Œuvres complètes I [1]

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BIBLIOTHEQUE DE

LA

PLEIADE

JACQUES PREVERT

(Envres

completes I EDITION PRESENTEE, ETABLIE ET ANNOTEE

PAR DANITELE GASIGLIA-LASTER ET ARNAUD

GALLIMARD

LASTER

Tous droits de traduction, de reproduttion et d’adaptation réservés pour tous les pays.

© Editions Gallimard, 1992, pour l’ensemble de l’appareil critique.

CE VOLUME

CONTIENT

:

Introduction par Daniéle Gasiglia-Laster Chronologie Note sur la présente édition par Daniéle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster

PAROLES

Texte établi et annoté par Daniéle Gasiglia-Laster Notice par Daniéle Gasiglia-Lafter et Arnaud Laster Accueil de la presse par Arnaud Laster LE

PETIT

LION

Photographies par Ylla

DES BETES... Photographiées par Ylla Textes établis, présentés et annotés par Daniele Gasiglia-Laster SPECTACLE

Texte établi, présenté et annoté par Daniele Gasiglia-Laster Accueil de la presse par Arnaud Laster GRAND

BAL

DU

PRINTEMPS

Texte établi, présenté et annoté par Daniéle Gasiglia-Laster CHARMES

DE

LONDRES

Texte établi, présenté et annoté par Daniéle Gasiglia-Laster Accueil de la presse par Arnaud Laster LETTRE

DES

ILES

BALADAR

Dessins d’André Francois GUIGNOL

Illustrations d’Elsa Henriquez

L’OPERA DE LA LUNE Images de Jacqueline Duhéme Musique de Christiane Verger Textes établis, présentés et annotés par Daniéle Gasiglia-LaSter

LUMIERES D’HOMME Texte établi, présenté et annoté par Arnaud Laster LA

PLUIE

HISTOIRES

ET

ET

LE

BEAU

D’AUTRES

TEMPS

HISTOIRES

Appendice a « Histoires et d'autres bistotres » CONTES POUR ENFANTS PAS SAGES Illustrations d’Elsa Henriquez Textes établis, présentés et annotés par Daniéle Gasigha-Laster Accuerls de la presse par Arnaud Laster

Appendice LE TABLEAU DES MERVEILLES de Cervantés Texte traduit par Alphonse Royer et présenté par Daniéle Gasiglia-Laster

Notices, documents et notes

INTRODUCTION

Le pote le plus populatre de son stécle serait-il méconnu ? La question n'est pas posée pour cultiver le paradoxe, mats pour inviter a la découverte d’une euvre dont on ne mesure pas toujours l’étendue et la portée. Ainsi Prévert passe-t-il souvent, peut-étre parce qu’on |’identifie trop exclustvement a ses grands succes, pour un poete des années

1945-1947, celles des Enfants du paradis, de Paroles et des Feuilles mortes. I) arrive méme qu’on en fasse le poéte du Front populatre, dont, il est vrat, ses textes des années 30 et des scénarios

comme celui du Crime de M. Lange! parawssent préparer lV’avénement. Mais, plus de trente ans aprés, on a pu se demander tout aussi légitimement si « l’eSprit de mati 68, dans ce qu’tl avait de plus profond », n’étatt pas « tout entier [...] dans son

inspiration libertatre et ludique, poétique et révoltée? », et on oublie parfow que le dernier recuetl paru de son vivant, Choses et autres, date de 1972, et qu’il a écrit jusqu’a sa mort, en 1977. Non pas pour recommencer tndéfiniment Paroles, comme ses détracteurs l’ont prétendu, maw, par exemple, pour affirmer qu’il eft insensé de détrutre les foréts et de polluer les riviéres, de toujours sacrifier les arbres au béton, de lawsser le bruit envahir la vie quotidienne ; pour prévenir des possibilités d’aliénation que 1. Dialogues de Jacques Prévert ; réalisation de Jean Renoir. 2. Bruno Vercier, La Littérature en France deputs 1968, Bordas, 1982, p. 45.

x

Introduction

recélent robots et ordinateurs, pour dénoncer la « duplicité » de la publicité. Son refus des myStifications religteuses et politiques S/affermit encore au cours des années ; toutes les oppressions, y compris celles qui touchent le monde animal — otes gavées, veaux soufflés aux cestrogenes, tourterelles massacrées —, lui sont de plus en plus intolérables ; il ne cesse de défendre exploités et humiliés — ouvriers a la chaine, chémeurs, femmes, Noirs, travailleurs immigrés... Alors, poete de 1936 ? de la Libération ? de mat 68 ? d’aujourd’hui ? De toutes ces époques, mats sans jamazs se latsser enfermer dans aucune, sans noStalgie, toujours plus loin ou ailleurs, « hors-la-loi du temps’ ». Certes la lucidité d’un tel perturbateur eft génante. On a cru pouvoir s’en débarrasser en le confinant a l’école primaire. A force de servir de récitations, « Page d’écriture » et « Le Cancre » risquaient de perdre leur caractéere anticonformiste et corrostf, mats du fait de cette diffusion, dont 11 faut savoir gré aux instituteurs, il n'est guére d’enfant qui n’att un jour rencontré la poésie de Prévert ; peut-étre ont ainsi vacillé les certitudes de plus d’un petit prodige et se sont fortifiées les tendances contestatatres de bien des « enfants pas sages », auxquels il a destiné des contes. Peu enseigné dans les lycées et les wniversités,

il a évité les consécrations, d’autant plus qu’apres le triomphe de Paroles l’admirer a cessé d’étre un signe de « distinction » — selon la terminologie chére au sociologue Pierre Bourdieu. A peine son euvre était-elle en passe d’accéder au Slatut littéraire qu'elle s’en eft trouvée écartée. Si elle plawait tant, c’est qu'elle devait étre factle, voire simplifte, et d’ailleurs était-ce de la poéste ? Pourtant, cette euvre accessible a tous est assez subtile pour défer parfois les sagacités les plus aiguisées ; les longs poémes sont d’une telle complexité de construction qu’une lecture hative peut en faire perdre lefil ; l’ensemble eft a tel point truffé de références culturelles qu'un lecteur érudit en latse inévitablement échapper quantité ; la réflexion critique sur le langage et ses signes y est si constante qu'elle en devient communicative : on ne peut plus entendre ni utiliser clichés et lieux communs sans y prendre garde. Paradoxe encore ? Plutét évidence pour quiconque fréquente les recuetls de 1. Comme l’enfant du texte intitulé « En ce temps las », Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 171.

Introduction

XI

Prévert. Mats les mythes ont la vie dure, en particulier deux d'entre eux qui, volontairement ou non, contribuent a le pousser en marge de la littérature : il ne voulait pas se faire publier, répéte-t-on inlassablement, et d’ailleurs ses textes sont surtout farts pour étre dits ; il écrivait en toute hate sur le rebord des tables des bistrots et ne se corrigeait pas. Or, si cet auteur, qui en définitive a tant publié, semble n’avoir jamais cherché a se faire éditer, il n’a pas non plus repoussé les éditeurs quand ceux-ci venaient a lui et lut étaient sympathiques. Quant aux griffonnages sur les bouts de tables, pratique commune a beaucoup d’écrivains, mais le plus souvent ignorée du grand public, ils constituaient jréquemment des notes ou des fragments destinés a lui servir ultérieurement, avec parfots d&ja la qualité de courts poemes. A ceux qui les lui demandatent, il lui arrivait de les donner tels quels, de méme qu’il arrivait a Picasso d’offrir la nappe en papier qu'il avait crayonnée. N’est-tl pas d’autre part surprenant que Prévert ait parfows rédigé les réponses qu’il destinait a des entretiens radiodiffusés' ? Preuve qu’il ne se contentatt pas de sa faculté d’improvisation, géniale aux dires de tant de témoins. Et ce prétendu désinvolte se révéle, a travers ses brouillons, d’une exigence envers lui-méme qui en vaut bien d’autres, capable d’efforts obstinés pour ajuster les mots ou composer des ensembles, ouvrier ou artisan du langage comme la plupart des grands poetes. D’accord avec le sentiment populaire, les artistes les plus reconnus de sa génération ne lui ont ménagé ni leur complicité ni leur admiration ; Picasso, Max Ernst, Calder, Miré ont collaboré avec lui. Saint-John Perse imposa le « Diner de tétes » au comité de lecture de la revue Commerce? ; Michaux l’encouragea et le décida a continuer a écrire ; Aragon lui demanda avec insistance de donner des poémes 4 Commune’; Bataille éprouvait « une sorte d’allégresse » a dire « ce qu’est la poésie » a partir de Paroles‘ ; René Char rompit avec une revue parce qu'elle s’étatt permis de l’attaquer’. Au sein méme du groupe surréalifte, Prévert 1. Celui, par exemple, avec Ribemont-Dessaignes, Destin », R.T.F., 19 juillet 1961.

«

Culture

et

2. Voir la notule concernant ce poéme, p. 1009.

3. Voir la Notice de Paroles, p. 986-987.

4. Voir « De l’age de pierre a Jacques Prévert

», Critique, n° 3-4,

aoit-septembre 1946. 5. Il s’agit de iarevue Empédocle. Char fait part de sa décision 4 René

Bertelé dans une lettre inédite, datée du 2 juin 1950.

XII

Introduction

a lawssé plus d’empreintes qu’on ne le dit, bien au-dela de la période ou il en fatsait partie : en évoquant l’adtivité surréalifte au cours des années 1937-1939, Breton mentionnait « La Crosse en l’air » et « Le Temps des noyaux », qu’il estimait « on ne peut plus fidéles a l’eSprit surréaliste' », et Michel Leiris témoignera encore en 1990 que ce « pale voyou » plein de charme avait été avec Desnos « le créateur » d’un « rameau original du surréalisme », apportant un « ton populaire » que « jamats personne n’avait su trouver? », avec un humour qui n’appartenatt qu’a Lut. *

« Je ne sais pas de gestation plus légere que celle qui devait aboutir [...] a4 mettre au jour Tentative de description d’un diner de tétes a Paris-France, ou Je ne mange pas de ce

pain-la, ow Exercices de Style. La fut le véritable alambic de V’humour au sens surréaliste? », déclarait encore Breton. Le temps passé auprés des surréalistes conStitue bien en effet pour Prévert une période de gestation, puisque « dans ce milieu », il fut, selon Sa propre définition, « plutot homme de main qu’homme de plume’ », ne publiant rien, maw prenant part aux débats, aux

bagarres et aux scandales. « J’ai fait mes humanités dans la rue, dans Paris, et j'ai fait également mes humanités dans le Surréalisme’ » aimatt a dire cet autodidacte. Mats, ne pouvant concevoir un quelconque apprentissage fondé sur des rapports entre maitre et éléve, il a quitté le groupe quand Breton — auquel il redonnera par la suite son amitié — s’est un peu trop pris pour un directeur d’école et de conscience, et c’est contre lui que, fatsant partie des insoumts qui se sont rebellés, Prévert a commencé

a frapper avec des mots,

non plus lancés a la figure pour

1. Entretiens 1913-1952, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1952, Pp. 193. Bch Voir « Le Voyou au pale visage », entretien de Jean-Paul Corsetti avec Michel Leiris, Europe, aoit-septembre 1991. 3. Entretiens 1913-1952, p. 143. 4. « Prévert raconte... », entretien avec Pierre Ajame, Les Nouvelles

littéraires, 23 février 1967. : 5. Dadtylographie, datée de 1963, d’un entretien avec un certain I. R., d’aprés un enregistrement sur bande magnétique.

Introduction

XIII

accompagner les coups de poing, mats écrits, et méme imprimés. Si jusqu’alors 11 avait composé quelques scénarios — non tournés pour la plupart —, il faut en effet attendre la fin de 1929 pour que commencent a paraitre des textes de lui : avant méme le pamphlet contre Breton — « Mort d’un Monsieur’ » —, « Un peu de tenue ou |’Histotre du Lamantin? », jeu verbal que l’on serait tenté de dire « a la mantére de Queneau », si Queneau, qui avait encore peu publié, n’avait affirmé ultérieurement que

Prévert avait été pour lui non « seulement un frére mais un maitre? ». Au début de 1930, il contribue a |’« Hommage a Picasso » de Documents‘, évoque, quelques mows plus tard, « Les Histoires de Cami> » pour la méme revue, et donne a Georges Ribemont-Dessaignes, en décembre, « Souvenirs de famille ou l’Ange garde-chiourme », qui sera repris dans Paroles®, tout comme « Tentative de description d’un diner de tétes a Paris-France’ » que la revue Commerce publie au cours de l’été 1931. Ces textes sont l’aboutissement de la participation de Prévert au mouvement surréalifte, mats ils sont aussi le point de départ d'une euvre qui ne suivra que son propre chemin, leur auteur ayant chotst, selon les termes de Breton, « de faire route a part® ». Pourtant,

Prévert

ne rentera jamais

le surréalisme

et, en

V’évoquant, c’est un peu comme s’il fatsait son propre portrait : « C%était d’abord une rencontre de gens qui n’avaient pas rendez-vous mats qui sans se ressembler se rassemblatent. Militaires, religieuses, policiéres, les grandes superchertes sacrées les faisaient rire. Et leur rire, comme leurs peintures et leurs écrtts,

était un rire agressivement salubre et indéniablement contagieux. Ils aimaient paretl, ils détestaient et méprisaient de méme.

Ils

aimaient la vie. Pour les uns, c’étatt la poésie, pour les autres Vhumour, pour d’autres n’importe quot, mats pour tous c’était Vamour. En sourtant, tls envisageatent la mort, mats c’étatt pour 1. Voir la Chronologie a l’année 1930, p. XLvI. 2. Publié par la revue Transition (n° 8, novembre

1929). Voir La

Cinquiéme Saison, Gallimard, 1984, p. 20.

3. « Entretien avec P. Berger », Gazette des lettres, avril 1952. 4. « Hommage-hommage

5. 6. 7. 8.

». Voir La Cinquiéme Saison, p. 22.

Voir La Cinquiéme Saison, p. 25. P. 16-26. P. 3-12. Entretiens 1913-1952, p. 193.

XIV

Introduction

mieux dévisager la vie. Pour la rendre plus libre, plus belle, plus heureuse méme. Beaucoup d’entre eux ont disparu. Mais grace a eux, cette vie réelle, comme leurs réves, continue'. » Avec eux, il a épanoui son gottt du rire et de la provocation, il a renversé les barriéres entre réve et réalité. En définitive, s'il a beaucoup regu de ces compagnons, qu’il a continué, pour la plupart, a fréquenter Breton avait le sentiment « qu’avec Artaud comme avec Prévert » c’était « humainement » pour lui « comme si rien ne [les] avait jamaws séparés? » —, il leur a aussi beaucoup apporté, et en particulier cet amour de la vie, qu'il souligne. Vivre, étre « vivant », importait a Prévert plus encore qu’écrire. Conversations et rencontres auraient pu lus suffire

sil n’avait sans doute compris a quel point |’écriture, outre Vavantage de lui procurer un métier matériellement nécessatre, pouvait offrir un équivalent ou un prolongement du songe, rendre possible Vimpossible : « raconter une histotre, c’est comme un désir ou un réve, tout cela existe? ». Ce mot d’« histoire » qui, au

pluriel, a servi de titre a un recuetl, implique aussi, de sa part, une volonté d’échapper a l’abstrattion et au pur formalisme. Les associations qu’il opére sont rarement le fait du hasard. L’amitié de « la vietlle armoire normande » et de « la vache bretonne » qui « sont parties dans la lande en riant comme deux folles » pourrait, par exemple, incarner l’harmonie tant soubaitée des éléments. L’échange de leurs origines géographiques traditionnelles suggére aussi qu'il est salubre de déplacer les mots, comme les objets ow les étres, de fatre bouger les choses et leur état. Mats il eft vrai que nous avons affaire a son plus ancien texte connu, « Les animaux ont des ennuis », daté de 1928*, le seul peut-étre qui soit contemporain de la participation de Prévert au groupe de Breton. A supposer toutefois que cette vache et cette armoire ne soient devenues amies que pour le plaisir du coq-a-l’ane, Vauteur mantfefte clairement dans le poeme son attachement au monde végétal et animal que, sur un ton qui semble anodin, il demande de laisser tranquille. Il n'est pas question de délivrer 1. Hebdromadaires, Gallimard, 1982, p. 163.

2. Entretiens 1913-1952, p. 181.

3. Interview pour la Télévision suisse, 196r.

4. Publié

avec

la partition

p. 854-855, et la notule, p. 1423.

de Christiane

Verger

en

:

1936. Voir

Introduction

XV

un message — le mot le fatsait sourire —, mais de réconcilier ce qui paratssait trop différent pour se cotoyer. Les célébres associations et permutations d’« Inventaire » et de « Cortége' » n'ont pas non plus été faites sans malice : c'est probablement de facon tout a fait délibérée que Prévert a fait voisiner un ecclésiastique avec un furoncle et qu'il a échangé les attributions du directeur de conscience et du ramasseur de mégots. S’1l s'est prété a des expériences d’écriture automatique, qu’ont tant pratiquées ses compagnons des années 20, il n’a jamaws publié de poéme de ce genre, Bien qu'il ait fait quelquefois le récit de

ses réves, tl aime mieux se servir du songe comme point de départ ou comme élément du texte. « Tentative de description d’un diner de tétes a Paru-France », était, nous l’avons vu, trés apprécié de Breton, qui y fera référence @ plusieurs reprises et le reprodutra dans son Anthologie de Vhumour noir. Ce texte de 1931, qui ouvre le premier recuerl de Prévert, peut étre considéré comme une production majeure du surréalisme, mais il eft aussi tout a fait Spécifique de son auteur et préfigure d&ja presque toute l’euvre. Les personnages qui la beupleront sont la, l’humour eft mordant, et le fantastique prend racine dans la réalité. La caricature et l’étrange sont autorisés par un postulat qui permet de les accepter :nous sommes a un diner de tétes, et les convives ont donc de faux visages comme pour un carnaval. Mass les limites du vratsemblable ne tarderont pas a étre franchies. Si, comme Breton et les surréaliftes, Prévert éprouve de

la tendresse pour ceux qui sont « victimes de leur tmagination? » et envers lesquels il mantfestera sa sympathte>, 11 introduit dans son euvre une folie monstrueuse : celle des personnages « qui majusculent' », que leur puissance, leur égoisme, leur mégalomanie rendent inaptesa vivre en harmonie avec le monde des vivants. Par leur fréquente assimilation a des objets dégoittants ou par l’hyStérie a laquelle ils sont en proie — leurs actes et leurs paroles, Souvent criées, atteignent un paroxysme —, leur inbumanité est 1. Respectivement p. 131-133 et p. 148. 2. Breton, Manifeste du surréalisme ; Euvres completes, Bibl. de la Pléiade,

t. Espa: 3. Voir par exemple « Sainte Ame », Fatras,

gil. « Le Point du jour »,

Gallimard, 1966, p. 33-41, ou « La Femme acéphae », Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 269-301.

4. P. 3.

XVI

Introduction

exhibée.

Le fantaStique nait du verre grossissant ‘a travers lequel sont montrés ces individus que Prévert considére comme des « morts “sur pied” », des « zombies », des « fantomes en chair et en os bien de chez nous, plutét que de |’au-dela, qui font tourner les tables de la lot, grincer les portes des prisons, pousser, bien camouflés en arbres de la liberté, les poteaux d'exécution' », Ces monstres sont a la foi grotesques et répugnants, et c'est bien la l’effet escompté. Le réve, comme la folie, révéle sa face noire quand il se manifeste chez ces mémes morts-vivants ; il est précisément une forme de leur démence. Le roi de « Fastes de Versailles 53° » réve qu’il est Neéron, les personnages de « La Famille Tuyau de Poéle’ » vivent dans une sorte de somnambulisme maladif révélé par les indications scéniques.

De méme qu'il y a de bons et de mauvaws réves, il exiSte aux

yeux

de Prévert

comme

des Spécimens

négatifs

de tout

ce qu’il aime : enfants, femmes, soleil, souvenirs... Il eft des enfants sages, c’est-a-dire contaminés par le conformisme des adultes ; des femmes pourries jusqu’a l’os comme la baronne Crin‘, ou possessives ; il est un « faux soleil’ », des souvenirs qui font souffrir. L’ombre menace jusqu’a |l’amour. D’ou, peut-étre, cette résurgence conftante de la figure de Diogeéne et de sa lanterne, et cette affirmation qu’tl eSt nécessaire de conserver

en sot une virginité enfantine, non pas celle de l’enfance d&ja aveuglée par la soumission, mats celle de l’enfance clairvoyante. Prévert, estimait Breton, « dispose souverainement

du raccourct susceptible de nous rendre en un éclair toute la démarche sensible, rayonnante de l’enfance et de pourvotr indéfiniment le réservoir de la révolte’ ». A la foi passé et présent, ici et ailleurs, le petit garcon qu’a été le poéte fait voler en éclats les oppositions simplistes de la raison raionnante, il eft le ceur de son euvre : 1. Entretien avec Georges Ribemont-Dessaignes, « Culture et destin », R.T.F., 19 juillet 1961. 2. P. 729-731.

3. P. 739-767.

4. Voir p. 52-53. 5. P. Go. 6. Anthologie de I’humour

P. 403.

noir,

«

Le Livre

de Poche

», 1966,

Introduction

XVII

L’enfant de mon vivant Sa voix de pluie et de beau temps Chante toujours son chant lunaire ensoleillé Son chant vulgaire envié et méprisé Son chant terre a terre étoilé'.

Par lui les catégories sont retournées ou plutét niées, le vulgaire est réhabtlité, et le terre a terre rejoint | 'étorlé : tlsfont partie du méme monde, ils s’équivalent, il n’y a pas de difference de nature entre eux. Les distances sont abolies, comme sont résolues les contradictions a la fin de « Lanterne magique de Picasso » ov le monde se révele Tendre et cruel Réel et surréel Terrifiant et marrant Nodéturne et diurne Solite et insolite Beau comme

tout?

et ou Prévert répond en quelque sorte a Breton que ce « point de l’esprit d’ou la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le

bas cessent d’étre percus contradictoirement> » est l’amour. La subversion est sociale autant qu’esthétique : « C’est dans les bas-fonds qu’on pousse les hauts cris‘. » Les balayeurs sont « de grands Seigneurs noirs en exil? », les macons italiens « de grands seigneurs du canal boudrés de ciment frais coiffés de rouge ardent et de Véronese charmant® ». La noblesse trouve un autre sens, elle

n'est plus héréditatre, et on la rencontre en particulier au plus bas de l’échelle sociale. A tous ces seigneurs des rues, souvent réduits a Vesclavage par des travaux inhumains et abrutissants, fréeres de P. 787. opboe LST: . Second manifefte du surréalisme ;Euvres completes, t. I, p. 781. wre . Fatras, p. 12.

« Rouge eae oAs aye

», Choses et autres, p. 263.

XVII

Introduction

tous les animaux maltrattés et dela nature abimée, Prévert conseille

de s’unir. Les morts « sur pied » essatent de leur voler leurs réves et de les contaminer de leur dégoitt de la vie ; 1ls ne dotvent pas se laisser vampiriser. L’appel a la solidarité se double d’un appel a la révolte qui, chez lu1, prend une forme diretle a partir de 1932.

En mars de cette année-la, la troupe théatrale Prémices, constituée d’atteurs amateurs dela F.T.0.F.", se scinde en deux groupes. Roger Legris, qui la dirigeait, Gait trop préoccupé d’esthétique au gottt de certains de ses compagnons : ils sont au nombre de dix et partent en quéte d’un auteur. Vaillant-Couturier n’étant pas disponible, Léon Moussinac les envoie a un certain Jacques Prévert, qui fréquente

'A.E.A.R. Cette Association des écrivains et artistes révolutionnaires, dont le nom dit clairement qu’elle ne cultive pas l’art pour art, a des affinités avec la II® Internationale.

Or c’est bien la

révolution que veulent faire les dissidents de Prémices, et le nom qu’tls donneront a leur groupe, Ottobre, eft sans équivoque. Quant a Prévert, il leur offrira exattement, sous le titre d’ACtualités?, les textes qu’ils soubattatent, précis et efficaces, en prise dirette avec les événements, se prétant a merveille au découpage des cheurs parlés, et d'autres, de grande dimension, dont ils n’avaient méme pas révé,

véritables piéces d’un théatre antibourgeow, burlesque et féroce. « Chaque texte, témoignera un des fondateurs du groupe, Lazare Fuchsmann, était un discours politique et militant putsqu’il invitait, 11 incttatt, chaque auditeur a l’attion?. » Bien que Prévert n’att jamats aimé les métaphores militares, 11 est vrai que le terme de « militants » convient bien a quelques-uns de ces textes, surtout en 1932 et 1933, quand ils répétent « Prolétaires de tous les pays untssez-vous », quand 1ls dénoncent V’avénement d’Hitler et les possibles imitations francaises, quand ils apputent une gréve chez Citroén ou appellent a la défense de condamnés politiques. Cette attention a l’actualité ne se relachera pas, alors méme que le groupe Oétobre aura cessé son activité. Des 1936, la publication de « La Crosse en l’air’ », ot l’invasion 1. Fédération du théatre ouvrier de France. 2. On trouvera ces « Actualités » dans le tome II de la présente édition. 3. Témoignage recueilli par Michel Fauré, Le Groupe Odfobre, Christian Bourgois, 1977 p. 108. 4. P. 71-96.

Introduction

XIX

de l’Ethiopie par Mussolini et la fascination pour le dittateur sont violemment attaquées, s’inscrit dans le cadre d’un soutien

au peuple espagnol qui résiste a l’insurrection franquiste et « lutte pour notre liberté’ », et, longtemps aprés, pendant la guerre d'Indochine ou celle d’Algérie, en mai 1968 ou pour Angela Davis’, Prévert continuera a faire entendre sa voix. Pourtant, méme quand l’écrit est un atte et expose en pleine lumiére les réalités de ce monde, Prévert ne s’inscrit pas dans le prolongement du réalisme. Les personnages et les situations des pieces majeures composées pour le groupe Ottobre — La Bataille de Fontenoy,

La Famille Tuyau de Poéle, Le Palais des

mirages, Le Réveillon tragique, Suivez le druide, Le Tableau des merveilles — sont traversés par des rafales de cette extravagance qui était si étrange et originale dans le « Diner de tétes ». Quand un « crétin enthousiaste » pavoise et hoquete, qu'un « gosse » répond « Pft » a Dérouléde qui lui a dit: « Tu seras soldat cher petit? », que des célébrités politiques comme Herriot, Joffre, Clemenceau sont prises d’une sorte d’hystérie collective, nous ne sommes plus dans la réalité quotidienne telle qu'elle est habituellement percue. Les personnages prononcent souvent des paroles qu’ils ont réellement prononcées : « La Bataille de Fontenoy‘ » eft en grande partie constituée d’un collage de mots historiques, mais Prévert fait souffler un vent de folie sur tous ces mots, et la poussiére s’envole, et tout est déplacé et dérangé. Certes, ces textes ont parfois été écrits trés vite — il fallait, pour qu’ils soient efficaces, les interpréter le plus rapidement possible —, mais leur force « militante » ou « politique » doit beaucoup a la maitrise verbale de leur auteur. Poussant a l’extréme la satire de la bourgeozste et le grotesque des situations, 11 révele les ridicules d'une classe sociale que les préjugés et les conformismes condutsent aun profond déséquilibre. Il y a a la foi du Feydeau et du Brecht dans

ce Prévert

ot la verve

comique atteint a une férocité

subversive. Les bourgeois voient leur ordre, leur confort et leur 1. Comme le disait le numéro de Soutes d’octobre 1936, qui publiait la premiére partie de « La Crosse en l’air ».

2. Voir par exemple « Entendez-vous gens du Viét-nam... », La Pluie et le Beau Temps, p. 651-657 ; « L’Argument Massu », Fatras, p. 76; « Mai 1968 » et « Angela Davis », Choses et autres, p. 236-237 et p. 241-244. 3. Premiére version de « La Bataille de Fontenoy 4. P. 300-315.

», p. 1166.

XX

Introduction

tranquillité s’écrouler ; ils subissent des chocs violents ou, pareils a des marionnettes, recoivent des coups, qui font rire le Spectateur ; et ce sont des personnages représentant le peuple qui les donnent. Un texte comme Guignol', publié en 1952, reste porteur de toute cette charge que l’on pourrait croire exclusivement liée aux années 30. Faire rire les exploités au détriment de ceux qui les oppriment, eft-ce aussi leur apporter la part de réve a laquelle Prévert tenatt tellement ? Beaucoup plus tard, en parlant de cette période de sa vie, c’est bien d’un moment ow le réve avait sa part qu’il se sourviendra, et de la maniére la plus inattendue, en évoquant Marcel Proust :

« Tu vows, dira-t-il en s’adressant a4 Raymond Bussiéres un peu interloqué, il n’était pas au groupe Octobre’... » Comme st l’auteur a’A la recherche du temps perdu avait pu avoir des affininités avec la petite troupe, parce qu’1l « voulait vivre dans un monde trés agréable et a réver, un monde avec des jeunes filles en fleurs, “dans une société rajeunissante ou régnaient la santé, l’inconscience, la volupté, la cruauté, l’inintellectualité et la joie’” ». C'est donc par l’intermédiaire d'un écrivain qui s était déclaré hostile au réalisme, mais qui ne s’en était pas moins attiré la réprobation d’André Breton, que Prévert chowsissait de se rappeler le temps du groupe Ottobre. Trés proche du réve surréalifte, cette société imaginée par le narrateur du roman proustien avait peut-étre l’avantage de n'avoir fait l’objet d’aucune morale et de n’avoir pas été érigée en modeéle. Prévert trouvatt la l’occasion de manifester l’indépendance et le non-conformisme de ses gotits et suggérait en méme temps qu'en participant au groupe Ottobre il s’était moins éloigné qu’on ne pourrait le croire du surréalisme. *

Si Prévert n’accepte pas de se dire « poéte », c’eft que le mot est employé de facon trop restrictive : « Je ne vows pas du tout en quot [...] ce M. Un Tel, je n’at pas de nom 4 citer, serait plus poéte que Marcel Proust qui écrivait en prose ou Dostoievski, ou Haendel

1. P. 5595-574.

:

,

;

2. Mon frére Jacques, film réalisé en 1961 par Pierre Prévert pour la cinémathéque de Belgique. 3. Mon frére Jacques. Jacques Prévert cite textuellement un passage de A Vombre des jeunes filles en fleurs (voir A la recherche du temps perdu, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 186, ou Garnier-Flammarion, t. II, p. 218).

Introduction

XXI

ou Charlie Chaplin'. » La composition hétéroclite de ses recueils tradutt aussi la volonté de ne pas se soumettre a un parti pris esthétique étroit. Le Style en est tellement multiforme qu'il est difficile de l’enfermer dans une définition, ce a quot l’auteur voulatt d’ailleurs échapper. Dialogues, récits, collages, prose et poéste se cotoient, les genres sont mélés. On peut cependant distinguer une tendance au mélange du réel et du surréel, et une autre ou la réalité semble comme photographiée. De la premiére relévent le plus souvent des textes longs, ou l’écriture procéde par accumulation et jeux verbaux, comme par exemple le « Diner de tétes », « La Crosse en l’air », « Encore une fow sur lefleuve », « Intempéries? », « La Femme acéphale® ». L’autre tendance donne plutét naissance a des textes courts, dépouillés, ox quelques mots réussissent a suggérer une émotion ou une situation, comme « La Belle Saison », « Déjeuner du matin », « Le Fusillé »*, A partir des titres et de leurs connotations, on pourrait esquisser

des regroupements ; Histoires et Contes pour enfants pas sages annoncent une dominante narrative ; Paroles, Spectacle, Tour

de chant, Guignol, L’Opéra de la lune, Le Cirque d’Izis invitent a des représentations ; Grand bal du printemps et Fétes a@ des réjouissances collectives ; d’autres sont plutét impressionnistes ou atmosphériques : La Pluie et le Beau Temps, Lumiéres d’homme,

Couleur

de Paris,

Diurnes,

Imaginaires ; ou

suggerent carrément l’arbitraire et le désordre : Fatras, Choses et autres ; mais beaucoup de ces titres pourraient échanger leurs contenus. Car aucune forme n’est privilégiée par rapport a une autre. De méme, dans le domaine cinématographique, Prévert a participé a tous les modes de production : du plus court dessin animé au plus long métrage — des trois minutes trente de La Faim du monde® aux trois heures des Enfants du paradis* —, du documentaire le plus réaliste — Aubervilliers’ — a l’utopte la 1. Interview pour la Télévision suisse, 196r.

2. Respectivement, p. 3-12, 71-96, 791-804 et 771-787.

3. Choses et autres, p. 269-301. 4. Respectivement, p. 16, 102 et 843. 5. Dessin animé réalisé par Paul Grimault (1957) sur un scénario de Jacques Prévert. 6. Scénario et dialogues de Jacques Prévert ; réalisation de Marcel Carné

(1943-1944).

7. Commentaire de Jacques Prévert; réalisation d’Eli Lotar (1945).

XXII

Introduttion

plus fantaisiste — Adieu Léonard' —, du burlesque de Drdle de drame au tragique du Jour se léve’, du fantastique des Visiteurs du soir qui nous plonge en plein Moyen Age a celui des Portes de la nuit* qui se situe dans le Paris de 1945 ; sans jamais céder aux conventions : traitant de sujets graves par le

dessin animé, ponctuant de chansons le documentaire, confiant a l’écran le plus bel hommage au théatre — de la pantomime au drame shakespearien —, montrant aussi qu’il suffit de peu — un quiproquo, un costume... — pour que s’échangent les réles SOCIAUX. De son potnt de vue, toutes les formes artistiques s’interpénetrent : le photographe Izis eft comparé a « un musicien ambulant> » ; la musique, celle des Carmina Burana de Carl Orff par exemple, est « soleil du silence [...] qui chante ou grince en images® » ; « la peinture c’est au fond ce qu’on appelle la poésie ». Et & travers ce qu’il a appelé ses « différents moyens d’expression’ » ; cinéma, textes, collages, Prévert n’a cessé d’étre

lui-méme, irrédudtiblement, d’autant plus qu’il n’a jamais complétement abandonné une forme d’expression pour une autre. En 1932, tout en écrivant pour le groupe Octobre, 11 commence @ gagner sa vie en rédigeant des scénarios et des dialogues de films. Bien que le point culminant de cette activité cinématographique

Se situe entre 1935 et 1946 — il écrit beaucoup pour Marcel Carné, mats ausst pour Jean Renoir, Christian-Jaque, Jean Grémillon —, il ne cessera jamais de travailler pour le cinéma, avec entre autres réalisateurs, de 1946 a 1973, Henri Jacques, Cayatte, Franju,

Delannoy, Michel Boisrond, Pierre Prévert, Paul Grimault ; et, Si a partir de 1946 ce sont surtout ses recueils qua le font vivre, il se plait, depuis 1943, 4 composer des collages de papier. Ala

multiplicité des formes mises en ceuvre s’ajoute leur interférence. 1. Scénario de Jacques et Pierre Prévert ; dialogues de Jacques Prévert ; réalisation de Pierre Prévert (1943).

2. Adaptations et dialogues de Jacques Prévert ; réalisations de Marcel

Carné (1937 et 1939). 3. Scénario et dialogues

de Jacques

Prévert

et Pierre

Laroche;

réalisation de Marcel Carné (1942).

4. Scénario et dialogues de Jacques Prévert ; réalisation de Marcel Carné (1946).

j- P. 437.

6. Voir Choses et autres, p. 96. 7. Extraits de l’'interview pour la Télévision suisse, 196r.

Introduction

XXIII

Le Style de Prévert est quelquefow tres marqué par l’esthétique cinématographique, souvent trés proche aussi de la pratique des collages qui eux-mémes ne sont pas sans rapport avec le montage

julmique. Une euvre peut d’ailleurs se promener d’un genre a Vautre ; Les Visiteurs du soir a fait l’objet de plusieurs représentations théatrales avec son accord, et le scénario parodique publié dans SpeCtacle' a été joué sur la scéne de la Rose rouge. Dés 1932, les dactylographtes originales des piéces écrites pour le groupe Octobre — tapées d’aprés les manuscrits de Prévert ou sous sa dittée — se présentent comme des continuttés dialoguées de films, avec a gauche les indications scéniques — gestes, mimiques des acteurs — et a drotte les dialogues. Prévert ne distingue donc pas lV’écriture dramatique de celle qu’il deftine au cinéma, au moins sur le plan de la disposition typographique. Mais l’influence du cinéma va bien au-dela de la présentation matérielle : elle va fleurir au ceur méme de sa poéste. « La Péche a la baleine », ou les changements de plan semblent comme ponctués par le démonstratif « voila » — vos la — répété huit fot, pourrait trés bien fournir les éléments d'un scénarto de dessin animé. Le rythme est d’autant plus rapide que l’intervalle entre deux occurrences du démonstratif est bref : Voila le Voila le Voila la Et voila

pére sur la mer fils 4 la maison baleine en colére le cousin Gaston qui renverse

la soupiére’.

Comme dans un film ow le réalisateur établit un rapport thématique entre deux images qui se succédent, Prévert opére tct

un montage alterné on « la soupe renversée » correspond a la « colére » de la baleine. Avec « J’en ai vu plusieurs,..® », les

regards proposés sont ceux d’une caméra subjective, et chaque image est polysémique. Les personnages sont « vus » par un narrateur,

les objets

qui accompagnent

ces personnages

sont

présentés comme autant de signes que le lecteur devra déchiffrer. « Les Prodiges de la liberté » proposent au contraire une succession d'images — dans un piége une patte de renard blanc, du sang 1. « Branle-bas de combat », p. 272-286. 2, », qui représente un Christ, seul devant des assiettes oi sont servies des tétes sanglantes, et qui a son tour fait écho au texte intitulé « La Ceéne‘ » ; « Auto-rendez-vous* », qui montre un personnage en contemplation devant son image préteasortir du miroir fait pendanta« Narcisse®» dont le mythe sert aussi de sujetau « Puits’», « L’Enclume de mer», mervetlleuse représentation de la métaphore poétique — la mer devient ciel, et un homme se proméne en barque dans un ciel liquide —, se place dans le sillage d’un texte comme « Chanson pour chanter a tue-tte et a cloche-pied? » ov le bouleversement total opére une ouverture magique sur un monde réinventé. En construisant ses collages de papier, Prévert détruit, comme dans ses textes, des images dominantes, parce qu'il ne crott pas que l’univers soit a leur ressemblance. Comme le petit garcon dont il nous parle dans « Imaginaires », il les déchire et laisse les morceaux retomber en désordre, « et il ordonne ce désordre a sa guise », transformant « le langage des images, comme il reforme et réforme les mages du langage [...] quand elles lui semblent étre, et c’est souvent, les messages du mensonge’ ». *

« Quand quelqu’un dit : “Je me tue a vous le dire ! Latssez-le mourir'” », Au-dela du plaisir de prendre une hyperbole au pied Collages, Gallimard, 1982, p. 246 et p. 251.

. P. 840-841. p. 53. P. 109. . Collages, p. 103. nN | ae 8 . La Ciauiine Saison, coll. « Blanche », Gallimard, 1984, p. 185-187. . Collages, p. 167. . Collages, wre

. \o om

P. 806-807.

10. Eageratte, coll. « Les Sentiers de la création », Albert Skira, p. 26.

ese

7

XXXII

Introduction

de la lettre, Prévert veut aussi suggérer qu'il eft préférable de s’interroger sur la signification des clichés avant de les utiliser. Le langage tel que nous pouvons en disposer n’est-il pas, dans sa totalité, un langage imposé ? L’attribution d’un mot a un objet est elle-méme

contestée par l’écrivain,

qui s’interroge,

comme

diraient les linguistes, sur les rapports du signifiant et du signifié : [...] La Terre

[...] aurait pu s’appeler la Mer si c’était un poisson qui avait trouvé le nom!

de méme que c’est l’homme qui a appelé un certain otseau « pinson », inventant de surcroit une formule le définissant comme gat. Or,

le pinson n’est pas gai Il est seulement gai quand il est gai Et triste quand il est triste ou ni gai ni triste’.

Tout autant que de |l’arbitraire du mot, Prévert est conscient des difficultés qu’il y a a cerner l’univers et ses composantes, la vie et ce qui la caractérise, ce que l’on voit et ce que l’on ressent. Il refusait, a l’instar de Garcia Lorca et d’Henri Michaux,

d'expliquer ce qu’est la poésie. Une fot, pourtant, il en a esquissé une définition, mais st peu limitative, qu’elle impliquait l’imposstbilité de figer cette notion : « La poéste, c’est ce qu'on réve, ce qu'on imagine, ce qu’on désire et ce qui arrive, souvent. La poésie est partout comme Dieu n'est nulle part, La poésie c'est un des plus vrais, un des plus utiles surnoms de la vie?. » Maw il avait aussi écrit : « [...] nous ne savons pas ce que c'est que la vie*. » Tout en s’interrogeant sur les formes et sur les significations du langage, il se méfiera des modes, et en particulier du rejet de certains mots. Pourtant, ces mots, chair et sang de ce qu’ils désignent, sont quelquefots si forts, qu’ils se défendent tout seuls : 1. P. 180.

25

0:

3. Hebdromadaires, p. 159.

AnD

eID,

Introduction

XXXII

« Les mots s’usent davantage quand on en fait mauvats usage et les abime-mots féroces pourchassent, traquent et enferment les plus vrais, les plus libres, mais le mot libre, en cage, ne renie pas son

nom, rouge, le mot rouge révolution reste rouge malgré les décorations et les décolorations, disséqué et nié le mot amour garde toute sa beauté'. » Pourquoi, demande-t-il, cet acharnement des

littérateurs a dédaigner le concept de « Littérature » et a faire passer leur propre art « a la casserole du jugement péremptoire savant et méprisant : Tout ¢a c’est de la littérature? | » Cette distance avec la « littérature » marque chez Verlaine la volonté de privilégier la musique des mots, au détriment de leur sens précis. Prévert aime faire chanter les mots, mais il eftime également qu’il faut étre attentif a ce qu’ils révélent et impliquent. Dire du pinson qu’tl est gai, en quelque sorte par nature et quoi qu’il arrive, c’est l’enfermer dans une définition et admettre par la méme qu’on l’enferme dans une cage; lancer a quelqu’un qu'il est une vache, un ane, un cochon, une pie, c’est faire injure a la vache, a l’ane, au cochon, 4 la pie. Seul le chat, conStatera le poéte — que nous appelons poéte en toute conscience — échappe a ce mépris>. Ce sentiment de supériorité des humains lui semble étre né de la métaphysique, a laquelle 1l opposera l’amour de la nature. Aussi s’identifiera-t-tl par défi aux bétes insultées : « Ob ! ane gris mon ami mon semblable mon frére’ », cette parodie de la célébre apostrophe de Baudelaire a son lecteur « hypocrite » lui donnant en méme temps la possibilité de contester la généralisation hative émise par |’auteur des Fleurs du mal. // refuse en effet ces phrases qui nient l’individualité de chacun, son droit a étre différent, a ne pas partager le sac commun des préjugés. Il reprochera par exemple a Francois Mauriac d évoquer « le petit Bonaparte que nous avons tous été a vingt ans». « Non, répondra-t-il, je n'ai pas été un petit Bonaparte quand j ava vingt ans°, » Il n'y a donc pas de Vérité parce que chacun a sa vérité. Avant de réinventer le langage, peut-étre faut-il donc l’utiliser avec lucidité. 1. 2. 3. 4.

Complice

de certaines

idéologies,

1l contribue

Imaginaires, p. 15. « La Boutique d’Adrienne », Soleil de nuit, p. 91. Voir « Cataire », Choses et autres, p. 135. P. 881.

5. Hebdromadaires, Gallimard, 1982, p. 27.

a les

XXXIV

Introduction

perpétuer, et le changement d’une société ne peut se faire sans lut. Pourtant la vigilance n’est pas toujours suffisante. Que faire quand les régles grammaticales s’en mélent ? Le poéte s’en prend aussi a la tyrannie du masculin qui, dans la langue francawe, Vemporte sur leféminin. Les petites filles de « Refrains enfantins' » sétonnent de l’omniprésence et de l’omnipotence du « Il » ;

I toujours I]

Toujours Il qui pleut et qui neige Toujours IJ] qui fait du soleil Toujours Il pourquoi pas Elle Jamais Elle Et « la femme acéphale », tronique a l’égard du qualificatif de « faible » attaché a son sexe, protefte contre ce mot dévorateur et dominateur, « homme » : « [...] toujours l'homme qui se nomme, se dénomme et se renomme? », fatsant écho a un oiseau qui, dans

« Les chiens ont soif » s’écriatt : « c’est comme cela qu’il se nomme, en écartant la femme, |’homme?». Prévert, lui, préférera la plupart du temps le concept d’« humain » quand tl s’agira de parler de V’humanité, ou chotsira de dire « les hommes et les femmes ». Quand il utilise le mot « homme », celut-ci se teinte trés souvent d’une connotation péjorative, comme s'il désignait précisément celui qui S’annexe une partie du genre humain pour mieux la dominer, Les expressions Stéréotypées, les citations célebres, les proverbes, permettent toutes les mystifications possibles. Quand certains étres en oppriment d'autres, ils tentent en effet de leur faire croire que ce qui se dit ou s’écrit reflete l’ordre naturel des choses : « A tout Seigneur tout honneur », « Qui aime bien chatie bien », etc. Aussi

Prévert va-t-il détourner de leur sens ces « messages du mensonge »,

les subvertir au profit de ceux qu’tls desservaient : « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage a demain, si on ne vous pate pas le salaire d’aujourd’hut' », « J’aime mieux le mélodrame ott j’at 6 2. 3. Ay

12 BO Choses et autres, p. 274-275. Fatras, p. 180. Pe3 78:

Introduttion

XXXKV

pleuré que le néo-drame ou Madame s’eSt emmerdée! », ou bien inventer a son tour des aphorismes qui insinueront d'autres rapports de force et surtout une autre conception de la société : « Quand les éboueurs font gréve, les ordurters sont indignés? », « La rage de dents du loup fait rire le mouton3 », « Les religions ne sont que les trusts des Superstitions’ ». Quand il utilise des clichés, non pas pour les mettre dans la bouche de personnages sans consiStance mats pour son propre compte, tl leur fait subir une cure de jouvence, le plus souvent en les prenant a leur premier degré de signification. Ainsi, le monde de « Lanterne magique de Picasso » est-il « beau comme tout? », comme la totalité de l’univers et chacune de ses parcelles, Bousculer les automatismes se révele en définitive vital, car, a trop se contenter d’utiliser le langage tel qu'il nous est donné, avec les mémes immuables associations, on risque de pétrifier les étres et les choses. Prévert oppose volontiers la langue populaire — vulgaire —

a la langue savante, parce que la premiére se renouvelle constamment. Le langage du peuple a pour lui un génie instindif qui trouve l'image juste, le terme qui correspond, par ses couleurs et ses sonorités, ace qu’tl veut désigner : « Le peuple transforme la langue. Les grands de ce monde la codifient [...] Un reptile, le peuple lui a trouvé un nom. Les savants trouvent des surnoms, parfow utiles, mats le serpent ou le reptile, on l’entend, on le voit, c’est sur le vif, c'est la poésie, la vrate, la seule, la source. Une source, c’est plus

beau qu’un marécage’. » Les locutions toutes faites ne sont pas toujours a dédaigner et il s’émerverlle, par exemple, de celle qui dit : il a une araignée dans le plafond ! Sans savoir du grec Arakné sans avoir pu voir la dure pie la dure mére gedliéres des cellules a idées de la boite cadenassée’.

aux

réves

Fatras, p. 13. . Choses et autres, p. 108.

. Soleil de nuit, p. 267.

. P. 377.

Pe aASy

QYBRW = . Hebdromadaires, bw

« Les Douzes Pp.

a9-80.

p. 150. Demeures

des heures de la nuit », Choses et autres,

XXXVI

Introduction

L’arachnoide est en effet une des trois méninges située entre la pie mére et la dure mére et dans ce cas précis comme dans beaucoup d’autres le peuple a fait preuve d’une « ignorance savante et troublante ». A ceux qu'il appelle les « abime-mots » il préfere donc ceux qui, dans le vocabulaire « invent{ent] les choses! », Le jeu de mots eft jugé salubre, car 11 permet non seulement de fatre évoluer le langage, mats aussi les idées : « Je ne joue pas sur les mots, je joue parfows avec eux », dit un « mécréant », et « sans mot ou d’autres ils jouent trés bien tout seuls. « Les mots sont les enfants du vocabulaire, il n’y a qu’a les voir sortir des cours de création et se précipiter dans la cour de récréation. La tls se réinventent et se travestissent, ils éclatent de

rire et leurs éclats de rire sont les morceaux d’un puzzle, d’une agressive et tendre mosaique’.

»

Prévert ne fait pas la chasse aux lieux communs pour le seul plaisir de se trouver un Style. Consctent plus que beaucoup d’autres que les mots peuvent étre salvateurs ou assassins, 11 nous propose de remettre en question toute idée recue en prenant garde a ce que nous disons, comme a ceux que nous entendons ou a ceux que nous lisons. N’est-ce pas la le commencement de la véritable Sagesse — non pas celle des enfants dociles —, mais celle des étres qui refusent les traductions infidéles du monde et ont le courage de regarder le soleil en face au risque de s’y briler les yeux ? Savoir vivre, nous apprend aussi cette ceuvre, c'est prendre ce risque. DANIELE

1. Hebdromadaires, p. 147. 2. Imaginaires, p. 3.

GASIGLIA-LASTER.

CHRONOLOGIE'

1868

10 novembre : mariage d’Auguste André Marie Prévert, fils d’un capitaine au long cours, et de Sophie Marie Augustine Leys.

1870 4 septembre : naissance a Nantes d’André

Marie Prévert, fils

d’Auguste et de Sophie. Il sera élevé au séminaire d’Ancenis (Loire-Inférieure) et se rappellera toute sa vie avec amertume l’éducation sévére qu’il y subira.

1877 18 février : naissance a Paris de Suzanne Marie Clémence Catusse. Ses parents sont d’origine auvergnate. Son séjour dans une pension religieuse lui laissera de mauvais souvenirs mais elle choisira d’en rire. 1. Parmi les multiples sources — notes inédites de Prévert, mémoires et témoignages, presse, etc. — auxquelles la présente Chronologie a puisé ses informations, il convient de mentionner tout particuliérement, pour l’époque du

groupe Oobre, des notes dactylographiées de Suzanne Montel, qui faisait fonction de secrétaire, et pour l’activité cinématographique les filmographies d’André Heinrich dans la revue Premier plan (n° 14, novembre

1960) et de Gérard Guillot dans son

essai intitulé Les Prévert (Seghers, 1966), Nous avons da renoncer a signaler (surtout apres 1945) quantité d’entretiens avec des journalistes, d’introductions a des expositions et d’interventions, radiodiffusées ou télévisées, mais on trouvera la quasitotalité de ces textes dans le tome II de la présente édition. Nous remercions d’avance nos lecteurs de toute rectification ou précision qu’ils seraient en mesure d’apporter, grace a des documents ou 4 leurs souvenirs.

XXXVIII

Chronologie

[1905]

1896 16 avril : André

Prévert

et Suzanne

Catusse,

qui se sont

rencontrés rue de la Huchette, ot Suzanne aidait sa mére 4a faire

des sacs de papier pour les marchands des Halles, se marient. 1898

Naissance du premier fils d’André et de Suzanne :Jean.

1900 4 février : naissance a Neuilly-sur-Seine, au 19, rue de Chartres,

de Jacques André Marie Prévert.

A « minuit » si l’on en croit

le temoignage de l’intéressé', a « 7 heures du soir » si l’on en

croit son acte de naissance. La déclaration de naissance a été faite par le pére, « homme de lettres [...]; en présence de Georges Richard Ibels, 4gé de vingt-six ans, artigste dramatique », et

d’« Auguste Plaze, 4gé de quarante-deux ans, cafetier ».

1904-1906 Le dimanche, visites, rue Monge, chez les grands-parents paternels, Auguste et Sophie. Contrairement a leur fils André, républicain et anticlérical, ils sont royalistes et catholiques. Auguste est marguillier 4 Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Chez eux, Jacques rencontre souvent l’oncle Ernest, qui a eu une jeunesse dissipée (il a été en maison de correction a Mettray) et l’oncle Dominique, un

acteur, ainsi que deux prétres : l’abbé Vigourel et l’abbé Malinjoux. De temps en temps, thé chez les Toucas-Massillon, a Neuilly. Jacques joue dans le jardin avec un petit garcon prénommé Louis, qu'il retrouvera plus tard sous le nom de Louis Aragon. André travaille a La Providence, une compagnie d’assurances de Paris, rue de Gramont, mais il n’aime pas son métier. II fait aussi un peu de critique théAtrale. Jacques se proméne avec lui dans les rues de Neuilly et de Paris. Sa mére l’emméne avec son frére tous les jours au bois de Boulogne. C’est elle qui lui apprend 4 lire avec L’Oweau bleu, La Belle et la Béte, La Belle aux cheveux d’or, Les Musiciens de Bréme. Vacances en Bretagne, a Pornichet, et quelquefois a Nantes.

1905 Décembre : Jacques assiste au ChAatelet a la féerie Les Quatre Cents Coups du diable (musique de Marius Baggers, livret de Cottens et Darlay). 1. Dans Mon frére Jacques, film réalisé en 1961 par Pierre Prévert pour la Télévision belge.

[1908]

Chronologie

XXXIX

1906 26 mai : naissance de Pierre, le troisiéme fils de Suzanne et André Prévert. Sa mére n’ayant plus le temps de lui faire la lecture, Jacques lit beaucoup tout seul, notamment Les Mille et Une Nuits, Les Aventures de Sherlock Holmes, Le Tour de France par deux enfants,

La Petite Fille des brigands, etc. Peu de temps apres la naissance de Pierre, André Prévert perd son emploi. La famille Prévert connait de graves ennuis d’argent et quitte la rue Louis-Philippe pour s’installer, rue Jacques-Dulud, dans un rez-de-chaussée assez sombre. Une saisie force alors les Prévert a changer encore de demeure. IIs partent pour Toulon ou André pense trouver du travail. Escale 4 Marseille ot Jacques attrape une insolation. Installation 4 Toulon, place ArmandVallée, dans bistrot. André promenade le il est tenté de a la maison.

une chambre d’hétel misérable au-dessus d’un ne trouve pas l’emploi espéré ; au cours d’une long du port de Toulon en compagnie de Jacques, se jeter a |’eau. L’enfant le raisonne et le raméne

ely Retour a Paris. Les Prévert s’installent d’abord dans une chambre d’hétel prés de la gare de Lyon puis 7, rue de Vaugirard au dernier étage : deux piéces, une petite cuisine, eau et w.c. sur l’escalier. La situation financiére de la famille s’améliore car le grand-pére, directeur de |’Office central des pauvres de Paris (175, boulevard Saint-Germain) offre un emploi a son fils : il ira

visiter les pauvres pour savoir s’ils méritent une assistance. 1” février ; avec beaucoup de retard, Jacques entre pour la premiére fois a |’école.

1908 Nouveau déménagement et installation 4, rue Férou. Jacques va a présent dans une école située rue Madame : il la trouve horrible. Il lit toujours beaucoup : Wells l’enthousiasme mais il rejette les romans de Jules Verne ou le Quo vadis ? de Sienkiewicz. Aprés l’école, il se proméne souvent dans le jardin du Luxembourg et le jeudi il accompagne son pére chez les pauvres. Toutes les semaines la famille Prévert (y compris Pierre que personne ne peut garder) va au cinéma. 13 ottobre : les grands-parents, André et Sophie, écrivent au pape pour solliciter sa bénédiction a l’occasion de leurs quarante ans de mariage. C’est d’ailleurs sur les conseils d’Auguste que Jacques et Jean quittent l’école de la rue Madame pour une école privée : l’école André-Hamon, 68, rue d’Assas. Le dimanche |’instruction

XL

Chronologie

[1916]

religieuse est de rigueur. Jacques compare défavorablement la Bible a la mythologie. Ses reparties pendant les cours de catéchisme lui valent d’étre souvent mis a la porte.

1909 Al’Odéon, Jacques assiste a une représentation de La Mort de Pan d’Alexandre Arnoux, avec Denis d’Inés dans le rdle de Pan. II ira

voir aussi Mounet-Sully a la Comédie-Frangaise dans Hamlet. I9lO

Les Prévert déménagent encore, pour s’installer 5, rue de Tournon au dernier étage d’une vieille maison. Sur le méme palier vit la famille Tiran que Jacques fréquente volontiers. « La mére Tiran » rappelle souventavec fierté « qu'on la traitait de pétroleuse dans sa jeunesse, pendant la Commune ». Elle a trois fils, Henri, Maurice (modeleur rue Racine) et André, l’ainé, qui, la nuit,

« régl[e] ses comptes avec les flics du quartier Saint-Germain’ ». Autres amis au rez-de-chaussée : Jean et Roger Dienne, puis la plus jeune de leurs soeurs, Simone.

19II Jacques est baptisé a Saint-Sulpice.

1912

4 mars : la famille Prévert s’installe 7, rue du Vieux-Colombier, au 4° étage. 1914 La guerre déclarée, Jacques, titulaire du certificat d’études, cesse de suivre des cours.

1915 Jacques commence 4 gagner sa vie. Il est notamment employé de bazar, rue de Rennes. Jean Prévert est atteint de la fievre typhoide et en meurt : il

était 4gé de dix-sept ans. 1916

En nageant dans la Marne, au Perreux, Jacques se prend les pieds dans l’herbe, avale de |’eau et suffoque. II tente de regagner 1. Voir « En petits morceaux

Gallimard, 1972, p. 122-123.

», Choses et autres, coll. « Le Point du jour »,

[1920]

Chronologie

XLI

l'autre rive avec difficulté mais des canotiers, pour plaisanter, lui assénent un coup de rame sur la téte. Il est ramené « un petit peu noyé » sur la rive. La nuit suivante, il fait un cauchemar probablement causé par cette mésaventure'. Jacques travaille au Bon Marché; il y fait « du déplacement d’objets » ; « C’est-a-dire, expliquera-t-il, qu’un objet, une

marchandise qu’elle nous La direction larrivée »

qui ne nous appartenait pas, il fallait s arranger pour appartienne, qu’on la regoive méme par la poste* ». lui signifie son renvoi le 14 aofit pour « retard a et « mauvais esprit » ; il quitte le magasin le 16. 1917

André Prévert est gérant de l’hebdomadaire Le Strapontin. Jacques assiste au « passage a tabac », en pleine rue, de soldats qui s’étaient permis de chanter L’Internationale et A Craonne sur le plateau. Ses protestations attirent |’attention de la police : il est emmené au poste. Les policiers lui mettent un rasoir dans la poche puis lui tendent une déposition, toute préte, a signer. Il proteste ;on le malméne.

1918 Passage devant le conseil de révision. Signalement : « Cheveux chatain. Yeux bleus. Front droit (en inclinaison). Dos re¢tiligne.

Visage ovale. Taille : 1,68 m. Degré d’ingtruction : 4. Résidant 7, rue du Vieux-Colombier. Profession : employé de bureau. » La taille parait sous-estimée, les papiers ultérieurs lui donnant 1,71 m.

1920 1y mars ; Jacques est incorporé au service militaire.

19 mars. ilarrive 4 son corps d’affectation a Saint-Nicolas-de-Port prés de Lunéville, au 37° régiment d’infanterie. Volontaire pour étre voisin de chambrée d’un jeune Breton étrange prés de qui personne ne veut coucher parce qu'il a la réputation d’attraper des araignées et de les croquer. Le mangeur d’araignées — qui en réalité veut passer pour fou et se faire réformer — s’appelle Yves Tanguy. Roger dit « Roro », garcon-boucher d’Orléans, sympathise aussi avec Prévert. Tanguy se fait envoyer vers les confins

tunisiens tandis que Jacques et Roger se font affecter aux T.O.E. (Territoires d’occupation extérieurs) et inscrire sur une liste de

départs pour la Syrie. Ils réussissent finalement 4 se faire aiguiller sur Istanbul, pacifiquement occupée par les troupes alliées. Septembre : nommé caporal. 1. Voir « Réve retrouvé », Choses et autres, p. 75. 2. Hebdromadaires, Gallimard, 1982, p. 35-

XLII

Chronologie

[1924 ]

1921

3 janvier : arrivée a Istanbul via Pont-Saint-Esprit. Quinze jours plus tard, rencontre de Marcel Duhamel avec le caporal Prévert au gite d’étape. Celui-ci parle 4 ses camarades des colonels, de leur utilité et de l’usage qu’on peut en faire ; le soir méme il est « au trou ». Deux jours aprés ils sont 4 Gouraud, caserne sur le Bosphore. Premiers enchantements en visitant Istanbul!. 8 mars : Jacques passe au 66° régiment d’infanterie. 28 novembre : fin de la « campagne d’Orient » pour Prévert, qui passe au 104° régiment d’infanterie. 1922

4 mars : Jacques rentre chez lui. Roger est déja parti, Duhamel en a encore pour quinze jours.

ty mars : Prévert passe dans la réserve du 170° régiment d’infanterie. On lui accorde un certificat de bonne conduite. Ayant retrouvé la femme qu’il aimait avec un autre homme,

Roger s'est suicidé. Prévert va 4 Orléans chez la mére du jeune homme pour lui apporter quelques paroles de consolation. A Paris, regain d’amitié avec Tanguy. Au retour de Duhamel, Jacques va l’attendre a la gare de Lyon. Il lui parle entre autres de Tanguy et de ses amis d’enfance : Roger, Jean et Simone Dienne. II habite alors rue du Vieux-Colombier. Jacques Prévert et Yves Tanguy travaillent six mois a l’agence « Le Courrier de la Presse » (l’équivalent de l’Argus actuel) d’ot ils sont renvoyés, Prévert ayant mis un peu trop de fantaisie dans l’expédition des coupures de presse aux abonnés. 1925 Premiére visite a la librairie d’Adrienne Monnier. Avec Tanguy, découverte des Chants de Maldoror. 10 avril ; réserviste, Prévert passe au 27° régiment de Tirailleurs algériens. Eté ; Jacques se rend en Bretagne avec Yves Tanguy, Jeannette Ducrocq, Duhamel, Pierre Prévert, Simone Dienne, a Locronan,

village natal de Tanguy, ot demeure la mére de celui-ci. Jusqu’en 1926, ils y passeront chaque été environ quinze jours a trois semaines.

1924 A Aix-en-Provence, rencontre avec Maurice Touzé, jeune acteur de théatre, féru de littérature et de poésie. I] est vedette dans un film

d’Henri Fescourt, Les Grands, o Jacques fait de la figuration. 1. Voir Marcel Duhamel,

~

Raconte pas ta vie, Mercure de France, 1972, p. 97-98.

[1926]

Chronologie

XLII

Jacques a une chambre, passage Lathuile dans le XVIII° arrondissement. Pierre est projectionnigste chez Erka Prodisco. Marcel Duhamel se voit confier la direction d’un petit hétel de la rue Pierre Charron, Le Grosvenor, et envisage de louer une

maison ou il pourra héberger Prévert et Tanguy. Ceux-ci repérent dans le XIV* arrondissement une boutique de marchands de peaux de lapins a louer, surmontée d’un petit logement, 34, rue du Chateau. Jacques y aura sa chambre au premier étage a gauche. Les trois amis passent beaucoup de temps 4 la terrasse du café La Rotonde.

1925 Yves Tanguy, qui a commencé a déssiner, expose a L’Araignée,

rue Tronchet, aux cétés de Dignimont, Gus Bofa, etc. Prévert et Duhamel lui offrent une palette et une boite de peinture a Vhuile avec lesquelles il peindra Rue de la Santé. 30 avril : Mariage de Jacques avec Simone Dienne. Prévert et Tanguy découvrent chez Adrienne Monnier La

Révolution surréaliste dont la violence et l’originalité les enchantent. De la plate-forme d’un autobus, ils apercoivent dans la vitrine de la galerie Paul Guillaume une toile de Chirico, Le Cerveau de l’enfant : ils descendent et sont fortement impressionnés. Au cours d’un diner, dans un bistrot entre La Rotonde et Le Séleét, Florent Fels, directeur de L’Art vivant, présente Prévert et Duhamel 4 Desnos et Malkine, qui se rendent peu aprés rue du Chateau. Amenés par Desnos, Benjamin Péret et Louis Aragon y font aussi une premiere visite. Péret déchire l’accordéon de Duhamel et s’en prend au « mécéne ». Conquis finalement par

les rires que son attitude déclenche, il couchera bientét dans la petite loggia réservée aux amis. C’est ensuite Leiris qui fera son entrée rue du ChAateau. 2° semestre : peu de temps aprés Tanguy et Duhamel, Prévert rencontre André Breton. Rendez-vous quotidiens au café Cyrano

et diner presque tous les soirs avec les surréalistes. Rue du Chateau, le jeu des « petits papiers » devient celui du « cadavre exquis » sous la plume de Prévert, qui en écrit les premiers vocables et invite ses compagnons a compléter : ce qui donnera « Le cadavre exquis boira le vin nouveau! ». Prévert fait la connaissance de Giacometti. 1926 18 mat ; Prévert participe avec Aragon, Breton, Crevel, Desnos, Marcel Duhamel et Tanguy 4 la manifestation surréaliste qui

trouble

la premiére

d’un

spectacle

des

Ballets

russes

1. Voir Marcel Jean, Autobiographie du surréalisme, Le Seuil, 1978, p. 234.

de

XLIV

Chronologie

[1927]

Diaghilev : Roméo et Juliette, décoré par Miré et Max Ernst. Un tract accuse l’entreprise de « domestiquer au profit de l’aristocratie internationale les réves et les révoltes de la famine physique et intelletuelle ». Un calicot sur lequel est inscrit : « Vive Lautréamont! » est déroulé. Duhamel,

Jacques,

Simone

et

Pierre

Prévert,

ainsi

que

Benjamin Péret décident d’aller chercher 4 Plestin-les-Gréves (prés de Lannion) Jeannette Ducrocq et Yves Tanguy pour les emmener a Sanary ot Masson a loué une maison pour |’été. Au cours de la traversée de Pontoise, Péret tire des coups de revolver, ce qui irrite un peu Jacques. A Plestin, Péret invective un curé,

ce qui amuse beaucoup Jacques. Duhamel photographie la scéne ; La Révolution surréalifte publiera la photo avec pour légende : « Notre collaborateur Benjamin Péret injuriant un prétre’. » Odtobre : réunion du groupe surréaliste. Affrontement d’Artaud et de Breton. Novembre : exclusion de Soupault du groupe surréaliste, au Café du Propheéte. Décembre : Jacques fait la connaissance de Georges Sadoul. La question est posée de l’adhésion individuelle des surréalistes au parti communiste. Prévert repond : « “M’inscrire au Parti ? Moi je veux bien”. Puis un peu mélancolique, il ajoute : “On me mettra dans une cellule’...” »

ey Mariage d’Yves Prévert et Marcel bandeau sur l’ceil, 7 mars : dessin Goemans, Prévert

Tanguy et de Jeannette Ducrocq : Jacques Duhamel sont témoins. Jacques s’est collé un a la Robert Macaire. en « cadavre exquis » de Breton, Camille et Tanguy.

Mai : Queneau fait la connaissance de Prévert, rue du Chateau.

7 aout ; Péret, Tanguy, Prévert et Duhamel surprennent Breton a Varengeville, au Manoir d’Ango ot il travaille a Nadja. Déjeuner a Duclair (Normandie), Hétel de la Poste, au bord de la Seine. Présents : Prévert, Man Ray, Péret, Desnos, Leiris, Simone et André Breton, Duhamel, Janine Kahn, Raymond Queneau, Naville, Aragon. 31 aoat ; rue Fontaine, Breton donne lecture de ce qu'il a écrit

de Nadja a Eluard, Prévert, Masson et leurs compagnes respectives. Compliments unanimes’. Septembre : Prévert signe un texte collectif des surréalistes : « Hands

off love » en faveur de Charlie Chaplin, accusé par

Lita Grey (avec laquelle il est en procédure de divorce) de cruauté 1. N° 8, 1 décembre 1926, p. 13. 2. Témoignage de Marcel Duhamel dans Raconte pas ta vie, p. 163. 3. Voir Henri Béhar, André Breton. Le grand indésirable, Calmann-Lévy,

P. 201-203.

1990,

[1928 ] .

Chronologie

XLV

mentale et de goits sexuels anormaux. Le manifeste est publié en anglais dans la revue Transition (n° 6) et paraitra dans sa

version frangaise en offobre dans La Révolution surréaliste (n° 9-10). 23 ottobre : Prévert parmi les signataires du manifeste des surréalistes contre un projet de statue de Rimbaud a Charleville.

1928 La dattylographie, conservée par Agnés Capri, d’un scénario de Prévert, Le Fils de famille, porte la date 1927-1928". Janvier : Sadoul reprend le bail de Marcel Duhamel, rue du Chateau. Sous la moquette de la chambre ou couchait Prévert,

il aurait découvert plusieurs cahiers contenant des manuscrits de celui-ci, entre autres une esquisse de roman dont le personnage principal s ’appelait Onoto, un oiseau a plumes rentrantes’. 24 janvier : soirée littéraire au Vieux-Colombier. Chahut des surréalistes.

Au

moment

ot sont dits des textes

de Coé¢teau,

Prévert escalade la scéne et gifle l’acteur. 27 janvier :premiére soirée de Recherches sur la sexualité par le groupe surréaliste. Prévert y participe. 31 janvier ; deuxiéme soirée de Recherches sur la sexualité. Prévert y participe encore. Les deux soirées seront publiées dans

La Révolution surréalifte du 15 mars. Prévert sera présent aux quatriéme, cinquiéme, sixiéme et septieme soirées (cette derniére aura lieu le 6 maz).

Février :A la demande du danseur Pomiés, Prévert écrit « Les animaux ont des ennuis » que met en musique son amie Christiane Verger.

Marcel Duhamel imagine de monter une agence de scénarios qu'il irait proposer 4 Berlin ;Morise, Queneau, Desnos, Péret, Prévert y contribueraient. Jacques en écrit plusieurs : l’histoire d’une pieuvre, femme de ménage en Bretagne; celle d’un personnage en cape et gibus a la Fantémas faisant le plein de sang dans une Station service’ ;et, en collaboration avec Duhamel

et Queneau, Le Trésor, qui sera publié en 1966 dans L’Arc (n° 28). Le producteur en accepte un de Péret et un de Prévert acondition que Duhamel baisse ses prix: il refuse. A la méme €poque, par l’intermédiaire de Duhamel, Jacques retape un scénario : « une histoire vaseuse de traite des blanches* ». 4 au 16 mai ; Raymond Queneau et Janine Kahn, sceur de 1, Mais André Heinrich date le projet de réalisation par Eli Lotar de 1930. 2. Selon André Thirion, Révolutionnaires sans révolution, Robert Laffont, 1972. Interrogé par Duhamel, Prévert se serait montré trés « étonné » de cette découverte. (Raconte pas ta vie, p. 597).

3. Selon Duhamel dans Raconte pas ta vie, p. 597. La premiére idée sera reprise dans Baladar (scénario de dessin animé pour André Vigneau [voir La Cinquiéme Saison, Gallimard, 1984, p. 9-19]) ;la deuxiéme dans Le Diamant (scénario de dessin animé

pour Paul Grimault réalisé en 1970). 4. Témoignage de Marcel Duhamel

dans Raconte pas ta vie, p. 282.

XLVI

Chronologie

[1930]

Simone Breton et dont Pierre Unik est amoureux, Lavandou. Marcel Duhamel et Jacques Prévert eux-mémes un télégramme canularesque dans et Raymond les préviennent de leur fugue. Ils surréalistes, ce qui provoque la fureur de Breton. apres, il leur envoie a chacun une lettre de rupture.

s’enfuient au s’envoient a lequel Janine le lisent aux Peu de temps Yves Tanguy,

qui les a accompagnés 4 la poste, est dans une mauvaise posture mais il échappera aux foudres. Duhamel

fait connaissance

d’un Américain,

Shapiro, associé

d’un banquier de la rue Caumartin : Roebuck. Ils vont produire Souvenirs de Paris ou Paris-Express auxquels collaborent Pierre et Jacques Prévert. J. Grignon, Man Ray et Jacques-André Boiffard participent aux prises de vue. Le film est présenté au Danton puis programmé quelques jours plus tard aux Ursulines. Rédaction d’un scénario pour le ténor Tito Schipa ; le réle de platrier attribué au chanteur ne lui convient pas’.

ey) 12 février : Jacques Prévert figure parmi les destinataires d’un questionnaire a renvoyer 4 Queneau, préparatoire 4 un débat du groupe surréaliste. 6 mars ; bien que n’ayant pas répondu au questionnaire du 12 février, Prévert est convoqué a une réunion du groupe surréaliste prévue le rz mars a 8 heures et demie au Bar du Chateau, 53, rue du Chateau, par Aragon, Fourrier, Péret, Queneau

et Unik. Théme de discussion proposé : l’examen critique du sort fait réecemment a Trotski. Baron, Duhamel, Fégy, Jacques Prévert, Man Ray, Tanguy, Vidal ont été « tenus quittes » de répondre « en raison de leurs occupations ou de leur caraétére ». Eté : Jacques- Bernard Brunius, présenté par André Delons (du Grand Jeu) a Jacques Prévert, le met en rapport avec |’acteur

Pierre Batcheff’. Novembre : Prévert publie dans le numéro 18 de la revue Transition « Un peu de tenue ou |'Histoire du Lamantin ». 1930

Avec Jacques

Baron,

Georges

Bataille,

Alejo

Carpentier,

Desnos, Leiris, Ribemont-Dessaignes, Vitrac, Limbour, Morise, Queneau, Boiffard, Prévert se rebelle contre l’autoritarisme de

Breton. Ils publient le ry janvier, Un cadavre, pamphlet dont le titre reprend celui qui était dirigé contre Anatole France en 1924. Le texte de Prévert est intitulé « Mort d’un Monsieur

».

1. Voir Marcel Duhamel, Raconte pas ta vie, p. 288-289, dont la mémoire hésite sur l'identité de l’artiste ;il parle aussi d’un baryton, Titta Ruffo.

2. Selon une lettre de Brunius citée par André Heinrich. Voir « Une vie dans le cinéma », Premier plan, novembre 1960, p. 50.

[1932]

Chronologie

XLVII

Séjour au col de Voza avec Pierre Batcheff et Jacques-Bernard Brunius, vite interrompu dés la premiére chute a ski de Jacques.

Rédaction de scénarios de dessins animés : Baladar pour André Vigneau

qui y travaille pendant prés d’un an (le projet sera

abandonné

faute de commanditaire),

Mesdames et Messieurs (ou

Le Conférencier) ;et de films :Le Malheureux Compositeur, Attention au fakir (ou Etoiles julantes). Mars ; « Hommage-hommage » est publié dans « Hommage a Picasso », numéro 3 de la revue Documents consacré au peintre.

Septembre : « Les Histoires de Cami » parait dans le numéro 8 de Documents. 10 décembre ; « Souvenirs de famille ou l’Ange gardechiourme » est publié dans le numéro 7 de Bifur.

1931 Jacques et Pierre Prévert rédigent un scénario intitulé Emile-Emile (ou Le Tréfle a quatre feuilles). Pierre Batcheff devrait le réaliser et en étre l’interpréte. Jacques Prévert est figurant dans Les Amours de minuit d’Augusto Genina et Marc Allégret puis dans Prix et profits (ou La Pomme de terre) produit par Célestin Freinet et réalisé par Yves Allégret. Il écrit le scénario d’Une petite rue tranquille que son frére Pierre projette de réaliser. Eté : « Tentative de description d’un diner de tétes a Paris-France » est publié dans le cahier xxvii de Commerce. Aotit-octobre : tournage de Baleydier (réalisation de Jean Mamy ;

adaptation d’un scénario d’André Girard et dialogues de Prévert, non signés). 1 otobre : «

Courrier

de Paris

», signé du pseudonyme

Lacoudem 6, parait dans le numéro 27 de la Revue du cinéma. Rédaétion avec Pierre Prévert du scénario L’Honorable Léonard (qui sera tourné par Pierre en 1943 sous le titre Adieu Léonard). 1932

Jacques et Simone Prévert habitent 39, rue. Dauphine, au sixieme étage d’un immeuble, dans une petite chambre avec un réchaud a gaz alimenté par pieces de vingt sous. Ils ont pour

voisins Ghislaine May (qui jouera dans L’affaire est dans le sac), Lou Bonin et Eli Lotar. Janvier ; Baleydier sort sur les écrans. Jacques Prévert emméne Jean-Paul Dreyfus (futur Le Chanois) a des meetings qui se tiennent 4 Bullier. Des groupes de la F.T.O.F. (Fédération du théatre ouvrier de France) s’y produisent. Prévert attire l’attention de Paul Vaillant-Couturier et de Léon Moussinac lors d’une rencontre a |’A.E.A.R. (Association des écrivains et artistes révolutionnaires).

XLVIII

Chronologie

[1932]

29 janvier : publication dans le numéro 6 de Spe(fateurs de « Bilan 1931 ». Février ; publication dans le numéro 1 de La Scéne ouvriére de « Chez les autres ». Mars : Jacques Prévert figure parmi les trois cents signataires d’un texte de protestation proposé par les surréalistes contre Vinculpation d’Aragon pour « Front rouge », poéme paru dans la revue Littérature de la Révolution mondiale. La troupe théatrale

« Prémices

», de la F.T.O.F., se scinde

en deux groupes. Dix de ses membres, trouvant que le directeur du groupe, Roger Legris, néglige le combat politique au profit de préoccupations esthétiques, fondent le « groupe de choc Prémices ». 18 mars : un article de Prévert signé Yves Bolorec parait dans le numéro 13 de Spedfateurs ; il est intitulé « Actualités, funérailles,

etc. ». Jean Aurenche présente Paul Grimault a Jacques Prévert Aux Deux Magots.

Fin mars ; Pierre Batcheff emméne Jacques Prévert au Pére-Lachaise visiter le crématorium. Quinze jours plus tard Vacteur se suicidera et sera incinéré. 1 avril ; le premier épisode des « Aventures de Tabouret » (feuilleton de Jacques Prévert), intitulé « Histoires de chiens », parait dans le numéro 15 de Specfateurs ainsi qu’un article signé Yves Bolorec,

« Amateurs

éclairés

».

12 avril ; Moussinac envoie les membres du groupe de choc Prémices qui cherchent un auteur, a Jacques Prévert. Bussiéres, Lazare Fuchsmann, Jean Loubés et Arlette Besset se rendent chez celui-ci : il habite a présent villa Duthy, rue Didot, dans le XIV°. Mais Prévert est bouleversé par le suicide de Pierre Batcheff et leur demande de revenir quelques jours plus tard. Fin avril ; Jacques Prévert, Jean-Paul Dreyfus et Lou Bonin se rendent a une répétition du groupe de choc Prémices dans une salle de la Maison des syndicats, avenue Mathurin-Moreau. Les membres du groupe souhaiteraient dénoncer la malhonnéteté de la presse, au service des capitalistes et des puissants. Prévert promet de revenir la semaine suivante avec un texte sur ce sujet : ce sera « Vive la presse » (dont Le Chanois dira avoir écrit le canevas pour Prévert), répété peu de temps aprés. Le groupe

prendra le nom de groupe Octobre pour bien se démarquer du groupe Prémices, et Lou Bonin, qui devient le metteur en scéne, choisit le pseudonyme de Lou Tchimoukow. Mai : premiére représentation de Vive la presse et création d’un choeur parlé sur la Commune pour la manifestation annuelle du Mur des Fédérés au cimetiére du Pére-Lachaise. Publication d’un article intitulé « Les Actualités » dans la

rubrique « Voix des spectateurs » du numéro2 de La Scéne ouvriere. Eté; argument de ballet pour Pomiés et le musicien Robert Caby.

[1933]

Chronologie

XLIX

Aotit : tournage, en huit jours, de L ’affaire eft dans le sac (réalisation de Pierre Prévert ; adaptation par Jacques Prévert d’un scénario du Hongrois Akos Rathony ; dialogues de Jacques Prévert). Octobre : rédaction de La Bataille de Fontenoy. Novembre : projection en avant-premiére de L’affaire est dans le sac dans un cinéma de quartier. L’accueil est assez frais. Claude Heymann réalise Comme une carpe(ou Le Muet de Marseille) (scénario et dialogues de Jacques Prévert), qui sortira en 1933. 13 novembre : Le Journal des poetes, hebdomadaire publié a Bruxelles, fait paraitre un texte de Jacques Prévert, « Le Coup de pied de l’4ne ou la Part du feu ». ty décembre : Claude Autant-Lara commence le tournage — qui s’achévera en mars 1933 — de Ciboulette (adaptation par Jacques Prévert et Claude Autant-Lara du liyret de Robert de Flers et Francis de Croisset ;dialogues de Jacques Prévert). Rencontre avec Jean Vigo et avec Fabien Loris. Yves Allégret et Eli Lotar réalisent Ténériffe, court métrage pour lequel Prévert écrit un commentaire.

1933 Au cours de l’année, rédaction de plusieurs sketches, dont Un drame a la cour et Le Bel Enfant. Janvier: La Bataille de Fontenoy est jouée au II° Congreés de la Fédération du Théatre ouvrier francais, avec aussi un choeur parlé sur la guerre. 30 janvier ; Prévert apprend l’accession d’Hitler au pouvoir. Il traitera la nouvelle dans un choeur parlé d’Adtualités, que jouera le groupe Odtobre et ot il figurera le di¢tateur. Février : Prévert rédige pour Pomiés des scénarios 4 mimer, a danser ou a jouer.

Vendredi 10 mars ; spectacle du groupe Octobre, 16, rue Cadet, dans la salle du Grand-Orient de France, avec au programme plusieurs textes de Prévert : La Bataille de Fontenoy, Le Camelot (interprété par le danseur Pomieés), Adtualités (sur des vues proje-

tées par une lanterne magique). On donne aussi le court métrage d’Yves Allégret, La Pomme de terre, dans lequel Prévert est figurant. 21 avril ; salle Bullier, a l'occasion de la Féte de L’Humanité, Marcel Jean dit un texte de Prévert inspiré par la gréve chez Citroén et quise conclut par un « Vive la gréve » lancé par tout le groupe’. Avec les Blouses bleues de Bobigny, le groupe Octobre est choisi par référendum pour représenter la France a |’Olympiade du Théatre ouvrier de Moscou. Mai : Prévert se rend a |’Olympiade du Théatre ouvrier de Moscou avec le groupe Octobre. En train jusqu’a Dieppe pour 1. Voir Marcel Jean, Au galop dans le vent, coll. « Art vif », éd. Jean-Pierre de Monza, 1991, p. 30 a 32.

it

Chronologie

[1934]

embarquement a Londres. De 1a, traversée de la mer du Nord sur

Le Cooperazia (cargo mixte soviétique). Arrivée a l’embouchure de Elbe puis passage dans la Baltique par le canal de Kiel ; escale a Hambourg ot ils apercoivent des camions de jeunes S.S. ; arrivée a Léningrad sous la pluie. A Léningrad, logement a |’hétel Oétobre... Les jours suivants, les membres du groupe assistent a divers spectacles. Au cours de la soirée de l’'Olympiade du Théatre ouvrier au Grand Théatre de Moscou, en présence de Stanislavski, Reinhardt et Piscator, le groupe Octobre présente La Bataille de Fontenoy et des choeurs parlés (dont Citroén). « Une déclaration ambigué » leur apprend « que le premier prix est attribué au groupe Octobre mais qu'il n’y a pas de premier prix! ». Au départ d’U.R.S.S., sur le bateau, Prévert et Yves Allégret refusent de signer — a la demande de deux envoyés officiels — un satisfecit 4 Staline pour ses réalisations et sa politique. Escale a Hambourg : le bateau est consigné par les nazis, qui, ayant appris qu'un danseur juif se trouve a bord, veulent le faire descendre’. A la fin de juin ; Prévert rédige Fantomes. 9 juillet ; premiére représentation par le groupe Octobre du sketch Fantémes pour |’inauguration du groupe scolaire Karl-Marx a Villejuif. Le texte sera étoffé en 1934. Eté : voyage de Prévert en Tchécoslovaquie dans les Tatras. Il y écrit: « Embrasse-moi » et « La Péche 4 la baleine ». Projet d'une adaptation du Brave soldat Schweik pour une maison de production tchéque; Michel Simon et Charles Laughton en seraient les interprétes, Hanns Eisler le musicien, G. W. Pabst le réalisateur. Mais celui-ci renonce a tourner le film. Rédaction du scénario Dolina et de Vie de famille, texte de Prévert, musique de Hanns Eisler. Aoat : Prévert écrit La Famille Tuyau de Poéle. Ottobre : Georges Pomiés meurt aprés une longue maladie. Ottobre-novembre : le groupe Octobre donne La Famille Tuyau de Poéle au cours de spectacles organisés avec les troupes Combat et Masses. Novembre : Ciboulette sort sur les écrans. Rédaction du commentaire francais de Bulles de savon, moyen

métrage de S. Dudow, et de La Téte sur les épaules, choeur parlé

pour le groupe Odtobre.

oer Toute l'année, intense activité du groupe Octobre. Prévert adapte pour Claude Autant-Lara Mon associé Monsieur Davw,

un

roman

de Jenaro

Prieto

(une autre

adaptation

sera

tournée en septembre 1936 et présentée a Londres en 1937). 1. Selon Duhamel, Raconte pas ta vie, p. 317. 2. Témoignage d’Arlette Besset dans Le Groupe Octobre de Michel Fauré, p. 206.

[1935]

Chronologie

LI

10 février : signature d’un appel a la lutte qui se termine par « Vive la gréve générale ». Mars : tournage, jusqu’en septembre, de L’Hétel du Itbre-échange (réalisation de Marc Allégret, adaptation par Prévert de la piéce de Georges Feydeau et Maurice Desvalliéres). Avril : rédaction d’« Actualités [1934] ». 29 juin : le groupe Odtobre participe a la féte du « Front commun ». Eté : Lou Bonin tourne un court métrage, La Péche a la baleine, ou Prévert interpréte son texte. Juillet : composition de 14 juillet (choeur parlé destiné a une manifestation contre la guerre prévue a la Mutualité) pour le groupe Mars. A Biarritz, remaniement

du scénario d’un ami de Duhamel

autour d’un basset qu’on kidnappe : Médor (ou Un chien qui rapporte). Jugé trop fantaisiste, le travail de Prévert est refusé. Duhamel et Prévert assistent pour la premiére fois 4 une corrida a Saint-Sébastien. Le massacre leur souléve le coeur’. Prévert quitte Biarritz pour Le Lavandou ot il rejoint Simone. Aoitit : Richard Pottier tourne Si 7 ’étais le patron (adaptation d’un film allemand de J. A. Hiibler-Kahla, Wenn ich Kénig war, signée

André Cerf; dialogues signés René Pujol; Prévert, qui y a beaucoup travaillé, ne figurera pas au générique). Rédaétion d’une demi-douzaine de sketches pour agrémenter des courts métrages entomologiques sur les larves des coléoptéres, produits par une compagnie allemande’. Septembre-octobre ; répétition du Palais des mirages par le groupe Oétobre ; création d’un choeur parlé, II ne faut pas rire avec ces gens-la. Odtobre : Prévert écrit Marche ou créve qui va devenir |’hymne du groupe Odtobre (sur une musique de Louis Bessiéres). Sortie sur les écrans de Si j’étau le patron.

Novembre

: Premiére

projection

publique

de

L’Hétel

du

libre-échange. Prévert édite a compte d’auteur Un qui dépasse les limites*, sketch, et Le Béret francau (extrait de L’affaire est dans le sac). Cette année-la, Baquet, qui est entré au groupe Octobre en janvier, présente Jacques Prévert a une danseuse qui a été une des éléves les plus douées de Pomiés, Janine Tricotet*.

SED) Janvier ; Prévert rédige de nouvelles « Actualités ». 1. Témoignage de Marcel Duhamel dans Raconte pas ta vie, p. 329-334. 2. Tbid., p. 342. 3. Justin Saget, alias Maurice Saillet, a rappelé l’existence de ce fascicule a tirage trés limité (Combat, 19 octobre 1950, « Suite au virus »). 4. Cette premiére rencontre avec Janine sera évoquée dans un poéme de Fatras,

coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1966, p. 275-281.

~

LII

Chronologie

[1936]

Février : tournage d’Un oweau rare (réalisation de Richard Pottier ; adaptation de Drei Manner 1m Schnee d’Erich Kastner et dialogues de Jacques Prévert). 23 février : le groupe Octobre donne Le Palais des mirages a la

féte de |’Humanité. Mars : le groupe O&obre joue Fantémes dans sa version étoffée, sous le préau de |’école Titon dans le XI° arrondissement Prévert écrit un choeur parlé, Mange ta soupe et tats-tot.

et

Mai : Prévert écrit Suivez le druide que le groupe Odobre commence

a répéter.

16 mai : premiére représentation a la Maison de la culture (dirigée par Aragon) du Réveillon tragique de Prévert. Publication

dans Monde d’un texte de Prévert (non signé) :

« Camarades... deux minutes ». Juin ; présentation au public d’Un oweau rare. Roger Blin emméne Prévert voir Autour d’une mére (adaptation de Tandis que j’agonise de Faulkner) et lui présente le metteur en scéne, Jean-Louis Barrault. 16 juin : au cours d’une grande féte bretonne a Saint-CyrL’Ecole, le groupe Odtobre défile et présente Suivez le druide, « revue en six tableaux ». Scandale. Interpellation a la Chambre par un député de Haute-Sa6ne sur la journée « au cours de laquelle l’armée et ses chefs ont été bafoués pendant plusieurs heures en face de l’Ecole d’Eléves officiers ». La piéce sera

néanmoins reprise a Villejuif les 20 et 21 juillet. 14 juillet : le groupe O@obre participe aux Assises de la Paix et de la Liberté tenues au vélodrome Buffalo. Aoiit : tournage de Jeunesse d’abord (scénario et réalisation de Jean Stelli; adaptation et dialogues de Jacques Prévert). 19 septembre au 16 ottobre ; tournage par Jean Renoir du Crime de M. Lange (scénario — d’aprés une idée de Jean Renoir et Jean Castanier — et dialogues de Jacques Prévert). 22 ottobre : Mariage de Pierre Prévert avec Ghitel (Giséle) Fruhtman. Jacques et Simone cessent de vivre ensemble. Premiére rencontre avec Félix Labisse. Répétitions du Tableau des merveilles (adaptation par Prévert d’un interméde de Cervantés) dans le grenier de Jean-Louis Barrault, 7, quai des Grands-Augustins.

Au cours de l'année, tournage par Albert Valentin d’un scénario de moyen métrage auquel a travaillé Prévert, Taxi de nuit, avec Maurice Baquet.

1936 Prévert habite a l’hdtel Montana, 28, rue Saint-Benoit. 7 et 24 janvier : premiéres projections du Crime de M. Lange.

[1936]



Chronologie

LI

A la fin de janvier : le groupe Octobre joue Le Tableau des merveilles dans la mise en scéne de Jean-Louis Barrault 4 la Maison de la culture. Février : « Le Temps des noyaux » parait dans le numéro 2 de Soutes. 6 février ; débuts d’Agnés Capri au Beuf sur le toit ;Jacqueline Laurent et Jacques Prévert sont présents. Mars-avril : tournage de Jenny (réalisation de Marcel Carné; adaptation d’un scénario de Pierre Rocher par Prévert ; dialogues de Prévert et Jacques Constant). Voyage en Espagne avec Jacqueline Laurent : Barcelone, Carthagéne, Alicante, puis Ibiza, aux Baléares, ou Prévert écrit les poémes de Lumiéres d'homme. A son retour, il les donne 4 Guy Levis Mano qui ne les publiera qu’en 1955.

Avril-mai : tournage par René Sti dé Moutonnet (adaptation par Jacques Prévert et René Sti d’un scénario de Noél-Noél et Georges Chaperot ; dialogues de Jacques Prévert). Mai : rédaction de Printemps... été... 1936 pour le groupe

O@tobre. Au Mur des Fédérés, le groupe Mars dit I/ ne faut pas rire avec ces gens-la. Premiére projection de Jewnesse d’abord. Juin : reprise du Tableau des merveilles dans une mise en scéne de Lou Tchimoukow, notamment dans des grands magasins en gréve. 1°" juillet : grand spectacle du groupe Octobre a la Mutualité. De Prévert on donne Printemps... été... 1936, Marche ou créve, Le Tableau des merveilles, et Agnés Capri chante Embrasse-moi et Adrien. Juillet : sortie sur les écrans de Moutonnet. 14 juillet : « La Grasse Matinée » parait dans le numéro 4 de Soutes. 26 juillet : L’Humanité publie un télégramme de la Maison de la culture adressé au président Companys et 4 la Maison du peuple de Madrid, saluant ceux qui combattent pour la liberté en Espagne’. Prévert est parmi les signataires. 21 aotit : lettre de Jacques Prévert et de Marcel Carné au ministre de la Santé publique pour lui demander un appui moral

afin de convaincre les producteurs de L’fle des enfants perdus (scénario et dialogues de Prévert) qu’il n’est pas hostile au film. 12 septembre : « Cosy Corner » parait dans le numéro 30 de

La Fleéche (le texte sera publié en 1948 dans Histozres sous le titre « Vieille chanson

»).

18 septembre : premiere projection a Paris de Jenny. Automne : le groupe Octobre commence 4 se désagréger pour des raisons diverses (financiéres et politiques). Deniaud, Decomble, Loris, Blin, Rougeul, qui souhaitent continuer les activités du groupe vont répéter Bonne nuit, Capitaine de Jacques Prévert. La mise en scéne et les décors devaient étre de Lou Tchimoukow, la régie musicale de Louis Bessiéres. Le projet 1. Voir la notule de « La Crosse en l’air », p. 1048-1049.

LIV

Chronologie

[1937]

n’aboutira pas ; une adaptation du texte sera enregistrée pour la

radio en 1948. Oéfobre : la premiére partie de « La Crosse en l’air » est publiée

dans le numéro 5 de Soutes et « Terres cuites de Béotie » dans le numéro 9 de Minotaure. 3 ottobre ; « Maisons de redressement » parait dans le numéro 33 de La Fleche. 28 novembre : Jeunesse d’abord est publié dans Le Film complet du Samedi. A la fin de l’année : la revue Soutes fait paraitre le deuxiéme recueil de sa collection populaire et y publie 5 poémes contre la guerre (parmi lesquels « Le Temps des noyaux »). Renoir demande a Prévert un scénario qui intégrerait les extraits déja filmés d’Une partie de campagne. Prévert l’écrit mais il ne sera pas tourné. Décembre : achevé d’imprimer de La Crosse en l’air publié en plaquette par Soutes.

31 décembre : mort d’André Prévert. L’adaptation d’une piéce d’Hennequin et Veber, Vous n’avez rien 4 déclarer, pour Leo Joannon, est refusée par Raimu ; rédaction de « Aux champs... », « Chanson dans le sang », « Nuit blanche ».

1937 « Citroén », « Mange ta soupe et tais-toi », « Printemps-été

1936 »» paraissent dans l’Almanach populaire pour 1937 de la S.F.I.O. Brunius travaille avec Prévert au scénario d’une nouvelle version du Fantéme du Moulin-Rouge (tourné par René Clair en 1924), intitulée Le Métro fantome. André Malraux demande a Jacques Prévert et Marcel Duhamel s’ils estiment valable un panoramique sur le convoi d’enterrement en montagne de son film L’Espoir, en cours

de montage’. Pierre Prévert projette de réaliser Un ménage modele, scénario de Jacques. Avec Jean Ferry, celui-ci adapte un reportage de Stéphane Manier, sous le titre Train d’enfer : le film ne sera pas tourné. Le Grand Matinal, scénario original que Jean de Limur puis Grémillon envisageront de réaliser, n’aura pas plus de chance. 2 février : Prévert signe le contrat pour l’adaptation de His First Offence de Storer Clouston (qui deviendra Dréle de drame).

Mars ; la premiére partie de « Branle-bas de combat » est publiée dans le numéro 1 de Cinématographe. 18 mars : « Fait divers » (qui deviendra dans Paroles « Le retour au pays ») parait dans le numéro 7 de Soutes. A la fin de mars ; Prévert habite a |’hétel Acropolis, 160, boulevard Saint-Germain. 21 avril ; dans une interview 4 Paris-Soir, Prévert confirme le

projet de tourner L’/le des enfants perdus. Mai : la deuxiéme partie de « Branle-bas de combat » parait dans le numéro 2 de Cinématographe. 1. Voir Duhamel, Raconte pas ta vie, p. 375-

[1938 ]

Chronologie

LV

Mai-juin ; tournage par Marcel Carné de Dréle de drame. Aottt : Jacques Prévert habite 11, place Dauphine. Aotit-septembre : tournage par Autant-Lara de |’Affaire du courrier de Lyon, adaptation (non signée) avec Aurenche d’un mélodrame de Moreau, Siraudin et Delacour. 20 ottobre ; premiére projection publique de Dréle de drame. 2y ottobre : dépdt par Georges Auric de sa « Chanson de Vhomme » sur des paroles de Prévert, composée pour Le Messager, film réalisé par Raymond Rouleau. Novembre :-« Evénements » est publié dans le numéro 6 des Cahiers G.L.M. L’Affaire du courrier de Lyon sort sur les écrans.

I

Séjour a Belle-Ile pour écrire le scénario du Quai des brumes. 1938

mz janvier : note de Mac Orlan au bas du manuscrit de Vadaptation du Quai des brumes approuvant « sans réserve » le travail de Prévert a partir de son roman. Janvier-février ; Prévert figure dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme publié par Breton et Eluard. Tournage du Quai des brumes par Carné. Février : « Le Paysage changeur » parait dans le numéro 9 de Essai et combats. Février-mars :; tournage des Disparus de Saint-Agil, adaptation du roman de Pierre Véry, réalisation Christian-Jaque. Le nom de Prévert (auteur des dialogues) n’apparait pas au générique lors de la sortie du film en avril. Mai-juin ; Christian-Jaque tourne Ernest le Rebelle, adapté du roman de Jacques Perret. La collaboration de Prévert restera anonyme. 17 mai ; Le Quai des brumes est présenté au public. Juin : on annonce que la censure interdit le projet de L’fle des enfants perdus. ; Prévert part pour les Etats-Unis, a bord du Normandie. Il rencontre Bufiuel 4 New York, se rend a San Francisco, et a Hollywood ot tourne Jacqueline Laurent. De retour a Paris, aprés plusieurs mois d’absence, Prévert, a la demande insistante et amicale d’Henri Michaux, décide de se remettre a écrire. A la mi-novembre : L’fle des enfants perdus pourrait étre produit par une filiale de la Columbia américaine sous le titre Lame de Sond‘. Ernest le Rebelle sort sur les écrans parisiens. Rédaction,

sous

le titre

version de ce qui deviendra

«

Statistiques

« Inventaire

», d'une

premiére

».

1. Voir la présentation de La Fleur de l’age par André Heinrich, Gallimard, 1988, p. 20.

LVI

Chronologie

[1939]

Hiver : Prévert donne a René Lefeuvre « Paroles et musiques : Le réfractaire » (le texte ne paraitra dans Spartacus qu’en juin

1977).

24 décembre : repérages aux Baux-de-Provence en compagnie de Carné et Trauner, pour un film qui ne sera pas tourné, La Rue des Vertus.

1939 « [...] aprés des mois d’effort », Michaux obtient de Prévert quelques textes dont « Chanson dans le sang », mais Paulhan refuse de les publier'. Agnés Capri fait jouer dans son cabaret Un ménage modele.

Christian-Jaque réalise L’Enfer des anges, au scénario duquel Prévert travaille bénévolement et anonymement. Collaboration avec Pierre Prévert, Pierre Véry et Pierre Laroche au scénario

d’un film a sketches projeté par Bernard Deschamps, Au clair de la lune (ou Feux follets ou La Clef des champs). Le Cog a |’ane, improvisations radiophoniques avec Robert Desnos, a |initiative de Paul Deharme et Alejo Carpentier. A Fontainebleau, a |’hétel de L’Aigle noir, Prévert adapte avec Jacques Viot un scénario de celui-ci; il en écrit les dialogues et Carné le tourne de février a mai, sous le titre Le jour se leve. 6 mars ; Exposition Jean Odet avec texte de Prévert. Vers mai ; Grémillon commence avec Jacques Prévert l’adaptation définitive d’un roman de Roger Vercel, Remorques. 17 juin : premiére projection publique du Jour se léve. A Zurich, Hans Richter prépare une production sur les aventures du légendaire baron Miinchhausen ; Jacques Prévert, Jacques-Bernard Brunius et Maurice Henry collaborent au scénario. La guerre interrompt le projet de méme que le tournage des extérieurs de Remorques a Brest auquel Prévert assistait. Septembre : Prévert au Val-de-Grace ot le Dr Leibovici l’a fait transférer apres l’avoir opéré de |l’appendicite’. 4 novembre ; Prévert rejoint le dépét d’infanterie, n° 52 bu, et va rester « sur le pied de guerre » jusqu’au 21 novembre. Au camp d’Avord, centre de triage militaire ot le rencontre Duhamel, il tente, habillé en civil sous prétexte de n’avoir pas

trouvé d’uniforme qui lui aille, de se faire réformer en tenant des propos saugrenus. II est transféré 4 Bourges et « rayé des contréles » le 22°. Décembre : Le Visiteur inattendu es créé au Cabaret-Théatre d’Agnés Capri, dans une mise en scéne de Sylvain Itkine. 1. Voir les lettres de Michaux a Paulhan (Brigitte Ouvry-Vial, Henri Michaux, qui

étes-vous ?, La Manufacture, 1989, p. 148-149). 2. Voir Jeanne Witta, La Lanterne magique, p. 127. 3. Comme « goitreux atteint de sénilité précoce », selon Marcel Duhamel, Raconte pas ta vie, p. 399.

[1941]

Chronologie

LVI

1940 7 mars : Prévert est définitivement réformé par la commission de réforme de la Seine. Avril : au cours d’une permission, Jean Grémillon reprend le tournage de Remorques, qui se poursuit en mai. Juin : quittant Paris, en métro par la ligne de Sceaux, puis a pied via Orléans, en auto-stop, camion, autobus et méme a

dos de canon pendant quelques dizaines de kilométres, avec Joseph et Lily Kosma, Brassai, Simone (dont il est séparé depuis 1935), Prévert descend jusqu’a Jurangon, prés de Pau, ou tous se réfugient chez le pére du peintre Mayo. En godt, Prévert y écrit « Confession publique ». Ensuite, il gagne Nice, puis

Saint-Paul-de-Vence et Tourrette-sur-Loup. I] obtient pour Joseph Kosma la permission de changer de département ; le musicien le rejoint' ainsi que le décorateur Alexandre Trauner. 1941

Projet de film Le Chat botté, amorcé en 1940. Premiére

rencontre

d’André

Verdet

a Saint-Paul-de-Vence.

4 juin ; Viviane Romance refuse le découpage d’ Unefemme dans la nuit proposé par Prévert et Laroche. Le film, réalisé par Edmond-T.

Gréville,

sortira a la fin de l’année en zone

sud.

Juin a septembre : tournage par Pierre Billon d’un film, Le soleil @ toujours raison, préparé a Tourrette-sur-Loup dans une petite maison sur la falaise que Jacques a loué. Septembre : Grémillon achéve en Studio le tournage de Remorques. 3 ottobre : Promenade avec Jacques Prévert est présenté a la Radio de la zone sud par Pierre Laroche. Beaucoup de textes encore inédits y sont dits ou chantés. Novembre : Prévert séjourne avec Claudie Carter au Cap d’Antibes-la-Garoupe 4a |’hétel de La Bouée. Le chien Dragon, qui a suivi Jacques dans la rue, « ne le quitte plus d’une semelle? ». Cécile et Pierre Laroche les rejoignent ainsi que Pierre Prévert. Le soleil a toujours raison sort en zone sud, a Marseille. Le 27, premiére projection de Remorques a Paris. Rédaction avec Laroche des dialogues de Comme la plume au vent (ou Monsieur Casa), pour Marc Allégret (film non tourné) et de ceux des Vusiteurs du soir, pour Carné, ainsi que d’un ace, situé au xvi° ou au xvir° siécle, « du genre grand guignolesque avec apparition de revenants et embrochage de spadassins* », pour une tournée qui n’aura qu’une générale. 1, Voir « Joseph Kosma 2. Marcel Duhamel,

», La Revue musicale, 1989, p. 33.

Raconte pas ta vie, p. 434.

3. Tbid., p. 446. Il s’agit peut-€tre des Trou Jumeaux du Val d’Enfer.

LVI

Chronologie

[1943 ]

1942 Avril & septembre : Tournage des Visiteurs du sotr. ‘ 6 avril : Coéteau rapporte dans son Journal un mot de Prévert : « Le Maréchal est mort il y a deux mois. II n’en sait rien et

personne n’ose le lui apprendre. » Juin : interdiction 4 ceux que le régime de Vichy considére comme « juifs » d’exercer une profession artistique. En zone occupée, ceux de plus de six ans devront porter |’étoile jaune. Kosma et Trauner continuent a travailler avec Prévert dans la clandestinité. 17 juin : Georges Lampin propose a Prévert d’adapter Sylvie et le fantéme d’Alfred Adam. Aoit : Grémillon commence les prises de vue (qui se poursuivront jusqu’a janvier 1943) de Lumiere d’été, scénario et dialogues de Prévert et Laroche. y décembre : premiére projection des Visiteurs du soir. Premiére rencontre avec René Bertelé a Nice.

1943 10 janvier : deux textes de Prévert (dont « Pour faire le portrait

d’un oiseau ») dans un catalogue pour une exposition d’Elsa Henriquez a2 Monaco. 13 janvier : Une femme dans la nuit sort en zone nord. 27 janvier : Le soleil a toujours raison sort sur les écrans parisiens. Conversation 4 Nice entre Barrault, Carné et Prévert qui viennent de se voir refuser par les producteurs Jour de sortie.

Barrault suggére un film autour

d’un é€pisode de la vie de

Deburau : ce sera Les Enfants du paradis que Prévert va préparer a l’auberge du Prieuré prés de Tourrette-sur-Loup. Kosma, Trauner et Mayo feront partie de |’équipe.

Février ou mars : début du tournage d’Adieu Léonard réalisé par Pierre Prévert. Avril ; « Cet amour

» dans Profil littéraire de la France, n° 13, publié a Salviac dans le Lot. 26 mai : premiére projection de Lumiere d’été. Mai-Juin : « Ecritures saintes » (fragment) dans Méridien, n° 7,

revue de André Virel et Denys-Paul Bouloc. Celui-ci obtient, par Ventremise de Verdet, |’autorisation d’éditer six chansons de Prévert, mises en musique par Kosma. Mais le projet n’aboutira pas. Juillet ; Prévert écrit « C’est a Saint-Paul-de-Vence... » puis

un texte de vingt-cing a trente pages intitulé Un dréle de carrousel trés hostile aux nazis, a Pétain, Laval, Doriot, Darquier de Pellepoix. Il voudrait l’éditer clandestinement mais Verdet !’en dissuade, convaincu qu’on reconnaitrait aussitét l’auteur et que

ce serait la signer son arrét de mort. Verdet confiera le texte a un de ses lieutenants dans la Résistance.

[1944]

Chronologte

LIX

16 aoit ; début du tournage des Enfants du paradis. Il sera interrompu le 9 septembre sur ordre du ministre de |’Information, averti d’un débarquement imaginaire des Alliés a Génes et qui exige que l’équipe rentre a Paris. Prévert y retrouve Janine

Tricotet dont il avait fait connaissance en 1934. I] compose un « Portrait de Janine », collage a partir d’une photographie de Pie ci par Pierre Boucher. * septembre :premiere projection d’Adieu Léonard. 8 Septembre : « Quartier libre » parait dans L’Echo des éudiants.

la fin de 1943 : Prévert se proméne rue Dauphine avec Desnos, fait plusieurs visites a |’atelier de Picasso. Le réseau de Résistance auquel appartient Janine est démantelé. Jacques lui conseille de s’éloigner de Paris.

1944 Janvier : avertis qu’André Virel vient d’étre arrété pour faits de résistance, Verdet (Duroc dans la clandestinité) et Prévert

récupérent dans la cave de |’hétel Racine une malle compromettante pleine de tampons, fausses cartes, etc., et la portent dans

une cache du XV°* arrondissement. Février ; Prévert est temoin au mariage d’André Verdet et de Camille. Verdet est arrété une semaine aprés ; la personne a qui

il a confié Un dréle de carrousel détruit le texte. Sur la table du colonel S.S. Lohrer des services secrets allemands il voit un volumineux dossier Prévert. Il retrouve au camp de Compiégne Desnos, qui s’attend a voir arriver Prévert.

Début des prises de vues de Sortiléges réalisé par Christian-Jaque sur un scénario de Jacques Prévert adapté du Cavalier Riouclare de Claude Boncompain. Le tournage sera interrompu par le débarquement des Alliés en juin. iy mars :; reprise du tournage des Enfants du paradis, qui s’achévera le 8 novembre. ro juillet : achevé d’imprimer d’un cahier de poémes de Prévert, ronéotypé par les éléves de philosophie d’Emmanuel Peillet. Aotit : Marcel Duhamel présente Prévert

4 Hemingway.

18 offobre : Prévert défend Clouzot accusé — a cause du Corbeau — d’avoir été antifrangais. I] estime qu’on en fait un bouc émissaire. Novembre : reprise du tournage de Sortiléges. Le ry, « Le Cancre » et « Quelqu’un »» paraissent dans Lettres. Novembre-décembre : trois textes de Prévert dans Poésie 44. Décembre :L’Eternelle revue propose dix textes de Prévert dont « Complainte de Vincent » et « Statistiques » (« Inventaire »). 21 décembre : naissance de Catherine, fille de Giséle et Pierre Prévert. Prévert suggére a Marcel Duhamel le titre de « Série noire »

pour la collection que celui-ci va lancer chez Gallimard.

LX

Chronologie

[1946]

1945 Parution du numéro des Cahiers d'art, daté 1940-1944, avec trois

poémes de Prévert en hommage 4 Picasso. 6, 13, 20, 27 janvier et 3 février ; L’Ecole butssonniére, Emissions

de Robert Scipion (textes et chansons de Prévert, musique de Joseph Kosma). Le zo, Loris interpréte « Les Grandes Inventions ». 21 février : mort de Suzanne Prévert. Mars : Cing poemes de Prévert paraissent dans Confluences. Le

ty, Les Enfants du paradis sort sur les écrans. Projets avec Carné : Mary Poppins, La Lanterne magique (reprise de Jour de sortie) et Le Masque de la mort rouge. Avril :; Prévert travaille avec Paul Grimault au scénario d’un dessin animé d’aprés La Bergére et le Ramoneur d’ Andersen. 10 avril : récital, sous le titre de L’Ecole buissonniére, de poeémes et chansons de Prévert, salle Chopin-Pleyel. 13 avril ; La Rue publie « Chanson dans le sang ».

ry avril ; achevé d’imprimer du numéro 2 de Messages (daté de 1944) ot paraissent trois poémes de Prévert. 24 avril ; chanson de Prévert dans un catalogue pour une exposition Labisse. 27 avril ; « La Nouvelle Saison » parait dans La Rue (n° 2). 25 mai : exposition Riéra avec un texte de Prévert. ry juin ; Le Rendez-vous (ballet de Roland Petit, argument de Prévert, musique de Kosma) est donné au théatre Sarah-Bernhardt (décor-photo de Brassai, rideau de Picasso). Labyrinthe publie « La Céne », « Comme par miracle » et « Le Miroir brisé ». 26 juillet ; Peillet envoie a Prévert le cahier ronéotypé par ses éléves. 14 septembre : la revue Arts publie « Dans ma maison ».

6 ottobre : « Il ne faut pas » parait dans Terre des hommes. 30 novembre ; achevé d’imprimer de Souvenirs du présent de Verdet avec en préface : « C’est a Saint-Paul-de-Vence... ». Décembre : six textes de Prévert dans La Revue internationale. y décembre : premiére projection publique de Sortiléges. 7 décembre : Action publie « Cortége » et « Les Derniers Moments

».

20 décembre : achevé d’imprimer de Paroles. Cette année-la, « Toile de fond » parait dans L’Heure nouvelle et Agnés Capri envisage de présenter, salle de la GaitéMontparnasse,

Le Pauvre Lion, sketch de Prévert.

1946 4 janvier ; Le Clou fait paraitre trois poémes de Prévert. 1y janvier : Marléne Dietrich informe le directeur de la maison Pathé-Cinéma qu'elle se retire des Portes de la nuit. Le film se

[1947] tourne

Chronologie jusqu’en

septembre

(scénario

LXI et dialogues

de Jacques

Prévert, réalisation de Marcel Carné).

19 janvier ; achevé d’imprimer de Trente dessins de Brassai accompagnés d’un poéme de Prévert. Février : premiére projection d’Aubervilliers (commentaire de Jacques Prévert, réalisation d’Eli Lotar).

Mars : date au bas d’un premier état du scénario da¢tylographié de La Bergére et le Ramoneur. « Le Salut a l’oiseau » parait dans Confluences (n° 10). Le ry deux textes de Prévert sont publiés dans Masses (n° 2).

Parution de 21 chansons, paroles de Prévert, musique de Kosma.

ty avril : Le Cheval de trow est achevé d’imprimer. Mat : L’Heure nouvelle publie « Noces et banquets », Quadrige, « Les Mystéres de la chambre noire », texte sur des photographies de Willy Ronis, et Les Quatre Vents, douze textes sous le titre « Histoires ». 10 mai : Paroles est en librairie. 9g juin ; achevé d’imprimer de L’Ange garde-chiourme, reprise en plaquette des « Souvenirs de famille » parus en 1930. 1y juin ; achevé d’imprimer d’Hisfoires. Juin-juillet ; exposition Vasarely pour laquelle Prévert a écrit « Imaginoires ». Juillet : les Cahiers d’art font paraitre « Le Balayeur ». 12 juillet: « Théologales » est publié dans La Rue (n° 6). 29 juillet ; début du tournage (qui se poursuivra jusqu’au

8 janvier 1947) de Voyage-surprise (libre adaptation par Claude Accursi, Pierre et Jacques Prévert, d’un roman de Jean Nohain et Maurice Diamant-Berger ; dialogues de Jacques Prévert; réalisation de Pierre Prévert).

Offobre : fin du tournage — commencé le 22 juillet — de L’Arche de Noé, adaptation avec Laroche d’un roman d’Albert Paraz, Les

Repues franches (réalisation Henri Jacques). 24 ottobre ; Baptiste, pantomime en six tableaux d’aprés Les Enfants du paradws, est créé au théatre Marigny (musique de Kosma, décors et costumes de Mayo).

16 novembre : naissance de Michele, fille de Jacques et de Janine. 23 novembre : « L’Autruche

», conte pour enfants, parait dans

La Gazette des lettres. 7 Hiver : « Les Premiers Anes », illustré par Elsa Henriquez est publié dans Vogue. 3 décembre : premiere projection des Portes de la nutt. 22 décembre : « Un beau jour » parait en préface a4 une exposition de Maurice Henry.

1947 8 janvier ; Jacques Prévert est enregistré comme adhérent a la $.A.C.D. (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), avec pour adresse 7, villa Robert-Lindet.

LXII

Chronologte

[1948]

4 février : présentation corporative de L’Arche de Noé, qui ne sortira sur les écrans que le 20 aoit. 7 février:le produéteur de La Fleur de l’age (reprise du scénario de L’fle des enfants perdus') accuse réception du travail de Prévert. 28 février ; achevé d’iimprimer du scénario de Prévert et de Laroche pour Les Visiteurs du soir, publié par La Nouvelle Edition. Mars : les dialogues de Prévert pour La Bergére et le Ramoneur sont enregistrés et Contes pour enfants pas sages, illustré de dessins d’Elsa Henriquez, est achevé d’imprimer. 4 mars : Jacques Prévert et Janine se marient. Avril : Prévert assiste a la création des Bonnes de Jean Genet. 28 avril : Carné commence a tourner La Fleur de l’age. 13 mai ; exposition Labisse. Prévert a écrit un texte pour le catalogue. 2I mai : premiére projection de Voyage-surprise.

2y juin : achevé d’imprimer de la nouvelle édition « augmentée » de Paroles. Aott : le tournage de La Fleur de |’age est suspendu. 27 septembre : Enfin-flm, hebdomadaire lyonnais, publie un sketch de Jacques Prévert sur la naissance de son frére Pierre, a propos de Voyage-surprise. Ottobre : En famille est joué pour la premiére fois a La Rose rouge dans une mise en scéne de Michel de Ré. Décembre : achevé d’imprimer du Petit Lion, photographies d’Ylla. Le 18, « Encore une fois sur le fleave », poéme lyrique

de Prévert et Kosma, est diffusé par la chaine parisienne dans le cadre d’une Journée du merveilleux. Au cours de l’année, rédaction d’un scénario intitulé Hécatombe. De Prévert et Kosma on publie D’autres chansons. 1948 Mars : Marianne Oswald publie Je n’ai pas appr a vivre, avec

une préface de Prévert. Achevé d’imprimer d'une nouvelle édition augmentée d’Histoires. 24 avril : a Saint-Paul-de-Vence, Prévert achéve la rédaction des Amants de Vérone, adaptation et dialogues d’aprés un scénario d’André Cayatte. Mai : réalisation par Pierre Prévert de son adaptation radiophonique d'une piéce de Jacques pour le groupe Octobre, Bonne nuit, Capitaine.

Juin : Bertelé est aux prises avec des difficultés financiéres : Paulhan lui conseille de publier un petit livre bon marché avec poéme de Prévert et conte de Michaux, susceptibles d’intéresser un commanditaire. « Fragment d’une lettre adressée 4 Mayo »

parait dans le catalogue d’une exposition du peintre. 1. Voir l'année 1936, p. uu.

:

[1949]

Chronologie

LX

7 juillet ; début du tournage par Cayatte des Amants de Vérone (qui se poursuivra jusqu’au zy février 1949). Prévert donne sa signature 4 la requéte adressée au président de la République en faveur de Jean Genet par Sartre et

Coéteau. * septembre : diffusion de |’adaptation par Pierre Prévert de Bonne nuit, Capitaine.

Septembre : premiére projection du Petit Soldat (adapté d’Andersen par Jacques Prévert ; dessin animé de Paul Grimault). 12 oltobre : vers 16 h 50, Prévert tombe d’une porte-fenétre

des bureaux de la Radiodiffusion Champs-Elysées. Il est emmené

francaise, 116, avenue

des

a |’hépital Marrnottan. Fracture

du rocher et bras cassé. Coma d’ow il sort quelques heures le 13 et ow il retombe aussitét : il y restera plusieurs jours. A la fin du mois, transfert a la clinique Rémy-de-Gourmont. 17 novembre ; premiére sortie.

1949) y février ; a Saint-Paul-de-Vence, Prévert a le bras encore serré dans une armature de fer et de platre. 7 mars ; premiére projection des Amants de Vérone. Texte pour l’exposition Max Maurel a Nice du 1 avril. 8 avril : achevé d’imprimer des Amants de Vérone. Il s’agit de

la continuité dialoguée datée du 24 avril 1948. Eté : Prévert travaille deux mois avec son frére Pierre au scénario de La Rue des vertus, non tourné par Carné et maintenant destiné a Yves Allégret, avec Simone Signoret pour interpréte. Le projet n’aboutira pas non plus. Tournage par Carné de La Marie du Port, adaptation d’un roman de Simenon par Prévert et Louis Chavance (qui la signera seul), dialogues de Prévert avec le concours de Ribemont-Dessaignes (qui les signera seul).

27 juillet ; contrat de Bertelé avec les éditions Gallimard au sein desquelles « Le Point du jour » devient une collection. 28 juillet : Miro annonce a Bertelé qu’il a fait un dessin « pour Jacques » en vue d’un livre qui se prépare et en attendant de faire « quelque chose d’important avec lui ». « Vous savez comme j’aime Prévert », précise-t-il. Novembre : Mercure de France fait paraitre le début d’« Intempéries ». Décembre : Entrées et sorties, et ainsi de suite, spectacle mis en scéne par Yves Robert 4 La Rose rouge, comporte « L’Opéra des

girafes » et « Branle-bas de combat ». Le Comité de censure de la Radiodiffusion nationale interdit la diffusion de l’enregistrement par Prévert d’une partie de « La Transcendance ».

LXIV

Chronologie

[1951]

1950 18 février : premiére projection de La Marte du Port. Mars ; Arthur Adamov fait paraitre La Parodie et L’Invasion, précédés de divers temoignages dont celui de Prévert. 9 mars : Dans Combat, Prévert est parmi les signataires d’un manifeste a l’initiative de Paule Thévenin contre les prétentions de la famille Artaud a s’opposer a la publication des ceuvres d’Antonin Artaud. 28 mars : entretien radiophonique avec Ribemont-Dessaignes (diffusé le 14 avril).

31 mars : exposition Mouloudji avec un texte de Prévert. 19 avril ; Prévert enregistre un texte écrit pour Chagall qui est publié dans Verve. Christian-Jaque tourne jusqu’a juin Souvenirs perdus (Prévert a collaboré a deux sketches : « La Statuette »,

et « Le Violon », adapté d’un scénario de Pierre qui a été publié en 1943 sous le titre « Le Petit Prodige »). Maz : a la suite d’un article hostile 4 Prévert paru dans la revue Empédocle, René Char rompt avec elle. Le poéte Nazim Hikmet, prisonnier politique a Istanbul depuis 1932, recommence le 3 une gréve de la faim. Prévert signe avec Leiris, Ribemont-Dessaignes, Queneau et Merleau-Ponty, un appel en sa faveur. Le 25, son nom figure parmi ceux de protestataires contre les poursuites intentées aux Editions premiéres pour la diffusion de La Philosophie dans le boudoir de Sade. Mat-juin ; « Aux Jardins de Mir6 » parait dans Derriére le miroir. 12 juin : Prévert est parmi les signataires d’un manifeste de cinéastes francais contre l’emprisonnement des « dix » d’Hollywood. 28 juin ; Prévert est parmi les signataires de l’appel pour sauver Zavis Kalandra, trotskiste et surréaliste tcheque condamné a mort (et, sans qu’on le sache, déja exécuté).

1 ottobre : date du cachet de l’enveloppe dans laquelle Guy Levis Mano envoie a Prévert la dactylographie des textes de

Lumieres d’homme.

5

1 novembre ; premiére projection de Souvenirs perdus. L’Ecran francais publie « Tournesol

», chanson du film.

ty novembre : achevé d’imprimer de Des bétes..., album avec des photographies d’Ylla. 4 décembre ; Prévert « a commencé Spectacle », écrit Margot Capelier 4 René Bertelé. Décembre : publication par La Nef dans un numéro spécial intitulé « Humour poétique » de trois textes de Prévert. 1951 Janvier : Michel de Ré met en scéne « L’Addition » au théatre

du Quartier-Latin, furieuses.

dans le cadre d’un spectacle intitulé Folies

[1952]

Chronologie

LXV

Février ; premiere projection de Bim le petit ane, commentaire de Prévert, réalisation d’Albert Lamorisse. Mars : « Gens de plume » parait dans Roman, n° 2. Avril ; Prévert et Grimault intentent un procés a Sarrut, le

producteur de La Bergére et le Ramoneur. Prévert assiste a la présentation de Los Olvidados de Bufiuel au festival de Cannes et écrit un texte sur le film. Mai: « Limehouse » et des collages paraissent dans Neuf. 18 mat : achevé d’imprimer de Vignette pour les vignerons (plaquette éditée « pour le plaisir et le compte des vignerons de saint Jeannet

» ; avec des dessins de Francoise Gilot et des

photographies de Marianne). Ouverture de La Fontaine des Quatre-Saisons avec mise en scéne du Diner de tétes par Albert Medina. 2y juin : bon a tirer et achevé d’imprimer de Speétacle. 6 juillet ; date du contrat proposé par la Guilde du livre pour Grand bal du printemps. 1” septembre : exposition de dessins de Ribemont-Dessaignes, a Vence, Ribemont

pour ».

laquelle

Prévert

a

écrit

«

Itinéraire

de

y novembre ; diffusion radiophonique de Métro fantéme, adaptation du scénario de Prévert par Georges Ribemont-Dessaignes, réalisation Jean-Jacques Vierne. 10 novembre : achevé d’imprimer de Grand bal du printemps (livre avec des photographies d’Izis). Décembre : Prévert est témoin au mariage de Simone Signoret et Yves Montand, a Saint-Paul-de-Vence. Jacques, Pierre Prévert et Louis Chavance adaptent Vital, le mauvais saint, de Gottfried Keller, sous le titre Jole ou Ciel et terre. Trois textes de Prévert figurent dans un montage de Chris Marker, intitulé L’Homme et sa liberté, mis en scene par Claude Kilian et interprété par le groupe Spartacus.

1952 Janvier ; Prévert dédie un texte 4 Georges et Claude Kogan qui servira de préface a leur livre, Cordillére blanche. Ceur de docker, comédie-ballet sur un texte de Prévert et une musique de Christiane Verger, est créé 4 Hambourg. Juin ; Voyage a Londres avec Izis et Albert Mermoud, dans la perspective d'un livre, qui sera Charmes de Londres. 24 juin: « De gré savoir » (qui deviendra « Hépital Silence » ) parait dans une plaquette dédiée au docteur Palliés, médecin dans un sanatorium de Vence pour jeunes filles tuberculeuses. Septembre : présentation a la Biennale de Venise de La Bergére et le Ramoneur. Paul Grimault et Jacques Prévert s’opposent a la sortie publique du film, dont la fin de la réalisation a échappé a leur contréle, mais ils perdront leur proces.

LXVI

Chronologie

[1954]

21 octobre.: contrat avec la Guilde du livre pour Charmes de Londres.

30 novembre : achevé d’imprimer de Lettre des iles Baladar avec des dessins d’André Francois. 1” décembre : achevé d’imprimer de Charmes de Londres. 2 décembre : contrat avec la Guilde du livre pour Guignol, qui parait le méme mois, illustré par Elsa Henriquez. Publication de Bim le petit ane, histoire et photographies d’Albert Lamorisse, texte de Prévert, d’aprés leur court métrage. Jacques, Janine et Michéle Prévert habitent rue Guynemer, au-dessus d’un appartement occupé par Danielle et Francois

Mitterrand.

dys) 30 avril : achevé d’imprimer de Tour de chant, avec des dessins

de Loris et une musique de Christiane Verger. Mai : cing textes de Prévert paraissent dans Les Lettres nouvelles sous le titre « La Pluie et le Beau Temps ». 11 mai (22 palotin 80) : Jacques Prévert, « fabricant des Petits Plats dans les Grands et autres

memoriam

», est « tenu ad perpetuam rei

» pour Satrape du collége de Pataphysique.

29 mai : sortie a Paris de La Bergére et le Ramoneur, malgré les

protestations des auteurs. 19 juin : exécution, aux Etats-Unis, d’Ethel et Julius Rosenberg, pour lesquels Prévert avait écrit un texte de soutien. Juillet-septembre : la revue Sortiléges publie un numéro spécial intitulé « Jacques Prévert parmi nous ». 20 ottobre : achevé d’imprimer de L’Affaire Henri Martin, publié sous la direction de Sartre, avec une contribution de Jacques Prévert.

30 ottobre : contrat avec la Guilde du livre pour L’Opéra de la lune. Novembre : exposition Cornelius Postma a Saint-Paul-de-Vence, avec un texte de Prévert. 20 novembre : achevé d’imprimer de L’Opéra de la lune, avec des

dessins de Jacqueline Duhéme et une chanson mise en musique par Christiane Verger. Décembre : Les Lettres nouvelles publient quatre textes de Prévert.

1954 Scénario

d’Au

Diable

vert pour

Noél

Howard;

le projet

n’aboutira pas.

Février ; « Cagnes sur mer Mars : rédaction de « Soleil Avril ; un hommage a Jean y mai: « Dehors » parait dans aveugle a Oxford.

» parait dans Défense de la paix. de mars » pour Cécile Miguel. Gabin est publié dans Ciné-club. le premier numéro de La Chouette

[1956]

Chronologie

LXVII

Juin; « L’Enfant de mon vivant » est publié dans Le Point. Le 1y, création a la Fontaine des Quatre-Saisons de la deuxiéme version

de La Famille Tuyau de Poéle, mise en scéne par Jean-Pierre Grenier. Septembre : Les Lettres nouvelles publient des textes de Prévert sur Miré destinés a un livre qui paraitra en 1956. Novembre ;« Lumiéres d’homme », poéme liminaire du recueil qui portera ce titre, parait dans les Cabiers G.L.M..

7 décembre : Queneau écrit 4 Prévert qu’il a voté en sa faveur, ainsi qu’Armand Salacrou, pour la succession de Colette l’Académie Goncourt. C’est Giono qui a été élu.

a

yy) Franju réalise un court métrage intitulé Mon chien avec un commentaire de Prévert. Jacques, Janine et Michéle s’installent a Paris dans un appartement de la cité Véron, prés du MoulinRouge. Leur terrasse, qu’ils partagent avec Boris Vian, devient celle « des trois Satrapes » (du collége de Pataphysique), le troisieme étant Ergé, le chien des Prévert. Janvier ; « A Alphonse Allais » parait dans les Cahiers du collége de Pataphysique. Mai : achevé d’imprimer de Lumiéres d’homme. 3 mai : exposition Betty Bouthoul avec texte de Prévert. 16 juin : achevé d’imprimer de La Plute et le Beau Temps.

10 novembre ; texte sur Desnos, qui paraitra dans Simoun en 1956. 1y décembre : poéme dans le programme d’une soirée en faveur de |’enfance inadaptée. 1956 1°janvier : « La Boutique d’Adrienne », contribution de Prévert

aun hommage a Adrienne Monnier, parait dans Mercure de France. 6 avril : exposition Pierre Charbonnier avec texte de Prévert. 22 mai. lettred’ Alain Resnaisa Prévert pour le remercier des’étre élevé contre la non-présentation a Cannes de Nuit et brouillard. Texte pour l’exposition Arthur Aeschbacher du 29 mai. 14 juin : création a Enghien du ballet de Maurice Béjart d’aprés « Le Balayeur

», musique de Louis Bessiéres.

Eté : tournage par Delannoy de Notre-Dame de Parw, adaptation par Prévert, cosignée par Aurenche, du roman de Hugo. 10 aot : Parw-Presse signale l’existence d’un court métrage d’Alain Jessua, intitulé Léon la lune avec une musique d’Henri Crolla et un trés court texte de Prévert. 25 septembre-1 odfobre : série de portraits de Prévert par Picasso. Offobre : achevé d’imprimer de Joan Miré, textes de Jacques Prévert et de Ribemont-Dessaignes et reproductions d’ceuvres du peintre.

LXVII

Chronologie

[1958]

7 novembre : Prévert signe la protestation de Sartre, Beauvoir, Vercors, Claude Roy, Roger Vailland et quelques autres écrivains de gauche contre la répression par les canons et les chars soviétiques de la révolte du peuple hongrois. 19 décembre ; premiére projection de Notre-Dame de Paris.

LODE Prévert écrit un texte pour un film de Joris Ivens, La Seine a rencontré Paris et la préface du livre de Randal Lemoine, Dréles

comme quatre : les Fréres Jacques. Avril ; « Portrait de Doisneau publiée a Lucerne.

» parait dans Caméra, revue

17 mai ; vernissage d’une exposition des collages de Prévert chez Adrien Maeght, rue du Bac. Un album intitulé Images parait 4 cette occasion, avec une préface de René Bertelé. Juin : textes pour les expositions des peintres Jorn et Tom Keogh.

14 aottt ; dans Arts, Prévert annonce des « Mémoires

», qui

auraient pour titre Raconte pas ta vie. 20 aott : date sur le découpage par Prévert et Paul Grimault d’un dessin animé, La Faim du monde, qui sera présenté

lannée

suivante

au

Pavillon

frangais

de

l’exposition

de

Bruxelles.

14 décembre : exposition Vilato 4 Genéve. Prévert a écrit un texte sur ses gravures. Pour la Fédération des Ardoisiéres de France, Prévert compose Ardowses, qui sera publié l’année suivante.

1958 27 janvier : plaquette pour une exposition Pierre Charbonnier avec un nouveau texte de Prévert. Mars

: «

Em

regardant

des

portraits

»,

texte

sur

des

photographies d’André Villers dans Aujourd’bui (n° 16). 20 mars : entretien radiophonique sur la poésie (diffusé le BI)

Juillet : Aujourd’hut fait paraitre « Le monde en vaut la peine », hommage a Fernand Léger avec des photographies de Gilles Ehrmann.

30 ottobre : achevé d’imprimer du catalogue d’une exposition De Maria, avec texte de Prévert. y novembre : Arts publie « La Cinquiéme Saison », texte écrit pour |’exposition de Cornelius Postma. Le programme des

récitals de la danseuse Helba Huara contient un hommage de Prévert. Paris mange son pain, court métrage de commenté par Jacques, sort sur les écrans.

Pierre

Prévert,

[1960]

Chronologie

LXIX

1959 Dans un court métrage de Jean Barral, La belle saison est proche, Prévert lit un poéme sur Desnos. I] préface La Pierre dans le souffle d’Henri Decanaud. Janvier-février : une « Chanson » écrite pour Notre-Dame de Paris est publiée dans Derriére le miroir (n° 112). 17 mars : achevé d’imprimer de Portraits de Picasso, photographies d’André Villers, texte de Prévert. ro juin: « Message du transcendant Satrape Jacques Prévert pour saluer l’arrivée de Sa Magnificence le Vice-Curateur Baron [Mollet] sur la terrasse des Trois Satrapes » qui paraitra dans les Dossiers du collége de Pataphysique (n° 7). mm juin ; au programme de lI’acclamation en |’honneur du « Baron Mollet », « Tout l’Univers est plein de sa magnificence, choeur de Racine-Prévert, musique de Mendelssohn ». 23 juim ; mort de Boris Vian. Eté ; rédaction a Antibes de « Dominique », préface a Poemes de Pékin de Dominique de Wespin. Aoiit : tournage de séquences pour Paris la belle, réalisé par Pierre Prévert, dans la propriété de l’architecte Jacques Couélle a Saint-Paul-de-Vence.

7 septembre au 5 ottobre : parution dans Elle des « Mémoires » de Prévert (il les reprendra et les complétera en 1972 dans Choses et autres sous le titre « Enfance »).

Oétobre : texte pour le photographe Karabuda. Décembre ; textes pour le carton d’invitation d’une exposition Elsa Henriquez.

1960 Paris la belle, réalisé par Pierre Prévert, et Les Primitifs du xu‘ de Pierre Guilbaud, commentaires de Jacques Prévert, sortent sur les écrans. Paris des rues et des chansons de René Maltéte, avec un poéme de Prévert, « Enfant, sous la Troisiéme... »,

et Pris aux

mots

de Jacques

Parent,

avec

une

préface

de

Prévert, sortent en librairie. « Gravures sur le zinc » parait dans un numéro du Point, intitulé « Bistrots ». Rédaction de textes pour des expositions Pipard et Lucien Jacques. Mat : Cinéma 60 publie un numéro « Jacques Prévert et Paris » avec les textes de trois courts métrages (La Seine a rencontré Paris, Paris mange son pain et Paris la belle). 13-1j mai; « Lettre a Boris » qui sera publiée ainsi qu’un collage et un autre texte dans les Dossiers du collége de Pataphysique (n° 12).

y

21 juin : Edith Piaf hospitalisée recoit |’épreuve de son dernier 33 tours ou figure « Cri du coeur

musique par Crolla.

», texte de Prévert, mis en

LXX

Chronologie

[1962]

E1té : rédaétion a Antibes — ou Prévert va se rendre désormais tous les étés jusqu’en 1969 — de « La Visite au chateau », texte en hommage a René Laporte et dédié 4 sa femme. Oéfobre : achevé d’imprimer d’une plaquette de Mumprecht, Monotypes 1960, avec une présentation de Prévert. 12 ottobre : lettre au chef des Informations de la R.T.F. dans Libération (du 14), puis dans Premier plan (en novembre), qui publie un numéro Prévert avec des extraits inédits de scénarios non tournés. Arbres y est annoncé pour 1961. Décembre : publication de deux poémes sous le titre « Adonides

» dans Derriére le miroir (n° 121-122).

1961 Michel Boisrond réalise Les Amours célébres, film a sketches; Jacques Prévert a écrit le scénario et les dialogues de celui qui s'intitule « Agnés Bernauer ». Parution de Couleur de Paris, photographies de Peter Cornelius précédées d’un texte de Prévert. Février : Pierre Prévert tourne une série de six émissions que

diffusera en octobre et novembre la Télévision belge sous le titre Mon frére Jacques. 2 mars : achevé d’imprimer de Magloire de Paris d’Ylipe avec une préface de Prévert. ty mars : L’Avant-scéne cinéma publie Les Primitifs du xur". Avril-mai ; publication d’un témoignage sur Maurice Jaubert dans Cité-Panorama. 19 juillet ; diffusion d’un entretien radiophonique avec Ribemont-Dessaignes. Eté ; rédaction a Antibes d’un hommage a Magritte pour une exposition londonienne qui s’ouvrira le 28 septembre. 25 ottobre : « A tes vingt ans Pablo » parait dans un numéro spécial du Patriote de Nice en hommage 4 Picasso. 3 novembre :; premiére projection publique des Amours célebres. 23 novembre : « Lettre au Baron Mollet » qui paraitra dans Les Dossiers du collége de Pataphysique (n° 17).

1962 29 janvier : achevé d’imprimer de Diurnes avec des découpages Picasso et des interprétations photographiques d’André Villers.

de

Juin : texte pour le catalogue d’une exposition Jorn intitulée Nouvelles défigurations et ouverte en présence de Prévert;

les

reproduiront.

Dossters

du

collége

de Pataphysique

(n°

20)

le

[1964]

Chronologie

LXXI

1963 9 février : achevé d’imprimer d’Histoires et d'autres histoires. 14 mars : L’Express publie un entretien avec Madeleine Chapsal ou Prévert annonce Fatras et évoque son travail avec Miro. 19 avril : Le Monde publie des textes de Simone de Beauvoir, Breton, Genet, Prévert et Sartre sur Les Abysses, film de Nico Papatakis. Mai : rédaction d’un texte sur Michel Simon pour |’hommage

de la section nantaise des Amis de la Cinémathéque frangaise (qui aura lieu le x juin).

Eté : rédaction a Antibes d’un texte intitulé « La vie n’a pas d’age ». y aout : exposition de cent douze collages au chateau Grimaldi d’Antibes. 10 décembre : exposition de collages a la galerie Knoedler a Paris avec dessin-dédicace de Picasso dans le catalogue. Au cours de l’année, commentaire pour Le Petit Chapiteau de Joris Ivens, collage pour la premiére édition de L’Ecume des jours dans la collection « 10/18 », textes pour Les Halles. L’album du ceur de Paris, photographies de Romain Urhausen, pour diverses expositions (Victor Bauer, Cardinali, Savitry), pour un disque intitulé Pourquoi pourquoi.

1964 Publications de L’Atelier, texte 4 propos de dix linogravures de Pougny, d’une préface a Derriére l’affiche de Jean-Claude Lévy et d’un hommage a Hanns Eisler dans Sinn und Form. ty janvier : France-Soir fait paraitre une protestation de Prévert contre la pollution des mers. 17 avril ; exposition Luc Simon, pour laquelle Prévert a écrit un poéme.

Mai:

« De vive joie », hommage a Braque dans Derriére le

miroir.

29 juin : enregistrement de Solite comme tout, anthologie établie et présentée par Prévert; diffusion le 4 juillet. Juillet-aodt : « Graffiti » publiés dans Mercure de France. Aotit-septembre : tournage par Pierre Prévert d’un téléfilm, Le Petit Claus et le Grand Claus, adaptation avec son frére d’un conte d’Andersen. 31 aotit ; Les chiens ont sotif, texte de Prévert et lithographies de Max Ernst, est achevé d’imprimer. 1” septembre : « Figuratifs de l’imaginaire... » sur le carton d’invitation au vernissage d’une exposition de trois peintres a Antibes. 25 décembre : la premiére chaine de télévision diffuse Le Petit Claus et le Grand Claus.

LXXU

Chronologie

[1966]

1965 Deux livres paraissent 4 Stuttgart : Pour Daniel-Henry Kahnwetler (dans lequel est publié « Cirque ») et Carmina Burana (avec

un texte évoquant la musique de Carl Orff). Janvier :; Le Cirque d’Izis avec quatre compositions originales de Chagall et des photographies d’Izis est achevé d’imprimer. Mars-avril ; « Gérard Fromanger » dans Derriére le miroir ; « Tant pis » dans Clef; « Certificat d’études prinner

» dans

un catalogue, Prinner 1932-35 ;texte pour une exposition Fabra. Avril a juin : publication par Art et essai du scénario inédit d’ Une partie de campagne. y avril ; achevé d’imprimer d’Hommage a Georges RibemontDessaignes pour ses quatre-vingts ans avec un poeme

de Prévert.

Aoiit : Pierre Prévert tourne La Maison du passeur (dialogues de Jacques). 27 ottobre : texte dans le programme d’un récital Francoise Hardy a l’Olympia: Décembre : entretiens, teémoignages et textes dans les revues Image et son et Parler (qui reprend en grande partie le contenu de la revue Sortiléges de juillet-septembre 1953). Au

cours

de l'année, L’Avant-scéne

cinéma

(n° 53) publie un

découpage du Jour se léve.

1966 20 janvier

: Les Lettres francawses

publient

un

hommage

a

Giacometti (repris par Match le 22). 28 janvier ; achevé d’imprimer de Fatras avec cinquante-sept collages de l’auteur ; la Pochade, boulevard Saint-Germain, en expose a cette occasion a partir du 24 février.

Février : publication dans L’Arc d'un scénario de Queneau, Prévert et Marcel Duhamel, Le Trésor, et dans Derriére le miroir d’un hommage 4a Calder extrait d’un livre a paraitre (Fétes). Avril ; texte de Bertelé sur les « Images

» de Prévert, et de

Prévert sur l’un de ses collages dans Cahier bicolore. 12 avril : premiére de la piéce de Tudal : Les Bouquinistes ;un hommage de Prévert figure dans le programme. 6 mai : Irts-Time publie « Les Machinoutis » a l’occasion de l’exposition De Maria. Aoit ; Pierre Prévert tourne A la belle étoile, adaptation avec son frére d'une nouvelle d’O’Henry, dialogues de Jacques.

13 aotit ; la deuxiéme chaine de télévision diffuse La Mauon du passeur. 28 septembre : mort d’André Breton. Prévert bouleversé, se rend

aussitot a l’hdpital Lariboisiére, ol son ami vient de décéder. y ottobre : « Au demeurant... », contribution 4 un hommage a Malkine, a l'occasion d’une exposition de ses peintures.

[1969]

Chronologie

LXXIII

24 décembre : la premiére chaine de télévision diffuse A Ia belle étoile. Au cours de l’année parait un numéro spécial de L’Herne, consacré a Henri Michaux, « Rencontre ».

qui contient

un

texte

de Prévert

intitulé

1967 Paul Grimault rachéte le négatif de La Bergére et le Ramoneur et y travaille de nouveau avec Prévert pour réaliser un film, enfin selon les voeux des auteurs. Publication d’Arbres avec des gravures de Ribemont- Dessaignes. Eté :L’Avant-scéne cinéma (n° 72-73) publie un découpage des Enfants du paradis. Automne ; texte sur Brunius pour un programme du théatre La Bruyére et contribution 4 un hommage a Louis Feuillade.

1968 24 avril : avec son frére Pierre et Paul Grimault, Prévert se rend a l’assemblée générale de la Cinémathéque Henri Langlois.

pour soutenir

Mai: la gréve générale des étudiants et des ouvriers qui occupent leurs lieux de travail et les prises de paroles qui s ensuivent intéressent vivement Prévert. Il manifeste sa sympathie au mouvement et son hostilité a la répression par plusieurs textes dont l’un parait aussit6ét dans L’Enragé. 23 septembre : achevé d’imprimer de Varengeville avec des reproductions de peinture de Braque. Oéfobre : « Gigi du grand cirque », introduction au spectacle écrit par Ribemont-Dessaignes pour Giséle Tavet. Postface 4 un album de Dessins de Topor. Au cours de l’année, un montage réalisé par Roger Lebreton, de textes de Prévert dits par luiiméme et accompagné de projections de ses collages, est présenté dans divers lieux (notamment au festival Chatillon Aubervilliers, en décembre).

des

arts,

en

mai,

et

a

1969 Mars : L’Avant-scéne cinéma (n° 90) publie un découpage de Dréle de drame. 31 aout ;Guignol est mis en scéne a Saint-Jeannet par Giséle Tavet. Novembre : aprés Le Diamant, réalisé par Paul Grimault, Prévert achéve un nouveau scénario pour lui, intitulé provisoirement Portrait d’un chien mustcten (ou Belle nuit) et qui deviendra Le Chien

mélomane. Le 19, achevé d'imprimer de Poémes choisis de Pierre Osenat, avec un texte de Prévert,

« Sizygie ».

LXXIV

Chronologie 1970

[1973]

8 juin ; la rencontre De Gaulle-Franco inspire a Prévert « Tourisme ». Septembre : achevé d’imprimer d’Imaginaires, recueil de textes et collages. 26 octobre : Prévert annonce qu’il « termine » Choses et autres (propos rapportés par Claudine Brelet dans Elle).

Au cours de l’année, textes pour des expositions Recalcati, Tilio, Venard, Villers, Renée Halpern. 1971

Juin : textes pour des expositions du photographe Boubat et du peintre Delaporte. Aotit : Jacques et Janine Prévert séjournent dans un hdtel de Port-Racine (au cap de La Hague), en attendant la fin des travaux d’aménagement de la maison d’Omonville-la-Petite, qu’ils ont achetée. Rédaction d’un texte de soutien 4 Angela Davis (qui sera repris l’année suivante dans Choses et autres) et d'un hommage a Gérard Fromanger qui paraitra d’abord dans Fromanger Boulevard des Italiens, textes de Prévert et d’Alain Jouffroy (achevé d’'imprimer en novembre) avant de passer, sous le titre de

« Rouge » dans Choses et autres. 20 décembre : achevé d’imprimer de Fétes, avec des eaux-fortes de Calder.

1972 20 septembre : achevé d’imprimer de Choses et autres. 8 novembre : achevé d’imprimer d’Hebdromadaires, entretiens avec André Pozner. Sortie d’un court métrage d’André Pozner intitulé L’Animal en question (avec la rencontre de Jacques Prévert et d’un raton-laveur).

1973 Le Chien mélomane sort sur les écrans et Eaux-fortes, un livre composé de cinq gravures de Marcel Jean accompagnées d’un texte de Prévert, est publié. Souvenirs et portraits d’artistes de Fernand Mourlot est préfacé par Prévert (« Le Coeur a Youvrage »). Février ; « Histoires de chiens » parait dans L’Art vivant. Mars : mariage de Michéle Prévert avec Hugues Bachelot (petit-neveu de Marcel Jouhandeau). 10 juillet : mort de René Bertelé.

[1976]

Chronologie

LXXV

Ottobre : la revue suisse Du publie « Irrespect humain » et huit collages. Novembre-décembre : Images de Jacques Prévert parait avec quarantehuit planches et un texte de Bertelé.

1974 29 janvier : Prévert enregistre et présente des textes du groupe Oobre pour une émission de Gérard Descotils, Remettez-nous ¢a (diffusion le 27 février). y avril ; achevé d’imprimer d’une nouvelle édition des Visiteurs du soir proposant des photogrammes légendés par les dialogues du film. ty mai : achevé d’imprimer de Dréle de drame, publié selon le méme principe. 18 mai : Michéle met au monde une petite fille prénommée Eugénie. ro juin ; Prévert transcrit un « réve ». 25 aout : diffusion par France-Musique de L’antenne est a Jacques Prévert, émission d’Arnaud Laster, la derniére a laquelle Prévert ait participé. ty novembre : achevé d’imprimer des Enfants du paradis (photogrammes légendés par les dialogues du film).

1975 Le Jour des temps sort dans les librairies avec des gravures de Max Papart, ainsi qu’une préface a un livre de Sévy Valner, Les Concessions nocturnes. Odtobre : « Le Fil des jours » pour une exposition Loris, qui aura lieu le mois suivant, et hommage a Romuald Dor de la Souchére, créateur du musée Picasso a Antibes.

Ottobre-décembre : le centre dramatique Comté

national de Franche-

présente un spectacle intitulé Jacques Prévert et le groupe

Oétobre. Automne

: rédacétion

de

«

Transhumance

» pour

Robert

Doisneau, qui paraitra dans Zoom en janvier 1976, et d’un texte

pour une exposition Betty Bouthoul qui aura lieu du 16 au 2y janvier. L’impression d’Adonides est achevée mais le livre ne sortira que trois ans plus tard.

1976 y avril ; achevé d’imprimer d’un volume rassemblant Grand bal du printemps et Charmes de Londres (sans les photographies dIzis).

LXXVI

Chronologie

[1982]

Pour la maternelle de Jaunay-Clan, dans la Vienne, premiére école a porter le nom de Jacques Prévert, il écrit « La Méningerie » et « Silence de vie ».

OTE Mars : Prévert diéte « Je suis foutu... ». 1 avril ; il meurt d’un cancer du poumon a Omonville-la-Petite, auprés de sa femme Janine. « Salut international » dans le cadre de |’Unesco.

1978 Parution d’Adonides avec des gravures de Miro.

19719 Achévement du Roi et |’Oiseau, réalisé par Paul Grimault. 1y ottobre : L’Avant-scéne cinéma (n° 234) publie un « découpage

apres visionnage plan a plan » du Quai des brumes.

1980 19 mars ; Le Roi et l’Oweau sort sur les écrans. y novembre : achevé d’imprimer d’un album tiré du film, Le Roi et |’Otseau. 20 novembre : achevé d’imprimer d’un premier recueil posthume, Soleil de nuit, préparé par Arnaud Laster avec le concours de Janine Prévert.

1981 12 mars ; exposition Jacques Prévert et ses amis photographes organisée a Lyon par Bernard Chardeére et la Fondation nationale de la photographie. Un catalogue réunit divers témoignages. 30 ottobre : achevé d’imprimer de Couleurs de Braque, Calder, Miré, qui rassemble notamment Joan Miré, Varengeville et Fétes, avec des textes introductifs de Jacques Dupin. 16 décembre : \’exposition de Lyon est présentée au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Diffusion d’une vidéocassette rassemblant L’affaire es dans le Sac et Voyage-surprise. 1982

27 janvier : exposition a la Bibliothéque

nationale de cent

soixante-six collages rassemblant la donation de sa femme Janine

et le dépét de sa fille Michele.

[1989] .

Chronologie

LXXVII

Avril ; achevé d’imprimer d’une édition en quatre volumes de recueils de Prévert illustrés par Folon. 6 mai : achevé d’imprimer de l’édition revue et augmentée d’Hebdromadaires. 8 oétobre : achevé d’imprimer de Collages avec une préface de Philippe Soupault et des textes d’André Pozner.

1983 17 mars : colloque international Autour de Prévert a Bologne.

1984 12 novembre : achevé diimprimer de La Cinquiéme Saison, nouveau recueil posthume préparé par Arnaud Laster et Daniéle Gasiglia-Laster, avec le concours de Janine Prévert.

1986 26 février ; mort de Michéle Prévert.

1987 4 juillet : exposition A la rencontre de Jacques Prévert organisée par la Fondation Maeght a Saint-Paul-de-Vence. 1988

2 février ; achevé d’imprimer d’un volume réunissant des découpages avant tournage de Jenny et du Quai des brumes. 8 février : achevé d’imprimer d’un volume réunissant des découpages avant tournage de La Fleur de |’age et de Dréle de drame. 16 mars : la Cinémathéque francaise se joint a la Fondation Maeght pour présenter a Paris (au Palais de Toky6) l’exposition « A la rencontre de Jacques Prévert ». y avril ; mort, un an aprés sa femme Giséle, de Pierre Prévert.

1989 Diffusion en vidéocassettes des Duparus de Saint-Agil, des Enfants du paradis, de Lumiére d’été, de Notre-Dame de Paris, des Portes de la nuit, du Roi et l’Oweau et des Visiteurs du soir.

LXXVIII

Chronologie

[1991]

1990 Avril : la troisieme chaine de télévision frangaise diffuse Mon Jrere Jacques de Pierre Prévert, dans un nouveau montage en quatre parties, di a Catherine Prévert. 30 ottobre ; achevé d’imprimer d’un volume réunissant des découpages avant tournage du Crime de M. Lange et des Portes de la nutt. Au cours de l’année, diffusion en vidéocassettes de L’Affaire du courrier de Lyon, des Amants de Vérone, du Crime de M. Lange, d’Ernest le Rebelle, de La Marie du Port, du Quai des brumes, de Remorques, du Soleil a toujours raison et de Souvenirs perdus.

1991 Diffusion célebres.

en

vidéocassettes

ARNAUD

d’Adieu

LASTER

Léonard

€t DANIELE

et des Amours

GASIGLIA-LASTER.

NOTE SUR LA PRESENTE EDITION

Ce premier tome des ceuvres de Prévert rassemble, dans |’ordre chronologique de leur publication, jusqu’en 1963, les livres signés

de son seul nom et ceux ow ses textes s’entrecroisent avec des images — photographies, dessins ou peintures — ou entretiennent avec elles une relation de correspondance directe. Selon le méme principe, les livres parus a partir de 1964 figureront au début du deuxiéme tome. Aprés quoi nous donnerons, autant que possible dans l’ordre chronologique, tout ce que nous aurons

pu réunir de sa production publiée ou inédite' de 1929 a 1977. Les textes qui ont été publies en plaquettes ou en volumes, mais qui ont été ensuite insérés dans les recueils, sont maintenus dans ces derniers, qui, sinon, auraient été démantelés. Ainsi en est-il dans le

présent tome de « La Crosse en l’air », édité par Soutes en 1936 et repris dans Paroles, ou de « Contes pour enfants pas sages », édité

par Le Pré-aux- Clercs en 1947, puis repris dans Hisfoires et d'autres histoires. C’est dans Paroles, Spectacle et Histoires et d'autres histoires, ou ils ont été répartis par Prévert lui-méme, que l’on retrouvera neuf des treize poémes qui constituaient, a part égale avec les treize d’André Verdet et les treize d’André Virel, sa contribution au

Cheval de trois publié par France-Empire en1946. Les quatre quin’ont pas été repris de son vivant seront donnés dans le deuxiéme tome. Lorsque les textes de Prévert assument une fondétion de

présentation et s’apparentent a des préfaces — par exemple le « Poéme » qui en 1946 précédait trente dessins de Brassai, le prélude aux photographies d’André Villers dans Portraits de Picasso, ou le préambule a celles de Peter Cornelius dans Couleur de Paris —, ils figureront dans le deuxiéme tome. 1. Nous serions reconnaissants 4 toute personne en possédant des éléments qu'elle estime ignorés ou peu diffusés de bien vouloir nous les communiquer ou nous en informer.

Quaet op suri DSSS Simoes

© Se auemene 2 ke ane me on OSE sms se Goeome me ail ==

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RE mee Ge homme a téte de phlegmon se précipitent, et la petite est enlevée, autopsiée et reniée par sa mére, qui, trouvant sur le carnet de bal de |’enfant des dessins obscénes comme on n’en voit pas souvent, n’ose penser que c’est le diplomate ami de la famille et dont dépend la situation du pére qui s’est amusé si légérement. Cachant le carnet dans sa robe, elle se pique le sein avec le petit crayon blanc et pousse un long hurlement, et sa douleur fait peine a voir 4 ceux qui pensent qu’assurément voila bien la la douleur d’une mére qui vient de perdre son enfant. Fiére d’étre regardée, elle se laisse aller, elle se laisse écouter, elle gémit, elle chante : « Ou donc est-elle ma petite fille chérie, ot donc est-elle ma petite Barbara qui donnait de |’herbe aux lapins et des lapins aux cobras! » Mais le président, qui sans doute n’en est pas a son premier enfant perdu, fait un signe de la main et la féte continue. Et ceux qui étaient venus pour vendre du charbon et du blé vendent du charbon et du blé et de grandes iles entourées d’eau de tous cétés, de grandes iles avec des arbres a pneus et des pianos métalliques bien stylés pour qu’on n’entende pas trop les cris des indigénes autour des plantations quand les colons facétieux essaient aprés diner leur carabine a répétition'. Un oiseau sur |’épaule, un autre au fond du pantalon pour le faire rdtir, l’oiseau, un peu plus tard 4 la maison, les poétes vont et viennent dans tous les salons. « C’est, dit ’un d’eux, réellement trés réussi », mais

dans un nuage de magnésium le chef du protocole est pris en flagrant délit, remuant une tasse de chocolat glacé avec

une cuiller a café.

Tentative de description d’un diner de tétes [...]

7

« Il n’y a pas de cuiller spéciale pour le chocolat glacé, c'est insensé, dit le préfet, on aurait da y penser, le dentiste a bien son davier, le papier son coupe-papier et les radis roses leurs raviers. » Mais soudain tous de trembler car un homme avec une téte d’>homme est entré, un homme que personne n’avait invité et qui pose doucement sur la table la téte de Louis XVI dans un panier. C’est vraiment la grande horreur, les dents, les vieillards et les portes claquent de peur. « Nous sommes perdus, nous avons décapité un serrurier », hurlent en glissant sur la rampe d’escalier les bourgeois de Calais dans leur chemise grise comme le cap Gris-Nez. La grande horreur, le tumulte, le malaise, la fin des haricots, l’état de siége et dehors en grande tenue les mains noires sous les gants blancs, le factionnaire qui voit dans les ruisseaux du sang et sur sa tunique une punaise pense que ¢a va mal et qu’il faut s’en aller s’il en est encore temps. « J’aurais voulu, dit l’>homme en souriant, vous apporter aussi les restes de la famille impériale qui repose, parait-il, au caveau Caucasien' rue Pigalle, mais les Cosaques qui pleurent, dansent et vendent a boire veillent jalousement leurs motts. « On ne peut pas tout avoir, je ne suis pas Ruy Blas?, je ne suis pas Cagliostro’, je n’ai pas la boule de verre, je n’ai pas le marc de café. Je n’ai pas la barbe en ouate de ceux qui prophétisent. J’aime beaucoup rire en société, je parle ici pour les grabataires, je monologue pour les débardeurs, je phonographe pour les splendides idiots des boulevards extérieurs et c’est tout a fait par hasard si je vous rends visite dans votre petit intérieur. « Premier qui dit : “Et ta sceur”, est un homme mort. Personne ne le dit, il a tort, c’était pour rire. « Il faut bien rire un peu et si vous vouliez, je vous emmenerais

visiter

la ville

mais

vous

avez

peur

des

voyages, vous savez ce que vous savez et que la Tour de Pise est penchée et que le vertige vous prend quand vous vous penchez vous aussi a la terrasse des cafés. « Et pourtant vous vous seriez bien amusés, comme le président quand il descend dans la mine, comme Rodolphe au tapis-franc quand il va voir le chourineur‘, comme lorsque vous étiez enfant et qu’on vous emmenait au jardin des Plantes voir le grand tamanoir.

~

8

Paroles

« Vous auriez pu voir les truands sans cour des miracles, les lépreux sans cliquette et les hommes sans chemise couchés sur les bancs, couchés pour un instant, car c’est défendu de rester 1a un peu longtemps. « Vous auriez vu les hommes dans les asiles de nuit faire le signe de la croix pour avoir un lit, et les familles de huit enfants “qui créchent a huit dans une chambre” et si vous aviez été sages vous auriez eu la chance et le plaisir de voir le pére qui se léve parce qu’il a sa crise, la mére qui meurt doucement sur son dernier enfant, le reste de la famille qui s’enfuit en courant et qui pour échapper a sa misére tente de se frayer un chemin dans le sang. « Il faut voir, vous dis-je, c’est passionnant, il faut voir a l’heure ot le bon Pasteur conduit ses brebis a la Villette, a l’heure ou le fils de famille jette avec un bruit mou sa gourme sur le trottoir, 4 l’heure ot les enfants qui s’ennuient changent de lit dans leur dortoir, il faut voir homme couché dans son lit-cage a l’heure ot son réveil va sonner. « Regardez-le, écoutez-le ronfler, il réve, il réve qu'il part en voyage, réve que tout va bien, réve qu'il a un coin, mais l’aiguille du réveil rencontre celle du train et l'homme levé plonge la téte dans la cuvette d’eau glacée si c’est Vhiver, fétide si c’est l’été.

« Regardez-le se dépécher, boire son café-créme, entrer a l’usine, travailler, mais il n’est pas encore réveillé, le réveil n’a pas sonné assez fort, le café n’était pas assez fort, il réve encore, réve qu’il est en voyage, réve qu'il a un

coin, se penche par la portiére et tombe dans un jardin, tombe dans un cimetiére, se réveille et crie comme une béte, deux doigts lui manquent, la machine l’a mordu, il n’était pas la pour réver et comme vous pensez ¢a devait

arriver. « Vous pensez méme

que ¢a n’afrive pas souvent et

qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, vous pensez qu’un tremblement de terre en Nouvelle-Guinée n’empéche pas la vigne de pousser en France, les fromages de

se faire et la terre de tourner. « Mais je ne vous ai pas demandé de penser ; je vous ai dit de regarder, d’écouter, pour vous habituer, pour

n’étre pas surpris d’entendre craquer vos billards le jour ou les vrais éléphants viendront reprendre leur ivoire.

Tentative de description d’un diner de tétes [...]

9

« Car cette téte si peu vivante que vous remuez sous le carton mort, cette téte bléme sous le carton drdle, cette téte avec toutes ses rides, toutes ses grimaces instruites,

un jour vous la hocherez avec un air détaché du tronc et quand elle tombera dans la sciure vous ne direz ni oui ni non. « Et si ce n’est pas vous ce sera quelques-uns des vétres,

car vous connaissez les fables avec vos bergers et vos chiens, et ce n'est pas la vaisselle cérébrale qui vous manque. « Je plaisante, mais vous savez, comme dit l’autre, un rien suffit a changer le cours des choses. Un peu de fulmi-coton dans l’oreille d'un monarque malade et le monarque explose. La reine accourt a son chevet. Il n’y a pas de chevet. Iln’y a plus de palais. Tout est plutét ruine et deuil'. La reine sent sa raison sombrer. Pour la réconforter, un inconnu avec un bon sourire, lui donne le mauvais café. La reine en prend, la reine en meurt et les valets collent des étiquettes sur les bagages des enfants. L_homme au bon sourire revient, ouvre la plus grande malle, pousse les petits princes dedans, met le cadenas a la malle, la malle a la consigne et se retire en se frottant les mains. « Et quand je dis, Monsieur le Président, Mesdames,

Messieurs : “le Roi, la Reine, les petits princes”, c’est pour envelopper les choses, car on ne peut pas raisonnablement

blamer les régicides qui n’ont pas de roi sous la main, s’ils exercent parfois leurs dons dans leur entourage immédiat. « Particuliérement parmi ceux qui pensent qu’une poignée de riz suffit 4 nourrir toute une famille de Chinois pendant de longues années. « Parmi celles qui ricanent dans les expositions parce qu’une femme noire porte dans son dos un enfant noir et qui portent depuis six ou sept mois dans leur ventre blanc un enfant blanc et mort. « Parmi les trente mille personnes raisonnables composées d’une 4me et d’un corps, qui défilérent le Six Mars a Bruxelles, musique militaire en téte, devant le monument élevé au Pigeon-Soldat? et parmi celles qui défileront demain

a Brive-la-Gaillarde,

4 Rosa-la-Rose

ou a

Carpa-la-Juive? devant le monument du Jeune et veau marin qui périt 4 la guerre comme tout un chacun. » Mais une carafe lancée de loin par un colombophile indigné touche en plein front l’homme qui racontait comment

il aimait

rire. Il tombe,

le Pigeon-Soldat

est

10

Paroles

vengé. Les cartonnés officiels écrasent la téte de |’>homme a coups de pied et la jeune fille qui trempe en souvenir le bout de son ombrelle dans le sang! éclate d’un petit rire charmant, la musique reprend. La téte de l'homme est rouge comme une tomate trop rouge, au bout d’un nerf un oeil pend, mais sur le visage démoli, l’ceil vivant, le gauche, brille comme une lanterne

sur des ruines. « Emportez-le », dit le Président, et |’homme couché sur une civiére et le visage caché par une pélerine d’agent sort de l’Elysée horizontalement, un homme derriére lui, un autre devant. « Il faut bien rire un peu », dit-il au factionnaire et le factionnaire le regarde passer avec ce regard figé qu’ont parfois les bons vivants devant les mauvais. Découpée dans le rideau de fer de la pharmacie une étoile de lumiére brille et comme des rois mages en mal d’enfant Jésus, les garcons bouchers, les marchands d’édredons? et tous les hommes de coeur contemplent létoile qui leur dit que l’homme est a l’intérieur, qu’il n’egt pas tout a fait mort, qu’on est en train peut-étre de le soigner et tous attendent qu’il sorte avec l’espoir de l’achever. Ils attendent, et bient6t, 4 quatre pattes a cause de la trop petite ouverture du rideau de fer, le juge d instruction pénetre dans la boutique, le pharmacien l'aide a se relever et lui montre l’homme mort, la téte appuyée sur le pése-bébé. Et le juge se demande, et le pharmacien regarde le juge se demander si ce n’est pas le méme homme qui jeta des confettis sur le corbillard du maréchal et qui jadis, placa la machine infernale sur le chemin du petit caporal’. Et puis ils parlent de leurs petites affaires, de leurs enfants, de leurs bronches; le jour se léve, on tire les rideaux chez le Président. Dehors, c’est le printemps, les animaux, les fleurs, dans les bois de Clamart on entend les clameurs des enfants qui se marrent, c’est le printemps, l’aiguille s’affole dans sa boussole, le binocard entre au bocard* et la grande dolichocéphale sur son sofa s’affale et fait la folle. Il fait chaud. Amoureuses les allumettes tisons se vautrent sur leur frottoir, c’est le printemps, l’acné des

Tentative de description d’un diner de tétes [...]

Il

collégiens et voila la fille du sultan et le dompteur de mandragores, voila les pélicans, les fleurs sur les balcons, voila les arrosoirs, c’est la belle saison.

Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine,

ceux qui écaillent le poisson ceux qui mangent la mauvaise viande ceux qui fabriquent les épingles 4 cheveux ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ceux qui coupent le pain avec leur couteau ceux qui passent leurs vacances dans les usines ceux qui ne savent pas ce qu’il faut dire ceux qui traient les vaches et ne boivent pas le lait ceux qu’on n’endort pas chez le dentiste ceux qui crachent leurs poumons dans le métro ceux qui fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels d’autres écriront en plein air que tout va pour le mieux ceux qui en ont trop a dire pour pouvoir le dire ceux qui ont du travail ceux qui n’en ont pas ceux qui en cherchent ceux qui n’en cherchent pas ceux qui donnent 4 boire aux chevaux ceux qui regardent leur chien mourir ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire ceux qui l’hiver se chauffent dans les églises ceux que le suisse envoie se chauffer dehors ceux qui croupissent ceux qui voudraient manger pour vivre

ceux qui voyagent sous les roues ceux qui regardent la Seine couler ceux

qu’on engage, qu’on remercie, qu’on augmente, qu’on diminue, qu’on manipule, qu’on fouille, qu’on assomme ceux dont on prend les empreintes ceux qu’on fait sortir des rangs au hasard et qu’on fusille ceux qu’on fait défiler devant |’arc ceux qui ne savent pas se tenir dans le monde entier ceux qui n’ont jamais vu la mer

12

Paroles

ceux qui sentent le lin parce qu’ils travaillent le lin ceux qui n’ont pas l’eau courante ceux qui sont voués au bleu horizon! ceux qui jettent le sel sur la neige moyennant un salaire absolument dérisoire ceux qui vieillissent plus vite que les autres ceux qui ne se sont pas baissés pour ramasser |’épingle? ceux qui crévent d’ennui le dimanche aprés-midi parce qu’ils voient venir le lundi et le mardi, et le mercredi, et le jeudi, et le vendredi, et le samedi et le dimanche aprés-midi’.

1931.

HISTOIRE DU CHEVAL Braves gens écoutez écoutez |’histoire de c’est un orphelin qui qui vous raconte ses

ma complainte ma vie vous parle petits ennuis

hue donc... Un jour un général ou bien c’était une nuit un général eut donc deux chevaux tués sous lui ces deux chevaux c’étaient hue donc... que la vie est amére c’était mon pauvre pére et puis ma pauvre mére ' qui s’étaient cachés sous le lit sous le lit du général qui qui s’était caché a l’arriére dans une petite ville du Midi. Le général parlait 2 parlait tout seul la nuit parlait en général de ses petits ennuis et c’est comme ¢a que mon pére et c’est comme ¢a que ma mére wy

Histoire du cheval

hue donc... * une nuit sont morts d’ennui. Pour moi la vie de famille était déja finie sortant de la table de nuit au grand galop je m’enfuis je m’enfuis vers la grande ville 4 ot tout brille et tout luit en moto j’arrive 4 Sabi en Paro excusez-moi je parle cheval un matin j’arrive 4 Paris en sabots je demande 4 voir le lion * le roi des animaux je regois un coup de brancard sur le coin du naseau car il y avait la guerre la guerre qui continuait 4 on me colle des ceilléres me v'la mobilisé et comme il y avait la guerre la guerre qui continuait la vie devenait chére 4a les vivres diminuaient et plus ils diminuaient plus les gens me regardaient avec un dréle de regard et les dents qui claquaient * Ils m’appelaient beefsteack je croyais que c’était de l’anglais hue donc... tous ceux qu’étaient vivants et qui me caressaient attendaient que j’sois mort pour pouvoir me bouffer. » Une nuit dans |’écurie une nuit ot je dormais

jentends un drdéle de bruit une voix que je connais c’était le vieux général % le vieux général qui revenait qui revenait comme un revenant avec un vieux commandant et ils croyaient que je dormais et ils parlaient trés doucement % assez assez de riz a l’eau

33

14

Paroles nous voulons manger de |’animau! y a qu’a lui mettre dans son avoine des aiguilles de phono

alors mon sang ne fit qu’un tour © comme un tour de chevaux de bois et sortant de l’écurie je m’enfuis dans les bois.

Maintenant la guerre est finie et le vieux général est mort > egt mort dans son lit mort de sa belle mort mais moi je suis vivant et c’est le principal bonsoir bonne nuit * bon appétit mon général?.

LA PECHE A LA BALEINE A la péche a la baleine, a la péche a la baleine,

Disait le pere d’une voix courroucée A son fils Prosper, sous l’armoire allongé, A la péche 4 la baleine, a la péche 4 la baleine,

> Tu ne veux pas aller, Et pourquoi donc? Et pourquoi donc que j’irais pécher une béte Qui ne m’a rien fait, papa, Va la pépé, va la pécher toi-méme, '0 Puisque ga te plait, Jaime

mieux

rester

a la maison

avec

ma

pauvre

mere,

Et le cousin Gaston?. Alors dans sa baleiniére le pére tout seul s’en est allée Sur la mer démontée... 'S Voila le pére sur la mer Voila le fils 4 la maison Voila la baleine en colére,

Et voila le cousin Gaston qui renverse la soupiere, La soupiére au bouillon. *? La mer était mauvaise,

La Péche a la baleine

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La soupe était bonne, Et voila sur sa chaise Prosper qui se désole : A la péche a la baleine, je ne suis pas allé, Et pourquoi donc que j’y ai pas été? » Peut-étre qu’on |’aurait attrapée Alors j’aurais pu en manger, Mais voila la porte qui s’ouvre, et ruisselant d’eau, Le pére apparait hors d’haleine, Tenant la baleine sur son dos, 3° T] jette l’animal sur la table, une belle baleine aux yeux bleus Une béte comme on en voit peu, Et dit d’une voix lamentable : Dépéchez-vous de la dépecer, Jai faim, j’ai soif, je veux manger. % Mais voila Prosper qui se léve, Regardant son pére dans le blanc des yeux, Dans le blanc des yeux bleus de son pére, Bleus comme ceux de la baleine aux yeux bleus : Et pourquoi donc je dépécerais une pauvre béte qui m’a rien fait? “© Tant pis j’'abandonne ma part, Puis il jette le couteau par terre, Mais la baleine s’en empare, et se précipitant sur le pére Elle le transperce de pére en part. Ah, ah, dit le cousin Gaston,

“* Ca me rappelle' la chasse, la chasse aux papillons, Et voila,

Voila Prosper qui prépare les faire-part La mére qui prend le deuil de son pauvre mari Et la baleine, la larme a |’ceil contemplant le foyer

détruit, * Soudain elle s’écrie : Et pourquoi donc j’ai tué ce pauvre imbécile, Maintenant les autres vont me pourchasser en motogodille? Et puis ils vont exterminer toute ma petite famille, Alors, éclatant d’un rire inquiétant, * Elle se dirige vers la porte et dit A la veuve en passant : Madame, si quelqu’un vient me demander, Soyez aimable et répondez : La baleine est sortie,

16

Paroles

°° Asseyez-vous, Attendez la,

Dans une quinzaine d’années, sans doute elle reviendra...

LA BELLE SAISON A jeun perdue glacée Toute seule sans un sou Une fille de seize ans Immobile debout

> Place de la Concorde A midi le Quinze Aoit.

ALICANTE Une orange sur la table Ta robe sur le tapis Et toi dans mon lit

Doux présent du présent > Fraicheur de la nuit Chaleur de ma vie.

SOUVENIRS

DE FAMILLE OU

L’ANGE GARDE-CHIOURME Nous habitions une petite maison aux Saintes-Maries-dela-Mer ot mon pére était établi bandagiste. C’était un grand savant. Un homme trés comme il faut et d’une rectitude de vie qui commandait le respect ; cha-

que matin les mousStiques lui piquaient la main gauche, chaque soir il pergait les cloques avec un cure-dents japonais

Souvenirs de famille [...]

17

et des petits jets d’eau se mettaient 4 jaillir. C’était trés beau, mais cela faisait rire mes fréres, alors mon pére giflait l'un d’entre eux au hasard, s’enfuyait en pleurant et s’enfermait dans la cuisine qui lui servait de laboratoire. La, il travaillait silencieusement et prés de lui, MarieRose, notre vieille bonne, préparait le diner. Des bardes de lard et des bandages herniaires trainaient sur le buffet, et des bocaux remplis de cerises a |’eau-de-vie voisinaient avec d’autres ot baignaient doucement dans |’alcool des vers solitaires et des bébés inachevés. Distraite, la vieille confondait quelquefois la cloche 4 fromage avec la machine pneumatique ou bien elle pressait ingénument la purée de marrons avec le tampon buvard, et quand, tant bien que mal, le repas était prét, mon pére sonnait de la trompe et tout le monde se mettait a table. Les mouches et tous les rampants du pays grouillaient sur la nappe, et les cafards sortaient du pain en se faisant des politesses et tout ce petit peuple courait a ses affaires, se planquait sous les assiettes, plongeait dans le potage et

nous croquait sous la dent. ’ Il y avait aussi un Prétre ; il était la pour |’Education ; il mangeait. Mon pére était l’inventeur d'une jambe artificielle perfectionnée, sa fortune était liée a celle de la Revanche, aussi, a chaque repas, évoquait-il en hochant douloureusement la téte le calvaire des cigognes frangaises captives dans les clochers de Strasbourg’. L’abbé l’écoutait avec émotion, puis, se levant d’un coup, comme un dieu qui sort de sa boite, la bouche pleine et brandissant sa fourchette, il langait l’anathéme contre lécole sans Dieu’, les ménages sans enfants, les filles sans

pantalons et la capitale ivre d’ingratitude. Et puis c’était la jambe, la fameuse jambe. « Vous saisissez, l’abbé, disait mon pére, une vraie jambe pour ainsi dire, une jambe plus vraie que nature. Une jambe de coureur, légére et douce, une jambe de plume et qui se remonte comme un réveil! »

Et, me regardant, puis regardant mes fréres avec une cherchait 4 deviner lequel d’entre la chance de porter sur sa poitrine

immense tendresse, il nous, plus tard, aurait la croix des braves et délicieuse mécanique,

sous son pantalon |’objet d’art, la la jambe paternelle !

18

Paroles

D’une voix qui s’avinait peu a peu, il parlait de ma pauvre mére « morte si jeune et si belle que des inconnus en pleuraient », il roulait enfin sous la table en tirant la nappe comme un suaire. On allait se coucher, le lendemain

on se levait, ainsi

tous les jours les jours faisaient la queue les uns derriére les autres, le lundi qui pousse le mardi qui pousse le mercredi et ainsi de suite les saisons. Les saisons, le vent, la mer, les arbres, les oiseaux. Les oiseaux, ceux qui chantent, qui partent en voyage, ceux qu’on tue; les oiseaux plumés, vidés, mangés cuits dans les poémes ou cloués sur les portes des granges. La viande aussi, le pain, l’abbé, la messe, mes fréres, les légumes, les fruits, un malade, le docteur, |’abbé, un mort, l’abbé, la messe des morts, les feuilles vivantes, Jésus-Christ

tombe pour la premieére fois, le roi soleil, le pélican lassé, le plus petitcommun multiple, le général Dourakine, le petit chose, notre bon ange, Blanche de Castille, le petit tambour Bara, le Fruit de nos entrailles, l’abbé, tout seul ou avec un

petit camarade, le renard, les raisins, la retraite de Russie, Clanche de Bastille’, l’asthme de Panama et |’arthrite de Russie, les mains sur la table, J.-C. tombe pour la Niéme fois, il ouvre un large bec et laisse tomber le fromage pour réparer des ans l’irréparable outrage, le nez de Cléopatre dans la vessie de Cromwell et voila la face du monde changée’,

ainsi on grandissait,

on

allait a la messe,

on

s'instruisait et quelquefois on jouait avec |’ane dans le jardin. Un jour mon pére recut la Roséole de la légion d’honneur et perdit beaucoup de cheveux, il bégaya aussi un peu et prit l’habitude de parler tout seul, l’abbé le regarda en hochant tristement la téte. L’abbé, c’était un homme en robe avec des yeux trés mous et de longues mains plates et blémes ; quand elles remuaient, cela faisait assez penser a des poissons crevant sur une pierre d’évier. Il nous lisait toujours la méme histoire, triste et banale histoire d’un homme d’autrefois qui portait un bouc au menton, un agneau sur les épaules et qui mourut cloué sur deux planches de salut aprés avoir beaucoup pleuré sur lui-méme dans un jardin, la nuit. C’était un fils de famille, qui parlait toujours de son pére — mon pére par-ci, mon pére par-la, le Royaume de mon pére —, et il racontait des

histoires aux malheureux qui l’écoutaient avec admiration, parce qu’il parlait bien et qu’il avait de l’instruction.

Souvenirs de famille [...]

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Il dégoitrait les goitreux et lorsque les orages touchaient a leur fin, il étendait la main et la tempéte s’apaisait. Il guérissait aussi les hydropiques, il leur marchait sur le ventre en disant qu’il marchait sur |’eau, et l’eau qu’il leur sortait du ventre il la changeait en vin; a ceux qui voulaient bien en boire il disait que c’était son sang. Assis sous un arbre, il parabolait « Heureux les pauvres d’esprit, ceux qui ne cherchent pas 4 comprendre, ils travailleront dur, ils recevront des coups de pieds au cul, ils feront des heures supplémentaires qui leur seront comptées plus tard dans le royaume de mon pére. » En attendant, il leur multipliait les pains, et les malheureux passaient devant les boucheries en frottant seulement la mie! contre la crofite, ils oubliaient peu a peu le godt de la viande, le nom des coquillages et n’osaient plus faire l’amour. Le jour de la péche miraculeuse, une épidémie d’urticaire s’abattit sur la région ; de ceux qui se grattérent trop fort, il dit qu’ils étaient possédés du démon, mais il guérit sur-le-champ un malheureux centurion qui avait avalé une aréte et cela fit une grosse impression. Il laissait venir a lui les petits enfants ; rentrés chez eux ceux-ci tendaient 4 la main paternelle qui les fessait durement la fesse gauche aprés la droite, en comptant plaintivement sur leurs doigts le temps qui les séparait du royaume en question. Il chassait les marchands de lacets du Temple ; pas de scandale, disait-il, surtout pas de scandale, ceux qui frapperont par |’épée périront par l’épée... les bourreaux professionnels crevaient de vieillesse dans leur lit, personne ne touchant un rond’, tout le monde recevait des gifles, mais il défendait de les rendre a César. Ca n’allait déja plus tout seul, quand un jour le voila qui trahit Judas, un de ses aides. Une drdle d’histoire, il prétendit savoir que Judas devait le dénoncer du doigt a des gens qui le connaissaient fort bien lui-méme depuis longtemps, et sachant que Judas devait le trahir il ne le prévint pas. Bref, le peuple se met 4 hurler Barabbas, Barabbas, mort aux

vaches,

a bas

la calotte

et,

crucifié

entre

deux

souteneurs dont un indicateur, il rend le dernier soupir, les femmes se vautrent sur le sol en hurlant leur douleur,

un coq chante et le tonnerre fait son bruit habituel.

20

Paroles

Confortablement installé sur son nuage amiral, Dieu le pére, de la maison Dieu pére fils Saint-Esprit et Cie, pousse un immense soupir de satisfaction, aussit6t deux ou trois petits nuages subalternes éclatent avec obséquiosité et Dieu pére s’écrie : « Que je sois loué, que ma sainte raison sociale soit bénie, mon fils bien aimé a la croix', ma maison

est lancée! » Aussitét il passe les commandes et les grandes manufaGtures de scapulaires entrent en transes, on refuse du monde aux catacombes et dans les familles qui méritent ce nom il est de fort bon ton d’avoir au moins deux enfants dévorés par les lions. « Eh bien, eh bien, je vous y prends, petits saltimbanques, a rire de notre sainte religion. » Et l’abbé qui nous écoutait derriére la porte arrive vers nous, huileux et menagant. Mais depuis longtemps ce personnage, qui parlait les yeux baissés en tripotant ses médailles saintes comme un gardien de prison ses clefs, avait cessé de nous impressionner et nous le considérions un peu comme les différents ustensiles qui meublaient la maison et que mon pére appelait pompeusement « les souvenirs de famille » : les armoires provengales, les bains de siége, les poteaux-frontiére, les chaises a porteurs et les grandes carapaces de tortue. Ce qui nous intéressait, ce que nous aimions, c’était Costal |’Indien, c’était Sitting-Bull?, tous les chasseurs de chevelures, et quelle singuliére idée de nous donner pour maitre un homme au visage ple et a demi scalpé. « Petits malheureux, vous faites pleurer votre bon ange, n’avez-vous pas honte ? » dit l’abbé. Nous éclatames de rire tous ensemble et Edmond, celui

de mes fréres 4 qui on attachait les mains la nuit depuis qu’il avait eu la stupide candeur de trop parler a confesse, prit la parole. ; « Assez, l’abbé, assez. Gardez pour vous vos stupides histoires d’anges garde-chiourme qui rédent la nuit dans les chambres, allez faire vos dragonnades ailleurs et sachez qu’a partir d’aujourd’hui, dans cette maison, ce ne seront

plus les coccinelles mais les punaises qui porteront le nom de bétes 4 bon Dieu. J’ai dit. » Et la bagarre éclate, l’abbé léve le bras pour frapper, je me baisse et mords l’abbé 4 la cuisse, il hurle, je cours a la cuisine pour me rincer la bouche, je reviens et mon pére arrive a son tour en hurlant.

Souvenirs de famille [...]

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« Vilains petits messieurs, vous ne ferez pas votre premiére communion ! » La honte s’empare de lui, le tord

en deux, lui donne un coup au foie et le jette dans un fauteuil une touffe de cheveux a la main. Puis, se levant subitement, il va droit a l’abbé : « Quant a vous, filez, vous n’avez pas réussi comme c’était convenu,

a faire prendre a ces enfants le messie pour une lanterne ; d’ailleurs, d’ailleurs, vos plaisanteries avec Marie-Rose et...

sacré nom de Dieu, foutez-moi le camp de suite. — Vous ne me le direz pas deux fois », dit l’abbé; sa pomme d’Adam se met a rouler dans sa gorge comme une boule de naphtaline dans un vieux gilet de flanelle, il baisse le regard et s’enfuit trés digne, a reculons. « Martyr, c’est pourrir un peu », dit mon pére d’une voix trés douce et, enlevant son pantalon, il le plie soigneusement, le met sous son bras et descend dans le jardin en chantant a tue-téte une chanson qui nous sembla

alors particuliérement effroyable. C’était le Credo du paysan' avec un petit mélange de Timélou la mélou pan pan ti mela padi la melou cocondou la Baya’. Effrayés, nous étions dans notre chambre quand MarieRose nous apporta une lettre et s’écroula sur le sol en hurlant : « Monsieur est parti, parti, parti. »

Je lus la lettre a haute voix : « Mes enfants, considérez-vous comme orphelins jusqu’a mon retour peu probable. Ludovic. » Cette lettre nous parut d’autant plus surprenante que notre pére portait depuis toujours le nom de JeanBenoit. « C’est nous les maitres du bordel », dit mon frére le vicieux. Javais dix ans, j’étais l’ainé, je devenais chef de famille et, m’accoudant a la fenétre, je sentis la barre d’appui qui craquait sous le poids de mes responsabilités. Nous primes le demi-deuil, ripolin noir jusqu’a la ceinture et guétres blanches le dimanche, et une nouvelle vie commenga, un peu différente de la précédente, mais toujours lune et soleil alternativement. Un soir, la bonne s’enfuit aprés avoir étouffé le chien ; c’était sa manie d’ailleurs d’étouffer les animaux : dans le pays on l’appelait l’ogresse et le bruit courait qu’elle avait essayé avec |’ane, mais que |’4ne |’avait mordue.

22

Paroles

Un de mes fréres attrapa le tétanos et mourut. On s’ennuyait épouvantablement, tous les jours ressemblaient au dimanche ; dans la rue les gens marchaient sérieusement, verticalement, et sur la plage, ils se déshabillaient, se baignaient, se noyaient, se sauvaient, se rhabillaient et

se congratulaient avec une désolante ponctualité ; tout s’en mélait, le pain sur le paillasson, le monsieur qui vient pour le gaz et les cloches pour les morts, pour ceux qui se marient.

Une

ou

organisait

deux des

fois par

courses

mois

un

de taureaux

gros

propriétaire

: c’était

ma

seule

distraction. On mettait les taureaux sur un rang, derriére une corde ; un bonhomme tirait un coup de pistolet, un autre coupait la corde et les taureaux partaient au grand galop et faisaient plusieurs fois le tour de l’église. Le premier arrivé était chatré en grande pompe et prenait le titre de boeuf. C’est un jour de courses que je regardai de trés prés et pour la premiére fois les yeux d’une petite fille. Il faisait trés chaud, trés lourd, il y avait des gens qui sentaient la sueur et la nourriture, d’autres qui se battaient a coups de fourche et qui appelaient les taureaux par leur nom. Un grand imbécile avait glissé sa large main dans le corsage d’une femme pour chercher, disait-il, un tréfle a quatre feuilles ; tous les voisins riaient, la femme se laissait faire, la main montait et redescendait jusqu’aux fesses, les

taureaux passaient et repassaient au grand galop et la femme poussait des petits cris en remuant son dos et ses fesses. Tout le monde criait, gueulait et tous les cris s’en allaient dans la campagne, enveloppés de moustiques et de poussiére. Prés de moi, une petite fille, les dents plantées dans la balustrade, regardait les taureaux courir.

Soudain elle me pince le bras vers moi et me dit : « Regarde Un jeune taureau est allongé dirait qu’il réve, les hommes qui

jusqu’au sang, se tourne Hedétor, il est tombé. » sur le sol, tranquille, on ont parié pour lui jettent

des pierres et des mégots sur cet animal impassible.

« C’est le taureau de ma maison, dit la petite fille en riant, il s’est laissé tomber exprés, il est rusé, il ne veut pas étre chatré, et il a bien raison. « Tu sais, les gens qu’on chatre, c’est épouvantable, ils ont les yeux éteints, ils ont de la mort sur la figure.

Souvenirs de famille [...]

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« Regarde mes yeux a moi, ils sont vivants, ils dansent comme

ceux d’Hed¢tor, les tiens aussi, ils racontent!

« Je t'ai vu une fois a la messe, tu étais avec d’autres garcons, tu n’aimes pas ¢a, hein ? moi non plus, mais quand ils font marcher leur petite sonnette et que tout le monde

se met a quatre pattes, je reste toujours debout, personne ne me voit, je domine. « Il y aun prétre qui demeure chez toi, un boeuf, quoi ! c’est terrible, tu sais, il y a des femmes qui sont prétres, avec de grands oiseaux blancs sur la téte et un nez tout mince, tout mince, on devrait les habiller en homme, ce serait plus juste. » Je l’écoute — avant, je n’avais jamais écouté personne — je l’écoute et je voudrais lui dire qu’elle vienne a la maison, que tout le monde est parti, que c’est moi le chef, mais la course est finie et la foule nous sépare. Les hommes et les femmes se piétinent, il y en a qui bavent, je saigne du nez, on m’entraine, on me couche.

Quarante de fiévre et l’abbé grand comme une tour qui cloue mon pére sur l’armoire a glace, la glace se casse et au fond d’un trou la petite fille allongée dans l’herbe avec

entre les dents un petit sachet de lavande. Guéri je sus son nom, elle s’appelait Etiennette, c’était la fille de l’équarisseur d’Aigues-Mortes, moi je |’appelais Coquillage parce qu’elle m’avait pincé dans une foule qui

ressemblait a la mer. Je pensais tous les jours a elle, mais Aigues-Mortes était pour moi une ville trés lointaine et le nom méme de cette ville me faisait atrocement peur. A la maison, la liberté commengait 4 nous géner, nous attendions quelque chose de nouveau, le retour de notre pére, par exemple. Un jour j’allai chercher l’Ane dans le jardin et, mes fréres m’aidant, je le portai au grenier aprés l’avoir coiffé d’une petite casquette anglaise avec deux trous pour les oreilles. Chaque matin nous allions rejoindre |’animal et, suivant un tour stri¢tement établi, nous demandions tristement a la pauvre béte qui regardait par la fenétre : « Sir 4ne, sir ane, ne vois-tu rien venir’?

»

Si Stupide, si niais que puisse paraitre a un monsieur correct et instruit un semblable manége, il n’en est pas moins vrai qu’un matin, trés tot, l’dne se met a braire en

24

Paroles

agitant sa casquette, réveille toute la ville et, sautant par la fenétre, galope a la rencontre d’un nuage de poussiére qu’il raméne aussit6t sur son dos. Le tout en cinquante-sept secondes, chronométrées par mon frére Ernest le sportif. Le nuage de poussiére, c’était notre pauvre pére vétu d’un vieux costume de sport et coiffé d’un sombrero mexicain. Il nous regarde silencieusement et nous compte. Voyant qu il en manque un, il écrase furtivement une larme sur sa joue comme une punaise sur un mur et prenant le plus petit d’entre nous sous son bras il le fesse méthodiquement. Le petit hurle et mon pére s’écrie : « Je n’ai pas mangé depuis trois semaines, le déjeuner est-il prét ? Le hasard. Notre vieille bonne Marie-Rose, qui ne craignait personne pour les coincidences, est la, fidéle au poste, un chien tout neuf dans ses bras pour remplacer l'autre. —

Monsieur

est servi, murmure-t-elle

avec une

tou-

chante simplicité. — Je n’aime pas le chien, répond mon pére, j’en ai mangé en Chine et je trouve cela mauvais. » Ah, sublime quroquipi, charmant quiproquo familial', ce vieux papa prodigue, cette vieille servante, ce vieil ane dans cette vieille maison avec les vieux arbres de ce vieux jardin ! Comme autrefois, le pére sonne de la trompe et nous nous dirigeons au pas cadencé vers la salle 4 manger. Mais sitdt le déjeuner commencé, sit6t servi le potage a la tortue, le pére se léve avec de singuliéres lumiéres dans les yeux, grimpe sur le buffet et piétine sauvagement les hors-d’ceuvre tout en tenant un discours assez décousu. « De la tortue, ¢a, vous voulez rire ! servez-moi la tortue

dans sa carapace d’origine ou alors ce n’est plus un repas de famille. « Servez-moi la glace dans son armoire, et l’armoire dans son arbre, ou donnez-moi simplement de la jambe de poulet, mais n’essayez pas avec moi, n’essayez pas, vous dis-je, j'ai vu trop d’arbres, des arbres comme ceux d’ici, chauves |’hiver,

frisés l’été, plus grands ou plus petits mais d’un bois a vous dégoiter des guéridons, et les crocodiles aussi, d’ailleurs, je ne peux plus les blairer, entendez-moi, salés’, je dis les gros

crocodiles, les énormes, ceux qui pleurent de honte a la vue d’un sac a main et tous les grands animaux nuisibles a l’agriculture qui vont chercher du boulot dans les manufactures.

Souvenirs de famille [...]

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« Et le jour de Noél, je revenais en pirogue, on ne savait pas quoi faire, rire en plein air, manger de |’homme, boire l’urine des morts, ou chanter la chanson.

« Tout nu, les jambes pareilles, je m’endors sur le sable et voila votre mére morte qui vient manger dans ma main,

brouter mon poil. « Je gueule, je me réveille et les voila tous autour de moi, les grands encroupés d’eau douce, les zouaves, les chiens du commissaire', les missionnaires 4 queue prenante.

« Ils m’ont chauffé mon bifeton’, mon petit ticket quai et m’ont laissé pour mort en plein désert avec chameau dans la gorge’. « Rendez-vous compte, salés, voyez-les opérer, posent un bouton de col sur le sable, le bouton brille le négre vient.

de un ils et

« Le négre se baisse et ils lui plantent un crucifix ou un tricolore dans le dos. « Moi qui vous cause, j’étais tout seul, comme un petit baigneur dans un pétrin mécanique, tout seul avec les autruches. « C’est facile (qu’ils disaient) pour savoir |’heure soufflez-leur dans les yeux. « Ca vous casse une jambe d’un coup de patte et quand On peut en poisser une‘, c’est une autruche qui avance, ou qui retarde, j’en ai vu une qui avalait des réveils, ca sonnait, ¢a faisait peur. « Etpourtant quand j’étais jeunot, c’était dur pour me posséder ; j'ai plongé un juteux’ dans le baquet aux eaux grasses, et, hoquet par hoquet, je lui ai rendu les honneurs militaires. « Ils m’ont sapé® dur, dix ans! mais qu’est-ce que j’ai eu la-bas comme girons’, ils lavaient mon linge, ils machaient ma viande.

« En revenant j’ai connu votre mére, je faisais Poléon a la terrasse des cafés avec un vieux chapeau mou,

tout

de suite je l’ai eu dur pour elle, et je me suis défendu a la trouvaille, a la sauvette. « Et puis on s'est retiré, on s’est mis au pain bénit, et

je vous ai possédé, petit monde, le coup des petits jets d’eau c’était avec un souléve-plat. « Aujourd’hui, salés, j’en ai ma claque, je suis a la traine, ridé, foutu. « Foutu, je suis foutu, honnéte, j’suis dévoré de la légion d’honneur... »

26

Paroles

Mais il tombe du buffet, raide, si raide qu’on dirait du meuble qu’il craque et que c’est une planche qui tombe. La porte s ouvre soudain et barbu, jovial, méconnaissable,

Vabbé apparait, un bonnet de police cranement posé sur la tonsure et des bandes molletiéres dépassant sous la soutane. « Ca y est, dit-il, ca y est, ah, mes enfants, mes chers

petits enfants ! « Etre patient et étre poire, ca fait deux, ca ne pouvait pas durer, enfin la fille ainée de l’église se réveille, c'est

une véritable croisade ! « Des voleurs, des Huns! pendules pour qu’on n’entende revanche, ils ont volé le plan de du paquetage carré. « Des sauvages ! Ils ont tout

En 70 ils ont volé nos pas sonner l’heure de la la femme-torpille et celui

pillé, ils ont brilé Jeanne

d’Arc et si on les avait laissé faire, ils auraient tondu le

Lion de Belfort en caniche. « Mais heureusement que nous sommes

un peu [a, et

que celui (avec un geste vers la suspension) qui est La-Haut est un peu 1a aussi. « Pas vrai, les enfants ? mais qu’est-ce, qu’est-ce qui se passe ? » Et se penchant sur notre pére, il essaie de le ranimer et lui parle de la jambe, la fameuse jambe sur qui le pays compte. Mais il ne suffit pas d’une histoire de jambe artificielle et sans doute imaginaire pour réveiller un homme mort. L’abbé se léve et, le petit doigt sur la couture de la soutane, récite la priére des agonisants. Une femme passe la téte par la porte entrouverte, un sein lui sort du corsage, elle interpelle l’abbé. « Viens donc, gros monstre, je te ferai la petite sceur des pauvres en ciseaux! » L’abbé interrompt sa priére, et regarde la femme en riant. C’est la guerre, dehors le tocsin sonne. Tout le monde court, tout le monde s’embrasse, on boit, on se pince les fesses, on fait des jeunes pour la prochaine. C’est la guerre, le soir, deux bergers, deux idiots de village, enfermés dans une grange, se couperont la gorge pour ne pas y aller. On ne les enterrera pas 4 l’église, ni plus tard sous l’arc de triomphe : c’est toujours cela de gagné’.

1930.

Jen ai vu plusieurs...

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JEN AI VU PLUSIEURS... Jen ai vu un qui s’était assis sur le chapeau d’un autre

il était pale il tremblait il attendait quelque chose... n’importe quoi... > Ja guerre... la fin du monde... il lui était absolument impossible de faire un geste ou de parler et l’autre l'autre qui cherchait « son » chapeau était plus p4le encore '© et lui aussi tremblait et se répétait sans cesse : mon chapeau... mon chapeau... et il avait envie de pleurer. Jen ai vu un qui lisait les journaux > yen ai vu un qui saluait le drapeau jen ai vu un qui était habillé de noir il avait une montre une chaine de montre un porte-monnaie Ia légion d’honneur et un pince-nez. Jen ai vu un qui tirait son enfant par la main et qui Criait... jen ai vu un avec un chien > j’en ai vu un avec une canne a épée jen ai vu un qui pleurait jen ai vu un qui entrait dans une église jen ai vu un autre qui en sortait...

28

Paroles

POUR TOI MON

AMOUR

Je suis allé au marché aux oiseaux Et j’ai acheté des oiseaux Pour toi mon amour > Je suis allé au marché aux fleurs Et j’ai acheté des fleurs Pour toi mon amour Je suis allé au marché a la ferraille ‘0 Et j'ai acheté des chaines De lourdes chaines Pour toi mon amour Et puis je suis allé au marché aux esclaves '5 Et je t’ai cherchée Mais je ne t’ai pas trouvée mon amour.

LES GRANDES

INVENTIONS

Ecoutez comme elle craque le soir l’armoire la grande armoire 4 glace la grande armoire a rafraichir la grande armoire a glace a rafraichir la mémoire > des liévres Il y a un liévre dans chaque tiroir et chaque liévre dans le froid rafraichi comme un fruit glacé comme un marron glacé ' se trouve comme

¢a soudain

plongé dans son passé mais ils ne se rappellent rien du tout les liévres' Mais l'homme savant a beau perfectionner les meubles

Les Grandes Inventions

29

'S et supplier tremblant de fiévre les liévres et faire l’aimable Voyons voyons je suis le professeur Cocon 2 i) j'ai déja inventé le ver a soie vous n’allez pas me faire ga a moi allons allons rappelez-vous d’ot venez-vous ou étiez-vous autrefois 2a mais les liévres ne répondent pas Alors le professeur installe un grand nouveau systéme d’horlogerie avec un sablier 4 pédale des calendriers a coulisses © et puis un trés petit arbre généalogique avec des lapins 4 musique Et puis |’infrarouge et le systéme bleu mais rien ne bouge 3a c’est lamentable dans la téte des liévres Il a beau se donner un mal de chien le pauvre malheureux mnémotechnicien 4 =) toutes ces petites bétes ah vraiment c’est trop béte n’en font qu’a leur téte Alors il tourne autour des meubles la téte dans ses mains 4a et il pleure et il pleure Soudain il sent ses mains mouillées par les pleurs Tiens et voila que je pleure maintenant wySo Hélas ! C’est la grande pitié des armoires a liévres de France! Oh! liévres vous n/allez tout de méme pas laisser pleurer un professeur allons faites un petit effort % liévres souvenez-vous descendez-vous du singe

Paroles

30

ou bien du Kangourou Liévres 60

6

ne voyez-vous pas comme je suis malheureux voyons faites un tout petit effort ce n’est tout de méme pas une affaire que de se rappeler puisque tout le monde le fait Liévres je vous en prie souvenez-vous du jour du fameux jour ou la tortue est arrivée avant vous

7

Mais du tiroir aux liévres aucune réponse ne vient

Tristes petits ingrats et sales petits vauriens pense le professeur 5 v7) Et il s’assoit par terre

8 So

8a

9 So

la téte dans les deux mains Ah vraiment il y a des soirs comme cela ou on se demande si la terre tourne bien et pourtant elle tourne et Dieu la fait tourner cest un fait Dieu est bon il fait bien ce qu'il fait c’est ce sale petit monde de liévres qui est mauvais Et voila ce bon professeur qui réve d’une machine a perfectionner le civet' Mais tout de méme il se secoue?’ il lutte contre le découragement Il se répéte dans son petit soi-méme En avant en avant En avant en avant

et il refait ses calculs

il vérifie la preuve par l’ceuf et toutes les preuves qu’il faut 9 wu

et ses calculs sont justes

et sans aucun défaut? Soudain il sursaute et l’inquiétude s’installe dans sa téte et la sueur froide Mais alors

Evénements 100

110

si mes calculs sont justes' c’est sirement mes liévres qui sont faux Il se précipite vers l|’armoire mais la glace est fondue parce que c’est le printemps tous comme un seul homme les liévres ont fichu le camp? Ne vous désolez pas professeur les liévres s’en vont mais les tiroirs restent C’est la vie.

EVENEMENTS Une hirondelle vole dans le ciel

wy

a

20

25

vole vers son nid son nid ou il y a des petits elle leur apporte une ombrelle des vers de vase des pissenlits un tas de choses pour amuser les enfants dans la maison ou il y a le nid un jeune malade créve doucement dans son lit dans son lit sur le trottoir devant la porte il y a un type qui est noir et qui débloque derriére la porte un garcon embrasse une fille un peu plus loin au bout de la rue un pédéraste regarde un autre pédéraste et lui fait adieu de la main l'un des deux pleure l'autre fait semblant il a une petite valise il tourne le coin de la rue et dés qu'il est seul il sourit Vhirondelle repasse dans le ciel et le pédéraste la voit Tiens une hirondelle... et il continue son chemin dans son lit le jeune malade meurt

Vhirondelle passe devant la fenétre

31

Paroles

32

regarde a travers le carreau Tiens un mott... 3

3

elle vole un étage plus haut et voit a travers la vitre un assassin la téte dans les mains la victime est rangée dans un coin repliée sur elle-méme Encore un mort dit |’hirondelle... l’assassin la téte dans les mains se demande comment il va sortir de la il se léve et prend une cigarette et se rassoit

40

Vhirondelle le voit dans son bec elle tient une allumette elle frappe au carreau avec son bec l’assassin ouvre la fenétre

prend l’allumette Merci hirondelle... tn a et il allume sa cigarette Il n’y a pas de quoi dit I’hirondelle c’est la moindre des choses et elle s’envole 4 tire d’aile... l’assassin referme la fenétre s’assied sur une chaise et fume la viGtime se léve et dit C'est embétant d’étre mort on est tout froid Fume ¢a te réchauffera 5 an assassin lui donne la cigarette et la victime dit Je vous en prie C’est la moindre des choses dit l’assassin je vous dois bien ¢a il prend son chapeau il le met sur la téte 60 et il s’en va il marche dans la rue soudain il s’arréte il pense 4 une femme qu’il a beaucoup aimée c'est a cause d’elle qu’il a tué 65 cette femme il ne l’aime plus mais jamais il n’a osé le lui dire

il ne veut pas lui faire de la peine de temps en temps il tue quelqu’un pour elle ¢a lui fait tellement plaisir

Evénements

4

33

cette femme lui il mourrait plutét que de la faire souffrir il s’en fout de souffrir l’assassin mais quand c’est les autres qui souffrent il devient fou

> sonné

cinglé hors de lui il fait n’importe quoi n’importe ou n’importe quand

et puis aprés il fout le camp © chacun son métier y en a qui tuent

®

*

»

©

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d’autres qui sont tués il faut bien que tout le monde vive si tappelles ca vivre l’assassin a parlé tout haut et le type qui l’interpelle est assis sur le trottoir c'est un ch6meur il reste la du matin au soir assis sur le trottoir il attend que ca change Tu sais d’ou je viens lui dit l’assassin l'autre secoue la téte Je viens de ter quelqu’un Tl faut bien que tout le monde meure répond le chémeur et soudain 4 brile-pourpoint Avez-vous des nouvelles? Des nouvelles de quoi? Des nouvelles du monde des nouvelles du monde... il parait qu’il va changer la vie va devenir trés belle tous les jours on pourra manger il y aura beaucoup de soleil tous les hommes seront grandeur naturelle et personne ne sera humilié mais voila l’hirondelle qui revient Vassassin s’en va le ch6meur reste la et il se tait il écoute les bruits il entend des pas

34

Paroles et il les compte pour passer le temps machinalement

115

12345 etc... etc... jusqu’a cent... plusieurs fois... c’est un homme qui fait les cent pas au rez-de-chaussée

12 =)

dans une chambre remplie de paperasses

il a une grosse téte de penseur des lunettes en écaille

une grosse téte de roseau bien pensant il fait les cent pas et il cherche > il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu’un et quand on frappe a sa porte il dit Je n’y suis pour personne il cherche il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu’un 130 le monde entier pourrait bien frapper a sa porte le monde entier pourrait bien se rouler sur le paillasson et gémir et pleurer et supplier 13 a demander a boire a boire ou a manger qu'il n’ouvrirait pas... il cherche ; il cherche la fameuse machine 4a peser les balances 14 Ss lorsqu’il l’aura trouvée la fameuse machine a peser les balances il sera l’homme le plus célébre de son pays le roi des poids et mesures des poids et mesures de la France! 145 et en lui-méme il pousse de petits cris vive papa vive moi vive la France soudain il se cogne l’orteil contre le pied du lit 150 c’est dur le pied d’un lit plus dur que le pied d’un génie et voila le roseau pensant sur le tapis bercant son pauvre pied endolori dehors le ch6meur hoche la téte 155 Sa pauvre téte bercée par |’insomnie

Evénements

16 )

35

prés de lui un taxi s’arréte des étres humains descendent ils sont en deuil en larmes et sur leur trente et un l'un d’eux paie le chauffeur le chauffeur s’en va avec son taxi un autre humain l’appelle donne une adresse et monte

le taxi repart 25 rue de Chateaudun 16! a

17 =)

17 a

180

185

19 tS)

le chauffeur a l’adresse dans la mémoire il la garde juste le temps qu'il faut mais c’est tout de méme un dréle de boulot... et quand il a la fiévre quand il est noir quand il est couché le soir des milliers et des milliers d’adresses arrivent a toute vitesse et se bagarrent dans sa mémoire il a la téte comme un bottin comme un plan alors il prend cette téte entre ses mains avec le méme geste que |’assassin et il se plaint tout doucement

222 rue de Vaugirard 33 rue Ménilmontant Grand Palais Gare Saint-Lazare rue des derniers des Mohicans! c’est fou ce que l’homme invente pour abimer l'homme et comme tout ¢a se passe tranquillement Vhomme croit vivre et pourtant il est déja presque mort et depuis trés longtemps

il va et il vient dans un triste décor couleur de vie de famille couleur de jour de l’an avec le portrait de la grand-mére du grand-pére et de l’oncle Ferdinand celui qui puait tellement des oreilles et qui n’avait plus qu’une seule dent homme se balade dans un cimetiére et proméne en laisse son ennui

195

il n’ose rien dire il n’ose rien faire

il a hate que ¢a soit fini aussi quand arrive la guerre

Paroles

il est fin prét pour étre créni' et celui qu’on assassine une fois sa terreur passée il fait ouf et dit je vous remercie me voila bien débarrassé

Ss

a

iS

ainsi l’assassiné roule sur soi-méme et baignant dans son sang il est trés calme et ca fait plaisir 4 voir ce cadavre bien rangé dans un coin dans ce coquet petit logement il y a un silence de mort On se croirait a l’église dit une mouche en entrant c'est €mouvant et toutes les mouches réunies font entendre un pieux

a

)

a

bourdonnement puis elles s’approchent de la flaque de la grande flaque de sang mais la doyenne des mouches leur dit Halte la mes enfants remercions le bon dieu des mouches de ce festin improvisé et sans une fausse note toutes les mouches entonnent le bénédicité Vhirondelle passe et fronce les sourcils elle a horreur de ces simagrées les mouches sont pieuses Vhirondelle est athée? elle est vivante elle est belle elle vole vite il y a un bon dieu pour les mouches un bon dieu pour les mites

pour les hirondelles il n’y a pas de bon dieu elles n’en ont pas besoin... Vhirondelle continue son chemin et voit a travers les brise-bises d’une autre fenétre a

autour du jeune mort toute la famille assise elle est arrivée en taxi en larmes en deuil et sur son trente et un elle veille le mort elle reste 1a

Evénements si la famille ne restait pas la 20 le mort s’enfuirait peut-étre ou bien peut-étre qu’une autre famille viendrait et le prendrait quand on a un mort on y tient et quand on n’en a pas on en voudrait bien un 4 Tes gens sont tellement mesquins n’est-ce pas oncle Gratien qui le dites-vous les gens sont jaloux ils nous prendraient notre mort °° notre mort a nous ils pleureraient a notre place c’est ¢a qui serait déplacé et chacun dans l’armoire a glace chacun se regarde pleurer... *> un chOémeur assis sur le trottoir un taxi sur un boulevard un mort un autre mort un assassin 9 un arrosoir une hirondelle qui va et vient dans le ciel couleur de ciel un gros nuage éclate enfin la gréle... 26: a des grélons gros comme le poing tout le monde respire Ouf il ne faut pas se laisser abattre il faut se soutenir 7 manger

les mouches lapent les petits de l’hirondelle mangent le pissenlit la famille la mortadelle l’assassin une botte de radis 27 a le chauffeur de taxi au rendez-vous des chauffeurs rue de Tolbiac mange une escalope de cheval tout le monde mange sauf les morts tout le monde mange 80 les pédérastes... les hirondelles... les girafes... les colonels...

37

38

Paroles

tout le monde mange sauf le chOmeur le chOmeur qui ne mange pas parce qu ’iln’ariena manger 8 il est assis sur le trottoir il est trés fatigué depuis le temps qu’il attend que ¢a change il commence a en avoir assez soudain il se léve 9 soudain il s’en va a la recherche des autres des autres des autres qui ne mangent pas parce qu’ils n’ont rien a manger

des autres tellement fatigués *> des autres assis sur les trottoirs et qui attendent qui attendent que ca change et qui en ont assez et qui s’en vont a la recherche des autres tous les autres 3 tous les autres tellement fatigués fatigués d’attendre fatigués... Regardez dit l’hirondelle a ses petits ils sont des milliers * et les petits passent la téte hors du nid et regardent les hommes marcher

S’ils restent bien unis ensemble ils mangeront dit ’hirondelle 310 mais s’ils se séparent ils créveront Restez ensemble hommes pauvres restez unis crient les petits de l’hirondelle restez ensemble hommes pauvres °> restez unis crient les petits quelques hommes les entendent saluent du poing et sourient.

1957.

L’Accent grave

39

L’ACCENT GRAVE

LE PROFESSEUR

Eléve Hamlet !

L’ELEVE HAMLET, Sursautant. ... Hein... Quoi... Pardon... Qu’est-ce qui se passe... Qu’est-ce qu’il y a... Qu’est-ce que c’est ?... LE PROFESSEUR,

mécontent.

Vous ne pouvez pas répondre « présent »» comme tout le monde ? Pas possible, vous étes encore dans les nuages. L’'ELEVE HAMLET

Etre ou ne pas étre dans les nuages!

LE PROFESSEUR Suffit. Pas tant de maniéres. Et conjuguez-moi le verbe étre, comme

tout le monde,

c’est tout ce que je vous

demande. L'ELEVE HAMLET

Tioubess

LE PROFESSEUR En frangais s’il vous plait, comme

tout le monde.

L'ELEVE HAMLET

Bien Monsieur.

Il conjugue :

40

Paroles Je suis ou je ne suis pas Tu es ou tu n’es pas Il est ou il n’est pas

Nous sommes ou nous ne sommes pas... LE PROFESSEUR,

excessivement

mécontent.

Mais c’est vous qui n’y étes pas, mon pauvre ami!

L’ELEVE HAMLET C’est exact, monsieur le professeur, Je suis « ou » je ne suis pas Et, dans le fond, hein, a la réflexion, Etre « ol » ne pas étre C’est peut-étre aussi la question.

PATER NOSTER Notre Pére qui étes aux cieux Restez-y

Et nous nous resterons sur la terre Qui est quelquefois si jolie > Avec ses mystéres de New York’ Et puis ses mystéres de Paris Qui valent bien celui de la Trinité Avec son petit canal de l|’Ourcq Sa grande muraille de Chine '© Sa rivieére de Morlaix’

Ses bétises de Cambrai Avec son Océan Pacifique Et ses deux bassins aux Tuileries Avec ses bons enfants et ses mauvais sujets’

'’ Avec toutes les merveilles du monde Qui sont la Simplement sur la terre

Offertes a tout le monde : Eparpillées * Emerveillées elles-mémes d’étre de telles merveilles

Rue de Seine

41

Et qui n’osent se l’avouer Comme une jolie fille nue qui n’ose se montrer Avec les épouvantables malheurs du monde Qui sont légion * Avec leurs légionnaires Avec leurs tortionnaires Avec les maitres de ce monde Les maitres avec leurs prétres leurs traitres et leurs reitres

50 Avec les saisons Avec les années Avec les jolies filles et avec les vieux cons Avec la paille de la misére pourrissant dans |’acier des canons’.

RUE DE SEINE Rue de Seine dix heures et demie le soir au coin d’une autre rue un homme titube... un homme jeune a avec un chapeau un imperméable une femme le secoue... elle le secoue et elle lui parle et il secoue la téte son chapeau est tout de travers et le chapeau de la femme s’appréte a tomber en arriére ils sont trés pales tous les deux’ l’homme certainement a envie de partir... a de disparaitre... de mourir... mais la femme a une furieuse envie de vivre et sa voix sa voix qui chuchote on ne peut pas ne pas l’entendre N Ss c’est une plainte... un ordre... un Cri... tellement avide cette voix...

42 is)a

=)

a

Paroles et triste et vivante...

un nouveau-né malade qui grelotte sur une tombe dans un cimetiére |’hiver... le cri d’un étre les doigts pris dans la portiére... une chanson une phrase toujours la méme une phrase répétée... sans arrét sans réponse...

homme la regarde ses yeux tournent il fait des gestes avec les bras comme

un noyé

et la phrase revient rue de Seine au coin d’une autre rue la femme continue sans se lasser... continue sa question inquiéte plaie impossible a panser a Pierre dis-moi la vérité Pierre dis-moi la vérité je veux tout savoir dis-moi la vérité... le chapeau de la femme tombe Pierre je veux tout savoir dis-moi la vérité... question stupide et grandiose Pierre ne sait que répondre il est perdu 5 ~y celui qui s’appelle Pierre... Il a un sourire que peut-étre il voudrait tendre $

et répete!

60

6

voyons calme-toi tu es folle mais il ne croit pas si bien dire mais il ne voit pas il ne peut pas voir comment sa bouche d’homme est tordue par son sourire... il étouffe le monde se couche sur lui

et l’étouffe il est prisonnier

Fleurs et couronnes

43

coincé par ses promesses...

on lui demande des comptes’... en face de lui... 7 une machine a compter une machine a écrire des lettres d’amour une machine a souffrir le saisit... s’accroche a lui... > Pierre dis-moi la vérité.

LE CANCRE Il dit non avec la téte mais il dit oui avec le coeur il dit oui a ce qu'il aime

il dit non au professeur wy

S

il est debout on le questionne et tous les problémes sont posés

soudain le fou rire le prend et il efface tout les chiffres et les mots les dates et les noms les phrases et les piéges et malgré les menaces du maitre sous les huées des enfants prodiges avec des craies de toutes les couleurs

sur le tableau noir du malheur il dessine le visage du bonheur.

FLEURS ET COURONNES Homme

Tu as regardé la plus triste la plus morne les fleurs de la terre Et comme

de toutes

aux autres fleurs tu lui as donné un nom

44

Paroles

Tu l’as appelée Pensée. > Pensée C’était comme on dit bien observé Bien pensé

Et ces sales fleurs qui ne vivent ni ne se fanent jamais Tu les as appelées immortelles... C’était bien fait pour elles... Mais le lilas tu l’as appelé lilas Lilas c’était tout a fait ca Lilas... Lilas... Aux marguerites tu as donné un nom de femme '5 Ou bien aux femmes tu as donné un nom de fleur C’est pareil.

L’essentiel c’était que ce soit joli

Que ¢a fasse plaisir... Enfin tu as donné les noms simples a toutes les fleurs simples 70 Et la plus grande la plus belle Celle qui pousse toute droite sur le fumier de la misére Celle qui se dresse a cété des vieux ressorts rouillés A cété des vieux chiens mouillés A cété des vieux matelas éventrés * A cété des baraques de planches ou vivent les sousalimentés Cette fleur tellement vivante Toute jaune toute brillante Celle que les savants appellent Hélianthe Toi tu l’as appelée soleil 30... soleil... Hélas ! hélas! hélas et beaucoup de fois hélas! Qui regarde le soleil hein? Qui regarde le soleil? Personne ne regarde plus le soleil > Les hommes sont devenus ce qu’ils sont devenus Des hommes intelligents... Une fleur cancéreuse tubéreuse et méticuleuse a leur boutonniére Ils se proménent en regardant par terre

Et ils pensent au ciel “ Tls pensent... Ils pensent... ils n’arrétent pas de penser... Ils ne peuvent plus aimer les véritables fleurs vivantes Ils aiment les fleurs fanées les fleurs séchées Les immortelles et les pensées

Le Retour au pays

45

Et ils marchent dans la boue des souvenirs dans la boue

des regrets... ® Tls se trainent

grand peine Dans les marécages du passé Et ils trainent... ils trainent leurs chaines Et ils tratnent les pieds au pas cadencé... °° Ils avancent a grand peine Enlisés dans leurs champs-élysées Et ils chantent a tue-téte la chanson mortuaire

Oui ils chantent A tue-téte * Mais tout ce qui est mort dans leur téte Pour rien au monde ils ne voudraient |’enlever Parce que Dans leur téte Pousse la fleur sacrée ® La sale maigre petite fleur La fleur malade La fleur aigre La fleur toujours fanée La fleur personnelle... oo Sila: pensées..

LE RETOUR

AU PAYS

C’est un breton qui revient au pays natal Aprés avoir fait plusieurs mauvais coups Il se proméne devant les fabriques 4 Douarnenez

Il ne reconnait personne > Personne ne le reconnait Il est trés triste. Il entre dans une créperie pour manger des crépes Mais il ne peut pas en manger Il a quelque chose qui les empéche de passer ‘© Tl paye! Il sort Il allume une cigarette Mais il ne peut pas la fumer. Il y a quelque chose

46

Paroles

'> Quelque chose dans sa téte Quelque chose de mauvais Il est de plus en plus triste Et soudain il se met a se souvenir : Quelqu’un lui a dit quand il était petit 2 « Tu finiras sur |’échafaud » Et pendant des années Il n’a jamais osé rien faire Pas méme traverser la rue Pas méme partir sur la mer > Rien absolument rien. Il se souvient. Celui qui avait tout prédit c’est l’oncle Grésillard L’oncle Grésillard qui portait malheur 4 tout le monde La vache ! 30 Et le breton pense a sa sceur Qui travaille a Vaugirard' A son frére mort a la guerre Pense a toutes les choses qu’il a vues Toutes les choses qu’il a faites. * La tristesse se serre contre lui Il essaie une nouvelle fois D’allumer une cigarette Mais il n’a pas envie de fumer Alors il décide d’aller voir l’oncle Grésillard. “Tl y va? Il ouvre la porte L’oncle ne le reconnait pas Mais lui le reconnait Et il lui dit : “” « Bonjour oncle Grésillard » Et puis il lui tord le cou Et il finit sur l’échafaud 4 Quimper. Aprés avoir mangé deux douzaines de crépes Et fumé une cigarette’.

Le concert n'a pas été réussi

LE CONCERT

47

N’A PAS ETE REUSSI

Compagnons des mauvais jours Je vous souhaite une bonne nuit Et je m’en vais. La recette a été mauvaise > C’est de ma faute Tous les torts sont de mon cété J aurais dG vous écouter Jaurais dG jouer du caniche C’est une musique qui plait 0 Mais je n’en ai fait qu’a ma téte Et puis je me suis énervé. Quand on joue du chien a poil dur! Il faut ménager son archet Les gens ne viennent pas au concert '> Pour entendre hurler a la mort Et cette chanson de la Fourriére Nous a causé le plus grand tort. Compagnons des mauvais jours Je vous souhaite une bonne nuit * Dormez Révez Moi je prends ma casquette

Et puis deux ou trois cigarettes dans le paquet Et je m’en vais... * Compagnons des mauvais jours Pensez a moi quelquefois Plus tard... Quand vous serez réveillés Pensez a celui qui joue du phoque et du saumon fumé © Quelque part... Le soir Au bord de la mer Et qui fait ensuite la quéte Pour acheter de quoi manger * Et de quoi boire... Compagnons des mauvais jours Je vous souhaite une bonne nuit...

48

Paroles

Dormez Révez “© Moi je m’en vais.

LE TEMPS

u

S

DES NOYAUX

Soyez prévenus vieillards soyez prévenus chefs de famille le temps ot vous donniez vos fils a la patrie comme on donne du pain aux pigeons ce temps-la ne reviendra plus prenez-en votre parti c’est fini le temps des cerises ne reviendra plus! et le temps des noyaux non plus inutile de gémir allez plutét dormir vous tombez de sommeil votre suaire est fraichement repassé

le marchand de sable va passer '5 préparez vos mentonniéres

fermez vos paupiéres le marchand de gadoue va vous emporter c'est fini les trois mousquetaires voici le temps des égoutiers »» Lorsqu’avec un bon poliment vous nous deux points ouvrez descendez-vous 4 la

sourire dans le métropolitain demandiez les guillemets prochaine

jeune homme nha

c’est de la guerre dont vous parliez mais vous ne nous ferez plus le coup du pére Francais non mon capitaine non monsieur un tel

non papa *° non maman

nous ne descendrons pas a la prochaine Ou nous vous descendrons avant on vous foutra par la portiére

Le Temps des noyaux 3a

4S

4a

c’est c’est plus c’est

plus pratique que le cimetiére plus gai vite fait moins cher

Quand vous tiriez a la courte paille c’était toujours le mousse qu’on bouffait mais le temps des joyeux naufrages est passé lorsque les amiraux tomberont a la mer ne comptez pas sur nous pour leur jeter la bouée a moins qu’elle ne soit en pierre ou en fer a repasser il faut en prendre votre parti le temps des vieux vieillards est fini Lorsque vous reveniez de la revue!

a

6 So

6a

S

avec vos enfants sur vos épaules vous é€tiez saouls sans avoir rien bu et votre moelle épiniére faisait la folle et la fiére devant la caserne de la pépiniére? vous travailliez de la criniére quand passaient les beaux cuirassiers et la musique militaire vous chatouillait de la téte aux pieds vous chatouillait et les enfants que vous portiez sur vos épaules vous les avez laissés glisser dans la boue tricolore dans la glaise des morts et vos épaules se sont voitées il faut bien que jeunesse se passe vous l’avez laissée trépasser Hommes honorables et trés estimés dans votre quartier

vous vous rencontrez vous vous congratulez vous vous coagulez hélas hélas cher Monsieur Babylas’ j'avais trois fils et je les ai donnés a la patrie hélas hélas cher Monsieur de mes deux moi je n’en ai donné que deux

49

50

Paroles

on fait ce qu’on peut > ce que c’est de nous... avez-vous toujours mal aux genoux et la larme 4a |’ceil la fausse morve de deuil le crépe au chapeau % les pieds bien au chaud les couronnes mortuaires et l’ail dans le gigot vous souvenez-vous de |’avant-guerre les cuilléres 4 absinthe les omnibus a chevaux ® les épingles a cheveux les retraites aux flambeaux ah que c’était beau c’était le bon temps Bouclez-la vieillard ” cessez de remuer votre langue morte

entre vos dents de faux ivoire le temps des omnibus 4 cheveux

le temps des épingles 4 chevaux ce temps-la ne reviendra plus °° 4 droite par quatre rassemblez vos vieux os le panier 4 salade le corbillard des riches est avancé fils de Saint Louis montez au ciel! ' la séance est terminée tout ce joli monde se retrouvera la-haut prés du bon dieu des flics dans la cour du grand dépét?

En arriére grand-pére ' en arriére pére et mére en arriére grands-péres’ en arriére vieux militaires en arriére les vieux aumé6niers en arriére les vieilles aumOniéres "0 la séance est terminée maintenant pour les enfants

le spectacle va commencer.

1936.

Chanson des escargots qui vont a l’enterrement

CHANSON

DES ESCARGOTS QUI VONT A L’ENTERREMENT

A Venterrement d’une feuille morte Deux escargots s’en vont Ils ont la coquille noire Du crépe autour des cornes * Ils s’en vont dans le soir! Un trés beau soir d’automne Hélas quand ils arrivent Cest déja le printemps Les feuilles qui étaient mortes '0 Sont toutes ressuscitées Et les deux escargots Sont trés désappointés Mais voila le soleil Le soleil qui leur dit ' Prenez prenez la peine La peine de vous asseoir Prenez un verre de biére

Si le coeur vous en dit Prenez si ¢a vous plait » L’autocar pour Paris Il partira ce soir Vous verrez du pays

Mais ne prenez pas le deuil C’est moi qui vous le dis » Ca noircit le blanc de I’ceil Et puis ¢a enlaidit Les histoires de cercueils C’est triste et pas joli Reprenez vos couleurs *© Les couleurs de la vie Alors toutes les bétes Les arbres et les plantes

Se mettent a chanter A chanter a tue-téte » La vraie chanson vivante La: chanson de |’été

51

52

Paroles Et tout le monde de boire

Tout le monde de trinquer C’est un trés joli soir “Un joli soir d’été Et les deux escargots S’en retournent chez eux Ils s’en vont trés émus Ils s’en vont trés heureux

* Comme ils ont beaucoup bu Ils titubent un p’tit peu Mais la-haut dans le ciel La lune veille sur eux.

RIVIERA Assise sur une chaise longue

une dame 4 la langue fanée une dame longue plus longue que sa chaise longue et trés agée

prend ses aises on lui a dit sans doute que la mer était la alors elle la regarde mais elle ne la voit pas et les présidents passent et la saluent trés bas c’est la baronne Crin la reine de la carie dentaire son mari c’est le baron Crin le roi du fumier de lapin et tous a ses grands pieds sont dans leurs petits souliers et ils passent devant elle et la saluent trés bas de temps en temps elle leur jette un vieux cure-dents ils le sucent avec ravissement 2 Ss en continuant leur promenade leurs souliers neufs craquent et leurs vieux os aussi et des villas arrive une musique bléme une musique aigre et sure » comme les cris d’un nouveau-né trop longtemps négligé

Riviera

3 i)

35

4 So

45

3S

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53

c’est nos fils c’est nos fils disent les présidents et ils hochent la téte doucement et fiérement et leurs petits prodiges désespérément se jettent a la figure leurs morceaux de piano la baronne préte l’oreille cette musique lui plait mais son oreille tombe comme une vieille tuile d’un toit elle regarde par terre et elle ne la voit pas mais l’apercgoit seulement et la prend tout bonnement pour une feuille morte apportée par le vent c’est alors que s’arréte la triste clameur des enfants que la baronne n’entendait plus d’ailleurs que d’une oreille distraite et dépareillée et que surgissent brusquement gambadent dans sa pauvre téte en toute liberté les vieux refrains puérils méchants et périmés de sa mémoire inquiéte usée et déplumée et comme elle cherche vainement pour passer le temps qui la menace et qui la guette un bon regret bien triste et bien attendrissant qui puisse la faire rire aux larmes ou méme pleurer tout simplement elle ne trouve qu’un souvenir incongru inconvenant l'image d’une vieille dame assise toute nue sur la bosse d’un chameau et qui tricote méchamment une omelette au guano.

Paroles

54

LA GRASSE MATINEE

wa

Il est terrible le petit bruit de l’ceuf dur cassé sur un comptoir d’étain il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim elle est terrible aussi la téte de l'homme la téte de l'homme qui a faim quand il se regarde a six heures du matin dans la glace du grand magasin une téte couleur de poussiére ce n’est pas sa téte pourtant qu’il regarde

1

dans la vitrine de chez Potin

il s’en fout de sa téte l’-homme' il n’y pense pas a

2

2a

3

il songe il imagine une autre téte

une téte de veau par exemple avec une sauce de vinaigre ou une téte de n’importe quoi qui se mange et il remue doucement la machoire doucement et il grince des dents doucement car le monde se paye sa téte et il ne peut rien contre ce monde et il compte sur ses doigts un deux trois un deux trois cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé et il a beau se répéter depuis trois jours Ca ne peut pas durer ¢a dure trois jours trois nuits

sans manger 3 wi

et derriére ces vitres ces patés ces bouteilles ces conserves poOissons morts protégés par les boites boites protégées par les vitres vitres protégées par les flics

Dans ma maison

55

flics protégés par la crainte que de barricades pour six malheureuses sardines... “Un peu plus loin le bistrot café-créme et croissants chauds! Vhomme titube >a

et dans l’intérieur de sa téte un brouillard de mots un brouillard de mots

sardines a manger oeuf dur café créme café arrosé rhum café-créme © café-creme café-crime arrosé sang !... Un homme trés estimé dans son quartier

a été égorgé en plein jour Vassassin le vagabond lui a volé °° deux francs soit un café arrosé zéro franc soixante-dix deux tartines beurrées et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garcon

% I] est terrible le petit bruit de l’ceuf dur cassé sur un comptoir d’étain

il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire ® de homme qui a faim.

DANS

MA MAISON

Dans ma maison vous viendrez D’ailleurs ce n’est pas ma maison Je ne sais pas a qui elle est Je suis entré comme ¢a un jour > Jl n’y avait personne Seulement des piments rouges accrochés au mur blanc Je suis resté longtemps dans cette maison

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Paroles Personne n’est venu Mais tous les jours et tous les jours 0 Je vous ai attendue

Je ne faisais rien C’est-a-dire rien de sérieux Quelquefois le matin Je poussais des cris d’animaux '’ Je gueulais comme un Ane De toutes mes forces Et cela me faisait plaisir Et puis je jouais avec mes pieds C’est trés intelligent les pieds » Ils vous emménent trés loin Quand vous voulez aller trés loin Et puis quand vous ne voulez pas sortir Ils restent la ils vous tiennent compagnie Et quand il y a de la musique ils dansent * On ne peut pas danser sans eux Il faut étre béte comme |’homme |’est si souvent Pour dire des choses aussi bétes Que béte comme ses pieds gai comme un pinson Le pinson n’est pas gai © Tl est seulement gai quand il est gai Et triste quand il est triste ou ni gai ni triste Est-ce qu’on sait ce que c’est un pinson D’ailleurs il ne s’appelle pas réellement comme ¢a C’est "homme qui a appelé cet oiseau comme ¢a » Pinson pinson pinson pinson Comme

c’est curieux les noms

Martin Hugo Victor de son prénom Bonaparte Napoléon de son prénom Pourquoi comme ¢a et pas comme ¢a “Un troupeau de bonapartes passe dans le désert L’empereur s’appelle Dromadaire Il a un cheval caisse et des tiroirs de course Au loin galope un homme qui n’a que trois prénoms Il s’'appelle Tim-Tam-Tom et n’a pas de grand nom “” Un peu plus loin encore il y a n’importe qui Beaucoup plus loin encore il y a n'importe quoi Et puis qu’est-ce que ¢a peut faire tout ¢a

Chasse a l’enfant

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Dans ma maison tu viendras Je pense a autre chose mais je ne pense qu’a ¢a °° Et quand tu seras entrée dans ma maison

Tu enléveras tous tes vétements Et tu resteras immobile nue debout avec ta bouche rouge Comme les piments rouges pendus sur le mur blanc Et puis tu te coucheras et je me coucherai prés de toi > Voila Dans ma maison qui n’est pas ma maison tu viendras.

CHASSE A L’ENFANT A Marianne Oswald.

Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan ! Au-dessus de I’fle on voit des oiseaux Tout autour de I’ile il y a de l’eau Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan! >

Qu’est-ce que c’est que ces hurlements Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan! C’est la meute des honnétes gens Qui fait la chasse a l’enfant

Il avait dit J’en ai assez de la maison de redressement '© Et les gardiens a coups de clefs lui avaient brisé les dents Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment Bandit !Voyou! Voleur ! Chenapan ! Maintenant il s’est sauvé Et comme une béte traquée '5 J] galope dans la nuit Et tous galopent aprés lui Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes

Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan !

58

Paroles

C’est la meute des honnétes gens * Qui fait la chasse a l’enfant Pour chasser |’enfant pas besoin de permis Tous les braves gens s’y sont mis Qu’est-ce qui nage dans la nuit

Quels sont ces éclairs ces bruits *» C’est un enfant qui s’enfuit On tire sur lui 4 coups de fusil Bandit! Voyou! Voleur ! Chenapan ! Tous ces messieurs sur le rivage Sont bredouilles et verts de rage

© Bandit! Voyou! Voleur!

Chenapan !

Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent Au-dessus de l’ile on voit des oiseaux

Tout autour de I’ile il y a de l'eau.

FAMILIALE La mére fait du tricot Le fils fait la guerre Elle trouve ¢a tout naturel la mére Et le pére qu’est-ce qu’il fait le pére? > Il fait des affaires Sa femme fait du tricot Son fils la guerre Lui des affaires Il trouve ¢a tout naturel le pére Et le fils et le fils Qu’esi-ce qu’il trouve le fils? Il ne trouve rien absolument rien le fils Le fils sa mére fait du tricot son pére des affaires lui la guerre

Quand il aura fini la guerre “Il fera des affaires avec son pére

Le Paysage changeur

59

La guerre continue la mére continue elle tricote Le pére continue il fait des affaires

Le fils est tué il ne continue plus Le pére et la mére vont au cimetiére

* Tls trouvent ¢a tout naturel le pére et la mére La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires Les affaires la guerre le tricot la guerre Les affaires les affaires et les affaires La vie avec le cimetiére.

LE PAYSAGE

CHANGEUR

De deux choses lune Vautre c’est le soleil les pauvres les travailleurs ne voient pas ces choses leur soleil c’est la soif la poussiére la sueur le goudron > et s’ils travaillent en plein soleil le travail leur cache le soleil leur soleil c’est l’insolation et le clair de lune pour les travailleurs de nuit c’est la bronchite la pharmacie les emmerdements les ennuis et quand le travailleur s’endort il est bercé par l’insomnie '© et quand son réveil le réveille il trouve chaque jour devant son lit la sale gueule du travail

qui ricane qui se fout de lui alors il se léve 's alors il se lave et puis il sort 4 moitié éveillé 4 moitié endormi il marche dans la rue a moitié éveillée 4 moitié endormie et il prend l’autobus le service ouvrier » et l’autobus le chauffeur le receveur et tous les travailleurs 4 moitié réveillés amoitié endormis

traversent le paysage figé entre le petit jour et la nuit le paysage de briques de fenétres 4 courants d’air de corridors le paysage éclipse * le paysage prison

Paroles

60

30

le paysage le paysage comme au le paysage le paysage

le le le le le le

sans air sans lumiére sans rires ni saisons glacé des cités ouvriéres glacées en plein été coeur de I’hiver éteint sans rien exploité affamé dévoré escamoté charbon poussiére cambouis machefer chatré gommé effacé relégué et rejeté dans

paysage paysage paysage paysage a paysage paysage l’ombre dans la grande ombre V’ombre du capital lombre du profit. Sur ce paysage parfois un astre luit un seul le faux soleil le soleil bléme le soleil couché le soleil chien du capital le vieux soleil de cuivre le vieux soleil clairon le vieux soleil ciboire le vieux soleil fistule le dégoatant soleil du roi soleil! le soleil d’Austerlitz le soleil de Verdun le soleil fétiche le soleil tricolore et incolore 5a l’astre des désastres l’astre de la vacherie l’astre de la tuerie l’astre de la connerie le soleil mort. 60

6a

Et le paysage a moitié construit 4 moitié démoli a moitié réveillé a moitié endormi s'effondre dans la guerre le malheur et 1’oubli et puis il recommence une fois la guerre finie il se rebatit lui-méme dans |’ombre et le capital sourit mais un jour le vrai soleil viendra

Aux champs...

61

un vrai soleil dur qui réveillera le paysage trop mou et les travailleurs sortiront ils verront alors le soleil le vrai le dur le rouge soleil de la révolution ” et ils se compteront et ils se comprendront et ils verront leur nombre et ils regarderont l’ombre et ils riront > et ils s’avanceront une derniére fois le capital voudra les empécher de rire ils le tueront et ils |’enterreront dans la terre sous le paysage de misére et le paysage de misére de profits de poussiéres et de charbon 8 Ss ils le braleront ils le raseront et ils en fabriqueront un autre en chantant

un paysage tout nouveau tout beau un vrai paysage tout vivant 8 aA

ils feront beaucoup de choses avec le soleil et méme ils changeront |’hiver en printemps.

AUX

CHAMPS...

Ilya parait-il dans une roseraie uw

une rose qu’on appelle Veuve inconsolable du regretté Président

Doumergue! c’est triste c'est regrettable ilya ou plutét 10 ily aeu un homme qui a écrit ces mots Demain sur nos tombeaux les blés seront plus beaux’ c’est triste c’est regrettable ' parce que le blé ne pousse pas

62

Paroles

précisément sur les tombeaux des hommes

qui sont tombés pour que monte ou descende le cours du blé! ou méme le cours de la pensée du charbon ou des fleurs et pourtant on peut voir

gravée par de trés honorables graveurs sur l’effroyable billet de banque sur l’épouvantable billet de faveur 2a la Stupide gravure en couleur l’affligeante et provocante image de labeur ou malgré lui le travailleur est soigneusement représenté tout joyeux le rire sur les lévres So et l’outil a la main ou bien éclatant de santé dans un ravissant paysage d’été et fauchant en chantant alertement les blés 3 wy

4 3S

mais ON ne voit jamais

l'image simple et vraie le travailleur en sueur et fauché comme les blés c’est triste c'est regrettable mais les gerbes sont liées le travailleur aussi avec leurs grands billets les grands favorisés se sont payé sa téte et son corps tout entier

avec tout le travail de toutes ses années toutes les gerbes sont liées chaque grain est compté chaque geste capté chaque fleur arrachée le blé monte et descend en méme temps que l’argent en méme temps que le sucre en méme temps que |’acier et le compte du travailleur 5 wy) est sagement réglé a l’odtroi de Profit? la guerre est déclarée et sur la terre encore fraichement remuée a

L’Effort humain

63

dans les ruines des villes par eux-mémes bAties ® ceux qui étaient les plus vivants et les plus forts les plus gais

les meilleurs restent la immobiles couchés aux champs d’honneur la téte dans la mort et la fleur au fusil 6a

la mémorable fleur de leur si simple vie et la fleur 4 son tour doucement se pourrit la fleur des amours la fleur des amis et sur ce champ d’honneur

” d’honneurs et de profits un peu plus tard sur ce champ d’honneur soigneusement nivelé toute seule la fleur artificielle *% la rose invraisemblable la fleur a faire vomir la fleur a faire hurler la veuve inconsolable du Président untel bléme et rose chou-fleur atrocement greffé % ignoble végétal stupidement simulé encore une fois de force et avec le concours assuré de la musique militaire est accrochée épinglée rivée 8 4 la boutonniére de la terre de la terre abimée de la terre solitaire de la terre saccagée bafouée et désolée désespérée ° endimanchée.

1936.

L’EFFORT HUMAIN effort humain n’est pas ce beau jeune homme

debout sur sa jambe de platre

souriant

64

Paroles

ou de pierre ey et donnant grace aux puérils artifices du statuaire limbécile illusion de la joie de la danse et de la jubilation évoquant avec l’autre jambe en l’air la douceur du retour a la maison ' Non l’effort humain ne porte pas un petit enfant sur l’épaule droite un autre sur la téte et un troisieme sur l’épaule gauche avec les outils en bandouliére a et la jeune femme heureuse accrochée 4 son bras L’effort humain porte un bandage herniaire et les cicatrices des combats livrés par la classe ouvriére contre un monde absurde et sans lois veS L’effort humain n’a pas de vraie maison il sent l’odeur de son travail et il est touché aux poumons son salaire est maigre ses enfants aussi nNa il travaille comme un négre et le négre travaille comme lui L’effort humain n’a pas de savoir-vivre l’effort humain n’a pas |l’4ge de raison leffort humain a l’4ge des casernes SSc=) lage des bagnes et des prisons lage des églises et des usines l’A4ge des canons et lui qui a planté partout toutes les vignes et accordé tous les violons 3a il se nourrit de mauvais réves et il se saoule avec le mauvais vin de la résignation et comme un grand écureuil ivre sans arrét il tourne en rond dans un univers hostile 4 poussiéreux et bas de plafond et il forge sans cesse la chaine la terrifiante chaine ou tout s’enchaine la misére le profit le travail la tuerie la tristesse le malheur |’insomnie et |’ennui * la terrifiante chaine d’or

L’Effort humain

©



®



>

°°

de charbon de fer et d’acier de machefer et de poussier passée autour du cou d’un monde désemparé la misérable chaine ou viennent s’accrocher les breloques divines les reliques sacrées les croix d’honneur les croix gammées les ouistitis porte-bonheur les médailles des vieux serviteurs les colifichets du malheur et la grande piéce de musée le grand portrait équestre le grand portrait en pied le grand portrait de face de profil a cloche-pied le grand portrait doré le grand portrait du grand divinateur le grand portrait du grand empereur le grand portrait du grand penseur du grand sauteur du grand moralisateur du digne et triste farceur la téte du grand emmerdeur Ja téte de l’agressif pacificateur la téte policiére du grand libérateur la téte d’Adolf Hitler la téte de monsieur Thiers la téte du dictateur Ja téte du fusilleur de n’importe quel pays de n’importe quelle couleur la téte odieuse la téte malheureuse la téte a claques la téte 4 massacre la téte de la peur.

65

66

Paroles

JE SUIS COMME JE SUIS Je suis comme je suis Je suis faite comme ¢a Quand j’ai envie de rire Oui je ris aux éclats *Jaime celui qui m’aime Est-ce ma faute 4 moi! Si ce n’est pas le méme Que j’aime chaque fois Je suis comme

je suis

'0 Je suis faite comme ¢a Que voulez-vous de plus Que voulez-vous de moi Je suis faite pour plaire Et n’y puis rien changer ‘5 Mes talons sont trop hauts Ma taille trop cambrée Mes seins beaucoup trop durs Et mes yeux trop cernés Et puis aprés

» Qu’est-ce que ca peut vous faire Je suis comme je suis Je plais 4 qui je plais Qu’est-ce que ¢a peut vous faire Ce qui m’est arrivé *® Oui j’ai aimé quelqu’un Oui quelqu’un m’a aimée

Comme les enfants qui s’aiment Simplement savent aimer Aimer aimer... *° Pourquoi me questionner Je suis la pour vous plaire Et n’y puis rien changer.

Chanson dans le sang

CHANSON

wy

a

6

25

LE SANG

Il y a de grandes flaques de sang sur le monde! ou s’en va-t-il tout ce sang répandu est-ce la terre qui le boit et qui se saoule dréle de saoulographie alors? si sage... si monotone... Non la terre ne se saoule pas la terre ne tourne pas de travers elle pousse réguliérement sa petite voiture ses quatre saisons la pluie... la neige... la gréle... le beau temps... jamais elle n’est ivre c’est a peine si elle se permet de temps en temps un malheureux petit volcan Elle tourne la terre elle tourne avec ses arbres... ses jardins... ses maisons... elle tourne avec ses grandes flaques de sang et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent... Elle elle s’en fout la terre elle tourne et toutes les choses vivantes se mettenta hurler elle s’en fout elle tourne elle n’arréte pas de tourner et le sang n’arréte pas de coulet... Ou s’en va-t-il tout ce sang répandu

le le et le 30

DANS

67

sang des meurtres... le sang des guerres... sang de la misére... le sang des hommes torturés dans les prisons... sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman... et le sang des hommes qui saignent de la téte dans les cabanons’... et le sang du couvreur quand le couvreur glisse et tombe du toit‘ Et le sang qui arrive et qui coule a grands flots

68

Paroles

3 avec le nouveau-né...

avec l’enfant nouveau...

la mére qui crie'... l’enfant pleure... le sang coule... la terre tourne la terre n’arréte pas de tourner le sang n’arréte pas de couler 4) Ou s’en va-t-il tout ce sang répandu le sang des matraqués... des humiliés... des suicidés... des fusillés... des condamnés’... et le sang de ceux qui meurent comme ga... par accident Dans la rue passe un vivant avec tout son sang dedans soudain le voila mort et tout son sang est dehors et les autres vivants font disparaitre le sang ils emportent le corps tr) mais ifesttétu le sang et la ot était le mort beaucoup plus tard tout noir un peu de sang s’étale encore... sang coagulé ~ rouille de la vie rouille des corps sang caillé comme le lait comme le lait quand il tourne quand il tourne comme la terre comme la terre qui tourne 6S avec son lait... avec ses vaches... avec ses vivants... avec ses motrts... la terre qui tourne avec ses arbres... ses vivants... ses maisons’... la terre qui tourne avec les mariages... les enterrements... a les coquillages... les régiments... la terre qui tourne et qui tourne et qui tourne

avec ses grands ruisseaux de sang.

1936.

La Lessive

69

LA LESSIVE

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2 ()

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Oh la terrible et surprenante odeur de viande qui meurt c’est l’été et pourtant les feuilles des arbres du jardin tombent et crévent comme si c’était l’automne... cette odeur vient du pavillon ou demeure monsieur Edmond chef de famille chef de bureau c’est le jour de la lessive et c’est l’odeur de la famille et le chef de famille chef de bureau dans son pavillon de chef-lieu de canton va et vient autour du baquet familial et répéte sa formule favorite Il faut laver son linge sale en famille et toute la famille glousse d’horreur de honte frémit et brosse et frotte et brosse le chat voudrait bien s’en aller tout cela lui léve le coeur le coeur du petit chat de la maison mais la porte est cadenassée alors le pauvre petit chat dégueule le pauvre petit morceau de coeur que la veille il avait mangé de vieux portefeuilles flottent dans l’eau du baquet et puis des scapulaires... des suspensoirs... des bonnets de nuit... des bonnets de police... des polices d’assurance... des livres de comptes... des lettres d’amour ot il est question d’argent des lettres anonymes ou il est question d’amour une rosette de la légion d’honneur de vieux morceaux de coton 4 oreille des rubans une soutane un calecon de vaudeville

7O

40

G

)

Paroles

une robe de mariée une feuille de vigne une blouse d’infirmiére

un corset d’officier de hussards des langes une culotte de platre une culotte de peau... soudain de longs sanglots et le petit chat met ses pattes sur ses oreilles pour ne pas entendre ce bruit parce qu’il aime la fille et que c’est elle qui crie c’est a elle qu’on en voulait c’est la jeune fille de la maison

elle est nue... elle crie... elle pleure et d’un coup de brosse a chiendent sur la téte le pére la rappelle a la raison elle a une tache la jeune fille de la maison et toute la famille la plonge et la replonge elle saigne 60 elle hurle mais elle ne veut pas dire le nom... et le pére hurle aussi Que tout ceci ne sorte pas d’ici que tout ceci reste entre nous a dit la mére et les fils les cousins les moustiques crient aussi et le perroquet sur son perchoir répete aussi Que tout ceci ne sorte pas d'ici honneur de la famille honneur du pére honneur du fils honneur du perroquet St-Esprit ih a elle est enceinte la jeune fille de la maison il ne faut pas que le nouveau-né sorte d’ici on ne connait pas le nom du pére au nom du pére et du fils 80 au nom du perroquet déja nommé St-Esprit 6

La Crosse en l’air

8a

90

9a

7I

que tout ceci ne sorte pas d'ici... avec sur le visage une expression surnaturelle la vieille grand-mére assise sur le rebord du baquet tresse une couronne d’immortelles artificielles pour |’enfant naturel... et la fille est piétinée la famille pieds nus piétine piétine et piétine c’est la vendange de la famille la vendange de l|’honneur la jeune fille de la maison créve dans le fond... a la surface des globules de savon éclatent des globules blancs globules blémes

couleur d’enfant de Marie... et sur un morceau de savon un morpion se sauve avec ses petits 104 Ss

10' a

l’horloge sonne une heure et demie et le chef de famille et de bureau met son couvre-chef sur son chef et sen va traverse la place de chef-lieu de canton et rend le salut a son sous-chef qui le salue... les pieds du chef de famille sont rouges mais les chaussures sont bien cirées il vaut mieux faire envie que pitié...

LA CROSSE

EN L’AIR

(Feutlleton)

w

Rassurez-vous braves gens ce n’est pas un appel a la révolte c’est un évéque qui est saoul et qui met sa crosse en l’air comme ga... en titubant il est saoul il a sur la téte cette coiffure qu’on appelle mitre et tous ses vétements sont brodés richement

72

Paroles il est saoul il roule dans le ruisseau sa mitre tombe c’est le soir

1

a

¢a se passe rue de Rome prés de la gare Saint-Lazare sur le trottoir il y a un chien il est assis sur son cul il regarde l’évéque' l’évéque regarde le chien ils se regardent en chiens de faience mais voila l’évéque fermant les yeux l’év€que secoué par le hoquet le chien reste immobile et seul mais l’évéque voit deux chiens dégueulis... dégueulis... dégueulis voila l’évéque qui vomit

dans le ruisseau passent des cheveux... ... des vieux peignes... ... des tickets de métro... des morceaux d’ouate thermogene... des préservatifs... des bouchons de liége. .. des mégots l’évéque pense tristement Est-il possible que j’aie mangé tout ¢a le chien hausse les épaules et s’enfuit avec la mitre l’évéque reste seul devant la pharmacie?’ a ¢a se passe rue de Rome rue de Rome il y a une pharmacie l’évéque crie le pharmacien sort de sa pharmacie il voit l’évéque =) il fait le signe de la croix puis placant ensuite deux doigts dans la bouche de |’évéque

a

il l'aide... ... il aide l’évéque a vomir... l’autre l’appelle son fils* fait le signe de la croix puis recommence

a vomir

le pharmacien avec les doigts qui ont fait le signe de la croix aide encore |l’évéque a vomir puis fait le signe de la croix

La Crosse en lair

73

°° et ainsi de suite alternativement signe de la croix et vomissement plus loin derriére une palissade

*° dans une maison en construction ou en démolition enfin dans une maison pour les humains il y a une grande réception c’est la grande réception chez les chiens 6)

le cirque!

la grande rigolade il y en a qui ont apporté des os d’autres des escalopes beaucoup de choses 6a ceux qui ont la queue en trompette font l’orchestre c’est le grand cirque des chiens celui qui a lieu le premier vendredi de chaque mois mais seuls les chiens savent ¢a devant tous les chiens assis 7 les autres chiens font leur numéro le chien d’aveugle le chien de fusil le chien de garde le chien de berger a a mais voila le grand délire et les spectateurs aboient du vrai grand rire le chien de la rue de Rome vient d’arriver il a sur la téte la mitre? et il fait le pitre le pitre *° avec tous les gestes saints

8 7)

9o

le clown chien aboie en latin il aboie au christ il aboie au vendredi saint il dit la messe avec sa queue et tous les chiens se tordent 4 qui mieux mieux notre pére chien qui étes aux cieux mais le veilleur de nuit se réveille et le monde chiens s’enfuit le veilleur de nuit se rendort le veilleur de nuit est pris par le réve? réve de silence réve de bruits

des

Paroles

74

95

100

105

110

réve rue de Rome le ruisseau coule doucement dans son réve le veilleur de nuit l’entend réve de ruisseau réve d’eau réve de rue réve de Rome réve d’homme... réve du pape... reve de Rome... réve du Vatican réve de souvenir réve d’enfant Rome l’unique objet de mon ressentiment! le veilleur de nuit se réveille se réveille en répétant Parfaitement parfaitement Rome |’unique objet de mon ressentiment il se réveille il se léve il se lave les dents répétant répétant

iM a

Rome l’unique objet de mon ressentiment et le voila la lanterne a la main

le voila qui suit son petit bonhomme de chemin son petit bonhomme de chemin le méne a Rome? comme tous les autres chemins parfaitement 120

parfaitement a Rome devant le Vatican parfaitement pauvre veilleur de nuit le voila perdu en plein jour

au beau milieu d’une ville peuplée de gens qui ne 125

parlent pas la méme triste voyage

langue que lui

soudain il voit une petite fumée qui monte dans le ciel au-dessus des maisons alors il crie au feu mais un italien lui explique en italien que toujours il y a une petite fumée qui monte dans le ciel quand un nouveau pape est élu’ le veilleur de nuit n’y comprend rien il hoche la téte

La Crosse en lair

13 a

140,

14 a

150

15. a

160

165

75

et le soir tombe sur la campagne électorale 4 Rome le pape est élu aux quatre cains cardinaux il y a des cardinaux qui font la gueule en coin ils ne seront pas pape tout est foutu c’est alors qu’au balcon sérieux comme un pape parait le pape

entouré de ses sous-pape il a sur la téte la coiffure a trois cornes appelée tiare et il étend la main la foule se prosterne la foule cherche sa salive la foule trouve sa salive la foule crache par terre la foule se roule dans son crachat le pape fait avec sa main de pape un geste de pape on ferme la fenétre et la foule s’en va s’en va par la ville en répétant Ca y est nous l’avons vu nous l’avons touché du regard un peu plus tard assis sur ses fesses dans son carrosse de nougat doré le grand télier du Vatican fait le tour de son quartier réservé' et puis il rentre au Vatican

ou fier lui aussi comme un pape son vieux papa l’attend effusions familiales grandes eaux lacrymales le pére a une téte de vieux paysan il fume la pipe il est simple hélas hélas la pipe au papa du pape Pie pue on ouvre les fenétres on brile du sucre... on ferme les fenétres ce qu’il faut avant tout c’est de la tenue mais tous les ruisseaux ménent a Rome et voila |’évéque qui surgit en agitant sa crosse son visage est défait comme un vieux lit il titube... l’indignation est générale... le saint pére écarte son vieux pére qui veut faire a l’évéque un

76

Paroles

mauvais parti et s’approchant de |’évéque lui dit On dirait que vous avez bu ' et il le lui dit avec une tellement grandiose expression de mépris que tous les cardinaux en sont glacés jusqu’aux os silence grand silence mais de courte durée car l’évéque est plus iivre que le pape ne le pensait

* et comme il a appris les mauvais mots dans un bordel

18 So

185

19 So

195

de la rue de l’Echaudé il dit ce qu'il lui plait de dire Dans tous les cas si je suis saoul c’est pas avec ce que tu m’as payé... tout pape que tu es... mais il éternue parce qu'il a froid a la téte depuis que le chien lui a fauché la mitre Fermez les fenétres dit le pape un sous-pape répond 4a sa sainteté que les fenétres sont déja fermées Excusez-moi dit le pape on peut se tromper je ne suis infaillible que lorsque je parle des choses de la religion’ soudain l’évéque Infaillible... tais-toi... tu me fais marrer... face de pet... les choses de la religion... infaillible... il y a de quoi se les mordre vieil os sans viande j’en ai marre des choses de la religion et puis d’abord pourquoi que tu es pape et pas moi... hein peux-tu le dire...

t’as profité de mon voyage pour te faire élire combinard... cumulard... tout ce que tu veux c’est te remplir la tirelire mais le pape le désigne dramatiquement du doigt Barnabé je vous mets a |index... alors l’affreux vieillard éclate de rire il est téte nue il se secoue il secoue toute |’eau du ruisseau il éternue il est trempé comme un vieux tampon-buvard abandonné sous la pluie dans la cour d’une mairie triste trempé comme un vieux morceau de pain dans un verre d’eau sale et il hurle et il tonitrue... ah! il est bath le pape il est gratiné le pape

La Crosse en l’air 200

et il se vautre

il plaisante salement L’index sacré

205

21 S

TET [

sais-tu ou on le met |’index dans la rue de |’Echaudé c’en est trop l'autre affreux vieillard c’est le pape' il faut appeler les choses par leur nom un chien c’est un chien un tournesol c’est un tournesol une petite fille qui joue au cerceau dans une allée du Luxembourg c’est une petite fille qui joue au cerceau dans une allée

du Luxembourg

.

le Luxembourg c’est un jardin une fleur c’est une fleur? mais un pape qu’est-ce que c'est 21 a

220

un affreux vieillard et c'est pour ¢a que le catholique pratiquant lorsqu’il se rend au cinématographe parlant pour voir documentairement le vrai visage du Vatican... c’est pour ¢a qu il fait une drdle de téte le catholique pratiquant ce qu il imaginait ce n’était pas cet ecclésiastique bléme... mais un pape... un homme de nuages... une sorte de secrétaire de dieu avec des anges pour lui tenir la queue mais cette grande photographie plate qui remue la bouche en latin cette grande téte avec toutes les marques de la déformation professionnelle la dignité l’onétion |’extréme-onction la cruauté la roublardise la papelardise et tous ces simulacres toutes ces mornes et sérieuses pitreries toutes ces vaticaneries... ces fétiches... ces gris-gris... ce

luxe ces tapis... ces wagons-salons... ces locomotives d’or... ces cure-dents d’argent... ces chiottes de platine... toute cette vaisselle de riche toutes ces cofiteuses ces ruineuses saloperies...

230

tout cela met le catholique pratiquant mal a l’aise sur le fauteuil qu’il a payé seize francs et il entend des rires de curieuses réflexions aux places les moins chéres des spectateurs se tapent

78

Paroles

sur les cuisses Vise un peu le Saint-Pére comment qu’il est fringué... avec un anneau dans le nez j’te jure qu’il serait complet... c’est alors que le catholique pratiquant sent monter en lui de terribles questions

Hélas... puisqu’il y a des cache-nez... des cachetampons... des cache-cols... des cache-noisettes... des cache-pots pourquoi n'y a-til pas de cachepape... point d’interrogation et puis d'autres questions' >» & chaque question qu'il se pose malgré lui le catholique pratiquant a beau essayer de répondre que la question n'est pas la... la question est la... la question continue d’étre en question et remet tout en question devinette chrétienne aimez-vous les uns les autres couci-couga c'est la réponse? il a répondu malgré lui le catholique pratiquant *© et il a honte quelle dréle de maladie la honte et comme ga rend laid il pleure... il voudrait aimer tout le monde (qu'il dit)

** il ne peut pas aimer... il ne peut que respecter ou hair il pleure mais sur l’écran le pape s’en va en retroussant ses jupons blancs...

=~ Je film du Saint-Pére est terminé

voici d’autres actualités des militaires italiens bombardent un village abyssin le catholique pratiquant sent ses larmes ’ se tarir brusquement ** sent son caeur battre amoureusement

Sent ses poings qui se serrent convulsivement il aime tellement les militaires... les civiéres... les enterrements... les cimetiéres... les vieilles pierres... les calvaires... les ossements... & chaque torpille qui me les « négres » *® il pousse un petit gloussement blanc

devant les images de la mort la joie de vivre le saisit il voit la-haut dans le ciel tous les fréres en Jésus-Christ tous ses fréres en Mussolini

La Crosse en lair 265

270

79

les archanges des saints-abattoirs les éventreurs... les aviateurs... les mitrailleurs... toute la clique de notre seigneur' il est fou de joie... il est content... il grimpe sur son fauteuil a seize francs... il acclame l’escadrille des catholiques trafiquants il sent monter en lui l’espoir un jour aussi peut-étre il versera le sang le sang des pauvres... le sang des noirs... le sang de ceux qui sont vraiment vivants mais l’enthousiasme c’est épuisant et le pauvre petit malheureux catholique pratiquant impuissant et trafiquant... le pauvre pauvre pauvre petit petit petit tout petit tout petit trés malheureux... trés catholique... trés catholique... trés pratiquant se rassoit sur son fauteuil 4 seize francs

le spectacle est permanent il en aura pour son argent... et le spectacle recommence... voila les gentils animaux des dessins animés mais ils ne restent pas la longtemps parce que voila que revoila le vrai visage du Vatican Ga commence par des vues de Rome on montre les quartiers de la ville dans une rue il y a deux hommes 270 personne ne les remarque l'un de ces deux hommes c’eSt le veilleur de nuit Vautre c’eSt un italien qui n’a pas de travail un Romain un romain avec des piéces au fond du pantalon § * un romain qui créve de faim les deux hommes sortent du film personne ne s’apercoit de leur disparition et la-bas ils continuent 4 se promener dans Rome le romain fait des gestes avec la main 2) ces gestes le veilleur de nuit les comprend il n’a pas besoin d’allumer sa lanterne ce sont des gestes pareils aux siens un pour serrer la ceinture un pour montrer les devantures 295 un autre geste avec la main a plat au-dessus du pavé en penchant un peu |’épaule ¢a veut dire qu’on a des enfants avec les doigts on fait le compte

80

Paroles c’est un romain qui a trois enfants et pas de travail

30 et ils parlent aussi un petit peu les deux hommes et ils se comprennent trés bien avec trés peu de mots le romain et le parisien Gangster mussolini mussolini gangster ils éclatent de rire 30 Ss

ils se sont parfaitement compris

une grande joie les fait rire Gangster... mussolini avanti... avanti... a voix basse le romain chante au veilleur de nuit

* la chanson interdite

31 a

320

Partant pour |’Ethiopie avanti... avanti... les fusils partiront tout seuls! c’est moi qui vous le dis qu’ils partent donc tout seuls les fusils qu ils s’en aillent nous resterons a la maison et quand ils reviendront nous irons les chercher a la gare avec une fanfare le veilleur de nuit ne comprend pas toutes les paroles de la chanson mais il en comprend le sens et il recommence a rire et les deux hommes trouvent d’autres copains un qui travaille chez Fiat 4 Turin Turin... Turin-cassis?

le veilleur de nuit pense a l’apéritif et ¢a lui donne soif il s’arréte prés d’une fontaine il entend le bruit de |’eau 330

33 vs

il s’assoit il boit il entend l’eau et son réve le reprend Rome l’unique objet de mon ressentiment il dit au revoir aux autres et s’en va vers le Vatican... il ne sait pas d’owt ¢a lui vient mais il a un tas de choses a dire

La Crosse en lair

81

et tout le temps il pensait a ces choses quand il était tout seul auprés du brasero |’hiver 340 la nuit dans son chantier il a un théatre dans la téte et dés qu'il est seul ca recommence 4a jouer et c’est des piéces terribles que ¢a joue pas des tragédies a guirlandes avec des bonzes d’autrefois qui débloquent comme a1 église des histoires de fesses qui riment'... 345 mais des piéces avec des hommes de viande avec de pauvres femmes vivantes avec du pain avec des chiffres des chiffres... des orages de chiffres 35 So toujours des petites sommes et puis des hommes qui fabriquent...

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d’autres qui attendent tristement |’autobus sous la pluie des vieux souliers des petites filles qui demandent humblement a crédit? chez le laitier des hommes... des femmes... des enfants des hommes... des femmes... des enfants qui se battent contre la misére qui pataugent dans leur propre sang dans le sang et dans la misére dans la misére et dans le sang et sur le sang de la misére les autres se gondolent a

Venise avec des suspensoirs d’hermine et des diamants aux doigts de pied les cloches sonnent dans les églises pour que les pauvres viennent prier mais lui le veilleur de nuit il veut empécher les cloches de sonner il veut parler il veut crier hurler gueuler gueuler mais ce n’est pas pour lui tout seul qu’il veut gueuler c’est pour ses camarades du monde entier pour ses camarades charpentiers en fer qui fabriquent les maisons de la porte Champerret pour ses camarades cimentiers... ses camarades égoutiers... camarades surmenés... camarades pécheurs de Douarnenez... camarades exploités... camarades de

Paroles

82

la T.C.R.P.'... camarades mal payés... camarades vidangeurs... camarades humiliés... camarades chinois des riziéres de Chine... camarades affamés... camarades paysans du Danube’... camarades torturés...

camarades de Belleville... de Grenelle et de Mexico... camarades sous-alimentés... camarades mineurs du Borinage... camarades mineurs d’Oviedo’... camarades décimés... mitraillés... camarades dockers de Hambourg... camarades des faubourgs de Berlin... camarades espionnés... bafoués... trompés... fatigués... découragés... camarades noirs des Etats-Unis...

camarades

lynchés... camarades marins des prisons maritimes... camarades emprisonnés... camarades indochinois de Poulo Condor‘... camarades matraqués... camarades... camarades... c’est pour ses camarades qu'il veut gueuler le veilleur de nuit pour ses camarades de toutes les couleurs de tous les pays et tout en marchant il arrive’ devant la porte du Vatican et il s’arréte devant la porte il y a des hommes la plume sur la téte la hallebarde a la main > ces hommes lui barrent le chemin

et lui demandent ce qu’il veut Je viens demander au pape s'il est sourdingue... comprenez je viens lui demander s’il est dur de la feuille et s’il sait lire s’il sait compter... lui demander ce qu’il pense de la situation mondiale lui demander puisque de son métier il doit étre bon comme le bon pain ce qu’il attend pour ouvrir sa grande gueule en faveur des opprimés *° et la garde le laisse passer croyant qu'il s’agit d’un plombier qui vient remettre un joint au robinet de la baignoire dorée ot parfois le Saint-Pére vient se mouiller les fesses et le dessous des pieds il passe il traverse les salons tu parles d’un bobinard mon vieil Edmond 8 quel bordel madame Adeéle quel boxon® monsieur Léon il glisse sur le parquet ciré

La Crosse en Vair

83

sa lanterne a la main il glisse si vite 4 qu’on dirait un train et le voila qui écrase quelqu’un un affreux

c’est un affreux vétu de noir une méche de pétrole a la place des cheveux > la cravate blanche les pieds douteux le veilleur de nuit s’enfuit Laval! se reléve et s’époussette 40! t=)

un valet s’empresse Monsieur le comte...

et monsieur le comte Laval demande au valet si la mule du pape est visible et comment il faut s’y prendre pour la baiser selon le protocole’ on améne une mule d’essai et l’-homme d’état et la béte restent seuls en téte a téte le veilleur de nuit continuant son exploration arrive dans la grande antichambre prés du grand salon de la grande réception... c'est fou ce qu'il peut y avoir de monde qui rampe sur le paillasson un tas de gens connus des gens qui sont quelqu’un “> des journalistes des hommes de main des valets de pied des écrivains des banquiers des académiciens le veilleur de nuit les écoute ils parlent... ils parlent du nez... ‘© de la pluie et du beau temps’ mais ils parlent surtout argent il y en a qui sont avec leur femme monsieur Déchet avec madame Déchet monsieur Gésier avec madame Chaisiére “> monsieur Pierre Benoit madame Antinéa‘ madame Léon Bailby’ monsieur Antinoiis monsieur Salmigondis madame Cora Laparcerie® monsieur Deibler et sa veuve’ grand-papa Doumergue’ et ses petits-enfants 42 =) et le petit monsieur tout seul Quenelle de Jouvenel Bertrand’ monsieur Claude Fuhrer”? le grand pétopiomane et puis des Léon Vautel''... des Clement Daudet’’... des Brioche la Rochelle'* des Jab de la Bretelle’... des

84

42 a

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43 wy

Paroles

Maurras! et des Vorace de Carbuccia? des Gallus’ des Henribérot‘ des Gugusses des compéres Doriot’ des de mes deux Kérilis® des Pol Morand’ des Chiappe® des Henri Lavedan’ et voila le lieutenant colonoque de la rondelle aux flambeaux” et les Schneider les de Wendel!’ tous les vieux débris du creusot tous les édentés carnivores tous les vieux marcheurs de la mort” et ces dames leurs dames comme elles sont belles 4 voir quand on pense a autre chose et qu’on ferme les yeux les propos qu’elles tiennent sont tout a fait savoureux elles parlent du pape et quand elles parlent elles font avec la bouche le méme bruit désagréable que lorsqu’elles remuent leur priedieu le jour de la grand-messe des morts a saintlaurent pied de potc... Et le pape m’a dit ceci et le pape m’a dit cela et papati et papata... et ces messieurs s’en mélent Comme je le disais au Saint-Pére dit Pol Morand 4 la

44 S

44 a

45 i)

douairiére Debout les morts et 4 la douche nous voulons des cadavres propres”... oh monsieur Morand vous étes le roi des cormorans" et toujours tellement garnement et la douairiére se chatouille le fessier elle voudrait bien se le faire dédicacer soudain elle arréte de se chatouiller

et tout le monde arréte de faire ce qu'il faisait tout le monde claque des talons tout le monde rectifie la position Mussolini traverse le salon le voila l’ennemi du négus le voila l’authentique gugusse"’ le voila le nouveau Poléon il ala dr6le de téte de |’homme qui croit que c'est arrivé mais qui ne sait pas au terminer...

juste comment

¢a va se

La Crosse en l’air

85

il salue tout ce beau monde 4 la romaine et tout ce beau monde 4 la romaine le salue! soudain Mussolini apergoit le veilleur de nuit et sapproche de lui en frongant les sourcils Alors on ne salue plus 45 Je n’ai jamais salué personne dit le veilleur de nuit et le duce est trés embété cet homme seul... ce sans-géne... cette lanterne peut-étre que c’est Diogéne on ne sait jamais 460 et le duce qui ne tient pas a avoir d’ennuis avec |’antiquité entraine le veilleur de nuit dans un salon plus discret les voila assis sur une banquette Moi ce que je souhaite dit Mussolini c’est le bonheur de mon peuple Tu l’as dit bouffi... répond le veilleur de nuit 46 et il se met a rire doucement Mussolini est inquiet... soudain il entend du bruit son inquiétude grandit le bruit qui inquiéte Mussolini vient de dessous la banquette ‘7 sur laquelle il est assis Ce n’est rien... dit le veilleur de nuit c’est le roi d’Italie? il fait les cent pas il s’ennuie “5 Ah bon dit Mussolini Moi je viens pour voir le pape dit le veilleur de nuit Moi aussi dit Mussolini Moi aussi dit venant de dessous la banquette la petite voix du roi d’Italie 480 j’ai rendez-vous avec lui Moi je n’ai pas rendez-vous dit le veilleur je viens comme ga... en touriste Trés intéressant le tourisme... extrémement intéressant reprend Mussolini... le tourisme?’... mais la grande porte s’ouvre “8 un camerlingue apparait

Au premier de ces messieurs C’est moi dit le roi et il sort mais Mussolini donne au monarque un discret petit coup de'pied et le monarque rentre sous sa banquette

86

Paroles en hochant tristement la téte Le premier c’est moi dit Mussolini

‘9 en faisant la grosse voix Je vous demande pardon dit le veilleur de nuit j’étais la avant vous avanti avanti 49 5

50 S)

et il passe la grande porte se referme derriére lui et le voila en présence de celui qu’on appelle le vicaire de Jésus-Christ il est assis sur son saint siége le vicaire et devant lui deux ou trois douzaines de grosses vieilles femmes a barbe imberbes sont agenouillées sur le tapis le Saint-Pére leur parle en latin-et il les appelle ses brebis drdle de harem pense le veilleur de nuit mais voila les femmes a barbe qui se lévent... ... qui se lévent en poussant des cris

Pesetas Bandera Pesetas Pesetas Pesetas Franco

légére erreur pense le veilleur il comprend qu’il a confondu hommes d’église avec femmes a barbe et qu’il se trouve en présence des évéques cardinaux archevéques et bedeaux... des révérends péres gras a lard brilés vifs par le Frente Popular dans les souterrains d’Oviedo' et le SaintPére écoute avec sérénité la plainte déchirante des malheureux prélats carbonisés Ah si tu savais Saint-Pére 50 S ce que ces barbares nous ont fait ils nous ont coupé les jambes et puis ils nous ont pendus par les pieds ils nous ont plongé la téte dans l’huile d’olive bouillante ils nous ont saignés comme des porcs ah si tu savais Saint-Pére S51 iS combien horrible fut notre mort ils nous ont crucifiés sur des planches avec de sales clous rouillés mais dieu qui fait bien ce qu’il fait dieu nous a tous ressuscités Sl a et sur son nuage d’acier trempé sainte Tenaille est arrivée sainte Tenaille nous a décloués et nous avons erré dans la montagne

La Crosse en l’air

87

emportant les vases sacrés il y avait des fruits sauvages nous les avons apprivoisés... baptisés et puis nous les avons mangés et nous avons marché marché jusqu’a un tout petit village a ou dans sa grande automobile saint Christophe nous attendait ah quelle terrible chaleur et quelle soif il faisait tout nu dans le spider saint Sébastien pleurait ils l'avaient planté de banderilles il ne pouvait pas les enlever sainte Tenaille s’était endormie... pas moyen de la réveiller... saint Sébastien s’impatientait... >on est allé chez un médecin... mais la porte était défoncée... toute la maison saccagée et la Saint-Péere horreur nous vimes comme nous vous voyons Saint-Pére comme nous vous voyons S nous vimes le médecin et sa dame suspendus a la suspension horreur Saint-Pére horreur nous vimes sur le carreau de la cuisine les trente-deux filles du médecin a éventrées par les miliciens horreur Saint-Pére horreur nous vimes un homme étrange qui grelottait on aurait dit un grand poulet un grand poulet qui sanglotait oS c’était l’ange gardien des jeunes filles plumé vif par les miliciens horreur Saint-Pére horreur nous vimes la bienheureuse sainte Albumine dans une bouteille

S

emprisonnée

et tout en haut du haut de l’église la bienheureuse sainte Camomille empalée sur le clocher horreur Saint-Pére nous vimes aussi... ... mais soudain midi sonne on entend un grand bourdonnement *© c'est le ventre des prélats espagnols qui grogne qui grogne parce qu'il n’est pas content a

88

Paroles

Bon appétit mes agneaux bon appétit mes brebis vous me direz la suite au dessert dit le Saint-Pére et

la délégation des malheureux bienheureux prélats carbonisés miraculés béatifiés et affamés se précipite vers la grande salle ot est préparé le banquet > le pape reste seul ou plutdét se croit seul car il ne voit pas le veilleur de nuit planqué dans l’ombre et qui sourit et comme les gens qui sont seuls qui n’ont rien 4 faire et qui font n’importe quoi pour passer le temps le pape se ronge doucement les ongles machinalement et puis avec son pied il aplatit le tapis qui fait des plis et puis il baille et puis croisant la jambe droite sur la jambe gauche il se tapote avec la main le bas du genou pour voir si les réflexes vont bien et puis il réfléchit et toute réflexion faite il constate que pour ce qui est des réflexes c’est presque tout 4 fait complétement fini soudain une voix une voix venant de trés loin une voix désolante 37 a une voix d’os une voix morte

580

la voix d’un vieux ventriloque crevé depuis des milliers d’années et qui dans le fond de sa tombe continue 4 ventriloquer All6 all6 Radio-Séville All6 all6 Radio-charnier c'est le général Quiépo micro de Llano’ qui postillonne a la radio Pour un nationaliste tué je tuerai dix marxistes’... et s'il ne s’en trouve pas assez je déterrerai les morts pour les fusiller... et cette atroce voix cariée cette voix pouacre... cette voix nécrologique religieuse

585

590

soldatesque vermineuse néo-mauresque cette voix capitaliste cette voix obscéne cette voix hidéaliste? : cette voix parle pour la vermine du monde entier et la vermine du monde entier l’écoute et elle lui répond en hurlant

La Crosse en l’air

89

alors le veilleur de nuit entend le vrai cantique du Vatican la lugubre complainte des prétres le cliquetis des baionnettes 595

601 S

610

61S

620

la sonnette du saint sacrement et le bruit des boites 4 pansements l’affreuse clameur des possédants en choeur avec le choeur des bourreaux qui demandent justice en choeur avec le choeur des repus qui hurlent qu’ils ont faim en choeur avec les €gorgeurs qui crient a l’assassin en choeur avec les litanies des hommes aux globules noirs en choeur avec les vieux cantiques des vieux bourreurs de mou en choeur avec les abominables choristes chantant l’abominable opéra sinistre Sacré-coeur de Jésus! ayez pitié de nous mais comme il connait la chanson le pape en a marre et tourne le bouton silence silence troublé par une discréte petite toux c'est le veilleur qui fait hum... hum... histoire de montrer qu'il est la et le Saint-Pére un peu étonné fait celui qui ne le voit pas il met sa téte entre ses mains... il se recueille et tout en marmonnant un petit notre-pére-qui-étes-auxcieux a travers ses doigts entrouverts il regarde a quel genre d’homme il a affaire et comme l’homme est plutét mal fringué le Saint-Pére est un peu inquiet et il se dit Quel est cet homme que me veut-il comment est-il entré ici c'est peut-étre un dévoyé un anarchiste un terroriste un illuminé un trotskiste dans les méninges papales |’étonnement la crainte et la curiosité se baladent en liberté et le Saint-Pére continue sa priére que votre volonté soit faite... c'est peut-étre cette vache d’évéque qui l'a envoyé pour me sectionner le gésier s'il fait un pas de plus je tire sur la sonnette pour appeler les carabiniers sur la terre comme au ciel... il n’a

go

Paroles pourtant pas l’air mauvais... c’est peut-étre un gros industriel du textile qui vient pour que je casse le mariage de sa fille et s’est déguisé en loqueteux pour

que je lui fasse un prix donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien... si tu crois m’avoir c’est moi qui t’aurai mon vieux pater noster qui étes aux cieux... peut-€tre que c’est un de mes fils naturels... il va m’appeler papa me demander des ronds... me voila dans de beaux draps... quel dommage qu’on ne soit plus au temps des Borgia au temps des oubliettes et des petits flacons ne nous laissez pas succomber 4 la tentation... je vais tout de méme lui poser quelques questions

6



>

“©

sed libera nos a malo amen Quel bon vent vous améne mon ami Je n’aime pas la priére dit le veilleur de nuit ca fait un sale petit bruit un sale petit bruit de poussiére on dirait qu’on bat les tapis tout de méme je vous en prie Saint-Pére comme on dit je vous en prie ne m’appelez pas votre ami gardez vos distances je ne suis pas venu vous baiser |’anneau gardez votre truc sur la téte moi je garderai ma casquette vous me demandez quel bon vent m’améne je suis venu a pied le vent était mauvais mais tout de méme entre parenthéses quel dréle de chapeau vous portez j'ai répondu 4 votre question répondez a la mienne ou est le panier Le panier répond le Saint-Pére qui ne sait que faire que dire que penser quel panier

Quand un pAtissier dit le veilleur 645

quand un patissier va livrer en ville une piéce montée...

un grand gateau de noces ou d’anniversaire... il met la piéce montée dans un panier... il met le panier sur sa téte... il s’en va 1a on il doit aller... ils’en revient

la course faite le panier a la main et ceux qui le voient

La Crosse en l’air

91

passer disent voila un patissier parce qu’un patissier c’est quelqu’un... quelqu’un qui ressemble 4 quelque chose tandis que toi tu ne ressembles a rien

comme un vieux gate-sauce absurde et morne comme un vieux faux p4tissier funébre qui aurait revétu on he sait pas trop pourquoi la robe de la mariée tu portes sérieusement gravement posée sur ta téte

65, So

65 wa

660

la piéce montée et tu n’oses pas la bouger cette téte de crainte de voir la créme dégouliner et tu restes la assis sans bouger de crainte de voir la robe se déchirer de crainte de laisser voir aux autres le personnage tel qu'il est le grand pAtissier sans panier le grand homme sans spécialité possédant toutes les qualités le grand homme pauvre comme Job riche comme Crésus utile comme la paille dans |’acier le grand homme irréprochable incorruptible invulnérable infaillible imperméable insubmersible et vénérable' et vénéré et admirable et admiré et consi-

dérable et considéré et respectable et respecté respecté voila le grand mot laché le respect et le veilleur de nuit s’esclaffe le respect il s’esclaffe comme une girafe il se tord comme une baleine et son rire c’est comme le rire négre des négres comme

le fou rire des fous comme le rire enfantin des enfants des enfants c’est le rire brut le rire qui secoue le vrai fou rire vraiment comme le vrai fou rire du printemps 66 a

vous savez quand le printemps arrive a toute vitesse en chantant a tue-téte

le le et le % il

printemps fou printemps un peu saoul tellement content printemps a sur l’oreille la grande fleur qu’on appelle soleil

Paroles

92

675

680

685

une fille toute neuve toute joyeuse toute nue dans les bras il marche sur la nouvelle herbe et la nouvelle herbe frémit sous la caresse de ses pas la fille est jolie comme un réve tellement jolie! que le printemps lui-méme n’en revient pas elle tient dans sa main un Oiseau nouveau c’est l’oiseau de la jeunesse loiseau qui rit aux éclats . et voila le pape qui pousse un long cri de détresse et qui pique une téte et qui roule 4 terre et qui pique une crise et qui se reléve en hurlant il a regu un éclat de rire dans 1’ceil et continuant son hurlement il tourne autour de son fauteuil en courant poursuivi par l’oiseau moqueur Voiseau qui rit comme un enfant Allez laisse dit le veilleur a4 l’oiseau laisse c’est un vieux sauve-toi... va-t’en

690

695

700

loiseau s’envole par la fenétre l’oiseau s’envole vers les pays chauds et le pape reprend son souffle et ses saints esprits Sauf le respect que je ne vous dois pas Saint-Pére comme on dit vous ressemblez a un vieux voyageur de premiére Et pourquoi donc... demande le Saint-Pére intrigué et confus tout en s’assurant d’un petit regard inquiet et circulaire que l’oiseau est bien parti Quand un vieux voyageur dit le veilleur quand un vieux voyageur de premiére passant pour prendre l’air sa vieille téte par la portiére regoit dans l’ceil une escarbille... mais le pape l’interrompt Ah foutez-moi la paix a la fin je ne suis tout de méme pas arrivé 4 mon 4ge et a ma haute situation pour me laisser emmerder par un malheureux petit libre penseur de rien du tout venu je ne sais d’ou Je ne suis pas libre penseur dit le vealean je suis athée

La Crosse en l’air

93

Hein quoi dit le Saint-Pére et l’autre dans le tuyau de son oreille l'autre se met a gueuler Allé all6é Saint-Pére vous m’entendez 70: b) athée A comme absolument athée T comme totalement athée

H comme hermétiquement athée 71 0

71 5

E accent aigu comme étonnamment E comme entiérement athée

athée

pas libre penseur athée! il y a une nuance mais toi les nuances tu t’en balances et puis dans le fond ce que je t’en dis... j'étais venu pour te voir je tai vu ca me suffit... et le veilleur fait le geste de s’en aller mais le successeur de saint lance-Pierre de saint lance-Paul et de saint lance-flammes lui met doucement la main sur l’épaule et le regarde avec une compatissante tristesse simulée d’une facon si parfaite que le saint simulateur professionnel pris lui-méme par le ron-ron de sa simulation verse les authentiques larmes de la bonté de l’humilité de la résignation et de la désolation et il gémit Poussiére tout n’est que poussiére et tout retournera en poussiére

Tais-toi dit le veilleur tu parles comme un aspirateur alors le secrétaire général de la chrétienté s’arréte de philosopher et fusillant le veilleur du regard en secouant sa noble téte de vieillard sur son goitre somptueux il entonne d’une voix grave a les Commandements de Dieu Garde a vous repos éternel garde a vous garde a vous * larme a la bretelle en avant marche et paix sur la terre aux hommes de bonne S

volonté

94

Paroles

section halte couchez-vous... aplatissez-vous... humiliez-vous... enfouissez-vous... > rampez

garde a vous garde a nous contre tous ceux qui osent lever la téte feu a volonté mais soudain le Saint-Pére cesse de gesticuler 7 et voit en face de lui le veilleur déguisé en Saint-Pére et ce sans aucun doute pour se foutre de lui le veilleur déguisé en Saint-Pére avec comme lui une tiare sur la téte et qui comme lui fait de grands gestes en poussant de grands cris bléme de rage ™ rouge de honte vert de gris le pape se jette sur son ennemi avanti avanti et le voila le nez ensanglanté... 750 sur la glace ot le Saint-Pére s’est cogné contre son auguste reflet de Saint-Pére

il y a une petite tache de sang une petite tache de sang inodore incolore sans saveur un simulacre de tache de sang pour ce qui est du veilleur 75 w) il est parti depuis longtemps eh oui ca fait déja un bon quart d’heure... un bon quart d’heure qu’il est parti 760

76 a

laissant le pape avec ses grandes manoeuvres ses grandes orgues ses petits ennuis le pape seul dans la grande salle de son vatican seul comme au milieu d’une assiette sale un vieux cure-dents dans la rue la nuit est tombée et le veilleur marche dans la rue dans la nuit il tombe une toute petite pluie sa lanterne est allumée quelqu’un court derriére lui il se retourne et voit dans la lumiére

La Crosse en l’air

95

un chat de gouttiére et le veilleur de nuit s’arréte le chat aussi 77 5 Tu devrais venir par la dit le chat il y a un oiseau blessé des fois que tu serais vétérinaire On ne sait jamais il doit venir de trés loin cet oiseau 78 So ses ailes étaient couvertes de poussiére il volait il saignait et puis il est tombé trés vite comme ga d’un seul coup comme une pierre 78 a j'ai sauté dessus pour le manger mais il s’est mis a chanter et sa chanson était si belle que je me suis privé de diner Je crois que je le connais dit le veilleur ue) J et le voila parti avec le chat de gouttiére sous la pluie ils arrivent sur une petite place C’est la dit le chat C’est ici dit le veilleur 79 b)

je m’en doutais

il se baisse et ramasse |’oiseau Je crois qu'il en a pris un bon coup dit le chat 801 So

80 b)

81 iS

son aile gauche est arrachée il n’en a pas pour longtemps Ta gueule dit le veilleur le chat comprend qu’il faut se taire il se tait et dans la main du veilleur l’oiseau de la jeunesse commence 4a délirer Ah ga m’embéterait de mourir j'ai vu des choses si belles... si terribles... si vivantes... et puis des choses si dréles si étonnantes ah ca m’embéterait de mourir j'ai un tas de choses a dire et puis j’ai envie de rire... j’ai envie de chanter... Tais-toi dit le veilleur tais-toi si tu veux guérir

Mais puisque je te dis que j’ai vu des choses et l’oiseau se retourne dans la main du veilleur

96

Paroles

85 comme un malade dans son lit le chat inquiet fronce les sourcils loiseau raconte Je volais trés vite si vite et je voyais je voyais... 820 | au-dessus des Baléares j’ai vu |’été qui s’en allait' et sur le bord de la mer la Catalogne qui bougeait’ et partout des vivants... des garcons et des filles qui se préparaient 4 mourir et qui riaient jai vu la premiére neige sur Madrid 85 la premiére neige sur un décor de suie de cendres et de sang’ et j’ai revu celle qui était si belle la jolie fille du printemps

elle était debout au milieu de l’hiver elle tenait 4 la main une cartouche de dynamite 0 ses espadrilles prenaient |’eau le soleil qu’elle portait sur l’oreille était d’un rouge éclatant c’était la fleur de la guerre civile la fleur vivante comme un sourire *> la fleur rouge de la liberté doucement j’ai volé autour d’elle sous son sein gauche son coeur battait et tout le monde |’entendait battre le coeur de la révolution “© ce coeur que rien ne peut empécher de battre que rien... personne ne peut empécher d’abattre ceux qui veulent |’empécher de battre... de se battre... de battre... de battre’... Ne t’excite pas comme ¢a dit le veilleur tu as la fiévre * tu saignes ton aile est arrachée

essaie de dormir... laisse-moi faire je te guérirai et le veilleur s’en va la casquette sur la téte 5° ’oiseau blessé dans le creux de la main le chat de gouttiére tient la lanterne et il leur montre le chemin.

1936.

Cet amour

97

CET AMOUR Cet amour Si violent Si fragile

Si tendre > Si désespéré Cet amour Beau comme le jour Et mauvais comme le temps

Quand le temps est mauvais ' Cet amour si vrai Cet amour si beau Si heureux Si joyeux Et si dérisoire ' Tremblant de peur comme un enfant dans le noir Et si sir de lui Comme un homme tranquille au milieu de la nuit Cet amour qui faisait peur aux autres Qui les faisait parler * Qui les faisait blémir Cet amour guetté Parce que nous le guettions' Traqué blessé piétiné achevé nié oublié Parce que nous l’avons traqué blessé piétiné achevé nié oublié * Cet amour tout entier Si vivant encore Et tout ensoleillé C’est le tien C’est le mien °° Celui qui a été Cette chose toujours nouvelle Et qui n’a pas changé Aussi vraie qu’une plante Aussi tremblante qu’un oiseau > Aussi chaude aussi vivante que l’été? Nous pouvons tous les deux

98

Paroles

Aller et revenir Nous pouvons oublier Et puis nous rendormir “ Nous réveiller souffrir vieillir

**

°

»

6

Nous endormir encore Réver a la mort Nous éveiller sourire et rire Et rajeunir Notre amour reste 1a! Tétu comme une bourrique Vivant comme le désir Cruel comme la mémoire Béte comme les regrets Tendre comme le souvenir Froid comme le marbre Beau comme le jour Fragile comme un enfant Il nous regarde en souriant Et il nous parle sans rien dire Et moi je |l’écoute en tremblant Et je crie Je crie pour toi Je crie pour moi Je le supplie? Pour toi pour moi et pour tous ceux qui s’aiment Et qui se sont aimés Oui je lui crie Pour toi pour moi et pour tous les autres

® Que je ne connais pas Reste la La ot tu es La ot tu étais autrefois Reste la ” Ne bouge pas Ne ten va pas Nous qui nous sommes

aimés’ Nous t’avons oublié Toi ne nous oublie pas ” Nous n’avions que toi sur la terre Ne nous laisse pas devenir froids Beaucoup plus loin toujours Et n’importe ou Donne-nous signe de vie

L’Orgue de Barbarie °° Beaucoup plus tard au coin d’un bois Dans la forét de la mémoire Surgis soudain Tends-nous la main Et sauve-nous.

L’ORGUE

DE BARBARIE

Moi je joue du piano disait l’un moi je joue du violon disait l’autre > moi de la harpe moi du banjo moi du violoncelle moi du biniou... moi de la flaite et moi de la crécelle. Et les uns et les autres parlaient parlaient © parlaient de ce qu’ils jouaient. On n’entendait pas la musique tout le monde parlait parlait parlait personne ne jouait '’ mais dans un coin un homme se taisait : « Et de quel instrument jouez-vous Monsieur qui vous taisez et qui ne dites rien? » lui demandérent les musiciens. « Moi je joue de l’orgue de barbarie © et je joue du couteau aussi » dit homme qui jusqu ici n’avait absolument rien dit et puis il s’avanca le couteau a la main et il tua tous les musiciens » et il joua de l’orgue de barbarie et sa musique était si vraie

et si vivante et si jolie que la petite fille du maitre de la maison sortit de dessous le piano *° ou elle était couchée endormie par ennui et elle dit :

99

100

Paroles

« Moi je jouais au cerceau a la balle au chasseur je jouais a la marelle > je jouais avec un seau je jouais avec une pelle je jouais au papa et a la maman je jouais a chat perché je jouais avec mes poupées “© je jouais avec une ombrelle je jouais avec mon petit frére avec ma petite soeur je jouais au gendarme et au voleur mais c’est fini fini fini je veux jouer 4 |’assassin je veux jouer de |’orgue de barbarie » et l'homme prit la petite fille par la main et ils s’en allérent dans les villes °° dans les maisons dans les jardins et puis ils tuérent le plus de monde possible apres quoi ils se mariérent

et ils eurent beaucoup d’enfants mais » ’ainé apprit le piano le second le violon le troisiéme la harpe le quatriéme la crécelle le cinquiéme le violoncelle ® et puis ils se mirent a parler parler parler parler parler on n’entendit plus la musique et tout fut 4 recommencer !

PAGE D’ECRITURE Deux et deux quatre quatre et quatre huit huit et huit font seize Répétez ! dit le maitre > Deux et deux quatre

Page d’écriture

S

quatre et quatre huit huit et huit font seize Mais voila l’oiseau lyre qui passe dans le ciel Venfant le voit

l’enfant |’entend Venfant l’appelle Sauve-moi joue avec moi

S

a

oiseau! Alors l’oiseau descend et joue avec |’enfant Deux et deux quatre... Répétez! dit le maitre et l’enfant joue Voiseau joue avec lui...

Quatre et quatre huit huit et huit font seize et seize et seize qu’est-ce quils font? Ils ne font rien seize et seize et surtout pas trente-deux de toute fagon et ils s’en vont.

S

3a

4 S)

4 wy

Et l’enfant a caché |’oiseau dans son pupitre et tous les enfants entendent sa chanson et tous les enfants entendent la musique et huit et huit a leur tour s’en vont et quatre et quatre et deux et deux a leur tour fichent le camp! et un et un ne font ni une ni deux un a un s’en vont également. Et l’oiseau lyre joue et l'enfant chante et le professeur crie : Quand vous aurez fini de faire le pitre! Mais tous les autres enfants écoutent la musique

et les murs de la classe s’écroulent tranquillement. Et les vitres redeviennent sable

IOI

102

'

Paroles

V’encre redevient eau ° les pupitres redeviennent arbres la craie redevient falaise le porte-plume redevient oiseau.

DEJEUNER DU MATIN Il a mis le café Dans la tasse Il a mis le lait Dans la tasse de café > Tl a mis le sucre Dans le café au lait Avec la petite cuiller Il a tourné Il a bu le café au lait © Et il a reposé la tasse Sans me parler Il a allumé Une cigarette Il a fait des ronds ' Avec la fumée Il a mis les cendres Dans le cendrier Sans me parler Sans me regarder Tl s’est levé Il a mis Son chapeau sur sa téte Il a mis son manteau de pluie Parce qu'il pleuvait > Et il est parti Sous la pluie Sans une parole Sans me regarder Et moi j’ai’ pris

© Ma téte dans ma main Et j’ai pleuré.

Les Oweaux du souci

103

FILLE D’ACIER Fille d’acier je n’aimais personne dans le monde Je n’aimais personne sauf celui que j’aimais Mon amant mon amant celui qui m/attirait Maintenant tout a changé est-ce lui qui a cessé de m’aimer' >» Mon amant qui a cessé de m’attirer est-ce moi? Je ne sais pas et puis qu’est-ce que ¢a peut faire tout ¢a Maintenant je suis couchée sur la paille humide de l'amour Toute seule avec tous les autres toute seule désespérée

Fille de fer-blanc fille rouillée © mon

amant

mon

amant

mort ou vivant

Je veux que tu te rappelles autrefois Mon amant celui qui m’aimait et que j’aimais.

LES OISEAUX

DU SOUCI

Pluie de plumes plumes de pluie Celle qui vous aimait n’est plus Que me voulez-vous oiseaux Plumes de pluie pluie de plumes * Depuis que tu n’es plus je ne sais plus Je ne sais plus ot j’en suis Pluie de plumes plumes de pluie Je ne sais plus que faire Suaire de pluie pluie de suie Egtce possible que jamais plus Plumes de suie.., Allez ouste dehors hirondelles

Quittex vos nids,., Hein ? Quoi ? Ce n’est pas la saison des voyages? ?... Je m'en moque sortes de cette chambre hirondelles du matin

Hirondelles du soir partes... OU ? Hein ? Alors restez

104

Paroles

c'est Moi qui m’en irai... '5 Plumes de suie suie de plumes je m’en irai nulle part et puis un peu partout Restez ici oiseaux du désespoir Restez ici... Faites comme chez vous.

LE DESESPOIR EST ASSIS SUR UN BANC Dans un square sur un banc Il y a un homme qui vous appelle quand on passe Il a des binocles un vieux costume gris

Il fume un petit ninas il est assis > Et il vous appelle quand on passe Ou simplement il vous fait signe Il ne faut pas le regarder Il ne faut pas |’écouter Il faut passer ' Faire comme si on ne le voyait pas Comme si on ne l’entendait pas Il faut passer presser le pas Si vous le regardez Si vous |’écoutez ' Tl vous fait signe et rien personne Ne peut vous empécher d’aller vous asseoir prés de lui Alors il vous regarde et sourit Et vous souffrez atrocement Et l’homme continue de sourire *° Et vous souriez du méme sourire Exactement Plus vous souriez plus vous souffrez Atrocement

Plus vous souffrez plus vous souriez » Irrémédiablement Et vous restez la Assis figé Souriant sur le banc Des enfants jouent tout prés de vous *» Des passants passent

Tranquillement

Chanson de l’owseleur Des oiseaux s’envolent

Quittant un arbre Pour un autre % Et vous restez la

Sur le banc Et vous savez vous savez Que jamais plus vous ne jouerez Comme ces enfants “© Vous savez que jamais plus vous ne passerez Tranquillement Comme ces passants Que jamais plus vous ne vous envolerez Quittant un arbre pour un autre “ Comme ces Oiseaux.

CHANSON L’oiseau L’oiseau L’oiseau L’oiseau > L’oiseau L’oiseau L’oiseau L’oiseau L’oiseau '° L’oiseau L’oiseau

DE L’OISELEUR

qui vole si doucement rouge et tide comme le sang si tendre |’oiseau moqueur qui soudain prend peur qui soudain se cogne qui voudrait s’enfuir seul et affolé qui voudrait vivre qui voudrait chanter qui voudrait crier' rouge et tiede comme le sang

L’oiseau qui vole si doucement

C’est ton coeur jolie enfant Ton coeur qui bat de l’aile si tristement '’ Contre ton sein si dur si blanc.

105

106

Paroles

POUR

FAIRE LE PORTRAIT D’UN OISEAU A Elsa Henriquez.

Peindre d’abord une cage avec une porte ouverte peindre ensuite quelque chose de joli

quelque chose de simple quelque chose de beau quelque chose d’utile... pour l’oiseau placer ensuite la toile contre un arbre dans un jardin dans un bois ou dans une forét se cacher derriére l’arbre sans rien dire ' sans bouger... Parfois l’oiseau arrive vite mais il peut aussi bien mettre de longues années avant de se décider Ne pas se décourager 20 attendre attendre s’il le faut pendant des années la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau n’ayant aucun rapport avec la réussite du tableau Quand l’oiseau arrive s'il arrive observer le plus profond silence attendre que |’oiseau entre dans la cage et quand il est entré 3° fermer doucement la porte avec le pinceau wy

puis

effacer un a un tous les barreaux en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de |’oiseau Faire ensuite le portrait de l’arbre * en choisissant la plus belle de ses branches

Presque

107

pour |’oiseau peindre aussi le vert feuillage' et la fraicheur du vent la poussiére du soleil et le bruit des bétes de l’herbe dans la chaleur de |’été 4S et puis attendre que |’oiseau se décide a chanter Si l’oiseau ne chante pas c’est mauvais signe signe que le tableau est mauvais mais s'il chante c’est bon signe © signe que vous pouvez signer alors vous arrachez tout doucement une des plumes de |’oiseau et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau.

SABLES MOUVANTS Démons et merveilles Vents et marées Au loin déja la mer s’est retirée Et toi > Comme une algue doucement caressée par le vent Dans les sables du lit tu remues en révant Démons et merveilles Vents et marées Au loin déja la mer s’est retirée '0 Mais dans tes yeux entrouverts Deux petites vagues sont restées Démons et merveilles Vents et marées

Deux petites vagues pour me noyer.

PRESQUE A Fontainebleau Devant l’hétel de l’aigle noir Il y a un taureau sculpté par Rosa Bonheur’

Un peu plus loin tout autour

108

Paroles

Tl y a la forét Et un peu plus loin encore Joli corps Il y a encore la forét Et le malheur Et tout a cdté le bonheur Le bonheur avec les yeux cernés Le bonheur! avec des aiguilles de pin dans le dos Le bonheur qui ne pense 4a rien Le bonheur comme le taureau 's Sculpté par Rosa Bonheur Et puis le malheur Le malheur avec une montre en or Avec un train a prendre Le malheur qui pense 4 tout... Z »” A tout A tout... a tout... a tout... Et a Tout’? Et qui gagne « presque » tous les coups Presque.

LE DROIT

CHEMIN

A chaque kilométre chaque année des vieillards au front borné indiquent aux enfants la route > d’un geste de ciment armé.

LE GRAND

HOMME

Chez un tailleur de pierre ou je l’ai rencontré

il faisait prendre ses mesures pour la postérité.

Les Belles Familles

LA BROUETTE ou LES GRANDES INVENTIONS Le paon fait la roue le hasard fait le reste Dieu s’assoit dedans

et l’homme le pousse.

LA CENE Ils sont a table Ils ne mangent pas Ils ne sont pas dans leur assiette Et leur assiette se tient toute droite > Verticalement derriére leur téte.

LES BELLES FAMILLES Louis Louis Louis Louis > Louis Louis

I II III IV V VI

Louis VII Louis VIII Louis [X

Louis X (dit le Hutin') Louis XI Louis XII Louis XIII

109

110

Paroles

Louis XIV Louis XV Louis XVI

Louis XVIII et plus personne plus rien... Qu’est-ce que c’est que ces gens-la * qui ne sont pas foutus de compter jusqu’a vingt?

L’ECOLE DES BEAUX-ARTS Dans une boite de paille tressée Le pére choisit une petite boule de papier Et il la jette Dans la cuvette > Devant ses enfants intrigués Surgit alors Multicolore La grande fleur japonaise Le nénuphar instantané

' Et les enfants se taisent

Emerveillés Jamais plus tard dans leur souvenir Cette fleur ne pourra se faner Cette fleur subite

° Faite pour eux A la minute Devant eux.

EPIPHANIE Sur un tréne de paille un cheval couronné un Ane le fait rire

vétu comme

un jockey

> Devinettes aimables

Epiphanie

farces du bon vieux temps écoutez les chansons les rires des paysans ils ont tiré les rois © et ils sont bien contents ils ont tiré le roi et la reine en méme temps écoutez les chansons les rires des paysans 's le roi la bouche pleine et le verre 4 la main eS couché sous la table et baigne dans son sang il a le ventre ouvert un petit baigneur dedans et le sang est trés rouge et le baigneur tout blanc

Devinettes aimables farces du bon vieux temps > sur la porte du palais la reine droite et bléme

est soigneusement clouée ses yeux sont grands ouverts son regard est trés dur » elle es coupée en deux comme un panari mir Devinettes aimables

farces du bon vieux temps sur un tréne de paille > un cheval couronné un 4ne le fait rire vétu comme

un jockey.

Ill

112

Paroles

ECRITURES SAINTES A Paul et Virginie au tenon et a la mortatse a la chévre et au chou

@ la paille et a la poutre au dessus et au dessous du panier Saint-Pierre et a Miquelon YW Ww Q

la une et a la deux la mygale et a la fourmi

au zit et au zest

a votre santé et a la mienne au bien et au mal 4a Dieu et au Diable a Laurel et a Hardy

Dieu est un grand lapin

a

il habite plus haut que la terre tout en haut la-haut dans les cieux dans son grand terrier nuageux. Le diable est un grand liévre rouge avec un fusil tout gris pour tirer dans l’ombre de la nuit mais Dieu est un gros lapin il a l’oreille du monde il connait la musique

a

une fois il a eu un grand fils un joyeux lapin et il l’a envoyé sur la terre pour sauver les lapins d’en bas et son fils a été rapidement liquidé et on l’a appelé civet. Evidemment il a passé de bien mauvais moments et puis il a repris du poil de la béte il s’est remis les os en place les reins le rable la téte et tout et il a fait un bon prodigieux et le voila maintenant rude lapin bondissant dans les cieux a la droite et a la gauche

Ecritures satntes > du grand lapin tout-puissant. Et le diable tire dans l’ombre et revient bredouille chaque nuit rien dans son charnier rien a se mettre sous la charniére' © et il pique de grandes coléres il arrache sa casquette de sur sa téte et il la piétine dans la poussiére et aprés il est bien avancé et il est obligé de mettre tous les jours 5 que le lapin fait son chapeau des dimanches. Mais son chapeau des dimanches c’est un fantéme de lapin un feu follet des fabriques © et il fait des facéties c’est pour cela que le diable n’a jamais son chapeau sur la téte pas méme les jours de féte mais a4 cOté de sa téte >’ au-dessus de sa téte ou méme comme ¢a derriére la téte oui exactement a dix ou quinze centimétres

derriére sa téte * et il attrape tout le temps des migraines de la gréle du vent et des otites dans les oreilles. Quand il rencontre Dieu il est trés embété »* parce qu il doit le saluer c'est réglementaire puisque c’est Dieu le fondateur du ciel et de la terre lui il est seulement |’inventeur % de la pierre a feu et Dieu lui dit Je vous en prie mon ami restez couvert mais le diable ne peut pas mettez-vous a sa place 5 puisque son chapeau ne tient pas en place alors il se rend compte qu’il est légérement ridicule

113

114

Paroles

et il s’en retourne chez lui en courant il allume un grand feu en pleurant et il se regarde dans son armoire a glace

en faisant des grimaces et puis il jette l’armoire dans le feu et quand |’armoire se met a pétiller a

a craquer 4a crier il devient tout 4 coup trés joyeux et il se couche sur le brasier

avec une grande flamme blanche comme oreiller et il ronronne tout doucement 8 So

8 wy

90

95

101 0

10) a

comme le feu comme les chats quand ils sont heureux et il réve aux bons tours qu'il va jouer au bon Dieu. Dieu est aussi un préteur sur gage un vieil usurier il se cache dans une bicoque

tout en haut de son mont de piété et il préte a la petite semaine au mois au siécle et a |’éternité et ceux qui redescendent avec un peu d’argent en bas dans la vallée le diable les attend il leur fauche leur fric il leur fout une volée et s’en va en chantant la pluie et le beau temps. Dieu est aussi un grand voyageur et quand il voyage pas moyen de le faire tenir en place il s’installe dans tous les wagons et il descend dans tous les hétels a la fois a ces moments-la tous les voyageurs marchent a pied et couchent dehors et le diable passe et crie oreillers couvertures et tous appellent Pst Psa Pst:s: mais lui dit ca simplement comme ¢a

La Batteuse

110

pour les emmerder un peu plus il a autre chose a faire que de s’occuper vraiment de ces gens-la il est seulement un peu content parce qu’ils prennent froid. Dieu est aussi une grosse dinde de Noél qui se fait manger par les riches

1 a

pour souhaiter la féte a son fils. Alors les coudes sur la sainte table le Diable regarde Dieu en face avec un sourire de cété et il fait du pied aux anges et Dieu est bien embété.

LA BATTEUSE La batteuse est arrivée la batteuse est repartie Ils ont battu le tambour

ils ont battu les tapis ils ont tordu le linge ils Vont pendu ils V’ont repassé ils ont fouetté la créme et ils l’ont renversée

ils ont fouetté un peu leurs enfants aussi ils ont sonné les cloches

20

ils ils ils ils ils ils ils ils ils ils ils

ont égorgé le cochon ont grillé le café

ont fendu le bois ont cassé les ceufs

ont fait sauter le veau avec les petits pois ont flambé |’omelette au rhum ont découpé la dinde ont tordu le cou aux poulets ont écorché les lapins ont éventré les barriques ont noyé leur chagrin dans le vin ils ont claqué les portes et les fesses des femmes ils se sont donné un coup de main ils se sont rendu des coups de pied

116

Paroles

* ils ils ils ils ils

ont basculé la table ont arraché la nappe ont poussé la romance se sont étranglés étouffés tordus de rire ont brisé la carafe d’eau frappée

ils ont renversé la creme renversée

ils ont pincé les filles

ils les ont culbutées dans le fossé ils ont mordu la poussiére ils ont battu la campagne

» ils ont tapé des pieds tapé des pieds tapé des mains ils ont crié ils ont hurlé ils ont chanté ils ont dansé ils ont dansé autour des granges ou le blé était enfermé “ ou le blé était enfermé battu.

moulu fourbu vaincu

LE MIROIR BRISE Le petit homme qui chantait sans cesse le petit homme qui dansait dans ma téte le petit homme de la jeunesse a cassé son lacet de soulier > et toutes les baraques de la féte tout d’un coup se sont écroulées et dans le silence de cette féte dans le désert de cette téte jai entendu ta voix heureuse ' ta voix déchirée et fragile enfantine et désolée venant de loin et qui m’appelait et j'ai mis ma main sur mon coeur ou remuaient '’ ensanglantés les sept éclats de glace de ton rire étoilé'.

L’Ordre nouveau

QUARTIER

117

LIBRE

Jai mis mon képi dans la cage et je suis sorti avec |’oiseau sur la téte Alors on ne salue plus >a demandé le commandant Non on ne salue plus a répondu |’oiseau Ah bon ' excusez-moi je croyais qu’on saluait a dit le commandant Vous étes tout excusé tout le monde peut se tromper a dit l’oiseau.

L’ORDRE

NOUVEAU

Le soleil git sur le sol! Litre de vin rouge brisé Une maison comme un ivrogne Sur le pavé s'est écroulée > Et sous son porche encore debout Une jeune fille est allongée Un homme 4a genoux prés d’elle Est en train de l’achever Dans la plaie ot remue le fer ' Le coeur ne cesse de saigner Et l'homme pousse un cri de guerre Comme un absurde cri de paon Et son cri se perd dans la nuit Hors la vie hors du temps ' Et l'homme au visage de poussiére L’>homme perdu et abimé Se redresse et crie « Heil Hitler!

» _

118

*

*



>



Paroles

D’une voix désespérée En face de lui dans les débris D’une boutique calcinée Le portrait d’un vieillard bléme Le regarde avec bonté Sur sa manche des étoiles brillent D’autres aussi sur son képi Comme les étoiles brillent 4 Noél Sur les sapins pour les petits Et l’homme des sections d’assaut Devant le merveilleux chromo Soudain se retrouve en famille Au coeur méme de |’ordre nouveau Et remet son poignard dans sa gaine Et s’en va tout droit devant lui Automate de |’Europe nouvelle Détraqué par le mal du pays Adieu adieu Lily Marléne' Et son pas et son chant s’éloignent dans la nuit Et le portrait du vieillard bléme Au milieu des décombres Reste seul et sourit Tranquille dans la pénombre Sénile? et sir de lui.

AU HASARD

DES OISEAUX

J’ai appris trés tard a aimer les oiseaux je le regrette un peu mais maintenant tout est arrangé on s’est compris > ils ne s’occupent pas de moi je me m’occupe pas d’eux

je les regarde je les laisse faire tous les oiseaux font de leur mieux ' ils donnent |’exemple pas l’exemple comme par exemple Monsieur Glacis qui s’est remarquablement courageusement conduit pendant la guerre ou |’exemple du petit Paul qui était

Immense et rouge

119

si pauvre et si beau et tellement honnéte avec ¢a et qui est devenu plus tard le grand Paul si riche si vieux si honorable et si affreux et si avare et si charitable et si pieux ou par exemple cette vieille servante qui eut une vie et une mort exemplaires jamais de discussions pas ca l’ongle claquant sur la dent pas ca de discussion avec monsieur ou avec madame au sujet de cette affreuse question des salaires non ' les oiseaux donnent l’exemple l’exemple comme il faut exemple des oiseaux exemple les plumes les ailes le vol des oiseaux exemple le nid les voyages et les chants des oiseaux *? exemple la beauté des oiseaux exemple le coeur des oiseaux la lumiére des oiseaux.

VOUS ALLEZ VOIR CE QUE VOUS ALLEZ VOIR Une fille nue nage dans la mer Un homme barbu marche sur |’eau Ou est la merveille des merveilles Le miracle annoncé plus haut?

IMMENSE

ET ROUGE

Immense et rouge Au-dessus du grand Palais Le soleil d’hiver apparait Et disparait > Comme lui mon coeur va disparaitre Et tout mon sang va s’en aller S’en aller a ta recherche

120

Paroles Mon amour Ma beauté 0 Et te trouver La ow tu es.

CHANSON Quel jour sommes-nous Nous sommes tous les jours Mon amie Nous sommes toute la vie > Mon amour

Nous nous aimons et nous vivons Nous vivons et nous nous aimons Et nous ne savons pas ce que c’est que la vie Et nous ne savons pas ce que c’est que le jour

'° Et nous ne savons pas ce que c’est que |’amour.

COMPOSITION

FRANCAISE

Tout jeune Napoléon était trés maigre et officier d’artillerie plus tard il devint empereur alors il prit du ventre et beaucoup de pays > et le jour ot il mourut du ventre

il avait encore

mais il était devenu plus petit.

L’ECLIPSE Louis XIV qu’on appelait aussi le Roi-Soleil était souvent assis sur une chaise percée'

vers la fin de son régne une nuit ow il faisait tres sombre

Le Cheval rouge > le Roi-Soleil se leva de son lit alla s’asseoir sur sa chaise

et disparut.

CHANSON

DU GEOLIER

Out vas-tu beau gedlier

Avec cette clé tachée de sang Je vais délivrer celle que j'aime S’il en est encore temps > Et que j’ai enfermée Tendrement cruellement Au plus secret de mon désir Au plus profond de mon tourment Dans les mensonges de |’avenir ' Dans les bétises des serments Je veux la délivrer Je veux qu’elle soit libre Et méme de m/’oublier Et méme de s’en aller ' Et méme de revenir Et encore de m’aimer Ou d’en aimer un autre Si un autre lui plait Et si je reste seul * Et elle en allée Je garderai seulement Je garderai toujours Dans mes deux mains en creux Jusqu’a la fin des jours * La douceur de ses seins modelés par |’amour.

LE CHEVAL

ROUGE

Dans les manéges du mensonge Le cheval rouge de ton sourire Tourne

121

122

Paroles

Et je suis la debout planté > Avec le triste fouet de la réalité Et je n’ai rien a dire Ton sourire est aussi vrai

Que mes quatre vérités.

LES PARIS STUPIDES Un certain Blaise Pascal

etc... etc...

PREMIER JOUR Des draps blancs dans une armoire Des draps rouges dans un lit Un enfant dans sa mére Sa mére dans les douleurs

> Le pére dans le couloir Le La La La ' Rt

couloir dans la maison maison dans la ville ville dans la nuit mort dans un cri enfant dans la vie.

LE MESSAGE La porte que quelqu’un a ouverte

La La Le > Le La La

porte que quelqu’un a refermée chaise ot quelqu’un s’est assis chat que quelqu’un a caressé fruit que quelqu’un a mordu lettre que quelqu’un a lue chaise que quelqu’un a renversée

Fete foraine La porte que quelqu’un La route ot quelqu’un ' Le bois que quelqu’un La riviére ol quelqu’un L’hépital ot quelqu’un

123 a ouverte court encore traverse se jette est mort.

FETE FORAINE Heureux

comme

la truite remontant

Heureux le coeur du monde

Sur son jet d’eau de sang Heureux le limonaire!

* Hurlant dans la poussiére De sa voix de citron

Un refrain populaire Sans rime ni raison Heureux les amoureux

‘© Sur les montagnes russes Heureuse la fille rousse Sur son cheval blanc Heureux le garcon brun

Qui l’attend en souriant 's Heureux cet homme en deuil Debout dans sa nacelle

Heureuse la grosse dame Avec son cerf-volant Heureux le vieil idiot

* Qui fracasse la vaisselle Heureux dans son carrosse

Un tout petit enfant Malheureux les conscrits Devant le stand de tir * Visant le coeur du monde Visant leur propre coeur Visant le coeur du monde En éclatant de rire.

le torrent

124

Paroles

CHEZ LA FLEURISTE Un homme entre chez une fleuriste et choisit des fleurs

wa

la fleuriste enveloppe les fleurs homme met la main a sa poche pour chercher l|’argent l’argent pour payer les fleurs

mais il met en méme temps subitement la main sur son coeur ‘© et il tombe

En méme temps qu’il tombe l’argent roule a terre et puis les fleurs tombent en méme temps que l’homme '5 en méme

temps que |’argent

et la fleuriste reste la avec l’argent qui roule avec les fleurs qui s’abiment avec l’homme qui meurt » évidemment tout cela est trés triste et il faut bien qu’elle fasse quelque chose la fleuriste mais elle ne sait pas comment s’y prendre elle ne sait pas *»a par quel bout commencer Il y a tant de choses a faire avec cet homme

qui meurt

ces fleurs qui s’abiment et cet argent *° cet argent qui roule qui n’arréte pas de rouler.

Le Sultan

125

L’EPOPEE Le tombereau de |’empereur passe interminablement Un invalide le conduit qui marche sur une main Une main gantée de blanc De l’autre main il tient la bride > Tl a perdu ses deux jambes dans l’histoire Il y a de cela trés longtemps Et elles se proménent 1a-bas Dans l'histoire Chacune de son cété '° Et quand elles se rencontrent Elles se donnent des coups de pied A la guerre comme 4 la guerre

Qu’est-ce que vous voulez.

LE SULTAN Dans les montagnes de Cachemire Vit le sultan de Salamandragore Le jour il fait tuer un tas de monde Et quand vient le soir il s’endort > Mais dans ses cauchemars les morts se cachent Et le dévorent Alors une nuit il se réveille En poussant un grand cri Et le bourreau tiré de son sommeil '0 Arrive souriant au pied du lit S’il n’y avait pas de vivants Dit le sultan Il n’y aurait pas de morts Et le bourreau répond « d’accord » 'S Que tout le reste y passe alors Et qu’on n’en parle plus D’accord dit le bourreau C’est tout ce qu’il sait dire

126

Paroles

Et tout le reste y passe comme le sultan I’a dit ~ Les femmes les enfants les siens et ceux des autres Le veau le loup la guépe et la douce brebis Le bon vieillard intégre et le sobre chamean Les actrices des théatres le roi des animaux Les planteurs de bananes les faiseurs de bons mots ~ Et les cogs et leurs poules les ceufs avec leur coque Et personne ne reste pour enterrer quiconque Comme c c va Dit le sultan de Salamandragore

Mais reste 1A bourreau * [a tout prés de moi Et me-moi

Si jamais je me rendors.

ET LA FETE CONTINUE Debout devant le zinc Sur le coup de dix heures Un grand plombier zingueur Habillé en dimanche et pourtant c'est lundi * Chante pour lui tour seul Chante que Cest jeudi Qu‘il n’ira pas en classe Que la guerre est finie Et le wavail aussi * Que Ia vie est si belle Ez les filles si jolies Et ntwbant devant le zinc Mais guidé par son fil 4 plomb © Il s‘arréte pile devant le patron © Trois paysans Passeront ef vous paieront

Puis disparait dans le soleil

Sans régler les consommations Disparait dans le soleil nowt en continuant sa chanson.

Complainte de Vincent

COMPLAINTE

127

DE VINCENT A Paul Eluard.

A Arles ou roule le Rhone Dans l’atroce lumiére de midi Un homme de phosphore! et de sang Pousse une obsédante plainte > Comme une femme qui fait son enfant

Et le linge devient rouge Et l'homme s’enfuit en hurlant Pourchassé par le soleil Un soleil d’un jaune strident? '© Au bordel tout prés du Rhéne L’homme arrive comme un roi mage Avec son absurde présent Il a le regard bleu et doux Le vrai regard lucide et fou ' De ceux qui donnent tout a la vie De ceux qui ne sont pas jaloux Et montre a la pauvre enfant Son oreille couchée dans le linge’ Et elle pleure sans rien comprendre »» Songeant a de tristes présages Et regarde sans oser le prendre L’affreux et tendre coquillage Ou les plaintes de |’amour mort Et les voix inhumaines de |’art * Se mélent aux murmures de la mer Et vont mourir sur le carrelage Dans la chambre ot |’édredon rouge‘ D’un rouge soudain éclatant Mélange ce rouge si rouge 0 Au sang bien plus rouge encore De Vincent 4 demi mort Et sage comme l'image méme De la misére et de l'amour L’enfant nue toute seule sans age *% Regarde le pauvre Vincent Foudroyé par son propre orage

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Paroles

Qui s’écroule sur le carreau Couché dans son plus beau tableau Et l’orage s’en va calmé indifférent “En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang! L’éblouissant orage du génie de Vincent Et Vincent reste la dormant révant ralant Et le soleil au-dessus du bordel Comme une orange folle dans un désert sans nom * Le soleil sur Arles En hurlant tourne en rond’.

DIMANCHE Entre les rangées d’arbres de l’avenue des Gobelins Une statue de marbre me conduit par la main Aujourd’hui c’est dimanche les cinémas sont pleins Les oiseaux dans les branches regardent les humains > Et la Statue m’embrasse mais personne ne nous voit Sauf un enfant aveugle qui nous montre du doigt.

LE JARDIN Des milliers et des milliers d’années Ne sauraient suffire Pour dire La petite seconde d’éternité > Ou tu m’as embrassé

Ot je t’ai embrassée Un matin dans la lumiére de l’hiver

Au Parc Montsouris a Paris A Paris ' Sur la terre La terre qui est un astre.

Le Bouquet

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L’AUTOMNE Un cheval s’écroule au milieu d’une allée Les feuilles tombent sur lui

Notre amour frissonne Et le soleil aussi.

PARIS AT NIGHT Trois allumettes une a une allumées dans la nuit La premiére pour voir ton visage tout entier La seconde pour voir tes yeux La derniére pour voir ta bouche * Et Vobscurité tout entiére pour me rappeler tout cela En te serrant dans mes bras.

LE BOUQUET Que Avec Que Avec > Que Avec Que Avec

faites-vous ces fleurs faites-vous ces fleurs faites-vous ces fleurs faites-vous ces fleurs

1a petite fille fraichement coupées 1a jeune fille ces fleurs séchées 1a jolie femme qui se fanent 1a vieille femme qui meurent

Jattends le vainqueur.

130

Paroles

BARBARA Rappelle-toi Barbara Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-la

Et tu marchais souriante Epanouie ravie ruisselante > Sous la pluie Rappelle-toi Barbara Il pleuvait sans cesse sur Brest Et je t’ai croisée rue de Siam Tu souriais ' Et moi je souriais de méme Rappelle-toi Barbara Toi que je ne connaissais pas Toi qui ne me connaissais pas Rappelle-toi 's Rappelle-toi quand méme ce jour-la N’oublie pas Un homme sous un porche s’abritait Et il a crié ton nom Barbara »» Et tu as couru vers lui sous la pluie Ruisselante ravie épanouie Et tu t’es jetée dans ses bras Rappelle-toi cela Barbara Et ne m’en veux pas si je te tutoie

» Je dis tu a tous ceux que j’aime Méme si je ne les ai vus qu’une seule fois Je dis tu a tous ceux qui s’aiment Méme si je ne les connais pas Rappelle-toi Barbara . 0 N’oublie pas Cette pluie sage et heureuse Sur ton visage heureux' Sur cette ville heureuse Cette pluie sur la mer >» Sur l’arsenal Sur le bateau d’Ouessant Oh Barbara Quelle connerie la guerre

Qu’es-tu devenue maintenant

Inventaire

4° Sous cette pluie de fer De feu d’acier de sang Et celui qui te serrait dans ses bras Amoureusement Est-il mort disparu ou bien encore vivant * Oh Barbara Il pleut sans cesse sur Brest Comme il pleuvait avant! Mais ce n’est plus pareil et tout est abimé C’est une pluie de deuil terrible et désolée °° Ce n’est méme plus Vorage De fer d’acier de sang Tout simplement des nuages Qui crévent comme des chiens Des chiens qui disparaissent » Au fil de l’eau sur Brest Et vont pourrir au loin Au loin trés loin de Brest Dont il ne reste rien.

INVENTAIRE Une pierre deux maisons trois ruines “

quatre fossoyeurs un jardin des fleurs un raton laveur

une un une six une un

douzaine d’huitres un citron un pain rayon de soleil lame de fond musiciens porte avec son paillasson monsieur décoré de la légion d’honneur

un autre raton laveur

'> un sculpteur qui sculpte des napoléon

131

132

Paroles

la fleur qu’on appelle souci deux amoureux sur un grand lit un receveur des contributions une chaise trois dindons un ecclésiastique un furoncle une guépe

2

a

un rein flottant une écurie de courses un fils indigne deux fréres dominicains trois sauterelles un Sstrapontin deux filles de joie un oncle cyprien une mater dolorosa trois papas gateau deux chévres de Monsieur seguin un talon Louis XV un fauteuil Louis XVI un buffet Henri II deux buffets Henri III trois buffets Henri IV un tiroir dépareillé une pelote de ficelle deux épingles de sGreté un monsieur age

une victoire de samothrace un comptable deux aidescomptables un homme du monde deux chirurgiens trois végétariens un cannibale une expédition coloniale' un cheval entier une demipinte de bon sang une mouche tsé-tsé un homard 4 |’américaine un jardin a la frangaise deux pommes 4 l’anglaise un face a main un valet de pied un orphelin un poumon d’acier un jour de gloire une semaine de bonté un mois de marie une année terrible une minute de silence une seconde d’inattention

Gliscs cinq ou six ratons laveurs a

un petit gargon qui entre a l’école en pleurant un petit garcon qui sort de |’école en riant une fourmi deux pierres 4 briquet

La Rue de Buct maintenant...

50

Da

133

dix-sept éléphants un juge d’instruction en vacances assis sur un pliant un paysage avec beaucoup d’herbe verte dedans

une vache un taureau deux belles amours trois grandes orgues un veau marengo un soleil d’austerlitz un siphon d’eau de seltz un vin blanc citron un petit poucet un grand pardon un calvaire de pierre une échelle de corde deux sceurs latines trois dimensions douze apétres mille et une nuits trente-deux positions six parties du monde cinq points cardinaux dix ans de bons et loyaux services sept péchés capitaux deux doigts de la main dix gouttes avant chaque repas trente jours de prison dont quinze de cellule cinq minutes d’entracte CUTS

6 Ss

plusieurs ratons laveurs.

LA RUE DE BUCI MAINTENANT...

w

Ou est-il parti le petit monde fou du dimanche matin Qui donc a baissé cet épouvantable rideau de poussiére et de fer sur cette rue cette rue autrefois si heureuse et si fiére d’étre rue comme une fille heureuse et fiére d’étre nue Pauvre rue te voila maintenant abandonnée

dans le quartier abandonné lui-méme dans la ville dépeuplée. Pauvre rue morne corridor menant d’un point mort a un autre point mort

tes chiens maigres et seuls et ton gros mutilé de guerre qui a tellement maigri lui aussi

134

wy

Sy

Paroles et qui passe dans sa petite voiture mécanique traversant au hasard sans savoir ow aller s’arrétant n’importe ol sans méme savoir ow c’est il s’était fait une raison cet homme une fois l’autre guerre finie une raison avec sa voiture une raison avec ses deux jambes arrachées et il avait ses petites habitudes on lui disait bonjour il connaissait tout le monde

et tout le monde le connaissait. Et il roulait il s’arrétait pour boire un verre il oubliait il plaisantait 2a et puis il allait déjeuner et voila qu’encore une fois tout a encore recommencé et il roule lentement dans sa rue et il ne la reconnait plus et elle ne le reconnait plus non plus 30. et la misére debout fait la queue aux portes du malheur aux portes de |’ennui et la rue est vide et triste abandonnée comme une vieille boite au lait et elle se tait. Pauvre rue qui ne veut plus qui ne peut plus rien dire 3 wa pauvre rue dépareillée et sous-alimentée on t’a retiré le pain de la bouche on t’a arraché les ovaires on t’a coupé l’herbe sous le pied on t’a rentré tes chansons dans la gorge “on t’a enlevé ta gaité et le diamant de ton rire s’est brisé les dents sur le rideau de fer de la connerie et de la haine et les gosses du quartier ne sortent plus de chez le boulanger souriants en mangeant la pesée’ au Cours des Halles les sanguines les petits soleils de Valence ne roulent plus dans les balances >a dans les filets des ménagéres abandonnant sur le trottoir leurs jolies robes de papier avec des toréadors et de belles cigariéres imprimées de toutes les couleurs © et puis des noms de villes étrangéres pour faire réver les étrangers.

La Rue de Buct maintenant...

135

Et toi citron jaune

5 wy

toi qui trOnais comme un seigneur au milieu de tes Portugaises vertes tu étais l’astre de la misére la lumiére du repas de midi et demi. Ou es-tu maintenant citron jaune qui venais des autres pays et toi vieille cloche qui vendais des crayons et qui trouvais dans le vin rouge et dans tes réves sous

les ponts 6 Ss

d’extraordinaires balivernes des histoires d’un autre monde de prodigieuses choses sans nom ou es-tu ou sont tes crayons.

6a

70

ifa



8a

90

Et vous marchandes a la sauvette ou sont vos lacets vos oignons ou est le bleu de la lessive ot sont les aiguilles et le fil et les épingles de stireté. Et vous filles des quatre saisons vous étes la encore bien sir mais le coeur n’y est plus

le coeur de ce quartier le coeur de ces artéres le coeur de cette rue et vous vendez de mauvaises herbes et vous avez beaucoup changé. Vos cris n’ont plus la méme musique dans votre voix quelque chose est brisé... Et toi jolie fille qui te promenais et qui vivais autour et alentour de la rue de Buci toi qui grandissais dans ce paysage toi qui te promenais tous les matins avec ton chien avec ton pain et puis qui es partie maintenant tu es revenue et toi non plus tu ne reconnais plus ta rue. La rue ot tu marchais le dimanche matin avec ton chien et puis ton pain

136

Paroles

tu tes et » et

venais a peine de te réveiller yeux étaient grands ouverts brillaient tu paraissais nue sous ta robe légere

et tu souriais

heureuse qu’on te regarde et d’étre regardée devinée désirée ' caressée du regard par ta rue tout entiére

par ta rue de Buci qui frongait le sourcil qui haussait les épaules qui faisait celle qui est en colére ' et te montrait du doigt et te traitait de tous les noms Si ce n’est pas une honte a son age

avez-vous déja vu ¢a 0 et parlait d’en parler a ton pére ta rue de Buci qui faisait l’indignée celle qui était en colére mais dans le fond > heureuse et fiére de ta beauté éblouissante de ta provocante jeunesse de ta merveilleuse pauvreté de ta merveilleuse liberté.

LA MORALE Brunehaut'

DE L’HISTOIRE

sous ton image une légende épique

Précise tes derniers moments

cahotiques

Et trainée par un cheval indompté Tu entres dans l’histoire en piéces détachées ’ Mais la gravure te représente Nue sculpturale séduisante Et pourquoi ne pas l’avouer mon Dieu Désirable en diable Excitante

La Morale de |’histoire

137

'© Et pourtant Brunehaut Tu peux bien le dire maintenant Que tu es morte depuis si longtemps

Quand tu es morte Historiquement ' Tu avais bien tout de méme dans les quatre-vingts ans Et derriére ton fameux cheval indompté

Tu devais plutét ressembler

Pauvre reine-mére édentée et détrénée A une vieille casserole rouillée Attachée a la queue d’un chien Par d’impitoyables vauriens Qu’a l’image décrite plus haut De |’éblouissante Brunehaut Mais il faut bien faire un dessin * Pour rendre |’histoire attachante Et le collégien qui se touche Evoquant tes fesses et tes seins En apprenant l’histoire de France Est attaché lui aussi Comme l’est le cheval fougueux Par la queue a tes faux cheveux Attaché a ton image Par la queue et par la main Désolante caresse de collége 3a Minable orgie de patronage Dérisoire palais des mirages Mais Dieu qui sait prendre les choses de trés haut Intervient fort judicieusement En faveur de son petit chanteur de la manécanterie 4 i) Allez vous rhabiller Brunehaut C’est fini pour aujourd’hui le boulot Et Brunehaut monte sur son vieux cheval couronné iS)cS

Et Dieu

monte

a son tour et en croupe galamment

derriére elle Et les voila partis pour la grande écurie historique catholique apostolique © Et romaine Dieu refermant sagement le livre derriére lui L’adolescent alors reprend ses sains esprits La chanson de geste est finie Et comme un garcon d’honneur qui vient de terminer d’un trait un étourdissant monologue

138

Paroles

°° Et qui voit soudain la table desservie Les lumiéres éteintes et les bosquets déserts Les garcons endormis et la mariée partie Il se trouve soudain horriblement géné Et tout ce qu’il y a de plus seul et de plus honteux sur la terre a I Le remarquable et exemplaire bon éléve des bons péres Tout seul comme un orphelin ordinaire Ou comme un veuf

Tout seul au milieu de la classe Dans la pénombre et dans le désarroi Et dans une tenue dont le moins qu’on puisse dire C'est qu'elle est négligée

4

si

Et il frissonne fébrile et dans tous ses états Y compris |’état de péché mortel Marié avec lui-méme et pour la premiére fois Sans le consentement de ses parents Ni de qui d’autre que ce soit Et dans ses méninges les échos d’une absurde obscéne musique résonnent encore La musique d’un obscéne et triste manége Entrainant tournant sur lui-méme et sous la pluie Dans un absurde paysage sans arbre sans 4me qui vive sans maison sans perspective sans horizon Et sans rien qui vaille vraiment la peine d’étre cité ici D’absurdes reines de France sur d’absurdes chevaux de bois mort Aux sons de l’absurde et obscéne musique D’un absurde piano mécanique Mis en branle C’est précisément le cas de le dire Par un absurde chien battu mouillé velléitaire L’absurde chien battu du plaisir solitaire Trainant aprés sa queue |’ustensile imbécile L’ustensile sacré La casserole d’or du remords Et le chien affolé fonce dans le brouillard bousculant le décor Désespéré dans les couloirs Entrainant a sa suite dans une abominable contagion

sonore * Toute la batterie de cuisine du Saint Office des morts'.

Il ne faut pas

139

LA GLOIRE Coiffée d’un diadéme d’épines Et des éperons plein les talons Toute nue sous son manteau d’hermine La femme a barbe entre au salon ‘Je suis la grandeur d’4me Je donne des lecons de diétion Des lecons de prédication de claudication de prédi¢tion de malédiction de persécution de soustraction de multiplication de bénédiction de crucifixion de moralisation de mobilisation de distinétion de mutilation d’autodestruction et d’imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ' avec le programme complet de la soirée et la photographie de tous les grands hommes qui ont joué dans la piéce et en prime je donne la clef des singes? publiée sous la haute direétion d’un célébre anthropopithéque national Et aussi le manuel du parfait gradé Le Kamasoutra’ expurgé '° Et la liste compléte et officielle De tous les lots non réclamés Et aussi un catéchisme de persévérance Et douze bouteilles d’eau minérale Avec la petite clef spéciale '> Qui sert a les déboucher.

IL NE FAUT PAS Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes Parce que Messieurs quand on le laisse seul Le monde mental Messssieurs > N’est pas du tout brillant Et sitdt qu’il est seul Travaille arbitrairement

140

Paroles

S’érigeant pour soi-méme Et soi-disant généreusement en l’honneur des travailleurs du batiment '° Un auto-monument Répétons-le Messsssieurs

Quand on le laisse seul Le monde mental Ment 's Monumentalement.

CONVERSATION Le porte-monnaie Je suis d’une Le porte-parapluie D’accord mais

: incontestable utilité c’est un fait : u tout de méme il faut bien reconnaitre

> Que si je n’existais pas il faudrait m’inventer Le porte-drapeau : Moi je me passe de commentaires Je suis modeste et je me tais D’ailleurs je n’ai pas le droit de parler ' Le porte-bonheur : Moi je porte bonheur parce que c’est mon meétier Les trois autres (hochant la téte) : Jolie mentalité !

OSIRIS OU

LA FUITE EN EGYPTE C'est la guerre c’est l’été Déja l’été encore la guerre Et la ville isolée désolée Sourit sourit encore

> Sourit sourit quand méme De son doux regard d’été

Le Dicours sur la paix Sourit doucement a ceux qui s’aiment C’est la guerre et c’est l’été

Un homme avec une femme ‘© Marchent dans un musée Leurs pas sont les seuls pas dans ce musée désert Ce musée c’est le Louvre Cette ville c’est Paris Et la fraicheur du monde '’ Est la tout endormie Un gardien se réveille en entendant les pas Appuie sur un bouton et retombe dans son réve Cependant qu’apparait dans sa niche de pierre La merveille de l’Egypte debout dans sa lumiére * La statue d’Osiris vivante dans le bois mort Vivante a faire mourir une nouvelle fois de plus Toutes les idoles mortes des églises de Paris Et les amants s’embrassent Osiris les marie * Et puis rentre dans l’ombre De sa vivante nuit.

LE DISCOURS

SUR LA PAIX

Vers la fin d’un discours extrémement important le grand homme d’Etat trébuchant sur une belle phrase creuse tombe dedans vu et désemparé la bouche grand-ouverte haletant montre les dents et la carie dentaire de ses pacifiques raisonnements met a vif le nerf de la guerre ' la délicate question d’argent.

I4I

142

Paroles

LE CONTROLEUR Allons allons Pressons Allons allons Voyons pressons > Tl y a trop de voyageurs Trop de voyageurs Pressons pressons Il y en a qui font la queue

Il y en a partout '© Beaucoup

Le long du débarcadére Ou bien dans les couloirs du ventre de leur mére Allons allons pressons Pressons sur la gachette 'S Tl faut bien que tout le monde vive Alors tuez-vous un peu Allons allons Voyons Soyons sérieux 20 Laissez la place

Vous savez bien que vous ne pouvez pas rester 1a

Trop longtemps Il faut qu’il y en ait pour tout le monde Un petit tour on vous I’a dit » Un petit tour du monde Un petit tour dans le monde Un petit tour et on s’en va

Allons allons Pressons pressons 30 Soyez polis Ne poussez pas.

Salut a Voweau SALUT A L’OISEAU Je te salue

geai d’eau d’un noir de jais que je connus jadis oiseau des fées > oiseau du feu oiseau des rues Oiseau des portefaix des enfants et des fous Je te salue Oiseau marrant oiseau rieur ' et je m’allume en ton honneur et je me consume en chair et en os et en feu d’artifice '> sur le perron de la mairie de la Place Saint-Sulpice a Paris ou tu passais trés vite lorsque j’étais enfant » riant dans les feuilles du vent Je te salue Oiseau marrant Oiseau si heureux et si beau oiseau libre » Oiseau égal oiseau fraternel oiseau du bonheur naturel Je te salue et je me rappelle les heures les plus belles 0 Je te salue oiseau de la tendresse Oiseau des premiéres caresses et je n’oublierai jamais ton rire quand perché la-haut sur la tour magnifique oiseau de |’humour »* tu clignais de !’ceil en désignant de l’aile les croassants oiseaux de la morale les pauvres échassiers humains et inhumains

143

144

Paroles

“© les corbeaux verts de Saint-Sulpice tristes Oiseaux d’enfer! tristes oiseaux de Paradis trottant autour de |’édifice sans voir cachés dans les échafaudages la fille entrouvrant son corsage devant le garcon ébloui par |’amour Je te salue Oiseau des paresseux oiseau des enfants amoureux °° Je te salue oiseau viril Je te salue oiseau des villes Je te salue > oiseau des quatre jeudis

oiseau de la périphérie oiseau du Gros Caillou Oiseau des petits champs? oiseau des Halles oiseau des innocents % Je te salue oiseau des Blancs Manteaux oiseau du Roi de Sicile? Oiseau des sous-sols oiseau des égoutiers 65 oiseau des charbonniers et des chiffonniers Oiseau des casquettiers de la rue des Rosiers Je te salue oiseau des vérités premiéres oiseau de la parole donnée 70 Oiseau des secrets bien gardés Je te salue oiseau du pavé oiseau des prolétaires oiseau du Premier Mai » Jertersalue oiseau civil Oiseau du batiment oiseau des hauts fourneaux et des hommes vivants Je te salue 80 oiseau des femmes de ménage oiseau des bonshommes de neige oiseau du soleil d’hiver

Le Temps perdu

®

°°

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10

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10

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145

oiseau des enfants assistés oiseau du Quai aux fleurs et des tondeurs de chiens Je te salue oiseau des bohémiens oiseau des bons 4a rien oiseau du métro aérien Je te salue oiseau des jeux de mots oiseau des jeux de mains oiseau des jeux de vilains Je te salue oiseau du plaisir défendu' Oiseau des malheureux oiseau des meurt-de-faim oiseau des filles méres et des jardins publics Oiseau des amours éphéméres et des filles publiques Je te salue Oiseau des permissionnaires Oiseau des insoumis Oiseau du ruisseau oiseau des taudis Je te salue oiseau des hépitaux oiseau de la Salpétriére Oiseau de la Maternité oiseau de la cloche oiseau de la misére oiseau de la lumiére coupée Je te salue Phénix fort? et je te nomme Président de la vraie république des oiseaux et je te fais cadeau d’avance du mégot de ma vie afin que tu renaisses quand je serai mort des cendres de celui qui était ton ami.

LE TEMPS

PERDU

Devant la porte de |’usine le travailleur soudain s’arréte le beau temps l’a tiré par la veste

146

Paroles et comme il se retourne > et regarde le soleil tout rouge tout rond souriant dans son ciel de plomb il cligne de 1’ceil familiérement ‘© Dis donc camarade Soleil tu ne trouves pas que c’est plutét con de donner une journée pareille a un patron ?

L’AMIRAL L’amiral Larima

Larima quoi la rime a rien Vamiral Larima

> ’amiral Rien.

LE COMBAT

AVEC L’ANGE A J.-B. Brunius.

N’y va pas tout est combiné d’avance le match est truqué ~

1

et quand il apparaitra sur le ring environné d’éclairs de magnésium ils entonneront a tue-téte le Te Deum et avant méme que tu te sois levé de ta chaise ils te sonneront les cloches a toute volée ils te jetteront a la figure l’éponge sacrée et tu n’auras pas le temps de lui voler dans les plumes ils se jetteront sur toi et il te frappera au-dessous de la ceinture!

Place du Carrousel et tu t’écrouleras 'S les bras stupidement en croix dans la sciure et jamais plus tu ne pourras faire |’amour.

PLACE DU CARROUSEL

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Place du Carrousel vers la fin d’un beau jour d’été le sang d’un cheval accidenté et dételé ruisselait sur le pavé Et le cheval était la debout immobile sur trois pieds Et l’autre pied blessé blessé et arraché pendait Tout a cété debout immobile il y avait aussi le cocher et puis la voiture elle aussi immobile inutile comme une horloge cassée Et le cheval se taisait le cheval ne se plaignait pas le cheval ne hennissait pas il était la il attendait et il était si beau si triste si simple et si raisonnable qu'il n’était pas possible de retenir ses larmes

Oh jardins perdus fontaines oubliées prairies ensoleillées oh douleur

147

148

Paroles

splendeur et mystére de l’adversité sang et lueurs % beauté frappée Fraternité.

CORTEGE Un vieillard en or avec une montre en deuil Une reine de peine avec un homme d’Angleterre Et des travailleurs de la paix avec des gardiens de la mer' Un hussard de la farce avec un dindon de la mort? > Un serpent a café avec un moulin a lunettes Un chasseur de corde avec un danseur de tétes Un maréchal d’écume avec une pipe en retraite Un chiard en habit noir avec un gentleman au maillot Un compositeur de potence avec un gibier de musique Un ramasseur de conscience avec un directeur de mégots Un repasseur de Coligny avec un amiral de ciseaux Une petite sceur du Bengale avec un tigre de SaintVincent-de-Paul Un professeur de porcelaine avec un raccommodeur de philosophie Un contréleur de la Table Ronde avec des chevaliers de la Compagnie du Gaz de Paris Un canard a Sainte-Héléne avec un Napoléon a l’orange Un conservateur de Samothrace avec une victoire de cimetiére Un remorqueur de famille nombreuse avec un pére de haute mer Un membre de la prostate avec une hypertrophie de l’Académie frangaise Un gros cheval in partibus avec un grand évéque de cirque iSS

Un contréleur a la croix de bois avec un petit chanteur d’autobus Un chirurgien terrible avec un enfant dentiste Et le général des huitres avec un ouvreur de Jésuites.

Noces et banquets

NOCES

149

ET BANQUETS

A William Blake.

Dans les ruines d’une cathédrale Un boucher pleure comme un veau 4 cause de la mort d’un oiseau Et couchée sur les dalles craquelées Une cloche écroulée et félée > Montre son battant rouillé On dirait un gros prétre obscéne



'’

?



°

Dont le vent souléve la soutane Et dans la sacristie en miettes Trois ou quatre dréles en casquette Font la quéte A Voccasion du mariage du Ciel et de |’Enfer'! Cela se passe en Angleterre Et aussi en l’honneur de la Révolution Frangaise? Et méme de la mort de Louis XVI Le garcon d’honneur s’appelle William Blake Il est tout nu et trés correct Mais il garde son chapeau sur la téte Parce que le Saint-Esprit est dedans C’est le Saint-Esprit de Contradiction’ Quand on lui demande Esprit es-tu la Toujours avec un doux sourire cet Oiseau répond Non A la fin de la noce William Blake en fera cadeau au boucher Il oubliera défunt son perroquet‘ Et s’en retournera tuer les bétes Avec son gros maillet Nous ne sommes pas a un oiseau prés Pense William Blake Tout en pensant a autre chose C’est-a-dire a rien d’autre qu’a regarder Une éblouissante fille invitée a la noce on ne sait pas par qui

150

Paroles Et qui est la trés belle et aussi nue que lui’ Une beauté Pense William une beauté d’un calme éclatant

* Pure comme

le vin rouge

Et innocente comme

le printemps

Et il la regarde parce qu'il a envie d’elle Elle le regarde aussi parce que peut-étre elle aussi elle a envie de lui C’est alors qu’arrive avec son petit orgue ° Un grand canard de Barbarie Et il joue un air de tous les temps et de tous les pays Et la noce commence

La noce proprement dite Précise William Blake > Car il y a des choses qui sont si mal dites Et si malproprement C’est pour la messe que vous dites ¢a Demande un vieil homme 4a téte de prophéte ou d’évéque Et qui a l’air trés contrarié ° Mais William Blake est un gentleman Un homme gentil comme on dit en Angleterre Et il n’a pas du tout envie de discuter avec un évéque Le jour du mariage du Ciel et de |’Enfer Et aussi méme qui sait peut-€tre par la méme occasion a wm)

Le jour de ses propres noces

Puisque la jolie fille est si belle Et que sans aucun doute il l’aime Et que peut-étre elle l’aime aussi Alors il se contente de dire A Vhomme a la téte d’évéque d’épingle de sareté

ou de prophéte

ou

« De méme que la chenille choisit pour y poser ses ceufs Les feuilles les plus belles ainsi le prétre pose ses malédictions sur nos plus belles joies? »

65

Et alors en avant la musique Pour la messe nous en reparlerons une autre fois Et comme il a dit En avant la musique La musique s’avance Et derriére elle la fille éblouissante

Qui sourit 4 William Blake

Promenade de Picasso

151

Parce qu’un jour il a dit aussi 70

7 ©)

« C'est avec les pierres de la loi qu’on a bati les prisons Et avec les briques de la religion les bordels' » Et elle lui donne le bras Et tout le reste avec Et qui est-ce qui est bien content Crest William William Blake’.

PROMENADE

DE PICASSO

Sur une assiette bien ronde en porcelaine réelle une pomme pose face a face avec elle un peintre de la réalité uw essaie vainement de peindre la pomme telle qu'elle est mais elle ne se laisse pas faire la pomme = S elle a son mot a dire et plusieurs tours dans son sac de pomme la pomme et la voila qui tourne dans son assiette réelle sournoisement sur elle-méme doucement sans bouger et comme un duc de Guise qui se déguise en bec de gaz parce qu’on veut malgré lui lui tirer le portrait’ la pomme se déguise en beau fruit déguisé et c’est alors que le peintre de la réalité commence 4 réaliser que toutes les apparences de la pomme sont contre lui et 25 comme le malheureux indigent comme le pauvre nécessiteux qui se trouve soudain a la merci de n’importe quelle association bienfaisante

152

3

a

4

Paroles et charitable et redoutable de bienfaisance de charité et de redoutabilité le malheureux peintre de la réalité se trouve soudain alors étre la triste proie d’une innombrable foule d’associations d’idées et la pomme en tournant évoque le pommier le Paradis terrestre et Eve et puis Adam l’arrosoir |’espalier Parmentier |’escalier Le Canada les Hespérides la Normandie la Reinette et l’Api le serpent du Jeu de Paume le serment du Jus de Pomme et le péché originel et les origines de |’art et la Suisse avec Guillaume Tell et méme Isaac Newton plusieurs fois primé a |’Exposition de la Gravitation Universelle' et le peintre étourdi perd de vue son modéle et s’endort c’est alors que Picasso qui passait par la comme

il passe partout chaque jour comme chez lui 4a voit la pomme et l’assiette et le peintre endormi Quelle idée de peindre une pomme dit Picasso et Picasso mange la pomme et la pomme lui dit Merci * et Picasso casse l’assiette et sen va en souriant

5a

et le peintre arraché comme une dent se retrouve tout seul avec au beau milieu les terrifiants pépins

LANTERNE

a ses songes devant sa toile inachevée de sa vaisselle brisée de la réalité.

MAGIQUE

DE PICASSO

Tous les yeux d’une femme joués sur le méme tableau Les traits de l’étre aimé traqué par le destin sous la fleur immobile d’un sordide papier peint

Lanterne magique de Picasso

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153

L’herbe blanche du meurtre dans une forét de chaises Un mendiant de carton éventré sur une table de marbre Les cendres d’un cigare sur le quai d’une gare Le portrait d’un portrait Le mystére d’un enfant La splendeur indéniable d’un buffet de cuisine La beauté immédiate d’un chiffon dans le vent La folle terreur du piége dans un regard d’oiseau L’absurde hennissement d’un cheval décousu La musique impossible des mules a grelots Le taureau mis 4 mort couronné de chapeaux La jambe jamais pareille d’une rousse endormie et la trés grande oreille de ses moindres soucis Le mouvement perpétuel attrapé a la main L’immense statue de pierre d’un grain de sel marin La joie de chaque jour et l’incertitude de mourir et le fer de l’amour dans la plaie d’un sourire La plus lointaine étoile du plus humble des chiens Et salé sur une vitre le tendre goat du pain La ligne de chance perdue et retrouvée' brisée et redressée parée des haillons bleus de la nécessité L’étourdissante apparition d’un raisin de Malaga sur un gateau de riz Un homme dans un bouge assommant a coups de rouge le mal du pays Et la lueur aveuglante d’un paquet de bougies Une fenétre sur la mer? ouverte comme une huitre Le sabot d’un cheval le pied nu d’une ombrelle La grace incomparable d’une tourterelle toute seule dans une maison trés froide? Le poids mort d’une pendule et ses moments perdus Le soleil somnambule qui réveille en sursaut au milieu de la nuit la Beauté somnolente et soudain éblouie jette sur ses épaules le manteau de la cheminée et Ventraine avec lui dans le noir de fumée masquée de blanc d’Espagne et vétue de papiers collés Et tant de choses encore Une guitare de bois vert bercant l’enfance de |’art‘ Un ticket de chemin de fer avec tous ses bagages La main qui dépayse un visage qui dévisage un paysage L’écureuil caressant d’une fille neuve et nue Splendide souriante heureuse et impudique Surgissant a l’improviste d’un casier a bouteilles ou d’un

154

Paroles casier 4 musique comme

une panoplie de plantes

vertes vivaces et phalliques

Surgissant elle aussi a l’improviste du tronc pourrissant D’un palmier académique nostalgique et désespérément vieux beau comme l’antique Et les cloches 4 melon du matin brisées par le cri d’un journal du soir Les terrifiantes pinces d’un crabe émergeant des dessous d’un panier! © La derniére fleur d’un arbre avec les deux gouttes d’eau du condamné Et la mariée trop belle seule et abandonnée sur le divan cramoisi de la jalousie par la bléme frayeur de ses premiers maris” Et puis dans un jardin d’hiver sur le dossier d’un tréne une chatte en émoi et la moustache de sa queue sous les narines d’un roi La chaux vive d’un regard dans le visage de pierre d’une vieille femme assise prés d’un panier d’osier

Et crispées sur le minium tout frais du garde-fou d’un phare tout blanc les deux mains bleues de froid d’un arlequin errant qui regarde la mer et ses grands chevaux dormant dans le soleil couchant et puis qui se réveillent les naseaux écumants les yeux phosphorescents affolés par la lueur du phare et ses épouvantables feux tournants * Et l’alouette toute rétie dans la bouche d’un mendiant Une jeune infirme folle dans un jardin public qui souriant d’un sourire déchiré mécanique en bercant

dans ses bras un enfant léthargique trace dans la poussiére de son pied sale et nu? la silhouette du pére et ses profils perdus et présente aux passants son nouveau-né en loques Regardez donc mon beau regardez donc ma belle ma merveille des merveilles

mon enfant naturel d’un cété c’est un garcon et de l'autre c’est une fille tous les matins il pleure mais tous les soirs je la console et je les remonte comme une pendule Et aussi le gardien du square fasciné par le crépuscule La vie d’une araignée suspendue a un fil L’insomnie d’une poupée au balancier cassé et ses grands yeux de verre ouverts 4 tout jamais °° La mort d’un cheval blanc la jeunesse d’un moineau

Lanterne magique de Picasso

155

La porte d’une école rue du Pont-de-Lodi Et les Grands Augustins empalés sur la grille d'une maison dans une petite rue dont ils portent le nom Tous les pécheurs d’Antibes autour d’un seul poisson!

La violence d’un ceuf la détresse d’un soldat > La présence obsédante d’une clef cachée sous un paillasson Et la ligne de mire et la ligne de mort dans la main autoritaire et potelée d’un simulacre d’>homme obése et délirant camouflant soigneusement derriére les banniéres exemplaires et les crucifix gammés drapés et dressés spectaculairement sur le grand balcon mortuaire du musée des horreurs et des honneurs de la guerre la ridicule statue vivante de ses petites jambes courtes et de son buste long mais ne parvenant pas malgré son bon sourire de Caudillo grandiose et magnanime a cacher les irrémédiables et pitoyables signes de la peur de |’ennui de la haine et de la connerie gravés sur son masque de viande fauve et bléme comme les graffiti obscénes de la mégalomanie gravés par les lamentables tortionnaires de l’ordre nouveau dans les urinoirs de la nuit? Et derriére lui dans le charnier d’une valise diplomatique entrouverte le cadavre tout simple d’un paysan pauvre assailli dans son champ 4 coups de lingots d’or par d’impeccables hommes d’argent Et tout a c6té sur une table une grenade ouverte avec toute une ville dedans Et toute la douleur de cette ville rasée et saignée a blanc * Et toute la garde civile caracolant tout autour d’une civieére Ou réve encore un gitan mort Et toute la colére d’un peuple amoureux travailleur insouciant et charmant qui soudain éclate brusquement comme le cri rouge d’un coq égorgé publiquement?

Et le spectre solaire des hommes aux bas salaires qui surgit tout sanglant des sanglantes entrailles d’une maison ouvriére tenant a bout de bras la pauvre lueur de la misére la lampe sanglante de Guernica‘ et découvre au grand jour de sa lumiére crue et vraie

les épouvantables fausses teintes d’un monde décoloré usé jusqu’a la corde vidé jusqu’a la moelle

156

Paroles

D’un monde mort sur pied * D’un monde condamné Et déja oublié Noyé carbonisé aux mille feux de |’eau courante du ruisseau populaire Ou le sang populaire court inlassablement Intarissablement ” Dans les artéres et dans les veines de la terre et dans les artéres et dans les veines de ses véritables enfants

Et le visage de n’importe lequel de ses enfants dessiné simplement sur une feuille de papier blanc Le visage d’André Breton le visage de Paul Eluard Le visage d’un charretier apercu dans la rue La lueur du clin d’ceil d’un marchand de mouron » Le sourire épanoui d’un sculpteur de marrons Et sculpté dans le platre un mouton de platre frisé bélant de vérité dans la main d’un berger de platre debout _ prés d’un fer a repasser

A A A * A A _ A A

cété cété cété cété

d’une boite a cigares vide d’un crayon oublié des métamorphoses d’Ovide' d’un lacet de soulier

cété d’un fauteuil aux jambes coupées par la fatigue des années cété d’un bouton de porte

cété d’une nature morte ot les réves enfantins d’une femme de ménage agonisent sur la pierre froide d’un évier comme des poissons suffoquant et crevant sur des galets brilants Et la maison remuée de fond en comble par les pauvres cris de poisson mort de la femme de ménage désespérée tout a coup qui fait naufrage soulevée par les lames de fond du parquet et va s’échouer lamentablement sur les bords de la Seine dans les jardins du Vert-Galant? ® Et la désemparée elle s’assoit sur un banc Et elle fait ses comptes Et elle ne se voit pas blanche pourrie par les souvenirs et fauchée comme les blés Une seule piéce lui reste une chambre a coucher Et comme elle va la jouer a pile ou face avec le vain espoir de gagner un peu de temps °° Un grand orage éclate dans la glace a trois faces

Lanterne magique de Picasso

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20

157

Avec toutes les flammes de la joie de vivre Tous les éclairs de la chaleur animale Toutes les lueurs de la bonne humeur Et donnant le coup de grace a la maison désorientée Incendie les rideaux de la chambre a coucher Et roulant en boule de feu les draps au pied du lit Découvre en souriant devant le monde entier Le puzzle de l’amour avec tous ses morceaux Tous ses morceaux choisis choisis par Picasso Un amant sa maitresse et ses jambes 4 son cou Et les yeux sur les fesses les mains un peu partout Les pieds levés au ciel et les seins sens dessus dessous Les deux corps enlacés échangés caressés' L’amour décapité délivré et ravi La téte abandonnée roulant sur le tapis Les idées délaissées oubliées égarées Mises hors d’état de nuire par la joie et le plaisir Les idées en colére bafouées par |’amour en couleur Les idées terrées et atterrées comme les pauvres rats de la mort sentant venir le bouleversant naufrage de Amour Les idées remises a leur place a la porte de la chambre a cété du pain a cété des souliers Les idées calcinées escamotées volatilisées désidéalisées Les idées pétrifiées devant la merveilleuse indifférence d’un monde passionné D’un monde retrouvé D’un monde indiscutable et inexpliqué D’un monde sans savoir-vivre mais plein de joie de vivre D’un monde sobre et ivre D’un monde triste et gai Tendre et cruel Réel et surréel Terrifiant et marrant Noéturne et diurne Solite et insolite Beau comme tout’.

1945°.

LE PETIT LION Photographies par Ylla

© Arts et métiers graphiques, 1947, pour V’édition originale.

©

Pour la présente édition :

Editions Gallimard, 1984, pour le texte ;

Ylla, Agence Rapho, 1984, pour les photographies.

La grande lionne montre les dents et personne parmi les grandes personnes de la Grande Ménagerie, personne parmi les gros et petits hommes qui payent pour voir les animaux captifs, personne n’oserait passer le bout du doigt entre les barreaux de la cage. Enfermer une lionne dans une misérable boite de bois avec de tristes barreaux de fer, il n’y a pas de quoi étre fier. Mais il y a comme cela', dans le monde, des gens qui enferment une rose dans leur porte-monnaie et d’autres qui révent de mettre le soleil a |’ombre, la mer dans une bouteille et leurs fréres en prison. Le petit lion n’a pas peur de sa mére’ et il sait bien que ce n'est pas contre lui qu’elle est en colére, c’est un petit lion bien gentil avec de grosses pattes et une douce petite téte bien ronde et dans cette petite téte il n’y a rien d’autre que les trés simples réves d’un brave petit lion.

162

Le Petit Lion

Et l’on entend, dans la pénombre’, troublant a peine le doux silence de la nuit, la lionne qui raconte a voix basse, pour ses petits, les histoires de la jungle, les aventures des lions et sa voix pourtant si menacante quand elle rugit est douce comme le vent caressant les sables du désert et chaude comme le soleil de ces grands pays libres ou il n’y a jamais d’hiver. Et le petit lion écoute sa mére ébloui.

Il faut toujours écouter sa mére, on le dit, mais le petit

lion a peutétre trop écouté la sienne et c'est comme cela qu il est tout seul sur cette image, perdu au milieu du jardin

public de la ville. Profitant d'un moment d’inattention des garcons de la ménagerie, il s'est sauvé pour aller voir le Grand Paysage, la for&t vierge, le désert et la source o8 les lions vont boire?, il s’est sauvé pour entendre le chant de l’oiseau moqueur, |’oiseau qui se moque des chasseurs, il s'est sauvé pour voir tous les oiseaux aux dix mille couleurs. Et le voila fourbu d’avoir tant couru, sans étre allé bien loin et déja la nuit tombe et de pauvres lumiéres s‘allument dans les grandes maisons froides de la ville qui dressent vers un ciel sans étoiles leurs misérables carcasses de ciment armé. Et le petit lion, décu er fatigué, regarde, venant 4 sa rencontre, un chien.

Le Petit Lion

163

Et le chien qui l’a pris pour un autre chien d’une autre race; d’un autre pays, le mordille un petit peu et veut jouer avec lui. Mais le petit lion est déja assez embété comme cela, il n’a pas du tout envie de jouer avec ce chien qu'il ne connait pas, mais il est si perdu, si inquiet et si fatigué qu'il n’a pas la force de se mettre en colére pour de bon.

Et le voila qui se réveille, le lendemain matin, tout surpris, sans savoir ou il est ni ot ni comment il s’est endormi.

164

Le Petit Lion

C’est le maitre du chien, un petit garcon, qui l’a trouvé dans le jardin public et qui l’a amené, sans le réveiller, a la maison. Et il était tellement heureux d’avoir trouvé un petit lion, qu'il en tremblait de joie, le petit garcon. Et maintenant’ le petit lion regarde le petit des hommes et il est, lui aussi, heureux comme tout d’avoir dans sa détresse trouvé un ami. Et les voila qui se racontent des histoires a n’en plus finir et comme le petit garcon lui dit l’histoire de Barbe-Bleue qui faisait mourir toutes ses femmes les unes aprés les autres et aussi celle de |’Ogre qui mange les petits enfants, le petit lion n’en croit pas ses oreilles. LE PETIT GARGON

: Evidemment,

ce n’est pas gai’, mais

le lion mange l’homme, a ce qu’il parait!

LE PETIT LION : Quand il n’a rien d’autre, mais il n’aime pas cela du tout et comme le dit ma mére quand elle parle cuisine

: dans le fond, le lion est comme

l|’homme,

il

préfére le mouton ! « Tout le monde se mange », dit le petit garcon, et, comme il trouve cela plutét triste, il change la conversation. « As-tu déja vu des lapins blancs ? » demande-t-il au petit lion.

Le Petit Lion

165

Et voila le petit lion avec des lapins blancs. Il n’y a pas cing minutes qu’ils se connaissent qu’ils sont déja copains comme lapins. Les lapins blancs n’ont pas beaucoup d’imagination, tout est trés simple pour eux et ils prennent tout simplement le petit lion pour un bon gros lapin comme eux. Evidemment, ils trouvent qu’il a les oreilles « un peu courtes », ce qui est plutét ridicule pour un lapin, mais

ils évitent de parler de cela, parce que, pour rien au monde,

ils ne voudraient vexer leur nouvel ami.

« Et puis, apres tout, dit l'un des deux lapins, a mi-voix,

elles pousseront peut-étre un jour ou l'autre! » LE PETIT LION, intrigué : Qui est-ce qui pousseront?

166

Le Petit Lion

LES LAPINS, tous les deux ensemble, comme un seul lapin : Les

carottes, les carottes! Et ils se mettent a raconter des histoires de carottes. Et maintenant les lapins' sont allés déjeuner et le petit garcon est parti pour |’école. Le petit lion est tout seul au beau milieu du beau et grand salon de la grande et belle maison. Et il s’embéte bien !

S'il a quitté sa mére’, c'est pour voir la Jungle et le désert, et il a beau étre bien au chaud, allongé sur une grande peau de zébre mort, ce qu’il voudrait, c’est voir

courir dans la lumiére les grands troupeaux d’autruches et de zébres vivants.

Le Petit Lion

167

Mais comme le petit lion qui n’aime pas s’embéter longtemps essaie d’oublier ses idées noires voila qu’arrive un chat, un chat siamois qui miaule contre lui et lui cherche

des histoires. Et tout cela parce qu'il est jaloux', jaloux comme un tigre le chat siamois, et pourquoi, parce que la petite chatte de la maison a remarqué le petit lion.

Et elle a dit : « Si ce gentil lion venait demander ma patte 4 ma maman, j’espére bien qu'elle ne dirait pas non!

»

Alors, on comprend un peu que le chat siamois soit en colére, mais est-ce la faute du petit lion?

168

Le Petit Lion

Et voila le petit lion et la petite chatte qui ont fait connaissance.

Bien sar, ils sont un peu trop jeunes pour se marier tout de suite, mais cela ne les empéche pas de faire des projets d’avenir.

Et le petit lion fait le coquet, il ronronne, il fait le beau pour lui plaire.

Le Petit Lion

169

Et méme il s’habille a la mode et comme les chiens qui ont les moyens, il porte un petit paletot en tricot de laine de mouton d’Ecosse. Mais il faut bien reconnaitre que cela ne lui va pas trés bien et quil a plut6t comme on dit « l’air emprunté », comme ces petits garcons, parfaitement bien élevés, frisés, cosmétiqués, gantés, amidonnés, passés au papier de verre et qui se proménent le dimanche matin, pas trés gais, mais trés fiers, les souliers vernis et la canne a la main. Le petit lion n’est pas un petit lion de salon', un gros petit chien de manchon et quand on !’appelle « Gros Toutou » ou « Petit Minou Minou », il a envie de mordre, de griffer et de se sauver. Et avec ¢a’, le petit garcon de la maison s’en va tous les jours en classe et le soir il fait ses devoirs et puis dine et va se coucher et le jeudi il va au football, le dimanche a la messe et puis au cinéma, ce qui fait que le petit lion et lui ne se voient presque plus jamais. Alors, le petit lion est trés triste et s’il avait la larme facile, comme

le crocodile, certainement il pleurerait.

170

Le Petit Lion

Mais voila qu’un beau jour il rencontre derriére une cage de verre.

son frére...

Et le petit lion lui parle, mais bientdt il se met en coleére, car son frére imite sa voix et répéte tout ce qu'il dit.

Le Petit Lion

II

Et il croit dur comme fer que son frére se moque de lui.

En réalité, c’était seulement luicméme qu’il découvrait dans un miroir et maintenant il se trouve tout béte et il est trés désappointé et voila encore'un autre chien qui vient

le regarder comme

une béte curieuse.

Ce petit lion en a assez, tout cela l’ennuie et il baille. Et il essaie de s’endormir pour étre tout seul et réver.

Une grande chienne noire revient de la chasse et doucement pose sa téte contre celle du petit lion pour le

rassurer, le consoler et aussi un peu pour se reposer parce qu'elle est fatiguée. Et elle se tait, mais son regard parle pour elle.

172

Le Petit Lion

Et son regard dit : « C’est un petit lion, il n’est pas d’ici. Laissons-le dormir, il a des ennuis!

»

Mais voila la petite sceur du petit garcon qui rentre de l’école. C’est une petite fille modéle avec la croix d’honneur et premiére en lecture et en récitation. Vraiment, le petit lion n’a pas de chance, la petite fille modeéle le réveille, parce qu’en route et aprés mires

réflexions, elle a décidé qu’un petit lion qui se respecte devrait apprendre 4 lire et a écrire son nom.

Mais le petit lion a sommeil...

Le Petit Lion

173

Et le petit lion s’endort.

Et méme la marmotte' championne du sommeil d’hiver et le petit loir champion du sommeil d’été, s’ils le regardaient dormir, ils n’en croiraient pas leurs yeux. Quand on dort d’un si bon sommeil on n’a rien a se refuser et le petit lion r€ve pour de bon tous les réves qu'il faisait éveillé et il est vraiment dans le désert avec son frére et sa mére délivrés. Et il galope! Et il se repose dans la jungle, couché les pattes en l’air, dans les fougéres géantes quand il a assez galopé. Et il écoute le bruit éclatant de fraicheur des cascades et des torrents et les cris affeCtueux des éléphants heureux. Et il y a de grands singes blancs et bleus qui se poursuivent dans les lianes en se tordant de rire et puis des écureuils volants et l’oiseau carnaval déguisé en chameau et l’oiseau milord qui connait l’anglais et l’oiseau de feu avec ses yeux de braise et l’oiseau d’eau fraiche avec son petit seau et l’oiseau tardif qui n’arrive jamais a l'heure et le perroquet dentiste et le pigeon cravate et Voiseau travailleur et le vautour papa...

174

Le Petit Lion

... Et tout en haut de la plus haute branche de l’arbre aux écorces d’oranges, il y a l’oiseau baromeétre, |’oiseau écarlate et gai, l’oiseau qui dit pourquoi il a plu hier et comment il va faire beau demain et qui connait par coeur tous les refrains de la lune et toutes les mélodies du soleil.

Et pendant qu’il dort et que dorment maintenant aussi le petit garcon, la petite fille et tous les animaux de la maison, sauf le malheureux pauvre petit chat siamois qui a des crises d’insomnie a cause de ses crises de jalousie, les Grandes Personnes décident de se débarrasser du petit lion. Et comme elles n’ont pas beaucoup plus d’imagination que les lapins, et méme peut-étre encore un peu moins; elles le mettent dans un petit moise, c’est une tradition qui remonte a la plus haute antiquité : quand on voulut se débarrasser du petit Moise, on le mit dans un panier d’osier. Et voila le petit lion endormi qui s’en retourne a la Grande Ménagerie en moise et en taxi.

Le Petit Lion

175

Le Grand Directeur est trés content : c’était une grande perte pour lui d’avoir perdu le petit lion. LES GRANDES PERSONNES, J excusant : Excusez-nous, Monsieur le Directeur, on |’avait gardé un peu pour amuser les enfants! Et ils se retirent en s’excusant encore, aprés avoir donné au Directeur une certaine somme d'argent et le Grand Directeur est encore plus content qu’avant. La grande lionne, elle, n'est pas contente, elle est heureuse tout simplement, et elle sait, elle comprend' que ce n’est pas dréle de vivre dans une cage 4 mouches quand on est un brave petit lion et elle est méme, dans le fond, un peu fiére que son petit lion se soit sauvé. Et comme il est toujours endormi, la grande lionne attend qu'il se réveille pour lui dire combien elle est heureuse de l’avoir retrouvé.

Et voila le petit lion qui raconte a son petit frére émerveillé les choses qui lui sont arrivées. Mais il arrange un peu les choses, il n’est pas menteur, bien sir, mais il en rajoute un peu pour faire plus joli, pour faire mieux.

176

Le Petit Lion

Il dit qu’il a traversé la jungle sur le dos de |’éléphant blanc et qu'il va épouser la fille du Roi des Chats et qu’elle

se proméne en carrosse trainé par un gros rat angora et quil a vu le Grand Lapin Polaire qui dort dans un frigidaire d’argent et qu'il a gagné a l’école le grand prix de zoologie et qu’il dormait sur des coussins d’aluminium et qu'il a fait tourner a |’électricité des machines a laver tout en velours brodé et que presque chaque soir il soupait en smoking écossais au milieu du désert avec plus de deux cent cinquante invités et méme qu’on mangeait du perdreau truffé et du zébre rayé! Peut-on vraiment lui reprocher de donner a son récit le petit coup de patte de |’imagination, trop souvent les histoires les plus vraies ne sont pas toujours les plus belles et les petits lions font comme les hommes, ils mélangent le vin du réve avec |’eau amére de la vérité. La vie des plantes, des hommes et des bétes est faite de réalité!, mais aussi de merveilles secrétes et de vérités inventées.

DES BETES... Photographiées par YUa

© Libratrie Gallimard, 1950, pour l’édition originale.

©

Pour la présente édition :

Editions Gallimard, 1984, pour le texte ;

Yila, Agence Rapho, 1984, pour les photographies.

Ylla fait le portrait des bétes le portrait d’autres étres qui vivent et meurent sur la méme planéte que ceux qui se nomment eux-mémes les hommes my

les hommes les plus grands parait-il sont connus comme le loup blanc

Il n’y a pas de loup blanc dans cet album 10

SySo

On n’y voit pas non plus

l’Aigle de Meaux ni le Cygne de Cambrai ni l’Ane de Buridan ni le Tigre de Vendée ni le Lion de Belfort superbe et général’! aucun Mouton de Panurge aucun Agneau Pascal pas une grue métaphysique Beaucoup d’oiseaux sont musiciens mais il n’y a pas chez les bétes de bétaphysiciens’ Chez eux le chien de |’Ecriture’ s appelle en réalité Toutou Rien

180

Des bétes...

Des bétes seulement des bétes de tous les jours et de toutes les contrées Des bétes de la Terre qui aurait pu s’appeler la Mer si c’était un poisson qui avait trouvé le nom 3

Des bétes comme des choses qui arrivent comme

4)“A

4

Et se et et et

des choses qui s’en vont

sans cesse le sang de la vie jette dans la mort sans cesse reviennent les fleurs de l’amour d’autres bétes renaissent

de nuit et de jour

Des bétes ‘ avec leur faim leur soif leur joie et leur détresse et puis le méme mystére' la méme simplicité que les vagues de la mer les arbres de la forét Des bétes

comme 4a

des pauvres avec leur misére

des enfants avec leurs secrets ou des femmes avec leur beauté Des bétes

avec un coeur comme

5

le vétre et le mien

Des bétes avec des yeux des pattes et méme des mains comme celles de cet enfant gorille seul en exil dans une des grandes singeries du monde civilisé et qui ressemble aux jeunes saltimbanques bleus que peignait Picasso il y a des années la méme détresse les mémes mains crispées?

Des bétes...

181

les mémes secrets ° la méme beauté Pas la beauté du diable ou la beauté de dieu ni celle d’un saint de vitrail ou de calendrier ou d'une reine en conserve sur le mur d’un musée simplement la déchirante beauté de la vie 6a avec ses lueurs errantes dans le regard d’un singe abandonné ou d’un adolescent pauvre et désespéré la beauté d’un ours captif avec un anneau dans le nez la beauté d’un cheval couronné 7 d’un chien écrasé la beauté d’une lionne en cage allongée sur le dos et ses grands yeux couleur de doux orage ou se reflétent en désolant mirage les derniéres lumiéres' d’une féte

les adieux d’une plante verte mourant dans un cache-pot a l’heure du crépuscule au Marché aux Oiseaux 8

8a

a

Des bétes sans principes ni mentalité et puis de tendres animaux sans animosité des animaux charmants comme les aiment les enfants comme le chat que Catherine appelle Patounet comme la poule blanche que Minoute? appelle Tigrette comme elle appelle sa tortue Dorothée comme le lion sur les images qu'elle appelle le Bouglione et qu’elle va voir 4 Cagnes-sur-Mer’ quand arrive le cirque avec sa fauverie Et elle lui dit dans sa langue 4 elle combien elle l’aime et comme souvent elle pense a lui

Des bétes *° comme Dragon‘ chien trouvé aujourd’hui perdu a jamais

et qui cherchait sa place au soleil méme en hiver sur les banquettes des cafés de Paris

182

Des bétes...

100 Des bétes comme Médor un des chats qui vivaient rue du Vieux-Colombier' dans un sordide palais ot tout le monde s’aimait et qui vécut plus tard dans un autre quartier '5 14 ou il y a une serre avec un olivier’ Des bétes

110

comme

des choses disparues et jamais oubliées

comme comme comme des iles

une étoile filante une blessure un baiser un éclat de rire une source une chanson des feuilles sur les arbres sous le vent

des hommes dans les rues et d’autres en prison

1 a

120

Des bétes qui faisaient bon ménage avec les petits animaux humains qui les emmenaient avec eux dans leur Bestiaire secret trés loin du Musée Homme dans leurs jardins heureux la ot ils font tourner en bourrique et sans y préter attention

les grandes personnes mécaniques qui connaissent la Question Mais ' les enfants savent bien que ces grandes personnes gravito-comiques ne connaissent que cela et ignorent la Réponse et ils poursuivent avec leurs bétes 130 leurs discussions leurs jeux et leurs chansons ou voltigent |’Alcali Volatile le Mélusin avec sa Mélusine’ le Croque Monsieur et le Bonjour Madame le grand Lapin Polaire et la Guépe saumonée 13 a le Baladar qui marche sans arrét le Badaboum qui tombe de sommeil et le Drelin-Drelin qui vient le réveiller Mais les grandes personnes raisonnables et sages

Des bétes...

183

40 et toujours composées d’une 4me et d’un corps selon la formule d’usage un immense vertige les prend

devant ces enfantins manéges Ce qu'il leur faut pour se distraire 14 a c’est un grand Parc d’Abstractions ou les quatre Jockeys de |’Apocalypse' au grand Derby des Psaumes? sans mot dire tournent en rond au son d’une musique ineffablement aphonique '° cependant que des morts a téte de monarque

descendent le water-chut’ dans la barque a Caron Et le silence de cette musique infinie les effraie‘ '5 ces grandes personnes mais les distrait en méme temps Alors que voulez-vous que ¢a leur fasse la liberté heureuse d’un troupeau de girafes 160 la joie folle d’une folle devant un ours blanc la solitude d’une lionne rousse

derriére une grille ou !|’exil d’un gorille enfant Pour |’exil parlez-leur d’un aiglon au grand pedigree ou de son pére tout seul assis sur son rocher le grand Napoléon premier au-dessus de |’entresol de |’Histoire et de |’Aprés-Histoire 170 ou tous les grands guignols tour a tour s’effaceront Alors que peut-étre sans doute sait-on jamais de simples bétes comme le pou 17 a la vache le chien le chameau le cochon tiendront longtemps encore dans nos régions le premier réle dans le traditionnel opéra permanent des insultes jurons mots drédles grincements de dents ' et vociférations 16 a

184

Des bétes... Des bétes comme ces antilopes et ce cerf

dérisoirement bafoués nargués et injuriés par deux pauvres permissionnaires 18 a

190

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20 3S

dont un sous-officier heureux d’avoir trouvé bouc émissaire a qui parler Cornu cocu cocu cornard cocu cornard et chef de gare _ Et les pitoyables échos de leur titubante et larmoyante hilarité se perdaient dans une lointaine allée ou debout sur son perchoir un oiseau solitaire immobile se taisait Sur une petite pancarte od son état civil était gravé on lisait TRUPIALIS MILITARIS et dessous en lettres plus petites en langue plus vulgaire ETOURNEAU MILITAIRE c’était au Jardin des Plantes a Paris les premiers jours de cette toute derniére guerre A Paris ou plus loin dans un autre jardin

210

215

quelques années auparavant en mil neuf cent trente-cing exactement moururent carbonisés cinq éléphants! Auguste Mathiew Santa Billy Roma Cétait les noms qu'on leur avait donnés comme cela familiérement affectueusement de leur vivant et beaucoup dans la ville par leur mort furent frappés et personne n’était gai en lisant le journal

220

Oh bien sar ce n’était pas un deuil national avec un homme célébre catafalqué et des curieux qui font la queue

Des bétes...

185

pour le voir en chair et en os pour la derniére et premiére fois par la méme occasion Non > cette mauvaise nouvelle tout simplement avait remué le coeur de la plupart des gens et il y en avait qui étaient tristes vraiment Mais fort heureusement la Presse qui tourne sept fois sa longue langue d’Esope dans sa grande bouche en choeur avant d’avoir réponse a tout >0 était la pour tirer la réjouissante morale de cette banale histoire et l’on put lire dans L’Intransigeant un écho bien réconfortant

Les équarisseurs achevatent de débtter les cing malhbeureux éléphants qut, la vetlle, dans l'tncendie du Zoo, avatent trouvé

une mort lamentable. Deux agents se trouvatent la, de garde. Et l’un dwait a l'autre : « Mon vieux, j'ai eu une dréle d’idée. J'ai découpé, bier, dans la cutsse d'un de ces bestiaux, un énorme bifteck que j'at ramené le soir 4 ma_ bourgeoise. Je lui dis : “Tiens, j'ai acheté ca au boucher du coin. « — Tas &é bien inspiré, dit-elle ; juStement je n’avats que des wufs.” « Elle le sert... Elle le goitte... —

Alors, dit l'autre, c’étatt bon ?

— Ab! mon pauvre amt. Je me suis fait eng... Ah! mais eng... On ne m’y reprendra plus a la cutsine exotique'... >» Et dans le métro un enfant disait On raconte que dans leur Afrique les éléphants se cachent pour mourir c'est pas vrai >> c’est pour pas souffrir c’est pour rester libres et vivants trés longtemps et longtemps trés contents qu’ils se cachent quand ils voient venir les hommes les éléphants et si j'en étais un moi j’en ferais autant Et Ylla en faisant le portrait des bétes parle comme parlait cet enfant

186 240

24 a

250

Des bétes...

parle de ce qu'elle aime et de ce qu'elle comprend Et dans ce livre d’images l’autruche le zébre la panthére le grand-duc et le hibou des neiges et toutes les autres bétes lui répondent silencieusement et elles lui disent beaucoup de choses simplement en la regardant simplement en vivant devant elle en toute simplicité en toute liberté en toute captivité Et grace a elle nous pouvons nous aussi les voir de trés prés les revoir trés souvent ces amis inconnus mystérieux ou charmants

25 a

secrets et redoutables lointains et bouleversants ces amis qui peuplaient nos réves enfantins ces amis caressés la veille dévorés le lendemain ces Oiseaux et ce tigre et ces orangs-outangs ces ours et puis ce cerf ces moutons

260

. OU ces pingouins

ces lapins

Des bétes...

187

Des bétes...

189

190

Des bétes...

Des bétes...

191

Ig2

Des bétes...

Des bétes...

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Des bétes...

Des bétes...

195

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Des détes...

ie \iNias

197

198

265

Des bétes...

.. OU ces cochons . ces bétes qui sont de Saint-Antoine ou de SainteMenehould comme des hommes sont de SaintEstéphe du Saint-Gothard du Saint-Sépulcre ou de la Saint-Barthélemy comme le cheval de bois est de Troie les chevaux de Marly’ et les moutons de Domrémy sont parfois élevées dans de grandes porcheries modéles comme on éléve de grands serins a Saint-Cyr et des petites perruches aux Oiseaux Et elles ont les honneurs du pied truffé dans toutes les festivités de Noél et l’on parle d’elles dans toutes les rubriques mondaines et gastronomiques et nécrologiques de tous les _ grands journaux du monde occis-mental... A la salle des Ventres un pied de porc adjugé huit cent mille l’acheteur un cul-de-jatte triste est porté en triomphe par une foule de pieds-bots et des phoques

Des bétes...

270

jonglent aux Invalides flambeaux... Participons a la féte Colombes de Saint-Paul chevaux de Vaugirard lamas gris du Pérou moutons de Domrémy

avec

199 des

drapeaux

des

Chantons en leur honneur la chanson d’Alfred Jarry 5 Décochons, décochons, décochons Des traits Et détrut, et détrui,

Détrutsons l’ennemi. C’est pour sau, c'est pour sau, 280 C'est pour sau-ver la pa-tri-e' !

iyoa a

290

Brave cochon homme de bien homme qui a des lettres homme qui a de la religion homme qui ne manque de rien et qui comprend tout ne t’a jamais oublié dans ses réves ni dans ses priéres et dévotions

et mélant le cri du coeur a la reconnaissance du ventre et confondant astucieusement la clef des songes avec le verrou du frigidaire et le passe-partout discret de son petit boudoir intime et primesautier depuis longtemps il t’a nommé spirituellement bouc émissaire posthume de sa concupiscence Tout homme a dans son ceur?...

Et le voila qui recommence 4 se citer 295

Mais un cheval calculateur invité bien malgré lui a participer aux réjouissances pour gagner son avoine du soir pousse un dérisoire hennissement Concupiscence Décidément l’homme est le roi des abime-mots dit un chien savant invité lui aussi et de force a la féte Et ils s’en vont avec leurs maitres l’un en hochant la

200

Des bétes... téte en secouant trigtement sa criniére et l’autre sans

donner la patte 4 personne 00 Brave cochon bonne béte Ainsi tu sommeilles dans le coeur de l’homme et tu te permets familiérement *> de grogner en sommeillant et tu te prélasses en chair et en os et en eau de boudin rétrospectivement et fantomatiquement

dans la lamentable foire aux jambons 3° dans la fausse féte 4 Neuilly de sa pitoyable insomnie érotique sans musique et sans chansons

Oh

Echevelée libido 31 a

320

325

milieu des tempétes' voila bien de tes tours C’est comme le chat qui dort et qu'il ne faut pas réveiller Le proverbe n’a pas tort parce que si on le réveille ce chat qui dort pas trés loin d’ot le cochon sommeille dans les greniers de la téte a |’homme fort il se met 4 ronronner et berce son réveil de sa berceuse d’autrefois que lui miaulait sa mére souriant a sa maniére il n’y a pas tellement longtemps Dodo petit chat noir 30 dodo petit chat bleu Le complexe d’Gdipe le petit chat l’a peu fait l'amour a sa mére et tout est pour le mieux > Quel amour dit sa mére que ce petit chaton

Des bétes...

201

que ce petit chat blond que ce petit chat bleu Et la féte continue

4 c’egt maintenant un spectacle en plein air et de nuit grandiose étourdissant télévisé subventionné et de bon aloi Comme

34 G

édifiant

il se doit

Sur le Parvis de Notre-Dame un décor est dressé brossé a ravir et 4 reluire par un grand maitre animalier décorateur de la Fourriére et auteur également de ravissants petits tableautins qui se vendent comme des petits pains et représentent toujours inévitablement un petit chat blanc jouant innocemment avec une petite pelote de laine blanche dans une petite corbeille capitonnée de petit satin blanc Et d’émouvantes pantomimes d’émouvants ballets et d’émouvants tableaux vivants se succédent impeccablement

la Bénédiction d’une Meute

35 ra)

la Castration d’un Etalon la Vivisection d’un Chien Et puis des crocodiles grandeur nature balancent harmonieusement sur les rives d’un Nil indéniablement €gyptien leur grande queue de téle ondulée et d’un si ravissant vert de jardin potager qu’on se croirait en Ile-de-France le jour du Vernissage du Salon des Beaux-Arts Ménagés Et le long de ce Nil deux belles filles de théatre se proménent en dansant et ne s’arrétent de danser que pour commencer a chanter Et tout est nostalgique antique et exotique

35 a

les danses et les chants les lumiéres la musique car nous sommes en Egypte et dans l’antiquité ou Cléopatre encore une fois pour toutes vient tout bonnement bénévolement dignement fastueusement de mettre tragiquement fin a ses jours en public et en beauté

202

Des bétes...

© Et les deux jolies filles chantent leur tristesse et leurs regrets

Une trompe d’éléphant a la place du nez la volte-face du monde °° en aurait-elle changé'!

370

37 a

38 So

Pauvres et jolies filles l'une s’appelle la Lise et l’autre c’est Nana?’ elles n’avaient pas un grand réle dans |’Histoire elles n’étaient que les suivantes de la Reine Maintenant la Reine vient de disparaitre mais elles doivent continuer leur métier

Cléopatre n’est plus de ce monde ses suivantes doivent la suivre dans l’autre et dans leurs mains tremblantes de tout petits serpents déroulent leurs anneaux Chacune d’elles a le sien pour périr comme la Reine chacune a son aspic pour ses derniers moments c’est l’aspic a la Lise cest l’aspic a Nana c’est l’aspic a Nana c'est l’aspic a la Lise

le sort en est jeté ; elles reviendront a Paques ou 4a |’Eternité 385 Mais il n’y a pas d’aspic dans cet album aucun serpent pas méme |’Anaconda le grand serpent de |’Amazone 390 Devant ce prodigieux et inquiétant reptile homme perdrait son sang-froid

surtout s'il est Intellectuel 395

:

Homme du Monde ou du Milieu ou de |’Elite ou de I|'Intelligentzia de méme qu'il serait mal a l’aise en écoutant le cobra qui parlait a Mary Poppins’ a Londres au Zoo dans la pénombre

Des bétes...

203

Et apres tout il se pourrait que manger et étre mangé fut la méme chose en fin de compte... 400,

405

410

415

420

Et plus mal a l’aise encore s’il voyait Le Sang des bétes' ce film qui se passe a Vaugirard et puis a la Villette parmi les gens et puis naturellement les bétes Un cheval arrive a |’abattoir et voit devant lui le tueur et le cheval fait quelques pas en tournant sur lui-méme on dirait qu’il se demande ce qu’il vient faire la et ce qu’on attend encore de lui on dirait qu'il esquisse un petit pas de danse mais il n’y a pas de spectacle sauf le ballet de la vie et de la mort ces deux sceurs qui ne sont ni latines ni de charité ces deux soeurfs siamoises de toutes les contrées Et le tueur fait son métier ce n’est pas un matador il n’y a pas de corrida pas de soleil ni de gaité tout simplement la mise 4 mort le cheval tombe foudroyé et l’on comprend pourquoi Maxime Gorki disait Les chiens peuvent réver. J’at vu des chevaux pleurer’...

42 a

Et puis a la Villette et puis a la sauvette les boeufs sont assommés les moutons égorgés les veaux décapités et les hommes qui font le travail les hommes au visage simple et a la main armée exécutent ce travail sans la moindre cruauté Ils abattent les bétes

430

les autres les mangeront comme d’autres abattent des murs que d'autres rebatiront Entre ces nouveaux murs d’autres étres vivront avec des bétes heureuses chez eux a la maison ou bien

a |’hépital au cirque au séminaire ou en prison

204

Des bétes...

Un peu partout ailleurs au rythme des saisons dans des palaces des casernes des universités des gares des Studios de cinéma des parcs 4 munitions des magasins de mode et d’alimentation des maisons de rendezvous des camps de concentration Parfois les tueurs chantent en abattant leurs bétes comme souvent les bacherons en abattant leurs arbres “> et peu importe l’air peu importent les paroles de leurs chansons c’est leur voix qui est grave et belle irresponsable et familiére pleine de tristesse et de mystére “© Pas du tout solennelle Et cette voix accompagne en sourdine les images de ce livre d’Ylla graves belles mystérieuses et familiéres comme

cette voix

et l’on peut tout aussi bien “> en regardant bien ces images entendre la voix des quatre musiciens de la ville de Bréme'! la voix du chat la voix du chien et la voix du coq qui disait a l’ane La cutsiniére a donné l’ordre de me tordre le cou ce soir. Alors je crie de toutes mes forces pendant que je respire encore... 450

et celle de |’ane

Créte rouge que tu es, viens plutdt avec nous a Bréme. On que tu ailles, tu trouveras toujours mieux que la mort. Tu as une bonne voix et quand nous ferons

notre musique facon...

ensemble,

notre

concert

aura

bonne

ou la voix fraiche et déja maternelle’ d’une petite fille bercant un vieil ours de peluche tout usée dans la cour sans lumiére d’une cité ouvriére ou la voix d’une grande fille noire chantant avec la méme joie la méme douleur la méme splendeur les mémes couleurs qu’un oiseau

Des bétes...

205

ou la voix méme de cet oiseau multicolore et merveilleux

ou la voix de |’oiseau moqueur “5 La vie est un grain de blé le chasseur un fléau le pain nourrit son homme et aussi le moineau Dans les vignes du lion qui dort ‘0 le renard ivre-mort rigole en chantonnant tout radieux tout content Les raisins du plus fort sont toujours les meilleurs ‘> A la mienne a la tienne et aux vdtres et aux leurs Et beaucoup d’animaux se caressent du regard et beaucoup d’animaux se dévorent des yeux “0 V’huitre tourne de |’ceil en voyant un citron et l’homme fait de méme en voyant un couteau A la sienne a la mienne a la votre a la leur > La plante végétarienne dévore la plante carnivore le caiman dévore l'homme quand |’homme lui tombe sous la dent et l’hirondelle dévore

:

“80 la béte a bon dieu

A la sienne a la mienne a la votre a la leur Dévorez-vous les uns les autres mais faites-le poliment Dévorez-vous les uns les autres “> sans trop lever les bras aux cieux

Et d’autres voix enfantines ou cruelles violentes ou désolées ou d’une tendre agressivité ne sont jamais tout a fait améres °° jamais touta fait désespérées

Toutes ces voix avec tout un monde d’autres voix jamais entendues jamais méme soupconnées c’est le coeur méme de la Nature

206 495

Des bétes...

c’est sa voix qui coule de source comme |’eau coule de la roche ou le sang dans les veines ou le vin du tonneau

Et ce n’est pas une voix hiérarchique basse et inintelli500

gible qui psalmodie a tue-téte des mélodies d’Ecriture Feinte des Ora pro nobis et des Oratorios Une voix qui ne connait pas la musique mais qui la prend de Trés Haut Non cette voix

505

c’est la musique du Jazz d’avant les connaisseurs la musique de la vie d’avant ses amateurs c’est la musique du monde d’avant ses Créateurs Et c’est pourquoi le mélomane 4 l’oreille décollée recollée bicollée assermentée accréditée secoue négativement sa sérieuse téte

510

51 a

sans l’écouter D’ailleurs il ne veut pas l’entendre cette musique ni méme ses plus lointains échos de méme que devant son miroir il ne peut pas se voir en peinture Il n’est pas de la Féte et qu'elle soit triste ou gaie radieuse ou bien sanglante il n’est pas invité alors ¢a lui déplait comme déplaisent les portraits des bétes au gros mangeur et bien pensant et cartésien' ce qui ne gate

rien De les voir la

comme ¢a comme vous ou lui ou moi vraiment

pour un Homme de la Haute Société Savante ce n’est pas trés indiqué Et puis quand on ne vit que de penser si on a un bon coup de fourchette il n’y a pas de quoi fouetter un chat 530

n’est-ce pas

et puis les chats sont la pour ¢a

Des bétes...

33 a

54 Ss

545

550

207

puisqu ils ne pensent pas puisqu ils n’existent pas puisqu’ils ne souffrent pas Et minute et tréve de discussions si nous mangeons de l’automate ce n’est pas une raison pour confondre le Joueur de Flaite avec le Canard de Vaucanson' Mais le temps tourne a |’orage tout cela n’est pas clair la porte du restaurant s’ouvre en coup de vent qui feuillette les pages du livre d’images dans la téte du client et voila le rhinocéros et la vache qui ni l’un ni |’autre ne mangent de réti de veau et voila l’agneau si doux qu'il descend du ciel et recherche dans les assiettes les restes de ses cOtes premiéres des fois qu'il y aurait appel au Jugement dernier Simple formalité mais avec ¢a la musique recommence et cela fait mauvais effet et bien qu’il en soit déja au dessert le monsieur a juste titre est soudain métaphysiquement inquiet et sa traditionnelle pomme d’Adam qui lui remontait au gosier discréte et confidentielle disparait pour céder aimablement la place a la non moins traditionnelle poire d’angoisse du Péché Originel Et l’homme s’en va sans demander son reste en l’occurrence son café et trés heureux de rencontrer quelqu’un 4 qui parler se trouve nez a nez avec le mélomane distingué mais c’est d’une voix mal assurée que comme 4 l’habitude ils échangent des idées

Ah l’époque va de travers le monde est bouleversé il y a de l’orage dans |’Ere le déluge va recommencer et les voila qui envisagent la chose et songent a se vétir pour la circonstance de peaux de bétes inoffensives et bien léchées afin d’étre recus avec déférence et d’obtenir si possible et de droit divin une bonne place assise dans l’Arche de Noé et méme de préférence a cOté des poulets Et bon appétit cher ami et vous en étes un autre et Hallali par-ci Alleluia par-la

208

Des bétes...

Mais la voix aigre de ces deux pauvres tristes ogres est a nouveau couverte par la musique et par d’autres voix d’>hommes de femmes et puis d’enfants dont quelques-uns sont morts déja depuis longtemps Comme Vincent! qui vivait a Tourrettes-sur-Loup > Ce n’était pas un saint bien que patron du Prieuré ou il vendait 4 boire a manger a loger et ou les gens traqués pouvaient se reposer 560

565

Il était jeune et beau il avait navigué

et il aimait bien les bétes comme il aimait bien se saouler et les cochons ¢a ne lui disait guére de les tuer alors il se saoulait avant et puis il les saoulait aussi et délirant et titubant s’excusait en les égorgeant leur parlant d’un mauvais moment

4

a passer et puis de la pluie et du beau temps Et il a été tué a cause de cette guerre et ce dernier moment a été long pour lui tout prés des oliviers et d’un pont de chemin de fer aujourd’hui détruit Et la voix d’un autre Vincent qui s’appelait Van Gogh

Et la cage reste la et l’oweau est fou de douleur’... ou celle de René Char qui écrit aujourd’hui Ceux qui regardent souffrir le lion dans sa cage pourrissent dans la mémoire du lion’...

580

Et la voix d’un pompier qui sauva deux lionnes a demi asphyxiées Sarga et Saida* et qui disait 4 Firmin Bouglione Nous sommes Shécialisés dans les sauvetages d'asphyxiés mats

Des bétes...

209

c'est bien la premiére fois que nous avons a traiter de tels clients. Ces bétes sont d’ailleurs aussi douces et dociles que n’importe

quel humain...

Et puis la voix d’Ylla parlant des animaux et d’autres voix de femmes

585

590,

595

et d’enfants et d’oiseaux

Ces voix sont toutes différentes mais elles ne sont pas disparates on peut les entendre en méme temps comme tous les battements des coeurs de ceux qui aiment vraiment Et quand elles racontent la vie en chantant en pleurant en sanglotant en hurlant en riant elles n’inventent rien elles ne disent pas ce que c’est que la vie on dirait qu’elles se bornent a répondre aux autres voix qui disent La vie est horrible absurde inquiétante et invivable Un lourd fardeau Méme quand c’est horrible et soi-disant absurde et comme vous dites invivable inquiétant ce n'est jamais aussi horrible absurde invivable inquiétant que c’est beau quand c’est beau.

Wy, A

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SPECTACLE

© Editions Gallimard, I95I.

PROGRAMME

EAS TRANSCENDANCE (prologue)! 5... 06.2.3 eo: PEEDIVINEMELODRAME ml. comtagets seuntein occ ccc a)se cheus aise LES QUATRE CENTS COUPS DU DIABLE .......-++.+-+-+0BRULESsDHICOWLISSE Meat esc et RMP Arr torent usu ncts keys ods SA REPRESENTATION D’ADIEU PARC ODEWR GLOC@AGE Sein cee Sco Wana ceuskesy es cresyl gens ETEIGNEZ LES LUMIERES PUNE TLOM SE tac. sts sali oscne, COR EME Se oreie eileciacs ote EBSA AY. BURA Dallet) imeatrencrstccurtsss Semeneeeei 7 asovens exexe Ae TOUWRa (Dallet)ear.tale centers oc taeeencus choleatnehee meenieys Gar ens CONFERENCE PAR UN CONFERENCIER (conférence autobiographique et non contradi¢toire) ........... a ABE RE TOURS Ag ANAT S ON aratpa’ paaeeaemiengetalt costae ur: tare I TINGS WG TANK) eV op gonodone or dos aaaues GAS) DELCONS GLEN GEa. ee ticcie 01) sere 1acecsSaks Pope Sid SELES BIND ME MOTUREs aeysicensish cco ecor olan Severus a aneueueee ecatheMs ERLE RAUEU DIB, (REVOLT, cision isis ccucleel cacavatacn ceConan aReVohed muah REY Oke

PARGUBRRE.

pores sg eseecoe pene rt Seaee

BO OSES

BRANLE-BAS DE COMBAT (scénario de Gneearoerapae jn THEOLOGALES (saynétes pour patronage) ....... Bibs ROUR RIRH EN SOCIETE .4a0>%,00 saironiveb. seome DHARILEDIE

PALS OLEM

(GOCUMeNtAaIre) mre waesii ae citi 1a

HEME AIM LL Tone. aie cas eaten te ieoa Sue ueianta Reel pies ee tea) TRS FASTES SIGNES

217 217 223 223 234 240 241 242 245 247, 257] 259 261

264 266 268 270 271 272 283

287 287

290 294 295 295

214

Spectacle

LES RAVAGES PAR

PERE

MP

LA BATAILLE

DE LA DELICATESSE STOUT IGOUR

DE FONTENOY

REPRESENTATION

(documentaire)

a nersie crtenshe iene tela

(théatre aux armées)

(théatre d’ombres)

BIN RACCILB |serepeus trie arece tetera RoRven ee TOUR UN

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323

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AUBBRVIEDIERS irisvars ocr onan one cE ee LESSENEANTS/OUIS/AIMENTT, craic cnictacante orate cieaeiete MENSEIGNEMBNID LIBRE © a tise tpemitter Tas LOS oO VIDA D O'S ce-sis chert tels woe c en La MG LOR eReeecn Tos LORSQU’UN VIVANT SE TUE... (documentaire) ...... FOES Copdc aMule ear ape aro 8Aaah 4p oh St DE GRAN DSACOGHERSann ani eto orice eters EP DE RNTER

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TABLEAUX

(documentaire)

.................

330 330 331 332 333 334 335 337 338 339 341 342 343 344 344 344 346 347 351 351 354 355

VIVANTS

QUESTION’ DE“PRINGIPE? 4 .5% s2s5he one eewonneen ON: BEAU JOURA: “nt i va we ae Set et «ee PARFOIS (LE*BALAYEUR#.5 ~ tce4-2 so) See ioltnt see DANS iGE: TEMPS:EAC=9 5% oth 04018 bs oR ee ee toe eee EAUX-FORTES! DEY PICASSO) niin Austin coe Miele cee ee AUX JARDINS DEMMUROME Dilteeee oe. ke ee teas Gs INTERMEDE (billevesées, allégories allégres, métaphorismes, devinettes, etc.) ........-0eseeeeeeee

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BALLETS

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LA TRANSCENDANCE

Il y a des gens qui dansent sans entrer en transe et il y en a d’autres qui entrent en transe sans danser'. Ce phénoméne s’appelle la Transcendance et dans nos

régions il est fort apprécié.

LE DIVIN

PREMIER

MELODRAME?

TABLEAU’

Le rideau se léve sur une salle a manger. Mobilier sobre, discret, cossu, Style Louis XIII Richelieu Drouot*. Une porte coté cour

et une autre coté jardin. Une grande baie vitrée avec des rideaux. Devant une table servie, un monsieur et une dame sont assis. Sur un plat de faience bleue, entouré de feuilles de salade, un rat froid, a peine entamé. LE MONSIEUR Et que donne-t-on, Frangais ?

chére amie, ce soir, au Théatre-

LA DAME La Divine Comédie!

218

Spectacle

LE MONSIEUR Vraiment, vous croyez que cela vaut la peine?

LA DAME, /e foudroyant du regard. En voila une question! Pénible et long silence, un ange passe. Il n’a qu’une aile et trés déplumée, il boite et c'est en trainant la savate qu'il traverse la scéne. Il dérobe en passant une feutlle de salade et sort par le cété cour en la dévorant avec une révoltante gloutonnerie, tout en poussant un sordide soupir de lassitude et de découragement. LA DAME Oh, vous pouvez soupirer, mon ami, si vous ne voulez pas m’accompagner, j’irai seule, voila tout! LE MONSIEUR, protestant, mais sans aucun

enthoustasme.

Mais je n’ai pas dit cela, bien au contraire, je me ferai un plaisir d’aller voir cette Divine Comédie. Peut-on savoir qui joue la-dedans, chére amie ? LA DAME

Décidément,

mon

cher,

vous

n’étes

au

courant

de

rien. Qui joue la-dedans, en voila une question, mais Vauteur! LE MONSIEUR N'Y L’auteur ?

LA DAME Enfin, c’est irritant, autant

me

demander

qui jouait

Alceste dans Le Misanthrope... L’auteur en vérité, et tréve de discussion. LE MONSIEUR

Oh la, permettez, je vous arréte, car il me semble bien qu’en l’occurrence, un certain Dante Alighieri, qui ne

manquait certes d’ailleurs pas de talent, est cependant bel et bien mort et depuis fort longtemps!

Le Divin Mélodrame

219

LA DAME Et alors ?

LE MONSIEUR Comment,

et alors ?

LA DAME Parfaitement, et alors ? Etalors, qu’est-ce que ¢a prouve ? Rien d’autre, comme d’habitude, que |’existence de Dieu ! LE

MONSIEUR

tM! LA

DAME

Parfaitement et dites-moi donc, esprit fort, et c’est une facon de parler, qui est l’auteur de Dante Alighieri ? Oh bien sir, vous ne le diriez pas, le mot vous écorcherait la langue, et pourtant il est simple, c’est Dieu!

LE MONSIEUR Mais enfin... tout de méme, vous n’allez pas me faire croire... LA DAME ... que Dieu lui-méme joue ce soir La Divine Comédie ? Et pourtant, c’est un fait, et tout Paris en parle, mais vous €tes toujours perdu dans vos chiffres, comme un ours.

LE MONSIEUR Je suis financier, chére amie. LA DAME

Et ce n’est pas une raison pour raisonner comme

un savetier', vraiment, les impondérables vous échappent... Tenez, si un ange passait, 14, devant nos yeux, vous n’y verriez que du feu! LE MONSIEUR, « Spirituel ». Le feu du ciel sans aucun doute!

Long silence. L’ange passe a nouveau et trainant

la savate,

s’empare d’une feuille de

220

Spectacle Salade puts, perdant de plus en plus ses plumes, il sort en poussant un tres triste Soupir bien attendrissant.

Voyons,

LE MONSIEUR ne soupirez pas ainsi, je vous

chére ame,

accompagnerai. LA DAME Je n’en attendais pas moins de vous, ami. Encore un peu de rat froid ?...

LE MONSIEUR Non, merci !

LA DAME La queue, c’est le meilleur morceau ! LE MONSIEUR Non, vraiment.

LA DAME A votre aise, le sot l’y laisse... comme leve.) Il se fait tard et je vais m’habiller.

on dit. (Elle se

LE MONSIEUR, se levant a son tour.

Moi aussi, amie... le temps de passer mon

habit noir

et je suis a vous. Ils sortent,

l’un par le c6té cour,

l'autre par le coté jardin. A peine sont-ils sortis qu’une foule de rats surgit et envabit la table. CHGUR DES RATS Le rat est mort, vive les rats! !

Ils se jettent sur les restes du rat et les dévorent. A cet instant l’ange apparait et se jette sur les rats, essayant de leur arracher quelque chosea manger. Le rideau tombe et se reléve sur Jes rats couverts de plumes et sur l’ange couvert de rats.

Le Divin Mélodrame CH@UR

CELESTE

DANS

221

LA COULISSE

Anges purs, Anges et rats de Dieu...

Portez notre 4me', etc. etc. etc. etc. Anges, etc. Rats... de Dieu’... DEUXIEME

TABLEAU

Le décor représente le Théatre-Francais. La salle est comble, le rideau pas encore levé. UNE VOIX, venant des coulisses, Vous qui entrez ici laissez toute espérance’ Demandez le programme Pas de casquette dans la salle

Je le paye mille francs Vous étes priés de laisser vos animaux au Bestiaire Et vous étes priés également comme le disait lui-méme Alexandrin le Grand De laisser cette salle aussi propre en sortant Que vous auriez voulu la voir propre en entrant! DES HUISSIERS EN HABIT NOIR, offrant aux Sheclateurs des

petits sachets de papier. Demandez Demandez

la poussiére la poussiére

Qui n’a pas sa poussiére‘ Les Sheclateurs achétent et tout en échangeant des idées, des réparties droles, des propos acerbes et des grtvoiseries

délicatement

ornées,

tls se

jettent, en souriant finement avec gravité, des pincées de poussiére aux yeux DES

et au

nez.

SPECTATEURS,

Et comme le titre est bien choisi absolument divin une trouvaille vraiment La Divine Comédie Ah nous sommes bien les pantins dont il tire les ficelles

Quel acteur quel prodigieux acteur et quel auteur un véritable Créateur !

222

Spectacle LES HUISSIERS

Demandez la poussiére Demandez la poussiére Qui n’a pas sa poussiere LES SPECTATEURS

Ah! ce Dieu vraiment véritablement non seulement il a du génie mais il a tous les talents L’avez-vous vu dans le Monde ot |’on s’ennuie L’avez-vous vu dans le Dernier Voyage de Monsieur Perrichon' L’avez-vous vu dans |’Assommoir? avec son beau baton Et dans le Charnier des Innocents’ Dans les Mousquetaires au Couvent'

Et dans Thermidor quand il joue le Homard>* Et dans le Soulier de Satin ou les Fourberies d’Escarpin Inoubliable Et dans |’H6étel du Libre Arbitre’ quand il apparait en calecon au troisiéme acte devant la petite Thérése de Lisieux qui a des visions il donne au vaudeville ses titres de noblesse il réhabilite un genre le genre humain mon cher avec ses déchéances et ses petites faiblesses’ Et en travesti dans la Fille Ainée de l’Eglise et du Régiment réunis®

Et dites-moi donc ma chére qui aurait pu comme lui sans sombrer sous les rires tenir le rdle impossible du Cocu dans cette chose révoltante et du Divin Marquis les Infortunes de la Vertu Et dans le Maitre de Forges? Il est je ne sais pas moi Absolument Absolument vulcanique sidérurgique écrasant D’accord mais je le préfére encore dans le réle du Briseur de la Gréve des Forgerons” quand il remet son marteau sur l’enclume et qu’il dit Et si Dieu a son tour lui aussi faisait gréve qui pourrait distinguer le jour d’avec la nuit Cent fois sur le métier remettez votre péchés vous seront tous remis!

ouvrage

et vos

Bruits de coulisse

223

II LES QUATRE

CENTS

COUPS

DU

DIABLE!

Le rideau est baissé L’orchestre joue une musique maléfique Un grand air de Démonologie On entend frapper les trois coups > Puis le quatriéme coup Puis le cinquiéme coup Puis le sixiéme coup Puis le septiéme coup Puis le huitieéme coup Puis le neuviéme coup Puis... le dixiéme coup...

etc. ‘etc. etc. etc. ete: Au quatre centiéme coup le diable apparait et salue. Le rideau tombe

BRUITS DE COULISSE MONSEIGNEUR

BAUDRILLART”

Je pense que ces événements sont fort heureux, il y a quarante ans que je les attends. La France se refait et selon moi elle ne pouvait pas se refaire autrement que par la guerre qui la purifie... (Le Petit Parisien, 16 aoat 1914.)

224

Spectacle PAUL

CLAUDEL

Livraison de mon corps et de mon sang, livraison de mon

ame a Dieu,

Livraison aux messieurs d’en face de cette chose dans ma main qui est pour eux! Si la bombe fait de l’ouvrage, qu’est-ce que c’est qu'une ame humaine qui va sauter! La baionnette ? cette espéce de langue de fer qui me tire est plus droite et plus altérée !... Y a de tout dans la tranchée, attention au chef quand

il va lever son fusil! Et ce qui va sortir, c’est la France, terrible comme

le

Saint-Esprit !

Tant qu’il y aura de la viande vivante de Francais pour marcher a travers vos sacrés fils de fer,

Tant qu'il y aura ce grand pays derriére nous qui écoute et qui prie et qui fait silence, Tant que notre vocation éternelle sera de vous marcher sur la panse, Tant que vous voudrez, jusqu’a la gauche! tant qu'il y en aura un seul! Tant qu'il y en aura un de vivant, les vivants et les morts tous 4a la fois! : Tant que vous voudrez, mon Général! O France tant que tu voudras ! (Trois poémes de guerre, 1915'.) JACQUES

MARITAIN

Bienheureux les persécutés? ! Ceux qui savent pourquoi ils meurent sont de grands privilégiés... (Le Cheval de Troie, revue littéraire mensuelle de doctrine et de culture, aotit-septembre 1947.) LE PASTEUR

ROLAND

DE

PURY?

Il a fallu que le Chef vienne en personne pour révéler la servitude et organiser la résistance, lui donner les armes, les vivres, les ressources et les connaissances nécessaires,

surtout le courage, la force et l’amour.

Bruits de coulisse

225

Le Roi du monde s’est donc fait parachuter 4 Nazareth, il y a deux mille ans. II le dit en toutes lettres : « Je suis d’en haut, vous étes d’en bas... » (« L’Eglise, maquis du monde » ; Chronique de minuit, 2° cahier.) FEMINA!

... Pendant cinq ans les chiens ont été sacrifiés a des conditions d’existence qui ne permettaient pas de s’embarrasser d’eux. Les petits s’en tiraient de justesse, qui se contentaient d’une pitance réduite et prenaient le métro. On n’apercevait d’eux que le bout rose ou truffé d’un museau sortant d’un caba ou d’un couffin. De Neuilly a Vincennes, ils ont tenu. Tenu dans un caba. D’Auteuil a Austerlitz ils ont résisté...

(Fémina, aout 1947.) BOSSUET

... Et s'il est ainsi, chrétiens, si les souffrances sont néces-

saires pour soutenir l’esprit du christianisme, Seigneur, rendez-nous les tyrans, rendez-nous les Domitien et les Néron... (Panégyrique de saint Vittor’.) PAUL

CLAUDEL

Dix fois qu’on attaque la-dedans, « avec résultat purement local ». Il faut y aller une fois de plus ? Tant que vous voudrez, mon Général ! Une cigarette d’abord. Un coup de vin, qu’il est bon! Allons, mon vieux, a la tienne!

Y en a trop sur leurs jambes encore dans le trois cent soixante-dix-septiéme...

(Trow poémes de guerre’.) LE R. P. BRUCKBERGER

Le peuple doit étre converti. On n’a pas le droit de se convertir a lui. Il n’y a pas de grace sanctifiante dans le peuple lui-méme. Lui aussi a besoin d’étre racheté par le sang de la Croix... (Le Cheval de Troie, 1946‘.)

226

Spectacle GASTON

BAUDOIN

Et nous savons aussi que vous avez fait de grandes choses ; les cathédrales font oublier |’Inquisition : votre politique d’encouragement aux arts et aux lettres efface la St-Barthélemy ; les ordres monastiques, ceuvrant sur une matiére rebelle, la terre et les cerveaux, ont préparé les temps modernes'... (Le Patriote, de Nice, 20 juillet 1949.) GRIPPE-SOLEIL

Vernissage intime au Musée Grévin, a l’occasion de |’entrée d’un Francois Mauriac de cire dans une loge reconstituée de |’Opéra ot l’accueille une Marguerite Moreno figée mais trés grande dame. Georges Duhamel et Colette, que l’on attendait également, ne sont pas la, les ateliers n’ayant pu livrer a temps leurs mannequins inachevés. C’était, malgré tout, une trés belle chose et qui valait

le dérangement. Moins ressemblant que Jeanne d’Arc, Mozart ou Charlotte Corday, mais tout de méme assez fascinant, Francois Mauriac tourne dédaigneusement le dos a la scéne pour regarder avec curiosité le public de chair et d’os qui défile devant lui. La Direction du Musée, aprés avoir vainement tenté d’obtenir un smoking porté par |’éminent écrivain — a la grande indignation de ses enfants qui se sont réservés l’exclusivité de ces illustres et utiles dépouilles —, dut y renoncer devant leur obstination. Et c’est, ma foi, un habit fort bien coupé dont elle fit les frais’. (Le Littéraire, 11 mai 1946.)

FRANGOIS MAURIAC déja écrit : le drame du cardinal Baudrillart c’est la vieillesse. Qu’il semble difficile de réussir sa vieillesse? ! Je crois

l’avoir

(Le Figaro, 30 juin 1947.) BLAISE

PASCAL

... Car j’ai une vénération toute particuliére pour ceux qui se sont élevés au supréme degré, ou de puissance, ou de connaissance. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi

bien que les premiers, passer pour des souverains. Les mémes degrés se rencontrent entre les génies qu’entre les condi-

Bruits de coulisse

227

tions, et le pouvoir des Rois sur les sujets n’est, ce me semble, qu'une image du pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sontinférieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader, qui est parmi eux ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique. Le second empire me parait méme d’un ordre d’autant plus élevé, que les esprits sont d’un ordre plus élevé que les corps et d’autant plus équitable, qu’il ne peut étre départi et conservé que par le mérite, au lieu que l'autre peut l’étre par la naissance ou par la fortune... (Lettre a la reine Christine de Suéde, 1652.) FRANCOIS MAURIAC ... Que les jeunes gens qui appartiennent au secteur, aujourd’hui directement visé, de la grande bourgeoisie

d’affaires ne se découragent pas. Plusieurs ont déja compris

qu'il y a mieux a attendre de la vie que cette mainmise sur l’Etat par la toute-puissance de |’argent. Je me souviens de ceux que j’ai connus durant ma jeunesse, qui peut-étre eussent marqué dans la politique ou dans les lettres, sans cette affreuse manie, héritage de famille, qui les inclinait a croire que tout s’achéte, un journal, un siége de député, il va sans dire, mais méme le talent, méme la réputation ! II leur reste de découvrir qu’il existe d’autres moyens de domination, et d’abord ce pouvoir des esprits, dont parle Pascal a la Reine de Suéde, sur les esprits qui leur sont inférieurs... (« L’Avenir de la bourgeoisie

»,

Le Figaro, 3 octobre 1944.) PAUL

GUTH

... Une amusette, un probléme pratique, comme Pascal en agrippera toujours, pour se rafraichir. Son pére est envoyé

a Rouen, pour y réorganiser la collecte des imp6éts. Dans cette ville liquide, enchassée dans le giron de la Seine, Blaise illustre l'amour filial. Pour aider son pére dans ses deux et deux font quatre, il invente la machine a calculer... (Le Figaro littéraire, 9 juin 1950'.) BERNARD

FAY?

John D. Rockefeller est mort. Le grand philanthrope s'est éteint hier, dans sa propriété de Floride, a l’A4ge de 97 ans... Il fit travailler ses dollars a rechercher|’origine de la Bible, aréparer le palais de Versailles, aconstituer un musée d’anti-

228

Spectacle

quités indiennes', a former une élite d’étudiants au courant des problémes économiques internationaux, a aider les uni-

versités américaines qui voulaient hausser le niveau de|’enseignement scientifique, 4 empécher les citoyens des EtatsUnis de boire ce qu’ils avaient envie de boire, a fournir les livres aux bibliothéques du monde entier, a construire des

églises baptistes... Il a tant donné que nul ne sait ce qu’il a donné, ettoutce qu’iladonnéa toujours été immense et strict comme lui-méme?’. Un jour, ason golf, il pritcomme caddy un petit négre qui, yeux béants, dansait d’enthousiasme 4 la pensée qu’il servait l'homme le plus riche du monde, et qui, durant toute |’aprésmidi, ne cessa de réver au pourboire qu ‘il aurait a la fin de la journée. Quand la partie fut finie, John D. Rockefeller lui remit la somme exacte qui lui était due, et sur cette somme fit prélever dix sous par le maitre des caddies, car le petit négre avait perdu une balle. (Le Figaro, l'année de la mort du grand philanthrope’.) LA BARONNE STAFFE“

Vous vous désolez d’étre timide, vous sentez que le manque d’aplomb vous rend gauche et contraint, vous retire toute élégance native dont vous étes doué, et dont on ne s’apercoit que dans le sanctuaire de la famille. Consolez-vous, cela passera...

Vous étes dans la situation d’un jeune soldat qui va au feu. Une balle siffle a son oreille, il se jette en arriére ou de cété, un obus éclate... loin de lui, il courbe la téte. A la seconde bataille, il frissonne un peu moins fort. A la troisiéme, il tressaille 4 peine. Puis le voila qui s’aguerrit, au point de plaisanter les boulets en leur 6tant son képi, et de narguer la Mort qui fauche auprés de lui. II est crane, il est gai, habitude en fait un vrai troupier. Il en sera ainsi du jeune homme, de la jeune fille qui affrontent les feux des salons... (Usages du monde, Régles de savotr-vivre dans la Société Moderne.)

LA COMTESSE DE SEGUR ... Une table rustique était couverte de livres, d’ouvrages de lingerie commune ; il regarda les livres : Imitation de Jésus-Christ, Nouveau Testament, Parfait cuisinier, Manuel des ménageres, Mémoires d’un troupier... « A la bonne

Bruits de coulisse

229

heure ! Voila des livres que j’aime 4 voir chez une bonne femme de ménage ! Ca donne confiance de voir un choix pareil'... » (L’Auberge de l’Ange-Gardien. )

UN ECHOTIER DES HEURES NOUVELLES Grande féte de Noél chez un couturier 4 la mode. Tout le personnel est 1a. Il y a un magnifique sapin tout pailleté d’argent, d’or et de bougies. L’on offre des jouets aux enfants. Sur le buffet s’empilent sandwiches et gateaux. Y aura-t-il une ruée? Non. Les gens du petit peuple sont décents. Tout le monde s’approche, les ouvriéres s’effacent devant les chefs d’atelier et les vendeuses devant les premiéres. On respecte la hiérarchie, en somme. Ce que voyant, le patron intervient : Laissez d’abord se placer les petites mains, crie-t-il. Quant aux premiéres elles seront les derniéres... C’était une tradition bien sympathique que ces fétes de Noél sicommunément offertes par les maisons de luxe a leur personnel. Elle se perd, nous dit-on, et c’est bien dommage. Non seulement dommage, précisait le patron qui nous parlait, mais idiot. Aprés une petite féte de ce genre et durant un bon mois, |’atmosphére d’une maison est assainie et le rendement des ateliers bien meilleur... (Heures nouvelles, 15 janvier 1946.) ROBERT BRUYEZ DU FIGARO On commettrait une erreur en croyant que la « musique fonctionnelle » n’est connue qu’aux Etats-Unis. En France, plusieurs firmes appliquent la méthode

depuis de longs mois et le directeur de l'une d’entre elles a pu constater qu’en moins d’un an la production réguliére de ses équipes, travaillant aux piéces ou 4a la chaine, s’était

bonifiée d’environ 5 %. Quel que soit le courage et l’assiduité d’un étre, nous dit un industriel, il ne peut travailler pendant huit heures sans avoir des fléchissements... Dans la journée, on remarque réguliérement des chutes dans l’activité humaine : le matin vers 10 ou 11 heures, quand se manifestent les premiers tiraillements de l’estomac ; l’aprés-midi vers 15 heures, a la fin de la digestion. C’est donc principalement a ces moments-la qu’il faut jouer de la musique et en donner en plus, le lundi, le mardi, le mercredi et le vendredi selon les « doses » nécessaires...

230

Spectacle

L’expérience a démontré que, seul, le jazz produisait l’effet attendu. La musique classique ne servirait qu’a développer le sens artistique d’un personnel, mais non sa production. Mais attention : méme avec un bon jazz, tous les airs de danse ne sont pas indiqués. Le tango et le slow sont a écarter. Il ne faut surtout pas diffuser un air plus lent que le paso-doble. Le fox-trot est bon, mais rien ne vaut, parait-il, la valse viennoise! !...

(Le Figaro, 4 mai 1948.)

PAUL CLAUDEL Mes parents, qui n’étaient pas riches, m’ont toujours appris a considérer le pain comme une chose sainte. Et de méme |’argent dont il est coupable de faire un mauvais emploi. Pourquoi mépriserions-nous ce bon serviteur !... Toute une moitié de ma vie a été celle d’un homme d’affaires, et je dois dire que c’est avec des hommes d’affaires que je me suis toujours le mieux entendu... Est-ce que les mots : prét, commerce, intérét, valeur, monnaie, ne forment pas le fond du vocabulaire mystique? ?... (Le Figaro littéraire, 10 mats 1951.) ALEXIS CARREL’

Ou peut-on prier‘ ? On peut prier partout. Dans la rue, en automobile, en wagon, au bureau, a l’école, a l’usine...

Cependant, la priére ne doit pas étre assimilée a la morphine. Car elle détermine, en méme temps que le calme, une intégration des activités mentales, une sorte de floraison de la personnalité. Parfois |’>héroisme. Elle marque ses fidéles d’un sceau particulier. La pureté du regard, la tranquillité du maintien, la joie sereine de |’expression, la virilité de la conduite et, quand il est nécessaire, la simple

acceptation de la mort du soldat ou du martyr, traduisent la présence du trésor caché au fond des organes et de l’esprit. (La Priére.)

MONSEIGNEUR SEMBEL évéque de Dijon

... En ce qui nous concerne, nous demandons que les hosties qui servent pour la sainte messe et pour la’ communion soient divisées en deux, afin d’économiser une part de la farine nécessaire a leur confection...

Juin 1945.)

Bruits de coulisse

231

MARCEL JOUHANDEAU ... On sait des peuples qui ne croient pas pouvoir donner a leurs pére et mére plus digne tombeau que leur propre ventre et les chrétiens se nourrissent bien de la chair et du

sang de Dieu. Quelle fagon aprés tout plus intime de s’unir a ce qu’on aime que de le manger ? Peut-étre, si nous ne

sommes pas demeurés anthropophages, n’est-ce que pour éviter certaines indiscrétions, certaines répugnances, certaines promiscuités, certains abus, peut-étre simplement par hygiene comme on ne communie plus sous les deux espéces ? Mais le coeur n’a la rien 4 voir ni le sacrement, ni le sacré qui restent les mémes, sans compter que ce genre de délicatesse,

pour ne pas dire faiblesse, de pusillanimité, de pudeur, est tout de méme ce qu il y ade plus étranger, pour ne pas dire de plus contraire a la passion. (« La Vie ou la Mort d’un cog »,

Le Cheval de Troie, aoit-septembre 1947.) PAUL CLAUDEL Il y ades gens qui ont le goiit de la guerre, ou des voyages, ou de la peinture. Pourquoi n’y en aurait-il pas qui aient le gout des ames suivant la parole célébre : DA MIHI ANIMAS, CAETERA TOLLE. Qu’on me donne les ames et prenez tout le reste, si vous voulez ! C’est une chose a quoi je réfléchissais en cette messe de la Pentecdte. Comme un prétre doit étre ému quand il donne la communion et que de |’autre cété de la table sainte il voit se lever l’une aprés l'autre ces figures fraiches d’enfants, ou au contraire, a cette heure sans rien dissimuler ! ces visages amers, ridicules* et pathétiques, profondément gravés et travaillés par la dure vie : ces bouches qui s’ouvrent, ces langues qui se tendent, ces yeux fermés, ces gorges quis’offrent comme celles des sacrifiés !... (Seigneur, apprenez-nous a prier, 1942.)

Soldats de la grande Réserve sous la terre, est-ce que vous n’entendez plus le canon? O morts,

la sentez-vous

avec nous,

paradis héroique... * Ridicule : « digne de risée » (Littré).

l’odeur de votre

232

Spectacle

Ah, ma soif ne sera pas désaltérée et le pain ne sera pas bon, Armées des vivants et des morts, jusqu’éa ce que nous

ayons bu ensemble dans le Rhin profond ! (Trois poémes de guerre'.) LE CURE D’ARS? On se réunira derriére eux...

(Cité dans : Trois poéemes de guerre, de Paul Claudel : « Derriére eux ».) LE MARECHAL

PETAIN

. De tous les envois faits aux armées, au cours de la guerre, le vin était assurément le plus attendu, le plus apprécié du soldat. Pour se procurer du « pinard » le « poilu » bravait les périls, défiait les obus, narguait les gendarmes. Le ravitaillement en vin prenait, 4 ses yeux, une importance presque égale a celle du ravitaillement en munition. Le vin a été, pour les combattants, le stimulant bienfaisant

des forces morales comme des forces physiques. Ainsi a-t-il largement concouru a sa maniére, a la Victoire.

(Mon dodteur le vin, 27 juillet 1935.) WALDEMAR-GEORGE

Il y a pres de dix ans, exactement en 1937, on s’avisa que le maréchal Foch’ n’avait pas de statue a Paris. Aussi décida-t-on de réparer cet oubli singulier... Le comité pria la direction des Beaux-Arts de désigner l'artiste qui serait chargé d’exécuter le monument du Généralissime’, A la suite d’un concours, la commande a été passée a Wlérick et 4 Raymond Martin, dont le choix fut accueilli avec satisfaction par tous les connaisseurs... Quelques mois plus tard, la guerre éclate. Le 7 mars 1943, Wlérick meurt et Raymond Martin poursuit seul les

travaux... Les membres du comité élévent des objections contre le fait que Foch ne porte pas de képi. On leur fait observer. que cette coiffure traduite en bronze est souvent disgracieuse, que l’ombre portée de la visiére dissimule partiellement

le visage et que

le monument,

téte nue,

Bruits de coulisse

233

acquiert un caractére d’universalité et de pérennité que n’a pas une image plus conforme au réglement militaire. Tout le monde se met d’accord... (« Un maréchal de France peut-il,

sans képi, étre statufié a cheval? », Le Littéraire, 12 octobre 1946.) UN AUTRE REDACTEUR DU MEME JOURNAL

Le maréchal Lyautey, comme |’on sait, était sujet a de brusques et violentes coleéres... Parmi ces coléres mémorables, l’une des premiéres eut pour objet une contrariété d’ordre... esthétique. En 1912, nommé résident général au Maroc, et passant a Rabat, Lyautey vit que le génie militaire y construisait deux immenses casernes, dans le style le plus classique mz-collégemi-prison. Cette offense au paysage et a l’atmosphére suscita

en lui une véhémente indignation, « une de ces crises de fureur au cours desquelles il arrivait qu’il piétinat son képi — ce pourquoi l’un de ses officiers d’ordonnance tenait toujours en réserve un de ces couvre-chefs, prét a servir »>. M. Jean Maucleére, le plus récent biographe du maréchal Lyautey', nous rapporte, entre bien d’autres, ce trait, qui peint l’homme et le rend sympathique. (Le Figaro littéraire, 5 mai 1951.) PAUL

CLAUDEL

... J'ai dit bien souvent l’immense reconnaissance que nous devons aux Macchabées... (Le Figaro littéraire, 10. mars UN

ECHOTIER

DES

LETTRES

1951.)

FRANCAISES

C’est André Rousseaux qui a ramené Paul Claudel a Paris, la semaine passée. De Brangues a Notre-Dame, la route est longue. On fit escale a Lyon. Claudel se préta de bonne grace a la corvée du micro dans les studios de Radio Lyon libérée. D’une diction convaincue il langa sur les ondes un petit poéme républicain dont il avait caché le manuscrit dans sa cave pendant deux ans’...

(30 septembre 1944).

234

Spectacle LE R. P. RIQUET

... Saint Jacques avait bien raison de dire en sa fameuse épitre : « La langue est un bien petit membre, mais elle peut se vanter de grandes choses... » (« La parole de Dieu, réalité d’aujourd’hui », Conférences de N.-D. de Paris, 1951.) JEAN COCTEAU

On a beaucoup parlé ces derniers temps de poésie pourrie. J’aimerais qu’on m’en citat une qui ne le fiat pas. C’est d’une décomposition exquise que la poésie, qu’elle soit écrite ou peinte, qu’on la regarde ou qu’on |’écoute, compose ses accords. On pourrait la définir de la sorte : la poésie se forme a la surface d’un marécage. Que le monde ne s’en plaigne pas. Elle résulte de ses profondeurs. Voila de quoi je parle lorsque j’écrivais « pourriture divine ». Celle qui, du fond de |’4me humaine, cherche sa réponse dans les moires éclatantes de Dieu... (« Le Mythe du Greco

», Panorama,

hebdomadaire européen, 20 janvier 1944.) PAUL CLAUDEL Les corbeaux seuls restent mes amis...

(Commerce, cahier 28, 1931'.)

@

Ill SA REPRESENTATION

D’ADIEU

Le public le salue et comme un maquillage qui tourne

sur le visage d’une trop vieille actrice son masque placide? et extatique

Sa représentation d’adieu 5

coule en rigoles de chaux-carton-pate Et le rideau théatral de |’expression déchire aux mythes laissant apparaitre

235 du masque

se

le poussiéreux décor mental planté sur les charniers' d’innombrables plaies cérébrales maquillées en cicatrices honorables et les nerfs a vif de sa petite téte de noeud de vipére? simulant le frétillement d’un regard Mais les petites ficelles optiques du grand sermon lacrymal depuis déja des millénaires ont craqué

et l’oculaire et le binoculaire se regardent sans rien voir et sans rien regarder sans méme loucher

20

uva

Et tous les spectateurs? assis sur leur fauteuil dansent en claquant des mains et sans bouger des pieds Et le trés trop vieux acteur pousse alors sur la scéne aidé des héritiers des auteurs longtemps déja jouées Son Fils qui présente 4 nouveau

des piéces depuis si

son numéro

de PRESTIDIGITATEUR Et

wa

maigre et nu comme le fakir Tarah-Bey‘ vétu d’un slip unique il se met lui-méme en croix et se plante au beau milieu d’un décor représentant le paysage de |’enfance et de l’adolescence paysage intitulé exemplairement Paysage de |’innocence

236

Spectacle CHCUR

DES

TRANSFIGURANTS

FIGURANTS ET CONFIGURANTS

Aux innocents les mains pleines Ils tendent les mains “on les coupe Et nous nous levons cette coupe a la Gloire du Seigneur... Le fils étant fatigué! “+ une descente de croix a lieu avec enthousiasme et consternation générale Et cependant qu’on distribue dans la salle des foulards de la Sainte Farce’ que les speétateurs s’arrachent a prix d’or

un transfigurant prend la place de son Seigneur et présente le numéro célébre IMITATION

DE J.-C.’

°° Gros succés Et le transfigurant a téte de jeune mauvais triste fouetteur mal fouetté menace d’un doigt invinciblement tremblotant les quelques enfants amenés la par mégarde par leurs

parents * Et si vous vous touchez les uns les autres malgré les avertissements du Ciel et du sixiéme et ex-ezquo neuviéme commandement‘ Je me crucifie encore pour vous a cause de vous © et contre vous

Et vous ne l’aurez pas volé bande de mauvais garnements... Les acclamations redoublent Les parents applaudissent ® en giflant et fessant les enfants Le rideau se baisse

les parents remontent les enfantines culottes raccrochent ceintures et bretelles une sonnette se met a sonner

Sa représentation d’adteu

237

70 Grand malaise c’est la sonnette de l’entracte de contrition

Un grand Régisseur arrive!

muni d’un grand Gabre et d’un petit Soupillon? Il agite ses instruments > et tout le monde sauf les rares enfants est tout a coup trés content LE REGISSEUR

Je n’arrive ici que pour vous faire patienter et vous lire en attendant la suite du spectacle qui ne va pas tarder quelques lignes du Catéchisme @ l’usage des Dioceses de France avec récits et exercices de réflexion (Editions André Tardy 15 rue Joyeuse Bourges) et s’inclinant

8° Quand on a une bonne cave il faut donner ses sources Et il commence sa lecture accompagné d’un choeur en céleste sourdine « Iv° chapitre : “Dieu existe”. « Avez-vous remarqué que le soleil parait changer de place dans la journée ? A midi, il est au-dessus de nous, «az

*® « «

« « « °° « «

le soir il est couché,

on dirait qu’il tourne

autour de la terre. En réalité c’est la terre qui tourne autour du soleil a une vitesse de plus de 100 000 kilométres a l’heure, et sur elle-méme en vingt-quatre heures! Les milliards d’astres qui composent l’univers sont en perpétuel MOUVEMENT. Ils se déplacent et se croisent ainsi depuis des siécles, a des vitesses vertigineuses ; ils suivent toujours la méme courbe. Tout est si bien organisé que les savants calculent, avec grande précision, la date des éclipses, c’est-a-dire, l’instant ou un astre est caché par un autre. N’avez-vous pas remarqué également avec quelle régularité les saisons se suivent? Aprés l’hiver, le printemps ; aprés le printemps, |’été ; apres l’été, |’automne. L’Univers est réglé comme une horloge. Cet univers a-t-il toujours existé? Non, ily eut un temps ov il n’y avait pas d’-hommes, pas d’animaux, pas de plantes, pas de terre, pas de soleil...

238

9a

Spectacle « Alors, qui a fait tout cela et organisé ce bel orDRE ? « Seul, quelqu’un de trés INTELLIGENT et de trés PUISSANT. « Comment s’appelle-t-il ? Il s’appelle prev. » Les spectateurs qui somnolaient soudain se réveillent un peu LES SPECTATEURS Bravo Dieu!

10 3S

bravo Dieu!

bravo Dieu!

Dieu apparait encore une fois alors avec son fils et le Saint-Esprit souffleur et en grand acteur se retire en saluant comme un auteur Le rideau tombe LE REGISSEUR

Et maintenant Mesdames et Messieurs'! quelque chose de léger Un petit opéra comique mais un peu triste par instants avec grand orchestre symphonique et

petits couplets édifiants L'EMASCULEE CONCEPTION?

ou QUI AIME BIEN CHATRE BIEN

Le rideau se léve se baisse et se releve comme un jupon cependant qu’on entend l’orchestre qui attaque Froufrous et flons flons? Mais le spectacle est alors astucieusement et admirablement interrompu avec toutes les affolantes apparences de la brusquerie la plus désolante et la plus inattendue 0 Le régisseur entre en scéne livide et affolé vétu d’un trés sévére costume de Nietzsche assez usagé mais fort bien coupé Et avec la voix bouleversée d’un ordonnateur des Pompes Funébres qui n’aurait pas été encore atteint

par l’indifférence et la déformation professionnelle

Sa représentation d’adieu

239

LE REGISSEUR DIEU EST MORT!!

Déplorable incident... La séance est terminée...

Et pendant que les spectateurs pas tellement surpris de cette vieille et facheuse nouvelle se demandent simplement si il faut la prendre au tragique ou au sérieux la Troupe du plus Great Circus in the world et Ailleurs démonte rapidement les décors et s’en va sans oublier la caisse vers d’autres régions pour donner de nouvelles représentations "5 Et chacun dans le cortége occupe sa place respective les Etoiles dans leur chariot céleste les Grands Réles dans leurs charrettes fantémes et leurs carrosses du Saint-Sacrement? les Machinistes et les Transfigurants dans leurs wagons quarante hommes et chevaux en long Et les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse’ trottent triomphalement en téte avec tambours de la Derniére des guerres et trompettes jugements derniers.

du

RIDEAU

Dernier

des

derniers

LA COULEUR

LOCALE

Comme il est beau ce petit paysage Ces deux rochers ces quelques arbres et puis l’eau et puis le rivage

comme il est beau w

a

Ss

Trés peu de bruit un peu de vent et beaucoup d’eau C’est un petit paysage de Bretagne il peut tenir dans le creux de la main quand on le regarde de loin Mais si on s’avance on ne voit plus rien

on se cogne sur un rocher ou sur un arbre on se fait mal c’est malheureux Il y a des choses qu’on peut toucher de pres d’autres qu’il vaut mieux regarder d’assez loin mais c’est bien joli tout de méme Et puis avec ¢a le rouge des roses rouges et le bleu des bluets le jaune des soucis le gris des petits gris toute cette humide et tendre petite sorcellerie et le rire éclatant de l’oiseau paradis' et ces chinois si gais si tristes et si gentils... Bien sar

2 es

c’est un paysage de Bretagne

un paysage sans roses roses sans roses rouges

Eteignez les lumiéres

°

3a

Ss

241

un paysage gris sans petit gris un paysage sans chinois sans oiseau paradis Mais il me plait ce paysage-la et je peux bien lui faire cadeau de tout cela Cela n’a pas d’importance n’est-ce pas et puis peut-étre que ¢a lui plait! a ce paysage-la La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a La plus belle fille du monde je la place aussi dans ce paysage-la et elle s’y trouve bien elle l’aime bien

Alors il lui fait de l’ombre et puis du scleil dans la mesure de ses moyens

et elle reste la “’ et moi aussi je reste la

prés de cette fille-la A cété de nous il y a un chien avec un chat et puis un cheval? et puis un ours brun avec un tambourin

et plusieurs animaux trés simples dont j’ai oublié le nom Il y a aussi la féte des guirlandes des lumiéres des lampions et l’ours brun tape sur son tambourin et tout le monde danse une danse > tout le monde chante une chanson.

y i=

ETEIGNEZ LES LUMIERES Deux hirondelles dans la lumiére au-dessus de la porte et debout dans leur nid remuent a peine la téte en écoutant la nuit > Et la nuit est toute blanche Et la lune noire de monde grouillante de sélénites? Un bonhomme de neige affolé

242

Spectacle

'° frappe a la porte de cette lune Eteignez les lumiéres deux amants font |’amour

sur la place des Victoires

Eteignez les lumiéres ' ou le monde va les voir Je marchais au hasard je suis tombé sur eux elle a baissé sa jupe il a fermé les yeux 0 mais ses deux yeux a elle c’étaient deux pierres a feu Deux hirondelles dans la lumiére au-dessus de leur porte et debout dans leur nid remuent a peine la téte > en écoutant la nuit.

LIMEHOUSE Cétait l’été a Limehouse la nuit et je me voyais double dans la glace de l’armoire 4 glass > c'est comme ¢a qu’ils appellent le frigidaire en Angleterre Et nous sommes sortis tous les deux et toi qui n’étais pas la tu étais tout de méme au milieu ' et une foule d’autres étaient avec nous des morts charmants et des vivants absents C’était beau Des petites filles dansaient au bord du fleuve '’ Pourpre et dorée une pomme cuite glacée posée sur une table sous un porche éclairait toute une rue Et il y avait des Chinois qui buvaient du thé * et moi j’en ai bu avec eux!

Le Balayeur

25

3o

243

Des forains sont arrivés Nous avons bu de la biére ensemble’ Leur singe m’a mordu la main Les forains se sont excusés en souriant? Il y avait une fille trés belle habillée comme une reine de dans le temps C était beau Les forains ont fait marcher la musique La Tamise ressemblait au Rhéne’

Il y avait un remorqueur avec des chauffeurs de la Dr6me

et puis Jacques |’Eventreur

3a

avec dans son regard idiot la soie rouge d’un couteau Et la Tamise ressemblait de plus en plus au Rhéne Et c’était de plus en plus beau.

LE BALAYEUR

Ww

S

a

Au bord d’un fleuve le balayeur balaye il s’ennuie un peu il regarde le soleil il est amoureux Un couple enlacé passe il le suit des yeux Le couple disparait il s’assoit sur une grosse pierre Mais soudain la musique Yair du temps qui était doux et charmant devient gringant et menagant Apparait alors Ange gardien du balayeur qui d’un trés simple geste lui fait honte de sa paresse et lui conseille de reprendre le labeur

244

Spectacle

*» L’Ange gardien plante l’index vers le ciel

et disparait Le balayeur reprend son balai

wv a

Une jolie femme arrive et s’accoude au parapet regarde le fleuve Elle est de dos et trés belle ainsi Le balayeur sans faire de bruit s’accoude a cété d’elle et d’une main timide et chaleureuse la caresse ou plutét fait seulement semblant

mimant le geste de |’homme qui tout a l'heure caressait son amie en marchant a

4a

La femme s’en va sans le voir Il reste seul avec son balai et soudain constate que l’'Ange est revenu et l’a vu et le blame d’un regard douloureux et d’un geste de plus en plus affectueux et de plus en plus menagant Le balayeur reprend son balai et balaye L’Ange gardien disparait Une autre femme passe Il s’arréte de balayer

et d'un geste qui en dit long lui parle de la pluie 5

et du beau temps et de sa beauté a elle tout particuliérement L’Ange apparait La femme s’enfuit épouvantée

Le Balayeur » L’Ange une nouvelle fois fait comprendre au balayeur qu il est la pour balayer puis disparait Le balayeur reprend son balai olS$



Soudain des cris des plaintes venant du fleuve Sans aucun doute les plaintes de quelqu’un qui se noie Le balayeur abandonne son balai Mais soudain hausse les épaules

et indifférent aux cris venant du fleuve continue de balayer ” L’Ange gardien apparait

Et le balayeur balaye comme il n’a jamais balayé Travail exemplaire et soigné

Mais |’Ange toujours l’index au ciel > remue des ailes courroucées et fait comprendre au balayeur que c’est trés beau bien sar de balayer mais que tout de méme BI3 il y a quelqu un qui est peut-étre en train de se noyer Et il insiste le balayeur faisant la sourde oreille Finalement > le balayeur enléve sa veste puisqu’il ne peut faire autrement Et comme c’est un trés bon nageur

grimpe sur le parapet et exécute un merveilleux °° et disparait kt l’Ange

« saut de l’ange »

245

246

Spectacle

littéralement

« aux anges

»

louange le Seigneur La musique est une musique > indéniablement céleste Soudain le balayeur revient

tenant dans ses bras létre qu'il a sauvé 10 C’egt une fille trés belle et dévétue

L’Ange la toise d’un mauvais ceil Le balayeur la couche sur un banc 1 avec une infinie délicatesse et la soigne la ranime

la caresse

L’Ange intervient "et donne au balayeur le conseil de rejeter dans le fleuve cette « diablesse »

La « diablesse » qui reprend goit a la vie grace aux caresses du balayeur > se léve et sourit

Le balayeur sourit aussi

Ils dansent tous deux L’Ange les menace des foudres du ciel

0 Ils éclatent de rire s’embrassent et s’en vont en dansant

La Tour

247

L’Ange gardien essuie une larme ramasse le balai 25 et balaye... balaye... balaye... balaye... in-exo-ra-ble-ment.

LA TOUR

PROLOGUE

Le Philosophe es angotssé. Il tourne autour d’un gouffre, n'arréte pas de tourner mats burle que, sans aucun doute, c’eft le gouffre qui le sutt. LE PHILOSOPHE

Oh, mon Dieu, quel gouffre, heureusement que vous existez!

Soudatn, il trébuche et tombe dans le gouffre’. Mats en tombani, se rettent par les mains. Et sans

doute,

vous

existez

sirement, vous m’entendez, comme

sirement,

(burlant

:)

moi je vous entends,

enfin je préte l’oreille, et aprés tout, j’en suis certain !

De plus en plus philosophe, comme son pedigree l’tndique. Je préfére la certitude aux calculs des probabilités?. Il parvient 2 sortir de son goufjre avec une plume et du papter. Et le vorla assis bar terre, soudain tout léger et la plume légére. Et le voila écrivani, décrivant son gouffre et le racontant. Des terrassters passent et comblent le goufjre, cependant que, pour se débarrasser de ses lancinantes pensées, le

Dhtlosophe les berce en chantonnani, les endort et les couche sur le papter. On eniend une musique désagréable et morne mais qui aitire pourtant

248

Spectacle quelques

danseurs

chauves,

claudi-

quants, obéses mais fort convenablement vetus.

LES DANSEURS Bravo, bravo ! Il a fort bien pensé, dansons a sa santé ! Leur ballet est pénible, maw solennel

@ soubait. Une femme passe, les regarde et chante sur une musique plus gate. LA

Pauvre homme

FEMME

autrefois il était bien portant

Enfin il vivait Méme parfois on le voyait rire Et quelquefois il pleurait Il disait qu’il aimait les femmes Et peut-étre que c’était un peu vrai Et quand l’une d’elles de temps en temps lui E demandait A quoi pensez-vous mon ami Il répondait A rien Et c’était un peu vrai aussi Maintenant il s’est spécialisé dans les gouffres Et s’il en voit un Il pense qu'il est fait pour lui! Et trés flatté Dans sa pensée il l’agrandit Mais il prend peur Pour échapper a sa pensée Qui lui fait peur Il s’engouffre lui-méme dans le gouffre Puis Pour échapper a ce gouffre Il s’engouffre dans sa pensée... Une autre femme qui passail par la chante maintenant a son tour, cevendant qu’autour du Philosophe, écrivant et pensant, le petit ballet de ses dadmirateur” poursuit son morne cours. ... Ainsi Parfois un homme intelligent

La Tour

249

Pour échapper a la piqire d’une abeille S’enfonce la téte toute entiére dans la ruche En insultant la Reine. Et l’on voit, désigné du dotgt, au loin, par la chanteuse, un homme qui danse tout seul, portant sur ses épaules un énorme Visage Sans vie, uN Visage de cire bourdonnante. D’autres

danseurs

arrivent,

le

saluent en dansant, LES DANSEURS, chantant. Comme c’est triste et exemplaire et beau 4 la fois Voyez ce gentilhomme au maintien si sévére Il s’est enfoncé soi-méme la téte dans une ruche C’est extraordinaire ! Ils se précipitent et entourent en dansant l’homme au visage de cire, cependant que les admirateurs du Philosophe continuent a danser également.

LES DANSFURS Demandons-lui ses impressions.

L’HOMME AU VISAGE DE CIRE, dansant et bourdonnant désespérément. J'ai le bourdon!

J’ai le bourdon! Il disparait, poursuiwt par la dansante petite foule de ses admirateurs.

LES ADMIRATEURS, /’accompagnant. Bravo, bravo! Dansons a sa santé, il a le bourdon et il l’a fait expres !... La premiére chanteuse les regardant de loin s’éloigner désigne l'homme au bourdon, et pus le Philosophe recommence a@ chanter. PREMIERE

CHANTEUSE

Pauvres gens

Ils étaient quelquefois dans les nuages Et il faisait beau la dedans Heureux temps

AN HIIPOTte OU Devant une porte une fleur une femme un chien une horloge ou un caillou

Ils éternuaient quand ils étaient enrhumés du cerveau Ils souriaient quand le temps était beau Et les voila maintenant Dans un joli état vraiment.

La chanteuse s’éloigne en dansant. Soudain, le Philosophe se dresse en hurlant.

LE PHILOSOPHE J’ai le vertige! Les gens du ballet de son entourage s’arrétent a l’instant, et s’accrochent les uns apres les autres en hurlanta leur tour.

LES DANSEURS Et nous aussi, nous |’avons!

Ils disparatssent dansant, trébuchant, tombant, se relevant, pour s’écrouler en

disparatssant. Le Philosophe, tout seul, les désigne d’un geste méprisant. LE

PHILOSOPHE

Il n’y a que moi qui ai le vertige ; eux, ils font semblant ! Il ramasse son papier, sa plume et séloigne en sautillant péniblement. Quelqu’un passe en dansant et l’arréte en passant. QUELQU’UN

Ot courez-vous comme

¢a ?

LE PHILOSOPHE A Pise !

Le rideau tombe

La Tour

PREMIER

251

TABLEAU

Pise. La Tour. Toute droite. Et tout autour, en musique, les portes des maisons s’entrouvrent, s‘ouvrent, se ferment, les horloges sonnent, les cailloux roulent dans la poussiére en dansant. Des « petites gens » vont et viennent, reviennent et s’en retournent avec des outils, des paquets d’herbe, des matelas et des cages a oiseaux. Et tous s’amusent ou se battent, se font du tort ou se font une raion, se courent apres, se caressent, se font l’amour... Le Philosophe alors survient en faisant une trés triste figure de danse et désigne d’un doigt méprisant tous ceux qui « grouillent » autour de lut. Il s’abat sur une des marches de la Tour, sort sa plume, son encrier. Puts se reléve, voyant arriver d’autres visiteurs. Dansant pélerinage : l’homme a la téte de cire bourdonnante, un cardinal obése et souriant, un gentilhomme portant une barbe bleue et une femme morte sur l’épaule. Ils désignent aussi tous ensemble d’un geste unanimement compatissant et méprisant « cette foule »... qui « se laisse vivre »... Une femme qui lavait son linge, s’adressant a une autre femme qui fawait de méme et qui s’arréte, désigne les pélerins du doigt. Et pendant que |’Homme a la téte de cire de plus en plus sonore et trés désagréablement bourdonnante gravit péniblement l’escalier de la Tour, suivi du gros prélat vétu de rouge, elles bavardent toutes deux en chantant. Imperceptiblement la Tour commence a pencher. BAVARDAGE

DES

LAVANDIERES

Ce sont des hommes 4 grosse téte

qui viennent de loin a cause de Galilée qui est né ici parait-il autrefois Leur grosse téte ne tourne pas rond ils le savent bien dans le fond Mais comme ils sont jaloux ils disent que la terre elle ne tourne pas du tout...

252

Spectacle

L’HOMME A LA TETE BOURDONNANTE,

qui vient de gravir

les derniéres marches de la tour. Si vraiment elle tournait de si haut on le verrait bien. Et,

sa

téte

bourdonnante

entre

ses

deux mains tremblantes, 1! s’accoude au parapet Et cette téte est st lourde qu’elle bascule, entrainant le corps du penseur. Le corps et la téte tombent sur le sol. Le bourdonnement cesse. Deux Jossoyeurs arrivent la pelle sur l’épaule. Leur danse n’est ni gate nt triste. Les lavandiéres continuent a chanter. LES LAVANDIERES

La vie est belle quand elle est belle Et cela lui arrive souvent... Et le Philosophe, toujours au bas de la Tour, regarde l'homme bourdonnant et maintenar’ silencieux, tour lequel on prépare, sur le petit lopin de terre ou on l’enterre, un petit munumeni. Cependant que le Cardinal, obese et rouge de la téte aux pieds, arrive a son tour, essougflé, toui en haut de la Tour qui continue a pencher. Il remercte le ciel de voir, par lui-méme, que rien ne tourne ici bas,

sauf lui-méme, qui tourne sur lui-méme, emporté par l’enthoustasme déhirant de son atte de foi, puts bascule et tombe. Les lavandiéres chantent. Le petit peuple danse. Quelques-uns se bornent a conftater qu’avec maintenant cette seconde tombe qu’on creuse et ce second monument qu’on vient de poser il faut hélas reconnaitre qu'il y a maintenant moins de place pour danser. Mais le Philosophe se eve, abandonne son encrier et par une danse pour lui seul explicite, leur fait

La Tour

253

comprendre en s'accompagnant d’un petit cheur ventriloque qu'il ne s’agit pas de danser. SON

PETIT

CH@UR

Nous voulons des calculateurs pour calculer

Il ne s’agit pas de danser'! ni de vivre ou de mourir ou de pleurer Ce qu’il faut avant tout c’est Penser

Et le rideau tombe sur la seconde tombe qu’on achéve de creuser. DEUXIEME

TABLEAU

Pise. La Tour completenent penchée. Et tout autour de la Tour,

d’ordre

des tombes,

des monuments,

et des danseurs

tnertes,

des tourtfles,

les bras chargés

un

service

de fleurs

mortes.

On entend sonner des cloches, qui rappellent, en plus offictel, en plus sonore encore, la musique cérébrale et bourdonnanle de Vhomme qui avait « le bourdon ». Le Philosophe qui « péniblement dansait » au tableau brécédent, gambade alors, mais plus péniblement encore. LE PHILOSOPHE, chaniant.

Je vous l’avais bien dit!

LE CH@UR DES PELERINS ET TOURISTES Ca, on ne peut pas dire, il l’avait dit et redit et bien dit! Et tout autour des tombes, leur danse funéraire et gambadante se poursuit sous la hienvetllante surveillance d’un sordide service d’ordre.

LE PHILOSOPHE Je ne vous le fais pas dire!

254

Spectacle CH@UR DES PELERINS Non. Mais nous le disons. On nous |l’avait bien dit.

A cet entendre.

ingtant, des voix se font Les voix des lavandieres,

venant du lavoir qui soudain s’éclaire a cause du soleil.

VOIX DES LAVANDIERES Qu’est-ce qu’ils disent Qu’est-ce que ¢a veut dire Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre dire... CHG@UR DES PELERINS, méprisants et indignés, Nous Nous sommes venus saluer

Tous les grands morts de la pensée. CHG@UR

DES

LAVANDIERES

Nous

nous ne lavons pas les morts! nous lavons simplement le linge des vivants... Le Philosophe alors, d’un grand geste délibéré, intime aux pélerins l’ordre d’observer le plus profond silence et S’adresse aux laveuses en s'avancant vers elles, de plus en plus claudiquant et trébuchant et de plus en plus str de lut. LE PHILOSOPHE, ayant autant d’atsance que s'il dansait sur deux douzaines d’ceufs avec simplement, pour lui seul, la moitié d’un moignon. Silence !

A cet instant, la musique bourdonnante de cloches ancestrales s’amenutse,

faisant place A UNE AUTRE MUSIQUE. Et il crie a nouveau ; Silence! Maw. personne, méme lui-méme, ne peut enten-

dre nt pressentir le plus aigu des apercus de son cri. Il s’écroule, inanimé mats

La Tour

255

soudain remue beaucoup. Les pélerins Se précipitent autour de lus et l’entourent, et se lamentent. La musique empéche qu’on entende la plus stridente de leurs lamentations. Et les lavandiéres chantent. Et les « petites gens » reviennent et revont avec leurs outils, leurs paquets d’herbe, leurs

matelas et leurs cages a oweaux. Et tout autour de la Tour et sur les tombes et tout autour des tombes se poursuivent, Se caressent,

berdent,

S’agressent,

se

se consolent, Se

retrouvent,

dansant

V’Amour. La musique devient plus douce, plus aimable, plus belle. On entend la voix du Philosophe au milieu de ses admirateurs.

LE PHILOSOPHE, psalmodiant de sa voix de téte. Autrefois je pensais Donc j’étais quelqu’un Eux

seulement vivaient et dansaient travaillaient révaient riaient et souffraient mouraient et chantaient mais eux n’étaient rien

Moi j’étais quelqu’un. SES ADMIRATEURS

Et maintenant ? LE PHILOSOPHE, hurlant.

Maintenant... maintenant comme avant je pense donc je suis’.

Hurlant de plus en plus. Je pense donc je suis je suis malade je vais mourir...

256

Speitacle Hurlant de plus en plus fort.

Je pense donc ie suis malade! Levant vers le ciel énergiquement débile.

un

bras

Qui va me guérir? Il retombe mort, comme on dit. Un notable prononce sur-le-champ l’oraison Junéebre.

LE NOTABLE ll a pensé, Dieu l’a guéri!

La foule de ses admtrateurs observe le comportement de circonstance. LA FOULE

DE

SES ADMIRATFURS,

Il pensait comme

¢7

cheur.

il était

Et nous qui Sommes a son chevet nous pensons comme il pensait... D’un cri unanime :

Une brouette de bronze pour |’emporter' ! Deux danseurs de bonne volonté arrivent avec la brouette de bronze et l’on

emporte le corps suivi du coriege des pelerins,

laudateurs,

admirateurs,

prédicateurs... La musique redouble, la danse aussi,

Les tombes disparatsent sous les pas des danseurs. La Tour redevient drotte et LE

RIDEAU

TOMBE

Conférence par un conférencier

CONFERENCE

257

PAR UN CONFERENCIER

... Et ne craignez aucune indiscrétion de ma part Je ne parlerai pas de vous Je ne parlerai que de moi et je sollicite modestement beaucoup d’attention et de silence pendant cette

conférence >J’ai des vestiges Je ne suis pas quiconque Jai des références

Contréleur des Toits et Masures a Saint-Nazaire Loire-Inférieure Révoqué a Nantes '© mais reembauché catholique a la Tcur des Comptes de Perrault ou Perros Guirec enfin dans une région analogue Plusieurs fois carencé en duel et désagrégé en philosophie Plusieurs fois perdu en mer comme je le prouverai par la suite retrouvé six pieds sous terre en parfait état de conservation séquestré et sinistré un peu partout '> orchestré 4 cordes a la Schola Cantorum jeté aux chiens a Joinville-le-Pont par suite d’une erreur judiciaire défroqué a la Foire Saint-Germain assaisonne a Cayenne’ examiné a la chaloupe par un amiral des navires * montré en exemple plusieurs fois exécutives au Salon des Arts Ménagers et porté aux nues comme démonstrateur éclairé au Grand Salon d’Automne des exhibitionnistes d’hiver et d’été Jai ici les documents que je ferai circuler dans la salle tout a l’heure Enlevé par une lame de fond le mardi 12 septembre 1932 Ou 1912 enfin peu importe la date exacte? en pareille circonstance

258

Spectacle

La chose s'est passée a Saint-Guénolé Finistére pour préciser * Rendu a l’affection des miens une dizaine d’années plus

tard par la méme lame de fond Visité le Gulf stream dans l’intervalle Visité Is... (ici description Faria, etc.')

de l’ile : célébre

chateau

d’Is Abbé

Découverte de l’énergie démarrée © (ici explication du phénoméne : énergie du désespoir et forces d’inerties combinées et a la faveur desquelles j’ai pu lutter contre le vague a l’4me qui menagait de m’incinérer...) Plusieurs fois porté en triomphe dans plusieurs localités différentes pour actions d’éclat prouesses équestres performances nautiques et ainsi de suite (la description d’ainsi de suite fera l’objet d’une prochaine conférence) Prix d’excellence’? dans plusieurs écoles de Paris » Repris de justice dans la méme ville et le méme pays Entrepreneur d’entreprises un peu partout

J'ai fermé les yeux de beaucoup de morts sur leur lit

j'ai ouvert les huitres et fermé des portiéres place de la Contrescarpe non loin du Val-de-Grace hépital Paris Reconnu arbitrairement unijambiste héréditaire par la Faculté de Saint-Médard’> toujours méme quartier parce qu’examiné trop vite tout enfant en jouant a

la marelle chat perché ou cloche pied “© Mais fort heureusement miraculé officiellement a Lourdes et reconnu d’utilité pédestre et publique contracté otite purulente et miraculeuse dans la fameuse piscine de la fameuse Basilique

Guéri par la suite repris nombreuses activités Lanceur de disques a l'Université de Columbia ® Marchand d’aiguilles dans méme fabrique Loueur de fenétres a guillotine Boulevard Arago‘* pour Exécutions matinales et capitales Toujours Paris capitale aussi

Trié sur le volet vu et approuvé 4 Cambrai (Ici précisions sur les Bétises du méme

nom)

Le Retour a la mawson

259

° Montré du doigt Place de Gréve par le Comité des Forges de Vulcain! Consulté Mythologie auditive du méme auteur Foule d’in-folio suivie de notes et d’alinéas Tout cela appris par coeur et par votre serviteur pendant le temps record de vingt-huit jours? > (ici explication des vingt-huit jours) : ancienne période militaire consulter calendrier menstruel des femmes-canons de lEcole d’Artillerie de Fontainebleau Fontainebleau spécialité d’Adieux historiques* avec larme a l’ceil l’arme a la bretelle et repos et convalescencea l’[le d’Elbe aux frais de la Prin_ cesse voyage retour payé Water l'eau... A ce propos un célébre général **...

LE RETOUR A LA MAISON OU

Sauf de nombreuses exceptions qui infirment la régle plus on devient vieux plus on devient bon?.

Lorsque l’intellectuel retour des Pays Chauves et de sa longue croisiére en Ménauposotamie, dans les brouillards de la mémoire, retourne 4 ses roseaux pensants, il fait peu plaisir a sa femme qui déja se croyait veuve depuis longtemps. II fait pleurer son pére et sa mére et les autres parents, mais fort heureusement fait rire ses enfants®. CHANSON

DES

ENFANTS

Papa a la grosse téte Papa nous fait marrer Il explique tout il comprend tout Il est plus fort que Je sais Tout’...

* Ceci n’est qu’un trés bref apergu du résumé du début du prolégoméne de la conférence ‘proprement dite.

260

Spectacle LE PERE

Silence, enfants... Votre pére a fait trois fois le tour du monde des idées. Je vous intime l’ordre de vous taire et de |’écouter. LES

ENFANTS

Si on ne peut plus chanter alors... LE PERE Silence !Vous avez pris, en mon

absence, le monde a

la légére. D’abord', répondez... afin que je puisse savoir si vous n’avez pas oublié les premiéres élémentaires et salutaires legons de choses. Qu’est-ce que Dieu? LES ENFANTS, ¢” cheur.

Dieu est un petit bonhomme pipe au coin du feu.

sans queue qui fume sa

LE PERE

Oh ! (Puz conciliant :) Vous rappelez-vous, au moins, l’un de vos premiers cantiques, parmi ceux que vous préfériez ? LES ENFANTS, sans se faire tirer l oretlle.

La quéquette a Jésus-Christ n’est pas plus grosse qu'une allumette

Il s’en sert pour faire pipi Vive la quéquette a Jésus-Christ! LE PERE

Ah! Il a la fureur violette. LES ENFANTS, pour se faire bien voir. Mais nous nous rappelons aussi celui-ci : Le petit Jésus s’en va-t-a l’école En portant sa croix dessus son épaule Quand il savait sa legon On lui donnait du bonbon Une pomme douce Pour mettre a sa bouche Un bouquet de fleurs Pour mettre sur son coeur...

Le Fils du grand réseau

261

Refrain

C’est pour vous c’est pour moi Que Jésus est mort en croix. LE PERE A la bonne heure!

LE FILS DU GRAND

RESEAU'!

Je suis né un soir ot on ne m’attendait pas¢ Ce soir-la mon pere allait en soirée

avec son huit-reflets* Quand il me vit il -e mit en colére > Je ne l’ai pas fait exprés dit ma mere Mais mon pére ne voulut rien entendre il fit de grands gestes avec les bras et il s’en alla ' avec son chapeau haut de forme sur sa locomotive haut-le-pied il s’en alla dans le pavs ot on l’avait prié d’aller Quand il fut arrivé il s’assit avec son haut-de-forme et un verre d’eau glacée sur la table devant lui > et une carafe et il parla Haut les coeurs Haut les coeurs mes amis qu'il dit * et beaucoup d’autres choses aussi et tout le monde qui était la a ce qu’il parait |’applaudit Un peu plus tard il revint au pays ep passant par d’autres pays et dans tous les pays ou il passait * il parlait avec son verre d’eau de forme et son chapeau glacé et il disait

262

Spectacle Haut les coeurs Haut les mains

© passons la monnaie... Et tous ceux qui ne voulaient pas passer la monnaie mon pére les écrasait avec sa grande locomotive haut-le-pied Ce n’était pas un homme comme les autres hommes mon pére et quand il revint beaucoup plus tard a la maison il était devenu encore de plus en plus extrémement riche a

40

et trés sournois

et trés vieux Mais il avait toujours son huit-reflets sur la téte et méme il couchait avec et quand il se levait c’était pour repartir vers de nouvelles contrées Partout ow il passait les cheminées d’usine poussaient et tout le monde était couvert de poussiére et de poussier...

4a

Tout le monde toussait Ce n’était pas un homme comme les autres mon pére Les uns disaient de lui qu’il était directeur d’une grande compagnie de chemins de fer et d’autres simplement ajoutaient qu’il régentait |’empire des Mines et le royaume des Charbonniers D’autres ne disaient rien mais quand il passait ils ramassaient des pierres et les gardaient dans leur main mais ils n’osaient pas les lancer tellement ils étaient fatigués fatigués par la poussiére par le poussier Et mon pére sifflait dans son petit sifflet et tous s’en allaient sur les rails de chemin de fer et ils déposaient leurs pierres et quand ils avaient déposé leurs pierres ils allaient chercher d’autres pierres

et ils les déposaient sur la voie du chemin de fer et la voie s’allongeait et mon pére leur payait un petit salaire et ils restaient la leur petit salaire dans les mains ® fatigués par la poussiére la misére le poussier... aa

Le Fils du grand réseau Moi je me suis fait moi-méme

263

disait mon pére et il

souriait

Joli travail disait ma mére et elle pleurait Moi je ne disais rien je n’avais que cinq ans ® je n’ai commencé a parler qu’a dix ans seulement Et les jours passaient Et puis d’un seul coup tout a coup atriva la mauvaise saison les mauvaises affaires

” mon pére vendit tous ses chemins et perdit la raison et les huissiers emmenérent toute avec le seau a charbon Nous partimes habiter un quartier > dans une maison meublée avec des

de fer la maison

éloigné insectes sur le mur

qui grimpaient

Mais tous les jours les jours et les jours que le bon Dieu faisait mon pére se regardait dans la glace avec son huit-reflets sur sa téte

Et il comptait les reflets % mais il était si fatigué qu'il n’avait que la faible force de ne compter que jusqu’a sept alors il hurlait indigné Il en manque un on m’a volé Et il s’enfermait dans le buffet ® sur lequel il avait écrit en travers et a la craie Train spécial Compartiment réservé et il restait la pendant des jours et saluait Ma mere restait assise sur une chaise et pleurait Elle est dans la salle d’attente © disait mon pére... et il souriait Un beau jour il voulut descendre du buffet en marche mais il descendit 4 contre-voie! et fut écrasé par l’armoire a glace

C’est l’armoire de 21h 30 °° dit mon pére et c’est ma derniére heure en méme

temps

264

Spectacle

Funeste erreur d’aiguillage dit ma mére en pleurant Toujours les bonnes excuses moi je conclus au sabotage ab-so-lu-ment rectifia mon pére en mourant ‘0 aprés avoir refusé de serrer la main au mécanicien En sa qualité de président.

CAS DE CONSCIENCE Une femme est seule en scene avec éclairages adéquats. Dans la pénombre. un cheur de psychologues commente son

cas. LE CH@UR

Pauvre femme adultére valétudinaire velléitaire et dépensiére par-dessus le marché Pauvre femme qui croit soudain que son mari sait tout et qui blémit comme l’eau qu’une goutte de vin en un instant rougit Pauvre femme perdue 5 perdue comme une horloge au fond d’une malle a la consigne dans une gare et qui ne sait plus ot elle en est et qui sonne au hasard midi et demi six heures un quart histoire de gagner un peu de temps ‘0 Et pourtant tout est simple homme n’a rien deviné du tout C’est un homme comme tant d’autres et béte comme beaucoup Mais il a regu une lettre ou tout était expliqué Et il fait maintenant de grands gestes comme on fait au théatre pour gagner lui aussi un peu de temps 2 =)

avant de faire ce qu'il n’a pas tellement envie de faire mais qu’il fera parce qu'il faut bien le faire puisque c’est ce qui se fait en pareil cas Et lingtant est tragique

Cas de conscience

265

tragique au plus haut point et extrémement déchirant >On ne tue pas comme ¢a de but en blanc la femme avec laquelle on a dormi longtemps Et le belluaire

(Cette piece de théatre se passant dans une ménagerte. )

s’assoit sur le rebord de la caisse 04 sommeillent les pythons Et il pense trés simplement a un tas de choses qui n’ont aucun rapport avec la situation

°° Et sa femme le regarde tremblante en face de lui comme la flamme d’une bougie dans le vent de la nuit ou tout simplement tremblante comme une dame en hiver qui attend l’autobus sous la pluie Un tatou ne cesse de tourner autour d’eux dans la sciure mouillée Le dompteur le suit machinalement des yeux Pauvre Auguste S

Comme d'autres voient l’avenir dans le marc de café lui dans la sciure mouillée voit surgir son passé Et comme les pythons déroulent leurs anneaux doucement dans leur caisse de bois lentement dans la téte d’Auguste les jours et les semaines les mois et les années déroulent lentement leurs souvenirs et leurs regrets...

Mais le malheureux dentiste éclate soudain en sanglots... Et pourquoi le malheureux dentiste malheureux encore ¢a se comprend * mais dentiste on se demande vraiment Peut-étre tout simplement parce que ce qui arrive a un dompteur pourrait tout aussi bien arriver a un dentiste ou a un aviateur ou a un grand artiste Devant l’adversité tous les hommes sont fréres Enfin °° ne compliquons pas les choses a plaisir

266

Spectacle

Puisquil s’agit d’un dompteur remettons le dompteur la ou il était tout a l’heure assis sur la caisse aux pythons avec debout en face de lui * sa femme tremblante comme la flamme tremblante d’une bougie ou comme une dame qui attend |’autobus sous la pluie ou bien comme une Méduse tremblant a marée basse sur une plage la nuit et qui lit dans le regard borné d’Auguste qu'elle n’a jamais aimé

® toute la triste trame de ce qui va se passer. LA

FEMME

Cela tient du prodige il a tout deviné Que le ciel nous protége il va m/’assassiner!

Le rideau tombe et se reléve! sur le ciel qui l’a protégée. Auguste ne l’assassine pas et nous apprenons le pourquoi de cette fin heureuse et qui simposatt, au cours des trois ates qui suivent :un adte bref, un atte gratuit et un atte manqué?. LE

RIDEAU

TOMBE

DEFINITIVEMENT

EN MEMOIRE Ecoutant une musique neuve et jamais entendue

une pauvre romance un air de chien battu > chanté par une femme saoule au beau milieu d’une rue V'amnésique se souvient d’une veuve que jamais il ne connut Et puis il ajoute en réve '© des couplets a la complainte

En mémoire

267

Et celui ot le mari meurt le fait sourire et le rassure Et tout en chantant il s’en va a a la recherche de cette femme-la Et il marche tout droit sans demander son chemin a personne Et le voila qui entre sans frapper dans une maison aux volets fermés * et cette maison est un Palais Alors il est un Prince

2'a

3

3a

4

celui que l’on attend Et il gravit les marches de |’escalier fastueusement sans les compter Puis il pousse une grande porte Une femme est la souriante et nue devant la toile cirée toute neuve ou reposent les morceaux du mari découpés

par sa veuve Elle sourit en voyant l’amnésique C’est pour toi que j'ai fait cela embrasse-moi embrasse-moi Francois Et elle se jette dans ses bras et Francois qui s’appelle Paul ne trouve rien a redire a cela Il est tout simplement heureux et comme il va coucher la femme sur le divan pour lui faire l’amour elle se dégage et lui dit désignant les vestiges du mari Heélas le dernier des morceaux n’est pas encore coupé en morceaux et chaque morceau de morceau est toujours un morceau

45

entier

oh je crois que je ne m’en sortirai jamais! C’est un puzzle dit l’amnésique tu avais un mari modeéle il ne faut pas te désoler

°° je peux te le reconstituer

268

Spectacle Et patiemment

morceau par morceau l’amnésique remet les choses en place les artéres et le coeur wniw) la couleur du regard les mains et leur chaleur le teint et sa paleur Et le mari reprend goit 4 la vie et il fait a sa femme 6 =) une scéne de jalousie Mauvaise musique dit l’amnésique et il s’en va comme il est arrivé ® A Vimproviste.

RUE DE RIVOLI Rue de Rivoli devant le Bazar de |’H6tel de ville un abominable sergent de ville pousse une voiture d’enfant “avec un gros chien mort dedans Et derriére eux courent des rats des villes et des rats des champs Ils s’en vont tous vers la Bastille S

le flic sanglotant les rats longeant les murs et le chien se vidant Vacances voyages divertissements

Banale tragédie d’un jour entre les jours fait divers 'S petit événement

Modeste héros d’une aventure caniculaire le flic a une téte de pauvre pomme de terre arrachée trop tt a cette terre Il a des pieds d’une tristesse infinie

Rue de Rivoli

269

La misére convenable 20 s’egt assise sur sa face

en relevant ses jupes et sans payer sa place Il a un furoncle sur son énorme

cou

la mort dans |’A4me

> a et un rapport au cul Le brigadier a couché avec sa femme alors il a vengé son honneur a coups de pied dans le ventre d’un clochard arrété comme c’est l’usage sur la voie publique Et le clochard est tombé borgne Et lui le malheureux a qui pourtant on avait porté préjudice a été blamé

wea

Il en a perdu son képi et risque d’attraper une insolation Sa tension est forte Un gros caillot de sang monte et redescend comme un ludion Il a aussi cassé ses trois meubles

il a frappé sa femme 40

et éventré son chien Et maintenant il s’en va

comme

le Juif errant

Pourtant il est antisémite

il ne s’en est jamais caché Ou s’en va-t-il 4a

Dieu seul le sait

Lui qui a créé toutes choses et en particulier les grandes Ecoles de guerre d’ou l’on sort Officier de paix'.

270

Spectacle

LE MYTHE

DES SOUS-OFFS

L’ouvre-boite de Pandore' dans la main d’un gendarme (brigadier)

Le brigadier a revétu une tunique de Nessus (tunique unique) ww

S

Et ses bottes de sept lieues (pas une lieue de plus) font mal a ses gros pieds Passe le tombereau des Danaides Le brigadier fait du stop et les voila partis Paysage de montagne Soudain ils s’arrétent Pas trés marrant 1a ow ils s’arrétent Une grosse immense pierre et six arbres bien morts

Six ifs pour préciser L’ingstant est décisif dit le sous-off La tunique de Nessus est dévorée aux mythes ajoute-t-il en tombant la veste Le tombereau ne peut plus avancer *» 4 cause du rocher disent les Danaides Et le sous-off le pousse aidé de ces dames aisées Vous saisissez 2a dit le Pandore La boite est de l’autre cété il me faudrait l’ouvrir a

mais un malheur est si vite arrivé

3

A qui le dites-vous militaire disent les dames avides disent les dames aisées Et le rocher va comme je te pousse c’est-a-dire qu’il reste la sans bouger d’un pouce C’est un travail de Titan dit le gendarme en sang et en eau A qui le dites-vous

La Guerre

répondent les dames Mais c’est a vous que je le dis vous étes sourdes “© Et vous mal poli

Mais le rocher les écrase tous et toujours sans bouger Des fleurs poussent et le sang qui court sous la mousse * chante mille et trois' ou quatre merveilles et raconte aux enfants rochers une trés simple histoire naturelle.

LA GUERRE

>

'

'

0

Vous déboisez imbéciles vous déboisez Tous les jeunes arbres avec la vieille hache yous les enlevez Vous déboisez imbéciles vous déboisez Et les vieux arbres avec leurs vieilles racines leurs vieux dentiers vous les gardez Et vous accrochez une pancarte Arbres du bien et du mal Arbres de la Victoire Arbres de la Liberté Et la forét déserte pue le vieux bois crevé et les oiseaux s’en vont et vous restez la a chanter Vous restez la imbéciles a chanter et a défiler?.

271

272

Spectacle

BRANLE-BAS

PREMIERE

DE COMBAT

BOBINE

C'est la nuit... ... Nous sommes a bord du « France d’abord a babord et a tribord apres vous je vous en prie », une des plus belles unités de la marine de |’Etat. Couchés dans leurs hamacs et bercés par le roulis, les braves

petits cols bleus révent a leur pauvre mére et a leur cher vieux pere. Ceux qui révent a leur péere murmurent tout doucement Papa. Ceux qui révent a leur mére murmurent tout doucement Maman. Ceux qui sont orphelins, fils indignes, mauvais sujets ou pupilles de l’Assistance publique se tatsent et ne révent pas. Sur le pont, derriére la grosse tourelle numéro trois, il y a une

femme tres belle qui fait les cent pas. Elle est vétue d'une admirable robe de soirée et tient a la main une tasse a thé. L’amiral arrive avec la théiere et le sucrier. Il est en grande tenue et 11 marche sur la pointe des pieds. Il s’approche de la jeune femme, et sans dire un mot, la regarde et, sans dire un

mot, la jeune femme regarde aussi l’amiral. Long silence. Long silence pendant lequel on entend divers bruits : cris d'oiseaux de mer (mouettes et goélands), clapotis de vagues et claquements de drapeaux secoués par le vent. L’amiral se décide a rompre le long silence. L’AMIRAL

Combien de morceaux de sucre, Marie-Thérése ?

MARIE-THERESE (c'est la jeune femme). Hélas !

L’AMIRAL Je m’en doutais !

Il s’approche de la jeune femme, la satsit par le poignet avec une grande délicatesse et, la placant en pleine

Branle-bas de combat

273

lumiére, se recule pour juger de l’effet... Soudain, il pousse un cri terrible et jette par-dessus bord la théiére et le sucrter. L’AMIRAL, douloureusement pathétique. Oh! C’est affreux... C’est impossible... Je réve... Il se pince le bras avec la pince a sucre. Mais non, je ne réve pas, c’est la triste, la triste vérité... Marie-Thérése, vous étes...

MARIE-THERESE Hélas! L’AMIRAL, étouffant un sanglot.

Et moi qui... Et moi qui... Et moi qui... MARIE-THERESE, tres trisffe.

Et vous qui, quoi, mon ami? L’AMIRAL

Et moi qui vous avais placée si haut dans mon estime ! MARIE-THERESE Heélas !

Alors l’amiral s’approche d’elle et lui parle tres bas, 4 Voreille,.. A l’expression tourmentée

de son

tourmenté,

on

visage

comprend

expressif et

tres nettement

qu'il lui dit : « Marie-Thérése, je veux savoir qui est le pere... » Et Marte-Thérése, touwrnant alternativement et lentement la téte a droite et a gauche, plusieurs fow, on comprend qu'elle refuse de répondre. Alors

l’amiral,

oubliant

les plus

élémentaires notions de la galanterte Srancaise, s’oublie jusqu’a tordre les poignets de la malheureuse MarieThérése. L’AMIRAL

Répondez, Madame, répondez...

274

Spectacle MARIE-THERESE, avec une grande expression de désespoir Stricement mondain.

C’est votre fils, mon ami!

L’amiral est alors rempli d'une joie débordante.

L’AMIRAL Mon fils... Et moi qui... Et moi qui... MARIE-THERESE, élonneée. Et vous qui, quoi, mon ami?

L’AMIRAL Et moi qui vous brutalisais... Ah! fou que j’étais!

Il arpente le pont en faisant le geste de bercer un enfant. Et Marie-Thérése le regarde en hochant la téte tristement. L’AMIRAL, amusant le « bébé » avec la pince a sucre. Mon fils... kili kili... Od est-il son petit papa... Coucou... C’est l’amiral... Il est la... Le voila... kili kili... Garde a vous.. Au drapeau... (i/ crie :) Tout le monde sur le pont pour voir mon petit fiston... Mais soudain sa joie se fige. L'AMIRAL, avec une expression d'inquiétude subite. Mais comment

pouvez-vous

savoir, Marie-Thérése,

si

c'est un garcon ou une fille? MARIE-THERESE, douloureusement cornélienne mats avec

beaucoup de tenue. Hélas, mon ami... Quand, tout a l'heure, je vous ai dit :

C’est votre fils, hélas, j’ai voulu dire : C’est votre fils le pere.

L’AMIRAL, dont l’angoisse grandit a vue d'eil. Stanislas ? MARIE-THERESE Hélas !

L’AMIRAL Mon propre fils!

Branle-bas de combat

275

Il s’écroule sur le banc de quart et

reste environ dix minutes la tete entre ses mains... Les dix minutes écoulées, il releve la téte : on s’apercoit alors qu’tl

a vieilli de dix ans. A cet instant, de derriére la tourelle numéro trots, surgit un leutenant de vatsseau, fort beau garcon, mats aux traits visthlement crispés par la jalousie. MARIE-THERESE, affolée. Stanislas !

STANISLAS Vous pere!

ici, Marie-Thérése,

en

pleine

nuit, avec

mon

MARIE-THERESE Heélas!

L’AMIRAL, avec un grand geste de découragement. Hélas ! Hélas ! Evidemment!... Stanislas, alors, s’approche de Marie-

Thérése et oubliant, lui ausst, les plus élémentaires notions de galanterie fran¢aise, s’oublie jusqu’a lui tordre les poignets. L’AMIRAL, hochant la tete et parlant entre ses dents. Tel pére tel fils, tel fils tel petit-fils, et ainsi de suite, la vie continue... (J) léve les yeux au ciel et deux grosses larmes coulent sur ses joues.) La vie est une immense farce et nous sommes les pantins dont Dieu tire les ficelles !... Stanislas secoue de plus en plus fort Marie-Thérese.

STANISLAS Répondez... Marie-Thérése ! Répondez !..

MARIE-THERESE Vous me faites mal, Stanislas !...

276

Spectacle

STANISLAS, sans l’écouter et en proie a une fureur grandissante. Répondez... Qu’est-ce que vous attendez pour me répondre, Marie-Thérése, qu’est-ce que vous attendez ?... MARIE-THERESE, secouée, bouleversée, ulcérée, mats avec une

grande dignité. Jattends un bébé! Stanislas laisse les bras de MarieThérése et se jette sur son pére. STANISLAS Misérable!

Il léve la main sur son pére. L’AMIRAL, trés digne, trés calme. Est-ce a l’amiral que vous parlez, lieutenant, ou est-ce a ton pére que tu parles, Stanislas?

STANISLAS, les dents serrées. Je parle au misérable pére de celui ou de celle qui aurait da étre mon enfant. L'AMIRAL, douloureusement lucide. Imbécile !

STANISLAS Ah! sois poli, papa!

Il le frappe au visage. L'AMIRAL, hors de Lut. Ah! ga, par exemple! L’amiral n’est pas méchant, mais

quand on |’attaque il se défend'... Il satsit Stanislas a la gorge. MARIE-THERESE Vous n’allez pas vous battre comme des chiffonniers. L’AMIRAL, lachant le lieutenant. C'est juste.

Il se rajuste. Stanislas regarde alors son pére et é discipline et la piété filiale reprennent le dessus.

Branle-bas de combat

277

STANISLAS Pardon, papa... Excusez, mon amiral... L’amiral sourit alors avec une grande bonté. Il ouvre les bras et Stanislas se jette dedans. L’AMIRAL

Mon petit gars, mon petit fiston... Je te donne ma parole d’honneur que c’est toi le pére... A cet instant, Marie-Thérése pousse un éclat de rire Strident. MARIE-THERESE Excusez-moi, c’est nerveux.

L’AMIRAL, attirant son fils pres de lui et lui parlant a l’oretlle. Prends bien soin d’elle, mon petit... La grossesse nerveuse, c’est mauvais. Pus, avec un étrange sourire :

Bonsoir, bonne nuit, je vais me coucher.

Il fait quelques pas... Et, dans son regard, on peut lire qu’il vient de prendre une décision tragique. STANISLAS, @ Marie-Thérése, avec une grande expression d’inquiétude. Je suis inquiet.

L’AMIRAL Je ne veux pas étre un obstacle a votre bonheur. Adieu, vivez en paix, croissez et multipliez-vous. Il enjambe le bastingage et se jette a la mer. L’AMIRAL, en tombant. Vive la France !

STANISLAS, Se précipitant. Papa! Amiral! Papa! Amiral! Papa! Amiral !... Puts il a exattement l’expression de

V’homme qui va hurler : « Un homme

278

Spectacle a la mer! »...

Maw,

de derriére la

grosse tourelle numéro trow, surgit un

marin au regard fuyant... Il tient a la main une matraque. Il la léve, il la batsse et Stanislas s’écroule. Le marin s’approche alors de MarieThérése et commence avec elle une trés longue conversation en allemand. En haut, dans la cabine de la radio, le radiotélégraphiste recoit un message bouleversant. Il se dresse, met la main a son ceur, se rassott... LE RADIOTELEGRAPHISTE La Guerre !!!

Fin de la premiére bobine

DEUXIEME

BOBINE

Dans l’ombre, soutenu par Marte-Thérése, Stanislas reprend peu a peu connaissance. Marie-Thérése le regarde et son regard eft douloureux et énigmatique en méme temps.

sTANISLAs, /’@il hagard. Ou suis-je... Qui suis-je... D’ou viens-je... Ou allonsnous... Comment allons-nous... Merci beaucoup et vousméme ?... MARIE-THERESE, /’interrompant avec une extréme douceur.

Calmez-vous, mon ami, vous avez la fiévre... STANISLAS

La fiévre! (Sentant le broutllard se dusiper :) Ah! Je me rappelle... Marie-Thérése... On m’a frappé lachement dans le dos, sur la téte...

MARIE-THERESE Calmez-vous... STANISLAS, éclatant en sanglots.

Oh! Je me rappelle... C’était affreux... Mon pauvre fils s’est jeté a la mer...

Branle-bas de combat

279

MARIE-THERESE, de plus en plus inqutéte.

nt STANISLAS ... Il s’est tué, mon pauvre Stanislas, et me voila orphelin, maintenant. Et pourtant, c’est peut-étre sans doute lui le véritable pére de votre petit enfant !... MARIE-THERESE, /e secouant.

Oh! mon ami, ce n’est pas possible. Auriez-vous perdu la raison ?

STANISLAS, avec un bon sourire. La téte de l’amiral est solide... Il se touche la téte.

Une vraie téte de Breton... Et pourtant, je suis né a Limoges’... Sous-préfecture Tasse-a-Thé... petite soucoupe... petite cuiller... (Soudain, il recommence a pleurer.)

Stanislas, Stanislas, mon pauvre petit fiston!

MARIE-THERESE, haletante et bouleversée. Protégez-nous, mon Dieu ! Soudain, on entend plusteurs brutts... Une siréne. Une sonnerie de clairon. Quelques roulements de tambour et trots coups de canons. STANISLAS Que se passe-t-il?

MARIE-THERESE Je ne sais pas!

STANISLAS Moi non plus! MARIE-THERESE

Hélas ! A cet instant,

lV’aumonier du bord

traverse le pont. Il a un bidon en bandouliére et un béret au pompon rouge délicatement posé sur l’oreille.

280

Spectacle L’AUMONIER, titubant légérement. Quand Madelon Vient nous servir a boire Sous la tonnelle

On frdle son jupon... STANISLAS, SUrpris.

Qui est cette dame ? MARIE-THERESE Mais c’est voyons !

le pére

Ratonnet,

l’auménier

du

bord,

STANISLAS Ah oui! (I/ rit.) On dirait qu’il a bu. MARIE-THERESE, choquée.

Oh! Quelle horreur ! Elle se signe. STANISLAS, subitement jaloux et lui tordant le poignet. Pourquoi lui faites-vous signe?

MARIE-THERESE Mais, je ne lui fais pas signe. Je fais le signe de la croix. STANISLAS Excusez-moi.

L’auménier s’approche devant Marie-Thérese.

et s’incline

L’AUMONIER Madame... MARIE-THERESE Qu’y a-t-il, mon pére?

L’AUMONIER, avec un bon sourire. La guerre. Il s’éloigne en fredonnant. L’AUMONIER Quand Madelon, etc.

La guerre, Madame...

Branle-bas de combat

281

STANISLAS, réalisant peu a peu la situation. La guerre...

MARIE-THERESE Hélas !

STANISLAS La guerre... Sacré nom de Dieu, la guerre! (II burle :) mon commandement... Tout le monde sur le pont... Branle-bas de combat naval... Nettoyez vos pompons... AStiquez les torpilles et graissez les canons... Et ran et ran petit patapan... Pas plus tard que dans cing minutes, revue de courroies de bidons!

MARIE-THERESE Oh! calmez-vous ! Vous étes malade, trés souffrant, et je suis certaine que si l’on prenait votre température... STANISLAS, éclatant.

Ma température!

Prendre ma température!

Qu’ils y

viennent, s’ils l’osent !... MARIE-THERESE, Suppliante.

Mon ami! STANISLAS

Oh je sais ce que vous allez me dire, Marie-Thérése... Les Japonais ont pris Port-Arthur'... Je sais... Mais il est une chose que je puis affirmer : c’est que jamais, jamais

ils ne prendront la température de l’amiral Grattier du Tendon! MARIE-THERESE, profondément bouleversée.

Vous étes fou, mon ami, mais vous étes sublime.

Elle tombe dans ses bras. STANISLAS Marie-Thérése... Puts, avec un petit soupir de regret : Excusez-moi, Marie-Thérése, mais je dois rejoindre ma cabine et revétir ma tenue de guerre... Casquette plate, guétres molles et monocle bleu horizon!

282

Spectacle

Il claque des talons et s’éloigne. Le marin au regard fuyant surgit de derriére la tourelle, s’approche de MarieThérése et, a voix basse et en allemand, ils reprennent leur mystérieuse conversation. Au loin, l’escadre ennemie s’avance. Au-dessus de l’escadre ennemie, des hydravions, Au-dessous, des sous-marins.

A bord du « France d’abord a babord et a tribord apres vous je vous en prie » régne une grande animation : atmosphere de saine et joyeuse gravité. Le pére Ratonnet, le vénérable auménier du bord, s’entretient avec le commandant Pont-Arriére, vraie figure de loup de mer, esclave du devotr, mats bon vivant comme pas un.

LE PERE RATONNET

Eh oui, la guerre a ses bons et ses mauvais cOtés. Mais ce sont ses bons cétés qui sont les meilleurs... LE COMMANDANT

PONT-ARRIERE

Ah oui, a la guerre comme 4 la guerre, comme on dit... Gros rire gaulois et bon enfant. LE PERE

RATONNET

Vous

l’avez dit. Tenez, regardez donc |’amiral du Tendon : il a rajeuni de vingt ans! Le commandant Pont-Arriére regarde dans la direction indiquée par le pére Ratonnet. En grande tenue, Stanislas (que tout le monde prend pour l’amiral, étant donné les exigences du scénario et la ressemblance entre lui et son pére) arpente le pont. Un officier s’approche. L’OFFICIER

Vous cherchez quelqu’un, amiral?

Théologales

283

L’AMIRAL, trés triste.

Je cherche mon fils! A cet instant,

un coup de canon.

L’AMIRAL Qu’est-ce que c’est? L’OFFICIER C'est l’escadre ennemie, sans doute. L’AMIRAL

Bien, je vais donner des ordres et le combat naval va commencer... Au drapeau! Hissez les trois couleurs! Tout le monde regarde en l’air, le petit doigt sur la couture du pantalon. Un marin hisse les trow couleurs... Maw, soudain, tout le monde blémit. L’AMIRAL, alias Stanislas, regardant les trow couleurs. Il en manque une! !... Nous sommes trahis !... Et ils ont laissé le rouge pour nous porter malheur?! FIN

THEOLOGALES

LA

FOI

Le presbytere. L’abbé, qui s’appréte a sortir, fait machinalement sa priere. L’ABBE

Je crois en Dieu le pére tout-puissant, et en Jésus-Christ son... (I) s’interrompt et appelle :) Marie ! Marie entre.

Mon parapluie, Marie. Je vais au catéchisme, et je crois qu il va pleuvoir.

284

Spectacle MARIE

Vous croyez, monsieur |’abbé? L’ABBE Oui, je crois.

Il prend le paraplute, mats, avant de franchir le seuil, il s’arréte un inStant, examinant le temps. L’ABBE, entre ses dents.

Tss... Tss... (Hochant la téte :) Je crois en Dieu... Je crois qu'il va pleuvoir... C’est agacant... Tss... Tss... le méme mot pour affirmer la certitude, le méme mot pour exprimer le: doutexs TssxevT'ssit Et avec un profond soupir :

Enfin... Heureusement qu’il y a la foi du charbonnier. Il n’y a que cela qui sauve, la foi du charbonnier ! Il sort. Le charbonnier entre.

LE CHARBONNIER Bonjour, Marie!

MARIE Bonjour, charbonnier ! Est-ce que vous croyez qu’il va faire beau aujourd’hui?

LE CHARBONNIER Ca, ma foi!

Il s’approche de Marie, la déshabille, et l’entraine vers le lit.

MARIE Oh!

charbonnier !

LE CHARBONNIER Vraiment, Marie, vous étes la plus jolie fille du pays. MARIE, ravie. Vous croyez, charbonnier?

Théologales

285

LE CHARBONNIER Jen mettrais ma main au feu! Et il le fait, comme il le dit’.

Il L’ ESPERANCE Au catéchisme.

L’ABBE, S’adressant a de tout petits enfants.

« Le sixiéme et le neuvieéme commandements’ de Dieu nous défendent les plaisirs charnels illégitimes et tout ce qui porte a l’impureté : pensées, désirs, regards, lectures, paroles ou actions » (péchés mortels comme je le précisais précisément). Hochant

la

téte

et

souriant

débonnairement :

Et si vous mourez en état de péché mortel’, vous irez en enfer. Et vous endurerez avec les démons des supplices qui ne finiront jamais !...

III LA

CHARITE

Le parvis de l’église. L’abbé, sortant du catéchisme, S approche.

apercoit un

mendiant.

Il

L’ABBE Comment,

vous tendez la main, mon pauvre ami!

LE MENDIANT Hélas ! L’ABBE

Comme c’est triste, vous n’avez méme pas de chapeau pour mendier! LE MENDIANT Hélas !

286

Spectacle L’ABBE

Tenez, mon ami!

Il déchire son chapeau en deux et en donne la moitié au miséreux. LE MENDIANT Merci, monsieur |’abbé!

On entend alors des trompettes célestes et 1’été de la Saint-Martin éclate sur la parowse dans toute sa miraculeuse Splendeur.

L’ABBE Quelle chaleur ! Il poursuit son chemin Sécroule sur le pavé.

et soudain

UNE VIEILLE DAME, Se précipitant. Au secours!

Monsieur

l’abbé tombe d’insolation!

L’ABBE, Ja rassurant avec un bon sourire.

Non,

c’est

heureusement...

sans Un

gravité,

une

demi-chapeau,

demi-insolation une

fort

demi-insolation,

tout est parfait. Dieu fait bien ce qu’il fait!

LA VIEILLE DAME Mais c’est un miracle !

L’ABBE, modeste. Un demi-miracle... Mais c’est déja beaucoup dans notre époque de légéreté et d’impiété !

IV RIDEAU!

Le Fil de la sote

287

POUR RIRE EN SOCIETE Le dompteur a mis sa téte dans la gueule du lion moi j'ai mis seulement deux doigts

> dans le gosier du Beau Monde Et il n’a pas eu le temps de me mordre Tout simplement il a vomi en hurlant un peu de cette bile d’or a laquelle il tient tant Pour réussir ce tour utile et amusant Se laver les doigts ' soigneusement dans une pinte de bon sang!

Chacun son cirque.

LE FIL DE LA SOIE Plusieurs millénaires avant Jésus-Christ les Chinois réduisirent les Vers a Soie en esclavage’ Qui oserait leur jeter la pierre Personne n’a jeté la pierre aux Australiens quand ces derniers envahis par les Lapins intensifiérent la fabrication du chapeau de feutre mou garanti Castor d’origine ° En ce temps la en Chine la prolifération du bombyx était pour les Chinois quelque chose d’aussi inquiétant que de nos jours un peu partout

288 10

Spectacle la vulgarisation de la bombe atomique

Il fallait prendre une décision

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3)

a

esS

a

50

ou bien la terre entiére tombait sous la domination des Lépidoptéres Et la victoire des Papillons c’était déja le commencement de la fin pour nos civilisations et militarisations Sans cette sage décision nous n’aurions pas connu la soie artificielle et le fulmi coton la fermeture éclair le cinéma parlant ni lu l’Apocalypse ni l’Ancien Testament ni vu Saint-Pierre de Rome ni vu la Tour Eiffel ni connu par oui-dire la Tour de Babel ni subi les grandes opérations césariennes ni visité les grandes expositions universelles Et c’est pour cela qu il devrait y avoir quelque part

dans un monde qui se respecte un monument élevé au modeste fils du ciel qui un cocon dans une poche et dans l’autre une feuille de miarier blanc traversa toute la Chine et puis toutes les Indes et puis toute I’Italie et puis la France aussi en dévidant le premier fil de la soie émerveillant tout le long du chemin les véritables filles de la joie Ca les changeait un peu des tristes fils de la Vierge'’ tissés soir tantOt et matin par les grandes araignées du chagrin Et ce fut ce modeste colporteur qui traga avec son fil le plan de la rue Olivier-de-Serres? ou se perfectionna la Sériciculture et puis tout le plan des coulisses de la mode a Paris c’est-a-dire les ateliers de la rue de la Paix qui comme son nom ne |’indique guére donne sur la Place Vendéme ou de nos jours encore tout en haut d’une colonne on distingue pour peu qu’on y préte attention une statue de Napoléon

Le Fil de la sote

289

Il est vrai qu’en compensation

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la rue de la Paix prend sa source a |’Opéra Et c’est de la que vient la musique qui accompagne silencieusement le ballet des petites mains se déroulant inlassablement sur le fil de soie qui se déroule inlassablement lui aussi depuis les temps anciens ou sur la grande muraille de Chine les hirondelles faisaient innocemment et comestiblement leur nid Et le ballet de ces petites mains est aussi beau que le ballet des petits pains dans le film de Charlie Chaplin Mais parfois le ballet des petites mains s’arréte et c’est encore une fois comme dans La Ruée vers l’Or' la danse de la faim Et c’est encore une fois Vaiguille du stri@ nécessaire perdue dans la parcimonieuse botte de foin des salaires Et l’on peut voir dans les grands hebdomadaires le portrait d’une jolie fille assise sur une marche d’escalier devant l’entrée des artistes des ateliers La lucide rigueur de la nécessité l’a mise au piquet de gréve mais dans son regard enfantin et grave des oiseaux et des fleurs continuent a chanter Cependant qu’a l’intérieur assises a la table du travail a la place d’honneur de spacieuses et fastueuses vicomtesses dont l’élégance souveraine le dispute a une trés discréte obésité se font gracieusement photographier le fil dans l’aiguille Vaiguille en main et le doigt sur l’ourlet comme des fées du meilleur monde levant leur baguette magique et donnant le coup de grace a cette gréve maléfique Et de mauvais aloi.

290

Spectacle

EN FAMILLE La mére est seule dans la maison. Le fils entre. Il est jeune, pale, fébrile, échevelé. Il va se jeter contre le mur.

LE FILS Ferme la porte, mére, vite, je t’en prie! La mére, hochant la téte, ferme la porte avec un profond soupir. LA MERE, poussant le verrou

et poussant en méme

temps

un profond soupir comme son enfant. Le verrou... Voila! (Examinant son fils :) Voyez-vous ¢a, il entre en coup de vent et il crie, et il tremble de tous ses membres. LE FILS Oh! Mére, si tu savais... LA MERE

Je ne sais pas mais je m’en doute... (Avec un bon sourire :) Tu as encore fait des bétises! LE FILS Hélas ! LA MERE

Et pourquoi cette fiévre, et ce regard inquiet, et qu’est-ce que tu caches sous ton bras ?

LE FILS C’est la téte de mon frére, mére. LA MERE, Surprise.

La téte de ton frére!

LE FILS Je Vai tué, mére!

En famille

291

LA MERE Etait-ce bien nécessaire ?

LE FILS, fawant un geste lamentable avec ses bras. Il était plus intelligent que moi. LA MERE

Pardonne-moi, mon fils, je t’ai fait comme j’ai pu... je tai fait de mon mieux... Mais qu’est-ce que tu veux, ton pére, hélas, n’était pas trés malin lui non plus! (Avec a nouveau

un bon sourire :) Allez, donne-moi

cette téte, je vais la cacher... (Souriante :) C'est pas la peine que les voisins soient au courant. Avec leur malveillance ils seraient capables d’insinuer un tas de choses... Elle examine la téte. LE FILS, angoissé. Ne la regarde pas, mére! LA MERE, sévére, mais enjouée.

Manquerait plus que ¢a, que je ne regarde pas la téte de mon ainé une derniére fois!... (Puss tendrement :) Evidemment, tu es mon préféré, mais tout de méme, n’exagérons rien, « on connait son devoir » ! (Examinant a nouveau la téte :) Et voyez-vous ¢a, petit garnement. Non

seulement il tue son frére, mais il ne prend pas méme la peine de lui fermer les yeux! (Elle fait la chose.) Ah! ces enfants, tout de méme!

(Souriante :) Si je n’étais pas la!

(R&fléchissant :) Je pense que dans le cellier derriére la plus grosse pierre... LE FILS, inqutet.

Dans le cellier, mére, tu ne crains pas vraiment que... vraiment...

LA MERE, désinvolte. Rien a craindre : c’est la ou, deja, j ‘ai mis la téte de ton pére quand je l’ai tué, il y a vingt-cinq ans. LE FILS Wy

292

Spectacle LA MERE

Eh oui, j’étais jeune, amoureuse, j’étais folle ; j’aimais rire, danser... (Elle sourit.) Ah! jeunesse, folies et billevesées !... (Elle va sortir.) Je reviens tout de suite... N’oublie pas de mettre le couvert. LE FILS

Bien, mére.

LA MERE, Je retournant sur le pas de la porte. Et le corps? Fils, qu’est-ce que tu as fait du corps?

LE FILS, aprés une légére hésitation. Le corps? Il court encore... LA MERE

Ah! jeunesse! Tous les mémes... toujours dehors galoper, gambadant par monts et par vaux...

a

Elle sort. Le fils reste seul et commence a mettre le couvert. Soudain on frappe. LE FILS

On frappe 4 nouveau. LE FILS, inqutet.

Qui est la? (Aucune

réponse,

mais a nouveau

des coups

Jrappés.) Qui est la ? (Les coups redoublent mais aucune réponse

ne se fait entendre.) Quelqu’un frappe, je questionne, et personne ne me répond... Mais une force invincible me pousse a tirer le verrou... Il s’avance, tire le verrou et recule, épouvanté. Le corps entre. C'est le corps sans téte d’un jeune homme qui a beaucoup couru et qui est tout essoufflé. Le fils sans rien dire, mais tres embété, regarde le corps de son frére qui va et vient dans la piece, visiblement trés décontenancé. LE FILS

Assieds-toi,.. (Il avance une chaise que l'autre évidemment ne voit pas.) Evidemment... (Profond soupir. La meére entre, alerte et réjoute. )

En famille

293

LA MERE

Ca y est'... la chose est faite... (Soudain elle apergoit, qui va et vient, son fils sans téte.) Ah! te voila, toi! Eh bien, tu es joli! (Tout en parlant, elle pose sur la table les asstettes du repas.) A-t-on idée vraiment de se mettre dans des états pareils ! Et tout essoufflé avec ca. Allez... (Elle le prend par le bras affectueusement.) A table, et mange ta soupe... (A son autre fils :) Et toi aussi. (Et affectueuse et comprébensive :) Et puis, hein, j’espére que vous n’allez pas encore vous disputer ? Allez, donnez-vous la main et faites la paix... LE FILS Mais, mére !

LA MERE Tu m’entends, oui? LE FILS, Soumss.

Oui, mére.

Il prend doucement la main de son fréere sans téte et la secoue.

Ne m’en veux pas... J’ai agi dans un moment de colere... LA MERE

A la bonne heure. (Regardant ses enfants avec une immense tendresse :) Mais c’est pas tout ga, ta soupe va refroidir... LE FILS, commencant a manger sa soupe s’arréte soudain, Vappétit coupé. Mais mere !... (Désignant son frére sans téte :) Il ne pourra pas, lui, la manger... (I] sanglote.) sa soupe!... LA MERE, éclatant.

Manquerait plus que ¢a! (Puts avec un bon sourire :) Va chercher |’entonnoir... LE FILS L’entonnoir, mére ?...

LA MERE

Bien sar, grosse béte... (Elle fait le geste de verser la soupe au-dessus de la « téte » du corps de son fils sans téte.) Voyons,

294

Spectacle

tout de méme, c’est pas sorcier. (Hochant douloureusement

la téte :) Vraiment, on a beau @tre patient, il y a véritablement des moments... (Hochant de plus en plus douloureusement la téte :) ou je me demande ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir des enfants pareils !... RIDEAU

FASTES Des amants isobares offrent un pot de cataire a un greffier' persan couché sur un paddock? de roses wn c’est du cousu main c’est du précieux c’est du bouleversant Rien a dire Et le gloseur a beau bonnir? © des salades a n’en plus finir la chose est comme ailée Moi je l’ai dur pour toi c’est un fait une chose qui est comme ¢a tout est au poil tout est réglé Tu es ma saisonniére je suis ton saisonnier 2 So

2a

Et et et le et et

le temps est au beau le vin est au frais la langue est au chat chat a la souris la souris c’est toi ma langue est a moi Et rien n’est a César‘ et tout est a l’amour ou a mourir de rire cest a choisir.

L’Enfant abandonné

295

SIGNES Dans ces ruines nul vestige de meubles de pierres de bétes nulle trace de souvenir du vent ni feuilles mortes ni eaux mortes pas le plus petit débris de lampe a pétrole de

lampe a souder point de fil électrique arraché point de lanternes ni de lampions point de suspension Dans ces ruines on n’entendait aucun souffle aucun bruit aucun soupir point d’appel point de supplication point d’interrogation point d’exclamation Il y avait seulement un petit magon avec un petit accent tant6t aigu tantdt grave et cela faisait une petite musique circonflexe et c’était aussi le toit de sa maison.

L’ENFANT ABANDONNE A peine vient-il de naitre qu’autour de lui s’empressent, tout comme autour d’un mort, les Messieurs-dames de la famille et méme des voisins, quelques amis venus de loin’. Et tous, de jouer sans s’en douter, l’absurde et singuliére

et menagante parodie de la trés ancienne comédie des fées autour du berceau. Couchée, livide, la mére demande |’enfant, elle le palpe en pleurant, elle le retourne en riant, elle le vérifie. Tout le monde donne son avis sur cette petite béte toute neuve et toute rouge et c’est un mélange de souhaits aimablement odieux, de mornes plaisanteries et de

prédidtions cocasses. Nu, seul et sale au milieu de ces gens vétus d’alpaga et couverts de chaines de montre, |’enfant se débat comme

un petit fou qui déja sentirait venir |’-heure de la douche et il hurle a la vie comme un petit chien a la mort.

296

Spectacle

Dérisoire tentative, il est pris, coincé, vivant, appelé a vivre jusqu’a ce que mort s’ensuive plus tard naturelle-

ment. Alors il boit son lait, en attendant l’huile de foie de morue, les dragées du baptéme et autres pilules des fakirs et petits cailloux de Démosthéne'. Et bientét on lui apprend 4a parler. Il appelle alors le chien toutou, le cheval dada, et son pére papa, il dit bonjour, merci, il fait sa priére. Bientdt, on le traine dans les jardins, au Parc Monceau,

aux Tuileries, pour prendre enfants perdus comme lui. D’autres enfants, pales et comme lui, sur des épaules grosse téte bléme de Je sais

l’air et jouer avec d’autres tristes, comme lui, portant de petits comptables, une tout? sans regard.

Petits prodiges au crane mou chiffres,

les grattant

comme

avec déja dedans des

des poux,

nains

qui font

Vorgueil d’une famille de nains, obéses précoces faisant Vorgueil d’une famille de maigres, petits gnomes a casquette anglaise accroupis sous les arbres et creusant déja

leur fosse avec une toute petite pelle. Fillettes, couleur de papier peint, simulant d’une voix de ventriloque, de dérisoires réceptions mondaines, atroces et malheureuses petites orphelines parquées par des sceurs avec un pince-nez sur le coeur, enfants de troupe en uniforme, enfants de choeur en civil, boys-scouts aux poches percées, aux yeux cernés et tout cela sans vrai plaisir. Enfants abandonnés, enfants bien élevés, enfants a téte d’éponge, a bec-de-liévre, enfants voués au bleu ou au blanc, au tricolore et a la méningite. Enfants d’ingénieurs, de magistrats, enfants de poetes, enfants de Marie, enfants de sages-femmes ou d’avorteuses retraitées. Déchirantes petites figures du musée de cire familial, exemplaire et occidental, et qu’on rentre au’ crépuscule quand sonne le clairon ou bat le tambour ou

siffle le sifflet annongant la fermeture du jardin.

L’Enfant abandonné

297

Parfois, un enfant refuse de s’en aller. Pourquoi ne l'abandonnerait-on pas 14 une fois pour toutes, qu’est-ce que ¢a changerait? Soudain, il regarde les arbres du jardin avec des yeux qui font croire a la mére que |’enfant n’est « pas bien ». Tout simplement, |’enfant réve a la mer qu’on lui a lue dans un livre. Il regarde ces arbres ot il ne grimpera pas, cette petite herbe entourée de fil de fer, ces pigeons fatigués, ces statues. I] étouffe et la rage le prend, et devant cette nature truquée, ce mauvais sable, tout ce petit cimetiére vivant, il est en proie a ce fabuleux désespoir qu’il est coutume d’appeler « chagrin d’enfant ». Il se roule alors par terre en hurlant, en hurlant comme une béte et plus sa mére le calme, plus redoublent les cris. D’autres enfants accourent et se roulent par terre a leur tour. Ils ne veulent pas partir, ils ne veulent pas rester non plus, ils veulent se rouler et crier, crier quils ne veulent plus de ces maisons, de ces familles, de ces jardins,

de ces Statues. Crier, hurler, porter plainte! La famille les traine dehors, la famille les fesse, les claque, les enferme, les couche, les console, s’inquiéte, prend leur température, 4 nouveau se rassure et les fesse a nouveau, puis a nouveau les console, les berce, les endort

puis s’endort a son tour. Mais l'enfant abandonné, lui, qui tombait de sommeil, ne s’endort pas, il se releéve en réve et parle tout seul en riant mais personne d’autre ne |’entend. Et pendant des heures il se chante pour lui-méme d’incompréhensibles complaintes, ou se rencontrent et se grimpent des mots inventés, des mots défendus, des mots sacrés et soudain drdles, des mots volés, des mots négres et nus ramassés dans les rues. Et il rit en révant.

Un peu plus tard, le jardin lui semble plus gai et plus grand, il court dans les allées et se proméne autour des jets d’eaux et s’arréte devant les statues en souriant, d’autres

enfants s approchent et sourient avec lui. L’un d’eux désigne la statue et dit que c’est marrant, et ajoute autre chose aussi.

298

Spectacle

L’enfant abandonné qui souriait soudain est pris d’un grand rire heureux, il a trouvé des amis. Des complices. Et ils rient tous ensemble du gardien du square qui, de

loin, les menace du doigt sans méme savoir pourquoi. Et ils se retrouvent chaque jour. C’est pour l’enfant abandonné, la mauvaise fréquentation ; mais une autre famille retrouvée.

Petite foule d’enfants réels, petites bandes d’animaux vivants, cancres et voyous des rues montrés du doigt de loin par les autres petits animaux savants mimant le geste du gardien. Ils apprennent mal leurs lecons, ils ne font pas bien leurs devoirs, ils changent la morale des fables, ils se battent, ils pleurent, voyant a travers les grilles un cheval blessé. Et le Vendredi saint, ils pensent 4 Robinson Crusoé. Et les grandes personnes bien élevées, a la vue de ces petits carnivores, s’enfuient en poussant le cri sinistre et puéril du végétarien égaré dans les abattoirs et ce cri fait rire les enfants et ce cri leur fait plaisir, vraiment.

LES RAVAGES

DE LA DELICATESSE

Un homme achéte un journal puis le jette aprés l’avoir a peine parcouru. Quelqu’un court derriére lui et le

rattrape... « Monsieur, vous avez fait tomber votre journal.

— Merci, dit | homme. — Il n’y a pas de quoi, c’est la moindre des choses », reprend l’autre qui s’éloigne... et l’-homme n’ose jeter le journal a nouveau... et il le lit... et, noir sur blanc, apprend

une nouvelle qui modifie sa vie. Enervé et traqué il ne sait plus ot il est, demande son chemin a un passant, le passant s’arréte et avec joie, gentiment, lui explique longuement la marche 4a suivre : c’est tout prés, a deux pas. Soudain |’homme se rappelle : ce n’est pas du tout cela, et méme c’est tout a fait la direction opposée, mais |’autre qui s’éloignait se retourne et sourit et l’homme suit le chemin indiqué par le passant.

Par le temps qui court |

299

Il ne peut absolument pas faire autrement, il ne peut pas blesser ce passant si aimable et le voila perdu dans un absurde dédale, et la nuit tombe, et il rencontre une femme qu’il a perdue de vue depuis cinq ans. II lui lit la nouvelle parue dans le journal, elle fond en larmes, tombe dans ses bras et sur eux le malheur s’acharne exactement comme autrefois. L’homme et la femme, a nouveau, ne sont plus qu’un seul étre, supplicié par leurs quatre vérités'.

PAR LE TEMPS

u

QUI COURT!

Il faudrait trouver |’historien? le sociologue le philosophe le pédagogue le métaphysicien qui aurait logiquement simplement scientifiquement économiquement vu prédit entrevu

' Ou apercu HISTORIQUEMENT

En En En ' En En En En En * En En En En En » En En

1750 1780 1793 1815 1830 1848 1870 1871 1900 1914 1918 1936 1940 1944 1951

ce qui se passerait en 1780 ce qui se passerait en 1793 ce qui se passerait en 1815 ce qui se passerait en 1830 ce qui se passerait en 1848 ce qui se passerait en 1870 ce qui se passerait en 1871 ce qui se passerait en 1900 ce qui se passerait en 1914 ce qui se passerait en 1918 ce qui se passerait en 1936 ce qui se passerait en 1940 ce qui se passerait en 1944 ce qui se passerait en 1950’ ce qui se passera en 1970 et 11

300

Spectacle Et ceci simplement concernant une des régions ot beaucoup parmi nous vivent actuellement.

LA BATAILLE

DE FONTENOY

On entend LA MARSEILLAISE. Le rideau se léve. droite, une estrade out, conduits par une ouvreuse, des « invités » prennent place. Au milieu de la scéne, une petite tribune aupres de laquelle, vu de dos, un homme corpulent, fumant la pipe, met et remet sur un phono le disque de LA MARSEILLAISE, Cependant qu’un crétin délirant et enthousiaste, les bras chargés de guirlandes, achéve de décorer la tribune. L’OUVREUSE Par ici, Messieurs Dames !... Un vieux monsieur tres correct s’installe et, avec un bon sourire réjout, essate

Son masque a gaz, tandis que sa femme sort de son sac un délicat ouvrage de tricot. L’ouvreuse s’éclipse et revient avec Paul Dérouléde' et sa nourrice.

L’'OUVREUSE Par ici, Messieurs Dames. De la vous verrez trés bien !...

Paul Dérouleéde s’assoit pres d'un petit garcon et lui tapote amicalement la joue. PAUL DEROULEDE Tu seras soldat, cher petit!

Comme le petit garcon se borne a hausser les épaules, sa mére le gifle. LA MARSEILLAISE suit son cours.

Le

Monsieur corpulent s’installe dans la tribune : on reconnatt Edouard Herriot?. Il salue et commence son discours’.

EDOUARD HERRIOT Mesdames, Messieurs et chers petits enfants,

La Bataille de Fontenoy

301

Dans l’ordre extérieur, |’essentielle pensée du Gouvernement c’est la paix et pour nous la guerre doit étre considérée comme un crime collectif... comme un crime collectif !!! Et l’on s’étonne que la Morale et la Justice si utilement sévéres pour l’homicide, se montrent si négligentes ou si oublieuses pour les chefs politiques coupables de décider le massacre des peuples...

Un

temps.

Vifs applaudissements.

Lorsque le Maréchal de Saxe’, aprés la Bataille de Fontenoy, faisait visiter au Roi et au Dauphin |’affreux champ de bataille : « Voyez, mon fils, dit Louis XV, ce que coate une victoire. Le sang de nos ennemis est aussi le sang des hommes. La vraie gloire est de l’épargner? »... Ainsi s'exprimait Louis XV, ainsi s’exprime l’esprit francais !!! Vifs applaudissements.

Il reprend.

... L’esprit francais... Et ceux qui ne pensent pas ainsi sont les serviteurs du mensonge et je les pourchasserai !!! Soudain, 11 préte Voreille car on

entend une marche militaire et un bruit de troupes. Entrée du comte d’Auteroche et de lord Hay, suivis de leurs ordonnances représentant les troupes francatses et anglaises. Un auménier francais sutt.

LE COMTE Comte d’Auteroche, chef des troupes frangaises. LE LORD Lord Hay, chef des troupes anglaises. L’AUMONIER, @ Herriot.

Cest la bataille de Fontenoy... LES SPECTATEURS, enthoustastes. Ah!

la bataille va commencer !

EDOUARD HERRIOT

Rompez les faisceaux! Cliquetis d’armes. Lord Hay et le comte d’Auteroche gagnent leurs postes

302

Spectacle respectifs, face a face, l’un cété cour et l'autre coté jardin, pendant que le clairon sonne ; SOLDAT, LEVE-Totr ! Le général Joffre entre en scéne discrétement et s’installe dans la tribune. LE COMTE, trés fort.

Tirez les premiers, Messieurs les Anglais !

Il salue. LE LORD, /ui rendant son salut. Non, Monsieur, 4 vous l’honneur!

LE COMTE Aprés vous...

LE LORD Je n’en ferai rien... LE COMTE Je vous en prie...

LE LORD Vraiment, vous me génez...

LE COMTE C’est la moindre des choses...

On entend dans les coulisses :

Its a long way to Tipperary Its a long way to go Its a long way to Tipperary... Les Spettateurs enthousiastes reprennent en cheur et agitent leurs mouchorrs.

LE LORD Insister serait de mauvais goat...

LE COMTE Je suis navré, absolument navré. Tirez les premiers ponr

me faire plaisir?... L’OUVREUSE Si ca continue comme ¢a, on sera encore 1a demain soir !

La Bataille de Fontenoy

303

PAUL DEROULEDE Mais tirez donc, les gars! LA NOURRICE Du calme, monsieur Paul, du calme. Voix de soldats dans

la coulisse :

Adieu Paris, Adieu l’Amour, Adieu toutes les femmes, C’est pour la vie, c’est pour toujours De cette guerre infame... C’est a Craonne sur le plateau

Qu’on s’fera trouer la peau, C’est nous les condamnés, C’est nous les sacrifiés’... LES SPECTATEURS, en cheur, couvrant la voix lointaine des soldats.

Flotte, petit drapeau, Flotte, flotte, bien haut Image de la France ! LE

COMTE,

nerveux.

Tirez les premiers, Messieurs les Anglais!

LE LORD Faites tirer vos gens!

L’AUMONIER Si on tirait a la courte paille...

LE COMTE Vous n’y pensez pas, l’Abbé!

L’AUMONIER Ah! moi, monsieur le Comte, ce que j’en dis, c’est pour les derniers sacrements. La nuit ne va pas tarder 4 tomber et je ne voudrais pas prendre froid!

LE COMTE Tirez les premiers, Messieurs les Anglais ! LE LORD Aprés vous, je vous prie!

304

Spectacle LES SPECTATEURS, soudain s’impatientant.

Remboursez ! Remboursez ! Remboursez ! Remboursez ! Remboursez ! Remboursez !...

L’OUVREUSE Pochettes surprises, pansements individuels, esquimaux, noisettes grillées, Nénette et Rintintin', oreillers couvertures !...

JOFFRE Psst! La belle!

L’OUVREUSE Pochette surprise, grand-pére?

JOFFRE Non, mon

enfant, noisettes grillées!

Il en mange quelques-unes. Je les grignote?! Il sourit débonnairement et s’endort. On entend a nouveau et venant de tres loin la chanson de Craonne : Nous sommes Nous sommes

des condamnés, des sacrifiés...

Un soldat pourchassé, exténué, surgit soudain au beau milieu de la scéne et reste la, désemparé. LA DAME QUI TRICOTE, indignée.

Oh! La bataille n’a pas encore commencé et voila déja un déserteur! LES SPECTATEURS

Un qui donne le mauvais exemple !... Il faut faire un exemple !... Donner le bon exemple !... L’auménier s’approche du soldat, le débarrasse de son fustl et lut donne un crucifix.

La Bataille de Fontenoy

305

L’AUMONIER Tiens, mon fils, embrasse-le !On ne sait jamais ce qui peut arriver! Le soldat, machinalement,

embrasse

le fétiche. L’AUMONIER Celui qui frappe par l’épée périt par l’épée'. Celui qui se refuse a frapper par le fusil périt par le fusil. II tire benottement et a bout portant sur le soldat qui s’écroule. L’ouvreuse se précipite et emporte le corps.

L’AUMONIER Attention ! II est fragile!

S’adressant au public : C’est le soldat inconnu ! Une minute de silence, s’il vous plait!

La plupart des Spettateurs se léevent respectueusement, et la minute de silence

suit son cours réglementatrement. Soudain, on entend le canon. Lord Hay et le comte d’Auteroche poussent a l’unisson un grand soupir de soulagement. Cha-

cun de son coté s’en va. Le canon redouble. Soudan le général Joffre se réveille en sursaut. JOFFRE Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est? PAUL DEROULEDE La guerre !

JOFFRE Ah! Bon... Je ne sais pas, moi, je me figurais... Enfin je dormais... J’imaginais un tas de choses... Il se rendort. Un nouveau déserteur entre, fait un geste d’adieu vers le « front » et pose son fustl dans un coin.

306

Spectacle LA DAME QUI TRICOTE

En voila encore un! Maw le déserteur a reconnu sa mére

parmi les Shectateurs. Il monte dans la tribune et se jette a ses pieds. LE DESERTEUR Maman ! Cache-moi !

LA MERE

Mon fils, un déserteur !... Mais qu’est-ce que vont dire les voisins!... C’est la honte sur la famille, le déshonneur !... Misérable, tu vas faire rater le mariage de ta sceur ! Maw, sans l’écouter, lefils essate vainement de se cacher dans les jupons de sa mére. Et venant du fin fond de ses dessous, on entend soudain un sourd rugissement. Surgit alors un alerte ueillard, coiffé d’un bonnet de police noir.

LE FILS Qu’est-ce que vous faites 1a ? LE VIEILLARD Je fais la guerre ! LES SPECTATEURS, se levant a nouveau,

enthoustasmés.

Vive le Tigre! Vive Clemenceau! !

LE TIGRE, rugissant de plaisir et désignant du doigt le déserteur. A Vincennes! Au poteau! L’OUVREUSE Par ici la sortie!

Elle entraine le déserteur. Bréve et modeste fusillade en coulisse, a l’untsson du bruit du canon.

Simple et sublime douleur de la mere. Le crétin enthousiaste et décorateur s‘approche d’elle avec dans les mains un chapeau, un voile de deuil. Il la coiffe.

La Bataille de Fontenoy

307

LA NOURRICE Le noir vous va a ravir.

LA MERE, un peu triste malgré tout. N’est-ce pas ?

PAUL DEROULEDE Dommage voir !

que votre enfant ne soit pas la pour vous

La musique et le canon redoublent d’ardeur.

Arrivée

de Guillaume

II,

empereur d’Allemagne. L’ouvreuse le conduit a sa place et devant lui les Speclateurs s’effacent. Nouvelle entrée : Nicolas II, empereur

de Russie, suivt de Raspoutine'. LES SPECTATEURS, en cheur. Le voila, Nicolas ! CHORISTES, en coulisse.

Ah! Ah! Ah! LES SPECTATEURS, en cheur.

Il arrive a grands pas! CHORISTES, en coulisse.

Ah! Ah! NICOLAS II, sans enthousiasme.

Ah! Il s’assoit. Raspoutine ausst. Violente canonnade.

CLEMENCEAU ET DEROULEDE Vive |’Alliance franco-russe? ! Nouveaux coups de canon. Nouvelles sonneries de clatron. Aux tribunes, vifs applaudissements. Un officier d’EtatMajor entre en scene avec un téléphone de campagne.

308

Spectacle

L’OFFICIER All6 ? All6 ? Comment dites-vous ? Cing cent mille morts ?... Non, cent mille. Ah! Bon! J’avais compris cing mille. PAUL DEROULEDE Debout les morts'!

Il se dresse

devant

précautionneusement

le sShectateur

muni du masque

a gaz, l’empéchant inconsidérément de jouir du Spectacle. PAUL DEROULEDE Debout

les morts!

LE SPECTATEUR Assis !

PAUL DEROULEDE Qu’est-ce que vous dites !!!

LA DAME QUI TRICOTE Assis! Assis!

LE SPECTATEUR Déja, avec ce masque, je ne voyais pas grand-chose! PAUL DEROULEDE Qu’est-ce que vous avez osé dire? Comme ils vont en venir aux mains,

la nourrice les sépare et, le bruit du canon redoublant, ils se calment.

RASPOUTINE, @ Nicolas. Cette bataille est passionnante... Vous auriez di amener les baby.

LA NOURRICE Ce n’est pas un spectacle pour les enfants.

LA MERE, parée du voile de deuil. Il n’y a plus d’enfants !

La Bataille de Fontenoy LE VIEUX

MONSIEUR

309

CORRECT

Comme vous avez raison, Madame, il n’y a plus d’enfants, plus de respect, plus de Pyrénées', plus de panache. Et qu’ est-ce que cette petite bataille de rien du tout auprés de

l’exploit héroique du chevalier Bayard défendant seul le pont de Garigliano contre deux cents Espagnols? ?... PAUL DEROULEDE Trois cents Espagnols... LE VIEUX

MONSIEUR

CORRECT

J'ai dit :deux cents, et je le maintiens... PAUL DEROULEDE Vous étes un foutu imbécile, un boche...

Ils sortent des rangs des Spettateurs pour se battre. Coups de canon. Ils regagnent leurs places.

RASPOUTINE Ah! les braves gens’ !... N’est-ce pas, Nicolas? Il se tourne vers Nicolas.

Vous révez, il me semble ? A quoi pensez-vous donc? NICOLAS A la mort de Louis XVI‘!

Les Spettateurs observent alors un moment de recueillement et Paul Dérouléde trouve ce moment propice a la lecture de quelques Strophes de ses poémes. PAUL DEROULEDE

Le tambour bat! Le clairon sonne. Qui reste en arriére ? Personne. C’est un peuple qui se défend. En avant! En avant !

Tant pis pour qui tombe. La mort n’est rien, vive la tombe,

Quand le pays en sort vivant !

310

Spectacle En avant'!...

Toujours joyeux, toujours ingambe, C’est le fantassin qu’on choisit. Vive la jambe! Vive la jambe! Vive la jambe et le fusil!... Mais sa voix est maintenant couverte

bar les choristes en coulisse. CHORISTES

Mais quand on vient en permission,

On voit Poincaré sur le front... Poincaré entre en scéne. POINCARE, Soulevant sa trés simple casquette de touriste. Je suis en retard, Messieurs, veuillez m’excuser, mais je préparais mon discours et j’ai laissé passer les heures...

PAUL DEROULEDE, le désignant du doigt. Halte-la! Vous ne passerez pas?! LA NOURRICE Voyons, monsieur Paul, c’est monsieur Poincaré!

PAUL DEROULEDE Je croyais que c’était Staline’.

Il se calme.

POINCARE ... Et j’ai laissé passer les heures. Ol en sommes-nous? Combien y a-t-il de morts? Un secrétatre a téte de Detbler’ entre et lui tend une liste qu’il consulte, febrile. POINCARE Diable, diable, nous ne sommes

pas d’accord...

LE SECRETAIRE Avec les blessés, vous aurez peut-étre votre compte.

POINCARE Nous verrons ¢a a téte reposée.

La Bataille de Fontenoy

31 Il range ses papiers.

Avez-vous vu la maquette? LE SECRETAIRE Quelle maquette, Monsieur le Président? POINCARE

La maquette du monument aux morts de Fontenoy, parbleu ! Je l’ai vue, moi, elle est superbe, un peu trop moderne a mon avis, un peu cubiste méme. (Les Shectateurs acquiescent et haussent les épaules.) Mais il faut bien les gater un peu, ces chers petits, c’est de leur Age !... Il sort des paptiers et commence live :

a

Soldats tombés a Fontenoy, soldats tombés a Fontenoy, sachez que vous n’étes pas tombés dans |’oreille d’un sourd et que je fais ici le serment de vous venger, de vous suivre, et de périr, etc. etc. Tout le monde se signe. Le crétin enthousiaste distribue des couronnes mortuatres. Lord Hay et le comte d’Auteroche

s

entrent

a

nouveau

en

scene

et

saluent.

POINCARE Soldats tombés a Fontenoy... LE VIEUX

MONSIEUR

CORRECT

Ne criez pas si fort, on n’entend plus le canon! POINCARE Vous étes un abominable gredin ! Un jeune homme se léeve et applaudit chaleureusement. POINCARE Qui est ce jeune homme ? LE SECRETAIRE

C’est le petit garcon a qui les Allemands ont coupé les mains en 1914.

312

Spectacle POINCARE

Qu’il n’applaudisse vraisemblable.

pas, qu’il crie bravo,

c'est plus

Reprenant encore son discours :

... Soldats tombés a Fontenoy, le soleil d’Austerlitz vous

contemple’... A la guerre comme a la guerre ! Un militaire de perdu, dix de retrouvés!! Il faut des civils pour faire des militaires !!! Avec un civil vivant on fait un soldat mort !!!! monuments

aux morts !

L’OUVREUSE, /interrompant.

Le général Weygand’. Le général Weygand entre en scéne

et annonce deux nouveaux Spectateurs.

WEYGAND Ces Messieurs du Comité des Forges’.

Les nouveaux Speclateurs se présentent. KRUPP Herr Krupp.

SCHNEIDER Monsieur Schneider.

POINCARE Messieurs du Comité des Forges, c’est a force de forger qu’on devient forgeron, c’est a force de ceinturer qu’on devient ceinturon... LE PUBLIC, au comble de l’enthoustasme. Des canons! Des canons!

Des munitions! Des munitions !

Un flic, le doigt aux léevres, tempére leur ardeur. LE FLIC

Taisez-vous. écoutent*.

Méfiez-vous.

Les oreilles ennemies

vous

La Bataille de Fontenoy

313

NICOLAS ET GUILLAUME II Bravo !

Schneider et Krupp s’inclinent. SCHNEIDER ET KRUPP Monsieur le Président, Nous sommes désolés, Mais les munitions On les a mélangées, Ca va faire mauvais effet !... POINCARE, avec un bon sourire.

Mais non, ¢a ne fait rien. Les obus frangais et les obus allemands sont de la méme famille. Vous n’avez qu’a partager. SCHNEIDER ET KRUPP, s’inclinant avec force courbettes.

Comme vous avez raison, Monsieur le Président, Merci, Monsieur le Président, Merci, Monsieur le Président, Merci...

La bataille se poursutt, Maus le canon tonne un peu moins fort. Quelques Speclateurs s’en vont.

JOFFRE La bataille est belle, la représentation réussie, mais je tombe de sommeil. Bonsoir et merci. (I/ héle un taxt.)

Chauffeur ! Quai de la Marne ! LE CHAUFFEUR Je suis pas bon... Je connais le refrain, on m’a déja eu en 14’. _ Il abaisse son petit drapeau rouge et il démarre. JOFFRE C’est malin !

POINCARE

Et d’une tristesse! Enfin, nous aurions de quoi gagner la Bérésina avec tous ces braves chauffeurs russes que nous avons a Paris’!

Spectacle

314

Il reprend le fil de son discours. Soldats tombés a Fontenoy ! Soldats tombés un peu partout...

Il est interrompu par le canon qui, Soudain, se tait, et la musique qui redouble d’ampleur : cent tambours, six trompettes. Qu’est-ce que c’est? LE SECRETAIRE L’armistice !

POINCARE

Déja! Enfin, de méme que la mobilisation n’est pas la guerre’, l’armistice n’est pas la paix. Lord Hay et le comte d’Auteroche réapparatssent au beau milieu de la scene du théatre des hostilités et saluent. LES SPECTATEURS

Victoire! Victoire! Victoire ! Et la Vittoire arrive et salue.

LA VICTOIRE Chers amis, je suis heureuse et fiére d’étre parmi vous et je... c’est-a-dire que... LES SPECTATEURS Gloire 4 notre France éternelle! Gloire 4 ceux qui sont morts pour elle! Gloire 4 Dieu au plus haut des cieux’! LA VICTOIRE Des cieux... des cieux...

Ceux qui ne font pas d’omelette sans casser les ceufs ont droit qu’a leur cercueil la foule vienne et prie?’!... Eh! Bonjour Monsieur du Corbeau... Jen connais d’immortels

qui sont de purs sanglots...

Représentation

315

Fesse queue doigt...

Advienne que pourri... Advienne que pourra... Tirez la bobinette la chevillette cherra Et caetera!... Et caetera!!... LES SPECTATEURS, en cheur. 75, ce joli petit joujou,

75, tous les boches en sont jaloux, 75, ce joli petit joujou, 75, c’est ca qui les rend tous fous? !... On entend pleurer Dérouleéde. LA NOURRICE, 4 Dérouleéde. Venez, monsieur Paul, la guerre est finie. LES SPECTATEURS,

en

cheur.

Remettez-nous ca! Remettez-nous ¢a! Remettez-nous ¢a! Remettez-nous ¢a! LE

RIDEAU

TOMBE

REPRESENTATION Des représentants de commerce du Peuple sont en scéne et échangent de terribles invedtives. Le rideau tombe et se reléve sans que les acteurs y aient prété attention et ils continuent

leur « conversation

».

« Qu’est-ce que cela peut faire que je lutte pour la mauvaise cause puisque je suis de bonne foi?

— Et qu’est-ce que ¢a peut faire que je sois de mauvaise foi puisque c’est pour la bonne cause? » Ils se saluent.

Le rideau tombe puis se reléve. Ils s’en apergoivent et s’invectivent.

ENTRACTE

L’ignorance ne s’apprend pas’. GERARD DE NERVAL.

Il y a certaines entreprises pour lesquelles un désordre soigneux est la vraie méthode. Regardez la foule de ceux qui ont envie de l’eau ! La mort eft un mur aveugle ot se cognent finalement toutes les tétes questionnantes. Larguez? ! HERMAN

MELVILLE.

J'ai soif de vie calme et paisible, de repos, d’honnéteté, out, je veux en finir avec les myStéeres et les crimes. FANTOMAS?.

Chose curieuse, c’est par la qu'il a fini : On l’engage pour lire le psautier auprés des défunts, en méme temps, il détrutt les rats et fabrique du cirage. « Ce serait le moment de leur lancer une boutetlle a la téte », pensat-je. Je pris une bouteille et... me versai & boire. J étais maladivement cultivé, comme il convient 4 un homme de notre époque.

Entraéhe

317

Bientét, nous imaginerons de naitre d’une idée'. DOSTOIEVSKI.

L’un se déguise en veuve et, d’un front solennel, pleure dans les matsons son mari Colonel’... VICTOR HUGO. J’en mourrai peut-étre>. GUILLAUME

APOLLINAIRE.

Maintenant qu’elle ne questionnait plus la Terre en créature révoltée, elle entendatt une voix basse courant au ras du sol, la

voix d’adieu des plantes, qui se soubattaient une mort heureuse*. EMILE ZOLA.

Jats quelqu’un de gat. ... Soyez heureux ! J’aime aussi les bétes, on en a bien chez vous ? dans les jardins Prenez-moi pour gardien des bétes. J’aime les bétes?. MAIAKOVSKI.

Un poisson qui vole dans l’eau, qui sort la téte, laisse le corps dans l’eau...

L’eau froide est bonne comme la plute. POUSSINE®.

La gloire est le deuil éclatant du bonheur’. MADAME DE STAEL. Celui dont le visage ne donne pas de lumiére ne deviendra jamais une étotle®, WILLIAM BLAKE. Cette étrange étoile, 11 y a de cela trots siécles, c’est mot qut, les mains crispées et les yeux rutsselants, aux pieds de ma bien-aimée, |’at proférée a la vie avec quelques phrases passionnées. Ses brillantes fleurs sont les plus chéres de tous les réves non

318

Spectacle

réalisés et ses volcans sont les passions du plus tumultueux et du plus insulté des ceurs'. EDGAR POE. Si nous prenons le train pour nous rendre a Tarascon ou a Rouen, nous prenons la mort pour aller dans une Eétoile. Etant donné les corps que nous avons, nous avons besoin de vivre avec les copains. J'ai cherché a exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines. Les choses parlent d’elles-mémes’...

VINCENT VAN GOGH. ... Tout cela, au milieu d’un bombardement comme météorique d’atomes qui se feraient voir grain a grain, preuve que Van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, maw qui seratt par le fait méme, un formidable musicien’. ANTONIN

ARTAUD.

Ceux qui écoutent aux portes, entendent toujours quand on Se dispute et jamais quand on rit. CLAUDY‘“.

Mort aux vaches et au champ d’honneur? ! BENJAMIN PERET.

Je vous déclare avec obéissance... Le brave soldat scHVEIK®. La butte rouge c’est son nom

L’baptéme s’fit un matin ou tous ceux qui montérent

tombérent dans le ravin Aujourd’hui ya d’la vigne Ceux qui boiront de ce vin boiront le sang des copains’... MONTEHUS.

Entratte

319

Tant d’amour dans un st petit ceur... JANINE’.

Nous commengons toujours notre vie par un crépuscule admirable. Tout ce qui nous aidera, plus tard, a nous dégager de nos déconvenues s’assemble autour de nos premiers pas. Aucun oeau n’a le ceur de chanter dans un buisson de questions?

RENE CHAR. Tant que le jour ne nous saute pas a la figure il convient de croire aux édens?, HENRI PICHETTE. Je suis le néant gai ! AIROLO‘.

Un homme en train de se noyer épie une femme qui se donne la mort?

URS GRAF. C’est comme si je recevas trois ou quatre fow la vie, trou ou quatre fow la mort’.

XAVIER FORNERET. Aimez-vous les uns sur les autres.

Pensée pieuse écrite sur l’album

d’une petite fille. H6tel de Nice, rue des Beaux-Arts, 1943.

Mon nom est écrit sur mes talons, quand mes talons seront usés mon nom sera efface. Un petit garcon grec, rue Dauphine, au coin de la rue du Pont-de-Lodi.

« Il n’est pas né dans une creche ! — 02 eft-il né alors ? — Dans une clinique. — Pourquoi dans une clinique ? — L’opération du Saint-Esprit. » PIERROT, 10 ans, a Pékin.

320

Spectacle

J'ai ma femme avec moi dans mon lit méme quand je suis debout.

J'ai scalpé le public. le jour de Noél.

J'ai mis ma verge dans toutes les cheminées

Je signe la Paix et je vais porter le buvard aux Invalides’. ANDRE BRETON €t PAUL ELUARD. Tous ceux qui me plaignent me sont étrangers, c’est pourquoi jai pu aujourd’hui vous avouer que j étais heureuse. CAMILLE’.

Persuadez-vous que j'ai beaucoup plus mal dans le corps des autres que dans le mien?.

HENRI MICHAUX. Le perroquet disait : S1 le ressort pouvatt casser, cela arrangeratt les choses et ce serait seulement la faute de la destinée.

ANDRE VIREL*. Quand les individus affrontent le monde avec tant de courage, le monde ne peut les briser qu’en les tuant. Et naturellement 11 les tue. Le monde brise les individus, et chez beaucoup, 1l se forme un

cal a l’endroit de la fracture; mais ceux qui ne veulent pas se laisser briser, alors ceux-la, le monde les tue. Il tue indifféremment les trés bons et les trés doux et les trés braves. Si vous n’étes pas parmi ceux-la, 1] vous tuera aussi, mats en ce cas il y mettra le temps... ERNEST

HEMINGWAY.

Accaparer ou séparer : voila ce qu’tls veulent. JANINE®.

Au Brésil, j'ai voulu abattre toute une forét pour faire le portrait du seul arbre qui me platsait. GAUTHEROT’.

Tiens, la foule !

Mon frére PIERRE, tout petit, devant un plat de lentilles.

Entracte

321

Un éléphant dans sa baignoire Et les trou enfants dormant Singuliére singuliére histotre Histoire du soleil couchant'. PHILIPPE SOUPAULT. La manivelle de satin Trois petits chats dans une baignoire tournent la manivelle de satin et s’en vont dans les broussailles Et partir et revenir, et partir et reventr, Et partir et revenir. Et mangérent leur déjeuner. Ton... Ton... MINOUTE’,

quatre

ans.

Ob! Il remonte dans la bouteille et 1l redescend. C'est Merdézut...

Merdézut qu’il s’appelle ! MINOUTE, a trois ans, devant un ludion dans un bocal. Chaque pot avatt sa couleur écrite sur lui, mats, naturellement, les chatons ne savatent pas lire. Ils ne les reconnaissaient que par les couleurs. « C’est trés facile, disait Sage, le rouge est rouge. — Le bleu est bleu », disait Image. LES CHATONS BARBOUILLEURS?. Maz nous autres, les hiboux, en nous servant d’une seule de nos oretlles, nous sommes capables de vous dire la couleur d’un

petit chat rien qu’a la maniére dont il cligne de l’eil dans la nuit’,

Doéteur DOLITTLE.

La réalité elle-méme aussi est un prodige. GERSTEDT’.

Le soldat eft persuadé qu’un certain délai indéfiniment prolongeable lui sera accordé avant qu'il soit tué, le voleur avant qu'il soit pris, les hommes en général avant qu’ils atent a mourtr.

322

Spectacle

C’est la l’amulette qui préserve les individus — et parfows les peuples — non du danger mais de la peur du danger, en réalité de la croyance au danger, ce qui, dans certains cas, permet de les braver sans qu’il sott besoin d’étre brave'. MARCEL PROUST. ... Aux quatre coins du lit quat’ bouquets de pervenches Dans le mitan du lit la riviére et profonde Tous les chevaux du roi pourratent y botire ensemble Nous y serons heureux jusqu’a la fin du monde... LES

MARCHES

DU

PALAIS’.

... Mats que dirat-je de la poésie ? Que dirat-je de ces nuages, de ce ciel ? Regarder, les regarder, le regarder, et rien de plus. Tu comprendras qu’un poete ne puisse rien dire de la poésie : laisse cela aux critiques et aux professeurs. Mais ni tot, nt mot, ni aucun poéte, ne savons ce que c’est que la poésie’...

FEDERICO GARCIA LORCA. City Light’.

CHARLIE CHAPLIN.

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Halse

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[TOUR

DE

CHANT]

UN RIDEAU ROUGE SE LEVE DEVANT UN RIDEAU NOIR... Un rideau rouge se léve devant un rideau noir Devant ce rideau noir Yves Montand avec le regard de ses yeux |’éclat de son sourire les gestes de ses mains la danse de ses pas wu

dessine le décor Et la couleur vocale de sa voix éclaire le paysage de NewOrléans Old-Belleville! and Vieux-Ménilmontant ou l’on entend soudain la chanson mouvementée des plus anciens échos de Florence quand les oiseaux du jour lui disent au revoir de nuit au Giardino di Boboli? avant de regagner la porte d’Italie pour voir couler la Seine qui traverse Paris et puis gagner la mer pour aller voir Harlem ov il y a pour chanter sept dimanches par semaine Et puis dans ce décor ou le cété jardin donne sur le cété cour Luna Park? l’usine aux populaires et modiques prodiges aujourd’hui démolie saccagée et rasée avec |’assentiment des gens fort cultivés en un clin d’ceil et en un tour de main se rebatit Et sa bonne humeur mécanique reprend du poil de la Féte

et sa joyeuse sidérurgie inoffensive et bon enfant se reprend a tourner rond

324

Spectacle

dans le tour de chant d’Yves Montand Et c’est une nouvelle fois dans un nouvel instant *» les amours les délices les orgues de Barbarie avec de grands bonshommes de pain d’épice enlacant leurs douces petites femmes rousses au chaud regard de miel dans la grande malle des Indes ou s’allument encore de nos jours a Paris Na les derniers feux de Bengale de la féte a Neuilly Mais les amulettes de la magie s’éteignent aussi vite qu’une allumette de la régie frottée sur un trottoir balayé par la pluie Le Palais des Mirages s’enfonce dans la pénombre ou plus rien maintenant ne bouge © Rien d’autre que des ombres disant leurs peines

a

murmurant sans cesse a voix basse les couplets de leur espoir et les refrains de leurs désirs et la complainte de leurs soucis et les hauts cris de leur détresse Et Yves Montand fraternellement préte l’oreille a ces vrais cris préte sa voix a cette détresse

Pourtant Yves Montand ne pousse pas la romance D’autres chanteurs et parfois méme les meilleurs Vont poussée avant lui Mais un beau jour a elle est tombée par terre la Romance et elle s’est endormie les yeux embués des larmes d’un trop parfait ennui et bercée en public et en exclusivité par les chanteurs de charme les roucouleurs de la douleur les chagrineurs de l’amour les rémouleurs de la mélancolie > les rétameurs patentés de la saine et vieille gaité et de la grivoiserie gauloise de bon aloi

"s)

Un rideau rouge se leve devant un rideau noir...

60

65

70

7a

8S

8a

325

Et depuis la romance c’était presque toujours pour la plupart du temps la belle au bois se rendormant quand survenait triomphalement annoncé par les trompettes de la publicité un nouvel astre un nouveau charmeur de serments a sornettes sur son paillasson volant un nouveau prince ab-so-lu-ment chaaarmant Et un autre beau jour au beau milieu d’une nuit ou dans le méme parcours en fin d’aprés-midi la romance se réveille avec au pied du lit ce grand garcon vivant ingénu et lucide viril tendre et marrant qui déja s’appelle Yves Montand Voyant qu'il n’a pas la mort dans |’4me elle ne perd pas son temps a se demander ce qu’il peut bien avoir dans le corps ou si elle a regu un grand coup de foudre au coeur Elle se léve et tombe dans ses bras et il la fait danser la romance car il ne tient pas en place Yves Montand A peine est-il en scéne qu'il est déja dans la salle

au beau milieu des spectateurs 90

A peine eSt-il dans la salle que tout le monde est ailleurs et la romance et lui et puis les spectateurs Et méme les plus sceptiques parmi les plus aisés et les plus connaisseurs et qui ne viennent pas au spectacle pour se distraire mais seulement pour passer une soirée

en donnant ainsi le coup de grace a une trop fastueuse et monotone journée et qui ne somnolaient que d’un

326

9a

10 S

10 a

Spectacle

ceil en veillant sur leurs deux oreilles bercés par la mélodie du sommeil dans leur confortable fauteuil restent tout d’abord médusés Comme de trés opulents passagers d’une trés opulente traversée nageant dans l’opulence d’une mer soigneusement démontée apercevant au loin tout seul sur un radeau un heureux naufragé chantant pour les sirénes et leur menu fretin d’une voix simple et belle aux échos enfantins ce qui lui fait plaisir et ce qu'il aime a chanter en remuant ciel et terre et des pieds et des mains Puis comme de trés fastueux allongés de sleeping réalisant soudain que c’est peut-étre le mécanicien qui méne vraiment le grand train ils se laissent entrainer a leur tour dans ce voyage sans autre horaire que celui de l’amour et du beau temps et de la pluie et du bonheur et du malheur et de la mort et de la vie et de l’humour.

REFRAINS

Des petites filles courent chantant'.

ENFANTINS

dans les couloirs du théatre en

Ouh ouh ouh ouh C’est la chanson du loup garou Ot ou > quand quand comment comment pourquoi pourquoi Ouh ouh ouh ouh ' C’est la chanson du loup garou

Marche ou créve

Il pleut Il pleut Il fait beau! Il fait du soleil Il est t6t

' Tl se fait tard Il Il Il toujours I] » Toujours Il qui pleut et qui neige

Toujours I] qui fait du soleil Toujours I Pourquoi pas Elle Jamais Elle * Pourtant Elle aussi souvent se fait belle!

MARCHE

OU CREVE

Le ventre creux les pieds en sang marchons marchons marchons gaiement On touche que le quart d’une ration le bidon est rempli de courants d’air > mais nous portons la fourragére

L’été a l’ombre des drapeaux on est au frais il fait si beau Ceux qui tomberont d’insolation seront sirs de pas claquer cet hiver '° d'une bonne congestion pulmonaire. Marche ou créve Marche ou créve... Ot allons-nous? Nous allons dans le nord on a besoin de nous ‘6 Nous on est du sud

pourquoi y allons-nous? Nous allons dans le nord

parce qu’il y a des gréves Marche ou créve... marche ou créve... 20 marche ou créve. ;

am

328

Spectacle Toi t’es vigneron dans |’midi et c’est dans le nord qu’y a la gréve Si on te laissait dans ton pays et qu’on te donne |’ordre de tirer » tu ne tirerais pas sur ton pére Moi j’suis pécheur dans |’Finistére explique-moi pourquoi je tirerais sur un mineur du Pas-de-Calais Tous les travailleurs sont des fréres © Faut pas nous laisser posséder. Od allons-nous ? Marche ou créve Marche ou créve...

Rien a faire s'il faut tirer sur nos fréres

On refuse pas d’tirer On peut pas tirer On peut pas viser le fusil est bouché “© la gachette rouillée les cartouches mouillées Rien a faire... Rien a faire... Rien 4a faire... Rien.

EN ETE COMME

EN HIVER

En été comme en dans la boue dans la couché sur de vieux homme dont les souliers > regarde au loin les

hiver poussiére journaux prennent |’eau bateaux.

Prés de lui un imbécile un monsieur qui a de quoi tristement péche a la ligne Il ne sait pas trop pourquoi

En été comme en hiver

© i] voit passer un chaland et la nostalgie le prend Il voudrait partir aussi trés loin au fil de l’eau et vivre une nouvelle vie ' avec un ventre moins gros. En été comme en hiver dans la boue dans la poussiére couché sur de vieux journaux Vhomme

dont les souliers prennent |’eau

> regarde au loin les bateaux. Le brave pécheur a la ligne sans poissons rentre chez lui Il ouvre une boite de sardines et puis se met a pleurer * Jl comprend qu'il va mourir et qu'il n’a jamais aimé

Sa femme le considére et sourit d’un air pincé C’est une trés triste mégére une grenouille de bénitier.

* En été comme en hiver dans la boue dans la poussiére couché sur de vieux journaux homme dont les souliers prennent l'eau regarde au loin les bateaux.

* Tl sait bien que les chalands sont de grands taudis flottants et que la baisse des salaires fait que les belles mariniéres et leurs pauvres mariniers “© proménent sur les riviéres toute une cargaison d’enfants

abimés par la misére en été comme en hiver et par n’importe quel temps.

329

330

Spectacle

SANGUINE

La fermeture éclair a glissé sur tes reins et tout l’orage heureux de ton corps amoureux

au beau milieu de l’ombre a éclaté soudain > Et ta robe en tombant sur le parquet ciré n’a pas fait plus de bruit qu'une écorce d’orange tombant sur un tapis Mais sous nos pieds ses petits boutons de nacre craquaient comme des pépins ‘0 Sanguine joli fruit la pointe de ton sein a tracé une nouvelle ligne de chance dans le creux de ma main '’ Sanguine joli fruit Soleil de nuit.

IL

A TOURNE

AUTOUR

DE MOI

Il a tourné autour de moi pendant des mois des jours des heures et il a posé la main sur mon sein en m’appelant son petit coeur > Et il m’a arraché une promesse comme on arrache une fleur 4 la terre Et il a gardé cette promesse dans sa téte comme on garde une fleur dans une serre J'ai oublié ma promesse

Chant song

331

‘0 et la fleur tout de suite a fané Et les yeux lui sont sortis de la téte il m’a regardée de travers et il m’a injuriée Un autre est venu qui ne m’a rien demandé 'S mais il m’a regardée toute entiére Déja pour lui j’étais nue de la téte aux pieds et quand il m’a déshabillée je me suis laissée faire 2 Et je ne savais pas qui c était.

CHANT

Moon lune chant song riviére river garden réveur > petite house little maison

Chant song chant song bleu song © et oiseau bleu blood sang and bird oiseau bleu song red sang chant song 4 chant song

SONG

Chant song chant song blue song et oiseau bleu 0 blood sang and bird oiseau blue song red sang Oh girl fille oh yes je t'aime > oh oui love you oh girl fille oh flower girl je t'aime tant Oh girl fille 0 oh oui love you

332

Spectacle Oh flower girl children enfant °° oh yes je t'aime je t'aime tant

Moon lune chant song riviére réveur garden river 5 r€éve dream mer sea

t'aime tant t'aime tant time temps > time temps time temps time temps et tant et tant et tant et tant ° et tant et temps.

Thank you moon lune thank you “ mer sea

4a

Moon lune chant song riviére river garden réveur children enfant mer sea time temps

CHANSON

DES SARDINIERES

Tournez tournez

petites filles tournez autour des fabriques bient6t vous serez dedans > tournez

tournez

filles des pécheurs filles des paysans Les fées qui sont venues autour de vos berceaux ' les fées étaient payées par les gens du chateau elles vous ont dit l’avenir et il n’était pas beau

Tournesol

333

Vous vivrez malheureuses 'S et vous aurez beaucoup d’enfants beaucoup d’enfants qui vivront malheureux et qui auront beaucoup d’enfants qui vivront malheureux * et qui auront beaucoup d’enfants beaucoup d’enfants qui vivront malheureux et qui auront beaucoup d’enfants beaucoup d’enfants > beaucoup d’enfants... Tournez tournez

petites filles tournez autour des fabriques bient6t vous serez dedans *° tournez

tournez

filles des pécheurs filles des paysans.

TOURNESOL Tous les jours de la semaine En hiver en automne

Dans le ciel de Paris Les cheminées d’usine ne fument que du gris > Mais le printemps s’améne une fleur sur |’oreille! Au bras une jolie fille Tournesol Tournesol C’est le nom de la fleur Le surnom de la fille '0 Elle n’a pas de grand nom pas de nom de famille

Et danse au coin des rues A Belleville a Séville Tournesol Tournesol Tournesol Valse des coins de rues

334

Spectacle 'S Et les beaux jours sont venus La belle vie avec eux

Le génie de la Bastille fume une gitane bleue Dans le ciel amoureux Dans le ciel de Séville dans le ciel de Belleville

* Et méme de n’importe ot Tournesol Tournesol C'est le nom de la fleur Le surnom de la fille.

LA BELLE VIE Dans les ménageries Il y a des animaux

Qui passent toute leur vie Derriére des barreaux > Et nous on est des fréres De ces pauvres bestiaux On n’est pas a plaindre On est a blamer

On s’est laissé prendre Qu’est-ce qu’on avait fait Enfants des corridors Enfants des courants d’air Le monde nous a foutus dehors La vie nous a foutus en l’air

'’ Notre mére c’est la misére

Et notre pére le bistrot Elevés dans des tiroirs

En guise de berceau On nous a laissés choir 2? Tout nus dans le ruisseau

Dés notre plus jeune Age Parqués dans les prisons Nous dormons dans des cages

Et nous tournons en rond

Aubervilliers

* Sans voir le paysage Sans chanter de chansons!

On n’est pas a plaindre On est a blamer

On s’est laissé prendre © Qu’est-ce qu’on avait fait Enfants des corridors Enfants des courants d’air Le monde nous a foutus dehors

La vie nous a foutus. en l’air.

AUBERVILLIERS

I CHANSON

DES

ENFANTS

Gentils enfants d’Aubervilliers Vous plongez la téte la premiére Dans les eaux grasses de la misére Ot flottent les vieux morceaux de liége > Avec les pauvres vieux chats crevés Mais votre jeunesse vous protege Et vous étes les privilégiés

D’un monde hostile et sans pitié Le triste monde d’Aubervilliers '0 Ou sans cesse vos péres et méres

Ont toujours travaillé Pour échapper a la misére

A la misére d’Aubervilliers A la misére du monde entier '> Gentils enfants d’Aubervilliers Gentils enfants des prolétaires Gentils enfants de la misére Gentils enfants du monde entier Gentils enfants d’Aubervilliers * C’est les vacances et c'est l’été Mais pour vous le bord de la mer La céte d’azur et le grand air C’est la poussiére d’Aubervilliers

33)

336

Spectacle Et vous jetez sur le pavé » Les pauvres dés de la misére Et de l’enfance désceuvrée Et qui pourrait vous en blamer Gentils enfants d’Aubervilliers

Gentils enfants des prolétaires *° Gentils enfants de la misére Gentils enfants d’Aubervilliers.

II CHANSON

DE L’EAU

Furtive comme un petit rat Un petit rat d’Aubervilliers

Comme la misére qui court les rues *» Les petites rues d’Aubervilliers L’eau courante court sur le pavé

Sur le pavé d’Aubervilliers Elle se dépéche Elle est pressée

“ On dirait qu’elle veut échapper Echapper a Aubervilliers Pour s’en aller dans la campagne Dans les prés et dans les foréts Et raconter a ses compagnes © Les riviéres les bois et les prés Les simples réves des ouvriers Des ouvriers d’Aubervilliers.

III CHANSON

DE

LA SEINE

La Seine a de la chance

Elle n’a pas de soucis °° Elle se la coule douce Le jour comme la nuit Et elle sort de sa source Tout doucement sans bruit Et sans se faire de mousse °° Sans sortir de son lit Elle s’en va vers la mer En passant par Paris

Les enfants qui s’aiment

337

La Seine a de la chance Elle n’a pas de soucis %° Et quand elle se proméne Tout le long de ses quais Avec sa belle robe verte Et ses lumiéres dorées Notre-Dame jalouse *® Immobile et sévére Du haut de toutes ses pierres La regarde de travers Mais la Seine s’en balance Elle n’a pas de soucis 77 Elle se la coule douce Le jour comme la nuit Et s’en va vers le Havre Et s’en va vers la mer En passant comme un réve

> Au milieu des mystéres Des miséres de Paris.

LES ENFANTS QUI S’AIMENT Les enfants qui s’aiment s’embrassent debout

Contre les portes de la nuit Et les passants qui passent les désignent du doigt Mais les enfants qui s’aiment > Ne sont la pour personne Et c’est seulement leur ombre

Qui tremble dans la nuit Excitant la rage des passants Leur rage leur mépris leurs rires et leur envie ' Les enfants qui s’aiment ne sont la pour personne Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit Bien plus haut que le jour Dans |’éblouissante clarté de leur premier amour'.

Spectacle

338

L’ENSEIGNEMENT

LIBRE

En entendant parler d’une société sans classes Venfant réve d’un monde buissonnier > Et c’est avec une bienveillante indifférence

qu il sourit lorsque le professeur de Vive la France lui apprend qu’il est le dernier' Et quand le méme éducateur ' lui préche son grand Crédit-Credo l'enfant ne comprend pas un prétre-mot a toutes ses homélies-mélo et ne préte aucune attention a toute cette Edification ' Et c’est en souriant qu’il apprend que de méme qu’en Histoire de France il est le dernier des derniers au Catéchisme de Persévérance Vous devriez avoir honte © lui dit le Mortificateur Pourquoi aurais-je honte dit l'enfant? Ne m/’avez-vous pas dit vous-méme et il n’y a pas si longtemps » Les derniers seront les premiers

Alors j’attends.

Los Olvidados

339

LOS OLVIDADOS La derniére fois que j’ai vu Luis Bunuel

c’était a New York en 1938 et en Amérique du Nord' Je Vai vu avant-hier soir a Cannes de trés loin et de trés prés > Il n’a pas changé Luis Bunuel n’est pas montreur d’ombres d’ombres ensoutanées d’ombres consolantes consolées et confortablement martyrisées '° Et comme il y a des années le massacre des innocents le blesse et le révolte lucidement généreusement

sans qu'il éprouve le moins du meilleur monde la salutaire nécessité d’un bouc émissaire planté en croix pour le légitimer ce massacre

Luis Bunuel n’est pas un montreur d’ombres plutét un montreur de soleils mais méme quand ces soleils sont sanglants * i] les montre innocemment

Olvidados los olvidados Quand on ne connait pas la langue > on croirait des arbres heureux los olvidados des platanes ou des oliviers Los olvidados petites plantes errantes °° des faubourgs de Mexico-City’ prématurément arrachées au ventre de leur mére

340

Spectacle au ventre de la terre et de la misére

3a

Los olvidados enfants trop tét adolescents enfants oubliés relégués

4 i)

pas souhaités Los olvidados la vie n’a pas eu le temps de les caresser Alors ils en veulent a la vie et vivent avec elle 4 couteaux tirés Les couteaux

4a

que le monde adulte et manufacturé leur a trés vite enfoncés dans un coeur qui fastueusement généreusement battait

et heureusement

°° Et ces couteaux

ils les arrachent eux-mémes de leur poitrine trop tdét glacée

et ils frappent au hasard au petit malheur entre eux > a tort et a travers

6 i)

pour se réchauffer un peu Et ils tombent publiquement en plein soleil mortellement frappés Los olvidados enfants aimants et mal aimés assassins adolescents assassinés

& Mais

au milieu d’une féte foraine un enfant épargné sur un manége errant sourit un instant en tournant

70 Et son sourire c’est le soleil qui se couche et se léve en méme

temps

Et le beau monde gringant des officielles festivités

Lorsqu’un vivant se tue...

341

illuminé par ce sourire embelli par ce soleil ” respire lui aussi un instant et un petit peu jaloux se tait

La derniére fois que j'ai vu Luis Bunuel c’était a Cannes un soir sur Ja Croisette en pleine misére a Mexico-City 8 Et tous ces enfants qui mouraient atrocement sur |’écran étaient encore bien plus vivants que beaucoup parmi les invités.

LORSQU’UN VIVANT SE TUE... Lorsqu’un vivant se tue, c’est chez les vivants, une grande effervescence. Comme lorsque la maison flambe, qu’on baptise le petit ou qu’on écrase le chat avec la voiture d’enfant par inadvertance. « Nous le voyions si souvent, le sourire aux lévres et le verre a la main, et il s’est tué lui-méme, c’est a peine croyable... — Et pour quelle raison ?... » Et tous de trouver les réponses. Singuliére et peu vivante question, singuliéres et peu vivantes réponses. Souvent, les hommes réclament ce qu’ils appellent la Vérité : avec incohérence, mais avidement leurs yeux

supplient qu’on leur mente. Beaucoup parmi eux vivent de simulacres et ces simulacres leur sont plus indispen-

sables que le pain, l’eau, le vin, l'amour ou les lacets de leurs chaussures. Par chance et malchance et par concours de circonstances,

enfance privilégiée, chute sur la téte, enfin

n’importe quoi, celui qui veut et qui peut échapper a cette affreuse facon de vivre et qui sait qu’au-dela du quai les tickets sont tout de méme valables, puisqu’il n’a pas pris de ticket essaye de vivre autrement, essaye de vivre vivant. Parfois il réussit.

342

Spectacle

Et comme l'autre prouvait le mouvement en marchant il prouve le bonheur en étant heureux. Et il s’habitue a cette vie. Mais presque tout s’unit contre les vivants vivants. Et c’est le choeur des méprisants : « Regardez celui-la, il se laisse vivre et il ne donne pas ses Raisons! » Parfois le vivant en a marre. Parfois un étre qui adore la vie se tue tout vif et sourit a la vie en mourant. Le cheval calculateur qui se tue en pleine représentation, en pleine piste, le public suppose qu’ila fait une erreur dans ses chiffres et qu’il ne peut supporter un pareil déshonneutr. Brave cheval calculateur! Tout petit, quand, a coups de fouet, on t’apprenait a faire semblant de compter, déja tu pensais 4 mourir, mais personne ne le savait.

LE NOYE Pendant un temps donné! retrouvé

oublié a

1

Il parlait de sa mort et il en parlait comme si de rien n était Et puis apres il l’oubliait Et puis avant dans le méme temps elle revenait Il ne la trouvait pas mauvaise un gout d’autrefois un gout d’un certain temps Pourtant c’était la mort a venir et elle allait et elle venait?

' partant et revenant

en méme temps que la vie Quelle était cette personne installée la déja comme chez elle en lui * et peut-étre jolie C’était peut-étre aussi tout simplement la vie

De grands cochers...

343

maquillée pour un temps donné donné n’importe ot par n’importe quoi pour n’importe qui

C’était peut-étre aussi la nuit belle comme

le jour'

c’ était peut-étre sirement le jour beau comme

la nuit

c’était déja peut-étre l’avenir déja fini c’était encore peut-étre tout le monde travesti pour les rares jours de féte de ce monde qu’on oublie Pour le noyé la mort c’est la mer Et pour la mer le noyé c’est peut-étre un peu de sa vie 30 Mais si vous demandez au noyé ce qu'il pense de la mer Si vous lui demandez son avis sur la vie de la mort et l’amour de la vie sur la mort de la vie

sur la vie de |’amour la plus légére écume des vagues de cette mer du plus lointain de ses nouvelles et si vieilles riviéres sourit sans vous répondre a vous sans répondre pour lui? “© sans répondre de lui’. wea

DE GRANDS

COCHERS...

De grands cochers intégres et protecteurs des bétes sur le siége du carrosse w

S

ou leurs fesses sont posées agitent au bout d’une perche une carotte pourpre et les cochers stimulent les centaures attelés en poussant de grands cris Vive la liberté Et les centaures galopent éblouis enivrés route de la révolte sans jamais s’arréter.



344

Spectacle

LE DERNIER CARRE Un alcoolonel d’infanterie tropicale frappé d’hémiplégie anale s’écroule dans le tourniquet aux tickets bloquant 4 lui seul > V’entrée de toute une exposition coloniale Ses derniéres paroles Ils ne passeront pas.

LES MYSTERES DE SAINT-PHILIPPE-DU-ROULE Poursuivi par une chaisiére un baton de chaise s’enfuit pour aller vivre sa vie Un fidéle distrait va s’asseoir > sur la chaise maintenant a trois pieds Il s’écroule On le reléve a la fin de la Messe le tronc fracturé Et de ce tronc s’échappent des milliers de piéces de monnaie qui roulent sur les dalles ' Un vrai scandale !

SUR LE CHAMP Somnambule en plein midi! je traverse le champ de manceuvres ot les hommes apprennent a mourir

Empétré dans les draps du réve

Sur le champ

345

> je titube comme un homme ivre Tiens un revenant dit le commandant Non

un réfractaire seulement dit le capitaine ‘© En temps de guerre son affaire est claire dit le lieutenant d’autant plus qu’il n’est pas vétu correctement Pour un réfra¢taire un costume de planches ' c’est habit réglementaire dit le commandant Une grande planche dessus une grande planche dessous une plus petite du cété des pieds * une plus petite du cdété de la téte tout simplement Excusez-moi je ne faisais que passer

je dormais quand le clairon a sonné * Et il fait si beau dans mon réve que depuis le début de la guerre je fais jour et nuit la grasse matinée Le commandant dit Donnez-lui un cheval une hache un canon flammes un cure-dents un tournevis

°° Mais qu'il fasse son devoir sur le champ Je n’ai jamais su faire mon

devoir

je n’ai jamais su apprendre une lecon Mais donnez-moi un cheval je le ménerai a l’abreuvoir % Donnez-moi aussi un canon je le boirai avec les amis Donnez-moi... et puis je ne vous demande rien je ne suis pas réglementaire “ le casse-pipe n’est pas mon affaire Moi je n’ai qu’une petite pipe une petite pipe en terre

un lance-

346

Spectacle

en terre réfractaire et j’y tiens “> Laissez-moi poursuivre mon chemin en la fumant soir et matin

Je ne suis pas réglementaire

Sur le sentier de votre guerre’ © je fume mon petit calumet de paix Inutile de vous mettre en colére je ne vous demande pas de cendrier.

ON C’est un mardi vers quatre heures de |’aprés-midi au mois de Février dans une cuisine il y a une bonne qui vient d’étre humiliée > Au fond d’elle-méme

quelque chose qui était encore intact vient d’étre abimé saccagé

Quelque chose qui était encore vivant ' et qui silencieusement riait Mais on est entré

on a dit un mot blessant a propos d’un objet cassé ' et la chose qui était encore capable de rire s'est arrétée de rire a tout jamais Et la bonne reste figée figée devant |’évier et puis elle se met a trembler *» Mais il ne faut pas qu’elle commence a pleurer Si elle commengait 4 pleurer la bonne 4a tout faire elle sait bien qu’elle ne pourrait rien faire pour s’arréter

> Elle porte en elle une si grande misére elle la porte depuis si longtemps

Un homme et un chien comme

347

un enfant mort mais tout de méme encore un

petit peu vivant Elle sait bien

que la premiére larme versée 3° toutes les autres larmes viendraient et cela ferait un tel vacarme qu’on ne pourrait le supporter

et qu’on la chasserait et que cet enfant mourrait tout a fait! % Alors elle se tait.

UN HOMME

ET UN CHIEN

Sur la table, l’assiette, sur l’assiette, un fromage.

L’homme s’habitue aux choses et si on lui dit que le fromage est un monde, un monde aussi curieux qu’un autre, il éclate de rire tristement et la bouche pleine de ce qu'il mange, continue a rire en mangeant. Puis, pour se rassurer, il appelle le fromage par son nom de famille. Gruyére ou bien Cantal. Le Gruyére est troué, le Cantal c’est un pays, une province. L’homme est renseigné, rassuré. Habitué depuis toujours a confondre vautour avec alentour et une palourde avec une autre palourde, habitué a se tromper, préférant souvent dans son choix la morte a la vivante, habitué 4 en tomber malade, habitué a se réunir avec les autres qui, eux aussi, en sont tombés malades, habitué a se rendre avec eux en longs cortéges plaintifs et mornes et résignés a la grande Basilique de Notre-Dame-de-la-Palourde, habitué 4 en revenir guéri, habitué 4 en mourir, habitué, habité d’habitudes. Hanté.

Ils étaient quatre dans la salle a manger de |’hétel, c’était au bord de la mer et c’est pour cela que plus haut les palourdes sont prises en exemple.

Quatre. Le fromage, le pain et l’>homme et puis un chien.



348

Spectacle

Sans parler des autres, le vent dans les branches, les

poissons séchés sur le mur, les pécheurs dans leurs barques et leurs barques sur la mer. Ils étaient quatre a cOté des assiettes, des verres et des fourchettes. Et des couteaux. Simples accessoires, ustensiles familiers qui pourtant gardaient leur indépendance, leur personnalité. Ceci se passant en Bretagne, il convient de noter que malgré le passage d’une procession devant la fenétre grande ouverte, malgré les chants des prétres et l’ombre de la croix, les couverts

Pas le moindre comportement. Couverts.

s’obstinérent a rester couverts.

changement

dans

leur plus simple

Couteaux, fourchettes, cuillers, grandes et petites, objets simples, utiles et raisonnables, a cause de votre attitude

en cette circonstance, je pense souvent a vous avec respect. Couverts. Cuillers, fourchettes, petits et grands couteaux, je vous tire le chapeau. Le chien n’était a personne, aussi était-il entré la, comme chez lui. Le vent du large, d’accord avec la porte, lui avait frayé un passage. Venant de trés loin, |’>homme avait trés faim.

Disparition du fromage et disparition du pain. Et le chien assis sur le sol regarde |’homme assis sur sa chaise. Largesse, largesse ! D’un geste large et large l'homme jette au chien les crottes du fromage. Oh! le bon, le brave chien. Sa queue n’a pas le temps nécessaire pour remuer de

joie et de

reconnaissance

que

déja

les crofites

sont

mangées.

Mais son regard plaintif est si doux que l’homme en est ému jusqu’au plus profond de lui-méme. Et homme se léve et s’en va. Et le chien le suit. Partout maintenant, le chien suit l’homme, qui s’habitue

a lui, et devient son maitre, voyant que le chien le suit.

Un homme et un chten

349

Partout, par le soleil, dans l’ombre ou sous la pluie, dans

les bureaux de poste, les places et les jardins publics, |’humain marche la canne a la main avec derriére lui;son chien.

« Mon bon, mon brave et bon vieux chien, toi seul peux me comprendre, mon bon vieux fidéle chien! » Parfois il se retourne, inquiet, mais son inquiétude se calme, comme

il voit toujours derriére lui, son ombre de

viande inférieure, son chien qui souffle mais toujours le suit. Le Maitre est laid mais le chien fait le beau ! Une femme s’arréte et lui flatte le museau. L’homme sourit et la femme dit son prix. Et voila le Maitre nu avec la femme nue. Et voila le chien seul couché sur le tapis. Le matin, l'homme

se léve, s’habille, met l’argent sur

la cheminée, cependant que la femme dort encore ou feint de dormir, révant a de vrais plaisirs. L’>homme cogne du pied le chien qui dormait, et bientét les voila tous deux dehors sous la pluie. Une autre femme passe, une chienne en laisse. L’homme hfte le pas sans regarder la femme qui, elle non plus, ne le regarde pas. Lachienne s’arréte un instant, sans doute a cause du chien. Mais le chien suit son maitre qui ne cesse de presser le pas. Et le temps fait ses tours de passe-passe, quelques mois,

quelques années, la nouvelle lune, le nouvel an et tout de suite, trés vite, les plus récents souvenirs du plus ancien des temps. L’homme vieillit et toujours son chien le suit, et le suit et le suit et ainsi de suite toujours le suit. Un jour, l’homme fait plusieurs fois le signe de la croix, tout en faisant plusieurs fois le tour de sa chambre, se rappelant de trés tristes choses d’autrefois. « Sans doute », sans trop savoir pourquoi, le chien se prend a hurler a la mort. Et homme, sans trop vouloir savoir pourquoi, roue de coups le chien, |’assomme, |’achéve et le jette dehors. Sortant quelques heures plus tard, et voyant que le bon chien ne remue plus et se tait, il se sent soudain tout d’un coup réconforté. « C’était pour lui qu'il hurlait, pour son petit compte personnel, maintenant tout va bien, il ne hurlera jamais plus. »

350

Spectacle

Et des voisins lui disent : « Comme vous étes pale et amaigri, comme vous avez terriblement vieilli! —

Heélas, mon

pauvre vieux chien est mort, mort de

sa belle mort, c’est une affaire entendue, mais j'ai tout de méme trop de peine, alors n’en parlons plus! » Un peu plus tard, un peu plus loin, sur une route, un grand soleil brille etl’ homme claque des dents, se prendatrembler, a dire quelques mots tout seul en essayant vainement de se persuader que ce n’est pas la ses derniéres paroles. Et tombe. Pris définitivement par le dernier sommeil du Juste. Les reins brisés, la queue cassée, les yeux légérement déplacés, le bon chien qui lui, n’était pas complétement tout a fait mort, retrouve a la trace son Maitre qui, sur

la route, en plein soleil, silencieusement se vide. Non loin de 1a, la croix d’un calvaire de pierre.

Et le bon chien ne la regarde pas. Il n’aboie pas que tout est poussiére, reste la silencieux et flaire. « On dirait qu’il pleure », dit une dame qui traversait la route, un arrosoir a la main s’en allant au cimetiére.

Mais le chien ne s’occupe pas de la dame a |’arrosoir. Le chien flaire. L’homme au pain et au fromage est couché sur la terre. Mais alors surgit un Chinois au veston défraichi. Il met le chien dans un sac. Un peu plus tard, le Chinois pousse la porte d’une misérable chambre d’un misérable hétel. « Quelle surprise nous apportes-tu ? » dit sa femme, une Chinoise au sourire malade. Elle est couchée sur un vieux lit, une casserole est posée sur une chaise. Et deux enfants se précipitent vers le sac. « Quelle surprise nous apportes-tu ? » demandent les fils du fils du Ciel, se cramponnant aux genoux de leur pere. « Allumez les derniéres bougies, aujourd’hui c’est la féte, je vous apporte un chien mort! » C’est le soir, et la femme souriante qui doit mourir le lendemain fait avec son mari et ses enfants un dernier festin comme en Chine.

Le Coup d’Etat

SANG

351

ET PLUMES

Alouette du souvenir c’est ton sang qui coule et non pas le mien Alouette du souvenir > j’ai serré mon poing Alouette du souvenir oiseau mort joli tu n’aurais pas dé venir manger dans ma main ' les graines de l’oubli.

LE COUP D’ETAT (épisode)

Le signal est donné Un aide de camp au bec-de-liévre a la royale! prend place sur l’impériale et l’autobus fout le camp > Sortant d’un urinoir pas trés loin du métro Barbés-Rochechouart un grand amiral mort et pédéraste notoire de son vivant '° assis en amazone sur un centaure alezan dont la robe d’un rouge jaunatre offre un contraste étonnant avec le visage de platre du vieux loup de mer jadis séduisant rit 4 se décrocher la machoire de toute sa derniére dent

Derriére lui sortant de la théiére’ de beaux hermaphrodites demi brune demi blond avec

352

Spectacle des lueurs insolites dans leur regard de lampe pigeon! agitant des lampions éteints et dépliant précautionneusement de minuscules étendards lui filent le train 4 tatons dans la pénombre sur le trottoir

'S silencieusement

pédestrement précautionneusement

cS

Rue de Berri la duchesse déguisée en biberon attend le signal de la conjuration?’ Un coup de tocsin c’est oui Trois coups de tocsin c’est non Deux coups de tocsin c'est

2a

peut-étre

attendons L’amiral mort arrive avec tous ses mignons

Il salue la duchesse et parle a marée basse 30

Nous appareillons...

La duchesse dure d’oreille du haut de son tank camouflé en voiture de laitier croit comprendre que |’amiral a les oreillons Mauvais présage pour la conjuration Le tocsin sonne a Saint-Germain-l’Auxerrois’

Mais la duchesse s’en va toujours vétue en biberon avec son chambellan cogtumé en nourrice et le Préfet de

Police maquillé en moutard de Dijon 3a

Bientét

sur le carreau des Halles en rang d’oignons une armée de culs-de-jatte claque soudain des talons Un vieillard maniaque échange‘ le mot de passe avec un boeuf bourguignon “© Les drapeaux sont en berne Les melons sont sous cloche

Le Coup d’Etat

353

Le tocsin a sonné Le sort en est jeté

Au large de I’fle Saint-Louis “ I] y a une entrevue du camp du Drap d’Or' avec des braseros sur tous les radeaux Au loin dans une grande usine a génuflexions on entend la complainte des Dames du bon ton Et l’on fait les présentations

Le Général de Brabalant Ces Messieurs de |’Elite et rois de la cité les uns avec

leur double d’autres avec leur moitié * Des Princes de |’Eglise et leurs grands couturiers Arrétons |’énumération car l’inquiétude soudain s’empare des conjurés Bien entendu le tocsin a sonné c’est un fait mais nul ne sait au juste combien de fois Il a sonné une fois ou sonné deux fois ou sonné trois ou quatre fois * Oui vraiment le signal a été donné le tocsin a beaucoup sonné mais tout le monde a peur de s’étre un peu trompeé...

Enfin une bonne nouvelle Un bateau de la brigade fluviale arrive a toute vitesse tous feux éteints venant de |’Institut Médico-Légal Mais dans la lueur des braseros on peut trés bien distinguer debout a l’avant de ce bateau un officier de Paix tenant a bout de bras une urne dorée

La bateau disparait ° Mais les conjurés sont rassurés Parce que sans aucun doute et selon le protocole de

la conjuration

le coeur

de |’Aiglon

vient

d’étre

récupéré?

Et le Général de Brabalant saisit précautionneusement l’Eloquence par le cou et le lui tord subrepticement Puis d’un commun accord avec |’amiral mort et sous la dictée d’un homme de lettres d’immense renom avant méme de l’avoir commencée achéve la Proclamation ... Et comme nous avons déja le coeur sous la main bient6t nous aurons les serres le bec le gésier et le

Spectacle

354

petit jabot et quand le glorieux symbole sera reconstitué dans sa glorieuse et intégrale intégrité nous pourrons encore une fois et de nos propres ailes voler vers notre ancestrale destinée.

SAINT-PAUL-DE-VENCE (ORIGINES )

Sur le chemin de Damas se trouve tout naturellement Saint-Paul (Alpes-Maritimes), puisque tous les chemins se mélent avant d’aboutir tous ensemble a4 Rome. _ Saint Paul, parait-il, vota autrefois le martyre de Saint Etienne (manufactures de cycles et armes). Sous le nom

plus modeste de Saul il persécuta d’abord de nombreux chrétiens' et entre temps perdit la vue, mais tout en larmes le pauvre Saul pleureur, sur la route de Damas de Vence fut soudain éclairé d’une flamme divine et intérieure. Et recouvra la vue’. En reconnaissance, il fut consacré Saint Paul mais son saint ministére fut plusieurs fois renversé. Il fut méme incarcéré par Néron qui, en 62, procéda a sa libération?. Par la suite, il subit d’autres persécutions et entreprit de nombreux voyages. Il créa de nombreuses églises et fut appelé aussi Apdtre des Gentils. Sur ces entre-fétes, un jour, sur la route d’Ostie, on lui trancha la téte‘. Sans doute avec une ache.

NOTE

A cette époque-la, le mot Hostie s’écrivait Ostie et rien ne nous prouve que le mot Ache s’écrivait Hache. Mais rien ne permet de ne pas soutenir que c’est a cette époque édifiante en diable et naturellement en Dieu que

fut poussé pour la premiére fois le cri de « Mort aux aches ».

Gens de plume

GENS

355

DE PLUME

Dans cette ville, les gens de plume ou oiseaux rares faisaient leur numéro dans une identique voliére. A trés peu de chose prés, c’était le méme

numéro.

Les uns écrivaient sur les autres, les autres écrivaient

sur les uns'. Mais « en réalité » la plupart d’entre eux n’écrivaient que sous eux. Quand ils volaient, ou accomplissaient le simulacre de voler, avec ailes de géant et grands Pégazogénes’, c’était toujours dans les Hauts Lieux ou, parait-il, souffle l’esprit. Ils parlaient beaucoup entre eux. Coiffés d’un grand éteignoir lumiére indiciblement bléme.

noir,

auréolés

d’une

Ils ne parlaient que d’eux et que d’ceufs : « Qu’avez-vous pondu, cher ami, cette année? » Et ainsi de suite et pareillement dans un langage analogue. Dés qu’on annongait une omelette, ils venaient caser

leurs ceufs. Certains d’entre eux portaient de grandes manchettes et n’écrivaient que sur elles.

Les jours de féte a la Nouvelle Oisellerie Frangaise* on leur jetait parfois des graines, on leur offrait un gobelet. Dans le grand jardin, une grande foule de grands solitaires, irréductibles, inséparables et néo-grégaires se rencontrait. Et leur agressive et inéluctable solidarité, chacun étant pour l’autre d’une inéluctable indispensabilité, donnait lieu a de trés profonds entretiens musicaux ou tous ces Oiseaux rares donnaient

de concert

des solos, et l’on entendait

356

Spectacle

l’unique cri du choeur d’un commun apparent uns sur le méme air que sur le méme contraire

de leur unique voix de téte, qui désaccord chantait le contraire des les autres et le méme air des autres des uns.

Mais, dans cette ville, il y avait aussi des Moineaux.

[TABLEAUX

QUESTION

VIVANTS ]

DE PRINCIPE

Question de principe. Quand je vais voir une exposition de peinture, j;emméne toujours avec moi mon directeur de conscience picturale, l’abbé Moral, le Bienheureux Curé d’Art', et chemin faisant, nous agitons des problémes, nous échangeons des idées, nous discutons arthéologie.

J’aime les arthéologues, les gens aux idées larges, et comme nous descendions, par un bel aprés-midi printanier, le faubourg Saint-Honoré, dirigeant nos pas vers |’exposition Félix Labisse, je posais mille questions a l’abbé et il avait réponse a toutes. C’est une téte. « Que pensez-vous, l’abbé, de l’introduction du nu dans la Nouvelle peinture Néo-Chrétienne moderne? — Du bien, mon fils, dans une certaine mesure;

évidemment le priapisme est a déconseiller, mais le nu, pourquoi pas ? » (avec un fin sourire) «... le nu abstrait,

bien entendu ! — Et vous croyez que ?... — Oui, dur comme fer, je crois que nous allons vers une renaissance esthétique d’un nouveau Moyen Age primitif et que nous marchons a grands pas vers l’épanouissement d’un art peut-étre un peu semi-figuratif, mais résolument optimystique et indéniablement transfiguratoire, transcendantal’, conoclastique, monothéiste, et... — ... obligatoire?

Question de principe

357

— Jvallais le dire, mon fils, |’art pour tous, la commu-

nion, la religion du Beau pour la forme et les beautés de la Religion pour le fond et le Christ, mon fils — attention aux clous, nous traversons — n’était-il pas le plus grand de tous les artistes et le plus recherché des modeéles par la suite ? Eh oui, il a mené, 4 sa maniére, une exemplaire Vie de Bohéme et n’a-t-il pas dit lui-méme : “II faut rendre aux Beaux-Arts ce qui appartient aux Beaux-Arts! !...” c’est-a-dire le feu sacré, l’étincelle divine, et si par hasard et par exemple la peinture a le feu au derriére ne commettons plus l’erreur d’appeler les Pompiers ; vous avez vu ce qui est arrivé avec |’art saint-sulpicien? : on était a la traine et on avait l’air fin! « Laissons briler la ménagerie, les fauves viendront bient6t manger dans notre main et Dieu reconnaitra les siens... et tout le reste est littérature’, peinture, sculpture et autres enluminures en ure pour éblouir, enorgueillir la créature et... la créature... Voyons, ou en étais-je, ne nous €garons pas, procédons avec méthode : la thése, lantithése et la sainte Thése. Parfait, je m’apprétais a soutenir que ce n’est point la créature qui a inventé la Beauté... » (soudain extatique) « ... La création du monde

c'est la seule et unique véritable création artistique... le miroir de l’Infini. En le créant, Dieu s’est regardé dedans et il a fait le Beau instantanément ! « Et tant de choses par la suite, mon enfant! Il a tout fait, quoi, il a fait le singe, il a fait le zouave, enfin il a fait le nécessaire, l’impossible méme... mais hélas... — Mais hélas, l’abbé? —... il a fait le Malin! « Et le malin, mon fils... » (mettant la main sur la poignée de la porte d’entrée de la galerie ot sont exposées les toiles de Félix Labisse) «... nous en a fait voir de toutes

les couleurs! » Et comme nous pénétrions dans la galerie, l’abbé s’arréte comme par hasard devant la toile intitulée : Le Rire nu des jésuites’ et hochant la téte silencieusement il fait un demi-tour onduleux et réglementairement casuistique et se retrouve, comme par hasard, du cété de la sortie. « Alors, l’abbé, qu’est-ce que vous en pensez? »

L’abbé, douloureusement catégorique : « Ce n’est pas de la peinture! — Qu'est-ce que c’est, alors?

358

Spectacle

— Quoi, la peinture ?... Vous me demandez, mon fils, ce que c’est que la peinture ?... Mais c’est tout bonnement

une vérité révélée de Dieu et que nous devons croire, »

quoique nous ne puissions pas la comprendre!

UN BEAU JOUR... Un beau jour et méme pour préciser un beau matin d’été et au beau milieu de la grand-messe >en la paroisse de Saint-Germain des Prés (ou bien de Saint-Eustache de Saint-Pierre 4 Briquet) on entendit soudain

une voix qui s’élevait avec une telle détresse que tous les fidéles s’arrétérent de prier ' Et cette voix

dominant les grandes orgues et les chants en latin c’était la voix méme de la désespérance et de |’adversité Mais » i] faut bien pourtant reconnaitre en outre qu'elle était prodigieusement et incontestablement avinée

Allé All6é All6 voyonas... »» donnez-moi les Réclamations...

Allé All6é J'ai demandé Dieu le Pére zéro zéro zéro

Allons bon pas libre Naturellement ¢a m’aurait étonné * alors donnez-moi Louis XVI quatre-vingt-neuf quatrevingt-treize all6 Louis XVI ici un fidéle leteur de L’Aétion francaise all6 Louis XVI all6 ah les vaches ils ont coupé...

© Vous imaginez chers lecteurs la téte des chers auditeurs

Un beau jour...

359

leur émotion et leur stupeur Un scandale sans pareil en pleine génuflexion Et la voix réclamait sans cesse réclamait les Réclamations interrompant la messe et le Tutti cantique All6 Allé assez d’histoires et de tergiversations assez de politique de mic-macs et de trafiques Vox Populi Vox Dei c’est vous qui l’avez dit Passez-moi les Réclamations...

45

w i)

wya

Donnez-moi la Sainte Chapelle la Sainte Trinité |’Incarnation la Rédemption la Police Judiciaire le Palais de Justice la Grande Chartreuse SaintEmilion All6 Allé Donnez-moi Lourdes la Basilique Donnez-moi |’Absolution Hein quoi pas libre ca m’aurait étonné alors sacré nom de Dieu donnez-moi les Réclamations puisque je me tue a vous dire qu il y a de l’intrigue et des fausses accusations C’est une honte ce qu’a dit le vicaire qui parle de malversations Et je le jure sur la Sainte-Mére que c’est pas moi qui ai fracturé le tronc et c’est pareil pour le Denier de Saint-Pierre de la pure diffamation puis des vicaires comme ¢a des vipéres moi que j’appelle ¢a par-fai-tement une vraie langue de vicaire qu'il a cette vipére-la et puis est-ce que je m’occupe si lui et la chaisiére font les quatre cents coups du diable' dans le grand placard aux chasubles et pourquoi que la chaisiére l’appellerait mon

petit baton s’y avait pas

fornication et c’est comme |’histoire des cierges est-ce que c’est ma faute a moi s'il y a du coulage 4 |’autel de la Vierge...

All6é alld puisque je vous dis qu’il y a de la diffamation Vous croyez pas non que je vais attendre le Jugement dernier

360

Spectacle

® pour obtenir satisfaction All6é alld donnez-moi les Réparations la Cour de Cassation... 6a

Bref c’était le Suisse le Suisse embringué dans une sale histoire d’argent des pauvres volatilisé de couronnes

~ So

a

8S

mortuaires escamotées

de vin de messe mouillé d’enfants de choeur souillés et de vieilles punaises de cathédrales et grenouilles de bénitiers escroquées en viager Le Suisse écoeuré des intrigues des hommes et qui dans un élan d’égarement sublime et saoul comme trente-six bourriques décidait d’en appeler a la justice divine Le Suisse enfermé dans un confessionnal qu il avait pris pour la cabine téléphonique et qui jetait inconsidérément la panique

dans le Cérémonial...

Evidemment ce regrettable et facheux incident est un incident d’avant-guerre comme hélas il en arrivait tant a au temps ow les Frangais ne s’entendaient pas entre eux Mais aujourd’hui qu’ils sont unis par les liens sacrés du carnage et que le monde entier est devenu comme eux bien exemplaire bien héroique et bien vertueux ” espérons et prions Dieu de ne jamais revoir d’événements aussi facheux sous la calotte des cieux

8

io)a

Bref et a quoi bon le cacher cette désolante et déprimante anecdote me fait vraiment penser aux dessins de Maurice Henry! qui lui aussi comme le Suisse

Parfots le balayeur... 100

mais pour des raisons plus heureuses et plus valables jette aussi a sa maniére la panique dans le Cérémonial.

PARFOIS

w

LE BALAYEUR...

Parfois le balayeur poursuivant désespérément son abominable labeur parmi les poussiéreuses ruines d’une crapuleuse exposition coloniale s’'arréte émerveillé devant d’extraordinaires statues de feuillage et de fleurs qui des des des

représentent a s’y méprendre réves crimes des fétes des lueurs femmes nues une riviére l’aurore et le bonheur

et le rire et puis le désir des oiseaux et des arbres

ou bien la lune |’amour le soleil et la mort

tw3S

Etranges monuments de |’instant méme élevés a la moindre des choses par des indigénes heureux' et malheureux et laissés la généreusement

30

361

offerts au hasard et au vent

ces Statues se dressent devant le balayeur qui n’en croit pas ses yeux et qui met la main sur son coeur en se sentant soudain inexplicablement heureux Et les statues balancent doucement dans |’oseille du soleil couchant leurs jolis corps de filles noires drapés de pavots rouges et blancs Et la statue du vent toute nue derriére les statues d’arbres fait retentir le bienveillant vacarme

de l’espace et du temps

362 35

4

4a

Spectacle

Et la statue enfant terrifie le gendarme par la seule grace de son chant et la lune bat la campagne avec son grand fléau d’argent Et le balayeur sourit bercé et caressé par la statue qui représente la fraicheur de la vie Et moi quand je regarde les tableaux de Paul Klee je suis comme ce balayeur reconnaissant émerveillé ravi.

DANS CE TEMPS-LA...

u“

Minuscule un homme est touché par la grasse matinée Miniature dans leur lit une fille nue est couchée Et l'homme porte une petite tonsure mais il n’est pas transfiguré la fille non plus Ce sont deux figures d’un ballet d'images de dans le Temps!

Deux figurants parmi tant d’autres

d’un théatre du Moyen Age sans musique de chambre ardente sans écorchés trop vifs Dans le ciel de leur lit il n’y a pas d’orage Simplement des astres marrants enluminant les décors et les coulisses des Contes de Boccace

Et ce n’est pas un Mystére archaique Simplement un merveilleux vaudeville multicolore et

cathédrolatique ou le beau Pére Eternel ne fait aucune apparition aucune disparition et se borne en bon Deus ex machiniste a tirer de temps en temps et méme 4 |’improviste les ficelles des alc6ves de la pluie et du beau temps

Dans ce temps-la...

363

20 Evidemment ; ce n’est plus |’Eden et ce n’est pas encore le Paradis céleste Et dehors et déja et ailleurs en sourdine * 1a Mort dans |’Ame exécute en trompe |’ceil et en perce l’oreille dans le trou du souffleur la salutaire danse macabre des fins derniéres de |’homme sans

oublier la femme! Et le tic tac exemplairement maléfique de ses petites jambes de bois mort dans ses hauts-de-chausses vernis

rappelle dans l’ombre a l’ordre tous ces mauvais bergers et ces jolies bergéres préts aux cent mille folies Car dans ce temps-la tout comme a notre époque néo-€pique

sur cette terre adulte ot l’adultére est toujours en vedette © dans tout divertissement qui se respecte bien la chaleur animale se doit de céder le pas au respect humain et comme toute ceuvre de chair et d’os se doit de n’étre désirée qu’en raison du mariage toute ceuvre d’art se doit de n’étre désirée et réalisée qu’en mariage avec la Raison 3 wi)

Mais le désir n’est pas un ange ni un sage qui détient les fausses clefs des songes Ni un sphinx qui sans cesse remet le monde en question et le retourne sur le gril de sa vorace érudition Quels sont vos moyens d’existence et puis ensuite pourquoi existez-vous et puis d’abord comment existez-vous et finalement existez-vous vraiment

réellement objectivement concrétement subjectivement abstraitement métaphysiquement perpendiculairement légalement idéologiquement spirituellement matériellement Et si oui

“© quel est votre matériel idéal de vie Mais vous ne répondez rien a celui qui a question a tout ou si peu de choses que ce n’est pas la peine que nous les écoutions et votre court silence en dit

plus long que le plus long discours et si votre réponse

364

Spectacle

est mauvaise votre compte lui est bon Donec vous n’existez pas tous autant que vous étes ou

que vous faites semblant ou si peu qu’a peine j’en ai dévoré un que déja j’en ai faim d’un autre Et maintenant passons

© trépassons au suivant Je vais vous apprendre a exister moi et réglementairement et nécrologiquement Un sphinx a qui la seule réponse a faire est celle-ci °° La soupe est bonne général Sphinx

tout en gardant la main 4 la visiére du képi du chapeau de la casquette ou de la téte et le regard fixe Le désir lui est un phénix un Oiseau qui le jour des cendres % dessine dans l’air du temps tous les nouveaux jets d’eau des plus vieilles flammes du vent et ses réves sont réels ses secrets sont secrets

et ses chants sont charmants et il chante encore aujourd’hui comme autrefois trés loin comme jadis dés demain la longévité de l’espace et la vitalité du temps ® Rt il chante pendant la minute de silence et pendant les heures les siécles les mois et les années du silence éternel de l’éphémére éternité Et il ne se tait que pour écouter le refrain saisonnier d’une marchande de quat’ saisons

60

On peut trés bien étre été ” et avoir été été et s’en aller et revenir au printemps de |’automne en hiver en beauté

Et parfois il accompagne des enfants et des femmes et des musiciens et des peintres > qui n’obéissent comme lui qu’a une heureuse nécessité

Dans ce temps-la...

365

Et c’est pour cela qu’on peut toujours entendre la voix du désir méme s’il se tait en accompagnant la musique des dessins de Chagall qui accompagnent ces simples et mystérieuses images médiévales

Car dans ce temps-la Chagall est comme autrefois de nos jours et des vétres aussi

chez

lui

Parfois la lanterne magique des peintres' tourne, comme un moulin et c’est toujours la plus belle eau qui baigne le tableau Et ce moulin tourne dans le sens contraire des aiguilles

d’une montre dans tous les grains contraires du sable d’un sablier et dans toute |l’intensité des contraires des cadrans lunaires et solaires 8° Et les images les dessins les peintures de ces peintres ne se ressemblent pas davantage que les différentes gouttes d’eau d’une vague jamais pareille a l’autre dans un raz de marée ou les derniéres gouttes d’une citerne dans un désert abandonné ou celles d’une riviére d’un lac d’un mascaret Ou celles des écluses du Louvre quand on entend la trompette de Géricault annongant nuit et jour aux

naufragés l’ouverture et la fermeture du musée sur une mer d’huile de palettes de pinceaux et de trés beaux os de seiches appelés couteaux des oiseaux Mais tout prés et trés loin les uns des autres ces peintres

sans autres liens de parenté que |’amour de ce qu’ils aiment et qui malgré tout les réunit font bon ménage ensemble et méme se reconnaissent comme de trés vieux et de trés jeunes amis Et sans le plus souvent préter la moindre attention au talentueux manége des critiques d’art d’aujourd hui d’avant-hier et de dorénavant qui la boussole en poche le métronome

sur table et le thermo-critére

en main cherchent le pouls de la peinture dans la téte du peintre qui s’aventure inconsidérément devant l’entrée des artistes de leur trés savante et trés

dialectique ménagerie Car ils savent bien et sans jamais |’avoir nulle part appris qu’a force de chercher la petite béte la grosse finit par arriver et que tOt ou tard et méme les deux en méme temps la boussole de la critique d’art roule dans la sciure mouillée et que la critique prise de

366

Spectacle

panique perd le nord et ferme boutique compleétement désorientée entre l’ouest et l’est éthique et ne revient qu’aprés de longues années pour reconnaitre triomphalement ce que jamais elle n’a vu ni connu ne fat-ce qu’un tout petit instant et feindre d’adorer avec une fort émouvante sincérité ce qu’elle a feint de brailer rageusement inutilement % Mais les piétres figures de contredanse de la squelettique esthétique de ces pauvres scribes accroupis marquant le pas de l’ignorance instruite dans le faux trépidant cortége de la connaissance picturale musicale et monumentale n’empéchent pas la Danse d’étre une danse ni la Peinture d’étre une musique ou méme le portrait d’un réve quand ¢a lui chante quand ¢a lui plait Et c’est pourquoi

au Moyen

Age on peut entendre

encore

le poisson de feu d’une horloge * jouer du violon pour deux amoureux sur la rive bleue d’une riviére bleue! et sur une toile de Chagall pas trés loin d’un coq rouge et d’un musicien vert? comme on peut dés maintenant »” en I9II voir une vache que l’on trait dans la mémoire d’une vache?

C’est la méme vache bien sar mais elles n’ont pas le méme moyen Age Et qui pourrait dire l’"age moyen ou canonique de ce

violoniste qui en 1908 jouait sur le toitd’une isbaetdans un chateau en Espagne en Russie pour un homme couché mort au milieu d’une rue avec les grands bougeoirs de cuivre de ses derniéres trente-six chandelles '© Et sans doute que ce violoniste était ivre et qu'il trinquait a la santé du mort qui ne s’en portait pas plus mal et qu’il chantait pour bercer la voix d’une femme qui jetait a tire d’aile ses pauvres bras d’oiseau dans le ciel de la nuit‘ Le verre blane porte bonheur quand il est rempli de vin rouge

Dans ce temps-Id...

367

et quand il redevient tout blanc dedans tout un univers bouge 5 Oh temps joli compére

compére de mauvais temps Oh joli temps qu’on perd et qu’on gagne en méme temps voila bien de tes tours "0 On arrive d’ou on ne sait pas Et l’on s’en va de-ci de-la dans |’eau d'ici dans |’au-dela "5 Pau-dela de qui lau-dela de quoi Et si l’on tombe au fond d’un puits la faute a quoi la faute a qui 20 Et puis au fond du puits la buée haletante du mensonge ne ternit pas la lumiére du jour sur le miroir de la nuit et la beauté toujours berce 5 et réveille en plein soleil la vérité trop souvent endormie et lui chante en couleurs les échos de la vie

Et l’on peut les entendre aussi on entend le violon de Chagall en regardant les Contes de Boccace si on a des yeux pour entendre au lieu d’une oreille pour se taire Et cela n’importe ou et quelque part ailleurs '5 Et par exemple a La Havane on entend trés bien dans une maison d’Hemingway des pas sur un chemin

3° comme

traversant une petite ferme de Miro!

Ou dans la fumée d’une poterie de Vallauris |’Oiseau de feu de Stravinsky appelant le Minotaure aux fins fonds de la Gréce pour qu’il vienne chanter a Grenade accompagné par la guitare de Picasso Au Clair de la lune mon ami Piero di Cosimo? et berce dans le désert de Mayenne avec au fond le méme soleil? du Coeur Epris‘ les réves du douanier



368

Spectacle

Rousseau prés de sa bohémienne endormi! Et le coup de feu du vent de la vallée du Rhéne qui souffle En méme temps sur le chapeau de Vincent a Auvers-sur-Oise un dimanche le 28 juillet 1890 les derniers feux follets de l’aurore et les premiéres bougies de la nuit’.

EAUX-FORTES

DE PICASSO

Le Minotaure aveugle traverse un port, la nuit, guidé par une enfant aux grands yeux qui voient clair et il léve désespérément l’ombre de son regard mort vers un ciel étoilé. A gauche de la gravure, il y a un pécheur debout

prés d’un feu allumé et a droite il y a des sardines qui brillent dans un filet. Sur une autre gravure, le Minotaure n’est plus aveugle ou ne l’est pas encore, il porte autour de son large cou un collier de perles ou d’or et il boit. C’est certainement un jour de féte et ce jour-la sans aucun doute la vie est belle pour lui et il caresse sans penser a rien, de son regard bovin, divin, tous les jardins secrets des splendides filles publiques qui s’offrent si simplement et si naturellement a lui. Et peut-étre qu'il pense malgré tout 4 quelque chose puisque malgré tout il y a quelque chose d’humain qui remue en lui et peut-étre alors qu’il pense tout simplement et tout naturellement : Je bande, donc je suis! Mais sur une autre gravure il est seul et atrocement triste et derriére son front brutal, borné et enfantin, dans sa lourde téte animale et fastueuse, la force de l’inertie et l’énergie du désespoir luttent avec acharnement mais en vain contre la trés précise et trés affreuse vision prémonitoire d’un destin imbécile et d’une vie sans lendemain.

Spectateur fasciné de sa propre mise 4 mort, arrivé en avance a la corrida ot sa place est réservée en plein soleil de plomb et au beau milieu du sable de |’aréne ou bien

Eaux-fortes de Picasso

369

dans l’ombre froide d’un abattoir modeéle, il songe, de plus en plus seul et de plus en plus triste, a l’absurde bétise des sacrifices humains et aux histoires qu’on raconte sur son compte et auxquelles il ne comprend rien : qu’il est le monstre des monstres, le grand vaurien, le fils de Minos et de Pasiphaé, |’abominable parent pauvre d’une famille de gens trés aisés... et puis son frére ou son oncle, enfin quelqu’un de la famille et qu’on appelle Thésée qui doit venir lui poser les banderilles pour le punir d’avoir, parait-il, dévoré un tas de beaux garcons et puis de jolies filles, quelque part dans une ile ot il n’a jamais mis les pieds. Et tout cela est beaucoup trop compliqué pour lui et complétement égaré dans le dédale des imbroglios d’une sordide histoire de bonne famille, comme un innocent cornard dans un obsédant vaudeville de Feydeau, il pense a la drdle de bobine d’Ariane sa sceur ou sa belle-sceur et il est de plus en plus triste et seul, en exil, dans un monde dont il a perdu le fil. Et en le voyant ainsi complétement abruti, terrassé par Vintolérable migraine de ses réflexions inutiles, on ne peut sempécher de songer irrésistiblement a son fameux ancétre, au grand singe de bronze savant, au penseur de Rodin parqué derriére les grilles du sinistre Panthéon!

d’un sinistre Quartier Latin, séquestré tout au fond du grand puits cartésien. Et Picasso lui-méme, ne pouvant supporter une si déprimante analogie et saisi de compassion devant les avatars de son pauvre Minotaure, caresse d’une main fraternelle les doux cheveux bouclés de son innocent, de son monstrueux modéle et le Minotaure calmé, rassuré,

reprend encore une fois goat a la vie et puis du poil de la béte en perdant encore une fois la mémoire et, comme un grand chien secouant ses puces, il secoue d’un seul coup tous les mythes de la mythologie et s’en va tranquillement sur ses pieds de derriére et tout droit devant lui. Mais

Picasso

l’attend

au tournant

avec

son

burin, il

faudra bien, un jour, qu'il y passe, comme les autres, ce Minotaure, et si ce n’est pas pour aujourd’hui ce sera pour demain, la mise a mort.

370

Spectacle

AUX JARDINS DE MIRO Il pleut Un drapeau de lavoir flotte le puzzle du Printemps jette le joli mois de Mai s’abime >un drapeau de buvard flotte Mais si tu es bien sage Joan Miro

sur le Chateau d’Art! aux chiens ses morceaux

dans les flots sur le Chateau d’Eau

il fera beau peut-étre le jour du Vernissage ‘© Alors on te tirera le portrait et le petit oiseau sortira les plus belles plumes de ton chapeau et il les posera sur la téte et sur l’ailleurs des grands oiseaux trés bien ' le paon la paonne et tous les paonneaux qui font la pluie et le beau temps mondain dans tous les grands salons dans les grands HautsJournaux dans les grands magazines et les grands magazins’ Mais 0 la plus belle bande de paons toujours se désempare devant le vol du geai et fait alternativement et respectivement d’un commun accord et d’un avis contraire la roue et puis la moue avant de prendre une décision Et il ne suffit pas d’une Statue de sel si insolite ou si belle soit-elle sur la queue d’un paon pour l’empécher de paonner Les sculptures ce jour-la ne servent que de points de repaire et les peintures de toiles de fond 4a ses évolutions et circonvolutions En somme *> cérémonial analogue a celui des répétitions capitales exécutions générales semaines pontificales grandmesses in extenso et autres commémorations transfigurations et pétrifications Tout a fait comme au Jardin d’Acclimatation le jour

Aux jardins de Miré

371

de l’inauguration du monument au grand Iguanodon ou d’une autre statue a peu de chose prés de méme

nom Tout a fait comme 4a |’Exposition Coloniale quand les amateurs désignent du doigt du connaisseur les hommes de couleur C’est comme cela qu’ils appellent les Noirs dans leur néo-latin de cuisine culturelle posant ainsi inconsciemment ce doigt osseux et bléme sur leur talon d’Achille leur plaie inavouée leur dévitalisant complexe d’exsanguité Et toi Jean Miro * tu ressembles a ces Noirs tu es depuis longtemps leur frére de couleurs Oui cela fait déja trés longtemps tant de temps wewy et si peu d’années tant d’années et si peu de temps que tu te proménes jardinier souriant et innocent

l’oiseau jaune de chromosone' sur |’épaule dans le jardin de tes réves toujours perdu et toujours retrouvé dans les herbes folles du Multicolorado et que de loin de vieux amis te souhaitent bon voyage * Bon voyage Joan Miré Bon voyage en tes paysages et rapporte-nous de 1a-bas des objets de la-haut Bon voyage dans tes paysages ou l’ombre solaire d’une seule graine de tournesol suffit a réveiller au travers des persiennes de la terre une taupe endormie et soudain éblouie ou les derniers glouglous d’une bouteille renversée suffisent 4 dessiner sur une nappe de papier une trés utile et trés charmante petite bacchanale Et c’est Bacchus au pied d’un chéne-liége et couronné de tire-bouchons qui brile soudain toutes les stations de sa Passion pour le vin rouge les jolies filles les vraies saisons Chlorophylle Chlorophylle Blanc d’Espagne

4 Ss

372

Spettacle

Rouge de Chianti > Gris de Paris Bleu de Chauffe Marron d’Inde Et ainsi de suite tant de couleurs aussi C’est le refrain de la chanson que reprennent en choeur les bacchantes d’une voix agréablement discordante ® Je bois avec l’une d’entre elles A ta santé Joan Miré C’est une femme trés distinguée elle s’appelle Contenance de la Verrerie ® et son nom est inscrit dans tous les catalogues de fournitures pour cafés et brasseries Pour le reste pour les autres qui dressent le Calendrier des Beaux-Arts en oubliant toujours et trés précisément le facteur Cheval ” laissons-les donner a penser laissons-les épuiser la question Il y a tellement peu de grande différence entre ceux qui écrivent |’Histoire de |’Art et les Grands Peintres d’ Histoire Chacun a sa spécialité et il faut bien qu’il y ait des spécialistes spécialistes de spécialités >» Et puis chaque étre sans le savoir qui décrit quelque chose fait toujours en méme

temps son propre portrait

*° Et celui qui décrit ostensiblement |’Histoire de |’Art trés fort modestement comme il sied fait nécessairement et surtout le sien Et comme ses idées sont générales et méme toujours souvent trop petit caporal et se placent du cété du cadre il reste la debout dans les tableaux qu’il a décrits si mal encrépusculé dans la nostalgie du passé ® en pleine couleur locale et a perte de vue et perte de vitesse et pertes séminales Et la il exerce son droit de péage imperturbablement sur le Pont-au-Change des Idées

Aux jardins de Miré

373

le Bien et le Mal du Pays l’enferment dans sa Couleur locale ou

” a perte de vue toujours toujours sans cesse il dit et pour lui-méme sa triste et propre messe

Ce n’est pas a l’école des Beaux-Arbres qu’on peut apprendre a voir Vincendie d’une forét » Joan Mird Et c’est ma petite fille avant de s’endormir qui elle aussi un soir a fait sans le savoir ton portrait

100 « J’ai des oiseaux plein les yeux sirement je vais réver d’un jardin’ » Et c’était vraiment ton portrait Joan Miré Ce jardin ' c’egt le méme quelque part que le tien.

INTERMEDE

Quand la vérité n’est pas libre la liberté n’est pas vraie : les vérités de la police sont les vérités d’aujourd’hui. *

La paix : Deux héros du méme

camp se regardent de travers. *

Il n’y a pas de justice : Le premier intellectuel venu' exhibe l’intérieur de sa téte... on le féte. La plus jolie des filles nues montre trés simplement son cul... on la hue. *

Si ma tante en avait on l’appellerait mon oncle. PASCAL BLAISE’.

Le Grand

Siécle :

Deux poux roulaient carrosse sous la perruque d’un roi. Et ce roi ne voyait jamais le soleil : toutes ses fenétres donnaient sur la Cour.

Interméde

375

Et ce pauvre roi n’avait pas de lions dans son cirque, a Versailles. Il en fut réduit 4 donner ses chrétiens aux Dragons des Cévennes'.

Peines insulaires :

Dreyfus a |’Ile du Diable, le Maréchal d’Yeu?.

Pétain a I’fle

*

Premiéres et derniéres paroles dun grand homme

:

Pipi... caca... maman... papa... tombé sur la téte... Napoléon bobo... Soldats, du haut de ces pierres humides Vingt mille lieues sous les Mers vous contemplent... Je viens comme Thémistocle... Je désire que mes cendres reposent auprés du peuple francais que j’ai tant aimé’?. Ce grand homme était aussi l’auteur d’un proéminent ouvrage monumentobiographique : le Mémorial. En fin de compte, il aurait di faire un dessin puisqu’il avait écrit aussi : le plus court croquis m’en dit plus long qu’un long rapport‘. oe

Les conquérants : Terre... Horizon... Terrorisons. *

Vox Populi vexe Dei! Pages rousses du petit Larose. *

Le mot Bable est plus nouveau que le mot Bible et le mot Honorible plus exact que le mot Honorable.

376

Spectacle *

Si cordonnier pas plus haut que la chaussure, astronome pas plus loin que la lorgnette et écrivain pas plus haut que la littérature !

x Trop souvent, les blancs chantent en noir, ou en noir et blanc. Les noirs chantent en couleurs et aussi les enfants. *

Parfois les enfants des esclaves étaient plus heureux que les enfants des Rois. Et il y en avait davantage. *

Il y a des adultes qui jamais n’ont été des enfants. Ces adultes ont tous les talents. D’aucuns méme en sont pourris. Mais l’enfance a du génie. Fort heureusement, quelques étres trés 4gés remontent

en enfance et s’éloignent vers la mort, d’un pas tranquille, léger. *

Les enfants ont tout, sauf ce qu’on leur enléve.

* La plus petite aiguille des lois de la pesante heure se soucie peu du fléau des Hauts plateaux des Grandes Balances de la Justice immanente.

x Le Ministére des Finances devrait s’appeler Ministere de la Misére, puisque le Ministére de la Guerre ne s’appelle pas Ministére de la Paix. *

Interméde

27

Economie politique : Merde a l’or!

Itinéraire :

Suivre le droit chemin pour mourir la conscience tranquille en se faisant honnétement écraser. *

Si la parole était d’argent et le silence d’or, le cri du coeur serait alors un diamant multicolore. *

Quand quelqu’un dit : Je me tue 4 vous le dire ! laissez-le mourir.

x Toutes les opinions sont respectables. Bon. C’est vous qui le dites. Moi je dis le contraire. C’est mon opinion : respectez-la donc ! *

La religion n’est pas l’opium du peuple : tout au plus du dross', et du pire. *

Les religions ne sont que les trusts des Superstitions. x Oh!

Raison funébre !

x . il faudrait d’abord démacabrer. *

378 Hommes morceaux.

Spectacle des

hauts

fourneaux,

hommes

des

bas

*

Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage 4 demain, si on ne vous paye pas le salaire d’aujourd’hui'. *

Il faudrait essayer d’étre heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple. *

Méme si le bonheur t’oublie un peu, ne |’oublie jamais tout a fait. *

Le végétarien n’est pas difficile : tout ce qu’il demande, c’est une salade de tréfles 4 quatre feuilles.

* Pourquoi dites-vous /a virilité? *

Inquisition :

Aujourd’hui, on pose la question de conscience. Pas question de confiance. Autrefois, 4 peine hier, le paysan « arriéré » disait dans son langage imagé : II n’a pas la conscience tranquiile! Aujourd’hui, seule la conscience malheureuse a le droit de cité, le droit de se citer, le droit de cécité. Conscience heureuse : pas question! Il s’agit pour ces Messieurs de questionner, de juger, d’instrumenter. Tout intellectuel digne de ce nom est nommé Juge d’ Instruction. La conscience d’aujourd’hui c"est la science des cons instruits.

Interméde

379

*

Limitation des saints : Surtout n’oublions pas d’envoyer les saints sans Dieu aux cinq cents Diables !

x Aujourd’hui, le seul scandale c’est le bonheur. Mais, silencieusement et sirement, |’indifférence heureuse répond au mépris facile grimagant. *

L’étre qui dort seul est bercé par tous les étres qu’il aime, qu'il a aimés, qu’il aimera. *

Le premier lampiste s’appelait Adam’. *

Tous les goats sont dans la littérature, et aussi tous les dégotts. Dans les recettes de cuisine littéraire, il y a toujours la goutte de vase qui fait déborder |’eau a la

bouche.

Espace vital :

Une des grandes miséres de l'homme c’est de ne pas pouvoir se tenir dans un espace de quatre pieds carrés’. GLAISE PASCAL’.

Pied

: ancienne

mesure

de

longueur

d’environ

32 centimetres.

Littré.

On l’a mis dans la terre Blaise pour un prix exorbitant’. ARISTIDE BRUANT.

380

Spectacle *

Temps vital : time is money... Aujourd’hui, personne n’a plus méme les moyens d’étre pauvre. *

Nous sommes certains de choses que nous ne savons pas. Mais ce que nous ignorons est ce qui nous fait vivre,

quand nous |’aimons. *

Il ne faut pas trop confondre le savoir-faire avec le faire-savoir. Ou alors le bien-étre tourne en mauvais avoir.

Athéologie :

Il n’y a jamais rien... Moralité : il y a toujours quelque chose (ce qui ne veut pas dire Quelqu’un). *

La vie au grand air : ... et c’est toujours la lutte, parfois souvent heureuse, de

ceux qui ont l’air de rien contre ceux qui veulent avoir lair de tout. *

En avant, arche! . et aucune

béte ne fut oubliée, dans l’arche de Noé,

ni le cobra, ni la punaise, ni le cygne de Léda ni le phylloxéra des vignes du Seigneur et le pou eut le droit d’embarquer sa vermine personnelle... *

Interméde

381

Au bureau des plaintes :

UN MONSIEUR BLASE (parlant en aparté) : Hélas! Il n’y a rien de nouveau sous le soleil! UN AUTRE MONSIEUR BLASE (de méme, soliloquant de son cété) : Du nouveau... encore du nouveau... toujours du nouViGaUlereresascse Quand est-ce donc que ¢a va changer! *

Une pluie de larmes ne peut rien contre la sécheresse du coeur... Pas plus que |’eau dans le vin pour en ranimer le bouquet. *

Rire est le propre de l’homme, a ce qu’on a dit. Mais le sale n’est pas de pleurer, sauf si on le fait exprés. *

Les jeux de la Foi ne sont que cendres auprés des feux de la Joie. *

... et ce chien n’aboyait pas tout seul a la lune, cet enfant ne parlait pas tout seul au soleil : ils causaient ensemble tous les quatre’. *

Enfants, en Italie, Sacco et Vanzetti? révaient peut-étre

a l’électrification des campagnes. *

Voyage d’études’ : Pélerinage des intellectuels au monument Saint Crazy. *

Trois devinettes

:

Il peut étre grand ou petit.

de L’Idiot

382

Spectacle

Il a deux pieds, quelquefois trois, ou méme pas de pieds du tout. Il peut avancer sans bouger et faire un bruit épouvantable et vous jeter a bas du lit. Mais si vous lui donnez une petite tape, vous n’entendez plus parler de lui.

Qu’est-ce qui a deux ailes qui ne vole pas et qui joue de la trompette surtout l’hiver quand on le met dans le fil ou la soie?

Piéges d’identité : Grandeur d’4me.

Largeur d’idées.

Elévation de pensée. Longueur d’ondes. Perte de vue. Mal et bien du pays réunis. Trop de mentons, d’ot velléité de puissance. Gentleméloganomanie 4 Londres. Microlibératotautorisme a Paris. Tout

enfant,

surnommait

déja atteint

déja le grand

de

Haut-Nanisme,

Diose,

on

par opposition

le

aux

anodins petits Machin et autres minuscules petits Chose. Son plus glorieux surnom : |’Etroit Grand’. 2d

Ceci m’est égal. Cela m’est libre et fraternel. *

Tout est perdu sauf le bonheur’.

fH-er-rte-se Vara

C’était en l’an vingt-deux...

383

[BALLETS ]

NARCISSE Narcisse se baigne nu De jolies filles nues viennent le voir Narcisse sort de l’eau s’approche d’elles et s’apercoit qu’il n’est plus tout a fait le méme > Quelque chose en lui a changé Il se caresse de la main étonné de donner sans le vouloir ni le savoir comme un jeune cheval entier les preuves de sa naissante virilité '0 Et retourne dans l’eau plus ébloui que géné Et regarde les filles puis dans l’eau a mi-corps se regarde encore ' Et voit par un phénoméne de réfraction un baton brisé Il se noie décu enfantinement désespéré.

C’ETAIT EN L’AN VINGT-DEUX... C’était en l’An Vingt-deux voila les flics avant pendant aprés et pas plus tard que Jésus-Christ. Un jeune homme vivant, qui s’appelait Hétérodoxe, aimait une jolie fille vivante qu’on appelait Hétéroclite. Et cette jeune et jolie fille vivante l’aimait aussi.

384

Spectacle

Ils cultivaient les fleurs sauvages et les vendaient aux passants, a la sauvette, discrétement. Car seules les fleurs

civilisées et insensibilisées et prématurément et artificiellement fanées étaient, dans ce pays, officiellement tolérées, recommandées et imposées'.

Cela se passait en Orthopédie’, sous le régne d’Orthodoxe, qui ne s’intéressait qu’a la Morticulture’. Orthodoxe était atteint d’Orthopnée‘ chronique, ce qui lobligeait a rester perpétuellement assis. C’était son mouvement perpétuel a lui, mais il n’en était pas jaloux et généreusement s offrait a en faire profiter ceux qui s’appelaient ses fidéles* et qu’il aimait appeler ses amis. Et méme il poussait la longanimité jusqu’a ne pouvoir absolument supporter quelqu’un® debout en face de lui. « Je vous en prie, faites comme chez moi, et supportez la peine’ de vous asseoir! » Et pour ceux qui ne supportaient pas cette peine, il la remplacait alors par la peine de mort, tant il était peiné de ne pouvoir rien faire d’autre pour eux’. Les seuls mouvements

qui trouvaient grace a ses yeux,

c’étaient les mouvements de troupe et le maniement d’armes. Mais le mouvement des navires mélé au mouvement des marées lui causait une telle nausée, de méme que le va-et-vient des eaux et foréts, que sans cesse les esclaves militaires étaient chargés de battre la campagne et la mer quand elles se permettaient de remuer’. Orthodoxe n’appréciait rien de ce qui bouge, il ne pouvait sentir les fleurs ni voir les oiseaux en peinture ou ailleurs et ne pouvait supporter le moindre cri de joie d’enfant en liberté. La seule chose mouvementée qui aurait pu, peut-étre, le remuer un peu, sinon le guérir tout a fait, du moins d’aprés ce que les devins prédisaient, c’était |’éruption du Grand Tradéri, le seul volcan d’Orthopédie. Hélas! depuis longtemps le volcan s’était tu. Orthodoxe"” en éprouvait une incurable nostalgie et la nostalgie'' du grand Tradéri, c’était, pour Orthodoxe, le plus grand mal du siécle et le plus grand mal du Pays. Il eit aimé, comme c’était prédit, le fouler aux pieds, ce Grand Tradéri et ce, a l’instant méme

ot ce séisme

providentiel aurait osé se permettre de surgir de loin, face a face avec lui”.

C'était en Van vingt-deux...

385

Et Orthodoxe sentait son talon d’Achille qui s’agitait, s impatientait, dans sa sandale empédoclée'. Alors, pour se calmer, il se faisait jouer, a longueur

d’ondes et de journées, les plus merveilleux airs de son grand opéra orthophonique. C était le grand déconcerto intitulé Simulatto — suite de faux mouvements simulés t6t concertés — qu'il préférait. Et quand il l’écoutait, béat et transporté, il se sentait étre l’objet d’un bonheur si délicat 4 décrire qu'il préférait se taire que d’en parler, plut6ét que de s’exposer a ne pas se faire comprendre dans la totalité. La musique orthophonique, c’était déja, a cette époque comme aujourd’hui, la musique qui corrige tous les vices de la musique en supprimant, a bon escient, purement et simplement, toute velléité de mouvement musical spontané et comme de juste absolument intolérable puisque absolument pas toléré et par la suite indéniablement insupportable puisque indéniablement et officiellement et si judicieusement impossible 4 supporter. Un beau jour, par une de ces belles fins de journée ot le crépuscule d’Orthopédie était comme partout ailleurs, le plus beau crépuscule de tous les pays, les Assis? soudain se levérent d’un seul bond sans aucune préméditation et

la fin de l’exécution du grand Déconcerto fut remise aux calendes’ orthopédiques jusqu’a plus mire réflexion. Le Grand Tradéri venait de faire éruption. Orthodoxe seul était resté assis, et sa nostalgie sur les genoux, il la caressait a rebrousse-poil, jetant sur le volcan incandescent un pauvre et triste regard, éteint, lointain. La prédiction des Grands Devins assis ne s’était accomplie qu’a demi : ce qui marchait pour le volcan ne

marchait pas pour lui. Soudain Orthodoxe poussa un grand, un insupportable cri et, terrorisés, tous les Assis debout se rassirent d’un

seul coup. Orthodoxe venait d’entendre pour lui seul, et il s’en serait fort bien passé, un air inconnu et si beau et si déchirant de bonheur, qu'il sentait dans le fond de son coeur, tressaillir, comme un trés minable vautour enchainé

dans une cage d’ennui, tout son mauvais bonheur a lui

en méme

temps qu'il apercevait de loin mais en pleine

clarté, Hétérodoxe et Hétéroclite amoureux, souriants et

chaussés d’amiante qui dansaient sur son volcan.

386

Spectacle

Quelques jours plus tard, il ne dit rien, n’ajouta pas un mot en frongant le sourcil et ne fit pas un geste. Le bourreau fit ce geste pour lui. Mais l’histoire raconte, pas la Grande Histoire, pas la Petite non plus, simplement l’histoire vivante qui se réinvente tout le temps, sans inventaire ni Te Deum, sans

pleurs ni fleurs ni décore-homme, l’histoire! raconte qu’Hétérodoxe et Hétéroclite moururent ensemble, dansant, souriant?.

Et ils l’avaient échappé belle, car, ce fut précisément a cette époque qu’on employa, parait-il, pour la premiére

fois

et

sans

avertir

personne’,

la premiére

bombe

laparotomique qui recousait instantanément’‘, sur-lechamp, les intestins dépareillés en méme temps qu'elle les

décousait. Ce qui fit durer cette guerre beaucoup trop interminablement, puisqu’elle continue, encore de nos jours, un peu partout, alternativement, sous des noms de guerre différents.

LA NOCE OU LES FOLLES SAISONS Masculin singulier féminin pluriel : voila le sexe des sawsons.

En s’en allant

parce que c’est la coutume VEté a croisé l’Automne et s'est retourné sur elle uv

S

Il est fou d’elle Elle est si rousse elle est si belle Et elle aussi s’est retournée elle aussi est folle de lui Il est trés beau lui aussi

sur lui

et trés changeant noir comme un noir de Harlem ou blond comme le houblon

La Noce ou les Folles Saisons a

ou seulement chAatain et toujours habillé de nos jours en méme des jours anciens Ils ont presque le méme Age Ils se regardent éblouis

387 temps que

Il y a du désordre dans l’air 2S

le décor ne sait sur quel pied danser La musique leur dit 4 tous deux qu ils ne sont pas faits l’un pour l’autre Les danseurs aussi les préviennent

2a

3 =)

Les les Les les

danseurs de |’été danseuses de |’automne danseuses de |’été danseurs de l’automne

Sans les voir ni les écouter ils tombent dans les bras l’un de |’autre La musique se tait les décors se figent moitié automne moitié été

Ils s’embrassent La musique reprend d’abord en s’excusant puis soudain amoureuse comme eux vraiment Les danseurs et danseuses

se laissent aller dans cette

musique L’Eté et l’Automne décident de rester ensemble décident de faire l’amour et la Noce d’une nouvelle saison 4 Ss

La Noce a lieu La musique est de plus en plus de la féte

les danseurs aussi l’Eté de plus en plus fou de l’Automne | et |’Automne de plus en plus folle de l’Eté “ Soudain

388

Spectacle elle devient folle de terreur mais se tait

Elle a senti l’hiver qui arrivait

5 =)

Le Messager de |’Hiver pousse la porte de la Noce C’est un facéteur avec tous ses calendriers

La neige arrive dans le décor et se bat avec le soleil La musique qui s’est faite belle 5a

6 t=)

se bat elle Et |’Hiver sans avoir Il est vétu

aussi avec des airs nouveaux arrive été invité en Roi Soleil mort

et amers

avec perruque glacée le visage poudré givré Mais

6a

70.

malgré son splendide costume noir Grand Siécle et Grand Deuil il est bléme figé de la téte aux pieds Sa suite petits péres Noél' bedonnants hommes de cape et d’épée sautillants est aussi bléme que lui L’Eté fou de joie l’accueille avec indifférence L’Hiver alors sir de lui et de son pouvoir danse le Grand Pas des Patineurs? Mais l’Eté et l’Automne vont danser amoureusement?’

™ pas tellement loin mais ailleurs L’Hiver est fou de rage l’Hiver est fou de jalousie

Pourtant il n’aime pas |’Automne puisqu’il n’aime rien d’autre °° que sa Saison a Lui

La Noce ou les Folles Sazsons

8a

9)

389

Il veut interrompre la Noce et consulte les calendriers Ce qui est écrit est écrit Il hurle et son entourage pousse les mémes cris et fait les mémes gestes que lui Ce mariage fou n’aura pas lieu L’Eté n’est pas fait pour |’Automne'! la mariée est trop belle pour lui Et il est trop beau pour elle? Et pour moi ils sont trop beaux tous les deux Arrive alors un cocher sur une caléche de bois mort C’est le cocher de |’Hiver

9a

et il agite son fouet a neige et la neige tourbillonne Mais toutes les fleurs de neige toutes les danseuses remuées par le fouet du cocher s’amusent

10 10

10 5

iat 0

a

tournent autour des mariés et se forment en bouquets Des amis de la famine les démons familiers de la médiocrité surgissent en se rongeant les ongles en faisant des pieds et des mains quelque chose de trés triste qui singe la danse Un grand courant d’air les accompagne et sa musique a beau siffler comme le fouet du cocher Siffler comme si le spectacle méme de cette Noce était mauvais cette musique ne peut rien contre l’autre musique celle du ballet Musique heureuse et belle et gaie Sortant de la caléche de bois mort

390

Spectacle jeté a terre

par de sordides danseurs divers 20 un danseur noir tout parsemé de plumes d’édredon se reléve et danse en brilant Ce sont ses plumes qui brilent parce que 12 a selon la Loi du Lynch le danseur noir a été enduit de goudron flambant Et il chante 13 i)

que ceux qui l’ont brilé sont des blémes et sont des cons et que la Noce est belle méme si ce n’est pas la sienne

et qu'il veut lui chanter sa chanson 13 i)

L’Hiver prend cela pour lui sa tage s’intensifie Le danseur noir meurt en souriant

14 So

ses flammes dansantes avec lui sont maintenant les fleurs heureuses du bonheur et de l’anesthésie

Et ces fleurs n’arrétent pas de danser On ne peut savoir si le négre est mort . ou s'il réve

14 a

L’Automne prés de ce prés de ce et ils s’en

et |’Eté s’avancent merveilleux garcon d’honneur fastueux invité vont avec lui

Le décor de |’Automne et de l’Eté 50 les accompagne Le décor de |’Hiver

prend place avec bruits de grélons musique de marteaux '55 de cloches félées et autres vitres brisées

La Noce ou les Folles Satsons

391

de chants d’Eglise et de sirénes d’alarme et de musique de chambre et de mélomanie 160

16' a

170

17 a

180

L’Hiver triomphe et danse sans bouger Mais son triomphe est sordide imbécile nécessiteux L’Hiver bien qu'il cherche triomphalement a le cacher ne ressent que la nostalgie de ce qui vient d’arriver Et comme ce qui vient d’arriver est arrivé a d’autres qu’a lui et que tout cela était beau et que tout cela brillait il ne peut dissimuler son in-sup-por-ta-ble ja-lou-sie

Et son corps de ballet a beau se distinguer en délicates figures mortuaires macabres grivoises spirituelles et splendidement exemplaires ou le culte des morts se marie fort agréablement avec la vieille et saine gaité francaise des joyeux réveillonneurs du dernier Nouvel An le peu de gestes le trés peu de danse de son propre corps a lui n’est que le signe méme d’un immense et grandissant ennui Soudain il remue comme dont la qu’un

lui aussi! la flamme d’une trés vieille bougie méche allait toucher le fond du bougeoir et coup de vent ranime in memoriam et in

extremis? 185

Ce coup de vent posthume c’est le Printemps dans son costume de danseur du joli temps Il danse sans s’occuper de personne

392

Spectacle et sans se préoccuper de |’Hiver

0 Alors l’Hiver devient fou du Printemps et méme |’Hiver devient folle

Et il s’habille en femme pour séduire le bel adolescent et se rappelant les Noces de |’Eté et de |’Automne il veut étre de la féte et entrer dans la danse et que ce soit sa Noce 4 lui Et |’Hiver fou et folle aidé de toute sa troupe de ballerins de ballerines de pélerins et de pélerines danse et invite le Printemps a danser 200 mimant « folatrement » ‘ toute la danse que |’Eté dansait pour |’Automne 195

Et comme

le Printemps

le regarde presque immobile 5 indifférent mais dansant vraiment et tremblant de joie et de vie comme une premiére feuille sur la branche d’un arbre au printemps l’Hiver alors se fache et hurle qu'il veut rester

Et lui aussi se jette sur le facteur 0 lui arrache ses calendriers Le Printemps alors chante comme dit la chanson Si tu veux rester reste la Si la place est bonne garde-la 15 Moi je m’en vais ou sont déja partis |’Automne et le Printemps Ils sont mes amis Je suis peut-étre leur enfant Toi ° mon beau ou ma belle tu n’es qu’un ami de la famille un parent L’Hiver reste seul veuf

La Corrida

393

225 non marié

vierge et glacé considérable inconsolable et navré' 23) ro)

Le décor ardeur

de l’Hiver

se déméne

avec

une

dérisoire

Mais le soleil déja brille derriére et l’on entend la musique des fleurs De trés loin

dans le décor d’Hiver qui se fait beau pour eux

> on voit dansant

l’Eté et |’Automne et le Printemps qui les a rejoints Une derniére fois l’Hiver essaye de danser mimant la danse du Noir qui tout a l’heure flambait Mais sa danse a lui est éteinte Et la musique peu 4a peu se tait > gelée,

LA CORRIDA Vache

petite vache wn

1

génisse un jour les hommes te conduiront au taureau tu auras du plaisir peut-étre de la joie

des enfants des fils qu’on appellera des veaux ou des filles qu’on appellera génisses comme on t’appelait autrefois toi Tu les lécheras tu feras tout le nécessaire

394

Spectacle sans peut-étre garder la mémoire

de tout ce que tu auras souffert 's Puis un jour les hommes viendront ils regarderont les veaux ils diront qu’ils sont beaux et bons et ils les emméneront * ils les tueront ils les mangeront

2a

Et puis tu resteras seule avec d’autres vaches et les hommes reviendront avec un autre taureau et tout cela se passera

comme la premiére fois avec les bons et les mauvais cétés de la situation Et puis tu vieilliras *° et tu commenceras

a mourir

Les hommes hocheront la téte ils t'abattront et ta peau ils la vendront

> Quelque chose de toi deviendra un objet puis un autre des souliers 4 Ss

>a

des valises Avec les valises les hommes prendront les trains pour le voyage... Et l'homme a la valise en peau de vache regarde les vaches et dit que les vaches regardent les trains Et personne ne sait ce qui se passe ni comment ¢a se passe

dans votre téte quand le train passe Pourtant les hommes en parlent * histoire de causer Et homme 4 la valise en peau de vache s’en va voir les courses de taureaux De son métier il est plut6t Officionado!

La Corrida

395

Et la ville est en féte le Roi vient d’épouser la Reine

et la Reine est trés belle et le peuple l’acclame et valsant avec elle le Roi la couve du regard % Précisement du méme regard que |l’homme préte si aimablement aux vaches qui de loin regardent passer les trains La Reine ne regarde que les taureaux qu’on entraine vers les arénes

Et parmi tous ces taureaux

elle ne voit que le plus beau ® Et le Roi est dans tous ses états lui qui dira plus tard L’Etat c’est moi! ou quelque chose d’analogue ou d’approchant en espagnol édifiant et toujours valsant complaisamment il se sourit a lui-méme anticipant et se voyant de nuit déja comme un taureau au milieu de l’aréne fort satisfait de ce royal jeu de mots trouvé dans son grand Almanach Verbe-Haut Et la nuit de noces est royale et l’on entend dans les couloirs les courtisans et confidents qui d’une voix confidentielle et courtisanesque émettent des voeux les bras au ciel et d’égrillardes larmes aux yeux Une vraie siréne cette reine bient6t nous aurons un dauphin

Sur le grand lit? la Reine feint de jouir comme six Reines et le Roi l’entend se plaindre si heureusement qu’il en est tout surpris tout content ébloui Et pourtant elle pense au taureau la Reine au grand taureau debout 7 Sc au milieu de l’aréne et elle crie grace pour lui Mais le Roi prend cela pour soi la Reine a crié grace il est heureux comme un Roi > le Roi C’est leur fagon d’étre heureux a ces gens-la

6a

396

Spectacle

Quelques jours plus tard a la corrida

80

xa

95

100

105

110

le taureau va étre tué A Vinstant de la mise 4 mort la Reine se dresse secoue le Roi et |’implore et voila la féte terminée et voila le taureau gracié La Reine sourit le taureau la regarde elle le regarde aussi ils ne disent pas un mot mais entre eux tout est dit Un peu plus tard trés sombre dans la nuit la Reine est seule dans la chambre Le Roi dans son bureau s’occupant des affaires du pays L’armoire a secrets s’ouvre 4 deux battants une suivante entre un flambeau a la main et le taureau entre aussi La suivante se retire emportant sa lumiére et seule la lune éclaire la Reine nue sur son grand lit Soudain elle se réveille aper¢oit son ami et sourit Minot Minot Minot Mon petit Minautore'... Le taureau ne dit rien

il est debout sur ses pattes de derriére une de ses pattes du devant appuyée sur la cheminée il est un peu triste et pourtant la Reine lui plait La nuit derniére il avait révé de bagages et de réti de veau et d’une vache belle comme le jour il se trouve un peu seul sur la terre comme tant de créatures humaines et s’avancant prés du lit appuie d’abord son front contre la vitre

Un train passe dans la nuit Dans un wagon 115

un homme

Il a fait un mauvais voyage

s’est endormi

La Corrida

'0

25

50

>

l’officionado la corrida n’a pas été réussie la Reine a empéché la mise a mort Il a des cauchemars a cause de cela et aussi des remords a cause d’autres choses Un tas de choses d’autrefois qui reviennent murmurent des choses en apparence trés normales et qui se sont passées dans sa demeure Mais la homme jouait le beau réle dans ce que les hommes appellent la réalité et tant pis s'il le jouait mal Tandis que dans son réve il a le rdle mauvais et il le joue trés bien la farce a l’air plus vraie et il la trouve mauvaise Le train est bientét loin’... Le taureau qui écoute et la Reine le taureau

397

et qui

lui est toujours 1a les bruits de la nuit regarde debout sur ses pattes de derriére 0 avec sa queue il fouette doucement une carafe et des verres de cristal posés sur un guéridon et cela fait un petit bruit trés doux une trés fréle petite musique de verre ' une lancinante chanson comme ces petites plaques de verre accrochées entre elles par de trés légéres ficelles et qui se balancent dans le vent '° 4 la porte des boutiques de China town a San Francisco la-bas en Amérique Je ne suis jamais allée la-bas pense la Reine mais je suis sare que la musique de l!a-bas comme en Chine c’est tout a fait comme celle-la Et elle fredonne

398

Spectacle

55 4 voix basse

d’une voix encore plus douce que la musique de verre China town China town China town 160

Un autre train passe dans la nuit China town China town China town

Le taureau n’écoute pas son bruit 16) a

17 0

Il écoute seulement et tristement la chanson des tanneurs

des tanneurs qui travaillent de nuit Et la tannerie n’est pas loin du Palais et méme quand c’est l’été a cause du vent tout cela pue horriblement toutes ces peaux qu’on tanne et tanne et tanne et tanne China town

China town China town

Le taureau écoute toujours la chanson des tanneurs 18 0

et il est mal a l’aise a cause de ce mauvais air et de cette mauvaise odeur Il se tourne alors du cété de la Reine China town China town

China town 18

19 0

19: a

Il comprend qu'elle |’appelle et s'avance vers elle China town China town China town Et tanne et tanne et tanne Et comme le tanneur fait son métier de tanneur il fait lui son métier de taureau China town China town China town Dieu me damne chante la Reine

La Corrida

399

folle de joie Ah que la vie est belle 200 méme si on en meurt quelquefois China town China town China town On n’entend plus la chanson des tanneurs 20' 5 ni le bruit des trains dans la nuit Seul le bruit du premier train du petit matin China town China town China town... 21 0

21 a

22 0

22 a

Et le Roi entre sur la pointe des pieds la démarche trés noble mais les traits trés tirés Il voit dans le soleil qui vient de se lever sa femme éventrée morte au beau milieu du lit avec un grand sourire enfantin ébloui Et puis sur le tapis le taureau endormi

Et d’abord il prend peur et veut appeler a l’aide puis passe la main sur son front comme pour chasser un réve malade se rend a |’évidence et constate la chose China town China town China town... Une équipe de tanneurs de jour continue le travail de nuit China town China town China town

Le Roi entend a sa maniére une chanson qu’on lui chantait enfant 23 =)

23° wy

Colimagon corne... Apercevant dans un miroir sa téte royale et couronnée il la hoche morne et désabusée Colimagon corne Colimagon corne montre moi tes cornes...

400

240

Spectacle

Ce refrain enfantin l’inquiéte il s’écroule dans un fauteuil la téte dans les mains contemplant le grand animal noir qui réve et la Reine morte qui n’arréte pas de sourire China town China town China town Et Colimacon corne hurle soudain le Roi Soudain le voila qui tombe en pleurs Une grande détresse fait place 4 son royal courroux Ni V’or ni la grandeur ne nous rendent Taureau’

250

Se levant tristement il recouvre du drap le corps saignant et épanoui de la Reine parait-il pour toujours endormie Et il sonne? Et toutes les cloches de toutes les églises de tout le

royaume se mettent a sonner Et puis des tueurs de bétes entrent a leur tour sur la pointe des pieds N a vA) Et voila le taureau qui meurt China town China town China town sans s’en apercevoir 260

anesthésié par l’amour de la Reine et d'autres amours aussi Amours

a lui

Ni l’or ni la grandeur... 20

peut-étre

mais les apparences doivent étre sauvées Et le jour enfin levé en plein soleil sur le plus grand balcon du Palais le Roi debout

Le Tableau des merveilles

401

se présente a la foule enthousiasmée souriant de toutes ses dents 2 avec

sur la téte deux cornes ensanglantées Et les cloches de sonner Les canons de tonner 80 Les tanneurs

de tanner

China town China town

China town.

LE TABLEAU

DES MERVEILLES

PREMIER

TABLEAU

Autrefois, en Espagne. Un couple de voyageurs s’arréte au beau milieu d’une petite place déserte, en plein soleal. CHANFALLA

Enfin ! nous voici arrivés quelque part.

CHIRINOS N’eSt-ce pas la ville que nous cherchions? CHANFALLA

Tais-toi, douce idiote, dans ce pays le nom des villes et des villages est inscrit sur les girouettes au lieu d’étre inscrit sur les bornes... On suit la fléche, mais le vent tourne, la girouette tourne et on est perdu a nouveau. C’est comme si les villes se sauvaient... Impossible de mettre la main

dessus. Enfin nous en tenons une de ville, cramponnonsnous, incrustons-nous et n’oublie pas, Chirinos, mes avis :

402

Spectacle

principalement celui que je t’ai donné a propos de ce nouveau tour qui doit avoir autant de succés que le

dernier. CHIRINOS Tout est gravé dans ma mémoire, Chanfalla. CHANFALLA

Tais-toi, tu me fais rigoler. Si tu avais, comme

tu dis,

de la mémoire, resterais-tu avec moi puisque je te roue de coups-chaque fois que le désir m’en prend, et c’est-a-dire souvent !

CHIRINOS Je t’ai connu un vendredi 13. Tu vois', j’ai la mémoire des dates, mais je n’ai pas celle des coups...

CHANFALLA Au fond, tu restes avec moi parce que tu aimes les artistes... (il l’embrasse). Soudain, tls sont interrompus par une musique

crispante,

monotone,

parfattement insupportable grande tristesse.

aigre,

et d’une

CHIRINOS, tournant sur elle-méme et se bouchant les oretlles.

Oh! voila que ¢a recommence, je vais devenir folle! Folle

si ca continue,

folle

si ca s’arréte,

recommence et si ¢a continue... Pourquoi enlevé cet enfant, Chanfalla, pourquoi?

folle

si ¢a

avons-nous

CHANFALLA

Les bohémiens, les comédiens ambulants, les montreurs

d’ours, les saltimbanques ont toujours volé des enfants, c’est la coutume. I] faut toujours suivre la coutume. CHIRINOS Pourquoi ? CHANFALLA, Souriant?.

Parce que c’est la coutume ! La musique continue.

Le Tableau des merveilles

403

CHIRINOS Oh!

La coutume,

la coutume...

CHANFALLA, éclatant de rire’.

Cesse de geindre, imbécile triste. Cet enfant jouera de la musique pendant que nous présenterons aux notables du pays notre admirable Tableau des Merveilles. CHIRINOS

Assez ! Assez ! Cette musique est atroce : elle racle, elle grince comme la craie sur |’ardoise... La musique cesse. Arrive un enfant.

L’ENFANT On fait la musique qu’on peut. Avant d’étre avec vous, j’étais enfant martyr, on me battait sur les oreilles, elles sont

décollées aux trois quarts. Je suis couvert de cicatrices, ma viande est déchirée, ma musique aussi est déchirée : décollée, elle a les nerfs a vif... mais c’est tout de méme une musique, un bruit a entendre. Vous avez volé l'enfant, vous avez volé la musique avec... écoutez-la. Pour le prix que

vous me payez, je ne peux tout de méme pas vous jouer les grandes orgues du bonheur céleste avec les anges qui bavent de joie et le grand-pére éternel qui fait la bamboula. CHANFALLA

Tais-toi, avorton, fous le camp et tiens-toi prét pour le Tableau... ou plutét non, reste, car voici les gens du pays

qui arrivent en trainant la jambe. Souriez tous les deux avec le sourire de la politesse, inclinez-vous avec les gestes de la déférence... Trois hommes s’approchent et Chanfalla les interpelle avec déférence. CHANFALLA

Je baise les mains de vos seigneuries, je m’incline, nous nous inclinons tous les trois et je dis en vous désignant de la

main : voila des hommes et non des moindres... A leur fagon de marcher et de s’arréter, je devine qu’ils sont les chefs ! LE PREFET, béat.

Nous le sommes en effet, et si le pays marche, c’est un peu grace a nous. Que voulez-vous, homme honorable?

404

Spectacle

Je suis le Préfet, voici le sous-préfet et le capitaine Crampe qui s’occupe de la gendarmerie... Notre ville est petite mais elle est peuplée de gens heureux. Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Nous mangeons réguliérement... Et je vais bient6t marier ma fille avec le sous-préfet.

LE SOUS-PREFET Il y aura un grand banquet, de la musique, un bal, des lumiéres, beaucoup de lumiéres. Il eft interrompu par un mendiant hirsute. LE MENDIANT Braves

gens

comme

on

dit,

faites-moi

la charité,

donnez-moi vingt sous pour hier, vingt sous pour aujourd’hui, vingt sous pour demain, et vous serez tranquilles pour trois jours... Passons la monnaie, ne perdons pas notre temps... Trois fois vingt sous ¢a fait trois rancs!

LE CAPITAINE CRAMPE, subitement furieux. Pourri, mendigot, crasseux, grabataire, sors yeux, disparais, viande pauvre, bas-morceau!

de mes

Il se jette sur lui et le frappe'. LE MENDIANT Oh! vous frappez un mendiant... Quelle honte! Un mendiant, un homme en dehors des autres, un qui ne demande rien a personne, sauf |’aumé6ne naturellement... (Il burle.) Et vous le frappez sur la téte, c’est absolument dégoatant... Il s’arréte résigné subitement.

Frappez

si vous

voulez,

mais

donnez-moi

mes

trois

francs... (Il hurle a nouveau.) Mes trois francs! mes trois

francs !! mes trois francs !!! LE PREFET

Je vous en prie, capitaine, Donnez-lui ce qu’il demande.

cela fait mauvais

LE CAPITAINE CRAMPE Hein ?

effet.

Le Tableau des merveilles

405

LE PREFET Chacun vingt sous, si vous voulez. Tous les trois se fouillent et donnent Vargent au mendiant. LE MENDIANT, comptant l’argent. Merci bien de votre bon coeur, mes braves amis.

Soudain 1l sursaute et hurle :

Il n’y a que deux francs cinquante! LE PREFET Hein ?...

LE SOUS-PREFET, un peu confus. Je n’ai donné que cinquante centimes. Je ne suis que sous-préfet...

LE PREFET, complétant la somme. Je regrette d’avoir promis ma fille 4 un avare. Le mendiant s’éloigne. LE SOUS-PREFET Il n’y a pas de petites économies, il n’y a que de sottes gens. LE PREFET C’est pour moi que vous dites ga? LE CAPITAINE

Voyons,

vous

CRAMPE

n’allez pas vous

disputer

devant

des

étrangers...

CHANFALLA, trés @ l’atse. Oh! nous savons, nous comprenons les choses. Hélas ! les choses sont partout la méme chose... et la misére partout la méme misére' ! LE PREFET, ¢cramotst,

La misére... la misére, qu’est-ce que vous dites?

CHANFALLA, confus. Excusez-moli, je croyais...

406

Spettacle LE PREFET

Une hirondelle ne fait pas le printemps, un mendiant ne fait pas la misére... CHANFALLA

Evidemment.

CHIRINOS Evidemment.

L’ENFANT, avec une voix de plus en plus siniftre. Evidemment. LE PREFET

Evidemment. (Un temps, puis froid et stlencteux ;)Revenons plutét 4 nos moutons! Et dites-nous quel bon vent vous améne dans nos régions.

CHANFALLA Je suis Montiel, celui qui colporte le vrai, l’unique, le seul, le merveilleux Tableau des Merveilles!

LE PREFET, un peu aburi mais sans voulotr le laisser paraitre.

Ah, le... le Tableau ! LE SOUS-PREFET ... des Merveilles.

LE CAPITAINE CRAMPE Oui, le Tableau des Merveilles... Trés intéressant... CHANFALLA

Toute personne cultivée a entendu parler du magnifique Tableau et j’aurais vraiment été douloureusement surpris... LE PREFET

Oh ! Rassurez-vous. Nous connaissons... Justement nous en parlions il y a quelques jours, avec des amis, oui, au cours d’une conversation... et justement nous disions, nous

disions... nous disions...

Le Tableau des merveilles CHANFALLA,

Il ne spectacle émotion vous en parler... attention

407

éclatant.

suffit pas d’en parler, il faut le voir, c'est un spectaculaire et d’une beauté si belle, d’une si €mouvante que les mots me manquent pour parler, 4 moi dont c’est pourtant le métier de Il faut le voir pour le croire... mais attention, !... (Baisant la voix et levant un index inquiétant

et menacant :) Attention !!!

CHIRINOS Mais il faut aussi le croire pour le voir!

LE PREFET, légérement inqutet.

Ah ? CHANFALLA, catégorique.

Mais c’est l’évidence méme, et nul ne peut nier lévidence. (Avec une franche autorité :) N’est-ce pas? LE PREFET Evidemment. CHANFALLA

Je ne vous le fais pas dire... L’évidence méme. Et c’est pourquoi les merveilleuses merveilles du merveilleux

Tableau des Merveilles ne sont pas visibles pour tous! Je m’explique'. Seul le spectateur qui a la conscience tranquille peut voir le Tableau. Je m’explique. L’homme inculte, le sot, l’ignorant, celui qui n’est pas délicat, ne voit rien. Aurait-il payé trois fois le prix de sa place, il reste figé sans rien voir. Le lettré, homme d’esprit, |’>homme qui est vraiment quelqu’un capable de comprendre quelque chose, celui-la peut voir le Tableau. LES TROIS NOTABLES, avec une soudaine conviction.

Nous

le verrons! CHANFALLA,

continuant.

L’épouse fidéle peut se réjouir les yeux, mais la femme adultére n’y verra que du feu’.

408

Spectacle LES TROIS NOTABLES

Nos femmes merveilles.

sont dignes en tout point de voir vos CHANFALLA, délirant.

La fille d’officier supérieur voit le tableau, la fille a soldats pas !

LES TROIS NOTABLES Nos filles le verront, nous le jurons. CHANFALLA

Le magistrat corrompu,

le vénal n’y voient rien. C’est

un spectacle pour le bon chrétien. Le bon chrétien peut le voir, le juif non... (I) crie :) Le juif ne verra jamais l’ombre de l’ombre du plus merveilleux des Tableaux! LE PREFET

Il n’y a qu'un juif dans la région, et nous l’avons mis en prison. De toute facon, il n’aurait rien vu. Tout est pour le mieux. Merci, noble étranger, d’apporter dans notre pays tes visions d’art et de beauté. Nos paysans seront charmés,

et s'ils ne comprennent pas, s’ils ne voient pas tout, ils pourront toujours se chauffer. La grande salle de la mairie est spacieuse, je la ferai aménager... CHANFALLA

Merci, Monsieur le Préfet, mais nous pouvons jouer en

plein air. Inutile de vous déranger. Quand tout le monde aura pris ses billets, la séance pourra commencer. LE SOUS-PREFET, douloureusement surpris.

Comment ? C’est payant ? CHANFALLA

Les

artistes

ne

vivent

pas

seulement

de

l’air

du

temps. LE PREFET

Evidemment. Mais les paysans ne pourront pas venir, malheureusement...

Le Tableau des merveilles

409

CHANFALLA Pourquoi ?

LE PREFET, embarrassé. En voila une question ! Ils ne pourront pas venir parce que... parce que... enfin, parce qu’ils auront autre chose a faire. Chacun son métier. Le laboureur laboure, l’>homme de peine peine, le musicien fait de la musique’...

L’ENFANT En avant! la musique ! Il recommence a jouer, les trois notables grincent des dents. LE PREFET Quel bruit! Mais c’est une musique de cimetieére... LE SOUS-PREFET, trépignant. On dirait qu’on gratte le dos d’une casserole avec un couteau ébréché... LE CAPITAINE C’est pas de la mélodie, c’est du vert de gris... L’ENFANT

Excusez-moi, messieurs, mais c’est la musique de mon

enfance. Je ne connais que celle-la... Ma famille est cachée dedans, c’est elle qui pousse le cri du souvenir. Est-ce ma faute si ma famille a la voix du caiman ? LE PREFET, au capitaine. Allez, enlevez, enlevez cet enfant, enlevez immédiatement, Capitaine...

Le capitatne saisit l’enfant et s’éloigne avec lui en le secouant LE CAPITAINE Toi, graine de bois de lit, tu vas me faire le plaisir de me foutre le camp... LE PREFET, 4 Chanfalla.

De la musique, tant que vous voudrez, cher Monsieur, mais faites-nous de la musique convenable, de la musique

410

Spectacle

de chambre par exemple. Mais cette musique de terrain vague, jamais! (I/ hurle :) Jamais, jamais, jamais !...

CHANFALLA Calmez-vous, l'enfant ne jouera pas pendant le spectacle.

LE SOUS-PREFET C’est fort heureux. Ma fiancée a l’oreille délicate, et j’aimerais lui épargner de tels sons. CHIRINOS, a Chanfalla.

Ah! Je te le disais bien, cette musique est terrible, nous n’aurions pas dG adopter cet enfant.

Les artistes coutume...

CHANFALLA adoptent toujours

des enfants,

c’est la

LE PREFET Jolie coutume, assurément!... (A Chirinos :) Je vous en prie, Madame, passez devant, nous allons donner des ordres pour la bonne ordonnance du spectacle. CHIRINOS Trop aimable, Monsieur le Préfet, trop aimable...

Ils s’éloignent. Le capitaine Crampe entre a nouveau en scene et les suit en

trainant la jambe.

LE CAPITAINE Qu’est-ce qui m’a foutu une musique pareille !... Ils sortent. La scéne reste vide un instant pus Venfant revient, hausse les épaules, S'assoit et recommence a jouer. Le mendiant entre et s‘approche de l'enfant. LE MENDIANT

La voila bien, la vraie musique saignante, la musique comme quand j’étais petit! Continue, mon petit, ga me rajeunit', continue la musique... C’est la musique du chien pauvre qui créve a la fourriére, c’est le grincement de la

carie dentaire dans la grande gueule de la misére, la

Le Tableau des merveilles

AIL

gadoue, les punaises, le mégot du condamné, les courants d’air, l’‘ambulance qui vient chercher le noyé et puis le noyé qui n’a pas l’habitude de monter en voiture et qui suit l’ambulance 4a pied... Il n’ose regarder les passants, le noyé, mais il est tellement content d’étre mort qu’il éclate de rire comme jamais il n’éclatait de rire du temps qu’il était vivant, si peu vivant... Continue, petit mec, continue. J’ai toujours beaucoup aimé les instruments a

corde de pendu... Un homme entre, portant un outil sur Vépaule : c’est un casseur de pierres. Il S’arréte et écoute la musique qui continue. LE CASSEUR DE PIERRES, fawant claquer sa langue en connatsseur'’. C’est joli... Et puis ca change des cloches, cette sale musique de nuages !J’étais sur la route a casser les pierres et quand ¢a a joué j’ai arrété de casser. On n’a pas tellement de musique par ici, 4 part celle de gosses qui hurlent leur faim et celle des chiens qui hurlent 4 la mort quand les gosses sont morts !

Un paysan arrive’.

LE PAYSAN Moi, je retournais la terre... Soudain, pas plus tard que tout a l’heure, mon cheval s’arréte, remue deux fois la

queue, trois fois la téte, tombe par terre et créve de faim... Floc}! Réglé, envoyé, c’est pesé, ca devait arriver... Je m’étais assis dessus, histoire de me chauffer un peu les fesses et de pleurer un peu la béte. Et puis la musique a commencé. On a beau dire, ¢a change les idées... Joue encore, petit gars, ne t’arréte pas de jouer... Un autre casseur de ptierres survient a son tour, s’assoit la téte dans ses mains",

L'HOMME Toujours casser les pierres, jamais casser la croite...

Toujours faire des routes qui vont n’importe ou, faire des enfants qui n’iront nulle part, et qui casseront des pierres... pour

faire

des

routes,

des

routes...

cailloux, des cailloux, des cailloux...

Des

pierres,

des

412

Spectacle L’ENFANT

Pourquoi vous plaignez-vous ? Les notables disent que les gens sont trés heureux ici.

du pays

LE MENDIANT

Les notables, les notables, ils me font mal au ventre,

les notables, et je suis poli... Dans ce pays, comme dans les autres, les gens heureux sont heureux. Mais les autres, les malheureux, ils sont malheu-

reux, comme partout. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, mais si les malheureux essaient de raconter leur triste histoire a eux, alors les gens heureux leur cherchent des histoires... de sales histoires. En joue ! Feu ! La prison, la corde au cou et tout et tout, et le reste par-dessus le marché. LE CASSEUR

DE

PIERRES

Si encore ils étaient heureux, vraiment heureux, les gens

heureux ! Mais faut voir la gueule qu’ils font, et la facon qu ils ont de vivre leurs jours heureux... Il hausse les épaules avec mépris. Pauvres malheureux !... LE PAYSAN

Bientét,

tout cela va changer.

On

.

n’a rien a perdre,

peut-étre qu’on a quelque chose a gagner... I] faut remuer! les gens et les choses, déplacer les objets...

L’HOMME, donnant sa fourche a l’enfant. Regarde cette fourche, elle remue

déja.

L’ENFANT C’est vrai, on dirait qu’elle est vivante. Arrive un garde champétre? avec un tambour. Devant lui un gendarme. Derriére eux le capitaine Crampe. LE MENDIANT Taisez-vous.

Voila |’autorité...

LE CAPITAINE Debout la-dedans et silence. Sonnez trompette, roulez tambour !

Le Tableau des merveilles

413

LE GENDARME Il n’y a pas de trompette, capitaine. LE CAPITAINE

Ca ne fait rien. Roulez tambour seulement! Mais que ¢a roule! LE GARDE CHAMPETRE, avec un petit roulement de voix et de

tambour',

Nous qui dirigeons cette ville, prévenons la population qu’a partir d’aujourd’hui, il n’y aura rien de changé et que tout se passera comme dorénavant cela s’est toujours passé. Il se retire, accompagné du gendarme. Le capitaine Crampe reste seul en présence des autres. LE CAPITAINE

Et ceux qui ne seront pas contents... (On entend les dernters roulements du tambour...) ceux qui ne seront pas contents... Les paysans s’avancent vers lui et il est trés surprts. UN

Eh bien quoi?

Ceux

HOMME

qui ne seront pas contents ?...

Qu’est-ce que tu veux dire ? Finis ta phrase. Tu fais des bruits de bottes avec ta bouche, des bruits pour nous faire peur. UN

AUTRE

Fais attention, gros farceur, tu vas te piquer la langue avec tes €perons. LE CAPITAINE

Vous oubliez a qui vous parlez!

UN HOMME Tu l’as dit, capitaine, on oublie... UN

AUTRE

A force de casser des pierres la téte devient dure... comme la pierre. Alors, on oublie les petits détails, on oublie...

414

Spectacle PLUSIEURS HOMMES, ensemble.

On oublie, on oublie. Nous vous oublions, capitaine, nous vous oublions...

LE MENDIANT, /e désignant du doret.

Quel est cet étre étrange avec des moustaches mal teintes, et qui porte un si étrange chapeau avec un bord devant et pas de bord derriére ? Son regard est morne,

sa téte semble creuse et fragile et ébréchée comme un ceuf de poule mal gobé.

UN CASSEUR DE PIERRES Singulier phénoméne'! (Il regarde le capitaine comme on regarde une béte curteuse, tourne autour de lut, se batsse et se reléve.) Je ne pense pas qu’il soit comestible. LE CAPITAINE, inqutet.

Mais je suis Crampe, le capitaine de la gendarmerie...

LE MENDIANT Drédle de langue, dréles de mots, et incompréhensibles... Capricampe, Cropitaine, Armurio’... LE CAPITAINE,

écumant.

Vous étes tous une bande de brutes, de sales brutes...

Puisque je vous dis que je suis le Capitaine...

LE PAYSAN, /ui donnant un coup sur la téte. Soyez poli avec les hommes vivants, chose imprécise et

appelée a disparaitre! LE CAPITAINE, hurlant. Quoi, des voies de fait, des voies de fait! (II recoit un autre coup). Oh! Ils me frappent sur la téte comme on

frappe sur la téte d’un mendiant! Ne tapez pas, ne tapez pas sur la téte! Ca pourrait abimer mes galons!... Il s’enfutt, poursuivt par les paysans. L’enfant éclate de rire’. LE MENDIANT, @ /’enfant. Est-il juste que les cerfs soient toujours poursuivis par

les chiens ? Si tu vois l’abbé, dis-lui que la chasse 4 courre

Le Tableau des merveilles

415

est commencée mais que ce n’est pas la peine qu’il se dérange pour bénir la meute... Il s’en va.

L’ENFANT Chacun sa musique! Tl joue'. DEUXIEME

TABLEAU

Sur la place. Le Spectacle va commencer. Un drap blanc, une couverture blanche ou n’importe quoi de blanc, est tendu entre deux piquets ornés de quelques minables guirlandes. Devant cette modeste scéne, des bancs et des chatses sont rangés.

Le sous-préfet entre avec, a son bras, Juana, sa fiancée, fille du préfet. LE SOUS-PREFET

Tenez, voici la meilleure place?, ma chére ame, j’ai tenu a vous la réserver.

JUANA Oh! je m/assois fatiguée...

n’importe

ou,

je suis si lasse,

si

LE SOUS-PREFET C’est vrai, cette paleur, ces mains brilantes de fiévre, ces yeux cernés...

JUANA Peut-étre ai-je trop pensé a vous cette nuit, mon ami.

LE SOUS-PREFET Vous étes la plus fragile et la plus exquise des fiancées. Des Sheclateurs s’inStallent : quelques vieillards décorés, quelques vieillardes en robe de soirée. UN

VIEILLARD

Et ce spectacle magnifique, seul un bon chrétien peut le voir...

416

Spectacle UN

AUTRE

VIEILLARD

Jaime mieux me placer le plus prés possible, ma vue a beaucoup baissé... Ils s’inStallent. Derriére eux entrent un homme et une

femme qui s’embrassent. Le sous-préfet se retourne mais ne les voit qu’a l’instant ou ils cessent de s’embrasser. LE SOUS-PREFET, 2 Juana. Oh! voici votre cousine Térésa et ce godelureau de Juan. Je déteste ce jeune homme et quand je le vois tourner autour de vous, cela me donne le tournis... Je le déteste. C’est un garcon qui n’a pas de situation, pas d’avenir, pas de scrupules, pas de santé...

JUANA Pas de barbe’... LE SOUS-PREFET Hein ?

JUANA Vous, vous avez une barbe.

LE SOUS-PREFET Vous n’aimez pas ma barbe?

JUANA Je l’adore.

Elle tire dessus. LE SOUS-PREFET, un peu géné. Charmante espiégle! Je vais chercher le préfet. Il la quitte et sort. Térésa vient s’asseotr a coté de Juana. Derriére eux, a coté d’une vieille femme, Juan s’assted, impassible. TERESA, @ Juana. Je pense que tu connais les conditions dans lesquelles

on doit se trouver pour voir le spectacle?

Le Tableau des merveilles

417

JUANA Hélas! Je les connais, mon pére m’a prévenue, et je suis folle d’inquiétude... TERESA Moi aussi...

JUANA Ecoute. Cette nuit, j’étais dans ma chambre, toute nue. La chaleur... Juan est entré, il a fermé la porte derriére lui, moi j’ai fermé les yeux et j’ai poussé un cri... Mais personne n’a entendu ce cri, pas méme lui... Sa bouche! a étouffé mon cri. Sur la scene, Chanfalla et Chirinos, indifférents et 1mmobtles, regardent les Shectateurs, C’est leur facon a eux de bréparer le shectacle. TERESA Et Juan n’est pas parti?

JUANA Non, il est resté.

TERESA Jusqu’a quelle heure?

JUANA Jusqu’a 2 heures.

TERESA

Oh!

le misérable ! Il n’est venu chez moi qu’a 3 heures

et demie... Il a da faire tout le pays.

JUANA Oui?!

Soudain Chanfalla éleve la voix et agite les bras.

CHANFALLA Attention au Tableau des Merveilles! Devant ce tableau, plein de beauté, les filles qui ont fauté sont frappées de cécité. Voila la vérité...

418

Spectacle TERESA

Oh!

J’ai peur...

JUANA Tu as peur...

LES DEUX ENSEMBLE Nous avons peur’.

JUAN, S’approchant des deux filles. Rassurez-vous, avec d’aussi grands yeux que les vdttes,

vous pourrez voir toutes les merveilles du monde, méme les plus cachées, moi je les ai vues cette nuit et j’en suis encore émerveillé.

JUANA Taisez-vous, vous

étes un monstre...

"TERESA Oui, un monétre...

JUAN Vous €tiez beaucoup plus douce, cette nuit, Marguerite. TERESA Mais je ne m’appelle pas Marguerite.

JUANA Moi non plus. LES DEUX JEUNES FILLES, ensemble. Nous ne nous appelons pas Marguerite.

JUAN Alors, diable... Qui donc peut bien s’appeler Marguerite ? Consultons notre petit carnet... (I/ consulte.) Voyons les m... Marceline, Marion, Marie... Oh!

TERESA Taisez-vous! Assez! Partez!

JUANA Vous étes le dernier des étres!

Le Tableau des merveilles

419

JUAN Le dernier, le premier, comme vous voudrez... Si vous croyez que c’est dréle de s’appeler Don Juan! On voit bien que ce n’est pas vous qui décachetez mon courrier... Et puis ¢a fatigue la moelle épiniére.

JUANA Partez.

Entrée du préfet et du sous-préfet.

JUAN Je m’en vais. Justement voila le préfet. Je vais m’incliner devant lui, le saluer et rire un peu aussi dans la barbe du sous-préfet. Mais n’oubliez pas, Marguerite, demain mardi, comme la grande aiguille sur la petite, je serai chez vous 4 minuit...

II s’éloigne et se dirige vers le préfet.

JUANA C’est 4 moi qu’il a donné rendez-vous.

TERESA Non, c’est a moi.

JUANA Mais tu ne t’appelles pas Marguerite ?

TERESA Pourquoi pas ?

JUANA Alors, moi aussi je m’appelle Marguerite.

LES DEUX ENSEMBLE Alors, nous nous appelons Marguerite. Le préfet et le sous-préfet s’inStallent. Juan, non loin d’eux, s’assott au beau milieu d’un groupe de trés vietlles dames. LE PREFET

Puisque je suis arrivé, je pense que le spectacle doit commencer !

420

Spectacle CHANFALLA

Qu’ilen soit fait selon votre volonté, Monsieur le Préfet. (Présentant

Chirinos et l’enfant :) Ici la direétrice, ici le

musicien.

LE PREFET, se dressant et hurlant. Ah non!

Pas le musicien! CHANFALLA

Il est la parce que c’est la coutume, mais il ne jouera pas puisque vous n’en exprimez pas le désir. (Et désignant le drap blanc, soudain et fort a propos :) C’est ici que les merveilles vont commencer... Voyez, déja le vent vient jouer son réle dans l'histoire. Attention ! (Hurlant :) Je vous dis que le spectacle va commencer, je vous dis que le spectacle commence, je vous

dis que le spectacle est déja commencé ! Voyez cet homme qui s’avance dans le vent, une machoire d’ane a la main. C’est le prodigieux Samson et beaucoup parmi vous, j’espére, l’ont immédiatement reconnu avant que j’aie prononcé son nom... Il gravit les marches du Temple en criant comme un insensé. Regardez

Samson.

Regardez-le

Temple, voyez comme

bien... Regardez les colonnes du elles sont secouées'. Regardez le

Temple, levez la téte... Le Temple va s’écrouler... Arréte !

Par la grace de Dieu le Pere!

Arréte! Car tu pourrais le renverser ou mettre en morceaux la noble assemblée ici présente... Cris d’épouvante des Spectateurs, sauf de don Juan qui consulte son petit carnet. LE PREFET, se dressant.

Halte-la? ! I] serait beau que venus pour nous divertir, nous nous en allions... LE SOUS-PREFET, 4 voix basse. Nous

nous en

« allassions’

»...

LE PREFET

Merci. estropiés.

(Reprenant

:) que

nous

nous

en

allassions

Le Tableau des merveilles

421

LES SPECTATEURS

Arréte', ) brave Samson, nous te voyons, nous te voyons... y LE SOUS-PREFET

Il faudrait étre trois fois juif et six fois parjure pour ne point le voir. I] est habillé en grand turc et ses cheveux sont fort longs et trés noirs?.

JUANA, a Térésa.

Vois-tu quelque chose, Marguerite?

TERESA Non, Marguerite, et toi?

JUANA Moi non plus, Marguerite. Elles se dressent et crient : Oh! Samson! Arréte de secouer le Temple, nous t’en conjurons...

CHIRINOS Samson

s’éloigne, la machoire

d’4ne a la main, tout

redevient calme, excessivement calme... (Elle hurle :) mais

prenez garde, spectateurs et spectatrices, voila maintenant un taureau en furie!

CHANFALLA L’animal est entier, c’est celui-la méme qui tua derniére-

ment dans les rues de Salamanque un malheureux portefaix qui ne lui avait absolument rien fait.

CHIRINOS Couchez-vous... Couchez-vous tous... La plupart se couchent. UNE TRES JEUNE ET TRES VIEILLE ET TRES SOURIANTE FEMME FATIGUEE, debout, a l’écart, et qui n’a pas eu les moyens de

payer sa place. Moi, je ne vois rien et n’entends

choses dont vous parlez.

rien de toutes

ces

422

Spectacle UNE VIEILLARDE, secouant Juan assis prés delle.

Je vous en prie', Juan, aidez-moi 4 me coucher, je suis si vieille, si fatiguée et j’ai tellement peur... (Elle hurle :)

tellement peur de cette béte! JUAN Qu’il en soit fait suivant votre désir, vieille chose! Il la jette a terre tout simplement et tres brutalement?. LA VIEILLARDE, hurlant.

Oh! il me piétine, le taureau! Oh! piétine-moi taureau !

encore.

Ecrase-moi,

encorne-moi,

TERESA Moi aussi, le taureau me regarde et je suis sire qu'il aime les filles’. JUANA Oh! Fermez bien les portes de nos chambres, péres et méres, car ce taureau viendra nous voir la nuit, toutes les

nuits.

LE PREFET Qu’est-ce qu'elle dit ? Elle est folle!

LE SOUS-PREFET Vous croyez qu’elle le voit? LE PREFET

Qui ¢a? LE SOUS-PREFET Le taureau.

LE PREFET

Mais cela créve les yeux, qu’elle le voit! (Se redressant soudain, soudain la parfatte image d’un parfait matador :) Tout le monde

voit cette béte, mais je suis le préfet, seul je

la tiens a l'oeil... Quand les plus humbles de ses administrés sont menacés, devant la plus fauve des bétes fauves, un préfet ne doit

Le Tableau des merveilles

423

pas reculer. (Mimant la scéne :) Le voila ! Il fonce !Je l’évite et le saisis par les cornes, et... et... LE SOUS-PREFET

... Et vous le renversez.

LE PREFET, triomphalement. Oui, je le renverse !

LES SPECTATEURS Oh! Il l’a renversé'... Le préfet a saisi le taureau par les cornes et l’a renversé... Vive le préfet!

LE PREFET, tres fler. Monsieur le directeur, ne faites plus sortir de ces figures qui nous épouvantent. Je ne dis pas cela pour moi mais pour les jeunes filles... Il y a des choses qu’il vaut mieux que les jeunes filles ne voient pas.

CHANFALLA Excusez-moi, mais je ne suis pas le maitre des merveilles que je présente! Voyez maintenant cette troupe de rats

qui vient de ce cété... CHIRINOS Et qui vient en ligne droite de l’arche de Noé. LE PREFET Oh!

J’ai une peur horrible des rats ! LE SOUS-PREFET

Vraiment ?

LE PREFET Je ne peux sans malaise entendre prononcer leur nom. UNE VIEILLARDE, criant. Oh!

Les voila!... Les rats! Les rats!

LE PREFET Les rats! Les rats!

PLUSIEURS VIEILLARDES, affolées, grimpant sur leurs chaises. Les rats! Les rats!

424

Spectacle LA PREMIERE VIEILLARDE, @ don Juan'.

Je vous en prie, aidez-moi 4 monter sur mon fauteuil... Ils vont me dévorer... DON JUAN Vous étes trés bien la ot vous étes.

JUANA Jésus! Des rats !... Retenez-moi ou je me jette par la fenétre... Des rats! Ils vont démailler mes bas...

TERESA Serre tes jupes, ils vont grimpet...

JUANA Un rat noir est attaché a mon genou. Que le ciel vienne a mon secours!...

JUAN Voila?! Voila! Il s’avance vers Juana et passe la main

sous ses jupes.

N’ayez plus peur, je le tiens! La vieille est toujours par terre, pres

des jeunes filles. Soudain elle saistt Juan par les pieds. Il tombe. Elle se jette sur lui. Deux autres vieillardes se jettent ausst sur lui en hurlant. LES VIEILLARDES

Ah !Don Juan !Pourquoi vas-tu toujours chercher sous les jupes des jeunes filles!...Nous avons des jupes, nous aussi, nous sommes encore et toujours mordues par les rats... Et nous allons bientét mourir ! Oh!

Ils nous

mordent!

Délivre-nous

des rats, Juan,

délivre-nous... DON JUAN, rédlant. Vous m’étouffez! Elles m’étouffent !

LES VIEILLARDES Seigneur Don Juan ! Délivrez-nous des rats ! Ainsi soit-il !

Le Tableau des merveilles

425

CHANFALLA

Calmez-vous, spectateurs et spectatrices. La troupe de rats sen va comme elle est venue, 4 petits pas... Tout le monde se calme.

LE PREFET!

Me donnez-vous |’assurance formelle que ces bétes vont partir et ne reviendront plus ? Vous engagez-vous a4 nous montrer des merveilles moins agressives et plus édifiantes ? Une autre scéne de la Bible, par exemple ?... Sinon, dés le spectacle terminé je vous fais chasser de la ville 4 coups de poing et a coups de pied... Je vous le promets, musique !

CHANFALLA Monsieur le Préfet. En avant la

LE PREFET Pas la musique ! Pas la musique! (J! descend de sa chawse et crie :) Pas la musique, surtout pas la musique! Soudain, d’un groupe de vietllardes penchées sur le corps de don Juan, l’une se léve et burle. LA VIEILLARDE Que Dieu ait son 4me! Un malheureux spectateur a été étouffé !

LE PREFET Qu’on emporte le corps et que le spectacle continue, puisque le spectacle a été commencé. Telle est notre volonté ! On emporte le corps. LE SOUS-PREFET Je l’avais toujours dit... ce garcon-la n’avait pas de santé.

JUANA, a@ Térésa.

Oh ! C’est le corps de Juan qu’on emporte ! Les vieilles Vont étouffé... TERESA Tais-toi, Marguerite, tais-toi, ne cause aucun scandale’...

426

Spettacle JUANA

Mais il était le plus joli! Et mon

fiancé est barbu...

TERESA Marie-toi le plus vite possible, Marguerite, coupe-lui la barbe et la gorge avec. Tu diras qu’il s’est tué en se rasant, tu porteras le voile de veuve, et tu seras libre comme le vent !

JUANA Tu as raison, Marguerite, je serai libre comme le vent !

Elle pleure. Le sous-préfet passe et la regarde, étonné. CHANFALLA, sur l’estrade. Monsieur le Préfet, Monsieur le Sous-Préfet, Mesdames, Messieurs, le spectacle continue. Vous n’avez qu’a

regarder. Ah! Ah!

voici qu’apparait Salomé, la danseuse

qui, pour le prix de sa danse, obtint la téte d’un homme fort estimé en son temps. Regardez comme elle danse... Aucune fille du monde ne sut jamais danser comme elle...

LE PREFET A la bonne heure! Voila une belle figure, aimable et reluisante, et elle se trémousse!

LE SOQUS-PREFET C’est, en effet, la plus belle danseuse que j’aie jamais vue ! Approbation des Spettateurs. LE PREFET C’est la danse en personne ! Eh ! Sous-Préfet, mon futur gendre, il ne sera pas dit que la danseuse aura dansé toute seule... Vous qui avez les jambes si minces et si remuantes, allez danser avec elle. LE SOUS-PREFET Moi, danser avec cette fille! Monsieur le Préfet... mais vous n’y pensez pas. Que dirait ma fiancée !...

JUANA, avec un sourire d’ange. Mais elle ne dirait rien. Elle n’a pas encore le droit d’étre

Le Tableau des merveilles

427

jalouse puisqu’elle n’est pas encore mariée. Alors, écoutez

mon pére, levez-vous et dansez avec la belle Salomé. Le sous-préfet, la mort dans l’ame, svexécute et danse le mieux qu’il peut, c’est-a-dire le plus mal possible, avec la merveilleuse partenaire qui brille de tout V’élat de son indéniable absence. Les Sheclateurs, eux, sous le charme de son

indéniable présence, les accompagnent, tapant des pieds, claquant des mains. L’enfant reprend alors sa musique en méme temps que surgit, devant la grande toile blanche de plus en plus arrachée par le vent, le capitaine Crampe de la gendarmerie, les bras en croix, la barbe

en charpte, le regard égaré ainsi que Répi.

le

LE CAPITAINE CRAMPE, hurlant. Alerte! Alerte! Le pays est en feu!! LE SOUS-PREFET

Oh! Oh! Michel Strogof.... LE CAPITAINE CRAMPE, hurlant et gesticulant, Ils arrivent... Ils frappent?, ils cognent,

ils crient, ils

chantent, ils rient et leur rire est terrible a entendre... Dans cinq minutes ils seront ici. Alerte! Alerte! que je vous

dis ! Inquiétude des Shectateurs. LE PREFET, se levant. Comment, c’est vous, capitaine, qui venez faire du scandale ici ?... Vous étes ivre et vous avez perdu votre képi.

LE CAPITAINE Oh! Si on peut dire! LE PREFET

Oui, capitaine, on peut dire. Et je ne m’en prive pas. Ainsi, nous assistons 4 un spectacle qui promet de devenir édifiant et vous venez, vous osez venir nous jouer ici en

428

Spectacle

titubant les derniéres cartouches de je ne sais quelle scene de quel affreux mélodrame pour petites gens indigents! Otez-vous de la scéne', cachez-vous sous un banc, cuvez votre vin... Je vous parlerai demain trés sérieusement?.

LE CAPITAINE Mais puisque je vous dis... LE PREFET Silence ! Et continuez, Monsieur le DireCteur, je vous

en prie.

CHANFALLA, criant trés fort. Vous allez voir maintenant un noble et pauvre vieillard, le plus vieux et le plus pieux des plus nobles vieillards... Regardez, voyez comme il brille et comme son vieux corps décharné resplendit... Regardez Job sur son fumier... Il se gratte les ulcéres avec un vieux morceau de pot de fleurs, mais il remercie le Seigneur parce que son fumier est doré. Regardez, regardez le fumier qui brille, regardez-le briller... Je vous jure écoutez-moi !

LE CAPITAINE arrivent.

quiils

Au

nom

de

Dieu,

LE PREFET Regardez Job, mon capitaine, si vous avez encore les yeux en face des trous.

LE SOQUS-PREFET C’est vrai qu’il brille! Quel beau vieillard! LE CAPITAINE

Mais je suis, ils sont, vous

étes... Sommes-nous

tous

fous ? Je ne vois rien, absolument rien! LE PREFET

Vous ne voyez rien parce que vous étes ivre et parce que vous étes sans doute un mauvais chrétien, un adultére, un juif peut-étre... Enfin, vous étes de ceux-la puisque vous ne voyez rien.

Le Tableau des merveilles

429

LE CAPITAINE

Canaille de préfet! Si vous dites encore une fois que je suis de ceux-la, je ne vous laisserai pas un os entier!

LE PREFET, hurlant. Vous étes de ceux-la! Vous étes de ceux-la!

DES SPECTATEURS Le préfet a raison! Vous étes de ceux-la! Ils se battent, cependant que surviennent les paysans, les casseurs de pierres, fort aimablement menacants. UN TRES VIEUX NOTABLE, se levant.

O insensés, regardez donc le spectacle au lieu de vous disputer! Admirez les merveilles de la pauvreté, la splendeur de la misére et ses beautés cachées! Job remercie le Seigneur de ne pas lui donner a manger. Je vous le dis, en vérité, le pauvre est bon comme le bon pain! Un casseur de pierres le frappe sur la téte avec beaucoup de modération. Il Sécroule. LE CAPITAINE, soudain réalisant la chose. Les voila !Je l’avais dit', je vous avais prévenus, et vous ne vouliez pas me croire... Ils vont vous frapper sur la téte comme ils m’ont frappé ! Ils vont casser vos assiettes

et ce sera bien fait! LE PREFET, n’en croyant pas ses yeux, ni ses oretlles, ni n'importe quot, en désespoir de cause s’adressant a Chanfalla. Enlevez cette vision’, directeur, enlevez ce tableau regrettable ! Nous n’avons pas payé notre place pour voir semblable chose! Il recott un coup sur la téte et s’écroule @ son tour.

LE SOUS-PREFET, aux abots?,

Au secours ! Au secours ! (Et comme on le frappe de méme, il ajoute, avant de s’écrouler :) Et méme le sous-préfet!

430

Spectacle JUANA, a@ Térésa.

Regarde ces hommes qu’on voyait au loin sur la route’. Comme ils sont différents des autres, quand on les voit d’aussi prés !

TERESA Ils pourraient me faire un peu peur...

JUANA A moi aussi. Mais plaisir, vraiment...

ils pourraient peut-étre me

faire

TERESA Oui, ils sont plus vivants que Juan, de son vivant. LE MENDIANT, S’adressant a@ l'enfant. Joue-nous ta musique, petit, nous sommes pour danser.

aussi venus

L’ENFANT, jouant.

Oh! Ma musique a changé. Elle est toujours pareille, mais plus joyeuse et plus gaie! LE MENDIANT, aux Speclateurs. Et que les vieillardes dansent avec les vieillards et que les filles dansent avec les garcons! Tout le monde danse, sauf le préfet, le sous-préfet et d'autres inanimés. Chanfalla et Chirinos s’en vont en souriant. L’enfant les suit, sourtant aussl,

mat

on

entend

toujours

sa

musique accompagnant toujours les danseurs. Les danseurs continuent a danser,

cependant que le rideau commence tomber.

a

Vainement

431

VAINEMENT Un vieillard hurle a la mort et traverse le square en poussant un cerceau Il crie que c’est |’hiver et que tout est fini que les carottes sont cuites que les dés sont lachés a et que la messe est dite et que les jeux sont faits et que la piéce est jouée et le rideau tiré Vainement vainement De bons amis m’appellent qui me détestent bien © de vieux amis obéses me surveillent montre en main me supplient de comprendre tout ce qu’ils ont compris Vainement vainement De vrais amis sont morts d’un seul coup tout entiers

'S et d’autres vivent encore et rient de toutes leurs dents les autres les appellent et m’appellent en méme temps Vainement vainement Les autres qui sont morts déja de leur vivant *© et qui portent le deuil de leurs réves d’enfants et ces gens exemplaires corrects et bien élevés se tuent a vous prédire ce qui va arriver et la route toute droite le chemin tout tracé et la statue de sel la patrie en danger * Le moment

est venu

de se faire une raison

Déja au fond du square on entend le clairon le jardin va fermer le tambour est voilé Vainement 0 vainement Le jardin reste ouvert pour ceux qui l’ont aimé.

432

Spectacle

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REFERENCES

La TRANSCENDANCE

(p. 217). —

Une partie de ce texte a été

enregistrée par l’auteur pour la Radiodiffusion nationale. L’émission a été interdite par le comité de censure de cette organisation

(1949).

GripPE-SOLEIL (cité dans « Bruits de coulisse », p. 225). —

La

rumeur et la notoriété publiques et privées nous permettent d’affirmer sans toute réserve que ce charmant pseudonyme évoquant Beaumarchais était, a l’époque ou il écrivait dans Le Littéraire, celui de Claude Mauriac, fils de Francois Mauriac. BRANLE-BAS DE COMBAT (p. 272). — Ce scénario a été joué pour

la premiere fois sur la scéne de La Rose rouge, en 1950. EN FAMILLE (p, 290). — Cet acte a été joué pour la premiére fois sur la scene de La Rose rouge, en 1947. La BaTAaILLe DE FonTENOoy (p. 300). —

Cette piéce, jouée pour

la premiére fois en 1932 par le « Groupe Octobre », fut 4 son répertoire et souvent jouée entre 1932 et 1936. Mise en scéne par Lou Tchimoukow (Louis Bonin), elle fut surtout interprétée par Guy Decomble, Raymond Bussiéres, Marcel Duhamel, Fuchs et Jeannette, Jean Loubés, Max Morise, Suzanne Montel, Giséle Prévert, Arlette Julien, Jacques Prévert,

Yves Allégret, Sabas, Henri Leduc, Jean-Paul Dreyfus, Jean Ferry, Jacques Brunius, Maurice Baquet, Fabien Loris, etc. Représentée a Moscou au printemps 1933 par la troupe du « Groupe Oétobre », a l’occasion d’une Olympiade internationale de Théatre Ouvrier. « La Bataille de Fontenoy » obtint le premier prix. MarcHE Ou CREVE (p. 327), chanson du « Groupe O¢tobre » (1932-1936).

434

Spectacle

EN BTE COMME EN HIVER (p. 328), musique de J. Kosma. SANGUINE (p. 330), musique de H. Crolla. IL A TOURNE AUTOUR DE MoI (p. 330), musique de J. Kosma.

Cuant sone (p. 331), musique de H. Crolla. CHANSON

DES

SARDINIERES

(p. 332), chanson

du

«

Groupe

Oobre » chantée dans Suivez le druide... (1935). TourngsoL (p. 333), musique de J. Kosma (hes édit.). La BeLte Vie (p. 334), chanson écrite pour le film La Fleur de l’age, et mise en musique parJ. Kosma (Enoch, édit.).

AUBERVILLIERS (/p. 335), chansons écrites pour le film d’ Eli Lotar, Aubervilliers, et mises en musique parJ.Kosma (Salabert, édit.). Les ENFANTS QUI S’AIMENT (p. 337), Chanson écrite pour le film

Les Portes de la nuit, et mise en musique par J. Kosma (Enoch, édit.). Los Otvipapos

(p. 339), écrit en 1951, aprés avoir vu le film

de L. Bunuel. PARFOIS LE BALAYEUR...

(p. 361), a paru dans les Cahiers d'art

en 1946. Dans CE TEMPS-LA... (p. 362), a paru dans Verve, n° 24, 1950. EAUX-FORTES DE PICAsso (p. 368), a paru dans les Cahiers d'art en 1944. La Nocz ou igs Foiigs Saisons (p. 386), ballet mis en musique par J. Kosma. Le TABLEAU DES MERVEILLES (p. 401). — Cette piéce, librement adaptée de Cervantés, a été mise en scéne par J.-L. Barrault pour

le « Groupe Oétobre » en 1934', puis reprise en 1936 sur la scéne du Palais de la Mutualité. Mise en scéne par Lou Tchimoukow (Louis Bonin), elle était interprétée par : J.-L. Barrault (Chanfalla) — Denise Lecache (Chirinos) — Mouloudji (l’enfant) — Max Morise (le préfet) — Marcel Duhamel (le sous-préfet) — Guy Decomble (le capitaine Crampe) — Roger Blin (Juan) — Rolande Labisse (Juana) — Germaine Pontabry (Térésa) — Suzanne Montel, Margo Capelier, Henri Leduc, Maurice Baquet (les vieillardes) — Raymond Bussiéres (le mendiant) — Fabien Loris (le paysan) — Bernard

(le casseur de pierres) — Pom (le garde champétre) — Rougeul et Rico (les vieillards).

« Le Tableau des merveilles » a été représenté, la méme année, avec d’autres sketches et chansons du « Groupe Ottobre », pendant les gréves, au rayon « Communiantes » des magasins du Louvre, aux dépéts de la Samaritaine, aux studios Francoeur, etc.

GRAND

BAL DU PRINTEMPS

© La Guilde du livre, 1951, pour l’édition originale.

© Editions Gallimard, 1976, pour la présente édition.

Pi

a)

laws

Sur une palissade dans un pauvre quartier des affiches mal collées Grand Bal du Printemps > iluminent Vombre d’un arbre décharné et celle d’un réverbere pas encore allumé Devant ces petites annonces de la v1e un passant s’est arrété 0 émerveillé

C'est un colporteur d'images et méme sans le savoir un musicien ambulant qui joue a sa maniére 'S surtout en hiver le Sacre du Printemps Et c’est toujours le méme air intense et bouleversant pour tempérer l’espace »» pour eSpacer le temps Toujours le portrait des choses et des étres qui l’ont touché

438

Grand bal du printemps Ces choses et ces étres ont été touchés ausst

> Et malgré sa musére ce petit monde avec toute sa lumiére

set fait une beauté pour lut.

Dans les eaux bréves de l|’aurore ou les nouvelles lunes et les derniers soleils

A tour de réle viennent se baigner “

Une minute de printemps dure souvent plus longtemps qu'une heure de décembre

une semaine d’octobre So

a

une année de juillet un mois de février Nomades de toujours et d’aprés et d’avant le souvenir du coeur et la mémoire du sang voyagent sans papiers et sans calendriers complétement étrangers a la Nation du Temps.

440

Grand bal du printemps

Chaque année chaque nouvelle saison souhaite la féte a la ville et chacune en son temps chacune a sa maniére

Vhiver aprés |’automne |’automne aprés |’été w

Mais on dirait que le Printemps lui ne souhaite 4 Paris que son anniversaire la féte de sa jeunesse délivrée de tout lien

' Et Paris

a

2 So

to a

3 3S

qui n’aime guére dans le fond les grandes fétes officielles les grandes insolations et commémorations ni les sanglots trop longs et qui ne participe qu’avec la plus souveraine indifférence a ces grandes réjouissances quand on présente devant l’Arc de Triomphe les armes a la souffrance et que le soleil agtique les cuivres pour rendre sur l’Esplanade la fanfare plus martiale

Paris est fou de joie quand arrive le Printemps C’est son enfant naturel son préféré et Paris écrit son nom sur les murs Grand Bal de Printemps comme un coeur sur un arbre sur la pierre c’est gravé

Printemps de |’école primaire toujours premier en classe a parler des vacances toujours prét a rompre la glace mais jamais 4 rompre des lances

Grand Bal de Printemps la musique de son nom a toutes les lévres est suspendue > Comme un jardin perdu qu’on encore plus beau qu’avant Et encore plus vivant

vient de retrouver

Graffiti Grand Bal de Printemps Cet air court les ruisseaux et les rues de la ville

c’est le refrain du sang de ses veines populaires “© le sang de ses plus vraies artéres Printemps Toutes ses promesses sont des fétes la nuit la belle étoile pour lui et ceux qui couchent dehors * se fait plus belle encore

Et si la le

ce n’est pas sa faute les ponts sont trop chers vie toujours trop dure bonheur plus précaire

°° Toutes ses promesses sont des fétes il n’est pas responsable du reste.

pollo Méme si vous ne

le voyez pas d’un bon wil le paysage n’est > pas laid c'est votre wil qui peut-étre est mauvass.

44I

442

Grand bal du printemps

Tout était désert sur la place du Palais La cuisine était comme la veille dans la chambre coucher Et la chambre a coucher dans la salle 4 manger wu

a

Piéces rares Piéces uniques

Piéces a conserver Et les grandes eaux

de

Versailles

couraient

dans

_ Vescalier S

A cause du charbon cher le poéle s’était tu depuis fin février Dans ses appartements le prince charmant ronflait Alors sur les gouttiéres Les lionceaux de soleil sont venus ronronner

Oasis oasis Des oiseaux ont chanté '5 Oasis oasis

Méme

un coq a chanté

Dans le seau a charbon les fleurs de |’hiver

les soucis journaliers a l’ingtant ont fané 20 Oasis oasis

La Belle jardiniére enfin s’est réveillée.

Un jour non loin du Palais de Justice et de la Préfecture de Police qui depuis longtemps n’existaient plus non plus

Un jour...

443

un jour il n’y avait plus de marché aux oiseaux ni de marché aux fleurs uw

Un des des des

jour il musées musées musées

y avait seulement encore consacrés aux usages d’antan des choses d’avant des erreurs

Des étourneaux 4gés conduisaient les tout-petits au musée des oiseaux et leur montraient des piéges et des cages des miroirs a alouettes et des voliéres désertes

Au musée des fleurs de jeunes plantes grimpaient jusqu’aux larges baies a

20

vitrées et jetaient en grimpant un coup d’oeil amusé sur les grandes cloches vides les vieux arrosoirs verts les sécateurs rouillés

Au musée de la guerre des héros de cire perdue attendaient vainement et a demi fondus le retour des rares visiteurs qui entrés la un jour par mégarde ou erreur n’y revenaient plus

Au musée des esclaves des hommes souriant sans la moindre méchanceté montraient a des enfants des maitres en liberté et ne sachant qu’en faire 2 wy Debout au garde a vous regrettant le passé devant la grande vitrine ot était exposée la courte échelle des salaires Au musée de la Justice une vieille balance

Eh la je vous arréte et c’est une facgon de parler ro) disait a sa cuisiniére qui lui contait son réve avec ingénuité un président d’assises en la tancant du doigt avec aménité Bien sar c’était un réve

444

Grand bal du printemps

disait la cuisiniére Mais qu’est-ce que ¢a peut faire > je fais bien la cuisine et ma cuisine est vraie puisque vous en mangez Lui aussi était vrai ce réve quand je l’ai fait.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe ov il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus qui au juste l’aime et l’éclatre de loin pour qu'il ne tombe pas’. RENE CHAR.

Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour ou quel mois ou quelle année, sans y trouver a chaque ligne les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en méme temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité et les

affirmations les plus effrontées relatives au progrés et a la civilisation. CHARLES

Et Boulevard Bonne Nouvelle le Chien de |’Ecriture’ agite son grelot son ravissant tocsin > Et du sang a la une et du sang a la deux et du sang 4 la trois

BAUDELAIRE.

Des oubliettes de sa téte...

445

Et du sang a la der et a la der des der

'’ A celle qui se prépare

pour de nouvelles victoires.

De l’amour, de la prédilettion des Francais pour les métaphores militaires. Toute métaphore ici porte des mouStaches. Littérature milttante Refter sur la bréche Porter haut le drapeau Tenir le drapeau haut et ferme Se jeter dans la mélée Un des vétérans. Toutes ces glorieuses phraséologies s’appliquent généralement a des cuistres et a des fainéants d’eStaminet', CHARLES

BAUDELAIRE.

Des oubliettes de sa téte comme un diable de sa boite s'évade un fol acteur drapé de loques écarlates > qui joue pour lui tout seul rideaux tirés, bureaux fermés le grand réle de sa vie la Destinée d’un déclassé

Et debout sur le trottoir ' au promenoir de sa mémoire?

il est l’unique spectateur de son mélodrame cérébral et revendicateur ou la folie des splendeurs brosse de prestigieux décors

446

Grand bal du printemps

'' Je n'ai jamais été qu’intermédiaire mais quel intermédiaire j’étais

J'ai brisé les chaussures de rois trés fatigués pour le compte honoraire des plus grands des bottiers Jai été ventriloque dans beaucoup de banquets * pour des orateurs bégues, aphones et réputés et j'ai maché la viande de trés vieux financiers et j'ai cassé du sucre sur de trés jolis dos au profit d’un bossu roi du Trust des chameaux

Mais j’ai conduit toutes ses bétes' * dans un si bel abreuvoir Elles qui n’avaient jamais rien vu tout a coup se sont mises a voir tous les visages de |’eau sur les pierres du lavoir la gaité d’un vivier et la joie d’un torrent © la lune sur la lagune et les flots sur les docks les digues et les dunes le calme d’un étang la danse d’un ruisseau la pluie dans un tonneau > Et nous sommes

remontés

a la source

en passant par le trou d’une aiguille et en musique s’il vous plait car c’était faut le dire une aiguille de phono La nous avons trinqué

” oasis et mirage coups de rouge et miroir d’eau et tout le monde était saoul chameliers et chameaux? Mais en bas le grand Monde *® brusquement émondé les quatre verres en l’air le bec de gaz dans |’eau est resté en carafe

la soif dans le gosier * moignons dans |’étrier la téte contre le mur des lamentations Nos chameaux sont partis jamais ne reviendront.

Par l’avenue des Gobelins...

447

Les écrivains publics écrivent a la craie sur les murs les Ecrivains du Ciel eux ont |’Imprimatur

ype ®

a

e

a

La rue Payenne dans le quatriéme > c'est tout a cdté

du Musée Carnavalet c’est pourquoi des prétres s’y proménent sans jamais se faire remarquer.

La passion, et la passion dans ce qu’elle a de plus profond, n'est point une chose qui exige une scene de palais pour y jouer son réle. Dans les bas-fonds, parmi les mendiants et les racleurs d’ordures, la passion profonde régne'. HERMAN

MELVILLE.

Par l’avenue des Gobelins et la rue Mouffetard des siécles ont passé depuis le temps jadis ou de sa tombe un diacre qui comme le bourreau s’appelait de Paris? faisait sur rendez-vous et comme s’il en pleuvait > des miracles a n’en plus finir des miracles a n’en plus guérir et

448

Grand bal du printemps

que les yeux en croix le galop révulsé en entendant sonner a Saint-Médard

'0 le couvre-feu follet de Port-Royal la harde des solitaires' des tristes sangliers sans marcassins ni laies accourait a la hate échanger des idées avec les tout derniers miraculés 'S des coups d’épée dans |’au-dela avec les vieux renards de la Saint-Escobar? mais échangeaient surtout de biens curieux regards avec les belles convulsionnaires qui tout a coup guéries du haut mal? vertical et folles d’une joie soudain horizontale © se couchant sur le dos se roulaient sur les tombes en pleine chambre ardente comme cela devant tout le monde

2a

Ces siécles ont passé et les derniers clochards les derniers vrais truands de la Cour des Miracles descendent encore aujourd’hui par la rue Mouffetard vers la rue Saint-Sauveur discutant le coat du pain et le godt de la vie et commentant judicieusement le bouleversant prodige récemment accompli la Panification de Pont-Saint-Esprit*.

Maraichers d’avant guerres jardiniers du beau temps du beau temps si lointain et encore rw

tout récent

Rois mages de la nuit rois fainéants du soir En dormant vous traversiez la ville suspendus dans vos jardins ambulants prés des derniers présents d’avril pour la féte du travail la féte de l’ouvrier

Tant de sawons heureuses...

449

Sauvage et rouge la fille de l’Eglantier mariée d’un jour au beau brin de Muguet Et d’un pas lent et sar 15

vos chevaux d’aller et retour

tranquilles vous conduisaient leur bride dormiez

dans

votre

main

dormait

comme

vous

les roues de vos carrosses savaient ot vous alliez!

Muguets du premier mai 20

hors de prix sous la pluie Eglantines tricolores et désodorisées Belle féte du travail sabotée aujourd hui.

Tant de saisons heureuses prédites dans le creux de chaque main tant de bonheur d’un soir déja un peu ancien’ roulé dans la poussiére wa d’un pauvre lendemain

Tant de fraicheur et de beauté et de confiance et de joie et de gaité égorgés un beau jour tout bonnement au coin d’un bois de fer de loques et de ciment en pleine rue en pleine misére journellement officiellement.

450

Grand bal du printemps

Au jardin des miséres

sur le sable pourri d’un square pourrissant la pelle d’un enfant > trace en signe d’espoir un petit météore

Non loin du square a la Fontaine des Innocents leur sang coule encore

‘0 Et puis revient la nuit des femmes allument la lampe des chiens remuent la queue de facon différente.

Un chat, c’est quelque chose ! répondit une voix douce'. GERARD DE NERVAL.

Et vous irez trainer vos guétres

le long des voies désertes de la gare de |’Est Et vous irez errer dans la Salle des Pas Perdus

A force de tirer sur la corde...

451

sans entendre l’écho de votre train disparu > Et vous irez contempler d’un ceil mouillé a fond les terrifiantes aiguilles de |’Horloge de la gare de Lyon Car

Tout arrive a son heure sauf le train '© quand on n’a pas d’argent pour acheter un billet Plus le train sera cher et plus vous le paierez sans jamais y monter. APOCALYPSE

SELON

SAINT

LAZARE.

« Bonjour, dit le petit prince. — Bonjour », dit l’aiguilleur

Et gronda le tonnerre d’un trowiéme train rapide illuminé. « Ils poursuivent les premiers voyageurs ? demanda le petit prince. — Ils ne poursuivent rien du tout, dit lV’aiguilleur. Ils dorment la-dedans, ou bien ils baillent. Les enfants seuls écrasent leur nez contre les vitres. — Les enfants seuls savent ce qu’ils cherchent, fit le petit prince. Ils perdent du temps pour une poupée de chiffons, et elle devient trés importante, et si on la leur enleéve, ils pleurent... — Ils ont de la chance », dit l’aiguilleur. SAINT-EXUPERY.

A force de tirer sur la corde elle finit par casser a force de gacher du platre on finit par le manger @ force de travail on finit par s’user Et maintenant a qui le tour trépassons la monnate

452

Grand bal du printemps

> Graffiti graffiti et c'est d'un goat douteux disait devant la Halle aux grains un grand officier de Farine a des amis gros minotiers Ces gens-la sont extraordinaires on leur donne du travail et ils nous

le font payer Ah on ne saurait trop la paresse est la mére * mais en le répétant ne que pauvreté n’est pas est son pere adoptif

3S

le répéter de tous les vices jamais omettre d’ajouter vice surtout quand le travail

Extraordinaires en vérité Ils devraient bien comprendre la faveur qu’on leur a accordée et avec la bienheureuse Marguerite-Marie répéter en choeur « que vous étes bon, Divin Sauveur, de m’avoir

mis en état de vous rendre service | » a

A force de tirer sur la corde elle finit par casser Pour une corde cassée cent mille cordes renouées

neuves

ou rafistolées

La toupie de la ville continue 4 tourner La ville est un chef-d’ceuvre

3

elle a droit de cité Et anonymement

a

généreusement

largement

ce chef-d’ceuvre chaque jour sa main-d’ceuvre le signe d’un grand paraphe de sueur de fatigue et de sang et de rires et de lueurs et d’amour du métier Main-d’ceuvre de la ville grace a elle ce qui déja demain sera des ruines

4

° brille encore de son éphémére et future beaute.

Suivez le guide...

453

A force de tirer sur la corde elle finit par casser.

Suivez le guide suivez le guide Autrefois dans le temps

larbre du bois ow fut taillé ce banc était l’un des piliers d’une lointaine forét wu

Maintenant ce banc sert de socle a l’un des trés simples monuments élevés quotidiennement et trés temporairement sur nos plus belles avenues et nos plus grands boulevards

Elevés par le labeur a ses vieux serviteurs '°4 l’ombre méme des plus grands Batiments élevés eux-mémes par leurs modestes travailleurs

Et vous qui profitez des moindres occasions pour écouter les moindres battements de votre grand coeur touristique '5 Jetez un coup d’ceil en passant

sur cette statue de platre de sable de ciment et de chaux hydraulique Cette statue de chair et d’os et de charpente usée * et d’heures supplémentaires et d’air raréfié et d’ampoules aux mains et de sangs retournés et d’éclats de silex sous les paupiéres fermées Mais faites vite gentlemen

ladies and messieurs dames *» pour les instantanés Cet intéressant monument n’est que momentanément et fortuitement dressé

454

Grand bal du printemps

Et bient6t au Musée du Kremlin-Bicétre a l’asile des vieillards ou sa place est déja préte © cette Statue sera invalidée hospitalisée et entourée de mille soins bien mérités Parfois et surtout le dimanche un peu de vin sans oublier quelques nombreuses cigarettes dans le courant de chaque semaine.

Terrassé par |’injustice il dort du sommeil du juste

Pas loin > quelqu’un appelle quelqu’un en italien chantant

Nye

Manno

Refrains de Riviera Eden Roc.

Etranges étrangers

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel' hommes des pays loin? cobayes des colonies > Doux petits musiciens

Etranges étrangers...

c

a



soleils adolescents de la porte d’Italie! Boumians’ de la porte de Saint-Ouen Apatrides d’Aubervilliers braleurs des grandes ordures de la ville de Paris ébouillanteurs des bétes trouvées mortes sur pied? au beau milieu des rues Tunisiens de Grenelle embauchés débauchés manoeuvres désoeuvrés Polacks du Marais du Temple des Rosiers Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone pécheurs des Baléares ou bien du Finisterre rescapés de Franco et déportés de France et de Navarre pour avoir défendu en souvenir de la vétre la liberté des autres Esclaves noirs de Fréjus tiraillés et parqués

au bord d’une petite mer ou peu vous vous baignez

3

Esclaves noirs de Fréjus‘ qui évoquez chaque soir dans les locaux disciplinaires* avec une vieille boite a cigares et quelques bouts de fil de fer tous les échos de vos villages

tous les oiseaux de vos foréts 3 wy

et ne venez dans la capitale que pour féter au pas cadencé la prise de la Bastille le quatorze juillet

Enfants du Sénégal dépatriés expatriés et naturalisés

4S

Enfants indochinois jongleurs aux innocents couteaux qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés de jolis dragons d’or faits de papier plié

Enfants trop t6t grandis et si vite en allés

455

456

Grand bal du printemps

qui dormez aujourd’hui de retour au pays le visage dans la terre ' et des bombes

incendiaires labourant vos riziéres

On vous a renvoyé la monnaie de vos papiers dorés On vous a retourné

vos petits couteaux dans le dos Etranges étrangers Vous étes de la ville vous étes de sa vie méme si mal en vivez méme

si vous

en mourez!.

La nuit des chiffonniers. Je tiendrai la promesse que j'ai faite aux chiffonniers de leur rendre visite. Leur matson briile. Ces gens sont vraiment aimables. Je ne méritais pas tant d’honneurs : leurs chevaux brilent. On cherche dans les fossés les trésors que l’on doit m’offrir. Que le feuillage invisthle est beau ! J'ai | fait un geste incompréhensible:

j'ai mis ma main en visiere sur mes yeux?. PAUL

Fous de misére cavaliers d’abattoirs dames des Halles abandonnées > reines et rois

du plus bas du pavé Encore une fois écroulés naufragés

ELUARD.

Fous de miseére...

457

désarconnés parmi tous les débris d’une trop vieille épave

radeau de la misére échoué et médusé

© Jeu d’échecs bois pourri damier percé Fous de misére reines et rois du plus bas du pavé '’ cavaliers d’abattoirs dames des Halles abandonnées

reines et rois du plus haut du pavé

Pourtant malgré le désespoir' ils poursuivaient leur vie et voulaient la gagner * La vie qu’ils poursuivaient c’était leur vie révée Fous de misére

Mais leur vraie vie de plus en plus désespérée leur vie de chien fidéle *> et de chiens policiers leur petite meute personnelle les traquait les pourchassait Fous de misére

°° Encore une fois la misére qui les affolait pour les calmer tranquillement les a fusillés La sur les berges de la Seine dans les ruines des plus vieux pavés mais non sans leur avoir gracieusement octroyé le plus petit dernier mégot du plus pauvre des condamnés avec le dernier verre de l’aigre vin de Mai “© Et le soleil compatissant a leurs souffrances généreusement leur a donné le coup de grace

458

a

Grand bal du printemps Et dans leur sommeil torride leurs plus accablants soucis restent en rade Hélas ce coup de grace n’est qu’un instant donné le soleil 4 son heure doit les abandonner et dans les derniers feux d’un tendre crépuscule la police du fleuve bientdt va les siffler' Fous de misére

Arrachés au sommeil pauvre gibier trop tdt levé le coeur battant trés mal comme un mauvais réveil 4 peine remonté en courant sur les berges sans savoir ow aller ils parleront tout haut chacun pour soi tout seul mais chacun dira la méme chose triste et folle La jeunesse perdue 60

ou méme

jamais eue

mais jamais oubliée

Fous de misére malgré tout attachés a la vie un espoir enfantin leur tiendra compagnie.

Volets ouverts carreaux cassés ensoleillés paroles données promesses échangées wy

une voix qui se voilait soudain s’est dévoilée l'autre voix qu’elle caresse connait ses doux secrets Volets ouverts fou rire d’une école tout entiére éclatant au coin d’une rue

merveilleux disparu

cris du ramoneur

depuis

si longtemps

Volets ouverts...

459

‘© Volets fermés toiles a laver usées rampes d’escaliers a la boule brisée

a

Volets ouverts punaises oubliées Volets fermés le papillon du gaz recommence a siffler son refrain bleu et bléme et toute la cuisine tremble de toutes les cicatrices de ses murs de crasse

Volets ouverts 2S

des lilas plein les bras et brune et blonde et rousse une chanson pieds nus traverse la maison Comme elle a par ailleurs traversé les saisons

2a

Volets ouverts on l’entend de partout c’est l’air de tout le temps une voix de cristal dans un palais de sang

=)

we a

4 i)

Volets ouverts la maison se réveille au grand air du Printemps Et la plus belle eau de vaisselle sur le plus sordide des éviers soudain comme une eau vive se reprend a chanter et se met a danser sur les assiettes ébréchées, les fourchettes édentées et les petites cuillers vert-de-grisées'

Musique de blanc de céruse et de marc de café et de bleu de lessive et de noir de fumée et de noir animal ” et d’appétit coupé Musique de petite braise 4 nouveau enflammée

460

Grand bal du printemps

Musique de gros sel et d’écorces d’oranges un rempailleur de chaises dans une flite a champagne rescapée d’une poubelle siffle un grand air de rouge et c’est un air des Iles Fortunées

Volets ouverts sorciére la poussiére voltige sur son manche 4 balai > Volets ouverts la concierge de sa loge la regarde voltiger Volets ouverts au garde-fou du réve le soleil s'est penché 6 Verrous ouverts et refermés Main chaude de |’amour le long des reins de l’ombre quelqu’un dans une chambre doucement a murmuré Sa main sur mon épaule ® ¢’est tout le sel de la lune sur la queue du plus heureux des oiseaux Je ne veux plus partir je ne veux plus voler Tourne le dos soleil ” et persienne ferme-toi Toute sa lumiére nue toute sa lumiére a elle sur son lit brille pour moi Volets ouverts et puis fermés > Amants aimant et amoureux aimés Volets ouverts et fermés!

la clef des songes est sous le paillasson un petit dieu bien propre surnommé Cupidon ® fait le garcon d’hétel et l’agent de liaison

Volets ouverts et fermés au rosier noir d’Eros une rose a frissonné

Volets ouverts...

461

la branche ov elle révait 8 en deux vient de se casser Od est-elle la rose est-elle encore sur l’arbre ou bien sur le carreau Elle-méme ne le sait 9

son parfum s’est enfui déja dans |’air du temps

Qui entend son refrain perdu et lancinant

9 aA

Volets ouverts et fermés Deux amants séparés leur couple a peine formé Volets claquant dans le vent Pourtant

ils s’entendaient si bien ensemble chacun parlant tout seul se taisant tous les deux 100 Mais un jour il a dit un mot plus haut que |’autre Toute sa voix a boité et elle a répondu amérement a cloche-pied 1% Hélas Ils parlaient la méme langue sans jamais s’en étre doutés

iat Ss

115

et ils se sont battus ils se sont expliqués Volets fermés volets fermés L’explication fut longue — la bataille de courte durée et ils se sont quittés Chacun d’eux était fait pour s’entendre mais aucun pour écouter |’autre

Tous deux avaient appris dans les mémes livres les merveilles qu ils disaient et comme c’étaient les mémes merveilles aucun des deux n’était émerveillé 12 3S

Volets ouverts volets fermés Sur le carrelage de la cuisine la voix de cristal s’est brisée le papillon du gaz recommence 4 siffler les chiens prés des poubelles s’installent pour souper.

462

Grand bal du printemps

Si le chat joue avec la souris — disait un Anglais d’autrefois* — c’est pour lui laisser sa chance! Et voila qu’un grand trusteur de mort aux rats w

luttant contre la concurrence a fait voter la mort des chats et voila le bon civet de conserve

étiqueté lapin de garenne et la marque Raminagrobis fait prime sur le marché © et voila les rats affolés les chats inquiets et les lapins un peu tranquillisés

Mais l’industrie sanitaire marchant de pair avec |’alimentaire

dans les grands mélangeurs les rats d’égout sont pris et monsieur Morora pris en flagrant délit la main dans le sac de son fric

et convaincu public

d’empoisonnement

a grand rendement

Laissé en liberté provisoire il se donne la mort 20 dans son ossuaire de fer

Et voila les rats plus tranquilles et voila les chats moins inquiets

25

et les lapins 4 nouveau affolés Ce qui est écrit est écrit Une main sur un mur de la ville enfantinement avait tout prédit : « Chat échaudé craint l’eau chaude

ceux qui ébouillantent les chats devraient étre refroidis! * For when he takes his prey,

» / he plays with it to give it a chance. CHRISTIAN

SMART

Il y en a qui s’appellent...

a

Et ce qu'il voit est si beau et ce qu'il sait est si vrai que bien peu peuvent le voir! que bien peu peuvent le savoir et que beaucoup |’ont oublié

Et la vitre n’est méme pas félée elle est simplement brisée

S

Mais sous les cheveux mal rangés et que le vent caresse avec tant de tendresse et de délicatesse devant cette absence de vitre devant cet appel d’air devant cette promesse de liberté sur le cliché du malheur

8s déja

traditionnellement et métaphoriquement le nez de l'enfant est écrasé.

Il y en a qui s’appellent Aimé Bienvenu ou Désiré moi on m’a appelé Destiné Je ne sais pas pourquoi > et je ne sais méme pas qui m’a donné ce nom-la

Mais j’ai eu de la chance on aurait pu m’appeler Bon a rien Mauvaise graine Détesté Méprisé ou Perdu a jamais’.

463

464

Grand bal du printemps

*

Un matin

dans une cour de la rue de la Colombe ou de la rue des Ursins

des voix d’enfants chantérent quelque chose comme ga : > Au coin d’la rue du Jour et d'la rue Paradis j'ai vu passer un homme y a que moi qui l’ai vu j'ai vu passer un homme tout nu en plein midi y a que moi qui l’ai vu pourtant c’est mot I’plus petit les grands y savent pas voir surtout quand c’est marrant surtout quand c'est jolt 5 Tl avait des ch’veux d’ange une barbe de fleuve une grande queue de siréne une taille de guépe deux pieds de chaise Louis treize © un tronc de peuplier et puis un doigt de vin et deux mains de papier une toute petite téte d’ail une grande bouche d’incendie > et puis un eil de beuf et un wil de perdrix Au coin d’la rue du Jour et d’la rue Paradis c’est par la que je l’ai vu © un jour en plein midi c'est pas le méme quartier mais les rues se proménent partout ou ¢a leur plait.

Et les hommes mits...

465

Et les hommes mirs parlent aux fruits verts qui dans l’arbre du tant bien que mal se balancent aux agrés du vent

wu

Allons ne nous faites pas mal au coeur ne jouez pas avec la portiére

ne ne ne et S

jouez pas avec le feu laissez pas les robinets ouverts prenez pas la fille de l’air ne mettez jamais le doigt dans le nez

des personnes qui ne vous ont pas été présentées

Allons allons N’inventez plus de ces folles histoires sans queue ni téte ni rien d’utile ni de sérieux Allons allons rassurez-nous

ne nous affolez plus soyez logique un peu épargnez-nous quand nous avions votre age on nous a élevés trop vieux 2 Ss

Et cessez de nous poser perverse ingénuité vos terribles questions qui nous dévorent des yeux Fermez les cruelles fenétres de vos regards d’eau et de feu

C’est marqué la-haut dans le ciel

4

* on ne pose pas de questions a son Pére Eternel.

466

Grand bal du printemps Une enfant tourne le dos au musée des horreurs Inquiéte

sans rien dire elle appelle sa mére

Dans le plus proche d’elle-méme ‘la mére entend le silence de ce cri Et de loin en souriant

parle en l'enfant 0 Présages des mauvais ages

effacés sur le champ L’enfant sourit.

A Paris

ces messieurs du Tout-Paris parlent d’or ces messieurs parlent finances ces messieurs parlent chiffres > ces messieurs parlent d’art ces messieurs parlent d’abondance ces messieurs parlent métaphysique voitures et politique ces messieurs parlent haut et puis pour parler femmes ces messieurs parlent argot '° Ces messieurs hauts de forme et bas de plafond ces messieurs parlent raison Leurs dames parlent pointu haute musique haute cuisine haute couture hauts chiffons Dans les rues ' enfant parle lenfant parle Venfant parle Venfant parle

de Paris grand négre et petit patapon soleil merveilles silence

V’enfant parle vacarme » enfant parle misére

A Paris...

Na



3a

Dans les rues de Paris

l'enfant parle travesti et nu Dans les rues de Paris

l'enfant parle moineau 4 ro)

467

Venfant parle terreur l'enfant parle beauté malice douleurs caprices l'enfant parle amour l’enfant parle bonheur Venfant parle désirs l'enfant parle faim soif et sommeil l'enfant parle délire et affaires de famille Venfant parle funébre et larmes de crocodile l'enfant parle chien savant perroquet érudit chinois de paravent Yenfant parle scandale hépital carnaval conflagration mondiale Venfant parle déchirant parle déconcertant l'enfant parle mystére choquant et déplaisant l'enfant parle incongru a son corps défendu

parle crottin de cheval tétanos et vélo

l'enfant parle diable lenfant parle odieux lenfant parle réve et parle vrai parle bien et parle mal parle fer et parle feu Dans les rues de Paris l'enfant parle image et magie

et dans les images innées de son langage imaginaire * l'enfant découvre le monde et le monde n’est pas fier Et quand c’est le grand monde le grand monde le fait taire.

468

Grand bal du printemps

Tiroirs des chaises diamants des vitriers

oiseaux des prisonniers chemins des écoliers * Dans la rue de Venise y a pas de gondoliers et pas assez de roses dans la rue des Rosiers Mais dans la rue d’la Lune trés souvent elle y est Tiroirs des chaises ' diamants des vitriers

oiseaux des prisonniers Licornes des lucarnes

colimagons des escaliers chemins des écoliers

'’ Rue y a qui pas

des Petites-Ecuries un cheval gris pleure dans son lit assez grand pour lui Tiroirs des chaises 0 diamants des vitriers oiseaux des prisonniers Licornes des lucarnes colimagons des escaliers chemins des écoliers

*» Avenue d’la Grande-Armée y a un vieux cul-de-jatte qui vient vendre des lacets.

Exilé des vacances...

469

Les gens sont plus gentils qui se leévent de bonne heure gentils aussi comme eux ceux qui travaillent la nuit Aucun rare bijou de la rue de la Paix ne laisse sous les cheveux méme les mieux ouvragés > une trace aussi douce que la caresse des premiéres cerises sur l’oreille d’une petite fille

Surtout dis pas merci c’est a moi que ga plait

'° Doux présent du travail a la fragile beauté Détresse d’une enfant un instant effacée

Bientét les Halles sont vides le sang par l’eau lavé

' Tous les paniers de fruits au loin sont emportés Sur le carreau des Halles

quelque chose est gravé.

Exilé des vacances dans sa zone perdue il découvre la mer que jamais il n’a vue > La caravane vers l’ouest

470

Grand bal du printemps

la caravane vers l’est et vers la Croix du Sud et vers l’Etoile du Nord ont laissé la pour lui de vieux wagons couverts

de réves et de poussiére

Voyageur clandestin enfantin ébloui ' il a poussé la porte du Palais des Mirages et dans les décombres familiers de son paysage d’ombres inhospitaliéres il poursuit en souriant son prodigieux voyage et traverse en chantant un grand désert ardent Algues du terrain vague '5 caressez-le doucement.

Le peuple fait la féte la monte de ses mains l’anime de ses rires la paye argent comptant y proméne ses amours ses femmes ses enfants Le peuple fait la féte d’autres font seulement semblant

> Le peuple la défait de méme qu'il l’a faite et assis au volant de ses carrosses mécaniques guide tous leurs chevaux vers d’autres places publiques Ou bien s’il n’est pas du métier la regarde s’éloigner en souhaitant qu’elle revienne dans le méme quartier beaucoup moins onéreuse au moins beaucoup plus gaie

Car la féte a changé A la porte Maillot le Parc de la Lune a fermé ses guichets On n’entend plus le cor de ses rouges piqueurs a la lisiére du bois saluer les visiteurs

Le peuple fait la fete...

471

Et la Féte a Neuilly elle aussi a renversé la vapeur Stridents et monocordes perroquets mal dressés les tout derniers échos de ses nouveaux flonflons éledtrodiffusés s’égarent et vont crever au pied des marronniers en fleurs Douce euphorie des petits manéges forains comme tu es loin Tes pianos étaient mécaniques ' ta musique ne |’était point

Théatres ambulants de la périphérie ot Von jouait au canevas des féeries et des drames ou sont partis vos acteurs Sans doute a la radio chanter a contre-choeur pour une liqueur publicitaire du nouveau temps des cerises léternel retour 2 =)

Petits bals de Suresnes vos reflets troubles et charmants

ne dansent plus le soir sur la Seine leurs tremblants ballets de lucioles Bals du Tourbillon bals de la Montagne et du Petit Balcon bals des Gravilliers bals de Vaugirard ot les Bretons valsaient bals des Auvergnats bals de Charenton bals de la Glaciére © et des Buttes-Chaumont

2a

Pour vous aussi la féte a changé Et chez vous comme ailleurs on danse a la machine a la machine a calculer La ou il fallait beaucoup de danseurs et beaucoup de joie a danser un seul calculateur obtient de chaque figure de danse un bon prix de revient! » Au bal des jardiniers s’ils payent pas la danse ou la payent pas assez on leur coupe sous le pied |’herbe qu’ils ont plantée Au bal des charpentiers au bal des menuisiers on leur rabiote doucement le parquet

472

Grand bal du printemps Et toi véritable gaité de la rue de la Gaité qui tenais si vraiment le vrai haut du pavé ou t’ont-ils reléguée

“ Dans ton domaine public Nana Manon Lescaut la Porteuse de pain' Greta Garbo la Dame de Montsoreau*? avec Mimi Pinson et puis Fleur de Marie* se promenaient comme chez elles et les Deux Orphelines' étaient de la famille Rio Jim’ et Buridan® Malec’ et Lagardére® se promenaient comme elles

“” comme elles comme chez eux é et Fantomas’ et Robin Hood" Jack |’Eventreur et le Maitre d’école'' Chéri-Bibi'? le Chourineur’? et Richelieu et Aramis’ Zigoto’ et Monte-Cristo et les Pirates de la Savane" dix-septieme"”” et les Joyeux de Biribi'*®

les Braves soldats du

discutaient avec eux jusqu’a passé minuit Jetant contre les vitres les cailloux du Petit Poucet le Kid ouvrait la marche au Vitrier Volant’? *» Madame Bonacieux leur faisait les doux yeux Et pour elle le soir et le dimanche en matinée par un beau clair de lune le Bourreau de Béthune dans un Style formidable décollait fallait le faire Milady de Winter”

Grand bal de Printemps Mélodie de l’Hiver Out ont-ils émigré tous ces grands personnages si tragiques si mafrants et si attendrissants » et si invraisemblables et si vrais par ailleurs quelque part sur l’instant Peut-étre rddent-ils le soir sur le bléme macadam du boulevard du Temple dans les radieuses ruines

du boulevard du Crime ® Evoquant en souriant le temps ot de belles dames et de non moins beaux messieurs quittant sans hésiter leurs quartiers réservés

venaient voir pour en rire le nouveau mélodrame ot tellement disait-on avait pleuré Margot’!

Une femme a barbe...

473

6 Et soudain sanglotant disant pour s’excuser Margot avait raison c’est béte a en pleurer Comme d'autres diront plus tard des premiers films de Charlot De quoi mourir de rire tellement c’est idiot 7 Maladie de l’hiver mélodie du Printemps

Mal du demi-siécle nostalgie dix-neuf cent Le peuple fait la féte et d’autres font semblant Aujourd’hui comme avant La féte des viveurs n’est pas celle des vivants.

Une femme 4 barbe enceinte des ceuvres d’un grand roi somnambule affolée galope sur les toits les gardes du Palais tirent sur qui la voit Salves en mon a

honneur

Et le grand roi se léve et salue son miroir Tout nu tout mal foutu un petit avorton le salue en méme Il est si mal roulé si mal tortillé de la brioche

temps

que sa téte dans la glace trigtement il la hoche Mais les détonations au-dessus des balcons retentissent encore Salves en votre honneur a

répéte l’homme du miroir Et le et de

le grand roi se couche grand roi se rendort la gloire le berce sa mitraille d’or.

aol

474

Grand bal du printemps

L’inquiétude que nous inspire pour l'avenir, la tendresse trop passionnée d’un étre destiné a nous survivre'. MARCEL

PROUST.

Fille de Mars

garcon d’Avril amoureux



de Mai

Dans la ferraille de la Féte les feux de la Saint-Elme

sur les trolleys crépitent Fille de Mars

garcon d’Avril amoureux

de Mai

Bercés par le doux fracas du manége en caressant un réve

se caressant aussi

Ils s’aiment pour la vie

Ce réve est aussi vrai que le vacarme de cette féte c'est pour la vie qu’ils s’aiment c'est a cause de la vie et méme s’ils se quittent elle les a réunis.

Son nom bientét inscrit...

475

Un tout petit cheval J'ai élevé chez moi un petit cheval. Il galope dans ma chambre. C'est ma distraction. Parfois il se trouble de se voir si natn. II s’efface. Ou en proie au rut, ilfait des bonds énormes et il se met a hennir, a hennir désespérément.

Mon petit cheval me regarde avec de la détresse, avec de la fureur dans ses deux yeux. Maus, qui eft en faute ? Est-ce mot' ? HENRI

MICHAUX.

Jaime mieux

ceux qui lisent les livres que ceux qui les écrivent, parce qu’au moins ils en rajoutent. MARIE’.

Son nom bientét inscrit sur le carnet de bal de la ville de Paris

476

Grand bal du printemps Un enfant fait ses premiers pas dans le sang des coulisses > de sa mére endormie Et sa mére se réveille

et sa mére le berce se rendort avec lui

Dans la nuit prénatale 04 Vhorloge des deux coeurs le sang sonnera l|’heure de son entrée dans le Bal Une heure ou bien deux heures ou dix heures ou minuit

's Eét-ce un rat d’opéra est-ce une petite souris ?

Derriére la foire aux pains d’épices et en néo-latin qui clame |’honnéteté’ un veto est gravé

Plus loin au bas des murs > sur d’autres édifices d’autres vetos sont affichés

Tours de passe-passe et saints offices Panem et circenses.

Chevaux aux yeux bleus... Une chanson si vieille fredonnée rue de Buci

wv

Mon petit charbonnier ta femme est-elle gentille? — Oh, Mademoiselle cent fois plus belle que vous! Mais le charbon mais le charbon la noircit tout

'© Une chanson si vieille fredonnée rue de Buci

par une fille si jeune si jeune et si jolie.

wu

So

Chevaux aux yeux bleus et mal peints chevaux 4 la criniére de crin traversés d’une barre de cuivre ou le cavalier se tient vous tournez sans jamais étre ivres et jamais vous ne dites rien mais déchirante et déchirée la musique marche sans arrét et plantés sur votre plaque tournante sans jamais l’entendre vous tournez Le coeur aime la mauvaise musique et sans doute qu'il a raison et les chevaux aussi peut-étre qu ils aiment de dréles de sons.

477

478

Grand bal du printemps

Paris est tout petit c’eSt la sa vraie grandeur Tout le monde s’y rencontre’

les montagnes aussi > Méme un beau jour l’une d’elles accoucha d’une souris Alors en son honneur

les jardiniers tracérent le Parc Montsouris

' C'est la sa vraie grandeur Paris est tout petit.

wy

Les palmes et les branches les tiges et les feuillages tout ¢a c’est les hélices de la terre qui la font naviguer dans les mers du ciel Au milieu un grand arbre n’arréte pas de tourner Et le bateau La Terre roule par tous les temps et pendant son voyage on voit dans son sillage des tas de poissons volants qui nagent dans l’air liquide et y volent en méme temps Et la lune c’est le phare pour les traversées de nuit et le soleil c’est le grand sémaphore avec ses trois cent

soixante-cing signaux pour tous les jours multicolores.

« J’aime le printemps... »

479

Enfants de la haute ville filles des bas quartiers le dimanche vous proméne dans la rue de la Paix Le quartier est désert > les magasins fermés

Mais sous le ciel gris souris

la ville est un peu verte derriére les grilles des Tuileries ; Et vous dansez sans le savoir Vous dansez en marchant sur les trottoirs cirés ‘© Et vous lancez la mode sans méme vous en douter Un manteau de fou rire sur vos robes imprimées Et vos robes imprimées sur le velours potelé

' de vos corps amoureux Tout nouveaux tout dorés! Folles enfants de la haute ville ravissantes filles des bas quartiers modéles impossibles 4 copier » Cover-girls colored girls? De la Goutte-d’Or ou de Belleville? De Grenelle ou de Bagnolet.

Jaime le printemps a cause de l’odeur et des bruits, on dirait que tout redevient enfant, c’est ma plus grande joie de l’année. L'AVEUGLE

DE

LA GRANDE

SORTIE‘.

480

Grand bal du printemps

Tout était doux ce matin-la. Tout semblatt revenir des douches du dimanche’. MOULOUDJI.

Et puis encore une fois la joie a déserté le bal

Monsieur Miroir marchand d’habits est mort hier soir a Paris Il fait nuit Il fait noir Il fait nuit noire & Paris’. PHILIPPE

Et l’automne et |’été comme ils étaient venus

SOUPAULT.

a leur tour eux aussi sont

partis

Sur le dos de la misére le Froid présente sa collection d’hiver > Et c’est bien entendu et tout naturellement blancs manteaux d’hermine et capes de petit-gris aux agrafes d’argent Et le charbon est hors de prix

Et l’automne et ’été...

481

beaucoup plus rare que le diamant vraiment plus cher que le plus rare des renards blancs '© Mais au coeur secret de la ville le printemps a gardé ses quartiers d’hiver et il a donné signe de vie

Une goutte de sang C’est le nom que les petites fleuristes ont 's donné ace bouton d’or pourpre caché dans son feuillage d’un vert si tendrement vivant Cette fleur inapergue et tenace le printemps l’a mise a sa boutonniére de glace et c’est en souriant comme Alice qu il traverse le miroir de l’hiver » La vérité des saisons sort de la bouche du printemps

2a

Neige ma jolie neige hate-toi de neiger Derniéres boules de neige et premiéres oranges Neige ma jolie neige Déja dés aujourd’hui hier s’appelle demain Neige ma jolie neige tes cruels sortiléges

ne sont que passagers un malheur n’arrive jamais seul © et traine sans le savoir le bonheur par la main Grand Bal du Printemps lame de fond du sang

Un acte de naissance un bateau de papier vient d’appareiller *% Seul un mousse est 4 bord et crie ensanglanté crie plus fort que la mer que la mer qui hurlait et vient de se calmer Lame de fond du sang et bouteille brisée et champagne versé “© L’armateur sur le quai allume une cigarette Les notables du port viennent le féliciter

482

Grand bal du printemps On illumine la Tour une féte est déclarée

45

Et tout rentre dans |’ordre Les machines a coudre au Mont-de-Piété les machines a en découdre sur le chantier Le Saint Sacrifice de la Masse

va recommencer La fanfare funébre reprend ses cris d’or frais b}So

a

Le printemps malgré tout n’arréte pas de chanter Un beau jour un beau jour les Chinois ont trouvé la poudre qui dormait dans un jardin c’était les miettes de la Foudre les reliefs d’un festin d’orage le ciel et la terre avaient choqué leur verre Les Chinois en ont fait bon usage Aujourd’hui aujourd hui

60

6a

=)

et le Printemps les larmes aux yeux se tait et puis se met a rire soudain plus gai Allez allez ne ramenez pas tant votre science Tout le monde ne peut pas tuer tout le monde Croyez-en ma vieille expérience Alors tout saccagé qu’il est le Grand Bal du Printemps

)

peut-étre

ne fait que commencer.

CHARMES

DE LONDRES

© La Guilde du livre, 1952, pour I’édition originale. © Editions Gallimard, 1976, pour la présente édition.

WATER

MUSIC

G.-F.

HAENDEL

1685-1759

w

Venus en visite vous m’avez a peine regardée' et vous direz plus tard que vous me connaissez Seuls peuvent connaitre les secrets d’une ville les vrais prénoms de sa beauté? ceux qui lui donnent leurs pas sans les compter

Ainsi parle la Ville aux touristes pressés’

cS

Quatre fois plus grande qu’une autre et peut-étre quatre fois plus perdue quand tout son corps s’éveille pour aller au travail sur les docks sur les quais les places et les rues sa téte peuplée de réves sommeille encore en d’autres quartiers ou le travail et la misére n’ont pas droit de cité

486

Charmes de Londres

'5 Mais la Tamise caresse la plante de ses pieds Alors elle se léve comme une grande fille la ville aux cheveux roux la ville des femmes enfants et des hommes flottant et caressant du regard sa riviére de mazout de sel et de diamants par les fenétres de ses usines elle secoue ses tapis d’Orient Et quand un voyageur a la chance de lui plaire > elle lui donne les clefs de son musée errant ou le noir animal et le noir de fumée dans le cul de sac du ciel s’en vont vers la City sen vont porter la note du Mauvais Teinturier.

Et souriante elle lui dit > Ecoute un remorqueur va siffler dans ses doigts pour ranimer la simple joie de vivre d’un vieux marin encore a demi endormi Vois © sur mes taches de rousseur cette rosée de suie l’aube est grise et le matin déja ressemble au soir comme le soir bient6t va ressembler a la nuit Je ne dis pas ¢a pour me plaindre mais > Je ne suis pas venu pour te plaindre dit l’étranger Non tu es venu pour me voir me regarder faire mon portrait ““ et peut-étre aussi pour m’aimer

D’ailleurs je ne suis pas a plaindre a mes moments perdus je suis toujours sauvée Et puis tu sais j'ai de si beaux jardins d’été * et mes enfants de mes enfants d’enfants écoutent toujours les trés vieilles histoires de mon jeune temps.

A marée basse un ressort de sommier...

487

Un gros rat noir, qui avait l’air d’avoir quelque chose 4 dire au dodteur, s’avanca timidement le long du parapet du navire tout en surveillant le chien du coin de |’ceil. Et aprés avoir toussé nerveusement deux ou trois fois, brossé ses moustaches et essuyé sa bouche, il commenga : « Euh... euh... vous savez, naturellement, que tous les bateaux ont des rats a bord, n’est-ce pas?



Oui, répondit le dodteur.

— Et vous avez entendu dire que les rats s’enfuient toujours d’un bateau en train de couler? — Oui, dit le docteur, on me |’a dit. — Les gens, reprit le rat, en parlent en ricanant comme si c’était quelque chose de déshonorant. Mais vous ne pouvez me donner tort, n’est-ce pas ? Aprés tout, qui consentirait a rester sur un bateau qui coule s’il pouvait se sauver ? — C’est tout naturel, dit le do¢teur, mais n’avez-vous rien d’autre a me dire? — Si, répondit le rat, je vais vous dire que nous nous sauvons de ce bateau-ci! » HUGH LOFTING L’Histoire du Doéteur Dolittle’.

A marée basse un ressort de sommier brille tordu dans la vase du port il est rouillé couleur de soleil mort Autour de lui > imperméables indifférents tournent des cygnes impeccablement blancs et l’on entend rauque et Strident leur chant vivant

488

Charmes de Londres Demain le rideau du fleuve © se lévera sur d’autres déchets les cygnes poursuivront leur ballet

le décor seul aura changé.

Tous ses feux sont allumés mais on ne voit que les fumées du grand paquebot resté a quai il n’y a pas de passagers > quel touriste voudrait embarquer il n’est peuplé que de soutiers Parfois l'un d’eux appelle la mer comme un naufragé hurle Terre

aprés avoir beaucoup souffert.

Quand le diable fait la cuisine le bon dieu se met a table et le pauvre monde nettoie les fourneaux.

Humide

été de chair et d’os

Et l’eau appelle la soif comme la soif appelle l’eau . comme la source appelle le nuage comme la riviére appelle la mer

Entrée

Entrance...

489

> comme la mer héle la riviére de sa grande voix d’algues et de sel

Flaques de feu et flammes d’eau.

; Eros dirige Piccadilly

le trafic

Entrée de nuit

Entrance du vieux

port

de

Love Love is money chéri > Vénus sortie de l’onde a Newhaven venant de Dieppe via Saint-Lazare Paris Vénus tout a l’heure a frolé ce marin maintenant endormi

sur les marches du temple élevé en plein air © 4 la vie de l’amour a l’amour de la vie Et le marin a le mauvais sommeil Love

Love is money chéri Mais Eros le prend sous son aile et lui dit '’ Qu’est-ce que tu veux c’est le refrain c’est la rengaine des sirénes de l’ombre des pauvres reines de la nuit a Londres comme ailleurs ailleurs comme a Paris Elles vivent de leurs charmes 0 pourquoi en faire un drame de quoi veux-tu qu’elles vivent ces pauvres petites souris Et c’est Mercure qui fait les prix a quoi bon te casser la téte tout ¢a c’est de la Mythologie * Et le marin dans son sommeil sourit Eros veille sur lui

490

Charmes de Londres

comme il veille sur Auguste a la recherche de Narcisse dans les derniers feux de la piste de Piccadilly circus ou le bel adolescent vétu de haillons noirs et fort bien coupés

sous le manteau offre a qui sait les voir les mille et un portraits de Dorian Gray’.

Eau eau des jets d’eau

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*”

eau des miroirs d’eau eau des viviers des fleuves des ruisseaux des éviers et des bassins des hépitaux eau des puits trés anciens et des pluies torrentielles eau des écluses et des quais de halage eau des horloges et des naufrages eau a la bouche eau des yeux grands ouverts sombres et lumineux eau des terres de glace et des mers de feu eau des usines et des chaudiéres des cuisines et des cressonniéres eau douce des navires eau vive des locomotives eau courante eau réveuse vertigineuse eau scabreuse eau dormante réveillée en sursaut eau des typhons des mascarets des robinets des raz de marée des lames de fond eau des carafes sur les guéridons eau des fontaines et des abreuvoirs Eau quand tu danses 4 Londres en été dans le noir

tes feux follets racontent une si triste histoire une si vieille histoire comme la Tamise en raconte aux enfants

Tremblantes Statues de sang...

491

* Feux follets d’Ophélie Folie du pauvre Hamlet Dans un ruisseau de larmes

une fleur s’est noyée Dans un ruisseau de sang

© le soleil s’est couché quelque chose de pourri voulait le consoler'’.

Plutét étouffer un enfant au berceau que de bercer d’insatisfaits désirs*. WILLIAM

BLAKE,

Tremblantes statues de sang vétues de vétements et liées un instant dans les premiéres lumiéres de Trafalgar Square

A voix basse > Elles échangent des promesses des questions des plaintes et des cris Dérisoires mots de passe de l’amour défendu pas une de ces plaintes qui se voudraient heureuses

n’ose se montrer nue Depuis des siécles dans la bonne société il est d’usage qu'une grande compagnie d’assurances matrimoniales prenne a sa charge tout le cérémonial de l'amour sur mesure garanti sur facture

Anneaux d’or contrélés fidélité immobiliére serments tenus en laisse avec beau pedigree ‘© Bient6t si tout va bien comme cela Doit aller au Bal des Convenances un bal sera donné et chaque pas de la démarche nuptiale sera réglé d’avance et degré par degré Mais l'amour est |’amour et la danse est la danse Peut-étre entendront-ils la voix du petit dieu du Cirque de Piccadilly

492

Charmes de Londres

's N’écoutez pas Monsieur Loyal n’écoutez pas Monsieur Légal n’attendez pas qu’il régle votre entrée sur la piste Aimez-vous dés maintenant et ne faites pas semblant aimez-vous tout de suite

» et quand l’heure sonnera quittez-vous bons amants et puis retrouvez-vous si le coeur vous le dit

bons amis pour longtemps trés longtemps dans la vie.

La force de l’inertie et la détresse acquise Yont guidé jusqu’ici Déja demain commence mais demain il l’oublie

> comme il oublie hier aujourd’hui et sa vie Evadé perpétuel de la plus mauvaise chance encore une fois il a conduit aux abattoirs du réve et de l’indifférence! son bétail de souffrance et de petits ennuis.

Les hommes et les femmes de ce pays ne sont sans doute pas d’une autre essence que le commun

des Européens, mais ils ont

raison de cacher leur vrai visage devant les surprises de la rue et de chercher soigneusement, en regardant si personne ne les voit, la porte basse ou |’on entre dans la fantaisie illégale’. PIERRE

MAC

ORLAN.

Tout le monde le connait bien...

493

*

Déja le bruit de la premiére bouteille posée sur la pierre fraiche et nue a réveillé toute la rue Et la petite voiture n’aura pas tourné le coin de cette rue que partout le lait aura disparu

Et la rue redeviendra déserte “

Mais des fenétres d’une cuisine une voix toute jeune s’envolera

comme d’une cage par mégarde entrouverte un Oiseau triste et fou de joie Et l’automne attendait |’hiver

° le printemps attendait |’été et et et et

la nuit attendait le jour le thé attendait le lait l'amour attendait l’amour j'étais seule et je pleurais

Et comme l!’oiseau qui n’a jamais su voler se cognant contre un arbre meurt a l’orée d’un bois cette voix toute neuve et déja désolée dans la bréve lumiére du petit matin vert elle aussi se perdra.

Tout le monde le connait bien A la Foire aux Chiffons dans la Ruelle au Jupon et dans _ la Fosse aux chiens A cause de sa barbe de fleuve on |’appelle le Pére Tamise

494

Charmes de Londres

pourtant il n’a jamais vu la mer > il a seulement navigué dans la rue de la Perle et la rue de la Rose dans la rue de |’Agneau et la Cour du Berger

©



»

>

Et chaque matin dans le jardin de Peter Pan! ce vieux gentleman déjeune avec un oiseau de ses amis tout en lui racontant sa vie L’oiseau n’y comprend rien mais l’écoute trés poli D’accord |’Oiseau dit le vieux gentleman qui sourit moi non plus je n’ai pas vécu pour comprendre moi non plus je n’ai jamais rien compris a ma vie Quand elle m’a abandonné a moi-méme j’étais encore trop petit J'ai eu beau m’accrocher a ses jupes seul un lambeau de chiffons m’est resté dans les mains Longtemps je l’ai gardé en souvenir d’enfance Plus tard je l’ai vendu pour une bouchée de pain Tu vois Oiseau moi non plus je n’ai jamais rien compris a ma vie mais malgré tout malgré elle malgré moi elle a tout de méme été un peu vivante cette vie-la et moi je n’ai jamais été tout a fait orphelin Alors bientét peut-étre en la quittant jaurai encore un peu de chagrin.

Toute la mer dans la biére soudain avait tourné et le gin avec elles s’était mis 4 valser

Aux écluses du sang un coeur s’était brisé.

En passant...

495

Haute en couleurs la voix du marchand ambulant courant le long des briques comme un oiseau grimpeur sen e& allée * dire & l'enfant que les fleurs l'attendaient Et enfant a choisi le plus beau des bouquets pour souhaiter bonne féte a lEté.

En passant Sees each Si fraiche si jolie on dirait une fleur

Pourquoi dire on dirait * De méme que dans ces caisses tous ces fruits sontdes fruits cette enfant e& une fleur une fleur de la vie

Menacée comme chaque fieur on dirait qu'elle le sait © Pourquoi dire on dirait Elle se sait menacée souvent la mauvaise chance traine dans le quartier siffant la méme romance entre ses dents serrées

Tout ce qu'une enfant sait © si elle le disait

496

Charmes de Londres

Non loin de 1a énorme et mort

sur son catafalque de glace un crabe tourteau d’un rouge tenace semble dormir encore 44 » Et la chorale de |’Armée du Salut debout en rond devant la poissonnerie on dirait qu’elle chante pour lui Pourquoi dire on dirait

Sans aucun doute ce petit chant funébre jovial et rassurant le concerne tout particuliérement Bon voyage bonne nuit

nous te serrons la pince nous sommes tes amis tu peux dormir tranquille sans le moindre souci c’est le bon dieu Neptune qui t’a rappelé 4 lui.

Le tournesol ef une fleur, le tournevis un outil, le tourne-pterre un owseau le tourne-obus eft un homme.

Tourneur de ritournelles comme d’autres de cuivre ou de porcelaine un gentleman en nabinoir dans les plus riches quartiers travaille surtout le soir Et la trés Mauvaise musique! de son clavecin mécanique entraine le mélomane wa

dans un autre domaine

celui du savoir Alors le mélomane 4 juste titre irrité comme il paierait pour passer un pont jette une méprisante piéce de monnaie pour acheter le droit d’oublier la chanson

Bien sir un homme peut perdre la mémoire '° surtout quand il a les moyens

que

Et d’autres dans d’autres rues s’en vont...

497

mais la mémoire peut égarer un homme

tout aussi bien Et le voila comme dans la Tour de Londres prisonnier de cet air grégaire et méprisé de cet air de cordes et de cuivre et d’espoir et de vent et de réves brisés de jeunesse perdue de beauté saccagée

Et il a beau presser le pas les épaules levées et la téte hochée des souvenirs en foule en dansant devant lui V’empéchent d’avancer Alors il les suit et se laisse emporter comme un enfant trés distingué entrainé malgré lui par une nurse un peu saoule soudain follement heureuse d’étre si mal élevée dans le sauvage jardin des fées en pleine Vulgarité.

Et d’autres dans d’autres rues s’en vont accompagnés d’autres chansons Au loin est l’horizon

verticaux nous passons ey

Et nous allons et nous venons nous nous suivons nous nous croisons

Parfois sans nous voir nous nous heurtons et sans nous entendre nous nous excusons au loin est l’horizon verticaux nous passons

les uns ont l’heure et n’ont pas le temps les autres ont le temps et n’ont pas l’heure

498

Charmes de Londres

les uns portent une jaquette les autres un sac sur le dos au loin est l’horizon 2S

verticaux nous passons et les uns et les autres font marcher le commerce comme le commerce aussi les fait marcher

les uns a la baguette les autres 4 coups de pied 2a



Verticaux nous passons au loin est l’horizon

Autrefois dans cette Aujourd’hui de nos contre un mur il y autrefois dans cette

ville il y eut |’Incendie! jours c’est un peu l’accalmie a une bicyclette ville il y eut aussi la Peste

C’était en 1664 que cela avait commenceé... .. Etl’auteur de Robinson Crusoé un peu plus tard écrivait : Je pense que tout le monde aura entendu parler du fameux Salomon Eagle, le fanatique illuminé, quoique non atteint luiméme, il parcourait la ville en annongant le Jugement de Dieu sur elle de maniére a faire peur, quelquefois complétement nu, avec une casserole de charbons ardents posée sur la téte’.

Aujourd’hui Robinson Crusoé Napoléon Premier dans leurs iles respectives survivent de |’air du temps de la Postérité l'un avec Vendredi l’autre avec Hudson Lowe pour ne pas faire mentir le proverbe on ne choisit pas toujours ses amis 3 wi)

Aujourd’hui et déja depuis un bon petit bout de temps la Peste et l’Incendie ont déposé leur bilan aujourd’hui le chémage et la guerre

la guerre et l’aprés-guerre la misére tamisée ont repris les Comptoirs de la Prospérité

Hyde Park...

499

mais les temps héroiques n’ont pas tellement changé “© les plus belles chansons de geste ont gardé les mémes gestes la méme fiére allure le méme pas décidé Et dans une allée cavaliére s’en vont deux chevaliers s’en vont un grand seigneur et son grand Fauconnier Armés de pied en cap et l’épée au cété dans son fourreau de soie vont-ils au Stock Exchange faire valoir leurs droits.

Un sage ne voit pas le méme arbre qu’un fou’. WILLIAM

BLAKE.

Hyde Park. Comme la mer aussi bien se roule sur le sable ici les amoureux agissent comme bon leur semble Et nul ne leur demande > si c'est pour une nuit ou bien pour un moment personne ne leur parle du prix de cette chambre de velours vert vivant Hyde and Jekyll Park

Eden? public ot |’on entend jour et nuit en sourdine le Devil save the Dream.

pfele)

Charmes de Londres

Si le jour persévérait dans sa Folie il rencontrerait la sagesse'. WILLIAM

BLAKE.

Il n’a plus qu’une seule vie a vivre alors il prend son temps et fait durer le plaisir Il a déja vécu six fois > mais cela ne lui a pas servi de legon Pour lui la douleur qui s’oublie est la sceur du désir Aussi quand il consent a rallumer la lanterne magique de ses vies antérieures c’est tout bonnement pour voir danser leurs plus voluptueux souvenirs.

Arbres grands arbres de Londres comme les derniers bisons vous étes relégués trés loin derriére les grilles > de vos grands parcs réservés

Ob Folie...

10

sor

Arbres grands arbres de Londres vous étes en exil vous attendez l’orage quelqu’un a qui parler du Régne végétal aujourd’hui menacé Mais des enfants arrivent courant vers l’oasis de fraicheur de lumiére laissant loin derriére eux

les fumées de la ville et ses déserts de pierre 15

Vacances de printemps Tréve verte de l’été Arbres de Londres vous souriez car les enfants vous aiment comme vous les aimez sans chercher 4 comprendre ce qu’ils ont deviné

20

Arbres de Londres chefs-d’ceuvre du vieux musée des eaux et des foréts.

Oh Folie! os félés Le Cimetiére est désert

les tombes dépareillées. a

Orphéons et Fanfares jouez-nous encore une fois cet air fou d’autrefois cet air si déchirant enluminant le Temps Oh Folie

os félés Dans sa boite cranienne au couvercle doré

un prince s’est enfermé Dans sa cage cérébrale il ne cesse de tourner

ey)

Charmes de Londres

' Une folle fille d’Eros voudrait le délivrer

Si la cage est fragile les barreaux sont solides elle a beau les secouer. Ss)5

wu

Oh Folie d’Ophélie os félés d’Hamlet'.

Le jardin aussi est abandonné V’herbe aux chats est flétrie le tapis est usé aucun fant6me anglais n’y poserait le pied Dans ce fouillis statuaire dans ce rebut de fer un antiquaire lui-méme ne retrouverait pas ses petits Mais l’arbre que les enfants appelaient Véléphant est toujours 1a la comme avant les pieds sur terre la trompe au vent.

autrefois

Et le vieux lion de pierre non plus n’a pas changé et toujours il écoute la nuit dans le jardin les choses qui ne répondent 4 rien parler aux choses qui ne veulent rien dire aux choses qui n’ont pas de nom '> et pas le sens commun. 6

Chevaux

chevaux de bois

Emigrants de l’enfance...

a

503

chevaux de pauvre féte chevaux de vive joie Vous aviez tant foulé l’herbe de la misére dans la zone implacable des manufactures entrainant en musique ses enfants éblouis amazones en loques et jockeys faméliques dans les foréts du réve les jardins de |’oubli Pays imaginaires leur unique patrie

zlS

25

Chevaux de pauvre féte chevaux de vive joie vous étiez au rancart jetés hors du tournoi Déja l’équarrisseur venait comme un bicheron prendre vos dimensions Mais si homme comme il le dit |’a lu et l’a écrit dans ses grandes écritures le jour ot sonne l’heure qu'il appelle sa derniére tout comme le balai retrouve la poussiére Vous autres qui ne savez ni lire ni écrire chevaux décapités vous aviez la téte dure vous aviez plus d’un tour dans votre sac de sciure Un vieux vétérinaire un rebouteux des bétes avec de vieux outils vous a remis 4 neuf Et en route pour la Féte vous retournez en course couronnés comme des rois Il ne pouvait prévoir l’équarrisseur parti sans demander vos restes

l’éternel aller et retour des chevaux de la joie.

Emigrants de l’enfance partis bien malgré eux pour les terres promises de la longévité

dans la féte foraine de la vie quotidienne ot tant de pipes en terre s’envolent en éclats

baal

504

Charmes de Londres

ils ont tenu leur rdle au Guignol des Saisons > Ce n’était pas trés gai le rideau de la nuit sur le décor du jour sans cesse retombait Dans le décor du soir un buffet vide hurlait la peur du lendemain venait frapper trois coups pour dire ca recommence et l’espoir esquissait un pauvre pas de danse ‘0 La Baraque de la Mort leur faisait concurrence Entrez Entrez Entrez

Attraction éternelle Spectacle permanent La Riviére Mystérieuse on ne paye qu’en passant Entrez Entrez Entrez '* La Vie quand elle s’ennuie la Mort est son passe-temps

Ils gardaient le sourire leur bien le plus précieux comme on garde en souvenir le désir d’étre heureux Dans les mauvais tournants du labeur acharné les chevaux fous de la jeunesse

* ne les avaient jamais laissés tomber A leur criniére de bois ils s’étaient cramponnés en écoutant chanter joyeuses et éraillées leurs grandes vieilles orgues de carton perforé Le Bonheur est parti * on le demande ailleurs Mais la Terre est trop petite pour un trop grand malheur Le Bonheur en partant a dit qu'il reviendrait Toujours ils l’attendaient.

Cable confidentiel extrait!

Que voulez-vous quand plafond trop noir quoi bon lever les yeux plafond stop’

« ... car il n’y a qu'un sot orgueil... »

505

Autant cogner téte contre muraille du son stop > Sommes pas seuls ennuyés stop Amis héréditaires derniéres hostilités grosses difficultés Stop

Ennuis

de nos

comprenez

amis sont aussi nos

amis enfin me

stop

Malle des Indes en souffrance' ainsi de suite et j’en passe stop mais bien considérer bombes atomiques sommeil valises diplomatiques stop Industrie des Réveils préte a intervenir stop Cas regrettable éventualité nouveau feu artifice mondial agir avec doigté pour éviter bouquet stop D’accord votre objection millions vies humaines pas a négliger mais Intérét Supérieur prime sur le Marché stop Sang versé Trésorerie sera toujours trés honoré '’ Au cas beaucoup trop d’ceufs dans omelette flambée verser profits et pertes comme par le passé Stop.

... car il n’y a qu’un sot orgueil et un coeur rétréci qui dénient toute valeur d’art a l’art qui plait aux humbles ; ce que j’entends surtout par le caractére populaire de la musique de Haendel, c’est qu'elle est vraiment congue pour tout un peuple, et non pour une élite de dilettantes, comme |’opéra francais entre Lully et Gluck. Sans jamais se départir d’une forme souverainement belle, qui ne fait nulle concession a la foule, elle traduit, en un langage immédiatement accessible 4 tous, des sentiments que tous peuvent

partager. Notre époque a perdu le sens de ce type d’art et d’hommes : de purs artistes qui parlent au peuple et pour le peuple, non pour eux seuls et pour quelques confréres?. ROMAIN

ROLLAND.

CHARLIE

CHAPLIN.

City Lights?.

506

Charmes de Londres

La machine rouge avance. Elle a l’air de grossir, de s’enfler. Cet autobus qui dans Regent Street n’était rien devient 4 mesure qu'il avance un personnage important, dominant, écarlate. II pénétre dans du gris. Ou sont les maisons ? On ne les voit plus. Un brouillard percé de trous. L’autobus plus rouge que jamais,

tel un Dieu s’avance et fait fuir les chiens et les enfants. Quelques soldats qui passent dans la rue ont |’air d’en sortir. Le Rouge Anglais ca sauve Londres’. FERNAND LEGER.

Comme

c’était prévu

d’aprés le calendrier VEté est arrivé lEté qu’on attendait > Mais il avait trop bu et méme il titubait. Il

Une grande vague de chaleur qui l’avait racolé dans un vieux port du Sud ‘0 dansait a ses cétés Mouvementée inerte maussade et obstinée.

Comme c’était prévu... Ul

a

Elle chantait la Féte comme on chante pour pleurer Elle s’est couchée sur Londres et s’est mise a ronfler Il lappelait sa petite chatte disait qu’elle ronronnait. IV

2 oS

Mais les fontaines de Londres a leur tour ont chanté Vacarme de fraicheur

tumulte de gaité De trés mauvaise humeur

la Vague s’est réveillée. v 2a

Bléme et démaquillée en découvrant |’Eté

dégrisé rasé qui lui riait elle a fondu 0 c’egt tout ce

de frais au nez en larmes qu'il voulait. VI

3 wy

Et il la laissa fondre et s’en alla dans Londres avec une petite pluie toute neuve et trés gaie et cette jeune pluie lui changea les idées.

507

508

Charmes de Londres

Un petit mendiant demande la charité aux oiseaux

Oh ne me laissez pas la main pleine > je resterai 1a jusqu’a la nuit s’il le faut Et il y a dans son regard une lueur de détresse cette lueur un Oiseau la surprend

Tout a l’heure ‘0 par pure délicatesse et sans avoir grand faim il s’en ira a4 petits pas prudents manger dans la main de |’enfant le pain offert si simplement Et la joie allumera tous ses feux dans les yeux du petit mendiant.

Et tant pis si ca vous fait rire

c’est marqué sur mon chapeau Songs of Caruso Oh ’ Songs of Caruso Je me suis donné tant de mal je n’avais rien d’autre a m’offrir Mais ce joli cadeau avec vous gens de Bien ‘© je veux bien |’échanger si vous savez souffrir

Oh Songs of Caruso Un jour j’irai a la Cour d’Angleterre et je leur jouerai mon grand air de générosité

« Nos négociants m’ont assuré... »

509

' un air de froid de faim et d’amour en allé Et je garderai mon chapeau sur la téte pendant tout le temps que je jouerai et puis sans faire la quéte trés vite je partirai

? Oh Songs of Caruso ¢a sera toujours ¢a de gagné.

Nos négociants m’ont assuré qu’avant douze ans un garcon

ou une fille n’est pas du tout de défaite ;et méme 4 cet Age ils ne valent pas plus de trois livres, ou tout au plus trois livres et une demi-couronne, a la Bourse, ce qui ne saurait indemniser les parents ni le royaume, les frais de nourriture et de guenilles valant au moins quatre fois autant. Je proposerai donc humblement mes propres idées qui, je l’espére, ne souléveront pas la moindre objection. Un jeune Américain de ma connaissance, homme trés entendu, m’a certifié a Londres qu’un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, a |’4ge d’un an, un aliment délicieux, trés nourrissant et trés sain, bouilli, rdti, a l’étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute

qu'il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoit. J’expose donc humblement 4 la considération du public que des cent vingt mille enfants dont le calcul a été fait, vingt mille peuvent étre réservés pour la reproduction de l’espéce, dont seulement un quart de males, ce qui est plus qu’on ne réserve pour les moutons, le gros bétail et les porcs ;et ma raison est que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, circonstance a laquelle nos sauvages font peu d’attention, c’est pourquoi un

male suffira au service de quatre femelles ;que les cent mille restant

peuvent,

a l’age d’un

an,

étre

offerts

en

vente

aux

personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, en avertissant toujours la mére de les allaiter copieusement dans le dernier mois, de facgon a les rendre dodus et gras pour une bonne

table. Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la famille dine seule, le train de devant ou de derriére fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera trés bon bouilli le quatriéme jour, spécialement en hiver.

510

Charmes de Londres

Jai fait le calcul qu’en moyenne un enfant qui vient de naitre pése vingt livres, et que dans l’année solaire, s'il est passablement nourri, il ira 4 vingt-huit. Jaccorde que cet aliment sera un peu cher, et par conséquent il conviendra trés bien aux propriétaires, qui, puisqu’ils ont déja dévoré la plupart des péres, paraissent avoir plus de droits sur

les enfants’. JONATHAN

SWIFT.

Quand Sir Jack |’Eventreur téléphonait aux dames de Mayfair ou de Piccadilly ce n’était jamais libre pour lui pourtant il ne disait que son nom d’homme de bonne compagnie Alors il se rabattait sur d’autres voix de communications > Worthworth street Devil street Détresse street et Death

street étaient ses lieux de prédilection Et dans les nuits de White Chapel? ou d’un autre quartier sordide abandonné il s’en allait tout pale mais d’un pas trés léger avec ses chiens d’arrét et ses piqueurs vétus de rouge éteint '© sur la trace d’Anne la Baleine ou de Catherine Hasard? ou de Daisy Satin‘ ces reines du trottoir héritiéres de miséres princesses de mauvais sang Et c’était encore une fois la femme changée en renard ou la renarde de Mary '*> dans la lande de Londres hurlant a |’Hallali° All6é Allé ne coupez pas n’éventrez pas je vous en prie On éventrait Sir Jack l’Eventreur n’éventrait pas lui-méme bien qu’il en edt une folle envie Jack ou Jack-Knife : couteau de poche commutateur employé dans les lignes téléphoniques pour établir communication entre deux abonnés. Larousse pour Tous.

Quand Sir Jack l’Eventreur...

Sil

Il enlevait ses gants et laissait faire ses gens 2» Une fois la chose faite son linge si fin si blanc n’était jamais souillé d’une seule goutte de sang

Et plus tard au club songeant déja a d’autres fétes dans les mémes quartiers il commentait avec beaucoup d’humour les bonnes fortunes de ce don juan de carrefour qui abandonnait ses conquétes sans méme leur laisser un portrait Et il évoquait Henri VIII qui n’était pas si discret L’un des deux a son nom dans |’Histoire et |’autre son surnom dans le Times 5 qui de ces deux grands amoureux aura le plus de gloire Dieu seul le sait. Mais depuis tant de Times ont paru et paraissent encore avec tant de manchettes ensanglantées © tant d’officielles menaces de mort que personne ne prend plus la peine de relever ses manches pour les feuilleter Tant de gens ont été éventrés historiquement rationnellement et pas seulement a Londres mais partout dans le monde sous des pavillons différents comme aux Halles 5 les viandes a |’étal sous des pavillons concurrents que le plus angoissant fait divers qui faisait frémir l’Angleterre tout entiére est maintenant relégué au magasin des accessoires pittoresques et surannés dans le tiroir légendaire des vieux souvenirs attendrissants et balnéaires C’est pourquoi quand un passant entend parfois le refrain désuet et naif de la complainte de Jack Knife “il s’arréte un instant et sourit et puis poursuit sa route en fredonnant allegrement ce

bon vieil air du bon vieux temps Et c’est pourquoi déja en mil neuf cent vingt-cing un vieil ami de Londres Pierre Mac Orlan disait avant de refermer son beau livre d’images sur la Tamise

512

Charmes de Londres ... Toutes les nations sont arrivées a |’extréme limite de leur tension nerveuse. ... aujourd’hui le sang a perdu sa valeur normale. Le sang d’un homme provisoirement et selon les lois traditionnelles

ne vaut plus rien. Le sang trop répandu a émoussé la sensibilité de tout le monde et la menace de le verser 4 nouveau ne correspond plus 4 rien!.

La Reine des éponges

disait au roi Neptune je donnerais ma fortune pour un morceau de savon. wu

Petits astres silencieux tremblants multicolores? ot la musique du soleil fait entendre son désaccord avec le ciel gris du décor’

La Reine des éponges disait au roi Neptune

S

Le vieux camelot de White Chapel n’a pas oublié la chanson C était a Barcelone sur le Rembla‘ il y a longtemps déja En pleine lumiére derriére un comptoir dans un bazar une fille au regard bleu et noir

avec une fragile pipe en terre faisait des bulles publicitaires elle était jeune et belle '> aussi jeune aussi belle une autre fille tendait vers elle un coussin vert ou venaient se poser avant de disparaitre en éclatant de rire les petits astres éphéméres Et les deux filles chantaient * elles étaient payées pour le faire

« .., quand soudain un lapin blanc... »

513

La Reine des éponges disait au roi Neptune je donnerais ma fortune pour un morceau de savon > Et tout le monde riait dans le soleil et le soleil riait a tout le monde riait a la jeunesse a la misére a la beauté fiait au voyageur étranger A Barcelone autrefois 0 le vieux camelot se rappelle a Barcelone autrefois le soleil riait comme

cela.

A lVombre de la Chapelle Blanche! dans la jungle de fer de briques et de planches Un charmeur au regard de mangouste marchande un cobra > La béte ne fait pas un geste elle ne sait pas encore si la musique est belle et ni si elle est belle sur quel pied elle dansera

Elle ne sait méme pas si on |’achétera.

... quand soudain un lapin blanc aux yeux roses la frdla en courant. ... mais quand le lapin tira bel et bien une montre de la poche de son gilet ; quand il la regarda, quand il pressale pas ; alors Alice sauta sur ses pieds ayant compris, dans un éclair, n’avoir encore jamais vu de lapin, ayant poche de gilet, ni montre a en tirer’. LEWIS

CARROLL.

514

Charmes de Londres

Il n’y a rien de mieux sur la terre qu’un animal réusst'. CLAUDE-ANDRE PUGET.

Il ne voit pas encore trés clair mais les enfants n’ont d’yeux que pour lui a leur école fraternelle trés vite il apprendra la vie >on lui posera des tas de problémes dés qu’il saura parler un peu croquer un os remuer la queue

Petite béte de velours tu t’appelles Black and White Petite béte de velours '° réponds 4 mes devinettes Combien d’heures de travail 4 ta mére pour te faire Combien d’heures de travail 4 mon pére pour t’acheter et combien d’idées dans ta téte combien d’années dans ton calendrier.

Je dois le reconnaitre, d’une fagon générale les pauvres ont plus de philosophie que les riches, ils sont préts 4 accepter plus rapidement et de meilleure humeur, ce qu’ils considérent comme des maux inévitables, des pertes irréparables. Toutes les fois que j’en avais l’occasion, que je pouvais le faire sans paraitre indiscret, j’entrais dans leurs groupes, donnais mon avis sur le sujet qu’on discutait. Méme si cet avis n’était pas judicieux on l’accueillait

toujours avec indulgence. Quand les salaires étaient legerement en hausse, ou quand on s’attendait a les voir augmenter, quand

« Dans les longs voyages... »

515

le pain de quatre livres coaitait un peu moins cher, ou quand on annongait une baisse sur les oignons, j’étais content ; et lorsque le contraire venait 4 se produire je trouvais dans l’opinion le moyen de me consoler’. THOMAS

DE QUINCEY.

L’4ne a mangé la soupe et puis s’est mis a braire le chien a aboyé et au loin un coq a chanté A Londres comme a Bréme > les parfaits musiciens agissent de concert? pour donner

un peu de couleur locale a la navigation fluviale Et c’est toujours Neptune qui partout conduit le bal?.

Dans les longs voyages, demandez a votre maitre la permission de donner de |’ale aux chevaux ; portez-en deux quartes pleines a l’écurie, versez-en une demi-pinte dans un bol, et s’ils n’en veulent pas boire, vous et le palefrenier vous ferez de votre mieux : peut-étre seront-ils dans une meilleure disposition a l’auberge prochaine ; car je ne voudrais pas vous voir jamais manquer de faire |’expérience*. JONATHAN

Un

fashionable

a crédit chez son

ne possédant ni terre ni meute, tailleur, annonce

a toutes

SWIFT.

mais qui

ses connaissances

son départ pour la chasse; il quitte l’hétel somptueux ot il habite dans le West End, dit qu’il sera huit a dix jours

516

Charmes de Londres

absent, et va se cacher dans un hétel obscur de l'autre extrémité de la ville. Le moment arrivé il s’habille de pied en cap d’un

costume

de chasse

du

meilleur

goat,

monte

dans

un

flacre et se fait conduire au Splashing-house ot, pour la modique somme de trois shillings, il se fait éclabousser des pieds a la téte. Ces établissements ont des boues de tous les comtés, particuliérement de ceux renommés pour la chasse, et sont pourvus en outre d’un cheval de bois. Le domestique qui remplit les fonctions d’écuyer demande avec le plus grand sérieux' : si Monsieur désire revenir de Buckinghamshire, de Straffordshire, du Derbyshire, de Kent, etc. Lorsque

le fashionable a fait son choix, il enfourche |’automate quadrupéde : lingénieuse mécanique léve les pieds de devant et de derriére, piétine, trotte et envoie 4 son cavalier autant de boue et avec la méme irrégularité que pourrait le faire un véritable cheval courant a travers champs. L’opération terminée, |’élégant gentleman, une cravache a la main, va se montrer dans Bond Street, Regent Street, Piccadilly, Pall Mall, etc., afin que tous croient qu’il a fait partie d’une superbe

chasse. FLORA TRISTAN, 1842,

Promenades dans Londres’.

Il y avait une dame avec un cochon,

« Mon petit miel, dit-elle, Mon petit porcelet, veux-tu étre a moi? — Hunc, fit-il.

— Je te batirai une étable en argent, Mon mignon, dit-elle, Pour que tu puisses t’y allonger mollement. = HMunc; fel:



Fermée par un verrou d’argent,

Mon mignon, dit-elle, Pour que tu puisses entrer et sortir, — Hunc, fit-il.

Maw a Limehouse c'est Vété... —

517

Quand nous marierons-nous?

Mon mignon, dit-elle, — Hunc, hunc, hunc », fit-il, et la-dessus il partit.

Popular rhyme of England’.

Faire sortir les veaux de |’étable a reculons, lorsqu’ils sont vendus ou si on les conduit au marché, afin que leurs méres n’aient pas de chagrin en les voyant partir. Des choses émervetllables?.

Quand la terre était toute neuve

la mer lui a tant donné qu'elle hurle comme une veuve 4 qui on aurait tout enlevé

(Chanson des marées d’Equinoxe.) Mais a Limehouse? c’est l’été c’est la chaleur et le confort ce n’est plus le brouillard c’est le bain de vapeur

c’est Istamboul sur le Bosphore wt

le soleil de Shangai caresse |’Ile aux Chiens cest l’été et c'est le matin une enfant arrive a |’école avec une tortue dans les mains une tulipe en exil entre quarante mille briques jette un cri de couleur vers le ciel neuf et haut un jeune infirme fou serrant contre son coeur un roitelet blessé galope a cloche-pied vers la Clinique aux oiseaux

c’est le matin et c'est l’été le charbon arrive par la mer on le laisse un peu reposer

Les charbonniers Vélectricité

et les dockers

les travailleurs

de

Charmes de Londres

en profitent pour jouer au cricket

on dirait qu’ils ont oublié ils sont si bruyants et si gais la vieille chanson du quartier C’est ceux qui fabriquent la lumiére qui vivent dans |’obscurité'. 20

2

Le fleuve avec la mer le goudron la marée dans le lit du soleil? dorment 4 deux pas d’ici

Limehouse oasis La des enfants se baignent ils ne font aucun bruit une trés belle épave sur le sable est couchée sur son visage de proue’® un tatouage est gravé

Tendre prénom de femme 4 demi effacé 30

Limehouse Oasis Douce paresse du matin un instant épargnée Plaisir merveilleux d’échanger quelques mots pour dire des choses heureuses par exemple qu'il fait beau‘ Plaisir de parler de la terre et du feu et de l’air et de l’eau Limehouse Oasis Le beau temps trés flatté qu’on lui dise qu’il est beau ronronne comme un bon chat quand on lui dit qu’il est un bon chat et sa patte de velours caressant le trottoir comme avec une souris joue dans le brouillard’.

Et le beau temps s’en va trainer ses guétres dans Pennyfields ot les derniéres ombres chinoises lui feront féte En passant par Commercial Road il s’arréte devant la Route de la Ruine

« Je me promenais a Londres un été... »

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> Oh puérile innocence tremblante ingénuité autrefois les cordes de chanvre n’étaient pas exposées en vitrine avant de cravater le client Cela fait sourire le beau temps Si ces Messieurs du Meilleur Monde 1 avaient le moindre sens de l|’humour eux aussi pourraient laisser voir de ravissantes menaces de mort sur la blanche cravate de leur habit du soir.

Je me promenais a Londres un été les pieds brdlants et le coeur dans les yeux c’était un triste jour

de cuivre et de sable et qui coulait lentement entre les souvenirs iles désertes orages de poussiére pour les animaux rugissant de colére qui baissaient la téte

comme vous et comme moi parce que nous sommes rouge et noire

seuls dans cette ville

ou toutes les boutiques sont des épiceries out les meilleures gens ont les yeux trés bleus il fait chaud et c’est aujourd’hui dimanche il fait triste le fleuve est trés malheureux et les habitants sont restés chez eux!. PHILIPPE

SOUPAULT.

520

Charmes de Londres

Jaime ce quartier de Londres ot |’on peut entendre encore les cris des vendeurs de plumeaux, des rempailleuses de chaises et des marchands de framboises. Le spectacle change a tous les coins de rues : ici, des cymbales attachées aux chevilles, une flite

ajustée au menton, une baguette de tambour fixée a |’épaule, homme orchestre s’exténue dans un bruit de ferraille; la, cet ancien marin se laisse ligoter sur le trottoir et se délivre en moins d’une minute de ses liens. C’est l’heure ot les acrobates sans engagement font la roue devant les théatres, ot les chanteurs de psaumes forment des chceurs au milieu de la chaussée, ob les aveugles tendent leurs sébiles en geignant : souffrances d’aveugle, Blind’s pain. Le brouillard monte de la Tamise, envahit les rues, transforme en fantOmes les mendiants qui dessinent a

la craie des chateaux de réve sur |’asphalte’. PAUL

GILSON.

Charmes de Londres

Dans les bas-fonds de la Tamise on peut entendre les sirénes Elles ont toujours leur voix d’enfant > L’Angleterre est une montagne de la mer Londres est une fle de l’Angleterre entourée d’eau d’herbe et de sang On peut entendre la voix d’Ann la merveilleuse et tendre petite prostituée

'© Tout l’amour de Thomas de Quincey’ On peut entendre aussi des filles de Birmingham la romance nacrée

Charmes de Londres...

521

Adieu Soleil adieu Citron le temps nous dévore comme des huitres et jette nos perles aux cochons 's Jeunes filles des fabriques avec notre malheur faites de gaies chansons Jolies filles des fabriques avec nos vieilles coquilles faites de beaux boutons Charmes de Londres

» Ailleurs on dit qu’il pleut des hallebardes et ici quand il pleut c’est des chats et des chiens! Refrains du mauvais temps chaque pays a les siens ailleurs la nuit toujours les chats sont gris * ici dans le brouillard les chats noirs sont plus noirs Celui-la sur son mur tout a l’heure un peu triste un passant lui parlait Il lui disait qu’il s’en allait * et qu'il quittait Londres a regret Charmes de Londres

Il a déja traversé le décor et le chat le regarde encore Charmes de Londres

*% De ses plus douces rumeurs la ville accompagne le voyageur 4 la gare Ses grands oiseaux de mer ont des gestes d’adieu comme autant de mouchoirs a l’instant du départ? Et il est trés ému de laisser une amie “© Charmes

de Londres

Bientét le train s’éloigne et son amie lui crie Dis bonjour 4 ta ville a la ville ot tu vis J’entends parfois son nom comme elle entend le mien “> comme on m/’appelle Londres on l’appelle Paris

522

Charmes de Londres

Porte-lui en souvenir les portraits des Petits! ¢a me ferait plaisir qu’elle m’en envoie aussi Pour les portraits des grands chez elle comme chez moi les journaux en sont pleins Donne-lui de mes nouvelles © on est si prés si loin? Si nous nous connaissions nous nous aimerions bien Charmes de Londres Charmes des iles des grandes iles de la vie.

LETTRE DES ILES BALADAR Dessins d’André Frangow

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YISITEZ BALADAR

© Editions Gallimard, 1952, pour le texte et les illustrations.

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Autrefois, et cela fait déja longtemps, au beau milieu des quatre coins du monde, il y avait des iles protégées par la Mer. _ C’étaient ses iles défendues, elle les appelait les Iles Préférées. De temps a autre, mais assez rarement, un hardi navigateur muni d’une longue-vue de haute précision voyait au loin surgir l’une d’elles, ensoleillée, mais 4 peine avait-il crié : « Terre! » qu’aussitét elle disparaissait dans un brouillard instantané et tout aussi vite c’étaient déja la tempéte, les cyclones et les tornades, les typhons, les lames de fond. era ce! Et comme les marins ont autre chose 4 faire en mer que

de faire naufrage tous les jours ils n’allaient pas plus loin dans leur exploration. Ils appelérent ces iles les iles Baladar, parce que, disaientils, elles ne tenaient pas en place et se bornérent a inscrire, au hasard des rencontres, quelques noms sur leurs cartes. Et c’étaient l’ile A Part, l’ile Subito Presto ou J‘ile Incognito. Suivant leur humeur du moment, suivant le bon ou le mauvais temps, ils les traitaient différemment. Un jour ils les appelaient les Défensives, les Méfiantes, les Redoutables, les Imprévues, les Intraitables, les Farouches, les Fugitives. Un autre jour, c’étaient les Primitives, les Ingénues, ou les tiles Fériées, les iles Liberté, les fles Révées, les iles Sans

Arriére-Pensée.

526

Lettre des iles Baladar

Et puis leurs noms furent effacés, les cartes déchirées comme de vieilles cartes a jouer et |’on ne parla plus nulle part de l’Archipel Baladar. Pourtant, a la veillée, de vieux marins remuant de vieux souvenirs, en souriant, buvaient un verre a la santé des les Oubliées'.

Seule, la plus petite des iles Baladar était de tout temps passée inapercgue et son nom n’avait été gravé sur aucune

carte. Pourtant c’était l’ile la plus proche de la terre, mais les gens du Grand Continent n’y prétaient aucune attention’ et l’appelaient l’ile Sans la moindre importance, ou la Petite fle de rien du tout. Les indigénes y vivaient trés heureux et les enfants chantaient du matin au soir une petite chanson des iles Baladar : Un bateau arrive Vile s’approche Un bateau s’en va Vile s’éloigne Et quand il n’y a pas de bateau du tout. L’tle reste la tranquille comme tout. Et dans cette petite ile qui n’avait l’air de rien, il y avait des oiseaux et des animaux beaux comme tout et toujours des poissons tout autour. Aussi, beaucoup étaient pécheurs parmi les habitants et ceux qui n’étaient pas

Lettre des iles Baladar pécheurs

étaient planteurs ou agriculteurs 4 cause

527 des

piments doux, a cause des figuiers, 4 cause des cocotiers,

a cause du blé noir, des amandes vertes et des fraises des bois. Mais on ne rencontrait jamais de jardiniers. Il y avait tellement de fleurs que, des jardiniers, il en aurait fallu

des milliers. On ne voyait jamais non plus de petites fleuristes devant leur petit éventaire ni de grands parfumeurs dans leurs grands magasins. Leur parfum, les fleurs le donnaient pour rien. Il n’y avait pas non plus de cuisiniers, de juges, de boulangers, de poétes ni de musiciens. Les indigénes faisaient eux-mémes leur cuisine, leur justice, leur musique, leur poésie et leur pain. Mais il y avait un balayeur qui était chargé de la Municipalité.

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AS

ba,

Seanez

Il n’était pas natif de l’ile ot il avait simplement un jour débarqué, tenu en laisse par un touriste qui lavait acheté pour trois fois rien, au cours d’une croisiére aux fles Fagotin' ou, parait-il, autrefois, vivaient trés libres et trés heureux de grands singes sages, trés drdles et tout bleus. Il était devenu trés vite le plus rapide de tous les balayeurs de toutes les iles Baladar. Et tout était toujours si propre, les petites rues et la grande place, le port et |’avant-port, les

528

Lettre des iles Baladar

quais et puis les digues, qu’on pouvait se demander si tout cela avait jamais eu le temps de se salir un peu vraiment. On l’appelait Quatre-mains-a-l’ouvrage. Quand il avait fini son travail, c’est-a-dire 4 peine l’avait-il commencé, il se couchait dans son hamac et le vent de la mer et le chant des oiseaux le bergaient. Alors il s’endormait et plein d’espoir révait un sage songe de singe, révait que tout serait toujours pareil, aussi simple, aussi vrai, aussi beau et nouveau qu’avant.

Tout était calme et gai et le bonheur se promenait dans l'tle comme un enfant du pays. De temps a autre, un grand perroquet bleu ou blanc ou rouge apportait des nouvelles du Grand Continent. C’étaient toujours les mémes, toujours les mémes anciennes nouvelles de guerre et d’argent et personne n’écoutait le grand perroquet bleu rouge ou blanc. Mais quand un dromadiaire, sans rien dire, traversait la

Grande Place, du pas lent des dromadaires qui parfois s’accélére quand ils sont pressés, un indigéne, souvent, |’appelait. Et il lui offrait un verre de rhum et une tasse de café.

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|

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C’était par pure politesse, car il savait, du dromadaire, la légendaire sobriété. Par pure politesse, lui aussi, le dromadaire se croyait

obligé d’accepter, buvait quelques quelques verres de café.

verres

de rhum

et

Lettre des iles Baladar

529

Et disait méme, en titubant, prenant congé, que ce n’était pas du tout tellement mauvais. Comme le dromadaire, le temps passait sans se presser et la pluie et le beau temps causaient avec les indigénes sur le pas de leur porte. De temps en temps, le mauvais temps se mélait a la conversation, il avait une voix de tonnerre, cassait les vitres en parlant et la pluie riait aux éclats. Les indigénes riaient en méme temps. « Ca va, disaient-ils. Le mauvais temps est de la féte, la chasse va commencer! » Ils parlaient de la chasse a |’élan, la seule chasse qu’ils aimaient. C’était une chasse heureuse, un proverbe de I’ile le disait : Quand le temps fait le vilain, l’élan fait le beau ! Ce qui voulait tout simplement dire : lorsque le brouillard obscurcit la montagne, |’élan s’ennuie 1ahaut et descend dans la vallée pour se changer les idées. Et le nez contre la vitre brisée, le chasseur guettait le gibier, et quand le gibier arrivait les chiens allaient se coucher. Alors le chasseur, quand le vent se calmait un peu, sortait de chez lui avec une bougie parce que c’était la nuit, prenait son élan et rentrait chez lui. Et l’élan restait la, la plupart du mauvais temps, et s’amusait avec les enfants. Et quand le mauvais temps remettait son grand chapeau de paille de printemps, |’élan retournait dans la montagne en chantant. En méme temps que le beau temps, revenait le grand perroquet tout emplumé multicolore, avec un vieux marchand de journaux, dans une barque plus vieille encore. Et, les ailes déployées, le perroquet chantait trés fort : «

Demandez

les

nouvelles,

vous

m’en

direz

des

nouvelles! » Mais le vieux marchand de journaux, depuis le temps qu’il en vendait, ne croyait rien de ce qu'il y avait dedans et c’est en clignant de |’oeil et en riant qu’il criait d'une voix cassée comme une vieille porcelaine cent fois raccommodeée :

530

Lettre des iles Baladar

Demandez Les Nouvelles du Grand Continent

Demandez Le Charlatan demandez Le Transigeant' Demandez Les Echos de la caverne et de la caserne des brigands / / /

Il savait bien que les habitants de I’fle ne lisaient jamais les choses imprimées, mais que chaque année, quand il venait, ils lui achetaient tous ses journaux, sans jamais lui demander de quel jour ou de quelle année ils étaient, tout simplement pour |’aider un peu a vivre? et parce qu'il ne venait pas souvent. Comme ils n’avaient jamais de monnaie, ils le payaient avec des poissons fumés, du tabac, des bananes, des confitures de rose, des oranges, des colliers de coquillages et il s’en allait trés content. On lui disait au revoir de la main en jetant de |’autre les journaux sur le quai ot Quatre-mains-a-l’ouvrage? les

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fie SLL »> 3

balayait et les brilait. Cela faisait un joli feu de joie et les enfants dansant autour chantaient en imitant la voix

du grand perroquet : Demandez les nouvelles, demandez les nouvelles!

Le grand perroquet profondément vexé haussait les ailes et s’envolait, noir de fumée, vers le Grand Continent, avec les cendres des derniéres nouvelles emportées par le vent.

Lettre des iles Baladar Comme

531

cela, trés souvent, c’était la féte a la moindre

occasion. Quand ce n’était pas un feu de joie, c’était une course d’élans, des fontaines lumineuses ou un grand concours

de cerfs-volants, car les indigénes tout en travaillant la terre, tout en roulant sur la mer, n’oubliaient qu’eux aussi, avaient été des enfants.

jamais,

Et c’étaient aussi des fétes pour les grands, par exemple quand la péche au thon était bonne, on donnait sur la Grande Place un grand concert de thons, car dans ces régions, c’était toujours le thon qui faisait la chanson. Et les thons qui avaient le mieux chanté ou le mieux joué de la trompette ou du mirliton, on les rejetait a la mer avec une Médaille d’Or faite du méme métal que celui qui servait a faire les hamecons. Les autres, on les mangeait. Cela ne devait pas leur étre trés agréable, mais fort heureusement, c’est une chose qui n’arrive qu'une seule fois dans la vie. Il arrivait parfois' aussi qu’un indigéne tombait de sa barque a pécher et qu’a peine venait-il de tomber, avec une trés grande faim des requins arrivaient. Et jamais l’indigéne ne disait : « Ce sont des choses qui n’arrivent qu’a moi! » Il savait que ce sont des choses qui pourraient arriver a tout le monde entier.

532

Lettre des iles Baladar

Et une autre fois, un autre indigéne, d’un cocotier trop

haut, la téte la premiére, tombait sur une terre trop dure et en mourait. Les autres disaient : « Les noix |’ont mangé! » Et la féte s’arrétait mais la musique continuait, aussi simple et triste qu’elle était, la veille, simple et gaie. Et sur cette musique triste les indigénes chantaient :

Quelqu’un est tombé du Manége Maus le Manége n’arréte pas de tourner * !

-

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{reeeeqgaga

Et la famille de celui qui était tombé, en allé, disparu, noyé, mangé, tous les habitants de I’ile faisaient |’impossible pour l’aider, la consoler.

Et les derniers échos du Manége de la Petite ile de rien du tout se mélant aux refrains de la mer s’en allaient vers le Grand Continent. Tristes ou gais, le plus souvent ces échos indisposaient la plupart des gens, surtout les gens de Tue-Tue-PaonPaon, la capitale du Grand Continent, ot vivaient des chasseurs de paons. C’était la grande industrie du pays; a la porte d’un grand abattoir on pouvait lire la raison sociale de ce trés important établissement : Tue-Tue-PaonPaon, commission exportation. La, on tirait les paons a la chaine. * Le Manége, en patois du pays cela voulait dire « la Vie ».

Lettre des tles Baladar

533

Ils arrivaient en camion, faisaient la roue et, assis sur leur pliant, les chasseurs faisaient des cartons, cinquante ou soixante paons a la minute, suivant les exigences de

V’exploitation. Et la, plus que partout ailleurs, les cris des paons étaient déchirants. A les entendre on aurait dit qu’ils devinaient qu’on ne les tuait méme pas pour les manger mais simplement pour les empailler, les emballer et les expédier dans les contrées les plus éloignées comme ornements pour les salons ou comme dessus de cheminée. Un jour, un empailleur de paons débarqua dans la petite jle avec tout un stock de paons empaillés et en fort mauvais état, par-dessus le marché. Il s’installa sur le quai et n’arréta pas de crier : « Demandez les paons... grande baisse de paons sur le Grand Continent... qui n’a pas son paon... le plus beau

des objets d’art dans le plus modeste des logements... qui n’a pas son paon... qui n’a pas son paon! » Les indigénes qui pensaient que toute question mérite réponse, surtout quand elle est posée trop souvent, lui

dirent en souriant : « C’est nous qui n’avons pas de paons, puisque vous tenez a le savoir, et méme nous n’avons aucune envie d’en avoir, nous préférons les oiseaux vivants. »

Et comme |’empailleur dépité commengait 4 grincer des dents tout en promenant un peu partout un regard investigateur et rusé, soudain ses dents s’arrétérent de grincer.

534

Lettre des iles Baladar

Il eut méme un petit sourire car il venait de découvrir que les hamecons des pécheurs de thon étaient en or, et en or pour de bon. Et comme Quatre-mains-a-l’ouvrage balayait en un rien de temps les plumes des paons mangées aux mites et autres inseétes du Grand Continent, |’empailleur, en ce rien de temps, put voir, du coup d’ceil du connaisseur, que le fer de la pelle de ce modeste travailleur brillait du méme éclat que les hamecons d’or des pécheurs. « Tout est en or et personne n’en sait rien, j’ai découvert I'fle au Trésor! » dit-il entre ses dents et il disparut en coup de vent. Bientét, la bonne nouvelle, comme une trainée de poudre d’or, se répandit dans Tue-Tue-Paon-Paon. Mais aussitdt, la ruée vers l’or fut arrétée. A peine les deux ou trois premiers chercheurs d’or venaient-ils d’embarquer quils furent envoyés par le fond, mitraillés par les chasseurs de paons aux ordres du gouverneur du Grand Continent. Et l’empailleur qui avait trop vite parlé d’or fut pendu pour avoir eu la langue trop longue, ce qui |’allongea davantage et tout a fait inutilement. Cependant, des diplomates de pays voisins firent judicieusement observer que |’indépendance de J’ile avait été tout récemment proclamée et a l’unanimité, puisque n’intéressant personne, elle n’offrait aucun intérét. Le gouverneur du Grand Continent répondit sagement mais fermement : « Une ile peut étre indépendante et nous ne sommes pas peu fiers d’étre les premiers a l’avoir proclamé. Mais qui Oserait se permettre d’oser essayer d’affrmer qu’une “presqu ile” n’appartient pas au littoral et que le littoral n’appartient pas au Pays! » Et pour relier officiellement la Petite tle de rien du tout au littoral de Tue-Tue-Paon-Paon, la construction d’un pont, le grand Pont de la Péninsule, fut décidée. Et pour hater cette construction une société fut fondée, la Société de la Presqu’ile au Trésor, société a responsabilité sans limite, au capital d’un grand nombre de millions,

entiérement versés par souscription nationale obligatoire et accélérée. Tue-Tue-Paon-Paon devint bientét le centre d’une extraordinaire animation. On venait de tous les pays pour voir la construction du pont, bati sur pilotis, tout en acier flottant.

Lettre des tles Baladar

539

Et les abattoirs de paons, pour ne pas indisposer les touristes, furent relégués dans une région éloignée. Sur leur emplacement, au milieu de l’enthousiasme général, un casino fut inauguré.

Et la musique des tueurs national sans arrét :

de paons

jouait l’hymne

En avant Tue-Tue-Paon-Paon

En arriére les intrigants En avant Tue-Tue-Paon-Paon !

De trés lointaines contrées, on avait fait venir des travailleurs spécialisés, mais ils n’étaient pas trés gais, sachant bien qu’ils n’auraient pas le droit de débarquer dans

Il’ile, une

fois

le travail

terminé,

et

devant

la

promesse d’une médaille d’or en argent contrdlé, aucun d’eux n’éprouvait la moindre fierté. L’arme au pied, les chasseurs de paons les surveillaient. Les batisseurs de ponts les détestaient, les méprisaient et se disaient que dans le fond ils étaient faits pour s’entendre avec les pécheurs de thons. Tout d’abord, le vacarme heureux de la mer étant plus fort que le bruit des outils, les indigénes de l’ile ne s’apercurent de rien mais quand les travaux commencérent a toucher a leur fin, ils furent trés surpris de voir cette grande quantité de ferraille qui s’approchait de I'ile.

536

Lettre des tles Baladar

« C’est sitement le grand serpent de mer, dit un tout petit enfant, ses écailles brillent dans le soleil et j’ai vu aussi ses yeux qui brillaient dans la nuit!

— Serpent de mer, serpent de terre, serpent de fer, dit un vieux pécheur de thons, nous n’avons jamais vu cela dans l’ile et cela ne présage rien de bon! » Et chaque nuit le serpent approchait. Ses deux yeux rouges, c’étaient les deux lanternes rouges éclairant la pancarte : Attention / Travaux bientot terminés !/ Adtivez la construction !!!

Les travaux avangaient. Ils avangaient tellement

vite que les indigénes de Vile chargérent les pécheurs de thons d’aller voir de plus prés cette chose inquiétante dont ils ignoraient le nom. Et les pécheurs intrigués observérent ce grand serpent de mer qui faisait un bruit de chemin del fer. Ils n’avaient jamais vu de chemin de fer, mais en avaient entendu parler et se disaient que tout ca devait drélement se ressembler. ; Soudain ils devinrent inquiets lorsqu’ils apergurent, dans sa grande caisse enregistreuse du Trésor, le Grand Trésorier

Lettre des tles Baladar

537

Général de corps d’armée du Trésor entouré de ses gardes du corps. Et derriére lui, attendaient, confortablement installés dans

leur

bel

autocar

bouton

d’or,

les

Actionnaires

péninsulaires de la grande Presqu’ile au Trésor.

« C’est le vieux qui avait raison, ils ont tous un mauvais visage, un visage qui ne présage rien de bon! » dirent les pécheurs de thons et quand ils rentrérent le soir, ils en parlérent a la maison. Bient6t le pont fut achevé, et dans sa grande caisse enregistreuse et sur son cheval de bataille le Général Trésorier débarqua le premier. « Dommage qu’il ait l’air triste, ila une si bonne téte ! » dit un enfant. Mais il parlait du cheval et non du Général Trésorier qui, lui, au contraire, souriait ou plutdét faisait semblant.

Et son sourire était de glace et pas du tout rassurant. « A vous faire froid dans le dos, s'il faisait pas si chaud ! » dit un indigéne en riant, mais un garde du corps lui tirant un coup de fusil dans les pieds lui intima l’ordre de se taire, car le Général Trésorier allait parler. Et le Général Trésorier parla : « Indigénes, vous pouvez vous réjouir, votre vie va changer, vous n’étiez que de pauvres insulaires, ignorés, méprisés, aujourd’hui vous pouvez étre fiers, Péninsulaires du Grand Continent, le nom de votre petit pays

538 bient6t

Lettre des iles Baladar sera

marqué

sur

la carte

des

plus

grands

restaurants !!!

« Péninsulaires, qui viviez dans votre petite ile sans savoir ce qu'il y avait dedans, sachez que du fond de cette fle quarante milliards d’or vous contemplent' et peut-étre davantage !!! « Hier encore vous n’étiez que de modestes pécheurs, agriculteurs et artisans, aujourd’hui je vous nomme mineurs de la Péninsule du Trésor!!!... » Et comme les indigénes? l’avaient écouté en hochant silencieusement la téte, d’un air pas du tout, mais pas du tout content, il ajouta, les menagant d’un doigt amical, dur et blanc :

« Je sais que vous étes des primitifs, de grands enfants, mais gardez-vous bien d’oublier qu’a partir d’aujourd hui vous étes les grands enfants du Grand Continent... et ceux qui ne seront pas sages, nous les mettrons en pénitence dans un grand pénitencier! Allez! » Et la fin de son discours fut saluée par des coups de fusil et l’Hymne national de Tue-Tue-Paon-Paon fit entendre son affreux bruit. Tous les oiseaux s’envolérent et des fleurs perdirent leurs couleurs, les élans s’enfuirent dans leur montagne, le feuillage cessa de danser dans le vent, et un paon, évadé

des abattoirs et qui était venu se réfugier dans I’ile, s’envola en poussant son cri déchirant.

Lettre des tles Baladar

Et le grand pas un mot 4 Et comme on entendait chantaient :

539

perroquet multicolore lui-méme ne trouva dire, bon ou mauvais. la musique redoublait, partout dans I’ile la voix des indigénes qui, trés tristes,

Arrétez la musique, arrétez la musique Le Manége tourne de travers. Arrétez la musique, arrétez cette musique Le Manége va s’arréter de tourner !

Et les indigénes descendirent dans la Mine. Les chasseurs de paons les guettaient, ils ne pouvaient faire autrement. Le Général Trésorier, sur son cheval de _bataille, dirigeait les opérations financiéres ; et les Actionnaires et leurs Administrateurs, tout en buvant des boissons glacées, jetaient un coup d’ceil sur la comptabilité en se plaignant

de la chaleur.

Les empailleurs et les rempailleurs de Tue-Tue-PaonPaon avaient été nommés Orpailleurs, c’est-a-dire qu’ils avaient le privilége de travailler en plein air. Tout en cherchant les paillettes d’or dans les riviéres, ils fredonnaient sans grand entrain le refrain joué chaque soir sur la grande place de Vile par |’Armée du salut du Trésor :

540

Lettre des les Baladar Que faut-il pour étre heureux Un peu d'or Beaucoup d’or La-haut Tout ce qui brille eft d’or La-haut Vous aurez tout ce qu'il vous faut !

Les mineurs, eux, étaient payés au poids de l’or qu’ils arrachaient a la terre, c’est-a-dire que plus ils arrachaient d’or, moins ils touchaient d’argent. « Ils ne sauraient quoi en faire, disait le Général Trésorier, ces grands enfants sont étonnants, on a beau essayer de leur apprendre a étre heureux, ils ne veulent en faire qu’a leur téte. » Ainsi, tout le monde travaillait, chacun selon ses moyens, et ceux qui avaient les moyens de ne rien faire ne faisaient rien.

Quatre-mains-a-l’ouvrage n’en faisait pas davantage. L’ile était devenue tellement sale, que méme en travaillant vingt-quatre heures par jour' sans compter les heures supplémentaires, il n’aurait jamais pu mener sa tache a bien. Alors il dormait, mais, a cause des mauvais bruits venus

du Grand Continent, ses réves n’étaient plus aussi jolis qu’avant.

Ceux des indigénes n’auraient pas été trés beaux non plus s’ils avaient eu le temps de réver. Le premier jour ot ils étaient descendus dans la mine, ils n’avaient pas du tout compris comment une chose pareille avait pu leur arriver. Le second jour, comme |’un d’eux, pour prendre un peu lair, était sorti avant l’heure réglementaire, un chasseur

de paons avait dirigé contre lui le canon d’un fusil et il était rentré sous terre, comme un lapin dans son terrier, et tous les autres s’étaient tordus de rire car ils trouvaient tout cela si méchant, inutile et béte qu’ils n’arrivaient pas a croire que c’était tout a fait vrai. Mais le troisiéme jour, comme ils commengaient a réfléchir sérieusement, ils entendirent dans l’ombre une voix qui chantait ou plut6t qui poussait des cris, et ces.

cris étaient si tristes, si désolés, qu’ils cessérent de réfléchir pour les écouter.

Lettre des iles Baladar

541

C étaient les cris du paon qui, quelque temps auparavant, avait échappé aux abattoirs de Tue-Tue-Paon-Paon : « Quand j’ai vu arriver les gens du Grand Continent, je suis parti dans la montagne ou j’ai retrouvé les élans et les dromadaires, les lucioles et les hirondelles et le lapin albinos et puis la grenouille-taureau'. » Personne nétait gai la-haut et Petit-Velours lui-méme, le plus jeune des Oiseaux Marrants qui rient toujours, méme en mourant, s’est arrété de rire pendant un petit bout de temps.

Tous avaient de la peine parce qu’ils vous aiment bien et ce quils disaient n’était pas du tout rassurant. « Qu’est-ce qu ils disaient ? demandérent les indigénes. — Ils disaient que le Général Trésorier vous prend vous aussi et tous autant que vous étes pour une belle bande de paons et que, si vous vous laissez faire, il vous aura plumé toute la laine de vos os avant qu’il ait passé beaucoup d’eau sous leur pont! — On va bien voir ca! » dirent les indigénes et ils allérent le voir comme ils l’avaient dit. Mais comme ils sortaient de la mine, un factionnaire planté devant sa guérite les mit en joue :

« Rentrez tout de suite! » Alors, ils envoyérent le factionnaire voir du pays, tout

au fond d’un ravin, avec sa guérite et son fusil. Et quand

le Général Trésorier les vit arriver, il entra dans une colére

bleue et verte et méme un peu violette et les yeux et la

542

Lettre des files Baladar

langue lui sortant en méme temps de la téte, on aurait dit vraiment un vrai guignol méchant : « Pfft... Ts... Tsss... Pft... Ah ca!... Ah ga!... Qu’est-ce que ¢a veut dire... jamais vu ¢a... Qu’est-ce que c'est que ¢a? — Ca, c’est nous! répondirent les indigénes. Et nous, c'est des pécheurs et puis des paysans qui viennent pour vous dire qu’ils ne sont pas contents! » Et ils se mirent a chanter : Que faut-il pour étre heureux Un peu d’air Nous en avions beaucoup avant votre arrivée

Il faut vous en aller Le Manége doit tourner Il faut vous en aller Nous voulons respirer Et votre poussiére d’or nous sort par le nez... Et puis ils partirent comme ils étaient venus, laissant la leurs outils et le Général Trésorier. Et il était tellement furieux, le Général Trésorier, qu'il ne trouvait plus ses mots et qu’il fouillait dans son képi pour essayer d’en récupérer quelques-uns. Les premiers qui lui tombérent sous la main étaient ses mots préférés : « Aux armes! » Mais quand les armes arrivérent avec les hommes d’armes, déja les indigénes avec leurs femmes, leurs enfants, leurs animaux familiers, s’étaient éparpillés dans Vile, les uns dans les foréts et la montagne, les autres dans les grottes des rochers. Et le Général Trésorier avait beau s’égosiller : « La main-d’ceuvre a quitté la Mine! » ce n’était pas une petite affaire que de tenter de la récupérer. Autant chercher |’ombre du trou d’une aiguille dans les poches du soleil dormant sur un tas de foin. Pourtant, les indigénes n’étaient pas tellement isolés : jour et nuit les hirondelles, les chouettes, les cormorans et les martinets leur portaient les messages qu’ ils jugeaient bon d’échanger. C’était bien en pure perte que le Général Trésorier avait donné l’ordre d’accélérer la construction du Pénitencier,

le Pénitencier était toujours aussi vide que le jour de

Lettre des iles Baladar

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linauguration et la Mine était aussi vide qu’un seau a charbon sans charbon.

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5

ON

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he

Soudain il eut une idée, le grand Général Trésorier, apercevant en plein soleil Quatre-mains-a-l’ouvrage endormi qui, n’ayant rien de mieux 4 faire, révait depuis plus de quarante-huit heures d’un monde comme avant ou comme plus tard, mais en tout cas bien meilleur. « Gant de velours tout de suite, gant de fer ensuite, c’est ma formule favorite », se disait le Général Trésorier en s’approchant du balayeur endormi. Et c’est vraiment une main de velours qui, secouant débonnairement Quatre-mains-a-l’ouvrage, mit fin 4 ses songes. Et c’est avec un bon sourire que le Général Trésorier lui annonga une bonne nouvelle : « En raison des services rendus a la Municipalité, nous vous faisons sur-le-champ et en musique, Grand Amiral des Mineurs et Administrateur délégué de la flotte désaffectée par raison de force majeure! » Croyant Quatre-mains-a-l’ouvrage plus naif que rusé, le Général Trésorier pensait en le comblant ainsi d’honneurs, flatter sa vanité et obtenir de lui dans le plus bref délai la liste officielle et compléte de tous les coins les plus secrets de l’ile ot s’étaient réfugiés « ses » mineurs. Tout d’abord, Quatre-mains-a-l’ouvrage qui n’était pas encore tout a fait réveillé se mit a rire, ne comprenant rien a ce qui lui arrivait, mais quand il entendit l’hymne

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national de Tue-Tue-Paon-Paon : « En avant, Tue-TuePaon-Paon !... En arriére, les intrigants!... » il comprit qu’il était tout seul, car, pour lui, les gens du Grand Continent, ce n’était vraiment pas des gens.

Et quand il sut ce qu’on attendait de lui, il cessa de rire et répondit trés sérieusement : « La nuit porte conseil : plus le sommeil est long, plus le conseil est bon, c’est un proverbe des iles Fagotin, je vous donnerai réponse demain matin. » D’un air martial, il claqua des talons, sans faire beaucoup

de bruit car il était nu-pieds, et puis rentra chez lui, son grand sabre au cété. Mais chez Quatre-mains-a-l’ouvrage il y avait une vieille armoire a glace et a peine rentré il dit: « Tiens... tiens ! Il y a quelqu’un et méme quelqu’un de trés bien! » Quelqu’un, c’était tout simplement lui, soudain ébloui par sa tunique bleue, ses épaulettes et ses galons d’or. A la tombée du soir, cette passementerie jetait une telle lumiére que dans la glace de cette vieille armoire on aurait dit les fruits les plus cofiteux, au beau milieu d’un frigidaire tout neuf, dans un compotier bleu. « Bien sir, ce n’est que moi, ajouta-t-il modestement,

mais ¢a vaut tout de méme la peine d ’étre vu, on dirait tout a fait l’Amiral Nelson ou Napoléon I‘, comme sur les images des journaux apportés par le grand perroquet !.» Et il ajouta en faisant avec son sabre de grands moulinets :

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« Quand je pense que ce matin, je n’étais encore qu'un pauvre rien du tout! »

Soudain il entendit une voix, qui répétait la fin de sa phrase, comme un écho : «... Rien du tout! » Et la voix continuait sans avoir lair de vouloir se laisser interrompre : «... Et bient6t, si tu continues, tu vas devenir un pas

grand-chose ! — Il a quelqu’un? cria Quatre-mains-a-l’ouvrage. — Oui, le balayeur! » reprit la voix. Alors, Quatre-mains-a-l’ouvrage comprit qu'il n’y avait personne, personne d’autre que lui et qui parlait tout seul, tantot en balayeur comme il parlait avant, tant6t en amiral, comme il venait de parler a |’ingtant méme, et pour la premiére fois, vaniteusement. Et la discussion dura une bonne partie de la nuit, et comme Quatre-mains-a-l’ouvrage était tout de méme a demi endormi, un tas d’animaux du voisinage, comme en réve, vinrent donner leur avis. =

« Amiral... Amiral.. si tu nous fais rire, c'est bien pour ne pas pleurer! « Que diraient tes amis de l’ile, s’ils te voyaient, s’ils t’entendaient ! « Ils ont été si bons pour toi, on dirait que tu l’as oublié. « Quand on pense qu’ils auraient pu te mettre en cage et te montrer dans les foires avec une bougie sur le museau

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Lettre des iles Baladar

et méme du c6té de la méche allumée ou bien te faire danser sur du verre pilé avec des serpents a grelots! » Alors |’Amiral se tut et laissa le balayeur réver aux belles journées passées a presque rien faire au milieu des oiseaux et des fleurs, pendant que tournait le Manége. Et quand le matin arriva, il trouva Quatre-mains-a-l’ouvrage assis sur son lit et qui pleurait, mais ses larmes n’étaient pas tristes, au contraire, il était presque heureux et soulagé. Et le matin lui caressa la téte tres doucement, et lui dit : « Tu vois, il y a des gens qui ont le mal du pays ; toi, tu as seulement le mal du balai! » Alors, Quatre-mains-a-l’ouvrage se leva et d’un pas décidé prit le chemin du Palais ou le Général Trésorier l’attendait. Quand le Général Trésorier vit arriver Quatre-mains-al’ouvrage, persuadé que sans aucun doute, celui-ci lui apportait de trés précieux renseignements, il le pria de s'asseoir et lui demanda des nouvelles de sa santé : « J’espére que vous avez bien dormi, Amiral. Quant a moi, tenu en éveil par les intéréts supérieurs du pays, je n’ai pas fermé l’ceil de la nuit. — Moi non plus, mais ce n’était pas le méme! » répondit l’Amiral souriant en gringant des dents. Le Général ne remarqua que le sourire, n’entendit pas le grincement et poursuivit rapidement : « Je pense que vous avez les documents et que bientét, et grace a vous, tous ces turbulents mineurs auront repris

le droit chemin... enfin bref... gant de velours... je serai magnanime !

« Les meilleurs n’auront qu’a choisir : le pénitencier ou la mine. Mais pour les fortes tétes, pas a hésiter... pfft... le panier! » Et mimant de sa main soignée le geste du bourreau manoeuvrant le couperet : « Quand une téte est mauvaise, un seul reméde... pffft... la couper ! — D’accord,

tout

Général,

a fait d’accord

pourquoi

m’avoir

dit Quatre-mains-a-l’ouvrage,

pour

donné

un

les tétes sabre

mauvaises,

si vous

tenez

mais a la

votre! » Il n’avait pas fini sa phrase, qu’en un clin d’oeil, déja le fourreau du sabre était vide comme une maison sans

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enfant et qu’il jonglait avec ce sabre, de ses quatre mains et a deux doigts de la téte du Général-Président. Et le Général devint tout 4 coup trés blanc, aussi blanc qu’un morceau de sucre tremblant entre deux doigts blancs au-dessus d’un café noir brdlant. Alors, en présence du danger, il rassembla ses idées et n’écouta que son courage, mais son courage qui, ce matin-la, n’était pas trés bavard, ne lui dit absolument rien. Et le pre d’une voix ferme et décidée, prit la parole a sa

place : i

«

En

avant

Tue-Tue-Paon-Paon!

Roulez

tambours,

sonnez trompettes... Rassemblement ! Mettons le feu aux

poudres d’escampette!

»

Et il disparut par la fenétre, enfoncant son képi sur sa téte.

Comme ce képi avait deux visiéres : l'une pour regarder l’ennemi en face en l’attaquant héroiquement, |’autre pour sauver la face en cas de fuite devant lui, la retraite du Général Trésorier avait tout de méme la fiére allure d’une grande offensive stratégique. Et Quatre-mains-a-l’ouvrage, en galopant derriére lui, n’en paraissait que plus courageux, d’autant plus qu'il poussait des cris tellement stridents, tellement sauvages,

que de loin on croyait entendre les hurlements d’un volcan ou les menaces d’un fol orage.

Quand les indigénes entendirent ces cris, de leur montagne, de leurs rochers, ils se mirent 4 danser et a rire :

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Lettre des tles Baladar

«Ca y est, le Signal est donné, le Manége va se remettre a tourner!

Car

»

ils n’attendaient

qu’un

signe, n’importe

lequel,

venant de n’importe ot : étoile filante, sourire de lune,

éclipse de soleil, troupeau de baleines blanches sur la mer démontée, ou bouteille volant sur les vignes avec un tire-bouchon doré, pour redescendre dans la vallée.

Et les indigénes reprirent leurs élans et redescendirent dans la vallée, sans oublier les dromadaires et les poissons volants ni Petit Velours l’oiseau marrant.

En bas, ils découvrirent Quatre-mains-a-l’ouvrage couché dans l’herbe au pied d’un arbre, trés fatigué d’avoir tellement couru, tout essoufflé d’avoir tellement crié. Mais quand il reconnut les indigénes qui s’avangaient vers lui, souriants et décidés, il se leva d’un bond et se

mit a chanter : Les amis sont revenus

Et le bon temps ausst Le Manége va tourner En avant les amis /

Et bientét la lune, soulevant son bleu rideau de nuages,

sourit aussi en découvrant Quatre-mains-a-l’ouvrage

en

grande tenue d’Amiral des balais, qui galopait a la téte de ses troupes sur le cheval de bataille du Général Trésorier, a la poursuite de ce dernier et de son valeureux corps

Lettre des iles Baladar

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d’armée. Le Général Trésorier aurait bien voulu lui aussi galoper a la téte de ses troupes, c’était d’ailleurs la place qui lui revenait de droit et en cas de retraite, la meilleure pour un général de grande valeur. Mais il était monté en croupe, derriére une grande statue équestre qu’il avait depuis longtemps commandée aux plus grands sculpteurs dipl6més au salon de |’Art pour l’or en raison des services rendus a la Presqu’ile du Trésor. Pour rien au monde il n’aurait voulu abandonner, et sur-

tout en cas de danger, cette véritable piéce de musée d’une inappréciable valeur artistique, intrinséque et patriotique. Quand le terrain était en pente la retraite marchait comme sur des roulettes et le Général Trésorier avait lieu de se montrer satisfait, mais quand la pente remontait a bon droit il se montrait inquiet car le grand pur-sang d’or massif montait les c6tes au ralenti comme un vieux Pégase poussif. Et c’est bel et bien bon dernier que le Général Trésorier s engagea résolument sur le grand pont d’acier flottant ot déja son petit corps d’armée trottait au pas cadencé, trés loin derriére les ACtionnaires qui, dans leur bel autocar bouton

d’or, chantaient avec une mAle assurance, pour se donner contenance', l’Hymne National de Tue-Tue-Paon-Paon : En avant Tue-Tue-Paon-Paon

En arriére les intrigants ! Mais la voix des Actionnaires était si morne, si dépitée, si funébre et si mal assurée qu’on aurait cru entendre un choeur de crocodiles pleurant a chaudes larmes les affligeants malheurs d’un pauvre saule pleureur. Sur le rivage de l’ile, heureuse et gaie, une autre voix

chantait. C’était la voix de Quatre-mains-a-l’ouvrage qui, sourfiant de toutes ses dents blanches et bien rangées, souhaitait mauvais voyage au Général Trésorier.

Et les indigénes et leurs animaux familiers et charmants joignaient leurs voix a la sienne avec un ensemble touchant : Mauvais voyage, Monsieur Trésorier /

Soudain, on entendit un terrible craquement. Il faut dire que depuis quelque temps cela n/’allait pas du tout trés bien sur le Grand Continent. Tout le monde,

y compris les culs-de-jatte, était sans cesse sur le pied de guerre.

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Quand ce n’était pas la guerre froide, c’était la guerre réchauffée ou la guerre a |’étouffée et comme 1a-bas l’'argent c’est le nerf de la guerre, la guerre des nerfs était tous les jours déclarée. Et les grands entrepreneurs de grosses machines de guerre avaient charitablement prévenu les petites gens que ce n’était vraiment honnétement pas le moment de venir leur taper sur les nerfs avec leurs petites histoires de salaires. Alors, les batisseurs de pont qui avaient vu les leurs diminuer avec une inquiétante régularité, n’avaient pas attendu de les voir disparaitre tout a fait pour s’en aller. Pourtant, le grand pont, bien qu’ayant été inauguré triomphalement, n’était 4 vrai dire qu’en voie d’achévement et nécessitait dans l’ensemble d’indispensables perfectionnements. Et les batisseurs du grand pont qui n’étaient pas du tout contents s’en étaient retournés dans leur lointain pays en emportant a titre de souvenir et de compensation un grand nombre de boulons choisis avec un trés grand soin et beaucoup de précision. Et depuis leur départ, quand la mer se permettait d’étre tant soit peu agitée, les pilotis d’acier du grand pont vacillaient de maniére inquiétante sur leur ligne de flottaison et le grand pont tout entier se mettait a trembler comme un vieil accordéon dans les mains d’un vieux musicien pris de boisson.

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Alors, quand le Général Trésorier voulut rejoindre ses troupes au grand galop sur son noble coursier d’or massif, ce fut comme s’il avait donné lui-méme le signal de la démantibulation générale. L’or est plus lourd que |’eau et parfois l’acier plus fragile que le vent et le grand cheval d’or et le grand pont d’acier, dans un impressionnant feu d’artifice d’eau salée et de ferraille dorée, avaient donc disparu d’un seul coup dans les flots. Mais le Général Trésorier, dans son plongeon vertigi-

neux, avait eu la chance de pouvoir se cramponner a sa Caisse enregistreuse. Et comme un orpailleur également rescapé du désastre

avait lui aussi trouvé refuge sur ce providentiel radeau de la Méduse,

le Général

Trésorier,

sans

hésiter,

prit le

commandement 4a bord : « Allez, cinglez vers le continent et toutes voiles dehors ! — Mon Général, nous n’avons pas de voiles ! répondit l’orpailleur. — Simple fagon de parler, rétorqua le Général Trésorier. A la mer comme a la mer! Qui est-ce qui m’a foutu un matelot pareil ! Si vous n’avez pas de voiles, vous n’avez qu’a naviguer a la godille ou 4a la pagaie... » Et l’orpailleur fit de son mieux avec les moyens du bord, mais les caprices du courant les entrainérent trés vite loin

du Grand Continent. « Quelle pagaie, dit le Général, nous voguons vers |’horizon et! horizon est si noir qu’il ne nous promet rien de bon. » Et brusquement il s’emporta : « Enfin, qui est-ce qui commande ici, vous ou moi? — Ni l'un, ni l’autre, dit l’orpailleur en sanglotant, ici c’est la mer qui commande et nous entraine ou bon lui semble! » Et Quatre-mains-a-l’ouvrage et le cheval de bataille assis sur le rivage regardaient le Général Trésorier disparaitre, comme disparait un mauvais réve, comme se dissipe une

fumée. « Jusqu’ot crois-tu qu’il va aller ?demanda le cheval. — Pas tellement loin, répondit Quatre-mains-a-l’ouvrage, il y a tant de choses sur la mer, des requins et des raies géantes, des baleines de quinze métres de haut et des vagues phosphorescentes, des raz de marée et des typhons.

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Lettre des iles Baladar

« Oui, il y a tant de choses sur la mer, sans parler de

ce qu’il y a dans le fond, c’est un amiral qui t’en parle et qui connait la question! » Et puis ils changérent de conversation. « Avec tout ce qu’ils ont laissé dans Jile, dit Quatre-mains-a-l’ouvrage, c’est moi qui te le dis, je vais avoir un drdéle de turbin! — Je taiderai, dit le cheval, je trainerai ta charrette. — Je n'ai qu'une brouette, dit Quatre-mains-a-l’ouvrage, modeste. » Alors, le cheval sourit.

« Ils ont laissé dans l’ile une belle voiture, et je sais ou elle est, une piéce d’antiquité, un carrosse doré, c’était pour les noces du Général Trésorier, des fois qu’un jour lui aurait pris l’idée de se marier. — Je crois que ¢a pourra aller », dit Quatre-mains-al’ouvrage. Et tous les deux se mirent a chanter. Un tas de choses s’était passé. Peu aprés l’effondrement du grand pont, le gouvernement de Tue-Tue-Paon-Paon avait été brusquement renversé, comme au cours d’un déménagement une vieille

armoire avec pas grand-chose de propre dedans. Et les Actionnaires de la « Grande Société de la presqu’ile au Trésor » avaient tous été jetés en prison par le nouveau gouvernement, pas beaucoup plus propre que le précédent, mais soucieux de calmer un peu la population.

Lettre des itles Baladar

Et comme

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le Général Trésorier avait mystérieusement

disparu de la circulation, les gens informés lui mirent sur le dos toutes les responsabilités de la malencontreuse expédition. Et il fut accusé d’avoir lui-méme manigancé la destruction du pont et puis de s’étre enfui sur un vaisseau fant6me de premiére qualité, en embarquant les derniéres pépites d’or de cette misérable petite mauvaise mine d’or de rien du tout et qui ne valait vraiment pas le mal et la peine qu’on s’était donné pour elle. Ainsi, les apparences furent sauvées et le Général Trésorier fut condamné a étre a son choix, si jamais il revenait, pendu ou fusillé. Mais il ne revint jamais.

Lille avait bien gagné sa chance : elle était redevenue une petite ile, ignorée, méprisée, abandonnée, une petite

ile sans la moindre importance. ‘ Le Manége a nouveau pouvait tourner. A nouveau on pouvait dans |’ile s’aimer et s’embrasser, s’amuser, travailler. Et comme les gens du Grand Continent avaient aussi en s’en allant, abandonné un cinéma parlant, tant bien que

mal les indigénes le firent marcher, histoire de voir ce qu’il y avait dedans. Tout simplement

des actualités, des défilés militaires,

des documentaires sur la chasse au paon.

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Lettre des iles Baladar

Alors ils firent le cinéma eux-mémes, comme ils faisaient leur pain. Et sur le grand écran blanc, tout en haut d’une falaise, ils voyaient défiler, éclairé par la lune, tout ce qui leur passait par la téte, tout ce qui leur venait du coeur.

Quelquefois

c’était

beau,

quelquefois

c’était

triste,

quelquefois c’était dr6le, mais toujours ¢a chantait en noir et en couleurs. Et tous étaient heureux dans leur ile, les uns l’appelaient la Nouvelle Ile Heureuse et d’autres, tout simplement l’'appelaient |’Ile Comme Avant.

GUIGNOL Illustrations d’Elsa Henriquez

© La Guilde du livre, 1952, pour I’édition originale.

_ © Pour la présente édition : Editions Gallimard, 1978, pour le texte ; Elsa Henriquez, 1992, pour les illustrations.

Cluignol UNE PETITE* PLACE Il neige a gros flocons. Un Monsieur traverse la scene. Il est encombré de paquets et d’un petit arbre de Noél. LE MONSIEUR, d’une voix fluette, autoritaire maw désappointe : Taxtew Daxdmulaxicit ! Ses appels ne rencontrent aucun écho, Un individu s’approche. LINDIvipU

: Bonsoir, Monsieur.

LE MONSIEUR

: Mais

je n’ai pas

l’honneur

de vous

connaitre.

L'INDIvIDU : Ne vous excusez pas, tout |’honneur est pour moi. LE MONSIEUR : Mais... LINDIVIDU : Je voulais seulement vous demander si vous

aviez du feu. LE MONSIEUR, excédé : Taxi! Taxi! Taxi! (A l’individu :)

Vous voyez bien que je ne fume pas. Linpivipu : Moi non plus, hélas!... Je voulais seulement vous demander si vous aviez du feu chez vous. LE MONSIEUR : En voila une question. Taxi! Taxi! L’INDIVIDU : Ne vous excusez pas... c’est des choses qui arrivent a des gens trés bien. (J/ appelle a son tour :) Taxi! Taxi!

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Guignol Sa voix est beaucoup plus forte que celle du Monsieur.

LE MONSIEUR : Taxi! Taxi! Taxi... LINDIVIDU : L’hiver s’annonce mal, vous ne trouvez pas ?

LE MONSIEUR, pour dire quelque chose : Si... un temps a ne pas mettre un chien dehors ! Un chien arrive.

LE CHIEN : A qui le dites-vous ! (II se bat les flancs.) Br... br... br...

un

Maz le Monsieur guettant au loin taxi éventuel ne remarque pas

| Vanimal. 4

-.

VINDIvIDU,

au

chien,

Il’écartant

‘4 d'une tape affettueuse mais ferme he Oh! toi, je ten prie, ne te méle _ pas de la conversation. LE CHIEN : J’ai pas dit grandchose... LE MONSIEUR : Taxi! Taxi! arco LE CHIEN : J’ai seulement dit br... br... br... (II s’éloigne, tout en répétant :) Br...br... br...

LE MONSIEUR, @ /’individu : Vous parlez tout seul... vous disiez ? LINDIvIDU : Je disais... br... br... br... LE MONSIEUR : Ca, on ne peut pas dire le contraire... br... br... br! Enfin, ne nous plaignons pas... un temps de saison... un beau temps pour le Réveillon! Taxi! Taxi! L'INDIVIDU, hurlant : Taxi! Taxi! (Puts baissant la voix :)...

Oui, tout a l’heure vous |’avez dit vous-méme... un temps a ne pas mettre... LE MONSIEUR : ... un chien dehors... Parfaitement, je |’ai

dit et je le maintiens... Taxi! taxi! LINDIvIDU : Un chien passe encore... Mais toute une famille...

_ LE MONSIEUR : ... Bien invraisemblable!

Taxi! Taxi!

Evidemment, il y a la crise du logement... mais tout de méme, un jour comme

aujourd’hui... Dieu n’abandonne

pas les siens... Taxi! Taxi! Enfin l’Armée du Salut... . L'INDIVIDU : ... c'est pas fait pour les chiens... et puis... il y ales porches des églises... les bouches de métro... les ponts...

Une petite place

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LE MONSIEUR : Bien sir... bien sir... et la sainte Famille

elle-méme n’a-t-elle pas couché aussi a la Belle étoile... taxi! taxi! (Il reprend :) Il est vrai que c’était en Egypte... température ambiante... LINDIVIbU : Un peu de camping... Taxi! Taxi! (Brusquement :) Vous habitez loin?

LE MONSIEUR : Loin, c’est beaucoup dire... Enfin, j’habite aux environs... LINDIVIDU : Taxi... taxi! (Un taxi arrive.)... En voila un. Le taxi s’arréte.

LE CHAUFFEUR

: C’est pour aller ot ? L'INDIVIDU, grand geste large : Aux environs !

LE MONSIEUR, confus : Je vous en prie... ce taxi est a vous... c’est vous

qui l’avez appelé. LINDIvIDU : Mais non, voyons... vous étiez la avant moi... Ne vous excusez pas... Montez donc... Je vous en prie... c’est la moindre des choses... vous m’en voyez ravi... et puis, une politesse en vaut une autre... LE CHAUFFEUR : L’adresse? LE MONSIEUR, fastueux : Un, Grande-Rue! (JI s’installe dans le taxi et, Stupéfait, conState que l’individu s’inStalle a coté de lui.) Mais vous... ou allez-vous? L'INDIviDU

: Moi, je vous accompagne.

LE MONSIEUR

: Oh!!! Le taxi démarre. Le chien bondit, s’installe a coté du chauffeur. Le paysage démarre. (Flocons de neige. La nuit est tombée, et la neige tombe dans la nuit.)

LE CHAUFFEUR

: Tiens, ils ont un chien.

LE MONSIEUR : Et ce chauffeur qui a un chien! L'INDIVIDU : Vous n’en avez pas, vous? LE MONSIEUR : Je vis seul, moi! Ab-so-lu-ment LIINDIVIDU : Jolie maison ?

LE MONSIEUR, évasif : Modeste pavillon.

seul!

560

Guignol

L'INDIvIDU : Ne vous excusez pas... Et on vous attend pour le Réveillon ? LE MONSIEUR, hors de lui : Non... on ne m/attend pas... 5 et je n’attends personne... je suis seul... je vous l’ai déja dit ! L'INDIVIDU : Ne vous excusez pas... tout le monde peut se répéter... Et l’arbre alors, c’est pour qui? LE MONSIEUR : Pour moi! (Soudain réveur :) Jaccroche chaque année les jouets de mon enfance. J’étais un enfant modéle, mol, je n’abimais pas mes jouets... Ils sont encore aujourd’hui a l’état de neuf. Je n’ai jamais joué avec, chaque année, je les mettais dans un tiroir, pour l’année prochaine. (Catégorique :) Il faut toujours avoir des jouets devant soi! (Lyrique :) Et j'ai des centaines de bougies... mais je ne les allume jamais... puisque j’ai l’é-lec-tri-ci-té. (A nouveau réveur :) Et puis a la radio, j’écouterai la Messe

de Minuit... pas la peine de se déranger... Et puis je lirai un bon livre et... je m’endormirai. L'INDIviDU : Et la dinde truffée? LE MONSIEUR : Croyez bien que je ne l’ai pas oubliée... D’ailleurs j'ai des dindes vivantes en quantité... et puis des marrons d’Inde, comme s’il en pleuvait.Jeprends mes précautions... S’il y avait la guerre... sait-on jamais! L'INDIVIDU : Vous avez fait beaucoup de provisions? LE MONSIEUR : Beaucoup, c’est beaucoup dire! Mais enfin... les guerres d’aujourd’hui ne durent que quelques années ! : LINDIVIDU : Evidemment... ca devait étre plus délicat pendant la guerre de Cent Ans. LE MONSIEUR : Dieu nous préserve d’une pareille calamité. LINDIviDU : Et c’est grand chez vous? LE MONSIEUR : Spacieux! LINDIVIDU : Avez-vous une chambre d’amis? LE MONSIEUR : Non. J’ai une petite mansarde pour une petite bonne, mais... les petites bonnes d’aujourd’hui ont de ces exigences... de méme, je n’ai pas de jardinier, et pourtant... j'ai un jardin. LE CHIEN, se mélant a la conversation : Est-ce qu’il y a une niche ? LE MONSIEUR : Pardon ? LE CHIEN, hurlant : Une niche... une belle niche! LE MONSIEUR : Pardon ?

Une petite place

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L'INDIVIDU : C’est le chauffeur qui demande si vous étes riche. LE MONSIEUR, outré : Est-ce que ¢a le regarde celui-la! En voila une question... riche... bien sir, je ne suis pas riche comme Crésus... mais enfin, je ne suis pas non plus pauvre comme Job. Un juste milieu, quoi! Je ne roule pas sur l’or... mais je ne manque de rien. D’ailleurs chez moi c’est un principe. Ne jamais manquer de rien, se contenter de ce qu’on a: tout est la! LINDIviDU : Et si l’on a rien? LE MONSIEUR : Rien, c’est tout de méme quelque chose. Pas grand-chose, bien sir... mais tout de méme... hein! Pas grand-chose, ca vaut mieux que rien. Le taxi s’arréte devant la grande porte d’un trés coquet petit pavillon. LE CHAUFFEUR

: Un, Grande-Rue, voila!

LE MONSIEUR :Je suis arrivé. (Il descend et, s’adressant a

Vindividu :) Vous gardez le taxi? LINDIVIDU : Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse? LE MONSIEUR, suffoqué : Oh! L'INDIviDU :Je l’avais appelé pour vous et comme nous sommes venus ensemble, pourquoi ne pas descendre de méme ? LE MONSIEUR

: Mais vous déraisonnez, mon

ami.

LE CHAUFFEUR : Je ne suis pas pressé, mais le compteur tourne. LE MONSIEUR : Oh! pardon. Mais qu’est-ce que vous voulez... et puis, je suis embarrassé... II agite ses bras encombrés de paquets.

LINDIvIDU : Vous permettez? (II fouille dans la poche du Monsieur. )...la moindre des choses. (II tend un billet au chauf-

feur.) Tenez... aujourd’hui c’est féte, gardez la monnaie. LE CHAUFFEUR

: Merci.

Le taxt démarre.

LE MONSIEUR, hurlant : Mais vous lui avez donné mille francs. LINDIVIDU : Peu importe, c’est le geste qui compte. La facon de donner vaut mieux que ce qu’on donne. LE MONSIEUR, de plus en plus affolé : Mais enfin, je ne sais pas moi... c’est de la folie... Qui étes-vous ? Et oti allez-vous ?

562

Guignol

L'INDIVIDU : Chez vous. LE MONSIEUR, hurlant : Mais voyons, mon ami, mon pauvre ami, je ne vous ai pas invité. L'INDIVIDU : Simple oubli, comment un ami comme moi pourrait-il vous en vouloir? LE MONSIEUR, étouffant : Mais je ne suis pas votre ami, moi ! L'INDIVIDU, trés affettueux : Mais moi, je suis le votre...

vous venez de le dire vous-méme... mon ami, mon pauvre ami !

LE MONSIEUR, hurlant : Mais j’ai dit ga en terme de dérision, en terme de mépris! LINDIvIDU : Comment pourrais-je vous en vouloir ? (Le Monsieur pose ses paquets, se foutlle.) Qu’est-ce que vous cherchez ? LE MONSIEUR : Ma clef!!! (Il entre chez lui. La lumiére s’allume. L’autre veut entrer ausst. Le Monsieur, Sortez, vous entendez ! L'INDIVIDU : Je suis a peine entré.

burlant :)

LE MONSIEUR, de plus en plus affolé : Mais je suis ici chez moi. LINDIviDU : Bien sir... (le poussant)... et moi aussi... je

suis chez vous. LE MONSIEUR, 5Sétranglant : C’est bien ce que je vous reproche. LINDIviDU : Moi, je ne vous en dirai pas autant. (II le pousse a nouveau et l’entraine a |’intérieur.) Trés joli chez vous... tous mes compliments !

UNE

ROUTE

SOUS LA NEIGE

Le taxi en marche. Le paysage défile avec la nuit, la neige. Le chien eft toujours a coté du chauffeur. LE CHAUFFEUR, découvrant soudain le chien : Comment, tu n’étais pas avec eux?

LE CHIEN, précisant : J’étais avec l’un d’eux. LE CHAUFFEUR : Avec lequel? LE CHIEN : Avec celui qui t’a payé la course.

L’Intérieur du Monsieur

563

LE CHAUFFEUR : Eh bien!... il s’est pas foutu de moi. Jamais vu pourboire pareil. LE CHIEN : Mon maitre est géné-

reux... comme la plupart des gens i qui n’en ont pas les moyens.

LE CHAUFFEUR : OU vas-tu? LE CHIEN, laconique : Chercher les autres. LE CHAUFFEUR : Les autres? LE CHIEN : Trop long a t’expli-

quer. LE CHAUFFEUR : Oh! tu sais... je ne suis pas curieux. (Soudain :)... Mais tout de méme, c’est formidable!

LE CHIEN : Quoi? LE CHAUFFEUR : On m/avait dit que la nuit de Noél, les bétes parlaient et je ne voulais pas le croire. LE CHIEN : Les bétes parlent tous les jours, mais les hommes ne les entendent que les jours de féte... Tiens, par exemple, si tu m’avais vu cet été... non seulement je parlais, mais je chantais... Je dansais... (Réveur :) Il est vrai que c’était le quatorze juillet! Le taxi continue son chemin.

L’INTERIEUR DU MONSIEUR Grande salle. L’arbre de Noél est en place. Les jouets sont accrochés. L’individu allume les bougies, cependant que le Monsteur donne libre cours a sa délirante et crousante indignation. On entend la radio, Musique religieuse, comme il sted.

LE MONSIEUR, hurlant de plus belle : Mais qui vous a permis... d’allumer mes bougies... des bougies d’avant guerre et de quand j’étais petit !

564

Guignol

L'INDIVIDU, trés maittre de lui : Un arbre de Noél sans bougies allumées ce serait comme a Versailles si le jour

des Grandes Eaux, on négligeait d’ouvrir les robinets ! LE MonsigUR : Ah!!! LINDIvipu : Un cigare! LE MONSIEUR : Comment ? L'INDIvVIDU : Oh! je ne vous offre pas un cigare, sirement vous le fumerez aprés le Réveillon... Mais moi, j'aimerais bien en fumer un avant. (Prenant la boite... :) Ne vous excusez pas, d’autant plus qu’ils ont l’air trés bon. Et croyez-bien, que je n’aurais pas, un jour comme aujourd’hui, l’impolitesse de vous refuser ce cigare. (I) l’allume.)... Quand bien méme vous pousseriez la délicatesse jusqu’a ne pas oser me |’offrir. LE MONSIEUR : YOuyouyoue... L'Inpivipu : Ne vous excusez pas, mon ami... mon riche ami! (Réveur ; Pourtant, on se connait depuis peu, mais c'est fou ce que vous pouvez ressembler a une foule de gens que je n’ai jamais vus! LE MONSIEUR : Ah! L'INDIVIDU, prenant une boite dans l’arbre de Noél : Oh! LE MONSIEUR : Quoi, oh ? L'INDIvIDU : La jolie boite 4 musique. Il arvréte la radio,

LE MONSIEUR, affolé : Ma boite 4 musique... 25 décembre 1896... c'est gravé... et jamais... vous entendez... jamais je ne l’ai remontée. On entend la musique. Elle est tres jolie. L'inpivipu : L’air ne vous plait pas? LE MONSIEUR : La question n'est pas la... (Les yeux embués de larmes : ),.. mais si on la remonte trop souvent, un jour le ressort cassera! L'INDIVIDU : Et si on ne la remonte jamais? LE MONSIEUR, fres grave : C’est un air qui se conservera pendant des jours, des mois, des années et des siécles:!

(Grand geste.) Pour la postérité. (Il reprend la boite.) Cette

L’Intérieur du Monsieur

565

boite, je la reprends... Allez-vous-en. (A nouveau hurlant :) Sortez, vous entendez. LIINDIVIDU : Sortir ?... Je crois plutét qu'il est l'heure de mettre le couvert. LE MONSIEUR : Oh! L'INDIvipu : La table n’est pas grande, mais elle est ronde... on se serrera un peu. LE MONSIEUR : Se serrer un peu!... (Bafouillant :) Mais nous ne sommes que deux, et vous étes en trop. L'IINDIVIDU : Bien sir, vous étes tout seul... mais nous

serons plusieurs, puisque j’attends du monde. LE MONSIEUR, éffondré : Vous attendez du monde!!! LINDIvIDU : Oh! pas grand monde... rassurez-vous. Ma

petite famille, tout simplement. On entend de joyeux aboiements. VOIX DU CHIEN

: Quah... ouah... ouah... LINDIVIDU : Tenez,

les

voila

justement. La petite famille arrive. Le chien coiffé d’un haut-de-forme,

une jeune femme, un petit garcon avec une cage et dedans un oiseau... et puts un chat avec une cage et dedans une SOUT, LE CHIEN : Ouah!

ouah! ouah!

Joyeux Noél ! Noél ! Noél ! Noél! Et joyeux ouah! ouah! ouah! LE

CHAT

:

Miaou!

miaou!

miaou ! et joyeux Noél itou! Soudain, le petit garcon devant l’arbre.

s’arréte

LE PETIT GARGON

: Oh! des jouets! des jouets! LE MONSIEUR, hurlant : Mes jouets! LE PETIT GARGON, sans l’entendre : La locomotive...

Il prend la locomotive. LE MONSIEUR

: Ma

locomotive...

de mes

douze

ans...

25 décembre 1903"... c’est gravé sur le tender. LA JEUNE FEMME, @ /’individu : Est-ce qu’il y a un joli lit?

566

Guignol

LE MONSIEUR, burlant : Vous n’allez pas coucher dans mon lit. L'INDIVIDU, trés poli : Est-ce que je vous demande si vous allez coucher sous les ponts? LE MONSIEUR

: Et moi, ol je coucherais alors?

Linpivipu, de plus en plus maitre de maison

: Dans

la

chambre de bonne, ou d’ami, si vous préférez. LE MONSIEUR : Mais les carreaux sont cassés.

INDIVIDU : Quoi de plus facile a réparer. (A son petit monde, avec une désinvolte autorité :) Allez, tous ensemble avec moi!

Il entrouvre la porte et crie d’une voix chantante ; « Oh! vitrier ! » La jeune femme, l’enfant, le chien, l’otseau, le chat et la sourts mélent leurs voix a la sienne. « Ob! vitrier, oh! witrier, ob! vitrier | » ete. Le vitrier arrive.

LE VITRIER : Je passais par la. L'INDIVIDU : Un verre de champagne? LE VITRIER : C’est bon le champagne! Linpivipu, débouchant la bouteile : Boum! Et puis c’est pratique... Pour le bordeaux rouge... (désignant le Monsieur) Monsieur a caché le tire-bouchon. LE MONSIEUR: Oh! oh! oh!... ! !! de l’air... de l’air... j’étouffe. Tout le monde trinque. L'INDIVIDU, au vitrier : Excusez-nous,

ce n’était pas la

peine de vous déranger... pour avoir un peu d’air, rien ne vaut les carreaux cassés! Le vitrier se retire, pendant que le Monsieur, derriére lui, sur le pas de la

porte, appelle a l’aide, en poussant des cris. percants.

L’Intérieur du Monsieur

567

LE MONSIEUR : Au secours! A l’aide! Au scandale! Au voleur!

S.O.S....

n’importe

quoi...

Police-Secours...

A

assassin !... Au feu!... Au fou! Au fou! Au fou! Au fou !... Un gendarme arrive. LE GENDARME

: Enfin, voyons...

une

nuit de Noél... tapage nocturne... on n’a pas idée... crier au fou... (Brusquement :) Qui a crié au fou ?... Ou est-il le fou? LE MONSIEUR : C’est moi. LE GENDARME : Ah! c’est vous! LE MONSIEUR, bafouillant de plus en plus : C’est moi qui ai crié au fou, a l’assassin, au voleur, ainsi de suite... enfin bref, excusez-moi... mettez-vous a ma place... je... $.O.S., enfin... (Hurlant :)... je ne sais plus ce que je dis! LE GENDARME,

sentencieux : Si tous les fous savaient ce

qu’ils disent! (Aux autres :) Il est dangereux? L'INDIVIDU : Lui... mais c’est le meilleur homme de la terre... le coeur sur la main... l’hospitalité écossaise... et pour ne rien vous

cacher... eh bien! si c’était ici la maison du Bon Dieu, on ne serait pas mieux. LE MONSIEUR, exténué : Ah!

L'INDIVIDU, au gendarme : Un peu de champagne ? LE GENDARME : Ca ne serait pas de refus, mais je suis en service

;

commande.

LINDIvIDU : Evidemment, service... eh bien !emmenez la bouteille.

Le gendarme prend la bouteille, va Sortir, mais revient.

LE GENDARME : Mais LINDIVIDU, désignant qu'il ne vous l’aurait excusez-le... il n’a pas

elle est vide. le Monsieur effondré : Croyez bien pas donnée si elle était pleine... sa téte a lui! Le gendarme s’en va.

LE GENDARME, en s’en Vhospitalité écossaise !

allant

: Et ils appellent

¢a

568

Guignol Le petit garcon remonte a nouveau

la boite a musique. LE MONSIEUR, /es bras au ciel : Oh !Justice immanente que fais-tu ? (Hochant fébrilement la téte :) J'appelle la police... elle arrive et elle s’en va... sans demander son reste ! L'INDIVIDU : Que voulez-vous... question de délicatesse... elle n’était pas invitée... et puis, hein, entre nous, mon brave, mon

riche ami, avouez

que vous n’étes pas tous

les jours a pareille féte... (Désignant son petit monde :)... Regardez... ils mettent le couvert. LE CHIEN, avec une exquise politesse : Je sais que ce n'est pas l’usage de manger dans la vaisselle de |’établissement, soit... je mangerai par terre, mais de bon appétit, si vous me permettez de ranger soigneusement les os sur le tapis. LINDIVIDU, au Monsieur : Vous voyez qu’il n’est pas fier. LE MONSIEUR,

bléme et cramout : Assez!

Assez!

Arrétez

la musique !... Vous m’avez coupé |’appétit. II est tard et je tombe de sommeil. (Hurlant :) Allez-vous-en, allez-vousen, allez-vous-en !

LE PETIT GARGON, @ son pére : Qu’est-ce qu'il dit? L'INpivipu : Il tombe de sommeil... et il chasse d’avance ses mauvais réves... (Aux autres :)... Chassons-les avec lui. TOUS ENSEMBLE : Allez-vous-en mauvais réves de ce brave homme. Allez-vous-en et laissez-le dormir en paix. I] nous laissera souper tranquilles. Ce sera toujours ca de gagné. Demain il fera jour pour son petit déjeuner! LE MONSIEUR, /es interrompant avec l’énergie du désespoir, jointe a la force de l’inertie : Oh !... je tombe de sommeil, c’est une

affaire entendue... mais je ne veux pas me coucher.Je veux rester debout, vous entendez... (I/ s’assott...) ou assis, parce

que je suis fatigué ! (Hurlant de plus en plus fort :)Arrétez MA boite a musique... ou ma musique va s’abimer. L'INDIVIDU : Bon. La boite 4 musique s’arréte. La radio reprend. Musique religieuse de Bon Alot. LINDIVIDU, d’une voix trés douce, comme sil parlait a un enfant : Voyons, soyez raisonnable... Il faut dormir... (Le menacant gentiment du doigt :) ou sans ga... le marchand de sable va passer!

LE MONSIEUR

: Quoi... des balivernes pareilles... a un

homme de mon 4ge et de ma valeur!

L’Intérieur du Monsieur

569

LINDIVIDU : Je vous dis qu’il va passer... (I] entrouvre la porte, et s’adressant aux autres :) Allez, tous ensemble! Marchand de sable... Marchand de sable! TOUS ENSEMBLE : Marchand de sable! Marchand de sable...

Le marchand de sable arrive.

LE MARCHAND DE SABLE, fort aimable : Vous m’avez appelé ? (D’un air entendu :) Ou est l'enfant? L'INDIVIDU, désignant le Monsieur : Pour ne rien vous cacher... c’est déja un enfant d’un certain Age. LE MARCHAND DE SABLE, examinant le Monsieur : Eh oui...

un

« grand enfant

»... a ce que je vois... (Doucement

menacant :) Et il ne veut pas dormir, ce petit chérubin!

LE MONSIEUR : Non. (Hurlant :) Le petit chérubin ne veut pas dormir. LE MARCHAND DE SABLE : Voyons... c’est le bon marchand de sable qui est 1a... Que préféres-tu... j’ai du sable fin... et du sable mouillé... j’ai du sable pour les patés... du sable du désert et du sable pour les sabliers... (S’adressant aux autres :)... Je vois ce que c’est, il parait bien fatigué... (Hochant la téte :) C’est sans doute pour un dernier sommeil

que vous m’avez appelé. LE MONSIEUR, terrorué : Oh!!! LE MARCHAND DE SABLE, aux autres : En ce cas, inutile

de faire des frais... si vous avez une bonne cave a quoi bon un caveau de famille. (Hochant la téte :)... Quatre grands sacs de sable, deux grands sacs de terre... cela fera l’affaire. Pourquoi faire des dépenses inutiles, quand on peut s’endormir chez soi... en famille!

_LE MONSIEUR, burlant : Allez-vous-en... allez-vous-en... (Ne trouvant plus ses mots ;) Partez... filez... chassez... mauvais réves ! LE MARCHAND DE SABLE, piqué au vif : Mauvais réve ! Vous pourriez étre poli, galopin! LINDIvIDU : Excusez-le... il n’a pas_sa téte a lui. LE MARCHAND DE SABLE, extrémement mécontent : Moi, j'ai ma téte 4 moi et j’ai compris, ¢a va, excusez-vous de m/’avoir dérangé, je n’ai plus rien a faire ici! Le marchand de sable, dépité, dispa-

rait dans un nuage de fumée. LE MONSIEUR, affolé: Allons bon... il yale feu, maintenant !

570

Guignol

LA JEUNE FEMME, @'une voix douce et charmante : Mais non, voyons... le feu... en voila une idée... C’est tout bonnement le marchand de sable qui vient de disparaitre dans un

nuage de fumée! LE MONSIEUR : Vous avouerez tout de méme que c’est une facon bien cavaliére de prendre congé. (Hochant la téte :) Ce triste individu m’a coupé |’appétit. LE CHIEN, agacé : Mais vous n’aviez pas faim! LE MONSIEUR, excédé : Oh! vous, l’animal, de quoi vous mélez-vous ? LE CHIEN, trés calme : Je me méle de la conversation. LE MONSIEUR, @ nouveau

en transes : En voila assez... il

y a des moments ou je ne sais plus ce que je dis... et pourtant je dis ce que je sais... enfin je sais ce que parler veut dire... et je disais... je disais... (Hurlant a nouveau :)...

Et aprés tout est-ce que c’est ma faute si je l’ai oublié ?... (Se calmant :) Mais tout de méme vous me permettrez d’ajouter... (Hurlant :) Enfin prouvez-moi le contraire si

vous l’osez. Oh! (Eclatant en sanglots :)... Si vous croyez que c’est dréle de ne pas avoir faim quand on a les moyens de manger. (Reprenant le dessus :) Un peu de musique, s’il vous plait. L'INpDIvibu : Mais c’est la moindre des choses... La boite ? LE MONSIEUR

: Non, la radio.

L'INDIVIDU : C’est toujours une boite, on ne va pas se disputer pour une histoire de couvercle. Tl tourne le bouton de la radio. Des voix indéniablement radtophoniques se font entendre. Les voix d’un petit cheur indéniablement publicttatre. LES VOIX DU CH@UR : Kidordine... kidordine... Kidordine... kidordine... Kidordine.. kidordine... LE MONSIEUR, soudain béat : Joli... (Il fredonne avec le cheur :) Kidordine... kidordine... c’est gentil comme tout,

ce petit air de rien pimpant... léger...

du tout...

c’est frais... coquet...

Maus la voix du Speaker se joint aux voix du cheur Monsteur.

et couvre

celle

du

L’Intérieur du Monsieur

571

VOIX DU SPEAKER et DU CH@uR : Kidordine... kidordine... Un cachet de Kidordine. Pour les sous-alimentés. Pas besoin d’faire la cuisine. Vous dormez et vous révez. Kidordine... kidordine... Tout’ les cloches de NotreDame, ne pourraient vous réveiller. LE MONSIEUR :Joli... et trés intéressant.

LES voix : Kidordine... kidordine... Vous pouvez réveillonner avec deux ou trois cachets. VOIX DU SPEAKER : Kidordine... en vente dans toutes les pharmacies qui se respectent... Le sommeil du juste et lappétit de l’ogre... Economique et agréable... Pour les économiquement faibles. La vitamine A.B.C.D. La panacée universelle. Kidordine... kidordine... Kidordine... kidordine... L’essayer c’est |’adopter. LINDIvIDU, au Monsieur : Kidordine... Vous ne l’avez jamais essayé ? LE MONSIEUR, sursautant : Mais je ne suis pas sousalimenté. L'INDIVIDU : Bien sir... mais ce soir vous étes a jeun...

et vous devriez essayer. (Lyrique :)... C’est merveilleux! Tenez... (Il sort une boite de sa poche.)... notre provision pour une semaine... pour le petit, ma femme et moi... c’est notre

régime lacté. En sourdine on entend toujours a la radio, l’air salutaire de Kidordine.

LE CHIEN : Excusez-moi... de me méler encore a la conversation... c’est l’instiné... oui... j’ai l’instinét de conversation...

Eh bien!

pour ne rien vous

cacher, une

fois, j'ai pris un cachet... (Lyrique :)... et j'ai révé! LE MONSIEUR, méprisant et agacé : ...de gigot, bien entendu ! LE CHIEN : Non... j’avais un collier de fleurs... et je folatrais dans les jardins suspendus. LE CHAT : Et moi j’ai révé d’une jolie chatte... mais je ne vous en dirai pas plus. LE PETIT GARGON : Et moi, toujours je réve que nous sommes trés heureux. LINDIVIDU, secouant le Monsieur

: Vous voyez!

LE MONSIEUR : Non, je ne vois rien! VINDIVIDU, au chien : Une carafe. (Au chat :) Un verre.

Les animaux s’empressent... Vous allez voir. LE MONSIEUR, protestant : Mais je ne veux pas...

572

Guignol

L'INDIVIDU, conciliant : Si on faisait ce qu’on veut dans la vie! Soudain, on entend une petite voix : .. Cet le canari. LE CANARI, dans Sa cage: ...J’ai révé que je m’évadais de cette cage... et que je visitais Paris. LA souRIS : Et moi j’ai révé que ma cage était un fromage... Emmental pour préciser... premiére qualité. L'INDIVIDU, au comble de l’enthousiasme : Vous entendez... (Il tourne le bouton de la radio et le refrain publicitaire prend de l’ampleur.) Kidordine... kidordine... Les animaux nécessatre.

arrivent

avec

le

LINDIvIDU : Allez, ne vous faites pas prier... Les animaux atdent « leur maitre ».

La femme et l'enfant chantent. canart et la sourts aussi,

Le

LE cH@urR : Kidordine... kidor@ dine... LE MONSIEUR, @ bout de force : Bon,

c’est bien pour vous faire plaisir. vinpivipu : La... voila. A la bonne heure. Vous ne pouviez pas me refuser ¢a... Vous voyez... mon ami, mon riche ami... je ne suis pas arrivé chez vous les mains vides... et allez... (Lyrique :) Largesse... largesse... aujourd’hui c’est féte... ne vous génez pas... faites comme chez vous... prenez toute la boite! A

Les animaux |’aident. LE MONSIEUR, se débattant : Oh! Oh! L'INDIVIDU : Enfin, ne criez pas comme ga... Vous n’étes pas chez le dentiste... (A son fils :)... La boite 4 musique.

Le refrain de Kidordine s’arréte et Vair de boite 4 musique — une tres jolie berceuse. LE MONSIEUR, d’une voix lasse et lointaine : Oh! m’endors... mais je ne vois pas grand-chose...

je

L'Intérieur du Monsieur

573

LINDIVIDU, conciliant : Sans doute que vous n’avez jamais rien vu... Mais ne perdez pas patience... vous réverez peut-étre de petites choses sans importance. LE PETIT GARCGON : Oh! il ronfle. LINDIviDU : Bon signe. S’il ron_ fle, c’est qu’il dort. (Aux animaux :) Emmenez-le coucher. LE CHIEN : OU ¢a? LINDIvIDU : En voila une question...

(Fastueux

:) Dans

ma

chambre d’ami. LA JEUNE FEMME : Mais les carreaux sont cassés. L'INDIVIDU : Est-ce que c’est ma faute ? (Aux animaux qui sont partis :)... Couvrez-le bien, le froid

pourrait le réveiller. La botte a musique joue maintenant un petit air tres joli et tres gai. L’individu et la jeune femme dansent, tendrement enlacés. Les animaux reviennent.

LE CHIEN : I dort du sommeil du juste... il ne prendra pas froid... nous avons tiré sur lui six couver-

tures... il en avait deux douzaines. LE CHAT, d’une voix trés douce : Et la nuit est étoilée... demain il fera jour et reviendra le vitrier. LINDIVIDU

: Et maintenant

en

place pour le Réveillon... (S’adressant au public :) Mais nous ne gaspillerons pas les provisions... Notre généreux ami et mécéne dormira au moins une semaine... # et nous pourrons ici, féter la nouvelle année. Bonsoir, bonne nuit, le couvert est dressé, le rideau peut tomber !

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seulement le bruit qui ne fait pas de bruit et qui se proméne dehors dans le paysage de la mort dans le paysage de la nuit et l’homme se cogne la téte contre le mur 3 son sang jaillit comme une source une source qui ne fait pas de bruit et l'homme entend toujours l’atroce murmure la froide clameur de |’insomnie * et vaincu comme un homme il s’écroule sur le tapis

qui meurt

soudain les oiseaux du Pére Lachaise se réveillent et déchirent la nuit et le soleil aussi se léve “© pale comme les gens qui n’ont pas dormi ou donc a-t-il passé la nuit peut-étre chez les filles du malaise la-bas... trés loin... en malaisie Vhomme se reléve aussi * saignant et grelottant du froid de la nuit il se cramponne a la barre d’appui il regarde le soleil briller rescapé du naufrage de la nuit il écoute tous les bruits de la vie © il est bouche bée

634

Lumuiéres d’homme

émerveillé son visage est ensanglanté il sourit.

RAOUTAS Deux deux mais tu as

ce tu tu tu tu

personnes dans le monde te connaissent Raoutas' seulement toi tu connais beaucoup de choses le vrai savoir-vivre’

qu'il faut faire tu le fais quand il faut le faire le fais n’en fais pas un plat le fais et puis tu t’en vas entres dans la chambre quand les étres souffrent la nuit

2

tu les caresses avec ton énorme patte et puis tu t’en vas avec ton copain le nain 83 centimetres il porte une grande pélerine et il a de grands projets le nain trés souvent vous partez tous les deux en canoé autour des iles dans le golfe du Morbihan et quelquefois vous emmenez Crocodile qui est tellement élégant avec ses chansons en peau de crocodile’ et ses gants le nain est debout dans le canoé mais ceux qui le voient de loin croient qu’il est assis parce qu'il est petit... . il parle en désignant les files de sa petite main et toi Raoutas tu écoutes ce qu’il dit tu es de son avis et Crocodile aussi... . un jour dit le nain

Raoutas 3a

635

un jour tous les nains seront la comme chez eux et personne ne viendra plus jamais dire aux nains les injures qu’on dit toujours aux nains' les injures nains... nabots... bas de cul?

haut comme trois pommes... mal finis... liliputiens personne et il a un grand rire de nain mais il est trop petit pour un si grand rire ca le fatigue et il s’endort...

4

le nain endormi au fond du canoé

tu continues a pagayer Raoutas

5

a pagayer autour des iles avec Crocodile et de trés loin ro) de ville en ville on vous entend rigoler Crocodile a un petit rire discret mais toi quand le fou rire te prend ¢a fait un drdle de boucan a et il n’en faut pas beaucoup pour te faire rire un monsieur avec une barbe il salue un enterrement

66

et tout de suite le fou rire te prend et ca fait un drdle de boucan l’archevéque de Paris dans sa chambre chez lui il se proméne tout nu toi tu le vois par la fenétre et ton fou rire continue

6a

7

un général... un juge... le roi d’Espagne... une bouse de vache... Saint Joseph... Dieu le pére... un salsifis... pas grand chose... n’importe quoi de risible et tout de suite tu te marres tout de suite tu te fends la pipe tout de suite tu éclates de rire et tout ce qu'il y a de vivant dans le monde

636

Lumiéres d’homme

> éclate de rire en méme temps que toi... et puis

80

quand tu as assez ri tu t’endors et tu réves que tu ris encore tu te réveilles tu recommences 4 rire les jours se suivent et tu sais bien qu’ils ne se ressemblent pas... les fameuses journées pour toi elles sont trés courtes puisque tu n’as pas le temps de les trouver longues

8a

tu as autre chose 4 faire

9 10

autre chose tu ne sais peut-étre pas exactement ce que tu as 4a faire mais tu le fais ¢a t’occupe... que les jours soient quotidiens l'année annuelle les mois hebdomadaires

Raoutas

9!Bi}

tu t’en fous tu n’es pas comptable tu es vivant

deux personnes te connaissent dans le monde Raoutas

deux seulement.

MAUVAISE

SOIREE

L’homme est la contre un mur prés d’une armoire sur la table il y a un cendrier rw Vhomme est la et contre lui il y a la souffrance l’angoisse

il y a aussi une femme qui est la des amis qui sont partis d’autres femmes qui sont parties un chat

Mauvaise soirée

637

des contradiétions comme des moustiques et il fait une dréle de téte homme qui regarde la femme qui le regarde il sait des choses il devine et il dit la ca y est 2 i) je vais terriblement souffrir il n’y a rien a faire c’est cuit il sourit mais il a au moins 250 de fiévre * une douleur d’enfant a

comme

un manége

avec les petits anneaux qu’on doit enfiler au tournant et qu'on rate un chagrin d’homme © sombre paysage choses déja vues et qui reviennent en disant c’est pas pareil

c’est beaucoup mieux > orchestre sanglots fantOmes a téte de coeur souriantes certitudes de malheur plaintes délicieux sourires “© bistouris... chagrin d’homme dérisoire romance saignante histoires de calendrier vitesse des années ** nom de famille Décembre prénom Jeudi matricule 23' l'année derniére cette année

l'année prochaine et l’homme se dit quand on a mal aux dents on va chez le dentiste pour les pieds » c'est le pédicure

5 So

638

Lumiéres d’homme

contre l’angoisse et la souffrance

qu’est-ce que je peux faire je suis encore une fois tout a fait perdu... 6 =) encore une fois vais-je entrainer quelqu’un d’autre dans ma chute et voila que reviennent le brouillard l’amour les oiseaux du bonheur! quel sale brouillard et quels sales oiseaux ® grands volatiles sentimentaux oiseaux au regard plaintif cognez-vous contre les murs battez des ailes cognez-vous contre les meubles = sales oiseaux de poussiére vous chantez faux la chanson fausse vous volez faux vous pleurez faux empaillés =a automates antiquaires

colombes de cartes postales

oiseaux a gueule de facteur ivre vous avec dans votre bec de carton °° la lettre anonyme de |’amour oiseaux de tous les pays oiseaux de toutes les branches de tous les arbres de tous

8a

9 Ss

les pays rossignols du Japon unissez-vous oiseaux de paradis oiseaux mouches Oiseaux de proie pélicans pingouins moineaux unissez-vous

paons poussez des cris de paons oiseaux chantez a tue-téte dans le monde entier orfraies poussez des cris d’orfraie > et toi buse pousse le cri de la buse

Mauvaise soirée

10 S)

rossignol homme t’a crevé les yeux pour que tu chantes mieux mais ¢a créve les yeux que l’homme est un con avec sa carte postale a la main

homme 10! 5

qui récite son monologue colombin

amour toujours le méme amour

homme qui veut voir vieillir l’amour oiseaux migrateurs arrétez vos voyages 0

11 a

12 0

12 ey

oiseaux bleus coucous criez coucou criez casse-cou unissez-vous il faut que le monde sache que l’amour ne doit plus posséder l’amour arrétez les simulacres oiseaux de nuit oiseaux de jours! un Oiseau n’appartient pas a un autre Oiseau la femme n’appartient pas a l’homme ni homme a la femme

coucous criez-leur casse-cou et dites-leur mélangez vos ceufs changez de nid autruches sortez la téte du sable et dites ce que vous avez a dire Vhomme les hommes n’ont pas l’air

13) 0

d’avoir envie de cesser de souffrir et je suis l’un de ces hommes-la les hommes n’ont pas l’air de vouloir cesser de faire souffrir qu’est-ce qu’ils ont donc dans le corps ces gens-la...

13 a

dans le fond tout ce que je vous raconte oiseaux qui ne m’entendez pas

639

640

4

14 a



15 wy

1

‘6%

Lumiéres d’homme

c’est pour passer le temps pour me planquer un peu et homme continue prés de son armoire silencieux il pousse des appels dérisoires il crie au secours sans rien dire il a pensé oiseau il s’accroche aux Oiseaux s'il avait pensé chaise il supplierait les meubles il touche les objets il les caresse la boite d’allumettes le cendrier il perd pied il perd la téte la souffrance est toute préte et elle va le noyer... elle s’est faite trés belle pour venir le chercher elle a la téte de la jeunesse et de tout petits pieds et elle souffre aussi elle se plaint... la plainte est vraie mais elle a été apprise il y a quelque chose qui cloche dans cette plainte Vhomme se cramponne aux meubles et la souffrance s’accroche 4 lui et elle rit tout de suite aussitét homme pour la faire taire essaie de la faire souffrir’...

LES ENFANTS

DE BOHEME

Un homme avait un chien un chien qu’il appelait Amour’ Vhomme lui donnait 4 manger le chien le léchait

Les Enfants de Bohéme 5

i)

a

homme caressait le chien et il le léchait aussi quand ils étaient seuls et parfois méme l’homme aboyait un peu pour lui faire plaisir au chien c’est mon chien c’est mon amour disait l’>homme c’est mon homme aboyait l’Amour mais un jour triste triste triste jour

homme s’apercut de certaines choses oh... quand ce que je mange est meilleur jen donne moins 4 mon chien oh... s’il s’en apercoit il se sauvera et moi tout seul je resterai la je n’aurai plus mon chien mon amour mon amour a moi a je vais le tuer et puis je le mangerai rien ne sera perdu et il le tue et il le mange 3 10) mais a la fin du repas faisant le beau et sortant de dessous la table apparait le fantéme du chien machinalement l’homme jette a l’ombre un os un os 3 wi mais le fantéme du chien dans son suaire se trouve trés bien et il n’a pas faim pas faim d’os il regarde l’>homme avec un bon ceil 4S saute dessus et le mange puis il sort de la salle 4 manger en se dandinant Amour tout a fait vivant il reprend ses couleurs et son comportement 4a puis il court Amour il court Amour dans la ville

642

Lumiéres d’homme a la recherche d’un autre maitre amour pour faire le beau

* amour pour se faire caresser

amour pour se faire battre amour pour se faire tuer amour pour dévorer dévorer » dévorer.

EAVPLUIE

PILE

BEAU TEMPS

© Editions Gallimard, 1955.

CONFESSION

PUBLIQUE

(Loto critique)

Nous avons tout mélangé c’est un fait Nous avons profité du jour de la Pentecéte pour accrocher les ceufs de Paques de la Saint-Barthélemy

dans l’arbre de Noél du Quatorze Juillet Cela a fait mauvais effet > Les ceufs étaient trop rouges La colombe s’est sauvée Nous avons tout mélangé c’est un fait Les jours avec les années les désirs avec les regrets et le lait avec le café '° Dans le mois de Marie parait-il le plus beau nous avons placé le Vendredi treize et le Grand Dimanche des Chameaux le jour dela mort de Louis X VI!’Année terrible! V’Heure du berger et cinq minutes d’arrét buffet Et nous avons ajouté sans rime ni raison sans ruines ni maisons

sans

usines

et sans

prisons

la grande

semaine des quarante heures et celle des quatre jeudis? Et une minute de vacarme s'il vous plait Une minute de cris de joie de chansons de rires et de bruits et de longues nuits pour dormir en hiver avec des heures supplémentaires pour réver qu’on est en été et de longs jours pour faire l’amour et des riviéres pour nous baigner de grands soleils pour nous sécher

646 's Nous

La Pluie et le Beau Temps avons perdu notre temps

c’est un fait mais c’était un si mauvais temps

Na

Nous avons avancé la pendule nous avons arraché les feuilles mortes du calendrier Mais nous n’avons pas sonné aux portes c’est un fait Nous avons seulement glissé sur la rampe de l’escalier Nous avons parlé de jardins suspendus vous en étiez déja aux forteresses volantes' et vous allez plus vite pour raser une ville que le petit barbier pour raser son village un dimanche matin Ruines en vingt-quatre heures le teinturier lui-méme en meurt? Comment voulez-vous qu’on prenne le deuil.

Aotit 1940, Jurancon’.

LA FONTAINE

DES INNOCENTS

Couché sur une bouche de chaleur au coin de l’avenue Victoria et Lavandiéres-Sainte-Opportune

de

la rue

des

un roi fainéant du pavé u

se redresse titubant plein a craquer et hurle a la lune

Oui j’ai une jambe de verre et j'ai un ceil de bois et pourtant quinze femmes font le tapin pour moi Comme les doigts du pianiste sur l’ivoire du piano comme les petites baguettes sur |’Ane du tambour elles tricotent des gambettes’ boulevard de Strasbourg et dévétues de noir ne riant pas souvent '’ elles sont matin et soir offertes a tous vents Elles couchent avec la misére

La Fontaine des Innocents

2 ‘0

25

647

elles font des passes de balayeur elles pagent! debout a l’instant méme avec les dépréciés les mutilés les économiquement faibles les sousalimentés Un signe et le livreur descend de sa voiture et le trés triste amour est fait 4 toute allure

contre la roue de secours Et quand il a vendu sa douzaine de crayons le marchand de crayons ne dit pas non plus non et l’homme-orchestre au visage brilé n’enléve pas sa musique pour se faire caresser Oui

—)

. quinze femmes je vous le dis comme c’est m’attendent chaque nuit a la Fontaine des Innocents jai qu’a tendre les mains comme un panier d’osier Vosier attire l’osier elles mettent l’osier dedans

Oh je vous vois venir bonnes et braves gens Il ne doit rien se refuser

cet homme avec tout cet argent Si ¢a vous intéresse ce que je fais du fric je le mets dans mon froc et j’attends l’heure l’heure du marché aux fleurs et quand c’est l’heure j’achéte des fleurs des tapées de fleurs et je prends le train a la gare de |’Est So

4a

Oh vous ne savez pas ce que c’est a Paris que la gare de l'Est ou vous ne devez plus le savoir

Et mes quinze femmes m’accompagnent 4a la gare et les larmes aux yeux font trembler le mouchoir et le train démarre et m’emporte avec les autres voyageurs oui le train démarre et m’emporte avec les fleurs et ces fleurs moi je les apporte

a cette crispante harpie qui crie sur le quai d’une gare son affreux cri

648

La Pluie et le Beau Temps

°° Dragées de Verdun Madeleines Madeleines de Commercy' Oui je lui apporte ces fleurs-la en plein air comme a une morte sous terre » pour qu'elle se taise oui qu’elle cesse un instant son cri Marie-Madeleine de Commercy son affreux cri de guerre 6S qui porte la poisse au permissionnaire qui s’en retourne a la tuerie.

TOUT S’EN ALLAIT

wy

Il y avait de faibles femmes et puis des femmes faciles et des femmes fatales qui pleuraient hurlaient sanglotaient devant des hommes de paille qui flambaient Des enfants perdus couraient dans des ruines de rues tout blémes de savoir quils ne se retrouveraient jamais plus

Et des chefs de famille '© qui ne reconnaissaient plus le plancher du plafond voletaient d’un étage 4 l'autre dans une pluie de paillassons de suspensions de petites cuillers et de plumes d’édredon Tout s’en allait La ville s’écroulait a

grouillait

s’émiettait en tournant sur elle-méme sans méme avoir l’air de bouger Des cochons noirs aveuglés > dans la soudaine obscurité d’une porcherie modeéle désaffectée

Debors

649

galopaient La ville s’en allait

suant sang et eau » gaz éclaté Ceux qui n’avaient révé que plaies et bosses se réveillaient décapités ayant perdu peignes et brosses wei

et autres petites mondanités Une noce toute noire morte sur pied

depuis le garcon d’honneur jusqu’aux mariés gardait un équilibre de cendre figée devant un photographe wewi torréfié terrifié Nouvelles ruines toutes neuves hommage de guerre jeux de reconstruction profits et pertes 4 i) bois et charbons Sur le dernier carré d’une maison ouvriére une omelette abandonnée pendait comme un vieux linge sur une verriére brisée 4G et dans les miettes d’un vieux lit calciné mélées a la sciure grise d’un buffet volatilisé la viande humaine faisait corps-grillé avec la viande a manger Dans les coulisses du progrés des hommes intégres poursuivaient intégralement désintégration progressive de la matiére vivante désemparée'.

la

DEHORS Un enfant marche en révant son réve le poursuit en souriant Pas un réve de plus tard quand je serai grand

non un réve de tout de suite marrant proche et vivant

650

La Pluie et le Beau Temps

> Et l’enfant glisse et tombe et son r€ve se brise et l’enfant s éloigne en boitant laissant sur le trottoir une petite flaque de sang Arrive alors le vieux colonial que tout le monde encore appelle le Commandant Figé devant la flaque il vitupére ostensiblement O sang! sang d’enfant '° sang perdu et inutilement répandu tu ne devrais couler qu’a ton heure et pour le salut de |’Empire Mais son sang a lui se fache son sang aigri délavé desséché blanchi sous le harnais Et passant réglementairement par la voie hiérarchique artérielle sclérosée et tricolorisée lui donne un mauvais godt avant de s’abimer 0 définitivement La terre tourne brutalement et le rebord du trottoir ou s’étale encore la petite flaque de sang arrive exactement a la hauteur de la téte du Commandant Un monsieur qui sans aucun doute est quelqu’un survient bient6t avec quelques plaques de verre et a son tour se penche sur le trottoir mais trés délicatement Un peu plus tard devant un public de choix il démontre amphithéatralement |’éternelle beauté de la race qui permet a un vieux militaire 4gé de soixante-neuf ans de rendre son 4me a Dieu en ne versant en fin de compte qu’un peu de sang en tout semblable et ceci démontré scientifiquement a celui d’un petit enfant Alors dans un inoubliable et chaleureux élan de légitime flerté congratulatoire tout le monde ému souriant pleurant s’embrassant s’applaudissant se dresse debout comme un seul homme en entonnant Allons enfants »> Et comme un seul homme lui aussi un homme seul est resté assis

un garcon de laboratoire venu la par désceuvrement I] est immédiatement et unanimement montré du doigt et foudroyé du regard Excusez-moi je sommeillais

Entendez-vous gens du Viét-nam...

651

la guerre moi je trouve cela d’un ennui mortel © alors vous comprenez Mais ne vous génez pas

BeSs

poursuivez vos ébats allez allez allez enfants marchez marchez qu’un sang impur abreuve vos sillons et que vos trompettes de Jéricho par la méme et grande occasion renversent la muraille du son Enfin pardonnez-moi d’avoir troublé innocemment vos grandes effusions de sang Et comme il est jeté dehors ignominieusement Dehors la guerre et la mort ont beau se rappeler a4 son meilleur souvenir dehors et déja comme tous les jours il court 4 son rendez-vous d’amour Pour lui le sang c’est toujours

l’amant de coeur de la vie * Aussi vrai qu'il y a une barrique de vin rouge dans l’arriére-boutique de la lune Aussi vrai qu’il y a une carafe d’eau fraiche a la terrasse du soleil Aussi vrai qu'il y a une fanfare de poissons dans chaque vague de la mer Aussi vrai

que la fille inquiéte et debout devant le calendrier attend sans rien dire le sang qui se fait prier.

ENTENDEZ-VOUS GENS DU VIET-NAM... Entendez-vous Entendez-vous gens du Viét-nam entendez-vous dans vos campagnes' dans vos riziéres dans vos montagnes...

652 5

S

La Pluie et le Beau Temps

Oui nous les entendons

Ces étres inférieurs architectes danseurs pécheurs et mineurs jardiniers et sculpteurs tisserands ou chasseurs paysans et pasteurs artisans et dockers coolies navigateurs Ces étres inférieurs ne savaient hair que la haine ne méprisaient que le mépris

i)

Ces étres inférieurs ne craignaient guére la mort tant ils aimaient l’amour tant ils vivaient la vie et leur vie quelquefois était belle comme le jour et le sang de la lune courait sur les riziéres et le jour lui aussi était beau comme la nuit! Il y avait aussi la faim et la misére les trés mauvaises fiévres et le trop dur labeur Mais le jour était beau comme

a

le et la la

la nuit soleil fou dansait dans les yeux des jeunes filles la nuit était belle comme le jour lune folle aussi dansait seule sur la mer misére se faisait une beauté pour |’amour

Et les enfants en féte malgré les Mauvais Temps jouaient avec les bétes en pourchassant le vent

3a

Mais il y avait aussi et venant de trés loin les Monopolitains? ceux de la Métropole et de l’appat du gain Négociants trafiquants notables résidents avec les légionnaires les expéditionnaires et les concessionnaires et les hauts commissaires Et puis les missionnaires et les confessionnaires venus la pour soigner leurs fréres inférieurs venus pour les guérir de l’amour de la vie

cette vieille et folle honteuse maladie

Entendez-vous gens du Viét-nam... Et cela depuis fort longtemps’ “© bien avant la mort de Louis XVI bien avant l’exploitation et l’exportation Marseillaise

653

de

la

Et la misére était cotée en Bourse sous le couvert et dans les plis et replis du pavillon tricolore

>’ Et puis une derniére fois ce fut encore la Grande Guerre ses nouvelles financiéres et ses hauts faits divers Comme elle était Mondiale des Frangais déclassés grands caids du Viét-nam avec les chefs du gang de l’empire du Milieu © se partageaient déja comme les morceaux du gateau des lambeaux de pays

barons en foire

avec l’assentiment de S. M. Bao Dai? Soudain > sont emportés dans les rapides de |’Histoire leurs bateaux de papier-monnaie et comme dans les livres de classe importés Métropole on proclame au Viét-nam les Droits de l’-homme

de la

© Quoi

ces gens qui crient famine sous prétexte qu ils n’ont pas grand-chose 4 manger et qui s’ils étaient mieux nourris crieraient encore que c’est mauvais nous savons trop bien qui les méne et oU 6 wi

on

veut

les emmener

Et les Grands Planteurs d’Hévéas’ les Seigneurs de la Banque d’Indochine et les Grands Charbonniers du Tonkin‘ en appellent sans plus tarder a la Quatriéme République empirique apostolique et néo-démocratique

Alors

j

la fille ainée de l’Eglise son sang ne fait qu’un tour

654 70

La Pluie et le Beau Temps

Un pauvre capucin et grand amiral des Galéres arrive a fond de train par la mer

et aprés avoir fait les sommations d’usage Ceci est mon corps expéditionnaire 1a

80

Ceci est votre sang a coups de droit canon il sermonne

Haiphong des anges exterminateurs accomplissent leur mission et déciment la population Simple petit carnage présages dans le ciel sévére mais salutaire lecon Et vogue la galére aprés avoir bien joué son beau rdéle dans |’Histoire l’Amiral se retire dans sa capuciniére en dédaignant la gloire'

8

9 So

p) a

100

Et le temps fait semblant seulement de passer le temps du halte-la reste la l’arme au pied le temps des cerisiers en fleurs arrachés a la terre et volatilisés Et malgré d’inquiétantes menaces de paix les gens du trafic des piastres? fétent toutes les fétes et sans en oublier et l’on réveillonne 4 Noél comme au bon vieux pays a Saigon a Hanoi et l’on féte l’Armistice et la Libération comme le Quatorze Juillet la prise de la Bastille sans facon Cependant que trés loin on allume des lampions des lampions au napalm sur de pauvres paillotes et des femmes et des hommes des enfants du Viét-nam dorment les yeux grands ouverts sur la terre brilée et c'est comme Oradour c'est comme Madagascar* et comme Guernica et c’est en plus modeste tout comme Hiroshima

Et le temps reste la sur le qui-vive le temps du Halte-la 105

le temps du désespoir

Entendez-vous gens du Viét-nam... et de la connerie noire Et la grande main-d’ceuvre jaune caresse tristement ses riziéres ses foréts ses outils et ses champs son bétail affamé 110

115

Des voix chantent

Nous n’aimions pas notre misére mais avec elle nous pouvions lutter et quand parfois elle touchait terre sur cette pauvre terre nous pouvions respirer Vous qu’en avez-vous fait Elle était lourde notre misére

vous vous 0 Fous que

125

le saviez en avez déja tiré plus que son pesant d’or que vous étes voulez-vous encore

Aux voix de la main-d’ceuvre jaune répondait une voix d’or une voix menagante et radiodiffusée et la main-d’ceuvre se serrait la mort mécanique avangait Sourdes mais claires des voix chantaient

13 So

Si la petite main-d’ceuvre jaune et la trés grande main d’or blanc coudes sur table et poings serrés se rencontraient

135

elle ne tiendrait pas longtemps en l’air la bléme menotte d’acier tachée de sang caillé Longtemps en l’air

c’est une facgon de parler Et la voix d’or hurlait

sur un ton aphonique délicat cultivé 140

Feu a volonté Et les hommes

de main d’or

655

656

14 wy

15! 0

15 5

16( S

La Pluie et le Beau Temps

recrutés et parqués et fraichement débarqués venant rétablir l’Ordre mitraillaient incendiaient Mais la main-d’ceuvre jaune elle aussi se mé-ca-ni-sait Tristes et graves mais résignées des voix chantaient

Que voulez-vous on nous attaque a la machine se défendre a la main ne serait pas civilisé! On nous traiterait encore de sauvages et d’arriérés on nous blamerait Et l’empereur Bao Dai partait « en permission » sur la Céte d’Azur? C’est comme cela que les journaux

annongaient ses

visites fébriles et affairées

165

17 0

17 a

La-bas sur le théatre des Opérations Bancaires le corps expéditionnaire n’avait plus les mémes succés et dans de merveilleux décors tombaient les pauvres figurants de la mort Seuls les gens du trafic des piastres criaient bis et applaudissaient Ici on criait Encore ailleurs on criait Assez plus loin on criait La Paix et des messieurs du meilleur monde fort discrétement s’éclipsaient

Tout cela n’était pas une petite affaire les grandes compagnies internationales des Monopolitains alertaient leurs meilleurs experts

Entendez-vous gens du Viét-nam...

180

657

leurs plus subtils ta¢ticiens L’un d’eux un trépidant infatigable petit mégalomane' d’une étourdissante et opiniatre médiocrité et qui s’était couvert de gloire fiduciaire pendant la seconde guerre mondiale sur la route coupée du fer dans la plaie? atterrit en coup de vent au Viét-nam Eten moins de temps qu’il ne mitun peu plustardal’écrire trouva la solution de cet interminable conflit Pour arréter ou améliorer la regrettable et nécessaire guerre du Viét-nam, il suffit, c'est tellement simple, de mettre le Viét-nam dans la guerre.

Et résumant cette solution en un slogan d’une indéniable efficacité Virihité rapidité 18 a

il reprend l’avion non sans avoir donné de trés judicieuses précisions Des Francais et des Vietnamiens se faisaient tuer pour protéger

la vie et la fortune des gens qui entassatent d’immenses richesses, pour ne parler que de Chinow de Saigon et de Vietnamiens d’Hano1i*, et tout cela aux frais du contribuable francais. Dés lors, une seule solution : créer une armée proprement vietnamienne assez puissante pour rétablir l’ordre, puisque c’est au

Vitt-nam

(Tonkin,

Annam,

Cochinchine),

pays

de

vingt-cing millions d’habitants, que se fait la guerre. C’est par la création de cette armée nationale que le peuple vietnamien prendra pleinement conscience de son indépendance. Il faut que cette guerre, ou se jouent l’indépendance du Viét-nam, les libertés et la fortune de ses cttoyens, soit considérée

par lui comme sa guerre. Il faut que ses élites cessent d’étre « attentistes », soucteuses de ne pas se compromettre dans

l’hypothése d’une victoire des communiftes. Il faut que ce sott une guerre faite par le Viét-nam avec l'aide de la France, et non une guerre faite par la France avec l'aide du Viét-nam. C'est d’abord un état d’esprit a créer, celui que ce vieux lion qu’est le président Syngman Rhee a su créer en Corée. Et ce sont des réformes profondes a faire’. Pourquoi gardez-vous en prison et depuis déja plusieurs années un marin qui s’appelle Henri Martin? Igj2°.

658

La Pluie et le Beau Temps

ETRANGES ETRANGERS... [Grand bal du printemps, p. 454-456]

CAGNES-SUR-MER Cagnes-sur-Mer Soleil de novembre et déja de décembre et bientdt de janvier

wy

S

Féte de la Jeunesse et féte de la Paix Eaux claires de la lune dansez sur les galets Dans les filets du vent des sardines d’argent valsent sur l’olivier et des filles de Renoir dans les vignes du soir chantent la vie l’amour! et le vin de l’espoir Cagnes-sur-Mer

a

N 3S

jolie tour de Babel aimée des étrangers Pierre blanche sur la carte des pays traversés et jamais oubliés Danse danse jeunesse danse danse pour la Paix danse danse avec elle sans jamais l’oublier

Elle est si belle si fréle et toujours menacée et toujours vivante et toujours condamnée

Les plus savants docteurs du monde occis-mental? > disent qu’une fois de plus

Cagnes-sur-Mer

659

elle est encore perdue enfin qu'elle n’en a plus pour longtemps et que la der des nerfs lui a tourné les sangs *© Et qu’un vaccin la guerre pourrait a l’extréme rigueur la remettre sur pied et qu’a titre préventif et obligatoirement * tout le monde comme un seul homme avec femme et enfants devra se faire piquer 4 bout portant providentiellement Saisonniére horreur sacrifices humains sacrifices enfantins “© souhaités louangés fétés Les bourreaux trouvent toujours des aédes

et en premiére ligne des journaux aussi bien qu’aux avant-postes de radio des voix livides intrépides et autorisées donnent de source sire “* les nouvelles toutes fraiches des tout derniers charniers et des éleveurs de monuments aux morts racolent la clientéle pour l'Europe nouvelle

Allo allé ne quittez pas l’écoute reStez sur le qui-vive sans demander qui meurt © et ni pourquoi il meurt Sa mort c’est notre affaire c’est l’affaire du Pays au revers de toutes nos médatlles son nom pieusement sera grave

comme sur les premiéres timbales du gentil nouveau-né > AU6 alld ne quittez pas l’écoute et que personne ne bouge le drapeau dieu blanc rouge flotte sur le chantier que |’Europe nouvelle est en train de vous fabriquer © Allé allé latssez-nous travailler en paix et bientot l’Afrance et la Lemagne amies héréditaires seurs latines ignorées trop longtemps divisées mats enfin retrouvées'

660

La Pluie et le Beau Temps

marqueront le pas de l’oie du vatllant coq gaulots sous l’Arc de Triomphe du grand Napoléon trop longtemps oublié et rantmeront le lance-flammes du héros inconnu pour la grande revanche des retraites de Russie Et toujours comme par le passé glorieux et non révolu Epée sur la terre aux hommes de bonne volonté Et a ceux qui bassement nous accusent

de nous ne savons quel trafic de piastres et de devises! dans les contrées lointaines de notre empire francais illimité avec le clair regard des rares honnétes gens nous répondons tres simplement

Voyez nos mains sont pleines preuve que nous sommes innocents Danse jeunesse de Cagnes-sur-Mer

85

90

danse jeunesse de tous les pays et sans en excepter un seul promise a la tuerie danse danse avec la paix On lui tire dans le dos mais elle a les reins solides quand tu la tiens dans tes bras Elle est si belle si fragile si fréle elle est aussi trés vieille abimée détraquée Danse jeunesse du grand monde ouvrier et si tu ne veux pas la guerre Répare la paix’.

1D:

SCEAUX

D’HOMMES

EGAUX

MORTS

Sur les fesses du chef décapité était tatoué le prénom du soldat familier et le prénom du chef était tatoué sur la poitrine de son homme fusillé Leurs mains enlacées et crispées faisaient semblant de vivre encore Misogynie mére des guerres

Peuples heureux n’ont plus d’histoire

661

> Tasses et théiéres

Seaux d’eau Mégots morts Deux corps sous les décombres dans l’ombre du décor.

PEUPLES HEUREUX N’ONT PLUS D’HISTOIRE (Gastronomie du Temps)

Autrefois

minute a temps a historique Demain

le grand

homme,

lui, n’avait

jamais

une

lui, fastueux et généreux, il donnait tout son |’Histoire mais sans songer a |’indifférence des hommes de l’aprés-histoire. déja, ils se proménent dans les rues de la vie,

dans les rues de leurs villes et parfois c’est Paris. De temps en temps, un passant arriéré s’arréte et tristement demande l|’heure a4 un autre passant. « Quand on me demande du feu, c’est un tout petit peu de mon feu qu’on me demande, quand on me demande l’heure, c’est un tout petit peu de mon temps qu’on me prend », répond |’autre en soupirant. Puis, échangeant un coup d’ceil complice, ils décident de s’offrir mutuellement une pinte de bon temps 4 l’Enseigne du Bon Vieux Temps. Et l’enseigne représente un vieillard méchant au volant d’une antédiluvienne faucheuse mécanique couleur de corbillard antique. Et la, dans une cave désertique, ils prennent place parmi les rares consommateurs : les buveurs d’heures, les mangeurs de pendules, les distingués dégustateurs de chronométres héroiques et d’éphémérides hiérarchiques. Prenant leur temps, ils savourent avec ravissement un coucou Forét-Noire 1870, un cadran astronomique Golgotha trente-trois ans aprés Jésus-Christ, une pendule réchauffe-haine, un carillon Waterloo de derriére les fagots, un sablier aux lentilles d’Esaii, une clepsydre Sainte Inquisition dans un vieil entonnoir de cuir, ou bien un oeil-de-boeuf Charles IX Saint-Barthélemy 1572, un réveille-matin Louis XVI Guillotin 93, une horloge parlante Guillaume Tell garantie belle époque épique Helvétique.

662

La Pluie et le Beau Temps

Et se gardant bien d’avaler les aiguilles fatidiques, comme on se garde d’avaler les arétes d’un poisson, la ficelle d’un r6ti, ou les petits os d’un poulet, ils dégustent leur temps pondctuellement. « Et comme dessert, votre derniére heure, naturellement? » demande le garcon poliment. Ils font tristement oui de la téte et s’écroulent sur le ciment. Dehors, dans un jardin beau comme une forét, des

enfants jouent auprés d’un torrent et ce torrent court dans des ruines dont personne ne demande le nom.

DROIT DE REGARD Vous je ne vous regarde pas

ma vie non plus ne vous regarde pas Jaime ce que j’aime > et cela seul me regarde et me voit Jaime ceux que j'aime je les regarde ils m’en donnent droit.

ECLAIRCIE Je suis dans le métro, je somnole et soudain je me réveille 4 cause de quelque chose de désagréable qui me chatouille le menton, je me réveille et vois un petit homme debout, en blouse blanche, qui me passe énergiquement sur le visage un petit balai mouillé. Ca va, je suis chez le coiffeur, je dormais, me voila rassuré.

Je m’endors 4 nouveau, soudain une douleur terrible, on m’arrache en vrille tout le dedans de la téte, je m’éveille

Eclaircie et vois un petit homme

663

debout, en blouse blanche, avec

une fraise mécanique a la main. Ca va, je suis chez le dentiste, me voila rassuré. Et le dentiste m’endort parce que j’ai crié. A nouveau je suis dans le métro, je somnole, je m’endors. Une femme que jaime vient s’asseoir prés de moi, je ne sais pas qui c’est mais comme toutes les femmes que j'aime elle est nue et belle avec moi. Les voyageurs nous regardent de travers et, choqués, descendent en protestant a la prochaine Station. La femme que j’aime m’embrasse et le reste s’efface. Soudain, quelque chose d’horrible me touche l’épaule. La femme que j’aime disparait.Jetourne la téte, je vois une main sur mon épaule puis aprés cette main un bras et finalement devant moi, un petit bonhomme debout, vétu de bleu, avec

une pince a trous a la main et qui me demande mon billet. Je le tue, sans réfléchir. On tire le signal d’alarme, le métro s’arréte, on m’entraine et je m’endors, je m’endors, je m’endors... Je suis dans le métro, j’attends cette femme que j'aime, elle vient, elle sourit, elle s’assoit prés de moi, elle me

prend par le cou, mais... On me touche 4 nouveau |’épaule, c’est insupportable, je me réveille.

Un homme habillé en garde républicain me fait signe en froncant un épais sourcil que « ce n’est pas le moment de dormir ». Ca va, je suis au Tribunal, en Cour d’Assises, me voila rassureé !

Un petit homme en rouge me désigne frénétiquement du doigt et supplie sept petits hommes! en gris, leur demandant ma téte parce qu'il faut que je paye ma dette a la Société.

664

La Pluie et le Beau Temps

A la Société... la Société... je m’endors, je m’endors, je m’endors.

Je suis dans le métro, j’attends la femme que j’aime. Elle vient, elle est plus belle et plus jeune et mieux faite que jamais, elle sourit, elle est heureuse, elle comprend tout, elle sait tout, elle m’aime autant que je l’aime et, comme

moi, elle s’aime aussi beaucoup.

Nous sommes faits pour nous entendre, nous sommes faits pour faire |’amour.

Et c’est une

immense

chance

que

nous

soyons

en

premiére parce que les banquettes sont plus douces et... Mais voila que ca recommence, on me frappe 4 nouveau sur l’épaule. 3

:

ine

é

A

»

Mais, cette fois, la femme que j’aime ne disparait pas. Je me retourne et vois un petit homme en blanc. Ce n’est pas le dentiste, ce n’est pas le coiffeur, ce n’est pas non plus le procureur... c’est le contréleur. I] est en blanc parce que les linceuls sont blancs et il est en linceul parce qu il est mort et il est mort parce que je l’ai tué. Mais il continue a contréler au-dela de la vie, de la mort et de la bonne ou de la mauvaise humeur, parce que c’est son

métier. Il me regarde avec une grande indifférence et ne parait pas du tout m’en vouloir de l’avoir tué. Oh! bien sar, il ne sourit pas et il n’a pas l’air gai : simplement le visage heureux, abruti, et béat qu’ont les saints sur les vitraux et sur les calendriers. Poliment il nous demande nos billets. A ce moment la femme que j’aime disparait. Sans aucun doute elle n’a pas de billet et moi, je n’ai qu’un billet de seconde et pas d’argent pour supplémenter. Le contréleur hoche douloureusement la téte, le train s'arréte... et je vais en seconde.

Eclaircie Le

train

repart.

La

femme

665 que

j’aime

revient

et

m’embrasse. Et c’est aussi une immense chance que nous soyons en seconde parce qu’on peut aussi bien faire l'amour avec celle que |’on aime, et qui vous aime, sur une banquette de bois,

en seconde classe, dans le métropolitain et devant tous les voyageurs que sur un lit recouvert de satin somptueux, ou,

enfants, sous un porche en vidant les ordures le soir. Les voyageurs nous regardent avec le regard indifférent des gens quien ont vu d’autres ou quien ont entendu parler.

Soudain la porte s’ouvre et Tétu, le Procureur, toujours vétu de rouge, me désigne 4 nouveau du doigt et réclame, au milieu de l’indifférence croissante des voyageurs, Tete:

ma

Alors j’éclate de rire et la femme que j’aime éclate aussi de rire et elle m’embrasse et je |’embrasse et nous faisons l'amour. Et soudain l’inquiétude me prend et j'ai peur « que tout ceci ne soit qu’un réve ». Mais la femme que j’aime comprenant ma pensée me pince jusqu’au sang avec une immense tendresse, mais je crains toujours de réver.

Et l’idée me vient que c’est peut-étre parce que je réve que je fais beaucoup mieux l’amour quhabituellement, en réalité. Mais la femme que j’aime est si réellement belle, si heureuse, si jeune, que j’ose, en la caressant, lui dire, comme on dit en réalité, « tout le fond de ma pensée ». Et elle me répond en secouant doucement sa jolie téte : « Non, réellement, qu’est-ce que tu vas chercher! » Mais on me frappe a nouveau sur |’épaule et 4 nouveau elle disparait.

666

La Pluie et le Beau Temps

Mais cette fois, en riant, d’un rire si généreux, si heureux

et si confiant que je ne peux m’empécher de rire de ce méme rire, et c'est dans l’éclat méme de ce rire, éclatant

comme un soleil, qu'elle avait en disparaissant, que je vois devant moi, se dressant dérisoirement, des petits hommes

en noir dont deux avec une robe qui me supplient, des larmes sérieuses plein les yeux, d’avoir beaucoup de courage parce que mon pourvoi en grace est rejeté. Inénarrable, c’est-a-dire qu’on ne peut absolument pas narrer. Je m’endors. Tout cela est si vain, d’un temps si arriéré, si limité. Je m’endors, je m’endors... Je m’endors et elle vient. Et elle m’embrasse encore.

L’ORAGE

ET L’ECLAIRCIE

Un chien fou dans les couloirs d’une maison de santé

cherche son maitre mort depuis |’été dernier Un arbre ou une pendule un Oiseau un couteau > une mauvaise nouvelle

une bonne nouvelle

Ton visage comme une tout a4 coup ‘© Ton sourire comme une

d’enfant créme terrible s’est figé roue dentée

s'est mis a tourner perdu crispé escamoté

Et l'eau merveilleuse ' de tes yeux verts et gris s’est tarie

La foudre la petite foudre noire de la haine de la détresse et du savoir

Les Amoureux trabis

667

a lui = pour moi Signal de toute la terre visage en tous sens retourné message du désespoir de la lucidité

> Et puis soudain plus rien rien d’autre que ton visage ingénu enfantin tout seul comme un volcan éteint Et puis

la fatigue l’indifférence la gentillesse et l’espoir de dormir * et méme le courage de sourire.

LA RIVIERE Tes jeunes seins brillaient sous la lune mais il a jeté le caillou glacé la froide pierre de la jalousie > sur le reflet

de ta beauté qui dansait nue sur la riviére dans la splendeur de |’été.

LES AMOUREUX

TRAHIS

Moi j’avais une lampe et toi la lumiére

Qui a vendu la méche ?

668

La Pluie et le Beau Temps

CADEAU

D’OISEAU

Un trés vieux perroquet

vint lui porter ses graines de tournesol et le soleil entra dans sa prison d’enfant.

CHANT FUNEBRE D’UN REPRESENTANT Mouvement des navires mouvement des marées

Tu t’étais fait attendre

pendant des jours entiers >A la porte du Sept le garcon a frappé il m’a donné la lettre et puis tout a tourné Mouvement

des navires

'© mouvement

des marées

J avais le mal de mort et sans méme en mourir comme d’autres le mal de mer

sans pouvoir le vomir 's Rien qu’en voyant l’enveloppe j’avais tout deviné dans la lettre de ta sceur ton sort était marqué Mouvement

des navires

2? mouvement

des marées

Alors je suis sorti sans méme me laver et puis j’ai remonté la rue de la Gaité

Chant funébre d’un représentant

* et dans l’avenue du Maine j'ai pris un verre de rhum et le patron m’a dit histoire de rigoler Le petit verre du condamné © Tl ne croyait pas si bien dire cet homme qui savait rire Mouvement des navires mouvement des marées!

A la gare Montparnasse * la gare que tu aimais j'ai pris un ticket de quai Je suis resté longtemps? a errer dans la gare et je ne pensais qu’a ta vie “© Mouvement des navires mouvement des marées

Colliers de coquillages bals de Vaugirard et de Saint-Guénolé et le pas de tes pieds * sur le sable mouillé toujours je l’entendais et les quais étaient balayés a intervalles réguliers par les feux du phare de Penmarch °° Mouvement des navires mouvement des marées

Ton sort c’était hier le mien c’est pour demain et ta robe neuve et rouge * quand tu l|’enlevais jamais je n’oublierai tout ce que tu disais toi qui souriais toujours comme seul sourit |’amour ® Tu vois c’est le rideau d’un théatre et j'espére que toujours le spectacle te plaira

669

670

La Pluie et le Beau Temps quand le rideau se lévera Mouvement des navires mouvement des marées

® Fraises de Plougastel crépes de sarrasin hier c’était hier oh que serai-je demain Mouvement des navires 7 mouvement des marées

Oh je ne vendrai plus des souvenirs de vacances des boites en coquillages et des coquilles Saint-Jacques > le paysage dedans Je vendrai des vieux sacs je vendrai des cure-dents' horaire itinéraire Finistére Finistére

*° tout ga c’est déchiré Mouvement des navires mouvement des marées.

LE TEMPS

HALETANT™

Emerveillée de tout ne s’étonnant jamais de rien une fillette chantait suivant les saisons suivant son chemin

Quand les oignons me feront rire > les carottes me feront pleurer l’Ane de l’alphabet a su m’apprendre 4 lire a lire pour de vrai

Sous le soc...

Mais une manivelle a défait le printemps et des morceaux de glace lui ont sauté a la figure '0J’ai trop de larmes pour pleurer ils font la guerre a la nature Moi qui tutoyais le soleil je n’ose plus le regarder en face.

QUAND... Quand le lionceau déjeune la lionne rajeunit

Quand le feu réclame sa part la terre rougit

> Quand la mort lui parle de l’amour la vie frémit Quand la vie lui parle de la mort l'amour sourit.

SOUS LE SOG... Sous le soc de ton doux regard d’acier mon

coeur a remué

et dans cette terre labourée la fleur de l’adieu s’est mise a crier

> Aujourd’hui

dans la méme ville la ville o& nous nous sommes quittés je suis le seul a voir ta Statue

place de la Disparition ‘© Déja des milliers de jours ont passé depuis le dernier jour ou je t’ai embrassée et parfois je me regarde dans la glace sans avoir le courage de me raser Et ca tombe toujours un lundi ' le lundi les coiffeurs sont fermés

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672

La Pluie et le Beau Temps

et je m’ennuie

Alors j’ouvre la fenétre et je t'appelle et tu es la ”? avec un rasoir d’or et un blaireau d’argent et la grande baignoire de ton dernier amant dans sa quarante chevaux du tonnerre et du vent Je te rejoins et je me rase comme aucun prince ne s’est jamais rasé > et je me baigne a cent cinquante a l’heure comme personne au monde sauf ceux a qui pareille chose déja est arrivée ne s’est jamais baigné Je ne te demande méme pas ot nous allons * et ce n’est pas par discrétion mais parce que je sais bien que tu n’en sais rien

Et tu > ou tu et

comme toujours tu me poses des devinettes me demandes quel jour la mort est née si la vie un jour doit mourir tout a fait me demandes pourquoi je ris comment nous nous sommes quittés

Un homme a particule est assis au volant c’est a lui la voiture © i] ne sait pas qui au juste est dedans Et moi mes mains pleines de savon

je les lui plaque sur les yeux Coucou qui est la

Et la voiture fait un tel bond que... * Mais il y aura toujours un trou dans la muraille de Vhiver pour revoir le plus bel été Dans la ferraille tordue brisée le sang giclé un feu de joie a éclaté Et sans qu’on les appelle les souvenirs heureux viennent répondre présent * et reprendre leur place au coin du feu vivant Le temps ne sait pas l’heure Vheure ne dit pas le temps

Maintenant j'ai grandi Un jour un éclair de chaleur tous les deux nous a traversés > heureuse cicatrice du bonheur

qui pourrait jamais l’effacer.

MAINTENANT J’AI GRANDI Enfant jai vécu drdlement le fou rire tous les jours le fou rire vraiment > et puis une tristesse tellement triste quelquefois les deux en méme temps Alors je me croyais désespéré Tout simplement je n’avais pas d’espoir je n’avais rien d’autre que d’étre vivant 10 j’étais intact! jétais content et j'étais triste mais jamais je ne faisais semblant Je connaissais le geste pour rester vivant ‘5 Secouer la téte pour dire non secouer la téte pour ne pas laisser entrer les idées des gens Secouer la téte pour dire non * et sourire pour dire oui oui aux choses et aux étres aux étres et aux choses 4 regarder a caresser a aimer a prendre ou 4 laisser » J’étais comme j’étais sans mentalité Et quand j’avais besoin d’idées pour me tenir compagnie je les appelais 30 Et elles venaient et je disais oui a celles qui me plaisaient les autres je les jetais

673

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La Pluie et le Beau Temps Maintenant j’ai grandi les idées aussi % mais ce sont toujours de grandes idées de belles idées didéales idées Et je leur ris toujours au nez Mais elles m’attendent “ pour se venger

et me manger un jour ou je serai trés fatigué Mais moi au coin d’un bois je les attends aussi * et je leur tranche la gorge je leur coupe |’appétit.

CHANSON

POUR

VOUS A Florence.

Cheveux noirs cheveux noirs caressés par les vagues cheveux noirs cheveux noirs wv

décoiffés par le vent Le brouillard de septembre flotte derriére les arbres le soleil est un citron vert Et la Misére dans sa voiture vide

' trainée par trois enfants trop blonds traverse les décombres et s’en va vers la mer Cheveux noirs cheveux noirs

caressés par les vagues '5 cheveux noirs cheveux noirs

décoiffés par le vent Avec ses tonneaux de fer ses débris de ciment armé comme un chien mort

0 les pattes en l’air le radeau de |’Amirauté

La Visite au musée

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git immobile sur les galets Cheveux

noirs cheveux noirs

décoiffés par les vagues *> cheveux noirs cheveux noirs caressés par le vent Soleil citron vert emporté par le temps la voix de la siréne 0 eg une voix d’enfant.

LA VISITE AU MUSEE Au musée de cire du Souvenir vous prenez la galerie des projets avortés le couloir des velléités lescalier des faux désirs a et vous tombez dans la trappe des regrets La vous pouvez graver sur les murs avec le petit couteau-souvenir acheté a l’entrée les graffiti du malentendu Mais au-dessus de la salle des Bienfaits Perdus les yeux bandés le funambule Amour danse sur la corde raide du bonheur a peine entrevu du bonheur jamais oublié Et la musique de son cirque tourne son disque rayé usé exténué mais ravi et le disque tourne comme une lune sanglante et endeuillée radieuse vivante souriante ensoleillée =) merveilleuse et émerveillée Musique du peuple des oiseaux musique des oiseaux du peuple Visiteurs n’€coutez pas cette musique sans |’entendre 2a ne prétez pas seulement |’oreille a cette musique a ce bruit donnez-la-lui

676

La Pluie et le Beau Temps

Elle vous la rendra au centuple un beau jour *°» Ou un autre jour

la musique du peuple des oiseaux de |’amour.

SOLEIL DE MARS A Cécile Miguel.

Oranges des orangers citrons des citronniers olives des oliviers uw

ronces des ronceraies Mystéres fastueux et journaliers La vie est belle

je me tue a vous le dire dit la fleur et elle meurt Sans répondre a la fleur homme traverse le jardin homme traverse la forét sans jamais adresser la parole a son chien Survie verte

N =)

25

La grenade éclate pour la soif la figue tombe pour la faim la fleur de l’artichaut dans le ciel du matin jette sa clameur mauve et dédaignée Seulement pour la couleur! seulement pour la beauté

Secrets intacts splendeur publique de l’histoire naturelle Univers de Cécile Miguel

FaStueuses épaves...

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Elle était la présente

dans la lumiére ardente 0 Le paysage s'est jeté sur elle et lui a dit qu'elle était amoureuse de lui C’est vrai je t'aime

a dit Cécile Miguel > et dans ses toiles l’eau souterraine des Alpes-Maritimes murmure qu'elle l’aime aussi.

FASTUEUSES EPAVES... Un jour Kor Postma écrivait 4 un ami un de ceux qui aiment ce qu'il peint parce qu’il ne peint que ce qu'il aime wa

Tu sais que ma peinture ne veut rien de magistral ou d'important et que j'essate de donner une vie plus réelle aux choses insignifiantes, pauvres, simples, oubliées et jetées...

Plumes et plantes objets éperdus éprouvés roseaux séchés liés déliés et brisés et papillons éparpillés S Vieille ratiére et nouveau bigarreau rebuts de liége vétus comme des oiseaux Vestiges de terre et de mer de joie et de misére de lumiére et de vent Signaux de mort signes de vie 's vivantes et fréles ruines figures de rébus tendres énigmes secrets publics Fagtueuses épaves et fabuleux débris rejets du beau et mauvais temps

dans les filets du Hollandais Volant 0 4 Sanary

678

La Pluie et le Beau Temps

ou le peintre affectueusement les a surpris dans leur ardente et charmante inertie surpris et rassemblés en pleine réalité c’est-a-dire en plein réve en plein désir en plein mystére * en plein oubli La ou la vie ne cesse de fondre en larmes que pour éclater en sanglots La ow la terre a l’horizon funébre sommeille sous |’ceil seul du soleil

°° et puis pleurant de rire se réveille en sursaut et fait chanter ses fleurs ses mendiants ses oiseaux

Non loin de 1a dans les Alpes-Maritimes une petite fille * comme le peintre sur le sable retrouve dans le paysage de sa téte des choses venues elle ne sait d’ou des choses de tristesse et de féte

d’ailleurs et de partout “© Et ces choses ma fille les dit en chantant Finis les beaux bateaux d’autrefots' jinis finis ils sont cassés en petits morceaux jamais jamass ils n’auront plus * une goutte d’eau dans leur vie Ils sont en tout petits morceaux en petits fagots pour qu’tls britlent bien

© Et l’éléphant puse un petit coup C’est la fete du Mouton a l’ail il eft temps d’aller déjeuner? dit Courtot le chien pauvre’.

Itinéraire de Ribemont

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ITINERAIRE DE RIBEMONT

w

Une plume ou un crayon courant sur le papier raconte le paysage et le paysage préte |’oreille parce que le voyageur lui plait et il écoute le langage qui le décrit trait pour trait Paysage Paysage c’est comme cela que je te vois

pays fou des arbres sages pays sage d’herbes folles paysage paysage c'est un ami du voisinage on l’appelle Ribemont qui revient chaque saison a pour toutes les fleurs de ton corsage pour toutes les tuiles' de tes maisons Et le paysage répond a |’homme de passage qui ne lui demande rien d’autre que l’hospitalité avec |’oubli d’une foule de choses dans la saveur des fleurs et le parfum des fruits dans le silence des bétes et dans le bruit des arbres » dans le bleu du ciel gris sur les pierres des chemins prés des murs des jardins de la tombée du jour au lever de la nuit S

Ribemont Ribemont > chez nous vous étes chez vous Ribemont Ribemont

ami du voisinage ami de nos saisons

Et le temps qui passe a passé 0 le beau temps avec le mauvais et le paysage poli et bien élevé

680

La Pluie et le Beau Temps

traverse le vernissage captif et captivé mais avec ses jardins secrets de plus en plus en liberté * et il se reconnait dans ces miroirs de thyms et de papier et de lauriers et de raisins et d’oliviers et d’arbres calcinés “© abandonnés de fleurs arrachées de fruits mal défendus disparus et vendus et de racines déracinées * et puis de feuilles neuves sur de nouvelles branches et les branches sur les arbres comme les mains sur les hanches Et puis il se fait tard ces visiteurs entendent frissonner le feuillage ywi) entre les quatre murs de la galerie de peinture et l’autruche aux yeux clos et puis l’empereur de Chine avec son serin muet' sont aussi du voyage

de Ribemont-Dessaignes > A Saint-Jeannet.

VIGNETTE

POUR

LES VIGNERONS

A table! Officions ! Alleluia pantoufle ! Hosanna ! Mistanflitte : et saute le bouchon? ! VICTOR

a

C’est la féte a Saint-Jeannet et saute le bouchon Victor Hugo avait raison et aussi Olivier de Serres’ qui écrivit en son temps le Théatre de |’Agriculture La nature a horreur des bouteilles vides

HUGO.

mais de méme elle a horreur des bouteilles pleines” quand elles ne sont pas débouchées © Et saute le bouchon

Vignette pour les vignerons

681

c’est la féte 4 Saint-Jeannet Et le beau temps s’étale sur le Baou' et la il fait la sieste et la nuit étoilée et la grasse matinée 's Le beau temps sans priéres pour la pluie sans horizon funébre Le beau temps simplement le beau temps naturellement Rien d’autre que le soleil et l’ombre N° caressant tous les arbres rien d’autre que la vie embrassant la campagne rien d’autre que le sang des vignes avec ses grains rouges ses grains blancs coulant dans le corps de la terre 2a fastueusement généreusement

Rien d’autre que les voix des hommes et des femmes se questionnant se répondant

0 Rien d’autre que les voix des bétes et des oiseaux et des enfants

3a

4 Ss

C’est la féte a Saint-Jeannet le canon paragréle lui-méme se tait et le canon paravent qui chasse le mistral dans les autres localités n’est méme pas déplié le canon parasol contre |’insolation n’est méme pas encore inventé On se croirait vraiment encore 4 la belle saison ou le verbe aimer ne s’était pas fait chair 4 canon

C’est la féte a Saint-Jeannet Pas la féte de Saint-Jeannet Saint-Jeannet lui c’est le patron et il a son nom ** sur tous les calendriers de la région et sur ses cartes de visite toutes les grandes calamités mildiou phylloxera et tournis du mouton sont gravées

°° Et quand il se proméne dans sa proéminente tournée d’inspection sur sa grande mule du pape aérodiffusée

682

La Pluie et le Beau Temps

et qu'elle secoue ses grélons sur les vignes tout a coup désolées ce n’est pas d’un trés bon ceil que les plus joyeux 5a parmi les vignerons prétent l’oreille 4 ce sinistre carillon Non ce n’est pas la Saint-Glin-Glin ce n’est pas la Saint-Glas-Glas © la Saint-Galmier la Saint-Estephe ni la Saint-Emilion ni la Sainte-Bouteille ni la Saint-Goupillon C’est la féte de la vigne et puis des vignerons C’est la féte a Saint-Jeannet

6

Cest la féte des raisins de table ce n’est pas la Saint-Guéridon

Et les vignes descendent toujours vers la mer ” chantant avec le vent Un orchestre de sulfate de cuivre les accompagne de ses reflets et de ses refrains bleus et les derniers jours de septembre » sont les mémes grains de la méme grappe

que ceux des premiers jours d’octobre Et et Et * et

les raisins de table sont sur la table les raisins de cuve trinquent avec eux le soleil est de la féte le grand miroitier aux alouettes jette sa proie dans les assiettes

Crest la féte Le poivrier améne son poivre la mer envoie ses loups grillés et de vieux oliviers trés gais * jettent leur huile sur le feu d’artifice de cette simple féte en toute simplicité Et le bouquet de ce feu d’artifice c’est le soleil qui conduit le bal ou dansent le gros Guillaume »” avec la Clairette et le Servant Doré

Vignette pour les vignerons

a

S

683

et le Muscat d’Alexandrie l’Ugni blanc et le Braquet le Salerne et l’Alphonse Lavallée Et ils chantent en choeur la chanson des raisins Aujourd’hui c’est la féte on ne sait plus ot donner de la téte on ne sait plus ot donner du grain

Mais il faut que justice soit faite il faut dire merci 4 quelqu’un Et puisque parait-il et c’est un vieux refrain il vaut mieux s’adresser au bon Dieu qu’a ses saints adressons-nous a Bacchus c’est le plus vieux de la corporation Cher Bacchus

nous ne savons qu’un compliment toujours le méme et méme nous |’avons oublié depuis longtemps Mais enfin la politesse est faite cette féte est une belle féte Et bonheur aux nouveaux et honneur aux anciens en souvenir des temps heureux

ou les feuilles de la vigne voltigeaient au-dessus des premiers moulins avant d’étre changées en pierre et d’aller endeuiller les statues des jardins Arrive alors le Saint-Jeannet tardif

Bien sar j’arrive en retard mais j’arrive 4 mon heure et comme mon nom I|’indique je ne suis pas pressé Je suis raisin de table a a Vhorloge du pressoir ma toute derniére heure n’est pas prés de sonner Et tout ce que je souhaite c’est que la féte se termine en beauté et que les verres se lévent encore 50 quand le soleil depuis longtemps sera couché

684

La Pluie et le Beau Temps

et que le bon vin raméne ceux que le bon vent a amenés aujourd’hui ici méme a Saint-Jeannet.

HOPITAL SILENCE Au dotteur Jean Pallies.

5

Sur le visage du soir la main du réve a doucement posé le loup du bal de la nuit et sur un vieux cadran solaire dansent les jeunes ombres de la lune Tout prés dans la méme lueur une inscription surgit HO6pital Silence

a

iS)So

Mais le bal de la lune a peuplé ce silence d’une musique sans bruit Dans |’insomnie briélante soudain des enfants chantent que personne n’entend Leur chanson c’est une plainte la plainte d’une plante dans une serre en exil Quel que soit l’4ge de la malade c’est encore sa jeunesse qui souffre c’est toujours son enfance qui crie

et de loin porte plainte' contre la maladie Mais c’est toujours dans |’accalmie cette jeunesse cette enfance qui oublie tout danse et sourit de connivence avec la vie HO6pital Silence Une malade parle toute seule avec toute cette vie

Hopital Silence

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grand discours tendre et fou roman terrible et vrai © et parfois si joli Chef-d’ceuvre jamais écrit opéra de la fiévre lucide acide et doux comme le citron sur |’arbre une tranche déja dans le verre le verre vide sur la table 4 mille lieues de la main et dans la nouvelle soif le souvenir d’avoir bu 3a Tragédie ot l’espoir reprend le premier rdle et se dresse debout face aux murs blancs et nus puis traversant la chambre dans son péplum de sang entrouvre les rideaux de |’amour et du vent et tout 4 coup éperdu angoissé ne sachant plus au juste pourquoi on l’a appelé retombe sur le lit fébrile et oppressé comme un mauvais a¢cteur exténué sous les huées

Et la douleur le siffle HO6pital Silence 4 =)

4 ua

y .)

Mais la malade plus oppressée que lui le serre dans ses bras et lui souffle son réle tout bas au ras du drap Le dodteur nous |’a dit bientét tu guériras Et tous les deux s’en vont l’un par l’autre bercés au pays du sommeil ot se réveillent le souvenir et les regrets les projets les désirs La quelque part en France H6pital Paris celui des Enfants-Malades rue de Sévres ot elle fit un long apprentissage de souffrance de courage et de bréve euphorie ou des oiseaux répétent encore sans tout avoir compris les refrains enfantins inventés sur le champ éphémeres sortiléges contre le mauvais temps Lundi mardi mercredi jeudi

* encore un autre hier et un autre aujourd hui L’un dit mardi

686

La Pluie et le Beau Temps

un autre mercredi vendredi ou dimanche vendremanche ou didi samedi qu’est-ce que ¢a me dit si moi je dis jeudi et si je dis jeudi c’est pour qu’ils recommencent les jours ou pas malades on pouvait s’envoler les beaux jours des vacances ® H6pital Silence Les jours et les les semaines les la malade est 4 et presque tout

mois passent heures Vence sur la Céte d’Azur a fait complétement guérie

” H6pital Silence Les quatorze heures de la souffrance ne sonnent plus pour elle dans le Midi Et la douleur s’excuse en bonne dame de compagnie > J'ai tant a faire pardonnez-moi si je vous laisse chére amie HO6pital Silence La gréle a fondu % le raisin est sauvé Venue de loin Valouette de Juliette chante sur l’olivier' Et sous les pas de la convalescence luisent les graviers de la premiére sortie ® autant d’étoiles d’or dans des cheveux de pluie HO6pital Silence

La malade sourit tout heureuse d’étre au monde sans demander pourquoi encore une fois toute neuve comme la premiére fois °° encore une fois vivante avec toute la vie.

Entrées et sorties

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PORTRAITS DE BETTY PORTRAIT DE BETTY Visa des visages vies dévisagées

passeportts pour les étrangers wv

Il n’y a pas de miroir objectif pas plus que d’Objectivité c’est dans la glace des autres que parfois on se reconnait Ici

' sur le mur ot chacun se ressemble en particulier tous ressemblent tous ensemble a Betty

qui les a rassemblés.

ENTREES ET SORTIES (Folatrerie)

Le Jardinier entre avec un bouquet de roses rouges et un sac de noix noires. Il est agé et parait fatigué. Cela se passe dans un salon, le salon du « chateau ».

LE JARDINIER, parlant pour lut. Vraiment, Pervenche, ma petite-fille, m’en fait voir de toutes les couleurs. Un jour elle dit qu’elle est un oiseau, un autre jour, elle prétend qu’elle est une fleur, une fleur... Vraiment, c’est manquer de respect 4 son grand-pére. (De plus en plus trifte :) Un oiseau encore, je ne discute pas, mais une fleur! Enfin, sacré nom de Dieu, je suis jardinier et les fleurs, je les connais !

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La Pluie et le Beau Temps La Duchesse entre.

LA DUCHESSE Voyons, quelle mouche vous pique, monsieur Piquemouvoche ? LE JARDINIER Michevoupoque.

(A la Duchesse :) On n’a qu’un nom,

bien sir, mais on y tient! LA DUCHESSE Je t’en prie, Eugéne, tréve de balivernes ! Nous sommes seuls et personne autour. (Clignant de |’wil :) Alors, hein, vieux polisson, inutile de parler pour ne rien dire. Et n’oublie pas : ce soir, surprise-partie.

LE JARDINIER, trés las. Hélas ! LA DUCHESSE

Comment ?

LE JARDINIER

Comme je le dis, madame la Duchesse, hélas ! (De plus en plus las :) Si vous croyez qu’il est gai, le sort du pauvre jardinier... Toujours grimper sur vous comme un lierre sur un vieux marronnier. LA

DUCHESSE

Un vieux marronnier ! LE JARDINIER

Oui, un vieux tronc... enfin, je ne sais pas, une vieille chévre, si vous préférez. LA DUCHESSE

Eh bien, a la bonne heure! Ca m’apprendra a vouloir gouter aux amours ancillaires. LE JARDINIER, Dblessé. Ancillaire brialée!

vous-méme!

Sale

vieille

mauvaise

herbe

Entrées et sorties

689

LA DUCHESSE Ordure vulgaire! Vieux pauvre! LE JARDINIER Pauvre peut-étre, grace a vous, Duchesse... mais vieux, halte-la, mesurez vos paroles!

LA DUCHESSE Soixante-huit ans, Eugéne. Soixante-huit ans. LE JARDINIER

Et toi ? (Et soudain sourtant :) Qu ’est-ce que ¢a peut foutre, mauvaise grand-mére ? Aprés tout, on al’age de ses artéres. A cet instant on entend tres nettement

le brutt désagréable d’une corde de violoncelle qui se brise. Le Jardinier s’écroule. LA DUCHESSE,

/ravie.

Encore un de moins ! (Elle se penche, elle observe.) Rupture d’anévrisme,

sans aucun

doute. Arrive alors Pervenche.

PERVENCHE Tiens, mon grand-pére qui dort...

LA DUCHESSE Il ne dort pas, enfant. I] est mort.

PERVENCHE Laissez-moi donc finir ma phrase. Je disais : Tiens, mon grand-pére qui dort de son dernier sommeil.

LA DUCHESSE Ne comptez pas sur moi pour lui offrir des fleurs. PERVENCHE

Mais moi je suis une fleur, une fleur orpheline (montrant le corps) et encore plus maintenant. Une rose noire (sourtante) ou un oiseau blanc. (Cessant de sourire :) J espere

que vous me laisserez emporter |’arrosoir de grand-pére.

LA DUCHESSE Pour quoi faire?

690

La Pluie et le Beau Temps PERVENCHE

Pour faire sur sa tombe la pluie et le beau temps. Elle sort. LA DUCHESSE, éc@urée.

Et ¢a s’appelle un oiseau! Moi j’appelle ca une oie blanche. Avec ses grands yeux bleus... c’est vraiment dégoitant. (On frappe.) Entrez ! Un fossoyeur entre (ou un croquemort). Il tient a la main une ficelle.

Excusez-moi, corps.

LE FOSSOYEUR je venais prendre LA

les

mesures

du

DUCHESSE

A la bonne heure! Vous, au moins, vous étes rapide.

LE FOSSOYEUR Oui. Ne vous inquiétez pas, ce ne sera pas long.

Il s’approche d’elle et commence prendre ses mesures avec sa ficelle.

a

LA DUCHESSE

Oh, voyons, vous étes fou ! Qu’est-ce qui vous prend ? Je croyais...

Elle montre le corps.

LE FOSSOYEUR Simple malentendu, madame la Duchesse. (Montrant le corps a son tour :) Je ne suis pas venu pour lui. C’est monsieur le Duc qui m’a envoyé... « La Duchesse ne va

pas tarder ; une vieille lampe... » Voila ce qu’il m’a dit : « Ouvrez trés vite la porte en entrant, un courant d’air, un souffle, un rien et elle s’éteint. »

LA DUCHESSE Quelle horreur ! LE FOSSOYEUR, trés simple. Pour une horreur, vous en étes une, c’est pas sujet a discussion.

Entrées et sorties

691 Le Duc entre.

LE DUC, enjoué.

Je voudrais bien savoir par ot diable est passée la petite-fille du jardinier, une enfant merveilleuse, gaie comme un pinson, fraiche comme une rose. (Soudain il apercoit le Fossoyeur.) Ah vous voila, vous! (Puss, jetant un

bref coup d’wil sur le corps du Jardinier :) Enfin me voila veuf, (hochant la téte en souriant) c'est a n’y pas croire : on dirait qu'elle va parler.

LA DUCHESSE Mais je parle! LE DUC, surpris. Ah ! (Désappointé :) C'est vous, amie. (Montrant le corps :)

Excusez-moi, j’étais tout a fait persuade... LA DUCHESSE Ne vous excusez pas, vous étes myope comme une taupe. LE DUC

Au royaume des taupes toutes les taupes... toutes les taupes... enfin toutes les taupes, je me comprends... (Brusquement, montrant le corps :) Mais qui est-ce?

LE FOSSOYEUR Le Jardinier. LE Duc, @ la Duchesse.

A cet age-la, tu sais, (galant) une belle jardiniére ou un vieux jardinier, enfin c’est du pareil au méme.

LA DUCHESSE Et toi, tu es si jeune!

LE DUC Jeune, non, mais enfin solide comme Il met

la main

le Pont Neuf. sur

son

ceur

s‘écroule sur une chazse.

LA DUCHESSE Comme

le Pont Neuf, vous |’avez dit vous-méme.

et

692

La Pluie et le Beau Temps LE DUC, d'une voix mourante.

Sil y avait un prétre... j’aimerais bien, oui, bavarder un peu avec lui, parler de choses et autres.

LA DUCHESSE, radieuse au Fossoyeur. Allez chercher |’Abbé. L’Abbé entre.

L’ABBE

Inutile, je suis la. LA DUCHESSE Vous écoutiez a la porte? L’ABBE, trés simple.

Au confessionnal, nous écoutons bien 4 la petite fenétre. Quelle différence ? (S’approchant de la Duchesse et lui passant trés doucement la main sur l’épaule :) Vous vous sentez trés

mal ? LA DUCHESSE, suffoquée.

Vraiment, ce n’est pas la peine d’écouter aux portes. (Montrant le Duc :) Mais c’est lui qui est au plus mal. LE DUC

Hélas, la Duchesse longtemps.

a raison

: je n’en ai plus pour

L’ABBE

Nous en sommes tous 1a... 4 quelques années prés, fort heureusement. LE Duc, @ la Duchesse. Dites-moi adieu, amie, et surtout pas au revoir!

Il s’écroule, tombe de sa chatse et reste

couché prés du Jardinier. LE FOSSOYEUR, hochant la téte.

Ce que c’est que de nous! LA DUCHESSE,

bouleversée.

Nous! J’espére que c’est une facgon de parler!

Entrées et sorties LE

Excusez-moi, vous assure que jai beau entrer respect, je vous

693

FOSSOYEUR

ce n’était pas pour vous froisser mais je je ne parlais pas pour moi, parce que moi, dans les quatre-vingt-quatre, sauf votre fous mon billet que je les enterrerai tous.

(II les montre :) D’ailleurs, je suis la pour ¢a. (Brusquement hurlant :) Tous! Portant soudain la main a son ceur, il s’écroule a son tour. LA

DUCHESSE

Voila ce que c’est que de parler trop tét. (Réveuse :) Enfin, encore un de moins. Elle sourtt, regardant l’Abbé qui se penche sur le Fossoyeur.

L’ABBE Alors, mon

fils?

LE FOSSOYEUR, @ voix basse mais aussi mourante que celle des précédents. Mon fils, ¢a c’est gentil! LA DUCHESSE, @ |’Abbé. Mais ¢a ne vous rajeunit pas, |’Abbé. L’Abbé, sans répondre, reste courbé

devant le corps du Fossoyeur et pousse soudain un cri terrible, Qu’est-ce qui vous prend, |l’Abbé? L’ABBE, d’une voix dé&ja mourante un peu elle ausst. Qu’est-ce qui me prend ? Qu’est-ce qui va me prendre plut6t et m’emmener ? (Eclatant en sanglots sans pouvoir se

redresser et montrant d’un bras exténué les autres corps :) Quand je pense que, moi aussi, je vais étre obligé de quitter cette it de larmes... (I) sanglote.) Si vous croyez que c’est role ! LA DUCHESSE

Voyons, l’Abbé! (Maw soudain « aux petits soins » :) Voulez-vous un prétre?

694

La Pluie et le Beau Temps L’ABBE

Un prétre ?

LA DUCHESSE Pardonnez-moi, j’oubliais 4 qui je parlais. L’ABBE J'aimerais mieux un médecin.

LA DUCHESSE Ot avais-je la téte ? J’aurais dai y penser.

Un médecin entre. Il eft trés triste.

LE MEDECIN, @ la Duchesse, et sans d’abord voir les corps. Hier, le Duc m’avait demandé de venir vous voir. II était trés inquiet. Vous vous sentez mieux?

LA DUCHESSE Moi ? Je ne me suis jamais si bien portée.

L’ABBE Doéteur... Le Médecin apercoit le prétre, se précipite, lui prend le pouls, lui tate les yeux et, hochant la téte, se reléve.

LE MEDECIN Trop tard! (Puis apercevant les autres corps :) Mais c’est une épidémie !

LA DUCHESSE, avec un grand geste. Ils sont tous morts. LE MEDECIN

C’est bien ce que je disais : une épidémie, la mort. (Soudain jovial :) La vie aussi est une épidémie, ¢a s’attrape de pére en fils ou de mére en fille, si vous préférez, c’est le vieux médecin de la famille qui vous parle, en ce qui nous concerne, une sale maladie la vie, mais croyez-en ma vieille

expérience : un seul reméde, la chirurgie. (I/ sort un rasoir de sa poche.) Il n’y a que cela qui ait fait des progrés... Il se tranche la gorge et tombe.

Entrées et sorties

695

LA DUCHESSE

Oh, mon tapis ! (Elle sonne, elle sonne, elle attend un instant, puts comme personne ne vient, se met a hurler.) Oh! Je sonne et personne !

Un valet de chambre arrive enfin. Il est tres dur doreille et, vu son grand age, se meut avec atffculteé.

LE VALET DE CHAMBRE Madame

a sonné ? LA

DUCHESSE

En voila une question ! LE VALET

DE

CHAMBRE,

Jans

entendre.

Que madame la Duchesse me comprenne, mais je n’entends plus la sonnette. (Montrant son oreille d’un geste triste et qui en dit long :) Alors, je viens de temps a autre, au petit bonheur la chance. (Se redressant et s’inclinant :) Madame la Duchesse a sonné? LA DUCHESSE, excédée, elle se penche et lui hurle dans le

tuyau de l’oreille. Mais enfin, Félicien, pourquoi me poser une question pareille ? LE VALET

DE

CHAMBRE

Parce que c’est l’usage, madame la Duchesse (élevant péniblement la voix) et plutét que de renoncer 4 l’usage, oh! j’aimerais mieux, oui, j’aimerais mieux... (d’une voix

qui s’éteint elle aussi peu a4 peu) que madame la Duchesse me pardonne, mais j’aimerais mieux crever! (J! s’écroule 4 son tour et c'est d’une voix mourante qu’il continue a supplier la Duchesse.) Madame la Duchesse a-t-elle sonné ? Oh, que madame la Duchesse me dise si elle a sonné! Cela sera pour moi un réconfort, un dernier mot d’espoir avant de m’en aller. (Et comme la Duchesse observe un méprisant mutisme, il insifte.) Madame la Duchesse a-t-elle sonné ?

LA DUCHESSE, haussant les épaules. Non, je n’ai pas sonné.

696

La Pluie et le Beau Temps

LE VALET DE CHAMBRE Oh! quelle affreuse erreur ! Que madame la Duchesse me pardonne... j’étais entré sans frapper!

LA DUCHESSE Enfin, sonné ou pas sonné... puisqu’il n’a rien entendu.

LE VALET DE CHAMBRE Oh! je ne vais tout de méme pas mourir comme ga! Que madame la Duchesse appelle l’auménier. Je lui expliquerai que je suis dur d’oreille, il me comprendra et il m’absoudra.

LA DUCHESSE Je regrette, Félicien, de vous contrarier mais |’Abbé est décédé... et comme nous n’avions que celui-la sous la main.

LE VALET DE CHAMBRE, désespéré. Décédé! (D’une voix de plus en plus basse :) Et il y a longtemps ?

LA DUCHESSE Cinq minutes a peine.

LE VALET DE CHAMBRE, avec une lueur d’espoir dans le regard. Cing minutes ? Bon, je le rattraperai en route.

I] meurt. LA DUCHESSE, souriante.

Encore un de moins! (Et désignant d’un geste las les morts allongés :) Et dire que j’attendais Du Monde! Du Monde entre.

DU MONDE, voyant le carnage. Oh! mais c’est affreux, épouvantable, horrible, enfin que dire... et comment se taire! Et tellement inattendu, mais c’est 4 se trouver mal, oui, c’est 4 tomber raide et a mourir de peur! Et Du Monde tombe raide et meurt

de peur.

Entrées et sorties

697

LA DUCHESSE, regardant Du Monde les bras en croix allongé sur le sol. C’était bien gentil 4 vous d’étre venu, mais qu’est-ce que vous voulez! Et comme elle va se regarder devant un grand mirotr, elle apercoit Pervenche qui, elle aussi, entre sans frapper.

PERVENCHE Je viens pour l’arrosoir. Avez-vous réfléchi? LA DUCHESSE, souriante.

Oui. Tout ce qui est ici est 4 moi. Vous tenez a cet arrosoir ? Je le garde. Si je vous le donnais, ou serait mon plaisir (de plus en plus sourtante) puisque vous en avez le désir ?

PERVENCHE Je le dirai

a mon grand-pére.

LA DUCHESSE, de plus en plus souriante, désignant le corps. Il est mort.

PERVENCHE Il fait peut-étre seulement semblant. LA DUCHESSE, éclatant de rire. Oh!

quelle absurdité ! PERVENCHE

Vous faites bien semblant d’étre vivante.

LE JARDINIER, levant la téte. Ca, c'est envoyé!

(Puss se levant tout entier :) Bien sir,

enfant, j’avais fait semblant pour avoir la paix. LA DUCHESSE, tres décontenancée. Et les autres? LE JARDINIER

Les autres, ils sont comme

vous

: ni tout a fait morts

ni tout a fait vivants. Ils s’abiment, ils s’en vont. Enfin, c’est la liquidation!

698

La Pluie et le Beau Temps PERVENCHE

Viens, grand-pére ! (Puss a la Duchesse :) Pour l’arrosoir, vous pouvez le garder. D’abord, il est en or et trop lourd a porter.

Pervenche entratne son grand-pére. LA DUCHESSE Oh! Je n’ai jamais vu de ma vie une petite fille si mal élevée ! (De plus en plus outrée, choquée :) Et ga s’appelle un Oiseau, et ¢a s’appelle une fleur! PERVENCHE, Souriante.

Les oiseaux ne sont pas des anges. LE JARDINIER Les fleurs ne sont pas toutes des pensées'. LA DUCHESSE, les regardant partir. Sans-coeur ! (La Duchesse reste seule avec ses morts. Un chien entre.) Ah! te voila, toi! (Le chien flaire les morts avec d’abord

un peu d’horreur et puts bientét beaucoup d’indifférence.) patte, Joli Coeur, la patte, Coeur Joli, et vite! Ceur Joli donne la patte a Duchesse et s’enfuit. On entend chanson de Ceur Joli, qui, trottant

La la la sur

trots pattes, s’en va retrouver leJardinier et Pervenche, ses amis. CCEUR JOLI

La facon de donner vaut mieux que ce qu’on donne La faridondaine la faridondon la furie mondaine la folie sans dons...

La Duchesse agite machinalement la patte du chien, comme au cimetiére le goupillon bénit, au-dessus des morts couchés sur le tapis. Le rideau tombe.

Rue Stevenson

699

L’AMOUR A LA ROBOTE Un

homme

écrit 4 la machine

une

lettre d’amour

et

la machine répond a |’homme et a la main et a la place de la destinataire

Elle est tellement perfectionnée la machine la machine a laver les chéques et les lettres d’amour Et l’homme confortablement installé dans sa machine

a habiter lit a la machine iw

a lire la réponse de la

machine a écrire Et dans sa machine a réver avec sa machine a calculer il achéte une machine a faire l’amour

Et dans sa machine a réaliser les réves il fait l’'amour a la machine a écrire a la machine a faire |’amour

Et la machine le trompe avec un machin un machin a mourir de rire.

RUE STEVENSON Le docteur Jonquille sur son petit vélo s’en va voir sa belle sa belle Isabelle qui habite Meudon uv

So

Il a du lilas blanc sur son guidon Sa belle Isabelle

qui habite Meudon rue Stevenson Soudain inquiet il se retourne et voit derriére lui un autre qui pédale aussi et qui lui dit

a

Alors doéteur Jonquille on se croyait tout seul sur son petit vélo mais c’est un tandem et tu n’en savais rien

700

La Pluie et le Beau Temps

Il se présente Monsieur Hydeux *? pour vous servir de double Et le lilas se fane et devient gris Une pancarte a beau affirmer Défense de doubler Monsieur Hydeux s’en fout 2a Il double il ricane comme un petit fou Et soudain voila que tu ris i)

Doéteur Jonquille tu ris du méme rire que lui Pédalons monsieur Hydeux Pédalons jusqu’a Meudon...

En route ils écrasent une poule deux amiraux ou trois cochons Soudain rue Stevenson > devant la porte on sonne Isabelle ouvre la porte mais c’est monsieur Hydeux qui entre Le bon doéteur court les routes sans méme savoir lesquelles Isabelle pousse les cris du malheur car monsieur Hydeux est tout nu avec a la main le lilas déja défunt Il se précipite vers la belle et l’entraine vers le lit “en lui disant des mots 4

particuliérement orduriers

que le bon do¢teur Jonquille comme le secret professionnel gardait précieusement pour lui Il casse la suspension et donne 4a Isabelle d’horribles petits surnoms Soudain il se tait et pleure et comme elle veut le consoler » il lui fout sa main sur la gueule et lui conseille de se retirer Pauvre monsieur Hydeux il a peur du noir 5

et il voit que la nuit va tomber

Rue Stevenson

Jol

° Et quand la nuit arrive

son double a lui arrive aussi et c’est d’une voix désespérée qu il dit tout bas Le voici... Beau négre tu surgis de derriére le rideau ® comme le double noir de la boite aux dominos Pauvre docteur Jonquille Pauvre monsieur Hydeux Jeux de dominos jeux de quilles jeux de mains jeux de vilain Ce n’est plus du Je ” c’est du catch et méme de I’assassinat Beau négre le rasoir a la main tu te penches sur la belle Isabelle et tu souris de toutes tes dents ™ Tu te reléves elle est toute morte et tu es tout rouge de son sang Et toi homme rouge double du négre noir soudain parti trés brusquement * tu restes impassible et souriant le rasoir 4 la main comme un brave homme paisible qui se demande seulement ou il a bien pu mettre le savon... * Et la belle Isabelle est maintenant étendue sur le grand tapis a fleurs ornant le petit salon Fleurs de tapis de sang rougies ” yous vous €panouissez on dirait que vous allez crier Et comme il est triste le pauvre lilas gris

affalé sur le guéridon * Et le négre se débarbouille mais d’un coup vieillit et blanchit Son rasoir s’ébréche la maison se lézarde Ca y est

702

La Pluie et le Beau Temps

'°° mon double je suis fait Et s’il n’y en avait qu’un je pourrais encore m’en tirer Mais le pauvre noir dans le noir voit arriver le double-créme le triple-sec et le demi-blonde mal tiré

Triste repas d’un condamneé... '> Dodteur Jonquille qui tua sans trop savoir pourquoi ta

pauvre fiancée tu as la téte dans les mains et te voila bien avancé Ot en sont tes derniéres volontés un verre de stout une cigarette et a quoi penses-tu maintenant

0 Je pense a la guillotine Mais non doéteur Jonquille nous sommes en Angleterre et ici on pend C’est vrai oti avais-je la téte ''> Mais vous l’aviez entre les mains regardez donc quelques lignes plus haut c'est écrit en toutes lettres Le crime a eu lieu 4 Meudon c’est une affaire entendue '0 (mauvaise affaire pour n’en pas dire plus) mais vous avez été jugé en Angleterre

Oh qu’est-ce que j’ai été faire 4 Meudon puisque je n’aimais pas Isabelle simplement je me servais d’elle '> pour avoir une belle clientéle Et voila le pauvre docteur Jonquille hurlant tout seul dans sa cellule Et puis ne parlons plus de corde dans la maison de quelqu’un qui va étre pendu 50 C’egst Adéle que j’aimais parfaitement Adéle et comme c’est vrai Adéle ou est-elle Adéle aujourd’hui... 5 Tu l’as connue dans un bordel 106 boulevard de la Chapelle! a Paris un soir ou tu vins soigner?’

Comme cela se trouve | 14 S

145

150

155

703

un débardeur noir qui venait de recevoir trois ou quatre coups de rasoir Et pendant que tu le soignais il mourait tout doucement et toi de temps en temps tu revoyais Isabelle et puis ta clientéle Mais on revoit tant de choses au bordel et tu ne regardais qu’Adéle et ses fesses qui remuaient sous son peignoir bleu ciel Adéle a qui tu promis un jour de |’emmener dans les bois de Meudon Adéle la belle Adéle voyons Adéle avec qui tu buvais le triple-sec la mauvaise biére et qui te traitait de tous les noms

Adieu donc doéteur Jonquille

160

je ne te dis pas au revoir puisqu’on va te pendre adieu donc malheureux imbécile et paix a tes cendres.

COMME

CELA

SE TROUVE!

(Ballet)

Le décor représente une maison, un cimetiére et un

salon de thé. « Oh, j’ai perdu ma femme! inconsolable,

hilare

et

» chante et danse le veuf, désolé,

nerfs

brisés

et

raccommodés. « Mon mari m’a perdue! » danse et chante la femme, la morte du vivant, souriante, indifférente, mais toujours aussi triste que dans son temps passé. « Mon mari m’a perdue, qui jamais ne m’avait trouvée !

Il n’a pas de quoi se vanter. Méme si c’était lui qui m’avait perdue, aurait-il jamais pu me sauver? »

704

La Pluie et le Beau Temps

‘ Et ils dansent, du c6té cour et du cété jardin, du cété cimetiére, du cété salon de thé, ensemble et séparés, ensemble, comme ils dormaient, révaient et s’éveillaient, chacun de son mauvais cété.

Et méme si la musique est belle, le ballet n’est pas gai.

DROLE D’IMMEUBLE (Feutlleton)

Dans une chambre au sixiéme un coquillage est posé sur la table soudain il se met a chanter L’homme est réveillé par le bruit de la mer uv“ il voit le coquillage il lui sourit il veut le prendre avec les mains mais le coquillage s’enfuit Et l'homme assis sur son lit ' regarde le réveille-matin avec ses oreilles il entend la sonnerie il secoue la téte pour chasser le bruit mais la sonnerie continue L’homme se léve a il est tout nu un homme comme les autres sauf qu’il est bossu Il ouvre la fenétre il se penche il enjambe 2 So il se jette Un homme a la mer dit le concierge en balayant le corps Dréle d’immeuble Le facteur sonne 4 |’entresol iS)a il tient une lettre a la main la porte s’ouvre un barbu passe la téte la lettre s’envole Qu’est-ce que c’est demande le barbu

*° Rien dit le faéteur une lettre les €crits s’envolent les paroles restent

Dréle d’immeuble

705

Ah dit le barbu il ferme la porte et se rendort et sa petite barbe sur le drap » c’egst comme

un gros rat angora

Drdéle d’immeuble Au quatriéme sur la cour un enfant joue avec des allumettes et il met le feu a son pére “© Un peu plus tard la mére arrive Ca sent le caoutchouc grillé qu’est-ce que tu as encore fait C’est rien les bretelles 4 papa * Ou est-il ton pére Je ne sais pas maman je ne sais pas La mére cherche et l’enfant fait semblant de chercher Brave petit coeur °° Soudain la mére voit le cendrier plein C’est fou ce que cet homme peut fumer ¢a coate cher et ¢a ne sert a rien

Elle prend le cendrier et dans la cuisine l'enfant la suit * Cendrier vidé dans la poubelle délicieuse petite aquarelle liquidation du paternel Paix a ses cendres dit l'enfant il me battait ® Qu’est-ce que tu dis Je te demande si je peux descendre Pour quoi faire Pour voir si des fois papa n’est pas resté au bureau de tabac Va dit la mére 65 et l’enfant s’enfuit Il glisse sur la rampe de l|’escalier et sous le porche il disparait Dréle d’immeuble situé boulevard Pasteur C’est dans cet immeuble que 70

pieusement

demeure le pasteur Boulevard Il paye réguliérement son loyer au troisiéme sur la rue

706

La Pluie et le Beau Temps

et il éleve des chiens enragés » Soudain on frappe il ouvre et recommencent les hurlements Dréle d’immeuble C’est monsieur Clapotis

* homme qui a eu des malheurs Et il engueule le pasteur Ernest de ton prénom Pasteur de ta profession pourquoi éléves-tu des chiens enragés ® pourquoi la nuit veux-tu les forcer a prier pourquoi leur parles-tu en latin quand ils ont envie d’aboyer Laisse-les tranquilles fous-leur la paix » Et le pasteur veut s’expliquer mais Clapotis le voisin du dessus regarde le pasteur en dessous Et il crie Ca va ¢a va je sais » Je connais

il y en a qui élévent des enfants d’autres qui élévent des poulets

ou des vaches Moi j’éleve la voix ‘0 et il recommence a gueuler Jéléve aussi des cochons d’Inde Mais vous pouvez fouiller partout partout partout pasteur

'> puisque c'est votre métier de fouiller dans les intérieurs mais jamais vous ne les trouverez je les éléve avec du son je gueule 0 plus je gueule plus ils grandissent et quand ils sont grands ils s’en vont a l’anglaise comme la pomme et des Indes quelquefois je regois une carte ''5 Carte postale Cher papa

Dréle d’immeuble

707

nous allons bien lettre suit Signé Cochon numéro deux Cochon numéro trois Mais la lettre ne suit pas '0 alors je grimpe sur la tour et je gueule a |’ingratitude et je miaule a la solitude et plus je gueule plus ils se foutent de ma gueule la-bas au Bengale dans les Indes Na les sales petits cochons d’Inde Mais on demande le pasteur pour un mariage il s’excuse se cure les oreilles prend son chapeau et s’en va laissant la 13 °

13 a

le voisin du dessus sang dessus dessous et qui pleure Drdle d’immeuble C’est au quatriéme qu’elle habite la jolie petite Marguerite mais son mariage ne se fera pas

et lorsque le pasteur le sourire aux lévres pénétre dans l’appartement 140 il se trouve en présence de la vraie pdleur de cire dont il est question dans tant de romans Comme des factionnaires devant leur guérite le papa et la maman sont plantés devant Marguerite > et ils sont tout a fait blancs et Marguerite plus blanche encore berce dans la corbeille de mariée un nouveau-né fraichement mort Drdéle d’immeuble 150 L’homme qui s’est jeté par la fenétre en cherchant le bruit de la mer c’était le pére enfin celui que la jeune fille aimait On l’appelait Lagardére' 15 a parce qu'il était bossu De son métier il était jardinier qu’on disait mais entre ce qu’on dit et ce qu’on sait il y a un monde?

708

La Pluie et le Beau Temps

‘6 c’egt dans ce monde que le bossu vivait Et le soir d’orage un vrai soir d’orage avec foudre tombant sur l’église et traversant le verre a bordeaux ' sans briler les doigts du bedeau la foudre quoi |’orage pas la goutte militaire la foudre bref le soir d’orage ob Marguerite vint " dans la chambre du bossu quel beau soir vraiment Chez le voisin du dessus parti on ne sait ot. depuis longtemps il y avait un personnage tout noir qui jouait du vas-y-voir '> au fond d’une malle

dans les bas-fonds de l’appartement'! Et le bossu recut Marguerite la nuit comme on recoit le jour une lettre d’amour Il n’osait pas la décacheter '*© Cependant tendrement sournoisement rageusement quelqu’un sur le palier sanglotant les épiait et par la porte par mégarde encore entrebiillée xa

couvait Marguerite des yeux tout en la dévorant du regard

Quelqu’un c’était Azor le chien modéle Azor le modéle des chiens de la meute au pasteur '” Le bi-bi le bi-en le bien neu-neu le bienheureux Za-Zor comme l’appelait le grand sermonneur qui devant |’Eternel était aussi un grand bégayeur et qui aimait a préciser

Le bienheureux Azor plus zu-zu plus zu-main que le plus zu-zu zumain des zumains 0° Tl ne lui manque que que la pa-pa

Dréle d’immeuble

709

que la pa-role di-di di-divine bien entendu-du *> Comment aurait-il pu savoir le bienheureux pasteur Boulevard que le malencontreux et mal content Azor tout comme le bossu portait Marguerite dans son coeur! 1 et ailleurs Bref les deux soupirants chacun sur une chaise échangeaient des idées 21 a dans |’obscurité? Oh disait le bossu si j’avais une théiére et des petites cuilléres je vous ferais du thé 0 J] tournait autour de la théiére sans oser aborder le Grand Sujet mais il n’y avait pas de théiére la conversation languissait Alors il se mit a lui raconter N N 7) Vhistoire d’un trés ancien arriére-arriére-grand-pére héréditaire petit bossu dans la rue Quincampoix’ Est-ce vrai qu’il va y avoir la guerre aimez-vous les cravates a pois

Moi j’ai peur des souris Et moi j’ai peur des rats Comme ga se trouve mon fiancé est barbu‘ jamais je ne pourrai l’aimer c'est affreux une barbe 235 j'ai horreur des infirmités Merci dit le bossu Pourquoi Pour rien Et il se met a songer que malgré toutes les précautions prises *0 un jour elle saura Toutes les précautions prises Par exemple

230

710

245

250

260

265

La Plute et le Beau Temps se montrer toujours de face donner de l’argent au concierge pour qu'il se taise et porter un grand pardessus raglan de coupe anglaise Il souffre le bossu il voudrait lui dire J’ai une bosse aime-moi quand méme aime-moi autant aime-moi davantage Mais toujours sur les images le Cupidon est joufflu rarement bossu Vous avez une belle voix dit Marguerite surtout quand vous vous taisez et elle rapproche sa chaise! La chaise grince sa voix tremble le bossu chante et lui prend la main Moi aussi Marguerite j’ai horreur des infirmités comme on s’entend bien Ils se touchent la main et la foudre qui sans doute avait oublié quelque chose la foudre revient elle déshabille complétement Marguerite pauvre petite

Elle monte quatre a quatre |’escalier elle entre dans la chambre ou vivait celui qui s’est tué Et le réveille-matin le réveil de son amant lui sonne sa derniére heure tendrement Elle se jette 4 son tour Un coeur a la mer dit le concierge et il balaie le corps Soudain les hurlements redoublent s°> le pasteur arpente la cour de ses longues jambes effilochées aboyant a la lune au soleil aux étoiles et a l’obscurité Décidément?

Petite téte sans cervelle

713

dit le concierge 7° ils sont tous enragés

Dréle d’immeuble et si ca continue je vais déménager.

PETITE TETE SANS CERVELLE C’est un vélo volé et secoué par le vent un enfant est dessus qui pédale en pleurant un brave homme derriére lui le poursuit en hurlant Et le garde-barriére agite son drapeau u l'enfant passe quand méme le train passe sur lui et le brave homme arrive en reprenant son souffle contemplant sa ferraille n’en croyant pas ses yeux Les deux roues sont tordues le guidon est faussé le cadre fracassé le lampion en charpie et la bougie en miettes 'S Et ma médaille de Saint-Christophe ou est-elle passée vraiment il n’y a plus d’enfants on ne sait plus 4 quel saint se vouer on ne sait plus que dire *» on ne sait plus que penser on ne sait plus comment tout ¢a va finir on ne sait plus ot on en est vraiment

Quelle bande de ons * dit le garde-barriére en pleurant.

714

La Pluie et le Beau Temps

NUAGES Je suis allée chercher mon tricot de laine et le chevreau m’a suivie le gris il ne se méfie pas comme le grand

il est encore trop petit > Elle était toute petite aussi mais quelque chose en elle parlait déja vieux comme le monde Déja elle savait des choses atroces par exemple ' qu'il faut se méfier Et elle regardait le chevreau et le chevreau la regardait et elle avait envie de pleurer Il est comme moi dit-elle ' un peu trigte et un peu gai Et puis elle eut un grand sourire et la pluie se mit a tomber.

LE BEAU LANGAGE Sortie d’un lycée parisien. Deux petits garcons se disputent.

L'UN D’EUX, S’adressant a l’autre. Parfaitement, moi je te le dis, si tu continues, je vais te casser la gueule!

LA MERE, qui venait simplement chercher l'enfant. Oh! (Elle gifle le petit garcon et l’entraine, satsie d’une ébouriffante indignation.) Des mots pareils, dans la bouche

Le Beau Langage

715

d’un enfant, mais c’est a ne pas y croire ! Ou as-tu appris... Vraiment, c’est a se demander...

Un peu plus tard, le péere, rentrant de son ministére, avec une grande indifférence questionne la mére. LE PERE Qu’est-ce qu'il a, le petit ? Il en fait une téte. LA MERE

Ce qu ila, il est puni et si tu pouvais seulement te douter pourquoi... une telle grossiéreté.... enfin, bref, je l’ai surpris a dire 4 un de ses petits camarades...

LE PERE, déja sévere.

Qu’a-t-il dit? LA MERE, @ voix basse,

Il a dit, il a osé dire : je-vais-te-casser-la-gueule!

LE PERE Oh! (Giflant l'enfant comme déja l’a giflé la mere :) Grossier petit individu, je t'apprendrai la politesse, moi ! L’enfant hurle.

LE PERE Tu vas me faire le plaisir de te taire! (Et comme l’enfant

ne fait pas assez vite ce plaisir a son pere, son péere le gifle a nouveau.) Des mots pareils, d’une telle vulgarité... (Hochant douloureusement la téte :) Je vais te casser la gueule... L’ENFANT

Me la casse pas, papa! LE PERE

Petit imbécile! Je répétais seulement et douloureusement ce que tu as osé dire... et puis assez, hein, pour les

vacances de Paques inutile d’en parler et puis enfin tu iras te coucher sans diner ou plutét non, tu dineras avec nous. (S’adressant a sa femme :) Ca lui servira de lecgon, l’un de mes meilleurs amis vient diner ce soir, je l’en ai prié, tu sais, le commandant de Bonaloy (il secoue l’enfant), tu entends, quelqu’un de parfaitement bien élevé qui a fait

716

La Pluie et le Beau Temps

son devoir, quelqu’un de trés bien (secouant l’enfant), tu entends, le commandant... (de plus en plus grave) c'est une Gueule Cassée! Et le pére enferme l’enfant dans sa chambre jusqu’a l’heure du repas exemplatre. Et le petit garcon en pénitence s’accoude a la fenétre du modeste mats cossu entresol familial et jette un pauvre regard sur le mur d’en face ou s’étale une engageante affiche de la Loterie

nationale. L’ENFANT, lisant le texte publicttatre. Ah les veinards, toujours les mémes! Toujours Gueules Cassées qui gagnent' !

SOUVENIR Vingt ans aprés cent ans plus tard toujours les sordides mousquetaires toujours les mémes traineurs de sabre toujours les porteurs de banniére > Enfant j’ai vu sur une image des hommes en robe noire avec un visage vert debout autour d’un homme qui s’appelait Ferrer? Oh pauvres hommes vivants comme vous avez de redoutables adversaires '° toujours les mémes sans un changement de malheureux bourreaux semblables a ceux d’avant.

les

J attends

J ATTENDS J attends le doux veuvage j'attends le deuil heureux

Il a mis en veilleuse ma lampe d’Aladin il m’a appelée menteuse > et je ne disais rien Jattends le doux veuvage j’attends le deuil heureux En entrant au bordel il a retiré son alliance ' et la il a choisi une femme a ma ressemblance

Et puis de tous mes noms et prénoms et surnoms fébrilement il l’a insultée

'5 et subitement il l’a fouettée' Avec moi il n’osait

Tu es ma chienne ton seul nom c’est Fidéle

et pour moi fais la belle 0 Voila ce qu’il lui disait Jattends le doux veuvage’ j’attends le deuil heureux Et puis il s’est jeté sur moi » comme sur sa pire ennemie et il m’a embrassée et il m’a caressée et j’étais pleurait-il tout l’amour de sa vie

TE

718

La Pluie et le Beau Temps * J’attends le doux veuvage j’attends le deuil heureux Déja mon amoureux lave le sang du meurtre

dans les eaux de mes yeux.

OU JE VAIS, D’OU JE VIENS... Ou je vais, d’ot je viens, Pourquoi je suis trempée. Voyons, ¢a se voit bien. Il pleut. > La pluie, c’est de la pluie. Je vais dessous, et puis, Et puis c’est tout.

Passez votre chemin Comme je passe le mien. '° C’est pour mon plaisir Que je patauge dans la boue. La pluie, ¢a me fait rire. Je ris de tout et de tout et de tout. Si vous avez la larme facile ' Rentrez plut6t chez vous, Pleurez plutét sur vous, Mais laissez-moi, Laissez-moi, laissez-moi, laissez-moi, laissez-moi. Je ne veux pas entendre le son de votre voix, *” Passez votre chemin

Comme

je passe le mien.

Le seul homme que j’aimais, c’est vous qui l’avez tué, matraqué, piétiné... » achevé. J'ai vu son sang couler, couler dans le ruisseau, dans le ruisseau. Passez votre chemin * comme je passe le mien.

Noél des ramasseurs de neige

719

L’homme que j’aimais est mort, la téte dans la boue. Ce que j’peux vous hair, vous hair... c’est fou... c’est fou... c’est fou. * Et vous vous attendrissez sur moi,

vous étes trop bons pour moi, beaucoup trop bons, croyez-moi. Vous étes bons... bons comme le ratier est bon pour le rat... mais un jour... un jour viendra ou le rat vous mordra... *° Passez votre chemin,

hommes bons... hommes de bien.

NOEL DES RAMASSEURS

DE NEIGE

(Quand elle tombe a Noél) Nos cheminées sont vides

nos poches retournées ohé ohé ohé nos cheminées sont vides > nos souliers sont percés ohé ohé ohé et nos enfants livides dansent devant nos buffets ohé ohé ohé

‘© Et pourtant c’est Noél Noé! qu’il faut féter Fétons fétons Noél ca se fait chaque année Ohé la vie est belle

' Ohé joyeux Noél Mais v’la la neige qui tombe qui tombe de tout en haut Elle va se faire mal en tombant de si haut 72 ohé ohé ého

Pauvre neige nouvelle courons courons vers elle

720

La Pluie et le Beau Temps

courons avec nos pelles courons la ramasser » puisque c’est notre métier ohé ohé ohé Jolie neige nouvelle toi qu’arrives du ciel dis-nous dis-nous la belle 0 Ohé ohé ohé

Quand est-ce qu’a Noél tomberont de 1a-haut des dindes de Noél avec leurs dindonneaux ohé ohé ého!

AU GRAND JAMAIS A la grande nuit au petit jour au grand jamais au petit toujours je t'aimerai Voila ce qu’il lui chantait

> Son coeur a elle lui battait froid Je voudrais que tu n’aimes que moi Il lui disait qu’il était fou d’elle et qu'elle était par trop raisonnable de lui Au grand jamais au petit toujours ' au grand jour et a la petite nuit Bien sar si je te dis je t'aime je t'aime a en mourir c’est un peu aussi pour en vivre '* Et je ne veux pas dire que je n’aime que toi que je n’aime pas partir partir pour revenir que je n’aime pas rire

et qu’a tes tendres plaintes je ne préfére pas ton sourire

Au grand jamais

721

0 N’aime que moi dit-elle ou alors ca ne compte pas

Essaie de comprendre Comprendre ¢a ne m/’intéresse pas

* Tu as raison il ne s’agit pas de comprendre il s’agit de savoir Je ne veux rien savoir

Tu as raison il ne s’agit pas de savoir 30 i] s’agit de vivre d’étre d’exister Tout ¢a n’existe pas je veux que tu m’aimes et que tu n’aimes que moi mais je veux que les autres t’aiment * et que tu te refuses a elles a cause de moi

Terriblement avide Est-ce ma faute je suis comme

¢a

Bon dit-il et il s’en va “ Au grand jamais au petit jour a la grande nuit au petit toujours Ce n’est pas la peine de revenir Elle a jeté les valises par la fenétre et il est dans la rue © seul avec les valises

Voila maintenant que je suis tout seul comme un chien sous la pluie puis il constate qu’il ne pleut pas

722

La Pluie et le Beau Temps

c'est dommage c’est moins réussi * enfin on ne peut pas avoir tous les soirs une tempéte de neige et le décor n’est pas toujours dramatique a4 souhait L’homme laisse tomber les valises les chemises le rasoir électrique les flacons > et les mains dans les poches le col de pardessus relevé il fonce dans le brouillard Il n’y a pas de brouillard mais l’homme pense °° J’abandonne les bagages je fonce dans le brouillard Alors il y a du brouillard et l’homme est dans le brouillard et pense 4 son grand amour et remue les violons du souvenir ® et presse le pas parce qu'il fait froid et passe un pont et revient sur ses pas et passe un autre pont et ne sait pas pourquoi Des hommes et des femmes sortent d’un cinéma ou derriére une affiche il y a un prélat Et la foule s’en va la lumiére s’éteint le prétre reste la

” Qu’est-ce qu’il peut bien foutre derriére cette affiche ce prétre-la Comme l’homme le regarde le prétre disparait mais passe de temps en temps la téte comme le petit capucin de la petite maisonnette des trés rustiques barométres une téte plate et livide comme une lune malade > comme un trop vieux blanc d’ceuf sur une assiette trés sale Et puis apres tout qu’est-ce que ¢a peut me foutre Ce cinéma c’est peut-étre sa boite de nuit *° 4 ce prétre

Confidences d'un condamné ,

A

723

Mais le prétre pousse un petit cri

comme une petite femme qu’on égorge comme un petit caniche qui meurt Dans les brouillards de Londres ® en plein Paris la nuit homme s’enfuit Au grand jamais au petit toujours poursuivi par son grand amour.

A QUOI REVAIS-TU? Vétue puis revétue a quoi révais-tu

dévétue Je laissais mon vison au vestiaire > et nous partions dans le désert Nous vivions d’amour et d’eau fraiche nous nous aimions dans la misére nous mangions notre linge sale en famine et sur la nappe de sable noir ' tintait la vaisselle du soleil Nous nous aimions dans la misére nous vivions d’amour et d’eau fraiche jétais ta nue propriété.

CONFIDENCES

D’UN CONDAMNE

Pourquoi on m’a coupé la téte? Je peux bien le dire maintenant, tout s’efface avec le temps. Cétait si simple, vraiment. J étais allé passer la soirée chez des amis mais il y avait beaucoup de monde et je m’ennuyais. A cette époque jétais un peu triste et j’avais facilement mal a la téte.

724

La Plute et le Beau Temps

’ Cette atmosphére de féte m’irritait et me fatiguait. Je pris congé. La maitresse de maison me prévint que la minuterie était détraquée et que |l’ascenseur était en panne lui aussi. « Je peux vous faire un peu de lumiére, attendez. — De la lumiére, vous plaisantez, lui dis-je, je suis comme les chats, moi, je vois clair la nuit. — Vous entendez, dit-elle a ses amis, il est comme les chats, c’est merveilleux, il voit clair la nuit. »

Pourquoi avais-je dit cela, une fagon de parler, une phrase polie et qui se voulait spirituelle, dégagée. '° Je commengais a descendre péniblement les premiéres marches de l’escalier et les petites barres de cuivre du tapis faisaient un bruit curieux sous mes pas qui glissaient. J’étais dans une si noire obscurité que j’eus d’abord envie de remonter et d’appeler. Je fouillais d’abord mes poches, mais vainement, pas d’allumettes. Je m/’assis et réfléchis, 4 quoi, je ne sais plus, j’attendais peut-étre

que quelqu’un

vint 4 mon

secours

sans,

bien entendu, savoir ou deviner que j’avais besoin d’aide. Me relevant péniblement et ne trouvant pas la rampe, je me heurtais violemment contre un mur et me mis

a saigner du nez. '’ Cherchant dans mes poches un mouchoir, je mis enfin la main sur une boite d’allumettes avec, fort malencontreusement, une seule allumette dedans. Je l’allumai avec d’infinies précautions et, cherchant une

nouvelle fois la rampe, j’apercus d’abord dans un miroir, sur le palier de l’étage ot je m’étais arrété, mon visage couvert de sang. Et ce fut a nouveau |’obscurité. Je me trouvais de plus en plus désemparé. Soudain,

étendant

au

hasard,

a tatons,

la main,

je

touchai un serpent qui se mit a glisser. *” Charmante soirée. Ce serpent c’était tout simplement la rampe que par

bonheur j’avais retrouvée et qui rampait doucement sous

ma

main

qui venait d’essuyer mon visage ‘si

stupidement ensanglanté. Je me mis alors a rire : j’étais sauve.

Confidences d'un condamné

725

Et comme je descendais allégrement mais prudemment, je fus tout a coup renversé par quelqu’un ou quelque chose qui, a toute vitesse, lui ou elle aussi, descendait

en méme temps qu’une petite flamme, sans aucun doute celle d’un briquet. Me relevant encore une fois, je marchai 4 nouveau dans le noir, mes deux mains devant moi.

» Ces deux mains rencontrérent le mur et le mur céda... Ce n’était pas le mur mais une porte entrouverte. Soudain de la musique et de la lumiére venant des étages supérieurs ! Sans aucun doute des invités qui, a leur tour, descendaient et que la maitresse de maison accompagnait, un flambeau a la main. Vraiment, je ne savais ou me mettre et ce n’était pas une facon de parler, aussi, profitant de cette porte pour me dissimuler, je pénétrai plus avant, quand tout a coup, dans la lumiére qui grandissait, je découvris un corps étendu a mes pieds. 0 C’était le corps d’Antoinette. Elle était la, couchée, les yeux ouverts, la gorge aussi.

Antoinette avec qui j’avais vécu si longtemps et qui le mois dernier m’avait abandonné. Antoinette que j’avais suppliée, que j’avais méme menacée. Je ne pus retenir un cri. > De terreur, ce cri et de Stupeur aussi. La maitresse de maison, les invités se précipitent, des portes s’ouvrent, d’autres lumiéres bient6t se mélent a la leur, portées par d’autres locataires déshabillés,

terrorisés et blémes. Beaucoup de temps déja s’était écoulé depuis que j’avais pris congé et j’étais la, muet et couvert de sang, hagard comme dans les pires histoires. Prés du corps de mon amie perdue et — en quel état — retrouvée, sur le parquet, une lame luisait comme un morceau de lune dans un ciel étoilé. Dans chaque main tremblante une lumiére bougeait. “© Présence inexplicable ou bien trop expliquée. Vous voyez d'ici le procés : le pourvoi rejeté, le petit verre, le crucifix 4a embrasser et encore, comme une lune, le couperet d’acier.

726

La Pluie et le Beau Temps

Que voulez-vous, mettez-vous a ma place. Que pouvaisje dire, que pouvais-je raconter. J’avais passé un trop

mauvais quart d’heure dans les mornes ténébres de ce noir escalier et j’avais eu la folle imprudence d’affirmer : je vois clair la nuit, moi, je suis comme

les chats. Qui m/’aurait cru alors et sans me rire au nez. Oui, j’en suis sir, on m’aurait ri au nez pendant de

longues, de trop longues années 4 mon gré. ' Jai préféré me taire plutét que d’étre ridiculisé.

THE

GAY

PARIS

(Chronique théatrale) Hier soir, au nouveau

Vieux-Colombier',

nous étions

quelques-uns et non des moindres a nous réjouir de accueil fait a Ariane Masseur? de Gabriel Marcel Prévét' des Marchands de sable a endormir le spectateur. Peu nous importait, 4 nous autres insomniaques, les soupirs artificieusement prolongés, les bravos ironiques, les ronflements refoulés et camouflés en rires étouffés. Ce n était que les signes mémes, et combien révélateurs, de la mauvaise conscience de ceux qui vont au théatre pour « se distraire », comme si depuis des siécles le théatre n’était pas un temple et la distraction l’exclusif privilége des savants dignes de ce nom. Accueil qui se voulait de glace mais n’était que de géne car tous sentirent comme nous, mais la plupart sans oser se

l’avouer,

que

nous

étions,

comme

d’habitude,

en

présence d’un nouveau chef-d’ceuvre. Et ce chef-d’ceuvre était d’une si palpitante vacuité et d’une si morne, si bléme et si vacillante néo-sénilité que nous €prouvions a peine le désir d’applaudir tant nous étions comblés. Est-ce qu’on applaudit a l’église pendant |’élévation! Pourquoi applaudirait-on au théatre quand on se trouve en présence de |’ineffable et indéniable sérénité du génie qui se garde d’élever la voix plus haut que les idées.

The Gay Paris

727

Pas un coup de théatre', mais nous étions frappés et ces quatre actes se déroulaient avec une rigueur si apparemment peu spectaculaire et une vigueur si virilement mais pudiquement dissimulée que parfois les acteurs semblaient étre sur le point de se trouver dépaysés. Mais pas le plus furtif appel a la boite a souffleur, simplement un regard vers les Hauts Lieux ot seul souffle Esprit. Alors, et a l’instant méme, la hautaine et presque immobile machine dramatique se remettait en marche schizophrénétiquement et la fastidieuse, mais voulue telle, apparente inertie de |’édifiante et audacieuse intrigue faisait jaillir dans la lumineuse pénombre de |’ambiguité

une nouvelle et fiére réponse au tragique et lancinant probleme de |’adultérinité’. Pendant les entractes, alors que d’aucuns, pourtant sirs de l’impunité, osaient 4 peine se permettre de faire semblant de sourire, nous autres nous échangions un regard qui en disait long. Et plus tard, aprés la « féte », oubliant |’heure, le nom

des rues, le temps, |’espace, et la pluie qui tombait et autres superfétatoires matérialités, échangeant nos impressions, nous marchions. « C’était fort minable ! — Oh combien ! — Et a cause de cela méme d’une indicible intensité! — Mais un peu existentielle, il faut se l’avouer. —

Peut-étre, mais tellement chrétienne avant tout!

— Cela, je vous l’accorde, chrétienne jusqu’au bout des ongles rongés.

— Quelle statufiante et salubre soirée! — Ah! le voila bien le parfait nouveau réalisme des idées ! —

Eh oui, la vie méme,

la vraie’...

— ... la nétre, si dure a vivre mais si belle a penser. — Et que l’homme est petit quand le théatre est grand ! — Tout a fait exact, tenez, moi qui me suis si consciencieusement mais si magistralement ennuyé, parfois je me suis senti chez moi, en famille, a la maison. — Quelle legon pour la télévision! » (Interim.)

728

La Pluie et le Beau Temps

ART ABSTRUS Désagréablement surpris de vivre a peine satisfait de ne pas étre mort jamais il n’adresse la parole a la vie Il y a une nuance entre dire et demander merci > Et la téte entre les mains et les pinceaux tout préts mais la couleur si loin debout devant son chevalet de torture picturale il se regarde et s’observe dans le miroir de la toile ot la mygale de la mégalomanie tisse et retisse a |’infini la décalcomanie logogriphique! de ses spéculations esthétiques

Abstraire une vache pour en tirer du lait et tirer de ce lait le portrait d’un brin d’herbe que la vache a brouté Pourtant

des tournesols de fer voltigent en Provence dans les jardins de Calder '° pourtant sous la pluie contre un poteau télégraphique un vélo de Braque dit merci a |’éclaircie pourtant Claude et Paloma Picasso? ne prennent pas la peine de pousser le cadre pour sortir tout vivants du tableau pourtant la bohémienne endormie réve encore au douanier Rousseau’ pourtant des éclats de soleil blessent encore |’oiseau tardif des paysages de Mird '> pourtant a Florence cette haleine de fleurs peintes entre les lévres de la bouche d’un visage de Botticelli‘ a toujours le méme parfum que le printemps de pia pourtant aujourd’hui en pleine lumiére d’ Antibes 0 dans une galerie d’art a Paris

Fastes de Versailles 53

729

l'enfant du sang des songes frémissant et meurtri devant une toile de Nicolas de Staél! chante sa fraternelle ritournelle * Ta mort est dans la vie la vie aidant la mort la vie est dans la mort la mort aidant la vie.

FASTES DE VERSAILLES

53

(NoStalgie du Grand Siecle tam-tam Te Deum ballets et bouts-rimés?) Le rot sommeille et se retrouve, par enchantement, dans un grand cirque de la Rome antique. Des gladiateurs passent dans cet ancien temps. LES GLADIATEURS

Ave Caesar ! Ceux qui vont mourir te saluent! LE ROI

Qu’auraient-ils de mieux a faire! Des lions arrivent. LES LIONS Salut, Caesar !

LE ROI Salut, mes lions! Des chrétiens arrivent a leur tour, a4

leur mauvais précision.

tour, pour plus ample

UN LION, les désignant au rot, d’une patte dédaigneuse. Ceux qui vont mourir te saluent!

LE ROI A la bonne heure, les protestants! UN COURTISAN Non, Sire’, les chrétiens!

730

La Pluie et le Beau Temps LE ROI

Dommage ! Enfin, la plus grande et la plus belle Histoire, a part la mienne, ne peut pas aller plus vite que le moulin et puis nous ne sommes pas ici pour discuter le droit romain. CH@UR

DES

CHRETIENS

Quel beau jour, quel touchant spectacle, tressaillant d’amour et de bonheur Jésus sort de son tabernacle et s’avance en triomphateur... LE ROI, mélant magnanimement sa voix a celle du cheur. . et s’avance en triomphateur! Il s’avance au milieu du cirque ov les lions, les gladiateurs, les chrétiens,

tout en se tuant, se dévorant, se signant en chantant, s’effacent devant lut. Un gladiateur tend alors vers le monarque, a bout de bras, sa téte coupé. LA TETE Ave Caesar! Ceux qui sont morts ont le plaisir de te saluer encore ! Le roi, réveillé en sursaut par cette

voix de Stentor, voit le cirque s’effacer et les murs de sa chambre royale S’avancer autour de son lit. LE ROI, avec un enfantin chagrin. Oh! mes lions qui sont partis!

UN COURTISAN Peut-étre, Sire, mais les protestants sont toujours 1a!

Quelques instants plus tard, apres la garde-robe ostentatoire, le rot tout en procédant a sa toilette écoute distratte-

ment un petit ballet de Luli. Petit ballet de la famine paysans insouctants,

virevoltant,

ou des man-

gent en souriant les racines du théatre de verdure ov l'on a planté le décor.

Le Grand Fraisier

731

LE ROI Léger, aérien, ravissant, mais je préfére mes lions, en

vérité! (Et de plus en plus magnanime :) Eh bien, puisque Nous n’avons pas de lions sous la main, Nous décidons

de donner nos protestants aux dragons !

Le rideau tombe sur les Cévennes et la musique de la garde républicaine joue « Salut, salut a vous, braves soldats du xvi’ siécle! », Quelques minutes d’entratte avant de céder la place a un merveilleux feu d’artifice, |’Incendie du Palatinat?.

LE GRAND

FRAISIER

Derriére un mur de triple verre au grand musée des machines dans un petit bloc de glace une fraise des bois est exposée > le monde entier s’écrase pour contempler cette fraise

des barémes disent la hauteur de |’arbre qui donnait de ces fruits Trois cents métres

A cété de la fraise des fragments de cet arbre ' des écrous enfin des graines Tout petit cet arbre le grand naturaliste Eiffel avait rapporté a Paris dans son chapeau ' Et l’on peut voir aussi le chapeau du savant un cylindre de fer appelé tuyau de poéle vestiges des temps anciens miraculeusement retrouvés aprés des siécles de fouilles dans le trés ancien Champ-de-Mars ou s’élevait le dernier arbre le grand fraisier

732

La Pluie et le Beau Temps dont le fruit était si utile aux dentistes de cette époque arriérée

0 Arbre que les anciens ont appelé arbre de transmission de la vie et de la mort

Dans une autre salle du musée les carrosses de la méme époque avec des dessins représentant astucieusement des hippocampes et de nouveaux barémes indiquant le nombre de ces animaux * Vingt-deux chevaux quarante chevaux etc. Note Les hippocampes étaient enfermés sous une capote a cause de |’eau capote que les anciens au langage trés vite avaient baptisée capot C’était l’époque ot les ruines d’un Coeur Sacré bati par Le Corbusier sans aucun doute une des derniéres machines a prier' et édifiée par les prétres-ouvriers étaient sans cesse visitées par les touristes de toutes contrées *© Sans aucun doute en Afrique l’époque heureuse des grandes oasis macadamisées venait a peine de

commencer. (xxv° siecle aprés J.-C.)

ET QUE FAITES-VOUS, ROSETTE, LE DIMANCHE MATIN ? LA

Le dimanche

PETITE

BONNE

matin on fait l’amour

et parfois il y a la radio et le dimanche

matin a la radio

il y a souvent la messe > Dimanche

dernier

Et que faites-vous, Rosette, le dimanche matin?

733

il y avait un sermon sur la concupiscence Bien sGr nous entendions des voix des voix qui nous disaient All6é all6 n’écoutez pas |’écoute ces voix c’étaient les nétres mais nous avions aussi envie de rire et nous n’avons pas tourné le bouton Concupiscence

Quel beau mot disait le sermonneur et qui évoque tant de choses

2 So

Le mot conque le nom du coquillage que |’on porte 4 |’oreille pour entendre le bruit de la mer le mot huppe le nom de cet oiseau aux moeurs sauvages mais

familiéres le mot Is le nom de la ville engloutie dans les flots et sans aucun doute par la colére divine le mot Hans sans aucun doute non plus le nom d’un marin qui avait commis le péché causant ainsi la disparition de la ville en question! Nva

D’ailleurs le mot anse évoque aussi l’anse du panier qu’autrefois les petites bonnes n’hésitaient pas a faire danser

et méme

(petit rire libre et primesautier)

Vanse du récipient qui faisait tant rire autrefois il faut l’avouer un peu audacieusement les gens bien pensants Et il répétait en pesant ses mots avec un plaisir plein de lenteur et de persévérance Con-cu-pis-cence

30

Il parla aussi d’autre chose nous conseillant d’aller a confesse pour éviter le concubinage et nous apprit qu’on appelait autrefois concuré le prétre exercant la charge de curé concurremment avec d’autres abbés.

734

La Pluie et le Beau Temps

DE VOS JOURS

Concomitamment

la muture concraite et la peinsique

abstréte vous donnent les belles couleurs de |’amateur et le bon

ton du mélomane distingué.

II

Ils font et puis > et puis Un peu comme

d’abord la sourde oreille l’ceil aveugle les bras manchots plus tard la musique par d’autres est appréciée estampillée

consacrée et reconnue

d’utilité musique

alors ils applaudissent la musique frénétiquement rageusement comme s’ils fessaient un enfant.

LE SALON (Ballet)

Ces l’été. Un terrassier ivre de joie de vivre, tout simplement, danse sur un trottoir. Il fait beau, c’est le soir et le godt du bonheur et le désir d’amour lui font oublier l’heure. Est-ce sa jeunesse qui le fait danser ou bien lui qui fait danser sa jeunesse pour lui faire oublier la fatigue du chantier, on ne sait. Soudain, il s’arréte net devant la porte d’un bel hotel particulier.

Le Salon

735

Sous le porche, une lanterne au dernier goat du jour, piquante vulgarité trés Saint-Germain-des-Prés, d’une lumiére un peu rouge éclaire l’entrée. Le terrassier cligne de |’ceil du connaisseur devant cette engageante et clignotante lueur. Un souvenir tout simple caresse sa mémoire : fées nues, déesses intéressées mais si faciles 4 aimer, a caresser. Il franchit le porche, trés a l’aise, comme chez lui.

Des loufiats' aux mollets gainés de blanc le laissent passer un peu surpris, mais ils en ont vu d'autres et peut-étre qu’on donne ici ce soir aussi un bal travesti. Des invités en habit et robe du soir ou en impeccable négligé entourent le maitre et la maitresse de maison. La maitresse de maison est belle et le maitre de maison assez singuliérement beau garcon. Tout le monde boit du champagne. Les dames sont trés décolletées, c’est-a-dire aux trois quarts nues, enfin le plus possible. Le terrassier qui est beau, comme passe pas inapercu. « C’est vraiment du tonnerre,

elles sont belles, ne cet

audacieux

deé-

braillé! » dit une trés charmante poupée, déshabillée a ravir par un trés grand couturier. Le terrassier s’assoit et fait son choix. C’est-a-dire que, buvant un verre, il fait signe au loufiat qui le sert, désignant celle sur qui il a jeté son dévolu : la maitresse de maison. Le loufiat s’éloigne sans comprendre et la maitresse de maison, trés occupée, n’a méme pas vu le terrassier. Mais le maitre de maison, lui, tout de suite |’a remarqué. Il s’avance vers lui, élégant, minaudant, primesautier et,

profitant de l’atmosphére de féte et du brouhaha général, s’assoit sur ses genoux et le prend par le cou en toute intimité. Le terrassier se leve et le maitre de maison tombe. « Chatouillez la cariatide sous les bras et le monument s’écroulera », dit le terrassier hilare, histoire de faire rire le monde. Et les invités en dansant répétent ce mot charmant. Curieuse, surprise et amusée, la maitresse de maison s’approche. Le terrassier l’examine de trés prés, la palpe, la retourne et décu hoche la téte.

736

La Pluie et le Beau Temps

Mais la maitresse de maison veut a tout prix danser avec ce surprenant invité clandestin et qui est a vrai dire le clou

de la soirée. Résigné, il danse avec « la patronne » parce que ¢a se fait et comme elle est un peu ivre, perdant toute retenue, elle danse comme

on réve, elle danse a la dérive, rivée

au clou de la soirée comme Le maitre

de la maison,

la riveuse a son rivetier'. horriblement

jaloux et non

seulement de sa femme, trépigne, appelle « ses gens » puis soudain se calme et, soucieux d’éviter le scandale,

les renvoie en baissant la voix puis dansant, léger, devant un miroir met un peu d’ordre dans sa toilette avec un petit sourire légérement chiffonné. Le terrassier, tout en dansant, le regarde faire, amusé.

Soudain,

il découvre

camériste qui doucement,

dans

le miroir

l’image

d’une

un plateau a la main, traverse

le salon. Elle est noire et trés belle, belle de partout, noire de Bahia ou de Harlem. Le terrassier se précipite, abandonnant sa cavaliére, renverse le miroir, le plateau et les verres et fait danser la belle. Ils oublient tous deux le salon, ils oublient le décor :

alors le décor change. Et ils dansent ot ils veulent, sous un ciel étoilé pour eux seuls, ils dansent l’amour qu’ils veulent auprés d’un lit défait et le rideau retombe épais, lourd et discret.

A ALPHONSE

ALLAIS

A cette époque c’était la paix c’est-a-dire la guerre ailleurs et la vie du plus pauvre avait de la valeur Le pain avait le goat du pain le vin avait le goat du vin et la trigstesse parfois avait encore le goat du rire > La vitesse était neuve et douce de grands chevaux-vapeur attelés aux trains omnibus faisaient diligence de Honfleur a Paris de Paris a Honfleur

A Alphonse Allais

737

A cette époque Alphonse Allais jouait avec la vie comme le chat avec la souris et la vie jouait avec lui comme

la Fourriére avec le chien la mort aux rats

avec le rat le militaire avec sa vie Alphonse Allais jouait avec la vie

comme l’enfance avec la connerie '° A son berceau la fée d’Honfleur lui avait cérémonialement demandé Seras-tu sérieux Alphonse Allais Jamais madame Jamais ' avait répondu l’enfant a la fée C’est grave c’est trés grave tu sais! avait dit la fée en claquant la porte Je sais je sais et que le bon Dieu vous emporte chére fée » L’enfant savait Un peu plus tard adolescent derriére les bocaux de couleur de la pharmacie de Honfleur’ il riait dans la barbe’ des gens et quand la barbe de ces gens bien élevés et bien pensants se hérissait et se hérissonnait

le fou rire alors l’emportait * et il se laissait emporter frémissant a la gare Saint-Lazare ot |’4ge d’homme

l’attendait

Voyages

douleurs divertissements Plages de Paris la nuit »° les filets du souvenir séchaient a la terrasse des cafés et le vieil enfant de la Pharmacie sur le sable dans la sciure mouillée tracait du bout de sa canne * les plans d’un univers cocasse cruel et vrai Univers salé univers d’Alphonse Allais ce petit univers tendre et _ désordonné d’une logique intense jamais désarconnée A peine entendue a peine écoutée la musique d’Erik Satie’ |’accompagnait

738

La Pluie et le Beau Temps

Tragons a notre tour sur le sable mouillé tracons en signe d’amitié un monument momentané a Alphonse Allais comme une falaise de craie en souvenir de la mer a

tracée sur l’ardoise d’un café

Elevons ce monument a la mémoire d’Alphonse Allais gentil garcon de cage de la grande ménagerie ou les Fauves humains savants et cultivés se dévorent a belles dents horrifiées et cariées 5 Monument forain et acrobatique ot chaque acrobate diment Stylé représente une piéce détachée de la pyramide humaine élevée a Alphonse Allais Premier acrobate : la céte d’Adam deuxiéme acrobate (plus petit): la pomme d’Adam troisieme : la cuisse de Jupiter quatriéme : le talon d’Achille » cinquieme : la verge de Moise!

6

sixiéme : le cou-de-pied de Vénus’ septiéme : le foie de Prométhée huitiéme : le sacré coeur de J.-C. neuvieme : la téte de Méduse dixieme : les oreilles de Midas onziéme : la langue d’Esope douziéme : le nez de Cléopatre treizieéme : la queue de Lucifer quatorziéme : le doigt de Dieu a Ce doigt remuant menacant donne un petit faux mouvement perpétuel a l’ensemble du monument Le numéro terminé tout le monde sautera a terre et s’enfuira en poussant des cris et cela toujours sur la musique d’Erik Satie Et nous reconnaitrons dans I’assistance Jack |’Eventreur Ivan le Terrible Bernard |’Hermite’ Guillaume le Taciturne Louis le Débonnaire Alexandre le Grand Charles le Téméraire Roger la Honte Raymond la Science Pierrot les Grandes Feuilles‘ Robert le Pieux Rosa la Rose Jalma la Double Montluc le Rouge

Valentin le Désossé’ Fanfan la Tulipe Laniel le Boeuf® et Olivier le Daim Nabot Léon premier Nabot l’Aiglon deux Napo Léon trois et Tutti Quanti.

La Famille Tuyau de Poéle [...]

739

LA FAMILLE TUYAU DE POELE OU UNE FAMILLE BIEN UNIE

PROLOGUE

Un atteur en habit se présente devant le rideau bhatssé et Sadresse au public en ces termes : Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Aujourd’hui, a Paris, le Théatre, le grand, le vrai, le Théatre d’Idées est, qui pourrait le nier, non seulement d’une telle élévation de pensée mais encore d’une si sca-

breuse et si audacieuse, bien que fort édifiante, ambiguité qu il ne nous était guére possible de ne pas, ici méme, a la Fontaine des Quatre-Saisons, relever le flambeau, de ne pas

laisser tourner, a notre tour, l’ambivalente girouette de la fatalité dans les vents et les nuées et les raz de marée des ouragans secrets cachés et inavoués de la futilité. Aussi, nous osons espérer que vous ne nous tiendrez pas rigueur de représenter devant vous un spectacle par trop affligeant, accablant, déprimant et parfois désespérant. Nous estimons, nous aussi, que de nos jours, il vaut mieux pleurer que rire : c’est une facon de se distraire plus salutaire, plus austére, plus tonique et plus vraie. Le décor représente le salon d’un avocat parisien. Nous avons choisi ce décor aprés avoir longuement hésité. Enfin, il nous est apparu que, |’aéte se déroulant pré-ci-sé-ment dans le salon d’un avocat parisien, de lui-méme, le décor

d’un salon d’avocat a la Cour et parisien s’imposait. Dans ce salon, vous verrez s’affronter des Ames en peine et des corps en détresse. Donnez-vous la peine d’entrer dans le domaine des Idées. LE RIDEAU

SE LEVE

La scene représente un Studio. Portes et fenétres. Meubles et bibelots.

740

La Pluie et le Beau Temps

Un ouvrier, coiffé d’un béret basque’ et vétu d’un impeccable bleu de travail, s’affaire auprés d’un radiateur, tout en sifflotant un petit air alerte et entrainant. Entre alors le maitre de maison qui porte un tres sobre mais tres élégant veston d’intérieur. Il jette un regard agacé vers le plombier. Le regard de quelqu’un qui_ attend quelqu’un et qut se trouve dérangé. Ecartant le rideau de la fenétre, un trés léger rideau de mousseline, il regarde dans la rue, revient sur ses pas. Apercevant une fleur dans un vase, il la prend, la met a sa boutonniere, se regarde dans un mirotr puts, voyant le vase vide,

trouve que cela fait mauvats effet, remet la fleur dans le vase et choisit un livre dans la btbliothéque. LE MAITRE DE MAISON, J/isant a haute voix. Nous aurons des lits pleins d’odeurs légéres Des divans profonds comme des tombeaux’...

Maz le plombier persistant & siffler son air alerte et entratnant, 11 interrompt sa lecture et interpelle le géneur : Vous en avez pour longtemps?

LE PLOMBIER, béat, avec un sourire d'une incommensurable bonne volonté. Je termine a l’instant.

LE MAITRE DE MAISON, reprenant sa lecture. Nous aurons des lits pleins d’odeurs légéres... LE PLOMBIER, hochant la tete d’un air désapprobateur. Oh! des lits pleins d’odeurs légéres! (Puss il quitte la piece en soupirant.) Je passe maintenant a la cuisine qui est, il faut l’avouer, en fort mauvais état. LE MAITRE DE MAISON

(reprenant son livre et le cachant

derriére son dos, 11 tache de réciter par ceur le texte déja lu et relu tant de fois). Nous aurons des lits, des divans,

des lits profonds, des odeurs légéres... Il s’énerve, ferme le livre, le jette sur

le divan, va vers la fenétre, revient sur ses pas et, s’arrétant

brusquement,

Sort

La Famille Tuyau de Poéle [...]

741

une piece de monnate de sa poche et la regarde anxieusement. Face, elle viendra. Pile, elle ne viendra pas. Il lance la ptéce en l’atr, se batsse pour la ramasser, la cherche vainement sur

le tapws.

C’est gai! Bien ma veine! Ou a-t-elle pu rouler? Il se reléve subitement et sonne. Une vietlle bonne arrive. C’est une vieille bonne classique, maw avec de singuliéres lueurs dans les yeux, Gertrude. GERTRUDE Monsieur

a sonné?

LE MAITRE DE MAISON

En voila une question, Gertrude ! Qui voulez-vous que ce soit ? GERTRUDE,

avec une voix pleine d’arriére-pensées.

Sait-on jamais, Monsieur, qui sonne ou qui ne sonne pas! Ainsi, Monsieur, les cloches, quand elles sonnent,

c’est plus fort que moi, Monsieur, une force étrange me pousse. Et je vais leur ouvrir. Sait-on jamais, Monsieur, qui sonne ou qui ne sonne pas!

LE MAITRE DE MAISON Je vous dispense, Gertrude, de vos histoires de cloches...

Jai fait tomber une piéce de monnaie, elle a da rouler sous un meuble, cherchez-la ! GERTRUDE Bien, Monsieur !

Elle se met a quatre pattes. LE MAITRE DE MAISON

Quand vous aurez trouvé cette piéce, n’y touchez pas surtout!

GERTRUDE Bien, Monsieur !

742

La Pluie et le Beau Temps LE MAITRE

DE

MAISON

N’y touchez pas ! Regardez-la bien. Si c’est face, courez a la cuisine, débouchez

une bouteille de porto, allumez

le petit radiateur dans la chambre, glissez sous le lit mes babouches roses... GERTRUDE, /’interrompant. Et si c’est pile?

LE MAITRE DE MAISON, /e nez collé a la fenétre. Si cest pile... (Il s’énerve.) Si c'est pile... (Il tire machinalement le rideau qui tombe.) Tenez, Gertrude, arrangez plutdt le rideau qui est tombé. GERTRUDE, @ quatre pattes, le visage tourné vers le public, d’une voix d’idiote inspirée. Mais le rideau n’est pas tombé. Je vois des gens dans la salle et puis des lumiéres, des lumiéres... LE MAITRE

DE

MAISON

Il s’agit du rideau de la fenétre, imbécile ! GERTRUDE

Imbécile ! Une vieille servante ! Le rideau, sait-on jamais

de quel rideau il s’agit ? (Elle se léve péniblement, et fort péniblement aussi monte sur une chaise et s’efforce de raccrocher le rideau tout en parlant « comme dans un réve ».) C'est comme pour le plombier, pas comme les autres, ce plombier et tellement bien élevé, pour un plombier. Tout 4 |’heure, ensemble, nous parlions des cloches et ce qu’il en disait me fendait le coeur. (Soudain transportée d’allégresse :) On aurait dit ma jeunesse qui me carillonnait avec ardeur ! Maus elle perd soudain l’équilibre et tombe sur le tapi, brutalement enveloppée dans le délicat rideau de mousseline. LE MAITRE DE MAISON, Se précipitant. Oh!

Vous vous étes fait mal, Gertrude? Il se batsse pour l’aider a se relever, mais la vieille bonne, toujours enveloppée de son rideau, satsit le maitre de maison

bar le cou et l’embrasse sur la bouche.

La Famille Tuyau de Poéle [...]

743

GERTRUDE

Oh! Gaspard-Adolphe !

GASPARD-ADOLPHE Oh!

Gertrude, ma Gertrude !

GERTRUDE, /e bercant. Qui c’est qui est la ?C'est le petit a sa Gertrude. (Pathétique :) Ah! Gaspard! Depuis trente ans que Monsieur, j’ai attendu ce jour heureux ! Oh! mon Gaspard ! quelle vie a été la mienne ! Quand tu étais tout petit et que je te donnais le sein, je Dodo, l'enfant do... Gaspard, le petit Dodo Gaspard-Adolphe, mon je suis au service de me disais

: « Tu m’aimeras, Gaspard, tu m’aimeras!

»

Et puis, ca a été le calvaire. Toujours faire les lits, les défaire... pour les autres! (Elle pleure.) Pour les autres !... Et le temps qui passait, et mes pauvres seins qui tombaient !... Et tu m’aimais en silence, Gustave-Adolphe !

GASPARD-ADOLPHE »

« Gaspard-Adolphe!

GERTRUDE, éclatant soudain d’un rire langoureux, égrillard. Si tu veux, mon petit loup!... Regarde, j’ai ma robe de mariée. Maintenant, le brouillard d’autrefois dissipé, une nouvelle vie va commencer !

s’est

Gertrude, de plus en plus hors d’elle, drapée dans son attendrissante et fort désuéte

robe de mariée,

primesautiére

comme a vingt ans, prend GaspardAdolphe dans ses bras. On ne satt pas st elle le berce ou st elle essate simplement de lefaire danser. Gaspard-Adolphe, lui non plus, ne satt pas trés bien on il en est.

GASPARD-ADOLPHE, sublime et ravagé. C'est insensé, j'aime ma nourrice, presque ma mére ! Sonnerie.

GASPARD-ADOLPHE On a sonné, Gertrude !

744

La Pluie et le Beau Temps GERTRUDE, enlevant a regret son voile de mariée.

Bien, Monsieur. Je vais ouvrir.

GASPARD-ADOLPHE, rectifiant sa cravate et le pli de son pantalon. Si c’était elle!

GERTRUDE,

revenant, la voix grave et ulcérée.

Une demoiselle qui n’a pas voulu dire son nom! Elle esquisse un furtif signe de croix et s’efface devant une jeune fille tres pale vétue d'un superbe manteau de fourrure.

GASPARD-ADOLPHE Vous, Jacqueline !

JACQUELINE Vous ne m’attendiez pas?

GASPARD-ADOLPHE Si. JACQUELINE Alors ?

GASPARD-ADOLPHE Evidemment, alors. (Grand geste évasif.) Alors ?

JACQUELINE, trés jeune fille du monde, habituée a s’exprimer admirablement méme dans les circonStances les plus critiques. Vous étes étrange, mon

ami, vous m’avez mainte fois

suppliée de venir, un beau jour j’ai promis, aujourd’hui je tiens ma promesse et vous semblez surpris, tellement surpris.

GASPARD-ADOLPHE Ce n’est pas la surprise, Jacqueline, c’est la joie qui me... qui me... JACQUELINE

Qui vous... ?

La Famille Tuyau de Poéle [...]

745

GASPARD-ADOLPHE

Qui me... qui me laisse sans voix. (Grand geste lyrique.) Votre présence tant attendue... vous voir la, avec moi et moi avec vous et nous deux ensemble. merveilleux ! Enfin, vous étes venue !

Enfin,

c’est

JACQUELINE, le regard vaporeux mats la voix légerement

nuancée d’amertume, le tout tres distingué, Je suis venue appartenir...

parce

que

je me

GASPARD-ADOLPHE,

suis juré de vous

transporte.

Jacqueline ! JACQUELINE

... Juré de vous appartenir et qu’une Desgameslay doit toujours tenir sa parole.

GASPARD-ADOLPHE Je suis un galant homme. Ils ont évolué en échangeant leurs répliques et Jacqueline se trouve maintenant le dos au public, avec Gaspara-

Adolphe en face d’elle, a un meétre de diftance environ. JACQUELINE

Je suis venue comme je vous l’avais promis l’autre soir sur la terrasse... Regardez-moi, Gaspard-Adolphe ! Je suis nue sous mon manteau! Elle entrouvre ce manteau. GASPARD-ADOLPHE,

balbutiant.

Je vous en prie, Jacqueline, restez couverte. Non, je voulais dire, retirez votre manteau... Il fait une telle

chaleur... Oh ! je ne sais plus ce que je dis !...Jevous aime, Jacqueline. Je vous aime ! Il se précipite sur la jeune fille et la prend dans ses bras. A cet instant, Gertrude, sublime de sacrifice, apparait dans V’embrasure de la porte et fait des signes.

Elle tient dans chaque main une bouteille

746

La Pluie et le Beau Temps de porto et les agite pour attirer l’attention de Gaspard-Adolphe. Il l’apercoit enfin. GERTRUDE, @ voix basse, en agitant les bouterlles.

Porto rouge ou porto blanc? GASPARD-ADOLPHE

Ah! servante au grand coeur! ! Rouge le porto ! Rouge ! Je vous I’ai déja dit cent fois !Imbécile!... (Gertrude se retire ennee plusieurs signes de croix. Jacqueline éclate en Sanglots. ) . Ne pleurez pas, Jacqueline, je vous aime ! JACQUELINE,

murmurant comme dans un réve.

Ah! J’aurais di ne pas venir, et pourtant je suis venue. Je ne pouvais pas ne pas venir, et c’est terrible d’étre venue! Ah! Gaspard-Adolphe, si vous saviez vraiment pourquoi je suis venue!

Pendant ce petit dialogue, Gertrude eft venue apporter un plateau avec le porto et des verres et s'est retirée comme

une somnambule. GASPARD-ADOLPHE,

se versant coup sur coup plusieurs verres.

Vous €tes venue parce que vous m’aimez, Jacqueline !... (il Ventraine vers la fenétre. L’alcool le rendant lyrique, son bagage littéraire lui remonte a la téte)... et que je vous aime ! Ah! Jacqueline, quelle grande chose que |’amour! Regardez par cette fenétre, regardez les autres, tous les autres qui passent dans cette rue, regardez-les aller et venir, ils sortent

de

leurs

bureaux,

de

leurs

usines,

pauvre

troupeau de malheureux sans 4me et sans amour! Ah! Jacqueline, nous ne sommes pas comme les autres et nous... nous... et nous...

(i! bafoutlle) et...

Nous aurons des lits, de légéres odeurs,

de profonds divans pleins de profondeurs...

Nous aurons... nous aurons... de belles amours, de grandes orgues... O! mon bijou, mon caillou, mon chou, mon genou, mon hibou! (II essate de lui arracher son manteau.) Enléve ton manteau! JACQUELINE,

levant les bras au ciel.

Ah! c’est effroyable ! effroyable !

La Famille Tuyau de Poéle [...] GASPARD-ADOLPHE,

747

bredouillant.

Mais je suis un galant homme ! JACQUELINE

Il s’agit bien de cela! (Elle s ‘approche de lui.) Ecoutezmoi, Gaspard- Adolphe, je ne suis venue ici que pour échapper a un danger plus grand encore. Ecoutez-moi bien, Gaspard-Adolphe. (Un temps.) J’aime mon pére, voila la vérité ! GASPARD-ADOLPHE

Eh! bien, mais c’est la moindre des choses. JACQUELINE La moindre des choses ! (S’agitant sans paraittre « réaliser »

qu'elle eft fort dévétue.) Il ne comprend rien! Il ne voit pas ma pdleur, mes mains qui tremblent, mon coeur qui bat comme une horloge! (Elle secoue Gaspard par les épaules.) Jaime mon pére! Oui, j'aime mon pére, le lieutenant-colonel Desgameslay... mais je l’aime d’amour ! (Défaillante :) Et d’un coupable amour!

Elle va s’€vanouir. Gaspard-Adolphe se précipite et ouvre la fenétre, ce qui provoque un courant d’atr. La porte de droite s’ouvre toute grande, laissant voir Gertrude accroupie dans la position du curteux

écoutant

aux

portes en

regar-

dant par le trou de la serrure. Elle se reléve alors, s’approche et prend Jacqueline dans ses bras. GERTRUDE,

maternelle.

Oh! comme je vous comprends, pauvre petite ! Ainsi, oi, tenez, ¢a fait plus de trente ans que... Sonnerie.

GASPARD-ADOLPHE On a sonné, Gertrude ! GERTRUDE

Si Monsieur voulait bien tenir la petite demoiselle, j’irais ouvrir... (Gaspard-Adolphe prend Jacqueline dans ses bras.

748

La Pluie et le Beau Temps

Gertrude pince le menton de Gaspard-Adolphe, égrillarde.) Ah |

Petit brigand!... (Elle rit Stupidement et s'enfuit vers la porte en répétant :) Sait-on jamais qui sonne ou qui ne sonne pas. GASPARD-ADOLPHE, secouant Jacqueline.

Réveillez-vous, Jacqueline ! Réveillez-vous ! GERTRUDE, revient et annonce d’une voix grave. Le lieutenant-colonel Desgameslay.

JACQUELINE, se réveille en sursaut, se dégage et se drapant dans son manteau,

tourne sur elle-méme en hurlant.

Ciel! Mon pére !

GASPARD-ADOLPHE, affolé. Ciel! Votre pére! Ciel! Son pére!

GERTRUDE Notre Pére qui étes aux cieux! JACQUELINE, secouant Gertrude. Mais sauvez-moi!

Cachez-moi!

Vieille idiote!

GERTRUDE, se relevant, entraine Jacqueline vers une porte et

l’enferme. Ah! l’odieuse ! l’ingrate ! Aprés tout ce que je viens de faire pour elle. Ah ! dévouez-vous pour les gens ! Sacrifiezvous !... La vicieuse, la mauvaise, pourrie de mauvais réves !

GASPARD-ADOLPHE, avec une tremblante dignité. Introduisez le visiteur, Gertrude!

GERTRUDE, Se calmant sur-le-champ. Bien, Monsieur.

Elle sort et bientét introdutt le visiteur. Il est en civil, fort élégant, et sans doute en retratte. Un xzouave, légérement efféminé, l’accompagne. LE LIEUTENANT-COLONEL, au Zouave, avec une voix trés douce. Assieds-toi, Claudinet !

La Famille Tuyau de Poéle [...]

749

GASPARD-ADOLPHE, de plus en plus affolé. Je vous jure sur l’honneur que Mlle Jacqueline...

LE LIEUTENANT-COLONEL, sans l’entendre et avec une grande autorité.

Je suis bien chez Maitre Gaspard-Adolphe avocat a la Cour ?

Batonnet,

GASPARD-ADOLPHE, de plus en plus affolé, rectifie la position et claque méme discrétement des talons. Oui, mon

Colonel !

LE LIEUTENANT-COLONEL,

¢atégorique.

Bon! (Jetant un regard bref et circulaire :) Sommes-nous bien seuls ? GASPARD-ADOLPHE Oui, mon

Colonel. LE LIEUTENANT-COLONEL

Bon!

(Pesant ses mots :) Ce que j’ai a vous dire... GASPARD-ADOLPHE

Mon Colonel, je vous affirme sur |’honneur que je suis prét a vous donner ma parole que... LE LIBUTENANT-COLONEL, toujours sans l’entendre et méme sans l’écouter.

Ce que j’ai a vous dire... (baissant la voix) ou plutédt a vous confier, est tout a fait extrémement je ne dirais pas génant, mais enfin... oui enfin... plut6t tout 4 fait

extrémement délicat. GASPARD-ADOLPHE, ahuri maw d&ja un peu rassuré. Je vous écoute, mon

Colonel.

LE LIEUTENANT-COLONEL

Eh bien, voila : je n’y vais pas par quatre chemins, moi, je suis un vieux militaire. J’appelle un chat un chat. Je prends le taureau par les cornes. Je fonce dans le tas. S’il y aun obstacle a renverser, je le renverse, moi je suis un vieux militaire... Tréve d’avocasseries, de paperasseries,

750

La Pluie et le Beau Temps

de détours !Je n’y vais pas par quatre chemins : quand j’ai quelque chose a dire, je le dis, moi! Je ne mache pas mes mots, je mets le doigt sur la plaie, je débride. On ne n’empéchera pas de parler : on me couperait plutét la jambe. Je rentre au coeur du sujet sans hésitations, sans craintes. A d’autres les complications, les subtilités, les biais, le camouflage. Je regarde l’ennemi en face, moi, vous comprenez ? GASPARD-ADOLPHE

Mais parfaitement, mon Colonel, parfaitement. Toutefois, il me semble que, pour l’affaire qui vous améne, de plus amples détails seraient... Le zouave ramasse une fleur et la contemple avec ravissement. LE LIEUTENANT-COLONEL

C’est juste. Mais vous savez, moi, quand j’ai quelque chose a dire... (I/ basse la voix.) Sommes-nous bien seuls ? GASPARD-ADOLPHE

Nous

le sommes ! LE LIEUTENANT-COLONEL

Alors, voila! Vous n’étes pas sans savoir, maitre Baton-

net, que le métier militaire n’est pas toujours dréle et que si on n’avait pas, de temps en temps, de petites compensations... Enfin, si je suis un vieux soldat, je n’en suis pas moins un vieux Parisien... J’ai comme tout le monde mes petites manies, mes petits travers, mes petits vices. (Il ricane.) Tz! Tz!Tz !Onn’est pas de bois, que diable ! Vous saisissez ?... (Gaspard-Adolphe hoche la téte et le lieutenant-colonel continue. )... Et, sacré nom de Dieu! c’est l’honneur de l’armée tout

entiére qui est en jeu, il faut se défendre... (Basusant la voix :) Enfin, bref... on nous a surpris, Claudinet et moi... Le zouave baisse pudiquement les yeux et lause tomber sa fleur. GASPARD-ADOLPHE Permettez, mon

Colonel ? Claudinet, c’est le zouave?

LE LIEUTENANT-COLONEL

Ce n’est pas un zouave. Il n’a que dix-huit ans. C'est mon neveu.

(En confidence :) A la mode de Bretagne.

La Famille Tuyau de Poéle [...]

751

GASPARD-ADOLPHE

Excusez-moi, je croyais... le costume. LE LIEUTENANT-COLONEL

Vous étes tout excusé, maitre Batonnet. J’habille Claudinet en zouave : c’est si crane, si pimpant... la chéchia, le pantalon bouffant... (Lyrique :) Ah ! Je suis un vieux Parisien, doublé d’un vieux colonial et le panache, moi ! GASPARD-ADOLPHE

Vous disiez tout 4 l’heure qu’on vous avait surpris. Ou vous a-t-on surpris, mon Colonel? Et qui vous a surpris ? LE LIEUTENANT-COLONEL,

d'une voix basse et méprisante.

Dans une... derriére le Jardin des Plantes... une raffle... GASPARD-ADOLPHE

Evidemment, cela peut paraitre fort délicat mais je ne doute pas, Colonel, qu’il nous sera facile, et fort rapidement, de minimiser les dégats. Ow irions-nous, et surtout a notre Epoque, si les honnétes gens qui s’amusent étaient, pour un rien, malencontreusement

inquiétés.

LE LIEUTENANT-COLONEL, claquant chaleureusement des talons. Maitre, vous m’en voyez ravi et, sans le moindre doute (prenant a témoin Claudinet qui tient a la main et respire une rose, avec indifférence), c'est la bonne étoile qui nous a tous deux conduits ici. Vous comprendrez, Maitre : si je me suis adressé a vous, c’est que je ne voulais absolument pas faire intervenir, en ma faveur, aucune relation personnelle aussi haut placée qu’elle puisse étre. A cet instant, Jacqueline, toujours tres sobrement et tres uniquement vétue de

son manteau de fourrure, fait irruption dans la piece. Elle est superbe de douloureuse Stupéfaction. Claudinet, Stupéfatt, lui aussi, se léve et le lieutenant-colonel reste figé, littéralement désarconné,

752

La Pluie et le Beau Temps JACQUELINE

Jai tout entendu, mon pére, quelle honte! Ainsi lindifférence, la froideur que vous me témoigniez, c’était a Claudinet que je les devais! J’aurais di m’en douter, avec ces histoires de petit déjeuner a deux dans le méme lit!... Ah! quelle aveugle j’étais ! (S’avangant vers son péere, elle le désigne dramatiquement du doigt.) Vous avez préféré un faux zouave a votre véritable fille, vous n’étes plus mon pére, sortez, je vous chasse! CLAUDINET

Oh!

Mauvaise fille !

Gertrude qui s’était tenue a l’écart S‘avance doucement derriére Jacqueline et, avec un bon sourire, entrouvre, le plus possible, son manteau. GERTRUDE

Mademoiselle telle chaleur !

devrait retirer son manteau,

il fait une

LE LIEUTENANT-COLONEL Ma fille ! toute nue, chez un petit avocat de rien du tout ! CLAUDINET,

trépignant.

Sale garce! Sale grue!

GASPARD-ADOLPHE Mon Colonel, je vous jure sur l’honneur que c’est un malentendu !

GERTRUDE, avec mansuétude. Monsieur a raison, un tout petit malentendu. Le lieutenant-colonel, sans les enten-

dre, jette un long regard sur Jacqueline, comme sil venait, « découvrir ».

LE LIEUTENANT-COLONEL,

a l’inStant,

de la

troublé et fasciné.

Mais ot avais-je les yeux, comme elle est belle, ma fille, belle et surprenante! (Claquant alertement des doigts :) Et un petit je ne sais quoi avec cela ! (Réveur et la dessinant dans

La Famille Tuyau de Poéle [...]

753

espace :) Ah, je l’imagine, oui je l’imagine avec un dolman de hussard... et simplement des bottes, oui des petites bottes vernies, des bas noirs (claquant les talons) et des éperons !

CLAUDINET, jaloux et navré, Voyons, grand oncle, voyons! LE LIEUTENANT-COLONEL

Voyons! (Il hausse les épaules.) Comment voyons ! Mais justement je viens de la voir et pour la premiére fois dans son intégrité. (A sa fille :) Ah, moi aussi, Jacqueline, quel aveugle j’étais ! JACQUELINE,

tres émue.

Non, tu n’étais pas aveugle, mais comment pouvais-tu me voir, maman se mettait toujours entre nous deux.

LE LIEUTENANT-COLONEL Hélas! (I! s’affale sur le divan et se parle a lui-méme, avec une grande pitié.) Que de temps perdu (désignant Claudinet) pour des fu-ti-li-tés. Ah, je n’en serais pas la, avec une bien facheuse histoire sur les bras. Hélas! il est trop tard, le destin a parlé.

JACQUELINE Pére, il n’est jamais trop tard pour s’aimer! GERTRUDE, la prenant affettueusement par le cou.

Voila qui est bien vrai. (Désignant tendrement GaspardAdolphe :) Monsieur aussi a mis bien longtemps a s’apercevoir qu'il m’aimait (sonnerie) si longtemps, si longtemps... Elle sanglote cependant que la sonnerie persiste. GASPARD-ADOLPHE On a sonné, Gertrude, et avec insistance.

GERTRUDE, la voix lourde de sanglots. Bien, Monsieur, j’y vais. (Elle sort en sanglotant.) Sait-on jamais qui sonne...

154

La Pluie et le Beau Temps GASPARD-ADOLPHE

Je vous dispense, Gertrude, de vos histoires de cloches. Long silence. Tous se regardent sans rien dire. JACQUELINE, pour dire quelque chose. Tiens, un ange passe.

GASPARD-ADOLPHE, magnanime. Laissons-le passer. (En aparté :) Ca nous fera toujours gagner un peu de temps. GERTRUDE, reparatssant, ravagée, mais résignée.

Une dame, qui elle non plus... (désignant Jacqueline d’un doigt furtivement vengeur)... et sans doute pour les mémes raisons, n’a pas voulu dire son nom.

JACQUELINE, & Gaspard-Adolphe, d’un ton pincé. Trés joli, trés délicat, je vous remercie.

GASPARD-ADOLPHE Voyons, vous n’allez tout de méme pas imaginer !... (A Gertrude :) Quel genre de femme? GERTRUDE

Entre deux 4ges, comment savoir lequel? Et la distinction méme. (Profond soupir.) Ah, Monsieur les choisit bien. (L’eil brillant :) Et folle d’impatience et dans tous ses états. Elle ne tient pas en place, elle piaffe! Petit coquin ! Oh! j’en suis sire, si Monsieur ne la regoit pas immédiatement, elle forcera la porte, méme fermée 4 clef. y

GASPARD-ADOLPHE, @ nouveau inqutet.

Allez lui dire, Gertrude, que... que... enfin que je suis a elle dans un instant. GERTRUDE

_Aelle... et ils’en vante. Ah! Gertrude ! pauvre de moi ! (Eclatant :) Et c’est une journaliste avec ¢a! GASPARD-ADOLPHE

Comment ?

La Famille Tuyau de Poéle [...]

755

GERTRUDE

Elle parle sans cesse de son journal... et, a ce sujet, elle a demandé si le colonel était encore la. LE LIEUTENANT-COLONEL,

hurlant.

Une journaliste! Tu entends, Claudinet ? (Sans lauser a l'autre le temps de répondre :) Mais c’est la fin de tout, le

déshonneur, le scandale, la calomnie! faire, mon

(Anéanti :) Que

Dieu, que faire? Gaspard-Adolphe, comme un berger sentant venir l’orage rassemble son troupeau, rassemble ses trois visiteurs et

les pousse dans une autre piece. GASPARD-ADOLPHE Passez par ici! Je vais arranger les choses. A l’instant ou il referme la porte, il Se trouve en présence du plombier, sifflant discrétement et allégrement le méme petit alr. LE PLOMBIER, toujours aussi béat, ailleurs et « dans un autre monde ».

Je venais, Monsieur, vous rendre compte de ma mission. (Soudain illuminé :) Dieu soit loué ! L’évier est entiérement débouché et c'est vraiment merveille de le voir fonctionner. GASPARD-ADOLPHE,

excédé,

Oh! vous, je vous en prie! LE PLOMBIER, les yeux au ciel. Ce n’est pas moi qu’il faut prier. GERTRUDE, qui 5 était esquivée. Cette dame s’impatiente, Monsieur.

LE PLOMBIER, confus. Il ne faut jamais laisser une dame s’impatienter. (Entrouvrant une porte :) Je passe a la salle de bains. (Souriant, avec un geste large :) La baignoire, la grande... (puss, batsant la main, plus pres du sol) et la petite. Humbles besognes, peut-étre, mais en méme temps grandes missions 4 remplir.

756

La Pluie et le Beau Temps Et, comme tl se retire, il se cogne contre une dame qu1, véritablement folle d’impatience, n’a pu attendre qu'on l’ait priée d’entrer et pénétre « en trombe » dans la piece. Le choc est rapide mass violent, La dame qui est d’une hautaine et indéniable distinction, se dirige résolument vers Gaspard-Adolphe sans préter la moindre attention au modeste travailleur qui de loin s’excuse et, reprenant péniblement ses esprits, disparait. LA DAME, péremptotre.

Maitre Batonnet ? GASPARD-ADOLPHE,

C’est moi-méme,

5 ’inclinant.

Madame.

LA DAME, pdle et angotssée. Qu’a-t-il a me reprocher? GASPARD-ADOLPHE,

interdit.

Mais, Madame... A qui ai-je l’honneur de parler? LA DAME, trés douloureusement digne. Toute question mérite réponse, maitre Batonnet. (Batssant la voix :) Vous avez, hélas, |’honneur de parler a la Colonelle. GASPARD-ADOLPHE, Soudain inqutet. La Colonelle ?

LA DAME, douloureusement ulcérée. Je suis Mathilde Desgameslay! (Hochant triftement la téte :) Hélas ! vous auriez di vous en douter. I] sort d’ici, n’est-ce pas ? GASPARD-ADOLPHE,

embarrassé.

Ca, on ne peut pas dire!

MATHILDE Evidemment,

le secret professionnel.

(Elle s’écroule sur

le divan et se tord les mains fébrilement.) Oh !Je suis sare qu il avait lu le journal.

La Famille Tuyau de Poéle [...] GASPARD-ADOLPHE,

757

@hu7i.

Le journal ? MATHILDE

Oh! je vous en supplie, ne feignez pas d’ignorer. Et il demande le divorce ! Le divorce ! Pourquoi d’autre serait-il venu ici ? Quand je !’ai entendu s’enquérir de votre adresse,

j'ai tout pressenti, tout deviné, car il était fébrilement inquiet, douloureusement et en tous sens remué ! (Comme

elle se tait un instant, Gaspard-Adolphe apercoit soudain Gertrude, de plus en plus sublime de sacrifice, qui lui présente de loin et discrétement le porto rouge et le porto blanc. D’un geste bref, Gaspard-Adolphe interrompt les signaux. Gertrude se retire, cependant que la colonelle, toujours effondrée sur le divan, latsse aller sa morne plainte, son obsesstonnelle confidence, élevant et batssant la voix, suivant les circonstances.) Sans aucun doute, il a lu mon

journal, oui, mon journal intime ou secrétement j’avais couché et caressé sur le papier tous mes secrets. (Se dressant, soudain menacgante :) Osez me dire, maitre Batonnet, qu'il ne le lisait pas, jour aprés jour, derriére mon dos. GASPARD-ADOLPHE, avec une grande simplicité. Madame,

je puis, sans étre indiscret, vous donner ma

parole que votre mari n’est pas venu ici pour cet album.

MATHILDE Merci, Maitre. Vous m’enlevez un grand poids de la conscience.

(Et soudain sautillante, virevoltante et dégagée :)

Mon journal est en place. Rien n’a été fracturé. Est-ce ma faute, a moi, si j’ai perdu la clef ? (Soudain méfante :) Pour

quelle raison, alors, vous aurait-il rendu visite? GASPARD-ADOLPHE

Il passait par la. Il est entré en ami. MATHILDE

En ami ? GASPARD-ADOLPHE

Enfin, en ami de sa famille. Oui, sa fille et moi, nous

avons des relations communes, distinguées.

mais rassurez-vous, fort

758

La Pluie et le Beau Temps MATHILDE, d'une voix sifflante.

Ma fille ! GASPARD-ADOLPHE,

Jf ‘excusant,

Jaurais da dire « votre fille ». MATHILDE, avec une grande amertume. Hé oui, c’est vrai, j'ai « aussi » une fille, une petite folle... (hochant la téte avec un mauvais sourire) une folle

petite fille! (Puis brusquement :) Donnez-moi votre parole que vous ne venez pas de me mentir ! GASPARD-ADOLPHE

Loin de moi, Madame,

l’idée d’un semblable manége.

MATHILDE

Vous me rassurez. Mais le colonel est si étrange depuis quelques années. (Aprement réveuse :) L’amour, il faut bien le dire, ne l’a jamais, hélas, beaucoup importuné. C’est un homme de devoir. L’amitié, seule, lui importe. L’amitié virile, la camaraderie des camps, la mort frdlée ensemble,

les dangers partagés. (Un soupir.) Ah ! ce n’est pas toujours dréle d’épouser un héros ! (Soudain elle prend le vase de fleurs,

le jette brutalement sur le tapi.) Oh! Quelque chose me dit qu’il est venu pour le divorce et méme, si vous dites vrai, c’est qu’il n’a pas osé vous en parler. Et, pour ne rien vous cacher, je peux vous dire qu'il a crié, une nuit, son désir,

en révant. (Tournant sur elle-méme :) J’étais la, inquiéte, je le croyais malade, j’écoutais 4 la porte... nous faisons chambre a part, vous comprenez ! GASPARD-ADOLPHE

Si je vous comprends! On entend, d’abord confusément,

le

plombier qui, d’une piece voisine, siffle de plus en plus fort, son petit air alerte et entrainant.

MATHILDE, hors d’elle.

Divorcée ! Quelle horreur ! Moi qui révais tout bonnement d’étre veuve, avec un fils unique! (Soudain hurlante et désemparée :) Mon unique fils et que j’aimais!

La Famille Tuyau de Poéle [...]

759

GASPARD-ADOLPHE, compatissant. II est décédé ?

Croyez-bien, Madame...

MATHILDE Méme pas, il m’a abandonnée. GASPARD-ADOLPHE Ah!!! MATHILDE Ah! Oui, vous pouvez le dire! C’est a déraisonner ! Et l’on se demande parfois ce qu’on a fait au Bon Dieu... Car, savez-vous pour qui il m’a abandonnée... pour Dieu lui-méme !

GASPARD-ADOLPHE, trés compréhensif. Il est entré dans les ordres? MATHILDE

Oui... et ne m’a jamais donné signe de vie. (Hochant la téte :) Sans aucun doute il avait lu le journal... le journal de ma

vie ot j’avouais, et sans aucune

honte,

avec tous les détails (4 voix basse) et méme quelques dessins, le grand amour fatal que j’éprouvais pour lui! GASPARD-ADOLPHE Oh!

Madame !

Oh!

Cela, vous pouvez le dire! (Soudain satsie d’une

MATHILDE

intense nostalgie :) Un étre tellement attachant, mais aussi

tellement, je ne dirais pas sauvage, non, mais taciturne, oui, inquiet, fébrile, secret. (La voix de plus en plus lointaine et égarée :) Adolescent,

la solitude était son unique

plaisir. GASPARD-ADOLPHE,

hochant la téte.

Curieux, trés curieux!

MATHILDE Non, pas curieux pour un sou. Sauf de lui-méme et se

posant sans cesse de lancinants problémes. (Profond soupir. )

760

La Pluie et le Beau Temps

Eprouvant pour les siens une grande indifférence mais pas égoiste pour un sou, non (sourire douloureux) simplement amoureux... GASPARD-ADOLPHE

Amoureux ? MATHILDE

Oui, de lui-méme ! GASPARD-ADOLPHE

Ce n’est rien, 4 cet 4ge, une petite crise de narcissisme. MATHILDE, élevant la voix.

Vous appelez ¢a une petite crise, eh! bien, vous n’étes pas difficile, maitre Batonnet! (Lourds sanglots réfrénés.) Un soir, je lai surpris, seul devant un miroir. II « effeuillait la marguerite » un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout... Et jaloux avec ¢a! Pour un rien, il se faisait des scénes terribles et méme, c’est a ne pas y croire, parfois il s’envoyait des lettres anonymes!

Et il fallait le voir, anxieux,

a la fenétre,

attendant le facteur... Pénible silence, pendant entend,

s’enbardissant,

la

lequel on voix

du

plombier, qui se laisse aller maintenant a chanter les paroles de l’air alerte et entrainant que jusqu’alors il s’étatt contenté de siffler.

VOIX DU PLOMBIER Quel beau jour, quel touchant spectacle! Tressaillons d’amour, de bonheur ! Jésus sort de son tabernacle Et s’avance en triomphateur'... MATHILDE,

hurlant, la main sur son coeur.

Ah! La voix se tatt.

GASPARD-ADOLPHE Qu’avez-vous, Madame ?

La Famille Tuyau de Poéle [...]

761

MATHILDE, caressant d’une main légére son front. Trois fois rien, Maitre,

un

léger malaise

et, comme

dans un réve (grand geste las) il m’avait semblé entendre... (Long et triste soupir.) Jeanne aussi entendait des voix... (Soudain radieuse :) Mais quelles voix! (Avec une immense amertume :;) Tandis que moi, simplement, misérablement, une seule yoix, la voix de la mauvaise conscience, la mienne! (Elevant la voix dont elle parle :) Ah! je suis maudite ! GASPARD-ADOLPHE,

Voyons, Madame! noir ?

tres ennuyé.

A quoi bon pousser les choses au MATHILDE

Au noir! Ah!

Maitre, si vous portiez ici votre

robe comme vous la portez au Palais, je vous parlerais comme a un confesseur. (Fébrilement délirante :) Oui... un confesseur... mon confesseur... et je lui hurlerais entre ses quatre planches, dans sa petite guérite de vigilance, ma faute et ma douleur! (S’approchant de Gaspard-Adolphe :) Et vous écouteriez Mathilde Desgameslay qui vous dirait... (soupir prolongé) méme si je l’ai seulement révé et désiré... (soudain tonttruante et déchainée) oui, moi qui vous parle, moi, Mathilde Desgameslay, j’ai tout de méme commis le plus horrible, le plus épouvantable, le plus inavouable des adultéres. Une porte s’ouvre. Flanqué de sa fille Jacqueline et de son « neveu », le zouave Claudinet, apparatt, sublime de Stupeur et de légitime indignation, le lieutenant-colonel Desgameslay.

LE LIEUTENANT-COLONEL, profondément blessé mais profondément figé, drapé, solide et droit dans toute sa dignité.

Oh!

Mathilde,

le plus

(Hochant douloureusement les toits!

inavouable

des

la téte :) Et vous

adultéres ! le criez

MATHILDE, saisie d'une intense Stupeur. Vous étiez la, Armand !

sur

762

La Pluie et le Beau Temps CLAUDINET, /’@il noir.

Oui, Armand

était la.

JACQUELINE, trés simple. Et j’étais prés de lui. MATHILDE, bumiliée et ulcérée. Ainsi, vous étiez la, Armand,

caché, dissimulé ! (Dési-

gnant Gaspard-Adolphe d’un doigt tremblant et méprisant :) Et ce misérable me laissait, me faisait parler et vous laissait m’épier. Oh! vous m’avez attirée dans un piége.

LE LIEUTENANT-COLONEL, rouge de rage et pale de honte, alternativement. Je veux savoir son nom, Mathilde!

Et sur-le-champ!

MATHILDE, Surprise. Son nom ?

LE LIEUTENANT-COLONEL, pesant de plus en plus ses mots dans la balance de la plus simple des justices. J'ai le droit de savoir le nom de l’homme avec qui tu as commis

(baisant la voix) \’épouvantable adultére.

MATHILDE, avec une lueur d’espoir. Armand... tu n’as pas lu le journal? LE LIEUTENANT-COLONEL,

éclatant.

Le journal! Quelle honte ! C’est déja dans le journal!

Et avec une photo, sans doute! Oh! Un pareil scandale ! (La menacant de deux mains frémissantes :) Je ne sais pas ce qui me retient!...

JACQUELINE Papa!

CLAUDINET, /’arrétant d’un geste. Mais laissez-le, voyons, laissez-le! LE LIEUTENANT-COLONEL,

poursutvant.

... Ce qui me retient de... Quand ¢a ne serait que pour l'exemple ! (Pu, soudain magnanime, d’un tres simple geste

La Famille Tuyau de Poéle [...]

763

mats fort évocateur, se menacant maintenant lui-méme :) Ce qui me retient de me donner la mort! JACQUELINE, courant vers lut.

Oh! papa! Mon amour de papa! CLAUDINET, affolé, lui aussi.

Ne faites pas ca, grand vous-méme ! GASPARD-ADOLPHE,

oncle!

Ne

vous

tuez

pas

intervenant a son tour.

Voyons, Colonel, un homme

de votre valeur...

MATHILDE . et d'une telle grandeur d’Ame... GASPARD-ADOLPHE, poursuivant. . ne saurait envisager une pareille décision. LE LIEUTENANT-COLONEL, un peu las. Evidemment, ce n’egst pas mon métier. (Trés abattu :) Mais que faire, mon Dieu, que faire ? Un tel scandale ! Vraiment, je ne sais plus a quel saint me vouer. Trés long silence pendant lequel on entend distinétement le petit air sifflé par le plombier ; puts bientét la voix qui sifflatt recommence a chanter. Survient alors le plombier, ravi, illuminé et les yeux beaucoup trop au ciel pour préter la motndre attention a Son entourage immédiat. LE PLOMBIER,

¢N

extaseé.

Dieu soit loué!... Tout est réparé! (Grand geste large.)

La baignoire, la grande (petit geste, presque a ras du sol) et la petite ! Mathilde, comme quelqu’un qui vient d’étre réellement changé en Statue de sel, pousse un cri terrible, secouant soudain Sa pétrification. MATHILDE André-Paul !

764

La Pluie et le Beau Temps LE PLOMBIER, se relevant et la découvrant.

Maman !

LE LIEUTENANT-COLONEL Mon

fils !

JACQUELINE Mon frére ! CLAUDINET, au lieutenant-colonel. Votre fils, grand oncle!

MATHILDE, le désignant a sa fille. Ton frére ! GERTRUDE, surgissant, l’eil brillant.

Mon frére 4 moi aussi, puisque tout 4 |’heure il m’a appelée sa soeur. LE PLOMBIER, dabord Stupéfait puis radieux. Ma famille! Mes parents! Mon foyer! LE LIEUTENANT-COLONEL,

/’@il sévérement surpris.

Mais je te croyais prétre, André-Paul?

LE PLOMBIER Je le suis toujours, mais je suis aussi ouvrier. (Modeste. )

L’ouvrier de la onziéme heure. GASPARD-ADOLPHE,

regardant l'heure a son poignet.

Et il est exact.

a heures sonnent dans un profond silence. Mathilde profite de ce profond silence pour le rompre a voix basse, tremblante et chuchotante.

MATHILDE André-Paul, réponds-moi! As-tu lu le journal? LE PLOMBIER, /’innocence méme. Mére, je ne lis jamais les journaux.

(Sortant un livre de

Sa poche :) Je ne lis que mon bréviaire (sortant un autre livre de sa poche) et le manuel du parfait plombier.

La Famille Tuyau de Poéle [...] MATHILDE,

dux

765

anges.

Dieu soit loué! LE

PLOMBIER

Oui. Dieu soit loué, remercions la divine Providence de nous avoir — et par miracle — tous réunis. (Le plombier les rassemble et ils restent la, médusés, serrés les uns contre les

autres, cependant qu’il les entoure de son affectueuse allégresse. ) Je ne vous quitte plus.Je ne vous lache plus. Et vous pouvez féter le retour de l’enfant prodigue. On entend. une musique, discrete d’abord, presque inaudible, puts peu a peu cette musique s’intensifiant, on retrouve la musique méme du petit air siflé par le plombier. Celui-ci, élevant la voix, s’adresse particuliérement a son pere.

Pardonnez-moi, j’'appartenais 4 une famille exemplaire et en face d’elle j’avais honte de moi-méme. Alors, je l’ai quittée pour étre, a ma maniére et dans la mesure de mes faibles moyens, exemplaire moi aussi. (Lyrique :) Alors, jai recherché la promiscuité des petites gens, des déshérités et je me suis jeté, la téte la premiére, dans les profonds abimes de la vulgarité... D’abord, je dois avouer que j'ai couru de grands dangers... LE LIEUTENANT-COLONEL, claquant des talons. De grands dangers! Bravo!

Parfait!

LE PLOMBIER, poursuivant. Oui, dans la zone, sur les quais, en cherchant du travail,

j'ai failli perdre la foi. MATHILDE,

tres émue.

Oh! André-Paul ! LE PLOMBIER

Rassure-toi, mére. Je travaille maintenant chez les particuliers. Mon patron est modeste et mon salaire aussi. Et puis, de vous retrouver ici, quel exemple, quelle lecon ! C’est si rare, de nos jours, une famille bien unie. (Puz,

766

La Pluie et le Beau Temps

Surpris, remarquant Claudinet :) Mais quel est ce jeune homme qui ne fait pas, que je sache, partie de la famille ? (A Jacqueline, avec un bon sourire :) Ton fiancé, peut-étre ? JACQUELINE,

amere.

A la mode de Bretagne! LE PLOMBIER, mettant affectueusement sa main sur l’épaule de Claudinet. Comme vous avez l’air triste! Oui, triste et inquiet. (Désignant le costume d’un dotgt délicat :) Le métier, peut-étre, le métier militaire ?Vous aussi, peut-€tre, vous doutez?

Croyez-moi, vous devriez, vous devriez vous faire zouave ouvrier. D’abord discrétes bien qu’insistantes, les cloches, dans le lointain, se font entendre et Gertrude réapparait, a nouveau drapée dans son « voile » de mariée, Un sourire extatique aux lévres, elle agite frénétiquement deux bouteilles. GERTRUDE, 4élirante.

Porto rouge et porto blanc, 4 quoi bon hésiter, a quoi bon lésiner ! (A Gaspard-Adolphe :) Quelque chose me disait que quelque chose allait se passer... (puis se tournant vers le plombier) et tout de suite j’ai deviné que vous étiez tout autre chose qu’un vulgaire plombier. Ah, mariez-nous, |’Abbé, mariez-nous ! Tous ici autant que nous sommes, mariez-nous les uns les autres! Mais mariez-nous d’abord nous deux, Gaspard-Adolphe ! (folle de joie) il y a si longtemps, si longtemps que j’attendais qu’on m/’appelle Mme Batonnet, Gertrude Batonnet!... Les cloches alors, a toute volée, mélent leur Shlendeur de bronze a la musique alerte,

entrainante,

triomphante

édifiante.

GASPARD-ADOLPHE, pour dire quelque chose. On a sonné, Gertrude, on sonne.

GERTRUDE, de plus en plus ravie. Mais ce sont les cloches qui sonnent !

et

In memoriam GASPARD-ADOLPHE,

767

\dépassé par les événements mais avec un

grand geste généreux et fastueux. Justement, Gertrude, allez leur ouvrir !

GERTRUDE Bien, Monsieur, j’y vais.

Elle sort apres avoir confié ses bouteilles de porto a Gaspard-Adolphe, qui reste la, les bouteilles dans ses mains, égaré,

GASPARD-ADOLPHE, cependant que le rideau tombe. Sait-on jamais qui sonne ou qui ne sonne pas!

IN MEMORIAM

1

Il est interdit de faire de la musique plus de vingt-quatre heures par jour ¢a finira par me faire du tort Hier au soir un Hindou amnésique a mis tous mes souvenirs dans une grosse boule en or et la boule a roulé au fond d’un corridor et puis dans l’escalier elle a dégringolé renversant un monsieur

S

devant la loge de la concierge un monsieur qui voulait dire son nom en rentrant Et la boule lui a jeté tous mes souvenirs a la téte et il a dit mon nom a la place du sien et maintenant me voila bien tranquille pour un bon petit bout de

temps Il a tout pris pour lui je ne me souviens de rien et il est parti sangloter sur la tombe de mon grand-pére paternel le judicieux éleveur de sauterelles homme qui ne valait pas grand-chose mais qui n’avait peur de rien et qui portait des bretelles mauves

768

La Pluie et le Beau Temps

* Sa femme l’appelait grand vaurien ou grand saurien peut-étre oui c’est cela je crois bien grand saurien ou autre chose est-ce que je sais » egt-ce que je me souviens

Tout ¢a futilités fonds de tiroirs miettes et gravats de ma mémoire

Je ne connais plus le fin mot de l’histoire Et la mémoire comment est-elle faite la mémoire °° de quoi a-t-elle l’air de quoi aura-t-elle l’air plus tard la mémoire Peut-étre qu’elle était verte pour vacances

les souvenirs

de

peut-étre que c’est devenu maintenant un grand panier

d’osier sanglant * avec un petit monde assassiné dedans et une €tiquette avec le mot Haut avec le mot Bas et puis le mot Fragile en grosses lettres rouges ou bleues “ Ou mauves

pourquoi pas mauves enfin grises et roses puisque j’ai le choix maintenant.

DEFINIR

L’ HUMOUR

(Réponse a une enquéte') Louable entreprise définir tout est la et le reste avec Il faut savoir a quoi s’en tenir ‘Et il est grand temps que les entrepreneurs de définitions mettent |’humour au pied du mur x c’est-a-dire 4 sa place la ot on remet le macon

Définir V’-humour

769

Depuis trop longtemps on prenait trop souvent |’humour ala légére il s'agit maintenant de le prendre 4 la lourde Alors messieurs définissez-le expliquez-le cataloguez-le contingentez-le prouvez-le par l’ceuf disséquez-le encensez-le recensez-le engagez-le rempilez-le encagez-le dans la marine encadrez-le hiérarchisez-le arraisonnez-le béatifiez-le polissez-le sans cesse et repolissez-le Enfin attrapez-le sans oublier de mettre votre grain de sel s’il en a une sur sa queue Et quand vous en aurez fini avec lui dé-fi-ni-ti-ve-ment

c’est-a-dire prouvé didactiquement dialectiquement casuistiquement ostensiblement et naturellement poétiquement ' qu’il est nénarrable

solite décis pondérable proviste commensurable tempestif déniable et trépide' et qu'il a son réle historique a jouer dans |’histoire mais qu il doit cesser de préter a rire pour donner a penser Et de méme que de remarquables érudits spécialistes ont prouvé que le marquis de Sade n’était que le modeste précurseur des chrétiens progressistes et votre Seigneur Jésus-Christ le premier des socialistes n’oubliez pas de démontrer ostensiblement que

Jésus-Christ était surtout un enfant de l’humour ' Et grace a cette consécration officielle la conscience universelle encore une fois pour quelques-unes si ce n’est pas pour toutes sera tranquille comme saint Jean-Baptiste

Et cette conscience redeviendra encore pour un temps science des cons et la civilisation redeviendra militarisation et la révolution vérolution nationale’ Et vous pourrez tourner les manivelles des grandes orgues des trés hauts lieux ot souffle |’esprit critique Et décanter les cantiques des cantiques Quel beau jour quel touchant spectacle * Tressaillons d’humour de bonheur Jésus sort de son tabernacle et s’avance en triomphateur

Humour Humour

Refrain Humour 4a Jésus Humour a Jésus

Humour Humour

ee

770

La Pluie et le Beau Temps Variante

» Tout ¢a ne vaut pas l’humour la belle humour Sans oublier dans vos entonnoirs |’humour platonique humour sacré de la patrie et l’humour de l'art Et que l’on entende encore longtemps le cri du choeur des fouilleurs de tiroirs Pour |’humour de Dieu

0 Ne plaisantez pas avec |’humour L’humour

c’est sérieux!

P.-S. Et comme je vous le disais dans ma derniére lettre que selon la formule consacrée vous n’avez pas recue parce que je ne l’ai pas envoyée et que je n’ai pas envoyée parce que je ne l’ai pas écrite Pour ce qui est de mon pedigree permettez-moi d’avancer masqué' comme en pareille occasion il sied et d’emprunter les feuilles de vigne roses du Petit Larousse illustré pour vous confier ceci sous le sceau du secret professionnel de ma vie privée Modus vivendi ab ovo ad majorem Dei gloriam cogito ergo sum coram populo cum grano salis* comme je vous le disais plus haut credo quia absurdum de audito de plano in extremis in extenso. honoris causa in abstracto et bien a vous in aeternum.

AU FEU ET A L’EAU!

Ils ont crié A l’eau comme Au feu ou Au fou

L’eau gagnant du terrain sous son oreiller d’herbes > le cachait dans son lit tout comme un chien un os

le planque dans son trou

Intempéries

771

Ils ont crié A l’eau comme Au voleur on crie

' C’est alors qu’arrivérent les Grands Bouilleurs de Crue Descendant de voiture ils incendiérent la ville

et l’eau a toute vapeur disparut dans le ciel Et la voiture s’en fut avec comme a4 une bouée '> un noyé accroché a sa roue de secours et dans sa malle arriére un coffre plein d’argent tout l’argent de la ville sans aucun survivant.

TANT DE FORETS... Tant de foréts arrachées a la terre et massacrées

achevées rotativées

> Tant de foréts sacrifiées pour la pate a papier des milliards de journaux attirant annuellement |’attention des le¢teurs sur les dangers du déboisement des bois et des foréts.

INTEMPERIES (Féerie')

Petits couteaux de gel et de sel petits tambours de gréle petits tambours d’argent douce tempéte de neige merveilleux mauvais temps Un grand ramoneur noir > emporté par le vent tombe dans l’eau de vaisselle du baquet d’un couvent

772

La Plute et le Beau Temps Enfin quelqu’un de propre

a qui je puis parler dit l’eau de vaisselle '° Mais au lieu de parler voila qu’elle sanglote et le ramoneur fait comme elle Homme compatissant tu comprends ma douleur dit l’eau Mais en réalité ce n’est pas a cause d’elle que le ramoneur sanglote mais a cause de sa marmotte' elle aussi enlevée par le vent du nord 'S et dans un sens diamétralement opposé a4 celui du

pauvre ramoneur emporté lui par le vent du sud comme un pauvre sujet de pendule dépareillé par un déménageur qui met la bergére dans une boite a savons et le berger dans une boite a biscuits sans se soucier le moins du monde s'ils sont des parents des amis ou d’inséparables amants

Petits couteaux de gel et de sel petits tambours de gréle petits sifflets de glace petites trompettes d’argent *» douce tempéte de neige merveilleux mauvais temps Tu ne peux pas t’imaginer dit l’eau de vaisselle au ramoneur Ici c’est tout rempli de filles de triste vie qui ruminent toute cette vie une haineuse mort

* et avec ¢a toujours a table Ah mauvais coups du mauvais sort Et ¢a s’appelle ma mére et ¢a s’appelle ma soeur et ¢a n’arréte pas de mettre le couvert et c'est toujours de mauvaise humeur © © mauvais sang et mauvais os eau grasse chez les ogresses voila mon lot... Elle dormait tout l’hiver elle souriait au printemps » et je ne vous mens pas on aurait dit vraiment qu'elle éclatait de rire quand arrivait l’été La plus belle la plus étonnante et la plus ane marmotte de la terre et de tous les temps

Intempéries

773

et le premier qui me dit le contraire... “© Et puis sans elle qu’est-ce que je vais foutre maintenant Jaurais préféré geler de froid dans la cruche cassée d’une prison

et méme grelotter de fiévre dans la gorge du prisonnier dit l’eau de vaisselle “qui n’a prété aucune attention aux confidences du ramoneur Jaurais mieux aimé faire tourner les moulins jaurais mieux aimé me lever de bonne heure le dimanche matin et dans les grands bains douches asperger les enfants Et j’aurais tant aimé laver de jeunes corps amoureux

* dans les maisons de rendez-vous de la rue des PetitsChamps J'aurais tant aimé me marier avec le vin rouge jaurais tant aimé me marier avec le vin blanc jaurais tant aimé... Mais le ramoneur |’interrompt * sans méme se rendre compte que c’est la faire preuve d’un manque total d’éducation Oh! ¢a ne vaut plus la peine de respirer pour vivre autant crever la gueule ouverte comme le chien qu’on empoisonne avec un vieux morceau d’éponge grillée %® Quand je pense que je la réveillais au milieu de l’hiver pour lui raconter mes réves et qu'elle m’écoutait les yeux grands ouverts absolument comme une personne Et maintenant ov est-elle je vous le demande ® ma petite clé des songes Peut-étre avec un rémouleur un cocher de fiacre ou bien un vitrier Ou bien qu’elle est tombée du ciel comme ga sans crier gare chez des gens affamés a jeun mal élevés et puis quils l’ont fait cuire sur le réchaud a gaz et qu’ils l’ont tuée sans méme lui dire au revoir qu ils l’ont mangée sans méme savoir qui c’est Et dire qu’on appelle ¢a le monde qu’on appelle ¢a la société ” Oh je voudrais étre les quatre fers du cheval

774

a

La Pluie et le Beau Temps

dans la gueule du cocher ou dans le dos du rémouleur son dernier couteau affaté et morceau de verre brisé dans |’ceil du vitrier Et il aura bonne mine avec son ceil de verre pour faire sa tournée le vitrier

8

8: a

Et a4 tous ¢a leur fera les pieds ils avaient qu’a pas la toucher Maintenant je suis foutu le sel est renversé mon petit monde heureux a cessé de tourner Sans elle je suis plus seul que trente-six veuves de guerre plus désolé qu’un rat tout neuf dans une sale vieille ratiére rouillée Petits couteaux du réve petits violons du sang Petites trompettes de glace petits ciseaux du vent Radieuse tourmente de neige magnifique mauvais temps Et avec cela

9

comme si Dieu lui-méme en bon direéteur du Théatre de la Nature avait décidé débonnairement d’offrir

a ses fidéles abonnés une attraction supplémentaire et de qualité voila qu’un corbillard de premiére avec tous ses pompons arrive a toutes pompes funébres et franchit la grille du couvent le cocher sur le siege les chevaux harnachés le mors d’argent aux dents Mais toute réflexion faite aucun miracle de la sorte simplement la mére supérieure qui est morte

Et voila toutes les sceurs sur le seuil de la porte en grande tenue de cimetiére et en rangs d’oignons pour pleurer et la famille qui s’avance a son tour dans ses plus beaux atours crépés °° avec un certain nombre de personnalités et puis les petites gens la domesticité avec les chrysanthémes les croix de porcelaine et les couronnes perlées Et l’évéque a son tour sous le porche apparait soutenu par un lieutenant de garde mobile avec un long profil de mouton

arriéré et une si énorme croupe qu’on

le dirait a cheval alors qu'il est a pied

Intempéries

TAS

Et l’évéque ne pleure qu’une seule larme mais d’une telle qualité que l’on comprend alors qu’en créant la vallée des larmes Dieu qui n’est point une béte savait ce qu'il faisait mais en méme temps qu’il verse cette larme unique le trés digne prélat tout en donnant le ton a l’affliction générale contemple 4 la dérobée d’un voluptueux regard de chévre humide la croupe mouvementée de son garde du corps sanglé dans sa tunique et il avance innocemment une main

frémissante avec le geste machinal et familier qu’on a pour chasser la poussiére du vétement de quelqu’un qu’on connait

Ouais dit a voix trés basse comme on fait a la messe une dame patronnesse a une autre lui parlant comme on parle

a confesse 10° La poussiére

a bon dos surtout qu’il pleut comme mérinos qui pisse un vrai scandale je vous dis et de

la pire espéce et comme toute question mérite une réponse si vous voulez savoir ce qui se passe je vous

dis qu’ils en pincent et je vous dis comme je le pense ils ont de mauvaises moeurs c’est des efféminés des équivoques des hors nature des Henri III des statues de sel des sodomes et des zigomars un vrai petit ménage de cape et d’épée et méme quils font les Statues équestres dans le grand salon de |’évéché sans seulement se donner la peine de fermer la fenétre été et dans le costume d’Adam compleétement s’il vous plait sauf le beau lieutenant qui garde ses éperons et c’est pas par pudeur mais pour corser le califourchon et |’autre l’appelle mon petit Lucifer a cheval mais lui l’évéque dans la maison tout le monde l’appelle Monseigneur Canasson Quelle misére dit l’eau de vaisselle Si belle tellement belle répond le ramoneur et quelquefois en réve je me croyais heureux 1° Mais le singe du malheur s’est accroupi sur mon épaule et il m’a planté dans le coeur la manivelle du souvenir et je tourne ma ritournelle la déchirante mélodie de l’ennui et de la douleur Ca ne sert a rien dit l’eau de vaisselle © Gui commence a en avoir assez

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La Plute et le Beau Temps

¢a ne sert a rien ramoneur de se faire du mal exprés et puisque tu parles du malheur

regarde un peu ce que c’est ‘5 Regarde Ramoneur si tu as encore des yeux pour voir au lieu de pour pleurer Regarde de tous tes yeux Ramoneur des Cheminées homme de sueur et de suie de rires et de lueurs Regarde le malheur avec ses invités 0 Le Destin a tiré la sonnette d’alarme et chacun a quitté le train-train de la vie ordinaire pour aller tous en choeur rendre visite 4 la Mort Regarde la famille en pleurs avec son long visage de parapluie retourné Regarde le capucin avec ses pieds terribles et l’admirable parent pauvre en demi-loques fier comme un paon poussant dans son horrible voiturette |’arriéregrand-peére en miettes et la téte en breloque Regarde |’Héréditaire avec tous ses pieds bots Regarde |’Héritiére avec ses lécheurs de museau > Regarde le Salutaire avec tous ses grands coups de chapeau Regarde Ramoneur homme de tout et de rien et vois la grande douleur de ces hommes de bien Regarde |’Inspecteur' avec le Receleur regarde le Donneur avec le Receveur regarde le Surineur avec sa croix d’Honneur regarde le Lésineur avec sa lessiveuse regarde la Blanchisseuse avec ses Salisseurs le Professeur de Vive la France et le Grand Fronceur de sourcils le Sauveur d’apparences et le Gardeur de Sérieux 0 Regarde le Féticheur le Confesseur le Marchand de Douleurs le Grand Directeur Grand Vivisecteur de Dieu

d’inconscience

le

Regarde le Géniteur avec sa Séquestrée et la DemiPortion avecque sa Moitié et le Grand Cul-de-jatte de Chasse vingt et une fois palmé et l|’Ancienne SousMaitresse du grand 7 avec son fils a Stanislas sa fille

a Bouffémont et son édredon en vison et sa pauvre petite bonne en cloque de son vieux maquereau en

mou de veau

Intempéries

13 ws

14 S)

Tiel

Regarde Ramoneur debout dans la gadoue tout prés du Procureur l’Equarisseur Regarde comme il caresse du doux coup d’ceil du connaisseur le plus gras des chevaux de la voiture a morts Et s'il hoche la téte avec attendrissement c’est parce qu’en lui-méme il pense tout bonnement Si la béte par bonheur tout al’heure en glissant se cassait

gentiment une bonne patte du devant j’en connais un qui n’attendrait pas longtemps pour enlever l’affaire illico sur-le-champ Et soupirant d’aise il s’imagine la chose s’accomplissant d’elle-méme le plus simplement du monde la béte qui glisse qui bute qui culbute et qui tombe et lui au téléphone sans perdre une minute et son camion qu’arrive en trombe et la béte abattue sans perdre une seconde le palan qui la hisse le camion qui démarre en quatriéme vitesse et le retour a la maison les compliments de l’entourage et puis la belle ouvrage |’ébouillantage le fignolage et puisque tout est cuit passons au dépecage proprement dit Mais le Procureur |’entendant soupirer lui frappe sur l’épaule pour le réconforter croyant qu’il a la mort dans |’4me

a cause des fins derniéres de |’homme Allons voyons ne vous laissez pas abattre Tout le monde y passe un jour ou |’autre mon bon ami qu’est-ce que vous voulez c’est la vie Et il ajoute parce que c’est sa phrase préférée en pareille occasion Mais il faut bien reconnaitre qu’hélas c’est le plus souvent les mauvais qui restent et les bons qui s’en vont 15 =) Il n’y a pas de mauvais restes répond |’Equarisseur quand la béte est bonne tout est bon et idem pour la carne et pour la béte a cornes Mais reconnaissant dans l’assigtance une personne de la plus haute importance il se précipite pour les condoléances an

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La Pluie et le Beau Temps

55 Regarde Ramoneur dit l’eau de vaisselle cette personne importante avec sa gabardine de deuil et sa boutonniére en ruban c'est un homme supérieur ‘6 T] s’appelle Monsieur Bran! Un homme supérieur indéniablement et qui a de qui tenir puisque petit-neveu de la défunte Mére Supérieure née Scaferlati et sceur cadette de feu le lieutenant-colonel Alexis Scaferlati? Supérieur également du couvent de Saint-Sauveur-les-Hurlu par Berlue Haute-Loire-Supérieure et nettoyeur de tranchées a ses derniers moments perdus pendant la grande conflagration de quatorze dix-huit bon vivant

avec ¢a pas bigot pour un sou se mettant en quatre pour ses hommes et coupé hélas en deux en dix-sept par un obus de soixante-quinze au mois de novembre le onze funeste erreur de balistique juste un an avant l’armistice Et un homme qui s’est fait lui-méme gros bagage universitaire ce qui ne gate rien un novateur un homme qui voit de l’avant et qui va loin et naturellement comme tous les novateurs jalousé et envié critiqué attaqué diffamé et la proie d’odieuses manoeuvres politiques bassement démagogiques ses détracteurs l’accusant notamment d’avoir réalisé une fortune scandaleuse avec ses bétonneuses pendant l’occupation mais sorti la téte haute blanc comme neige du jugement Ayant lui-méme présenté sa défense avec une telle hauteur de pensée jointe 4 une telle élévation de sentiment qu'une interminable ovation en salua la péroraison

.. Messieurs déja avant la guerre j’étais dans le sucre dans les aciers dans les pétroles les cuirs et peaux et laines et cotons mais également et surtout j’étais dans le béton et la guerre déclarée j’ai fait comme Mac-Mahon la bréche étant ouverte messieurs j’y suis resté* et a ceux qui ont le triste courage de ramasser

aujourd hui les pierres de la calomnie sur le chantier dévasté de notre sol national et héréditaire a peine cicatrisé des blessures de cette guerre affreuse et nécessaire pour oser les jeter avec une aigre frénésie

Intempéries

779

contre le mur inattaquable de ma vie privée j’oppose paraphrasant si j’ose dire un homme au-dessus de tout éloge un vrai symbole vivant j’ai nommé avec le plus grand respect et entre parenthéses le général de Brabalant' j’oppose disais-je un mépris de bétonniére et de tle ondulée mais pour ceux qui comprennent parce quils sont les héritiers d’une culture millénaire et non pas les ilotes d’une idéologie machinatoire et simiesque

autant

qu'utilitaire je me

contenterai

d’évoquer ici également respectueusement sence historique et symbolique d’un homme comme moi toute proportion nonobstant attaqué vilipendé dénigré bassement lui aussi

la préqui fut gardée en son

temps ‘6 Je veux parler de Monsieur Thiers et rappeler trés simplement les trés simples paroles prononcées par ce grand homme d’Etat alors qu’il posait lui-méme en personne et en soixante et onze la premiére pierre du Mur des Fédérés? Paris ne se détruit pas en huit jours quand le Batiment va tout va et quand il ne va pas il faut le faire aller Voila mon crime Messieurs quand aux heures sombres de la défaite beaucoup d’entre nous et parmi les meilleurs car je n’incrimine personne se laissaient envahir par les fallacieuses lames de fond de Vinvasion et de l’adversité j'ai compris du fond du coeur que le Batiment était en danger alors Fluctuat messieurs et Nec mergitur j’ai pris la barre en main et je l’ai fait aller et j’ajouterai pour répondre 4 mes dénigrateurs’ qu’on ne batit pas un mur avec des préjugés surtout au bord de |’Atlantique‘ face a face avec les éléments déchainés... Porté en triomphe sur-le-champ radiodiffusé aux flambeaux monté en exemple et montré en épingle aux

actualités’ nommé par la suite grand Bétonnier du bord de la mer honoraire et développant chaque jour le vaste réseau de ses prodigieuses activités balnéaires industrielles synthétiques et fiduciaires il est aujourd’hui a la téte du Bran Trust qui porte son nom et qui groupe dans le monde entier toutes les entreprises de Merde Préfabriquée destinée a remplacer dans le plus bref délai les ersatz de poussiére de sciure de simili contre-plaqué et les culs et tessons

780

La Pluie et le Beau Temps

de bouteille pilés entrant jusqu’alors avec les poudres de raclures de guano facon mais dévitalisé et les viscéres de chien contingentés et désodorisés dans la composition des Phospharines' d’aprés-guerre employées rationnellement dans la fabrication du Pain Et regarde Ramoneur de mon coeur comme cet homme n'est pas fier et surtout c’est quelqu’un qui entre déja tout vivant dans l’Histoire grace a son impérissable slogan '° Bon comme le Bon Pain Bran Vois comme il ne dédaigne pas de mettre lui-méme la main a la pate et comme il profite de la circonstance pour s’assurer de nouveaux débouchés parmi les nombreuses familles et personnalités venues aux funérailles de la femme au grand coeur morte en odeur de sainteté glissant avec une discréte insistance des petits sachets d’échantillon de Bran sélectionné dans la main moite de la Condoléance venue pour le condoléer Et chaque sachet est enveloppé dans une feuille volante et ronéotypée reproduisant les principaux passages de sa fameuse allocution au Grand Congrés International du Bran Trust chez Dupont de Nemours dans la grande salle du fond 1a ot le grand Dupont accoudé sans fagon a son comptoir d’acier? recoit son aimable et fidéle clientéle avec une inlassable générosité Un canon c’est ma tournée une Tournée générale une grande Tournée mondiale > encore un canon pour un général

encore un canon pour un amiral encore un canon pour la Société... Mais le ramoneur de tout cela s’en fout éperdument Il est arrivé la au beau milieu de cet enterrement '8© comme un cheveu de folle sur la soupe d’un mourant

Petits tambours de gréle petits sifflets d’argent petites épines de glace de la Rose des Vents Et bient6ét le voila errant dans la Ville Lumiére et dirigeant ses pas vers la Porte des Lilas Elle est peut-étre derriére cette porte au nom si joli celle qu’il appelait Printemps de |’Hiver de ma vie

Intempéries

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'§ Rue de la Roquette La ot il y a un square collé au mur d’une prison et fusillé chaque jour par la mélancolie Une fillette le regarde passer et lui sourit Les ramoneurs portent bonheur ' toute petite on me l’a dit

Trop ébloui pour dire merci la fleur de ce sourire il |’emporte avec lui et longeant une rue longeant elle aussi la prison il leve machinalement la téte pour connaitre son nom Cette rue s’appelle la rue Merlin '> et comme ce nom ne lui dit rien il ne répond rien a ce nom Et c’est pourtant celui de |’enchanteur Merlin qui donna son nom a la Merline ce petit orgue portatif qui serinait jadis aux merles par trop rustiques les plus difficultueux accords du délicat systéme métrique de la musique académique' et qui généreusement plus tard fit gracieusement don aux tueurs des abattoirs du Merlin son marteau magique

Et comme le ramoneur poursuit son chemin avec entre les lévres la fleur de la jeunesse couleur de cri du coeur il ne peut voir derriére lui l’ombre de l’enchanteur qui pas a pas le suit ulcérée et décue de n’avoir réveillé aucun souvenir notoire glorieux ou exaltant dans l’ingrate mémoire de ce passant indifférent 200 En sourdine la Merline de l’ombre a l’air de jouer un petit air de soleil et de féte Le ramoneur ralentit le pas Ingénument il croit que c’est la fillette de la PetiteRoquette qui court aprés lui et qui lui pose doucement sur l’oreille sur son oreille toute endeuillée de chagrin et de suie les cerises du printemps > signe d’espoir tout neuf signe de gai oubli Mais l’ombre de l’enchanteur rompant le charme enfantin file un grand coup de merlin sur la téte du

*

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210

220

La Pluie et le Beau Temps

passant frappé a l’endroit méme ov sa peine d’amour s’endormait en révant comme un chagrin d’enfant s’enfuit en chantonnant Le chagrin d’enfant se réveille hurlant et trépignant écrasant dans la téte du réveur les derniéres braises heureuses du furtif feu de joie La Merline se tait les merles rasant les murs disparaissent avec l’ombre et tout rentre dans l’ordre dans l’ordre de la rue lordre noir et obtus Au loin la bléme clameur d’un clairon porte plainte et porte stupeur son maigre cri de rouille cuivrée arrache un cri au ramoneur la Porte des Lilas se referme avec fracas lui écrasant un peu les doigts Derriére des guérites et des grilles il est debout et immobile un adjudant de casernement fait |’appel de ses emmer-

_ dements

S) Sva

230

235

A chaque coup de clairon a chaque emmerdement il doit répondre Présent Et le chien de garde de la réalité dépouille son identité lui demande les papiers sacrés Son permis de dormir de réver de veiller et de se coucher sans diner d’aller et revenir d’espérer et d’errer d’aimer et de sourire de se taire et parler ses papiers militaires religieux et civils et ses papiersmonnaie ses moyens d’infortune sa quittance de souffrances son acte de naissance son permis d’inhumer son laissez-pisser contre les murs et son permis de conduire méme s’il n’a pas de voiture Le ramoneur bafouille parle de sa marmotte dit que c'est rien de dire comme elle était jolie Et pas plus tard qu’hier elle était dans mes bras Va voir a la Fourriére lui dit ’homme des lois

Intempéries Le ramoneur

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y va

Il se retrouve au pied d’un mur de poil dressé de sang séché 240

au pied d’une muraille de chiens et chats perdus abandonnés raflés et entassés asphyxiés au pied d’un catafalque de fourrure disparate ot les navrantes petites pattes d’un caniche tondu en mouton ont l’air de tenir au ventre d’un grand chien loup couleur de feu a tendre téte d’angora bleu Et le gardien du bestiaire de la mort! d’un sourire las et débonnaire éconduit le visiteur

24 ws

250

25 a

260

Pas de bétes de ce genre par ici et ca depuis des années que j’y suis laissez tout de méme votre adresse si la chose se trouve on vous écrira mais sachez bien que tout comme celle des autres bétes la divagation des marmottes est absolument interdite sur la voie publique Divagation des bétes divagation des hommes des saisons et des femmes de la lune et du temps des fous et des savants des marées et du vent murmure le ramoneur divaguant lui aussi Noir petit globule rouge des artéres de Paris divaguant de l'Institut médico-légal a l’hépital Marmottan divaguant du Jardin des Plantes devant les cages de la fauverie au donjon du Zoo de Vincennes ot. de pauvres petits singes obscénes donnent au public du dimanche des legons d’histoire naturelle divaguant vers La Villette attiré par la triste voix des moutons il rejoint le canal de |’Ourcq ot les roues noires du Pont de Crimée tournent au-dessus des eaux figées la loterie de la Destinée et leur plainte ancienne et cariée fait trop souvent grincer les dents aux heureux gagnants du quartier’ Divaguant divaguant divaguant

la faim la soif la fatigue lui coupent bras et jambes et le reste

784

26' a

La Pluie et le Beau Temps

Il s’arréte au Chateau-Tremblant' Et de grands seigneurs du canal poudrés de ciment frais coiffés de rouge ardent et de Véronése charmant lui offrent en argot d’Italie le pauvre vin de la périphérie Il accepte Et les trains qui passent sur leur téte jetant leur cri de charbon blanc font valser sur le vieux comptoir?’ la bouteille des Mille et Une Nuits comme la houle et le roulis font valser sur les grands transats le champagne et le whisky Le tire-bouchon frétille par terre tordu comme la queue

d’un cochon Et le génie de la misére de la bouteille des débardeurs saute dans le verre du ramoneur laissant au fond du flacon les vieilles hardes de la douleur 27 =)

Petites trompettes de suie petit corps de ballet du sommeil de minuit

petits lampions des iles dans la baie du souci bistouris du plaisir sur la plaie du désir petits chromos glacés de la Céte d’Azur 27 a

28 So

Le mal du pays en gondole fait le beau sur le canal La lune sur le mazout secoue son cornet a dés Un mousquetaire entre au Chateau désinvolte comme le Chat Botté et vers les amis en signe d’amitié léve sa baladeuse sa lampe d’Aladin sa lampe d’égoutier Et debout devant le comptoir il écoute le ramoneur perdant le fil de sa propre histoire qui cherche Vaiguille du souvenir dans le blé noir de sa mémoire

Allez dit l’égoutier 28 a sur la vitre des pleurs le rideau est tiré Demande le temps au barométre ne frappe pas chez l’horloger autant demander au mouchard Vheure du plaisir pour le routier 0 Sur notre pauvre cadran solaire*

Intempéries

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Vombre du profit s’est vautrée mais elle n’a pas les moyens de réver Le vrai bien-étre n’a rien a voir avec le somptueux mal-avoir 29: a Et le Tout-Paris chaque soir! tire la chaine sur le Tout-a-l’égout Chaque nuit la chanson de chacun est jetée aux ordures de la chanson de tous La baguette du chiffonnier dirige l’opéra du matin et les gens du monde font encadrer 301 S les bas-reliefs de leur festin Nous autres €conomiquement faibles notre joie c’est de dépenser notre force c’est de partager N’ajoute pas d’heures supplémentaires 30 b) au mauvais turbin du chagrin Mets-lui au cou tes derniers sous et noie-le dans le vin Si tu n’as plus tes derniers sous prends les miens 31 0 Le travail comme le vin a besoin de se reposer et quand le vin est reposé il recommence 4 travailler Et le vin du Chateau-Tremblant monte 4 la téte du réveur et lui ramone les idées 31 5 Fastueux comme un touriste qui découvre la capitale il fait le tour de la salle et poursuit son réve comme on suit une femme levant de temps en temps son verre a la santé de celle qu il aime et des amis de l’ingtant méme 32 ()

Et je vous invite a la noce vous serez mes garcons d’honneur nous aurons un petit marmot et vous boirez 4 son bonheur

Laissez-le poursuivre sa complainte dit l’égoutier aux débardeurs 32 a

laissons-le dévider son cocon Sur la petite échelle de soie qu'il déroule dans sa chanson

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La Pluie et le Beau Temps

il s’évade de sa prison La marotte du fou 0 c’est le sceptre' du roi et sa marotte a lui c’est celle de l’amour le seul roi de la vie Ma petite reine de coeur 5 ma petite soeur de lit Le ramoneur parle de sa belle chacun |’écoute tous sourient aucun

Je suis elle est +0 Je suis elle est

son ma son ma

ne rit de lui’

ceillet boutonniére?’ saisonnier saisonniére

Elle est ma cloche folle et je suis son battant Elle est mon piége roux 4 Je suis son oiseau fou Elle est mon coeur je suis son sang mélé Je suis son arbre elle est mon coeur gravé 0 Je suis son tenon elle est ma mortaise Je suis son ane elle est mon chardon ardent Elle est ma salamandre > je suis son feu de cheminée Elle est ma chaleur d’hiver je suis son glacon dans son verre |’été Je suis son ours elle son anneau dans mon

nez > Je suis le cheveu que les couturiéres cachaient autrefois dans l’ourlet de la robe de mariée pour se marier elles aussi dans |’année

Petits tambours de gréle petits violons du sang petits cris de détresse petits sanglots du vent petite pluie de caresses petits rires du printemps * Bientdt les bougies de la lune

L’Enfant de mon vivant

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sont soufflées par le vent du matin c’est l’anniversaire du jour L’eau de vaisselle s’en va vers la mer le réveur poursuit son réve 370 |’amoureux poursuit son amour

et le ramoneur son chemin.

L’ENFANT

DE MON

VIVANT

Dans la plus fastueuse des miséres mon pére ma mere appfirent a vivre a cet enfant

a vivre comme on ré€ve et jusqu’a ce que motrt s’ensuive > naturellement

Sa voix de rares pleurs et de rires fréquents sa voix me parle encore sa voix mourante et gaie intacte et saccagée © Je ne puis le garder je ne puis le chasser ce gentil revenant Comment donner le coup de grace a ce camarade charmant qui me regarde dans la glace ' et de loin me fait des grimaces pour me faire marrer drélement et qui m’apprit a faire l'amour

maladroitement ” éperdument L’enfant de mon vivant sa voix de pluie et de beau temps chante toujours son chant lunaire ensoleillé son chant vulgaire envié et méprisé * son chant terre a terre étoilé Non je ne serai jamais leur homme puisque leur homme est un roseau pensant

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La Pluie et le Beau Temps

© non jamais je ne deviendrai cette plante carnivore qui tue son dieu et le dévore et vous invite 4 déjeuner et puis si vous refusez vous accuse de manger du curé Et j’écoute en souriant l’enfant de mon vivant l'enfant heureux aimé et je le vois danser danser avec ma fille % avant de s’en aller la ot il doit aller.

HISTOIRES ET D’AUTRES HISTOIRES

© Editions Gallimard, 1963.

AiiStoires

ENCORE

UNE FOIS SUR LE FLEUVE'

Encore une fois sur le fleuve

le remorqueur de |’aube a poussé son cri

w

3

a

Et encore une fois le soleil se léve le soleil libre et vagabond qui aime a dormir au bord des riviéres sur la pierre sous les ponts Et comme la nuit au doux visage de lune tente de s’esquiver furtivement le prodigieux clochard au réveil triomphant le grand soleil paillard bon enfant et souriant plonge sa grande main chaude dans le décolleté de la nuit

et d’un coup lui arrache sa belle robe du soir Alors les réverbéres les misérables astres des pauvres chiens errants s éteignent brusquement 70 Et c’est encore une fois le viol de la nuit?

les étoiles filantes tombant sur le trottoir s’éteignent a leur tour et dans les lambeaux du satin sanglant et noir surgit le petit jour * le petit jour mort-né fébrile et bléme

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30

HiStotres et d’autres histoires et qui proméne éperdument son petit corps de revenant empétré dans son linceul gris dans le placenta de la nuit! Alors arrive son grand frére le Grand jour qui le balance a la Seine

Quelle famille 3a

Et avec ¢a le pére dénaturé le pére soleil indifférent qui

40

50

5a

60

sans se soucier le moins du monde des avatars de ses enfants se mire complaisamment dans les glaces du métro aérien qui traverse le pont d’Austerlitz comme chaque matin emportant approximativement le méme nombre de créatures humaines de la rive droite a la rive gauche et de la rive gauche a la rive droite de la Seine Il a tant de choses 4a faire le soleil et certaines de ces choses tout de méme lui font beaucoup de peine par exemple réveiller la lionne du Jardin des Plantes quelle sale besogne et comme il est désespéré et beau et déchirant inoubliable le regard qu’elle a en découvrant comme chaque matin a son réveil les épouvantables barreaux de |’épouvantable bétise humaine les barreaux de sa cage oubliés dans son sommeil Et le soleil traverse 4 nouveau la Seine sur un pont dont il ne sera pas question ici a cause d’une invraisemblable statue de sainte Genevieve

Encore une foi sur le fleuve

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® veillant sur Paris! Et le soleil se proméne dans l’ile Saint-Louis et il a beaucoup de belles et tendres choses

a dire sur elle mais ce sont des choses secrétes entre l’fle et lui 7 Et le voila dans le Quatriéme ¢a c'est un coin qu’il aime un quartier qu’il a a la bonne et comme il était triste le soleil quand |’étoile jaune de la cruelle connerie humaine ~ wy jetait son ombre parait-il inhumaine sur la plus belle rose de la rue des Rosiers? Elle s’appelait Sarah ou Rachel et son pére était casquettier ® ou fourreur et il aimait beaucoup les harengs salés Et tout ce qu’on sait d’elle c’est que le roi de Sicile |’aimait Quand il sifflait dans ses doigts 8a la fenétre s’ouvrait 14 ot elle habitait mais jamais plus elle n’ouvrira la fenétre la porte d’un wagon plombé une fois pour toutes s’est refermée sur elle Et le soleil vainement ” essaye d’oublier ces choses et il poursuit sa route a nouveau attiré par la Seine Mais il s’arréte un instant rue de Jouy pour briller un peu Sa tout prés de la rue Francois-Miron la ot il y a une trés sordide boutique de vétements d’occasion et puis un coiffeur et un restaurant algérien et puis en face 106 Ss des ruines des platras des démolitions Et le coiffeur sur le pas de sa porte contemple avec stupeur 10 a

ce paysage ébréché et il jette un coup d’ceil désespéré vers la rue Geoffroy-l’Asnier qui apparait maintenant dans le soleil

intacte et neuve

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11 S

Histoires et d’autres bistoires

avec ses maisons des siécles passés parce que le soleil il y a de cela des siécles était au mieux avec Geoffroy |’Asnier!

Tu es un ami lui disait-il et jamais je ne te laisserai tomber Et c’est pourquoi a l’ombre heureuse et ensoleillée lombre de Geoffroy |’Asnier qui aimait le soleil et que le soleil aimait s’en va chaque jour que ce soit l’hiver ou |’été 12 S par la rue du Grenier-sur-l’Eau et par la rue des Barres jusqu’a la Seine et la les ombres de ses tendres animaux broutent les doux chardons de l’au-dela 12 a et boivent l’eau paisible du souvenir heureux Cependant qu’au-dessus d’eux accoudé au parapet du pont Louis-Philippe le loqueteux absurde et magnifique 13 =) qu’on appelle le Roi des Ponts crache dans |’eau pour faire des ronds Fasciné par la monotone splendeur de l|’eau courante ‘5 de l'eau vivante sans se soucier du qu’en-dira-t-on il ne cesse de cracher et jusqu’a ce que la salive lui manque 14 Ss offrant ainsi en hommage a sa vieille amie la Seine quelque chose de sa vie quelque chose de lui-méme et il dit 14 a La Seine

est ma soeur

et comme je suis sorti un jour des entrailles de ma mére elle elle jaillit chaque jour et sans arrét

Encore une fots sur le fleuve

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450 des entrailles de la terre et la terre c'est la mére de ma mére et la mort c’est la mére de la terre Et il s’arréte de cracher un instant

et il pense que la Seine va se jeter dans la mer 5 et il trouve ca beau et il est content et son coeur bat comme autrefois et il se retrouve comme autrefois tout jeune avec une chemise propre 161 =)

16 a

qu il enlevait pour faire l'amour et il regarde la Seine et il pense 4a elle a la vie et a la mort et a l’amour et il crie

Oh! Seine ne m’en veux pas

si je me jette dans ton lit c’est pas des choses a faire ‘7 pnuisque je suis ton frére mais pas d’histoires je taime alors tu m’emménes Mais attention quand nous arriverons la-bas 7 ua tous les deux la-bas a l’instant méme qu’on ne connait pas

18 S

18 a

la ot l'eau déja n’est plus douce mais pas encore salée n’oublie pas le Roi des Ponts n’oublie pas ton vieil ami noyé n’oublie pas le pauvre enfant de l’amour avili et abimé et dans les clameurs neuves de la mer garde un instant ta tendre et douce voix pour me dire que tu penses a moi

Et il se jette a la flotte et les pompiers s’aménent enfin voila pour lui comme on dit si simplement dans les Mille et Une Nutts

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19 a

Histoires et d'autres histoires

Et la Seine continue son chemin et passe sous le pont Saint-Michel d’ou l’on peut voir de loin l’archange et le démon' et le bassin avec qui passent devant eux une vieille faiseuse d’anges un boy-scout malheureux et un triste et gros vieux monsieur

200

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21 a

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qui a fait une misérable fortune dans les beurres et dans les ceufs Et celui-la s’avance d’un pas lent vers la Seine en regardant les tours de Notre-Dame Et cependant ni l’église ni le fleuve ne |’intéressent mais seulement la vieille boite d’un bouquiniste Et il s’arréte figé et fasciné devant l'image d’une petite fille couverte de papier glacé Elle est en tablier noir et son tablier est relevé une religieuse aux yeux cernés la fouette? Et la cornette de la soeur est aussi blanche que les dessous de la fillette Mais comme le bouquiniste regarde le vieux monsieur congestionné celui-ci géné détourne les yeux et laissant 1a le pauvre livre obscéne jette un coup d’oeil innocent détaché vers l’autre rive de la Seine vers le quai des Orfévres dorés la ot la justice qui habite un Palais gardé par de terrifiants poulets gris juge et condamne la misére qui ose sortir de ses taudis Dérisoire et déplaisante parodie ou le mensonge

22: a

230

assermenté

intime a la misére l’ordre de dire la vérité toute la vérité rien que la vérité Et avec ¢a dit la misére

faut-il vous l’envelopper Et voila qu’elle jette dans la balance truquée la vérité de la misére toute nue ensanglantée C’est ma fille dit la misére

Encore une fo sur le fleuve

23 wy

240

24 a

251 cS

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c'est ma petite derniére c’est mon enfant trouvée Elle est morte pendant les fétes de Noél

aprés avoir longtemps erré au pied des marronniers glacés sur le quai la a deux pas de Chez Vous Messieurs de la magistrature assise levez-vous et vous Messieurs de la magistrature debout approchez-vous Voyez cette enfant de quinze ans Voyez ces genoux maigres ces tristes petits seins ces pauvres cheveux roux

ces engelures aux pieds et ces crevasses aux mains Voyez comme la douleur a ravagé ce visage enfantin Et vous Messieurs de la magistrature couchée et bien bordée réveillez-vous Il ne s’agit pas d’une berceuse d’une romance Ne comptez pas sur moi pour chanter dans votre Cour

25 a

Il ne s’agit pas d’un feuilleton d’un mélodrame

rien de sentimental aucune histoire d’amour Il s’agit simplement de la terreur et de la stupeur qui se peint sur le visage de l’enfant et qui serre atrocement le coeur de |’enfant a l’instant ot |’enfant comprend qu’elle va avoir un petit enfant et qu’elle ne peut le dire 4 personne pas méme a sa mére qui ne l’aime plus depuis longtemps et surtout pas a son peére puisque malencontreusement c’est le pére qui trés précisément est le pére de cet enfant d’enfant 26 Ss

Sur un matelas elle révait et autour d’elle ses fréres et soeurs remuaient en dormant et la mére contre le mur

ronflait désespérément Enfin toute la lyre 6 comme on dit en poésie!

798

7

7>

0





HiStoires et d’autres hiStotres

Le pére qui travaille aux Halles' et qui s’en retourne chez lui aprés avoir poussé son diable dans tous les courants d’air de la nuit et qui s’arréte un instant en poussant un soupir navré devant la porte d’un bordel fermé pour cause de Haute Moralité? Et qui s’éloigne avec dans ses yeux bleus et délavés la titubante petite lueur de l’Appellation Contrélée Et le voila soudain ancien colonial si ga vous intéresse et réformé pour débilité mentale le voila plongé d’un seul coup dans la bienfaisante chaleur animale et tropicale de la misérable promiscuité familiale Et le lampion rouge de |’inceste en un instant prend feu dans la téte du géniteur il s’avance 4 tatons vers sa fille et sa fille prend peur... Vous imaginez hommes honnétes ce qu’on appelle le Reste et pourquoi un soir deux amoureux enlacés sur un banc dans les jardins du Vert-Galant ont entendu un cri d’enfant si déchirant

J’étais 14 quand la chose s’est passée a coté du Pont-Neuf non loin du monument qu’on appelle > la Monnaie J étais la quand elle s’est penchée et c’est moi qui l’ai poussée Il n’y avait rien d’autre a faire Je suis la Misére 300 j’ai fait mon métier et la Seine a fait de méme quand elle a refermé sur elle son bras fraternel

Fraternel parfaitement 3 Fraternité Egalité Liberté c’est parfait

Encore une fow sur le fleuve

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Oh bienveillante Misére si tu n’existais pas il faudrait t’inventer Et le Ministére public qui vient de se lever la main sur le coeur l'autre bras aux cieux le cornet acoustique 4 l’oreille 31 0

31 a

et toutes les larmes de son corps aux yeux réclame avec une émotion non dissimulée lElargissement de la Misére c’est-a-dire en langage clair et vu le cas d’urgente urgence et de nécessaire nécessité sa mise en liberté provisoire pour une durée illimitée Et ainsi messieurs Justice sera Féte' attendu que...

32 0

ae, 5

33 So

33 a

A ces mots l’enthousiasme est unanime et la tenue de soirée est de rigueur et le grand édifice judiciaire s’embrase d’un magnanime feu d’artifice et il y a beaucoup de monde aux drapeaux et les balcons volent dans le vent et le grand orchestre francophilharmonique des gardiens de la paix rivalise d’ardeur et de virtuosité avec le gros bourdon de Notre-Dame des Lavabos de la Buvette du Palais Et la Misére ahurie affamée abrutie résignée?’ entourée de tous ses avocats d’office et de tous ses indicateurs de police est acquittée a l’unanimité plus une voix celle de la conscience tranquille et de l’opinion publique réunies Et solennellement triomphalement reconnue d’Utilité publique elle est immédiatement libéralement légalement et fraternellement rejetée sur le pavé avec de grands coups de pied dans le ventre et de bons coups de poing sur le nez Alors elle se reléve péniblement excitant la douce hilarité de la foule qui la prend pour une vieille femme saoule et se dirige en titubant aveuglément

340 vers le calme

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Histoires et d’autres hiftotres

vers la paix vers le lieu d’asile vers la Seine

vers les quais > Tiens te voila qu’es belle et qui m’plais Et la Misére tressaille dans sa vieille robe couverte d’ordures ménagéres en entendant cette voix de porcelaine brisée et elle reconnait Charlot le Téméraire 3° dit la Fuite dit Perd son Temps un de ses plus vieux amis un de ses plus fidéles amants

et elle se laisse tomber sur la pierre’ prés de lui en sanglotant Si tu savais dit-elle 55 Je sais dit le raccommodeur de faiences Je sais

560

56

©

5

dit le laveur de chiens Et ce que je ne sais pas je le devine et ce que je ne devine pas je l’invente Et ce que j'invente je |’oublie Alors fais comme moi ma jolie regarde couler la Seine et raconte pas ta vie Ou bien alors parle seulement des choses heureuses des choses merveilleuses révées et arrivées Enfin je veux dire des choses qui valent la peine mais pour la peine pas la peine d’en parler Tout en parlant il trempe dans la riviére un vieux mouchoir aux carreaux déchirés et il efface sur le visage de la Misére les pauvres traces de sang coagulé et elle oublie un instant sa détresse en écoutant sa voix éraillée et usée qui tendrement lui parle de sa jeunesse et de sa beauté Rappelle-toi je t'appelais Miraculeuse parce que tu habitais au sixiéme sur la Cour des Miracles

Encore une fow sur le fleuve

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380 prés du lit il y avait des jacinthes bleues et jamais je n’ai oublié une seule boucle de tes cheveux! Rappelle-toi je t’appelais Frileuse quand tu avais froid 38 a et je tappelais Fragile en me couchant sur toi Rappelle-toi la premiére nuit la premiére fois les nuages noirs de Billancourt So 39 rédaient au-dessus des usines et derriére eux les derniers feux du Point-du-Jour jetaient sur le fleuve de pauvres lueurs tremblantes et rouges 39: a Cétait l’hiver et tu tremblais comme ces pauvres lueurs mais dans le velours vert de tes yeux flambaient les dix-sept printemps de |’amour Et je n’osais pas encore te toucher

400 simplement je regardais le souffle de ton joli corps qui dansait devant ta bouche Rappelle-toi comme nous avons marché doucement 40 a sur le pont de Grenelle sans rien dire Et n’oublie pas non plus l’ile des Cygnes ma belle avec ses inquiétants clapotis

40 ni la statue de la Liberté surgissant des brouillards du fleuve qui drapaient autour d’elle un triste voile de veuve Rappelle-toi les clameurs du Vel’d’Hiv’? 41 a n’oublie pas la grande voix de la foule dispersée par le vent et le pont Alexandre avec ses femmes nues et leurs grands chevaux d’or immobiles cabrés et aveuglés 420 par les phares du Salon de |’Automobile les feux tournants du Grand Palais’

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Histoires et d’autres hiStoires

Et de l’autre cété les Invalides gelés braquant leurs canons morts “5 sur l’esplanade déserte Et comme

nous sommes

restés longtemps

serrés l’un contre l’autre tout prés du pont de la Concorde Rappelle-toi “© nous écoutions ensemble résonner dans la nuit le doux souvenir des marteaux de |’été quand |’été matinal se hate d’assembler les charpentes flottantes *> du décor oriental des Grands Bains Deligny Rappelle-toi nous évoquions ensemble le fou rire des filles franchissant la passerelle leur maillot a la main “© et les ogres obéses sortant des ministéres a midi et qui tentent désespérément d’apercevoir entre les toiles flottantes verticalement tendues un peu de chair fraiche 42> etenue Nue

Et ma main a serré davantage ton bras Rappelle-toi Je me rappelle “0 dit la Misére Deux heures sonnaient a la grande horloge de la gare d’Orsay et quand tu m’as entrainée vers la berge il n’y avait pas d’autre lumiére “5 que celle d’un bec de gaz abandonné

devant le Palais de la Légion d’honneur Mais le sang pale et ruisselant du dernier quartier de la lune blessée par un trop rude hiver ‘0 éclaboussait le paysage désert

Encore une fou sur le fleuve

46 a

470

47 a

48 6

ou se dressaient ensoleillées dans la clarté lunaire d’immenses pyramides de sable et de pierres Tu te rappelles Comme si c’était hier dit le vieux réfractaire et méme que tu as dit en souriant Comme c’est beau, on se croirait en Egypte maintenant Et c’est vrai que c’était beau ma belle beaucoup trop beau pour ne pas étre vrai Et c’était vraiment l’Egypte et c’était aussi vraiment les eaux chaudes et calmes du Nil qui roulaient silencieusement entre les rives de la Seine Et le sang ardent de l’amour coulait dans nos veines Rappelle-toi Tu étais couchée sur un sac de ciment

48: aA

490

49: a

dans un coin a l’abri du vent et quand j’ai posé ma main glacée sur la douce chaleur de ton coeur ton jeune sein soudain s’est dressé comme une éclatante fleur au milieu des jardins secrets de ton jeune corps couché caché Et n’oublie pas la belle étoile ma belle celle que tu sais N’oublie pas l’astre de ceux qui s’aiment lastre de l’instant méme et de |’éternité l’étourdissante étoile du plaisir partagé Qui pourrait jamais l’oublier Et la Misére souriante et presque consolée regarde la lumiére qui baigne la Cité

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Histoires et d’autres histoires

2 Pres dielle un vieux chien mouillé tressaille en entendant le cri d’un remorqueur

saluant encore une fois la fin d’un nouveau jour °° Et la-haut

dans le doux fracas de la vie coutumiére la Samar et la Belle Jardiniére descendent en gringant des dents leurs lourds rideaux de fer 51 o Sur le quai de la Mégisserie les petits patrons des oiselleries parquent déja dans leur arriére-boutique les perruches les rats blancs les poissons exotiques mais avant de rentrer dans l’ombre horrible 5 un pauvre singe bleu jette un dernier et douloureux regard sur le pont des Arts ou se proméne

un grand lion rouge furieux 20 Ce grand lion rouge c’est le Soleil qui traine encore un peu avant de s’en aller Tout a l’heure les flics de la Nuit 52 a a grands coups de pélerine vont venir le chasser Et c’est pour cela qu’il fait la gueule et qu'il n’est pas content et qu'il secoue en rugissant 53 So sa grande criniére crépusculaire sur les passants Et les passants se fachent tout rouge et clignent des yeux Alors le grand lion rouge se marre 53 a et il se fout d’eux et il caresse en s’en allant de sa grande patte rousse nonchalamment les reins et les fesses d’une femme 54 So qui s’arréte brusquement songeant a son amant

et regarde la Seine en frissonnant.

Les Clefs de la ville

LES CLEFS DE LA VILLE

Les clefs de la ville Sont tachées de sang L’Amiral et les rats ont quitté le navire' Depuis longtemps > Soeur Anne ma sceur Anne Ne vois-tu rien venir? Je vois dans la misére le pied nu d’un enfant Et le coeur de |’été Déja serré entre les glaces de I|’hiver © Je vois dans la poussiére des ruines de la guerre Des chevaliers d’industrie lourde A cheval sur des officiers de cavalerie légére

Qui paradent sous l’arc Dans une musique de cirque 's Et des maitres de forges Des maitres de ballet Dirigeant un quadrille immobile et glacé Ot de pauvres familles Debout devant le buffet »? Regardent sans rien dire leurs fréres libérés Leurs fréres libérés A nouveau menacés Par un vieux monde sénile exemplaire et taré Et je te vois Marianne * Ma pauvre petite sceur

Pendue encore une fois Dans le cabinet noir de l’histoire Cravatée de la Légion d’Honneur Et je vois 0 Barbe bleue blanc rouge Impassible et souriant Remettant les clefs de la ville Les clefs tachées de sang? Aux grands serviteurs de |’Ordre * L’ordre des grandes puissances d’argent.

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Histotres et d’autres hiStoires

CHANSON POUR CHANTER A TUE-TETE ET A CLOCHE-PIED Un immense brin d’herbe Une toute petite forét Un ciel tout a fait vert Et des nuages en osier > Une église dans une malle La malle dans un grenier Le grenier dans une cave Sur la tour d’un chateau Le chateau a cheval © A cheval sur un jet d’eau

Le jet d’eau dans un sac A cété d’une rose La rose d’un fraisier Planté dans une armoire '’ QOuverte sur un champ de blé Un champ de blé couché Dans les plis d’un miroir Sous les ailes d’un tonneau Le tonneau dans un verre 2» Dans un verre 4 Bordeaux Bordeaux sur une falaise Ou réve un vieux corbeau Dans le tiroir d’une chaise D’une chaise en papier * En beau papier de pierre Soigneusement taillé Par un tailleur de verre Dans un petit gravier Tout au fond d’une mare 0 Sous les plumes d’un mouton Nageant dans un lavoir A la lueur d’un lampion Eclairant une mine

Une mine de crayons % Derriére une colline Gardée par un dindon

L’ Expédition Un gros dindon assis Sur la téte d’un jambon Un jambon de faience “© Et puis de porcelaine

Qui fait le tour de France A pied sur une baleine Au milieu de la lune Dans un quartier perdu “* Perdu dans une carafe Une carafe d’eau rougie D’eau rougie a la flamme A la flamme d’une bougie Sous la queue d’une horloge °° Tendue de velours rouge Dans la cour d’une école

Au milieu d’un désert Ou de grandes girafes Et des enfants trouvés * Chantent chantent sans cesse A tue-téte a cloche-pied Histoire de s’amuser Les mots sans queue ni téte

Qui dansent dans leur téte 9 Sans jamais s’arréter Et on recommence

Un immense

brin d’herbe

Une toute petite forét'... @tC.,, Ctc., etc...

L’EXPEDITION Un homme avec une boite Entre au musée du Louvre Et s’assoit sur un banc Examinant la boite > Attentivement Puis il ouvre la boite

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Histotres et d’autres htStotres Avec un ouvre-boite Et place soigneusement Trés sar de lui ‘© Et sur de l’ouate L’ouvre-boite Dans la boite Et refermant la boite Avec un ferme-boite

‘5 Tl pose la boite Délicatement

En évidence Sur le banc

Et s’en va tranquillement 70 En souriant Et en boitant

Gagne les rues de la Seine Ot I|’attend

Un gros cargo boat 2 Tout blanc

Et tout en gravissant les marches de fer De la passerelle du commandant En boitant Il examine le ferme-boite 3° En souriant

Et puis il le jette 4 la Seine A Vinstant méme

Le navire disparait Instantanément.

CHANSON

DU MOIS DE MAI

L’ane le roi et moi Nous serons morts demain

L’4ne de faim Le roi d’ennui > Et moi d’amour

Un doigt de craie Sur l’ardoise des jours Trace nos noms

Voyage en Perse

Et le vent dans les peupliers ’° Nous nomme Ane Roi Homme Soleil de Chiffon noir Déja nos noms sont effacés Eau fraiche des Herbages 's Sable des Sabliers Rose du Rosier rouge Chemin des Ecoliers L’ane le roi et moi Nous

serons

morts demain

70 L’ane de faim Le roi d’ennui Et moi d’amour Au mois de mai La vie est une cerise > La mort est un noyau L’amour un cerisier.

VOYAGE

EN PERSE

Ce jour-la

la mort était déja venue plusieurs fois me demander Mais je lui avais fait dire que je n’étais pas la’ > car j’avais autre chose a faire que de |’écouter d’autres chats a fouetter Et tout particuliérement le Shah de Perse que j’avais capturé avec un superbe morceau de viande verte 10 les Shahs de Perse en sont trés friands — un jour qu'il s’en allait avec ses gens musique en téte sur la route de Téhéran ‘5 C’était un grand jour de Fouette...

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Histoires et d’autres hiStoires

et il était trés content rien qu’a l’idée qu’on fouette les pauvres paysans Et je l’emmenais dans une grande valise * et le montrais gratuitement

aux paysans et puis je le fouettais publiquement a titre gracieux > et tous les paysans étaient trés heureux Le remettant dans la valise je continuais un peu partout en Perse mon voyage d’agrément Agrément pour les autres *® pour les petits enfants et puis pour leurs parents cat pour moi je n’éprouvais aucun plaisir

en corrigeant le monarque Simplement la méme fatigue qu’on a en battant les tapis » persans

C’est alors que se présenta

un animal londonien et parfait gentleman de Limehouse sur les toits Il était de passage et se présenta 40 Je suis le chat a neuf queues je connais le travail et peux vous donner un coup de main Voila mon tarif Je veux des souris tous les jours Parfait lui dis-je parfait Et je veux aussi qu’on me laisse m’arréter sur la route 4 mon gré s'il passe sur cette route la chatte qui me plait ° D’accord lui dis-je d’accord Et qu’on me laisse lui faire l'amour précisa le chat Et je veux des oiseaux pour lui en faire cadeau * D’accord d’accord tout ce que vous voudrez lui dis-je

Voyage en Perse

J étais si fatigué Et tout s’arrangea pour le mieux L’animal battait le Shah de Perse ® fort correctement Et moi je battais le tambour et les paysans étaient de plus en plus contents et ils apportaient au chat des souris et des rats des champs ® Et pour moi c’était comme toujours des boissons fraiches et de jolies filles qui m’embrassaient sur la bouche Enfin c’était merveilleux 7 et méme un jour des tisserands nous offrirent au chat et a moi un véritable tapis volant Vous irez plus vite nous dirent-ils * pour faire votre tournée comme ¢a tout le monde persan pourra profiter du spectacle qui est trés réconfortant Mais voila qu’un jour °° le Shah nous regarda douloureusement Est-ce que ¢a va durer longtemps ce petit jeu-la

Je me rappelle exaétement la téte qu'il faisait et le temps qu’il faisait ® ce jour-la en méme temps Un trés beau temps

Nous arrivions sur le tapis a deux ou trois mille métres au-dessus de Téhéran Et le chat dit au Shah °° gentiment en souriant Allez allez Vous plaignez pas Sa Majesté

si on avait voulu On aurait pu vous tuer »® ou bien vous enfermer dans un grand bocal transparent

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Histoires et d’autres histotres

avec des cornichons méchants Et la vous seriez mort de soif et la proie de mille et un tourments

10 a

Tout de méme dit le Shah c’est pas des choses a faire et puis il poursuivit Dans les débuts ca m’a surpris ¢a m’a étonné et je dirai méme que ¢a m’a fait plaisir pour ne rien vous cacher c’était nouveau vous comprenez mais maintenant je commence a en avoir assez Ca fait trés mal vous savez et puis c’est humiliant sans compter que j’ai l’air d’un zébre maintenant un zébre sur le tr6ne de Perse avouez que c’est pour le moins choquant et je pése mes mots mais je vous avoue la vraiment que je ne suis pas content mais ¢a alors pas content pas content du tout Du tout du tout du tout du tout du tout du tout

11 0

Et qu’est-ce que ¢a peut faire dit le chat puisqu’on est contents

1 io

nous Et nous descendimes dans la ville ou partout c’était la féte Et partout la joie de vivre se promenait nue dans les rues Et partout des Persans ivres nous souhaitaient la bienvenue

10 0

121 S

12 a

Ca va dit le chat La vie est belle le tr6ne est vide mais les tonneaux sont pleins

Hélas je ne reconnais plus ma ville dit le Souverain Et qu’est-ce que je vais devenir

Vieille chanson Moi dans tout cela

30 Tu vas te rendre utile

lui répondit le chat Et pour commencer tu nettoieras mon plat.

VIEILLE CHANSON Oh vous qui connaissez |’Angleterre vous n’avez pas connu Cosy Corner Cosy Cosy! Un soir derriére une palissade > un soir d’été je t’ai aimée

Au milieu des tessons de bouteilles tes cheveux roux brillaient comme le soleil Un gros pasteur qui titubait '© tout doucement dans le brouillard avec un grand geste insensé nous a mariés sans le savoir Mangez vos sandwiches hommes

riches buvez votre biére '’ Mangez vos sandwiches hommes riches et payez vos verres Ouvrez la porte et sortez Celle que j’aimais est morte J’en ai assez

0 Elle s’est jetée dans la riviére? la plus belle fille de l’Angleterre Elle s’est jetée dans l’eau glacée Disparaissez Oh vous qui connaissez l’Angleterre > avez-vous jamais connu la misére Cosy Cosy tu t’es jetée dans la Tamise un soir d’hiver

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Histotres et d'autres biStotres a dix-sept ans * Tu n’avais pas méme une chemise Toutes les nuits tu dormais sur les bancs Et tu ne mangeais pas souvent Un beau jour tu en as eu marre Cosy Cosy je te comprends * C’était un trop beau jour vraiment

Mangez vos sandwiches hommes buvez votre biére

riches

Mangez vos sandwiches hommes riches et payez vos verres “© Ouvrez la porte et sortez Celle que j’aimais est morte J’en ai assez

Elle s’est jetée dans la riviére la plus belle fille de |’Angleterre * Elle s’est jetée dans l’eau glacée Disparaissez La tempéte souffle sur |’Angleterre Le roi la reine et tous les dignitaires sont décoiffés °° La couronne

est tombée par terre

elle a roulé roulé roulé et sur les cétes la mer est démontée elle écume elle est en colére * elle engueule le roi d’Angleterre a cause de la mort d’une enfant Cosy noyée a dix-sept ans! Mangez vos sandwiches hommes buvez votre biére ° Mangez vos sandwiches hommes

et payez vos verres Ouvrez la porte et sortez Celle que j’aimais est morte Jen ai assez © Elle s’est jetée dans la riviére la plus belle fille de l’Angleterre Elle s’est jetée dans l’eau glacée Disparaissez

riches

riches

L’Enfance

L’ENFANCE Oh comme elle est triste l’enfance La terre s’arréte de tourner

Les oiseaux ne veulent plus chanter Le soleil refuse de briller > Tout le paysage est figé La saison des pluies est finie La saison des pluies recommence

Oh comme elle est triste |’enfance La saison des pluies est finie '© La saison des pluies recommence

Et les vieillards couleur de suie S’installent avec leurs vieilles balances Quand la terre s’arréte de tourner Quand l’herbe refuse de pousser C’est qu’un vieillard a éternué Tout ce qui sort de la bouche des vieillards Ce n’egst que mauvaises mouches vieux corbillards Oh comme elle est triste l’enfance Nous étouffons dans le brouillard 20 Dans le brouillard des vieux vieillards

Et quand ils retombent en enfance C’est sur l’enfance qu’ils retombent

Et comme l’enfance est sans défense C’est toujours |l’enfance qui succombe > Oh comme elle est triste Triste triste notre enfance La saison des pluies est finie La saison des pluies recommence.

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Histotres et d’autres histotres

LE RUISSEAU Beaucoup d’eau a passé sous les ponts et puis aussi énormément de sang Mais aux pieds de l’amour coule un grand ruisseau blanc

> Et ou ce Et ou '’ Et

dans les jardins de la lune tous les jours c’est ta féte ruisseau chante en dormant cette lune c’est ma téte tourne un grand soleil bleu ce soleil c’est tes yeux.

LE COURS

DE LA VIE

Dans douze chateaux acquis pour douze bouchées de pain douze hommes sanglotent de haine dans douze salles de bains > Ils ont regu le mauvais cable la mauvaise nouvelle du mauvais pays La-bas un indigéne debout dans sa riziére a jeté vers le ciel ’ d’un geste dérisoire une poignée de riz.

LE LUNCH Le maitre d’hétel noir

est pendu aprés la suspension Il a osé jeter un regard dans le décolleté > de la maitresse de maison.

Le Météore

MA PETITE LIONNE Ma petite lionne

je n’aimais pas que tu me griffes et je t’ai livrée aux chrétiens

Pourtant je t’aimais bien > Je voudrais que tu me pardonnes ma petite lionne.

AU PAVILLON

DE LA BOUCHERIE

Durement

w

coquettement piquée dans la viande tendre de |’étal une rose rouge de papier’ hurle a la mort en robe de bal Un carnivore en tenue de soirée

passe devant la fleur sans la voir S

ni l’entendre Et dans le ruisseau?

du sang sur l’eau d’abord s’étale et puis s écoule calmement a

dans la douce chaleur de la nuit tenant un instant compagnie au passant.

LE METEORE Entre les barreaux des locaux disciplinaires

une orange passe comme

un éclair

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HiStoires et d’autres histotres

et tombe dans la tinette > comme une pierre Et le prisonnier tout éclaboussé de merde resplendit tout illuminé de joie '0 Elle ne m’a pas oublié Elle pense toujours 4 moi.

LE TENDRE ET DANGEREUX VISAGE DE L’AMOUR Le tendre et dangereux visage de l’amour m’est apparu un soir apres un trop long jour > C’était peut-étre un archer avec son arc ou bien un musicien avec sa harpe Je ne sais plus ‘0 Je ne sais rien

Tout ce que je sais c’est qu’il m’a blessée peut-étre avec une fléche peut-étre avec une chanson ' Tout ce que je sais c’est qu'il m’a blessée blessée au coeur! et pour toujours Bralante trop brilante 0 blessure de |’amour.

LE BAPTEME DE L’AIR Cette rue autrefois on |’appelait la rue du Luxembourg a cause du jardin

Fiesta

Aujourd’hui on |’appelle la rue Guynemer *a cause d’un aviateur mort a la guerre Pourtant cette rue c’est toujours la méme rue c’est toujours le méme jardin ' c'est toujours le Luxembourg Avec les terrasses... les statues... les bassins Avec les arbres les arbres vivants Avec les oiseaux ' les oiseaux vivants Avec les enfants tous les enfants vivants Alors on se demande on se demande vraiment © ce qu'un aviateur mort vient foutre la-dedans.

FIESTA Et les verres étaient vides et la bouteille brisée Et le lit était grand ouvert

et la porte fermée ’ Et toutes les étoiles de verre du bonheur et de la beauté

resplendissaient dans la poussiére de la chambre mal balayée Et j’étais ivre mort et j’étais feu de joie et toi ivre vivante

toute nue dans mes bras.

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Histotres et d’autres histoires

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LA SAGESSE DES NATIONS Minerve pleure sa dent de sagesse pousse et la guerre recommence sans cesse’.

LES OMBRES Tu es la en face de moi dans la lumiére de l’amour Et moi w

je suis la en face de toi avec la musique du bonheur Mais ton ombre sur le mur guette tous les instants de mes jours et mon ombre a moi fait de méme épiant ta liberté

a

Et pourtant je t'aime et tu m’aimes comme on aime le jour et la vie ou |’été Mais comme les heures qui se suivent et ne sonnent jamais ensemble

25

nos deux ombres se poursuivent comme deux chiens de la méme portée détachés de la méme chaine mais hostiles tous deux a l’amour uniquement fidéles a leur maitre a leur maitresse et qui attendent patiemment mais tremblants de détresse la séparation des amants

La Nouvelle Saison

qui attendent © que notre vie s’achéve

et notre amour et que nos os leur soient jetés pour s’en saisir

et les cacher et les enfouir > et s’enfouir en méme temps sous les cendres du désir dans les débris du temps.

LA NOUVELLE

SAISON

Une terre fertile Une lune bonne enfant Une mer hospitaliére

Un soleil souriant > Au fil de l’eau Les filles de l’air du temps Et tous les garcons de la terre Nagent dans le plus profond ravissement Jamais d’été jamais d’hiver Jamais d’automne ni de printemps Simplement le beau temps tout le temps Et Dieu chassé du paradis térrestre Par ces adorables enfants 3 Qui ne le reconnaissent ni d’Eve ni d’Adam 's Dieu s’en va chercher du travail en usine Du travail pour lui et pour son serpent Mais il n’y a plus d’usine Il y a seulement Une terre fertile 20 Une lune bonne enfant . Une mer hospitaliére Un soleil souriant Et Dieu avec son reptile Reste la * Gros saint Jean comme devant Dépassé par les événements.

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Histotres et d’autres histotres

LE BONHEUR

DES UNS

Poissons amis aimés Amants de ceux qui furent péchés en si grande quantité

Vous avez assisté a cette calamité A cette chose horrible

> A cette chose affreuse A ce tremblement de terre! La péche miraculeuse Poissons amis aimés Amants de ceux qui furent péchés en si grande quantité '’ De ceux qui furent péchés ébouillantés mangés Poissons... pOissons... poissons... Comme vous avez di rire Le jour de la crucifixion.

REVERIE Pauvre joueur de bilboquet A quoi penses-tu Je pense aux filles aux mille bouquets Je pense aux filles aux mille beaux culs.

SOYEZ POLIS

Couronné d’étincelles Un marchand de pierresa briquet Eléve la voix le soir Dans les couloirs de la station Javel > Et ses grands écarts de langage

Soyez polis Déplaisent a la plupart des gens Mais la bralure de son regard Les rappelle a de bons sentiments Soyez polis ' Crie l’homme Soyez polis avec les aliments Soyez polis Avec les éléments avec les éléphants

Soyez polis avec les femmes ' Et avec les enfants Soyez Avec Soyez Avec

polis les gars du batiment polis le monde vivant.

II

0 Tl faut aussi étre trés poli avec la terre Et avec le soleil Il faut les remercier le matin en se réveillant Il faut les remercier Pour la chaleur * Pour les arbres Pour les fruits Pour tout ce qui est bon a manger Pour tout ce qui est beau a regarder A toucher 0 T] faut les remercier

Il ne faut pas les embéter... les critiquer Ils savent ce quils ont a faire Le soleil et la terre Alors il faut les laisser faire

Ou bien ils sont capables de se facher Et puis aprés On est changé En courge En melon d’eau

“© Qu en pierre a briquet Et on est bien avancé... Le soleil est amoureux de la terre La terre est amoureuse du soleil

Ca les regarde

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Histoires et d’autres hiStoires

4 C’est leur affaire Et quand il y a des éclipses Il n’est pas prudent ni discret de les regarder Au travers de sales petits morceaux de verre fumé Ils se disputent © C’est des histoires personnelles Mieux vaut ne pas s’en méler Parce que





®

7

>

*

Si on s’en méle on risque d’étre changé En pomme de terre gelée Ou en fer a friser Le soleil aime la terre La terre aime le soleil C’est comme ¢a Le reste ne nous regarde pas La terre aime le soleil Et elle tourne Pour se faire admirer Et le soleil la trouve belle Et il brille sur elle Et quand il est fatigué Il va se coucher Et la lune se léve La lune c’est |’ancienne amoureuse du soleil Mais elle a été jalouse Et elle a été punie Elle est devenue toute froide Et elle sort seulement la nuit Il faut aussi étre trés poli avec la lune Ou sans ¢a elle peut vous rendre un peu fou Et elle peut aussi Si elle veut Vous changer en bonhomme de neige En réverbére Ou en bougie En somme pour résumer Deux points ouvrez les guillemets : « Il faut que tout le monde soit poli avec le monde ou alors il y a des guerres... des épidémies des tremblements de terre des paquets de mer des coups de fusil... Et de grosses méchantes fourmis rouges qui viennent vous dévorer les pieds pendant qu’on dort la nuit. »

Jour de fete

LE CHAT

ET L’OISEAU

Un village écoute désolé Le chant d’un oiseau blessé C’est le seul oiseau du village Et c’est le seul chat du village > Qui l’a 4 moitié dévoré Et l’oiseau cesse de chanter Le chat cesse de ronronner Et de se lécher le museau Et le village fait a l’oiseau © De merveilleuses funérailles Et le chat qui est invité Marche derriére le petit cercueil de paille Out l’oiseau mort est allongé Porté par une petite fille 's Qui n’arréte pas de pleurer Si j’avais su que cela te fasse tant de peine Lui dit le chat! Je l’aurais mangé tout entier Et puis je t’aurais raconté © Que je l’avais vu s’envoler S’envoler jusqu’au bout du monde La-bas ot: c’est tellement loin Que jamais on n’en revient Tu aurais eu moins de chagrin > Simplement de la tristesse et des regrets Il ne faut jamais faire les choses 4 moitié.

JOUR DE FETE Ou vas-tu mon enfant avec ces fleurs

Sous la pluie Il pleut il mouille

Aujourd’hui c’est la féte a la grenouille

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Histoires et d'autres hiStotres

> Et la grenouille C’est mon

amie

Voyons On ne souhaite pas la féte a une béte Surtout a un batracien

'° Décidément si nous n’y mettons bon ordre Cet enfant deviendra un vaurien Et il nous en fera voir De toutes les couleurs L’arc-en-ciel le fait bien 's Et personne ne lui dit rien Cet enfant n’en fait qu’a sa téte Nous voulons qu’il en fasse a la nétre Oh mon pére! Oh ma mére! Oh grand oncle Sébastien! Ce n’est pas avec ma téte

Que j’entends mon coeur qui bat Aujourd’hui c’est jour de féte Pourquoi ne comprenez-vous pas * Oh! ne me touchez pas |’épaule Ne m/attrapez pas par le bras Souvent la grenouille m’a fait rire Et chaque soir elle chante pour moi Mais voila qu’ils ferment la porte *° Et s'approchent doucement de moi Je leur crie que c’est jour de féte Mais leur téte me désigne du doigt.

RIEN A CRAINDRE Ne craignez rien Gens honnétes et exemplaires'

Il n’y a pas de danger Vos morts sont bien morts > Vos morts sont bien gardés

Rien a craindre

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Il n’y a rien a craindre On ne peut vous les prendre Ils ne peuvent se sauver Il y a des gardiens dans les cimetiéres ' Et puis Tout autour des tombes

Il y a un entourage de fer Comme autour des lits-cages Ou dorment les enfants en bas age ' Et c'est une précaution sage Dans son dernier sommeil Sait-on jamais Le mort pourrait réver encore Réver qu’il est vivant * Réver qu’il n’est plus mort Et secouant ses draps de pierre Se dégager

Et se pencher Et tomber de la tombe ** Comme un enfant du lit

Horreur et catacombes Retomber dans la vie Vous voyez cela d’ici Tout serait remis en question

0 [affection et la désolation Et la succession Rassurez-vous braves gens Honnétes et exemplaires Vos morts ne reviendront pas » S’amuser sur la terre Les larmes ont été versées une fois pour toutes

Et il n’y aura pas Il n’y aura jamais plus a revenir la-dessus Et rien dans le cimetiére “ Ne sera saccagé Les pots de chrysanthémes resteront a leur place

Et vous pourrez vaquer en toute tranquillité L’arrosoir a la main devant le mausolée Aux doux labeurs champétres des éternels regrets.

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Histoires et d’autres hiftoires

L’ADDITION

LE CLIENT Garcon, l’addition !

LE GARGON Voila.

ceufs

(Il sort son

durs,

un

veau,

crayon

un

et note.) Vous

petit pois, une

avez...

deux

asperge,

un fromage avec beurre, une amande verte, un café filtre, un téléphone.

LE CLIENT Et puis des cigarettes! LE GARGON

(il commence a compter).

C’est ca méme... des cigarettes...

... Alors ¢a fait... LE CLIENT N’insistez pas, mon ami, c’est inutile, vous ne réussirez jamais. LE GARCON

LE CLIENT

On ne vous a donc pas appris a l’école que c’est ma-thé-ma-ti-que-ment impossible d’additionner des choses d’espéce différente! LE GARGON LE CLIENT, élevant la voix.

Enfin, tout de réellement étre d’« additionner cigarettes avec un verte et des ceufs

méme, de qui se moque-t-on ?... Il faut insensé pour oser essayer de tenter » un veau avec des cigarettes, des café filtre, un café filtre avec une amande durs avec des petits pois, des petits pois

Chanson des cireurs de souliers

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avec un téléphone... Pourquoi pas un petit pois avec un grand

officier de la Légion d’honneur, pendant que vous y étes ! Il se léve. Non,

mon

ami,

croyez-moi,

fatiguez pas, ca ne donnerait absolument rien... pas méme Et il Serviette

n’insistez

pas,

ne

vous

rien, vous entendez, rien, le pourboire! sort en emportant le rond de a titre gracieux.

LES TEMPS MODERNES L’exposition est universelle La galerie des machines infernales et célestes Est ouverte Et des sergents de ville d’eau de Vichy > Et de Lourdes

Et de toutes les autres villes Et de tous les autres pays

Dirigent la circulation du sang Et tout le monde fait la queue ' Pour voir

Au pavillon de la sidérurgie Une attraction sans précédent La liberté perdue dans une forét de batons blancs.

CHANSON DES CIREURS DE SOULIERS Aujourd’hui homme blanc Ne s’étonne plus de rien Et quand il jette a l’enfant noir Au gentil cireur de Broadway > Une misérable piéce de monnaie Il ne prend pas la peine de voir Les reflets du soleil miroitant a ses pieds Et comme il va se perdre ©

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HisStotres et d’autres bistotres

Dans la foule de Broadway ‘© Ses pas indifférents emportent la lumiére Que !’enfant noir a prise au piége En véritable homme du métier La fugitive petite lumiére Que |’enfant noir aux dents de neige 's A doucement apprivoisée Avec une vieille brosse Avec un vieux chiffon Avec un grand sourire Avec une petite chanson *? La chanson qui raconte l’histoire L’histoire de Tom le grand homme noir L’empereur des cireurs de souliers Dans le ciel tout noir de Harlem L’échoppe de Tom est dressée * Tout ce qui brille dans le quartier noir C’est lui qui le fait briller Avec ses grandes brosses Avec ses vieux chiffons Avec son grand sourire 0 Et avec ses chansons C’est lui qui passe au blanc d’argent Les vieilles espadrilles de la lune C’est lui qui fait reluire Les souliers vernis de la nuit > Et qui dépose devant chaque porte Au Grand Hétel du Petit Jour Les chaussures neuves du matin Et c’est lui qui astique les cuivres De tous les orchestres de Harlem “© C’est lui qui chante la joie de vivre La joie de faire l’amour et la joie de danser Et puis la joie d’étre ivre Et la joie de chanter' Mais la chanson du Noir ** L’>homme blanc n’y entend rien Et tout ce qu'il entend C’est le bruit dans sa main Le misérable bruit d’une piéce de monnaie Qui saute sans rien dire °° Qui saute sans briller Tristement sur un pied.

Accalmie

LE GRAND HOMME ET L’ANGE GARDIEN Vous resterez 1a Sentinelle A la porte du bordel Et vous garderez > Mon Sérieux Moi je monte avec ces dames Il faut bien rigoler un peu!

MEA CULPA

C’est ma faute C’est ma faute C’est ma trés grande faute d’orthographe Voila comment j’écris > Giraffe.

ACCALMIE Le vent Debout S’assoit Sur les tuiles du toit.

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Histoires et d'autres bistotres

LA FETE A NEUILLY Une horloge sonne douze coups Qui sont ceux de minuit Adorable soleil des enfants endormis

Dans une ménagerie >A la féte de Neuilly Un ménage de dompteurs se déchire Et dans leurs cages Les lions rugissent allongés et ravis Et font entre eux un peu de place '0 Pour que leurs lionceaux aussi

Puissent jouir du spectacle Et dans les Des scénes Un pélican 's Se proméne

éclairs de l’orage de ménage des maitres de la ménagerie indifférent doucement En laissant derriére lui dans la sciure mouillée La trace monotone de ses pattes palmées Et par la déchirure de la toile de tente déchirée Un grand singe triste et seul 0 Apercoit dans le ciel La lune seule comme lui La lune éblouie par la terre Baignant de ses eaux claires les maisons de Neuilly Baignant de ses eaux claires » Toutes les pierres de lune des maisons de Paris Une horloge sonne six coups Elle ajoute un petit air Et c'est six heures et demie Les enfants se réveillent 30 Et la féte est finie Les forains sont partis La lune les a suivis.

Des choses et des gens qu’on rencontre [...]

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DES CHOSES ET DES GENS QU’ON RENCONTRE EN SE PROMENANT LOIN Contre le mur d’un cimetiére Un enfant pisse tellement clair Qu’on croirait dans la lumiére

Qu’une source jaillit de terre > Et lui rentre dans le corps Un peu plus loin dans une clairiére Entourée d’un grand mur de pierre Une reine-mére sur une civiére

Apercoit au fond d’une mare © Le cadavre d’un roi-fils mort Et dont la main se crispe encore Sur le pied d’un vase de verre rose

Ou se mire un ver de vase vert Plus loin encore sur le jet d’eau 's D’un pitoyable tir forain Un veuf tournoie bléme et lunaire Avec une couronne dans les mains Plus loin encore beaucoup plus loin Dans la cave d’un presbytére

7° Un prélat enfermé dans une lessiveuse Par sa gouvernante jalouse et trés sévére

La menace vainement des peines de |’enfer Plus loin plus loin encore et méme beaucoup plus haut

Du haut des tours de Notre-Dame > Un grand chien échappé d’un triste ratodrome' Regarde au loin un vélodrame Ou des héros de mélodrome Se coupent la gorge derriére moto Pour les bijoux de Buckingham *° Et prennent leur virage sur une échelle de corde Plus loin encore toujours plus loin Par une nuit trés noire un marchand de vanille Perdu au beau milieu de la Mer de Glace Agite en sanglotant une lanterne sourde

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Histoires et d’autres histoires

> Et plein d’un décevant et délirant mirage Voit soudain sa famille dans les glaces de la mer Sa femme ses enfants le chien et puis l’armoire Et la table servie pour le repas du soir Comme il se précipite pour prendre sa serviette “ T] glisse et tout s’éteint la lanterne et le reste Un gros paquet de mer lui fracasse la téte Alea alea alea jacta est Plus loin toujours encore et toujours beaucoup plus loin Dans le déprimant paysage d’un misérable terrain vague * Debout dans la pénombre sur un vieil escabeau Un boiteux chauve et nu trigstement fait le beau Et six petits chats gris au coeur gros Tournent en rond autour de lui Miaulant un désolant refrain © Les chats les plus désespérés sont les chats du pied-bot'.

LE MATIN Cri du coq Chant du cygne de la nuit Monocorde et fastidieux message Qui me crie > Aujourd’hui ¢a recommence Aujourd’hui encore aujourd’hui

Je n’entends pas ta romance Et je fais la sourde oreille Et je n’écoute pas ton cri ' Pourtant je me léve de bonheur Presque tous les jours de ma vie Et j’égorge en plein soleil Les plus beaux réves de mes nuits.

Quelqu’un

LE REVEIL EN FANFARE Les fils de la Vierge Barbelée Couronnent d’épines de fer La téte ensanglantée Des morts écrasés sur la terre

> Labourée Et derriére l’horizon apparait

Une effroyable omelette manquée Coiffée d’un képi étoilé Et tout auréolée de galons mort-dorés

'© Naphtalinés Etalant sa lumiére abominable et bléme Sa lueur souffreteuse Exténuée Sur le charnier '’ Un coq soudain se réveille en sursaut Et pousse un cri retentissant Garde a vous! Voila le soleil ! Et il claque ses ergots dans le sang 20 Et courant autour des morts

Il les picore Frénétiquement Garde a vous! Voila le soleil! > Et debout tout |’monde 1a n’dedans'!

QUELQU’UN Un homme sort de chez lui C’est trés t6t le matin

C'est un homme qui est triste Cela se voit a sa figure > Soudain dans une boite a ordures Il voit un vieux Bottin Mondain

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Histoires et d’autres histotres

Quand on est triste on passe le temps Et l’homme prend le Bottin Le secoue un peu et le feuillette machinalement '© Les choses sont comme elles sont! Cet homme si triste est triste parce qu'il s’'appelle Ducon Et il feuillette Et continue a feuilleter Et il s’arréte ' A la page des D Et il regarde a la colonne? des D-U Du... Et son regard d’homme triste devient plus gai plus clair Personne Vraiment personne ne porte le méme 0 Je suis le seul Ducon

nom

Dit-il entre ses dents Et il jette le livre s’époussette les mains Et poursuit fiérement son petit bonhomme de chemin.

LES PRODIGES DE LA LIBERTE Entre les dents d’un piége La patte d’un renard blanc Et du sang sur la neige Le sang du renard blanc > Et des traces sur la neige Les traces du renard blanc Qui s’enfuit sur trois pattes Dans le soleil couchant Avec entre les dents ’ Un liévre encore vivant.

ON FRAPPE

Qui est la Personne

C’est simplement mon coeur qui bat

Qui bat trés fort

La Plage des Sables Blancs > A cause de toi Mais dehors La petite main de bronze sur la porte de bois Ne bouge pas Ne remue pas '0 Ne remue pas seulement le petit bout du doigt.

LE LEZARD Le lézard de l’amour S’est enfui encore une fois Et m’a laissé sa queue entre les doigts C’est bien fait > J’avais voulu le garder pour moi.

LES CHANSONS LES PLUS COURTES... L’oiseau qui chante dans ma téte Et me répéte que je t'aime Et me répéte que tu m’aimes L’oiseau au fastidieux refrain > Je le tuerai demain matin.

LA PLAGE DES SABLES BLANCS Oubliettes des chateaux de sable Meurtriéres fenétres de |’oubli

Tout est toujours pareil Et cependant tout a changé > Tu étais nue dans le soleil Tu étais nue tu te baignais — Les galets roulent avec la mer

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Histoires et d’autres histotres Et toujours toujours j’entendrai Leur doux refrain de pierres heureuses ' Leur gai refrain de pierres mouillées Déchirant refrain des vacances Perdu dans les vagues du souvenir Déchirants souvenirs de |l’enfance Brilée vive par le désir

° Merveilleux souvenir de l’enfance Eblouie par le plaisir.

LES DERNIERS

SACREMENTS

Noyé dans les grandes eaux de la misére Qui suintent horriblement Le long des murs de sa chambre sordide Un mourant > Livide abandonné et condamné Apercoit Dans l’ombre de la veilleuse Promenée et bercée par le vent Contre le mur suintant '© Une lueur vivante et merveilleuse La flamme heureuse des yeux aimés Et il entend Distinctement En mourant '5 Dans |’éclatant silence de la chambre mortuaire Les plus douces paroles de l’amour retrouvé Dites par la voix méme de la femme tant aimée Et la chambre un instant s’éclaire Comme jamais palais ne fut éclairé Tl y a le feu Disent les voisins Ils se précipitent Et ne voient rien

Rien d’autre qu'un homme seul *> Couché dans des draps sales Et souriant Malgré le vent d’hiver

Totle de fond

Qui entre dans la chambre Par les carreaux cassés © Cassés par la misére Et par le temps.

LES NOCES

Une femme

se jette dans une riviére

Cette riviére se jette dans un fleuve Un homme se jette dans ce fleuve Et ce fleuve se jette dans la mer > Et la mer rejette sur la terre Une pipe d’écume Et la dentelle blanche de ses vagues étalées

Qui brille sous la lune C’est la robe de la mariée ‘0 Simples cadeaux de noces de la grande marée.

TOILE DE FOND Assis Prés du lit défait L’enfant du défunt

Prés de feu son pére > Feint de faire du feu Et debout Prés de |’enfant fou Sous-alimenté et décalcifié

Prés de |’enfant fou et du pére glacé Un prétre parle de l’enfer Et l’oiseau de la maison L’oiseau de la masure L’oiseau de la misére

L’oiseau qui meurt de faim ' Dans sa cage de fer Siffle qu'il s’en fout

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Histoires et d’autres bistoires

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Que c’est rien la faim Que c’est rien le feu Que c’est rien le fer Et que cela ne vaut pas la peine de s’en faire De s’en faire une miette Une miette de pain Une miette de faim Une miette de fer Et puis créve a son tour Et sifflotant et sanglotant Eclatant de rire hurlant aboyant L’enfant fou tourne en rond Autour de la cage En jouant du tambour Et puis tourne aussi tout autour du lit Autour du lit-cage rouillé et pourri Ot le peu qui reste du pére Mort de fatigue de faim et de misére’ Se corrompt Misérablement Le prétre alors ouvre la fenétre Miserere miserere Et l’aurore aux doigts de fée apparait Et de ses doigts de fée Délicatement Se bouche le nez.

LES PETITS PLATS DANS LES GRANDS C’était un grand diner de Premiére Communion Il y avait le cousin Ponce Pilate La cousine Bette les quatre fils Edmond Les fréres Lumiére les sceurs Touriére wy L’oncle Sam les enfants d’Edouard Drumont Les filles de Loth les filles de Camaret Et celle de Minos et de Pasiphaé Et le gendre de Monsieur Poirier La mére Michel Strogoff et le pére Lustucru '°On n’attendait plus que le pére Ubu

Comme par miracle

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Soudain la porte s’ouvre Et c’est le pére Eternel qui entre C’était le méme

Vous parlez d’une histoire de famille '> Vous parlez d’un secret d’Etat On n’aurait jamais cru chose pareille C’est_vraiment vrai qu’il est capable de tout Cet Etre-la Mais le plus marrant de l’histoire

0 C’est qu'il avait le Fils de l’>homme-sandwich sous le bras Il l’a jeté sur la sainte table Ah les joyeux anthropophages Comme ils connaissent bien les usages Avec un trés touchant ensemble * Ils se sont tous précipités Et ils n’en ont fait qu’une bouchée Le service a été impeccable Et le dessous de plat 4 musique N’a pas cessé de jouer le cantique des cantiques.

COMME

PAR MIRACLE

Comme par miracle Des oranges aux branches d’un oranger Comme par miracle Un homme s’avance * Mettant comme par miracle Un pied devant l’autre pour marcher Comme par miracle Une maison de pierre blanche Derriére lui sur la terre est posée ‘© Comme par miracle L’homme s’arréte au pied de |’oranger Cueille une orange |’épluche et la mange Jette la peau au loin et crache les pépins Apaisant comme par miracle '’ Sa grande soif du matin Comme par miracle L’homme sourit

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Histoires et d’autres hiStoires

Regardant le soleil qui se léve Et qui luit *? Comme par miracle Et homme ébloui rentre chez lui Et retrouve comme par miracle

Sa femme endormie Emerveillé * De la voir si jeune si belle Et comme par miracle

Nue dans le soleil Il la regarde Et comme par miracle elle se réveille °° Et lui sourit Comme par miracle il la caresse Et comme par miracle elle se laisse caresser Alors comme par miracle Des oiseaux de passage passent *

Qui passent comme

cela

Comme par miracle Des oiseaux de passage qui s’en vont vers la mer Volant trés haut Au-dessus de la maison de pierre “© Ou l'homme et la femme Comme par miracle Font |’amour Des oiseaux de passage au-dessus du jardin Ou comme par miracle l’oranger berce ses oranges * Dans le vent du matin Jetant comme par miracle son ombre sur la route Sur la route ot un prétre s’avance Le nez dans son bréviaire le bréviaire dans les mains Et le prétre marchant sur la pelure d’orange jetée par Vhomme au loin °° Glisse et tombe Comme un prétre qui glisse sur une pelure d’orange et qui tombe sur une route Un beau matin.

Le gardien du phare aime trop les oiseaux

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LE FUSILLE Les fleurs les jardins les jets d’eau les sourires Et la douceur de vivre Un homme est la par terre et baigne dans son sang

Les souvenirs les fleurs les jets d’eau les jardins > Les réves enfantins Un homme est la par terre comme un paquet sanglant Les fleurs les jets d’eau les jardins les souvenirs Et la douceur de vivre Un homme est la par terre comme un enfant dormant.

LE GARDIEN DU PHARE AIME TROP LES OISEAUX Des par par par

oiseaux milliers milliers milliers

par milliers volent vers les feux ils tombent par milliers ils se cognent aveuglés par milliers assommés ils meurent

> Le gardien ne peut supporter des choses pareilles les oiseaux il les aime trop alors il dit Tant pis je m’en fous! Et il éteint tout

Au ' un un des des

loin un cargo fait naufrage cargo venant des iles cargo chargé d’oiseaux milliers d’oiseaux des iles milliers d’oiseaux noyés.

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Histoires et d'autres histotres

CUR

DE DOCKER

Coeur de docker C’est le titre de ma chanson

Ca se passe a Anvers ou 4 Hambourg ou 4 Dunkerque vw

Le docker est debout sur le quai sur sa poitrine a la place du coeur un autre coeur est tatoué

C’est le coeur de la fille sans coeur et dessous son histoire est marquée

Son pére était cardiaque sa

a

mére était patraque

Un beau jour c’est le jour de la Saint-Cric-Crac la fille sans coeur est a l’h6pital et le docker arrété devant la porte a des oranges dans les mains Mais voila la fille qui devient morte et le docker ouvre les mains Roulez oranges roulez dans le ruisseau dans le port vous pourrirez avec les vieux morceaux de liége Portrait de la fille sans coeur

20 dans un médaillon en forme de coeur au fond d’un tiroir vous trainez et le docker a mal a son coeur dans un couloir il est tombé

et toutes les filles autour de lui se mettent 4 pleurer > Dehors

c’est la féte foraine le nougat la musique et les balangoires 4 vapeur Et tout s’est mis a balancer

Quand tu dors 30 des souvenirs sont revenus Souvenirs

vous grattez le coeur du pauvre docker et vous le prenez par la main w an

et vous l’emmenez 1a ot travaillait sa belle Et devant le lit l">homme egt tombé

Dehors arrive la plainte du manége

40

4a

Bb)So

Chevaux aux yeux bleus et mal peints chevaux 4 la criniére de crin vous tournez sans jamais étre ivres et jamais vous ne dites rien Mais déchirante et déchirée la musique tourne sans arrét Chansons de bois pour les chevaux de bois chansons de fer pour les chemins de fer la musique c’est toujours la musique tant6t bonne tant6t mauvaise Le coeur fait le joli coeur a la recherche d’un autre coeur comme il est sentimental au printemps comme

il bat en écoutant la romance

Coeur de docker C’est le titre de ma chanson.

QUAND TU DORS Toi tu dors la nuit moi j’ai de l’insomnie je te vois dormir ¢a me fait souffrir > Tes yeux fermés ton grand corps allongé

c’est dréle mais ca me fait pleurer et soudain voila que tu ris

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HiStotres et d’autres bistoires tu ris aux éclats en dormant ou donc es-tu en ce moment '© ou donc es-tu parti vraiment peut-étre avec une autre femme trés loin dans un autre pays et qu’avec elle c’est de moi que tu ris Toi tu dors la nuit ' moi j’ai de l’insomnie je te vois dormir ca me fait souffrir Lorsque tu dors je ne sais pas si tu m’aimes t’es tout prés mais si loin quand méme 0 je suis toute nue serrée contre toi mais c’est comme si j’étais pas la j’entends pourtant ton coeur qui bat je ne sais pas s'il bat pour moi je ne sais rien je ne sais plus * je voudrais qu’il ne batte plus ton coeur si jamais un jour tu ne m’aimais plus

Toi tu réves la nuit moi j’ai de l’insomnie je te vois réver °° ca me fait pleurer

Toutes les nuits je pleure toute la nuit et toi tu réves et tu souris mais cela ne peut plus durer une nuit sirement je te tuerai *% tes réves alors seront finis et comme je me tuerai aussi finie aussi mon insomnie nos deux cadavres réunis dormiront ensemble dans notre grand lit °° Toi tu réves la nuit moi j’ai de l’insomnie je te vois réver

ca me fait pleurer Voila le jour et soudain tu t’éveilles

Adrien

“ et tu et tu « °° et « et

c’est A moi que tu souris souris avec le soleil je ne pense plus a la nuit dis les mots toujours pareils As-tu passé une bonne nuit » je réponds comme la veille Oui mon chéri j’ai bien dormi j'ai révé de toi comme chaque nuit ».

ADRIEN Adrien ne fais pas la mauvaise téte! Reviens ! La boule de neige que tu m/’avais jetée >a Chamonix Vhiver dernier je lai gardée' Elle est sur la cheminée prés de la couronne de mariée ' de feu ma pauvre mére qui mourut assassinée

par qui un ‘5 ou

défunt mon pére mourut guillotiné triste matin d’hiver de printemps...

Adrien ne fais pas la mauvaise téte! Reviens ! J'ai eu des torts j’en conviens je suis restée

*» de longues années sans rentrer a la maison Mais je te l’ai toujours caché c’est que j’étais en prison! » J’ai eu des torts j’en conviens souvent je battais le chien mais je t’aimais bien !... Adrien ne fais pas la mauvaise téte! Reviens !

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Hisftotres et d’autres histotres

°° Et Brin d’osier ton petit fox-terrier qui est crevé la semaine derniére je Vai gardé! * Tl est dans le frigidaire et quand parfois j’ouvre la porte pour prendre de la biére je vois la pauvre béte morte Ca me désespére! “ Pourtant c’est moi qui l’ai fait

un soir! pour passer le temps en t’attendant... Adrien ne fais pas la mauvaise téte! Reviens ! * De la tour Saint-Jacques je me suis jetée avant-hier je me suis tuée

a cause de toi °° Hier on m’a enterrée

dans et je Et ce dans

un trés joli cimetiére pensais a toi soir je suis revenue l’appartement

» ou tu te promenais nu du temps que j’étais vivante

et je t’attends... Adrien ne fais pas la mauvaise téte! Reviens ! % J’ai eu des torts j’en conviens je suis cestée de longues années sans rentrer a la maison Mais je te l’ai toujours caché c’est que j’étais en prison! © J'ai eu des torts j’en conviens

souvent je battais le chien mais je t’aimais bien !...

Adrien ne fais pas la mauvaise téte! Reviens !

Il faut passer le temps

IL FAUT

PASSER

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LE TEMPS A Agnes Capri.

On croit que c’est facile de ne rien faire du tout au fond c’est difficile c'est difficile comme tout uv

il faut passer le temps c’est tout un travail

il faut passer le temps c’est un travail de titan! S

Ah! du matin au soir je ne faisais rien rien

2S

ah! quelle dréle de chose du matin au soir du soir au matin je faisais la méme chose rien ! je ne faisais rien j’avais les moyens ah! quelle triste histoire jaurais pu tout avoir oui

25

ce que j’aurais voulu si je l’avais voulu je laurais eu mais je n’avais envie de rien rien

Un jour pourtant je vis un chien ce chien qui me plut je l’eus c’était un grand chien un chien de berger mais la pauvre béte comme elle s’ennuyait s’ennuyait d’son maitre

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Histoires et d'autres hiStotres > un vieil Ecossais j'ai acheté son maitre j'avais les moyens ah!

quel dréle d’écho oh! quel dréle d’Ecossais c’était que le berger de mon chien toute la journée il pleurait toute la nuit il sanglotait eran

c’était tout a fait insensé l’Ecossais dépérissait il ne voulait rien entendre il parlait méme de se pendre °° )’aime mieux mes moutons!

chantait-il en écossais et le chien aboyait en l’entendant chanter javais les moyens > j’achetai les moutons je les mis dans mon salon alors ils broutérent mes tapis et puis ils crevérent d’ennui

et dans la tombe ° |’Ecossais les suivit ah ! et le chien aussi C’est alors que je partis en croisiére

Pour-me-calmer mes-petits-nerfs.

EMBRASSE-MOI C’était dans un quartier de la ville Lumiére Ou il fait toujours noir ou il n’y a jamais d’air Et l’hiver comme 1’été 1a c’est toujours |’hiver Elle était dans l’escalier > Lui a cété d’elle elle a cdté de lui

Les Bruits de la nutt C’était la nuit Ca sentait le soufre Car on avait tué des punaises dans |’aprés-midi Et elle lui disait Tei il fait noir Il n’y a pas d’air L’hiver comme 1|’été c’est toujours |’hiver Le soleil du bon Dieu ne brill’ pas de notr’ cété! Il a bien trop a faire dans les riches quartiers

's Serre-moi dans tes bras Embrasse-moi Embrasse-moi longtemps Embrasse-moi Plus tard il sera trop tard 20 Notre vie c’est maintenant Ici on crév’ de tout

De chaud de froid On géle on étouffe On n’a pas d’air 5 Si tu cessais de m’embrasser Il me semble que j’mourrais étouffée T’as quinze ans j’ai quinze ans

A nous deux on a trente A trente ans on n’est plus des enfants © On a bien |’Age de travailler On a bien celui de s’embrasser

Plus tard il sera trop tard Notre vie c’est maintenant Embrasse-moi !

LES BRUITS

DE LA NUIT

Vous dormez sur vos deux oreilles Comme on dit Moi je me proméne et je veille dans la nuit Je vois des ombres j’entends des cris > Drdles de cris Vous dormez sur vos deux oreilles Comme on dit

C’est un chien qui hurle a la mort

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Histoires et d'autres bistoires C’est un chat qui miaule a |’amour ' Un ivrogne perdu dans un corridor Un fou sur son toit qui joue du tambour J’entends aussi le rire d’une fille

Qui pour satisfaire le client Simule la joie simule le plaisir ' Et sur le lit se renverse en hurlant Vous dormez sur vos deux oreilles Comme on dit Mais soudain le client prend peur Dans la nuit il crie comme chez le dentiste ? Mais c’est beaucoup plus sinistre De dessous le lit un homme est sorti Et tout doucement s’approche de lui Vous dormez sur vos deux oreilles Comme on dit » Et le client tourne de |’ceil dans la nuit Pauvre homme

qu’un autre homme

assomme

Pour une petite question d’argent Pour une malheureuse petite somme Peut-étre quatre cinq ou six cents francs * Vous dormez sur vos deux oreilles Comme on dit Et le client tourne de |’ceil dans la nuit Demain sa famille prendra le deuil C’est tout cuit *% Vous dormez sur vos deux oreilles Bonne

nuit.

UN BEAU MATIN Il n’avait peur de personne Il n’avait peur de rien Mais un matin un beau matin

Il croit voir! quelque chose > Mais il dit Ce n’est rien Et il avait raison Avec sa raison sans nul doute Ce n’était rien Mais le matin ce méme

matin

A la belle étoile

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‘© Tl croit entendre! quelqu’un Et il ouvrit la porte Et il la referma en disant Personne Et il avait raison Avec sa raison sans nul doute 4 Jl n’y avait personne Mais soudain il eut peur Et il comprit qu’il était seul Mais qu’il n’était pas tout seul Et c’est alors qu’il vit? *? Rien en personne devant lui.

A LA BELLE ETOILE Boulevard de la Chapelle ou passe le métro aérien Il y a des filles trés belles et beaucoup de vauriens Les clochards affamés s’endorment sur les bancs De vieilles poupées font encore le tapin a4 soixante-cinq ans > Boulevard Richard-Lenoir j’ai rencontré Richard Leblanc Il était pale comme l’ivoire et perdait tout son sang Tire-toi d’ici tire-toi d’ici voila ce qu’il m’a dit Les flics viennent de passer

Histoire de s’réchauffer ils m’ont assaisonné '© Boulevard des Italiens j’ai rencontré un Espagnol

Devant chez Dupont tout est bon’ aprés la fermeture Il fouillait les ordures pour trouver un croaton Encore un sale youpin qui vient manger notre pain Dit un monsieur trés bien

'’ Boulevard de Vaugirard j’ai apergcu un nouveau-né Au pied d’un réverbére dans une boite a chaussures Le nouveau-né dormait dormait ah! quelle merveille De son dernier sommeil Un vrai petit veinard Boulevard de Vaugirard‘

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Histoires et d’autres hiStoires

» Au jour le jour a la nuit la nuit A la belle étoile C’est comme ¢a que je vis

2a

Ot est-elle |’étoile Moi je n’l’ai jamais vue Elle doit étre trop belle pour le premier venu Au jour le jour a la nuit la nuit A la belle étoile C’est comme ¢a que je vis C’est une dréle d’étoile c’est une triste vie

°° Une triste vie’.

LES ANIMAUX

ONT

DES ENNUIS A Christiane Verger.

nw

S

a

Le pauvre crocodile n’a pas de C cédille on a mouillé les L de la pauvre grenouille le poisson scie a des soucis le poisson sole ca le désole Mais tous les oiseaux ont des ailes méme le vieil oiseau bleu méme la grenouille verte elle a deux L avant l’E

Laissez les oiseaux a leur mére laissez les ruisseaux dans leur lit laissez les étoiles de mer sortir si ¢a leur plait la nuit laissez les p’tits enfants briser leur tirelire

laissez passer le café si ¢a lui fait plaisir La vieille armoire normande et la vache bretonne sont parties dans la lande en riant comme deux folles 0 les petits veaux abandonnés pleurent comme des veaux abandonnés

Chanson du vitrier Car les petits veaux n’ont pas d’ailes comme le vieil oiseau bleu ils ne possédent a eux deux * que quelques pattes et deux queues Laissez les oiseaux a leur mére laissez les ruisseaux dans leur lit laissez les étoiles de mer sortir si ca leur plait la nuit 0 laissez les éléphants ne pas apprendre 4 lire laissez les hirondelles aller et revenir.

CHANSON

DU VITRIER

Comme c’est beau ce qu’on peut voir comme ¢a a travers le sable a travers le verre a travers les carreaux

> tenez regardez par exemple comme c’est beau ce bacheron la-bas au loin qui abat un arbre ' pour faire des planches pour le menuisier qui doit faire un grand lit pour la petite marchande de fleurs qui va se marier ' avec l’allumeur de réverbéres qui allume tous les scirs les lumiéres pour que le cordonnier puisse voir clair en réparant les souliers du cireur qui brosse ceux du rémouleur © qui affiite les ciseaux du coiffeur qui coupe le ch’veu au marchand d’oiseaux qui donne ses oiseaux a tout le monde! pour que tout le monde soit de bonne humeur.

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Histoires et d’autres histoires

POUR

CHANSON LES ENFANTS

L’HIVER

Dans la nuit de l’hiver galope un grand homme blanc galope un grand homme blanc C’est un bonhomme de neige > avec une pipe en bois un grand bonhomme de neige poursuivi par le froid Il arrive au village il arrive au village '’ voyant de la lumiére le voila rassuré Dans une petite maison il entre sans frapper Dans une petite maison 5 il entre sans frapper et pour se réchauffer et pour se réchauffer s assoit sur le poéle rouge et d’un coup disparait *° ne laissant que sa pipe

au milieu d’une flaque d’eau ne laissant que sa pipe et puis son vieux chapeau...

EN SORTANT DE L’ECOLE En sortant de l’école nous

avons

rencontré

un grand chemin de fer

En sortant de |’école

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qui nous a emmenés

> tout autour de la terre dans un wagon doré Tout autour de la terre nous avons rencontré

la mer qui se promenait ' avec tous ses coquillages ses iles parfumées

et puis ses beaux naufrages et ses saumons fumés Au-dessus de la mer ' nous avons rencontré

la lune et les étoiles sur un bateau a voiles partant pour le Japon et les trois mousquetaires des cinq doigts de la main © tournant la manivelle d’un petit sous-marin plongeant au fond des mers pour chercher des oursins Revenant sur la terre nous avons rencontré

* sur la voie de chemin de fer une maison qui fuyait fuyait tout autour de la terre fuyait tout autour de la mer fuyait devant l’hiver © qui voulait l’attraper Mais nous sur notre chemin de fer on s’est mis a rouler rouler derriére |’hiver et on l’a écrasé » et la maison s’est arrétée et le printemps nous a salués C’était lui le garde-barriére et il nous a bien remerciés et toutes les fleurs de toute la terre “© soudain se sont mises 4 pousser pousser a tort et a travers

sur la voie du qui ne voulait de peur de * Alors on est

chemin de fer plus avancer les abimer revenu a pied

a pied tout autour de la terre

858

Histoires et d’autres histotres

a pied tout autour de la mer tout autour du soleil é de la lune et des étoiles °° A pied a cheval en voiture et en bateau 4 voiles.

D’autres bistoires

CONTES

POUR

ENFANTS

PAS SAGES A Elsa Henriquez’.

L’ AUTRUCHE

Lorsque le petit Poucet abandonné dans la forét sema des cailloux pour retrouver son chemin, il ne se doutait pas qu’une autruche le suivait et dévorait les cailloux un a un. C’est la vraie histoire, celle-la, c’est comme ¢a que c’est arrive... Le fils Poucet se retourne : plus de cailloux ! Il est définitivement perdu, plus de cailloux, plus de retour ; plus de retour, plus de maison; plus de maison,

plus de papa-maman. « C'est désolant », se dit-il entre ses dents. Soudain il entend rire et puis le bruit des cloches et le bruit d’un torrent, des trompettes, un véritable orchestre,

un orage de bruits, une musique brutale, étrange mais pas du tout désagréable et tout a fait nouvelle pour lui. Il passe alors la téte a travers le feuillage et voit l’autruche qui danse, qui le regarde, s’arréte de danser et lui dit : L’ AUTRUCHE

C’est moi qui fais ce bruit, je suis heureuse, j’ai un estomac magnifique, je peux manger n’importe quoi. Ce matin, j’ai mangé deux cloches avec leur battant, j’ai

mangé deux trompettes, trois douzaines de coquetiers, j’ai mangé une salade avec son saladier, et les cailloux blancs que tu semais, eux aussi, je les ai mangés. Monte sur mon dos, je vais trés vite, nous allons voyager ensemble.

860

Histoires et d’autres htstotres

— Mais, dit le fils Poucet, mon pére et ma mére je ne les verrai plus?

L’AUTRUCHE S’ils t'ont abandonné, c’est qu’ils n’ont pas envie de te revoir de sitét. LE FILS POUCET Il y a sdrement du vrai dans ce que vous dites, Madame !’Autruche. L’AUTRUCHE

Ne m’appelle pas Madame, ¢a me fait mal aux ailes, appelle-moi Autruche tout court.

LE FILS POUCET Oui, Autruche, mais tout de méme, ma meére, n’est-ce pas ?

L'AUTRUCHE, en colére, N’est-ce pas quoi ? Tu m’agaces 4 la fin et puis, veux-tu que je te dise, je n’aime pas beaucoup ta mére, a cause

de cette manie qu’elle a de mettre toujours des plumes d’autruche sur son chapeau...

LE FILS POUCET Le fait est que ¢a cofite cher... mais elle fait toujours des dépenses pour éblouir les voisins. L’AUTRUCHE Au lieu d’éblouir les voisins, elle aurait mieux fait de

s’occuper de toi; elle te giflait quelquefois. LE FILS POUCET Mon pére aussi me battait. L’AUTRUCHE

Ah! M. Poucet te battait. C’est inadmissible. Les enfants ne battent pas leurs parents, pourquoi les parents battraient-ils leurs enfants ? D’ailleurs, M. Poucet n’est pas

trés malin non plus. La premiére fois qu'il a vu un ceuf d’autruche, sais-tu ce qu’il a dit? LE FILS POUCET Non.

Scéne de la vie des antilopes

861

L’AUTRUCHE

Eh bien, il a dit : « Ca ferait une belle omelette! LE FILS POUCET,

»

réveur.

Je me souviens', la premiére fois qu’il a vu la mer, il a réfléchi quelques secondes et puis il a dit : « Quelle grande cuvette, dommage qu’il n’y ait pas de ponts. » Tout le monde a ri, mais moi? j’avais envie de pleurer, alors ma mére m’a tiré les oreilles et m’a dit : « Tu ne peux pas rire comme les autres quand ton pére plaisante ! » Ce n’est pas ma faute, mais je n’aime pas les plaisanteries des grandes personnes... L’AUTRUCHE

... Moi non plus, grimpe sur mon dos, tu ne reverras plus tes parents, mais tu verras du pays.



Ca va, dit le petit Poucet, et il grimpe.

Au grand triple galop l’oiseau et |’enfant démarrent et c'est un trés gros nuage de poussiére. Sur le pas de leur porte, les paysans hochent la téte et

disent : « Encore une de ces sales automobiles! » Mais les paysannes entendent |’autruche qui carillonne en galopant : « Vous entendez les cloches, disent-elles en se signant, c’est une église qui se sauve, le diable sirement court apres.

»

Et tous de se barricader jusqu’au lendemain matin, mais le lendemain l’autruche et |’enfant sont loin.

II SCENE

DE

LA VIE

DES

ANTILOPES

En Afrique, il existe beaucoup d’antilopes ; ce sont des animaux charmants et trés rapides a la course. Les habitants de |’Afrique sont les hommes noirs, mais il y a aussi des hommes blancs ; ceux-la sont de passage, ils viennent pour faire des affaires, et ils ont besoin que les Noirs les aident ; mais les Noirs aiment mieux danser

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Histoires et d’autres histoires

que construire des routes ou des chemins de fer, c’est un travail tres dur pour eux et qui souvent les fait mourir. Quand les Blancs arrivent, souvent les Noirs se sauvent,

les Blancs les attrapent au lasso, et les Noirs sont obligés de faire le chemin de fer ou la route, et les Blancs les appellent des « travailleurs volontaires' ». Et ceux qu’on ne peut pas attraper parce qu’ils sont trop loin et que le lasso est trop court, ou parce qu’ils courent trop vite, on les attaque avec le fusil, et c’est pour ¢a? que quelquefois une balle perdue dans la montagne tue une pauvre antilope endormie. Alors, c’est la joie chez les Blancs et chez les Noirs aussi, parce que d’habitude les Noirs sont trés mal nourris. Tout le monde redescend vers le village en criant : « Nous avons tué une antilope. » Et ils en font beaucoup de musique’. Les hommes noirs tapent sur des tambours et allument de grands feux, les hommes

blancs les regardent danser,

le lendemain ils écrivent a leurs amis : « I] y a eu un grand tam-tam, c’était tout a fait réussi! » En haut, dans la montagne, les parents et les camarades’* de l’antilope se regardent sans rien dire... ils sentent qu’il est arrivé quelque chose... Le soleil se couche et chacun des animaux se demande, sans oser élever la voix pour ne pas inquiéter

les autres : « Ot a-t-elle pu aller, elle avait dit qu’elle serait rentrée a neuf heures... pour le diner! » Une des antilopes, immobile sur un rocher, regarde le village, trés loin tout en bas, dans la vallée ; c’est un tout petit village, mais il y a beaucoup de lumiére et des chants et des cris... un feu de joie. Un feu de joie chez les hommes, |’antilope a compris, elle quitte son rocher et va retrouver les autres et dit : « Ce n’est plus la peine de l’attendre, nous pouvons diner sans elle... » Alors toutes les autres antilopes se mettent a table, mais personne n’a faim, c’est un trés triste repas.

Le Dromadatre mécontent

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II LE DROMADAIRE

MECONTENT

Un jour, il y avait un jeune dromadaire qui n’était pas content du tout. La veille, il avait dit a ses amis : « Demain, je sors avec mon pére et ma mére, nous allons entendre une

conférence, voila comme je suis moi! » Et les autres avaient dit : « Oh, oh, il va entendre une conférence, c’est merveilleux », et lui n’avait pas dormi de la nuit tellement il était impatient et voila qu’il n’était pas content parce que la conférence n’était pas du tout ce qu'il avait imaginé : il n’y avait pas de musique et il était décu, il s’ennuyait beaucoup, il avait envie de pleurer. Depuis une heure trois quarts un gros monsieur parlait. Devant le gros monsieur, il y avait un pot a eau et un verre a dents sans la brosse et de temps en temps, le monsieur versait de l’eau dans le verre, mais il ne se lavait jamais les dents et visiblement irrité il parlait d’autre chose, c’est-a-dire des dromadaires et des chameaux'. Le jeune dromadaire souffrait de la chaleur, et puis sa bosse le génait beaucoup; elle frottait contre le dossier du fauteuil ; il était trés mal assis, il remuait. Alors sa mére lui disait : « Tiens-toi tranquille, laisse parler le monsieur », et elle lui pincait la bosse. Le jeune dromadaire avait de plus en plus envie de pleurer, de s’en aller... Toutes les cinq minutes, le conférencier répétait : « Il ne faut surtout pas confondre les dromadaires avec les chameaux, j’attire, mesdames, messieurs et chers dromadaires, votre attention sur ce fait : le chameau a deux bosses

mais le dromadaire n’en a qu’une!

»

Tous les gens de la salle disaient : « Oh, oh, trés intéressant », et les chameaux, les dromadaires, les hommes, les femmes et les enfants prenaient des notes sur

leur petit calepin. Et puis le conférencier recommengait : « Ce qui différencie les deux animaux, c’est que le dromadaire n’a

864

Histoires et d’autres biStoires

qu'une bosse, tandis que, chose étrange et utile a savoir,

le chameau en a deux... » A la fin, le jeune dromadaire en eut assez et se précipitant sur l’estrade, il mordit le conférencier : « Chameau! » dit le conférencier furieux. Et tout le monde dans la salle criait : « Chameau, sale chameau, sale chameau!

»

Pourtant c’était un dromadaire, et il était trés propre.

IV

L’ELEPHANT DE MER Celui-la, c’est l’éléphant de mer, mais il n’en sait rien. L’éléphant de mer ou |’escargot de Bourgogne, ¢a n’a pas de sens pour lui, il se moque de ces choses-la, il ne tient pas a étre quelqu’un. Il est assis sur le ventre parce qu'il se trouve bien assis comme ¢a : chacun a le droit de s’asseoir a sa guise. Il est trés content parce que le gardien lui donne des poissons, des poissons vivants. Chaque jour, il mange des kilos et des kilos de poissons vivants. C’est embétant pour les poissons vivants parce qu’aprés ¢a ils sont morts, mais chacun a le droit de manger a sa guise.

Il les mange sans faire de maniéres, trés vite, tandis que l'homme quand il mange une truite, il la jette d’abord dans l’eau bouillante et, aprés l’avoir mangée, il en parle encore pendant des jours, des jours et des années : « Ah! Quelle truite, mon cher, vous vous souvenez ! »

etc. Lui, |’éléphant de mer, mange simplement. II a un trés bon petit ceil', mais quand il est en colére, son nez en forme de trompe se dilate et ¢a fait peur a tout le monde. Son gardien ne lui fait pas de mal... On ne sait jamais ce qui peut arriver... Si tous les animaux se fachaient, ce serait une dréle d’histoire. Vous voyez ¢a d'ici, mes petits

amis, l’armée des éléphants de terre et de mer arrivant a Paris. Quel gachis...

L’Opéra des girafes

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L’éléphant de mer ne sait rien faire d’autre que de manger du poisson, mais c’est une chose qu’il fait trés bien. Autrefois, il y avait, parait-il, des éléphants de mer qui jonglaient avec des armoires 4 glace, mais on ne peut pas savoir si c'est vrai... Personne ne veut plus préter son armoire !

L’armoire pourrait tomber, la glace pourrait se casser, ¢a ferait des frais ; | homme aime bien les animaux, mais

il tient davantage a ses meubles... L’éléphant de mer, quand on ne l’ennuie pas, est heureux comme un roi, beaucoup plus heureux qu’un roi, parce qu'il peut s’asseoir sur le ventre quand ¢a lui fait plaisir alors que le roi, méme sur le tr6ne, est toujours assis sur son derriére'.

Vv L’OPERA

DES

GIRAFES

Opéra triste en plusieurs tableaux

Comme les girafes sont muettes, la chanson reste enfermée dans leur téte. C’est en regardant trés attentivement les girafes dans les yeux qu’on peut voir si elles chantent faux ou si elles chantent vrai.

PREMIER CHGUR

TABLEAU DES

GIRAFES

(Refrain)

Il y avait une fois des girafes Il y avait beaucoup de girafes. Bientét il n’y en aura plus C’est monsieur |’>homme qui les tue. (Couplet)

Les grandes girafes sont muettes Les petites girafes sont rares.

866

Histoires et d’autres htStoires

Sur la place de la Muette J'ai vu un vieux vieillard Avec beaucoup de poil dessus. Le poil c’était son pardessus Mais par-dessus son pardessus

Il était tout a fait barbu. Par-dessus le poil de girafe Barbe dessus en poil de vieillard. Elles sont muettes les grandes girafes Mais les petites girafes sont rares. DEUXIEME

TABLEAU

Place de la Muette, a Pari

Le vieux vieillard de la chanson traverse la place en faisant des moulinets avec sa canne. LE VIEUX VIEILLARD (1/ chante).

Une hirondelle ne fait pas le printemps. Mais pardessus fera bien cet hiver. Une hirondelle...

mon

Soudain un autre vieillard vient 4 sa rencontre et, comme il connait le premier et que le premier le connait également, ils s’arrétent en face l’un de |’autre, enlévent leur chapeau de dessus leur téte, le remettent, toussent un peu et se demandent comment ¢a va, répondent que

¢a va bien, comme ci, comme ¢a, pas mal et vous-méme, la petite famille trés bien, merci beaucoup, et puis ils en arrivent a la conversation proprement dite : PREMIER

VIEUX

VIEILLARD

Trés, trés content de vous voir... SECOND

Moi

de méme,

VIEUX

et votre

VIEILLARD

fils toujours

aux

colonies,

comment va-t-il et que fait-il, combien gagne-t-il, de quoi trafique-t-il, bois précieux, noix de coco, bois des iles ?

.

PREMIER VIEUX VIEILLARD, trés fier. Non, les girafes!

L’Opéra des girafes

867

SECOND VIEUX VIEILLARD Ah!

parfait, trés bien, trés bien, les girafes (il tate l’étoffe

du pardessus). Eh! Eh! c’est de la girafe de premiére qualité, votre fils fait bien les choses... A cet instant, deux girafes traversent lentement et sans rien dire la place de la Muette et les deux vieillards font semblant de ne pas les reconnaitre, surtout le vieillard au pardessus ; il est horriblement géné et pour se faire bien voir des girafes, il chante leurs louanges, et |’autre vieillard chante avec lui : CH@UR

DES

DEUX

VIEILLARDS

Ah! le temps des girafes C’était le bon vieux temps !

Dans une petite mansarde Avec une grande girafe Qu’on est heureux a vingt ans (bu) !

(Refrain)

Mais il reviendra le temps des girafes... A linstant méme oi les deux vieillards annoncent que le temps des girafes va revenir, les deux girafes s’en vont en haussant les épaules. TROISIEME

TABLEAU

Aux colonies

Le fils du vieux vieillard se proméne avec un de ses amis, ils ont chacun un fusil. Le fils qui regardait en |’air apercoit la téte d’une girafe, baisse le regard et voyant la girafe tout entiére entre dans une grande coleére. LE FILS

Sortez du monde, girafe, Sortez, je vous chasse!

Il vise, il tire, la girafe tombe, il met le pied dessus, son ami le photographie... Soudain le fils palit : « Quelle mouche vous pique ? » lui dit son atni.

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Histoires et d’autres hiStotres

LE FILS Je ne sais pas...

Il lache son fusil, tombe sur la girafe et s’endort pour un certain nombre d’années ; la mouche qui l’a piqué est une mauvaise mouche, c’est la mouche

tsé-tsé...

L’ami le voit, comprend, s’enfuit et la grosse mouche mauvaise le poursuit... La girafe est tombée, l’-homme est tombé aussi, la nuit tombe a son tour et la lune éclaire la nuit... Le fils est endormi, on dirait qu’il est mort, la girafe est morte, on dirait qu’elle dort.

VI CHEVAL

DANS

UNE

ILE

Celui-la, c’est le cheval qui vit tout seul quelque part trés loin dans une ile. Il mange un peu d’herbe ; derriére lui, il y a un bateau, c’est le bateau sur lequel le cheval est venu, c’est le bateau sur lequel il va repartir. Ce n’est pas un cheval solitaire, il aime beaucoup la compagnie des autres chevaux ; tout seul, il s’ennuie, il voudrait faire quelque chose, étre utile aux autres. II continue a manger de l’herbe et pendant qu'il mange, il

pense a son grand projet. Son grand projet c’est de retourner chez les chevaux pour leur dire :

« Il faut que cela change’. » Et les chevaux demanderont :

« Qu’est-ce qui doit changer ? » Et lui, il répondra : « Crest notre vie qui doit changer, elle est trop misérable, nous sommes trop malheureux, cela ne peut pas durer. » Mais les plus gros chevaux, les mieux nourris, ceux qui trainent les corbillards des grands de ce monde, les carrosses des rois et qui portent sur la téte un grand chapeau de paille de riz, voudront l’empécher de parler et lui diront :

Cheval dans une ile

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« De quoi te plains-tu, cheval, n’es-tu pas la plus noble conquéte de l’homme ? » Et ils se moqueront de lui. Alors tous les autres chevaux, les pauvres traineurs de camions n’oseront pas donner leur avis. Mais lui, le cheval qui réfléchit dans l’ile, il élévera la VOIX :

« S’il est vrai que je suis la plus noble conquéte de l’homme, je ne veux pas étre en reste avec lui. « L’>homme nous a comblés de cadeaux, mais l’>homme a été trop généreux avec nous, l’homme nous a donné le fouet, l’-homme nous a donné la cravache, les éperons, les oeilléres, les brancards, il nous a mis du fer dans la bouche et du fer sous les pieds, c’était froid, mais il nous a marqués au fer rouge pour nous réchauffet... « Pour moi, c’est fini, il peut reprendre ses bijoux, qu’en pensez-vous ? Et pourquoi a-t-il écrit sérieusement et en grosses lettres sur les murs... sur les murs de ses écuries, sur les murs de ses casernes de cavalerie, sur les murs de ses abattoirs, de ses hippodromes et de ses boucheries hippophagiques* : “Soyez bons pour les Animaux” ? » Avouez tout de méme que c’est se moquer du monde des chevaux! » Alors, tous les autres pauvres chevaux' commenceront a comprendre et tous ensemble ils s’en iront trouver les hommes et ils leur parleront trés fort. LES CHEVAUX

Messieurs, nous voulons bien trainer vos voitures, vos charrues, faire vos courses et tout le travail, mais

reconnaissons que c’est un service’ que nous vous rendons : il faut nous en rendre aussi. Souvent, vous nous mangez quand nous sommes morts, il n’y a rien a dire la-dessus, si vous aimez ca; c’est comme pour le petit déjeuner du matin, il y en a qui prennent de |’avoine au café au lit, d’autres de l’avoine au chocolat’, chacun ses goats ; mais souvent aussi, vous nous frappez : cela, ¢a ne doit plus se reproduire. De plus, nous voulons de |’avoine tous les jours ; de |’eau

fraiche tous les jours et puis des vacances et qu’on nous respecte, nous sommes des chevaux, on n’est pas des boeufs. * Note pour les chevaux pas instruits : Hippophage : celui qui mange le cheval. ;

870

Histotres et d'autres histotires

Premier qui nous tape dessus, on le mord. Deuxiéme qui nous tape dessus, on le tue. Voila.

Et les hommes comprendront qu’ils ont été un peu fort, ils deviendront plus raisonnables. Il rit, le cheval, en pensant a toutes ces choses qui arriveront sirement un jour. Il a envie de chanter, mais il est tout seul, et il n’aime que chanter en choeur ; alors il crie tout de méme : « Vive la liberté! » Dans d’autres iles, d’autres chevaux |’entendent et ils

crientaleur tour de toutes leurs forces: « Vive la liberté ! » Tous les hommes des iles et ceux du continent entendent des cris et se demandent ce que c’est, puis ils se rassurent et disent en haussant les épaules : « Ce n’est rien, c’est des chevaux. » Mais ils ne se doutent pas de ce que les chevaux leur préparent.

vil JEUNE

LION

EN

CAGE

Captif, un jeune lion grandissait et plus il grandissait, plus les barreaux de sa cage grossissaient, du moins c’est le jeune lion qui le croyait... En réalité, on le changeait de cage pendant son sommeil. Quelquefois, des hommes venaient et lui jetaient de la poussiére dans les yeux, d’autres lui donnaient des coups de canne sur la téte et il pensait : « Ils sont méchants et bétes', mais ils pourraient l’étre davantage ; ils ont tué mon pére, ils ont tué ma mére, ils ont tué mes fréres, un jour

sirement ils me tueront, qu’est-ce qu’ils attendent? » Et il attendait aussi. Et il ne se passait rien. Un beau jour : du nouveau... Les garcons de la ménagerie placent des bancs devant la cage, des visiteurs entrent et s’installent. Curieux, le lion les regarde.

Jeune lion en cage

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Les visiteurs sont assis... ils semblent attendre quelque chose... un contréleur vient voir s’ils ont bien pris leurs tickets... il y a une dispute, un petit monsieur s’est placé au premier rang... il n’a pas de ticket... alors le contréleur le jette dehors 4 coups de pied dans le ventre... tous les autres applaudissent. Le lion trouve que c’est trés amusant et croit que les hommes sont devenus plus gentils et quils viennent simplement voir, comme ga, en passant : « Ca fait bien dix minutes qu’ils sont la, pense-t-il, et personne ne m’a fait de mal, c’est exceptionnel, ils me rendent visite en toute simplicité, je voudrais bien faire quelque chose pour eux... »

Mais la porte de la cage s’ouvre brusquement et un homme apparait en hurlant : « Allez Sultan, saute Sultan! » Et le lion est pris d’une légitime inquiétude, car il n’a encore jamais vu de dompteur.

Le dompteur a une chaise dans la main, il tape avec la chaise contre les barreaux de la cage, sur la téte du lion,

un peu partout, un pied de la chaise casse, |’homme jette la chaise et, sortant de sa poche un gros revolver, il se met a tirer en l’air. « Quoi ? dit le lion, qu’est-ce que c’est que ¢a, pour une fois que je recois du monde, voila un fou, un énerguméne qui entre ici sans frapper, qui brise les meubles et qui tire sur mes invités, ce n’est pas comme il faut. » Et sautant sur le dompteur, il entreprend de le dévorer, plutét par désir de faire un peu d’ordre que par pure gourmandise... Quelques-uns des spectateurs s’évanouissent, la plupart se sauvent, le reste se précipite vers la cage et tire le

dompteur par les pieds, on ne sait pas trop pourquoi ; mais l’affolement c’est |’affolement, n’est-ce pas ? Le lion n’y comprend rien, ses invités le frappent a coup de parapluie, c’est un horrible vacarme. Seul, un Anglais reste assis dans son coin et répéte :

« Je l’avais prévu, ca devait arriver, il y a dix ans que je l’avais prédit... » Alors, tous les autres se retournent contre lui et crient :

« Qu’est-ce que vous dites' ?... C’est de votre faute tout ce qui arrive, sale étranger, est-ce que vous avez seulement payé votre place ? » etc.

872

Histoires et d’autres bistoires

Et voila |’Anglais qui recoit, lui aussi, des coups de parapluie... « Mauvaise journée pour lui aussi! » pense le lion’.

VI LES

PREMIERS

ANES

Autrefois, les anes étaient tout a fait sauvages, c’est-adire qu’ils mangeaient quand ils avaient faim, qu’ils buvaient quand ils avaient soif et qu’ils couraient dans l’herbe quand ¢a leur faisait plaisir. Quelquefois, un lion venait qui mangeait un 4ne; alors tous les autres 4nes se sauvaient en criant comme des Anes, mais le lendemain ils n’y pensaient plus et recommengaient a braire, a boire, 4 manger, a courir, a dormir... En somme, sauf les jours ot le lion venait, tout marchait assez bien. Un jour, les rois de la création (c’est comme ¢a que

les hommes aiment a s’appeler entre eux) arrivérent dans le pays des Anes et les Anes, trés contents de voir du nouveau monde, galopérent a la rencontre des hommes. LES ANES (1/5 parlent en galopant). Ce sont de dréles d’animaux blémes, ils marchent 4 deux pattes, leurs oreilles sont trés petites, ils ne sont pas beaux,

mais il faut tout de méme leur faire une petite réception... c’est la moindre des choses... Et les anes font les dréles, ils se roulent dans l’herbe

en agitant les pattes, ils chantent la chanson des Anes et puis, histoire de rire, ils poussent les hommes pour les faire un tout petit peu tomber par terre ; mais l-homme n’aime pas beaucoup la plaisanterie quand ce n’est pas lui qui plaisante, et il n’y a pas cinq minutes que les rois de la création sont dans le pays des Anes que tous les 4nes sont ficelés comme des saucissons. Tous, sauf le plus jeune, le plus tendre, celui-la mis a mort et rdti a la broche avec autour de lui les hommes,

Les Premiers Anes le couteau

a la main.

873

L’Ane cuit a point, les hommes

commencent a manger et font une grimace de mauvaise humeur, puis jettent leur couteau par terre. L’UN DES Homes

(1! parle tout seul).

Ca ne vaut pas le boeuf, ca ne vaut pas le boeuf ! UN

AUTRE

Ce n’est pas bon, j’aime mieux le mouton !

UN AUTRE Oh que c’est mauvais (i) pleure). Et les anes captifs, voyant pleurer |’>homme, pensent que c’est le remords qui lui tire les larmes. « On va nous laisser partir », pensent les 4nes ;mais les hommes se lévent et parlent tous ensemble en faisant de grands gestes. CH@UR

DES

HOMMES

Ces animaux ne sont pas bons 4 manger, leurs cris sont désagréables, leurs oreilles ridiculement longues, ils sont sirement stupides et ne savent ni lire, ni compter, nous les appellerons des anes parce que tel est notre bon plaisir et ils porteront nos paquets. C’est nous qui sommes les rois, en avant ! Et les hommes

emmenérent

les Anes’.

C’EST

A SAINT-PAUL-DE-VENCE... A André Verdet.

w

C’est a Saint-Paul-de-Vence que j’ai connu André Verdet c’était un jour de féte et Dieu sait si les fétes sont belles dans le Midi un jour de féte oui et je crois méme que c’était la canonisation de saint Laurent du Maroni!

enfin quelque chose dans ce genre-la avec de grands tournois de boules des championnats de luttes religieuses et des petits chanteurs de la

a

Manécanterie et des tambourinaires et des Arlésiens et des Arlésiennes des montreurs de ruines des fermeurs de persiennes et des Saintes Maries de la Mer arrivées en wagon-citerne un musée Dupuytren’? ambulant avec ses foetus transparents ses césariennes de platre et ses bubons fondants? un grand concours de pyjamas de plage et de suspensoirs en rubans une exhibition d’exhibitionnistes spectacle interdit aux enfants enfin la location des plantes vertes pour cérémonies officielles battait son plein Et il y avait des messes de minuit et des vépres siciliennes dans tous les coins

et un cosaque un centenaire avait promis marquant ainsi sa confiance en |’avenir

C’est a Saint-Paul-de-Vence...

875

de rendre son dernier soupir en présence de ses concitoyens © mais il reprit goat a la vie en écoutant le tambourin on fut obligé de l’abattre pour que la féte batte son plein a coups de canon dans la prostate histoire de rigoler un brin Et en avant la musique en arriére les enfants 2a et les garcons de café se trompant de terrasse couraient porter la biére au cimetiére du coin enfin Nice était en folie C’était le soir de Carnaval et les femmes jolies au bras de leur galant se pressaient vers le bal sans parler du combat naval de beaux officiers de marine sur des canonniéres de nougat 3 So bombardaient les jeunes filles de la ville avec des branches de mimosas et des tombolas des manéges de cochons et beaucoup de reposoirs pour se reposer en regardant passer les processions et des fontaines lumineuses des marchands de poil a gratter une course d’écrevisses des charmeurs de serpents wa et des gens qui passaient tout doucementen se promenant une boiteuse avec un hussard un laboureur et ses enfants! un procureur avec tous ses mollusques un chien avec une horloge? “un rescapé d’une grande catastrophe de chemin de fer un balayeur avec une lettre de faire part un cochon avec un canif un amateur de léopards un petit garcon trés triste “un singe avec ses employés un jardinier avec son sécateur

un jésuite avec une phlébite et puis la guillotine et puis un condamné

le bourreau avec une angine et une compresse autour du cou * et ses aides avec un panier et des arroseurs arrosés des persécuteurs persécutés et des empailleurs empaillés

876

wy a

60

65

Histoires et d’autres histoires

et des tambours des trompettes des pipeaux et des cloches un grand orchestre de tireurs de sonnettes un quatuor a cordes de pendu une fanfare de pinceurs de mollets un maitre de chapelle sixtine avec une chorale de coupeurs de sifflet et une trés célébre cantatrice hémiplégique aérophagique et reconnue d’utilité publique interprétant « in extremis » et « gratis pro Deo » sous la direction d’un réputé chef de clinique la célébre cantate en dents de si bémol majeur et en l’honneur du Grand Quémandeur de la Légion d’honneur avec choeur de dames d’honneur de garcons d’honneur musique d’honneur et paroles d’honneur un festival de chansonnettes grivoises et régal pour les mélomanes un solo de cigale dans un orchestre de fourmis trente-deux mille exécutants s’il vous plait remarquable musique provencale d'une étonnante couleur locale et pour terminer la cigale exécutée par ses exécutants qui disparait sans laisser d’autre trace que la mémoire de son chant une douzaine d’oeufs battus et contents! entonnant la Mayonnaise dans un mortier de velours noir sur la téte d’un vice-président une grande reconstitution historique avec saint Louis sous un chéne regardant tomber un gland Napoléon a Sainte-Héléne entouré d’os de tous cétés et Charlotte Corday brilée vive 4 Drieu le Vésinet’ et le Masque de fer avec son gant de velours dans la culotte d’un zouave sous les eaux de la Seine en mille neuf cent dix pendant la grande inondation un remarquable tableau vivant ou presque tous les morts de la guerre de Cent Ans formaient une pyramide humaine d’un effet tout a fait saisissant avec le plus petit des morts tout en haut et fier comme Artaban agitant sans bouger d’un pouce un étendard taché de sang et des largesses pour les indigents un couvre-feu de la Saint-Jean des grandes eaux minérales une distribution gratuite de pinces a linge de ramasse-miettes de poignées de main et de bons voeux de Nouvel An

C’est a Saint-Paul-de-Vence...

877

7 un mat de Cocagne une course en sac un rallye-papier hygiénique! un steeple chaise a porteurs’ compétition publicitaire avec des Rois Soleil de derriére les fagots hurlant dans des haut-parleurs 4 chaque virage a chaque chaos Ah! si j’avais une Peugeot! Et sur une immense estrade de sapin blanc recouverte de tapis d’Orient des femmes du monde poussaient des cris percants jetant sur les coureurs des pots de fleurs des petits bancs 7 a sur cette estrade il y avait aussi un comité des fétes un comité des forges deux ou trois syndicats d’initiative les toilettes les doubles W. C. le poste de secours aux noyés une exposition de frigidaires et de dessous de bras a musique une dégustation de Bénédictine offerte par des Bénédictins et de véritable Phosphatine offerte par de véritables Phosphatins’ et la reconstitution exacte et grandeur nature du bazar de la Charité entiérement construit en amiante a cause de la sécurité et dans ce noble édifice provisoire et consacré a la troisiéme vertu théologale de somptueuses douairiéres debout sur la bréche fiéres et infatigables * distribuaient bénévolement a leurs amis et connaissances des laits de poule aux ceufs d’or des pots de vin d’honneur des sandwiches au jambon et des assiettes au beurre et tout cela bien sir y compris les hors-d’ceuvre offerts gracieusement au profit des bonnes ceuvres la boussole des filles perdues le rond de serviette du vieux serviteur la derniére cigarette du condamné 8A Voeuf d’autruche de Paques pour les familles nombreuses la bache de Noél pour les jockeys d’obstacle tombés dans la misére et la bouche pleine et le jarret tendu des gens connus faisaient connaissance avec d’autres gens connus Quand on pense qu’on ne s’était jamais vu disait l’un qui avait beaucoup de décorations

878

HiStoires et d’autres biStoires

Il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas répondait un autre qui n’avait pas du tout de menton » Quelle belle féte n’est-ce pas mais quelle chaleur quelle foule et quelle promiscuité oh! ne m’en parlez pas c’est vraiment déplorable que les gens comme il faut soient obligés de cétoyer les gens comme il ne faut pas et ca donne de beaux résultats tenez vous me croirez si vous voulez eh bien pas plus tard qu’a l’instant méme et cela s’est passé devant le buffet excellent d’ailleurs le buffet des ballotines de foie gras absolument divines divines c’est le mot mais ou en étais-je donc ah ! oui figurez-vous disais-je que pas plus tard que tout a l’heure un de mes bons amis parmi les meilleurs excellent musicien par ailleurs a

été odieusement piétiné par une bande de mal élevés piétiné non vraiment comme je vous le dis piétiné devant le buffet et cela a l’instant méme ou il se baissait fort imprudemment d’ailleurs pour ramasser son cure-dent ah ! quelle foule quelle chaleur et quel malheur un ami de vingt ans évidemment nous étions un peu en froid mais qu’est-ce que ¢a peut faire devant la mort est-ce que cela compte ces choses-la vraiment c’est peu de chose que l’homme ah! oui peu de chose vous pouvez le dire peu de chose et nous traversons une vallée de larmes une vallée de larmes c’est le mot enfin la féte est réussie c’est le principal enchanté d’avoir fait votre connaissance mais non je vous assure tout le plaisir est pour moi jespére que nous allons nous voir souvent mais bien sir alors a trés bient6t cher ami a trés bient6t mon cher président En somme pour résumer beaucoup de beau monde sur cette estrade

et beaucoup aussi tout autour Et des baraques foraines avec des avaleurs de sabre au clair des jeteurs de mauvais

sort des diseuses

de bonne

aventure > et des remonteurs de moral et des retardeurs de pendule des dompteurs de puces 4a l’oreille des traineurs de glaive des rallumeurs de flambeaux des imitateurs de Jésus-Christ! des jongleurs de Notre-Dame de Lourdes

C'est & Saint-Paul-de-Vence...

879

des prétendants a la couronne d’épines et des rempailleurs de prie-Dieu et des dames patronnesses et des messieurs patrons qui battaient la campagne et la grosse caisse d’épargne devant |’édifiant carton-pate d’un authentique décor de légendaire moulin a vent 10 O4 se pressait un certain nombre de Grands meaulnes de Petits Pas-Grand-chose et de polytechniciens

savants d’un exemplaire qui leur lisait la main Et il y avait autour

petit vieillard

dur d’oreille vétu d’un costume de chévre de Monsieur Seguin l’avenir de |’intelligence' dans le poil de

aussi naturellement le bal des petits pis

blancs? ot la jeunesse dorée faisait ses tours de vache

a deux et a trois temps et des mater dolorosa des beaux-péres fouettards des petits péres la colique des grand-méres mitoyennes des grands-péres putatifs des arriére-grands-péres Dupanloup et des arriére-grandméres Caspienne’ regardaient avec attendrissement tout en posant négligemment pour la galerie d’ancétres leurs petits-enfants vachant gaiement la vache au bal des petits pis blancs leurs enfants d’un méme lit ou d’un lit d’a cété leurs filles du calvaire et leurs garcons manqués et les bellessoeurs latines 1 et les arriére-cousins germains et leurs fils 4 soldats les beaux-fils 4 papa et les petites soeurs des pauvres et les grandes soeurs des riches les oncles a héritage et les fréres de la cote Desfossés‘ Un peu plus loin la jambe en l’air et les jupes retroussées des dames de la meilleure société a capital variable et responsabilité limitée exécutaient avec une indéniable furia francese un impeccable bien qu’un tantinet osé véritable french cancan frangais cependant qu’au milieu de la réprobation générale un escadron de petites orphelines sous la conduite d’une belle-mére supérieure qui |’avait conduit la par erreur traversant le bal les cheveux tirés le dos voité les yeux baissés et strictement vétu de noir animal de la téte aux pieds disparait en silence comme il était entré en silence sans rien dire et au pas cadencé et retourne se perdre dans la foule des pinceurs de mollets

880

110

115

Histotres et d’autres hiStotres

Dans la foule des pinceurs de mollets des coureurs de guilledou des doreurs de pilules des bourreurs de mou! des collectionneurs de dragées manquées des récupérateurs de dommages de guerre des receveurs de coups de pied au cul des amateurs de claques dans la gueule des embobineurs de fil de la Vierge’ des cramponnes d’ambassade des batteurs de tapis des détacheurs de coupons des pousseurs de verrou des porteurs de bonne parole des preneurs de paris des donneurs d’hommes des buveurs d’eau des concasseurs d’assiettes des mangeurs de morceau des retourneurs de veste des réveurs de plaies et bosses des dresseurs de meute des tourmenteurs jurés des préteurs de main forte des metteurs de main au collet des chefs de bande molletiére et des Basques des Basques oui beaucoup de Basques un grand nombre de Basques une foule de Basques car certainement ces gens qui défilaient sans aucun doute c’était sirement des Basques a en juger par leur béret des Basques qui défilaient comme un seul homme un seul homme tout seul sous le méme béret qui défilait comme un seul homme tout seul en train de s’ennuyer et qui ne rencontre personne sans se croire obligé de saluer des Basques et des Basques encore des Basques toujours

des Basques et sur les trottoirs d’autres Basques regardant les Basques défiler et puis leur emboitant le pas défilant soudain a leur tour défilant au son du tambour de Basque Et André Verdet qu’est-ce qu'il faisait dans tout cela rien 12 3S

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trois fois rien dix fois rien cent fois rien absolument rien il n’avait rien a voir absolument rien a voir avec cette féte-la et pourtant il était du pays comme on dit mais on dit tant de choses du pays dans tous les pays surtout du pays basque et ces choses-la André Verdet les connait dans les coins dans les mauvais coins

C’est a Saint-Paul-de-Vence...

881

et il en a sa claque comme on dit car on dit cela aussi 130 il en a vu d’autres entendu d’autres il connait la musique c'est un homme qui revient de loin André Verdet et qui y retourne souvent et c'est la que je l’ai rencontré précisément 135 dormant couché dans la campagne ce fameux jour de féte au pied d’un olivier comme un cornac dormant couché aux pieds d’un éléphant et la comparaison est exacte parce qu’un bois d’oliviers quand la nuit ne va pas tarder a tomber c’est tout a fait un troupeau d’éléphants guettant le moindre bruit immobile dans le vent 140 et c'est vrai que l’olivier et |’éléphant se ressemblent utiles tous deux utiles anciens identiques graves et souriants et tout nouveaux tout beaux malgré le mauvais temps paisibles tous les deux et de la méme couleur 145 ce gris vivant €mouvant et mouvant cette couleur d’arbre et d’éléphant qui n’a absolument aucune espéce de rapport avec aucune espéce de couleur qu’il est convenu d’appeler locale cette couleur de tous les pays et d’ailleurs peut-étre aussi cette couleur vieille comme le jour et lumineuse aussi comme lui cette couleur des vraies choses de la terre 15) So la couleur de l’hirondelle qui s’en va la couleur de |’4ne qui reste la vous savez l’Ane l’ane gris lane gris qui refuse soudain d’avancer parce que soudain il a décidé qu’il n’avancerait pas d’un pas 155 et qui vous regarde avec son extraordinaire regard d’ane gris Oh! Ane gris mon ami mon semblable mon frére' comme aurait dit peut-étre Baudelaire s’il avait comme moi aimé les Anes gris je viens encore une fois de me servir de toi je t’ai couché la sur le papier et ce n’est pas pour que tu te reposes

882 160

qg

Histotres et d’autres bistotres

non je t’ai couché la pour me servir pour me servir de comparaison pour que tu nous rendes service 4 André Verdet a moi et a d’autres il ne faut pas m’en vouloir c’était nécessaire et tu n’es pas arrivé dans cette histoire comme le cheveu sur la soupe

mais bien comme le sel ou la cuillére dans la soupe tu es arrivé a ton heure et sans doute nous

17) S

180

avions rendez-vous alors je vais profiter de ta présence pour parler un peu de toi en public Regardez l’4ne Messieurs regardez |’ane gris regardez son regard hommes au grand savoir coupeurs de chevaux en quatre pour savoir pourquoi ils trottent et comment ils galopent regardez-le et tirez-lui le chapeau c’est un animal irraisonnable et vous ne pouvez pas le raisonner il n’est pas comme vous vous dites composé d’une 4me et d’un corps mais il est la tout de méme il est la avec André Verdet avec beaucoup d’autres avec les oliviers avec les éléphants avec ses grandes oreilles et ses chardons ardents il est la inexplicable inexpliqué

185

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et d’une indéniable beauté surtout si on le compare a vous autres et 4 beaucoup d’autres encore hommes a la téte d’éponge hommes aux petits corridors il est la travailleur fainéant courageux et joyeux et marrant comme tout et triste comme le monde qui rend les Anes tristes et d’une telle grandeur d’4ne que jamais au grand jamais vous entendez Messieurs et méme si vous vous levez la nuit pour l’épier jamais

C'est & Saint-Paul-de-Vence...

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au grand jamais aucun d’entre vous ne pourra jamais se vanter de l’avoir vu ricanant menagant humiliant

triomphant coiffer d’un bonnet d’homme la téte de ses enfants léve-toi maintenant 4ne gris mon ami et au revoir et merci et si tu rencontres le lion le roi des animaux 195

200

205

210

oui si tu le rencontres au hasard de tes tristes et dérisoires voyages domestiques n’oublie pas le coup de pied de la fable! le grand geste salutaire c’est pour l’empécher de se relever et de s’asseoir sur lui et sur ses fréres qu’un Ane bien né? se doit de frapper le lion méme quand il est a terre au revoir mon ami mon semblable mon frére Et l’ane gris s’en va gentiment comme il est venu et disparait dans le bois d’éléphants ot dort André Verdet André Verdet couché au pied de |’arbre qu’on appelle olivier et aussi quelquefois arbre de la paix et dont nous avons dit plus haut si nos souvenirs sont exacts qu'il était utile alors que c’était indispensable qu’il aurait fallu dire Enfin le mal est réparé indispensable |’olivier indispensable avec ses olives et l’huile de ses olives comme la vigne avec son vin le rosier avec ses roses l’arbre a pain avec son pain le chéne-liége avec ses bouchons le charme avec son charme le tremble avec son feuillage qui tremble dans la voix de ceux qui disent son nom indispensable comme tant d’autres arbres avec leurs fruits leur ombre leurs allées leurs oiseaux indispensable comme le bacheron avec sa hache le marchand de mouron avec son mouron indispensable alors qu’il y a d’autres arbres qu’on se demande a quoi ¢a sert vraiment l'arbre généalogique par exemple ou le saule pleureur qu’on appelle aussi parait-il arbre de la science infuse du bien mal acquis ne profite jamais et du mal de Pott réunis amen

ou le laurier

884

Histoires et d’autres histoires

parlons-en du laurier quel arbre *> 4 toutes les sauces le laurier et depuis des éternités a

toutes les sauces et dans toutes les bonnes cuisines roulantes dignes de ce nom accommodant a merveille les tripes au soleil et 4 la mode des camps et dans la triste complainte des incurables infirmiéres pour calmer l’insomnie du pauvre trépané chers petits lauriers doux et chauds sur ma téte a toutes les sauces le laurier vous n’irez plus au bois vos jambes sont coupées' 0 mais laissons la le laurier avec ses vénérables et vénéneuses feuilles de contreplaqué ingénieusement liées entre elles par d’imperceptibles fils de fer barbelés laissons-le tomber le laurier tressons-lui des lauriers au laurier et qu'il se repose sur ses lauriers le laurier 5 qu’il nous foute la paix et qu’on n’en parle plus du laurier parlons plutét d’André Verdet André Verdet toujours dormant dans la campagne couché dans son bois d’éléphants et se promenant a dos d’olivier un peu partout a toute vitesse sans se presser et dans le sens contraire des aiguilles d’une montre parmi les ruines des chateaux en Espagne a Barcelone sur la Rambla place de la Bastille a Paris un beau soir de quatorze Juillet quand les autobus s’arrétent de rouler pour vous regarder danser se promenant les yeux grands ouverts sur le monde entier 0 le monde entier comme un cheval entier un cheval entier tombé sur la terre et qui ne peut plus se relever et le monde entier qui le regarde sans pouvoir rien faire d’autre que de le regarder le monde entier coupé en deux le monde entier impuissant affamé ahuri résigné le monde entier le mors aux dents et le feu au derriére tortionnaire et torturé mutilé émasculé affolé désespéré et tout entier quand méme accroché a l’espoir de voir le grand cheval se relever et André Verdet écrit des poémes

C'est a Saint-Paul-de-Vence... 235

240

24 a

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des poémes de sable et il les jette sous les pieds du cheval pour l’aider des poémes sous les pieds du cheval sur la terre Pas des poémes le doigt aux cieux les yeux pareils les deux mains sur le front et l’encre dans la bouteille pas des poémes orthopéguystes' mea culpiens garinbaldiens? pas des poémes qui déroulent comme sur Dérouléde’ leurs douze néo pieds bots salutaires réglementaires cinéraires exemplaires et apocalyptiques pas de ces édifiantes et torturantes piéces montées ou le poéte se drapant vertigineusement dans les lambeaux tardifs et étriqués de son complet de premiére communion avec sur la téte un casque de tranchée juché sur les vestiges d’un béret d’étudiant se place soi-méme tout seul arbitrairement en premiére ligne de ses catacombes mentales sur sa petite tour de Saint Supplice

au sommet de sa propre créme fouettée donnant ainsi l’affligeant spectacle de |’homme affligé de l’affligeant et trés banal complexe de supériorité 250

25 a

260

Non André Verdet et il n’est pas le seul écrit des poémes de vive voix de la main a la main de gaieté de coeur et parce que

ca lui fait plaisir et il se proméne dans ses poémes a la recherche de ce qu’il aime et quand il trouve ce qu'il aime il dit bonjour et il salue oui il salue ceux qu’il rencontre quand ils en valent la peine ou le plaisir ou la joie et il salue le soleil des autres quand les autres ont un soleil il salue le jour qui se léve ou qui se couche il salue la porte qui s’ouvre la lumiére qui s’allume le feu qui s’éteint le taureau qui s’élance dans |’aréne

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Histoires et d’autres histotres

la mer qui se démonte qui se retire qui se calme il salue aussi la riviére qui se jette dans la mer > l'enfant qui s’éveille en riant la couturiére qui se pique au doigt et qui porte a ses lévres la petite goutte de sang

le lézard qui se chauffe au soleil sur le mur qui se lézarde lui aussi au soleil l'homme libre qui s’enfuit qui se cache et qui se défend l’eau qui court la nuit qui tombe les amoureux qui se caressent dans l’ombre qui se dévorent des yeux lorage qui se prépare la femme qui se fait belle homme pauvre qui se fait vieux et le vieillard qui se souvient d’avoir été heureux et la fille qui se déshabille devant le gargon qui lui plait et dans la chambre leur désir qui brille et qui brile comme un incendie de forét 70 i] n’est pas difficile André Verdet A tous les coins de rue il rencontre les merveilles du monde et il leur dit bonjour il dit bonjour a ceux qui aiment le monde mais les autres il ne leur dit pas bonjour absolument pas > Les autres qui se font souffrir qui se font des idées qui se rongent les ongles des pieds en se demandant comment ils vont finir leurs jours et ou ils vont passer leur soirée les autres qui s’épient s’expliquent se justifient se légitiment qui se frappent la poitrine qui se vident le cendrier sur la téte qui se psychanalysent les urines qui se noient dans la cuvette qui se donnent en exemple et qui ne se prennent pas avec des pincettes les autres qui s’accusent qui se mettent plus bas que terre qui s’écrasent sur eux-mémes et qui s’excusent de vivre les autres qui simulent l’amour qui menacent la jeunesse qui pourchassent la liberté les autres a tue et a toi avec leur pauvre petit moi et qui désignent la beauté du doigt.

Juillet 1943.

Arbres

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DES OUBLIETTES DE SA TETE... [Grand bal du priniemps, p. 445-446]

VOLETS OUVERTS VOLETS FERMES... [Grand bal du printemps, p. 458-461]

UN MATIN

RUE DE LA COLOMBE...

[Grand bal du priniemps, p. 464]

ENFANTS DE LA HAUTE

VILLE...

[Grand bal du printemps, p. 479]

CHARMES

DE LONDRES

[Charmes de Londres, p. 489-490 (Entrée

Entrance...),

p. 490-491 (Eau...), p. sor-so2 (Ob Folie...), p. 504-505 (Cable confidentiel...)]

ARBRES [Tome II de la présente édition]

888

Histoires et d’autres histotres

ET DIEU CHASSA

ADAM...

Et Dieu chassa Adam a coups de canne a sucre Et ce fut le premier rhum sur la terre Et Adam et Eve trébuchérent dans les vignes du Seigneur > la sainte Trinité les traquait mais ils s’obstinaient a chanter d’une enfantine voix d’alphabet Dieu et Dieu quatre Dieu et Dieu quatre ' Et la sainte Trinité pleurait

Sur le triangle isocéle et sacré un biangle isopoivre brillait et |’éclipsait.

DES PREMIERS

PARENTS...

Cain et Abel avaient une soeur unique qu’ils appelaient Putain et Rebelle. Un beau jour ils s’entre-tuérent pour elle. « Ca commence bien, dit Adam. — Tu trouves? dit Eve en souriant. — Enfin, tout de méme, tu avoueras que c’est tragique ! dit Adam. ; — La tragédie, ce n’est pas grand-chose, dit Eve. Une absence de savoir-vivre. » Et elle se reprit a réver. De temps 4 autre le serpent, en bon petit chien bien élevé, lui apportait la pomme que parfois Eve daignait lui lancer.

Opéra tonique

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SOUS LE CIEL BLEU DE METHYLENE Sous le ciel bleu de Méthyléne! si grave était le chant des grives Et quand tous deux nous gravissions de l’escalier de la maison > tous les degrés sur les murs avec ton gravoir tu gravais ma gravelure? Mais qu’importe ! Sur le carré de la distance © de ta porte 4 ma porte ton corps et mon

corps s’attiraient

Mais aujourd’hui tout est gravelle gravats gravois’ Tu étais mon gravitateur et j’étais ta gravitative* Hélas! gravats gravelle graviers ma gravidité’ t’inquiétait Je me jetterai de la graviére jen gravirai tous les degrés 20 comme autrefois notre escalier Oh! c’est pas gai tout a tourné la mer le sol le ciel Oh! pourquoi t’avoir dit Je t’aime? Me voila la triste victime » de l’aggravitation® universelle.

OPERA TONIQUE A Isidore Ducasse.

Poulpe, oh, regarde-moi! dit l’homme devant son miroir en balancant les bras, en agitant les mains, en

frissonnant des doigts.

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Histotres et d’autres hiftoires

Poulpe au regard de soi, |’>homme-pieuvre dans la glace apparait et ses tentacules roses, blémes et frémissants, font des signes de croix endiablés. Le miroir est un aquarium ot l’homme-pieuvre s’est enfermé.

L’aquarium est emporté par la grande marée. > L’homme-pieuvre découvre avec terreur les balayeurs de la mer qui le rejettent sur la terre avec les derniers déchets atomiques mélés aux os de Trafalgar, de Pearl Harbour, du Titanic.

Dansent et chantent alors les sirénes de chair et d’eau, les hommes-grenouilles et les hommescachalots. Et c’est un opéra de la plus belle eau comique.

ACTUALITES A New

York

ou ailleurs, assis dans son fauteuil de

gloire, Lindbergh, |’aviateur, peut voir — comme si

c’était lui — l’acteur qui joue le réle qu’il a lui-méme Au

joué dans l'histoire. cinéma du Moulin Rouge, aujourd’hui, par la porte entrouverte de la cabine de _ 1’opérateur, on percgoit des clameurs, celles de la foule des porteurs en triomphe, 4 l’atterrissage au Bourget

en 1927. Ailleurs encore,

dans

une

cinémathéque,

Védrines

atterrit en 1919 sur le toit des Galeries Lafayette. Mais en méme temps dehors, c’est-a-dire aujourd’hui encore a Paris, le ciel du dimanche craque dans la téte des gens. > Festival au Bourget. Comme jeu de cartes au cirque par deux mains tenaces et crispées, la tendre lumiére du printemps est déchirée, jetée, éparpillée. Les

monte-en-l’air,

les

perceurs

de

muraille',

creveurs de plafond font leur exhibition. Sabres et scies et bistouris Stridents.

ies

Enfant, sous la Troisiéme...

891

La fraise du dentiste singe le chant du grillon et de pauvres rats volants en combinaison Frankenstein foncent a toute vitesse vers la ratiére du temps. ‘0 Malheureux vagabonds. Terrain vague du ciel et palissade du son. L’écran des actualités toujours et de plus en plus bordé de noir est une obsédante lettre de faire part ou ponctuellement, hebdomadairement, Zorro, Tarzan et Robin des Bois sont terrassés par le mille-pattes atomique. Pourtant, au studio, sur leurs passerelles, écrasés de lumiére, les travailleurs du film, comme sur leurs bateaux les travailleurs de la mer, poursuivent leur labeur. Et la ville, en extérieurs, poursuit comme eux le film de sa vie, le film de Paris. 's Le long des quais, la Seine est calme comme un lit bien

fait. Signe de vie verte, un brin d’herbe surgit entre deux paves.

Une fille s’arréte et respire. « Oh! je respire, oui je respire et cela me fait autant plaisir que de fumer une cigarette. J’avais oublié que je respirais. C’est merveilleux, l’air de la vie n’est pas encore tout a fait empoisonné! » Elle sourit, la joie est dans ses yeux, la joie oubliée, retrouvée et remerciée. 7° Un garcon s’approche d’elle et lui demande de l’air, comme on demande du feu. Le ciel recommence a grincer, mais le couple s’embrasse, l’herbe rare frémit, le film continue, le film de l’amour, le film de la vie.

ENFANT, SOUS LA TROISIEME... Enfant, sous la Troisiéme’, j’habitais au quatrieéme une maison du dix-neuviéme. L’eau était sur le palier, parfois le gaz était coupé et souvent les encaisseurs de la Semeuse? cognaient a la porte

892

Histoires et d’autres hiStotres

en tripotant leur petit encrier, mais il y avait toujours, dans la rue ou dans la cour, quelqu’un qui faisait de la musique,

quelqu’un qui chantait. C’était beau. Des fenétres s’ouvraient, une gréle de sous enrobée de papier giclait, dansait sur le pavé. Bien sir, depuis longtemps, comme la Grande Armée, Opéra avait son avenue, mais la chanson avait pour elle toutes les rues, les plus amoureuses,

les plus radieuses,

comme les plus démantelées, les plus scabreuses et les plus déshéritées, comme les plus marrantes, les plus éclatantes de gaieté. Aujourd’hui, les chanteurs des rues sont interdits de séjour, mais un peu partout, oasis de pierre tenace et de bois vermoulu, d’oiseaux des villes et de fleurs urbicoles, se dressent encore, inta¢ts et tétus, les trés somptueux décors de la féerie des rues. Et comme le cri des coeurs tracés au couteau sur les murs,

avec entrelacés les prénoms de l’amour, le chant secret des rues se fait entendre en choeur, comme au plus beau de tous les anciens jours. Chants de la rue de la Lune, de la rue du Soleil et de

la rue du Jour. Refrains du passage des Eaux, de la rue de la Source, de la rue des Cascades,

de et et et et et

la rue du Ruisseau de l’impasse Jouvence et de la rue Fontaine du Dessous des Berges

de la rue Grenier-sur-l’Eau des Ecluses et des Etuves-Saint-Martin de la Grosse-Bouteille

de |’Abreuvoir, du Réservoir

et des Partants et du Repos.

Rondes de la Place des Fétes, de la rue des Fillettes et de la rue des Ecoliers, de la rue des Alouettes, de la Colombe, des Annelets.

Comptines de et de la rue des de la cité Jonas Romances du

la rue du Renard et de la rue aux Ours Lions, et de |’impasse de la Baleine. passage des Soupirs et du passage Désir

C'eft l'amour qui m'a faite

893

et de l’impasse des Souhaits et de l’impasse Monplaisir et de l’impasse de |’Avenir.

Rengaines de la rue Bleue, du passage d’Enfer et de la rue de Paradis. Litanies de la rue Dieu,

de l’impasse des Prétres, l’Ancienne-Comédie.

de la rue

Pirouette

et de

Complaintes de la rue du Chevalier de La Barre et de la rue Etienne-Dolet et de la rue Francisco-Ferrer, de la rue Sacco-et-Vanzetti 4 Bagnolet'. Goualantes de la rue des Brouillards et de la rue du Roi-Doré,

de la rue Simon-Le Franc et de la rue Aubry-le-Boucher ou se promenait jadis Liabeuf le Petit Cordonnier dont la téte un beau jour roula sur les Marches du Palais’.

C'EST L’AMOUR

QUI M’A

FAITE A Jo Warfield.

Je suis née toute nue Je vis comme je suis née Je suis née toute petite Si j’ai grandi trop vite > Jamais je n’ai changé Et je vis toute nue Pour la plupart du temps Ce temps ou je vis nue Ce temps c’est de l’argent

'© C’est l'amour qui m’a faite L’amour qui m’a fait féte L’amour qui m’a faite fée* Ou donc est-il parti L’amoureux que j’avais '’ Qui me faisait plaisir

894

Histotres et d’autres histotres Qui me faisait réver Qui me faisait danser Danser a sa baguette C’était mon chef d’orchestre *? Moi son corps de ballet

C’est l'amour qui m’a faite L’amour qui m’a fait féte L’amour qui m’a faite fée Et je vous change en béte * Chaque fois que ¢a me plait Votre amour me fait rire Votre amour n’est pas vrai Marchez a ma baguette Et passez la monnaie!

0 C’egst l'amour qui m’a faite

L’amour qui m’a défaite Et m’a abandonnée L’amoureux que j’avais Ou s’en est-il allé * Ou s’en est-il allé

Ou s’en est-il allé.

LE PASSEUR Ils erraient ils ne savaient ot passer leur soirée et j'ai ouvert la porte de leur derniére demeure C’étaient de malheureux vivants a qui j’ai fait la charité > Je suis passeur de mon métier trépasseur si vous préférez

Pour eux le temps c’était de l’argent mon salaire ils l’avaient en poche a ne plus savoir qu’en faire ' Ils erraient dans une triste foire aucun vrai manége ne tournait Horloger de la derniére heure

Ceur de rubis —

leur premiére n’était pas meilleure —

je leur réglai leur compte 's de minutes et d’années Pour eux c’étaient de petites sommes a la caisse d’épargne du malheur parcimonieusement entassées Pour moi c’était argent meilleur *» Pour eux c’était fausse monnaie

Je suis passeur de mon métier trépasseur si vous préférez

Leur goat du pain était passé leur avenir était terminé * les petits chats noyés dans la riviére

Qui jamais leur a demandé leurs derniéres volontés ? Je suis passeur de mon métier

trépasseur si vous préférez.

CCEUR DE RUBIS

Je sais dire Je t’aime mais j’sais pas aimer Ton coeur de rubis qu’est-ce que j’en ai fait? >J’ai joué a l’amour j’savais méme pas jouer Ton coeur de rubis qu’est-ce que j’en ai fait? La vitre est brisée 0 |’magasin fermé l’satin déchiré

Vécrin piétiné

895

896

Histoires et d’autres histoires Je voulais t’avoir j'voulais t’posséder '5 Je jouais a l’amour j'ai seul’ment triché

Ton coeur de rubis qu’est-ce que j’en ai fait? Maintenant c’est trop tard *0 j'ai tout saccagé Ton coeur de rubis j peux méme pas le fourguer Ya pas d’recéleur pour l'amour volé.

... ET VOILA Un marin a quitté la mer son bateau a quitté le port et le roi a quitté la reine un avare a quitté son or >... et voila Une veuve a quitté le deuil une folle a quitté l’asile et ton sourire a quitté mes lévres . et voila! 10

Ga

Tu tu tu tu

me me me me

quitteras quitteras quitteras’ reviendras

tu m’épouseras tu m’épouseras

Le couteau épouse la plaie?® l’arc-en-ciel épouse la pluie le sourire épouse les larmes les caresses €pousent les menaces CO ae Ge SOE

Cri du ceur

897

Et le feu épouse la glace et la mort épouse la vie comme la vie épouse l’amour Tu m’épouseras » Tu m’épouseras Tu m’épouseras!

CRI DU

CG@UR A Henri Crolla.

C’est pas seulement ma voix qui chante c’est d’autres voix une foule de voix voix d’aujourd’hui ou d’autrefois Des voix marrantes ensoleillées

> désespérées émerveillées Voix déchirantes et brisées voix souriantes et affolées

folles de douleur et de gaieté C’est la voix d’un chagrin tout neuf ‘© la voix de l’amour mort ou vif la voix d’un pauvre fugitif la voix d’un noyé qui fait plouf C’est la voix d’un oiseau craintif? la voix d’un moineau mort de froid ' sur le pavé d’la rue de la Joie Tout simplement la voix d’un piaf? Et toujours toujours quand je chante cet oiseau-la chante avec moi Toujours toujours encore vivante 0 sa pauvre voix tremble pour moi Si je disais tout ce qu’il chante tout c’que j’ai vu et tout c’que je sais jen dirais trop et pas assez Et tout ga je veux |’oublier

898

Histoires et d’autres hiftoires

* D’autres voix chantent un vieux refrain c’est leur souvenir c’est plus le mien je n’ai plus qu’un seul cri du coeur Jaime pas le malheur j’aime pas le malheur et le malheur me le rend bien

° mais je l’connais il m’fait plus peur Il dit qu’on est mariés ensemble méme si c’est vrai je n’en crois rien Sans pitié j’écrase mes larmes

je leur fais pas d’publicité > Si on tirait l’signal d’alarme pour des chagrins particuliers jamais les trains n’pourraient rouler Et je regarde le paysage si par hasard il est trop laid 4 j’attends qu'il se r’fasse une beauté

Et les douaniers du désespoir peuvent bien éventrer mes bagages me palper et me questionner j'ai jamais rien a déclarer * L’amour comme moi part en voyage _un jour je le rencontrerai

A peine j’aurai vu son visage tout de suite je le reconnaitrai.

VOYAGES Moi aussi comme les peintres j'ai mes modéles Un jour > et c'est déja hier sur la plate-forme de |l’autobus

je regardais les femmes qui descendaient la rue d’Amsterdam Soudain a travers la vitre du bus © j’en découvris une

Voyages que je n’avais pas vue monter

Assise et seule elle semblait sourire A Vinstant méme elle me plut énormément mais au méme instant '5 je m’apercus que c’était la mienne J étais content.

899

Appendice a « Histoires et d’autres bistotres »

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CONTES

pour enfants pas sages ILLUSTRATIONS

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Fdttions du Pre aux Cleves

© Editions du Pré aux Clercs, 1947, pour W’édition originale. _ © Pour la présente édition ; Editions Gallimard, 1963, pour le texte ; Elsa Henriquez, 1992, pour les illustrations.

904

Appendice a « Histotres et d'autres biftoires »

|pane le petit Poucet abandonné dans la forét sema des cailloux pour retrouver son

chemin, il ne se doutait pas quoune autruche

Je suivait

et dévorait

les cailloux

un aun.

C’est la vraie histoire celle-la, c’est comme ¢a que c'est arrivé... ; Le fils Poucet se retourne ; plus de

cailloux! tl est définitivement perdu, plus de eail-

Contes pour enfants pas sages

9O5

L’AUTRUCHE loux, plus de retour; plus de retour, plus de maison; plus de maison, plus de papa-

maman. — “C’est désolant’’, se dit-il entre ses dents.

Soudain il entend rire et puis le bruit des cloches et le bruit d’un torrent, des trom-

pettes, un véritable orchestre, un orage de bruits, une musique brutale, étrange mais

pas du tout désagréable et tout a fait nouvelle pour lui. Il passe alors la téte A travers le feuillage et voit ’autruche qui danse, qui le regarde, s’arréte de danser et lui dit :

Lautruche : “C’est moi qui fais ce bruit, je suis heureuse, j’ai un estomac magnifique, je peux manger n’importe quoi. Ce matin, j’ai mangé deux cloches avec

; j

m

906

©Appendice a « Histoires et d'autres histoires »

leur battant, j’ai mangé deux trompettes,

trois douzaines de coquetiers, j’ai mangé une salade avec son saladier et les cailloux blanes que tu semais, eux aussi, je les ai

mangés. Monte sur mon dos, je vais trés ~ vite, nous allons voyager ensemble.” — ‘Mais, dit le fils Poucet, mon pére

et ma mére je ne les verrai plus?” Lautruche : “ S’ils Vont abandonné,

* 4

c’est qu’il n’ont pas envie de te revoir de sitot.”” Le Petit Poucet : “ I y a sirement du vrai dans ce que vous dites, Madame Y’Autruche.”’ L’autruche : “‘ Ne m’appelle pas Madame, ca me fait mal aux ailes, appellemoi Autruche tout court.”

Contes pour enfants pas sages

907

L’AUTRUCHE Le Petit Poucet :

‘Oui, Autruche, mais

tout de méme, ma mére, n’est-ce pas!”

L’autruche (en colére) : * N’est-ce pas quoi? Tu m’agaces a la fin et puis, veux-tu que je te dise, je n’aime pas beaucoup ta mére, a cause de cette manie qu'elle a

1

de mettre toujours des plumes d’autruche sur son chapeau...” Le fils Poucet : “Le fait est que ca coiite cher... mais elle fait toujours des dépenses pour ¢blouir les voisins.” Lautruche : “Au lieu d’éblouir les

{)

voisins, elle aurait micux fait de s’occuper

de toi, elle te giflait quelquefois.” Le fils Poucet : “Mon pére aussi me battait.” - L’autruche : 4

Ah, Monsieur Poucet te

908

Appendice a « Histotres et d'autres histoires »

ae

battait, c’est inadmissible. Les enfants

ne battent pas Jeurs parents, pourquoi les parents battraient-ils leurs enfants, d’ailleurs

Monsieur

Poucet

n’est pas trés malin non plus, la premiére fois quil a vu un ceuf d’autruche,

sais-tu

ce quil a dit?” Le fils Poucet :

Non.”

Lautruche : ‘Eh bien, il a dit : “Ca ferait une belle

omelette!” Le fils Poucet (réveur) : « Je me

souyiens,

la pre-

miére fois qu'il a vu la mer, il a réfléchi quelques secondes et puis il a dit :

Contes pour enfants pas sages

“Quelle grande cuvette, dommage

909

qu'il

n’y ait pas de ponts.”’ “Tout le monde a ri mais moi j’avais envie de pleurer, alors ma mére m’a tiré

les oreilles et m’a dit : “Tu ne peux pas rire comme

les autres

quand ton pére

plaisante!”” Ce n’est pas ma faute, mais je n’aime pas Jes plaisanteries des grandes personnes...”

Pautruche : “,..Moi non plus, grimpe sur mon dos, tu ne reverras plus tes parents, mais tu verras du pays.”

— “Ca va’’, dit le petit Poucet et il grimpe,

Au grand triple galop Voiseau et enfant démarrent et e’est un trés gros nuage de poussicre, 13

L’AUTRUCHE

=

Gams Dur euieus De soe

Ser be ge Ge ber pete be pe

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SCENE DE LA VIE DES ANTILOPES

914

)

Sur la place de la Muette

a]

Jai vu un vieux vieillard Avec beaucoup de poil dessus,

Le poil c¢’était son pardessus Mais par-dessus son pardessus Il était tout a fait barbu.

Par-dessus le poil de girafe Barbe dessus en poil de vieillard.

Elles sont muettes les grandes girafes, Mais les petites girafes sont rares.” Devxitue Tasteau

Place de la Muette (a Paris) t

Le vieux vieillard de la chanson traverse

la place en faisant des moulinets avec sa

|

canne.

Contes pour enfants pas sages

935

936

Appendice a « Hiftoires et d’autres histoires »

Le vieux vieillard (il chante) : “Une hirondelle ne fait pas le printemps Mais mon pardessus fera bien cet hiver. Une hirondelle,..” Soudain un autre vieillard vient 4 sa

rencontre et corame il connait le premier et que le premier le connait également. ils s’arrétent en face un de lautre, enle-

vent leur chapeau de dessus leur téte, le

|

remettent,

toussent

un

peu

et se deman-

dent comment ¢a va, répondent que ¢a va

a

bien, comme ci, comme ca, pas mal et vousméme, la petite famille trés bien, merci beaucoup et puis ils en arrivent a la conversation proprement dite : Premier vieux vieillard : ** Trés trés content de vous voir...”

Contes pour enfants pas sages

Second viewx vieillard : «Moi de méme,

et votre fils toujours aux colonies, comment va-t-il et que fait-il, combien gagne-t-il, de quoi trafique-t-il, bois précieux, noix de coco, bois des files?” — Premier vieux vieillard (trés fier) : ‘Non, les girafes! Second vieux vieillard : Ah parfait, trés

bien, trés bien, les girafes (il tate Métofle

du pardessus). Eh! Eh! e’est de la girafe de premiére qualité, votre fils fait bien les

choses...” A cet instant deux girafes travyersent

lentement et sans rien dire la place de la Muette et les deux vieillards font semblant

de ne pas les reconnaitre, surtout le vieil-

lard au pardessus, il est horriblement géné

937

. .

938

Appendice a « Histoires et d'autres histotres »

L’OPERA DES GIRAFES et pour se faire bien voir des girafes, il chante Jeurs louanges et Vautre vieillard chante avec fui :

Cheewr des deux vieillard:

“Ah! Je temps des girafes C’était le bon vieux temps,

Dans une petite mansarde Avec une grande girafe Qu’on est heureux 4 vingt ans

(bis).”” Refrain : “Maisil reviendra le temps des [girafes...”” ... 4 instant méme ou les deux vieillards annoncent que le temps des girafes va revenir, les deux girafes s’en vont en haussant

les Gpaules.

Contes pour enfants pas sages

Trowitn Tapieau Aux colonies

Le fils du vieux vicillard se proméne ayee un de ses amis, ils ont chacun un

fusil. Le fils qui regardait en Vair apercoit la téte d’une girafe, baisse le regard et yoyant la girafe toute entiére entre dans une grande colére. Le fils : “Sortez du monde, girafe,

Sortez, je vous chasse !”” Il vise, il tire, la girafe tombe, il met le pied dessus, son ami le photographie...

... Soudain le fils palit : “Quelle mouche vous pigque?”’ lui dit son ami. . ;

939

940

Abppendice a « Histoires et d’autres histoires »

Le fils : * Je ne sais pas...” Il lache son fusil, tombe sur la girafe et s’endort pour un certain nombre d’années, la mouche qui I’a piqué est une mauvaise mouche, c’est la mouche tsé-tsé... L’ami le voit, comprend, s’enfuit et la

grosse mouche mauvaise le poursuit... La girafe est tombée, homme est tombé aussi, la nuit tombe a son tour et la lune éclaire la nuit... «. Le fils est endormi, on dirait qu’il est mort, la girafe est morte, on dirait

qu'elle dort.

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CHEVAL DANS UNE ILE lA Ml

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942

homme honorable de l’honneur, sans qu'il en puisse étre autrement. L’ALCADE : Sentence cicéronique sans en Oter ni y mettre un point.

LE GREFFIER : Monsieur |’alcade veut dire cicéronienne. L’ALCADE : Je veux toujours dire ce qu’il y a de mieux, et souvent je ne trouve pas. Enfin, bonhomme, que voulez-vous ? CHANFALLA : Moi, mes seigneurs, je suis Montiel, celui qui colporte le Tableau des merveilles. Messieurs de la Confrérie des hdpitaux m’ont envoyé chercher de la capitale parce qu ‘il n’y a pas un théatre dans la ville et que les h6pitaux mouraient

de faim*. Ma présence remédiera a tout. LE GOUVERNEUR : Et qu’est-ce que c’est que le Tableau des merveilles ? CHANFALLA : Les merveilleuses choses qu il enseigne et qu’il montre l’ont fait nommer le Tableau des merveilles. Il fut fabriqué et composé par le savant Tontonelo sous de tels * Comme nous l’avons dit, les h6pitaux percevaient un droit trés élevé sur

les spectacles.

Cervantes, Le Tableau des merveilles

971

paralléles, rumbs, astres et étoiles, avec tels points, caractéres

et observations, que nul ne peut voir les choses qu’il renferme qu ‘il ne soit de race chrétienne et procréé en légitime mariage. L’'ALCADE : Et le savant qui composa le tableau s’appelait Tontonelo ? cuirinos : Né dans la cité de Tontonela, homme qui a laissé une renommeée et dont la barbe lui tombait jusqu’a la ceinture. L’ALCADE : Les hommes a grande barbe sont généralement savants. LE GOUVERNEUR : Seigneur régidor Juan Castrado, je décide, sauf votre approbation, que ce soir nous célébrions les fiancailles de la sefiora Teresa Castrada, votre fille, dont je suis le parrain, et, pour égayer la féte, je veux que le seigneur Montiel montre son tableau dans votre logis.

LE REGIDOR :Je suis aux ordres de monsieur le gouverneur, quoi qu'il puisse arriver. CHIRINOS : Ce qui peut arriver, c’est que si l’on ne nous paye pas d’avance on verra le tableau comme 4 travers la

montagne

d’Ubeda*.

Avez-vous

conscience,

seigneurs

justices? Il serait beau que tout le village entrat ce soir au logis du seigneur Juan Castrado et vit ce que contient le tableau, et demain, quand nous voudrons le lui montrer, il

ne se présentera pas une 4me pour entrer. Non messieurs, non messieurs ; ante omnia, il faut nous payer. L’ALCADE : Madame la diredtrice, M. le régidor vous payera plus qu’honorablement, et si ce n’est lui ce sera le Conseil. Vous connaissez bien le village assurément. Ici, madame, nous n’attendons pas que l’on paye pour nous.

LE GREFFIER : Mme la directrice veut dire par ante omnia qu'elle désire étre payée tout de suite. L’ALCADE : Faites, monsieur le greffier, qu’elle me parle droit et jentendrai de plain-pied. Vous qui avez beaucoup lu et écrit, vous pouvez comprendre cet arabe et moi non. LE REGIDOR : Monsieur le directeur voudra-t-il bien se contenter d’une demi-douzaine de ducats que je lui donnerai comptant ? Et personne du village n’entrera ce soir chez moi. CHANFALLA :Je suis satisfait. Je me fie aux soins de Votre Grace. LE REGIDOR : Venez avec moi, vous toucherez votre argent,

et vous verrez ma maison et les facilités qu’elle vous offre pour montrer ce tableau. CHANFALLA : Allons, et rappelez-vous les qualités nécessaires pour se hasarder a regarder le merveilleux tableau. * Locution familiére qui veut dire qu'on ne le verra pas.

972

Appendice

L’ALCADE. : C’est mon affaire. Et je puis dire que pour ma part je puis subir en sdreté l’examen, puisque je suis issu de pére alcade. J’ai quatre doigts de graisse de vieux chrétien sur les quatre cétés de mon lignage, jugez si je pourrai voir le tableau. LE GREFFIER : Nous espérons tous le voir, seigneur Benito Repollo. LE REGIDOR : Nous ne sommes pas venus au monde dans les champs, seigneur Pedro Capacho. LE GOUVERNEUR : C’est ce que nous allons voir. L’ALCADE : Allons directeur, 4 l’ceuvre. Je pourrai me trouver face a face et pied a pied avec le Tableau des merveilles. CHIRINOS : Dieu le veuille !

Chanfalla sort avec le régidor. LE GOUVERNEUR, & la Chirinos : Madame la diredtrice, quels sont les poétes en vogue a cette heure 4 Madrid, spécialement

ceux appelés poétes comiques. Car vous savez que moi aussi j'ai des velléités de comédie et que je me pique de connaitre la farandole et la caratula. J’ai par devers moi vingt comédies toutes nouvelles. J’attends une occasion pour aller dans la capitale et enrichir, par leur moyen, une demi-douzaine de

directeurs.

cHIRINOs

: A

votre

question

sur

les poétes,

seigneur

gouverneur, je ne sais que répondre, parce que nous en avons un si grand nombre qu’ils éclipsent le soleil et tous pensent qu’ils sont fameux. Les poétes comiques sont les plus nombreux et les plus répandus ; inutile donc de les nommer. Mais que Votre Seigneurie veuille bien me faire la grace de me dire son nom. LE GOUVERNEUR : Madame la diretrice, on me nomme le licencié Gomecillos. cHiRINos : Grand Dieu! Vous étes le licencié Gomecillos ?

Celui qui composa malade... LE GOUVERNEUR

ces fameux

couplets

de Lucifer étant

: Ce sont de mauvaises langues qui m’ont

attribué ces couplets. Ils sont de moi comme du Grand Turc. Ceux que je composai et que je ne veux pas nier traitaient du déluge de Séville. Quoiqu’il soit d’usage que les poétes se pillent les uns les autres, je n’ai jamais rien volé a personne. Que Dieu protége mes vers et vole qui voudra!

CHANFALLA, entrant : Messieurs, vous pouvez venir, tout est prét et nous n’avons plus qu’a commencer. CHIRINOS, basa son mari : Tu as l’argent?

“Cervantes, Le Tableau des mervetlles

973

CHANFALLA, de méme a Chirinos : Oui. CHIRINOS : Je te donne avis, Chanfalla, que le gouverneur est poete. CHANFALLA : Poéte ? Corps de l’univers ! (Bas 4 sa femme :)

Il ne sera pas difficile 4 tromper. Les gens de cette humeur sont crédules et nullement malicieux. L’ALCADE : Allons, direfteur, les pieds me démangent; allons voir ces merveilles ! Tout le monde sort.

1

Le théatre change et représente une salle chez le régidor Juan Castrado.

Entrent Juana

Castrada

et Teresa

Repollo, paysannes. Juana est en costume

de fiancée. JUANA : Tu peux t’asseoir ici, chére Teresa, nous serons en face du tableau. Tu sais les conditions dans lesquelles on doit se trouver pour voir ce spectacle ; n’aie pas peur au moins, car ce serait un grand malheur. TERESA : Tu sais, Juana, que je suis ta cousine, c’est dire assez. Si j’étais aussi sire d’aller au ciel que de voir le tableau! Par la vie de ma mére, je m’arracherais les yeux

de la téte s’il m’arrivait quelque disgrace. JUANA : Remets-toi cousine, tout le monde arrive. Entrent le gouverneur, l’alcade, le régidor, le greffier, la Chirinos et quelques invités du village.

CHANFALLA : Que tout le monde prenne place. Le tableau doit étre derriére cette couverture

ainsi que la diredtrice,

et ici le musicien. L’ALCADE, montrant le petit garcon de la premiere scéne : C'est ca le musicien ? Mettez-le aussi derriére la couverture. Pourvu que je ne le voie pas, je consens a ne pas l’entendre. CHANFALLA : Vous avez tort, seigneur alcade Repollo, d’étre mécontent du musicien, qui vraiment est un trés bon chrétien et hidalgo de souche connue.

LE GOUVERNEUR : Qualités bien nécessaires pour étre bon musicien ! Que le seigneur Montiel commence travail.

donc son

974

Appendice

L’ALCADE : Le directeur a peu de bagages pour un si grand tableau. LE REGIDOR : Tout doit étre merveilles. wi CHANFALLA

: Attention, seigneurs!

je commence.

O toi,

quel que tu aies été, toi qui fabriquas ce tableau avec un si miraculeux artifice qu'il recut le nom de Tableau des merveilles,

par la vertu

qu’il renferme,

je te conjure,

je

t'oblige et je tordonne de faire voir tout de suite et incontinent, a ces messieurs, quelques-unes des merveilles merveilleuses pour les amuser et qu’ils puissent prendre du plaisir sans scandale. Je vois déja que tu as fait droit 4 ma requéte, puisque la figure du vaillant Samson parait de ce cété, embrassant les colonnes du temple pour les faire écrouler sur le sol et se venger de ses ennemis. Arréte, valeureux cavalier, par la grace de Dieu le Pére, ne commets pas une telle imprudence, car tu pourrais renverser et mettre en morceaux la noble assemblée ici présente. L'ALCADE : Arréte! I] serait beau que venus pour nous divertir nous nous en allassions estropiés ; arrétez, seigneur

Samson ! ne nous faites pas de mal ! LE GREFFIER : Le voyez-vous, Castrado? L’ALCADE : J'ai les yeux sur son occiput. LE GREFFIER : Ceci est un cas merveilleux, car, a cette heure,

je vois Samson habillé en Grand Turc! et pourtant je me flatte d’étre légitime et vieux chrétien. CHIRINOS : Prenez garde ! vous allez voir le méme taureau

qui tua derniérement un portefaix a Salamanque. Couche-toi par terre, homme, couche-toi par terre, et que Dieu te sauve !

CHANFALLA, de sa plus grosse voix : Couchez-vous tous! couchez-vous tous ! (Contrefaisant le mugisssement du taureau :) Hon! Hou! Hou! Tous les assistants se couchent par terre, donnant les signes d’une grande frayeur. L’ALCADE : Que le diable emporte le taureau par le milieu du corps. Il est brun et tacheté* ; si je ne me couche pas, il va m’envoyer en l’air d’une volée. LE REGIDOR : Monsieur le directeur, ne faites pas sortir, si c’est possible, des figures qui nous épouvantent. Je ne dis pas cela pour moi, mais pour ces jeunes filles a qui il ne

reste pas une goutte de sang dans les veines a cause de ce taureau féroce.

* Ces

taureaux passent pour les plus méchants.

Cervantes, Le Tableau des merveilles

975

JUANA CASTRADA : Comment, pére ? Je ne crois pas pouvoir reprendre mes sens de trois jours. Je me croyais déja sur les cornes de ce taureau, qui les a pointues comme des aiguilles. LE REGIDOR : Si tu n’étais pas ma fille, tu ne le verrais pas. LE GOUVERNEUR : Que les autres regardent, moi je ne regarde pas. Pourtant, par respect humain, je dirai que j’ai

vu. CHIRINOS : Voyez cette troupe de rats qui vient de ce cété. Elle descend en ligne droite de ceux de l’arche de Noé. Les uns sont blancs, les autres jaspés, les autres azurés, et

finalement ce sont tous des rats. JUANA, Se récriant : Jésus, des rats ! Retenez-moi, ou je vais

me jeter par cette fenétre. Des rats! malheureuse que je suis! Amie, serre tes jupons et prends garde que les rats ne te mordent!

Par mon

aieule, il y en a des milliers !

TERESA REPOILA : C’est moi qui suis la malheureuse ; car ils m’envahissent sans obstacle. Un rat noir est attaché 4 mon genou. Que le Ciel vienne a mon secours, puisque la terre me

manque! L’ALCADE : Heureusement que je porte un _haut-dechausses, et qu’aucun rat ne peut monter, quelque petit qu’il soit. CHANFALLA : Cette eau qui tombe des nuées avec tant de vitesse, est l’eau de la source qui donne naissance au fleuve Jourdain. Tout visage de femme qu’elle touchera deviendra comme de |’argent, et, si c est un homme, sa barbe prendra

la couleur de l’or. Juana : Entends-tu, Teresa ? Découvre ton visage et vois ce qui arrivera. Oh! quelle liqueur agréable ! Couvrez-vous, pére, pour n’étre pas mouillé. LE REGIDOR : Nous nous couvrons tous, ma fille! L’ALCADE : L’eau m’a coulé le long des épaules jusqu’au

bas du dos. LE GREFFIER : Moi, je suis plus sec qu’un jonc.

LE GOUVERNEUR

: Que diable cela veut-il dire ? tous sont

noyés dans cette eau, et moi je n’en ai pas regu une goutte.

Si j’allais étre batard au milieu de tous ces légitimes! L'ALCADE

: Otez-moi

de la ce musicien, ou, pardieu!

je

m’en vais sans plus voir une seule figure. LE MUSICIEN : Seigneur alcade, n’ayez pas de rancune contre moi ; je joue comme Dieu a bien voulu que |’on m’apprit. L’ALCADE : Dieu avait-il rien 4 t’apprendre, avorton ? Rentre derriére la couverture, ou je te jette ce banc a la téte. LE MUSICIEN : Je crois que c’est le diable qui m’a amené dans ce village.

976

Appendice

LE GREFFIER : L’eau du Jourdain est fraiche; j'ai eu beau me couvrir, il m’en est tombé un peu sur les moustaches, et je parie que je les ai rouges comme de |’or. L’ALCADE : Et encore pis cinquante fois! CHIRINOs : Je vous annonce environ deux douzaines de

lions rampants et d’ours mangeurs de miel. Que tout vivant prenne garde! car, quoique fantastiques, ils ne laissent pas de donner quelque crainte et d’exécuter des travaux d’Hercule avec des épées nues. LE REGIDOR : Hola, seigneur direCteur, vous voulez encore

remplir la maison de lions et d’ours? L’ALCADE : Tachez qu’au lieu de lions et de dragons Tontonelo nous envoie des rossignols et des grives. Faites-nous voir des figures plus agréables, sinon nous levons la séance, et que Dieu vous conduise, vous ne resterez pas

un moment de plus dans le village. Juana

: Seigneur Benito

Repollo,

laissez venir ces ours

et ces lions ;pour nous autres, nous serons trés contentes. L’ALCADE : Comment, fille, tout a l’heure tu avais peur des rats, et, 4 présent, tu demandes des ours et des lions? JUANA : Tout ce qui est nouveau me plait, mon pére. CHIRINOsS : Cette demoiselle, qui se montre si galante et si composée, est la nommée Hérodias, qui, pour prix de sa danse, obtint la téte du Précurseur de la vie. Si quelqu’un veut l’accompagner, il verra des merveilles. L’ALCADE : A la bonne heure, celle-la, corps de |’univers ! Voila une belle figure, aimable et reluisante. Et comme la gaillarde se trémousse ! Mon neveu Repollo, toi qui sais jouer

des castagnettes, fais-la danser. (La musique joue la sarabande.) Allons, mon neveu, tiens téte a cette drdlesse de Juive. Mais

si elle est Juive, comment peut-elle voir les merveilles ? CHANFALLA : Seigneur alcade, toute régle a son exception. On

entend

au

dehors

sonner

une

trompette, et un fourrier de régiment entre.

LE FOURRIER : OU est le gouverneur? LE GOUVERNEUR : C’est moi : que voulez-vous?

LE FOURRIER : Que tout de suite vous fassiez préparer des logements pour trente hommes d’armes, qui arriveront dans une demi-heure, et peut-€tre auparavant, car j’entends la trompette. Adieu ! II sort.

L’ALCADE Tontonelo.

: Je parie qu’ils sont

envoyés

par le savant

Cervantes, Le Tableau des merveilles

977

CHANFALLA : C’est une compagnie de cavalerie qui était logée a deux lieues d'ici. L’ALCADE : Je vois bien maintenant que vous et Tontonelo vous étes de grands coquins, sans parler du musicien ; je vous ordonne d’ordonner a Tontonelo de ne pas avoir Vaudace de m’envoyer ces hommes d’armes, ou bien je leur ferai donner des coups de fouet sur les épaules. CHANFALLA : Je vous assure que Tontonelo n’y est pour rien. L’ALCADE :; Je vous dis qu'il les a envoyés comme il a envoyé les autres. LE GREFFIER : Nous les avons tous vus, seigneur Benito Repollo. L’ALCADE :Je ne dis pas non, seigneur Pedro Capacho. Ne joue pas davantage, musicien, ou je te casserai la téte!

Le fourrier revient. LE FOURRIER : Les logements sont-ils préts ? Les chevaux sont déja dans le village. L’ALCADE : Encore Tontonelo ! Auteur de mensonges, vous

me payerez cela! CHANFALLA : Vous étes témoins que |’alcade me menace. CHIRINOS : Vous étes temoins que les ordres de Sa Majesté, il les attribue a Tontonelo ! L’ALCADE : Puissé-je te voir tontonélisé! LE GOUVERNEUR : Je crois que tous ces hommes d’armes

doivent étre des soldats pour rire. LE FOURRIER, avec colére : Monsieur le gouverneur, étes-vous

dans votre bon sens? L’ALCADE : Ils pourraient bien étre tontonélisés comme tout ce que nous avons vu ici. Que le directeur fasse reparaitre

la demoiselle Hérodias pour que monsieur voie ce qu’il n’a jamais vu. Qui sait ? cela lui fera peut-étre quitter le village. CHANFALLA : Voyez-la d’ici faire des signes a son danseur

pour qu'il l’accompagne. LE NEVEU : Je ne la laisserai pas en chemin. L’ALCADE : C’est bien, mon neveu, fatigue-la ; des tours et beaucoup de tours. Vive Dieu ! c’est un vrai mercure que

cette fille-la. Confiance ! confiance! A lui! a lui! LE FOURRIER : Tous ces gens-la sont fous. Quelle diable de fille est-ce la ? Qu’est-ce que cette danse et ce Tontonelo ? LE GREFFIER : Le seigneur fourrier ne regarde-t-il pas la demoiselle ? LE FOURRIER : Quelle demoiselle ai-je a regarder? LE GREFFIER : Il suffit. Ex ills es.

978

Appendice

LE FOURRIER : Vive Dieu! si je mets la main 4 mon é€pée, je vous ferai tous sortir par les fenétres, sinon par la porte. LE GREFFIER : Ex illis es. L’ALCADE : Vous étes de ceux-la, puisque vous ne voyez rien. LE FOURRIER : Canaille ! si vous me dites une autre fois que je suis de ceux-la, je ne vous laisserai pas un os entier.

L’ALCADE : Jamais les juifs convertis ni les batards ne furent braves ; et, par cette raison, nous ne cesserons pas de vous dire : Vous étes de ceux-la! vous étes de ceux-la! LE FOURRIER : Attendez, manants !

II tire son épée et bat tous les assistants. L’alcade rosse le musicien. La Chirinos décroche sa mante et dit :

cHIRINOsS : C’est le diable qui a sonné de la trompette et amené les hommes d’armes. CHANFALLA

: Notre succés a été extraordinaire.

La vertu

du tableau triomphe, et nous pouvons le montrer au public. Et nous-mémes, nous pouvons chanter victoire en disant : « Vivent Chirinos et Chanfalla! »

NOTICES, DOCUMENTS

ET NOTES

PAROLES

NOTICE

« Les écrits s’envolent, les paroles restent ».

La premiére édition de Paroles sort en librairie le 10 mai 1946. Aux yeux de la plupart des lecteurs et de la critique, c’est la le premier livre publié par un auteur de quarante-six ans, et le fait est assez rare pour susciter l’étonnement. L’année précédente, dans son Histoire du surréalisme, Maurice Nadeau avait signalé qu’il n’existait « pas d’ceuvre de Jacques Prévert éditée en volume ». Luc Decaunes, rédacteur en chef de la revue Soutes, qui avait fait paraitre la premiére partie de « La Crosse en l’air » en octobre 1936 avait, il est vrai, publié en décembre de la méme année l'ensemble du texte en plaquette ; mais d'une modeste plaquette a un épais volume, le registre a changé. La préface donnée a Souvenirs du présent, d’André

Verdet

(achevé

d’imprimer

le 30 novembre

1945), si vaste

soit-elle, ne constitue pas non plus un antécédent comparable. On pourrait faire observer qu’un mois avant Paroles est paru Le Cheval de trois, ot se succédaient treize poémes de Prévert', treize d’André Verdet et treize d’André Virel. Mais l’achevé d’imprimer de Paroles, en date du 20 décembre 1945, est antérieur, et ce qui distingue ce recueil de celui qui va le devancer en librairie comme de celui qui le suivra, a un mois d’intervalle encore — Hiffoires, ou trente poémes de Prévert précédent trente poemes de Verdet —, c'est que Prévert le signe seul, et qu’il semble bien marquer la naissance d’un écrivain a part entiére. Un jeune éditeur, René Bertelé, a fait accepter a l’auteur le moins individualiste qui soit sa singularité. Peut-étre le précédent des Enfants du paradis, sorti sur les écrans en mars 1945, y a-t-il contribué, car pour la premiére fois Prévert avait assumé la totale responsabilité d’un scénario original et de dialogues d’un film auquel il avait travaillé ; mais tout de méme au sein d'une équipe ot le réalisateur se voyait désigné par les affiches et le générique comme maitre d’ceuvre. 1. Cing d'entre eux seront repris dans |’édition augmentée de Paroles (1947) : « Salut 4 l’oiseau », « Le Temps perdu », « L’Amiral », « Le Combat avec l'ange », « Place du Carrousel ».

982

Paroles

Prévert entrait-il donc en littérature et se conformait-il enfin au canon de l’écrivain ou du poéte reconnu par les institutions ? Les composantes mémes du recueil attestent que non et plusieurs signes manifestent un écart par rapport aux normes, le non-respect des conventions. Exécutée et reproduite en héliogravure par E. Aulard, la couverture a été congue d’aprés une maquette de Brassai : snr la grisaille d’un mur

couvert de graffiti parmi lesquels le seul mot lisible, « Ane », désigne un petit personnage sommairement dessiné par une main inconnue, ont été peints en rouge a la hate — ce dont témoignent des trainées — le nom de Prévert et le mot Paroles. On ne saurait mieux figurer le type d’intervention qu’opére cette poésie dans le paysage littéraire : non institutionnelle, urbaine, révolutionnaire ou au moins clandestine, sur fond d’anonymat et de dérision, en complicité affichée avec l’animal insulté et le cancre. Dans la préface aux textes de Verdet, Prévert avait écrit : « Oh! 4ne gris mon ami mon semblable mon frére'. » Le titre du recueil sonne comme un défi, un refus de se soumettre a la tradition qui privilégie l’écrit et l’imprimé ; ce que confirment les propos de Prévert rapportés par un journaliste : « Il n’est pas vrai que les écrits restent. Ce sont les paroles?. » Propos qui font écho, en plus provocateurs, a ceux qu'il avait déja mis dans la bouche d’un fa¢teur — homme de lettres a sa maniére, un confrére en somme : « les écrits s’envolent, les paroles restent’ ». Donne-t-il par la raison a un critique de Paroles qui se demandera — sans penser particuliérement au titre — s’il ne s’agirait pas « sous couleur de désinvolture d’une démarche poétique particuliérement ambitieuse* » ? I] est permis de le soutenir, méme si Prévert vise moins a substituer une hiérarchie 4 une autre qu’a suggérer, a la faveur d’un renversement, l'’égale valeur de tous les modes d’expression. N’est-il pas

conscient, dés l’origine, de |’anagramme dont il se plaira a sous-titrer plus d’un exemplaire dédicacé du livre : « La Prose » ? Certes, il ne se privera jamais, notamment a propos des textes les plus sacrés, de critiquer « le respect extraordinaire des choses écrites* » et la foi accordée aux Saintes Ecritures, ne serait-ce qu’en en proposant une autre version ou inversion (sous le titre d’« Ecritures saintes* » : « Comment voulez-vous que l'on sache si le Nouveau ou |’Ancien Testament ou telle ou telle chose d’autrefois pour lesquelles les gens se sont battus, étaient vrais ou faux’ ? » Mais la boutade du facteur ne signifie pas nécessairement que si les écrits s’envolent, ils valent moins que les paroles : ce serait trop de mépris pour l’envol de la part de celui qui ne cesse de célebrer |’oiseau-liberté. En prenant le contrepied de la phrase habituellement prononcée, le poete veut plutét signifier que les termes « paroles » et « é€crits » y sont interchangeables.

« C’est a Saint-Paul-de-Vence... », Hisfoires et d'autres bistotres, p. 881. . Samedi-Soir, mai 1946. . « Drdle d'immeuble », La Pluie et le Beau Temps, p. 704, V. 31.

. Léon-Gabriel Gros, Cahiers du Sud, 2° semestre 1946, p. 483. . Entretien pour la télévision suisse, 1961.

. Voir p. 12-115. . Entretien pour la télévision suisse, 1961. NM QUAWHH

Notice

983

A qui en douterait, Prévert a pourtant fourni plus d'un indice : la table des matiéres de l’édition de 1945 signale que quatre textes, et non des moindres, ont d’abord paru dans des revues

: le premier,

« Tentative

de description d’un diner de tétes 4 Paris-France », peut-étre le plus célébre de tous dés |’origine, dans Commerce', qui, malgré son titre, est bien connu des amateurs pour son caractére tout a fait littéraire et prestigieux?; le deuxiéme, « La Crosse en l’air », dans Soutes’, petite revue bien différente, souterraine et subversive comme le suggérait son titre, et qui se voulait « de culture révolutionnaire internationale

deux derniers,

» ; les

« Promenade de Picasso » et « Lanterne magique de

Picasso », désignés comme « poémes » mais ayant un peintre pour sujet, dans Cahiers d'art’. Et si ces indications ne suffisaient pas, des titres de textes disent aussi l’ambivalence et le caractére polymorphe de ces paroles : orales et écrites, poétiques et prosaiques, littéraires et extra-littéraires. Ne trouve-t-on pas une « histoire’ » (qui peut se raconter de vive voix mais aussi s’écrire et se lire), des « chansons® » (mais sont-ce seulement leurs paroles puisque aucune référence n’est faite 4 un compositeur qui les aurait

mises en musique ?), d’apparentes instructions a l’usage d’un peintre’, une « Page d’écriture » et une « Composition frangaise* » (exercices scolaires généralement éctits), un « Message », « L’Epopée » (grand genre poétique),

un

«

Inventaire

»,

«

La Morale

de

l’histoire

», une

« Conversation » et, pour finir, une projection de « Lanterne magique? ». Pour Prévert, il est des poesies qui ne seront jamais écrites, et celles qui entrent dans les livres sont faites pour en sortir. Dés que naissent

les premiers textes de Prévert, ils passent constamment de l’écrit a la parole, de la parole a l’écrit. En dehors de la signature de manifestes colledtifs, la seule trace imprimée de sa participation au groupe surréaliste est d’origine orale : le procés-verbal de ses interventions au cours des séances de « recherches sur la sexualité » publiées par La Révolution surréalifte en 1928; ce qu'il compose pour le groupe Octobre est parle et chanté, et subit d’ailleurs divers changements au cours des représentations; les textes rédigés pour le cinéma deviennent dialogues; les musiques transforment les textes en « paroles » de chansons, surtout a partir de 1935, quand Prévert rencontre Kosma. Mais en méme temps ses « ecrits » sont publiés dans de nombreuses revues, d’ow ils sortent grace a des lecteurs enthousiagtes qui se les récitent ou les recopient.

i. Cahier XXVIII, té 1931; voir p. 3-12. 2. Valéry est un des codireéteurs, Saint-John Perse siége au comité de lecture. 3. Partiellement, en o¢tobre 1936 (n° 5), puis intégralement en plaquette. Voir p. 71-96

et 1a notule, p. 1048. 4. En 1944; voir p. 151-157. 5. « Histoire du cheval », p. 12-14. 6. « Chanson des escargots qui vont 4 l’enterrement », p. 51-52; « Chanson dans le sang », p. 67-68; « Chanson de l’oiseleur », p. 105; « Chanson », p. 120; « Chanson du gedlier », p. 121; « Complainte de Vincent », p. 127-128. 7. « Pour faire le portrait d’un oiseau », p. 106-107. 8. P. 100 et 120. 9. Voir, respectivement, p. 122-123, 125, 131-133, 136-138, 140, 152-157

984

Paroles

« Je ne sais pas pourquoi j'ai appelé René Bertelé ». Si néanmoins la publication d'un livre marque l’entrée d'un écrivain dans la littérature, Paroles assume bien cette fonction, malgré les réserves réelles ou seulement apparentes de l’auteur, malgré celles relativement

et provisoirement feutrées des critiques touchant au Sstatut — volontairement brouillé par Prévert — de ses textes. Mais si l’on fait remonter les véritables débuts littéraires de Prévert a la date de ses toutes premiéres publications, c’est-a-dire vers 1930, on peut aussi considérer Paroles comme une somme, ce que fera René Laporte : « On n’a pas toujours |’occasion

de saluer une ceuvre complete. En voici une, et qui |’est en un seul volume. Les grands poétes sont souvent ceux d'un livre unique'. » Gaétan Picon avait dit plus prudemment : « On vient de réunir [...] l’essentiel de la production poétique de Jacques Prévert entre 1930 et 1945’. » « On », c'est René Bertelé, a la douce et tenace persuasion duquel |’on doit non seulement |’édition de Paroles, mais celle de la plupart des recueils qui suivront. Il ne faut point pourtant donner un crédit excessif a la double légende diffusée dés l’origine : il aurait « fallu l’insistance de ses amis » pour « contraindre » Prévert a réunir ses poémes’, et Paroles résulterait seulement d’une « chasse aux manuscrits épars‘ », l’auteur « tournant résolument le dos a l’ouvrage en préparation’ ». Ce serait méconnaitre d’abord le fait que trente-trois au moins des quatre-vingts textes de la premiére édition avaient déja été publiés par des revues. Et comme parmi eux figuraient les plus longs, c'est plus de la moitié du recueil (122 pages surf 221) qui n’était pas, 4 rigoureusement parler, inédite. D’autre part, si Bertelé a obtenu de Prévert ce que celui-ci n’avait jusqu’alors accordé a personne d’autre, il reste que la démarche n'a pas été a sens unique et que c'est peut-étre Prévert qui a fait le pas décisif. Sans s’expliquer vraiment les raisons qui l’y ont poussé, Prévert a tout de méme indiqué ceci : 4 la fin de la guerre, il rencontre sur le boulevard Saint-Germain Robert Clavel, qui travaille avec Alexandre Trauner a des décors de cinéma. « Je connais quelqu’un qui voudrait publier tes poémes », lui

dit Clavel. Prévert demande des précisions : « Tiens... Comment il s'‘appelle ? Ou habite-t-il ?— Voila... Il s’appelle René Bertelé, je te laisse un numéro de téléphone. » « Je ne saurai jamais, dira-t-il, alors qu’en général j’avais refusé... méme a des éditeurs... (ca me compliquait l’existence), je ne sais pas pourquoi j’ai appelé René Bertelé*’. » Pourquoi en effet? Peut-étre parce que ce professeur de lettres lui avait paru sympathique quand il l'avait rencontré pour la premiére fois, a Nice, en 1942’. Selon Maurice Saillet, c'est Henri Michaux qui « sut persuader 1. « Gravé sur les murs de tous les jours », Opéra, 5 juin 1946.

2. « Une poésie populaire », Confluences, mars 1946, p. 81. 3. Léon-Gabriel Gros, Cahiers du Sud, 2° semestre 1946, p. 483. 4. Samedi-Soir, 23 mars 1946. 5. Justin Saget, « “Suite au virus”, Billet doux

», Combat, 19 octobre 1950.

6. Propos recueillis dans Mon frére Jacques, réalisé par Pierre Prévert pour la Télévision belge (1961). Par lapsus, Bertelé, puis Prévert en écho, y prénomment Clavel Maurice.

7. Né le 23 janvier 1908, il avait fait la connaissance des surréalistes en 1931 et venait

d’achever un Panorama de la jeune potsie francaise.

Notice

985

René Bertelé de recueillir » les poémes de Prévert'. Quoi qu’il en soit, Bertelé se souviendra de la publication de ce livre comme d’« un cas trés exceptionnel », parce que « les textes étaient dispersés aux quatre coins de Paris, aux quatre coins des amis, aux quatre coins des revues’... »

« Il faut bien que Genése se passe. »

L’édition de 1945. De quelles sources Bertelé disposait-il donc pour publier Paroles ? Sans doute du numéro de Commerce ou avait paru le « Diner de tétes* ». Avant méme de se le procurer, il est possible qu’il ait eu communication du texte par une des nombreuses copies manuscrites ou dactylographiées qui circulaient depuis longtemps, comme le confirment des témoignages concordants. Dés 1934, Valery Larbaud, interrogé par un groupe de jeunes gens que le texte a séduits, demande a Jean Paulhan s’il connait son auteur: « On me demande avec insistance des renseignements sur JACQUES PREVERT, auteur d’un poéme satirique paru dans le n° 28 de Commerce. Ce sont des gens (jeunes) qui admirent ce poéme, au point de l’avoir copié de leurs propres mains a plusieurs exemplaires. Ils veulent savoir : qui est-ce ? a-t-il écrit autre chose depuis ? ov Hasite-T-1L> ? Ni Giraud-Badin ni [...] M. Fréret n’ont pu

me donner son adresse. J’avais compté sur la Princesse Bassiano ; je viens de la voir ; elle ne se souvient pas du tout des circonstances dans lesquelles le poéme (« Essai de description d’un diner de tétes 4 Paris-France ») a été présenté au Comité de Lecture de Commerce, ni de l’adresse de Jacques Prévert. (On ne sait méme pas s’il a un accent sur le premier e de son nom ; M. Fréret dit Prevert, et Giraud-Badin Prévert.) C’est Mme de Bassiano qui m’a dit que vous sauriez quelque chose. J’aimerais bien pouvoir renseigner

ces gens, dont l’admiration me rappelle mes admirations subites et violentes de la 20° année, — et j’en suis capable encore’. » Paulhan répond trois jours aprés : « Jacques Prévert habite 39, rue Dauphine. Communiste’, il a composé quelques chceurs, qui se chantent aux soirées de |’A.E.A.R.* Il travaille aussi dans les studios (de Billancourt, je crois). Ami de RibemontDessaignes, et de René Daumal. Quelqu’un de trés bien, me dit-on’. » Le premier numéro de Soutes, daté de décembre 1935, reprend le « Diner de tétes" » et, de son cété, Maurice Saillet fera « largement 1. Combat, 12 octobre 1950. Bertelé éditera un grand nombre d’ceuvres de Michaux et

lui consacrera une monographie chez Seghers. 2. Mon frére Jacques.

3. Fatras, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1966, p. 193. 4. Abréviation d’usage que nous adopterons désormais pour « Tentative de description d’un diner de tétes 4 Paris-France ». 5. Cette phrase, dans le manuscrit, est soulignée de deux traits. Nous rendons cette insistance par les petites capitales. 6. Lettre du 21 avril 1934, conservée par la bibliothéque municipale de Vichy (fonds Valery-Larbaud). 7. Sympathisant du parti dans les premiers temps de sa collaboration au groupe Oétobre, Prévert n'y a cependant jamais adhéré. 8. Voir la Chronologie aux années 1932 et 1933, P- XLVI a XLIX. 9. Lettre du 24 avril 1934 (fonds Valery-Larbaud) ; voir n. 6.

10. Paru en 1931 dans la revue Commerce ;voir la notule de ce texte, p. 1009-1010.

986

Paroles

circuler ce texte dont il raffole, et lui gagne[ra] tous les amis qu’il veut! ». A la « Maison des amis des livres », librairie d’Adrienne

Monnier,

plusieurs

centaines

d’exemplaires

du

cahier

XXVIII

de

Commerce seront vendus entre 1939 et 1945. Mais comme de beaucoup d’autres de Prévert, la diffusion de ce texte est aussi passée par les Auberges de jeunesse ol, se souviendra Pierre Jamet qui y a créé le

Groupe 18 ans, se sont transmis en 1937, « manuscrits, les premiers poémes [...] : le “Diner de tétes”, “La Péche 4 la baleine2”, de chansons ou de choeurs parlés’ ». Un critique de 1946 se méme avoir lu en Algérie une copie dactylographiée du « tétes » « effroyablement fautive mais suffisante pour enorgueillit son propriétaire’ ». Bien

sir, on retrouvera

dans

le recueil

les poémes

des textes rappellera Diner de que s’en

que Bertelé

a fait paraitre dans sa revue Confluences en mars 1945 : « Pour toi mon amour », « Rue de Seine », « Cet amour », « Déjeuner du matin », « Les Oiseaux du souci’ ». Le troisiéme n’était pas inédit : il avait figuré dans Profil littéraire de la France en avril 1943; le premier et le quatriéme sont au répertoire d’Agnés Capri qui, au

Boeuf sur le toit en 1936, puis dans son propre cabaret-théatre en 1938-1939, a poussé « La Péche a la baleine » « dans le domaine public », selon une formule de René Laporte’. Bertelé n’a pas tous les numeéros de Soutes, mais on peut supposer qu'il a au moins la plaquette de decembre 1936 qui donne l'intégralité de « La Crosse

en l'air » et le numéro

de mars 1937 ow figurait « Fait divers

(qui sera intitulé dans le recueil

« Le Retour

au pays’

»

»). Soit dit

en passant, Prévert n’a pas accepté d’étre publié dans toutes les revues qui le lui proposaient, et c’est de cette époque que date une tentative infructueuse d’Aragon pour se le rallier et l’éditer dans le journal qu'il dirige : Mon cher Prévert,

J'ai eu par deux fois a lire Soutes le plaisir d’y trouver des poémes de toi. Je te rappelle une jou de plus que Commune aimerait avoir ta collaboration. C eft ton droit de me répundre merde mais c'est le mien de ne pas y faire attention : st donc tu ne considéres pas absolument que toute demande émanant de moi ne doit pas étre prise en considération, si tu considéres qu'il y a dans le monde des ennemis autrement graves de tout ce que tu aimes et défends que ton humble serviteur, peut-éetre me feras-tu la grace de me répondre. Ne prends pas ce qui 1. Adrienne Monnier,

« Lettre a André Gide sur les jeunes », Le Figaro littéraire, avril

1042, P. 3-4. 2. Voir p. -12 et 14-16. 3 Pierre jamet, 36. Au devant de la vie, catalogue pour une exposition sur les Auberges de jeunesse, Fondation nationale de la photographie, Musée de peinture de Grenobie, juin 1982. 4. VL, « Paroles de Jacques Prévert », Paru, juillet 1946, p. 35. 5. Voir, respectivement, p. 28, 41-43, 97-99. 102 et 103-104. 6. « Gravé sur les murs de tous les jours », Opéra, 5 juin 1946. 7. Voir ces textes, respectivement p. 71-96 et 45-46, ainsi que leurs notules.

Notice brécéde cété une que tu Bien

987

pour autre chose que ce que c'est : le désir que ne se perde pas de son force que j’estime, et qu'il me semble essentiel de joindre, fit-ce a d’autres méprises, pour un but qui dépasse l’une et les autres. cordialement

ARAGON 18, rue de la Sourdiére Ratis: tot Bertelé a-t-il eu connaissance de ce qui, avant sa propre entreprise, peut en apparaitre comme des ebauches ? Pierre Laroche, qui a travaillé avec Prévert pour le cinéma’, a rassemblé un nombre important de ses poémes pour une émission intitulée Promenade avec Jacques Prévert,

radiodiffusée en zone Sud le 3 octobre 1941. La brochure témoin, dactylographiée, en a été conservée et contient des textes dits ou chantés, inscrits dans un montage ot ils figurent sans leurs titres. Neuf d’entre eux passeront dans Paroles : « Rue de Seine », « Page d’écriture », « Sables mouvants », « Le désespoir est assis sur un banc », « Cet amour », « L’Orgue de Barbarie », « Presque », « Chanson de l’oiseleur », « Chanson dans le sang’ ». L’éditeur a pu se procurer ces textes par ailleurs, mais probablement pas la brochure, car il s’y trouve, 4 c6té de poémes dont hériteront les diverses éditions d’Histotres et de Fatras, certains qui resteront inédits jusqu’a sa mort et a celle de Prévert. Emmanuel Peillet*, professeur de philosophie 4 Reims, qui avait obtenu de Prévert, avant-guerre, « Le Paysage changeur » pour sa revue Essai et combats’, est a

lorigine d’un deuxiéme florilege qui semble avoir d’abord circulé clandestinement puis fut ronéotypé 4 deux cents exemplaires, prés de

deux

mois

avant

la libération

de

Reims.

Ce

cahier,

daté

de

1943, est doté d’un achevé d’imprimer du 10 juillet 1944. Peillet en accompagna l’envoi a Prévert d’une lettre datée du 26 juiliet 1945 : « Ce sont [...] mes éléves (la classe de philo du lycée de Reims) qui ont eu,

l’an dernier, l’idée d’entreprendre cette édition, a la suite de quelques le&tures que je leur avais faites au cours de “morale”. Iis l’ont réalisée avec des moyens de fortune. D’abord quant au texte, ils ont di se contenter de ce qu’ils ont trouvé dans ma bibliothéque; j’ai vraiment déploré l’absence de “Crosse en I’air” ; et depuis, l’Ecole buissonniére® nous fit regretter de n’avoir pas appris la sténo. Ensuite |’impression n'est pas trés bonne, ayant été faite 4 la sauvette, comme |’indique 1. Cette lettre (inédite) n'est pas datée, mais Prévert a fait paraitre des poémes dans

Soutes de 1935 & 1937. 2. En 1940, il a contr:bué avec Prévert (et Pierre Véry) au scénario d’un film a sketches

non tourné, Feux follets, puis, au début de 1941, a celui d’Une femme dans la nuit (réalisé par Edmond-T. Gréville) qu’une fois remanié contre leur gré ils refusérent de signer. Ils préparent Les Visiteurs du soir. 3. Voir, respectivement, p. 41-43, 100-102, 107, 104-105, 97-99, 99-100, 107-108, 105 ct 67-68. 4. Il sera un des membres fondateurs du Collége de pataphysique. 5. Numéro de février 1938. Voir, ici, p. 59-61 6. Titre d'une serie d'émissions présentées par Robert Scipion a partir du 5 janvier 1945 et d'un tour de chant consacré a Prévert et Kosma, donné 4 la salle Chopin-Pleyel le 10 avril 1945 (voir la Chronologie, p. Lx).

988

Paroles

l’‘achevé d’imprimer [...] : au lieu de I'habituel tirage de luxe, cette édition princeps n’est que le témoignage d’affection de jeunes gens qui vous aiment.

»

Des huit textes', tous préalablement parus en revues, que contient cette plaquette, seuls les trois premiers et le dernier figureront dans la premiére édition de Paroles, signe que la composition de celle-ci était vraisemblablement trop avancée pour qu’elle puisse les intégrer, preuve aussi que, contrairement a ce que |’on a souvent dit, cette anthologie ne constitue pas le point de départ du recueil. Outre « Ecritures saintes », publiées par Méridien en mai-juin 1943, Bertelé emprunte « Epiphanie » a un numéro

de 1944 de Messages et « Le Cancre » 4 un numéro de la méme année de Lettres’. Poésie 1944, revue de Pierre Seghers, lui fournit trois courts poémes : « Le Sultan », « L’Epopée », « Le Passage » (qui devient « Le Message’ »). L’ordre en est modifié mais, soit en raison de leur date d’écriture, soit en raison de leur provenance, ils sont groupés ensemble dans le dernier quart du recueil, comme c'est aussi le cas (a deux exceptions pres) pour les dix textes publiés le 1° décembre 1944 par L 'Eternelle revue et qui figurent a leur suite : « Complainte de Vincent », « Le Bouquet », « Statistiques »» (premier titre d’« Inventaire » ), « Dimanche », « Vous allez voir ce que vous allez voir », « Le Jardin », « Paris at night »,

« L’Automne », « Le Droit Chemin », « Et la féte continue ». Seuls « Le Droit Chemin » et « Vous allez voir ce que vous allez voir » seront insérés plus haut’. C’est la, en nombre de poémes sinon de pages, une des greffes les plus massives du livre. Bertelé a pu encore avoir recours 4 La Rue, qui publie « Chanson dans le sang » dans son numéro 1, d’avril 1945, a Labyrinthe, qui reproduit le manuscrit de « La Céne » le 15 juin, ainsi que « Le Miroir brisé », a Terre des hommes, qui fait paraitre « Jl ne faut pas » en octobre’. « Cortége’ », publié le 7 décembre, fait sensation : « Je me rappelle, écrira Georges Bataille, qu’au moment ov parut “Cortége” dans Adtion, vers le début de cette année, ayant égaré son journal, un ami, de mémoire, en retrouva pour moi la plus grande partie. Et il était banal ce jour-la de demander a qui |’on rencontrait s'il avait lu “Cortége”*. »

Le texte a-t-il été extrait du recueil pour une prépublication ou ajouté a la derniére minute? Il précéde immédiatement les deux poémes sur Picasso parus dans les Cahiers d’art en 1944 par lesquels se termine Paroles. Cette histoire mouvementée ne nuit en rien a la cohérence du recueil, qui semble s’organiser, dans sa premiére édition, selon un principe chronologique attesté par quelques dates repéres. S’ouvrant par un

texte de 1931, scandé par deux textes de 1936 —

« Aux champs... »

1, Le « Diner de tétes », « Ecritures saintes », « Quartier libre », « Le Temps des noyaux », « La Grasse Matinée », « Evénements », « Le Paysage changeur », « Cet amour ». . Voir, respectivement p. 112-115, 110-111 et 43. . Voir, respectivement, p. 125-126, 125 et 122-123. . Fondée dans la clandestinité par Paul Eluard. . Voir p. 108 et 19 pour ces derniers textes, et, pour les autres, p. 126-129.

. Voir, respectivement, p. 67-68, 109, 16 et 139-140. . Voir p. 148.

QBwWwnh CNY . « De lage de pierre a Jacques

Prévert

», Critique, aodt-septembre 1946.

Notice

989

et « La Crosse en l’air » —, il est traversé par |’horreur de « |’ordre nouveau » que tentent d'ingtaurer Hitler (« L’Effort humain »), Mussolini et Franco (« La Crosse en l’air »), Pétain (auquel fait précisément allusion « L’Ordre nouveau! ») et s’achéve par l’intermédiaire de la « Lanterne magique de Picasso », sur l'image 4 la fois éclatée et rassemblée d’un monde contrasté ot survit le franquisme, mais aussi

le désir de révolution et d’amour. Seule la date de 1939 donnée a « Chanson dans le sang » semble contrarier ce principe chronologique, mais peut-étre par suite d’une coquille, puisque celle de 1936 lui sera

substituée dans |’édition de 1947’. Tout cela fait un grand livre et nombre de critiques vont le reconnaitre. « Prévert, qui se défendait de donner une ceuyre, nous offre un livre singuliérement cohérent possédant [...] une architecture propre, et en définitive beaucoup plus riche de prolongements qu’on pouvait légitimement s’y attendre », écrit Léon-Gabriel Gros’. De la a4 croire qu'il s’agit d’une « ceuvre compléte » et que Prévert serait le poéte d’un unique livre, il y a un pas que plusieurs seront tentés de faire, certains, sans |’ombre d'une mauvaise intention, et peut-étre imaginant que sa réserve de poésie était épuisée ou par crainte d’une déception

ultérieure, d’autres, qui n’avaient accepté de le saluer qu’a contrecoeur, pour le circonscrire. Or il faut bien prendre conscience que Paroles n’est pas simplement la somme de tout ce que Bertelé a pu réunir de textes de Prévert mais — ne serait-ce qu’a cause de la parution quasi simultanée du Cheval de trois et de la premiére édition d’Histoires — résulte nécessairement d’un choix, déterminé sans doute, pour chacun des livres,

en fonction de raisons thématiques ou structurelles. Mais méme si, a la différence d’Hisforres qui ne prendra sa forme définitive que dix-sept ans plus tard, Paroles trouvera la sienne dés l'année suivante, il importe de souligner que sa construction ne s’achéve pas avec sa premiére édition.

Une publication triompbale. Le succés

de la premiére

édition

a sirement

dépassé

toutes

les

espérances de Prévert et de Bertelé ; celles-ci ne se limitaient cependant

pas a la diffusion des 340 premiers exemplaires du tirage de luxe vendu au prix de 1500 francs que suivit rapidement une « édition courante » qui en cofitait 390. Le prix reste élevé pour |’époque, le prix moyen

des livres au Mercure de France et a la N.R.F. étant de go a 150 francs environ. Mais le volume est assez €épais (225 pages) et la maison d’éditions, Le Point du jour, petite et toute récente — elle a été créée en 1944! —, peu capable de prendre les risques d’un prix trop bas. Bertelé compte 4 juste titre, pour constituer une premiére vague de lecteurs, sur ceux qui connaissent déja une partie des poémes et sur ceux

1. Voir respectivement, p. 61-63, 63-65, 71-96 et 117-118. 2. Voir p. 68. 3. Cahiers du Sud, 2° semestre 1946,p. 483. 4. Dans la méme collection que nie seront publiés Apparitions de Michaux, Elégies de Guillevic, Entre-temps de Tzara, Poids et mesures de Reverdy, Proverbiales de Neveux.

990

Paroles

qui les ont entendus a la radio ou a la salle Pleyel au début de ro45', sur les spectateurs des Enfant du paradiy aussi. La Maison des amis du livre, d"Adrienne Monnier, qui méme pendant la guerre a largement contribué au rayonnement du « Diner de tétes », se fait livrer 500 exemplaires de |’édition courante, payés immédiatement, Sur un cahier, Léonie Thévenet, puis Maurice Saillet, inscrivent

les clients qui viennent se procurer le volume. Le vendredi 1¢ mai 1946, Michel Cournot est le premier des dix acquéreurs, suivi immédiatement par le docteur Jean Bernard, qui emporte trois exemplaires — et ce ne seront pas les seuls. Le lendemain, les acheteurs sont déja deux fois plus nombreux ; parmi eux, le dessinateur Maurice Henry et le musicien René

Leibowitz. Le mardi 14, ils le sont trois fois plus : on peut relever les noms de Jacques Boiffard et de Félix Labisse ; le 15, de Sylvia Beach,

dont la famille détiendra le « record absolu » des achats avec quatorze exemplaires ; le 16, de Jean Laude; le 17, d Alain Resnais; 'e 20, de

Julien Gracq ; le 21, de Michel Leiris ;le 23, d’Alberto Magnelli et de

René Fallet ; le 28, de Marcel Béalu ; le 31, de Giséle Freund. Le 2 juillet, André Gide (« voui — en personne

», note le cahier) est le deux cent

quatre-vingt-douziéme acheteur, L’auteur des Caves du Vatican recevra un exemplaire dédicacé de I’édition suivante et s'empressera d’en remeccier l’auteur :

Cher Jacques Prévert Ab ! voiet qui me touche. Je suis confus et ravi... Vous devez bien penser que Je n'avats pas attendu cet envoi pour écouter vos Paroles ; méme je me les ats offertes aussitdt proférées... mais combien mel plus précieux cet exemplaire avec votre dédicace e: le beau tableau de Maurice? que vous y aver joint, Remerciez-le de ma part. Je vous cris aussitét, avant d’avoir pris connaissance des nombreux ajouts de cette nouvelle édition’. Dans une autre lettre inédite, non datée, l'enchantement du leCteur est aussi vif :

Cher Jacques Prévert, quelle joie de vous lire ! et surtout de vous lire & haute voix (un de mes « suceés ») devant un petit groupe d’amit choists — qui deviennent aussitét les vdtres, comme je suis déja depuis longtemps — et qui disent : Encore ! Encore /... Bis! et repetita placent..., ete... Amen, Truly yours, comme tls diseni. Cette adhésion de Gide est cara€téristique de l’engouement que suscite Paroles bien au-dela du public qu’on lui associe géneralement. Adrienne Monnier, qui inscrit elle-méme les clients a partir du trois-centiéme, refuse de leur demander leurs noms et tente de les définir 1, Voir n, 6 au bas de la page 98>. 2. Maurice Henry. 3. Lettre inédite, datée dua aodt 1947.

Notice

991

en quelques mots : « Dame revéche », « monsieur distingué », « jeune homme, campeur, part pour la Belgique en disant : “Je peux maintenant partir en vacances”

», « jeune fille bien nourrie », « gentil couillon »,

« jeune homme un brin con », etc. Une semaine aprés la publication, selon le témoignage de René Bertelé, 5 000 exemplaires étaient déja vendus. Un an aprés, on en sera

a 25 000. Le succés ne cessera de s’amplifier. L'édition de 1947 Prévert et Bertelé auraient pu aisément se contenter de réimprimer Paroles tel quel. Pourquoi alors |’édition « augmentée » de 1947 ? Pour répondre peut-étre d’abord 4 un voeu dont Maurice Nadeau se fait Vinterpréte dés le 17 mai 1946! : ceux qui connaissent déja de nombreux poémes de Prévert regrettent de ne pas trouver dans Paroles « Le Temps des noyaux », « Le Paysage changeur », « Le Cauchemar du chauffeur de taxi’ », « Comme par miracle », « L'Ange garde-chiourme », « les scénarios style “combat naval”’ », « l'article cocassement ethnologique de la revue “Documents”!

»», les chansons de Marianne Oswald, etc.”...

L’édition de 1947 leur donne partiellement satisfaction en intégrant seize textes supplémentaires, mais au prix de dérogations a |’apparent ordre chronologique de la premiére édition. Les « Souvenirs de famille » parus dans Bifur en 1930, et en plaquette a l’automne 1946, sont insérés aprés le « Diner de tetes

» de 1931;

« Evénements"

»,

paru dans les Cahiers G.L.M. en 1937, precede « Le Temps des noyaux », daté 1936. Les autres additions sont plus groupées : une premieére série ‘comporte des poémes dits ou chantés, entre autres par Marianne Oswald ou Agnés Capri, et publiés — sauf le troisiéme — dans l'album de Kosma, 21 chansons, au premier trimestre 1946* (« La Grasse Matinée », « Dans ma maison », « Chasse a l'enfant », « Familiale ») et « Le Paysage changeur” », publié par Peillet en 1938 mais dont l’espoir révolutionnaire explique peut-Ctre qu’il prend place avant des textes d’un rouge plus sombre tels que « L’Effort humain », « Chanson dans le sang » ou « La Crosse en lair » ", Deux courts poémes, « Féte foraine » et « Chez

la fleuriste »'', font leur apparition aux deux tiers du recueil. Cinq des treize poémes du Cheval de trois, sorti en librairie un mois avant Paroles, prennent place entre « Le Contrdleur » et « Cortége ». Ce sont « Salut 1, Combat. \ 2. Voir la notule d’« Evénements ww.

», p. 1029.

Nadeau pense a « Branle-bas de combat », qui paraitra en 1951 dans Speélacle (voir

la notule. p. 1153) 4. Il s'agit de « Terres cuites de Béotie », qui ne sera publié qu'aprés la mort de Prevert (voir Soleil de nuit, coll « Le Point du jour », Gallimard. 1980, p. 35). 5. Trois titres signalés alors par Nadeau : « Le Libre Arbitre », « Les Filles de Loth ». « Choémage », resteront inédits.

6. Sur une des raisons possibles de son insertion, voir la notule de ce texte, p. 1031. 7. P. 48-50. « Aux champs... », p. 61-63, « Chanson dans le sang », p. 67-68, « La Crosse en l’air », p. 71-96, qui datent aussi de 1936, figurent un peu plus loin. 8. Ed. Enoch. 9. Voir p. 54 a 61. 10. Voir respectivement p. 63-65, 67-68 et 71-96. u. Voir p. 123 et 124.

992

Paroles

a l’oiseau », « Le Temps perdu », « L’Amiral

», « Le Combat avec

l'ange » et « Place du Carrousel »'. Enfin, « Noces et banquets? », publié en mai 1946 dans le numéro 2 de L’Heure nouvelle, s'intercale entre « Cortége » et les deux poémes sur Picasso. L’économie générale du recueil est donc peu altérée en définitive. La couverture, ow le titre et le nom de l’auteur sont en rouge sur un fond noir, a été réalisée d’aprés une maquette de Jacques Prévert lui-méme et de Pierre Faucheux. Les textes repris ne comportent presque pas de variantes par rapport a la premiére édition. A l'exception de trés légers changements de pon¢tuation et de disposition, ceux de |’édition de 1945 reparaissent tels qu’ils étaient. René Bertelé semble s’étre heurté a la difficulté de leur non-appartenance a un genre défini. Ceux qui se rapprochent le plus de la prose sont ponctués (mais moins qu’ils ne le seraient selon les normes), ceux qui se rapprochent le plus de la poésie ne le sont en général presque pas. Pourtant « La Péche 4 la baleine », disposé comme un poéme, présente une ponctuation abondante ; « La Crosse en l’air? », qui pourrait se concevoir comme un texte en prose, est imprimé comme de la poésie — mais il est vrai qu'il était déja disposé ainsi dans Soutes. Certains « poémes », dont les « vers » commengaient par une minuscule dans leurs parutions en revue, sont proposés avec des majuscules, a l’instar de la poésie traditionnelle.

A partir de 1949, Paroles sera publié par Gallimard, qui a absorbé la petite maison d’éditions qui garde le nom du « a maintenir une certaine a manifester son intérét

créée par René Bertelé, mais dans une collection Point du jour » et a laquelle Bertelé réussira autonomie‘. Gaston Gallimard n’avait pas tardé pour les textes de Prévert, comme en témoigne

cette lettre du 26 novembre 1946 : Cher Ami,

Roland Tual devatt vous rappeler mon désir de publier en édition courante vos poémes et aussi vos contes>.

Cela, bien entendu, en attendant que vous ayez des inédits a me donner en vue d'une édition de luxe ou de demi-luxe. J'espére avoir bientét l'occasion de vous rencontrer. Bien amicalement, Signalons qu’en 1956, un tirage de cinquante exemplaires reliés, également d’aprés une maquette de Jacques Prévert et Pierre Faucheux, présente l’originalité de donner sur la couverture (recto et verso), de l’écriture méme de Prévert, les principaux thémes qui fleurissent dans l’ceuvre : soleil, bonheur, sourire, saison, joie, chaleur, femme, lumiére, dents, jeunesse, vivant, sang, étoile, animal, beauté, etc. 1, Voir p. 143 a 148. 2. Voir p. 149-151.

3. Voir respectivement p. 14-16 et p. 71-96. 4. Outre Prévert et Michaux, il y publiera notamment Desnos, Artaud et Queneau. 5. Le 23 novembre 1946, La Gazette des lettres venait de publier « L’Autruche » (un des futurs Contes pour enfants pas sages).

Notice

993

Quand se construit Paroles, puis les autres recueils, le poéte semble laisser une certaine liberté a son éditeur, mais il's'intéresse de trés prés a l’ordre des textes, comme le prouveront des documents qui ont servi a l'élaboration de Spectacle et qui ont heureusement été conservés'. Selon un témoignage de René Bertelé, il aurait opposé quelque résistance,

et cela dés 1945, a ce que Paroles s’ouvrit sur le « Diner de tétes » comme

le souhaitait |’éditeur?, le texte lui paraissant trop brillant pour

un début (trop écrit pour ouvrir un recueil intitulé Paroles ?). Pourtant, Bertelé sut se montrer persuasif, car en 1947 comme en 1945, le recueil commence par le désormais fameux « Diner de tétes » et s’achéve par « Lanterne magique de Picasso ». Le choix d’encadrer l'ensemble par ces deux textes se réveéle efficace : de l’un a l'autre se dégage un parcours qui n’est pas seulement chronologique mais aussi subtilement inscrit dans la cohérence thématique.

« Qui regarde le soleil ? » Plutét que d’entreprendre une analyse thématique qui excéderait les limites de cette Notice, portons l’attention sur le sort particulier fait par

Prévert a certains mots, qu’il charge d’un sens a la fois trés fort et trés personnel, et a partir desquels se produisent des phénoménes d’attraction et de répulsion aboutissant a des constellations trés denses. Ainsi en est-il du mot « vivant » , dont il use fréquemment pour opposer aux langues mortes le langage vivant. Par une sorte de métonymie, ceux qui pratiquent ces langues, « les vieux vieillards* », « les morts », s’opposent aux « vivants ». L’immobilisme des premiers est lié a celui de leurs idées. Tels des cadavres, ils semblent pourrir, putréfaction qui est souvent révélée par celle de leurs dents : les « vieux vieillards » ont des « dents de faux ivoire’ », la puissante baronne Crin de « Riviera » est « la reine de la carie dentaire », sa langue est « fanée® », le général Quiepo de Llano parle a la radio de sa voix « morte » et « carriée » et « la vermine du monde entier |’écoute® ». La mort intérieure de ces étres se matérialise par la pourriture de leur bouche, un des principaux organes de la parole. Le « grand homme d’Etat » qui est censé faire un « discours sur la paix », « trébuche sur une belle phrase creuse/ tombe dedans/ et désemparé la bouche grande ouverte/ haletant/ montre les dents/ et la carie de ses pacifiques raisonnements/ met a vif le nerf de la guerre/ la délicate question d’argent’ ». La guerre est liée a l’argent, seule raison de vivre de ces étres pourris jusqu’a l’os. A cause de l’argent, les « morts » tuent ; en envoyant sur les champs de bataille des individus mystifiés par des mots tels que devoir, 1, Voir la Notice de ce recueil, p. 1124-1126. 2. Voir Arnaud 1972, p. 18.

Laster, « Paroles », analyse critique,

3. P. 49. 4. BP. 50. SeRL SP 6. « La Crosse en I’air », p. 88.

7. « Le Discours sur la paix », p. 141.

« Profil d'une ceuvre

», Hatier,

994

Paroles

patrie, honneur, ou en leur rendant la vie insupportable par des conditions de travail inhumaines. Les pauvres connaissent un ennui qui n'a rien a voir avec le désceuvrement des riches aux dents cariées. C’est la tristesse de ceux qui doivent gagner leur existence sans avoir le temps de la vivre ;cet ennui est une des formes du malheur : « et la misére

debout fait la queue aux portes du malheur/ aux portes de |’ennui' ». L’exploitation conduit elle aussi 4 une mort intérieure, a un froid cadavérique. Les misérables sont glacés ;comme « ceux qui l’hiver se chauffent dans les égiises » mais « que le suisse envoie se chauffer dehors? », comme la pauvre enfant « a jeun perdue glacée » qui se retrouve sans un sou place de la Concorde’. Seule alternative a ce froid : la sueur. L'image simple et vraie du travailleur, nous dit Prévert, devrait le représenter « en sueur et fauché comme les blés‘ ». Il est des étres condamnés

4a geler ou 4 transpirer.

S'il est évident que tous ceux qui vivent de sont des « morts », seuls les opprimés qui ne se sont des « vivants ». Ceux-la ne se laisseront ni l’ennui, ni tuer a la guerre. La jolie « Chanson

l’oppression des autres résignent pas a le rester frigorifier, ni figer dans des escargots qui s’en vont a l’enterrement »», sous son apparence de fantaisie légere, est trés révélatrice d’un refus de se laisser endeuiller par les morts. La puissante énergie vitale qui anime les « vivants » se transmet, comme un flambeau, et rien ne peut |’éteindre. Alors que la téte des invités du « Diner de tétes » n'est que du « carton mort’

téte écrasée de « l'homme a téte d’homme

», de la

» pend un ceil « vivant »

qui « brille comme une lanterne sur des ruines* ». Dans « La Crosse en l’air », le veilleur de nuit porte a son tour une lanterne ; ce qui terrifie Mussolini : « peut-étre que c’est Diogéne/ on ne sait jamais’ ». Peu a peu se profile puis s’impose la référence au philosophe grec, |’étre « vivant » par excellence, a la recherche d’autres « vivants ». Picasso,

derniére incarnation de Diogéne dans le recueil, prendra le relais final, défiant avec sa lanterne magique l'art conventionnel. Sa peinture dénonce les injustices. I] faut que tous ces porteurs de lumiére s’associent, fassent un grand embrasement. « Peu importe sa durée [...]/ qu’est-ce que ¢a fout pourvu que ¢a flambe », dit le narrateur d'un poéme contemporain de « La Crosse en l’air » : « Lumiéres d’homme® ». « Somnambule en plein midi », comme le philosophe grec qui se promenait en plein jour une lanterne a la main, cet homme dit que « chacun a sa lumiére » et qu'elle est la vie méme. Prévert donne une connotation positive au mot « somnambule® », car |’étre qui marche I.

2

« La Rue de Buci maintenant... « Diner de tétes », p. 1.

», p. 134.

3. « La Belle Saison », p. 16. 4. « Aux champs... », p. 62. jee Os 6, P.x0; aes

8. Voir p. 632.

3

9. Dans un poéme de Spettacle, « Sur le champ » (voir p. 344-346), c'est un homme qui refuse de faire la guerre, un « réfractaire » et un réveur qui se dit également « somnambule en plein midi ».

Notice

995

en dormant est un réveur actif. Nombreux sont ses personnages entre réve et réalité et il est particuliérement signifiant que le Diogéne de « La Crosse en l’air » soit un veilleur de nuit en marche. Etre « vivant » n’est pas seulement la qualité de certains humains. Dans les espéces animales et végétales, on trouve aussi forces de vie et ministres de mort. Les mouches sont des bigotes assoiffées de sang! et « les croassants oiseaux de la morale », « pauvres échassiers humains/ et inhumains », « les corbeaux verts de Saint-Sulpice » ne sont que de « tristes oiseaux d’enfer » et de « Paradis »?. Cependant, lorsqu’ils sont montrés sous un aspect négatif, les mondes animal et végétal ont surtout valeur de symboles. Les oiseaux, si nombreux dans |’ceuvre de Prévert, se révélent trés divers (ils peuvent étre « oiseaux du désespoir » et du « souci »*) mais,

le plus souvent, ils « font de leur mieux » et « donnent l’exemple », « exemple [...] la lumiére des oiseaux »*. Il arrive que cette lumiére se perde ou s’égare. L’hirondelle d’« Evénements » transmet une flamme ; elle allume la cigarette d’un assassin qui a son tour allume celle de sa victime, mais ni la victime ni l’assassin n’assureront la transmission

de cette lumiére. La victime est morte et l’assassin reste prisonnier de ses raisonnements a courte vue. C’est un chémeur, rencontré dans la rue, qui va reprendre le flambeau, demandant soudain 4 l’assassin, « a brale-pourpoint », s’il a des nouvelles du monde : « [...] il parait qu’il va changer/ la v.e va devenir trés belle/ tous les jours on pourra manger/ il y aura beauconp de soleil »*. Pour que ce changement s'opére, le ch6meur part 4 la recherche de ceux « qui attendent que ca change et qui en ont assez® ». Ces hommes, encouragés par les petits

de l’hirondelle — hirondelles d’un futur printemps — vont unir leurs lumiéres. L’oiseau de « La Crosse en l’air », « oiseau de la jeunesse’ », est blessé : une de ses ailes est arrachée. Un chat promet de le guérir

et le veilleur de nuit porte l’oiseau dans sa main, confiant au chat la lanterne. Dans « Page d’écriture », l’« oiseau lyre » permet a des enfants qui récitaient docilement la table de multiplication d’échapper a la répétition mécanique et imposée de ce qu'on leur apprend. L’oiseau apporte a ces écoliers la liberté de sa musique inventive, lyrique, qui — au lieu de les enfermer dans des principes rigides — leur permet l’évasion et leur révéle la beauté a |’état brut, originelle’. Si l’« immortelle » est rejetée alors que son nom la désigne comme préservée de la mort, c’est parce que Prévert ne congoit pas le « vivant » immobile. Il reproche a cette fleur de ne pas s’ouvrir a la vie, de ne pas évoluer’. Quant a la fleur appelée « pensée », elle donne une forme Voir « Evénements », p. 36. . « Salut a l’uiseau », p. 143-144. . « Les Oiseaux du soaci », p. 102-104. . « Au hasard des oiseaux », p. 118-119. R333 - Pr 38: PA PEG py. . Voir p, 100-102. WO QYVAY OY. Voir NE

« Fleurs et couronnes

», p. 44.

996

Paroles

matérielle 4 une abstraction qui lui déplait : la pensée s’oppose a la spontanéité, a la sensation, a l’émotion et implique un repliement sur soi. « [...] je me vous ai pas demandé de penser’

téte d’homme

», disait l’>homme a

du « Diner de tétes ». Aussi la fleur-pensée est-elle

opposée a la fleur-soleil :

Qui regarde le soleil hein ? Qui regarde le soleil ?

[cial] Les hommes sont devenus ce qu'ils sont devenus Des hommes intelligents... fee Ils pensent...

Ils pensent... ils n’arrétent pas de penser...

Ils ne peuvent plus aimer les véritables fleurs vivantes? Mais si le soleil ne brille pas pour tout le monde, comment ceux qui en sont privés pourraient-ils le regarder en face?

De deux choses lune lVautre c'est le soleil les pauvres les travailleurs ne voient pas ces choses leur soleil c’est la soif la poussiére la sueur le goudron et s‘ils travaillent en plein soleil le travail leur cache le soleil>. Le paysage de ces « travailleurs » est « figé », « sans lumiére »... Le seul astre qui luit sur ce paysage est un astre « mort ». Le texte, comme déja le « Diner de tétes », ot |’homme a téte d‘homme prévoyait le jour ot les éléphants viendraient reprendre leur ivoire, annonce cependant un changement : l’avénement d’un « vrai soleil » que regarderont tous ceux qui étaient dans l’ombre et qui donnera mouvement au paysage. C’est « le vrai le dur le rouge soleil de la révolution’ », peut-étre apporté par d’autres hommes. I] revient aux exploités de se débarrasser de ce qui leur cache la lumiére, de crier comme Diogéne a Alexandre : « Ote-toi de mon soleil! » La constatation initiale que le soleil ne brille pas pour tout le monde est donc peu a peu dépassée. Le « Diner de tétes » était un texte fermé, ot l’humanité opprimée était prisonniére de sa misére quotidienne. Mais sur le visage démoli de l’homme a téte d’homme, |’ceil gauche restait « vivant » et brillait, preuve que tout n’était pas définitivement perdu. Dans « Lanterne magique de Picasso », cette lumiére est capable de tout réveiller (« Le soleil somnambule [...]

SS teks 2. « Fleurs et couronnes

3. P. 59-60. AR

ROL,

», p. 44.

Accueil de la presse

997

réveille en sursaut au milieu de la nuit la Beauté somnolente et soudain éblouie! »), de tout révéler :

Et le Spectre solaire des hommes aux bas salaires [...] surgit tout sanglant des sanglantes entratlles d'une maison ouvriére tenant a bout de bras la pauvre lueur de la misére la lampe sanglante de Guernica et découvre au grand jour de sa lumiére crue et vraie les épouvantables fausses teintes d’un monde décoloré usé jusqu'a la corde vidé jusqu'a la moelle D’un monde mort sur pied

lLecesl Noyé carbonté aux mille feux de l’eau courante du ruisseau populatre?.

Le discours de |’« homme a téte d’homme » était subversif parce qu’il obligeait « ceux qui baissent les yeux » a regarder : « Vous auriez pu voir les truands sans cour des miracles [...] Vous auriez vu les hommes dans les asiles de nuit [...] Il faut voir vous dis-je [...] Regardez-le [...] Regardez-le*... » La magie de la lanterne de Picasso, c'est qu’elle montre le monde dans sa totalité, avec ses horreurs et ses beautés, mais aussi qu’elle réve le monde, qu’elle le bouleverse, aidant ainsi a le retrouver. Le « vivant

le monde incendie a populaire les veines

» l’emporte sur le « mort

», le monde

de |’amour sur

des idées, grace 4 un orage qui provoque un incendie. Cet été allumé par les « mille feux de |’eau courante du ruisseau » et le « sang populaire court [...] dans les artéres et dans de la terre’ ». Le peuple aime trop la vie pour se la laisser

dérober, il est intimement

lié 4 tout ce qui la constitue, aux éléments

primordiaux. La lumieére de |’incendie n’est pas celle de la connaissance : le monde retrouvé est « indiscutable et inexpliqué> ». C'est un embrasement qui entraine un renouveau, un feu auquel on peut se briler mais qui ne doit pas s’éteindre : feu du désir et de |’amour, il est lucidité et intériorité, chaleur partagée. DANIELE

ACCUEIL

DE

GASIGLIA-LASTER

€t ARNAUD

LASTER.

LA PRESSE

« Un &événement littéraire ».

Ayant probablement regu communication du livre en bonnes feuilles, Gaétan Picon (dés mars 1946, dans Confluences) « ne doute pas » que le recueil « n’apparaisse comme un événement littéraire ».

-P. 8. G est nous qui soulignons.

oePars 6? Pang 75 OYEW

998

Paroles

vec trois atticles dans Combat (le 17 mai), Gavroche (le 30) et La Revue internationale (juin-juillet), Maurice Nadeau vient en téte. aussi bien chronologiquement que quantitativement, du soutien a Prévert. Pierre Dumayet le relaie, dans Poésie 46 (juin-juillet) et Action (le 30 aoat). Toujours sous |’impulsion de périodiques de gauche ou issus de la Résistance, la faveur dont jouit Paroles gagne, grace 4 René Laporte, la revue créée par Jacques Chabannes : Opéra (le 5 juin), grace a l’esprit d’ouverture de Rolland de Renéville une revue d’inspiration plutét démocrate-chrétienne

: La Nef (aoat).

Elle culmine

avec

l'étude que

Georges Bataille consacre 4 Paroles et qui n’occupe pas moins de vingt pages de la revue Critique (numéro d’aoit-septembre). Son titre, « De lage de pierre a Jacques Prévert », aurait l’air humoristique s'il n était suivi d’un sous-titre — « ou les Liens de la poésie a l’événement » — dont le sérieux ne préte pas a équivoque. De son cété, Maurice Blanchot, bien que plus succinétement, et avec un moindre enthousiasme, ne dédaigne pas, dans L’Arche d’aoit-septembre, de marquer son estime a la poésie de Prévert. S’il fallait une preuve que le triomphe de Prévert déborde le clivage gauche-droite!, il suffirait de citer l’ouverture du feuilleton d’André Rousseaux dans Le Figaro littéraire du 10 aott: « La publication d’un recueil de poémes de Jacques Prévert me parait étre l’événement le plus important dans la vie de notre poésie, depuis la fin de la guerre. » Armand Hoog dans le numéro de Carrefour du 26 septembre, peut légitimement parler d’un « phénoméne Prévert ». Chez les communistes, on semble hésiter : Claude Roy penche nettement pour Prévert mais son article ne parait qu’a Lausanne (dans Servir, le 6 juillet), tandis qu’a Paris un des deux quotidiens du Parti, Ce Soir, publie un avis un peu mitigé d’HenriJJacques Dupuy (7-8 juillet). Au cours de l'année 1947, des publications américaines (The French Review en mai, et

The Emory University Quaterly en décembre) sembleront attester l’accession de la poésie de Prévert a la « dignité » d’objet éventuel d’études universitaires. Mais, en France, le rappel a l’ordre et aux valeurs consacrées qui émane de Fontaine et d’ enti Hell (décembre 1946-janvier 1947) prouve que la partie n’était pas gagnée d’avance et qu'ily a quelque risque a n’étre « jamais dans le ton » (Nadeau dans Gavroche), a rester « extérieur au jeu littéraire » (Bataille), « a l’écart des modes »

(Laporte). De quoi conforter la prédiction de René Laporte, selon laquelle ce recueii « qui n’a pris le vent nulle part entrera dans la bibliothéque des jeunes gens », a l’indignation de leurs parents, mais que, ces jeunes gens étant destinés a passer a leur tour au rang de parents, sa posiérité est assurée’.

« Une poésie populaire ». Aucun qualificatif ne reviendra plus souvent pour de Prévert que celui de « populaire » — inscrit tétc de son article —, mais avec une telle diversité connotations que tous les sens du mot auront été

caractériser la poésie par Gaétan Picon en de motivations et de mobilisés.

Trois formules éclairent le propos de Gaétan Picon : « L’ceuvre de Prévert est le seul exemple valable d’une poésie populaire 4 un moment 1. Considérablement atténué, il est vrai, par l’existence d'un gouvernement de coalition réunissant communistes,

socialistes et M.R.P.

(c'est-a-dire démocrates

chrétiens).

2. Les prodigieux tirages et les multiples traductions des quatre décennies dépasseront les prévisions les plus optimistes (voir aussi n. 1, p. 631).

suivantes

Accueil de la presse

999

ou la poésie et le peuple, quels que soient les efforts tentés pour leur conciliation, n’ont jamais été plus séparés. [...] Il parle spontanément la langue du peuple, il est en communication direéte avec sa verve, son génie latent, sa complexité. Car il y a un génie linguistique du peuple, qui se définit par sa complexité interne, non par sa simplicité relative. [...] Le peuple a sa propre mythologie qui ne peut se découvrir qu’a |’intérieur de son existence quotidienne. Prévert, 4 peu prés seul, est dedans, non

pas dehors.

» Des témoignages viendront confirmer la familiarité de

Prévert avec les milieux populaires et l’affection qu'il y suscite. Georges Bataille |’évoquera parlant « sans fatras intelleétuel, envodtant qui l’entendait, d’habitude entouré de camarades trés simples, souvent prolétaires », et Jean Rougeul afnrmera : « Le ton du langage est si populaire que jamais un poéte, je pense, ne s’est entendu aussi directement avec les ouvriers ou avec les enfants » (« La Poésie telle qu’on la parle », L’Ecran francais, 25 septembre). Aprés avoir précisé que par « peuple », il entendait surtout celui des ouvriers parisiens, Gaétan Picon, lui, brouille un peu la perspective sociologique : « L’homme de Prévert — celui qui prononce et vit cette poésie — est passablement petit-bourgeois, parce que sa condition est faite — malgré lui — de soins matériels. » A quoi semble trés exactement répliquer Maurice Nadeau, qui reprend au bond ce mot et selon qui non seulement Prévert marque « |’avénement de la poésie matérialiste » — c’est le titre de son troisiéme article, le plus développé —, mais posséde « ce sens de |’humour qui manquera toujours aux petits et grands bourgeois ».

Une « poésie matérialiste >. La conception « matérialiste » de la poésie de Prévert que défend Nadeau s’appliquera a ce que Gaétan Picon indiquait comme derniére composante de la « popularité » de Prévert : un lyrisme de la vie quotidienne, « au plus prés de la réalité concréte ». Mais Nadeau ne croit pas a la génération spontanée de cette poésie et son grand article de La Revue internationale peut méme apparaitre comme une réponse point par point a celui de Picon. Si, comme lui, il oppose la poésie de Prévert a celles de Valéry ou de Saint-John Perse — excessivement peut-étre, car ceux-ci ont été les parrains méme du « Diner de tétes » a la revue Commerce —, il rétablit un pont avec le surréalisme, auquel, en tant qu’historien du mouvement, il est bien placé pour savoir que Prévert a participé. Surtout, par le repérage de quelques « secrets de fabrication », il reconnait bien plus fortement a Prévert ce que d'autres appelleraient sa responsabilité de créateur ou d’artiste, ce qu'il préfére,. lui, désigner comme son travail. Il réduit ainsi, d’une autre maniére que Picon, |’écart

avec la poésie dite « savante ». « De la manipulation la plus simple », Prévert

« tire des effets savants

». Certes, dans ses « créations

», il

« n’agit pas d’autre fagon que le génie de la langue », mais il n’en fait « qu’a bon escient et en vue de certains effets humoristiques. I] préfére en général remettre en circulation les mots de tout le monde démonétisés par un long usage, et a qui il refait une virginité en leur rendant le sens concret, matériel, qu’ils sont susceptibles de recéler encore. » Il compare sur piéces cette poésie avec celle, mystique, d’un Pierre Emmanuel et y trouve |’explication de ce que Gaétan Picon présentait comme une « évidence » : qu'elle doit étre dite ; de son aptitude aussi a étre chantée. L’influence du surréalisme, la pratique du cinéma aident 4 comprendre pourquoi Prévert, « a peu prés seul dans la poésie contemporaine »,

1000 peut,

Paroles « sans

tomber

dans

le prosaisme,

[...] exprimer

notre

univers

matériel, le reconstruire sous nos yeux ». Répondant implicitement a Gaétan Picon qui présentait Prévert comme donnant a voir la « réalité immédiate, non déformée, non interprétée », tel « l'appareil de prises de vues », il affirme le caractére proprement poétique de son ceuvre : « Prévert en effet n’est pas seulement un montreur d’images, p4les reflets d'un monde durement solide, mais le créateur du monde vrai dont la vue échappe 4a la plupart de nos contemporains. Rien de plus faux que de le croire satisfait des apparences et s’y bornant. » Enfin, il devine ce que brouillons et manuscrits ne nous confirmeront qu’aprés la mort de Prévert : « Jacques Prévert est un ouvrier des mots et il aime le travail bien fait. On ne nous étonnera point en nous apprenant que ses poémes lui cofitent des efforts. Ils ne se remarquent pas, de méme que l’arbre s'évanouit dans le meuble du menuisier, et la colle et les pointes et la sueur. Mais ce sont objets solides et qui défient les ans. » Poéte « de classe » ou poéte « anarchiste » ? Le portrait que donne Claude Roy de Prévert —

« révolutionnaire,

anticlérical, antimilitarigste » — serait recevable s’il n’ajoutait « antitout ».

On retiendra davantage celui du poéte qui « fait fléche de tout mot » : « [...] il dérange les opinions recues, disloque les associations d’idées consacrées et confortables. On parle, on bavarde, et fait-on attention a ce qu’on dit ? Mais Prévert y prend garde pour nous. Les formules usuelles sortent, de ses mains agiles, complétement rafraichies ou définitivement assassinées. » Roger Leenhardt avait déja noté (dans Fontaine, en mai 1945) la critique que fait Prévert du lieu commun, en tant qu’« expression idéale du préjugé » et « sottisier de l’esprit bourgeois ». A Pierre Dumayet, cette critique parait faire de Prévert « un poéte de classe » (selon le titre de son second article, qui accentue la réflexion du premier) : « Il me semble qu’un

des plus grands mérites de Jacques Prévert soit de nous rendre conscients de notre langage, c’est-a-dire de ses implications morales. L’ensemble de ces implications constituant a elles seules, me semble-t-il, “l’inconscient collectif” [...]. On retrouve ici faite poétiquement au langage la critique faite aux concepts par les marxigtes : on ne peut parler d’humanité dans une société ot coexistent deux classes en lutte [...]. C’est par cette prétention a la généralité, par leur optimisme non fondé que notre langage, nos proverbes ont un contenu de classe. » Jean Rougeul rejoindra a sa fagon une telle analyse : « Toute cette vision poétique de l’univers s’encadre [...] dans une conception trés précise des rapports humains. Prévert est solidement révolutionnaire, non par théorie, mais parce qu’il pergoit, avec une sorte d’infaillible instinct, les mouvements divers de la lutte des classes. » Bataille, qui entend démontrer les liens de la poésie de Prévert a l’événement jusque dans les pages « ow le sens n’est pas clairement prémédité », reconnait a d’autres, le « Diner de tétes », « La Crosse en l’air », un sens Ouvertement « politique, communiste, anticlérical ». Si communisme il y a, il ne doit pas étre orthodoxe, car, tout en lui reconnaissant « le pouvoir d’exprimer comme nul autre [...] les drames et les bonheurs du quotidien », H.-J. Dupuy regrette « que Prévert ne parvienne pas a échapper a une sorte d’anarchisme de collégien, assez peu efficace en définitive malgré ses cinglantes irrévérences ». Mais la réserve reste légére a cété de la hargne que déploiera, quatre ans plus tard, La Nouvelle Critique, « revue du marxisme militant », ot Jacques Gaucheron stigmatisera « les faux bons sentiments

d’un anarchisme

désolé

» (mars 1950) et

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IOOI

la négation « par une antithése mécanique » des « ponts du présent au futur, ces ponts, clefs et passages que la politique des partis communistes léninistes et Staliniens définita chaque moment » (septembre-octobre 1950). Anarchisme : le mot est prononcé plus d’une fois dés 1946, dans un sens souvent péjoratif. Ce n'est pas le cas de Gaétan Picon, qui définit l’homme de Prévert, « anarchiste et sceptique, parce qu’il soupgonne, dans toutes les fois qui lui sont proposées, une tentative pour faire de lui une dupe. De la sa défiance, son “je ne marche pas” devant les mensonges de la grandeur et de |l’épopée [...], son pacifisme, son antinationalisme, sa rancune a l’égard de la religion ». Ce dernier trait semble un peu géner Picon car, ayant évoqué I’anticléricalisme, il ajoute que « la portée

historique » en « semble déja quelque peu dépassée » ,compte tenu des « doétrines qui ont ouvert la conscience populaire 4 une compréhension de l’histoire et a un sens de la grandeur qui ne |’habitent pas naturellement ». Faut-il comprendre que le marxisme rend l'anticléricalisme caduc ? Sans prononcer le mot d’anarchisme, René Laporte donne de Prévert un portrait qui y fait penser. Le titre de son article, « Gravé sur les murs de tous les jours — Jacques Prévert : Paroles » , paratt temoigner de |'attention pertinente qu'il aurait portée a la couverture du recueil. Il voit dans Paroles « de quoi armer les réves de toute une génération [...] une poésie de combat », en lutte « contre la bétise, contre les préjugés », traduisant « un état de révolte permanente

». Le livre, pense-t-il, « aura sur beaucoup de

lecteurs |’effet d’une explosion », méme s’il rassemble des poémes dont beaucoup « ne datent pas d'un hier trés proche [...] graffiti vengeurs et désespérés » que Prévert, « ala pointe du couteau, [...] gravait sur les murs

de la nuit » et qui « mis bout 4 bout vont faire l’épopée d'un temps ou ce n'est pas toujours trés dréle de vivre |...].Prévert ne tire pas ses coups de feu au hasard. II vise avec soin et il connait ses cibles ». Il aurait été logique que ce portrait de Prévert en « franc-tireur » parit dans le journal qui portait ce nom, et il est vrai que le compte rendu de son chroniqueur, Marcel Péju, en reprend certains éléments mais, empruntant son titre — « Jacques Prévert et la poésie-fleur rouge de la liberté » — a « La Crosse en l’air », il insigte sur ce qui motive la révolte plus que sur la révolte elle-méme : « Anarchisme sentimental, diront peut-étre les esprits forts et sérieux [...], cette insurrection sans nuance est enfantine [...]. C’est aussi ce que Créon

disait a la petite Antigone [...]. Comme l’Antigone éternelle, Prévert refuse d’entrer dans l’ordre de l'économie, de franchir le pas décisif des compromissions, des calculs et des tolérances [...]. Il nous plait de voir la révolte

la plus totale s’exprimer [...] dans toute la pureté de son évidence, et que cette révolte retentisse comme un chant d’amour » (Franc-Tireur, 28 juin). Au sujet du langage comme 4 propos de l'anarchisme, le compte rendu (signé « Y.L. ») que publie Paru (dans son numéro de juillet) semble

rédudteur, sauf lorsqu’il nous signale que Prévert mobilise « tout l’univers de la culture populaire ». Pousser la réflexion sur |'arriére-plan culturel de la poésie de Prévert aurait évité au rédacteur de |’article la naiveté de cette affirmation : « L’univers de Jacques Prévert est le moins littéraire qui soit. » « Nullement étranger aux soucts d'expression poétique les plus cultivés ». Dés le mois suivant, une floraison d’articles va contribuer efficacement

a susciter la réflexion — d’abord en rappelant le passage de Prévert par le groupe surréaliste. « Il est curieux », fait observer Georges Bataille, « qu’ayant recours aux plus simples moyens, qu’étant sans effort a la portée des esprits les moins fabriqués (son langage est populaire, ses procédés

1002

Paroles

le sont aussi nécessairement que sont savants le langage et les procédés de Valéry), Prévert ne soit nullement étranger aux soucis d’expression poétique les plus cultivés. Il les connait bien, s'il s’en moque, il a compte

de 1925 a 1930 au nombre des surréalistes et si, en ce temps-la, il n’écrivait

rien, s il riait sous cape, cela signifie néanmoins que les intéréts des esprits les plus félés et les plus hasardeux de ce temps le touchérent. » Selon Rolland de Renéville, il a « conservé de son stage parmi les maitres du délire le sens du monologue intérieur [...]. La plupart de ses poémes [...] tendent a nous livrer une photographie de la pensée non retouchée [...]. Et le rejet de toute littérature qui naquit chez les premiers surréalistes d'un dégofit métaphysique de l’art, devient chez lui le parti pris de simplicité [...]. Il va de soi que volonté de sincérité et parti pris de simplicité rejoignent aussitét la litterature par les procédés dont l’auteur est amené a user pour les manifester dans ses écrits. Chez Prévert, le plus apparent de ces procédés consiste dans la mise en ceuvre du ton et du langage populaires, que le poéte emploie avec une “gouaille” et une verve étincelante et sans lourdeur ». A l’image d’un Prévert naturellement populaire, Renéville substitue celle d’un Prévert qui le serait volontairement. I] lui reconnait « le sens trés pur de la chanson faubourienne », mais « réinventée par un tempérament de poéte authentique ». Il préfére cependant les piéces « ou passent la verve sarcastique de |’auteur, son invention et sa faculté d’amener par un mot inattendu un effet de surprise efficace et déroutant » ; d’ou une conclusion trés équilibrée : « Savoir assimiler les découvertes de la doétrine littéraire la plus brillante de son temps

sans

en demeurer

le prisonnier,

en

décanter

les excés

et n’en

conserver que les moyens, retrouver |’esprit des comptines et des vieilles chansons frangaises, faire passer dans ses ceuvres l’inquiétude de son époque, et hausser au niveau de |’expression poétique le langage de la rue, tout cela est le propre d’un vrai pocte. Et l’on se réjouit que les amateurs de poésie ne s’y soient pas trompés.

»

Méme Henri Hell, trés en retrait par rapport a la faveur générale, ladmettra : « [...] cette poésie qu’on peut dire populaire est plus savante qu'elle ne parait et a respiré l’air surréaliste. » Avec un recul supplémentaire de temps mais non d’enthousiasme, Albert Gaudin, lui, n’hésitera pas a affirmer (The French Review, mai 1947) : « On trouverait facilement dans cette poésie de Prévert qui parait si spontanée, si neégligemment jetée sur le papier, les accords les plus subtils, les jeux de sonorités les plus délibérés, les alternances de métres les plus calculées. Et si bien souvent on ne les apercoit guére, c’est que Prévert choisit de donner a ses poeémes une forme populaire : chanson, romance, complainte ; et c’est que surtout il posséde admirablement l’art, donné a un tout petit nombre, d’utiliser la langue populaire sans la pasticher. » Prévert réussit a rallier « amateurs de poésie » et « grand public » : telle pourrait étre la clef d’un succés exceptionnel, que Léon-Gabriel Gros résume ainsi : « jamais [...] poéte de ce temps, sans renoncer aux plus

audacieuses

recherches

d’avant-garde,

sut mieux

étre a la portée du

public » (Cahiers du Sud, 2° semestre). La reconnaissance de Prévert par les amateurs et les connaisseurs de poésie passe aussi par la multiplicité des références littéraires, picturales ou cinématographiques qu’inspirent aux critiques les textes de Paroles. Quelques mois avant la sortie du recueil, Roger Leenhardt avait avancé — avec beaucoup de prudence, car il tenait Prévert pour « inclassable littérairement » — le nom de Laforgue. Il avait aussi rapproche l’intérét de Prévert pour « la sorte de cristal linguistique »

Accueil de la presse

1003

qu’offre le lieu commun de celui de Francis Ponge, « cet autre poéte penché lui aussi sur le langage », pour le proverbe, dans lequel il voit « le but supréme de toute littérature ». Empruntant des points de comparaison 4 plusieurs disciplines artistiques, Gaétan Picon lance ceux de Daumier — a propos du « Diner de tétes » —, de Pierre Dupont et de Montéhus



en

tant qu’auteurs

de chansons

—,

de Voltaire,

Chamfort, Anatole France et Valéry — pour l’anticléricalisme et « la lucidité cynique et belliqueuse » —, d’Apollinaire a cause du « lyrisme de la vie quotidienne », de Blaise Cendrars comme représentant par ses Kodaks de « la poésie de style moderne », de Michaux, a propos du « Contréleur », d’Eluard en tant qu'il donne a voir. On retrouvera la référence apollinarienne : Léon-Gabriel Gros saluera en Prévert le plus passionné partisan de la « raison ardente » chére a Apollinaire, Armand Hoog « la descendance du premier qui chassa le miracle dans les rues, Apollinaire » ; Henri Hell seul s’en servira pour diminuer |'originalité de Prévert. Lautréamont est trois fois convoqué : par Nadeau, dans La Revue internationale, pour avoir, l'un des seuls avant

Prévert,

battu en

bréche la distinétion traditionnelle entre poésie et roman ; par Gros, selon qui le « “Diner de tétes” ou “La Crosse en l’air” atteignent parfois a

lampleur maldororienne »; par Blanchot enfin : « Prévert et Lautréamont : ce rapprochement en vaut bien un autre, tous deux portant au plus loin la violence de la supercherie et la mauvaise foi de |’humour, tous deux usant de l’imagerie naive et d’anecdotes de “roman feuilleton”, tous deux fidéles au langage traditionnel mais l’employant a4 rebours et le dénaturant pour en faire une machine de combat contre la religion et contre le monde. » Plutét qu’a Lautréamont, Nadeau, lui, apparente l'impression de « dépaysement » proprement poétique que tire Prévert du « rapprochement imprévu d’objets hétéroclites » a la peinture de Giorgio De Chirico ou de Dali. Gros mentionne Lewis Carroll et Walt Disney. Témoignant « pour l|’homme concret, pour l'homme de la tue », Prévert lui semble surtout une sorte de Chaplin francais : « Il est a notre lyrisme ce que Charlot fut au cinéma. La méme générosité, le méme brio et avec en plus cette gouaillerie dans |’invective, ce sourire un peu crispé qui empéchent Prévert de verser dans la grandiloquence et qui font aussi qu’on ne sait jamais s’il se prend ou si on doit le prendre complétement au sérieux. » Bataille, lui, opére un rapprochement inattendu entre une position constante de Prévert et l'idée de Nietzsche

selon laquelle « si quelqu’un aspire a la grandeur, il trahit par la ce qu'il est ». Pour son « Prévert poéte subversif », Pierre Morhange (dans Le

Patriote du 23 aout) propose d'autres fraternités : Hugo (« [...] avec sa verve vengeresse, avec sa tendre gouaille, Prévert c’est Gavroche! »), Valles (un Vallés « poéle » mais, comme lui, « réfractaire »), Brecht (Paroles [...], c'est un autre Opéra de quat’sous). Armand Hoog remonte trés loin dans le temps pour trouver des prédécesseurs a la verve du « Diner de tétes » : « Jamais, depuis la Satire Ménippée et Rabelais, jamais le génie de l’agression ne s’était manifesté avec un tel bonheur. » Justin

Saget (alias Maurice Saillet) mentionnera a propos du « travesti du Nouveau Testament » des « Souvenirs de famille » le Tiers livre de Rabelais et la « Passion considérée comme une course de céte » de Jarry (Combat, 15 novembre).

1004

Paroles

« Le surréalisme c'est sans doute cela au fond. »

Mais c’est aux surréalistes ou a leurs compagnons de route que Prévert est le plus fréquemment associé : « Jacques Prévert a gardé du surréalisme cet appétit de s’approcher toujours plus prés des choses, si prés qu’on parvient a ne plus les trouver mystérieuses, mais évidentes, toujours plus prés des hommes qui révent leur vie et dont il vit les réves. Il continue de se promener, comme autrefois avec ses amis, dans les rues familiéres hantées par l’insolite et le mystére quotidien; les faits divers ot se télescopent merveilleux et banalité ont gardé leur couleur d’inconnu et de hasard, tandis que les réves enfantins et fous qui soufflent a l’>homme de conquérir enfin la liberté totale de son étre dans un monde deélivré, restent pour lui les seuls dignes d’engager la vie entiére » (Maurice Nadeau, dans Combat). Léon-Gabriel Gros rapproche plus précisément Prévert de Péret : « Nul autre poéte de ce temps, a |’exception sans doute de Benjamin Péret, n’a fait si totalement, si allégrement confiance au pouvoir libérateur de la parole humaine, nul ne s'est dégagé aussi loyalement que lui des exigences plus ou moins avouées de |’esthétique traditionnelle, nul n’a su, avec autant de sireté, concilier les apparentes contradictions de l'inspiration gratuite et du message social. » André Rousseaux ajoute Picasso a Péret : « Prévert circulant dans notre monde est comparable a ce Picasso qu'il imagine [...]. Chez Jacques Prévert aussi les pépins de la réalité surgissent parmi les éclats de |’assiette, et sont

d’autant plus terrifiants que le poéte les a mieux dénudeés de leurs alvéoles. Quant a la vaisselle en miettes, on y trouve des débris de toutes sortes [...] et méme de la tiare pontificale. Car M. Jacques Prévert est presque aussi anticlérical que M. Benjamin Péret, d’un anticléricalisme qui se targue méme d’athéisme absolu. Disons que l’absolu, il le met dans son godt d’atteindre toute l’intensité, et toute la vivacité et tout l’imprévu de notre terrestre relatif. (Et le surréalisme, c'est sans doute cela au fond) [...]. L'art du poéte, c'est de faire briller ce merveilleux universel au fil de la cassure, quand l’assiette ol tout le monde mange son pain quotidien a été brisée. » C'est chez André Rousseaux aussi qu’apparait un autre rapprochement : « Il n'y a pas un poéte surréaliste qui ne soit un grand artiste du verbe. [...]. Chez Prévert, la chance de posséder la plus copieuse richesse de mots répand sa joie avec une consciente ivresse. Par cette

opulence et l'art de l'administrer, Jacques Prévert s’apparente 4 Raymond Queneau. » Armand Hoog, qui annonce que Prévert arrive « des bords de l’anarchie en passant par le surréalisme », n’oublie pas la collaboration

au Cadavre « anti-Breton » de 1930 : « Sa poésie nait la ot les mots s'épousent ou se fracassent dans une grande excitation d’enfantement et de révolution. Mais on se tromperait, je pense, en rattachant de fagon trop étroite Prévert au surréalisme. I] partage son agressivité, son humour noir, son sens de la merveille, mais il lui manquera

toujours ce sérieux

prophétique qui caractérise les déclarations de |’école [...]. Jacques Prévert a inventé [...] le merveilleux marrant, ov il entre [...] du surréalisme jubilant et du dadaisme amélioré. » Aimé Patri admet que chez Prévert, conformément au précepte d’André Breton, « les mots font l’amour » mais retrouve, lui, dans sa poésie « en deca du surréalisme, un réalisme sentimental a la maniére de Ri¢tus, de Bruant et du théatre “réaliste” des faubourgs » (L’Arche, octobre 1946). Il revient a Breton lui-méme, retour d’Amérique, de décerner en quelque sorte un brevet de surréalisme a Prévert : « Pour parer a l’ennui mortel que distillent aujourd’hui nombre de publications dites poétiques, l’accent doit étre mis sur le pouvoir de

Accueil de la presse

1005

dépassement, fonction du mouvement et de la liberté. Reverdy, Picabia, Péret, Artaud, Arp, Michaux, Prévert, Char, Césaire demeurent a cet

égard des modéles inimitables

» (a Jean Duché, dans Le Littéraire du

5 octobre 1946). « Un travail de destruction ironique ». Deux autres grandes voix de la modernité s’élévent dés le mois d’aoiit 1946, un peu dans le méme sens. Celles de Georges Bataille et de Maurice Blanchot. Leurs analyses convergent sur la « destruction » qui leur parait étre a l’ceuvre dans les textes de Prévert. Chemin faisant, Blanchot semble faire de l’intégration de la poésie dans la conscience collective le seul critére de popularité : « De Prévert, on nous a invités a admirer [...]

le sens de la vie immédiate et quotidienne, ainsi qu’une sorte de sensibilité de faubourg [...], l’expression d’une poésie populaire [...]. Mais l’admirable “Diner de tétes” a-t-il vraiment conquis la gloire anonyme, l’a-t-il conquise plus que “l’Ecce homo” de Michaux ou “Liberté” d’Eluard ? Il nous semble qu’on est, en partie, dupe de certains tours de cette poésie :

par exemple, de la présence d’anecdotes, de dialogues, d’un langage généralement intelligible 4 la maniére de la prose. [...] La poésie de Prévert est peut-étre facile a entendre, c’est-a-dire qu’on peut facilement lui donner un sens

destruction

ironique,

», mais

« ce sens est entrainé dans le travail de

4 la suite duquel

ce qui demeure,

c'est une

impression trés rare, un mouvement aussi difficile a saisir et aussi troublant

que celui de la poésie la plus obscure. Et nous négligeons les ressources proprement néglige pas Prévert est de la poésie

surréalistes de ces poémes ». Bataille, on s’en doute, ne les mais s’accorde avec Blanchot pour soutenir que la poésie de « poésie parce qu’en elle-méme elle opére aprement la ruine ». Il différe en ce qu’il voit dans cette « destruction au second degré » une « méthode immédiate susceptible de donner a voir », et par l’intensité de son enthousiasme : « I] y a sans nul doute en des poémes tels qu’“Inventaire” ou “Cortége” un enchantement qui souffle l’esprit, bien au-dela de |’attrait simple d’un fou rire. »

« Un gotit de vivre violent, total et indifférent ».

En prenant bien soin de préciser que l’ceuvre n’est pas inexplicable sans l’auteur mais qu’a ses yeux « la personne de Prévert est plus saisissable que ses écrits » — réponse ou avis a ceux qui, tel Gaétan Picon, s’imagineraient que rien dans cette poésie « ne se dérobe et ne céde qu’a la patience de l’esprit » — Bataille nous livre sur Prévert un témoignage d’une rare qualité : « Il n’est personne, 4 ma connaissance, qui donne

un tour de profondeur si folle 4 une conversation plaisante, faite de saillies, de noires malices et d'un jeu verbal enragé. [...] Mais ceci déconcerte en Prévert qu’il lie 4 l’entiére absence de sérieux la plus vive passion. De sa conversation, je dois dire aussi qu’elle est la plus directe et, sans vaine confidence, la plus bralante que j’aie connue. De toutes les fagons, a propos des films, de la politique, des animaux ou des hommes, je l’ai toujours entendu parler d’une méme chose : de ce qui en nous, plus fort que nous, exclut la convenance et la grimace, de ce qui, emporté, puéril, railleur, nous situe bizarrement aux limites de ce qui est et de ce qui n’est pas, et plus précisément d’un goat de vivre violent, total et indifférent, qui ne calcule pas, ne s’effraie pas, et toujours est a la merci de la passion. »

1006

Paroles

L'amour « grande force » et « seul salut ». Dans le méme temps ot Bataille et Blanchot s’expriment, la poésie de Prévert recoit, on a déja pu en lire des traces, |’adhésion inattendue d’André Rousseaux, éminent critique du Figaro littéraire: « [...] le dernier

mot — ou le premier — de la poésie de Prévert est peut-étre |’amour. Amour des choses, amour des hommes. Le sentiment populaire ne se trompe pas, sans doute, quand il raméne la poésie a une source de romances d’ot monte la chanson de l'amour. II suffit que la chanson ne soit ni vulgaire ni plate. Alors la poésie prend sa hauteur. Elle atteint une de ses cimes dans les pages de Jacques Prévert (entre autres le poéme qui a pour titre “Cet amour”) od |’on voit bien, tant il le dit avec une simple justesse, que dans cette vie menacée, déconcertante, absurde parfois, l’amour est la grande force et le seul salut. Dommage que Jacques Prévert en veuille si vivement a tout ce qui porte le nom de chrétien :

je dirais volontiers que sous son feu d’artifice sa valeur profonde est celle d'un poéte de la charité. » Cette pointe de regret pouvait laisser croire a un désir de récupération. Quelques mois plus tard, André Rousseaux s'en défendra dans France Illustration (le 2 novembre) : « Un scrupule me prend [...], au moment d’aborder |’éloge de Jacques Prévert [...] on

ne peut pas ouvrir un livre de Jacques Prévert sans s'apercevoir qu’ilexclut résolument la religion de son univers et qu’il met Dieu 4 la porte. Il a écrit un Pater, qui est certes au rebours du mien [...]. Eh bien, j’avoue que cela ne me géne pas. J’aime Jacques Prévert comme il est, et ne souhaite pas de le changer pour qu'il me plaise. Si tous les impies avaient autant de gentillesse que lui, l’affreux monde moderne y gagnerait au moins en agrément. » « Pas un enfant de cheur, ni de bonne compagnie ». Entre-temps, Pierre Morhange avait opposé au Prévert d’André Rousseaux son « Prévert poéte subversif ». Le titre choisi par Pierre Dumayet pour son second article, « Jacques Prévert poéte de classe », sonnait aussi comme une réponse au Prévert « a l’usage des classes » imaginé par Léon-Gabriel Gros, mais non sans une mise en garde, dont

il mérite d’étre crédité, contre le malentendu possible : « Instruire en amusant, n’est-ce pas le propre de Prévert ? Ou plus exactement détruire en amusant. Mais on peut s’y tromper, les Francais n’entendant guere 'humour qui est l’arme maitresse de Prévert. A force de croire a un jeu, ils tiendront Prévert pour inoffensif, alors que les vertus du rire sont les plus explosives qui soient. A renverser les murailles. » Gros n’en laissait pas moins percer sa préférence pour un autre cété de la poésie de Prévert en se demandant « si le non-conformisme, la vertu de scandale, qui font pour trop de lecteurs le prix de Prévert, ne sont pas des qualités purement épisodiques » et s’il n'y aurait pas en Prévert, « que les manuels de littérature tiendront quelque jour (et a juste titre, car il est également

cela) pour le seul satirique de la période actuelle » — « l’un des grands poétes satiriques de notre histoire », écrivait de son cété Gaétan Picon —, « le plus tendre des élégiaques ». Avec Aimé Patri, l’éloge glisse vers l’édulcoration : « Cet épanchement de |’irrespect pourrait bien étre le véritable respect. Qu’on ne s’y trompe pas : rendre les autorités responsables, qu'il s’agisse de celles du temporel ou du spirituel,- c’est témoigner qu’on les prend au sérieux [...]. Quant a Dieu et au diable, figurés sous les espéces d’un lapin et d’un liévre, Prévert en parle avec

Accueil de la presse

1007

une gentillesse qui aurait pu faire envie 4 Francis Jammes. » I] ne manquait plus que de le lui reprocher : « Le cété un peu génant, parfois, de cette poésie, c’est la pente vers une excessive et grosse sentimentalité. » C’en est trop pour Maurice Saillet, qui saisit l'occasion de la parution séparée

de « L’Ange garde-chiourme

» pour publier dans Combat un « Billet

doux » signé Justin Saget et intitulé « Frére Jacques » ; il regrette de

ne pas retrouver dans la plaquette l’avertissement de 1930 concernant l’auteur : « Ecrit en mauvais francais pour les mauvais Frangais » : « Je le regrette d’autant plus qu'une critique endormeuse, depuis la publication de Paroles, cherche 4 noyer le poisson. Quel chantre de |’amour, n’est-ce pas ? Et quel merveilleux parolier! Grandement rassurés, ceux qu’on nomme les bons apotres (et par antiphrase les bons Frangais) le tiennent aujourd’hui pour un de leurs fréres en poésie, au méme titre que Pierre Emmanuel et Patrice de La Tour du Pin. Erreur, erreur, mes chers contemporains, Jacques n’est pas un enfant de choeur, ni de bonne compagnie. » Cette erreur, Guillaumet ne la commettra pas dans le

portrait qu’il donne aux Nouvelles littéraires le 15 mai 1947 : « Jacques Prévert n’aime pas l’intellectualisme, il lui préfére la vérité, surtout lorsqu’elle n’est pas bonne a dire. Impitoyable et dur, il est volontiers brutal [...]. Un gosse pourtant l’émeut, une idylle insolite |’attendrit. N’ayant ni Dieu ni maitre, il se moque

de tout et de tous; seuls les

misérables au ventre creux et les animaux malheureux ont droit a son respect. » Pour en rester 4 la réception si extraordinairement riche et somme toute favorable de Paroles par la presse de 1946, indiquons cependant qu’existaient des signes avant-coureurs d'une possible désaffection ultérieure, moins menagants, il est vrai, pour le livre lui-méme que pour Prévert, s’il récidivait. Seul, Henri Hell, en fin d’année, invoquant

les « ombres redoutables » de Joyce, d’Apollinaire et de... Max Jacob, et prenant prétexte de |’oralité affichée par le titre du recueil, tentait de les rabaisser l’un et |’autre. « Un démenti vivant [...] de ce qui fige l’esprit au seul nom de la poésie ». Au crescendo de réserves annonciateur 4 Prévert de lendemains qui déchantent (disons-le dés maintenant : l’éreintement de Spectacle), nous

préférons opposer pour |’ingtant la bréve faveur dont il bénéficie de la part de presque tous les courants de la critique de 1946 et nous Villustrerons en citant la plus massive déclaration d’admiration, celle de Georges Bataille, dont on a déja pu apprécier certains fragments : « Si je veux dire ce qu’est la poésie, j’*éprouve une sorte d’allégresse a partir de Paroles, C’est que la poésie de Jacques Prévert est précisément poésie pour étre un démenti vivant — et une dérision — de ce qui fige l’esprit au seul nom de la poésie... Car ce qu’eff la poésie est aussi |’événement, dans la vie de la poésie, qui est la dérision de la poésie. “Etre” en ce cas veut dire “éviter la mort a l'aide d’un changement incessant”, “devenir autre”, non “rester identique 4 soi-méme”. Mais l’acquiescement donné d’un cété a une conception moderne de la poésie est retiré de l'autre : il est un parti pris de dénier le nom de poésie a la poésie de |’événement. Ce parti pris de “poésie pure” n’est pas moins bousculé dans Paroles, ou l’événement est le théme de la poésie, que celui plus ancien de “poésie poétique”. Je puis dire aussi de la poésie de Jacques Prévert qu’elle est en méme temps la fille et l’amante de |’événement. “Elle change. Elle change tout et tout la change. Pas une parcelle immobile, pas de place accordée au repos, au regard en arriére, au c’eff bien ainsi, j’attends la

1008

Paroles

récompense...” C’est ce qu’on peut dire de cette poésie, et peut-étre aussi est-ce la ce qu'il faut dire de la poésie entiére, qui n’es qu’a la condition de changer. » ARNAUD

NOTE

SUR

LASTER.

LE TEXTE

EDITIONS

Principales éditions parues du vivant de Prévert. Paroles, coll. « Le Calligraphe », Le Point du jour, achevé d’imprimer

le 20 décembre 1945, mise en vente le 10 mai 1946. Couverture en héliogravure d’aprés la maquette de Brassai, par E. Aulard. Paroles, coll. « Le Calligraphe », Le Point du jour, achevé d’imprimer le 25 juin 1947, édition augmentée de 15 textes. Couverture congue d’apreés la maquette de Jacques Prévert et Pierre Faucheux : fond noir, nom de auteur et titre en lettres rouges. Paroles, coll. « Le Point du jour », Gallimard, achevé d’imprimer le 10 décembre 1949. Couverture congue d'aprés la maquette de Jacques Prévert et Pierre Faucheux (semblable a celle de |’édition précédente). Paroles, coll. « Le Point du jour », Gallimard, achevé d’imprimer le 19 février 1951. Couverture congue d’aprés la maquette de Jacques Prévert et Pierre Faucheux

(semblable a celle de |’édition précédente).

Paroles, coll. « Le Point du jour », Gallimard, achevé d’imprimer le 11 mai 1956. Couverture congue d’aprés la maquette de Jacques Prévert et Pierre Faucheux : fond noir, nom de |’auteur et titre en vert, de lV’écriture de Jacques Prévert, et des mots en rouge correspondant aux principaux thémes de l’ceuvre', également de l'écriture de Prévert. En page 4, portrait de l’auteur par Picasso, daté du 25 septembre 1956. Editions en format de poche, Paroles, Le Livre de poche, 1957. Couverture par Jacques Prévert et Brassai (d’aprés celle de |’édition originale de 1945). Paroles, coll. « Folio

», Gallimard, 1972. En couverture

: photo de

Prévert par Robert Doisneau. Autres éditions.

Paroles, Le Club frangais du livre, achevé d’imprimer le 27 avril 1948. Couverture congue d’aprés la maquette de Pierre Faucheux. Edition en tirage limité hors commerce réservé exclusivement aux membres du Club francais du livre. Paroles (suivi de Speétacle), dans (Euvres (en 4 volumes) de Jacques Prévert, éditions André Sauret, achevé d’imprimer en avril 1982, avec des aquarelles de Folon. . 1. Voir la Notice, p. 992.

Notes ETABLISSEMENT

1009 DU

TEXTE

Nous prenons comme texte de base celui de |’édition de 1947, qui constitue l’édition originale du recueil définitif. Les éditions suivantes ont progressivement normalisé ce texte : majuscules aux noms propres quand il n’y en avait pas, ponctuation plus abondante. A partir de 1956, cette normalisation est systématique. Malgré ses incohérences, |’édition de 1947 est celle qui suit de plus pres les manuscrits (et donc la graphie originale de Prévert). Elle a, en outre, un intérét historique, puisqu’elle offre le texte tel qu’il fut proposé aux lecteurs de la premiére édition compléte de Paroles. Nous laissons aux noms propres les majuscules ou les minuscules initiales que Prévert leur a données, leur utilisation irréguliére pouvant étre percue, dans de nombreux cas, comme un effet de style. D’autre part, Prévert néglige trés souvent de mettre les traits d’union. Nous les avons ajoutés lorsqu’ils sont traditionnellement exigés, sauf dans certains cas ol leur absence était

liée a un jeu de mots ou a un effet de style : ainsi, dans « La Crosse en l’air », « vert de gris » mis en paralléle avec « bléme de rage » et « rouge de honte »', ou dans « Ecritures saintes », « mont de piété » pris au pied de la lettre, puisque Dieu « se cache dans une bicoque/ tout en haut de son mont de piété? ». Quant aux néologismes de Prévert, ils ne nous ont pas paru devoir étre alignés sur les régles de |’orthographe habituelle puisque précisément ils sont hors normes, Nous gardons le trait d’union pour les « saints-abattoirs’ » et nous n’ajoutons pas d’s au pluriel

de « sous-pape’ ». Les manuscrits, les dactylographies, les publications en revues ou en partitions, les enregistrements par Prévert lui-méme nous ont permis de corriger d’évidentes coquilles, erreurs ou omissions. Toutes les éditions donnaient par exemple, dans le poéme intitulé « Cet amour », « Nous qui sommes aimés » pour « Nous qui nous sommes aimés?’ ». Enfin, nous nous en sommes tenus 4 la pondtuation de |’édition de 1947, sauf dans les quelques cas — assez rares — ol sa présence ou son absence

nuisaient gravement 4 la lisibilité du texte.

NOTES

Page 3. TENTATIVE DE DESCRIPTION D'UN DINER DE TETES A PARIS-FRANCE

« Tentative de description d'un diner de tétes a Paris-France » parut pour la premiére fois au cours de l’été 1931 dans la revue Commerce (cahier XXVIII), dirigée par Léon-Paul Fargue, Paul Valéry et Valery

Larbaud, puis fut repris en décembre 1935 dans le numéro TH Pnodh 2,ePa itd,

3. P. 79.

4. P. 75.

5. P. 98.

de la revue Soutes.

IOIO En

Paroles 1934,

ni Valery

Larbaud,

interrogé

par un

groupe de jeunes

gens qui veulent en savoir plus sur l’auteur du poéme, ni la princesse Bassiano, qui finangait la revue, ne savent qui est Prévert'. Jean Paulhan,

qui avait été conseiller

littéraire

de la princesse,

donne

a

Larbaud quelques renseignements sur le poéte’?, mais sans apporter de précisions sur la maniére dont le texte aurait été accepté. Quelques années

plus tard, Maurice

Saillet écrit a Prévert

pour

lui demander

des éclaircissements sur la publication du « Diner de tétes » en 31, plusieurs personnes, dont Jean Paulhan, « s’attribuant le mérite ‘avoir fait paraitre les premiers textes de Jacques Prévert? ». Celui-ci

répond, dans une

lettre datée du 12 aofit 1948 : « C'est Georges

Ribemont-Dessaignes qui m'avait précédemment demandé un texte pour Bifur’, qui m’en a demandé un autre pour Commerce, et je n’ai a cette occasion jamais entendu parler de Jean Paulhan (Ribemont ne m’a parlé que de Mme Bassiano). » Le soutien de Saint-John Perse semble avoir été décisif, comme il en témoigne lui-méme dans une lettre adressée précisement 4 Jean Paulhan le 22 juin 1949: « Un signe de présence de Prévert me ferait vraiment grand plaisir. J’ai aimé ses Paroles et je souris encore au souvenir du petit coup d’Etat qu'il m’avait fallu effectuer 4 Commerce, en 1931, pour imposer son “Diner de tétes” contre

l’avis de mes

trois Ainés, les Conseillers

en titre. (La encore, j'imagine, nos pensées secrétement devaient se rejoindre.)’ » Le début du « Diner de tétes » cite les premiers mots d’un célébre poéme de Victor Hugo : Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie® [...]

Comme le fait remarquer Pierre Parlebas’, l’hymne hugolien a été créé au Panthéon, le 27 juillet 1831, exactement un siécle avant la parution du pamphlet prévertien. Mais au lieu d’une commémoration des révolutionnaires de 1830, il va d’abord s'agir d'une dénonciation des profiteurs de 130 de ceux qui vivent de la patrie, de ceux qui s’engraissent aux dépens u peuple, des heureux du jour. _ L’usage de l’anaphore, chére a Péguy, semble aussi parodier le poeme Eve’ :

Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle. Heureux, ils le sont, ceux qui arrivent au « diner » ; du moins ont-ils

tout pour |’étre. Mais ne sont-ils pas bien vivants ? et méme bons vivants ? Le texte va précisément répondre que non, et en un irrésistible retournement nous suggérer que ces vivants ne sont pas bons, qu’ils sont

Voir la Notice, p. 985. . . . .

Ibid. Note de Maurice Saillet communiquée par lui 4 Mme Prévert. Il s’'agit de « Souvenirs de famille ou |’Ange garde-chiourme » (voir p. 16-26). Cahiers Saint-Jobn Perse, n° 10, Gallimard, 1992. « Hymne

9 32. RY At oO NH « Le

», Les Chants du crépuscule (1835), CEuvres poétiques, Bibl. de la Pléiade, t. I,

; dans les Paroles de Prévert », Poétique, VII, 4° trimestre 1976, Pp. sl. 8. Eve, CEuvres poétiques completes, Bibl. de la Pléiade, p. 1028. Synthéme

Notes

IOI

méme a peine vivants et que les vrais vivants sont ceux qui vivent mal, les mauvais vivants, qui pourraient bien un jour en finir avec eux par une nouvelle révolution plus décisive que celle de 1830. Cette « tentative de description » s’achéve sur une énumération du méme type que celle de |’ouverture, ob sont évoqués cette fois « ceux qui » n’ont pas les moyens d’étre heureux. La place que leur confére le poéte dans le texte — 4 la fin, a l’opposé de celle des « invités » —, est symbolique de leur situation sociale. Ils appartiennent a la derniére des classes de la société, a celle dont on ne parle pas. Révélatrices aussi, les minuscules des « ceux qui » de ce volet final (les démunis)! par rapport aux majuscules des « Ceux qui » du premier volet, qui précisément se trouvent étre « Ceux qui majusculent? ». L’opposition est totale. « Ceux qui pieusement », « Ceux qui croient » peuvent se permettre d’aller a l’église quand bon leur semble tandis que les autres y vont l’hiver pour se chauffer. Les premiers bénissent les meutes alors que les autres « regardent leur chien mourir ». Si les nantis sont avides de sang et de mort (« Ceux qui debout les morts/ Ceux qui baionnette... on/ Ceux qui donnent des canons aux enfants/ Ceux qui donnent des enfants aux canons »), c’est parce qu'il s’agit du sang et de la mort des autres, alors que les pauvres évoqués 4 la fin du texte sont menacés dans leur vie méme (« ceux qui croupissent/ ceux qui voudraient manger pour vivre/ [...]/ ceux qui vieillissent plus vite que les autres »). D’un cété, des vampires, des fusilleurs, de l'autre des victimes exsangues, des fusillés ;d’un cété

« Ceux qui ont du ventre », de l’autre « ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire ». Deux paroles s'affrontent. Le premier orateur, le « Président », parle par associations d’idées, lieux communs ou réminiscences culturelles éculées. Cette parole, insensée dans a vide et ne rencontre que le vide auditeurs sont aussi stéréotypés que répondre. Les dialogues du théatre

son automatisme dérisoire, tourne : les rares mots prononcés par les le discours auquel ils sont supposés de l’absurde ne sont pas loin, mais

Prévert n’adhére pas a ce vide, lui qui croit en la force de la parole, a condition qu’elle ne soit pas répétée comme un écho toujours attendu et entendu. Celle du second orateur, qui parle pour les « grabataires » et pour les « débardeurs »’*, ne se perd pas dans le silence. C'est une parole foudroyante qui fait peur et qui déplait : il n'est pas de bon ton de raconter la misére 4 « Ceux qui majusculent ». L’homme apparait en brandissant la téte de Louis XVI. Est-ce pour rappeler, comme |'écrit Arnaud Laster‘, « qu'il y a déja eu une révolution », ou pour signifier que la révolution n’appartient pas au passé ? Le souvenir rendu présent de la décapitation de Louis XVI provoque l’horreur des invités qui écoutent pourtant avec ivresse La Marseillaise : ils ont perdu le sens originel du chant comme celui des mots. Ils n’hésiteront pas, en tout cas, ces ennemis de la Terreur, a piétiner la téte de « l’-homme a téte d’homme »,

comme les troupes de Galliffet ont écrasé les Communards. Ce n’est donc pas par hasard si certains d’entre eux se sont fait la téte du général de sinistre mémoire ou la téte de Soleilland*. On s’apergoit peu a peu que les masques qu’ils portent sont en réalité leur vrai visage, celui qui refléte ce qu’ils sont. Chez Prévert, le déguisement est rarement un camouflage ; 1. Voir p, 11-12. AVN ae 3. P. 7. : 4. « Paroles », analyse critique, p. 21. 5. Voir n, 1 et 2, p. 4.

1012

Paroles

c’est au contraire l’intériorité de |'étre qui s’exhibe. Dans Lumitére d’été', les personnages réunis au cours d'un bal masqué se donneront des costumes a leur ressemblance : Patrice, chatelain imbu de ses titres nobiliaires et nostalgique du pouvoir aristocratique, s'habillera en marquis du xvin® siécle, alors que Roland, un peintre rongé par |’amertume et le doute, s'identifiera 4 Hamlet. « L’homme a téte d'homme » a tout de méme le temps d’assener quelques vérités 4 ces monstres de carnaval et de parler de toutes les victimes de cette inhumanité. Etouffée, sa voix sera relayée dans le finale par une autre voix, celle du narrateur : la vérité ne peut étre défigurée

durablement. A l'ironie de la comparaison entre la visite du Président dans la mine et celle du Rodolphe des Mystéres de Paris dans les bas-fonds? ou des enfants au zoo répondra |’évocation de « ceux qui travaillent dans la mine » et pour qui le soleil ne brille pas. Les hommes qui « dans les asiles de nuit » font « le signe de croix pour avoir un lit » se retrouveront en « ceux qui l’hiver se chauffent dans les églises ». Aprés l’assassinat collectif du géneur, une jeune fille « éclate d'un petit rire charmant » et le Président déclare qu’« il faut bien rire un peu »°, reprenant un lieu commun déja prononcé — mais par dérision — par l'homme a téte d’'homme’*, dont le rire était tout autre : ironique et destructeur. Ce rire, nous l'entendrons tout au long de l'ceuvre de Prévert, en alternance avec le « ricanement » des affameurs et des tueurs. Celui

du personnage d’« Anabiose® » sera si puissant qu’il fera tomber les armes. Au rire des uns, a la chaleur, a leur chaleur, s'opposent le rire des autres, vite réprimé par |’ennui, leur glacial vide intérieur, leur obscénité. Le narrateur du récit (peut-étre le double de « |’homme a téte d'homme

») dit une

banalité

comme

a l’habitude

d’en

énoncer

le

Président, mais pour mieux montrer aussit6t qu'elle est mensongére et qu'il faut bien se garder de généraliser : « Le soleil brille pour tout le monde » mais... « il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine® ». Si le soleil ne brille pas pour tout le monde, le temps ne s’écoule pas non plus de la méme facon pour ceux qui ménent une existence heureuse et pour ceux qui voient défiler les jours dans leur monotonie quotidienne. Aprés avoir détourné Hugo, Baudelaire et Péguy, on peut se demander si Prévert ne dialogue pas — plus secrétement — avec un autre écrivain qu'il citera souvent par la suite. Dans le numéro de la revue Commerce ot le « Diner de tétes » fut publié, figurait un texte de Claudel que Prévert avouera n’avoir lu que plus tard’, « parce qu’il écrivait, dira-t-il, contre Proust que j'aime beaucoup* ». Cette affirmation peut signifier que Prévert avait lu Proust dés 1931. Au moment ow parait le « Diner de tétes », Le Temps retrouvé est publié depuis quatre ans. Proust aurait aimé que la derniére partie de son roman fat sous-titrée « Le Bal de tétes ». Les invités de la fameuse « matinée chez la princesse de Guermantes » ne dansent pas mais s’agitent comme des marionnettes de 1. Film tourné par Jean Grémillon en 1942. Scénario et dialogues de Jacques Prévert et Pierre Laroche. 2. Voir n. 4, p. 7.

3. Pe IO. 4. Voir p. 7

5. Voir Fatras, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1966, p. 211. 6: Po 1G 7. « Les Cing Premiéres

Plaies d'Egypte » ; voir n. 1, p.

8. Entretien avec Pierre Ajame, Les Nouvelles littéraires, 23 feyries 1967.

Notes

1013

guignol, et les personnages semblent s’étre « “fait une téte” légérement poudrée et qui les chang[e] complétement! ». N’en est-il pas de méme dans le texte de Prévert ? Si le héros du Temps retrouvé n'a en face de lui que des masques enfarinés, l’orateur du « Diner de tétes » (le second orateur) parle a des tétes cartonnées et grimées. Enfin, la construction du poéme, en cercle qui se referme sur lui-méme, pourrait bien étre aussi un clin d’oeil de Prévert a l’ceuvre de Proust. Le « Diner de tétes » est a la fois un pastiche ironique du journalisme mondain, un pamphlet, une déclaration d’anticonformisme social et artistique, un poéme philosophique — bien que le mot efit sans doute fait sursauter Prévert. Aprés avoir bati son texte sur l’antithése apparence-réalité, il a peut-€tre voulu montrer aussi qu’il ne faut pas se fier a |’apparence premiére des ceuvres. Alors qu'il commence par attaquer la littérature a la fois a travers des littérateurs qu’il aime beaucoup (Hugo, Baudelaire), ou pas du tout (Péguy), premiére apparente contradiction — apparente seulement car il est des ceuvres de Hugo et de Baudelaire qu'il n’aime pas —, il fait luirméme, avec « Tentative de description d’un diner de tétes a Paris-France », ume ceuvre trés congtruite en se souvenant

peut-étre d’un autre créateur littéraire.

La fortune du texte fut immense’. Pour Breton, qui en publiera en 1939

un large extrait dans son Anthologie de |’humour noir, il constituait un des fleurons de |’humour’. Le critique Gaétan Picon, de son cété, considérera

le « Diner de tétes », « dans son extraordinaire puissance d’invective et de violence vengeresse », comme « sans égal dans notre littérature — et tel qu’on ne peut rien lui comparer sans doute, si ce n’est quelques dessins de Daumier‘ ». Les mises en scéne du poéme ont été nombreuses. Signalons en mai

1951, celle d’Albert Medina a la Fontaine des Quatre-Saisons, cabaretpeaee dont Pierre Prévert venait de prendre la direction. Jacques Prévert assigta a la représentation du 18 juin. La musique était de Louis Bessiéres et les décors de Jacques Noél. Les masques que portaient les invités de lElysée avaient été confectionnés par Bride, Fabra, Paul Grimault, Elsa Henriquez, Maurice Henry, Labisse, Jacques Noél, Emile Savitry et Jean Vimenet. Parmi les comédiens qui figuraient derriére ces masques se cachaient Daniel Ceccaldi et Frangois Chaumette. Seul Roger Pigaut, qui incarnait

«

l‘homme

a téte d’homme

», montrait

son

visage

a nu.

Mouloudji proposa également le texte sur la scene du Vieux-Colombier

en novembre 1969. Les tétes d’Edith Scob, Edith Loria, Liliane Patrick, Pierre Pernet, Aristide Demonico, Michel Paulin, sortaient d’un rideau

noir, sur fond de Marseillaise malicieusement déformée. Le spectacle fut bien recu : Paul Carriére du Figaro trouva les acteurs impressionnants malgré « les outrances de |’auteur’ ». Le mot se retrouvait dans un article du journal La Croix, mais dans un contexte tout a fait élogieux : « Six personnages gringants ou pitoyables, grotesques ou tristes, trés proches de nous finalement, comme l’est cette feroce comédie humaine, dans ses Outrances méme’.

»

Il est surprenant de constater que ce texte — le caraétére corrosif —

est souvent

dont on ne peut nier

mieux accepté que d’autres textes

1. Le Temps retrouvé, A la recherche du temps perdu, Bibl. de la Pléiade, t. IV, p. 499-

2. Voir la Notice, p. 985-986. 3. Voir |'Introduction, p. xv. 4. Panorama de la nouvelle littérature francaise, nouvelle édition refondue, Gallimard, 1960. 5. « Mouloudji chante Prévert », Le Figaro, 19 novembre 1969. 6. « Mouloudji et Prévert au Vieux-Colombier signé J.-P. H.

», La Croix, 25 novembre

1969, article

IOI4

Paroles

polémiques de Prévert. A partir de 1976, le comédien Michel Boy proposera une interprétation solitaire et trés intelligente de certains poémes, et notamment de « Tentative de description d’un diner de tétes a Paris-France » et de « La Crosse en I’air » qu’il réunira fréquemment. Il remarquera que si ce dernier provoque souvent des réactions de rejet assez violent, le premier est généralement admis d’un large public. Sa Structure classique n'est sans doute pas étrangére a ce phénoméne.

Une adaptation pour le cinéma avait aussi été envisagée en 1957. Le film, sans doute un court métrage, aurait été réalisé par Pierre Prévert et produit par Jean Grémillon. Le projet n’aboutit pas. Le jeu sur l’homophonie croient-croa s’appuie sur la métaphore argotique qui désigne les prétres comme des « corbeaux », sans doute a cause de la couleur noire des soutanes que portaient les curés, semblable au plumage de |’oiseau en question. A son grand amusement, Prévert s'apercevra, quelques années aprés la publication du « Diner de tétes » dans Commerce, que son texte voisinait avec un texte de Claudel (voir

la notule, p. 1012) o¥ on pouvait lire : « Les corbeaux seuls restent mes amis

» (voir l’entretien

de Prévert avec

Pierre Ajame,

Les Nouvelles

lintéraires, 23 février 1967.) 2.) Le personnage Haiavoriene sur le nom de laquelle est bati le néologisme, n'est probablement ni celui qui apparait dans |’Enéide de Virgile ni celui de la piéce d’Euripide (auteurs qu’a notre connaissance Prévert ne cite jamais), mais plutdt celui de la tragédie de Racine. Nous ne pensons pas, cependant, que ce soit l’héroine elle-méme qui soit ici mise en question comme semble le croire Christiane Mortelier (Paroles de Jacques Prévert, « Lire aujourd'hui », Librairie Hachette, 1976), qui

commente le mot en disant qu’« Andromaque représente la mére qui se sacrifie avec ostentation » (la définition du personnage nous parait

d’ailleurs inexacte). Si c’était son aspect de veuve éplorée ou méme son abnégation de mére, ostentatoire ou pas, qui était visé par Préverrt, il aurait écrit: « Celles qui andromaquent ». En fait, Prévert n’aime pas beaucoup la’ littérature classique du xvu° siecle — il préfére l’époque baroque — et c’est avant tout a un Style et 4 un genre qu'il s’en prend. « Ceux qui andromaquent » sont plutét, a notre avis, ceux qui se pament

devant les tragédies classiques, et plus largement ceux qui suivent les régles imposées au lieu de se révolter contre elles, ceux qu'il juge timorés dans l’expression, ceux qui se donnent du « Monsieur » et du « Madame » et qui cachent leur férocité sous une apparence de civilité. Dans Les Enfants du paradis, Prévert opposera Je romantisme d’un Frédérick Lemaitre et méme de |’assassin Lacenaire au classicisme étroit d’aristocrates comme Edouard de Montray, que dégoiite Shakespeare et qui ne jurent que par la tragédie. 3. « Ceux qui n’ont peur de rien ». Néologisme fabriqué d’aprés le nom d'un cuirassé anglais, le Dreadnought (1'Intrépide) lancé en 1905 qui fut ensuite imité par de nombreux pays. Commerce et les éditions

de 1945 et de 1947 donnaient « dreadnougtent ». L’omission du h étant vraisemblablement involontaire, nous le rétablissons suivant la legon de

V'édition de 1956.

4. « Faire les honneurs

du pied

» signifie, en terme

de vénerie,

apporter a la personne qu’on veut honorer le pied avant droit de |’animal qui vient d’étre tué. 5. « Debout les morts! » aurait été crié par l’adjudant Péricard le 8 avril 1915 dans une tranchée du Bois-Brilé, au sud de Saint-Mihiel.



Notes

IOIS

C’est beaucoup plus 4 Maurice Barrés, pense Jean Norton Cru, qu’a Péricard lui-méme que |’on doit la célébrité de cet épisode. Barrés, dans un article du 18 novembre 1915 qui servit de préface 4 un livre de

Péricard, rapporte en effet ces mots devenus légendaires. Dans Debout les morts / paru en juin 1918 chez Payot, Péricard raconte a son tour l’anecdote, mais commente surtout l'article de Barrés. J. Norton Cru doute de l’authenticité de cette histoire (voir Jean Norton Cru, Témoins, « Les étincelles », 1929, p. 378). 6. Contraction de l’ordre militaire « Baionnette au canon! », a la maniére des adjudants et autres gradés qui le hurlent aux soldats. 7. Premier trait d’ironie de Prévert a l’égard de La Fontaine, auquel il se référera

trés souvent

dans

Paroles,

mais

aussi dans

ses recueils

suivants. La legon donnée par le fabuliste dans « Le Singe et le Dauphin » (IV, vm) avait de quoi lui déplaire : un dauphin entreprend de sauver les naufragés d’un bateau coulé au large d’Athénes. Un instant il confond un singe avec un homme mais, lorsqu’il l’interroge sur le Pirée, le singe répond : « il est mon ami ». Le dauphin s’apercoit alors de son erreur et replonge le singe au fond de |’eau puisqu’il n’est « qu'une béte » (voir La Fontaine, Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 149). Contrairement au fabuliste qui se place nettement du cété du dauphin, Prévert, lui, prend le parti de la victime et incite le lecteur a remettre en question la morale de la fable. Ceux qui n’ont pas la naiveté du singe, ceux qui ne sont pas dupes, sont aussi ceux qui savent duper les autres et ceux qui considérent qu’il y a des étres inférieurs. 8. Les ailes de géant de |’oiseau allégorique du poéte chez Baudelaire l’empéchent non pas de « voler » mais de « marcher » (voir Les Fleurs du mal, « L’Albatros », v. 16, Guvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 10). Prévert attaque ceux qui, bouffis d’orgueil et imbus d’eux-mémes, ne sont pas capables de réver.

Page 4:

1. La répression impitoyable de la Commune

qu’exerca Gaston de

Galliffet (1830-1909) en mars 1871 lui valut une sanglante renommeée. Il fut ministre de la Guerre au moment de l’affaire Dreyfus (1899), mais

fut remplacé dés 1900 par le général André. 2. Albert Soleilland avait violé et assassiné en 1907 sa petite voisine,

Marthe Eberling. Il dut de n’étre pas guillotiné a la grace qui lui fut accordée par le président Falliéres, et il mourut au bagne en 1920. On comprendra plus loin (p. 6) pourquoi le vieux diplomate s’est fait la téte de cet individu. Page 5.

1. Prévert fait allusion a l’incident survenu le 29 avril 1827 a Alger et qui servit de prétexte a la France pour conquérir |’Algérie, mais aussi aux discussions que, plus d’un siécle aprés, |’incident provoqua. En pga pa en effet, on préparait les fétes du centenaire de la conquéte e l’Algérie et de nombreux articles tentérent d’expliquer les causes de l'action de la France en 1830. Le dey Hussein, qui avait pris le pouvoir en 1818, réclamait au gouvernement francais une dette datant du Directoire. Le consul Deval étant venu lui faire le compliment d’usage

la veille des fétes mahométanes, le dey, irrité de n’avoir pas recu de réponse des autorités frangaises, l’en accusa. Il se leva de son siége et avec le manche de son chasse-mouches frappa Deval de trois coups

violents.

Les articles écrits en 1929 et 1930

relatent l’incident de

1016

Paroles

différentes maniéres, certains doutant des coups qui auraient été portés par le chasse-mouches, d’autres au contraire essayant de prouver l’existence de |’ustensile... 2. Le Chateau Pontet-Canet est un grand cru de Pauillac.

Page 6. 1. Les sentiments anticolonialistes sont particuliérement exacerbés en

cette année 1931 ou est organisée a Vincennes, a grands renforts de publicité, une Exposition coloniale, inaugurée le 6 mai par le président Doumergue. Les surréalistes (que Prévert a quittés en 1930) publient deux tracts contre cette exposition. Le premier, intitulé « Ne visitez pas l'Exposition coloniale », dénonce les horreurs commises par les colons et appelle a l’évacuation des colonies ; le second : « Premier bilan de l’Exposition coloniale » , déplore qu’un incendie ait détruit des chefs-d’ceuvre arrachés par la force aux peuples opprimés et ironise sur le déficit de l’exposition. Page 7.

1. Cabaret des années 1930 qui se trouvait 54, rue Pigalle. 2. Si cet « homme a téte d’homme » n’est pas Ruy Blas, bien qu’il soit un peu dans la situation du personnage de Hugo apostrophant les ministres (« Bon appétit, messieurs... »), c'est peut-étre parce que son langage se veut plus simple, moins métaphorique, mais aussi parce qu’a la différence de Ruy Blas il n'est pas en position de force (Ruy Blas est premier ministre) et, plus subtilement encore, parce qu’a la différence de celui-ci il ne porte pas de masque (Ruy Blas, homme du peuple, passe pour un grand seigneur, don César de Bazan). 3. Médecin italien apprécié a la cour de Louis XVI pour ses talents de guérisseur et sa pratique des sciences occultes. I] fut compromis dans

laffaire du Collier. Joseph Balsamo, alias comte de Cagliostro (17431795), inspira a Alexandre Dumas un de ses cycles romanesques. 4. C'est par la définition du mot « tapis-franc » que débute Les Mystéres de Paris d’Eugéne Sue : « Un tapu-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou un cabaret du plus bas étage. » Un « chourineur » est également défini un peu plus loin par Sue comme « un donneur de coups de couteau ». Dans le premier chapitre du roman, un homme prénommé Rodolphe se rend dans les bas-fonds de Paris ou il fait la connaissance d’une pauvre enfant, Fleur-de-Marie, et d’un criminel surnommé le Chourineur. Aprés une rencontre plutdét houleuse — Rodolphe donne une correction au Chourineur qui maltraitait la jeune fille —, les trois personnages sympathisent et vont souper ensemble dans un « tapis-franc ». En réalité, Rodolphe est un grand duc allemand déguisé en ouvrier. En expiation d’une faute ancienne, il se rend dans les quartiers louches pour venir en aide aux misérables, sauver des Ames et défendre les faibles.

Page 9. 1. Quasi-citation de Victor Hugo : Les Turcs ont passé la ; tout est ruine et deuil (« L’Enfant », Les Orientales, XVIII ; GEuvres poétiques, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 637). 2. C’est en fait le 8 mars 1931 (et non le 6) qu’eut lieu a Bruxelles

une importante manifestation en l’honneur des vingt mille colombophiles morts a la guerre et des pigeons-soldats. Pour la circonstance, associations de colombophiles, anciens combattants, personnalités diverses

Notes s'étaient

rendues

a Bruxelles.

IO17

Le 7 mars,

a 19 heures,

eut

lieu un

diner (qui devait ressembler 4 celui que décrit Prévert) au terme duquel, nous indique Le Soir du 9 mars, une personnalité « prononga un discours trés remarquable auquel répondirent d’autres messieurs trés distingués ». Comme « ceux qui copieusement » sont souvent « ceux qui pieusement », le lendemain matin toutes les délégations se rendirent sur la tombe du soldat inconnu. Un colonel, parlant au nom de la Défense nationale, remercia les organisateurs pour ce « pieux hommage ». C’est bien « musique militaire en téte » que le cortége se rendit ensuite devant le monument élevé au PigeonSoldat. Le mémorial, ceuvre du sculpteur Voets, représentait « une femme debout accueillant sur sa main droite tendue une colombe annonciatrice de paix ». A plusieurs reprises il fut rendu hommage au colonel Rampal, présent a la cérémonie, pour son héroisme a défendre le fort de Vaux (arrondissement de Verdun), dont le nom n’est peut-€tre pas étranger au jeu de mots qui suit sur le « jeune

et veau

marin

», d’autant

plus que

les pigeons

jouérent

important dans la défense du fort (l’un d’eux fut méme

un

rdle

décoré de la

Croix de guerre frangaise!). Les veaux marins sont des phoques qui vivent cachés dans des grottes. On les appelle aussi des phoques moines, ce qui ne peut que faciliter, dans l’esprit de Prévert, leur association avec les pigeons-soldats.

3. Prévert invente une

localité a partir d’une recette de cuisine

célébre, la « carpe a la juive ». Page 10.

1. Prévert se souvient peut-étre d’un passage du film d’Eisenstein, Oétobre (1927). Un ouvrier qui participe 4 une manifestation veut sauver un étendard déchiqueté, symbole de la révolte. Il apergoit un couple : un officier et une jeune femme qui joue avec une ombrelle. L’officier se jette avec rage sur l’ouvrier tandis que la jeune femme essaie de

préserver son ombrelle. D’autres bourgeois viennent aider |’officier a taper sur l’ouvrier et la jeune femme regarde le spectacle en souriant. L’ouvrier sera piétiné par des bourgeoises hystériques se servant du manche de leur ombrelle comme d’une arme. — Le poéte, qui a promené Eisenstein dans Paris pendant le séjour du cinéaste dans la capitale fin 1929-début 1930, pourrait ainsi lui rendre un discret hommage. 2. Ceux qui vendent de la viande et des édredons (dont le duvet est fourni par des plumes d’oiseaux) ont en commun d’étre des exploiteurs du genre animal. 3. Cet amalgame qui consiste — sans souci de l’anachronisme et de la disproportion des crimes — a4 imputer au méme homme la responsabilité de la meurtriére machine infernale lancée contre Bonaparte le 24 décembre 1800, qui fit vingt-deux morts en explosant, et une manifestation inoffensive et toute récente (on peut en effet supposer que des confettis aient été jetés sur le corbillard du maréchal Joffre, mort

le 3 janvier 1931), rappelle dans une certaine mesure celui qu’opéra le premier consul lui-méme au lendemain de l’attentat : profitant d’une campagne de presse qui accusait un sans-culotte et malgré les résultats de l’enquéte, qui mettaient en cause des émigrés royalistes, il attribua

le complot a des jacobins pour se débarrasser d’eux. 4. La graphie binocard est une altération populaire de binoclard. En argot, « bocard

» désigne un mauvais lieu.

1018

Paroles

Page 12.

1. Couleur de l’uniforme des soldats frangais de l’époque. 2. On a longtemps raconté que le financier Jacques Lafitte (1767-1844) se serait présenté, a ses débuts, chez un grand banquier de Paris pour lui demander du travail. Econduit, il aurait ramassé une épingle dans la cour du banquier et celui-ci, impressionné par le sens de l'économie du jeune homme, |’aurait alors engagé. En publiant en 1932 les Mémoires de Lafitte, Paul Duchon révélera au public qu'il s’agissait aite légende : c'est le patron de Lafitte qui l’avait envoyé chez le banquier en le recommandant chaudement. 3. Andrée Bergens (Jacques Prévert, « Classiques du xx® siécle »,

Editions universitaire, 1969) fait remarquer que ce theme de la monotonie quotidienne est évoqué de facon similaire par des écrivains contemporains de Prévert : « Mais cette oscillation n’était qu'une apparence ; en réalité le plus court chemin d’un labeur 4 un sommeil, d’une souffrance 4 une mort. Depuis des années, ce méme instant se répétait identique chaque jour, samedi dimanche et jours de féte exceptés » (Raymond Queneau, Le Chiendent, Gallimard, 1933). — « Quand on vit, il n’arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent... Il n'y a jamais de commencements. Les jours s’ajoutent aux jours sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone des heures et des jours. Lundi, mardi, mercredi. Avril, mai, juin » (Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, 1938). — « Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi et samedi sur le méme rythme... » (Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942.) Le texte de Prévert, notons-le, est le plus ancien. HISTOIRE

DU

CHEVAL

Hanns Eisler mit en musique un premier état de ce texte, composé en 1933 pour le groupe Octobre, mais la partition n’a pas été éditée. Entre

autres différences, les vers 31 et 32, 67 et 68 n’y figuraient pas. A la fin d’une

émission

de la série

«

Profils perdus

», consacrée

a Marcel

Duhamel et diffusée par France-Culture le 28 mars 1991, un enregistrement d’archives permettait d’entendre une version de la chanson, restituée de mémoire par Duhamel et comportant des variantes par rapport aux paroles de la partition manuscrite. Eisler (1898-1962) était tout destiné a mettre en musique un poéme de Prévert. Dés 1933, c’est-a-dire a l’époque ow il écrit la partition d’« Histoire du cheval », il s’éloigne de son maitre Schénberg, qui n'est pas, comme lui, partisan de l'art engagé, et il se rattache au groupe des musiciens « prolétariens » (Komsomol) dont le but est assez proche

de celui du groupe Odtobre. II est entré en contact avec Brecht dés 1929 et collaborera avec l’€crivain jusqu’a la mort de celui-ci, en 1956. Emigré aux Etats-Unis en 1037, il travaillera aussi avec Chaplin. En 1961', Prévert le définira Souiae auteur du Chant du Komintern? et se souviendra qu’en Russie,

en

1933’,

on

chantait

cette

chanson

en

méme

temps

que

/1%FSA NN 2Eisler écrivit une partition sur un autre texte de Prévert de la méme époque : « Vie de famille’ ». 1. Dans Mon frére Jacques, film réalisé par Pierre Prévert, pour la télévision belge. Prévert,

2, Abréviation de Kommuniffitcheskt Internacional (Internationale communiste). on le sait, aimait les chants internationalistes.

3. Rappelons que Prévert fit cette année-la un voyage en Russie avec le groupe Octobre. 4. Inédit, qui sera publié dans le deuxiéme volume de cette édition.

Notes

IOI9

Celui qui parle, un cheval, est donc sujet d'une histoire. Cette histoire n'est pas seulement considérée de son point de vue, mais il en est l'aéteur principal. Comme chez La Fontaine, l’animal sert de miroir a une société. Mais alors que chez le fabuliste du xvir° siécle, les animaux représentent toutes les classes sociales et sont en quelque sorte des substituts d’humains, chez Prévert ils tiennent le plus souvent leur propre rdle tout en étant dans une situation proche de celle des hommes et des femmes opprimés. Le cheval subit la guerre comme homme du peuple : il est mobilisé, souffre de la faim, manque de se faire dévorer (concrétement, alors que chez |’homme ce danger n’est

que métaphorique), — comme |’homme échappe a l’horrible bois ; il déserte. Le

risque sa vie. Mais Prévert pense que |’animal exploité — peut maitriser son destin : le cheval sort qui lui était réservé en s’enfuyant dans les « Cheval dans une ile », que le poéte mettra

en scéne dans Contes pour enfants pas sages (1947) ira plus loin, jusqu’a la révolte'.

Maurice Blanchot, évoquant les poémes de Prévert qui se présentent comme des « histoires », fait remarquer que « l'histoire se raconte sur un mode qui la désarticule, la rend impossible ou |l’impose comme une magnifique supercherie? ». II sera difficile, ajoute-t-il, « d’admettre

que le récit du cheval, enfermé

tandis que meurent son pére (ce qui fait que le général a compter pour une anecdote ne sont rien d’autre que des d’absurdité

dans la table de nuit,

et sa mére cachés sous le lit du général eu deux chevaux tués sous lui), puisse [...]. Cela saute aux yeux, les histoires images poussées a leur plus haut point

et de caprice. Elles en ont le caractére

imprévu,

tenace,

exorbitant. Elles constituent ce petit tremblement de terre dont parle Breton et contribuent trés agréablement 4 faire sauter tous les éléments raisonnables du langage qu’elles n’admettent que pour les compromettre ». Page 14. 1. Version chantée par Marcel Duhamel

:

Une nuit que je dormais j’entends un drdéle de bruit un bruit que je reconnais c’était je n’osais m’l’avouer le vieux général qui revenait avec un vieux commandant et tous me regardant se disaient entre leurs dents bon appétit mon général bon appétit mon commandant assez assez de riz a l’eau c’est la barbaque qu’il nous faut on veut bouffer de l’animau 2. Partition et version chantée par Marcel Duhamel

mort de sa belle mort mais si la guerre revenait je crois bien qu’il reviendrait pour la recommencer 1. Voir Hiftoires et d'autres hiftoires, p. 868-870. 2. « L'Honneur des poétes », L’Arche, aoat-septembre 1946.

:

1020

Paroles LA

PECHE

A LA

BALEINE

Destinée au groupe Octobre, « La Péche 4 la baleine » fut écrite

en 1933 pendant le voyage de Prévert en Tchécoslovaquie (en méme temps qu’« Embrasse-moi », qui sera publié dans Hiftoires et d'autres histotres'). Le poéte l’interpréta lui-méme au cours de certains spectacles donnés par la troupe. En 1934, Lou Bonin, metteur en scéne du groupe sous le nom de Lou Tchimoukovy, filma Prévert en train de psalmodier son texte, mais ce document ne fut jamais distribué commercialement. Agnés Capri chanta « La Péche 4 la baleine » a 1’A.B.C. en 1936, sur une musique de Kosma (publiée dans 21 chansons’), et le poéme de Prévert devint un grand succés. Pierre Barlatier écrivait dans Comedia que le texte « est un véritable chef-d’ceuvre de ce genre burlesque que Théophile de Viau jadis ou |’aimable Saint-Amant essayérent d’acclimater en France et que l’école moderne adopta a son tour a la suite de Vinoubliable pataphysicien Alfred Jarry ». Dix ans aprés, Georges Bataille qualifiera le poéme de « sublime entre tous’ ». Apres l’« Histoire du cheval » racontée du point de vue de |’animal,

voici celle de la baleine, a la troisiéme personne. Cette fois, un humain est solidaire de la « béte » : on peut supposer qu’ils’agit d’un adolescent. Trés souvent chez Prévert, l'enfant et l’animal, victimes tous deux des adultes, se défendent mutuellement. L’autorité du pére de Prosper

semble particuliérement oppressive, mais le jeune garcgon refuse par deux fois de s'y soumettre. Ce refus redoublé entraine la mort de l’oppresseur. La chute du di¢tateur familial provoque un changement dans le récit : la baleine prend la parole. Elle a tué celui qui voulait la dépecer : la voila elle aussi, comme le cheval, sujet et non plus objet. Comme le cheval encore, elle prend la fuite car elle sait qu’elle n’est pas, pour l’instant, de taille a se défendre, mais elle annonce un retour. Tout laisse a penser que la baleine reviendra et son rire inquiétant signifie que ce ne sera pas pour se laisser manger. Les fables de Prévert sont rarement inoffensives... Avant d’étre publiée dans Paroles, « La Péche a la baleine » était parue en juillet 1941 dans une plaquette intitulée Les Cahiers de la basoche, qui servait de programme a un spectacle consacré 4 Prévert. « La Péche a la baleine » y était interprétée par Lise Lorient (la récitante), Louise Fouquet (la baleine), Jean Mirac (le pére), Jean Thierry (le fils). Le texte

fut également repris au cours du premier trimestre 1946 dans 21 chansons (voir la note 2 en bas de cette page) avec de menues variantes. Ba ilye Puisque ¢a te plait, Moi j’préfére rester a la maison pour manger la soupe a l’oignon avec ma mére Et le cousin Gaston. Page 15.

1. Ed. 1945 et éd. 1947 : « On me rappelle », qui est sans doute une coquille. Nous suivons la legon des Cahiers de la basoche et de 21 chansons. 2. Petit moteur placé en général a l’arriére d’une embarcation légere.

1. Voir p. 850-851. A 2. 21 chansons, paroles de Jacques Prévert, musique de Joseph Kosma, Enoch, 1946. 3. « De l'age de pierre a Jacques Prévert », Critique, aoit-septembre 1946.

Notes

1021

Page 16. LA BELLE

SAISON

A peu de distance du « Diner de tétes » (le plus long texte de Paroles aprés « La Crosse en l’air », voici un des plus courts, le record étant

atteint par « Les Paris stupides'! ». Prévert prouve qu’il n’est pas plus lié a un genre — il a toujours refusé de sous-titrer ses recueils « poémes » — qu’a une esthétique. Ici, la sobriété, l'économie de moyens sont de rigueur, alors que dans « La Crosse en l’air » la profusion et le baroque triompheront. Les quelques mots prononcés sont chargés de sens et suffisent 4 créer une émotion. _ « Le poéme, dit Pierre Dumayet, frappe son titre en pleine figure’. » A ce qu’il annonce, « la belle saison », s’oppose en effet la vision qui est offerte ; 4 la chaleur de |’été, le froid (sans doute intérieur) de cette

jeune fille perdue et affamée. L’absence de verbe la pose en objet. Statufiée, pétrifiée, elle ne peut plus que subir. Peut-étre est-elle livrée a la prostitution ; sa solitude et sa pauvreté la mettent en tout cas en péril. Le nom du lieu ot elle se trouve : la « Concorde », contraste aussi avec sa situation. La date, enfin, n'est certainement pas choisie au hasard : le Quinze Aoit, c’est l’Assomption, le jour ot les catholiques

fétent la montée de la Vierge Marie au Ciel. Or personne n’est la pour aider cette fille, qui sera peut-étre rejetée au nom de la morale chrétienne et traitée de fille « perdue ». ALICANTE

Au début de 1936, Jacques Prévert a fait un voyage en Espagne avec l’adtrice Jacqueline Laurent. De Barcelone, il s’est rendu a Carthagéne, puis a Alicante et a Ibiza. Le texte est probablement inspiré par un souvenir de ce voyage. Sobre sizain comme le poéme précédent, il en est le contraire : le fruit a portée de la main, au lieu de la faim, un couple au lieu de la solitude, l’horizontalité heureuse au lieu de la verticalité figée, la fraicheur nocturne — de minuit — et la chaleur intime — peut-étre au coeur de l’hiver — au lieu du froid glacial du désarroi 4 midi au plus fort de l’été, la présence nue de la femme aimée dans le lit du narrateur.

La douceur de l’instant se compose de fraicheur et de chaleur; la vie est la, a l’état pur, telle que l’aime Prévert, savourée. L’usage qui est fait des pronoms pourrait cependant paraitre suspect : le lit dans lequel se trouve la bien-aimée est désigné comme « mon lit ». Le narrateur semble vouloir s’approprier cette femme, qui lui est d’ailleurs offerte comme un « présent ». En réalité, il y a un désir d’osmose totale : la femme devient « chaleur de [sa] vie », c’est-a-dire qu'elle lui est indispensable, vitale. SOUVENIRS OU

L'ANGE

DE

FAMILLE

GARDE-CHIOURME

Le premier publié parmi ceux qui constituent l’édition définitive de Paroles (il ne faisait pas partie du sommaire de 1945), ce texte avait été demandé 4 Prévert par Georges Ribemont-Dessaignes’ pour la revue Bifur (n° 7, décembre 1930), dont il était le rédacteur en chef et dont

1. P. 122. 2. « Prévert et l’optimisme », Poésie 46, n° 33, juin-juillet 1946, p. 104. 3. Voir la notule du « Diner de tétes », p. oro.

1022

Paroles

James Joyce était un des conseillers étrangers. « Bifur, explique Ribemont-Dessaignes, cela semble aujourd’hui fort simple : jamais titre ne fut plus difficile 4 trouver [...]. La signification est plus aisée a déterminer que jadis, et elle apparaitra clairement si l’on pense au signal des voies de chemin de fer, annongant un aiguillage, une bifurcation. On s’engageait sur une voie nouvelle, celle-la méme que plus tard l’on dira engagée. [...] Pas d’écriture automatique [...] sans que quelque chose de plus précisément humain s’en dégage'. » Nizan et Eisenstein

étaient au sommaire de ce numéro 7 et le glossaire donnait de Prévert cette présentation : « 30 ans. Ecrit, dit-il, en mauvais francais pour les mauvais francais. » En 1946, les Editions Fontaine reprenaient le texte dans une petite plaquette, avec en couverture un dessin de Mario Prassinos. Le manuscrit a été acquis en septembre 1980 par la Société des manuscrits et autographes francais et se présente sous la forme de 12 feuillets (numérotés de 1 4 12) écrits a l’encre noire. I] est accompagné

d’un dessin de Prévert représentant un personnage ailé avec une téte d’animal. La ponétuation — reprise assez fidélement dans Bifur — y est plus légére que celle du texte de l’édition de 1947, qui ajoute des virgules et substitue a certaines de celles qui figuraient 4 l’origine des points-virgules. Ces « souvenirs de famille » ne sont certainement pas ceux de Prévert, malgré l'utilisation de la premiére personne du singulier. Pourtant,

l'autobiographie fictive se limite aux souvenirs de la premiére enfance, comme |’autobiographie réelle qui sera proposée en ouverture de Choses et autres’. Le poéte partage trés évidemment les révoltes du narrateur imaginaire qui est censé nous raconter ses jeunes années. Mais alors que Prévert a vécu une enfance heureuse auprés d’un pére et d’une mére anticonformistes a souhait, |’auteur de ce récit est pourvu, lui, d’un pére

monstrueux.

On peut trouver cependant des points communs

entre

l’‘autobiographie imaginaire et la véritable enfance de Prévert : les lectures des petits garcons sont les mémes’, le pére fait une fugue’, l’un des fréres meurt’. Arnaud Laster’ pense que la carte écrite par le pére de Prévert des Saintes-Maries-de-la-Mer (é€voquée dans « Enfance’

est peut-étre a l’origine de leur choix comme de famille

». Les ressemblances

»)

décor des « Souvenirs

s’arrétent la. Il n’y a rien, ici, de la

tendresse et de la fratcheur d’« Enfance ». Le but de Prévert n’est pas de régler des comptes avec sa famille mais avec /a famille bourgeoise traditionnelle (qu’il a tout de méme cétoyée de prés avec ses grandsparents paternels). Seuls les enfants (le narrateur et ses fréres) sortent indemnes du jeu de massacre. Certes, l'un d’eux est qualifié de « vicieux », mais on

devine qu’il est surtout désigné comme tel par les adultes qui l’entourent : on lui « attachait les mains la nuit depuis qu’il avait eu la Stupide candeur de trop parler 4 confesse* ». Prévert montrera souvent les enfants comme des victimes — opprimées par des étres qui ont sur eux trop de pouvoir : les adultes —, mais ces enfants-la ont de la défense. 1. Déa jadi, « Les Lettres nouvelles », Julliard, 1958 144. 2. Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallemasd, 1972, p. 9-69. 3. Voir n. 2, p. 20. 4. Voir « Enfance », Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, p. 24-25.

5. Voir la Chronologie a l'année 1915, p. XL. 6. « Paroles », analyse critique, p. 35-36. 7. Voir Choses et autres, p. 24. {Hal Xo);

Notes

1023

Leur refus solidaire de l'éducation qu’ils recoivent prouve qu’ils ne se laisseront pas dresser. Comme « le cancre' » ou comme « |’enfant sauvage »> qui « refuse un autre cerveau? », ils disent un non retentissant a toutes les idées imposées. Pour le poéte, c'est le seul chemin possible vers la liberté. Dés le début, le ton est ironique. Le pére est désigné comme « un grand savant » mais les lieux communs qui suivent : « un homme trés

comme il faut et d’une rectitude de vie qui commandait le respect » sément immédiatement le doute sur la réalité de la premiére affirmation. On apprend a la page suivante que la découverte de ce savant est celle d’« une jambe artificielle perfectionnée », ce qui en soi n’aurait rien de blamable si la réussite de l’invention ne dépendait d'une guerre et si le pére n’appelait 4 la Revanche. A la faveur d’une description apparemment objective, Prévert séme les détails les plus susceptibles d’inspirer le dégofit au lecteur, manifestant ainsi une agressivité qui a besoin de se propager; le rire est féroce. Ces « souvenirs » atteignent un sommet dans la violence pamphlétaire, qui n’aura peut-étre d’équivalent que dans « La Crosse en |’air », écrite six ans plus tard. Le « savant » perce ses cloques avec un cure-dents, les cafards croquent sous la dent, le décor est sordide : les bandages herniaires et

les foetus se mélent aux aliments. Ce mélange peu salubre ressemble 4 la fois aux idées du pére (mais sont-elles vraiment

les siennes ?) et

a la culture que !’on tente de faire ingurgiter aux enfants, évoquée par une série d’associations déja trés proches du célébre « Inventaire ». Tout semble destiné a étre avalé : les hommes comme les oiseaux. La mort domine et la nourriture quotidienne est aussi spirituelle, c’est-a-dire cuisinée avec des références culturelles de toutes sortes. Le collage de citations, de titres de romans, de lieux géographiques ou historiques donne une impression d’accumulation confuse. Le Lacenaire des Enfants du paradis résumera ainsi ce genre de bourrage de crane : « Tant et tant de poussiére dans une téte d’enfant! » Le pére appelle « souvenirs de famille » les « différents ustensiles qui meubl[ent] la maison’ » et l’abbé lui-méme est assimilé par les enfants a ces ustensiles. Etres et objets sont interchangeables, ce qui implique la déshumanisation des étres. Aussi, quand le pére s’écroulera pour ne plus se relever, ressemblera-t-il 4 un meuble qui craque et a une

planche qui tombe.

Curieusement,

la mére

est absente

(elle est

morte). Il est peu probable que Prévert ait voulu épargner les femmes car si le plus souvent il prend leur défense, il n’hésite pas non plus a brosser des portraits peu flatteurs de celles qui appartiennent a la catégorie des profiteurs, comme par exemple la baronne Crin‘. L’affreux perceur de cloques aurait donc pu avoir une épouse aussi peu séduisante que lui. Mais la mére est remplacée par deux personnages : la vieille bonne, Marie-Rose, et l’abbé. Chargée de la cuisine, Marie-Rose apporte

les aliments du corps alors que |’abbé est chargé de nourrir les esprits. La nourriture proposée par Marie-Rose, écoeurante a souhait, se méle, on |’a vu, aux ustensiles du pére. Mais cette nourriture terrestre est a Vunisson de la nourriture de l’4me offerte par le curé. Le traditionnel trio vaudevillesque se constitue étrangement. Si Marie-Rose est surnommée « l’ogresse »» parce qu'elle étouffe les animaux, |’abbé est aussi, 1. Voir p. 43. 2. Voir « Silence de vie », Soleil de nuit, Gallimard, 1980, p. 260. 3. Be 20:

4. Voir « Riviera », p. 52-53.

1024

Paroles

a sa maniére, un ogre : il tente d’étouffer la liberté de pensée des enfants. Le paralléle est mis en évidence par la réaction similaire d’un Ane menacé de mort par Marie-Rose, et des enfants menacés d’un chatiment corporel par l’abbé. L’A4ne mord Marie-Rose — ce qui le sauve

de |’étouffement — et le narrateur mord |’abbé a la cuisse — ce qui lui permet d’éviter les coups. Personnage ambigu, |’abbé est également un double du pére, dont il assume certaines fonctions. « L’homme en robe » incarne 4 lui seul la famille tout entiére. A lanticléricalisme manifesté par la création de ce personnage, répugnant au moral comme au physique et qui révélera aussi une 4me de policier et de militaire (il apparaitra « un bonnet de police cranement posé sur la tonsure et des bandes molletiéres dépassant sous la soutane! » lorsque la guerre éclatera) s’ajoute un antichristianisme virulent. L’Evangile selon Prévert est trés volontairement de mauvaise foi. Le poéte est convaincu que les religions préchent |’intolérance, |'austérité, le conformisme et la résignation, et surtout qu’elles empéchent |’étre humain de s’épanouir librement puisqu’elles défendent les plaisirs et les amours qu’elles ne peuvent étroitement surveiller. L’hypocrisie de cette morale est dénoncée tout au long du texte. L’abbé fait des plaisanteries avec Marie-Rose (sans doute d’un genre grivois puisque le pére les lui reproche) et accueille en riant les propos hardis d'une femme, mais l’onanisme auquel se livre un des garcons est sévérement réprimé. Déja s’amorce une opposition que |’on retrouvera souvent par la suite : celle d’un amour paillard, faux, celui qui est symbolisé par le geste du « grand imbécile » qui glisse sa main dans le corsage d'une femme, et d’un amour naturel, véritable, associé 4 l’amour de la vie, incarné ici par la petite

fille rencontrée a la course de taureaux?. Cette course de taureaux, située au centre du texte, lui donne toute sa signification. L’opposition amour faux/amour vrai est caractérisée par l’opposition taureau/boeuf. Le premier, prénommé Hedtor, est un étre qui allie 4 sa force la douceur du réveur et qui refuse de s’aligner. Hector ne se laisse pas mystifier par les hommes et ne s’occupe pas de la course qu‘ils organisent. Aussi restera-t-il lui-méme, de corps et d’esprit. Le taureau vainqueur, qui s'est plié Stupidement au jeu qui lui est imposé, sera chatré et deviendra un boeuf.

Il ne s’agit certainement pas pour Prévert de faire l’apologie de la virilité et ce n'est pas par hasard si ce taureau au nom héroique est un anti-héros.

La petite fille a comme lui les yeux partie virile qu'il prend bien soin l’organe de la jouissance, mais aussi qui se sont empressés de jouer le jeu

qui dansent et elle lui ressemble. La de conserver représente, bien sir, l’intégrité de l’étre. Les chatrés, ceux imposé, veulent que les autres fassent la méme course qu’eux et soient soumis a la méme mutilation. Si du cété d’Heétor se placent la petite fille, les trois garcons et les bergers qui, a la fin du récit, refuseront de partir ala guerre pour conquérir un titre de vaine gloire, du cété du boeuf se situe le prétre (presque un boeuf puisqu’il lui est interdit d’aimer) mais aussi le pére, stéréotype du conformisme social. Or le réve du pére est d’envoyer les autres se faire mutiler. I] attend avec impatience la castration des autres, y compris celle de ses propres enfants. Le mélange total des éléments qui caractérise le texte est aussi le reflet de cette castration des individus : ils ne savent plus ce qu’ils sont ni ce qu'ils veulent étre dans un monde ow les connaissances sont accumulées sans but et ou la morale bourgeoise interdit le plaisir. 1. P. 26. 2. Voir p. 22-23.

Notes

1025

Le récit ironique de |’Evangile est soumis a un systéme narratif assez complexe. Le narrateur (qui est aussi le fils ainé) explique que l’'abbé leur « lisait toujours la méme histoire, triste et banale histoire d’un homme d’autrefois' », puis il commence le récit de cette histoire comme si c’était l'histoire racontée par l’abbé. Bien entendu, le lecteur

a deviné depuis propos du prétre y prends, petits nous révéle que peu spécial, non Vhistoire. Dans

la longue

longtemps qu'il interpréte trés subjectivement les quand une intervention de ce dernier : « je vous saltimbanques, a rire de notre sainte religion? », ce sont les fréres qui se racontent cet évangile un pas dans le temps du récit mais dans le temps de tirade finale du pére,

4 dominante

narrative,

mais

rapportée par le fils qui la définit comme un « discours assez décousu’ »», la dérision s’insinue également : celle des récits de voyage de type colonialiste. La folie de ce discours répond en écho a |’hétéroclite qui caractérisait a la fois le décor de cette famille et les événements de la vie quotidienne. Les souvenirs de la récente aventure — ou le réve se méle a une réalité suspecte — sont relayés par des souvenirs de jeunesse. L’ambiguité s’installe. S’il est clair que le pére n’a pitié ni du massacre des arbres ni de celui des crocodiles, s'il rapporte sans sourciller ses distractions de colon (« manger de l’homme, boire l’urine des morts* »...), que penser du regard — distancié par l’usage de la troisieme personne du pluriel — qu’il porte sur |’évangélisation et ses conséquences meurtriéres ? Le ton est-il celui de |’admiration ou de humour... noir? Il faut dire que le pére, détruit par la société 4 laquelle il a trop voulu s'intégrer, ne sait plus trés bien ou il en est, ni peut-étre qui il est. Ce personnage, qui meurt 4 la fin du texte, est pourri depuis longtemps de l’intérieur. Sa dégradation progressive est symbolisée par une maladie mortelle, la Roséole, que le poéte substitue malicieusement 4 la rosette. Cette contamination par la « Roséole de la légion d’honneur’ » provoque d’abord la chute des cheveux du pére, lui 6te le bon usage de la parole (il bégaie), la raison (il parle tout seul, a des attitudes bizarres), et finit par le dévorer. Deux « idiots de village » viendront faire contraste avec ce « savant ». Le qualificatif d’« idiots » qui leur est appliqué prouve bien que les étiquettes sociales sont fausses. Le véritable idiot est sans doute celui qui passe pour savant. Les deux jeunes gens qui se coupent la gorge pour ne pas aller a la guerre refusent — comme les enfants — de s’aligner sur une idéologie qui leur apparait détestable. La conclusion amérement ironique du texte prend le contrepied des promesses de gloire posthume faites aux jeunes soldats. Les honneurs o¢troyés par l’Eglise et par l’Etat 4 ceux qui sont morts pour la patrie sont désignés comme une punition. La véritable cause du geste accompli par les bergers est implicite : ils refusent d’étre des instruments de guerre, des assassins légaux ; comme Hedtor, ils veulent rester eux-mémes. Bien évidemment, la rébellion est dangereuse. Hector recevait des pierres et des mégots,

eux renoncent a la vie telle qu’elle leur est imposée. Dans les deux cas, c’est pourtant un amour profond de celle-ci qui les guide. uP. 18. 73 SQVeXO), 3. P. 24, Any eee 258 FP EAS:

1026

Paroles

Page 17.

1. Les événements relatés dans le texte sont censés se passer avant la guerre de 1914-1918 ; ici, allusion a l’occupation de Strasbourg par les

Allemands et a la défaite de la France en 1871. Certains espéraient ce qu ils appelaient « la Revanche ». 2. La loi de 1882 avait instauré la laicité de l’école et, de 1902 a 1905, Combes, alors président du Conseil, pratiqua une politique trés anticléricale (expulsion des congrégations religieuses) et proposa la loi de séparation de |’Eglise et de |’Etat. On enleva les crucifix traditionnellement accrochés aux murs des classes. Page 18.

1. Jacky Chareyre (Les Formes du comique dans les poemes de Jacques Prévert, thése de dodtorat d’Université soutenue en 1984 a Grenoble) fait remarquer qu’au-dela de la contrepéterie de consonnes, il y a un jeu de mots possible : clenche (petit levier dans le loquet d’une porte) de bastille/ Bastille (chateau prison d’Etat).

fort, ou la fameuse

citadelle reconvertie

en

2. Collage d’une quasi-citation de La Fontaine, I] ouvre un large bec, laisse tomber sa proie (« Le Corbeau et le Renard », Fables, 1, u; Cuvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 32), et d’un vers de Racine,

Pour réparer des ans

Virréparable

outrage

(Athalie,

ate

Il,

sc. v, v. 496; Cuvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 893); de deux pensées de Pascal mélées en une : « Le nez de Cléopatre : s'il efit été plus court, toute la face de la terre aurait changé » et « Cromwell allait ravager toute la chrétienté; la famille royale était perdue, et la sienne 4 jamais puissante, sans un grain de sable qui se mit dans son uretére » (Pensées, Br.162 et 176; L.G., 389 et 358 — nous renvoyons ainsi, respectivement, aux numéros de fragments dans les éditions Brunschvicg et Le Guern, « Folio »,

Gallimard, 1977). Page 19. 1. Ms, : « frottant trigtement la mie ». 2. Ms. : « personne ne touchait un rond

».

Page 20. 1. Le 2 octobre 1930, Paris-Midi donnait, en avant-premiere, des extraits

d’un recueil de poésies de Jacques Richepin a paraitre. Un quatrain pourrait bien avoir inspiré 4 Prévert sa plaisanterie : Jésus a réussi, je crow Quoi qu’en pensent les méchants Puisqu’il eut la croix trente-trois ans. Sur Jacques Richepin, voir n. 6, p. 83. 2. CoStal l'Indien (1852), roman d’aventures de Gabriel de Bellemare (1809-1852, dit Gabriel Ferry) plaisait beaucoup au jeune Jacques Prévert, qui le fit lire 4 son frére Pierre. Dans Mon frére Jacques, V’écrivain explique qu’il préférait cependant Sitting Bull aux autres romans indiens, car c’était l’Indien qui tuait les Blancs. Sitting Bull, le dernier des Sioux (sans nom d’auteur) commenga a paraitre dans La Nouvelle populaire, « imprimeurs-éditeurs, 76, rue de Reims, Paris » a partir du 5 mars 1908 et occupa 50 numéros, chaque livraison

Notes

1027

proposant un récit complet. Mais le personnage a existé : Sitting Bull ee4rh9e), chef des Sioux du Dakota, fut un héros de la résistance indienne.

Page 21, 1. Dans cette chanson mise en musique par G. Goublier, S. et F. Borel

exaltent l’amour de la terre, du travail, de la patrie et de Dieu par l’intermédiaire du paysan qui est censé en étre l’auteur. Voici ce que

dit le quatriéme couplet : Si les horreurs d’une terrible guerre Venatent encore fondre sur le pays, Sans hésiter, la-bas vers la frontiére Je partirats de suite avec mes fils. Sil le fallait je donnerais ma vie Pour protéger, pour venger le drapeau... Signalons que Goublier mit aussi en musique « Hymne » de Victor Hugo, cité avec ironie par Prévert dans le « Diner de tétes » (voir p. 3 et la notule de ce texte, p. 1010, et n. 6, au bas de la page 1010). 2. A une variante prés (« cocondou » au lieu de « concodou »), citation de deux vers bissés du refrain de La Baya, « chanson chinoise » du répertoire de Fragson ; paroles de Marcel Heurtebise, musique de Christiné (1911).

Page 23. 1. Rappelons que la célébre formule : « Anne, ma sceur Anne, ne vois-tu rien venir ? » parodiée ici est une citation du conte de Perrault intitulé La Barbe bleue.

Page 24.

1. Ms., Bifur, éd. 1947, éd. 1949, éd. 1951 : « sublime croquipi, charmant quiproco familial ». Nous suivons la legon de |’édition de 1956 qui a l’'avantage de supprimer la faute d’orthographe tout en conservant la contrepéterie. 2. En argot, les « salés » désignent les enfants.

Page 1. 2. (ou

2). Les secrétaires du commissaire de police, en argot policier. « Chauffer » signifie en argot détrousser, voler, et le « bifton » « bifeton ») est un papier ou carton officiel qui atteste un droit

(contremarque

de thé4tre, billet de loterie, de train, etc.).

3. Prévert méle ici trois expressions : « rejeter le moucheron et avaler le chameau » (éviter de commettre des fautes légéres et s’en permettre de graves), « avoir un chat dans la gorge » et « sobre comme un chameau ». Le pére veut dire, semble-t-il, qu’il a été laissé en plein désert complétement assoiffé.

4. 5. 6. 7. celui

« En prendre une », en argot. Un adjudant, en argot militaire. « Condamné », en argot. Le mot a plusieurs sens en argot, mais le plus approprié ici semble de « jeune homosexuel passif » (définition donnée dans Le Frangais

non conventionnel, Hachette, 1991).

Page 26. 1. C’est en 1921 que le soldat inconnu a été inhumé sous |’Arc de triomphe de |’Etoile.

1028

Paroles

Page 27.

J'EN Al VU PLUSIEURS... Dans

un

article

intitulé

«

Le

Phénoméne

Prévert

»

(Carrefour,

26 septembre 1946), Armand Hoog voit une filiation entre ce texte et le « Ilya » des Calligrammes d’Apollinaire'. Les deux poémes présentent pourtant une différence essentielle : si Prévert utilise aussi l’anaphore (mais moins systématiquement que dans « II y a »), son point de vue est beaucoup plus objectif, malgré, au départ, une tentative d’interprétation. Un des personnages attend « quelque chose... n’importe quoi.../ la guerre... la fin du monde » et l’autre a envie de pleurer. Le visage bléme du premier, la voix du second peuvent suggérer tout cela, mais un observateur différent pourrait déchiffrer autrement les apparences. Alors que chez l’auteur de Calligrammes le « moi » fait a plusieurs reprises son incursion dans le texte et qu’il est présent, impliqué dans les regards qu'il porte sur le monde, celui qui dit « je » chez Prévert garde ses distances avec ce qu'il a vu. Les personnages autres que les deux premiers évoqués sont percus avec une neutralité qui serait totale si On ne savait pas que Prévert n’aime ni les drapeaux, ni les vieillards décorés, ni les églises. L’objectivité de la description, ot les étres sont réduits a une attitude, un geste, une tenue vestimentaire, un accessoire

ou au compagnon qu’ils trainent avec eux (un enfant, un chien), laisse planer une incertitude sur ce qu'elle est censée évoquer. Ces personnages n’ont-ils rien a voir les uns avec les autres? Certains d’entre eux pourraient fort bien ne pas avoir été vus du méme endroit et au méme endroit. Pourtant, l’accumulation de signes convergents laisse 4 penser qu’ils sont mus par une méme cause. L’envie de pleurer de |’un, les pleurs effectifs de l'autre, les vétements noirs d’un troisiéme, |’attitude fébrile de certains d’entre eux traduisent a la fois |’angoisse, la mort et le deuil. S’agit-il d’un enterrement ? Le salut au drapeau, la Légion d'honneur, la montre et le porte-monnaie, |’église semblent désigner des bourgeois respectueux des traditions. Mais lit-on les journaux

pendant un enterrement ? Que ferait un chien en pareille circonstance ? Tous

ces

individus,

il est vrai, n’ont

pas obligatoirement

la méme

mentalité et certains d’entre eux pourraient fort bien n’éprouver qu indifférence a l’égard du défunt (si défunt il y a) ou ne pas se plier au conformisme

social. Si l’observateur est toujours a la méme

place,

on peut aussi supposer qu'il ne voit la cérémonie que de |’extérieur de Véglise (il a vu un homme qui y entrait et un autre qui en sortait). Les deux personnages « pales » pourraient alors étre assis sur un banc en attendant le début de la messe de requiem et celui qui lit les journaux, comme celui qui se proméne avec son chien, n’avoir aucun rapport avec l’enterrement. Le texte pourrait aussi faire allusion a la période d’incertitude qui précéde une guerre, angoissante pour ceux qui la désirent comme pour ceux qui la redoutent. L’« attente » du premier personnage serait alors révélatrice d’une attente générale, et l’impression d’agitation qui se dégage des derniéres lignes serait le signe que la guerre est déclarée ou du moins imminente. On comprendrait alors pourquoi un homme lit des journaux et pourquoi un autre salue le drapeau. Celui-ci serait un patriote prét 4 mourir pour son pays —

ou a envoyer les autres se

faire tuer a sa place. Quoi qu'il en soit, ces deux interprétations ne sont pas incompatibles car, si c’est bien de la guerre qu'il s’agit, la vie est 1. Euvres poétiques, Bibl, de la Pléiade, p. 280-281.

Notes

1029

en deuil et les morts-vivants enterrent déja ceux que Prévert appelle les « vivants ». Le bourgeois vétu de noir se prépare peut-étre a des sacrifices humains, y compris a ceux de ses propres fils (voir « Le Temps des noyaux

», p. 48-50).

Page 28.

POUR TOI MON AMOUR Interprété par Agnes Capri des 1941- 1942, ce texte a été publié pour

la premiére fois en mars 1945 dans le numéro 2 (nouvelle série) de la revue Confluences, dont René Bertelé était le rédacteur en chef. LES GRANDES

La dactylographie donne comme

INVENTIONS

titre « Ces grandes inventions

».

Ti Daly. : mais ils ne se rappellent de rien du tout et ils se marrent comme des petits fous les liévres. Page 29.

1. Allusion ironique a La Grande Pitié des Eglises de France (1914) de Maurice Barres. Page 30. 1, Prévert se souvient probablement de La Grande Beuverie (1938) de

René Daumal, ot un professeur livre a des savants un lapin rouge qui subit de multiples traitements en passant dans une machine. II se transformera sans doute en civet, promet le professeur. 2. Daétyl. : et voila le bon professeur qui réve d’une machine a perfectionner le civet mais son désespoir le reprend mais tout de méme il se secoue...

3. Dahl. : et ses calculs sont justes Et ce qu’il y a de plus justes /sic] et sans aucun défaut

Page 31. 1. Dadhl. : mais alors mais alors si mes calculs sont justes 2. Dahl. : « les liévres ont foutu le camp

».

EVENEMENTS Les Cahiers

G.L.M.

(la revue

de Guy

Levis

Mano)

firent paraitre

« Evénements » dans leur numéro de novembre 1937. Un extrait en fut publié avec une partition de Kosma (éd. Enoch, dépét légal:19 décembre

38) ;la chanson, présentée sous le titre « Le Cauchemar du chauffeur

fe taxi », commence a « un taxi s’arréte' » et offre des variantes non

négligeables par rapport 4 « Evénements 1. P. 35, v. 156.

». En voici le texte :

1030

Paroles

Un taxi s’arréte, des étres humains descendent L’un d’eux paie le chauffeur, Le chauffeur s'en va avec son taxi, Un autre humain l’appelle, Donne une adresse et monte. Le taxi repart : vingt-cing rue de Chateaudun Le chauffeur a l’adresse dans la mémoirre, Il la garde juste le temps qu’il faut. Mais c’eft tout de méme un dréle de boulot Et quand il a la fiévre, quand il est notr, Quand il est couché le soir Des milliers et des milliers d’adresses arrivent a toute vitesse et se bagarrent dans sa mémoire il a la téte comme un bottin, comme un plan de métropolitain. Alors il prend sa téte entre ses mains Alors il prend sa téte entre ses mains et il se plaint tout doucement Deux cent vingt-deux rue de Vaugirard Trente-trois rue de Méntlmontant Grand Palais, gare Saint-Lazare, Grand Palais, gare Saint-Lazare, Grand Palais, Saint-Lazare Grand Palats, gare Saint-Lazare

Grand Palais, gare Saint-Lazare.

Rue du dernier des Mohicans, Place du colonel Ronchonot, Avenue du Gros Barbu, du Gros Barbu, Boulevard des Trois-Idiots. Taxi Taxi Taxi Taxi Taxi pour la sortie,

Taxi pour le Grand Prix, Taxi pour le pince fesse, Taxi pour la Comtesse, Taxi pour le cocktail,

Taxi pour les affaires, Taxi pour la grande guerre, Taxi Taxi Taxi Taxt Taxt pour le cimetiére. Le personnage, complétement assimilé par les clients 4 son taxi, se fond avec lui, se mécanise. Son cerveau se chosifie également et devient bottin. Cette version du texte accentue, comme le titre

V’indique, l’aspeét cauchemardesque de |’existence du chauffeur de taxi (les noms de rues, le mot « taxi » sont répétés de maniére obsessionnelle) et constitue une sorte de plan rapproché d’un détail de la version intégrale. L’hirondelle d’« Evénements » ne rencontre que des étres abimés et fatigués, mais soudain un changement s’opére : ces « hommes pauvres » s’unissent. En 1937, un an aprés la victoire du Front

Notes populaire,

Prévert,

comme

les petits de l’hirondelle,

1031 leur conseille

de ne pas se séparer. « Evénements », qui faisait partie du recueil constitué par Emmanuel Peillet et ses éléves en 1944, n’était pas au sommaire de |’édition de 1945. Le texte retrouve, dans l’édition de 1947, une actualité saisissante a ’heure ov se brise l’union des communistes et des socialistes et au lendemain de l’éviction du gouvernement des ministres communistes, le 5 mai 1947. Page 34. 1. Prévert joue avec le titre de l’essai de Pierre Drieu la Rochelle :

Mesure de la France (1924). Voir n. 13, p. 83. Page 35. 1. Cette rue imaginée par Prévert emprunte son nom Fenimore Cooper Le Dernier des Mohicans (1826).

au livre de

Page 36. 1. « Tué », en argot. 2. L’hirondelle est « athée » comme le veilleur de nuit de « La Crosse en l’air » (voir n.1, p. 93).

Page 39. L’ACCENT GRAVE

.« Tu ne seras jamais sérieux. [...] C’est grave tu sais... », disait au petit Jacques Prévert' sa mére. Transformer, 4 l’aide d’un accent, la conjonétion « ou » en adverbe de lieu « ot », afin de détourner une célébre citation de Shakespeare, pourrait passer pour une plaisanterie de potache qui ne mérite pas d’étre imprimée. Mais le jeu permet d’abord

de répondre a une question qu’il n’est pas interdit de se poser : « Quel éléve Hamlet a-t-il bien pu étre ? » En s’amusant a lui préter sa propre fantaisie et a l’imaginer sous les traits d’un frére ainé du cancre qui répondra quelques pages plus loin aux questions du professeur par un « fou rire? », Prévert renouvelle la fameuse alternative du to be or not to be en une formule qui porte en germe le comportement futur du

personnage. L’éléve Hamlet ne veut pas répondre « présent » et son désordre mental apparent est révélateur de son refus de se soumettre a |’ordre imposé. A deux reprises le professeur lui demande de faire « comme tout le monde », de se conformer aux usages. L’interrogation du petit Hamlet sur son existence, sur sa présence dans un monde qui ne le satisfait guére, suggére que le don d’ubiquité appartient 4 tous comme le droit d’étre ailleurs. La folie de l’éléve Hamlet, c’est sa liberté d’esprit et elle est a la portée de chacun. Telle était aussi en partie la compréhension qu’avait Hugo du héros shakespearien : Hamlet, selon lui, est a la fois celui qui « fait le fou pour sa sireté » et celui qui « n’est pas dans le lieu ot est sa vie. Il a toujours |’air d’un homme qui vous parle de l’autre cété du fleuve. Il vous questionne. [...] Sa réalité étrange est votre réalité, aprés

tout? ». 1. Selon son propre témoignage dans Mon frére Jacques.

2. P, 43. 3. William Shakespeare, Euvres completes, coll. « Bouquins », Robert Laffont, 1985, volume critique, p. 360 et 362.

1032

Paroles

Page 40.

PATER NOSTER Il existe de « Pater noster

» une esquisse manuscrite sans titre et

sans date, sur papier quadrillé. Une allusion conjointe 4 Adolf Hitler et au maréchal Pétain sur ce manuscrit permet de supposer que le texte n'est pas antérieur a 1940. II apparait dés la version de Paroles imprimée a la fin de 1945, ce qui nous donne aussi une date limite. L’esquisse offre un texte trés proche du texte définitif jusqu’au vers « Avec les épouvantables malheurs du monde! », puis elle s’en éloigne sensiblement : avec les épouvantables malbeurs du monde avec les tortureurs les malades les geéliers avec les prisons avec la douleur avec les empereurs avec les fous a lier avec les prétres et les traitres? les reitres et leurs maitres avec la guerre avec la paix avec les sawons avec les années avec le sourire avec la vérole avec la connerie avec la misére avec la bétise de mourir

avec avec avec avec avec

la joie de vivre le maréchal encore pour quelque temps vivant la chasse a l'homme’ les caimans l'inquiétude du pauvre

et la terrible question d'argent avec les salades les mantéres

avec les jolies filles et avec les vieux cons avec les eufs durs avec les chapeaux mous* avec les eaux et foréts et les bow et charbons les potres pour la sotf les raisins de Corinthe avec la tour de Londres les harengs de la Baltique’ avec les Les Mysléres de New

York est le titre francais donné aux films a

ebtiades réalisés par le francais Louis Gasnier

Unis, The Clutching Hand (« La main Elaine. Le journal Le Matin choisit de rédaction d'un texte correspondant au le 27 novembre 1915, une semaine avant

(1882-1963)

aux

Etats-

qui serre ») et The Exploits of confier 4 Pierre Decourcelle la film, qu’il commenga a publier la projection du premier épisode

1, P. 41, v. 23. 2. A ce niveau du texte, sur la droite, Prévert a écrit : « avec ses tortionnaires / ses

manutentionnaires / avec Adolf Hitler / le maréchal Pétain / ..... / avec la chaise électrique ». Au-dessous de « temps vivant » et a droite de ce vers, Prévert a écrit: « et la paille de la misére / [un mot illisible] \'acier des canons / [deux mots illistbles rayés] / et

quand la paille de la misére / pourrit dans l’acier des canons ». 4. A droite de ce vers Prévert indique « élever la voix », ce qui signifie peut-étre qu’en écrivant son texte il le destine a étre dit par un acteur, perpétuant ainsi une habitude qu'il avait prise a l’époque du groupe Oétobre. 5. « Harengs de la Baltique » est une lecture conjecturale.

Notes

1033

sur les écrans de la chaine Pathé. Le succés fut immense. Pierre Prévert avait gardé le souvenir que Suzanne Prévert (sa mére et celle de Jacques) découpait le feuilleton et en reliait les épisodes avec une ficelle. 2. Ce vers est postérieur a |’esquisse manuscrite que nous avons eue

sous les yeux. 3. A droite de ce vers, Prévert a écrit sur le manuscrit

:

avec le jour quand il fait soleil [lecture conjecturale] et les assassins de tous les pays

Page 41. 1. La paille servait a nettoyer l’affit des canons. RUE

DE

SEINE

Bien que publié pour la premiére fois en mars 1945 dans le numéro 2 (nouvelle série) de la revue Confluences', ce texte a été composé plusieurs années auparavant. Il fut interprété, en effet, par Pierre Brasseur au cours d'une émission réalisée par Pierre Laroche et intitulée Promenade avec

Jacques Prévert, radiodiffusée en zone Sud le 3 octobre 19417. Mais « Rue de Seine » a pu étre écrit bien avant cette émission, qui ne nous en donne que la date limite de rédaction. 2. Ce vers ne figurait pas dans Confluences, mais il fut dit par Brasseur en 1941. Il a probablement été omis dans la revue par imadvertance. Page 42.

1. Promenade avec Jacques Prévert : il essaie de sourire il répéte

Page 43. 1. Ce vers n’était pas dit par Brasseur dans |’émission de radio de 194. LE CANCRE

La revue Lettres publiée 4 Genéve, avec pour rédacteur en chef Pierre Courthion, fut la premiére a publier ce texte dans son numéro de novembre 1944. L’épigraphe (signée Vauvenargues) de cette revue laissait entendre, malgré la neutralité du titre, que ses préoccupations

n’étaient pas purement artistiques : « La servitude abaisse les hommes jusqu’a s’en faire aimer. » Prévert joue sur la polysémie du mot « téte ». « Il dit non avec la téte » signifie que l’éléve fait un mouvement de droite 4 gauche et de gauche a droite avec sa téte pour répondre par la négative a une question du professeur. Mais la « téte » est aussi, par métonymie, le cerveau, et le poéte oppose volontiers le langage cérébral a celui du coeur. II est vrai que le « non » est ambigu. Dans un premier temps, le « non » cérébral est une réponse a des problémes posés par le maitre, puis ce « non »

devient un refus de répondre, émanant cette fois du coeur. Dans Le soleil a toujours raison, le personnage principal (incarné par Tino Rossi) a la méme formule pour commenter |’attitude du pére de celle qu’il aime quand celui-ci lui refuse la main de sa fille : « II dit 1. Voir la notule de « Pour toi mon amour », p. 1029. 2. Sur la brochure témoin dactylographiée qui en a été conservée, voir la Notice p. 1103. 3. Film réalisé en 1941 par Pierre Billon. Scénario et dialogues de Jacques Prévert.

1034

Paroles

non avec la téte, il dit oui avec le coeur. » La encore, le « non » est sorti du cerveau, de la raison, mais on peut penser que la réponse suggérée par le coeur |’emportera. FLEURS

ET COURONNES

Une analyse trés détaillée de ce texte a été faite dans Méthodes. Apprentissage méthodique du commentaire composé, Fiches pédagogiques, professeurs, Editions modernes Media, 21, rue du Cardinal-Lemoine, 75005 Paris. Page 4). LE RETOUR AU PAYS Le texte fut publié pour la premiére fois dans le numéro 7 de la revue Soutes, daté du 18 mars 1937, sous le titre « Fait divers ». Ce personnage condamné d’avance par un oncle qui aime jouer les mauvais augures a probablement été inspiré 4 Prévert par Lacenaire, le célébre assassin du xix® siécle, qui jouera un grand réle dans Les Enfants du paradis. La prédiction funeste « Tu périras sur l’échafaud » a réellement été prononcée par le pére de Lacenaire ; celui-ci le raconte dans ses Mémoires : « [...]j’eus a sortir avec mon pére ; nous traversions la place des Terreaux ; c’était un jour d’exécution, nous n’en savions rien ni l'un ni l’autre, et nous ne nous

en apercgames qu’en face de la guillotine. La, mon pére s’arréta, et me montrant |’échafaud avec sa canne : “Tiens, me dit-il, regarde, c’est ainsi que tu finiras si tu ne changes pas.” Horrible prédiGtion dans la bouche d’un pére ! Sur quoi était-elle basée ? Dans toute ma vie, je n’avais jamais fait a la maison un seul acte de méchanceté. Dés ce moment un lien invisible exista entre moi et l’affreuse machine. J’y pensais souvent sans pouvoir m’en rendre compte. Je finis par m’habituer tellement a cette idée que je me figurais que je ne pouvais pas mourir autrement. Que de fois j'ai été guillotiné en réve ! Aussi cette cérémonie n’aura pas pour moi le charme de la nouveauté... » (Sans nom d’éditeur, Paris, 1836, t. I, p. 121). Dans le film, Prévert fait dire 4 Lacenaire : « Mon chemin est tout

droit et je marcherai la téte haute... jusqu’a ce qu’elle tombe dans le panier naturellement... D’ailleurs, mon pére me l’a dit si souvent : “Pierre-Francois, vous finirez sur |’échafaud...”. » 1. Soutes : il y a quelque chose qui les empéche de passer il est de plus en plus triste il paye Page 46. 1. Soutes : « qui travaille dans un bordel 4 Vaugirard 2. Soutes : Mais il n’a pas envie de fumer ni de cracher alors il décide d’aller voir l’oncle Il y va 3. Soutes : « Et fumé trois cigarettes. »

».

Page 47. LE CONCERT N'A PAS ETE REUSSI

La dactylographie est déja trés proche de ce qu’on peut lire dans les éditions de Paroles de 1945 et de 1947. Mais alors que le texte publié

en 1947 par Enoch, avec la partition de Kosma, dans D’autres chansons

Notes

1035

sous le titre « Compagnons des mauvais jours » correspond 4 celui du recueil, celui qui, en 1950, est également publié avec la partition par Enoch comporte de sensibles différences par rapport aux précédents. On pourrait étre tenté, compte tenu de la date du dépédt a la

S.A.C.E.M. par Prévert et Kosma — le 1° décembre 1939 —, d’émettre des hypotheses sur l’identité de ces « compagnons des mauvais jours ». Mais le poéme dépasse certainement son éventuelle origine autobiographique et, s'il est inspiré par des événements vécus, ces événements ont eu lieu a des époques diverses. Celui qui parle prend

congé d’une collectivité : le « je » du deuxiéme vers se distingue fortement de ceux qu'il apostrophe sous la forme d'un « vous » anonyme pour faire place au pronom « moi » trés personnel : « Moi je prends ma casquette / [...] / Et je m’en vais ». Cette prise de distance est typique de Prévert : rupture avec le surréalisme et le groupe Odtobre, refus d’appartenir 4 un parti et de se battre sous un drapeau. Le rejet de |’uniformité passe par |’affirmation de soi qui permettra de réclamer la liberté pour tous. Cet appel 4 la liberté, comment le faire entendre ? L’artiste peut-il « hurler » la misére et ne pas déplaire? Il semble que non. Sa musique gringante n’a pas été entendue. Elle ressemble a la musique de |’enfant du « Tableau des merveilles », musique « atroce », qui « racle » et « grince comme la craie sur l’ardoise ». Aux reproches qui lui sont faits, l’enfant répond : « On fait la musique qu’on peut. [...] Je suis couvert de cicatrices, ma viande est déchirée, ma musique aussi est déchirée : décollée, elle a les nerfs a vif'... » Entre cette musique atroce et « la musique qui plait? », que choisir ? Entre le hurlement de |’opprimé et le langage chatié et stéréotypé imposé

par certains, un langage aussi factice, aussi ridicule qu’un caniche rasé et pomponné, « la langue morte » des vieillards dont il est question dans le poéme suivant}, existe-t-il un autre langage ? C’est la question a laquelle va se trouver confronté |l’écrivain. Seul est peut-étre authentique le langage qui n'est pas épuré, celui du chien batard qui n’a pas de pedigree ou « du chien pauvre qui créve a la fourriére’ ». Toutefois, |">homme qui n'a pas voulu « jouer du caniche » semble transiger en allant ailleurs jouer « du phoque et du saumon fumé® ». Va-t-il faire le beau et proposer une musique exquise ou propre a ravir les mangeurs de saumon fumé? La variante donnée par la chanson de Kosma dans sa version de 1950 — « pensez a celui qui chante en souriant un air désolé » — sous-entend un certain compromis, mais elle révéle aussi que l’association « phoque » et « saumon fumé » ne passe pas si facilement que cela : cette harmonie n’est pas conventionnelle — du

moins dans la forme. Comment se fait-il, en effet, que la plupart des changements apportés a la version de 1950 portent sur des passages ou la métaphore est particuliérement étrange, inattendue ? « J’aurais di jouer du caniche / C’est une musique qui plait » a été remplacé par : « j’aurais da fair’ le beau caniche c’est un numéro qui plait ». Trés logiquement, un peu plus loin, « Quand on joue du chien a poil dur / Il faut ménager son archet » devient : « Et j’ai chanté l’histoire trop trist’ d’un pauvre chien abandonné ». Prévert a-t-il fait — ou accepté — Speétacle, p. 403. coger cigs Jee SIO . Comme le dit le mendiant dans « Le Tableau des merveilles » (Speélacle, p. 410). » Peay YVRpeNe

1036

Paroles

ces modifications a la demande de Kosma? La partition de celui-ci est plus souriante (d’un sourire triste, comme il se doit) que gringante. Reste que c’est la premiére version de ce texte que Prévert n’a pas cessé de publier dans toutes ses éditions de Paroles depuis 1945 ; preuve que le

poéte préfére les mots qui choquent a ceux que l'on attendrait, ou que l'on voudrait entendre. 1. Daélyl.

: « Quand on joue du fox a poil dur ».

Page 48.

LE TEMPS DES NOYAUX Luc Decaunes, rédacteur en chef de la revue Soutes', publia ce texte

en février 1936, dans le numéro 2, puis le reprit dans une plaquette intitulée y poémes contre la guerre, a la fin de la méme année. Le poéme, qui faisait partie du recueil constitué par Emmanuel Peillet et ses éléves en 1944, n’apparaitra pas dans l’édition de Paroles de 1945. 1. Jean-Baptiste Clément fit du Temps des cerises, écrit par lui en 1866 et mis en musique par E. Renard, un hommage a la Commune en le dédiant, dans son recueil de 1885, 4 Louise, qui en fut une ambulanciére. Prévert tourne en dérision, non pas la chanson, qu’il trouvait belle, mais la nostalgie d’un passé ou |’on envyoyait les jeunes gens mourir au champ d'honneur.

Page 49. 1. En 1886, a la revue de Longchamp,

ministre de la Guerre, se promena sur un venue le célébrer entonnait des chansons revenant de la revue, écrite 4 son intention une musique de Desormes, et créée par Gas et contents

le général Boulanger,

alors

superbe cheval noir. La foule diverses, parmi lesquelles En par Delormel et Garnier sur Paulus. Le refrain en était :

Nous marchions triomphants

En allant a Longchamp Le ceur 4 l’aise Sans hésiter Car nous allions feter Voir et complimenter L’armée francaise. Le bellicisme de Boulanger et ses discours revanchards embarrassaient le gouvernement,

mais son nationalisme extrémiste était soutenu par une

partie de la population. II fallait, selon certains, repartir pour une « prochaine » guerre afin de venger la défaite de 1871. Les paroles de la chanson sont évoquées de facon assez précise par Prévert : « vous étiez saouls sans avoir rien bu » fait allusion a cet extrait : j’débouch’ les douz’ litr’s a douze /[...] a force de licher des verres / Ma famille avait son p’tit grain /[...] Et le soir lorsque nous rentrons/ Nous sommes tous complet 'ment ronds. Et « quand passaient les beaux cuirassiers » , c’étaient, dans la chanson, les femmes qui « travail[laient] de la criniére » : Ma fille qu'avait son plumet / Sur un cutrassier s'appuyatt / Ma femme sans facon / Embrassatt un dragon. 2. Il y a toujours une caserne rue de la Pépiniére a Paris. L’édition de 1956 restitue au mot sa majuscule, mais nous conservons la legon

de l’édition de 1947. 1, Voir la notule du « Retour au pays », p. 1034.

Notes

1037

3. Prévert refuse de prendre au sérieux ces affreux vieillards et les assimile a des personnages de vaudeville. « Hélas hélas cher Monsieur Babylas » renvoie en effet a une opérette bouffe en un acte de Saint-Rémy et Offenbach intitulée M. Choufleury reftera chez lui le 24 janvier. Au début histoire, chante :

de la scéne

1, Ernestine,

la jeune premiére

de

Neceit)

Je sais que toute fille honnéte Doit avoir au moins un amant, Et vite j'ai fait la conquéte D'un jeune homme aimable et charmant : C'est mon votsin Babylas. Cher Babylas | Hélas ! hélas ! Pourquoi ne m’entends-tu pas ? Cher Babylas ! Page so. 1. Suivant une légende, ces paroles auraient été adressées a Louis XVI au pied de |’échafaud par son confesseur Henri-Essex Edgeworth de Firmont. 2. Prévert se souvient peut-étre de la fin du film de Fritz Lang, Liliom,

qui date de 1933. Poursuivi par la police parce qu’il vit d’expédients, Liliom, une fois mort, se retrouve au Ciel devant un commissaire de police semblable a celui qui |’interrogeait sur terre. 3. Dattyl., Soutes et 5 poemes contre la guerre: « En arriere arriéres grand péres /sic]. »

Page jr.

CHANSON DES ESCARGOTS QUI VONT A L'ENTERREMENT Mis en musique par Kosma, ce texte — enregistré par la chanteuse Lys Gauty dés le 9 janvier 1941 — est paru au 1™ trimestre 1946, avec la partition, dans 21 chansons, sous le titre « Deux escargots s’en vont a l’enterrement ». Léon-Gabriel Gros fait remarquer que des poémes comme celui-ci — et comme « Histoire du cheval » ou « La Péche a la baleine » — « allient une fantaisie a la Lewis Caroll et une imagerie a la Walt Disney' ». On y retrouve aussi la tendresse de Lorca — que Prévert aimait beaucoup — pour la nature et toutes ses composantes (voir, par exemple, « Les Rencontres d'un escargot aventureux? »).

1. Ed. 1945, éd. 1947 et editions suivantes ; « Ils s’en vont dans le noir ». Le mot « coquille » a-t-il troublé l’imprimeur ? Nous suivons la lecgon de 21 chansons, « noir » s’étant évidemment substitué par erreur a « soir ».

Page 52. RIVIERA Il existe de ce texte un état en partie manuscrit (les cing premiers vers) et en partie dactylographié. En marge du vers 4, Prévert a écrit : « Les poules de Tourrettes sur loup avaient mangé la moitié du papier. » 1. « Paroles de Prévert », Cahiers du sud, 2° semestre 1946, p. 487. 2. Livre de poemes ;CEuvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 9-13.

1038

Paroles

Signé : « Jacques ». Le texte a donc probablement été écrit pendant la guerre’; il n’est en tout cas pas postérieur a 1943, date a laquelle Prévert remonte a Paris. Pour Gaétan Picon, dans ce « cruel poéme intitulé Riviera, c'est a la vieillesse, a la laideur des personnages que Prévert s’attaque plus qu’aux signes d’oppressions? ».

L’accumulation des détails triviaux donne en effet une vision horrifique de la baronne Crin et de ceux qui gravitent autour d’elle, mais la vieillesse et la laideur des personnages imaginés par le poéte n'est — comme dans « Souvenirs de famille » — que le reflet de leur laideur intérieure. Certes, il n’est pas question ici d’oppression ni d’opprimés (a l'exception des « petits prodiges » que Prévert considére toujours avec une ironie mélée de pitié), mais on devine bien que la classe sociale a laquelle appartient la baronne est celle des oppresseurs. De toute évidence, cette femme est une morte-vivante et fait donc partie de ceux qui n’aiment pas le bonheur des autres. Sa « langue fanée » révéle que son langage est périmé, comme sa mémoire. Sa décrépitude est telle que tout chez elle est pourriture, détritus, excréments. Cette sorte de momie mal conservée est la « reine de la carie dentaire », son mari le « roi du fumier », son oreille tombe comme

une feuille morte, ses

souvenirs sont faits de guano. Son état de décomposition ne |’empéche pas d’attirer une cour de « présidents » qui passent devant elle et qui se jettent sur son vieux cure-dents pour le sucer, préts, semble-t-il, 4

toutes les bassesses pour ramasser un peu de la fortune de ce roi et de cette reine. Or, la fortune est assimilée ici aux déchets dans ce qu’ils ont de plus répugnants; elle gate les individus jusqu’a |’os et leur dégradation pollue |’atmosphére. Le sort de leurs enfants, qui se jettent « désespérément » 4 la figure leurs morceaux de piano, n’a pas l’air enviable. Déja abimés par leurs parents — leur musique est « bléme », « aigre et sure » —, ils rivalisent entre eux comme on leur a appris a le faire, sans espoir, sans révolte.

Rares sont les textes de Prévert qui atteignent un tel paroxysme dans la noirceur et dans la férocité. Lorsqu’il montre la laideur d’un certain monde, il rétablit la plupart du temps |’équilibre en ajoutant au tableau un étre pur, un beau paysage, un rayon de soleil... Ici seule la mer est présente mais la baronne ne la voit pas : elle ne sait plus apprécier la vie et ce qui en fait le charme — |’a-t-elle jamais su ?— et ne répand autour d’elle qu’ordure et pestilence. L’humour ne fait qu’accuser l’aspect nauséabond de cet environnement; le rire se fige. Tout est fait pour provoquer la répulsion ressentie par le poéte. Page 54.

LA GRASSE MATINEE « LaGrasse Matinée » futd’abord publiée dans Soutes’ en 1936 (14 juillet, n° 4). Marianne Oswald la chanta presque immédiatement, sur une musique de Kosma, et, en 1944, elle fera partie du petit recueil rassemblé

par Emmanuel Peillet et ses lycéens‘. Terre des hommes reprend le texte en 1945 (n° 9, du 24 novembre), mais il ne figurera pas dans |’édition

de Paroles de décembre. Enoch l'édite avec la partition en 1946 dans Voir la Chronologie 4 l'année 1941, p. Lyi. « Une poésie populaire », Confluences, n° 10, mars 1946, p. 85. . Voir la notule du « Retour au pays », p. 1034. - Que nous désignerons par l’abréviation « recueil Peillet ». nPWN

Notes

1039

21 chansons. Or, d’une édition 4 l’autre, « La Grasse Matinée » présente des variantes, la plus importante concernant la fin du texte. Alors que

celui de 21 chansons est identique a celui de |’édition de 1947 de Paroles, Soutes, le recueil Peillet et Terre des hommes manuscrit, qui se terminait ainsi :

donnent

la version

du

café créme et croissants chauds [vers 41] sandwiches Vhomme titube et dans l'intérieur de sa téte un brouillard de mots Sardine manger wuf dur café créme café arrosé rhum oF 70 café créme café créme café crime café crime arrosé sang un homme tres eftimé dans son quartier a &é égorgé en plein jour et l’assassin lui a volé deux francs soit un café arrosé 0 F 70 2 tartines beurrées oF 50 x 2 Ths

et 20 centimes pour le pourboire du garcon... la foule a lynché V’assassin le vagabond et tout le monde est reparti vaquer a Ses occupations Prévert préfére finalement insister sur les raisons qui ont poussé le vagabond 4 tuer plutét que sur la cruauté de la foule qui le lynche sans autre forme de procés. La constatation que « le petit bruit de l’ceuf dur cassé sur un comptoir d’étain » est terrible « quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim » revient comme un refrain obsessionnel et prend alors le ton d’un avertissement. 1. Ms., Soutes, recueil Peillet, Terre des hommes : « il s’en fout de sa téte d’homme ». Voir le « Diner de tétes », ot « l'homme 4 téte d’homme » faisait contraste avec les autres.

Page 55. 1. A partir d’ici, le manuscrit, Sowtes, le recueil Peillet et Terre des hommes donnent un autre texte. Voir la notule.

DANS MA MAISON Publié dans la revue Arts le 14 septembre 1945', ce texte ne figurera

pas dans l’édition de Paroles de décembre ; il sera en 1946 au sommaire de 21 chansons. D’aprés Janine Prévert, il aurait été écrit dans la maison 1, Dans une version au féminin, légérement différente.

1040

Paroles

que Prévert loua 4 Tourette-sur-Loup pendant la guerre. I! aurait donc

été composé entre 1940 et 1942. Page 57.

CHASSE A L'ENFANT Publié avec la partition de Joseph Kosma en 1937 (éd. Enoch) puis repris début 1946 dans 27 chansons et dans le numéro de juin de la méme année de la revue Masses (sous-titrée « Socialisme et liberté » ), ce texte

ne figure pas dans |’édition de Paroles de 1945. C’est peut-étre en 1934 que Prévert a composé son poéme, inspiré par un fait divers qui s’est déroulé en aoat de cette année-la. Le 27, trente enfants s’ étaient échappés

de la maison de redressement de Belle-Isle. Dans un article du 26 septembre 1934, Jean Galtier-Boissiére relatait ainsi |’événement pour Le Canard enchainé : « Comment ne pas étre soulevé d’indignation en lisant le récit de la tentative d’évasion de ces trente petits malheureux de Belle-lle, las de la nourriture infecte et des coups de boeuf, qui, durant plusieurs jours furent traqués par les argousins

avec

|’aide bénévole

d’estivants, mouchards ou tortionnaires refoulés, et finalement ramenés

menottes aux mains au pénitencier pour y étre jetés en cellule au pain et a l’eau pour des semaines! » La chanson, trés vite interprétée par

Marianne Oswald (Prévert |’a composée pour elle), provoqua le scandale. Le poéte se souviendra qu’elle avait donné lieu a des manifestations hostiles, notamment chez des gardiens de prison. II fit aussi allusion au bagne d’enfants de Belle-Isle dans les dialogues de Jenny’. Lucien, le personnage principal du film, évoque l’ile avec Danielle, la jeune fille dont il vient de tomber amoureux

:

DANIELLE : Vous étes allé a Belle-Isle? LUCIEN : Oui, j’y suis resté onze ans. DANIELLE : On aurait pu se rencontrer... On s'est peut-étre vus sans le savoir... LUCIEN : Oh, il y a peu de chances... DANIELLE : Pourquoi ?... LuciEN : Pour rien... Tenez, a Belle-Isle il y a un pénitencier... Une prison de gosses, hein ? Vous étes sirement passée devant... DANIELLE : Je ne me souviens pas.. . J’etais trop petite. = Lucien : Moi aussi. . OUi, MOi aussi j’étais tout petit. Danielle ne comprend pas mais le spectateur devine que Lucien a été pensionnaire du bagne et que cette expérience a marqué sa vie. Aussitét apres Jenny, Prévert souhaite écrire un scénario inspiré de

l’évasion d’aotit 1934. Carné accepte avec enthousiasme, mais la censure fait avorter le projet apres lecture du synopsis : « Celle-ci nous fit savoir qu'un film de ce genre n’avait aucune chance de voir jamais le jour et serait interdit 4 tout coup. » Le scénario de ce qui devait s’appeler

L’Ile des enfants perdus est donc abandonné?. Il faut dire qu’en 1936 le sujet reste d’une actualité brilante : le 26 septembre, les internées de la maison de redressement de Boulogne se sont révoltées et une dizaine 1. Film réalisé en mars-avril 1936 par Marcel Carné (voir la Chronologie, p. Lut).

2. Marcel Carné, La Vie a belles dents, Editions Jean-Pierre Ollivier, 1975, p. 86 ; réédité parr Belfond en 1989. 3. Repris en 1947 sous une forme un peu différente et sous un autre titre, La Fleur de l’age, le scémario sera achevé par Prévert, mais Carné n’ira pas au bout du tournage (voir la Chronologie, p. Lx). Un texte de ce scénario a été publié en 1988 par les éditions Gallimard.

Notes

IO4I

d’entre elles se sont évadées. Prévert publie dans La Fléche du 3 octobre un article trés polémique ou il attaque la directrice de |’établissement, Mme Géniat, et prend la défense de ses pensionnaires'. L’fle des enfants perdus n’ayant pu voir le jour, c’est donc grace a Marianne Oswald, qui continuait 4 chanter « La Chasse a l’enfant », que la révolte

de Prévert se faisait entendre avec le plus d’efficacité. Simone de Beauvoir, qui assista avec Sartre au récital donné par la chanteuse 4 la salle Gaveau,

a la fin de 1937, se souviendra tout particuliérement de ce texte : « Elle chanta beaucoup de chansons de Prévert, et entre autres celle que lui avait inspirée l’évasion manquée des petits colons de Belle-Isle : « Bandits, voyous, voleurs, chenapans ! C'est la meute des honnétes gens Qui fait la chasse a l'enfant Il y avait dans l’anarchisme de Prévert. une virulence qui me satisfaisait?. » Sartre partageait ce got, puisqu’il avait choisi de donner

ces mémes vers pour épigraphe au livre I de son Saint Genet, comédien et martyr (1952).

Marianne Oswald incarna aussi certains personnages des scénarios de Prévert : en 1948, elle fut l’inquiétante gouvernante des Amants de Vérone,

et en 1956, elle tint le rdle de la Falourdel dans Notre-Dame de Paris. Prévert préfaga en 1948 son livre Je n'ai pas appris a vivre’. Page 58. FAMILIALE

_ « Familiale » a été mis en musique par Joseph Kosma et publié par Enoch avec la partition en 1937, puis repris en 1946 dams 21 chansons.

Le texte ne figurait pas dans |’édition de 1945. Page 59. LE PAYSAGE CHANGEUR La revue Essais et combats, « organe mensuel de la Fédération nationale des étudiants socialistes » dont le rédacteur en chef était Emmanuel Peillet’, fut la premiére a faire paraitre ce texte en février 1938, dans son numéro 9. Les éléves de Peillet le reprendront dans le recueil de 1944, mais l’édition de 1945 ne |’intégrera pas encore. Comme son nom l’indique, cette revue était trés combative. « Le Paysage changeur » y était accompagné d’un dessin représentant un homme avec le poing levé derriére lequel se profilaient d'autres hommes. Dans le fond, un orateur semblait exhorter avec vicacité un groupe a la révolte : il leur parlait en levant la main. Le numéro donnait une citation de Marx trés hostile au christianisme : « Les principes sociaux du christianisme préchent la lacheté, le mépris de soi-méme,

|’abaisse-

ment, la soumission, |’humilité, bref, toutes les qualités de la canaille [...]. Les principes sociaux du christianisme sont des principes de cafard et le prolétariat est révolutionnaire. » Or, Prévert vient de prendre ses distances avec les communistes, parce qu’ils ont remplacé le drapeau rouge par le drapeau tricolore (voir la notule de « La Crosse en l’air », Pp. 1051), mais aussi parce qu’ils amorcent une politique de « main 1, On trouvera l'article dans le deuxiéme volume de cette édition. 2. La Force de l'age, Gallimard, 1960, p. 329-330. 3. Cette préface, intitulée « Le Vin de mai » sur la dactylographie, a été publiée dans La Cinquiéme Saison, Gallimard, 1984, p. 164. 4. Voir la Notice, p. 987.

1042

Paroles

tendue » a |’égard des catholiques. I] était donc certainement en accord avec la tendance internationaliste de la revue et avec son rejet de cette tentative de récupération des chrétiens. En 1950, Jacques Gaucheron publiera dans La Nouvelle Critique, « revue du marxisme militant », des articles trés hostiles 4 Prévert'. Dans celui de septembre-o¢tobre, ilvitupére contre « Le Paysage changeur » parce que

le texte

annonce

une

révolution

future,

«

grande

consolation

réveuse, [...] vision utopique d’un 4ge d’or », alors que pour Gaucheron la révolution a déja été faite, dans un certain pays : « Ce poéme date certainement d’aprés 1930, n’est-ce pas ? Et Prévert écrit : “Mais un jour le vrai soleil viendra...” Pourquoi cette prophétie ? Pourquoi parler au futur, alors que les travailleurs soviétiques ont fait mdrir un vrai soleil. Aujourd’hui, pour un jeune travailleur comme pour un étudiant, il n'est pas actuellement nécessaire de s’accrocher aux nuages de l’utopie creuse. Il peut réver, comme font des milliers de simples gens, a cette réalité vivante, bien vivante, qui change l’hiver en printemps et qui s’appelle l'Union soviétique. » Il est d’autant plus intéressant de savoir qu'une premiére version de

ce poéme tellement honni par Gaucheron avait été composée a l’époque du groupe Odtobre, donc a une époque ot Prévert était encore trés proche des communistes. De cette version, intitulée « Gaz d’éclairage », nous n’avons pu malheureusement retrouver que le début, communiqué par Pierre et Ida Jamet (qui faisait partie du groupe). En voici le texte : GAZ D'ECLAIRAGE

De deux choses lune L’autre c’est le soleil Les pauvres

ne voient pas ces choses

et tls travaillent en plein soleil le travail leur cache le soleil le travail la musére cachent la lune en pleine nutt et l'homme qui travaille vit dans un monde de verre fumé Sa journée terminée

il dort et puts il se réverlle entre le jour et la nuit et recommence toujours pareil son existence toujours pareille

des escaliers... des ateliers... le loyer a payer... acheter a4 manger il n'a pas le temps de réver un jour pourtant

un jour a l’atelier une étoile rouge une étoile filante traverse son réve éverllé il tend vers elle ses mains pleines de cambouis oh je voudrais une vie plus vivante mats l’étoile file et difparait et l'homme qui dirige arrive 1. Voir l'Accueil de la presse, p. 1000-1001.

Notes

1043

passez & la caisse vous étes renvoyé il proteste il crie, on l’emporte on le matraque dehors couché sur le trottoir il voit les aStres des pauvres trente six chandelles Page 60.

1. En 1686, Louis XIV fut opéré d’une fistule. Page 61.

AUX CHAMPS... 1. Au lendemain des événements de février 1934, Doumergue, qui s’était éloigné de la politique depuis 1931, fut rappelé pour prendre la direGion d’un ministére d’union nationale. On alla le chercher chez lui, dans son chateau de Tournefeuille ol, a-t-on raconté, il était en train de tailler ses rosiers, un sécateur 4 la main. Prévert fait donc allusion

ace petit fait de l’histoire, mais la rose du président Doumergue ne fut pas la seule délaissée. La « Veuve » dont il est question ici est sa femme, qu’il épousa a la fin de son septennat en 1931 et qui était bien veuve

(mais pas encore

de Doumergue,

mort en 1937, un an apres la

rédaction de ce texte). En 1934, Prévert avait déja violemment attaqué

Doumergue dans une piéce écrite pour le groupe Octobre et intitulée :

« Le Palais des mirages' ». Le président y était décrit comme un individu égoiste, ridicule et méchant. Dans une scéne ajoutée plus tard, on le voit recevoir ses amis Tardieu, Bailby, Maurras, 4 qui il annonce sa retraite. Aprés leur départ, un ch6meur sonne 4 la grille pour demander du travail et Doumergue fait lacher les chiens sur lui. Oétave Mirbeau avait déja, dans Le Jardin des supplices (1898), ironisé sur cette manie de donner aux fleurs les noms d’individus peu recommandables : « Outre qu’ils ont poussé !’infamie jusqu’a déformer la grace €mouvante et si jolie des fleurs simples, nos jardiniers ont osé

cette plaisanterie dégradante de donner 4 la fragilité des roses, au rayonnement Stellaire des clématites, 4 la gloire firmamentale des delphiniums, au mystére héraldique des iris, 4 la pudeur des violettes, des noms de vieux généraux et de politiciens déshonorés. Il n’est point rare de rencontrer dans nos parterres un iris, par exemple, baptisé : Le Général Archinard... Il est des narcisses — des narcisses! — qui se dénomment grotesquement : Le Triomphe du Président Félix Faure ; des roses trémiéres qui, sans protester, acceptent l’appellation ridicule de : Deuil de Monsieur Thiers... » 2. Dans ses Entretiens avec Robert Mallet, Paul Léautaud cite aussi « ces mots », qu'il qualifie d’« abjections », et qu'il attribue a Péguy (Gallimard, 2° éd., 1951, p. 288). Nous ne les avons pourtant pas trouvés

dans l’ceuvre de celui-ci. Page 62.

1. Pendant la guerre de 1914-1918 les pays européens importérent du blé en grande quantité des pays « neufs » (Canada, Etats-Unis, Australie, Argentine, Inde). Lorsque les Européens rétablirent leur niveau de production d’avant-guerre, il y eut surproduction de blé et donc une baisse considérable des prix. Les différents gouvernements tentérent 1. Inédite. Nous la publierons dans le deuxiéme volume de cette édition.

1044

Paroles

alors d’empécher cette baisse des prix agricoles. En 1936, sous Léon Blum, un « Office du blé » fut créé, qui fixait un prix minimum du blé. Dés la premiére année, le prix atteignait presque le double de celui de 1935 et les prix agricoles s’accrurent en moyenne de 40 a 50 %. 2. Jusqu’en 1948, un droit, l’octroi, était pergu pour certaines denrées a leur entrée dans les villes. Page 63.

L'EFFORT HUMAIN Dans un article de La Nouvelle Critique de mars 1950 intitulé « Jacques Prévert ou le Clown lyrique », Jacques Gaucheron! écrivait que pour

le poéte « le monde dans son ensemble et universellement est une sombre auberge ov tout le monde est logé a la méme enseigne. Rien ne vaut la peine, tout l’effort est inutile et ne fait qu’aggraver la situation (voir “L’Effort humain”) ». Le contresens parait si flagrant que l’on peut se demander si l'incompréhension n’est pas volontaire. II est bien évident que Prévert s’en prend aux allégories traditionnelles de l’« effort humain » destinées a glorifier le travail et qu’il donne au mot effort une connotation péjorative. Cet « effort » représente pour lui le travail forcé de l’homme opprimé et exploité, et cet effort-la, mieux vaut en effet s’en abstenir. S’il porte « les cicatrices des combats / livrés par la classe ouvriére / contre un monde absurde et sans lois? », c’est qu’il a souvent été victime de la répression, mais s'il « forge sans cesse la chaine / la terrifiante chaine ou tout s’enchaine / la misére le profit le travail la tuerie », c’est parce qu’« il se saoule avec le mauvais vin de la résignation’ ». Prévert n’aimait que le bon vin... et toute son ceuvre est un appel a la révolte. Page 66.

JE SUIS COMME JE SUIS Des passages de ce texte sont fredonnés a deux reprises par Garance dans Les Enfants du paradis et on peut donc supposer qu’il a été écrit en 1943, au moment ou Prévert rédigeait le scénario et les dialogues du film. vant méme de chanter « je suis comme je suis... », la jeune femme a dit a Baptiste qui venait de lui avouer son amour : « Je suis comme je suis. J’aime plaire a qui me plait. C’est tout. Quand j’ai envie de dire oui, je ne sais pas dire non. » Baptiste, intimidé, n’avait pas osé embrasser Garance et était sorti de sa chambre. La séquence suivante montre Frédérick Lemaitre en train de lire Othello dans son lit. Fatigué, il ferme son livre et entend quelqu’un qui chante dans la chambre voisine. On saisit difficilement les paroles mais en tendant l’oreille on peut entendre : Je suis comme je suis Je suis faite comme ¢a Quand j'ai envie de rire...

Le reste est fredonné puis on saisit

4 nouveau

J’aime celui qui m’aime Est-ce ma faute a mot Si ce n'est pas le méme Que j'aime chaque fots. 1, Voir la notule du « Paysage changeur », p. 1042. 2. P. 64. 3. Ibid.

quelques paroles :

Notes

1045

Frédérick regarde par la fenétre et découvre que c’est Garance qui chante. Plus tard dans le film (au cours de la deuxiéme époque), Garance

chante ce méme quatrain alors qu’elle se trouve devant sa coiffeuse, chez le comte de Monteray dont elle est devenue, malgré elle, la maitresse. En 1946, le texte paraitra dans 21 chansons avec la partition de Kosma sous un titre différent de celui du texte publié dans les éditions de Paroles de 1945 etde 1947, « Et puis apres... », et avec une strophe supplémentaire :

Je suts faite pour plaire Et n'y puts rien changer Mes levres sont top rouges mes dents trop bien rangées Mon teint beaucoup trop clair Mes cheveux trop dorés Et put apres Qu’est-ce que ca peut vous faire Je suis comme je sur :

je plas a qui je plais. L’évocation des « cheveux dorés », qui ne convient guére a Arletty, laisse supposer que cette strophe est postérieure a la version écrite pour

le film. Juliette Gréco la considérera comme une variante possible — qu'elle choisira en remplagant « cheveux trop dorés » par « cheveux trop foncés » —, car elle ne chantera jamais la deuxiéme strophe du texte publié dans Paroles. 1. De nombreux personnages de Prévert, dans ses poémes comme dans ses films, se posent cette question, paraissant ainsi nier leur culpabilité, comme si leurs actes avaient été causés par une volonté, une

force ou des circonstances dont ils ne seraient pas les maitres. Est-ce la raison pour laquelle le theme du destin apparait si souvent chez cet €crivain qui ne croit pas en Dieu ?

Page 67. CHANSON

DANS

LE SANG

Dans une lettre 4 Maurice Saillet, datée du 12 aodt 1948, Prévert écrit : « Michaux m’avait prié, parce que cela l’amusait beaucoup, de lui donner un texte pour la N.R.F. et non pour Mesures, moi ga m’emmerdait,

mais je le lui ai donné tout de méme parce que je |’aime bien. C’était un texte intitulé “Chanson dans le sang” qui a paru dans Paroles. « Ce texte n’a pas paru dans la N.R.F. et ca m’a fait plaisir. Par la suite Jean Paulhan me l’a renvoyé pendant |’Occupation, avec un fort aimable petit mot. » L’« aimable petit mot

», daté du 1 décembre

1940, dit ceci :

Cher Monsieur, en janvier, vous ai-je dit que la Censure s’était opposée a ce que la N.R.F. donnat Chanson dans le sang ? Mais a présent... je ne suis plus @ la revue, peut-étre le savez-vous. Dots-je remettre votre poéme a Drieu la Rochelle ? je l’aime beaucoup (le poéme). Votre JEAN

PAULHAN.

Etant donné les sentiments de Prévert a l’égard de Drieu la Rochelle (voir « La Crosse en l’air », p. 83 et n. 13), il n’y avait aucune chance

1046

Paroles

qu il acceptat que son texte lui fit remis. Mais l’on doit 4 Maurice Saillet un complément d'information : « [...] renseignements pris auprés d’Henri Michaux; ce n’est point pour la N.R.F. mais bien Mesures dont il était l'un des directeurs

(les autres

étant Henry

Church,

Bernard

Groethuysen, Jean Paulhan et Giuseppe Ungaretti) que Michaux avait

demandé un texte a Prévert en 1938 ou 39. C’est parce que ce texte, “Chanson dans le sang”, avait été refusé par l’un des codirecteurs de Mesures... qui n’était autre que Paulhan et parce que Michaux avait mal pris la chose que le directeur de la N.R.F., c’est-a-dire Paulhan lui-méme, offrit de le publier dans sa propre revue — ce que la “dréle de guerre” puis l’Occupation ne permirent pas'. » Deux lettres de Michaux a Paulhan, datées de 1939, confirment la « répugnance » de celui-ci a laisser paraitre les textes de Prévert qui lui ont été proposés. « Grace a ce bel argument, réplique Michaux, on refuse Baudelaire, Rimbaud et le Voyage au bout de la nuit? [...]. » Germaine Montero permit en tout cas a quelques auditeurs d’entendre le texte le 3 octobre 1941, puisqu’elle l’interpréta au cours de |'’émission de radio de Pierre Laroche Promenade avec Jacques Prévert}. « Chanson dans le sang » fut publiée le 1% avril 1945 dans le numéro 1 de La Rue, dont le rédacteur en chef était Léo Sauvage et qui se voulait dans la lignée de Jules Vallés. Alors que, dans l’édition de 1945 de Paroles, ce poeme est daté de 1939, dans celle de 1947 il l’est de 1936. Les trois dactylographies que nous avons pu consulter ne datées. L’une d’elles a été corrigée par Prévert, qui y a supprimé tous les signes de pon¢tuation. Kosma a mis en musique « dans le sang », qui a été publié avec la partition dans 21

sont pas presque Chanson chansons,

en 1946. 1. Arnaud Laster a montré liaison avec la prédominance qui la caractérise en raison bien avec la naissance qu’avec

Pp. 31-32). 2. Dattyl.

l’importance de ce théme du sang en de la couleur rouge et l’ambivalence de leur association possible « aussi la mort » (« Paroles », analyse critique,

1: « drdle de sofilerie alors ». « Soulographie » résulte

d'une correction manuscrite de Prévert.

3. Dattyl. 1:

par leur papa et leur maman... A la maison et le sang des hommes qui saignent de la téte dans leurs cabanons... 4. Prévert a pu penser a L’Assommoir de Zola. Coupeau, l'un des principaux personnages du roman raconte 4 Gervaise, lorsqu’il la voit pour la premiére fois, que son pére, ouvrier zingueur comme lui, s’était écrasé la téte sur le pavé en tombant d’une gouttiére. A son tour, Coupeau glissera d’un toit pendant son travail et se cassera une jambe. Le poéte se souvient peut-étre aussi d’un horrible fait divers auquel il a assisté dans son enfance : rue de Sévres, il a vu un travailleur du batiment s’écraser sur le sol. 1. Note de Maurice Saillet jointe a la copie de la lettre que lui a adressée Prévert et qu'il a transmise 4 Mme Prévert. 3

2. Voir Brigitte Ouvry-Vial, Henri Michaux, qui étes-vous?, La manufacture, P. 149. 3. Voir la notule de « Rue de Seine », p. 1033.

1989,

Notes

1047

Page 68.

1. Daétyl. 1, 2, 3 : « La mere crie ». 2. A ce vers et au précédent correspondent, dans daétyl. 1 et daétyl. 2, les suivants :

le sang des matraqués Des condamnés Des fusillés Des humiliés Des suicidés 3. Dathl. 1, 2 : « avec ses arbres... ses jardins... ses maisons... (comparer avec le vers 15).

»

Page 69. LA

LESSIVE

Pierre Dumayet a écrit que « le poéme “La Lessive” pourrait s’appeler les conséquences d’un proverbe. II s’agit de “Il faut laver son linge sale en famille”. La suite des événements, |’enchainement des actes de la famille y coincident avec l’explication du proverbe qui est pris comme

maxime d’action, assumé comme un commandement par le chef de famille. La fille de la maison est enceinte : elle a une tache : il faut donc la laver. Et voila la famille qui frotte et qui brosse. II faut laver son linge sale en famille signifie : “Que tout ceci ne sorte pas d’ici.” Or ce tout ceci désigne |’enfant qui est dans le ventre de la fille de la maison. D’ot : « Il ne faut pas que le nouveau-né sorte d’ici. « L’obéissance au proverbe conduit au crime. Cette obéissance n’est autre que la véritable compréhension du proverbe. On est la en présence d’une triste conjugaison du Style et de l’homme : le langage s’avére complice du chef de famille, qui peut tuer en se soumettant a la sagesse des nations. S’il y a, impliquée dans ce proverbe, la permission de tuer, c’est dites-vous, en le prenant 4 la lettre, c’est en en déformant le sens, car en comprenant au sens propre ce qui doit étre entendu au figuré, vous jouez sur les mots. Ouais, seulement, il se trouve qu’une fois Vhypocrisie mise entre parenthéses, ce jeu de mots doive étre fait pour que ce proverbe soit doté de la signification qu’il a dans notre société. « La morale de tout ceci me semble étre qu’on a le langage que l’on mérite. Que l’on ne puisse pas s’en servir — en tirer profit — sans s'y trahir. Qu’il est trés exact que le style soit l"homme que Prévert nous évite de lire entre les lignes. Qu’en prenant notre langage 4 la lettre, il lait mis au pied du mur'. » S’il nous montre en effet que les individus qui utilisent les vieux proverbes ont souvent une trés archaique conception de la vie, Prévert montre aussi, une fois de plus, que leurs vétements, leurs objets, leurs

ustensiles révélent les étres. L’inventaire ne sert plus ici 4 décrire le monde avec ses beautés et ses laideurs comme dans le poéme qui porte ce titre’, mais i/ se substitue a l’analyse traditionnelle d'un groupe

social — en l’occurrence une famille de la petite bourgeoisie vers 1936’. Ce qui est supposé flotter dans |’eau du baquet est en effet métonymique de la famille dont il est question. L’argent y est prépondérant (portefeuilles, livres de comptes, lettres d’amour ov il est question 1, « Prévert et l’optimisme

», Poésie 46, n° 33, juin-juillet 1946, p. 104.

2, Voir le texte, p. 131-133, ainsi que sa notule, p. 1085-1088. 3. Le poéme n'est pas daté, mais il se trouve entre deux textes écrits en 1936. Or Prévert suit approximativement l’ordre chronologique en composant son recueil.

1048

Paroles

d’argent font surface) et se méle a des accessoires religieux et militaires (scapulaires, soutane, corset d’officier des hussards), 4 une décoration (une rosette

de la Légion

d’honneur),

4 des dessous

spécifiquement

masculins (des suspensoirs, un calegon de vaudeville, une culotte de platre, une culotte de peau) qui l’emportent nettement sur les vétements féminins (une robe de mariée, une blouse d’infirmiére). La femme est donc en « robe de mariée » ou n’est pas. Plus qu’un métier féminin, la blouse d’infirmiére suggére soit celle qui a servi a de précédents accouchements honorables, soit celle que va revétir quelqu’un de la famille pour la sinistre opération qui se prépare. Cette famille catholique et traditionaliste, sans doute officiellement hostile a l’avortement, en commet un en cachette plut6t que de subir un outrage public : avoir en son sein un enfant naturel. La morale n'est en rien fondée sur des convictions intimes : elle se construit sur les apparences. Peu importe, au fond, que la jeune fille soit enceinte si personne d’extérieur a la famille

ne le sait, peu importe que cet avortement clandestin provoque sa mort. Les chaussures du « chef de famille » brillent, sans laisser voir que sur les pieds le sang a coulé. Page 71.

LA CROSSE EN L’AIR C’est partiellement que « La Crosse en l’air », sous-titrée « feuilleton », fut publiée pour la premiére fois, dans la revue Soutes' (n° 5, octobre 1936). En grande partie consacré a la guerre d’Espagne, ce numéro était dédié au peuple espagnol. Le texte de Prévert, qui occupait 13 pages, s'interrompait ainsi : « et tout en marchant il arrive devant la porte du Vatican et il s’arréte? », et Prévert ajoutait : « ¢a s’arréte la pour ce numéro ». Plus de la moitié de « La Crosse en l’air » restait 4 venir. Le numéro suivant de Soutes, qui aurait di paraitre en décembre, fut repoussé en janvier pour des raisons financiéres. Le sort s’acharna : Prévert avait envoyé la suite du « feuilleton » par la poste a Luc Decaunes, fondateur de la revue, mais le texte s’égara, et la deuxiéme version réécrite par le poéte et réexpédiée n’arriva pas 4 temps

pour paraitre dans le numéro de janvier 1937. Luc Decaunes décida alors de publier l’ensemble dans une collection populaire qu’il avait inaugurée en novembre 1936. La brochure, dont l’achevé d’imprimer est de décembre, comportait 32 pages et était vendue 1,50 F. Sur la couverture, les éditeurs avaient apposé une bande portant la mention : « le Pape sur la sellette ». Au moment ot Prévert écrit ce texte, le Front populaire gouverne la France, mais en Espagne, ot la guerre civile a éclaté, les forces de gauche sont sérieusement menacées. L’écrivain a toujours refusé d’adhérer a un parti mais il n’a jamais caché ses opinions. Dans ce conflit, on peut s’en douter, les nationalistes n’ont pas sa sympathie et, en juillet 1936, il signe un télégramme adressé par la Maison de la culture’, au nom de ses adhérents, au président Companys’ et a la Maison du peuple de Madrid : 1. Voir la notule du « Retour au pays », p. 1034. 2. Voir p. 82. 3. Aragon en était le directeur et le groupe Octobre y donna quelques représentations. 4. Nommé président de la généralité de Catalogne en 1934, Luis Companys y Jover (1883-1940) se souleva contre le gouvernement de Madrid et proclama l’autonomie de la Catalogne. Vaincu par les troupes gouvernementales, il fut réintégré dans ses fonctions en 1936 et demeura fidéle a la république pendant la guerre civile.

Notes «

Saluons

fraternellement

héroiques

1049 combattants

pour

la liberté

Espagne. Espérons fermement victoire finale du peuple espagnol contre criminelle tentative des aventuriers. « Vive Espagne populaire, gardienne de la culture et des traditions auxquelles un indestructible attachement nous lie. » La signature de Prévert figure parmi celles de Gide, Nizan, P.-J. Jouve, Tzara, Picasso, Aragon...

« La Crosse en |’air » atteint un paroxysme dans |l’invedctive. Sans doute, de tous les textes écrits par Prévert, c’est celui que certains lui pardonneront le moins, ne serait-ce que pour l’extrémisme des sentiments anticléricaux qui y sont exprimés. Pourtant, les mots, qui semblent le produit d’une colére volcanique, ne sont pas des mots lancés au hasard. S’il a été écrit dans la passion, le pamphlet n’est pas uniquement le résultat d’une impulsion, et le manuscrit que nous avons eu sous les yeux (celui qu'il a envoyé a Luc Decaunes) n’est probablement qu'une mise au net. Le titre déja est ambivalent : signe d’un refus d’obéissance de la part de militaires ou geste d’un évéque avec son baton pastoral ? Les propos apaisants du début — « Rassurez-vous braves gens / Ce n'est pas un appel a la révolte » —, qui semblent confirmer la seconde hypothése, se révéleront trés vite ironiques. « Crosse en l'air! » : c’est un des mots d’ordre de L’Internationale. Et en cette année de bouleversements qui ne sont pas du goiit de tout le monde, ce chant révolutionnaire est particuliérement attaqué. Il effraie parce que précisément il est appel a la révolte. L’article que fait paraitre Henri Béraud' dans Gringoire du 5 juin 1936, intitulé « La Chambre rouge horizon », est exemplaire de l'état d’esprit qui régne dans les milieux opposés au Front populaire. En un récit apocalyptique et qui se veut visionnaire, Béraud imagine la premiére assemblée nationale a majorité « rouge ». Blum parlera au nom de la France, explique-t-il, et « alors, une voix formidable, coupant la parole a l’orateur, traversera les murs du vieux palais. Alors, a cet instant précis, dans un silence de pierre retentira le chant terrible : Crosse en l’air, rompons les rangs ! S’ils s'obstinent, ces cannibales,

A faire de nous des héros, Ils sauront bient6t que nos balles Sont pour nos propres généraux.

»

Pour l’opposition, un gouvernement qui appelle a chanter un tel chant est forcément voué a l’autodestruction. Les soldats, conclut Béraud, « se

retourneront contre Blum ». Le titre choisi par Prévert,

Internationale

tellement

haie

parce qu'il est évocation de cette par certains, est donc a lui seul une

provocation. Les propos rassurants sont d’ailleurs vite réduits en poudre par ce qui suit : la « crosse en l’air » identifiée comme étant la crosse

é€piscopale est celle d’« un évéque qui est saoul » et qui va se trouver dans une situation assez semblable a celle des soldats rebelles. L'objet sacré va donc avoir la méme signification que le fusil tourné vers la terre : la révolte. L’évéque a désobéi aux lois de son ordre en se départant de sa dignité de prélat : il cuve son vin dans la rue. Sa chute forcée dans le ruisseau fait tomber sa mitre : le rebelle abandonne ainsi le signe principal de sa dignité. La coiffure traditionnelle qu’il a regue lors de 1, Voir n. 4, p. 84,

1050

Paroles

sa nomination est en quelque sorte expulsée comme tout ce qu’ila avalé et qu'il rejette. Les produits de ce rejet révélent ce que l’évéque était au plus profond de lui-méme, ce qu’il avait dans son for intérieur. Le chien qui lui a volé la mitre va limiter devant des spectateurs chiens qui « se tordent a qui mieux mieux! » de rire. C’est le départ d’une construction qui procéde par parallélismes et emboitements. Prévert semble s’amuser a brouiller les pistes, mais il laisse des indices — situations ou mots —, que le lecteur devra saisir comme

les miettes semées

par le Petit Poucet. Ainsi, « la grande rigolade » chez les chiens inaugure- t-elle toute une série de rires :d’abord celui de l’évéque — en réponse a sa mise a l’index par le pape —, manifestation de rébellion contre |’autorité du chef de l’Eglise, 4 l’unisson des paroles injurieuses et grossiéres par lesquelles |’évéque se pose en marginal et se sépare définitivement de la communauté a laquelle il appartenait. Mais sa révolte n'est qu'une révolte égoiste : « t’as profité de mon voyage pour te faire élire / combinard... cumulard...? » Il n’attaque le pape que pour une seule raison : il aurait aimé étre 4 sa place. Rien d’étonnant, donc,a

ce qu'il se retrouve seul « comme un vieux tampon-buvard / abandonné sous la pluie dans la cour d’une mairie triste* ». Il n’a pas un instant mis en question les institutions; il les a rejetées parce qu’il n’en a pas profité. Aussi est-il jusqu’au bout qualifié d’« affreux vieillard », comme le pape lui-méme. Un autre homme fait exactement le méme voyage, de Paris 4aRome, et pour le méme motif : rencontrer le-pape. Mais avant méme que cet homme, un veilleur de nuit, se rende dans la capitale italienne, la réalité des événements racontés est soudain mise en question par |’écrivain. Le veilleur de nuit s’est réveillé. Cette information nous est donnée aprés le récit mettant en scéne |’évéque et les chiens. Réve-t-il qu’il se réveille ou se réveille-t-il vraiment? La confusion qui s’empare du lecteur rappelle la confusion des images oniriques : le veilleur de nuit est obsédé

par un vers de Corneille et la résurgence de ce vers se méle a des souvenirs, a des désirs,

A des événements. Le veilleur de nuit réve-t-il Vhistoire de l’évéque et réve-t-il son voyage ? L’écrivain veut-il nous signifier que l’art, méme lorsqu’il est inspiré par les événements du moment, n’est pas réaliste ? ou que la réalité n’est pas toujours la réalité visible ? La voici précisément montrée par une caméra sélective : celle des actualités que des spectateurs, rappelant les chiens spectateurs du début, regardent sur un écran. Sur cet écran passent successivement des images du pape, de la guerre d’ Ethiopie, des vues de Rome. Dans une rue apparaissent soudain deux hommes que personne ne remarque parce que la caméra ne s’attarde pas sur eux. Ces « actualités » ne sont donc qu'un reflet partiel de I’histoire qui se joue; elles se veulent le miroir du monde mais elles ne sont en fait que le miroir d’un certain monde, celui qui est toujours placé au premier plan. Le poéte, lui, n’abandonne pas les silhouettes fugitives, il suit ces figurants dont l’Histoire ne raconte jamais l’histoire. La vie, en 1935-1936, c'est aussi la vie d’un veilleur de nuit frangais qui rencontre un chOmeur romain, rencontre peut-étre tout aussi intéressante que celle de Laval avec le pape et avec Mussolini, qui va étre évoquée plus loin. Le veilleur de nuit et le chOmeur « se comprennent trés bien avec trés peu de mots » TEP

3ykVin85;

2. P. 76, v. 183-184. 3. Tbid., v. 193-194.

Notes

IO5I

et comme |’évéque, ils se mettent a rire, mais leur rire, éclat de joie de leur rencontre, ressemble davantage 4 celui des chiens entendu au début. Le veilleur de nuit a parfaitement compris que les images

montrées au cinéma ne sont en rien le reflet de |’existence de tous les jours et il crée a son tour un spectacle dans sa téte, une sorte de « théatre ». C’est l’époque ot Prévert s’éloigne du groupe Octobre —

lui-méme en voie de dissolution —,

entre autres raisons parce que,

dira-t-il, « dans les milieux ouvriers il devenait de bon ton de remplacer L’Internationale par La Marseillaise' ». Aussi dans ce théatre imaginaire du veilleur de nuit les opprimés du monde entier s’unissent-ils. Cette ouverture spatiale se double d’une extension temporelle que l’atmosphére d’onirisme n’est pas la seule 4 provoquer. Le veilleur de nuit arrive 4 Rome pour l’élection de Pie XI (en 1922), puis une partie des

événements

se passe

sur

l’écran

ot

apparait

le pape

dans

un

documentaire suivi d'une série d’« actualités ». Dans ces « actualités »

défilent des images de la guerre d’Ethiopie (commencée

en 1935),

auxquelles succéde aprés des dessins animés, le documentaire consacré au Vatican, car « le spectacle est permanent ». Serions-nous 4 nouveau en 1922 ? Pourtant, lorsque le veilleur de nuit, figurant du documentaire, pénétre a l’intérieur du Vatican, il rencontre Laval : nous sommes alors en janvier 1935, a l’époque des accords de Rome’. Les révérends peres qui se plaignent d’avoir été brilés vifs sont censés étre des rescapés de la bataille d’Oviedo de juillet 1936, et si la voix de Queipo de Llano se fait entendre peu de temps aprés (il a pris Séville le méme mois), c’eSt sur une évocation hivernale que s’achéve l’épisode consacré au combat que se livrent les Espagnols, sur une allusion implicite a la résistance des républicains contre l’offensive nationaliste. Le veilleur de nuit se proméne en plein jour avec une lanterne a la main. La référence qui n’était que suggérée dans le « Diner de tétes » est ici explicite. Méme Mussolini ne s’y trompe pas : « peut-étre que cest Diogéne’ », pense-t-il avec inquiétude. Le « Duce », qui se prendrait volontiers pour Alexandre le Grand, n’a pas du tout envie de proclamer, comme le célébre empereur : « Si je n’étais Alexandre, je voudrais étre Diogéne », et l'impertinence du veilleur de nuit le met mal a l’aise. Le pape ne se sortira pas mieux de son téte-a-téte avec cet homme mordant : comme Diogéne, le veilleur de nuit méprise les puissants. Mais la violence verbale ne s’exerce pas uniquement par son intermédiaire. Le discours qui se fait entendre ici est essentiellement subversif et destructeur. Plus chanceux que l’orateur du « Diner de tétes », le veilleur de nuit rencontre deux amis : d’abord le chémeur italien, tellement humain, celui-la, que point n’est besoin d’allumer sa lanterne pour le voir et qu’il le comprend tout de suite parce que ses gestes sont « pareils aux siens‘ » ; plus surprenante sera sa deuxiéme rencontre fraternelle : dans la lumiére de sa lanterne, c’est un chat qui va lui apparaitre. Ce « chat de gouttiére » serait-il plus humain que la plupart des humains rencontrés? Si c’était le cas, voila qui prouverait que l’adjectif « humain » n’a pas grande signification. L’étrange félin renverse les lois dites naturelles et prouve qu’elles ne sont pas inéluctables : il renonce 1. Propos recueillis dans Image et son, n° 189, décembre 1965. 2. Voir n. 1, p. 83. 3. P. 85, v. 458. 4. P. 79, v. 292.

1052

Paroles

non seulement a sa proie de prédilection — un oiseau —, mais en devient le proteéteur. Les chiens qui imitaient l’évéque semblaient déja plus

fréquentables pour un philosophe que |’évéque lui-méme. Et ils riaient — bien que l’on ait cru longtemps que « rire est le propre de l'homme » —, raillant le prélat, le tournant en dérision avec cynisme (comme il se doit). En riant ils « se tord[aient] 4 qui mieux mieux

»,

et c'est le méme verbe qui est utilisé pour décrire le rire du veilleur de nuit : « il se tord comme une baleine' » — on se doute que la comparaison animale n’est pas utilisée par hasard. Il s’agit-la d’un « rire brut », le « vrai fou rire ». C’est aussi un rire qui permet de prendre du recul. La distance qu’il garde. avec les étres qui ne lui plaisent pas fait la force du veilleur de nuit. A aucun moment il n’accepte d’entrer dans leur systeme. Leurs conventions et leurs valeurs lui sont étrangéres, tellement étrangéres que la notion de « respect », si importante aux yeux de la plupart des individus, provoque son hilarité. Son rire est démystificateur car il nait en dehors de toute mystification. De ce rire vont jaillir d’autres rires : ceux du printemps et de |’oiseau, des jeunes Espagnols qui pourtant « se préparaient a mourir’ », et toute cette cascade de rires (chiens — veilleur de nuit et chOmeur — veilleur

de nuit — printemps — sur le monde

comme

oiseau — garcons et filles espagnols) déferle un

cri de délivrance.

répondent, se mélent les uns d’une chaine d’union et de une fleur : cette fleur est un fille qui tient dans ses mains

Ces rires se relaient, se

aux autres. Le relais du rire est symbolique transmission. Le printemps a sur l’oreille soleil mais elle est aussi une jeune et jolie « l’oiseau de la jeunesse’ ». A la fin du

texte, le printemps est mort mais au milieu de l’hiver réapparait la jolie

fille, qui joue le réle du printemps puisqu’a son tour elle porte sur l’oreille une fleur qui s’appelle soleil, « la fleur rouge de la liberté* ». Le veilleur de nuit, « l’oiseau blessé dans le creux de sa main », prend la place de la jeune fille, relayé lui-méme par le chat de gouttiére qui tient la lanterne et montre le chemin. S'il s’agit bien ici d’un réve, ce n’est pas seulement celui du veilleur de nuit mais de tous ceux qui veulent |’avénement d’un monde ot le vrai rire l’emportera sur le rire truqué, ow la vie l’emportera sur la mort. Réve d'une révolution libertaire, blessée par ceux qui veulent l’empécher d’advenir. Réve de Prévert peut-étre, et de ces « hommes pauvres » qui, dans « Evénements’ », marchent ‘ensemble vers un avenir meilleur,

encouragés eux aussi par un oiseau qui leur crie de rester unis. Page 72.

1. A quelqu’un qui se fache de ce qu’on le regarde, on dit quelquefois : « Un chien regarde bien un évéque. » Prévert s’amuse a prendre le proverbe au pied de la lettre. 2. Ms. et Soutes :

le chien hausse les épaules et s’enfuit... s’enfuit avec la mitre l’évéque reste seul devant la pharmacie

Ed. 1945, éd. 1947, éd. 1949, éd. 951 : le chien hausse les épaules et s’enfuit... 1. P. gt, v. 656. 2. P. 96, v. 821.

3. P. 92, v. 677. 4. P. 96, v. 834. 5. Voir p. 38, v. 31.

Notes

1053

avec la mitre l’évéque reste seul devant la pharmacie La suppression de la répétition de « s’enfuit » entraine une confusion : est-ce le chien qui s’enfuit avec la mitre, ou eSt-ce |’évéque qui reste seul avec la mitre ? La disposition de |’édition de 1956 — que nous adoptons — évite l’ambiguité. 3. Ed. 1945, éd. 1947 et éditions suivantes :« l'autre appelle son fils ». Il est vraisemblable que l’omission du « |’ » ne reléve pas d’une correction de Prévert mais d’une faute d’impression. Nous adoptons la lecon du manuscrit et de Soutes.

Page 73. 1. Ed. 1945, éd. 1947 et éditions suivantes : C’est la grande réception chez les chiens de cirque Nous corrigeons d’aprés le manuscrit et Soutes ce qui nous parait étre une coquille de |’édition originale. 2. Voila donc notre « chien coiffé » — c’est ainsi que l’on qualifie une personne trés laide. 3. Ms. : Le veilleur de nuit se rendort la nuit reste pareille a la nuit le veilleur de nuit est pris par le réve Page 74.

1. Premier vers des célébres imprécations de Camille dans |’Horace de Corneille (acte IV, sc. v ; voir CEuvres completes, Bibl. de la Pléiade, tdkap887): 2. Le veilleur de nuit semble se rendre 4 Rome a pied. Prévert joue,

bien sir, du proverbe Tous les chemins ménent a Rome, mais il imagine peut-étre une revanche populaire sur les fascistes italiens, dont « la marche sur Rome » du 27 octobre 1922 a porté Mussolini au pouvoir. 3. Aprés chaque scrutin, les bulletins de vote, anonymes, sont percés a l’endroit ot est inscrit le mot eligo et attachés les uns aux autres par un cordon de soie; l’ensemble des bulletins est jeté au feu. Quand le vote est acquis, de la cheminée de la chapelle Sixtine s’échappe une fumée qui indique que les bulletins ont été brilés et que le pape est élu. Pie XI, qui est sans aucun doute le pape de « La Crosse en l’air », fut élu en 1922 aprés quatorze tours de scrutin.

Page 7). 1. Le quartier réservé désigne un lieu ot sont groupées les maisons de prostitution. En argot, le taulier est le tenancier de ce genre de maisons.

Page 76. 1. L'infaillibilité du pape fut promulguée comme dogme en 1870, a la suite du Premier Concile du Vatican réuni par Pie IX.

Page 77. 1. Une ligne du manuscrit (reproduite également dans Soutes) et qui a disparu dans |’édition originale rendait plus explicite cette réflexion : l’autre affreux vieillard léve le bras pour frapper l'autre affreux vieillard c’est le pape

1054

Paroles

Pie XI avait soixante-cing ans lorsqu’il fut élu, soixante-dix-neuf ans au moment ou Prévert écrit « La Crosse en l'air ». 2. L’enchainement se faisait plus logiquement dans le manuscrit et dans Soutes : le Luxembourg c’est un jardin un jardin c’est un jardin une fleur c’est une fleur Page 78.

1. Ed. 1945, éd. 1947 et éditions suivantes : « et plus d’autres questions ». Nous suivons la legon du manuscrit et de Soutes, « et plus » résultant probablement d’une coquille des éditions originales. 2. Ms. et Soutes : et remet tout en question nouvelle question devinette chrétienne aimez-vous les uns les autres? couci coug¢a c’est la réponse Page 79. 1. Les Italiens, qui avaient voulu imposer un prote¢torat a l’Ethiopie (ancienne Abyssinie), furent vaincus a Adoua en 1896. Mussolini voulut

venger la défaite d’Adoua et langa en 1935 ses troupes sur |’Ethiopie. La presse dirigée présenta cette guerre comme une guerre sainte : les Ethiopiens étaient décrits comme des barbares monstrueux qu’il était nécessaire de civiliser. Le pape s’éleva contre cette guerre, mais sa voix fut étouffée par les différents journaux sur lesquels Mussolini avait la mainmise. En outre, la hiérarchie catholique fut favorable a |’intervention : les évéques bénissaient les troupes qui s’embarquaient, et les prétres, dans leurs sermons, évoquaient le réle civilisateur de la conquéte a venir. Page 80. 1. Ms, et Soutes : avanti... avanti... chanson ov il est dit Mussolini a dit et redit avanti... avanti...

Les fusils partiront tout seuls 2. Apéritif qui consigste en un mélange de cassis et de vin cuit. Page 8t. 1. On

trouve,

aprés ce mot, deux lignes barrées sur le manuscrit

:

C’est pas de la comédie francaise c’est plutét international 2. Ms. et Soutes : « qui demandent timidement 4 crédit ». Page 82.

1. Transports en commun de la région parisienne (la R.A.T.P. leur succéda). 2. Le paysan du Danube de La Fontaine, et ses semblables, ont tout a fait leur place parmi les opprimés évoqués par le veilleur de nuit puisqu’ ils représentent les colonisés. De plus, le colonisateur se trouve étre, dans la fable, le peuple romain. Le paysan du Danube est donc dans la situation

Notes

1055

des malheureux qui sont exploités et son sort est trés proche de celui du peuple éthiopien, dont il a été question dans le film d’actualités. Comme le veilleur de nuit, il se rend 4a Rome pour réclamer justice, mais il a plus

de chance que ce dernier car sa sagesse est reconnue par le gouvernement romain. Voir Fables, XI, vir ; Euvres completes, t. 1, p. 438-440. 3. Ces mineurs d’Oviedo sont sans doute évoqués par Prévert pour

leur combat de 1934. Le 5 oétobre 1934, les mineurs des Asturies s’étaient emparés de la capitale de la région d’Oviedo. Leur but était de déclencher une révolution de la classe ouvriére. Sans distinction de partis, V'insurrection compta bientét trente mille ouvriers. Pour réprimer la rébellion qui s’étendait, le gouvernement fit appel au général Franco et a la Légion étrangére. Aprés quinze jours de lutte acharnée, les mineurs furent écrasés. Une autre allusion sera faite a Oviedo plus loin dans le texte (voir n. 1, p. 86). 4. Archipel du Viét-nam du Sud ou se trouve un pénitencier. 5. Ms. et Soutes :

de toutes les couleurs de tous les pays et tout en marchant il se dit c'est un dréle de boulot que j’ai a m’envoyer et tout en marchant il arrive 6. « Bobinard » et « boxon » sont des mots d’argot qui ont la méme signification que « bordel ».

Page 83. 1. Homme politique frangais, Laval (1883-1945) fut plusieurs fois ministre (des Travaux publics en 1925, de la Justice en 1926, du Travail en 1930-1932, des Colonies puis des Affaires étrangéres) et président du Conseil (janvier 1931-janvier 1932 ; juin 1935-janvier 1936). Le 7 janvier

1935 furent signés entre Laval et Mussolini les accords de Rome, visant a unifier la politique extérieure de la France, de |'Italie, de |’Autriche et de la Belgique dans le but de freiner les projets expansionnistes d’Hitler. A cette époque, Mussolini avait peur des visées allemandes sur l’Autriche et le Tyrol du Sud italien. Il s’apprétait a conquérir l’Abyssinie a partir de l’Erythrée. La France laissait probablement les mains libres au Duce pour envahir l’Ethiopie, sa neutralité dans ce pays étant compensée par celle de |’Italie en Tunisie. Laval en profita pour faire une visite officielle au Vatican, au cours de laquelle le titre de comte du pape lui fut décerné par Pie XI. 2. La mule du pape est la pantoufle blanche, brodée d'une croix, que le pape donne 4 baiser aux personnes qui lui sont présentées. Comme Alphonse Daudet dans Lettres de mon moulin, Prévert joue sur l’ambiguité sémantique du mot « mule », mais aussi sur celle du verbe « baiser ».

aM le veilleur de nuit les écoute le veilleur de nuit les entend ils parlent frangais... ils parlent du nez... de la pluie et du beau temps 4. Antinéa, |’épouse que préte Prévert au romancier Pierre Benoit (1886-1962), est le personnage

d’un de ses romans, L’Atlantide (1919),

qui obtint le prix du roman de |’Académie frangaise grace a Maurice Barrés, que Benoit considérait comme |’un de ses maitres 4 penser. Dans ses oeuvres, il exalte la patrie (son tout premier ouvrage, Diaduméde, s’ouvre sur une invocation passionnée « A la France »), il défend la hiérarchie et l’autorité (dans Axelle, en 1928), il fustige la République (dans

1056

Paroles

La Dame de |’Ouest, en 1936 ou dans L’Oriane francaise). Son discours dentrée a l’Académie francaise (1931) est une véritable profession de foi

monarchiste et une condamnation de la Révolution frangaise. Pour lui, le « maitre de la pensée contemporaine » est Charles Maurras — épinglé un peu plus loin par Prévert —, a qui il voue une admiration inconditionnelle. II s’indigne lorsque Léon Daudet (également cité plus loin) est arrété en 1927 pour diffamation. Enfin, s’il s’écarte quelquefois de l’Eglise, il se dit fidéle a l’idéologie catholique et proclame : « On trouvera bien des péchés dans mon ceuvre, mais on n’y trouvera rien qui insulte Dieu, au Christ et a l’Eglise. Ce qui est antichrétien me fait horreur » (cité dans la postface de Daniel Rops a un livre de Roger Nicolle, Le Livre du souvenir,

Pierre Benoit et Marcelle Pierre Benoit, Albin Michel, 1963).

5. De 1908 a 1932, Léon Bailby fut directeur de L ‘Intransigeant, dont la rédaction allait plut6t dans le sens d’un nationalisme étroit. Lorsque le journal, ala demande d’un de ses financiers, s’orienta plus agauche, Bailby le quitta pour aller fonder Le Jour, dont la ligne politique tendait nettement a droite. En politique extérieure, Le Jour était trés favorable 4 Mussolini —et plus tard 4 Franco. Bailby futal’origine du tombeau du soldat inconnu et de la flamme a l’Arc de Triomphe, deux institutions dont s’est souvent moqué Prévert. II fut aussi le fondateur des Petits Lits blancs, que le poéte évoquera avec ironie (voir Histoires et d'autres bistoires, « C'est a Saint-Paulde-Vence... », p. 874). En lui donnant pour partenaire Antinoiis, favori de l’empereur Hadrien, et en l’appelant « madame Léon Bailby » , Prévert fait allusion aux moeurs réputées homosexuelles du journaliste. 6. Cora Laparcerie fut actrice et directrice de plusieurs théatres, dont

les Bouffes parisiens en 1909 et la Renaissance en 1913, puis en 1935. C’est au couvent des soeurs de |’'Assomption de Bordeaux que semble étre née sa vocation dramatique : elle y interpréta notamment les réles de Jeanne d’Arc et de Jésus. Elle commenga sa carriére 4 l’'Odéon, ot elle fut engagée par Antoine, et elle gravit réguliérement ensuite les

échelons de la gloire et du succés. En 1925, elle fit une grande tournée a l’étranger qu'elle considérait comme un important moyen de propagande francaise. Dans un article intitulé « Ce que j'ai vu en Orient » (Comedia, 21 mai 1925), elle se félicitait de ce que les ames de Farrére et de Pierre Benoit — décidément les individus que Prévert enveloppe d’un méme mépris s’estiment beaucoup entre eux !— planent sur Stamboul et l’Egypte. Si l'on en croit un article de Michel Duran

(« La Mule du pape », Marianne, 29 mars 1933), elle intrigua fortement pour avoir la Légion d’ hionneur) qu'elle obtint en 1920. Le M. Salmigondis avec lequel elle fait couple dans « La Crosse en l’air » est sans doute l’écrivain Jacques Richepin (fils de Jean Richepin), qu’elle épousa en 1901. En l’appelant « Salmigondis », Prévert semble l’accuser de manquer de netteté, de ne pas étre d'une seule piéce. Certains aspects de la personnalité de Jacques Richepin étaient bien, en effet, pour lui déplaire : comme son é€pouse, il est nationaliste et catholique. En 1923, aprés une gréve des machinistes au théatre de la Gaité lyrique, il décida de n’employer a la Renaissance que des machinistes non syndiqués... Toutefois, sa derniére piéce, L’Affaire Dreyfus (1931), scandalisa la droite francaise, et Chiappe (lui aussi sur la liste) interdit la piéce. C’est peut-étre ce qui lui vaut de ne pas étre désigné nommément par Prévert, qui n’a pas hésité a le faire pour Cora Laparcerie. 7. La « veuve », c'est, en argot, la guillotine. Or, les Deibler furent une dynastie de bounreauxs En 1936, le bourreau national est Anatole Deibler, né en 1899 et qui mourra en 1939.

Notes

1057

8. Doumergue, qui a soixante-treize ans en 1936, est retourné a la retraite d’od on l'avait tiré apres le 6 février 1934 (voir « Aux champs... », p. 61 et n. 1). Sa volonté de limiter les prérogatives du parlement et de renforcer le pouvoir de l’exécutif en rétablissant le droit de dissolution lui valut d’étre abandonné des radicaux. [| avait

démissionné en novembre 1934. 9. Bertrand de Jouvenel des Ursins (1903-1987)

fut économiste,

journaliste et écrivain. En 1934, il quitta le journal La République et le parti radical. Il langca un hebdomadaire intitulé La Lutte des jeunes, qui se voulait le promoteur d’un vaste mouvement de jeunesse, apolitique. Mais la participation de son ami Drieu la Rochelle (cité un peu plus

loin par Prévert sous le nom de Brioche la Rochelle) donna au journal une coloration fascisante. En 1935, reporter au Petit Journal, il fut envoyé

a Rome pendant la visite de Laval dans la capitale romaine. Dans Vu, ot il donnait de temps en temps des articles, il publia la méme année une interview du colonel de La Rocque (évoqué également, a la page suivante, par Prévert, qui l’appelle « colonoque de la rondelle aux flambeaux »). Le 21 février 1936, il fit pour Paris-Soir une interview d’Adolf Hitler, parue dans Parw-Midi le 28 février. Toutefois, en avril de la méme année, il fut candidat du Front

populaire et continua a se battre aux cétés de la gauche. Mais le 28 juin, Doriot quittait le parti communiste pour fonder le Parti populaire francais. Bertrand de Jouvenel se détacha de Blum et soutint Doriot, dont le mouvement allait trés vite s’orienter vers |’extréme droite.

10. Frédéric Bargone, dit Claude Farrére (1876-1957), était le fils d’un colonel d’infanterie coloniale. En 1894 il entra a l’école navale, puis il embarqua sur différents vaisseaux (il fut enseigne en 1899, lieutenant

de vaisseau en 1906). En 1916, il fut affecté a l’artillerie d’assaut par le ministre de la Guerre. Promu capitaine de corvette, il donna sa démission en 1919. Ses ceuvres littéraires ont trés souvent pour cadre les milieux maritimes et coloniaux. Il est, entre autres, l’auteur de Fumée d'opium (1904), d’ou le qualificatifde « pétopiomane » qui lui est donné (Prévert fait fusionner « opiomane » et « pétomane »), de La Bataille (1909), de Petites alliées (1911). En 1935 il fut élu a l’Académie frangaise. Farrére

était aussi collaborateur du Flambeau, organe du colonel de La Rocque (voir n. 10, p. 84). Du fihrer Adolf Hitler, il partageait au moins l’antisémitisme. ur. Il s'agit de Clément Vautel, a qui Prévert a volontairement prété le prénom de Daudet (et inversement). Une maniére pour le poéte de signifier que ces personnalités se valent et sont interchangeables. Clément Vautel fut le chroniqueur de plusieurs journaux de droite : Le Matin, Le Journal, Gringoire... Il écrivit notamment Mon curé chez les riches et Mon curé chez les pauvres, et il se fit également connaitre par ses critiques de cinéma, qui prétendaient juger les films en Francais moyen, au nom du

bon sens. Dans un article du 27 juin 1935, il s'était déclaré indigné par la piéce de Prévert Suivez le druide représentée par le groupe Octobre a Saint-Cyr (voir la Chronologie a l'année 1935, p. tu) : « [...] pendant plusieurs heures, l’armée et ses chefs furent insultés, bafoués au son de L'Internationale... » (Le Journal, « Mon film ».) — Plusieurs surréalistes, déja, sans associer son nom a celui de Daudet, s’en étaient pris a lui

en le prénommant Léon, histoire de lui dire le peu d’importance qu'il avait pour eux: « Il ne sera jamais question d’élever une statue au pauvre petit scribouillard Léon Vautel... » (Lettre a Clément Vautel, 6 aoiait 1923, signée Breton, Vitrac, Desnos, Eluard, Aragon, Morise.)

1058

Paroles

12. Aprés

avoir

fréquenté

les salons

républicains,

Léon

Daudet

(1867-1942) fut trés vite gagné par les idées nationalistes, dont il devint

un des plus ardents défenseurs, notamment pendant l’affaire Dreyfus. Son retour au catholicisme se situe avant sa rencontre avec Maurras.

De 1900 4a 1908, il écrivit en méme temps dans Le Journal, Le Soleil, La

Libre Parole, Le Gaulois, puis il se consacra entiérement a L’Adtion francaise. Son antisémitisme, de plus en plus virulent, dérivait en ligne droite de Drumont.

Le

Style

de

ses

articles,

ses

diffamations

continuelles,

provoquérent de vives réactions. En 1912, il fut élu député et devint le principal porte-parole de |’extréme droite. 13. Fasciné par l’ordre, Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945) a subi l'influence de Kipling, Barrés, Maurras, Nietzsche. Pour lui, l’action

primait avant tout et il avait espéré agir pendant la guerre de 1914 mais il fut blessé (voir les poémes d’Interrogation et de Fond de cantine). Dans Mesure de la France (1924), il voulut montrer la décadence frangaise. II

se rallia ensuite au fascisme, aprés le 6 février 1934 (voir n. 5, p. 84), et il n’est donc pas étonnant

qu'il soit l’auteur, cette année-la, d'un

Socialisme fascisle, puis chroniqueur de Gringoire en 1935. En 1936, il écrivit Doriot ou la vie d'un ouvrier francais, apportant son soutien au fondateur du Parti populaire frangais. 14. Soutes : « des Job de la Bretelle ». Le « jab », mot d’argot, variante de l'anglais job (également argotique), est un « coup droit porté a l’estomac » ; mais « job » peut aussi signifier « niais » (de « Jobe », xvi® siecle). C’est Jacques de Lacretelle (1888-1985) qui est en tout cas visé. Ses premiers romans sont teintés d’exotisme, puis il s’intéresse surtout a l’introspection et a l’analyse de l'dme. Prévert trouvait sa présentation d'un personnage de jeune juif dans Silbermann (1922) trés ambigué. En 1936, il est élu a l’Académie francaise et publie deux ouvrages dont le contenu n’est pas fait non plus pour lui gagner la sympathie de Prévert : L’Ecrivain public et Qui eft La Rocque ? Dans le premier, et en particulier dans un chapitre intitulé « L'Italie heureuse », il manifeste une réelle admiration pour Mussolini et |'Italie fasciste, qu'il a visitée. Dans le second, il fait l’éloge du colonel de La Rocque et de ses Croix-de-Feu

(voir n. 10, p. 84).

Page 84.

1. Ms. : « des Jab de la Bretelle... des mauriac des maurras ». Mauriac a mystérieusement disparu de Soutes et des éditions qui ont suivi. Luc Decaunes ne se rappelle pas qui prit la décision de supprimer ce nom

de la liste noire. Au début de 1935, l’attitude de Mauriac a en tout cas

largement de quoi irriter Prévert et il n’y a pas lieu de s’étonner qu'il trouve sa place parmi les individus honnis par le poéte. En janvier, il a rendu compte des accords Mussolini-Laval et a effectivement été recu par le pape. Dans Les Beaux Jours, il a célébré le Duce, et en juillet il

a défendu le régime de Salazar. Il faut attendre septembre pour constater un net virage : le 24, il protesta contre un dessin de Sennep désobligeant pour les Ethiopiens, qui étaient opposés aux « escadrilles des civilisés qui surgissent dans le ciel » — ce qui pourrait étre la raison de sa disparition du texte. En 1937, il commencera a dénoncer le franquisme. Notons cependant que Francois Mauriac restera par la suite une des cibles de Prévert (voir par exemple Specfacle, p. 226 et 227, ot il est cité avec d’autres individus que le poéte juge peu recommandables, ou Fatras, coll. « Le Point du jour », Gallimard, p. 246). — Maurras (1868-1952) débuta a L’Observateur francais puis écrivit successivement

Notes

1059

dans La Cocarde et dans La Gazette de France. Il collabora aussi au Soleil. Son « enquéte sur la monarchie » pour La Gazette de France convertit le parti de l’'Adtion frangaise (qu’il avait fondé en 1899) au royalisme. Pendant de nombreuses années, il se consacra avec Léon Daudet au journal du méme nom. En 1919, il réédita un ouvrage paru en 1901, Anthinéa, en y retirant quatre pages antireligieuses pour ne pas nuire

au rapprochement de |’Action frangaise et des catholiques. (C’est un hommage que lui rendit Pierre Benoit en donnant a son personnage de L’Atlantide le nom d’Antinéa ; voir n. 4, p. 83.) Toutefois, ses rapports avec Pie XI, le pape de « La Crosse en |’air », ne sont pas trés bons. Celui-ci, aprés avoir mis a l'index les principales ceuvres de |’écrivain, interdit aux catholiques, en 1926, la lecture de L’Adlion francaise, dont le contenu lui semblait s’opposer a la morale chrétienne. En 1935, Maurras milita pour une entente de la France avec Mussolini et fit de la prison pour avoir proféré des menaces a l’encontre des parlementaires qui avaient voté la sanction contre le Duce 4 l'occasion de la guerre d‘Ethiopie. En 1936, il soutint ardemment Franco et les nationalistes contre le Front populaire espagnol. 2. Horace de Carbuccia était l’époux de la belle-fille de Chiappe (voir n. 8). En 1921 il créa avec Raymond Recouly et Marcel Prévost La Revue de France, puis en 1923 les Editions de France. C’est lui qui langa Gringoire en 1928. Ce journal, qui se voulait d’abord une sorte de « lumiére » de eat évolua, de plus en plus, vers l’extréme droite (voir n. 4, sur Henri Béraud). Aprés 1936, les tendances antisémites et antiparlementarigstes de Gringoire s’accentuérent. 3. Il s’agit de Louis Latzarus, rédacteur en chef de L’Intransigeant dans les années 1930. A cété d’articles signés de son véritable nom, « Gallus » évoquait, dans une rubrique intitulée Au fil des heures, des événements d’actualité divers : politiques, religieux, sociaux. Le seul choix de ce pseudonyme, qui affiche un chauvinisme de coq gaulois,

eit suffi a lui attirer les railleries de Prévert. Mais si Gallus peut paraitre modéré a cété des personnalités extrémigtes nommeées ici, il s’est tout de méme réjoui de la rencontre de Laval avec Mussolini en janvier 1935, et il a applaudi tout au long de l'année aux visées du Duce sur l’Ethiopie. Ses invocations incessantes 4 Dieu et son prosélytisme religieux ont di également exaspérer le poéte. Cependant, en 1936) les articles de Gallus ne sont teintés d’aucun racisme a l’égard de Léon Blum

Béraud



ce qui ne fut le cas ni de Daudet

—,

ou

de Maurras,

ni de

et il s’indigne de la violence exercée par Franco et les

nationalistes en Espagne. Enfin, a cette époque-la, Gallus a compris que les intentions de Mussolini n’ont rien de pacifique et il proclame sa peur

face au danger hitlérien. 4. Henri Béraud (1885-1958) est l’auteur de Martyre de l’obese (1922) et de La Crotsade des longues figures (1924). En 1934, il collabora a Gringoire et contribua a accentuer |’évolution du journal vers l’extréme droite.

Ses articles virulents d’oétobre 1935 contre |’Angleterre furent utilisés pour sa propagande anglophobe par Goebbels. En 1935 et en 1936, Béraud déversa un flot d’injures sur le Front populaire et ses attaques contre Léon Blum étaient nettement colorées d’antisémitisme. II fut aussi un de ceux qui provoquérent le suicide de Salengro. 5. En juin 1936, deux ans aprés son exclusion du parti communiste, Doriot fonda le Parti populaire frangais. Il fut notamment soutenu par Drieu la Rochelle (voir n. 13, p. 83) et Bertrand de Jouvenel (voir n. 9, p. 83). Trés vite, il se rapprocha de la droite autoritaire.

1060

Paroles

6. Henri de Kérillis (1899-1958) s’illustra comme

aviateur au cours

de la Premiére Guerre mondiale. Aprés la guerre, il fut directeur des usines Farman et tint, a partir de 1920, la rubrique aéronautique de L’Echo de Parts (dont le succés valut au journal l’appui des milieux industriels de l’aviation). En 1926, il fonda le Centre de propagande des républicains nationaux, auquel il fera une large place dans L’Echo de Paris. Ce journal a attaqué avec violence le groupe Octobre. Les chroniques politiques de Kérillis étaient d’inspiration nationaliste. I] soutint ardemment Laval

au début de 1936, et mit en garde ses lecteurs contre les forces unies de la gauche. Dans un article du 6 mars de la méme année, il manifesta

son admiration pour le chef de |’Etat italien : « En principe je n’aime pas les diCtatures ni les dictateurs... Mais, tout de méme, que la France serait plus fiére et plus heureuse de vivre si elle avait un Mussolini! » 7. Partisan d’une entente avec I'Italie fasciste, collaborateur de Gringoire (voir n. 2), de L’Intransigeant (voir n. 3), du Flambeau (voir n. 10), Paul Morand (1888-1976) a publié en 1934 France la doulce, satire des milieux cinématographiques imprégnée de xénophobie (certains ont méme parlé d’antisémitisme) et de nationalisme exacerbé. Voir aussi

n. 13 et 14. 8. Préfet de police a partir de 1927, Chiappe (1878-1940) devint le protecteur des ligues fascistes. Le 3 février 1934, Daladier le fit remplacer par un homme plus modéré, Bonnefoy-Sibour, et lui proposa le poste de résident général au Maroc.

La discussion

s’envenima

et, selon le

témoignage de Daladier, Chiappe aurait répondu : « Vous me trouverez ce soir dans la rue. » II fut soupgonné d’avoir été, avec l’aide des conseils municipaux

réactionnaires de Paris et des ligues fascistes, l’instigateur

de l’émeute du 6 février, au cours de laquelle |’extréme droite incita la population a se soulever contre « les voleurs du Palais-Bourbon ». Chiappe se défendit de cette accusation et prétendit avoir répondu a Daladier : « Vous me trouverez ce soir d la rue. » Prévert avait déja attaqué Chiappe dans ses textes écrits pour le groupe Odtobre. 9. Henri Lavedan

(1859-1940), romancier et dramaturge,

recut une

éducation de tendance nationaliste et catholique dont il resta profondé-

ment imprégné. II fut académicien a trente-neuf ans (en 1898). Les seuls titres de ses ceuvres avaient de quoi faire bondir Prévert : Les Croix (1907), Servir (1913), Le Credo patriotique (1914), Le Général Joffre (1915), Les Grandes Heures (chronique de la guerre de 14-18), Dialogues de guerre, Les Yeux levés vers Jeanne d’Arc (1916), La Famille francaise (1917), Monsieur Vincent auménier des galéres (1928). Voir aussi n. 12. 10. Francois de La Rocque (1885-1946) fut président de |’association des Croix-de-Feu, dont le journal s’intitulait Le Flambeau. Doublée d’une

série d’organisations paralléles comme

les Briscards et la Ligue des

volontaires nationaux, cette association véhiculait les vieilles idéologies

héritées

du

boulangisme,

ot

l’antiparlementarisme

se

mélait

au

nationalisme et a l’anticapitalisme. En juin 1936, les Croix-de-Feu furent

dissoutes par le Front populaire et La Rocque fonda alors le Parti social frangais, qui représenta la principale force d’opposition au gouvernement de Léon Blum. 11. Les Schneider et les Wendel sont des familles d’industriels frangais.

Ignace de Wendel (1741-1795) fonda Le Creusot, mais fut chassé en 1793 par la Révolution.et émigra en Allemagne. Eugéne Schneider (1805-1875) remit en exploitation les forges du Creusot en 1836. La Société de Wendel et Cie s’associa en 1879 au groupe Schneider pour constuire les forges de Joeuf. En 1936 une campagne virulente fut entreprise par L’Humanité

Notes

1061

contre le Comité des forges, et en particulier contre la famille Wendel, que le journal accusait d’armer |’Allemagne depuis 1871, l’annexion de la Lorraine ayant entrainé le partage de leurs établissements entre les deux pays. De plus, le journal Le Temps, dont ils étaient propriétaires, publiait des articles trés hostiles au Frente popular espagnol. Dans « La Bataille de Fontenoy » (voir Spectacle, p. 312), ces « Messieurs du Comité des forges », et plus précisément Schneider et Krupp, sont ovationnés par un public imbécile qui réclame « des canons, des munitions ». Signalons que Francois de Wendel était membre des Croix-de-feu (voir n. IO).

12. « Les vieux marcheurs de la mort » est peut-étre une allusion ironique au roman dialogué d’Henri Lavedan (voir n. 9) intitulé Le Vieux Marcheur (1895). Tous ces personnages évoqués par Prévert, et qu'il accuse de « rampe[r] sur le paillasson » du Vatican (p. 83, v. 403), se rejoignent en bien des points. Comme il !’a annoncé, ils sont nombreux a étre académiciens, ils écrivent souvent dans les mémes journaux (Gringoire, L’Adtion Francaise, l’Echo de Paris, Le Flambeau...), ou ils ont proclamé leur admiration pour Mussolini (nommé plus loin). Ils représentent le pouvoir (politique et financier), ils exaltent la patrie,

l'armée et |’Eglise, défendent de préférence les Etats autoritaires. 13. Allusions, respectivement, a la célébre phrase qu’aurait prononcée Péricard (voir « Le Diner de tétes », p. 3 et n. 5) et a l'article de Paul

Morand paru dans 71933 et intitulé « De l’air!... De l’air!... » : « Des remédes ?... Sortons de notre quiétude consternée. Renongons méme un moment au libéralisme, si ce dépuratif s’avére trop inefficace [...] demandons aux tribunaux de punir... un Etat jeune est un Etat qui punit. En ce moment, tous les pays tuent leur vermine, sauf le nétre [...]. Ne laissons pas Hitler se targuer d’étre seul a entreprendre le relevement

moral de |’Occident... nous voulons des cadavres propres. » 14. Ce n’est pas pour le seul plaisir de la rime que Morand est identifié a cet oiseau plongeur, dressé par les Japonais pour la péche. Un article de Comedia du 3 septembre 1935, intitulé « M. Paul Morand apprend a plonger pour écrire un poéme », pourrait bien étre la source de la plaisanterie de Prévert: « M. Edouard Champion a lu [...] et commenté un beau poéme de Paul Morand, Le Saut de l'ange. Le maitre d’Ouvert la nuit y définit [...] les sensations du nageur qui plonge de 10 meétres, depuis le départ, quand “le tremplin vibre comme un diapason’”, jusqu’a

son retour : « Jusqu’au plafond de l’eau ot tu passes la téte Accompagné d’un feu d’artifices de bulles... » L’auteur de l’article fait observer « le sens expérimental du poeme, M. Paul Morand s’étant essayé chaque jour a plonger 4 la piscine ». Observons

aussi que Morand

écrivait dans Le Flambeau

(voir n. 10).

15. Prévert se moque des attitudes d’empereur romain que prenait le Duce. C’est un Auguste, peut-étre, mais un Auguste de cirque, insinue-t-il.

Page 85. 1. A la fin de ce vers correspond, dans ms. : et tout ce beau monde 4 la romaine aussi le salue méme ceux qui portent des moustaches a la gauloise 2. Prévert ne fait pas seulement allusion au réle effacé (et complice)

que jouait Victor-Emmanuel III (1869-1947, roi d’Italie de 1900 a 1946), mais aussi a sa petite taille. 3. Mussolini voulait développer le tourisme en Italie.

1062

Paroles

Page 86.

1. Allusion a la deuxiéme bataille d’Oviedo — la premieére ayant eu lieu en octobre 1934 (voir n. 3, p. 82). Immédiatement aprés le début de la rébellion contre le gouvernement du Frente popular, les nationalistes s’emparérent d’Oviedo, en juillet 1936, car la ville était située a un point Stratégique trés important du Nord de |’Espagne. Les républicains assiégeérent la ville et la lutte fut féroce. Qu’il y ait eu des atrocités commises dans les deux camps ne fait guére de doute, mais les journaux francais d’extréme droite du type de Gringoire avaient tendance a en rajouter dans l’horreur (au sujet de cette bataille comme ailleurs) en décrivant les « rouges » comme des vampires assoiffés. A tel point que Le Canard enchainé, dans une rubrique intitulée « Les Atrocités du Frente popular », dénongait chaque semaine les mensonges d'une certaine presse : « L’archevéque de Tarragone, qui avait été assassiné par le Frente popular, vient d’arriver a Rome »

(26 aoat 1936) ; « le peintre Zuloaga vient d’envoyer de ses nouvelles a M. Léon Daudet, qui avait consacré un article de deux colonnes a son lache

assassinat » (9 septembre 1936). Prévert, a son tour, parodie les articles de propagande de l’extréme droite qui racontaient tous les jours, avec force détails, les tortures infligées par les républicains espagnols a des religieux. Page 88.

1. Soutes : « Quiépo micro de Llane qui postillonne ». Prévert a d’abord transformé le général Gonzalo Queipo de Llano y Serra (1875-1951) en Quiépo de Llane (« de l’4ne ») en détournant le surnom ironique qui lui était donné a l’époque : « Quiépo de lapin ». Le 17 juillet 1936, le général Queipo de Llano, commandant des Carabineros, arrivait a Séville sous prétexte d’inspecter les postes de douane. Le lendemain, il s’emparait de la ville et, a 8 heures du soir, il faisait un discours a la radio (le premier d’une série qui allait devenir célébre) ot il déclarait que l’Espagne était sauvée et qu'il ferait abattre comme des chiens les canailles qui oseraient

lui résister. Ses allocutions radiodiffusées quotidiennes le feront connaitre dans toute l'Europe et lui vaudront d’étre surnommé le « général Radio ». Le contenu de son discours était un mélange de paillardises, de vantardises sur la sexualité des légionnaires et de menaces de représailles a l’égard des « rouges ». Sa tache était aussi de démoraliser l’ennemi. Pendant la seconde bataille d’Oviedo (en 1936), les mineurs assiégés par les nationalistes étaient 4 court de provisions d’eau et, chaque

soir, ils entendaient a Radio-Séville le général claquer sa langue aprés avoir bu un verre de vin. En qualifiant sa voix de « pouacre » et de « cariée », Prévert ne pense pas seulement au caractére haineux des paroles du général, mais aussi a |’éraillement de sa voix, causé par des années d’absorption d’alcool. « Voix d’os » est un jeu sur l’>homonymie

de cette expression avec « voie d’eau ». Jacky Chareyre (Les Formes du comique dans les poémes de Jacques Prévert) pense que Prévert ferait ainsi allusion, par antiphrase, a la dipsomanie du général franquiste. 2. Allusion a un des discours de Queipo de Llano a Radio-Séville (voir

note précédente) : « Il y a beaucoup de villes ot le peuple de droite est tenu prisonnier. Ils [les gens de gauche] apprendront mon systéme ; pour chaque partisan de l’ordre qui tombera, je tuerai dix extrémistes au moins [...]. Je vous jure sur mon honneur que, pour chaque victime que vous prenez, je prendrai au moins dix des vGtres » (cité par Herbert Rutledge Southworth, dans Le Mythe de la croisade de Franco, Editions Ruedo iberico, Paris, 1963, p. 178).

3. Prévert orthographie idéaliste sur le modéle de hideux.

Notes

1063

Page 89. 1. Soutes : « Sacré-choeur de Jésus ». Page 91. 1. Soutes : « imperméable insensible et vénérable Page 92. 1. Soutes : la fille est jolie comme tellement jolie

».

une séve

Page 93. 1. A propos de cette proclamation d’athéisme, Prévert fit remarquer a Arnaud Laster, qui considérait le veilleur de nuit comme le porte-parole du poéte, qu’il ne fallait pas l’identifier 4 son personnage. Dans une interview accordée a Pierre Ajame, il dit aussi : « [...] je ne suis pas athée, je suis paien. Athée, je ne sais pas ce que ¢a veut dire, je m’en suis toujours fichu! » (Les Nouvelles littéraires, 23 février 1967). Cette

affirmation pourrait étre le résultat d’une évolution. En 1937, Prévert écrit encore de l’hirondelle du poéme « Evénements » qu’elle est « athée » (voir p. 36), mais l’ultime mise au point se trouve peut-étre dans un texte de Choses et autres intitulé « J’ai toujours été intact de Dieu...

» (coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 71).

Page 96. 1. Le 9 septembre 1936, l’été s’en allait des Baléares plus symboliquement que par le refroidissement du climat : des avions italiens arrivaient a Majorque pour aider l’insurrection de la droite espagnole. Rappelons que Prévert avait fait un séjour a Ibiza au mois de mars. 2. La Catalogne avait obtenu en 1932 un statut d’autonomie et Barcelone fut historiquement la seule grande ville ot un systéme de type anarchiste fut mis en place. Aussi les catalans se battirent-ils énergiquement contre les franquistes, en tentant de réaliser une révolution régionaliste. C’est

a Barcelone que les nationalistes subirent début de l’insurrection, en juillet 1936, bastions de l’opposition révolutionnaire Barcelone ne tombera que le 26 janvier

leur plus grande défaite dés le et la Catalogne restera un des durant toute la guerre civile. 1939.

3. Face a la résistance inattendue des républicains qui défendaient Madrid contre les assauts nationalistes, Franco se décida 4 bombarder la ville. Le premier bombardement eut lieu le 4 novembre 1936. Il y aurait eu 350 victimes aprés les nuits du 8 et du 9, mais ce fut, semble-t-il, la nuit du 16 qui fut la plus meurtriére (elle aurait fait plus de 5 000 victimes).

« Toute la ville semble briler a la fin de l’alerte »,

écrivent Pierre Broué et Emile Témine

(La Révolution et la Guerre

d’Espagne, Les Editions de minuit, 1961, p. 217 4 229).

4. Prévert reprendra cette image dans Les Vusiteurs du soir. Le film, tourné et présenté au public en 1942, devait paraitre apolitique pour échapper a la censure. Mais les coeurs de Gilles et d’Anne qui continuaient a battre aprés que le diable les a transformés en Statues symbolisaient, implicitement, la résistance aux forces d’oppression, c’eSt-a-dire au nazisme. Le diable s’écriait apres avoir statufié les amants :

« Mais c’est leur coeur que j’entends... leur coeur qui bat... qui ne cesse de battre... leur coeur qui bat... qui bat... qui bat... qui bat... qui bat... »

1064

Paroles

Page 97.

CET AMOUR « Cet amour » fut dit par Pierre Brasseur le 3 octobre 1941 au cours de l’émission de radio de Pierre Laroche Promenade avec Jacques Prévert',

bien avant d’étre publié en revue, d’abord en avril 1943 dans le numéro 13 de Profil littéraire de la France (revue

Prévert,

parmi

Verdet),

puis en

lesquels mars

René 1945

dont

Laporte, dans

s’occupaient

des amis de

Henri-Frangois

Rey, André

le numéro

2 (nouvelle

série) de

Confluences?. Le poéme inspira 4 Kosma une musique dont la partition paraitra en 1947 dans D’autres chansons; il faisait partie du recueil constitué par a éléves de Peillet en 1944. Jacques Prévert l’enregistrera avec un accompagnement a la guitare d’Henri Crolla (disque cepepic).

. Ed. 1945, éd. 1947 et éditions suivantes : « Parce que nous les pete ee ». Il s’agit tres évidemment d’une coquille et nous suivons la legon de |’émission de radio de 1941, de Profil littéraire de la France et de l’enregistrement par Prévert lui-méme. 2. Promenade avec Jacques Prévert, Profil littéraire de la France, recueil

Peillet, D’autres chansons donnent la legon : aussi tremblant qu’un oiseau aussi chaude aussi brilante que |’été Confluences procure celle-ci : Aussi tremblant qu'un oiseau Aussi chaud aussi vivant que |’été Prévert semble s’étre demande s’il accorderait les adjectifs a « cette chose » ou a « cet amour ». L’été devient « vivant » plutdt que « bralant », l’adjectif « vivant » ayant une connotation particuliérement forte dans le vocabulaire du poéte. Remarquons aussi le passage de la minuscule a la majuscule en début de vers.

Page 98. 1. Promenade avec Jacques Prévert, Profil littératre de la France, recueil Peillet: nous réveiller souffrir et rire nous endormir encore et réver a la mort

nous éveiller sourire vieillir et rajeunir notre amour

reste la

Confluences : Nous réveiller souffrir vieillir Nous endormir encore Réver a la mort Nous éveiller sourire et hair Notre amour reste la D’autres chansons : Nous éveiller souffrir et rire Nous endormir encore et réver a la mort Nous éveiller mourir vieillir et rajeunir Notre amour reste 1a Le texte de 1941 et de Profil littéraire de la France (repris par Peillet) joue sur les contrastes souffrir/rire et vieillir/rajeunir, alors que celui 1. Voir la notule de « Rue de Seine », p. 1033. 2. Voir la nowule de « Pour toi mon

amour

», p. 1029.

Notes

1065

de Confluences alterne |'intensification souffrir/vieillir et le contraste sourire/hair. D’autres chansons joue a nouveau sur le contraste souffrir/rire ; s’éveiller/mourir; vieillir/rajeunir. Dans la version définitive, Prévert associe les deux procédés ;: les deux intensifications souffrir/ vieillir, puis s’éveiller/sourire/rire, s’opposent.

2. Ed. 1945, éd. 1947 et éditions suivantes : « Je te supplie ». C'est a l'amour et non a la femme aimée que le narrateur « crie » ses supplications. Nous suivons donc la legon de l’émission de radio de 1941 et de Profil littéraire de la France. D’autres chansons corrige aussi « te » en « le ».

3. Ed. 1945, éd. 1947 et éditions suivantes : « Nous qui sommes aimés ». Le deuxiéme

« nous » a disparu dés les éditions originales et n’a pas

été restitué dans celles qui ont suivi. Dans l’émission de 1941, Brasseur

disait : « Nous qui nous sommes aimés », legon donnée aussi par Profil littéraire de la France et par D’autres chansons. Prévert lui-méme restitue le « nous » dans l’enregistrement qu’il a fait du texte.

Page 99.

L'ORGUE DE BARBARIE « L’Orgue de Barbarie » fut interprété le 3 octobre 1941 par Agnés Capri au cours de |’émission de Pierre Laroche : Promenade avec Jacques Prévert, mais d’aprés Michel Fauré' le texte aurait été composé dés 33. Mis en musique par Kosma, il a été publié en 1947 dans D’autres chansons. Prévert proposa une réécriture du début de ce poéme au cours d’une discussion qu'il eut avec André Pozner et qui nous est rapportée dans Hebdromadaires* : « Dans le temps [...] j’avais écrit une chanson, L’Orgue de Barbarie[...]. C’est aujourd’hui pareil : Et les uns et les autres, pour |’écriture, |’on pourrait dire :

« Et les uns et les autres parlaient parlaient parlaient de ce qu’ils écrivaient On ne lisait plus l’écriture Tout le monde écrivatt écrivait écrivait sur ce qu'il écrivait personne n’écrivait. » Sont visés les discours et les écrits narcissiques des artistes sur leur art. Prévert aimait 4 citer ces mots de Garcia Lorca : « Tu comprendras qu’un poéte ne puisse rien dire de la poésie : laisse cela aux critiques et aux professeurs’. » Analyser soi-méme son oeuvre au lieu de lui

donner vie, tout simplement, conduit a la stérilité : d’abord parce qu’on perd son temps en réflexions sur l’art au lieu d’étre créatif, ensuite parce qu’a trop théoriser on fait passer |’intelligence avant la sensibilité. La musique de |l’orgue de Barbarie est certainement une musique exemplaire, puisqu’elle est qualifiée par Prévert de « vraie » et de « vivante », deux adjectifs qui ont toujours chez lui une connotation positive, et de plus elle est « jolie ». Aux dissertations des musiciens évoqués au début, l’homme a l’orgue de Barbarie oppose la pratique : il joue de son instrument. Quant a la petite fille, elle préfére elle aussi, . Le Groupe Oélobre, Christian Bourgois, 1977, p. 163.

paps Oe Prévert et André Pozner, Hebdromadaires, Gallimard, 1982, p. 155 (nouvelle 2. édition revue et augmentée du livre publié en 1972 par Guy Authier). 3. Voir par exemple Specfacle, p. 322.

1066

Paroles

aux jeux codés qui imitent les comportements des adultes, l’orgue de Barbarie, instrument des rues, instrument barbare. En imaginant ces assassins purificateurs, Prévert a peut-étre pensé a

L’Assassinat considéré comme un des beaux-arts de Thomas De Quincey, ou,

plus proche de lui, a l’expérience surréaliste née du violent dadaisme, destruécteur et nihiliste. Violent, le surréalisme |’a été lui aussi. Dans le Second manifeste du surréalisme, Breton n’hésite pas a considérer l’assassinat gratuit comme un « acte surréaliste » : « On congoit que

le surréalisme n’ait pas craint de se faire un dogme de la révolte absolue, de |’insoumission totale, du sabotage en régle, et qu’il n’attende encore rien que de la violence. L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, a descendre dans la rue et a tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule'. » Or, Il’homme qui joue de |’orgue de Barbarie « joue a l’assassin », jeu que la petite fille veut imiter, et le « jeu de l’assassin » est un jeu surréaliste... Parmi les personnages d’assassins des scénarios de Prévert, signalons William Kramps dans Dréle de drame et Lacenaire dans Les Enfants du paradws, auquel il a prété quelques traits de sa personnalité?. Mais Prévert, comme les surréaligtes, ne prdne l’assassinat que sur le plan métaphorique. Pour Breton et ses amis, le réve suffisait a la réalisation de ces meurtres bienfaisants : « L’esprit de |"homme qui réve se satisfait pleinement de ce qui lui arrive. L’angoissante question de la possibilité ne se pose plus. Tue, vole plus vite, aime tant qu’il te plaira. Et, si tu meurs, n’es-tu pas certain de te réveiller d’entre les morts? ? » On peut aussi tuer par l’écriture, et les surréalistes ont assassiné verbalement certaines images de |l’artiste (celles que donnaient par exemple Claudel ou Anatole France). Cependant, en excluant aussi certains surréalistes de son groupe, Breton ne s’est-il pas érigé en

censeur, en « pape », diront certains ?C’était commencer 4 faire du surréalisme une école, voire une église. La tentation d’un retour al’ordre établi est toujours forte ; le mariage de la petite fille et de l‘homme a l’orgue de Barbarie les introduit 4 nouveau au sein de la société traditionnelle et c’est peut-étre pour cela que tout est a recommencer. Page 100. PAGE D'ECRITURE

« Page d’écriture » est paru dans le numéro 3 de 1941 de la revue

Les Cahiers de la basoche. Germaine Montero |’interpréta le 3 octobre 1941 dans l’émission de radio de Pierre Laroche Promenade avec Jacques Prévert', sur une musique de Kosma, dont la partition sera publiée dans 21 chansons. Pour Léon-Gabriel Gros, Prévert dénonce ici « |’automatisme de la pensée rationnelle » qui « préfigure l’automatisme des gestes sociaux’ », et pour Marcel Péju, si la métamorphose finale s’opére, « c’est pour retrouver, par-dela les décors, les tabous, les habitudes, quelque simplicité native, cette “vie immédiate” dont parle Eluard, une sorte d’age d’or ot les choses seraient enfin rendues a leur virginité 1. Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 782-783. 2. Voir a ce propos notre analyse du personnage dans Jacques Vagabondages, 1986, p. 64.

Prévert,

3. Manifeite du surréalisme, Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 319.

4. Voir la notule de « Rue de Seine », p. 1033. 5. « Paroles de Prévert », Cahiers du Sud, n° 280, 2° semestre 1946, p. 487-

Séguier-

Notes

1067

premiére' ». Une analyse du texte a été proposée dans Méthodes, Apprentissage méthodique du commentaire composé, fiches pédagogiques pour professeurs, Editions modernes Média, s.d., 21, rue du Cardinal-Lemoine,

75005 Paris. Page ror.

1. Promenade avec Jacques Prévert : « a leur tour foutent le camp

».

Page 102. DEJEUNER DU MATIN

Déposé le 4 janvier 1940 a la S.A.C.E.M. avec une partition de Kosma, « Déjeuner du matin » fut publié pour la premiére fois en mars 1945 dans le numéro 2 (nouvelle série) de Confluences?. En 1962, un curé le reproduira dans son bulletin paroissial sous le titre

« Mon

mari

», ce

qui lui vaudra une ironique lettre ouverte de Prévert dans Fatras?. Nombreux sont les critiques qui ont vu dans ce poéme un emprunt de Prévert a la technique cinématographique. Gaétan Picon est le premier a parler d’effet de ralenti : « “Déjeuner du matin” fait éclater un drame en photographiant les uns aprés les autres — et comme au ralenti — les gestes de tous les jours‘ » ; effet également constaté par Maurice Nadeau. Celui-ci est frappé par la vision objective qui est donnée des individus : « Une description de gestes minutieuse, exacte, comme filmée, sans que l’on sache ce qui se passe chez ceux qui les font, sans que celui qui les enregistre quitte un moment |'impassibilité de l’objectif photographique, la poésie jaillissant ici du heurt de deux réalités sans communication : les gestes faciles et routiniers, la réalité tumultueuse quils cachent’. » Albert

Gaudin note aussi l’influence de l’art cinématographique sur la composition du poéme et se montre particuliérement sensible au dépouillement de l’écriture : « [...] il semble que Prévert [...] se contente [...] d’enregistrer la scéne qu’il a sous les yeux, en essayant d’éliminer toute rhétorique. I] aligne de petites phrases courtes, il élimine, en apparence tout au moins toutes les recherches de Style. [...] Chaque mouvement de Vhomme est [...] décrit jusqu’a son départ. [...] « Peut-on imaginer style plus privé de littérature ? Ne pensons point pourtant que cette nonchalante description soit sans astuce ! Supprimons par exemple la notation “parce qu’il pleuvait” ainsi que la conjondction “et” du vers suivant, écrivons

:

« Il a mis son manteau de pluie Il est parti et toutes ces petites phrases qui sanglotent doucement comme la pauvre femme qui conte son tourment, ne sont plus qu’une série de notations privées de vie. Prévert travaille en peintre : il limite la gamme de ses couleurs mais ne néglige pas les accents, supprimez-les, |’effet s'anéantit®. » Analysant ce poéme plusieurs années plus tard’, Marie-Louise Lentengre en appréciera elle aussi la sobriété mais y verra plut6t une

« écriture dramatique » : 1. « Jacques Prévert et la poésie. Fleur rouge de la liberté », Franc-Tireur, 28 juin 1946. 2. Voir la notule de « Pour toi mon amour », p. 1029.

3. Coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1966, p. 28-31.

4. « Une poésie populaire », Confluences, mars 1946, p. 86. 5- « Jacques Prévert ou l'Avénement de la poésie matérialiste », La Revue internationale, juin-juillet 1946, p. 514. . « La Poésie de Jacques Prévert », The French Review, mai 1947, p. 4 2-433. 7. En 1983, au cours d’une communication faite au Colloque iter adeaslde cologne « Autour de Prévert ».

1068

Paroles

« Le titre du poéme est généralisant : ce n'est pas un déjeuner particulier, mais n’'importe quel déjeuner de n’importe quel matin. Nous sommes introduits d’emblée dans la routine la plus banale du quotidien, ce que confirment les dix premiers vers par une description méticuleuse des gestes prosaiques accomplis par le personnage. On ne sait pas, jusqu’au dixiéme vers, qui raconte cette histoire inutile, si c’est le poéte-narrateur qui se complait 4 découper ces

actions

insignifiantes

en

une

série

de gestes

mécaniques

pour

mieux en marquer le caractére absurdement rituel. Mais déja une atmosphére un peu inquiétante est créée, par |’insistance avec laquelle se répéte une structure unique : le “ceci” dans “cela” qui aboutit a l'instauration d’une impression de cléture et d’emprisonnement. Cette impression dépasse bientét le petit monde des objets pour s’étendre au rapport entre les deux personnes, qui apparait ainsi réduit progressivement a un univers de plus en plus étroit. Au onziéme vers, nous découvrons que le personnage masculin qui prépare si méticuleusement son petit déjeuner n’est pas vu par le narrateur mais par un autre personnage, probablement sa femme ou sa maitresse. L'importance des objets apparait alors fondée sur leur opposition par rapport au second personnage, puisque le premier agit positivement envers les objets et négativement envers l’observatrice. Le véritable objet, dans ce poéme, ce n’est donc pas la tasse, le lait ou la cigarette, voluptueusement savourée, mais le second personnage.

Tout le développement du texte est scandé par cette opposition entre les verbes régissant une action positive sur les objets (en particulier les six occurrences de “il a mis”) et les verbes ou expressions régissant une action négative, toujours la méme, envers la personne (“sans me parler”,

“sans

me

parler”,

“sans

me

regarder”,

“sans

une

parole”,

“sans me regarder”), opposition qui se résout dans les trois vers marquant la fin du poéme, ow |’observatrice répéte sur elle-méme le geste d’enfermement accompli par “il” pendant tout le texte. Ce dernier geste se présente donc comme |'inévitable aboutissement d'une situation ot, en l’absence de toute manifestation hostile de la part du personnage actif, l’observatrice a fini par devenir plus objet que les objets méme ; car ceux-ci, au moins, existent aux yeux de l'autre pour leur utilité. Nous nous apercevons alors que les gestes sont

arrachés a la banalité du quotidien parce qu’ils se détachent sur un fond de silence qui leur donne la pesanteur de tout ce qui n’est pas dit entre les deux personnages. Les objets permettent |’instauration d’une angoisse progressive, proportionnelle a l’amenuisement de l'espace ot se joue, peut-étre, le destin d’un couple. Le geste final, amené par la structure itérative et la transformation du “moi” en objet d'indifférence, achéve de reléguer |’observatrice a l'état de décor. Le dernier vers se répercute sur tout le texte et humanise aux yeux du lecteur le personnage passif, puisque sa réification est défaite par les larmes, véritable clé du poéme. Ce sont ces larmes, plus encore que le geste du personnage, qui donnent au texte le sens d’un petit drame, saisi dans le continuum d’un récit dont on ne sait rien, mais que la scéne est parvenue a suggérer. Cette conclusion ouvre le poéme a une certaine polysémie car elle fait jaillir une hypothétique histoire antérieure (toute la vie d'un couple) et un hypothétique dénouement. Comme tout vrai poéte, Prévert sait qu’il ne faut pas tout dire et il laisse ici au lecteur la possibilité de faire signifier le poéme en imaginant l'histoire qui s’y trouve en puissance. »

Notes

1069

Page 103. FILLE D'ACIER

A propos de ce poéme, Pierre Dumayet fait observer que Prévert, « en substituant un motaun autre », suggeére « l’existence d'une identité entre ce que ces deux mots désignent. La paille humide des cachots devient :

« Maintenant je suis couché sur la paille humide de l'amour. « L’amour pouvant conduire au cachot, l’amour pouvant se faire dans une chambre qui ressemble a s'y méprendre, a un cachot. L’optimisme fait d’air pur qui nourrit et de nids sort un peu giflé de ce poeme'. » Le texte est en effet trés sombre. L’opposition temporelle imparfait/présent fonctionne en systéme clos car cet aller-retour dans le temps ne laisse pas de place pour le futur. Le passé est plein d’un amour exclusif, c’est la période du bonheur, alors que le présent est celle des questions sans réponses, des regrets et du désespoir. La volonté du sujet ne peut que tourner a vide puisqu’elle cherche a s’exercer sur quelqu’un d’autre que lui-méme.

Le « je veux

» est donc sans effet, car il est destiné a

un absent, tellement sorti de la vie de celle qui dit « je » qu'elle ne sait plus s’il est mort ou vivant. Comment faire ressusciter le passé dans l’esprit de quelqu’un qui est ailleurs ? Le « je veux » ne peut étre qu'un « je voudrais », ce « je voudrais » que l’on retrouve dans un texte trés proche de celui-ci : « Les Feuilles mortes’ ». Si « Fille d’acier » est a peu prés contemporain des poémes qui l’entourent, il date des

années 1945-1946 ; il est alors voisin dans le temps de la céleébre chanson écrite pour Les Portes de la nuit’. Dans les deux cas, les amants se sont

aimés : « celui qui m’aimait et que j’aimais », dit la « fille d’acier », « toi tu m’aimais, et je t’aimais », dit celui qui, dans « Les Feuilles mortes », se souvient aussi d’un amour passé et s’écrie : « Oh! je voudrais tant que tu te souviennes! » La premiére est tellement loin de l’étre perdu qu’elle ne réussit 4 en parler qu’a la troisieme personne, alors que l’homme de la chanson dit encore « tu » a celle qui lui a été chére comme si elle était prés de lui. Parce qu’il n’a que faire des regrets, il se contente de ses propres souvenirs. Alors que la « fille d’acier » essaie désespérément d’exercer sa volonté sur |’étre aimé, le personnage des « Feuilles mortes » « sourit toujours et remercie la vie » car il porte en lui les moments heureux de son amour d’autrefois. Pour Prévert, |’amour est tout-puissant tant qu'il est partagé, mais V'individu est libre et l’on n’est jamais enchainé l’un a |’autre. A chacun appartient sa mémoire ou sa faculté d’oublier.

1. Fin de vers centrée, pour un effet de relief. Effet symétrique au vers 7. LES OISEAUX

DU

SOUCI

Ce texte a été publié pour la premiére fois en mars 1945 dans le numéro 2 (nouvelle série) de Confluences'. Mis en musique par Kosma,

il a paru avec la partition, en 1947, dans D’autres chansons. 2. L’usage des majuscules régit la numérotation des vers de ce poéme. « Prévert et l’optimisme », Poéste 46, juin-juillet 1946, p. 102-103. . Voir Soleil de nuit, Gallimard, 1980, p. 58. . Film réalisé en 1946 par Marcel Carné. Scénario et dialogues de Jacques Prévert. . Voir la notule de « Pour toi mon Bw

amour

», p. 1029.

1070

Paroles

Page 104.

LE DESESPOIR EST ASSIS SUR UN BANC

Déposé a la S.A.C.E.M. avec une musique de Kosma le 20 décembre 1939, ce texte, ainsi que le suivant, a été interprété le 3 octobre 1941 par Germaine Montero au cours de |’émission de radio de Pierre Laroche Promenade avec Jacques Prévert'. Ils ont été publiés avec les partitions, en 1947, dans D’autres chansons. Page 105. CHANSON

DE

L'OISELEUR

Voir la notule du texte précédent, « Le désespoir est assis sur un banc ». 1. Promenade avec Jacques L’oiseau qui voudrait L’oiseau qui voudrait L’oiseau qui voudrait L’oiseau qui voudrait

Prévert : tant vivre chanter mourir crier

Page 106.

POUR FAIRE LE PORTRAIT D'UN OISEAU Le texte, avec sa dédicace, figurait en téte du petit catalogue? de la premiére exposition personnelle d’une jeune artiste de vingt-deux ans, Elsa Henriquez, organisée par la Galerie G.A.M. (Groupe d'art moderne)

de Monaco,

du 10 au 25 janvier 1943. Aprés guerre,

Elsa

Henriquez illustrera souvent les textes du poéte. Elle est notamment l’auteur des dessins qui accompagnent les éditions originales de Contes pour enfants pas sages’ et de Guignol’, de vingt--huit images en couleurs que lui inspira en 1953 « Pour faire le portrait d’un oiseau », de trente illustrations pour « Histoire du cheval » en 1954. Aprés Eliot Fay (« The Bird Poems of Jacques Prévert », Modern Language Journal, octobre 1949), Arnaud

Laster a vu dans ce texte un

art poétique : « Le titre du poéme ne doit pas tromper ni la dédicace a Elsa Henriquez : il ne s’agit pas seulement de peinture ou de dessin, il s’agit de toute ceuvre d’art. L’esprit de l’artiste doit étre ouvert a la vie et a la beauté : c’est le sens de la “porte ouverte” ; il doit avoir la patience d’attendre |’inspiration dont il a besoin, la saisir vite quand elle vient, l’exprimer avec des couleurs ou des mots, puis effacer toute trace

de l’effort artistique qu’il a dai faire (“les barreaux”) pour donner a son ceuvre l’apparence de la vie ou la vie méme (que |’oiseau “chante”). Si l’ceuvre vit, il a réussi, il peut tranquillement “signer”’®. » Le poéme reste cependant ouvert, comme la porte de la cage, a d'autres interprétations et on pourrait y voir aussi un nouvel hymne a |’amour et a la liberté. Page 107.

1. Texte pour l’exposition du 10 janvier 1943 : « peindre aussi le vert du feuillage ». La peinture préconisée s’efforce de représenter les qualités sensibles des modéles plus que leurs formes convenues. Peindre « le vert du 1, Voir la notule de « Rue de Seine », p. 1033. 2. Le catalogue contenait en outre une présentation d’Elsa Henriquez par Prévert que l'on trouvera dans le deuxiéme volume de cette édition.

3. Editions du Pré aux clercs, 1947. Voir p. 901-966 4. La Guilde du livre, Lausanne, 1952; voir p. 555-5735. « Paroles », analyse critique, p. 58.

Notes

1071

feuillage » plutédt que le feuillage lui-méme reléverait du méme choix que peindre « la fraicheur du vent / la poussiére du soleil / et le bruit des bétes »... SABLES

MOUVANTS

Agnés Capri interpréta ce texte le 3 octobre 1941 au cours de |’émission de radio de Pierre Laroche Promenade avec Jacques Prévert'. En 1942, Jacques Jansen prétait sa voix a Alain Cuny qui incarnait Gilles dans Les Visiteurs du soir? pour le chanter sur une musique de Kosma. Intitulée « Démons et merveilles », cette chanson fut publiée avec la partition par Choudens |’année de la sortie du film mais attribuée, de méme que « Le Tendre et Dangereux Visage de l'amour’ » (également de Kosma), a Maurice Thiriet. En raison des menaces que le régime de Vichy faisait peser depuis octobre 1940 sur les juifs étrangers, Kosma ne pouvait que contribuer clandestinement a la musique des Vuiteurs du soir. Pendant la guerre, les deux chansons composées par lui furent donc annexées au reste de la partition du film, dont Thiriet était l’auteur. PRESQUE

Le texte a probablement été composé en 1939s au moment ou Prévert préparait avec Jacques Viot le scénario et les dialogues du Jour se léve a V’hétel del’ Aigle Noir de Fontainebleau, ou peu de temps apres. Germaine

Montero |'interpréta SS octobre 1941 au cours de |’émission de radio de Pierre Laroche Promenade avec Jacques Prévert, mais la dactylographie témoin de l’émission ne précise pas si elle disait le poéme ou si elle le chantait sur la musique de Kosma. « Presque » a été publié avec la partition dans Formes

et couleurs (n° 6, 1946) puis dans D’autres chansons, en 1947. La version

proposée par Formes et couleurs présente quelques variantes par rapport a la version de Paroles et par rapport a celle de D’autres chansons. 2. Marie Rosalie Bonheur (1822-1899), dite Rosa Bonheur, était peintre

et sculpteur. Elle se plut en particulier 4 représenter des animaux ou des scénes rustiques. Sa toile la plus célébre, Labourage nivernais (1833), fut popularisée par la gravure et la placa parmi les peintres les plus importants de son temps. Son atelier était prés de Fontainebleau, dans le hameau de

By. La sculpture évoquée par Prévert fut envoyée a |’Exposition de 1843 ; pendant l|’Occupation, elle aurait été fondue (comme beaucoup d’autres) sur ordre des nazis qui désiraient en récupérer le bronze. Page 108.

1. Formes et couleurs : avec des yeux fermés le bonheur 2. Formes et couleurs : « et “a-tout” ». mettaient l’accent sur le calembour : aussi vainqueur par atout (la carte qui l’écrivait carrément la dactylographie LE DROIT

Les guillemets et le trait d’union le malheur qui pense a tout est l’emporte sur les autres), comme de 1941.

CHEMIN

Ce texte fut publié le 1° décembre 1944 dans L’Eternelle revue, qui avait été fondée en juin de la méme année, encore dans la clandestinité, par Paul Eluard et dont la nouvelle série était dirigée par Louis Parrot. 1. Voir la notule de « Rue de Seine », p. 1033. 2. Scénario et dialogues de Jacques Prévert et Pierre Laroche, réalisation de Marcel Carné. 3. Voir Hifloires et d'autres bifloires, p. 818.

1072

Paroles

Page 109.

LA BROUETTE OU LES GRANDES INVENTIONS Prévert joue sur les expressions

« fairela roue

», « la roue de la

fortune », « pousser 4 la roue ». Etymologiquement, le mot « brouette » contient aussi le mot « roue » (du latin bis « deux fois », et rota, « roue »). Mais au-dela du jeu linguistique, l’écrivain veut signifier que c'est homme qui invente Dieu en donnant comme preuves de son existence des faits qui ne relévent que du hasard. Ce n’est certainement pas un hasard, en tout cas, s'il prend comme exemple Vinvention de la brouette, attribuée habituellement 4 une de ses cibles préférées : Pascal. LA CENE

Le manuscrit de ce poéme est paru en fac-similé dans le numéro 9 de Labyrinthe, le 15 juin 1945. Le rédacteur en chef de la revue, Albert Skira, publiera en 1970 Imaginaires. LES

BELLES

FAMILLES

1. Le mot qui donna son surnom 4a Louis X (1289-1316) n’est plus utilisé

aujourd’hui. Employé au xu° siécle comme substantif, il signifiait « querelle », « bruit ». Au xiv® siécle il devint un adjectif et servit a désigner un individu querelleur et tapageur. Page 110.

L'ECOLE DES BEAUX-ARTS

On remarquera que Prévert a composé ici un calligramme a la maniére d’Apollinaire, puisque le texte a la forme d’un pot de fleurs. L’écrivain se souvient peut-étre aussi d'une évocation des fleurs japonaises par Proust : « Et comme dans ce jeu ow les Japonais s’amusent a tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-la indistinéts qui, a peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de méme maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé » (Du coté de chez Swann, « Combray », A la recherche du temps perdu, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 47). EPIPHANIE

Messages publia pour la premiére fois ce texte dans son cahier II de

1944

(achevé

d’imprimer

le 15 avril

1945).

La revue,

sous-titrée

« Risques, travaux et modes » avait a son comité directeur André Frénaud, Mounir Hafez, Michel Leiris, Jean Lescure, Raymond Queneau, Jean Tardieu et Raoul Ubac. Pierre Seghers en était |’éditeur. La subversion — prise dans son sens étymologique — atteint ici un paroxysme. Prévert sape l’ordre établi en inversant non seulement les rdles attribués par la société mais aussi par la nature. L’A4ne qui a pris la fonction de bouffon ne peut faire rire son cheval de roi qu’en empruntant l’apparence de celui qui habituellement domine cet étrange

souverain : un jockey. Quant 4 |’animal autrefois cloué au-dessus des portes pour conjurer le mauvais sort, il est remplacé par une reine — mais

Notes

1073

s'agit-il d’une reine humaine ? Chacune de ces « farces du bon vieux temps » raconte un bouleversement. Le jour de l'Epiphanie, il est d’usage, en souvenir de la visite des Rois Mages a Jésus, de « tirer les rois », ce que Prévert semble traduire par étriper les rois, faisant de cet hommage 4 la royauté un hommage a la Révolution. Le roi qui a le ventre ouvert était enceinte comme une femme : nouveau renversement des réles, mais cet enfantement avorté d’un étre faux (un

« baigneur » est un poupon) est, bien sir, tout symbolique : le principe héréditaire de l’ancien régime est réduit 4 néant en méme temps que le roi. La connotation religieuse du titre laisse a penser que Prévert n’évoque pas seulement le renversement d’un régime : cette famille royale est aussi, semble-t-il, la famille divine, revue et corrigée. Dieu le pére (roi des cieux) donne naissance 4 un fils mort (assassiné en méme temps que lui, peut-étre par ceux qui refusent d’y croire), mais |’étre salvateur est du sexe féminin (est-ce parce que Prévert conteste la prédominance du masculin ?). La tradition qui consistait a immoler un animal pour la sauvegarde des humains est en effet rapprochée — implici-

tement — de la crucifixion. Le renversement — on pourrait aussi parler de perversion, et Prévert aimait a signer ses dédicaces « Jacquet Pervers » — est une des caractéristiques de la subversion chez celui qui aime prendre les mots au pied de la lettre et qui subvertira aussi le sens par des procédés purement formels, comme la permutation des termes. On en trouvera l’exemple le plus saisissant dans « Cortége » (voir p. 148). Page 112.

ECRITURES SAINTES Découpé en quatre sections numérotées en chiffres romains (remplacés dans le recueil par des blancs), ce texte est paru avec la mention

« Fragments » en mai-juin 1943 dans le numéro 7 de Méridien, revue bimestrielle sous-titrée « Art-Pensée-Littérature ». Son rédaGeur en chef, Denys-Paul Bouloc, se souvenait, dix ans aprés, du scandale qu’il avait provoqué : « Prévert ne s'est jamais douté des aventures qui suivirent la publication d’“Ecritures saintes”. La “Révolution nationale” battait son plein, et il ne faisait pas bon plaisanter avec les sacro-saints principes sur lesquels elle s’appuyait.Jerecus pas mal de lettres d’injures, des libraires refusérent le dépét de Méridien, des abonnés se désabonnerent. C’était magnifique'!... » — Emmanuel Peillet et ses éleves

introduiront « Ecritures saintes » dans leur recueil de 1944. Page 113. 1. On pourrait attendre ici « carnier » (sac a gibier), mais Prévert utilise l’expression populaire « sous la charniére » (sous la machoire, sous la dent), et se donne ainsi le plaisir de former encore un couple insolite : charnier-charniére.

Page uy.

LA BATTEUSE Ce texte, qui avait pour titre « La Féte » sur le manuscrit, rappelle certaines scénes paysannes de Brueghel |’Ancien. Arnaud Laster’, frappé par la violence qui se dégage de cette féte, s’est demandé si « la 1. Sortiléges, 3° trimestre 1953. 2. « Paroles », analyse critique, p. 52.

1074

Paroles

batteuse » n’était pas une allégorie des horreurs de la guerre et de l’Occupation. Quoi qu’il en soit, Prévert se souvient sans doute d’une séance de battage a laquelle il a assisté en Bretagne vers les années 1920, avec ses amis Duhamel et Tanguy. Marcel Duhamel relate ainsi la scéne : « Dans le tintamarre de la batteuse entrainée par le cheval Sisyphe qui grimpe inlassablementson escalier roulant, des bottes éparses sur le tablier, happées et égrenées par le cylindre, les braillements des hommes, il est difficile de placer un mot. Finalement le pére a pitié de son fils et décréte une halte. On fait le plein de cidre, de calva et l’ambiance se dégéle'. » Page 116. LE MIROIR BRISE

Ce poeme est paru le 15 juin 1945 dans le numéro 9 de la revue Labyrinthe? et, en décembre de la méme année, dans le premier numéro de La Revue internationale, qui avait parmi ses chroniqueurs Pierre Naville

et Maurice Nadeau et qui définissait ainsi la tonalité et les objectifs de la feuille : « Les idées dont s’inspireront les fondateurs de cette revue sont celles du matérialisme dialectique ; il est honnéte de notre part de l’affirmer dés le début. Mais nous n’entendons pas que cette désignation couvre un dogme, aussi stérile que tout autre [...]. Ce n'est pas en dodtrinaires d’une esthétique quelconque que nous tenterons de présenter les différents aspects de la vie artistique, littéraire et culturelle de notre époque. Tout au contraire. S’il est un domaine ov la plus grande liberté, sans doute méme la liberté la plus imprévue, doit étre réservée au créateur, c’est bien celui de l'art. I] nous suffira qu’il exprime des forces vivantes, des énergies libératrices, des expressions chargées de questions vitales[...] nous romprons résolument avec le chauvinisme réactionnaire. » Joseph Kosma mit le poéme en musique et la partition fut publiée

en 1947 dans D’autres chansons. La voix retrouvée au-dela du miroir serait-elle celle d'un étre aimé qui est mort et qu'un geste — rappelant celui d’un moment passé — ressuscite ? Prévert semble en effet se souvenir, une fois encore, de ses lectures de Proust, et plus précisément d’un passage de Sodome et Gomorrbe : « [...] je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais a peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouérent, des larmes ruisselérent de mes yeux [...] je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et dégu de ma grand-mére [...]. Le moi que j’étais alors et qui avait disparu si longtemps, était de nouveau si prés de moi qu’il me semblait encore entendre les paroles qui avaient immédiatement précédé et qui n’étaient pourtant qu’un songe, comme un homme mal éveillé croit percevoir tout prés de lui les bruits de son réve qui s’enfuit. » Et la grand-mére a été retrouvée en cet instant par son petitfils « comme dans un miroir ». (Voir A la recherche du temps perdu, Bibl.

de la Pléiade, t. III, p. 152-155.) La mére de Jacques Prévert est morte le a1 février 1945. Le texte pourrait discrétement faire allusion au Neuilly de son enfance et a la « féte » a laquelle il les associera, aux « baraques » foraines et au « désert » de la grande avenue quand s’en allait la féte, a sa mére, « étoile de la vie » dont il évoquera les éclats de rire’. 1. Raconte pas ta vie, p. 152.

2. Voir la notule de « La Céne », p. 1072. 3. Voir « Enfance », Choses et autres, coll. « Le Point du Jour », Gallimard, 1922, p. 10, 17, 18,

Notes Cette

résurgence

d’un

autrefois,

cette

1075 présence

retrouvée

d'un

étre

perdu, Prévert avouera en avoir l’expérience dans la vie. Interrogé par son frére sur leur enfance, il dira que ses souvenirs ne sont pas « seulement dans la téte, exagérés, racontés ». Son pére mort, expliquera-t-il, il l’a « enregistré » comme il aurait enregistré « un oiseau, un arbre! ». Le Petit Prince de Saint-Exupéry a peut-étre également joué un réle dans la naissance de ce texte : le narrateur du conte, un aviateur tombé en panne au beau milieu du désert, y rencontre un charmant petit garcon au rire merveilleux et il se plait a l'appeler « mon petit bonhomme ». Mais le petit garcon qui habite dans une étoile voudra retourner chez lui. Pour consoler son ami de son départ, il lui fera un cadeau : le soir, l’aviateur devra ouvrir sa fenétre et regarder les étoiles : « [...] puisque j’habiterai dans l’une d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. Tu auras, toi, des étoiles qui savent rire?! » ; Le miroir se brisera encore dans |’ceuvre de Prévert, et derriére ce miroir il y aura souvent un monde plus souriant’.

1. Prévert se joue de la superstition qui prédit sept ans de malheur a une personne qui brise un miroir en morceaux ; les éclats de rire de l’étre aimé blessent au cceur car ils avivent le souvenir, mais ils redonnent

vie au passé perdu.

Page 117.

QUARTIER LIBRE Publié dans le numéro de L’Echo des étudiants du 18-25 septembre 1943, puis dans le premier numéro de La Revue internationale’ en décembre

1945, ce texte avait déja circulé confidentiellement en 1944, grace au recueil de Peillet et de ses éléves. On y retrouve, comme dans « Epiphanie® », la subversion chére 4 Prévert. Le képi, coiffure militaire et donc signe de soumission 4 la hiérarchie et a l’ordre, est mis en cage comme il le mérite, alors que l’oiseau, symbole de la liberté, est délivré, remplagant l'objet métonymique de |’obéissance du soldat. Le commandant se trompe car le message habituel képi = obéissance est brouillé. AJ.A. Van Zoest a proposé une analyse structurale de ce poéme dans

Neophilologus, n° 54, Groningen, 1970, p. 347-367. L’ORDRE

NOUVEAU

Le contexte historique permet de dater « L’Ordre nouveau », que Bataille qualifiera de « poéme de résistance® », d’aprés juillet 1940. C’est le 10 juillet que Pétain obtint du Sénat et de la Chambre des députés une loi (inconstitutionnelle par rapport a la constitution de 1875) lui donnant les pleins pouvoirs. « Le portrait du vieillard bléme » est bien sar le portrait du Maréchal, qui fut dés lors affiché dans tous les lieux publics. 1. Ce soleil n’est pas le méme que le « soleil mort » évoqué dans « Le Paysage changeur » (p. 60), qui était un « faux soleil » en Mon Jrére Jacques. . Guvres, Bibl. de la Pléiade, p. 489.

. Voir la Notice de Grand bal du printemps, p. 1244-1245. . Voir la notule du texte précédent, « Le Miroir brisé ». - Voir la notule de ce texte, p. 1072-1073. 6. « De lage de pierre a Jacques Prévert », Critique, n° 3, aodt-septembre Pp. 203. £ MA BWR

1946,

1076

Paroles

compléte opposition avec le « vrai soleil », le « rouge soleil de la révolution ». Cette fois c’est le « vrai soleil » qui est agonisant, car les forces répressives sont triomphantes. Page 118.

1. La musique de cette chanson, imprimée a Berlin en 1940 puis en France en 1942, est de Norbert Schultze. Le texte allemand, de Hans Leip, donne la parole a un soldat qui se souvient de sa bien-aimée, Lily Marléne, mais celle-ci l’a oublié. Son fant6éme reviendra hanter les lieux

ou il retrouvait autrefois Lily Marléne. Le texte francais, d’Henry Lemarchand, est plus nostalgique que tragique : le personnage se souvient de son histoire d’amour d’autrefois. C’est la version frangaise qu/interpréta Suzy Solidor pendant l’Occupation. A cette €poque, son cabaret était surtout fréquenté par des Allemands. 2. Qualification 4 rapprocher d’un texte qui vise plus dire¢tement encore Pétain, « Sancta Senilita » (voir Soleil de-nuit, Gallimard, 1980,

P. 53)-

Page 119. VOUS CE QUE

ALLEZ VOUS

VOIR

ALLEZ

VOIR

Ce texte est paru dans L’Eternelle revue! le 1** décembre 1944. II était présenté (par erreur du typographe ?) comme la suite du texte intitulé «

Dimanche

» (voir p. 128), le titre étant imprimé

dans les mémes

caractéres que le texte. IMMENSE

ET ROUGE

Le soleil qui se couche et qui va mourir avec le jour préfigure peut-étre

le suicide de l’amant. La bien-aimée est-elle morte, et la seule fagon de la rejoindre serait-elle de mourir a son tour? Page 120,

CHANSON

La premiére mise en musique de cette « Chanson » est de Christiane Verger (qui l’a déposée a la S.A.C.E.M. le 29 octobre 1945). Elle sera chantée en 1947 dans le film Coincidences?. C'est peut-étre Laroche,

collaborateur fo Prévert

au

scénario

et aux

dialogues

des

Visiteurs du soir et de Lumiére d’été, qui demanda a Prévert sa chanson pour le film. Il est vrai qu’elle s’intégrait parfaitement au scénario : Jean (incarné par Serge Reggiani) regoit de sa cousine trois boules magiques, susceptibles de lui apporter |’amour, la fortune, la mort. Le jeune homme gagne l’amour de Michéle mais quand la fortune lui sourit, Michéle meurt. Jean en perd la raison et trouve le bonheur dans la folie qui lui fait croire que sa femme est toujours vivante. Andrée Bergens commente ainsi la « Chanson » : « [...] la raison et la connaissance ne sont guére [...] utiles dans le domaine des choses heureuses, qui peuvent étre appréciées telles quelles sans que le fait de “savoir” y ajoute quoi que ce soit, surtout s'il s’agit d’un savoir de nature métaphysique. C’est ca que Prévert laisse entendre dans les trois derniers ViELS?see>> 1. Voir la notule du « Droit chemin », p. 1071. 2. Réalisation de Serge Debecque, scénario de Debecque et Pierre Laroche, dialogues de Pierre Laroche. Premiére présentation au public : 15 octobre 1947. 3. Jacques Prévert, Classiques du xx* siécle, Editions universitaires, 1969, p. 22.

Notes

1077

Le poéte refusa toujours, en effet, de définir certains mots comme « vie », « amour

» ou « poésie ». Au cours d’un entretien qu’il aura

en 1963 avec un journaliste yougoslave, il s’étonnera des commentaires de la presse sur les amours de Brigitte Bardot : « Les amours des autres ! Mais nous ne connaissons méme pas les secrets de nos propres amours'. » un autre interlocuteur, qui lui demandera la méme année « Pensez-vous que [...] l'amour puisse étre aujourd’hui un moyen de réconcilier l-homme

avec la vie?

», il dira:

« [...] je ne peux pas

répondre a cette question puisque je ne sais méme pas ce que j’appelle la vie*... » COMPOSITION

FRANCAISE

Ce texte est paru le 4 janvier 1946 dans Le Clow, dont le rédacteur en chef était Fernand Pouey. L'ECLIPSE

1. Louis XIV avait des accés de boulimie. Ses indigestions coutumiéres le conduisaient fréquemment sur la « chaise percée » (voir Michel de

Gréce, Lous XIV, l’envers du Soleil, 1984, p. 383). Ce détail trivial permet a Prévert de démythifier le Roi-Soleil. Page 121.

CHANSON DU GEOLIER

Ce geélier dont la clef est « tachée de sang » serait-il Barbe-Bleue ? Pour Prévert, il est en tout cas criminel d’enfermer |’étre aimé, et lui

6ter sa liberté équivaut a le tuer. Sa conception de la liberté en amour va si loin qu'il n’admet ni les serments qui engagent pour la vie (voir « Rue de Seine » : « il est prisonnier / coincé par ses promesses’... »), ni la jalousie (qu’il dénonce en particulier dans ses scénarios ;yoir par exemple le personnage de Patrice dans Lumiére d’été ou celui d’Edouard de Monteray dans Les Enfants du paradu), ni l'exigence de la fidélité de l'autre. Cette liberté, il la revendique d’ailleurs presque toujours pour la femme (l’>homme de « Rue de Seine » n’avait qu’a pas se laisser « coincer »), peut-étre parce qu'il a le sentiment qu’on l’en a souvent privée. Les personnages féminins de ses films demandent 4 1’étre aimé de ne pas les emprisonner : « Est-il possible [...] qu’un étre puisse appartenir entiérement a un autre étre ? » demande Anne a Gilles dans Les Visiteurs du soir, et, un peu plus tard, elle ajoute : « Puisque vous m’aimez ne me faites pas souffrir, ne m’enfermez pas... » Mais c’est sans doute Michele, l’héroine de Lumiére d’été, qui résume le mieux le point de vue de Prévert en disant : « Personne n’est a personne... » LE CHEVAL

ROUGE

Prévert nous donne 1a une de ses plus étonnantes images : « Le cheval rouge de ton sourire / Tourne ». L’écrivain joue sur les différents sens du mot manége, qui renvoie a la fois aux exercices que |’on fait faire a un cheval pour le dresser, au lieu ot se font ces exercices, a Vinstallation sur laquelle tournent les chevaux de bois, a la suite de mouvements qu’effectuent les danseurs autour d’une scéne, a une maniére adroite et rusée de se comporter. Le mot « mensonge » ferait 1. Une interview par Komnen Becirovic, publiée dans Borba, a Belgrade, le 23 juin 1963. 2. Entretien avec Prévert. Texte dacylographié conservé par Mme Prévert, transcrit d'aprés une bande magnétique et daté de 1963. Seules les initiales de l'interlocuteur (I.R.)

y figurent. 3. P. 42-43, v. 66-67.

1078

Paroles

plutét songer 4 ce dernier sens, mais le « fouet » que tient celui qui parle est lié au premier. Si cet individu a essayé de dresser la personne a laquelle il s’adresse ici, il ne semble pas y avoir réussi. Celle-ci ment peut-étre pour échapper a ce dressage, mais son sourire semble révéler son mensonge. Le rouge du cheval évoque-t-il la rougeur de ses lévres ou désigne-t-il leur mouvement fiévreux ? Le personnage qui dit « je » lui a apparemment lancé ses « quatre vérités », ce qui peut signifier qu’ils ont eu une explication orageuse. Le possessif « mes » détourne cependant le sens de |’expression usuelle en indiquant que ces vérités ne le sont que pour celui qui les a énoncées, ce qui n’implique pas qu’elles sont /a vérité. Il est en tout cas évident que le dresseur est vaincu : il egt réduit au silence et a l’immobilité par celle qui manceuvre habilement dans son manége. Page 122,

LES PARIS STUPIDES Difficile d'imaginer une réponse plus concise au célébre argument. Considérant que Pascal a fait tragiquement et dérisoirement fausse route, Prévert inscrit sa démarche a la rubrique des faits divers de quelque feuille régionale, comme si elle résultait d’une soirée trop arrosée, et sous le titre d'usage en pareilles circonstances. Comment les termes du

Pari (Pensées, Br., 233 ; L.G., 397) auraient-ils pu ne pas paraitre stupides a Prévert ? Pascal indique comme « chemin » vers la foi a ceux qui sont faits « d’une telle sorte » qu’ils ne peuvent croire, de se comporter « tout comme s’ils croyaient, en prenant de |’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. ». Cela les rendra croyants et les « abétira » pour leur plus grand profit. Prévert, lui, n’est pas prét a se vouer 4 ce conformisme

abrutissant ni a sacrifier ce que Pascal appelle « les plaisirs empestés » et les « délices » de cette vie pour une hypothétique vie future. LE MESSAGE

Ce texte a été publié dans le numéro 21 de Poésie 44 (revue de Pierre Seghers) de novembre-décembre 1944, sous le titre « Le Passage ». Joseph Kosma |’a mis en musique et la partition est parue en 1946 dans 21 chansons. Marie-Louise Lentengre en a donné l’analyse suivante! : « L’itération obéit 4 un principe mécanique basé sur un schéma qui ressemble a celui d’un exercice structural : répétition de la forme, variation de la substance. Chaque vers €quivaut 4 une courte phrase a la forme passive, ot l’agent serait un anonyme “quelqu’un” et l’objet de |’action un objet ou un

animal. Pourtant, ce sont ces objets qui racontent l'histoire, précisément a travers la fonction qui est la leur, et la forme [...] est la pour le souligner, pour mettre matériellement en évidence |’objet én lui donnant la premiére place au début de chaque vers. Le titre indique que ce n’est pas un objet, pourtant, qui a le rdle principal dans ce petit drame, mais un message, c’est-a-dire le contenu d’un autre objet, la lettre qui apparait au sixiéme vers, a la moitié du poéme, et qui va précipiter son destinataire dans le désespoir. Nous ne saurons rien d’autre du contenu de la lettre, que son effet aboutissant au dernier mot du poéme : le mot “mort”. Ce sont donc les actions accomplies sur les objets et l’état des objets 1. Au cours d’une communication intitulée « L’Ecriture dramatique dans Paroles » faite au Colloque international de Bologne en 1983 : Autour de Prévert.

Notes

1079

eux-mémes qui vont nous laisser entendre, par la différence entre “avant la lettre” et “aprés la lettre”, que ce message est probablement un adieu définitif laissé par un personnage qui demeure absent, mais qui est finalement le véritable acteur du drame. La modification de |’état psychologique du destinataire, aprés la lecture de la lettre, est donc saisie 4 partir de son

rapport avec les objets quotidiens. Ce rapport est d’abord banal, évident. Une porte est faite pour étre ouverte ou fermée, une chaise pour s’y asseoir, un chat pour étre caressé, un fruit pour étre mordu, et bien sir une lettre pour étre lue. Mais ce qui arrive ensuite a la chaise n'est pas aussi normal, une chaise n'est pas faite pour étre renversée. Tout le reste du poéme est donc interprété ala lumiére de cette petite anomalie, comme! effet entrainé par la lecture de la lettre, comme |’effet du “message”. Exactement partagé entre deux parties de six vers chacune, le poéme fait converger abstraitement le vers 6 — o0 la lettre est lue — et le vers 12 08 le destinataire meurt. Cette séquence trés courte, trés rapide, dénote |’art de Prévert qui consiste a dépouiller au maximum |’écriture pour ne conserver que les éléments Strictement indispensables 4 la saisie immédiate de |’événement. » Mais est-ce vraiment le destinataire qui meurt ? « Dans cette bréve tragédie en douze vers, commente Andrée Bergens, combien y a-t-il de personnages engagés dans l’action, un ou deux ? Et s'il y en a deux, qui s'est jeté dans la riviére, l’auteur de la lettre ou le lecteur de la lettre ? Rien dans le texte ne permet de répondre a4 ces questions. Prévert se borne a présenter douze scénes et, 4 nouveau, laisse au lecteur le soin de tirer ses propres conclusions’. »

Page 123. FETE FORAINE

Ce texte ne figure pas dans |’édition de Paroles de 1945 ; il est paru le 4 janvier 1946 dans la revue Le Clou’. un

1. L’orgue limonaire, ou limonaire (du nom de son inventeur), est orgue de Barbarie principalement utilisé pour la musique des

manéges. Le dictionnaire Robert date le mot de 1906. Page 124.

CHEZ LA FLEURISTE Ce texte ne figure pas dans |’édition de Paroles de 1945. Marie-Louise Lentengre en a donné |’analyse suivante’: « Le procédé employé ici par Prévert tend a donner au lecteur l’impression d’assister directement a la scéne. Procédé cinématographique, sans doute, mais surtout procédé poétique, Puisque pour produire le mouvement, le poéte se sert d’ anaphore et de “rimes”, moyens strictement poétiques. [...] Dans la premiére strophe, nous avons trois fois “fleurs”, qui répéte “fleuriste” et rime avec “coeur” ; “argent” est repris par “temps” et “subitement” ; “tombe” reste sans écho mais en trouve tout de suite un, qui établit le lien entre les deux strophes, au premier vers de la seconde. Ensuite, les rimes sont moins fréquentes, mais elles sont remplacées par l’'abondance des anaphores : “en méme temps que |’homme” — “en méme temps que V'argent”, “avec |’argent qui roule” — “avec les fleurs qui s’abiment” — “avec l’homme qui meurt” ; le verbe “meurt” répéte significativement la rime “fleurs” — “coeur”. Les mémes termes réapparaissent de 1. Prévert, p. 81.

2. Voir la notule de « Composition frangaise », p: 1077. 3. Communication intitulée « L'Ecriture dramatique dans Paroles ».

1080

Paroles

fagon obsédante : les fleurs, l’argent, |-homme qui tombe. C'est ce mouvement de chute qui est ainsi répété, produisant le méme effet qu’une scéne de cinéma au ralenti lorsque l'image reprend et souligne un seul mouvement accompli parallélement par plusieurs objets. Et c’est bien cette superposition entre la chute des fleurs, de l’argent et de homme mourant qui produit l’intensité dramatique de la scéne en transmettant le sentiment de la mort en train d’advenir. La superposition est introduite dés le début du texte par une autre superposition, celle qui fait coincider le geste de la main cherchant l’argent et celui, instin¢tif, de la main cherchant le coeur. Ce second geste est apparemment trés proche du premier et pour cette raison il permet au poéte de faire entrer la mort dans la vie méme. C’est parce que la mort fait irruption dans la banalité du quotidien, dans un lieu qui n’est pas le sien, ob on ne l’attend pas, qu’elle s’impose plus dramatiquement. Ce n’est pas a I"hépital, ou dans un lit que la mort est dramatique, c’est chez la fleuriste, en plein coeur de la vie, dans les fleurs, interrompant un geste de vie — acheter des fleurs pour quelqu’un —, brisant tout projet, tout amour, tout futur. C’est chez la fleuriste, parce qu’elle contraste avec le caraétére devenu soudain dérisoire de tous les objets qui avaient Vinstant d’avant un réle important dans la vie, pour la vie ; c’est chez la fleuriste que la mort est vraiment dramatique. Et c’est dans le désarroi de la fleuriste, surprise par la mort et incapable de quitter soudainement le rassurant quotidien pour trouver les gestes appropriés 4 la situation, que nous saisissons le mieux la véritable stupeur qui frappe les vivants en présence de la mort. Cette stupeur 4 laquelle demeurent indifférentes les piéces de monnaie qui continuent absurdement de rouler quand tout ce qui est animé autour d’elles s’arréte et se fige dans la contemplation de la mort. » Il nous semble que le poéme s’attache moins 4 montrer |’entrée de la mort dans la banalité du quotidien qu’a suggérer le pouvoir destructeur de l’argent et la fascination paralysante qu’il exerce. Le texte pourrait étre une fable a cara¢tére symbolique : le paralléle entre le geste de l’-homme qui, en cherchant son argent dans sa poche, met aussit6t la main a son coeur et tombe mort établit une équivalence entre l’argent de cet homme et son coeur. En sortant l’argent de sa poche, l'homme est touché au coeur, comme s'il s’arrachait cet organe essentiel. Les fleurs achetées par l'homme tombent comme lui, et s’abiment : tout se passe comme si l’argent pourrissait ce qu'il achéte. L’« argent qui roule / qui n’arréte pas de rouler » nous renvoie 4 « Chanson dans le sang' », a la terre qui tourne, qui « n’arréte pas de tourner » comme le sang de couler. La od roule |’argent coule le sang et se perd la valeur de la vie.

Page 125. L'EPOPEE

Poésie 44? a publié ce texte dans son numéro 21 de novembre-décembre yack ran Se ‘ ; : Prévert se souvient-il d'un poéme de Victor Hugo, « Le Vrai dans le vin* » ? L’inspiration y est en tout cas trés proche de celle de cette « Epopée » ; en voici les 7°, 8° et 17° Strophes : 1. Voir p. 67. 2. Voir la notule du « Message

», p. 1078. . Les Chansons des rues et des bois, livre second, Bibl. de la Pléiade, t. III, p. 160-163.

« Sagesse », Ill, 1; Guvres poétuques,

Notes

1081

Les peuples, eux, sont candides ; Tout se termine a leur gré

Par un dome d’Invalides Plein d'infirmes et doré.

Les rows font pour la vittoire Un hospice, ov le guerrier Ira boiter dans la gloire, Borgne et coiffé d’un laurier.

fe] L'invalide altier se traine,

Du poids d'un bras déchargé ; Mats moi je n’ai nulle haine Pour tous les membres que j’ai. LE SULTAN

Comme le texte précédent, « Le Sultan » est paru pour la premiére fois dans le numéro 21 de Poésie 44 (novembre-décembre 1944). Si cet tre sanguinaire au raisonnement absurde évoque forcément Hitler pour le lecteur de la fin de l’année 1944, il est aussi a l'image des tyrans de tous les temps et de tous les pays. Le Cachemire existe, mais cette contrée du nord de l'Inde reste mythique pour les Occidentaux. Quant au lieu-dit de Salamandragore, c’est bien sir une invention de Prévert, qui construit un mot-valise avec « salamandre » et « mandragore ». La premiére, un batracien bien inoffensif, aurait certainement eu la sympathie du poéte si elle n’avait été l’embléme des Valois et de Francois I°, le roi qui a donné une impulsion décisive a la monarchie absolue et qui a institué la formule car tel est notre bon plaisir. Quant

a la mandragore,

on

sait qu'elle

eut

longtemps

un

renom

maléfique et qu’elle fut le prétexte — en particulier au Moyen Age — de pratiques macabres. Certains sorciers ont considéré sa racine comme un embryon d’homme qui pouvait étre amené 4 la vie. Or les tyrans, sultans Ou autres, ne se prennent-ils pas pour des sorciers ou pour des dieux ? Prévert recrée aussi l’atmosphére 4 la fois inquiétante et magique des Mille et Une Nuits, qu’il aime beaucoup (voir « Enfance' »). Le sultan se met lui-méme dans la situation de Shéhérazade (dont il n’a pas le génie), se condamnant a mort s’il s’endort et se mettant a la merci d’un bourreau abruti qui, étant donné la folie de l’ordre qui lui est donné, finira certainement par tuer son souverain. Tout dictateur est tot ou tard

victime de sa propre démence. Page 126. ET LA

FETE CONTINUE

Publié le 1** décembre 1944, dans le numéro 1 de L’Eternelle Revue?, ce texte, sous ses aspects de contestation joyeuse, refléte bien Vétat d’esprit de Prévert apres la guerre. A leuphorie du pacifiste se méle la crainte que les pauvres gens, déja lourdement éprouvés par la période terrible qui s’achéve, ne soient 4 nouveau exploités par les puissants. Dans « Les Clefs de la ville’ », il évoquera les « pauvres familles / Debout devant le buffet » regardant « Leurs fréres 1. Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 43.

2. Voir la notule du « Droit Chemin », p. 1071. 3. Voir Hiftoires et d'autres hisfoires, p. 805.

1082

Paroles

libérés / A nouveau menacés / par un vieux monde sénile exemplaire et taré » et par « les grandes puissances d’argent ». Le refus du plombier zingueur de se remettre au travail est le refus de recommencer 4 vivre comme avant, dans une immuable société ot il y aurait encore des exploiteurs et des exploités.

Page 127. Cet

hommage

de

COMPLAINTE DE VINCENT Prévert a Vincent Van

Gogh

fut publié

le

r* décembre 1944, dans le numéro 1 de L’Eternelle Revue'. Dans le méme numéro, Paul Eluard fit paraitre un texte intitulé « On te menace », dont il avait envoyé le manuscrit 4 Prévert avec, en haut et a droite

du texte, la mention Pour Jacques Prévert, qui signifiait qu’il l’avait inspiré. Prévert ayant conservé ce manuscrit dans un recueil d’Eluard, Dignes de vivre, on peut supposer que le poéme avait été envoyé avec le livre’, qui porte la dédicace suivante : Pour mon ami Jacques qut écrit les plus belles chansons du monde et dont l’extftence me console de bien des malbeurs. Paris, 1” aotit 1944. Il est possible que Prévert ait écrit « Complainte de Vincent » aprés cet envoi, en répondant a l’amitié d’Eluard par un autre témoignage amical. 1. Etymologiquement, phosphore signifie « qui porte la lumiére ». Entre Vincent Van Gogh, porteur de lumiére, et le soleil, une lutte semble s’engager. Le phosphore est inflammable et Vincent ne veut pas se laisser briler par ce soleil meurtrier qui, chauffé dans le vide a 240°, devient phosphore rouge. Pourtant, Vincent est un homme « de phosphore et de sang », comme s'il s’était finalement laissé envelopper par ce soleil

dont il a peut-étre dérobé le feu. 2. Prévert pense sans doute 4 des tableaux de Van Gogh ot figure un soleil trés jaune et qui peut sembler agressif, tels que Le Semeur, Champs de blé, ou Les Oliviers. A son frére Théo, le peintre écrivait, en aoat 1888 : « Maintenant nous avons une trés glorieuse forte chaleur [...]. Un soleil, une lumiére, que faute de mieux je ne peux

appeler que jaune, jaune soufre pale, citron pale or. Que c’est beau le jaune!

»

3. Dans la nuit du 23 au 24 décembre 1888, Van Gogh eut une crise de folie et se coupa un morceau de Il’oreille gauche. Le Forum républicain du 30 décembre 1888 relata ainsi ce qui se passa au cours de cette terrible nuit

: « Dimanche

dernier, 4 11 heures du soir, le nommé

Vincent

Vangogh /sic], peintre originaire de Hollande, s’est présenté a la maison de tolérance n° 1, a demandé

la nommeée

Rachel, et lui a remis... son

oreille en lui disant : “Gardez cet objet précieusement”. Puis il a disparu. Informée de ce fait qui ne pouvait étre que celui d’un pauvre aliéné, la police s’est rendue le lendemain matin chez cet individu qu’elle a trouvé couché dans son lit, ne donnant presque plus signe de vie. Ce malheureux a été admis d’urgence a l’hospice » (article cité dans Tout l’euvre peint de Vincent Van Gogh, « Les Classiques de l'art » , Flammarion, 1971). Le 7 janvier, il rentra chez lui et se remit a travailler : il peignit ses deux autoportraits a l’oreille coupée.

4. Allusion au tableau intitulé La Chambre de Vincent a Arles (octobre 1888). 1. Voir la notule du « Droit Chemin 2. Paru le 1 juillet 1944.

’ », p. 1071.

Notes

1083

Page 128.

1. « Chanson dans le sang » se terminait par une évocation trés proche : « La terre qui tourne et qui tourne / avec ses grands ruisseaux de sang » (p. 68). Si les tonneaux ont remplacé les ruisseaux, c’est d’abord a cause de l'impression de lourdeur orageuse qu’ils suggérent davantage, mais aussi peut-étre par référence 4 un tableau de Van Gogh exposé en 1889 : La Vigne rouge. 2. Cest a La Nuit étoilée (juin 1889), ou les étoiles apparaissent comme des soleils qui tournent et se tordent convulsivement, que cette image nous semble le mieux correspondre. DIMANCHE

Ce texte est paru pour la premiére fois dans le numéro 1 de L’Eternelle

Revue', le 1 décembre 1944. « Vous allez voir ce que vous allez voir? » le suivait, aprés une ligne de blanc, comme s’il s’agissait d’une suite. LE JARDIN

Ce texte est paru pour la premiére fois dans le numéro 1 de L’Eternelle

Revue’, le 1°* décembre 1944. Joseph Kosma a mis en musique Jardin », publié en 1946 avec la partition dans 21 chansons.

« Le

Page 129. L'AUTOMNE

Ce texte est paru pour la premiére fois dans le numéro 1 de L’Eternelle Revue‘, le 1°* décembre 1944. PARIS

AT NIGHT

Ce texte est paru pour la premiére fois le 1°" décembre 1944, dans le numéro 1 de L’Eternelle revue’. Le titre de la dactylographie est « Paris the

night

»

(Prévert,

qui

connaissait

mal

|’anglais,

avait

traduit

littéralement « Paris la nuit »). Joseph Kosma a mis en musique ce poéme, publié avec la partition, en 1946, dans 21 chansons.

LE BOUQUET Ce texte est paru dans le numéro 1 de L’Eternelle revue’, le 1°* décembre 1944 Le singulier du titre semble bien signifier que les fleurs appartiennent toutes au méme bouquet et que la petite fille et la vieille femme sont la méme personne. L’évolution du bouquet serait alors symbolique du changement de cette femme au cours du temps. Mais mystérieux demeure le « vainqueur » attendu. Cette femme a-t-elle espéré toute sa vie rencontrer l’amour, trouver un étre qui saurait enfin vaincre son indifférence ? Attend-elle quelqu’un qui est mort a la guerre (l’adjectif « vainqueur » aurait alors une connotation

dérisoire) ou attend-elle tout simplement sa propre mort comme on attend un amant (ce qui expliquerait que cet objet attendu soit du masculin) ? Voir la notule du « Droit Chemin », p. 1071. m9. Voir la notule de ce texte, p. 1076. . Voir la notule du « Droit Chemin », p. 1071. . Voir ibid. Voir ibid. ORY - Voir ibid. are . P.

1084

Paroles

Page 130. BARBARA

Prévert a maintes fois été interrogé sur la naissance de ce texte et sur le personnage de Barbara. Ses réponses — souvent trés vagues — mani-

festent un certain étonnement face a ce genre de question. II est évident, en effet, que le poéme est un cri de déchirement et de colére : c'est la guerre qui est visée. Le poéte a séjourné a Brest peu de temps avant qu‘elle

n'éclate tout a fait, aux tout premiers jours de septembre 1939, pendant le tournage de Remorques qu'il fallut interrompre'. Au printemps suivant, le 18 juin 1940, les Allemands marchaient sur la ville, qui constituait pour eux une base stratégique de premier ordre. Le lendemain, ils en étaient les maitres. De juin 1940 a septembre 1944, ils utilisaient le port comme principale base maritime et, dés aoit 1940, les bombardiers alliés s'acharnaient sur Brest : en quatre ans, la ville subit cent soixante-cing bombardements, Son siége et sa libération par les Américains, d’aoat a septembre 1944, achevérent sa destruction. On peut supposer que Prévert écrit son texte en cette fin de 1944. Cette vision terrible et noire d’une ville qui venait pourtant, selon l|’expression consacrée, d’étre libérée, ne fut pas

du goat de tout le monde et « Barbara » fut interdite a la radio. « Ca” m’embétait qu’on foute Brest en l’air » , expliquera Prévert dans Mon frere Jacques. « On foutait tout en I’air, alors, j’étais grossier, parait-il, parce que la guerre n’était pas encore terminée et j’avais dit que c’était une “connerie”. On m’a dit : “Oui, dans une certaine mesure mais il faut savoir laquelle.” [...] Il faut de la tenue pour apprécier des phénomé€nes qui sont peut-€tre comme des maladies |[... ]quis’appellent la guerre ou la paix [...]. A Brest, quand c’était la paix, c’était merveilleux. » Dans

Mon frére Jacques encore, a son frére qui l’interrogeait sur l’identité de Barbara il répondait : « C’est un nom international, Barbara’. » Peu importe en effet le visage véritable de cette jeune fille, si elle en eut un’. Imaginée ou réellement apercgue par Prévert, elle est la vie et l'amour, toute la vie et tout l’amour que contenait

cette ville, et qui ont été

assassinés. Le poéte donnera cependant les raisons du choix de ce prénom : « Barbara.

« En Bretagne, surtout dans le Finistére, j'ai connu beaucoup de Barbara. « Entre les deux grandes-derniéres-guerres, je séjournais souvent a Ouessant. [...] « Et 4 Ouessant, il était fréquent d’entendre dans la rauque et tendre langue des iliens, un appel familier : Barbara ! « De méme a bord de !’Ennez-Eussa qui assurait le service entre l’ile et Brest, sur le continent. « Pourtant, en France et 4 ma connaissance, ce nom ne figure pas sur le calendrier des saintes et saints estampillés par la religion catholique, apostolique et romaine : C’est un nom libre, de la son charme‘. 1. Voir la Chronologie aux années 1939, 1940, 1941, Pp. LVI-LVII. 2. Mon frére Jacques.

3. En 1947, Prévert donnera encore le prénom de Barbara a un des principaux personnages féminins de La Fleur de l’age (voir la Chronologie, p. Lxt). 4. En réalité, Barbara n'est autre que Barbe, que l'on fétait le 4 décembre. Ce n'est qu’en 1969 — donc bien aprés la rédaction de « Barbara » — que sainte Barbe fut supprimée de la liturgie romaine, car son martyre et les événements de sa vie manquent

de solidité historique. Ironie du hasard : sainte Barbe (ou Barbara) est censée préserver de la foudre ceux qui l’invoquent...

Notes

1085

« Il est vrai qu’en Ohio, vous n’avez pas de saint Cinnati, mais — si mes souvenirs sont exacts — je crois qu'il y a quelque part, en Californie, un petit pays, une plage, ou tout au moins une cafétéria 4 l’enseigne

de San¢ta Barbara’. » « Barbara », pour des milliers de gens, est avant tout une chanson. Interprété par les Fréres Jacques, Cora Vaucaire, Mouloudji, etc., le texte (publié avec la partition de Kosma dans D’autres chansons en 1947) est devenu presque aussi célébre que les fameuses « Feuilles mortes ». II s'impose sous sa forme chantée a un si large public, que La Littérature en France deputs 1945 (Bordas, 1970) |’a présenté a l’intérieur du chapitre intitulé « La Chanson ». Bruno Vercier remarque que « de la rengaine populaire, ce poéme présente la simplicité du vocabulaire » (familiarité, répétitions, usage de refrains), mais constate que parallélement il y a la « la simplicité d’une poésie savante » avec variations (« Rappelle-toi Barbara

»

/

«

Oh

Barbara

»;

«

‘HH pleuvait

sans

cesse

sur

Brest » / « Il pleut sans cesse sur Brest »), liberté des rimes, permutations (« Epanouie ravie ruisselante » / « Ruisselante ravie épanouie » ), raccourcis, jeux des sonorités (Brest et reste, pluie et plus...).

D'autres chansons : « cette pluie sur la mer heureux ».

/ Sur ton visage

Page 131. 1. Ce vers n’apparait pas dans D’autres chansons. INVENTAIRE

Il existe trois versions

assez différentes

de ce texte

: la premiére,

conservée sous la forme d’une dactylographie par Prévert et datée par

lui de 1938, est intitulée « Statistiques » ; la deuxiéme, qui a inspiré une musique a Kosma, a été publiée en 1946 dans ar chansons sous le titre « Inventaire ». La troisieme version est parue le 1° décembre 1944

dans le numéro

1 de L’Eternelle Revue? sous le titre « Statistiques

»

c’est pourtant la méme que |’« Inventaire » donné dans les éditions de Paroles de 1945 et de 1947. Bien que publié en 1946, le texte de la chanson — a mi-chemin entre celui de la da¢tylographie et celui des versions parues en revue et en recueil — a probablement été composé

avant la fin de 1944. Mais pourquoi ce titre d’« Inventaire », alors que L’Eternelle Revue donne encore le titre de 1938 ? Prévert a peut-étre hésité un certain temps entre les deux titres, mais il est possible aussi que les éditeurs de la chanson (avec l’approbation du poeéte) aient volontairement remplacé |’ancien titre par celui que donne Paroles. Il est vrai qu’« Inventaire » constituent les trois

correspond

mieux

au

relevé

hétéroclite

que

versions, « Statistiques » insistant plutdt sur l'évaluation numérique des éléments évoqués. Le titre définitif s’est a tel point imposé que le mot méme d’inventaire appelle désormais presque automatiquement et en toutes circonstances — que ce soit sous la plume des journalistes ou méme dans la conversation courante — le nom de Prévert. Quoi en effet de plus répandu que |’expression « un inventaire a la Prévert » ? ou, avec pour variante un peu plus érudite, 1, Le manuscrit de ce texte a été présenté en 1987 au cours de l’exposition organisée par la fondation Maeght a Saint-Paul-de-Vence, du 4 juillet au 4 octobre, et publié dans le catalogue de cette exposition (p. 91). 2. Voir la notule du « Droit Chemin

», p. 1071.

1086

Paroles

aprés une énumération hétéroclite, le commentaire suivant : « II] ne manque plus que les ratons laveurs » ? André Pozner poussera cette association jusqu’a l’identification en intitulant son court-métrage autour de Prévert L’Animal en question (1972). Il y organisera une « rencontre » entre le poéte et un raton laveur en cage, auquel Prévert s’adressera'. De son cété, Prévert, dans Choses et autres?, s’amusera a livrer deux « clefs » de son intérét pour le nom du raton laveur : l'une, linguistique et onirique, qui réside dans la multiplicité des anagrammes possibles a partir de ce nom, |’autre biographique, qui est la relation des circonstances dans lesquelles il l’entendit pour la premiére fois.

La version chantée est plus proche de celle de 1938 que du texte définitif. Voici la version de 1938, avec en notes de variantes introduites dans 21 chansons :

bas de page, les

STATISTIQUES Une triperie Deux pierres, trois fleurs, cinq ruines Deux fossoyeurs Un amour? — Le raton laveur Une madame untel — Un roi d’Italie, un citron, un pain? — Un grand rayon de soleil

Une lame de fond Un panialon... Six musictens... Une porte avec son paillasson®> — Un monsieur décoré de la légion d’honneur, Le raton laveur — Un sculpteur qui sculpte des napoléons,

La fleur qu’on appelle souci Deux amoureux sur un grand lit — Un mutilé de la face, une chaise et trois dindons® Un ecclésiastique, un furoncle Une Un Une Une

guépe rein flottant, douzaine d’huitres écurie de course —

Un fils indigne, deux fréres dominicains’ Trois sauterelles — un Strapontin — Deux filles de joie, trois oncles Cyprien* — Le raton laveur — Une mater dolorosa, deux papas gateau Trois rossignols — deux sabots? — cing dentiftes — Un homme du monde, une femme du monde — un couvercle de cabinets, Voir Hebdromadaires, p, 183-185. . Coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 120-123. 21 chansons : « trois fleurs, un oiseau, vingt-deux fossoyeurs . 21 chansons : « une madame un tel, un citron, un pain ».

/

Un amour

».

21 chansons : « un pantalon, une porte avec son paillasson ». . 21 chansons : « deux amoureux sur un grand lit, un carnaval de Nice, une chaise AYEYWH

trois 7. 8. 9.

dindons ». 21 chansons : « deux péres dominicains ». 21 chansons : « une fille de joie, trois ou quatre oncles Cyprien 21 chansons : « deux paires de sabots ».

5 ».

Notes

1087

Deux petits suisses

Un grand pardon ;— Une vache, un samovar, une pinte de bon sang Un monsieur bien mis Un cerf volant Un. régime de bananes, une fourmi, une! Coloniale, deux cordons sanitatres et trois ombilicaux, Un jour de gloire? — un bandage herniaire — un Vendredi soir — une chaisiére, — Un euf Trois veufs de guerre’, un crucifix, deux douzaines de mouchoirs — Le raton laveur Deux Nicolas deux — trois Henri trois — un badinguet Un petit Poucet Une vache, une cloche, trois bouses, deux seurs latines

un fils unique* Cing parties du monde, trois dimensions, douze apétres, 32 positions, deux doigts de la main, quatorze points cardinaux, Dix commandements, sept péchés capitaux, Mille et une nuits, deux ans de service — Cing gouttes avant chaque repas, cing minutes d’entracte Et naturellement le raton laveur. Que Prévert ait réécrit le texte deux fois prouve bien que l’assemblage qui le constitue n’est pas fortuit comme on |’a souvent cru. En admettant qu'il en ait égaré, 4 un moment donné, la version originale, il avait a sa disposition la version utilisée par Kosma. I] a donc eu la volonté de recomposer |’« inventaire », qui demeure finalement trés disparate mais ou le rapport entre les divers éléments a été resserré. Regardons, par exemple, les premiéres lignes des trois versions jusqu’au premier « raton laveur », qui leur est commun. Dans la version

de 1938 (comme dans celle de la chanson), on peut se demander quel lien entretient la « triperie » avec ce qui suit. Or, une triperie est un commerce

ot |’on vend des boyaux d’animaux, donc du cadavre; les

pierres peuvent étre tombales (d’ot les fossoyeurs et les fleurs), les ruines sont des résidus (comme les tripes) et évoquent également la mort. L’« amour » est peut-étre celui qu’a connu le personnage mort, sur la tombe duquel on a posé des fleurs. Le raton laveur> semble rompre le fil — bien qu’un raton laveur puisse se promener dans un cimetiére. 1. La daétylographie laisse un blanc aprés « une ». 2. 21 chansons : « une expédition coloniale, un cordon sanitaire, trois cordons ombilicaux,

un chien de commissaire, un jour de gloire ». 3. 21 chansons : « un ceuf de poule un vieux de la vieille, trois veufs de guerre ». — A partir d'ici, le texte de 21 chansons s'éloigne de la version de 1938 et se rapproche du dernier paragraphe de la version définitive : « Un Francois premier deux Nicolas deux / Trois Henri trois le raton laveur / Un pére Noél deux sceurs latines trois dimensions mille et une nuits, sept merveilles du monde, quatre points cardinaux, huit heures précises, douze apétres, quarante-cing ans de bons et loyaux services, deux ans de prison, six ou sept péchés capitaux, trois mousquetaires, vingt mille lieues sous les mers, trente-deux positions, deux mille ans avant Jésus-Christ, cing gouttes aprés chaque repas, quarante minutes d’entr’acte, une seconde d’inattention, et naturellement le raton laveur. » 4. « Un fils unique » figure ainsi entre deux lignes sur la da¢tylographie sans qu'on puisse décider s'il s'insére aprés « deux sceurs latines » ou aprés « douze apdtres ». 5. Dans Choses et autres, Prévert explique que la « source » de ce « raton laveur » — un souvenir d'enfance trés personnel — ne peut qu'échapper aux linguistes et Sructuralistes (« Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 122).

1088

Paroles

La version chantée présente peu de différences avec la précédente, sinon « un oiseau » qui fait son apparition et les « fossoyeurs », qui se multiplient. L’oiseau peut trés bien voler au-dessus des fleurs et des ruines. Quant a l’augmentation du chiffre des fossoyeurs, elle nous rapprocherait de la « Statistique ». Le lien est plus évident encore entre les éléments de la derniére version, et Maurice Nadeau a bien vu qu’« un méme fil [...] relie pierre, maisons, ruines d’une part, fossoyeurs, jardin et fleurs de l'autre » et que « le passage

de ruines a fossoyeurs ne nécessite pas un saut a se rompre le cou' ». Nadeau parle de « hasard » puisque le poéte se laisse guider par des associations d’idées. Mais ces libres associations ne sont-elles pas vite dépassées ? Bien qu’un mot en entraine un autre un peu comme en é€criture automatique, Prévert demeure maitre des concepts. Le rapprochement de |’ecclésiastique et du furoncle n’est pas innocent et si les souverains des premiéres versions ne servent plus qu’a dater des meubles, ce n’est pas par « hasard » : c’est une facon de signifier qu’ils n’appartiennent plus a histoire mais aux antiquaires et qu’il ne reste d’eux que des décors (que l'on imagine poussiéreux). Pour comble d’ironie, ils se voient suivis d’« un tiroir dépareillé ». Prévert joue aussi des rapports parentaux : fils, fréres, filles, oncles, mére, feignant la encore de se laisser entrainer a de libres associations. Mais les filles sont des « filles de joie », ce qui donne a « l’oncle Cyprien » qui les cétoie un air plutét grivois, et compromet surtout leur pendant contraire : la mater dolorosa, suivie par des papas gateau trop nombreux pour qu’elle soit honnéte. Les victoires napoléoniennes sont privées de leurs majuscules, et au contact du « veau marengo » le « soleil d’austerlitz » perd de son éclat... Pourtant, a l’instar de Maurice Nadeau, Georges Bataille, qui cite longuement « Inventaire » dans un article intitulé « De l’4ge de pierre a Jacques Prévert », pense que le sens qui se dégage de ces pages « n’est pas clairement prémédité » ; il se risque cependant 4a l'interpréter : « Est-ce abuser de “voir” a travers ces lignes “ce qui est” ? N’est-ce pas, comme dans le “Diner de tétes” ou “La Crosse en lair”, ce monde actuel, impossible et béte, impossible et cruel, impossible et faux ? Obsédant, sortant par les yeux..., tel qu'un jeu poétique enragé des mots le peut seul “donner avoir’... ». Il reconnait que « l’énumération forcenée d’“Inventaire” met

l'objet pathétique au décrochez-moi-c¢a (victoire de Samothrace et jour de glotre, année terrible et mater dolorosa...) » et que « |’élément méme de la poésie est directement atteint par une destruction de ce qui nous fut donné comme poésie. Et cette destruction au second degré n'est pas moins qu'une méthode immédiate susceptible de “donner a voir” : au bénéfice de la confusion résultant du ravalement d™“Inventaire” “apparaissent” une pierre, des fleurs, un pain, un rayon de soleil?... >»

Page 132. 1. Selon Jean-Frangois Devay, cette « expédition coloniale » allait étre censurée a la radio : « Les Fréres Jacques doivent chanter “Inventaire” de Prévert. On exige qu’ils remplacent le mot “expédition coloniale” par “exposition coloniale”. » (« Les Fréres Jacques victimes

de la morale publique », Combat, 19 mai 1950.) La substitution permettait

de renvoyer les sanguinaires sauvages 4 leurs moeurs de cannibales et de sauver l’honneur du colonialisme. 1. « Jacques Prévert ou l’avénement de la poésie matérialiste », La Revue internationale, juin-juillet 1946. 2. Critique, n° 3, aoit-septembre 1946.

Notes

1089

Page 133. LA

A Komnen

RUE

DE

BUCI

MAINTENANT...

Becirovic, qui lui demandait en 1963 pour le journal

Borba de Belgrade comment nait un poéme, Prévert répondait : « Il y a des choses qui sont absolument comme des faits divers qui n’appartiennent qu’a moi, et, en général, je les raconte d’une autre fagon, de maniére qu’elles ne soient pas trop indiscrétes pour les étres.

Beaucoup

de

choses

sont

arrivées,

et trés

souvent,

c’est

presque une photographie, un souvenir extraordinaire, d’autres fois c’est une chanson d’enfant qu’on a entendue [...] et puis on l’a faite autrement. » « La Rue de Buci maintenant... » est bien née d’un moment de vie réelle. André Verdet, temoin de ce moment, le raconte dans un article intitulé « Mon ami Jacques Prévert » « Rue de Buci! Je me souviens d’une nuit...

« Nous allions tous les deux dans la rue déserte et nos pas, a cette heure-la, étaient comme les derniers vestiges sonores de la mémoire... « Soudain cette fenétre qui s’ouvre, en haut sous les toits, cette lueur

rouge de lampe voilée, cette silhouette, ce visage et ces cheveux, et ce long cri tragique de fille, et ce nom d’homme jeté avec amour et

désespoir dans le silence de la nuit comme au vent du large sur la lande désolée... « Jacques Prévert n’a jamais oublié ni la rue ni ce cri ni l’époque terrible ou cela se passait, quelque part vers 1943. Et il a écrit un poeéme terriblement vrai comme cette époque terrible pour que les autres gens eux aussi n’oublient pas. N’oublient pas ce temps de hontes et de miséres, ce temps de guerre. Ce temps des affections et des amours brutalement séparées, des rues beaucoup oh beaucoup moins gaies qu’en temps de paix, ce temps des chevaux et des chiens malheureux. Mais il s’est arrangé a écrire ce poéme de telle fagon que les gens n’aient pas du tout envie de recommencer la méme expérience'. » Pour Gaétan Picon, le poéme « donne la note juste » d’un « lyrisme qui est populaire [...] parce qu’il se sent toujours menacé par l'appareil des contraintes sociales. Ce n’est pas la mort, la fuite du temps (obsessions de luxe) qui a changé la rue de Buci — c'est la guerre, ce sont les restrictions alimentaires qui l’'accompagnent? ». Albert Gaudin’, lui, se montre sensible dans ce lyrisme a la fusion des apostrophes de la « rhétorique » traditionnelle : « Pauvre rue / te voila maintenant abandonnée », « Et vous marchandes a la sauvette / ou sont vos lacets » ; de la « prosopopée » : « Et toi citron jaune / toi qui trOnais'

» —

la rue elle-méme

« fronc[e] le sourcil », « hauss[e] les

épaules’ » — et du « style indirect libre », employé avec une « admirable habileté » pour « introduire sans déformation la langue populaire » dans le récit. Page 134. 1. Avant la guerre de 1939, morceau de pain ajouté a la miche ou au gros pain pour en compléter le poids. « Mon ami Jacques Prévert », Mercure de France, novembre 1949. . Confluences, mars 1946. . The French Review, mai 1947. P. 133 et 135. Pai36t YRweo

109O

Paroles

Page 136.

LA MORALE DE L’HISTOIRE 1.

L’héroine

de

cette

histoire,

Brunehaut

(ou

Brunehilde,

534-

613), était la fille d’Athanagilde, roi des Wisigoths d’Espagne. Elle épousa en 566 Sigebert, roi d’Austrasie, et engagea avec Frédégonde, sa belle-sceur, reine de Neustrie, une lutte sanglante. Trahie par ses sujets, elle fut prise par le fils de Frédégonde, Clotaire II, qui la fit attacher par les cheveux, un bras et une jambe a la queue d’un cheval indompté. Comme le fait remarquer Prévert, elle n’avait alors rien de la séduisante jeune femme nue imprudemment exhibée aux jeunes écoliers dans les livres d’histoire, car Brunehaut avait prés de quatre-vingts ans lorsqu’elle subit son supplice.

Page 138. 1. L’absence de trait d’union a Saint-Office et la minuscule 4 morts favorisent la combinatoire du triple jeu de mots : la batterie de cuisine

vient de l’office, le péché est traqué par le Saint-Office dont les membres sont,

pour

Prévert,

des

morts-vivants;

l’ensemble

est

funébre

et

s'apparente a |’Office des Morts. Page 139.

LA GLOIRE 1. La femme barbue qui personnifie des legons pour devenir aussi célébre L’auteur de l’ceuvre intitulée L’Imitation Christi en latin) ne doit pas, lui, la attribution est trés contestée. On a

« la gloire » donnerait-elle que le Christ en |’imitant? de Jésus-Christ (De imitatione notoriété a ce livre, dont parlé de Jean Charlier, dit

de Gerson (1363-1429), de Gérard Grote, fondateur du mouvement

spirituel Devotio moderna, et surtout de Thomas

(1379-1471).

Cet

ouvrage

de piété

en

quatre

Hemerken

a Kempis

livres, destiné

aux

moines et contenant des conseils pour la vie spirituelle, n’était certainement pas, méme en traduction, le livre de chevet de Prévert mais le titre — dont il a souvent joué dans son ceuvre — semblait V’amuser. 2. Au cours d’une conférence donnée le 29 mai St a l'université

Paris-III,

Michaél

Riffaterre

faisait

remarquer

la subtilité

du jeu de mots opéré par Prévert : on croit d’abord a un glissement gratuit de « clef des songes » (titre traditionnel d’ouvrages spécialisés dans l’interprétation des réves) a « clef des singes » (pseudo-publication dirigée par un singe évolué), mais cette expression se trouve étre la traduction a peu prés littérale du mot composé anglais signifiant clef a molette : monkey-wrench (clef de singe).

3. Le Kama-siitra indien constitue un « traité de l’amour » dont la

date est inconnue mais que |’on situe souvent aux tout premiers siécles de l’ére chrétienne. Les indications fournies par cet ouvrage sont nombreuses : recettes d’aphrodisiaques, considérations sur le choix d’un é€poux, informations de type médical, etc.; l’évocation des rapports sexuels n’en constituant qu'une partie, on pourrait peut-€étre en proposer une version expurgée... mais il s’agit bien évidemment d’une plaisanterie de Prévert.

Notes IL NE

FAUT

IOQI PAS

Ce texte a été publié le 6 octobre 1945 dans le numéro 2 de la revue Terre des hommes puis en mai 1946 dans le numéro 5 de la revue Les Quatre Vents (dirigée par Henri Parisot), avec une série de textes de Prévert, sous le titre « Histoires ».

Le 2 février 1965, de jeunes Américains enregistrérent avec leur professeur, Mme J. Gilliam, les commentaires qu’ils avaient faits de certains poémes de Paroles, puis envoyérent |’enregistrement a Prévert. Pour ces étudiants, les « intellectuels » épinglés dans « Il ne faut pas » étaient ceux qui ont inventé la bombe atomique, interprétation qui plut beaucoup au poéte. Mais si le jeu avec les allumettes suggére trés évidemment le feu, c’est plus largement tous ceux qui se servent de leur intelligence dans un but lucratif ou pour leur propre gloire que Prévert attaque. Une fois encore, il déplore |’importance de plus en plus grande accordée au cerveau alors que tout ce qui vient du coeur est méprisé. Page 140.

OSIRIS OU LA FUITE EN EGYPTE Les amoureux anonymes qui traversent le musée du Louvre pour un mariage secret devant le dieu Osiris s’appelaient en réalité Jacques et Janine. L’été dont il est question est celui de l'année 1943. Le tournage des Enfants du paradis ayant été interrompu en aoit!, Prévert a quitté Nice pour remonter a Paris. Ce mariage n’implique pas le besoin d'une consécration religieuse. Comme les autres religions de |’Antiquité passées a l'état de mythologie, la religion égyptienne ne présente plus de menace. Dans des esquisses du récit de son enfance’, Prévert racontera que les histoires fabuleuses des dieux et des déesses de |’Antiquité exercaient sur lui un grand attrait ; celle d’Osiris tout particuliérement : invité par son frére Seth 4 un banquet, il fut assassiné par ce frére jaloux qui enferma son cadavre dans un coffre et le jeta au fleuve. Isis, |’épouse d’Osiris, partit aussitét a la recherche de son époux. L’ayant retrouvé, elle réussit 4 ranimer un moment le corps de son mari. De ces relations amoureuses posthumes naquit un enfant, Horus, qui reprendra le pouvoir a Seth. Seth récupéra le corps d’Osiris et le dépega en quatorze morceaux qu'il dispersa. De nouveau a la recherche d’Osiris, Isis rassembla les membres de son époux et le reconstitua. Qui, mieux que ce dieu aimé et retrouvé au-dela de la mort, pouvait symboliser |’amour triomphant ? Cette force de |’amour, Prévert l’avait déja dite a4 sa maniére dans Les Visiteurs du soir, dont le scénario avait été écrit un an auparavant. Dans « La Statuette », sketch pour le film de Christian-Jaque, Souvenirs perdus (1950), Prévert réunira encore, au Louvre, devant la Statue d’Osiris, un homme et une femme, mais dans un contexte tout différent.

Page 143. SALUT A L’OISEAU

Ce texte ne figurait pas dans l’édition de 1945. Il a été publié pour la premiére fois en mars 1946 dans le numéro 10 de Confluences?, et en avril de la méme année dans Le Cheval de trois‘. 1. Voir la Chronologie, p. Lx. 2. Voir Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 9-69. 3. Voir la notule de « Pour toi mon

4. Voir la Notice, p. 981.

amour

», p. 1029.

1092

Paroles

Page 144.

1. Confluences : « les corbeaux verts de Saint-Sulpice / Pauvres oiseaux d’enfer ». 2. L’alternance des majuscules et des minuscules permet de jouer a la fois sur les lieux et sur le sens d'origine de leurs appellations.

3. Allusion a la rue des Blancs-Manteaux et a la rue du Roi-de-Sicile, situées dans le IV° arrondissement de Paris et paralléles a la rue des Rosiers, nommée quelques lignes plus loin. Page 145. 1. Ce « salut a l’oiseau du plaisir défendu le texte publié par Confluences.

» n’apparaissait pas dans

2. Félix Faure, qui fut président de la République de 1895 a 1899, devient, a l'aide d’un a-peu-prés,

« Phénix

fort ». Comme

le fait

remarquer Chareyre, Prévert pense peut-étre aux Oiseaux d’Aristophane,

piéce ov les volatiles retrouvent la souveraineté qu’ils avaient avant le régne de Zeus. LE TEMPS

PERDU

« Le Temps perdu » ne figurait pas dans |’édition de 1945. Il a été publié pour la premiére fois en avril 1946 dans Le Cheval de trois, puis en mai de la méme année dans le numéro 5 de la revue Les Quatre Vents’.

Page 146. L’AMIRAL

Ce texte est paru pour la premiére fois en avril 1946 dans Le Cheval de trois. Il ne figurait pas dans l’édition de 1945. LE COMBAT

« Le Combat

AVEC

L’ANGE

avec l’ange » a été publié pour la premiére fois en

avril 1946 dans Le Cheval de trois’. Le texte ne figurait pas dans |’édition de 1945. Taco Bieta Brunius, a qui il est dédié, fut un compagnon du surréalisme, mais aussi du groupe Oétobre. Avec Pierre Batcheff, Jacques et Pierre Prévert, il a collaboré a |’adaptation et au découpage d’Emile-Emile ou le Tréfle 4a quatre feuilles*. Il apparait dans L’affaire eft dans le sac’ (1932), ou il tient le rdle de ‘homme qui veut acheter au chapelier incarné par Carette « un béret frangais », puis dans Le Crime de M. Lange®

(1936). Oo, peut supposer que le texte a été écrit au moment de la mobilisation (le 3 septembre 1939), celle-ci ayant interrompu la préparation d’un film : Le Baron de Crac, auquel travaillaient Hans Richter, Maurice Henry, Prévert... et Brunius. Celui-ci ralliera 4 Londres la France libre et prendra souvent la parole dans les émissions diffusées par la 1. Voir la notule d’« Il ne faut pas », p. 1091. Voir la Notice, p. 981. Ibid. Scénario non tourné. Voir la Chronologie

a l'année 1931, p. XLvit.

Dialogues de Jacques Prévert ; réalisation de Pierre Prévert. de Jacques Prévert ; réalisation de Jean Renoir.

Dialogues NAVAL

Notes

1093

B.B.C. a destination des Francais. Rappelons que Prévert, s'il donna maintes preuves de courage pendant toute la durée du conflit, cachant des amis menacés par les nazis, volant 4 la Gestapo des documents compromettants, refusa de faire la guerre, fidéle en cela au pacifisme qu'il avait toujours affiché. Son attitude choquera certains, mais il ne la regrettera jamais. Dans Culture et deflin, entretien avec Georges Ribemont-Dessaignes enregistré en 1961 pour la radio, il dira : « Et puis, elle [la guerre] est venue chez nous. Moi-méme j’en ai vu deux et je n'ai fait ni l'une ni l’autre.Je n'ai jamais tué personne, c’est peut-étre pour ga que personne ne m’a jamais tué : simple échange de bons procédés. Quelqu’un a qui je disais cela un jour m’a toisé du regard

avec la moue du mépris et de l'incompréhension totale. “Eh bien (gros soupir) si tout le monde avait fait comme

vous! —

Eh oui, si tout le

monde avait fait comme moi!” » Le combat de Jacob avec l’ange-Dieu (Genése, xxx11) symbolise ici le combat de l'homme du peuple contre les puissants de ce monde. Selon Prévert, ceux-ci s’entendront toujours entre eux, pendant et aprés la

guerre, pour berner ceux-la. D’un autre point de vue, les traitements par Lautréamont et par Prévert du mythe de la lutte de Jacob avec l’ange ont été mis en paralléle : « ne se contentant pas d’un froid scepticisme », ils « attaquent avec virulence le Dieu qu’exaltait |’ceuvre primitive. Les rives du Jabboq sont pour eux le théatre d’un affrontement, le champ clos de la lutte avec le Créateur, qui devrait s’achever par sa mise a mort!... » 1. Au cours de sa lutte avec l’ange, Jacob fut frappé a l’emboitement de la hanche et devint boitgux. Prévert, a l’ingtar de certains commentateurs, insinue que le coup porté aboutit en réalité a une castration. Page 147.

PLACE DU CARROUSEL Ce poéme est paru le 26 décembre 1945 dans Fraternité (bimensuel héritier des publications clandestines du Mouvement national contre le racisme), puis en avril 1946 dans Le Cheval de trois?’ et en mai 1946, dans le numéro 5 de la revue Les Quatre Vents, Il ne figurait pas dans l'édition de 1945. Page 148. CORTEGE

« Cortége » a été publié le 7 décembre 1945 dans le numéro 66 de l"hebdomadaire Aétion (dirigé par Kriegel-Valrimont et dont la section culturelle était sous la responsabilité de Francis Ponge). Alors que dans « Epiphanie », Prévert placait les étres dans des situations inhabituelles’, ici, c’est aux mots qu il fait subir des permutations. Georges Bataille a le méme point de vue que sur « Inventaire »‘ et pense que les regroupements n'ont pas été raisonnés par Prévert : « La méthode poétique est simple : elle ressort du surréalisme, C'est 1. Diélionnaire des mythes litéraires, sous la direction de Pierre Brunel, Editions du Rocher,

1988, p. 799.

2. Voir, respectivement, les notules d'« Il ne faut pas », p. 1091, et la Notice p. 981.

3. Voir la nowule de ce texte, p. 1072-1073. 4. Voir la notule de ce texte, p. 1088.

1094

Paroles

une forme de |’automatisme : l’élément poétique est donné par des rapprochements, des trouvailles imprévues, qui excluent le calcul et la fabrication. L’élément poétique ? Sans doute... Mais “contrdleur de la Table ronde”, “chevalier de la Compagnie du Gaz”, n’est-ce pas contrepied de la poésie, tournant en ridicule la dignité de la poésie ? » « La poésie de Jacques Prévert est poétique », ajoute Bataille, « parce qu’en elle-méme, elle opére 4prement la ruine de la poésie. Les mots dans “Cortége” sont détruits par un procédé d’association arbitraire, substituant au professeur et a la porcelaine de la vie active, la confusion

d’un professeur de porcelaine. Un moulin a lunettes, une montre en deuil font éclater de la méme fagon des objets que leur usage a définis. C'est, avec une variante (l’échange rigoureux des compléments entre deux couples de mots), le procédé qu’illustrent les rails en mou de veau et les locomotives en plumes d’autruches de Raymond Roussel [...]. Mais une évidente faculté d'aplatir est particuliére aux associations de Jacques Prévert. Rien de plus brusquement anti-poétique ; ce qui est noble est avili : le gentleman est au maillot, le maréchal d’écume, le général des huitres'... » Que la permutation donne au texte une couleur surréaliste est évident, car le lecteur peut donner de multiples sens aux étranges syntagmes qui lui sont proposés. Le « vieillard en or » suggére surtout un étre au coeur sec, riche et avare, mais la « montre en deuil » pourra étre déchiffrée bien

différemment au gré de l’imagination de chacun. Insensible a la mort de l'un de ses proches, le vieillard est-il seulement désespéré de perdre son temps en allant 4 l’enterrement de celui-ci ? La montre s’est-elle arrétée ? A-telle triste mine comme celui qui la porte ?Le charme du texte est justement qu'il permette ce vagabondage de la pensée, comme devant un tableau de Magritte ou de Max Ernst. Mais, la encore, si Prévert laisse une certaine liberté aux mots, les inversions de « Cortége », comme les associations d’« Inventaire », ne sont pas, a notre avis, le fait du hasard. Ce qui est noble est avili — nous dirions plutdét ridiculisé — parce que tel est le bon plaisir de Prévert. I] choisit ses cibles et le jeu n'est, d’ailleurs, pas uniquement un jeu de massacre. Le poéte opére aussi des transformations magiques qui font des « gardiens de la paix » des « gardiens de la mer », les « travailleurs » lui paraissant peut-étre plus efficaces pour s’occuper de la paix. Pierre Parlebas a fort bien démontré que les regroupements sont des choix masqués?. Pourtant, que l’on approuve ou pas |’analyse de Bataille, il faut bien reconnaitre qu’elle est fort intéressante car il s’y implique entiérement. Pour lui, « Cortége », comme

« Inventaire », est « l’expression d’un

événement qu’est le monde a¢tuel avec ses valeurs contestables. Or ce monde est mauvais et si des poémes le révélent, ce qu’ils “donnent a voir” est ce qu’on ne peut aimer. En vérité la société actuelle est vulgaire, faite des fuites de l‘homme devant lui-méme, et elle se dissimule sous un décor. Mais la poésie évoquant cette société ne se borne pas a la décrire : elle en est la négation. Ce qu’elle “donne a voir” en vérité n’est pas le hussard de la mort, n’est pas |’évéque in partibus, c’est l’absence de hussard et l’absence d’évéque. Le hussard ou |’évéque, représentant la forme actuelle et fausse de la vie, interceptent la lumiére : ils ne sont pas a la poésie un moindre obstacle que l’activité profane, intéressée, ne l’était primitivement a la conscience du sacré. Si l’on m’a

compris, le poétique est réductible a cette “égalité de l-homme avec 1. « De l'age de pierre a Jacques Prévert

», Critique, n°* 3-4, aodt-septembre 1946,

Pp. 213. 2. « Le Synthéme dans les Paroles de Prévert », Poétique VII, 4° trimestre 1976.

Notes

1095

lui-méme” [...]. Mais en tant qu’ils dévoilent le mensonge de |’homme a lui-méme, un grand évéque de cirque ou un dindon de la mort expriment aussi bien cette “égalité”'.

» Estimant

que

« Cortége

» est, comme

« Inventaire », « un des plus beaux poémes qui soit? », Bataille témoigne enfin que le texte fit sensation dés sa premiére publication’.

1. Les Travailleurs de la mer est le titre d’un roman de Victor Hugo publié en 1866. Prévert y fera encore allusion dans un texte intitulé « Irrespect humain

» (voir Soleil de nuit, Gallimard, 1980, p. 215).

2. On appelait « hussards de la mort » deux régiments allemands de la garde, créés par Frédéric IJ, l’un en 1741 et l'autre en 1758, et dont le bonnet a poil (colback) était orné d'une téte de mort. Ces régiments disparurent en 1918.

Page 149. NOCES ET BANQUETS Ce texte, qui ne figurait pas dans l’édition de 1945, a été publié pour

la premiére fois en mai 1946 dans le numéro 2 de L’Heure nouvelle. La revue, dirigée par Arthur Adamov, empruntait son titre a une citation de Rimbaud qui lui servait d’épigraphe : Out, l’heure nouvelle eft au moins trés sévére. Ce numéro 2 affichait en bandeau : Sur la ruine des religions et de l’humanisme. Adamovy présentait l'ensemble du numéro dans un texte intitulé « Le Refus ». L’utilisation du « nous » tendait 4 associer au propos tous les collaborateurs : « Nous ne nous leurrons pas. Nous savons que ce dont nous éprouvons le besoin de parler ne préte pas a l’enseignement. Au mieux nous écrivons pour cent personnes. Nous savons par ailleurs que ce sera la beauté de certains de nos textes qui les fera accepter, alors que pour nous leur beauté ne sert qu’a les rendre plus probants. [...] « Nous écrivons pour avertir d’un événement qui nous maintient dans Veffroi. [...] « Les caractéres dominants de cet événement sont d'une part le refus de toute activité séparée, d’autre part la disparition du sacré. [...] De ce qui surgira dans le plus lointain avenir, nous ne prétendons rien deviner. Sans doute se construira-t-il des sociétés de formes entiérement neuves, car on ne peut pas plus concevoir le régne de |’Esprit établi a jamais qu’un retour aux anciennes formes de vie. « Nous ne pouvons savoir si le besoin inné des rites dans |"homme pourra trouver une nouvelle forme d’expression. Nous ne pouvons savoir non plus si les hommes pourront retrouver les raisons d'une communauté. [...] « Nous nous étonnons de la placide assurance avec laquelle beaucoup, principalement les occultistes, dévoilent l’avenir. Nous ne nous donnons pas de droit de décrire ce que nous n’avons pas vu. « Le dernier recours demeure le rire. l’encontre des autres dictatures, celle de l’esprit si elle apparait a la plupart comme un objet de risée, ne peut qu’éveiller l’'humour en ceux-la méme qui l’annoncent. L’homme qui ne rirait pas de l’événement qui s’abat sur l'homme prouverait par la qu’il n’en a pas encore éprouvé toute la réalité (1). « A. Ad. (1) Ce que nous venons de dire entraine nécessairement le refus de

tous les dogmes existants. Il n’existe pas de doctrine pouvant se nier 1. « De l’age de pierre a Jacques Prévert 2. [bid., p. 205. 3. Voir la Notice, p. 988.

», p, 214.

1096

Paroles

elle-méme en temps que dodtrine au nom de la seule exigence réelle. De toutes les formes de l’espoir que les hommes se proposent a eux-mémes, nous ne retenons comme étant les deux seules capables encore de les rallier que le catholicisme et le marxisme. [...] Privé de la notion de salut, le monde chrétien s’effondre. « Le marxisme prétend remplacer l'unité religieuse que cimenta le christianisme au Moyen Age par une communauté purement humaine.

Il transforme l’idée de salut en idée d'un bonheur terrestre. [...] « Si nous nous tournons tout de méme vers le communisme,

c’est

uniquement parce qu'un jour quand il paraitra tout prés de la réalisation de son voeu le plus haut : le triomphe de toutes les contradictions qui génent les échanges entre les hommes, il devra alors fatalement rencontrer ce grand nom de la nature des choses que durant son essor il crut pouvoir méconnaitre. [...] « Il va sans dire qu'un tel espoir purement négatif ne nous parait pas de nature a entrainer une adhésion qui pour étre compléte doit se

manifester dans les actes. » Adamov

numéro

avait-il soumis son texte aux auteurs qui participaient au

(parmi

lesquels,

entre

autres,

Antonin

Artaud,

Georges

Ribemont-Dessaignes, René Char)? Il semble douteux que Prévert se soit soucié de « la disparition du sacré » ou qu'il ait pensé que les deux seules « formes de l’espoir » capables de rallier les hommes soient le catholicisme et le marxisme. En revanche le rire comme dernier recours ainsi que le refus des dogmes ne pouvaient qu’avoir son adhésion. Aussi, fidéle au théme du cahier, évoque-t-il « l’effondrement

du monde chrétien », mais avec plus de jovialité qu’Arthur Adamov. Alors que chez Adamov cet effondrement et l'incertitude sur ce que sera l'avenir provoquent une certaine angoisse, Prévert, fidéle a lui-méme, porte un regard amusé sur les ruines. Le dédicataire du texte, William Blake (1757-1827), avait déja préparé leffondrement, tout comme Dostoievski ou Kafka, eux aussi au sommaire de ce numéro de

L’Heure nouvelle. Blake est une des références préférées de Prévert. Malgré la distance du temps, les deux hommes sont extraordinairement proches, dans leur vie comme dans leurs ceuvres. Tous deux sont d’origine modeste. Ils n’ont pas seulement cétoyé la pauvreté, ils l’ont vécue. Leurs études ont été trés limitées : si Jacques Prévert n’a pas été plus loin que le certificat d’études primaires, William Blake a tout juste appris a lire et a écrire. Or l'un et l'autre rattraperont !’instrudtion perdue : ils ont été de prodigieux autodidadtes. Dans ses ceuvres, Blake ne fut pas moins contestataire et provocateur que Prévert, et il le fut 4 lencontre des mémes idéologies. I] a mis en question la notion de mal, condamné l'ascétisme, les conformismes, l’autorité; il a hai les guerres, les oppresseurs, les prétres. Dans les rues de Londres, il osa arborer le bonnet rouge. La dadtylographie de « Noces et banquets » a été faite sur du papier de récupération (pendant la guerre ?). Le texte se poursuit au-dela de ce qui a été publié, mais la derniére phrase est inachevée (voir n. 2, p- 151).

1. Le Martage du Ciel et de l’Enjer est le titre d’une ceuvre de Blake (1790-1793). L’écrivain y propose un renversement des « Sans les contraires », explique-til « nulle progression ». « contraires naissent ce que les adeptes des religions appellent

William valeurs. De ces le Bien

Notes

1097

et le Mal ; le Bien est la passivité qui obéit a la Raison. Le Mal est l’activité qui a sa source d’énergie. » Voila de quoi séduire Prévert : pour lui, l’ceuvre de Blake est presque un miroir. 2. De La Révolution francaise, poeme de William Blake, il ne nous est

parvenu qu’un jeu d’épreuves du « Livre premier », imprimé mais non pas publié. Les six autres livres qui, selon un Avertissement, étaient terminés, ont disparu. 3. Blake fut accusé d’avoir, dans sa vie et dans son ceuvre, un profond

« esprit de contradiction ». Mais cet esprit de contradiction était un esprit critique, celui d’une intelligence constamment en éveil et refusant d’accepter les vérités et les valeurs imposées.

4. Dattyl. : A la fin de la noce William Blake en fera cadeau au boucher Et le boucher sera consolé Il oubliera défunt son perroquet

Page 150. 1. Un visiteur arrivant a l’improviste aurait surpris William Blake et sa femme Catherine nus dans leur jardin en train de réciter une scéne du Paradis perdu de Milton. L’authenticité de cette anecdote est contestée (voir la préface de Madeleine L. Cazamian, Poémes choiis de William Blake, Aubier-Montaigne, 1944, p. 15).

2. Prévert cite l’un des « proverbes de |’Enfer » énumérés par Blake dans le chapitre « Un fantasme mémorable » du Mariage du Ciel et de VEnfer. La traduétion est celle de Gide (« Collection romantique », Librairie José Corti, 1942, p. 30).

Page jr. 1. La encore Prévert cite l'un des « proverbes de |’Enfer », dans la traduction de Gide (p. 25 ; voir la note précédente). 2. Dans dathyl., le texte se poursuit ainsi :

Alors passe dans le ciel toutes voiles dehors Un météore

Et William cligne de |’ceil Et le météore descend tout doucement Avec tous ses aérolithes Tous ses petits enfants Et se méle aux gens de la noce En toute simplicité Mais tout de méme

un peu géné

De briller davantage Que tous les autres invités Parmi lesquels toutefois il convient de citer Selon la formule de circonstance : Reconnus dans |’assistance : Nous ne saurons pas quels sont ces invités, Prévert s’étant arrété la. PROMENADE

DE

PICASSO

« Promenade de Picasso » a paru pour la premiére fois dans Cahiers

d'art (1940-1944), suivi de « Lanterne magique de Picasso » et d’« Eaux fortes de Picasso! ». Ces textes étaient accompagnés de reproductions de trois ceuvres du peintre : Buste de femme (Paris, 2 juin 1941, huile sur 1. Voir Speétacle, p. 368-369.

1098

Paroles

panneau de bois), Petit gargon a la langouste (Paris, 21 juin 1941, huile sur toile) et Nature morte aux fruits et aux fleurs (Paris, 8 juillet 1941, huile

sur toile). Dirigés par Christian Zervos et sous-titrés l’avant-garde artistique dans tous les pays », ces

« Revue de Cahiers d’art

s’intéressaient a la peinture, a la sculpture, a l’archite¢cture, a |’art ancien,

a l’ethnographie,

au cinéma...

Dans

le numéro

de 1944 figuraient

notamment des textes de Bachelard, Bataille, Char, Eluard, Guillevic, Hugnet, Lacan, Paulhan, Ponge, Queneau, Tzara, Vercors. Avant méme d’avoir rencontré Picasso, Prévert aimait sa peinture : « Je connaissais Picasso avant... je veux dire par la que j’avais vu des toiles de Picasso. C’était mon ami comme Van Gogh ou le Douanier

Rousseau'. » L’affinité entre les deux artistes parait profonde. Picasso confiera 4 leur ami commun, André Villers : « Il n’y a que dans ce qu’a écrit Prévert que je me retrouve. » Tous deux ont le goiit de la révolte, la volonté de rompre avec les traditions. Les peintures cubistes de Picasso, qui changent la perspective habituelle, puis sa maniére d’associer, a partir de 1913, des objets qui n’ont apparemment rien a voir les uns avec les autres, sont trés proches, dans leur conception, de textes comme « Inventaire » ou « Cortége ». Par l’intermédiaire du peintre, Prévert s’en prend ici 4 la notion d’art réaliste. Toute ceuvre d’art, méme si elle se veut imitation fidéle du réel, est différente de la réalité qu'elle a tenté de reproduire. Bien plus, la réalité elle-méme est difficilement cernable puisque chacun la transforme par son regard subjectif. AKomnen Becirovic, il expliquera : « Quand je vivais 4 Montparnasse, j’aimais les modéles avant d’aimer la peinture. Ah, oui, c’est pourquoi je ne suis pas trés artiste, hein! On dira, c’est de la réalité. Je me demande en quoi c’est de la réalité, une femme qui pose devant une toile, davantage que la peinture de cette

femme, puisque en réalité, elle est aussi un réve [...]. Le mot réalité est tres mal employé, et c’est pourquoi les surréalistes ont eu souvent faison?. » Ce peintre qui tente désespérément de peindre une pomme est peut-étre une figure de Cézanne, qui a dit maintes fois son impuissance a « réaliser ». Le 8 septembre 1906, il écrivait a son fils : « [...] je deviens, comme peintre, plus lucide devant la nature, mais [...] chez moi, la réalisation de mes sensations est toujours pénible. Je ne puis arriver a l'intensité qui se développe 4 mes sens, je n’ai pas cette magnifique richesse de coloration qui anime la nature. Ici, au bord de la riviére, les motifs se multiplient, le méme sujet vu sous un angle différent offre un sujet d’étude du plus puissant intérét, et si varié que je crois que je pourrais m’occuper pendant des mois sans changer de place en m’inclinant plutét 4 droite ou plutét a gauche’. » Picasso lui répond par l’intermédiaire de Prévert : « Quelle idée de peindre une pomme... » « La fin de la peinture de Picasso », commente Arnaud Laster, « peut-étre est-ce |’absorption, l'ingestion, la mise 4 mort du modéle et du réel et de la peinture méme, en vue d'une recréation*. » 1. Mon frere Jacques. 2, Interview publiée le 23 juin 1963 dans le journal Borba de Belgrade. 3. Cité dans Tout l’wuvre peint de Cézanne, Les Classiques de l'art, Flammarion, 1975, Do. xe« De la faim des peintres aux fins de la peinture selon Jacques Prévert », actes du colloque organisé par le Centre de recherches

littérature et arts visuels, Les Fins de la

peinture, du 9 au 1 mars 1989, Desjonqueéres, 1990, p. 259-268.

Notes

1099

3. Allusion humoristique a l’assassinat du duc de Guise aux états généraux de Blois le 23 décembre 1588, assassinat ordonné par Henri III pour mettre fin aux ambitions de celui qui songeait 4 s’emparer du pouvoir. Al’homophonie de « Guise/déguise » s’ajoutent celles, plus approximatives de « duc/bec », « Guise/gaz ». Prévert joue sur le double sens de « tirer » (tirer sur quelqu’un, lui tirer le portrait) et peut-étre aussi sur l’expression argotique « éteindre son gaz » (mourir) ets’amuse également a des anachronismes, puisque l’éclairage au gaz dans les rues date de 1838, que tirer le portrait 4 quelqu’un, c’est le photographier. Paul Delaroche

(1797-1856) ne pouvait pas « tirer le portrait » du duc, mais il exécuta en 1835 un tableau célébre, L’Assassinat du duc de Gusse. Page 152. 1. Certaines de ces « associations d’idées », entrainées au départ par le mot « pomme », trouvent au cours de |’enchainement d'autres liens, et se

renvoient les unes aux autres comme en un jeu de miroirs. Le fruit défendu

croqué par Adam et Eve est rappelé par le serpent qui arrive plus loin, par le péché originel et méme par « les origines del’art » , quiévoquent immanquablement les origines de |’étre. Les pommes d’or des Hespérides (les trois filles d’Atlas) étaient, comme le fruit biblique, des fruits défendus, placés sous la garde d’un dragon a cent tétes mais dont Hercule, aussi peu respectueux des lois divines qu’ Adam et Eve, s’empara. Le jeu de paume est un sport oul’on se renvoie une balle avec une raquette ou une masse, et c'est aussi par métonymie l’endroit aménagé a cet effet. Aprés s’étre réunis dans le Jeu de Paume de Versailles le 20 juin 1789, les députés du Tiers Etat jurérent de ne pas se séparer avant d’avoir pu donner une constitution au royaume. Cette allusion 4 un serment qui prélude a la Révolution est suivie peu aprés par le souvenir d’une autre révolution : celle, plus légendaire, dont Guillaume Tell fut le principal héros. La Suisse était, au commencement du xiv* siécle, sous le joug des Autrichiens. Ayant refusé de saluer le chapeau ducal placé au-dessus d’une perche par Gessler, le bailli d’Albert 1°‘, Guillaume Tell fut condamné a percer d’une fleche une pomme placée sur la téte de son fils. Il y réussit sans blesser l'enfant. La trouvaille de Newton, enfin, qui, assis sous un pommier, aurait été mis sur la voie des

lois de l’attraction universelle en voyant une pomme tomber, nous raméne aux origines... non pas de l’art ni de |"humanité, mais d’une découverte. LANTERNE

MAGIQUE

DE

PICASSO

Ce poéme a été publié pour la premiére fois dans le numéro des Cahiers

d’art' daté 1940-1944.

Albert Gaudin’, soucieux de rattacher Prévert a la tradition, a traqué dans « Lanterne magique de Picasso » les alexandrins, et a fait remarquer la source d’effets variés que l’auteur a trouvée dans l’assonance et l’allitération : « Il joue sur la valeur du son éclatant de I’a : « Un grand orage éclate dans la glace a trots faces Par une assonance il relie les deux mots extrémes d’un vers : « la vie d’une araignée suspendue a un fil Ou bien il utilise l’assonance pour faire tourner un vers autour de son centre : « et ses grands yeux de verre ouverts a tout jamais. 1, Voir la notule du texte précédent,

« Promenade

de Picasso

».

2. The French Review, mai 1947. 3. Pour le premier vers, voir p. 156; pour les deux autres, p. 154.

»

1I00

Paroles

Nous retrouvons le théme de la lanterne esquissé dans le « Diner de tétes » et développé dans « La Crosse en l’air' ». Le Diogéne évoqué ici dénonce

les injustices comme

ceux

des deux autres poémes,

mais

d’une maniére différente. Sa lanterne posséde une vertu supplémentaire : elle est magique et détient donc d’extraordinaires pouvoirs. Dans la lanterne magique, un des premiers instruments qui permit d’animer les images fixes, la lumiére était de premiére importance. Picasso est le magicien qui donne vie aux objets inanimés en les éclairant d'une certaine facon ; il est aussi le magicien qui donne une autre existence aux étres et aux choses qu’il réinvente. Par l’intermédiaire de son art, il est également, comme |’orateur du « Diner de tétes » et comme le veilleur de « La Crosse en l’air », un contestataire. Sa peinture n’est

pas un pur exercice de Style : elle éclaire a sa facon la partie de |’humanité jusque-la vouée a l|’ombre et a |’oubli, elle s’en prend aux injustices et aux atrocités qui se commettent dans le monde, en témoignant, par exemple, de l’horreur du bombardement de Guernica ou en dénongant les actes de Franco. Une fois encore, le poéte se souvient de Proust. Les tableaux d’Elstir,

le personnage du peintre dans A la recherche du temps perdu, étaient comparés aux « images lumineuses d’une lanterne magique? ». Comme Elstir, Picasso sait qu’« il n’y a pas de choses plus ou moins précieuses’ » et qu il lui faut projeter sur l’univers la lumiére qui en éclairera les beautés. A la maniére de Picasso, Prévert montre le monde: comme

éclaté dont les morceaux lecteur, méme

un puzzle

semblent empruntés au peintre, sans que le

familier de cette ceuvre,

puisse tous

les identifier au

passage comme tels, certains ayant été transformés par la mémoire du poéte, d'autres interprétés par lui. Révant les créations du peintre, il se les approprie en composant des images suscitées par elles. Les allusions se fondent les unes aux autres et ¢a et la apparaissent plus nettement formes et couleurs de Picasso, mais filtrées par le regard subjectif de Prévert. Nous avons la une sorte de collage constitué par les souvenirs d’une ceuvre et les émotions qu'elle a provoquées. Page 153. 1. La Ligne de chance perdue et retrouvée est le titre d’un tableau de Picasso. 2. Picasso a peint toute une série de « fenétres ouvertes ». Voir par exemple Fenétre ouverte sur la mer et avion dans le ciel (12 octobre 1919, gouache). 3. Brassai relate une visite de Prévert dans l'atelier de Picasso (qui

n’était pas chauffé), le 12 octobre 1943 : « Picasso lui montre

ses

merveilleux dessins et lavis. Nous regardons la série des colombes, quand une colombe vivante apparait sur la marche de l’escalier » (Conversations avec Picasso, coll. « Idées », Gallimard, 1969, p. 86). 4. Les guitares ont beaucoup inspiré le peintre. Voir par exemple Guitare et compotier (7 novembre 1919, gouache) ou Cinq études de guitare (automne 1919, mine de plomb).

Page 1y4. 1. Prévert pense peut-étre au tableau intitulé Jeune garcon a la langouste qui accompagnait ses textes dans Cahiers d'art (voir la notule de

« Promenade de Picasso », p. 1097-1098). 1. Voir la Notice, p. 994. 2. Le Coté de Guermanies, A la recherche du temps perdu, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 712. 3. Ibid., p. 714.

Notes

ILOI

2. Olga, la premiére femme de Picasso, sombra dans une folie jalouse. Prévert se rappelle peut-étre Femme nue dans un fauteuil (5 mai 1929, huile sur toile).

3. De multiples réminiscences se mélent. Le « pied sale et nu » qui trace dans la poussiére une silhouette peut faire allusion a La Fillette aux pieds nus (début 1895, huile sur toile).

Page yy. 1. Prévert

évoque

a la fois

l’atelier

de

Picasso

du

quai

des

Grands-Augustins (qui est le grenier ot Barrault résidait en 1935-1936 et ou fut répété Le Tableau des merveilles) et les séjours du peintre a Antibes. Il fait aussi allusion 4 son tableau intitulé Péche de nuit a Antibes

(aoat 1939, huile sur toile). 2. Ce portrait de Franco ressemble a celui de Pétain esquissé dans « L’Ordre nouveau » (p. 118). Les deux dictateurs décrits par Prévert ont le méme faux air de bonté, le méme

teint bléme, le méme sourire

dans les horreurs de la nuit. En 1937, Picasso exécuta une gravure intitulée Suefio y mentira de Franco (Songe et mensonge de Franco).

3. Allusion possible au tableau intitulé Femme au coq (1938, huile). 4. Picasso peignit en 1937, pour le pavillon de |’Espagne républicaine de l’Exposition internationale, la toile Guernica, afin de dénoncer la destruction de la petite ville du pays basque par |’aviation allemande au service des franquistes.

Page 156. 1. Picasso a illustré en 1941 Les Métamorphoses d’Ovide. 2. Allusion au tableau intitulé Le Vert-Galant (25 juin 1943, huile sur toile).

Page 157. 1. Ce couple curieusement mélé peut faire penser aux dessins représentant les ébats amoureux d’un minotaure et d’une femme : Minotaure et femme nue (24 et 28 juin 1933, encre de Chine sur papier bleu).

2. Arnaud Laster commente ainsi la fin du poéme : « Ce pouvoir que Prévert préte a la peinture de Picasso et qui définit — si l’on peut dire —

sa propre poétique suppose aboutie ou dépassée la recherche

préconisée par Breton dans le Second mantfeste du surréalisme : “Tout porte a croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’ou la vie et la mort,

le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d’étre percus contradictoirement.” » (« De la faim des peintres aux fins de la peinture selon Prévert

», Les Fins de la peinture, p. 259-268).

3. Le numéro des Cahiers d’art daté 1940-1944 est paru en 1945.

1102

Le Petit Lion

LE PETIT LION

NOTICE

Ylla, de son vrai nom Kamilla Koffler, est née a Vienne en 1911, d’une mére yougoslave et d’un pére hongrois. A dix-neuf ans, elle poursuit a Paris des études de sculpture commencées a Belgrade, mais décide, en 1932, de se consacrer a la photographie. Trés vite, ses modéles privilégiés sont les animaux, qu’elle part photographier dans les réserves du monde entier et dont, exprimées en regards, en gestes, en attitudes saisis au vol, elle réussit 4 traduire les émotions les plus diverses. Le

30 mars 1955, elle fera une chute fatale en suivant une course de boeufs attelés 4 Bharatpur, en Inde. Le Petit Lion, publié en 1947 par les Arts et métiers graphiques, est le début de sa collaboration avec Prévert, qui va se poursuivre, trois ans aprés, par Des bétes... La conception, nous le verrons', en sera quelque peu différente. Ici, le rapport étroit du texte et de la photographie est revendiqué explicitement par l’écrivain : le petit lion « est tout seul sur cette image, perdu au milieu du jardin », écrit-il 4 propos du deuxiéme cliché du livre’. Il ne se contente pas cependant de décrire l'image : il en propose une interprétation subjective. Certes, la photographie est en elle-méme chargée de sens, mais en suggérant d’autres espaces il donne aussi 4 voir ce qu’elle ne montre pas, il lui insuffle un supplément de vie. Le livre est donc né d’un double regard : celui d’Ylla, puis celui de Prévert sur les photographies d’Y lla. Mais la continuité aurait-elle pu s’opérer s'il n’y avait une profonde sympathie entre le narrateur et la photographe ? II ne s’agit pas, comme dans les collages, de déformer |’image pour en faire autre chose ; chacun apporte ses touches personnelles a l’ensemble, et l’harmonie qui s’en dégage tient probablement a |’amour qu’ils portent tous deux au monde animal. Le poéte insinue méme que les animaux se conduisent, a bien des égards, mieux que les hommes. II allait encore plus loin dans un état antérieur du texte en démontrant que |’animal est fonciérement meilleur que |’étre humain. Le propos était-il insoutenable ? En coupant largement dans le manuscrit, l’éditeur en a jugé ainsi. Se présentant sous la forme d’une maquette, avec les photographies collées au-dessus ou en face du texte qui leur correspond, ce manuscrit est bien pourtant 1. Voir la Notice de Des bétes..., p. 10. 2 EP tG2:

Notice

1103

un état au net prét pour l’impression. On ne peut que regretter ces coupures, dont la plupart ne sont rien d’autre que de véritables mutilations'. La copie da¢tylographiée d'une lettre adressée par Prévert a un responsable de la maison d’éditions, datée du 1 novembre 1947, prouve que ces suppressions n’ont pas été faites avec son accord et qu'il en était affecté au point d’avoir songé a ne pas signer : Saint-Paull-de-Vence],

1°" novembre

1947.

Cher Monsieur,

J'ai recu votre aimable lettre ot vous me parlez de catastrophes a propos du petit texte queje vous ai envoyé, et comme vous ajoutez, non moins aimablement, que « vous ne m'aviez demandé que deux pages dattylographiées », cela me surprend car c’est tout a fait inexaél. Il a &é simplement question, a ce propos, dans une des deux ou trois lettres que j'ai recues d’Arts et métiers graphiques, d'un texte court, et ce texte, comme

le précisatt cette lettre, devait étre, en accord avec Mile Ylla, du petit lion qu’un dialogue ». Et je ne m’imagine absolument pas écrivant, comme ¢a : deux pages, et rompez !... : une histoire, s7 petite qu'elle pages dattylographiées. Vous dites également que je vous oblige a remanier tout

« plutét une histoire allez, hop... me ferez puisse étre, sur deux

votre ouvrage et que vous avez trituré, c’eft-a-dire s1 j’en crow le Larousse, réduit en poudre ou en

pate et par écrasement, ce malheureux texte. Bref, pour conclure, vous me demandez, non seulement mon accord la-dessus mais aussi, mats encore, comme dirait le général, de vous laisser toute liberté,

c’est mot qui souligne, de triturer encore le texte en question dans le cas ou cela vous arrangerait. Bien sir que non, cher Monsteur, et d'autant moins qu'il saute aux yeux que ce texte n’a pas &é seulement trituré mais également censuré, et

plus a cause de l’esprit qu’a cause de la lettre, puisque la lettre, je veux dire le caratlere typographique, pouvait bien se réduire un peu afin que, méme en envisageant des coupures, cette petite histoire ne soit tout de méme pas réduite 4 l'état de squelette. Que voulez-vous, cela peut sembler de l’enfantilage, mais j’attache autant d’importance, et méme beaucoup plus, aux petites choses sans importance écrites pour les enfants qu’aux grandes choses définitives écrites pour d’importants adultes, et croyez bien que si Mle Ylla m’avait prié de lui écrire une petite histoire intitulée, par exemple, Bécassine et le petit lion, je lui aurais trés amicalement

dit non. Fort beureusement il n’a jamais été question de cela entre elle et mot, maw je suis bien ennuyé quand méme, non parce que vous me dites, de plus en plus aimablement, qu'au cas ou je n’accepterais pas vos conditions vous seriez dans Vobligation de considérer mon travail comme inutilisable — ce qui n'est qu'une appréciation personnelle — mais parce que cela ne me ferait aucun plaisir de chagriner Mile Ylla, qui a beaucoup de talent et qui eft charmante avec cela et comme avant son départ pour les Etats-Unis elle m'a confié que vous lui aviex 1. Nous donnons en notes, a leur emplacement dans le manuscrit (ms.), tous les passages qui ont été supprimés.

1104

Le Petit..Lion

Soumts, avant notre accord, bien entendu, un autre texte qui ne lui avait guére plu et qu'en toute bonne fot je pense qu'elle préférerait sans doute le mien, méme en piéces détachées, je vous propose donc cect : au cas oi vous décideriez de publier le texte « modifié » que vous m’avez fait parvenir, je vous serais alors tres obligé de bien vouloir veiller a ce que mon nom ne soit absolument pas mentionné sur cet album. C'est le seul recours que nous avons en pareil cas au cinéma et si je parle de cinéma c'est parce que c'est la premiére fow que je vos un éditeur manier les petits ciseaux avec autant d’amabilité et de désinvolture qu'un producteur de films quand il triture un découpage ou un scénario. Bien cordialement a vous. Le mariuscrit mettait 4 plusieurs reprises en paralléle les relations parents-enfants telles qu’elles peuvent étre observées entre le petit lion et sa mére et telles qu’elles apparaissent chez les humains. Comme il

venait de le faire quelques mois plus t6t dans « L’Autruche » des Contes pour enfants pas sages', Prévert s’en prenait 4 une éducation fondée sur

les chatiments corporels : alors que la lionne se réjouit du retour son petit fugueur et l’accueille avec mansuétude, |’enfant humain pareil cas aurait été giflé ou fessé’. Les rapports de la lionne et de lionceau sont uniquement d’amour ; ceux que l’adulte humain —

de en son qui

va jusqu’a mettre ses enfants en pension et en maison de correction’? — entretient avec ses « petits » étaient vus comme des rapports de force fondés sur la crainte que l’enfant a de ses parents. La supériorité de ‘animal était démontrée a plusieurs reprises : l-homme était décrit comme un étre ridicule et méchant, faisant le mal par plaisir, dévorant méme ses semblables, bien plus féroce que les lions chez qui, précisait le lionceau, il n’y a pas d’ogre’. Bien qu’elles aient considérablement édulcoré le texte, les coupures ne lui ont heureusement pas fait perdre tout caractére subversif. L’appartement ot le petit lion va se retrouver aprés la fuite du zoo est une société en miniature qui ne lui offre pas une vision trés réjouissante de notre monde. Les animaux qu’il rencontre sont domestiqués, ils vivent au rythme des humains et les imitent. La grande chienne noire revient de la chasse, le chat siamois — chat racé, et donc chat aristocrate ou du moins grand bourgeois — est un jaloux, les petits lapins croient que les 6tres qui ne leur ressemblent pas sont anormaux. La petite chatte est tout a fait délicieuse mais, comme les humains, elle ne peut concevoir l'amour qu’officialisé et légalisé. Le manuscrit montrait encore plus clairement que son point de vue pesait un peu au lion : « Et il n’ose

pas le dire 4 son amie la petite chatte qui déja l’appelle son petit fiancé mais il aimerait bien voir du pays, beaucoup de pays, tous les pays et surtout le désert avant de songer a fonder un foyer’. » Le petit lion Voir Histoires et d'autres hifloires, p. 859-861. . Voir n. 1, p. 175. . Voir n. 2, p. 161. . Voir n. 2, p. 164. . Voir n. 2, p. 169. MVpwN

Notice

1105

va se trouver lui aussi contaminé par le conformisme social. Cette contamination se traduit par sa maniére soudaine de s’habiller 4 la mode : pour plaire a sa belle, il porte « un petit paletot en tricot de laine de mouton

d’Ecosse » et a « l’air emprunté!

». Trés vite, il se sent fort

mal 4 l’aise dans ce lieu ou s’évanouissent naturel et authenticité. Méme si le petit gargon est un peu plus sympathique que sa sceur,

« petite

fille modéle? », il est étouffé par sa vie sociale strictement réglée. Alors qu’au départ une amitié parait naitre entre lui et le petit lion et qu’ils semblent parler le méme langage, l'enfant, absorbé par des activités diverses, abandonne finalement le lion comme un jouet dont il serait fatigué. Le manuscrit donnait un détail supplémentaire qui suggérait que leur entente était breve : le petit garcon faisait faire au lion « le tour du propriétaire », distraction dont le petit fauve se serait volontiers passé. C’est bien finalement comme un jouet que le lion est percu par ses hétes humains puisque les parents diront au directeur du cirque qu‘ils l’ont gardé pour amuser les enfants. Afin d’échapper a cette pauvre réalité et a son ennui, le lion, qu'il soit éveillé ou endormi, se plait a réver. Rarement Prévert a été si loin dans l’apologie de l’imaginaire et du reve — comparé 4 du vin, alors que la réalité est de |’« eau amére* ». Aussi ce petit lion qui a son retour donne au récit « le petit coup de patte de l’imagination’® » peut-il étre pergu comme une incarnation de |’écrivain. Ses aventures ne sont

pas celles qu’il avait espérées, et tout le texte joue de |’écart entre le réve et la réalité. Au Grand

Paysage, a la forét vierge, au désert, aux

oiseaux imaginés s’opposent la réalité d’un ciel sans étoiles et de carcasses de ciment armé. Le lionceau ne rencontre pas des animaux

sauvages

mais des animaux d’appartement (et donc comme lui prisonniers), il est allongé sur une grande peau de zébre mort alors qu'il réve de grands troupeaux d’autruches et de zébres vivants. Au zoo comme dans l’appartement, le paradis est perdu : celui d’un pays sauvage ow les animaux vivent en liberté. En visite dans un pays étranger, le lion aborde le monde avec un regard neuf, sans préjugés, tout comme les enfants que leurs parents n’ont pas rendus trop dociles. Ce Candide se rend bien compte que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes mais il sait que la beauté existe ailleurs. Le moment le plus important se trouve peut-étre dans un passage du manuscrit — disparu de la version définitive — ou le petit lion pense a un de ses ancétres, le lion qui figure sur le tableau du Douanier Rousseau La Bohémienne endormie’. Le peintre en avait fait ce commentaire : « Une négresse errante jouant de la mandoline, ayant son jars [sic] a cété d’elle (vase contenant de |’eau pour boire), dort

profondément harassée de fatigue. Un lion passe par hasard, la flaire 1. 2. 3. 4. 5. 6.

P. 169. Piat72: Voir n. 2, p. 166. Voir p. 176. P. 176. Voir n. 1, p. 167.

1106

Le Petit Lion

et ne la dévore pas'. » Suivant le procédé qui est le sien pour accompagner les photos d’Ylla, Prévert prend l'image — et la description de son auteur — comme point de départ mais y superpose sa propre réverie. La beauté de l'attitude du fauve, sa pitié pour la jeune fille, sont magnifiées par un simple détail : le poéte imagine le lion affamé et assoiffé mais ne dévorant pas la bohémienne et ne buvant pas son eau « parce que c’était un lion qui comprenait les choses et les étres et qui était souvent troublé par le mystére de la vie ». Prévert avait choisi de donner comme monde exemplaire celui d’un tableau — qu'il aimait particuliérement — parce qu'il s’agissait d'un monde rendu a sa beauté premiére par la vision du peintre. Toute ceuvre d’art réussie est la réalisation d’un réve qui suscite 4 son tour d’autres réves. Paradoxalement, le paysage brut, celui que voudrait atteindre le petit lion, ne peut étre retrouvé que par l'imaginaire. Changer le monde, c'est d’abord le concevoir selon ses désirs. DANIELE

NOTE

SUR

GASIGLIA-LASTER.

LE TEXTE

EDITIONS

Editions parues du vivant de Prévert. Le Petit Lion, Arts

et métiers

graphiques,

achevé

d’imprimer

en

décembre 1947. Photographies par Ylla. Le Petit Lion, Arts et métiers graphiques, achevé d’imprimer en octobre 1955. Photographies par Ylla. Méme texte et méme mise en page que ans l’édition précédente. Autre édition. Le Petit

Lion,

Gallimard,

achevé

d’imprimer

le 2 octobre

1984.

Méme texte que celui des éditions précédentes. Mise en page un peu différente. ETABLISSEMENT

DU

TEXTE

Nous donnons le texte de l’édition de 1947 avec, en notes, l’intégralité des passages qui ont été supprimés Pp. 1102-1103.)

par l’éditeur.

(Voir

la Notice,

1. Cité dans Tout l'euvre peint de Henri Rousseau, « Les Classiques de l'art », Flammarion,

1970, p. 100.

Notes

1107

NOTES

Page 161. 1. Ms. : « les barreaux de la cage. / Ils savent bien, dans le fond, les hommes, que la lionne a souvent de bonnes raisons de se mettre

en de pas de

colére. / Enfermer un lion ou une lionne dans une misérable boite bois avec de tristes barreaux de fer, il n'y a pas de quoi se vanter, de quoi étre fier! / C’est comme si on enfermait un champion course 4 pied dans une armoire normande ou bien un gentil petit

rat d’Opéra dans un carton a chapeaux ou bien encore, l’alouette, |’oiseau du jour, dans le tiroir d'une vieille table de nuit. Mais il y a comme cela ». 2. Ms. : « et leurs fréres en prison. / Chacun ses coutumes, ses petites habitudes, chacun ses réves et ses chansons. / Les hommes souvent mettent les lions en cage mais les lions, eux, ne mettent jamais leurs petits en pension ou en maison de correction. Et c’est pour cela que le petit lion n’a pas peur de sa mére ».

Page 162. 1. Ms. :.« les trés simples réves d’un brave petit lion. /p. 161, derniére ligne] / A c6té de lui, il y a son petit frére, un autre petit lion encore plus petit que lui, mais celui-la est caché derriére sa mére parce qu'il a peur et s'il a peur c’est parce qu’un jour un gros imbécile avec un

chapeau de paille noire et des mauvaises dents plein la bouche lui a donné un bon coup de canne, comme ga, en passant, histoire de rire et de divertir les amis. / L’homme souvent s’amuse d'un rien, éclate de rire pour pas grand-chose et passe le temps comme il peut et puis

quand c’est fini de rire, il reprend son sérieux et rentre [trés dignement biffé] chez lui pour le repas du soir. / Et pendant que l’homme au mauvais chapeau de paille et aux dents noires dignement assis sur sa chaise Henri II dévore sa cételette d’agneau ou sa tranche de gigot de mouton aux haricots de Soissons en racontant a ses enfants de terribles histoires d’animaux carnassiers et sauvages, le calme et la paix renaissent pour un instant dans la Grande Ménagerie. / Et l’on entend, dans la pénombre ». 2. Hémistiche d’un célébre vers de « Booz endormi » : C’était l'heure tranquille ov les lions vont boire (Victor Hugo, La Légende des siécles, 1° série, I, « D’Eve a Jésus », poéme vi; La Légende des siécles. La Fin de Satan. Dieu, Bibl. de la Pléiade, p. 36).

Page 164. 1. Ms. : « qu'il en tremblait de joie, le petit gargcon! / Oui, il était heureux, cent mille fois plus heureux qu'un homme qui vient, tout a coup, de trouver une mine d'or et plus heureux encore que le vieil astronome qui pleure de joie dans son observatoire parce qu'il a découvert une nouvelle étoile du soir. Et maintenant ». 2. Ms. : « le petit lion n’en croit pas ses oreilles. / 18 PETIT LION : Ce n'est pas possible des choses pareilles et chez nous le plus méchant de tous les rois des lions, celui qu'on appelait Richard coeur d’'Homme

1108

Le Petit*Lion

tellement il n’était pas bon, n’a jamais mangé de petites lionnes ni de petits lions! / Le petTIT GARGON : En somme, vous n’avez pas d’ogre chez les lions ? / Le PETIT LION : Si, nous avons l’Homme, mais il n’est pas de chez nous, il vient de loin, il nous tue ou il nous casse une patte avec sa carabine et aprés on est mort ou on boite toute sa vie, [et puis il nous tend des

piéges

iffé] / Le petit Garcon : Evidemment ce n'est pas gai ».

Page 166. 1. Ms. : « des histoires de carottes. / I] vaut mieux parler de carottes que parler d’oreilles il vaut mieux parler d’oseille que parler du nez. / Et maintenant les lapins ». 2. Ms. : « Et il s’embéte bien! / Pourtant avant de s’en aller le petit garcon lui a fait faire le tour du propriétaire et de la cave au grenier le petit lion a visité toutes les piéces de la maison. / Mais il n’a pas quitté sa mére et la grande Ménagerie pour voir des salles de bain, des chambres a coucher, des paniers a salade, des frigidaires, des porte-parapluies et des petits coussins brodés. Non! / S’il a quitté sa mére ».

Page 167. 1.

Ms.

: «

d’autruches

et

de

zébres

vivants.

[p.

166,

derniére

ligne] / Alors comme il n’aime pas s’ennuyer, le petit lion pense a des choses agréables et belles afin de se changer les idées et par exemple au grand-pére de son grand-pére, un grand lion trés célébre et trés bon. / Si célébre méme que les hommes émus par son histoire, et il en faut beaucoup pourtant pour réellement les €mouvoir, ont accroché son portrait au Louvre le plus grand de leurs Grands Musées. / Ce portrait, c’est un douanier qui l|’a fait parce qu'une nuit, le grand lion a traversé le désert sur les pointes des pattes pour ne pas troubler le sommeil d'une pauvre bohémienne endormie. Cette nuit-la, la lune était ronde et heureuse, et l’immense ciel d’Afrique était beau et clair comme le jour. / Et le grand lion bouleversé par la [beauté biffé] [splendeur corr. interl.| de la nuit regardait la merveilleuse créature humaine, la Bohémienne endormie. / A cété d’elle, sur le sable, il y avait une jarre

a demi remplie d'eau et le lion qui avait terriblement soif aurait trés bien pu boire cette eau et comme il avait aussi terriblement faim il aurait pu tout aussi bien manger la jolie fille des Bohémiens. / Et beaucoup dans son cas, n’auraient pas hésité 4 se mettre a table sans méme prendre le temps de déplier sa serviette. Mais c’était un lion qui comprenait les choses et les étres et qui était souvent troublé par le mystére de la vie. / Alors il dit : « Laissons-lui l’eau du voyage, laissons-la réver son réve, laissons-la finir sa nuit! » / Et ils’en alla sans faire le moindre bruit, la langue pendante, le ventre vide mais le coeur rempli de joie parce que le monde est trés beau quelquefois. / Mais pas toujours. / Ainsi par exemple, le petit lion était bien tranquille et il oubliait ses idées noires et voila un chat, un chat siamois qui vient le menacer, lui chercher des histoires. / Et tout cela parce qu'il est jaloux ». Le passage qui va de « Ce portrait, c’est un douanier qui l’a fait » jusqu’a « la lune était ronde et heureuse » était, dans le manuscrit, sous la photo du petit lion allongé sur la peau de zébre.

Page 169. 1. Ms. : « les souliers vernis et la canne 4 la main. / Mais il ne faut pas leur jeter la pierre, il y a bien des grandes personnes raisonnables et instruites qui portent sur la téte, sous prétexte que cela “sort de chez

Des bétes...

1109

la grande modiste” des chapeaux en forme de pied ou des turbans comme des guérites. / Mais le petit lion n’est pas un petit lion de salon ». 2. Ms. : « de griffer et de se sauver. / Et il n’ose pas le dire a son amie la petite chatte qui déja l’appelle son petit fiancé mais il aimerait bien voir du pays, beaucoup de pays, tous les pays et surtout le désert avant de songer & fonder un foyer. / Et avec ga ». Page 173. x, Ms. : « Etle petit lion s’endort. / Et toutes les petites filles modéles de la terre pourraient bien lui chanter |'Alphabet tout entier en choeur et & tue-téte et méme avec accompagnement de tambours de trompettes et de clairons, ga ne l’empécherait pas de dormir tellement son sommeil est profond! / Et méme la marmotte ». Page 175. 1. Ms. : « elle est heureuse ces parents qui s’évanouissent leurs enfants manquent de se giflent ou leur donnent une elle sait, elle comprend ».

tout simplement et elle ne fait pas comme et qui poussent des cris déchirants quand faire écraser en traversant et puis qui les fessée, aussitét qu’ils sont rassurés. Non,

Page 176. 1. Ms. : « avec l'eau amére de la [réalité diff] vérité. La vie des plantes des hommes et des bétes est [remplie faite de choses qui arrivent et puis qui s’en vont biffé] faite de réalité ».

DES BETES...

NOTICE

Des bétes... sort en novembre 1950, dans la collection « Le Point du jour » de Gallimard. Aprés ses mésaventures avec les Arts et métiers graphiques', Prévert retrouve donc René Bertelé et le maquettiste Pierre Faucheux — avec qui il avait collaboré a plusieurs des couvertures de

Paroles et qui avait congu celles d’Histoires de 1948 et de 1949. Fait trés rare, le nom de l’écrivain et celui de la photographe’ ne figurent que sur le dos de la couverture de cet album, ot l'on peut lire : « prs nbrns., / yuLA / prevent ». On serait presque tenté de croire la a une plaisanterie ; Prévert n’auraitil pas suggéré une telle présentation, qui a lair de l’assimiler, ainsi qu’Ylla, a leurs amies les bétes ?Tous

deux semblent en tout cas avoir voulu s’effacer derriére les animaux 1, Voir la Notice du Pett Lion, p. n02-104, a, Sur Yila, voir la Notice du Petit Lien, p. moa,

IILO

Des bétes... aa

dont ils vont nous proposer des portraits, comme si les bétes, vedettes du livre, en étaient aussi en quelque sorte les auteurs. La photo d'un couple d’orangs-outangs — un adulte et un petit : une mére et son enfant ? — occupe toute la premiére de couverture. Difficile de ne pas préter des émotions humaines a ces primates dont les attitudes, l’apparence physique méme, sont si proches des nétres. Les singes sont

d’ailleurs, par le nombre de photos, les animaux les plus représentés dans |’édition originale de l'album, peut-étre précisément a cause de cette ressemblance. La quatriéme de couverture, qui montre le derriére d’un zébre photographié en gros plan, est faite, elle, pour provoquer le rire, le derriére du zébre devenant une métaphore humoristique du derriére du livre. Cette fois, Prévert ne lie pas directement son texte a l'image comme il l’'avait fait pour Le Petit Lion. Seuls peut-étre |’enfant gorille aux « mains crispées' » qui renvoie a une autre image, celle des « jeunes saltimbanques bleus

/ que peignait Picasso? » et la « lionne en cage

allongée sur le dos’ » semblent faire précisément référence a des photos’. Le titre du livre congu en 1947, par le singulier et l'article défini, prévenait qu’il allait tre question d’un personnage bien particulier : « le petit lion ». II s’agissait de centrer le point de vue sur un animal et son environnement, qui représentaient des sortes de microcosmes de

l’animalité et de la société. Ici, le procédé est inverse. L’indéfini et le pluriel — Des bétes... — annoncent au contraire |’élargissement du champ de vision et aussi la multiplicité des portraits. Ylla et Prévert s’associent pour tenter de donner un apercu de la condition animale, elle-méme bientét étendue a la condition de tous les étres vivants. Des animaux photographiés émanent tous les sentiments : le désespoir, la fureur, la tristesse, la gaieté, l'amour... Or, le texte dit que le monde animal et le monde végétal vivent de la méme vie que le monde des hommes, éprouvent plaisirs et souffrances comme lui. Les bétes, « avec leur faim leur soif leur joie et leur détresse », ont « le méme mystére / la méme simplicité / que les vagues de la mer les arbres de la forét’ », et « l’huitre tourne de l'oeil en voyant un citron » tout comme l'homme «

em voyant

un

couteau’

». L’utilisation

de l’anaphore,

dominante,

donne une impression d’infinité : les bétes sont innombrables mais, comme dans la foule immense des hommes, il en est que nous connaissons mieux que d'autres. Les noms que donnent la fille ou la niéce de Prévert a telles d’entre elles, deux adresses 4 connotation autobiographique’, s’apparentent a des plans rapprochés. L’anaphore permet aussi, par la juxtaposition de « Des bétes » avec les conjon¢tions P. 180. . Tid. P. 181.

. P. 194 et 190. P. 180. Pi 2OKs +) MOit| m2 sepe t8i. NMOAYVAWAT

Notice

IIIT

« comme »-et « avec » et par la déclinaison de l'adjectif « méme », d’établir un paralléle constant entre les bétes et ceux qui sont comme elles, avec elles, les mémes qu’elles. Pourtant une opposition trés forte est immédiatement introduite dans le texte : entre ceux qui refusent la fraternité des mondes végétal, animal et humain, et ceux qui l’acceptent. Cette opposition se concrétise notamment par une accumulation de négations. Le narrateur passe en revue un certain nombre d’animaux trés spéciaux qui ne sont pas dans cet album. Par un glissement trés subtil du « loup blanc » — dont la présence serait trop attendue — al’« Aigle de Meaux », au « Cygne de Cambrai », al’« Ane de Buridan », au « Tigre de Vendée », au « Lion de Belfort », au « Mouton de Panurge » ou encore al’« Agneau Pascal » etala « grue métaphysique' » |’écrivain en profite pour suggérer que « ceux qui se nomment eux-mémes les hommes? » ne sont que des animaux humains — ou inhumains. Ne s’empressent-ils pas, d’ailleurs, de se comparer aux bétes 4 tout propos ? Pourtant Prévert veut en méme temps signifier que ceux qui leur ont servi de prétexte pour s’insulter ou se congratuler n’ont rien de commun

avec eux. Le cygne, |’ane, le tigre, le lion, le

mouton, l’agneau, la grue sonten effet bien présents dans l'album, délivrés de toutes les connotations idéologiques dont ils sont généralement affublés. Une distance est ainsi prise avec les métaphysiciens qui vont étre une des principales cibles du texte. Du cété des bétes, d’Ylla et de Prévert, se retrouveront les enfants, les femmes, les hommes du peuple, et méme les végétaux; du cédté des métaphysiciens : les chasseurs, les gros mangeurs, les mélomanes distingués, les intellectuels, les cartésiens, les « bien pensants »°*. La constatation que les serpents sont exclus eux aussi de l'album est tout autre car la négation est révélatrice cette fois du rejet des serpents par les hommes, qui en ont peur’. Mais Prévert donne une revanche a ces reptiles : d’abord en évoquant la mort de Cléopatre et de ses suivantes, scéne ou l’aspic a un réle prépondérant, en laissant deviner une certaine admiration pour l’anaconda, et enfin en donnant la parole a un cobra — par l’intermédiaire de Pamela L. Travers, l’auteur de Mary Poppins. La trés vive protestation d’un enfant qui refuse d’admettre un lieu commun — « les éléphants se cachent pour mourir » — reléve de laméme sympathie active pour le monde animal : « C’est pas vrai / c’est pour pas souffrir c’est pour rester libres et vivants trés longtemps?’ ». Mais de l’autre cété, les voix de ceux qui soutiennent la supériorité humaine font également entendre leurs négations. Chacun des groupes dit non a |’autre. Ainsi, |’« Homme de la Haute Société Savante » est persuadé, lui, que les chats « ne pensent pas », « n’existent pas », « ne souffrent pas ». Et si les portraits des bétes déplaisent « au gros mangeur et bien pensant et cartésien® », c’est qu'il ne concoit ces bétes que transformées en nourriture mais aussi, précisément, que ces portraits lui disent trop a quel P. 179. . Ibid. . Voir p. 206 et suiv. . Voir p. 202. P. 185. OVpwN nm . P. 206-207.

112

Des bétes...

point ces étres qu’il insulte constamment par le langage, qu’il réduit en esclavage, qu’il emprisonne, pensent, souffrent et existent. Non pas que Prévert prone le végétarisme. « Dévorez-vous les uns les autres / mais faites-le poliment' » , ditun oiseau moqueur qui semble bien son porte-parole ; et quand on sait la force que le poéte donne a la notion de politesse*, on devine que le « mais » est de premiére importance. La nature a des nécessités qui justifient un grand nombre des faits observables. S’entre-dévorer fait partie de ces nécessités : méme s'il n’est pas a son tour mangé au sens ou nous |’entendons, le mangeur alimentera 4 sa mort une partie de la matiére vivante. Cela, insinue Prévert, devrait nous rendre plus modestes, et les métaphysiciens qui sont a la recherche des origines de l'homme lui semblent a la fois dangereux et ridicules. Dangereux parce que s’enquérir des sources de la pensée humaine, c'est estimer que homme est d’une espéce supérieure, ce qui le conduit a mépriser les autres espéces, a les traiter avec impolitesse. Ridicules parce qu’en cherchant a découvrir un au-dela de la nature ils perdent leur énergie dans une tentative inutile ; Prévert est persuadé que la clé de toutes les énigmes réside au coeur méme de la nature dont nous faisons partie. Le mot « mystére », dégagé de ses connotations religieuses, est répété plusieurs fois, relayé par le mot « secret » ,comme pour bien signifier que le monde, comme le disait déja « Lanterne magique de Picasso » est « indiscutable et inexpliqué* ». Les enfants savent bien que « les grandes personnes mécaniques / qui connaissent la Question / [...] / ne connaissent que cela / etignorent la Réponse‘ », et le petit chat qui fait l'amour a sa mére sans éprouver de complexe d’CEdipe montre la vanité de la psychanalyse. Les recherches de |’homme qui ne s’intéresse qu’a |’>homme sont donc vouées a l’échec parce que l’humanité n’est qu'une des composantes de lunivers’, et tenter de l’en isoler, c’est ne voir qu’un aspect limité de la réalité des choses. L’idée d’un Dieu transcendant, créateur, est rejetée comme |’idée de tout créateur. L’artiste, ou du moins celui que l’on appelle ainsi, ne crée pas le monde, il en éclaire simplement les beautés mais il n’est pas le seul a posséder ce pouvoir de révélation. Aux voix de Gorki, de René Char, de Van Gogh se mélent celles des oiseaux, d'un bacheron, d’un tueur de bétes — poli, bien sir... Une fois encore se manifeste le goat de Prévert pour la parole collective, pour la transmission et l’union de toutes les lumiéres. Son texte et les photographies d’Ylla se fondent avec d’autres voix, pour dire ensemble mais différemment « la déchirante beauté de la vie® ». L’affirmation de cette beauté l’emporte sur sa négation, les voix qui sont « le coeur méme de la nature’ » réussissent finalement a couvrir celles de la métaphysique. DANIELE

GASIGLIA-LASTER.

Bros: . Voir « Soyez polis », Histotres et d'autres hiflotres, p, 822-824. . Paroles, p. 157. P. 182.

. Voir aussi la Notice d’Hisfoires et d’autres hiftoires, p. 1374-1377. > Py 18t OVpYne Jha 205%

Notes

NOTE

SUR

1113

LE TEXTE

EDITIONS

Edition originale. Des bétes..., coll. « Le Point du jour », Gallimard, achevé d’imprimer le 15 novembre 1950. Photographies par Ylla. Autre édition. Des bétes..., coll.

le 7 novembre

« Album Jeunesse », Gallimard, achevé d’imprimer

1984. Mise en page différente de celle de |’édition

originale. ETABLISSEMENT

Nous prenons comme

DU

TEXTE

ET CHOIX

DES

PHOTOGRAPHIES

texte de base celui de |’édition originale de

1950. Nous avons da renoncer a4 donner la totalité des photos. Les animaux mentionnés par Prévert dans le texte sont tous représentés une fois, ainsi que le perroquet Jaco... Manquent : « Pingouins du Cap », « Pingouins royaux

», « Eléphant de mer », « Otaries », « Hippopotames », « Eléphant d’Afrique », « Pélicans », « Pigeons », « Oies », « Canard huppé », « Macaques », « Chimpanzés », « Gibbon d’Indochine », « Marabouts », « Bec-en-sabot », « Toucan », « Cacatoés d’Australie », « Pandas géants », « Fennec », « Ecureuils », « Paresseux », « Renne », « Antilope nilgaut », « Chévre angora »,

« Chévre » et... un « Raton laveur ». D’autre part, l’édition. originale donnait des photographies représentant les éléphants carbonisés qui sont évoqués p. 185 et le pompier, cité p. 208, en train de cajoler une des lionnes qu’il vient de sauver. Pour des raisons techniques ces photographies n’ont pu étre reproduites. Le manuscrit et la da¢tylographie présentaient quelques différences par rapport au texte publié. Nous donnons en notes celles qui nous ont paru les plus intéressantes.

NOTES

Page 179. 1. Ces animaux qui n’ont pas leur place dans |’album ne sont pas réels mais emblématiques, symboliques ou allégoriques de grands personnages ecclésiastiques et militaires ou de leurs idées : « l’Aigle de Meaux »

14

Des bétes...

est le surnom de Bossuet, qui fut l’évéque de ce diocése et a qui Prévert ne pardonne certainement pas sa responsabilité dans la révocation de l’Edit de Nantes ; lorsqu’elle est décidée par Louis XIV, Fénelon est missionnaire en Saintonge et en Poitou et ne deviendra que plus tard archevéque de Cambrai, dont il sera, en raison de la souplesse de son Style, dit-on, appelé « le Cygne ». L’ane de Buridan n’est que le sujet d'un argument utilisé par Jean Buridan, recteur de |’Université de Paris en 1328 et en 1340, pour illustrer la situation d’un homme sollicité de deux c6tés et qui hésite : que ferait un Ane assoiffé et affamé s'il était placé a égale distance d’un seau d’eau et d’un seau d’avoine ? « Le Tigre de Vendée », c’est Clemenceau, né a Mouilleron-en-Pareds en Vendée, qui doit ce surnom 4 son esprit acéré et mordant mais que Prévert associe sans doute bien davantage a la répression du défaitisme intérieur en 1917 (voir aussi Spectacle, n. 1, p. 306). Le « Lion de Belfort », ceuvre du sculpteur

Auguste

Bartholdi

(1834-1904),

commémore

la résistance

héroique de la ville au siége qu’elle eut 4 soutenir en 1870-1871. Une

reproduction

du

monument

figure a Paris,

sur

la place Denfert-

Rochereau qui doit son nom au colonel sous les ordres duquel la ville de Belfort fut défendue, d’ot probablement la parodie du célébre vers Vous étes mon lion superbe et généreux dit par dofia Sol 4 Hernani (Victor Hugo, Hernani, acte III, scéne 1v, Théatre complet, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 1229). Le mouton de Panurge pourrait étre rejeté comme figure du conformisme, mais on se demande si sa fonction d’instrument d'une vengeance n’en illustre pas surtout la cruauté ;de méme pour l’Agneau Pascal, 4 qui Prévert ne reproche certainement pas de se laisser sacrifier mais auquel les blasons donnent le rdle de propagandiste de la foi — tel un Pascal (d’ot I’emploi de la majuscule) — en lui faisant tenir d’une patte la hampe d’une croix a laquelle est attachée une banderole. 2. Aprés ce vers, dans ms., une ébauche de rédaction biffée : ou bien nous ne les connaissons pas et nous n’en savons /

3. Les Ecritures font référence a plus d’un chien mais Prévert vise peut-étre le mépris qui émane d’un des Proverbes les plus connus : « Comme un chien qui retourne a ce qu’il a vomi / Ainsi un insensé revient a sa folie » (xxvi, 12). Page 180. 1. My.

:

avec leur faim leur soif leur joie et leur détresse [Des bétes au coeur comme le vétre et la mer des bétes avec des yeux des pattes et méme des mains biffé] Et puis le méme mystére 2. Voir par exemple Meére et enfant (1905) ou Acrobate et jeune Arlequin (1905), dans Tout l’euvre peint de Picasso. Périodes bleue et rose, « Les Classiques de l’art », Flammarion, 1980, planches XXVIII et

XXIX. Page 181.

1. Ms. : « les derniéres [lueurs biffé] lumiéres ». 2. Catherine est la niéce de Prévert — la fille de son frére Pierre — et « Minoute » est un des surnoms qu’il donnait a sa fille Michéle.

Notes

IS

3. Cagnes-sur-Mer est a quelques kilométres de Saint-Paul-de-Vence ou, aprés un grave accident en octobre 1948 (voir la Chronologie,

p. txut), Prévert partit en convalescence.

Il y resta plusieurs années.

4. Prévert fit la connaissance de Dragon dans la rue ; il adopta l’animal,

qui s’était pris de sympathie pour lui et l’avait suivi. Page 182.

1. Aprés de nombreux déménagements dans divers quartiers de Paris, Suzanne et André Prévert, les parents de Jacques, s’installérent rue du Vieux-Colombier aux environs de 1912. Parmi les six gros chats qui partageaient la vie de la famille, il y en avait un qui s’appelait Médor. 2. Vers 1946-1947, Prévert a vécu villa Robert-Lindet, paralléle a la rue Olivier-de-Serres, dans le XV° arrondissement.

3. L’alcalivolatiln’est pas, comme on pourraitle supposer, un Oiseau, mais un autre nom pour l’ammoniaque ; Mélusin, qui fait couple avec Mélusine, serait-il un amoureux de la célébre fée, plus chanceux que Raymondin ?

Page 183. 1. Allusion humoristique au roman de |'espagnol Blasco-Ibanez (1867-1928), Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse (1916). Henri DiamantBerger en réalisa pour le cinéma une adaptation en 1917, et Rex Ingram en 1921. Prévert parle du film d’Ingram dans Hebdromadaires (coll. « Blanche », Gallimard, nouv. éd. revue et augmentée, 1982, p. 142-143).

2. Calembour : la ville d’Epsom est réputée pour son derby. 3. Attraction foraine, le « waterchute » consistait en un chariot glissant sur un toboggan jusqu’a une piéce d’eau. Prévert joue sur |"homophonie du substantif « chute » et de l’onomatopée « chut ». 4. Pastiche de Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie

» (Pensées, Br., 206 ; L.G., 187). La référence pascalienne se

poursuit ensuite avec une allusion au divertissement. Page 184.

1. C'est en 1934, et non pas en 1935, qu’eut lieu l'incendie du zoo de Vincennes évoqué par Prévert; le fait divers est relaté avec force détails dans L'Intransigeant du 4 janvier. Page 185.

1. Citation extraite de L'Intranstgeant du dimanche

7 janvier 1934

(rubrique « Nos échos »). L’édition originale donnait trois photographies représentant les éléphants carbonisés — sans doute des contretypes de celles d’un journal — avec cette légende : « Un incendie

au zoo de Vincennes provoque la mort des éléphants ». Voir la Note sur le texte, p. 1113. Page 198. 1. Les Chevaux de Marly est \’ceuvre de Guillaume Coustou pére (1677-1746). Ce groupe se trouve actuellement a l’entrée de |’avenue des Champs-Elysées,

sur la place de la Concorde,

mais provient

V'abreuvoir du chateau de Marly-le-Roi, que Louis XIV avait construire par Mansart et qui fut détruit sous la Revolution.

de

fait

Page 199. 1. André Lebois a fait remarquer que, bien qu’ayant été inséré en 1945 dans les (Euvres poétiques complétes de Jarry, ce texte, cité par celui-ci

116

Des bétes...

dans Les Jours et les Nuits, serait en réalité « un choeur de chasseurs » tiré d’une parodie d’Offenbach sur Guillaume Tell (André Lebois, Alfred Jarry Virremplacable, coll. « Les Univers de la littérature », Le Cercle du livre, 1950, p. 102).

2. Le proverbe Tout homme a dans son ceur un cochon qui sommeille, qu'on a attribué a l’écrivain Charles Monselet (1825-1888), se trouve dans les

notes du sculpteur Auguste Préault (1809-1879) publiées par Philippe

Gille dans Le Figaro du 15 janvier 1879. Page 200. 1. Parodie

d’un vers célébre de Hugo,

Echevelé, livide au milieu des

tempétes (La Légende des siécles, I° série, I. « D’Eve a Jésus », « La Conscience » ; La Légende des siécles. La Fin de Satan. Dieu, Bibl. de la

Pléiade, p. 25).

Page 202. 1. Voir Paroles, « Souvenirs de famille ou l’Ange garde-chiourme », n. 2, p. 18. 2. Chez Shakespeare, les suivantes qui accompagnent Cléopatre dans la mort s’appellent Iras et Charmion, mais les prénoms de Lise et de Nana,

outre

leurs

résonances

zoliennes,

permettent

a Prévert

le

calembour qui vient plus loin. 3. En 1945, Prévert et Carné avaient eu le projet d’adapter pour le cinéma le roman de Pamela L. Travers Mary Poppins. Prévert cite un passage du chapitre x de ce roman ou les animaux d’un zoo souhaitent

son anniversaire a Mary Poppins. Au pavillon des reptiles, le cobra « seigneur de la jungle » lui offre une de ses peaux. Rane la petite fille dont s’occupe Mary et qui s’étonne de voir tous les animaux fraterniser, le serpent explique que la soirée est exceptionnelle, mais conclut avec philosophie : « Et aprés tout il se pourrait que manger

et étre mangé fit la méme chose en fin de compte...

»

Page 203.

1. I] s’agit d’un court métrage de Georges Franju réalisé en 1948. La musique est de Joseph Kosma.

2. Nous n’avons pas réussi a localiser cette citation de Gorki. Page 204.

1. Allusion au conte des fréres Grimm intitulé Les Musictens de la ville de Bréme. Un Ane, un chien, un chat et un coq, menacés de mort par leurs maitres, s’enfuient pour se rendre 4 Bréme ou, d’aprés |’4ne, on chercherait de bons chanteurs. En route, ils trouvent au milieu de la forét une maison éclairée et font peur a ses habitants, des brigands, qui

quittent les lieux. La découverte d’un trésor laissé par les brigands leur permettra d’y passer tranquillement le reste de leur vie sans quils aient besoin d’aller chanter 4 Bréme. Dans « Enfance », Prévert racontera que sa mére lui avait appris l’alphabet avec ce conte et quelques autres (voir Choses et autres, coll. « Le point du Jour », Gallimard, 1971, p. 18).

2. Ms. et daétyl. : « ou la voix fraiche et fragile et déja maternelle ». Page 206. 1. Cartésien, parce que Descartes est l’auteur d'une théorie des animaux-machines (voir la lettre au marquis de Newcastle du 23 no-

vembre 1646, (Euvres et lettres, Bibl. de la Pléiade, p. 157-167 et le Discours de la méthode, 5° partie; ihid., p. 1254-1257), a laquelle s’opposérent

Spectacle

1117

notamment Gassendi, Cyrano de Bergerac et La Fontaine (Fables, IX, « Discours a Mme de La Sabliére » ; Euvres complétes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 383-389). La prétention exclusive des hommes a la pensée, la négation

absurde de |l’existence méme des bétes, outre qu’elles relévent d’un anthropocentrisme, autorisent toutes les cruautés 4 l’égard des animaux. Page 207.

1. Aprés des études d’anatomie et de mécanique, Jacques Vaucanson (1709-1782) émit, dés 1732, le projet de construire des anatomies mouvantes, reproduisant les principales fonctions de la vie. I] construisit, durant les années suivantes, des automates, « en vue d’obtenir l'intelligence expérimentale d’un mécanisme biologique ». Le Joueur de filite (1738), assis, d'une taille de 1 m 50, posé sur un socle, exécutait les mémes opérations qu'un vrai joueur de flate; il avait douze airs 4 son répertoire. Un an aprés, Vaucanson présentait deux autres automates :

un Joueur de tambourin et de flageolet et un Canard digérateur. Le canard battait des ailes, mangeait du grain et le. rendait digéré. Page 208.

1. Prévert racontera encore dans Mon frére Jacques (film réalisé en 1961 par Pierre Prévert pour la Télévision belge) l'histoire de ce jeune aubergiste fusillé par les Allemands. 2. Citation tirée d’une lettre de Vincent Van Gogh 4 son frére Théo de juillet 1880. La voici dans son contexte : « Un oiseau en cage au printemps sait fortement qu'il y a quelque chose a quoi il serait bon, il sent fortement bien qu’il y a quelque chose 4 faire, mais il ne peut le faire, qu’est-ce que c’est? Il ne se le rappelle pas bien : puis il a des idées vagues et se dit “les autres font leurs nids et font leurs petits et élévent la couvée”, puis il se cogne le crane contre les barreaux de la

cage. Et puis la cage reste 1a et l’oiseau est fou de douleur » (Lettres de Vincent Van Gogh a ton frére Théo, Grasset, 1942, p. 43). 3. Citation extraite du poéme « Centon

», dans Les Matinaux (1949).

4. Suivait, dans l’édition originale, la photo du pompier appuyant sa joue sur celle d’une lionne dont les yeux mi-clos semblent exprimer la plus tendre reconnaissance.

Voir la « Note sur le texte

», p. 113.

SPECTACLE

NOTICE

Speéiacle, le deuxiéme grand mais direGteur de ce qui est Gallimard, la collection « Le en juin 1951, cinq ans aprés

recueil congu avec René devenu, aprés le rachat Point du jour » —, sort la premiére édition de

Bertelé — désorde sa maison par dans les librairies Paroles. Son titre

1118

Spectacle

pourrait sembler a |’opposé du précédent, comme s’il s’agissait, aprés avoir donné a entendre, de donner 4 voir. En tant que métaphore de la vie, il remplace avantageusement « Théatre » — plus institutionnel et qui a beaucoup servi, Prévert le sait bien et le dira explicitement dans Fatras' — et ouvre des perspectives renouvelées. Le poéte n’aurait pu se contenter ni d’un cliché ni d’un genre trop défini. De méme se moquera-t-il de ceux qui présentent Dieu comme le Créateur — l’auteur — et le metteur en scéne de l’univers. « La vie est une immense farce et nous sommes les pantins dont Dieu tire les ficelles? », déclame le grotesque amiral de « Branle-bas de combat », en écho aux spectateurs de « La Divine Comédie » qui déja s’extasiaient : « Ah nous sommes bien les pantins dont il tire les ficelles? ». Prévert est persuadé que le monde peut bien se passer d’un auteur. S’il nous invite a le regarder, ce n’est pas pour privilégier le regard, car son spectacle fait aussi largement appel aux sensations auditives : un spectacle complet sollicite l'oeil et l’oreille, il fait appel a l’étre tout entier. L>homme a téte d’homme du « Diner de tétes » disait de « regarder, d’écouter‘ », sorte d’avertissement 4 ceux qui ne voyaient de la vie que ce qu’ils voulaient bien en connaitre, et le veilleur de nuit de « La Crosse en l'air » avait un « théatre dans la téte » parce qu’il avait « un tas de choses a dire’ ». Que ce soit par des « paroles » ou un « spectacle », Prévert appelle donc ses contemporains a ne pas se boucher les oreilles comme 4 ne pas se voiler la face devant les réalités de l’existence, a ne pas oublier, non plus, ses beautés. Le titre de ce nouveau recueil n’est-il pas finalement fondé sur le méme type de provocation que Paroles ?On propose un livre, et donc un objet fait pour la lecture, démarche

solitaire et tout intérieure, et on annonce un « spectacle »,

ce qui suppose un regard vers un espace extérieur, un plaisir a partager. Peut-étre faut-il voir la une incitation a lire ensemble, a jouer ensemble ce spectacle bien particulier, ou encore a faire, comme le veilleur de nuit, ce spectacle dans sa téte.

Les arts du spectacle sont largement représentés et un grand nombre des éléments du recueil pourraient donner lieu — ou ont donné lieu — a une réalisation scénique ou filmique : des piéces et des sketches, des ballets, un scénario, des saynétes pour patronage, des documentaires, un tour de chant, des tableaux vivants, le tout entrecoupé par un « entra¢te® » et un « interméde’ ». D’autres textes sont des réactions sur le vif aprés la vision d’un film ou d’une exposition — réa¢tions d’un spectateur a des spectacles — mais pour certains c’est au lecteur d'imaginer sous quelle forme ils pourraient s’intégrer al’ensemble. Car, dans cette représentation variée, tout devient spectacle et l’on peut au besoin interpréter a sa guise une histoire ou un paysage, en choisir la « couleur locale ». Coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1966, p. 244. 5. Pi 221, P. 8.

. P. 8r et 80.

. P. 316-322. - P. 374-382. NE WOMERY

Notice

HI

Une des particularités de ce livre réside dans son encadrement textuel. Exceptionnellement, la table des matiéres devient « Pro-

gramme

» et figure en téte du recueil. Le lecteur-spectateur se voit

donc proposer «

Références

une

sorte de menu,

» seront

et, pour

ne pas le rebuter, les

4 la fin, aprés les textes,

mais

donnant

des

informations sur éux a quiconque en €prouverait la curiosité. Un rapide coup d’ceil permet de remarquer que, contrairement a Paroles, ce n'est pas l’ordre chronologique qui a déterminé la composition du recueil. « La Transcendance », en partie enregistrée pour la radio en 1949, ouvre le « spectacle », alors que « La Bataille de Fontenoy », probablement le plus ancien des textes — la piéce fut écrite pour le groupe Octobre en 1932 — est placée 4 mi-chemin et que « Le Tableau des merveilles », créé en 1936, se situe presque a la fin. Volontairement partielles, ces « Références » servent simplement de repéres. Elles apprennent aussi que nous avons affaire 4 un spectacle qui n’est pas recommandé aux bien-pensants — la partie de « La Transcendance » qui aurait di étre radiodiffusée a été censurée — et que fils et péres — en l’occurrence les Mauriac — peuvent se ressembler ; elles sont l'occasion de nommer des amis : les compositeurs des chansons, les compagnons du groupe Odtobre ; elles sous-entendent peut-étre aussi qu’un scénario ou une piéce n’existent tout a fait que lorsqu’ils sont montrés au public (sur l’écran ou sur la scéne) : ainsi,

la publication en 1937 de « Branle-bas de combat » dans la revue Cinématographe est passée sous silence au profit de sa création en 1950 sur la scéne de la Rose rouge. Deux autres séries de textes qui, eux, ne sont pas de Prévert, sont intégrés au « Programme ». Le premier groupe est intercalé dans « La Transcendance » : insertion logique, puisque les auteurs des passages cités sont du cété du goupillon — et souvent aussi

du

sabre...

Leurs

paroles

et écrits,

désignés

comme

«

bruits

de

coulisse », font écho au « choeur céleste' », lui aussi « dans la coulisse », et sont autant d’indiscrétions qui nous découvrent ce quils

trament derriére la scéne, alors que les mots des auteurs sympathiques a Prévert sont donnés a |’« entracte? », comme des friandises proposées

a notre

gourmandise.

L’«

interméde*

», qui consiste

en

jeux de mots et aphorismes humoristiques, a la méme fonction : faire plaisir. Non pas que la notion de plaisir soit exclue des autres pieces du programme; bien au contraire. Mais ces morceaux-la, par leur particuliére briéveté, procurent un plaisir qui demande moins d’effort et qui — comme tout interméde — est fait pour distraire ou reposer, tout

en

amenant,

sans

en

avoir

l’air, vers

« Il faudrait essayer d’étre heureux, V’exemple'. »

« Le Divin Mélodrame

~ P. 316-322. - P. 374-382. wre + 2 P3718.

», p. 221.

plus

de

savoir-vivre

ne serait-ce que pour donner

1120

Spectacle

De quoi se composera le programme.

Une lettre de Margot Capelier' 4 René Bertelé? permet de situer la genése du recueil a la fin de l’année 1950 : « Il a commencé Spectacle sans que n’intervienne que ma bonne volonté de taper ce qui lui chante et ¢a chante beaucoup actuellement dans sa téte. » Sur les soixante-six textes qui seront publiés, mis a part les recueils de citations — « Bruits de coulisse » et « Entra¢te », ainsi que les aphorismes d’« Interméde » —, vingt seulement sont a coup sir antérieurs a 1950 : Prévert et Bertelé les empruntenta des revues, a des catalogues d’exposition, a des films, et, pour les plus anciens, quand Prévert ne les a plus en sa possession, a des amis qui en ont conservé des manuscrits et des dactylographies. Comme c’était prévisible, ils ont eu largement recours a ceux qui ont été publiés en revues

en 1950 et 1951 et qui, méme s’ils n’ont pas tous été consciemment é€crits en vue du recueil, le précédent de peu : « Tournesol » a été publié avec la partition de Kosma en 1950, puis en novembre de la méme année dans Ecran francais, « Dans ce temps-la » est paru dans Verve en avril 1950, « Aux

jardins de Mird » dans Derriére le miroir en mai-juin 1950. « Gens de plume », publié dans Roman en mars 1951, « Limehouse » dans Neufen mai 1951, « C’était en l’an vingt-deux », daté également de mai sur le manuscrit, et « Los Olvidados », écrit aprés la projection du film de Luis

Bufiuel au festival de Cannes, appartiennent a la période de préparation directe du recueil. Restent vingt-deux textes qui ne sont pas datés, et dont on peut supposer que la plupart ont été composés pour Spectacle. Le dossier préparatoire du recueil, qui par chance a été conservé, permet d’entrevoir comment il s’est construit, non sans minutie. Une note barrée révéle que Prévert et Bertelé ont d’abord songé, pour l’ouverture du livre, aux citations chéres 4 Prévert : « Le livre pourrait commencer par les citations belles et heureuses’, sur des

feuilles de couleur comme la publicité sur un programme. » Au bas de la méme page, on peut lire : « Je n’aime que ce que j'aime... », peut-étre prévu comme épigraphe a cet ensemble qui figurera en définitive a l'« Entraéte » . Des listes de textes a retrouver sont d’autre part constituées, regroupées par genres, dans la perspective du « programme » a établir :

« Chanson — —

nez... — — — — —

Celle de la fleur de l’4ge (Kosma). [Celle des sardiniéres (Cheval de Trois). biffé) Di/autres a chercher [Petits enfants d’Aubervilliers biffé] [Tournesol }iffé] [La Belle Vie biffé] [Le Fusillé )ifé]

Tournez...

tour-

1. Aprés avoir participé au groupe Octobre, Margot Capelier a été la scripte de plusieurs films auxquels Prévert a été associé. Elle fait alors auprés de lui fonction de secrétaire. 2. Lettre inédite du 4 décembre 1950. 3. Souligné au feutre par Prévert.

Notice

1121

Préfaces ou la peinture — — —

[Maurice Henry biffé] [Statuettes de Béotie biffé] [Préface de F. Labisse (l’abbé Moral...)



Brassai



[Boccace et Chagall

biffé]

iffé]

— Paul Klee (Cahiers d’art 1945-1946) — Jean Odet (1939) » Les biffures correspondent sans doute a des textes retrouvés. Signalons que « la chanson de la fleur de l’Age » — La Fleur de |’age étant un film écrit par Prévert et que Carné tenta de réaliser en 1947'!— et « La Belle Vie » ne sont qu’une seule et méme chanson. Elle figurera, comme les autres de la liste (a l'exception du « Fusillé » ), dans le recueil. La « Chanson des sardiniéres » ,publiée en 1946 dans Le Cheval de trois’, faisait partie de Suivez

le druide, piéce écrite en 1935 pour le groupe Octobre. Quatre des textes de la rubrique « Préfaces ou la peinture » prendront place dans le « Programme » — dans la partie « Tableaux vivants » : l‘hommage a Maurice Henry y sera intitulé « Un beau jour », la préface pour Labisse « Question de principe », la préface a des illustrations de Chagall et 4 des manuscrits originaux pour les Contes de Boccace « Ence temps-la », le texte inspiré par Paul Klee « Le Balayeur ». « Statuettes de Béotie » — en réalité « Terres cuites de Béotie » — ne sera pas retenu, le poéme pour Brassai et le texte sur Jean Odet ne seront peut-étre pas retrouvés a temps. Le premier, qui

évoquait les photographies prises au Musée national d’Athénes par Eli Lotar, d’abord paru en octobre 1936 dans Minotaure venaitd étre repris dans

le numéro de décembre 1950-janvier 1951 de La Nef’, le deuxiéme, préface a trente dessins de Brassai, avait été édité en 1946 par Tisné, le troisieme avait figuré sur le carton d’invitation d’une exposition qui avait eu lieu du 6 au 20 mars 1939 a la galerie Henriette. Une autre liste, plus hétéroclite celle-ci, donne en vrac, sous l’indication « Livres Prévert », des noms, pour la plupart de peintres, et des titres :

« Livres Prévert. — — — — — — —

Sagittaire.

Mayo Labisse Tanguy Mird Rousseau (ms J.P.) Brassai (ms J.P.) Grimault

— — — — — — — — — — — —

Henry Emilienne Delacroix Picasso 2 textes Klee Van Gogh Blake Elsa Henriquez Statuettes de Béotie Hommage hommage (Documents 32-33) Dessins d’enfants Pierrot Max Morel [sic] »

1. Voir la Chronologie, p. Lxu. 2. Voir la Notice de Paroles, p. 981.

3. Revue publiée par les éditions du Sagittaire. On retrouvera le texte dans Soleil de nuit en 1980 (coll. « Blanche

», Gallimard, p. 35).

1122

Spectatle

On retrouve certains noms de la liste précédente. Semblent correspondre, dans le « Programme », a ces notes: « Aux jardins de Miro », « Un beau jour... » (« Henry »), « Eaux-fortes de Picasso », « Parfois le balayeur » (« Klee ») et des citations d’« Entracte » (« Blake », « Van Gogh », « Pierrot »). « Mayo » fait probablement

référence 4 « Fragment d’une lettre adressée 4 Mayo! », publié dans le catalogue d’une exposition consacrée au peintre a la galerie Vierny

en 1948. Le nom de Paul Grimault semble indiquer que |’éditeur et l’écrivain ont envisagé de mettre dans le recueil un scénario écrit pour le dessinateur, ce que parait confirmer un mot de Prévert au dos d’une invitation a une exposition de Max Maurel, qui figure sur la liste, en avril 1949 : « pour le 8 demander a Paul le Petit Soldat ». Paul Grimault n’a-t-il pas répondu a temps? Le texte destiné a Emilienne Delacroix et celui qui fut écrit a l'occasion d’une exposition d’Elsa Henriquez en 1943 ne seront pas repris en recueil ; « Hommage

hommage?

», texte

sur Picasso, était paru en 1930 dans la revue Documents — et non pas e€N 1932-1933. Le 26 janvier 1951, Prévert envoie a Bertelé un grand nombre de textes ou, précise-t-il, « il y a beaucoup de choses encore 4 relire, 4 terminer, a taper’ ». Margot Capelier annonce a4 1’éditeur, le 8 février, de nouvelles dactylographies « extrémement intéressantes' » et, quatre jours plus tard, des notes de Bertelé destinées a l’écrivain temoignent qu’ils hésitent sur le contenu définitif et que leurs recherches se poursuivent :

« La rue — 3 sketches. — Que penses-tu de ma lettre? — Penses-tu finir seul Spectacle? — Collages ? Anciens textes ? Sketches a retrouver Bataille de Fontenoy Humour?

:

Abbémoral

[sic]

Terres cuites de Béotie Texte sur les Contes de Boccace Etudiants de Lyon : Voyage — poéme inédit. Poémes : Chansons ? “Toi tu dors la nuit, moi j’ai de l’insomnie.” » « La Rue », qui figure en téte de la liste, n’est pas le titre de « 3 sketches

» mais le nom

de la revue ou ils ont paru, le 12 juillet

1946, sous le titre « Théologales ». On les trouvera dans Spectacle’, tout comme « La Bataille de Fontenoy », l’abbé Moral — protagoniste de 1. Voir Soleil de nuit, p. 77.

2. Publié aprés la mort de Prévert, voir La Cinquiéme Saison, coll. « Blanche », Gallimard, 1984, p. 22. 3. Lettre inédite. 4. Lettre inédite. 5. Allusion au titre du numéro spécial de La Nef de décembre 1950-janvier 1951 (« Humour poétique ») ot figurent les troix textes envisagés. 6. Grace a Maurice Henry, qui en joint une copie 4 une lettre datée du 21 avril (inédite).

Notice «

Question

Boccace —

de

principe

»



« Dans ce temps-la...

et

1123 le

texte

sur

les

contes

de

». « Toi tu dors la nuit, moi j’ai de

l'insomnie » — incipit de « Quand tu dors » — attendra Histoires et d'autres hiftoires' en 1963; Voyage n'est probablement pas le titre d’un « poeéme » mais, en abrégé, celui de Voyage-surprise, pour désigner l’hommage humoristique 4 son réalisateur, Pierre Prévert, publié 4 Lyon

le 27 septembre

1947, dans le numéro

spécial d’une petite revue,

Enfin-film. 1) est aussi question d’insérer des collages dans l'ensemble. Cet aspect visuel de |’ceuvre de Prévert aurait donné un équivalent plastique a certains textes ot les titres d’ceuvres s’enchainent pour constituer

des

phrases,

ot

les

références

historiques,

littéraires,

picturales, sont mélées les unes aux autres, ou des citations de personnages célébres sont fondues dans le texte’. En fait, il faudra attendre 1966, avec la publication de Fatras, pour que les collages de papier fassent partie intégrante d’un recueil. Quant aux « sketches a retrouver », ils figurent parmi ceux dont une feuille du dossier dresse la liste, sans doute en guise d’aide-mémoire

:

« Sketches de Jacques Prévert : La Bataille de Fontenoy Le Tableau des Merveilles Le Palais des mirages Le Réveillon tragique Fant6mes Suivez le druide... La Famille Tuyau de poéle. »

La Bataille de Fontenoy est entre les mains de Prévert en février 1951 au plus tard — une lettre de Betty Bouthoul (cachet de la poste du 19) atteste qu’elle lui en a apporté une version — mais le texte définitif ne sera intégré qu’au dernier moment : la copie, de la main de Bertelé, porte le cachet du 18 mai. Il a été envisagé, semble-t-il, de joindre a la piéce un article de Pierre-Aimé Touchard’, dont la mention figure sur une liste de « textes a rechercher ou ajouter » , en compagnie de « Suivez le druide », de « L’Amiral » et du « Tableau des merveilles ». Sollicité, Maurice Henry indique dans une lettre inédite du 21 avril que c’est Cinématographe qui a publié « L’Amiral » (en réalité « Branle-bas de combat ») et non La Revue du cinéma comme le croyait Bertelé. Il déclare en outre n’avoir ni « Suivez le druide » ni « Le Tableau des merveilles », mais il conseille d’interroger Chavance, Bussiéres, Duhamel, Baquet et Marcel Jean. Pour « Suivez le druide », Bertelé avait d’abord songé

a Margot Capelier, qui y avait joué, et Prévert suggére de s’adresser a Suzanne Montel, secrétaire du groupe Octobre. Le texte parviendra a Bertelé, car 4 son propos comme pour « La Bataille de Fontenoy », 1. Voir p. 845-846. 2. Voir respectivement la fin du « Divin Mélodrame conférencier » et « La Bataille de Fontenoy ».

», « Conférence

3. Voir la notule de « La Bataille de Fontenoy », p. 160.

pour

un

1124

Spettacle

ce dernier note : « les envoyer 4). P. avant de les faire imprimer ». Seule « La Bataille de Fontenoy » paraitra dans Spectacle, ainsi que « Le Tableau des merveilles, récupéré in extremis. De « Suivez le druide », resté inédit comme « Le Palais des mirages », ne subsistera dans le recueil que la « Chanson des sardiniéres » ; « La Famille Tuyau de Poéle » sera publié en 1955 dans La Pluie et le Beau Temps', « Le Réveillon tragique » et « Fantémes » en 1984 dans le recueil posthume La Cinquiéme Saison’. La daélylographie : un premier état du « Programme ». Ce qui va servir aux premiéres épreuves de mai 1951 se présente sous la forme de dactylographies et de textes recopiés a la main par Bertelé, mais aussi imprimés, toutes ces pages étant numérotées de 1 a 251. On est encore assez loin du livre publié, surtout en ce qui concerne l’enchainement des textes :

« Il y a des gens... Transcendance

Les Quatre Cents Coups du diable Le [sic] Tour ou Le Tour des cartes Le Balayeur (ballet)

Conférence par un conférencier (conférence autobiographique et non contradi¢toire) En famille Le Fil de la soie (documentaire) En mémoire

Le Mythe des Sous’off La Guerre La Couleur locale Rue de Rivoli Vainement Narcisse Eteignez les lumiéres Pour rire en société Limehouse Fastes

(A Paul Gilson)

Signes L Histoire L’Enfant abandonné Allées et venues De grands cochers Le Retour a la maison ou (sauf de nombreuses exceptions qui infirment la régle) Plus on devient vieux plus on devient con Lorsqu’un

vivant se tue (documentaire)

Gens de plume Le Dernier Carré Les Mystéres de Saint-Philippe-du-Roule

1, P. 739-767.

;

2. P. 73-99 et 43-53 de ce recueil.

Notice

1125

Chant Song Sanguine Chanson Représentation Sur le champ On L’Ecole fraternelle Sang et plume [Manquent les pages 104 & wu de la dattylographie. A cet endroit, les premieres épreuves donnent « Rue Stevenson ».] Un homme et un chien (documentaire)

Yves Montand Interméde Les Bruits de la nuit Chanson des sardiniéres Le Pére du grand réseau La Corrida (notes pour ballet) Le Coup d’Etat (épisodes)

[René Bertelé suggére de mettre ici « La Bataille de Fontenoy » (indication sur la page 153 de la dattylographie, ov se termine « Le Coup d'Etat »).] Sa représentation d’adieu Théologales (saynétes pour patronage) Cas de conscience (piéce psychologique) La Noce ou Les Quatre Saisons (ballet) Question de principe [texte imprimé] Dans ce temps-la Eaux-fortes de Picasso Parfois le balayeur Aux jardins de Miré Un beau jour [texte imprimé]

Interméde [En sous-titre et biffé :

(métaphorisme)/.

Certains textes seront supprimés de l’« Interméde » défnitif, d'autres — qui ne figuraient pas dans la dattylographie — seront ajoutés, l’ordre général sera modifié. ] Entr’acte [Citations dans un ordre différent de l’ordre définitif. ] Les Enfants qui s’aiment Les Cireurs de souliers de Broadway Tournesol La Belle Vie Aubervilliers Bruits de coulisse [avec quelques différences par rapport a l’ordre défnitif des citations]

Suivent des textes qui n’entrent pas dans la numérotation de cet ensemble, en attente, semble-t-il, d'une pagination : 1, Voir p. 1219-1221.

1126

Spesatle La Bataille de Fontenoy [3 versions] Le Noyé En été comme en hiver Marche ou créve Los Olvidados Saint-Paul-de-Vence Branle-bas de combat Adrien

Il faut passer le temps On remarque que le titre « La Transcendance » n’englobait pas « Les Quatre Cents Coups du diable », ni les « Bruits de coulisse », situés

beaucoup plus loin dans ce projet, ni « Sa représentation d’adieu », texte également prévu plus loin. Le texte qui seul portait le titre « La Transcendance » en devient donc dans le livre la premiére partie — « Le Divin Mélodrame » —, les deux textes suivants devenant les parties 1 et m alors que les « Bruits de coulisse » se font entendre en arriére-plan mais en relation directe, par leur contenu, avec ces divines évocations.

Les changements manifestent un désir de continuité. Dans la version définitive, aprés le décor factice de « Sa représentation d’adieu », par exemple, un vrai paysage, celui de « Couleur locale », apparait, et toute une thématique de la lumiére parcourt les deux textes suivants — « Eteignez les lumiéres », et « Limehouse » — avant que |’eau ne prenne le relais avec une insistante présence, sous la forme de la Tamise dans « Limehouse », d’un fleuve indéterminé dans « Le Balayeur ». « La Tour », ot alternent des danseurs, des choeurs et des acteurs, établit la transition entre le ballet qui précédait et la conférence qui suit, « Conférence pour un conférencier » ; le pédantisme du philosophe de « La Tour » préfigure celui du conférencier mais le genre varie. Autres manifestations d’une volonté de regroupement, certaines chansons, ainsi que l’>hommage 4 Yves Montand, sont rassemblées sous l’étiquette « Tour de chant », tandis que les évocations picturales constituent des « Tableaux vivants ». Mais le principe n’est jamais strict, car si les ballets « Narcisse », « C’était en l’an vingt-deux », « La Noce ou les Folles Saisons », ainsi que la « Corrida », sont placés les uns a la suite des autres, des exceptions infirment la régle — comme « Le Balayeur » ou « La Tour » —, les piéces de théatre et les sketches sont dispersés avec des sous-titres divers — saynétes pour patronage, théatre aux armées, divertissement —, les « documentaires » apparaissent par intermittence. Malgré le retour a4 un certain ordre,

Prévert

ne

renonce

donc

pas

aux

mélanges.

Certains

titres

sont

transformés, évoluant vers l’humour — « L’Histoire » devient « Par le temps qui court » ; « Allées et venues », « Les Ravages de la

délicatesse

» — ou mettant davantage l’accent sur l’aspect scénique du

programme — « Yves Montand » est remplacé par « Un rideau rouge se léve devant un rideau noir’... ». Enfin, certains textes sont écartés : 1. Instruction de Prévert datée du 27 mai.

Notice

1127

« Les Bruits de la nuit », « Les Cireurs de souliers de Broadway! », « Il faut passer le temps » et « Adrien », qui paraitront dans Histoires et d'autres bistoires?; « Noél des ramasseurs de neige » et « Rue Stevenson » qui seront publiés dans La Pluie et le Beau Temps*. D’autres au

contraire,

retrouvés

ou

tardivement dans |’ensemble;

écrits

au

dernier

moment,

« Refrains enfantins

sont

insérés

», « Il a tourné

autour de moi », « C’était en l’an vingt-deux », « Le Tableau des merveilles‘ », « Féte ». De nombreuses modifications sont opérées sur

les épreuves, datées du 4 mai au 7 juin 1951. Pour |’écrivain, il ne s’agit pas en textes. On remarque chez lui une trés autocritique, Prévert se corrige des textes pourtant parus en revues

effet uniquement de rassembler des grande exigence quand il se relit : abondamment, allant jusqu’a réviser ou dans des catalogues. Si certains

sont abandonnés parce qu’ils ne s’intégrent pas au programme, d'autres sont peut-étre rejetés parce qu’ils ne satisfont plus leur auteur. « La Bataille de Fontenoy » et « Un homme et un chien » sont entiérement réécrits et méme la partie « Interméde », probablement récente, subit de nombreux remaniements. Le recueil ne constitue pas un conglomérat, mais un livre qui acquiert peu a peu sa cohérence et sa signification, un livre ou un « spectacle ».

Le spectacle continue. Si ce spectacle était joué, la représentation demanderait

des talents trés différents

durerait longtemps

et

: acteurs, chanteurs, danseurs,

projectionnistes... Ce serait, dans sa variété, une sorte de « théatre total » auquel contribueraient tous les arts du spectacle, avec une large place faite a la parodie, Prévert n’ignore pas la double origine du théatre : religieuse et aristocratique, profane et populaire. Aussi fait-il malicieusement alterner ou fusionner les tendances. Le prologue annonce la tonalité générale : « Il y a des gens qui dansent sans entrer en transe et il y en a d’autres qui entrent en transe sans danser’. » Dieu, protagoniste de « La Transcendance », cumule les fonctions d’auteur et d’acteur : ceux qui le vénérent interpréteront tout au long du recueil des chants religieux et des chants militaires. Son théatre est mondain et désuet : il « se déchire aux mythes® ». C’est aussi celui des cuistres qui s’isolent du peuple et ne parlent qu’entre eux. L’autre théatre est celui de la vie, un théatre auquel participent l’animal et le végétal ; c’est le monde des amants et des gens tout simples, des enfants rebelles. Les chants et la transe des uns se superposent aux chansons et aux danses des autres : le monde est souvent fait de cette cacophonie. Aux cantiques, aux tambours, aux trompettes, aux discours creux et pédants, se mélent des 1. Qui deviendra « Chanson des cireurs de souliers ». 2. Voir p. 851-852 ; 829-830 ; 849-850 ; 847-848.

3. La Pluie et le Beau Temps, p. 719-720 et 699-703. 4. La copie manuscrite de ce texte, de la main de René Bertelé, porte un cachet du 22 mai, et les premiéres épreuves du 25 mai. eel sede 7/4

OMIED oar

1128

Spettacle

chants de joie et d’amour, des choeurs antimilitaristes ou anticléricaux — quelquefois sous la forme de cantiques détournés —, et aussi des musiques grincantes, désagréables, qui font écho aux douleurs de tous les exploités. Mais, chez Prévert, une musique finit toujours par couvrir l'autre. Les hurlements du vieillard qui crie « que la piéce est jouée et le rideau tiré » et le clairon qui annonce la fermeture du jardin n’auront pas le dessus car « le jardin reste ouvert pour ceux qui l’ont aimé' ». Le texte suivant, « Féte », le dernier, évocation d’une naissance et d'une mort, est un peu a part dans ce programme, manuscrit et signé de Prévert, comme

un autographe offert au lecteur. La mort est vue comme un départ, dédramatisé par le texte précédent. La « féte » est-elle vraiment finie ? Ceux qui ont aimé le livre peuvent toujours le rouvrir ou encore s’inventer d’autres spectacles, comme la petite fille de Prévert qui s’endormait en disant : « [...] je vais réver d'un jardin? ». Ce jardin, c’était « le méme » que celui de Miro, jardin « toujours perdu et toujours retrouvé’ », jardin des réves, de l’enfance, jardin du temps et jardin de la vie... Et si les réves ne sont pas une fuite mais un retour vers la beauté perdue, la mort n’est pas non plus, pour Prévert, une envolée imaginaire, ni une fin, mais un

retour a la nature : le jardin est aussi celui des métamorphoses. DANIELE

ACCUEIL

DE

LA

GASIGLIA-LASTER.

PRESSE

« Quels grincements de dents dans la critique occidentale a la parution de Spectacle / » Cette exclamation

de Jacques Dubois

dans Les Lettres francaises du

18 octobre 1951 refléte bien l’accueil réservé au recueil de Prévert par la plupart de ceux qui en ont rendu compte. La sourde violence des affrontements liés a la guerre froide n'est d’ailleurs sans doute pas étrangére au raidissement des positions, et la lutte contre la guerre d’Indochine s’avére en tout cas déterminante, on le verra, dans la

décision

de

l’hebdomadaire

communiste



longuement

différée

puisqu’il a attendu plus de trois mois pour se prononcer — d’accorder, non sans réserves, un certain crédit de confiance a ce Prévert vilipendé un an plus t6t, au nom de |’orthodoxie léniniste et stalinienne, par la voix autorisée de La Nouvelle Critique. Au journal Combat, Maurice Nadeau et Justin Saget — alias Maurice Saillet — n’ont eu aucun virage a négocier ni délai a prendre pour apporter dés le 5 juillet leur soutien a Prévert. Celui que, cléturant en quelque sorte la réception du recueil comme il l’avait ouverte, réitérera, sous son propre nom cette fois, Maurice Saillet, dans le Mercure de France « Vainement

», p. 431.

« Aux jardins de Miré », p. 373. . Ibid., p. 373. Ibid., p. 371. pws

Accueil de la presse

1129

du 1 janvier 1952, se ressentira, par sa moindre ardeur, de la morosité dominante. Car les réactions hostiles — a des degrés divers — se sont succédé : de Max-Pol Fouchet dans Carrefour, le 18 juillet ; d’Henri Petit dans Le Parisien libéré du 24 ; de Bernard de Fallois dans Opéra le 1°* aoat ; René Lalou est plus modéré dans Les Nouvelles littéraires du lendemain, mais Louis Martin-Chauffier, dans Paris-Presse le 18, « demande a étre remboursé » et Roger Nimier adopte le ton du mépris, le 24, dans Le

Rassemblement, organe du R.P.F. (le parti gaulliste). Le point de vue est tout autre de la part de Claude Roy, le 5 septembre, dans Libération mais il est plus mitigé qu’auraient pu |’espérer les amis de Prévert. Un article signé « R. Géry », le 8, est autrement plus chaleureux mais dans un périodique d’une nature différente : Le Coopérateur de France. Jean-Louis Bory, dans La Gazette des lettres du 15, est concis mais nettement favorable. Sous le titre « Jacques Prévert et la poésie ouverte », Jean-Marc Denis consacre dans Les Cahiers des Alpes (numéro d’oétobre) a l’auteur de Paroles une assez longue étude (sept pages) dont les seules réserves — quelques lignes en introduction et en conclusion — concernent précisément Spectacle, considéré comme un « incident ». Dans les Cahiers

du Sud, Léon-Gabriel Gros tente de prendre du recul et de se poser en arbitre équitable mais, « puisque de toute force trop de gens veulent renverser l’ordre des valeurs », laisse percer une tendance réactionnaire, au sens premier du mot. Enfin, a l’extréme droite, dans Rivarol, le

4 octobre,

Antoine

Blondin

se montre

si haineux

qu’il contribue

peut-étre a convaincre Jacques Dubois et Les Lettres francaises d’entrouvrir leur porte a Prévert.

« Il n'a pas fini de géner les géneurs. » Quels sont les arguments des uns et des autres ? Pour Nadeau, Prévert « reste fidéle 4 sa maniére, fidéle a lui-méme et [...], continuant d'appeler

les choses par leur nom, il n’a pas fini de géner pas de ceux que le succés gate et qui ont un bel qui mettent dans leur vin rouge un peu de cette eau se rendre agréables au parterre. II s’adresse au beau

les géneurs. II n'est avenir derriére eux, qui fait pschitt pour monde en anarchiste

pas trés poli, en anticlérical primaire [...] et il s’amuse énormément

a

pousser du pied les galets des mots sur toutes les cases de son jeu de marelle ot “enfer” veut dire misére, guerre et sottise, “paradis” amour et joie de vivre. Son plaisir est le nétre. Malgré la foule, nous restons

avec lui entre amis. » Sans doute attentif au fait que Prévert, au cours de |’« entracte » de son « spectacle », donne deux fois la parole au Hugo du Théétre en liberté, Justin Saget — alias Maurice Saillet — choisit pour l'article destiné a présenter le recueil un titre qui en rend compte de facon assez judicieuse et pertinente : « Un théatre en liberté ». Il lui apparait, a premiére lecture, « que l’ceuvre théatrale de Prévert compléte admirablement celle du poéte ». Le recueil, conclut-il, « compose

avec Paroles la figure de Prévert, des origines 4 nos jours,

et telle qu’elle ne saurait changer ». Cette complémentarité échappera a la plupart des autres commentateurs, qui se plairont au contraire a proclamer Prévert inchangé mais souvent pour le déplorer. Ainsi Max-Pol Fouchet pour qui « Speélacle n'est pas plus le “théatre” de Prévert que Paroles ses “poésies”. Les limites de la poésie et du théatre sont ici fort imprécises, les deux ne font qu’un [...] Chez Prévert, tout est spectacle, parce que tout est geste et parole. [...] Il n’écrit pas des livres,

il livre des écrits. Ou plutdt il délivre des cris (du coeur). » Ces variations

1130

Spectacle

ingénieuses sur un lieu commun de la critique de 1946 — le caractére « verbal » de la poésie de Prévert — s’accompagnent du corollaire que l'on trouvait déja, cing ans plus tét, sous la plume du plus hostile des critiques de Paroles, Henri Hell dans la revue Fontaine, dont — est-ce un

hasard ? — Max-Pol Fouchet avait été le fondateur. Cela donne en 1951 : « Le cri s’entend bien, mais il s’écrit mal, hélas ! [...] L’ceuvre de Prévert est faite pour les lecteurs, les liseurs y trouvent difficilement leur compte.

Faite pour étre écoutée. » Léon-Gabriel Gros donne d’abord |’impression de vouloir échapper aux oppositions simplistes entre « la poésie présumée

instinctive et la poésie élaborée » : « L’ceuvre de Frévert qu'on la blame ou qu’on la loue, et on le fait toujours de fagon outranciére, constitue une pierre de touche. Elle illustre notre manie des exclusives. Elle est au centre de ce débat sur les attitudes du poéte, débat dont je voudrais démontrer la vanité

», annonce-t-il, mais au bout de sa démonstration

resurgira une hiérarchie ot « le poéte écrivain » se verra préféré au « poéte dans la rue », jugé « moins complet ». Et dans l’intervalle, la pertinente mise en question des idées recues sur la pure spontanéité de la poésie de Prévert dissimule mal une hostilité assez hargneuse : « Ce qui me géne [...], c'est la prétention d’un tel lyrisme a vouloir passer pour “populaire”. I] donne du peuple l’idée que s’en font les metteurs en ondes ou les cinéastes. Son succés méme témoigne qu’ilest frelaté. » Gros serait bien en peine de le prouver; il lui est plus facile de présenter les clefs de ce succés comme une recette : « Juste ce qu’il faut d’amertume, juste ce qu’il faut de sentimentalité, le tout relevé par une certaine sensiblerie plus revendicatrice que révolutionnaire, le tout lié par une gouaille de

camelot. En fin de compte, ¢a sent plus le music-hall que le trottoir, plus la boite de nuit que le bistrot du coin. C’est trés bien ainsi, je m’empresse de le dire, c’est trés exactement le genre de lyrisme qui convient a une certaine mentalité citadine, mais s’il est une mentalité acquise, une sensibilité artificielle, c’est bien celle-la. La voila cette

littérature que l’on affeéte de honnir alors qu'on en exploite un des mythes : Paris. » C’est fort mal connaitre Prévert, remarquons-le, que de

lui attribuer ce mépris de la littérature comme, auparavant, la « prétention » de « vouloir passer pour populaire » ; mais qu’importe, puisque, aprés cette bouffée d’agressivité, Gros, comme pris d’un repentir : « Je ne blame pas, je constate », donne de ces critiques une

version nettement plus positive : « Le montage est admirablement bien fait. I1 gardera une valeur documentaire. Prévert, a la fois nostalgique et violent, illustre le déchirement entre la raison et le coeur, entre la passion d’absolu et de justice et la sensualité exaspérée qui caractérise une époque de transition. Il a l’air de plaisanter, il ricane, il fait en quelque sorte crier des plaies, elles n’en sont point pour autant cicatrisées. C’est par 1a, plus que par la vertu d’un langage coloré et

direct, qu’il est bouleversant. Il est plus qu'un poéte “dans la rue”, il s'identifie 4 l'homme

de la rue

“ot tout, méme

|’horreur,

tourne

a

Venchantement”. Fantasmagorie ou cauchemar? Les deux. » Trés évidemment, le succés de librairie tourmente les amateurs de poétes maudits. Gros y voit un signe d’impureté, Fouchet l’attribue a l'inscription dans une tradition qui va « de Jean du Pont-Alais 4 Rictus ou

Franc-Nohain,

en

passant

par

Ruteboeuf

/sic] et cent

autres

».

Démonstration peu convaincante, car pourquoi le succés de Prévert dépasse-t-il 4 ce point celui de ses prétendus prédécesseurs, surtout si, comme, sans crainte de |’excés, Max-Pol Fouchet l’ajoute, Prévert ne renouvelle méme pas le genre qu’ils ont illustré? :

Accueil de la presse

1131

« Caricature grossiére [...], morne répétition [...], déplorable parodie ».

Bernard de Fallois accorde a Prévert une famille plus conforme 4 ses gotts, en l’associant « aux surréalistes ses amis, a Jarry, a2quelques peintres » dont il l’estime débiteur, et « son humour, 4pre et dur », a celui de L’Opéra de quat’sous. Mais c’est pour rabaisser son originalité et contester sa nouveauté. Le titre qu’il donne a son article, « Du vieux Prévert au jeune Hugo », répond en quelque sorte a celui de Justin Saget, en substituant a une filiation ou 4 une fraternité implicite une opposition paradoxale. Le prétexte en est la publication posthume de textes de Hugo, parmi lesquels une comédie destinée au Thédatre en liberté : L’Intervention: A Prévert, de Fallois reproche de n’avoir offert, aprés Paroles, « qu’une caricature grossiére ou la morne répétition » de ce qu'on y avait aimé : « Il arrive toujours un moment ou les écrivains se pastichent eux-mémes, ot Hugo fait du Hugo et Valéry du Valéry. Pour Prévert ce moment est venu trés vite. » Le postulat sur lequel

se fonde cette attaque est, notons-le, bien spécieux car ce qui est tenu pour de |’autopastiche pourrait bien étre la marque d’un Style et dater d’une époque antérieure a4 celle du modéle supposé. De Fallois va en outre se contredire en dénongant précisément les différences entre le Prévert de Spectacle et celui de Paroles. Mais signalons auparavant combien le reproche d’autopastiche va faire fortune jusqu’a étre repris par un défenseur de Prévert, Jean-Marc Denis. Seul, René Lalou le met en question, en essayant d’énumérer les traits qui ont assuré le succés de Prévert et dont devrait se composer un bon pastiche : « [...] un charme d’improvisation, sincére ou feinte, qui rappelle tour a tour les refrains des rues, chers a René Clair, et les nostalgiques incantations d’Apollinaire [...], des souvenirs domestiqués du surréalisme, contrastant avec les plaisanteries qui ravissent les habitués du Canard enchainé [...], ce ton frondeur que soutient une passion anticléricale aussi bien que la haine des injustices sociales. » Et René Lalou de remarquer : « A mesure que ma liste s’allonge, je sens mieux |’embarras du pasticheur qui tenterait de fabriquer un cocktail Prévert complet, par l’union de ces ingrédients. » Quant aux rapprochements avec de grands ancétres, ils ne tournent pas cette fois au désavantage de Prévert. René Lalou invite a gouter la fagon dont il « nous émeut », dans le poéme intitulé « Sur le champ », « par de souples glissements : “Réfractaire... casse-pipe... pipe réfractaire... pas de cendrier”. Hugo ne dédaignait point ces jeux. » « Un recueil, conclut-il, o& nous retrouvons “Sanguine”, “Les Enfants qui s’aiment” et les complaintes d’“Aubervilliers’ — sans oublier “Vainement’, qui est une élégie digne de Fargue — est bien |’ceuvre d’un vrai poéte, méme si sa naiveté nous parait aussi suspecte que celle de Villon ou de Verlaine. » Louis Martin-Chauffer, avant de s’en prendre a la « déplorable parodie » de lui-méme que constitue a ses yeux le recueil de Prévert, ne s’interdit pas de filer la métaphore a partir d'un calembour : « Les prés verts jaunissent a l’automne. Pour l’éblouissant auteur de Paroles, \’automne est venu et il nous donne aujourd’hui un “spectacle” d’arriére-saison. » Martin-Chauffier s’expose lui-méme par la aux reproches d’ailleurs contradictoires qu'il va formuler a l’encontre du comique de Prévert : « laborieux » ef tombant « dans la facilité ». Aprés avoir cédé a la tentation du jeu de mots, au détriment

de la réalité chronologique, il défend perfidement Prévert du reproche de non-renouvellementen précisant que certains textes datent de 1933-1934

1132

Speltacle

et que ce sont « les plus fripés ». Mais il s’empresse d’oublier cette remarque, pour le plaisir de décréter que « rien n'est plus mauvais que du faux Prévert parce que le Prévert doit toujours sonner juste ; le faux Prévert n’est jamais plus mauvais que s'il le fait luitméme parce qu'il ne le fait que les jours ov le vrai n’est pas la. On n’imite pas son propre don quand le don prend congé ». Roger Nimier, lui, n’y va pas par quatre chemins : « Aujourd’hui avec Spectacle, on a le sentiment que Prévert a voulu réunir tout ce qu’il avait écrit de plus mauvais. Avec ennui on s’apergoit que cela fait un gros livre de 365 pages. C’est un peu inquiétant, d’autant qu’on ne saurait accuser la gloire récente de l’auteur de lui avoir fait déserter la Muse pour un piano mécanique.

Les textes de Spectacle datent de 1930 comme

de 1950. Or ils sont

uniformément mauvais (a l’exception d’un ou deux : “Sanguine”, “Les Enfants d’Aubervilliers”). » Antoine Blondin, enfin, sur le méme theme ou a peu prés, inscrit son article sous un titre dont il est permis — puisqu’il se veut méchant — de trouver a son tour |’ironie plutét lourde : « Blasphéme, Onirisme, Fantaisie. Jacques Prévert est le premier B.O.F.' de la littérature contemporaine. » Outre I’héritage du surréalisme et du populisme, Prévert avait servi, selon lui, dans Paroles,

« un peu refroidie, une piéce montée ou concouraient tous les styles mystérieux de l’aprés-guerre : le cubisme, le dadaisme, les musiques rares, décorés d'un brin de gentillesse, dressaient un plat soudain trés comestible ». Et puis, avec aigreur, Blondin reproche péle-méle a Prévert de réclamer des dommages et intéréts aux responsables de son accident de 1948, de faire commerce du blasphéme, de |’onirisme et de

la fantaisie, ce qui le met « au premier rang des parvenus », bref d’avoir transformé « |’orgue de barbarie [...] en machine 4 sous ». Spectacle se contenterait d’exploiter une veine en voie d’épuisement : « Le verset de Prévert qui mélait parfois avec bonheur le chaos de Claudel au coup de poing des slogans modernes posséde la monotonie du déja vu [...]. Prévert devrait pourtant savoir qu'il est l’auteur le plus souvent et le plus facilement pastiché de l’heure présente [...] Cet A la maniére de soi-méme n’ajoute rien a pas grand-chose. » Mais Blondin, lui non plus, ne peut s’empécher de verser dans la contradiction en encadrant cette derniére charge d’impressions qui font état de caractéristiques propres a Spectacle: « Tout y semble émoussé et la hargne y est plus perceptible » et « Il témoigne seulement d’une tendance a se prendre au sérieux, a s’empater, a s’endormir sur ses chardons [...] la lecture de Spectacle nous donne [...] l’impression de visiter les champs de bataille du surréalisme. Seulement |’insolence du guide est ici un peu lourde. » Léon-Gabriel Gros ne partage pas ce point de vue: « Si Spedfacle était, comme le disent ses détracteurs, un recueil fait de “fonds de tiroirs”, je n’y verrais pour ma part aucun inconvénient. Bien au contraire !| Que Prévert puisse publier des textes dont la plupart sont en définitive contemporains de Paroles, voila qui nous prouve l’authenticité de sa démarche. Je ne crois pas que ces textes soient d’une qualité poétique moindre. S’ils peuvent nous donner cette impression, c’est dans la mesure ou, depuis prés de vingt ans, nous sommes accoutumés a Prévert. L’effet de surprise ne joue plus. Quand on se souvient du “Diner de tétes” ou de “La Crosse en l’air” on réagit difficilement 4 un blasphéme 1. Sigle composé sur le modéle de celui dont, dans les années 1950, on désignait searahitement les détaillants en beurre, ceufs et fromages, considérés comme figures typiques du petit commerce,

n'ayant pour tout horizon que leur tiroir-caisse.

Accuetl de la presse

1133

radiophonique comme “La Transcendance” ;on ne goiite pas “Conférence par un conférencier” comme on gotta “Cortége”, et pourtant dans les deux cas l’exercice de désintégration verbale est mené avec la méme verve. Le cété fleur bleue si paradoxalement subversif est toujours séduisant. Prévert est bien comme son “cancre” celui qui dit “non avec la téte” et “oui avec le coeur”. Au demeurant le titre Spectacle n’autorise-t-il pas a un certain cabotinage? [...] Prévert se produit, joue son personnage, et, pour répondre a l’attente du public, il souligne ses tics. C’est absolument régulier et conforme aux exigences du genre. » Seul le critique du Coopérateur de France, R. Géry, se montre sensible au jeu des couleurs de la couverture : « [...] au bouquin noir 4 titre rouge a succédé un autre bouquin, rouge celui-la et a titre noir. » II y voit un signe de continuité plut6t que de changement par rapport a Paroles : « Nous [...] retrouvons le méme Prévert cinglant, fantaisiste ou tendre. » Il est aussi l’un des seuls a faire une remarque Stylistique, en saluant « ces satires qui vont se dégingandant au long des pages au moyen de phrases baroques ». Jusqu’ici nous avons vu faire grief a Prévert tantét de n’étre pas assez lui-méme — parce qu’insuffisamment dégagé des traditions, des influences ou de |’air du temps —, tantét de |’étre trop — au point de se pasticher. Max-Pol Fouchet reproche en outre 4 Prévert de ne pas étre un autre, Mallarmé par exemple : « Pas obscure, cette poésie [...]

Prévert monte Pégase a cru, dit tout a chaud. Ici, “l'enfant d’une nuit d’Idumée” n’a pas froid aux yeux, il ne hante pas la mallarméenne “nuit blanche de glacons et de neige cruelle”. La rose n’est pas, pour Prévert, “l’absente de tous bouquets”. Prévert n’est pas l'homme du mystére; voire, il ne fait mystére de rien. C’est la que sa poésie — pour moi du moins — n’est plus poésie. » Il s’en faut de peu qu’il lui reproche de ne pas étre Nietzsche : « Peut-on défendre |’homme sans exiger de lui qu'il soit plus qu’un homme? Prévert répond par l’affirmative, et par affirmation du bonheur. I] excommunie, lui aussi, |-homme “prométhéen”. Vivent les pécheurs 4 la ligne! » On conviendra que cette acclamation résume fort mal la position de celui qui a écrit « Le Bonheur des uns

»... En tout cas, le Prévert des uns n’est pas celui des autres,

car Bernard de Fallois, rappelant que Prévert a été « parmi les cénacles d’extréme gauche [...] mi-anarchiste », précise

un écrivain d’avant-garde, mi-communiste : « seulement un peu plus obscur que les

autres ». « Une passion anticléricale ». Avant d’en venir aux motifs politiques qui pésent si lourd dans hostilité a Prévert, il ne faut pas négliger — Prévert leur attribuait méme au premier chef les haines qu'il devait rencontrer a partir de Spectacle — la géne et l’irritation que soulévent, pas toujours de fagon explicite, ses attaques contre la religion, ce que Nadeau appelait avec un clin d’oeil complice — et peut-étre pour prévenir justement des

réactions de rejet — son anticléricalisme « primaire ». Sans distance ironique, Max-Pol Fouchet semble lui en faire reproche : « Pour incroyant que je sois, l’athéisme de Prévert ne me nourrit pas. Que nous ayons un Francis Jammes de l’athéisme n’est pas un progres. » La comparaison avec Jammes avait déja servi cing ans plus tot a Aimé Patri dans L’Arche pour taxer Prévert de « gentillesse ». Prenant le contrepied de la mise en garde de Justin Saget qui s’en était suivi, Henri Petit en

1134

Speétacle

rajoute dans l’édulcoration : « Jusque dans l’'imprécation et le blasphéme, Prévert garde une ingénuité d’enfant de chceur et des graces de midinette. » Rompant avec ce dédain, peut-étre tactique, Bernard de Fallois manifeste plus d’agacement : « [...] ce qui était léger est devenu lourd, ce qui était naif est devenu mécanique et artificiel [...]. Avouons-lui, en passant, que son athéisme est en train de devenir ridicule et ses calembours détestables. Dans les ruisseaux d’Aubervilliers ce poéte populaire a ramassé le drapeau de M. Homais. » Roger Nimier, en bon lecteur d’ Opéra, auquel il collabore a l'occasion, se souviendra de ces formules : « Tout se passe comme s'il y avait eu deux courants poétiques dans la vie de Prévert : |’un plein de charme, de gentillesse, d’émotion; l'autre un peu inepte, charriant de vagues discours anticléricaux, mélangeant en vient a penser que

MM. Homais et Montéhus. Fatalement, on ces deux réseaux sanguins doivent bien

communiquer d'une certaine fagon. On se rappelle alors qu'il y avait dans Paroles des choses aussi mauvaises que “La Crosse en l’air” et on devient beaucoup plus sévére. » Selon Nimier, impossible désormais de mettre au compte de la « naiveté » l’anticléricalisme de Prévert : « [...] névrose, gatisme ou truc pour retenir un public contenter. » Oui, décidément, on ne prend pas la chose Méme René Lalou, qui a l’air d’enregistrer sans sourciller dans le « cocktail Prévert » d’un ton frondeur soutenu par « anticléricale », semble s’offusquer de sa définition de «

facile — a a la légére. la présence une passion la transcen-

dance », qui ferait accuser un pasticheur d’« outrance balourde ». Ne

serait-ce pas cette dérision et ce refus de la métaphysique qui irritent Léon-Gabriel Gros au point qu'il les assimile 4 une impuissance « Prévert nous propose l’exemple le plus achevé d’une sensibilité qui ne pouvant concevoir de dépassement s’exaspére de ses limites. » Un rédacteur de La Presse prétend, non sans une pointe d’humour, que ce prologue « a beaucoup fait réfléchir les psychiatres ». Avec plus d’acrimonie, Louis Martin-Chauffier le cite lui aussi mais nous épargne la suite, « cette remarque liminaire étant le moins chagrinant du texte ». S'il estime accablant pour Prévert un extrait de « La Bataille de Fontenoy » qu'il cite longuement, c'est sans doute moins pour son antimilitarisme que pour son anticléricalisme, avec le regret — ou l’espoir ? — que Prévert serve ce qu'il veut attaquer et laisse croire « que les préjugés les plus détestables sont en somme d’excellents principes puisqu’on ne sait lancer contre eux que les fleches du mauvais goat ». L’esthétique et l’idéologique se rejoignent la, comme c’est parfois le cas face a la portée sociale et politique possible des textes de Prévert. Mais en 1951, les prises de position ne s’embarrassent guére de considérations formelles. « Les poémes de Prévert restent —

ou redeviennent —

révolutionnaires. »

L'anarchisme n’est pas pour déplaire 4 Nadeau, alors que Max-Pol Fouchet, qui intitule son article « Une nuit a l’opéra », semble trouver qu'il manque de sérieux : « On se félicite des coléres de Prévert, mais il y a des coléres sans danger. Il voit rouge mais, en fait, il tire a blanc. [...] Tout de méme!

il ne faut pas confondre une nuit a l’opéra avec

“le grand soir”. » En somme, qu’on nous passe ce jeu de mots, il lui reproche d’étre marxiste mais de la tendance Groucho... « C'est le Dérouléde des anarchistes », tranche Bernard de Fallois qui aurait donc plutét tendance a trouver qu’il manque d’humour : « Puisque Jacques

Accueil de la presse

1135

Prévert se prend maintenant au sérieux, il est temps de le quitter. » « La bourgeoisie aime bien les anarchistes », prétend Nimier. Or, la presse « bourgeoise » n’est vraiment pas favorable. Alors, de deux choses l’une : ou bien Nimier fait trop de confiance 4 une idée recue qui ne résiste pas a l’expérience, ou bien Prévert n’est plus anarchiste. Peut-étre la bourgeoisie n’a-t-elle d’indulgence que pour |’anarchisme gratuit et sans conséquence dont |’équivalent poétique serait ce « sens exquis de l’absurde » dont Louis Martin-Chaufher déplore la perte. Mais comment peut-il se plaindre a la fois « que le jeu de mots remplace le trait » et que « de grises bouffonneries [...] choquent au lieu de faire rire » ? Et si c’était précisément leur but? Et si ce qui choque les uns en faisait rire d’autres ? D’ailleurs, pour Claude Roy, s’il y a dans Spectacle « le meilleur et le pire Prévert », le meilleur se situe du cété « le plus combatif et le plus polémique » et « le talent vrai de Prévert » s’identifie « a des coléres et a des insurrections du coeur profondément valables ». « Du point de vue de la critique littéraire, et comme on l’a déja dit 4 propos de Paroles », note Saillet dans le Mercure de France, « il y a du meilleur et du pire. Mais le pire n’est pas toujours sir [...] quand il émane d’un “mauvais esprit” qui ne désarme pas. » De méme R. Géry ne trouve Prévert « jamais plus a son aise que dans |’irrespect de toutes les hiérarchies fausses ou creuses ». Il « n’est jamais, poursuit encore Claude Roy, si amusant que quand il ne s’amuse pas, quand il est vraiment aux prises non plus avec [...] le déroulement capricieux du burlesque gratuit, mais avec l’injustice et la sottise militantes et militaires, avec la misére, l’oppression, la guerre [...] il n’est un trés bon poéte que quand il est au service d'un sentiment vrai et d’une cause juste. » Au contraire, Jean-Marc Denis, s'il lui sait gré de poursuivre « son entreprise de salubrité », sil reconnait que Vauteur de Spectacle « prouve, stigmatise, confond », ajoute : « Nous demandions en plus la poésie. Quelques pages seulement nous satisfont. » Jean-Louis Bory parait mieux admettre les tons différents du recueil, mais insiste lui aussi sur l’enjeu de cette poésie : « Je persiste a trouver du courage la ot |’amertume et la tendresse soutiennent la protestation, la révolte. Je sais bien qu’il existe un conformisme de V'anticonformisme (ot les filles sont obligatoirement putains, grand coeur et malheureuses, les soldats déserteurs et les généraux ganaches) ; une anarchie qui ne met le bonnet rouge qu’aux vieux didctionnaires. Je persigste cependant a croire que dans une époque ot le conformisme du conformisme étouffe tout, les poémes de Prévert restent — ou redeviennent — révolutionnaires. » Cette analyse, a l’opposé de celle de Max-Pol Fouchet, est partagée, en définitive, par Antoine Blondin auquel elle répond d’avance et qui, de l’autre bord, attaque Prévert « brandissant d’une main la bombe de Vaillant, de |’autre la Colombe de Picasso » et Spectacle, « alimenté par vingt-cing ans de fonds de tiroir révolutionnaires », pour des raisons qui les rendent séduisants aux yeux de Bory. I] trouve armée « de charmes redoutables la panoplie de cet anarchiste de fantaisie [...]. Parmi les trois maniéres de Prévert : l’amoureuse — la burlesque — la sociale, c’est cette derniére qui prédomine maintenant. C’est par accident la plus mauvaise ». Comble d'indignité pour Prévert, le prix obtenu en 1933 par La Bataille de Fontenoy, « lors des Olympiades du théatre ouvrier 4 Moscou. La date et le lieu estampillent le propos, de l’ensemble : anticléricalisme,

accablent de désuétude les themes antimilitarisme, anticapitalisme ».

Seul l’anticommunisme, cher a l’extréme droite des années 30, semble

1136

Speltacle

toujours d’actualité 4 Blondin puisque la signature donnée par Prévert pour Henri Martin « aux émissaires du parti communiste » est une tare supplémentaire. A l’inverse, bien sir, le rappel dans le recueil du prix obtenu par La Bataille de Fontenoy a Moscou et surtout cette signature recommandent Prévert a la bienveillance des Lettres francaises, comme en témoigne le dernier mot de l'article de Jacques Dubois : « [...] si

les amoureux de 1951 entendent chanter “Barbara”, il y a des chances pour qu‘ils signent contre la guerre. Prévert a bien signé, lui. » Prenant au sérieux la boutade finale de l'article de Fouchet (« Vraiment — et je m’amuse fort a l’écrire — un grand poéte national. » ), Blondin conclut le sien ainsi : « Ce n’egt pas en vain que le poéte national sous cette

IV* république, le troubadour officiel de Sa Gracieuse Majesté la Société encanaillée, déchiffre le monde a travers une grille truquée et qui ne laisse transparaitre que le pathétique usurier, le ridicule des généraux, la malfaisance des prétres, la trigtesse des enfants et des animaux, la cruauté des parents et des charretiers. Ces mots d’ordre d’une avant-garde fourbue répondent trop parfaitement au conformisme présent et a ce qu’il exige qu’on taise : une grande migration du malheur. On ne sélectionne pas entre les malheureux. On ne les sépare pas. Ils sont la et la, sans autre étiquette que celle de la difficulté de vivre. » Ot Blondin a-t-il discerné cette « sélection » de la part de Prévert? On ne le.saura pas. En revanche, que celui-ci soit en butte a la hargne de la presse de droite et qu'il puisse méme passer dans Rivarol pour un compagnon de route des communistes a de quoi faire vaciller les préventions antiprévertiennes du Parti. Le bulletin de victoire, et de récupération, des Lettres /rancaises ne va pas sans un certain embarras

initial car il n’y a pas si longtemps que Prévert était trainé dans la boue par une revue sceur. Ainsi s’expliquent les précautions de Jacques Dubois, dont les nuances contrastent heureusement avec les coups de boutoir — pour ne pas dire de cornes — de son confrére de La Nouvelle Critique : « Il n’est pas facile de parler de Jacques Prévert. C’est un

fait. [...]. Impossible, par l’ceil-de-boeuf de la logique, de photographier Janus !Une méthode plus moderne est nécessaire. » Comme dans cet « oeil-de-boeuf » le camarade Gaucheron, responsable de |’éreintement,

pourrait se sentir visé, Dubois retient de son diagnostic la dénonciation du « rire de la mauvaise santé », du « rire jaune » de Prévert, « que

rien ne retient de tout dissoudre

». Cela pourrait s’appeler |’esprit

critique et non le scepticisme, mais, en quelque sorte, Dubois n’accorde pas tout a fait 4 Prévert le bénéfice du doute : « Bien sii, il y a la nuit et le jour. Mais entre les deux, longue ou bréve — ¢a dépend des climats — l’aurore, ot le soleil sort de l’ceuf. Jacques Prévert est la-dedans. Pourquoi s’est-il terré jusqu’ici dans cette zone encore obscure et essentiellement transitoire, tel la béte nyétalope, le hibou, dont l'ceil déjoue les mensonges de |’ombre sans pouvoir affronter la franchise du jour ? Je ne sais. [...] “Lorsqu’une femme est enceinte elle doit accoucher, sinon elle mourra”, dit Ilya Ehrenbourg. Toute |’ceuvre de Prévert est

malade de cette maladie-la. Une partie de plus en plus importante de la jeunesse bourgeoise et petite-bourgeoise renie les tristes ceuvres de sa classe. Et Jacques Prévert est souvent le mentor de cette opération. Mais voila ! Ayant remonté des centaines de montres, il arréte sa propre

pendule et s’assoit dessus. » Aprés cette ultime marque de défiance, toute la derniére section de l'article est la pour dire le plus doucement possible — et sans le nommer — a |’ami Gaucheron et 4 ceux qui ont pensé comme lui que dans |’influence exercée par Prévert, « le positif

Note sur le texte

1137

Vemporte », quil « n'est guére permis de se tromper sur ses sympathies », qu’« on ne peut pas »» se contenter de « fermer la porte », qu’« on ne peut pas croire qu'il ait voulu, consciemment, prolonger le régne des seigneurs ». Bon prince, Dubois ajoute méme : « On voudrait lui parler, lui expliquer. » Un dernier retour d’agressivité avec V'imputation de « naiveté », et puis cette question : « Va-t-on discuter sur la forme, quand la mort menace, et que déja se creuse notre tombe ? » Si la manoeuvre est claire, |’effort de réflexion n’en est pas moins méritoire. Jacques Dubois a raison : « Il n'est pas facile de parler de Jacques Prévert [...]. Peut-étre parce que la critique a jeté le trouble dans les esprits [...] mais surtout parce que |’ceuvre elle-méme n’est pas si simple. » ARNAUD

NOTE

SUR

LASTER.

LE TEXTE

EDITIONS

Edition originale. Spectacle, coll. « Le Point du jour », Gallimard, achevé d’imprimer

le 25 juin 1951. Il a été tiré de cette édition deux mille six cent soixante exemplaires hors commerce,

dont deux mille (sur vélin labeur) reliés d’aprés une

maquette reproduisant un dessin original de Jacques Prévert. Les réimpressions postérieures pour la collection « Le Point du jour » reprennent le méme texte. Editions en format de poche. Spectacle, Le Livre de poche, 1959. Couverture par Jacques Prévert et Brassai. Spectacle, coll. « Folio », Gallimard, 1974. En couverture : un collage de Jacques Prévert. Autre édition. Spectacle (précédé de Paroles), dans le tome I des Euvres (en 4 volumes) de Jacques Prévert, éditions André Sauret, achevé d’imprimer en avril 1982. Avec des aquarelles de J.-M. Folon. ETABLISSEMENT

DU

TEXTE

Le texte de base est celui de |’édition originale de 1951. Les versions antérieures de certains textes (manuscrits, dactylographies, publications en revues ou en plaquettes), ou leur enregistrement par Prévert, ont permis de corriger plusieurs coquilles. Les citations de « Bruits de

1138

Speltacle

coulisse » ainsi que les références que Prévert en donne sont, pour la plupart, laissées telles qu’elles se présentaient dans |’édition, mais nous signalons toute erreur en note; dans deux cas seulement, nous avons opéré des corrections : dans la citation de l'article du Figaro de Bernard Fay, ot un passage sauté rendait la phrase inintelligible (voir n. 2, p. 228) ; et dans celle de l’article du Figaro littéraire de Waldemar-George, ou Joffre avait été, au début du texte, substitué a Foch (voir n. 3, p. 232).

NOTES

Page 217.

LA TRANSCENDANCE La partie qui fut censurée a la radio en 1949' est probablement le petit sketch

intitulé

ici «

Le Divin

Mélodrame

» et qui, dans

une

premiére conception du recueil, était le seul texte a figurer sous le titre « La Transcendance ». Voir aussi la Notice, p. 1126. 1. « La transcendance —

transe sans danse

» a écrit Michel Leiris,

en 1939, dans Glossaire j’y serre mes gloses. Un dessin de Prévert dédié a René Bertelé et accompagnant le manuscrit de « La Transcendance »

est intitulé « La Transe sans danse »... I. LE DIVIN

MELODRAME

2. Titre ajouté par Prévert sur les premiéres épreuves et qui parodie

« La Divine Comédie

» de Dante, a laquelle le texte fera plusieurs

allusions.

3. Ms, donne « Prologue » au lieu de « Premier tableau ». 4. La salle Drouot, rue de Richelieu a Paris, est une salle de ventes

d’enchéres publiques ot !’on peut trouver — entre autres — des meubles de style Louis XIII.

Prévert s’amuse

a glisser du roi 4 son ministre,

puis — par |’intermédiaire de la station de métro Richelieu-Drouot — au nom de la salle. Page 219. 1. Allusion a la fable de La Fontaine « Le Savetier et le Financier » (livre VIII, fable u ; Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 291-292). Page 220.

1. Au-dela de la parodie évidente de la formule « Le roi est mort, vive le roi », Prévert se souvient peut-étre de la fable de La Fontaine « La Chauve-Souris et les Deux Belettes » : « Je suis souris : vivent les rats! p. 220).

» (livre II, fable v ; Guvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I,

Page 221.

de

1. Parodie d’un air chanté, a l’aéte V, par Marguerite dans le Faust Gounod (livret de Barbier et Carré) : Anges purs, anges ra-

dieux ! / Portez mon ame au sein des cieux..., qui attire l’attention sur un

modeéle possible de ce « prologue » : le « Prologue dans le ciel » du Faust de Goethe. 1. Voir « Références », p. 433-

Notes

1139

2. Ici, le manuscrit indiquait « Le rideau tombe », signifiant que le « Prologue » (voir n. 3, p. 217) était terminé. Le tableau qui suit n’était donc

pas, comme

dans

I’édition,

le «

Deuxiéme

tableau

»

mais

le

« Premier acte » et le « Premier tableau ». 3. Vous qui entrez laissez toute espérance est un des vers inscrits sur la porte de l’enfer imaginé par Dante (chant troisiéme de « L’Enfer » dans La Divine Comédie). « J'ai déja perdu toute espérance », confie Faust a Méphistophélés dans la cuisine de sorciére ot celui-ci l’a amené (Goethe, Faust 1; Théatre complet, Bibl. de la Pléiade,

p. 182).

4. « Je veux qu’il mange de la poussiére avec délices comme le serpent mon cousin », dit Méphistophélés au Seigneur 4 propos de Faust (Goethe,

ibid., p. 1135).

Page 222.

1. Le Monde ov I’on s'ennuie (1881) est une comédie d’Edouard Pailleron

(1834-1899) et Le Voyage de M. Perrichon (1860) une comédie d’Eugéne Labiche (1815-1888). 2. Emile Zola adapta lui-méme L’Assommoir pour le théatre en 1879,

en collaboration avec W.B.

Busnach. Le roman fut aussi adapté pour

l’écran sous le méme titre en 1909 (film d’Albert Capellani), en 1921 (film de Charles Maudru et Maurice de Mersan), en 1933 (film de Gaston Roudés). 3. Au xn° siécle, a l’emplacement du square des Innocents a

Paris — créé sous Napoléon HI en 1858 — se trouvait un cimetiére entouré d’un charnier. Une galerie votitée était surmontée d’un comble ou s’entassaient les ossements retirés des fosses communes lorsque celles-ci étaient pleines. D’autre part, Prévert était particuliérement choqué par le « massacre des Innocents » raconté par Matthieu (1, 1-18) : il trouvait injugste que Dieu n’ait sauvé de cette boucherie que son fils. 4. Les Mousquetaires au couvent (1880) est une opérette du compositeur

frangais Louis Varney (1844-1908) sur un livret de Paul Ferrier et Jules Prével.

5. Aprés la création de la piéce de Viétorien Sardou (1831-1908) intitulée

Thermidor (1891), le restaurateur Maire eut l'idée d’inventer

une nouvelle recette culinaire et de Thermidor ». 6. Ms. : « l’autel du Libre Arbitre ».

l’appeler

le

«

homard

7. En donnant pour sous-titre au Soulier de satin le titre altéré d’une

farce de Moliére, Prévert tourne le drame de Claudel en dérision, tandis que la substitution du « libre arbitre » au « libre-échange » du vaudeville de Feydeau lui permet — sans nuire a un auteur qu'il aime — de se moquer de la notion théologique (voir aussi la legon du

manuscrit dans la note 6). 8. La « fille ainée de l’Eglise », c’est la France, et La Fille du régiment (1840) le titre d’un opéra-comique de Donizetti (1797-1848) dont les paroles sont de Bayard et de H. de Saint-Georges. 9. Les Infortunes de la vertu, composé par Sade a la Bastille en juin-juillet 1787, constitue le premier état de |’histoire de Jusfine, et Le Maitre de forges (1882) est un roman de Georges Ohnet (1848-1918) dont l’auteur

a tiré un drame en 1883. 10. La Greve des forgerons, poéme de Frangois Coppée (1842-1908), raconte les mésaventures d'un forgeron nommé le pére Jean. Celui-ci

1140

Spectacle

accepte, sur les instances de ses compagnons, de faire la gréve, mais au bout de quinze jours, il se retrouve sans le sou et va voir les grévistes pour leur demander de reprendre le travail. Ceux-ci, montrés par Coppée comme des ivrognes paresseux — avec un mépris qui avait de quoi irriter Prévert — refusent, et le traitent de lache. Le pére Jean provoque en une sorte de duel un des ouvriers qui l’a insulté et choisit comme arme son « lourd marteau d’enclume », avec lequel il brise le crane de son adversaire. Puis il va se livrer a la police. Il ne prononce pas les mots que lui fait dire Prévert en alexandrins (Et si Dieu a son tour lui aussi fatsait gréve / qui pourrait diStinguer le jour d’avec la nuit) ; quant a la célébre formule qui suit (« cent fois sur le métier remettez votre ouvrage ») et qui est de Boileau (L’Art poétique, chant 1; uvres completes, Bibl. de la Pléiade, p. 161), Prévert lui réglera encore son compte dans |’« Interméde » de ce Spedfacle (voir p. 378). Le jeune Prévert, qui allait souvent au théatre avec son pére, a pu voir, dans le réle du pére Jean, MounetSully, qui l'interpréta sur la scene du Théatre-Frangais de 1908 a 1913. Page 223.

Il, LES QUATRE CENTS COUPS DU DIABLE 1. Titre d'une féerie dont la musique est de Marius Baggers et le livret

de Cottens et Darlay. Prévert la vit a sa création en décembre 1905 au ChAatelet (voir « Enfance », Choses et autres, coll. Gallimard, 1972, p. 46). BRUITS

DE

« Le Point du jour »,

COULISSE

Avec ces « Bruits de coulisse », Prévert inaugure un procédé qu'il adoptera souvent par la suite : citer des individus — artistes, personnages célébres ou inconnus, amis, connaissances — qu'il aime ou qui lui déplaisent profondément. La seule citation de leurs propos ou de leurs écrits doit, selon lui, révéler le personnage, sans que souvent il soit besoin d’ajouter un commentaire. Ces citations lui permettent aussi de manifester |’importance des mots et de l’usage qui en est fait. Chacun est responsable de son langage — de ce qu'il signifie et implique. On remarquera les libertés prises avec le détail des citations : les coupures sont rarement indiquées, les références parfois erronées, les questions d’un journaliste amalgamées aux réponses de |’interviewé, un mot affublé d’une majuscule alors qu’il n’en avait pas dans |’original, etc. C’est que peut-étre, selon Prévert, ces textes ne méritent pas le respect ; c'est sans doute aussi parce qu’ils ont souvent été notés a la hate, approximativement parfois, dans le mouvement méme d'une émotion, et d’une écriture cursive difficile 4 relire. Certains semblent avoir été choisis 4 la derniére minute : les citations du R.P. Bruckberger, de Paul Guth, du R.P. Riquet sont des additions manuscrites de René Bertelé sur la daétylographie.

2. Alfred Baudrillart (1859-1942), prélat et historien francais, devint en 1907 recteur de l'Institut catholique de Paris. Nationaliste ardent, il fonda pendant la Premiére Guerre mondiale le Comité catholique de propagande frangaise a l’étranger. Ses nombreuses missions et ses voyages dans le monde entier eurent pour but de donner de la France l'image d’un pays de tradition chrétienne. Pendant la Seconde Guerre mondiale — qu'il ne vivra pas jusqu’a son terme —, il donnera sa confiance a Pétain, faisant une déclaration officielle en ce sens par le canal de l’agence Inter-France. j

Notes

II4I

3. Le Petit Parisien du 16 aotit 1914, qui avait interrogé le batonnier Chenu, Henri de Régnier et Mgr Baudrillart sur ce qu’ils pensaient de la guerre, publiait leurs réponses sous les titres « Pour la guerre de délivrance » et « Opinions et impressions ». Prévert a quelque peu tronqué sa citation de Mgr Baudrillart, sans indiquer ses coupures, mais les coups de ciseau n’altérent en rien |’esprit du texte. Voici le passage dans lequel il a puisé : « Je pense que, en dépit des sacrifices et des douleurs sur quoi il n'y a point lieu de s’étendre, — tous nous en sentons l’amertume, — ces événements sont fort heureux. / Laissez-moi vous dire que, pour mon humble part, il y a quarante ans que je les attends. J'avais douze ans lors de la guerre de 1870-71 et j’en avais pu suivre toutes les péripéties ; j’y ai pensé —, ainsi qu’a |’Alsace-Lorraine, tous les jours de ma vie d’enfant, de jeune homme et d’homme. Jamais a aucun moment et sous aucun prétexte, je n’ai donné dans l'illusion pacifiste [...]. / La France se refait et, selon moi, elle ne pouvait pas se refaire autrement que par la guerre qui la purifie et qui l’unit... »

Prévert avait déja utilisé cette citation de Mgr Baudrillart en 1932, dans la premiére version de La Bataille de Fontenoy (voir p. 1182). Page 224. 1. Les citations sont toutes extraites du premier des trois Poémes de guerre de Claudel, intitulé « Tant que vous voudrez mon général » (voir Euvre

poétique, Bibl. de la Pleiade, p. 534-535). Prévert donne successivement le 8° verset, le 10°, le 11°, une partie du 15°, le 17° et le 18°. 2. « Bienheureux les persécutés », formule tirée de I’Evangile (Matthieu, v, 10), est le titre de l'article de Maritain. La phrase citée ensuite par Prévert arrive bien aprés et mérite d’étre replacée dans son

contexte. Jacques Maritain, qui évoque les atrocités commises pendant la guerre et qui rappelle les souffrances endurées par les juifs, s’écrie : « Od était la consolation de ces innocents persécutés ? Combien d’autres sont morts tout a fait abandonnés. Ils n’ont pas donné leur vie, on leur a pris leur vie, dans les ténébres de |’horreur. Ils ont souffert sans l’avoir voulu. Ils n’ont pas su pourquoi ils mouraient. Ceux qui savent pourquoi ils meurent sont de grands privilégiés. » Philosophe frangais, défenseur du néo-thomisme, Jacques Maritain s’était lié A L’Action francaise puis avait rompu avec Maurras aprés la condamnation pontificale de 1926. 3. Le pasteur Roland de Pury fut arrété pendant la guerre par la Gestapo pour ses activités dans la résistance. En captivité, il rédigea un Journal de cellule (1943). Prévert s’amuse probablement du contraste entre

la volonté d’actualiser l’Eglise et le Christ par des identifications hardies et la persistance de la fascination pour les désignations hiérarchiques : « le Chef », « Le Roi du monde ».

Page 225. 1. Magazine de luxe, avec de nombreuses

illustrations, lancé en 1901

par Pierre Lafitte et racheté en 1916 par Hachette avec le groupe des revues et des éditions de Pierre Lafitte. Ce n’est pas sans malice que Prévert place cet extrait aprés la citation de Roland de Pury : il semble sous-entendre qu’aprés la guerre, tout le monde parait avoir résisté, Jésus comme les chiens... 2. Ce panégyrique fut prononcé par Bossuet a Paris, dans l’abbaye

de Saint-Victor, le 21 juillet 1657. Le texte de l’édition de la Bibliotheque de la Pléiade de 1961 ((Ewvres, p. 390) donne Nérons ».

« les Domitiens

et les

1142

Spettacle

3. Cette citation est 4 nouveau tirée du premier des Poémes de guerre (voir n. 1, p. 224). Prévert donne ici les deux premiers versets du poéme.

4. Toutes les éditions donnaient « 1946 ». Or, la citation est tirée du premier numéro du Cheval de Troie (juillet 1947), dont le révérend

peére Bruckberger est le fondateur. Ce dominicain, résigtant et gaulliste pendant la Deuxiéme Guerre mondiale, se fait ensuite remarquer par ses allures de mondain.

De 1948 a 1950, il est aumOnier de la Légion

étrangére et fera ensuite des séjours en Amérique de 1950 a 1958, et en Gréce de 1958 a 1961. Son estime pour Pinochet et son appel au rétablissement de la peine de mort auraient conforté Prévert dans son

antipathie pour le personnage. — Aprés la citation du R.P. Bruckberger, Prévert, dans un premier temps, avait pensé mettre une citation de Claudel : « C’est vrai, la cathédrale n’a qu’une patte, mais ¢a suffit, et l'on a parfaitement bien fait de l’empécher d’en avoir deux, car c'est trop que de deux pour avoir une cible unique » (Quadrige, 1948). Cette citation devait étre suivie de celle de Francois Mauriac (Le Figaro, 30 juin 1947); elle sera remplacée par celles de Gaston Baudoin et de Grippe- Soleil (Claude Mauriac ;voir « Références », p. 433). Page 226.

1. L’article de Gaston Baudoin est révélateur d’une tendance récurrente des communistes qui irritait fort Prévert : celle de « la main tendue » aux chrétiens. De plus, le titre de ce journal a de quoi lui déplaire, lui qui s’est éloigné en 1935 de ceux qui « ont commencé a chanter La Marseillaie » a la place fe L Internationale (voir Image et son, n° 189, décembre 1965, ou Les Nouvelles littéraires, 23 février 1967). 2. L’article, de Claude Mauriac (voir « Références », p. 433) est intégralement cité. 3. Dans un article intitulé, « 36°sous la coupole », Frangois Mauriac rend compte de l’élection d’Edouard Herriot a l'Académie francaise. Il se félicite du discours d’Herriot, qui a parlé longuement de son prédécesseur, Mgr Baudrillart, en louant le cardinal « pour ce qu'il avait eu de bon » et en condamnant en lui « ce qui lui paraissait condamnable ». Si Prévert se plait 4 donner ici ce jugement de Frangois Mauriac sur Baudrillart, c’est que la citation du prélat qui figure en téte de « Bruits de coulisse » (p. 223) dément cette assertion. Aux yeux du poéte, la vieillesse ne peut étre le « drame » de celui qui se réjouissait déja en 1914 du déclenchement de la guerre et disait attendre cet événement

depuis quarante ans...

Page 227.

1. Le texte de Paul Guth est tiré d’un article du Figaro littéraire du 3 juin 1950, et non pas du 9g juin. Intitulé « Le Spectacle du génie au

Palais

de la découverte

», l'article

rendait

compte

d’une

grande

exposition consacrée aux inventions de Pascal. 2. Bernard Fay, professeur au Collége de France au moment ou il rédigea cet article pour Le Figaro, avait fait de nombreux séjours aux Etats-Unis, ot il avait enseigné. C’est donc au spécialiste de l’histoire américaine que ce texte a di étre demandé. Favorable au régime de Vichy, il sera haut commissaire aux Affaires magonniques et administrateur de la Bibliothéque nationale sous l’Occupation. On l’accusera

d’avoir dénoncé aux Allemands des francs-magons et des partisans de Angleterre. Arrété le 19

condamné aux travaux

aout 1944, jugé le 30 novembre 1946, il sera

forcés a perpétuité.

Notes

1143

Page 228.

1. Il y a la ume coupure qui n’est pas indiquée. Le texte du Figaro donne : « [...] a constituer un musée d’antiquités indiennes, a reconstruire la cathédrale de Reims, a former une élite d’étudiants [...] ».

2. Ed. rosr et celles qui ont suivi : « I] a tant donné que nul ne sait ce qu'il a donné, a toujours été immense et strict comme lui-méme. » Nous avons rétabli, d’aprés l'article original du Figaro, le passage qui a sauté et sans lequel la phrase est incohérente.

3, En 1937.

4. Blanche-Augustine-Angéle Soyer, baronne Staffe, issue d’une famille de militaires et fille d’un colonel, débuta dans la presse vers 1874. Elle signa d’abord ses articles a La Vie pariienne du pseudonyme de « Feuille d’Otone », puis collabora, sous les signatures d’Ann Steph, de Dame Catherine, de Gabrielle d’Estrées et surtout de la Baronne Staffe, au Figaro, au Parti national, au Clairon, a La Patrie, au Journal des jeunes méres, etc. Le critique Francisque Sarcey considérait qu'elle occupait en son temps la premiére place en tant qu’« éducatrice

de la femme ». Les seuls titres de ses ouvrages laissent deviner que le type d’éducation qu’elle propageait n’était pas fait pour aider a

l'émancipation féminine : La Maitresse de maton (1892), Les Traditions

culinaires (1893), Hochets féminins (1900), Indications pratiques pour obtenir un brevet de femme chic (1907), etc. Les Usages du monde, cité ici par Prévert

date de 1889, les extraits sont tirés du chapitre intitulé « La Timidité et l’Aisance

».

Page 229. 1. L’extrait cité est emprunté au chapitre 1v de L’Auberge de l’Ange gardien, intitulé « Torchonnet ».

Page 230. 1. Prévert fait un collage du commentaire de Robert Bruyez, de ses questions, et des réponses de l’industriel. Jusqu’a d’un personnel, mais non sa production », c’est parle. Prévert a seulement supprimé les questions de « Mais attention », c’est Bruyez qui a son réponses.

« le sens artistique bien l’industriel qui de Bruyez. A partir tour commente les

2. Dans cet article, Claudel répond 4 la lettre ouverte d’une certaine Mme Janine Auscher qui lui a reproché, aprés avoir lu son dernier livre, Une Croix sur Israél, d’avoir fait du « Peuple élu un peuple d’argent ». Physiologiste francais, Alexis Carrel (1872-1944) fut attaché a l'Institut Rockefeller de New York, ot il a réalisé des expériences sur les vaisseaux sanguins, la greffe des tissus et la survie des organes, qui

lui valurent en rg12 le prix Nobel. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, il rentra en France et, avec |’appui de Pétain, poursuivit ses travaux de 1942 41944 dans le Paris occupé. Ses théories sur l’amélioration de la race blanche furent utilisées par les hitlériens. Catholique fervent, il s'est toujours plaint du triomphe du matérialisme, au mépris des réalités et des valeurs spirituelles, et dans l’ouvrage cité ici par Prévert — qui

date de 1944 —, il affirme que son expérience de chirurgien et ses études de laboratoire « lui ont permis d’apprécier a leur juste valeur certains effets curatifs de la priére ». 4. Le texte exact est : « Ou et quand prier? ».



1144

Spectacle

Page 232. 1. Aprés avoir cité a plusieurs reprises le premier des Poémes de guerre de Claudel (voir n. 1, p. 224), Prévert puise maintenant dans le troisiéme,

« Aux morts des armées de la République », avant de donner un extrait du deuxiéme,

ot Claudel évoque

le curé d’Ars (voir note

suivante).

2. Né en 1787, Jean-Marie Vianney entra au séminaire a dix-sept ans,

ne sachant pas lire. Renvoyé du séminaire de Lyon pour « incapacité intellectuelle », il fut hébergé par un curé de paroisse qui lui donna les notions de théologie et de latin dont il avait besoin. I] fut ordonné prétre en 1815 et affecté dans un petit village des Dombes : Ars. Sa vie austére, ses prédications lui valurent une grande réputation. Il mourut en 1859, et en 1925 Pie XI en fit le saint patron des curés de paroisse de France.

3. Ed. 1951 : « Joffre ». Seules les éditions du Livre de Poche et de Folio donnent Foch (comme dans I'article original du Figaro littéraire). Nous corrigeons. 4. Il n'y avait pas de majuscule 4 ce mot dans l'article du Figaro littératre.

Page 233. 1. Jean Mauclére

venait en effet de publier une vie du maréchal

intitulée Lyautey, prince lorrain (éditions Spes).

2. Poémes et paroles durant la guerre de trente ans, recueil publié en 1945 d’ou

Prévert

a pu

tirer ses citations

de Claudel,

contient

a la fois

« Paroles au maréchal Pétain » et une « Ode au général de Gaulle ». D'abord favorable, comme en témoigne son Journal — a la date du 6 juillet 1940 — 4 certains aspects de la « Révolution nationale », « espérance d’étre délivré du suffrage universel et du parlementarisme : ainsi que de la domination méchante et imbécile des instituteurs qui lors de la derniére guerre se sont couverts de honte », Claudel affirme,

a la fin de 1941, sa solidarité avec les juifs persécutés et, au moment des obséques du cardinal Baudrillart (voir n. 2, p. 223), prend ses distances avec la Collaboration, au moins dans son Journal (voir Journal,

Bibl. de la Pléiade, t. II, respectivement p. 321, 400-401, 413-414). Page 234. 1. C’est dans ce numéro de la revue Commerce que fut publié le texte qui ouvre Paroles : « Tentative de description d’un diner de tétes a Paris-France ». Voir n. I, p. 3. Ill. SA REPRESENTATION

D'ADIEU

Ce texte a été abondamment corrigé par Prévert sur les premiéres épreuves et présente donc de nombreuses différences par rapport 4 la dactylographie ow il était intitulé : « Et le Dieu du prologue fait sa représentation d’Adieu ».

2. Daétyl. : « sordide », remplacé par « placide » sur les premiéres épreuves.

Page 23). 1. Dadyl. :

le poussiéreux décor mental et des couteaux tirés plantés sur les charniers « Et des couteaux tirés » est barré sur les premiéres épreuves.

Notes

145

2, Prévert imagine-t-il Dieu sous les apparences de Francois Mauriac ?

3. Dattyl. : sans méme loucher CHCUR DES SPECTATEURS ENTHOUSIASMES Ah! nous sommes bien des pantins dont il tire les ficelles...

Et tous les spectateurs... Le texte du choeur supprimé (biffé sur les premiéres épreuves) figure dans la premiére intervention des spectateurs au deuxiéme tableau de « La Transcendance

» (p. 221).

4. Le fakir Tarah (ou Tahra) Bey, célébre a l’époque, se produisait dans les cirques parisiens (voir Henry Thétard, La Merveilleuse Histoire du cirque, Julliard, 1978).

Page 236. 1. Dathl. : a la Gloire du Seigneur... Demandez le programme demandez le programme avec le portrait de l’auteur des acteurs des vérificateurs et des versificateurs... Le fils étant fatigue... Prévert a biffé sur les premiéres épreuves le passage qui ne figure

pas

dans

l’édition

« versificateurs...

(de

«

Demandez

le programme

»

jusqu’a

»).

2. Allusion parodique a la légende selon laquelle une femme juive, Véronique, essuya le visage de Jésus montant au calvaire avec un voile qui conserva les traits de la Sainte Face du Christ. 3. Voir Paroles, « La Gloire

», n. 1, p. 139.

4. Ces commandements interdisent les convoitises et voluptés de la chair : « L’impureté ne commettras / De corps ni de consentement », dit le sixieme, « Désirs mauvais repousseras / Pour garder ton coeur chastement

», dit le neuviéme.

Page 237. 1. Daétyl. : raccrochent /p. 236, avant-derniére ligne] ceintures et bretelles la sonnette de l’entracte se tait Grand malaise c'est la sonnette de |’entracte de contrition le silence augmente et l’on n’entend rien d’autre que le bruit qui dit la sonnette est cassée...

Et ce bruit continue a courir La séance continue

personne ne pourra sortir pas méme pour pisser

Un grand Régisseur arrive Sur les premiéres épreuves, Prévert corrige « la sonnette de l’en-

tracte / se tait » en « la sonnette de l’entracte se met a sonner » et biffe huit lignes (de « le silence augmente

» a « pas méme pour pisser » ).

1146

Spectacle

2. La contrepéterie permet a Prévert un double jeu de mots, car si « Soupillon » ne signifie rien, le mot « gabre » sert a désigner, en langage vulgaire, une perdrix mile. Page 238. 1. Dahl. : Le rideau tombe mais on n’entend toujours pas le bruit rassurant de la sonnette de |’entracte

Le Grand Régisseur revient agitant un drapeau bicolore bleu et blanc pour préciser LE REGISSEUR Hélas

la sonnette de |’entracte n'est pas la sceur de la sonnette du réve

Il poursuit : Enfin, pour passer le temps, je céde la place et la parole 4 l’horloge parlante. Et l’horloge parlante se fait entendre et les spectateurs dans un trés touchant ensemble n’arrétent pas, pendant qu’elle parle, de mettre leur montre 4a l’heure. LE GRAND REGISSEUR A la bonne heure!

Il est trés applaudi Soudain On entend une sonnerie Tout le monde se léve les yeux vers la sortie

Mais c’est une sonnerie de cloches et tout le monde se rassoit

Simple musique de scéne Le Grand Régisseur revient et imperturbablement annonce que le spectacle continue. LE REGISSEUR Et maintenant Mesdames

et Messieurs...

Prévert a biffé sur les premiéres épreuves tout le passage qui ne figure pas dans |’édition (de « mais on n’entend toujours pas » a « annonce que le spectacle continue »). 2. Dattyl. : « et petits couplets édifiants. / [Il s’incline une nouvelle fois et annonce le titre : iffé] / L'EMASCULBE CONCEPTION »>. 3. Fin du texte dans dattyl. aprés « cependant qu’on entend |’orchestre qui attaque » : Froufrous et flons flons Le rideau n’arréte pas de se baisser et de se relever sans qu’aucun décor soit planté Une foule d’acteurs et d’a¢trices apparaissent en scéne

et immobiles et costumés en impeccables grenouilles de cathédrale en authentiques punaises de bénitiers chantent et crient

Notes

1147

Bravo!

Et le Spectacle continue... Sur les premiéres épreuves, Prévert a biffé trois lignes (de « immobiles et costumés

» jusqu’A « Bravo!

»), La fin du texte, telle qu'elle se

présente dans lédition, a di probablement étre reportée sur le jeu des deuxiémes épreuves, qui a servi a l'impression. Page 239.

1, Rappelons que cette célébre formule de Nietzsche se trouve dans Atnsi parlait Zarathoustra.

2. Prévert fait allusion a La Charrette fantéme (1920), film réalisé

par Victor SjéstrSm, ainsi qu’a la nouvelle de Mérimée intitulée Le Carrosse du Saint Sacrement (1830) : l'auteur en fit, en 1850, une adaptation pour le théatre et l'intrigue inspira aussi les livrets de deux opéras

(musiques de G. Berners en 1924 et de H. Busser en 1948), puis encore — mais aprés Specfacle —

le film de Renoir intitulé Le Carrosse

d'or (1952).

3. Voir Des bétes..., no 1, p. 183.

Page 240.

LA COULBUR LOCALE 1. L’oiseau

paradis, encore

appelé « paradisier », est un genre d’oiseaux passereaux de la Nouvelle-Guinée. Ce que Prévert appelle son « rire éclatant », ce sont les cris, jugés plutét discordants, qu'il pousse en faisant la roue devant les femelles.

Page 241. Tees

et je peux bien lui faire cadeau de cela hein ! qu’est-ce que cela peut faire et puis peut-étre que ¢a lui plait. a. (Ms. : et elle s'y trouve bien /», 39/ et le paysage aussi la trouve bien il aime bien cette fille la alors il lui fait de l’ombre et puis du soleil dans la mesure de ses moyens et elle reste la dans ce paysage la

et moi aussi je reste la dans ce paysage la prés de cette fille la a cété de nous il y a un chien et un chat et un cheval BTBIGNEZ

LES LUMIBRES

Ce texte a été mis en musique par Jo Warheld (voir la notule de « C'est l'amour qui m’a faite », Hivfoires et d'autres bistoires,

Pp. 1436). 3. C’est lune.

ainsi

que

l’on

appelait

les habitants

supposés

de

la

1148

Spectacle

Page 242.

LIMEHOUSE « Limehouse » a été publié pour la premiére fois en mai 1951 dans le numéro 3 de Neuf, « revue de la Maison de la médecine ». Contrairement a ce que laissait entendre le sous-titre, les préoccupations de la revue étaient surtout d’ordre littéraire. Au sommaire de ce numéro figuraient notamment Rabelais, Blaise Cendrars, Dostoievski, Victor Hugo, Lamartine, Montesquieu... Le texte de Prévert, accompagné d’un de ses collages, était dédié a Paul Gilson (1904-1963), cinéaste, écrivain,

journaligte, homme

de radio, qui fut direéteur des services artistiques

“de la R.T.F. de 1946 jusqu’a sa mort. Un de ses livres, intitulé Merveilleux,

consacre a la capitale anglaise un chapitre, « London Parade », dont un des sous-titres est « Limehouse ». Prévert en citera un extrait dans Charmes de Londres (p. 520).

Le collage avait pour fond le parlement de Londres, et des lumiéres se reflétaient dans la Tamise. En premier plan apparaissaient deux personnages inquiétants, habillés en bouchers. Un couteau de cuisine a la main,

personnage simiesque.

ils levaient

qui

chacun

ressemblait

un

bras pour

a une

statue,

décapiter

avec

une

un

téte

troisiéme

un

peu

1. « Et moi j’en ai bu avec eux », qui ne figurait pas sur la dactylographie, a été ajouté par Prévert sur les premiéres épreuves. Page 243.

1. Dattyl. : « Nous avons bu tous ensemble ». 2. « en souriant » ne figurait pas sur la dactylographie. . « La Tamise ressemblait au Rhéne » ne figurait pas sur dactylographie.

la

LE BALAYEUR

Ce ballet fut créé le 14 juin 1956 a Enghien. La musique était de Louis Bessiéres, la chorégraphie de Maurice Béjart, le décor et les costumes de Desvilles. M.-C. Carrié, M. Sparemblek et Maurice Béjart en étaient les interprétes. Au méme programme, on donnait Tanit d’Ohana et Le Parfum de la dame en rouge de Calvi. Page 247.

LA TOUR Une fois encore, Prévert se divertit au détriment de Pascal. La danse étant une des principales distractions condamnées par l’auteur des Pensées, ce n'est pas sans malice que le poéte sous-titre son texte « ballet » (voir le « Programme », p. 213). Le titre est une allusion humoristique 4 un célébre passage des Pensées : « [...] nous briélons de désir de trouver une assiette ferme, et une derniére base constante pour y édifier une tour qui s’éléve a |’infini, mais tout notre fondement craque,

et la terre s’ouvre

jusqu’aux

abimes

» (Br., 161; L.G., 185).

C’est peut-étre la raison pour laquelle la tour évoquée ici est la tour penchée de Pise... Prévert raille et fustige souvent Pascal, en connaissance de cause : il l’a lu trés attentivement, comme en témoigne l’exemplaire des Pensées qui figure dans sa bibliothéque de la cité Véron, exemplaire dont les pages sont abondamment cornées et maints passages soulignés. La dac¢tylographie intitulait ce texte « La Tour

Notes

1149

ou le Tour des cartes » (que l’on pouvait entendre « Descartes »). Descartes et Pascal, qui ont privilégié la pensée au détriment du corps, se prétent tous deux a l’identification avec le philosophe du texte. 1. Le philosophe qui trébuche et tombe dans le gouffre est celui qui, selon l’auteur des Pensées, est victime de la force de l’imagination : « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa stireté, son imagination prévaudra

» (Br., 82; L.G., 41).

2. Pascal préfére sans doute ceux qui croient avec certitude en Dieu a ceux qui acceptent son « pari » et admettent seulement |’existence divine comme une éventualité. Mais Prévert ironise, bien sir, car Pascal

est le fondateur probabilités.

de ce que

|’on appellera

plus tard

le calcul

des

Page 248. 1.

Pascal,

aprés

une

période

mondaine

(1651-1654),

critiqua

le

« divertissement », c’est-a-dire tout ce qui fait pour Prévert le bonheur de la vie, et en particulier |’amour et l’humour, et il proclama : « Toute notre dignité consiste [...] en la pensée

» (Br., 347 ; L.G., 186).

Page 253. 1. Vers la fin de 1640, Pascal aborda le difficile probleme de la mécanisation du calcul. Il put enfin, en 1645, offrir au chancelier Séguier une machine au fonétionnement corre¢t, et en 1649 il obtint par privilége royal le bénéfice exclusif de sa fabrication et de sa vente (voir, p. 227, la version de l’invention donnée par Paul Guth). Prévert fait aussi allusion a une remarque du Figaro de Beaumarchais : « Le désespoir m’allait saisir; on pense 4 moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui |’obtint » (Le Mariage

de Figaro, acte V, sc. 11;

CGuvres,

Bibl.

de la Pléiade,

Pp. 470). Page 254. 1. Voir Paroles, n. 13, p. 84.

Page 25).

1. Le « Je pense donc je suis » du Discours de la méthode de Descartes prélude a la démonstration de l’existence de Dieu. L’ame, « substance

dont toute l’essence ou la nature n'est que de penser » (Discours de la méthode, IV* partie; (Euvres et lettres, Bibl. de la Pléiade, p. 148) est distinéte du corps. Page 256. 1. Voir Paroles,

« La Brouette ou les Grandes Inventions

», p. 109,

et la notule, p. 1072. Page 257. CONFERENCE PAR UN CONFERENCIER

La daétylographie du texte donnait comme sous-titre, entre parenthéses, « Conférence autobiographique et non contradi¢toire », qui n’a été conservé que dans le « Programme » (voir p. 213).

1. Comme

le poivre et les bagnards.

“se

1150

Spectacle

2. C'est en réalité en 1870 qu’a Saint-Guénolé, une lame de fond enleva la famille du préfet du Finistére, sur un rocher appelé depuis « le rocher des victimes ». Le 12 septembre ne tombait un mardi ni en 1870 ni en

1912 ni en 1932, mais en 1916 : serait-ce le jour ot Prévert faillit mourir noyé (voir la Chronologie, p. xu-x1) ? Page 258.

1. La vieille cité d’Ys, comme le malheureux préfet du Finistére et sa famille (voir n. 2, p. 257), aurait été emportée par les flots, au iv“ ou au y* siécle. Est-ce l’effet réchauffant du Gulf Stream qui fait fusionner dans le texte le nom de cette légendaire ville bretonne avec l’ile méditerranéenne d'If?L’abbé Faria, personnage du Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, rencontre dans la prison du chateau d’If Edmond

Dantés, 4 qui il légue des richesses fabuleuses enfouies dans l'ile de Monte-Cristo. Signalons qu’en 1926 Prévert, lors d’une visite a If, se glissa dans un cachot et se fit la téte de l’abbé Faria, au grand effroi des touristes. 2. Le texte de dadtyl. était plus succinct : Visité Is... [6° ligne de la page], (ici description de I’ile)

Energie démarrée (ici explication du phénoméne) Plusieurs fois porté en triomphe dans plusieurs localités différentes pour actions d’éclat prouesses équestres performances nautiques et ainsi de suite (ici description d’ainsi de suite)

Prix d’excellence 3. Voir Grand bal du printemps, n. 2, p. 447. 4. Le boulevard Arago longe le cété nord de la prison de la Santé.

Page 259. 1. Certains constituants de |’appareil auditif pourraient étre associés a Vulcain, dieu des forges, puisque l’oreille moyenne est traversée par une chaine d’osselets composée du marteau et de l’enclume, qui forment un bloc saillant transmettant les mouvements du tympan 4 l’étrier. Celui-ci agit ala maniére d’un piston sur la fenétre ovale ouverte dans le labyrinthe et, par la, communique les vibrations sonores 4a |’oreille interne.

2. Aprés ce vers la da¢tylographie donne cette fin : pendant le temps record de Vingt-huit jours VINGT HUIT JOURS : ancienne période militaire, calendrier menstruel des femmes canons de I’Ecole d'Artillerie de Fontainebleau Spécialité d’Adieux historiques avec larme a |’ceil, l’arme a la bretelle et repos et voyage a I'Ile d’Elbe aux frais de la Princesse déguisée en cocher. (Ceci n'est qu'un trés bref résumé du début de cette conférence.) 3. Le 11 avril 1814, Napoléon signa a Fontainebleau son abdication et le 20 avril, avant de partir pour l’ile d’Elbe, il fit ses adieux a sa garde. Cette scéne a été immortalisée par le peintre Horace Vernet (1758-1835) dans un tableau demeuré célébre : Adieux de Napoléon a la garde impériale. 4. Allusion au mot de Cambronne préparée par le calembour « Water l'eau » (pour Waterloo).

Notes LE RETOUR

A LA

LISI MAISON

5. Dall. : « con », corrigé sur épreuves en « bon ». 6. Prévert parodie le célébre sonnet xxx1 des Regrets de Du Bellay : « Heureux qui, comme Ulysse... » (Poétes du xvi° siécle, Bibl. de la

Pléiade, p. 458.) 7. Je sais tout était un magazine encyclopédique illustré lancé par Pierre Lafitte en février 1935, puis racheté avec le groupe de revues et les éditions de Pierre Lafitte par la maison Hachette.

Page 260. 1. Daétyl, : « Vous avez pris en mon

absence le monde 4 la légére,

[il s’agit maintenant de le prendre 4 la lourde

iffé]. D’abord

».

Page 261. LE FILS DU GRAND RESEAU

1. Daélyl. donnait comme

titre : « Le Pére du grand réseau ». Sur

les épreuves, Prévert a remplacé « Pére » par « Fils ». 2. Dadtyl. : A ce qu'il parait Je suis né comme ga un soir ot on ne m’attendait pas 3. Selon le Trésor de la langue francaise, ce mot, aujourd’hui vieilli, désignait un chapeau haut de forme en soie noire trés brillante, sur le fond duquel on distinguait huit reflets.

Page 263. 1. Fin du poéme dans daétyl. : mais il descendit a contre-voie il fut écrasé par l’armoire a glace

de 10 h 30... Funeste erreur d’aiguillage et méme peut-étre Dieu seul le sait Sabotage Enfin paix a ses cendres Il fut emmené dans un lointain cimetiére couché dans un tender tendu de tricolore [et il y eut la musique militaire avec des tambours voilés. add. ms.] Sur les premiéres épreuves, Prévert a biffé plusieurs lignes (de « de

10h30 » a « Sabotage »). Page 264.

CAS DE CONSCIENCE Il existe de ce texte une courte ébauche dactylographiée sous la forme d'un « 2° acte ». La da¢tylographie, destinée a l'imprimeur, sous-titrait le texte : « Piéce psychologique ». Page 266,

1. La finissaient la da¢tylographie et les premiéres épreuves. celles-ci, Prévert a ajouté de sa main les lignes suivantes : Et le ciel le protége

Sur

il ne l’assassine pas Fin heureuse.

2. Curieux « a¢te manqué

» que cet acte qui n’a pas été commis !

Visiblement, Prévert s’amuse de la psychanalyse et prend au pied de

152

Speiaae

la lettre « l’'aéte manqué » freudien, qui, en fait, se réalise mais parait absurde car il échappe au contrdle du sujet en butte a un désir inconscient. EN MEMOIRE

Page 267. 1. La dactylographie s’arréte la. Le reste du texte y figure sous la forme d'une addition manuscrite. Page 268. RUE

DE

RIVOLI

La dactylographie donnait comme titre 4 ce texte

« Documentaire »,

titre biffé et remplacé par « Rue de Rivoli » (del’écriture de René Bertelé).

Page 269, 1. Dathyl. : « d’ou l’on sort Officier de paix. / Amen. a été biffé sur épreuves.

» « Amen

»

Page 270.

LE MYTHE DES SOUS-OFFS C’est peut-étre plus encore a la technique de la surimpression qu’a celle du collage que Prévert emprunte ici, identifiant un brigadier de comédie a des héros de la mythologie : Pandore, Hercule, Sisyphe, auxquels se superpose encore l’ogre du Petit Poucet de Perrault. Les Danaides ont l’apparence de bourgeoises de vaudeville, « dames aisées » et « avides », et le chatiment répétitif de ces monstrueuses dames, qui tuérent leurs maris au cours de leur nuit de noces, est implicitement rapproché du sort de Sisyphe, condamné 4 rouler un rocher au sommet d’une montagne et a le voir irrémédiablement retomber. Prévert joue en effet des rapports qu’entretiennent ces mythes. La boite de Pandore, comme la tunique de Nessus, sont des objets maléfiques ; la premiére contient tous les malheurs du monde, la seconde, endossée par Hercule, le consume, au point qu’il va se brdler sur |’Etna pour abréger ses souffrances : les montagnes ne réussissent pas aux héros.

Le texte est trés évidemment une parodie dont Prévert se démarque trés nettement mythologie, le parti des dieux, mais il ne l'homme. Ici, c’est la nature qui l’emporte, humains,

merveilleuse

du Mythe de Sisyphe de Camus, : il ne prend pas, comme la prend pas non plus celui de débarrassée des dieux et des

en toute simplicité.

1. Un « pandore » désigne familiérement un gendarme (d’un type popularisé par le chansonnier Nadaud). L’allusion a la Pandore de la mythologie et a sa boite est donc amenée par l’homonymie. Fabriquée avec de la terre par Héphaistos, Pandore est l’Eve des Grecs. Pour se venger de Prométhée qui lui a dérobé le feu du Ciel, Zeus envoie a celui-ci Pandore comme €pouse, avec l’intention de se venger. Méfiant, Prométhée la refuse mais son frére Epiméthée accepte de recevoir celle qui apporte avec elle une boite mystérieuse. Or, le coffret contient tous les maux, qui se dispersent a travers le monde. Seule |’espérance restera au fond. Page 271. 1. Parodie d’une phrase du Mythe de Sisyphe : « Dans l’univers soudain rendu a son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre

Notes s'élévent

» (Camus,

1153

Esyais, Bibl. de la Pléiade, p. 197). Le « mille et

trois » du texte est une allusion humoristique aux « mille e tre » conquétes espagnoles du don Giovanni de Mozart et Da Ponte. LA GUERRE

2. « etadeéfiler » a été ajouté par Prévert sur les premiéres épreuves. Page 272.

BRANLE-BAS DE COMBAT

Ce texte fut publié en mars 1937 dans les numéros 1 et 2 de la revue Cinématographe (dirigée par Henri Langlois et Georges Franju). La premiére partie y était sous-titrée « Scénario pour Marcel L'Herbier ».

L'Herbier (1890-1979) s’était d’abord lancé dans un cinéma d’avantgarde, mais, aprés l'’échec de son adaptation de L ‘Argent de Zola, il s’était orienté vers un cinéma commercial avec décors marins et militaires, scénes de cocufiages et de jalousie (Veille d'armes, 1935, Forfaiture, 1937),

que Prévert s'amuse ici 4 parodier. La deuxiéme partie était sous-titrée

« Scénario pour Raymond Bernard ». Ce n'est point l'auteur du Miracle

des loups (1924) et de la premiére version parlante des Misérables (1933) qui est visé en Raymond Bernard, mais plut6t, comme l’indiquait une note ironique de Prévert dans le numéro 2 de la revue, celui de films comme Marthe Richard (1937), ot Edwige Feuillére, en espionne, sacrifie sa vertu sur l’autel de la Patrie : « Nous avions d’abord pressenti M. Marcel L’Herbier pour la réalisation de notre film. Depuis, ayant été voir Marthe Richard, il nous a semblé que M. Raymond

était momentanément plus qualifié...

Bernard

» En téte de cette deuxiéme partie

figurait un « résumé des scénes précédentes

»

« A la suite d'une douloureuse et pathétique scéne et cornélienne et maritime, |’Amiral Grattier du Tendon s'est jeté a la mer en présence de son fils le Lieutenant Stanislas Grattier du Tendon et de Marie-Thérése X..., une dame du meilleur monde et qui attend un

bébé. «... Profitant de l’affolement causé par ce suicide, un mystérieux marin au regard fuyant et qui parle le frangais avec un dréle d’accent, assomme Stanislas Grattier du Tendon. «... Quelques instants plus tard, le radiotélégraphiste regoit un message bouleversant. La guerre est déclarée! » « Branle-bas de combat » a été joué pour la premiére fois en décembre 1949 sur la scéne de La Rose rouge! dans un spectacle d'Y ves Robert consacré a Prévert et intitulé Entrées et sorties et ainst de suite.

Page 276. 1. Parodie d'une chanson burlesque de Théodore d’Edmond Lhuillier, La Ménagerie (1868) : Cet animal est tres méchant, Quand on l’attaque il se défend.

P. K., musique

Page 279. 1. Ville

natale

de Jourdan

(1762-1833),

major général

de l’armée

francaise en Espagne de 1808 a 1814, gouverneur des Invalides sous Louis-Philippe ; et de Bugeaud (1784-1849), organisateur de la conquéte de l’Algérie et vainqueur des Marocains sur I'Isly en 1844. Tous deux étaient maréchaux de France. 1. Ecnon en 1950 comme il est dit en « Références » de l’édition originale (voir p. 433).

154

Spectacle

Page 281.

1. Port-Arthur, ville forte de la Chine, fut d’abord prise aux Chinois par les Japonais en 1895, rendue a la Chine et cédée en bail aux Russes, puis a nouveau prise par les Japonais en 1905 pendant la guerre russo-japonaise.

La ville sera rendue aux Russes en 1945, puis aux Chinois en 1954. Page 283.

1. Sur l’enregistrement qu’il a fait de ce sketch, Prévert dit: « Il en manque deux ». 2. « Et ils ont laissé le rouge pour nous porter malheur » ne figure ni dans Cinématographe ni sur la dactylographie destinée a |’impression et a probablement été ajouté sur les secondes épreuves. THEOLOGALES

Publié dans le numéro 6 de La Rue' le 12 juillet ar « Théologales » y était sous-titré « Saynétes pour patronage » (biffé par Prévert sur les épreuves de Spectacle, mais conservé sur le « Programme »). Maurice Henry recopia le texte a la main et l’envoyaa René Bertelé pour le recueil.

Page 285. 1. La Rue:

« (Et il le fait comme

2. Voir n. 4, p. ey

il le dit). Le rideau tombe

».

3. La Rue: « L’abbé, s’adressant [6° ligne de la page] a des petits enfants de huit a dix ans: / Et si vous mourez en état de péché mortel ». Page 286.

1. Dans La Rue, un « Epilogue » (biffé par Prévert sur les premiéres épreuves) tenait lieu de section wv : CH@UR CELESTE Vive la bombe atomique

et le goupillon ! Et recevez la bénédiction de MP XII Avec un bon coup de droit canon. Le rideau tombait en v.

Page 287. POUR RIRE EN SOCIBTE

Constatant la hargne des critiques dont Prévert fut l’objet aprés la sortie de Spetlacle, Jacques Dubois commentait ainsi « Pour rire en société » : « Le Beau Monde a mordu Jacques Prévert un peu plus qu'il ne le dit, car on ne joue pas ce jeu-la impunément’. » 1. L’expression populaire « se faire une pinte de bon sang » signifie « se réjouir fort ». LE

FIL DE

LA SOIE

Ce texte date probablement de 1950, comme graphie, ot il était sous-titré « Documentaire

l'indiquait la da¢tylo-

». Sous-titre et date ont

été biffés par Prévert sur les premiéres épreuves (mais le sous-titre est resté sur le « Programme

»).

1. Voir dans Paroles, la notule de « Chanson dans le sang », p. 1045. 2. Les Lettres francaises, 18 octobre 1951.

Notes

1155

2. Les Chinois passent en effet pour étre les premiers a avoir élevé le ver a soie afin de tirer parti de son travail. Ce ver donne un papillon nommé « bombyx du mirier ». Page 288.

1. Voir Hiftoires et d'autres biftoires, p. 880 et n. 2. 2. Olivier

de Serres

(1539-1619),

diacre

protestant

de

l’église

de

Berg, fit de son domaine du Pradel une exploitation modéle. Ses trois grands ouvrages d’agronomie, publiés de 1599 a 1603, sont Cueillette de la soye par la nourriture des vers qui la fond [sic], Le Théatre d’agriculture des champs et La Seconde Richesse du méarier blanc.

Page 289. Le ballet des petits pains est ume des scénes de La Ruée vers l’or (1925). Charlot a invité réveillonner, mais elle ne vient pas; il s’endort auprés de lui. Pour la divertir, il a préparé une deux petits pains dans une fourchette et les fait

les plus célébres

celle qu’il aime a et réve qu'elle est surprise : il pique valser comme s’ils

étaient les pieds d’une danseuse. Mais « la danse de la faim » fait plut6t référence 4 la premiére partie du film, ot Charlot, aprés avoir affronté une tempéte de neige, se retrouve dans une cabane isolée, d’abord avec un homme recherché par la justice, puis avec le gros Jim. Il est terrassé par la faim au point de se nourrir d’une bougie, qu’il déguste comme si c’était une saucisse, puis d’un godillot

et de ses lacets, qu'il mange comme si c’étaient un steack et des spaghetti. Jim, a qui la faim donne des hallucinations, prend plusieurs fois Charlot pour un poulet et tente de le tuer. Page 290.

EN FAMILLE

Ce sketch fut créé en octobre 1947 4 La Rose rouge dans une mise en scene de Michel de Ré. Page 293.

1. Ed. royr fondait les propos de la mére avec ceux du fils : « LE Fits / Assieds-toi... (il avance une chaise que l’autre évidemment ne voit pas). Evidemment... (Profond soupir. La mére entre, alerte et réjouie). Ca y est... » Nous corrigeons d’aprés l’enregistrement que Prévert fit luicméme du texte.

Page 294. FASTES

1. Prévert utilise bien sir le mot « greffier » dans son sens argotique de « chat », et le « cataire » qui est offert 4 ce « greffier persan » est une plante des décombres appelée aussi « herbe-aux-chats » parce qu’elle attire ces animaux. 2. Mot d’argot qui signifie « lit ».

3. « Dire », « raconter », en argot. 4. Allusion aux paroles de Jésus : « Rendez qui est a César, 21).

et

a Dieu

ce qui est a Dieu

donc a César ce »

(Matthieu,

xxn,

1154

Spectacle

Page 281.

1. Port-Arthur, ville forte de la Chine, fut d’abord prise aux Chinois par les Japonais en 1895, rendue a la Chine et cédée en bail aux Russes, puis a nouveau prise par les Japonais en 1905 pendant la guerre russo-japonaise.

La ville sera rendue aux Russes en 1945, puis aux Chinois en 1954. Page 283.

1. Sur l’enregistrement qu’il a fait de ce sketch, Prévert dit: « Il en manque deux ». 2. « Et ils ont laissé le rouge pour nous porter malheur » ne figure ni dans Cinématographe ni sur la dactylographie destinée 4 |’impression et a probablement été ajouté sur les secondes épreuves. THEOLOGALES

Publié dans le numéro 6 de La Rue' le 12 juillet 1946, « Théologales » y était sous-titré « Saynétes pour patronage » (biffé par Prévert sur les épreuves de Spectacle, mais conservé sur le « Programme »). Maurice Henry recopia le texte a la main et l’envoyaa René Bertelé pour le recueil. Page 285. 1. La Rue:

« (Et il le fait comme

il le dit). Le rideau tombe

».

2. Voir n. 4, p. 3. La Rue: « L’abbé, s’adressant [6° ligne de la page] a des petits enfants de bhuit a dix ans: / Et si vous mourez en état de péché mortel ». Page 286. 1. Dans La Rue, un « Epilogue » (biffé par Prévert sur les premiéres épreuves) tenait lieu de section wv : CHGUR CELESTE

Vive la bombe atomique et le goupillon !

Et recevez la bénédiction de MP XII Avec un bon coup de droit canon.

Le rideau tombait en v.

Page 287. POUR RIRE EN SOCIETE

Constatant la hargne des critiques dont Prévert fut l’objet aprés la sortie de Spectacle, Jacques Dubois commentait ainsi « Pour rire en société » : « Le Beau Monde a mordu Jacques Prévert un peu plus qu'il ne le dit, car on ne joue pas ce jeu-la impunément’. »

1. L’expression populaire « se faire une pinte de bon sang » signifie « se réjouir fort ». LE FIL DE

LA SOIE

Ce texte date probablement de 1950, comme graphie, ot il était sous-titré « Documentaire

|’indiquait la da¢tylo-

». Sous-titre et date ont

été biffés par Prévert sur les premiéres épreuves (mais le sous-titre est resté sur le « Programme

»)).

1. Voir dans Paroles, la notule de « Chanson

2. Les Lettres frangaises, 18 octobre 1951.

dans le sang

», p. 1045.

Notes

1155

2. Les Chinois passent en effet pour étre les premiers 4 avoir élevé le ver a soie afin de tirer parti de son travail. Ce ver donne un papillon nommé « bombyx du mirier ». Page 288,

1. Voir Histotres et d'autres histotres, p. 880 et n. 2. 2. Olivier

de Serres

(1539-1619),

diacre

protestant

de

l’église

de

Berg, fit de son domaine du Pradel une exploitation modéle. Ses trois grands ouvrages d’agronomie, publiés de 1599 4 1603, sont Cueillette de la soye par la nourriture des vers qui la fond [sic], Le Théatre d’agriculture des champs et La Seconde Richesse du mérier blanc. Page 289. 1. Le ballet des petits pains est une des scénes les plus célébres de La Ruée vers lor (1925). Charlot a invité celle qu'il aime a réveillonner, mais elle ne vient pas; il s’endort et réve qu'elle est auprés de lui. Pour la divertir, il a préparé une surprise : il pique deux petits pains dans une fourchette et les fait valser comme s’ils étaient les pieds d’une danseuse. Mais « la danse de la faim »

fait plutét référence a la premiére partie du film, ot Charlot, aprés avoir affronté une tempéte de neige, se retrouve dans une cabane isolée, d’abord avec un homme recherché par la justice, puis avec le gros Jim. Il est terrassé par la faim au point de se nourrir d’une bougie, qu’il déguste comme si c’était une saucisse, puis d’un godillot et de ses lacets, qu'il mange comme si c’étaient un steack et des spaghetti. Jim, a qui la faim donne des hallucinations, prend plusieurs fois Charlot pour un poulet et tente de le tuer.

Page 290.

EN FAMILLE Ce sketch fut créé en octobre 1947 a La Rose rouge dans une mise en scene de Michel de Ré. Page 293.

1. Ed. 1951 fondait les propos de la mére avec ceux du fils : « Le Fits / Assieds-toi... (il avance une chaise que l'autre évidemment ne voit pas). Evidemment... (Profond soupir. La mére entre, alerte et réjouie). Ca y est... » Nous corrigeons d’aprés l’enregistrement que Prévert fit lui-méme du texte.

Page 294. FASTES

1. Prévert utilise bien sir le mot « greffier » dans son sens argotique

de « chat », et le « cataire » qui est offert a ce « greffier persan » est une plante des décombres appelée aussi « herbe-aux-chats » parce qu'elle attire ces animaux.

2. Mot d’argot qui signifie « lit ». 3. « Dire

4. Allusion

», « raconter

», en argot.

aux paroles de Jésus : «

qui est a César, 21).

et

a Dieu

ce

Rendez

qui est 4 Dieu

donc a César ce »

(Matthieu,

xxn,

1158

Spectacle

« Les saillies, toujours savoureuses, passent par-dessus la téte de l'ouvrier-spectateur. Mais le prolétariat du brevet élémentaire se régale. Et si ce spectacle qui n'est fait que pour lui (en dépit de quelques charges bouffonnes parfois trop exploitées dans ce cadre) contribue 4a |’attirer a nous,

il n’aura pas été vain.

»

»

Pour celui qui signa du pseudonyme de Prosper l'article de L’Echo

de Paris du 14 mars 1933intitulé « C’est la vie. Esprits “avancés” », l’enjeu était tout autre. Il s’agissait de désamorcer ce qu'il semblait bien considérer comme un appel a la révolution en ridiculisant non seulement le texte mais le public qui l’avait chaleureusement applaudi : « Monsieur a mis un feutre mou et son pardessus le plus fatigué ; Madame a déposé dans un tiroir sa broche en diamants et son collier en perles. Ils ont laissé au garage la limousine 30 CV et c’est en taxi quils sont allés rue Cadet!. La salle est comble. Des ouvriers endimanchés avec leur petite famille, des intellectuels 4 lunettes et a barbe et nos bons bourgeois amateurs de spectacles “d’avant-garde”. [...] « La piéce s’appelait La Bataille de Fontenoy. Il n'y était question du maréchal de Saxe, ni du comte d’Hauteroche, ni de Louis XV’, ni du duc de Cumberland, mais de M. Poincaré, de M. Herriot, des juges, des prétres, des généraux, des banquiers, et autres personnages

représentatifs de l’'infame société capitaliste. « Pendant plus d’une heure, les spectateurs écouteérent les plaisanteries les plus abominables contre la Patrie, la religion, la famille, contre les héros et les victimes de guerre. [...] « Puis vint un second tableau ov |’on vit des communistes, habillés

en soldats rouges, déclarer que la révolution était proche, qu’ils iraient prendre leurs armes dans les arsenaux et qu’ils sauraient s’en servit pour massacrer tous les tenants du régime actuel’. « [...] devant tant de criminelle sottise, on en arriverait, presque, 4 souhaiter une révolution, rien que pour voir la téte que feront, a ce moment-la, nos ineffables communistes de salon... » L’hostilité de Jacques Chabannes, qui appartenait lui aussi, nous apprend

Michel

Fauré‘,

parait plus surprenante.

4 un

groupe

de la F.T.O.F.°

Les articles qu’il donna

a La

(« Douze

»),

Volonté le 19

puis le 20 mars, étaient-ils d'un rival jaloux, dépité du succés grandissant du groupe Octobre ? C’est en tout cas sur le plan esthétique que Chabannes attaquait la piéce, et c’est prudemment a des troupes du théatre ouvrier allemand et tchécoslovaque qu'il comparait Oobre : « Ayant entendu parler, 4 maintes reprises, du théatre ouvrier d’Allemagne, ayant assisté en Tchécoslovaquie a une représentation étonnante du théatre du peuple, voici deux ans déja 4 Gablonz, j’allais avec le plus grand désir de nouveau 4 la représentation du groupe “Octobre”. « J'avoue avoir été cruellement décgu. Ce que je reproche, plus que tout, a cet effort sincére, c'est son incohérence

et son conservatisme.

Egt-ce vraiment un théatre révolutionnaire, ce guignol pour minus habentes ?M. Poincaré dans un cimetiére, Joffre dormant, M. Herriot discourant, Dérouléde gateux? Et c'est tout! » 1. La représentation avait lieu dans la salle du Grand-Orient.

2. 3. 4. 5.

Prosper n’a pas été trés attentif... Allusion au « Choeur parlé » des premiéres versions (voir p. 182-1185 et 1186-1190). Voir Le Groupe Oétobre, Christian Bourgois, 1977, p. 362. Fédération du théatre ouvrier de France.

Notes

1159

« Quel dommage ! Dans un discours aussi conformiste, au moins, que son spectacle, l’orateur du groupe Octobre nous a parlé abondamment des bourgeois et des révolutionnaires. On se serait cru dans un meeting libertaire de 1910. » Les propos publiés par le méme le lendemain n’étaient pas plus aménes : « [...] La Bataille de Fontenoy est une maniére de salade russe

de tous les arguments de propagande. Rien, dans tout cela qui ne choque. De bout en bout, ou presque, je suis d’accord. Mais quelle vulgarité dans la réalisation, quelle pauvreté dans l’expression, quelle absence de gout et, je le crains, de talent! » L’ceuvre recut un accueil trés chaleureux 4 Moscou ot, comme le signale Prévert dans les « Références » qu’il donne 4 la fin du recueil', La Bataille de Fontenoy fut donnée par le groupe Octobre dans le cadre

de |’Olympiade internationale du printemps 1933. La Pravda commenta ainsi le spectacle : « Le groupe francais Octobre a donné une revue-montage extrémement intéressante intitulée La Bataille de Fontenoy. L'intérét particulier de cette revue consiste en ce que tout le texte est composé de coupures de journaux, de discours parlementaires, d'aphorismes sur les dirigeants politiques. Beaucoup de caricatures de cette revue sont évoquées de main de maitre. Le groupe Odtobre présente aussi 4 |’'Olympiade une scéne sur la lutte récente des ouvriers de chez Citroén’. » Comment — dans sa premiére version’ — « La Bataille de Fontenoy » aurait-elle pu déplaire aux Soviétiques ? Le « Choeur parlé » qui servait

de conclusion 4 la piéce en 1932 et en 1933 ne saluait-il pas avec insistance leur pays comme le seul qui assurait la paix aux « travailleurs » ? A cette époque, Prévert — bien qu’ilne soit pas inscrit au Parti — est trés proche des communistes. La suppression du Choeur parlé, de ce regard plus que sympathique vers la Russie, sera le signe, dans des versions ultérieures,

sinon déja d’une rupture, du moins d’une prise de distance. Le 16 juin, L’Humanité rendait compte du succés remporté en U.R.S.S. et faisait — on ne s’en étonnera pas — un vibrant éloge de la piéce : « Le texte de La Bataille de Fontenoy est pour la majeure partie emprunté aux grands mots de l'histoire de la France contemporaine. « Parmi les personnages de ce spectacle vraiment original, signalons Joffre, Poincaré, le poéte patriotique Dérouléde, et méme Nicolas II et Raspoutine. « Le groupe Oétobre (F.T.O.F.) donne une satire appuyée du culte si répandu du soldat inconnu, en faisant de celui-ci un déserteur qui, assassiné par un prétre, est ensuite enseveli avec l’auréole d’un héros sous l’Arc de Triomphe. L’imposture du patriotisme est ainsi raillée d’une maniére saisissante... » Pierre Lazareff évoqua briévement la piéce dans Marianne le 21 juin

1933, en des termes plutét élogieux : « “Soldats, tombés a Fontenoy, vous n’étes pas tombés dans |’oreille d’un sourd”. « Cette réplique savoureuse est tirée de La Bataille de Fontenoy, “piece historique” de M. Jacques Prévert, qui vient d’obtenir un grand succés a Moscou ot elle a été présentée par le groupe d’Octobre [sic], qui s'est partagé les faveurs du public de 1’U.R.S.S. avec le théatre nomade mongol. Nous avons entendu a la salle Adyar, je crois, cette ceuvre riche 1. Voir p. 433. 2. En mai 1 933. 3. Que nous ee,

p. 1165-1190.

1160

Spectacle

de substance mais assez curieuse dans sa forme, dans laquelle apparaissent les plus illustres de nos hommes politiques contemporains sous des

aspects pour le moins imprévus...

» L’article rédigé par Pierre-Aimé Touchard pour le numéro d’ Esprit de septembre 1933 manifestait — comme celui du chroniqueur de L'Echo de Paris — une méconnaissance du destinataire que s’étaient choisi Prévert et le groupe Octobre. Touchard donnait comme preuve de |’échec de l’« entreprise » le fait qu’il n’ait pas été personnellement convaincu (en particulier par |’anticléricalisme). Or c’est aux couches populaires — et notamment aux ouvriers — que les spectacles d’Octobre s’adressaient. La véhémence du ton de l'article montrait, toutefois, que contrairement a ce

qu'il affirmait, son auteur avait été profondément choqué par la piéce : « [...] A part les imprécations habituelles contre les capitalistes, les généraux et les curés, qui n’ont rien a voir avec le théatre, je me demande ce qu'un public peut bien retenir d’un tel spectacle. « Je voudrais signaler aussi l’indigence de la satire. Un pantin, affublé d’une pipe et d’un gros nez porte le nom d’Herriot : mais la tentative caricaturale n'a pas dépassé un instant le plan de l’apparence extérieure : les discours prononcés ne rappellent en rien ceux d’Herriot, dont le moindre chansonnier tire pourtant des parodies faciles. De méme pour Poincaré. On lui fait prononcer le meilleur mot de la soirée : “O morts pour la Patrie, s’écrie-t-il, vous étes tombés sur les champs de bataille,

mais vous n’étes pas tombés dans |’oreille d’un sourd.” C’est amusant, mais quel rapport avec la psychologie de cet orateur? « Ces détails soulignent l’'erreur fondamentale d’une entreprise qui, au point de vue méme de la propagande, est un échec. On n'a pas compris que la satire, pour avoir des chances de porter, suppose a sa base un minimum de vérité. Quand je vois un déserteur se réfugier dans les bras d’un prétre, et recevoir de lui, au lieu de |’absolution promise, une balle traitresse en pleine poitrine, l’absence de vérité fondamentale est si manifeste que je ne peux que m’en choquer et que le but visé (la naissance chez moi d'un état d’esprit anticlérical) a été manqué — alors méme qu’a priori le cléricalisme m’apparait comme un danger. La seule impression que j’en ressente, c'est le malaise causé par l’évidence sinon d'une mauvaise foi, du moins d’un aveuglement par la haine. La haine n'a jamais €té créatrice, pas plus au théatre qu’ailleurs. Et jai bien peur qu’avant peu le trio du financier, du général et du prétre qu’on retrouve aussi grossiérement mis en scéne dans la plupart des piéces du théatre ouvrier ne finisse par donner autant de fatigue au spectateur que celui

du mari, de la femme et de l’amant dans les piéces bourgeoises. » Répondant a |’article de Pierre-Aimé Touchard, ‘Paul Nizan €crivait dans le numéro de Commune du 10 o¢tobre 1933! « La révolution qui mérite seule ce nom les sedaie.et les repousse’. [ee] Ils savent voir cette force d’un mot profondément vivant, mais ils la détestent, cette puissance méme les menace et les offense, cette puissance est celle qui balaie le monde qui est leur monde, qu‘ils veulent bien purifier mais non abattre, parce qu’ils croient qu’il est le monde éternel. » Il est amusant de constater que Touchard reprochait en particulier a Prévert d’avoir prété a Herriot des propos peu ressemblants a ses discours. Or c'est précisément a un véritable discours d’Herriot que Prévert emprunte les mots qu'il met dans sa bouche. Un prologue, initialement prévu, mais qui ne fut jamais dit, présentait ainsi la piéce : 1. Intitulé « Les Enfants de la lumiére ». 2. Ce sont les critiques catholiques de la revue Esprit qu’attaque ici Nizan.

Notes

1161

« Au cours de son inoubliable discours de Gramat, Edouard Herriot, la pipe a la bouche, la larme 4 l'oeil, la main sur le coeur et la fleur au fusil, Edouard Herriot vint a parler du roi Louis XV, et il rappela les paroles profondément pacifistes que ce grand roi aurait prononcées

a l’issue de la bataille de Fontenoy. C’est un épisode de cette fameuse bataille que nous allons représenter devant vous. Vous allez voir des profiteurs, des curés et des flics, les traineurs de sabre d’hier et aussi les marchands de canon de maintenant. Vous allez entendre leurs discours, leurs poémes patriotiques, leurs paroles historiques. «

D’un

cété

de

la scéne,

nous

vous

montrons

les voyeurs,

les

profiteurs, les bourreaux. De l'autre cOté, vous verrez les ouvriers, les soldats, qu’on assassine.

« A droite, ceux qui regardent. A gauche, dans la coulisse, le champ de bataille'’. » Edouard Herriot prononga en effet le 25 septembre 1932 4 Gramat un trés long discours dont un extrait (celui que donne — assez fidélement — Prévert’) servira de point de départ a la piéce et lui donnera méme

son titre. Dans ce discours, Herriot disait son désir de

maintenir la paix et sa volonté d’orienter l'Europe vers un désarmement général. Mais le réarmement de |'Allemagne, qu'il estimait contraire au traité de Versailles, l’inquiétait et lui paraissait requérir la plus grande prudence de la part des Alliés : « [...] ce désarmement que nous souhaitons autant que personne, nous le voulons dans la sécurité. » L'Humanité du 26 septembre réagissait violemment contre le discours et accusait Herriot d’avoir fait « un plaidoyer de la cause du militarisme frangais ». Il est bien évident que Prévert, qui associe dans son texte Herriot a des hommes tels que Dérouléde et Poincaré, partageait ce point de vue. Durant toute la période ob il écrivit pour le groupe Oétobre, il ne cessera de prévenir les masses populaires contre une éventuelle guerre, persuadé que les guerres sont déclenchées par les puissants au détriment des plus démunis et que les premiers en sortent plus riches tandis que les autres en sortent plus pauvres ou ne s’en sortent pas du tout. A cété du plan soviétique proposé en février 1932 a Genéve — désarmement total et immédiat —, celui d’Herriot — réserver le matériel lourd aux opérations décidées par la Société des nations (ce matériel

lourd étant stocké sous contrdle international) et réduire les

armées nationales en les équipant d’armes légéres — avait di lui paraitre en retrait. Pourtant, ce projet du président du Conseil frangais paraissait déja trés audacieux a certains et il ne fut pas accepté. Celui des Anglais et celui des Américains, et a plus forte raison celui des Soviétiques pas davantage. Nous avons déja signalé que La Bataille de Fontenoy telle qu'elle pouvait étre vue et entendue par les spectateurs de 1932 et 1933 se terminait par un « Choeur parlé ». Mais sa suppression ne fut pas la seule modification subie par la piéce. Comme la plupart des piéces et choeurs parlés rédigés pour le groupe Odtobre, elle fut en effet remaniée a plusieurs reprises, Prévert tenant compte

notamment

des événements

politiques.

Au moment de composer Spectacle, Bertelé et Prévert disposent, semble-t-il, de trois versions’. Le texte qui est finalement publié n’est pas,

écrit

Suzanne

Montel

a Bertelé

dans

une

lettre postérieure

a

1. Texte copié a la main par Marcel Jean et comportant de nombreuses ratures. II s‘agit probablement d'une ébauche dictée par Prévert. 2, Voir n. 4, p. 300.

3. Voir la Notice p. 1126.

ie.

1162

Spectacle

V’édition du recueil, celui de la premiére version : « [...] Je viens d’apprendre, malheureusement en retard, que Bussiéres [...] possédait le texte complet, tel qu'il a été présenté 4 Moscou, de La Bataille de Fontenoy. Ce dernier |'avait d’ailleurs indiqué a Jacques et il s’étonne que ce renseignement n’ait pas été utilisé'. » Cependant, quand on se reporte a cette version d'origine, on comprend qu'elle n’ait pas été utilisée telle quelle par Prévert. Le choeur parlé qui en constituait la conclusion était trop lié a l’aétion que menaient a l'époque les membres du groupe Oétobre, et se serait mal intégré a un recueil comme Speétacle. Et Prévert devait juger impossible en 1951 (et peut-étre méme depuis son voyage de 1933 en Union soviétique) de reprendre le refrain selon lequel « En Russie seulement les travailleurs ont la paix ». Nous avons pu recueillir six daétylographies de La Bataille de Fontenoy, toutes différentes de la version publiée dans Spectacle : 1) Texte daté « o¢tobre 1932 », ayant appartenu a Suzanne Montel. Il s'agit probablement de la premiére version. La plupart des indications scéniques sont a gauche. Les dialogues et les indications scéniques liées directement a ces dialogues (un personnage s’adresse a un autre, discours coupé par un applaudissement...) 4 droite. La disposition est donc celle des « continuités dialoguées » de Prévert pour ses films. Aprés ce qui constitue la fin de la version publiée dans Spectacle (choeur criant : « Remettez-nous ¢a?! »), ce texte comporte un dialogue suivi d’un « Choeur parlé » de six pages dactylographiées. 2) Texte ayant été remis par Jacques-André Boiffard (ancien membre du groupe Octobre) a Maurice Saillet. I] est presque identique 4 celui de la version précédente mais les dialogues sont 4 gauche et les indications scéniques a droite. 3) Texte conservé par Marcel Jean (ancien membre du groupe Otobre). Presque identique au texte n° 2 (la disposition est la méme) mais avec distribution des réles du « Choeur parlé » et une variante de celui-ci dans laquelle est évoqué Hitler. 4) Texte conservé par Serge Grand (neveu de Suzanne Montel). Il est encore assez proche des précédents mais marque cependant une évolution vers la version publiée dans Spectacle. I1 donne la méme fin que celle-ci : Le « choeur parlé » a disparu. Les dialogues sont 4 gauche et les indications scéniques a droite. 5) Texte conservé par René Bertelé. I] s’agit — a l’exception de quelques variantes minimes — du méme que le précédent. Prévert est vraisemblablement parti de cette version pour la publication en recueil.

Elle est corrigée par Bertelé (sans doute d’aprés des directives de Prévert ou en accord avec lui), qui demande principalement que le texte soit disposé comme un dialogue de théatre (indications scéniques intégrées aux dialogues ou alternant avec eux) et non plus comme pour un film (dialogues d’un cété et indications scéniques de l'autre).

6) Texte conservé par René Bertelé. A l'exception des indications scéniques constituant le premier paragraphe, il reprend a peu pres le

texte n°5, mais en suivant les directives données par |’éditeur. Nous avons donc affaire a un texte recomposé pour les besoins de |’édition. ll ne correspond pourtant pas a celui qui a été publié dans Spectacle. L’écrivain, a l’évidence, a fait encore

version en vue de sa publication, 1. Lettre inédite du 15 odtobre 1951. eo S169

subir des remaniements

4 cette

Notes

1163

Dans ces deux dactylographies (n° 5 et 6), manque le poéme de Dérouléde. Aprés : « Dérouléde en profite pour annoncer son poéme : “En

Avant”!

», on

trouve

l'indication

suivante

: «

Ici : PoEME

DE

DEROULEDE. » Sous ce titre « PORME DE DEROULEDE », une dactylographie séparée donne sept strophes. Nous donnons 4 la fin de cette notule? le texte n° 1 dans son intégralité, avec dans les notes en bas de page les variations apportées par les textes

netey 3, 4, 5 et 6, puis le choeur parlé tel qu’il se présente dans le texte n° 3, suivi de sa variante concernant Hitler. Tentons dés maintenant

de montrer — 4 l’aide de quelques exemples — comment se transforme peu a peu le texte jusqu’aa la version publiée dans le recueil (que nous appellerons texte n° 7). En réalité, nous avons trois versions vraiment différentes : celle que donnent les textes n® 1, 2, 3 (que nous appellerons version 1), puis celle que donnent les textes n° 4, 5, 6 (version 2), et enfin celle que donne Spectacle (version 3). Les indications scéniques de la version 3 sont souvent proches, par le contenu, de celles des versions précédentes, mais elles ont été réécrites. Il ne s’agit plus seulement en effet d’indications destinées 4 servir de repéres aux acteurs mais d’un texte fait aussi pour étre lu et qui doit

par conséquent susciter imagination visuelle et auditive. Ces indications scéniques sont donc dans l'ensemble plus détaillées, plus précises et aussi plus écrites. Le début du texte n° 6 (premier paragraphe) témoigne déja d’un besoin éprouvé par |’auteur de réécrire les didascalies. Le travail décisif de réécriture en vue de la publication intervient entre le texte n° 6 et le texte n° 7. Au lieu de « Le vieux essaie son masque. Sa femme se déplace et va tricoter avec son pliant », nous aurons par exemple : « Un vieux monsieur trés correct s’installe et, avec un bon sourire réjoui,

essaie son masque a gaz, tandis que sa femme sort de son sac un délicat ouvrage de tricot}. » Cependant, les premiéres versions donnaient par ailleurs des précisions scéniques que l'on ne retrouve plus dans la version de Spectacle. Ainsi Schneider et Krupp se reculaient avec force courbettes, courbettes qui leur étaient rendues par les tribunes ; Weygand parlait 4 Poincaré « en baillant ». Des passages triviaux qui s’accordaient bien au ton de la piéce et a son cété « jeu de massacre » ont disparu. Raspoutine était tres intéressé par l’ouvreuse et le lui faisait savoir par des gestes obscénes, et celle-ci répliquait sans détours : « On n’est pas toujours putain, monsieur Raspoutine. » Une fiente d’oiseau tombait sur la téte de Dérouléde au moment ot celui-ci s’apprétait 4 parler au public, ce qui lui valait cette constatation d’un « Frangais » : « C'est un oiseau qui vient de France! » et Dérouléde surenchérissait : « C’est le ciel qui me l’envoie. » Or, les gestes indécents de Raspoutine a4 |’égard de l'ouvreuse disparaissent dés le texte n° 4 et le passage ot un oiseau fiente sur Dérouléde est alors légérement modifié : Dérouléde ne dit plus que c'est le ciel qui lui envoie cette surprise et une fusillade laisse deviner que l’oiseau paie chérement son irrespect (mais tout ce passage

disparaitra dans le texte n° 7). se

La fusillade essuyée par l'oiseau terrifiait Clemenceau et Herriot qui serraient l’un contre l'autre. Les caractéres des personnages 1. P. 309. 2. Voir p. 1165. 3. P. 300.

1164

Spectacle

ressortaient davantage dans la premiére version grace a ce genre de détails qui les révélaient : Herriot, avant de saluer et de commencer son discours, prenait, était-il précisé, « la meilleure place dans la tribune », Dérouléde jetait des sous « attachés par une ficelle » : on en déduisait donc que le premier abusait des priviléges de sa situation et que le second était avare. Tous manifestaient une certaine hystérie (le mot est employé pour Dérouléde mais Herriot était « nerveux » en disant « Rompez les faisceaux! », Poincaré reprenait son discours en s’excitant, en hurlant et en ricanant). Joffre et Dérouléde avaient des

rdles plus importants. En fin de compte, Prévert procéde peu a peu a une déshumanisation des personnages. En supprimant certains de leurs travers, il les réduit de plus en plus a des marionnettes vidées de toute substance. Cette déshumanisation est évidente dans |’évolution du personnage de la mére du déserteur. Dans les deux premiéres versions, cette mére était plus indulgente, et elle tentait méme d’aider son fils en lui tendant un bouclier, alors que dans la version 3, il essaie vainement de se réfugier sous ses jupes. Les versions 1 et 2 insistaient davantage sur sa douleur ostentatoire et hypocrite aprés |’exécution de son fils mais la version 3 préfére mettre en évidence son esprit bourgeois et conformiste : son attitude est tout extérieure et sociale ; cette femme semble vide de |’intérieur.

« La Bataille de Fontenoy » met en scéne la fameuse bataille mais aussi des personnages qui se donnent tour a tour en spectacle. La

version 3 accentue cet effet de théatre dans le théatre. Aprés l’arrivée du comte d’Auteroche et de Lord Hay, |’aum6nier militaire dit : « C’est la bataille de Fontenoy », et les spectateurs s’écriaient dans les premiéres versions : « Ah ?... la bataille de Fontenoy... » Or, dans la version 3, les mémes spectateurs « enthousiastes » disent : « Ah! la bataille va commencer », comme s’ils attendaient le début d’une piéce programmée. Aussi Lord Hay et Auteroche ne se placent-ils plus « a gauche » et « adroite » mais « c6té cour » et « cOté jardin »'. Les « tribunes » des versions 1 et 2 sont systématiquement remplacées par « les

spectateurs », chaque fois qu’il s’agit de désigner ceux qui regardent et non pas le lieu ot ils sont installés. En supprimant la métonymie, Prévert joue davantage sur le double réle d’acteurs et de spectateurs qu il donne a ses personnages. Deibler était annoncé dans les versions 1

et 2 comme le secrétaire de Poincaré mais il devient dans la version 3 « um secrétaire 4 téte de Deibler’

» (petit clin d’ceil au « Diner de

tétes »).

La deuxiéme puis la troisiéme version se distinguent radicalement de la premiére en supprimant une partie de ce qui en constituait la fin. Les cris du flic : « A Berlin! » puis « A Moscou! », repris par l'ensemble des personnages, ont été coupés. L’allusion a |’intervention étrangére venue au secours des Russes blancs’, en paralléle aux « A Berlin !* » poussés par les Frangais le 19 juillet 1870, en apprenant que Napoléon III déclarait la guerre a |’Allemagne, puis le 3 aoat 1914, quand l’Allemagne déclara la guerre a la France, semblait congue pour qu’a son tour lui fit écho le « Choeur parlé » qui donnait au contraire la parole aux partisans de la révolution. Dénongant l'exploitation des prolétaires, ce Choeur parlé disait qu’il n’y avait pas de paix pour eux 1. P. 301-302. 2. P. 310. 3. Voir p. 181 et, au bas de la page 1181, la note 4.

4. Voir p. 81

et, au bas de la page 1181, la note 3.

Notes

1165

en dehors de |’U.R.S.S. La révolution annoncée devait advenir, était-il

sous-entendu, sur le modéle de celle d’octobre 1917. La variante de cette fin (donnée par le texte n° 3) introduisait le personnage d’Hitler,

« homme

de paille pour foutre le feu », insérant dans le choeur

parlé des extraits des « Actualités » écrites par Prévert aprés l’'avénement du di¢tateur allemand dont il tenait lui-méme le réle (ainsi que ceux de Nicolas II et de la Victoire). On trouvera plus loin cette variante'. Le « Choeur parlé » n’apparait plus dans la deuxiéme version. S’il n’était pas concevable pour Prévert et Bertelé, en 1951, de le donner dans sa premiére version, ils ont cependant songé, semble-t-il, a publier un autre « Choeur parlé » de l’époque du groupe Octobre, comme

en témoigne une indication manuscrite de Bertelé a la fin du texte n° 5 (aprés « Remettez-nous ¢a! ») : « Entrée des ouvriers et paysans qui chantent un choeur comme : “II ne faut pas rire...”? » Cette éventualité fut écartée. La piéce publiée dans le recueil laisse le dernier mot aux affreux bellicistes. Comme dans la rubrique qu’il a appelée « Bruits de coulisse* », Prévert choisit de démasquer les individus en se contentant de les citer. Signalons un premier essai d’étude génétique de « La Bataille de Fontenoy » par Suzan Spitzer : « Prévert’s Political Theatre ; Two Versions of “La Bataille de Fontenoy” » (Theatre Research International, octobre 1977, vol. II, n° 1). Suzan Spitzer, qui n’a eu a sa disposition qu’une seule

version, celle de 1932, met bien en relief les principales différences avec le texte définitif paru dans Spectacle. Nous donnons a présent le texte n° 1 (toute premiére version de « La Bataille de Fontenoy »), qui date d’octobre 1932 (voir p. 1157). LA

BATAILLE

DE

FONTENOY

On entend La Marseillaise. Au lever du rideau, a gauche, le crétin enthousiaste achéve de monter les tribunes encore vides. A droite’, vu de dos, un homme accroupi> fume la pipe et remet les premiéres strophes de La Marseillaise au phono. L’ouvreuse entre, place le vieux monsieur® et sa femme. 1. Voir p. 189. L’intégralité du texte sur l’avénement d’Hitler sera publié dans le tome II de la présente édition. 2. « Il ne faut pas rire avec ces gens-la », texte de 1934. On le trouvera dans le tome II de la présente édition. 3. Voir p. 223-234. 4. Texte n° 5 : «... le crétin enthousiaste achéve d[e monter les tribunes encore vides biffél'arranger

la salle.

/

A droite

». La correction

est de la main de René

Bertele.

5. Texte n° 5 ; « un bonhomme accroupi » (mais le texte n° 6 donne a nouveau « un homme »). 6. Texte n° 6: « Onentend la /r” ligne du texte n° 1] Marseillaise, au lever du rideau. / La

scéne représente une salle de spectacle. Sur la droite, des rangs de chaises ot le public va peu a peu s'installer, conduit par l'ouvreuse. En face, 4gauche, une tribune vide od l’on voit, de dos, un homme accroupi qui fume la pipe. A gauche, le crétin enthousiaste achéve d’arranger la salle. L’homme a la pipe remet sur le phono le disque de la Marseillaise dont on entend a nouveau les premiéres strophes. / L’ouvreuse entre, place [le biffé] un vieux Monsieur... »

1166

Spectacle L’OUVREUSE dames...

: Par ici, messieurs-

Le vieux! essaie son masque. Sa femme se déplace et va tricoter sur son pliant’. L’ouvreuse s’éclipse et revient avec Dérouléde et sa nourrice. L'OUVREUSE : Par ici, messieursdames... De la vous verrez trés bien...

Le crétin continuera de pavoiser et hoqueter jusqu’a la fin... Nouvelle entrée de l’ouvreuse avec le fils et la mére; trés importante considération générale et murmures. L'OUVREUSE

: Par ici, messieurs-

dames... DEROULEDE (au gosse) : Tu seras

soldat cher petit! Le peTiT : Pft!!...

Sa mére le gifle. Il pleure. On reconnait Herriot dans le fumeur. Il cesse de jouer, prend la meilleure place de la tribune, salue et commence. HERRIOT? Mesdames, Messieurs, Chers petits enfants. Dans l’ordre extérieur, l’essentielle pensée du gouvernement, c'est la paix et pour nous la guerre doit étre considérée comme un crime collectif, comme un crime

collectif !!! Et l’on s’étonne que la morale, que la morale et la justice, et la justice’, utilement sévéres pour Vhomicide homicide, se montrent

si négligentes ou si oublieuses pour les chefs politiques coupables de décider le massacre des peuples...

(Un temps — vifs applaudissements.) ... Lorsque le maréchal de Saxe, apres la bataille de Fontenoy, faisait visiter au roi et au dauphin 1, Textes n® 4, 5, 6: « et sa femme, la tricoteuse. / Le vieux 2. Texte n° 6 : « Sa femme va tricoter sur son pliant ».

».

3. Texte n° 6 : « On reconnait alors Herriot dans le fumeur. I] cesse de jouer du phono, prend la meilleure place dans la tribune, salue et commence son discours, / HERRIOT ©». 4. Texte n° 5 : Bertelé corrige « morale » et « justice » en « Morale » et « Justice » ; les majuscules sont reproduites dans le texte n° 6.

1167

Notes

l’affreux champ de _bataille « Voyez, mon fils, dit Louis XV, ce que coiite une victoire. Le sang de nos ennemis est aussi le sang des hommes. La vraie gloire est de l’épargner. » Ainsi s’exprimait Louis XV, ainsi s’exprime l’esprit frangais ! (Vifs applaudissements.)

... esprit frangais... et ceux qui: ne pensent pas ainsi sont les serviteurs du mensonge, et je les pourchasserai...

(il s’excite, visible-

Soudain, on entend une marche militaire et un bruit de troupes qui arrivent, puis s’éloignent. Herriot enléve son binocle et écoute'.

Entrée du comte et de Lord

d’Auteroche

Hay, suivis de leurs

ordonnances,

représentant

les

troupes frangaises et anglaises. comTE?

: Comte

d’Auteroche,

chef des troupes frangaises. LORD

Lord

Hay,

chef

des

troupes anglaises. L’aumOnier riot :

militaire,

a HerAUMONIER

: C'est la bataille de

Fontenoy... Enthousiasme

des

spectateurs. specTATEuRS : Ah ?... la bataille de Fontenoy... HERRIOT (nerveux) : C’est bien !...

Rompez les faisceaux! (Cliquetis. ) Les troupes s’en vont. Les deux chefs s’embrassent, trinquent et rejoignent leur poste, Lord Hay a gauche et Auteroche 4 droite, pendant que le clairon sonne. . . Joffre entre discrétement. Il salue.

«

SOLDAT,

LEVE-TOI...

»

coMTE (trés fort) Tirez les premiers, Messieurs les Anglais. Ltorp : Non, Monsieur, 4 vous Vhonneur... comTge : Aprés vous... LorpD : Je n’en ferai rien... COMTE : Je vous en pfie...

1. Texte n° 6 : « Herriot enléve ses lunettes et écoute ». 2. Texte n° 6: « Les troupes frangaises et anglaises. Un aumOnier frangais suit. / comTe : »

Spectacle

1168

LorRD : Vraiment vous me génez... comTe : C’est la moindre des choses...

On entend dans les coulisses (accompagnement d'barmonica) :

« It’s a long way to Tipperary It’s a long way to go It’s a long way to Tipperary... » Les tribunes, enthousiastes', reprennent en cheur et agitent

des mouchoirs. La mére

se léve avec

son

fils.

Dérouléde, noblement, lui indi-

que la route du champ de bataille.

comTE : Tirez les Messieurs les Anglais. Lorp

: Non,

premiers,

Monsieur,

4 vous

Vhonneur. comTE : Aprés vous... LorD : Je n’en ferai rien. COMTE : Je vous en prie... LorD : Vraiment, vous me génez... comTE : C'est la moindre des choses’. LorD : Insister serait de mauvais gout. comTE : Je suis navré, absolument navré. Tirez les premiers pour me faire plaisir. OUVREUSE : Si ¢a continue comme cela, nous serons encore la demain soir. Mais tirez donc les DEROULEDE gars ! Nourrice : Du calme, Monsieur Paul, du calme.

«

Nouvelle musique : Adieu Paris, Adieu

l'amour’, Adieu toutes les femmes C’est pour la vie, c'est pour toujours

Que cette guerre infame... 1. Texte n° 6: « Les spectateurs enthousiastes ». 2. Toutes les autres dactylographies suppriment la répétition du dialogue de « Tirez les premiers... » jusqu'a « C'est la moindre des choses » mais sur le texte n° 3, une indication au crayon dit : « aprés Tipperary les chefs comme a : Tirez les premiers », ce qui signifie que le morceau de dialogue était bien repris. : 3. Texte n°6 : « La Nourrice / Du calme, Monsieur Paul, du calme. / On entend de la coulisse une chanson : / Adieu Paris, Adieu !'amour ».

1169

Notes

C’est a Craonne sur le plateau

Qu’on s’fera trouer la peau C’est nous... les condamnés C’est nous... les sacrifiés... » Pendant toute la chanson, les tribunes écoutent, génées. A « condamnés » Herriot lance :

HERRIOT : drapeau! »

Tous reprennent

: .

«

Flotte

petit

« Flotte, petit drapeau Flotte, flotte bien haut

Image de la France!...

»

HERRIOT : sToP! COMTE (nerveux) : Tirez les pre-

miers, Messieurs les Anglais! LorD : Faites tirer vos gens! COMTE Tirez les premiers, Messieurs les Anglais ! LorD : Faites tirer vos gens!! AUMONIER : Si on tirait a la courte paille ? comTeE

: Vous

n’y pensez

pas

l’abbé ! AUMONIER

le Comte pour

: Ah! moi, monsieur

ce que

j’en dis, c’est

les derniers

sacrements ; la

nuit ne va pas tarder a tomber et je ne voudrais pas prendre froid ! coMTE : Tirez les... Dérouléde jette des sous attachés par une ficelle. Les deux chefs abandonnent leur poste, se chamaillent. Les tribunes jettent leurs programmes et des boites de

conserves. Les chefs d’Herriot.

se

réfugient

prés TRIBUNES : Remboursez, remboursez, remboursez, remboursez, remboursez, remboursez. HERRIOT : C’est un scandale ! DEROULEDE : Rideau ! 2° ouvrEusE? : Pochettes surprises, pansements individuels,

1, La répétition « Tirez les premiers, Messieurs les Anglais — Faites tirer vos gens » ne figure plus sur le texte n° 6. 2. L’entrée de cette deuxiéme ouvreuse est signalée dans les textes n*4 et 6.

1170

Spectacle esquimaux,

bricks',

Nénette

et

Rintintin, oreillers-couvertures ! Jorrre : Pst la belle! OUVREUSE Pochette-surprise,

grand-pére ? jorrreE : Non, mon enfant, noi-

settes grillées. (I] en mange quelques-unes.) Je les Sourit finement. )

grignote!

(JI

L’ouvreuse lui arrange un oreiller. Il s’endort. Du fond de la salle, regardant au loin, arrive un soldat anglais. Les deux chefs regagnent vite leur place. LA DAME QUI TRICOTE apercoit le soldat et hurle indignée : DAME QUI TRICOTE : Ce n’est pas encore commencé et il y a déja un déserteur!

L’aumOnier se précipite et s’ap-

proche

du soldat

avec

un

bon

sourire, lui prend son fusil et lui donne un crucifix. AUMONIER

Tiens,

mon

fils,

embrasse-le... on ne sait jamais ce qui peut arriver. Le soldat se penche machinalement pour embrasser le fétiche. L’abbé en profite pour tirer sur le soldat qui s’écroule. Deux ouvreuses pour l’emmener.

se précipitent AUMONIER

: Faites attention... il

est fragile... c’est le soldat inconnu... (au public) C’est le soldat inconnu...

Tout le monde se léve respectueusement. Minute de silence pendant laquelle on entend Joffre ronfler. Seul, Herriot marque une impatience silencieuse. Violentes détonations.

Les spectateurs se planquent, se couvrent la téte. (La bataille commence.) Joffre, réveillé en sursaut,

demande

:

JOFFRE : Qu’est-ce Qu’est-ce que c’est? 1. Américanisme désignant des glaces empaquetées.

que

c’est?

1171

Notes

VIEUX MONSIEUR CORRECT (se frottant les yeux) : C’est la guerre’. jorrre : Ah! trés bien, trés bien, je croyais que... (il s’endort)?.

Un

nouveau

déserteur

entre,

pose son fusil, a un geste d’adieu pour le front et, tranquillement,

se dirige vers les tribunes. FEMME

QUI

TRICOTE

Encore

un! Le déserteur’ a reconnu sa mére

dans la tribune. Il se précipite a ses pieds. DESERTEUR : Maman! Maman ! LA MERE : Mon fils, un déserteur ! Misérable? !

Son enfant cherche a se cacher sous ses jupes.

vorx (sortant de dessous les jupes) : Il y a du monde! Le petit déserteur insiste et, trés

embarrassée,

la mére

sort de sa

jupe un ravissant bouclier, le tend a son fils : LA MERE : Tiens, mon enfant, reviens dessus ou dessous ! Le fils se met en colére, fouille

sous les jupes de sa mére

d’ou

sort un petit vieillard : Clemenceau. LE FILS (indigné) : Qu’est-ce que

vous faites la ? LE PETIT VIEILLARD

: Je fais la

guerre !

Tout le monde

se léve.

Le tigre rugit de plaisir et, désignant le petit déserteur :

— Vive le tigre’! menceau ! LE ticre poteau !

Le déserteur est emmené par les deux chefs. Attitude sublime de Clemen-

Vive

Cle-

: A Vincennes!

Au

Bruit de pas s’éloignant. Fusillade breve.

ceau. Douleur

sublime

de la mére.

1. Les textes n° 4, 5, 6 font intervenir Dérouléde aprés le « Vieux Monsieur correct » dont il se fait l’écho : « C'est la guerre », dit-il 4 son tour, « complétement hystérique ». 2. Textes n° 4, 5, 6: « Ah! trés bien, trés bien, je croyais que... Pourquoi pas... (i/ s'endort) ».

3. Texte n°6 : « se dirige vers les spectateurs.

/ Le déserteur ».

4. Textes n® 4, 5,6: « DESERTEUR ? Maman! Maman! Cache-moi. / La mire : Mon fils un déserteur! Mais qu'est-ce que vont dire les voisins... C'est la honte sur la famille, le déshonneur... Misérable !... » 5. Lextes n™i5; 6): « Tout le monde se léve et crie : — Vive le tigre! »

1172

Spectacle

Le crétin-décorateur lui apporte un chapeau et un voile de

deuil'. L’ouvreuse essaye le chapeau a la mére (genre modiste), puis avec

une admiration béate : L'ouvreusE ravir.

: Le noir vous va a

LA MERE (sourire béat) : N’eSst-ce

pas ?

NourRice : C’est dommage que votre jeune garcon ne soit plus la pour vous voir!

Les pleurs de la mére blent. Entrée de Raspoutine.

Nicolas,

redou-

suivi

Bruit de grelots.

de CH@UR DES TRIBUNES : Nicolas ! CH@uR coutisses : Ah! NICOLAS €t RASPOUTINE bles) : Ah! CLEMENCEAU : Vive franco-russe !

Le voila Ah! (lamenta-

l’alliance

Raspoutine pelote l’ouvreuse qui les conduit tous les deux aux tribunes.

Apparition du flic.

L’OUVREUSE : Par ici, p’tit pére, (A Raspoutine qui la pelote :) On n’est pas toujours putain, Monsieur Raspoutine ! LE FLIC : Les Cosaques a cing étapes de Berlin!

(Applaudissements.)

Entrée des deux chefs costumés : chefs frangais et allemand guerre 14-18. Sonnerie téléphone.

1, Ce qui suit, jusqu’a « Entrée des deux chefs costumés » présente quelques variantes dans les textes n® 4, 5, 6. Texte n° 4: « Le crétin-décorateur lui apporte un chapeau et un voile de deuil. / Elle se calme et se met du rouge aux lévres. / vouvrsuse : Le noir vous va a ravir... / 1a mere : N’egt-ce pas? / Nourrice : C'est dommage que votre petit garcon ne soit plus la pour vous voir... / Musique ou chemin de fer ou foudre. Arrivée de Guillaume qui plastronne 4 l’avant de la scéne. L’ouvreuse, d'une tape sur l'épaule, lui rappelle qu'il doit se placer et le conduit (pourboire). Admiration béate des tribunes. / Nouvelle entrée : / Le Tsar Nicotas suivi de RASPOUTINE. / CHCEUR DES TRIBUNES : / TRIBUNES : Le voila Nicolas / couutsses : Ah! Ah! / nicotas et raspourine (lamentables) : Ah! / Raspoutine et Nicolas suivent V'ouvreuse qui les conduit tous les deux aux tribunes. / CLEMENCEAU €t DEROULEDE : Vive |’Alliance Franco-Russe... / jorrre (@ Nicolas) Moi qu’on croyait mort.., / Entrée

des deux chefs... » Les textes n° 5 et 6 reprennent a peu prés le texte n° 4 mais le texte n° 6 remplace « les tribunes » par les « spectateurs » dans la plupart des occurrences. « Raspoutine et Nicolas suivent l’ouvreuse qui les conduit tous les deux aux tribunes » devient : « Raspoutine et Nicolas suivent l’ouvreuse qui les conduit tous les deux a leur place. »

Notes

1173

CHEF FRANCAIS (hurlant) Combien dites-vous ? Cinq mille ? Cent mille morts ? Ah! bon! DEROULEDE : Debout les morts ! VIEUX MONSIEUR CoRRECT

: Assis !

Assis! ! DEROULEDE : Qu’est-ce que vous dites ?

La nourrice les sépare.

(Fusillade. On n’entend plus rien.) RASPOUTINE

(@ Nicolas)

: Vous

auriez di amener les baby! Nicotas : !!!

NourRIcE : Ce n'est pas un spectacle pour les enfants ! LA MERE : II n’y a plus d’enfants ! VIEUX MONSIEUR CORRECT : Comme vous avez raison, Madame, il n'y a plus d’enfants, plus de respect, plus de pyrénées, plus de panache. Et qu’est-ce que cette petite bataille de rien du tout auprés de |’exploit héroique du Chevalier Bayard défendant seul le pont du Garigliano contre deux cents Espagnols? ! DEROULEDE : Trois cents Espagnols ! VIEUX MONSIEUR CORRECT : J'ai dit quatre cents et je le maintiens ! DEROULEDE : Vous étes un foutu imbécile, un boche...

Ils se battent. Dérouléde est vainqueur. Le Vieux Monsieur sort dignement. RASPOUTINE? (observant de pres avec ses lorgnettes)* : Ah! les braves gens! (II se tourne vers Nicolas.) N’esgt-ce pas, Nicolas? NIcoLas : !!!!!! RASPOUTINE : Vous révez, il me semble. A quoi pensez-vous donc ? 1. Dans les textes n®* 4, 5, 6, ces mots du « Vieux Monsieur correct » sont répétés par « la tricoteuse ». 2. Dans les textes n° 4, 5, 6, c'est le Vieux Monsieur correct qui pense que Bayard a défendu le pont du Garigliano contre trois cents Espagnols et Dérouléde qui affirme qu'ils étaient deux cents. C’est plus logique, le Vieux Monsieur correct ayant particuliérement tendance a |'’exagération puisqu’il surenchérit ensuite en disant : J'ai dit

quatre cents... 3. Textes n° 4, 5 : « piroutepe : Vous étes un foutu imbécile, un boche... Ils sortent de la tribune pour se battre. Coups de canon. Ils regagnent leurs places. / raspoutine : » 4. Dans les textes n°* 4, 5, 6, Guillaume II fait son apparition aprés la bagarre du Vieux Monsieur et de Dérouléde. L’indication scénique : « observant de prés avec ses lorgnettes » (concernant Raspoutine) disparait.

1174

Spectacle nicotas

: A la mort de Louis

XVI.

Temps froid. Tout le monde se léve. Minute de silence ? Yeux au ciel. Dérouléde en profite pour se placer au centre de la scéne et s’appréte a lire sa dédicace aux tribunes. Un oiseau chante et fiente sur Dérouléde. FRANGAIS : C’est un Oiseau qui vient de France ! DEROULEDE : C’est le ciel qui me l’envoie ! (Déclamant :)

«

Ce livre ot pleure ma souffrance Ot chante aussi l’espoir dont mon coeur bat Je le dédie au cuerR PETIT soLDAT Qui le premier, dans le premier combat, Aura versé son sang pour notre France?!

»

HERRIOT : Signé : Un ami qui vous veut du bien. DEROULEDE (déclamant vers le

public) : Pour ravager comme une trombe Mouvements

tribunes.

de

téte

des

A gauche, A droite, En large, En

long Sans qu’on tombe,

puisse voir d’ou

¢a

1. Aprés cette réplique de Nicolas jusqu’a la question de Clemenceau (« Vous avez peur ? ») les textes n° 4, 5, 6 sont assez différents. (Texte n° 4 : « Temps froid. Minute de silence. Tout le monde debout. Dérouléde en profite pour annoncer son poéme : « “En avant”

» (il déclame). Un oiseau chante. Dérouléde

regoit fiente de |’oiseau. Fusillade.

Nicolas II, Raspoutine se tournent. Le tigre se réfugie prés d'Herriot. Silence. / perouLEDE (déclamant) : / Le tambour bat / Le clairon sonne / Qui reste en arriére? / Personne / C’est un peuple qui se défend / En avant! // Gronde canon / Crache mitraille / Fiers baicherons de la bataille / Ouvrez-nous un chemin sanglant / En avant! // Leur nombre est grand dans cette plaine / Est-il moins grand que notre haine / Nous le saurons en arrivant / En avant! // Leurs canons nous fauchent / Qu'importe? / Si leur artillerie est forte? / Nous le saurons en Yenlevant / En avant! // Ov nous courons? / Otl’on nous méne. / Etsi la victoire est prochaine

/ Nous le saurons en la trouvant.

/ En avant!

//

En avant!

/ Tant

pis pour qui tombe / La mort n'est rien, vive la tombe / Quand le pays en sort vivant / En avant! // Allons les gars au coeur robuste / Avangons vite et visons juste / La France est la qui nous attend / EN avant! en avant! / CLEMENCEAU : Vous avez peur? ». — Le texte n° 6 corrige « Temps froid » en « Un froid » et ajoute l'article qui manquait devant « fiente » : « Dérouléde recoit une fiente de l’oiseau. » Les textes n° 5 et 6 ne donnent pas le poéme de Dérouléde mais signalent : « ici poéme de Dérouléde ». Le « poéme » est dactylographié sur une feuille séparée. Dans le texte n° 4 comme sur cette feuille, il s’agit des strophes 1, 2, 5, 6, 7, 8, puis 4 du poéme « En avant !» qui appartient aux Nouveaux Chants du soldat. La stcophe 3 manque. 2. Ces vers de Dérouléde servent d’épigraphe a ses Refrains militaires. Ils sont datés du 6 novembre 1888.

Notes

uyy

Pour tout bousculer nom de nom Vive la bombe ! Pour tout bousculer nom de nom Vive la bombe et le canon! Bétes et gens oui, tout se cabre

Les tribunes miment avec satisfaction le galop jusqu’a « Vive la jambe » et progressivement.

Quand le canon ouvre le bal Mais a cette danse macabre Il faut un galop infernal Vive le sabre! Vive le sabre! Il faut un galop infernal Vive le sabre et le cheval! Le cheval court, le canon flambe

Mais

pour

donner

l’assaut...

Viens-y Toujours joyeux, toujours ingambe C’est le fantassin qu’on choisit Vive la jambe, Vive la jambe!

Les tribunes se tapent sur les cuisses pour scander.

C'est le fantassin qu’on choisit Vive la jambe et le fusil'! CHGUR

En avant, tant pis pour qui tombe La mort n'est rien, Vive la tombe

Quand le pays en sort vivant Mouvement vertical des bras en trois temps. Délire rythmé.

En avant! En avant! En avant?! COUPS

DE CANON,

Dérouléde reprend sa_ place. Les tribunes se cachent la téte sous les bras. Clemenceau se réfu-

gie prés d’Herriot. CLEMENCEAU : Vous avez peur? HERRIOT : Non, je n’ai pas peur, et vous ? CLEMENCEAU

: Moi, je tremble,

mais c'est de froid. ouvreuss : Un carton, Monsieur

Ils sortent. Nouvelle fusillade. Entrée de Poincaré et de son secrétaire. Les tribunes se retournent et les apercgoivent.

Clemenceau, ¢a vous réchauffera, (Fusillade.) Silence.

CHEUR

On voit Poincaré sur le front

Quand

on vient en permission Patatapatssssn°

1. Dérouldde vient de déclamer sa « Chanson de marche

», publiée dans Newrewux

Chants du seldat & laquelle se substituera dans les textes a 4, 5, 6 la chanson « En avant » (voir la note précédente). ay “eet othe song naa appt NS it Shea? 3. L’onomatopée disparait des textes n° 4, 5,

1176

Spectacle POINCARE (soulevant sa_ petite casquette) : Je suis en retard, Messieurs, veuillez m’excuser, j’écrivais mon discours et j'ai laissé passer les heures. DEROULEDE (1’interrompant sur « passer ») : Halte-la! Vous ne passerez pas ! NOURRICE Taisez-vous Mon-

sieur Paul! Vous voyez bien que c'est Monsieur Poincaré? DEROULEDE :Je l’avais pris pour Staline. (I se calme.) POINCARE

(reprenant)

Et) j’ai

laissé passer les heures... Voyons ou en sommes-nous ? Combien y a-t-il de morts? Le secrétaire Deibler s’essuie les mains aprés son tablier' et lui tend une liste qu’il consulte, fébrile. ... Diable, diable, nous ne sommes

pas d’accord. DEIBLER : Avec les blessés, vous aurez peut-€tre votre compte. POINCARE : Nous verrons ¢a a téte reposée.

Il range ses papiers et demande a Deibler : ... Avez-vous

DEIBLER

vu?

la maquette ?

Quelle

maquette,

Monsieur le Président ? POINCARE : La maquette du monument aux morts de Fontenoy, parbleu ! Tenez la voila. Il lui montre la maquette et la

fait passer aux tribunes. ... Elle est superbe, un peu trop moderne 4 mon avis, un peu cubiste... Les tribunes acquiescent haussent les épaules...

et

... Mais il faut bien les gater un peu chers petits, c’est de leur 4ge ! Il sort des papiers et commence a lire: POINCARE

(lant)

Soldats

tombés a Fontenoy’... Tout le monde se signe. Le crétin dépose une couronne crépée. 1. Ce détail disparait des textes n° 4, 5, 6. 2. Textes n*'4,15, 6: « Il range ses papiers et s’adressant a Foch : ... Avez-vous vu ». 3. .Vextes. n%i4,5, 6: « Soldats tombés a Fontenoy » est répété.

0177

Notes Pendant le discours, on entend le canon, au loin. Au premier plan, le chef frangais fait sa priére et boit le coup. Le chef anglais pique des drapeaux.

. Sachez que vous n’étes pas tombés dans loreille d'un sourd et que je fais ici le serment de vous venger, de vous suivre, et de périr... DEROULEDE (/fnterrempant) : Ne

gueulez pas si fort', on n’entend plus le canon. Porncars : Vous étes un abomi-

nable gredin. Un jeune homme se levant, 2

lorchestre, applaudit chaleureusement.

POINCARE homme ?

¢ Qui et ce jeune

pEtaLER 2 C’est le jeune homme

& qui les Allemands ont coupé les mains en 1914. Porncake : Qu’il n’applaudisse pas; quil crie « bravo », Ces plus vraisemblable. Le secrétaire se penche a Voreille du jeune homme et celuici s’éclipse. Poincaré reprend son dis-

cours...

« Soldats tombés a Fontenoy, le soleil _d’Austerlitz

vous

contem-

ple. A la guerre comme

a la

guerre, Un militaire de perdu, dix de retrouveés. Il faut des civils pour faire des militaires ;avec un civil vivant, on fait un soldat mort... et pour les soldats morts, on fait des monuments (i s'excite, burle et ricene?)...

des

monuments

aux

morts.., Raspoutine et le Tsar se retirent dignement'. On entend frapper a la porte.

x Dans le texte o° 4, Cet le Vieux Monsieur qui dit : « On wentend plus le canon, » Le texte a° § indique que ce

Vieux Monsieur qui diseat ensemble: « Ne gueuler pas SY

le canon, » Berteléa biRE Dérouldde et rature « gueuler » « erier>, a. Cette indication scénique ge irpas dang les textes a 4. 3. La sortie de Raspoutineet Tsar n’e& plus indiquée dans o

&

9 & textes a 4,

1178

Spectacle DEIBLER : On a frappé. POINCARE

: Je

n’y

suis

pour

personne. DEIBLER

: C'est

le

maréchal

Weygand'. Le maréchal entre et annonce.

weYGAND : Ces Messieurs Comité des Forges.

du

Ils entrent et se présentent.

Krupp : Herr Krupp. SCHNEIDER : Monsieur Schneider. POINCARE (délirant) : Messieurs du Comité des Forges, c’est a force de forger qu’on devient forgeron, c’est a force de ceinturer qu’on devient ceinturon, CH@UR

TRIBUNES?

Des canons, des munitions. Des canons’, des munitions.

Bréve apparition de Guillaume II qui passe la téte.

Bruit de foudre — Tout le affolé. Nouvelle

monde

s’accroupit,

entrée

du

torpille.

flic qui

s’adresse aux tribunes, doigt sur la bouche.

Le FLIC : Taisez-vous, méfiezvous. Les oreilles ennemies vous écoutent.

Poincaré reconnait le flic et lui

fait signe de s’en aller. Le flic se tire’. Tout le monde se reléve.

Schneider et Krupp s’inclinant avec un touchant ensemble

: SCHNEIDER

& KRUPP

Monsieur le Président, Nous sommes désolés Mais les munitions On les a mélangées

Ca va faire mauvais effet! Mimique’ des tribunes. 1. Texte n° 5 : l’arrivée de Weygand était annoncée a la fois par Deibler et l'Ouvreuse mais Deibler est biffé. Dans le texte n° 6 c'est donc l'Ouvreuse seule qui annonce Weygand. 2. Texte n° 4: « Tribunes » ; texte n° 5; « Choeur des tribunes » ; texte n° 6: « Les spectateurs (en chceur) ».

3. Textes n™ 2 et 5 : « Déconons ». Bertelé corrige sur le texte n° 5 « déconons »

en « des canons ». 4. Dans le texte n° 4, il « se retire ». 5. Texte n° 5 : Bertelé ajoute « d’inquiétude » aprés « Mimique ». Le texte n° 6 tient compte de la correction et remplace « tribunes » par « spectateurs »,

Notes

1179

POINCARE (avec un hon sourire) : Mais non, ¢a ne fait rien. Les obus

frangais et les obus allemands sont de la méme famille. Vous n’avez qu’a partager...

Mimique'! des tribunes. SCHNEIDER & KRUPP (se reculant a

pas

lents

avec force

courbettes)

Comme vous avez raison, Monsieur le Président. Merci Monsieur le Président — Merci Monsieur le Président — Merci...

Courbettes méme temps’.

des

tribunes

en WEYGAND (bdillant, a Poincaré) :

Un chauffeur passe en faisant :

J’en ai assez vu pour aujourd’hui. Je rentre me coucher. Bonsoir’!

« coin-coin ». Weygand le héle. WEYGAND

: Psst!

Chauffeur !...

Quai de la Marne! CHAUFFEUR : — Je suis pas bon,

Il reléve son petit rouge et disparait.

drapeau

vous m’avez déja poissé* en 14! POINCARE

(rageur)

: —

C’est

malin ! WEYGAND

: —

C’est triste!

Et

dire que j’avais révé de gagner la Bérésina avec ces braves chauffeurs russes que nous avons a Paris dans les boites de nuit! Il sort. POINCARE (reprenant son discours) :

— Soldats tout... Il est interrompu par une sonnerie de clairon (couvre-feu). II s’arréte, inquiet.

tombés

un

peu

par-

(Couvre-feu.) (A son secrétaire :) Qu’y a-t-il ? allez voir.

Le secrétaire se revient, essoufflé.

précipite

et

1. Bertelé ajoute « de satisfaction » aprés « Mimique ». Le texte n° 6 tient compte de la correction et remplace « tribunes » par « spedtateurs ». 2. Texte n° 6 : « Courbettes des spectateurs en méme temps. » 3. La daétylographie du texte n° 5 avant correction partageait cette réplique entre Weygand et Joffre : « weycanp (béillant) — J’en ai assez vu (a Poincaré) pour aujourd'hui! / jorrre — Je rentre me coucher. Bonsoir! » Bertelé biffe « Weygand » et « a Poincaré » et c'est donc a Joffre que l'ensemble est attribué. C’est Joffre qui hélera le taxi et non pas Weygand, mais alors que la da¢tylographie partageait la réplique sur la Bérésina (« C'est triste !... ») entre Weygand et Joffre, Bertelé biffe cette fois le nom de Joffre et c'est Weygand qui dit tout seul la réplique. Le texte n° 6 ne tient pas compte de cette derniére correction, faite probablement par erreur : c'est en définitive Joffre qui réve de gagner la Bérésina. 4. Se faire pouser signifie, en argot, « se faire prendre ».

1180

Spectacle SECRETAIRE

: C’est

|’armistice!

Les deux chefs agitent un petit drapeau

blanc,

mettent

des

co-

cardes et chapeaux mous'. POINCARE (rageur et Déja !... TRIBUNES (air désolé)? CHEF

FRANG¢AIS

:

désolé)

:

: Oh!... Hurrah!

Victoire ! (La musique joue OVER-THERE.) Les ouvreuses entrent en courant. ouvrguses : Victoire! Victoire! Enthousiasme général. Danse. Distributions de lampions, drapeaux. Tous sont groupés 4 droite. Entrée de la Victoire’. vicrorrE

: Chers

amis, je suis

heureuse d’étre des vétres et je...

c'est-a-dire

que...

(elle bafouille

lamentablement). tous (a la rescousse) : Gloire a notre France éternelle.

curE-seuR‘ : Gloire 4 Dieu au plus haut des cieux ! victoire (complétement saoule) : ... des cieux... Ceux qui ne font pas d’omelette sans casser des ceufs Ont droit qu’a leur cercueil la foule vienne et prie! Eh bonjour monsieur du corbeau J’en connais d’immortels qui sont de purs sanglots

Fesse queue doigt Advienne que pourra Tirez la bobinette La chevillette cherra etcetera! etcetera! Les gens sortent des tribunes et

se mélent a a la foule. Seul Dérouléde reste a sa place.

1. Cette n° 5 et 6, 2. Texte 3. Dans Victoire » n° 6 tient

indication scénique n’est pas dans le texte n° 4, mais réapparait dans les textes

n° 6 : « Les specrateurs (d'un air désolé) ». le texte n° 5 Bertelé corrige : « Tous sont groupés a droite. Entrée de la en ; « Tous se groupent a droite. A ce moment entre la Victoire. » Le texte compte de la correction. 4. Duo d'un curé et d'une religieuse plut6t que personnage androgyne, remplacé dans le texte n° 5 par : cures et smurs puis dans le texte n° 6 par rous (disant a la fois « Gloire a notre France éternelle / Gloire a Dieu au plus haut des cieux

»).

Notes Tous se tiennent et chantent en levant les jambes.

1181 CH@UR

75, ce joli petit joujou'

75, tous les boches en sont jaloux 75, ce joli petit joujou

75, c'est ca qui les rend tous fous. On entend pleurer Dérouléde. Tout le monde s’écarte et le regarde. NourricE (a4 Dérouléde) : Venez, Monsieur Paul, la guerre est

Nouvelle entrée du flic. La nuit vient. Les boutiques s’allument. II prend un pavé et le lance dans la

finie’. DEROULEDE (hystérique) : La guerre est finie! Pas possible! Remettez-nous ¢a ! Le Fic : A Berlin}!

vitre. (Fracas.)

rous ; A Berlin! A Berlin! LE FLIC : A Moscou'! tous : A Moscou! A Moscou ! DEROULEDE (délire complet — burlant a genoux) : Remettez-nous ga ! Remettez-nous ¢a ! Tous (a genoux,

mains jointes, se

relevant petit a petit) : REMETTEZ-NOUs GA ! REMETTEZ-NOUS GA ! REMETTEZ-NOUS GA! (extase)

Le rideau se baisse. Tous disparaissent. Deux soldats regardent derriére le rideau... Le rideau se reléve immédiatement. L’archevéque de Paris est installé dans un fauteuil. Prés de

On entend encore les voix : A Moscou! A Moscou !

1, Texte n° 6: « tous / (en cheur) / 75, ce joli petit joujou ». 2, Aprés cette réplique de la nourrice de Dérouléde, les textes n° 4, 5, 6 (et sur leur modéle le texte n° 7) terminent « La Bataille de Fontenoy » par le cri unanime des protagonistes : « tous / (en cheur) / Remettez-nous ga! Remettez-nous ¢a! » 3. Dans le dernier chapitre de Nana, Zola décrit l'agitation fiévreuse provoquée par l'annonce de la déclaration de guerre a |’Allemagne le 19 juillet 1870. Dans les rues, la foule ne cesse de grandir et de crier : « A Berlin! a Berlin! a Berlin! » (Les Rougon-Macquart, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 1485). Le méme cri fut poussé en 1914 par les mobilisés frangais qui partaient sur le front. 4. Aprés la révolution de 1917, les Bolcheviks durent faire face 4 la guerre civile provoquée par le souléevement de nombreux Russes blancs auxquels Japonais, Américains, Frangais et Anglais envoyérent des renforts. Le cri de « A Moscou ! » pourrait faire allusion

A cette assistance des pays occidentaux aux contre-révolutionnaires.

Mais en 1932 les

communistes accusaient la $.D.N. et « la bourgeoisie francaise » de préparer la guerre contre |'Union soviétique.

1182

Spectacle

lui, dans un autre fauteuil un des Messieurs du Comité des Forges fume paisiblement un cigare.

On entend encore un peu les cris trés Berlin! A Moscou !

distinés : A Moscou! A

LE MONSIEUR DU comITE : Eh bien,

qu’en pensez-vous monseigneur... cette guerre... qu’est-ce que vous en dites ?

L'ARCHEVEQUE (avec un bon sourire) : Je pense que ces événements sont fort heureux... Il y a quarante ans que je les attends... La France se refait et, selon moi, elle ne peut

se refaire autrement que par la guerre qui purifie' ! Sur la fin de cette phrase, deux soldats traversent la scéne portant un brancard ot est allongé un soldat mort, le visage tout rouge. LE MONSIEUR DU COMITE (philosophant) : Ainsi va la vie... L’argent dans la poche des gros...

Le plomb dans la téte des petits... Il faut bien que tout le monde vive. L’ARCHEVEQUE (avec de plus en plus un trés bon et trés large sourire) : Dieu fait bien ce qu’il fait.

Nouvelle entrée de Joffre a quatre pattes. Il cherche sous les fauteuils. JOFFRE : Excusez-moi, Messieurs, mais j'ai perdu mon baton! L'ARCHEVEQUE : Dieu vous le rende, Monsieur le Maréchal ! LE MONSIEUR DU COMITE : Sont-ils bétes, ces militaires, sont-ils bétes,

tout de méme

(il se tape sur les

cutsses).

Un soldat entre en scéne. Il regarde le maréchal qui le voit et l’interpelle. JOFFRE (au soldat) : N’auriezvous pas, n’auriez-vous pas mon brave, dans votre giberne, un baton de maréchal ! 1. Prévert met dans la bouche de cet archevéque anonyme des mots écrits par Mgr Baudrillart en aoat 1914. S’ils disparaissent de la version définitive, nous les retrouvons dans « Bruits de coulisse

», restitués a leur auteur (voir p. 223 et n. 2 et 3).

1183

Notes

soLDaT : Non, vieux zouave, vieille noix malade, mais dans ma

musette, j’ai une marteau... Deux autres soldats sourdement menagants.

faucille et un

entrent,

LEs soLtpats : Et des grenades! (On entend trés doucement l’« Internationale ».)

Inquiétude des trois personnages. L’Archevéque essaie d’arranger les choses. L’ARCHEVEQUE (élevant les bras au ciel) : Des grenades... des grenades Béni soit le seigneur qui créa tous les fruits Les pommes, les raisins et les beaux salsifis ! La grenade est un fruit aussi...

C11 est interrompu par...) PREMIER SOLDAT : Ta gueule, vieille ordure ! DEUXIEME SOLDAT : Ta gueule... vieux singe nuisible... L’ARCHEVEQUE

Mes

enfants...

mes chers petits enfants’... Il éléve son crucifix. Les autres se planquent derriére lui. Ils apparaissent, immobiles et menagants.

Les TRoIs : Ta gueule! Ta gueule! Ta gueule ! L'ARCHEVEQUE : Mes enfants... Si vous ne respectez pas |’homme, respectez du moins le costume... Le Cheur commence. cHa@ur (Il commence en imitant l’archevéque, en ricanant.)

Mes enfants... mes chers petits enfants Respectez le costume... Assis... debout... couchés... Baissez la téte... saluez... Engagez-vous dans la marine Le jour de gloire est arrivé (Subitement tres violent :)

Le jour de gloire! 1. A partir d'ici, le texte n° 3, se présentant sous une forme particuliérement intéressante,

sera donné 4 la suite du texte n° 1. Voir p. 1186.

1184

Spectacle Le jour de pus... oui !!! Le jour de merde !!!! Assez Vous pouvez plier vos lampions Nous n’écouterons plus vos chansons Le petit doigt collé sur la couture du pantalon Nous ne serons plus les P.C.D.F. Les pauvres cons du front C’est fini!

Il y a quelque chose de changé Vos drapeaux sont mangés aux mites Les cloches de vos églises sont félées Votre petit monde est en train de craquer Il craque votre petit monde Et vous l’entendez craquer Il craque comme un vieux pantalon On voit votre linge qui sort Il est un peu dégueulasse votre linge Elle est un peu pisseuse votre chemise tricolore LES TROIS NUISIBLES (en cheur, la main sur le ceur) Le drapeau tricolore a fait le tour du monde! C'est de l'histoire... LE CH@UR

(les interrompant)

Fermez vos gueules vieilles vaches plaintives I"histoire de France ce n'est pas notre histoire c’est une histoire 4 dormir debout a crever debout assez... arrétez la musique C’est fini on est réveillés les hommes se réveillent dans le monde entier ils savent des choses ils disent des choses ils crient des choses!

L'ECCLESIASTIQUE Paix sur la terre aux hommes

de bonne volonté !

LE CH@UR

Il n'y a pas Contre eux Partout on partout on partout on partout on

de paix pour les prolétaires c’est la guerre dans le monde entier traque les ouvriers les emprisonne les affame tire dessus!

1. Prévert cite Lamartine. Au lendemain de l'organisation par les Républicains d’un gouvernement provisoire, des manifestants socialistes, poussés par Blanqui, réclamérent le 25 février 1848 la substitution du drapeau rouge au drapeau tricolore. Sur la place ‘de I'Hétel de Ville le poéte s’adressa a la foule en s’écriant : « Citoyens, le drapeau rouge n'a jamais fait que le tour du Champ de Mars, trainé dans le sang du peuple, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie. »

Notes

1185

En Amérique En France A Paris En Indochine

A Madagascar A Genéve, partout'... Partout des flics, des juges, des bourreaux,

Partout Partout comme Partout

des briseurs de gréves, des prétres et des chiens policiers. l'homme qui ne fout rien vit sur le travailleur un morpion doré les prolétaires crévent de faim crévent de froid crévent de fatigue d’ennui Les femmes vieillissent 4 vue d’ceil Les maisons

sont tristes et sales

Les assiettes sont vides Les enfants ressemblent a des petits morts... Contre les ouvriers, c’est toujours la guerre En Russie seulement les travailleurs ont la paix!

Mais derriére le tabernacle de ses usines a priéres derriére ses crucifix, ses drapeaux, ses banniéres

derriére le coffre-fort de la société des nations derriére ses cimetiéres, la bourgeoisie s’est planquée elle guette...elle écoute... elle flaire En Russie seulement les travailleurs ont la paix ! Elle guette la bourgeoisie, elle se débat elle essaie de s’en sortir... par tous les moyens’. L'HOMME DU COMITE DEs FoRGES (lit a cet instant un fragment d’article) « Chaque pays améliorera d’autant mieux sa situation par une nouvelle guerre que celle-ci sera plus longue et plus sanglante que la guerre précédente. » LE cH@uR (I’écrase et l’interrompt) Mais demain nous saurons sur qui nous tirerons Les machines a tuer nous les prendrons Nous avons su les fabriquer Nous saurons bien les faire marcher. Et ceux qui cracheront tricolore en l’air Leur propre sang leur retombera sur le nez Il y aura des morts Mais une nouvelle vie pourra commencer Alors les hommes pourront vivre Alors les enfants pourront rigoler Ils n’empécheront pas le drapeau rouge de flotter Ils n’empécheront pas la terre de tourner ! 1. Le texte n° 2 ne précise pas dans quels pays « on traque les ouvriers » : « ... partout on tire dessus! / Partout des flics... » 2. Une variante du texte n° 3, qui introduit Hitler dans le Choeur parlé, commence ici. Nous la reproduisons in extenso p. 1188.

1186

Spectacle

A partir de « L’ARCHEVEQUE : Mes enfants... » (voir p. 183 etn. 1), le texte

n° 3 offre quelques menues différences par rapport aux textes n™ 1 et2, mais surtout présente la répartition des rdles, quelques indications de mise en scéne, etle « Découpage du choeur » , ce qui donne une idée de la maniére dont se jouait ce choeur parlé (qui disparaitra des versions suivantes). Les prénoms ou noms qui figurent en regard des répliques sont bien sir ceux des membres du groupe OGobre chargés de dire ces répliques. Lazare a pour patronyme Fuchsmann (Fauré dit qu'il est « aide comptable »

occasionnel au moment de lascission du groupe Odtobre), Brémaud a pour prénom Jean (Marcel Duhamel, qui orthographie son nom Brémeau, dit qu’il est ouvrier), Léo désigne Léo Sabas (chasseur de L*Ambassador, hotel dirigé a l’époque par Marcel Duhamel), Suzanne est Suzanne Montel (secrétaire du groupe), Jeanne est sans doute Jeanne Chauffour (couturiére au chomage, qui €pousera Lazare Fuchsmann), Max désigne Morise (quia participé au groupe surréaliste et figuré, avec Prévert, parmi les signataires d’« Un cadavre » contre Breton en 1929), Darnault est un acteur professionnel (ce qui est fort rare, al’époque, parmi les membres du groupe), Jean est probablement Loubes (un étudiant en droit), Dreyf désigne Jean-Paul Dreyfus (qui se fera connaitre sous le nom de Jean-Paul Le Chanois), Giséle (Fruhtman) épousera Pierre Prévert, Virginia, une agrégée d’italien, a

pour patronyme Grégory, Soula, plus communémentappelée Zoula par ses camarades, est une jeune Polonaise, Raymonde est la sceur de Fuchsmann,

Jacques est Jacques Prévert. Voici ce document, conservé par Marcel Jean : L'ARCHEVEQUE : Mes enfants... mes chers petits enfants... (Il éléve son crucifix. Les autres se planquent derriére lui.) LES QUATRE

: Ta gueule!

LE CHEUR (apparaissant immobile et menagant) = Ta gueule! Ta gueule!

L'ARCHEVEQUE

: Mes

enfants... Si vous ne respectez pas l"homme,

respectez au moins le costume...

LES QUATRE : Mes enfants... mes chers petits enfants... Respectez le costume... LAZARE : Assis...

BREMAUD : Debout... Leo : Couchés... GrEviLte : Baissez la téte... LAZARE : Saluez...

LES QUATRE : Engagez-vous dans la marine Le jour de gloire e& arrivé! (Subsiement trés violent :) Le jour de gloire! BREMAUD = Le jour de pus... oui !!! Le jour de merde !!! LES QUATRE

: Assez

GREVILLE = Vous pouvez plier vos lampions

LEO : Nous n’écouterons plus vos chansons

Notes

1187

Le petit doigt collé sur la couture du pantalon LES QUATRE : Nous ne serons plus les P.C.D.F. (violent et rapide) Les pauvres cons du front (plus lent et explicatif) tous : C’est fini!

SUZANNE : C'est fini! Il y a quelque chose de changé! JEANNE : Vos drapeaux sont mangés aux mites suzANNE : Les cloches de vos églises sont félées tous : Votre petit monde est en train de craquer MAX : Il craque votre petit monde tous : Et vous l’entendez craquer JEANNE : Il craque comme un vieux pantalon LAZARE : On voit votre linge qui sort LEO : Il est un peu dégueulasse votre linge Elle est un peu pisseuse votre chemise tricolore LES TROIS NUISIBLES (en cheur le petit doigt en l’air) :

Le drapeau tricolore a fait le tour du monde C’est de l'histoire... DARNAULT : Fermez vos gueules vieilles vaches plaintives. JEAN-MAX-DREYF : L’histoire de France ce n’est pas notre histoire. LES QUATRE : C’est une histoire 4 dormir debout a crever debout... Tous : assez ! JEAN : Arrétez la musique MAX : C'est fini, on est réveillés HOMMES DU CH@UR : Les hommes se réveillent dans le monde entier FEMMES DU CH@UR : Ils savent des choses ! HOMMES DU CH@uR : Ils disent des choses! tous : Ils crient des choses! L’ARCHEVEQUE : Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! LAZARE : Il n'y a pas de paix pour les prolétaires Contre eux c’est la guerre dans le monde entier DARNAULT-DREYF : Partout on traque les ouvriers Partout on les emprisonne JEAN-MAX : Partout on les affame cH@urR : Partout on tire dessus (Pancartes, )

DREYF-DARNAULT-SUZANNE-GISELE : Partout des flics des juges des bourreaux MAX-JEAN @t VIRGINIA-SOULA €t RAYMONDE : Partout des briseurs de gréves des prétres et des chiens policiers BREMAUD : Partout

comme

l’homme qui ne un morpion doré

fout

rien

vit

sur

le

travailleur

1188

Spectacle

LAzARE : Partout les prolétaires crévent de faim GrEviLte : Crévent de froid LES QUATRE : crévent de fatigue d’ennui SUZANNE : Les femmes vieillissent 4 vue d’ceil Les maisons sont tristes et sales

Les assiettes sont vides LAZARE : Les enfants ressemblent a des petits morts... LES QUATRE : Contre les ouvriers, c’est toujours la guerre TOUS : EN RUSSIE SEULEMENT LES TRAVAILLEURS ONT LA PAIX ! Les QUATRE : Mais derriére le tabernacle de ses usines a priéres HOMMES DU CHa@uR : Derriére le coffre-fort de la société des nations FEMMES DU CH@uR

: Derriére ses cimetiéres,

HOMMES DU CH@UR : la bourgeoisie s'est planquée, cH@urR : Elle guette... elle écoute LES QUATRE : Elle flaire...

TOUS : EN RUSSIE SEULEMENT LES TRAVAILLEURS ONT LA PAIX ! BREMAUD-GREVILLE-LEO : Elle guette, la bourgeoisie, elle se débat

LAZARE : elle essaie de s’en sortir par tous les moyens L'HOMME DU COMITE DES FORGES (Jacques) : « Chaque pays améliorera

d’autant mieux sa situation par une nouvelle guerre que celle-ci sera plus longue et plus sanglante que la guerre précédente. » LES QUATRE : Mais demain nous saurons sur qui nous tirerons Les machines 4 tuer nous les prendrons CHEUR : Nous avons su les fabriquer Nous saurons bien les faire marcher BREMAUD : Et ceux qui cracheront tricolore en |’air leur propre sang leur retombera sur le nez JEAN et MAx : Il y aura des morts LAzARE : Mais une nouvelle vie pourra commencer

remMMEs : Alors les hommes pourront vivre max : Alors les enfants pourront rigoler JEANNE €t SUZANNE : Ils n’empécheront pas la terre de tourner tous : Ils n’empécheront pas le drapeau rouge de flotter (DRAPEAU ROUGE. )

* DECOUPAGE

DU

CHGUR

:

Les trois nuisibles occupent le fond de la scéne Les quatre soldats sont a gauche Tous les autres sont a droite — Ils se rejoignent a la fin du cheur, Le Cheur comprend donc tous ceux de droite seulement tous : le Cheur et les Quatre Aprés « elle essaie de s’en sortir... / par tous les moyens » (voir p. 1185 etn. 2, au bas de la page 1185) une variante annexée au texte n° 3 (également

Notes

1189

conservée par Marcel Jean) introduit Hitler dans le Choeur parlé. Les propos qui étaient tenus par l'homme du Comité des forges sont a présent attribués a Joffre. On retrouve les acteurs de la premiére version du Choeur (voir le texte précédent) auxquels se sont joints Marcel (Marcel Jean) et Raymond Bussiéres. Voici comment se termine alors le Choeur parlé : JOFFRE (5’avancant) : Chaque pays améliorera d’autant mieux sa situation par une nouvelle guerre que celle-ci sera plus longue et plus sanglante que la guerre précédente. LEO : Elle guette, la bourgeoisie, elle se débat Elle essaie de s’en sortir par tous les moyens RAYMOND : Alors elle cherche un homme, comme Diogéne reo : Alors, au fond d’un vieux tonneau de peinture elle trouve un homme. LES TROIS NUISIBLES : HITLER — HITLER — HITLER MARCEL : C'est votre ami PRETRE : Votre frére MARCEL, LOUBES, PRETRE : Un ancien peintre en batiment RAYMOND : Le moindre mal, quoi

JEAN-PAUL C'est moins dangereux qu'un général un ancien peintre en batiment RAYMOND : Hitler, |-homme de paille pour foutre le feu Leo : le tueur BREMAUD : le provocateur

FEMMES Et maintenant les quartiers ouvriers sont peints couleur de sang Leo : La-bas, c’est Hitler — Ici, demain, FEMMES : Si l’ouvrier se laisse faire LES TRoIs! ; ce sera Tardieu, ou Weygand, ou un autre

TOUS : Travailleurs, attention Votre vie est a vous

Ne vous la laissez pas prendre HOMMES DU CH@uR : Socialistes (la main en porte-voix) FEMMES : Sans parti

LES TROIS HOMMES : Communistes RAYMOND : La main qui tient l’outil ressemble a la main qui tient l’outil tous : Travailleurs attention LEO :

Demain nous saurons sur qui nous tirerons Les machines a4 tuer, nous les prendrons CH@UR ? Nous avons su les fabriquer Nous saurons bien les faire marcher BREMAUD : Et ceux qui cracheront tricolore en l’air Leur propre sang leur retombera sur le nez 1. « Les Trois » désigne les trois soldats (le premier qui est entré en scéne et auquel s'est adressé Joffre et les deux qui ont fait leur apparition ensuite ; voir p. 1182, derniére didascalie, et p. 1183, premiére didascalie). Le premier découpage du texte n° 3 donnait quatre soldats (« Les Quatre » ), ce qui n’'était pas trés logique avec les indications scéniques précédentes. Il est vrai que « Les Trois » peuvent étre confondus avec « Les Trois Nuisibles » qui, eux, désignent l’archevéque, l'homme du Comité des Forges et Joffre.

1190

Spectacle

LAzARE : Il y aura des morts Les TRoIs : Mais une nouvelle vie pourra commencer FemMgs : Alors les hommes pourront vivre JEANNE : Alors les enfants pourront rigoler SUZANNE et JEANNE : Vous n’empécherez pas la terre de tourner tous : Vous n’empécherez pas le drapeau rouge de flotter. 1. Voir n. 1, p. 310.

2. Les contemporains avaient certainement reconnu tout de suite l’« homme corpulent fumant la pipe ». Edouard Herriot (1872-1957), maire de Lyon de cae a 1955, sénateur puis député a partir de 1919, fut chef du parti radical de 1919 a 1957, trois fois président du Conseil entre 1924 et 1932. En 1924, le Cartel des gauches triomphant aux élections, Doumergue lui confia le gouvernement (juin 1924-avril 1925). Il ne réussit pas 4 faire voter l’impét sur le capital mais sa politique extérieure connut de réels succés. L’évacuation de la Ruhr et la

reconnaissance de 1’U.R.S.S. en 1924 sont les deux faits marquants de son ministére. Sa tentative de concrétiser une politique de désarmement dirigée par la S.D.N. ne recut pas d’application. En 1926, il fut renversé le jour de sa présentation, mais, en mai 1932, aprés la victoire des radicaux aux législatives, il se vit 4 nouveau confier la présidence du Conseil par Lebrun. La S.F.I.O., 4 qui il proposa de participer au gouvernement, opta pour un soutien sans participation. Les radicaux rejetaient en effet certaines des conditions formulées par les socialistes, notamment en ce qui concernait la Défense nationale réduction d’armements, interdiction du commerce des armes, nationalisation des usines d’armement.

Lors de son discours de Gramat

(voir la

notule, p. 1161) Herriot expliqua que, malgré son souhait de s’orienter vers une politique de désarmement, la situation du moment (réarmement inquiétant de l’Allemagne) ne le permettait pas. Avec les communistes — qui portaient d’ailleurs les mémes accusations a |’encontre des socialistes —, Prévert se moque des professions de foi pacifistes d’ Herriot et les juge hypocrites. Si le début de « La Bataille de Fontenoy » montre le président du Conseil occupé 4 mettre et a remettre le disque de La Marseillatse sur un phono, c’est qu’Herriot affichait volontiers un patriotisme enthousiaste. Le poéte ridiculise aussi l’orateur qui se délectait de ses succés d’estrade. 3. Comme nous l’avons indiqué dans la notule (voir p. 1161), le discours qui suit est emprunté a4 un véritable discours d’Herriot, prononcé par celui-ci a Gramat le 25 juillet 1932. Prévert ne transforme que trés peu les paroles prononcées par le président du Conseil. Cependant, le passage cité n’était pas le début du discours et ce n’est pas aux

dames,

aux

messieurs

et aux

«

chers petits enfants

» que

s’adressait Herriot mais a des « Citoyens ». Voici l’extrait cité tel qu’il se présentait en réalité : « [...] dans l’ordre extérieur, l’essentielle pensée du gouvernement, c’est la paix. Pour nous, comme pour Aristide Briand, dont le nom doit étre évoqué ici avec admiration et affection, la guerre est un

crime

collectif.

Et l’on s’étonne

que

la morale

et la justice,

utilement sévéres pour l’homicide, se montrent si négligentes ou si oublieuses pour les chefs politiques coupables de décider le massacre des peuples. Lorsque le maréchal de Saxe, aprés Fontenoy, faisait visiter au roi et au dauphin |’affreux champ de bataille : “Voyez, mon fils, dit Louis XV, ce que cofite une victoire. Le sang de nos ennemis est aussi

le sang des hommes. La vraie gloire est de l’épargner.” Ainsi s’exprime l'esprit frangais.

/ Sur ce sujet, notre programme n’a rien d’équivoque

Notes

191

[...] » On remarque que l’allusion a Aristide Briand (1862-1932) a été

coupée. Prévert juge-t-il le pacifisme de Briand plus sincére que celui d’Herriot ? Il se distinguerait alors des communistes sur ce point. Ceux-ci n’épargnent pas plus, en 1932, celui a qui fut décerné le prix Nobel de

la Paix en 1926 que les autres socialistes. Artisan des accords de Locarno, batis sur le rapprochement franco-allemand et l’acceptation de conventions d’arbitrage entre les anciens adversaires, Briand permit l’entrée de l’Allemagne 4 la $.D.N. Il tenta d’élargir la notion de sécurité collective en suggérant |’engagement des Etats-Unis et de l’'U.R.S.S. En aout 1928 fut signé grace a ses efforts un pacte de renonciation générale 4 la guerre, dit pacte Briand-Kellog, et il développa l'année suivante a Genéve l’idée d'une Union européenne. On notera aussi les répétitions : « comme un crime collectif... comme un crime colleétif !!! » « l'esprit frangais !!!... L’esprit frangais... » qui tendent a ridiculiser lélocution d’Herriot. Ces répétitions étaient plus nombreuses encore dans les premiéres versions (voir p. 1166-1167). L’insistance portée sur Louis XV — « Ainsi s'exprimait Louis XV » — accentue l’admiration d’Herriot pour ce roi, suggérée par la citation qu'il en fait. Il est bien évident que pour Prévert, ce coup de chapeau a un roi donne a douter

des idées démocrates d’Herriot, a qui il fait prononcer, pour terminer, une phrase digne d'un dictateur... mais qui cette fois est inventée par lécrivain. On voit donc que la caricature se dessine a partir de petites retouches a la réalité.

Page 301.

1. Hermann

Maurice,

comte

de

Saxe

(1696-1750),

fils naturel

d’Auguste II (éle&teur de Saxe et roi de Pologne), et d’Aurore de Koenigsmarck, se fixa en France, en 1733, a la mort de son pére. I] devint

lieutenant général puis maréchal de France. A Fontenoy, village de Belgique, il battit les Anglais et les Autrichiens le 1 mai 1745, en présence de Louis XV. Cette victoire valut au roi de France la conquéte de la Flandre. 2. Louis XV aurait prononcé ces mots devant les morts de la bataille de Fontenoy pour calmer l’enthousiasme du dauphin, excité par le combat et le carnage.

Page 302. 1. Hymne de marche de Jack Judge et Harry Williams chanté par les

soldats anglais sur les champs de bataille en 1914-1918. 2. Les mots attribués 4 Lord Hay et au comte d’Auteroche 4 I’issue de la bataille de Fontenoy varient légérement selon les auteurs. Prévert reprend grosso modo, en développant le dialogue et en accentuant son

caractére comique, ceux du dictionnaire Larousse de 1922, qui raconte

ainsi l’anecdote : « C'est a cette célébre bataille que se rapporte la phrase

si souvent citée : “Aprés vous, messieurs les Anglais!” Quand la téte de la colonne anglaise fut arrétée A cinquante pas des gardes frangaises, les officiers se saluérent réciproquement : “Faites tirer vos gens !” s’écria Lord

Hay, capitaine aux gardes anglaises : “Non,

monsieur!

a vous

Vhonneur !” répliqua le comte d’Auteroche, lieutenant de grenadiers. » Mais, alors que le Larousse conclut, non sans chauvinisme : « Les Anglais ne se le firent pas répéter : ils exécutérent un feu roulant, qui emporta la premiére ligne », Prévert imagine au contraire que chacun des officiers répéta a plusieurs reprises la méme formule de politesse, ce qui accentue l'effet de drdlerie.

1192

Spectacle

Page 303.

1. C’est La Chanson de Craonne que \'on entend dans la coulisse. Bien qu'elle ait connu de multiples variantes, la chanson commence généralement par « Adieu la vie, adieu l’amour ». Elle témoigne de

l'état d’esprit des troupes frangaises qui la chantaient au moment de l’échec de l’offensive Nivelle et des mutineries d’avril 1917. La musique est d’un nommé Sablon, mais on ne connait pas l’auteur (ou les auteurs)

des paroles. Page 304,

1. « Comme il y a une mode pour tout, méme pour les fétiches, des commergants astucieux ont lancé un nouveau gri-gri spécialement recommandé aux combattants et a leurs familles : Nénette et Rintintin. En épinglant a son corsage ou 4 sa veste ces deux petits pantins en lainage,

on se met infailliblement a l’abri du danger, et ca ne cote que deux sous. Comme assurance, on ne fait pas moins cher » (Roland Dorgelés, Bleu horizon. Pages de la Grande Guerre, Albin Michel, 1919, p. 82). 2. Détournement d’une citation a propos de la guerre ae tranchées,

qui commenga a la fin de 1914. Le Journal du 29 o¢tobre 1914 raconte

qu’au cours d’un déjeuner au Grand Quartier général, un convive ayant interrogé Joffre sur ses intentions, maintenant qu’il était contraint a des attaques

locales (la guerre

je les grignote.

d’usure),

il répondit : « Pour le moment

»

Page 305. 1. Allusion a |'Evangile (Matthieu, xxv,

52) : « [...] car tous ceux

qui prendront |’épée périront par l’épée. »

Page 306. 1. Siles débuts politiques de Clemenceau, qui se battit pour la séparation de l'Eglise et de l’Etat, siégea dans les groupes d’extréme gauche a l’Assemblée, auraient pu le rendre sympathique a Prévert, son évolution a partir de 1906 avait au contraire bien de quoi lui déplaire. Président du Conseil, il se définit comme le « premier flic de France » et réprima durement les gréves. Renversé en 1909, il prit la direction du gouvernement en 1917 et se consacra entiérement a la poursuite de la guerre. Il visita le front, soutint le moral des troupes, imposa le commandement unique de Foch. On le surnommait « le Tigre » ou encore « le Pére la Victoire ». « Je fais la guerre » était une de ses formules préférées : « Politique intérieure ? Je fais la guerre ! Politique étrangére ? Je fais la guerre !... La Russie nous trahit? Je continue 4 faire la guerre. La malheureuse Roumanie est obligée de capituler ? Je continue de faire la guerre et je continuerai jusqu’au dernier quart d’heure car c'est nous qui aurons le dernier quart d’heure! » (L’Homme libre, 8 mars 1918.) Apres

le traité de Versailles, il fut rebaptisé « Le Perd la Victoire » a cause des concessions faites aux Allemands. On |’appela aussi « le Vieux ». Page 307. 1. Guillaume

II (1859-1941), empereur

d’Allemagne

de 1888 a 1918,

était un personnage autoritaire et imbu de lui-méme. Jaloux de son pouvoir, il renvoya Bismarck, puis tous les chanceliers qui firent quelque peu preuve d’indépendance. I] pratiqua une politique militaire et inculqua aux populations de son Empire le sentiment de la supériorité de |’Allemagne sur les autres peuples. Il tenta vainement de détacher

Notes

1193

la Russie de la France et la France de |’Angleterre. I] avait été surnommé « le Seigneur de la guerre » et il est en grande partie responsable du

déclenchement de la Premiére Guerre mondiale.

En juillet 1914, il

déclara la guerre a la Russie, puis 4 la France. En 1918, son abdication

fut exigée par Wilson. Nicolas II (1868-1918), avec qui Guillaume II est donc en guerre en

1914, fut le dernier tsar de Russie. En 1896, il avait renforcé l’entente franco-russe que Guillaume II s’était efforcé de détruire. Son épouse, Alice, princesse de Hesse, qui prit le nom d’Alexandra Feodorovna, se laissa facilement influencer par des charlatans spiritualistes et en particulier par Grigori Efimovitch (1872 ?-1916), surnommé Raspoutine, c’est-a-dire « Le Dépravé ». Prévert faisait allusion 4 ses moeurs de débauché dans la premiére version de la piéce (voir p. 1172). Bien qu'il ait réussit a arréter des hémorragies, il ne put jamais guérir le grand-duc héritier atteint d’hémophilie. Pendant la guerre, Raspoutine poussa Nicolas II 4 nommer des généraux et des ministres de son choix. En décembre 1916, il fut assassiné sur les ordres du grand-duc Pavlovitch,

cousin du tsar, du prince Youssoupov et du député Pourichkévitch. 2. En 1892, une convention militaire fut préparée par les états-majors de la France et de la Russie, les deux pays souhaitant un rapprochement. La France souffrait de |’isolement dans lequel la politique de Bismarck maintenait le pays, et les Russes se sentaient menacés par la Triple Alliance signée entre |’Autriche, l’Allemagne et |’Italie. La Convention, ratifiée a la fin de 1893 par le tsar, constituait l’Alliance franco-russe,

par laquelle les deux pays s’engageaient a se soutenir en cas de conflit avec les membres de la Triple Alliance. Une mise au point fut encore faite en 1909 au cours de la crise balkanique, et en 1912, le ministre Poincaré travailla efficacement a la fortifier. Page 308.

1. Prévert trouve particuliérement ridicule ce mot célébre de l’adjudant Péricard et s’amuse souvent a le citer. Voir Paroles, le « Diner de tétes », p. 3, et n. 5, et « La Crosse en l’air », p. 84.

Page 309. 1. Selon Voltaire dans son Siécle de Louts lV’accession au tr6ne d’Espagne en 1700 de (sous le nom de Philippe V), aurait dit : « (Euvres historiques, Bibl. de la Pléiade, p.

XIV, le roi, a l'occasion de son petit-fils le duc d’Anjou Il n’y a plus de Pyrénées » 951). L’authenticité de cette

phrase devenue célébre est controversée. En réalité, c’est |’'ambassadeur

d’Espagne qui l’aurait prononcée, sous une forme moins raccourcie, et non pas Louis XIV. 2. Sur les bords du Garigliano — fleuve d'Italie qui se jette dans le

golfe de Gaéte —, Gonzalve de Cordoue battit les Francais en 1503. Pour protéger leur retraite, Bayard y défendit seul un pont contre une avant-garde espagnole de deux cents cavaliers. Cette scéne a inspiré un tableau de Charles de Lauvieu qui se trouve au musée de Versailles. 3. Décalque probable de « Oh! les braves gens! », commenté ainsi par Othon Guerlac : « Exclamation de Guillaume I*', roi de Prusse et futur empereur d’Allemagne, a la bataille de Sedan (1% septembre 1870) quand, du haut d’une colline, il vit l’héroique charge de cavalerie menée par le général de Gallifet aprés que le général Margueritte eut été mortellement blessé. Le mot a été rapporté par le général Ducrot, qui

1194

Spectacle

le tenait du prince royal de Prusse aprés la capitulation. Voir général Ducrot, La Journée de Sedan, p. 35 et 69 » (Les Citations francaises, Librairie

Armand Colin, Paris, 1957, p. 285). 4. Dans toutes les versions imprimées de Spectacle, les répliques étaient ainsi distribuées : RASPOUTINE : Ah!

les braves gens!...

N’est-ce pas, Nicolas ? (Il se

tourne vers Nicolas).

nicoas ; Vous révez, il me semble ? A quoi pensez-vous donc ? raspouTINE : A la mort de Louis XVI! Nous rétablissons le texte tel qu’il apparait dans toutes les versions daétylographiées de La Bataille de Fontenoy. L’erreur fut d’ailleurs signalée

a Bertelé par Suzanne Montel dans sa lettre du 15 octobre 1951 (voir la notule, p. 161-1162), et en 1961, dans Mon frére Jacques (film réalisé par Pierre Prévert pour la Télévision belge), Prévert se souviendra qu’il incarnait Nicolas et qu’il répondait a la question de Pussitecs (Raspoutine) « A quoi pensez-vous ? » ; « A la mort de Louis XVI. Le dernier des tsars de Russie pense a |’exécution de celui qui fut e

dernier des rois de France. Dans la nuit du 16 au 17 juillet, Nicolas II sera exécuté avec sa famille et des proches sur ordre de Sverdlov, chef du secrétariat du parti communiste. Seule justification possible (mais fragile) au maintien volontaire de |’interversion : Raspoutine prévoyait que la guerre ménerait la Russie vers une révolution.

Page 310. 1. Citation tirée du poéme « En avant » (Nouveaux Chants du soldat).

Prévert suivante il s’agit exprimé

donne la premiére et la derniére strophes du texte. La citation se trouve dans « Chanson de marche » (Poésies militaires); des derniers vers du poéme. Paul Dérouléde (1846-1914) a dans ses Chants du soldat un patriotisme exacerbé ou domine

la volonté de revanche sur |’Allemagne. II avait participé activement a la guerre de 1870 contre les Prussiens, puis s’était battu aux cétés des Versaillais contre la Commune. En 1882, il fonda la Ligue des patriotes. Convaincu de l’'importance d’une alliance entre la France et la Russie, il se rendit lui-méme en 1886 dans ce pays. Il s’opposa a la république parlementariste et tenta, en 1899, d’entrainer le général Roget a l’Elysée pour prendre le pouvoir le jour des funérailles de Félix Faure. Il fut traduit en cour d’assises, acquitté, arrété 4 nouveau et condamné a dix ans de bannissement. Aprés cing ans passés en Espagne, il rentra en France aprés l’amnistie de 1905 et continua a animer la Ligue des patriotes. 2. Prévert met dans la bouche de Dérouléde une célébre formule lancée en 1916 quand l’armée allemande dirigea son offensive sur Verdun : « Ils ne passeront pas », qui exprime la volonté des soldats francais de barrer le chemin a l’armée du Kronprinz. 3. Si l’on en croit un témoignage de Jean-Paul Le Chanois, dés Vapparition de Poincaré, c’est avec Lénine qu’il fut confondu par le public russe : « [...] je jouais Poincaré et le déserteur. A un moment donné,

Poincaré avait une casquette de tranchée et une petite barbe

postiche, qui collait d’ailleurs trés mal au menton. Lorsque j’ai fait mon apparition, les moscovites ont cru que c’était Lénine. J’ai été salué par un tonnerre d’applaudissements qui n’a pas cessé, bien que la confusion ait été rectifiée par la traduction... » (Michel Fauré, Le Groupe Odtobre,

Christian Bourgois, 1977, p. 203.) 4. Voir « La Crosse en l'air », Paroles, p. 83 et n. 7.

Notes

1195

Page 312. 1, Prévert méle ici deux citations célébres de Napoléon

: « Soldats,

songez que du haut de ces pyramides, quarante siécles vous contemplent », phrase adressée par Bonaparte aux soldats de l’armée d’Egypte

le matin du 21 juillet 1798, avant la bataille des Pyramides, et « Voila le soleil d’Austerlitz », exclamation de |’Empereur le 7 septembre 1812, au matin, devant Moscou.

2. Weygand (1867-1965) fut nommé en 1914 chef d’état-major de la IX* armée par Foch. Il resta 4 ses cétés durant toute la guerre. Envoyé en Pologne en 1920, il protégea Varsovie contre l’Armée rouge. En 1930, il devint chef de |’état-major et inspecteur général de l’armée. 3. Le Comité des forges a été fondé le 15 février 1864 par des maitres de forges représentant les dix groupes : Gard, Loire, Moselle, Commentry,

Berry, Creusot, Franche-Comté,

Escaut, Nord, Hayange.

Le premier président en fut Eugéne Schneider. Voir aussi « La Crosse en l’air », Paroles, p. 84 et n. m1.

4. Le flic dit ici le texte d’une affiche ordonnée par le ministre de la Guerre Millerand en 1915 pour empécher les paroles indiscrétes en public.

Page 313.

1. En septembre 1914 furent réquisitionnés onze cents chauffeurs de taxi parisiens pour conduire au front, dans le secteur de Nanteuil-leHaudouin, cinq mille hommes. La premieére bataille de la Marne, livrée du 6 au 13 septembre contre les Allemands et qui se termina par la victoire des Frangais, fut dirigée par Joffre.

2. Aprés la Révolution de 1917, de nombreux Russes blancs réfugiés a Paris y gagnérent leur vie en exercant la profession de chauffeur de taxi. La Berezina, riviére russe, est un lieu de sinistre mémoire

pour

les Frangais : l’armée de Napoléon, qui avait quitté Moscou le 19 octobre 1812, faillit périr entiérement, a la fin du mois de novembre,

dans ce

cours d’eau dont un brusque dégel avait brisé la glace. Sacrifiant leur vie, les pontonniers d’Eblé construisirent deux ponts faits de madriers sur chevalets pour que les soldats puissent traverser ; les pertes humaines furent énormes. Page 314. 1. Formule de Poincaré dans son « Appel au pays » du 1° aoat 1914 : « l’ordre [de mobilisation] fut accompagné, quelques heures plus tard, d’une proclamation présidentielle [de Poincaré], dont les précautions oratoires rassurérent certains : “La mobilisation n’est pas la guerre. Dans

les circonstances présentes, elle apparait au contraire comme le meilleur moyen d’assurer la paix dans l’honneur” » (Joffre, Vie et mort des Francais, p. 24). 2. Prévert colle malicieusement les deux premiers vers du refrain d’« Hymne », poéme de Victor Hugo ( Euvres poétiques, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 832) dont il s'est déja moqué dans le « Diner de tétes » (voir la notule de ce texte de Paroles, p. 1010) a un vers d’un célébre cantique.

3. Aprés une citation-relais du « Titan » de La Légende des siécles : Des étotles apres des étoiles, des feux Apres des feux, des cieux, des cieux, des cieux, des cteux !

(Bibl. de la Pléiade, p. 61), ce sont, cette fois, les deux premiers vers d’« Hymne » (voir note précédente) qui sont parodiés : Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie

Ont droit qu'a leur cercueil la foule vienne et prie.

1196

Spectacle

Page 31. 1. Ce mélange de proverbes et de citations célébres (de Hugo, La Fontaine, Musset, Perrault) produit un effet de délire. La Victoire (qui

fut jouée par Prévert) est un peu |’incarnation de tous les personnages qui ont défilé, elle est aussi la folie : celle d’un cerveau qui ne raisonne plus et qui débite des formules constituées de réminiscences enchainées, comme

une machine

déréglée. Au-dela de la caricature, Prévert veut

montrer que le patriotisme exacerbé est une forme de démence.

2. Allusion aux canons 4 frein (1895), dont le calibre était de 75 mm. Page 316. ENTRACTE Contrairement aux citations démySstificatrices de « Bruits de coulisse »,

celles de cet « Entracte » nous font passer un moment avec ceux que Prévert aime : auteurs de prédilection ou étres chers. L’écrivain avait d’abord songé a placer cette partie en téte du volume, comme en témoigne une note écrite au cours de la préparation de Spectacle avec Bertelé (voir la Notice, p. 1120). Sur les premiéres épreuves, |’ordre des citations n’était pas tout a fait le méme. Certaines d’entre elles ne figuraient pas : — celle de Nerval ; — la troisieme de Melville; — les deuxiéme et troisieme de Maiakovski ; — celle d’Antonin Artaud; — les douze derniéres (a partir de « Tiens la foule D’autres, au contraire, ont été retranchées :

»).

J'ai trouvé une gentille étotle de mer et on I’a rejetée a la mer pour qu'elle vive dans l'eau sans mourir. PIERROT.

Et jamais il ne voudra croire aux mots pourris qu'on glisse dans Voretlle qu'on glisse sournotsement dans Voretlle des enfants avec la complicité des parents’. ROBERT

DESNOS.

J'ai des oiseaux plein les yeux Stirement je vais réver d’un jardin’. MINOUTE.

La citation

de Pierrot

figurait entre

celles de Maiakovski

et de

Poussine, celle de Desnos entre celles de Mme de Staél et de William Blake, celle de Minoute entre celles d’Hemingway et de Janine. Une

note de René Bertelé dans le dossier de Speétacle mentionnait sous le tite

«

A

chercher

Maiakovski —

ou

4 ajouter

Proust — Quincey —

»

: «

Citations

heureuses

Picasso ».

1. Phrase extraite d’Aurélia, seconde partie, 1° chapitre (Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 386). 1. « Histoire d'une abeille », « Etat de veille », Deftinée arbitraire, Poésie/Gallimard,

p. 171-172. 2. Prévert a finalement utilisé ces mots de sa fille dans le texte « Aux jardins de Miré » qu'on lira plus loin (p, 373) et dans une chanson pour le film Notre-Dame de Paris (1956). Voir aussi n. 1, p. 373.

Notes

1197

2. Ces trois citations de Melville sont extraites de Moby Dick : la premiére est tirée du chapitre txxxu

(« L’Honneur

et la Gloire de la

chasse aux baleines »); la deuxiéme du chapitre 1 (« Mirages »); la troisieme du chapitre cxxv (« Le Loch et la Ligne »). La traduction est celle de Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono. 3. Voir Grand bal du printemps, n. 9, p. 472.

Page 317. 1. Ces quatre citations de Dostoievski sont extraites de Du fond du Souterrain — qui a aussi été traduit par Le Sous-sol. La traduction est celle de H. Mongault et L. Desormonts

(voir Dostoievski,

uvres completes,

Nouvelles 1862-1865, N.R.F., 1934, p. 287, 250, 215 et 305). 2. Il s’agit d’une citation d’un des fragments dramatiques du Thédtre en liberté (« Le Choeur »). Prévert dispose comme de la prose deux alexandrins. Voir Victor Hugo, Guvres completes, coll. « Bouquins », Laffont, vol. « Chantiers », 1990, p. 1071; ou Thédtre complet, II, Bibl.

de la Pléiade, p. 1481. 3. Dernier vers du

poeme

d’Alcools

intitulé

«

Les

Cloches

»

(Apollinaire, Euvres poétiques, Bibl. de la Pléiade, p. 114). Prévert autilisé

la formule dans Les Amants de Vérone (film réalisé en 1948 par Cayatte et dont le poéte a écrit les dialogues) : Vhéroine, Georgia, dit a Angelo,

le jeune homme qu’elle aime, que s’il lui arrivait un malheur, elle en mourrait peut-étre.

4. Extrait de La Faute de l'abbé Mouret,

livre Ill, chap. xiv (Les

Rougon-Macquart, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 1511). 5. « J’étais quelqu’un de gai », ainsi que « J’aime aussi les bétes, / on en a bien chez vous? / dans les jardins / Prenez-moi pour gardien des bétes / J’aime les bétes », sont des citations de De ceci, poéme de 1923, divisé en plusieurs parties avec titres et sous-titres. Les extraits cités sont tirés du morceau qui a pour titre « Pétition adressée a... » et pour sous-titre « L’Espoir ». —

« . Soyez

heureux! » sont les derniers mots de la lettre trouvée auprés du corps de Maiakovski aprés qu’il se fut donné la mort d’un coup de revolver au coeur, le 14 avril 1930. La traduction des passages cités est d’Elsa Triolet. 6. Poussine était une petite fille qui jouait avec Michéle Prévert a Saint-Paul-de-Vence ou Prévert et sa famille vécurent de 1948 a 1955. 7. Le texte exact est : « La gloire elle-méme ne saurait étre, pour une femme, qu’un deuil éclatant du bonheur » (De |’Allemagne, 1810). Prévert cite de mémoire ou gomme volontairement ce que nous appellerions aujourd’hui l’aspect sexiste de cette affirmation. 8. Citation extraite du Mariage du Ciel et de |’Enfer (dans la partie intitulée

« Proverbes

de l’enfer »).

Page 318. 1. Ces mots sont prononcés par Agathos dans « Puissance de la parole » (Nouvelles histotres extraordinaires, (Euvres en prose, Bibl. de la Pléiade, p. 460). Dans la derniére phrase, un adjectif a été sauté, apres « volcan ». Le texte exact de Poe est : « [...] les réves non réalisés, et ses volcans forcenés sont les passions [...] ». La traduction est celle de Baudelaire. 2. Ces citations sont toutes extraites des lettres de Vincent Van Gogh a son frére Théo. La premiére est tirée de la lettre 506, qui fait partie

des lettres écrites 4 Arles entre le 12 février 1888 et le 3 mai 1889; la

1198

Spectacle

deuxiéme, de la lettre 495, qui fait aussi partie des lettres écrites 4 Arles et qui est datée du 6 juin 1888 ; la troisiéme, de la lettre 533, également

écrite a Arles et datée du 8 septembre 1888 ; la quatriéme, de la lettre 338 qui fait partie des lettres écrites a Drenthe entre septembre 1883 et le

1* décembre 1883. Le texte exact de cette derniére lettre est le suivant : « Je trouve que les choses parlent si puissamment par elles-mémes que je ne pourrais te dire ce qui va de soi ; méme dans tes propres pensées. » Voir Correshondance complete de Vincent Van Gogh, Gallimard/Grasset, 1960, t. II et Ill. 3. Extrait de l’ouvrage d’Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société publié en 1947 (« Albums beaux-livres », Gallimard, 1990, p. 73).

4. Claudy (ou Claudie) Carter a vécu avec Prévert vers 1940-1942. Figurante dans Dréle de drame, elle a tenu des réles plus importants dans Le soleil a toujours rauon (1941) et Les Amants de Vérone (1948). 5. Mort aux vaches et au champ d'honneur (1922-1923) est le titre d’une

ceuvre de Benjamin Péret. 6. Personnage du roman intitulé Les Aventures du brave soldat Chvetk

(1921-1923), ceuvre du Tchéque Jaroslav Hasek (1883-1923). « Je vous déclare avec obéissance » est une formule qui revient souvent dans la conversation du personnage. Aprés la premiére adaptation, par Longen, en 1921, celle par Erwin Piscator, avec la collaboration de Bertolt Brecht,

a Berlin en 1928, ouvrit sa carriére a |’étranger. Traductions, adaptations dramatiques et cinématographiques se multipliérent ensuite dans de nombreuses langues. Prévert lui-méme aurait envisagé une adaptation

pour le cinéma en 1933, avec Michel Simon et Charles Laughton dans les principaux rdles, et une musique de Hanns Eisler; mais Pabst, pressenti pour la réalisation, n’aurait pas donné suite au projet. En 1943, Brecht composa une piéce intitulée Schweyk dans la Deuxiéme Guerre mondiale, temoignant de son admiration pour une ceuvre qu’il considérait

comme une des trois meilleures du xx“ siécle. 7. Refrain de La Butte rouge, chanson de Montéhus sur une musique de Georges Krier, écrite aprés la guerre de 1914-1918. Page 319. 1. Il s’agit de Janine Prévert. Voir la Chronologie aux années 1934,

1943 et 1947, P. LI, LIX et LXII. 2. La premiére de ces citations de René Char est extraite du poéme « Suzerain » (Le Poéme pulvérisé, 1947 ; Guvres completes, Bibl. de la Pléiade, p. 260) ; la deuxiéme est tirée de A une sérénité crispée, 1952 (ibid., Pp. 752).

3. Extrait de Apoémes, chapitre m1 (1947). Né en 1924, Henri Pichette, poeéte et dramaturge, fut influencé par le surréalisme. Il tenta de renouveler les formes du théatre. A la demande de Gérard Philipe, il

écrira Nucléa, joué en 1952 par le T.N.P. dans des décors de Calder. L’insuccés de cette piéce congue comme un oratorio trés libre le détournera du théatre. 4. Airolo est un personnage d’une comédie de Victor Hugo, Mangeront-ils ? (1867). Cette définition de lui-méme est extraite d’un autoportrait qu’avec une verve é€blouissante il déroule aux amoureux de la piéce pour « charmer » leurs ennuis, 4 la scéne 1 de l’adteI (Théatre II, Euvres completes, coll. « Bouquins », Laffont, 1985, p. 481; ou Thédtre complet, Bibl. de la Pléiade, p. 885).

5. Description d’un dessin a4 la plume d’Urs Graf daté de 1523 et conservé au Cabinet des estampes de Bale. « Peintre-lansquenet », Urs

Notes

1199

Graf (1485-vers 1527) dessinait et gravait pendant les campagnes. L’ceuvre de ce graveur sur cuivre et sur bois est surtout consacrée a la débauche et a la mort, et ses scénes religieuses montrent des ermites en proie a des tentations. 6. Extrait de la nouvelle intitulée « Le Diamant sur l’herbe ». Xavier Forneret (1809-1884) publia tous ses ouvrages 4 compte d’auteur : trois drames, dont L’Homme noir, surnom qu'il adoptera plus tard, un roman, Caressa (1858), des recueils de maximes, Sans titre, par un homme noir blanc de visage (1838), des poémes et des contes, Et la lune dormait et la rosée tombait (1836), Vapeurs, ni vers ni prose (1840), Piece de pieces, temps perdu (1840, ou se trouve « Le Diamant sur l’herbe »). Les surréalistes appréciaient beaucoup ce romantique peu connu qu’ils considéraient comme un de leurs précurseurs et qu’ils firent découvrir. Ainsi, « Le Diamant sur

herbe » a été publié en 1937 dans le numéro 10 de la revue Minotaure. Page 320. 1.

Cette

citation,

comme

la premiére,

est

tirée

de

L’Immaculée

Conception, et se trouve dans le chapitre intitulé « Essai de simulation de la manie aigué »; la deuxiéme citation, également tirée de L’Immaculée Conception, est extraite du chapitre intitulé « Essai de simulation de la démence précoce ». Voir Eluard, uvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, Bupa; 320, 329. 2. Femme du poéte André Verdet (voir la Notice d’Histoires et d’autres

histoires, p. 1372-1373). Prévert fut témoin a leur mariage en 1943.

3. Prévert cite approximativement — sans doute de mémoire — la fin du texte de Michaux intitulé « Nuits de noces » du recueil La Nuit remue (coll. « Blanche », Gallimard, 1967, p. 32). Le narrateur y propose aux hommes qui viennent de se marier de faire tremper leur femme dans un puits pendant la nuit de noces : « Si elle n’a pas compris la premiére fois, elle a peu de chances de pouvoir continuer sans incident (la bronchite exceptée) si toutefois ¢a vous intéresse. / Quant a moi, ayant plus de mal dans le corps des autres que dans le mien, j’ai da y renoncer rapidement. » 4. Poéte et peintre, André Virel, né 4 Douai en 1920, s’est engagé dans la Résistance dés 1940. En 1943, il a été avec Yves Farge secrétaire adjoint du C.A.D. (Comité d’aétion contre la déportation). Cet ami de

Jacques Prévert et d’André Verdet publia avec eux Le Cheval de trois en 1946. La citation donnée ici est extraite d’une nouvelle inédite de Virel : Le Perroquet mécanique. 5. Extrait de L’Adieu aux armes (1929), livre IV, chap. xxxiv. Le texte ne comporte pas d’alinéas aprés « il les tue » et « les trés braves ». La traduction est celle de M.-E. Coindreau (Cuvres romanesques, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 362).

6. Voir n. 1, p. 319. 7. Ami que Jacques Prévert rencontrait au Flore avant 1939. Marcel

Gautherot, ou Gautereau selon l’orthographe de Duhamel (Raconte pas ta vie, Mercure de France, 1972, p. 365 et 531), a vécu au Brésil pendant la guerre. Page 321. 1. Poéme intitulé « Crépuscule

», dans Georgia. On trouve ce texte

dans Poésies completes 1917-1937 de Philippe Soupault, G.L.M., 1937, p. 71. 2. Minoute ou Minette, c’est ainsi que Jacques Prévert appelait sa fille Michéle, née en 1946. Un autre de ses prénoms, Georgia, explique peut-étre le voisinage de cette citation avec la précédente, extraite d’un recueil intitulé Georgia. .

1200

Spectacle

3. Titre d’un livre pour enfants de Marguerite Brown, avec des images d’Alice et Martin Provensen (Editions des deux cogs d’or, 1949). Michéle

Prévert, la fille du poéte, aimait beaucoup ce livre lorsqu’elle était enfant et il est resté dans la bibliothéque de |’appartement parisien de Prévert, cité Véron. 4. Extrait d’ Histoire du docteur Dolittle d’ Hugh Lofting (chap. xvi). Hugh Lofting (1886-1947), auteur anglais né aux Etats-Unis, se fit connaitre grace au personnage du doéteur Dolittle, héros d’une série de romans pour enfants. Ce vétérinaire apprend le langage des animaux grace a son perroquet, Polynesia, afin de pouvoir les soigner plus efficacement. Aprés des études de génie civil a l’Ecole polytechnique de Londres et

de nombreux voyages que son travail l’amena a faire, Lofting décida en 1912 de devenir écrivain et s’installa aux Etats-Unis : l’ambiance de ses livres reste cependant anglaise. Il créa d’abord le docteur Dolittle pour distraire ses enfants dans les lettres qu’il leur envoyait du front durant la Premiére Guerre mondiale. Si son amour des animaux devait séduire Prévert, son horreur farouche de la guerre et de la violence

ont dé accentuer la sympathie du poéte a son égard. L’Histoire du dotleur Dolittle fut publiée en 1920 et fut suivie de nombreux autres titres racontant les aventures du docteur et de ses animaux. 5. Hans Christian CErsted (1777-1851), physicien et chimiste danois, auteur de L'Esprit dans la nature, découvrit |'éleétromagnétisme. Page 322. 1. Citation extraite de « Autour de Mme Swann » (A I’ombre des jeunes Silles en fleurs, A la recherche du temps perdu, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 598 ; ou Garnier-Flammarion, 1986, p. 291).

2. Voir Hiftoires et d’autres histoires, n. 2, p. 893. 3. Propos tenus de vive voix a Gerardo Diego — qui les rapporta en 1932 dans son anthologie intitulée Poesia efpafiola ; Contemporaneos — et traduits par Félix Gattegno dans une anthologie de Lorca parue en 1946. 4. City Lights (dont le titre francais est Les Lumiéres de la ville) a été réalisé par Chaplin en 1931. La citation de Desnos qui suit est extraite du poéme « Au bout du monde », qui se trouve dans la partie intitulée « Les Portes battantes » du recueil Fortunes (coll. « Blanche », Gallimard, 1942, p. 117). Page 323. [TOUR UN

DE

RIDEAU

DEVANT

UN

CHANT]

ROUGE RIDEAU

SE LEVE NOIR

La dactylographie donnait comme titre 4 ce texte « Yves Montand » (voir la Notice, p. 1126, et n. 1, au bas de la page 1126). Rappelons qu’ Yves Montand a tenu le rdle de Diego dans Les Portes de la nutt (scénario et dialogues de Jacques Prévert, réalisation de Marcel Carné, 1946) et surtout qu’il fut un des principaux interprétes des chansons de Prévert.

1. Montand interpréta une chanson intitulée Rue d’Belleville. 2. Le chanteur est né 4 Monsumo Alto, petit village des Apennins, au-dessus de Florence. Et c’est 4 Florence que se trouvent les jardins de Boboli.

3. Montand a eu a son répertoire une chanson intitulée Luna Park,

composée en 1944 par J. Guido et L. Gasté.

Notes

1201

Page 326. REFRAINS

ENFANTINS

Le titre de la dadctylographie était « Interméde ». Sans jamais se dire « féministe » — il refusait les étiquettes —, Prévert s'est fréquemment élevé contre la mauvaise part qui est faite aux femmes, non seulement dans la vie, mais dans la fiction : « Dans le cinéma actuel,

a-t-il dit, la misogynie domine. Moi, j’aime les femmes et je les préfére aux hommes. €a se voit dans mes films. [...] elles ont “le beau rédle” » (Les Nouvelles litéraires, 23 février 1967). Dans les scénarios de Prévert,

en effet, les héroines sont rarement des stéréotypes; elles correspondent pas aux images mythiques de la femme. Ici, a travers texte d’apparence anodine, c'est 4 la domination du masculin sur féminin dans le langage que s’en prend Prévert, 4 une époque ot type de réflexion était tout a fait rare. 1. Daétyl. : « Les enfants jouent dans les couloirs et chantent.

ne un le ce

»

Page 327. 1. Daéhyl. donne : « Il pleut Il neige / II fait beau », qui est paralléle a la constatation faite plus loin : « Toujours II qui pleut et qui neige ». Nous gardons la lecon de |’édition originale et de celles qui ont suivi, mais le redoublement de « II pleut », qui apparait dés les premiéres épreuves, semble bien une erreur d’impression non corrigée. MARCHE OU CREVE

Ecrite en oGtobre 1934 et mise en musique par Louis Bessiéres, cette chanson devint l’hymne du groupe Oétobre'. Elle était interprétée par toute la troupe et, individuellement, par Guy Decomble et Fabien Loris.

Page 328. EN ETE COMME EN HIVER

Cette chanson de Kosma? fut interprétée dés avant la guerre par Guy Decomble, Pierre Jamet, Fabien Loris et Blanche Picard.

Page 330. SANGUINE Voir

« Références

», p. 434.

IL A TOURNE AUTOUR DE MOI La dactylographie sous-titrait ce texte « Chanson

».

Page 331.

Voir « Références

CHANT SONG », p. 434.

Page 332. CHANSON DES SARDINIERES Ce texte faisait partie d’une piéce écrite en 1935 pour le groupe Otobre : Suivez le druide, « revue bretonne en 6 tableaux »?. Prévert y dénongait un certain tourisme qui propose un folklore sans authenticité 1. Voir « Références », p. 433. 2. Voir ibid., p. 434.

3. Voir ibid., p. 434.

1202

Spectacle

et qui est bati sur l’exploitation des autochtones. Les touristes de la piéce visitaient une usine de sardines d’ot s’élevait un chant triste et monotone,

la « Chanson des sardiniéres », mais ils restaient indifférents au désespoir de ce chant. La « Chanson des sardiniéres » a été publiée dans Le Cheval de trots’.

Page 333.

TOURNESOL Chanson interprétée par Yves Montand dans le sketch « Le Violon », du film de Christian-Jaque, Souvenirs perdus? (1950). « Tournesol » fut publié avec la partition de Kosma en 1950 par les éditions Enoch’ et, en novembre

de la méme

année, par la revue Ecran francais (n° 280).

1. Voir « La Crosse en l’air » (Paroles, p. 91 et 96).

Page 334.

LA BELLE VIE

Le scénario de La Fleur de |’age‘ d’ow est tirée cette chanson a été publié en 1988 par les éditions Gallimard. On y retrouve « La Belle Vie » (p. 106-108), titre bien sir ironique puisque ce chant dit le désespoir de jeunes garcons prisonniers d’un bagne d’enfants. (Voir aussi la notule de « Chasse a l’enfant », Paroles, p. 1040-1041.) Le texte a été publié avec la partition de Joseph Kosma, en 1950, par les éditions Enoch’.

Page 33). 1. Cette strophe ne figure pas dans le scénario publié de La Fleur de lage.

AUBERVILLIERS Ces chansons, écrites pour le film d’Eli Lotar®, y étaient interprétées par Germaine Montero et Fabien Loris, sur une musique de Joseph Kosma. Le court métrage, réalisé en 1945 et projeté en février 1946, dénongait les conditions de vie de la plupart des habitants d’Aubervilliers. On accusa Prévert et Eli Lotar de faire du misérabilisme et Aubervilliers suscita des réactions souvent trés hostiles. « Le film est d’une telle violence », écrit un rédacteur de Samedi-Soir le 23 mars 1946, « que

le directeur de la salle qui le présentait décida de le rayer du programme le jour méme de sa sortie. Peu de temps aprés, un délégué du ministére de |'Information téléphonait au directeur terrifié. C’était pour le féliciter de son courage et lui avouer combien Aubervilliers lui avait plu. Sans mot dire, le malheureux directeur remit le documentaire 4 l’affiche... » Dans Le Figaro du méme jour, Jean-Jacques Gautier donne du film le compte rendu suivant: « [...] on y décéle d’abord un parti pris nauséeux qui est ce que l’époque nous a apporté de plus deétestable. La complaisance dans la laideur chére aux disciples de Sartre et, en général, 1. Recueil de poémes de Jacques Prévert, André Verdet et André Virel, coll. « Le Portulan », France-Empire, 1946. 2. Adaptation par Jacques Prévert d'un scénario de son frére Pierre, intitulé Le Petit Prodige.

3. Voir « Références », p. 434. 4. Film inachevé de Marcel Carné ; scénario et dialogues de Jacques Prévert. Voir la Chronologie a l'année 1947, p. Lx. 5. Voir « Références », p. 434.

6. Voir ibid., p. 434.

Notes

1203

aux €crivains de l’espéce Mouloudji et consorts. On y distingue surtout une sorte de haine et c’est ce qui fait frémir. Je ne demande pas qu’on cache certains spectacles comme génants pour la paix des esprits, des égoismes et des classes. Je doute seulement qu'il ne faille voir qu’un souci d’information dans une telle insistance a exhiber des plaies et dans une telle facon de les présenter. [... ]Sinistres bicoques, vieillards affamés, bébés aux yeux mangés par les mouches, aveugles, pauvres qui se battent pour du charbon... L’auteur se déle¢te, il sait bien, lui, qu’il n’y a pire mensonge que celui qui contient une part de vérité... » Une part de vérité ? Eli Lotar n’avait fait que donner a voir la misére et Prévert que la commenter. Le poéte avait cependant prévu ce genre de réactions en faisant dire au commentateur (Roger Pigaut) : « Et voici que l’on entend la voix incrédule de la commisération qui clame sur le ton méme de la plus froide indifférence : “Des choses pareilles au xx° siécle, mais ce n’est pas Dieu possible!” » Les chansons d’Aubervilliers ont été publiées avec la partition de Joseph Kosma en 1946 par les éditions Salabert, et dans le numéro 4 de La Rue le 18 mai.

Page 337. LES ENFANTS

QUI S’AIMENT

Cette chanson, mise en musique par Kosma, est interprétée dans Les

Portes de la nuit’ par Fabien Loris, qui joue le rdle d’un chanteur des rues. Pendant qu’il chante « Les Enfants qui s’aiment », l’amour est en train de naitre dans le coeur de deux jeunes gens qui échangent quelques mots 4 travers les grilles de la station Barbés-Rochechouart.

L’homme qui dit étre le Destin Jean Vilar) s’est approché d’eux et a poussé la main du jeune homme, posée sur un barreau de la grille, vers la main de la jeune fille posée un peu plus bas... Le manuscrit et la dactylographie donnaient comme titre : « Les Amoureux ».

1. Ms, et daéfyl. : « Dans la clarté éblouissante de leur premier amour. » Page 338. L'ENSEIGNEMENT

LIBRE

Le titre de la dactylographie était « L’Ecole fraternelle », mais sur les épreuves Prévert le remplace par le titre définitif (suivi d’un point d’exclamation). « L’Enseignement libre » est aussi le titre d’un de ses collages (voir Collages, Gallimard, 1982, p. 157).

1. La suite du texte était plus succinéte sur la dactylographie : Et quand le professeur de litanies et de déologie lui dit au catéchisme Vous n’avez pas honte Pourquoi aurais-je honte ne m’avez-vous pas dit Les premiers seront les derniers

Alors j’attends. 2. Cet enfant n’est pas sans ressembler au petit Jacques Prévert. Son pére et sa mére avaient gardé un souvenir terrifiant de leur séjour dans des pensionnats religieux (voir « Enfance », Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 35-36). Mais a l’anticléricalisme 1. Réalisation

« Références

de Marcel Carné ; scénario et dialogues de Jacques Prévert. Voir aussi

», p. 434.

F

1204

Spectacle

des parents s’opposait le cléricalisme rigoureux du grand-pére paternel, royaliste de surcroit. Comme c'est lui qui pourvoyait a la subsistance de la famille (il avait trouvé un emploi a son fils), Jacques et ses fréres étaient obligés, pour ne pas contrarier celui que Jacques avait surnommé « Auguste-le-Sévére

», de suivre des cours d’instruction religieuse. Les

questions de l'enfant Prévert déplaisaient, semble-t-il, aux religieux. Dans des notes non publiées et destinées a « Enfance », on apprend qu'ils lui répondaient toujours par un « Sortez! » drapé d’indignation. Page 339.

LOS OLVIDADOS Ce texte, Olvidados de Vittorio De palme de ce

écrit deux jours aprés la présentation a Cannes de Los Luis Bufuel, date du printemps 1951'. Miracle 4 Milan de Sica et Mademoiselle Julte d’Alf Sj6berg se partagérent la festival. Le film de Bufiuel montre la délinquance juvénile

dans la banlieue d'une grande cité et tente d’expliquer comment la misére et le manque d’amour conduisent les enfants a la criminalité. Un des personnages principaux, le meneur, s’est recemment évadé d’une maison de correction et on sait que Prévert a vivement attaqué les bagnes d’enfants (voir la notule de « La Belle Vie », p. 1202 et, dans Paroles,

celle de « La Chasse a l’enfant », p. 1040-1041). 1, Prévert a séjourné en 1938 aux Etats-Unis, l’actrice Jacqueline Laurent lui ayant envoyé un billet pour le Normandie afin qu il la rejoigne

a Hollywood. Il a aussi visité New York. Or, en 1938, Bufiuel a été envoyé a Hollywood pour superviser deux films qui devaient étre réalisés sur la guerre civile espagnole. Il a ensuite obtenu un emploi au Musée d’art moderne de New York. 2. Les Olvidados a été tourné a Mexico, ot Bufiuel s’est installé en 1947. Page 341. LORSQU'UN

VIVANT

SE TUE...

Sur la da¢tylographie, ce texte était sous-titré, de la main de René Bertelé, « Documentaire

». Sur épreuves, Prévert a barré ce sous-titre

— il ne figure plus que sur le « Programme » — et fait deux additions.

Page 342. LE NOYE

Il existe du « Noyé » deux manuscrits : un de ces manuscrits (ms. 1), entiérement biffé, constitue une version antérieure du texte ; l'autre (ms. 2) est proche du texte définitif. Ont également été conservées deux ébauches de la fin du poéme. Prévert, enfin, enregistra « Le Noyé » en 1970 en y introduisant quelques variantes par rapport a l’édition. On trouvera en note (n. 3, p. 343) les deux ébauches. Voici le manuscrit biffé (ms. 1) :

LE NOYE

Pendant quelque temps, de son vivant il ne parlait que de sa mort et puis aprés il l’oubliait, et puis aprés, elle « revenait Il ne la trouvait pas mauvaise un gout d’autrefois, d’un certain temps. 1. Voir « Références

», p. 434.

»

Notes

1205

Pourtant c’était la mort a venir mais ailleurs et en lui elle avait déja passé, dépassé, surpassé, dépassé ; et marchait toujours en méme temps que la vie Il disait : quelle est cette personne? Quelque chose d’inconnu bien installé chez lui répondait sans rien dire : la mort. Peut-étre est-elle jolie! Si la vie aprés tout avant tout et partout n’était que l’ombre de la mort. C’est la musique qui est funébre dans cette danse macabre, ov les

vivants sans contretemps [singent mal zffé] font quelque chose de mal vivant, mais ot est la mort la-dedans. Pour le noyé la mort c’est la mer mais ce n’est pas la piéce, simplement le décor le film ? et vous entrez vous sortez et c'est peut-€tre permanent. 1. Texte de l’enregistrement de 1970 : « De son vivant un temps donné ».

/ Pendant

De MP8

c’était la mort a venir mais ailleurs d’ailleurs et en lui et elle allait et elle venait

Page 343. 1. Texte de l’enregistrement de 1970 : donné n’importe ot pour n'importe quoi a n’importe qui C’était peut-étre aussi la nuit aussi belle que le jour.

2. Texte de l’enregistrement de 1970 : sourit sans vous répondre sans répondre pour lui 3. Nous donnons ici les deux ébauches manuscrites de la fin du texte ;

voici la premiere : la plus légére écume de cette mer du haut de la plus lointaine de ses vagues sourit sans vous répondre a vous

sans répondre de lui. puis la seconde : et de la mort de l’amour et de l’amour de la vie la plus minime écume de la plus petite vague de cette mer sourit sans vous répondre a vous sans répondre de lui. DE

GRANDS

COCHERS...

Qui sont donc les grands cochers ? La couleur pourpre pourrait évoquer le drapeau rouge et la carotte les promesses des dirigeants communistes. Mais la pourpre, c’est aussi la marque des dignités impériale et cardinale... Le sens du texte est donc largement ouvert. En

1206

Spectacle

fait, sont visés tous ceux qui se posent en protecteurs ou en directeurs de conscience et qui mettent les peuples sous leur joug en leur promettant le paradis... terrestre ou céleste. Mi-hommes mi-chevaux, les Centaures permettent a Prévert d’unir en un méme symbole |’homme et l’animal exploités. La mythologie en fait des trouble-féte : invités par Pirithoos a ses noces avec Hippodamie, ils voulurent enlever la fiancée et faire violence aux femmes. Mais ils sont aussi des victimes car pour les punir, Héraclés, Nestor et Thésée se jetérent sur eux et firent un

carnage. Ennemis de |’ordre, mais surtout menace pour le roi, pour le pouvoir en place, ils incarnent les rebelles qu'il faut supprimer ou remettre dans le droit chemin.

Page 344.

SUR LE CHAMP Sur les premiéres épreuves, le titre « Sur le champ » avait été biffé par Prévert et remplacé par « Chanson d’un innocent ». 1. Le personnage qui dit « je » dans Lumiéres d’homme (voir p. 629) se dit aussi « somnambule en plein midi ».

Page 346. 1. Daétyl. : Je ne suis pas réglementaire excusez-moi si je persiste Sur le sentier de votre guerre. « excusez-moi si je persiste » a été biffé sur les premiéres épreuves. ON

Page 347. 1. Ce vers a été ajouté par Prévert sur épreuves. UN

HOMME

ET UN

CHIEN

Par rapport 4 la dactylographie conservée par René Bertelé et qui a servi a l’impression, le texte définitif ne comporte que de menues variantes, dues a des corrections sur les premiéres épreuves. Le sous-titre « Documentaire », écrit de la main de René Bertelé, a été biffé par

Prévert sur épreuves. Mais une autre dactylographie, intitulée « L’Homme avec le chien », et conservée par Agnés Capri', constitue une version antérieure. Entre le texte de cette version et celui qui a été publié dans Spectacle, un grand travail de réécriture, de toute évidence, a été accompli. La disposition de la premiére version, 4 mi-chemin entre poésie et prose, a été abandonnée pour une disposition plus résolument prosaique. Mais surtout, une multitude de retouches ont remodelé |’écriture : des

maladresses ont été gommées, quelques répétitions supprimées, le caractére quelquefois télégraphique du style a été abandonné, la phrase a été ciselée. Le leCteur pourra comparer les deux versions (nous donnons la dactylographie d’Agnés Capri a la suite de cette notule) et juger de l’évolution. Nous proposons cependant de mettre en exergue quelquesunes des transformations opérées par Prévert, qui nous paraissent exemplaires des retouches de l'ensemble. 1. Voir, dans Histoires et d'autres. biftotres, la notule d’« Il faut passer le temps », p. 1420.

Notes

1207

De simples changements d’article et de conjonction de coordination viennent étayer le texte, renforcer le propos. Dans le titre, l’indéfini a remplacé le défini devant « homme » et devant « chien ». Prévert s'est toujours méfié des généralisations et l'article défini faisait de cet homme et de ce chien des types, comme si tous les hommes ou tous les chiens leur ressemblaient. Mais surtout, ce chien et cet homme

vont

rester anonymes : tout ce qui dans la premiére version tendait a localiser

le texte disparait. Le cimetiére était d’abord celui de Bagneux et le Chinois qui ramasse le chien prenait le train pour Billancourt. Ces précisions géographiques sont supprimées, de méme qu'une allusion a la décision prise chez Renault de ne plus embaucher les travailleurs étrangers. Si la fable ne raconte pas l'histoire de tous les chiens et de tous les hommes, elle tend cependant 4 se faire plus universelle et plus intemporelle. Dans le titre encore, « et » est substitué 4 « avec ». I] est vrai que le chien est beaucoup plus « avec » l’homme que |’homme n’est « avec » le chien. La coordination « et » rattache avec moins de force l'homme et |’animal.

Dés la premiére ligne, une nouvelle substitution d’article a été faite : « le fromage » a été changé en « un fromage ». L’indéfini accentue ainsi |’étrangeté de l'objet que l'homme nomme pour se rassurer, pour essayer de le définir. Une autre modification, 4 peu de distance, souligne encore cette étrangeté et |’étend a toutes les composantes de |'univers :

« le fromage est un monde, un drdle de monde » devient: « le fromage est un monde, un monde aussi curieux qu'un autre ». Le qualificatif « dréle », utilisé familiérement au sens de « bizarre » dans la premiére version, est abandonné pour |’adjectif « curieux », dont la polysémie entraine une ambiguité. Le fromage est un monde étrange, bizarre, mais peut-étre que ce fromage est animé de sentiments de curiosité... De plus, l’équivalence entre le monde que constitue un banal fromage et n’importe quel autre monde tend 4a nier le systéme traditionnel des valeurs et des hiérarchies. Un peu plus loin, nous avons un bel exemple de travail sur le rythme : « habitué 4 se rendre avec eux en groupe plaintif et triste / et morne au grand Pardon de Notre-Dame de la Palourde » devient : « habitué a se rendre avec eux en longs cortéges plaintifs et mornes et résignés a la grande Basilique de Notre-Dame de la Palourde ». Les sons heurtés de la premiére version font place a des sons plus longs et plus liés. Les longs cortéges semblent ainsi constituer des files sans fin que matérialise en particulier le pluriel : la liaison provoque l’enchainement des mots les uns aux autres. On avait remarqué dans « La Bataille de Fontenoy » une tendance a écarter du texte destiné 4 la publication des plaisanteries un peu lestes'!. On constate ici la méme tendance : un jeu de mots qui utilisait l’ambiguité de « queue » (pouvant désigner celle du chien comme celle de l'homme), de méme que le qualificatif de « cocu » ont disparu du texte définitif. Cette censure @ posteriori — autocensure, géne de |’éditeur ? — est plutét surprenante quand on sait que par

ailleurs, Prévert ne renonce pas a une certaine trivialité (voir par exemple « Fastes », p. 294, ou, dans Hiftotres et d'autres histotres, «

Réverie?

»).

1. Voir la notule de ce texte, p. 1163. 2. Voir p. 822.

1208

Spectacle

Une considération trés simple sur le temps était faite dans un style raccourci, avec une syntaxe volontairement elliptique : « Le temps fait ses tours de passe-passe le jour, la nuit, le calendrier, la nouvelle lune et les autres ». En corrigeant son texte, Prévert conserve la tournure elliptique mais les notions habituelles du temps se succédent de facon a donner |'impression de la relativité de ce temps : « Et le temps fait ses tours de passe-passe, quelques mois, quelques années, la nouvelle

lune,

le nouvel

an

et tout

de suite, trés vite, les plus

récents souvenirs du plus ancien des temps'. » L’adjectif indéfini qui accompagne les deux substantifs « mois » et « années » tend 4 les rendre équivalents, comme si les mois s’écoulaient aussi vite que les années. On passe ensuite a des moments théoriquement plus brefs — « la nouvelle lune », « le nouvel an » — , mais qui semblent, par leur juxtaposition, compter autant que les mois et les années. Ce passage en revue de temps différents mais qui paraissent sur le méme plan provoque un effet d’aller retour en accéléré. On remonte dans le temps pour soudain trouver des souvenirs précis, « les plus récents souvenirs du plus ancien des temps ». Temps présent et temps passé se rejoignent et le mot temps enserre d’ailleurs la phrase. C’est une certitude pour Prévert : un étre est a la fois ce qu’il est et ce qu’il a été, le temps ne passe pas, « c’est nous qui passons », « le temps, on est dedans tout le temps? ». Une inquiétante question est posée dans la version dactylographiée : « l’homme qui mangeait le fromage et le pain n’est plus 1a, qui donc a mangé l’homme... » Il est probable que c’est le chien qui se la pose : le fromage et le pain avaient disparu aprés avoir été mangés et |’animal peut en déduire que les mémes effets ont toujours les mémes causes. Il n’a pas tort, pourtant, de se croire dans un monde ou |’on est tour

a tour dévoré puisqu’il va subir le sort du fromage et du pain. Cette logique de l’enchainement disparu-dévoré est simplement suggérée dans la version définitive par le rapprochement des mots homme — pain — fromage — Chinois — chien. Le verbe « manger » est supprimé mais l’arrivée soudaine du Chinois qui se saisit du chien établit immédiatement un paralléle : l’-homme a mangé le fromage et le pain, le Chinois va manger le chien. Prévert fait aussi disparaitre la question finale : « Le chien est l’ami de l’‘homme, que l'homme dit, de qui l’‘homme est-il l’ami ? », sans doute parce qu’elle condamnait de la méme fagon le maitre du chien et le Chinois. Or, il semble difficile de les amalgamer sous le concept « homme ». Le premier refuse de regarder sa propre mort en face; il assassine le chien parce qu’il lui renvoie son image, mais la mort du chien lui est inutile. Le Chinois n’a pas le choix : sa femme est mourante, ses enfants affamés, il est misérable. De plus, un doute est permis : s’est-il rendu compte que le chien n’était pas mort ? Quoi qu’il en soit, il est difficile de condamner le Chinois et c’est la raison pour laquelle le texte nous laisse sur une impression de malaise. Voici la version dactylographiée conservée par Agnés Capri, avec ses incohérences, dues probablement a de mauvaises lectures de la

dactylographe : 1. Voir, pour la premiére version, p. 1210, et le texte définitif p. 349. 2. « A la criée », préface a l'album : Les Halles, avec des photographies de Romain Urhausen, Editions des deux mondes, 1963.

Notes L'HOMME

1209

AVEC LE CHIEN

Sur la table l’assiette, sur l’assiette le fromage. L’homme s’habitue aux choses — et si on lui dit que le fromage est un monde, un dréle de monde, il éclate de rire tristement et la bouche pleine de ce qu'il mange il éclate de rire en mangeant, pour se rassurer il appelle le fromage par son nom de famille : gruyére ou bien cantal, — gruyére, cantal ce n’est pas davantage — le gruyére est troué — le cantal est un pays... une province... l-homme est renseigné, rassuré... Habitué depuis toujours 4 confondre vautour avec alentour et une palourde avec une autre palourde, habitué 4 se tromper choisissant souvent la morte de préférence a la vivante, habitué 4 en tomber malade, habitué a se réunir avec les autres humains qui eux aussi en sont tombés malades, habitué a se rendre avec eux en groupe plaintif et triste et morne au grand Pardon de Notre Dame de la Palourde, habitué 4 en revenir, habitué a en mourir, habitué, habitué d’habitudes, hanté. Ils étaient quatre dans la salle 4 manger de |’hétel [,] c’était au bord

de la mer et c’est pour ¢a que plus haut les palourdes sont prises en exemple.

Quatre : le fromage, le pain, l‘homme et le chien. Je ne parle pas des autres : le vent dans les branches, les poissons séchés sur le mur, les pécheurs dans leurs barques, ceux de |’extérieur. Je parle de ceux qui étaient dans la salle 4 manger, je ne parle pas des autres — ceux de |’intérieur : les assiettes, les verres, les fourchettes, la nappe appartenaient a la diredtrice de |’hdtel comme le couvercle aux cabinets — la maladie au chien — le chien 4 son maitre —, je parle des voyageurs, des gens de passage — je parle de l’homme, du chien, du fromage et du pain. Toutefois je noterai, ceci se passant en Bretagne, je noterai soigneusement que malgré le passage d’une procession devant la fenétre grande ouverte — malgré les cris des prétres et l’ombre de la croix, les couverts s’obstinérent a rester couverts. Couverts : couteaux, fourchettes, cuillers, petites cuillers, objets simples utiles et raisonnables a cause de votre attitude en cette circonstance — je pense souvent a vous avec respect. Couverts : cuillers, fourchettes, petits couteaux — je vous tire le chapeau! L’homme, le pain, le fromage, le chien. Le chien, chien de passage, phoque de ville attiré par |’homme seul. Le vent du dehors d’accord avec la porte lui avait frayé puis refermé un passage. Venant de trés loin l’homme avait trés faim. Disparition du fromage — disparition du pain — troisiéme épisode : disparition des crotites de pain. Le chien regarde l'homme seul — |’homme, fromage, l'homme, pain. Deux. Le chien et l’homme et puis aussi ces autres petites choses : les crofiites de fromage — Largesse, largesse ! D’un geste large et large l’homme jette au chien les croites du fromage. Oh! le bon, le brave, le bon chien! Sa queue n’a pas le temps nécessaire pour remuer de joie et de reconnaissance que déja les crofites sont mangées.

Le chien communique alors du regard plaintif avec le regard de homme, — la queue du bon chien s’agite joyeusement — celle de homme ne remue pas.

1210

Spectacle

Chacun sa queue. C'est alors que l'homme se léve — c'est alors que le chien le suit. Partout maintenant le chien suit son maitre, devenu le maitre du chien en voyant que le chien le suit. Bonne né [sic] de famille, mon bon, mon bon vieux chien, toi seul peux me comprendre, mon bon chien. Confidences de cocu, aigreur, aigreur de |'aigri puis plaintes contre inconnu partout dans le soleil dans l’ombre et sous la pluie, dans les bureaux de postes, dans les jardins, sur les places publiques |’humain marche la canne a la main avec derriére lui son chien, parfois il se retourne et son inquiétude se calme, derriére lui son ombre de viande

son chien est toujours la qui souffle et qui le suit. Le maitre est hideux mais le chien fait le beau, une femme s’arréte et le flatte, l'homme se nomme la femme dit son prix et voila le maitre nu avec sa maitresse nue, voila le bon chien seul couché sur le tapis. Le matin l'homme se léve et met l’argent sur la cheminée, la femme dort encore ou feint de dormir, révant a de vrais plaisirs, l’>homme cogne

du pied le chien qui dort encore lui aussi, les voila dehors sous la pluie. Une femme passe tirant une chienne, l'homme hate les pas, la femme

ne le regarde pas, la chienne s’arréte 4 cause du bon chien, mais le chien suit son maitre qui presse le pas. La femme a la chienne est trés loin et derriére le derriére de son maitre le bon chien suit son petit bonhomme de chemin... Le temps fait ses tours de passe-passe le jour, la nuit, le calendrier la nouvelle lune et les autres, l'homme vieillit et voit son vieux chien qui le suit qui le suit, qui le suit et qui le suit. L’homme fait plusieurs fois par jour le signe de la croix, l"homme fait plusieurs fois le tour de sa chambre, il se souvient des choses d’autrefois, sans doute sans trop savoir pourquoi le bon chien hurle a la mort. Alors son maitre n’y tenant plus le roue de coups le jette dehors et voit que le chien ne remue plus et rassuré sur son sort a lui l’homme aime a se répéter : c’était pour lui qu’il hurlait, maintenant qu'il est mort il ne hurlera plus il ne hurlera jamais plus a la mort. Il sort, les voisins lui disent : comme vous étes pale et amaigri, comme vous avez terriblement vieilli ; « hélas, mon pauvre chien est mort, j’ai eu de la peine, beaucoup de peine... » Un peu plus loin sur la route grand soleil, mais l'homme claque des dents et trébuchant sur une tombe y chute, pris définitivement par le dernier sommeil du juste. Les reins brisés, la queue cassée et les yeux légérement déplacés, le bon chien qui n’était pas complétement mort, retrouve a la trace son

maitre qui sur la route en plein soleil sans s’en apercevoir se vidait. Il est la, prés de la croix, mais il ne la regarde pas, il ne prononce pas de paroles, il n’aboie pas que tout est poussiére il ne grogne pas ce que c’est que de nous tout de méme quoiqu’aux trois-quarts démoli il se conduit comme les hommes aiment a croire qu'un chien respectable se conduit, il reste la silencieux, il flaire [;] on dirait qu'il pleure — dit une dame qui traverse le cimetiére un arrosoir a la main. Le chien ne s’occupe pas de la dame 4 l’arrosoir, le chien flaire — "homme a disparu, l'homme qui mangeait le fromage et le pain n'est plus la, qui donc a mangé "homme... Mais de derriére une pierre tombale surgit le chinois au veston défraichi, dans son sac il enfouit le chien, sort du cimetiére de Bagneux, prend le tramway pour Billancourt.

Notes

1211

Un peu plus tard le chinois pousse la porte de la misérable chambre du misérable hétel. Quelle surprise nous apportes-tu — dit sa femme avec un sourire malade, elle est couchée sur un vieux lit, une casserole est posée sur

une chaise. Quelle surprise nous apportes-tu, en se cramponnant aux genoux du Allumez les derniéres bougies, apporte un chien mort. L’eau de la Seine coule et fait peu

papa — disent les fils du fils du ciel pére. aujourd’hui c’est la féte, je vous

de bruit, c’est la nuit, une chambre qui va mourir le lendemain, fait avec son mari et ses gosses un dernier festin comme en Chine, demain

est éclairée dans la nuit, une femme

l’usine Renault va ouvrir mais on n’embauche plus les Chinois ni les Tchécoslovaques d’ailleurs. Le chien est |’ami de |’homme, que l'homme dit, de qui l"homme est-il l’ami ? Page 351.

SANG ET PLUMES Voici que s’élargit encore la symbolique de l|’oiseau. Dans Paroles, Vhirondelle était a la fois l’oiseau du printemps et de la révolution', mais aussi Oiseau du souci et du désespoir’?, et le corbeau, oiseau de la religion. L’alouette incarne ici le « souvenir » ; son rdle est proche de celui des hirondelles qui, dans « Les Oiseaux du souci », rappelaient au narrateur du poéme la femme aimée et disparue. Mais alors que l’amoureux se laissait a tel point envahir par le désespoir qu’il lui cédait la place, ici, le scénario est inversé. L’oiseau du souvenir est tué : le poing du personnage qui dit « je » (homme ou femme) se serre impitoyablement sur lui. Ainsi se confirme le caraétére ambigu du

souvenir dans l’ceuvre de Prévert. Son pouvoir bénéfique, abolir le temps et la mort — nous avons déja dit que le poéte est trés marqué par le roman proustien —, peut avoir un revers maléfique : prolonger la souffrance ou la ranimer. LE COUP D’ETAT

1. Le « liévre 4 la royale », qui se fond avec la malformation de la lévre que désigne le « bec-de-liévre », est une préparation culinaire, mais la royale est aussi un bouquet de barbe qu’on laisse croitre sous la lévre inférieure. L’aide de camp porte probablement son bouquet de barbe sur son bec-de-liévre, ayant accommodeé 4 sa fagon le défaut dont il est affligé. 2. C’est-a-dire d’un urinoir public. Les anciens urinoirs avaient vaguement la forme d’une théiére. Page 352. 1. Lampe a essence de pétrole. 2. La duchesse

de Berry (1798-1870),

fille de Frangois I*, roi des

Deux-Siciles de 1825 4 1830, donna le jour au futur comte de Chambord sept mois aprés l’assassinat de son mari par un fanatique, Louvel. Elle suivit d’abord Charles X en Angleterre en 1830, mais rentra bientét en

France pour organiser un soulévement légitimiste contre Louis-Philippe 1. Voir « Evénements

», p. 31-38.

2. Voir « Les Oiseaux du souci », p. 103-104.

1212

Spectacle

afin de placer son fils sur le tr6ne. La conjuration échoua car la duchesse fut trahie et arrétée. Le scandale de son accouchement, en 1833, d'une

fille qu'elle avait eue avec Ettore Carlo Lucchesi, épousé en secret, fut exploité par Louis-Philippe et ruina les espoirs des légitimistes. 3. La cloche de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois a donné le signal de la Saint-Barthélémy dans la nuit du 24 aoat 1572. 4. Datlyl. ; « Un vieillard maniaque déguisé en Vieil Armagnac échange » ; « déguisé en Vieil Armagnac » a été biffé par Prévert sur épreuves.

Page 353.

1. Du

7 au 24 juin 1520, les rois de France

et d’Angleterre

rencontrérent, dans les environs de Guines et Ardres

se

(Pas-de-Calais).

Le nom de « Camp du drap d’or » a été donné a cette entrevue a cause du luxe éblouissant dont Frangois I* fit étalage pour en imposer a Henry VIII. Le but, qui était la négociation d’une alliance des deux pays contre Charles Quint, ne fut pas atteint. Francois I** indisposa Henry VIII qui, peu aprés, 4 Gravelines, fit alliance avec Charles

Quint. 2. En décembre 1940, Hitler envoya un message a Pétain pour lui annoncer la remise 4 la France des cendres du duc de Reichstadt, fils de Napoléon I‘. Ces cendres furent remises devant la grille des Invalides le 13 décembre par l’ambassadeur d’Allemagne a |’amiral Darlan, qui représentait le maréchal Pétain pour la circonstance. La fin du texte était beaucoup plus succinéte sur la da¢tylographie et sur les premiéres épreuves (ou elle a été biffée) : « Parce que sans

aucun

doute et selon le protocole de la conjuration encore une fois

par bonheur et par miracle / retrouvées / récupérées ».

Page 354.

les cendres

de |’Aiglon

/

ont été

SAINT-PAUL-DE-VENCE

1. Selon les Evangiles, Saul (Saiil) — qui deviendra Paul selon l’appellation grecque de son prénom — fut en effet, avant sa conversion au christianisme, responsable du martyre de nombreux chrétiens, et en

particulier de celui d’Etienne de Samarie ; plein de haine a l’égard de la seéte des nazaréens qui suivait les enseignements deJésus, il fut chargé par les autorités de Jérusalem d’instruire le procés des hérétiques et de les poursuivre devant le tribunal ; au procés d’Etienne, il l’accabla et demanda sa mise 4 mort; Etienne fut lapidé. 2. C’est sur le chemin de Damas, racontent les Actes des Apétres (1x,

3-20 ; La Bible. Le Nouveau Testament, Bibl. de la Pléiade, p. 380-381), que Saiil aurait perdu la vue; une lumiére |’aurait enveloppé et une voix — celle de Jésus — lui aurait dit : « Saiil, Saiil, pourquoi me persécutes-tu ? ». Frappé de cécité, Saiil se serait relevé; il aurait retrouvé la vue aprés avoir été baptisé par le disciple Ananie et aurait commencé a annoncer la résurrection de Jésus. 3. Les périodes de la vie de Paul ne peuvent pas, en réalité, étre datées avec précision. Au cours de la période 58 a 68 (sous le réegne de Néron), il aurait été incarcéré et libéré plusieurs fois.

4. Les A&es des Apétres font en effet allusion a un procés et a une condamnation 4 la peine capitale. Certains ont situé l’exécution de Paul aux environs de 67-68. Vers 96, l’Epitre de Clément aux Corinthiens évoque la mort violente de « l’apétre des gentils » en y associant celle de Pierre.

Notes

1213

Page 359.

GENS DE PLUME Ce texte est paru dans le numéro 2 de mars 1951 de Roman, revue bimestrielle dirigée par Pierre de Lescure et Célia Bertin, dont le siége

était a Saint-Paul-de-Vence — qui avait inspiré le poéme précédent. La direction présentait ainsi le numéro : « [...] Les problémes de métier et d’expression se retrouvent dans la plupart de nos pages mais ils constituent le fond de l’article de Georges Reavey sur André Biely et James Joyce et nous avons donné, dans notre Carnet critique, au roman de Ladislas Dormandi, La Vie des autres, une place que nous paraissaient justifier la composition de l’ouvrage et les préoccupations formulées par auteur lui-méme. / A l’opposé de ces soucis de I'artiste, il y a les agitations artistiques des “Gens de plume”, ainsi que |’écrit plus loin Jacques Prévert [...] ». A l’opposé, vraiment ?

1. Prévert tiendra a peu prés les mémes propos dans Hebdromadaires en commentant « L’Orgue de Barbarie ». Voir la notule de ce texte

de Paroles, p. 1065. 2. Mot inventé a partir de « Pégase » et de « gazogéne ». Né du sang de Méduse, Pégase, cheval ailé, fit sortir d’un coup de sabot de la montagne de |’Hélicon la fontaine d’Hippocréne, ot les poétes allaient puiser imagination. I] est donc le symbole de |’inspiration poétique. Le gazogéne transforme le charbon et le bois en gaz combustible. Ces « Pégazogénes »» pourraient étre des sortes de Pégases mécaniques permettant a ceux qui

les chevauchent de trouver |’inspiration susceptible de métamorphoser le monde. Prévert se moque des poétes qui se disent inspirés ou qui s’imaginent planant au-dessus des autres hommes en un envol majestueux. Les « ailes de géant » de l’albatros de Baudelaire, il l’a déja écrit, l’empéchent non seulement de marcher mais de voler (voir le « Diner de tétes », Paroles, p. 3 etn. 8). Quant a la formule de Barrés dans La Colline

inspirée — « Il y a des hauts lieux ou souffle l’esprit » —, elle lui parait si ridicule qu’il en fera encore divers arrangements a sa fagon : « les Hauts Lieux ot seul souffle l'Esprit », « des trés hauts lieux ot souffle l’esprit

critique » (voir La Pluie et le Beau Temps, p. 727 et 769).

3. Prévert veut-il prendre ses distances avec ces « gens de plume » ? Rappelons qu’en 1949 les éditions du Point du jour, ou il a publié Paroles, ont été absorbées par la N.R.F. (La Nouvelle Revue frangaise...). Mais il est vrai qu’a cété des « oiseaux rares », il y a aussi des « moineaux ».

Page 356. [TABLEAUX

VIVANTS]

QUESTION DE PRINCIPE

Publié en mai 1947 dans le catalogue d’une exposition de Félix Labisse (Galerie d’art du Faubourg, a Paris), ce texte est aussi paru dans le numéro

de La Nefde décembre r950-janvier 1951 sous le titre « Préface ». Sur les premiéres épreuves, Prévert a demandé des majuscules a « Communion »» et « Création du monde », sans les obtenir. D’autre part, les épreuves comportaient beaucoup plus de majuscules que dans les éditions « L’Abbé », « le Nu », « Art », « la Sainte Thése »...

1. Prévert joue non seulement avec le nom du curé d’Ars (voir « Bruits de coulisse », p. 232 et n. 2) mais aussi avec celui de l’abbé Morel,

critique d’art bien réel.

1214

Spectacle

2. Epreuves : « indéniablement transfiguratif, transcendantal ». Comme « arthéologie », combiné d'art et de théologie, et « optimystique », inventé a partir d’optimiste et de mystique, « transfiguratoire » est créé a partir de transitoire et de figuratif, « conoclastique » a partir d’« iconoclaste » privé de son i comme sil s’agissait d’un préfixe négatif. Un art « conoclastique » pourrait étre un art ayant le culte de l'image religieuse. Prévert parodie le jargon de certains critiques. Page 357. 1. Voir n. 4, p. 294.

2. L’art sulpicien désigne des images ou bibelots religieux de mauvais goat. L’expression est née a la fin du xix* siécle, par référence a ce qui se vendait dans les magasins avoisinant l’église Saint-Sulpice, a Paris, ou Prévert fut enfant de choeur. Quand, dans « La Boutique d’Adrienne », Prévert défendra « la littérature » contre les littérateurs qui en parlent « depuis longtemps déja » avec mépris (voir Soleil de nuit, coll. « Blanche », Gallimard,

«

L’Art

1980, p. 91), il pensera

poétique

»

de Verlaine

completes, Bibl. de la Pléiade, reconnaitra les siens » aurait Arnaud Amalric (mort en 1225), alors que les croisés albigeois

digtinguer les hérétiques réplique est contestée.

des

p. été au lui

notamment

a ce dernier vers de

(Jadis et naguére,

CEuvres poétiques

327). — « Tuez les tous, Dieu prononcé par l’abbé de Citeaux, cours de la prise de Béziers (1209), demandaient comment on pouvait

catholiques.

L’authenticité

de

cette

4. Huile sur toile datée de 1945 et effectivement exposée a la Galerie d’art du Faubourg en 1947. Le tableau représente une main ensanglantée tenant un rasoir dressé en direction de deux femmes nues (a peine plus grandes que la main) flottant dans l'espace et se protégeant le visage de leurs bras. Voir le Catalogue

de l’euvre

peint,

1927-1979,

Isy Brachot

éditeur,

Bruxelles,

1979,

n° 208.

Page 358.

UN BEAU JOUR... Il s'agit d’une préface a une exposition de dessins de Maurice Henry a la galerie des Deux-Iles (du 22 décembre 1946 au 12 janvier 1947). En mars 1947, la revue Masses! (n° 7/8) reprendra le texte. Page 359.

1. Voir n. 1, p. 223.

Page 360. 1. D’abord

journaliste et critique d’art, Maurice Henry (1907-1984)

entre en 1932 dans le groupe surréaliste et se lance dans le dessin humoristique. Ses cibles sont souvent les mémes que celles de Prévert: l’église, l’armée, les prisons. Il fera plusieurs portraits trés amicaux du

poéte : l'un d’eux le représente avec des ailes et est accompagné de la légende : « Pour que tu ne tombes plus », faisant allusion a l’accident de 1948 (voir la Chronologie,

p. Lxim).

1, Voir, dans Paroles la notule de « Chasse a l'enfant », p. 1040-1041.

Notes

1215

Page 362. PARFOS

LF SALAYEUR _

Ce texte et paru pour la premiére fois dans Cabters d'art en 1946°.

Tl y était daté « juillet 1946 » et faisait face 42deux ceuvres de Paul Klee (2879-1940) : « Fleurs de hine, fieurs de soleil » (gouache, 1923,

1,5 X 30 cm) et « Comédie » (monotype aquarelle, ra 30 X 46 am). Prévert semble s’Etre surtout inspiré de « Fleurs lune, fieurs de soleil » pour écrire le poéme. 1. Klee, 2 a suite du cercle de peintres Blzue Retier (« Cavalier bleu »), voulait se rapprocher d'un monde primitif.

Page 362. DANS CE TEMPSIA_

« Dans ce temps... manuscrits

» e& la préface 4 un livre reproduisant des

2 peintures exécutés

au

xv

siécle

pour

les Valois

de

Bourgogne, qui sinspirent du Décaméron de Boccace. Face 4 chacune de ces miniatures franco-flamandes figurent des lavis de Chagall illustrant lui aussi les contes de lécrivain italien. Le texte de Prévert e& suivi dun autre de Frantz Calot, conservateur 2 Ia bibliothéque de I’ Arsenal, et, a la fin du volume, des « légendes » résument les contes illustrés.

Lensemble a été publié dans Verve en avril 19507.

t. Prévert fait ici allusion 4 la premiére illustration du livre. On y voit un moine tonsuré se livrant dans un lit 4 des plaisirs charnels avec une jeune femme (mais elle n’e& pas nue...). Sur la page qui lui fait face, le dessin de Chagall représente un homme sur une femme, mais les silhouettes sont trés Stylisées et le personnage masculin ne ressemble pas 4 un moine. La légende qui correspond 4 cette premiére illustration, dont le titre es « La Punition esquivée », donne le résumé suivant du conte en question : « Un moine avait été surpris par son abbé en compagnie d'une jeune paysanne qu'il avait réussi 4 emmener dans sa cellule. Redoutmnt une sévére punition, il trouva le moyen de l’éviter en imaginant d’enfermer la jeune fille dans sa cellule et d’aller en remetre la dé a l'abbé. Ensuite, 4 son tour, il guetta son supérieur et ne tarda pas 4 le voir rejoindre la belle prisonniére et succomber lui aussi 4 la tentation. Le moine n’eut alors pas de peine 4 faire comprendre @ Vabbé qu'il ne pouvait lui infliger une punition qu'il méritait honnétement autant que lui. »

Page 363. rt. Prévert fait peut-étre allusion 4 la deuxiéme illustration du livre : « Le Rubis ». La miniamre représente une maison. Des hommes et

des femmes regardent par la fenétre. Une des fenétres s’ouvre sur des

liews d’aisance et au-dessous de cette fenétre un homme 4 moitié dévétw, recroquevillé contre le mur, parait grelotter de froid. A droite, trois personnages ouvrent un tombeau 4 lintérieur duquel se trouve un évéque. L’image de Chagall montre un squelette allongé dans un trou,

et devani lui se tennent un homme et une femme nous. La légende donne les Eclaircissements suivants : « André de La Pierre, étant venu de Pérouse 2 Naples pour acheter des chevaux, fut retenu 4 passer Ja nuit ¥ Voir « References », p. 434 2 Voir « Références », p. 434

1216

Spectacle

par une courtisane a laquelle il avait eu l’imprudence de montrer sa bourse remplie de cing cents écus. Aprés s’étre déshabillé, André se rendit aux commodités, petit réduit bizarrement construit, au-dessus d'une ruelle fort étroite. Arrivé la, il buta dans une planche pourrie et tomba dans la ruelle. Il eut beau crier pour qu’on vint ouvrir la porte, la belle qui avait trouvé sa bourse dans ses habits ne se souciait plus de lui. Dans un triste état, ne sachant ou se diriger, il rencontra deux voleurs qui lui proposérent d’aller avec eux violer le tombeau d’un évéque, enterré la veille avec de riches vétements et un rubis de grand

prix au doigt. Les voleurs ayant obligé André a entrer dans le tombeau pour dépouiller le mort de ses vétements, il put escamoter le rubis qui le dédommagea de la perte de ses écus. »

Page 365. 1. Voir dans Paroles, la notule de « Lanterne magique de Picasso », Pp. 1099-1100.

Page 366. 1. Prévert décrit ici le tableau de Chagall intitulé Le temps n’a pas de

rive (1930-1939, New York, Musée d’art moderne). 2. La toile de Chagall évoquée ici est intitulée Le Cog rouge (1940). 3. Allusion a la toile de Chagall intitulée Moz et le village et qui date en effet de 1911. Elle fait partie de la collection du Musée d’art moderne de New York. 4. Prévert décrit la toile de Chagall intitulée Le Mort et composée

en effet en 1908. Page 367. 1. Hemingway vécut une grande partie de sa vie a San Francisco de Paulo, 4 vingt minutes environ de La Havane. Parmi les tableaux accrochés dans sa maison se trouvait La Ferme de Miro, qu'il avait achetée au cours d’un voyage en France.

2. L’ceuvre de ce peintre florentin du xv° siécle (1462-1521) était trés appréciée d’André Breton, qui voyait en Piero di Cosimo un lointain précurseur du surréalisme. Son caractére paien (il ne fit des ceuvres religieuses que sur commande) avait de quoi séduire Prévert, ainsi que son comportement de rebelle, qui fit scandale. (Voir le livre consacré a ce peintre par Alain Jouffroy : Piero di Cosimo ou la Forét sacrilege, Robert Laffont, 1983.)

3. Dattyl. : « dans le désert de Laval avec au fond le méme soleil a peu de chose prés que le soleil ». Laval, situé prés de Mayenne, est le lieu de naissance du Douanier Rousseau. 4. Le Livre du Cuer d’Amours epru fut présenté a Paris en 1947 a l’exposition des « Trésors des musées de Vienne ». Ce roman de chevalerie, composé en 1457, est |’ceuvre du roi René. II est accompagné de seize miniatures que l’on ne sait pas a qui attribuer. Certains ont pensé que René d’Anjou, qui était non seulement poéte mais peintre, pourrait aussi en étre l’auteur. En évoquant un soleil semblable a celui de La Bobémienne endormie, Prévert fait peut-étre allusion a la plus célébre des miniatures, « La Fontaine enchantée », ot les rayons du soleil découpent le profil du chevalier Coeur, parti 4 la conquéte de Doulce Mercy. Ils illuminent les vétements blancs de Désir, son écuyer, endormi a terre prés de son cheval.

Notes

1217

Page 368. 1. Voir la description que Prévert a fait de ce tableau dans le manuscrit du Petit Lion (n. 1, p. 167) ; voir aussi la Notice du Petit Lion, p. 1105-1106. 2. Aprés un séjour de deux ans a Arles, entrecoupé de crises nerveuses,

Vincent Van Gogh s’installa 4 Auvers-sur-Oise. Le dimanche 27 juillet (et non 28), il se tira un coup de revolver et, n’étant que blessé, se retira dans sa chambre ou il mourut le surlendemain aprés avoir passé toute la journée assis sur son lit a fumer la pipe. EAUX-FORTES

DE

PICASSO

Ce texte a été publié en 1944 dans les Cahiers d’art'. C’est a partir de 1928 que le theme du Minotaure apparait dans |’ceuvre du peintre. Cet étre mi-homme

mi-béte, a la fois bourreau et victime,

est profondément lié, dans l’imaginaire de Picasso, aux thémes de l'amour et de la mort. Mélant comme le peintre la corrida aux mythes, le poéte retrace toute la légende du Minotaure sur un ton parodique, et la mythologie devient vaudeville. Le célébre monstre est bien fils de Pasiphaé mais non pas de Minos (« la fille de Minos et de Pasiphaé », c’est Phédre, mais c’est aussi sa sceur Ariane). Minos est le « cornard »

de service puisque Pasiphaé l’a trompé avec un séduisant taureau dont Poséidon aurait fait présent au roi de Créte. De la reine et de ce taureau est donc né le Minotaure, nanti d’une téte de taureau et d’un corps d’homme. Pour se débarrasser de l’horrible fruit des amours de sa femme,

Minos

demanda

a Dédale

de construire

un grand palais, ou

personne, excepté l’artiste, ne pourrait retrouver son chemin, et il y fit enfermer le Minotaure.

Chaque année (ou tous les trois ou neuf ans,

selon les versions), le monstre se voyait offrir en pature sept jeunes hommes et sept jeunes filles. Thésée, avec l’aide d’ Ariane — demi-sceur du Minotaure — qui avait déroulé un fil le long de leur itinéraire, put sortir du palais aprés avoir tué le Minotaure. La mise 4 mort du taureau, sorte de rituel, serait le chatiment des appétits meurtriers du Minotaure. Mais le pauvre taureau, insinue Prévert, n’y est pour rien et le Minotaure luiméme n’est probablement pas responsable des carnages dont on l’accuse. Le texte suggére que la béte fait figure de bouc émissaire permettant 4a l’agressivité collective de se défouler. Le Minotaure géne car il est le résultat d’amours coupables : la famille — assimilée 4 une famille bourgeoise — s’en débarrasse. De la méme facon, le taureau incarne ce qui fait peur et on le tue. La fin du texte- est cependant ambigué : le Minotaure doit y passer, et Picasso, qui a toute la sympathie de Prévert, « l’attend au tournant ». Les banderilles et l’épée du toréador sont remplacées par le burin du peintre. L’artiste assassinerait-il ses modéles ?Dans « Promenade de Picasso? », le peintre mangeait la pomme au lieu de la peindre, mais peut-étre pour se l’assimiler et la recréer a sa maniére. L’assassinat du Minotaure pourrait avoir le méme sens. Picasso doit tuer le monstre pour lui donner une vie autre. Reste que l’art du peintre est comparé a la tauromachie. 3. Prévert décrit ici une aquatinte intitulée Minotaure aveugle guidé par une fillette dans la nuit (novembre 1934). Les descriptions qui suivent sont moins précises : il existe une eau-forte intitulée Minotaure une coupe a la main et jeune femme (17 mai 1933), mais si le Minotaure boit, il ne porte 1. Voir « Références », p. 434. 2. Voir Paroles, p. 151-152.

1218

Spectacle

pas de collier. Dans l’eau-forte intitulée Minotaure et faune derriére un

rideau (16 juin 1933), il porte un collier mais il ne boit pas. Le Minotaure « seul et atrocement triste » décrit un peu plus loin est encore plus difficile a identifier. On pourrait penser au Minotaure mourant (29 mai 1933), qui semble seul dans l’aréne; il y a cependant des spectateurs sur les gradins. A l’exception de la premiere, Prévert se souvient probablement de ces ceuvres sans en avoir les reproductions sous les

yeux. Page 369. Une épreuve en bronze du Penseur de Rodin avait été érigée officiellement devant le Panthéon le 21 avril 1906; la sculpture sera transportée au musée

Rodin en 1922.

Page 370. AUX JARDINS DE MIRO

« Aux jardins de Mir6 » fut publié en mai-juin 1950 par la revue Derriore le miroir (n° 29-30), qui rendait hommage au peintre. Allusion d’pi

humoristique

au Bateau-Lavoir,

baraquement

d’ateliers

édifié en 1860 place Ravignan (devenue Emile-Goudeau), dans

le XVIII° arrondissement. De nombreux peintres y vécurent aprés 1872, notamment Picasso (qui y peignit en 1907 Les Demowelles d’Avignon), Van Dongen, Juan Gris, Modigliani, mais aussi des écrivains : Pierre Reverdy, Pierre Mac Orlan, Max Jacob... Il fut fréquenté par Matisse, Braque, Fernand Léger, Apollinaire, Jarry, Cocteau, Radiguet et bien d’autres célébrités du monde artistique. 2. Nous maintenons la graphie magazins car magasins romprait l’effet de parallélisme, sans doute voulu par Prévert. Page 371.

1. Cet oiseau « jaune de chromosone » pourrait étre de la couleur du jaune d’ceuf précolombien que Prévert évoquera précisément a propos du peintre (dans Joan Miré, Maeght, 1956, p. 58), l’ceuf étant la cellule résultant de la fécondation, et le chromosome, caractéristique du noyau au moment de la division cellulaire. Mais, peut-étre pour désigner le jaune si particulier de Mird, Prévert invente chromosone ou |l’on peut entendre « chromo » préfixe qui signifie couleur ou abréviation de chromolitographie (procédé par lequel on obtient la superposition de différentes couleurs) et « ozone », ce gaz bleu pale qui, dans la stratosphére absorbe les radiations solaires ultraviolettes, ou encore « zone », par référence a un tableau dont Prévert citera le titre dans Joan Miré : L'oweau s’envole vers la zone ot le duvet pousse sur les collines.

Page 373. Prévert, dans le scénario pour Notre-Dame de Paris (1956), fera Gone a Esmeralda ces vers (publiés dans Soleil de nuit, Gallimard, 1980,

P. 99):

Je m’endors avec des oiseaux plein les yeux Et je réve d’un jardin Mais si tes yeux sont loin des miens

Je m’endors avec des larmes plein les yeux ; Et mon réve s'appelle chagrin.

Notes

1219

Page 374. INTERMEDE

Avant de se présenter sous sa forme définitive, cet « Interméde » a subi de nombreux remaniements. En témoignent les versions da&tylographiées puis imprimées — épreuves — que nous avons pu consulter. Nous en donnons ci-dessous deux états qui comportent beaucoup d’inédits (certains textes ayant été rejetés, d’autres utilisés ailleurs). Lorsque la derniére da¢tylographie comportait des différences avec le texte de |’édition, les notes qui suivent en rendront compte. Voici une version dactylographiée, avec corrections et additions de la main de René Bertelé (une seule correction est de la main de Prévert) :

[La Volonté

biffé] [Velléité corr.] de puissance. Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent taureau'.

Si ma tante en avait on |’appellerait mon oncle

Blaise Pascal

corrigé en

Pascal Blaise’.

La Paix

Deux héros du méme camp se regardent de travers. Le Miracle de la Transpiration. Un prétre monte en chaire [et redescend en eau : martyr de la bonne chére et des petits tonneaux add.]

[Ce qu’on appelle ne pas s’entendre, en amour, c’est ne pas vivre dans le méme temps. Mots féminins : pourquoi dit-on /a virilité? Un con : c’est-a-dire un imbécile cultivé.

C’est quand un art est méprisé qu’on peut vraiment s’exprimer par cet art. add.] Les Chrétiens ont toujours aimé les Romains (qui les ont livrés aux lions) et détesté les Grecs.

L’indifférence, le bonheur, sont pourchassées : le seul scandale.

de nos jours les choses

les plus

Il avait l’inconscience tranquille... Aujourd’hui, on n’est plus assez riche pour étre pauvre. Heureux

mortels !

Le talent fait ce qu’il veut, le génie fait ce qu’il peut. Il faut toujours raconter les histoires des autres jamais les siennes. Tout étre qui dort seul est bercé par tous les étres qu’il aime, qu'il aimera.

[Il en faut pour tous les égoats?

add.]

1. Prévert a utilisé ce pastiche d’un vers de La Fontaine dans « La Corrida

». Voir

n. 2, p. 400. 2. Il s’agit d’une correction manuscrite de Prévert. 3. Une fléche indique que cette phrase doit étre placée aprés « l’eau a la bouche (3, lignes aprés).

»

1220

Spectacle

Tous les goats sont dans la littérature, et aussi tous les dégoats. Dans les recettes de cuisine littéraire, il y a toujours la goutte de vase qui fait déborder |’eau a la bouche. Limitation des saints. La basse cour se maquille en jardin suspendu. Le monde des lettres est fasciste : ils attendent tous un homme. Je suis contre Pascal parce qu'il a dit sv... Voici 4 présent la version des premiéres épreuves, avec corrections manuscrites de Jacques Prévert : [Education : iffé] il faudrait d’abord démacabrer. [Les enfants ont tout, sauf ce qu’on leur enléve iffé] [Ce qu’on appelle ne pas s’entendre en amour c’est ne pas vivre dans le méme temps biffé]

Mots féminins : pourquoi dit-on Ja virilité?

PEINES INSULAIRES [Dreyfus a I’Ile du Diable le Maréchal Pétain a I’fle d’Yeu

iffé']

Un con : c’est-a-dire un imbécile cultivé.

[C’est quand un art est méprisé qu’on peut vraiment s’exprimer par cet art biffé] [Les Chrétiens ont toujours aimé les Romains (qui les ont livrés aux lions) et détesté les Grecs

biffé]

L’indifférence, le bonheur, sont de nos jours les choses pourchassées : le seul scandale. [Il avait l’inconscience tranquille

iffé]

[Aujourd’hui on n’est plus assez riche pour étre pauvre [De pauvre

nos jours, corr.]

nous

n’avons

les plus

méme

plus

les

Diffé]

moyens

d’étre

Heureux mortels?

[Le talent fait ce qu’il veut, le génie fait ce qu’il peut

iffé]

Il faut toujours raconter les histoires des autres, jamais les siennes Tout étre qui dort seul est bercé par tous les étres qu'il aime, qu’il a aimés, qu’il aimera’

[/Il en faut pour tous les égotts [Tous les gofits sont dans la littérature et aussi tous les dégoits Dans les recettes de cuisine littéraire 1. A droite Prévert a écrit:

biffé]

« bis? »

2. A droite, Prévert a écrit: « A la fin ». 3. A droite, Prévert a mis un point d’interrogation.

Notes

1221

il y a toujours la goutte de vase qui fait déborder |’eau ala bouche corr.) add.]

Une pluie de larmes ne peut rien contre la sécheresse du coeur... Pas plus que |’eau dans le vin pour en ranimer le bouquet

Ceci m’est égal Cela m’est libre et fraternel'. Rire est le propre de l’homme ; a ce qu’on a dit. Mais le sale n’est pas de pleurer, sauf si on le fait exprés. Les jeux de la Foi ne sont que cendres auprés des feux de la joie. Tout est perdu sauf le bonheur ... Ce chien n’aboie pas tout seul a la lune, cet enfant ne parle pas tout seul au soleil : ils causent ensemble tous les quatre.

Le premier lampiste s’appelait Adam. [Le mot est plus fort que l’idée : c’est en ce sens que matérialiste. biffé]

je suis

[Le monde des lettres est fasciste : ils attendent tous un homme.

[Je suis contre Pascal parce qu’il a dit si...

/iffé]

iffé]

ESPACE VITAL Une des grandes miséres de |’homme c’est ne pas pouvoir se tenir dans un espace de quatre pieds carrés. Blaise Pascal.

Pied : ancienne mesure de longueur d’environ 32 centimetres. Littré.

On |’a mis dans la terre Blaise pour un prix exhorbitant /sic/ Aristide Bruant.

LIMITATION DES SAINTS {La basse cour se maquille en jardin suspendu

Diffé] Nous sommes certains des choses que nous ne savons pas. Mais ce que nous ignorons est ce qui nous fait vivre, quand nous l’aimons. Il ne faut pas trop confondre le savoir faire avec le faire savoir. Ou alors le bien-€tre tourne en mauvais avoir. ATHEOLOGIE Il n’y a jamais rien. Moralité : il y a toujours quelque chose.

LA VIE AU GRAND AIR ... et c’est toujours la lutte, parfois souvent heureuse, de ceux qui n’ont l’air de rien contre ceux qui veulent avoir l’air de tout. 1. La derniére da¢tylographie donne : « le premier [intellectuel [imbécile Bertelé.

corr. interl,] venu

ifé]

». La correétion est de la main de René

1. Une fléche indique que ces vers doivent étre placés aprés « sauf si on le fait exprés » (2 lignes plus bas).

1222

Spettacle

2. La derniére da¢tylographie donne : « Blaise Pascal ». Voir aussi p. 1219. Prévert demande l’inversion de Blaise Pascal en Pascal Blaise, ce qui donne une connotation d’homosexualité au nom du philosophe janséniste. Quant a l’hypothése émise, elle est aussi Stupide que certains paris (voir Paroles, p. 122).

Page 375.

1. Ni cette phrase ni la précédente

ne figuraient sur la derniére

dactylographie. 2. Rappelons que Dreyfus resta prisonnier 4 l'ile du Diable (en Guyane) de 1894 4 1899 et que Pétain fut détenu a ile d’Yeu de 1945 a sa mort,

en 1951.

3. Prévert fait d’abord allusion a la phrase qu’aurait prononcée Bonaparte aprés la bataille des Pyramides, gagnée sur les mamelouks de Mourad Bey le 21 juillet 1798. Le général aurait dit 4 l’"armée francaise campant au pied des Pyramides : « Soldats, songez que du haut de ces pyramides, quarante siécles vous contemplent. » Prévert méle ces mots célébres au titre d'un roman non moins célébre de Jules Verne. La fameuse phrase de Bonaparte nest citée dans aucun document contemporain de la campagne d’Egypte, mais elle lui fut attribuée dans une Histoire de Bonaparte, anonyme, parue en 1803. Napoléon, séduit par la formule, la fit sienne. Les mots cités ensuite furent prononcés a un moment moins glorieux de la vie de Napoléon : aprés l’échec des Cent Jours et le désastre de Waterloo (le 18 juin 1815), l’Empereur, n’ayant pu, comme il l’espérait, partir pour les Etats-Unis, et craignant de tomber entre les mains des Bourbons, se fit transporter a bord du vaisseau anglais le Bellérophon. 11 déclara alors s’en remettre 4 la générosité du prince-régent d’Angleterre, et venir,

« comme

Thémistocle,

s’asseoir

au foyer du peuple britannique ». Enfin, « Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine au milieu de ce peuple francais que j'ai tant aimé » est le codicille (daté du 16 avril 1821) de son testament.

4. D’aprés l’historien Jean Tulard, interrogé par Jacky Chareyre, ce propos, souvent attribué 4 Napoléon, ne se trouve pas dans ses écrits. Page 377.

1. Dross signifie « scories », « déchet », en anglais, et désigne ce que les drogués prennent a défaut d’autre chose. Page 378.

1. Dans L’Arche de Noé(1946, film d’ Henri Jacques, adaptation par Prévert et Laroche d’un roman d’Albert Paraz, Les Repues franches, dialogues de Prévert), détournant déja a sa maniére le précepte littéraire de Boileau, Bitru se proméne avec une jeune fille et lui explique son goat de la paresse en disant: « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage... 4 demain. » Ici, Prévert ajoute une dimension sociopolitique au jeu de mots.

Page 379. 1. D’aprés le Trésor de la langue francaise, on appelait autrefois lampiste Vouvrier qui fabriquait des lampes 4 réservoir, mais aussi la personne

chargée d’entretenir les lampes 4 huile ou 4 pétrole dans une collectivité. Le mot est aujourd’hui vieilli, mais, par analogie, on qualifie de « lampiste » , dans le langage familier, un employé subalterne sur lequel retombent les responsabilités des fautes imputables a ses supérieurs. Prévert s’amuse 4 insinuer que Dieu aurait fait payer ses propres erreurs a Adam.

Notes

1223

2. Prévert parodie un passage d’un des fragments intitulés « Divertissement » dans les Pensées de Pascal : « tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre » (Br., p. 139 ; L.G., 126). Les « quatre pieds carrés » substitués a la chambre sous-entendent que la vie telle que la congoit Pascal équivaut 4 un enterrement. Le poéte indique en effet la longueur du pied pour inciter le lecteur a faire un petit calcul : quatre pieds carrés, ce n’est méme pas la dimension d’un cercueil. 3. « Blaise » a été corrigé en « Glaise » sur la derniére dactylographie.

4. Le texte exact d’Aristide Bruant est le suivant : On I’a mis dans d’ la terr’ glaise, / Pour un prix exorbitant (Dans la rue). Page 381. 1. La derniére dactylographie donne : « cet enfant ne parle pas tout seul au soleil, aux étoiles : ils causent ensemble tous les quatre ». 2. Ces deux anarchistes, émigrés italiens aux Etats-Unis, périrent sur

la chaise électrique en 1927 (voir Hiffoires et d'autres bistoires, p. 893 et n. 1). L’édition originale donnait « Zacco », probable faute d’impression que nous avons corrigée. Titre sur la derniére dactylographie, au lieu de « Voyage d'études » : « Documentaire ». Page 382. 1. Chareyre (Les Formes du comique dans les poémes de Jacques Prévert, these de doétorat d’Université, Grenoble, 1984) donne des réponses convaincantes

a ces devinettes : la solution de la premiére est le réveil, de la deuxiéme le nez, et de la troisieme De Gaulle. L’Etroit Grand peuts’entendre « les trois grands » : De Gaulle avait été furieux de ne pas étre admis 4 la conférence de Yalta of se réunirent du 4 au um février 1945 Roosevelt, Staline et Churchill pour régler les différends etavancer dans la préparation de la paix. 2. Allusion parodique 4 la célébre formule : « Tout est perdu, fors Vhonneur », résumant une phrase de la lettre par laquelle Frangois I°* faisait part a sa mére du désastre de Pavie (le 25 février 1525) : « Pour vous avertir comme se porte le ressort de mon infortune, de toutes choses ne m’est demeuré que |’honneur et la vie saulve. » La formule deviendra dans Fatras : « Tout est perdu fors |’Horreur » (coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1966, p. 69).

Page 383. [BALLETS ] NARCISSE

La dactylographie de ce texte était sous-titrée « (variante) », sous-titre qui a été biffé sur cette méme dactylographie. Prévert a peut-étre envisagé de le faire précéder d’un autre texte consacré a Narcisse et intitulé « Le Puits » (on le trouvera dans le tome II de la présente édition'). C'ETAIT BN L’AN VINGT-DEUX...

Ilexiste de ce texte un manuscrit de Prévertet une copie de René Bertelé? (qui porte un cachet du 29 mai 1951). Le manuscrit de Bertelé, dicté par Prévert ou recopié d’aprés un manuscrit différent de celui que nous avons

pu consulter, est plus proche dans son ensemble du texte de l’édition. 1. Ce texte a été publié dans La Cinquiéme Saison, Gallimard, 1984, p. 185. 2. Nous désignons respectivement par le sigle ms. 1 le manuscrit de Prévert et par le sigle ms. 2 le manuscrit de Bertelé.

1224

Spectacle

Les corrections ont supprimé certaines répétitions mais aussi gonflé l'ensemble, soit pour préciser le propos, soit pour lui donner

volontairement

un

ton

boursouflé,

4 l’unisson de la mégalomanie

d’Orthodoxe et du style de certains hommes d’Etat. Les fleurs, est-il finalement précisé, sont « artificiellement » fanées.

Il n’y a guére de place pour la vie dans ce pays ot on ne donne méme pas aux fleurs le temps de vivre l’espace d’un matin. Pour insister sur l’asservissement de la population d’Orthopédie, Prévert remplace des verbes qui impliquent une action ou une initiative des sujets par des verbes qui supposent au contraire leur passivité : « prenez la peine de vous asseoir » devient « supportez la peine de vous asseoir » ; battaient la campagne » est corrigé en « étaient chargés de battre la campagne »... Une modification — apparemment minime — accentue le narcissisme d’Orthodoxe. Au lieu de « il se faisait jouer 4 longueur d’ondes et longueurs de journées, de merveilleux airs d’opéra orthophonique » le texte définitif donne : « il se faisait jouer, 4 longueur d’ondes et de journées les plus merveilleux airs de son grand opéra orthophonique ». L’opéra orthophonique devient donc |’ceuvre d’Orthodoxe et Prévert ajoute deux paragraphes qui précisent les préférences du souverain et sa délectation solitaire. Au concert et a la musique concertante qui supposent partage et échanges se substitue un « déconcerto » égocentrique et délirant. Le paragraphe sur la musique « orthophonique » est surchargé d’adverbes révélateurs de la tyrannie d’Orthodoxe, mais aussi de sa signification symbolique : diétature de l’académisme qui fait régner

l'ordre dans l'art comme dans la société en s’opposant a |’art spontané d’Hétérodoxe et d’Hétéroclite ot se mélangent probablement les tons et les genres. Bien que racontée sur le ton de |’humour, la fable est trés noire. Les temps du passé font place dans le dernier paragraphe au présent : comme si ce monde ou, quand on n’est pas « assis », la guerre est la seule activité permise, était le monde d’aujourd’hui. Page 384. 1. Ms. 1 et ms. 2: « Ils cultivaient les fleurs sauvages et les vendaient discrétement, a la sauvette, aux passants. Car seules les fleurs civilisées,

les fleurs insensibilisées, les fleurs prématurément officiellement tolérées, recommandées, imposées. » 2. Ms. 1 et ms, 2: « C’était en Orthopédie ».

3. Ce néologisme mort

qui signifie étymologiquement

» a pu étre créé, pense Chareyre,

fanées

étaient

« culture de la

« d’aprés “morticole”, nom

donné aux médecins par Léon Daudet dans un de ses romans satiriques intitulé précisément Les Morticoles (1894) ».

4. une 5. 6. 7.

Du grec orthos, « droit », et pnein, « respirer », l’orthopnée est dyspnée qui oblige le malade a rester assis. Ms. 1: « ceux qui aimaient a s’appeler ses fidéles ». Ms. 2: « jusqu’a ne pouvoir supporter quelqu’un ». Ms. 1: « et [prenez iffé] supportez la peine ».

8. Ms. 1 et ms. 2: « de vous asseoir ! Quelquefois certains ne prenaient pas cette peine, alors ils la remplagaient par la peine de mort, tant il était peiné de ne plus savoir quoi faire pour eux ». Les éditions donnent aussi « ils laremplagaient ». Il parait pourtant évident que c’est Orthodoxe qui condamne a mort ceux qui ne supportent pas la peine de s’asseoir : nous corrigeons ce qui apparait comme une erreur involontaire de Prévert.

Notes

1225

9. Ms. r: « que sans cesse les esclaves militaires [étaient occupés biffé] battaient la campagne et la mer quand celles-ci se permettaient de remuer ». Ms. 2 : « que sans cesse les esclaves militaires battaient la campagne et la mer quand celles-ci se permettaient de remuer ». — Prévert fait allusion 4 un célébre épisode de la vie de Xerxés I*', roi de

Perse de 485 4 465 av. J.-C. En 480, pendant que sa flotte suivait les cétes de la mer Egeée, il avait fait établir sur |’Hellespont un pont de bateaux qui fut brisé par la tempéte. Fou de rage, il fit chatier la mer de trois cents coups de fouet. ro. Ms. r : « Heélas! depuis longtemps le volcan s’étant tu, Orthodoxe ». m1. Ms. 2: « Orthodoxe en éprouvait une incurable nostalgie [et c’était quelque chose de terrible que chaque jour de regarder au loin Diffé] et la nostalgie ». 12. Ms. r: « al’instant méme ot ce séisme providentiel se serait permis

de surgir de loin, face a face avec lui ». Ms. 2: « a l'instant méme ou ce séisme providentiel se serait permis de surgir de loin [en face de lui biffé] ». Page 38). 1. Empédocle, philosophe et médecin d’Agrigente (v* siécle av. J.-C.) se serait jeté dans |’Etna pour ne laisser aucune trace de son corps et faire croire 4 ses contemporains qu'il était monté au ciel. Mais le volcan rejeta ses sandales... 2. Prévert pense probablement aux « Assis » de Rimbaud (voir Euvres completes. Bibl. de la Pléiade, p. 36-38). 3. Ms. 1: « Alors, pour se calmer /3* ligne de la page], il se faisait jouer, a longueur d’ondes et longueurs de journées, de merveilleux airs d’opéra orthophonique. / La musique orthophonique, c’était déja, comme aujourd’hui, la musique qui corrige tous les vices de la musique en supprimant, — purement et simplement — toute velléité de mouvement

musical spontané et comme de juste intolérable puisque absolument pas toléré et par la suite insupportable puisque indéniablement impossible a supporter. / Bref, un beau jour, par une de ces belles fins de journée ot le crépuscule d’Orthopédie comme partout le plus beau crépuscule de tous les pays, [sic] les Assis se levérent d'un seul bond et sans aucune

préméditation et la fin et le reste de l’exécution de faux mouvements tdt concertés finit a l’instant méme sa /mot illistble] remise aux calendes. » Ms. 2: « Alors pour se calmer, il se faisait jouer, 4 longueur d’ondes et longueur de journée, de merveilleux airs d’opéra orthophonique et la

musique orthophonique c’était déja, comme aujourd'hui, la musique qui corrige tous les vices de la musique en supprimant, a bon escient, purement et simplement, toute velléité de mouvement musical spontané et comme de juste absolument intolérable puisqu’absolument pas toléré et par la suite indéniablement insupportable puisqu’indéniablement et officiellement et si judicieusement impossible 4 supporter. / Bref, un beau jour, par une de ces belles fins de journée ot le crépuscule d’Orthopédie était comme partout ailleurs, le plus beau crépuscule de tous les pays, les Assis se levérent d’un bond sans aucune préméditation et la suite de l’exécution du grand Déconcerto fut remise aux calendes. »

Page 386. 1. Msr: « ni décore-homme, applaudissements et ovations, l'histoire » . 2. Ms r et ms. 2:

« ensemble, en dansant, en souriant

».

1226

Spectacle

3. Ms 1 et ms. 2: « qu’on employa, sans avertir personne 4. Ms. 2: « la premiére bombe laparatomique recousant nément

». instanta-

». LA NOCE OU

LES

FOLLES

SAISONS

Deux dactylographies' de ce texte donnent chacune un titre différent :

« La Noce folle ou les Quatre Saisons » et « La Noce folle ou les Nouvelles Kosma?.

Saisons

». Ce « ballet » fut mis en musique par Joseph

Page 388. 1. Dathyl. 1 et dadtyl, 2: « Sa suite / ecclésiastique / petits péres Noél » ; « ecclésiastique » a été biffé sur les premiéres épreuves par Prévert. i 2. Le Pas des patineurs est une valse d’Emile Waldteufel (1837-1915).

3. Dadtyl. 1 et daétyl. 2 : « vont danser dans un coin / amoureusement » ; « dans un coin » a été biffé sur les premiéres épreuves par Prévert.

Page 389. 1. Datlyl. 1 et daityl. 2 : « L'Eté n'est pas faite pour |’Automne » ; Prévert corrige sur les premiéres épreuves « faite » en « fait ». 2. Daétyl. 1 et dattyl. 2: « La mariée est trop belle pour lui / II hurle davantage / Et il est trop beau pour elle » ; Prévert a biffé « II hurle davantage » sur les premiéres épreuves. Page 391. 1. Daétyl. 1 et dactyl. 2 : « il remue vraiment » ; Prévert a remplacé « vraiment

» par « lui aussi » sur les premiéres épreuves.

2. Daétyl. 1 et dactyl. 2 : « qu’un coup de vent ranime » ; Prévert ajoute sur les premiéres épreuves : « in extremis et in memoriam ».

Page 393. 1. Prévert semble méler ici des souvenirs littéraires. On pense en effet a « El Desdichado » de Nerval : Je sus le Ténébreux, — le Veuf, — I’Inconsolé, et a la premiére strophe du célébre sonnet de Mallarmé (Poésies ; Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, p. 67) : Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui / Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile wwre / Ce lac dur oublié que hante sous le givre / Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui! LA CORRIDA

Maurice Saillet évoquait déja ce texte en 1946, le disant alors « inédit et inachevé’ ». Aprés la sortie de Spectacle, il se réjouira donc de retrouver ce « ballet minotauromachique » qu’il essayait « de déchiffrer sur le manuscrit du temps ou il s’appelait encore “L’Annonce faite a la vache” ». C’est bien l’histoire d’une vache qui ouvre le récit : sa vie nous est racontée en accéléré. Mais, par une succession de fondus enchainés, la 1. Nous désignons respectivement ces da¢tylographies par les sigles dadtyl. 1 et datyl. 2. 2. Voir « Références », p. 434. 3. « Frére Jacques », Combat, 15 novembre 1946, signé Justin Saget (pseudonyme de Maurice

Saillet).

4. « Un théatre en liberté », Combat, 5 juillet 1951, signé Justin Saget.

Notes

1227

narration nous fait glisser progressivement vers une autre histoire qui elle-méme nous entraine vers une autre : de la vache on passe a un homme qui va assister 4 une corrida et dont la valise est en peau de vache et enfin 4 un taureau de la corrida dont le destin est associé a celui du roi et de la reine du pays. Comme dans « La Crosse en l’air' », l’atmosphére est onirique et les réves de deux personnages resserrent

les liens entre ces histoires : un réve du taureau, un réve du voyageur. On peut en effet se demander si l‘homme du train — qui fait des cauchemars a son retour de la corrida parce que la reine a empéché la mise 4 mort du taureau — ne réve pas l'histoire d’amour de l’animal et de la reine et si dans son réve il ne s’identifie pas au roi. En songe, l’exécution du taureau, dont le voyageur avait été privé, est ordonnée par le roi. La chanson des tanneurs qui se méle a la chanson de la reine, « China town / China town... » — town reprenant phoniquement « tanne » (déja répété plusieurs fois) —, rappelle aussi le bruit répétitif et monotone

du train, peut-€tre percu par le voyageur dans son réve

et transformé. La désacralisation de la corrida est plus radicale que dans « Eaux fortes de Picasso », ot la position de Prévert était plus ambigué. S’il y a bien, ici aussi, réécriture d’un mythe, c’est moins autour de la figure du Minotaure qu’a propos de ses parents : le taureau offert par Poséidon a Minos, roi de Créte, et Pasiphaé, épouse de Minos, qui trompa celui-ci avec le beau taureau. Certains symboles chers 4 Picasso sont toutefois bien présents : chez le peintre, le taureau incarne la puissance virile, et le cheval aux entrailles ouvertes la femme. Prévert restitue a celle-ci son humanité tout en conservant l’éventrement. Mais cet éventrement

est peut-étre révé par le voyageur et il n'est pas seulement jouissance : il est aussi vengeance. Le taureau respire une odeur de cadavre : celle de ses congénéres massacrés, qui émane de la tannerie, et le refrain de la reine, China town, rend obsessionnel le mot « tanne ». Le réve qu'il

a fait la nuit précédente ressemble beaucoup a la premiére histoire, celle de la vache a qui on arrache les petits veaux pour les tuer, tuée 4 son

tour pour étre transformée en cuir. Alors que la reine choisit son taureau, le taureau, comme

la vache

a qui on améne des males pour qu'elle fasse son métier de génitrice, n’a pas le choix. Certes la reine lui plait mais « il fait [...] son métier de taureau ». Aussi l’amour de la reine, méme s’il |’anesthésie, est-il opposé a ses « amours 4 lui ». Quant au roi, il réve d’étre taureau (est-ce

aussi le désir secret du voyageur ?) mais il ne le sera jamais. Bien que le voyageur ait souhaité la mise 4 mort, son réve tourne mal. Le triomphe apparent du roi est une imposture; son trophée — les cornes ensanglantées du taureau — est en réalité le signe de sa défaite puisqu’elles le désignent comme un cocu de vaudeville. La mise 4 mort est alors réduite 4 un acte de jalousie meurtriére. Prévert donne non seulement une interprétation toute personnelle de la corrida, mais aussi de ce que l’on appelle « porter les cornes »». Le roi a voulu s’approprier la puissance du taureau en le tuant et en lui dérobant un des attributs de sa force, mais sur la téte de l'homme les cornes du taureau vengent

l'animal : leur pouvoir s’inverse. Page 394. 1. « Officionado » est une création de Prévert a partir de A/icionado (mot espagnol désignant un « amateur », entre autres un amateur de 1. Voir Paroles, p. 71-96.

1228

Spectacle

corridas). Il pourrait désigner une variété particuliére d’amateurs de corridas, les officiers, dont les responsabilités en temps de guerre font des experts en mises 4 mort. Page 39). 1. L’authenticité de ce mot, attribué 4 Louis XIV, est controversée.

Pour le texte procuré par la da¢tylographie et les premiéres épreuves, voir n. 2.

2. Les cinq paragraphes précédents (de « Et la ville est en féte », a la premiére ligne de la page, jusqu’a « bient6t nous aurons un dauphin ») ne figuraient pas sur la dadtylographie et les premiéres épreuves, ou le texte s’enchainait ainsi :

De son métier il est plutét Officionado et le taureau peut-étre celui qu’en rigolant vache morte les hommes appellent ton mari était le pére de celui-ci comme de tant d'autres aussi et toi la mére naturellement Le Taureau est au milieu de l’aréne comme un roi quand on conduit la reine au roi qu'elle traine sa grande robe a traine

Le roi la regarde avec le regard qu'il préte aux vaches quand elles regardent passer le train Il est dans tous ses états

celui qui dira plus tard

L’Etat c’est Moi ou quelque chose d’autre en Espagnol quelque chose d’autre et d’approchant mais tout aussi excessivement important Il se voit lui aussi au beau milieu de la Reine et c’est un royal jeu de mots Nuit de noces noces royales et l’on entend dans les couloirs les courtisans et confidents qui d’une voix confidentielle et courtisanesque émettent des voeux les bras au ciel et d’honorables larmes aux yeux Bient6t nous aurons un dauphin Et dessous la porte la queue de la garde robe a traine passe un petit peu comme la queue d’une siréne... Sur le grand lit Sur les premiéres épreuves, Prévert biffe tout le passage qui va de « et le taureau / peut-étre celui qu’en rigolant » jusqu’a « excessivement important » et fait deux corrections : « Nuit de noces / noces royales » devient « Nuit de noces / et bien royale » ; « et d’honorables larmes aux yeux » est corrigé en « et d’égrillardes larmes aux yeux ».

Notes

1229

Page 396. 1. Dadyl. : Minot Minot Minot Toto Toto Toto Minot mon petit Minot Mon petit Toto mon petit Totor mon petit Minot mon petit Toto mon petit Totor Mon petit Minautore... Prévert biffe sur les premiéres épreuves ce qui n’apparait pas dans le texte définitif (« Toto Toto Toto » jusqu’a « mon petit Totor »), Page 397. 1. Dathl. : et il la trouve mauvaise Soudain la valise en peau de vache tombe du filet a bagages et le réveille en sursaut Le train est bientét loin... Le réveil en sursaut du voyageur causé par la valise en peau de vache est supprimé sur les premiéres épreuves. Prévert préfére sans doute laisser le voyageur endormi pour que subsiste dans l’esprit du lecteur le doute : Vhistoire du taureau et de la reine est-elle le reve de cet homme ? Page 400.

1. Prévert parodie ici le premier vers du poéme de La Fontaine intitulé « Philémon et Baucis » : Ni l’or, ni la grandeur ne nous rendent heureux.

Publié en 1685, ce texte fut ajouté en 1694 au dernier recueil des Fables (livre XII, fable xxv ;uvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 503).

2. Texte des premiéres épreuves : toujours endormie et répete

Ni l’or ni la grandeur... Mais soudain ajoute

Enfin il vaut mieux faire envie que pitié Et il sonne. Prévert a biffé le passage qui ne figure pas dans le texte définitif. Page 401.

LE TABLEAU DES MERVEILLES C'est en janvier 1936 et non pas en 1934, comme |’indiquent par erreur = « Références »', que fut créé « Le Tableau des merveilles ». Le

“ décembre 1935, dans un entretien accordé a L’Humanité: , Jean-Louis Buea annongait :« Je prépare une reprise pour la finj janvier d’Autour d'une mére, adapté du roman de Faulkner Tandis que j’agonise. Vous savez que cette piéce fut créée au théatre de |’Atelier. Je l’accompagnerai, cette

fois, de deux intermédes de Cervantés qu’adaptera Jacques Prévert. » Ainsi, Jean-Louis Barrault, qui a fait la connaissance de Prévert par

V'intermédiaire de Roger Blin, va travailler, fin 1935 et en 1936 avec le groupe Odtobre. Le projet initial de cette collaboration semble comporter les adaptations de deux intermédes de Cervantés. Mais, bien que Prévert ait l’habitude, a cette époque, de rédiger trés vite, il dispose de peu de 1. Voir p. 434. 2. « Ce que je prépare

», p. 8.

1230

Spectacle

temps puisque début décembre rien n’a encore été écrit. I] n’adaptera finalement qu'un des intermédes prévus : « Le Tableau des merveilles », que le groupe Octobre répéte dans le grenier de Jean-Louis Barrault, 7 quai des Grands-Augustins. La piéce est jouée pour la premiére fois a la fin de janvier 1936 a la maison de la Culture. Elle n’accompagne pas |'adaptation de Tandis que j'agonise, mais des spectacles d’autres groupes de la F.T.O.F.' et une conversation sur le théatre entre Louis Aragon etJ.-J. Bernard.

L'Humanitédu 2 février 1936 en rend compte trés briévement:

« Le Tableau

des Merveilles, divertissement de Cervantés adapté avec une verve éblouissante par Jacques Prévert, a été remarquablement joué par la troupe de

J.-L. Barrault.

» Le 9 février 1936, un article intitulé « Les Auteurs

dramatiques et le Public populaire », qu’illustre une photographie de la représentation, évoque cette « belle piéce de Cervantés, adaptée par Jacques Prévert et mise en scéne par J.-L. Barrault » ot « un saltimbanque montre aux notables d'un village un spectacle purement imaginaire? ». Pierre-Aimé Touchard, qui avait été trés hostile 4 « La Bataille de Fontenoy’ », est encore dérangé par certains aspects de la satire et par la liberté du style: « Préverta fait quelques scénes trés amusantes, mais assez désinvoltes de ton, ot il semble qu'un peu d’effort lui aurait permis de construire une satire sociale plus vigoureuse que l’habituel poncif du général, du préfet et du bourgeois en chapeau melon. » Pourtant, Touchard est plus nuancé cette fois et trouve méme un intérét tout particulier a la piéce au moment ot elle se démarque nettement de l’original : « [...] lacomédie prend brusquement une ampleur qui fait d’autant plus regretter sa facture sommaire, quand, a la fin des apparitions imaginaires sur la petite estrade du baladin, Prévert fait apparaitre, défongant la toile de fond de la baraque, non plus des personnages fictifs, mais les pauvres en révolte dont tout a l’heure les officiels ont repoussé les priéres. Il y avait la une idée dramatique exceptionnelle dont nous espérons que l’auteur, un jour qu'il sera moins pressé, trouvera l’expression définitive. / La mise en scéne de J.-L. Barrault, trés heurtée, riche en trouvailles, mais parfois un

peu confuse, était considérablement génée par |’étroitesse du plateau. On aimerait la revoir dans de meilleures conditions‘. » La piéce est ensuite reprise dans des lieux trés divers, tels que la mairie de Montreuil (le 13 juin), le rayon Communiantes des Magasins du Louvre, aux ateliers et dépdts de la Samaritaine’. Lou Tchimoukow a pris le relais, faisant sa propre mise en scéne du texte. L’Humanité du 5 juillet 1936 légende ainsi une photo de spectacle : « Le groupe “Odtobre” a repris, le 30 juin, Le Tableau des merveilles, avec mise en scéne de Tchimoukow. » Maurice Baquet s’en souviendra avec précision : « Aprés le prologue, joué devant les murs de la ville, et le passage des acteurs, sur une musique de Duke Ellington que j’avais choisie, le mur

s’Ouvrait

en

un

mouvement

tournant

[...].

Le

mur

pivotant

permettait ainsi au public de voir tous les acteurs qui jouaient, dans la piéce, le rdle des spectateurs. Pour ma part, je faisais une duégne, trottinant sous ses jupes, ce qui laissait croire que je me déplagais en patins 4 roulettes.

Les costumes étaient vraiment merveilleux compte

tenu des capitaux. Gazelle® et Lou n’avaient pas leur pareil pour confec1. « Fédération du Théatre ouvrier de France 2. Article signé J.-J. Bernard.

3. Voir la notule de ce texte, p. 160. 4. Esprit, 4° année, n° 42, 1" mars 1936.

».

i

5. Si l’on en croit Michel Fauré, elle aurait été aussi interprétée en Allemagne par Higonnenc et Jean Dasté qui avaient participé a la mise en scéne de Barrault (Le Groupe Odlobre, Christian Bourgois, 1977, p. 264, n. 2). 6. Gazelle Duhamel (épouse de Marcel Duhamel).

Notes

1231

tionner une robe, un chapeau [...]. Paul Barat faisait la statue! : il ne

bougeait pas pendant quarante minutes mais 4 la fin, il se rattrapait bien car il assommait tout le monde a coups de maillet?... ». Cette représentation obtint un vif succés, dont témoigne un article de Paris-Soir du mercredi 8 juillet 1936, signé « G. Camille » : « [...] Le groupe Octobre vient de présenter, 4 la Mutualité, un spectacle (monté en quelques jours) d’une richesse d'invention, d’une homogénéité dans l’interprétation et la mise en scéne, si rares qu'il est désormais en droit d’assurer les missions artistiques et culturelles les plus efficaces. [...] Le Tableau des Merveilles semble une satire récente de la société moderne, de l’incroyable armature fictive élevée par les hommes impatients de s’emprisonner. Les jeunes filles amoureuses et les paysans n’apercoivent ni Samson qui fait trembler les colonnes du Temple, ni la troupe des rats, ni le taureau furieux que veut leur faire voir l’habile charlatan. Max Morise dans le réle du préfet, Miles Suzanne Montel et Margot, dans celui des duégnes, et M. Baquet dans le travesti de la Rieuse, qui glisse comme sur des patins a roulettes, se laissent aller a la fantaisie la plus intelligente. M. Blin est un don Juan d’une séduction effroyable, Marcel Duhamel un étonnant fiancé nonchalant, baillant sans arrét, J.-L. Barrault, Denise Lecache, toute la troupe témoignent des mémes qualités. / Ainsi avons-nous eu, encore une fois, la preuve de ce que les artistes, jeunes, sains, enfin libérés des

contingences de |’exploitation d’un public paresseux et lache, hostile a toute innovation, peuvent faire avec un minimum de moyens. Une telle troupe, dans un gouvernement de Front Populaire, ne devrait-elle pas mettre tant d’esprit, de poésie et d’humour, au service d’un plus large public ? » Roger Vitrac donna également un compte rendu trés élogieux du

spectacle dans La Fléche du samedi 1 juillet 1936 : « L’adaptation du Tableau des Merveilles, de Cervantés, par Jacques Prévert, que le groupe “Octobre” vient de présenter au Palais de la Mutualité, constitue dans le domaine théatral, um événement dont on n’a pas assez souligné l'importance. Pour moi que le théatre attire dams ce qu’il a de plus simple, de plus contagieux, de plus immédiat et par conséquent de plus adtuel, j’ai trouvé dans ce spectacle, tous les éléments retrouvés et rajeunis du jeu, de la scéne, de ce tennis de sympathie ov |’acteur et le spectateur échangent des balles pour le plaisir de rire et de s’émouvoir. / Le théme lui-méme, qui propose sur le tréteau, le tunnel drapé de rouge de la Poésie, la cohérence familiére des interprétes, Vabsence de systématisation, la liberté du comédien qui parfois s’affirme en surgissant de la troupe, comme le coup de téte pousse la brebis a marquer de cycloides la démarche sGre du troupeau, autant de trajectoires précises qui rejoignent le déchainement rigoureux de l’évolution du théatre russe, et en général, de toute activité dramatique, qui n’a pas perdu de vue sa profonde destination. / A une époque ou le monde va comme il peut, le théatre doit aller comme il doit. Il est a l’avant-garde des préoccupations humaines, il signale les changements profonds. / En France, on prépare enfin la révolution au théatre. Et voila une formule qui peut se renverser d’elle-méme comme un sablier. »

1. On ne trouve aucune trace de statue dans les indications scéniques. 2. Témoignage recueilli par Fauré dans Le Groupe Oétobre, p. 335-336.

1232

Spectacle

Une daétylographie de la piéce ayant appartenu a Suzanne Montel — probablement un des textes qui fut joué par le groupe Octobre — présente des variantes par rapport a la piéce publiée'. Prévert

a notamment recomposé et développé la plupart des indications scéniques pour les besoins de la publication. Celles de la daétylographie, souvent sommaires, se présentaient beaucoup plus comme des indications pratiques de mise en scéne (ce qui d’ailleurs offre |’intérét de nous donner des informations sur le spectacle de 1936). On remarque aussi l’atténuation du langage familier : « il le frappe » remplace « il le tabasse », « petit » se substitue 4 « mon petit pote » ou a « petit gars », un jeu de mots trivial (« la femme adultére n’y verra que du feu... c’est le feu au derriére... ») est supprimé. D’autres transformations infléchissent ou précisent le sens du texte. Don Juan n’est plus plongé dans son journal comme un bourgeois mais compulse fébrilement son carnet, ce qui le rattache plus dire¢tement au mythe. Un nouveau personnage est introduit parmi les spectateurs du Tableau des merveilles : « Une trés jeune et trés vieille et trés souriante femme fatiguée (debout, a l’écart, et qui n’a pas eu les moyens de payer sa place) ». Elle avoue ne rien voir et ne rien entendre mais personne n’y préte attention : elle ne fait pas partie du monde des notables. La description du Tableau des merveilles par Chanfalla est plus détaillée et celui-ci s’exalte dans son récit au point de délirer. Le discours du capitaine Crampe venu prévenir de |’arrivée des hommes du peuple n’est plus qualifié par le préfet de « vaudeville » mais de « mélodrame pour petites gens indigents ». De méme que le préfet refusait le réalisme de la chanson de l'enfant, il est normal qu’il refuse d’admettre que se prépare une révolte. Le « mélodrame » qui raconte les malheurs des pauvres gens ne peut que lui déplaire, d’autant plus que c’est un genre populaire, alors que le vaudeville attire plutét les bourgeois qu’il met en scéne. Enfin l'enfant, qui dans le texte original restait auprés des danseurs, suit Chirinos et Chanfalla : son rdle n’est peut-étre pas terminé. On ne peut cependant parler ici de réécriture, comme c’était le cas pour « La Bataille de Fontenoy? » et comme ce le sera encore pour « La Famille Tuyau de poéle? ». Le texte édité reste trés proche du

texte joué en 1936. De l’intrigue imaginée par Cervantés dans son « Interméde‘ », Prévert a conservé les grandes lignes : deux saltimbanques, Chanfalla et Chirinos, arrivent dans un village espagnol, sont accueillis par les notables et prétendent montrer ce qu’ils appellent « le Tableau des merveilles » tout en ayant préalablement annoncé que seuls peuvent le voir ceux qui possédent certaines qualités... Le Tableau des merveilles n’est bien sir qu'une mystification, mais tout le monde fait semblant de réagir au spectacle invisible. Dans la piéce espagnole, il fallait deux conditions essentielles pour voir le Tableau des merveilles : étre de « race chrétienne » et « procréé en légitime mariage’ ». Prévert multiplie les conditions en les explicitant : il faut « avoir la conscience tranquille », étre « lettré, homme d’esprit, épouse fidéle, bon chrétien... » Tout dans les propos Nous les donnons en notes. . Voir la notule de ce texte p. 162-1190. . Voir la notule de ce texte, p. 1345-1364. . Nous donnons |'« Interméde » de Cervantés dans l'Appendice, p. 969-978. ea Oyie FR MBpBwWwWN

Notes

1233

de Chanfalla suggére que seuls les individus issus d’une classe sociale élevée peuvent voir le tableau. « La fille d’officier supérieur peut voir

le tableau,

la fille 4 soldats

pas!

»

Certes,

la fille 4 soldats

n’est pas une fille de soldat mais, suivant la logique du parallélisme, les filles des sans-grade sont des filles faciles et indignes de voir le Tableau des merveilles. L’importance accordée aux hiérarchies sociales est accentuée par la francisation des titres. Au gouverneur, a l’alcade et au regidor se substituent le préfet, le sous-préfet, le capitaine Crampe... Mais surtout, Prévert introduit dans la piéce les gens du peuple, qui vont d’abord se rassembler autour de l’enfant et de sa musique gringante. Si le musicien ne semblait pas trés doué chez Cervantés — « Je joue comme Dieu a voulu que |’on m’apprit », disait-il —, c’était surtout son apparence qui faisait peur aux notables. Son air chétif et misérable leur répugnait au point qu’ils refusaient de le regarder. Chez Prévert, c’est la musique de |’enfant qui devient métonymique de sa pauvreté. Elle permet d’introduire dans la piéce un théme qui est cher a |’auteur : celui de la musique qui déplait parce qu’elle traduit la souffrance et la misére. Comme celle du musicien dont « le concert n’a pas été réussi'! », la musique de l'enfant, « c’est la musique du chien pauvre qui créve a la fourriére » et que les nantis refusent d’écouter. Les misérables sont attirés par cette musique car elle leur ressemble. Aussi les personnages se scindent-ils en deux blocs. D’un cété se rejoignent ceux qui aiment la musique de |’enfant, c’est-a-dire un art authentique et brut qui ne cherche pas a plaire ; d'un autre cdté ceux qui font semblant de voir le Tableau des merveilles, c’est-a-dire un art du mensonge, des faux-semblants. Ce spectacle-la étant payant, les paysans ne peuvent d’ailleurs pas y assister. A travers ces deux formes d’art antagonistes, ce sont deux mondes qui s’opposent : celui des étres lucides (incarnés par le mendiant, le casseur de pierres, Venfant, les paysans), celui plus hétéroclite des mystifiés. On pressent toutefois un bouleversement au moment ot un des paysans qui a été attiré par la musique de l'enfant annonce : « Bientdt tout cela va changer. On n’a rien 4 perdre, peut-€tre qu’on a quelque chose a gagner. Il faut remuer les gens et les choses, déplacer les objets. » Cette volonté de changement se manifeste aussi dans la question du mendiant a l’enfant : « Est-il juste que les cerfs soient toujours poursuivis par les chiens? » Etant donné que nous sommes dans un village ot cohabitent notables et paysans, le mot « cerf » est évidemment a double entente. Cervantés conclut par un grand éclat de rire fondé sur un quiproquo : un « fourrier » vient annoncer la venue d’un groupe de soldats mais tous sont persuadés que |’individu n’est qu’une nouvelle création du Tableau des merveilles. Celui-ci se met en colére et dit ne rien voir ace Tableau, une bagarre éclate, le fourrier rosse les assistants et l’alcade rosse |’enfant tandis que Chanfalla et Chirinos savourent leur succés et se réjouissent du triomphe du Tableau des merveilles. Chez Prévert, le rire subsiste, mais il est autre. Non pas que la satire fait absente de la piéce de Cervantés : l’inquisition y était évidemment visée, elle qui

passait son temps a pourchasser les mauvais chrétiens. Le triomphe du Tableau des merveilles, c'est peut-étre le triomphe de I’illusion théatrale, mais On peut aussi supposer que c’est le triomphe des mensonges et des 1. Voir Paroles, p. 47-48.

1234

Spectacle

préjugés. Au moment ou se prépare la victoire du Front populaire, le dénouement de Prévert ne peut pas étre aussi négatif. C’est le capitaine Crampe qui annonce l’arrivée d’un groupe d’hommes : ceux qui |’ont attaqué a la fin du premier tableau. Mais, de méme qu’ils refusaient

d’entendre la musique de l'enfant, les notables refusent de croire que leur vie confortable de privilégiés puisse étre perturbée. Le peuple vient pourtant les assommer et fait 4 son tour la féte. Alors la musique de l'enfant devient mélodieuse... A cette féte joyeuse, la plupart des spectateurs du Tableau des merveilles se joindront et Juana devinera que les hommes du peuple pourraient bien lui faire plaisir. Si on doutait de la vertu des jeunes filles dans la piéce de Cervantés, avec Prévert il n'y a plus d’équivoque possible : elles se livrent sans remords aux voluptés de |’amour avec don Juan.

Pourtant,



par des vieilles

piétiné

elles

se consoleront

femmes

de la mort

furieuses

d’étre

du

séducteur

délaissées

par

lui — en s’apercevant que les hommes du peuple « sont plus vivants que don Juan de son vivant ». Aprés tout, le personnage mythique est un seigneur qui use de son pouvoir et de son prestige pour abuser des femmes et, a trop vouloir lui ressembler, son homonyme, incapable d’individualiser les jeunes filles et de les aimer, ne valait guére mieux. Ce ne sont pas les « hommes vivants », cependant,

qui l’ont tué. Le préfet et le sous-préfet gisent inanimés mais ils sont seulement assommés. Le changement est vu comme une féte ou beaucoup se réconcilient et non pas comme une révolution sanglante, bien que

le déplacement

n’est plus, comme mais les notables.

annoncé

par le paysan

ait été opéré

: ce

dans la piéce de Cervantés, l’enfant qui est rossé

Page 402.

1. Daétyl. : « chaque fois que le désir m’en prend... et ¢a fait quinze ans que ca dure! / cuirinos : Je t’ai connu un vendredi douze. Tu vois »>. 2. Cette indication scénique était absente de la dactylographie.

Page 403. 1. Cette indication scénique était absente de la dactylographie. Page 404. 1. Daélyl. : « Il se jette sur lui et le tabasse

».

Page 405. I. CHANFALLA dans daétyl. : « Oh! nous savons, nous comprenons les choses ; hélas les choses

sont partout

la méme

chose...

la crise et la

misére... toutes choses... toutes choses !!!_» Page 407.

1. Dattyl. : Mais [6° ligne de la page], il faut le voir pour le croire... mais attention (i! hurle) attention... (tout bas le doigt en l’air inquiétant et menacant) attention !!! / (inquiétude des trows notables) / les merveilleuses merveilles du merveilleux tableau des merveilles ne sont pas visibles pour tous... je m’explique... » 2. CHANFALLA dans daélyl, : « L’épouse fidéle peut se réjouir les yeux mais la femme adultére n’y verra que du feu... c'est le feu au derriére... pleurez, pleurez, beaux yeux... »

Notes

1235

Page 409. 1. Daéttyl. : CHANFALLA : ... merci monsieur le Préfet /p. 408, 11° ligne a partir du bas], prenez vos bibis... prenez vos billets... la séance va commencer... LE sous-PREFET : Heu... pardon... des billets? LE PREFET : C’est payant? LE CAPITAINE CRAMPE : Payant (il hoche la téte). CHANFALLA : ... OUl... C’est payant... LE prEFET : Alors les paysans ne pourront venir... cHIRINOs : Et pourquoi ? LE PREFET : Parce que... parce que... parce qu'ils auront autre chose an taire-e chacun son métier... le laboureur laboure... l'homme de peine peine... le musicien fait de la musique... Page 410. 1. Daéfyl. : « continue, mon

petit pote... ca me rajeunit...

»

Page 411.

1. Daétyl. : « Un homme portant un outil sur l’épaule; il s’arréte et écoute. / LE CASSEUR DE CAILLoux (fatsant claquer sa langue) ».

2. L’indication scénique est différente dans dadyl. : « Un homme entre. » 3. La dactylographie indique, 4 gauche : « Arrét de la musique 4 “floc”, reprise de la musique a “et puis la musique” ». 4. L'indication scénique est différente dans daéfyl. : « Un autre homme entre, s’assoit, la téte dans ses mains et se plaint. »

Page 412.

1. Daétyl. ; « Tout cela va se modifier... on n’a rien a perdre... peut-étre qu’on a quelque chose a gagner... Il faut jouer... il faut remuer ». 2. Daéhyl. : « on dirait qu’elle est vivante. / Entre un vieux garde champétre ».

Page 413. 1. L’indication scénique est différente dans daétyl. : « (aprés un petit roulement et d’une voix lamentable)

».

Page 414.

1. Daétyl. : « sa téte semble creuse et fragile comme un ceuf de poule... / UN CASSBUR DE PIERRE : Singulier phénoméne ». 2. Dattyl., aprés « Je ne pense pas qu’il soit comestible. » : UN AUTRE

: Bizarre... bizarre...

LE CAPITAINE (inquiet) : Mais je suis crRaMpz... le capitaine crampeE de la gendarmerie... le capitaine CRAMPE... LE MENDIANT : Drdle de langue, drédles de mots, et incompréhensibles... Capricampe, Cropitaine, Armurerie... 3. Daétyl., aprés « ne tapez pas sur la téte ca pourrait abimer mes galons... » : Il s’enfuit poursuivi par les paysans. Ne tapez pas sur la téte.

L’enfant éclate de rire.

1236

Spectacle

Page 41). 1. Dans la mise en scéne de Tchimoukow, on entendait alors Solitude de Duke Ellington. 2. Daétyl. : L'ENFANT : Chacun sa musique. [5° ligne de la page] Il recommence a jouer. Si possible, modifier la musique en ajoutant trompes de chasse. DEUXIEME TABLEAU

La grande salle. Elle est vide... La couverture est tendue sur la scéne.

LE SOUS-PREFET entre... A son bras yuana sa fiancée (fille du pREFET).

Costumes de soirée. LE SOUS-PREFET

: Tenez

voici

la

meilleure place

Page 416. 1. Daédtyl. : « pas d’avenir... pas de santé... pas de scrupules... / JUANA : Pas de barbe » Page 417. 1. Dadtyl.

: « pas méme

lui... j'ai crié : partez... mais sa bouche

».

2. Daétyl. : « juANA: Oh! » L’indication scénique qui suit dans l’édition était absente de la dactylographie. Page 418.

1. Daétyl. : TERESA : Oh! j’ai peur... JUANA

: Nous

avons peur...

ensemble

(ensemble)

Page 420.

1. Prévert fait allusion a deux des plus célébres exploits de Samson, héros biblique a la force prodigieuse, dont l'histoire est racontée dans le Livre des Juges (xut-xv1 ; La Bible, L’Ancien Testament, t. I, p. 772-787). Samson,

juge des Hébreux, combattit les Philistins, ennemis d’Israél. De la machoire d’4ne, évoquée ici par Chanfalla, il se servit comme d’une massue pour assommer mille Philistins. Dalila, femme de Gaza, réussit

a le séduire et 4 lui faire couper les cheveux — dans lesquels résidait sa force. Enfermé dans le temple de ses ennemis, il en renversa les colonnes, s’ensevelissant lui-méme sous les ruines. 2. Dahl. : juana : Mais tu ne t’appelles pas

Marguerite ? [p. 419, 1° ligne a partir du bas]. TERESA : ... Si... JUANA : moi aussi je m’appelle Marguerite.

Le preret s’installent.

et

le

sous-PREFET

Notes JUAN

vieilles

s'est

assis

femmes

entre

et

déplie

1237

deux

un

journal. LE PREFET : Puisque je suis arrivé,

je pense que le spectacle doit commencer... CHANFALLA : Qu’il en soit fait L’enfant est entré et a rejoint les comédiens.

selon votre volonté, Monsieur le Préfet... le tableau doit étre ici derriére cette couverture... Ici la

directrice... ici le musicien... (Il désigne du doigt crurrNos et l’enfant.)

LE PREFET (se dressant et hurlant) : Ah! non.. pas le musicien, pas le musicien...

CHANFALLA : Il est la parce que c’est la coutume... mais il ne jouera pas... Attention, messeigneurs... je commence... puissiez-

vous prendre, spectateurs et spectatrices, amusement et plaisir sans scandale... Attention.... le spectacle commence... (i! hurle) le

spectacle est commencé... Voici la figure du vaillant Samson qui parait de ce cété... il gravit les marches du Temple en criant comme un insensé... regardez Samson.... regardez-le bien... Regardez les colonnes du Temple... voyez comme elles sont secouées... regardez le Temple... levez la téte... le Temple va s’écrouler... Arréte par la grace de Dieu le pére... Arréte car tu pourrais renverser et mettre en morceaux la noble assemblée ici présente.

(Cris de crainte des spettateurs sauf don juAN qui lit le journal). LE PREFET (se dressant) : Halte la... 3. Prévert fait ici un petit clin d’ceil a la traduction de la piéce de Cervantés par Alphonse Royer dont il est vraisemblablement parti pour son adaptation. Aprés le discours de Chanfalla décrivant le Tableau des merveilles, l’alcade s’écriait : « Arréte! Il serait beau que venus pour vous divertir nous nous en allassions estropiés. » Voir l’Appendice, P. 974: Page 421.

1. Dadtyl. : LE PREFET : Merci. Que venus pour nous divertir nous nous en allassions estropiés.

1238

Spectacle

DEUX VIBILLES HYSTERIQUES : Arréte. 2. « et trés noirs » ne figure pas sur la da¢tylographie. Page 422. 1. Daétyl. : CHANFALLA et CHIRINOS : Couchez-vous [p. 421, 7° ligne a partir du bas]... Couchez-vous tous... Meuh... onh... Meuh... Onh... Couchez-vous... couchez-vous... (Tout le monde se couche sauf juAN qui continue a lire le journal.) UNE VIEILLE : Je vous en prie. 2. Daétyl. : « (Il la jette sur la scéne trés brutalement.) » 3. Dattyl. : LA VIEILLE (burlant) : Oh! il me piétine, le taureau... il me piétine... L'AUTRE VIEILLE : Oh! piétine-moi aussi, taureau... écrase-moi... encorne-moi... Juana (se dressant) : Il a les cornes pointues comme des aiguilles. terEsA : A la fagon dont il me regarde, je suis sire qu’il aime les filles...

Page 423. 1. Daétyl. : LE pREFET : Mais bien sir qu’elle le voit /p. 422, 6° ligne 2 partir du bas]... tout le monde le voit... il créve les yeux... Mais j’en ai assez, je veux qu'il parte... (i se dresse) il fonce sur moi... Un Préfet ne peut pas reculer... Je |’attends de pied ferme (i] mime toute la scene) Le voila...

il fonce... je le saisis par les cornes... et... et... et... LE SOUS-PREFET : Vous le renversez. LE PREFET : Et je le renverse ! TOUT LE MONDE (sauf JUAN et les jeunes filles) : Oh! Il l’a renversé. Page 424.

1. Dahl. : LE PREFET : Je ne peux méme pas entendre prononcer /p. 423, 7° ligne a partir du bas] leur nom... sans qu’aussit6t il me semble... UNE VIEILLE : Oh! les voila!... Les rats! Les rats! LE PREFET (qui restera grimpé sur sa chaise pendant toute cette scéne) : Les rats... les rats! PLUSIEURS HYSTERIQUES

: Les rats... les rats.

(Elles grimpent sur leurs chaises.) LA VIEILLE

(4 Don Juan)

:

2. Dattyl, : « DON JUAN (pliant son journal) : Voila!

»

Page 425. 1. Dattyl. : « LE PREFET (toujours grimpé sur sa chaise) ». 2. Daétyl. donne, aprés « telle est notre volonté. » : Il s’asseoit cependant qu’on emporte le corps de JuAN avec sur le visage le journal déplié — Musique de scéne — Le sous-PREFET souléve le journal. ’ LE SOUS-PREFET : Je l’avais pourtant dit... 3. Térésa dans daétyl, : « Tais-toi, Marguerite, tais-toi... ne cause aucun scandale... un joli gargon de perdu, dix de retrouvés... »

Notes

1239

Page 427. 1. Daétyl., aprés « Que dirait ma fiancée !... » (p. 426, 3° ligne a partir du bas) JuANA : Elle ne dirait rien... au contraire... elle serait trés fiére votre fiancée... vous dansez si bien... allez, allez, obéissez 4 mon pére, levez-vous, allez danser... (elle le pousse). Les spectateurs accompagnent la danse en chantant : « Ploum, ploum, ploum,

ploum, ploum, ploum, tra la la lala Voila l'amour a Sevilla, Holé » Soudain sur la scéne 4a |’instant méme ou il ne se passait jamais rien, le Capitaine crampe surgit affolé, la téte bandée et les vétements déchirés.

LE CAPITAINE CRAMPE (hurlant) : Alerte... alerte... le pays est en feu 2. Daétyl. : « Is arrivent... ils hurlent... ils frappent... » Page 428. « je ne sais quelle scéne _ 1. Dattyl. Otez-vous de la scéne ».

de quel affreux vaudeville.

2. Aprés cette réplique, daétyl. indique : Aburi le caprraine descend de la scéne. Page 429. 1. Dathl. : LE PREFET (hurlant) : Vous étes de ceux-la... vous étes de ceux-la...

Les auTRES (sauf les deux jeunes filles) (en cheur) Le Préfet a raison... vous étes de ceux-la... (1s se battent.)

UN VIEILLARD HYSTERIQUE (se levant) : Oh! insensés, regardez donc le spectacle au lieu de vous disputer. Admirez les merveilles Entrée lente et silencieuse des paysans, mendiants, casseurs de pierre.

de la pauvreté, la splendeur de la

misére et ses beautés cachées... Job remercie le Seigneur de ne pas lui donner a manger a sa faim (il burle)

Je vous le dis en vérité le pauvre est bon comme le bon pain... (A cet instant, il recoit un coup de manche sur la téte et s’écroule).

(Le caprraine lache le Préfet et le Sous-Préfet). LE CAPITAINE : Les voila... je l’'avais dit

1240

Spectacle

2. Daétyl. : « LE préret (regardant les hommes) : Enlevez cette vision »

3. Dattyl. : « Le sous-preFET (hurlant) ». Page 430. 1. Fin de la piéce dans daéhyl. : Juana,

@ Térésa

: Regarde

ces

hommes qu’on voyait au loin sur la route. Comme ils sont différents des autres... TERESA :... Ils me font peur... JUANA (réveuse) : Plus vivants que Don juan de son vivant... leurs

yeux brillent comme ceux du taureau... LE MENDIANT (@ l'enfant) : Jouenous de la musique, petit gars, nous sommes venus pour danset... L’enfant joue. Les hommes s’approchent souriant.

en

LE MENDIANT : Que les vieillards dansent avec les vieillards et que les filles dansent avec les garcons... Les couples de jeunes filent [sic] et envahissent la scéne. Juana et Térésa se sont jointes a eux. Musique et danse.

Page 431.

VAINEMENT Un passage d’« Enfance' » révélera que ce texte autobiographiques. Voir aussi la Notice p. 1128.

Page 433.

a des sources

rs

REFERENCES Sans doute grace aux renseignements fournis par Suzanne Montel, secrétaire du groupe Odtobre (voir p. 161-1162), certains détails de ces « Références » ont été modifiés dans les éditions en « Livre de poche » ou en « Folio ». Il y est précisé que La Bataille de Fontenoy

a été jouée jusqu’en 1934 (et non

en 1936). Aux interprétes déja

mentionnés sont ajoutés Raymonde Fuchs, Maurice Hiléro, Marcel Jean, Louis Félix, Jean Brémaud, J.-A. Boiffard, Virginia Grégory, Ida Jamet, Alice Dessenne [Desselle]. Leduc, Brunius, Baquet et Loris n’apparais-

sent plus mais, est-il dit, « il est impossible de citer tous les noms

»

(voir, par exemple, p. 1186). Pour Le Tableau des merveilles, il est indiqué que la piece a été « montée par Jean-Louis Barrault en 1935, puis reprise

en 1936 par le “Groupe Octobre” », entre autres lieux a la mairie de Montreuil.

Page 434. 1. Voir ci-dessus et la notule du « Tableau des merveilles », p. 1229. 1. Voir Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 59-60.

Grand bal du printemps

GRAND

1241

BAL DU PRINTEMPS

NOTICE

En s’éloignant peu 4 peu du cinéma, Prévert trouve peut-étre dans l'association de ses poémes avec des photos ou des ceuvres picturales une autre facon de manifester son goat des images, qui se concrétise aussi — surtout depuis 1943 — par la création d’un grand nombre de « collages ». Alors que Le Petit Lion était un peu écrit comme un scénario, l’histoire racontée étant étroitement liée aux photographies, dans Grand bal du printemps, comme auparavant dans Des bétes..., l’écrivain et le photographe gardent une certaine indépendance tout en jouant de leurs affinités. Lithuanien, né en 1911, Izis, de son vrai nom Israelis Bidermanas, est arrivé a Paris a l’a4ge de dix-neuf ans. Lorsque la guerre a éclaté, il lui a fallu partir dans le Limousin — il était menacé en tant que juif. Sa personnalité de photographe s’est précisée avec les portraits qu’il a faits de maquisards descendus a la caserne de Limoges. Paris libéré, il y est retourné aussit6t ; comme Prévert, il éprouve pour cette ville une grande tendresse et, comme lui, il aime flaner dans les rues les moins prestigieuses, les plus pauvres, faire le portrait des étres et des décors rencontrés au hasard de ses promenades. Un visage triste, un couple heureux, une fenétre ouverte, un chien perdu, une affiche collée sur un arbre suscitent un texte chez l’un, une photo chez |’autre ; la poésie ou

lV’insolite surgissent de la vie quotidienne. Izis décide un jour de célébrer dans un album, Paris des réves, ce Paris

qu’il aime tant. Au moment ov il compose son livre, qui sera publié en 1950, il montre ses photos a plusieurs écrivains, dont Jacques Prévert, pour qu’ils ajoutent a ses images photographiques des images poétiques. Prévert se sent-il encore trop éprouvé par le grave accident qu'il a eu en octobre 1948? A cette proposition il répond par une autre : ils pourraient faire un livre tous les deux. Le projet ne tardera pas a se concrétiser et, en 1951, Grand bal du printemps voit le jour dans un tel bonheur qu’il sera suivi un an aprés d’un autre album concu par Prévert et Izis : Charmes de Londres. Lorsque Grand bal du printemps sort en librairie, la Guilde du livre fait paraitre dans son bulletin! des photos représentant Prévert, sa fille 1. Typographische Monatsblater, Herausgegeben vom Schweizerichen Forderung der Berufsbildung, n° 11/12, novembre-décembre 1951.

Typographenbund

zur

1242

Grand bal du printemps

« Minette », de l’ceuvre a Prévert se fait « — [...] papier ? « —

Izis et Albert Mermoud, l’éditeur, en train de discuter venir, accompagnées d’un dialogue humoristique ot prier par Mermoud de signer son contrat : je vais consulter l’oracle. Minette, faut-il signer ce

Bien sir, voyons. Si tu refuses, |>homme noir! attendra dehors

jusqu’a ce que tu te laisses fléchir. Tu ne peux tout de méme pas le laisser passer la nuit dans les feuillages avec les lézards. Et s’il pleut? Allons, signe. « — Vous avez de la chance. Les ordres de ma fille sont sacrés. » La plaisanterie mettait en évidence un fait qui — on le verra — n’est pas négligeable : le rdle important joué par Michéle dans cette ceuvre. Au bas du contrat, Prévert avait inscrit ces mots (reproduits en fac-similé dans le méme article) : Lu et @ prouver

le 16 aott 1951 Jacques Prévert

St-Paul (A.M.).

Le 4 septembre 1951, il écrit a Albert Mermoud

:

« Voila quelques textes, les uns correspondent a des images, les autres moins ou pas. Faites-les taper et envoyez-moi ces “tapes”. « Merci d’avance a la datylographe et a vous. A bientdt (le 15). » Un mois et demi plus tard, un nouveau billet, daté du vendredi 19 octobre annonce que le travail se termine : « Je joins la fin qui part

demain. » L’achevé d’imprimer de Grand 10 novembre 1951.

bal du printemps sera du

Dans une lettre inédite 4 Arnaud Laster datée du 9 avril 1980, Izis raconte dans quel esprit Grand bal du printemps et Charmes de Londres ont « que «

été réalisés : Un photographe ne peut illustrer un texte : car une photo, telle je la congois ne se compose pas, elle se trouve. Jacques Prévert n’a pas lié son texte a la photo (je l’apprécie d’autant

plus), il n’existe qu’une correspondance imaginaire et ses poémes se suffisent 4 eux-mémes. « Je lui montrais des photos, il choisissait les images qui étaient déja les siennes d’avance ; il est arrivé qu’il sortait des poémes de ses papiers

et qu'il les associait aux photos que je venais de lui apporter. Quand Jacques avait choisi ses photos il les étalait par terre puis les ramassait dans |’ordre, telles qu’elles figurent dans le livre. « J’étais heureux que Jacques ait trouvé son bien dans mes images, rapportées au hasard de mes promenades. » En affirmant que les poémes de Prévert « se suffisent 4 eux-mémes », Izis contribue 4 la défense de |’édition de Grand bal du printemps et Charmes de Londres en un volume, proposée en 1976 par Gallimard, sans 1. Mermoud

était vétu d’une chemise et d’un short noirs.

Notice

12.43

les photographies'. Pourtant, la modestie du photographe a minimisé l'importance de son ceuvre dans la genése des textes. Certains d’entre eux, séparés de l'image qui les accompagne dans |’édition originale, deviennent énigmatiques. Qui est donc « le Chien de V'Ecriture » qui agite « son ravissant tocsin? » ? L’absence de la photographie qui représente un chien avec un grelot, assis devant des journaux, requiert du lecteur une participation plus active. On peut aussi se demander quelle egt cette « statue de sable et de ciment » que les touristes sont appelés a regarder avant qu’elle ne s’en aille au « Musée du Kremlin Bicétre / 4 l’asile des vieillards? », si l’on n’a pas sous les yeux la photo du pauvre homme qui a inspiré le texte, le visage penché vers la terre, les vétements maculés de ciment, rompu par le travail qui 1’a sans doute usé trop vite. Mais n’en est-il pas ainsi de tout poéme dont la source éventuelle est inconnue du lecteur ? Que les poémes se voilent de mystére n’est pas toujours préjudiciable 4 leur charme : leur interprétation n’en est que plus ouverte. Les images d’Izis agissent parfois comme embrayeurs de la création du poéte, mais elles sont avant tout une invitation au voyage. En fait, ce qui intéresse Prévert, ce n’est pas uniquement ce qu’il y a dans l’image mais hors de |’image, ou encore ce qu'elle ne dit pas explicitement. Il ne s’agit en aucun cas de décrire la photographie, ce qui ferait pléonasme, et le texte, forcément plus subjectif, propose une interprétation de ce que donne a voir le regard du photographe. Quand le poéme n’est pas né de l'image, une complicité s’établit, provoquée par le rapprochement de deux sensibilités qui se complétent. Ainsi le rapport entre la photographie d’un chat noir, vu de dos devant une lucarne, et le texte qu’elle accompagnait dans |’édition originale semble avoir été suscité, @ posteriori, par le simple voisinage de |’une avec l'autre. Les mots, pourrait-on supposer, traduisent les pensées du chat. Il arrive aussi a Prévert de choisir d’autres textes que les siens pour accompagner une photographie, ce qui prouve bien que, dans son esprit, un texte et une photographie concus indépendamment |’un de |’autre peuvent dialoguer. Grand bal du printemps, comme Charmes de Londres, contrairement a Paroles et a Spectacle — et a la plupart des recueils qui suivront — est constitué de textes dont chacun est susceptible d’étre lu isolément mais qui se suivent comme un récit continu, l’absence des titres favorisant ce type de lecture. Méme si nous savons par Izis qu’il

est arrivé a Prévert d’associer des poémes déja écrits a ses photographies, il nous parait probable que 1l’écrivain a composé son livre dans l’optique du projet d’ensemble. Quoi qu'il en soit, Vunité du volume se construit pour le lecteur autour du titre général dont Prévert, de page en page, semble éclairer les contours. 1, L'édition de 1951 qui proposait le texte seul était a tirage trés limité. Voir la Note sur le texte, p. 1250. 2. P. 444.

3. P. 454.

1244

Grand bal du printemps

L'enfant-printemps. La couverture de l|’édition originale proposée par les éditions Clairefontaine! était une photo de Michéle Prévert, la fille de Jacques, que l’on retrouvait a l’intérieur du livre avec pour seul commentaire une citation extraite d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs de Proust : « ... L’inquiétude que nous inspire pour l’avenir, la tendresse trop passionnée d’un étre destiné 4 nous survivre’. » La citation de Proust accompagnant la photo de Michéle ouvrira méme le volume dans l’édition publiée par Gallimard en 1976 et prendra fonction d’épigraphe, mettant ainsi l’accent sur un des thémes les plus importants du recueil. Le printemps est incarné par une enfant-fleur (Michéle n'est pas encore une jeune fille) qui représente l’avenir avec ses incertitudes. Comme Swann, Prévert songe a sa propre mort en s'inquiétant de « la tendresse trop passionnée » de sa fille. La fragilité de celle-ci est a la ressemblance de la fragilité du printemps, c’est-a-dire de ce temps d’espoir et d’effervescence ot les jeunes plantes sont a la merci d’un gel soudain. Le printemps lui aussi a un pére qui l’aime : « Paris est fou de joie / quand arrive le Printemps / C’est son enfant naturel’ ». Si la fleur du printemps de « La Crosse en l’air » était aussi « la fleur de la guerre civile’ », ce printemps-ci est non seulement pacifique mais pacifiste : « toujours prét a rompre la glace / mais jamais a rompre des lances° ». « Rompre la glace », c’est aussi, comme Alice, accéder au pays des merveilles. Les prisonniers de la misére décrits par Prévert sont souvent enfermés derriére un mur de verre, vitre ou miroir. Le miroir renvoie a l’individu un reflet fabriqué de lui-méme et lui dérobe |’image de ses désirs les plus profonds, alors que la vitre lui permet de voir ce qu’il y a de l'autre c6té mais |’empéche d’y accéder. Prévert cite un passage du Petit Prince de Saint-Exupéry. A l’aiguilleur qui constate : « Les enfants seuls écrasent leur nez contre les vitres », le Petit Prince répond : « Les enfants seuls savent ce qu’ils cherchent’ ». Un peu plus loin, Prévert évoque un enfant qui regarde a travers une vitre brisée, « appel d’air », « promesse de liberté” ». Par son seul regard, le jeune garcon s’évade de l’espace clos dans lequel il était confiné. « Traversez », conseille Prévert dans « Le Chemin de traverse* », « Traversez traversez / Et quand vous serez arrivés / Vous n’entendrez plus jamais / Les treize cris du miroitier / Dans les rues du bonheur brisé ». La traversée ne se fait pas sans difficultés : « sur le cliché du malheur / déja / tradition-

nellement et métaphoriquement

/ le nez de l'enfant est écrasé’

».

1. Publiée parallélement a |’édition hors commerce réservée aux abonnés de la Guilde du livre. Voir la Note sur le texte, p. 1250. . P..474.

. P. 440.

. Voir Paroles, p. 96.

. P. 440.

i De A5t:

. P. 463. . Voir Soleil de nuit, coll. « Blanche

. P. 463. AYVAW MDI X90 DN

», Gallimard, 1980, p. 225.

Notice C’est pourtant reconstruit.

en brisant le miroir ou

1245 la vitre que

le bonheur

se

Qu’y a-t-il donc de |’autre c6té ? Un souvenir d’enfance,

comme parait le suggérer le poéme de Paroles qui a pour titre « Le Miroir brisé! » ? Peut-étre plus : cet ailleurs semble bien celui de l’enfance, mais de l’enfance retrouvée a volonté. Souvent, chez Prévert, un narrateur qui parle a la premiére personne

affirme qu'il y a un enfant en lui, qui ne l’a jamais quitté*. Si cet enfant incarne la curiosité créative comme chez Baudelaire, son génie consiste surtout dans son intégrité : il n’est pas corrompu par de fausses valeurs, il est donc susceptible de construire un monde neuf. Dans un texte d’Imaginaires, « un enfant sage comme une image regarde une image qui représente un enfant sage comme une image...’ » et se révolte en déchirant « cette unique représentation », fagon pour lui de briser le miroir. L’enfance révoltée est donc un état d’esprit. Aussi |’enfantprintemps n’a-t-il pas seulement le visage d’une petite fille ou d’un petit garcon. La cuisiniére du président d’assises qui a révé un monde sans cages ni prisons, sans esclaves ni guerres, raconte « son réve avec ingénuité’ », c’est-a-dire avec la qualité que Baudelaire prétait a la « perception enfantine> ». Les « fous de misére », « reines et rois du [...] pavé », ont un « espoir enfantin » malgré leur « jeunesse perdue® ». Le réve permet d’abolir le temps parce qu’il est aussi bien rétrospectif que prospectif. La mémoire et les souvenirs peuvent non seulement ressusciter le beau temps mais aussi transformer le mauvais temps. Ainsi le « déclassé » qui se proméne sur le trottoir embellit son passé 4 mesure qu’il se le remémore. Pour les misérables qui errent dans les rues de Paris, « la vraie vie » ne serait pas supportable sans « vie révée ». Le réve ne condamne pas pour autant a l’inaction : il permet de réinventer l'existence, mais aussi d’envisager un avenir plus heureux.

Le temps de la révolution. Le grand bal qui nous entraine dans divers lieux de Paris (le livre est aussi un hommage 4 cette ville) est un bal populaire, bien que la musique qui ouvre ce bal ne soit pas du genre a étre fredonnée dans les rues. On sait que le poéte se refuse a faire des hiérarchies, et lV'identification d'Izis a Stravinsky — par l’intermédiaire du « Sacre du Printemps’ » — n’est que le prélude a des évocations de musiques et de chants plus faciles, peu appréciés des mélomanes. Ces musiques ne

sont pas toutes du goat de Prévert non plus : il est évident qu’il n’aime 1. Voir p. 06. 2. Voir par exemple « Maintenant j'ai grandi » ou « L’Enfant de mon vivant », dans La Pluie et le Beau Temps (p. 673 et 787), ou « J'ai toujours été intact de Dieu... » dans Choses et autres (coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 71). 3. Voir Imaginaires, « Les Sentiers de la création », Albert Skira, 1970, p. 26.

4. P. 443.

5. « Le Romie de la vie moderne

re décembre 1863. . P. 456-458. 7: P. 437.

», étude publiée dans Le Figaro des 26, 29 novembre

1246

Grand bal du printemps

pas la « fanfare funébre » qui se fait entendre a la fin du livre et qui fait écho a la « fanfare [...] martiale » évoquée au début, ni le sifflet des policiers qui réveille les « fous de misére » endormis sur la terre battue'. La mauvaise musique — ou celle qui est considérée comme telle — n'est défendue que lorsqu’elle provoque |’émotion : « Le coeur aime la mauvaise musique / et sans doute qu’il a raison*. » Prévert se plaisait a lire l’« Eloge de la mauvaise musique » de Proust : « Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu’elle elle s’est peu a peu remplie du réve et des larmes des hommes’. » Les chansons d’enfants, la musique des manéges, une voix anonyme qui appelle en chantant un étre aimé, tous les « dréles de sons‘ », le chant des oiseaux et méme celui du coq s’unissent en une vaste polyphonie qui va animer le bal du printemps. Il n’y a pas seulement fusion des genres mais encore fusion des arts. La musique suscite l'image mais, plus surprenant peut-étre, les images provoquent des phénoménes sonores, voire musicaux : le photographe, « colporteur d'images » est aussi « sans le savoir un musicien ambulant® ». Ce « Sacre du Printemps » est surtout joué en hiver. On se doute tout de suite, lorsqu’on connait les textes antérieurs de Prévert, que le bal qui se donne n’est pas un pur et simple divertissement. Dans « Le Paysage changeur », le poéte parlait de tous les travailleurs exploités qui un jour, prévoyait-il, s'avanceraient ensemble pour fabriquer un autre paysage, feraient « beaucoup de choses avec le soleil » et changeraient « l’hiver en printemps* ». La transformation de l’hiver en printemps s'effectue ici par la magie du photographe qui sait reconnaitre la beauté, méme quand elle est cachée sous les traits de la misére, mais il ne faut pas pour autant en déduire que la métamorphose qui va s’opérer n’est qu’esthétique. Dans « Evénements », c’était l’oiseau annonciateur du printemps qui criait aux pauvres gens de rester unis, et dans « La Crosse

en l’air », la fille du printemps portait sur l’oreille « la fleur rouge de la liberté” ». Le printemps, c’est la période ot tout renait, le point de départ d’une nouvelle évolution, volontiers associée par Prévert au moment de la révolution. Cette saison inaugurale introduit dans le texte le theme du temps. L’air du « Sacre du Printemps », « c’est toujours le méme air / intense et bouleversant / pour tempérer l’espace / pour espacer le temps* ». L’opposition du passé et du présent s’estompe, se dissout au profit d’une autre qui s’établit entre le beau et le mauvais temps. L’arrivée du Voir, respectivement, p. 482, 440 et 458. 2 PL Ans . Les Plaisirs et les Jours, Bibl. de la Pléiade, p. 121. = Pada

P. 437.

ET . Voir Paroles, p. 61. QVRwWR

7. Voir ces deux textes de Paroles, p. 38 et 96.

82 Pt 4378

Notice

1247

printemps, « jardin perdu qu’on vient de retrouver' », apporte soleil, gaieté, féte; beau temps signifie bon temps. Mais ce beau temps est menacé par ceux-la mémes qui assassinent l’enfance. L’étre enfantin, a la fois trés fort et trés vulnérable, doit faire face aux grands de ce monde : le sang des Innocents, victimes des puissants qui se relaient au cours des

siécles pour les opprimer, coule encore a la fontaine qui porte leur nom. La nature est abimée et subit de monstrueuses transformations. La « fraicheur » et la « beauté » sont égorgées « au coin d’un bois de loques et de ciment », le petit météore, signe d’espoir d’un enfant, est tracé « sur le sable pourri / d’un square pourrissant? ». En observant un pauvre homme assis sur un banc, le poéte songe qu’« Autrefois dans le temps / l’arbre du bois ot fut taillé ce bane / était l’un des piliers d'une lointaine forét? ». La nourriture elle aussi est trafiquée : « un grand trusteur de mort aux rats / luttant contre la concurrence / a fait voter la mort des chats’ » et offre aux consommateurs des civets confectionnés avec la chair de ses concurrents. La musique, enfin, a perdu de son authenticité : « la Féte 4 Neuilly elle aussi a renversé la vapeur / Stridents et monocordes perroquets mal dressés les tout derniers flonflons électrodiffusés s’égarent et vont crever au pied des marronniers en fleurs’ ». Le plus gros danger pourrait venir des « conflagrations mondiales » et de ceux qui les préparent, capables de lancer un jour une foudre mortelle qui détruirait a jamais le printemps. Bien que le sang des « vivants », une fois encore opposés aux « viveurs », ait coulé et coule encore, il court aussi dans leurs veines. Ce sang qui jaillit de toutes parts n’est donc pas seulement un flot de souffrance ; il a fonction vitale. Une fleur appelée « goutte de sang » — la fleur préférée de Prévert — montre en fleurissant dans le froid de I’hiver que le printemps n’est pas tout a fait mort, qu’il peut traverser « le miroir de l’hiver’ ». De méme, sous les larmes perce le rire, mais un rire lucide et sans illusion, qui reléve presque de |’humour noir: « tout le monde ne peut pas tuer tout le monde’ ». La derniére phrase du livre — « Alors / tout saccagé qu’il est le Grand Bal du

Printemps / peut-étre / ne fait que commencer. » — révéle que Virrépressible besoin d’espérer s’inscrit sur un fond trés sombre. L’humanité a si peu progressé — elle a méme régressé sur certains points

en saccageant son environnement — que le poéte ne peut plus voir le « grand bal du printemps » comme un bonheur retrouvé. L’évolution n'est plus qu’un « peut-étre », au tout début de sa réalisation. Mais comme la goutte de sang qui fait sa percée sous la neige, les enfants n’écraseront « peut-étre » pas toujours en vain leur nez contre les vitres. DANIELE

P. 440. i “a449 et 450.

PR AA5B: abe aie P, 47a. . P. 481. iP 482) NRE NOVA

GASIGLIA-LASTER,

1248

Grand bal du printemps

ACCUEIL

DE

LA PRESSE

« On s’enchante et l’on grince » : cette formule de Georges Duplain dans La Gazette de Lausanne du 17-18 novembre 1951 refléte bien |’accueil réservé a la premiére édition de Grand bal du printemps, accueil a la fois plus équilibré et plus restreint que celui de Specfacle, qui venait de paraitre en juin. Nullement confidentiel cependant, plusieurs journaux suisses et une partie de la presse francaise ayant rendu compte du livre. On peut considérer, dans ces critiques, deux tendances opposées : une qui consistait 4 ne s’intéresser qu’a Prévert (ffait-ce pour en dire du mal) ; une autre qui considérait comme négligeables ses textes, identifiés a de simples « légendes » pour les photos d’Izis. Mais beaucoup se montrérent sensibles a l’harmonie de ce voisinage volontaire et, Claude Roy en particulier, a l’intérét que suscitait, dans l’optique de la genése des textes de |’écrivain, la confrontation de l’image et du poéme. La revue hebdomadaire Je vow tout constatait que « dans le domaine du livre, l’équipe Prévert-Izis est [...] indissolublement liée par un sentiment poétique miraculeux, au point qu’on se demande si c’est l'image qui a suggéré le texte ou |’inverse ». Cette interrogation parait d’autant plus appropriée que l’on sait maintenant d’Izis comment Prévert a composé l'ensemble : l'image a parfois suggéré le texte, mais le texte est souvent né sans l’image. Cette alternative échappa a Claude Roy qui consacra deux articles fort intéressants au livre. Dans le premier (Libération, 19 décembre 1951), il évoquait les poémes de Prévert, comme « naiss[ant] des photos mémes, s’y confond[ant], en développant les résonances poétiques et sentimentales », et dans le second (Les Lettres francatses, 20 décembre

1951), il affirmait : « C’est toujours une

chose vue qui fait naitre sur ses lévres chose dite. » C’est vrai pour un grand nombre de poémes et Claude Roy avait tout a fait raison de considérer que « le bal-ballet de Prévert et d’Izis nous aide 4 voir [...] comment les poémes surgissent dans l’esprit de Prévert ». Nous avons constaté que certains poémes semblent avoir été inspirés par l'image

mais que l’absence de celle-ci donne au lecteur plus de liberté'. L’article des Lettres francatses mettait en lumiére quelques points essentiels le texte ne « se contente pas de commenter ou de paraphraser l'image », et, dans leur continuité, les poémes de Grand bal du printemps, constituent « une seule et longue question que |’innocence pose au mal, la poésie a la vérité, la justesse des expressions a l’injustice de

la société ». A l'unisson de la revue Arts (21 décembre

« l’alliance du texte et de la photo

» est un

1951), qui estimait que

« petit chef-d’ceuvre

incomparable de style, de tendresse et d’humour », Georges-Emmanuel Clancier parlait a Radio-Limoges, le 14 janvier 1952, de la « remarquable coincidence de l'art d’Izis et de l'inspiration de Jacques Prévert » : « [...] de ces images de la pauvreté, de la misére, de la solitude ou du travail, de la poésie ne cesse de jaillir, une poésie humaine, fraternelle et sobre. » 1. Voir la Notice, p. 1243.

Accueil de la presse

1249

G.-E. Clancier associait le printemps au « printemps de l’enfance », mettant ainsi l’accent sur la fusion de deux themes que nous considérons de toute premiére importance pour la compréhension du livre. Un rédacteur du Bulletin critique du livre francais (avril 1952) s'intéressait davantage a « l’art du photographe », auquel, pensait-il, « le volume doit la plus grande part de son charme et de sa poésie », en accord avec Georges Duplain, qui trouvait que « le texte ne se suffit pas a luirméme » et qu’a quelques rares exceptions, il constitue « des légendes parfois trop longues » car « les poémes les plus nombreux, ceux aux résonances les plus lointaines, ce sont ici les images ». Robert Delinée (La Gazette des lettres, 15 avril 1952) se disait reconnaissant « au texte de Grand bal du printemps de n’étre que des paroles fredonnées sur la musique des images d’Izis » et « a Prévert d’avoir résisté plus que d’habitude a la tentation de faire du Prévert », propos qui inversaient presque les commentaires de deux autres critiques : celui de Parss-Match d’une part (anonyme, 5 janvier 1952), qui eStimait qu’« Izis [avait] fait un livre [...] ou plutét un livret de soixante-dix photos » et que « Jacques Prévert avait écrit la musique » (mais ici cette répartition n’impliquait aucune dépréciation du travail de l’un par rapport a celui de |’autre, comme c’était le cas chez Delinée) ; celui de Robert Mallet d’autre part (Opéra, 6 février-12 février 1952), allergique a « l’abus insupportable du calembour », qui accusait Prévert de s’étre « fait d’un tic une éthique ». Il reconnaissait tout de méme « au milieu de tant de vilains

procédés a |’égard de ses propres dons » quelques strophes ou, disait-il, nous le retrouvons « tel que nous l’aimons ». Bien qu’il ait annoncé au début de |’article que Jacques Prévert « [avait] fait équipe avec Izis »,

la collaboration des deux artistes ne paraissait pas l’émouvoir beaucoup. Signalons enfin un article de Réforme (29 décembre 1951) signé Albert-Marie Schmidt, qui abordait avec une étrange sympathie le texte. Il admirait l’harmonie et la complémentarité de l’ensemble constitué par les textes et les photos, Izis et Prévert étant pareils au Puget de Baudelaire parce qu’« ils savent ramasser la beauté des goujats' ». Estimant que des « merveilleuses photographies d’Izis » Prévert fait fuser comme « un flux de stances tristes » — « les chansons créve-coeur dont il a le secret », écrivait GLeorges] A[ltman] dans Franc-Tireur, le 27 —, il soutenait que ce « n’est point un auteur gai. Son anarchie prétendue n’est guére que l’effervescence de sa pitié. I] reste en communion constante de coeur et de peau avec les humbles et les offensés. » Plus surprenants étaient l’assimilation de la recherche d’Izis et de Prévert a une « chasse spirituelle », et ce commentaire : « [...] quand tout semble a jamais perdu, lorsque le beau Paris sordide parait avoir a jamais lassé la patience de Dieu, Jacques Prévert dans ses séquences balbutiantes capte la voix, les fadaises, les dictons des enfants. Et tout 4 coup Dieu reprend patience... ». Curieuse entreprise de récupération, ainsi justifiée : « Nous nous méfiions naguére de |’habile candeur de Jacques Prévert. Nous trouvions, pour citer un vers de Mathurin Régnier, que “ses nonchalances sont ses plus grands artifices’ mais aprés avoir lu

l’admirable suite €quivoque que publie la Guilde du livre nous ne nous méfions plus et souhaitons que ce trésor d’humanité soit soigneusement rangé dans les bibliothéques de ceux de nos amis qui, malgré la rudesse de notre époque,

ne renoncent

point a porter leur ceur en écharpe.

»

1. A.-M. Schmidt fait référence 4 la définition de l'art de Puget par Baudelaire (« Les Phares », Les Fleurs du; mal, Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, p- 13).

1250

Grand bal du printemps

Si la plupart des critiques soulignérent la convergence des regards de Prévert et d’Izis vers les plus démunis des habitants de Paris, aucun de ceux dont nous avons eu connaissance ne releva le caractére contestataire — voire révolutionnaire — de ce livre qui ne mettait pourtant pas en sourdine les propos de l’auteur de Paroles. DANIELE

NOTE

SUR

GASIGLIA-LASTER.

LE TEXTE

EDITIONS

Editions parues du vivant de Prévert. Grand bal du printemps, La Guilde du livre, édition hors commerce réservée aux membres de la Guilde du livre, Lausanne, 1951; avec 62 photographies d’Izis. En couverture : « Jardin des Tuileries »,

photographie par Izis d’un manége de chevaux de bois. Grand

bal du printemps,

d'imprimer couverture

le 10 novembre : « Minoute

éditions

Clairefontaine,

1951; avec

Prévert

Lausanne,

62 photographies

achevé

d’Izis.

». A l'exception de la couverture,

En il

s'agit du méme livre que le précédent, mais diffusé en librairie. Grand bal du printemps, La Guilde du livre, Lausanne, édition hors commerce, achevé d’imprimer le 10 novembre 1951. Tirage limité du texte dans un ordre quelque peu différent des éditions précédentes et sans les photos d’Izis. Grand bal du printemps, suivi de Charmes de Londres, Gallimard, achevé

d'imprimer le 5 avril 1976. Le texte est publié sans les photos d’Izis; Vordre est le méme photos.

que dans les éditions originales publiées avec les

Edition en format de poche. Grand bal du printemps, Charmes de Londres, coll. « Folio », Gallimard, 1978. Couverture d’Etienne Delessert. ETABLISSEMENT

DU

TEXTE

Nous avons pris comme texte de base celui de |’édition originale de 1951 accompagnée des photographies d’Izis. Tout recours 4 un autre état du texte — notamment les manuscrits et épreuves qu’Albert Mermoud a eu l’obligeance de nous laisser consulter — sera signalé dans les notes. Les seules corrections d’ordre typographique que nous nous sommes permises sont celles qui ont été demandées par Prévert a l’éditeur, Albert Mermoud, mais trop tard pour que celui-ci puisse en tenir compte. Les erreurs dans les citations d’ceuvres qui ne sont pas de Prévert ont été laissées telles qu’elles étaient — et qu’elles ont d’ailleurs été reprises dans toutes les éditions — mais nous les indiquons en notes.

Notes

1251

NOTES

Page 444.

« DANS LES RUES DE LA VILLE... »

1. Citation tirée de Fureur et mystére. I] s’agit d’un extrait du poéme « Allégeance » qui se situe dans la partie du recueil intitulée « La Fontaine narrative » (voir René Char, (Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, p. 278). Prévert cite la derniére des quatre strophes. Notons une légére erreur dans la citation, « qui au juste l’aime » au lieu de « qui au juste l’aima », la suppression d’un point-virgule aprés « Il ne se souvient plus », ainsi que d’un point d’interrogation apres « pour qu'il ne tombe pas ».

ET BOULEVARD BONNE NOUVELLE... 2. Voir Des bétes..., p. 179 et n. 3. Page 44). 1. Comme la précédente, cette citation de Baudelaire est extraite de Mon ceur mis a nu (xuv et xxi). Voir Euvres completes, Bibl. de la Pléiade,

t. I, respectivement p. 705 et p. 690-691. DES

OUBLIETTES

DE SA TETE...

Ce texte sera repris en 1963 dans Hifloires et d’autres hiftoires. Voir p. 887. 2. Signalons que la pancarte portée par l'homme « debout sur le trottoir » photographié par Izis affichait le titre d’un film a sketches de Christian-Jaque, Souvenirs perdus, auquel Chronologie a l'année 1950, p. Lxiv).

Prévert

collabora

(voir

la

Page 446.

1. Ed. rosr : « ces bétes ». Nous effectuons la correction demandée par Prévert a |’éditeur. 2. « chameliers et chameaux » ne figure pas dans |’édition d’Hisforres

et d'autres bistoires de 1963.

Page 447. «

LA PASSION.,.

»

1. Extrait du chapitre x1 de Billy Budd, publié en 1924. La traduction citée est celle de Pierre Leyris. PAR

2. Frangois « diacre Paris Saint-Médard jansénistes lui

L’AVENUE

DES

GOBELINS...

de Paris (1690-1727) fut surtout célébre sous le ». Ce janséniste recut les derniers sacrements du et c’est dans le cimetiére de la méme paroisse élevérent un tombeau de marbre. Deux ans aprés

nom de curé de que les sa mort,

le bruit se répandit que des miracles avaient été obtenus grace a son intercession. Au cimetiére de Saint-Médard, des événements étranges se produisirent. Parmi les nombreux pélerins venus se recueillir sur son tombeau, certains étaient en proie 4 des spasmes convulsifs et tombaient

1252

Grand bal du printemps

dans un veéritable délire, proche de la démence. Quelques-uns prétendaient étre délivrés de leur maladie. Bientét le délire fut tel que ceux que l’on avait surnommés les « convulsionnaires » se livrérent 4 de véritables scénes de sadomasochisme. Des hommes étaient choisis pour supplicier des femmes, d’ailleurs volontaires, en les frappant violemment avec des biches, en labourant leur corps avec un baton pointu. D’autres encore se faisaient crucifier ou recevaient des coups d’épée. L’évéque de Montpellier, janséniste, approuva ces « miracles », mais l'archevéque de Paris refusa de les accréditer et dénonga les actes de violence. Le cimetiére de Saint-Médard fut alors interdit au public; toutefois, l’hystérie mit un certain temps a se calmer. Page 448.

1. Les jansénistes de Port-Royal étaient appelés les « Solitaires ». 2. Pascal a rendu célébre Escobar en attaquant sa dodtrine dans les Provinciales, Antonio Escobar y Mendoza (1589-1669), jésuite espagnol, affirmait que la pureté d’intention justifie les actions blamées par les lois et la morale. Il a donné naissance au nom commun, « escobar », qui désigne un hypocrite. 3. Epilepsie généralisée. 4. En aofit 1951, a Pont-Saint-Esprit, dans le Gard, deux cent cinquante personnes furent empoisonnées et six moururent. On parla alors d'une maladie qui sévissait au Moyen Age, appelée feu de Saint-Antoine ou mal des ardents. Cette maladie se manifestait par une gangrene des membres, qui noircissaient et se détachaient du corps, et elle était due a la consommation de pain fait avec du seigle parasité par un champignon, l’ergot de seigle. Mais on découvrit plus tard qu’a Pont-Saint-Esprit la cause de l’intoxication était tout

autre. MARAICHERS

D'AVANT-GUERRES...

Page 449.

1. Prévert se souvient probablement du début du Ventre de Paris de Zola, roman qu'il aimait beaucoup et songea méme 4a adapter pour le cinéma : « Au milieu du grand silence, et dans le désert de l’avenue, les voitures des maraichers montaient vers Paris, avec les cahots rythmés de leurs roues, dont les échos battaient les facades des maisons, endormies aux deux bords, derriére les lignes confuses des ormes. [...] les chevaux allaient tout seuls, la téte basse, de leur allure continue et paresseuse, que la montée ralentissait encore. En haut, sur la charge des légumes, allongés 4 plat ventre, couverts de leur limousine 4 petites raies noires et grises, les charretiers sommeillaient, les guides aux poignets » (Les Rougon-Macquart, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 603). TANT

DE

SAISONS

HEUREUSES...

2. Début du texte dans daétyl. : Toute une saison heureuse Prédite dans le creux de chaque main Tant de bonheur d’un jour Déja un peu ancien

Notes

1253

Page 450.

AU JARDIN DES MISERES... L’association de la lampe et des chiens semble bien une nouvelle fois renvoyer au personnage de Diogéne le Cynique, qui brandissait une lanterne pour chercher un homme. Les seuls hommes véritables se sont-ils perdus dans la nuit des temps ? Ont-ils été assassinés dés leur enfance ? Les Innocents, c’est-a-dire les étres intaéts des conformismes

sociaux, sont-ils toujours mis 4 mort ? Les femmes sont-elles les derniéres a posséder encore un peu de la sagesse de Diogéne ? Est-ce seulement la nuit qu’on voit la lumiére? « UN

CHAT,

C'EST QUELQUE

CHOSE !... »

1. Citation d’Aurélia extraite du passage intitulé « Folio », Gallimard, 1972, p. 352).

Page 454.

« Mémorables » (coll.

; : ETRANGES ETRANGERS...

Albert Mermoud, |’éditeur de Grand bal du Printemps, a conservé deux

manuscrits de ce texte qui présentent des variantes l'un par rapport a l'autre. Par commodité nous appellerons ms. 1 celui qui est le plus éloigné du texte édité — soit parce qu’il en est |’ébauche, soit parce qu'il a été tronqué — et my. 2 celui qui s’en approche le plus. Prévert reprendra en 1955 « Etranges étrangers » dans La Pluie et le Beau Temps (voir p. 658) et l’enregistrera, accompagné a la guitare par Henri Crolla. 1, Ms, 2: « ou des quais de Javel ». 2. Ms. 1 et éd. rgsr : « hommes des pays lointains » ; Ms 2 : « hommes des pays loin », Prévert a opté résolument pour cette rédaction comme en témoignent une note adressée & Mermoud, le texte publié en 1995 dans La Pluie et le Beau Temps, et l'enregistrement qu'il en a ait.

Page 45). 1. Allusion probable 4 Henri Crolla qui, a peine adolescent, jouait de la guitare a la porte d'ltalie. 2. Selon le Robert, « boumian » (attesté au xx® siécle, mais de date inconnue) est une altération phonétique de « bohémien » en vigueur en Provence. 3. Ed. r9sr : « ébouillanteurs des bétes trouvés morts sur pied ».

Nous corrigeons d’aprés les legons concordantes des deux manuscrits, de La Pluie et le Beau Temps et de l’enregistrement du texte par Prévert. 4. Min 3: Polacks du Marais /v. ry] du Temple des Rosiers hommes de paille de fer des derniers des métiers Esclaves noirs de Fréjus Ms. 2: Polacks du Marais du Temple des Rosiers

Vignerons d’Alicante soutiers de Barcelone Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone Be Esclaves noirs de Fréjus 5. Fréjus était une des bases de cantonnement des troupes coloniales.

1254

Grand bal du printemps

Page 456,

1. Ed. 1951 : « méme si vous mourez

». Nous adoptons la legon du

texte publié dans La Pluie et le Beau Temps. «

LA

NUIT

DES

CHIFFONNIERS...

»

2. Citation extraite du poéme « Les Cendres vivantes », du recueil Les Dessous d'une vie ou la Pyramide humaine, publié en 1926 (Paul Eluard, Ewvres completes, Bibl, de la Pléiade, t. I, p. 210). Ce poéme avait paru dans La Révolution surréalifte le 1°* décembre 1926 (n° 8, p. 20-21). FOUS DE MISERE...

Page 457.

1. Daéhl. : Cavaliers d’abattoirs Dans des halles abandonnées Pourtant malgré le désespoir Page 458. t. Dattyl. : Hélas Ce coup de grace n’est que momentané Le soleil a son heure va les abandonner Et dans les derniers jeux d’un ardent crépuscule La police du fleuve Va bientot les siffler VOLETS

OUVERTS...

Ce texte sera repris en 1963 dans HiStoires et d'autres histotres. Voir p. 887.

Page 459. 1. « et les petites cuillers vert-de-grisées » ne figure pas dans le texte

repris en 1963 dans Hisfoires et d'autres historres. Page 460. 1. Hiftotres et d’autres histoires : « Volets ouverts et puis fermés

».

Page 462. SI LE

CHAT

JOUE

AVEC

LA

SOURIS...

1. Il s’agit d'une citation du Jubilate agno de Christopher Smart (1722-1771). Christopher Smart, aprés des études brillantes a Cambridge, couronnées en 1747 par une licence és-lettres, exerga la profession de journaliste 4 Londres. Mais il semble qu’il ait trés t6t sombré dans

l'alcoolisme et il fut plusieurs fois arrété pour dettes. En 1756, il eut un accés de folie, sans doute provoqué par ses excés de boisson, et fut interné a l’asile de Bedlam, dou il ne sortit qu’en 1763. II y composa son célébre Hymne a David. L’ceuvre de ce poéte visionnaire et fou a souvent été rapprochée de celle*de William Blake, auteur cher a Prévert.

Notes

1255

Page 463.

ET CE QU’IL VOIT EST SI BEAU... 1. Daétyl. : Et ce qu'il sait est si vrai Ce qu’il ignore plus beau encore Que bien peu peuvent le voir IL Y EN A QUI S’APPELLENT...

2. Ed. r9sr : « Mauvaise graine détesté méprisé / ou perdu a jamais. » Prévert a demandé 4a l’éditeur des majuscules pour « Détesté », « Méprisé » et « Perdu a jamais », ce qui transforme plus clairement ces adjectifs en prénoms sur le modéle d’Aimé, Bienvenu, Désiré.

Page 464.

UN MATIN... Ce texte sera repris en 1963 dans Hiffoires et d'autres bistoires. Voir p. 887. Page 470.

LE PEUPLE FAIT LA FETE... Volontairement, Prévert évoque ici des ceuvres et des artistes dits « populaires ». Les personnages qui font pleurer Margot, au-dela de leur psychologie prétendument sommaire, représentent des types humains et ont existé trés fortement par leur impact sur le public, et en particulier grace 4 des acteurs qui se sont perpétués dans la mémoire des spectateurs sous le nom des héros qu’ils incarnaient. Buster Keaton a d’abord été Malec, William Hart s’est transformé en Rio Jim avant d’étre « l’homme aux yeux clairs » de son film, et pour longtemps Charlie Chaplin restera Charlot dans les mémoires. Lorsque l’ceuvre ou l’artigste passent dans le « domaine public », ils échappent non seulement aux héritiers de leur créateur mais a leur créateur luicméme. Si Prévert nomme Fleur-de-Marie ou le Chourineur de préférence 4 Eugéne Sue, et Aramis et le comte de Monte-Cristo plutét qu’Alexandre Dumas, c’est que l'imagination populaire leur a insufflé une vie propre. Ce n’est pas non plus par hasard que Greta Garbo, Jack l’Eventreur ou Richelieu sont mélés a des personnages fictifs. Garbo est passée a |’état de femme mythique inaccessible, a l'image de celles qu’elle incarna dans ses films, Jack l’Eventreur, assassin dément, s’est métamorphosé en monstre poétique de l’écran (ot il fut souvent représenté), Richelieu est devenu un personnage de Dumas. Quant a Robin Hood, on ne sait méme plus s’il exista réellement, et le voleur justicier a été modelé au gré de ceux qui l’ont successivement mis en scéne, prenant vie en des aventures multiples au cours des ages, chanté dans les ballades, devenu héros romanesque, interprété maintes fois a l’écran. Le peuple, contrairement 4 ce qu’en pensent certains, est pour Prévert le meilleur des critiques, le seul capable de faire encore la féte, d’aimer la vie, d’aimer les ceuvres vivantes. Margot n’est pas la seule a pleurer aux mélodrames, mais elle est la seule a ne pas avoir honte de ses émotions. L’assentiment populaire influence tellement le devenir de l’ceuvre qu'il la dissémine dans des genres différents : la plupart des ceuvres dont il est ici question ont donné lieu a des adaptations

1256

Grand bal du printemps

cinématographiques et théatrales. Le personnage accéde 4 la vie en échappant a sa matrice originelle. Rappelons enfin que pour Prévert il n’y a pas de hiérarchie des ceuvres et qu'il refuse de juger l’art selon des critéres esthétiques conformistes et étroits : il proclame aussi bien son admiration pour des auteurs appréciés par |’élite intellectuelle que pour des auteurs totalement méprisés de celle-ci.

Page 471. 1. Prévert retourne les paroles de Figaro (voir Spectacle, p. 253 et n. 1). Page 472.

1. La Porteuse de pain est le titre d’un roman de Xavier de Montépin (1823-1902), dont il tira en 2. Greta Garbo joua en y pense peut-étre en parlant La dame de Monsoreau est

1889 un célébre mélodrame. 1925 dans La Rue sans joie de Pabst. Prévert de la « véritable gaité de la rue de la Gaité ». l’héroine éponyme d’un roman d’Alexandre Dumas pére, qui, porté au théatre avec la collaboration d’Auguste Maquet en 1860, connut un grand succes. 3. Mimi Pinson, héroine éponyme d’un conte d’Alfred de Musset, type de la grisette ou lingére imprévoyante mais obligeante, a trouvé des soeurs dans les personnages des Scénes de la vie de bohéme d’Henri Murger, Musette et Mimi, popularisées par le drame en cing actes qui

en

fut tiré avec

la collaboration

de Théodore

Barriére

en 1849.

Fleur-de-Marie est un personnage des Mystéres de Paris, roman d’Eugéne

Sue (voir Paroles, p. 7 et n. 4) adapté au théatre en 1844. 4. Héroines et titre d’un mélodrame d’Adolphe Dennery (1811-1899)

qui remporta un tel succés en 1874 que son auteur en tira un roman-feuilleton en 1888. 5. Nom sous lequel fut connu en France l’acteur et réalisateur américain William Surrey Hart (1870-1946). Les héros de westerns qu’il incarnait lui valurent un triomphe populaire aux Etats-Unis et en Europe. En 1918, il assura lui-méme la mise en scéne de L’Homme aux yeux clairs,

qui devint son surnom officiel. Prévert semble partager la un goat d’Apollinaire, qui appréciait beaucoup Rio Jim. 6. Plus qu’au personnage historique (voir Des bétes..., n. 1, p. 179), Prévert pense sans doute a ce qu’en a fait la légende et surtout Dumas pére, en collaboration avec Félix Gaillardet dans le drame intitulé La Tour de Nesle (1832). 7. Nom sous lequel Buster Keaton (1895-1966) fut connu, a ses débuts,

par le public francais, Malec étant le personnage qu’il incarnait dans ses premiers courts métrages. 8. Personnage du roman

de Paul Féval (1817-1887), Le Petit Bossu ou

le Petit Parisien, adapté par l’auteur et A. Anicet-Bourgeois pour la scéne en 1862. 9. Aprés avoir été le héros de trente-deux romans signés Pierre Souvestre (1874-1914) et Marcel Allain (1885-1969), Fantomas, génie du

crime, triompha a l’écran dans les films 4 épisodes de Louis Feuillade (1913-1914). Apollinaire et plus tard les surréalistes s’enthousiasmérent pour ce personnage, et Yves Tanguy composa un tableau inspiré par Fantomas vers 1925-1926 (époque a laquelle il vivait avec Prévert.et Duhamel rue du Chateau). Robert Desnos écrivit une Grande complainte de Fantomas. 10. Robin Hood fut d’abord le héros de nombreuses légendes populaires anglaises du Moyen Age puis, au xix“ siécle, le personnage

Notes

1257

apparut dans Ivanhoé de Walter Scott (1771-1832) et dans un roman de Thomas Love Peacock (1785-1866), Maid Marion. C’eSt surtout au roman

de Peacock que se référent les nombreux films qui choisirent pour sujet les aventures de Robin-des-Bois. Douglas Fairbanks fut un des plus célébres interprétes du personnage dans un film de 1922 réalisé par Allan Dwan

et considéré, avec ses fastueux décors, comme

un des sommets

du cinéma muet. Alexandre Dumas, évoqué 4 plusieurs reprises dans le texte, est également |’auteur d’un Robin-des-Bous. 11. Le « Maitre d’école » est un des protagonistes des Mystéres de Paris d’Eugéne Sue (voir aussi n. 3). Rien d’étonnant a ce que ce personnage sombre et terrible, qui exécute ses victimes la nuit, soit associé a Jack l’Eventreur. Privé de la vue sur ordre du justicier Rodolphe, le « Maitre d’école » tue encore sa compagne, « la Chouette ». 12. Héros éponyme du roman de Gaston Leroux (1868-1927), plusieurs

fois adapté au cinéma,

et notamment

par |’auteur lui-méme

en un

scénario pour un film en 16 épisodes de 30 minutes chacun, intitulé La Nouvelle Aurore et réalisé par Edouard

E. Violet (1918).

13. Voir Paroles, le « Diner de tétes », p. 7 et n. 4. 14. Richelieu, tout comme Aramis, apparait dans Les Troi Mousquetatres d’Alexandre Dumas, souvent adaptés au cinéma, par exemple en 1921 par Fred Niblo, avec Douglas Fairbanks en d’Artagnan. 15. Surnom de |’acteur comique américain Larry Semon (1889-1928). Il tourna a partir de 1917 un grand nombre de films burlesques qui obtinrent un vif succés, et dont il faisait luicméme la mise en scene. 16. Mélodrame

de

F. Dugué

(1812-1913)

et A.

Anicet-Bourgeois

(1806-1871), créé en 1859.

17. En 1907, des soldats refusérent d’obéir a leurs supérieurs qui leur ordonnaient

de tirer sur des vignerons

en

révolte.

Le chansonnier

socialiste Montehus (1872-1952) sink ces « braves soldats » dans une chanson intitulée « Gloire au 17° 18. Un

« joyeux

» était en eal “militaire un soldat des bataillons

d’infanterie légére d’ Afrique, et « biribi », également en argot militaire, une compagnie de discipline. Georges Darien (1862-1921) est |’auteur d’un roman intitulé Biribi, publié en 1888, et Aristide Bruant (1851-1925)

écrivit des chansons intitulées Les Joyeux et Biribi. 19. Dans Le Kid de Charlie Chaplin, Charlot a recueilli un petit garcon abandonné qui devient son compagnon d’infortune. Pour gagner sa vie, il se fait vitrier et l'enfant (the kid) est chargé de projeter des pierres sur les vitres des maisons afin que l’on réclame ensuite les services de son ami. 20. Milady de Winter et Mme Bonacieux, comme Richelieu et Aramis (voir n. 14), sont des personnages des Trois Mousquetaires de Dumas. Milady de Winter, agent de Richelieu, fait tout pour perdre Anne d’Autriche, qui est sauvée grace au zéle de d’Artagnan, Porthos, Athos et Aramis, mousquetaires du roi, et de Constance Bonacieux (femme de chambre de la reine, aimée de d’Artagnan). Aprés de nombreuses péripéties, dont une tentative d’empoisonnement des mousquetaires, Milady tombe entre les mains des quatre amis et du frére de son ancien mari, Lord Winter, qu'elle a assassiné. Ils la condamnent a mort et elle est exécutée par un bourreau de Lille qui a, lui aussi, des raisons de

se venger d’elle. Le méme bourreau est désigné comme celui de Béthune dans Les Mousquetaires,

suite théatrale donnée

Dumas et Auguste Maquet.

au roman

en 1845 par

1258

Grand bal du printemps

21. Musset a écrit : « Vive le mélodrame ot Margot a pleuré » (Poésies nouvelles, « Aprés une lecture », strophe v ; Poésies completes, Bibl. de la Pléiade, p. 423).

Page 474.



« ... L'INQUIETUDE QUE NOUS INSPIRE... »

1. Voir la Notice, p. 1244. Page 47).

« UN TOUT PETIT CHEVAL... » 1. La citation est extraite d’« Un tout petit cheval », poéme de Lointain intérieur, paru en 1938 suivi de Plume (Gallimard, p. 17-18). Une erreur

s'est glissée dans le texte : « il s’efface » pour « il s’effare ». Bien qu’il s'agisse probablement d'une coquille de l'imprimeur, nous laissons la citation telle qu'elle a été reprise dans toutes les éditions qui ont suivi les éditions originales. « JAIME

2. Il s’agit,

selon

un

MIEUX

CEUX

QUI

témoignage

LISENT...

de

»

Prévert

luiméme

(voir

Hebdromadaires, nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard, 1982, p. 191), de la bonne de Brassai, dont celui-ci a fait l’héroine de son Hiftoire de Marie.

Page 476. DERRIERE LA FOIRE AUX PAINS D’EPICES...

1. Prévert détourne un vers de L’Art poétique de Boileau : « Le latin, dans les mots, brave l’honnéteté » (chant n ; (Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, p. 167). Page 477.

UNE CHANSON SI VIEILLE... Sous le titre de « Vieille chanson », ce texte servira d’épigraphe au Jour des temps (texte de Prévert accompagnant des gravures de Max Papart, publié en 1975 par la galerie Bosquet et Jacques Goutal Darby). CHEVAUX

AUX

YEUX

BLEUS...

Ce texte a été tiré de la premiére version de « Coeur de docker' ». L’évocation est trés proche de celle de la premiére strophe d'un poéme de Romances sans paroles de Verlaine, intitulé « Bruxelles » et qui a pour sous-titre « Chevaux de bois » Tournez, tournez, bons chevaux de bots, Tournez cent tours, tournez mille tours, Tournez souvent et tournez toujours, Tournez, tournez au son des hautbows.

Page 478.

PARIS EST TOUT PETIT... 1. Dans Les Enfants du paradi, Garance se moque de Frédérick qui l’a suivie et courtisée dans la rue, en lui demandant de laisser faire le hasard pour une prochaine rencontre et, comme celui-ci proteste, elle 1. Voir la notule de ce texte dans Hiflotres et d'autres hiftoires, p. 1415.

Notes

1259

lui dit : « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour... » Garance et Frédérick se retrouveront en effet par hasard et Frédérick reprendra alors la phrase prononcée par Garance : « Paris est tout petit... » Mais le « coeur [qui] aime la

mauvaise musique » est aussi probablement une réminiscence d’un texte de Marcel musique

Proust

des Plaisirs et les Jours.

« Eloge de la mauvaise

», que Prévert aimait a citer (voir la Notice, p. 1246).

Page 479.

ENFANTS DE LA HAUTE VILLE... Ce texte sera chanté dans le film Paris la belle’ sur une musique de Louis Bessiéres, et repris dans Hisfoires et d'autres hiftoires en 1963. Pour

Paris la belle, Prévert écrira aussi un deuxiéme couplet que |’on entendra dans le film un peu plus loin; le voici : Enfants de toute la ville Filles de tous les quartiers Elles ont toujours aux lévres Le sourire de l’été Et l’été trés flatté leur fait une beauté La beauté du soleil Et la beauté du diable Qui brille et traine dans Paris Et c'est tout l’amour d’aujourd’hut C’est tout l'amour d’hier Et celui de demain Elles sutvent en réve l’amour qui les condutt Et méme en se tawant Ne parlent que de lut L’amour qui les entend Les caresse en dansant Car Vamour a Paris Jamais ne les oublie Folles enfants de la haute ville Ravissantes filles des bas quartiers Modéles imposstbles a copter. 1. Datlyl. : Sur vos robes imprimées Sur vos corps amoureux Tout nouveaux Tout dorés 2. La bonne orthographe anglaise est coloured girls. Prévert se disait volontiers « monoglotte ».

3. Dattyl. :

modeéles impossibles a copier Covered girls Clever girls De la Goutte d’Or ou de Belleville « J'AIME

LE PRINTEMPS...

»>

4. Personnage d’un roman de Mouloudji intitulé La Grande Sortie (Gallimard, 1951). La citation est extraite de ce roman (p. 15). 95 5 1. Réalisation de Pierre Prévert. Voir la Chronologie a l’année 1960.

1260

Charmes de Londres

Page 480. 1. Ces deux citations, comme la précédente, sont extraites de La Grande

Sortie (voir n. 1). Prévert les a tirées du premier paragraphe de ce roman : « Le jour montait a chaque pas que je faisais et la couleur de la lumiére auréolait toutes choses de sérénité. Les trottoirs reflétaient le bleu du ciel. Tout était doux, ce matin-la. Je respirais l’air en essayant de sentir par mes narines insensibles l’odeur du printemps. Déja, les petites oreilles enfantines surgissaient des bourgeons luisants. Tout semblait revenir des douches du dimanche. Voila comment ¢a a commencé. » ET PUIS

ENCORE

UNE

FOIS...

2. Ils’agit du poéme intitulé « Funébre » , dans lase¢ction « Chansons des Buses et des Rois, 1921-1927 », du recueil Chansons (Eynard, 1949, p. 47).

CHARMES

DE LONDRES

NOTICE

Seconde collaboration d'Izis et de Prévert', Charmes de Londres, qui parait pour la premiére fois en décembre 1952, constitue comme le deuxiéme panneau d’un diptyque urbain ou le portrait de Londres ferait pendant 4 celui de Paris. Plus que dans Grand bal du printemps, le texte semble fréquemment naitre des images avec lesquelles il voisine?, mais il s’en éloigne la plupart du temps, racontant quelquefois la méme histoire, 4 sa maniére, ou bien le plus souvent une autre histoire. Le poéte ajoute des sons, des odeurs, des couleurs, du mouvement ; il s’envole vers d’autres lieux, élargit les espaces, imagine les réves des personnages saisis par Izis au hasard des rues —

celui d’un marin endormi

sur une marche 4 Piccadilly —,

se

souvient d’Hamlet en regardant l’instantané d’un petit gargon perché sur une tombe en ruine, préte aux oiseaux en vol « des gestes d’adieu »?. Paysages, personnages, objets en font d’idées, vagabondage de la pensée, et, indépendamment, il s’invente des liens cour misérable dans laquelle est étendu éponge en mal de savon‘.

naitre d’autres, par associations quand le texte a pu étre concgu avec la photo : Izis montre une du linge, et Prévert évoque une

1. Pour des indications sur la maniére dont travaillaient ensemble Izis et Prévert,-on

se reportera a la Notice de Grand bal du printemps, p. 1242. 2. En téte du manuscrit au net de chaque fragment Prévert résume en quelques mots la photographie a laquelle il correspond. 3. Voir, respectivement, p. 489, 501-502 et 521. 4. Voir p. 512-513.

Notice

1261

On a vu la richesse symbolique donnée au mot « printemps ». L’écrivain joue cette fois — comme avant lui Valéry — des connotations

multiples du mot « charmes

». Les « charmes

» sont des arbres et

on sait l’amour que Prévert porte a ceux-ci, au point qu’il leur consacrera un livre entier, publié en 1967'; un des textes du recueil évoque les « grands arbres de Londres », menacés comme tout le « régne végétal? ». Les « charmes » sont aussi des pouvoirs magiques, possédés par des personnages de féerie — Peter Pan, les protagonistes d’Alice au pays des merveilles... — qui hantent ce Londres ou se retrouvent, mélés a la réalité, des étres de fiction. Ce sont encore des beautés d’abord cachées et qui se dévoilent peu 4 peu : charmes d’une femme, d’un paysage, d’une ceuvre. Ce sont enfin, au sens étymologique (de carmina), des chants : si le recueil précédent célébrait le « grand bal du printemps », Charmes de Londres propose un concert ininterrompu et, comme l’indique le fragment de la partition de Water music qui sert d’épigraphe a l’ensemble, aquatique. Un portrait d’aprés nature. Le livre se présente comme les impressions de voyage d’un visiteur — double du poéte ou du photographe; des deux peutétre... — venu faire le portrait de la ville. Celle-ci le reconnait tout de suite comme un voyageur disponible et amical, qui saura la regarder. Dans le dialogue qui s’établit entre eux et qui fait contraste avec V'apostrophe dégue de la ville au « touristes pressés? » nait une immédiate complicité. A ce dialogue et a cette complicité fait écho le texte qui boucle le récit, ot Londres fait ses adieux a celui qui est devenu son ami. C’est elle qui décide des orientations du portrait : elle demande au voyageur de montrer les « petits », ceux dont les journaux ne parlent pas ; de remettre son portrait a Paris, c’est-a-dire a la ville qui est décrite avec la méme prédilection pour « les petits » dans Grand bal du printemps, comme si les habitants les plus défavorisés d’une ville en constituaient le coeur. Mais Londres ne demande pas d’étre plainte. Les sirénes élévent leur voix des « bas fonds de la Tamise » et chantent :

Jeunes filles des fabriques avec notre malheur faites de gaies chansons Jolies filles des fabriques avec nos vieilles coquilles faites de beaux boutons‘ Cette invitation a faire de « gaies chansons » et de « beaux boutons » est aussi un appel a l’humour — qui pour Prévert est souvent une

manifestation de l’amour, mais également un moyen de défense contre 1. Arbres, avec des gravures de Georges Ribemont-Dessaignes, d'Orsay.

2. P. sor. 3. P. 485. 4, Pi52x

Editions de la Galerie

1262

Charmes de Londres

le désespoir — et un appel a parler de la misére en y mettant les formes, ne serait-ce que par respect pour elle. Il n’est pas question d’enjoliver la réalité ou de la camoufler. Cette vision de Londres se veut au contraire lucide. C’est justement ce regard aigu et lucide qui va permettre de lever les voiles. Au gris et au noir de la ville se superpose la vie noire et grise de ses habitants les plus pauvres; le réle de son portraitiste est de montrer cette grisaille, mais surtout de révéler la beauté qu’elle cache. Prévert ne s'est pas contenté de souvenirs et de légendes : accompagné d'Izis et d’Albert Mermoud, leur éditeur, il est parti en juin 1952 4 la découverte des faces secrétes de la capitale anglaise. Dans le numéro de Sortiléges de 1953 qui est consacré au poéte, Mermoud raconte leur voyage : « J’ai passé quinze jours torrides l’an dernier en compagnie de ce mauvais garcon des lettres francaises pour mettre la derniére main a Charmes de Londres. 1) fut [...] le compagnon le plus agréable de la Grande Ile, d’une ponétualité exemplaire (lui qui ne sait pas se servir d’une montre),

nécessités

d’une soumission

de nos

investigations

absolue (lui, « l’anarchiste

interminables

dans

») aux

les docks,

d’un

constant souci curieusement décontracté, comme si l’aventure que nous

vivions n’avait pas d’importance (« Notez le nom de la rue, disait-il négligemment, ¢a servira!

»). Bref, il promenait dans Limehouse son

humour aussi britannique que la coupe de ses vétements. Il fongait vers la conclusion du patient travail d’orchestration d’une fantaisie jamais gratuite, téte baissée, fixant brusquement dans |’espace son regard globuleux [...]. Je l’ai vu ébahir une vieille dompteuse d’otaries qui a bourlingué dans tous les cirques charmants du début du siécle : il se rappelait avec une furieuse précision chaque programme. Un soir de relache je l’ai trouvé a Piccadilly ruisselant de sueur et ployant |’échine sous le poids d’un poney-robot grandeur nature, en téle peinte, qu’aprés de pénibles recherches (il ne sait pas l’anglais) il avait trouvé pour Minette sa fille. [...] Au retour nous avons traversé la Manche sous des trombes d’eau'. » Le livre, tout en disant que les fantémes se proménent dans les rues,

s’inspire donc d’abord de la réalité. Prévert décrit Londres pendant |’été et place la ville — peut-étre 4 cause des trombes d’eau qui ont accompagné son retour — sous la domination d’un des dieux de la mythologie (les seuls qu’il accepte de saluer avec sympathie) : « Neptune qui partout conduit le bal? ». «

Water Mustc.

»

La musique de l’eau alterne constamment avec la musique sur |’eau, c’est-a-dire sur la Tamise, que font les habitants des quartiers pauvres. La Tamise est l’artére centrale de la ville ; elle conduit vers la mer, sorte

de paradis que certains n’atteindront pas : le clochard surnommé «le Pére Tamise » ne l’a jamais vue, les soutiers enfermés dans |’usine 1. « Lettre de Lausanne 2s Pasiyk

».

Notice

1263

l’appellent quelquefois « comme un naufragé hurle Terre / aprés avoir beaucoup souffert! ». C’est la Tamise aussi qui donne du travail aux habitants du East End, le quartier le plus laborieux et le moins riche, c'est elle qui au matin réveille la ville. Mais elle regoit tous les déchets. Autour d’un ressort de sommier « couleur de soleil mort? » tournent des cygnes blancs. La vie cétoie la mort et le fantome d’Ophélie qui plane sur Londres et principalement sur les bords de son fleuve rappelle que |’eau est porteuse de mort, que |’on peut se noyer avant d’atteindre la mer. A la fois meurtriére et régénératrice, l’eau est donc a l'image de la vie méme et un texte lui est entiérement consacré?, ou: Prévert |’évoque sous tous ses aspects. Elle apparait liée a son contraire, le feu, comme si l'une appelait l’autre et vice versa. Le vrai soleil de vie qui arrive avec l’été est d’abord étouffant mais les fontaines et la pluie rafraichissent l’atmosphére. Cette ville d’eau et de feu se transforme en ville orientale ; Londres devient Barcelone, Istanbul, Shangai. Elle reste cependant une « ile [...] entourée d’eau d’herbe et de sang‘ ». Aussi les carmina sont-ils souvent des cris, et le rdle de la musique,

comme celui de l’eau, est ambigu. Les « gaies chansons » réclamées par les sirénes alternent avec des sons lugubres. Le chant des « pauvres reines de la nuit » révéle le plus triste des « charmes de Londres

»,

celui des femmes qui échangent de l’amour contre de |’argent ; la voix « toute jeune » qui s’envole des fenétres d’une cuisine est pareille a « l’oiseau qui n’a jamais su voler » et qui « se cognant contre un arbre meurt a l’orée du bois », la chorale de l’Armée du salut chante un « petit chant funébre jovial et rassurant » devant une poissonnerie ol agonise un tourteau et non loin d’une petite fille promise 4 un avenir trés noir’. Une fois encore, Prévert associe dans sa sympathie humains et animaux exploités et montre que ces étres fragiles sont solidaires : le vieillard qui chaque matin « déjeune avec un oiseau de ses amis » est écouté poliment par |’animal qui pourtant ne comprend rien a ce qu'il lui dit, de méme qu’un oiseau ira, « par pure délicatesse et sans avoir grand faim », manger dans la main d’un enfant le pain qui lui est offert. Quant a la petite béte de velours qui s’appelle « Black and white », elle apprendra la vie a l’école fraternelle des enfants®. Comme les animaux, les « petits » de ce monde sont dévorés par les grands : Quand le diable fait la cuisine le bon dieu se met a table et le pauvre monde nettote les fourneaux

P. 488. . PB. 487. . Voir p. 490. a Skane 520s

. P. 493, 495-496.

QVaAWNA - P. 494, 508,

514.

1264

Charmes de Londres

dit un texte! qui fait face 4 une usine photographiée par Izis d’ow sort une fumée lumineuse. Mais il arrive aussi que « le pauvre monde » tombe dans les fourneaux. Les petits sont la plupart du temps engloutis par les grands; tout le recueil le suggére, et une citation de Jonathan Swift — qui précéde l’évocation de deux ogres célébres, Jack I'Eventreur et Henry VIII, le dit de maniére explicite : un narrateur propose d’élever les jeunes enfants pauvres pour en faire de la nourriture’. Voila qui fait de ces petits pauvres les fréres des petits veaux dont il est question plus loin, et qu’il faut faire sortir de l’étable a reculons « afin que leurs méres n’aient pas de chagrin en les voyant partir’ ». Le concert fait donc entendre des dissonances : d'un cété se joue une musique mortuaire tandis que s’éléve la musique de |’amour de la vie, douée de « charmes » et de multiples pouvoirs. D’abord celui de donner de la joie : un « remorqueur va siffler dans ses doigts / pour ranimer la simple joie de vivre / d’un vieux marin encore a demi endormi* ». Les chevaux de bois d’un manége entrainent « en musique des enfants éblouis / amazones en loques et jockeys faméliques / dans les foréts du réve les jardins de l’oubli> ». Une chanson peut méme apporter « sa musique de soleil » tout en faisant « entendre son désaccord avec le ciel gris du décor® ». La musique donne en effet de la couleur 4 cette ville sombre ot seuls le vert (couleur des arbres et de |’herbe) et le

rouge (couleur du sang et couleur des bus de Londres) viennent se méler au noir et au gris. Les couleurs de la musique permettent méme d’« enlumin[er] le temps’ » ; elles peuvent s’emparer d’un étre malgré lui. C’est ainsi qu’un mélomane passant prés d’un « tourneur de ritournelle » est soudain prisonnier d’un « air grégaire et méprisé » qui ressuscite « des souvenirs en foule* ». Enfin, il est toujours chez Prévert une musique qui grince aux oreilles des puissants parce qu’elle traduit la souffrance des plus démunis. Le musicien des rues qui projette d’aller un jour a la Cour d’Angleterre jouer un « grand air de générosité / un air de froid de faim et d’amour en allé® » et de repartir sans faire la quéte a bien percu son pouvoir corrosif. Ici le texte se fait vengeur. La photo d’Izis montre la détresse d’un malheureux : un vieillard jouant du violon devant un chapeau (sa sébile) sur les rebords duquel est écrit Songs of Caruso. Devant l’insoutenable vision de la misére, Prévert invente une révolte et une revanche a cet étre. Le poéte veut croire qu’il y a chez les plus défavorisés une énergie et un amour de la vie qui les sauve, malgré tout. Le vieux « Pére Tamise » aurait beaucoup de raisons d’étre amer, mais ses confidences 4 son ami l’oiseau suggérent que son existence valait tout de méme la peine d’étre vécue ; les « émigrants ro].

P. 488. . Voir p. 509-510. PoSi7e 486.

503. 512.

gor.

496-497.

taeda. pede - 508-509. OVAY SY

Accueil de la presse

1265

de l’enfance », un couple de vieillards, gardent « le sourire leur bien le plus précieux / comme on garde en souvenir le désir d’étre heureux! ». La grandeur de ces étres qui n’ont pas connu le bonheur, c’est de rester polis avec la vie, comme les cygnes blancs qui évoluent parmi les déchets du port, faisant entendre « rauque et strident / leur chant vivant? » et qui dominent la saleté du décor en arborant un blanc impeccable. Les « gaies chansons » réclamées aux petites ouvriéres par les sirénes du fleuve devront donc étre a l’unisson de cet amour de la vie. Prévert semble refuser, en effet, tout au long de sa description de Londres, de laisser la tristesse envahir le portrait. La citation de Philippe Soupault qui évoque « un triste jour » londonien est suivie de celle de Paul Gilson — la derniére du recueil? —, qui témoigne de la poésie de cette ville ot la misére se fait constamment une beauté. Les charmes de Londres sont « les charmes des [...] grandes iles de la vie‘ ». Cette fois la vie est — a — le dernier mot. DANIELE

ACCUEIL

DE

GASIGLIA-LASTER.

LA PRESSE

Moins d’unan aprés Grand bal du printemps, Charmes de Londres ne pouvait guére espérer plus d’articles que |’album précédent. En fait, il en recueille sensiblement moins, mais cette fois ils sont presque tous favorables. Intitulé « Sortiléges photographiques — charmes de Londres, brumes de Londres », le compte rendu de La Gazette de Lausanne des 13-

14 décembre 1952, signé « Bn », ne dissocie un instant Prévert d’Izis que pour souligner le « commentaire poétique » qui donne al’album « toute sa signification ». Une seule réserve affleure : « Peut-étre y a-t-il quelque parti pris dans le choix d’Izis et de Jacques Prévert. Des splendeurs de Londres, de la ville impériale, ils ont presque tout ignoré. » La suite est un éloge assez appuyé : « D’un pas sir, ils se sont dirigés vers les atmosphéres de leur préférence, vers ces coins et recoins ou une grande cité cache ses secrets et sa vie la plus intime, non point la plus glorieuse, mais la plus vraie. Quelle solitude chez tous ces étres errants dans une ville qui est trop grande pour qu’ils y trouvent une place qui leur appartienne réellement ! [...] Cependant ces tristesses ne sont pas sans évasion. Dans cette vie noire et grise, il y a des échappées vers des heures plus faciles.

Des arbres et des canaux, havres apaisés tout proches des ruelles sordides. Des jeux dans lesquels on se réfugie [...]. Des tendresses pour les bétes [...]. Un Londres étrange, mais un Londres vrai, évoqué par deux interprétes qui en restituent au gré d’un subtil jeu d’ombres et de sons toute V'irremplagable poésie. » Le sentiment d’étrangeté communiqué par Prévert et Izis est tel que Robert Coiplet (Le Monde, 20 décembre) ne

serait « pas surpris qu’ils aient vu Londres comme les Anglais eux-mémes 1, 2. 3. 40

P. 504. P. 487. Voir p. 519 et 520. Pies22.

1266

Charmes de Londres

ne le voient pas » ; parfois aussi, « c’est le Londres de |’Opéra de quat’sous, preuve que celui-ci est vrai » : Prévert et Izis deviennent ainsi les garants de la véracité du Londres de Brecht et Kurt Weil. Cette valeur de témoignage semble aussi mise en avant par Claude Roy (« Les Yeux fertiles » , Libération, 24 décembre), qui parle de « magnifique documentaire sur les Charmes de Londres » et insiste surtout sur l’art du photographe. Plus lyrique, Réforme, déja si chaleureux pour Grand bal du printemps, salue « un merveilleux album » et « une réussite parfaite » (« ParisLondres via la Suisse », 17 janvier 1953) : « [...] l’essence tragique, brumeuse, romanesque de Londres est contenue dans ce flacon de cristal enfumé : il suffit de le déboucher pour en voir jaillir et se répandre |’étre

aromal dans le vague méditatif des studieux crépuscules. »» Quant 4 Pierre Mac Orlan, il ne pouvait qu’étre sensible a cette poésie (et a |’hommage d’une admiration déja ancienne attestée jadis par l’adaptation du Quai des brumes et renouvelée ici par des citations). Il pergoit dans le texte de Prévert « une chanson tendre, pudique, un trés beau poéme pour les vies imaginaires de ceux qui aiment Londres parce qu’ils portent en eux la substance lyrique de cette ville qui demeure une survivance essentielle des mots mystérieux nés dans toutes les brumes » (Le Mercure de France, mars). Le 9 avril, la chronique, signée G., de L’J/Justré, revue hebdomadaire qui parait 4 Lausanne, s’associe implicitement a |’enthousiasme de Réforme en qualifiant, elle aussi, la réussite de parfaite et, sans paraitre les plagier, réunit habilement en bouquet les compliments décernés par les confréres. Charmes de Londres constitue, selon elle, « la plus passionnante des explorations de la capitale britannique, une exploration qui n’a rien de touristique [...]. Cet ouvrage est, si l’on peut dire, un extraordinaire reportage sur Londres, son humanité, ses pierres, ses trésors souvent insoupgonnés, ses climats... Une ceuvre d’art, un document vivant. » Adrienne Monnier, dans Les Lettres nouvelles de juin

(« A Londres avec

Jacques Prévert et Izis » ), n’a pas tout a fait la méme lecture : elle ne parait pas avoir vu la solitude et les tristesses que relevait La Gazette de Lausanne, nile caractére documentaire que retenaient Claude Roy ou L ‘Illustré: « Le livre n’a pas été fait, semble-t-il, pour ceux qui ne connaissent pas Londres, mais pour faire des clins d’ceil a ceux qui le connaissent. Chose inattendue, ce livre est aimable du commencement 4 la fin. Rien de |’acreté de Vallés, ni des curiosités un peu spéciales de Verlaine. On n’a pas cherché le pendant des “gentils enfants d’Aubervilliers'”, ce qui eat été facile. Ons’est souvenu que William Blake avait déja fait le poéme Prévert dans les Chants d'expérience. » En somme, Adrienne Monnier est reconnaissante a Prévert d’étre sorti des sentiers battus — y compris par lui-méme — pour « aller dire bonjour a tous les animaux possibles [...] les vrais, les de bois, les en pierre » et, aprés avoir énuméré les pages qu'elle a goitées, elle conclut : « Les poémes sont presque tous fort bien venus, leur laisser-aller est, si l’on veut, l’élégance méme : le noeud de cravate réussi du premier coup. »

A Vopposé de cet agrément, a peine assombri un instant par un « presque » restrictif, et de la satisfaction du journaliste de France-Soir, qui trouvait laun « Prévert sans excés ni pirouettes » (19 décembre 1952), l'article de

Marius-Francois Guyard, élogieux pour Izis, reprend a l’égard de Prévert les critiques qu’avaient adressées a Spectacle un Bernard de Fallois ou un Louis Martin-Chauffier? : « [...] dans ses poémes, Prévert trop souvent semble se pasticher lui-méme et sombre dans le prosaisme et la facilité tapageuse. » Mais, ajoute Guyard, « on retrouve parfois le prodigieux 1. Voir Spedlacle, p. 335.

2. Voir l'Accueil de la presse de cette ceuvre, p. 1131 et p. 1131-1132.

Note sur le texte

1267

parleur qui nous enchanta 4 la Libération, avec ses a-peu-prés cocasses[...],

son goat de l’enfance, sa poésie sommaire mais prenante de l’amour » (Terre humaine, juin-juillet 1953). « Facilité », « poésie sommaire », peut-étre est-ce... vite dit, et peut-étre aussi le « laisser-aller » ressenti par Adrienne Monnier, son impression d’une réussite « du premier coup » n’échappent-ils pas 4 une illusion. Et s’ils étaient ce qu’on appelle quelquefois des effets de |’art ? Les manuscrits de Prévert confirmeront ce dont témoigne son éditeur, Albert Mermoud, dans le numéro spécial Prévert de la revue Sortiléges (3° trimestre 1953) : « Prévert parle, vit debout, travaille

debout. Le sol de la maison est jonché de grandes feuilles couvertes d’une écriture illisible, qu’il assemble, découpe, colle lorsqu’il a l’impression que le morceau symphonique est “dans l’air”. A ce moment précis vous retrouvez dans toute sa modestie, sa précision et son application au travail, le petit emballeur qu’il fut au Bon Marché. » Le rapprochement final mis 4 part — car, au Bon Marché, Prévert mettait son application a tout autre chose qu’au travail! —, voila quia toute chance de correspondre 4 la réalité. Mais, pour terminer cette rapide revue de presse, il nous plait de citer l’'appréciation qui a da le plus toucher Prévert, celle de Charlie Chaplin — auquel Charmes de Londres rend hommage en passant’. Elle n’est d’ailleurs pas absolument isolée dans |’accent qu’elle met sur le caraétére novateur du livre puisque, s’adressant 4 Izis, le critique de la revue Arts avait déja écrit: « Tu as senti, et l’ami Prévert aussi, que notre vie voulait un mode nouveau d’expression, que notre civilisation était celle de l'image et des images et que le sentant tu pouvais d’un seul coup te hausser a cette qualité

de réve et d’aventure » (26 décembre 1952-1 janvier 1953). Un an plus tard, dans son numéro de février 1954, le Bulletin de la Guilde du livre rapporte ce que Chaplin a écrit 4 propos de Charmes de Londres: « La combinaison photographie-poéme crée une émotion au-dela de toute parole : il me parait que c’est dans ce style que repose la poésie de l'avenir. La photographie faisant le contrepoint des poémes et quelque chose de plus.Je me suis fait lire en traduction plusieurs des poémes et leur beauté transparait. Les photos de Londres sont empreintes de pitié et d’amour et, comme j’y suis né, elles m’ont vivement ému. » ARNAUD

NOTE

SUR

LASTER.

LE TEXTE

EDITIONS

Editions parues du vivant de Prévert. Charmes de Londres, La Guilde du livre, édition hors commerce réservée aux membres de la Guilde du livre, Lausanne, 1952 ;avec 63 photo-

graphies d’Izis. Charmes de Londres, éditions Clairefontaine, Lausanne, achevé d’imprimer le 1° décembre 1952 ; avec 63 photographies d’Izis. En couverture : « Tower Bridge vu par une fenétre ». Il s’agit du méme livre que le précédent, mais diffusé en librairie. 1. Voir Hebdromadaires, édition revue et augmentée, Gallimard, 1982, p. 35. 2. Voir p. 505.

;

1268

Charmes de Londres

Grand bal du printemps suivi de Charmes de Londres, Gallimard, achevé d’imprimer le 5 avril 1976. Le texte est publié sans les photographies d'Izis ; l’ordre est le méme

que dans les éditions originales.

Edition en format de poche. Grand bal du printemps, Charmes de Londres, coll. « Folio », Gallimard, 1978. Couverture d’Etienne Delessert. ETABLISSEMENT

DU

TEXTE

Nous avons pris comme texte de base celui de |’édition originale de 52 accompagnée des photographies d'Izis. Les manuscrits et les Fie Rae des poémes, ainsi que les indications de Prévert sur la maquette — documents conservés par Albert Mermoud — nous ont permis,

outre

deux

corrections

de détail signalées,

de rendre,

dans

plusieurs cas, la disposition typographique plus conforme aux voeux de

l’auteur. Les erreurs dans les citations de textes qui ne sont pas de Prévert ont été laissées telles qu’elles étaient (et qu’elles ont d’ailleurs été reprises dans toutes les éditions), mais nous les indiquons en notes.

NOTES

Page 48).

VENUS EN VISITE... L'idée de faire précéder ce texte d’une citation de Water Music de Haendel semble avoir été tardive puisque sur la maquette du livre elle n’est qu’une esquisse manuscrite, de la méme encre que la dédicace a Albert Mermoud, datée de novembre. Celui-ci a conservé deux manuscrits de la premiére page (nous désignons le plus ancien par le sigle ms. 1). Sur le second, intitulé « Premiére page sans image (revue et corrigée) » et d’aprés lequel a été établie la dactylographie, Prévert indique : « Choisir le plus bel air de féte », avec une fléche dirigée vers une esquisse un peu plus poussée — mais tout aussi fantaisiste. Les

trois mesures reproduites sont les premiéres de |’Ouverture, dans la partition d’orchestre ; la ligne supérieure est celle du hautbois solo, la deuxiéme celle des premiers violons, la troisieme celle des seconds violons. 1. Ms. r: « Vous étes venus en visite et m’avez a peine regardée ». 2. En marge de daéfyl., Prévert a écrit : « Prénoms (ou Surnoms) si vous aimez mieux ». 3. Ms. 1: « Ainsi parle la ville aux voyageurs pressés ».

Page 487.

« r. Il s’agit d’un extrait du Hugh Lofting et L’Histoire n. 5, p. 321. Signalons que

UN GROS RAT NOIR... » chapitre x1v de L’Histoire du doéteur Dolittle. Sur du doéleur Dolittle, voir Spectacle, « Entracte », la photographie d'Izis qui faisait face au texte

Notes

1269

de Lofting représentait un bateau sur lequel était gravé le nom d’Orwell, lauteur de La République des animaux (Animal Farm, 1945). Si le roman de George Orwell n’est pas, comme celui de Lofting, destiné aux enfants, ils ont en commun d’avoir des animaux qui parlent comme principaux personnages. La République des animaux raconte la révolte des animaux d’une ferme anglaise contre les hommes. L’égalité des animaux avec les humains est proclamée mais les buts de la révolution sont trahis par les cochons qui s’emparent du pouvoir et se mettent 4 exploiter les autres animaux,

avec l’aide de la police secréte des chiens. Les cochons

se

mettent méme a ressembler aux hommes et collaborent avec eux. Page 489. ENTREE

ENTRANCE

Prévert reprendra ce texte en 1963, a l'exception des deux premiers vers, dans Hiftoires et d’autres hiftoires, suivi du texte de la page 490 (« Eau... »), puis de celui de la page 501 (« Oh Folie... ») et de celui de la page 504 (« Cable confidentiel... »), l’ensemble sous le titre Charmes de Londres. Voir p. 887. Page 490.

1. Le poéte aimait beaucoup Le Portrait de Dorian Gray (1891), d’Oscar Wilde (1854-1900), et avait eu le projet de l’adapter pour le cinéma. BAU...

Ce texte sera repris dans Hiftoires et d'autres hiftoires en 1963. Voir la notule de « Entrée

Entrance

», ci-dessus.

Page 491. 1. Collage de réminiscences d’Hamlet (nous donnons la traduction de Frangois-ViGtor Hugo qui est celle dont Prévert se servait le plus souvent : « HAMLET :[...] Vous allez voir tout al’heure comment le meurtrier obtient l'amour de la femme de Gonzague. / opnHeia: Le roise lve. / HAMLET: Quoi! effrayé par un feu follet ? » (Aéte III, sc. m.) « La REINE : [...] votre soeur est noyée, Laertes. / Lazrtes : Noyée! Oh! Ot.donc ? / LaRgINE: Ilyaentraversd’un ruisseau un saule qui mire ses feuilles grises dans la glace du courant. C’est la qu’elle est venue, portant de fantasques guirlandes de renoncules, d’orties, de marguerites et de ces longues fleurs pourpres que les bergers licencieux nomment d’un nom plus grossier, mais que nos froides vierges appellent doigts d’hommes morts. La, tandis qu'elle grim-

pait pour suspendre sa sauvage couronne aux rameaux inclinés, une branche envieuse s’est cassée, et tous ses trophées champétres sont, comme elle, tombés dans le ruisseau en pleurs... » (Acte IV, sc. vu.) « MarceELtus : Il y

a quelque chose de pourri dans l’empire du Danemark. » (Aéte I, sc. 1v.) TREMBLANTES

STATUES

DE

SANG...

2. Ils’agit d’un des « Proverbes de l’Enfer » dans Le Mariage du Ciel et de l’Enfer (1790) de William Blake (1757-1827). La traduction est celle de Gide (coll. « Romantique », Librairie José Corti, 1942, p. 31-32).

Page 492. LA FORCE DE L'INERTIE... 1. On trouve souvent ce mot sous la plume de Prévert, employé la plupart du temps avec une connotation positive. Dans Lumiéres d’homme (voir p. 630), l’« indifférence avouée » est qualifiée de « grande lueur »

1270

Charmes de Londres

et s’oppose a la lumiére faible et hypocrite, « couleur de lanterne sourde ». Cette indifférence n’est pas égoisme ni résignation. C’est la

lucidité active de celui qui, conscient des souffrances des autres et de ses propres souffrances, ne s’abandonne pas au désespoir. Dans « Enfance » (voir Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 68), le petit Jacques apprend |’« indifférence » en refusant de pleurer sur un homme qui a raté son train, « |’“indifférence” 4 qui si souvent, [il] devai[t] avoir recours plus tard ». Mais c’est peut-étre ici que Prévert nous éclaire le mieux sur ce qu'il entend par « indifférence ». Comme le réve, elle permet a la fois d’échapper aux amertumes de la vie et, surtout, de continuer a vivre ; elle est avant tout la volonté de ne pas attacher trop d’importance a ses propres angoisses, comme 4 tout état d’4me individuel. On sait que pour Prévert la solidarité est plus efficace que la révolte solitaire. ~ « LES HOMMES

ET LES FEMMES

DE CE PAYS..,

»

2. Citation extraite du chapitre x1, intitulé « Le Port de Londres », d'Images sur la Tamise (1925) de Pierre Mac Orlan (1882-1970).

L’atmosphére londonienne de Mac Orlan ressemble beaucoup 4 celle de Prévert, qui évoque souvent dans Charmes de Londres les mémes fantémes et les mémes quartiers que lui. Rappelons que Prévert adapta

en 1938 pour le cinéma le roman de Pierre Mac Orlan, Le Quai des brumes. Voir également |’Accueil de la presse, p. 1266.

Page 493.

‘ TOUT

LE MONDE

LE CONNAIT

BIEN...

Page 494. 1. Peter Pan, le héros éponyme du roman de James Barrie (1860-1937), publié en 1911, se rend en volant comme un oiseau dans le jardin de Kensington. Sur une ile de ce jardin, naissent des oiseaux qui, comme Peter

Pan, deviendront un jour des petits garcons et des petites filles, et le vieux gentleman mis en scéne par Prévert pourrait bien parler a |’un d’eux.

Page 496.

TOURNEUR DE RITOURNELLES... 1. Prévert, une fois encore, se souvient de 1|’« Eloge de la mauvaise

musique » de Proust. Voir la Notice de Grand bal du printemps, p. 1246.

Page 497. ET

D'AUTRES

DANS

D'AUTRES

RUES

S’EN

VONT...

Page 498. 1. Le grand incendie de Londres eut lieu en 1666. 2. Citation du Journal de l’année de la Peste (1722) de Daniel Defoe (1660-1731), ow il retrace les désastres causés par la terrible maladie qui

s'abattit sur Londres a la fin 1664. La traduction donnée est celle de Joseph Aynard (Aubier-Montaigne, 1943, p. 86), avec une coupure non

signalée aprés « non atteint luicméme

Page 499.

» : « sauf au cerveau

».

= « UN SAGE NE VOIT PAS LE MEME ARBRE... »

1. Citation extraite du Mariage du Ciel et de l’Enfer, « Les Proverbes de l’Enfer ». La traduction est celle d’André Gide (coll. « Romantique », Librairie José Corti, p. 23).

Notes HYDE

1271

PARK...

Ce texte sera repris dans Choses et autres en 1972 (coll. « Le Point du jour », Gallimard, p. 227).

2. Choses et autres : « eden public ». Page 500. « SI LE JOUR PERSEVERAIT...

»

1. Prévert cite de nouveau un des « Proverbes de |’Enfer » du Mariage du Ciel et de l’Enfer, dans la traduction d’André Gide (p. 25).

Page jot. OH

FOLIE...

Ce texte sera repris dans Hiftoires et d'autres hisfoires en 1963. Voir la notule de « Entrée Entrance », p. 1269. 1. Pas de majuscule a toutes les occurrences de ce mot dans Histoires et d’autres histoires. Page 502. 1. La folie d’Ophelia se déclare a la scéne v de l’ac¢te IV d’Hamlet. Les « os félés » peuvent se lire comme une allusion a la scéne du cimetiére : la béche du fossoyeur brise la machoire d’un crane, en présence d’Hamlet (ate V, sc. 1).

Page 504.

CABLE CONFIDENTIEL... Ce texte sera repris en 1963 dans Histoires et d'autres histoires. Voir la

notule de « Entrée Entrance », p. 1269. 1. La mention « extrait » ne figure pas dans le texte repris en 1963 dans Histoires et d’autres histoires. 2. Le mot « Stop » est toujours écrit avec une majuscule initiale dans Histoires et d’autres bistoires.

Page soy. 1. On appelait « Malle des Indes » le service par chemin de fer, bateau 4 vapeur, etc., pour le transport des lettres destinées aux Indes. L’Empire britannique des Indes a pris fin en 1947 ; |’Inde est devenue une république en 1950, année ou! a commencé la guerre de Corée ; celle d’Indochine se

poursuit : en février 1952, les Francais ont di évacuer Hoa Binh. «,.. CAR IL N'Y A QU’UN

SOT ORGUEIL...

»

2. Texte extrait de la biographie de Haendel par Romain Rolland,

publiée en 1910 et rééditée en 1951. Prévert a effectué une coupure dans sa citation entre « partager » et « notre époque ». Le texte de Romain Rolland se présente ainsi (éd. 1951, p. 209) : « [...] que tous peuvent partager. Ce génial improvisateur astreint pendant toute une vie — un demi-siécle de création — a parler du haut de la scéne a de grands publics mélés dont il fallait étre sur le champ compris, était comme ces orateurs antiques, qui avaient le culte de la forme et l’instin@ de |’effet immédiat et vivant. Notre époque [...] ». 3. Le titre du film de Chaplin (en frangais, Les Lumiéres de la ville, 1930), addition manuscrite de Prévert sur la maquette, semble une réponse au texte de Romain Rolland qui précéde. Au diagnostic pessimiste de

1272

Charmes de Londres

Romain Rolland, qui déplore la disparition, 4 notre époque, « de purs artistes qui parlent au peuple et pour le peuple », Prévert objecte : il y a Charlie Chaplin.

Page 506.

« LA MACHINE ROUGE AVANCE... »

1. Ce texte sera publié en 1960 dans Mes voyages (a l’intérieur du chapitre

intitulé « Londres »), sous une forme un peu différente, et daté de 1934. Page 509. « NOS NEGOCIANTS M’ONT ASSURE... »

Page 510. 1. Citation tirée d’un petit opuscule humoristique de Swift, intitulé Modeftes propositions pour empécher les enfants des pauvres en Irlande d’étre @ charge a leurs parents ou a leur pays et pour les rendre utiles au public. La traduction utilisée par Prévert est celle de Léon de Wailly (Club frangais du livre, 1948). QUAND

SIR JACK

L'EVENTREUR...

2. White Chapel est le quartier ou opérait autrefois Jack |'Eventreur, entre Worthworth Street et Petticoat Lane. Worthworth Street était surtout fréquentée par des prostituées, parmi lesquelles le tueur choisissait ses victimes. 3. Le paralléle qui, s’amorce ici entre les deux monstres que furent Henri VIII et Jack l’Eventreur est d’autant plus astucieux que certaines des victimes du tueur avaient le méme prénom que certaines des épouses du roi, notamment celles qui furent décapitées sur son ordre. Mary Ann Nicholls et Annie Chapman renvoient a Anne Boleyn (1507-1536), d’ou, chez Prévert, Anne la Baleine ; Catherine Eddowes a Catherine Howard

(v. 1522-1542), d’ou Catherine Hasard. . « J'ai toujours révé d’aimer une femme qui s’appellerait Daisy », déclare William Kramps, transposition burlesque de Jack l’Eventreur dans Dréle de drame (adaptation par Prévert d'un roman de Clouston). Satin, personnage de Nana de Zola, est une petite prostituée qui entretient une amitié particuliére avec l’héroine du roman. 5- Allusions au roman de David Garnett (1892-1981), La Femme changée en renard (1922), eta celui de Mary Webb (1881-1927), La Renarde (1917). Les

deux histoires finissent tragiquement et presque de la méme facon : chez Garnett, le mari tente de protéger dans ses bras sa femme changée en renard mais la meute massacre l’animal ; chez Mary Webb, l’héroine fuit également une meute avec une renarde dans ses bras mais toutes deux sont tuées.

Page 512. 1. Citations extraites d’Images sur la Tamise (voir n. 2, p. 492). Mac

Orlan y consacre tout un passage au célébre tueur londonien dans le chapitre vm, intitulé « Jack |’Eventreur LA

REINE

DES

».

EPONGES...

Il existe de ce texte deux manuscrits. Nous utilisons pour le premier le sigle ms. 1. 2. Ms. 1: « Petits mondes silencieux tremblants et multicolores ». 3. Dans les deux manuscrits, ces trois lignes étaient suivies et non

précédées du quatrain initial.

Notes 4. Bd. 1976 : « sur la Rambla

1273

».

Page 513. A L'OMBRE

DE

LA

CHAPELLE

BLANCHE...

1. Voir n. 2, p. 510. «... QUAND

SOUDAIN

UN

LAPIN

BLANC...

»

2. Prévert a tiré ses citations du premier chapitre d’Alice aux pays des merveilles, « Dans le terrier du lapin » (traduction de René Bour publiée en 1937 par Desclée de Brouwer, p. 13). Page 514.

IL NE VOIT PAS ENCORE TRES CLAIR... 1. Paroles prononcées par Myriéle au deuxiéme acte d’Un petit ange de rien du tout, piece en trois a¢ctes de Claude-André Puget publiée par les éditions Julliard en 1944. « JE DOIS

LE

RECONNAITRE...

»

Page jry.

1. Citation du chapitre intitulé « Les Plaisirs de l’opium », dans l’autobiographie de Thomas De Quincey (1785-1859), Les Confessions d’un opiomane anglais (1821). L’extrait est cité, dans |’édition originale et les suivantes, avec une erreur, résultant probablement d'une coquille, mais qui n’a jamais été corrigée et que nous conservons : « je trouvais dans l’opinion le moyen de me consoler », au lieu de « je trouvais dans l’opium le moyen de me consoler ». La traduction utilisée par Prévert est celle de Henry Borjane, éd. Stock, 1929 (p. 100-101). L'ANE A MANGE LA SOUPE...

2. Voir Des bétes..., p. 204 et n. 1. 3. Cette derniére ligne résulte d’une correction manuscrite de Prévert sur la dactylographie, qui donnait : « Et partout Neptune conduit le bal. » «

DANS

LES

LONGS

VOYAGES...

»

4. Citation extraite d’Instructions aux domestiques et tirée du chapitre « Instructions au groom ». Prévert utilise la traduction de Léon de Wailly (Club frangais du livre, 1948).

Page 516. 1. Promenades sérieux ».

dans Londres

(éd. 1842) : « demande

du plus grand

2. Dans son édition de 1842 de Promenades dans Londres, Flora Tristan explique, en « Avant-propos », que ce livre, d’abord publié en 1840, suscita un scandale : « Habitués a entendre vanter la richesse de V’Angleterre, et jugeant ce pays d’aprés les Anglais qui voyagent sur le continent, dont fort peu appartiennent a la classe pauvre, les personnes qui lurent mon livre crurent que j’avais exagéré. De plusieurs cétés je fus accusée d’avoir calomnié \’Angleterre, d’avoir voulu la noircir dans l’opinion des Francais. » Cent douze ans aprés, Prévert et Izis choisissent 4 leur tour de montrer les pauvres de Londres et leurs

quartiers.

En

1945

Prévert

avait luiméme

été attaqué

pour

avoir

1274

Charmes de Londres

montré, d'une maniére que certains trouvaient forcée, Aubervilliers et

sa misére (voir la notule pour les « Chansons » d’Aubervilliers, Spectacle, Pp. 1202-1203). «

IL Y AVAIT

UNE

DAME

AVEC

UN

COCHON...

»

Page 517. 1. Sur le manuscrit, Prévert donne comme

référence de ce texte :

« Three young rats and other rhymes. Dessins d’Alexandre Calder. The Museum of Modern Art. New York ». 2. Sur le manuscrit, Prévert indique que ce texte a été publié sans nom d’auteur par les éditions Guy Lévis Mano. MAIS A LIMEHOUSE C'EST L'ETE...

A partir de la page 518 (« Le fleuve avec la mer... manuscrit sur la maquette.

») le texte était

De méme que White Chapel déja évoqué (p. 510 et p. 513), Limehouse fait partie du East End de Londres. Voir la description de ce quartier par Paul Gilson, p. 520.

Page 518, 1. I] s’agit d’une autocitation, ces deux lignes reprenant textuellement

un passage d’une chanson écrite par Prévert a la fin de 1933 : « Vie de famille », qui a été mise en musique par Hanns dans le tome II de la présente édition. Ed. 1952 : « dans le lit de soleil ». Nous manuscrit de la maquette. 3. Ms, maquette : « sur sa figure de proue ». 4. Ms. maquette : Plaisir d’échanger quelques mots pour dire par exemple que le temps est beau 5. Ms. maquette : ronronne comme un bon chat 4 qui on dit

Eisler. On la trouvera adoptons la legon du

des choses heureuses

qu’il est un bon chat et sa patte de velours courant sur le trottoir comme avec une souris joue avec le brouillard. ET LE BEAU

TEMPS

S'EN VA

TRAINER

SES GUETRES...

Ce texte était manuscrit sur la maquette.

Page 519. « JE ME PROMENAIS A LONDRES UN ETE... » 1. Extraits de Westwego, long poéme de Soupault (268 vers), daté de

1917-1922 et publié en 1937 par les éditions G.L.M. Prévert cite les vers 1 et 12, appartenanta

la deuxiéme strophe, puis le vers 43 453, qui constituent

l'ensemble de la troisiéme strophe, enfin les vers 54 457, dans la quatriéme Strophe. La citation comporte deux erreurs : « iles désertes » pour « iles désertées » et « qui baissaient la téte » pour « qui baissent la téte ». Page 520.

« J'AIME CE QUARTIER DE LONDRES... » E 1. Voir, dans Spectacle, la notule de « Limehouse », p. 1148: Le texte cité ici par Prévert est un extrait de Merveilleux (chapitre « London parade », partie intitulée « Limehouse ») publié chez Calmann-Lévy en 1945.

Lettre des iles Baladar CHARMES

DE

1275

LONDRES...

Ce texte était manuscrit sur la maquette. 2. Aprés quelques aventures, le narrateur de Confessions d’un mangeur

d’opium — ceuvre de Thomas De Quincey citée par Prévert p. 514-515 — se rend a Londres.

II y fait la connaissance d’Ann, une prostituée de

seize ans, qui lui sauve la vie, un jour, dans Oxford Street. Mais il sera séparé d’elle et cherchera longtemps a la retrouver sans jamais y parvenir.

Page j2i. 1. Pour parler d’une pluie forte et dense, les Anglais disent : It rains cats and dogs. La formule devait particuliérement plaire 4 Prévert, puisqu’il en a fait le titre d’un de ses projets de scénario (« II pleut des chiens et des chats ou Demain soyons heureux ») et qu’il l’utilisera encore dans « Rain song » (texte publié dans Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 223-224).

2. Ms, maquette : « comme autant de mouchoirs sur le quai du départ ». Cet alexandrin et celui qui précéde, avec leurs oiseaux de mer, leur adieu et leurs mouchoirs, pourraient bien se souvenir de « Brise marine

»

de Mallarmé ot des oiseaux sont ivres / D’étre parmi l’écume inconnue et les cieux et ou, au moment du départ, Un Ennui désolé par les cruels espoirs, / Crott encore a l’adieu supréme des mouchoirs ! (voir Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, p. 38).

Page 522.

1. Ms. maquette : « Porte lui de ma part les portraits des petits ». 2. Ms. maquette :

Donne lui de mes nouvelles dis lui que je suis bien on est si prés si loin

LETTRE DES ILES BALADAR

NOTICE

André Francois, né 4 Timisoara en Roumanie le 9 novembre rg915, s’est installé 4 Paris au début des années 1930. Dessinateur publicitaire puis caricaturiste, il s’est d’abord fait connaitre comme affichiste. Il est l’auteur de nombreuses couvertures pour le New Yorker et il a aussi été satiriste dans des revues anglaises comme Lilliput ou Punch. A partir de 1958, il se consacrera tout particuliérement a la peinture, avec

notamment

Chicago...

des

expositions

4 New

York,

Amsterdam,

Paris,

1276

Lettre des iles Baladar

Prévert et le dessinateur se sont beaucoup rencontrés au moment de concevoir le livre — toutes les semaines pendant plusieurs mois, selon un témoignage d’André Francois : « Nous parlions. Il n’y avait jamais de texte prét. Il me disait : dessinez ;et je dessinais. Puis il a écrit'. » D’un livre 4 l'autre, Prévert envisage donc différemment sa collaboration avec photographes ou dessinateurs : ici le texte est vraisemblablement postérieur 4 l'image, mais image et texte sont le fruit d'une discussion sur le projet en cours ; grande est la volonté de faire ceuvre commune. Le titre, Lettre des iles Baladar, et la couverture de |'édition originale — et de sa reprise en 1967? —, congue comme une enveloppe, laissent attendre une ceuvre qui reléverait du genre é€pistolaire. Or, il s'agit d’un récit a la troisieme personne, sans destinataire désigné. Les expéditeurs, si l’on se référe encore a la couverture-enveloppe, se confondent en tout cas avec les auteurs du livre, mais l’adresse est laissée en blanc. Au-dessus des timbres on peut lire : « Visitez Baladar »,

comme si cette lettre ouverte était une sorte de prospectus promotionnel de l'ile dont il va étre question. Mais « Baladar » étant un lieu imaginaire, on peut supposer que les auteurs incitent le lecteur a inventer a son tour cette ile, 4 faire en sorte qu’elle devienne réelle. La description de la microsociété que constituent les habitants de Baladar est d’ailleurs au passé : ce paradis est 4 retrouver. Remarquons enfin a quel point le mot de « Baladar », inventé par lui, plait 4 Prévert ; il l'a déja utilisé comme titre de scénario pour un dessin animé?’ et comme nom d’animal « qui marche sans arrét » dans Des bétes...*. Proche de « balader » mais aussi de « ballade », il peut suggérer le vagabondage heureux, la musique et la poésie populaire des troubadours, l’art en balade, l’errance paisible de ceux qui n’ont pas de racines, la marche perpétuelle de ce réveur éveillé que |’on rencontre tout au long de I’ceuvre du poéte. Au moment ov parait le texte — l’achevé d’imprimer est du 30 novembre 1952 —, le colonialisme est de plus en plus remis en question, mais Prévert le combat depuis longtemps. Dés 1930, « Souvenirs de famille » évoquaient avec sarcasme ceux qui « plantent un crucifix ou un tricolore dans le dos’ » des Noirs, et, un an aprés,

le « Diner de tétes » faisait des allusions ironiques aux fétes du centenaire de la conquéte de |’Algérie et a |’Exposition coloniale®. L’écrivain multipliera ensuite les coups de griffe contre ceux qui prétendent civiliser les sauvages alors qu’ils se contentent surtout de les exploiter. Quand, en 1947, éclate a Madagascar une rébellion — provoquée par le parti nationaliste — qui donne lieu a une répression sanglante, Prévert, par le biais des Contes pour enfants pas sages (en particulier dans « Scéne de la vie des antilopes », et aussi dans « Les 1. Propos recueillis dans Le Monde du samedi 14 juin 1986. Voir la Note sur le texte, p. 1279.

2. 3. jour 4. 5.

Ecrit en 1930 pour André Vigneau. Voir La Cinquiéme Saison, coll. « Le Point du », Gallimard, 1984, p. 9-19. P. 182. Paroles, p. 25.

6. Voir ibid., p. 5 et 6.

Notice

1277

Premiers Anes! ») ou par des textes qu’il ajoute a la deuxiéme édition d’ Histoires en 1948 (« Le Cours de la vie », « Le Lunch »”) fait allusion avec plus d’insistance encore a la cruauté du colonialisme. Mais surtout, en 1946, a été déclenchée la guerre d’Indochine, qui se poursuit plus meurtriére que jamais au moment ow est concu Lettre des iles Baladar, et en 1951 éclaté |’ « affaire Henri-Martin » a l'occasion de laquelle Prévert, a la demande de Jean-Paul Sartre, écrira en 1953, « Entendez-vous, gens du Viét-nam...) ». Ici, le récit imaginaire permet encore d’attaquer le colonialisme sous toutes ses formes et ot qu'il soit, mais l'histoire racontée, bien qu’intemporelle et non localisée, ne peut étre percue, au moment ou elle est publiée, qu’en relation direéte avec les événements. Le monde de I’ile est vu comme un monde toujours neuf par rapport a celui du « Grand Continent », sclérosé, ot l'histoire se répéte sans progresser, ou régnent, comme le suggérent les titres de ses journaux — Le Charlatan, Le Transigeant, Les Echos de la caverne et de la caserne des brigands'... —, \’imposture, les compromissions, |’obscurantisme. Alors que dans l’ile Baladar tout se paie en nature — poires, tabac, confiture de roses... —, le Grand Continent est en train de pourrir et

de mourir de son amour de l’argent : « Quand ce n’était pas la guerre froide, c’était la guerre réchauffée ou la guerre a |'’étouffée et comme la-bas l’argent c’est le nerf de la guerre, la guerre des nerfs était toujours déclarée’. » L'attivité principale du Grand Continent est la vente des paons empaillés. La mort — dans ce cas précis tout a fait inutile — est jugée esthétique et surtout lucrative. Ces empailleurs devenant des « orpailleurs® », le texte suggére une synonymie des termes accentuée par la ressemblance phonique — |’or, rappelons-le, fut une des principales causes du génocide des Indiens au xvi* siécle. La grandeur du Continent s’oppose aussi a la petitesse de l’ile : c’est la plus petite des iles Baladar dont l'histoire va nous étre contée. Prévert ne veut pas seulement suggérer que la société idéale n’est possible que dans un lieu restreint : le Grand Continent, c’est le pays de la mégalomanie, alors que l'ile Baladar est habitée par des étres simples qui n'ont pas renié leur enfance. L’archipel ne tient pas en place, et la plus petite des iles n’est méme pas répertoriée sur une carte’. Cette non-appartenance a la géographie, cette

mouvance sont en effet symboliques du non-enracinement et de la volonté de vivre dans une sorte de présent perpétuel. Il n’y a, semble-t-il, pas d’héritage du passé ni influence extérieure : personne ne s’intéresse aux « nouvelles du Grand Continent* ». L’art n’étant pas institutionnel, il fait

partie de la vie quotidienne, chacun se faisant sa musique et sa poésie : on peut donc supposer que toutes les formes artistiques se renouvellent constamment. Prévert, a l'instar des cyniques, prendrait-il le parti de la Hifloires et d'autres biftoires, p. 861-862 et p. 872-873.

. [bid., p. 816. . Voir La Pluie et le Beau Temps, p. 651-657 et la notule, p. 1321-1322. . P. 530. Ps 550: . Voir p. 539. . Voir p. 525-526. . Voir p. 528. RNPOY AVAW

1278

Lettre des iles Baladar

nature contre la culture ? Celle-cin’est-elle pas, en effet, rejetée sous toutes ses formes ? Méme les fleurs poussent a leur gré : il n'y a pas de jardiniers. En réalité, l’écrivain élargit le sens de sa fable, quin’est pas seulement un pamphlet anticolonialiste : les habitants de la plus petite des iles Baladar, opposés aux hommes du « Grand Continent », incarnent aussi le peuple, ceux que l'on appelle les petits et qui n’ont pas besoin d’accumuler les références au passé pour avoir du génie. A Baladar, la notion d'auteur n’a plus cours car si chacun est tour a tour poéte, musicien, peintre, cinéaste, les ceuvres de chacun deviennent |’ceuvre de tous et inversement, et les

hiérarchies sont donc abolies dans le domaine de l’art comme dans le domaine social. « Les habitants de l’ile ne lis[ent] jamais les choses imprimées' » : tout se transmet immédiatement et oralement. Ce refus d'un passé culturel est aussi le refus des modéles et des maitres quels qu’ils soient. Dans cette société idéale réve et réalité se rejoignent : le seul voeu du singe balayeur Quatre-mains-a-l’ouvrage est que tout soit « toujours pareil, aussi simple, aussi vrai, aussi beau et nouveau qu’avant? ». Ce monde — menacé par le monde de |’argent — est celui d’un Age d’or ot personne n’est au service d’autrui, ot la nature, prodigue de ses richesses, subvient aux besoins de tous. I] est proche, aussi, du monde pr6né par les anarchistes. Prévert semble bien faire ici le méme réve qu’eux : celui d’un paradis sans Dieu ov la liberté et le bonheur individuels se confondent avec ceux de tous.

Aprés l'invasion des gens du Grand Continent, une chaine de solidarité va s'instaurer entre les opprimés de diverses origines. Un paon, rescapé in extremis des abattoirs de Tue-Tue-Paon-Paon et quia rejoint les animaux de Vile réfugiés dans la montagne, encourage les indigénes 4 s'échapper — a prendre en quelque sorte le maquis. C’est ensuite Quatre-mains-a-l’ouvrage — « pas natif de l'ile* » — qui, par ses cris, donne le signal de l’attaque, aidé lui-méme par le cheval du Général Trésorier. Enfin, les « travailleurs spécialisés » venus de contrées lointaines — des travailleurs immigrés—, chargés de construire le pont moyennant un salaire de misére, font du sabotage en emportant avant de partir « a titre de souvenir et de compensation un grand nombre de boulons’ ». C’est donc grace a cette solidarité dans la révolte que les indigénes se débarrassent de ceux qui voulaient les réduire en esclavage et qu’ils retrouvent le bonheur perdu. Dans Le Diamant, dessin animé réalisé par Paul Grimault en 1970, Prévert imaginera encore une petite communauté de bons sauvages,

vivant au milieu du désert et attaqués un jour par un homme venu d’un pays dit civilisé. Celui-ci s’emparera du gros diamant qui ornait leur totem mais, trop lourde pour sa machine volante, la pierre précieuse l'entrainera dans la mort, de méme que le grand cheval d’or du Général Trésorier faisait écrouler le pont reliant Baladar au Grand Continent. DANIELE

1. P. 530. ER py 3) Pes274. Rosso:

GASIGLIA-LASTER,

Notes

NOTE

SUR

1279

LE TEXTE

EDITIONS

Lettre des iles Baladar, coll. « Le Point du jour », Gallimard, achevé

d’imprimer le 30 novembre 1952. Avec des dessins d’André Frangois. Lettre des tles Baladar, coll. « Le Point du jour », Gallimard, achevé

d’imprimer le 30 novembre 1967. Avec des dessins d’André Francois. Méme texte et mémes dessins que |’édition précédente, mais format plus

petit. ETABLISSEMENT DU TEXTE

Nous avons pris comme texte de base celui de |’édition originale de 1952, accompagnée des dessins d’André Francois. Dans un cas, nous nous sommes permis d’uniformiser ce qui ne l’était pas : « indigénes » était imprimé avec un 7 minuscule durant plus de la moitié du texte puis, par intermittences, avec un 7 majuscule. Quantitativement majoritaire — et de loin — la premiére orthographe nous a paru préférable du point de vue de la signification. Nous laissons aussi tels qu’ils se présentaient

les noms de lieux ou de personnes créés par Prévert sans tenter de les aligner sur des normes.

NOTES

Page 526. 1. Sur le manuscrit, Prévert a tiré un trait aprés « a la santé des les Oubliées. » et a écrit « (fin du préambule) ».

2. Ms. : « Pourtant c’était l’ile la plus proche de la terre, mais [si proche que la mer elle-méme n’y pensait plus biffé] les gens du Grand Continent n'y prétaient aucune attention ». Page 527. 1. Fagotin était le nom du singe de Jean Briocci (dit Jean Brioché), bateleur italien qui vivait vers 1650 et qui passe pour avoir inventé les marionnettes. Brioché faisait voir son singe sur le Pont-Neuf a Paris et aux foires de Saint-Laurent et de Saint-Germain. L’animal aurait été tué d’un coup d’épée par Cyrano de Bergerac. ae 530. . Titre parodiant celui de L’Intransigeant. Pendant la guerre de to1918, le ton patriotique de ce journal dirigé par Léon Bailby (voir,

ans Paroles, « La Crosse en l’air », n. 5, p. 83) lui permit de devenir

1280

Guignol

le plus grand journal du soir. C’est lui qui patronna le Bal des Petits Lits blancs et qui fut a l’origine du tombeau du Soldat inconnu et de la flamme a l’Arc de triomphe. 2. Ms. : « sans jamais lui demander de quel jour ou de quelle année ils dataient tout simplement pour l’aider [a vivre, pour lui et le voir repartir content iffé] un peu a vivre ». 3. Ms. : « Quatre-bras-a-l’ouvrage ».

Page 531. 1. Ms. : « c’est une chose qui n’arrive qu’une seule fois dans la vie [et qui méme peut arriver a tout le monde ainsi, [un mot illisthle] _bif-

fé\) / Il arrivait parfois ». Page 538. 1. Voir Spectacle, n. 1, p. 312. 2. Ms. : « aujourd’hui je vous nomme : mineurs de la Péninsule du Trésor!!!... / [Alors, haut les coeurs, haut les pelles, haut les pioches et autres outils, en avant pour Tue Tue Paon Paon au travail et a l’action et que messieurs mesdames les actionnaires ne m’interrompent pas de leur acclamation, nous ne sommes pas venus ici pour perdre notre temps

mais

pour

Paon!

gagner

beaucoup

biffé] / Et comme

et

en

les indigénes

d’or

».

avant

Tue

Tue

Paon

Page 540. 1. Ms.

: « que méme

en travaillant vingt-six heures par jour ».

Page 54I.

1. Grenouille de trés grande taille vivant en Amérique du Nord et dont le cri ressemble au mugissement du taureau. Page 549.

1. Ms. : « avec une male assurance, pour se donner bonne contenance »>.

GUIGNOL

NOTICE

« Guignol pour minus habentes » : C'est ainsi que La Bataille de Fontenoy

avait été désobligeamment qualifiée en 1933'. Dix-neuf ans plus tard, en donnant le titre de Guignol a une courte piéce illustrée de dessins d’Elsa Henriquez?, Prévert revendique pleinement |’esthétique d’un 1. Par Jacques Chabannes (Volonté, 19 mars 1933) ; voir la notule de la piéce (Speétacle, p. 1158). 2. Publiée en décembre 1952. Sur Elsa Henriquez, portrait d'un oiseau » (Paroles, p. 1070).

voir la notule de « Pour faire le

Notice

1281

théatre méprisé, comme tout art populaire, et se référe 4 ses origines subversives souvent oubliées : créé a la fin du xvm* siécle par Laurent Mourguet, Guignol fut en effet le porte-parole des ouvriers soyeux des fabriques 4 métiers de Lyon et de leurs revendications. Ici, les coups portés a l’autorité et aux nantis sont avant tout portés avec les mots. C’est par le langage que celui qui est seulement nommé « l'individu » — avec une minuscule — prend possession des biens du « Monsieur » — avec une majuscule’. I] est vrai que le Monsieur commet une premiére erreur en ne mesurant pas ce qu'implique la formule de politesse dont il use par pur automatisme : « [...] je n’ai pas l’honneur de vous connaitre?. » Croyant marquer ici ses distances avec le personnage qui passe dans la rue et avec lequel il ne veut pas frayer, il donne immédiatement des verges pour se faire fouetter au jeu de massacre verbal qui va suivre. La réplique : « Ne vous excusez pas, tout l’honneur est pour moi », crée un effet de surprise puisque ces paroles ne sont pas celles qu’on attendrait en pareil cas. En réalité, comme tout ce que va dire |’individu, elles sont 4 double sens. Prenant le propos tenu au pied de la lettre, elles en tirent toutes les conséquences possibles : pourquoi, si le Monsieur n’a pas l’honneur de connaitre Vindividu,

s’excuse-t-il?

Il avoue

seulement

ainsi que

ce

serait

un

honneur de connaitre |’individu ; tout l’honneur est donc pour celui-ci qui insinue peut-étre également : « C’est un honneur pour moi que vous ne me connaissiez pas. » Nous allons bien assister 4 un affrontement entre deux hommes qui ne sont pas de la méme classe. Dés le début, |’individu a le dessus, commengant a tisser une toile dans laquelle |’autre ne peut qu’étre pris au piége : il adopte le méme niveau de langage que lui, un langage conventionnel, constitué de phrases toutes

faites, en apparence polies, et sa tactique consiste simplement a introduire un léger décalage dans le dialogue, le rendant ainsi ambigu, ce qui lui permet de mener le jeu. Le Monsieur croit reprendre |’avantage quand Vindividu, semblant revenir aux codes habituels, lui dit : « Je voulais seulement vous demander si vous aviez du feu » ; il s’empresse de répondre a celui qu’il a jugé minable du premier coup d’ceil : « Vous voyez bien que je ne fume pas. » Alors, |’individu, comprenant son erreur ou ayant prémédité sa Stratégie, compléte sa demande par une addition qui en détourne le sens : « Je voulais seulement vous demander si vous aviez du feu chez vous. » A ce propos bizarre, le Monsieur ne peut que manifester son étonnement: « En voila une question>. » Pourtant cette question a une signification et méme un but mais elle ne pourra étre comprise que plus tard — trop tard — par le Monsieur. Tout au long de cette confrontation, le Monsieur, incapable de parler autrement que par lieux communs et phrases stéréotypées, idéologiquement détestables, sera victime de ses propres paroles, qui lui reviendront en pleine figure comme un boomerang lancé par un maladroit. S’il fait « un temps a ne pas mettre un chien dehors* », il ne fait pas non plus un Voir la Note sur le texte, p. 1283.

‘ mee . Ibid. BPS S58: PWKE

1282

Guignol

temps 4 mettre une famille dehors : famille, chien, chat et canari de l’individu s’insgtalleront donc chez lui. Le Monsieur n’a pas de chambre d’amis, seulement « une petite mansarde pour une petite bonne’ » et il trouve d’ailleurs les bonnes trés exigeantes. Si la chambre est assez confortable pour les petites bonnes, elle le sera bien assez pour le Monsieur. Ayant manifesté son intérét pour « Kidordine », produit miracle dont la radio vante les mérites — il permet aux sous-alimentés de dormir en oubliant leur faim —, le Monsieur sera invité gentiment mais fermement 4 essayer le produit miracle, ce qui permettra 4 la petite famille de s’installer chez lui le temps de son sommeil, prévu au moins pour une semaine’. Nous sommes en pleine révolution si l’on prend le mot dans son sens premier de « retournement ». L’individu ne se contente pas d’insinuer au Monsieur que ce qui est jugé bon pour les pauvres pourrait étre bon pour les riches mais il le lui prouve en |’obligeant a jouer le mauvais rdle. Allant plus loin que les squatters, qui, eux, occupent des logements inhabités, il s’incruste chez le Monsieur et peu a peu prend sa place — il s’empare de ses cigares, de ses jouets, de sa musique, de sa nourriture, de son lit — tandis qu’il le met a celle du pauvre. Certes, cette révolution ne durera qu’une semaine, mais ce qui a été bouleversé une fois — méme briévement — peut |’étre encore. Pourtant, a|’image du langage poli qu’utilisent jusqu’au bout |’individu et sa famille, ce bouleversement se fait en douceur : le Monsieur ne subit aucun sévice physique — !’individu se contente de le pousser quand il veut entrer chez lui et de le forcer a avaler la potion pour misérables. On ira méme — délicate attention — jusqu’a faire réparer, le lendemain, les carreaux cassés de la chambre de bonne. Ces intrus ne sont pas ivres de sang mais réclament — avec détermination il est vrai — leur part de bonheur. Le 31 aot 1969, Giséle Tavet proposait a Saint-Jeannet, dans les Alpes-Maritimes, une mise en scéne de la piéce. Les décors et costumes étaient de Jacques Touyon, qui interprétait le rdle de l|’« individu », Georges Colleuil jouait celui du « Monsieur ». DANIELE GASIGLIA-LASTER.

NOTE

SUR

LE TEXTE

EDITIONS

Editions parues du vivant de Prévert. Guignol, La Guilde du livre, édition hors commerce réservée aux membres de la Guilde du livre, Lausanne, 1952. Avec des illustrations d’Elsa Henriquez. 1. P. 560. 2. Voir p. 570-573.

L’Opéra de la lune

1283

Guignol, éditions Clairefontaine, Lausanne, 1952. Avec des illustrations

d’Elsa Henriquez. II s’agit du méme livre que le précédent, mais diffusé en librairie. Autre édition. Guignol, coll. « Enfantimages

», Gallimard,

achevé d’imprimer le

13 o¢tobre 1978. Avec des illustrations d’Elsa Henriquez. Méme texte que celui des éditions précédentes mais plus petit format et présentation des dessins quelque peu différente. L’ETABLISSEMENT

DU TEXTE

L’édition originale ne donnait de majuscule qu’au « Monsieur » (voir la Notice p. 1281). Cette singularité est amoindrie dans notre édition par le fait que les noms de toutes les personnes qui prennent la parole

sont imprimés en capitales. Cependant nous avons conservé le contraste dans les indications scéniques.

NOTE

Page 565. 1. Le Monsieur est donc né le 25 décembre 1891 ou aux environs de cette date. Signalons a tout hasard que le président du Conseil (qui détenait aussi le portefeuille des Finances) du 8 mars au 22 décembre

1952 était Antoine Pinay, né le 30 décembre 1891.

L'OPERA DE LA LUNE

NOTICE

Comme précédemment Grand bal du printemps, Charmes de Londres et Guignol, L’Opéra de la lune, dont l’achevé d’imprimer est du 20 novembre

1953, est édité a la Guilde du livre par Albert Mermoud.

L’auteur

des dessins, Jacqueline Duhéme, avait rencontré Prévert en 1948 grace a Henri Matisse, qui l’avait envoyée a Saint-Paul-de-Vence porter un livre au poéte. Elle retourna souvent voir Prévert par la suite et, dés 1950, ils commencérent a concevoir ce qui allait devenir L’Opéra de la lune. P

1284

L’Opéra de la lune

Trois maquettes successives' temoignent du travail de la dessinatrice et de l’écrivain ; de l'une a l'autre, Jacqueline Duhéme essaye différentes techniques, modifie ses dessins, et leur rapport avec le texte varie lui aussi beaucoup. Le petit livre est créé en étroite collaboration : Prévert et la jeune femme se rencontrent souvent, discutent ensemble de histoire 4 venir. Prévert demande méme a Jacqueline Duhéme ce qu'elle aimerait dessiner. Et quand celle-ci répond

« des moutons

»,

il lui dit : « Alors je vais parler de moutons... » Inversement, il arrive qu'il fasse un croquis — par exemple d’une pleine lune habitée qui inspirera le dessin montrant les sélénites en train d’embellir leur astre —,

pour donner 4a sa collaboratrice une idée de ce qu'il attend, comment il voit tel ou tel passage : comme lorsqu’il rédige ses scénarios de films, il a dans la téte des images du récit qu'il compose. Kosma est d’abord pressenti pour la « Chanson de la lune? », et cela probablement jusqu’a une date assez tardive puisque les trois maquettes indiquent : « Musique de Joseph Kosma ». C’est finalement Christiane Verger, |’auteur de la premiére chanson de Prévert?, qui le remplace*. Une des maquettes indique aussi : « édité par qui le fera », car le projet initial n’a pas pour origine une commande d’éditeur. Les conditions faites aux collaborateurs

sont

décidées

au dernier

moment,

comme

|’attestent

quelques lignes manuscrites de Prévert — qui a da prendre personnellement contact avec Mermoud — 4 I’intention de Jacqueline Duhéme : La Guilde du livre Contrat d’édition Jacques Prévert . convenu ce qui suit etc.

etc.,

concernant Jacqueline Duhéme Cet ouvrage sera illustré de gouaches de Jacqueline Dubéme. II contiendra en outre une chanson de Christiane Verger Un contrat particulier régle les obligations de la Guilde du livre a l’égard de mesdemoiselles Jacqueline Duhéme et Christiane Verger

etc. etc.

30 ottobre 1953. Le jeune héros de cette histoire est prénommé Michel, masculin du prénom de la fille de Prévert. Sur la premiére image de la maquette 2, au-dessus de la devanture d’un magasin, est inscrit « Minette » — surnom donné a Michéle —, ajouté a la main par Prévert lui-méme. 1. Par commodité, nous les appellerons maquettes 1, 2 et 3, bien que pour deux des documents (les deux premiers) il soit difficile de dire lequel précéde |’autre. 2. P. 579-582.

3. « Les animaux ont des ennuis » ; voir Hiffoires et d'autres hiftoires, p. 854-855. 4. Jacqueline Duhéme croit se souvenir que Kosma était tombé malade. Celui-ci ayant refusé de se solidariser avec Grimault et Prévert dans leur procés contre le producteur de La Bergére et le Ramoneur (voir la Chronologie de 1951 a 1953, p. LxIv-Lxv1), il se pourrait que ce motif ait été déterminant.

Notice

1285

Tous ces petits signes confirment que, si depuis quelques années certains de ses titres semblent plus particuliérement destinés aux enfants', la naissance de sa fille — en 1946 — y est sans doute pour beaucoup. Jacqueline Duhéme, qui s’est prise d’affection pour Michéle, dessine Michel a sa ressemblance ; elle avait déja collaboré dans le méme esprit avec Paul Eluard en faisant avec lui un livre pour sa petite-fille,

Grain-d’aile, en 1951. L’Opéra de la lune, qui commence comme un conte traditionnel — « II était une

fois...

» —

permet

encore

a Prévert,

un an aprés Lettre des

tles Baladar, d'imaginer un monde ot, comme sur l'ile, l’argent est inconnu, ot existe une harmonie entre les étre et leur environnement. Ce monde appartient au réve d’un petit garcon, accusé d’étre « toujours dans la lune? ». C’est donc de cette formule, prise au pied de la lettre, que nait le texte. Elle est a la fois assumée — le petit gargon abandonné

et malheureux sur terre retrouve dans la lune les parents qu'il n'a pas connus et un entourage chaleureux — et critiquée : ne devrait-on pas dire « sur la lune » ? Alors qu’a Baladar chacun était poéte et musicien ou méme cinéaste, sur la lune se joue constamment un grand opéra

collectif, sans spectateurs,

féte quotidienne

de la vie. Réunion

de

plusieurs arts, |’opéra devient donc la forme d’expression privilégiée, et le seul travail consiste 4 embellir la lune, c’est-a-dire le décor. Sur terre

au contraire, on abime la beauté. Le principal contraste entre la lune et la terre est un contraste entre froid et chaleur, entre lumiére et absence de lumiére. Le soleil, toujours présent quand Michel part pour la lune, est en effet terriblement absent sur terre, mais peut-€tre pas pour tout le monde : « les mineurs [...] tirent pour les autres les marrons du feu de |’Hiver* ». Cette critique du travail forcé s’accompagne d’ailleurs d’une critique de ce qu’on enseigne 4 |’école et du bruit des machines a détruire et 4 tuer. Un état antérieur du texte — présent dans les maquettes 1 et 2 — expliquait que les riches s'approprient le soleil, celui

de la Céte d’Azur par exemple, pour le vendre a d’autres riches’. Sur la lune, en revanche, le soleil éclaire et réchauffe tout le monde. Lune et soleil sont d’ailleurs congstamment associés, formant un couple inséparable : la lune montre et réfléchit le soleil, astre qui ranime le

sourire du petit garcon ; leur union est celle de la vie et du bonheur. Le pére de Michel était « un enfant de la lune » et sa mére « une petite fille du soleil ». L’enfant est donc issu de ces deux lumiéres, lumiére lui-méme puisqu’il tente d’expliquer aux adultes ce qu’est un monde fraternel ot triomphent chaleur et joie de vivre. Ce voyageur de l’imaginaire — Prévert aimait beaucoup Cyrano de Bergerac’ — permet d’aller plus loin. Réver, c’est aussi espérer, alors que garder les pieds sur terre, c’est s’accommoder du monde tel qu’il est sans chercher 1. Contes pour enfants pas sages et Le Petit Lion en 1947, Lettre des iles Baladar et Guignol en 1952. 2, P. 594. 3. P. 597; 4. Voir p. 1288, la variante de la page 616. 5. Auteur notamment de |’Histoire comique des Etats et Empires de la Lune (1657).

1286

L’Opéra de la lune

a le transformer. C’est précisément cette adaptation aux réalités de la vie qui est jugée dangereuse par Prévert. Grace a ses voyages sur la lune, Michel Morin a la lucidité de ceux qui regardent aussi ailleurs. Le poéte croit toujours que notre monde deviendra meilleur grace aux étres qui ont conservé tout au fond d’eux-mémes une part d’enfance : la lune est le symbole de |’enfance retrouvée. La-bas, les parents de Michel ont le méme Age que lui — le conte met sans cesse en question les notions de temps et d’espace — mais ils sont « devenus trop grands! »

en tombant sur la terre. Quitter l’enfance équivaut donc a une chute, a une sorte de descente aux Enfers. La vie sur la lune est comparée a un 14 Juillet qui se répéte indéfiniment, sorte de féte et de révolution Cette révolution ne constitue plus une rupture puisque tout se renouvelle constamment — comme a Baladar —, alors que sur la terre, au contraire, un bouleversement devra bien se produire, et il se trouve implicitement annoncé par les visiteurs venus de la lune :

permanentes.

« Quand ce sera la nouvelle terre / nous reviendrons’. » Pas de conditionnel a cet avénement, mais la certitude d’un futur. On pourrait croire cependant a de l’égoisme de la part de ces sélénites qui retournent chez eux sans aider au changement. Mais Prévert ne suggére-t-il pas quils naviguent, comme Michel, entre lune et terre, c’est-a-dire que ces habitants de la lune sont également des terriens ?Dans « L’enfant de mon vivant », le poéte dialoguera avec son double, chantant « son chant lunaire ensoleillé / [...] 7 son chant terre 4 terre / étoilé? ». Il

appartient donc aux étres de terre et de lune de faire fusionner ces chants, d’agrémenter la terre d’étoiles. Il semble que Michel réve aussi pour la terre a ce 14 Juillet permanent de la lune, a cet événement historique ou « on ouvre tout grand les prisons‘ ». Et Prévert est persuadé que tt ou tard la réalité est rattrapée par le réve, l'homme, s’il n’est pas irrémédiablement adulte, par l'enfant qu’il a été. DANIELE GASIGLIA-LASTER.

NOTE

SUR

LE TEXTE

MAQUETTES PREPARATOIRES

Le texte et les illustrations étant photographiées d’aprés |’original, nous ne pouvons y insérer des appels de notes. Nous donnons donc les variantes des maquettes (au nombre de trois) par rapport a la version définitive, en indiquant la page a laquelle elles correspondent. Aucune de ces trois versions ne donne le texte jusqu’a la fin. Sur les maquettes 1 et .2, 1. 2. 3. 4.

P. 602. P. G22. Voir La Pluie et le Beau Temps, p. 787. P. 614.

Notes

1287

il a été recopié 4 la main par Jacqueline Duhéme d’aprés le manuscrit de Prévert, et il ne contient pas la « Chanson de la lune! ». La maquette 2 comporte en outre de nombreuses lacunes par rapport 4 la maquette 1, certaines pages ayant été arrachées par Jacqueline Duhéme. Ces deux maquettes s’arrétent 4: « et s’en vont voir de loin cette lune nouvelle afin de juger de l’effet du travail bien fait » (p. 620). Une suite a d’abord été copiée sur la maquette 2 : « et s’en vont en vacances vers de trés

vieilles contrées. / Ou ¢a? », puis biffée. Sur la maquette 3, le texte a été découpé dans la dactylographie et collé. Il s’arréte beaucoup plus tdt que celui des deux autres maquettes, a « quand le génie de la Bastille met

la lumiére

dans

les lampions

» (p. 614), mais

il comporte

la

« Chanson de la lune » (intégrée au texte et sans la partition). EDITIONS

Editions parues du vivant de Prévert. L’Opéra de la lune, La Guilde du livre, Lausanne, achevé d’imprimer

le 20 novembre 1953, édition hors commerce réservée aux abonnés de la Guilde du livre. Images de Jacqueline Duhéme, musique de Christiane Verger. L’Opéra de la lune, éditions Clairefontaine, Lausanne, 1953. Méme édition que la précédente mais diffusée en librairie. Images de Jacqueline Duhéme, musique de Christiane Verger. L’Opéra de la lune, éditions G.P., 1974. Images de Jacqueline Duhéme, musique de Christiane Verger. Méme texte que les éditions précédentes mais les dessins de Jacqueline Duhéme sont différents. Autre édition. L’Opéra de la lune, coll. « Folio benjamin », Gallimard, 1986. Illustré par Jacqueline Duhéme. Méme texte que les éditions précédentes et, dans un format plus petit, mémes dessins que |’édition de 1974 (G.P.).

NOTES

Page 612. Maquette 3? (la « Chanson de la lune » ne figure pas dans les deux autres maquettes) : avec l’éléphant et l’Ane /6° ligne de la page] et le mouton et la souris

Page 613. Maquette 1 et maquette 3 (pages manquantes sur maquette 2) : Laissez-moi m’endormir sans berceuse [9° ligne de la page] Je m’en retourne sur la lune et je connais le chemin laissez-moi m’en aller 1. Voir p. 579-582: et 611-612. 2. Voir la Note sur le texte, ci-dessus.

1288

L’Opéra de la lune comme j'ai eu froid toute la journée le soleil va m’accompagner je reviendrai demain matin LES GENS : L'ECOLE N’ETAIT PAS CHAUFFEE? Un petit peu et méme presque pas /p. 614, 6° ligne]

Page 614. Maquette 1 :

met la lumiére dans les lampions' [14° ligne de la page] et ca tombe jamais un Vendredi treize comme des fois le Vendredi saint. Et toute la nuit toutes les rues dansent

Page 616. Maquette 1 et maquette 2 :

Plus elle réfléchit [p. 614, 2° ligne a partir du bas], plus elle brille mais par ici on ne la voit guére cette lumiére si gaie et si belle Il y en a qui la mettent en bouteilles avec dessus des étiquettes trés chéres

C’est des chefs de rayons de Soleil pour la céte d’Azur et pour les sports d’hiver et puis ils la vendent dans des grands appartements millionnaires avec vue sur les arbres les jardins et la mer et méme des fois la nuit

moi je l’entends qui crie quand on l’emméne dans les grands chemins de fer en premiére et sans méme son avis

lui demander



ET DANS LA LUNE ALORS IL N'Y A PAS DE CHEMIN DE FER? non la-bas on rebondit — ET COMMENT GA MARCHE ? Ca roule sur la voie lactée et ceux qui veulent aller plus vite ils voyagent en aérolithe —

QU'’EST-CE QUE C’EST?

Des petits astres qui font le taxi — GA DOIT COUTER DES PRIX ASTRONOMIQUES ! non la-bas personne ne paye parce que personne

n’a besoin d’argent

— TOUT CE QUI BRILLE EST D'OR ALORS? Non rien n’est en or [3° ligne de la page] 1. Fin de la maquette 3.

Lumiéres d’homme

1289

LUMIERES D’HOMME

NOTICE

L’histoire de Lumiéres d’homme est singuliére. Guy Lévis Mano, qui publie en mai 1955 sous forme de plaquette les poémes que Prévert lui a apportés dix-neuf ans plus tét, la raconte dans une courte préface'. Des propos de Prévert, recueillis par le journal Combat et publiés le 6 juillet de la méme année, en précisent certains points. Le ou les poeémes — nous y reviendrons — ont été perdus — et non oubliés?— par Prévert et « Lévis Mano ne parvenait pas a remettre la main sur la copie » que le poéte lui avait remise. « Illa retrouva enfin. En1940. » L’époque ne se prétait guére 4 la publication et Lévis Mano, fait prisonnier en juin, va passer les cing années suivantes derriére les barbelés allemands. A son retour de captivité,

le poéme, indique Prévert, est « 4 nouveau perdu » et le voici qui parait enfin « aprés tant d’avatars et d’oubli ». Cela ne signifie pas qu’il vient d’étre récupéré, comme pourrait le laisser entendre ce raccourci, car une lettre inédite de Lévis Mano, accompagnant l’envoi de la da¢ctylographie des cinq poémes qui composeront le recueil mais attestant aussi qu il est encore ouvert et n’a pas recu son titre, date d’octobre 1950? : Mon cher Prévert Voici les poémes daétylographiés. J’ai eu un peu de retard. Mais je n'avais personne sous la main, alors je les at tapés moi-méme — et j’ai eu du platsir a le faire, J'attends avec impatience les autres poémes. J'ai la noStalgie du soleil de Saint-Paul. Votre GUY LEVIS MANO

Et le titre ?

Prévert tarde 4 répondre, car dans une autre lettre — inédite également —, du 1° février 1951 celle-la, Guy Lévis Mano glisse un rappel : « Je vous ai envoyé sous pli recommandé, il y a un certain 1. Voir p. 627. 2. Voir tbid.. 3. Le cachet postal sur l’enveloppe est du 1 odtobre. Adressé a Saint-Paul (Var) ot Jacques Prévert est déclaré inconnu le 13, le courrier a finalement été transmis a Saint-Paul-de-Vence. :

1290

Lumuiéres d’homme

temps, vos poémes dactylographiés comme vous me l’aviez demandé. Vous deviez les revoir, et ajouter les autres poémes. J’attends leur retour avec impatience, et le titre ». Qui était donc Guy Lévis Mano qui avait failli 6tre le premier éditeur

de Prévert ? Né le 15 décembre 1904, il écrit lui-méme de la poésie et édite trés tot des revues, fonde une bréve « Association internationale des jeunes écrivains et artistes », se lie A Cocteau, aime les sports populaires. De 1930 4 1933, il travaille a la librairie-galerie La Plume d’or, rue de la

Pompe, devient typographe, compose enfin deux livres qui portent pour la premiere fois le sigle « G.L.M. ». A partir de 1935, il imprime avec une particuliére prédilection les poétes surréalistes. Facile de Man Ray et Paul Eluard, une exposition présentée par celui-ci, l’attention que lui porte la revue de Charles Peignot Arts et métiers graphiques le signalent a tous les amateurs. En 1936, il emménage au 6 de la rue Huyghens, dans un atelier d’artiste, et, a c6té d’impressions le plus souvent modestes, quelques-unes de ses publications se distinguent par leur ampleur : les Euvres completes de Lautréamont,

Trajectoire du réve de Breton,

les Poésies completes de

Soupault, Les Yeux fertiles d’Eluard. Cela ne va pas sans difficultés matérielles. Aprés guerre, il continue de publier Eluard ou Michaux, il devient l'un des principaux éditeurs de Char, traduit bon nombre de poétes de langue espagnole (Lorca principalement, mais aussi Alberti, Neruda, Paz), s’intéresse a de plus jeunes poétes (tels Jacques Dupin ou André Du Bouchet). Il mourra en 1980. De Prévert, Lévis Mano aura notamment publié dans sa revue, Les Cahiers G.L.M., « Evénements » en 1937 et, en prépublication a la plaquette qui nous occupe, le poéme

liminaire « Lumiéres d’homme », en novembre 1954. La préface de |’éditeur nous apprend que Prévert écrivit ces poémes a Ibiza, aux Baléares, en 1936. Or, ce voyage précéde de peu le tournage, en mars et avril, du premier scénario de Prévert pour Carné, Jenny, adapté d’un sujet de Pierre Rocher. Dans ses souvenirs intitulés La Vie @ belles dents', Carné raconte qu’a huit jours du tournage, la maison Gaumont, qui distribuait le film, fit savoir que la censure menagait de l’interdire si des scénes n’étaient pas modifiées.

« Prévert, appelé en hate, le prit mal. Pour la premiére fois, je le . vis perdre son sang-froid : « “Vous me faites tous chier, s’écria-t-il. Faites ce que vous voulez,

moi, je me taille aux Baléares !...” « C’était vrai; ses billets étaient pris et il entendait ne pas renoncer

au voyage projeté. « Or si nous voulions commencer 4 la date prévue, nous disposions de cing jours, pas un de plus, pour effectuer les modifications. » Appel fut fait au scénariste Jacques Constant, qui transforma « en tout et pour tout » la boutique de lingeries féminines, qui servait de facade a la maison de rendez-vous, en boite de nuit-cercle de jeu. Un lecteur attentif de Prévert ne peut manquer d’étre frappé par le fait que « Lumiéres d’homme », premier poéme de cette suite écrite 1. Edition définitive, réalisée avec la collaboration de Claude Guiguet, Pierre Belfond, 1989.

Notice

1291

aux Baléares et a laquelle il donne son titre, s’ouvre par les mémes mots qu’un texte de Spedfacle, « Sur le champ! » ow le sujet de l’énonciation, désigné comme « réfractaire » et qui plus est en temps de guerre, refuse de se rendre a |’appel du devoir et prétend échapper aux régles. Mais

le décalage dont témoigne Prévert en 1936 — « toujours trés prés des camarades

/ mais si loin tout de méme si loin? » — semble se situer

non par rapport a la guerre et 4 |’engagement militaire mais par rapport a l’a€tion militante de ses « camarades » du groupe Octobre. Voila prés de quatre ans que Prévert s’est associé a leur aventure, quatre ans qu'il n’a cessé de leur donner des textes, satiriques ou dramatiques,

actualités, choeurs parlés, chansons, sketches, piéces. Au cinéma, des films

comme Si j’étais le patron (1934), Un oteau rare (1935) ou Le Crime de M. Lange’, sorti sur les écrans le 24 janvier 1936, qui portent si fortement son empreinte, ont prolongé son action auprés d’un public plus large.

Les élections des 26 avril et 3 mai vont amener

au pouvoir un

gouvernement de Front populaire que le groupe Octobre appelle de ses voeux. A l’approche de ces semaines décisives, le voyage de Prévert aux Baléares pourrait donc s'interpréter comme une désertion. « Mobilisé [...] dans l’armée des idées / j’ai déserté », lira-t-on, lorsque ce siécle aura deux fois trente-six ans, dans un texte de Choses et autres dont la fin achéve de donner de la consistance a cette interprétation :

Il n'y a jamais grand-chose ni petite chose Il y a autre chose Autre chose c’est ce que j'aime qui me plait et que je fais‘. Il se trouve que cette préoccupation ressemble fort a celle d’un mystérieux personnage nommé Raoutas, auquel s’adresse le troisieme

poéme de la petite suite de 1936 : tu as autre chose a faire Raoutas

autre chose tu ne sats peut-étre pas exattement ce que tu as @ faire mais tu le fats>. Il serait donc tentant de voir dans la fuite a Ibiza l’expression d’un irrépressible besoin de liberté, non seulement a l’égard de Carné, de 1. « Sur le champ », p. 344. Ces mots sont : « Somnambule en plein midi ».

2. P. 629. 3. Les deux premiers étaient réalisés par Richard Pottier, le troisiéme par Jean Renoir. 4. « Malgré moi..., Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 74.

5. P. 636.

1292

Lumiéres d’homme

son produ¢teur, de la maison Gaumont, de la censure, mais aussi des contraintes de l’engagement. On pourrait méme, toujours a la lumiére

des Choses et autres de 1972 et sans tomber dans |’indiscrétion qu’il détestait, avancer que lorsqu’on a été « embauché [...] dans l’usine a idées'! », « passe le temps, passe la vie, la vie privée de vie privée? »

et lier le besoin d’évasion chez le Prévert de 1936, quitté par sa premiére femme, au désir de goidter les joies de |’amour retrouvé. Mais on risque aussi de se tromper car le choix des Baléares comme destination du voyage peut ne pas étre dépourvu de motivations politiques : le Front populaire ne vient-il pas le 16 février d’emporter les élections espagnoles ? Et « autre chose 4 faire » ne signifie pas nécessairement s’en désintéresser. Faut-il méme identifier celui qui dit je a Prévert ? N’y a-t-il pas la une individualisation excessive ? Certes, il écrit « ma lumiére’ », mais Prévert intitule le texte « Lumiéres d’homme » et il précise : « Chacun asa lumiére », et il souligne que cette lumiére, « c’est la lumiére vivante que chacun porte en soi ». Exhiber son activité d’écrivain dans sa matérialité — « avec de l’encre et du papier » — est bien dans sa maniére, de méme que le verbe qui la caractérise — « je hurle’ » — et qui en fait une modalité de la parole ou du cri, mais hurler 4 quelque chose est plutét le fait d’un chien. Comment ne pas reconnaitre alors dans cet homme-chien porteur de lumiére en plein midi le Diogéne cynique qui parcourt l’ceuvre de Prévert, et Paroles en particulier, depuis « l'homme 4 téte d’homme » du « Diner de tétes », éborgné mais dont |’ceil gauche brillait « comme une lanterne sur des ruines® », jusqu’a Picasso et sa « Lanterne magique‘ », en passant par le « veilleur de nuit » de « La Crosse en |’air » en qui le tyran Mussolini, nouvel Alexandre, pressent la réincarnation du philosophe insoumis’? « Grande

lueur de |’indifférence avouée*

», la lucidité est difficile

4 supporter, et la lumiére, personne n’ose la regarder en face ni en faire usage. L’homme qui la porte voudrait ne pas étre le seul a voir mais les autres refusent de regarder le monde tel qu’il est. Ce n'est qu’en « veilleuse » , réduite 4 une « petite lampe sans danger’ » que la lumiére plait. Telle est aussi l'expérience du musicien de Paroles dont « le concert n’a pas été réussi » : la représentation a été un échec, parce qu’au lieu de « jouer du caniche », il a « hurlé a la mort" » comme les chiens de la fourriére. Ici, c’est a la lumiére que hurle le poéte mais ce hurlement sort « Malgré moi... », Choses et autres, p. 74. « La Femme

acéphale

», Choses et autres, p. 288.

P. 629 et suiv. . P. 630-631. . Paroles, p. 10.

. « Lanterne magique de Picasso », ibid., p. 152-157. . « La Crosse en l’air », ibid., p. 85. Ces remarques sur le poéme liminaire du recueil NE MOAYARY doivent beaucoup au commentaire suivi qu’a donné de ce texte Daniele Gasiglia-Laster dans une communication intitulée « Prévert-Diogéne a l’entrée de Soleil de nuit » et présentée en 1983 au colloque de Bologne « Autour de Prévert ». Voir aussi la Notice de Paroles, p. 994-995.

8. P. 630. 9. P. 630-631.

10. Paroles, p. 47.

Notice

1293

de la méme gorge, et ce qu ila 4 nous révéler est peut-étre aussi vital, aussi utile et aussi incompris, jusque dans ses implications politiques, que la dénonciation de la mort, que personne ne veut entendre. Que faut-il donc entendre dans ce hurlement ? que nous donne-t-il 4 voir ? Les cinq poémes pourraient se lire comme une suite! pondctuée de sommeils, de réves et de réveils, comme le sera un peu « La Crosse en l’air ». D’ailleurs, si l'on en croit la transcription de ses propos publiée

dans Combat le 6 juillet 1955, Prévert parle de |’ensemble, comme d’un petit recueil puis d’un Un homme — le poéte du singulier, comme « avec le monde réel est

seul poéme : « ce poéme [...] mon poéme ». ? — se présente d’abord a la premiére personne somnambule en plein midi? ». Mais sa distance telle qu'il a du mal en tant que sujet a s’inscrire

dans ce monde. Le premier verbe qui apparait n’est qu'un infinitif. Il faudra attendre la septiéme ligne pour que le je ose s’affirmer, comme s'il hésitait a s’intégrer a un univers qui lui est étranger. A |’infinitif de prescription qui, aprés le flottement initial onirique, semble correspondre a une phase de semi-réveil ot revient 4 la mémoire de la fagon la plus prosaique la nécessité matérielle de nourrir le chien, succéde le constat, comme impuissant, mais tempéré par |’humour, d’une sorte de dérapage dans le surréel. Vision hallucinatoire qui serait angoissante — on l’admettra aisément — si son objet était plus noble ; mais précisément, faut-il que l’objet en soit noble ? et un préjugé esthétique n’est-il pas ainsi mis en question ? De méme, un peu plus loin, l’humour évitera a |’évocation des symptémes classiques du coup de foudre de verser dans le cliché ou le pathos, sans nuire — et méme bien au contraire — a l’émotion. Celle-ci resurgira d’autant plus intense qu’elle a été un instant cassée ou au moins détournée, avec tout son arsenal rhétorique : anaphore, exclamation, redoublement et chiasme. Aprés avoir manifesté 4 sa facon l’épanchement du songe dans la vie réelle auquel se livrérent, a l’exemple de Nerval, ses amis surréalistes, Prévert s’adresse successivement a la lumiére vivante, a la vie, au garcon et a la fille dont les lumiéres se rencontrent et aux dérisoires illusions que proposent la morale, le nationalisme, la religion ; il célébre surtout la fulguration du désir, |’incandescence de |’amour, sa flamme incendiaire, comme il le fera au terme de « Lanterne magique de Picasso’ ». « Soudain l’homme se réveille au milieu de la nuit’ » : avec sa troisiéme personne du singulier et son présent de narration, cette phrase qui ouvre le poéme suivant et qui le place d’emblée dans |’ordre du récit fait passer dans le registre du réve le monologue intérieur qui précédait. Aprés l’évocation d’une nuit d’insomnie, |’>homme — on peut faire l’hypothése qu’il s’agit toujours du méme — reprend la parole dans le troisieme poéme pour s’adresser cette fois 4 un étre —

un animal,

1. Mais signalons que sur la copie manuscrite chaque poéme a regu deux numérotations : continue, dans l’ordre de ses folios (en haut a droite) et commune 4 tous ses folios (en haut a gauche) : 1, pour « Lumiéres d’homme » ; 8, pour « Soudain le bruit » ; 10, pour « Raoutas » ; 6, pour « Mauvaise soirée » ; 13, pour « Les Enfants de Bohéme ».

2. P. 629.

3. Paroles, p. 152-157 4. P. 632.

1294

Lumiéres d’homme

a en juger par son « énorme patte' », mais le mot pourrait étre employé métaphoriquement —, nommé Raoutas. Puisque celui-ci entre « dans la chambre quand les étres souffrent la nuit » , on peut supposer qu’ila rendu visite a l'homme durant son insomnie ou qu il est coutumier du fait. Deux personnes seulement dans le monde le connaissent : si ce sont ses « copain[s]? », le nain etCrocodile, le narrateur doit étre l'un d’eux. En toutcas, l’élégance vestimentaire et les chansons qui lui sont attribuées le rappro-

chent de Prévert. Quant a Raoutas, plus que celui d’un animal familier, compagnon de Prévert et de sa premiére femme comme pourrait le suggé-

rer tel dessin des années 1928-1929’, il est l'un des noms, l’une des incarnations possibles du « grand rat de cave que chacun porte dans sa poitrine », de « la lumiére vivante que chacun porte en soi » qu'’évoquait le premier poéme, « lumiére d’enfant[...]cruelle et lucide’ » devant quil’archevéque de Paris est nu, et égaux un général, un juge, le roi d’Espagne, une bouse de vache, saint Joseph, Dieu le Pere. Le fou rire de Raoutas qui fait éclater de rire tout ce qu'il y ade vivant dans le monde, ce sera quelques mois plus tard, dans « La Crosse en l’air », celui du veilleur de nuit et de l’oiseau moqueur devant le pape, ce sera, des années aprés, celui d’« Anabiose » dans Fatras*. Cette lumiére et ce rire effacent les frontiéres de la veille et du sommeil, dujouretde la nuit: « quand tuasassezritut’endors / etturéves que tu ris encore / tute réveilles / tu recommences 4 rire’ ». Mais |’homme a des ennemis : la souffrance et l’angoisse, dont le « silencieux vacarme’ », l’avait déja réveillé au milieu de la nuit, et il les retrouve et c’est le sujet du quatrieme poéme, « Mauvaise soirée », procés verbal du malaise et du malheur dans lequel sombre |’homme, entrecoupé de bribes de monologue intérieur. Le narrateur s’adresse aux oiseaux, les appelle a s’unir pour faire savoir au monde « que l'amour ne doit plus posséder l’amour », que « la femme n’appartient pas al’homme / ni l’homme 4a la femme’ ». L’apostrophe aux oiseaux tourne 4 |’autocritique lorsqu’elle s’en prend a la connerie de |’homme (crever les yeux du rossignol pour qu’il chante mieux, pour un égoiste plaisir esthétique), 42 son « monologue colombin » (« amour toujours »), autrement dit a ses roucoulements de colombe, de

tourterelle, de pigeon, 4 ces hommes qui n’ont pas l’air d’avoir envie de cesser de souffrir — « et je suis l’un de ces hommes-la’ », laisse

échapper le narrateur — ou de faire souffrir. « Appels dérisoires” », diagnostique-t-il a la faveur d’une nouvelle prise de distance : le seul moyen de faire taire la souffrance, serait-ce comme il val’essayer, de la faire souffrir, c’est-a-dire tenter de lui opposer « la grande lueur de |’indifférence"' » ? P. 634. . Ibid. . Voir n. 1, p. 634.

. P. 630-631. . Voir Fatras, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1966, p. 211-223.

- P. 636. . P. 632. . P. 639. . Ibid, DN AYVAW ON 0 o. P. 640. 1. P. 630.

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Le dernier poéme, « Les Enfants de Bohéme », propose comme antidote une fable cruelle — qui emprunte son titre 4 la définition de l'amour dans le livret de Meilhac et Halévy pour la Carmen de Bizet : l'amour possessif, les rapports de domination semblent avoir pour fatalité qu’on s’entredévore. ARNAUD

ACCUEIL

DE

LA

LASTER.

PRESSE

Loin de bénéficier pleinement de la sortie simultanée de La Pluie et le Beau Temps, Lumiéres d’homme ne fut mentionné que par quelques critiques dont l’attention parait avoir été bien flottante. Dans Combat du 5 juillet 1955, c’est a Prévert qu’était laissé le soin de signaler qu’en méme temps que La Plute et le Beau Temps « un petit recueil de poémes voit le jour chez G.L.M. ». La transcription du titre et des propos de Prévert semble négligente car « Lumiéres » y perd son pluriel et, dés la phrase suivante, le recueil devient dans la bouche de Prévert un seul poéme, ce qui aurait pu susciter une question de la part du journaliste. Selon Libération du 6 juillet, c’étaient « deux textes, trés beaux et anciens, jamais recueillis » que publiait Lévis Mano. Dans Le Figaro littéraire du 1° o&tobre, André Rousseaux semblait voir dans le tirage restreint et « la marque G.L.M. » des garanties rassurantes de rareté et de qualité : « Le snobisme littéraire néglige encore, Dieu

merci, un des endroits les plus pittoresques et les mieux cachés du Paris des livres : l’atelier de Montparnasse ot Guy Lévis Mano, éditeur, imprimeur, poéte lui-méme, fait des chefs-d’ceuvre de librairie avec des textes de choix [...]. Je n’ai jamais rencontré de chroniqueur professionnel dans ces parages, mais parfois, sur le trottoir du boulevard

Raspail, quelque poéte majeur de notre temps. » Pourtant, a la question qui s’ensuivait : Prévert « doit-il étre mis au méme rang ou non loin ? », il donnait une réponse évasive : « Je ne puis dire que j’ai été décu. J'ai été confirmé dans mon sentiment indécis. L’étourdissant bonheur verbal de Jacques Prévert peut atteindre et mettre en mouvement des nappes souterraines de vie vraie qu’il disperse a la surface des choses. » Ce bonheur devait étre « étourdissant » en effet car tout ce que Véminent critique trouvait 4 relever dans Lumiéres d’homme, c'est que « en opposition a “l’inquiétante et magnifique lueur” qui reste cachée au fond des étres Prévert tire le feu d’artifice des lumiéres dont nos jours sont éclairés : “[...] petits mensonges lumineux couleur de vérité lumineuse / vérités verroterie / [...] petits briquets de l’amitié / feux de paille / feux de poutres / feux de joie / de Bengale et de tout bois”. » Or, précisément, c’est 4 une tout autre lumiére que hurle Prévert, non a ces lumiéres familiéres qui plaisent tant aux timorés. Auparavant, L’Express du 27 aoat ne s’était guére montré plus pertinent

en étayant son unique remarque sur Lumiéres d’homme —

« Dans ces

pages transparaissent quelquefois un refus grincant, une odeur de cataclysme proche » — par la citation suivante : « ne croyez pas que

1296

Lumiéres d’homme

je pousse le cri du ver luisant qui s’excuse de briller / ou la plainte déchirante du cul-de-jatte / qui voudrait patiner / non... / Je hurle a la lumiére avec de l’encre et du papier! ». Mais l’hebdomadaire avait eu la main plus heureuse en illustrant par une autre citation tirée du méme poéme liminaire certaines touches d’un portrait de Prévert ou l'on reconnait bien |’auteur de « Lumiéres d’>homme » : « Amoureux de l'amour, de tout ce qui aime, de tous ceux qui s’aiment [...] il est fou de cette merveilleuse absurdité de la vie [...]. Il est partout. Attaque, éclate de rire, réve, se répéte : “Qu’est-ce que ¢a fout pourvu que ¢a flambe”. » En définitive, seul Jean Quéval, dans le Mercure de France du 1° octobre, rendit compte de |’originalité du recueil : « Les cinq poémes de 1936 réunis dans Lumiéres d’hommes [sic] sont plus angoissés que la plupart de ceux recueillis depuis, dans Paroles et Hisftoires, et plus intérieurs. Bien qu'ils disent les mémes

histoires, la méme

histoire, qu’ils soient tissés

parmi des goats et des dégoits indélébiles, incoercibles et anciens, ils occupent donc une place a part, vraiment assez singuliére [...] c’est la premiére fois qu’on entend les “confessions” de ce poéte, du moins a lire d'un trait ces textes d’une autre ére de sa vie, ot pourtant il était le méme [...]. Et dans le dernier poéme [...] réapparait [...] ce que Jacques Prévert, qui a nommé beaucoup de merveilles pourtant, sait d’un monde borné et malheureux, et des ambiguités tragiques. » ARNAUD

NOTE

SUR

LASTER.

LE TEXTE

EDITIONS

Edition parue du vivant de Prévert.

Lumiéres

d’'homme,

G.L.M.,

imprimé

en

mai

1955.

Composé

en

caractéres Times corps 12, le recueil a été mis en page et imprimé par

Guy Lévis Mano. Le tirage a été limité a 1565 exemplaires, soit 45 sur vélin de Renage et 1520 sur vélin. Plus 25 (a-z) sur vélin, signés par

Véditeur et réservés aux amis de G.L.M. Autre édition.

Soleil de nuit, recueil posthume préparé par Arnaud Laster avec le concours de Janine Prévert, Gallimard, 1980. Lumiéres d’homme occupe les pages 11 a 31. Edition de poche. Soleil de nuit, coll. « Folio », Gallimard, 1989 (en couverture : « Le Mouvement des marées », collage de Jacques Prévert). Lumziéres d’homme occupe les pages 11 a 31. 1 P6630.

Notes ETABLISSEMENT

1297 DU

TEXTE

Le texte de base est celui de |’édition de 1955. Nous avons pu consulter une copie manuscrite des poémes de Prévert (d’une autre écriture que la sienne), conservée par Guy Lévis Mano et léguée, comme toutes ses archives, a la Bibliothéque nationale. Cette copie, d’aprés laquelle avait été faite la dactylographie adressée 4 Prévert! — dont un exemplaire est resté entre les mains de René Bertelé ainsi qu’un jeu d’épreuves corrigé —, nous a permis d’éliminer l’unique coquille certaine de |’édition?.

NOTES

Page 629. LUMIERES

D’HOMME

1. Ainsi commence également un texte de Spectacle, « Sur le champ »

(voir la Notice p. 1407).

Page 630. 1. Longue et mince méche de coton recouverte de cire et repliée sur elle-méme, servant pour s’éclairer dans une cave, un cellier, etc. 2. Combustibles formés par l’agglomération de poussiéres de charbon avec une substance agglutinante, commercialisés en particulier par la maison Bernot.

Page 631. 1. Dadtyl. (de Guy Lévis Mano) : lumiére telle que sans abat-jour lumiére brute lumiére rouge Le blanc ménagé entre « telle que » et « sans abat-jour » indiquait sans €quivoque qu il n’y avait pas comparaison mais double qualification. — C’est le moment ou jamais de faire justice de la comparaison si abusive et si récurrente, a |’époque, entre Prévert et Géraldy (voir notamment VAccueil de la presse de La Pluie et le Beau Temps, p. 1309). Seule l'ampleur, analogue pendant quelque temps, du tirage de leurs deux recueils les plus célébres lui donnait un semblant de justification, qui n’existe méme plus depuis que le succés persistant de Paroles

(2 951 000 exemplaires vendus de 1946 a 1991) a creusé |’écart avec celui, plus 1913 soit, peut

ancien pourtant, de Toi et mot (1500 000 exemplaires vendus de a 1991). Géraldy n’a jamais, que l’on sache, dérangé qui que ce

et l’amalgame de leurs poétiques auquel se livrent certains ne

que relever d’une malveillance délibérée. Prévert évoquera avec un certain amusement (dans Libération du 12 aoat 1960) le mot de Coéteau,

qui se voulait vraisemblablement méprisant et selon lequel il aurait « remplacé |’abat-jour » de Géraldy « par un bec de gaz ». Pour en faire un vrai mot d’esprit, il suffirait de lui 6ter toute connotation péjorative en précisant qu’au « Baisse un peu |’abat-jour » de Géraldy s’oppose radicalement le cri vers la lumiére de Prévert, dont un poéme comme celui-ci donne un exemple éclatant. Géraldy, lui-méme, interrogé par 1. Voir la Notice, p. 1289-1290.

2. Voir n. 1, p. 635.

1298

Lumiéres d'homme

Pierre Béarn, avait raison de ne se sentir « aucune parenté » avec Prévert mais manifestait beaucoup d'ignorance — ou d’agacement — en réduisant l'art de Prévert a la « spontanéité cocasse » , par opposition au sien, défini comme « tout de repliement, de corrections » (cité dans Sortiléges, numéro spécial Prévert, 1953). A ce Géraldy replié, on serait 4 son tour tenté

d’opposer un Prévert déployé, si celui-ci n’était pas aussi capable de concision que d’exubérance et si ses manuscrits ne révélaient pas un travail que la légende de sa totale spontanéité tend a occulter.

Page 632. 1. Prévert fusionne « hosties » et « ogtensoirs » : quoi de plus logique puisque l’ostensoir est une piéce d’orfévrerie dans laquelle on expose a l’autel |'hostie consacrée ? La dérision qui s'attache aux métaphoriques « malheureux petits soleils de cuivre » comme au mot « ostensoir » reléve peut-étre d’une critique du caractére religieux d’une célébre comparaison baudelairienne qui compromettrait jusqu’au vers qui la précéde : Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... / Ton souvenir en moi luit comme un ofstensoir ! (« Harmonie du soir », Les Fleurs du mal, xivil; Guvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 47). SOUDAIN

LE

BRUIT

Page 633. 1. A la carpe, symbole traditionnel du mutisme, Prévert a préféré ce mollusque qui se ferme au monde extérieur (d’0u son nom méridional de

« clovisse »), peut-étre aussi parce que son nom rime avec « sourde ». Page 634.

RAOUTAS 1. Ce nom désignant un étre connu seulement de deux personnes dans le monde a I'air formé par antiphrase du mot « raout » : « réunion, féte ot I’on invite des personnes du monde » et, par une sorte d’humour noir, d'invités parasites ou pique-assiette sous la forme du pluriel imaginaire du mot « aotitat », appellation vulgaire de larves d’acariens qui, s’introduisant sous la peau, causent d’insupportables démangeaisons. A la parution du recueil, Jean Quéval, sans doute sur l’indice de son « énorme patte », verra en Raoutas un chien (le Mercure de France, 1°* o€tobre). Sur un dessin

de Prévert conservé par Denise Tual et reproduit dans le catalogue de l'exposition A la rencontre de Jacques Prévert, organisée en 1987 par la Fondation Maeght, ce nom de fantaisie semble bien composé comme dans une charade, chacune de ses syllabes servant de légende a la représentation d’un animal : rat, ou (pour un échassier qui pourrait étre un héron perché sur une seule patte) et ras (pour un petit quadrupéde moustachu a longues oreilles). Un autre dessin de la méme époque — oe plus probablement que gee? comme |’indique le catalogue —, également aux crayons de couleur et a la plume, présenté sous le titre : « Promenade de Jacques et Simone Prévert en souvenir du Mont-Blanc avec raoutas » (p. 141-142), renvoie sans doute a un séjour relaté par Denise Tual dans ses Mémoires intitulés Le Temps dévoré (Fayard, 1980, p. 74-75), ou elle nous apprend que son surnom amical d’alors était « le Rat »... Voir en outre notre Notice, p. 1294. 2. Texte de la copie manuscrite : mais toi tu connais beaucoup de choses tu sais faire beaucoup de choses tu as le vrai savoir vivre 3. Texte de la copie manuscrite

:

avec ses chaussures en peau de crocodile

La Pluie et le Beau Temps Page 1. dans aux 2.

1299

63). Une erreur de la da¢tylographie, insuffisamment corrigée, a abouti |’édition de 1955 a une coquille : « les injures qu’ils on dit toujours nains ». Nous avons rétabli le texte de la copie manuscrite. Copie manuscrite et dadtyl. : « bas du cul ».

Page 636. MAUVAISE SOIREE Page 637. 1. Le 23 décembre tombait un jeudi en 1909, 1915, 1920, 1926. En 1920, Prévert faisait son service militaire. L’'usage du mot « matricule » pour désigner le quantiéme du mois trouverait-il 1a son explication ?

Page 638.

;

1. Le calendrier, la souffrance, le désarroi du « qu’est-ce que je peux faire » [v. 57], la chute qui en entraine une autre, le sale brouillard, les oiseaux, Prévert les retrouvera comme des obsessions quarante ans plus tard dans la douleur de la maladie (voir « Grifouillis dans le fouillis gris », Soleil de nuit, coll. « Blanche », Gallimard, 1980, p. 287.)

Page 639. 1. Copie manuscrite : « oiseaux des jours ». Page 640. 1. Aprés une ligne de points, le texte se poursuivait sur la copie manuscrite par six lignes qui ont été doublement biffées : d’abord a Vencre noire, puis au crayon bleu. La mention « FIN » a été ajoutée au bout de la ligne de points de conduite. Nous proposons la lecture conjecturale suivante de ce que semblent cacher les biffures : Dréle [plusieurs mots illistbles] coups interdits

coups bas Vhomme et la femme roulent sur le lit dréle de ring LES

ENFANTS

DE

BOHEME

2. Sur la copie manuscrite, la dactylographie de Lévis. Mano et encore sur les épreuves, pas de majuscule 4 amour, ici et tout au long du texte.

LA PLUIE ET LE BEAU

TEMPS

NOTICE

De 1940... au « xxv* siécle aprés J.-C. ».

L’auteur aurait proposé pour la bande de ce recueil, si l’on en croit un écho paru le 1 mai 1955 dans Match: « Un livre d’actualités ». Prévert avait déja désigné ainsi, a l’époque du groupe Odtobre, les textes écrits

1300 sur

le vif.

Viét-nam...

La Pluie et le Beau Temps « »,

Confession «

publique

Cagnes-sur-Mer

», »,

« les

Entendez-vous nombreuses

gens

du

évocations

d’événements artistiques — expositions, représentation — relévent bien de ce genre, mais le volume, dont l’achevé d’imprimer est de juin 1955, fait aussi une large place 4 des moments vécus par des personnages souvent anonymes,

a leurs réves, 4 leurs émotions toutes personnelles,

et qui ne s’inscriront pas dans |’Histoire. De plus, les années, voire les siécles, alternent ou fusionnent : comme

Spettacle, le recueil n’est plus

du tout congu dans une optique chronologique. Le concept d’actualités est donc considérablement élargi, mais on sait que Prévert aime cette extension du sens qui déstabilise les classifications habituelles. Vingt-huit des cinquante-huit textes rassemblés ne sont pas datés et n’ont jamais, a notre connaissance, été publiés auparavant. Mais quatre d’entre eux peuvent étre a peu prés situés dans le temps : « Chanson pour vous »,

écrit vers 1949, aprés une promenade avec la fille du marchand de tableaux Pierre Loeb, Florence ; « Drdle d’immeuble », signalé en 1938 par Eluard

et Breton dans leur Dictionnaire abrégé du surréalisme ; « Ou je vais d’ot je viens », chanté par Marianne Oswald en 1936 ; « Le Grand Fraisier » , qui fait allusion 4 une cathédrale de Le Corbusier sur le point d’étre achevée quand parait le recueil. On peut supposer que le texte chanté par Marianne Oswald et « Drdéle d’immeuble » sont les plus anciens. La « Table » de V’édition originale donne peu de dates : 1951 pour « Etranges étrangers... », déja paru dans Grand bal du printemps, et « Vignette pour les vignerons » ; 1953 pour « Fastes de Versailles » ; et s'il est signalé « qu'une premiére version » de « “La Famille Tuyau de Poéle” avait été jouée en 1935 par le groupe Octobre », c'est la représentation de 1954 qui est d’abord mentionnée. Le détail n’est pas sans importance si l’on se reporte aux « Références » de Spettacle : « La Bataille de Fontenoy », considérablement remaniée par Prévert pour sa publication en 1951, était désignée comme une piece créée en 1932 et souvent jouée entre 1932 et 1936 sans qu’il fat précisé que c’était dans une version différente. Les reproches de certains critiques a la parution du précédent recueil congu avec Bertelé, accusant Prévert d’avoir ressorti de vieux textes, ont-ils incité

celui-ci a mettre davantage en évidence les textes récents ? On pourrait objecter que « Confession publique », daté d’aofit 1940, dément cette hypothése, mais c’est le seul texte donné comme antérieur a 1951 et, en ouverture du recueil, il est comme un prélude a ceux qui suivent. Aucun, semble-t-il — du moins parmi ceux que l’on peut dater —, ne se situe entre 1940 et 1949. Peut-étre parce que les quelques textes

écrits pendant la guerre ont été utilisés dans Paroles et que ceux qui ont

été composés

entre 1946 et 1948 ont alimenté d’une part |’édition

d’Histoires de 1948, d’autre part celle de Spectacle. Mais le vide est comblé — du moins en ce qui concerne les années de guerre — par le contenu de la premiére partie du livre, ot |’écrivain va démontrer, précisément, que toutes les guerres se ressemblent, que ceux qui les provoquent détestent la vie et le bonheur des autres, comme ceux qui réclamaient « |’autocritique » du peuple frangais'. Trois autres dates tr. P. 645.

Notice

1301

jalonnent l’intérieur du volume : 1952 — « Entendez-vous gens du Viét-nam...'! », oti les horreurs de la guerre d’Indochine sont comparées

a celles de la Seconde Guerre mondiale —, 1953 — « Fastes de Versailles 53 » ou Prévert méle |’Antiquité romaine, en particulier celle de Néron,

au xvu° siécle et a 1953 —, et enfin « xxv® siécle aprés J.-C. », date canularesque bien sir, a la suite d’un texte qui fait des clins d’ceil a l’actualité immédiate. Facon de signifier, peut-étre, que l’Histoire se répéte et que si les dates peuvent servir quelquefois de point de repére, il ne faut pas non plus leur accorder une excessive importance. Ainsi, la « Table » indique encore que « Noél des ramasseurs de neige » a été mis en musique mais ne donne pas sa date de publication par Enoch : en 1950.

Les éléments du puzzle.

Si l’on fait un saut de 1940 4 1949, c’eSt aussi que 1949 est une date marquante dans l’existence de |’écrivain. En octobre de l'année précédente, il a fait une chute qui a failli lui étre fatale et il s’installe dans le Sud-Est de la France, changeant d’environnement, naissant a une autre vie. « La Pluie et le Beau Temps », serait-ce, entre autres fluctuations, ce passage du Nord au Sud, de la grisaille de Paris au soleil de la Méditerranée ? « Chanson pour vous » est écrit a Antibes aux tout premiers temps de ce séjour, « Vignette pour les vignerons » a été composé en 1951 pour la féte des raisins de Saint-Paul-de-Vence ou il fut lu par André Verdet, « H6pital Silence », écrit en 1952 pour le docteur Jean Pallies, médecin d’un sanatorium de Vence, et ses malades, « Cagnes-sur-Mer » al’occasion d’une manifestation pour la paix dans cette ville en 1953. L’autobiographie s’efface donc au profit des étres rencontrés, des événements et des

moments partagés. Les peintres, comme toujours, occupent une grande place dans ces signes d’amitié : « Soleil de mars » est envoyé en 1954 a Cécile Miguel, rencontrée quatre ans plus tét 4 La Colombe d’or’, « Itinéraire de Ribemont » est écrit pour l’exposition de septembre 1951 qui eut lieu 4 Vence, « Fastueuses épaves », en novembre 1953 a Saint-Paul-de-Vence pour celle de Cornelius Postma. L’apport le plus important a l'ensemble provient d'une série de textes

publiés en 1953 dans deux numéros des Lettres nouvelles — dont Maurice Nadeau était le directeur et Maurice Saillet le rédaéteur en chef. Le numéro paru en mai contenait « Confession publique », « Eclaircie », « Chant funébre d’un représentant », « Nuages », « J’attends », le tout intitulé « La Pluie et le Beau Temps ». Prévert pensait-il, dés 1953, a la composition du recueil futur ? Envisageait-il déja de grouper les textes qui en feront partie sous ce titre ? Aprés Spectacle ont paru Grand bal du printemps et Charmes de Londres puis des textes isolés — Lettre des iles Baladar, Guignol, L’Opéra de la lune —

mais toutes ces ceuvres

sont sorties dans d’autres collections que celle du « Point du jour » et chez d’autres éditeurs que Gallimard. I] n’est donc pas impossible 1. En réalité, le texte a probablement été écrit en 1953. Voir n. 5, p. 657.

2. Voir la notule de ce texte, p. 1332.

1302

La Pluie et le Beau Temps

que Bertelé commence, dés 1953, a lui réclamer un nouveau livre. En décembre, Les Lettres nouvelles publient encore quatre textes : « La Fontaine des Innocents », « Chronique théatrale », « Art abstrus »,

« Fastes de Versailles 53 », sous le titre « The Gay Paris » — deviendra celui de « Chronique théatrale » dans le recueil.

qui

La Plute et le Beau Temps, qui absorbe les neuf textes des Lettres nouvelles, les répartit a différents endroits, pour des raisons d'harmonie et de cohérence thématique. II parait logique que « La Fontaine des Innocents » coule aprés « Confession publique » et ses forteresses volantes ; « Eclaircie », dont le titre suggére un apaisement par rapport a ce qui précéde, est suivi de

«

L’Orage

et l’Eclaircie

» ; le «

Chant

funébre

d’un

représentant » dont la femme aimée est morte trouve son prolongement dans les larmes de la petite fille qui constate qu’« une manivelle a défait le printemps' », ainsi que dans |’évocation suivante de l’amour et de la mort’, puis dans le cri d’adieu, peu a peu remplacé par la chaleur du souvenir, du poéme intitulé « Sous le soc... » ; « Nuages », histoire d’une petite fille « un peu triste et un peu gaile]> », a peu prés a la moitié du recueil, marque encore |’alternance constante de « la pluie et du beau temps » et s’insére entre deux textes qui évoquent également — bien que dans des genres trés différents — l’enfance opprimée; « J’attends », monologue d’une femme qui attend que son amant la débarrasse de son mari, précéde un autre monologue féminin‘ ot celle qui dit « je » pleure au contraire celui qu’elle aime et qui a été tué. « Chronique théatrale »,

Art abstrus » et « Fastes de Versailles 53 » restent groupés, leur commune évocation de la mégalomanie et du narcissisme — littéraire, pictural et politique — en faisant un ensemble homogéne qui sera inséré entre « Les Confidences d’un condamné » trop préoccupé par les conventions sociales — comme les spectateurs de la piéce et les amateurs d’art abstrait le sont des conventions e&hétiques —, et « Le Grand Fraisier »», vision d’un monde déshumanisé et bétonné.

Les textes publiés dans le numéro de la revue Arts du 4-10 mai 1955, un mois avant la parution du volume — « Dehors », « L’Orage et l’Eclaircie », « A quoi révais-tu ? », « In memoriam » —, ot ils étaient

présentés comme

« des poémes de Jacques Prévert extraits d’un livre

a paraitre », pourraient passer pour les plus récents si « Dehors » n’était

déja paru en mai 1954 dans le premier numéro d'une revue d’Oxford, La Chouette aveugle. « A Alphonse Allais » faisait partie d'un hommage rendu a celui-ci par les Cahiers du collége de Pataphysique en janvier 1955, et « Portraits de Betty » figurait sur une invitation 4 une exposition

de Betty Bouthoul qui eut lieu 4 Paris du 3 au 16 mai 1955. Alphonse Allais, sorte de double du poéte, humoriste et caricaturiste, paraissait avoir sa place toute désignée avant « La Famille Tuyau de Poéle » et non loin du texte ot Prévert refuse de « Définir l’humour ». Michele, la fille du poéte, déja discrétement présente dans Spectacle et dans Grand bal du printemps, est associée au recueil par l’insertion d’un « Le Temps haletant », p. 671. « Quand... », p. 671. P. 714. . « OU je vais, d’ou je viens... », p. 718-719. so AW

Notice

1303

de ses poémes (qui contient « des choses de tristesse et de féte » ) dans

« Fastueuses épaves ». D’autres petites filles apparaissent, incarnations de l’enfance retrouvée a volonté, multiples facettes, peut-étre, de la méme petite fille, celle qui, a la fin, dansera avec le poéte-enfant avant qu'il s’en aille. Ce dernier texte, publié en juin 1954 dans Le Point, fait écho a « Maintenant j’ai grandi » — non daté — mais le départ rappelle aussi celui des derniers mots de Spectacle, ou Prévert disait qu'il s’en irait un jour, vers l’ailleurs de la mort, comme ses parents. Ici, les rapports s’‘inversent puisque c’est lui qui est en position d’ascendant et qu’il s’en ira probablement le premier. Mais encore une fois, rien de tragique dans ce départ auquel une danse — la derniére ? — prélude, et dont on peut méme se demander s’il est la mort. Le texte précédent — dont la

premiére partie a été publiée par le Mercure de France en 1949 — se terminait aussi sur un départ : celui du ramoneur vers le chemin des réves. Est-ce le méme chemin que prendra celui que Prévert appelle « l’enfant de mon vivant » ? A chaque leéteur, peut-étre, d’en décider. Les textes sont donc réunis comme les fragments d’un puzzle épars, chaque élément éclairant les autres et participant, par son contenu et par sa position, au sens de l’ensemble dont le titre trace dés le départ les contours et, comme celui de la plupart des recueils (Paroles, Histoires, Speclacle...), semble choisi dans un parti pris de simplicité. Pourtant, une fois encore, Prévert joue de toutes les suggestions possibles de cette expression toute faite. « On se croirait vraiment encore a la belle saison / ott le verbe aimer ne s’était pas fait chair a canon »,

Comme dans Grand bal du printemps, « le beau temps » est souvent métaphorique du temps heureux. Ceux qui font leur autocritique dans « Confession publique » avouent avoir pris « de longues nuits pour dormir en hiver avec des heures supplémentaires pour réver qu’on est en été? ». Ils ont perdu leur temps mais c’était un « mauvais temps ». Un autre texte dit qu’« il y aura toujours un trou dans la muraille de Vhiver pour revoir le plus bel été? ». Printemps ou été, « le beau temps » est parfois un droit 4 conquérir mais c’est aussi un état d’esprit. Les enfants du Viét-nam « en féte malgré les Mauvais Temps / jouaient avec les bétes en pourchassant le vent‘ ». Prévert met 4 nouveau en scéne la lutte des hommes vivants et des morts-vivants : certains étres aiment le bonheur et s’y accrochent de toutes leurs forces, d’autres détruisent ce bonheur, notamment en déclenchant des guerres. La guerre est en effet omniprésente au début du recueil : les neuf premiers textes sont tous dénonciateurs de ces tueries mondiales ou nationales dont certains profitent, et du colonialisme dont elles sont issues. Mais si les textes suivants semblent libérés de cette obsession, le theme Te 2. P. 3. « 4. «

eO8K, 645. Sous le soc... », p. 672. Entendez-vous gens du Viét-nam...

», p. 652.

1304

La Pluie et le Beau Temps

réapparaitra par intermittence comme s'il était inévitable car les « pauvres hommes vivants » ont de redoutables adversaires : « toujours les mémes traineurs de sabre / toujours les mémes porteurs de banniére' ». Un enfant s’apercoit que c’est « toujours les Gueules Cassées qui gagnent? »,

il est rappelé dans l’hommage a Alphonse Allais que lorsque la paix s'installe,

la guerre

surgit ailleurs,

et les profiteurs

de guerre

sont

florissants : « monsieur Bran » est accusé « d’avoir réalisé une fortune scandaleuse avec ses bétonneuses pendant |’occupation’ ». Mais peu a peu la guerre n’est plus seulement une lutte entre humains. Une petite fille fait cette terrible révélation : « [...] une manivelle a défait le printemps / et des morceaux de glace lui ont sauté a la figure / [...] ils font la guerre a la nature / Moi qui tutoyais le soleil / je n’ose plus le regarder en face'. » Cette « guerre a la nature » est déclarée par ceux-la mémes qui provoquaient les autres guerres, et les victimes, qu’elles soient humaines ou pas, ont les mémes assassins. Le temps du colonialisme et des guerres au Viét-nam, c’est « le temps des cerisiers en fleurs arrachés a la terre et volatilisés’ ». De plus en plus, tout ce qui est « vivant » est menacé : de « Grands Bouilleurs de Crue » incendient une ville, faisant disparaitre l'eau dans le ciel, les foréts sont « arrachées a la terre’ » (comme les cerisiers en fleurs

des Vietnamiens), et le poéte va jusqu’a imaginer qu’un jour on regardera avec curiosité une fraise des bois exposée dans un musée. Prévert l’avait déja crié : « Il faut aussi étre trés poli avec la terre / Et avec le soleil’ ». Ce devoir de politesse a l’égard de la nature et de tous les éléments le conduit 4 remettre finalement en question les notions de beau et de mauvais temps, de belle et de mauvaise saison. Le soleil peut briller en novembre et en mars, son alternance avec la pluie et la neige est nécessaire, ce que |’on appelle « mauvais temps » peut étre « merveilleux ». C’est le temps détraqué qui est vraiment mauvais, et celui que l’on vole au bonheur.

« Sa voix de pluie et de beau temps* ». Aprés « Droit de regard », qui marque une transition, « Eclaircie » semble annoncer un renouveau, le beau temps apreés la pluie. Mais ce récit onirique fait alterner moments cauchemardesques et moments heureux. Aussi est-il immédiatement suivi de « L’Orage et l'Eclaircie », qui montre un « visage d’enfant » en proie a des émotions diverses ot l’on devine la souffrance, le désespoir et puis la sérénité retrouvée. « La pluie et le beau temps

», c'est aussi, suggére Prévert, ce qui se

passe en nous, et plus encore : ce que nous sommes. L’étre est fait de « Souvenir », p. 716. « Le Beau Langage », p. 716. . « Intempéries », p. 778. . « Le Temps haletant », p. 671. P. 654. Pe . Voir Hislotres et d'autres hiftoires, « Soyez polis », p. 823. PMT ors QAVARYWNE SCI

Notice

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bonheurs et de malheurs accumuleés, il est a la fois joies et souffrances. Au plus profond de la souffrance on peut encore sourire a la vie, comme les malades d’« Hépital Silence » , car sourire et rire c’est avoir appris a vivre : « Dans la plus fastueuse des miséres / mon pére ma mére / apprirent a vivre a cet enfant / [...] / Sa voix de rares pleurs et de rires fréquents / savoix me parle encore! ». Cette « voix » estaussi « de pluie et de beau temps ». Mais comme Alphonse Allais, peut-étre faut-il refuser d’étre sérieux, méme si le rire n’est parfois qu'une forme polie du désespoir. La femme quia perdu l'homme qu’ elle aimait proclame : « C’est pour mon plaisir / Que je patauge dans la boue. / La pluie ¢a me fait rire’ »» ; probablement parce que la pluie la soulage des larmes qu'elle ne peut pas ou qu’elle ne veut pas verser. De la méme facon, la petite fille « un peu triste et un peu gai[e] » qui sait « des choses atroces » a soudain « un grand sourire’ » et la pluie se met 4 tomber, semblant démentir la signification apparente de ce sourire. Comment alors « définir |’>humour » si le rire est tellement ambivalent et en méme temps si vital ?Cela semble pour Prévert aussi vain, aussi ridicule que de définir |’amour ou la poésie, que de se définir soi-méme. « Ce n'est plus du Je’. » Comme « Eclaircie », « Droit de regard » — qui le précede — semble marquer un tournant dans le cours du livre. Aprés le « nous » colleatif, sujet de l’énonciation dans « Confession publique », le Narrateur prenait ses distances avec le récit : le « je » de « La Fontaine des Innocents » était clairement désigné comme étant celui d’« un roi fainéant du pavé’ », le « je » qui apparaissait dans « Dehors » était celui d’un « garcon de laboratoire ». Dans d'autres textes, le récit faisait alterner l’apostrophe 4 un destinataire : « Entendez-vous gens Viét-nam... », « Etranges étrangers... », « Danse jeunesse

du de

Cagnes-sur-Mer », et la description distanciée, en apparence objective. Pourtant cette distance était toute relative : si le « roi du pavé » était un personnage ambigu, ennemi de la guerre mais proxénéte, on peut penser que Prévert aurait pu prendre 4 son compte les propos du « garcon de laboratoire » défendant l’amour et s’insurgeant contre les « grandes effusions de sang® » ; et c'est bien évidemment en sympathie avec eux qu il s’'adresse aux enfants du Viét-nam, aux étranges étrangers, a la jeunesse de Cagnes-sur-Mer qu’il encourage a danser pour la paix. Mais tout a coup, alors que la premiére personne du singulier va s'introduire avec plus de fréquence dans le recueil — nombreux vont étre les textes ou « je » estsujetdel’énonciation—,le « je » prend énergiquement ses distances avec un « vous » anonyme: « Vous / je ne vous regarde

pas / ma vie non plus ne vous regarde pas’ ». Le lecteur indiscret est

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IOUS ay pr Som

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La Pluie et le Beau Temps

prévenu : le recueil ne basculera pas dans une poésie de la confession ou l’auteur étalerait ses états d’ame. Le « je » qui fait son apparition est donc celui que nous retrouvons toutau long de l’ceuvre de Prévert ; il représente un personnage qui n’est pas souvent |’écrivain (ou pas seulement lui), il est parfois un substitut du « nous », il peut étre féminin, il peut étre terrible. Si chacun de nous est multiple — ce que dit « Rue Stevenson » , parodie du Doéteur Jekyll et M. Hyde —, \’écrivain |’est plus que tout autre puisqu’ilest tour a tour et en méme temps chacun de ses personnages, empruntant leurs caractéres, leurs voix, leurs visages. « Ce n’est plus duJe' » , ditle narrateur qui raconte l’histoire du « docteurJonquille » etde « monsieur Hydeux ». « Maintenantj’ai grandi » et « L’Enfantde monvivant » laissent deviner que c’est bien l’auteur qui est sujet du récit. Rien d’étonnanta cela: Prévert assume volontiers le « je » quand il parle de son enfance, de ce double qui fait partie de lui (peut-étre la meilleure part). Dans les deux textes il exprime de nouveau sa constante fidélité a lui-méme, mais « L’Enfant de mon vivant » est aussi le portrait d’un poéte qui défend l’art « vulgaire », c'est-a-dire du poéte populaire. Comme le disait Paul Eluard de Victor Hugo, « son amour de la nature et de l'homme », « sa sensibilité » sont « vulgaires » car « iln'[est] qu'un étre collectif » et « il faut bien dire aussi que ceux qui ne parlent que pour eux-mémes se nomment “personne”? ». « Et le temps fait semblant seulement de passer? ». La présence de cet enfant, toujours vivant au coeur de |’adulte, témoigne aussi de la relativité du temps. Si Prévert a montré que les notions de pluie et de beau temps étaient fluctuantes, il ne cesse de dire également que le temps devient « mauvais » dés qu'il est compté. Le mélange des dates et des fétes est considéré dans « Confession publique » comme un réve de liberté : ne pas se préoccuper du calendrier, c’est se laisser vivre en toute quiétude sans se soucier du temps qui passe ou plutét « fait semblant de passer ». Le terrassier « ivre de joie de vivre » a un tel « goat du bonheur‘ » et un tel « désir d’amour » qu’il en oublie l'heure. S’appropriant la fameuse formule de Proust « le temps perdu c’est le temps retrouvé », Prévert lui donne une orientation sociale : ce qui, pour certains, signifile « perdre son temps » (ne pas le consacrer au travail), c’est en réalité le gagner pour vivre et aimer. Faut-il, comme le terrassier oublie l’heure, oublier |’Histoire pour que triomphe un bonheur intemporel ? Les horreurs du passé semblent se perpétuer dans l’horreur présente; les crimes commis contre les Vietnamiens, « c’est comme Oradour / c’est comme Madagascar et comme Guernica / et c’est en plus modeste tout comme Hiroshima / Et le temps reste 1a sur le qui-vive / le temps du Halte-la / le

temps du désespoir’? ». Deux affreux vieillards « décident de s’offrir 1.1.07 Ol 2. « Hugo, poéte vulgaire... », allocution prononcée 4 l’institut Gorki le 25 février 1952 (Paul Eluard, Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 925).

3. P. 654.

4. P. 734. 5. P. 654.

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mutuellement une pinte de bon temps al’Enseigne du Bon Vieux Temps » , savourant « avec ravissement » crimes, guerres, tueries des temps anciens. Prévert nous les présente comme des « buveurs d’heures »», des « mangeurs de pendules », de « distingués dégustateurs de chronométres héroiques et d’éphémeérides hiérarchiques' ». Il semble bien que l'homme ne tire aucune leon positive de son histoire, au contraire. La nostalgie, qui est une autre maniére de compter le temps, s’avére dangereuse. Aussi pour Prévert le souvenir heureux n’entraine-t-il pas un regret du passé puisqu’il se fond dans le présent. A tel point qu’il n’est pas nécessaire de le solliciter : c’est « sans qu’on les appelle » que « les souvenirs heureux viennent répondre présent / et reprendre leur place au coin du feu vivant? ». Comme Proust, Prévert semble faire ici une différence entre souvenirs volontaires et involontaires. Les souvenirs volontaires, qui regardent en arriére, sont-ils d’encombrants fardeaux dont il vaudrait mieux se débarrasser? « In memoriam » raconte Vhistoire d’un homme qui a jeté ses souvenirs a la téte d’un autre et qui se trouve « bien tranquille? ». Pourtant en s’interrogeant sur ce que peut étre la mémoire, sur les couleurs qui la caractérisent, il choisit finalement le gris et le rose : cette dualité semble inévitable. En appelantson recueil La Pluie et le Beau Temps, Prévert revendique non seulement, comme il l’a toujours revendiqué, la liberté de mélanger les genres et les tons, mais il nous dit que nous sommes faits de ce mélange. DANIELE

ACCUEIL

DE

LA

GASIGLIA-LASTER.

PRESSE

A premiére ledture, la réception de La Pluie et le Beau Temps frappe surtout par son ampleur et son étendue : le recueil est signalé 4 peu prés partout, commenté dans un grand nombre d’articles, dont la plupart

paraissent de juillet 4 novembre 1955 mais un encore — et non des moindres — en avril 1956. Les opinions favorables |’emportent, avec un clivage trés net : la presse de gauche est pour — Les Lettres francaises, avec le méme retard qu’ la sortie de Spectacle et un moindre retrait —, celle de droite contre, a de rares exceptions prés. Quelques approbations rapides, dans Combat du 5 juillet’, dans Les Nouvelles littéraires du 21, sous la signature de Jean Rousselot — adressées au poéte ou 4 la poésie « populaire » —, ne vont pas sans un brin de condescendance. Méme René Fallet, dans Le Canard enchainé du 6, semble s’y croire obligé. Pas de réserves, en

revanche, de la part de Jean Nicollier dans La Gazette de Lausanne du 23juillet, Albert-Marie Schmidt dans Réforme (le méme jour), M. P.* dans

ranc-Tireur (le 28), Jean Quéval dans le Mercure de France du 1 octobre, 1, P. 661, 2. P. 672.

31 Bi 87.

4. Sans signature, mais probablement d’Hubert Juin. 5. Marcel Picard, ou encore Marcel Péju, qui avait signé le compte rendu sur Paroles dans le méme journal le 28 juin 1946.

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La Pluie et le Beau Temps

Maurice Rat dans la revue L’Education nationale le 6. Particuliére chaleur dans Libération (le 6 juillet), ou s’exprime la satisfaction de voir Prévert aller dans le sens que souhaitait précédemment Claude Roy, responsable habituel de la rubrique, dont on reconnait la marque jusque dans la facon de garder une trés légére distance, juste avant de conclure. Fidéle sympathie dans France-Observateur (le 1° septembre), ob Maurice Nadeau

concéde seulement que « comme tout recueil, celui-ci est inégal ». Adrien Jan dans Le Soir de Bruxelles (le 3 juillet), Pascal Pia dans Carrefour (le 17 aoat), le chroniqueur anonyme de L’Express (le 27 aoait), Lucien Barnier

dans Le Patriote (le 17 septembre), Gabriel Venaissin dans Témoignage chrétien (le 30 septembre), René Lalou dans Hommes et mondes (le 1° o¢tobre), malgré de menues restrictions, paraissent conquis. André Billy dans

Le Figaro du 20 juillet et André Rousseaux dans Le Figaro littéraire du ** octobre se montrent beaucoup plus mitigés, le second surtout — qui, en titre, qualifie implicitement de « mineure » la poésie de Prévert (par rapport a celle, « majeure », de Segalen) —, si l'on compare sa réaction avec |’enthousiasme dont il avait accueilli Paroles. René Chabbert dans Dimanche matin, le 17 juillet, intitule sa chronique « Ni chaud ni froid », mais il tempére a peine une antipathie profonde. Pierre de Boisdeffre, dans L’Information littéraire du 27 aovt, partage ses répulsions. Le courageux anonyme qui signe « Interim » dans Pan le 20 juillet ne s’embarrasse, lui, d’aucune nuance, pas plus que La Libre Belgique du 29 septembre, qui inscrit le recueil parmi les livres « A déconseiller » , ni A. Guibert dans le numéro

d'octobre de France-Asie, ou un certain G. V. dans Contadls le 15 novembre. Un cas a part : celui d’ Emile Henriot qui, sous le titre « Jacques Prévert et le pouvoir des mots », consacre, sans en dire un de La Pluie et le Beau Temps, les cing colonnes de son feuilleton du Monde (daté du janvier 1956) a un essai de Jean, Quéval sur Prévert et, puisque celui-ci lui a

« donné envie de recourir 4 l’original, [...] aux trois principaux recueils du poéte : Histoires, Paroles et Spectacles [sic] ». Sa conclusion — que René Lacéte (dans Les Lettres francaises du 12 au 18 avril) résumera ainsi : « Il y a des vers de Prévert que M. Henriot voudrait avoir faits » —, émanant d’un poéte « en tout a l’opposé de Prévert », et les dimensions de l'article — si partagé soit-il — paraitront au critique de |’hebdomadaire communiste le plus « significatif » des hommages : « Cela veut dire que la qualité de poéte est unanimement reconnue a Prévert. II n’y a discussion que sur les qualités de ce poéte » et motiveront apparemment la rédaction de sa propre chronique, intitulée « Situation de Jacques Prévert ». « Les bonnes ames n'aiment pas tellement les grands succes, ceux des autres. » Le premier grand article sur La Pluie et le Beau Temps est peut-étre aussi le plus riche : c'est celui de Libération, que |’on peut attribuer sans risque d’erreur — nous avons expliqué pourquoi — a Claude Roy. Il contient non seulement une prise de position trés argumentée en faveur du recueil, mais aussi une si remarquable anticipation des réactions hostiles ultérieures, qu'il nous servira de fil conducteur. « Les bonnes 4mes n’aiment pas tellement les grands succés, ceux des autres ») : cette maxime caustique par laquelle il s’ouvre va se vérifier amplement. Dés le 17 juillet, René Chabbert, bonne 4me an’en pas douter, ne trouve rien de mieux pour conclure son compte rendu que cette citation de Coéteau : « Défiez-vous des poétes qui obtiennent le suffrage de la jeunesse. Rien ne s’émousse plus qu’une réussite prompte, méme de bon aloi. » Resterait a démontrer qu'elle s’émousse vraiment et la, Chabbert prend ses désirs pour des réalités car il imagine que cette poésie, « la plus

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efficace dans l’immédiat, [... ], dans peu de temps, il sera devenu impossible

de la relire [...]. On s’en apercoit déja — quand on veut relire Paroles [...]. Aux grandes exceptions prés — qui n’ont l’air d’étre 14 que pour

confirmation —, pas un poéme qui tienne ». A. Guibert, dans France-Asie, s'en prend lui aussi rétrospectivement aux « jeunes gens ignares et chevelus pour qui Jacques Prévert était l’alpha et l’oméga de la poésie francaise » et conclut pour le présent : « Nous serions curieux de savoir

de quel ceil on verra, dans un quart de siécle, ces derniers épanchements d'une logorrhée qui eut jadis sa période éruptive. » Plus d’un quart de siécle aprés, on aurait envie de répondre: « Avec plaisir, cher Monsieur. »>

« Le coup du mépris ». « Et je te murmure, ajoute Claude Roy, que Géraldy aussi ¢a a eu du succés, et que Prévert aprés tout, c’est quoi? un baladin, un chansonnier, un va-nu-pieds, et il nous a eu, mais on a sa dignité, on sait se reprendre, et les arétes qui nous restent en travers du gosier, on leur fait le coup du mépris. » A moins d’imaginer — ce qui n'est pas invraisemblable — qu'il a ainsi lui-méme soufflé leur texte aux critiques 4 court d’arguments, Claude Roy ne pouvait mieux choisir son exemple ; d’ailleurs René Fallet, le méme jour, tache lui aussi de mettre en garde le public ; « [...] pour s’en débarrasser », écrit-il dans Le Canard enchainé, on a traité Prévert « de Géraldy a rebours, aux seules fins d’en

dégofiter les gens ». Cinq ans aprés qu’elle a été lancée, de deux bords théoriquement opposés, par la trés Stalinienne « revue du marxisme militant », La Nouvelle Critique’, et par celle de La Pensée francaise’, d’accord pour l'occasion, la grande recette pour discréditer Prévert continue a étre le rapprochement, |’analogie, l’'amalgame avec Géraldy. Ce poncif de la critique, relevé comme tel par Claude Roy dés 1951 (Les Lettres francaises, 20 décembre), répété a satiété dans les réponses a l’enquéte de la revue Sortiléges pour son numéro spécial Prévert de 1953

(on le retrouve dans pas moins de sept réponses, dont celle de Pierre Béarn, qui s’attribue — comme s’il y avait de quoi s’en vanter — le « génie » de son invention), épinglé de nouveau par le méme Claude Roy en 1954 (dans le Bulletin de La Guilde du livre de février), refait néanmoins surface sous la plume rageuse qui signe « Interim » dans la revue Pan, obligée d’avouer tout de méme « que la jeune génération se passionne pour ce néo-géraldysme faussement subversif ». Que Prévert obtienne le suffrage de la jeunesse de 1955, comme il l’avait obtenu de celle de 1946, met a mal, notons-le au passage, la maxime de Coéteau brandie par Chabbert. Un article, plus biographique que critique, de Guillaume Hanoteau dans Match, le 20 juillet, temoigne de la notoriété croissante de Prévert, on dirait aujourd’hui de son impact médiatique. Par son titre racoleur, « Prévert, le poéte best-seller offre

aux 250 000 amoureux de Barbara la pluie et le beau temps », il n’est pas fait pour attirer au poéte les bonnes graces des critiques pincés. Hanoteau, quant a lui, reste dans une prudente neutralité : « [...] nous

allons mode de son de ses

enfin savoir si le succés de l’auteur des Fewilles mortes n’a été qu'une [...] Dans un siécle que restera-t-il de sa poésie de manége forain, art poétique emprunté aux jeux enfantins, de ses grandes coléres, petites émotions ? Nul ne saurait répondre. » Erreur, quelqu’un

1. Numéro de mars 1950. 2. Numéro d’aoit 1950.

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sait — hélas, nous ne savons pas qui c’est, car il n’a signé que de ses initiales, « G.V. », dans Contaéts — et, ne croyant pas si bien se reconnaitre lui-méme et son propre avenir, il écrit: « L’un des poémes s'intitule justement : “Petite téte sans cervelle”. Lorsque le temps aura

fait son ceuvre, que restera-t-il du ronron verbal de Prévert ? Quelques poémes sans doute, et ce ne sera pas si mal. Mais de ce recueil ? Rien et ce sera juste. » Maurice Nadeau, dans France-Observateur, s’aventure-t-il a dénoncer |’antienne en rappelant la double comparaison avec Béranger et Géraldy, cela n’a pour effet que de réactiver, si spécieuses soient-elles, l'une et l'autre références. Quoi de plus révélateur de la répugnance a partager un godt jugé trop répandu que le « réconfort » procuré a André Rousseaux du Figaro littéraire par la plaquette de Prévert Lumiéres d'bomme : « Celle-la portait une estampille qui garantit le tirage restreint : elle était frappée de la marque G.L.M.. » C’est elle qui décide André Rousseaux 4 traiter aussi de La Pluie et le Beau Temps mais comme 4 regret, ce dont témoignent les références de la conclusion: « Il y a de tout chez ce poéte chéri des foules : de la petite fleur bleue a la Géraldy,

des pitreries a la Cocteau, des cocasseries qui revendiquent le patronage d’Alphonse Allais. Il peut y avoir aussi, chez cet auteur de chansons populaires, des bassesses de sous-Béranger. » Cela se veut sans doute méchant car ajouter 4 Géraldy et a Béranger, auxquels on cherche injurieusement d'habitude a identifier Prévert, Cocteau, qui y a lui-méme contribué! et qu’il n’aime guére, ne peut qu’étre désagréable a l'un et a l’autre. Encore Prévert peut-il trouver motif a se réjouir de voir un André Rousseaux se livrer aussi docilement au jeu des apparentements... terribles et se charger de le venger de Cocteau. C’est ce que, le jour méme ou parait le feuilleton du Figaro littéraire, suggére René Lalou dans le sien : « Jacques Prévert a gravement offensé certains de ses plus exigeants confréres un peu trop semblables au héron de La Fontaine, quand Paroles figura parmi les best-sellers d’une saison littéraire. Il a da sourire, j'imagine, en se voyant représenter dans plusieurs cénacles, comme une sorte de Paul Géraldy d’Aubervilliers. » Au chapitre de ces apparentements qui visent a étre compromettants, René Chabbert croit peut-étre innover en rapportant complaisamment le « mot » d’un vieux poéte charmant homme — « un de ceux qui sont trés amusants a écouter et trés ennuyeux a lire » /sic] — 4 propos de Prévert : « le Frangois Coppée nouvelle version », mais son origine est encore plus ancienne, contemporaine de Paroles méme, et s'il a un peu moins servi que la référence a Géraldy, c’est que Coppée, dans les années 1950, ¢a ne dit plus grand-chose 4 grand-monde (comme Géraldy aujourd’hui).

Chabbert a beau s’efforcer de renouveler le répertoire, c’est sans illusion :

« A quoi bon répéter que le Prévert politique est une maniére de Florian déguisé en Ravachol, auteur de bergeries pour anarchistes fatigués ? » Au moins explicite-t-il ses références, ce qui n’est pas le cas de |’Interim de Pan, qui, en soutenant que « La Pluie et le Beau Temps, débarrassés de leurs affitiaux a la mode, se situent 4 peu prés au niveau du moins bon Désaugiers » n’a guére de chance d’éveiller beaucoup d’échos dans la mémoire de ses lecteurs. Désaugiers, Béranger, c’est toujours la volonté de ravaler Prévert au rang d'un chansonnier au succés éphémére. Certes, reconnait Adrien Jan dans Le Soir de Bruxelles, « la musique s'est emparée » de Prévert pour livrer sa poésie « au cabaret ». Mais « est-ce une critique ?Ou Villon disait-il ses poémes ?... » 1. Voir n. 1, p. 631.

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La reconnaissance par René Lacéte, dans Les Lettres francaises, de la « popularité [...] nullement discutable » de Prévert ne s’accompagne d’aucune considération péjorative, mais sa veine « libertaire » et le modéle Aragon qu’il lui oppose implicitement conduisent, sinon a la déprécier, du moins 4 la situer dans un registre moins littéraire : « Dans La Plute et le Beau Temps [...], il y a des centaines de citations a faire, en ayant soin de les faire courtes, isolées de leur contexte, pour prendre Prévert en flagrant délit de mauvaise littérature. Mais le secret de ses réussites n’échappe a toute une critique, troublée de s’y laisser prendre, que parce qu'elle s’obstine a ramener 4 la littérature ce qui crache, a force d'images a l’emporte-piéce, le créve-coeur, la révolte, ou encore la toute simple tendresse de milliers de gens dont la seule différence avec Prévert est qu’ils ne savent pas choisir entre les images et les formules qu’ils inventent tous les jours. »

« Plaire a la foule autant qu'aux délicats. » On voit que, méme dépouillée en partie de sa connotation hiérarchique, l’opposition implicite poésie populaire — littérature, qui couvre souvent celles de l’oral et de l’écrit, du spontané et de |’élaboré, de l’instinctif et de l’intellectuel, a la vie dure. C’est qu’elle joue un réle dans la réception du recueil, moindre qu’autrefois mais non négligeable. Albert-Marie Schmidt la transcende ou la retourne en une succession historique ot la modernité n’est pas du cété qui s’en est jusqu’alors targué : « sous

l’influence des prestiges de la radio nait une poésie paradoxale, une poésie orale qui lutte contre les fixations spatiales de |’écriture et essaie de rester un art de la voix et du temps. C’est cette poésie qui requiert les faveurs de la jeunesse. Et je ne doute pas que les deux derniers recueils de Jacques Prévert (La Pluie et le Beau Temps) et de Jean Cayrol (Pour tous les temps) ne soient promis au plus heureux succés [...]. Nous voyons s’achever une civilisation de la parole écrite. Plut6t que de nous consumer en regrets Stériles, réjouissons-nous de cette fin [...]. Les littératures orales sont, en somme, plus détendues que les littératures écrites. » Pascal Pia prend le contre-pied d’une autre idée recue, volontiers véhiculée par les détracteurs de Prévert, dont on trouvera une variante sous la

plume d’A. Guibert dans France-Asie: « Non soutenues par la musique, ces paroles en liberté manquent de vertu de lévitation. » Pia est d’un tout autre avis : « Quel que soit leur charme, les chansons ne constituent 4 mon sens que la part la plus fréle de la poésie prévertienne, celle quise nourrit de |’air du temps, c’est-a-dire du talent de ses interprétes [...].Le meilleur Prévert n’a nul besoin du concours des compositeurs [...] je ne vois pas qu’il y ait lieu de barioler de solfége des poémes tels que “La Fontaine des Innocents” ou que “Vignette pour les vignerons” non plus que de longs récits intitulés “Dréle d’immeuble” ou “Intempéries”. [...] Prévert étant avant tout un fabuliste et un conteur, comme |!’ont d’ailleurs prouvé les nombreux scénarios et dialogues de films qu’il a signés et auxquels il a eu part. » Le compte rendu de la revue Bouquin (n° 19) ne se prononce pas vraiment sur la question du travail poétique mais imagine une double postulation qui concilierait les extremes : « Jacques Prévert joue le jeu de la poésie avec une aisance dont les expressions peuvent [faire] croire a une déconcertante facilité en laissant supposer qu’elles sont nées d’un effort habilement paré de spontanéité. Mais qu'importe la maniére, son ceuvre est faite pour les chansons de carrefour et les rencontres dans les chapelles littéraires. C’est la marque de la poésie authentique. » S’il préférait sans aucun doute le carrefour aux chapelles, Prévert ne dédaignait nullement la littérature et René Lalou, « sans sous-estimer

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La Pluie et le Beau Temps

ce qu’il doit a la tradition anarchiste, a celle du Canard enchainé et a la révolte surréaliste », le tient « pour un poéte original, en méme temps que pour un brillant improvisateur ». Il retrouve avec plaisir cette « dualité » dans le recueil et souligne a la fois « son abondance verbale, son sens du burlesque, sa science du jeu de mots et du coq-a-l’ane » et il invite « a observer avec quel art raffiné, dans “la Visite au musée”,

Prévert dégage et impose un théme musical a travers une floraison d'images ». C'est ce qui séduit aussi Maurice Rat : « Un charme qui tient a l’4me autant qu’a l’expression, qui doit plaire a la foule autant qu’aux délicats et qui est fait avec des habiletés, bien sar, et des gaucheries voulues, que j’appellerais des gaucheries adroites, si l’alliance

des mots n’est pas trop forte. » Au Figaro, on se plait aussi 4 trouver des prédécesseurs 4 Prévert,

mais de bon goat, car André Billy ne cherche nullement a injurier Prévert, seulement peut-étre a ne pas lui concéder de mérites personnels au-dela de ce qu’il est décent de lui accorder, compte tenu de |’esprit du journal : « Les symbolistes, entre autres Francis Viélé-Griffin, avaient

déja emprunté aux rondes et aux chansons d’autrefois des airs et des rythmes ; l’'idée leur en était venue de Gérard de Nerval. Prévert prolonge la tradition. C’est trés bien mais ce n’est pas ce qu'il nous offre de plus personnel. Sa veine propre est plutét |l’humour agressif et macabre de “Entrées et sorties”. » Il trouve cependant une excuse a la dérive « antireligieuse » dans « le principe sur lequel repose la poésie de Prévert et qui lui vient du surréalisme [...] le coq-a-l’ane, vieux procédé qui date au moins du Moyen Age. Je ne connais rien de Guillaume du Sable, mais ce que je lis 4 son sujet me le fait voir comme une sorte de précurseur de Prévert : il a utilisé le coq-a-l’ane dans une satire ol, avec une liberté souvent cynique, il parlait du pape, de la Sorbonne et des personnages les plus influents de son temps »>. Et Billy évoque enfin Alphonse Allais, « devenu, on le sait,

un des patrons de l’école littéraire dont se réclame, ou se réclamait Prévert ». Pascal Pia voit surtout en Prévert un conteur « qui, en d’autres temps, ett fait aussi bien un trouvére, un mercerot villonesque », mais, selon

lui, il « ne reléve que dirait-on, de la méme Guillaume Hanoteau’, en répétant sans cesse

de |’école buissonniére » et sa poésie est « née, muse que le cinéma de Charlie Chaplin ». Pour il est un peu le Groucho Marx qui se proméne : | am against. Maurice Nadeau, conscient de la ferveur qui entoure « les maudits » et qui manque a Prévert du fait de son succés, illustre d’un exemple convaincant sa protestation contre l’injugste comparaison avec Béranger

et Géraldy : « Le succés en poésie est en effet lourd a porter et recéle, croit-on, quelque déficience secréte, quelque compromission [...]. A une poésie trop lisible, les amateurs préférent les fruits myStérieux du silence. Pourtant Prévert est poéte. [...] Et son cas est assez semblable a celui de Picasso, peintre a succés et grand peintre. » Gabriel Venaissin, de son cété, est convaincu que « Prévert fait lire sa poésie parce qu’il fait croire que ce n’est pas de la poésie [...]. Mais ce n’est pas vrai. Jacques Prévert, poéte qui écrit de la poésie, a beau rire, cracher, faire le pitre, casser le moule 4 rimes, tortiller la langue frangaise, il n’empéche que sa place est entre Eluard et Michaux ou, si l’on veut, entre Breton et Saint-John Perse. » 1. Pillant Claude Roy (Sortiléges, 1953).

Accueil de la presse

1313

A Jean Quéval, « La Famille Tuyau de Poéle » évoque Feydeau. Mais la palme de l’originalité dans le rapprochement revient peut-étre a un chroniqueur de Radio Monte Ceneri, Gualtiero Schoenenberger (le 3 septembre), pour qui la personnalité de Prévert s’apparente a celle de Zavattini, le scénariste du Voleur de bicyclette et de Miracle a Milan de Vittorio De Sica. Autres rapprochements insolites, ceux que suggére Maurice

Rat : « Je me

demande

si nul écrivain, sauf le Flaubert de

L’Education et dans ses livres baclés le génial Simenon, a mieux montré que M. Prévert [...] |'automatisme affreux de la mécanique humaine : gestes, sentiments, idées —

triste main-mise

de la mort sur la vie, du

néant sur l’amour, de |’habitude sur |’étre [...]. Certains poémes, les plus sobres, de M. Prévert rejoignent par leur trait net les meilleurs hai-kai japonais ou les “crailleries” espagnoles de cet aigu Ramon Gomez de la Serna que Valery Larbaud, il y a un quart de siécle, nous restituait dans Echantillons. »

« Au piége [..,] des mots ». Dans la suite de son article, Claude Roy démonte bien un des ressorts de l’hostilité a Prévert : le sentiment éprouvé par beaucoup de ceux qui étaient en désaccord profond avec les orientations de ses textes d’avoir été piégé. « Vous connaissez la dialectique de esprit juste, agile, celui qui vous améne 4 dire ce que vous ne vouliez pas du tout dire, en vous disant : “Je ne vous le fais pas dire” ? C’est celle de Jacques Prévert. » Ayant ri ou été ému, « tout le monde applaudit. A ce moment-la,

un monsieur

tout rouge de colére et de dignité offensée

se léve et dit: “Ah! mais pardon, mille excuses, j'ai ri et j'ai été content. Mais

c’eTaIT

PAR

ERREUR.

Parce

que

moi,

je suis

pour

la guerre

d'Indochine, je suis pour qu’on oblige a se tenir a leur place les Arabes et les Vietnamiens et les négres, je suis pour |’Eglise, la Famille, le Travail et la Patrie”. Et le monsieur se rassied, de plus en plus rouge, et de plus en plus offensé. » Ce monsieur, René Chabbert lui ressemble beaucoup et si son compte rendu n’était pas paru onze jours aprés, on pourrait imaginer qu'il a servi de modéle 4 Claude Roy. Car c’est le méme qui écrit : « En somme, on sympathise, on s’émeut, on sourit, on rit — et il y a peu de poétes qui puissent se vanter de nous amener a en faire tant » et qui avoue son indignation, au moment méme ou, précisément pour ne pas tomber dans le piége, il prétend la taire: « A quoi bon s’indigner si toujours ce sont les Vietnamiens, les Kabyles et les Malgaches qui ont droit a toutes ses indulgences ? Dans la piéce intitulée “Cagnes-sur-Mer”,

Prévert

le dit luicméme

: “Les Bourreaux

trouvent toujours des aédes'”. Tant pis si cet aéde-la s’imagine vraiment que les bourreaux sont tous dans l’autre camp. » Et c’est le méme encore qui reproche a Prévert une « expression [...] des plus banales » et ajoute, pour bien planter le clou, croit-il : « [...] ses moyens d’expression peuvent étre ingénieux tant qu’on voudra, savoureux, singuliers méme, ils ne sont encore qu'une variété du langage de la tribu. » Comme le dit Claude Roy, le monsieur « a été eu. Et ce qu'il y a de merveilleux chez Prévert, c’est que le monsieur a été eu avec ses propres armes, avec ses propres mots, avec sa propre malpropreté. II y a [...] dans ce livre [...] cent et cent exemples de cette facon [...] de prendre les bonnes Ames au piége de leurs bons mots, des mots auxquels ils ne font plus 1. P. 659.

1314

La Plute et le Beau Temps

attention, mais Prévert y fait attention pour eux. » Méme prise de conscience chez le critique de Franc-Tireur : « Il faut voir le sens enfin, d’une apparente facilité verbale » ; la formule toute faite, le cliché, sont révélateurs ;le « jeu de mots [...] s'insinue dans les fissures de la vie

quotidienne, fait éclater les ridicules et craquer les vernis respectables. Il démasque derriére les fagades des immeubles et des familles la vérité du monde. La est le secret des meilleures réussites de Prévert. »

« Une précision d’objectif ». Claude Roy manifeste une particuliére reconnaissance a Prévert de son souci d’actualité : « En ce sens, d’ailleurs, il me semble que La Pluie et le Beau Temps marque un pas en avant sur Paroles et Spectacle. Je sais bien que “La Crosse en l’air” était et reste un chef-d’ceuvre. Mais je trouve une vigueur nouvelle 4 certains textes de circonstances de Prévert — précisément parce qu’ils sont de circonstances, parce qu’ils n’ont plus, comme certains de ses poémes de jadis, le caraétére un peu général et vague d’un guignol abstrait, mais une précision d’objectif (et de tir) absolument saisissante. » Cela n’est pas du goiit de tout le monde: « la politique risque de s’en méler », comme dit Le Parisien libéré, qui « le regrette » (le 19 juillet). André Billy, du Figaro, y voit un recul mais relativise non sans honnéteté sa critique : « Le Prévert de naguére a perdu de sa fraicheur et de son invention, 4 moins que le changement ne soit de notre cété et que les années n’aient amorti la vivacité de nos réactions. » Jean Nicollier de La Gazette de Lausanne, se souvenant peut-étre des analyses de Nadeau et de Bataille 4 propos de Paroles, voit une constante dans la « précision coupante » avec laquelle la poésie de Prévert s’abat sur ses cibles et dans l’importance donnée au « fait », a « l’événement », « qu'il se passe en notre conscience [...] ou qu’il soit extérieur », par un « connaisseur aigu du monde matériel, [...] fidéle 4 ses débuts surréalistes, [...] homme des poémes-films », continuant la « quéte anxieuse, dure, passionnée (dans sa froideur) d’un univers moins cruel ». « Plonger le nez du lecteur dans le bain de bétise, de boue et de sang dans lequel notre époque semble enlisée », ainsi que Maurice Nadeau le discerne, expose Prévert a des réactions de rejet. « Loin de s’évader d’une réalité trop brutale », écrit Pierre de Boisdeffre, « il nous la montre telle qu'elle est, quotidienne, tantét plaisante, tant6t gluante et sale. En un sens il prolonge ainsi la révolution hugolienne (“Plus de mots roturiers !...”) mais les positions qu’il défend sont moins poétiques que politiques. Ses espoirs et ses haines s’inscrivent dans un panorama réaliste ot les faits divers, les chansons populaires, le cinéma apportent leurs notes éparses comme dans les tableaux cubistes une guitare et un bout de journal composent un nouvel espace pictural. Aujourd’hui, cette formule, qui fut rajeunissante, [...] n’est plus qu’une mécanique bien rodée; et La Pluie et le Beau Temps ressemble ainsi a un pastiche de Prévert par lui-méme [...] mais la hideuse politique et ce sentiment que l’ceuvre de Prévert ne semblait pas connaitre — la haine — ont comme asséché les petites joies quotidiennes. Maintenant Vironie est sanglante, l’humour grince. Dommage... » Tout différent eSt le portrait de Prévert que dessine le recueil aux yeux du critique de L’Express : « Dressé contre toutes les barriéres, tous les despotismes, contre |’oppression, l’autorité d’ou qu’elle vienne, c’est |’hypocrisie qu’il traque [...]. Révolté avant tout. Toujours insurgés lui et ses mots [...] une fécondité prodigieuse, une violence saine. » Si pour André Dalmas

Accueil de la presse (La Tribune des nations du 2 septembre)

1315

« cette poésie n’a rien perdu

de sa force vive, anarchique et généreuse », a certains la quéte parait d’autant plus vaine qu’ils souhaitent qu’elle le reste. Pierre Benaud verra

« du don Quichotte » en Prévert et dans le présent recueil « une récapitulation » : « On peut déplorer qu’il chante le méme air depuis des années. On peut déplorer qu'il soit viétime de son succes et qu'il se laisse aller a la facilité. De la peut-étre son efficacité ou une certaine efficacité » (Le Mauricien, 15 octobre). Le chroniqueur de Franc-Tireur avait répondu d’avance : « D’autres, sans effort, fussent devenus une institution nationale. Lui resta Jacques Prévert [...]. Il se répéte, observa-t-on. Et d’ajouter : comme c’est facile ! Il se répéte ? Peut-étre : comme

se

répétait

Eluard,

comme

se

répéte

Brecht,

comme

se

répéteront, jusqu’a ce que cela change, les désespoirs et les chansons, et la grande rengaine de la révolte. Et ceux qui accusent Brecht d’infantilisme sont les mémes qui reprochent a Prévert son imagerie. » Jean Quéval retrouve « les mémes adversaires, et les mémes invectives,

avec des variations généreuses » mais note : « l'homme au crayon dur écrit d’un crayon durci encore ». « Défense de rire des choses sérieuses. » « Seulement, bien entendu, pressentait Claude Roy, ce genre de propos, ¢a ne passe pas si facilement dans le gosier des gens-bien, des bien-pensants et des bonnes Ames. I] y a quelques années, un imbécile avait pris a partie Prévert auquel il reprochait [...] d’étre un clown lyrique, de n’étre pas sérieux. Mais il me semble que ce que la bourgeoisie respectable reprochera de son cété au Prévert de La Pluie et le Beau Temps comme au Sartre de Nekrassov, c'est d’étre beaucoup trop sérieux. Oh! bien entendu, elle le fera, elle le fait, avec une délicieuse hypocrisie, en disant : “Quel dommage que de si bons esprits soient si peu sérieux”, mais ce sera exactement le contraire qu'elle pensera. Défense de rire des choses sérieuses, il n’y a pas de quoi rire, messieurs. Hé bien, si. » La encore, Claude Roy a vu juste. René Chabbert, déja souvent cité, va s’empresser de lui donner raison, avec le concours involontaire de son journal : « Il ne faut surtout pas se facher. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les poétes se croient la téte trés politique. L’émouvante incompétence qui les porte 4 parler du gouvernement des hommes et du bonheur de la cité est un des traits sympathiques de leur caractére. Cela leur fait plaisir et cela ne géne personne. Que demander de mieux? Ne pas attacher aux poémes “engagés” de Prévert plus d’importance qu’ils n’en ont, c’est la une régle nécessaire et suffisante [...] il ne faut pas trop demander au poéte dans cet ordre d’idées. Et d’ailleurs s’agit-il méme d’“idées” ? Plutét d’élémentaires réactions, si élémentaires qu’il est difficile, quelles que soient par ailleurs les différences des idéologies, de ne pas les partager. » La rédaction du journal qui imprime ces lignes ne l’entend pas exactement de cette oreille car quelques mois plus tard (le 6 novembre), sous le titre « Pédagogie 1955 », elle dénoncera « dans plusieurs colléges de France la mode [...] e faire apprendre aux enfants des poémes (?) de M. Jacques Prévert. Ce pourquoi on les invite a se procurer les recueils desdits poémes (?) et notamment Paroles. Ou a cété de petites choses assez anodines, ils peuvent en lire d'autres... qui le sont beaucoup moins. De nombreux

parents ont déja élevé, 4 ce propos, des protestations aussi vives que justifiées. » Au Figaro littéraire, André Rousseaux croit pouvoir faire 4

1316

La Pluie et le Beau Temps

Prévert ce « coup du mépris » dont parlait Claude Roy : « Les choses de la religion, par exemple, inspirent 4 Prévert des plaisanteries qui n’ont plus cours que dans |’anticléricalisme de sous-préfecture. » II s’attirera une savoureuse réponse de Prévert lui-méme dans un des « Graffiti » de Fatras'. Au Figaro, on ne prend pas l’humour de Prévert a la légére. Certes, André Billy trouve « excellente » la réponse du poéte a une enquéte sur ce sujet, mais « pourquoi faut-il que la moitié de la réponse soit gatée par une poussée inattendue de dérision antireligieuse ? ». présent, écrit encore Billy, « que la génération qui avait fait de Prévert une de ses idoles a vieilli et s’est installée dans l’ordre capitaliste et bourgeois, Prévert connait une défaveur peut-étre excessive, mais il faut reconnaitre qu’on peut étre anticlérical, athée et cryptocommuniste sans y mettre tant de lourdeur. » Plus hypocritement, A. Guibert prétend regretter le Prévert passé : « Ou sont les bonheurs du “Diner de tétes” et de Paroles ? Le procédé qui se répéte sans se renouveler est éventé, l’effet de choc est émoussé », alors qu'il avoue avoir été piégé ou avoir toujours été hostile : « [...] l’écran d’un anarchisme gouailleur camoufle

en

fait la plus stritte des dodtrines

que cherchent 4 illustrer des

calembredaines dialoguées. » Tout comme Pierre de Boisdeffre, La Libre Belgique n’hésite pas, elle, a traiter Prévert de « communiste » : « comme

il lui faut “saper le tr6ne et l’autel”, il emprunte ses prétres 4 Diderot et fait de ses duchesses les cousines de Lady Chatterley ». Le recueil

est donc « a déconseiller » au méme titre que Le Mépris de Moravia et

L’Alouette

au

miroir

de

Christine

de

Rivoyre.

A

l’inverse,

ces

accusations de communisme ou de cryptocommunisme finissent par attirer 4 Prévert une attention relativement bienveillante de la part des Lettres francaises, ou René Lacéte distingue de ses admirateurs anticommunistes |’auteur d’un « certain nombre de poémes » que l'on trouve dans La Pluie et le Beau Temps et « ou la révolte se donne des objectifs fort précis ». Emile Henriot, auquel répond en partie Lacéte, semblait admettre que Prévert n’a pas le sens du sacré, mais il lui reprochait de faire « la guerre, lui aussi, au nom de ses idées, de ses sentiments, de ses croyances, contre tout ce qu'il a en horreur ; car ce farceur lyrique et ce destructeur croit aussi. Mais il fait la guerre comme le totalitarisme nous |’a appris : en souillant, en déshonorant, et, quand méme il aurait raison, ce poéte au vitriol, ou plutét au gaz hilarant, donne positivement mal au coeur. Je pense qu’il y a dans ce rieur une puissance de haine peu commune, et que ceux mémes qu’il amuse le plus seraient effrayés de l’apercevoir s’ils savaient seulement ce dont ils rient, a travers ses farces, ses satires, ses caricatures et'sa polémique.

de prendre Prévert au sérieux qui rejoint méme si elle pousse trés au noir ce qu’il y Quitte d’ailleurs, dans le méme article, 4 calembours, a écrire : « Ce Prévert peu

» Voila une fagon

les analyses de Claude Roy, a de corrosif dans ses textes. propos du burlesque et des sérieux risque beaucoup de

nuire au poéte qui chez lui sait tre émouvant et charmant. » A l’opposé, il y aurait la jubilation du critique de Franc-Tireur, pour qui, dans les meilleures réussites de Prévert, se consomme « la déconfiture de |’esprit

de sérieux ». Maurice Nadeau note lui aussi que Prévert « a tordu le cou a bien des lieux communs qu’on croyait inséparables de la vraie poésie » ; mais ces lieux communs ont la vie dure et le faire-part n’est pas parvenu au chroniqueur de Notre Bordeaux, Claude-Henri Rocquet, qui n’en revient pas : « Etonnante, certes, cette obsession de tout ce 1. Coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1966, p. 27.

Accueil de la presse

1317

qui touche de prés ou de loin a la chose religieuse, mais plus étonnant encore le manque de noblesse de Prévert, en sa hargne... il manque des vertus demandées a un poéte : la gravité colére, la douleur a la racine de |’anathéme. Un almanach qui se voudrait blasphématoire. » Sur un autre plan, méme le

Comme dans la Vermot tolérant

René Lalou se rebiffe a l’égard du pamphlétaire qui comblait Claude Roy : « Faut-il regretter ses tics, son antimilitarisme, son anticléricalisme, sa conviction que tous les enfants sont opprimés par leurs parents ? Tous ces traits font partie de sa personnalité et je les ai acceptés comme tels depuis longtemps. Seuls, trois ou quatre chants de propagande politique m’ont paru fastidieux parce qu’ils ressemblent a des harangues de réunion électorale sans rien de |’apre accent qui caractérise, en téte du recueil, |’émouvante “Confession publique”

d’aoait 1940.

»

« Terriblement sentimental ». Au moins Lalou sait-il gré 4 Prévert de garder « comme beaucoup d’écrivains dits “féroces” des réserves de tendresse ot il consent heureusement a puiser ». D’autres s’en prennent tout autant a cet aspect de Prévert et ceux-la aussi, Claude Roy leur avait répondu d’avance : « [...] il n’y a pas de quoi rire. Hé bien, si. Rire et pleurer. I] parait aussi que Jacques Prévert est terriblement sentimental et les Grandes Tétes Molles lui reprochent son cété Petite Fleur Bleue, et les Grands Coeurs Secs son goat irrépressible de la gentillesse, de la fraicheur et de ces bons sentiments avec lesquels surtout pas, on ne fait pas de littérature — parce qu’on n’en fait rien, on n’en a rien a faire des bons sentiments, quand on est dans les bonnes affaires. Mais parfaitement, Prévert, lui, est sentimental, c’est-a-dire qu’il est agité et mu par toutes sortes de sentiments, trés riches, trés vifs, trés beaux. » Les ricanements contre ce qu’on appelle son cété fleur bleue ne sont pas nouveaux, eux non plus. Dés Paroles, Léon-Gabriel Gros avait donné la formule qu’on allait retourner contre Prévert, en caractérisant son « lyrisme a la fois révolté et tendre » comme alternant « entre deux fidélités, celle qu'il voue 4 la fleur de feu et celle non moins exaltante qu’il garde a la sentimentalité, a la classique petite fleur bleue préservée envers et contre tous ». Aprés beaucoup de ses confréres et en empruntant aussi au répertoire des injures de 1951', le chroniqueur intérimaire de Pan témoigne assez clairement qu’il ne supporte ni l’une ni l’autre : « Le fond du lyrisme prévertien maintenant, c’est la fleur bleue, le joli printemps, avec une pointe d’anticléricalisme homaisien et un rien de cette humeur superficiellement antibourgeoise qui fait partie intégrante de l’esprit bourgeois. » Et au contraire, il est assez inattendu de les retrouver saluées, comme si ses préventions avaient été emportées les unes aprés les autres, par le critique de Témoignage chrétien, Gabriel Venaissin, au terme de son compte rendu : « le communisme,

les cris,

la douceur, le comique tragique, le dramatique humoristique ; tout Prévert. Insupportable et amoureux, gamin et subitement vieux, riant trop fort pour ne pas étre triste, plein de morceaux de papier peint et de brouillard, généreux, a gifler — et a aimer. Le premier surréaliste et le premier réaliste de la poésie francaise. Fleurs bleues et fleurs rouges. » 1. Voir l'Accueil de la presse de Speélacle, p. 130.

1318

La Plute et le Beau Temps

Aprés avoir « parlé du dégoiit du malheur et de la haine des spécialistes du malheur qui inspire Prévert pamphlétaire », Claude Roy aurait aimé encore « avoir la place de parler de son goat du bonheur, des merveilleux poémes ot il en fait briller le regard innocent »; « gaieté », « tendresse », « fraicheur », c’est cela aussi la poésie de Prévert et a ces tonalités sont parfois sensibles méme des critiques hostiles : au satirique, Chabbert préfére bien sir le « lyrique », capable de « gentillesse » et de « drdlerie » et sachant « le malheur, et la solitude, et la

détresse » ; Rocquet trouve des « pages trés belles ot s’exprime avec force la détresse de l'homme en cette misére de notre civilisation ; des poémes d’amour ow affleure soudain l’innocence du monde ; des instants ou le plus clair et le plus mélancolique de |’enfance nous est restitué ». René Fallet, un des premiers, a propos de ce recueil, avait souligné ce qu'il y a d’exceptionnel chez Prévert : « Je tiens pour unique la

richesse de ce coeur-la, qui saigne pour tout ce qui a du sang dans les veines ou sur la figure. [...] l’amour de la vie chante a tue-téte ou montre les dents 4 qui l’attaque. / Prévert s’inscrit en faux contre les faux amants, les faux courages, les fausses bontés et, comme

il le dirait, les

fausses sceptiques. » Peut-étre parce que la sympathie l’anime, Maurice Nadeau, un des seuls, nous parait a la fois prendre la mesure de Prévert et |’accepter dans presque toutes ses dimensions, tel qu’il est : « Un registre qui va du

sentimental au dramatique et qui trouve ses notes les plus hautes dans la magnification de l’amour de la vie, des grandes forces simples de la nature, une générosité qui coule de source, un mépris pour tout ce qui, dans notre société, fait de |’>homme une béte de somme ou de boucherie, un sens du

ridicule qui souffle comme chateaux de cartes les constructions prétentieuses et souvent meurtriéres des grands de ce monde [...]. La simplicité

de Prévert par laquelle il touche dire¢tement le coeur ou l'esprit, soulevant le rire homérique ou suscitant l’émotion fraternelle, marche de pair avec l’efficacité des moyens. Et s’il lui arrive d’étre éloquent il n’est pas bavard, s'il fustige il n’est pas cruel, s’il émeut il oublie d’étre solennel. » ARNAUD

NOTE.SUR

LASTER.

LE TEXTE

EDITIONS

Edition originale, La Pluie et le Beau Temps, coll. « Le Point du jour », Gallimard, achevé

d’imprimer le 16 juin 1955. Les réimpressions postérieures pour la collection « Le Point du jour »

reprennent le méme texte. Editions en format de poche. La Pluie et le Beau Temps, Le Livre de poche, 1962. Couverture par Jacques Prévert et Brassai.

Notes

1319

La Pluie et le Beau Temps, coll. « Folio », Gallimard, 1978. Avec deux collages de Jacques Prévert en couverture.

Autre édition. La Pluie et le Beau Temps (suivi de Fatras), dans Euvres (en 4 volumes)

de Jacques Prévert, éditions André Sauret, achevé d'imprimer en avril

1982. Avec des aquarelles de Folon. ETABLISSEMENT

DU TEXTE

Le texte de base est celui de |’édition originale de 1955.

NOTES

Page 64).

CONFESSION PUBLIQUE La date inscrite au bas du texte, aoit 1940, le situe peu de temps aprés la débacle, l’armistice et l’exode consécutifs a l’invasion des armées allemandes. Paul Reynaud, partisan de la continuation de la guerre, n'a pas été écouté et a démissionné le 16 juin au soir, remplacé par Pétain, chargé de former le nouveau gouvernement. Les responsables du désastre doivent, clame Pétain, étre recherchés et chatiés. Le 9 juillet, dans le texte soumis aux chambres il a affirmé : « Déterminer les responsabilités, cette ceuvre sera accomplie. » Le Front populaire est accusé et en particulier Léon Blum, qui, en 1942, sera traduit devant la cour de justice de Riom (avec Daladier, Reynaud, Gamelin, etc.). Au Front populaire, la droite pétainiste reproche des’étre aliéné rItalie, provoquantainsi l’alliance des fascistes avec les Allemands, de ne pas avoir développé suffisamment les forces aériennes, enfin, d’avoir donné aux Frangais le goat de la facilité, du divertissement et de la paresse par |’abus

des réformes sociales. Le maréchal Pétain déclare en juillet 1940 : « Le travail des Francais est la ressource méme de la patrie. » Mais si le Front populaire est stigmatisé comme le principal responsable de la défaite, chaque Francais est également appelé a faire son autocritique, d’ot le titre choisi par Prévert et le jeu de mots du sous-titre. Dans un article du Figaro du 10 juillet 1940, par exemple, il est expliqué comment patrons et ouvriers ont fait leur mea culpa: « Nous avons entendu un patron, président de la chambre syndicale, faire le procés de certaines méthodes patronales, de leur pusillanimité ou de leur €troitesse de vue. Et un militant ouvrier fort sincére nous a déclaré : “Alors que |’Europe évoluait sous nos yeux et que partout s’élaboraient des Statuts sociaux nouveaux, nous en sommes regtés aux formes anachroniques de la lutte revendicative'...” » Chacun est en conséquence sommé de regretter les erreurs du passé, la vie trop facile menée jusqu’alors : « Il ne va plus s’agir de se frotter les mains en attendant un beau dimanche ou un jour de féte [...]. “Abnégation”, “dignité”, “réserve”, vont devenir les mots-maitres de la 1. « L'Ordre social nouveau », par Michel P. Hamelet, Le Figaro, mercredi 10 juillet 1940.

1320

La Pluie et le Beau Temps

langue frangaise, au lieu et place des mots “bien-étre”, “abandon”, “divertissement”. Le travail 4 accomplir est d’ordre intérieur. C’est aussi

une question de vie et de mort... » dit encore un article du Figaro’. Prévert reprend avec ironie la plupart des éléments de cette autocritique de commande : il est évident que pour lui, le peuple francais a eu raison de « perdre son temps » et de prendre « des heures supplémentaires pour réver

».

« Confession publique » a été publié en mai 1953 dans le numéro 3 de la revue Les Lettres nouvelles. 1. Dans le recueil de poémes de Victor Hugo qui porte ce titre, « l’Année terrible », c'est 1871, qui voit s’achever la guerre franco-prussienne par la défaite des Frangais, et l’insurrection de la

Commune par son écrasement, comme 1940 marque la fin des espoirs soulevés par le Front populaire. 2. Le 7 juin 1936, Léon Blum avait réussi a faire signer entre délégués patronaux et syndicaux les « accords de Matignon » qui instituérent le systeme des congés payés et la semaine de quarante heures.

Page 646. 1. Le surnom de « forteresses volantes » a été donné pour la premiére

fois a des avions de guerre américains en 1934. 2. Allusion au slogan publicitaire placardé autrefois a la vitrine des teinturiers : « Deuil en vingt-quatre heures ». 3. En aodt 1940 Prévert, ayant fui Paris occupé, en compagnie de Brassai et de Lily et Joseph Kosma, a gagné la « zone libre » et se

trouve a Jurancgon, prés de Pau, chez le pére du peintre Mayo. LA

FONTAINE

DES

INNOCENTS

« La Fontaine des Innocents » est paru en décembre 1953 dans le numéro 10 de la revue Les Lettres nouvelles — avec trois autres textes — sous le titre « The Gay Paris » (voir la Notice, p. 1302).

4. Les allées et venues des prostituées sont assimilées 4 un ballet, « tricoter des gambettes » signifiant « danser » en argot. Page 647. 1. Terme argotique pour « elles couchent

».

Page 648. 1. Les dragées sont bien une spécialité de Verdun, tout comme les madeleines de Commercy, mais ces deux villes ont été le siége de combats et de bombardements meurtriers pendant la Premiére Guerre mondiale ;par « dragées », le « permissionnaire qui s’en retourne a la tuerie » pourrait bien entendre « balles » (ce qu’elles signifient en argot), et « madeleines » pourrait étre une allusion sinistre aux

pleureuses, d’ot aussi |’identification a la mort qu’implique la désignation de « harpie », monstre ailé de la mythologie, au visage de femme, au corps de vautour et aux ongles crochus. Le « roi fainéant du pavé » qui a « une jambe de verre » et « un ceil de bois » (p. 646) et qui sait, lui, « ce que c’est a Paris que la gare de l’Est » (p. 647) a peut-étre été ce permissionnaire. 1. « La Vie sans joie », par Jean Trarieux, Le Figaro, 9 juillet 1940.

Notes

1321

TOUT S'EN ALLAIT Page 649. 1. La premiére fission de l’atome, qui rendit possible la fabrication de la bombe atomique, a été réalisée par O. Hahn et F. Strassmann a

Copenhague en 1938, dans le laboratoire de Niels Bohr. DEHORS

« Dehors » est paru pour la premiére fois dans le numéro 1, daté du 5 mai 1954, de La Chouette aveugle, revue publiée par le Oxford University French Club et ronéotypée a la Maison frangaise d’Oxford. Le rédacteur en chef, Michael Smithies, présentait cette revue comme désireuse de « provoquer le débat » plut6t que de « plaire a tout le monde [...], abordable aux étudiants, méme financiérement », et décidée

a sortir « de l’inédit deux fois par trimestre ». Le texte a également été publié dans le numéro de la revue Arts daté du 4-10 mai 1955.

Page 650. 1. La Chouette aveugle : « ostensiblement

/ Oh!

sang ».

Page 651.

ENTENDEZ-VOUS GENS DU VIET-NAM... Ce texte est paru 4 la fin de l’année 1953 dans un livre publié chez Gallimard par Jean-Paul Sartre et intitulé L’Affaire Henri Martin, avec également des contributions de Hervé Bazin, Marc Beigbeder, Jean-Marie Domenach, Francis Jeanson, Michel Leiris, Jacques Madaule,

Marcel Ner, Jean Painlevé, Roger Pinto, Roland de Pury, Jean-Henri Roy, Vercors, Louis de Villefosse. Qui est donc cet Henri Martin, évoqué par Prévert 4 la fin de son poéme et que des écrivains prennent la peine de défendre ? II s’agit, explique Michel Leiris, d’« un jeune Frangais, ex F.T.P.' quis’engage dans la marine pour lutter contre les Japonais ; constatant qu’on |’utilise non contre les fascistes, mais contre les Indochinois qui revendiquent leur liberté, il ne veut plus d’un pareil jeu contraire au grand principe du droit des peuples a disposer d’eux-mémes pour lequel, du temps de la France occupée, il avait combattu ; ayant diffusé des tracts invitant les marins a réclamer la cessation des hostilités en Indochine, il est arrété, jugé et condamné a cinq ans de réclusion ».

Au mois de juillet 1949, Henri Martin a commencé a rédiger des tracts hostiles a la guerre d’Indochine, d’ot il est revenu meurtri deux ans plus t6t, et a les distribuer 4 ses camarades de l’arsenal de Toulon. Le 13, mai 1950, des gendarmes ont découvert les tracts au cours d’une patrouille dans l’arsenal et une enquéte a révélé qu’Henri Martin en

était le principal rédacteur. Arrété en mars, il a été jugé par le tribunal militaire de Toulon, qui l’a inculpé de « tentative de démoralisation de l’armée », l’a condamné 4 cinq ans de réclusion et a la dégradation militaire. Mais le jugement est annulé pour vice de forme et Henri Martin comparait de nouveau devant un tribunal maritime, a Brest. Les juges confirment la sentence de Toulon et le jeune homme (il a alors vingt-quatre ans) entre 4 la maison centrale de Melun le 8 aoat 1 SI. L’« affaire Henri Martin », que certains comparent alors a |'Affaire Dreyfus, n’est plus l’affaire d'un homme. La politique étrangére du gouvernement francais est mise en cause au moment ou |’opinion publique commence 4a se lasser d’une guerre qui n’en finit pas. 1. Franc-tireur partisan.

1322

La Pluie et le Beau Temps

Anticolonialistes et colonialistes s’affrontent. Les communistes sont parmi

les plus ardents défenseurs d’Henri Martin, mais il n’a pas été prouvé que celui-ci fit inscrit au Parti. Cependant il sera souvent considéré comme tel, et les journaux de droite |’accusent d’étre un propagandiste du P.C.F. Pour Prévert — comme pour Sartre — la question n’est pas la. I] défend un homme qui a eu le courage de s’élever contre une guerre qui le révolte luiméme. Aussi ne choisit-il pas de retracer |’itinéraire politique d’Henri Martin, de rappeler son action pendant l’occupation nazie ou de décrire le procés. Son texte est avant tout un texte contre la guerre d’Indochine mais également contre tous les carnages. Sa fagon de défendre Henri Martin est de tenir le méme langage que lui. Le livre, destiné d’abord a faire libérer le jeune homme, est imprimé alors qu’Henri Martin vient de sortir de prison pour bonne conduite. Mais Sartre et ses amis décident de faire tout de méme paraitre l’ouvrage car ils ne se contentent pas de cet arrangement. Henri Martin, explique Sartre dans l’avertissement, est innocent et doit étre acquitté. De plus,

le livre devient témoignage. Les lettres qu’Henri Martin écrivit du Viét-nam a ses parents sont publiées et les écrivains sollicités par Sartre les commentent et s’insurgent contre cette guerre. C'est par le texte de Prévert, qui se présente

alors sous le titre « Prévert pose une question », que s’ouvre le volume. Le poéme s'achéve en effet par une question : « Pourquoi gardez-vous en prison et depuis déja plusieurs années un marin qui s’appelle Henri Martin ? » A cette question, tout le livre tente de répondre. « S’ils gracient Henri Martin, explique Sartre, ils auront l’air d’avoir eu tort de le condamner. Parce qu’ils ont eu tort en effet. » Mais a l’interrogation de Prévert, un texte, situé, lui, a la fin du volume, répond plus directement puisqu‘il s'intitule « Vercors répond a Prévert ». Vercors imagine une suite a son Silence de la mer. Son héros, Werner von Ebrennac, est acccusé de s'étre plaint de l’ignominie de la guerre menée par les Allemands. Au colonel qui lui demande les raisons de ces propos subversifs, il répond : « Eveiller la conscience des meilleurs. Et de proche en proche peut-étre celle d’assez de gens pour changer le cours des choses, interrompre cette guerre criminelle. » Le colonel annonce alors 4 Werner von Ebrennac qu'il sera condamné pour que |’Allemagne soit sauvée. Vercors met donc en paralléle, comme l’a fait Henri Martin dans ses lettres, l’occupation allemande avec |l’occupation des Frangais en Indochine. Prévert, lui, compare les massacres commis par les soldats francais au Viét-nam a ceux d’Oradour, de Guernica et d’Hiroshima. Ses arguments sont les mémes que ceux utilisés par Sartre et les autres signataires du livre : Henri Martin est maintenu en prison pour que la guerre d’Indochine puisse continuer.

Le volume reproduit également plusieurs lettres d'intellectuels — écrivains, hommes de loi, hommes politiques — qui réclament au président de la République — Vincent Auriol — la liberté d’Henri Martin. L’une d’elles, issue d’un groupe de personnalités réunies a la fin de décembre

1951 pour discuter de l’affaire, regroupe de nombreuses signatures dont celles de Simone de Beauvoir, Jean Cocteau, Maurice Druon, Michel Leiris, Armand Salacrou, Jean-Paul Sartre et... Jacques Prévert.

1. Cette quasi-citation d’un vers de La Marseillaise dans la premiére Strophe du poéme est trés significative du point de vue de Prévert. En substituant a l'article défini « les » (campagnes) l’adjectif possessif

Notes

1323

« vos », l’écrivain désigne ceux qu'il estime les propriétaires du Viét-nam, c’eSt-a-dire les Vietnamiens, et il les pose aussi en victimes d’une agression. Ce sont les campagnes, les riziéres et les montagnes des Vietnamiens qui sont envahies par de « féroces soldats ». Le lecteur est alors amené a mettre en paralléle ces « gens du Viét-nam » qui deviennent par le truchement du poéte, les protagonistes de |’hymne, avec ceux qui le chantérent les premiers : les fédérés marseillais de 1792. Le texte de Rouget de Lisle exprimait la révolte du peuple frangais contre les monarques étrangers qui voulaient réduire en poudre la Révolution francaise et ses conséquences. Prévert redonne a La Marseillaise (qu'il n’aime pas) la connotation révolutionnaire qu’elle avait a l’origine.

Page 652. 1. L’Affaire Henri Martin : « et le jour lui aussi était beau comme le vent ». 2. C'est ainsi que la presse de gauche de l’époque désignait ironiquement les détenteurs de monopoles.

Page 653. 1. C’est au xvi* siécle que furent fondés les premiers comptoirs européens au Viét-nam et que les missionnaires catholiques commencerent a évangéliser le pays. 2. Fils de l’empereur Khai Dinh de la dynastie des Nguyén, Bao Dai (ou Dai, selon la transcription en usage a |’époque) succéde a son pére le 5 novembre 1925. Aprés des études en France qu’il poursuit jusqu’en 1932, il travaille a l’occidentalisation de son pays. En mars 1945, sous la pression des Japonais qui viennent d’occuper le pays, il dénonce les traités de protectorat conclus avec la France. Lors de la proclamation de la république du Viét-nam par H6 Chi Min (le 25 aoiit), il abdique et se retire a Hong Kong. En 1948, il est rappelé par le gouvernement francais et, dés lors, Bao Dai reprend son titre impérial et tente d’organiser un front anti-Viét-minh. Ses discours officiels font |’éloge de la France et prénent la politique d’Union frangaise. I] apparait donc comme

l’allié des colons, d’out les considérations ironiques de Prévert

a son égard. En 1949 il tente de former un gouvernement central a Saigon, fait reconnaitre le Viét-nam comme Etat associé, puis se retire en France ow il continue

d’exercer ses fonctions

impériales.

En 1954,

il nommera Ng6 Dinh Diém comme chef du gouvernement et celui-ci abolira la monarchie. 3. Si la plus grande partie des terres gagnées a la riziére par les ingénieurs francais fut laissée aux Vietnamiens, il n’en fut pas de méme pour les plantations d’hévéas, souvent conquises sur la forét ol aucune culture n’avait été tentée. Cette culture, trés florissante, permit en particulier de produire du caoutchouc qui fut réservé a des sociétés

francaises.

En

138 000 heétares.

1943,

la

superficie

des

plantations

atteignait

4. L’industrie miniére est une des principales ressources du Viét-nam. Avant la guerre, elle employait 50 000 ouyriers dont 25000 aux charbonnages du Tonkin.

Page 654, 1. Le capucin dont il est question ici est l’amiral Thierry d’Argenlieu, qui avait quitté la marine pour entrer dans les Carmes, ou il regut le

1324

La Pluie et le Beau Temps

nom de Louis de la Trinité. Mobilisé en 1939, il s’était rallié 4a De Gaulle

en

juillet

1940.

En

septembre

1945,

il fut nommé

par

celui-ci

gouverneur général de |’Indochine. Son objectif fut d’y rétablir la domination frangaise. Il se montra hostile a l’accord du 6 mars 1946 que Leclerc avait conclu avec le gouvernement républicain e Viét-nam par l’intermédiaire de Jean Sainteny et qui reconnaissait la république du Viét-nam. Toute sa politique, aprés cette date,

tendit

a l’annulation

de cet accord.

Le 19 novembre

1946, a la

suite d’un incident douanier, le général Valley, qui remplagait l’amiral d’Argenlieu alors a Paris, ordonna au colonel Débés, commandant d’armes a Haiphong, de poser un ultimatum aux autorités locales

vietnamiennes : Haiphong devait étre évacuée par les troupes vietnamiennes. Le 22 novembre, Valley, n’ayant pas obtenu satisfaction, demanda a Débés d’attaquer l’agglomération vietnamienne. L'opération, appuyée par l’artillerie, causa la mort de plusieurs milliers de Vietnamiens. D’Argenlieu était absent au moment du drame de Haiphong et il n'a pas pu directement, comme l'écrit Prévert, « sermonne[r] Haiphong ». Toutefois sa responsabilité indirecte est probable. L’amiral a tout fait pour créer entre les Vietnamiens et les Francais une situation impossible et déclencher la guerre. Valley était, semble-t-il,

en

liaison

avec

l’amiral

au

moment

ow

celui-ci

se

trouvait a Paris et d’Argenlieu |l’aurait, le 24 novembre, encouragé a continuer. Dans un article des Temps modernes d’aott-septembre 1953

(n* 93-94, p. 409), Claude télégraphiques et tenus secrets peu de temps de Prévert : « la gloire ». 2. La parité

Bourdet émet l’hypothése de contacts

les 20, 21 et 22 septembre entre Valley et d’Argenlieu par eux. Rappelé en France en 1947, |’amiral retourna aprés a sa vie religieuse, d’ou la réflexion ironique l’Amiral se retire dans sa capuciniére / en dédaignant de la piastre indochinoise,

qui était avant la guerre

de 1o francs, avait été fixée a 17 francs le 25 décembre 1945, au moment de la dévaluation du franc. Ce qui correspondait a la différence des niveaux de prix en France et en Indochine. Or, les dépenses entrainées par les opérations militaires et l’atmosphére

d’insécurité avaient fini par diminuer la valeur de la piastre. L’écart entre la valeur légale et la valeur marchande de la monnaie indochinoise entraina un trafic frauduleux. Des Frangais édifiérent des

fortunes en achetant la piastre 7 francs a Saigon pour la revendre 17 francs a Paris. En mai 1953, pour mettre fin a ces opérations catastrophiques pour |’Etat francais, René Mayer, alors ministre des Finances, ramena le taux de change de la piastre de 17 a 10 francs.

De nombreuses personnalités furent impliquées dans le procés intenté contre les trafiquants en 1953. 3. En 1946, les mouvements nationalistes malgaches obtinrent la majorité

aux

élections.

Le

M.D.R.M.

(Mouvement

démocratique dans le cadre en 1942 entre les mains des autorités gaullistes par les Anglais, qui avaient occupé Vile par crainte d’un débarquement des Japonais). Mais parallélement,

de la rénovation malgache) requit l’indépendance de l'Union francaise (Madagascar avait été remise deux

sociétés

secrétes,

la J.I.N.A.

et la P.A.N.A.M.A.,

étaient

bien

décidées a chasser les Francais du territoire malgache. Dans la nuit du 29 au 30 mars 1947, des Francais furent massacrés. S’ensuivit une répression sanglante, qui aurait causé environ quatre-vingt mille

morts.

Notes

1325

Page 656. 1. A la fin de l’année 1949, Mao Tsé-toung devint maitre de la Chine et dés lors les forces du Viét-minh bénéficiérent de l’appui des Chinois, qui leur livrérent des armes et du matériel moderne.

2. En aoat 1953, Bao Dai recoit la mission d’aller négocier en France « l'indépendance du Viét-nam ». Il en profite pour séjourner jusqu’au mois d’octobre sur la Céte d’Azur, ot il fréquente assidiiment les boites de nuit. Page 657. 1. C’est Paul Reynaud que Prévert désigne ainsi. La longue citation de lui qui est donnée plus loin était suivie, dans L’Affaire Henri Martin, de cette note : « Nous reproduisons 4 la suite et en toute objectivité un article de M. Paul Reynaud, “Mettre le Viét-nam dans la guerre”, dont ce passage n’est qu’un extrait (article paru dans Le Figaro du 31 mars 1953) »2 Paul Reynaud a écrit dans ses Mémoires : « Je suis l'homme de la route du fer. » Cependant, Chareyre (Les Formes du comique dans les poémes de Jacques Prévert, these de dodtorat d’Université, Grenoble, 1984) fait remarquer que « la paternité de la formule ne revient pas 4 Paul Reynaud, mais a Fred Thyssen : “Coupez la route du fer et vous verrez Hitler obligé de capituler” (cité par Paul Reynaud dans le deuxiéme tome de ses Mémoires, Envers et contre

tous, 7 Mars 1936-16 juin 1940, p. 316-317). » La route du fer, route

maritime, était celle que suivaient, chargés de minerais de fer, les navires qui allaient de Suéde en Allemagne. Avec Churchill, Paul Reynaud (président du Conseil en 1940) envoya une expédition en Norvége dans le but de couper au Reich cette fameuse route du fer suédois. 3. « [...] pour ne parler que de Chinois de Saigon et de Vietnamiens d’Hanoi » est une remarque de Prévert et ne faisait pas partie du texte de l'article.

4. Syngman Rhee (1875-1965) s’opposa au « conseil de tutelle » de la Corée, composé de |’U.R.S.S. et des Etats-Unis, et se prononga pour l’établissement d’un gouvernement indépendant du Sud _ protégé militairement par les Américains mais excluant toute ingérence dans les affaires intérieures de son pays. Elu président de la république de Corée du Sud en 1948, il fut soutenu par les Américains pendant la guerre

de Corée (1950-1953).

5. L’article de Paul Reynaud étant de 1953, cette date est probablement une erreur. Page 658. CAGNES-SUR-MER

Ce texte a été publié en février 1954 dans Défense de la paix (n° 33) avec des dessins d’André Francois. En 1953, année ou le poéme a été écrit, la guerre d’Indochine se poursuivait, plus meurtriére que jamais. En novembre avait eu lieu a Vienne le Conseil mondial pour la paix, et le 13 décembre se tenait a Paris la Conférence nationale du Mouvement de la paix. La méme semaine de décembre, la C.G.T. organisait dans différentes villes des manifestations pour réclamer la paix au Viét-nam. C’est par celle qui eut lieu 4 Cagnes-sur-Mer que le texte de Prévert — qui résidait alors a Saint-Paul-de-Verice — fut inspiré. ‘

1326

La Pluie et le Beau Temps

1. Renoir passa les douze derniéres années de sa vie a Cagnes-sur-Mer dans sa propriété des « Collettes », devenue aujourd’hui musée Renoir. Dans le jardin, planté d’oliviers (arbres de la paix), on peut admirer une Statue en bronze : Vénus, ceuvre de l’artiste. 2. Défense de la paix : « Les plus savants doéteurs du monde accidentel ».

Page 659. 1. Allusion aux accords de Bonn, qui eurent lieu au cours de |’été

1952.

Les Alliés

avaient

décidé

de négocier

une

série d’accords

contractuels qui rendraient a la République fédérale allemande sa souveraineté dans de larges domaines. Dans le méme temps, la France proposait

un plan d’organisation

a laquelle

la République

d'une

fédérale

armée

serait

européenne

appelée

intégrée,

a fournir

des

contingents.

Page 660.

1. Voir n. 2, p. 654. 2. Prévert prend le contrepied de la formule latine : Si vis pacem, para bellum (« Si tu veux la paix, prépare la guerre ») qu’on a quelquefois rapprochée de celle de Végéce (écrivain latin de Constantinople, contemporain de Valentinien II) : Qui desirat pacem, praeparet bellum (Epitome institutorum ret militari, II, Prol.). SCEAUX D’HOMMES EGAUX MORTS

Un court manuscrit (non daté), ob Prévert s’essaye a des calembours homonymiques a4 partir de Sodome et Gomorrhe a peut-étre préludé a ce texte :

Sceaux d'hommes égaux morts

sot d’homme mégot mort

Page 662. ECLAIRCIE

« Eclaircie » a été publié dans la revue Les Lettres nouvelles (n° 3) en mai 1953. Page 663. 1. Les Lettres nouvelles : « supplie douze petits hommes ». La correction tient compte de la loi du 20 avril 1945 (en vigueur jusqu’au 23 décembre 1958) qui avait fixé le nombre des jurés a 7, au lieu de 12 jusqu’en 1941 et 9 (dont 3 magistrats) de 1941 4 1945.

Page 666. L’ORAGE ET L’ECLAIRCIE Ce texte a été publié dans le numéro de la revue Arts daté du 4-10 mai 1955Page 668. CHANT FUNEBRE D'UN REPRESENTANT

Les Lettres nouvelles ont fait paraitre ce texte dans leur numéro de mai

1953 (n° 3).

Notes

1327

Ce « Chant funébre d’un représentant » présente quelques détails communs avec la premiére version de « Sous le soc... », intitulée « Lettre » (voir la notule ci-dessous et la Notice, p. 1301) : dans les deux cas, un narrateur, séparé de celle qu’il aime, se souvient du passé (la femme est probablement morte dans « Chant funébre d’un représentant », mais dans « Lettre » sa disparition est plus énigmatique). L’un n’oubliera jamais les paroles prononcées par la bien-aimée au moment ov elle enlevait une robe rouge, l'autre une chanson heureuse « chantée de bonne heure ». Tous deux se rappellent Saint-Guénolé, un phare, un ou des colliers de coquillages, le Finistére...

Page 669. 1. Les Lettres nouvelles : Mouvement des marées mouvement des navires 2. Les Lettres nouvelles :

J'ai pris un ticket de quai Mouvement des navires mouvement des marées Je suis resté longtemps

Page 670. 1. Les Lettres nouvelles :

Je vendrai des moulages Je vendrai des cure-dents LE TEMPS

HALETANT

2. Qui peut aussi s’entendre : « le temps a le temps

».

Page 671.

SOUS LE SOC... Il existe

de

ce

texte

un

état

antérieur'

et

inachevé

(da¢tylo-

graphié), qui se présente sous la forme d’une « Lettre » é€crite a la femme aimée et a laquelle « Chant funébre d’un représentant » a également emprunté certains éléments (voir la notule de ce texte ci-dessus).

Voici

cette

version.

Les

blancs

et

les pointillés

corres-

pondent peut-étre aux difficultés de la dadtylographe a déchiffrer le manuscrit. LETTRE

Ot es-tu toi que j’aime cela fait déja des milliers de jours des centaines d’années que je ne t’ai pas embrassée alors parfois je suis inquiet et je me demande au juste

dans quelle étoile tu es Oh bien sir je n’ai pas changé 1. Publié (a l'exception des derniéres lignes, inachevées) dans le recueil posthume La Cinquiéme Saison, coll. « Blanche », Gallimard, 1984, p. 223-227.

1328

La Pluie et le Beau Temps et chaque jour pour te plaire toujours je rajeunis mais il y a des jours des jours mon amour ou j'ai peur de devenir trés vieux ou trés mort tout d’un coup Oh je sais bien que c’est idiot de penser avec la téte et surtout mon amour de penser des histoires aussi noires et aussi bétes mais je t'aime tant et si simplement que je n'ai méme pas le loisir d’étre jaloux pour passer le temps Alors quelquefois mon enfant je me regarde dans la glace et je n’ai méme pas le courage de me raser et ¢a tombe toujours un lundi et c’est le jour ot les coiffeurs sont fermés

Et je n’ai méme plus la force de traverser de briser 4 nouveau le miroir pour te retrouver

Et je deviens chien de faience (fidéle bien entendu) mais chien de faience tout de méme Et je sens le temps qui me caresse a rebrousse poil pour m’emmerder Alors je t’appelle désespérément et immédiatement quelque chose se passe qui ne peut pas se passer autrement par exemple un exemple entre mille et entre des milliers d’exemples Une voiture s’arréte et j’ouvre la fenétre et tu es 1a avec un rasoir d’or et un blaireau vivant et la grande baignoire de ton dernier amant Et je me rase comme aucun prince ne s'est jamais rasé et je me baigne a 150 a l’heure

Notes comme personne au monde (sauf ceux 4 qui chose pareille est arrivée)

ne s'est jamais baignée

Et je ne te demande méme pas ot nous allons et ce n’est pas par discrétion mais parce que je sais que tu n’en sais rien Ce n’est pas la question, il n’y a pas de question, pas de torture, pas de chauffeur, pas de voiture, pas de regrets, de mausolée, pas de souvenirs Les souvenirs répondent Présent et rentrent dans le rang Tu es la mariée et je suis ton futur l’homme de ton passé ton diseur d’avenir celui qui sait la bonne aventure de l’amour Oh comme c’est marrant tout cela

Un homme 4 particule se serre les dents ou grince |’amour

qu il a pour toi Un autre est plus gentil et joue du tambour a l’orée d’un bois un autre est mort

terriblement un autre il lit dans |’éther et c'est place et il le sait ah peut-étre qu'il ne saura jamais quel jour la mort est née Et puis apres

Qu’est-ce que ¢a peut faire rappelle-toi la chanson que je connais jamais je n’ai oublié et il y a un trou dans le mur de Vété

d’ou l’on peut voir le boulevard des capucines et le jour de Noél les pleurs de bonheur devant une chaise un canapé ou une fleur rappelle-toi tu parlais de la splendeur des objets retrouvés Et je t’écoutais

et je te regardais et le méme trouble me saisit et je tremble de joie bien que tu sois partie encore une fois?

Et puis d’abord tu fais bien de t’en aller

1329

1330

La Pluie et le Beau Temps tu es la lumiére d’un phare et libre qui disparait et apparait alternativement de la de Saint Guénolé

Tu es en voiture juste devant cette gréve au beau milieu du grand pardon et tu dis que les filles sont belles Une petite fille te propose un collier de coquillages et de son doux accent trainant elle raconte son boniment Was). ere vs fille fil rouge sur un rocher la place de la Disparition L’amour qui conduit la voiture bient6t sera prisonnier et toi tu es une fleur qui traverse le Finistére comme un éclair de chaleur Tu es brune et tu as les plus jolis yeux du monde Et quand je songe 4 toi une seule chanson heureuse et chantée de bonne heure sufft pour me faire mourir de douleur si je savais ne plus |’entendre un jour Un jour pas du tout comme les autres tu t’es retournée

et mon coeur sous l’acier de ton regard s'est ouvert d’un seul coup comme la terre labourée et de cette terre la fleur de l’adieu s’est mise a crier

Et la douleur encore une fois . et puis quoi...

Qu’est-ce qu’elle a a foutre la-dedans la douleur

Je te quittais brune pour traverser la pluie et te retrouver blonde de l'autre cété du monde ou tout est pareil Oh! c’est marrant je t’ai connue si enfant les "petits 3c.

Notes

1331

Ca rappelle Bee

le loup blanc

a la cascade au bois, elle est blonde et je caresse dans la nuit ses seins et ses fesses, c’est l’été, sa robe est entiérement

relevée

Le rédacteur de la « Lettre » se demande dans quelle étoile se trouve la femme dont il est séparé depuis des « centaines d’années ». Langage hyperbolique de l’amoureux ou autre dimension ? La suite du texte, avec l’apparition de la femme qui enléve son amant et la baignoire ou il se baigne a 150 a l'heure (détail que nous retrouvons dans le texte publié) nous entraine plut6t vers une interprétation fantastique ou onirique. Le narra-

teur rajeunit au lieu de vieillir mais ce temps qui fonctionne a rebours pourrait aussi subitement s’accélérer dans le sens normal : « mais il y a des jours / des jours / monamour / ou j’ai peur de devenir / trés vieux ou trés mort / tout d’un coup' ». Pour retrouver la femme aimée, il

semble qu’il faudrait briser un miroir mais l’>homme n’en a guére la force. Or, on a vu combien la traversée du miroir est importante dans l’ceuvre de Prévert et que briser le miroir, c’est précisément abolir le temps”. La traversée s’opére quand le narrateur ouvre la fenétre — la fenétre étant souvent trés proche du miroir dans la thématique de Prévert —, retrouvant ainsi l’absente. Le présent domine mais laisse parfois la place a l’imparfait : ils semblent interchangeables. Pourtant, la fusion du passé, du présent et du futur, qui symbolise aussi la fusion avec la bien-aimée, n’est possible que par intermittences. Constamment en mouvance, cette femme ne peut étre figée dans un temps ou dans un espace. Multiple, elle est lumiére et liberté, elle est brune ou blonde, enfant ou adulte, apportant le bonheur ou la souffrance, elle est insaisissable. A tel point qu’on peut se demander si cette femme n’est pas évoquée par le narrateur 4 des époques différentes, a moins qu’elle ne soit plusieurs femmes — les femmes aimées du narrateur — ou encore une femme révée.

Dans « Sous le soc... », la douleur ressentie au départ de la femme fait peu a peu place ces deux étres n'est « Lettre », relayé l’imparfait n’est plus.

au sentiment que mort. Le présent partiellement par Alors que le texte

rien de ce qui s’est passé entre domine, plus encore que dans le passé composé et le futur ; de la premiére version s’ouvrait

par un cri de douleur causé par la blessure du départ, il s’achéve ici sur une cicatrice, l’« heureuse cicatrice du bonheur?

», que rien ne

semble pouvoir effacer. A la terre labourée du début, métaphorique du coeur remué, s’oppose cette sérénité finale ; la cicatrice reste la marque non pas de la douleur mais d’une traversée chaleureuse (celle de la fleche de Cupidon ou du coup de foudre) ; « les souvenirs heureux viennent répondre présent* ». Physiquement, la femme aimée n’est pas décrite : elle n’est plus tant6ét brune tantét blonde et semble cette fois unique. Mais surtout, alors que dans « Lettre », seule la femme était lumiére, dans « Sous le soc... » les deux amants se fondent dans la méme lumiére, a la fois « feu de joie » et « feu vivant »°*, traversés tous deux par P. 1328, lignes 3 a 8.

. Voir la Notice de Grand bal du printemps, p. 1244-1245. P3673 awa a P67 2neNa dO: OP. .672: 3.¥e047 et 50;

VbBWN

1332

La Plute et le Beau Temps

le méme éclair de chaleur. L’inachévement de la premiére version reflétait aussi le perpétuel aller retour dans le temps, l’impossibilité, peut-étre, d’y échapper. Dans le texte publié, la fusion des amants entraine la fusion durable du passé, du présent et du futur; le temps est définitivement vaincu.

Page 673.

MAINTENANT J'AI GRANDI 1. Qualité précieuse selon Prévert. Il écrira aussi : « J’ai toujours été intact de Dieu » (voir Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 71). Cette virginité (toute spirituelle, on s’en doute) se caractérise par la non-compromission, la non-contamination par les coutumes et les conformismes sociaux. Cette pureté est également

liberté

: elle

permet

de

garder

une

distance

critique

face

aux

événements.

Page 674. CHANSON

POUR

VOUS

Ce poéme date des environs de 1949 : il fut écrit par le poéte en souvenir d’une promenade a Antibes avec Florence Loeb, fille du marchand de tableaux Pierre Loeb, 4 laquelle il est dédié.

Page 676.

SOLEIL DE MARS « Soleil de mars », daté de mars en cadeau d’anniversaire par Prévert Le texte fut publié sur le carton exposition de l’artiste qui avait

1954 sur le manuscrit, a été envoyé a Cécile Miguel, a qui il est dédié. d’invitation au vernissage d’une lieu « Au Faisan doré », a

Loverlal-Charleroi, du 3 au 30 avril 1954. Aprés avoir vécu a Nice a partir de 1947, Cécile Miguel s’était installée 4 Vence en 1949. L’année suivante (elle avait alors vingt-huit ans), elle avait exposé a la galerie Chave et recu le prix de la jeune peinture qui consistait en un séjour 4 La Colombe d’or, dont Paul Roux! était le propriétaire. C’est alors qu’elle fit la connaissance de Prévert. 1. Ms. et carton d’invitation : jette sa clameur mauve et méprisée

Seulement pour la couleur

Page 677. FASTUEUSES EPAVES...

Ce texte a été écrit en novembre 1953 a Saint-Paul-de-Vence, sans doute a l’occasion de l’exposition du peintre surréaliste hollandais Cornelius Postma, qui se tint 4 Paris du 28 novembre au 12 décembre 1953 a la galerie Jacques-Dubourg. II fut en effet publié sur le carton

‘invitation a l’exposition. Repris en mai 1955 dans La Guilde du livre (n° 5), a droite de « Balangoire

» de Cornelius Postma, et annoncé

dans cette revue comme étant « extrait de La Pluie et le Beau Temps a paraitre au Point du jour-NRF », le texte était accompagné d’une photographie de la fille de Prévert, alors 4gée de neuf ans, parJ.Gromot. 1. Prévert lui consacrera un texte,

« La Colombe d'or », publié dans Fatras (coll. « Le

Point du jour », Gallimard, 1966, p. 271-274).

Notes

1333

Page 678. 1. Ms. et carton d’invitation : d’ailleurs et de partout Finis les beaux bateaux d’autrefois La Guilde du livre :

d’ailleurs et de partout Et ces choses elle les chante comme en réve en les inventant

Finis les beaux bateaux d’autrefots 2. Ces deux vers étaient entre guillemets dans La Guilde du livre. 3. Sur le carton d’invitation, tout le texte était signé « Jacques Prévert (et Michéle) » sans recours al italique, et dans La Guilde du livre « Jacques... et Michéle Prévert », avec, pour le passage en italique, la note suivante : « Michéle Prévert a composé seule ce poéme, a Saint-Paul-de-Vence. »

Page 679. ITINERAIRE

DE

RIBEMONT

Ce texte a été écrit pour l’exposition des dessins de Georges Ribemont-Dessaignes 4 la galerie Les Mages de Vence, dont le vernissage

eut lieu le 1° septembre 1951. Reproduit sur le carton de |’invitation,

il y était intitulé : « Itinéraire de Ribemont-Dessaignes a Saint-Jeannet ». Peintre, musicien,

romancier,

poéte et dramaturge,

Georges

Ribe-

mont-Dessaignes est né 4 Montpellier en 1884. Cet enfant solitaire — il recevait 4 domicile des lecons particuliéres — se passionna pour les sciences naturelles et passa ses vacances a herboriser. Avec Marcel Duchamp et Francis Picabia il congtitua un des groupes qui donna naissance au mouvement dada. Les débuts du surréalisme lui semblérent comme une trahison et il garda ses distances avec le groupe de Breton, se sentant plus proche du Grand Jeu, dont il prit la défense lors de la réunion organisée rue du Chateau le 1 mars 1929'. Avec Prévert, il fit partie de ceux qui se révoltérent contre « le pape » du surréalisme et rédigérent Un cadavre. La méme année il créa la revue Bifur, od fut publié « Souvenirs de famille ou l’Ange garde-chiourme »?. Prévert dira que c’est grace a lui qu’il écrivit et publia ses premiers textes’. Au lendemain de la parution de Monsieur Jean (1934), qui recut le prix des Deux-Magots, Ribemont-Dessaignes se retira dans une petite bourgade de montagne, Villar-d’Aréne, ot il tint une pension de famille. Durant la guerre, il écrivit dans les revues Fontaine, Poésie, Cahiers du Sud. En 1945, parut son recueil de poémes Ecce homo ; le dadaisme violent des premieres ceuvres laissait place 4 une apparente sérénité ou percait cependant un pessimisme profond. II s’installa l’année suivante a Saint-Jeannet, petit village des Alpes-Maritimes situé entre Roquesteron

et Vence ou il demeurera jusqu’a sa mort, en 1974. En 1967 était paru Arbres, avec des gravures de lui et des poémes de Prévert. 1. Ms. : « pour [changer

zffé] toutes les tuiles ».

Page 680. 1. L’Autruche aux yeux clos, publié en 1924, est le premier roman de Georges Ribemont-Dessaignes ; L’Empereur de Chine est le titre de sa 1. Voir la Chronologie a l’année 1929 (p. xtvi). 2. Voir la notule de ce texte, p. 1021. 3. Voir la notule du « Diner de tétes », p. 1010.

1334

La Plute et le Beau Temps

piéce la plus connue, publiée en 1921 : marquée par |’influence de Jarry, l’ceuvre est une réflexion sur le pouvoir absolu, sur la violence et sur V’absurde. Le Serin muet, qui fait également partie de son ceuvre dramatique, date de la méme VIGNETTE

année. POUR

LES

VIGNERONS

Ce texte fut publié en plaquette par les éditions Falaise en mai 1951, avec des dessins de Francoise Gilot et des photographies de Marianne Greenwood, pour le compte des vignerons de Saint-Jeannet. Il y était précisé que « ce poéme a été lu par André Verdet le jour de La FETE DEs RAISINS ». L’humour de Prévert eut le don d’exaspérer Roger Nimier qui, en la circonstance, en manqua singuliérement : « Prévert célébre les raisins d’un village qui s’appelle Saint-Jeannet. C’est ennuyeux : le village ne se nomme pas “Les Amoureux-sur-Sadne” ou “Liberté-sur-Durance’”.

Comme il faut bien parler de ce malheureux saint, qui a donné son nom au village, Prévert trouve un moyen : ce pauvre diable de saint est le patron, au sens moderne, du pays ; il déchaine le phylloxéra de temps a autre, pour son plaisir, comme

un dieu de |’Olympe; en bref, c’est un

méchant réactionnaire, un complice de Jupiter, de Hitler et du bon Dieu. A ce point de naiveté et quand cette naiveté revient aussi réguliérement, on est obligé de penser aux névroses, dont le do¢teur Jean Frétet nous a montré récemment qu’elles étaient a la portée de tout le monde’. » 2. Dans la plaquette, le nom de Hugo était suivi de l’indication : « Et entre parenthéses / Le Théatre en liberté ». Il s’agit en effet d’un des fragments du Théatre en liberté (« Comédies cassées », Théatre complet, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 1484; ou Guvres completes, « Chantiers », coll. « Bouquins », Robert Laffont, 1990, p. 1073). On remarquera que s'il arrive a Prévert de citer ironiquement des vers célébres de Hugo (voir par exemple le « Diner de tétes », p. 3 et la notule de ce texte, p- 1010, les manifestations de sympathie a son égard sont plus nombreuses et consistent souvent 4 révéler des aspects moins connus de son ceuvre (voir aussi Spectacle, n. 2, p. 317, et n. 4, p. 319). En 1956, il va adapter Notre-Dame de Paris pour le cinéma. 3. Voir Specfacle, n. 2, p. 288. Page 681. 1. Le Baou est le mont qui domine le village de Saint-Jeannet. Page 684. HOPITAL SILENCE

« Hépital Silence » fut publié en juin 1952 sous le titre savoir

», dans un volume

« De gré

intitulé Echos, avec deux poémes d’André

Verdet et huit poémes de Nazim Hikmet. Les poémes de Prévert et de Verdet étaient désignés comme des « Préfaces » 4 l'ensemble, et la partie constituée par ceux de Nazim Hikmet intitulée « La Présence et les Jours ». Ce livre avait été composé 4 l’initiative des étudiantes du dodteur Jean Pallies, médecin dans un sanatorium de Vence pour jeunes filles tuberculeuses et qui avait luirméme contracté la tuberculose en soignant ses malades. Les jeunes filles, voulant lui témoigner leur affection et leur admiration, lui dédiérent ainsi l’ouvrage : « Au docteur Jean Pallies qui leur a donné le courage et l’espoir, en temoignage et reconnaissance,

Vence,

24 juin 1952

». Signé : « Les Etudiantes

1. Le Rassemblement (organe officiel du parti R-P.F.), 24 aodt 1951.

».

Notes

1335

Les poémes, inédits, étaient illustrés de six lithographies originales de Matisse, qui avait également concu la couverture et la maquette de l’ouvrage. L’éditeur, Fernand Mourlot, limita le tirage (hors commerce)

a 15 exemplaires nominatifs. 1. Chareyre fait remarquer que « porter plainte » récupére ici son sens d'origine et redevient |’équivalent de pousser des cris déchirants (Les Formes du comique dans les poémes de Jacques Prévert, thése de doctorat d’Université, Grenoble, 1984). Page 686. 1. Allusion a la scéne v de l’aéte III de Roméo et Juliette de Shakespeare (GEuvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 516) : les deux amants, aprés leur premiére nuit d’amour, doivent se séparer car l’alouette chante dans le jardin de Juliette et annonce le lever du jour ot Roméo, banni, doit avoir quitté Vérone. Dans Les Amants de Vérone (réalisé par André Cayatte en 1948), Prévert cite précisément le passage mais, identifiant Georgia (la Juliette de son adaptation) a l’alouette de la chanson, vouée a étre plumée, il transfére la fonction de mauvais augure de l’oiseau au personnage de Raffaele, fiancé jaloux de Georgia. Ainsi l’alouette peut-elle devenir |’oiseau de Juliette.

Page 687.

PORTRAITS DE BETTY PORTRAIT DE BETTY Ce poéme fut reproduit sur le carton d’invitation de l’exposition « Portraits de Betty Bouthoul », qui se tint a la galerie Furstenberg,

a Paris, du 3 au 16 mai 1955. Betty Bouthoul est notamment |’auteur de portraits d’Audiberti, Georges Auric, Marc Chagall, Max Ernst, Ionesco, Man Ray, Juan Miro et... Jacques Prévert.

ENTREES ET SORTIES Page 698. 1. Voir « Fleurs et couronnes

», Paroles, p. 44.

Page 699.

RUE STEVENSON Cette fantaisie parodique du Doéteur Jekyll et M. Hyde de Robert Louis Stevenson était écrite en 1951, puisque Prévert songea a publier le texte dans Spectacle (voir la Notice de ce recueil, p. 1125).

Page 702. 1. Prévert joue peut-étre sur la ressemblance du nom de ce boulevard avec le quartier de Londres ou opérait Jack |’Eventreur : White Chapel. Ce personnage a qui l’on a quelquefois supposé une double personnalité est évoqué a plusieurs reprises dans Charmes de Londres. 2. Texte procuré par les épreuves de Spectacle : Tu l’as connue dans un boxon rue de la Charbonniére a Paris du temps ot c’était hier un soir ou tu vins soigner

1336

La Pluie et le Beau Temps

Page 704.

DROLE D'IMMEUBLE Signalé par Breton et Eluard dans leur Dictionnaire abrégé du surréalisme, « Drdle d’immeuble » n’est donc pas postérieur 4 1938. Le texte définitif présente quelques variantes par rapport 4 la dactylographie. Une fois encore, on constate, au moment de la publication, des atténuations ou suppressions qui semblent relever de la pudeur.

Page 707.

1. Voir Grand bal du printemps, n. 8, p. 472. 2. Daétyl. : mais entre ce qu’on dit et ce qu’on fait il y a un monde Page 708.

1. Daétyl. : « dans une piéce du fond de |’appartement ».

Page 709. 1. Le personnage de Paul Féval, Lagardére, déguisé pour 30000 livres la loge du chien de son ennemi Quincampoix. II s’y installe et, sous son déguisement, les tours de |’assassin du pére d’Aurore, jeune fille dont

en bossu, achéte Gonzague, rue réussit 4 déjouer il est épris. Mais

Prévert entreméle volontairement les références culturelles. Marguerite,

c’est bien sir l’héroine de Faust. 2. Depuis « II n’osait pas la décacheter » [p. 708, v. 179], la dactylographie donne un passage trés différent du texte définitif; le propos y est beaucoup plus obscéne : Il n’osait pas la décacheter dans son petit pantalon 4 pattes a pattes d’éléphants d’éléphants du désir et sa petite trompe voulait sortir vous savez bien de quoi il s’agit ou vous le savez mal Marguerite ne savait rien pourtant quand elle était petite elle avait essayé avec un chien mais un bossu la nuit dans un lit ¢a fait peur tandis qu’un chien ga aboie mais dans le fond ¢a ne pense 4 rien pourtant Marguerite se trompait elle avait tort d’avoir peur du bossu c’est le chien qu’elle aurait di craindre bref ils étaient assis chacun sur une chaise dans |l’obscurité

3. Dattyl. : je vous ferais du thé /v. 219] et puis il se mit a lui raconter l’histoire de

Notes

1337

son arriére arriére grand-pére

le bossu dans la rue Quincampoix. 4. Dattyl. : Comme ga se trouve la conversation languissait l'amour

mon fiancé est barbu Page 710.

1. Texte de daétyl. : rarement bossu l'amour est mal fait l'amour est infirme l’amour est enfant de Bohéme vous avez une belle voix dit Marguerite

et elle rapproche sa chaise... 2. Le texte de daétyl. est plus explicite : juste de quoi lui cacher sa bosse... et les voila l’un sur l'autre... et le bossu hurle a l’amour les chiens du pasteur a la mort et le pére Clapotis... court dans les corridors

3. Texte de daéhyl. : cochon d’inde numéro six dréle d’immeuble... soudain il rencontre un jeune chien qui tient un bouquet de fleurs a la main et qui sanglote... et tout le malheur des pauvres chiens collés sous la pluie sanglote avec lui

Page 711. 1. Texte de dadhyl. : un jour vous m’avez dit je t'aime et le barbu sourit finement soudain il voit la mére le pére le berceau et l’enfant Page 712.

1. Texte de daétyl. : il laisse tomber ses fleurs sur le tapis /p. 711, v. 320] il comprend que tout est fini il est fou de rage d’amour, de misére,

de jalousie... il bondit et le voila qui court autour de la piéce en aboyant il a un os dans la gueule i) . Texte de dadtyl. : lui sonne sa derniére heure tout doucement [v. 360]

elle se jette 4 son tour et de deux dit le concierge dréle d’immeuble et il balaye le corps

1338

La Pluie et le Beau Temps soudain il entend aboyer et voit le pasteur qui écume comme une pipe mal débouchée

et qui traverse la cour en hurlant comme un possédé décidément Page 714.

NUAGES Ce texte — conforme au manuscrit que nous avons pu consulter —

a été publié en mai 1953 dans le numéro 3 de la revue Les Lettres nouvelles. LE BEAU

LANGAGE.

Page 716. 1. En argot militaire les « gueules cassées » désignent les blessés de la face. Il y avait 4 la loterie nationale un tirage des « Gueules cassées

>>. SOUVENIR

2. Autodidacte (comme Prévert), l’anarchiste catalan Francisco Ferrer

(1859-1909) tenta de rénover l’école en fondant en 1901 a Barcelone

la Escuela moderna, ot se pratiquait un enseignement laique, scientifique et libertaire, et en publiant, dans sa propre maison d’éditions, des ouvrages pédagogiques, dont certains en collaboration avec |’anarchiste Elisée Reclus (1830-1905). Ses points de vue sur |’enseignement n’étaient pas du goat de tout le monde. En 1907, il fut emprisonné a la suite de l’attentat contre Alphonse XII, puis relaché faute de preuves. En juillet 1909, cinq jours de troubles a Barcelone, ou la population était hostile a la guerre colonialiste du Maroc, servirent encore de prétexte pour l’arréter. Jugé hativement par un Conseil de guerre, il fut accusé, sans aucune preuve, d’étre le chef de la rébellion. Juste avant d’étre

fusillé, le B octobre 1909, il cria: « Vive l’Ecole moderne ! » Son procés fut révisé en

1911 —

Jacques

condamnation reconnue

Prévert

avait alors onze

ans —

et sa

« erronée ».

Page 717. J ATTENDS

« J’attends » est paru en avril 1953 dans Tour de chant avec la partition

de Christiane Verger, et en mai de la méme année dans le numéro 3 de la revue Les Lettres nouvelles.

1. Daétyl. : une femme qui me ressemblait Et de tous mes prénoms et de tous mes surnoms tranquillement il l’a insultée et brusquement il l’a fouettée 2. Daétyl. : ton seul nom c’est Fidéle léche-moi et pour moi fais la belle J’attends le doux veuvage

Notes

1339

Page 718.

OU JE VAIS, D'OU JE VIBNS... Ce texte a été enregistré en 1936 sous le titre « Toute seule » par Marianne Oswald sur une musique de Wachsmann. Page 719. NOBL

DES

RAMASSBURS

DE

NEIGE

Mis en musique par Jean Wiener, ce texte a été publié avec la partition par les éditions Enoch en 1950 sous une forme un peu différente : Nos cheminées sont vides nos poches retournées nos cheminées sont vides nos souliers sont crevés et nos enfants livides dansent devant nos buffets

Et pourtant c'est Noél Noél qu’il faut féter fétons fétons Noél

ga se fait chaque année ohé la vie est belle ohé joyeux Noél Mais v'la la neige qui tombe qui tombe de tout en haut elle a dQ se fair’ mal en tombant de si haut ! courons courons avec nos pelles

courons la ramasser puisque c’est not’ métier Jolie neige nouvelle toi qu’arrives du ciel donne nous des nouvelles des choses de ce cété

Dis nous, dis nous la belle, Dis nous en vérité

quand est-ce qu’a Noél tomberont de |a-haut les dindes de Noél avec leurs dindonneaux les dindes de Noél avec leurs dindonneaux

Page 723, A QUOI REVAIS-TU ?

Ce texte est paru dans le numéro 1955. CONFIDENCES

Db'UN

de la revue Arty du 4-10 mai CONDAMNE

Ce récit d'un homme aprés qu’on lui a, selon lui, « coupé la téte », est-il celui d’un fantome ou celui d’un fou ? Ses « confidences », faites avec distance et presque avec indifférence, ne sont pas sans rappeler celles

1340 de Meursault

La Pluie et le Beau Temps racontant son crime.

Mais ce condamné,

contrairement

au personnage de L’Etranger de Camus, semble s’étre beaucoup soucié de l’opinion de ses semblables et de l’image qu’ils auraient pu lui renvoyer de lui-méme, au point d’avoir préféré |’échafaud au ridicule. L’absurdité réside ici dans la maniére dont sont envisagés les rapports sociaux et dans les attitudes insensées qui en découlent.

Page 726.

THE GAY PARIS Dans le numéro 10 des Lettres nouvelles ot il fut publié en décembre

1953, accompagné d’« Art abstrus », de « Fastes de Versailles 53 » et de « La Fontaine des Innocents », ce texte avait pour titre « Chronique théatrale », alors que « The Gay Paris » était le titre donné a |’ensemble. Prévert fait allusion 4 la création en France d’une piéce de Gabriel Marcel (1889-1973), Le Chemin de créte, qui eut lieu au Vieux-Colombier

le 4 novembre 1953. Le théatre, fondé par Jacques Copeau en 1913, avait, aprés le licenciement de la troupe en 1924, accueilli diverses compagnies jusqu’a

sa fermeture (de 1939 a 1941). Au sortir d’une période d’instabilité, il était dirigé par Annet Badel. 2. En tirant ce titre imaginaire du oe vers de Phédre de Racine, Ariane ma seur de quel amour blessée (aéte I, sc. 11; Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 757), Prévert fait aussipallies au prénom du principal personnage féminin du Chemin de créte de Gabriel Marcel, qui se prénomme Ariane. Faut-il lire ensuite Masseur comme un nom propre de pure fantaisie ou y entendre une équivoque? 3. Le nom du romancier Marcel Prévost, orthographié malicieusement par Prévert comme le nom donné 4a la magistrature d’Etienne Marcel (1316-1358), prévét des marchands, est accolé 4 celui de Gabriel Marcel pour montrer qu’ils se valent bien, procédé habituel a Prévert qui, dans « La Crosse en l’air », par exemple, montrait en échangeant les prénoms de Léon Daudet et de Clément Vautel ay ne faisait pas de différence entre les deux individus (voir n. 1, p. 83). La piece de Gabriel Marcel dont il va étre question dans le texte pie de vingt ans au moment

de sa création au Vieux-Colombier.

Amalgamer

le nom

de Gabriel

Marcel et celui de Marcel Prévost, mort en 1941, est aussi une maniére

d’insinuer que la piéce est désuéte, ce qui fut d’ailleurs l’opinion de certains critiques de |’époque. Mais de plus, les deux écrivains ont un point commun, et qui n’est pas fait pour les rendre aimables a Prévert : ils sont profondément imprégnés de christianisme. Si Prévost s’est surtout fait connaitre pour des piéces qui avaient la réputation de se pencher sur la psychologie féminine, il a aussi écrit La Retraite ardente, roman ou, selon Prévost lui-méme, « le mysticisme occupe une large ’place » (ENG Esprit de finesse de l’'abbé Brémaut », Gringoire, 13 octobre 1933), et projeté de traduire les Epitres de saint "Paul. Enfin, il est mort en

annotant le Nouveau Testament, exercice qu'il pratiquait depuis vingttrois ans. Gabriel Marcel, on le sait, fut considéré comme le héraut de l’existentialisme chrétien, bien qu’il ait eu, parait-il, horreur de cette

appellation. Cependant, ce que Prévert semble reprocher en premier lieu a sa piéce, c’est l’ennui qui s’en dégage, défaut qu’il attribue sans doute également aux oeuvres de Marcel Prévost puisque tous deux sont qualifiés de « marchands de sable a4 endormir les spectateurs ».

Notes

1341

Page 727.

1. Dans Le Théatre de Gabriel Marcel et sa signification métaphysique (Aubier, Paris, 1948), Joseph Chenu explique que |’a¢tion dramatique, chez Marcel, est un « mouvement 4 |’intérieur de la situation a la modifier, destiné 4 modifier les rapports des personnages aux autres, par quoi se définissent leurs étres méme ». Selon théatre de Gabriel Marcel est un « théatre de |’étre et non un de l’action » (p. 55). Les critiques qui rendirent compte

destiné

les uns lui, le théatre de la

représentation de novembre 1953 du Vieux-Colombier le confirmérent. Robert Kemp commenta la piéce ainsi : « J’ai parlé d’aCtion dramatique. Cette action est presque immobile. Ou du moins son mouvement est intérieur. M. Gabriel Marcel préfére a toutes les autres ces intrigues presque entiérement dépouillées d’incidents extérieurs, réduites au mécanisme des incidents intimes, des rencontres, des conversations, qui dévoilent peu a peu les profondeurs inavouées, censurées, d’une réalité humaine d’abord masquée de ses apparences » (Le Monde, 6 novembre

1953).

2. Prévert ironise, bien sfir, sur le titre de la piéce de Gabriel Marcel (Le Chemin de créte) et parodie, une fois encore, la formule de Barrés,

« Il y a des lieux ou souffle l’esprit » (voir Spectacle, « Gens de plume », Oy 2s 355): 3. Le Chemin de créte prend pour point de départ un adultére et analyse les relations ambigués qui vont se développer entre les protagonistes. Ariane, jeune femme malade et passant presque tout son temps dans un

sanatorium,

apprend

que Jérd6me,

son

mari, la trompe

avec

une

violoniste prénommeée Violette. Pourtant, au lieu de chercher a éloigner les deux amants l’un de I’autre, elle se lie d’amitié avec Violette et fait tout apparemment pour assurer leur bonheur. Sa générosité et son

abnégation sont telles que Jér6me retourne a sa femme et se sépare de Violette. C’est 4 ce moment que l’ambiguité atteint son paroxysme ; le spectateur est appelé a réfléchir sur le comportement d’Ariane : est-elle ange ou démon? voulait-elle vraiment le bonheur de JérGme et de Violette ou les a-t-elle manipulés?

4. Dans le théatre de Gabriel Marcel, explique Joseph Chenu (voir n. 1), « La situation sera [...] aussi vivante que possible, elle comprendra des étres que leur cara¢tére charnel méme nous rendra fraternels. [...]

le personnage doit étre pris dans |’humanité quotidienne, il ne doit étre en rien abstrait, pas méme décanté ou Stylisé comme chez Claudel, mais bien enraciné dans le réel. » Page 728.

ART ABSTRUS Ce texte a été publié en décembre 1953 dans le numéro 10 de la revue Les Lettres nouvelles, ot il se terminait dix lignes plus t6t (par « toujours le méme parfum que le printemps de Vivaldi »). Les neuf derniéres lignes ont probablement été écrites entre le suicide de Nicolas de Staél en mars 1955 (voir n. 1, p. git) et la publication du recueil, en juin. 1. Du grec logos, « paroles » et griphos, « filet » (d’ou |’association avec la mygale), le logogriphe est une énigme dans laquelle on compose avec les lettres d’un mot d’autres mots qu’il faut chercher. La mygale

tisse sa toile et le logogriphe est lui-méme un filet métaphorique par lequel on peut se faire piéger.

1342

La Pluie et le Beau Temps

2. Claude (né en 1947) et Paloma (née en 1949) sont les enfants issus

du mariage de Pablo Picasso avec Francoise Gilot.

3. Voir la Notice du Petit Lion, p. 1105-1106 et n. 1, p. 167. 4. Allusion au personnage féminin qui figure a droite dans Le Printemps de Botticelli. Le critique A. Warburg identifia en 1893 ce personnage a Flore, la déesse des fleurs et des jardins ;possédée par Zéphir, qui dans le tableau tente de |’enlacer, elle deviendrait l’incarnation du printemps répandant des fleurs sur le monde.

5. Vivaldi (1678-1741) a laissé une ceuvre immense dont les trois quarts n’ont été révélés que dans les années 1930. Aprés guerre, sa musique a conquis le grand public, d’abord grace au disque et a la radio. C’est par une émission de Jean Witold que Prévert a découvert Les Quatre Saisons.

Page 729.

1. Peintre frangais d’origine russe, Nicolas de Staél (1914-1955) a fait ses études en Belgique ou il s'est exilé et y a remporté un prix en 1933 (il n’avait que vingt ans) pour son Vaisseau fantéme sur la mer. Entre 1940

et 1943, il demeura a Nice. Il commenga a étre révélé au public au printemps 1944 grace a une exposition chez Jeanne Bucher. Onze ans plus tard, le 16 mars 1955, il se donnait la mort a Antibes, ou il s’était

installé depuis septembre 1954, en se jetant du haut de la terrasse de son atelier ; il était considéré, en Europe et en Amérique,

comme

un

des plus grands peintres de sa génération. Parmi ses oeuvres : Musiciens (1953), Concert (1955). FASTES

DE

VERSAILLES

53

Ce texte a été publié en décembre 1953 dans le numéro 10 des Lettres nouvelles. La disposition typographique était différente, le nom des personnages séparé de leurs propos non par une ligne mais deux points. Signalons

que

le Congrés

(rassemblant

|’Assemblée

nationale

et le

Sénat), réuni a Versailles, devait élire le 23, aprés treize tours de scrutin,

René Coty a la présidence de la République. 2. Sous-titre dans Les Lettres nouvelles : Nostalgie du Grand Siécle tam-tam te deum ballets et bouts rimés Le roi sommeille (Interméde) 3. Les Lettres nouvelles : « Un courtisan (se penchant dans ses réves) : Non Sire ».

Page 731.

1. Voir Grand bal du printemps, n. 17, p. 472. 2. Facon de suggérer qu’ily avait du Néron en Louis XIV, responsable des dragonnades et incendiaire du Palatinat.

LE GRAND FRAISIER Page 732. 1. Prévert pense probablement 4 Notre-Dame-du-Haut, située sur les contreforts sud des Vosges, 4 Romchamp, oeuvre de Le Corbusier inaugurée le 25 juin 1955. La désignation ironique des églises comme

« machines a prier » est congue par Prévert sur le modéle de la définition par l’architeéte des maisons comme

« machines a habiter ».

Notes ET QUE

13.43

FAITES-VOUS,

LE DIMANCHE

ROSETTE

MATIN

?

Page 733. 1. La ville bretonne d’Ys (ou Is) aurait été construite, selon la légende, par le roi Gradlon pour faire plaisir a sa fille Dahud, et c’est la jeune princesse qui aurait causé la disparition de la ville vers la fin du v* siécle. On raconte en effet que Dahud organisait de nombreuses orgies, changeant chaque soir d’amant, qu’elle faisait jeter au petit matin dans les profondeurs de la mer. Séduite par le diable, elle vola au roi la clef de l’écluse qui protégeait la ville des flots et des tempétes, et Ys fut engloutie. La princesse tenta d’échapper au chatiment mais disparut dans les flots, allant rejoindre ses victimes. Prévert s’amuse a disculper Dahud et a jeter, par l’intermédiaire d’un curé ignorant, le soupcon sur un marin qu'il invente pour les besoins de la cause... et du jeu de mots qui va

suivre.

Page 734. LE SALON

Le texte semble influencé par Proust. Le terrassier, ayant pris ce salon bourgeois pour un mauvais lieu, prend donc la maitresse de maison pour la « patronne ». Or, Mme Verdurin, le personnage qui,

dans A la recherche du temps perdu, donne des soirées du genre de celle-ci, est surnommée « la patronne » par les habitués de son salon. Le terrassier fait un bon mot que se répétent les invités, comme chez les Verdurin mais aussi comme chez les Guermantes. La déception qu’il éprouve en examinant la patronne de prés rappelle la déception du narrateur proustien quand il s’approche de la duchesse de Guermantes et toutes celles qu’il éprouvera en connaissant mieux les femmes dont il est amoureux. L’homosexualité puis la jalousie du mari reprennent aussi sur un ton parodique des thémes majeurs du roman de Proust. Mais Prévert introduit dans son texte une dimension sociale. Si l’on trouve des caméristes chez Proust, celle-ci a la particularité d’étre noire, et le personnage principal est terrassier. C’est leur classe sociale qui rapproche ces deux étres soudain trés attirés l'un par l'autre. Oubliant les autres personnages, ils font changer le décor. Cette disparition du salon pourrait étre

symbolique autre.

de la fin d’un certain

monde

et de |’avénement

d’un

Page 73).

1. Mot argotique pour « garcons de café ». Page 736. 1. La riveuse ou riveteuse travaille en effet avec un rivetier (machine a river des clous de bottines)...

A ALPHONSE ALLAIS

Publié en janvier 1955 dans le numéro 17-18 des Cahiers du collége de Pataphysique qui rendait hommage a Alphonse Allais, ce texte y était signé « Jacques Prévert. Satrape ».

Né a Honfleur, Alphonse Allais (1855-1905) partit tenter sa chance a Paris ou il étudia la photographie avec Charles Cros avant de se lancer

1344

La Pluie et le Beau Temps

dans le journalisme. Gil Blas et Le Journal publiérent ses premiers récits, qui parurent ensuite en volumes, parmi lesquels : A se tordre (1891), Vive la vie (1892), Amours, délices et orgues (1898). André Breton considérait l'auteur d’A se tordre et de Captain Cap (1902) — la plus connue de ses

ceuvres —

comme

l'un des maitres de |’humour noir.

La disposition du texte était différente sur le manuscrit daté « 54-55 » et dédié « 4 Henri

» [Jeanson].

Page 737. 1. Ms. : « Seras-tu jamais sérieux ». Cette fée prononce les paroles que Prévert, dans Mon frére Jacques (film réalisé par Pierre Prévert en pe attribuera a sa mére (comparée a une fée dans les souvenirs ’« Enfance » ; voir Choses et autres, coll. « Le Point du jour »,

Gallimard, p. 37) : « Ma mére me disait toujours : “Tu seras jamais sérieux.” Je lui ai repondu : “Non, Maman.” Elle m’a dit : “C’est grave, tu sais.” Et elle avait raison. » 2. Le pére d’Alphonse Allais était pharmacien.

3. Alphonse Allais a intitulé un recueil de contes La Barbe. 4. Comme Alphonse Allais, le musicien Erik Satie (1866-1925) est né a Honfleur. Prévert aimait bien sa musique.

Page 738. 1. Allusion a l’Exode, 1v, 2-5 : Moise ayant craint que les Hébreux ne le croient pas quand il leur expliquerait qu'il avait vu l’Eternel, celui-ci lui dit : « Qu’y a-t-il dans ta main ? Il répondit : Une verge. L’Eternel dit : Jette-la par terre. II la jeta par terre, et elle devint un serpent. Moise fuyait devant lui. L’Eternel dit 4 Moise : Etends ta main, et saisis-le par la queue. II étendit la main et le saisit ; et le serpent redevint une verge dans sa main. C'est la, dit l’Eternel, ce que tu feras, afin qu’ils croient que |’Eternel, le Dieu de leurs péres, t’est apparu... ». Prévert joue, bien sar, sur l’équivoque du mot « verge ». 2. Ms. : « le coup de pied de Vénus » (expression qui désigne de maniére euphémique une maladie vénérienne). 3. L’h dont Prévert orne le nom du crustacé d’Europe occidentale, le pagure, communément appelé « bernard-l’ermite », l’humanise en lui conférant un air de famille avec le poéte Tristan L’Hermite

(1601-1655). 4. Roger-la-Honte est un roman de Jules Mary (1851-1922), Raymond la Science le surnom de |’anarchiste belge Raymond Callemin (né en 1890 et qui mourut sur |’échafaud en 1930 en criant aux journalistes : « C'est beau, hein, la mort d’un homme! »), Pierrot les Grandes Feuilles, le surnom de Pierre Devaux (1897-1969), humoriste spécialiste de l’argot, auteur des Darons sacrés et de La Bible en argot.

5. Jalma la double est le titre d’un roman de Paul d'Ivoi (1856-1915),

Montluc

le Rouge,

celui

d’un

roman

d’Alfred

Assolant

(1827-1886).

Valentin le Désossé est l’un des artistes qui ont lancé le Moulin-Rouge. Sa téte anguleuse, ses jambes et bras semblables 4 du caoutchouc

lui

valurent ce surnom, mais ce curieux danseur qui apparaissait sur scéne avec un haut-de-forme vert, un frac luisant et un mégot au coin de la bouche se nommait en réalité Jacques Renaudin. Toulouse-Lautrec fit son portrait. : 6. Il s’agit de Joseph Laniel (1889-1975), homme politique frangais. Le 26 juin 1953, il constitua un gouvernement appuyé par une majorité de centre droit. L’Assemblée lui donna des pouvoirs particuliers en matiére

Notes

1345

économique mais il dut faire face 4 de sérieux troubles sociaux. En décembre, il se présenta a la présidence de la République mais il ne fut pas élu. Ses ennemis politiques s’amusaient de son physique rubicond.

Un article du Canard enchainé du 16 décembre 1953 le décrit ainsi : « Carrure et teint de bouilleur de cru gentilhomme. Blanc d’opinion, rouge de visage. » Le 30 décembre, on trouve dans le méme journal, sous le titre « Le Coin des bétes », le commentaire suivant « M. Francois [Mauriac] confiait 4 ses amis : si Laniel est élu, je fais dans Le Figaro ou |’Express un article intitulé : “Le Veau d’or’”, assorti de ce commentaire : “le beau vidé l’a échappé belle”. » Aprés Vinstallation de René Coty a |’Elysée, il fut 4 nouveau nommé président du Conseil. L’aggravation de la crise marocaine et surtout celle de la guerre du Viét-nam entrainérent la chute de son cabinet le 12 juin

1954.

Page 739.

x LA OU

FAMILLE UNE

TUYAU

FAMILLE

DE

POELE

BIEN

UNIE

Selon Suzanne Montel, secrétaire du groupe Odtobre, la premiére version de « La Famille Tuyau de Poéle » date, non comme le suggére la « Table » de l’édition originale de La Pluie et le Beau Temps, de 1935,

mais d’aodt 1933. La piéce, selon la méme source, fut donnée au cours de spectacles organisés avec les groupes Combat et Masses en octobre

et novembre 1933. La version originale, comme on pourra le constater (nous la donnons 4 la fin de cette notule), était trés différente de la version publiée dans La Pluie et le Beau Temps. Quand Prévert insére

celle-ci dans le recueil, elle a été donnée l’année précédente — en 1954 —, a La Fontaine des Quatre-Saisons, dont Pierre Prévert avait pris la direction artistique en 1951. Comme ce fut souvent le cas quand il avait affaire 4 des textes trés anciens, Prévert a réécrit sa piéce pour cette nouvelle représentation, et c’est sous sa forme revue et corrigée qu'il la publia dans le recueil de 1955.

La différence la plus importante entre le texte de 1954 et celui de 1933, c’est la disparition du discours politique de la piéce d'origine. En 1933, en effet, la représentation était interrompue par un machiniste

qui de

dénongait la vanité l’hypocrisie

des piéces de théatre a la mode,

bourgeoise,

et qui était

rejoint

sur

scéne

spectateurs des « populaires ». Les « gens du monde

miroirs par

les

» étaient pris

a partie et Troudoiseau, spectateur distingué, tenté de sortir, en était empéché par un des contestataires. Le machiniste annongait alors un

« spectacle! »»... Telle qu'elle se présentait, la piece parut assez pour qu’il s’y référat dans un article intitulé « Le un mythe ». Artaud ne donnait aucun titre en de Prévert », mais les allusions a la satire « lubrique du bourgeois francais moderne » et au

forte 4 Antonin Artaud théatre frangais cherche évoquant les « farces de l’esprit casanier et « machiniste prolétaire qui jette tout ce joli théatre au panier » prouvent que c’était surtout a « La Famille Tuyau de Poéle » qu’il pensait : « Fatigué des recherches plastiques de Copeau, Dullin et Baty, le jeune théatre francais cherche un mythe qu'il est sur le point de trouver. [...] 1. Le spectacle qui suivait était alors proposé par les groupes Masses et Combat ; ainsi le 18 et 19 novembre,

salle Adyar.

;

1346

La Plute et le Beau Temps

« Pour qu'il naisse, ce mythe du théatre moderne, il faut d’abord lui faire une “langue”. Cette “langue” le groupe communiste Odtobre, sous la direction de Jacques Prévert, et le groupe animé par Jean-Louis Barrault sont en train de l’inventer, chacun 4 sa maniére. Au groupe Oétobre, on représente des farces qui sont de sanglantes critiques des moeurs et de l’esprit bourgeois. Jacques Prévert a participé au mouvement surréaliste. Cela est visible dans la technique de ses bouffonneries ot tout a coup la vie des réves fait irruption au milieu des redoutables caricatures d'un monde qui, avant de mourir, jette son venin. Dans les farces de Jacques Prévert, l’esprit casanier et lubrique du bourgeois frangais moderne se trouve cruellement fustigé et, conséquences de cet esprit absurde, le démon de l’absurde d’Edgar Poe et de Baudelaire a ici libre cours. La luxure qui cherche un refuge dans le lit a double fond du vieil adultére francais se voit chassée par ses propres fantasmes. Elle s’effraie elle-méme de se contempler. Le ménage a trois devient un ménage 4 six, a dix-huit, 4 vingt-quatre, a trente-six, et il y a d’affolantes courses de multiples de trois qui finissent par rougir d’eux-mémes ; alors arrive un machiniste prolétaire qui jette tout ce joli théatre au panier. « La bouffonnerie de Jacques Prévert est 4 la fois psychologique et objective. Je veux dire que la luxure, le démon de |l’absurde, les multiples de trow prennent forme et, 4 mesure que la piéce se déroule, acquiérent les proportions d’un cauchemar. Pour le jeune théatre frangais moderne il n’y a pas de différence entre mythe et cauchemar : leur caractéristique est qu’ils nous vengent. [...]. « Avec son humour féroce, le théatre de Jacques Prévert est un théatre des ténébres ; celui de Jean-Louis Barrault aussi.

« Le théatre est né des ténébres comme la lumiére du chaos, et comme elle il émerge pour vaincre les ténébres du chaos. [...]

« L’humour de Jacques Prévert signale que la vie de l’époque est malade'... » En 1954, la représentation n’est plus interrompue. Prévert nous donne une parodie du vaudeville bourgeois mais également d’un théatre qui se veut plus ambitieux et qu’il a déja attaqué dans « The Gay Paris » ; il se moque aussi de la psychanalyse freudienne et surtout de I’utilisation qui en est faite dans les ceuvres dramatiques. Comme dans ses derniéres versions de « La Bataille de Fontenoy », il supprime le discours violent et didactique au profit de la caricature pure et simple. Le rdle du machiniste qui, avant d’interrompre la piéce, intervient réguliérement en faisant des commentaires, l’opposition entre les spectateurs des places chéres et ceux du poulailler entrainaient un effet constant de théatre dans le théatre, qui disparait de la version de 1954. Prévert substitue au tmachiniste un plombier qui se révélera étre prétre-ouvrier, et la satire est tout entiére concentrée sur les personnages qui évoluent sur la scéne. Seul le prologue, ou Prévert se moque des auteurs pédants qui n’ont pas pour but principal de donner du plaisir, établit une distance — parodique — entre le spectacle et les spectateurs. En proie a une excitation permanente et quasiment névrotique dans la premiére version, les personnages ont plus de retenue dans celle de

1954. On devine leur hystérie mais ils la dominent : la fagade sociale reprend

le dessus et leur sert de masque.

Ainsi, dans la version de

1. El Nacional, 28 juin 1936, Mexico (retranscrit de l'espagnol par Marie Dézon et Philippe Sollers : Euvres complétes, Gallimard, t. VIII, 1971, p. 254-256).

Notes 1933, Jacqueline

«

ricane

»

quand

1347 elle apostrophe

le lieutenant

colonel aprés la confession de celui-ci. Dans la deuxiéme version, elle s’efforce constamment de conserver une attitude digne. Les « cris d’indignation » du zouave aprés le « Je vous chasse » de Jacqueline se métamorphosent en « Oh! Mauvaise fille! », dit sur un ton que le le&teur n’imagine vraiment pas crié. Mais c’est le personnage de Gertrude qui évolue le plus sensiblement d'une version 4 l'autre. Dans

le texte de 1933, elle ne se maitrisait guére, atteignant méme « le comble de la surexcitation ». Elle cachait mal sa jalousie a |’égard de Jacqueline, ayant « un sourire venimeux' » en lui enlevant son manteau. Dans la version définitive, c’est « avec un bon sourire » qu’elle « entrouvre le plus possible » le manteau de la jeune femme et c’est « avec mansuétude? » qu’elle répéte avec Gaspard-Adolphe que le colonel est victime d’un malentendu. Sa colére envers Jacqueline, qu’elle traite de « vicieuse

», de « mauvaise, pourrie de mauvais

réves’

» parait en

demi-teinte par rapport 4 la premiére version ot son vocabulaire se relachait vivement pour l’occasion : « Ah la salope [...]! ah la salope ! la vache ! Ah ! Dévouez-vous [...]! Ah ! Salope ! Salope ! » Et Gertrude, aprés cette manifestation de son ressentiment, allait jusqu’a « se roule[r] par terre »‘. Le lieutenant-colonel Desgameslay se montrait également beaucoup plus énervé : il hurlait, ricanait, s’excitait. Dans la version de

1954, il claque a deux reprises des talons, cachant sa frénésie derriére ce geste conventionnel de militaire. I] lui échappe bien un petit juron : (« sacré nom

de Dieu*

»), mais dans la premiére version il se laissait

aller jusqu’a « sacré tonnerre de bordel de Dieu’ »... Les indications scéniques sont souvent plus détaillées dans la deuxiéme version. Ainsi, dans le texte de 1933, la tenue de Gaspard-Adolphe n’était pas précisée. En 1954, « le maitre de maison [...] porte un trés sobre mais trés élégant veston d’intérieur? ». Les didascalies décrivant Virruption de Jacqueline dans le studio subissent, par exemple, des changements trés significatifs d’une version a l’autre : — 1933: « A cet instant Jacqueline toujours soigneusement drapée dans son manteau fait irruption dans le studio. Elle est superbe d’indignation. Le zouave se léve et le Lieutenant-Colonel reste figé par

la stupéfaction®. »

— 1954: « A cet instant, Jacqueline, toujours trés sobrement et trés uniquement vétue de son manteau de fourrure fait itruption dans la piéce. Elle est superbe de douloureuse stupéfaction. « Claudinet, stupéfait, lui aussi, se léve et le lieutenant-colonel reste

figé, littéralement désargonné?. » La douleur apparente de Jacqueline donne un air de tragédie 4 la piéce. Que le colonel soit « littéralement désargonné » ajoute une teinte d’humour au propos : ce militaire subit un choc comme s’il était jeté a terre par l’adversaire ;de plus, Claudinet se léve au moment ot son amant tombe métaphoriquement, |’arrivée de Jacqueline bouleversant les hiérarchies et... les habitudes sexuelles du colonel. On remarque aussi + 752 et 1357. 752.

748. 13557jO.

. 1356.

740. 1397

MyDD WOBa hyo SOF SSRs oN

1348

La Plute et le Beau Temps

dans cette deuxiéme version l’insistance mise sur la sobriété des vétements des personnages, désignée ici avec beaucoup dironie puisque Jacqueline n’a rien sous son manteau. Ces personnages « sobres » sont en méme temps « élégants ». Le lieutenant-colonel sera décrit, « en civil, fort élégant, et sans doute en retraite’ ». Cette sobre élégance est aussi celle d’une esthétique classique que Prévert rejette et dont il se moque dans Les Enfants du paradis, en opposant le romantisme de Frédérick Lemaitre au conformisme d’Edouard de Montray. La sobriété, c’est le manque d’audace, le refus des couleurs et aussi |’hypocrisie. L’élégance et la sobriété des personnages de « La Famille Tuyau de Poéle » ne sont que des apparences. Elles cachent leur ignominie et leur hystérie. Les « Desgameslay-Desbidonds » voient en 1954 leur patronyme réduit a « Desgameslay ». Prévert veut peut-étre insister sur tout ce que laisse entendre cette appellation : le gachis, le mélange obscéne.

En 1933, la distribution était la suivante :

LE MACHINISTE : Raymond Bussieéres; GASPARD-ADOLPHE BATONNET : Yves Allégret; GERTRUDE : Guy Decomble ; JACQUELINE DESGAMESLAY-DESBIDONDs : Jeanne Fuchs[ mann], puis Suzanne Montel ;

LE

LIEUTENANT-COLONEL

ARMAND

DESGAMESLAY-DESBIDONDS

: Marcel

Duhamel ; CLAUDINET : Paul Grimault ; Bernard Meller, Léo Sabas et Max Morise se partageaient les autres réles.

Et en 1954, a La Fontaine des Quatre-Saisons : LE PLOMBIER : René Havard ; GASPARD-ADOLPHE BATONNET

GERTRUDE

: Roger Carel ;

: Jacques Dufilho;

JACQUELINE DESGAMESLAY : Geneviéve Arno ; LE LIEUTENANT-COLONEL ARMAND DESGAMESLAY : Olivier Hussenot;

cLaupinet : Guy Derlon; LA COLONELLE MATHILDE DESGAMESLAY : Hubert Deschamps. A loccasion de cette représentation, la revue Arts reproduisait une interview de Prévert : « Cela s’appelle “La Famille Tuyau de Poéle”, titre sans complaisance qui ne dissimule rien de ce qu'il cache, dit Jacques Prévert. J'ai cependant ajouté un sous-titre qui montre bien le caractére de cette comédie : “Ces 4mes au salon”. C’est sérieux, trés sérieux. Ce n'est pas des gaudrioles. “Ces 4mes!” On ne joue pas avec des mots comme ga... C’est bourgeois, élégant, et distingué comme il se doit de nos jours... Le refoulement sexuel ravage cette famille unie : la fille nourrit pour le pére, un lieutenant-colonel, une passion coupable ; la mére pour son fils. Mais le pére préfére a sa femme et 4 sa fille un petit zouave qui n’en est pas un, et le fils est un prétre-ouvrier. » « C'est du théatre d’idées », dit encore Prévert avec un clin d’ceil?. Dans Les Lettres nouvelles>, Patrick Waldberg donnait une idée assez précise de l'interprétation des acteurs : « L’humour particulier de Jacques Prévert, fait d’évidences, d’effusions, et d’une connaissance aigué des dépravations du “bon sens”, se 1. P. 748. 2. « Jacques Prévert : Voici le message de la famille Tuyau de Poéle », Arts, 16 juin

1954.

3. « Avec la Famille Tuyau de poéle », n° 19, septembre 1954.

Notes

1349

trouve ici servi par une troupe de comédiens d’une qualité rare. Olivier Hussenot est un lieutenant-colonel plein de superbe, de lubricité et de prudence ; Jacques Dufilho, travesti en Gertrude, donne 4 celle-ci la suavité des 4mes simples ; le visage poupin et les yeux ombragés de longs cils de Guy Derlon mettent en relief le rdle presque muet de Claudinet, le zouave ;Genevieve Arno est fougueuse, et l’on regrette que son manteau ne s’ouvre jamais face au public; Roger Carel soutient efficacement le rdle quelque peu ingrat de M* Batonnet ; René Havard, enfin, se montre habile et nuancé en plombier sacerdotal. Il faut placer tout a fait 4apart Hubert Deschamps, qui vient lire le préambule avant le lever du rideau, et qu’on revoit ensuite en travesti, dans le rdle de la colonelle. Avec ses yeux sombres, son nez fort aux larges narines, ses lévres sensuelles, coupant un menton légérement prognathe, sa voix

de contralto en transes et l’extraordinaire étendue

de son registre

d’expressions,

il ne s’était sans

cet acteur révéle une

“nature”

comme

doute pas rencontré d’aussi saisissante depuis |’apparition, naguére, de Michel Simon. « Pour cette saynéte, qui se joue en une demi-heure, Paul Grimault a congu un décor — sa premiére expérience en ce domaine — dont l'ingéniosité et le godt donnent au plateau miniature de la Fontaine une profondeur et un espace inusités. » Signalons qu’en février 1956 la piéce fut représentée a Lyon, au théatre de la Comédie, dans une mise en scéne de Roger Planchon, qui incarnait lui-méme Gaspard- Adolphe. La Famille Tuyau de Poéle était suivie de Victor ou les Enfants au pouvoir de Roger Vitrac.

Voici la piéce dans sa version de 1933 : PROLOGUE

Le rideau est baissé. Dans une avant-scéne, un Monsieur correct parle d’une

voix de fausset a un autre Monsieur dans le méme genre assis sur un Strapontin : PREMIER MONSIEUR : Vous avez vu la critique ? II parait que c’est d’une audace folle. Une piéce étonnante, mon cher.. . étonnante!

DEUXIEME MONSIEUR : Troudoizeau avec qui j’ai diné hier soir chez les Roux-Combaluzard

m’a

dit

:

«

Va

formidable !... »... et quand Troudoizeau

voir

ca,

mon

vieux,

c'est

trouve que c’est bien, c’est

que c’est quelque chose... parce que Troudoizeau, PREMIER MONSIEUR : Tenez! Le voila justement !

c’est quelqu’un |...

Il désigne du doigt un personnage chauve et élégant planté debout au premier rang de l’orchestre. TROUDOIZEAU (téte de poulet, yeux bordés de jambon. Il parle a une jeune Semme placée pres de lui) : Ah! C’est une piéce étonnante, et d’une audace folle ! Je l’ai vue six fois !... . C’est inoubliable! C’est Corneille! C'est Freud!... C’est Marivaux !... A cet instant un machiniste entrouvre le rideau et vient

remplacer une ou deux ampoules de la rampe. LA FEMME ce soir!

: (interrompant Troudoizeau) : C’est bien mélangé cette salle

Elle fixe le public dédaigneusement avec son face 4 main.

1350

La Pluie et le Beau Temps

Troupoizgau : Ah! Si vous étiez venu a la générale !... (i! soupire). Nous avions une salle magnifique. Il y avait Paul-Boncour', et puis Madame

Chiappe... (Il s’arréte et montre les personnages qui entrent dans la salle :) Ah! Voila les Dufesner Du Clapet! Eh! Eh! Charmante la petite Du Clapet... Nous nous sommes rencontrés l'autre soir chez « Les CLOCHARDS »... LE MACHINISTE (i interrompt son travail et regarde Troudoizeau) : Qu’est-ce qu’il faut pas entendre! Qu’est-ce qu’il faut pas entendre! LA FEMME : I] parait que c’est un cabaret trés chic, trés nouveau! TroupoizEau : N’exagérons rien ! Des consommations 4 trente francs. On rencontre toutes sortes de gens... (ilfait la grimace) mais si vous voulez voir quelque chose de nouveau, de véritablement chic... attendez quelques jours, il va s’ouvrir prés de l’Etoile une boite étonnante. C’est un Russe qui s’occupe de ¢a, un ancien colonel de la Garde Impériale, je crois. Ca s’appellera « cHEz sacco ET VANzETTI? ». On sera assis sur

des fauteuils électriques... LA FEMME : Oh! C’est délicieux! Un peu osé, mais délicieux! LE MACHINISTE : Qu’est-ce qu’il y a comme coups de pied au cul qui se perdent! TROUDOIZEAU (se reculant) : Qu’est-ce que c’est ? On entend les trois coups.

Le machiniste disparait. Le rideau se leve. Un studio. Meubles,

tableaux,

bibelots

«

modernes

»,

Divans,

fauteuils, guéridons. gauche, une grande fenétre donnant sur la rue. coté une grande armoire. Au milieu une grande porte. A droite une petite porte. Un homme marche péniblement de long en large dans le Studio. Il attend visiblement quelqu’un, et de temps a autre écarte le rideau et regarde a travers la vitre. Il revient sur Ses pas, et... apercevant une fleur dans un vase il la prend, la met a sa boutonniére, puis se recule, voit le vase vide,

trouve que ¢a fait mauvais effet, remet la fleur dans le vase et prend un livre dans la bibliothéque. Il louvre et lit.

GASPARD-ADOLPHE (lisant) : Nous aurons des lits pleins d’odeurs légéres, Des divans profonds comme

des tombeaux...

Il ferme son livre, le cache derriére son dos et tache de réciter par ceur en fatsant des gestes d'un lyrisme douteux. 1. Avocat, Joseph Paul-Boncour (1873-1972), fonda en 1931 l'Union socialiste républicaine. Sénateur de 1931 4 1940, il fut plusieurs fois ministre (notamment ministre de la Guerre du gouvernement Herriot en 1932), briévement président du Conseil (en janvier 1933). Il votera contre les pleins pouvoirs 4 Pétain en 1940. 2. Sur Chiappe, voir Paroles, « La Crosse en l’air », n. 8, p. 84.

3. Voir Spedlacle, n. 2, p. 381 et Hiffoires et d'autres hiftoires, n. 1, p. 893.

Notes

1351

Nous aurons des divans pleins d’odeurs légéres, Des lits profonds... profonds...

Il s’énerve, ferme le livre, le jette sur le divan, va vers la fenétre, revient encore sur ses pas et, s’arrétant, sort une

piéce de monnaie de sa poche. Il regarde la piece. Face, elle viendra! Pile, elle ne viendra pas!

Il lance la piéce en l'air. La piéce retombe. Il se batsse pour la ramasser, la cherche et ne la retrouve plus. C’est gai! C’est bien ma veine, ot a-t-elle pu rouler? II se reléve subitement et sonne. Une vieille bonne arrive. C'est une vieille bonne classique et larmoyante, mats avec de singuliéres lueurs dans les yeux. Gertrude. GERTRUDE

: Monsieur a sonné?

GASPARD-ADOLPHE : En voila une question, Gertrude ! Qui voulez-vous que ce soit? GERTRUDE (avec une voix étrange) : Sait-on jamais, Monsieur, qui sonne ou qui ne sonne pas! Ainsi, Monsieur, les cloches, quand elles sonnent, c’est plus fort que moi, Monsieur, une force étrange me pousse. Et je vais leur ouvrir. Sait-on jamais, Monsieur, qui sonne ou qui ne sonne pas !...

A cet instant précis Troudoizeau doit s’écrier d'une voix insupportable : TROUDOIZEAU : Bravo, charmant, délicieux! p’autres : Chut!

D'auTrRes, en haut : Ta gueule ! GASPARD-ADOLPHE (reprenant) : Je vous dispense, Gertrude, de vos histoires de cloches... Gertrude, j’ai fait tomber une piéce de monnaie, elle a da rouler sous un meuble, cherchez-la... GERTRUDE : Bien Monsieur ! Elle se met @ quatre pattes. GASPARD-ADOLPHE (qut s’en va vers la fenétre) : Quand vous aurez trouvé cette piéce n’y touchez pas surtout ! GERTRUDE : Bien Monsieur ! GASPARD-ADOLPHE : N’y touchez pas! Regardez-la bien. Si c’est face, courez a la cuisine, débouchez une bouteille de porto, allumez le petit

radiateur dans la chambre, glissez sous le lit mes babouches roses et... GERTRUDE (I’interrompant) : Et si c'est pile? GASPARD-ADOLPHE (le nez collé a la fenétre) : Si c'est pile... (Il s’énerve.) Si c’est pile (il tire machinalement le rideau qui tombe)... Tenez, Gertrude,

arrangez plutdt le rideau qui est tombé. GERTRUDE (a quatre pattes, le visage tourné vers le public, d’une voix d’idiote

inspirée) : Mais le rideau n’est pas tombé !Je vois des gens dans la salle... et puis des lumiéres, des lumiéres... GASPARD-ADOLPHE : Il s’agit du rideau de la fenétre, imbécile! GERTRUDE : Imbécile !... Une vieille servante... Le rideau, sait-on jamais de quel rideau il s’agi Elle se léve péniblement, ce qui permet a Troudoizeau de manifester une seconde fois son enthousiasme :

1352 TROUDOIZEAU

La Pluie et le Beau Temps : Bravo!

Bravo!

Délicieux!

Gertrude monte sur une chaise et tente d’accrocher le rideau. Elle perd l’équilibre et tombe sur le tapis, enveloppée dans le rideau de mousseline. A travers la vitre on doit apercevoir le machiniste de tout @ I’heure et deux de ses camarades qui se tapent sur les cutsses, puis disparaissent en rigolant. GASPARD-ADOLPHE Gertrude?

(se précipitant)

: Oh!

Vous

vous

étes

fait mal,

Il se baisse pour l’aider 4 se relever, mats la vieille bonne,

toujours enveloppée de son rideau, saisit Gaspard-Adolphe par le cou et l’embrasse sur la bouche... Quelques secondes. Puts :

GERTRUDE : Oh! Adolphe-Gaspard ! GASPARD-ADOLPHE : Oh! Gertrude, ma Gertrude !

GERTRUDE (Je bercant) : Dodo... l'enfant do... Qui c'est qui est la ? C'est le petit Gaspard, le petit Dodo a sa Gertrude... (Pathétique :) Ah! Gaspard-Adolphe! mon Gaspard! Depuis trente ans que je suis au service de Monsieur, j'ai attendu ce jour heureux! Oh! mon Gaspard quelle vie a été la mienne ! Quand tu étais tout petit et que je te donnais le sein, je me disais : « Tu m’aimeras Gaspard, tu m’aimeras! » Et puis, ca a été le calvaire, toujours faire les lits... les défaire... pour les autres (elle pleure) pour les autres ! Et le temps qui passait, et mes pauvres seins qui tombaient ! LE MACHINISTE (passant la téte hors de l’armoire)

: Boum !

GERTRUDE (continuant) :... et tu m’aimais en silence, Gustave-Adolphe ! GASPARD-ADOLPHE (re¢lifiant) : Gaspard-Adolphe ! GERTRUDE (obscéne et soigneusement ignoble) : Si tu veux, mon petit loup !... (Elle éclate d’un rire hyStérique.) Regarde, j'ai ma robe de mariée. Maintenant, le brouillard d’autrefois s’est dissipé, une nouvelle vie va commencer !

GASPARD-ADOLPHE (se redressant ravagé, sublime, lyrique et de plus en plus imbécile) : C’est insensé! J’aime ma nourrice presque ma mére! Sonnerie. GASPARD-ADOLPHE : On a sonné, Gertrude! GERTRUDE (se relevant) : Bien Monsieur! Je vais ouvrir !

Elle sort par la porte du milieu pendant que GaspardAdolphe arrange soigneusement sa cravate et époussette son pantalon. GERTRUDE (revenant et annoncant d'une voix grave) : Une demoiselle qui n'a pas voulu dire son nom! Elle fait le signe de croix et s'efface devant une jeune fille trés pale et vétue d’un superbe manteau de fourrure. GASPARD-ADOLPHE

(s’avancant vers la jeune fille) : Vous Jacqueline!

JACQUELINE (trés calme) : Vous ne m’attendiez pas? GASPARD-ADOLPHE : Si! JACQUELINE : Alors?

GASPARD-ADOLPHE : C’est-a-dire, Jacqueline ! JACQUELINE (trés jeune fille du monde habituée a s’exprimer admirablement, méme dans les circonStances les plus critiques) : Vous étes étrange, mon ami...

Notes

1353

A cet instant précis, le machinifte traverse tranquillement la scéne en hochant la téte. LE MACHINISTE

:; Etrange! C’est le mot!

Il rit tout seul et disparait derriére un portant. JACQUELINE : I] est assommant ce type-la! (Reprenant :) Vous étes étrange, mon ami, vous m’avez supplié de venir, et vous semblez surpris, tellement surpris... GASPARD-ADOLPHE : Ne croyez pas, Jacqueline, que mon amour... (J/

bafouille.) JACQUELINE (avec une grande noblesse nuancée d'un peu d'amertume, le tout trés distingué) : Je suis venue, parce que j’ai juré de vous appartenir... GASPARD-ADOLPHE : Jacqueline ! JACQUELINE

(calmement)

:...

juré

de

Vous

appartenir,

et

qu’une

Desgameslay-Desbidonds doit toujours tenir sa parole !... GASPARD-ADOLPHE : Jacqueline, je suis un galant homme. Ils ont évolué en échangeant leurs répliques et Jacqueline se trouve maintenant le dos au public avec Gaspard-Adolphe en face d’elle a 1 meétre de distance environ. JACQUELINE : Je suis venue, comme je vous l’avais promis l'autre soir sur la terrasse... regardez-moi, Gustave Adolphe ! Je suis nue sous mon manteau ! Elle entrouvre son manteau. GASPARD-ADOLPHE

: Oh!

Le machiniste revient tranquillement, passe entre les deux interpretes et regarde Jacqueline en hochant la téte : LE MACHINISTE : I] faut le voir pour le croire ! Il se retire en se tapant sur les cuisses.

GASPARD-ADOLPHE €t JACQUELINE : Cet individu est insupportable ! Il n’y a pas moyen de travailler! TROUDOIZEAU

(se levant)

: Parfaitement,

c’est une

honte!

C’est

du

sabotage, je dirais méme que c’ett... QUELQU'UN

(d’en haut) : Ta gueule!

Troudoizeau se rassied. GASPARD-ADOLPHE €t JACQUELINE

: Reprenons !

Elle se tourne

GASPARD-ADOLPHE

(balbutiant)

et ouvre

: Je vous

a nouveau

son

manteau.

en prie, Jacqueline,

restez

couverte... non, je voulais dire, retirez votre manteau... il fait une telle

chaleur... Oh! Je ne sais plus ce que je dis !... Je vous aime, Jacqueline, je vous aime !... Il se précipite sur la jeune fille et la prend dans ses bras. A cet instant, Gertrude, sublime de sacrifice, apparait dans l’embrasure de la porte et fait des signes. Elle tient dans chaque main une bouteille de porto et les agite pour attirer l’attention de Gaspard-Adolphe. II l’apercoit enfin. GERTRUDE blanc ?

(a voix basse en agitant les bouteilles) : Porto rouge ou porto ‘

1354

La Pluie et le Beau Temps

GASPARD-ADOLPHE : Ah! Servante au grand coeur! Rouge le porto! Rouge ! Je vous l’ai dit cent fois! Imbécile !

Gertrude se retire en fatsant plusieurs signes de croix. Jacqueline éclate en sanglots.

GASPARD-ADOLPHE

: Ne pleurez pas, Jacqueline, je vous aime!

JACQUELINE (murmurant comme dans un réve) : Ah! J’aurais di ne pas venir, et pourtant, je suis venue, je ne pouvais pas ne pas venir, et c’est terrible d’étre venue! Ah! Gaspard-Adolphe si vous saviez pourquoi je suis venue !

Pendant ce petit dialogue, Gertrude est venue apporter un plateau avec le porto et des verres et s'est retirée comme une somnambule.

GASPARD-ADOLPHE

(sé versant coup sur coup plusieurs verres) : Vous €tes

venue parce que vous m'aimez, Jacqueline ! (II l’entraine vers la fenétre.

L’alcool le rendant lyrique son bagage littéraire lui remonte a la téte.)... et que je vous aime! Ah! Jacqueline, quelle grande chose que l’amour! Regardez par cette fenétre, regardez les autres, tous les autres qui passent dans cette rue, regardez-les aller et venir, ils sortent de leurs bureaux,

de leurs usines, pauvre troupeau de malheureux, sans Ames et sans amours! Ah! Jacqueline, nous ne sommes pas comme les autres, et nous... nous... et nous...

(i! bafouille)

et nous aurons des lits pleins d’odeurs légéres Des divans profonds comme des tombeaux... Nous aurons... nous aurons (bafouillis) De belles amours, de grandes orgues... Oh! mon bijou, mon caillou, mon chou, mon genou! mon hibou! (II essaie de lui arracher le manteau.) Enléve ton manteau !... JACQUELINE (Levant les brasau ciel): Ah | C'est effroyable ! C’est effroyable !

GASPARD-ADOLPHE (bredouillant) : Mais je suis un galant homme ! JACQUELINE : I] s’agit bien de cela! (Elle s’approche de lui.) Ecoutez-moi, Gaspard-Adolphe, je ne suis venue ici que pour échapper a un danger plus grand encore. Ecoutez-moi bien, Gaspard-Adolphe ! (Un temps.) J'aime mon pére, voila la vérité! GASPARD-ADOLPHE

: Eh!

Bien!

Mais c’est la moindre

des choses, la

moindre des choses! JACQUELINE

: La moindre

des

choses!

(S‘agitant

et se montrant

assez

débraillée.) 11 ne comprend rien! Il ne voit pas ma paleur, mes mains qui tremblent, mon coeur qui bat comme une horloge! (Elle secoue Gaspard par les épaules.) Jaime mon pére d’amour ! GASPARD-ADOLPHE : Oh! JACQUELINE (complétement hystérique, mats toujours tres jeune fille du monde,

bien entendu): J’aime mon pére, le Lieutenant-Colonel DesgameslayDesbidonds et je n’appartiendrai qu ’a lui, ou bien alors je veux qu'on m’enterre au milieu de mes fréres a l'ossuaire de Douaumont.

Elle va s'évanouir, Gaspard-Adolphe se précipite et ouvre la fenétre, ce qui provoque un courant d’air. La porte de droite s’ouvre toute grande,

laisant voir

Gertrude accroupie dans la position du curieux écoutant aux portes ou regardant par le trou de la serrure. Elle se reléve alors, s’approche et prend Jacqueline dans ses bras. GERTRUDE (maternelle) : Oh ! Comme je vous comprends, pauvre petite ! Ainsi, moi, tenez, ca fait plus de trente ans que...

Notes

1355 Sonnerie...

GASPARD-ADOLPHE

: On a sonné, Gertrude !

GERTRUDE : Si Monsieur voulait bien tenir la petite Demoiselle, j’irais ouvrir... (Gaspard-Adolphe prend Jacqueline dans ses bras. Gertrude pince le menton

de Gaspard-Adolphe,

égrillarde.)

Ah!

Petit

brigand!

(Elle

rit

Stupidement et s’enfuit vers la porte en répétant ;) Sait-on jamais qui sonne Ou qui ne sonne pas? GASPARD-ADOLPHE (secouant Jacqueline) : Réveillez-vous, Jacqueline, réveillez-vous ! GERTRUDE (revient et annonce d’une voix grave et lamentable) : Le Lieutenant-Colonel Desgameslay-Desbidonds ! JACQUELINE (se réveille en sursaut, se dégage et se drapant dans son manteau, tourne sur elle-méme en hurlant) : Ciel mon pére! Ciel mon pére! GASPARD-ADOLPHE (affolé) : Ciel votre pére! Ciel son pére ! GERTRUDE (tombant a genoux) : Notre pére qui étes aux Cieux !

A ces mots l’armoire s'ouvre et le machiniste apparaissant avec une grande barbe de fleuve au menton et une auréole sur la téte s’écrie : LE MACHINISTE : Je n’y suis pour personne!

(II referme l’armoire.)

JACQUELINE (secouant Gertrude) : Mais sauvez-moi ! Cachez-moi ! Vieille

idiote ! GERTRUDE (se relevant entraine Jacqueline vers la porte de droite, l’ouvre, pousse la jeune fille et referme la porte) : Ici Mademoiselle sera en surete... (Eclatant :) Elle a dit « vieille idiote » ! Ah la salope, aprés tout ce que j'ai fait pour elle! ah la salope ! la vache ! Ah! Dévouez-vous pour

les gens, sacrifiez-vous! Ah! Salope! Salope! (Elle se roule par terre.) GASPARD-ADOLPHE (avec une tremblotante dignité) : Introduisez le visiteur, Gertrude ! GERTRUDE (se relevant et se calmant automatiquement) : Bien Monsieur! (Elle sort.) Entrée du Lieutenant-Colonel Desgameslay-Desbidonds. Il eft accompagné d'un jeune zouave légerement efféminé. LE LIEUTENANT-COLONEL (au zouave avec une voix tres douce) : Assieds-toi, Claudinet ! Le zouave s’assied.

GASPARD-ADOLPHE : Mon Colonel, on vous a odieusement trompé. Je vous jure sur l’honneur, que Mademoiselle... LIEUTENANT-COLONEL (trés calme) : Je viens pour une consultation. GASPARD-ADOLPHE (pris au dépourvu) : Mais, je ne suis pas médecin! LIEUTENANT-COLONEL : Moi non plus!

GASPARD-ADOLPHE : Alors? LIEUTENANT-COLONEL : Tz! Tz! Tz!... Voyons, récapitulons... Tz!... Tz!... Tz... me suis-je pas ici chez Maitre Gaspard-Adolphe Batonnet, avocat a la cour ?

GASPARD-ADOLPHE

(semblant sortir d’un réve) : Ah mais parfaitement,

Colonel, parfaitement, mais vous savez, les affaires, le Palais, la vie moderne, si fatigante... Excusez-moi, mais j’avais complétement oublié !... LIEUTENANT-COLONEL : Vous €tes tout excusé! (Regardant a droite et a gauche.) Sommes-nous bien seuls? GASPARD-ADOLPHE ; Nous sommes seuls, mon Colonel!

1356

La Plute et le Beau Temps

LIEUTENANT-COLONEL:Eh bien, voila !Je n’y vais pas par quatre chemins, moi : je suis un vieux militaire. J’appelle un chat un chat, je prends le eae par les cornes, je fonce dans le tas, s’il y a un obstacle a renverser, je le renverse, moi je suis un vieux militaire. Tréve d’avocasseries, de paperasseries, de détours, je n'y vais pas par quatre chemins : quand j’ai quelque chose 4 dire, je le dis, moi! Je ne mache pas mes mots, je mets le doigt sur la plaie, je débride. On ne m’empéchera pas de parler ; on me couperait plutét la jambe. Je rentre au coeur du sujet, sans hésitations, sans craintes! A d'autres les complications, les subtilités, les biais, le camouflage, je regarde |l’ennemi en face, moi, vous comprenez?

GASPARD-ADOLPHE : Mais parfaitement, mon Colonel, parfaitement. Toutefois, il me semble que pour |'affaire qui vous améne, de plus amples détails seraient... A cet inSlant le zouave ramasse une fleur et la contemple avec ravissement. LIEUTENANT-COLONEL

: C’est juste, mais vous

savez,

moi, quand

j’ai

quelque chose 4 dire. (JI baisse la voix.) Sommes-nous bien seuls? GASPARD-ADOLPHE : Nous le sommes ! LIEUTENANT-COLONEL : Alors, voila ! Diable que c’est délicat ! I] m’arrive une histoire, une histoire génante, ennuyeuse, tz! tz! tz! une histoire embétante... (II s’arréte, puis hurle.) Enfin sacré tonnerre de bordel de

Dieu, une sale histoire quoi ! GASPARD-ADOLPHE : Je vous écoute, mon Colonel. LIEUTENANT-COLONEL : Alors, voila ! Vous n’étes pas sans ignorer, Maitre Batonnet, que le métier militaire n’est pas toujours drdle et que si on n'avait pas de temps en temps des petites compensations... (il ricane) enfin, si je suis un vieux soldat, je n’en suis pas moins un vieux parisien... j'ai comme tout le monde mes petites manies, mes petits travers, mes

petits vices (il ricane). Tz! Tz! Tz! On n’est pas de bois que diable! Vous saisissez ?

Gaspard-Adolphe hoche la téte et le Lieutenant-Colonel continue. LIEUTENANT-COLONEL (continuant) : Et sacré nom de Dieu, c’est l’honneur

de l’armée toute entiére qui est en jeu, il faut se défendre (baissant la voix) enfin, bref... on nous a surpris, Claudinet et moi...

Le zouave batsse pudiquement les yeux et laisse tomber Sa fleur. GASPARD-ADOLPHE : Permettez, mon Colonel ? Claudinet, c'est le zouave ? LIEUTENANT-COLONEL : Ce n’est pas un zouave, il n’a que seize ans, c’est mon neveu ! GASPARD-ADOLPHE : Je croyais... excusez-moi... le costume...

LIEUTENANT-COLONEL : Vous €tes tout excusé, Maitre Batonnet !J’habille Claudinet en zouave, c’est un costume si pimpant, si crane, la chéchia,

le pantalon bouffant (i) s’excite)... Ah! je suis un vieux parisien! le panache, moi... GASPARD-ADOLPHE (/’interrompant) : Vous disiez tout a l’heure qu’on vous avait surpris. OU vous a-t-on surpris, mon Colonel, et qui vous a surpris ? LIEUTENANT-COLONEL (d’une voix sourde) :Dans une... derriére le jardin des Plantes... Une rafle...

Notes

1357

GASPARD-ADOLPHE : Mais ce n’est rien du tout, je vais donner un coup de téléphone 4 la préfecture, on va arranger cela tout de suite ! S’il fallait que tous ces messieurs qui s’amusent soient inquiétés, ou irions-nous ? LIEUTENANT-COLONEL

(trés ému)

: Je vous

remercie

infiniment, Maitre

Batonnet, infiniment. Mais je suis indigné, courroucé, quelle triste époque. Aujourd’hui n’importe quel voyou peut sauter le mur de votre vie privée et pas moyen de lui foutre le motif, c’est prodigieusement ignoble ! A cet instant Jacqueline toujours soigneusement drapée

dans son manteau fait irruption dans le Studio. Elle est superbe d’indignation. Le zouave se léeve et le LieutenantColonel reste figé par la Stupéfaction. JACQUELINE

: J’ai tout

entendu,

mon

pére,

quelle

honte!

Ainsi,

Vindifférence, la froideur que vous me témoigniez, c’était 4 Claudinet que je les devais! J’aurais di m’en douter, avec ces histoires de petit déjeuner 4 deux dans le méme lit!... Ah! quelle aveugle j’étais! Elle ricane, se calme et s'’avancant vers son pére, elle le désigne dramatiquement du doigt. JACQUELINE

(continuant)

: Vous

avez préféré un faux zouave

véritable fille, vous n’étes plus mon

a votre

pére, sortez, je vous chasse !

Cris d’indignation du jeune zouave. Arrivée de Gertrude qui s'avance derriére Jacqueline avec un sourire venimeux

et lui arrache légérement le manteau : GERTRUDE : Mademoiselle devrait retirer son manteau, il fait une telle chaleur !

Effroyable et légitime indignation du Lieutenant-Colonel. LE LIEUTENANT-COLONEL : Ma fille! toute nue! chez un petit avocat de

rien du tout! CLAUDINET (trépignant) : Sale grue! Sale grue! GASPARD-ADOLPHE : Mon Colonel, je vous jure, sur |’honneur, que c’est un malentendu ! GERTRUDE (au comble de la surexcitation, grimpe sur une chaise et s'écrie d'une voix monotone et inspirée) : Aimez-vous les uns les autres !. Aimez-vous les uns les autres! Croissez et multipliez !

Jacqueline reste immobile, figée par la Fatalité, et le Lieutenant-Colonel affalé sur un fauteuil contemple sa fille a demi dévétue : LIEUTENANT-COLONEL : Comme elle est belle, ma fille, comme belle! (zl ferme les yeux et fait des gestes assez douteux avec la continuant) comme elle est belle !Je l’imagine avec un dolman de et puis des bas noirs, et puis, des bottes, des petites bottes, des (il se léve et burle) des éperons !

elle est main, en hussard, éperons

SONNERIE |

Les aéteurs s’arrétent et cessent leur jeu ensemble. GASPARD-ADOLPHE

: C’egt

extraordinaire,

cette

sonnerie.

C’est

la

premiére fois ! CLAUDINET : C’egt vrai! Ce n'est pas dans la piéce! La porte du fond s’ouvre et le machiniste fait son entrée avec un petit arbre et un petit banc.

1358

La Pluie et le Beau Temps

LE MACHINISTE : Ce n'est pas moi qui ai sonné, c’est les cloches ! Il rit, place son arbre au milieu de la scéne et s’assoit sur son banc. TOUS ENSEMBLE : Qu’est-ce que c’est encore que ¢a ? LE MACHINISTE (tres calme, désignant l’arbre) : C’est un arbre ! LIEUTENANT-COLONEL (avec sa voix naturelle d’adeur) : Enfin, mon vieux,

qu’est-ce que tu veux? Les AUTRES : Oui! Enfin qu’est-ce qu'il veut celui-la?

LES GENS DES PREMIERS RANGS DE L’ORCHESTRE : Qu’est-ce qu'il veut ce type-la ? Qu’est-ce qu'il veut? LE MACHINISTE : Oh, rien pour |’instant, mes petits amis, mais ¢a fait longtemps que je suis derriére, alors, je viens vous voir, de plus pres... Que faut-il pour étre heureux ? Un peu d’air, une place au soleil, me voila, j’arrive, je m’installe, ne vous génez pas pour moi! Continuez votre petite piéce de théatre, elle est étonnante! (Il rit et répéte :) étonnante! C’est « La Famille Tuyau de Poéle » je crois? C’est passionnant, continuez ! LIEUTENANT-COLONEL : Mais enfin, c’est insensé !

TRouDOIzEAU (sé levant et hurlant) : C’est ignoble! Il n’y a donc plus de police, tolérer un voyou pareil sur la scéne! Un illettré! C’est la fin de la culture ! DEs voix : Bravo! Bravo! La police! D'auTRES voix (d’en haut) : Vos gueules !

L'ACTEUR QUI JOUE LE ROLE DU LIEUTENANT-COLONEL (essayant d’arranger les choses) : Mais enfin, mon vieux, c’est pas la premiére fois qu’on la joue cette piéce, enfin, tout de méme, nous avons eu une critique magnifique. (II sort de sa poche une coupure de presse.) Ecoute! C’est paru hier dans Paris-Midi, c’est une critique de M. Infortuné Troika', de |’Institut !...

TROUDOIZEAU (applaudissant ostensiblement) : Bravo! L’AcTEUR (lisant) : M. Bléme a été superbe de mile fierté dans le rédle du lieutenant-colonel Desgameslay-Desbidonds, surtout au troisiéme acte, a l’'instant ot le Lieutenant-Colonel va se donner la mort et od les Gloires de la France lui apparaissent et ou l’une d’elles, je crois bien que c’est Charlotte Corday, lui dit : « Ne te tue pas, Colonel, si tu te tues toi-méme,

qui donc fera tuer les autres ensuite ? Ne te tue pas,

Colonel. Ce n’est pas ton métier!

» Ce troisiéme acte... a...

LE MACHINISTE (1'interrompant) : Pauvres diables! 'acteuR (indigné) : Comment, pauvre diable?

Un membre de l'Institut ! LE MACHINISTE (trés doucement) : ... mais nous, pauvres diables au pluriel, c’est-a-dire, vous, l’auteur, les spectateurs, les amateurs, les membres de l'Institut, les Lieutenants-Colonels, les mouches... Ah! Je les connais, vos histoires, vos piéces de théatre, j’en ai planté des décors, toujours les mémes : des colonnes romaines, de grands urinoirs de famille, des casernes, des casinos, des églises, des lavabos... Avant, il n’y avait qu’un cocu ou deux dans vos piéces, mais maintenant, ¢a se complique, tout le monde se grimpe en famille, quelle histoire ! 1. Nom burlesquement composé a partir de celui du critique Fortunat Strowski de Robkowa (1866-1952). Les seuls titres des ouvrages de ce professeur a la Sorbonne laissent deviner qu'il ne partageait ni les goats ni les idées de Prévert : Saint Francot de Sales, introduction a@ l'histoire du sentiment religieux en France au xvi‘ siécle (1898), Pascal et son temps

(1907-1908), La Pensée de la mort et la Philosophie de la vie dans Bossuet (1932), Nationalisme ou Patriotisme (1933)...

Notes

1359

Au premier acte le jeune homme du meilleur monde apprend que sa mére est un gros bonhomme; il songe 4 se tuer, le jeune homme, mais sa soeur arrive et l’entraine dans la salle de bains. Petits divertissements nautiques, batailles de fleurs, c’est la passion, et le jeune homme posséde sa sceur sur le paillasson ; sur le balcon, partout, en avion, dans les Eglises. Tout le monde

s’intéresse 4 leur bonheur. On

distribue des jetons de voyeur! Et puis, c’est l’ennui, ils essaient toutes sortes de choses, ils souffrent, on les voit souffrir, ils s’ouvrent les veines, ils fument l’opium, ils achétent un fox-terrier et font ménage a trois, mais le vieil oncle arrive en voiture,

il est archevéque quelque part, il veut éviter le scandale. Arrivée du vieil oncle, le chien lui saisit la jambe et l’oncle se demande si véritablement un chien comme celui-la ca ne vaut pas la peine de se divertir un peu ! TROUDOIZEAU (debout et vibrant d’indignation sénile) : C’est honteux ! DES GENS AUTOUR DE TROUDOIZEAU : Oui! C’est honteux, c’est un

scandale ! DES GENS AU-DEssus : Vos gueules! Laissez-le parler! LE MACHINISTE continue et s’adresse directement aux gens du monde dressés devant leurs fauteuils : ... et vos histoires de famille, vos comédies, vos histoires d’argent, elles sont fraiches! Dans vos histoires d’amour il y a toujours un vieux pansement qui traine, ou un vieux porte-monnaie... Et quand vous voulez faire rire, c’est toujours de bons adjudants rigolos, des petites femmes qui perdent leurs soutien-gorge... Et puis les allusions discrétes, grivoises, si vous plissez les yeux, c’est d’une capote anglaise qu'il s’agit, si vous vous poussez du coude, c’est les trente-deux positions, si une femme se léve et sort, c’est qu’elle va au petit endroit! Tout le monde se tord! Allez-y au petit endroit! Il n’y a qu’une place assise, mais groupez-vous les uns sur les autres, le dernier tirera la chaine avec ses dents.

Des agents entrent et s'approchent de la scéne. TROUDOIZEAU

les apercoit

et s’écrie

: Enfin!

(Il applaudit

les fics

oStensiblement. ) LE MACHINISTE :... et quand vous étes sérieux, vous allez voir autre chose,

le Brave Général Boulanger', par exemple, mais si on: vous montrait le Brave Général Gallifet?, qu’est-ce que vous diriez? Il ne faut pas montrer ¢a, je sais bien, c’est l"honneur du pays qui est en jeu, l’honneur, ¢a vous connait, c’est quelque chose l’honneur, depuis « j’ai l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance », « j’ai bien l’honneur de vous lécher les pieds » jusqu’a |’honneur du fric, Vhonneur du cul et l’honneur du drapeau! Au mot de « drapeau », les agents se précipitent sur la scéne et commencent a assommer le machiniste. Mais d’autres machinistes interviennent. voix : Laissez-le, il a bu un coup ! Laissez-le, c’est un bon travailleur! LE MACHINISTE parvenant a se dégager s’écrie : Voila de la mise en scéne !

Il suffit de planter un arbre, un peu d’herbe, et les vaches arrivent, c’est la vie, la nature !... 1. Voir Paroles, « Le Temps des noyaux », n. 1, p. 49. 2. Voir tbid., « Le Diner de tétes », n. 1, p. 4.

1360

La Pluie et le Beau Temps Les agents se précipitent, mai le machinifle ouvre V’armoire et s’enferme dedans. Arrivée du commissaire de police. Il est vétu avec élégance et s’exprime avec une grande douceur.

LE COMMISSAIRE (aux agents) : Je vous l’ai déja répété mille fois, ne frappez jamais en public ! Ot est l'homme ? (On lui montre l’armoire, il se plante devant elle.) Qu’on aille chercher un serrurier! LE REGISSEUR (hurlant) : Un serrurier tout de suite ! LE MACHINISTE (arrivant) : Voila!

Voila!

Il ouvre l’armoire, l’armotre est vide...

LE COMMISSAIRE : Personne ! LE MACHINISTE (trés calme) : Vous ne voulez tout de méme pas que je

sois dedans et dehors en méme temps. LE COMMISSAIRE

: Ah!

mais c’est lui, nom de Dieu!

LE MACHINISTE : C’est moi ! Vous ne m’avez pas reconnu, c’est normal... Qu’est-ce qui ressemble le plus 4 un machiniste ? un autre machiniste. Un machiniste c’est pas comme

un commissaire, un poéte, un frére

des écoles chrétiennes, un dentiste... Ce sont des gens qui ont des loisirs, ils peuvent se mettre en civil, ressembler a qui ils veulent... La plupart du temps ils ressemblent 4 un furoncle, a un gros ver blanc, une fausse morve,

mais je n’y suis pour rien, c’est la coutume...

Pendant ce temps des Spettateurs du dessus sont descendus et envabissent peu a peu la scéne. Le commissaire sans rien remarquer s’adresse au machiniste. LE COMMISSAIRE : Ecoutez, mon brave, tout commissaire de police que je suis, je n’en suis pas moins un ami des belles lettres (il se tourne peu @ peu et parle directement au public. Les agents sont rangés autour de lut)... un ami des belles lettres, et dans ce que dit ce brave garcon je déméle quelques idées qui, pour étre exprimées de fagon assez primaire, n’en sont pas moins fort intéressantes! J’ai beaucoup pensé a ces différentes questions et je crois pouvoir affirmer sans froisser personne que le peuple aussi a droit a la beaut...

A cet inglant un des agents est assommé par un des Speclateurs descendus du poulailler. Il tombe comme dans les comédies de Mack Sennett’. Quelqu'un applaudit. Le commissaire s’incline, flatté par les applaudissements qu'il croit destinés a son discours. LE COMMISSAIRE (continuant) : Il est intéressant de se pencher sur le peuple, de voir ses miséres, ses humbles joies...

Un autre agent tombe. UN SPECTATEUR : Bravo!

Un autre agent tombe. DEUXIEME SPECTATEUR

: Bravo!

1. De son vrai nom Michael Sinnott, Mack Sennett (1880-1960) débuta en jouant dans

des courts métrages burlesques qu’il produisait et réalisait et grace auxquels une grande partie des futures vedettes du cinéma muet américain se firent connaitre (notamment Charlie Chaplin et Langdon).

Notes

1361 Un autre agent tombe.

TROISIEME SPECTATEUR

: Bravo !

LE COMMISSAIRE (de plus en plus réjoui, il sort un papier de sa poche) : Merci ! Merci! Merci! Et je vais me permettre de vous lire un petit poéme populiste!... (II lit.) Le calme dans le travail Lorsque le travailleur lassé d’un long travail, Dans les lumiéres du soir retourne a sa maison, Ses petits, rassasiés, accourent sous le portail ;

En le voyant, au loin rentrer a la maison? LE MACHINISTE : Ca suffit! Boucle-la! T’as assez débloqué! LE COMMISSAIRE : Mais c’est invraisemblable ! Ou sont mes gardiens de la paix ? On emméne le commissaire. Les machinistes et les Spectateurs descendus sur la scéne emportent les meubles, tls reviennent sur leurs pas et enlevant les décors les placent les uns pres des autres et a l’envers. Comme dans la réalité, derriére les décors sont collées de vieilles affiches : 1” affiche : LA MOBILISATION N’EST PAS LA GUERRE !

2° affiche ; ENGAGEZ-VOUS DANS LA MARINE !

3° affiche : LE COUTEAU ENTRE LES DENTS ! 4° affiche

: TAISEZ-VOUS,

MEFIEZ-VOUS,

LES

OREILLES

ENNEMIES VOUS ECOUTENT? ! 5° affiche : POUR COMBATTRE LE CHOMAGE, CONSTRUISEZ DES EGLISES !

6° affiche : LE TRAVAIL FORCE EN RUSSIE ! etc. etc. etc,

Ces affiches ne sont la que pour rappeler aux Spectateurs les problémes aétuels et l’occuper pendant la préparation de la suite du Shectacle. Elles doivent étre connues et symboliser d’une facon simple ce qu’on appelle |’« envers du décor ». Quelqu’un pourra d’ailleurs le préciser verbalement pour le public. Pendant le changement, les gens du monde s'esquivent discrétement et leurs places restent vides. Seul Troudoizeau reste a sa place au milieu du 1 Rang des Fauteuils. Deux ou trois gosses arrivent sur la scéne en riant et en se bousculant, Au milieu de la scéne l’arbre et le petit banc apporté par le machiniste sont toujours a la méme place. Deux des gosses s’assotent sur le banc. Le trotsiéme s’assied bar terre, Ils discutent le coup. 1, Prévert prend donc ici ses distances avec la poésie « populiste », dont les auteurs, autodidactes issus des classes populaires, étaient censés parler des problémes qu’ils rencontraient dans leur travail et leur vie quotidienne. II insinue que leurs textes manquent d’authenticité et sont facilement récupérables. Il semble cependant avoir davantage

apprécié les romans dits « populistes », en particulier ceux d'Eugéne Dabit (1898-1936).

2. Parodie d'un passage de « La Nuit de mai », d’Alfred de Musset : Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage, / Dans les brouillards du soir retourne a ses roseaux, / Ses petits affamés courent sur le rivage / En le voyant au loin s'abattre sur les eaux (Poésies completes, Bibl. de la Pléiade, p. 308). 3. Voir Speéacle,

« La Bataille de Fontenoy

», n. 4, p. 312.

1362 PREMIER empaqueté DEUXIEME TROISIEME

La Plute et le Beau Temps GOssE : T’as vu, le commissaire, comment ! GossE : Ca alors, c’était marrant ! GOssE : Comment qu’il gueulait le mec !

qu’ils

|’ont

PREMIER GOssE : Oh! Ils ont été gentils ! Ils lui ont pas fait de mal. II gueulait moins fort que mon frére Fernand quand ils |’ont sonné place de la Concorde. DEUXIEME ET TROISIEME GOSSE : Qui c’est qui l’a sonné? PREMIER GOssE : Les flics, bien sdar!

DEUXIEME GOssE : Qu’est-ce qu’il avait fait? PREMIER GossE : Rien. C’est justement, il n’avait rien fait, mais il voulait faire quelque chose, il voulait travailler. Ca faisait quatre mois qu’il n’avait pas de boulot, alors, ils ont discuté, les copains et lui: « C’est dégueulasse qu’ils disaient, quand on travaille on est mal payé, y’a déja de quoi aller aux cris, et puis maintenant, plus de boulot du tout! » DEUXIEME GossE : Alors ? PREMIER GossE : Alors, ils sont partis, et puis ils en ont rencontré d’autres, et puis ils ont été place de la Concorde. La ils ont crié : « Du travail ou du pain!... » Les flics, toute une tapée de flics sont arrivés en autocar, et ils ont foncé dans le tas 4 coups de matraque. Ils tapaient sur tout le monde, sur les femmes, sur les gosses... le méme Bléchin, tu |’ connais, eh bien, il a eu une oreille décollée... LES DEUX AUTRES GossEs : Ca, c’est vache !

PREMIER GOssE : Ils sont tombés a trois ou quatre sur Fernand, parce que vous savez, Fernand, il est roulé, hein, il a des bras! Ils l’ont attrapé en gueulant : « Ah! tu veux du pain, salop! ah! tu veux

du

travail,

feignant!

»

Et puis,

ils lui ont

tapé la téte

sur

le

trottoir !... LES DEUX AUTRES GossEs : C’est dégueulasse! A ces mots, les enfants sont interrompus par une voix tres douce

La voix : Mes chers petits enfants, on n’obtient jamais rien par la violence, il ne faut pas réclamer trop fort, nous sommes tous sur la terre pour travailler, pour souffrir. Si votre frére était resté chez lui cela ne lui serait pas arrivé. Si les ouvriers n’ont pas de travail, c’est parce qu’ils ont voulu trop gagner. Il y aura toujours des pauvres, il y aura toujours des riches... 4 quoi bon s’entéter !... (Etc. etc. ou quelque chose dans le méme genre.)

Pendant ce petit discours, les gens du monde rassurés viennent reprendre leurs places. Les gosses se lévent. Arrivée

du machinigte. La voix se tait aussitot. LE MACHINISTE : Allez, les mOmes, débinez-vous, le ThéAtre recommence ! PREMIER GOSSE : On s’en va M’sieur !... DEUXIEME GOssE : Ca doit étre vrai! Il y aura toujours des pauvres, toujours des riches. LE MACHINISTE : Qui est-ce qui t’a raconté ¢a? petit idiot!

Les GossEs (ensemble) : On sait pas, M’sieur, on a entendu des voix'!... (Ils se sauvent,)

Notes

1363

LE MACHINISTE (levant les bras) : Ils ont entendu des voix, si c'est pas

malheureux! Ah! si je le tenais le salop qui... TROUDOIZEAU (se levant et interrompant le machinifte) : Parfaitement, ils ont entendu des voix... Je les ai entendues également! Si vous ne croyez a rien, je vous plains, mon pauvre ami, mais si vous empéchez les autres d’y croire, je vous blame, vous entendez, je vous blame !... LE MACHINISTE (trés calme) : Parlez 4 mon cul! Ma téte est malade ! Troupoizeau : Oh! C’est facile de s’en tirer par des injures! LE MACHINISTE : Ta gueule! D’abord, qu’est-ce que vous faites la? TROUDOIZEAU (indigné) : Comment ? Qu’est-ce que je fais 1a ?

LE MACHINISTE : Oui! Qu’est-ce que vous foutez la ? TROUDOIZEAU (trés noble) : Je suis ici chez moi. J'ai payé ma place! LE MACHINISTE : Avec quel argent? TRoUDoIzEAU : Avec mon argent!

CH@UR DES GENS PLACES SUR LA SCENE ET DISSEMINES DANS LA SALLE : AVEC LE NOTRE ! TROUDOIZEAU : Ca, alors, c’est extraordinaire! LES GENS DU MONDE : C’est scandaleux! TROUDOIZEAU (trés désinvolte, s’adressant aux femmes) : Calmez-vous, Mesdames, calmez-vous ! (Puis au machiniste :) Mais enfin, mon ami, vous vous étes laissé bourrer le crane, mais vous vous calmerez, un jour, vous

vous rendrez compte ! Les Industriels,

les Commergants,

les Gouvernants,

tous

ceux

qui

défendent l’ordre social ne sont pas vos ennemis, au contraire ! Vous représentez la masse, sans réflexion, sans culture, vous étes les bras nous sommes la téte, nous sommes, nous aussi, des ouvriers de la pensée ! LES FEMMES DU MONDE : Bravo! Bravo!

TROUDOIZEAU S'écoutant parler continue son discours : Et puis, au fond... tout ¢a ne va pas si mal. C’est un mauvais moment a passer. Je sais bien qu'il y a du chémage, mais personne ne nous fera croire qu’on meurt de faim en France ! Tenez, je connais un Chatelain des environs de Paris, qui a distribué de sa main, vous entendez, de sa propre main, mille trois cent cinquante gateaux a ses pauvres ! UNE DAME DU MONDE : C’est vrai! Je l’ai lu dans L’Intransigeant ! UN VIEUX MONSIEUR : Parfaitement! Dans L’Intransigeant du 20 décem-

bre 1931'! TROUDOISEAU

: Vous voyez!...

Pendant le discours de Troudoizeau le machiniste s’est assis sous son arbre, et une foule de prolétaires, de paysans, de femmes, d’enfants se sont approchés de lui. Ils regardent la salle en silence. TROUDOIZEAU (continuant) : ... vous voyez!... monde ! Jai visité, avec quelques amis, |’ceuvre de la comme un sou neuf ! On appelle ca la « soupe populaire » ! J’en jour! (II s’excite.) Ah! ces grosses marmites de

on s’occupe de tout le

Mie de pain, tout brille mangerais bien chaque cuivre, ces bassines de

1. Nous n’avons pas trouvé trace de l’anecdote dans L’Intransigeant du 20 décembre 1931. G

1364

La Plute et le Beau Temps

bonne purée jaune, et ces paniers de choux frais comme

ceux dans

lesquels naissent des bébés (La Liberté, 25 février 1932"). (Il s’excite de plus en plus.) Ah!

croyez-moi, mes amis, en France tout le monde

est frére, tout

le monde s’entraide! Et d’ailleurs, vous avez besoin de nous, sans nous, que pourriez-vous ?

LES HOMMES, LES FEMMES, LE MACHINISTE, LES ENFANTS (massés autour de l’arbre) : SANS VOUS, ON POURRAIT VIVRE !

TROUDOIZEAU (voyant que ¢a tourne mal) : Puisque vous le prenez comme ca!

Il s'appréte a sortir, Un homme descend et l’arréte. L'HOMME : Restez donc jusqu’a la fin du spectacle! Trés mal a son aise, Troudoizeau se rassied.

LE MACHINISTE (face au public) : ANNONCE DU SPECTACLE... Notes

1° Le premier et le deuxiéme rang d’orchestre doivent étre occupés par des acteurs représentant les gens du monde, les habitués du thé4tre, les Officiels. Il en est de méme pour les avant-scénes. 2° Les acteurs arriveront seulement quelques minutes avant le lever du rideau, comme des spectateurs ponctuels ayant pris leurs places en location. Pendant ces quelques minutes ils échangeront leurs répliques avec cette voix stupidement prétentieuse qu’ont en général les gens du monde dignes de ce nom, dans les réunions ou ils se retrouvent entre eux. Ces propos seront interrompus par un machiniste venu sur la scéne pour remplacer quelques lampes de la rampe. 3° Dans les étages supérieurs, aux « populaires », d’autres acteurs mélés a la foule échangeront différentes répliques suivant les événements.

4° De temps en temps apparaitront dans le couloir du milieu de Vorchestre quelques agents menagants. ... arrivée qui sera réguliérement saluée par des applaudissements (assez faiblards bien entendu) des gens du monde. N. B. : Tour L'ENSEMBLE DE LA PIECE DOIT ETRE JOUE TRES RAPIDEMENT.

Page 740. 1. Détail suspect chez un ouvrier. Les anciens combattants et les membres des ligues de droite (plus tard les pétainistes) en arboraient

volontiers. C’est donc généralement chez Prévert le couvre-chef des 1. La Liberté du 25 février 1932 consacrait en effet un article (« Cuisine a faire la Manne ;

ici l’on voit la plus grande misére ») a l'ceuvre de La Mie de pain — créée par Paulin Enfer en 1887 — qui offrait quelques lits et surtout « la soupe populaire » aux « pauvres ». Prévert attribue 4 Troudoizeau certains propos de |’auteur de l'article, Marius Richard : « Allez visiter les cuisines, écrivait celui-ci, et dites-moi si la soupe que |’on y fait est une soupe honteuse. Elle y est digne de ceux que la dureté des temps contraint 4 venir la manger. Penchez-vous sur les grosses marmites de cuivre, dont le cuisinier en blouse de mécanicien soulévera pour vous le couvercle et dites-moi si cela ne sent pas bon... Regardez ces centaines de gamelles 4 moitié emplies de copeaux de pain, ces bassines de ke jaune et ces paniers de choux frais comme ceux dans lesquels naissent les bébés... »

Notes

1365

réactionnaires : par exemple du personnage de L’affaire eft dans le sac (réalisation de Pierre Prévert, ye) qui demande au chapelier « un béret francais » ou de M. Sénéchal

(ancien collaborateur) dans Les Portes

de la nuit (réalisation de Marcel Carné, 1946). 2. Le « maitre de maison » lit « La Mort des amants » de Baudelaire (Les rea du mal, cxx1; Cuvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 126).

Page 746. 1. Décidément, Gaspard-Adolphe est imprégné de Baudelaire ! Aprés avoir essayé d’apprendre « La Mort des Amants » qu’il veut réciter a Jacqueline, le voici qui fait référence 4 un autre poéme des Fleurs du mal:

« La Servante

au grand coeur

» ((CEuvres completes, Bibl. de la

Pléiade, t. I, p. 100), souvenir de la vieille Mariette qui avait élevé le poéte jusqu’a l’A4ge de dix ans, comme Gertrude a élevé GaspardAdolphe.

Page 760. 1. Prévert qui, petit garcon, avait été enfant de choeur 4 Saint-Sulpice, se souvient des cantiques qu’il devait y chanter et les cite souvent par

dérision. Ce couplet, déja cité dans « Fastes de Versailles 53 » (p. 730), sera repris plus loin dans le recueil (voir « Définir l’humour », p. 769).

Page 767.

IN MEMORIAM Ce texte a été publié dans le numéro 4-10 mai 1955.

de la revue Arts daté du

Page 768.

DEFINIR L'HUMOUR La revue La Nef (directrice-administratrice : Lucie Faure) a fait paraitre

ce texte dans son « numéro spécial » de décembre 1950 - janvier 1951 (n° 71-72) intitulé « Humour poétique ». Cinquante artistes, parmi lesquels Jean Arp, Antonin Artaud, Jacques Audiberti, Jean Cocteau, Robert Desnos, Matta, André Miguel, Francis Picabia, Pablo Picasso, Georges Ribemont-Dessaignes, Erik Satie, Philippe Soupault, Tristan Tzara, André Verdet, Roger Vitrac, figuraient au sommaire.

1. Ce sous-titre n’apparaissait pas dans La Nef.

Page 769. 1. Il s’agit ici, écrit Chareyre, « d’une fausse décomposition. En effet les adjectifs (a l'exception de commensurable et de pondérable) et la locution adverbiale — a l’improviste — n’existent pas sous cette forme. En outre, l’adjectif “inénarrable” est victime d’une fausse coupe : une dé-préfixation

correc¢te

aurait donné,

“énarrable”

(du latin enarrare,

raconter en détail) » (Jacky Chareyre, Les Formes du comique dans les poémes de Jacques Prévert). 2. Allusion au programme de « révolution nationale » préconisé par le gouvernement de Vichy.

Page 770. 1. Clin d’ceil possible 4 Queneau qui commengait ainsi son article « Jacques Prévert le bon génie » publié en juin 1951 par la Revue de

1366

La Pluie et le Beau Temps

Paris : « “Sur le théatre du monde, je m’avance masqué’”, écrit Descartes dans l’une de ses notes intimes.

Prévert, lui, s’avance, démasqué, sur

le guignol du monde. » 2. L’édition originale donnait cum grano sols (« avec un grain de soleil » et non « de sel »), ce qui nous parait, non pas une déformation volontaire de la part de Prévert, mais une coquille analogue aux nombreuses autres qui émaillaient ce passage dans La Nef. Page 771. INTEMPERIES

Le début de ce texte — jusqu’a « il s’appelle Monsieur Bran » (p. 778, v. 160) — est paru, sous-titré « Premiére partie », dans le numéro 1035 du Mercure de France, daté du 1 novembre 1949, et un autre fragment

— de « Regarde Ramoneur

» (p. 778, v. 155) a « au beau milieu de

cet enterrement » (p. 780, v. 179) — a été publié en 1951 dans les Cahiers

du collége de Pataphysique (n° 3-4). Le manuscrit adressé par Prévert a Maurice Saillet comporte les deux fragments plus le vers 180 (« comme un cheveu de folle sur la soupe d’un mourant »). Enfin, l’intégralité du texte a été enregistrée par Prévert et Arletty en dialogue, avec un accompagnement a la guitare d’Henri Crolla. Comme souvent chez Prévert, le genre traditionnel — le poéme est ici désigné comme une « féerie » — est complétement bouleversé. Le merveilleux alterne ou fusionne avec le réalisme le plus sordide et le plus horrible, et ce qui apporte habituellement la féerie est vu sous un jour négatif (le personnage de Merlin |’enchanteur est malfaisant et frappe le ramoneur « 4a l’endroit méme ot sa peine d’amour s’endormait' ») ou lié a des personnages qui habituellement ne sont pas des héros : l’égoutier tient une lampe d’Aladin. Les valeurs ne sont pas seulement renversées; il n’y a plus d’échelle de valeurs et le merveilleux peut naitre du plus trivial : c’est une eau de vaisselle qui engage le récit dans la féerie car elle est douée de sentiments humains et de la parole. D’ailleurs, ses rapports avec le ramoneur sont ceux de la plupart des humains : l'une comme l'autre est incapable d’écouter son interlocuteur, de communiquer avec autrui. Une fois encore Prévert méle réve et réalité, désorientant a plaisir le leéteur. Mais ici, le réve ne semble pas, comme dans « La Crosse en l’air? », une impulsion qui permet une évolution et méme une révolution. S’agirait-il d’une illusion? Pour le personnage principal du récit, un ramoneur, c’est un état privilégié « et quelquefois en réve je me croyais heureux? ». Le ramoneur pleure la disparition de sa marmotte — qu'il parait aimer d’amour. Or cette marmotte est sa « clé des songes‘ ». Réve de bonheur,

réve

d’amour,

la marmotte

permet

au

ramoneur

de supporter

sa

vie. L’eau de vaisselle raconte ses malheurs au ramoneur, qui ne l’écoute pas mais pleure sa marmotte perdue. Cette impossibilité

de s’entendre révéle peut-€tre une incapacité a faire fusionner réve et réalité, qui vont se combattre tout au long du récit. Car si l'eau de vaisselle qui parle est un personnage fantastique, elle

Teese 82

2. Voir Paroles, p. 71-96, et la Notice de Paroles, p. 994-995.

3. P. 7754. P. 773.

Notes

1367

donne a voir — et avec insistance — la réalité au ramoneur en |’invitant, a plusieurs reprises, 4 regarder l’enterrement et les personnalités qui

y assistent. Elle est donc — comme Merlin — dans le camp de la réalité : elle empéche le ramoneur de retourner 4 ses réves. La vie est théatralisée : les portes du couvent s’ouvrent comme un rideau de scéne et une foule de personnages fait son entrée. Cette théatralisation est parodique de ce type d’effet littéraire : le corbillard arrive « comme si Dieu lui-méme en bon directeur du Théatre de la Nature avait décidé débonnairement d’offrir 4 ses fidéles abonnés une attraction supplémentaire’ ». Les protagonistes du drame sont tous issus de milieux ecclésiastiques ou de la grande bourgeoisie, ce qui permet une fois de plus a Prévert de se gausser des grands de ce monde, de ceux qui détiennent le pouvoir moral ou financier. L’enterrement est le microcosme d’une partie de la société : celle des couches supérieures, montrées comme hypocrites et ne pensant qu’a leur profit. Comme V’industriel Monsieur Bran, qui prospére grace a la guerre, |’Equarisseur guette la mort des animaux pour pouvoir les dépecer. Tous ces personnages sont des charognards. L’ironie avec laquelle Prévert décrit les étres qui entrent en scéne est poussée a ses limites, jusqu’a la caricature (voir la description des déviations sexuelles de |’évéque ou le récit de l’itinéraire professionnel de Monsieur Bran’). Ainsi ils deviennent des types : |’évéque homosexuel, les comméres, le capitaliste... Le réel est regardé a la loupe et cette vue grossissante de la réalité révéle la monstruosité des individus. Le grand Dupont s’écriant : Un canon c’est ma tournée une Tournée générale une grande Tournée mondiale encore un canon pour un général

encore un canon pour un amiral encore un canon pour la Société... prend des dimensions ubuesques. Aprés ce documentaire sur ceux qu'il semble bien considérer comme les vampires de la société, Prévert, par une ellipse qui sert a déconcerter un peu plus le lecteur mais qui est spécifique d’une écriture cinématographique se développant par plans et par scénes juxtaposées, montre son ramoneur dans Paris, a la recherche de sa marmotte perdue. Contrairement au veilleur de nuit de « La Crosse en |’air » , qui changeait ses réves en réalité, le ramoneur, désespéré, tente de changer la réalité en réve, la réalité qui le guette pourtant a chaque coin de rue. D’abord incarnée par les nantis, elle prend ensuite l’apparence de la misére. Le ramoneur rencontre le monde des prisonniers et des condamnés, gardé par le monde des hommes d’ordre et de loi, « chien[s] de garde de la réalité* ». Sans le savoir, il passe trés prés du vrai bonheur, retrouvant un instant son enfance, incarnée ici par une petite fille qui le regarde et lui laisse « la fleur » de son « sourire », qui est aussi « la fleur de la jeunesse couleur de cri du coeur ». Merlin le frappe 4 ce moment-la, réveillant son « chagrin d’enfant’ ». Mais trop replié sur son malheur personnel, le ramoneur ne comprend pas ce signe. C’est |’égoutier aux re Pv 4-

2. P. 775 et 778-779.

3. P. 780. Ms. : « ma Tournée générale ma grande Tournée « mon amiral ». 4 Pa e2s 5. P. 781 et 782.

», « mon général »,

1368

La Pluie et le Beau Temps

airs d’Aladin (nouvelle figure de Diogéne') qui se chargera d’éclairer son chemin. Le « cri du coeur? » est celui de tous les opprimés, de tous ceux qui ont souffert, et qui fondent leur cri avec les cris de tous les autres, comme le personnage qui dans le texte intitulé précisément « Cri du coeur » dira : « C’est pas seulement ma voix qui chante / c'est d’autres voix une foule de voix / voix d’aujourd’hui ou d’autrefois* ». Le ramoneur retrouve les réves et l'ivresse grace au vin partagé et au conseil de l’égoutier qui lui dit de ne pas ajouter « d’heures supplémentaires au mauvais turbin du chagrin ». L’égoutier permet au ramoneur de réver mais il lui demande de ne pas s’apitoyer sur lui-méme. Pleurer sur soi, c’est s’enfermer dans un égoisme Stérile; réver, c’est déja une maniére de changer le monde, méme si le réve est suscité par les divagations d’un étre en proie a la folie. Le ramoneur invente une autre vie ou il est heureux, et les autres |’écoutent car, 4 sa maniére, il leur donne de la poésie. La véritable féerie se joue dans sa téte et dans la nature, avec la tempéte de neige qui se met a l’unisson de ses sentiments : les « petits

couteaux de gel et de sel » et « les petits tambours de gréle » et « d'argent » — « clairons d’argent » sur le manuscrit — se métamorphosent en « petits couteaux du réve » et en « petits violons du sang ». Ce refrain qui évolue d’abord vers le glacial et le Strident nous conduit, a la fin du poéme, vers les « petits rires du printemps »*. Or cette

saison, nous

l’avons

déja vu, est pour

Prévert

celle de la

re-évolution, du retour a l’enfance’. Au printemps les marmottes ouvrent les yeux et sortent de leurs trous. Aprés l’anesthésie du réve — jugée nécessaire par l’égoutier —, le ramoneur peut poursuivre son chemin. Signalons le commentaire que fit Claude Roy, a propos de |’évocation de « Monsieur Bran* », dans un article de Libération du 6 juillet 1955 consacré a La Pluie et le Beau Temps : « [...] ce qu'il [Prévert] découvre quand il fait attention aux phrases toutes faites que la bourgeoisie bien pensante qui ne pense pas a ce qu'elle dit laisse aller leur train, ce qu'il découvre est terrible. Le plus étincelant exemple de cette technique, étincelant comme les moulinets d’une grande faux a faucher les mauvaises herbes, c’est peut-étre dans le poéme intitulé “Intempéries”, l’extraordinaire plaidoyer pro muro du constructeur du mur de |!’Atlantique, modéle de violence et d’humour, de verve et de force, ot Prévert n’a utilisé que les lieux communs, les clichés, les phrases toutes faites, mais en leur sortant les tripes du ventre, le crin du dossier, le duvet de l’oreille,

le son du corps de chiffon de la poupée. Je ne peux rien citer de ces quatre pages Stupéfiantes, mais il faut les lire d’une haleine, et quand on a terminé on sait que Prévert n’est pas seulement un vrai, un vert poéte : il est aussi un des rares, un des grands pamphlétaires de ce temps. » 1. Mercure de France : « Premiére partie » au lieu de « Féerie

Voir la Notice de Paroles, p. 994-997. ea

Oxe

. Voir Histoires et d'autres bifloires, p. 897. . Voir p. 771, 772, 774 et 786. . Voir la Notice de Grand bal du printemps, p. 1244-1247. Mpwh nN « La Pluie et le Beau Temps selon Jacques Prévert ».

».

Notes

1369

Page 772.

1. Les petits ramoneurs savoyards avaient coutume de faire leurs tournées avec une marmotte porte-bonheur sur |’épaule. Page 773. 1. Ed. 1955 et suivantes : « Or ». Nous corrigeons d’aprés le manuscrit et l’enregistrement.

Page 776. 1. Enregistrement : « et vois la grande douleur de ces hommes de bien

/ et le ramoneur regarde

/ regarde |’Inspecteur ».

Page 778.

1. Le « bran » est la partie la plus grossiére du son et désigne, en langage argotique, les excréments. Prévert joue sur la ressemblance phonétique du mot avec l’anglais « brain » (« cerveau »), ce qui lui permettra un peu plus loin d’ironiser sur la pratique du brain-trust par lintermédiaire d’un imaginaire « Bran-Trust » (p. 779). 2. Le nom de Scaferlati que Prévert imagine porté par cette famille d’industriels est en réalité l’appellation donnée en France, depuis 1811, au tabac coupé en laniéres fines pour étre fumé dans la pipe ou sous la forme de cigarettes roulées 4 la main. L’origine du mot est incertaine

selon le di¢tionnaire Quillet mais, d’aprés le Larousse, il viendrait de Vitalien scalpellati, « taillés au ciseau ». 3. Le 8 septembre 1855, a un officier anglais qui lui demandait si, malgré le danger, il comptait se maintenir dans Malakoff assiégé, Mac-Mahon répondit : « Allez dire 4 votre général que j’y suis et que j’y reste! » Quatre versions des lignes qui précédent (surtout v. 163) ont été biffées sur le manuscrit.

Page 779. 1. Voir Spectacle, « Le Coup d’Etat », p. 353. 2. On a donné le nom de mur des Fédérés au mur du cimetiére du Pére-Lachaise devant lequel furent exécutés en mai 1871 de nombreux partisans de la Commune, ou fédérés. Rappelons que c’est Thiers, alors chef du pouvoir exécutif, qui ordonna la répression, et que Mac-Mahon, cité plus haut, était a la téte de l’armée qui écrasa l’insurrection au cours

de ce que |’on appellera la « semaine sanglante ». 3. Prévert veut-il suggérer par ce raté (« dénigrateurs »— substitué sur ms, a « accusateur » — au lieu de « dénigreurs ») que l’éloquence pompeuse de monsieur Bran n’est pas a |’abri des barbarismes? 4. Monsieur Bran n’est pas seulement du cété des oppresseurs de la Commune... Le 13 aofit 1942, Hitler chargea l’organisation Todt (génie militaire) de créer une ligne fortifiée des Pays-Bas a l’Espagne, qui devait compter quinze mille blockhaus. Ce profiteur de guerre imaginé par Prévert a donc participé — sans « préjugés » — a la construction du mur de |’Atlantique. 5. Enregistrement : « monté en épingle et montré en exemple aux

actualités ». Page 780. 1. Mot inventé par Prévert d’aprés Phosphatine (bouillie pour bébés). 2. Prévert fait fusionner les noms de Du Pont de Nemours et du café Dupont, qui se trouvait autrefois place de la Bastille 4 Paris, et imagine

1370

La Pluie et le Beau Temps

donc le P.-D.G. du grand complexe industriel en patron de bistrot. Le slogan auquel il a été fait allusion un peu plus haut : « Bon comme le Bon Pain Bran » fait référence a celui — longtemps célébre — du café : « Chez Dupont tout est bon. » Page 781. 1. La merline, petit orgue a cylindre, servait 4 apprendre des airs aux merles. Page 783. 1. Prévert a-t-il achevé ce long poéme un peu avant la publication

de La Pluie et le Beau

Temps, c’est-a-dire en 1955? Cette année-la,

il écrit le commentaire d'un court métrage de Georges Franju intitulé

Mon chien ot la fourriére est montrée aux spectateurs dans toute son horreur. Voir aussi « Le Concert n’a pas été réussi » (Paroles, p. 47) : « les gens n’aiment pas entendre hurler a la mort / et cette chanson de la fourriére nous a causé le plus grand tort ». Celui qui dans son ceuvre dit sans cesse l’atrocité des souffrances infligées aux animaux considére ce lieu de tuerie comme un camp de concentration animal. 2. Dans Paris la belle, film réalisé par son frére Pierre et dont il a écrit le commentaire (premiére version en 1928 sous le titre Souvenir de Paris ou Paris-Express, puis développée en 1959), Prévert évoquera aussi « le vieux Pont de Crimée », qui « faisait grincer ses poulies ». Page 784.

1. Prévert parlera de ce bistrot dans son commentaire pour Pari la belle (voir n. 2, p. 965) : « Les mariniers poursuivaient leur voyage et

parfois faisaient escale quai de |’Oise devant le petit bistrot a l’enseigne du “Chateau-Tremblant”. » Le bistrot avait été appelé ainsi parce qu’il était situé a c6té d’une voie de chemin de fer (voir note suivante). Le

Chateau-Tremblant apparaissait aussi dans Jenny, le premier film de la collaboration Carné-Prévert, tourné en 1936.

2. Commentaire pour Paris la belle : « Bead passaient a toute vitesse les grands express européens, les bouteilles tremblaient sur le comptoir et le verre aussi, dans la main des débardeurs italiens. »

3. Enregistrement : « Sur notre pauvre cadran salaire ». Page 785. 1, Enregistrement : « Et le Tout-Paris chaque jour ».

Page 786. 1. Les éditions donnent « spectre », qui nous parait résulter d’une coquille. Nous rétablissons « sceptre » d’aprés l’enregistrement. 2. L’écrivain aime composer des couples insolites ot s’allient des objets hétéroclites mais aussi des animaux, des végétaux et méme des étres humains (voir par exemple « Ecritures saintes », Paroles, p. 112 ou « Le Denier du culte de la personnalité », Soleil de nuit, coll. « Blanche », Gallimard, 1980, p. 240). Mais ici, la fusion est telle que l’humain devient végétal (le ramoneur se transforme en arbre sur lequel a été gravé le coeur de sa bien-aimée) ou animal (le méme ramoneur devenu 4ne fait

couple avec celle qui est devenue « chardon ardent ») et — pourquoi pas — matiére (« glacon dans son verre |’été »). Prévert joue a la fois sur la métaphore, la comparaison et les genres grammaticaux mais ces

Notes

1371

associations ne sont pas destinées uniquement a jongler avec le langage. Pour le poéte, l’harmonie universelle devra bien se faire un jour et les comportements des humains lui semblent quelquefois calqués sur ceux des éléments

et sur tout ce qui compose

le monde

(voir la Notice

d’Histoires et d’autres bistoires, p. 1374-1377). L’arbre a peut-étre un coeur et l’Ane est certainement amoureux Prévert se qualifiait de paien).

quelquefois (n’oublions pas que

Page 787. L’'ENFANT DE MON

VIVANT

Le manuscrit autographe de ce poéme a été publié dans le numéro 48

de la revue Le Point, daté de juin 1954. Cet enfant qui regarde dans la glace son reflet d’adulte semble bien étre le double de Prévert lui-méme. Comme le poéte, il a vécu une enfance pauvre mais tout de méme heureuse grace a l’amour dont il était entouré. Comme Prévert, il refuse d’étre « le roseau pensant » de Pascal et manifeste un antichristianisme radical a travers le refus de la communion, assimilée 4 un rituel cannibale'. Cet enfant n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, le « petithomme » du « Miroir brisé », qui chantait et dansait dans la téte du narrateur et disparaissait dans un écroulement soudain’. Mais ici, l'enfant, loin de disparaitre, ne cesse d’accompagner l’'adulte qu’il est devenu. Son chant est un peu le chant du poéte. Comme lui, sa voix est de « pluie et de beau temps » (et c’est le titre du recueil), comme le sien son chant est un chant de lumiére, « lunaire ensoleillé ».

Il se dit « vulgaire », qualificatif que Prévert revendique volontiers, jusqu’a en faire le titre d’une des sections de Choses et autres? car il lui donne le sens de « populaire ». Or, c’est précisément parce qu’il est populaire que le poéte est « envié » et « méprisé ». Une fois de plus, Prévert montre qu'il considére l’enfance comme un état privilégié ot l’étre est encore « intact‘ ». Cet état peut étre conservé au-dela de la limite concédée a l’enfance au regard du nombre des années.

1. Voir Hiftoires et d'autres histoires, « Les Petits Plats dans les grands », p. 840-841. 2. Voir Paroles, p. 116.

3. Coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 191. 4. Voir « Maintenant j'ai grandi », p. 673, et n. 1.

1372

Histoires et d’autres bistoires

HISTOIRES ET D'AUTRES HISTOIRES

NOTICE

Sous le titre Hiftoires furent d’abord publiés en juin 1946, par les éditions du Pré-aux-Clercs, dirigées par Guénia' et Paul Richez, trente poémes de Jacques Prévert et trente poémes d’André Verdet, accompagnés de trente et un dessins de Mayo. En mars 1948, puis en avril 1949, le méme éditeur reprenait le contenu du recueil de 1946 augmenté de dix-neuf textes de Prévert et de quarante-neuf de Verdet.

En février 1963 enfin, René Bertelé publiait dans sa collection « Le Point du jour » chez Gallimard? un livre signé de Prévert seul : Histoires et d'autres histoires, qui ajoutait quarante textes a la contribution de Prévert aux précédentes versions d’Histoires.

Les « histoires » de Prévert en 1946. Comme ceux de Paroles et de Spectacle, |’intitulé du recueil marque encore une volonté d’échapper a un genre défini. Le pluriel semble exclure qu’il s'agisse de la grande histoire. Peut-il y avoir pour Prévert et Verdet une grande histoire — dont le singulier suspect suggére une vérité unique et objective — et de petites histoires, qui seraient moins importantes ? II est évident en tout cas qu’ils jouent sur la polysémie de ce titre, qui revendique aussi pour la poésie le droit a la narration qu’elle s’était peu a peu retiré. Verdet et Mayo ont déja travaillé avec Prévert. Des poémes de Verdet publiés l’année précédente sous le titre Souvenirs du présent ont été préfacés par Prévert’ et le poéte de Saint-Paul-de-Vence est un des signataires du Cheval de trois‘, publié en avril. Les deux écrivains présentent d’évidentes affinités : Verdet refuse l’obscurité, et ses poémes, d’une apparente simplicité, se prétent a de multiples interprétations parce qu’ils ne cessent de suggérer, comme le peintre du Quai des brumes°, 1. Créatrice 4 Varsovie du Théatre du Diable noir, elle arriva a Paris en 1933, épousa l'avocat Paul Richez, fut l'amie des peintres Fernand Léger et Asger Jorn et fonda avec son mari la Fontaine des Quatre-Saisons que dirigea un moment Pierre Prévert et dont le répertoire fit une large place 4 Jacques Prévert. 2. Rappelons que la maison d’éditions de René Bertelé avait été absorbée par Gallimard

en juillet 1949. 3. Voir la notule de « C'est 4 Saint-Paul-de-Vence....

», p. 1426.

4. Voir la Notice de Paroles, p. 981. 5. Adaptation par Prévert du roman de Pierre Mac Orlan pour Marcel Carné. réalisé en 1938.

Film

Notice

1373

« les choses derriére les choses ». Ses personnages sont souvent les complices des bétes, des plantes, du vent ou de la pluie, attentifs a la signification des objets, amoureux de la vie et de |’amour, peu respectueux des valeurs imposées. Comment le lecteur de Prévert pourrait-il se sentir dépaysé en découvrant « Joie »

Un roseau de soleil sur la pelouse Un ane a cheval sur le toit de la maison avec une rose dans l'oreille Des gens en extase devant un caillou merveilleux et le temps passe et adieu le travail Une Statue grave qui se roule dans I’herbe en riant Le garde-champétre prisonnier des oiseaux Le maitre d’école qui fait l’école buissonniére Et ses éleves seuls devant le tableau en couleurs... ou

« Miniature

»

Un petit poisson vermeil Dressé sur sa queue Frétillant et fier comme Artaban Menant gaiement

Des chevaux de labour A travers prés a travers champs' ?

Mayo, qui fut le créateur des costumes des Enfants du paradis, participe avec bonheur au trio. Alternant réalisme humoristique et surréalisme, ses illustrations

s’accordent

trés intimement

aux

poémes.

Ducon,

le

personnage de l'histoire intitulée « Quelqu’un », apparait transfiguré par l’émotion, l’air a la fois extatique et ahuri, le doigt posé sur le bottin ou il vient de découvrir avec satisfaction qu’il est le seul 4 porter ce nom affligeant. L’écrivain orthographie-t-il giraffe le mot désignant V’animal au long cou, Mayo dessine une double girafe. En revanche, lorsque |’atmosphére est plus tendue et que le texte joue davantage sur l’émotion, illustration se fait plus allusive, comme celle des « Derniers Sacrements », dont l’aspect fantastique est prolongé par le dessin qui représente un étre indéfinissable, comme pour figurer l’hallucination d’un mourant. La téte de cet étrange personnage a la forme d'une bouche, ses yeux ont pour pupilles des flammes, Mayo mettant ainsi l’accent sur le regard et sur la voix, qui dominent cette hallucination. Pour retrouver les trente poémes? publiés par Prévert dans cette premiére édition d’Histoires, le lecteur pourra se reporter 4 la page 821 et lire les textes jusqu’a la page 843 : c’est-a-dire commencer par « La Nouvelle Saison » et terminer par « Le Fusillé ».

1. P. 105 et 156 de l'édition de 1946. 2. Devenus vingt-neuf. Les parties I et II de « Soyez polis » étaient considérées comme

deux poémes distinéts dans l’édition de 1946, la partie II étant alors intitulée « Une politesse en vaut une autre (suite) ».

1374

Histotres et d’autres biStotres

Quatorze de ces textes, jamais publiés auparavant, sont difficiles 4 dater.

Les autres ont été publiés ou interprétés entre 1941 et 1946. Trés peu de temps avant la sortie du recueil, neuf d’entre eux sont parus, en mai 1946, dans la revue Les Quatre Vents: « L’Addition », « Des choses et des gens qu’on rencontre en se promenant loin », « Rien a craindre », « Les Petits Plats dans les grands », « Fable », « Le Réveil en fanfare », « Soyez polis » (partie I), « Les Noces », « Réverie », auxquels s’ajoutaient deux textes publiés en avril dans Le Cheval de trois : « Place

du Carrousel », « Le Temps perdu », et un dans la premiére édition de Paroles, « Il ne faut pas ». Prévert a-t-il songé a intégrer ces trois derniers textes dans Hiffoires ? C’est bien ce titre en tout cas que la revue donne 4a l'ensemble. La deuxiéme partie de « Soyez polis » a été interprétée a la radio en 1941 dans |’émission de Pierre Laroche, Promenade avec Jacques Prévert. Il est donc possible que sa rédaction soit antérieure a celle de la premiére — parue en 1946 dans Les Quatre Vents. A l'exception de

« Quelqu’un », publié en novembre 1944 dans Lettres — puis dans Variété en 1945 —, les autres textes, 4 supposer qu’ils aient été écrits peu de temps avant leurs parutions en revues, pourraient étre de 1945 : « Toile de fond », publié cette année-la dans L’Heure nouvelle, « Comme par miracle », dans Labyrinth — en juin — puis dans La Revue internationale — en décembre —, « Les Derniers Sacrements », dans

Le Clou, le 4 janvier 1946. Les éléments de ce premier recueil sont donc, pour la plupart, assez récents au moment de sa sortie en 1946. Imprimé six mois aprés Paroles, il est d’une inspiration trés proche. On y retrouve l’antichristianisme de Prévert qui, évoquant la péche miraculeuse, prend parti pour les poissons', identifie le pére Ubu au Pére éternel? ou s’amuse 4 faire glisser un prétre sur une peau d’orange’. Mais le ton est ici celui du fabuliste plus que du polémiste et l’humour est le plus souvent préféré a la véhémence. L’amour, avec ses échecs et ses triomphes, reste central et ne peut survivre sans liberté. La flamme toute puissante qui embrase

les corps et révéle le coeur de la vie se confirme comme un théme majeur‘ : le mourant abandonné sourit en apercevant « une lueur vivante et merveilleuse », un personnage perdu porte une lanterne dont l’extinction va le faire mourir, a deux reprises la femme aimée apparait « nue dans le soleil’ ». La philosophte de Pan. Le champ couvert par le recueil est vaste, aux dimensions de l’univers. L’humanité n’est qu’une partie d’un ensemble ot chaque atome a son importance. Dans « Intempéries », Prévert ira jusqu’a donner la parole a une eau de vaisselle*, et dans « Diurnes », il écrira : « L’échelle « Le Bonheur des uns », p. 822. . « Les Petits Plats dans les grands », p. 840-841. .

« Comme

par miracle

», p. 841-842.

. Voir la Notice de Paroles, p. 994-997. - P. 838 et p. 837. AVraAwna . Voir La Pluie et le Beau Temps, p. 771-780.

Notice

1375

humaine est un outil trés approximatif et le plus laid des poux sur la téte du plus chauve des hommes, c’est quelqu’un'. » Tout vit, tressaille, la pierre ou |’arbre comme la plus lointaine étoile. Ce sentiment, toute lV’ceuvre le manifestera, mais il est ici prépondérant. Le monde révé est un monde dont chaque composante existerait en harmonie avec l’ensemble ; réve cosmique qui implique un art de vivre et aussi des conceptions esthétiques. En méme temps que le mélange des genres, est signifié le refus des hiérarchies. Le petit dialogue humoristique qui a pour titre « L’Addition », et ot le client s’étonne que le serveur n’ait pas appris « que c’est ma-thé-ma-ti-que-ment impossible d’additionner des choses d’espéce différente? », est a cet égard révélateur. Prévert, lui, s’accorde le droit aux additions ou aux associations hétérogénes. Le rapprochement ou la fusion se font souvent sous la forme de métaphores. Chaque élément du monde reflétant les autres, les astres, les plantes, les animaux ont des attitudes humaines, les humains des airs de lune ou de soleil ou des comportements de fauves, les objets des frémissements. Le monde tel qu’il devrait étre s’il ressemblait au réve de Prévert est probablement celui qui ouvre les « Histoires » de 1946 et qui est placé sous le signe de « La Nouvelle Saison ». La lune y est « bonne enfant », la « mer hospitaliére », le « soleil souriant? » et les étres vivent en harmonie avec leur environnement. Mais la réalité est autre et un « marchand de pierres 4 briquet » est obligé de rappeler les humains « a de bons sentiments » en leur criant :

Soyez Soyez Avec eo Soyez Avec Soyez Avec

polis avec les aliments polis les éléments avec les éléphants polis les gars du batiment polis le monde vivant’.

Aliments, éléments et éléphants viennent avant femmes, enfants et gars du batiment. Cela ne signifie pas que, pour Prévert, les premiers méritent plus de considération que les autres, mais que dans le monde tous participent également 4 la vie et al’équilibre général. Le petit gargon de « Jour de féte » qui proclame son amitié avec une grenouille donne l’exemple de la fraternité des espéces’. La lune de « La Féte a Neuilly » est « éblouie par la terre‘ » ; Tom, héros mythique des cireurs de souliers de Harlem, « passe au blanc d’argent / Les vieilles espadrilles de la lune », « fait reluire / Les souliers vernis de la nuit / Et [...] 1. Fatras, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1966, p. 85. 2, P. 828.

3p Panozl 4. « Soyez polis », p. 823. 5. Voir p. 825-826.

6.. P. 832.

1376

Histotres et d’autres histotres

dépose devant chaque porte / Au grand Hétel du Petit Jour / Les chaussures neuves du matin’ ». En intelligence avec « le monde vivant », Tom contribue a |’embellir. L’univers sait rendre les politesses : le narrateur de « La Plage des Sables Blancs » entendra toujours le « doux refrain de pierres heureuses », le « gai refrain de pierres mouillées? » des galets qui ont roulé dans la mer avec le corps nu de l’étre aimé. Est-ce aussi rendre la politesse que d’unir, comme le fait une riviére, deux noyés? La mort est présente dans tout le recueil; les étres s’entre-dévorent. Un chat mange un oiseau, un renard échappe aux hommes qui veulent sa peau en emportant dans sa gueule un liévre « encore vivant’ ». C’est la ce que Prévert appellera « de la mort utile, de la mort 4 manger » et qu’il opposera a la « cruauté inutile’ ». Le coq qui, dans « Réveil en fanfare », picore des cadavres semble en faire preuve mais il symbolise surtout un patriotisme forcené.

L’harmonie de « La Nouvelle Saison » est a l’horizon de l’espérance, lorsque les hommes auront changé l’hiver en printemps. Pour le moment, la misére régne et |’aurore se bouche le nez de dégoat’. Avec

« Le Fusillé », la mort est au bout du recueil de 1946 comme elle est au bout de la vie. Etendu parmi « les fleurs les jardins les jets d’eau les sourires », un homme « baigne dans son sang », probablement victime de la guerre. Pourtant, la « douceur de vivre » l’emporte. Est-ce grace a une politesse de la nature ? Elle parait en effet |’absorber dans sa quiétude en mére accueillante et protectrice : il « est la par terre comme un enfant dormant ». N’est-ce qu'une apparence ? Le monde est-il indifférent a l’horreur que devrait susciter ce « paquet sanglant® » ? Le doute est permis. Mais si l'homme n’était qu’une composante de l’univers, sa mort ne serait-elle pas une réintégration a cet univers sous une autre forme ? Un court poéme, resté inédit du vivant de Prévert et signé « Pamphile Ozof », peut le suggérer :

La mort nous fait les poches, La mort nous fauche le temps, mais c’est la vol honnéte Comme celui des oweaux. Jour et nuit, elle restitue tout a la vie’.

Celui qui aimait a se dire paien partage-t-il la philosophie de ce dieu Pan — aux airs de diable — qui pourrait aider a dépasser l’énigme de la vie et de la mort, les marier en douceur ? Si Prévert est proche du 1. « Chanson des cireurs de souliers », p. 830. De VE CECE 3. « Les Prodiges de la liberté », p. 836. 4. Voir « Irrespeét humain », Soleil de nuit, coll. « Blanche

p. 215. 5. Voir p. 840. 6. P. 843. 7. Soleil de nuit, Gallimard, coll. « Blanche

», 1980, p. 293.

», Gallimard,

1980,

Notice

1377

panthéisme, il n’y a en tout cas pas de place dans son réve pour un Etre supréme. Les dieux mythologiques ont sa sympathie parce qu’ils sont des personnages féeriques mais aussi parce qu’ils incarnent souvent des éléments du monde. Les enfants de « La Nouvelle Saison » ont chassé Dieu du paradis terrestre et le grand Tout s’abolit dans l’univers.

1948 ; des tonalités plus sombres. Aprés la premiére édition, Prévert procéde, en amont et en aval de ses trente poémes, a des adjonctions successives qui, sans jamais altérer le noyau original, finiront comme par |’enchdsser.

Dans le livre réédité par Le Pré aux Clercs en 1948, puis en 1949, il fait précéder sa contribution par dix-neuf nouveaux poémes'. Parmi ceux qui n’ont jamais été publiés ou interprétés, deux pourraient avoir été inspirés 4 Prévert par des événements : « Le Lunch », par la rébellion malgache de mars 1946 et par sa répression, et « Le Cours de la vie », par la guerre d’Indochine, déclenchée en juin 19467. Cette fois, le poéte introduit, dans l’ensemble, des textes plus anciens « L’Enfance », chanté en 1936 par Agnés Capri sur une musique de Kosma, et « Vieille chanson » — d’abord intitulé « Cosy Cor-

‘ner » — destiné au film Jenny, réalisé également en 1936’. D’autres chansons de films sont insérées dans le recueil : « Le Tendre et Dangereux Visage de l'amour » — écrit pour Les Vusiteurs du soir,

réalisé en 19424 —

et « Chanson du mois de mai

» —

pour La

Bergére et le Ramoneur, réalisé en 1950° mais dont le scénario était écrit dés 1946. Prévert puise aussi dans Le Cheval de trois, auquel il a déja emprunté quelques textes pour Paroles. « Les Clefs de la ville », « Chanson pour chanter a tue-téte et a cloche-pied » — paru en 1944 dans Messages — et « L'Expédition » faisaient en effet partie de ce recueil. Mais l’ajout le plus important, c’est le long poéme lyrique composé en 1947 pour la radio : « Encore une fois sur le fleuve », qui sera aussi intitulé « Les Ponts de Paris® » et qui est placé en téte de ce nouvel ensemble. Le livre s’ouvre désormais

et définitivement sur un paysage bien différent de celui que propose « La Nouvelle Saison » : vision d’un monde ov tout vit et se ressemble mais ot les éléments, loin de coexister dans une souriante harmonie, se combattent et se déchirent. Si le soleil est « bon enfant » comme la lune de « La Nouvelle Saison », il « arrache [la] belle robe du soir » de la nuit et la viole. Le jour nait de cette violence et dans un cri mais, 4 la tombée de la nuit, il est rudoyé par ses agents. Bien d’autres cris se font entendre : celui du remorqueur de l’aube, du loqueteux qui se jette dans la Seine, d’une enfant dont le pére a abusé’, P. 791 a 821 du présent volume. . Voir les notules de ces textes p. 1401-1402. Par Marcel Carné ; adaptation et dialogues de Jacques Prévert. . Par Marcel Carné ; scénario et dialogues de Jacques Prévert et Pierre Laroche. Par Paul Grimault; adaptation par Jacques Prévert d'un conte d’Andersen.

. Voir n. 1, p. 791. . « Encore une fois sur le fleuve », p. 791-804. MOYpwEH

1378

Histotres et d'autres histoires

le hurlement d’« une rose rouge de papier » piquée « dans la viande tendre de l’étal » d’une boucherie', le cri du petit garcon accusé de s’étre lié d’amitié avec une grenouille?, celui du coq qui annonce le lever du jour? et celui de son congénére monstrueux‘. Ils révélent et accusent la cacophonie du monde. La discordance se manifeste aussi dans ce que l’'humanité appelle son « histoire » et qui fait son entrée en scéne dés la premiére de ces histoires. « Encore une fois sur le fleuve » démontre que la violence se perpétue de siécle en siécle, les « clefs de la ville » sont « tachées de sang » et, des « ruines de la guerre », se relévent les « grands serviteurs de l’Ordre / L’ordre des grandes puissances d’argent’ ». L’homme blanc qui s'est fait cirer ses souliers est lui aussi uniquement préoccupé du bruit de la piéce de monnaie que, sans prendre la peine de regarder « les reflets du soleil miroitant a ses pieds® », il jette a Venfant noir. « Le Cours de la vie » et « Le Lunch » dénoncent le colonialisme et le racisme’, « Le Baptéme de |’air » déplore l’hommage rendu a un héros guerrier des temps modernes®. L’enfance qui, dans « Jour de féte » contribue a l’entente des espéces est opprimée® et sa « tristesse » se propage dans l’univers : La terre s’arréte de tourner Les oiseaux ne veulent plus chanter Le soleil refuse de briller Tout le paysage est figé'®. Le constat alterne avec ce qui pourrait facilement passer pour des appels a la révolte. Le fantaisiste « Voyage en Perse » décrit la chute du tyran, devenu le souffre-douleur du peuple qu’il a torturé et, malgré son humour, le texte est féroce'!. Dans « Vieille chanson » les monarques perdent aussi leur pouvoir, du moins symboliquement, puisqu’une tempéte fait s’envoler leur couronne'?. La violence de cette chanson n’échappa pas a la censure, qui demanda son retrait du film Jenny. Un narrateur pleure une jeune fille qu’il aimait, morte parce qu’elle ne supportait plus la misére, et fait retomber la responsabilité de sa mort sur les « hommes riches », a qui il intime l’ordre de disparaitre. Bien qu’un grand nombre des textes ajoutés en 1948 tende a assombrir l'ensemble, Prévert ne se complait pas dans une seule et méme tonalité. « Au pavillon de la boucherie », p. 817. Voir « Jour de féte », p. 825-826. Voir « Le Matin », p. 834. Voir « Le Réveil en fanfare », p. 835. « Les Clefs de la ville », p. 805. . « Chanson

des cireurs de souliers

», p. 829.

Voir p. 816. Voir p. 818-819.

Voir p. 825-826. », p. 815. . Voir p. 809-813.

AVY SI. « L’'Enfance BL YF

ba . Voir p. 813-814. em)Ne). Voir la notule de «

Vieille chanson

», p. 1400.

Notice

1379

L’univers connait des distorsions mais certains de ses éléments vivent une fusion — et une effusion — heureuse. Des « mots sans queue ni téte » chantés par des girafes et des enfants! mélent joyeusement ce que les étres raisonnables — ou les poétes trop classiques — n’osent jamais associer; un homme amoureux a pour téte une lune, et sa bien-aimée des yeux de soleil’, les étoiles de verre d'une bouteille cassée resplendissent prés d’un couple ivre d’amour’. Enfin, la transition avec les poémes de Verdet est assurée par un quatrain signé Jean de Meyembourg’, qui, tout en pointant une dissonance, apporte, aprés « Le Fusillé », une détente : Un curé noir

Sur la neige blanche C'est triste & voir Méme le dimanche.

1963 : le monde n'est pas une tragédie.

Le recueil trouve son ampleur définitive dans l’édition de 1963, qui l’enrichit de quarante textes et se compose de deux parties : « Histoires » et « D’autres histoires ». La partie intitulée « Histoires » est prolongée par treize nouveaux poemes (du « Gardien du phare aime trop les

oiseaux

», p. 843 a « En sortant de l’école

», p. 922-924), et la

partie « D’autres histoires », constituée par vingt-sept textes, est entiérement neuve. La répartition semble tenir compte des dates. A la premiére partie viennent s’ajouter plusieurs textes trés anciens. « Les animaux ont des ennuis

», écrit en 1928 pour le danseur Pomieés et ses éléves, pourrait

méme étre le plus ancien des textes connus du poéte ; « Embrasse-moi »

a été composé en 1933, « Quand tu dors » et « A la belle étoile » en 1935, « Adrien » et « Les Bruits de la nuit » en 1936, « Le Gardien du phare aime trop les oiseaux » en 1939 ; « II faut passer le temps », écrit pour Agnés Capri, n’est pas postérieur a 1940 et « Chanson du

vitrier » fut chanté par Trénet en 1943 dans le film Adieu Léonard’. Les textes empruntés a 21 chansons (1946) ont pu, comme « Le gardien du phare aime trop les oiseaux », étre rédigés avant. De ce recueil de chansons de Kosma ont aussi été tirés « Chanson pour les enfants Vhiver » et « En sortant de l’école ». « Coeur de docker », chanté par Agnes Capri en 1941 — et dont elle possédait une copie manuscrite probablement antérieure — a fait l'objet d’une mise en scéne en 1952 a Hambourg et a été publié l'année suivante dans Tour de chant, album auquel est également emprunté « Quand tu dors ». 1. 2. 3. 4,

Voir Voir Voir Ami

« « « de

Chanson pour chanter a tue-téte et a cloche-pied », p. 806-807. Le Ruisseau », p. 816. Fiesta », p. 819. Prévert et de Verdet. Il leur envoya ce poéme, le seul qu'il ait jamais écrit.

5. Elle chanta le texte dans son cabaret-théatre, ouvert en 1938 et fermé a l'arrivée des Allemands. 6. Réalisé par Pierre Prévert; dialogues de Jacques Prévert.

1380

Histoires et d'autres histoires

« D’autres histoires » n’accueille au contraire aucun texte antérieur a 1943, le plus ancien étant vraisemblablement « C’est a Saint-Paul-deVence... », publié en 1945, deux ans aprés sa rédaction. Prévert intégre a cette deuxiéme partie les « Contes pour enfants pas sages », publiés

en 1947, certains morceaux de Grand bal du printemps et de Charmes de Londres, livres parus 4 Lausanne et qu’il juge peut-€tre peu connus en

France, ainsi qu’une série de textes publiés en 1959 et en 1960 : « Coeur de rubis », «... Et voila » —

chansons éditées avec la partition en

1959 —, « Enfant sous la Troisiéme... » — paru en 1960 dans un livre de René Maltéte sur Paris —, « Cri du coeur » — écrit pour Piaf en 1960. Un extrait d’« Arbres » est méme donné, avec une considérable avance sur le recueil pour lequel il est prévu puisque ce livre, fait en collaboration avec Georges Ribemont-Dessaignes, ne sortira finalement qu’en 1967. Méme s’il n'y a pas dans ces ajouts de souci chronologique Stri€t, on remarque donc une tendance a mettre des textes plus récents dans la deuxiéme partie et en fin du livre. L’hétérogénéité s’accentue. Les textes qui complétent la premiére partie s’apparentent, par le rythme, a la poésie, mais c’est la prose des « Contes pour enfants pas sages » qui ouvre la seconde. Le choix d’encadrer le long poéme dédié a André Verdet, « C’est a Saint-Paul-deVence... », entre ces « contes » et des textes généralement courts qui terminent le volume, atteste le parti pris de dissymétrie de l'ensemble. Dans une structure de type plus classique, |’hommage a Verdet aurait commencé la deuxiéme partie ou |’aurait terminée, faisant ainsi pendant a « Encore une fois sur le fleuve », de dimension semblable. Les deux parties ne sont d’ailleurs guére équilibrées : dans |’édition originale de 1963, les « Histoires » occupent cent trente-cing pages, et « D’autres histoires », quatre-vingt-treize. Au-dela de l’aspect hétéroclite du recueil — assumé et volontaire —, le propos se précise, se développe, tout en restant fidéle a lui-méme. La pointe anticléricale du petit quatrain de Jean de Meyembourg disparait, mais le Nouveau et |’Ancien Testament sont moqués dans « Et Dieu chassa Adam... » et « Des premiers parents...' ». Le recueil se construit a partir de themes dominants, et les textes semblent sélectionnés par Prévert pour l’effet de ricochet ou de complémentarité qu’ ilspeuvent produire les uns par rapport aux autres. « Adtualités » télescope le souvenir des exploits de Lindbergh et de Védrines avec les exhibitions des aviateurs d’aujourd’hui, au festival du Bourget,

dont le bruit strident contraste

avec le calme de la Seine’.

Rappelant « Le Baptéme de l’air », ce texte marque une é€volution : la rue du Luxembourg avait changé de nom mais c’était « la méme rue », avec les arbres, les oiseaux et les enfants « vivants’ ». Ici, « la tendre

lumiére du printemps est déchirée, jetée, éparpillée », l’acier et le bruit des avions semblent envahir peu a peu la ville ot « l’herbe rare frémit ». La « Chanson du vitrier » célébre la transformation des éléments : 1. P. 888. 2. Voir p. 890-891. 3. P. 818-819.

Notice

1381

Comme c'est beau ce bacheron

lie qui abat un arbre pour faire des planches pour le menuisier qui doit faire un grand lit pour la petite marchande de fleurs' et le « biicheron avec sa hache » sera dans « C’est a Saint-Paul-de-Vence... ». terrifiante : le poéme w d’« Arbres s'égare dans un bois mais qui ne sait

déclaré « indispensable’ » Mais au-dela, l’évolution est » €voque un homme qui plus « que les arbres sont

des arbres / et que les arbres sont en bois? ». « Des premiers parents...‘ » fait écho aux « Premiers Anes », protagonistes du

dernier des « Contes

pour enfants pas sages’

». Les ancétres

de

ces aimables quadrupédes ont été asservis par des humains, qui se sont proclamés rois. « C’est 4 Saint-Paul-de-Vence... » met également en scéne un 4ne, « frére » et « semblable* » du narrateur, qui Vinvite 4 donner un coup de pied au roi des animaux, ce qui ne parait pas de prime abord aller dans le sens d’une entente entre les espéces mais constitue une protestation contre le respect de la souveraineté et des hiérarchies et le mépris envers les anes. Tout ce qui peut empécher des espéces soi-disant supérieures de se relever est salutaire. Quinze ans se sont écoulés depuis la précédente édition, et Prévert,

loin de mettre

une

sourdine

a ses coléres,

accentue

le

ton incisif du recueil. Les bourgeoises désabusées et oisives sont ridiculisées sans indulgence dans « II faut passer le temps’ » et les états d’Ame des riches font contragte avec la difficulté de subsister des pauvres. La Misére, qui se présentait dans « Encore une fois sur le fleuve » sous les traits d’une vieille femme*, a de multiples visages. Dans « Embrasse-moi », elle est incarnée par deux adolescents a peine sortis de l’enfance, conscients que |’avenir ne leur appartient peut-€tre pas et qui s’aiment désespérément®. Leur histoire fait tristement écho a celle de Cosy Corner — « Vieille chanson » — qui s’est suicidée a dix-sept ans et que son amant pleure”. « A la belle étoile » suggére méme que la beauté de l’univers est imperceptible aux affamés : 1. P. 855. 2. P. 883.

3. Voir Arbres, coll. « Blanche », Gallimard, 1976, p. 34. 4. Voir p. 888. 5. Voir p. 872-873.

6. P. 883. 7. Voir p. 849-850. 8. Voir p. 799. 9. Voir p. 850-851. 10. Voir p. 813-814

1382

HiStotres et d'autres histoires On est-elle l’étoile Moi je n’ l’ai jamais vue Elle doit étre trop belle pour le premier venu'.

Aussi les « Contes pour enfants pas sages » auxquels ménent assez logiquement les deux derniers textes de la premiére partie, « Chanson pour les enfants l’hiver » et « En sortant de |’école », apparaissent-ils comme un encouragement 4a l’insoumission. L’histoire de |’autruche qui prend le Petit Poucet sous sa protection et qui le dérobe a la méchanceté et a la bétise des adultes? semble une revanche de l|’animal et de |’enfant montrés du doigt dans « Jour de féte* ». Publiés séparément en 1947, ces « contes » sont a présent insérés dans un recueil destiné principalement a des adultes. Fagon pour Prévert de refuser de s’adresser a un seul public, fat-il celui des enfants, et d’étendre considérablement

la catégorie des « enfants pas sages ». Si exceptionnellement |’écrivain désigne ici le genre qu’il a choisi, les destinataires — les « enfants pas sages » — vont lui permettre de subvertir ce genre — le conte pour enfants. D’abord parce qu’on lit généralement des contes aux enfants méritants, en récompense de leur obéissance. Ensuite parce que lorsqu’on s’adresse a des « enfants pas sages », on tente de les raisonner, de leur faire des lectures édifiantes qui leur montreront le chemin a suivre. Ici, ces principes sont volontairement suivis a l’envers. Bien sar, le mot « sage » n’est pas pris dans son sens philosophique mais dans son acception la plus courante. Un « enfant sage » est un enfant docile. Les contes proposés s’adressent a des indisciplinés et les incitent a la désobéissance. Ces histoires sont le contraire d’un divertissement. Le conteur y attaque la notion de famille et dénonce I’utilisation de |’animal par l’homme, métaphorique de |’exploitation de certains hommes par d’autres. Il sape donc les fondements de la société en appelant tous ceux qui sont restés des « enfants pas sages » a aiguiser leur esprit critique. Or, avoir l’esprit critique consiste précisément 4 tout regarder, y compris ce que |’on ne montre généralement pas. Verdet, 4 qui « C’est a Saint-Paul-de-Vence... » rend hommage, se proméne « les yeux grands ouverts sur le monde entier ». L’olivier au pied duquel il dort ressemble aun éléphant, les éléments qu’il c6toie ont la « couleur des vraies choses de la terre’ », mais le poéte de Saint-Paul-de-Vence sait aussi percevoir les ruptures. Prévert, qui écrit ce texte en pleine guerre, est bien conscient que le monde est « coupé en deux ». Ce monde, il le compare a « un cheval entier tombé sur la terre et qui ne peut plus se relever’ ». Les différences et les cassures n’empéchent pas le monde d’étre un, a la fois entier et coupé, fait de contradictions, de chutes et d’éclats. Verdet, . P. 854. . Voir « L’Autruche . Voir p. 825-826. . P. 884 et 881. . P. 884. Vipwrn

», p. 859-861.

Notice

1383

par son regard total, réconcilie le dissemblable de méme qu’il aide le cheval a se relever en jetant des poémes sous ses pieds. Non pas que toute poésie soit salvatrice. A celle de Verdet sont opposés les poémes de ceux « qui pourchassent la liberté », qui sont « a tue et a toi avec leur pauvre petit moi et qui désignent la beauté du doigt' ». Esthétique et politesse vont de pair; Verdet est en harmonie avec le monde car il ne fait ni hiérarchies ni exclusions : il sait, comme Prévert l’a écrit dans « Lanterne magique de Picasso? », que le monde est « beau comme tout ». Méme si certains textes ont paru dans Grand bal du printemps> et Charmes de Londres‘, méme si d’autres seront publiés dans Arbres>, ils trouvent une place et un sens dans cette derniére édition d’Histoires. Un fol aéteur conduit des chameaux dans un abreuvoir qui sert de miroir a la beauté du monde‘, les amoureux de « Volets ouverts volets fermés... » sont entourés d’objets qui partagent leurs émotions’, les enfants de la « rue de la Colombe » voient un homme 4 la barbe de fleuve, aux pieds de chaise, et au tronc de peuplier*..., l'eau de Londres est vivante comme sa ville, les arbres ont un langage; c’est encore le méme jeu de miroirs, la méme fusion des espéces. L’amalgame est en effet total. Et nous sommes si peu dans la tragédie, définie par Eve comme « une absence de savoir-vivre? » que malgré la tonalité trifte qui se dégage d’un grand nombre des textes, Prévert refuse de terminer son livre sur une note désespérée. La mort ne sera pas cette fois au bout du recueil. Les cris qui se sont fait entendre s’unissent en un seul « cri du coeur ». Cri de solidarité de ceux qui ne veulent pas se résigner au malheur, il s’éléve comme un hymne 4 la vie. La constatation que l’étoile « doit étre trop belle pour le premier venu”’ » est dépassée par ce cri surgi de l’organe des sentiments — le plus important pour Prévert —, produit par l’énergie vitale que chacun porte en soi : Et je regarde le paysage st par hasard il est trop laid jiattends qu'il se r’fasse une beauteé.

Cette attente, qui se confond avec un voyage, est attente et recherche de l’amour : 1. P. 886. 2. Voir Paroles, p. 157. 3. « Des oubliettes de sa téte... », « Volets ouverts... », « Un matin... » et « Enfants

oy la haute ville... » (témoin, p. 887 ; voir Grand bal du printemps, p. 445-446, 458-461, 464, 479). 4. Vor Charmes de Londres, Entrée

Entrance..., p. 489-490 ; Eau..., p. 490-491 ; Oh Folie...,

Pp. 501-502 ; Cable confidentiel..., p. 504-505. Voir la notule de Charmes de Londres..., p. 1432. 5. Voir coll. « Blanche

», Gallimard, p. 1-13, 44-45, 46-49, 32-38 [jusqu’a la 4° ligne]

(témoin, p. 887).

6. Témoin, p. 887 (voir Grand bal du printemps, p. 445-446). 7. Témoin, p. 887 (voir Grand bal du printemps, p. 458-4061). 8. Ibid., p. 464.

9. Voir « Des premiers parents... 10. P. 854.

», p. 888.

1384

Histotres et d’autres histoires L’amour comme mot part en voyage

Un jour je le rencontrerai peine j'aurai vu son visage Tout de suite je le reconnattrat. A ces derniers mots de « Cri du cceur' » répond le dernier poéme, intitulé « Voyages’ » et qui est rencontre et re-connaissance de l’amour. Une femme vue 4 travers une vitre apparait comme une révélation de l'autre c6té du miroir : elle incarne la beauté recherchée depuis toujours a travers des modeéles et soudain découverte dans son intégrité. Mais cette femme étant la femme du narrateur, cette beauté n’est pas trouvée mais retrouvée, comme celle qui s’imposait a la fin de « Lanterne

magique de Picasso? ». Le passage du pluriel au singulier (de « mes modéles », « les femmes », 4 « une », « la mienne ») implique que la beauté du monde se concentre dans le regard d’un homme, en un étre qui la contient toute. DANIELE

ACCUEIL

DE

GASIGLIA-LASTER.

LA PRESSE

1946 ; « Pas un mot dont I’heureuse justesse ne nous ravisse, » Le partage du volume avec André Verdet et, avant tout, la sortie en librairie, trés récente, de Paroles éclipsérent quelque peu la premiére parution d’Histoires. « Coté Prévert, Historres ne contient pas de grands morceaux de combat [...]. Ce serait plutét son Toi et moi, évidemment trés

personnel », écrit un collaborateur anonyme du Litéraire, le 28 septembre 1946, sans se douter qu’il vient peut-€étre de lancer ce qui deviendra un des plus lourds poncifs de la critique hostile 4 Prévert. Dans son grand feuilleton du Figaro littéraire du 10 aot 1946, surtout consacré a Paroles, André Rousseaux avait été autrement plus éloquent, associant « C'est a Saint-Paul-de-Vence... » au « Diner de tétes » comme « chefs-d’ceuvre » d’un genre ou il trouvait Prévert si « puissant » que « nulle citation trop limitée » ne saurait lui rendre justice. Et pensant plus précisément, semble-t-il, au préfacier des Souvenirs du présent de Verdet, il écrivait : « C’est un poéte doué comme personne pour capter la vie toute vivante, toute bariolée, toute bizarre, tout attendrissante,

pour vous en renvoyer dans cocasseries ou les gentillesses pas la tendresse ordonne cette pour y chercher la vérité de 1. P. 898. 2. P. 898-899. 3. Voir Paroles, p. 157.

les mille facettes de son miroir brisé les [...]. La maitrise d’une ironie qui n’exclut foule ot le poéte déblaye mille fantoches l'homme [...]. Cette abondance [...], ce

Accueil de la presse

1385

bonheur de lacher les mots en liberté, qui est une des formes de la joie de vivre, ce ne serait pas un bonheur si parfait si la justesse ne venait pas y mettre sa lumiére irremplagcable : justesse du mot, justesse de la chose qu’il appelle ou qu’il écarte, justesse des rapports, naturels ou voulus, que l’esprit organise dans ce peuple de syllabes en mouvement. La gerbe verbale a tout le prix qu’elle mérite, quand elle vaut surtout comme support a cet esprit, en mouvement lui aussi, qui ne force rien de la vie mais en obtient tout ce qu’elle peut donner a qui sait choisir Vinhabituel, reconnaitre le rare dans l’usuel, l’unique dans le banal. » Le compte rendu de France-Illustration, le 2 novembre, ne céde encore rien de cet enthousiasme. Ayant posé que « La poésie pourrait se définir

le don de trouver des mots élus pour faire émerger vers l’entendement les vérités secrétes de et Verdet « l'art de spécialement a4 Prévert ’heureuse justesse ne

la vie », André Rousseaux reconnait a Prévert tirer au grand jour ces secrets-la » et tout

la faculté de ne prononcer « pas un mot dont nous ravisse ».

1948 : « Une marche sur la corde raide ». Bien qu’« augmentée » de facon non négligeable, la réimpression d’Hisftoires semble n’avoir pas suscité beaucoup de réactions. Si Claudine

Chonez en rend compte dans le numéro du 30 septembre 1948 des Nouvelles littéraires, on se demande si ce n’est pas parce au’elie croit l'ensemble inédit : ne présente-t-elle pas cette publication comme une conséquence de « |’extraordinaire rayonnement de Prévert », dont il ferait « profiter aujourd’hui un jeune compagnon en signant un livre avec lui » ? « On retrouvera ici avec joie, ajoute-t-elle, ce qui fait “Vesprit Prévert”, cette aisance, cette simplicité ironique, ce don de

charger les mots quotidiens de fantaisie, de fantastique et de bombes secrétes. On cétoie des abimes, certes, et il y a quelques échecs a cété

des miracles : un peu moins d’art, et c’est le prosaisme ; un peu plus d'art, et c'est la préciosité. Cette poésie qui semble si aisée, est, en vérité,

une marche sur la corde raide. » A la différence d’André Rousseaux, qui ne va pas garder a Prévert

son admiration de 1946, Claude Roy n’est pas aussi chaleureusement favorable qu’il le deviendra.

Dans son feuilleton littéraire d’Adtion, le

10 février 1949, il fait encore a la poésie de Prévert ce reproche : « [...] quelquefois un peu platement sentimentale, trop facile, elle ne dédaigne pas assez les petites fleurs bleues et fades d’un populisme un peu pleurard. » Avec l’arriére-plan de cette phrase, l’historique des « variations de la critique autour de Prévert » dans son compte rendu de Grand bal du printemps pour Les Lettres francaises le 20 décembre 1951 et la virulence de son feuilleton de Libération, le 6 juillet 1955, sur La

Pluie et le Beau Temps (« 11 parait [...] que Jacques Prévert est terriblement sentimental, et les Grandes Tétes Molles lui reprochent son cété Petite

Fleur Bleue »), sonneront comme des autocritiques. Mais en 1949 déja, Claude Roy s’empressait d’ajouter que « les trés bons (et nombreux) poémes de Prévert ont des vertus qui justifient leur succés. Ce sont des poémes de vive voix. Prévert n’emploie que des mots de tous les jours, le langage simple de la rue, du métro, des usines, des bistrots. Sa poésie a l’air de couler de source, d’une source extrémement familiére. II] s’empare de notre grand bavardage contemporain, il le Stylise, l’épure,

le soumet 4 un rythme trés subtil, en tire une musique que nous ne percevions pas avant lui. I] nous révéle quelque chose 4 quoi nous n’avions

1386

Histoires et d’autres histoires

pas pris garde. La poésie de Prévert utilise constamment les lieux communs, les phrases toutes faites, ces espéces de demi-proverbes dont

nous nous servons tout le temps, mécaniquement, sans faire attention. Il s’en sert pour dénoncer la sottise, la laideur et l'injustice de notre société (capitaliste) [...]. On trouverait dans Paroles et dans le livre qu’il a signé avec André Verdet, Histoires, cinquante exemples de cette utilisation vengeresse et souvent géniale, des locutions usuelles et usées que Prévert rafraichit, déshabille et rend significatives. Ca, c'est le fond de sa poésie. Il faut ajouter (je n’ai pas assez de place pour en parler comme il faudrait) : 1° un humour acide, tendre et généreux; 2° le fait que presque tous les poémes racontent une histoire [...] (depuis Mallarmé, les poetes n’osaient plus raconter) ; 3° le souffle, l’éloquence sans la grandiloquence (¢a aussi, ga se perdait, en poésie). » Pour étre tardif, l'article de Maurice Chavardeés, paru dans le numéro

de décembre de La Vie intellectuelle sous le titre « Poétes et blasphémateurs » n’en est pas moins remarquable, venant d’un chrétien. Résigné depuis le surréalisme a lire des strophes « déicides », l’auteur aborde Histoires de facon paradoxale : les poémes lui paraissent ajouter en quantité mais non en qualité a l’ceuvre de Prévert ; « Des grincheux concluraient a l’inutilité de leur publication. Ils auraient tort. Ce n’est pas qu’il renouvelle son art ou sa doétrine qu’on doit exiger de |’écrivain, mais plutdt la fidélité a lui-méme : qu'il se continue, qu'il tienne, qu’il s’acharne [...]. Se continuer dans le temps, et ne fat-ce qu’en quantité,

n’est-ce pas déja se développer ? » Sans méconnaitre que « ce sur quoi s’acharne Prévert, c’est invariablement les dévots et l'image qu’il s’est faite, une fois pour toutes, de Dieu », Chavardés ne semble pas s’en offusquer outre mesure car « si Prévert [...] a quitté [...] en 1930 le groupe surréaliste pour militer dans les rangs de la révolution politique, c'est par vénération (mais oui, et méme par dévotion) pour les pauvres, pour l'enfant fou, sous-alimenté et décalcifié [...] pas seulement les indigents

de la nourriture

et du vétement,

pas seulement

les indigents

du

porte-monnaie [...] mais surtout, dans les plus récents poémes, les dépourvus du bonheur intelletuel et moral, sans oublier les animaux, les plantes et nos fréres les objets [...]. Que pour autant l’on n’aille pas

appliquer a Prévert l'épithéte de franciscain ! Rien ne le retiendrait de saccager la “belle et douce nature” parce que, au fond, elle ne lui parait

ni tellement douce ni tellement belle. Elle est ce que les hommes en font, leur reflet, leur esclave. Non, Prévert n’est pas Francois d’Assise. Saint ou pas saint. Car la présence d’un Poverello au xx° siécle “ferait voler notre monde en éclat”. C’est Rilke, lui aussi comparé au “petit pauvre”, qui eut un jour cette réplique [...]. Certes, comme le poéte de Paroles, celui du Livre d’heures montra une véritable dévotion pour les gens et les choses simples. »

1963 ; « Un livre que bien des gens connawssaient sans l’avoir lu ». L’enrichissement d’Histoires dans le recueil de 1963 n’est pas toujours reconnu 4a sa juste mesure. Par sa modestie, Prévert a peut-étre contribué lui-méme a minimiser l’accroissement du volume : « Alors vous republiez Hiftoires? », lui demande Madeleine Chapsal; « Oui, répond-il, avec quelques inédits, des contes pour enfants, des nouvelles, tout un fatras... » (L’Express, 14 mars). Si France-Soir, le 19 janvier, annongait « certains textes inédits et peu connus », Le Figaro, le 22 février, « un bon tiers d’inédits patiemment récupérés a travers Paris

Accueil de la presse

1387

pendant plusieurs mois », Libération, le 19 mars, des « tas d’inédits, de chansons et de fables », Hiftoires reste pour nombre de journalistes un livre de 1946, « grossi de quelques textes encore inédits » (Roland

Virolle, Emissions de la R.T.F. vers l’étranger, 22 mars), dont « pour étre complet » (!), on signale qu’il « se termine sur des inédits réunis sous le titre “D’autres histoires” » (Eric Johansson, Démocratie, 18 avril), qu’on

réédite « (La Croix, de grands on sait ce

en y ajoutant d’autres poémes publiés chez divers éditeurs » 21-22 avril). D’ot, méme lorsque le point de vue est favorable, risques d’inattention : « On connait d’avance ses procédés, qu'il va nous dire et pourtant on ne s’en lasse pas », dit bien

imprudemment Roland Virolle, a l’instar de La Tribune de Lausanne (le 10 mars'), qui croit devoir concéder que « ce n'est pas du nouveau sans doute, encore que de “nouvelles histoires” se soient ajoutées aux premiéres » (mais |’énumération qui suit, commengant maladroitement par les reprises, n’est guére probante) et lache cette formule assez révélatrice d’une information plutét floue : « Ce n’est pas du nouveau tout a fait, mais c’est la réédition d’un livre que bien des gens connaissaient sans |’avoir lu. » Yvan Audouard n’est pas de ceux-la : Prévert, a l’en croire, « vient de publier un livre plein de ruisseaux, de nuits, de lunes et de levers de soleil [...] écrit dans un paysage de ciment avec vue sur le Moulin-Rouge » (Candide, 14 au 21 mars), ce qui en situerait la rédaction

aprés l’installation du poéte cité Véron, donc aprés 1955. Les indications d’Alain Bosquet : « Histotres contient quelques textes anciens auxquels Prévert a ajouté des poémes récents » (Les Nouvelles littéraires, 21 mars) ; « quelques pages anciennes et des poémes nouveaux » (Le Monde du 6 avril), ne prouvent pas non plus absolument la connaissance des

recueils de 1946 et 1948. D’aprés René Lacéte, « Prévert vient de réunir en un volume [...]

l'ensemble de ses Hiftoires, désormais promises a la vaste diffusion de ses poémes antérieurs » (Les Lettres frangaises, u avril). Le principe d’organisation du recueil serait donc, selon lui, générique. Cette idée

est latente dans une partie de la presse de 1963, ow la caractérisation, relativement nouvelle, de Prévert comme « fabuliste » a partir du constat que plusieurs de ses « Histoires « fables » tourne vite au lieu commun.

» peuvent

passer pour des

« Un fabulifte ? Out, mais... » «

Qui est-ce, Prévert ? Un fabuliste ? Oui, mais dont !a morale n’est

généralement pas conforme 4 la loi des bonnes mceurs », avance assez judicieusement La Tribune de Lausanne. Yvan Audouard se montre plus catégorique : « Des fables qui font penser a La Fontaine », est-il affirmé dés le titre de sa chronique, et la photo du poéte en regard est légendée Prévert ; un fabulifte. Dans le corps de l'article, La Fontaine est présenté de fagon un peu équivoque comme « un individu de moralité douteuse, mais dont les moralités continuent d’étre enseignées dans les écoles »,

alors que les fables de Prévert « commencent » a1’étre. La suite permet de comprendre que les doutes sur la moralité du fabuliste ne sont pas ironiques et préparent non a un paralléle mais 4 une opposition : « Jean de La Fontaine enseigne depuis deux cents ans l’hypocrisie la plus épiciére. Jacques Prévert enseigne la liberté. C’est beaucoup plus 1. Article signé P. D.

1388

Histoires et d'autres bistoires

grave. » A la suggestion de donner a Prévert La Fontaine pour « lointain précurseur »», Albert-Marie Schmidt en ajoute une autre : « Ne faut-il pas tenir ses Hisfozres [...] pour les fables dont la morale lugubre et cocasse convient le mieux a notre temps ? » (Réforme, 16 mars). A propos du « Gardien du phare aime trop les oiseaux », Alain Bosquet adopte a son tour le mot: « Dérision, désinvolture, lassitude qui finit par la fable et une variante trés particuliére de la féerie : on aimerait dire une féerie au couteau

»> (Les Nouvelles littéraires, 21 mars). Mais la legon a tirer — si

legon il y a — d’un poéme comme celui-la n’est pas si évidente, car Roland Virolle, poussant d’ailleurs plus loin que jamais la comparaison avec La Fontaine, en donne le commentaire suivant : « Pas de fables sans morale. Mais la morale des fables et des contes de Prévert, comme celle de ses chansons, est pour les grands plut6t que pour les enfants : elle rejoint celle de La Fontaine et invite a l’acceptation du monde tel qu’il est [...]. Essayons d’oublier les camps de concentration, les fusillés, la bombe atomique, la richesse insolente, la bonne conscience a bon compte et tous les gardes-chiourme en songeant aux “miracles” et aux “beaux matins”. » Claude Roy, lui, dans Libération (le 19 mars), sans négliger les implications de son titre, redonne au recueil sa dimension critique : « Prévert est le dernier raconteur d’histoires de la poésie moderne, notre grand conteur public. Mais il y a une certaine fagon de raconter des histoires qui est aussi un art de ne pas se raconter d’histoires, et de ne pas s’en laisser conter. C’est la fagon de Prévert.

Quand il raconte des histoires 4 dormir debout, c’est pour nous faire apercevoir en méme temps que la vérité vraie, la vérité sociale, la vérité bien établie des farces de l’ordre, est une vérité de plomb qui pourtant ne tient pas debout. Avec le croche-pied des calembours et la peau de banane des phrases toutes faites, narquoisement défaites, Prévert fait trébucher les Personnes Importantes. »

« La fine bouche en cul de poule et en gueule de canon ». Sans nul doute, Alain Bosquet pourrait étre l’une de ces « Personnes Importantes de la critique et de la culture » interpellées par Claude Roy dans sa chronique de Libération, qui vont faire devant Histoires « la fine bouche en cul de poule et en gueule de canon ». De son importance, que l’on juge : il ne signe pas moins de trois articles, 4 l'occasion de la sortie du recueil, et pas dans des petites feuilles de chou : Combat (le 12 mars), Les Nouvelles littéraires (le 21 mars), Le Monde (le 6 avril) ! Une telle occupation de |’espace médiatique n’est pas banale et mérite

d’autant plus d’attention qu’elle se présente sous des dehors fort ambigus destinés, contenue

nous

semble-t-il,

4 masquer

une

antipathie

difficilement

que seule une analyse un peu serrée permet de décrypter. Liintitulé réducteur du premier article, « Un rouspéteur nommé Prévert », donne le ton. II faut croire que Bosquet est fier de sa trouvaille car il ne va cesser de décliner le mot, d’un article a l'autre, et le resservira, quatorze ans plus tard, en téte de sa notice nécrologique du poéte, transcendé par les circonstances (« le nom grandit quand |l’homme tombe ») : « Un rouspéteur de génie » (Le Monde, 13 avril 1977)En 1963, la rubrique que tient Bosquet dans Combat s ‘intitule « Instantanés » et autorise le portrait physique : mais commencer le signalement de Prévert par « Taille petite » — alors qu’elle était plutét moyenne — n'est pas innocent : Max-Pol Fouchet, dans une chronique télévisée de 1961, avait usé du méme procédé de rapetissement a l’égard

Accueil de la presse

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de Hugo. L’associer ensuite, jusqu’a l’exagération, a tout ce qui est de l’ordre du déchet, de |l’excrément, de |’ordure, semble bien viser a en donner une image répugnante : « [...] deux mégots au bord de la chute, plutét qu’un. Au fond, un titi qui aurait appris 4 dire merde a4 ceux qui comptent [...]. Mais au fond du coeur, [...] une sorte de trou ou se tasse la vomissure d’étre [...], la fleur bleue qui ne vit que dans les sales godasses. [...] Hiftotres, [...] du Prévert tout craché, [...] ce monsieur du trottoir[...]se mouche dans son langage. [...] Donc dans la rue, le Prévert. La ot les mots sont éclopés, crevés, affamés, dégueulasses. [...] les poémes s’écrivent pour émouvoir et pour dégoiter. » Tout cela pourrait passer

pour une vision de Prévert poussée au sordide mais pas entiérement fausse (il y a du Diogéne chez Prévert) si, par insinuations successives, aprés

avoir cité complaisamment les « délicats » (Bosquet ne se croit-il pas l'un d’eux ?) qui refusent de reconnaitre tout a fait Prévert comme poéte (« Car il n’aime pas le travail, l’art, la concision, toutes les bonnes régles qui font qu’une ceuvre est une ceuvre durable. On a envie de corriger ce qu'il écrit »), Bosquet ne tentait pas, dans les interstices de son

évocation, de vider Prévert de toute charge subversive : « Anarchiste modéré ? Sans doute. Mais au fond du coeur [...] l’inutilité de la révolte », et jusqu’a lui faire dire : « La vie est une saloperie [...]. On ne se révolte pas pour autant. On souffre et, dans la souffrance, il y a la chansonnette. Le verbe, cela sert a défouler », tout le contraire en somme de ce qu'il dit. Sous une familiarité qui pourrait témoigner d’une certaine affection, glisser que « l’absurde dans les mots, ce sont les chevaux de bois du poéte

a frites », n’est-ce pas une facon de suggérer que Prévert écrit sur du papier gras ? et une preuve de désinvolture — pour le moins —, de prétendre que ce qui chez un autre — Char par exemple — serait considéré comme é€nigme a déchiffrer n’est chez Prévert que formules gratuites et insignifiantes, dont il suffit de permuter les termes pour obtenir l’équivalent, bref, maniére de se moquer du monde, 4 la portée de tout un chacun, proie idéale pour le pastiche (« A votre tour, maintenant ! » ). La méme citation, tirée de « Chanson du mois de mai », lui servira

dailleurs en 1977 a illustrer chez Prévert « les vertus poétiques de Voccultation ». Choisissant avec plus de pertinence la fin de « Chanson pour chanter a tue-téte et 4 cloche-pied », Yvan Audouard prend trés exactement le contrepied de cette critique : « Ces trois et caetera me paraissent un des événements les plus importants des fables de Prévert. [...] C’est la premiére fois qu’on laisse aux enfants le soin d’accomplir les chansons que le poéte 4 ébauchées pour eux. » Faut-il n’attribuer qu’a l’incompréhension les images par lesquelles Bosquet entend condenser la fonétion de ce qu'il refuse de tenir pour de la poésie : « Prévert, moi je crois bien que c’est le fer 4 repasser du quotidien. Grace a lui, je redonne une certaine allure 4 mon pantalon du dimanche. Ou encore, je le lance a la téte de la femme aimée [sic].

Ou encore il me tombe sur l’orteil : deux semaines de fauteuil. Ou encore, c’est un avion pour anges crasseux » ? Seul le trait final désigne un possible objectif de Prévert : « Pour embéter ceux qui pensent trop. » Neuf jours plus tard, le feuilleton des Nouvelles littéraires a lair plus neutre mais, au fil de la rétrospective des recueils précédents, on retrouve la plupart des allégations antérieures. Ainsi, sur Paroles, « bréviaire de la déception légérement anarchiste : pas de révolte réelle [...]. Prévert s’insurgeait contre tout [...]. Il était contre, modérément : contre les principes surtout ». Avec un paradoxe de plus : « [...] populaire, mais au fond contre le peuple. » :

1390

Histoires et d'autres histoires

Dans le méme temps, comme si Bosquet voulait se ménager une porte

de sortie honorable pour le cas ot Prévert s’imposerait malgré ses efforts, il maintient dans les références un subtil balancement. Dans Combat, il posait la question : « Poéte, pas poéte, plus que poéte ? », y répondait de fagon assez équivoque : « Ce serait presque juste » (la derniére assertion, ou les trois ?) et ajoutait : « Il me vient a l’esprit un autre exemple de malentendu : Henri Michaux, poéte qui cherche, poéte de la vérité pas trés poétique qui se situe au-dela de la poésie ». Mais comme pour équilibrer un rapprochement qui pouvait passer pour élogieux, les suivants étaient, l'un péjoratif — a propos du défilé des adjectifs « a la queue leu leu comme chez Francois Coppée » —, l'autre destiné a orienter l’ceuvre vers la chanson plus que vers la poésie, avec ce que cela peut comporter de hiérarchie implicite : « entre Bruant et Ferré ».

Dans Les Nouvelles littéraires, c'est 4 Prévert lui-méme qu’est laissée la responsabilité de se réhabiliter : « Il avait beau passer pour le successeur de Coppée et de Bruant, il réclamait pour lui un autre héritage, celui des anarchistes de la langue, les Alphonse Allais et autres Henri Monnier. » Et lorsque Bosquet se hasarde a une comparaison, ce n’est pas sans une alternative : « comme Benjamin Péret ou Pierre Dac ». Les textes de Spectacle sont étrangement pris pour des arrangements de poémes « sous forme de dialogues, pour qu’ils puissent se jouer, au cabaret de préférence ». Cela a bien l’air d’un nouveau coup de griffes,

mais la phrase suivante propose une compensation immédiate : « On découvre 14 un Prévert plus féroce, plus inquiet aussi, qui annonce Ionesco et qu'un Ghelderode a pu aimer. » Dans Hiffoires enfin, Bosquet découvre chez Prévert, « dirait-on pour la premiére fois, une tendresse qu'il n’entend nullement cacher ». C’est la le résultat d’une extrapolation hative a partir de quatre vers tirés de la premiére page du recueil, que

Bosquet s'est manifestement refusé a corriger, malgré un coup d’ceil a la suite du texte qui semble |’avoir vite découragé. L’usage du potentiel (« dirait-on

») attestait le manque

d’assurance

de la remarque ; sa

répétition le confirme : « Il a appris a lire Queneau et, dirait-on, Brecht. » Visiblement, Bosquet avance sur la pointe des pieds, il a peur de trop concéder, de préter a Prévert une culture, des lectures, des goats qui peut-€tre lui sont étrangers. En fait, c’est plut6t Queneau qui considére Prévert comme « un maitre’ » et la connaissance qu’a Prévert de Brecht remonte aux années 30. Ces inexactitudes valent tout de méme mieux que |’évocation d’un Prévert se résignant « 4 promener sa muse en salopette » ou la reprise des variations sur le theme de la rouspétance : « Il peste, il peste encore, il continue de pester : 4 quoi bon cette Statue de Guynemer qui dépare un beau jardin et fait peur aux enfants comme aux oiseaux ? », nouvelle preuve d’une lecture pour le moins hative. Le troisiéme article, celui du Monde, corrige sur certains points le précédent. Dans Paroles, Bosquet ne trouvait « pas d’appel aux sentiments »». Replagant Prévert sous l’étiquette de poéte populaire, il admet finalement que son « éloquence s’adressait aux sentiments les plus immédiats de la masse »» mais s’empresse d’ajouter : « II ne s’agissait pas, pour lui, d’aller a l’essence méme des choses ou des mots : il lui fallait courir a sa vérité brutale, transmise a autrui avec force, en vrac,

comme s’il n’avait aucun souci de la forme, ni du sens caché de sa démarche, et encore moins de cette dimension secréte ot Mallarmé 1. Voir « Entretien avec P. Berger », Gazette des lettres, avril 1952, cité dans |’édition des uvres completes de Queneau, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 1275.

Accueil de la presse

1391

voyait l'une des justifications de la poésie. » On aurait envie d’objecter, mais le « comme si » désarme. Abordant Histoires, il a cette phrase : « L’art de Jacques Prévert n’a pas changé. » Lui reconnaitrait-il un « art » ? On en doutait jusqu’alors. Les poémes nouveaux sont « d’une singuliére vigueur de choc ». Plus trace de la « tendresse » qui semblait se révéler au chroniqueur des Nouvelles littéraires... « Il proteste : contre la bourgeoisie, contre la société, contre la sottise des gens » : voila qui est précis et change de l'image du rouspéteur que Bosquet semblait vouloir accréditer ; hélas, chassez le préjugé, il revient au galop : Prévert, selon Bosquet, « volontiers vulgaire, [...] tient avant tout a rester a la téte des mécontents par nature : n’importe quels mécontents ».

Affirmation sans preuve, une fois encore et qui s’enchaine, sans plus de logique, avec d'autres, tout aussi peu démontrées : « Ce faisant, il fustige le bon goat, la subtilité, les raffinements. Se révolte-t-il pour de vrai ? » Et nous voici revenus a l'idée que s’est faite une fois pour toutes Bosquet de Prévert. Nuance : « “Rouspéter” ne pourrait lui suffire cependant. Lorsqu’il se souvient de ses années surréalistes, il a recours a l'image

insolite et a la pirouette. » Selon Bosquet, la place de Prévert est au cirque ou au cabaret : « Quoi qu’il fasse, il est au diapason [...] des mascarades ordonnées pour tuer l’ennui! Etre poéte, c’est aussi étre chansonnier, et écrire de rapides éditoriaux qui passeront pour des poémes. » En guise de conclusion, Bosquet pose sur les « deux poétes populaires, Prévert et Maurice Fombeure », auxquels il fait |’honneur de consacrer sa chronique, le méme diagnostic : « Le probléme du langage leur est étranger, sauf dans les moments de jonglerie. IIs voudraient tous deux que les mots signifient ce qu’ils ont l’air de signifier au premier contact. Ils évitent le mystére. Ils pensent que la poésie est de la prose écrite sous forme d’engueulades ou de chansons, Ils ont un grand, un fidéle public. Ils font confiance a l’expression. On n’a pas a les comprendre avec difficulté. Tant de sireté finit par confondre. » On aurait envie de répliquer : « Tant de suffisance et d’insuffisance finissent par exaspérer »», mais c’est un peu ce qu’exprime René Lacéte dans Les Lettres francaises, Stimulé par cette agressivité comme il l’avait

été en 1956 par le feuilleton d’Emile Henriot sur Prévert : « Bien qu’il n'y ait pas le moindre rapport entre Prévert et Fombeure, c’est contre eux, conjointement, qu’Alain Bosquet tirait la semaine derniére, dans Le Monde, quelques boulets, simple épisode de sa tenace et méthodique entreprise de destruction de la poésie frangaise. [...] Quand on écrira des théses sur Prévert, la premiére portera probablement sur le probleme du langage dans son ceuvre. Ce probléme, pourtant, lui serait étranger, a en croire Alain Bosquet, dont Ionesco nous assure (et les apparences, en tout cas, paraissent le confirmer) qu'il ne lit pas les livres dont il

parle. » « En marge » ou « classique de la poésie non classique » ? Pour de tout autres raisons, Lac6te n’en rejoint pas moins Bosquet sur un point au moins : il estime que « Prévert semble croire sa révolte sans issue ». Mais on a bien l'impression qu’a partir du moment ot la révolte ne passe pas par l’adhésion au parti communiste, elle est vouée, aux yeux de certains de ses membres, a rester sans issue. I] est savoureux d’observer que les réserves de |'hebdomadaire communiste n’empéchent pas La Croix de présenter Prévert comme « connu pour ses penchants marxistes » et La Nouvelle Revue de Lausanne de conclure un article plutét

1392

Histoires et d'autres htStoires

favorable par ces regrets : « Dommage que la fureur le prenant, Prévert cogne toujours sur les mémes tétes 4 bicorne : le pouvoir, la morale, le riche, l’Académie, etc. Dommage qu’on sente un peu trop de quel cété penche son coeur politique. Pour lecteurs avertis. » Que ce soit « du cété des pauvres, des prisonniers, des enfants », comme le disait La Tribune de Lausanne, ou « du cété des faibles », des « gosses », des « femmes amoureuses », des « sacrifiés » et des « animaux de la fable », comme le confirme La Tribune de Genéve, cela se traduit, politiquement, par pencher a gauche et cela ne peut qu’agréer au journal belge qui a choisi d’inscrire sa position dans son titre méme : La Gauche ; que « l’univers de l’auteur d’Hisfoires » soit « celui du malheur de pauvres étres écrasés par les puissants : les financiers, les patrons, les curés, les militaires et les flics » n’y est pas ressenti comme l’effet de quelque complaisance pour le pessimisme mais comme une incitation a « en finir avec ces “empécheurs de tourner en rond” [...]. Romantisme

de notre temps, révolte contre les conformismes en tous genres (sociaux, religieux, poétiques), voila le vrai Prévert. [...] Les mots [...] font plus d'une fois fléche contre les exploiteurs » (19 avril). Telle était aussi lopinion de La Tribune de Genéve : « [...] les mots frappent a la cadence de balles de mitrailleuse. [...] le tir est parfaitement ajusté » (6-7 avril). D’un journal a l'autre, la situation de Prévert et les cibles désignées

varient quelque peu : d’aprés La Tribune de Lausanne,

« fidele a la

tradition, il est contre les partis au pouvoir, contre les gendarmes, les

magistrats, les curés » ; d'aprés Roland Virolle, « en marge du monde littéraire, des écoles et des tendances », Prévert « poursuit son réve de bonheur et sa révolte contre l’'égoisme, le conformisme béte, contre tout ce qui nuit a la liberté et a la joie de vivre ». Etre en marge n’exclut pas, on le découvre, |’inscription dans une tradition : « Il y a en lui, convient Virolle lui-méme, de l’Eugéne Sue, et du Guillaume Apollinaire. Un peu de Vidtor Hugo aussi : il faut dénoncer [...] la misére. » Tel est aussi le Prévert de Claude Roy : « sans avoir l’air de rien, et méme en prenant de préférence |’air d’un moins que rien, d’un fredonneur de chansonnettes sans prétentions, enfant trés naturel des noces de Titania et de Gavroche, [...] avec son air de couler

de source », il « n’est pas né de la derniére averse. Des fatrasies du Moyen Age aux lettres de Songecreux de Jean de l’Espine du Pont-Alletz, de Rabelais aux burlesques et 4 Cyrano de Bergerac, cet enfant de la balle au bond et de la fille de l’air n'est pas un enfant trouvé de pére inconnu. » Et Claude Roy cite encore « la désormais classique Anthologie du nonsense de Robert Benayoun » pour convaincre que « Jacques Prévert est l’héritier d’une longue et riche tradition, un classique de la poésie non classique ». Rendu peut-étre réceptif par « la parenté [...] évidente et [...] surprenante », (re)découverte en conclusion par Claude Roy, entre Prévert et saint Francois d’Assise (le poéte auquel, selon Roy, il « ressemble le plus profondément » !), le chroniqueur de La Croix, faisant assaut de bienveillance, accorde en quelque sorte 4 Prévert, auprés d'un Alexis Leger qu’on dirait canonisé, un quartier de noblesse littéraire : « A cdté de Saint-John Perse qui hante les sommets, Prévert incarne le lignage de Villon. En rejetant les “trucs” d’un goat suspect, on lui garde encore une assez belle place parmi les poétes de notre temps. » La méme descendance était soulignée par Georges Bratschi, de La Tribune de Genéve, mais d'autres intercesseurs enrichissaient le lignage : « Bien sir, le terme de “populaire” autorise quelques licenciés

Accueil de la presse

1393

és vers a dire que Prévert, ce n’est pas de la poésie. [...] Ces savants trés distingués paraissent négliger une tradition littéraire qui va de

Francois Villon 4 Raymond Queneau, en passant par Clément Marot et Pierre Mac Orlan, et dont Jacques Prévert reléve aussi. » Mais, notons-le, il ajoute aussitét : « D’ailleurs, ces distinctions et références

n’ont aucune importance. Prévert ne s’en soucierait pas. » On a vu cependant combien elles restaient opératoires dans les rejets comme dans les esquisses de compromis d’Alain Bosquet. On les retrouve sous la plume hostile d’Eric Johansson, qui n’en rapproche pas moins les villes de Prévert de celles peintes par Carzou, qui parle d’influence

surréaligste sur nombre

de ses textes,

et qui voit dans sa

démarche indéniablement poétique — consistant 4a « construire un univers de féerie » a base d’objets de la réalité quotidienne — « un peu [...] la maniére de Federico Garcia Lorca ». Ce critique de Démocratie se retrouve ensuite sur la méme ligne que Bosquet pour reprocher a

Prévert de se moquer de son lecteur, de se pasticher lui-méme, de manquer de goat : « Le poéte peut étre grossier, mais doit savoir se servir de sa grossiéreté, s’en servir avec tact. » Il admet celle-ci, dit-il,

« chez un poéte typiquement populaire de la trempe de Jehan Rictus » mais « pas chez Prévert qui est faussement populaire. C’est de la construction. Rien n’est naturel. On sent trop que c’est écrit pour les besoins de la cause : pour épater, pour choquer. » Voila un hommage involontaire au travail de Prévert, par lequel Johansson différe de Bosquet, et rejoint plut6ét son confrére de La Tribune de Lausanne qui suggérait qu’a force de se trouver « du cété de tout ce qui échappe a l’ordre », il « fallait bien » que la poésie de Prévert « échappat aussi a l’ordre de la rime et du rythme régulier » mais que sa liberté ne va pas sans d’autres disciplines : « assonances, jeux de mots, nouveaux ressorts ». « Le charme opére ». Sans se prononcer sur la nature de cette poétique, Georges Bratschi, de La Tribune de Genéve, invite a redécouvrir « toutes les formes chéres au poéte, involontaires ou intentionnelles, parlées ou écrites. Le charme opére grace 4 un dosage mystérieux de calembours, contre-pieds, paradoxes pertinents, cocasseries impertinentes, inventaires. Bref, une parole s’impose en jouant, en délirant. » Le chroniqueur de La Croix

reléve des « procédés

» et des emprunts au « parler populaire

»,

« facilité » seulement « apparente [...], car Prévert est un véritable artiste. Sa poésie nait tout ensemble de |’anecdote souvent touchante, plus souvent caustique, et d’un fourmillement de trouvailles verbales », mais il voit « la meilleure preuve de sa réussite » dans le fait « que la chanson lui emprunte des paroles », alors que selon le rédacteur de

La Tribune de Lausanne « on le connait un peu trop en musique » et que ses « poncifs » — tout en faisant « partie de son charme »» — sont ce qui passe le mieux en musique tandis que les morceaux de lui qui ont « la netteté du dessin d’un diamant dans du verre [...] n’ont pas besoin d’un accompagnement au piano. »

Relevons enfin quelques formules qui disent l’impact du Prévert de 1963 sur des critiques qui ne font pas les mémes analyses : « Il y a dans Histoires quelques-uns des plus beaux poémes qu’ait écrits Prévert, par exemple la limpide et parfaite “Chanson du mois de mai” ou “Comme par miracle” » (Claude Roy); « le méme ton, rendu peut-étre un peu

1394

Histoires et d’autres bistoires

plus mélancolique par la soixantaine » (Roland Virolle); « une tendresse noire qui a marqué un trés grand nombre d’auteurs parce que en l’exprimant précisément, Prévert a saisi un aspect original dans la sensibilité contemporaine » (René Lacéte); « on retrouve a chaque ligne le meilleur Prévert, cocasse et fraternel » (Roger Grenier, Elle, 3 mai); « une vision géniale de l'homme dans son bonheur et son

malheur

» (Parler, numéro de printemps). ARNAUD

NOTE

SUR

LASTER.

LE TEXTE

EDITIONS

Principales éditions parues du vivant de Prévert.

Histoires, éditions du Pré-aux-Clercs, achevé d’imprimer le 15 juin 1946. Trente poémes de Jacques Prévert, trente poémes trente et un dessins de Mayo.

d’André

Verdet,

Hisftoires, éditions du Pré-aux-Clercs, achevé d’imprimer en mars 1948.

Quarante-huit textes de Jacques Prévert, d’André Verdet, un dessin de Mayo.

soixante-dix-neuf

textes

Histoires, éditions du Pré-aux-Clercs, achevé d’imprimer en avril 1949.

Reprise de |’édition précédente, mais sans le dessin de Mayo et avec une couverture de Pierre Faucheux. HisStoires et d'autres histoires, coll. « Le Point du jour », Gallimard, achevé d’imprimer le 9 février 1963. Quatre-vingt-huit textes de Jacques Prévert.

Editions en format de poche. Histoires, Le Livre de poche, 1966. Reprise Couverture par Jacques Prévert et Brassai.

de l’édition

de 1963.

Histoires, coll. « Folio », Gallimard, 1972. Reprise del’édition de 1963.

En couverture : un collage de Prévert. Autres éditions. Histoires (suivi de Choses et autres), dans Guvres (en 4 volumes)

de

Jacques Prévert, éditions André Sauret, achevé d’imprimer en avril 1982. Avec des aquarelles de Folon. ETABLISSEMENT DU TEXTE

Nous avons utilisé comme texte de base celui de la premiére édition compléte d’Histoires et d’autres hiftoires, c’est-a-dire celle de 1963, sans cependant reproduire les textes déja publiés dans Grand bal du printemps et Charmes de Londres et ceux qui feront partie de |’ensemble intitulé Arbres ; leur place dans le recueil sera signalée par des témoins.

Notes

1395

NOTES

Page 791.

Historres ENCORE

UNE

FOIS

SUR

LE FLEUVE

Ce poéme précédait a l’origine douze lithographies de Paris par Jean Dorville en un grand volume tiré 4 trente exemplaires et achevé

d’imprimer le 10 janvier 1947 sur les presses, de René Guillard. Mis en musique par Kosma, il devint une sorte de cantate pour récitants, soli et orchestre, qui fut radiodiffusée par la chaine parisienne le 18 décembre, avec pour interprétes : Madeleine Renaud, Serge Reggiani, Germaine Montero, Roger Blin, Roger Chandeau, Lucien Lovano, Jean Lavaux. La bibliothéque de Radio-France en posséde une dactylographie, qui présente de menues différences par rapport a la version publiée. La promenade dans Paris a laquelle nous invite Prévert a pour axe le cours de la Seine. Des guides insolites se relaient : des éléments — les feux du soleil, l’eau du fleave —, des regards humains ou animaux, un fantOme, une allégorie, des souvenirs communs a deux personnages. Du pont d’Austerlitz jusqu’a la rue Frangois-Miron, on suit d’abord le soleil depuis son réveil ; puis, un coiffeur « jette un coup d’ceil' » vers la rue Geoffroy- |’Asnier, et l’ombre de Geoffroy |’Asnier donne a voir Paris jusqu’‘au pont Louis- Philippe. La Seine prend la reléve et nous améne jusqu’é un « gros vieux monsieur » dont le regard se pose du cété du Palais de justice ot apparait « la misére? ». Celle-ci, qui se débat dans un Paris ot le sang coule autant que la Seine, amalgame la plupart des étres et des choses dont il est question a l'exception d’une autre allégorie : la justice elle-méme, qui la juge et la condamne et la renvoie constamment a son malheur avec bonne conscience. Aussi la Misére ne fait-elle guére évoluer la promenade. Enchainée a cette « justice qui habite un Palais* », elle ne s’en éloigne pas beaucoup : elle évoque le quai qui est tout proche du « Palais », les Halles, les jardins du Vert-Galant, le Pont-Neuf, la Monnaie. A partir de ce moment-la, la promenade ne progressera plus que dans les souvenirs. « Charlot le Téméraire », compagnon de la Misére, la console en lui rappelant des temps plus anciens. Ces souvenirs sont les seuls moments de bonheur de cette promenade — ou domine la souffrance — parce que ces deux étres ont vécu un grand amour et parce qu ils possédaient la jeunesse. Dans cette vie passée qui leur parait si belle, ils tremblaient de froid en hiver et elle habitait « sur la Cour des Miracles’ ». Pourtant, chaque événement, chaque son, chaque lueur, chaque coin de la ville était alors percu dans toute sa poésie. C’est ainsi que le Paris glacé se transformait en paysage d’Egypte, que les eaux de la Seine devenaient « les eaux chaudes et calmes du Nil> ». P. 793. Pe Oe. Ibid. P, 800.

P. 803. MBwD

1396

Histoires et d'autres hiStoires

La témérité de ce Charles-la est sans doute de refuser le malheur, de se créer un univers qui lui plait mais, frére du personnage de Chaplin plus que descendant du duc de Bourgogne, Charlot est aussi surnommé « la Fuite » et « Perd son Temps! ». « La Fuite » suggere peut-€tre

qu'il est quelquefois pourchassé par les forces de l’ordre, mais aussi qu’il a la faculté de se réfugier dans le réve ;quant a « Perd son Temps », c'est une appellation qui n'est certainement pas péjorative dans l’esprit de Prévert. Ceux qui, dans « Confession publique », écrit en 1940, sont

accusés d’avoir perdu leur temps, disent pour leur défense : « c’était un si mauvais temps’ ». Pour le poéte, la véritable perte de temps consiste en un travail déplaisant et ingrat, a donner son temps 4 la souffrance ou a l’ennui. S’il est tellement attiré par Proust, ce pourrait étre — entre autres raisons — parce qu ‘il sait que perdre son temps, c’est aussi le gagner ou le retrouver. Charlot, qui devine ce qu'il ne sait pas et qui invente ce qu'il ne devine pas, vit l’exigtence de ceux que !’on traite de bons a rien mais qui imaginent des mondes. Cette faculté d’invention n’exclut nullement la lucidité ; elle implique au contraire un regard plus aigu. Charlot métamorphose la Miseére car il sait voir la beauté cachée des étres les plus démunis ainsi que celle de leurs décors. Plus tard, en observant, avec le photographe Izis, le Paris délabré de ceux qui n’ont pas les moyens de vivre dans ce que l’on nomme « les beaux quartiers », Prévert constatera que « malgré sa misére / ce petit monde / avec toute sa lumiére / s'est fait une beauté* » pour l’artiste. La remontée dans le temps se fait également par |’intermédiaire des noms des rues et des lieux qui conservent la mémoire du passé. Si certains de ces noms plaisent beaucoup a Prévert, parce qu’ils sont nés de imagination populaire‘, d’autres sont évocateurs d’une Histoire qu'il accuse. Le pont d’Austerlitz, par exemple, temoigne de la grande victoire napoléonienne, mais Charlot se souviendra des Invalides gelés braquant leurs canons morts sur l’esplanade déserte. Ainsi les différents lieux tissent des liens les uns avec les autres. Le premier a avoir fondé une maison destinée aux invalides de guerre fut Henri IV et le « Vert Galant » a fait son apparition dans le texte grace au jardin du méme nom, ot |’on entend le cri déchirant d’une petite fille violée par son pére. Le monarque, considéré comme le pére de ses sujets, n’abusait-il pas de son pouvoir en séduisant les filles ? La rue des Rosiers, évoquée plus loin, fait partie des jolis noms de rues mais elle entretient aussi un lien — sinistre — avec les événements. Voila le moment de dire que |’Histoire de notre siécle n’est pas moins atroce que celle des siécles précédents. La « plus belle rose de la rue des Rosiers® » a da porter |’étoile jaune et un wagon s’est a jamais refermé sur elle. L’évocation plutét heureuse du Vel’d’Hiv’ (elle appartient aux souvenirs de Charlot et de la Misére) renvoie forcément a cette Histoire puisque prés de treize mille juifs y furent rassemblés les 16 et 17 juillet 1942 avant d’étre internés aDrancy, puis déportés dans les camps de la mort. Charlot pense simplement au vélodrome d’hiver de Paris, avant qu'il ne devienne ce lieu tragique, mais Prévert, qui a rappelé le destin de la pauvre rose, joue sur les couleurs variables que le temps donne non seulement aux étres et aux choses mais aussi aux lieux. A cet aller retour dans le temps, concentré dans un espace restreint (a l'exception de l’envolée imaginaire en Egypte) s’ajoute une vision + Pre toh O10)

2. Voir La Pluie et le Beau Temps, p. 646. 3. Grand bal du printemps, p. 438.

4. Voir « Enfance », Choses et autres, coll. Le Point du jour, Gallimard, 1972, p. 60-61.

5. P. 793.

Notes

1397

cosmique de Paris' : tout ce qui en constitue l’univers (étres humains, animaux, astres, choses...) semble se méler, fusionner et méme se ressembler, se refléter en une sorte de jeu de miroirs. Le soleil qui viole la nuit se conduit en homme paillard et en pére dénaturé, comme « le gros vieux monsieur » qui regarde salement une image représentant

une religieuse fouettant une petite fille, comme le pére inceStueux qui viole sa fille. Un autre inceste, fraternel, celui-la, et préludant a |’histoire

horrible de l’enfant martyr, est accompli par un loqueteux surnommé « le Roi des Ponts » qui se jette dans le lit de la Seine, pourtant sa « soeur? ». Cette union d’un homme avec un fleuve pourrait ne pas étre exceptionnelle car, un peu plus loin, le soleil osera un geste obscene a l’égard d’une femme. Prévert met en place une véritable mythologie (réinventée 4 sa maniére) ow le soleil étreint sauvagement la nuit, ou les éléments ont des attitudes humaines, ot |’A4ge de fer a commencé avec sa violence et ses injustices, o les mortels sont voués a la misére. L’inceste du Roi des Ponts est suicidaire et le suicide est aussi un des fils conducteurs de cet itinéraire ponctué de déchirements. La femme qui apparait a la fin du poéme et qui « regarde la Seine en frissonnant? » répéte le geste de |’enfant traumatisée qui se penche au-dessus du fleuve. Naissance et mort s’accomplissent dans un cri qui ne cesse jamais d’étre poussé, méme s’il ne se fait entendre que par intermittences. Au cri du « remorqueur de l’aube » succéderont le cri d’amour désespéré du Roi des Ponts, le cri « déchirant » de la petite fille blessée dans son corps et dans son coeur, le cri du remorqueur de la nuit qui réguli¢rement assassine le jour. Le regard des étres sur les choses est un cri silencieux qui n’a méme plus la force de se faire entendre, et ce regard, prisonnier du désespoir, ne peut dépasser les limites de son univers clos. Malgré sa fuite dans le passé et dans le réve, la Misére n’échappera sans doute pas a son sort. Le regard vespéral du singe bleu du quai de la Mégisserie posé sur le pont des Arts est aussi douloureux que le regard matinal de la lionne du Jardin des Plantes derriére ses barreaux. Le soleil, triomphant au début du poéme, vient fermer la boucle de ce cercle sans issue : il s'est changé en grand lion rouge, furieux d’étre chassé par les flics de la Nuit. Le prédateur devient la proie. C’est au tour de la Nuit de se trouver en position de force jusqu’au moment ot le jour prendra a nouveau sa revanche. L’histoire de ce monde, a l'image de la naissance et de la mort, recommence immuablement, apportant les mémes douleurs, les mémes cris.

1. L’édition de 1948 intitulait ce texte « Les Ponts de Paris » ; celle de 1949, « Encore une fois sur le fleuve » mais — sans doute par erreur — la Table donnait |’ancien titre. 2. Un poéme de Claude-André Puget, « Miracle du (1924-1926), publié en 1947 dans La Nuit des temps, contient « L’Horizon éclata d’un rire rose. Puis il prit la Nuit sur et la jeta sur le lit du soleil, son maitre, qui, de tempérament la viola aussit6t sans méme la regarder. »

Page 792.

1. Vers absent de la dactylographie. 1. Voir la Notice, p. 1374-1377.

2. P. 794-795. 3. P. 804.

dormeur » ces lignes : ses épaules, peu délicat,

1398

Histoires et d’autres histoires

Page 793.

1. Il s’agit du pont de la Tournelle (construit en bois en 1370), plusieurs fois réédifié. De 1923 a 1928, il fut considérablement élargi et on y érigea une Statue de sainte Geneviéve, oeuvre du sculpteur Paul Landowski (1875-1961). 2. Le 7 juin 1942, le port d’une étoile jaune avec la mention « juif » fut imposé en zone occupée 4 ceux qui étaient considérés comme

tels

et agés de plus de six ans. Page 794. 1. C’esten 1445 que la rue prit le nom de Geoffroy-l’Asnier, déformation de Forgier |’Asnier ou Frogier |’Asnier, propriétaire, a la fin du xi siécle, des maisons de cette rue, habitée surtout par des drapiers et des teinturiers. Mais peu importe a Prévert. I] imagine que Geoffroy |’Asnier, comme son nom pourrait le laisser supposer, s’occupait des « tendres animaux » que sont les Anes et il lui manifeste sa sympathie.

Page 796. 1. Allusion a la fontaine Saint-Michel, construite de 1858 a 1860 par

Davioud. Quatre colonnes de marbre rouge encadrent une niche dans laquelle se trouve une statue en bronze de saint Michel par Duret. L’archange précipite le démon dans les eaux de la fontaine. 2. Cette « religieuse aux yeux cernés » fouettant une petite fille avait géné le directeur de la revue Adam, comme en témoigne un pneumatique

de ce directeur daté du 30 avril 1947, adressé a un destinataire qui semble

servir d'intermédiaire entre Prévert et la revue. L’auteur du pneumatique annonce que le poéme est prét a paraitre mais il demande l’appui du destinataire, car il compte enlever les deux vers en question pour ne pas choquer ses lecteurs : « Que |’auteur ne me traite pas de puritain borné... mais je crois que, étant donné |’emplacement de ce magnifique poéme (je vous rappelle qu'il ouvre le numéro) nous risquons de froisser certaines susceptibilités, et cela, bien gratuitement. » Prévert refusa sans doute cette coupure car le texte ne parut pas dans la revue. Page 797. 1. Toute la lyre est un recueil de poémes de Victor Hugo, constitué

de piéces rassemblées aprés la mort du poéte par Paul Meurice, et publié en 1888.

Page 798. 1. Au moment

ot Prévert écrit son texte, les Halles sont toujours,

au centre de Paris, le grand lieu de marché.

2. Le 1 avril 1946, l’Assemblée nationale avait voté une loi interdisant les bordels. C’est le député Pierre Dominjon qui était |’auteur de la proposition visant a interdire les maisons dites « de tolérance », mais l’ancienne résistante Marthe Richard, alors conseillére de Paris, défendit

si ardemment cette loi qu’on lui donna son nom. Page 799. 1. Daétyl. : « Justice sera faite ». 2. Daétyl. : « Et la Misére ahurie abrutie affamée résignée ». Page 801.

1. Daétyl. (aprés ce vers) : « un seul regard de tes yeux ».

2. Voir la notule, p. 1396. 3. Le Salon de |’automobile se tenait en effet au Grand Palais.

Notes

1399

Page 8o5.

LES CLBFS DB LA VILLE Publié en 1946 dans Le Cheval de trot, ce texte a pu étre écrit a la fin

de 1944 Ou au début de 1945, puisqu’il y est question d'un hiver qui suit une libération. La rigueur de celui qui succéda a la libération de Paris parut symbolique a Prévert, ainsi qu’il le suggérera dans le prologue des

Portes de la nuit! : « Février 1945. Vers la fin d'une journée d’hiver, le

dur et triste hiver qui suivit le magnifique été de la libération de Paris. La guerre n'est pas encore finie mais au nord de la ville la vie coutumiére reprend son cours avec ses joies simples, ses grosses difficultés, ses grandes miséres, ses terribles secrets...

» L’immobilité du paysage, sa rigidité,

figurent ici le retour & « l’ordre des grandes puissances d'argent » ; les promesses du « magnifique été » n'ont pas été tenues. 1. On retrouve une image utilisée par Camus dans La Pesfe, od les rats, symboles du nazisme, amenaient la terrible maladie. Ici, les « rats » s’en vont, comme un grand nombre de collaborateurs frangais qui, a la Libération, ont quitté le pays dans les fourgons de l’armée allemande

pour se réfugier 4 Sigmaringen. 2, Voir Paroles, n. 1, p. 23.

3. Prévert méle volontairement des allusions au conte de Perrault,

Barbe-Bleue, et A histoire des bourgeois de Calais, auxquelles vient s’ajouter la citation déformée du célébre vers de Phédre : Ariane, ma seur, de quel amour blessée (a&te I, sc. 11 3 voir aussi « The Gay Paris », La Pluie

et le Beau Temps, n. 2, p. 726). Les clefs tachées de sang évoquent diretement un passage du conte de Perrault : la derniére épouse de Barbe-Bleue, malgré la défense de son mari de se servir de la clef du

cabinet noir, ouvre ce cabinet et y découvre les corps pendus de celles qui Vont précédée. Elle laisse tomber la clef dans le sang des victimes, et, ce sang ne partira plus, Ici le sang a été versé par |’Etat frangais sous le régime de Vichy et découvert par la République retrouvée (Marianne). Mais contrairement a lhéroine de Perrault, elle n’est pas sauvée pour autant. Page 806. CHANSON

POUR

CHANTER

A TUB-TETE ET A CLOCHE-PIED

Ce texte a été publié en 1944 dans le numéro 2 de la revue Messages et en 1946 dans Le Cheval de trots. Page 807.

tr. Messages, d’herbe

Le Cheval

de trow, éd, ro48 : «

Un

immense

brin

/ Un tout petit jouet... »

L'EXPEDITION

Ce texte figurait en 1946 au sommaire du Cheval de trois. Page 808,

CHANSON DU MOIS DE MAI On entend cette chanson dans La Bergére et le Ramoneur, dessin animé de Paul Grimault présenté sous une forme tronquée en 1952,

complété et diffusé en 1980 sous le titre Le Roi et |'Oiseau?. Le film ne donne que le premier couplet (chanté deux fois) et les trois derniers vers, C’est le roi de Takicardie qui écoute la chanson, jouée par une 1. Réalisation de Marcel Carné, 2. Voir la Chronologie, p. Lxxi et LXXvi.

1400

HiStoires et d’autres hiStoires

boite 4 musique. Les deux premiers vers reprennent les mots célébres d'une fable de La Fontaine, « Le Charlatan » (livre VI, fable xix; (Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 236) :[...] Avant l’affaire / Le Rot, L’Ane, ou moi, nous mourrons. L’ensemble du texte de Prévert est

d’ailleurs lointainement inspiré de cette fable : un charlatan promet a un roi de faire d’un Ane un orateur, d’ici dix ans ; s'il ne réussit pas dans son

entreprise il sera pendu, mais il pense que le roi, |’4ne ou lui-méme sera mort 4 ce moment-la ; La Fontaine lui donne raison dans sa conclusion. La bétise du roi semble le point commun entre le film et la fable.

Page 809. VOYAGE

EN

PERSE

1. Prévert retourne les propos de deux fables de La Fontaine dans lesquelles un homme appelle la mort : « La Mort et le Malheureux », (livre I, fable xv ; Euvres completes ,Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 53) : Un malheureux appelait tous les jours / La mort a son secours. / O mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !, et « La Mort et le Bacheron » (livre I, fable xvi; tbid., p. 54) : Il appelle la mort ; elle vient sans tarder.

Page 813.

VIEILLE CHANSON Ecrite pour le film Jenny (tourné en mars et en avril 1936 par Marcel Carné), ot elle devait étre chantée par Mouloudji sur une musique de

Joseph Kosma, cette « chanson », jugée offensante pour |’Angleterre par la censure, y fut remplacée par Je veux vous dire de Jean Granier et Lionel Cazaux. Mais Yves Deniaud, membre du groupe Odtobre, la

chanta immédiatement, et elle fut publiée dans le numéro 30 de La Fléche du 12 septembre 1936 sous le titre « Cosy Corner » (titre également donné par la dactylographie). En 1936, La Fleche, fondée trois ans plus t6t par le député radical Gaston Bergery, soutenait le Front populaire et menait campagne contre les trusts. 1. Cosy corner est un anglicisme évoquant une encoignure meublée d’un divan, accompagné d’une étagére. Prévert imagine que Cosy Corner est le nom d’une femme (qui devait passer une grande partie de son temps aux coins des rues mal famées) mais il joue aussi avec |’expression italienne cosi cosi (« comme ci, comme ga »), qui refléte l’absence d’identité de Cosy Corner et sa non-appartenance a la morale traditionnelle (du bien et du mal).

2. Daétyl. : ouvrez la porte et sortez que le diable vous emporte j'en ai assez celle que j’aimais est morte disparaissez Elle s’est jetée dans la riviére Cette strophe, qui constitue le refrain, comporte 4 chaque fois les mémes variantes. Page 814.

1. Dathyl. : a cause de la mort d’une enfant Cosy... Cosy... Cosy Corner Cosy noyée a dix-sept ans

Notes

1401

Page 815.

L'ENFANCE Cette chanson de Prévert et Kosma a été créée par Agnés Capri au Boeuf sur le toit en 1936. La partition a été publiée dans 21 chansons (1* trimestre 1946).

Page 816.

LE COURS DE LA VIE On a vu que dans « Encore une fois sur le fleuve' » les événements historiques intervenaient sans ordre chronologique et, si « Les Clefs de la ville? » faisaient référence a la Libération, c’était de maniére tout

implicite. Derriére « Le Cours de la vie » se cache aussi une page de Vhistoire. L’apparition de ce texte en 1948 n’est peut-étre pas, en effet, étrangére au début de la guerre d’Indochine. Les négociations qui se déroulérent en aoat 1945 entre Hé6 et le commissaire pour le Tonkin, Jean Sainteny, aboutirent aux accords du 6 mars 1946, qui reconnaissaient

Vindépendance de la république du Viét-nam au sein de la Fédération indochinoise de l'Union francaise. Le Viét-nam acceptait en échange le retour, jusqu’en 1951, de cent cinquante mille soldats frangais au Tonkin. Ces accords furent rendus caducs par certains extrémistes, mais surtout par les manoeuvres du haut-commissaire Thierry d’Argenlieu*, qui, au mépris des engagements pris, suscita en juin 1946 une république sécessionniste de Cochinchine. Cette premiére guerre du Viét-nam allait durer jusqu’en 1954 et Prévert la condamnera plus explicitement dans

un texte publié en 1953 : « Entendez-vous gens du Viét-nam‘... » Mais ici, méme si l'histoire apparait en filigrane derriére les lignes, Prévert propose une fable anticolonialiste qui pourrait se situer dans plusieurs

pays et a différentes époques. Le geste de l’indigéne révulse probablement les douze colonialistes pour deux raisons : pour eux, il n’y a point de petit profit et la poignée de riz jetée en |’air est perdue, mais surtout, le geste de cet homme est peut-étre le signe d’une révolte. LE

LUNCH

Comme le précédent, ce texte, absent de la premiére édition d’HiStoires, fait probablement son apparition, dans la deuxiéme édition, sous l’influence des événements. Aprés la victoire des mouvements nationalistes aux élections de Madagascar de 1946, le Mouvement démocratique de la rénovation malgache (M.D.R.M.) avait réclamé l’indépendance au sein de |’Union francaise.

Parallélement,

deux

sociétés

secrétes

s’étaient

constituées,

décidées a chasser les Frangais par la violence. Dans la nuit du 29 au

30 mars, de nombreux Frangais furent massacrés et leurs biens pillés. La répression, sanglante, qui s’ensuivit, fit environ quatre-vingt mille morts, et la responsabilité de la rébellion fut imputée au M.D.R.M.

Le lynchage du serviteur noir qui n’a fait que regarder dans le décolleté de la maitresse de maison pourrait étre symbolique d’une répression démesurée par rapport au crime qu’elle est censée punir.

1. P. 791-804. Voir la notule de ce texte, p. 1395-1397. 2. P. 805. Voir la notule de ce texte, p. 1399. 3. Voir « Entendez-vous gens du Viét-nam... », La Pluie et le Beau Temps, n. 1, p. 654-

4. Voir La Pluie et le Beau Temps, p. 651-657.

j

1402

Histoires et d’autres histoires

Prévert joue sur l’homophonie de « lunch » et « lynch » et sur la polysémie du mot « suspension » : interdiction momentanée faite a un employé d’exercer ses fonctions, mais aussi appareil d’éclairage suspendu au plafond. On peut donc comprendre le texte de deux facons : le maitre d’hétel est pendu aprés avoir été relevé de ses fonctions; le maitre d’hétel est pendu au lustre du plafond (« pendu aprés » étant une forme syntaxique familiére pour « suspendu au »).

Page 817.

AU PAVILLON DE LA BOUCHERIE On retrouvera ce poéme en téte d’un assez long texte, publié sous le titre « A la criée » en 1963, en préface d’un livre illustré de photographies de Romain Urhausen : Les Halles. L’album du ceur de Parts, Editions des Deux-Mondes (une édition allemande était publiée parallélement). « Au pavillon de la boucherie » figurant déja dans le recueil de 1948, tout porte a penser que la version proposée dans l'album a été rédigée postérieurement. Prévert est parti du poéme original et lui a imaginé une suite dans laquelle, pour la circongtance, les Halles tiennent un rdle important. Nous donnerons « A la criée » dans le deuxiéme volume de cette édition. Le poéte a souvent condamné la maniére dont les animaux sont préparés a la boucherie, dans les pires conditions de cruauté. A la « mort utile », la « mort 4 manger’ », il opposera la mort marquée par la souffrance, la torture. La fleur manifeste une volonté d’esthétiser la mort et le sang, mais le hurlement prété a cette fleur témoigne d’une inadéquation entre cette esthétisation et le cadavre exposé. Sans avoir jamais été végétarien, |’écrivain, vers la fin de sa vie, refusera de manger du veau a cause de la maniére dont ceux-ci sont maltraités avant d’étre tués. Ici, on a l'impression que la tentation est grande de refuser ce que lon appelle « la viande ». L’humanité de celui qui passe devant la fleur ne se signale que par sa « tenue de soirée », mais la fleur de papier était aussi « en robe de bal ». L’humanisation de |’objet, paralléle a la déshumanisation de |’homme, vide de sens la notion d’humanité. C’est en effet de « carnivore » que l’individu est qualifié, donc d’animal dévoreur de proies également animales. 1. Ms. : « une rose de papier ». 2. Ms. : « passe devant la fleur sans la voir / Et dans le ruisseau ». Page 818.

LE TENDRE ET DANGEREUX VISAGE DE L’AMOUR En 1942, Jacques Jansen prétait sa voix a Alain Cuny, qui incarnait Gilles dans Les Visiteurs du soir? pour interpréter cette chanson de Kosma’. La partition publiée présente tout naturellement la voix qui dit « je » comme masculine, contrairement au manuscrit (publié par Les Nouvelles littéraires du 14 avril 1977), a la dactylographie du découpage technique, a la continuité dialoguée (publiée par La Nouvelle Edition en 1945) et a Hiftoires. Si méme |’on s’en tient au contexte initial de la chanson, le

1, Voir Soleil de nuit, coll. « Blanche

», Gallimard, 1980, p. 215.

2. Réalisation de Marcel Carné. 3. Voir la notule de « Sables mouvants

», dans Paroles, p. 1071.

Notes

1403

féminin peut tout a fait s’expliquer. Gilles, chargé par le-diable de corrompre Anne, ne traduit-il pas par avance les sentiments qu'il a pour mission de faire naitre chez la jeune fille? L’ambiguité de l’énonciation est totale quand on entend le texte puisque le ¢ de blessée est muet, et cette ambiguité existe aussi dans « Sables mouvants' », ot il est impossible, 4 la lecture comme 4 |’audition, d’identifier le

genre

du sujet. Les deux

mais, contrairement réciproque.

chansons

semblent

a l’effet attendu,

bien susciter

cet amour

|’amour

est immédiatement

1. Texte de la partition : Tout ce que je sais c’est qu’il m’a touché, qu'il m’a touché, blessé au coeur _ Texte de la dactylographie du découpage technique, et de La Nouvelle Edition : Tout ce que je sais, c’est qu'il m’a touchée, qu’il m’a touchée, blessée au coeur LE BAPTEME

DE

L’AIR

C’est en 1918 que la rue du Luxembourg recut le nom de I’aviateur

Georges Guynemer (1894-1917), mort a la guerre et enterré au Panthéon. Enfant, Prévert a vécu rue de Vaugirard, prés du jardin du Luxembourg, ou il aimait jouer’, puis il habitera rue Guynemer, autour de 1952. Oter

a la rue son nom d’autrefois, c’était un peu lui défigurer ses souvenirs au profit d’un héros qu’il n’appréciait pas. Guynemer avait de quoi, en effet, lui déplaire : « La vue d’un avion embrasé, d’un ennemi effondré lui exalte le coeur. Les dépouilles mémes de ses ennemis lui sont chéres,

comme les bijoux dus a sa jeune force », écrivait son biographe, Henri Bordeaux’, plein d’admiration pour celui qu’il considérait comme le Roland du xx° siécle. Page 820.

LA SAGESSE DES NATIONS

Ce texte est paru en décembre 1945 dans le numéro 1 de La Revue internationale (voir la notule du « Miroir brisé », p. 1074). 1. La Sa Le Et

Revue internationale : dent de sagesse pousse temps passe la guerre recommence sans cesse. LES OMBRES

La liberté et l’amour, que Prévert tente généralement de concilier, semblent ici incompatibles. Les ombres de ceux qui s’aiment se poursuivent

sans

se

fondre

l'une

en

l'autre,

marquant

bien

1. Voir Paroles, p. 107. 2. Voir « Enfance » , Choses et autres, coll. « Le Point du jour » , Gallimard, 1972, p. 57-60. '

3. Henry Bordeaux, Guynemer, Plon, 1938, p. 39.

1404

Histotres et d'autres bistoires

Vindividualité

de

d’individualisme,

celui

auquel

voire d’égoisme,

elles

appartiennent.

associé 4 la volonté

Ce

besoin

de préserver

sa propre liberté, en vient 4 menacer la liberté de |’étre aimé. L’ombre du personnage qui parle épie la liberté de |’autre. Cette impossibilité de fusion de l'amour et de la liberté ne peut que provoquer la détresse puisque les deux besoins essentiels de |’étre se contrarient. Page 821.

LA NOUVELLE SAISON

Ce texte a été publié le 27 avril 1945 dans le numéro Rue

(voir

p. 1046).

dans

Paroles

la notule

de

«

Chanson

dans

2 de La

le sang

»,

« La Nouvelle Saison », rappelons-le, ouvrait le recueil d’Histozres de 1946, qui se terminait par le « Fusillé » (p. 843'). Page 822.

LE BONHEUR DES UNS Linversion des réles traditionnels, trés fréquente chez Prévert, se manifeste souvent par une inversion des points de vue et il se plait a nous montrer le monde et les humains a travers le regard des animaux, comme par exemple dans « Contes pour enfants pas sages’ », ou dans « Irrespect humain> », qui remet en question la notion étroite d’un respect limité 4 une espéce : la nétre. Ici, la « péche miraculeuse » (Luc, v, 1-10) est vue avec un parti pris qui s’affiche immédiatement : « Poissons amis aimés ». Cette déclaration d’amour aux poissons implique forcément de l’antipathie pour celui qui est responsable de la « péche miraculeuse ». Le miracle est dénoncé comme une « chose horrible », « affreuse ». Du point de vue des poissons, cette péche est en effet un véritable massacre puisque Simon et ses compagnons remplissent les deux barques jusqu’a ce qu’elles s’enfoncent dans la mer. A la cruauté de ce massacre répond la cruauté du rire vengeur qui clét cet épisode de |’Evangile selon les poissons. 1. Daéhyl. : « A ce tremblement de mer

».

REVERIE

Ce texte est paru en mai 1946 dans le numéro 5 de la revue Les Quatre Vents.

La définition de « bilboquet » par le Petit Larousse — « jouet formé d’une boule percée d’un trou et reliée par une cordelette 4 un petit baton pointu sur lequel il s’agit d’enfiler cette boule » —, avec sa connotation sexuelle (involontaire) qui a certainement dé faire sourire

Prévert (il fréquentait beaucoup les ditionnaires et en particulier celui-la), a peut-€tre suscité le jeu de mots. L’a-peu-prés « bilboquetmille bouquets » est favorisé par l’étymologie de « bilboquet », qui vient de l’ancien frangais biller, « jouer a la bille », et bouquet, « petit bouc ».

1.Voir la Notice, p. 1373. 2. Voir p. 859-873. 3. Voir Soleil de nuit, coll. « Blanche », Gallimard, 1980, p. 215-216.

Notes SOYEZ

1405

POLIS

Les deux parties de ce texte étaient présentées, dans |’édition de 1946, comme

deux poémes différents : « Soyez polis » et « Une politesse

en vaut une autre (suite) ». La partie 1 fut interprétée en octobre 1941 par Pierre Brasseur au cours de l’émission de radio de Pierre Laroche,

Promenade avec Jacques Prévert, et, en mai 1946, la revue Les Quatre Vents

(n° 5) en publia la partie 1. La politesse préconisée ici n’est en rien liée a des conventions sociales : elle est réclamée par un homme qui a des « écarts de langage » mais qui apporte pourtant de la lumiére. Toute |’ceuvre du poéte nous éclaire d’ailleurs sur les caractéristiques de cette politesse. Etre poli avec les aliments peut signifier qu’il ne faut pas dédaigner ce que l’on a dans l’assiette, mais plus probablement qu'il ne faut pas faire souffrir les animaux qui serviront a la boucherie’. Prévert s’est préoccupé trés tt des dommages que l’homme fait subir a son environnement. Aussi, |’invitation a étre poli avec la terre, le soleil, les arbres, faite sur le ton de |’humour (une des formes de politesse

préférée de Prévert), est un appel a préserver tout ce qui constitue la nature et qui est nécessaire 4 la vie. Aujourd’hui encore, les éléphants sont gravement menacés parce que les hommes convoitent leurs défenses — malgré des lois récentes ingtituées pour leur protection — et la politesse requise a leur égard, au moment ot Prévert compose son texte (dans les années 1940), est un véritable cri d’alarme. Déja l’orateur du

« Diner de tétes » annongait une révolution au cours de laquelle « les vrais éléphants viendr[aient] reprendre leur ivoire? ». L’impolitesse peut

se retourner contre ceux qui la commettent. Quant aux femmes, aux enfants et aux « gars du batiment », ils font partie de cette humanité souvent opprimée ou dédaignée que Prévert ne cesse de défendre. Lucien, personnage de Jenny?, temoignait déja de cette volonté d’avoir des égards pour tous les individus, sans distinction, en s'insurgeant contre la réception peu aimable d’un clochard par un patron de bar. « J’aime bien que l’on soit poli », disait-il, aprés avoir offert un verre au vagabond. Cette politesse, on l’a vu, va bien au-dela d’une attitude 4 adopter entre humains. II arrivait souvent 4 Prévert de réprimander sur le ton de la plaisanterie ceux qui se mettent en colére contre le « mauvais temps ». Mermoud, un de ses éditeurs, qui s’était écrié « Sale temps ! » sous une pluie battante avait recu cette réponse du poéte : « II est trés susceptible en ce moment, le temps. Tout ce qu’on y aura gagné c’est qu'il nous répondra mal en restant couvert. Et on est bien avancé maintenant! I] fallait provoquer sa politesse, voyons...*. » Il se plaignit également a Madeleine Chapsal — non sans humour — de ce qu'il

considérait comme une des formes de l’impolitesse humaine : « Ce qui ne va pas [...], c’est la fagon dont on insulte le temps.

“Eté pourri”,

écrivent les journaux. Aprés ca, on trouve dréle qu’il fasse mauvais. Avant, on avait du respect pour les saisons, jamais on n’aurait dit une chose pareille®. » La sérénité face aux événements de la vie quotidienne ne pourrait-elle aider 4 |’harmonie universelle? 1. Voir la notule d’« Au pavillon de la boucherie

», p. 1402.

2. Paroles, le « Diner de tétes », p. 8.

3. Film réalisé en 1936 par Marcel Carné. Adaptation et dialogues de Jacques Prévert.

4. « Lettre de Lausanne », par Albert Mermoud, Sortiléges, 3° trimestre 1953. 5. « Les Images de Prévert. Autant de visiteurs que les plus grands peintres », par Madeleine Chapsal, L’Express, 19 septembre 1963.

1406

Histoires et d'autres histoires

Page 82). LE CHAT

ET L'OISEAU

Ce texte, ainsi que « Rien a craindre » (p. 826-827) et « L’Addition » (p. 828-829), a été publié en mai 1946 dans le numéro 5 de la revue Les Quatre Vents. Il y était intitulé « Fable ». y

1. Ed. 1946 et éd. 1948 : « Lui fit le chat ». Page 826. RIEN A CRAINDRE

Voir la notule du « Chat et |’Oiseau

» ci-dessus.

1. Les Quatre Vents: « Ne craignez rien / braves gens honnétes et exemplaires ». Page 828.

L’ADDITION Voir la notule du « Chat et l’'Oiseau » ci-dessus, Prévert défend ici le mélange des genres et des espéces, mais cette « addition » est probablement aussi une réponse a ceux qui trouvent des textes comme « Inventaire » ou « Cortége' » absurdes.

Page 829.

LES TEMPS MODERNES Prévert fait implicitement référence au film de Chaplin, Les Temps modernes, réalisé en 1936, qui dénongait le rythme infernal du travail a la chaine. La scéne évoquée précisément ici est celle ot Charlot rencontre des manifestants qui portent des banderoles avec linscription : « Liberté ». Des policiers arrivent sur les lieux de la manifestation et leur tapent dessus avec leurs batons blancs. Charlot, pris pour un meneur, est embarqué par la police. Mais a partir de lallusion culturelle, Prévert donne de la profondeur de champ 4 cette « liberté perdue », perdue sous l’autorité d’un homme qui s’installa a Vichy en prétendant faire don de sa personne 4 la France (avec le soutien de hauts dignitaires et avec le concours, par exemple pour la rafle du Vel’d’hiv’, de policiers, gendarmes et gardes mobiles), perdue dans de nombreux pays du monde. CHANSON

DES

CIREURS

DE

SOULIERS

Mis en musique par Henri Crolla sous le titre : Les Cireurs de souliers de Broadway, ce texte a peut-étre été inspiré a Prévert par son voyage

aux Etats-Unis de 1938. Page 830. 1. La partition de Crolla (Enoch et Cie, éditeur) s’arréte ici et ne

comporte

donc pas les huit derniéres

1. Voir Paroles, p. 131-133 et p. 148.

lignes.

Notes

1407

Page 833.

DES CHOSES ET DES GENS QU'ON RENCONTRE EN SE PROMENANT LOIN

Ce texte a été publié en mai 1946 dans le numéro 5 de la revue Les Quatre Vents.

1. Bien que n’étant pas attesté par les dictionnaires, le « ratodrome » existait au début du siécle et n’est donc pas une invention de Prévert. Si l’on en croit les temoignages de Jacques Audiberti et de Blaise Cendrars, un homme y menait un combat avec des rats devant des individus qui le payaient pour un spectacle pourtant peu réjouissant : « A Lille, en mil neuf cent vingt-sept, un nommé Degeéle, carrément dans un ratodrome, s’exhibe avec des rats de combat, lui seul contre vingt. Il lutte courbé. Les rats crient comme des portails qui grincent, le public s’en donne, le sang vient, l-homme étrangle, éreinte, écrase, ils sont sur lui, la franchise, la sincérité, il mord, il finit par y aller 4 coups de dents, les paris se précipitent, c’est lui le vainqueur, brave Marcel! » (Audiberti, L’Abhumanisme, Gallimard,

1955, Pp. 184-185). La scéne décrite par Cendrars se déroule dans la banlieue parisienne ; l’>homme s’enferme la téte dans une cage ot sont introduits les rats : « On lache dans la cage trois rats d’égout qui se mettent a sauter dans les coins et 4 tourner en rond et que le mécréant excite en claquant la langue, en jappant comme un chien, en secouant la cage, en faisant de |’extérieur courir ses doigts sur les barreaux [...]. Enfin, le plus hardi y va et d’un bond se suspend des dents 4 l’une de ses oreilles. Le second se suspend a l’autre oreille.

Le troisieme

fonce

et se suspend

a son

front, 4 son

nez ou a ses lévres et ne lache plus prise [...]. Il tient une sébile a la main et quand il a fait le tour de la société [...] il décapite et croque le rat agrippé devant sa bouche, et, d’un a droite et d’un a gauche, les deux autres qui se balancent 4 ses oreilles, qu'il étripe d’un

coup

humeur,

p. 25-26).

de dent

son

appétit

ou

4 qui il casse

»

(La Banlieue

l’échine,

selon

les jours, son

de Paris, Seghers,

1949-1966,

Page 834. 1. Par cette allusion parodique au vers célébre de « La Nuit de mai » de Musset (Les plus désespérés sont les chants les plus beaux ; Poésies completes, Bibl. de la Pléiade, p. 308), le poéte essaie de terminer son texte sur une note d’humour, seule étincelle qui pourra peut-étre rallumer la lanterne éteinte du marchand de glace, Diogéne dérisoire

(voir la Notice de Paroles, p. 994-995). Car c’est une vision du monde désespérée qui vient d’étre donnée, mais filtrée par le rire. Prévert ne croit certainement pas que les chants les plus désespérés sont les plus beaux et il n’aime pas la complaisance de certains a4 s’apitoyer sur eux-mémes. LE MATIN

La lutte quotidienne du jour et de la nuit est trés caractéristique de

la double attirance de Prévert pour le réve et pour la vie dans ce qu’elle a de plus vrai; mais le poéme nous fait comprendre qu’il n’y a pas de choix a faire. Méme si la fin de la nuit est vue comme une mort, chaque

1408

Histoires et d’autres biStoires

alternance est vécue pleinement, avec bonheur. Le « Longtemps je me suis couché de bonne heure » de Proust devient « je me léve de bonheur / Presque tous les jours de ma vie ». Ici, pas de confusion au réveil comme chez le narrateur proustien, mais une volonté de savourer la journée comme ont été savourés le sommeil et |’existence paralléle qu’il offre. On peut voir aussi en cette émersion joyeuse dans le matin la volonté de vivre pleinement le moment présent, sans nostalgie ni regrets. Page 835.

LE REVEIL EN FANFARE Ce texte a été publié en mai 1946 dans le numéro 5 de la reyue Les Quatre Vents. Le coq vampire qui picore les morts et qui leur ordonne de se lever avec

le soleil est assimilé par Prévert a une sorte de général fou, qui voudrait étre obéi par des cadavres. L’allusion implicite 4 Péricard, que Prévert a souvent épinglé, parait évidente'. Une fois encore, le poéte s’en prend au patriotisme (le coq étant le symbole de la France) qui sert de prétexte aux hommes pour se faire la guerre et s’entre-tuer légalement. Le soleil annoncé par le monstrueux volatile est « le faux soleil », le « soleil mort » évoqué dans « Le Paysage changeur? ». Dans le texte précédent, le cri du coq était déja un chant de mort, « chant du cygne de la nuit » . Ce coq, qui annongait |’agonie de la nuit, voulait désespérer celui qu’il venait de réveiller. Mais alors que cet homme, sans écouter le lugubre cri, souriait

a la vie, ici pas de réveil possible : les cadavres ne peuvent plus se lever. Prévert s'est peut-€tre souvenu d’un passage des Chants de Maldoror ou Lautréamont mettait en scéne d’horribles cogs vampires : « Alors, les cogs et les poules accouraient en foule [...], la renversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface de son corps comme un fumier et déchiquetaient, 4 coups de bec, jusqu’a ce qu'il sortit du sang, les lévres flasques de son vagin gonflé?. » 1. Les Quatre Vents:

« la n’dans

».

QUELQU'UN

Ce texte est paru en novembre 1944 dans la revue Lettres et en 1945 dans Variété (n° 1, 4° trimestre).

Page 836. 1. Texte de Lettres : Quand on est triste on passe le temps

Et l'homme prend le Bottin le secoue un peu et le feuillette machinalement quand on est triste on passe le temps les choses sont comme elles sont 2. Texte de Lettres : « Et il recherche a la colonne ». LES

PRODIGES

DE

LA

LIBERTE

Voir l’Introdudction, p. xxu-xxiv.

1. Voir Paroles, le « Diner de tétes », p. 3 et n. 5, et « La Crosse en l’air », p. 84. 2. Voir Paroles, p. 60. 3. Les Chants de Maldoror, chant troisiéme, strophe 5 (Lautréamont / Germain Nouveau,

Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, p. 146-147).

Notes

1409

Page 837.

LA PLAGE DES SABLES BLANCS Sur le manuscrit,

« toujours

» est répété au vers 3, et « souvenir

de » est biffé et remplacé par « sourire » au vers 15. Page 838.

LES DERNIERS SACREMENTS Ce texte a été publié par Le Clou, le 4 janvier 1946. Voir la notule de « Toile de fond » ci-dessous. Page 839. LES NOCES

La revue Les Quatre Vents a fait paraitre « Les Noces » dans son numéro 5, de mai 1946. Voir la nomle de « Toile de fond ». TOILE

DE

FOND

Ce texte est paru en 1945 dans L’Heure nouvelle‘, avec la note suivante : « Jacques Prévert devait nous donner un texte sur !’effroi qu’a suscité en M. Paul Claudel le danger que font courir 4 la société les exorbitants pourboires des porteurs de bagages. La chose n'est pas encore au point. Quand elle le sera, et nous |’espérons aussi, car le sujet est vaste, quand d'autres le seront, nous nous

occuperons de l'homme; ce ne sera pas long, et c'est, hélas, trop facile. De l’ceuvre aussi, qui sut étre grande (Téte d'or), mais qui avoue un coté louche. » Avec « Les Derniers Sacrements » et « Les Noces », on pourrait parler d’un triptyque sur la mort. Les trois poémes sont complémentaires tout en contrastant les uns avec les autres. Dans « Les Derniers Sacrements », comme ici, la mort a pour décor un

environnement

misérable, alors que les noyés des « Noces

» sont

engloutis par une mer qui apaise par sa beauté le caractére tragique

de cette union involontaire. Le mourant du premier texte voyait sa mort transfigurée par le souvenir de l’étre aimé, mais ici pas d’échappée possible. Le cadavre est dans un lit-cage, prisonnier comme I’oiseau, l'enfant tourne en rond, prisonnier de sa folie. Le paradis et l’enfer promis par les religions chrétiennes semblent absurdes dans un univers ou l’enfer eS& vécu sur terre et ot la mort est vue comme une putréfaction. Dans « Les Derniers Sacrements », l'amour apparaissait comme une « lueur vivante » dans la chambre sordide. Au contraire, dans le décor de « Toile de fond », aucune chaleur, aucune lumiére ne viendra réchauffer ou éclairer l’atmosphére. Les jeux de mots, loin de provoquer le rire, insistent sur la cruauté d’un monde au

langage parfois inadéquat : l'enfant « feint de faire du feu » prés du mort, c’est-a-dire dans le langage usuel, « prés de feu son pére », qui est en réalité « glacé ». Les allitérations, en f (défaitenfant-défunt-feu-feint-feu-enfant-fou-faim-feu-fer-fatigue-fenétre-fée), en m (maison-masure-misére-meurt), en 2z (oiseau-maison-oiseaumasure), en s (siffe qu'il s’en fout; sifflotant et sanglotant), ainsi que la répétition de la voyelle i, accentuent l’impression de cl6ture de cette piéce sans issue ov l'enfant fou « tourne en rond », et

insistent sur certains mots : le f sur fou, le m, le z et le ¢ sur misére 1. Voir dans Paroles la notule de « Noces et banquets », p. 1095.

1410

Histoires et d’autres biStoires

(mis d’autre part en relief par deux occurrences et par la reprise du mot dans

« masure

», « misérablement

», « miserere

»).

Tout pourrit dans ce décor : étres et choses. « Les Noces » unissaient dans |l’océan deux individus qui, sans le savoir, se rejoignaient dans le désespoir, et la mer, qui célébrait leur union, poétisait leur mort. Ici,

Vouverture sur la poésie échoue. L’allégorie poétique recule devant Vodeur du cadavre. De plus, le caraétére archaisant de |’épithéte quasi homérique — ici les doigts sont « de fée » au lieu « de rose » — qui s’attache a cette allégorie montre bien le décalage entre les expressions toutes faites et le monde qu’elles sont censées décrire. Page 840.

1. L’Heure nouvelle : « Mort de froid de fatigue de faim de misére ». LES

PETITS

DANS

LES

PLATS GRANDS

La revue Les Quatre Vents a publié « Les Petits Plats dans les grands »

en mai 1946 (n° 5). Le Dieu de |’Evangile et « Le Fils de l’homme » font de nouveau les frais de | humour ravageur de Prévert. Dans « Souvenirs de famille ou l’Ange garde-chiourme », qu’il allait republier avant de |’intégrer a Paroles', il avait déja vu en Jésus un « fils de famille » parlant toujours de son pére, et en ce pére méme un homme d'affaires sans scrupule faisant feu de tout bois. Ici, il nous invite a relire les Ecritures, et peut-6tre méme une bonne partie de la mythologie et de la littérature, comme un roman bourgeois, et plus précisément encore

comme des histoires de famille. La mise a plat de l'image convenue de la Céne? semble s’appliquer cette fois au sacrement de |’Eucharistie, ou le lecteur est invité a voir une scéne d’anthropophagie. Plus criment — c’egt le cas de le dire — que la communion au cours de laquelle l'enfant mange pour la premiére fois le corps du Christ, le diner de famille qui la suit exécute 4 la lettre les recommandations de Jésus 4 ses apOtres au cours du dernier repas avec eux : « Prenez, mangez, ceci est mon corps; buvez [...] car ceci est mon sang » (Matthieu, xxvi, 26-27). Un large syncrétisme préside a la réunion : évangélico-balzacien

en la personne du cousin Ponce Pilate, héroico-bourgeois en celles des quatre fils Edmond (vraisemblablement apparentés aux quatre fils Aymon de la chanson de geste, du xn‘ siécle, de Renaut de Montauban). La signification en est parfois problématique : faut-il voir dans le fait que se retrouvent a la méme table (de montage) les fréres Lumiére (créateurs de |’art cinématographique) et les sceurs Touriére (probablement chargées des relations du couvent avec l'extérieur comme celles 4 qui elles empruntent leur nom) la permanence du choc de l’esprit des Lumiéres

et de |’obscurantisme

clérical,

ou

les

prodromes du cinéma de patronage ? A peine croit-on distinguer une branche anglo-saxonne composée de |’oncle Sam (personnification de l’Américain) et des enfants d’Edouard (d’Angleterre) — héros d’une piéce de Casimir Delavigne — qu’un mélange en altére la pureté au point que l’on en vient a se demander, puisqu’il s’agit en fait

1. Voir la notule de ce texte, p, 1021-1022. 2. Voir Paroles, « La Céne », p. 109.

Notes

I4i1

des enfants d’Edouard Drumont, si ce qui rapproche ces derniers de l’oncle Sam n'est pas d’étre les héritiers de racistes (lui, d’exterminateurs d’Indiens et d’esclavagistes ;eux, d’un antisémite qui déversa sa haine dans le journal La Libre Parole et dans un pamphlet, La France juive). On voit bien ce qu’ont de commun, quelle que soit la diversité de leurs origines, bibliques ou mythologiques, les filles de Loth, qui couchérent avec leur pére, neveu d’Abraham, afin de conserver sa race (Genése, xix, 31-38) et celle qui, brilant pour le fils de son époux d’un amour considéré comme incestueux, se nomme la fille de Minos et de Pasiphaé,

qui porte

son

autrement

nom,

dit Phédre,

et pourquoi

dans

la tragédie

elles peuvent

aisément

de Racine

s’accorder

avec les filles de Camaret dont l’aventure fait le sujet d’une chanson paillarde ; rien d’incompatible non plus entre tragédie et comédie, entre Phédre et le gendre de Monsieur Poirier, Racine et Emile Augier, attendu qu'il s’agit d’histoires de famille. La mére Michel entraine tout naturellement la présence du pére Lustucru, tous deux étant issus de la méme chanson, mais si elle a perdu son chat, elle a gagné un nom, celui d’un héros de Jules Verne : Michel Strogoff, massacreur d’ours comme Lustucru de chats; en elle fusionnent ainsi la chanson et le roman populaires. Révélations suprémes, qui mettent le comble au syncrétisme, au mélange des genres

et a la dérision : le pére Ubu (de Jarry) et le pére Eternel n’en font qu’un, monstrueux, donnant a dévorer aux convives celui qui y était en quelque sorte héréditairement prédestiné, étant « le Fils de l’homme-sandwich ». Page 841.

COMME PAR MIRACLE Ce texte a été publié le 15 juin 1945 dans le numéro 9 de Labyrinthe' et en décembre 1945 dans La Revue internationale?. Page 843. LE FUSILLE

C’est sur ce d’Histoires de de Rimbaud, la Pléiade, p.

texte que s’achevait la contribution de Prévert au recueil 1946%. Prévert se souvient probablement ici du poéme « Le Dormeur du val » (Cuvres completes, Bibl. de 32) : « Le sujet est le méme mais Rimbaud insinue

progressivement l’angoisse jusqu’a la révélation finale qui crépite comme la salve d’un peloton d’exécution, alors que Prévert, aprés un titre sans équivoque qui nous introduit d’emblée dans la tragédie, détaille dans une apparente indifférence, analogue a celle de la Terre de “Chanson dans le sang”, le paisible décor de l’horreur, ot tout s’équivaut, ou le mort est comme un paquet sanglant et comme un enfant dormant’. » Voir aussi la Notice p. 1376.

1, Voir, dans Paroles, la notule de « La Céne », p. 1072. 2. Voir, dans Paroles, la notule du « Miroir brisé », p. 1074.

3. Voir la Notice, p. 1373. 4. Arnaud Laster et Daniéle Gasiglia-Laster, « Prévert enfin retrouvé », présentation du disque « Jacques Prévert dit Jacques Prévert » (Collection volume 2), Jacques Canetti éditeur, 1991.

1412

Histotres et d’autres histoires LE GARDIEN AIME

TROP

DU

PHARE

LES OISEAUX

Ce texte est le premier des treize poémes ajoutés a la fin de la partie « Histoires » du recueil de 1963'. Déposé a la $.A.C.E.M. le 1 mai ie il a été chanté le 3 octobre 1941 par Agnés Capri? au cours de l"émission de radio réalisée par Pierre Laroche, Promenade avec Jacques Prévert, et publié avec la partition de Kosma dans 21 chansons, sous le titre « Le gardien du phare aime beaucoup trop les oiseaux ». Comment, ayant dit a quel point chez Prévert la lumiére est bien souvent symbolique’, ne pas voir ici autre chose que la fable qui apparait a la premiére lecture et qui nous appelle 4 mesurer les conséquences

de nos actes ? C’est peut-étre encore dans « Lumiéres d’homme’ » qu’il faut aller chercher la signification profonde de ce texte. « L’amour saignant se cogne / se blesse / se tue » contre « |’inquiétante et magnifique lueur » dont presque personne ne veut. Pourtant, « il faut la poursuivre cette lueur aveuglante / [...] elle créve les yeux / mais s'il faut que les yeux crévent pour tout voir / crevez les yeux. » Le phare indique le chemin qui permet d’aller de l’avant, et l’éteindre, c'est plonger le monde dans |’obscurantisme. Lucidité et énergie vitale, cette lumiére qui évite le naufrage comporte, pour ceux qui vont a sa rencontre, les dangers inhérents au mouvement et a la connaissance.

Page 844. C@UR

DE

DOCKER

Christiane Verger mit en musique ce texte qui fut publié pour la premiére fois en 1953 dans Tour de chant’ par la Guilde du livre. En janvier 1952, il avait été mis en scéne au Festival international de Hambourg,

avec des décors de Fabien Loris.

Il existe de « Coeur de docker » une copie manuscrite, de la main d’Agnés Capri‘, trés différente du texte publié. Il s’agit probablement d'une version assez ancienne, interprétée par la chanteuse soit en 1936 au Boeuf sur le toit, soit dans son cabaret-théatre dans les années

1938-1940.

Le 3 octobre 1941, c'est dans une

autre version

encore

— intermédiaire entre celle qui avait été recopiée de sa main et celle qui sera publiée en 1963 dans Hisfoires — qu’Agnés Capri chanta « Coeur de docker », au cours de |’émission de radio réalisée par Pierre Laroche, Promenade avec Jacques Prévert. Nous donnons successivement ces deux versions en commengant par la copie manuscrite de la main d’Agnés Capri. Oh c'est bien vrai que le ceur bat et qu'il se serre c'est vrai aussi qu'il saute par-dessus le bastingage quand il y a de la tempéte et qu'il se jette a la mer avec les aliments les fruits la trutte au bleu et les haricots verts Voir la Notice, p. 1379. . Voir la notule d'« Il faut passer le temps

», p. 1420.

. Voir la Notice de Paroles, p. 994-997. . Voir p. 630-631. . Recueil de chansons de Christiane Verger sur des paroles de Jacques Prévert, avec YRE RH des dessins de Fabien Loris. 6. Voir la notule d’« II faut passer le temps », p. 1420.

Notes et qu'il remonte qu'il se balance c'est vrai ausst qu'il fait un drole de bruit dans la chambre la nuit ot l’bomme est coincé par l’ennut quand il saute dans sa cage de viande métronome de |’insomnie et comme il est sentimental au printemps le cour qui fait le joli ceur a la recherche d'un autre ceur comme il bat en écoutant la romance comme il se serre en écoutant le limonaire ceur de docker c'est le titre de la chanson ¢a se passe a Anvers ou a Hambourg cris déchirants de tous les jours ou a Dunkerque le docker est debout sur le quai sur sa poitrine a la place du ceur un autre ceur est tatoué

c’est le ceur de la fille sans coeur et dessous son histoire est marquée son pére était cardiaque sa mére était patraque un beau jour dans un claque

le docker la mit en cloque c’était le jour de la saint cric crac le cweur faisait son grand toc toc et les fesses aussi remuaient et puts tout quand le ceur bouge tout bouge

@ I'bopital la fille avorte et le docker s’arréte devant la porte il a des oranges dans les mains mais voila la fille qui devient morte et le docker ouvre les mains roulez oranges roulez dans le ruisseau fruits ronds et bon marché roulez sur le billard de la misére dans le port vous pourrirez avec les vieux morceaux de liege et les beaux animaux crevés Portrait de la fille dans le médaillon en forme de ceur

au fond d’un tiroir vous trainez et le docker a mal au ceur dans un couloir il est tombé et toutes les filles du bobinard autour de lui se mettent a pleurer Dehors c'est la fete foraine avec le pittoresque le nougat la musique et les grandes balancoires a vapeur

1413

414

Histoires et d’autres histoires

avec dessous quand elles se balancent le grand portrait des hommes célebres le grand portrait du grand boxeur le grand portrait du grand aviateur le grand portrait du grand penseur et le docker tout @ l'heure est monté dans les balangoires pour oublier et tout s'est mis 4 balancer et lui s’eSt mis a dégueuler oh pourquoi sur les balangoires ne voit-on jamais sous le parquet des balances a vapeur le portrait des grands dégueuleurs et l'image de leur pauvre ceur [plus vrais et plus beaux biffé]

les souvenirs sont revenus en méme temps que les choses qu’on mange et les choses mangées sont parties les souvenirs sont restés et le docker eft dévoré Souvenirs morpions de la mémoire poux du sentiment vous grattez le ceur du pauvre docker et titubant il titube en titubant... [sic] il entre dans un bar et boit pour vous chasser

mats vous vous cramponnez Souvenirs

et vous le prenez par la main et vous l’emmenez au bordel la ott travaillait sa belle et devant le lit l’homme tombe et puis il se reléve s'enfuit dans les couloirs avec le souvenir tenace du creux sur le drap blanc le creux la ou elle dormait la ou elle ne dormira plus jamais Souvenir creux

désespoirs vous faites les cent pas dans la mémoire vous vous baladez dans les catacombes de l'homme et il tombe autour de lui voir plus haut les femmes pleurent la forme du souvenir les formes des regrets ne sont pas les mémes

Notes

I4I5

pour les hommes et pour les femmes puzzle de l’amour ton modeéle est si beau mais les morceaux ne collent pas ensemble ils essayent les morceaux ils essayent vainement

de faire le grand tableau vivant le vrai tableau vivant l'amour

mais voila qu'un chat miaule ou qu'un désir s’améne ou qu'un regret revient et tout est remis a demain ou a bier... et les filles et le docker ont de bonnes raisons de pleurer

de bonnes raisons Stupides solides et bétes bétes & pleurer bétes a cornes de vaudeville bétes afigure de bonheur bétes a bon dieu bétes a bon dieu de bon dieu bétes VY Yan a sacré bordel de bon dieu et du dehors arrive la plainte d’un manége les longs hennissements de l’'ennui et les cris rauques de la vie chevaux aux yeux bleus et mal peints' chevaux a la criniére de crin traversés d’une barre de cuivre ou le cavalier se tient vous tournez sans jamais étre ivres et jamais vous ne dites rien mais déchirante et déchirée déchtrante et déchirée la musique marche sans arrét

[et plantés sur votre plaque tournante biffé] sans jamais l’entendre vous tournez le ceur aime la mauvaise musique et sans doute qu’il a raison et les chevaux aussi peut-étre qu'ils aiment de dréles de sons chansons de bois pour les chevaux de bow chansons de fer pour les chemins de fer chansons d’allumettes pour le marchand d’allumettes poussant sa petite brouette chansons élastiques pour le marchand d’élastiques dans son arriére-boutique la musique c'est toujours de la musique 1. Ce passage, jusqu’a « qu’ils aiment de drdles de sons », a été repris dans Grand bal du printemps, ov il est présenté comme un texte indépendant (voir p. 477). On remarquera que « déchirante et déchirée » n'y est plus répété et que le vers biffé a été rétabli.

1416

Histotres et d'autres bistoires

mais la musique se fout de lua elle eff comme la mer la musique tantot bonne tantot mauvatse mais lorsqu’arrive de trés loin la rengaine la lame de fond le mélomane ne comprend rien

mais il perd pied noyé par la chanson chanson Stupide chanson de viande qui remue les ceurs de viande chanson a& boire chanson a manger 4 mourir de rire 4 pleurer a vomir a sourire

a dormir et & se révetller

Quant a la version chantée par Agnés Capri le 3 octobre 1941, la dactylographie témoin de l’émission en omet — sans doute par erreur — les 6° et 7° vers (« un autre coeur est tatoué / C’est le coeur de la fille sans coeur »), mais le reste du texte est identique a celui de

l'édition jusqu’a « des souvenirs sont revenus » (p. 845, v. 30). Nous

donnons donc la partie qui différe du texte publié : des souvenirs sont revenus et le docker eft dévoré Souvenirs

vous grattez le ceur du pauvre docker et vous le prenez par la main et vous l’emmenez la ot travaillait sa belle et devant le lit l’homme est tombé Portrait de la fille sans ceur dans le médaillon en forme de ceur au fond d’un tiroir vous trainez et le docker a mal au ceur dans un couloir il est tombé et toutes les filles autour de lui se mettent a pleurer. Amour

ton modele est si beau mais les morceaux ne collent pas ensemble un chat miaule un désir s’améne un regret revient et tout est remis a demain et les filles et le docker ont de bonnes raisons de pleurer de bonnes raisons Stupides solides et bétes

Notes

1417

bétes a pleurer. Du dehors arrive la plainte d'un manége chevaux aux yeux bleus et mal peints chevaux a la criniére de crin vous tournez sans jamats étre ivres et jamais vous ne dites rien. Mais déchirante et déchirée la musique marche sans arrét. Le ceur aime la mauvaise musique et sans doute qu'il a raison et les chevaux aussi peut-étre qu’ils aiment de dréles de sons Chansons de bois pour les chevaux de bots Chansons de fer pour les chemins de fer Chansons d'allumettes pour le marchand d’allumettes poussant sa petite brouette Chansons d’élaStiques pour le marchand d’élastiques dans son arriére-boutique,

La musique c'est toujours la musique tantot bonne tantét mauvaise.

Le ceur fait le joli ceur a la recherche d’un autre ceur comme il eft sentimental au printemps comme il bat en écoutant la romance Ceur de docker c'est le titre de la chanson. Les rédactions successives temoignent que Prévert s’oriente peu a peu vers un texte plus elliptique, plus épuré. L’esthétique se modifie ; le poete, renonganta certaines audaces Sstylistiques, choisit la concision. La tonalité évolue également: l’angoisse existentielle du premier texte est progressivement atténuée.

La premiére version de « Coeur de docker » est en effet plus développée que les deux suivantes. Le langage y est trivial et argotique : « un beau jour dans un claque / le docker la mit en cloque ». Le « claque » est relayé plus loin par « bobinard » et « bordel ». La femme aimée est donc une prostituée en maison que le docker met

enceinte et qui meurt a l’h6pital en avortant. Ce muscle essentiel qu’est le coeur se manifeste intempestivement, menant une danse perpétuelle dans le corps, sur la musique des émotions dont la chanson raconte Vhistoire. « Métronome de |’insomnie », il est aussi métronome de tous les faits et gestes, actes et pensées : il bat, se serre, saute, se jette, remonte,

balance, fait du bruit : « quand le coeur bouge tout bouge ». Le Style est également trés métaphorique. Les oranges roulent sur le billard de la misére et vont pourrir dans le port « avec les vieux morceaux de liége / et les beaux animaux crevés », jetées 4 la mer comme le coeur. Les aliments, leur déglutition et leur rejet sont a

l’unisson des sentiments éprouvés par le docker. Avaler de la nourriture, c'est, d’une certaine facon, s’assimiler le monde extérieur, se l’intégrer, en entretenant ses forces vitales ; la rejeter, c’est au contraire refuser la vie, ce qu’elle offre. Comme son estomac, le coeur du docker essaie

de se remplir mais se vide malgré lui. La nourriture devient un substitut de |’amour; |’amour mort, la nourriture est vomie. Non seulement le

1418

Histoires et d’autres histoires

docker ne dévore plus mais il est dévoré. Les souvenirs, trés souvent heureux chez Prévert, sont ici destructeurs et méme vampiriques. La référence proustienne au souvenir involontaire est presque explicite mais retournée négativement : « Les souvenirs sont revenus / en méme temps que les choses qu'on mange / et les choses mangées sont parties / [...] / Souvenirs / morpions de la mémoire / poux du sentiment ». La sensation gustative ressuscite le passé mais ce passé ne

fait pas revivre la belle : il fait ressentir plus cruellement sa mort au pauvre docker. Au lieu de permettre 4 |’individu de retrouver son unité, les souvenirs le rongent et |’assassinent. Mais n’est-ce pas, aussi, parce que l’amour n’était pas tel qu’il aurait da étre ? La fille était sans coeur (expression ambigué qui peut signifier qu'elle avait une insuffisance cardiaque comme son pére, ou qu'elle était incapable d’aimer) et les

souvenirs se transforment en regrets ; ils sont « creux ». Les morceaux du puzzle de l'amour ne « collent pas ensemble », sans doute parce que l'amour vécu ne correspond pas a l'amour révé. Le manége et sa musique ont aussi la faculté d’aiguiser la douleur du docker.

Ils font écho a ses émotions.

Deux

mots

réapparaissent

dans le texte comme des leitmotive : « ennui » et « cri ». A « la nuit ot l’homme est coincé par l’ennui » et aux « cris déchirants de tous les jours », répondent « les longs hennissements de l’ennui / et les cris rauques de la vie » suggérés par la plainte du manége. Comme ce manége qui tourne, comme les oranges qui roulaient, comme cette

musique répétitive qui devient « rengaine », le docker est lui aussi condamné a tourner en rond. Le poéme se ferme sur un aller retour sans issue, concrétisé par le va-et-vient de la nourriture, par l’endormisse-

ment et le réveil, et peut-étre aussi par le fait que la chanson qui « noie le docker » est celle qui raconte son histoire : la mise en abyme devient métaphorique de cet engloutissement. Le niveau de langage n’est plus le méme dans la version chantée par Capri en 1941. Le style conserve une familiarité de ton qu’il avait déja

(« sa mére était patraque ») mais l’argot a disparu : plus de trace de « claque » ou de « bordel » et le lieu lui-méme n’est plus mentionné. La fille n’est plus « en cloque », ni simplement enceinte (du moins rien ne le dit).

Les détails réalistes ou répugnants se font plus rares : « la cage de viande » (pour la poitrine), les fesses qui remuent, les animaux crevés qui flottent sur l'eau, le dégueulis ont été balayés du texte. Le rejet des oranges par le docker ne fonétionne plus en référence a des phénoménes d’absorption et d’évacuation et se trouve donc moins chargé de sens. Les souvenirs ne sont plus comparés a des morpions et 4 des poux, bien qu’ils dévorent encore le docker et qu’ils l’entrainent vers le lieu de travail de sa « belle ». Mais leur pouvoir destructeur est plus limité. Ils n’étouffent plus le présent, et le docker, en écoutant la chanson qui raconte son histoire, peut espérer rencontrer un jour un autre coeur; la « rengaine » s’est transformée en « romance » : « Le coeur fait le joli coeur a4 la recherche / d’un autre coeur / comme il est

sentimental au printemps / comme il bat en écoutant la romance / Coeur de docker / c’est le titre de la chanson ». Ces vers, situés trés tét dans le texte de la version précédente, y avaient une tonalité plus noire a cause de l’adjonction d’un autre vers (aprés « comme il bat en

écoutant

la romance

») ; «

comme

il se serre

en

écoutant

le

limonaire ». Sans ce « serrement » et placés a la fin du poéme, ils prennent un autre sens : le coeur ne se serre plus mais s’ouvre a un

Notes

1419

autre coeur. Le manége et sa musique n’ont donc plus vraiment le méme role. Certes, « la musique marche sans arrét » mais « le coeur aime la mauvaise musique », sans doute parce qu’elle est en harmonie avec ses souffrances mais aussi parce qu'elle l’appelle a l’amour, a d’autres amours. Il y a désormais une issue possible. Dans la version éditée, toute la premiére moitié du texte (jusqu’a « des souvenirs sont revenus

») reste identique au texte de 1941. Ensuite, le

récit est beaucoup plus concis, les tournures familiéres disparaissent, le Style est plus proche du Style écrit traditionnel. La derniére trace de la métaphore du souvenir rongeur disparait : le docker n'est plus « dévoré ». La matérialisation physique du pouvoir destructeur des souvenirs est trés limitée : « vous grattez le coeur du pauvre docker ». Ce grattage ne peut pas vraiment blesser ni entamer le coeur. La douleur fait cependant tomber encore deux fois le docker, mais s'il souffre, s'il a aimé sa belle, son histoire d’amour devient presque myStérieuse a force d’ellipses. La métaphore de l’amour-puzzle, « si beau » mais dont « les morceaux ne collent pas ensemble », a été abandonnée. Déja utilisée par Prévert dans « Lanterne magique de Picasso' », elle définit sa conception de l’amour : deux étres se rencontrent avec leur individualité faite de détails composites et ils doivent coller ensemble. Cette métaphore rejoint ainsi le « collage », cher au poéte : comme dans ses images recréées a partir d’autres images, le couple doit se réinventer un monde ou chacun des deux sentira une plénitude, bien qu’ici on ne sache plus grand-chose de |’amour du docker et de sa « belle », sinon que la fille « était sans coeur » (avec toujours la méme incertitude sur le sens a donner a cette expression). La douleur du docker se manifeste par un « mal a son coeur » et par deux évanouissements mais le texte

se termine, comme dans la deuxiéme version, par une note d’espoir. Page 84). Ce texte,

mis en

QUAND TU DORS par Christiane

musique

Verger

et déposé

a la

S.A.C.E.M. le 8 novembre 1935, a été publié en 1953 dans Tour de chant.

Page 847.

ADRIEN Agnés Capri? interpréta « Adrien » en 1936, sur une musique de Christiane Verger, au Boeuf sur le toit. Elle raconte dans ses Mémoires? que l’humour noir du texte ne fut pas toujours trés bien accepté : « Jane Stick, directrice artistique, [...] inventa de m’oublier pour le second tour,

puis elle se plaindra de moi 4 Moysés‘, disant que je provoquais des

scandales et que la $.P.A. demandait que je retire de mon répertoire la chanson Adrien parce que j’y tuais mon le mettais dans le frigidaire. »

petit chien Brindosier puis

Prévert écrivit aussi une version au féminin d’« Adrien », intitulée :

« Etiennette... reviens! ». Le manuscrit de cette version se présente sous la forme d’un refrain et de trois couplets ; il est agrémenté de plusieurs dessins a l’encre noire illustrant les principales scénes de la chanson : le prisonnier derriére les barreaux, le frigidaire ouvert avec 1. Voir Paroles, p. 157. 2. Voir la notule d’« Il faut passer le temps », p. 1420. 3. Sept épées de mélancolie, Julliard, 1975, p. 281.

4. Le propriétaire du cabaret.

1420

Histoires et d’autres biStoires

a l’intérieur le cadavre du chien, une portée de musique, |’assassinat de la mére, le cortége de l’exécution du pére, le pére sur la guillotine, le suicide du haut de la tour, le fant6me du narrateur. Le refrain, non numéroté, commence par « Etiennette, ne fais pas la mauvaise téte / reviens » et donne le passage qui va de « j'ai eu des torts j’en conviens » a « ne fais pas la mauvaise téte / reviens! » ; le premier couplet commence par « La boule de neige » et se termine par « ou de printemps » ; le deuxiéme commence par « Et Brin d’osier » et se termine par « en t’attendant » ; le troisieme commence par « De la tour Saint-Jacques » et se termine par « et je t’attends ». Chaque reprise du refrain est signalée par l'indication : « ref... ». A chaque fois, Etiennette a été substituée a Adrien.

1. Prévert semble s’amuser a parodier un air célebre de Don José au deuxiéme acte de Carmen : La fleur que tu m'avais jetée / Dans ma prison m’était restée. Page 848. 1. Manuscrit de la version intitulée « Etiennette » : « Pourtant c'est moi qui l’ai tuée / un soir ».

Page 849.

IL FAUT PASSER LE TEMPS Agnes Capri, 4 qui est dédié « Il faut passer le temps », rencontra pour la premiére fois le poéte en 1935 a |’A.E.A.R. (Association des écrivains et artistes révolutionnaires). I] lui proposa de faire partie du groupe Octobre. Au cours des représentations de la troupe, elle chanta ses propres chansons mais aussi un grand nombre de celles de Prévert,

qu’elle fit connaitre au grand public (« Les animaux ont des ennuis », « Cosy Corner », « Quand tu dors », « Adrien », « La Péche a la baleine », etc.). Dans Dréle de drame' (1937), elle interpréta le rdle d’une

chanteuse des rues. Le succés de cette jeune artiste, qui en 1938 créa le premier cabaret-théatre et qui ne cessa de chanter ou de dire du

Prévert, contribua au succés exceptionnel de Paroles en 1946.

C’est a sa demande, explique-t-elle dans Sept épées de mélancolie?, que Prévert écrivit « Il faut passer le temps ». Paradoxalement, cette dérision

du snobisme semble avoir donné naissance a un certain ton snob: « En le disant, ce monologue, j’inventerai la premiére Marie-Chantal et |’on

m‘imitera dans les salons ou je m’exclamais avec préciosité “C'est mer’veilleux ! C’est fan’tastique !”. On m’imitera d’abord en riant puis ce devint un tic : éternel jeu de miroirs. » 1. La formule « II faut passer le temps / c'est un travail de titan » apparait dans les dialogues de Si j’étais le patron (réalisation de Richard Pottier,

Pujol).

révision,

non

signée,

par

Prévert,

des dialogues

de

René

Page 850.

1. Allusion 4 un air de La Mascotte d’Edmond Audran, opéra-comique en

trois actes, paroles

d’Alfred

Duru

et Henri

Chivot.

L’ceuvre

fut

représentée pour la premiére fois a Paris au théatre des Bouffes-Parisiens le 29 décembre 1880. A la scéne x de l’a¢te I, Bettina, gardeuse de 1. Réalisation de Marcel Carné. Scénario et dialogues de Jacques Prévert. Dan i Fyys

Notes

1421

dindons, et Pippo, berger, chantent un duo d’amour ou elle lui dit : « J’ t'aime mieux qu’ mes dindons! » et ot il répond « J’ t'aime mieux

qu’ mes moutons

». L’air des dindons et des moutons est repris a la

scéne xix de l’acte II. L’argument de cet opéra-comique n’est pas sans rapport avec le poéme : enlevée par le prince Laurent parce qu'elle est censée porter bonheur —

c'est une mascotte —,

Bettina s’ennuie a la

Cour et pense a son amoureux. Pippo réussit a retrouver Bettina et lui 6te sa virginité, ce qui lui 6te également son don. Mais le don étant

héréditaire, le prince Laurent et le prince Fritellini (qui lui aussi convoitait « la mascotte ») proposent d’élever les futurs enfants de Bettina. EMBRASSE-MOI

Prévert a écrit Tchécoslovaquie,

« Embrasse-moi en méme

» en 1933, lors de son voyage en

temps que

« La Péche 4a la baleine

».

Marianne Oswald fut la premiere a le chanter, sur une musique de Wal Berg dont la partition a été publiée en 1934 (Editions Coda, S.A., Paris), puis Agnés Capri l’interpréta a partir de 1936. Aprés avoir assisté aun récital de celle-ci au Trianon, André Thérive remarqua « Embrassemoi », « un de ces textes qu’on voudrait avoir écrit. Le théme en est Vidylle désespérée de deux adolescents dans un taudis, au fond d’une ville sans air ni lumiére. Quelques mots a peine, quelques sourires tristes, et voila de quoi vous donner |’impression atroce et poignante de toutes ces destinées ot semble écrite, selon la formule d’une romanciére de mes amis, la formule “Défense de vivre”! ».

Page 851. 1. Voir, dans Paroles, le « Diner de tétes » : « Le soleil [...] ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine

» (p. 11). LES

BRUITS

DE

LA NUIT

Mis en musique par Kosma et déposé a la S.A.C.E.M. le 16 octobre

1936, ce poéme a été publié en 1947 par les éditions Enoch dans D’autres chansons. Page 852. UN

BEAU

MATIN

Le manuscrit donnait d’abord comme titre « Terreurs (diurnes) », qui a été biffé et remplacé par « Une visite ». Mis en musique par

Joseph Kosma, ce poéme a été publié en 1947 par les éditions Enoch dans D’autres chansons. 1. Ms. : « il crut voir ».

Page 853. 1. Ms. : « il crut entendre ». 2. Texte de ms. : il n’y avait personne soudain il comprit qu'il était seul mais qu'il n’était pas tout seul et c'est alors qu’il vit 1, La Liberté, 6 mai'i937,

« Agnés Capri et Mistinguett ».

1422

Histoires et d’autres histoires A LA BELLE ETOILE

« A la belle étoile » est le premier poéme de Prévert a avoir été

mis

en

musique

par Joseph

Kosma.

Les

deux

hommes

ont

fait

connaissance en 1934. Trés attiré par les ceuvres que Kurt Weil et surtout Hanns Eisler ont composées sur des textes de Brecht, Kosma souhaitait trouver un poéte qui lui permettrait, en pleine montée du nazisme, « d’éveiller la conscience populaire de la facgon la plus efficace possible' ». Deux mois aprés leur rencontre, Prévert lui apporta « A la belle étoile », qui devint aussit6t une chanson. Celle-ci fut proposée a plusieurs éditeurs et chanteurs, mais personne n’en voulut. Prévert, qui écrivit en 1935 le scénario et les dialogues du Crime de M. Lange pour Jean Renoir, présenta Kosma au réalisateur, qui cherchait une chanson pour le film. « A la belle étoile » y fut incorporée et interprétée par Florelle, qui ne chante cependant que le premier couplet et le refrain. Quant 4 la fin du texte, elle présente quelques différences par rapport au refrain chanté par Florelle. L’'ensemble a probablement été raccourci pour les besoins du film car une copie conservée par Pierre Jamet? donne aussi la chanson avec quelques différences par rapport a |’édition, mais

dans son intégralité. Elle a été publiée en 1947 dans D’autres chansons. 3. Voir « Intempéries », La pluie et le Beau Temps, n. 2, p. 780. 4. Manuscrit de Pierre Jamet : Boulevard de Vaugirard j’ai rencontré un nouveau-né Au pied d’un bec de gaz dans une boite a chaussures

Le nouveau-né dormait ah! quelle merveille De son dernier sommeil L’heureux petit veinard Boulevard de Vaugirard. Page 854. 1. Manuscrit de Pierre Jamet : C’est comme ¢a que je vis

Qu’elle est belle |’étoile Moi je n’l’ai jamais vue Pourtant la nuit je traine dans les quartiers perdus Au jour le jour 4 la nuit la nuit

L.-J

C’est une triste vie. Texte interprété par Florelle dans Le Crime de M. Lange : C’est comme ¢a que je vis Ou est-elle l’étoile Moi j’l’ai jamais vue Pourtant la nuit je traine dans les quartiers perdus Au jour le jour a la nuit la nuit A la belle étoile C’est comme ¢a que je vis C’est une dréle d’histoire C'est une triste vie. 1. Cité par Marc Soriano dans « Souvenirs d’une vie », Joseph Kosma 1905-1969, un homme, un musicien, La Revue musicale, 1989, p. 24. 2. Pierre Jamet, membre de la chorale de |'A.E.A.R. (Association des écrivains et artistes révolutionnaires) au début des années 1930, rencontra souvent a cette époque Prévert et le groupe Oétobre, et il épousera Ida Lods, qui en faisait partie. Voir aussi la Notice de Paroles, p. 986.

Notes LES ANIMAUX

ONT

1423 DES

ENNUIS

Le danseur Pomiés, raconte Prévert dans un poéme intitulé « Autrefois! », lui demanda un jour les paroles d’une chanson pour ses éléves. une

de ses amies,

Christiane

Verger

(1903-1974),

musicienne

de

formation classique et sortie du Conservatoire, le poéte proposa d’en écrire l’accompagnement. C’était en février 1928, comme en témoigne la partition publiée en 1953 dans Tour de chant avec treize autres composées

sur des textes de Prévert. En 1953 encore, elle écrivait la musique de « Chanson dans la lune » pour L’Opéra de la lune (voir p. 1284). Des textes édités, « Les animaux ont des ennuis » est peut-étre le premier que Prévert ait écrit.

Page 855.

CHANSON DU VITRIER Cette « chanson»

fut interprétée pour la premiére fois par Charles

Trénet en 1943 dans le film de Pierre Prévert, Adieu Léonard?. Le personnage incarné par Trénet, Ludovic, est un jeune réveur qui vient d’hériter d’une somme considérable. I] en profite pour engager hommes et femmes exercant ce qu’il appelle des « petits métiers ». Ils vivront chez lui, se livrant a leurs activités. De la fenétre de son hospitaliére maison, Ludovic regarde dans le jardin ses pensionnaires et chante la « Chanson du vitrier ». Déposée a la S.A.C.E.M. le 22 novembre 1943, la partition, publiée en 1944 par les éditeurs Max Eschig indique, comme le générique du film, « musique de Georges Mouqué? »», bien qu’elle soit en réalité de Kosma. Celui-ci, obligé de se cacher, ne pouvait pas signer pendant l’Occupation. 1. Le matin, le marchand

d’oiseaux et la fleuriste rendent visite aux

pensionnaires de Ludovic (voir la notule) et leur offrent oiseaux et fleurs.

Page 856. CHANSON POUR LES ENFANTS L’HIVER Mis en musique par Joseph Kosma, ce texte et le suivant ont été publiés avec les partitions dans 21 chansons.

EN SORTANT DE L'ECOLE Voir la notule du texte précédent. Page 859.

iy

D’autres histotres Cette seconde partie a été introduite dans l’édition de 1963°. CONTES

Les

« Contes

POUR

ENFANTS

pour enfants pas sages

PAS

SAGES

» ont d’abord

été publiés

séparément en mars 1947 par les éditions du Pré-aux-Clercs, accompagnés

de dessins d’Elsa Henriquez. Nous reproduirons en appendice au recueil

cette édition originale (p. 901-966). Le manuscrit autographe est conservé au département des manuscrits de la Bibliothéque nationale; il se compose de 15 feuillets quadrillés, écrits a l’encre bleue. La pon¢tuation y est assez légére et le restera encore 1. 2. 3. 4.

Voir Soleil de nuit, coll. « Blanche », Gallimard, 1980, p. 86. Adaptation et scénario de Pierre et Jacques Prévert, dialogues de Jacques Prévert. Né le 14 décembre 1901 en Belgique, ce musicien est mort le 19 avril 1961 4 Nice. Voir la Notice, p. 1379.

1424

HiStoires et d’autres hiStoires

dans |’édition originale : virgules au lieu de points-virgules, voire de points. Le texte différe en plusieurs endroits du texte définitif : Prévert a donc probablement fait des corrections sur épreuves. Nous indiquons en notes les différences les plus significatives ou les passages raturés qui nous ont semblé les plus intéressants.

1. La dédicace 4 Elsa Henriquez ne figurait pas dans l’édition originale mais l’artiste y était présente par ses dessins. Voir, dans Paroles, la notule de « Pour faire le portrait d’un oiseau », p. 1070, et la notule a l'appendice a ce texte, p. 1438. I, L'AUTRUCHE

« L’autruche » est paru le 23 novembre 1946 dans La Gazette des lettres. Sous son aspect « bon enfant », ce conte est peut-étre un des plus subversifs de l’ensemble. Par l’intermédiaire de |’autruche, Prévert invite non seulement les enfants 4 remettre en question la parole des adultes mais a refuser leur autorité. La constatation que « les enfants ne battent pas leurs parents », mettant en question le droit des parents a battre leurs enfants, nie la toute-puissance de ceux-la sur ceux-ci. Tout acte de violence sur l'enfant (ne serait-ce qu'une banale gifle) est considéré

comme un abus du plus fort a l’égard du plus faible et susceptible de provoquer la rébellion de la victime, qui se concrétise ici par la fugue du « fils Poucet ». Page 861.

1. Ms. : « Ga ferait une belle omelette, n’est-ce pas [Stupide

bif-

fé\? / .e FILs poucet (réveur) / Je me souviens ». 2. Ms. : [Tous mes fréres riaient iffé] Tout le monde a ri mais moi ». Il. SCENE

DE

LA VIE DES

ANTILOPES

Page 862.

1. Ms. : « et les noirs sont obligés de faire le chemin de fer ou la route [quand ils vont trop loin et que! _iffé], ils prennent alors le nom de “travailleurs volontaires” ». 2. Ms. : « on les attrape avec le fusil, [ils ne travaillent plus du tout e mais biffé] et c'est pour ¢a ». 3. Ms. : « Nous avons té une Antilope et on fait beaucoup de musique ». Edition originale de Contes pour enfants pas sages : « “Nous avons tué une antilope” et en font beaucoup de musique » (résultant vraisemblablement

d’une mauvaise

lecture du manuscrit).

4. Ms. : « dans la montagne [les mouflons et Diffé] les parents et les camarades ». Une note manuscrite (f° 8 v°) semble indiquer que Prévert avait d’abord songé a raconter l’histoire d’un mouflon.

Page 863. Il. LE DROMADAIRE MECONTENT 1. Ce paragraphe et le précédent avaient été biffés sur le manuscrit.

Page 864. IV. L'ELEPHANT DE MER

1. Ms. : « Lui, l’éléphant de mer il mange simplement et il est trés content parce que c’est bon. Il a une dréle de téte, |’éléphant de mer, il a un trés bon petit ceil ».

Notes

1425

Page 865. 1. Montaigne écrivait dans Essai, III, xu (Cuvres completes, Bibl. de la Pléiade, p. 1257) : « Et au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul. »

Page 868. VI. CHEVAL

DANS

UNE

ILE

1. Ms. : « Son grand projet c’est de retourner chez les chevaux pour leur dire [ : attention, ne croyez pas ce qu’il y a dans les livres, ne croyez

pas ce qu'il y a dans les journaux!

iffé] : “il faut que cela change” ».

Page 869. 1. Ms, : « qu’en pensez-vous /7 lignes plus haut]? L’homme écrit sur les murs des écuries, des hippodromes [et iffé] des abattoirs : “Soyez bons pour les animaux”, mais qu’est-ce que ¢a veut dire Bon, il ne le sait pas lui-méme : quand un chien casse les reins aux rats, l’>homme dit : ce chien est bon pour les rats, si c’est comme ¢a qu’il entend étre bon avec les chevaux, moi je lui crie : halte la. Ou il ne sait pas ce qu’il dit l"homme ou il nous trompe, il n’y a pas a sortir de la il faut en sortir tout de méme voila le probleme. Alors tous les autres pauvres chevaux ». 2. Ms. : « mais reconnaissez que c'est un service ».

3. Ms. : « de l’avoine au café au lait, d’autres de l’avoine au chocolat ».

Page 870. Vil. JEUNE

LION

EN

CAGE

1. Ms. : « d’autres lui donnaient des coups de canne sur la téte, [il

y avait bien un écriteau avec marqué dessus : défense d’exciter les animaux mais le lion ne savait pas lire et il ne pouvait pas se plaindre et quand lui-méme il aurait su lire comme la pancarte était tournée du cété des hommes, d’autres se moquaient de lui et beaucoup /iffé] et il pensait : Ils sont méchants et bétes ». Page 871. 1. Ms. : « Alors tous les autres [c’est de votre faute, sale étranger, payé votre place et voila aussi parapluies. / — Ce que ces

lion

se retournent contre lui sale allemand, est-ce que l’anglais qui recoit des gens sont compliqués

et crient : vous avez coups de pense le

biffé] / Qu’est-ce que vous dites? ».

Page 872. 1. Ms. : « des coups de parapluie... pense le lion. » VIII. LES

/ Encore une mauvaise journée,

PREMIERS

Ce texte a été publié dans l’« Album des dessins d’Elsa Henriquez'.

ANES

hiver 1946 » de Vogue avec

Page 873. 1. Le manuscrit teémoigne que Prévert avait ébauché une suite, qu’il a en définitive biffée : « Et les hommes emmenérent les[hommes iffé] anes. [Depuis ce jour le pays des Anes sauvages est désert, le lion s’ennuie, il mange des racines et ¢a lui fait mal a l’estomac, quelquefois il se regarde dans la glace, iffé] c’eSt-a-dire qu’il voit son image dans Veau d’un ruisseau, il a une couronne sur la téte parce que c’est le roi des animaux, mais il a mauvaise mine pour un roi... sa couronne est 1. Voir p. 959-965.

1426

Histoires et d’autres histoires

rouillée parce que c’est la saison des pluies il pense aux Anes... Pourquoi sont-ils partis... je les aimais bien [quelle triste €poque _iffé], il hoche la téte sa couronne tombe 4 l'eau il regarde sur l'eau des petits ronds [qui biffé] s’élargissent, s’élargissent, [s’élargissent iffé] et puis plus rien... / Quelle triste époque répéte le lion / Quelle triste époque. » Page 874.

C'EST A SAINT-PAUL-DE-VENCE... En introduisant ce texte dans l’édition de 1963, Prévert rend hommage

a celui qui était coauteur du recueil sous sa forme de 1946. Jacques Prévert

et André

Verdet

se sont rencontrés

en 1941, au moment

ou

Prévert est venu s’installer a l’hdtel de la Résidence de Saint-Paul-deVence pendant le tournage d’un film de Pierre Billon, Le soleil a toujours raison’, C’est bien, comme le dit le poéme, sous un olivier que les deux hommes ont fait connaissance : Verdet somnolait au pied de |’arbre et Prévert s’informa sur l’identité du dormeur. Apprenant qu'il s’agissait du poéte de Saint-Paul, Prévert s’assit alors sur Verdet en disant : « Les

poétes, c'est fait pour s’asseoir dessus »... _ Ce long poéme, daté de juillet 1943, avait été publié par La Nouvelle Edition en novembre 1945, en préface a des poémes de Verdet écrits

en 1941-1942 et réunis sous le titre Souvenirs du présent. Le méme éditeur reprit

l’ensemble,

en

1949,

sous

celui

de

«

C’est

a Saint-Paul-de-

Vence... », augmenté de nouveaux poémes de Verdet et agrémenté d’une couverture originale d’Emilienne Delacroix. Dans une lettre a Maurice Saillet datée du 12 aoat 1948, Prévert signale que le livre, proposé en 1943 par Verdet a Pauikan fut refusé par celui-ci. « C'est a Saint-Paul-de-Vence... » apparait 4 Caradec comme une « explosion joyeuse et satirique’ » ; mais contrairement a ce qu'il pense, la joie n’atténue d’aucune maniére la férocité du propos. Le rire est provoqué, comme chez Brecht, aux dépens de ceux que l’auteur s’est choisi pour cibles : notables, représentants de l’ordre, profiteurs de toutes sortes et tueurs. Prévert accumule jeux de mots et inventaires, et la folie du texte devient la matérialisation de la folie ambiante. Si les inventaires jouent souvent sur le contraste entre le grandiose — ou du moins ce qui se veut comme tel — et le banal, associés de fagon insolite (comme par exemple dans la « compétition publicitaire avec des Rois Soleil de derriére les fagots hurlant dans des haut-parleurs 4 chaque virage a chaque chaos / Ah! si j’avais une Peugeot!‘ »), l’ensemble du texte joue lui-méme sur le contraste radical qui se manifeste entre les individus qui participent a la féte et André Verdet. Du cété de celui-ci se trouvent des animaux

(éléphant,

hirondelle,

ane, cheval) et la nature

dans ce

qu’elle a de plus authentique. Verdet répond 4 |’idéal de sagesse du « marchand de pierre a briquet », qui, dans un poéme précédent conseillait aux hommes : « Soyez polis‘! » ; « il dit bonjour » aux

« merveilles du monde » et « a ceux qui aiment le monde »’. Bien qu'il ne soit pas fait allusion a l’activité de Verdet dans la Résistance‘, les fétards qui font contraste avec lui sont vraisemblablement 1. Scénario et dialogues de Jacques Prévert.

2. Arts et lettres, n° 3, mai 1946. 32 Ra877:4. P. 822-824.

5. P. 886.

F

6. Adjoint, sous le nom de commandant Duroc, du colonel Degliame-Fouché dit Dormoy, Verdet était un des responsables au niveau national de l’Action immédiate, chargé du sabotage et du contre-espionnage. II sera arrété par la Gestapo en février 1944, déporté a Auschwitz puis 4 Buchenwald et libéré en avril 1945 par les troupes américaines.

Notes

1427

les partisans d’un certain maréchal. Dans la foule apparaissent un peu partout « des Basques et des Basques encore des Basques toujours des Basques! ». Au-dela d’une parodie de la célébre formule de Danton : « Il nous faut de l’audace, encore de |’audace, toujours de |’audace? », Prévert vise en effet les pétainistes coiffés de bérets. A ces Basques se mélent religieux, anciens combattants, bourgeois méprisants, et tous ceux pour qui cette féte officielle est une occasion de gagner de |’argent. Les animaux présents dans cette foule se distinguent le plus souvent de ceux que Prévert associe 4 Verdet par leur ambiguité ou par leur irréalité. Les cochons des « manéges » sont de faux cochons, « le chien avec une horloge? », le « cochon avec un canif », le « solo de cigale dans un orchestre de fourmis‘ » sont des imitations d’humains. « Le singe » ne désigne pas ici le primate mais, en argot, un homme, le patron (c’est la raison pour laquelle il est « avec ses employés »). La plupart sont trés évidemment exploités : les écrevisses sont condamnées a faire une course (elles qui n’avancent qu’a reculons), les serpents doivent faire croire qu’ils sont charmés, l|’amateur de léopards est certainement amateur de leur peau. Quant 4a la cigale, elle est « exécutée par ses exécutants’

». Bien sir, Prévert s’amuse, mais malgré la bouffonnerie

des situations invraisemblables, il montre que l’animal est réduit a |’état de monstre de foire, exhibé dans un état ridicule qui lui est imposé (et quelquefois ce ridicule tue), L’exécution de la cigale par ses exécutants est d’ailleurs paralléle a l’exécution d’un centenaire qui n’a pas tenu sa promesse, « rendre son dernier soupir en présence de ses concitoyens », et que l’on abat « pour que la féte batte son plein® ». Les jeux de cette foule ne sont pas innocents puisque la mise 4 mort de certains de ses éléments fait partie de l’amusement public. La charité est ostentatoire et avare : les « largesses pour les indigents » se réduisent a « un couvre-feu de la Saint-Jean » — de circonstance en cette période d’occupation —, « des grandes eaux minérales » — probablement de Vichy —, « une distribution gratuite de pinces a linge de ramasse-miettes de poignées de main et de bons vceux de Nouvel An’ », et les bonnes ceuvres, dérisoires, sont d’un symbolisme

ridicule : « la boussole des

filles perdues / le rond de serviette du vieux serviteur / la derniére cigarette du condamné / |’ceuf d’autruche de Paques pour les familles nombreuses / la biche de Noél pour les jockeys d’obstacle tombés dans la misére ». Ces « largesses » ne nourriront pas les affamés mais la distribution bénévole de « laits de poule aux ceufs d’or des pots de vin d’honneur des sandwiches au jambon et des assiettes au beurre » puis le « buffet de ballotines de foie gras » emplissent la bouche des « gens connus* » et charitables. Chareyre® fait remarquer l’effet de contragte du jeu de mots « un couvre-feu de la Saint-Jean » (liesse d’un cété — feu de la Saint-Jean —, et tristesse de |’autre : couvre-feu). Cette

contradiction révéle la réalité de la féte : des individus se réjouissent et se gavent, mais l’abondance dont ils profitent est née de l’exploitation 1. P. 880. 2. Discours du 2 septembre 1792 a |'Assemblée législative.

3. Voir n. 2, p. 875. 4. P. 875-876. 5. P. 876. 6. P. 875.

70P876) 8. P. 877-878. 9. Les Formes du comique dans les poemes de Jacques Prévert, these de doctorat d'Université,

Grenoble, 1984.

1428

Histoires et d'autres histoires

de ceux qui ont faim. Leurs dons renvoient les malheureux

a leur malheur, les y installent, confortent l’ordre établi et les hiérarchies sociales : le ramasse-miettes est évocateur de ce qui sera laissé aux affamés, la boussole servira 4 ramener les pécheresses dans le droit chemin, le rond de serviette coince le vieux serviteur dans son état

servile, les familles nombreuses sont appelées a s’élargir (on leur offre un ceuf honorifique et suggestif) et les jockeys, « tombés dans la misére », doivent prendre une biche supplémentaire.

A olivier s’opposent des arbres tout aussi artificiels que les animaux exhibés. L’arbre de « paix » est « indispensable » alors que l’« arbre généalogique », le « saule pleureur » et le « laurier' » sont rejetés par Prévert pour ce qu’ils représentent. Le saule pleureur et le laurier vont d’ailleurs permettre le glissement vers une autre opposition : celle des poétes comme Verdet, qui écrivent « de vive voix? », avec les poétes qui pleurnichent, qui théorisent, qui recherchent la complexité, cultivent le narcissisme, donnent des legons de morale, se tressent des lauriers. Musset n'est pas nommé mais, en évoquant le saule, Prévert pense certainement au poéte qu’il a déja égratigné dans « Des choses et des gens qu’on rencontre en se promenant loin® ». Parmi « les autres », qui se distinguent de Verdet, se trouvent en effet ceux qui « se frappent la poitrine » (sans doute parce que c’est la, pensent-ils, qu’est le génie*). Prévert n’aime pas les écrivains qui s’apitoient sur eux-mémes et se répandent en confidences. Le laurier, arbre des exploits guerriers, conduit plus explicitement 4 Péguy et 4 Dérouléde. Si Prévert renacle souvent a donner une définition de la poésie, c’est peut-étre parce qu’a ses yeux tout individu qui refuse de se plier 4 des régles imposées réinvente le monde et mérite mieux d’étre appelé poéte que certains, considérés comme tels. L’alexandrin est visé parce qu'il implique une soumission a des lois choisies par d'autres. Pareils a "homme « comme il faut’ » qui parle dans un langage stéréotypé et conventionnel, il est des poétes qui écrivent

nationale et (mélange de ceux qui se ils marchent

« comme il faut ». La féte, officielle, que décrit « C’est a Saint-Paul-de-Vence... » 14 Juillet, Paques, Noél, bal des Petits Lits blancs...) réunit réjouissent sur commande ; ils parlent et ils rient comme ou comme ils composent : au pas.

1. Saint-Laurent-du-Maroni est une ville de la Guyane frangaise. Autrefois s’y trouvait un établissement pénitenciaire, et les prisonniers en fuite essayaient de traverser le Maroni, fleuve qui séparait la Guyane francaise de la Guyane hollandaise. 2. Le musée Dupuytren et les Saintes-Maries-de-la-Mer sont liés a des souvenirs d’enfance (voir Choses et autres, coll. « Le Point du jour », Gallimard, 1971, p. 16 et 24, ainsi que, dans Paroles, la notule de

« Souvenirs de famille ou |’Ange garde-chiourme

», p. 1022).

3. Souvenirs du présent : « ses bonbons fondants ».

1, P. 883-884. 2. P. 885. 3. Voir n. 1, p. 1016. Rappelons que Musset a écrit un long poéme intitulé « Le Saule » et qu'il évoque encore cet arbre au « feuillage éploré » dans « Lucie » (voir Poésiet completes, Bibl. de la Pléiade, respectivement p. 131-151 et p. 302). 4. Ab !frappe-tot le coeur, c'est la qu'esl le génie, écrit Musset dans son poéme adressé « A mon ami Edouard 5. P. 878.

B » (thid., p. 128),

Notes

1429

Page 875. 1. Il n'est pas étonnant de trouver dans cette foule hétéroclite de fétards le « laboureur et ses enfants » de La Fontaine (livre V, fable 1x ; Euvres

completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 191). Cette féte rassemble bien évidemment ceux qui ont pour devise : « travail, famille, patrie ». L’idéologie de la fable, qui érige le travail en valeur supréme et conseille de ne pas vendre les héritages mais de les faire fructifier, avait de quoi hérisser Prévert. Le « procureur avec tous ses mollusques » fait allusion 4 une autre fable de La Fontaine, « L’Huitre et les Plaideurs » (livre IX, fable 1x ; ibid., p. 364) : deux pélerins se disputent une huitre apportée par les flots sur le rivage et prennent un juge pour les départager ; celui-ci mange Vhuitre et leur laisse les écailles... Prévert fait de ce juge un « procureur », substitut direct de |’Etat, homme qui poursuit le crime et réclame la téte des accusés, et il multiplie le mollusque, c’est-a-dire l’appétit du représentant de la loi et le nombre de ses victimes. 2. Ce « chien avec une horloge » pourrait résulter d’un calembour que l’on trouvera dans Choses et autres; « la clebs-hydre / l’horloge des chiens » (« Ecritures saintes (suite) », coll. « Le Point du jour », Gallimard,

1972, p. 92).

Page 876. 1. Allusion au conte de La Fontaine, inspiré d’une nouvelle de Boccace, « Le Cocu battu et content » ((uvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I,

p. 578-581).

2. Prévert méle ici, comme le montre trés bien Jacky Chareyre, images d’Epinal, allusions historiques et littéraires : « L’image d’Epinal qui représente saint Louis rendant la justice sous le chéne de Vincennes est parodiée : le souverain regarde tomber un gland. Cette parodie, si elle rappelle un autre cliché — celui de la pomme de Newton —, fait bien

davantage penser (et de nouveau) a une fable de La Fontaine, “Le Gland et la Citrouille” (livre IX, fable 1v). Cette fable, qui montre que “Dieu

fait bien ce qu’il fait” (premier vers), ne pouvait que séduire l’athéologue Prévert. Un villageois nommé Garo se dit que la citrouille, dont “[le] fruit est gros et [la] tige menue”, serait bien mieux pendue a un chéne,

a la place du minuscule gland. Cette réflexion faite, “Sous un chéne aussitét il va prendre un somme. / Un gland tombe: le nez du dormeur en patit”. L’assimilation de saint Louis, roi pieux, 4 Garo, sceptique lourdaud, permet a Prévert de faire preuve d’irrespect et d’antireligion. « Une ile, selon la définition quelque peu redondante du Petit Larousse,

c'est une “étendue de terre entourée d’eau de tous cétés”. Napoléon, sur son ile de Sainte-Héléne, est “entouré d’os de tous cétés”, les os des innombrables morts de sa sanglante épopée. Napoléon, pour Prévert, c'est l'ogre — “l’ogre de Corse” était d’ailleurs le surnom que les royalistes lui avaient donné. [...] Charlotte Corday, aprés |l’assassinat de Marat, ne fut pas bralée vive, comme Jeanne d’Arc a Rouen, mais guillotinée a Paris. [...] “Drieu le Vésinet”

fait allusion au romancier

Pierre Drieu la Rochelle, qui écrivit une piéce en trois actes intitulée Charlotte Corday (composée en 1939-1940, elle ne fut jouée qu'une quinzaine de fois en 1941 [.. .). Drieu rt.] fit de Charlotte Corday une “petite Jeanne d’Arc manquée”. La substitution, le Vésinet mis pour la Rochelle, marque une volonté de dérision : Drieu, influencé par les idées

fascistes et collaborateur, n’a pas la sympathie de Prévert qui le juge indigne d’une partie de son patronyme : la Rochelle. [...] Mais pourquoi

1430

Histoires et d'autres histoires

cette substitution ? Peut-étre parce que Le Vésinet, cité résidentielle de l’ancienne Seine-et-Oise pour Parisiens fortunés, symbolise pour Prévert esprit collaborationniste... »

Page 877. 1. Prévert fond le rallye-paper anglais (jeu équestre imité de la chasse a courre et ancétre des rallyes automobiles a¢tuels) avec le papier hygiénique. Chareyre remarque le fort contraste entre les éléments télescopés : « d’une part, un jeu sportif réservé au gratin, d’autre part, un papier a l’usage trivial ». 2. Le Sfeeple-chase eSt une course d’obstacles pour chevaux. Chase (« poursuite », « chasse », en anglais) se prononce comme le mot « chaise » francais, ce qui permet a Prévert d’inventer une course des plus cocasses : les chaises a porteur sont-elles portées par des hommes ou attachées sur les chevaux ? 3. La bénédictine est une liqueur fabriquée a l’origine par des religieux de l’ordre

de Saint-Benoit,

les bénédictins,

Prévert invente les phosphatins. bouillie pour bébés.

sur

le modéle

desquels

La Phosphatine est une marque

de

Page 878. 1. Voir Paroles, n. 1, p. 139.

sh 879. Banh

Caradec (dans Arts et lettres, n° 3, mai 1 7946) avait raison de ies dans le « petit vieillard dur d’oreille » Maurras, 4gé en

1943 de soixante-quinze ans et auteur, au début du siécle, d’un livre intitulé L’Avenir de |’intelligence ou il se prononce pour |’Epée contre la Finance et pour les hiérarchies « naturelles » contre l’opinion. Avec Léon Daudert, fils de l’auteur du Petit Chose, Maurras avait fondé en 1908 le quotidien L’Adtion Srancatse et dans les années 40, il soutenait la politique de Pétain en qui il reconnaissait l'homme d’Etat selon ses voeux. 2. Le bal des Petits Lits blancs fut créé en 1921 par Mme Henri Lavedan et Léon Bail by (voir Paroles, n. 9, p. 84 et n. 5, p. 83) au profit des enfants

de Paris atteints de tuberculose osseuse. Cette féte de charité se déroula chaque année de l’entre-deux guerres et rassembla beaucoup de gens « comme il faut ». 3. Une fois encore, |’« inventaire » n’est pas innocent et il y a une logique interne dans cette énumération : si les mater sont dolorosa, c'est

que les beaux-péres sont « fouettards » et les petits péres « la colique » (sur le modéle

du Pére la Victoire, surnom

de Clemenceau).

On

ne

s’étonnera pas de voir succéder a des « grand-méres mitoyennes », « des grands-péres putatifs » : est « mitoyen » ce qui sépare deux propriétés, mais tout ce qui est mitoyen appartient a deux propriétaires. Les petits-fils de ces grand-méres a deux maris (ou amants ?) auront donc évidemment

des grands-péres putatifs... Les arriére-grands-péres Dupanloup doivent leur place ici a la malice anticléricale de Prévert, puisqu’ils portent le nom du célébre évéque d’Orléans (1802-1878), qui s’opposa violemment aux partisans de la laicité de l’enseignement, se signala par ses interventions répétées en faveur du pouvoir temporel du pape et, sénateur sous la Troisiéme République, s ‘efforca de préparer une restauration monarchique. Mais leur présence n'est peut-étre pas non plus sans rapport avec l’allusion précédente 4 Ernest Renan (voir n. 1) qui fut l’éléve de Dupanloup au petit-séminaire de Saint-Nicolas-

Notes

1431

du-Chardonnet. Prévert en connaissait bien l’église, dont son grand-pére était marguillier (voir « Enfance », Choses et autres, « coll. Le Point du jour », Gallimard, 1972, p. 25). Quant aux arriére-grand-méres Caspienne (« casse-pieds », bien sir), elles ont, semble-t-il, une vie amoureuse aussi agitée que celle des grand-méres mitoyennes puisque la mer Caspienne se partage entre |’U.R.S.S. et |’Iran. 4. Les « Fréres de la céte » étaient une association de pirates qui, au xvu° et au xvii‘ siécle pillaient les vaisseaux espagnols. Francais émigrés, ils écumérent longtemps la mer des Antilles. Prévert méle leur nom 4 celui d’une revue pour chasseurs de trésors d’un autre genre : La Cote Desfossés, qui donne les cours de la Bourse. Page 880. 1. « Bourrer le mou » signifie en argot « raconter des histoires ». Synonyme : « bourrer le crane ». 2. On nomme « fil de la Vierge » le fil soyeux émis par certaines araignées qui ne font pas de nid. Les « embobineurs de fil de la Vierge » pourraient étre aussi maniaques que des coupeurs de cheveux en quatre, a moins que — comme les bourreurs de mou — ils ne soient trés doués pour tromper les autres (familiérement, les « embobiner » ), avec des discours spécieux. Prévert pense peut-étre a ceux qui enseignent la religion. Page 88r.

1. Prévert aimait Baudelaire mais n’appréciait pas la fameuse apostrophe de la préface des Fleurs du mal : « Hypocrite lecteur, mon semblable mon frére », qu’il trouvait beaucoup trop généralisatrice; « Parle pour toi » disait-il quelquefois en guise de commentaire aprés l’avoir lue. L’expression de sa fraternelle sympathie, au lieu de l’adresser comme

Baudelaire au lecteur (inconnu) sous le signe d’une commune

hypocrisie qui les lierait, il la manifeste 4 un animal dont il invite a reconsidérer entiérement la réputation. Page 883. 1. Allusion a la fable de La Fontaine intitulée « Le Lion devenu vieux »» (livre III, fable xiv ; Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 128): un lion d’un grand 4ge se résigne aux coups de tous les animaux de la forét, sauf a

celui de l’Ane, car il considére qu’étre frappé par lui est l’affront supréme. D’ou l’expression populaire « recevoir le coup de pied de |’ane ». 2. Prévert détourne en faveur de |’ane l’admiration de Corneille pour les « Ames bien nées », dont l’expression la plus célébre se trouve dans Le Cid (aéte II, scéne 11 ; Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 725).

Page 884. 1. Parodie généralement

d’une

chanson

populaire

francaise

qui

accompagne

une ronde :

Nous n’irons plus au bots,

Les lauriers sont coupés, La belle que voici Tra les ramasser. Entrez dans la danse, Voyez comme on danse. Sautez, dansez,

Embrassez cell’ que vous aimez ! (Cité dans Anthologie des chants populaires francais, t. 1V, Durand, 1951.)

1432

Histoires et d'autres histotres

Page 885. 1. Ce néologisme humoristique formé sur le modéle d’« orthopédiste » pourrait signifier : « dans la droite ligne de ceux de Péguy ». Le jeu de mots va en entrainer un autre : les poémes orthopéguystes ont « douze néo pieds bots [ou beaux si l’on entend mal] salutaires », les pieds déformés relevant des soins de l’orthopédiste et l’alexandrin classique et néo-classique se composant de douze syllabes ou pieds ; d’ou l'on peut déduire que les poémes orthopéguystes sont en alexandrins réguliers, vers souvent employés par Péguy et par Dérouléde. « Qui

se déroulent comme sur Dérouléde » est d’autre part une parodie de l’expression « aller comme sur des roulettes ». 2. Résultant d’une fusion du nom des partisans de Garibaldi et de celui des admirateurs de Rimbaud, le mot vise, non pas les deux hommes,

mais leurs thuriféraires et le culte qu’ils entretiennent. Du temps ot il participait au mouvement surréaliste, Prévert s’était associé a la protestation du groupe contre la tentative de récupération que constituait

a ses yeux

l’érection

4 Charleville

d’un monument 4 la gloire de

Rimbaud. Mais c’est surtout la poésie patriotique qui est attaquée — ainsi qu’en témoignent les coups de griffes voisins contre Péguy et Dérouléde — 4 travers |’action de ceux qui se prétendent — 4 tort, car Garibaldi et ses Chemises rouges étaient démocrates — les héritiers du général italien : Mussolini et ses Chemises noires fascistes.

3. Rien d’étonnant a ce que l’auteur des Chants du soldat et le président de la Ligue des patriotes ait été une des cibles favorites de Prévert. Dérouléde (1846-1914) est un des protagonistes Fontenoy » (voir Spectacle, n. 1, p. 310).

de « La Bataille de

Page 887.

CHARMES DE LONDRES

Les textes, déja parus dans Charmes de Londres (p. 489-490, 490-491, 5OI-502 et 504-505), qui figuraient ici sous ce titre, se présentaient cette fois comme une suite en trois parties numérotées en chiffres romains : la premiére reprenait « Entrée Entrance... » a l’exception des deux premiers vers ; la deuxiéme regroupait « Eau / eau des jets d’eau... » et « Oh Folie... » ; la troisieme reproduisait « Cable confidentiel... » (sans la mention

« extrait »). ARBRES

Présentés dans la « Table » d’Histoires et d’autres bistoires comme « a paraitre dans Arbres [...] avec des planches gravées par Georges Ribemont-Dessaignes », les textes qui, dédiés a |’auteur des gravures, figuraient ici, sous ce titre, comme une suite de quatre poémes (numérotés en chiffres romains) s’intégreront en effet, avec de menues variantes, en 1967, au livre auquel ils étaient originellement destinés

et auquel nous les restituerons dans le deuxiéme tome de cette édition. En attendant, on pourra les retrouver dans |’édition d’Arbres publiée par

Gallimard en 1976 (« coll. Blanche ») : p. 1-13; p. 44-45; p. 46-49; p. 32-38 (jusqu’a la 4° ligne). Page 888.

ET DIEU CHASSA ADAM... D’aprés l'article d’Anne-Marie de Vilaine, « Frére Jacques (Prévert) »

(France-Soir, 19 janvier 1963), ce texte aurait été écrit quelques mois avant

sa publication dans le recueil de 1963.

Notes

1433

Page 889. SOUS LE CIEL BLEU DE METHYLENE

1. Prévert joue sur la ressemblance entre les mots « méthyléne » et « Mythiléne ». Le bleu de méthyléne est un colorant et désinfectant extrait de la houille, Mythiléne, l’autre nom

de |’ile de Lesbos.

2. Le « gravoir » (nom masculin du xv‘ siécle) est un instrument4graver

dont se servent en particulier les lunetiers, les charrons.

« Tu gravais ma

gravelure » signifie « tu gravais mes propos, mes discours licencieux ». 3. C’est-a-dire, tout est déchets. La « gravelle » désigne en terme

médical des concrétions rénales généralement de la grosseur d’une téte d’épingle, et par extension une affection caractérisée par la formation de ces concrétions dans le rein et la vessie et leur transport dans l’urine. Les « gravats » sont la partie du platre qui ne traverse pas le tamis, et, par analogie, des débris provenant d’une démolition ; « gravois » en est la forme archaique et se rencontre encore dans la langue littéraire. 4. Prévert invente les mots « gravitateur » et « gravitative » a partir de « gravitation ». 5. Prévert invente le mot a partir de l’adjectif « gravide » (qui contient un embryon, un foetus) et du substantif « gravidisme » (état physiologique de la femme enceinte). Le personnage qui dit « je » (la

«

gravitative

»)

est

féminin

et

attend

peut-étre

un

enfant

du

« gravitateur ». 6. Mot formé a partir de « gravitation » et d’« aggravation ». La gravitation universelle (c’est-a-dire |’attraction qui a poussé les deux protagonistes l’un vers l'autre) a aggravé leur situation, on peut méme dire qu’elle |’a alourdie... OPERA TONIQUE

Cet « Opéra tonique » méle plusieurs références littéraires. La premiére, comme le laisse entendre la dédicace, est a l’auteur des Chants de Maldoror. Prévert parodie un passage du chant premier : « O poulpe, au regard de soie! toi dont l’4me est inséparable de la mienne' [...]. » Les « balayeurs de la mer » sont une allusion au roman de Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, ot Gilliatt, le héros, affronte une pieuvre géante. Enfin, ce poulpe humain ressemble a celui que décrit Apollinaire : Jetant son encre vers les cieux,

Sugant le sang de ce qu’il aime Et le trouvant délicieux, Ce monstre inbumain, c’est moi-méme?. Nous avons proposé le commentaire suivant de ce texte : « Prévert imagine [...] que par admiration un homme tente de ressembler au poulpe et mime ses mouvements devant un miroir. “Poulpe, oh, regarde-moi!”, implore-t-il puisque le voila “poulpe au regard de soi’. Cependant l’identification est dangereuse car a l'image de la pieuvre que tue Gilliatt, le travailleur de la mer de Hugo évoqué ailleurs par Prévert’, il est emporté par les balayeurs de la mer dans une espéce de révolution qui débarrasse la mer des déchets atomiques 1. Strophe 9 ; Lautréamont

/ Germain

Nouveau,

Ewvres completes, p. 56.

2. « Le Poulpe », dans Le Befliaire (CEuvres poétiques, Bibl. de la Pléiade, p. 22). 3. Il est fait allusion au titre du roman

dans « Cortége

» (Paroles, p. 148), et Gilliatt

sera encore évoqué dans « Adtualités » (voir texte suivant) et dans « Irrespect humain » (voir Soleil de nuit, coll. « Blanche », Gallimard, p. 215).

1434

Histoires et d’autres histotres

et des débris des guerres et des naufrages. S’il est en effet fort utile de se demander, ainsi que l’écrira Prévert a propos de la peur de Gilliatt devant la pieuvre, ce qu’est inversement un sacrificateur ou un boucher pour un agneau, ou un homme pour un veau, la signification d’“Opéra tonique” parait plus problématique. Ne serait-il pas un peu dérisoire de plaindre l'homme qui veut ressembler 4 une pieuvre et n’y réussit que trop bien ? Les “signes de croix endiablés” que font ses “tentacules” devraient nous mettre en garde. Et ne convient-il pas d’interpréter l’épilogue de sa courte histoire comme une revanche de la mer sur la terre et l’avénement d'un monde aquatique heureux, purgé de ce qui le pollue, l’esquisse d’une nouvelle utopie ot s’accomplirait la réconciliation de l’homme et de |’animal dans le bonheur du mélange,

de l’hétérogénéité et de la dualité ? Opéra non pas bouffe mais comique et méme mieux que comique, susceptible de réveiller les consciences, de les fortifier, vraiment “tonique”'.

»

Page 890.

ACTUALITES Parti de Roosevelt Field, pres de New York, le 20 mai 1927, l’aviateur américain Lindbergh avait atterri au Bourget le lendemain, aprés un vol de trente-trois heures. Le film auquel fait allusion Prévert est L’Odyssée de Charles Lindbergh, que réalisa Billy Wilder en 1957, avec James Stewart dans le réle principal. Ces « Actualités » ont probablement été écrites l'année de la sortie du film, au moment ow I’on célébrait |’anniversaire de la traversée qui avait eu lieu trente ans plus t6t. Le peu de sympathie que l’écrivain manifeste pour le célébre aviateur s’explique aisément. Aprés l’enlévement et l’assassinat de son jeune fils en 1932 Lindbergh s’éloigna des Etats-Unis, visita 4 plusieurs reprises |’Allemagne hitlérienne — ou Goering |’accueillit chaleureusement — et fut attiré par les doétrines national-socialistes. De 1939 a 1941, il fit une campagne pour le maintien de la neutralité américaine. I] mourra en 1974. Quant a Védrines, son exploit du 19 janvier 1919 n’efface certainement pas, aux yeux du pacifiste Prévert, ses activités de pilote de guerre en

pack Védrines était d’ailleurs l’ami et le conseiller de Guynemer ont, au grand regret du poéte, le nom sera donné a |’ancienne rue du Luxembourg?. Mais ce que Prévert semble mettre en question, au-dela méme des hommages rendus a des personnalités qu’il n’apprécie guére, ce sont les prétendus exploits qui empoisonnent la vie comme ils envahissent les écrans : passage du mur du son, envoi de rats cosmonautes dans l’espace, prolifération atomique. 1. Allusion possible au

« Passe-muraille

», conte de Marcel Aymé

dans lequel le héros a le don de traverser les murs...

Page 891.

ENFANT, SOUS LA TROISIEME... Ce texte a été publié pour la premiére fois en 1960 dans Paris des rues et des chansons de René Maltéte aux Editions du Pont-Royal. 1. Prévert, né en 1900, a bien été enfant sous la Troisieme République,

qu’on la fasse commencer le 4 septembre 1870 ou le 30 janvier 1875, 1. Arnaud Laster et Daniéle Gasiglia-Laster, « Le Théme Prévert », Double face, n° 14, p. 2-6. 2. Voir la notule du « Baptéme de lair », p. 1403.

du double chez Jacques

Notes

1435

et a habité au quatriéme étage d’une maison du xrx* siécle ou l'eau était sur le palier, rue de Vaugirard. 2. Maison d’abonnement, rue du Louvre, qui faisait, en accord avec

de grands magasins, la ventea crédit.

Page 893. 1. Le chevalier de La Barre, Etienne Dolet, Francisco Ferrer, Sacco et Vanzetti, ainsi que Liabeuf, nommé plus loin, périrent tous de la peine

capitale. Le chevalier de La Barre fut exécuté en 1776 a Abbeville, a l’Age de dix-neuf ans, pour avoir blasphémé et mutilé un crucifix. Son corps fut brilé avec un exemplaire du Dittionnaire philosophique de Voltaire ; celui-ci essaiera en vain d’obtenir la révision du procés. Etienne

Dolet (1509-1546), philosophe érudit, s’attira les foudres de la censure ecclésiastique en devenant imprimeur. Ses publications de Galien, Rabelais et Marot furent vues d’un mauyais ceil par |’Eglise et celle du Manuel de chevalier chrétien d’Erasme, livre convaincu d’hérésie, provoqua

son incarcération a la demande de |’Inquisition. Le 3 aoat 1546, il fut bralé vif avec ses livres, place Maubert, a Paris. Ses Carmina contiennent

de sévéres attaques contre

les moines.

Le procés et l’exécution

de

l’anarchiste Francisco Ferrer (1859-1909), accusé sans preuves d’étre chef

de la rébellion de juillet 1909 contre la guerre colonialiste du Maroc, sembla avoir vivement marqué Prévert enfant, comme en témoigne le texte « Souvenir » publié dans La Pluie et le Beau Temps (voir n. 2, p. 716). C’est également sans preuves que les anarchistes italiens émigrés aux Etats-Unis, Sacco et Vanzetti, furent arrétés en 1921 pour le meurtre de deux employés transportant la paie d’une entreprise de South Braintree (Massachusetts). L’affaire se produisit 4 un moment ot une vague de xénophobie et de psychose antirévolutionnaire submergeait les Etats-Unis, et Sacco et Vanzetti étaient peut-étre surtout coupables

d’étre des Italiens et des militants politiques. Ils furent exécutés le 22 aoat 1927 malgré des mouvements de protestation un peu partout dans le monde. Remarquons que s’il y a bien une rue Francisco-Ferrer a Bagnolet, il ne s’y trouve pas de rue Sacco-et-Vanzetti; il en existe cependant dans diverses villes de la banlieue parisienne. 2. C’est rue Aubry- le-Boucher que |’ouvrier cordonnier Jean Jacques Liabeuf tua le 9 janvier 1910 un policier. Armand-Henry Flassch, qui a raconté l’histoire de Liabeuf (Liabeuf, l’homme aux brassards de fer,

Librairie Bernardin-Béchet, explique Boucher

coll. « Les Grands

Criminels

que le rapprochement bizarre de ces mots » et « Liabeuf », frappa les imaginations.

», 1930)

: « Aubry-leLe cordonnier

avait été arrété en aoiit 1909 comme souteneur. Se déclarant innocent de ce crime, il avait juré de se venger et déclara « la guerre a la police ». Aprés son arrestation pour le meurtre du policier, il fut soutenu par le journal La Guerre sociale et son directeur Gustave Hervé. L’affaire Liabeuf souleva de nombreuses polémiques, au cours desquelles les agents des moeurs furent mis en cause. II fut finalement condamné a mort. La chanson populaire Aux marches du palais n’a d’autre rapport avec Liabeuf que de raconter I’histoire d’un « petit cordonnier ». Il est aimé d’une jeune fille trés courtisée mais qui le préfére 4 tous ses amoureux. Prévert appréciait beaucoup cette chanson, parce qu’elle fait la part belle 4 un pauvre cordonnier, mais aussi parce qu’on ose y évoquer le lit des amoureux. Dans le film Sortiléges (1944, adaptation et dialogues de Prévert, réalisation de Christian-Jaque),

Renée

Faure

|’interpréte.

1436

HiStotres et d’autres histoires C'EST

L'AMOUR

QUI

M’A

FAITE

Jacques Prévert rencontra pour la premiére fois Jo Warfield, le dédicataire du texte, en 1956 : Boris Vian avait déposé chez Prévert (ils étaient voisins de palier) des disques qu’il destinait 4 Warfield. Peu de temps aprés sa rencontre avec ce personnage aux activités multiples (musicien,

acteur,

chanteur,

peintre

et auteur

dramatique),

Prévert

écrivait pour Zizi Jeanmaire « C’est l’amour qui m’a faite » et demandait a Warfield d’en composer la musique. Par la suite celui-ci mit en musique plusieurs poémes de Prévert, parmi lesquels « Le Passeur », « Noces », « Eteignez les lumiéres », « Quand

», « Tu peux bien t’en aller! ».

3. Les éditions donnent : « L’amour qui m’a fait fée ». Nous suivons la legon du texte chanté. Page 894. 1. L’ordre de ce couplet et du précédent est interverti dans le texte chanté par Zizi Jeanmaire. LE PASSEUR

Le Charon de la mythologie réclamait une obole aux morts 4 qui il rendait le service de faire traverser le Styx. Ce Charon-ci prend de l’argent 4 ceux qu'il fait passer de l'autre cété, ou trépasser. Les victimes étant de « malheureux vivants » qui ont entassé de petites sommes « a la caisse d’épargne du malheur », il semble bien que Prévert fasse référence a certains « passeurs » qui, pendant |’Occupation, non contents de faire franchir, moyennant salaire, la ligne de démarcation a des tres traqués, allaient jusqu’a tuer les « malheureux » pour leur prendre tout leur argent ou encore a les dénoncer aux autorités. Mais il est vrai que l’allusion reste discréte. La fable peut en effet avoir un sens plus large, car les rapaces ont existé de tout temps. Ce texte a été mis en musique par Jo Warfield (voir la notule du poéme précédent).

Page 895. CEUR DE RUBIS

Mis en musique par Henri Crolla?, ce texte a été publié en 1959 avec la partition par les Editions musicales transatlantiques (dépét légal : 18 septembre 1959). Il y présente de menues différences, en particulier dans la maniére de noter les abréviations caractéristiques du Style parlé.

Page 896. .. ET VOILA

Ce texte a été mis en musique par Henri Crolla et publié avec la partition sous le titre « Les Noces » par les Editions musicales

transatlantiques en 1959

(dépdt légal : 16 septembre 1959). Au verso

de la feuille sur laquelle a été collée la dactylograpie, Prévert a écrit Songs, peut-€tre par référence aux chansons de Brecht. I. « ... et voila » n’était répété ici ni sur la dactylographie ni sur la partition. 2. Sur la daétylographie et la partition, « tu me quitteras » n’étai répété que deux fois. ‘ 1. Inédit, mais la chanson a été enregistrée par Warfield sur disque Pathé Marconi. 2. Voir la notule de « Cri du coeur », p. 1437.

Notes

1437

3. Réminiscence probable d’un quatrain de « L’Héautontimoroumenos » de Baudelaire (Les Fleurs du mal, txxxin ; (Euvres completes, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 79) :

Je Je Je Et

suis la plaie et le couteau | suis le soufflet et la joue ! suis les membres et la roue, la victime et le bourreau |

Page 897. 1. « Tu m’épouseras et la partition.

» était répété cing fois sur la dactylographie CRI

DU

C@UR

Né a Naples en 1920, le dédicataire et compositeur de cette chanson

(déposée a la S.A.C.E.M. le 13 février 1958, publiée en 1960 par les Nouvelles Editions Méridian et par le journal Paris-Jour) commenga a gagner sa vie en jouant de la mandoline sur la place d’Italie. Prévert

le rencontra aux environs de 1936 et leur amitié fut immédiatement trés

vive. Aprés avoir exercé divers petits métiers, Crolla se consacra a la

guitare et au jazz. I] mit en musique de nombreux textes de Prévert (parmi lesquels « Coeur de rubis », « Les Noces! », « Les Cireurs de souliers de Broadway », « Sanguine ») et accompagnera souvent celui-ci a la guitare quand il lira ses poémes pour des enregistrements ou simplement pour faire plaisir a un auditoire d’amis. « Cri du coeur » fut écrit pour Edith Piaf, qui l’interpréta en 1960, l'année de la mort de Crolla. Comme dans « C’est a Saint-Paul-deVence... », ou Prévert marquait ses distances avec les poétes qui « se frappent la poitrine » ou qui sont « 4 tue et a toi avec leur pauvre petit moi? », la voix de « Cri du coeur » se veut l’interpréte des motions de tous et renonce 4 la subjectivité. Ce n’est pas que le « moi » (celui de Piaf comme celui de Prévert) soit absent, mais il fait corps avec celui

des autres, avec leurs souffrances et leurs joies. Prévert pense que la misére sociale est |’affaire de tous alors que les états d’4me individuels conduisent au narcissisme et doivent étre dépassés. C’est la raison pour laquelle, chez lui, le « je » est souvent multiple, parfois méme féminin’. Ce refus de s’apitoyer sur son propre malheur, loin d’étre, comme l’a cru Roland Virolle’, une maniére d’accepter le monde tel qu’il est, va de pair avec le refus d’accepter le malheur des autres. Or la solidarité pour Prévert est un des moyens privilégiés de la révolte: le plus efficace. 2. Partition (Nouvelles Editions Méridian):

la voix d’un noyé C'est la voix d’un C’est la voix d’un 3. Ce vers est absent

qui fait plouf enfant qu’on gifl’ oiseau craintif de la partition et du texte publié par Paris-Jour.

Page 898. VOYAGES

Voir la Notice, p. 1384. 1. Il s’agit du texte intitulé «... Et voila », Voir p. 896 et la notule.

2. P. 886. 3. Voir Daniéle Gasiglia-Laster : « Les “je” de Prévert », Europe, aout-septembre 1991,

p. 56-65.

4. « Jacques Prévert reparait » , Rédaction centrale des émissions pour l'étranger, R.T.F., 22 mars 1963.

1438

Histoires et d’autres histoires

Page got.

Appendice a « Histotres et d’autres histotres » Bien que Prévert en ait intégré le texte seul a HisStoires et d'autres hiftoires en 1963', nous avons jugé bon de reproduire en appendice au recueil fe Contes pour enfants pas sages tels qu’ils furent d’abord publiés, avec les illustrations d’Elsa Henriquez. Signalons que les caractéres de |’édition originale, achevée d’imprimer

le 15 mars

1947,

avaient

la particularité

d’étre

colorés

: rouges

pour « L’Autruche » et « L’Opéra des girafes », verts pour « Scéne de la vie des antilopes » et « Cheval dans une ile », orange pour « Le Dromadaire mécontent » et « Jeune lion en cage », Mauves pour « L’Eléphant de mer » et « Les Premiers Anes ». Fille de la danseuse péruvienne Helba Huara et épouse du peintre et photographe Emile Savitry, auxquels Prévert rendra hommage?, Elsa Henriquez est la dédicataire de « Pour faire le portrait d’un Oiseau? » et sera encore l’illustratrice de Guignol’.

En 1943, Prévert avait écrit au sujet de cette artiste : « Avec une stupéfiante innocence, avec une tendre cruauté, avec |’inconscience tranquille de l’enfance, elle vous livre tout un petit monde raisonnable et fou’... » L’évocation est d’autant plus intéressante qu’elle est trés proche d’un passage d’A Vombre des jeunes filles en fleurs que Prévert « inconscience »

aimait a4 citer® et ol se trouvent déja cette et cette « cruauté ». Non pas |’inconscience enfants qui, par exemple, martyrisent les animaux ou

cruelle des leurs camarades plus faibles, mais celle des étres purs de tout préjugé, qui ne se sont pas laissé décerveler, et qui savent, au besoin, rire des adultes pour mieux s’en protéger. Trés fidéles aux contes de Prévert, les dessins d’Elsa Henriquez y ajoutent quelques notes personnelles qui, souvent, prolongent humour du texte : le Petit Poucet utilise une échelle pour monter sur |’Autruche, M. et Mme Poucet ont des tétes de bourgeois de vaudeville, l’éléphant de mer péche ses poissons a la ligne, un des « premiers Anes » tient entre ses dents une pAquerette... Avec Prévert, Elsa Henriquez contribue a rendre plus humains les animaux, plus ridicules les adultes, moins sages encore les enfants, auxquels ces contes sont destinés.

1, Voir p. 859-873. 2. On trouvera les textes qui leur sont consacrés dans le tome II de la présente édition. 3. Voir Paroles, p. 106, et, sur Elsa Henriquez, la notule, p. 1070.

4.Voir p. 559-573: Eas 4 : i? 5. Texte pour le catalogue de l'exposition d’Elsa Henriquez 4 Monaco du 10 janvier

oa

. Voir I'Introduction, p. Xx.

Appendice

1439

Appendice LE TABLEAU

DES MERVEILLES de Cervantés

(Interméde)

NOTICE

Nous donnons la traduction d’ot est vraisemblablement parti Prévert pour son adaptation publiée dans Spe(facle (voir p. 401-430 et la notule Pp. 1232-1234) de la piéce de Cervantés : celle d’Alphonse Royer, la premiére en francais, publiée en 1862 par Michel Lévy fréres. Les notes de bas de page sont les notes de |’édition. On retrouve en effet dans l’adaptation quelques phrases de cette traduction reprises textuellement. Prévert fait méme une allusion humoristique a l’emploi qui y était fait d’un subjonctif imparfait (voir n. 3, p. 420). De plus, il n’y a pas eu, semble-t-il, d’autres traductions frangaises de cette piéce avant 1936. On pourra consulter une autre traduction, celle de Robert Marrast, publiée dans le Théétre espagnol du xvi° siécle, Bibl. de la Pléiade, p. 791-804, et, dans le méme volume, |’appareil critique de cette piéce. DANIELE

GASIGLIA-LASTER.

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TABLE

Introduction

IX

Chronologie

XXXVI

Note sur la présente édition

LXXIX

PAROLES

Tentative de description d’un diner de tétes a ParisFrance Histoire du cheval

La Péche a la baleine La Belle Saison

3 12 14 16

Alicante

16

Souvenirs de famille ou |’Ange garde-chiourme

16

Jen ai vu plusieurs... Pour toi mon amour

277 28

Les Grandes Inventions

28

Evénements

31

L’Accent grave Pater noster Rue de Seine Le Cancre Fleurs et couronnes Le Retour au pays Le concert n’a pas été réussi Le Temps des noyaux

39 40 41 43 43 45 47 48

Chanson des escargots qui vont a l’enterrement Riviera

51 52

La Grasse Matinée

54

1442

Table

Dans ma maison Chasse a |’enfant Familiale Le Paysage changeur Aux champs...

L’Effort humain Je suis comme je suis Chanson dans le sang La Lessive La Crosse en l’air Cet amour L’Orgue de Barbarie Page d’écriture ~ Déjeuner du matin Fille d’acier Les Oiseaux du souci Le désespoir est assis sur un banc

Chanson de |’oiseleur Pour faire le portrait d’un oiseau Sables mouvants Presque Le Droit Chemin

Le Grand Homme la Brouette ou les Grandes Inventions La Céne

Les Belles Familles L’Ecole des beaux-arts Epiphanie Ecritures saintes La Batteuse Le Miroir brisé

Quartier libre L’Ordre nouveau Au hasard des oiseaux Vous allez voir ce que vous allez voir Immense et rouge Chanson Composition frangaise L’Eclipse Chanson du gedlier Le Cheval rouge Les Paris stupides Premier jour Le Message Féte foraine Chez la fleuriste L’Epopée Le Sultan

Table Et la féte continue Complainte de Vincent Dimanche Le Jardin L’Automne Paris at night Le Bouquet Barbara Inventaire La Rue de Buci maintenant... La Morale de l’histoire

La Gloire Il ne faut pas Conversation ; Osiris ou la Fuite en Egypte Le Discours sur la paix Le Contréleur

Salut a l’oiseau Le Temps perdu L’Amiral

Le Combat avec |l’ange Place du Carrousel Cortége Noces et banquets Promenade de Picasso Lanterne magique de Picasso

LE PETIT DES

LION

BETES...

(photographies par Ylla) (photographiées par Yla)

1443 126 127 128 128 129 129 129 130 131 133

136

139 139 140 140 141 142 143 145

146 146 147

148 149 151 152

159 177

SPECTACLE

PROGRAMME LA TRANSCENDANCE I. Le Divin Mélodrame

II. Les Quatre Cents Coups du diable Bruits de coulisse Ill. Sa représentation d’adieu

La Couleur locale Eteignez les lumiéres Limehouse Le Balayeur La Tour Conférence par un conférencier Le Retour a la maison ou Sauf de nombreuses exceptions qui infirment la régle plus on devient vieux plus on devient bon

213

27 223 223 234 240 241 242 243 247 257) 259

1444

Table

Le Fils du grand réseau Cas de conscience En mémoire Rue de Rivoli Le Mythe des sous-offs La Guerre Branle-bas de combat Théologales Pour rire en société Le Fil de la soie En famille Fastes

261 264 266 268 270 271 272 283 287 287 290 294

Signes L’Enfant abandonné

295 295 298 299 300

Les Ravages de la délicatesse Par le temps qui court! La Bataille de Fontenoy Représentation ENTRACTE

315 316

[TOUR DE CHANT]

Un rideau rouge se léve devant un rideau noir... Refrains enfantins Marche ou créve En été comme en hiver Sanguine Il a tourné autour de moi Chant song Chanson des sardiniéres Tournesol La Belle Vie Aubervilliers Les enfants qui s’aiment L’Enseignement libre Los Olvidados Lorsqu’un vivant se tue... Le Noyé De grands cochers... Le Dernier Carré Les Mystéres de Saint-Philippe-du-Roule Sur le champ On Un homme et un chien Sang et plumes Le Coup d’Etat

j

323 326 327 328 330 330 331 332 333 334 335 337 338 339 341 342 343 344 344 344

Gens de plume

346 347 351 351 354 355

[TABLEAUX VIVANTS| Question de principe

356

Saint-Paul-de-Vence

.

Table Un beau jour... Parfois le balayeur... Dans ce temps-la... Eaux-fortes de Picasso Aux jardins de Miro INTERMEDE [BALLETs ] Narcisse

C’était en l’an vingt-deux... La Noce ou les Folles Saisons La Corrida Le Tableau des merveilles Vainement Féte REFERENCES GRAND

BAL

DU

PRINTEMPS

Sur une palissade... Dans les eaux bréves de l’aurore... Chaque année... Graffiti Tout était désert... Un jour...

« Dans les rues de la ville... » « Il eft impossible de parcourir... » Des oubliettes de sa téte... Les écrivains publics... « La passion... »

Par l’avenue des Gobelins... Maraichers d’avant guerres... Tant de saisons heureuses... Au jardin des miséres... « Un chat, c'est quelque chose !.,. » Et vous irez trainer vos guétres...

force de tirer sur la corde... Suivez le guide... Terrassé par l’injustice... Etranges étrangers...

« La nuit des chiffonniers... » Fous de miseére... Volets ouverts... Si le chat joue avec la souris... Et ce qu’il voit eft si beau... Il y en a qui s’appellent... Un matin...

Et les hommes mars... Une enfant tourne le dos... Paris...

1446

Table

Tiroirs des chaises... Les gens sont plus gentils... Exilé des vacances... Le peuple fait la fete... Une femme a barbe... « ... L’inquiétude que nous inspire... » Fille de Mars... « Un tout petit cheval... » « J’aime mieux ceux qui lisent... » Son nom bientét inscrit... Derriére la foire aux pains d’épices... Une chanson si vieille... Chevaux aux yeux bleus...

468 469 469 470 473 474 474 475 475 475 476 477 477

Paris est tout petit... Les palmes et les branches...

478 478

Enfants de la haute ville... « J’aime le printemps... » Et puis encore une fois... Et V’automne et I'été...

479 479 480 480

CHARMES

DE

LONDRES

Venus en visite... « Un gros rat noir... » A marée basse un ressort de sommier... Tous ses feux sont allumés... Quand le diable fait la cutsine... Humide été de chair et d’os...

485 487 487 488 488 488

Entrée Entrance... Eau... Tremblantes Statues de sang...

489 490 491

La force de l’inertie... « Les hommes et les femmes de ce pays... »

492 492

Dé&a...

493

Tout le monde le connait bien...

493

Toute la mer... Haute en couleurs...

494. 495

En passant...

495

Tourneur de ritournelles... Et d'autres dans d'autres rues s’en vont...

496 497

« Un sage ne voit pas le méme arbre... »

499

Hyde Park... « St le jour persévérait... » Il n’a plus qu'une seule vie a vivre...

499 500 500

Arbres... Ob Folie... Le jardin aussi est abandonné... Chevaux...

;

500° §ol 502 502

Table

1447

Emigrants de l’enfance... Cable confidentiel... « ... car il n’y a qu’un sot orgueil... » « La machine rouge avance... » Comme c’étatt prévu... Un petit mendiant... Et tant pis si ¢a vous fait rire...

503 504 505

« Nos négoctants m’ont assuré... »

509 510

Quand Sir Jack l’Eventreur... La Reine des éponges... A V’ombre de la Chapelle Blanche... « ... quand soudain un lapin blanc... » Il ne voit pas encore trés clatr... « Je dois le reconnaitre... »

L’ane a mangé la soupe... « Dans les longs voyages... » « Il y avait une dame avec un cochon... » Mais a Limehouse c’est l’été... Et le beau temps s’en va trainer ses guétres... « Je me promenais a Londres un été... » « J’aime ce quartier de Londres... »

Charmes de Londres... LETTRE

DES

ILES

(illustrations d’Elsa Henriquez)

557

562

Une route sous la neige Lintérieur du Monsieur

563

L’OPERA DE LA LUNE (images de Jacqueline Dubéme, musique de Christiane Verger)

PLUIE

575

D’HOMME

Jacques Prévert m’apporta... Lumiéres d’>homme Soudain le bruit Raoutas Mauvaise soirée Les Enfants de Bohéme LA

513 513 514 514 515 515 516 517 518 519 520 520

323

Une petite place

LUMIERES

512

BALADAR

(dessins d’André Francois) GUIGNOL

506 506 508 508

ET

LE

BEAU

Confession publique La Fontaine des Innocents

(Guy Lévis Mano)

627 629 632

634

636 640 TEMPS

645

646

1448

Table

Tout s’en allait Dehors Entendez-vous gens du Viét-nam... Etranges étrangers Cagnes-sur-Mer

Sceaux d’hommes égaux morts Peuples heureux n’ont plus d’histoire

Droit de regard Eclaircie f L’Orage et |’Eclaircie La Riviere Les Amoureux trahis Cadeau d’oiseau Chant funébre d’un représentant Le Temps haletant

Quand... Sous le soc... Maintenant j'ai grandi

Chanson pour vous La Visite au musée Soleil de mars Fastueuses épaves... Itinéraire de Ribemont Vignette pour les vignerons HO6pital Silence

Portraits de Betty portrait de Betty Entrées et sorties L’Amour 4 la robote Rue Stevenson Comme cela se trouve ! Drdéle d’immeuble Petite téte sans cervelle Nuages Le Beau Langage Souvenir J’attends Ot je vais, d’ou je viens...

Noél des ramasseurs de neige Au grand jamais A quoi révais-tu? Confidences d’un condamné The Gay Paris Art abstrus

Fastes de Versailles 53 Le Et De Le

Grand Fraisier que faites-vous, Rosette, le dimanche matin ? vos jours Salon

Table

1449

A Alphonse Allais La Famille Tuyau de Poéle ou Une famille bien unie In memoriam Définir |’humour Au feu et a l’eau! Tant de foréts...

736 739 767 768 770 gk

Intempéries

771

L’Enfant de mon vivant

787

HISTOIRES

ET

D’AUTRES

HISTOIRES

Histotres Encore une fois sur le fleuve Les clefs de la ville Chanson pour chanter a tue-téte et a cloche-pied L’Expédition Chanson du mois de mai Voyage en Perse

791 805 806 807

808 809

Vieille chanson L’Enfance

813 815

Le Ruisseau

816

Le Cours de la vie

816

Le Lunch

816

Ma petite lionne Au pavillon de la boucherie Le Météore Le Tendre et Dangereux Visage de l’amour Le Baptéme de l’air Fiesta La Sagesse des nations Les Ombres La Nouvelle Saison Le Bonheur des uns Réverie Soyez polis Le Chat et l’Oiseau Jour de féte

817 817 817 818 818 819 820 820 821 822 822 822 825 825

Rien a craindre L’Addition Les Temps modernes Chanson des cireurs de souliers

826 828

Le Grand Homme Mea culpa Accalmie

829 829 831 831 831 832

et !|’Ange gardien

La Féte a Neuilly

Des

choses

et des gens

qu’on

rencontre

en

promenant loin Le Matin

se 833

n

834

1450

Table Le Réveil en fanfare Quelqu’un Les Prodiges de la liberté On frappe Le Lézard Les Chansons les plus courtes... La Plage des Sables Blancs Les Derniers Sacrements Les Noces Toile de fond

Les Petits Plats dans les grands Comme par miracle Le Fusillé Le gardien du phare aime trop les oiseaux Coeur de docker

Quand tu dors Adrien Il faut passer le temps Embrasse-moi Les Bruits de la nuit

Un beau matin A la belle étoile Les animaux ont des ennuis Chanson du vitrier Chanson pour les enfants |’hiver En sortant de |’école D’autres histotres

Contes pour enfants pas sages I. L’Autruche II. Scéne de la vie des antilopes III. Le Dromadaire mécontent IV. L’Eléphant de mer V. L’Opéra des girafes VI. Cheval dans une ile VII. Jeune lion en cage VIII. Les Premiers Anes C’est a Saint-Paul de Vence... Des oubliettes de sa téte...

Volets ouverts volets fermés... Un matin rue de la Colombe... Enfants de la haute ville... Charmes de Londres Arbres Et Dieu chassa Adam Des premiers parents

Sous le ciel bleu de méthyléne Opéra tonique

Table

1451

Adtualités Enfant, sous la Troisiéme... C’est l'amour qui m’a faite Le Passeur Coeur de rubis

890 891 893 894 895

.. Et voila

896

Cri du coeur

897

Voyages

898

Appendice a « Histoires et d’autres histoires » : CONTES POUR ENFANTS PAS SAGES (t/luStrations

d’Elsa Henriquez) L’autruche Scéne de la vie des antilopes Le Dromadaire mécontent L’Eléphant de mer L’Opéra des girafes Cheval dans une ile

903 913 919 925 931 941

Jeune lion en cage

951

Les Premiers Anes

959

Appendice : LE TABLEAU DES MERVEILLES de Cervantes NOTICES,

DOCUMENTS

ET

967

NOTES

PAROLES Notice Accueil de la presse

981 997

Note sur le texte

1008

Notes

1009

LE PETIT LION Notice

1102

Note sur le texte Notes

1106 1107

DES BETES...

Notice Note sur le texte Notes

1109 1113 1113

SPECTACLE Notice Accueil de la presse Note sur le texte

U1, 1128 1137 1138

Notes

GRAND BAL DU PRINTEMPS Notice

Accueil de la presse

1241

;

1248

1452

Table

Note sur le texte Notes

1250 1251

CHARMES DE LONDRES Notice

1260

Accueil de la presse Note sur le texte

1265 1267

Notes

1268

LETTRE DES [LES BALADAR Notice Note sur le texte Notes

1275 1279

1279

GUIGNOL Notice Note sur le texte Notes L’OPERA

1280 1282

1283

DE LA LUNE

Notice

Note sur le texte Notes

1283 1286 1287

LUMIERES D'HOMME Notice

1289

Accueil de la presse

1295

Note sur le texte

1296

Notes

1297

LA PLUIE BT LE BEAU TEMPS Notice

Accueil de la presse Note sur le texte Notes

HISTOIRES ET D'AUTRES HISTOIRES

1299 1307

1318

1319

Notice

1372

Accueil de la presse Note sur le texte

1384

Notes

1394 1395

Appendice : LE TABLEAU DES MERVEILLES de Cervantes Notice

1439)

Ce volume, portant le numéro trois cent quatre-vingt-huit de Ja « Bibliotheque de la Pléiade » publiée aux Editions Gallimard,

a été composé par l'Tmprimerie Maury S.A. a Millau,

achevé d imprimer sur bible des Papeteries Bolloré Technologies le 19 fevrier 1993 par Imprimerie Darantiere @ Quetigny - Dijon, et relié en pleine peau, dorée a l'or fin 23 carats, par Babouot a Lagny.

ISBN : 2-07-011230-6.

N° d'édition : 56961. Depot légal : janvier 1993 Premier dépot légal : avril 1992. Imprimé en France.

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