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Une civilisation de feu
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DALIE GIROUX UNE CIVILISATION DE FEU

ISBN 978-2-89712-908-8 24,95 $ / 16 €

UNE CIVILISATION DE FEU DALIE GIROUX Face à l’urgence climatique, à la montée des extrêmes, au mythe du pétrole et aux crispations identitaires, Dalie Giroux dit la faillite d’un ordre du monde déconnecté et les luttes qui esquissent des voies de résistance.

SI CERTAINS PEUPLES PEUVENT DIRE QU’ILS SONT LE PEUPLE DU CARIBOU, OU LE PEUPLE DU POISSON BLANC, PARCE QU’ILS VIVENT DE CES ANIMAUX, NOUS, LES INDUSTRIALISÉS DE TOUT ACABIT, NOUS SOMMES LE PEUPLE DES EXPLOSIFS. ET ON EST EN TRAIN DE SE FAIRE SAUTER.

1260, RUE BÉLANGER — BUREAU 201 MONTRÉAL, QUÉBEC H2S 1H9 [email protected] MEMOIREDENCRIER.COM

UNE CIVILISATION DE FEU

UNE CIVILISATION DE FEU

DALIE GIROUX

DE L A M Ê M E AU T R ICE  CH E Z M É MOI R E D ’ E NCR I E R

L’œil du maître, figures de l’imaginaire colonial québécois, 2020 Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire, 2019

Face à l’urgence climatique, à la montée des extrêmes, au mythe du pétrole et aux crispations identitaires, Dalie Giroux dit la faillite d’un ordre du monde déconnecté et les luttes qui esquissent des voies de résistance. Écrit à la manière d’un pamphlet, ce manifeste brulant fait entendre les voix et les colères. L’autrice y va librement, par fragments, d’un bout à l’autre, inventant une langue nouvelle qui nomme et rend compte des crises qui bouleversent le monde.

DALIE GIROUX est essayiste. Elle renouvelle la tradition pamphlétaire québécoise. Elle enseigne les théories politiques et féministes à l’Université d’Ottawa. Elle a remporté les prix Victor-Barbeau 2021 et Spirale EvaLe-Grand 2020-2021. Elle a publié chez Mémoire d’encrier Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire (2019) et L’œil du maître. Figures de l’imaginaire colonial québécois (2020).

TABLE

UNE CIVILISATION DE FEU ................................................................... 13 APOCALYPSO ............................................................................................27 LE PEUPLE DES CAMIONS .....................................................................37 UNE GÉNÉALOGIE INTIME DU CONSPIRATIONNISME .................. 59 QUATRE RÊVES AUTOUR DE DONALD TRUMP ................................ 79 LE CORPS MORCELÉ DE LA RÉACTION OCCIDENTALE ..................87 ÉPISTÉMOLOGIE DES BRIBES ............................................................ 115 N BLANC : ESSAI DE TOUT DIRE ....................................................... 121 REQUIEM POUR UN TERRAIN VAGUE ............................................... 137



Par le feu tout change. Quand on veut que tout change, on appelle le feu. Le premier phénomène, c’est non seulement le phénomène du feu contemplé, en une heure oisive, dans sa vie et dans son éclat, c’est le phénomène par le feu. Le phénomène par le feu est le plus sensible de tous ; c’est celui qu’il faut le mieux surveiller ; il faut l’activer ou le ralentir ; il faut saisir le point de feu qui marque une substance comme l’instant d’amour qui marque une existence1.

1.

Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 102-103.

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Pour ma part, je pense que cela commence par un parc et que cela se termine en parking – ils finissent toujours par réussir, d’une façon ou d’une autre, à entasser des voitures2.

Ma première job était une job de pompiste dans un gaz bar sur la RiveSud de Québec. C’est en mettant du pétrole dans des chars à raison de 40 heures par semaine (mes parents étaient ravis, ils trouvaient que j’avais une bonne situation) que j’ai pu acheter mon premier bazou à l’âge tendre de 16 ans. Je suis une personne de « la région » (selon les lignes de la géographie coloniale), et exception faite de mes années métropolitaines, je me suis toujours déplacée à l’aide d’un moteur à explosion : une Mazda, une Suzuki, une Toyota, une Nissan, une autre Mazda, une Volks au diesel trafiquée et une Volks au gaz gagnée à la loterie de la fraude environnementale, et à travers tout ça deux pick-up japonais. Quand je vais acheter une pinte de lait bio au village (toujours disponible en plusieurs marques), je brûle deux pots Mason de belle gazoline claire. J’y pense à chaque fois : je roule en cocktail Molotov. Je suis comme mon ami Étienne qui a pleuré en voyant les images des animaux abandonnés dans les bâtiments de ferme pendant les inondations dans la vallée de la Fraser, et qui a aussi initié l’été dernier son fils de six ans aux joies du motocross, comme son père l’avait fait pour lui. Et je suis comme cet humoriste radio-canadien qui raconte s’être commandé par internet une boîte d’Oreo à saveur de gâteau aux carottes pour le kick. On sait que notre manière de vivre est une organisation explicite de l’autodestruction.

2. Ailton Krenak, Idées pour retarder la fin du monde, Bellevaux, Éditions Dehors, 2020, p. 26.

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La manière d’habiter la Terre définie par le moteur à explosion résume tout ce qui s’appelle dans cette civilisation fossile plaisir, gâterie, luxe, relaxation, aventure, esthétique : des quads qui se baladent entre les cabanes à patates dans l’arrière-pays québécois jusqu’aux superyachts qui mouillent dans les ports les plus prestigieux de la Méditerranée, en passant par les après-midis de ski nautique à 200 $ de gaz à l’heure sur les lacs du Nord ; des mythiques virées sur les autoroutes interurbaines du continent aux vacances en motorisé de Terre-Neuve jusqu’à Las Vegas ; des sauts de puce à Philadelphie ou à Boston pour s’assoir quelques heures à la table d’un grand chef, jusqu’aux excursions en famille en Asie du Sud-Est, aux croisières sur le Danube, au tourisme dans l’espace et au souffleur à feuilles mortes. Le divin explosif est, comme les armes à feu dans les Walmart américains, en vente libre à la pompe. Comme on le scande ces temps-ci devant les parlements capitalistes : liberté ! Notre territoire est foncièrement, intégralement et irrémédiablement un territoire fossile. Que l’on se balade en char électrique, en vélo partagé, en autobus de ville ou en monster truck, que nous mangions bio ou au Costco, que nous habitions au fond d’un rang avec vue sur la trail de skidoo qui passe derrière une ferme de données, dans une banlieue bercée par le va-et-vient des camions qui sortent au compte-goutte de la carrière de sable, à la croisée de deux autoroutes d’où on entend le grondement continu des voitures, dans un trois et demi périurbain survolé par des avions commerciaux qui décollent et atterrissent jour et nuit, ou au sommet d’une tour en plein centre-ville prise d’assaut par le bruit des marteaux piqueurs qui défont l’asphalte pour mieux le refaire, nous opérons, qui que nous soyons, dans une topographie automobile, forgée par le charbon, le pétrole, les métaux rares et les relais électriques et nucléaires qui soutiennent et prolongent ce cadre et cette structure. Notre forme de vie est définie par une vitesse spécifique, c’est-à-dire un rapport espace-temps, qui est celui de la mobilité apocalyptique.

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Cette vitesse fossile est celle de notre survie et en même temps celle par laquelle on périt : toute la structure d’approvisionnement en biens essentiels et en biens de luxe, et une grande part de la capacité de chacun à capter des capitaux pour assurer l’accès à ces biens essentiels ou de luxe, repose sur la capacité individuelle et collective d’opérer ce paysage, sera-t-il prolongé par sa conversion électrique et nucléaire et par l’économie numérique. Pour tout dire : nous mangeons, nous nous logeons, nous nous habillons en mettant le feu, et les enfants sniffent du gaz et de la poussière de charbon, les avions de chasse de l’OTAN font du rase-motte au-dessus de glaciers qui fondent, et le Congo, un des cœurs stratégiques de la transition écologique mondiale et « laboratoire qui rassemble toutes les barbaries que l’homme et l’impérialisme sont capables de produire à des fins capitalistes3 », compte plus de 5 millions de morts.

Si certains peuples peuvent dire qu’ils sont le peuple du caribou, ou le peuple du poisson blanc, parce qu’ils vivent de ces animaux, nous, les industrialisés de tout acabit, nous sommes le peuple des explosifs. Et on est en train de se faire sauter.

3.

Mwasi, collectif afroféministe, Afrofem, Paris, Syllepse, 2018, p. 90.

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FASCISME FOSSILE Pendant les inondations qui ont touché la Colombie-Britannique en novembre 2021, alors que cédait une digue retenant les eaux de la rivière Fraser, un incendie s’est déclaré dans le stationnement d’un concessionnaire de véhicules récréatifs de la ville d’Abbotsford, BC. Sur les images diffusées, on pouvait voir entre les bras d’eau inondant la Sumas Prairie une colonne de fumée noire s’élevant au-dessus de la centaine de mastodontes d’acier enflammés, qui menaçaient de réduire en cendre les lignes à haute tension situées à proximité du site. Nous sommes ici chez nous. La  même semaine, la presse rapportait l’acquittement de Kyle Rittenhouse prononcé par une cour de justice du Wisconsin. L’adolescent a tué deux personnes par balle pendant une manifestation du mouvement Black Lives Matter. Selon la loi en vigueur, il est légal de se promener dans les rues de Kenosha avec une arme d’assaut en bandoulière. Et Rittenhouse, a selon les juges qui se sont penchés sur l’affaire, bel et bien exercé son droit à la légitime défense en ouvrant le feu sur des manifestants qui ont tenté de le désarmer et qui, ce faisant, lui ont fait « peur ». Inspiré par les mouvements d’autodéfense suprémacistes blancs, le jeune homme s’était rendu sur les lieux pour protéger un concessionnaire automobile contre les possibles attaques des manifestants. « Quand et comment “être blanc” est-il devenu synonyme de “brûler des énergies fossiles” ?4 », demande le collectif Zetkin. Ces événements ont eu lieu juste après la fin du sommet de la COP26 à Glasgow, où l’accord signé évoque une timide sortie progressive du charbon et des subventions aux combustibles fossiles, reconnaissant par là, pour la première fois, que les énergies fossiles sont la cause de la très grande part des émissions de CO₂ et de gaz à effet de serre. Le Devoir a écrit à cette occasion qu’on « sait maintenant que la planète se dirige vers

4. Collectif Zetkin, Fascisme fossile, Paris, La Fabrique, 2020, p. 209.

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un réchauffement qui dépassera selon toute vraisemblance les 2,7 °C, si aucune action politique draconienne n’est imposée incessamment. Chez nous, ce sera encore davantage : de 2 à 4 °C d’ici 2050 ; de 4 à 7 °C au sud du Québec et de 5 à 10 °C d’ici 2100. Ces réchauffements entraîneront des phénomènes météorologiques extrêmes…5 ». En marge du sommet écossais, le premier ministre britannique de l’époque Boris Johnson a expliqué ceci aux journalistes : « When the Roman empire fell, it was largely as a result of uncontrolled immigration – the empire could no longer control its borders, people came in from the east and all over the place6. » La « civilisation » peut progresser, mais elle peut aussi subir des reculs, a dit Johnson, et cela devrait servir selon lui d’avertissement devant les conséquences indésirables des mouvements migratoires liées aux changements climatiques, si ceux-ci ne sont pas pris en charge. Le populisme de droite délaisse ainsi graduellement le négationnisme climatique pour proposer une défense « verte » de la nation : contrôler les hausses de température pour limiter les flux migratoires, et limiter les flux migratoires pour protéger le terroir national de la pollution que constitue l’immigration. Plusieurs analystes s’attendent à ce que cette tonalité nationaliste-verte devienne dominante dans les pays occidentaux, à l’heure où les États-Unis apparaissent sur une liste des pays du monde où les reculs démocratiques sont préoccupants7. La concrétisation des effets massifs de la poursuite d’une civilisation fossile est inscrite dans le destin de l’impérialisme européen dont

5.

Marie-Andrée Chouinard, « La “tempête parfaite” », Le Devoir, 22 novembre 2021, https://www. ledevoir.com/opinion/editoriaux/648906/environnement-la-tempete-parfaite.

6. Cité dans Oliver Milman, The Gardian, 21  novembre 2021, https://www.theguardian.com/ environment/2021/nov/21/climate-denial-far-right-immigration. 7.

Selon l’International Institute for Democracy and Electoral Assistance. Voir notamment Fabien Deglise, « Pour la première fois, les États-Unis sont considérés comme une “démocratie en recul” », Le  Devoir, 23  novembre 2021, https://www.ledevoir.com/monde/649068/ pour-la-premiere-fois-les-etats-unis-sont-consideres-comme-une-democratie-en-recul.

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tous.tes les terrien.ne.s héritent, qu’ils et elles le veulent ou non. Nous nous trouvons en conséquence, à l’échelle du monde, confronté.e.s à une reconfiguration des forces politiques où des luttes s’inaugurent au nom d’une identité pétrolifère et automobile, mais aussi pour ce qu’on pourrait appeler la défense du privilège de la vitesse fossile. En 2016, on a répertorié « 832 véhicules automobiles – voitures et camions – pour 1000 habitants aux États-Unis, contre 36 en Inde, 39 en Afrique et 606 en Europe de l’Ouest8 ». La proposition d’une taxe carbone directement à la pompe a incidemment été l’élément déclencheur de la mobilisation des Gilets jaunes en 2018 en France, pendant laquelle les classes populaires ont occupé, de manière éloquente, les ronds-points. On y revendique l’accès abordable au pétrole, qui permet de travailler, de nourrir sa famille, de payer le loyer. Les gens ordinaires, protestant contre la vie chère, veulent du pétrole, leur vie en dépend – et ils ont bien raison : toute la vie telle que nous l’avons toujours connue repose sur la vitesse fossile inaugurée par les pratiques industrielles de combustion. En Pologne, le gouvernement résiste vigoureusement aux injonctions pressantes de l’Union européenne de se plier aux règles environnementales en vigueur et de fermer ses mines de charbon. On en fait une question de souveraineté et d’autonomie, tout comme les tenants du Wexit en Alberta, qui considèrent l’option de se séparer du reste du Canada pour protéger l’industrie des sables bitumineux de la province : « notre » charbon, « notre » pétrole, « nos » emplois payants, « notre » mode de vie. Le nationalisme énergétique sert alors de contrepied aux politiques de décarbonation de l’économie, et la fierté nationale d’antidote contre l’éco-anxiété. C’est ce qu’a affirmé à sa manière le premier ministre du Québec lors de son passage à la COP26, disant que le Québec devait être fier de tirer son épingle du jeu dans la nouvelle

8.

Selon Collectif Zetkin, op. cit., p. 226.

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économie mondiale de l’énergie plutôt que de s’inquiéter des conséquences des changements climatiques subis et à venir. Cette convergence du patriotisme et de la revendication de la vitesse fossile prend parfois une tournure psychotique : le jeune homme qui a ouvert le feu dans un Walmart de El Paso en 2019 et tué 23 personnes a affirmé : « The environment is getting worse by the year. Most of y’all are just too stubborn to change your lifestyle. So the next logical step is to decrease the number of people in America using resources. If we can get rid of enough people, then our way of life can become more sustainable9. » Dans cette version terroriste de l’analyse climatico-raciste de Boris Johnson, on en arrive à énoncer qu’il faut tuer des gens pour protéger notre mode de vie. Et pour assurer leur auto-mobilité dans un monde de plus en plus inégalitaire et pollué, celleux qui pourront se le permettre se procureront le tout nouveau Tank X, qui est selon le manufacturier le SUV le plus puissant du monde, vendu avec « optional bullet proof and military package ». C’est l’affleurement figuratif de ce qu’on peut appeler avec les gens du collectif Zetkin le « fascisme fossile ».

Les pays occidentaux se donnent des cibles de réduction des gaz à effets de serre, tout en tenant pour acquis le maintien du mode de vie occidental associé à la vitesse fossile. Dans cette conjoncture, les ressources pétrolifères du continent africain constituent des réservoirs spéculatifs chaudement disputés par l’industrie pétrolière, et « des projets d’exploration et d’exploitation de réserves d’énergies fossiles récemment découvertes sont en cours dans 48 des 54 pays du continent », selon Radio-Canada. Plus encore : 9. Cité dans Alexander C. Kaufman, « The El Paso Manifesto: Where Racism and Eco-fascism Meet », Mother Jones, août 2019, https://www.motherjones.com/environment/2019/08/ the-el-paso-manifesto-where-racism-and-eco-facism-meet/.

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« Les deux tiers des projets d’énergies fossiles en Afrique sont portés par des multinationales étrangères [dont plusieurs sont canadiennes] et la majorité est tournée vers l’exportation10. » Il y va d’une forme de « pétrocolonialisme » articulé à l’horizon du fascisme fossile, qui selon Ina-Maria Shikongo discutant de la prospection dans le delta de l’Okavango entre la Namibie et le Botswana, reconduit le mode de vie occidental au prix de la destruction des vies africaines : Vous ne pouvez pas parler de réduire les émissions de votre côté de la planète, mais ensuite venir relâcher 1,4 milliard de tonnes de CO2 de notre côté… Comment pouvez-vous littéralement préférer mettre en danger nos vies plutôt que cette entreprise ? Les gens doivent comprendre que pour atteindre ces objectifs au niveau mondial, [cela signifie] que les entreprises produisent davantage d’émissions en Afrique, ce qui n’est pas juste. Il y aura plus de réfugié.e.s climatiques, plus de crimes contre l’humanité et pour quoi ? Pour que nous puissions continuer à nourrir cette avidité. C’est de l’esclavage à un autre niveau, c’est une continuation du colonialisme. La transition doit viser à sauver des vies, pour que tout le monde ait droit à une part équitable. Nous avons toutes les matières premières, mais nous vivons dans la pauvreté, mais c’est une pauvreté imposée11. Selon des études onusiennes, le continent africain est responsable de 3,8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Or, il sera vraisemblablement surexposé aux effets de l’extraction. Se déploie

10.

Thomas Leblanc, « “En Afrique, exploiter notre pétrole, c’est une question de survie” », Radio-Canada, 17  novembre 2022, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1933308/ afrique-exploiter-petrole-survie-cop-27-etienne-leblanc.

11. Citée dans Lee Wengraf, « L’Afrique sera-t-elle la dernière frontière pétrolière ? », Contretemps, 13 novembre 2021, https://www.contretemps.eu/afrique-ressources-frontiere-petroliere/.

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alors le spectre de ce que Malcolm Ferdinand a appelé « chimie des maîtres » à propos de l’usage du chlordécone dans les Antilles, « cette configuration de l’habiter colonial où la condition toxique est à la fois la conséquence de l’exploitation capitaliste de ces écosystèmes par ces maîtres et la cause qui renforce la domination de ces territoires par ces mêmes maîtres12 ».

On va brûler la Terre à notre guise, et éliminer au besoin qui nous bloque la route – populations qui vivent dans les régions ressources, environnementalistes, manifestant.e.s, immigrant.e.s, réfugié.e.s. Parce que « c’est comme ça qu’on vit », cela dit, alors que l’on sait qu’il y a « 56 pays dans le monde où les émissions annuelles par personne sont inférieures à celles d’un passager d’un vol Londres-New York13 », sachant que « les dépenses annuelles concernant les 5000 à 6000 superyachts répertoriés dans le monde en 2020 [dont les besoins en essence sont de 500 litres par heure de navigation pour un bateau d’environ 70 mètres] correspondent au – pourraient effacer le – total des dettes des pays dits “en développement”14 », et sachant que les particules fines issues de la combustion du pétrole tuent 9 millions de personnes par année (plus que la COVID-19 ces trois dernières années)15.

12.

Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale, Paris, Seuil, 2019, p. 184.

13. Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2020, p. 117. 14.

Grégory Salle, Superyachts. Luxe, calme et écocide, Paris, Éditions Amsterdam, 2021, p. 46.

15.

« The fossil fuel industry through airborne particulate matter alone annually kills far more people every year than Covid-19 has in three years. Recent studies conclude that nearly 9  million people a year die from inhaling these particulates produced by burning fossil fuel. It’s only one of the many ways fossil fuel is deadly, from black lung among coal miners and cancer and respiratory problems among those near refineries to fatalities from climate-driven catastrophes such as wildfire, extreme heat and floods. » Rebecca Solnit, « Fossil Fuels Kills more People than Covid. Why are we so Blind to the Harm of oil and gas? », The Guardian, 28  février 2023, https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/feb/28/ fossil-fuels-kill-more-people-than-covid-why-are-we-so-blind-to-the-harms-of-oil-and-gas.

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PÉTRO-SPIRITUALITÉ Achille Mbembe dit, croisant les images de la destruction capitaliste du monde et de l’assassinat raciste de George Floyd : « Notre monde est engagé dans un processus je dirais de combustion, qui [porte atteinte] à nos capacités de respiration16. » Peut-être que la poétesse Huguette Gaulin est une Cassandre de la civilisation fossile, elle qui s’est immolée par le feu dans le Vieux-Port de Montréal en 1972 en lançant à la face de l’humanité « Ne tuons pas la beauté du monde ». Et peut-être que le faux-monnayeur du Front de libération du Québec, Jean Castonguay, est un Œdipe pétrolier, lui qui par désespoir a bu de la gazoline avant de s’immoler dans un wigwam sur le Mont-Royal en 1982. Parmi les survivant.e.s de l’accident nucléaire de Fukushima au Japon, où les territoires présentent des degrés élevés de radioactivité, Sabu Kohso raconte que des communautés acculées à vivre dans des environnements irrémédiablement abîmés expérimentent des modes de vie qui requièrent des intrants minimes d’énergie17. Ces gens-là sont passés de l’autre côté : ils sont allés au bout de la territorialité inflammable, ils sont dans le futur – à ce point prévisible de l’existence de cette civilisation, nécessairement décroissanciste, où la vitesse fossile et ses énergies prothétiques ont détruit les sources de vie. Je médite encore les paroles d’un aîné mi’gmak qui, à Listiguj il y a quelques années, m’a invité à avoir de la gratitude pour le monde minéral, et en particulier pour le pétrole qui nous a permis de nous réunir ce jour-là. Car l’enjeu, quoi qu’en disent les partisans de la bio-ingénierie et de la poursuite du capitalisme vert, ce n’est pas exactement

16.

Entretien réalisé par le Centre justice et foi, 8  juin 2020, https://www.youtube.com/ watch?v=KwST-fxfl9g&t=13s.

17.

Sabu Kohso, Radiations et révolution, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2021.

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de cesser d’utiliser du pétrole. L’enjeu, c’est de sortir du mode de vie qu’a inauguré cette vitesse, ce rapport espace-temps par lequel et auquel nous survivons, variablement, et aussi auquel nous nous identifions, variablement. La territorialité qu’opère l’usage des énergies fossiles est inséparable du mode de vie occidental et, si tout le monde est par ailleurs plus ou moins d’accord pour dire qu’il faut limiter le réchauffement climatique (et encore), ce mode de vie n’est au reste pas négociable. On ne va même pas ralentir pour négocier la courbe. D’ailleurs, de mode de vie, nous n’en avons pas d’autre. Le feu nourrit le feu et suivant James Baldwin : « Tout renouveau devient impossible si nous supposons constantes des choses qui ne le sont pas – la sécurité, par exemple, ou l’argent ou le pouvoir. On se cramponne alors à des chimères qui ne peuvent que décevoir, et tout espoir, toute possibilité de liberté disparaît18. » Comment inaugurer des formes de vie qui ne s’inscrivent pas dans cette matrice d’autodestruction jouissive, laquelle, consciemment ou non, explicitement ou non, les populations euro-américaines soutiennent en faisant de la vitesse fossile et post-fossile une nécessité existentielle ?

18.

James Baldwin, La prochaine fois le feu, Paris, Gallimard, 2018[1962] p. 122.

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APOCALYPSO

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Apocalypso

Lâchez-moi avec les GES19 ! Dans son souvenir elle s’exclame Ohh ohh lalala c’est la crise du confort. Il avait ri sans trop comprendre20.

Je partage ici quelques images rapiécées, courtepointe de souvenirs de vacances à l’ère des changements climatiques. Ce petit chapelet d’images dialectiques n’est pas sans rappeler par les thèmes et la naïveté la tenture de l’Apocalypse d’Angers. Le décor estival du monde bourgeois y ajoutant un élément comique, et l’exposition de cette impuissance collective qu’induit notre attachement à nos manières, à nos moyens, à notre confort surtout, a l’effet d’une brûlure dont la manifestation même ne manque pas d’ironie. Rions donc, et demandons-nous comment faire de cette douleur métabolisée le pivot d’une puissance d’agir inédite et qui devra être redoutable. Car il nous reste encore à découvrir comment vivre, si ce n’est de la destruction.

Un parc privé de maisons de villégiature. Le bruit de deux tronçonneuses à essence remplit l’espace de la cuisine neuve du chalet chauffé-refroidi de 13 pièces. Depuis tôt le matin, deux bûcherons abattent la plus grande part du boisé adjacent. On jase « environnement » : des quarantenaires parfaitement versés en la chose se désolent du monde que nous léguons

19.

Bernard Drainville, ministre du gouvernement du Québec, pendant la campagne électorale de l’automne 2022.

20. Anne Lardeux, Les mauvais plis, Montréal, Oie de Cravan, 2021, p. 152.

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aux générations futures. Les représentants des générations futures en question, à cet effet, s’attristent très ouvertement de l’héritage pourri qui leur est imparti. Le chalet : pour déserter la Montréal pandémisée-canicularisée où l’on vit-travaille, et parce que, selon Monopoly, « l’immobilier reste une valeur sure ». Les nouveaux propriétaires racontent : « Quand la neige a fondu, au printemps, on a découvert que le terrain sur lequel on est bâti est un ancien milieu humide qui a été comblé à la pépine. » Du côté de l’étang situé au centre du parc-en-nature, un effort collectif de lutte contre les algues envahissantes a été organisé. La procédure consiste à les arracher à la main, à les laisser sécher au soleil et à les jeter dans les bacs poubelles de la municipalité.

Entendu, en métropole : « Des fois l’arrière des jambes me brûle quand je marche sur le trottoir, ça me fait paniquer. »

Dans une municipalité située au nord de la métropole, qui depuis le 19e siècle est une destination de villégiature prisée, on a vu la population permanente tripler avec la pandémie mondiale de COVID-19. L’ancien village devenu banlieue vibre au son des petits moteurs, tous les chiens sont en laisse, l’accès au parc est contrôlé depuis le stationnement, et les entrepreneurs en construction sont au front. On peut entendre, entre deux verres de vin blanc et une palissade de bambou : « Bonne chance pour faire réparer ta céramique », et : « Le briqueteur n’a pas retourné mon appel, ça fait un mois et demi. » Une résidente de longue date s’est réfugiée pour l’été avec ses chiens au bord d’un lac plus au nord après que quatre lots ont été vendus autour de sa maison. Quatre chantiers de construction sont à l’œuvre, c’est trop, le bruit, ce n’est pas possible : vaut mieux la bicoque délabrée érigée sur une plage d’un territoire anishinabe non cédé où les chalets sont cordés les uns à côté des autres, vaut mieux le lac menacé par les algues et dont le niveau n’a jamais été aussi bas en 60 ans.

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Apocalypso

Entendu, entre deux grandes propriétés forestières : « Le traitement des dossiers d’autorisation d’achat et vente à la municipalité, ils sont débordés, c’est très lent… À moins d’offrir une caisse de bière à Monsieur Morency ! »

Dans un village urbain, une femme se confie : elle s’est fait bâtir une maison neuve, dans un boisé situé près de la rivière. Le quartier encore récemment n’était qu’un chemin de terre où une poignée de bungalows abritaient des familles qui s’arrangeaient comme elles pouvaient une vie-vivable. Elle a veillé à la rigueur écologique du processus de construction – ce n’est pas une maison préfabriquée, mais bien le fruit d’une vision personnelle. Elle le dit sans fard : « Je participe pleinement de tout ça, c’est l’horreur. » Le boisé, depuis son installation récente, est l’objet d’un développement intense. Le flanc de montagne est loti à capacité, et les terrains se vendent les uns après les autres. Des cousins qui y habitent depuis quelques années arborent justement sur le parechocs arrière de la grosse Subaru familiale – symbole du « bourgeois bio », comme dit un jeune voisin révolté – un autocollant indiquant « Buy local ». On se croise des fois en char à l’épicerie, on est fiers de vivre dans un village-vert.

Entendu, à la radio d’État, à propos des feux de forêt qui ravagent comme la Californie l’Ouest canadien : « Peut-être que tout le monde ne peut pas avoir son morceau de montagne et sa grosse maison dessus. »

Juste en bas des grands rapides de la rivière des Kichesipirinis, la propriétaire du camping, qui prend un café devant sa roulotte, annonce aux rares visiteurs que le site de villégiature rustique est à vendre. Elle dit : « Plusieurs voudraient l’acheter, mais… » et elle frotte son pouce sur le bout des autres doigts de sa main droite. Gros montant d’argent, pour

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plus d’un kilomètre de berge, pour une occupation millénaire, pour un titre notarié. Quelqu’un demande : « Combien ? », elle répond : « 1,8 ». Près de 100 kilomètres en aval, des dizaines d’îles émergent du lac créé en amont par l’inondation causée par la mise en place du barrage hydro-électrique. Faisant l’objet d’une fréquentation furtive et passagère depuis les années 1930, elles sont désormais constellées de petits bâtons d’arpenteurs peinturés fluo, et s’affichent « propriété privée ». Le mot dans la région est à l’effet que la compagnie nationale d’électricité a vendu les îles aux plus offrants. Un peu avant le lac, d’autres grands terrains riverains et jusque-là libres d’accès s’offrent aux acheteurs audacieux sous le nom rêveur de « péninsule paradisiaque ». Il paraît qu’une princesse de Dubaï a considéré acheter tout le lot.

Lu, sur une affiche faite à la main le long de la route qui mène vers les régions forestières et minières : « Toute [sic] à vendre ».

Une famille possède depuis quelques petites années une terre dans un coin plutôt excentré des pays d’en-haut. Ils n’y vont pas souvent, et c’est pour voir les animaux, dormir dans la roulotte, faire un feu. Cet été, trois terrains qui entourent la petite terre ont été lotis-vendus-achetés. L’aspirant-patriarche nouvellement arrivé dans le coin s’inquiète beaucoup des lignes de propriétés et des droits de passage, de la valeur mesurée en indice de modernisation du lieu, et même des habitudes sociales et religieuses des uns et des autres. Il dit, ouvrant les bras : « Je vais bâtir ici une énorme maison ! »

Entendu, quelque part entre la capitale provinciale et le Nitassinan, pays des Innus : « Il n’y a pas de moustiques dans le coin. Ils [les milliardaires qui ont construit un château style Napoléon III en arrière du

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village] ont fait arroser les rivières et les étangs de la région. Personne ne s’est plaint. »

Il y a des îles sur le fleuve Saint-Laurent, porte d’entrée immémoriale autant qu’impériale du nord de l’Amérique, où le climat est tempéré et les paysages spectaculaires. Sur l’une d’elles, les insulaires villégiateurs aux commandes du gouvernement municipal ont décidé de l’abolition du statut de zone agricole sur l’ensemble du territoire. Cette zone d’habitation riche, faite d’écosystèmes diversifiés, de vergers anciens, de pêcheries abondantes – est désormais dédiée à la construction résidentielle et au marché des propriétés de villégiature de prestige. Interrogée à savoir s’il y a eu un effet de spéculation lié à la pandémie, une résidante répond : « toutes les propriétés qui étaient à vendre sur l’île, et certaines depuis très longtemps, ont été vendues. » L’hiver dernier, il paraît qu’une femme s’est acheté un terrain sur l’île sans même visiter – elle n’a d’ailleurs pas encore pu y aller, ses plans de vacances pour l’été étant déjà faits au moment de l’achat.

Entendu, en région maritime, à propos des ami.e.s de la ville qui s’annoncent pour l’été : « On dirait qu’ils viennent d’ouvrir les enclos. »

On peut faire la géographie caniculaire en répertoriant à l’aide des réseaux sociaux les destinations estivales des vacanciers métropolitains les plus éduqués et les mieux politisés, qui se présentent comme nouvelle figure du réfugié climatique, mais en version rentable : en kayak sur le grand fjord, sur les plages de la côte atlantique, en randonnée dans les montagnes appalachiennes, sur un no-where planifié sur la Côte-Nord, en paddleboard sur les lacs de l’ouest, jusqu’en pays minier pour faire du glamping, dans les villages folklorisés, où les ruraux sont

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réduits à faire commerce de leur propre image, et sur les galeries de tous les chalets à louer qui donnent sur toutes les grèves de toutes les rives. Idéalement, on se rend à destination en char électrique, sinon dans une van habitable flambant neuve ou retapée, ou alors on achète des crédits carbone pour compenser le transport aérien qui nous aura permis de nous rendre dans une des destinations exotiques à la mode, où « sous les tropiques, les lagons et les mangroves s’offrent lascivement à l’œil et à la venue du véritable acteur historique. Les habitants de ces îles sont réduits à des corps-serviles portant poissons, rhum et marijuana, ou des corps-objets de fantasmes sexuels21 ».

Lu, sur les médias sociaux, à propos d’une destination nordique devenue prisée : « Un touriste : c’est sale la plage là-bas, plein de varech pis des troncs d’arbes [sic]. »

Pendant ce temps, dans l’archipel d’Hochelaga, joyau maritime et agricole déconcrissé d’est en ouest par le travail patient de maîtres anciens et nouveaux : les gens s’organisent comme ils peuvent une vie-vivable, composant avec une crise du logement sans précédent, le masque au visage, sous le plafond de smog des grands feux de l’ouest. La presse rapporte que le marais aux Hérons a été vidé par le tunnelier qui prépare le passage souterrain du réseau de transport métropolitain, que le boisé Steinberg est en train de se faire bulldozer pour faire place à un centre de transbordement industriel, et que des gens en colère ont crissé le feu à la McMansion du fondateur de Pornhub à Ville MontRoyal (ça ne s’invente pas), dont la construction a requis l’abattage de 220 arbres et d’innombrables doubles pénétrations. Les plus observateurs peuvent parfois apercevoir, pendant les canicules maintenant

21.

Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 171.

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récurrentes, sur les parkings des dépanneurs, des caisses populaires ou des magasins de la Société des alcools, ces drôles d’oiseaux que sont ces petits SUV avec le moteur en marche et personne dedans. Comme si les gens, quelque part, avaient hâte d’en finir. Mettre le feu, c’est déjà une idée, mais ce n’est rien pour faire descendre la chaleur.

Note : l’écriture de ce texte a requis de brûler pour 2000 kilomètres d’essence dans un petit char récent.

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Plus que jamais, les instincts de la masse sont frappés de démence et sont devenus étrangers à la vie22.

Je croise une connaissance, l’après-midi du 29 janvier, jour de l’arrivée des camions de la colère sur la colline parlementaire. Il me demande : « As-tu vu la manifestation à Ottawa ? —  Oui, c’est une grosse manif… je suivais ça à la radio cet après-midi… — Moi, je suis ben content qu’ils fassent ça… C’est une dictature, le Canada. » Je réplique du tac au tac, habituée à la joute verbale avec M. : « Ben… constitutionnellement, le Canada, ce n’est pas une dictature. Les mesures d’urgence, c’est constitutionnel. Mais c’est certain que les mesures sanitaires doivent être adoucies, parce que les gens sont au bout du rouleau. » M. monte le ton : « Ben ce sont des criminels, Trudeau pis sa gang… pis Legault ! Ils ne comprennent rien ! Pis ils profitent de la situation ! » Je tente une diversion : « Peut-être que, en effet, l’histoire va jeter un regard assez dur sur les gouvernements de notre époque… notamment pour leur incurie en matière de changements climatiques. » « Les gens perdent leur emploi ! S., le mois passé, il s’est fait mettre dehors parce qu’il n’est pas vacciné ! C’est effrayant ! Et L., elle ne peut pratiquer aucun des sports qu’elle aime parce qu’elle est exclue, elle passe son temps sur son téléphone, elle est devenue anorexique !

22.

Walter Benjamin cité dans 13, un ludodrame sur Walter Benjamin, un film de Carlos Ferrand (2018).

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—  C’est vraiment difficile pour les jeunes », que je concède, « et c’est vrai que c’est inacceptable que les gens perdent leur emploi. Je suis vraiment désolée de tout ça… — Josée Legault dit que les non-vaccinés sont des complotistes. Michel David aussi. Je les écoutais avant, moi, ces gens-là. Tout le monde le sait, maintenant, que les vaccins sont dangereux. » J’essaye de témoigner de ma solidarité envers M., un anti-vaxx virulent. Je dis : « Je suis désespérée par les politiques qui visent à punir les personnes non vaccinées. C’est vrai que ça cause de la division… À décharge, il faut dire qu’il y a des paroles d’exclusion des deux côtés. — Des deux côtés ? C’est un virus créé en laboratoire ! — Il me semble qu’on n’en est plus là, à discuter de savoir si la COVID est un complot. De toute façon, c’est sans importance. On en est à discuter de la levée des mesures sanitaires. » J’essaye d’éviter de refaire cette conversation que nous avons eue d’innombrables fois au fil des derniers mois, et qui a pourri nos relations. M. accepte ma manœuvre, malgré la tentation forte de se lancer dans une diatribe anti-élite dont il se délecte, et me redit l’importance de la manifestation à ses yeux : « Il y a des gens de partout, c’est une mobilisation immense. Ils ont ramassé 6 millions de dollars. As-tu déjà vu une plus grosse manifestation au Canada ? — Ben euh… à Montréal pour le climat en 2019 il y a eu 500 000 personnes… Pis la grève étudiante de 2012, ça a duré des mois. On va savoir demain, ou dans quelques jours, c’est quoi l’ampleur de cette manifestation-là. Pour le moment, c’est dur à dire. — On n’entend jamais parler de ces manifestations-là ! » Il rugit : « À Radio-Cadenas, les journalistes ils ont tous peur de perdre leur job, ils répètent ce que les gouvernements leur disent. » Je cherche à nuancer, je dis : « Ben… les journalistes qui couvrent l’affaire à la radio d’État cet après-midi nous disent pour l’heure que c’est très familial, que l’ambiance est bonne, qu’il y a toutes sortes de gens et que c’est pacifique. On aurait dit qu’ils s’attendaient au pire, à de la casse. Ils sont un peu dégonflés.

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— Oui, c’est un mouvement des gens qui en ont ras-le-bol ! Moi j’espère qu’ils vont réussir à renverser le gouvernement ! — Ah oui ? Tu es pour ça toi ? » C’est moi qui m’énerve un peu, je me dis qu’on arrive au bout de notre conversation. « Moi je ne vais pas aussi loin dans mes fantasmes politiques… Je comprends tes motivations, mais… » M. me crie très fort, en me regardant bien dans les yeux : « Ben ça paraît pas ! » Je m’éloigne, en lançant un impatient « OK, bonne journée… » Il me rattrape : « Dalie ! Excuse-moi, je m’emporte quand je parle de ces choses-là. — C’est important de se respecter même si on n’a pas les mêmes perspectives politiques… — Oui… je n’ai jamais été ben bon là-dedans. » Je me réembarque dans la conversation, à tâtons : « Quand on veut renverser le pouvoir, il faut avoir un sacré bon plan de remplacement. Et là je n’en vois aucun. — Maxime Bernier, c’est le meilleur ! C’est un conservateux, mais ça fait longtemps qu’il a dénoncé la situation, il a été le premier, et c’est le seul. C’est un libertarien… — Mon problème avec cette manifestation, c’est qu’il y a des groupes d’extrême droite et de la droite religieuse parmi les organisateurs. Des anti-avortement, des pro-armes, des trumpistes, des anti-immigration. — C’est pas vrai, c’est des camionneurs ! — Ben voyons, Patrick King c’est un adepte de la théorie du grand remplacement ! Steeve Charland c’est un fondateur du groupe xénophobe la Meute ! Espérons dans tous les cas que les groupes extrémistes ne feront pas déraper la manif, si vous voulez que votre message passe… — Si ça arrive, c’est parce que ce sont des gens de la GRC parmi eux qui vont le faire… Ils sont infiltrés, ces groupes-là. — C’est certain qu’ils sont infiltrés, mais c’est toujours ben pas la GRC qui leur donne leurs idées politiques. — De toute façon, la gauche pis la droite, ça n’a plus d’importance. Ce n’est plus ça l’enjeu. »

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Je persiste à faire valoir une certaine prudence politique à mon interlocuteur, et je me réduis volontairement (et franchement, inutilement) à incarner une position de tiédeur politique, comme pour apprivoiser l’esprit de la colère politique qui l’anime – je voudrais tellement que M. se cantonne dans le « ras-le-bol » des mesures sanitaires et une demande de changement social, et qu’il laisse tomber le volet confusionniste de sa prise de position. Je dis : « Il y a des politiciens comme Éric Duhaime ou Maxime Bernier ou Pierre Poilièvre qui tentent de capter cette mobilisation pour leurs propres intérêts, et il me semble qu’il faut faire attention de ne pas se lancer dans les bras du premier opportuniste venu. — Je m’en fous de ça ! Ce qui compte, c’est qu’ils arrêtent cette histoire de COVID. Il est bon Maxime Bernier, il s’est amélioré depuis le temps qu’il était ministre. — Ben les Gilets jaunes, en France, ce qui a fait leur force, c’est qu’ils ont refusé de présenter des leaders, ils ne se sont pas laissé représenter par des politiciens. Le mouvement a gardé une complexité. — Oui, c’est vrai ! Mais c’est comme ça en ce moment, les camionneurs, c’est toute sorte de monde. — … — On est allé porter une grosse boîte de sandwichs et de soupe pour appuyer les manifestants. Il y avait une dame qui était là qui nous a reçus, elle a dit qu’elle n’avait jamais vu ça, de la solidarité comme ça. C’est les vaccinés et les non-vaccinés, ensemble ! — Ça va faire du bien aux gens de se retrouver, d’être ensemble pour quelque chose, de faire l’expérience de la solidarité, tant mieux… Ça reste qu’il y a parmi les organisateurs le fondateur du parti du Wexit en Alberta, il y a des négationnistes climatiques… » En disant ça, je sais que j’appuie sur le bon bouton. M. est un fervent environnementaliste depuis les années 1970 et extrêmement bien informé des données scientifiques qui démontrent la réalité et l’importance des changements climatiques. Mais il ne chancèle même pas : « Pffft! 80 % de l’économie repose sur le pétrole, si on arrête d’en produire, tout s’effondre. Les pénuries ont commencé.

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— Ben s’il manque de ketchup à l’épicerie, on ne peut pas appeler ça une pénurie. — Non, je sais… Mais aux États-Unis, c’est commencé, les pénuries… De toute façon, aussi bien en finir au plus vite. Le système est en train de s’écrouler. — Peut-être que tu dis ça parce que tu as 70 ans. Moi, je côtoie de jeunes adultes tous les jours, et j’aimerais ça envisager avec eux une transformation de la société en laquelle on puisse croire… Bon je rentre, je commence à geler ! — Moi aussi, salut ! — Salut ! »23

L’ébranlement du « Convoi pour la liberté » (Freedom Convoy) de la fin janvier 2022, le « siège » d’Ottawa qui s’en est suivi, et la multiplication des manifestations contre les mesures sanitaires partout au pays au cours du mois de février ont suscité quantité de commentaires de la part des analystes et des politiques, tantôt moralistes et méprisants (selon lesquels ces bonnes gens n’ont tout simplement pas compris la rationalité des mesures sanitaires), tantôt opportunistes et inflammatoires (insistant pour dire que ces mêmes mesures sont le symptôme d’une usurpation du pouvoir d’État par une élite mondiale en pleine dérive totalitaire). Cette étrange manifestation politique, à la fois carnavalesque et inquiétante, familiale et guerrière, a été jugulée par le recours plutôt pathétique par l’exécutif gouvernemental à la Loi canadienne sur les mesures d’urgence (qui permet de suspendre certains droits et libertés au nom de la raison d’État) – apportant ce faisant de l’eau au moulin des protestataires libertariens. Dans la foulée de ce retour au calme

23.

Pour un autre récit intime de la poursuite des solidarités au temps du complotisme, voir : AmélieAnne Mailhot, « Explorations autour d’une cueillette d’eupatoire perfoliée en temps de pandémie », Plantes et milieux humides, 2021, https://plantesmilieuxhumides.wordpress.com/2021/ 02/27/explorations-autour-dune-cueillette-deupatoire-perfoliee-en-temps-de-pandemie/.

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sur la colline parlementaire ottavienne, une inflexion – conjoncturelle autant que politique – s’est fait sentir en faveur d’un assouplissement des règles sanitaires, et les inconvénients liés aux mesures pour lutter contre la pandémie de COVID-19 sont apparus soudainement futiles au regard de l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui allait prendre le relais dans l’actualité jusqu’à l’été et les feux de forêt, les inondations et les tornades qui occuperont alors l’espace du visible global depuis la lunette qu’offrent les écrans lumineux du mainstream occidental. La cause anti-masque/anti-vaxx est ainsi désormais sans objet et sans avenir prévisible, et l’éclipse médiatique du mouvement, dans l’ombre d’une potentielle troisième guerre mondiale et de la menace planante d’une catastrophe climatique, est presque totale. Pourtant, dans les mois qui ont suivi l’occupation de la capitale fédérale par les camionneurs-militants, les plus endurcis des manifestants pour la « liberté », aussi récalcitrants que les idées qu’ils défendent, sont restés embusqués dans les environs d’Ottawa, recevant régulièrement des ravitaillements en biscuits et en diesel de la part de leurs partisans regroupés sous la bannière brutale du « Fuck Trudeau ». Et alors que les vapeurs d’essence se sont dissipées, l’affrontement (disgracieux sous plusieurs angles) s’apaise entre une majorité de la population canadienne qui se soumet en démontrant un zèle excité à la politique vaccinale du gouvernement, et cette minorité bruyante qui s’oppose rageusement au concept même des mesures sanitaires. De manière générale, c’est la thèse du « ras-le-bol légitime » qui s’est imposée chez les analystes comme chez les politiques pour expliquer ce mouvement nord-américain contre les mesures sanitaires. Cette thèse offre aux médias comme aux partis politiques l’occasion de se réclamer d’une position « rassembleuse », qui évite la « division » – les élections et les publicitaires ne sont jamais bien loin, et puis tout un chacun a envie de cultiver de bonnes relations avec celles et ceux qui parmi nos proches ont succombé avec un peu trop de passion aux sirènes que sont les klaxons des camionneurs, et donc de passer outre.

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Or, la notion du « ras-le-bol », qui comporte sa part de vraisemblance, présente l’inconvénient de balayer sous le tapis les aspects les plus troublants de cet épisode politique. Ils présentent un ensemble de symptômes qu’il est cavalier d’ignorer, serait-ce au nom d’un idéal du peuple insurrectionnel qui n’est pas sans appâter une gauche en perte de puissance mobilisatrice. Érica Lagalisse écrit par exemple qu’il ne faut pas un si grand effort d’imagination pour voir comment le narratif complotiste se distingue de celui de la science historique davantage dans la forme que dans le contenu (étant livré, comme il l’est, dans le genre du mythe, qui repose sur la personnification) et donc que ses adhérents pourraient éventuellement se tourner vers une analyse anticapitaliste moins extravagante24. On voudrait le croire, et il est vrai que les mouvements contre les mesures sanitaires en France et en Italie comportent un élément de critique du capitalisme25, mais rien n’est moins sûr pour ce qui est du mouvement nord-américain. Car, au-delà des images divertissantes et certes peu menaçantes de barbus dans des spas gonflables, de drapeaux du Québec ornés du mot « freedomm » [sic] tracé au crayon-feutre, de l’improbable esthétique Mad Max de la manifestation, de clowns politiques qui bravent l’hiver dans leur plus simple appareil pour crier à la dictature, des enfants bourrés de junk food qui campent dans des cabines de semi-remorques dont les moteurs tournent jour et nuit et des souffrances bien réelles des manifestants, faites d’emplois perdus et d’adolescents suicidés,

24.

Érica Lagalisse, Anarchisme occulte. Avec une attention particulière à la conspiration des rois et à la conspiration des peuples, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2022 [2019], p. 126.

25.

Voir « Passe sanitaire, conspirationnisme et luttes sociales. Dans le miroir italien, Un entretien avec Wu Ming », Lundi matin, no 313, novembre 2021, https://lundi.am/La-lutte-contre-lePasse-sanitaire-dans-le-miroir-italien, page consultée le 25 janvier 2023.

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et au-delà de la part de justesse, même emberlificotée, que pouvaient présenter les revendications des manifestant.e.s, je crois qu’il serait téméraire de prétendre, quant à la pensée politique qui s’exprime à travers ce mouvement, ne pas avoir entendu ce que l’on a entendu, de ne pas avoir vu ce que l’on a vu. Remarquons trois choses à propos de la pensée politique qui se déploie dans le mouvement libertarien des camionneurs, sorte de vernaculaire politique de l’ère de la fibre optique, sur lesquelles il faut insister, et qui indiquent quelques lignes de faille et configurations qui risquent de définir les affrontements politiques autant que fictionnels (irrévocable intersection) des prochaines années – sous des cieux autoritaires.

RÉACTION Insistons d’abord sur ceci qu’il s’agit dans ce « Convoi de la liberté » et de la nébuleuse qui l’anime, d’un mouvement qui se présente comme foncièrement réactionnaire. Ainsi que le définit le dictionnaire de la langue commune : « Qui se montre partisan d’un conservatisme étroit ou d’un retour vers un état social ou politique antérieur. » La principale revendication de ce peuple des camions qui s’est rendu visible à l’occasion de la pandémie mondiale de COVID-19 et en écho à l’insurrection du Capitole américain est en effet celle de la restauration. Les gens interrogés devant le parlement canadien, brandissant la feuille d’érable (le symbole qui orne le drapeau canadien qui est devenu un temps symbole mondial de résistance à la gouvernance sanitaire) et se réclament de la constitution canadienne selon eux bafouée, du premier amendement de la constitution américaine, et parfois du Dieu chrétien (on priait beaucoup en groupe, autour des camions), ont abondamment

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signifié leur attachement au statu quo. Ils ont répété, autant comme autant : « On veut retrouver notre vie d’avant. » Les manifestant.e.s se sont baigné.e.s, solidaires, dans les émanations de CO2 pendant trois semaines, ils ont crié sans fléchir leurs espoirs à travers le ronronnement des moteurs et le bruit des klaxons, ils et elles ont orné leurs pick-ups, leurs camionnettes, leurs remorqueuses et leurs voitures de slogans, certains loufoques, certains menaçants. Le camion, qui est peut-être au fond le véritable sujet de la manifestation, est au cœur du mode de vie et de la liberté dont on revendique ici la restauration contre la vaccination obligatoire ou le port du masque dans les espaces publics – symptômes de l’autoritarisme progressiste qui s’abattrait sur la vie « normale », celle de la classe moyenne nord-américaine. « Certaines des valeurs que l’extrême droite associe à la nation, écrit le collectif Zetkin, semblent également présentes au cœur de l’économie fossile, au point que la défense des deux ne forme qu’un seul et même combat, où l’esquive et l’attaque deviennent deux versants d’une même entreprise26. » Et donc cette restauration revendiquée, COVID ou pas, c’est celle qui définit le style de vie occidental blanc de celui et celle qui travaillent, consomment et se propulsent à la gazoline. Or, c’est l’évidence, ce style de vie est devenu parfaitement intenable. Les révoltés du premier monde le savent bien, la misère est d’ailleurs une réalité bien subjective, et ils fourbissent les armes : « On veut notre vie d’avant, et on est prêts à rouler sur ceux qui se trouvent sur notre chemin pour la défendre. » Le peuple des camions défend le monde des camions, la vie par et pour le pétrole, il se défend avec des camions, en brûlant du gaz, et il est sur un pied d’alerte. La menace de la panne d’essence est bien réelle, et qu’on le veuille ou non, tout comme le ras-le-bol qui l’accompagne, elle a de beaux jours devant elle.

26. Collectif Zetkin, op. cit., p. 62.

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DÉSAFFILIATION AUTORITAIRE Dans un rapport récent, les analystes du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation27 ont parlé, à propos du conspirationnisme pandémique au Québec (qui irrigue le mouvement des camionneurs et les autres mobilisations contre les mesures sanitaires), d’un mouvement anti-autoritaire. Les manifestant.e.s ont effectivement emprunté un langage très critique de l’État, taxant le gouvernement (néo)libéral de Justin Trudeau de communiste, évoquant à répétition le régime nazi et le stalinisme, pestant contre l’intrusion de l’État dans la vie privée, et dénonçant un viol de la constitution symptomatique d’un état de dictature. Le slogan « Fuck Trudeau » propose symboliquement, en retour, le viol du premier ministre du Canada. Une très grande méfiance envers l’État et ses institutions, la justice, l’administration publique, et plus largement les élites économiques et politiques « mondiales » s’exprime au sein de cette nébuleuse idéologique – qui est un phénomène par ailleurs international. Plusieurs à gauche comme à droite se réjouissent de ce sursaut populaire contre les élites politiques et économiques du capitalisme global. Il faut cependant rappeler que ces activistes et manifestant.e.s, marchant sous les drapeaux (canadiens, québécois, patriotes ou nazis), prétendent défendre la nation et la constitution, et demeurent convaincu.e.s que les forces de l’ordre, notamment policières, sont secrètement solidaires de leur mouvement. Il a d’ailleurs été dit que la manifestation a été traitée avec une complaisance frappante si on compare le traitement habituel réservé sur le territoire canadien aux occupations, blocus et autres manifestations qui perturbent l’ordre public. Une cinquantaine

27.

Martin Geoffroy et al., Typologie des discours conspirationnistes au Québec pendant la pandémie. Rapport Synthèse, CEFIR, 2022.

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de militaires ou ex-militaires canadiens ont par ailleurs été identifiés parmi les organisateurs et les proches du Convoi de la liberté. Sur l’une des innombrables photographies parues dans la presse, on pouvait voir un manifestant en voiture tenant une pancarte à bout de bras sur laquelle était inscrit : « néo-anarchie » – la nouveauté, on peut l’imaginer, correspond à ce désir de pouvoir qui est distinctement exprimé par la foule camionneuse – on veut le beurre et l’argent du beurre et, métaphoriquement à tout le moins, le cul du premier ministre aussi. C’est une revendication de privilège, un désir d’État, et non, comme certains veulent le croire, une révolte des classes populaires : L’engagement loyal envers l’ordre dominant a d’autres fondations que la classe. Les riches davantage que les pauvres, mais les hommes davantage que les femmes et les Blancs davantage que les non-Blancs se rallient au pôle négationniste, ce qui trouve une explication naturelle dans le fait qu’ils sont les premiers bénéficiaires du statu quo28. Les fervents de la « liberté », qui, dans les coulisses que sont les chambres d’écho qu’ils fréquentent, aiment bien annoncer dans leurs diatribes conspirationnistes, que « des têtes vont rouler », qui attendent avec fébrilité ce jour selon eux très proche où les élites corrompues vont se voir passer les menottes, ne s’opposent pas au principe d’autorité, bien au contraire : ils rêvent, selon les lignes d’une fabulation juridique plutôt approximative, de déposer par la force un gouvernement élu pour le remplacer par un gouvernement d’exception – qui rétablirait le règne de la liberté qui est défini par la trajectoire nationale symbolisée par le drapeau et la constitution. Le premier ministre du Canada est d’ailleurs resté caché dans un endroit non précisé pendant les premiers jours du siège de la capitale, accordant beaucoup de crédit à la menace proférée

28. Collectif Zetkin, op. cit., p. 193.

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de s’en prendre à sa personne dans le but de décapiter le gouvernement fédéral par certains des groupes qui ont organisé la manifestation. C’est un théâtre de la cruauté, et les organisations d’extrême droite en ont compris la mécanique. Le Convoi de la liberté n’est pas un mouvement anti-autoritaire. C’est plutôt un mouvement de désaffiliation autoritaire, qui se pare des atours sémantiques de la « vraie » démocratie par le « vrai peuple » tout en fantasmant à plein tube sur le pouvoir, l’armée, les hommes forts et la blanche patrie. Il est avéré que « la désinformation politique contemporaine répond en grande majorité à des objectifs de droite ou d’extrême droite : xénophobie, fermeture des frontières, hostilité à l’égard des personnes de confession musulmane, refus de la transition écologique devant la crise climatique, rejet des mesures sanitaires contre la pandémie, etc.29 ». Ce mouvement a le vent dans les voiles, et il n’a pas attendu la pandémie pour s’installer à demeure dans le discours politique (ni ne disparaîtra comme un virus que l’on aurait efficacement combattu). Il relève d’une incitation explicite à l’action violente pour la restauration de l’âge d’or du capitalisme de consommation et de la morale conservatrice (organisé autour de la famille traditionnelle et de la loi du père) qui lui donnaient sa consistance, et du maintien du suprémacisme blanc qui en forme le soubassement – « notre vie d’avant ».

29.

Philippe de  Grosbois, La  collision des récits. Le  journalisme face à la désinformation, Montréal, Écosociété, 2022, p. 50.

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RÉCITS ALTERNATIFS Qui a une connaissance, une grand-mère ou un cousin enclin à s’adonner aux théories conspirationnistes a eu à subir au fil des dernières années ces abrutissants monologues exposant le plan de réduction de la population mondiale fomenté par Bill Gates, les vaccins qui nous contrôlent à distance à l’aide de puces électroniques, les trouvailles médicales de scientifiques renégats criant à la censure, les cercles pédo-satanistes qui occupent le pouvoir et le Mossad qui les protègent, les ramifications du complot des élites mondialistes, le rôle salvateur du martyr Donald Trump dans le renversement de l’ordre mondial, ou le courage de Poutine dans sa lutte contre les néonazis ukrainiens et par extension la dépravation progressiste de l’Occident. Des récits fantastiques, tramés de faits avérés mais boursouflés, de méfiances justifiées assorties de contreparties abusives, de volontés toutes-puissantes et d’extrapolations, de mensonges opportunistes et d’une mémoire sélective, des histoires auxquelles on adhère non pas parce qu’elles sont vraies, ce n’est pas la question la plus importante, mais parce qu’elles font notre affaire. Des histoires auxquelles on adhère parce qu’elles font quelque chose. On peut en rire, car il y va d’une mythologique plutôt que d’une critique (il s’agit, dans tous les cas, d’une caricature de ce que serait une critique opératoire des rapports de pouvoir dans les sociétés techno-capitalistes en crise desquelles nous sommes captifs) – reste que, toujours selon le rapport du CEFIR, ce sont les jeunes qui sont le plus susceptibles d’adhérer à ces théories et aux postures politiques qui en découlent. Et reste qu’une portion difficilement chiffrable, mais considérable de la masse qui s’est mobilisée derrière les camions carbure à la « vérité alternative ». Plusieurs entrepreneurs politiques l’ont bien compris, et ont arrimé leurs machines plébiscitaires ou électorales à ce mouvement

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– celui qui a été élu chef du Parti conservateur du Canada en 2022, et qui sera le candidat le plus sérieux pour remplacer Justin Trudeau au poste de premier ministre dans un futur proche, a explicitement et décidément emprunté le véhicule du Convoi de la liberté pour remplumer et rajeunir le membership de son parti ouvertement pro-pétrole et hypocritement anti-avortement. Au Québec, le très petit parti sans députation qui s’est ouvertement lié aux revendications pour la « liberté » est devenu un joueur remarqué des élections québécoises en récoltant autour de 13 % d’appui. Ce mouvement a du tirant politique, et il se loge résolument à droite, quoi qu’on veuille à gauche faire dire à cette mobilisation. Les attroupements anti-vaxx qui sont entrés démasqués dans le centre d’achat du centre-ville d’Ottawa alors paralysé par les semi-remorques alignées dans les rues jouxtant le parlement fédéral ne revendiquaient pas seulement leur liberté de mouvement et leur liberté de choix. Il ne s’agit pas simplement là de l’expression d’un « ras-le-bol », d’un rejet légitime d’une exploitation intenable, ou d’une impatience qui s’est chargée d’elle-même et qui a fini par exploser. Cela certes, mais pas que. Les démasqués ont voulu activer une réalité alternative, minutieusement élaborée, partagée en un corpus efficace de chaînes discursives qui circulent à grande vitesse entre les plateaux d’expression-communication qui font le paysage médiatique et politique nord-américain, dans laquelle la pandémie est une arnaque fomentée par ce qu’ils appellent, en symbiose avec quelques agitateurs adulés qui essaiment parmi eux, le nouvel ordre mondial. On peut certes prêter sinon l’oreille à ce discours, du moins l’accueillir comme symptôme d’une révolte contre l’état du monde dont les classes moyennes occidentales, d’ailleurs, n’ont pas le monopole. Comme le suggère avec perspicacité Philippe de Grosbois : Lorsqu’on se demande comment des individus peuvent croire aux récits de QAnon ou aux théories selon lesquelles la Terre est plate, on pose selon moi le problème à l’envers :

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il faudrait plutôt se demander pourquoi autant de gens ne croient plus au discours des institutions, y compris celui des médias « établis »30. Il reste que ce récit alternatif de la nouvelle droite, dont la fonction est directement insurrectionnelle, est devenu le fonds de commerce d’un réseau transnational d’entrepreneurs politiques, médiatiques et financiers d’envergure. Il ne concerne la crise sanitaire que de manière accessoire. Plutôt, il s’agit d’un prisme négationniste d’interprétation générale de la réalité politique, très effectif, et il constitue une plateforme à partir de laquelle, dans les années à venir, vont s’élaborer les aventures politiques de ce qui se présente désormais comme une droite révolutionnaire. Cette droite se nourrit directement des crises, seront-elles économiques, sanitaires, culturelles ou environnementales, et le terreau a été préparé de longue haleine par des décennies de néolibéralisme économique et de conservatisme social désinhibé, tissé d’images-affects d’exclusion et de violence acceptable, autant que par l’incurie des dernières décennies dans la gouvernance des puissances accumulées. On peut le constater au Canada comme en Allemagne, en Espagne ou au Brésil : c’est d’une droite bien organisée, mobilisée, et prête à l’action dont il s’agit. À propos du Brésil : … la gauche légaliste insiste encore sur le discours vide des fake-news comme principal responsable de la force de ses ennemis. L’aveuglement ne pourrait pas être plus profond. Elle n’admettra jamais que les seuls qui font encore de la politique au sens fort du terme est l’extrême droite – et une partie des peuples originels, précisément ceux qui s’opposent radicalement à l’État (car, une autre partie croit aux

30.

Philippe de Grosbois, op. cit., p. 20.

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institutions et il existe encore un groupe considérable de bolsonaristes autochtones). Nous devons cesser de sous-estimer l’émergence politique de l’extrême droite, elle est réelle et anti-systémique, elle a une dimension nationale et elle est organique – et elle appartient à une nouvelle vague mondiale de radicalisation d’une extrême droite anti-système et populaire qui s’est déjà réveillée aux États-Unis, Allemagne, Italie, Espagne, Pologne et aussi en France, entre autres endroits. Ils sont descendus dans la rue, ils ont des désirs et de l’imagination. Elle a une force politique parce que, peu importe combien ils sont en fait financés par d’anciens hommes d’affaires et des voyous bolsonaristes, personne ne reste deux mois à camper devant les sièges de l’armée, à brûler des voitures et des bus ou à tirer sur la police simplement parce qu’ils sont financés. Ils ont un projet apocalyptique avec une forte dimension théologique et croient en lui, ils luttent pour cette dystopie disruptive et ne vont pas rendre les armes avant la fin de la guerre. Et nous, que voulons-nous ? Qu’imaginons-nous31 ?

« Il faut donc appréhender les conspirations comme des moyens mis en œuvre par des mouvements politiques toxiques pour ouvrir le champ des possibles32 », écrit encore de Grosbois. Le peuple à la rue demande la dictature au nom de la liberté. Devant le bouillonnement de cette énergie politique volatile et convoitée comme du pétrole, nous reste la

31.

FL, « Élections présidentielles au Brésil 4. Au-delà de Bolsonaro : l’extrême droite insurrectionnelle », Lundi matin, no  364, décembre 2022, https://lundi.am/Elections-presidentiellesau-Bresil-4-4.

32.

Philippe de Grosbois, op. cit., p. 140.

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tâche d’élaborer un projet de société qui ne se résume pas à la défense des murs de la citadelle globale-vaccinale néolibérale et militariste contre les festivaliers à tendance vigilantiste de l’extrême droite. Car tout cela, ensemble, solidaire, fait état d’une manière d’organiser la vie qui n’est plus vivable. C’est à cette réalité, et avec elle aux monstruosités politiques qu’elle engendre que nous faisons face.

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« Silence on coule », Installation (détail), Cooke-Sasseville, 2005. Crédit photo : Cooke-Sasseville.

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The glare is everywhere, and nowhere a shadow33.

COMME DES CHIENS DANS UN JEU DE CRISES Un jour, ils vont faire des chars avec des mini-centrales nucléaires dans le moteur. On va faire sauter la planète ! Moi, c’est sûr que j’vas en avoir un34.

Ma grand-mère est née l’année du krach boursier de 1929. Elle a grandi dans un quartier ouvrier situé le long du fleuve Saint-Laurent, sous le signe d’une épidémie de poliomyélite. Elle en a contracté le bacille à l’âge de deux ans et dix mois. Jeune fille pendant la Seconde Guerre mondiale, et mère de famille pendant la crise des missiles à Cuba, elle a élevé ses enfants à l’époque des abris nucléaires. Les dernières années de sa vie, souffrant de démence et d’Alzheimer, elle a nagé, tel un vieux poisson oublieux, dans les eaux grises de la crise généralisée du système de santé, sous le signe de la grippe tueuse. Pour ma part, je suis née à l’Hôpital de Québec dans les effluves de la crise d’Octobre de 1970, alors que des membres du Front de libération du Québec, inspiré du FLN algérien, ont kidnappé un attaché

33.

Maxime Gorki, « Boredom », The Independent, 8 août 1907.

34. Conversation avec un proche originaire de la Rive-Sud de Québec.

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commercial britannique, et par la suite enlevé un ministre du gouvernement provincial qui a été retrouvé mort dans le coffre d’une voiture. Dans les années 1980, mes parents qui vivaient sur le salaire de mon père ouvrier de la construction ont contracté un prêt hypothécaire à 18 % d’intérêt alors qu’explosait sans que nous nous sentions concernés l’épidémie mondiale de VIH. L’ambiance était à la célébration de l’entreprenariat et on s’habillait en couleurs fluo. Puis il y a eu la crise d’Oka en 1990, la crise du verglas en 1998, la crise des accommodements raisonnables en 2007, la crise américaine des subprimes en 2008. Les rivières sont sorties de leur lit en 2017 et 2018, et se sont succédé les différentes vagues du mouvement #MeToo, la crise des opioïdes, la résistance en appui aux chefs wet’suwet’en opposés au projet de gazoduc sur leurs territoires traditionnels. Il y a encore peu de temps, j’étais confinée à la maison, traversant une énième vague de COVID-19, le Capitole américain essuyait les attaques de hordes d’extrême droite excitées par Donald Trump, la capitale du Canada était assiégée par une manifestation de camions anti-vaccin, et les partisans de Bolsonaro montaient sur Brasília pour contester l’élection de Lula et saccager la place des Trois Pouvoirs. La succession des crises marque le périmètre et le sens du monde. C’est un ciel astrologique – où des forces obscures agitent la petite aiguille de nos existences, qui oscille entre la vie et la survie : les événements qui font crise constituent autant de sites opératoires – un paysage, un rythme collectif – qui requièrent les forces mobilisées de toutes les fonctions de la société. C’est que la crise est à la fois le prétexte et le carburant de la mobilisation totale, qui est la structure obligatoire du vivre-ensemble à l’ère techno-capitaliste. Elle est le cœur d’un processus de réélaboration permanente des dispositifs de contrôle étendus et approfondis qui organisent nos vies. L’État (et donc sa réalité même, sa légitimité) s’actualise de fait par un travail perpétuel de gestion de crises : éviter que les choses tournent mal, selon la situation susciter le désordre ou rétablir l’ordre,

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assurer ou à tout le moins prétendre assurer la sécurité des populations comprises comme des ensembles statistiques, et faire en sorte que ces populations, différenciées et fonctionnelles, exclues au besoin, demeurent productives. La crise et sa résorption incarnent l’espace-temps par excellence de l’art biopolitique, et concentre tout ce que les électeur.trice.s des démocraties occidentales demandent en fin de compte à leurs gouvernements : maintenir à flot un ordre socioéconomique et culturel qui paraît souhaitable, car il les favorise, mais qui semble surtout sans alternative.

CE QUE LE NORMAL EST À LA CRISE Les crises qui ont ponctué nos existences ont certes marqué nos esprits, et elles ont parfois donné leur nom à nos trajectoires. Mais ma grandmère, sauf dans le très grand âge nostalgique, ne parlait jamais de la polio qui lui a laissé une patte raide et vermoulue par l’arthrose, et moi, dans l’attente statistique d’un quelconque cancer, gérant à peu près mes dérèglements hormonaux, je n’ai jamais perdu une nuit de sommeil à la pensée de la sixième extinction de masse en cours. Sous le ciel de la crise, ce sont plutôt la souveraineté du quotidien, les embûches ordinaires et les petits rêves réalisés qui ont donné leur texture à nos vies. Pour les populations blanches ouvrières issues du miracle nord-américain de l’après-guerre dont je suis issue, la vie dans l’horizon de la crise est cette vie que l’on qualifie de « normale », comme dans l’expression devenue quotidienne dans le cadre de la pandémie mondiale de COVID-19 du « retour à la normale ». C’est aussi cette vie que l’on qualifie de « moyenne », comme dans l’expression imprécise de « classe moyenne », qui a gommé les luttes de classe au profit d’une norme économique, sociale et culturelle aussi floue qu’impérative.

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La vie normale-moyenne est faite de trois repas par jour, vécue dans des transports motorisés, sous les fils électriques et les bannières commerciales, au son de la radio, devant la télévision, ploguée sur Internet. C’est une vie de travail, de chantier, de shoppe, de boutique, de garderie, de bureau, de travail autonome, de centres d’achats, de programmes de requalification, de voyages, de barbecues, d’études réussies et lâchées, de grimpage et de dégringolage d’échelons, de brosses à Noël, de soirées commanditées par Molson ou par Netflix. C’est un quotidien qui se tient proche de l’hôpital, même débordé, et de la police, même détestée, qui baisse la tête et qui s’efface pour éviter les problèmes, qui s’assure de se terrer bien en dessous des mouvements de capitaux et des manœuvres des avions de chasse, vaguement respectueux de ce pandémonium qui s’organise de manière fantasque et insaisissable au-dessus de nos têtes. Ma grand-mère et moi, on a flushé dans la toilette du folklore l’Église et son petit théâtre de la Sainte-Famille, on a cherché des jobs et des diplômes avec un pragmatisme forcené, on a embrassé non sans hargne ce sort d’être nées femmes dans une quelconque jungle patriarcale périphérique, on a porté au cœur la détestation atavique des Anglais qui ont brûlé la Côte-du-Sud de nos ancêtres et qui ont humilié nos pères au chantier maritime, on a voulu, crisse oui, avoir du fonne, cela d’autant que les pater familias autoritaires et leurs cadets aux mains baladeuses commencent enfin à prendre leur trou. Pour les populations euro-américaines mobilisées par le capital, le normal et le moyen, c’est ce temps béni qui se déroule entre les crises. C’est l’entre-crise et la sous-crise, le « pourvu que ça dure », sachant que l’orage n’est jamais loin, sachant qu’il y en a des bien plus mal pris que nous. C’est le « temps d’une paix », qui concentre tous les espoirs : l’argent qui rentre, la santé, de beaux loisirs, du sexe, des couchers de soleil, la « paix dans le pote ». Le normal, le moyen, ça signifie que la crise, qui toujours rôde, qui n’importe quand pourrait nous tomber dessus, qui souvent tombe sur les autres, se fait oublier. Et alors on se dit, bravache, que tout ça, « ça nous passe cent pieds par-dessus la tête ».

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BERCEUSES POUR L’APRÈS-GUERRE Tu peux tout découvrir sur l’Internet35.

Mon grand-père était une avant-garde canadienne-française : pêcheur assidu et manieur d’armes à feu respecté, lecteur inspiré des Évangiles et collectionneur de cartes topographiques. Conscrit en 1942, instructeur de tir, il a tenu un poste de télégraphie dans la cave de la maison familiale, grâce auquel il communiquait avec des télégraphes amateurs partout en Amérique du Nord. Au début des années 1950, il a obtenu par correspondance un diplôme de teletronician dans un institut privé de Washington, D.C., et il est devenu réparateur et vendeur de radios et de télévisions. C’est peu dire que tous autant que nous sommes avons vécu nos vies en symbiose avec ces appareils de télétransmission. Par la magie des ondes hertziennes, nous avons eu accès à un système de téléguidage de masse stupéfiant, qui nous a permis de nous orienter dans l’unidirectionnel chaotique moderne qui est notre lot et héritage. Nous en avions soif – le monde dans notre salon, du monde plus beau et plus fin que la famille élargie. Les images-sons télétransmis remplaçaient avantageusement le monde de la contiguïté, hérissé de tâches peu glorieuses, de contraintes, de boulevards, de bruits de machines, de nourriture en boîte, de restes de folklore. Les « programmes » familiers nous plaçaient dans une sorte de topologie psychotique, où les yeux et les oreilles sont liés mystérieusement à des machines qui donnent des instructions secrètes et impératives. Que ce soit par le biais de l’information livrée en paquet standardisé-nationalisé ou celui de la fiction locale ou américaine, la

35. Conversation avec un proche originaire de la Rive-Nord de Montréal.

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tévé nous a parlé des victoires de « l’homme sur la nature », elle nous a raconté la théologie de la domination de l’Occident sur le reste du monde, elle a mis en scène cet entrelacs du normal et du moyen que nous vénérions, elle a narré, autant comme autant, l’amour et la nation au temps de la crise. Cette mise en récit nous plaisait, elle donnait une texture lisse au temps du monde autrement stupéfiant. Avec la radio et la télévision, nous avons pu goûter au sublime en grand format et en boucle de rétroaction. Nous avons été les témoins muets du « mondial » en technicolor : dictatures, famines, fièvres mortelles, émeutes, guerres – proche et lointain en même temps, mal polymorphe qui nous rasait la tête, mais qui nous épargnait miraculeusement. Je me rappelle avoir vu, tout juste avant l’âge de raison, qui se mêlait au reste, les documentaires de la BBC qui révélaient les camps de la mort diffusés sur Radio-Québec. Je  me rappelle la fiction ingurgitée, tramée de catastrophes naturelles ou futuristes, de cimetières hantés, morts-vivants, lézards conquérants, fuites intersidérales. Et les répertoires de criminels dangereux, pédophiles, femmes maniaques, menstruations sataniques, ribambelle qui nous a animés de frissons cathartiques, qui s’est mêlée à la matière onirique de nos vies, autant de figures capitonnées au sentiment vague d’anticipation qui en quelque point habite le normal et le moyen. Les récits n’argumentent pas, écrit Byung-Chul Han. Ils tentent de plaire et de ravir. C’est ce qui fonde leur grande efficacité. Les formes narratives de divertissement des mass media contribuent à la stabilisation de la société en habitualisant les normes morales, en les consolidant ainsi pour qu’elles deviennent des penchants, du quotidien, l’évidence du C’est comme ça qui n’appelle aucun jugement ni aucune autre réflexion supplémentaire36.

36.

Byung-Chul Han, Amusez-vous bien ! Du bon divertissement, Paris, PUF, 2019, p. 105.

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C’est dans la matrice électrique que de très grandes entités populationnelles peuvent dans l’entre-personnel métaboliser une expérience commune. La télétransmission est la preuve qu’il y a un monde au-dessus de nos têtes, un monde qui fonctionne tout seul, tout comme le prouvaient les cartes postales envoyées à mon grand-père dans la vallée du Saint-Laurent par des télégraphes amateurs de l’Oregon, de l’Alaska ou du Texas, et comme le prouvent aujourd’hui les milliards de posts publiés chaque jour sur les réseaux sociaux. Tout gouvernement est incidemment une boîte d’images-sons, et se produit à la manière d’une téléréalité. Les Adolf Hitler (qui assurait lui-même l’aspect technique de sa mise en scène devant les foules), les Silvio Berlusconi (dont l’empire médiatique est arrivé un temps à tenir lieu d’espace public) et les Donald Trump (passé directement du plateau de The Apprentice à la Maison-Blanche) ne sont que les figures de proue de cette modification en profondeur, qui affecte l’ensemble de la vie politique des peuples de l’électricité.

À FORCE D’ILLUSION Le normal-moyen était ce à quoi nous pouvions et voulions aspirer. Nous ne cherchions pas à comprendre comment ça marchait, pas plus que ça, et encore moins pour se rendre malheureux avec des questions sans réponse. Nous avions d’ailleurs de notre propre aveu si peu de pouvoir. L’ancêtre analphabète nous soufflait dans le cou, et nous ne cherchions à vrai dire qu’à comprendre ce qu’il fallait pour gérer avantageusement nos petites affaires. Nous soupçonnions notre monde fragile, mais nous ne pouvions pas en imaginer un autre, sinon le même en moins pire.

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Nous entretenions et étions entretenus dans l’idée que nous allions peut-être, sûrement, être luckeux. Nous ne pensions jamais au fait qu’il n’y a ni dieu ni diable au volant du bolide fougueux de la civilisation. Parce qu’il y a toujours un horizon au bout duquel, dans la poussière et le bruit, quelques bornes lumineuses clignotent, un espace-temps dans lequel se projeter, faire un pit stop, s’acheter une balayeuse, manger des sushis ; parce qu’il y a le progrès qui n’a pas arrêté de nous surprendre, et qui a gâté les plus modestes d’entre nous, qui a éradiqué les maladies contagieuses, qui a livré dans nos maisons des machines à laver automatiques, des thermopompes, des téléphones intelligents et du magasinage en ligne. Les crises se présentaient comme des stations sur un chemin de croix au long duquel il est possible de se payer des vacances en famille, faire des études, avoir une belle retraite, se mirer dans des écrans, brûler du gaz en son nom personnel – une Floride à soi. Nous avons congédié les curés, mais prudemment, couardement, bien emmitouflés dans la Providence : « Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? » reste d’ailleurs la question qui conclut souvent les conversations politiques dans les chaumières normales-moyennes. Nous les travaillant.e.s, les privilégié.e.s sans titres, avons pris part à l’histoire humaine en tant que masse consommatrice, et telle que cette histoire nous a été, longtemps à notre satisfaction, narrée par les organes de télécommunication de la cité électrique. Nous avons fait nôtre la proposition néo-impériale – y en avait-il d’autres ? On a dit : « Je m’en fous comme de l’an quarante. »

À propos de la crise environnementale, ma grand-mère une fois m’a dit, alors qu’elle avait dans les 70 ans et moi dans les 30 : « On ne savait pas, que ça allait virer comme ça. Pour nous, le progrès, c’était juste merveilleux. »

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UN VIRAGE PSYCHOTRONIQUE J’ai vu du monde qui voulait casser des policiers. Pis à quelque part, tout le monde veut se battre, tout le monde dit que le système est pourri, mais… Je regarde le monde, des fois je me dis que crisse, on sait même pas c’est qui qui mène le monde, ostie. Pis si on savait qui c’est qui mène le monde [cris indistincts de la foule]… oui, mais si on avait leurs noms, si on avait juste les noms de tous ceux qui mènent le monde, leurs noms de famille, où c’est qu’y restent. Imaginez le pouvoir qu’on aurait sur eux, la pression qu’on pourrait leur mettre. J’sais pas, me semble que la solution est là, là. Faut juste savoir c’est qui qui mène le monde37 !

Ma grand-mère a toujours été convaincue que les politiciens, hormis quelques exceptions célébrées, étaient des voleurs. Toute sa vie, elle a tenu pour vérité cette monnaie courante qui veut que loin sur l’Aréopage, dans les clubs privés, dans les rencontres internationales, sévissent des crosseurs professionnels qui s’en mettent plein les poches en nous faisant de belles façons au journal télévisé. Dans les années 1980, la méfiance est devenue en Occident un programme politique à l’avenant : détestation de toute intervention de l’État dans la société, inquiétudes vives autour de la dette publique, approche répressive de la justice, déréglementation du commerce. Deux générations de gouvernements comptables, de désinvestissement

37.

Discours improvisé tenu par un jeune altermondialiste à l’occasion d’un micro-ouvert lors des manifestations contre le Sommet des Amériques à Québec en 2001.

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dans les programmes sociaux, de licenciements massifs, et en toile de fond la stigmatisation de minorités jugées profiteuses de l’État. La vie enchantée de l’entre-crise semble être la proie de monstres bien connus : envahisseurs et parasites, étrangers affamés, immigrants illégaux, criminels impunis, racisés enragés, trans, artistes, robots idéologiques, révolutionnaires attardés, pauvres, Jokers, et tutti quanti. Ma génération, la X, balisée par le No future d’un bord et le Fuck toutte de l’autre, a hérité d’un mood politique plutôt réactif. Elle s’est résignée souvent avec amertume à faire sa vie avec les miettes du baby-boom. Elle a été éduquée par hasard, mais gratuitement par des profs revenus de tout, d’anciens maos qui enseignaient Manufacturing Consent de Noam Chomsky et L’ère du vide de Gilles Lipovetsky entre deux dépressions politiques et un référendum volé sur la souveraineté du Québec. Les gens de mon âge, toutes classes confondues, croient assez peu, me semble-t-il, à la possibilité de changer les choses – pas en connaissance de cause, mais par programmation de base. La paranoïa politique de ma grand-mère s’est empirée avec l’aggravation de ses symptômes d’Alzheimer : en 2018, alors que les médias québécois ont commencé à s’affoler à propos des possibles « effets » de l’arrivée de réfugié.e.s qui entrent au Canada par le chemin Roxham, elle hallucinait des immigrant.e.s qui entraient dans son appartement et qui se servaient dans la cuisine. Philippe de Grosbois sur le « ressenti » de l’électorat américain : Trump est parvenu à présenter l’image d’une personne en phase avec le ressenti de nombreux Étatsuniens. D’ailleurs, durant la campagne présidentielle de 2016, Trump a repris à son compte les critiques formulées par la gauche sur l’invasion de l’Irak et sur les accords de libre-échange adoptés à l’ère néolibérale. Mais surtout, il a donné un nouveau souffle au discours retors […] voulant que ce soient les groupes les plus marginalisés de la société (immigrant.e.s et minorités sexuelles, notamment) qui sont en fait les véritables maîtres

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du système ; du coup, il a libéré des forces brutalement misogynes et racistes. La réussite de Trump n’a pas été de faire croire à ce qu’il dit, mais de donner implicitement la permission de frapper sur plus vulnérable que soi38. On revisite alors ce vieux rêve d’une poigne de fer, un homme riche ou rusé, qui va mettre de l’ordre dans la maison, un Batman, un roi Cyrus, un bully, quelqu’un, un qui-dit-tout-haut-ce-que-tout-le-mondepense-tout-bas, un gars comique de préférence – la liste est longue, et le roman de la personnalité autoritaire a de beaux jours devant lui.

LE « NOUVEAU NORMAL » À l’occasion de la pandémie de COVID-19 qui a sévi à partir du printemps 2020, les peuples électriques se sont retrouvés enfermés dans leur logis, reliés au reste du monde par le cordon ombilical de la fibre optique, en télétravail ou au chômage, seuls ou encombrés de leur marmaille adoratrice d’écrans et abandonnée à ceux-ci. Les âgé.e.s, les malades, les abandonné.e.s sont confiné.e.s dans des maisons de soin, des prisons, des centres jeunesse et des urgences surpeuplées, et en marge, les gens meurent seuls, on les incinère sans cérémonie. Le marché immobilier explose, visites masquées et surenchère hypothécaire pour un petit carré de verdure, tandis que le marché de l’emploi se ratatine par le bas, et que les travailleuses de la santé, réquisitionnées, se démènent aux côtés des militaires. Les petits commerces rendent les armes pendant que les grosses chaînes caracolent sur des

38.

Philippe de Grosbois, op. cit., p. 138-139.

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sommets boursiers. L’économie fait le grand écart entre les riches et les pauvres, et partout devant les commerces on attend en ligne, comme dans la propagande antisoviétique de mon enfance. Trois décennies de désinvestissement dans les services sociaux nous bottent le cul, alors que les subsides gouvernementaux, mystérieusement inexistants il y a encore quelques mois, s’acheminent en masse pour éviter que le capitalisme ne se casse en deux. On a le sentiment que ça chie, et pour preuve : les gens se ruent sur les stocks de papier toilette et les lingettes désinfectantes engorgent les systèmes d’évacuation des eaux usées, ce qui a provoqué des reflux dans les maisons à Sainte-Julie, à Sherbrooke et à Repentigny. Qu’à cela ne tienne, on va appeler ça le « nouveau normal », et on se « réinvente », et on est « résilients ». Mais quelque chose craque, l’illusion s’effrite. La temporalité progressiste, qui menait directement au paradis de la consommation de masse écervelée, où la science et la technologie allaient tout arranger pendant que nous étions occupés à publier des selfies à Barcelone et à rire en regardant les derniers épisodes de « The Donald » à la MaisonBlanche, se désagrège. Comme si la Terre avait fait irruption dans la forêt des écrans et ravissait brutalement au normal-moyen le luxe qu’il s’était payé depuis 70 ans de se câlisser des effets de cette manière de vivre, ne voyant pas la stérilité poignante des paysages industriels qui bordent les villes, se rassurant en se disant que le gaz n’a pas d’odeur, achetant des jeux vidéo aux enfants, payant à crédit avec des cartes à puce.

J’aime croire que ma grand-mère, qui encore récemment passait dix heures par jour devant un écran géant où défilaient les nouvelles en continu sur LCN, a volontairement perdu la boule quelque part en 2018 – elle est partie prendre l’air. Incidemment, quand je lui demandais où elle était, quand elle était confuse, elle répondait souvent : « En Floride, je pense. »

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ÉPISTÉMOLOGIE DE L’IMPUISSANCE Le Plan continue de se dérouler exactement comme prévu ! Et il nous dirige de toute évidence vers la solution militaire, qui a de toute façon toujours été LA SEULE VRAIE SOLUTION pour pouvoir réellement arrêter et juger UN IMMENSE RÉSEAU MONDIAL de criminels [autrefois] ultra-puissants, formant l’État profond international, et responsable d’une quantité de mal et d’horreurs tout simplement incalculable39 !

On sent une légère panique, et on peut le comprendre : les lieux de vie que nous avons en partage n’indiquent aucune voie de sortie, sinon des sorties d’autoroutes qui mènent à des entrepôts placés au milieu de terrains vagues où l’on peut acheter des appareils électroniques et des voitures, et où l’on peut empiler des déchets industriels aux couleurs de chaînes de fast food. Où se trouve donc le mode d’emploi de ce monde délabré ? Où sommes-nous, et avec qui ? La boussole frétille. Des pétitions circulent pour s’opposer aux chemtrails qui seraient cause des changements climatiques. On s’explique entre voisins, dans les campagnes lointaines, que Microsoft compte nous implanter par le biais d’un vaccin une puce électronique reliée à la 5G pour nous contrôler à distance. Des youtubeuses d’âge mûr tirent la civilisation au tarot, racontent que l’État profond va bouleverser nos vies au cours de l’année qui vient. Des patriotes pro-armes se préparent à passer à l’action. Des manifestations antimasques se tiennent devant les parlements et annoncent l’ère du Verseau. Les QDrops de QAnon sont traduites au Québec au profit de la France, import-export de mythologies fascisantes,

39.

Lu sur une page Facebook, rédigé par un Montréalais installé dans les Laurentides.

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et par le monde on se redit la parabole de l’élection volée. Les preppers et les survivalistes ont la pêche, les ultra-riches se construisent des bunkers dans des îles privées, et tout le monde a un beau-frère conspirationniste. C’est le retour du refoulé, et c’est un cauchemar. Tout à coup, drette là, on ne veut pas « comprendre », c’est trop long de chercher à comprendre, ça n’a d’ailleurs jamais intéressé grand monde, et puis ce n’est plus le moment, parce que le monde normal, la classe moyenne, et avec eux nos certitudes piquent du nez. On veut avoir des réponses. Tout de suite, ça presse.

LE CARNAVAL DES REPÈRES PERDUS Des milliers de ressortissants du normal-moyen cassent leurs écrans géants en direct sur les médias sociaux. Ils sortent de la télé pour entrer dans l’ère Internet. Assis dans son pick-up, campé dans son sous-sol, attablé dans la cuisine, le transfiguré du techno-capitalisme traverse l’écran dans l’autre sens, il passe à la fiction : on va se faire des nouvelles entre nous. On a assez ri de nous autres. « La contre-culture est à droite », me lance un jeune ami qui baigne dans le gaz politique ambiant. Une panoplie de démons mineurs entre en scène : aspirants, imitateurs, gonflés de l’Internet, extrémistes, intellectuels autoproclamés, actrices au chômage, désœuvrées pandémiques. Personnages composites, à la fois chroniqueurs, savants et réactionnaires, aventuriers de la vérité alternative, on crie en chœur : « Ils nous jouent dans la tête ! Ils nous mentent ! C’est écœurant ! » On crie au scandale, on se fend de commérages, on fantasme à mort sur le pouvoir, on offre un crisse de bon spectacle. « On va vous les donner, nous autres, les réponses ! » Quitte à les inventer, car comme a dit l’un deux : « Vaut mieux de la mauvaise information que pas d’information pantoute. »

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Chacun y va de sa théorie politique, où le pouvoir est réifié, omnipotent et omniscient, incroyablement malicieux. Le monde normal-moyen s’empiffre de croustillantes histoires de conspiration, se croyant pourceau aux perles. Et ceux qui mettent en doute l’or du Canada que sont les théories du complot seront qualifiés de menteurs, de « merdias », de prêtres pédosatanistes, d’endormis… On se crie par la tête, sûrs et certains de la fin du monde : « Réveillez-vous ! » Un nouveau vernaculaire numérique se met en place, sorte de protestantisme déjanté. Il sans titre et incroyablement lisse. Il découle de ce que l’on découvre, après tant d’indifférence et après avoir été l’objet de tant de négligence, que le récit qui a bercé nos illusions depuis les deux guerres mondiales ne fonctionne plus. « Fake news ! » est un affect politique : il signifie que notre monde s’écroule et que l’on refuse catégoriquement que ça nous arrive. C’est aussi une confession : nous avons cru aux berceuses mass-médiatiques modernes, et nous avons cru que la Providence suffirait à nous maintenir à flot dans l’horizon sublime de la crise. On se croyait luckeux, et on s’est fait fourrer. L’intelligence de la crise se heurte à une crise de l’intelligence. Nous voyons notre propre reflet dans l’écran, en loop, en combo, en direct, et il faut bien dire quelque chose, mais tout ce qui nous sort de la bouche sonne creux.

POLITIQUE DE LA CONSPIRATION Il circule dans la marre symbolique globale de nouveaux agrégats idéologiques qui font crier haut et fort au totalitarisme, à la tyrannie, à l’attaque fatale contre le mode de vie normal-moyen. Les élites veulent nous tuer – certains diront que l’analyse est courte, mais pas dénuée d’intérêt.

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On exige en conséquence, tout de suite et maintenant, que quelqu’un reprenne le contrôle du train de l’Occident qui a été détourné par les forces du mal. À la pointe du fusil, s’il le faut. Le grand fantasme conspirationniste est celui du hijacking, du renversement du pouvoir par un outsider miraculeux, de la chute brutale du « système » pour cause de corruption infinie, d’insurrection : l’Apocalypse sans le Bon Dieu. Les animateurs de cet insurrectionnisme, tout d’un coup, sans n’y avoir jamais pensé de leur vie, veulent savoir qui sont les maîtres du monde, les milliardaires-pédophiles qui nous gouvernent en secret (Epstein et les Clinton et autres buveurs de sang d’enfants), ceux qui tirent les ficelles et décident de notre sort derrière des portes closes (George Soros ou le Forum économique mondial). Ils veulent « faire tomber » tout ce qui grouille et qui accrédite et soutient le « système », le politiquement correct, Joe Biden, Justin Trudeau, les lobbies 2SLGBTQIA+, le mensonge climatique, big pharma, et ils maudissent tous ces « moutons » qui se laissent injecter le vaccin contre la COVID. Le talon d’Achille des normaux-moyens aura été de croire dur comme fer aux hiérarchies, aux puissances cachées, à la nécessité d’un pouvoir transcendant – comment, sinon, demande-t-on en suivant les lignes d’une orthodoxie blastée, un tel monde pourrait-il exister ? Et ces nouveaux patriotes se mettent en marche, milice dégarnie, alignée-virtuelle derrière quelques fortes têtes, posts en lettres majuscules et lambeaux théologiques. Ils empoignent des outils rudimentaires, à portée de main, un téléphone intelligent, un tarot de Marseille, un reste d’alphabet, une batte de baseball, un sabre japonais, une rumeur, un paysage stérile, un semi-remorque et un parking, un chapeau avec des cornes, un maillot de soccer, le droit de gâcher sa vie, pour tenter de marcher à rebours d’une dépossession qui est réelle, mais qui n’arrive pas à se nommer de manière émancipatrice. Au « Ça va bien aller » de la béatitude biopolitique normalemoyenne, les patriotes de la réaction opposent, en parfaite conformité avec l’époque, un « On va tous mourir de toute façon ».

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Cet expressionnisme de l’impuissance nous renvoie à une réalité commune peuplée d’archétypes hollywoodiens, criblée de routines relationnelles paranoïdes, hantée d’une kyrielle de tentations autoritaires, tant intimes que politiques, où l’opportunisme pervers-polymorphe y est érigé en morale universelle : le chacun pour soi est le salut de tous. Il faut bien admettre que le conspirationnisme procède de la couture d’un monde partagé, condition d’un devenir-statistique de l’humanité dans l’horizon indéchiffrable de la crise. Une humanité qui a en partage cette tâche impossible de faire communauté en tant que masse mobilisée (et démobilisée, et endettée, et incarcérée, et exterminée) par l’entreprise anonyme et pourtant guerrière et écocide d’accumulation de valeur sous la forme de capital. Les bras ballants ou les mains tendues, agrégés le gaz au fond, humiliés ou successful, l’écran éclaire sans ombre aucune chacune de nos petites faces inquiètes sous cette bannière de « la mort de toute façon » : qui dit mieux ? recommencer à travers les effondrements chien (ou macaque) + ruisseau ici à Monréel vie érémitique comme au Moyen Âge saine Trinité lire-prier (musiques) – écrire vélo-ruminer le matin Rhésus fait des rêves à la Welles ou Tarkovski parfois terribles… si vifs gratis pas de Netflix40

40.

Robert Hébert, philosophe du quartier Villeray à Montréal, correspondance personnelle, automne 2020.

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Les images de Trump sont les signes de sa « présence réelle » parmi nous comme président des États-Unis, et non une nébuleuse de symboles qui hanteraient nos esprits et qu’une prise de conscience, plus ou moins velléitaire, parviendrait à dissiper41. Les images de rêve pourraient ainsi aider à comprendre la structure d’une réalité sur le point de se transformer en cauchemar42.

SATISFAIRE J’habite un loft de la région de Washington, D.C., avec mon amoureuse. Nous nous préparons à recevoir Donald Trump, qui a annoncé sa visite. Je suis fébrile. Je fais le ménage de l’appartement, on prépare des plats, je veux que tout soit parfait, je veux que Donald Trump se sente bien accueilli. J’ai peur de lui, et je ne veux pas le mettre en colère. Il entre dans l’appartement, il capte toute mon attention, il est le centre d’attraction. Je suis à son service, je l’invite à s’assoir sur le sofa, je lui propose à boire et à manger. Je suis totalement dédiée à son confort mental et physique. Il ne doit pas se fâcher, il doit être content. À un certain moment, pour lui plaire, je lui offre une portée de petits chatons qui surgissent et débordent de mes bras.

41.

Dork Zabunyan, Fictions de Trump, Cherbourg-en-Cotentin, Le point du jour, 2020, p. 16.

42. Charlotte Béradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot et Rivages, 2004 [1981], p. 51.

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UTILISER Je fais partie d’un comité d’embauche à l’Institut d’études féministes et de genre où je travaille. Le poste est destiné à un spécialiste francophone des études queer. Parmi les candidats, des hommes français, dont je suis convaincue que l’un deux décrochera le poste, parce qu’ils répondent à sa description et parce que ce sont des hommes français. Je me sens menacée. On va donner mes cours à ce nouveau professeur, il va prendre ma place. Je veux utiliser mon influence dans le comité pour éviter cette embauche. Je m’en confie à Donald Trump lors d’une rencontre que j’ai sollicitée auprès de lui. Je lui parle comme à un père. Je lui expose la situation – j’espère qu’il interviendra en ma faveur. Je me sens coupable d’un tel désir, qui est celui de dominer, de protéger ma place, de jouer du coude. Mais j’estime que je n’ai pas le choix ou, dans tous les cas, malgré ma culpabilité, j’entends bien faire ce qu’il faut pour protéger ma place.

RUSER Je suis avec une ancienne directrice de l’Institut d’études féministes et de genre. Nous sommes reçues en tant que visiteuses dans un appartement luxueux d’un édifice en hauteur (la Trump Tower ?). Nous avons avec nous quelques bagages, et nous semblons donc y être installées pour un temps. Nous flânons et discutons, des gens sont là, des hommes plutôt jeunes, qui vont et viennent entre les pièces. Nous sommes laissées à nous-mêmes. Nous découvrons graduellement la raison de notre présence dans cet appartement, que nous ignorions jusqu’alors. Dans une pièce

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adjacente à celle où nous gardons nos bagages, on découvre des pratiques d’asservissement, des femmes en cage qui semblent être gardées pour être éventuellement torturées, soumises à des actions dégradantes. Nous réalisons que nous sommes destinées au même sort, mais que cela reste non-dit. Néanmoins, l’ambiance change, et nous réalisons que nous sommes en danger. Je décide de fuir, de profiter du fait que les choses ne sont pas encore claires, et que notre détention prend toujours l’allure d’une simple visite (l’asservissement a encore le visage de la liberté). Je ne trouve pas mon portefeuille, et le temps presse. Je prends un chandail de laine chaud et une couverture, et je chausse des bottes de cuir. Quand un contingent de gens, jeunes, quitte l’appartement pour se procurer des cigarettes, je me faufile nonchalamment parmi eux. Nous sortons de l’appartement, je tente de retenir le numéro sur la porte, les signes de richesse sont partout, les murs sont blancs, les plafonds très hauts. Nous prenons l’ascenseur pour descendre dans la rue. Nous déambulons, c’est la nuit, je cherche un moyen de quitter le groupe, mais je sens qu’on me surveille. Je dois feindre ne pas savoir, démontrer une certaine légèreté. Puis, deux membres du groupe s’attardent, je leur tourne autour, et nous rejoignons le groupe alors qu’il passe sous les échafaudages placés devant une maison en rénovation. Sous ces échafaudages, des dizaines de travailleurs, qui me semblent être des soldats ou des gens réduits au travail forcé, épierrent la fondation de la maison, grugeant avec leurs mains le solage. Nous sommes nombreux, il fait encore plus noir sous les échafaudages, et le groupe progresse rapidement pour dépasser la scène. Je me suis alors mêlée aux travailleurs, remontant avec difficulté le talus adjacent à la maison, n’y parvenant presque pas, manquant de force pendant l’ascension, pour finir par me réfugier dans les bosquets qui bordent l’arrière-cour à partir d’où pouvait commencer mon échappée. Je pense à rejoindre des ami.e.s dans la ville.

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FUIR Je suis pour une raison quelconque dans un aréna avec des centaines, voire des milliers de gens, surtout, me semble-t-il, des jeunes. Je ne suis pas certaine de m’y être rendue par ma propre volonté : je crois que la foule dont je fais partie a été refoulée dans cette enceinte. Les policiers circulent parmi les gens, ils sont jeunes eux aussi, et agressifs. Ils distribuent les coups de manière aléatoire. Ils crient. Puis, rapidement, comme je l’anticipais, ils ferment toutes les portes. Nous sommes enfermés dans cet aréna avec les policiers. La détention qui se met en place semble vouloir durer. Je suis près d’une porte de service au fond de l’aréna, je vois les policiers entrer et sortir. Je me dis que je ne dois pas hésiter, que je dois saisir ma chance de fuir si elle se présente. On commence la distribution de nourriture. Des sandwichs tellement secs – j’ai envie de refuser d’en prendre, puis je décide de ne pas attirer l’attention et de tendre les mains vers le sandwich que le policier me propose. Mon sandwich en main, je vois que la porte est ouverte, je décide de sortir. Près de la porte, juste à l’extérieur, un petit groupe de policiers et peut-être des civils s’affairent ou discutent. Je m’arrête parmi eux. Je vois l’un d’eux qui est assis, seul. J’engage la conversation pour faire mine d’être à ma place. Il discute avec moi sans remarquer que je suis une des personnes détenues dans l’aréna. Il a un morceau de nourriture sur l’oreille, je le lui enlève, il me remercie. Puis, quelqu’un l’interpelle, il doit me quitter, s’excuse. C’est à ce moment précis que je commence à marcher vers la rue, tranquillement, sans me retourner. Je rejoins la ville, personne ne m’a interceptée. Je suis pieds nus, c’est l’hiver. J’arrête une voiture pour demander de me reconduire chez moi, chez ma grand-mère, mais la personne tourne une vidéo dans son auto et ne peut pas me prendre. Je monte une côte, je vois que je suis en haut de la côte Henry à Lévis. Je finis par trouver refuge chez quelqu’un – je ne sais plus qui.

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Il y a trop de choses nous concernant que nous préférons ignorer. Les gens par exemple ne sont pas particulièrement désireux d’être égaux – égaux, après tout, à qui et à quoi – mais l’idée d’être supérieurs les enchante43.

La montée et l’installation à demeure au pouvoir de la droite (et de composantes d’extrême droite annexes) sont avérées dans différents États occidentaux – c’est-à-dire, pour être précis, dans une myriade de territoires électoraux auxquels sont attachées des armées. Le passage est manifeste aux États-Unis, au Brésil, en Suède, en Finlande, en France, en Allemagne, en Autriche, en Pologne, en Hongrie, en Israël ou en Italie. Au Canada, les élections fédérales sont toujours chaudement disputées entre un parti business as usual bon teint et un parti qui se définit comme populiste pro-pétrole – avec figuration croissante d’organisations variées d’extrême droite aux marges. Un observateur fait ce constat frontal à propos du bolsonarisme brésilien dans la foulée des émeutes contestant l’élection de Lula en janvier 2023 : Mais le principal facteur qui s’est matérialisé, ce qui est véritablement nouveau, c’est en fait l’émergence d’une extrême droite insurgée qui pointe déjà au-delà de Bolsonaro. Sans interruption, depuis le 31 octobre [2022], depuis le lendemain du résultat de l’élection, des manifestants en jaune et vert, le plus souvent avec le maillot de la seleção, ont parcouru tout le Brésil pour protester contre le résultat de l’élection. Leur

43.

James Baldwin, op.cit., p. 117.

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nombre est variable, il est difficile d’affirmer s’ils sont ou non la majorité des électeurs de Bolsonaro, mais il ne faut mépriser ni leur nombre et surtout pas leurs engagements. Ils n’ont pas pleuré leur défaite électorale, ils n’ont tout simplement pas accepté le résultat des urnes et ont voulu renverser le nouveau gouvernement par la force avant même qu’il prenne le pouvoir. Après un premier moment de manifestations dans les rues, après une suggestion implicite du Capitaine, ils ont commencé à camper devant les casernes des forces armées dans tout le pays en demandant une intervention militaire. Ils n’ont aucun doute sur ce qu’ils veulent, ils veulent la dictature, ils veulent qu’une décision souveraine soit prise et que ce qu’ils imaginent être l’ordre soit rétabli au nom d’un progrès imaginaire, mais mortifère. Bien qu’elle soit au pouvoir depuis quatre ans, l’extrême droite apparaît comme le seul groupe insurgé qui s’oppose à l’ordre établi dans le pays44. Les partis politiques entendent bien profiter de l’émergence de ces forces populaires les plus radicales, « patriotiques », qui font montre d’une certaine efficacité dans la canalisation de l’énergie politique des masses. Et cet opportunisme contribue à déplacer ce qu’on appelle le « centre politique », qui n’est qu’une moyenne idéologique relative, cet « extrême centre » véreux, résolument vers la droite. Il s’agit d’un phénomène dont l’Occident n’a pas le monopole : on voit apparaître sur tous les continents des agitateurs et des entrepreneurs politiques qui présentent des profils conspirationnistes, suprémacistes, autoritaires ou confusionnistes qui, pour des raisons variées, remettent radicalement en question l’ordre du monde en attaquant de front les institutions politiques établies. Or, si l’extrême droite occidentale dont il est question ici présente un profil particulier, et si

44. FL, Lundi matin, op. cit.

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les conséquences de ces mobilisations insurrectionnelles varient sur une ligne géohistorique à plusieurs faisceaux, les manières d’y répondre – c’est-à-dire de trouver des manières plus porteuses de se solidariser pour s’opposer à l’ordre actuel du monde – devraient pouvoir être communes, c’est-à-dire planétaires.

RÉACTION Dans ce contexte où une option insurrectionniste (insurgés du Capitole, camionneurs, Reichsbürger, bolsonaristes) se rend disponible dans les démocraties libérales, ce qu’on appelle la droite, dans cette « montée de la droite », ou montée du « populisme de droite », ne peut pas être définie comme une droite au sens traditionnel – cela même si on y retrouve plusieurs politiques associées au conservatisme social, même si l’orientation en est pro-capitaliste, et même si on peut dire qu’il y a cet élément de « gros bon sens » typique des politiciens de droite dans la manière dont s’y structurent la communication et la représentation politiques. Et même si le vocabulaire national-étatique y sert à la mise en scène du pouvoir, il ne s’agit pas non plus d’une simple « montée des nationalismes », dans la mesure où la perspective des « nationaux » qui s’écartent de la nouvelle norme politique est constamment roulée dans la même farine guerrière que les autres groupes qui sont tenus pour être une menace à la nation – ainsi les conspirationnistes aux « globalistes », les républicains aux « islamo-gauchistes », les chrétiens fondamentalistes aux « groomers », les trumpistes aux « antifas », les conservateurs aux « wokes » ou les bolosonaristes aux partisans de Lula, cette « bande de voleurs ». Comme le remarque Sidi-Mohamed Barkat, dans les mobilisations de type patriotique en Europe,

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les cibles visées sont les migrants, des ennemis criminalisés, mais également les « traîtres » – le « traître » est le symétrique du « patriote » dans cette vision binaire et simpliste des choses –, tous ceux qui participeraient à la facilitation de « l’invasion » du pays par des populations irréductiblement « allogènes ». Ce patriotisme, ajoute-t-il, comporte deux volets : « le « meurtre légitime » et la mort « pro patria »45. Le schéma emprunté dans tous les cas dramatise par différents moyens et à différentes intensités une certaine idée du peuple (variablement de droite, et au demeurant très hétéroclite), à une certaine idée de l’élite (associée à la gauche comprise comme un spectre très large, qui va du néolibéralisme cosmopolite et « centriste » à la gauche radicale marginale). Ce positionnement politique, qui tend à faire mouvement, réunit des gens et des groupes qui n’ont pas a priori d’affinités sociologiques ou politiques fortes, et il se développe de manière à peu près similaire (avec variantes locales) dans divers contextes nationaux. Il ne s’agit pas d’un phénomène de classes sociales au sens strict, dans la mesure où il est avéré que la nouvelle droite recrute dans toutes les classes de la société, et que ce qu’on appelle les classes moyennes, une notion empiriquement très élastique, y domine. Au vu de ces caractéristiques, la rationalité d’un schéma qui opposerait gauche/droite, nationalisme/internationalisme ou qui viserait à mettre en scène un débat sur la nature d’un projet de société ne suffit pas à aborder ce mouvement et son effet de reconfiguration des luttes politiques. La topographie du terrain des luttes semble plus complexe. Plus que des camps politiques qui s’opposent, on a affaire à une dramatisation du climat émotionnel – souvent venue d’en haut – qui

45.

Sidi-Mohamed Barkat, « Réalité de l’inter-national et dogmatique de la nation », Lignes, no 61, 2020, p. 49.

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charge la culture commune d’une énergie extrêmement volatile, et dont le point de rassemblement est un affect réactionnaire. Des groupes, des individus, des usagers des médias sociaux, des partis, éventuellement des masses, se rassemblent autour d’une image de ce qui fait l’objet d’un refus, d’une négation de nature épidermique, inflammatoire, prenant souvent une teneur stéréotypique (« fake news ! »). Le rejet partagé de la réalité catastrophique de notre temps (cette « crise » perpétuelle qui s’amplifie et se ramifie) et du même souffle souvent en confondant la cause et l’effet, le rejet des mouvements transformateurs qui émergent pour faire face à cette catastrophe (justice raciale et épistémique, justice écologique, transféminisme), font office de coagulant du mouvement. On sait par exemple que Donald Trump aux États-Unis a pu bénéficier de l’appui fervent du mouvement évangélique, une coalition religieuse aux visées politiques qui lutte contre le pluralisme de la société en matière notamment de mœurs, mais aussi de religion (avec la volonté d’imposer une hégémonie « judéo-chrétienne » à la société américaine). […] Cette coalition se fédère autour de causes communes telles que l’activisme antiavortement, l’opposition aux droits des personnes LGBTQ+ et aux cours d’éducation sexuelle, la promotion de la prière à l’école et de l’enseignement du créationnisme (ou du « dessein intelligent »), la lutte contre l’euthanasie, et la sauvegarde de la « liberté religieuse »46. La montée de la droite et la normalisation de l’extrémisme peuvent être lues comme le symptôme d’un armement existentiel contre un

46. André Gagné, Ces évangélistes derrière Trump. Hégémonie, démonologie et fin du monde, Genève, Labor et Fides, 2020, p. 13. Voir également Chris Hedges, Les fascistes américains. La droite chrétienne à l’assaut des États-Unis, Montréal, Lux, 2021 [2007].

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réel qui entrave une certaine idée de ce que « nous » sommes, de ce que « nous » voulons continuer d’être. Dans le désordre, et dans la contradiction : chrétiens, capitalistes, motorisés, industriels, binaires, consuméristes, Blancs, autoritaires – une certaine idée de la liberté, de la patrie, de l’ordre des choses. Par sa nature réactive, le mouvement de la droite radicale occidentale (et par extension les entrepreneurs politiques qui captent directement ou de manière détournée l’énergie de ce mouvement pour en institutionnaliser les motifs et les discours) se présente comme l’exact revers d’un certain ordre des choses (l’âge d’or contre la crise), et une opposition mimétique aux institutions faisant la promotion des valeurs que produit cet ordre. Cet ordre et son rejet, ensemble, définissent la carte psychopolitique de la situation propre au techno-capitalisme ayant atteint son seuil d’autodestruction – le régime (nihiliste et néo-impérialiste) que l’extension du vivant a en partage. À ce stade, la colère politique découlant d’une défiance profonde envers les institutions politiques, qui peut sans doute et quoi qu’il en soit être jugée légitime, justifie tous les raccourcis, même les plus odieux – la multiplication des boucs émissaires n’étant pas le moindre. Le rejet du régime actuel est profond (un régime qui par ailleurs on ne le contestera pas est au bout de sa course), mais il se manifeste par un désir répressif de retour en arrière autoritaire et de rétablissement des hiérarchies plutôt que par une demande transformatrice de justice. La  mobilisation réactive contemporaine, le déplacement du centre vers la droite, et l’apparition d’une droite révolutionnaire sont en ce sens, que l’on s’y reconnaisse ou non politiquement, le fait d’une condition commune. Elle nous parle de ce qui nous arrive, tout entier, « tout-monde », dirait Glissant, et en même temps différenciés, car comme l’écrit Charles Mills à propos de ce qui distingue le rapport dominant au monde du rapport subalterne : « Il ne s’agit pas de mondes

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politiques différents, mais de perspectives hégémoniques et subalternes d’un “même” monde politique47. »

CRISPATIONS IDENTITAIRES La réaction occidentale actuelle s’explicite d’elle-même comme étant une fin de non-recevoir face aux remises en question plurielles et urgentes de la forme de vie dominante dans les États industrialisés, et à l’injonction de prendre la responsabilité des conséquences de cette forme de vie sur le reste du monde : changements climatiques, guerres et militarisation croissante, flux d’immigration politique, économique et environnementale, désenclavement du capital, remise en question par différents groupes des privilèges liés à la race, au genre, aux capacités, différences culturelles ou religieuses. Il s’agit de la crispation vigoureuse d’un mode de vie, autour d’acquis dont la reproduction induit non seulement des expressions documentées de violence et de destruction, mais qui deviennent insoutenables – matériellement autant que spirituellement. Le refus d’envisager la remise en question de ce qui « nous » fait et qui est la seule chose que nous connaissons, d’envisager quelque deuil que ce soit à l’égard de ce que « nous sommes », et le désir forcené d’identifier des responsables et des coupables et des boucs émissaires, est au cœur de cette montée réactive qui se manifeste sur les surfaces politiques massifiées du premier monde. À cet égard, la levée de boucliers autour de la « défense des valeurs occidentales », islamophobie à la clé, dans la foulée des attaques du 11 septembre 2001, faisait augure.

47. Charles W. Mills, Le contrat racial, Montréal, Mémoire d’encrier, 2023, p. 22.

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La forme de vie qui se crispe sous la modalité réactionnaire fait en sorte de faire durer, sous le mode de la bouderie et de l’aveuglement furieux, du détournement crapuleux des énergies politiques, cela même qui est devenu impossible, insoutenable, en pleine implosion – « nous », ce peuple du populisme qualitatif qui prend la partie pour le tout. Toujours à propos des manifestations de Brasília : Pour les bolsonaristes, le « peuple » n’était pas quelque chose d’abstrait, mais empirique, c’est-à-dire le « peuple » visible, tangible, bref, offert aux sens. Quand un bolsonariste regarde le « peuple », il ne voit que ses égaux bolsonaristes dans la rue et autour de lui, il ne se voit que lui-même en miroir dans l’autre et il prend cette foule, leur foule, par la totalité, comme s’il s’agissait du « peuple » tout entier. S’il n’y a que des chemises et des drapeaux verts et jaunes dans la rue, s’il n’y a que le « peuple » tout entier dans la rue, il s’ensuit qu’il ne serait pas possible que Bolsonaro ait perdu les élections : « regarde comme on est nombreux, comme on est le peuple tout entier ». Ainsi l’empirisme vulgaire a joué son rôle et la foule s’affirmait comme une vérité déformée par les chiffres du résultat électoral. Ces gens-là se sont pris pour le tout, pour toute la nation, pour tout le « peuple »48. L’affirmation est celle d’un refus net de réalités choisies – le résultat des élections, la destruction de la planète par l’extractivisme forcené, la poursuite par d’autres moyens du racisme global, la remise en question de la loi du père par la libération des rapports sociaux et intimes. Ce déni aurait à voir avec la récusation d’une responsabilité collective envers l’héritage politique, économique et culturel du colonialisme, de l’esclavagisme, et de l’extractivisme, fondé sur ce que Charles W.

48. FL, Lundi matin, op. cit.

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Mills a appelé le « contrat racial ». À ce titre, le tout-peuple de l’insurrectionnisme occidental n’est pas tout le peuple, loin s’en faut. Plutôt une vitrine sur l’inconscient d’un néo-impérialisme déclinant et rageur. Ce refus prend une tournure agressive, opérant par le déni, l’illusion, le mensonge, l’insulte, le martelage, la menace, le harcèlement, l’exclusion aux objets démultipliés, l’accaparement, la licence, le cynisme, le rire méchant, le désengagement, la déshumanisation ordinaire, l’armement, la pollution revendiquée, et la manie de l’imposition des conclusions au déroulement du raisonnement lui-même, jusqu’à souhaiter la mort de celui ou celle qui s’obstine à différer. Et cette fausse équivalence posée entre les « extrêmes », celle de gauche et celle de droite, qui permet de se mettre la tête dans le sable d’un centrisme dévoyé. Dès le début des années 2000, Paul Gilroy diagnostiquait cette altération, ce tournant dans le discours politique européen : Sous l’égide de ce nouveau populisme, qui a pris de l’importance depuis que la politique traditionnelle est devenue ennuyeuse et que l’idée de bien public a été discréditée, les limites discursives de ce qui est jugé comme acceptable ont été profondément modifiées. Pieusement regroupées sous le drapeau national, des personnalités douteuses qui, encore récemment, seraient passées pour de classiques nativistes, racistes, ultranationalistes ou néofascistes, se présentent aujourd’hui comme adeptes d’un patriotisme postmoderne et d’un libéralisme inquiet et pragmatique qui entend échapper aux eaux glacées de la mondialisation en se chauffant au soleil d’un impérialisme cosmopolite alimenté par les présupposés d’une homogénéité culturelle d’invention récente49.

49.

Paul Gilroy, Mélancolie post-coloniale, Paris, B42, 2020 [2004].

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Le déplacement du centre vers la droite se manifeste par une licence verbale nouvelle dans l’espace public en termes de stigmatisation et d’exclusion (notamment cristallisé autour du débat sur la « censure » et la « liberté d’expression »).

UNE CRISE DE LA PERCEPTION Dans son essai sur « l’esthétique anesthésique », Susan Buck-Morss parle de fantasmagorie pour qualifier l’esthétique technique et de masse commune au capitalisme et au fascisme, dans laquelle elle diagnostique une « crise de la perception ». Elle décrit ainsi cet état, où « tout un chacun voit le même monde altéré et éprouve le même environnement total. Il en résulte qu’à la différence des drogues, la fantasmagorie revêt les habits de l’objectivité50 ». Il s’agit de ce phénomène dont nous faisons l’expérience aujourd’hui, à une échelle inégalée, par lequel « la matière disparaît au profit de l’intention51 », et par lequel est profondément altéré le rapport entre les sens et la réalité, voire la capacité même de médiatiser le rapport au monde par le biais de la sensorialité. D’où la prolifération de « faits alternatifs », qui se vérifient mal empiriquement (ils mêlent faits et fantaisies), mais qui expriment néanmoins une intention, racontent les intentions des uns et des autres, et qui animent par là une sorte de mythologie politique qui a sa part d’efficace. La puissance de profanation du discours conspirationniste – sa force subversive – n’est pas le moindre de ses atouts. A posteriori,

50.

Susan Bock-Morss, Voir le capital, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 137.

51.

Ibid., p. 143.

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on peut penser que l’acte fondateur de cette ère politique se trouve peut-être dans le mensonge proféré qui a justifié l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. L’identification à une certaine image du peuple-nation sert à voiler et nier cet état des choses difficiles (un manque à exister) dans lequel le mode de vie des classes moyennes blanches occidentales est remis en question. Les images du peuple assemblé autour des symboles physiques du pouvoir dans les capitales (Washington, Ottawa, Brasília), agrégées et traduites en vote et en audimat, images du peuple à qui on a menti, qui est victime des élites mondialistes, des politiques transgenres, des flux d’immigration et des impacts climatiques, viennent combler une angoisse de désagrégation. Cet imago du peuple peut être interprété comme instance du fantasme du corps morcelé. Chez Jacques Lacan, qui apparemment s’y connaît bien lorsqu’il s’agit de colère chez l’homme blanc, le fantasme du corps morcelé est lié à l’identification primordiale du moi à une spatialité, son « image » telle qu’elle lui est renvoyée par le miroir. C’est à travers l’attachement pulsionnel à cette image du moi, qui précède le rapport à l’autre qui participe de la dialectique subjective, que va se manifester le fantasme du corps morcelé. Il s’agit d’images (« imagos du corps morcelé ») qui « représentent les vecteurs électifs des intentions agressives, qu’elles pourvoient d’une efficacité qu’on peut dire magique. Ce sont les images de la castration, d’éviration, de mutilation, de démembrement, de dislocation, d’éventrement, de dévoration, d’éclatement du corps… 52 ». Le fantasme du corps morcelé témoigne d’une intention agressive, de l’ordre de la défense de ce moi contre la réalité qui est hostile, et qui est fantasmée dans son effet de morcèlement (la nation chrétienne contaminée par l’Islam, les richesses des sociétés blanches usurpées par les personnes noires, la masculinité traditionnelle érodée par l’élément queer, la culture coloniale minée par les revendications

52.

Jacques Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 104.

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autochtones, le style de vie techno-capitaliste menacé par l’écologisme, l’Occident menacé par les terrorismes, les enfants dévorés par des pédophiles-milliardaires). Comme le constate Sidi-Mohamed Barkat : L’agir du migrant, forcément dé-nationalisant, dénaturant, serait essentiellement de nature pulsionnelle. Et l’accomplissement de la vie, assimilée à un processus de destruction, appellerait par conséquent son refoulement. Il n’est pas exagéré de dire du refus de la présence du migrant dans les pays d’Europe qu’il se déclare ainsi selon un mode dont la visée n’est rien de moins que l’expulsion de la vie, légitimée par un discours de promotion de la raison dont seraient porteuses les valeurs exaltées de la nation. Ces valeurs communes n’existent pas, naturellement, et chacun les imagine à partir de son propre prisme idéologique, mais la déclaration de leur existence est censée jouer à elle seule le rôle d’opérateur de rassemblement et d’union. Dans les moments de crise, certainement le rôle d’un opérateur de communion53. Cette vision équivaut à faire l’expérience hallucinée de la destruction de l’image d’un corps portant, d’un corps qui est objet d’amour, d’un corps qui soutient et qui réalise le moi, expérience dont il faut se prémunir, non pas cette fois en fantasme, mais en réalité. Ainsi se série de façon continue la réaction agressive, depuis l’explosion brutale autant qu’immotivée de l’acte à travers toute la gamme des formes des belligérances jusqu’à la guerre froide des démonstrations interprétatives,

53.

Sidi-Mohamed Barkat, op. cit., p. 145.

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parallèlement aux imputations de nocivité qui, sans parler du kakon obscur à quoi le paranoïde réfère sa discordance de tout contact vital, s’étagent depuis la motivation, empruntée au registre d’un organicisme très primitif, du poison, à celle, magique, du maléfice, télépathique, de l’influence, lésionnelle, de l’intrusion physique, abusive, du détournement de l’intention, dépossessive, du vol du secret, profanatoire, du viol de l’intimité, juridique, du préjudice, persécutive, de l’espionnage et de l’intimidation, prestigieuse, de la diffamation à l’atteinte de l’honneur, revendicatrice, du dommage et de l’exploitation54. L’image du moi en jeu dans la réaction occidentale contemporaine offre des agencements machiniques forts : homme-gazoline, homme-fusil, homme-police, homme-famille, homme-camion qui défend le droit de maximiser son empreinte carbone, qui tient à son mode de vie et qui se sent en même temps floué par les puissances globales qui le soutiennent. Paul B. Preciado à propos de l’attaque du Capitole en janvier 2021 : Il est possible de lire ce qui s’est passé au Capitole, l’attaque, la cessation du pouvoir, la cérémonie d’investiture de Joe Biden, non seulement en termes d’activation de la mémoire de la guerre civile coloniale aux États-Unis, mais aussi comme un épisode d’une guerre somato-politique, corporelle, et numérique en cours : une bataille pour la construction et la définition d’un nouveau corps souverain dans une société hautement numérisée. Ce n’est pas seulement le retour traumatique d’un fantôme historique

54.

Jacques Lacan, op. cit., p. 110-111.

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colonial, c’est aussi, au-delà de l’histoire, la réponse directe à la révolution transféministe et antiraciste en cours et, donc, un projet de réforme patriarcale coloniale en construction55. La résistance (réelle) au morcèlement fantasmé, et les décharges d’agressivité à l’encontre d’une image primaire de l’autre qui la rend manifeste, s’expriment explicitement comme peur de perdre, peur de perdre quelque chose ou peur de se perdre. Et, comme le note Jackie Wang à propos de la revendication (blanche) de sécurité : la sécurité nécessite la suppression ou la relégation de celles et ceux qu’on considère comme une menace. La société civile blanche investit beaucoup d’énergie psychique dans l’effacement et l’abjection des corps sur qui elle projette des sentiments hostiles, afin de s’assurer un peu de tranquillité au milieu d’une violence généralisée56. Il y va d’une résistance existentielle à une situation incertaine, et à certains égards tragique, mais qu’il importe d’affronter au risque de glisser dans le monde fantasmagorique et destructeur du fascisme. Judith Butler, à propos de la fin de la présidence de Trump en 2021, parle d’un glissement entre le déni de la mort et le meurtre d’État dans un contexte d’injustice raciale : Et il est possible que la tuerie finale de Trump, pendant laquelle les vies de 13 personnes ont été prises avec la reprise des exécutions fédérales en juillet 2020, soit un 55.

Paul B. Preciado, « Assaut contre le Capitole : retour sur l’esthétique néo-fasciste des pilleurs », Médiapart, 1er  février 2021, https://www.mediapart.fr/journal/international/010221/ assaut-contre-le-capitole-retour-sur-l-esthetique-neofasciste-des-pilleurs.

56.

Jackie Wang, Capitalisme carcéral, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2020 [2018], p. 273.

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autre exemple de la disposition au meurtre qui a marqué les derniers jours de la présidence. Là où se manifeste un refus stéréotypique de reconnaître la perte de vie [en refusant de reconnaître la gravité de la situation relative à la pandémie de COVID-19 et d’agir en conséquence], on peut présumer que tuer devient plus facile. Ces vies ne sont pas exactement vues comme des vies, et leur perte n’est pas véritablement significative. En ce sens, les derniers jours de Trump, y compris l’assaut du Capitole, constituent une violente réplique au mouvement Black Lives Matter. À travers le monde, des milliers de personnes indignées ont marché dans les rues pour s’opposer aux forces policières qui prennent impunément les vies des personnes noires, formant un mouvement qui a exposé le racisme historique et systémique, et qui a dénoncé la facilité avec laquelle la police et les prisons détruisent les vies des personnes noires. Ce mouvement continue de menacer la suprématie blanche dans le monde, et la réaction a été violente et vile. Les suprémacistes ne veulent pas perdre leur suprématie, même s’ils l’ont déjà perdue et qu’ils continuent de la perdre alors que les mouvements pour la justice raciale continuent d’atteindre leurs objectifs. La défaite de Trump est aussi impensable que la leur, et cela constitue sans doute un des fils qui les attache à cette croyance infondée en l’élection volée [Traduction libre de l’autrice].57. Les suprémacistes, écrit-elle, c’est-à-dire Donald Trump et ses partisans, refusent de perdre une suprématie qu’ils ont déjà perdue, et

57.

Judith Butler, « Why Donald Trump will Never Admit Defeat », The Guardian, 20 janvier 2021, https://www.theguardian.com/commentisfree/2021/jan/20/donald-trump-election-defeatcovid-19-deaths.

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qu’ils continuent de perdre : leur défaite est impensable, intolérable et patente. Les sour loosers, cela dit, s’ils ont perdu et cela reste à voir, ne sont pas hors du champ d’action de la puissance dans les démocraties occidentales, loin de là. Pour Paul Gilroy qui revient sur cette question en 2020, cette forme de politique, qu’il qualifie de populiste, est un symptôme des problèmes non résolus laissés en suspens par des sociétés postimpériales qui ont largement refoulé l’exigence douloureuse, mais nécessaire d’affronter leur passé et de prendre la mesure de toute l’histoire de violence, de cruauté et d’horreur susceptible de mettre en danger la fragile image que la nation a d’elle-même58. L’ordre d’irréalité qui fait son nid dans une fragilité cultivée face aux transformations inévitables de la forme de vie occidentale produit, sous le mode paranoïde, des objets d’agressivité en série. Chasse aux causes, chasse aux coupables, multiplication des guerres existentielles où tous les moyens sont bons. Des entités jugées étrangères et dangereuses sont amalgamées : ainsi du personnage conceptuel de l’islamo-gauchiste, qui croise le terroriste se réclamant de l’islamisme radical et le gauchiste qui promeut la fin du capitalisme. Ce sont les mêmes gens, pour ce qui concerne l’affect réactionnaire, puisque ce sont indifféremment ceux qui veulent, naïfs ou nihilistes, nous enlever notre voiture, notre bagout, notre 9 à 5, c’est-à-dire notre vie telle qu’elle est rivée aux conditions de notre privilège, de nos dépossessions compensées, et de notre autodestruction habitable. Cette « connaissance paranoïaque », ainsi que l’appelle Lacan, détériore la capacité objective de s’orienter sensoriellement dans ce monde. Elle est hantée d’une pulsion de destruction des conditions de toute rencontre : il faut détruire ce qui expose au manque, ce qui

58.

Paul Gilroy, op. cit., p. 8.

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ne renvoie pas l’image d’un corps qui satisfait la pulsion narcissique primaire. Dans une version extrême proposée par Klaus Theweleit, il y va du mode de production désirante de la réalité des hommes-soldats préfigurateurs du nazisme, dont le motif est de dévitaliser ce qui échappe à leur contrôle, et particulièrement les femmes : « L’œil de ces hommes fonctionne plutôt à la façon d’un projecteur59. » Charles W. Mills évoque pour sa part une « épistémologie de l’ignorance » requise par le contrat racial, c’est-à-dire une « entente afin de mal interpréter le monde » sur laquelle repose le suprémacisme blanc issu de l’impérialisme euro-américain : Incidemment, pour les questions concernant la race, le contrat racial prescrit une épistémologie inversée à ses signataires, une épistémologie de l’ignorance, un schéma particulier de dysfonctions cognitives locales et mondiales (lesquelles sont psychologiquement et socialement fonctionnelles), produisant un résultat ironique où les Blancs seront en général incapables de comprendre le monde qu’ils ont eux-mêmes créé60. D’où l’ambiance politique nécessairement toxique qui caractérise la réaction, et le caractère par ailleurs affligeant des montées réactionnaires non occidentales (e.g. néo-essentialismes confusionnistes, masculinismes d’avant-garde, anti-impérialismes homophobes).

59.

Klaus Theweleit, Fantasmâlegories, Paris, L’Arche, 2015 [1977].

60. Charles W. Mills, op. cit., p. 52.

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LES HOMMES FORTS Dans cet imaginaire fragile et puissant à la fois, la vérité est affective, préservation d’un moi cousu d’incertitudes et replié sur une image pleine et intouchable. « Le corps de Trump, écrit Dork Zabunyan, est peut-être invisible sur le moment, mais sa parole s’échange d’un support à l’autre, jusqu’à provoquer un effet de présence-absence qui participe, à n’en pas douter, du rituel d’un pouvoir autocratique61. » Et ainsi, les individus charismatiques, milliardaires narcissiques ou contenders politiques nouveau genre, « qui prennent notre défense », qui disent ce que l’on pense, tout haut plutôt que tout bas, qui donnent accès à l’arrière-scène émotionnelle des bouleversements contemporains, qui souillent le décorum institutionnel devant les caméras pour le plus grand plaisir de leurs fans, sont intensifiés par une visibilité médiatique en quelque sorte sous-cutanée, de l’ordre de la perfusion. Comme les thaumaturges du corps en danger, ils offrent une performance qui pousse les limites de la reproduction d’images en des territoires inédits. Les Bolsonaro, Trump, Zemmour, Johnson, Musk admirés partout où pointent des satellites, dans la pseudo-intimité politique des réseaux sociaux, résistent psychiquement et physiquement en « notre nom », en nous et par nous, « comme » nous à la réalité dangereuse du présent. Ils opèrent au nom de cette idée très abstraite du peuple, en instance de désagrégation constante, toujours futurisée et mobilisée par cette fantaisie d’une liberté de détruire et d’exploiter que produit la rencontre de la culture et de la psyché d’une unité nomotique miraculeuse – l’État comme affect monocoque.

61.

Dork Zabunyan, op. cit., p. 37.

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Nous savons qu’en 1932, Hitler exerça ses expressions faciales devant un miroir (sous la direction du chanteur d’opéra Paul Devrient) pour atteindre ce qu’il concevait comme l’effet approprié. Il y a de bonnes raisons de penser que cet effet n’était pas expressif, mais réflexif, renvoyant à l’homme-de-la-foule sa propre image – l’image narcissique d’un moi intact, construit sur la peur du corps démembré62. Le caractère spéculaire plutôt que réflexif de la culture technocapitaliste devient une pépinière d’agressivité dont la nature favorise une connaissance paranoïaque. C’est la production d’images anesthésiantes, source d’agressivité et de déconnexion, qui organise l’imaginaire politique de la réaction. Les entrepreneurs politiques sont à la manœuvre médiatique : Elon Musk a fait de la guerre en Ukraine une occasion d’affaires, et Donald Trump a fait de la Maison-Blanche une télé-réalité. Il ne suffit pas en conséquence de s’attaquer à l’extrême droite comme s’il s’agissait d’un bloc hégémonique, d’une pensée réfutable par la raison, ou d’une stratégie parmi d’autres pour le contrôle des accumulateurs de puissance que sont l’État et le capital (et ainsi d’opposer comme il est commun de le faire la démocratie à l’autoritarisme). Il s’agit de l’élaboration culturelle d’une licence à l’agression qui opère par contagion. C’est une bête nourrie par un imaginaire politique néo-impérial qui est dynamisé en désespoir de cause par ce fantasme du corps morcelé, et qui souscrit comme à sa nécessité à l’épistémologie du contrat racial.

La guerre est l’aboutissement de tout feu, en même temps que l’arrière-plan nécessaire au maintien du mode de vie inauguré par la vitesse fossile. Maurizio Lazzarato à propos de la guerre en Ukraine :

62.

Susan Bock-Morss, op. cit., p. 156.

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Nous sommes sidérés et décontenancés, comme si le bouleversement que provoque cette guerre était quelque chose d’inédit, tel un éclair déchirant le ciel bleu de la paix. Pourtant, depuis que le département d’État américain a déclaré la fin de l’histoire (1989) dans la paix et la prospérité et sous l’œil attentif de l’Oncle Sam, le Pentagone et les forces armées américaines ont été impliqués dans une série impressionnante de missions humanitaires destinées à promouvoir la fraternité entre les peuples : Panama 1989 Irak 1991 Koweït 1991 Somalie 1993 Bosnie 1994-1995 Soudan 1998 Afghanistan 1999 Yémen 2002 Irak 1991-2003 Irak 2003-2015 Afghanistan 2001-2015/2021 Pakistan 2007-2015 Somalie 2007/8, 2011 Yémen 2009-2011 Libye 2011, 2015 Syrie 2014-2015 […] La confrontation entre les États-Unis et la Russie, qui est la toile de fond de cette guerre, n’oppose pas une démocratie à une autocratie, mais plutôt des oligarchies économiques qui se ressemblent sur plusieurs plans, en particulier en tant qu’oligarchies rentières. “Il est plus réaliste d’observer la politique économique et étrangère des États-Unis à travers

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le prisme du complexe militaro-industriel, celui du complexe pétrolier et gazier (et minier), et celui des secteurs des finances et de l’immobilier que dans les termes de politiques publiques républicaines ou démocrates. Les sénateurs et représentants clé au congrès les plus en vue ne représentent pas leurs États et districts respectifs autant que les intérêts économiques et financiers des principaux contributeurs à leurs campagnes politiques” (Michael Hudson). De ces trois oligarchies rentières, le complexe militaro-industriel et celui du gaz et du pétrole ont largement contribué à la stratégie qui a mené à cette guerre. Le premier est le plus important fournisseur de l’OTAN, et le second veut remplacer la Russie comme principal fournisseur en Europe, et, éventuellement, s’approprier Gazprom. [Traduction libre de l’autrice]63.

« L’horloge de l’Apocalypse », petit théâtre de la catastrophe occidentale opéré à Washington D.C., indique minuit moins 90 secondes, et rappelle que l’humanité n’a jamais été aussi proche d’une catastrophe nucléaire. On nous annonce inquiets d’une main, tout en la mettant en branle de l’autre, la fin du monde par le feu – de ce monde, en tous cas. Que s’agit-il de défendre ? Comment vivons-nous donc ?

Achille Mbembe, lorsqu’il réfléchit à l’état de la réalité qu’il faut affronter dans la postcolonie, nomme depuis l’Afrique la tâche qui incombe à celles et ceux qui veulent surmonter ce qu’on pourrait appeler la proposition néo-impériale globale : 63.

« The war in Ukraine », The Invisible Armada, juillet 2022, https://invisiblearmada.ncku.edu.tw/ articles/the-war-in-ukraine?fbclid=IwAR31s56J5q9mNAn0xyROVxwgG1xTN95Y0t8m1w8_ AxCifh-7bOi4Drf0-dw.

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Car le risque de circulation généralisée de la mort dans notre monde, voilà l’abjection contemporaine qu’il faut accepter d’habiter, ne serait-ce que provisoirement, afin de mieux en extraire, par inversion, les conditions d’une politique véritablement radicale dans le présent. L’angoisse d’être dévoré par l’animal totémique, quel que soit le masque que porte ce dernier, voilà ce qu’il s’agit de sonder. Ce qu’il nous faut penser, c’est le fait de nous retrouver dans le trou, à la place du trou, témoin de la Bête qui hante la nuit et du spectre qui plane sur le jour. Il s’agit donc, dans un premier temps, de développer une interprétation du maléfice et des sortilèges, de ce qui mutile la vie et est à l’origine de la joie de haïr. Ceci suppose, à proprement parler, d’inventer une écriture et une langue capables d’aller à la rencontre des esprits des morts, dans un face-à-face radical avec la part nocturne de ce qu’est la vie dans le monde de notre temps64. Une tâche, déjà, humble et fastidieuse, douloureuse aussi : développer une interprétation de ce qui est « à l’origine de la joie de haïr ». Prendre sur soi la fragilité de toutes les vies pour braver le sentiment anticipé du morcèlement, pour habiter en chair et en os et en seule possession de l’art des pauvres, des esprits et des images du monde, ce présent commun qu’il est si difficile d’aborder dans son immédiateté – même si elle est toujours reportée, différée, fugitive. Pour cela : cesser de se laisser définir par les paramètres affectifs imposés par le fonctionnement automatique et pulsionnel de la trame politico-médiatique réactive, fruit de la fantaisie étatique-nationale euro-américaine, défense furieuse du contrat racial, plan sur lequel

64. Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, La Découverte, 2020 [2000], p. 37.

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la réaction ne peut susciter rien d’autre que la réaction. À l’encontre : un appel au soin.

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Alexandre Fatta, « Stand back and stand by », linogravure, 2021.

Épistémologie des bribes

ÉPISTÉMOLOGIE DES BRIBES

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Épistémologie des bribes

I believe the entire world is descendant from shacks65.

Bribes : fragment qui reste d’un tout ; restes insignifiants d’un repas, morceaux de pain donnés à un.e mendiant.e. Au figuré : bribes de phrases, de souvenirs. Le contraire de la totalité. Des connaissances superficielles. Briba : malice, fraude, gueux, vaurien. Bribia : vie paresseuse des voyous. Bribar : mener une vie vagabonde. Morceaux épars. Bribe : « money or favor given or promised in order to influence the judgment or conduct of a person in a position of trust ». Briffaud : personne mangeant avidement, glouton, goulu, gourmand, mal élevé (en français québécois : un sarf). Briffer : manger beaucoup. Bribe : mot d’origine onomatopéique (Moyen Âge). Pain et vagabondage. Une pensée pauvre, une pensée de pauvre, une connaissance par la pauvreté, un présent infusé des choses proches, de désirs immédiats66.

65.

Beverly Buchanan, Ruins and Rituals, exposition tenue au Brooklyn Museum en 2017.

66.

Les définitions proviennent d’un collage de diverses sources choisies par l’autrice. (Le Robert, Larousse, Merriam-Webster)

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Connaître à partir de bribes, n’avoir que des bribes pour comprendre le présent. Penser comme un voyou. Survivre avec des restes.

Une pensée de la ruine est une pensée en ruine, une pensée qui n’arrive pas à faire système. Ce sont des morceaux de pensée que l’on ne cesse de (re)composer de manière cubique, ou paranoïaque, ou lyrique, que l’on recommence comme il faut se nourrir à chaque repas. Ce sont des morceaux attrapés au hasard des nécessités, dont on échappe la plupart, que l’on avale sans trop juger, qui arrivent de tous les points d’une surface qui est en constant éclatement, un seul monde, qui éclate sur plusieurs plans, un éclatement qui se produit à plusieurs vitesses en même temps, au ralenti, en staccato, de manière stroboscopique, par inertie. Des morceaux immédiats, des morceaux médiatisés à différentes échelles, fondus, évaporés, aveuglants – indifféremment.

Une pensée ruineuse s’abouche une parole cosmique qui jointe et déjointe l’espace et le temps, une pensée substance vivante connective transitive qui contribue comme mélasse à l’effondrement qu’il s’agit de penser, dans lequel il s’agit de persister, de vivre, d’inventer, qui texture la pensée et duquel il faut nécessairement, parce que c’est tout ce qu’il y a, se nourrir, se loger, s’éduquer, soigner, se réchauffer, raconter.

Manger, trouver à manger, chercher à organiser la mangeaille. Non pas une métaphysique, mais une gastronomique. S’ennuyer, virer fou, s’épuiser, pourrir. Certes.

Une pensée qui tisse d’autres mondes en travers cela qui s’écroule, d’une coulée, d’un surgissement non linéaire, poétique, abrupt, constant, sans repos, ici et maintenant alors qu’il y a trop de lumière, alors qu’il y a

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du gaz et des collisions, alors que des petites boîtes sont insérées dans des petites boîtes au bout de transits qui rendent malade. Les bribes sont ce qu’il y a.

Une pensée-multitude arrive et surgit et reflue par le bas – depuis le bas-fond d’un monde devenu impossible et qui est au demeurant vivant. Il n’y a pas de pensée unique de l’effondrement, pour l’effondrement. Dans la ruine s’exprime une créativité féroce et microscopique, topique, bancale, multidirectionnelle, contradictoire, sans résolution, en tension vitale, en bien et en mal. Des miettes de pain, presque rien.

Édouard Glissant dit à Lise Gauvin : Il me semble que toute l’histoire des arts de toutes les humanités est une espèce de tension vers ce point de fusion, de connivence avec l’autre de l’animal, l’autre de l’arbre, l’autre des choses, et que cette sourde tension a toujours été – et peut-être heureusement parce que c’est une tension insupportable – masquée, barrée, par une conception du beau comme consentement à des règles, consentement à des lois, consentement à un ordonnancement. […] Mais l’esthétique, pour moi, c’est la divination de cette relation de connivence dont j’ai parlé67. La pensée se meut dans la substance de la liaison magnétique, où il s’agit de recommencer le monde, dans la contiguïté.

67.

Édouard Glissant, L’imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin, Paris, Gallimard, 2010, p. 93.

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N BLANC : ESSAI DE TOUT DIRE

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N blanc : essai de tout dire

Est-ce que je tiens vraiment à être reçu dans une maison qui brûle68 ?

En octobre 2020, alors que dans les médias québécois était souligné le cinquantième anniversaire de la crise d’Octobre qui a marqué la fin du Front de libération du Québec, je me suis retrouvée sans prévenir, et en mode virtuel, au cœur de la crise du « n-word » à l’Université d’Ottawa.

« ARRÊTEZ D’UTILISER LE MOT EN N ! » À la suite de la parution, le 15 octobre, d’un article dans La Presse+ révélant « l’Affaire Lieutenant-Duval », le syndicat des professeurs de l’Université d’Ottawa, dont je suis alors un membre élu de l’exécutif, a émis un communiqué hâtif, affirmant son engagement à protéger la liberté universitaire et son intention de se pencher plus à fond sur la question dans les jours à venir. Aussitôt le communiqué publié, l’exécutif a reçu une volée de bois vert de la part de ses membres minoritaires, des étudiant.e.s et de collègues, outré.e.s d’une prise de position aussi étroitement collée au mandat de protection des droits des syndiqué.e.s – réflexe de blanchitude aussi paresseux que systémique. Les représentant.e.s du syndicat se sont excusé.e.s en catastrophe et ont recadré le message.

68.

James Baldwin, op. cit., p. 124.

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Au même moment, au Musée des beaux-arts du Canada, à un jet de pierre de l’université, est présentée une rétrospective de l’œuvre de la photographe et artiste new-yorkaise Moyra Davey. On peut notamment y voir un film d’essai sur le Québec des années 1960 intitulé « i confess », croisant les propos de James Baldwin avec ceux de Pierre Vallières, ancien membre du Front de libération du Québec que l’artiste a connu et photographié au début des années 1980. J’y interviens pour parler du caractère inapproprié du titre de l’ouvrage-manifeste qu’est N blancs d’Amérique, du racisme et de la misogynie du propos. On m’entend demander, de manière rhétorique : « Mais qu’est-ce que c’est qu’un n**** ? » Je prononce, sur grand écran, en boucle, pour des « raisons pédagogiques », le « mot en n ». Moyra observe les événements de loin au début de l’hiver et m’écrit, « tu m’as sauvé le cul », ce qui ne me rassure pas tellement. Elle partage dans le même envoi une brève qui rapporte qu’une résidence étudiante de l’Université Loyola nommée en l’honneur de Flannery O’Connor, dont nous avons également discuté toutes les deux, est débaptisée.

Le  16  octobre, un groupe de professeur.e.s de l’Université d’Ottawa publie une lettre ouverte dans le Journal de Montréal. Ils et elles défendent la liberté académique et le droit, en conséquence, d’utiliser des termes blessants, comme le mot en N, dans un but et une intention pédagogiques. Ils mentionnent nommément Pierre Vallières : « Si ce grand essayiste écrivait aujourd’hui, après le questionnement collectif lié à l’appropriation culturelle, il choisirait sans doute un autre titre que N***** blancs d’Amérique. En 1965, la question se posait différemment, et l’auteur choisit ce titre en hommage à Léopold Sédar Senghor, à Aimé Césaire, à Frantz Fanon et par solidarité avec les membres des Black Panthers qu’il côtoyait dans son emprisonnement américain. » Les signataires se réfèrent également aux événements récents en lien avec le titre de Vallières, à CBC Montreal, où une journaliste a été suspendue pour en avoir prononcé le titre, et à l’Université

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Concordia, où une chargée de cours s’est vue retirer sa classe pour des raisons similaires. Le 17 octobre 1970, on retrouvait le ministre du gouvernement du Québec Pierre Laporte dans un coffre de char à l’aéroport de Saint-Hubert, tué par une cellule du FLQ. Cinquante ans plus tard, le 20 octobre 2020, près de 600 personnes, presque toutes blanches, francophones, signent une lettre pour défendre la liberté universitaire en réaction à l’Affaire Lieutenant-Duval. Ils et elles écrivent, inquiété.e.s dans leur liberté d’enseignement : Maintenant que de plus en plus de professeurs tentent de diversifier le contenu de leurs cours, comment pourra-t-on sans ce mot enseigner le très pertinent film « I Am Not Your Negro », de Raoul Peck, ou le courant artistique de la négritude de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire ? Comment faire référence à l’ouvrage classique de Pierre Vallières, expliquer les significations multiples de « Speak White » dans le poème de Michèle Lalonde, évoquer l’univers de Toni Morrison ou l’œuvre de Dany Laferrière Comment faire l’amour avec un n**** sans se fatiguer, un livre éminemment satirique ? L’imagination pédagogique semble être en panne, et l’inquiétude plane – la perte de légitimité du « mot en n » est assimilée, dans le titre du Devoir qui coiffe cette pétition, au « champ miné de l’arbitraire ».

Le 20 octobre, le caucus BIPOC (Black, Indigenous, People of Colour) regroupant des professeur.e.s de l’Université d’Ottawa, publie un communiqué, qui revient explicitement sur la question du Québec et de Pierre Vallières : « Contrairement à ce que certain.e.s de nos collègues ont soutenu, l’usage du mot en n dans les œuvres de Vallières et Lalonde (deux personnes blanches) ne constitue pas une permission

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d’utiliser cette insulte. » Michèle Lalonde, chaleureusement remémorée au Québec pour son poème « Speak White », joue comme Vallières d’une association entre l’esclavagisme et le racisme qui le sous-tend et la condition d’exploitation socioéconomique et de mépris de classe historiquement subie par les Canadiens français. Le président du syndicat étudiant, Babacar Faye, se prononcera quelques jours plus tard sur ce même trope politique problématique. Dans une lettre ouverte au recteur Jacques Frémont, il écrit que [Le mouvement de la négritude] a également été utilisé pour choquer et illustrer les conditions des Canadiens français alors que le Québec était confronté à un changement culturel majeur. C’est en soi une reconnaissance de la controverse qui se cache derrière ce mot, mais cela néglige la difficulté de s’approprier l’histoire complexe, unique, violente et brutale de la répression qui a conduit à sa réappropriation. Dans cet esprit, les collègues du caucus BIPOC émettent rien de moins qu’une injonction qui vise le Québec et les francos, lorsqu’ils écrivent : « L’histoire et l’actualité des frictions entre deux nations coloniales, le Québec et le Canada, n’autorisent aucune des deux à s’approprier la lutte des peuples Noirs ou Autochtones. Nous répétons : ARRÊTEZ d’utiliser le mot en n ! Le racisme anti-Noir.e.s et l’oppression des francophones blanc.he.s ne sont pas analogues. » Moment insigne du « parler en Amérique », cette requête agit comme un blocage de la roue de l’histoire. Nous sommes toutes et tous, que nous le voulions ou pas, partie prenante d’une géographie impériale, qui relie la question caraïbe-africaine, la question autochtone, l’immigration ancienne et récente. Les titres de participation dans le monde colonial dont nous héritons de manière différenciée font partie des questions difficiles que nous avons en commun, et que nous devons mettre sur la table. Dont acte.

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Malgré ses draperies académico-juridiques, la réaction (blanche) à l’injonction d’arrêter de dire le « mot en n » est très émotive. C’est que la requête s’attaque à certaines vaches sacrées de l’imaginaire politique franco-québécois. Cesser d’utiliser le « mot en n », même pour parler du livre de Vallières, même pour parler du poème de Lalonde, de celui de Jean-Marc Dalpé (« N-Frogs »), ou du monologue d’Yvon Deschamps (« N Black »), cela implique pour les francos de procéder à une re-signification de tout un pan de leur histoire littéraire et politique. Car ces œuvres sont le support mémoriel d’une époque galvanisante – celle de la subjectivation politique des francos comme victimes rebelles de l’impérialisme anglo-canadien. En tant que Québécoise, élevée au petit lait de la ferveur indépendantiste, je ressens très distinctement cette privation. Mon grand-père apparemment crachait par terre quand il voyait la reine d’Angleterre à la télé. Je me demande tout de même comment on peut arriver à ce point où, pour défendre le patrimoine contestataire franco-québécois, il faille revendiquer de faire usage de termes qui humilient des collègues, des étudiant.e.s, des voisin.e.s, des ami.e.s et des concitoyen.ne.s, des membres de nos familles. Comment se fait-il que, lorsqu’on nous dit de ravaler les reliquats de racisme qui s’accrochent dans notre langue, l’on se sente mutilé, muselé, jeté dans l’arbitraire ? Pourquoi avonsnous besoin des signes et des gestes du racisme (prononcer « le mot en n ») pour nommer notre oppression, et comment se fait-il que cette oppression ne puisse s’énoncer qu’au prix de l’oppression des autres ? Cinquante ans après la crise d’Octobre, la tâche qui nous est impartie, et je parle de celles et ceux que l’injonction BIPOC blesse et insécurise, celles et ceux que cela insulte, est de trouver les moyens d’exposer ce folklore politique raciste, et d’en faire le deuil. Comme l’a affirmé le collectif Cases rebelles à l’encontre d’une défense du racisme pédagogique revendiqué comme liberté d’expression dans le cadre français (à propos de la reproduction de photographies illustrant des situations d’exploitation sexuelle dans les colonies) :

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Considérer que la seule réponse possible est la monstration tient de la paresse intellectuelle et d’approches archaïques des images, de la culture visuelle. Il existe quantité d’images horribles qui n’ont absolument pas à être montrées, hormis dans les tribunaux où l’on juge ceux qui les font et les diffusent69.

N BLANC SANS ITALIQUE Il faut rappeler que Pierre Vallières n’invente pas l’expression « n blanc ». Il s’agit d’une expression subalterne, issue de l’histoire du colonialisme et de l’esclavagisme en Amérique. Présente notamment aux États-Unis, la signification de l’expression est variable. « White n », ou « wigger », ou « light skinned n » peut, dans le langage vernaculaire américain des XVIIIe et XIXe siècles, indiquer une personne blanche manifestement exploitée ou, dans le contexte des plantations esclavagistes, une personne de descendance mixte. Par extension, il peut désigner tout groupe non noir que le protestantisme KKK stigmatise, notamment les personnes d’origine juive. L’expression « white n » a également été utilisée pour insulter les activistes blanc.he.s du mouvement des droits civiques. Le terme peut être utilisé entre personnes blanches pour désigner des plus pauvres que soi, une pauvreté que leurs manières rendent visible, ce qui par extension peut s’apparenter à « poor white trash ». Les Irlandais ont notamment et souvent été qualifiés de « white n », puis de « green n », ou encore de « n turned inside out » (et les Noir.e.s, par inversion, de « smoked Irish »).

69. Collectif Cases rebelles, Le feu qui craque. Panafrorévolutionnaire, Paris, Cases rebelles éditions, 2021, p. 141.

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Quant aux Franco-Américain.e.s de la Nouvelle-Angleterre, ils et elles ont été également assimilé.e.s aux Irlandais.e.s, qui elles et eux étaient assimilé.e.s aux Noir.e.s. L’expression « white n » peut être entendue encore aujourd’hui aux États-Unis pour désigner des étranger.ère.s ou des immigrant.e.s qui sont blanc.he.s. Au nord du 45e parallèle, on retrouve l’expression sous la plume de Thomas Chandler Haliburton au début du XIXe siècle. Dans un chapitre de The Clockmaster, intitulé « The White N », le politicien colonial décrit un encan de paroisse dans la Nova Scotia pré-confédérative et post-déportation, au cours duquel sont vendu.e.s au plus offrant des personnes âgées et des orphelin.e.s. Un des personnages, un Américain qui défend auprès de son interlocuteur Bluenose (c’est-à-dire britannique) les États-Unis esclavagistes, affirme : « So, as for our declaration of independence, I guess you needn’t twitt me with our slave-sales, for we deal only in blacks; but Bluenose approbates no distinction in colours, and when reduced to poverty, is reduced to slavery, and is sold—a White n*****70. »

Si le « n blanc » de Vallières s’inscrit résolument dans le langage vernaculaire impérial de la Nord-Amérique, il trouve une résonance particulière dans la langue franco. Cela explique la postérité de l’expression « n blanc » au Québec, jusque dans le discours public contemporain. Joanie et Élodie, deux participantes de l’édition 2017 de la télé-réalité « Occupation double », ont eu par exemple à s’excuser publiquement pour avoir prononcé le « mot en n ». Une scène a en effet été diffusée par la chaîne Noovo, pendant laquelle, occupées à faire le ménage, les deux femmes se plaignent entre elles de leur sort : « On n’est pas des n***** », et « Je me sens comme dans le temps des esclaves, les n*****. »

70.

Thomas Chandler Haliburton, « The White N », The Clockmaster, or the Sayings and Doings of Samuel Slick, of Slicksville, Londres, Richard Bentley, New Burlington Street, 1850, p. 128.

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Dans leur message d’excuses qui a été unanimement jugé maladroit, Joanie affirme : Bonjour, ici Joanie et Élodie. On prend parole aujourd’hui parce qu’on a été informées par la production qu’il y avait des propos qu’on avait tenus qui avaient pu être blessants, et c’était tellement loin de nos intentions. Moi et Élodie, nous sommes des personnes super sensibles. Pour ma part, j’ai utilisé une expression qui a longtemps été utilisée dans la société québécoise et qui est encore utilisée aujourd’hui. Dès que je prends une seconde pour penser à la provenance de cette expression, je me rends compte à quel point c’est dégueulasse. Je ne devrais plus l’utiliser. Je m’engage à ne plus l’utiliser. Joanie se réfère, sans la nommer, à l’expression « travailler comme un n ». Et ce qu’elle affirme est tout à fait exact. L’expression est un lieu commun de la langue populaire franco en Amérique. On l’utilise pour se plaindre du sort qui nous est réservé, lorsqu’il s’agit de s’acquitter des basses besognes, ou d’un travail exténuant et peu ou pas rémunéré. Je l’ai entendue toute mon enfance – jérémiades de petits travailleurs, de femmes au foyer, d’enfants de ferme. C’est l’expression d’un outrage : on nous abaisse, on nous prend pour des esclaves – ce que nous ne sommes pas (puisque nous sommes blancs). François Gendron, qui était en 2017 député du Parti québécois et vice-président de l’Assemblée nationale, devra lui aussi s’excuser d’avoir utilisé l’expression « travailler comme un n » devant les élèves d’une école secondaire de Québec pour décrire le travail d’un ministre. Jean-François Lisée, alors chef du parti, conviendra que « c’est une expression à bannir ». C’est la même expression qui a fait l’objet d’une altercation dans la classe d’une chargée de cours en littérature québécoise à McGill en 2020. On y lisait Forestiers et voyageurs de Joseph-Charles Taschereau,

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publié à la fin du XIXe siècle. L’auteur y met en scène le père Michel, qui raconte à un certain moment un voyage de trois mois dans les bois avec un certain Ikès-le-jongleur, magicien et « sauvage » [sic] de son état, pendant lequel, affirme-t-il, « nous avions travaillé comme des n***** ». Discutant de ces incidents récents, un doctorant en littérature me demande : « Je ne savais pas qu’on ne pouvait pas dire le “mot en n” en classe pour citer un livre, toi, le savais-tu ? » Non, que je lui ai répondu, je ne le savais pas. Je savais seulement, comme Joanie et François Gendron le savent maintenant, que le folklore raciste québécois n’a plus droit de cité. C’était faire l’économie du lien (pourtant patent) entre les deux.

Dans la langue franco illettrée, l’expression « travailler comme des n » exprime à la fois un vécu (tout subjectif) dans lequel on se voit traité comme des travailleurs serviles, en même temps qu’une peur et un refus d’être assimilé aux personnes racisées que l’empire destine à l’esclavage. Comme l’a écrit Pierre Nepveu en 2009, la différence québécoise s’est élaborée sur une série d’exclusions, dont l’« exclusion du Noir, car en se disant “n**** blanc”, on affirme justement sans ambiguïté que ce qui est le plus scandaleux dans la condition québécoise, ce n’est pas que nous soyons des “n*****”, mais des Blancs (et rien que des Blancs) qui se voient traités comme des “n*****” ! ». L’expression « n blanc » deviendra un marqueur de renversement, la revendication pour son dépassement d’une position jugée inférieure dans le régime racial post-britannique – non pas en fin de compte pour détruire ce régime, mais pour en jouir de son bon droit de Blanc, de son bon droit de colonisateur, de son bon droit de propriétaire, voire de propriétaire d’esclaves, de petit maître. « L’anticolonialisme, comme l’écrit Malcolm Ferdinand depuis la Caraïbe, ne fut pas une remise en cause de l’esclavage ni de l’habiter colonial71. »

71.

Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 207.

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Et comme l’a écrit Annie Kriegel, commentant le premier référendum sur la souveraineté du Québec : « C’est en effet se moquer de la souffrance des vrais “n*****” que de présenter les Québécois, selon une expression qui fit fortune, comme des “n***** blancs” alors qu’ils jouissent de l’un des niveaux de vie les plus élevés du monde et qu’ils ont volontiers adopté un genre de vie qui est bien plus proche du Newyorkais que du Parisien72. » C’est aussi bien ce que Joseph Facal exprime sans saisir toute l’absurdité de ce qu’il maintient néanmoins comme posture politique lorsqu’il écrit dans le Journal de Montréal, 40 ans plus tard : « Les nouveaux “N***** blancs d’Amérique” textent en vêtements griffés et espadrilles de luxe. Mais ce sont encore des domestiques. » Cela parce qu’ils n’arrivent pas à commercer en français plutôt qu’en anglais – marqueur par excellence de la blancheur désirée – sur son territoire [sic].

CASSER DES MOTS Ching Selao, dans ses considérations sur l’appropriation québécoise du thème de la négritude, affirme que « sous l’apparence d’une appropriation subversive, le mot “n****” a conservé, dans l’emploi de nos poètes québécois révoltés, le sens traditionnel et péjoratif auquel il est associé depuis le XIXe siècle73 ». Il faut dire que ce vieux sens péjoratif n’a jamais cessé d’avoir cours dans la langue orale. Il y a un index refoulé du folklore raciste au Québec – ces choses que nous apprenons à ne

72. Cité dans Robert Hébert, Novation : philosophie artisanale, Montréal, Liber, 2004, p. 112. 73. Ching Selao, « Les fils d’Aimé Césaire. De la Martinique au Québec », Tangence, no 98, 2012, p. 49.

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pas dire en public. « Travailler comme des n » et « n blanc » ne sont que la pointe de l’iceberg de ces eaux impériales dans lesquelles la poétique et la politique de l’usage du « mot en n » se meuvent. Quand, avec des ami.e.s, nous avons présenté une lecture publique du texte de On n’est pas des trous de cul de Marie Letellier, qui rapporte la culture orale du Faubourg à m’lasse des années 1960, il a fallu changer le mot « n » pour « noir » en différents endroits du texte – ce à quoi l’autrice, animée d’un souci ethnographique, répliquait : « Mais c’est comme ça qu’ils parlaient ces gens-là. » C’est comme ça qu’ils parlaient, en effet, et entendre prononcer ce mot a fait résonner en moi les blagues racistes anti-Noir.e.s qui circulaient dans les années 1980 à la télévision, dans les cercles familiaux et à l’école primaire. Bernard Assiniwi, né Lapierre, écrivain et communicateur d’ascendance autochtone et ayant grandi sur la Rive-Sud de Montréal, se rappelle que ses camarades de classe l’appelaient « le gros n ». Ça aurait bien pu être moi, cette camarade de classe. Ou peut-être était-ce ce type, dont nous parle une des femmes immigrantes de seconde génération rencontrées par Rosa Pirès dans son percutant Ne sommes-nous pas Québécoises ? : Le soir du référendum, tout de suite après le « vote ethnique », je reçois un appel. J’étais seule, parce que je m’étais séparée. Et là, l’appel de ce gars en qui j’avais confiance, un ami avec qui je mangeais au resto… Il m’a traité de n******* ce soir-là. Il m’a dit : “Pis, as-tu gagné ton élection ?” J’ai répondu oui et là, il m’a dit : “Ostie de n*******, c’est à cause de toi qu’on n’a pas eu notre pays.” Ils étaient plusieurs amis souverainistes dans cette gang-là […]. Le soir du référendum, ils étaient nombreux chez lui74.

74.

Rosa Pirès, Ne  sommes-nous pas Québécoises ?, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2019, p. 103.

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Le n blanc, le « souchien » pour reprendre l’expression du chroniqueur du Journal de Montréal Michel Hébert, traite la femme noire fille d’immigrant.e.s « d’ostie de n ». Il n’a pas eu son pays, il ne s’est pas sorti de sa blanche négritude, et il se défoule sur elle, l’écrase, la « remet à sa place », c’est-à-dire en-dessous de lui. CQFD. Nietzsche rappelle quelque part qu’on cassera plus facilement la jambe que le mot.

James Baldwin écrit, en 1962 : Il n’y a certes pas grand-chose dans la vie publique ou privée des Blancs qu’on soit bien tenté d’imiter. Et les Blancs, au fond de leurs cœurs, le savent. Une grande proportion de l’énergie absorbée par ce que nous appelons le problème noir est donc produite par le profond désir qu’a l’homme blanc de n’être pas jugé par ceux qui ne sont pas blancs, de ne pas être vu tel qu’il est et, simultanément, une grande proportion de l’angoisse des Blancs a ses racines dans le désir également profond de l’homme blanc d’apparaître enfin sous son vrai jour, d’être affranchi de la tyrannie du miroir75. La  « culture », la « mémoire collective », le « vivre-ensemble » doivent pouvoir être autre chose qu’un ramassis d’ossements autour desquels on se crêperait le chignon identitaire par patriarches interposés. À cet égard, on pourrait vouloir entendre dans la tonique interpellation BIPOC (« arrêtez de dire le “mot en n” ! ») une invitation faite aux gens d’ici, c’est-à-dire n’importe qui, à découvrir, avec les moyens du

75.

James Baldwin, op. cit., p. 124-125.

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bord, comment faire du « n blanc » un appareil épistémologique de décolonisation. Nos forêts de symboles ne nous représentent pas, elles ne coulent pas de source. Elles nous traversent, nous nous y mouvons, nous y opérons des gestes de transformation, de mimétique et de rupture. Il y a cette surface contingente et fertile où des saillies inventées et héritées disparaissent ou apparaissent, se lient et se délient, qui, même alors qu’elles viennent de nous, même alors qu’elles passent comme des ondes en travers de nos vies, nous surprennent, nous dépassent. Ces saillies nous charrient de par des territoires symboliques indéterminés, nous nous y accrochons et les bricolons, et toujours elles témoignent, même malgré nous, même contre nous, des lieux, des rapports de pouvoir, des désirs et des nécessités qui fourbissent les conditions de cette existence particulière, implacable, qui est celle qui se rend visible ici. Et si donc nous souhaitons disposer de ces restes, de ces « mots en n », de ces lambeaux de révolte qui nous restent sur l’estomac, de ces postures qui tombent à plat et de ces affirmations vindicatives aux odeurs d’impensés rancis, il nous faudra les métaboliser, en faire l’histoire à nouveaux frais, s’y comprendre autrement. Il faut entendre la sentence implacable portée par Malcolm Ferdinand sur l’histoire des colonies françaises, et dont l’apport caraïbe seul permet de situer adéquatement l’histoire québécoise dans l’histoire coloniale atlantique : « L’habitant est le maître, le maître est l’habitant. Les esclaves sont les N*****, ceux qui n’habitent pas76. » Et cela passe nécessairement par un déboulonnage vigoureux des petits monuments de bigoterie qui structurent le « nous » québécois, autant que par un largage rituel, respectueux, des talismans de pauvreté qui peuplent l’imaginaire politique franco. Prendre le risque, oui, de se casser une jambe.

76.

Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 64.

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Tu seras chargé de créer les choses interdites. Le propagateur des images censurées, des paroles jamais dites. Tu exhumeras des vérités enterrées. Tu ramèneras de l’oubli les esprits égarés. Tu apprendras à rompre des chaînes. À aimer au-delà de toi. À nettoyer ta merde. À défendre la nature. Tu lutteras pour elle, par tous les moyens de l’office, pour toujours. Et tu l’aimeras par-dessus toutes choses77.

Où il s’agit de nourrir l’espace de parole qui existe par ce lieu, à travers ce lieu, à l’horizontale, qui est un espace gratuit. Où il s’agit de problématiser, thématiser, communiser à partir d’un territoire concret, sous une modalité qui n’est pas celle de la propriété privée ni celle de la reproduction de l’imperium étatique. Selon les lignes d’une habitation subversive du territoire, par l’exercice d’une parole libre, effective, non médiée. Je lance ici quelques pistes de réflexion, élaborées in situ, dans les herbages du terrain vague d’Hochelaga, en présence des gens qui le défendent contre son appropriation extractive. Ces pistes invitent, suivant les termes offerts par Patricia Monture, kanihen’kehà:ka, à faire de l’expérience du terrain vague une forme de connaissance78.

77.

Domingo Cisneros, La guerre des fleurs. Codex Ferus, Montréal, Mémoire d’encrier, 2016, p. 35.

78.

Patricia Monture, « Race, Gender and the University: Strategies for Survival », States of Race. Critical Race Feminism for the 21st Century, Sherene Razak et al. (éd.), Toronto, Between the Lines, 2010, p. 23-35.

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QUELQUES REMARQUES GÉO-COLONIALES Il me semble que l’histoire du terrain vague d’Hochelaga, c’est l’histoire de tout terrain vague et, en conséquence, toute l’histoire impériale des Amériques s’y rejoue, comme un fragment d’hologramme. Le terrain vague, avec son boisé nommé en l’honneur d’un quelconque industriel, son chemin de fer du Canadien National, ses blocs de ciment, sa bretelle d’autoroute fantôme, dans l’intrication des titres de propriété qui déterminent le lieu, avec ses pauvres et ses bourgeois, et les faisceaux d’usage qui le traversent, qui le débordent, qui l’animent, est typique de la géographie coloniale de l’ensemble que constitue la vallée du Saint-Laurent. Il me semble que les luttes qui se jouent pour défendre les terrains vagues rejouent toutes les luttes territoriales continentales et récapitulent notre rapport au territoire – même à son corps défendant, même de ces rapports dont on ne voudrait pas. Cette lutte cristallise – peut-être pas toutes les luttes, peut-être que oui, peut-être en tous cas qu’il le faudrait – mais elle cristallise toutes les possibilités contemporaines d’être sur la Terre, ici, maintenant. C’est un prisme, une plaque tournante, une école. On touche, de toutes sortes de façons, à un enjeu géopolitique et poétique, à une actualité aiguë, topique. Cette friche industrielle, lisière, interstice, ce fief baroque est mobilisé ; il est l’objet d’une projection, d’une cannibalisation, dans le cadre du projet autrefois royal de consolidation du système de transport métropolitain, embranchements et redéploiements des grands réseaux terrestres et maritimes qui parcourent la Nord-Amérique et l’inscrivent dans l’économie globale,

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réseau par lequel sont déplacés les marchandises, les travailleur.euse.s, les consommateur.trice.s, la police, l’armée, les désirs et les populations, y compris celles qui sont au besoin expulsées, au besoin coulées dans quelque bétons infernaux. Ce petit territoire transitoire, dévalorisé, braconné, résiduel, parle de notre manière d’habiter, qui est la manière de la vitesse, de la propulsion, des rentes, qui est celle de la programmation biopolitique de la négligence, qui est celle du convoyeur de marchandises, de la politique de la (proche et lointaine) terre brûlée. Ce petit territoire, plié et déplié, palimpseste, est réquisitionné par l’entreprise de consolidation de l’infrastructure industrielle de transport maritime, dont l’arche québécoise est le grand fleuve de Canada. Cette artère connecte, d’une part, les Grands Lacs pollués et donc l’intérieur du continent, et d’autre part l’océan Atlantique de tous les commerces, depuis la traite esclavagiste, la destruction des forêts de grands pins, la trail de mazout dans le fleuve, les usines de tapis du lac Saint-Louis, l’industrie du homard dans l’est, et le tourisme international de croisière qui érode chaque année un peu plus les berges à la hauteur de Québec. Le port de Montréal, dont le gouvernement fédéral a récemment réitéré la valeur stratégique par l’adoption d’une loi spéciale pour le retour au travail des débardeurs, est un pivot de l’exploitation de la voie maritime pour la circulation de marchandises sur le continent, pivot sur lequel s’appuient toujours les projets de pipeline et de ports méthaniers qui vont et viennent et menacent régulièrement de s’installer chez les derniers marsouins du monde. Le port de Montréal, dont Charmaine Nelson a rappelé qu’il fait partie, comme Philadelphie et la Jamaïque, de la géographie esclavagiste française et britannique79. C’est dire que le terrain vague, grevé de manière éminente par les compagnies de transport ferroviaire et par la compagnie nationale 79. Charmaine A. Nelson, Slavery, Geography and Empire in the Nineteenth-Century Marine Landscapes of Montreal and Jamaica, Londres, Routledge, 2016.

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d’hydro-électricité, peuplé des restes d’une fonderie, nous parle de l’impérialité de la Nord-Amérique. Il nous parle de l’exploitation du minerai, il nous parle du circuit de l’énergie fossile, il nous parle de changements climatiques, il nous parle de l’exploitation continuée des territoires non cédés, il nous parle du Plan Nord, il nous parle de fracturation hydraulique, il nous parle de barrages sur les grandes rivières à saumon, il nous parle de la pollution industrielle des sources d’eau potable, il nous parle d’une vitesse de propulsion – il nous parle du monde dans lequel nous vivons, dont nous vivons, même à notre corps défendant, corps à la fois marqué et complice. Le terrain vague nous parle de la poursuite de cette forme de vie qui s’organise sous l’arc formé entre le désert provoqué, la gestion électrique des populations et la marchandise comme source exclusive de réalité, de rapport et de connaissance. Cette forme de vie où il faut payer pour vivre. Cette forme de vie où une vie est une dette. Malcolm Ferdinand explique : L’asservissement d’hommes et de femmes, l’exploitation de la nature, la conquête des terres et des peuples autochtones d’une part, et les déforestations, l’exploitation des ressources minières et des sols d’autre part ne forment pas deux réalités différentes, mais constituent des éléments d’un même projet colonial. La colonisation européenne des Amériques n’est que l’autre nom de l’imposition d’une manière singulière, violente et destructrice d’habiter la Terre80. Le terrain vague est une retaille terrestre du colonialisme – un anti-monument et un espace fugitif. Les luttes qui s’y jouent communient avec toute une terre-canevas, autant de capitons géographiques et politiques – dans la contiguïté, l’étendue, en de multiples plans de réalité, par l’usage de passages : les actions des Anishinabeg dans le parc de la Vérendrye contre l’exploitation de la faune et de la forêt, les actions 79. 80.

Malcolm Ferdinand, Malcolm Ferdinand, op. op. cit., cit., p. 67. p. 67.

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des Innus contre la construction du barrage La Romaine et autres Plan Nord, les actions des Haudenosaunee contre l’empiètement de leurs cimetières ancestraux, les actions des Atikamekw contre l’exploitation forestière sur leur territoire, les campements de militant.e.s égrenés sur le rail du chemin de fer transcanadien en appui à la résistance au passage du Coastal Gaslink en territoire traditionnel wet’suwet’en : le monde dans lequel nous vivons brûle, se réchauffe et se liquéfie à une vitesse sans précédent, écrit Leanne Betasamosake Simpson. Le monde entier doit être solidaire des chefs wet’suwet’en et leurs clans, porter attention au monde qu’ils refusent, observer comment la vie derrière les barricades génère une nouvelle vision, et contempler la négation, l’affirmation, le refus générateur des barricades et des précieux barrages de castor81. Véronique Basile Hébert, depuis le Nitaskinan, dans sa pièce Métusse, fait passer un message : Allez dire à l’Empereur de la Tour qu’il y a maintenant une brèche à ses pieds. Dites-lui qu’une armée d’ancêtres va bientôt retourner dans le territoire et que l’heure de la libération a sonné. […] Wemotaci, Wendake, Chisasibi, Kipawa, Akwesasne, Gesgapegiag, Kitigan Zibi, Maliotenam, Odanak, Wikwemikong, Wabaseemoong, Wuskwi Sipihk, Assiniboine, Zama Lake, Ah-we-cha-ol-to, Inuvik, Nisutlin. (Le bruit du feu se fait de plus en plus fort à mesure qu’elle prononce les noms de réserves.) Levons-nous82. 80. 81.

Leanne Betasamosake Simpson, Une brève histoire des barricades, Montréal, Mémoire d’encrier, Leanne Betasamosake Simpson, Une brève histoire des barricades, Montréal, Mémoire 2022 [2021], p. 110-111. d’encrier, 2022 [2021], p. 110-111. 81. Cité dans Dalie Giroux, « Théâtre et politique chez Véronique Basile Hébert », Zone occupée, 82. Cité dans Dalie Giroux, « Théâtre et politique chez Véronique Hébert », Zone occupée, no 23, no 23, 2022, p. 14-23. 2022, p. 14-23.

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ACCUMULATION PRIMITIVE Pierre Boucher de Boucherville, lorsqu’il écrit en 1664 au Roi de France pour requérir l’appui de l’armée contre les peuples autochtones et vanter les possibilités de valoriser le territoire laurentien, notamment à la hauteur de Montréal, décrit quatre principaux « inconvénients » de la colonie de la Nouvelle-France : … afin de vous les mieux faire concevoir, je mettrai ici en détail ce que je juge de plus incommode ou importun, que je réduirai à quatre ou cinq chefs. Le premier sont les Iroquois nos ennemis, qui nous tiennent resserrés de si près, qu’ils nous empêchent de jouir des commodités du pays : on ne peut aller à la chasse, ni à la pêche, qu’en crainte d’être tué, ou pris par ces coquins-là […] Ce mal est grand, mais il n’est pas sans remède, et nous l’attendons de la charité de notre bon roi, qui m’a dit qu’il voulait nous en délivrer. […] La seconde incommodité que je trouve ici sont les maringouins, autrement appelés cousins, qui sont en grande abondance dans les forêts, pendant trois mois de l’été : il s’en trouve peu dans les campagnes, à raison qu’ils ne peuvent résister au vent ; car le moindre vent les emporte : mais dans les bois, où ils sont à l’abri, ils y sont étrangement importuns ; surtout le soir et le matin ; ils piquent plus vivement quand ils sentent la pluie que en tout autre temps. […] La troisième incommodité que je rencontre, c’est la longueur de l’hiver, surtout devers Québec. Je n’en parlerai pas d’avantage, vu ce que j’ai dit là-dessus : je dirai seulement que les neiges y sont de trois à quatre pieds de haut, je dis à Québec : car aux autres habitations, il y en a beaucoup moins, comme j’ai déjà dit.

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Dans le pays des Iroquois, s’y trouvent de certaines couleuvres, qu’on appelle des serpents à sonnettes, qui sont dangereuses pour leurs morsures ; j’en ai déjà parlé ainsi je n’en dirai rien d’avantage, sinon qu’il n’y en a point dans ces quartiers-ci : voilà les plus grandes incommodités dont j’ai connaissance83.

Ce projet monoculturel et universel qu’a été l’installation européenne en Amérique, repose sur une entreprise d’extermination des irritants, de ce qui empêche le développement – « clearing of estates » – et cette entreprise est cela qui nous organise, et c’est à cette entreprise que résiste, par sa simple affirmation, avant de revendiquer quoi que ce soit, la vie qui vit du et dans le dit vague : les « Iroquois », les moustiques, l’hiver, les serpents à sonnettes, les sans-abri. « That is the true nature of difference, écrit Hilton Als : something stupidly defined as to be controlled84. » La figure du bulldozer, au service des propriétaires des moyens de production, qui racle le territoire, y compris les plantes, les animaux et les gens, brute machine de décapage, qui brûle 500 $ de diesel en une journée de travail, escortée par une escouade policière soutenue par les juges de la province qui veillent à l’application d’une définition très questionnable du bien commun. Cette figure concentre toute l’histoire et l’actualité de l’accumulation primitive. À savoir : Pour soutenir l’économie dans laquelle nous survivons, il apparaît être exigé de souverainement et pourrait-on dire rituellement séparer les vivant.e.s de la trame de ce qui se donne pour soutenir la vie – cela par la force des machines, par la séduction, par la peur, par la loi, par

83.

Pierre Boucher, Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dit le Canada, Québec, Septentrion, 2014, p. 149-155.

84.

Hilton Als, White Girls, Londres, Penguin Books, 2019 [2013], p. 126.

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le maniement de la terreur ordinaire ou extraordinaire, et aussi par de constantes et inégales négociations. Dans le langage de Karl Marx, on dirait : séparer les producteurs et les moyens de production. Je te coupe de la source (la Terre), j’exploite ton travail pour extraire la valeur de la source (tu as faim, tu acceptes), je te vends le produit de la source à profit (le capital). Vider, évider le territoire, désertifier, déplacer, exterminer s’il le faut – et il le faut, semble-t-il, souvent – suivant un patron onto-juridique qui produit le monde en autant d’unités amovibles – capturer, pour déposséder, pour extraire, pour prolétariser, pour mobiliser, pour mettre en circulation, pour valoriser. C’est un ensemble mécanique et optique de dispositifs de gouvernementalité, ultra-rapide, mortifère et redondant. C’est la matrice de l’usage collectif top-down du territoire, un usage plutôt guerrier, et c’est un motif déterminant des gestes historiques et continus de colonisation – sous le branding « Nouveau monde », sous le branding « développement ». Faire entrer, à n’importe quel prix, le tout du vivant dans le double dispositif d’écriture de l’État et celui de la valeur-token du capital, et suivant les lignes d’un monde qui s’expérimente telle une objectivation autoritaire des conduites, et qui par là, par effet, par négligence, par redondance, fait paysage – et cela, les lieux, leurs usages et leurs histoires, leurs partages concernent nos vies liées et ce qu’elles comportent de possible et d’impossible, y compris la solidarité et la justice. Notre horizon de survie est directement celui de la capture, celui de la métabolisation, la transvaluation, l’épuisement, et la destruction plus ou moins calculée des sources de vie. C’est-à-dire, à nos échelles, et à cette vitesse fossile, une forme automatique, et sans intentionnalité, de terrorisme. Les torches humaines que sont nos vies nous réchauffent. Nous habitons en sursis cela qui n’est pas fait pour habiter. Le  réel oscille et la vie cherche à faire lieu dans cette oscillation entropique, dans ce grondement, dans ce déracinement spectaculaire, dans cette entreprise effrénée de climatisation, d’a-climatisation agressive.

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Le paysage dans lequel nous survivons – paysage épatant, pharaonique, souvent très propre, invitant, rapide, confortable - est le paysage d’une purification indéfinie par le feu. Le feu dit-on sent bon. Tout est en instance de capture, tout le temps. Parfois c’est potentiel. Parfois c’est maximal. Parfois c’est en instance de vague. Parfois on consacre et on protège, et ça dure le temps que dure le culte. Un espace-temps plus ou moins habitable, inégalement habitable. Usurpé, contaminé, spéculatif, soumis à des cycles répétés de destruction/valorisation/dévalorisation, qui sont absolument nécessaires au fonctionnement des dispositifs d’accumulation de puissance. En conséquence, la condition de possibilité objective de notre subsistance est la destruction perpétuelle de ce qui relève du libre-accès, destruction compulsive et désirante de manifestations du pur usage (ce revers de la valeur-token du capital), destruction perpétuelle de ce qui nourrit – pour engraisser des bêtes fantastiques, des avions de chasse, des centrales d’énergie variées, du trafic d’uranium, des fermes de données, 1,4 milliard d’automobiles dans le monde et un milliard de tonnes de GES produites par les seuls SUV, des tanks Leopard 2, des chaînes d’approvisionnement d’aliments industriels baptisés aux insecticides aussi subventionnés que l’entretien des routes bitumées de tout temps et que les guerres du caoutchouc en Amérique et en Asie jadis. C’est beaucoup demander que d’accréditer tout ça sur la base d’un contrat social (sexuel, racial) suranné et déchu. Le bulldozer escorté par la police signale l’événementialité d’un cycle d’accumulation primitive in vivo. C’est un performatif qui s’inscrit dans la substance appelée violence d’État (relative, commune, organisée, célébrée aussi) qui a partie liée avec des agrégations volontaires et

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hiérarchisées qui militent entre autres pour la liberté privée d’abuser (qui peut être très soft et même désirable, on nous l’assure) et le privilège de ne pas avoir de conversations avec les usager.ère.s quels que soient leurs titres sur l’organisation des lieux de vie. Continuation généralement acceptée et voulue par les électorats attachés aux fantaisies étatico-nationales nées de l’entreprise impériale de territorialisation par la désertification. Concrètement : ce qui s’oppose au développement, en temps opportun doit être neutralisé. Dans nos régimes juridiques néo ou postimpériaux, le vivant n’a qu’un faisceau de droit très circonscrit pour s’opposer au développement et plusieurs sont indirects, soumis à des rapports de domination intermédiaire. Le conseil d’arrondissement lié à la juridiction municipale sous laquelle se trouve le terrain vague n’a pas le pouvoir de refuser le permis que requièrent les propriétaires des moyens de production pour l’érection d’une plateforme de transbordement. Les juges, appliquant les lois du pays, le disent et le confirment. D’où le bulldozer. La gestion débridée du sacrifice qui se joue dans cette forme de vie n’est pas soumise à la discussion. Tout reste donc à dire.

USAGE CONTRE VALEUR Le libre-accès aux sources de vie, le rapport non qualifié, c’est-à-dire non comptabilisé, non ontologiquement confiné à la forme-marchandise, est pour beaucoup de gens à court terme et pour tout le monde à différents degrés ruiné par les cycles infernaux d’accumulation à laquelle la Terre est soumise depuis 400 ans – mais le pays a 10 000 ans me rappelle Louis-Karl Picard-Sioui. Le faisceau des usages qui fait ce lieu du terrain vague et le rend manifeste, expérimental, concret, dans cette situation d’équilibre (stasis), s’oppose à la valeur : l’accumulation de puissance qui est notre monoculture.

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Les usages, l’ordre du don, l’in-accumulable, l’in-appropriable, c’est-à-dire : Abris Ronds de feu Petits fruits Passereaux Désœuvrés Marmottes Chiens sans laisse Bosquets de chicorée Contreplaqués qui pourrissent Espace horizontal de la voix Ruisseau enfoui Brulots Un trou de vase Une main tendue Ce qui va en travers Ce qui hante L’eau de pluie

Les gestes posés Les jeux de sexe La fraîcheur Le bruit des machines L’hiver Les gens qui se cachent Un repas Les drames Ce qui se donne Bouts de métal Bouts de cordes Un herbier L’hostile L’occasion Toutes mes relations L’obligation d’hospitalité Ce que l’on sait

L’usage, c’est-à-dire, tous les gestes de n’importe quel usager – sans reste. O Lord, what have you hoarded up for me In your great free treasure85 ? C’est un monde de gratuité, de souverainetés non étatiques, d’économies horizontales, qui est soumis à une destruction itérative et sine qua non, au rythme stochastique des aventures spéculatives qui soutiennent la vitesse fossile. 85.

Jack Kerouac, « Prayer », Pomes all Sizes, San Francisco, City Lights Publishers, 2001, p. 121.

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LES GESTES Il existe une archéologie de l’usage, et une géopoétique d’urgence du terrain vague : pour rendre visible, sensible ce qui a été, est, sera détruit, dans l’oscillation des survies, ce qu’il y a en dessous de l’autoroute, sous la dalle de béton, dans le fond du réservoir. Pour mémoire, pour tenir le registre d’on ne sait quelle communauté, de-ci, de-là. Pour créer des objets, des dispositifs, des arrimages, des résonances, une ritournelle, une ribambelle, une connaissance du monde éternellement recommencé, éternellement jeté, de l’usage, des usagèr.e.s, de ce qui se donne, de ce qui se consume, des puissances, des ordres sensibles, de la mémoire. Pour contribuer au socle cognitif et esthétique des luttes contemporaines, inter-minimales. Il n’y a pas de doute que les luttes s’entrefilent, liminaires, transitoires, en instance de, espaces de parole, comme un archipel vivant, impropre : contre les prolongements d’autoroute, contre les pipelines, contre les infrastructures productrices de CO2, contre l’étalement urbain, contre l’exploitation du gaz de schiste, contre la spéculation immobilière, avec l’anguille du Saint-Laurent, avec les luttes territoriales continuelles des traditionnalistes autochtones, avec les survivant.e.s de Fukushima, avec les jardiniers de Detroit, avec les migrant.e.s qui remontent le chemin Roxham, avec les gens du delta de l’Okavango contre l’exploitation du pétrole, ceux de la province du Mpumalanga contre les émanations des centrales de charbon et ceux de Notre-Dame-de-Protection contre les rejets d’arsenic. Refaire, jouant d’autres lumières, d’autres formes de projection, d’autres intérieurs, une géographie à partir du terrain vague. Une expropriée des exploitations de thé britannique du Kericho kenyan dit : « Quand je vois des Blancs, ça me brûle l’estomac. Si on nous indemnise et qu’on nous redonne nos terres, je vais pardonner86. » 86. Anne-Marie Provost, « Terres volées par des colons blancs : des Kényans réclament justice », Le  Devoir, 24  mars 2023, https://www.ledevoir.com/monde/afrique/786523/i-le-devoir-i-aukenya-terres-volees-par-des-colons-blancs-des-kenyans-reclament-la-justice

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Le terrain vague, pays de moustiques, de serpents à sonnettes, pays haudenosaunee, pays d’hiver, par son caractère de flanc, de frange, de lieu liminaire, d’écotone, dans sa manifestation onto-juridique, témoigne du capharnaüm légal réel qui définit toute situation d’occupation. Les titres de propriété privée, la règlementation applicable, les juridictions et les pouvoirs politiques associés, les grèvements, les droits de passage, les obligations de consulter, la législation en matière d’environnement, les revendications fondées ou pas en droit, le droit commercial, l’idéologie… tout cela constitue une intrication, mais aussi une occasion : comprendre la structure, l’effet, l’imaginaire de ce qu’est l’habitation techno-capitaliste – une occasion de s’orienter sur la Terre, mais aussi une série d’occasions politiques.

Maintenir un espace de parole, maintenir un lieu de connaissance : toutes les paroles du collectif contingent, du collectif contigu, des savoirs qui ne sont pas attendus. C’est une puissance qu’un tel lieu, dans la confusion des découpages onto-juridiques, rend possible. Une manifestation de l’hétérogène, dans l’interstice, dont l’horizon n’est pas la souveraineté.

Vivre avec les échelles, vivre avec les limites de la situation. Cela fait partie des travaux de maintien des espaces de parole. Faire la lutte à tous les niveaux, sans chercher à agréger les discours, en conservant un maximum de passerelles. Défendre le plurivers des usages en tant que tel par des métabolisations passé-futur attentives. C’est l’usage libre qui incombe à la dignité – avec tout l’ensemble des possibles que cela implique.

Les vecteurs de destruction propres à ce mode d’existence par l’accumulation de puissance dont les effets sont les plus immédiats, les plus visibles, et en conséquence les plus difficiles à nier sont l’augmentation de la vitesse et l’élimination de la friction (pour augmenter le

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cycle magique valeur/marchandise), la concentration de la population (dont le corollaire est le nettoyage du territoire pour son exploitation), l’approfondissement de l’exploitation des territoires pour l’extraction de ressources, et l’assèchement des milieux humides (sablières, béton, asphalte, trous de mine, drainage, enfouissement). Comme disent les vieux, « si tu as des yeux, tu vas le voir » : toute une archive scientifique documente ces processus – les savoirs font ribambelle.

Un ami me raconte un souvenir d’enfance : il y a des bonhommes, dans des villages des plaines du centre du Québec, qui enlèvent la neige en l’aspergeant d’essence et en y mettant le feu.

Au fondement et au principe de cette forme de vie une mutilation, une destruction, qui touche directement au rapport entre le vivant et le médium de la vie – où la Terre, les savoirs, les capacités communes sont confisquées au nom d’une théologie combustible de l’accumulation.

La ruine évoque l’écroulement, la chute, l’anéantissement, la disparition, l’abolition, la perte – soit par un processus de dégradation naturelle (comme un bâtiment qui « tombe en ruine »), soit par une série de tribulations quelconque qui affecte une entité (comme un « homme d’affaires ruiné », ou « la ruine d’un État »), soit encore par une action consciente (évoquant qui, ce qui cherche la ruine de quelque chose ou de quelqu’un, ainsi le verbe « ruiner »).

La ruine, en son sens politique, celui que rend possible l’ange de l’histoire de Walter Benjamin, implique de faire la critique de notre forme de vie depuis l’intérieur de celle-ci, en tant que nous sommes nous-mêmes soufflés par le mouvement de destruction – et d’établir des rapports

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ruineux aux dispositifs d’accumulation de puissance qui définissent le présent.

Le rêve, dit Ailton Krenak, peut être abordé comme une institution : « Un exercice discipliné, qui concerne le collectif, pour chercher les orientations que nous devons donner à nos choix quotidiens87. »

La subversion de l’habitable : seule urgence, lieu ubiquitaire de l’usage libre des ruines (l’autre face de la valeur, sa concrétude dés-appropriable). Parce qu’il faudrait, la prochaine fois, l’an prochain, n’importe quand, en quelque point envisageable, que le trébuchement du capitalisme ne change rien à nos vies.

Se situer dans le sous-bois technologique, le terrain vague des territoires en voie d’industrialisation, désindustrialisés, postindustrialisés, la terre brulée de l’intelligence artificielle et la géographie des batteries pour voitures électriques. Les fermes de données qui chauffent le moyenNord. Les centres de détention où croupissent les réfugié.e.s issu.e.s des Sud globaux dans les pourtours des métropoles occidentales. Les pits de sable qui avalent les conducteurs de pelles mécaniques. Les cargaisons de minéraux légaux et illégaux qui roulent aux petites heures devant les maisonnettes où sont endormis des enfants. Les routes où adviennent les carambolages. Un monde brûlé par la vitesse, par la connectivité, par la dépendance au phosphate et à la potasse. Comment vivre dans un monde en déshérence ? Comment répudier la dépendance au pétrole, aux tanks, à l’argent, à l’exploitation ?

87. Ailton Krenak, op. cit., p. 43.

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Le collectif afroféministe Mwasi écrit : « Une des plus belles manifestations d’Amour Noir pour nous a été la mobilisation continue de personnes noires sur le continent africain et à travers la diaspora contre le franc CFA et le néocolonialisme français en 201788. »

Sortir du confinement, et créer des confins habitables. Avec nos corps fragiles et alliés, dans un esprit de détournement, d’abolition, par le jeu et l’art – sans recourir à la valeur, sans recours à la répression. « Abolir c’est créer, écrit Philippe Néméh-Nombré. Une auto-patrouille qui brûle est une promesse89. »

Vivre dans les ruines, c’est vivre dans les restes de l’entreprise générale d’accumulation de puissance, dans les archives de l’expropriation et de l’exploitation. Tout le paysage qui est le nôtre, grandiose et ravagé, confortable, stérile, saccagé, est ce reste, perpétuellement reconduit : restes de la colonisation des premiers peuples, restes de l’économie esclavagiste, restes de la mobilisation des populations pour les fins de la colonisation, restes de la destruction des écosystèmes pour la création de valeur, restes des violences patriarcales. Nous aménageons ces restes, y construisons des intérieurs, y préparons des repas.

Le paysage de manière banale et anonyme est la ruine issue de ce processus d’accumulation. Une autoroute est une ruine. Un système satellite est une ruine. Une mine est une ruine. Un complexe immobilier est une ruine. Une page FB est une ruine. Un incident de profilage racial est une ruine.

88. Mwasi, op. cit., p. 74. 89.

Philippe Néméh-Nombré, Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei, Montréal, Mémoire d’encrier, 2022, p. 98.

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Considérer ceci que la République libre d’Haïti a dû indemniser les colons esclavagistes des pertes financières entraînées par l’indépendance, d’un montant qui représente une perte estimée entre 21 et 115 milliards de dollars sur deux siècles pour l’économie de la République90. Ce que cela signifie. Et ce pourquoi cette femme arrivée par le chemin Roxham au Canada me dit, à propos des puissances occidentales qui se disent amies d’Haïti : « Ce ne sont pas nos alliés, ce sont nos maîtres. »

Rodney Saint-Éloi me dit : « Quand un Blanc parle de communauté, il parle de la communauté des Blancs. »

La composition des résistances traverse non seulement les frontières, les nations, les formes-État réificatrices et expropriatrices, l’organisation du vivant contre lui-même par le capital, elle met en effet cette traverse, cet état de traversée perpétuelle, en réfléchissant le contact à travers les espèces, les formes de vie, les écosystèmes (le peuple des pierres et le peuple des oiseaux, pour reprendre la belle image de Georges Sioui), et suscite, participe, s’immerge dans une onde contingente et proliférante de solidarité – qui est toujours déjà là, derrière, à travers l’oblitération, à travers la fantasmagorie techno-raciste globale, puisque cette onde de solidarité est de l’ordre de l’inaliénable – de ce qui se donne.

Un journaliste raconte une opération de sauvetage en mer de bateaux de migrants en mer libyenne en 2023 :

90.

Voir notamment Amélie Baron, « La “rançon” de l’indépendance, payée par Haïti à la France, remise en lumière », Le  Devoir, 24  mai 2022, https://www.ledevoir.com/economie/714555/ analyse-la-rancon-de-l-independance-payee-par-haiti-a-la-france-remise-en-lumiere.

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La  troisième opération de sauvetage, il y avait plus de 100 personnes qui étaient entassées, il y avait des enfants, il y avait un bébé également à bord. Mais ce qu’on peut pas voir sur les photos, ce qu’on peut pas ressentir, à moins d’y être allé, c’est l’odeur d’essence. C’est vraiment ce qui est le plus frappant. Ça prend de l’essence pour faire avancer ces petits bateaux-là. […] Il y a des bidons d’essence, mais pas les bidons en plastique qu’on peut retrouver au Canada ou au Québec. On dirait que c’est des morceaux de plastique rapiécés. Donc l’essence coule dans le bateau. Ça se mélange à l’eau au centre. Ça donne des vapeurs d’essence, ça donne donc des personnes qui peuvent être intoxiquées91. Bribes rapiécées pour contenir de l’essence, une esquisse de fuite. « Can the Subaltern Speak? »92.

Andreas Malm raconte : « En 2003, des cellules de L’ELF ont revendiqué les attaques contre quatre concessionnaires automobiles de la vallée de San Gabriel, dans le sud de la Californie ; un parking sur lequel étaient garés des SUV neufs a vu 40 Hummer partir en fumée93. » Un feu de Hummer sur un parking californien – une vision du monde où ce qu’il y a à perdre se perd, est déjà perdu : « Les mettre hors service, les démonter, les démolir, les incendier, les faire exploser94. »

91.

Xavier Savard-Fournier à Midi-info sur Radio-Canada le 27 janvier 2023.

92.

En référence à l’essai de Gayatri Chakravorti Spivak, dans Toward a History of the Vanishing Present, Boston, Harvard University Press, 1999.

93. Andreas Malm, op. cit., p. 181. 94.

Ibid., p. 93.

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Je me souviens d’un groupe d’adolescents qui étaient allés au village, à vélo, en pleine nuit, la veille de la fête nationale, allumer le bûcher préparé pour la célébration de la Saint-Jean.

James Baldwin, en 1962, parlant d’un feu de justice contre lequel les boucliers anti-missile ne peuvent rien : « Toute tentative que nous ferions pour nous opposer à ces explosions d’énergie reviendrait à signer notre arrêt de mort95. »

Initier de manière expérimentale et empirique une transvaluation de l’habitation que nous produisons par l’inconscient des gestes, des paroles, des actes de tous les jours. Ce que nous mangeons, la manière dont nous nous logeons, notre capacité à soigner, ce à quoi et comment nous éduquons, ceux qui vivent juste à côté, n’importe qui, la manière dont nous soutenons et subissons les hiérarchies, la fragilité et la brutalité sur lesquelles elles reposent, les échelles de l’action commune, les rapports avec les plantes et les animaux, les tempêtes de neige, les tremblements de terre, l’eau potable, l’usage du vent, la géographie de nos dépendances et de nos abus, l’importance des chemins de passage : l’humanité se visite à pied.

s’asseoir sur les marges du monde les cheveux dans une serviette des sandwichs aux tomates avec laitue et mayonnaise pour regarder passer le temps et parler des petites choses de la vie bleuets, framboises, petite chasse ils étaient riches et célèbres du Territoire96 94. 95. 95.

James Baldwin, op. cit., p. 120. James Baldwin,Gill, op. cit., p. 120. Marie-Andrée céline kushpu. céline monte dans le bois, Petit-Saguenay, 2022.

96.

Marie-Andrée Gill, céline kushpu. céline monte dans le bois, Petit-Saguenay, 2022.

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Une inter-minimale, sachant que « n’existe au fondamental que le soliloque communal de la tendresse et de la contigüité97 ». Comme l’exprime Ailton Krenak depuis l’Amazonie prise d’assaut par les bulldozers des compagnies de coupe forestière : Si nous prêtions davantage attention à des visions qui échappent à ce défaut de responsabilité qui s’est répandu si rapidement sur l’ensemble de la planète, nous pourrions peut-être trouver une ouverture qui favoriserait la coopération entre les peuples, non pour sauver telle ou telle ethnie, mais pour nous sauver nous-mêmes98.

Les agrégats matériels-symboliques qui nous construisent ne sont pas le réel, ils sont une réalité. L’imaginaire les déborde constamment. L’art et le jeu, le minimalisme, la transitivité généralisée transforment le champ du désir. Les ruines sont une scène pour partager des histoires, histoires de dépossession, histoires de fuites, de braconnages, d’amours, d’expérimentations, d’échecs et d’ambages, de mauvais coup contre les puissants.

Chacun devient chercheur.e, polisseur.se de verre, sage-femme, agriculteur.trice, écrivain.e, concierge, thérapeute, collectionneur.se, danseur. se, conteur.se, enfant, bucheron.ne, photographe, fleuriste, circassien. ne, pompier.ère, guérisseur.se, tisserand.e, forgeron.ne, arbitre, conseiller.ère, architecte, mécanicien.ne, marcheur.se, malade, farine, abeille, rivière. Cela, parce qu’il faut tout faire, parce qu’il n’y a rien à sauver, et parce que tout doit se donner, sans contrepartie, en prise directe

97.

Robert Hébert, Rudiments d’us, Trois-Rivières, Édition des Forges, 1983, p. 51.

98. Ailton Krenak, op. cit., p. 38.

158

Requiem pour un terrain vague

et à corps perdu avec notre condition/nos conditions, aussi barrées soient-elles.

Le long des parkings, des bosquets de fruits. Des mondes en travers : le feu, l’eau, ce qui sustente, les vêtements, la pharmacie, les enfants, les vieux, les arts vivants, les archives, le rêve, groupements indéfinis, formes de vie multiples, parfois atroces, toujours très fragiles, réalités segmentées, réseaux d’alliance mouvants, alliances impérieuses à nourrir, rafistoler, des communications hasardeuses, parfois opaques, multilingues, tout cela issu d’un bricolage qui est l’expression la plus exquise du don… des vies insolvables, fuites géographiques artisanales, solidarités inimaginables tellement elles sont demandantes, de l’art pour tout dans un insondable désert spirituel et fossile qu’il faut encore et encore redécorer d’amour, « transformer en art un univers tout décâlissé99 ».

Ça ne se passera pas, en tout cas pas principalement, sur internet. Domingo Cisneros dit : « Ta tête est cette forêt qui t’entoure100. »

99.

Pierre Maheu, Un parti pris révolutionnaire, Montréal, Éditions Parti pris, 1983, p. 45.

100.

Domingo Cisneros, op. cit., p. 72.

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Première journée de la prise de terres de Villa El Salvador. Photo : Carlos Ferrand, avril 1971.

REMERCIEMENTS

Pour leurs lectures, relectures et précieux commentaires au fil de l’écriture de cet ouvrage, je tiens à remercier Yara El-Ghadban, Rodney Saint-Eloi, Raphaël Lauro et Philippe Néméh-Nombré, ainsi que les gens qui ont participé à l’édition de versions antérieures de certains des textes qui le composent (en particulier : Rosalie Lavoie à Liberté, Nicholas Dawson pour Moebius, Maud Brougère à Nouveau projet). Pour le partage généreux de leurs œuvres, et pour la connivence sensible : Alexandre Fatta, Carlos Ferrand, Pierre Sasseville et Jean-François Cooke. Infinie gratitude envers Amélie-Anne Mailhot, ma complice en tout, et irremplaçable partenaire dans cette étrange aventure de la pensée. Je reste seule responsable du contenu de cet essai.

DANS LA MÊME COLLECTION

Théâtre et Vodou : pour un théâtre populaire, Franck Fouché Les chiens s’entre-dévorent… Indiens, Métis et Blancs dans le Grand Nord canadien, Jean Morisset Aimé Césaire. Une saison en Haïti, Lilian Pestre de Almeida Littératures autochtones, Maurizio Gatti et Louis-Jacques Dorais (dir.) Refonder Haïti, Pierre Buteau, Rodney Saint-Éloi et Lyonel Trouillot (dir.) Entre savoir et démocratie. Les luttes de l’Union nationale des étudiants haïtiens (UNEH) sous le gouvernement de François Duvalier, Leslie Péan (dir.) Haïti délibérée, Jean Morisset Controverse cubaine entre le tabac et le sucre, Fernando Ortiz Émile Ollivier, un destin exemplaire, Lise Gauvin (dir.) Histoire du style musical d’Haïti, Claude Dauphin Une géographie populaire de la Caraïbe, Romain Cruse Généalogie de la violence. Le terrorisme : piège pour la pensée, Gilles Bibeau Trois études sur l’occupation américaine (1915-1934), Max U. Duvivier Haïti, de la dictature à la démocratie, Bérard Cénatus, Stéphane Douailler, Michèle Duvivier Pierre-Louis et Étienne Tassin (dir.) Une place au soleil, Haïti, les Haïtiens et le Québec, Sean Mills (traduit par Hélène Paré) Le corps noir, Jean-Claude Charles Le territoire dans les veines, Jean-François Létourneau Andalucia, l’histoire à rebours, Gilles Bibeau Le Mai 68 des Caraïbes, Romain Cruse

Nous sommes des histoires. Réflexions sur la littérature autochtone, Marie-Hélène Jeannotte, Jonathan Lamy, Isabelle St-Amand (dir.) (traduit par Jean-Pierre Pelletier) Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire, Dalie Giroux Savoirs créoles. Leçons du sida pour l’histoire de Montréal, Viviane Namaste Méditations africaines, Felwine Sarr Ainsi parla l’oncle, Jean Price-Mars L’œil du maître, figures de l’imaginaire colonial québécois, Dalie Giroux Les Autochtones, la part effacée du Québec, Gilles Bibeau Les racistes n’ont jamais vu la mer, Rodney Saint-Éloi et Yara El-Ghadban Baldwin, Styron et moi, Mélikah Abdelmoumen Le contrat racial, Charles W. Mills (traduit par Aly Ndiaye alias Webster) Une histoire d’amour-haine. L’Empire britannique en Amérique du Nord, Gilles Bibeau En montant la rivière, Sébastien Langlois et Jean-François Létourneau Il fallait se défendre, Maxime Aurélien et Ted Rutland

Édition — Rodney Saint-Éloi, Yara El-Ghadban Révision linguistique — Monique Moisan Direction artistique et design graphique —  Julie Espinasse, Atelier Mille Mille Mise en page — Karine Cossette Image en quatrième de couverture —  © Julie Espinasse, Saskatchewan

Mémoire d’encrier reconnaît l’aide financière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Conseil des Arts du Canada, du Fonds du livre du Canada et du Gouvernement du Québec par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, Gestion Sodec. Mémoire d’encrier est diffusée et distribuée par : Harmonia Mundi livre — Europe Gallimard Diffusion — Canada

Dépôt légal : 2e trimestre 2023 © Mémoire d’encrier, 2023 Tous droits réservés Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Giroux, Dalie, 1974 — Une civilisation de feu ISBN (PAPIER) : 978-2-89712-908-8 ISBN (EPUB) : 978-2-89712-909-5 ISBN (PDF) : 978-2-89712-910-1 CIP : LCC GF75.G57 2023 | CDD 304.2—dc23

DALIE GIROUX UNE CIVILISATION DE FEU

ISBN 978-2-89712-908-8 24,95 $ / 16 €

UNE CIVILISATION DE FEU DALIE GIROUX Face à l’urgence climatique, à la montée des extrêmes, au mythe du pétrole et aux crispations identitaires, Dalie Giroux dit la faillite d’un ordre du monde déconnecté et les luttes qui esquissent des voies de résistance.