Un parasite à la conquête du cerveau: Le toxoplasme 9782759820481

L’histoire de ce minuscule parasite, le toxoplasme, nous concerne tous, ou presque. Il contamine les animaux à sang chau

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French Pages 250 [244] Year 2017

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Un parasite à la conquête du cerveau: Le toxoplasme
 9782759820481

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Un parasite à la conquête du cerveau Le toxoplasme

Un parasite à la conquête du cerveau Le toxoplasme

JOANNA KUBAR

Postface d’Aurélien Liarte

Illustrations Sylvie Danne Faure et Bruno Trentini

17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtabœuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A

Du même auteur Douce est sa mort ou Apoptose, 2005, Éditions du Losange. La java du candidat, 2011, Au Pays Rêvé.

Mise en pages : Patrick Leleux PAO Couverture : conception graphique de B. Defretin, Lisieux ; silhouette de l’illustration : © yuliagursoy - Fotolia.com. Imprimé en France ISBN : 978-2-7598-1932-4

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute repré­ sentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou ­reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon ­sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences, 2017

À Pascal et Mathieu

REMERCIEMENTS

Mes remerciements s’adressent à mes amis, Marie-Anne Meyer, Joseph Brami, Nathalie Rochet, Yves Le Fichoux, Malgosia Hecht qui ont lu, et pour certains relu plusieurs fois, les versions successives du texte. J’ai bénéficié de leurs corrections, remarques, questions et suggestions, dont, ils le verront en lisant le texte définitif, j’ai largement tenu compte. Ma reconnaissance particulière va également à mes éditeurs, Michèle Leduc et Michel Le Bellac, pour leurs précieux conseils et leurs chaleureux encouragements. Merci à Aurélien Liarte, ami philosophe de longue date, d’avoir accepté d’enrichir cet ouvrage en donnant son éclairage sur le libre arbitre, et d’avoir aménagé, dans le processus d’écriture, la place à toutes mes questions sur le toxoplasme. Merci à Sylvie Danne Faure et Bruno Trentini pour les illustrations. Merci pour les bienfaits de ces éclats de rire survenant à la découverte de leurs interprétations artistiques, dont bénéficieront à présent les lecteurs. Merci à Nathalie Rochet et à Pierre Marty pour les photos. Merci à Bojka Milicic pour ses commentaires sur les éléments d’anthropologie. 7

Remerciements

J’écris en français qui n’est pas ma langue maternelle, mais la langue de ma vie d’adulte. Je la chéris, le respect de ses règles témoigne de mon amour pour elle ; merci à vous tous qui avez corrigé avec patience mes fautes organiques (dont les articles et la syntaxe) qui résistent à mes soins. J’aime partager mes passions ; l’intérêt manifesté pour le toxoplasme à l’écoute de mes récits m’a vivement encouragée tout au long du travail : toute ma reconnaissance va à ma famille et mes amis, en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Israël et en Pologne. Merci à mes fils pour la motivation et l’énergie qu’ils ajoutent à ma vie. Des erreurs qui pourraient rester dans ce livre, je suis seule responsable et les opinions exprimées n’engagent que moi.

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

SOMMAIRE

Remerciements............................................................................ 7 Avant-propos............................................................................... 11 PARTIE 1 Du toxoplasme et des souris 1.  Les curieux choix des rats et des souris........................................ 17 PARTIE 2 Le toxoplasme 2.  Le toxoplasme : sa vie, son cycle, ses modes de contamination........ 45 PARTIE 3 Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme 3.  Épidémiologie........................................................................... 73 4.  Conséquences de l’infection par T. gondii chez l’Homme.................. 89 5.  Infection chronique : corrélations avec certaines pathologies cérébrales................................................................................ 103 Schizophrénie........................................................................... 105 Épilepsie.................................................................................. 117 9

SOMMAIRE

Cancer..................................................................................... 119 Dépression................................................................................ 123 6.  Infection chronique : effets sur le comportement et la personnalité. 125 Effets du toxoplasme et perception des odeurs de chat. Les hommes ressemblent-ils aux rongeurs ? Le toxoplasme est-il sexiste ?............. 128 Effets du toxoplasme et taux de suicides....................................... 132 Effets du toxoplasme et accidents de la route................................. 134 Effets du toxoplasme et proportion de filles et de garçons................ 147 Effets du toxoplasme et personnalité humaine................................ 150 7.  Infection chronique : au-delà de l’individu, la culture..................... 167 Définir et mesurer les traits caractéristiques d’une culture................. 170 Toxoplasme et culture................................................................. 173 Stéréotypes nationaux et au revoir au toxoplasme........................... 179 Postface philosophique. Le libre arbitre, un héritage embarrassant ?... 187 Annexe. Toxoplasma gondii : manipulation adaptative et mécanismes d’action........................................................................................ 233 Bibliographie............................................................................... 247

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

AVANT-PROPOS

L’acteur principal de cet ouvrage, et sa vedette, est un microorganisme, un parasite unicellulaire, c’est-à-dire composé d’une seule cellule. Son nom latin est Toxoplasma gondii, en français le toxoplasme. C’est le parasite le plus répandu dans le monde. On le trouve dans le sol et dans l’eau sur tous les continents et dans les océans. Il peut souiller les végétaux et contaminer tous les animaux à sang chaud, domestiques et sauvages. Une large partie de la population mondiale est parasitée par le toxoplasme ; la population française ne fait pas exception. Les conséquences de l’infection s’étendent de l’absence de symptômes perceptibles à des manifestations dévastatrices dans le système nerveux central. Le monde des parasites est fabuleusement riche et fascinant. Mais le domaine de la parasitologie est encore peu connu du public. Un de nos souhaits est ainsi d’éveiller, avec l’exemple du toxoplasme, la curiosité au parasitisme, ce mode particulier, mais non unique, de cohabitation entre les organismes qui présente, en outre, un intérêt majeur de santé publique1. 1. Rappelons que le prix Nobel de médecine et physiologie a été attribué en 2015 pour les travaux sur les traitements des maladies parasitaires à William Campbell et Satoshi Omura pour leurs travaux sur un traitement contre les infections dues aux vers, les parasites nommés helminthes ; à Youyou Tu, pour ses travaux sur un traitement contre le paludisme. http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/medicine/laureates/2015/ 11

Avant-propos

Des chercheurs, en France et dans le monde, étudient le toxoplasme, ses composants internes, les particularités des réactions chimiques qui le maintiennent en vie et les mystères de son génome, sa sensibilité aux molécules potentiellement médicamenteuses, sa répartition géographique, les interactions complexes et mystérieuses qu’il établit avec ses hôtes involontaires, dont l’Homme, et même sa fréquence dans nos assiettes. Les explorations menées à toutes les échelles, de la molécule à la cellule, de l’organisme à la société, mettent à profit les techniques les plus variées, allant de l’observation sous les microscopes et les analyses moléculaires et cellulaires dans les tubes à essai, aux expérimentations animales et aux diverses enquêtes épidémiologiques. Des équipes médicales et vétérinaires utilisent les découvertes des chercheurs pour diagnostiquer, prévenir et soigner, qui les patients, qui les animaux. En dévoilant les secrets du toxoplasme, nous souhaitons partager en chemin notre expérience de chercheur et quelques arcanes du métier. Introduire le lecteur aux coulisses de la recherche, ou « la science en train de se faire », pourra contribuer, nous l’espérons, à bâtir à son égard une attitude raisonnablement critique et raisonnablement confiante. Cela permettra peut-être d’aborder les questions que posent les découvertes scientifiques en limitant aussi bien des préjugés qui relèvent de l’acceptation béate que ceux qui témoignent du rejet systématique. Nous avons introduit une Voix qui pose des questions. Pourquoi avoir choisi cette forme de dialogue ? C’est un outil pour éviter de succomber à la facilité d’employer des expressions toutes faites. Les langages des spécialistes, scientifique et médical, contiennent des raccourcis qui peuvent conduire parfois à des courts-circuits de la pensée. Des expressions, qui semblent entendues entre les spécialistes, méritent parfois qu’on s’y arrête pour en approfondir la compréhension. Nous nous appliquons ici à expliciter les mots techniques et à en donner la racine grecque ou latine ; quand elle entend le jargon, la Voix interrompt le récit. Parmi les questions de la Voix, en italique, 12

UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

Avant-propos

figurent également celles, réellement posées, de mes premiers lecteurs et des auditeurs de mes récits. Le livre est construit comme suit. Le premier chapitre décrit de curieux choix des rats et des souris infectés par le toxoplasme et leurs comportements inhabituels en comparaison avec les rats et souris non infectés. Le deuxième chapitre est consacré à la biologie du toxoplasme lui-même, sa vie, son cycle parasitaire, et en ­particulier un de ses habitacles possibles, le cerveau humain. Les bases ainsi acquises et les connaissances accumulées nous permettent de mieux saisir les divers aspects des interactions qu’entretient le toxoplasme avec son hôte humain. Les chapitres 3 et 4 traitent des questions épidémiologiques et médicales et relatent l’histoire des découvertes qui ont jalonné les 110 ans écoulés depuis la première identification du toxoplasme. C’est une histoire d’alternance d’accélération de ­découvertes et de mises en sommeil de certaines idées. Comme d’autres histoires en science, un effet des modes scientifiques est conjugué au fait que la fertilité d’un concept s’épuise, l’idée perd son potentiel innovant, puis elle est reprise avec de nouveaux outils théoriques et expérimentaux. Le cinquième chapitre décrit les corrélations du toxoplasme avec certaines maladies du système nerveux central et le sixième les effets du toxoplasme sur la personnalité et le comportement humains. Enfin le chapitre 7 envisage les conséquences possibles au niveau collectif des accumulations des influences du toxoplasme sur les individus. Le livre contient des notes en bas de page et des encadrés que l’on peut omettre en première lecture. Ainsi cet ouvrage sur le toxoplasme, un parasite unicellulaire, nous mène de la biologie (chapitres 1, 2), à l’épidémiologie et aux diverses questions médicales (3, 4, 5), aux remarques sur la personnalité et la psychologie du comportement (chapitre 6), puis, brièvement et avec prudence, sur les comparaisons transnationales des cultures (chapitre 7). En chemin, l’accent est mis sur les questions méthodologiques : comment savons-nous ce que nous savons, et le savons-nous 13

Avant-propos

« vraiment » ? Sur le modeste sujet du toxoplasme, nous avons tenté d’apprivoiser des incertitudes potentiellement fertiles. Nous sentons-nous à l’aise avec des incertitudes ? Raisonnablement. Ainsi, face aux capacités du toxoplasme à nous imposer des choix et des comportements qui ne seraient peut-être pas réellement voulus par nous, nous avons eu la curiosité d’interroger le philosophe Aurélien Liarte sur la réalité de notre libre arbitre. Il répond à nos questions dans sa postface. Le texte est accompagné d’illustrations de Sylvie Danne Faure (pour les chapitres sur le toxoplasme) et de Bruno Trentini (pour la postface). Ce livre s’adresse à un public non spécialisé et curieux d’apprendre, qui aime autant les questions que les réponses et qui ne recule pas devant les questions sans réponse.

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

1 Les curieux choix des rats et des souris

Ce chapitre traitera des souris et des rats qui courent après les chats !

Quelle drôle d’histoire ! Et cela, pourquoi ? Un tout petit parasite manipule leur esprit ! Son nom latin est Toxoplasma gondii. Nous allons l’appeler par son nom français, le toxoplasme. Pour beaucoup de personnes, ce nom n’est pas complètement inconnu : « à surveiller lors de la grossesse… », « une maladie 17

Du toxoplasme et des souris

liée au SIDA… »… Dans ce livre, nous allons découvrir quelques-unes de ses habitudes, et de ses prouesses. C’est un parasite passionnant. I l faut une scientifique pour trouver un parasite passionnant et parler de ses prouesses ! Peut-être. Mais vous jugerez par vous-même. La vie du toxoplasme est une vraie réussite : c’est le parasite le plus répandu dans le monde.  uelle est la différence entre un parasite, un virus et une Q bactérie ? Tous les trois peuvent provoquer des maladies, chez l’homme, chez les animaux ou les plantes. Mais biologiquement ce sont des organismes très différents. Leurs spécificités sont brièvement décrites dans l’encadré 1.1. De tous les parasites, le toxoplasme est le plus performant.

ENCADRÉ 1.1 QUELLE EST LA DIFFÉRENCE ENTRE UN PARASITE, UN VIRUS ET UNE BACTÉRIE ? Commençons par définir une cellule. Cette notion nous sera utile tout au long du livre. Une des entrées dans le dictionnaire Larousse définit la cellule comme un « élément constitutif fondamental d’un ensemble organisé ». Ainsi le mot cellule, de latin cella, petite pièce, possède de nombreuses acceptions. En biologie, la cellule est une « structure microscopique complexe, constitutive de tous les êtres vivants et caractérisée par son pouvoir d’assimilation. » La cellule est composée d’une substance aqueuse appelée le cytoplasme et d’une membrane qui entoure le cytoplasme. La membrane cellulaire assure l’intégrité de la cellule ; elle est le lieu de tous les échanges avec l’extérieur, le milieu nutritif ambiant et les autres cellules. Le cytoplasme contient de

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

Les curieux choix des rats et des souris

nombreuses molécules, simples comme les ions (le sodium, le potassium, le calcium, le chlore…) et complexes (les protéines, les acides nucléiques, désoxyribonucléique (ADN) et ribonucléique (ARN), les lipides…), et de nombreuses structures spécialisées (les organites). La cellule est la plus petite unité vivante capable de se reproduire de façon autonome. La reproduction cellulaire est générée par la multiplication de l’ADN (acide désoxyribonucléique). L’ADN se présente dans la cellule sous deux formes : soit il est disséminé dans tout le cytoplasme, soit il est concentré dans un organite appelé le noyau, entouré de la membrane nucléaire. Ultrastructure Lysosome Ribosomes Noyau Nucléole

Centrosome Microtubules Chromatine

Appareil de Golgi Réticulum lisse

Microfilaments

Réticulum Granulaire Mitochondrie

Figure 1.1 | La cellule : un schéma et photos de deux exemples. Représentation schématique d’une cellule type vue au microscope électronique ;une cellule polynucléaire observée au microscope électronique à transmission avec un agrandissement ×4 000 ; un ostéocyte au microscope électronique à balayage avec un agrandissement ×4 000. Crédit illustrations : Aide mémoire d’hématologie, C. Sultan, M. Gouault-Heilmann, M. Imbert, Flammarion 1978 (le schéma), Déborah Rousseau (le polynucléaire), Nathalie Rochet (l’ostéocyte).

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Du toxoplasme et des souris

Les cellules dont l’ADN est localisé dans le noyau s’appellent eucaryotes (du grec eu qui signifie bon et karyon, noyau). Les cellules dont tout le matériel génétique est dispersé dans le cytoplasme s’appellent procaryotes (avant (pro-), être organisé dans le noyau). Les tailles des cellules sont de l’ordre de 10 micromètres (10 millionièmes de mètre) mais elles sont très variables, selon le type cellulaire. Les bactéries sont des organismes unicellulaires procaryotes. On les trouve partout. Elles se sont adaptées à des conditions extrêmes ; dans la suite, nous rencontrerons brièvement celles qui vivent dans les eaux brûlantes et acides des geysers du Parc de Yellowstone. Les bactéries sont des organismes autonomes. Elles se reproduisent par division et peuvent échanger entre elles le matériel génétique. Parmi les bactéries, certaines sont utiles ou même indispensables aux organismes qui les abritent, d’autres sont redoutablement dangereuses, cause de maladies. Les virus (du latin virus, poison) ne sont pas des cellules et ils ne sont pas autonomes. Les virus, sources d’infection, sont constitués d’un acide nucléique, soit l’ADN soit l’ARN. Exemples : le virus de la rougeole (ARN), le virus de la rage (ARN), le virus de la varicelle (ADN), le virus Zika (ARN)… Ils ne peuvent se reproduire qu’à l’intérieur d’une cellule dont ils détournent les ressources en les utilisant à leur profit. (Très approximativement, les virus [dont la taille est de l’ordre de 0,01 à 0,1 micromètre] sont cent fois plus petits que les cellules.) Les parasites sont des organismes eucaryotes. Ils possèdent un vrai noyau. Certains sont constitués d’une seule cellule comme le toxoplasme, notre vedette. D’autres parasites unicellulaires sont le plasmodium (agent de la malaria), le trypanosome (agent de la maladie du sommeil), la leishmanie (agent de la leishmaniose, bien connue des propriétaires des chiens du Sud de la France)… Les vers variés, ronds (les nématodes dont l’oxyure) et plats (les trématodes dont les bilharzies ou les cestodes comme le tænia), sont des exemples de parasites pluricellulaires. La caractéristique commune de ces organismes si variés est qu’ils se nourrissent aux dépens d’un organisme hôte d’une espèce différente.

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

Les curieux choix des rats et des souris

Qu’entendez-vous par un parasite performant ? En biologie, parasite désigne un être vivant, animal ou végétal, se nourrissant aux dépens d’un autre organisme vivant, d’une espèce différente, qui l’abrite. Le mot parasite vient du grec : le préfixe para veut dire « à côté de » et sitos signifie la nourriture. Dans certaines républiques de la Grèce antique, des hommes admis à partager la nourriture des prêtres et à s’asseoir à la table des magistrats portaient le nom officiel de parasites. Chez les anciens, le parasite faisait métier de manger à la table de quelque riche, en l’amusant par des flatteries et par des plaisanteries. Aujourd’hui, ce pique-assiette a perdu son rôle professionnel et mange à la table d’autrui en amateur. « Ces parasites s’empressaient de manger et de parler ; ils louaient deux sortes de personnes, les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le maître de la maison1. » Par extension, le parasite est un individu qui vit dans l’oisiveté, aux crochets d’autrui ou de la société. Le parasitisme, la vie d’un organisme aux dépens d’un autre, n’est pas le seul mode de coexistence. Il existe des modes plus pacifiques : classiquement, on définit deux autres formes de cohabitation, le commensalisme et le mutualisme ; en réalité, il existe dans la nature toute une gamme de façons de coexister (voir l’encadré 1.2). Un parasite vorace et insatiable ou qui se multiplie sans retenue et ainsi tue son hôte n’est clairement pas un parasite futé ; l’hôte mort, le parasite meurt également. Alors qu’un parasite astucieux profite lui-même en laissant vivre son hôte et pense à concevoir sa descendance. Ayant élaboré un plan stratégique brillant, le toxoplasme, parasite performant, a obtenu des résultats remarquables : il vit et prospère sous divers climats, dans le corps de millions d’individus, humains et animaux, dans presque tous les pays du monde.

1. Voltaire, Babouc (http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition/ parasite). 21

Du toxoplasme et des souris

ENCADRÉ 1.2 LA VIE EN ASSOCIATION Selon les définitions actuelles, la vie en association de deux organismes appartenant à des espèces distinctes s’appelle la symbiose (du grec σύν syn, ensemble, et βίος bios, vivre). Dans la nature, cette association prend des formes diverses. On parle du parasitisme quand l’association est bénéfique pour l’un des partenaires, néfaste pour l’autre ; du commensalisme quand elle est bénéfique pour l’un, indifférente (neutre) pour l’autre ; et du mutualisme (symbiose) quand l’association conduit aux profits réciproques. Parfois, en français, en langue courante, le terme symbiose désigne uniquement l’association mutualiste. En fait, il s’agit d’un continuum dynamique entre le parasitisme et le mutualisme, un continuum le long duquel les calculs entre les coûts et les bénéfices déterminent le caractère d’une symbiose. On peut aussi parler d’une exploitation réciproque avec des profits nets pour chaque partenaire. Des exemples classiques d’une interaction où l’un des partenaires retire un bénéfice de l’association sans entraîner des troubles ou de spoliations de l’autre viennent de la vie aquatique. Le poisson rémora, poisson collant des eaux chaudes, se fixe sur un requin par une nageoire transformée en ventouse ; il en profite pour son transport. Les poissons clowns des récifs coralliens ont développé une tolérance des toxines urticantes sécrétées par les anémones de mer ; grâce à cette immunité, ils trouvent dans les tentacules des anémones un refuge contre leurs prédateurs. Les exemples de la symbiose (ou mutualisme), cet échange de bons procédés, se retrouvent sur nos peaux et muqueuses, colonisées en permanence, à l’état normal, par des milliards de cellules bactériennes. Parmi de multiples espèces, Escherichia coli, de nom connu, est très abondante. Ces bactéries, qui se nourrissent chez nous, participent au maintien de notre santé. Par exemple, la flore intestinale synthétise de la vitamine K, aide à l’absorption des aliments, et gêne la colonisation par des bactéries pathogènes. Quand elle est en équilibre, elle prévient la prolifération de bactéries qui sont commensales mais peuvent devenir dangereuses quand l’équilibre est rompu, par exemple Clostridium ­difficile.

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Les curieux choix des rats et des souris

Enfin, faisons un peu d’histoire, c’est souvent instructif. Le concept de symbiose a été introduit par le biologiste Anton de Barry en 1879 qui a montré que le lichen est l’association d’un champignon et d’une algue. Dès la fin du xixe siècle, on a mis en évidence les bactéries qui fixent l’azote dans les racines des plantes légumineuses, un élément important de notre alimentation. Cependant, durant une partie du xxe siècle, la symbiose a été considérée comme un phénomène périphérique, rare, au mieux comme une curiosité, car l’attention des biologistes était concentrée presque uniquement sur les microbes pathogènes, agents de maladies. Que les bactéries puissent jouer un rôle bénéfique en symbiose avec les tissus sains des animaux ou des plantes ne faisait pas partie des consensus et des idées admises. L’idée que le phénomène de symbiose entre deux organismes puisse résulter dans la naissance d’un troisième organisme, nouveau, et que la complexité des organismes vivants puisse être engendrée par une succession d’associations symbiotiques entre les formes plus simples, date du début du xxe siècle (le lecteur intéressé notera les noms de Constantin Merezhkowsky, Paul Portier, Félix d’Hérelle). Cette idée a d’abord rencontré de très fortes résistances de nombreux biologistes et bactériologistes. Aujourd’hui, il est admis que la symbiose est à l’origine des cellules eucaryotes. Et peut-être de la vie elle-même. (Encore pour le lecteur qui voudrait approfondir ses connaissances sur le rôle de la symbiose dans la diversité du vivant et dans la symbiogenèse, je cite les noms de Carl Woese, Lynn Margulis et Freeman Dyson). Enfin, je signale que pour comprendre les symbioses, et, de façon plus générale, les autres comportements altruistes chez les hommes, la théorie d’échange réciproque, (reciprocation theory) est la plus admise et étudiée : elle est fondée sur le dilemme de prisonnier et met en évidence une stratégie d’évolution stable, remarquablement simple, qui s’appelle Tit for Tat (R. Axelrod, WD. Hamilton. 1981. The evolution of cooperation. Science, 211, 1390-1396). Mais c’est une tout autre histoire !

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Du toxoplasme et des souris

Un parasite qui pense ? Qui élabore un plan stratégique ? Il ne faut pas prendre ces expressions anthropomorphiques dans leur sens ordinaire. Il s’agit du développement du toxoplasme pendant des millions d’années au cours de son évolution en tant que parasite. Toxoplasma gondii est un organisme unicellulaire. Il fait partie des protozoaires, « premiers animaux » (du grec protos, premier et zoôn, animal). Il procède au mieux de ses intérêts. Et vous verrez qu’il est astucieux. À présent, nous allons parler des rats, des souris et des chats car ils jouent un rôle important dans la vie du toxoplasme, ce sont ses hôtes, c’est à leur table qu’il se nourrit. Le toxoplasme se développe et mène sa vie sexuelle dans l’intestin du chat. Chez le rat ou la souris, le toxoplasme se niche de préférence dans trois tissus, les muscles, le cerveau et les testicules. Pour le moment c’est tout ce qu’il faut savoir ; le chapitre suivant traite de sa vie et de ses usages. Ajoutons simplement que, du point de vue du toxoplasme, l’homme joue un rôle similaire à celui du rat.

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

Les curieux choix des rats et des souris

Manger les rongeurs est inscrit dans la nature des chats. On pense que les chats sauvages sont arrivés dans les premiers villages pour se nourrir des rongeurs attirés par les réserves de grains dès le début de l’agriculture, au néolithique. Embarqués pour chasser les rats et les souris sévissant dans les cales des navires, les chats se sont ensuite répandus dans le monde. Et le toxoplasme avec eux. On suspecte même que les pérégrinations des chats infectés par le toxoplasme aient pu jouer un rôle dans certaines propriétés de nos groupes sanguins humains. Ça semble énigmatique. J’ai hâte d’en savoir plus. Il vous faudra patienter jusqu’au chapitre 6. Réciproquement, la nature des rats et des souris comporte une peur salutaire pour eux : au xiiie siècle déjà, semble-t-il, on trouvait l’équivalent de notre dicton contemporain : « Quand le chat n’est pas là, les souris dansent. » Ainsi la peur du chat chez les rongeurs est-elle une peur innée : un souriceau fuit le chat sans apprentissage préalable, sans tâtonnements, avant même de connaître « personnellement » une mésaventure qui lui serait, de toute vraisemblance, fatale.

Même une souris ou un rat de laboratoire craint spontanément les chats, alors que depuis des générations et des générations ses ancêtres n’ont jamais rencontré un seul félin. C’est un exemple de comportement instinctif : géré par un réseau de neurones en réponse à une stimulation sensorielle, une séquence d’actions s’accomplit inéluctablement. Chez le rongeur, la phobie des félins, l’aversion provoquant 25

Du toxoplasme et des souris

la fuite, est déclenchée par l’olfaction, par l’odeur de l’urine. Les substances chimiques volatiles qu’elle contient servant de messagers s’appellent phéromones (le grec encore, pherein [transporter] et hormone [stimuler]). Les phéromones agissent sur le système olfactif du rongeur, activent dans son cerveau les circuits des neurones qui gèrent le phénomène de peur et induisent ainsi la fuite. C’est une réaction « câblée ». La peur des chats est ainsi chez les rongeurs une vérité intemporelle et universelle. Mais il existe une exception : les rongeurs infectés par le toxoplasme ne se méfient pas des chats. Ils recherchent même leur compagnie. Le toxoplasme changerait-il donc la nature profonde du rongeur ? Voici une des premières expériences qui ont analysé en laboratoire l’influence du toxoplasme sur les émotions d’un rat face à un chat. Il est important de préciser d’emblée qu’il existe une réglementation très stricte concernant le travail sur les animaux. Seules les personnes ayant suivi une formation sont habilitées à le faire. Elles sont tenues de respecter les bonnes pratiques de laboratoire. Les animaleries sont inspectées régulièrement par les autorités vétérinaires2. Les acteurs de cette expérience sont les rats infectés expérimentalement par le toxoplasme et les rats non infectés. Les décors…  ais pourquoi une telle expérience ? D’où vient une telle M idée ? En partie, elle vient des observations de conduites atypiques chez les rongeurs sauvages. L’infection par le toxoplasme a pu être mise en évidence chez ces animaux. Cette constatation, conjuguée à d’autres que nous explorerons par la suite, a motivé les études en laboratoire.

2. Voir par exemple : Directive 2010/63/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 septembre 2010 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques (JO L276 du 20.10.2010).

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Les curieux choix des rats et des souris

Pour en savoir plus, il faut patienter, nous n’en sommes qu’au tout début de nos découvertes et de nos surprises. Les chercheurs ont construit un espace adapté à l’étude de la réaction des rats à l’odeur de l’urine de chat. Imaginez un enclos carré de deux mètres sur deux mètres, dont le sol, couvert de sable, matériau neutre, est facile à nettoyer entre deux tests. À l’intérieur de cet enclos, un labyrinthe en briques dessine 16 cellules. Chaque coin de chaque cellule comporte une odeur parmi quatre odeurs différentes : une odeur de chat, une odeur propre du rat, une odeur de lapin et une odeur neutre. Les trois dernières sont posées là en tant qu’odeurs de contrôle. Car pour permettre une conclusion valable à partir des résultats, chaque expérience de laboratoire doit comporter ce que l’on appelle les conditions de contrôle, adaptées à chaque expérience. On compare ce que l’on étudie à ce que l’on connaît ? C’est cela. Dans une expérience, la question doit être bien définie et un chiffre brut n’a pas de signification en lui-même, qui serait une réponse acceptable. Pour donner un exemple, dire que l’on est au sommet d’une montagne de 1 500 mètres n’indique pas si l’on y est arrivé en voiture, parti du bord de la mer, ou bien à pied au terme d’une randonnée de 1 000 mètres de dénivelé. Il faut une référence : on compare le groupe testé à un groupe de référence que l’on appelle le groupe de contrôle. Heureusement, même avec une définition très rigoureuse des conditions expérimentales, on arrive parfois à une découverte inattendue. Cela s’appelle la sérendipité3. Revenons aux rats et aux chats : les gouttes d’urine de chat et les trois odeurs de contrôle (urine de rat, de lapin et eau) étaient déposées sur des bouts 3. La sérendipité, le heureux hasard, la découverte accidentelle, est le fait de réaliser une découverte scientifique ou une invention technique de façon inattendue, à la suite d’un concours de circonstances fortuit et souvent dans le cadre d’une recherche concernant un autre sujet. Savoir constater un heureux hasard implique que l’on est doté d’une ouverture à l’imprévu ! 27

Du toxoplasme et des souris

de litière et leur emplacement dans chaque cellule était modifié entre chaque test pour éviter des interprétations erronées dues à la mémoire positionnelle des rats : ceux-ci ont une sorte de GPS interne et se souviennent des chemins déjà empruntés4. La nourriture était disponible dans chaque coin, à proximité. Le comportement nocturne de chacun des 23 rats infectés et des 23 rats non infectés, les rats de contrôle, était filmé par une caméra du crépuscule jusqu’à l’aube. Au total, les chercheurs ont analysé 670 heures-rat.

4. Pour le lecteur intéressé : voir le prix Nobel de médecine attribué en 2014 pour la découverte du « GPS biologique » à John O’Keefe et May-Britt et Edvard Moser.

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Les curieux choix des rats et des souris

Pourquoi du crépuscule à l’aube ? Les rats sont des animaux nocturnes. Ils préfèrent manger au pic de leur activité, quand il fait nuit. Leur comportement résulte d’un équilibre entre deux prédispositions opposées, d’une part la prudence, les réactions de crainte devant la nouveauté (comportement néophobe) et d’autre part la témérité, les tendances exploratoires, caractéristiques des êtres omnivores. Les résultats des observations ont révélé de façon convaincante, cela veut dire pour un scientifique de façon statistiquement significative5, une divergence de comportement entre les rats infectés et non infectés : les rats non infectés montraient une saine réaction d’aversion à l’égard des coins parfumés par l’odeur de l’urine de chat. En revanche, les rats infectés par le toxoplasme non seulement ne les évitaient pas, mais montraient une attirance spécifique pour ces coins marqués par la présence de leur prédateur potentiel. Et les coins de contrôles ? Les différences se sont limitées à l’odeur d’urine de chat ; tous les rats infectés et non infectés rendaient visite aux autres coins de façon similaire. Ces résultats appellent de nouvelles questions, marques de la bonne recherche : ouvrir les portes, susciter de nouvelles interrogations. D’où vient ce comportement suicidaire ? Est-ce le cerveau du rat qui est atteint ou seulement son système olfactif ? Les effets 5. Un effet est dit statistiquement significatif lorsqu’il est improbable qu’il puisse résulter d’un simple hasard : une différence « statistiquement significative » signifie qu’elle est suffisamment importante par rapport aux fluctuations aléatoires. Quand la probabilité qu’il soit observé en l’absence d’un effet réel est supérieure à un seuil préalablement fixé arbitrairement par consensus (seuil de la signification statistique), l’effet n’est pas statistiquement significatif ; autrement dit, il n’est pas suffisamment important par rapport aux fluctuations aléatoires pour pouvoir exclure qu’il soit un artefact de mesure ou de calcul. Cependant une différence non significative n’est pas synonyme de l’absence d’effet. La comparaison n’est peut-être pas suffisamment élaborée pour mettre en évidence un effet qui existe. L’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence. 29

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dépendent-ils de la quantité de toxoplasme qui parasite le rat ? La peur du prédateur et son inhibition par le toxoplasme relèvent-telles de mécanismes anxiogènes et anxiolytiques connus ? Quelles seraient les voies neuronales empruntées ? Quels seraient les neurotransmetteurs impliqués ? Ou peut-être s’agit-il d’une manipulation génétique ? Le toxoplasme stimulerait-il, ou désactiverait-il un ou plusieurs gènes ? Lesquels ? Et que fait le toxoplasme quand il se niche dans le cerveau de son hôte humain ?  ïe, tout est intéressant et la dernière question n’est pas anoA dine ! Qui est infecté par le toxoplasme ? Et si je suis infecté, que fait-il dans mon cerveau ? Toutes ces questions et beaucoup d’autres trouveront leur réponse dans la suite de ce chapitre et dans la suite du livre. Ces réponses seront partielles car reflétant l’état des connaissances actuelles. Procédons méthodiquement. Arrêtons-nous un instant à la question suivante : la modification du comportement du rat par le toxoplasme se limite-t-elle à l’abolition de sa peur des chats ? Ou bien le rat parasité se croit-il tout permis ? Grisé par les caméras,

se prend-il pour un super-rat ? Pour étudier l’influence de l’infection par le toxoplasme sur les comportements des rongeurs indépendants 30

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du prédateur, des chercheurs ont construit un labyrinthe en croix dont deux bras opposés sont protégés par des murs et deux autres bras sont ouverts, sans protections latérales. Ces chercheurs ont nommé ce labyrinthe Elevated Plus-Maze, vous en trouverez facilement des images sur Internet. Ce genre de dispositif est souvent utilisé dans la recherche des effets anxiolytiques ou anxiogènes des molécules-candidats à devenir des médicaments. Il est ainsi censé mesurer le niveau d’anxiété générale du rat : les visites du rat dans les bras fermés, protégés, sont la mesure de son activité générale, alors que sa disposition à visiter les bras ouverts du labyrinthe reflète sa capacité à surmonter sa peur et ainsi à rendre compte de son niveau d’anxiété. Les pérégrinations des rats ont été filmées. Et alors ? Les rats infectés exploraient avec plus d’audace les bras ouverts du labyrinthe que les rats non infectés : ils les visitaient plus souvent et y restaient plus longuement.

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Les auteurs en ont conclu que des visites exploratoires résultaient de l’inhibition de l’anxiété naturelle chez le rat ; le caractère anxiolytique de l’infection par le toxoplasme ne serait peut-être pas limité à la réaction vis-à-vis du prédateur.  lors peut-être que tout devient chaotique dans le cerveau A d’un rat parasité par le toxoplasme ? C’est une hypothèse qui a été étudiée. Voici l’exemple de comportements qui ne sont pas modifiés par le toxoplasme. Imaginez « un salon pour rats », une boîte carrée de 60 cm de large, où ont lieu des interactions sociales : chaque session consiste en une rencontre de 5 minutes entre deux rats, un rat infecté et un rat non infecté (ou deux rats non infectés, en contrôle). Le comportement social est évalué par le nombre d’interactions – reniflements, poursuites, toilettage, lutte, morsures, coups, etc. – initié par le rat infecté, le deuxième rat servant de compère faire-valoir. Eh bien, parasités ou non, dans les interactions sociales les rats ne différaient pas de façon convaincante d’un groupe à l’autre. Ainsi certaines conduites de rats sont altérées par le toxoplasme et pas d’autres. Notez que, dans les expériences, les animaux sont identifiés par des numéros ; ainsi les expérimentateurs analysent les données des tests sans savoir d’abord quel animal appartient à quel groupe ; ensuite pour les comparer, les chercheurs vérifient quels animaux étaient infectés et lesquels servaient de contrôle. Ce sont des études en aveugle, pour réduire les erreurs au minimum. Les études en aveugle ou en double aveugle sont une des stratégies de base pour les observations, les expérimentations scientifiques et les recherches cliniques. Il est bon de savoir toutefois que toute expérience comporte des erreurs aléatoires et des erreurs systématiques d’origines très diverses, certaines sont évitables, d’autres non6. 6. L’étude des erreurs est de grande importance dans tous les domaines. En statistique, on utilise le mot « biais » pour désigner diverses erreurs de démarche ou de méthode ou de résultats. Nous nous servirons parfois de cet anglicisme, en comptant sur l’indulgence du lecteur.

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Dans les expériences décrites plus haut, les chercheurs ont examiné si les effets dépendaient, ou non, de l’ancienneté de l’infection et de la quantité de parasites administrés aux rats. D’une certaine manière, la quantité de parasites (ou de virus ou de bactéries) inoculés lors d’une expérience est le reflet d’un des paramètres de la gravité de l’infection naturelle chez l’homme. Les autres paramètres, dont nous parlerons aux chapitres suivants, comprennent les particularités et du parasite et de l’hôte : la virulence7 de la souche parasitaire, l’état des défenses immunitaires de l’hôte infecté et ses caractéristiques génétiques. Ces facteurs sont tous en interaction et chacun pilote des phénomènes complexes. Avant de poursuive avec d’autres exemples, dont certains concernent la vie amoureuse des rats, il est important de souligner que les observations décrites ci-dessus ont été corroborées par d’autres équipes, dans des conditions expérimentales diverses et par des techniques variées. Ce phénomène curieux a été confirmé : les rats et les souris parasités par le toxoplasme mis en présence d’odeurs félines, lynx ou chat, non seulement perdent leur aversion naturelle mais aussi la remplacent par une discrète, et potentiellement fatale, attraction à l’égard du prédateur. Par contre, d’autres comportements également liés à la peur – la motricité globale, la peur conditionnée induite par des signaux tactiles ou auditifs, la capacité d’apprentissage spatial – se sont révélés similaires chez les rats infectés et non infectés.  ais pourquoi revérifier, pourquoi refaire ? Vous dites que M les scientifiques y tiennent fortement. Douterait-on de la qualité des travaux précédents ?

7. La virulence c’est l’aptitude d’un germe (bactérie, virus, parasite) à se multiplier dans un organisme, déterminant ainsi une maladie. Mais c’est aussi un caractère dangereux et persistant d’un phénomène ou un caractère violent (des critiques pleines de virulence). http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/virulence/ 33

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Il faut confirmer les résultats, car toute expérience peut comporter des artefacts ; pour les cerner, il faut étudier le phénomène dans des conditions diverses et complémentaires. Plusieurs équipes sont nécessaires, plusieurs s’y attellent, parfois en collaboration, parfois en compétition. Il est crucial de confirmer les résultats par des groupes indépendants, d’autant plus que le sujet semble prometteur, porteur de découvertes ou de retombées thérapeutiques. Et comment en juger ? C’est un mélange fin d’expérience, de connaissances, d’intuition, de génie et de chance. Il ne s’apprend pas dans des livres. De plus, les résultats des expériences sont rarement des données brutes ; dans quasiment tout effet observé ou mesuré, il y a une partie d’interprétation. Pour mieux en saisir les nuances, il faut examiner les phénomènes sous leurs aspects les plus divers. Enfin, on peut tomber sur des contradictions ou des incohérences apparentes d’une expérience à une autre, ou d’une équipe à une autre. Ce n’est pas forcément négatif, ce n’est pas le signal univoque d’un mauvais travail. C’est simplement un signal que le chercheur ne domine pas tout ; souvent on ne comprend pas d’où vient le désaccord. Mais parfois une telle situation permet de découvrir de nouveaux paramètres importants que l’on ne soupçonnait pas. Par exemple les chercheurs ont constaté des différences de certaines répercussions du toxoplasme entre deux espèces de rongeurs de la même famille : les rats et les souris. L’infection par le toxoplasme modifie de façon opposée leurs capacités à reconnaître et à réagir face à la nouveauté.  t comment mesure-t-on ces comportements chez les ronE geurs ? En filmant l’exploration des chemins inconnus dans un labyrinthe ou en notant la réaction devant une nourriture de senteur inattendue, 34

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ou devant l’approche d’un observateur. Sur les enregistrements et dans les observations, il a été constaté que les rats infectés étaient plus intéressés par la nouveauté que les rats non infectés, alors que, au contraire, chez les souris l’attraction pour la nouveauté était légèrement diminuée par l’infection par le toxoplasme. C’est intrigant. Cette réaction au toxoplasme pourrait représenter une inversion du comportement naturel chez ces espèces, provenant, rappelons-le, de multiples penchants et aboutissant à l’attitude plutôt néophobe chez le rat et à l’attitude plutôt néophile chez la souris.  it simplement, infecté par le toxoplasme, un rat naturelleD ment plutôt peureux devient plus courageux, alors qu’une souris naturellement aventureuse devient plus prudente. C’est cela. Ce qui se confirme surtout, c’est que le toxoplasme ne laisse indifférent ni les rats ni les souris. Ni les humains non plus ! Notons ici que, dans son attirance pour la nouveauté, l’homme, plutôt curieux et audacieux, ressemble à la souris plus qu’au rat. Cependant on a constaté que, face à l’infection par le toxoplasme, c’est le rat qui représente un meilleur modèle pour l’humain. Nous en reparlerons, bien sûr. Globalement, ces observations indiquent aussi que le mécanisme de la diminution de la peur dépend de plus d’un seul facteur. Elles invitent à la réflexion pour échapper à des généralisations simplificatrices et à des conclusions hâtives. Ainsi la curiosité naturelle, le goût de l’originalité, la créativité (et le sens de la compétition) poussent les chercheurs à des expériences originales. En voici un nouvel exemple : imaginez une piste de séduction pour rat, une sorte de bar de speed dating. En pratique, dans l’expérience, c’est une enceinte avec deux bras. Au centre de l’enceinte, on place un rat mâle parasité ou non parasité (rat de contrôle). Au bout d’un des bras, on installe une femelle en chaleur ; au bout de l’autre bras, on installe un autre mâle. Les chercheurs consignent les résultats de 35

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leur « agence matrimoniale ». Et les voici : qu’ils soient infectés ou non infectés, les rats mâles s’intéressaient aux femelles de façon tout à fait comparable. Infectés ou contrôles, ils étaient aussi performants dans leurs relations avec les femelles que dans les nombres de ratons qui en résultaient. La répartition par sexe et le développement des ratons étaient comparables pour les rats pères infectés et non infectés. La surprise est venue des femelles : les rats femelles montraient des goûts plus sélectifs.

Contrairement à l’attente initiale des expérimentateurs, les rats femelles (qui dans l’expérience étaient non infectées et sexuellement vierges) préféraient passer leur temps avec les rats mâles infectés plutôt qu’avec les rats mâles de contrôle et leur accordaient plus d’opportunités reproductrices. Autrement dit, chez les rats, le toxoplasme semble modifier le choix du partenaire par la femelle.

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 ourquoi ces observations ont-elles été inattendues ? À quoi P s’attendaient les auteurs ? Eh bien, les études des animaux et leurs divers parasites ont montré que les femelles de nombreuses espèces d’oiseaux, de poissons, ou de mammifères s’accouplaient préférentiellement avec les mâles non parasités. Cette aversion des femelles pour les mâles parasités est interprétée comme, d’une part, la volonté de choisir un partenaire robuste, résistant aux parasites et, d’autre part, le désir d’éviter une contamination lors de l’accouplement, si le parasite est sexuellement transmissible.  ncore des images anthropomorphiques : manipuler la E volonté et le désir des rongeurs s’inscrit-il dans les plans stratégiques des parasites ? Il s’agit en effet de longs processus évolutifs qui sont des processus co-évolutifs : les adaptations et contre-adaptations du parasite et de son hôte s’étalent sur des millions d’années et aboutissent, à tout moment, à un modus vivendi. Dans le cas du toxoplasme, les auteurs ont constaté que le parasite augmentait et ne réduisait pas l’attrait sexuel des rats femelles pour les mâles infectés, contrairement à leur supposition inspirée par les observations dans d’autres systèmes hôteparasite. On dirait que le toxoplasme met en valeur les mâles infectés, qu’il leur confère des atouts séduisants et fait ainsi surmonter aux femelles une aversion traditionnelle. Cet effet peut être interprété comme résultant d’une influence parasitaire malicieuse : le toxoplasme a évolué de manière à se donner une chance de parasiter de nouveaux hôtes : la femelle séduite et sa progéniture.  e toxoplasme peut donc être transmis verticalement, de la L mère infectée à sa descendance ?

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La réponse est positive. Au tout début de l’infection dans sa phase dite aiguë (cette notion sera définie plus précisément dans les chapitres suivants), le parasite peut passer de la mère infectée à sa descendance. Cette question est bien connue, elle nous concerne directement puisqu’elle regarde aussi les humains. L’infection par le toxoplasme contractée lors de la grossesse peut être transmise à l’embryon et au fœtus et peut conduire à des conséquences graves chez les enfants. C’est un des sujets traités au chapitre 4. Mais revenons aux souris. Il a été montré, et c’était là une observation tout à fait nouvelle, que le toxoplasme avait son mot à dire également sur la progéniture des femelles dont l’infection par le parasite était plus ancienne. Heureusement, les conséquences en étaient incomparablement moins graves : il ne s’agissait pas chez les petits souriceaux de malformations comme celles provoquées par l’infection aiguë de la mère, mais seulement de la modification de la proportion de mâles et de femelles dans la descendance. Voici comment cela a été étudié. Les souris femelles ont été ­infectées expérimentalement puis, plus tard, quand elles ne présentaient plus de signe visible de l’infection, elles étaient mises en présence d’un mâle pour l’accouplement. Cette phase d’infection chronique où la souris ne présente aucun trouble observable est dite phase latente précoce. Lui succède ensuite, chez la souris, un affaiblissement général progressif dû aux effets à long terme du toxoplasme. Cela ne vous étonnera plus que les chercheurs aient testé nombre de conditions de contrôle. Pour analyser l’effet du toxoplasme, pour chaque souris infectée, une souris du même poids et du même âge non infectée a été incluse dans l’expérience ; pour veiller à « l’égalité des chances », la moitié des mâles s’accouplaient avec les femelles infectées au jour 1 et avec les femelles non infectées le lendemain, alors que pour l’autre moitié des mâles l’ordre était inversé. Ensuite, ayant reçu une nourriture spéciale, enrichie, et du matériel pour construire un nid, les femelles étaient particulièrement surveillées à la date prévue, c’est-à-dire après 18 à 21 jours 38

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de gestation, pour enregistrer le nombre des souriceaux mâles et femelles. Voici les résultats de ces expériences : les proportions de mâles et de femelles engendrés par les souris parasitées différaient de celles des souris non parasitées. Les souris fertilisées en phase latente précoce (sans signes visibles) de maladie donnaient naissance à plus de rejetons mâles et moins de femelles que les souris de contrôle. La tendance était inversée chez les souris fertilisées en phase chronique tardive de toxoplasmose ; affaiblies, elles donnaient naissance à plus de rejetons femelles et moins de mâles que les souris de contrôle. Cette observation a été interprétée suivant une hypothèse de la répartition des sexes plus générale, non spécifique du toxoplasme. Selon cette hypothèse, les femelles en bonne condition physique ont intérêt à produire une plus grande proportion de mâles (qui auront un succès reproducteur élevé et produiront un grand nombre de descendants), alors que les femelles en mauvaise condition physique ont intérêt à favoriser la production de femelles (toujours susceptibles d’être fertilisées, tandis que les mâles en mauvais état risquent d’être mis hors compétition par d’autres mâles et de se retrouver sans descendance)8. Ce phénomène est-il démontré ? Seulement partiellement. Les recherches, et les débats, continuent. Mais là, nous entrerions dans le domaine des hypothèses et des interprétations générales, non spécifiques au toxoplasme. Alors que j’ai encore des révélations à vous faire. Même chez le rat, l’amour se passe, partiellement, « dans la tête ». L’attirance sexuelle chez le rat mâle est engendrée par l’odeur d’une femelle rat en chaleur. Les chercheurs ont eu l’idée de comparer dans les cerveaux des rats les réactions aux deux odeurs : l’odeur de l’urine de chat et l’odeur d’une dame rat en chaleur. Les deux stimulations 8. Hypothèse de Trivers et Willard. 39

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– les odeurs – sont initiées dans le bulbe olfactif. Mais les réponses à chaque odeur se propagent ensuite par des circuits neuronaux différents. Dans le cerveau du rat mâle, l’odeur de l’urine de chat active le circuit de défense alors que la simple odeur de la femelle active le circuit reproductif. Ces deux circuits neuronaux sont distincts et font partie de la région du cerveau qui joue un rôle majeur dans les émotions, l’élaboration des comportements et la mémoire, appelée système limbique. De l’activation de ces circuits résultent chez un rat normal les comportements correspondants stéréotypés et prévisibles : l’attraction sexuelle pour la femelle, la fuite devant le prédateur. Et que se passe-t-il chez le rat parasité ? Et bien dans son cerveau, le toxoplasme provoque une activation du circuit d’attraction sexuelle aussi en réponse à l’odeur du prédateur ! D’où leur attraction fatale !

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Il semble en effet que ce soit un très bon argument. Résumons donc ce qui arrive aux rongeurs infectés par le toxoplasme dans les exemples que nous venons de décrire. Les rats et les souris manifestent un curieux comportement face à leur prédateur, au lieu de fuir un chat, ils le poursuivent. Ils se font ainsi dévorer. Sont-ils inspirés par le toxoplasme niché dans leur cerveau ? Les rats femelles surmontant leurs préjugés contre les partenaires imparfaits préfèrent s’accoupler avec les mâles parasités. Le toxoplasme crée-t-il ainsi des chances de s’inviter dans leur descendance ? Les souris infectées, qui sont déjà en phase chronique de l’infection mais encore en bonne santé, engendrent plus de souriceaux mâles qui, chez la plupart des rongeurs, sont plus téméraires dans l’exploration de nouveaux territoires que leur fratrie femelle. Vont-ils servir ainsi de transport au toxoplasme ? Ces exemples pointent vers un même objectif : améliorer les aptitudes du toxoplasme à se multiplier, à se propager. Ils suggèrent qu’au cours de l’évolution, la cohabitation avec le toxoplasme a sélectionné chez ses hôtes rongeurs des modifications de comportement qui augmentent l’efficacité de la transmission du parasite. C’est l’hypothèse de « manipulation comportementale adaptative » : la sélection naturelle a favorisé parmi des mutations fortuites, chez le parasite et chez l’hôte, la perpétuation de celles qui produisaient chez l’hôte les effets bénéfiques pour le parasite. La nature nous offre des exemples surprenants de manipulations parasitaires. Le toxoplasme en représente le modèle classique. Ce sujet est développé dans l’Annexe.  omment le toxoplasme, une simple cellule, dites-vous, parC vient-il à bouleverser le comportement des rats ou des souris ? Ce sont des organismes pluricellulaires des milliards de fois plus grands que lui. Ils sont structurés en organes, tellement plus complexes, tellement plus élaborés.

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Pour nous interroger sur les mécanismes possibles de ces modifications comportementales, nous devons d’abord faire plus ample connaissance avec le toxoplasme, sa vie et ses mœurs. C’est le sujet du chapitre suivant.

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2 Le toxoplasme : sa vie, son cycle, ses modes de contamination

Dans ce chapitre, nous allons rencontrer le toxoplasme lui-même et nous allons découvrir les divers aspects de sa vie. À quoi ressemblet-il ? Où « habite »-t-il, « à quelle table » se nourrit-il ? Comment se reproduit-il ? Rappelons d’abord ce qu’est un parasite : c’est un organisme animal ou végétal ou un champignon, qui vit aux dépens d’un autre organisme pendant une partie ou la totalité de son existence. L’organisme d’accueil s’appelle l’hôte.  ’est-ce pas un nom ambigu ? Dans la société humaine, N l’hôte peut désigner aussi bien celui qui offre que celui qui reçoit l’hospitalité. Alors que là, l’être parasité est un hôte bien involontaire. Et le parasite est un hôte qui s’impose ! Un invité non invité. Cette question de polysémie se pose dans certaines langues, en français ou en italien (ospite). Dans un grand nombre d’autres langues, les deux 45

Le toxoplasme

fonctions sont différenciées par les mots, comme elles le sont dans leur nature même. En anglais, host c’est celui qui reçoit alors que la personne qui est accueillie s’appelle guest ; en espagnol, nous disons huesped et invitado. Moins familier, en polonais, les mots correspondants sont gospodarz et gość (les mots sont similaires dans d’autres langues slaves).

 hez l’humain, cette relation n’est pas symétrique mais C implique un échange. En absence de réciprocité, comprise largement, on ne parle plus d’invité mais de… parasite. En biologie, un parasite bien adapté provoque chez son hôte involontaire une altération durable mais peu grave. Le parasite, témoignant d’une sorte d’intérêt propre bien compris, persiste. Il est sobre et discret. Par contre un parasite mal adapté engendre les 46

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manifestations bruyantes d’une maladie grave qui peuvent entraîner sa propre disparition avec la mort de son hôte. Le toxoplasme est l’exemple même de parasite bien adapté. C’est un visiteur qui s’impose sans invitation mais qui se comporte de façon ingénieuse et adroite. En général respectueux de l’hôte, il est alors bien toléré (nous étudierons les exceptions à cet état dans le chapitre 4). Voici le début de son histoire, ou plus précisément l’histoire de nos découvertes et de nos recherches. Elle commence en 1908 par une épidémie qui touche un petit rongeur d’Afrique du Nord ; il ressemble à un hamster et s’appelle le goundi de l’Atlas ou goundi du Nord (Ctenodactylus gundi). Deux médecins qui travaillent à l’Institut Pasteur de Tunis, Charles Nicolle et Louis Manceaux, découvrent, par des analyses microscopiques, des structures inhabituelles, étrangères, dans les tissus des animaux affectés. Au bout de plusieurs mois de recherches et d’échanges scientifiques avec d’autres spécialistes, ils se rendent compte que c’est un organisme encore inconnu qui apparaît sur leurs lames de frottis. Inspirés par son aspect arqué et le lieu de sa découverte, ils l’appellent Toxoplasma gondii.

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L’arc en grec se dit toxo ; plasma, en biologie, se rapporte au liquide sanguin ou intracellulaire, d’où Toxoplasma. Gondii plutôt que gundii, il semble que c’était une simple erreur.  ne erreur faite par des scientifiques de renom, ça rassure ! U On dit que « l’erreur est humaine » mais en réalité la crainte d’une erreur est aussi humaine… Bon nombre de découvertes sont faites grâce à une erreur. Un bon scientifique, comme toute personne imaginative, pressent et entrevoit quand une erreur est potentiellement fertile. Ici, plutôt anecdotique, l’erreur est sans conséquence. Ce qu’il vaut la peine de savoir, c’est que Charles Nicolle était un médecin célèbre, prix Nobel de Médecine et de Physiologie en 1928. Les citations de ses travaux et ouvrages sur les maladies infectieuses sont presque invariablement qualifiées de visionnaires et prophétiques. Voici ce qu’écrit Claude Debru, professeur de philosophie des sciences à l’École normale supérieure dans son passionnant article sur Charles Nicolle, accessible en ligne1 : «  Ses analyses remarquables se situent sur divers plans, scientifiques, épistémologiques et de société qui font de son ouvrage un classique de la réflexion médicale sur la microbiologie. » (…) « Le style de Charles Nicolle est extrêmement littéraire, à la fois éloquent et nuancé, plein de toutes sortes de précautions. Nicolle s’inscrit dans cette tradition bien française de médecins littérateurs, il est l’auteur d’une œuvre littéraire, faite de contes et romans. Son style autant que sa vision sont prophétiques. Les maladies infectieuses, insiste Charles Nicolle en bon pastorien, naissent, vivent et meurent sur trois échelles, l’individu, la collectivité et l’histoire. » *** La vie d’un parasite ressemble plus à un cercle qu’à une droite, telle la vie humaine qui se présente à nos sens en progression linéaire 1. http://www.snv.jussieu.fr/vie/dossiers/charles_nicolle/charles_nicolle.html

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– naissance, maturation, mort. C’est littéralement visible dans les manuels de parasitologie : les phases de développement parasitaire et leurs relations à leurs hôtes sont souvent illustrées par des cercles et on parle de cycles parasitaires. Lors de leur vie, les parasites changent de forme, changent de mœurs, et souvent changent d’hôtes. Le toxoplasme en est un bon exemple. Chacun de ses stades parasitaires est décrit par un nom propre. L’étymologie de ces noms reflète une partie de leurs propriétés et aide ainsi à s’y retrouver. Avec l’habitude, les mots répétés deviennent plus familiers. Et on risque de les répéter sans les comprendre. Merci de le dire clairement ! Nous sommes d’accord. C’est un piège ! Il nous arrive, à chacun, de penser avoir compris une notion ou une idée, alors que nous nous sommes juste habitués aux mots. Répétés un certain nombre de fois, même les mots mystérieux perdent leur pouvoir. Faisons cependant confiance au tachyzoïte pour piquer votre curiosité. Le tachyzoïte, c’est l’avatar que revêt le toxoplasme quand il s’installe chez son hôte, un animal à sang chaud, un mammifère ou un oiseau, au tout début de l’infection. Le préfixe tachy, qui vient du grec, donne une idée de rapidité. Lors de cette première période chez l’hôte, dite phase aiguë, il se multiplie rapidement.

Le tachyzoïte est une cellule qui se présente sous une forme arquée quand on l’observe au microscope. Il mesure environ 10 micromètres de long et 3 micromètres de large. 49

Le toxoplasme

Et c’est grand comment ? Imaginons un millimètre divisé mille fois. C’est un micromètre. C’est comme un centième de l’épaisseur d’une feuille de papier. Donc approximativement dans son grand axe, le tachyzoïte est grand comme un dixième de l’épaisseur d’une feuille de papier. Cela nous donne une échelle, une sorte d’impression intuitive mais en général les objets si petits sont difficiles à concevoir. Pour les observer, il faut un microscope. Comme les autres cellules, le tachyzoïte possède une membrane cellulaire qui entoure le plasma dans lequel nagent le noyau et divers organites.

Figure 2.1 | Tachyzoïtes. Les tachyzoïtes, indiqués par des flèches, sont entourés par diverses cellules humaines ; c’est une observation au microscope optique, avec un agrandissement ×1000. Le tachyzoïte mesure 5 à 10 micromètres de long et 1 à 3 micromètres de large. On devine son aspect arqué, avec une extrémité plus arrondie, une autre plus effilée et on distingue le noyau, plus foncé. Les tachyzoïtes se reproduisent rapidement (du grec ταχύς, takhús (« rapide »)) par division cellulaire. Cette forme du toxoplasme est caractéristique de la phase initiale de l’infection. Le cliché appartient à la Banque d’images numérisées, Collégiale Nationale des Enseignants et Praticiens Hospitaliers de ParasitologieMycologie, CD Rom ANOPHEL 4. Image reproduite avec l’autorisation de Pierre Marty.

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Le toxoplasme : sa vie, son cycle, ses modes de contamination

Il a une extrémité arrondie et une autre, plus effilée, que l’on appelle le pôle antérieur. Par ce pôle, le tachyzoïte entre dans une des cellules de son hôte à l’aide d’un ensemble complexe de molécules qui servent d’« appareil de pénétration ». Une cellule, une molécule… Pour ne pas nous tromper, imaginez une cellule comme une maison, où les molécules seraient les briques et les poutres qui la composent. Le tachyzoïte est une cellule qui, pour vivre et se multiplier, doit habiter dans une autre cellule, on dit qu’il est toujours endocellulaire (le préfixe endo qui vient du grec endon, dans, donne le sens de « interne »). La cellule qui l’abrite s’appelle cellule-hôte.  st-ce toujours le cas ? Les parasites sont-ils toujours endoE cellulaires ? Non, pour ne parler que des parasites les plus connus chez l’homme, le ver solitaire, les oxyures ou les amibes ne sont pas endocellulaires.  lors pour être clair : quand un parasite est endocellulaire, A il squatte certaines cellules de l’organisme-hôte, elles s’appellent les cellules-hôtes. C’est exact. Pendant quelques heures le tachyzoïte réside dans les cellules de l’intestin puis il envahit les globules blancs du sang, les macrophages surtout mais aussi les lymphocytes et les cellules polynucléaires. Une petite explication de ces termes ? Brièvement. Le sang est composé d’un liquide, le plasma, riche en molécules d’importance capitale, et des cellules qui remplissent 51

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les rôles vitaux : les globules rouges (GR) transportent l’oxygène, les globules blancs (GB) se chargent de la défense de l’organisme, c’est-à-dire font partie du système immunitaire (voir encadré 2.1). Les diverses familles des GB – les polynucléaires, les lymphocytes, les monocytes – interviennent à divers moments de la réponse immunitaire, ont des fonctions diverses et sont impliquées à des degrés divers contre divers pathogènes, parasites, champignons, bactéries, virus. Pour être plus complet, mentionnons les plaquettes qui empêchent les saignements, elles sont les acteurs de la coagulation. Nous rencontrerons la plupart de ces éléments dans la suite du livre et en reparlerons au fur et à mesure. Les globules blancs servent au tachyzoïte de moyen de transport à travers le corps et de moyen de dissémination dans l’organisme de l’hôte. Dans son développement à l’intérieur de sa cellule-hôte, le tachyzoïte est presque autonome. Il peut synthétiser presque tous les ingrédients qui lui sont nécessaires, et pour ceux qu’il ne produit pas lui-même, il se sert, en parasite, chez la cellule-hôte. Tout en voyageant dans le sang, il respire et mène sa vie et surtout il se multiple rapidement. Le processus de multiplication du tachyzoïte est asexué : les deux parasites-filles s’individualisent à l’intérieur du tachyzoïte initial. Enfin leur cellule-hôte se rompt. Les tachyzoïtes libérés se déversent dans les divers tissus de l’organisme : ayant quitté leurs cellules de transport, ils vont s’établir en tant que résidents. Comme habitat, le toxoplasme choisit principalement le cerveau et les muscles, parfois il s’arrête dans les yeux et les testicules. Si l’infection survient lors de la grossesse, le toxoplasme montre une prédilection aussi pour l’utérus. Pourquoi s’installe-t-il dans ces endroits-là et non ailleurs ? Cette question n’est pas totalement élucidée. Une partie de la réponse, qui fait consensus, est que le parasite s’installe là où il est le plus en sécurité. Car les tissus d’habitat du toxoplasme sont précisément les organes auxquels les cellules du système de défense, le 52

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Le toxoplasme : sa vie, son cycle, ses modes de contamination

système immunitaire (voir encadré 2.1), ont peu accès. On les appelle les sites de « privilège immun ». Dans les autres organes du corps, la présence d’un corps étranger, par exemple un parasite, un virus, une bactérie, appelle l’afflux massif de cellules immunitaires qui induisent une réaction inflammatoire (voir encadré 2.1). C’est une première ligne de défense, elle est destinée à éliminer l’envahisseur. Mais, comme un gros coup de lessive qui dégraisse et décape, l’inflammation peut parfois faire quelques dégâts, tels qu’une destruction cellulaire et l’apparition de cicatrices ; parfois même, elle peut s’éterniser et devenir une inflammation chronique. Pour protéger le cerveau et d’autres organes vitaux de ces conséquences néfastes, l’évolution semble avoir élaboré cet état de privilège immun. ENCADRÉ 2.1 LE SYSTÈME IMMUNITAIRE L’ensemble des mécanismes de défense de l’organisme et de leurs acteurs s’appelle le système immunitaire. Ces mécanismes multiples et merveilleusement complexes appartiennent aux grands sous-groupes : immunité innée et immunité acquise, immunité cellulaire et immunité humorale. L’immunité innée est la première réponse, rapide, à l’agression du corps. Elle est la même pour tout agresseur, ainsi elle est dite non spécifique. Ses acteurs principaux sont les cellules telles que les macrophages, les cellules dendritiques (CD), les cellules NK (natural killer, tueurs naturels), les polynucléaires, les mastocytes et autres, ainsi que les substances vasodilatatrices et les substances pro- et anti-inflammatoires qu’elles sécrètent. Parmi les fonctions de ces substances on trouve la communication cellulaire, l’appel des cellules appropriées sur le site de l’agression (une écharde, une plaie infectée, etc. ou, de façon interne, des cellules cancéreuses), et la facilitation du passage de ces cellules du sang dans le tissu. Les cellules arrivent, certaines détruisent l’agresseur, d’autres dévorent les débris. La scène de ces opérations cellulaires et moléculaires est rouge, chaude, douloureuse et enflée, c’est la réaction inflammatoire ! Quand l’agression s’arrête et quand le terrain est nettoyé, la réaction

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Le toxoplasme

inflammatoire s’arrête et commencent les processus de cicatrisations. Mais quand le corps étranger persiste ou quand les mécanismes anti-inflammatoires sont débordés, l’inflammation peut devenir chronique. L’immunité acquise (ou adaptative) est spécifique, elle est dirigée contre une seule macromolécule reconnue comme étrangère, un seul antigène donné (par exemple une protéine sur la surface d’une bactérie). Son déclenchement nécessite une mise en marche des processus adaptés, elle est retardée par rapport à l’immunité innée. Les diverses lignées de lymphocytes sont ses acteurs. Elle est génératrice de la « mémoire immunitaire » : à la seconde rencontre de l’antigène, la réaction du système immunitaire est plus rapide, ce qui provoque la destruction rapide de l’agent pathogène. Ce phénomène est à la base de la vaccination. Deux grandes classes la composent, l’immunité humorale et l’immunité cellulaire. L’immunité humorale est mise en œuvre par une famille de protéines appelées anticorps ou immunoglobulines. Les anticorps sont synthétisés par une sous-famille des lymphocytes, les lymphocytes B. Le mot humoral (du latin classique humor, humeur) se réfère aux liquides de l’organisme (sang, lymphe, liquide céphalorachidien). En effet les anticorps sont véhiculés par les liquides. Il existe différentes classes d’anticorps. Nous en parlerons dans la suite. D’autres sous-familles de lymphocytes sont effecteurs de l’immunité cellulaire : les lymphocytes T tueurs tuent les cellules infectées ; les lymphocytes T auxiliaires sont en étroite collaboration avec les lymphocytes B pour la production d’anticorps ; les lymphocytes T suppresseurs veillent à ce que le système immunitaire ne s’emballe pas. Toutes les cellules du système immunitaire sécrètent une multitude de molécules d’actions très variées appelées cytokines. Tous les acteurs du système immunitaire, les cellules et les molécules, sont en interactions prodigieusement coordonnées. La réponse immunitaire désigne en général le déclenchement du système immunitaire face à un agent pathogène. Ainsi le système immunitaire a la capacité de distinguer entre ce qui « le soi » et ce qui est « le non-soi », étranger à l’organisme. Mais il existe aussi l’auto-immunité, des réactions dirigées contre ses propres tissus et des maladies auto-immunes en résultent. Notons qu’étymologiquement « immunité vient du mot latin immunis, littéralement « exempt », sa première acception est donc celle de privilège ;

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Le toxoplasme : sa vie, son cycle, ses modes de contamination

il s’agit du droit à bénéficier d’une dérogation à la loi commune. » Cette citation vient d’un court article intéressant et instructif intitulé « Des immunités », de Marilia Aisenstein. (Il est consultable en ligne https:// www.cairn.info/revue-francaise-de-psychosomatique-2003-1-page-97. htm#anchor_citation.) On y trouve la question « comment penser le glissement de sens qui nous amène à l’acception médicale et clinique actuelle de ce mot ? » et les chemins « de l’immunité à l’immunologie » et « de l’immunologie à une conception du système immunitaire ».

 t en même temps, cela fait une bonne planque pour le toxoE plasme. Dans ce tissu refuge, le parasite pénètre dans de nouvelles cellules et s’y multiplie. Au bout d’une dizaine de jours, à la suite d’une série de multiplications, des centaines ou même des milliers de parasites

Figure 2.2 | Kyste et bradyzoïtes. Dans les organes infectés, le toxoplasme se présente sous forme des bradyzoïtes. Les bradyzoïtes se réproduisent lentement (du grec βραδύς, bradús, « lent ») et vivent par milliers dans des kystes à l’intérieur d’une cellule hôte. Une des formes de contamination par le toxoplasme, les kystes, sphériques ou ovoïdes, mesurent 50 à 200 micromètres. La photo représente un kyste entier rempli de bradyzoïtes et entouré des bradyzoïtes issus d’un kyste rompu (par l’action d’une enzyme, la trypsine). Ces kystes proviennent d’un tissu cérébral infecté et ont été observés au microscope optique, avec un agrandissement x400. Le cliché appartient à la Banque d’images numérisées, Collégiale Nationale des Enseignants et Praticiens Hospitaliers de Parasitologie-Mycologie, CD Rom ANOPHEL 4. Image reproduite avec l’autorisation de Pierre Marty.

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Le toxoplasme

remplissent la cellule-hôte. Ils s’entourent d’une membrane épaisse et résistante et donnent naissance à des kystes, structures sphériques ou ovoïdes qui mesurent jusqu’à un cinquième de millimètre de diamètre. C’est encore petit, mais un kyste qui atteint cette taille devient visible à l’œil nu. Serrés les uns contre les autres dans le kyste, les parasites se multiplient plus lentement. Ce nouvel avatar du toxoplasme qui peuple les kystes s’appelle, logiquement, bradyzoïte (en grec, brady signifie lent). Sous sa forme bradyzoïte dans les kystes, le toxoplasme trouve l’endroit propice, un havre élaboré lors de l’évolution de sa relation avec l’hôte, pour mener sa vie de parasite bien adapté. L’infection de l’hôte entre dans sa phase chronique (les notions de phase aiguë et phase chronique seront discutées en détail dans les chapitres 4, 5 et 6). Il est intéressant que la répartition des kystes entre les organes parasités dépende de l’hôte : chez les rats et les souris, on trouve les kystes préférentiellement dans le cerveau et aussi dans les testicules, alors que chez d’autres mammifères examinés, par exemple les moutons ou les chèvres, il y a plus de kystes dans les muscles que dans le cerveau.

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Le toxoplasme : sa vie, son cycle, ses modes de contamination

Quelles en sont les raisons ? Les raisons ne sont pas encore comprises. Elles sont certainement multiples, on peut imaginer des facteurs qui tiennent à la biochimie, au système immunitaire, à l’anatomie, aux gènes… Mais cette localisation préférentielle dans les muscles prend son intérêt pratique, quand nous considérons les modes de contamination par le toxoplasme. En effet, l’ingestion de la chair des animaux portant des kystes remplis de bradyzoïtes présente la route principale de l’infection des animaux carnivores et omnivores. Dont l’homme ! Bien sûr. Avec la nourriture, les bradyzoïtes se retrouvent dans l’estomac du nouvel hôte. L’acidité qui y règne est non seulement un facteur important de digestion, mais constitue aussi une très bonne barrière de défense contre de multiples infections. Mais les bradyzoïtes résistent à l’action de l’acide chlorhydrique contenu dans l’estomac (contrairement aux tachyzoïtes qui y sont détruits). Ils entrent dans les cellules intestinales et se transforment en tachyzoïtes qui, en se multipliant rapidement, continuent leur voyage dans le corps de leur nouvel hôte, pour se retransformer en bradyzoïtes et se multiplier, avec lenteur, dans les cellules de son cerveau ou ses muscles. Nous avons parcouru une boucle. Cette partie du cycle parasitaire est présentée sur la figure 2.3. Ainsi la consommation de viande contenant ces kystes, quand elle est dégustée crue ou saignante, est le principal mode de contamination de l’homme par le toxoplasme.

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Le toxoplasme

Figure 2.3 | Cycle parasitaire. Le toxoplasme partage sa vie entre les hôtes intermédiaires et l’hôte définitif, le chat. Le chat s’infecte en ingérant les oocystes (voir figure 2.4) ou les kystes (voir figure 2.2), contenus dans les organes de ses proies contaminées, les rongeurs ou les oiseaux (les hôtes intermédiaires). Il rejette dans la nature les oocystes, qui contaminent l’herbe, les fruits et les légumes. L’homme, également un hôte intermédiaire (identique au rat du point de vue du toxoplasme), est infecté en mangeant, soit les crudités mal lavées contaminés par les oocystes, soit la viande contaminée, peu ou pas cuite, contenant les kystes (bovine ou ovine ou de la volaille). Il existe également une transmission verticale, d’une femme enceinte à l’embryon ou au fétus (N.B. : une contamination maternelle n’est pas synonyme de toxoplasmose congénitale. Voir chapitre 4.).

Nous en reparlerons ? Oui, bien sûr, les chapitres suivants décrivent les divers aspects de l’infection humaine. Sur la contamination par la nourriture, nous apprendrons quelques détails… croustillants. Signalons que la nature 58

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Le toxoplasme : sa vie, son cycle, ses modes de contamination

n’ayant pas prévu la cuisson, les bradyzoïtes n’ont pas élaboré de stratégies (moléculaires) pour échapper à la destruction par la chaleur ! Ils sont détruits également par la congélation.

Entre maintenant en scène un nouvel acteur, le chat, qui tient un grand rôle dans la vie du toxoplasme et dans sa propagation. Les excréments de chat contaminé, rejetés dans la nature, contiennent la troisième incarnation du toxoplasme sous forme d’œufs particuliers, appelés oocystes. Voici leur histoire. Quand un chat attrape une proie contaminée, une souris ou un oiseau, et la mange, les kystes se retrouvent dans son tube digestif. Dès que la paroi du kyste est digérée, les bradyzoïtes libérés des kystes pénètrent dans les cellules de l’intestin du chat. À l’intérieur de ces cellules intestinales, un processus de reproduction complexe se développe : plusieurs générations de multiplications asexuées sont suivies par l’apparition d’éléments sexués femelles et mâles qui s’appellent respectivement macro- et micro-gamétocytes. 59

Le toxoplasme

Cela fait penser aux ovules et aux spermatozoïdes. Tout à fait. L’ovule est environ dix fois plus grand que le spermatozoïde. Par exemple, dans l’espèce humaine, les tailles de ces cellules sont de 100 à 200 micromètres pour l’ovule et 10 à 20 micromètres pour le spermatozoïde (plus le flagelle). Comme les ovules et les spermatozoïdes, attirés irrésistiblement, les macro- et micro-gamétocytes s’unissent et se développent pour aboutir à la formation d’œufs fécondés, appelés oocystes. À la longue, les cellules intestinales remplies de ces œufs éclatent, libérant les oocystes dans la lumière de l’intestin du chat. Enfin, les oocystes suivant un chemin naturel se retrouvent dans le milieu extérieur. À quoi ressemblent-ils ?

Figure 2.4 | Oocyste. Les oocystes sont issus d’une multiplication sexuée dans l’intestin de chat, l’hôte définitif du toxoplasme. Rejetés dans le milieu extérieur, ils sont contaminant pour les herbivores et les omnivores. Les oocystes mesurent de 10 à 15 micromètres de diamètres. La photo représente un oocyste mature à l’état frais provenant d’une déjection féline, observé en lumière directe au microscope optique avec un agrandissement ×400. On distingue sa structure : une membrane entoure deux structures ovoïdes entourées elles-mêmes de membranes plus épaisses ; chacune de ces structures contient 4 futurs toxoplasmes. Le cliché appartient à la Banque d’images numérisées, Collégiale Nationale des Enseignants et Praticiens Hospitaliers de Parasitologie-Mycologie, CD Rom ANOPHEL 4. Image reproduite avec l’autorisation de Pierre Marty.

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Le toxoplasme : sa vie, son cycle, ses modes de contamination

Au microscope, l’image rappelle un peu une « baba russe » : une structure ovoïde, presque sphérique, de 10 micromètres de diamètre, entourée d’une membrane, est occupée par deux structures ovoïdes entourées de membranes plus épaisses, et chacune de ces structures contient 4 futurs toxoplasmes. Cette forme mature est capable de demeurer potentiellement infectieuse pendant de très longs mois, même des années. La maturation prend juste quelques jours après que l’oocyste a été rejeté dans la nature dans les excréments du chat. Sur l’herbe, sur les fruits ou les légumes, ou contaminant l’eau, les oocystes sont prêts à être ingérés par les herbivores et les omnivores, dont l’homme, et à perpétuer ainsi le cycle de vie du toxoplasme. C’est la deuxième partie du cycle illustré sur la figure 2.3. Accumuler ces connaissances a nécessité des années, des décennies même, de travail de plusieurs équipes de chercheurs et de médecins à travers le monde. Avant de raconter cette petite histoire, je vous propose de résumer ce que nous venons d’apprendre.  ’accord. Le toxoplasme est un parasite unicellulaire qui se D présente sous trois apparences. L’une c’est l’oocyte, qui naît dans l’intestin du chat et qui vit dans la nature. Les deux autres formes se logent dans les cellules, et portent des noms difficiles, le tachyzoïte et le bradyzoïte. Le bradyzoïte est enkysté. La contamination se fait par voie orale, sous deux formes, l’oocyste et le bradyzoïte. La vie du toxoplasme se partage entre deux résidences. Chez le chat, le parasite s’adonne à une sorte de reproduction sexuée qui implique les gamètes mâles et femelles. Chez les autres animaux à sang chaud, dont l’homme, les rongeurs et les oiseaux, il se multiplie par division. L’essentiel est dit. Ajoutons qu’en parasitologie, par consensus, une de ces « résidences » est considérée comme une « résidence 61

Le toxoplasme

principale », c’est celle où le parasite mature sexuellement, elle est nommée l’hôte définitif. Ainsi pour le toxoplasme, l’hôte définitif c’est le chat. Tous ses autres hôtes où le toxoplasme se développe dans une phase d’immaturité sexuelle, tout en ayant la capacité de se multiplier, s’appellent les hôtes intermédiaires. Nous sommes donc, nous les humains, une des « résidences secondaires » du toxoplasme. C’est une manière de voir stimulante, surtout à la lumière des observations décrites dans le chapitre suivant. Cette boutade invite à mentionner les cousins du toxoplasme qui ont élu résidence dans les corps humains, les principaux protozoaires autres que le toxoplasme qui parasitent l’homme et causent des dégâts, parfois sévères, parfois bénins. Ainsi les amibes : ces cellules savent ramper le long des parois du tube digestif qu’elles colonisent. Elles se déplacent grâce à des projections d’elles-mêmes, les prolongements mobiles appelés pseudopodes. Très répandues dans le monde, elles sont responsables des amibiases. Ainsi les flagellés : très gracieuses au laboratoire dans une boîte de culture, ces cellules dansent en faisant onduler leurs flagelles. Mais dans la vraie vie, certains de ces flagellés sont redoutables, tels certains trypanosomes véhiculés par la mouche tsétsé, responsables de la terrible maladie du sommeil qui ravageait l’Afrique. Enfin, parmi les cousins du toxoplasme, en très bonne place pour ses nuisances mondiales, et en tête pour le record des morts qu’il provoque, trône le plasmodium, l’agent du paludisme. Tous les parasites possèdent des propriétés étonnantes. Leur monde dévoile l’imagination de la nature. Pénétrer leurs mystères, tel est, en partie, le travail des parasitologues. Dès le début, le toxoplasme n’a pas livré facilement ses secrets. Comme il a été mentionné plus haut, ses découvreurs ont mis plus d’un an pour se convaincre que le parasite observé sur les lames de frottis provenant de Gondis malades était un organisme nouveau, 62

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non encore décrit. Quelques noms provisoires, correspondant aux hypothèses successives, ont été proposés, avant de nommer le parasite Toxoplasma gondii. Mettons maintenant quelques dates sur nos nouvelles connaissances. Nous saisirons mieux ainsi le développement des processus de recherche, toujours laborieux, parfois chaotiques, généralement incertains, souvent chanceux, toujours passionnels. Sous son nom, Toxoplasma gondii est né en 1908, dans les premières images de sa morphologie (morphé, la forme, toujours le grec) découvertes sous le microscope et de son premier hôte, Ctenodactylus gundi. En 1908, un chercheur brésilien, Alfonso Splendor, a décrit une structure cellulaire dans un lapin. C’est le même parasite, ont constaté Nicolle et Manceaux qui avaient échangé les lames avec Splendor. Dans les trente ans qui ont suivi ces premières découvertes, les parasites similaires ont été observés sur les frottis provenant de différents animaux et oiseaux infectés et peu à peu identifiés comme T. gondii. La première percée capitale date de 1937 : un toxoplasme vivant a été obtenu pour la première fois au laboratoire par Albert Sabin et Peter Olitsky à l’Institut Rockefeller à New York. Albert Sabin, celui qui a donné son nom au fameux vaccin contre la poliomyélite, le vaccin Salk-Sabin ? Oui. Le même. C’est une histoire intéressante qui mérite une parenthèse. Sabin et Olitsky travaillaient à mettre au point la capacité de maintenir vivant en laboratoire des organismes pathogènes divers, dont le toxoplasme et le poliovirus. Maintenir vivant un organisme est une étape cruciale, indispensable, pour avancer dans les connaissances fondamentales et les connaissances pratiques, tels le diagnostic, le traitement et la vaccination. Maintenir vivant un organisme en laboratoire implique de trouver un environnement adapté à sa croissance et sa reproduction. Or chaque microorganisme vivant a 63

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ses exigences propres dont la découverte nécessite de procéder de façon empirique avec de l’expérience et de la patience. Même le cas le plus simple, comme trouver la composition optimale du liquide nutritif pour certaines bactéries, est difficile. Heureusement des progrès notables ont été accomplis depuis les temps pionniers de Sabin et Olitsky. En 1936, ils ont mis au point la culture du virus de la polio dans le tissu cérébral embryonnaire humain. C’était une étape importante pour la mise au point du vaccin, développé ensuite par Jonas Salk et Albert Sabin. Les essais cliniques du vaccin contre cette terrible maladie ont été menés à large échelle en 1954. Cette même année, d’autres chercheurs ont reçu le prix Nobel en Physiologie et Médecine pour leurs travaux sur le virus de la polio2. Ainsi vont les aléas des prix, des compétitions, des concours… et de la vie. La poliomyélite a presque disparu, grâce à la vaccination. Son pouvoir dévastateur est formidablement décrit dans Némésis, roman de Philip Roth. Revenons au toxoplasme. En 1948, Albert Sabin a conçu et développé avec Harry Feldman le premier test permettant de détecter l’infection par le toxoplasme dans une analyse de sang. Le test de Sabin-Feldman a été ainsi le premier outil diagnostique d’utilité capitale en médecine. Il a permis également d’autres avancées majeures ; en particulier, il a ouvert les portes aux vastes études épidémiologiques. Une de ces études, citée dans un grand nombre de livres sur le toxoplasme, a été menée dans un sanatorium à Paris en 1965, nous en reparlerons. Elle a permis de confirmer la contamination par le toxoplasme via l’ingestion de viandes peu cuites. Les moyens d’accroître des connaissances sur le toxoplasme se sont enrichis avec le temps et l’apparition de nouvelles méthodes : la biologie avec la culture cellulaire et les tests in vitro3, la physiologie, la biochimie avec ses réactions moléculaires, l’épidémiologie chez l’homme 2. http://amhistory.si.edu/polio/virusvaccine/history3.htm 3. In vitro, littéralement dans le verre, désigne des tests en dehors de l’organisme vivant ; par opposition à des tests in vivo, dans un organisme. Il existe aussi des tests in silico, par simulation informatique.

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et l’animal, l’immunologie, la génétique. Dès les années 1950, est entrée en scène la microscopie électronique qui permet de « voir » les objets en les agrandissant de 75 000 à 500 000 fois ; les applications de la microscopie optique (agrandissement jusqu’à 1 000 fois) se sont étendues. Les connaissances d’un domaine à l’autre se sont nourries, et continuent à se nourrir mutuellement. Au début des années 1960 a eu lieu la première caractérisation biologique des kystes : les chercheurs ont montré que la paroi du kyste cellulaire de toxoplasme était détruite par l’action des enzymes et de l’acidité gastrique, et que les milliers de bradyzoïtes libérés du kyste résistaient à la destruction dans l’estomac et se transformaient en tachyzoïtes, passaient dans les tissus, se retransformaient en bradyzoïtes et continuaient ainsi leur vie de parasite. Une partie du cycle a été ainsi démêlée. Durant ces années, a aussi été comprise la gravité de la contamination pendant la grossesse, avec la transmission verticale du toxoplasme, de la mère à l’embryon ou au fœtus. Mais… ni les tachyzoïtes et ni les bradyzoïtes ne portaient encore les noms que nous connaissons actuellement. Ces noms datent de 1973 : pour forger ces appellations, il fallait d’abord comprendre les responsabilités du toxoplasme en tant que parasite et découvrir les propriétés dynamiques de ses formes. Ce fut l’œuvre de plusieurs décennies, de plusieurs équipes de chercheurs, vétérinaires et médecins, dont l’inventeur de ces mots, Jacob Frenkel. Quand on étudie la bibliographie, on voit que la période pendant laquelle son nom apparaît comme auteur ou co-auteur d’articles sur le toxoplasme et la toxoplasmose, s’étend sur 56 ans. Elle va de 1948 à 20044. Mais c’est l’hôte définitif, le chat, qui a gardé le plus longtemps les secrets du parasite.

4. Frenkel JK. 1948. Dermal hypersensitivity to toxoplasma antigens. Proc Soc Exp Biol Med ; Etheredge GD, Michael G, Muehlenbein MP, Frenkel JK. 2004. The roles of cats and dogs in the transmission of Toxoplasma infection in Kuna and Embera children in eastern Panama. Rev Panam Salud Publica. 65

Le toxoplasme

 et emploi du mot définitif me paraît sonner comme un C anglicisme. Ne pourrait-on pas dire plutôt l’hôte véritable, ou l’hôte premier, ou même l’hôte ultime ? Cette appellation, l’hôte définitif, pour désigner l’organisme dans lequel le parasite se reproduit sexuellement est admise en parasitologie. Je ne sais pas si c’est un anglicisme, mais, je vérifie, l’hôte définitif figure dans le Larousse médical.

La partie du cycle parasitaire qui se déroule dans son intestin, avec donc la reproduction sexuelle qui aboutit à l’excrétion des oocystes a résisté le plus longtemps aux recherches et son élucidation s’est fait attendre longtemps. L’hypothèse de transmission fécale du toxoplasme, formulée pour la première fois au milieu des années 1950 a attendu 15 ans pour trouver une confirmation définitive. Ainsi le cycle complet du toxoplasme présenté sur la figure 2.3, se déroulant 66

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chez son hôte définitif et un des hôtes intermédiaires, a été pleinement élucidé en 1970. Enfin, à partir des années 1980, se sont développées puis amplifiées les études génétiques sur le toxoplasme avec l’identification des différences moléculaires entre les parasites isolés à partir de l’homme et de divers animaux, dans toutes les parties du globe. Plusieurs points intéressants ont été décrits. Par exemple, les études génétiques menées sur les isolats collectés dans le monde entier chez le poulet, ont montré que les souches parasitaires différaient selon la provenance géographique de l’hôte. Le point suivant, d’importance pratique, a été constaté : les isolats des poulets infectés mais non malades provoquaient la toxoplasmose, la véritable maladie, quand ils étaient introduits chez la souris. Ce constat montre qu’une souche virulente chez un hôte, peut provoquer une infection bénigne chez un autre, et réciproquement. Ainsi ces connaissances appellent à la prudence : quand on mène des études sur les animaux de laboratoire, on ne peut pas en tirer des conclusions automatiques sur leur validité chez d’autres espèces, dont l’homme. Les extrapolations ne sont a priori ni correctes ni incorrectes. Il faut procéder à des vérifications multiples et être modeste dans l’interprétation. La caractérisation biochimique de l’ADN de T. gondii, ou séquençage de son génome, a été achevée en 20055. Actuellement, trois souches principales sont connues ; certaines sont plus virulentes pour l’homme, d’autres pour les rongeurs ; on les rencontre plus ou moins fréquemment sur différents continents (voir encadré 2.2). Mais le toxoplasme n’a pas pour autant livré tous ses secrets.

5. Rappelons que le séquençage du génome humain a été terminé en 2004 par le consortium public international (Human Genome Project). 67

Le toxoplasme

ENCADRÉ 2.2 CARACTÉRISTIQUES DE PRINCIPALES SOUCHES DE TOXOPLASMA GONDII Les lignées connues du toxoplasme, désignées comme type I, II et III, diffèrent peu dans leurs séquences d’ADN (leur génome), mais varient notablement dans leur virulence et leur répartition géographique. Chez l’homme, le type II est identifié dans un grand nombre d’échantillons isolés en Europe et en Amérique du Nord, en particulier dans les cas de toxoplasmose congénitale ; en laboratoire, chez la souris, il n’est pas, ou peu, virulent. Le type I, moins fréquent, est très virulent pour la souris, mais pas pour le rat. La souche RH mentionnée dans le texte, une des plus utilisées en recherche, appartient au type I. Le type III également peu virulent et moins fréquent que le type II, est isolé chez les patients immunodéprimés, ainsi que des souches atypiques. Des souches atypiques ont été également isolées en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique. Elles sont souvent plus virulentes en laboratoire pour la souris que les souches de type II. (Adapté de Danièle Maubon, Daniel Ajzenberg, Marie-Pierre BrenierPinchart, Marie-Laure Dardé, Hervé Pelloux. 2008. What are the respective host and parasite contributions to toxoplasmosis? Trends in Parasitology, 24, 299-303.)

Par exemple, malgré toutes les avancées dans la compréhension de la biologie du toxoplasme, les mécanismes de transformation du tachyzoïte en bradyzoïte et du bradyzoïte en tachyzoïte restent encore incomplètement élucidés. Les tachyzoïtes, à multiplication rapide, sont transitoires ; les bradyzoïtes, enkystés, lents à se diviser, sont permanents. La conversion d’une forme à l’autre joue un rôle majeur dans deux phénomènes cruciaux : d’une part le passage de l’infection à son stade chronique qui résulte de la transformation des tachyzoïtes en bradyzoïtes et d’autre part la réactivation de la maladie, par exemple lors des états d’immunosuppression, qui provient de la 68

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Le toxoplasme : sa vie, son cycle, ses modes de contamination

rupture des kystes et la transformation inverse, des bradyzoïtes en tachyzoïtes. Mieux connaître ces processus est très important au-delà du plaisir de comprendre, car les médicaments connus actuellement sont efficaces contre la forme tachyzoïte alors que les bradyzoïtes restent presque insensibles aux agents thérapeutiques existants. Ainsi de nouvelles connaissances devraient permettre d’élaborer de nouveaux médicaments capables d’éliminer les kystes. Nous découvrirons dans les chapitres suivants la nécessité de tels médicaments. Pour le centième anniversaire de la découverte du toxoplasme, un congrès a été organisé en 2008, au Brésil6. Dans la préface aux Actes du congrès intitulé « Le centenaire du toxoplasme : de la découverte à la prise en charge en santé publique », les organisateurs avaient souligné que « … dès le début, la communauté de chercheurs s’est montrée intellectuellement perspicace et généreuse en partageant l’information, les techniques et la paternité dans les publications. »

6. http://toxo100.org/html/index-fr.html 69

3 Épidémiologie La toxoplasmose est une zoonose cosmopolite. En France… Ça veut dire quoi… Laissez-moi vous surprendre ! Laissez-moi commencer par la présentation de quelques chiffres. Patientez avant de connaître avec précision chaque mot. Toutes les explications utiles vont suivre très vite ! Et peut-être en faudra-t-il plus que vous ne le croyez. Car les chiffres, ce n’est pas « mathématique ». Les chiffres bruts appellent les interprétations. Et bien que les chiffres « ce ne soit pas La Vérité », écoutez… En France, le pourcentage d’adultes ayant été infectés par le toxoplasme est de l’ordre de 50 %. Autrement dit, une personne sur deux en moyenne est parasitée. Car souvenez-vous, le toxoplasme, parasite intelligent, s’enkyste dans les muscles et le cerveau, qui sont les organes à faible réponse immunitaire. Il échappe ainsi à l’élimination et il s’installe chez son hôte à vie. Bien que ce nombre soit en diminution depuis une trentaine d’années – il était de plus de 80 % dans les années soixante, et presque 70 % dans les années quatre-vingt –, il reste actuellement un des plus élevés au monde. On estime que 73

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

chaque année surviennent en France 200 000 à 300 000 nouvelles infections.

C’est impressionnant. Est-ce inquiétant ? Ce n’est pas tout. Laissez-moi citer quelques chiffres de plus. Comme vous le savez déjà, le toxoplasme parasite aussi bien l’homme que l’animal. C’est ça la zoonose, du grec zôon, animal et nosos, la maladie. C’est une affection transmissible des animaux vertébrés à l’homme et inversement. Eh bien, pour ne parler que de ce qui se trouve dans nos assiettes, en France, environ 70 % des ovins et des caprins sont parasités, ainsi qu’environ 25 % des porcs et 10 % des bovins. Quant à nos amis les chats, qui sont environ 11 millions à nous tenir compagnie, on estime que plus de la moitié d’entre eux sont ou ont été infectés.

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Épidémiologie

Comment connaît-on toutes ces données ? Votre question contient au moins deux grands volets. L’un concerne la nature de la mesure et ses aspects techniques. La question posée est : comment fait-on ? Le deuxième volet s’intéresse à la question : qui ordonne, coordonne et communique les mesures ? Et bien évidemment, la troisième question sous-jacente est : pourquoi est-ce important ? J’en ai encore une autre. Comment se fait-il qu’avec toutes ces personnes infectées, on n’entende pas parler de la maladie ? Y a-t-il donc autant de personnes infectées et si peu de malades ? Une bonne partie de ce qui suit dans ce livre est consacrée précisément à l’examen de ce vaste sujet. Mais revenons aux chiffres. Les études épidémiologiques, c’est-à-dire les études qui conduisent aux données chiffrées que nous venons de citer, ne sont possibles qu’à partir du moment où existent des outils simples et fiables de détection du parasite : les outils diagnostiques applicables à grande échelle. N’oublions pas que le toxoplasme c’est juste une cellule, il n’est pas visible. Pour le mettre en évidence, le médecin et le chercheur ont donc recours aux indices indirects. Nous avons appris dans le chapitre précédent que le premier test qui permet de déceler l’infection par le toxoplasme a été conçu par Sabin et Feldman, en 1948. Depuis, les connaissances sur le toxoplasme se sont notablement développées, nous en avons déjà eu un aperçu. Et plus nous en savons sur le toxoplasme, plus nous percevons ses multiples facettes et les enjeux de santé publique et économiques dont il est l’objet. De nombreux tests diagnostiques sont à présent élaborés et commercialisés. Ils reposent principalement sur la détection non pas du toxoplasme lui-même, mais sur celle des « témoins de l’infection », c’est-à-dire sur la détection de ce que le parasite provoque chez son hôte. Car face à l’invasion 75

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par le toxoplasme, ce visiteur non invité, le système immunitaire de l’hôte est là pour réagir (on peut revoir l’encadré 2.1). Les défenses s’organisent, les cellules spécialisées s’activent. Des protéines spécifiques sont produites et sécrétées en vue de neutraliser le parasite. Ces protéines s’appellent anticorps, ou encore immunoglobulines1. Rappelons que les anticorps sont élaborés par un sous-groupe de globules blancs du sang impliqués dans l’immunité, les lymphocytes B, en réponse à l’introduction dans l’organisme d’un corps étranger. En combattant l’envahisseur, les anticorps jouent un rôle majeur dans la protection de notre santé. Astucieusement, la médecine utilise ce phénomène naturel de production d’anticorps à des fins diagnostiques : pour mettre en évidence l’infection par un agent infectieux tel que le toxoplasme, on recherche les anticorps dirigés contre lui. Peut-on alors vacciner ainsi contre le toxoplasme en provoquant la production des anticorps spécifiques ? Il faut noter que ce processus de mobilisation du système immunitaire est dirigé contre les tachyzoïtes. Nous avons mentionné que la durée de vie du toxoplasme sous cette forme est d’une dizaine de jours. Les anticorps dont la production est alors initiée, n’ont pas le temps de prévenir la dissémination et l’enkystement du parasite lors de cette première infection. Mais ils attaquent le parasite d’emblée et efficacement lors d’une réinfection. Si une réinfection se produit, l’individu est protégé, on dit qu’il est immunisé.

1. Il existe quatre grandes classes d’immunoglobulines (Ig) : IgM, IgG, IgA et IgE. Dans la réponse humorale primaire, les IgM sont produits en premier ; leur présence permet donc de conclure si l’infection est récente et s’il s’agit d’une primo-infection. Les IgG sont les anticorps matures qui persistent longtemps. Ils exercent de multiples fonctions, telles que la neutralisation des agents infectieux et la facilitation de leur destruction par les cellules tueuses. Les IgG sont les anticorps de mémoire immunitaire. Les IgA participent à la défense des muqueuses. Les IgE sont responsables des réactions allergiques.

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Épidémiologie

Les anticorps persistent très longtemps. Et en effet, la médecine met à profit ce phénomène naturel non seulement à des fins de diagnostic mais également pour prévenir certaines maladies infectieuses, en induisant la production des anticorps spécifiques. C’est la base de la vaccination ; elle est efficace contre certains virus et bactéries. Cependant, contre les parasites, des vaccins humains n’existent pas encore. Pourquoi ? Certainement pas faute d’y travailler. Des équipes dans le monde entier cherchent comment prévenir les maladies parasitaires graves qui sévissent sur tous les continents, et surtout dans les zones tropicales. C’est un enjeu majeur de santé publique mondiale. Mais les parasites échappent aux efforts des scientifiques pour des raisons diverses, en particulier parce que ce sont des organismes beaucoup plus complexes que les bactéries et les virus et qui, au cours du cycle parasitaire, « changent de peau » : ils changent de forme, d’habitat et aussi ils expriment différentes protéines antigéniques. Il est difficile d’induire par le vaccin une protection efficace contre tous les stades du parasite. D’autre part au cours de l’évolution, les parasites ont élaboré des stratagèmes pour échapper au système immunitaire. Revenons au diagnostic. Pour les études épidémiologiques et pour pouvoir soigner les patients, nous allons parler du sérodiagnostic ou de la sérologie de la toxoplasmose : c’est le dosage dans le sérum des 77

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anticorps anti-toxoplasme2. Attention : quand on dit « séropositif », la plupart des gens entendent séropositif pour le virus de VIH, car l’épidémie du SIDA a propagé ce mot dans le langage courant. En réalité c’est un terme précis. Il y a des gens séropositifs pour le toxoplasme, d’autres pour le virus d’une hépatite, ou séropositifs pour la syphilis, ou pour la rougeole, etc. Donc quand on dit « séropositif », il faut indiquer de quelle maladie on parle. C’est exact. La pénétration dans le corps d’un agent pathogène induit une réponse immunitaire adaptée à ce pathogène particulier, une réponse dirigée spécifiquement contre lui. Bactéries, virus, parasites, chacun stimule la production d’anticorps qui lui sont spécifiques. Spécifique est un des mots magiques du biologiste, il est important de le garder à l’esprit. La recherche des anticorps est effectuée à partir d’une prise de sang. Elle est appelée sérodiagnostic car les anticorps sont dosés dans le sérum, ce liquide qui reste quand le sang est débarrassé de ses cellules et des protéines de coagulation. Voici comment cela se passe en pratique : quand un infirmier prélève le sang dans un tube sec, sans additif, le sang coagule. C’est le même phénomène de coagulation qui survient quand on se blesse : sur la peau, le sang entre en contact avec de l’air et cela fait une croûte. Dans le tube, les cellules sont emprisonnées dans un réseau de fibrine. La partie liquide qui reste est appelée sérum. C’est dans ce liquide que l’on mesure des anticorps. Il existe actuellement de 2. On appelle sérum (du latin, le petit lait), le plasma débarrassé d’une partie de ses protéines, les protéines de la coagulation. Le plasma, le liquide dans lequel baignent les GR, les GB et les plaquettes, est composé d’eau, de sels minéraux, de divers nutriments et de diverses protéines. La sérologie qui correspond à la recherche et au dosage d’anticorps dans le sérum, permet de : (i) poser le diagnostic de maladies infectieuses, ou auto-immunes ; (ii) déterminer les groupes sanguins ; (iii) suivre l’évolution de certaines maladies ; (iv) vérifier l’état des vaccinations. De plus, la sérologie est un outil de dépistage, ainsi qu’un outil épidémiologique.

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Épidémiologie

multiples techniques. Sur la feuille des résultats de votre prise de sang, vous trouvez souvent des indications sur le test utilisé, par exemple l’immunoenzymologie (ELISA), ou l’immunofluorescence (IF), ou radio-immunologie. Nous n’allons pas nous arrêter sur leurs aspects techniques. Mais avant de poursuivre, arrêtons-nous un instant sur la notion d’« analyse de sang » et commençons par énoncer une évidence, car souvent les évidences deviennent évidentes seulement quand elles sont énoncées. Dans une analyse de sang, « on trouve ce que l’on cherche ». Autrement dit, une analyse de sang ne donne pas la réponse sur tous les éléments biologiques ou chimiques possibles mais seulement sur ceux que le médecin a prescrit de doser ou d’évaluer. Si « on ne trouve rien » dans l’analyse, sous-entendu rien d’anormal, alors qu’un signe clinique persiste, c’est que peut-être on n’a pas encore trouvé ce qu’il fallait chercher… Dites-le plus clairement ! Avant de prescrire une analyse de sang ou tout autre examen complémentaire, le médecin évoque les maladies qui donnent lieu aux signes que présente son patient. Il est guidé par de nombreux paramètres, par exemple l’âge du patient, son sexe, son passé médical, et celui de sa famille mais aussi, selon les circonstances, ses voyages récents, ses habitudes, une épidémie en cours… Se basant sur ses hypothèses, il prescrit les examens qui vont l’aider à établir ou à étayer son diagnostic. Autrement dit, le médecin cherche ce à quoi il a pensé. Quand la cause des maux du patient est déterminée, un traitement s’en suit. Mais parfois les signes cliniques et ceux de l’analyse biologique divergent : « les résultats sont bons » mais le patient va mal. Si le patient et le médecin ne gardent pas à l’esprit que dans une analyse de sang « on ne trouve que ce que l’on cherche », ils risquent de mal interpréter les résultats ou même d’être rassurés à tort. 79

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

Revenons au toxoplasme. Il est maintenant clair que l’on trouvera sa trace seulement si la prescription médicale comporte la demande de « diagnostic sérologique de toxoplasmose ». Dans ce cas, l’analyse indiquera non seulement la présence ou l’absence de l’infection mais dira aussi si l’infection est ancienne ou récente ! En effet, nous l’avons indiqué, certains anticorps sont produits au début de la réponse spécifique, peu après la pénétration de l’organisme par l’agresseur, ils sont ensuite remplacés par d’autres anticorps qui persistent beaucoup plus longtemps : ainsi la présence des IgM anti-toxoplasme signera l’infection récente, la présence des IgG une infection plus ancienne. Après ces quelques détours, nous avons maintenant une partie de la réponse au premier volet de votre question, à savoir comment faiton pour produire les données épidémiologiques. Les volets suivants porteront, rappelons-le, sur les questions suivantes : qui ordonne ces 80

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Épidémiologie

mesures et les communique, qui s’y intéresse et pourquoi cela est important. Une très grande partie des données épidémiologiques sur le toxoplasme provient de la surveillance systématique des femmes enceintes. En effet, l’infection par le toxoplasme contractée lors de la grossesse, même si elle ne se manifeste pas cliniquement chez la femme infectée, peut avoir des conséquences dramatiques et nous en parlerons en détail dans le chapitre suivant. En France, la sérologie du toxoplasme fait partie des examens obligatoires au début de la grossesse. Les femmes qui s’avèrent séronégatives, donc non protégées contre le parasite, et qui risquent donc la contamination, sont suivies scrupuleusement tout au long de la grossesse pour ce risque précis. Le nombre de femmes enceintes séropositives pour le toxoplasme est appelé séroprévalence3. Ainsi la connaissance de la séroprévalence du toxoplasme dans cette large population – en France il y a environ 800 000 naissances par an – est un « sous-produit » bénéfique pour l’épidémiologie ; la surveillance prénatale est, elle, une mesure de santé publique. En France, les chiffres ainsi récoltés sont disponibles sur le site de l’Institut de veille sanitaire. Le toxoplasme est surveillé également chez les personnes séropositives pour le VIH, car ce parasite peut être redoutable chez les personnes immunodéprimées. Nous en reparlerons au chapitre suivant. Enfin, qui s’intéresse au toxoplasme ? Beaucoup de monde : les parasitologues, les infectiologues et les épidémiologistes – chercheurs, médecins, vétérinaires – mais aussi les responsables de la santé publique et ceux de la chaîne alimentaire. La preuve en est un récent, volumineux et remarquable rapport de l’Agence française de

3. En épidémiologie, la prévalence est le nombre de cas de maladie, ou de personnes malades, existant dans une population déterminée. Dans cette définition, on ne différencie pas les cas nouveaux et les cas anciens. La prévalence concerne soit un moment précis, soit une période donnée. On appelle incidence le nombre des cas nouveaux pendant la même période. 81

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

sécurité sanitaire des aliments4. Le toxoplasme, lui, s’intéresse à la terre entière : présent sur tous les continents et sous tous les climats, il contamine tous les animaux à sang chaud, mammifères et oiseaux, sur la Terre, dans les mers et les airs. Citons un exemple singulier d’une étude effectuée il y a une dizaine d’années sur 105 loutres de mer échouées sur les côtes californiennes : le toxoplasme était le responsable direct de la mort de plus de 15 % de ces animaux, en provoquant des inflammations cérébrales mortelles. Quelle idée d’aller chercher le toxoplasme dans le cerveau des loutres de mer ? C’est une question méthodologique importante. Parfois la recherche est ciblée. Dans ce cas, le chercheur formule une hypothèse et oriente les analyses de façon précise. Dans d’autres travaux, la question est plus générale, et c’était le cas dans cette étude qui vient d’être citée. Les chercheurs se sont intéressés aux causes de la mort des loutres, qui sont des mammifères marins protégés. Ils ont trouvé que le toxoplasme était un des coupables. Et quel chemin trouve le toxoplasme jusqu’au cerveau des animaux marins ? Certainement indirect. Les oocytes pourraient arriver en mer avec les eaux de pluie lessivant les sols, ou avec les déchets des évacuations urbaines. Ils pourraient être ingérés par des crustacés ou des coquillages qui seraient ensuite avalés par les loutres et les dauphins, les otaries… Ce ne sont que des hypothèses. Mais l’exemple montre l’étendue du règne du toxoplasme. Dans les airs, il se déplace audessus des Amériques et de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe en 4. « Toxoplasmose : état des connaissances et évaluation du risque lié à l’alimentation ». http://fulltext.bdsp.ehesp.fr/Afssa/Rapports/2005/35217-35218.pdf

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Épidémiologie

empruntant les ailes des oiseaux sauvages, les canards, les buses et les vautours, les chouettes, les perdrix et les faisans.

Pourquoi de telles observations ont-elles une portée épidémiologique ? Parce que les oiseaux sauvages contaminés transportent le toxoplasme sur de grandes distances et le disséminent sur de très larges territoires. Imaginez ! La présence du toxoplasme a été découverte chez des renards polaires habitant sur l’archipel Svalbard en Norvège. Or, sur ces îles, il y a ni chats, ni d’autres félins. Les épidémiologistes pensent que le toxoplasme a été introduit par les oies sauvages. Il a voyagé comme Nils Holgersson ! Oui, mais Nils a voyagé en Suède5. Infectées dans d’autres contrées, au retour « au pays », les oies ont été mangées par les renards. Ensuite 5. Selma Lagerlöf, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. 83

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le toxoplasme se serait propagé par une transmission horizontale carnassière et une transmission verticale. Et pourquoi sont-elles importantes pour comprendre la contamination humaine ? Parce que typiquement les personnes s’infectent en mangeant ! Or les oiseaux sauvages font partie de la chaîne alimentaire animale et humaine. Avant de revenir à nos assiettes, rappelons que deux des trois formes que revêt le toxoplasme le long de son cycle peuvent se transmettre d’hôte à hôte. Une de ces formes parasite les mammifères et les oiseaux, ses hôtes intermédiaires. C’est le bradyzoïte, une cellule à multiplication lente qui est protégée de la destruction : les bradyzoïtes résident par milliers dans des kystes localisés dans les organes peu accessibles au système immunitaire, les muscles et le cerveau, et y demeurent à vie dans l’hôte. Et comment peut-on l’affirmer ? Est-ce un constat sûr et ­vérifié ? Il est exact que les études sérologiques citées jusqu’ici indiquent un contact passé avec le toxoplasme et non sa présence dans l’organisme. Ainsi la réponse à cette question comporte plusieurs éléments. Chez l’animal infecté, la persistance des kystes est un fait observé en laboratoire. Il est également confirmé dans la nature dans des études épidémiologiques et dans des travaux sur la sécurité alimentaire. En effet, une technique extrêmement puissante permet de détecter la présence réelle du parasite même s’il représente une quantité minime par rapport à la masse d’un muscle ou d’un cerveau (même d’un cerveau d’oiseau). Imaginez la proverbiale aiguille dans une botte de foin. Cette extraordinaire méthodologie appelée la PCR, pour Polymerase Chain Reaction, la réaction de polymérisation en chaîne, est capable d’amplifier d’infimes quantités d’ADN (voir encadré 3.1). Grâce à la PCR, l’existence du parasite a été confirmée chez de multiples animaux sauvages et des animaux d’élevage. Chez l’être humain, la permanence de la présence des kystes ne peut pas être vérifiée chez chaque individu infecté, bien sûr. Mais 84

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Épidémiologie

elle est communément admise sur la base d’un nombre d’arguments, dont la découverte fortuite des kystes toxoplasmiques lors des autopsies, la possibilité de cultiver le toxoplasme dans les cellules nerveuses humaines et surtout l’émergence des formes très graves de la maladie provoquées par le toxoplasme chez les personnes immunodéprimées. Nous étudierons ce sujet dans le ­chapitre suivant.

ENCADRÉ 3.1 LA PCR (POLYMERASE CHAIN REACTION) : LA RÉACTION DE POLYMÉRISATION EN CHAÎNE La PCR permet d’amplifier dans un tube à essai, c’est-à-dire hors cellule vivante, une région spécifique de l’ADN à partir d’une quantité infime de cet acide nucléique. Ce procédé révolutionnaire connaît des applications en biologie et dans d’autres domaines aussi différents que la médecine, l’industrie agroalimentaire, la justice, les biotechnologies et l’archéologie. Pour procéder à une amplification par PCR il faut, et en fait il suffit, disposer de l’ADN à amplifier (appelé l’ADN matriciel), des amorces qui sont des courtes séquences complémentaires de chaque extrémité de l’ADN matriciel, l’enzyme qui fait le travail et qui s’appelle l’ADN polymérase, le liquide approprié dans lequel la réaction se passe (le tampon de la réaction), l’appareil qui s’appelle thermocycleur et quelques petits tubes qui vont avec. Ce sont les équipements de base, existant dans tous les laboratoires. On met les ingrédients dans les tubes et les tubes dans le thermocycleur. La méthode consiste en une série des cycles d’augmentations et de baisses de température, qui sont répétés par le thermocycleur, selon la programmation de l’expérimentateur. Chaque cycle de PCR est constitué de trois étapes. La première consiste en une dénaturation de l’ADN par chauffage pour séparer les deux brins qui le composent. La deuxième étape, à une autre température, plus basse, c’est l’hybridation (c’est-àdire l’appareillement) des amorces aux extrémités de l’ADN matriciel. La troisième étape consiste en l’élongation, c’est-à-dire la synthèse du brin

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complémentaire, grâce à l’action de l’enzyme l’ADN polymérase. Ainsi chaque cycle double la quantité de l’ADN : à partir de chaque brin, un nouveau brin est synthétisé. C’est une croissance exponentielle. Cette technique a été mise au point en 1985 par Kary Mullis, biochimiste américain, qui obtint pour ces travaux le prix Nobel de Chimie en 1993. La polymérase de l’ADN thermorésistante qui permet l’assemblage des bases nucléiques en de longues chaînes (la polymérisation du brin complémentaire) à haute température est la vraie vedette de la PCR. L’existence de cette enzyme a été révélée grâce aux travaux d’un autre biologiste américain, Thomas Brock. Il a découvert des bactéries dans les eaux brûlantes des sources au parc de Yellowstone. L’enzyme vedette de la PCR a été purifiée à partir d’une de ces bactéries thermophiles, Thermophilus aquaticus, d’où son nom la Taq polymérase. Selon le consensus scientifique de l’époque, les années 1960, la vie ne pouvait pas exister à de si hautes températures. Or c’est le cas. Et surtout qui aurait pu prévoir que l’intérêt porté aux microorganismes vivant dans des bassins multicolores du parc de Yellowstone allait révolutionner la biologie, et bien au-delà ? Cette histoire illustre bien la vanité de prétendre prévoir les applications et les retombées de la recherche fondamentale. Enfin, pour le lecteur intéressé, il existe des sites où les étapes de la PCR sont illustrées et expliquées avec des animations. Voir par exemple : http://www.ens-lyon.fr/RELIE/PCR/principe/principe.htm

La deuxième forme du toxoplasme se transmet de son hôte définitif, le chat, à tous les autres hôtes. Elle prend son origine dans l’intestin du chat et s’appelle l’oocyste. Nous avons déjà appris que les oocystes rejetés et répandus dans la nature avec les excréments du chat contaminé sont remarquablement résistants au froid et au dessèchement, ils restent dans l’environnement pendant plusieurs mois. Il est alors facile de deviner comment le toxoplasme se propage chez l’homme : en mangeant la viande contaminée par 86

UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

Épidémiologie

les kystes bourrés de bradyzoïtes ou en avalant les oocytes disséminés par millions par un chaton infecté. On estime qu’en France, la contamination humaine est principalement due à la consommation de viande, surtout la viande de mouton. Ainsi les mesures de prévention sont faciles à imaginer aussi. La première est de ne pas manger la viande crue ou peu cuite. Nous parlons ici de sécurité alimentaire et non de gastronomie. Parmi les mesures préventives qui détruisent les kystes, il y a non seulement la cuisson mais aussi la congélation de la viande. Avec l’élevage industriel – plus rares sont les bêtes qui paissent dans des prairies où vagabondent les chats –, on note une diminution progressive de la contamination des animaux destinés à la consommation. Historiquement, la première suggestion quant au rôle de la viande peu cuite dans la transmission du toxoplasme date de 1954. Mais le premier témoignage méthodique date de 1965 et provient d’une étude effectuée dans un sanatorium à Paris. Les auteurs de ce travail effectué auprès des pensionnaires du sanatorium ont constaté une augmentation substantielle du taux d’anticorps anti-toxoplasme lorsque la viande peu cuite a été introduite au menu. Cette publication intitulée « Étude épidémiologique sur la toxoplasmose : de l’influence de la cuisson des viandes de boucherie sur la fréquence de l’infection humaine6 » est toujours citée dans les livres et les articles. Pour éviter la contamination par les oocystes, il faut bien sûr laver soigneusement les légumes. Mais aussi il faut fréquemment se laver les mains, c’est une mesure de prévention irremplaçable et pas seulement face aux toxoplasmes. Le contact direct avec un chat parasité ne représente pas pour l’homme de risque de contamination. Mais un chat qui chasse dans la nature, rurale ou urbaine, peut répandre les oocytes dans sa litière, il faut donc la changer scrupuleusement. 6. Desmonts G, Couvreur J, Alison F, Baudelot J, Gerbeaux J, Lelong M. 1965. Rev Fr Etud Clin Biol 10, 952-958. 87

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

Jusqu’ici nous avons décrit la contamination de l’homme par l’animal. Mais il existe aussi, dans certaines circonstances particulières, le passage du toxoplasme d’une personne à l’autre. Il s’agit surtout de l’infection humaine dite verticale, qui survient avant la naissance : lorsqu’une femme enceinte, qui n’a pas eu de contact antérieur avec le toxoplasme, est infectée pendant sa grossesse, il y a un risque que le parasite traverse le placenta et atteigne le fœtus. En France, le sérodiagnostic prénatal et le suivi lors de la grossesse sont particulièrement bien organisés. Nous reparlerons dans le chapitre suivant de tous les aspects cliniques. Pour être complets, signalons des transmissions interhumaines devenues historiques, actuellement inexistantes ou rarissimes, lors d’une transplantation d’organes ou d’une transfusion et la possibilité d’une inoculation accidentelle lors de manipulations au laboratoire. En réalité, l’importance relative des différentes sources d’infection humaine, alimentaire et environnementale, varie selon les coutumes et évolue dans le temps. Les différents modes de transmission du toxoplasme continuent et continueront à occuper les spécialistes et à susciter les débats.

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4 Conséquences de l’infection par T. gondii chez l’Homme

Ce chapitre sera bref, dites-vous, alors qu’en général les aspects médicaux suscitent un grand intérêt. Pourquoi ? Insistons, tout d’abord, sur ce caractère succinct. C’est en réalité juste une apparence. Le chapitre intitulé « Conséquences de l’infection par T. gondii chez l’Homme » devrait, classiquement, rendre compte de quatre situations distinctes : (i) la toxoplasmose aiguë chez l’hôte immunocompétent ; (ii) la toxoplasmose de l’hôte immunodéprimé ; (iii) la toxoplasmose latente, chronique, asymptomatique et (iv) la toxoplasmose congénitale : la toxoplasmose transmise de la femme enceinte au fœtus. Classiquement, dans les manuels, la forme chronique sans signe apparent est traitée en très peu de phrases. Or dans cet ouvrage, c’est elle, la toxoplasmose latente, chronique, asymptomatique, qui occupe les chapitres suivants. Nous comprendrons pourquoi en avançant. Les trois autres formes médicales (les manifestations chez la personne immunocompétente et immunodéprimée et la toxoplasmose 89

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

congénitale) sont en effet traitées dans ce chapitre de façon plutôt succincte, et ceci pour au moins deux raisons. Les personnes qui manifestent de l’intérêt ou de la curiosité pour en savoir plus sur la toxoplasmose, trouvent, sur ce thème, l’information « grand public » facilement accessible directement en français, ne nécessitant pas de recherche d’articles spécialisés. Notons que dans le domaine scientifique, en tout cas le domaine des sciences expérimentales et théoriques dites sciences exactes, le monde de la publication est très largement dominé par les journaux en langue anglaise. Cela confère à l’article publié une plus large et plus prestigieuse diffusion et concerne les journaux papier et en ligne, que les rédactions soient basées aux États-Unis, en France, ou ailleurs. La seconde raison est que les manifestations cliniques de l’infection par le toxoplasme sont diverses et surtout très contrastées… Cela veut dire quoi, précisément, les manifestations cliniques ? Les signes cliniques qu’un médecin observe sont ceux qui reposent sur l’examen direct du malade. Ce sont les indications accessibles au médecin sans appareils et sans examens de laboratoire. L’examen clinique comporte l’écoute, l’observation, l’auscultation, la palpation ; il s’opère « au chevet » du patient. Le médecin l’écoute puis procède à un examen organe par organe, selon les règles de l’art apprises en faculté. C’est un examen en même temps systématique (on vous prend, ou on devrait vous prendre, la tension, ausculter le poumon et le cœur, palper l’abdomen, etc.) et orienté par l’écoute des plaintes et par l’observation du patient. Les signes cliniques et son expérience médicale conduisent ensuite le médecin à formuler une hypothèse quant aux origines possibles des troubles. Suivant cette hypothèse, il prescrit des examens complémentaires pour confirmer son diagnostic. Souvent, diverses maladies se manifestent par les mêmes signes cliniques, qu’il faut savoir caractériser et distinguer. L’objectif du médecin est d’établir le diagnostic 90

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CONSÉQUENCES DE L’INFECTION PAR T. GONDII CHEZ L’HOMME

étiologique1 pour intervenir non seulement sur les symptômes mais surtout sur leurs causes. Quand cela est possible, bien sûr. L’accumulation des connaissances en biologie et en médecine a conduit, pour le moment, à des avancées diagnostiques plus fréquentes que les améliorations thérapeutiques. Dans le cas de l’infection par le toxoplasme, les signes cliniques sont soit peu apparents ou pas apparents du tout, et dans ce cas… il semble qu’il n’y a pas grand-chose à dire, soit la maladie est très grave, nécessitant une attention médicale particulière et des soins hautement spécialisés. Dans ce cas, traiter de ces matières médicales qui doivent rester individualisées sort du cadre de ce livre. Continuons donc à accompagner le toxoplasme dans ses routines, celles qui peuvent concerner et intéresser chacun de nous. Pour aller plus loin et comprendre facilement les conséquences de l’infection par le toxoplasme, il est utile de résumer brièvement ce que l’on sait à son sujet. Ah, nous allons reparler des tachyzoïtes et des bradyzoïtes !

1. En médecine, l’étiologie désigne l’ensemble des causes d’une maladie ainsi que l’étude de ces causes. 91

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Exact. Les tachyzoïtes se multiplient très rapidement mais la vie du parasite sous cette forme libre est très courte. En effet, les tachyzoïtes sont très sensibles à l’action des anticorps produits par nos défenses immunitaires, nous en avons parlé. Aïe, j’ai un peu oublié, je vais jeter un coup d’œil en arrière… Prenez votre temps. Reconnu par ses anticorps spécifiques qui se collent à lui, le tachyzoïte ne peut plus pénétrer dans une nouvelle cellule-hôte. La dissémination parasitaire est arrêtée. Seuls persistent les bradyzoïtes emprisonnés dans les kystes, localisés, nous le savons déjà, dans les organes de prédilection du toxoplasme : sont convoitées particulièrement les cellules du système nerveux dans le cerveau et dans la rétine, les cellules des ganglions lymphatiques et les muscles. Nous l’avons déjà dit, les traitements connus actuellement sont actifs et efficaces sur les tachyzoïtes, c’est-à-dire lors de la phase de multiplication aiguë. Le toxoplasme qui siège dans les kystes est maintenu dormant. Il n’est pas accessible à l’action des molécules connues dans l’arsenal thérapeutique actuel. Combien de temps dure alors la phase de dissémination ? Lors d’une première rencontre avec le toxoplasme, les anticorps spécifiques sont produits environ 7 à 10 jours après l’infection. C’est donc la période dont dispose le parasite pour se propager sans encombre dans l’organisme, lors d’une primo-infection. Les anticorps circulants persistent ensuite très longtemps, leur taux diminue avec le temps mais ils restent là. Ainsi, après cette première rencontre avec le pathogène, l’individu est immunisé. Quand l’infection survient une deuxième fois, les anticorps2, prêts, attaquent le parasite, il est neutralisé d’emblée ; l’individu est protégé. 2. Produits par les lymphocytes B à mémoire.

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Lorsqu’une première infection survient chez une femme enceinte, il existe un risque de passage du toxoplasme à travers le placenta et l’infection de son fœtus. Dans ce cas, c’est-à-dire lorsque l’infection se produit avant la naissance, on parle de toxoplasmose congénitale. Il faut savoir que la toxoplasmose maternelle n’est pas synonyme de toxoplasmose congénitale. En fait, c’est une éventualité plutôt rare, car le placenta, l’organe nourricier et protecteur du fœtus, s’oppose à la traversée des toxoplasmes. Mais quand le passage des parasites survient, les conséquences peuvent être très graves. Au cours de la grossesse y a-t-il des moments plus dangereux que d’autres ? Soulignons d’abord qu’une vigilance médicale étroite est nécessaire tout au long de la grossesse si, à son début, la sérologie du toxoplasme est négative : cela indique que la femme n’est pas immunisée par une infection antérieure, et elle n’est donc pas protégée contre le parasite. En France, le suivi médical est prévu par la loi et bien organisé. Pour pouvoir répondre à votre question, il faudrait préciser ce que l’on comprend par « dangereux », car la probabilité de l’atteinte de l’enfant et la gravité de l’atteinte suivent des chemins inverses dans le temps. C’est-à-dire ? Si la femme est contaminée pendant les quatre premiers mois de la grossesse, le risque de transmission est minime car le placenta laisse rarement passer le toxoplasme. Mais si cela arrive, les conséquences pour l’embryon et le fœtus sont dramatiques. Par contre, les contaminations au-delà du quatrième mois provoquent le plus souvent chez l’enfant infecté des dégâts qui sont d’apparence moins grave et qui risquent de se manifester plus tardivement. Cependant, plus la grossesse avance, moins la barrière placentaire est efficace, ce 93

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qui augmente le risque de transmission. Pour résumer : alors qu’au cours de la grossesse la gravité des lésions chez l’enfant s’amoindrit, la probabilité de son atteinte augmente. Ainsi l’infection maternelle présente toujours un danger. Si, malgré toutes les mesures de prévention que la femme enceinte observe le plus attentivement possible,

une infection a lieu, la future mère est traitée. Si l’enfant présente le risque d’être contaminé, il bénéficiera d’un traitement et devra suivre une surveillance prolongée par une équipe médicale. Par opposition à la maladie congénitale, on parle de la toxoplasmose acquise, lorsque l’infection survient après la naissance. Les cas le plus nombreux sont ceux où la personne infectée se sent en pleine santé. Ni l’interrogatoire précis ni l’examen minutieux ne permettent de découvrir le moindre signe clinique. L’individu n’est pas malade. Seule la sérologie permettrait de détecter la présence du parasite. C’est la toxoplasmose inapparente, de loin majoritaire. Chez certaines personnes, l’infection s’accompagne d’une « petite fièvre » persistante pendant quelques semaines (on dit un fébricule de 38° à 38,5°) et d’une fatigue. Consulté, le médecin découvrira, le plus souvent le long du cou du patient, la présence de ganglions (on dit une adénopathie cervicale), parfois un peu douloureux. La fatigue semble s’éterniser, mais tous ces signes passent 94

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naturellement sans traitement et sans complication. Et, rappelonsle, la personne est immunisée. On comprend maintenant que, bien que le parasite lui-même soit si répandu, mondialisé, on ne parle cependant pas d’épidémies de toxoplasmose. D’abord l’infection n’est pas directement contagieuse et, de plus, elle ne se propage pas d’Homme à Homme. Est-ce une raison suffisante ? Non, il existe des épidémies de maladies transmises indirectement, par exemple celles portées par un insecte, dites maladies vectorielles, comme la malaria et la maladie du sommeil, et autres. Le toxoplasme, lui, se propage autrement. De plus, la toxoplasmose présente des signes très discrets chez la grande majorité des personnes, donc s’il existe des cas groupés, ils sont difficiles à détecter. Mais des flambées localisées de toxoplasmose ont été décrites. Voici deux cas rares, inhabituels, on pourrait dire « exotiques » vu les circonstances et les lieux de leur découverte. La première observation date de l’année 1977. À cette époque, le caractère infectieux des oocystes pour l’être humain avait été déjà évoqué mais le lien entre la maladie et l’infection par les oocystes n’était pas encore établi. En octobre de cette année-là, un foyer de toxoplasmose a surgi dans un club hippique d’Atlanta, en Géorgie, aux États-Unis. L’histoire a commencé par le cas d’une patiente, cavalière à ce club, atteinte de toxoplasmose aiguë, qui a informé son médecin que plusieurs autres personnes présentaient les mêmes symptômes et qu’elles fréquentaient toutes la même écurie. Une enquête épidémiologique ainsi déclenchée a non seulement confirmé la toxoplasmose chez plusieurs cavaliers mais aussi a découvert le parasite chez les chats, les chatons et les souris locataires de cette écurie. L’enquête a même montré que les plus malades étaient les cavaliers qui passaient plus de temps dans le coin de l’écurie élu par les chats pour leur toilette. 95

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Et la piste d’une contamination par la viande ? Elle a été explorée : les cavaliers malades ne prenaient pas de repas en commun et en raison de leurs habitudes alimentaires, la viande en tant que source des toxoplasmes a été éliminée. Cet épisode a ainsi fourni un argument majeur en faveur du lien, jusque-là seulement soupçonné, entre les oocytes et la contamination humaine. Les oocytes, nous nous en souvenons, sont produits par la reproduction sexuée du parasite dans l’intestin du chat, son hôte définitif. Disséminés dans la nature, ils sont très résistants aux intempéries. En voici un autre exemple. Un des foyers de toxoplasmose a été décrit dans la région métropolitaine de Victoria en Colombie-Britannique, au Canada. En 1995, on a observé, lors de la surveillance pré- et post-natale, une augmentation soudaine des cas de sérologie positive pour la toxoplasmose récente. En même temps, et de façon indépendante, sept cas de rétinite aiguë due au toxoplasme ont été diagnostiqués dans un contexte où aucun cas n’avait été constaté dans les cinq années précédentes. C’était une coïncidence suffisamment curieuse pour lancer une exploration. En 96

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tout, les médecins ont mis en évidence la toxoplasmose aiguë chez cent personnes âgées de 6 à 83 ans. Certains malades ont souffert de signes cliniques importants, tels l’inflammation de la rétine (rétinite), ou l’hypertrophie des ganglions lymphatiques (lymphadénopathie). La traque épidémiologique a mené à un réservoir d’eau. Il est intéressant de noter que cette flambée de toxoplasmose a, en fait, présenté deux pics, chacun précédé par des pluies abondantes. Ainsi ont voyagé les oocystes vers les eaux troubles décrites dans le réservoir incriminé. Deux faits ont caractérisé les foyers de toxoplasmose que nous venons de citer : ils étaient limités géographiquement et la maladie était survenue chez des personnes en bonne santé, qui ne présentaient pas d’autres affections associées. Mais une flambée de toxoplasmose de nature totalement différente a surgi dans les années 1980-1990. Les patients étaient très gravement malades. Un très grand nombre d’entre eux mourait. Aucun rapport géographique n’existait entre eux. Ils présentaient en même temps, d’une part, une chute majeure du nombre des globules blancs dans leur sang ce qui provoquait un effondrement de leurs défenses immunitaires (qu’on appelle l’immunodépression) et, d’autre part, des anomalies gravissimes au niveau du cerveau, des méninges, du cœur, des poumons. Les recherches intenses menées pour découvrir l’origine de cette épidémie et de ces symptômes ont montré qu’un virus était responsable de l’immunodépression. On l’a appelé le virus de l’immunodépression humaine, le VIH et la maladie le SIDA (syndrome d’immunodéficience acquise). Les manifestations cérébrales, méningées, cardiaques et pulmonaires ont été rapidement attribuées au réveil du toxoplasme tapi dans les kystes. On parlait alors d’une maladie opportuniste. Oui, le toxoplasme est un pathogène opportuniste type et c’est un opportuniste majeur. En effet, si parfois les kystes éclatent libérant 97

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les bradyzoïtes alors que le système immunitaire fonctionne bien, la transformation en tachyzoïtes et leur multiplication sont rapidement arrêtées. Et la personne dont le cerveau est la scène d’un tel événement ne s’en aperçoit pas ? Si un tel fait arrive, il est microscopique. Il n’y a pas de signes visibles. Mais quand le système immunitaire ne fonctionne pas correctement, le toxoplasme saute sur cette opportunité pour se multiplier rapidement, envahir les cellules environnantes et se disséminer dans tout le corps. C’est le phénomène de « réactivation » des parasites jusque-là dormants. La toxoplasmose grave est donc un risque chez les patients atteints du SIDA provoqué par le virus VIH. Mais ce risque existe aussi chez d’autres patients, par exemple les patients greffés qui prennent des médicaments immunosuppresseurs nécessaires pour que leur organisme accepte la greffe. Actuellement ces risques sont connus et traités. Et le zona, n’est-ce pas aussi un cas de réveil d’une infection ancienne ? Oui, et c’est même un réveil cuisant ! Le zona est provoqué par l’action, non d’un parasite, mais d’un virus, celui de la varicelle. Pendant de longues années, entre la varicelle dans l’enfance et l’épisode du zona, le virus réside avec la plus grande discrétion dans des ganglions nerveux sensitifs. Pourquoi un jour en sort-il et se rappelle-t-il fâcheusement à notre connaissance ? Ce phénomène de réactivation d’un pathogène est fascinant. On ne le comprend pas encore complètement. La faillite du système immunitaire joue certainement un rôle important, mais elle n’est pas la seule. Votre exemple le montre, puisque le zona survient chez les personnes sans autres problèmes de santé. Tous les facteurs qui sont responsables de la réactivation ne 98

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sont pas encore élucidés et probablement ils ne sont pas tous exactement les mêmes pour les virus ou pour le toxoplasme. D’ailleurs on ne sait même pas pourquoi telle personne tombe malade et telle autre est infectée sans ressentir de signe. Il est facile d’énumérer quelques facteurs, tant du côté du parasite que du côté humain : la virulence de la souche, la quantité de kystes ou d’oocystes avalés, le patrimoine génétique, l’histoire du système immunitaire. Mais tous les coupables ne sont pas connus. Et pour les autres maladies c’est la même question : pourquoi ai-je attrapé cette mauvaise angine alors que ma cousine ou ma voisine ne sont pas malades ? Pourtant nous passions nos vacances ensemble. C’est une question générale importante mais la science avance par des réponses partielles à des questions particulières. D’ailleurs, imaginez le jour où l’humanité revendiquerait le savoir global des causes des injustices naturelles. Imaginez tous les prétendants prêts à les prévenir et à répandre un bien-être universel… Cela a déjà été imaginé. 1984, pour ne citer qu’une seule fiction… En pratique, et sans toujours connaître dans tous leurs détails les mécanismes en jeu, les médecins appliquent chez les personnes à risque les mesures et les traitements préventifs de la réactivation du toxoplasme. Il nous reste maintenant à traiter de la dernière situation clinique parmi celles évoquées au début de ce chapitre : l’infection chronique par le toxoplasme, dite aussi la toxoplasmose latente et asymptomatique. Je viens d’utiliser à dessein ce mot traiter (au lieu de décrire ou détailler) pour insister, lourdement, sur le fait qu’il n’existe pas à 99

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présent de remèdes pour traiter, dans le sens de soigner, l’infection par le toxoplasme sous sa forme enkystée dans les tissus. Seuls les tachyzoïtes sont sensibles aux molécules thérapeutiques connues. En raison de l’absence de signes manifestes, la toxoplasmose chronique chez l’homme ne soulevait presque aucun intérêt scientifique ou médical jusqu’à la fin du xxe siècle. Les découvertes des effets du toxoplasme sur le comportement des félins que nous avons décrits dans le premier chapitre ont cependant aiguillonné la curiosité des chercheurs et des médecins. Que se passe-t-il chez l’homme qui abrite les kystes dans son cerveau ? Ne serait-il pas utile de disposer d’un médicament capable d’atteindre les bradyzoïtes endormis dans les kystes ? Dans les chapitres qui suivent, nous allons rapporter des découvertes récentes décrivant des phénomènes parfois difficiles à mettre en évidence, dont certains sont encore controversés mais en faveur desquels les arguments s’accumulent peu à peu. Nous allons procéder pas à pas, en expliquant autant que possible l’état d’avancement des travaux, les questions méthodologiques en jeu et le degré de fiabilité des données. Cela prend du temps, souvent des dizaines d’années, pour accumuler les connaissances médicales chez l’homme, leur conférer une crédibilité scientifique et leur donner du sens. Pour les mettre en perspective, nous allons nous arrêter un court instant sur quelques jalons de cent ans d’histoire des observations cliniques du toxoplasme en tant que pathogène humain. Le premier article correspondant à une description clinique détaillée de toxoplasmose congénitale mortelle concernant un bébé praguois de 11 mois date de 1923. Il est intéressant de noter que les symptômes décrits à cette date ont été identifiés postérieurement comme causés par le toxoplasme, à la relecture, quand les connaissances plus sûres et mieux établies ont permis le réexamen de la description clinique. Le diagnostic étiologique de ce cas a donc été rétrospectif. De nombreux rapports de cas ont suivi dans la décennie suivante, mais la description pleinement documentée du Toxoplasma gondii en tant 100

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que cause directe de la maladie humaine a attendu 1939, trente ans après l’identification du parasite. Comment était-ce documenté ? Il s’agissait d’un bébé présentant dès sa naissance des signes nerveux et oculaires gravissimes typiques de la toxoplasmose congénitale. Deux preuves indépendantes ont été apportées à la mort du bébé, à un mois. Tout d’abord, le toxoplasme a été directement identifié au microscope dans les lésions cérébrales et oculaires. Ensuite, des échantillons de tissus atteints du bébé ont été injectés à des souris et des lapins. Les animaux sont tombés malades à leur tour et le toxoplasme a été trouvé dans leur cerveau enflammé. Cette manière de procéder en deux étapes est laborieuse mais convaincante quand il faut des preuves pour établir le diagnostic. Mentionnons ici un autre petit patient dont la maladie relie des milliers de chercheurs qui travaillent sur le toxoplasme, jusqu’à aujourd’hui, à travers le monde : il s’agit d’un garçon de six ans, mort dans un hôpital de Cincinnati en 1939. Le toxoplasme isolé dans des lésions présentes dans son cerveau est depuis cette époque maintenu en laboratoire et utilisé pour la recherche sous le nom de la souche RH, des initiales du garçon. Actuellement la souche de laboratoire RH ne s’enkyste pas. La transmission verticale de la mère à l’enfant a été reconnue en 1942. Rappelons ici 1948, année importante pour la connaissance du toxoplasme puisque le premier test sérologique de Sabin et Feldman, créé cette année-là, a permis des avancées majeures. Les bases de la thérapie anti-toxoplasme ont été posées entre 1942 et 1953 : les deux molécules dont l’efficacité dans la toxoplasmose aiguë a été découverte alors, sont utilisées jusqu’à aujourd’hui. Les années 1950 ont apporté la démonstration de la responsabilité directe du toxoplasme dans les inflammations de la rétine chez l’adulte et l’hypothèse de la transmission horizontale du parasite via les kystes présents dans la viande peu cuite. Faite en 1965, la démonstration épidémiologique de 101

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cette hypothèse a donc attendu dix ans. Citons encore brièvement : l’identification des oocystes (1969), l’identification du rôle joué par le chat dans la dissémination du parasite (1969-1972), les premiers cas de toxoplasmose cérébrale chez des patients atteints du SIDA (1981-1982) et la réalisation que le toxoplasme est un pathogène opportuniste (1984). Nous sommes maintenant équipés pour nous poser la question suivante : pouvons-nous réellement affirmer que la toxoplasmose chronique est asymptomatique ? Les réponses à cette question seront explorées dans les chapitres suivants.

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5 Infection chronique : corrélations avec certaines pathologies cérébrales Après une période de croyance dans le « tout moléculaire » et le « tout génétique », les scientifiques s’intéressent de nouveau aux interactions entre les gènes et l’environnement. Nous parlons de science ou de croyance ? C’est un sujet très vaste, qui sort du cadre de ce livre ! Il est aux confins de l’épistémologie, de la psychologie et de la politique de la recherche ! Nous n’allons pas le traiter ici. Pour en savoir plus, Qu’est-ce que la science ? d’Alan F. Chalmers est un bon début. Notons simplement que dans la vie et dans la recherche scientifique, nous raisonnons et nous agissons dans le cadre d’un système de pensée dont nous acceptons les prémisses le plus souvent sans examen. Dans la recherche, comme dans la vie, il existe des croyances et des modes. Dans la recherche, elles sont encadrées par des règles dont certaines, tout comme les axiomes tacites qu’elles encadrent, ne sont cependant ni explicites ni conscientes. La 103

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recherche scientifique c’est la science en construction. Un fait scientifique a ceci de très différent d’une croyance qu’il est réfutable : avant de mériter son adjectif, un fait est une hypothèse qui doit être mise à l’épreuve, doit être contrôlée par un calcul ou par une expérience. Un fait scientifique peut donc être testé. Et pouvoir être testé, c’est pouvoir être confirmé ou infirmé, et donc réfuté (Karl Popper, Logique de la découverte scientifique). Formulons-le autrement : dire d’un fait qu’il est scientifique ne signifie pas qu’il soit « vrai ». Dire d’un fait qu’il est scientifique signifie qu’il correspond à l’état des connaissances actuelles, aussi bien théoriques qu’expérimentales. Les concepts théoriques et les possibilités de vérification expérimentales interagissent et évoluent. Revenons au toxoplasme. Dissimulé dans les kystes cérébraux, le parasite ne provoque pas d’indices ostensibles de sa présence : son hôte n’a ni fièvre, ni douleur, ni éruption, ni fatigue. Pas de symptômes visibles. Ainsi, pendant de longues années, l’infection chronique par le toxoplasme était considérée comme asymptomatique. Cependant le toxoplasme interagit avec le cerveau et exerce une influence insidieuse sur son fonctionnement.

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INFECTION CHRONIQUE : CORRÉLATIONS AVEC CERTAINES PATHOLOGIES

Ces effets sont dissimulés, ils sont impossibles à détecter chez une personne de façon habituelle. Les chercheurs les mettent en évidence en étudiant des populations de personnes infectées par le toxoplasme, et en les comparant à des populations de personnes non infectées. Dans un premier temps, nous allons découvrir quelle est l’implication du toxoplasme dans les maladies qui affectent le cerveau. À présent il est reconnu que des causes multiples sont à l’origine des maladies humaines complexes et que des facteurs environnementaux et des déterminants de la susceptibilité génétique modulent leurs effets dans des dépendances réciproques. Nous allons maintenant étudier quelques aspects de cette question passionnante avec l’exemple de la schizophrénie qui est l’une de ces pathologies complexes pour laquelle le toxoplasme fait partie des suspects environnementaux.

SCHIZOPHRÉNIE Commençons par quelques mots sur la schizophrénie. Le nom a été forgé à partir du grec σχίζειν (schizein, fragmentation) et φρήν (phrèn, esprit). C’est une affection chronique du système nerveux central. Elle se traduit par un ensemble de troubles neurologiques et psychiatriques. D’un malade à l’autre, la maladie ne se manifeste pas de façon identique. Mais on a constaté que dans certaines familles plusieurs personnes pouvaient être affectées. Au début du xxe siècle, certaines théories penchaient vers une cause purement psychique ou sociale de la maladie… Vous voulez dire « c’est la faute de la mère » ou « c’est la faute de la société » ? On peut le résumer ainsi. C’est un exemple de théories influencées par la mode ou la croyance. Mais la mode passe et la recherche 105

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reprend sa marche pour compléter les connaissances et nuancer ou rejeter les hypothèses passées. Une prédisposition héréditaire physique a été suspectée et examinée. Les études génétiques des familles des patients, les études sur des jumeaux et les études d’adoption ont clairement indiqué que la schizophrénie présentait un caractère héréditaire. Ces recherches ont permis d’identifier de nombreuses régions chromosomiques présentant une certaine association avec la prédisposition à la maladie ; ces données ont ouvert de nouveaux champs de recherche pour comprendre les mécanismes des divers dysfonctionnements psychiques et neurologiques. C’est très important. Mais les facteurs génétiques n’expliquent pas tout. Les patients diffèrent aussi bien dans les symptômes que dans l’évolution de leurs troubles. De plus, pour un individu, être porteur de tel ou tel gène de susceptibilité ne donne souvent que peu d’information sur le risque réel de tomber malade. Jusqu’ici, les connaissances des gènes impliqués (ou d’autres vraisemblablement impliqués, car il existe comme pour toute recherche, un certain degré de non-reproductibilité) n’ont pas permis de trouver de nouveau remède. Ainsi les études des facteurs d’environnement susceptibles d’être impliqués dans les processus responsables du déclenchement et du développement de la schizophrénie ont retrouvé une place dans les laboratoires de recherche. Pourquoi retrouvé ? Jusqu’ici vous avez mentionné les hypothèses sociopsychologique et génétique. Les premières hypothèses de l’implication possible d’un agent infectieux dans les causes de la schizophrénie ont été formulées il y a une centaine d’années par deux psychiatres, l’Allemand Emil Kraeplin et le Suisse Eugen Bleuler et étudiées au début du xxe siècle. Puis elles sont passées de mode, jusqu’à ce que les recherches de facteurs étiologiques infectieux de la schizophrénie reprennent, d’abord centrées sur les virus et les bactéries. Toxoplasma gondii comme coupable 106

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potentiel entre modestement en scène en 1953. Les recherches systématiques ont ensuite été initiées et développées par deux Américains, Edwin F. Torrey et Robert H. Yolken. Il faut attendre la fin du siècle pour que ces études s’intensifient. Les raisons pour incriminer ce parasite dans le développement des désordres psychiatriques sont faciles à comprendre : c’est sa prédilection pour se loger à vie dans le cerveau de son hôte, à l’intérieur de toutes les familles de cellules cérébrales, sa capacité de moduler la production d’un neurotransmetteur majeur, la dopamine, ainsi que son rôle dans les malformations et les dysfonctionnements cérébraux lors de la toxoplasmose congénitale. Quarante-deux études recherchant un lien entre le toxoplasme et la schizophrénie ont été menées dans 17 pays sur une période de 50 ans et ont été analysées par un groupe de chercheurs américains et chinois. Une telle démarche réunit plusieurs études statistiques de taille relativement modeste et augmente ainsi le nombre de malades inclus. On l’appelle méta-analyse ; méta est un préfixe qui vient du grec μετά – après, au-delà de. Elle permet de tirer des conclusions plus générales que les études qui la composent, puisque ces renseignements sont ainsi basés sur des données plus complètes. Dans ces études, l’exposition au parasite était mesurée par la présence des anticorps anti-toxoplasme chez les personnes présentant le diagnostic de schizophrénie. Une méta-analyse est une entreprise délicate. Les critères du diagnostic de la schizophrénie étaient similaires dans les pays inclus dans l’étude. Mais de nombreux paramètres essentiels variaient d’une étude à l’autre : le nombre de patients inclus, les tests utilisés pour mesurer le taux d’anticorps anti-toxoplasme, l’expression et le stade de la maladie. Une maladie s’exprime ? Comment ? La maladie « parle » par les signes qu’elle provoque. L’expression de la maladie est l’ensemble des signes cliniques et biologiques présents 107

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chez un patient. Ce terme concerne surtout les maladies complexes et polymorphes c’est-à-dire qui peuvent présenter des signes très divers. Mais il peut aussi indiquer qu’il s’agit d’une forme sévère ou d’une forme bénigne dans une maladie monofactorielle. L’expression de la maladie dépend de sa cause (par exemple la virulence d’une souche virale) et des caractéristiques génétiques et immunologiques du patient. Dans une méta-analyse, non seulement les caractéristiques des patients diffèrent d’une étude à l’autre, mais aussi celles du groupe de contrôle. C’est le groupe de personnes qui ne présentent pas de schizophrénie et dont on mesure les anticorps pour les comparer avec le taux mesuré chez les patients. Voici des exemples des groupes de contrôle rencontrés dans cette méta-analyse : le personnel de l’hôpital, les donneurs de sang, les personnes bénévoles de la même région géographique, ou de la même ville, les patients présentant des troubles neurologiques autres que la schizophrénie, les familles des employées de l’hôpital… Est-ce clair ? Oui. Chaque étude a comparé le taux d’anticorps anti-toxoplasme entre les patients et les personnes contrôles. Il y avait ainsi quatre groupes distincts : les patients schizophrènes séropositifs pour la toxoplasmose, les patients schizophrènes séronégatifs, les contrôles séropositifs et les contrôles séro­ négatifs. C’est cela. La méta-analyse consiste à appliquer une méthode statistique appropriée à l’ensemble de ces données. Je vais vous faire patienter encore un moment : avant de décrire ces résultats, je vais revenir aux subtilités, pour ne pas dire difficultés, de cette méta-analyse, au-delà de celles mentionnées plus haut et au-delà du fait que le choix de la méthode statistique appropriée mérite par lui-même réflexion. J’indique ces précisions non pour invalider la démarche des méta-analyses, mais au contraire pour souligner la 108

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grande utilité d’un tel travail et sa complexité. Les auteurs de l’étude dont nous parlons ont signalé le piège que présenterait la limitation du travail bibliographique aux seules publications en anglais et aux seules publications accessibles sur Internet via divers moteurs de recherches médicaux. La plupart des études étaient identifiées grâce à un inventaire des publications chinoises et via les échanges de courriers entre les chercheurs américains, les chercheurs chinois et les chercheurs d’Europe centrale et d’Europe de l’Est. Pour satisfaire votre curiosité : sur les 42 études identifiées, 35 étaient publiées, dont seulement 6 en anglais et 7 non publiées. Je vous laisse imaginer l’ampleur de ce travail (nécessitant en préalable les traductions des 16 langues en anglais) ! Cette première méta-analyse datant de 2007 a été confirmée et complétée cinq ans plus tard par 15 études supplémentaires. Au total, ces travaux montrent une plus grande prévalence des anticorps antitoxoplasme chez les personnes qui présentent une schizophrénie que dans le groupe de contrôle. On peut le dire autrement : le contact préalable avec le toxoplasme s’est avéré plus fréquent chez les patients schizophrènes que chez les personnes sans cette maladie. Que veut dire plus fréquent ? Il s’agit ici des données statistiques. On peut donc mettre des chiffres sur ces paroles. Pour cela, il faut définir quelques termes. Est-ce qu’il y aura des formules mathématiques ? Un peu. Un minimum est nécessaire pour ne pas se contenter de propositions imprécises, mais surtout pour bien situer l’ampleur du phénomène. Le lecteur courageux est invité à lire l’encadré 5.1. Le lecteur intolérant aux formules peut le sauter.

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ENCADRÉ 5.1 RISQUE RELATIF RR ET RAPPORT DES CHANCES OR (ODDS RATIO) Appelons P la proportion de personnes infectées par le toxoplasme dans un groupe donné. Appelons ainsi Ps la proportion des personnes infectées chez les patients schizophrènes, Pc cette proportion dans le groupe de contrôle. Le rapport Ps/Pc correspond à la proportion des personnes séropositives chez les patients par rapport aux contrôles et traduit ce que l’on appelle le risque relatif, RR. RR correspond à une des mesures rencontrées le plus souvent dans les études statistiques. On définit également le concept de cote, CT : pour un groupe donné, une cote c’est le rapport des proportions des personnes séropositives par rapport aux séronégatives P/(1 – P). Ainsi Ps/(1 – Ps) = CTs est la cote du groupe des patients et Pc/(1 – Pc)= CTc est la cote des contrôles. Plus grande est la proportion des séropositifs, plus grande sera la cote. Pour illustrer ce propos, voici quelques exemples, faciles à calculer : P 1/5 (20 %) 1/3 (33 %) ½ (50 %) ¾ (75 %) 4/5 (80 %) Cote ¼ ½ 1 3 4

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Ensuite, quand on compare deux groupes, on définit le rapport des cotes entre les deux groupes, le groupe examiné et le groupe de contrôle. Ce rapport s’appelle rapport des chances ou, de l’anglais, odds ratio, OR. OR = CTs/CTc. Il est facile de vérifier que les deux risques, OR et RR sont liés par la formule OR = RR x (1 – Pc)/(1 – Ps). Dans certaines conditions statistiques, et nous n’allons pas rentrer dans ces considérations, le OR est une très bonne approximation du RR. Quand RR ou OR sont proches de 1, cela montre que le groupe examiné ne diffère pas du groupe contrôle ; quand ils sont supérieurs à 1, l’événement étudié est plus fréquent dans le groupe examiné. Par exemple, si chez les patients schizophrènes 33 % sont séropositifs (cote ½), alors que 20 % sont séropositifs dans le groupe contrôle (cote ¼), OR = 2. Attention : on aboutit à OR = 2 aussi dans le cas où, par exemple, chez les patients schizophrènes 80 % sont séropositifs (cote 4), alors que 66 % sont séropositifs dans le groupe contrôle (cote 2), etc.

Le risque lié au toxoplasme est quantifié par la proportion des personnes séropositives pour ce parasite chez les patients schizophrènes par rapport aux personnes séropositives ne présentant pas la schizophrénie. On le désigne par RR (risque relatif) ou bien on utilise une quantité proche OR (en anglais odds ratio ou rapport des chances). Quand RR ou OR sont proches de 1, cela indique que dans le groupe des personnes schizophrènes examiné, il y a autant de personnes séropositives que dans le groupe de contrôle ; quand RR ou OR sont supérieurs à 1, l’événement étudié, la séroprévalence du toxoplasme, est plus fréquent dans le groupe des patients schizophrènes que dans le groupe de contrôle. Armés de ces définitions, nous pouvons présenter en chiffres les résultats des méta-analyses. Ils nous indiquent la responsabilité du toxoplasme dans la schizophrénie ; les chiffres nous permettent également de situer le risque induit par le toxoplasme par rapport aux autres facteurs de risque, dont les facteurs génétiques. Les méta-­ analyses ont montré que la prévalence des anticorps anti-toxoplasme 111

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chez les personnes atteintes de schizophrénie est supérieure à celle des personnes sans cette maladie, avec OR = 2,7. Statistiquement, ce chiffre correspond à une association toxoplasme-schizophrénie plutôt modérée. Mais on a montré que cette association est supérieure à celle entre la schizophrénie et les régions chromosomiques de risque connues à ce jour. En effet, jusqu’ici aucun gène unique d’effet majeur sur la schizophrénie n’a été identifié bien que l’implication des facteurs héréditaires soit manifeste : le facteur de risque le plus important est la présence de la maladie chez la mère, le père ou dans la fratrie. En pratique qu’est-ce que cela représente ? OR = 2,7, est-ce un grand risque ? Pour nous faire une idée, nous pouvons indiquer que consommer du cannabis présente un facteur de risque de schizophrénie avec OR = 2. Mais surtout reformulons votre question : le toxoplasme est-il un agent causal possible de la schizophrénie ? C’est une question clef, typique des questions majeures dans la recherche étiologique des maladies complexes. Pourquoi cette question, alors que vous venez de citer deux méta-analyses qui démontrent une association manifeste entre l’infection par le toxoplasme et la schizophrénie ? C’est en même temps subtil et évident. La différence entre une cause et une association, ou une corrélation, est très claire quand je pose la question suivante : est-ce qu’il pleut car il y a des champignons dans les bois, ou est-ce que les champignons poussent car il pleut ? On comprend sur cet exemple que confondre les circonstances des corrélations et celles de la causalité peut conduire à des généralisations hâtives qui risquent d’induire des erreurs fâcheuses. 112

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Par exemple aller à la cueillette des champignons aujourd’hui pour savoir si demain il pleuvra. La question qui nous intéresse est du même ordre mais autrement plus difficile à résoudre, car elle implique un nombre de paramètres beaucoup plus importants dont certains sont difficiles à mesurer, ou ne sont pas indépendants – et d’autres paramètres possibles qui ne sont même pas encore identifiés ! Pour illustrer la complexité résultant de la présence des facteurs intriqués, mentionnons une étude récente effectuée par un groupe de chercheurs turcs sur trois cents patients schizophrènes. Ce travail suggère qu’en Turquie la toxoplasmose serait plutôt une indication d’un préalable contact avec le chat qu’un facteur de risque direct de la maladie. De plus, cette étude pose de nouveau une question ancienne, indépendante de la schizophrénie : posséder un chat présente-t-il un facteur de risque indépendant des autres risques de contamination par le toxoplasme ? Diverses études ont été menées et, bien que beaucoup soient négatives, 113

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quelques résultats divergent. Même une question simple ne trouve pas de consensus parfait. Alors, que fait-on ? On vote ? « On » continue les explorations, bien sûr ! D’autant plus que si une association causale était confirmée, cela pourrait ouvrir les portes à de nouvelles thérapeutiques ! Les chercheurs continuent donc les explorations, en amplifiant et en affinant les études existantes, en recherchant d’autres facteurs de risque associés et leurs interrelations, et, aussi, en définissant le cadre conceptuel qui permettra de mieux cerner le rôle du toxoplasme dans la schizophrénie. En repensant à la pluie et aux champignons, on pourrait imaginer que c’est tout le contraire. Que c’est le fait de présenter des troubles schizophréniques qui favorise l’infection par le toxoplasme. Cette possibilité n’a pas été exclue d’emblée. Dans différentes études qui faisaient partie des deux méta-analyses, les mesures des anticorps ont été effectuées à différents stades de la maladie, pas toujours au tout début. Dans ces études, il y avait donc une erreur possible1 : une personne, déjà schizophrène séronégative, pouvait devenir séropositive ultérieurement. Cela d’autant plus que ces patients exercent souvent le métier de jardinier. Ils pourraient ainsi être en contact avec les déjections félines plus fréquemment que le reste de la population et avoir été contaminés alors qu’ils présentaient déjà des troubles schizophrènes. Dans ce cas, le toxoplasme n’y serait pour rien. L’hypothèse a donc été récemment testée et réfutée dans une étude prospective. 1. Une erreur systématique, ici introduite plutôt par la méthodologie que par le processus de mesure, dans le jargon scientifique nous parlons d’un biais.

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Je dois vous interrompre encore, mais il faut définir les mots que l’on utilise. Bien sûr. Merci pour votre rappel. Une étude est dite prospective lorsque l’exposition est mesurée avant la survenue de l’événement étudié2 : dans notre cas, la sérologie du toxoplasme a pu être mesurée avant la survenue de la schizophrénie. En suivant le dossier médical de militaires, une étude américaine a montré que, dans les cas où le toxoplasme était associé à la schizophrénie, l’infection par le parasite précédait la maladie. Donc la causalité est démontrée ! Cependant ce n’est pas la fin de l’histoire. Car un facteur de risque ne constitue pas une cause directe. Dans les affections complexes, une maladie ne résulte ni d’une cause infectieuse seule, ni de la seule présence des « gènes de la maladie ». Certaines personnes qui portent certaines séquences d’ADN, ou certains gènes, tombent plus facilement malades que d’autres : on dit que ces gènes confèrent une susceptibilité génétique. Plusieurs mécanismes possibles d’interactions entre les facteurs de risque génétiques et les facteurs de risque infectieux entrent en jeu. Ainsi pour la schizophrénie, maladie complexe : l’effet d’exposition au toxoplasme est modulé par le patrimoine génétique de l’hôte et le moment de l’infection. D’une manière générale, distinguer entre la corrélation et la causalité est aussi important que difficile. En médecine, des critères ont été proposés en 1965 ; on les appelle critères de Hill, ils sont une adaptation aux maladies complexes des postulats de Koch formulés au xixe siècle. Parmi les

2. Une étude est dite rétrospective lorsque la mesure de l’exposition survient après la survenue de l’événement. 115

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critères de la coresponsabilité du parasite dans la schizophrénie3, un seul n’était pas manifestement satisfait, le facteur dit de spécificité : en effet, le toxoplasme est probablement juste un parmi plusieurs autres agents infectieux qui peuvent favoriser cette maladie chez les personnes génétiquement susceptibles. De multiples points méritent encore qu’on s’y arrête. Une mise en évidence systématique du parasite dans le cerveau des patients schizophrènes renforcerait encore le lien causal entre le toxoplasme et la schizophrénie. Cela est difficile pour au moins deux raisons : d’une part, il n’existe pas de méthode non invasive pour une telle exploration et, d’autre part, le parasite persiste dans le cerveau en très petite quantité. Mais là non plus ce ne serait pas « une preuve définitive », car on a trouvé des kystes cérébraux chez les patients sans aucun trouble schizophrénique. Si le lien de causalité existe, on ne sait pas encore quels facteurs protègent de la schizophrénie puisque l’écrasante majorité des gens infectés par le toxoplasme est en parfaite santé. Enfin, un nouvel argument convaincant serait la démonstration que le traitement préventif du toxoplasme conduit à la réduction des cas de schizophrénie. Mais comment traiter préventivement une infection qui, dans la plupart des cas, passe inaperçue ? Et pour le moment, il n’existe pas de vaccination. Quelques données pharmacologiques encourageantes proviennent déjà des laboratoires : d’une part, au niveau cellulaire, les médicaments utilisés dans le traitement de la schizophrénie inhibent la multiplication des tachyzoïtes ; d’autre part, au niveau de l’organisme vivant entier, ces mêmes médicaments évitent aux rats de développer le goût suicidaire pour l’urine de chat. Si on veut se risquer à extrapoler ces résultats à l’homme, ces données pourraient suggérer

3. Critères de causalité examinés : la force de l’association, la consistance et la crédibilité des résultats, la spécificité de l’association, la relation temporelle, la plausibilité biologique, la cohérence de l’évidence expérimentale.

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que l’action de certains médicaments antipsychotiques pourrait être renforcée par leur impact sur le toxoplasme.

ÉPILEPSIE L’épilepsie est une autre affection neurologique suspectée de lien avec le toxoplasme. Les premières publications épidémiologiques citées actuellement datent tout au plus d’une trentaine d’années. Cela n’exclut ni que l’idée ait été proposée auparavant, ni que de rares travaux antérieurs aient existé. Mais le débit accéléré, presque vertigineux des publications, qui déjoue la volonté de se tenir au courant de la littérature contemporaine, de plus en plus abondante et de moins en moins informative, résultat du fameux « publish or perish4  », permet encore moins de consulter les travaux anciens. Cette tâche restera le privilège des historiens des sciences. Ici nous nous contenterons de rapporter les résultats d’une méta-analyse très récente effectuée par un groupe de chercheurs français et gabonais à partir de six études publiées en anglais ou en français. Vous vous demandez probablement, pourquoi relier épilepsie et toxoplasme, pourquoi faire l’hypothèse d’une telle association ? Et probablement vous formulez déjà vous-même une première réponse. Eh oui, la localisation cérébrale des kystes remplis de bradyzoïtes. Oui, en effet le cerveau est le quartier général des deux, du toxoplasme et de l’épilepsie. Une crise épileptique se caractérise par une activité cérébrale anormale, trop synchronisée par rapport aux diverses activités neuronales physiologiques. L’épilepsie est une des 4. Cette expression « publier ou périr » illustre la pression exercée dans le milieu académique de publier les résultats de travaux scientifiques à un rythme parfois, souvent, incompatible avec la qualité du travail de recherche. « Publish or perish » : pour le recrutement, pour l’avancement. 117

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maladies neurologiques les plus fréquentes ; une crise est une sorte d’enchaînement de vagues électriques incontrôlées. Ces décharges d’influx nerveux anormaux peuvent se mesurer à l’aide d’un électro-encéphalogramme (EEG). On imagine qu’une crise d’épilepsie s’accompagne toujours de mouvements saccadés ou de convulsions, mais ce n’est pas exact, souvent elle est bien moins spectaculaire. Le terme épilepsie vient du grec επιλαμβανειν, epilambanein, « attaquer par surprise ». Cette étymologie rend parfaitement compte du caractère imprévisible de la crise épileptique. Le plus souvent, la personne ne manifeste aucun signe particulier, sauf l’appréhension qu’une crise puisse survenir « par surprise » d’un moment à l’autre5. Dans la plupart des cas, la médecine n’en trouve pas encore la cause. On admet que le terme épilepsie décrit plutôt un ensemble de symptômes ayant des causes potentiellement très différentes, dont une composante héréditaire. On soupçonne le toxoplasme de faire partie des facteurs susceptibles de déclencher une crise. Les mécanismes pourraient être multiples : les kystes nichés en grand nombre dans le cœur des neurones, bourrés de bradyzoïtes, pourraient activer l’influx électrique. Ou alors la rupture des kystes mûrs, résultant en une réinfection, conduirait à une inflammation qui à son tour provoquerait des micro-cicatrices : autant de foyers épileptogènes potentiels car une cicatrice, « ça irrite », et peut provoquer l’activité des neurones environnants. Enfin, une hypothèse intéressante concerne un ion, le calcium : l’ion calcium Ca++ est un acteur majeur de l’excitabilité neuronale. Tout le monde connaît l’importance du calcium pour la bonne santé des os. Mais il faut savoir qu’une régulation très fine de la concentration du calcium est capitale dans la plupart des activités de toutes les cellules. Comme toutes les cellules, les neurones et le toxoplasme ont besoin de calcium pour fonctionner. Ainsi une compétition pour l’ion Ca++ entre un neurone et ses intrus parasitaires

5. http://www.lfce.fr

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pourrait induire une altération de l’excitabilité neuronale et déclencher ou aggraver une crise épileptique ? Mais rien de cela n’est encore démontré et nous sommes en présence d’hypothèses plus ou moins solides. Quant aux faits, la métaanalyse a permis d’examiner au total 2 888 personnes en Turquie, en Iran, en Israël, aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. Rappelons qu’ici, comme plus haut, il s’agit d’études épidémiologiques où l’évidence directe d’être parasité est remplacée par la sérologie, ce qui est un témoin et une trace de l’infection, une évidence indirecte, comme nous l’avons déjà expliqué. Dans les six études, la prévalence globale des anticorps anti-toxoplasme chez les personnes présentant des crises d’épilepsie était supérieure à celle des personnes n’en souffrant pas, avec le « rapport de chance » ou OR = 2,2. Les auteurs ont conclu que le toxoplasme devait être considéré comme un des facteurs de risque d’épilepsie. Beaucoup de travail reste à faire, et surtout les études épidémiologiques devraient être étendues à d’autres pays avec des méthodologies homogènes.

CANCER Un groupe associant des chercheurs français, canadiens et américains s’est récemment intéressé aux corrélations possibles entre le toxoplasme et les cancers du cerveau. Quel lien pourrait-il exister entre un cancer, phénomène moléculaire intracellulaire, résultat d’une erreur chromosomique dans une cellule cérébrale et le toxoplasme ? Nous avons déjà évoqué plus haut de petits foyers d’inflammation autour des kystes. Or l’inflammation chronique induit une augmentation du risque d’erreurs dans l’ADN qui peuvent être cancérogènes. Toutes les anomalies d’ADN sont-elles cancérogènes ? Non, heureusement ! L’inflammation provoque une augmentation des erreurs dans le copiage de l’ADN lors de sa duplication quand 119

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une cellule se divise6. Même sans inflammation, des mutations sont fréquentes et heureusement la très grande majorité d’entre elles reste sans conséquence dans la cellule. À l’opposé, les anomalies qui sont les plus graves conduisent à la mort de la cellule, et non à sa survie et sa multiplication anormale. Ainsi, presque toutes les erreurs dans l’ADN restent sans conséquence pour l’organisme. De plus, le processus de cancérisation résulte d’un cumul de plusieurs erreurs de l’ADN, et non d’une seule. L’infection chronique par le toxoplasme, source de minuscules foyers d’inflammation, pourrait favoriser la survenue de certaines anomalies de l’ADN dont l’accumulation résulterait en divers types de cancers dans le cerveau. Chez l’animal de laboratoire, une telle supposition est étayée par les infections chroniques virales expérimentales ; elles ont montré que des virus peuvent induire un cancer. Ainsi le toxoplasme pourrait amplifier les mécanismes qui génèrent le cancer. Mais peut-être aussi pourrait-il entraver les mécanismes qui protègent les cellules contre le cancer. Un de ces mécanismes est « la mort cellulaire programmée », ou l’apoptose. C’est un processus normal d’autodestruction d’une cellule par sa fragmentation en réponse à un signal interne. L’organisme recourt à ce mécanisme pour se débarrasser de cellules inutilisables, vieilles ou potentiellement nocives. Le nom apoptose vient du grec et fait la référence à la chute programmée des feuilles en automne (apo- : éloignement ; ptose- : chute). Or, il a été montré que les cellules infectées par le toxoplasme résistaient à l’apoptose et étaient donc privées d’un des mécanismes de protection naturelle contre le cancer. Est-ce juste une preuve supplémentaire de l’ingéniosité du toxoplasme ? Ou juste une conséquence de l’adaptation cellulaire face à l’envahisseur ? Ainsi les hypothèses sont nombreuses et rien ne permet, pour le moment, de les infirmer ou confirmer. Mais la présomption d’association entre le toxoplasme et le cancer cérébral chez l’homme n’est pas nouvelle ; elle a été présentée pour la première 6. http://www.alloprof.qc.ca/BV/pages/s1320.aspx

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fois en 1965, au colloque de l’Association américaine de santé publique. À l’époque, ce travail a été motivé par une double observation : celle du rôle joué dans la transmission du toxoplasme à l’homme par la consommation de volaille infectée conjuguée à celle de la fréquence des tumeurs cérébrales chez les poulets infectés, naturellement ou expérimentalement. Cinquante ans plus tard, avec l’énorme accroissement des connaissances sur l’interaction entre le toxoplasme et son hôte, le sujet méritait un nouvel intérêt et de nouvelles études. Dans un premier travail, les auteurs ont analysé les bases de données médicales dans 37 pays : ils ont montré que le risque pour un individu de présenter un cancer cérébral est plus grand dans les pays où le parasite est plus fréquent. Il y a juste un seul accusé, le toxoplasme ? Il n’y a pas d’autres facteurs de risque ? Malgré les efforts de recherche considérables, les causes des cancers cérébraux sont très mal connues, pour ne pas dire largement inconnues. Cependant certaines corrélations sont établies par les études épidémiologiques et les auteurs en ont tenu compte dans leur analyse. Par exemple, plus le pays est riche, plus le diagnostic de cancer cérébral est fréquent. Faut-il en conclure que l’argent induit ce cancer ? Certainement pas directement, bien que certains facteurs de détérioration de l’environnement liés au PIB7 puissent être impliqués dans les processus de cancérisation (qu’on désigne par un nom général : la carcinogenèse). Mais surtout, plus le pays est prospère, plus les moyens de diagnostic sont accessibles et perfectionnés. D’où, plus de cancers répertoriés dans les pays riches. Les chercheurs prennent en compte dans leurs analyses statistiques la possibilité d’erreurs systématiques, ou « biais », qui sont connus. Mais actuellement on ne peut pas exclure l’existence d’un paramètre tierce qui affecte le cancer et 7. Produit intérieur brut. 121

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le toxoplasme et induise artificiellement cette corrélation. Les bons chercheurs le savent et malgré la passion qu’ils mettent dans le travail, ils tentent, en bons chercheurs, de garder la tête froide. Ce même groupe de chercheurs français, américains et canadiens s’est ensuite intéressé aux données en France. Pour répondre à la question : existe-t-il une association entre la mortalité par le cancer cérébral et la séroprévalence du toxoplasme, ils ont consulté et analysé les statistiques nationales, région par région. Mais comment connaît-on la séroprévalence en France ? Nous avons appris que la plupart des infections par le toxoplasme passent inaperçues. Donc elles ne donnent évidemment pas lieu à une prise de sang. Ce qui est connu et enregistré, ce sont les données concernant les femmes en âge de procréer. En raison du risque de toxoplasmose congénitale, et de sa gravité, que vous comprenez maintenant, en France la sérologie du toxoplasme fait partie des examens de surveillance lors de la grossesse. Les résultats sont régulièrement publiés par l’Institut de veille sanitaire. Les chercheurs ont extrapolé ces données en tenant compte des paramètres tels que l’âge et le sexe et en utilisant les techniques statistiques. Leurs analyses ont montré qu’il existait une association statistiquement significative entre la séroprévalence du toxoplasme et le taux de mortalité par cancer cérébral. Ainsi le toxoplasme pourrait être un des facteurs de risque favorisant un cancer cérébral. Insistons sur le fait qu’il s’agit là d’une corrélation et non pas d’une causalité, et qu’il est nécessaire de confirmer, approfondir et élargir ces études, et de prendre les mesures adéquates. Car, rappelons que manifeste ou asymptomatique, provoquant fièvre et ganglions ou une fatigue passagère ou ne provoquant rien lors de son entrée dans l’organisme, le toxoplasme atterrit dans notre cerveau. Mais comment le sortir de là ? Pour le moment, il n’existe pas de médicament contre les bradyzoïtes, caractéristiques de l’infection par le toxoplasme dans sa forme chronique. 122

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DÉPRESSION La relation entre le toxoplasme et les différentes formes de dépression a été analysée en utilisant des données de la troisième édition de l’Enquête nationale de santé et de nutrition [(NHANES III) réalisée au États-Unis (1988-1994)] qui comporte une population importante (plus de 30 000 personnes) d’une composition démographiquement représentative et utilise les outils statistiques performants. L’analyse des données a montré une corrélation significative (avec OR = 2,4) entre la séroprévalence du toxoplasme et les troubles bipolaires8 où des périodes d’hyperactivité alternent avec des périodes mélancoliques de baisse d’énergie sur un fond d’humeur normale. Le toxoplasme ne montrait pas d’association avec les autres formes de troubles dépressifs. C’est déjà un beau palmarès de malfaiteur ! Des études plus rares mentionnent des corrélations coupables entre l’infection par le toxoplasme, la maladie de Parkinson, les désordres obsessionnels, la migraine et la maladie d’Alzheimer. Tous ces travaux nécessitent d’abord une confirmation et ensuite des explorations approfondies.

8. Appelés autrefois syndrome maniaco-dépressif. 123

6 Infection chronique : effets sur le comportement et la personnalité En naviguant sur Internet et en parcourant la presse de vulgarisation scientifique et la presse généraliste, on tombe parfois sur des titres intrigants. Jugez par vous-même sur ces quelques exemples : « Un steak saignant peut-il vous rendre stupide ? », « Des bestioles dans le cerveau. L’occasion d’un peu d'humilité. Certains micro-organismes peuvent, mieux que nous le pouvons, manipuler les circuits neuronaux », « Infectés par l’insanité : des microbes pourraient provoquer une maladie mentale ? », « Les parasites qui pratiqueraient le contrôle de l'esprit », « L'invasion des profanateurs de l'esprit. L'idée qu'un parasite de félin pourrait s’emparer de notre cerveau ressemble à un film d'horreur de série B1 ». « Pourquoi le parasite de la toxoplasmose nous manipule » (Pour la Science, avril 2016). 1. Can rare steak make you stupid? (March 2015, http://joshwrong.blogspot.com/ 2015/03/can-rare-steak-make-you-stupid.html). “Bugs in the Brain. Time for a bit of humility. Some microorganisms can manipulate neuron circuitry better that we can (Scientific American, March 2003). Infected with Insanity: could microbes cause mental illness? (Scientific American, April 2008). Parasites practicing mind control (New York Times, August 2014, http://nyti.ms/1tNOndN). Invasion of the mind snatchers. The Idea that a feline parasite might hijack our brains sounds like a B-list horror movie (New Scientist, May 2015). 125

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Nous tenterons d’y voir plus clair.

Ainsi commençons par explorer les trois expressions suivantes : l’infection asymptomatique, la toxoplasmose chronique ou l’infection latente. Ces diverses appellations sont utilisées de façon quasi synonyme pour décrire ce qui se passe chez l’hôte humain sain dont le système immunitaire fonctionne bien, et qu’on appelle un sujet immunocompétent, infecté par Toxoplasma gondii. Expliciter ce que désignent ces termes, nous fournira une première approche des questions soulevées par un certain nombre de travaux des deux dernières décennies, et qui restent pour le moment soit annoncés dans une vision quasi apocalyptique, soit ignorés. L’infection asymptomatique traduit la persistance du parasite dans l’organisme, sans qu’il n’y ait de maladie visible ; l’infection 126

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Infection chronique : effets sur le comportement et la personnalité

asymptomatique, c’est une infection sans symptômes (du grec ­sumptom, « rencontrer »), c’est-à-dire sans signe ressenti et sans signe découvert à l’examen médical si on ne recourt pas à des examens complémentaires. L’infection asymptomatique sous-entend l’absence de malaise physique ou mental. Par contre, le terme toxoplasmose chronique, avec son suffixe –ose, suggère plutôt un état de maladie c’est-à-dire une certaine altération des fonctions vitales ou au moins un ressenti d’un certain inconfort par l’hôte du parasite. Enfin, le mot « latent » vient du latin, être caché. L’infection latente désigne une présence parasitaire dissimulée mais exposant l’hôte à un risque possible : elle pourra se manifester lorsque les causes qui font obstacle à sa manifestation, par exemple un système immunitaire robuste, auront disparu. Qu’il existe un danger potentiel de réactivation du toxoplasme dormant, nous l’avons appris dans le chapitre précédent. C’est, par exemple, la toxoplasmose chez une personne immunodéprimée. Mais qu’en est-il chez une personne immunocompétente ? L’infection n’est-elle que latente, alors qu’elle ne présente pas de signe manifeste d’une maladie ? Autrement dit, est-ce que le parasite tout en « dormant » dans ses kystes proclame cependant sa présence par des signes qui passeraient inaperçus à l’hôte ? Il y a une vingtaine d’années un groupe de chercheurs tchèques se sont posé ces questions. Quels sont ces signes ? Et comment est-il possible de ne pas s’apercevoir de signes anormaux, inhabituels ou bizarres ? Quand un changement, physique ou psychique, s’installe progressivement, on ne le perçoit pas. C’est comme prendre du poids régulièrement avec juste cinquante grammes par mois… Cela passe inaperçu jusqu’au jour où il faut changer de taille de pantalon. Nous verrons que les effets sournois du toxoplasme sont manifestes chez certains hôtes plus que chez d’autres. 127

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C’est comme la fièvre ou les ganglions, certaines personnes en souffrent, d’autres sont épargnées. On dirait que, même devant le toxoplasme, nous ne sommes pas égaux. C’est exact, c’est un sujet important qui déborde du cadre de ce livre. La détection de ces signes insidieux, dissimulés, nécessite l’examen de groupes d’individus, plutôt que de sujets isolés. Comme dans les études épidémiologiques ? Oui, par certains aspects, par exemple on étudie un groupe de personnes infectées par rapport au groupe de contrôle non infecté et l’analyse des résultats est statistique. Certains signes de la présence du parasite ne se manifestent que dans certaines circonstances. Ainsi le chercheur « crée les circonstances » appropriées pour vérifier une hypothèse. Nous allons étudier cela en détail, mais le principe est facile à comprendre : le rat du premier chapitre, vous vous en souvenez ! Infecté par le toxoplasme, il se fait manger par son prédateur car curieusement, paradoxalement, anormalement, il est attiré par l’odeur de l’urine qui fait fuir tout rat sain d’esprit, au sens propre et figuré. Mais s’il ne rencontre pas de chat, il ne saura jamais qu’il est atteint de cette « attraction fatale ». Ainsi, certains effets du toxoplasme chez l’homme ne sont apparents que dans des circonstances particulières.

EFFETS DU TOXOPLASME ET PERCEPTION DES ODEURS DE CHAT. LES HOMMES RESSEMBLENT-ILS AUX RONGEURS ? LE TOXOPLASME EST-IL SEXISTE ? Justement, commençons par une observation inhabituelle : invités à renifler l’urine de chat, les hommes parasités par le toxoplasme jugent l’odeur plus agréable que les hommes non parasités. Par contre, les femmes parasitées jugent l’odeur d’urine de chat plus désagréable que les femmes non parasitées. 128

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Infection chronique : effets sur le comportement et la personnalité

Quoi ? ! Quelle idée ? Ce n’est pas une plaisanterie ? Ça en a l’air. L’idée est bien sûr inspirée par le comportement du rat. Chez l’homme, le fait d’aimer ou non l’odeur d’urine de chat est, par lui-même, plutôt secondaire. À moins d’un « scoop » pour les parfumeurs ! Ce qui est important dans cette expérience c’est d’étudier, sur un fait bien établi, dans quelle mesure les effets du toxoplasme observés chez les rongeurs pouvaient être extrapolés chez l’homme et pouvaient guider ainsi les recherches ultérieures. Voici quelques détails de l’expérience : 168  étudiants, 102 femmes et 66 hommes, avaient donné leur accord pour participer à l’étude. Les analyses de sang ont révélé que 19 femmes et 15 hommes étaient séropositifs pour le toxoplasme. Chaque participant a été invité à respirer les échantillons d’urine de 5 animaux différents, le chat, le tigre, la hyène, le chien et le cheval à deux dilutions (10 échantillons en tout) et à évaluer leur intensité et leur caractère olfactif sur une échelle de 1 à 7, de très désagréable à très agréable. Les réponses ont été analysées statistiquement de deux façons, d’une part en tenant compte du statut de la personne vis-à-vis du toxoplasme et, d’autre part, sans en tenir compte. Tout d’abord, toutes les données ont été analysées ensemble. Sans distinguer les réponses des participants séropositifs et séronégatifs pour le toxoplasme. Oui, quand toutes les notes étaient analysées ensemble, celles attribuées aux différentes urines différaient d’un animal à l’autre : les participants ont plutôt apprécié l’odeur de l’urine du chien, pas du tout celles du tigre et de la hyène, et celle du chat a été jugée neutre. Analysés ainsi, les goûts des hommes et des femmes étaient similaires. Par contre, l’analyse des notes attribuées par les participants 129

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séropositifs séparément de celles des participants séronégatifs, a révélé une nette différence entre l’influence du toxoplasme sur les hommes et sur les femmes. Comme annoncé plus haut, les hommes parasités par le toxoplasme ont jugé l’odeur de l’urine de chat plus agréable que les hommes non parasités. Par contre, les femmes parasitées ont jugé cette odeur plus désagréable que les femmes non parasitées. Et chez le rat et la souris ? Leur attraction fatale diffère-t-elle selon le sexe ? Ce phénomène n’a pas encore été étudié dans le modèle animal : les groupes de mâles ou de femelles ont été testés séparément, jamais comparativement. Les effets opposés du toxoplasme selon le sexe ont été constatés pour la première fois chez l’être l’humain. Nous en reparlerons plusieurs fois, puisque ces différences de répercussions du toxoplasme sur les hommes et sur les femmes ont été observées aussi bien dans les réactions comportementales qu’au niveau physiologique. Le toxoplasme fait du sexisme ? Il semble, dans ses effets, distinguer entre les femmes et les hommes. Vous distinguez bien le jour de la nuit. Est-ce du ségrégationnisme ? Pour le toxoplasme, vous jugerez vous-même de ses intentions dans la suite. En attendant, arrêtons-nous un instant sur les limitations que les auteurs attribuent à leur propre étude. Car envisager et analyser toutes les contestations possibles de son propre travail est, ou devrait être, une conduite scientifique standard. La première objection possible est le nombre relativement modeste de personnes séropositives dans la population étudiée. En effet, dans toute étude qui nécessite une analyse statistique, le nombre de sujets inclus, rongeurs ou humains, est de première importance. Pour obtenir une réponse à la question posée, il faut adapter la méthode de calcul à la question et au nombre de sujets analysés. Sinon, quand on 130

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applique un calcul statistique en dehors de son domaine de validité, on risque de conclure à un effet « statistiquement significatif » mais qui n’existe pas en réalité, cela s’appelle un « résultat faussement positif ». Donnez un exemple ! Même deux. Voici le premier. On vous demande, pour vérifier une rumeur, d’évaluer une pièce de monnaie. Vous la jetez et elle tombe trois fois de suite côté « face ». Cela peut arriver. Vous vous arrêtez là et vous concluez que la pièce est truquée. C’est un résultat qui a toutes les chances d’être faussement positif car, jetée un plus grand nombre de fois, la même pièce tomberait probablement moitié de fois pile et moitié face, à moins d’être réellement truquée de façon à la faire tomber toujours du même côté. Mais pour le montrer, il faut la jeter plus de trois fois. Voici le second exemple. Publicitaire, vous faites une étude de marché sur les goûts musicaux (gastronomiques, politiques…) de la population urbaine. Vous arrivez dans une ville et vous interrogez les passants. Vos enregistrements montrent un penchant prononcé pour la cornemuse (la morue, le parti rose violet…). Or, il se trouve que les passants interrogés sortaient d’un concert (d’un restaurant de poissons, d’un meeting politique…). Vous avez obtenu un résultat faussement positif, car vous n’avez pas contrôlé votre échantillon ! Revenons à l’étude des étudiants invités à respirer différentes urines. L’analyse critique présentée par les auteurs conclut que le petit nombre de participants infectés pourrait conduire plutôt à une sous-évaluation de l’effet du toxoplasme sur la perception de l’odeur de l’urine de chat, mais non à un résultat faussement positif. Juste pour compléter, notons qu’une autre erreur qui guette lors d’une analyse statistique, est de rater la détection d’un effet qui existe ; cela s’appelle un résultat faussement négatif. Enfin, une objection supplémentaire, que nous avons déjà rencontrée et discutée dans le chapitre précédent, est que cette étude ne révèle pas de causalité mais seulement une association entre deux phénomènes : ici l’infection par le 131

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toxoplasme et une modification de la perception olfactive, spécifique de l’urine du chat. On pourrait par exemple imaginer que les propriétaires de chats, aujourd’hui ou dans leur enfance, soient en même temps habitués à l’urine de chat et infectés par le toxoplasme. C’est une interprétation possible mais peu probable. Elle n’explique ni les effets opposés du toxoplasme sur les femmes et sur les hommes, ni « l’attraction fatale » des rongeurs. Nous n’allons pas nous arrêter plus longuement sur ces préférences olfactives clairement marginales qui n’influent pas sur la vie des individus. Mais cette observation suggère cependant que « quelque chose se passe » dans les cerveaux qui abritent les kystes de Toxoplasma gondii. Pour en savoir plus, différents domaines de la vie ont été explorés dans les recherches inspirées et guidées, en partie, par les expérimentations animales.

EFFETS DU TOXOPLASME ET TAUX DE SUICIDES Le comportement qualifié d’autodestructeur est une des caractéristiques de rongeurs infectés par le toxoplasme, avec une diminution chez le rat de sa peur devant ce qui est nouveau ou inconnu, avec une prédilection chez la souris, pour les espaces non protégés. Chez l’homme, nous l’avons appris dans le chapitre précédent, la séropositivité est associée à un certain nombre d’affections mentales. Ces considérations ont conduit à rechercher s’il existait une relation entre le toxoplasme et un comportement autodestructeur comme une tentative de suicide. Et une telle relation a été trouvée. Par exemple, une étude américaine a porté sur des patients traités pour différentes formes de dépression. Un état dépressif favorise une atteinte à sa propre vie mais heureusement n’y conduit pas systématiquement. Cette étude a montré que chez les patients dépressifs ayant fait une tentative de suicide le taux d’anticorps anti-toxoplasme est plus élevé 132

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que chez patients dépressifs sans antécédents de tentative de suicide. Un autre exemple, une étude turque était conçue de façon différente mais indiquait une corrélation semblable. Elle a porté sur des personnes admises à l’hôpital justement à la suite d’une tentative de suicide. Le pourcentage de séropositivité pour le toxoplasme était plus fort chez ces personnes que dans le groupe de contrôle. Que peut signifier une telle association ? Certainement le toxoplasme n’incite pas son hôte au suicide ! Nous pouvons cependant imaginer que des modifications d’activités biochimiques provoquées dans le cerveau par le parasite encourageraient un passage à l’acte dans des situations difficiles ou critiques. Diverses hypothèses ont été évoquées. Il n’est pas clair que cette association avec les tentatives de suicide soit liée directement au toxoplasme lui-même ou indirectement, à la réponse immune qu’il induit chez son hôte. Par exemple, pour résister à l’infection, l’organisme produit des substances appelées cytokines pro-inflammatoires. Et ces mêmes substances semblent être impliquées dans la dépression, qui peut conduire au suicide. C’est intrigant. Par quel chemin une réponse à un événement extérieur telle que l’infection est-elle liée à un phénomène psychique interne, la dépression ? L’infection ou la dépression se réfèrent à la vie de l’organisme. Pour répondre à votre question, il faut « descendre » au niveau des molécules biochimiques, c’est là que se fait le lien. Aux différents états d’âme correspondent des phénomènes moléculaires. Je ne vais pas gâcher votre plaisir devant ce bon verre de vin avec tous les détails du rôle de la dopamine et de la sérotonine dans les circuits du plaisir, de la récompense, et… des addictions. Mais la vie, au niveau moléculaire, est composée des mêmes briques et des mêmes types 133

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

de réactions enzymatiques, quelle qu’en soit la cause, physiologique ou infectieuse, interne ou externe. Parmi ces briques il y a les acides aminés, les sucres, les graisses, les acides nucléiques… Pour parler des particularités d’une personne, on peut dire « c’est dans son ADN »… Oui. Dans la question qui nous occupe, l’infection versus dépression, un des acides aminés, le tryptophane, est nécessaire aussi bien à la multiplication du parasite qu’à la production d’un des neurotransmetteurs majeurs régulateurs de l’humeur, la sérotonine. Or, les chaînes de réactions biochimiques impliquées dans les défenses immunitaires aboutissent à une diminution du tryptophane, ce qui fait que le toxoplasme est privé de son facteur de croissance et que la production de sérotonine est altérée. Nous voici protégés de l’invasion par le parasite mais de fort mauvaise humeur ? Oui, au niveau moléculaire ! Souvenons-nous qu’il s’agit d’hypothèses pour tenter de comprendre une corrélation. Nous sommes loin de la causalité et des évidences. Quittons les molécules et revenons aux humains. Donc aux phénomènes pratiques et palpables.

EFFETS DU TOXOPLASME ET ACCIDENTS DE LA ROUTE Poursuivant leur curiosité et leurs investigations, les chercheurs ont examiné s’il existait une association entre les accidents de la route et l’infection par le toxoplasme. Peut-on assimiler, au moins partiellement, les accidents de la route à une altération des réflexes ? Résultent-ils, au moins partiellement, des comportements à risque ? Ces deux facteurs de risque potentiel qui sont « moins des réflexes et plus de bravoure », ont été décrits chez les rongeurs. Peut-on alors 134

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attribuer au toxoplasme, au moins partiellement, la responsabilité de certains accidents de la route ? Plusieurs travaux conduits par des chercheurs turcs, mexicains et tchèques ont fait état d’une association entre le toxoplasme et les accidents de la route. Quel genre d’association ? La réponse courte est la suivante : en mesurant le taux d’anticorps anti-toxoplasme chez les conducteurs impliqués dans les accidents de la route, on a constaté chez eux une fréquence de l’infection par le toxoplasme plus importante que dans les groupes de contrôle appropriés. Dans certains travaux, ce « rapport des chances », ou OR2, pour une personne parasitée d’avoir un accident de la route était estimé deux fois et demi à trois fois plus grand que pour une personne non parasitée.

2. Pour la définition, voir le chapitre 5. 135

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

Ah ! J’ai tendance à conduire un peu vite, j’ai donc intérêt à demander à mon médecin de me prescrire la sérologie de toxoplasme. Ça m’aidera à me discipliner sur la route. Si vous le faites, vous saurez si dans le passé vous avez été en contact avec le toxoplasme et qu’à présent, probablement, il y a des kystes dans votre cerveau. C’est une connaissance qui ne dit pas si le toxoplasme a, ou non, une quelconque influence sur vous personnellement. Ni sur la conduite automobile ni sur vos autres conduites. Restez serein, et maître de votre volant ! Et ne vous précipitez pas chez votre médecin ; en dehors des circonstances particulières que vous connaissez maintenant, les femmes enceintes et les personnes immunodéprimées, où la connaissance donne lieu à un geste thérapeutique nécessaire, il est inutile de connaître sa sérologie de toxoplasme. C’est quand même préoccupant ! Et quelle est donc la réponse plus longue ? Va-t-elle m’éclairer si je suis responsable de mon comportement sur la route ? Ou si je peux dire, « ce n’est pas de ma faute, c’est l’autre, c’est le toxoplasme » ? La réponse serait en effet assez longue si nous rentrions dans les détails de tous les facteurs associés aux accidents de la route. Dans les cas concrets, ce sont les compagnies d’assurance qui règlent la question ! En général, les accidents peuvent être imputables aux conditions externes à l’individu (longueur et qualité des routes, densité et état des véhicules, régulations nationales, comportement des piétons…) aussi bien qu’à ses caractères internes tels que l’état général de santé, l’état de fatigue, la qualité de la vue, l’ébriété. Parmi cette multitude de facteurs, figure peut-être l’infection par le toxoplasme. Pour approcher la difficulté de la mise en évidence d’un tel phénomène, imaginons une randonnée. Si nous nous promenions au milieu d’une plaine, nous remarquerions facilement une colline dans le paysage ; cependant nous passerions sans y prêter attention si notre promenade 136

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avait lieu en montagne. Ainsi, mesurer une augmentation de la séroprévalence de toxoplasmose serait facile si la population générale était séronégative. Mais détecter une telle augmentation chez une population par rapport à une autre est difficile dans une population générale dont le niveau moyen de séroprévalence est élevé. On voit d’un seul coup d’œil cinq billes rouges sur un plateau de cent billes blanches. Mais il est plus difficile de différencier un plateau de 30 billes rouges d’un autre plateau de 35 billes rouges parmi les billes blanches. Cela illustre bien la question. Pour revenir donc aux accidents de la route, citons une étude récente, ambitieuse, qui a examiné des données provenant de 87 pays sur la séroprévalence de la toxoplasmose et la mortalité par accidents de la route. C’est bien plus complexe que les études préalables menées à l’échelle d’un pays. Un très grand nombre de paramètres devaient être pris en compte en raison des disparités entre les pays dans presque tous les domaines. Alors, brûlet-on un feu rouge sous l’influence du toxoplasme ? Pour prolonger votre image, il faudrait repérer le rouge de vos billes sur des plateaux multi-tailles remplis de billes multi-couleurs. Cette analyse n’a pas conduit à un résultat définitif, probablement en raison même de son ampleur, du nombre trop grand des paramètres impliqués. Trop de billes à trier… Mais elle a mis en évidence les intrications possibles entre les facteurs de risques internes et externes et les pièges de calculs statistiques. Elle a aussi confirmé la nécessité de précautions et de discernement dans l’interprétation de résultats. Je la cite pour signaler la difficulté et le danger de vouloir dans une seule analyse démêler tous les aspects d’un sujet complexe, en saisir toutes ses nuances. La recherche de l’implication du toxoplasme dans les accidents de la route, c’est alors comme la recherche d’une aiguille dans une botte de foin ? 137

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

Mieux que ça, quand même. Voici d’autres recherches qui apportent des précisions supplémentaires, dont certaines inattendues. Nous avons évoqué plus haut deux propriétés susceptibles d’influencer la qualité du conducteur d’une automobile : la rapidité de ses réflexes et la maîtrise de son attitude mentale, dont le respect du code de la route. Toxoplasme et réflexes Commençons par explorer les réflexes. Comme les souris infectées par le toxoplasme réussissaient moins bien les exercices d’équilibre imaginés par les chercheurs et que leur temps de réaction à un stimulus était altéré, il s’imposait de vérifier si un phénomène similaire avait lieu chez l’homme. Et, en effet, il a été constaté que la toxoplasmose latente provoquait une diminution des performances psychomotrices. En pratique cela veut dire quoi ? Parlons tout d’abord des personnes qui ont accepté de participer aux tests, car en pratique il n’est pas facile de constituer des groupes suffisamment grands, homogènes et représentatifs de la question posée. Pourtant, c’est indispensable pour comparer le comparable et aboutir à des résultats interprétables. Ici la question concerne la population générale : certains individus se révéleront porteurs de toxoplasme, d’autres non, mais aucun n’est malade ; les personnes testées doivent représenter au mieux cette population saine et aussi accepter de donner de leur temps pour passer des tests ainsi qu’un petit échantillon de sang pour déterminer qui est un hôte pour le parasite. Alors ces « performances psychomotrices » ?

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Pour ces études, il s’agissait d’évaluer le temps de réaction à un stimulus externe et le principe adopté était très simple : au centre d’un écran d’ordinateur sur fond noir apparaissait un carré blanc à des intervalles irréguliers, entre 1 et 8 secondes. Dès qu’elle apercevait le carré, la personne testée devait appuyer sur une touche du clavier. Ces temps de réponse étaient notés par l’ordinateur. La durée totale du test était de 3 ou de 4 minutes. C’était tout, comme un jeu. En fait, c’était tout pour les participants mais non pour les chercheurs car la mesure seule n’est qu’une partie du travail. Le test a-t-il lieu le matin (tôt ou trop tôt) ou après le déjeuner (en pleine digestion) ? L’instruction est-elle donnée individuellement ou collectivement, oralement ou par écrit ?… Tous ces facteurs, et d’autres, influencent les réflexes ; ils doivent être contrôlés dans un protocole expérimental précis et pris en compte dans l’analyse des données. De longs chemins mènent de l’idée d’une expérience à son exécution et des chiffres qui coulent de l’ordinateur aux conclusions de l’analyse. Et alors les personnes testées ? Les premières recherches, datant d’une quinzaine d’années, conduites chez des donneurs de sang, ont montré une baisse de concentration avec une détérioration des réflexes chez les personnes séropositives au toxoplasme par rapport aux personnes séronégatives. Dans des analyses ultérieures, on a examiné trois catégories de personnes. De nouveau des donneurs de sang, dont les propriétés de sang sont déterminées de façon extensive pour les besoins du don ; le temps passé au test psychomoteur constituait leur cadeau pour la recherche. Au total, 379 hommes et 174 femmes ont participé à la mesure des réflexes. Le deuxième groupe était constitué u ­ niquement d’hommes, 315 conscrits, dont les réflexes étaient évalués dans le cadre d’examens psychologiques de routine ; un échantillon de 5 millilitres de sang pour les analyses nécessaires 139

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à la recherche constituait leur « cadeau ». Enfin, des étudiants en biologie de la faculté des sciences de l’université Charles de Prague, 226 femmes et 110 hommes, ont également donné leur accord pour contribuer à ces recherches. Ces travaux ont révélé une observation inattendue. Parasites et facteur rhésus, une digression indispensable Le parasite provoque des effets différents chez les personnes, selon le facteur rhésus de leur groupe sanguin. Quel est le lien du facteur rhésus avec le toxoplasme ? Et, en premier lieu, pourquoi le rechercher ? Quelle idée a inspiré cette recherche ? Je n’ai pas de réponse directe à cette dernière question et je vais vous proposer ma non-réponse dans un instant. Dites d’abord ce que vous savez sur le facteur rhésus. C’est vous qui posez maintenant les questions ? D’accord. Chaque personne a son propre groupe sanguin A, B, AB ou O avec le signe plus ou moins. Ce signe se réfère au facteur rhésus, nommé d’après un singe… Exact. Les lettres A et B et le rhésus sont les noms donnés aux protéines qui sont les plus abondantes sur la surface des globules rouges. Les groupes sanguins sont désignés par leur nom. Si votre groupe sanguin est AB–, par exemple, cela signifie que vos globules rouges portent les protéines A et B, et que la protéine rhésus est absente ; les globules du groupe A+ portent les protéines A et rhésus et ceux du groupe O– ne portent à leur surface aucune de ces protéines. En réalité, chaque groupe a des sous-groupes, selon la présence ou l’absence d’autres protéines, c’est une autre histoire…

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 Je reprends la parole ! Un donneur de sang et son … r eceveur doivent avoir le même groupe sanguin. Je ­ ­comprends maintenant pourquoi une personne O– est « donneur universel ». Les protéines de surface c’est comme un habit. Si pour aller à une fête d’anniversaire je m’habille en tenue de ski, on risque de m’inviter à repartir. Ainsi la protéine qui viendrait d’un donneur A est mal vue chez un receveur B et réciproquement : comme une tenue de soirée sur une piste de ski, un don de sang non assorti risque de provoquer des dégâts. Alors que les globules rouges O– n’ayant pas ces protéines à leur surface, ne seront pas rejetés par l’organisme du receveur quel que soit son groupe. La découverte des groupes sanguins A, B et O au tout début du par un biologiste et médecin autrichien Karl Landsteiner a en effet rendu possible les transfusions sanguines. Elle a été couronnée par le prix Nobel en 1930. Landsteiner, devenu Américain, a aussi découvert le facteur rhésus, en collaboration avec Alex Wiener. Quand une de ces protéines, A, B ou rhésus, est introduite par transfusion chez une personne dont les globules rouges ne la portent pas, elle constitue un élément étranger reconnu par le système immunitaire : le sang transfusé inapproprié est rejeté. xxe siècle

Déterminer le facteur rhésus est important lors de la grossesse. Pourquoi ? Un fœtus Rh+ représente des aspects d’un élément étranger chez une femme rhésus négatif (Rh–). Aujourd’hui, on sait prévenir toute complication liée à cette situation. Revenons donc au toxoplasme et à la protéine rhésus. Les auteurs ne disent pas comment ils sont arrivés à l’idée d’étudier leur rapport. Était-ce un travail inspiré par une observation fortuite ? Était-ce l’aboutissement de discussions 141

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théoriques approfondies ? Était-ce un éclair soudain, un « j’ai trouvé ! », « eurêka ! » (du grec εüρηκα) ? L’implication du facteur Rh dans la relation hôte-toxoplasme, disent les auteurs, pourrait offrir une piste pour l’énigme de la protéine rhésus dans l’évolution des espèces et expliquer sa distribution géographique : comme nous le verrons, sa présence protège contre certains effets néfastes du toxoplasme. Ainsi dans notre passé évolutionnaire, le gène de la protéine Rh aurait pu être sélectionné pour défendre nos ancêtres contre les grands félins sauvages en Afrique. Par ailleurs, ce ne serait pas « une première » dans l’évolution : un exemple remarquable, connu, illustre l’influence qu’un parasite peut exercer sur les propriétés du sang humain ! Il s’agit du plasmodium, le parasite qui provoque la malaria. Les populations qui vivent dans les zones à forte présence de plasmodium ont développé une forme particulière de globule rouge, il a une forme de faucille au lieu d’être rond (ou ovoïde). Un long processus de co-évolution des propriétés du globule rouge et du plasmodium a abouti à cette forme qui procure une protection contre le parasite mais le transport d’oxygène, le rôle majeur des globules rouges, est altéré. D’où le fort pourcentage de cas d’anémie appelée la drépanocytose (du grec δρέπανον, drepanon, faucille), dans les régions où sévit le plasmodium. Mais dans l’état actuel des connaissances, évoquer un argument évolutionnaire pour expliquer le lien entre le toxoplasme et la protéine rhésus pourrait représenter une explication a posteriori que donnent les chercheurs à leur découverte. Ce procédé de justification postérieure à l’expérience est utile et n’est pas étonnant. Dans la vie aussi, notre esprit élabore a posteriori les récits qui justifient nos actes et permettent de construire une belle histoire3.

3. Le livre de Daniel Kahneman, Système 1, système 2, les deux vitesses de la pensée, explique brillamment ce phénomène.

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Infection chronique : effets sur le comportement et la personnalité

Et les réflexes ? Et les accidents de la route ? Nous y sommes… presque. Il suffit de nous rappeler que chacun de nos chromosomes est présent en double exemplaire : l’un est hérité de notre mère et l’autre de notre père. Il en est ainsi pour tous les gènes, et donc pour le gène qui code pour produire la protéine rhésus4. La personne dont les deux gènes, paternel et maternel, codent pour la protéine sera rhésus positive et sera notée Rh++. La personne dont un seul gène, paternel ou maternel, code pour cette protéine sera elle aussi rhésus positive, car le gène rhésus est dominant, sa présence prime sur l’absence, elle sera notée Rh+–. Vous devinez que la personne rhésus négative n’a pas cette protéine ; elle est notée Rh– –. On appelle les individus Rh+– les hétérozygotes (ils portent deux variantes différentes du même gène) et les individus Rh++ et R– – les homozygotes (zygote, œuf fécondé, du grec ζυγωτός, zugotos, attelé). Toxoplasme, réflexes et accidents Nous sommes enfin armés pour les réflexes et les accidents. Oui, enfin… C’était intéressant mais j’apprécie aussi de garder le cap… En comparant les résultats des personnes séropositives à ceux des personnes séronégatives, les tests psychomoteurs ont montré les performances suivantes : en moyenne, les temps de réaction étaient allongés chez les personnes homozygotes Rh– – infectées par le toxoplasme par rapport aux homozygotes Rh– – non infectées. Quant aux personnes rhésus positives, elles étaient moins sensibles à l’influence néfaste du toxoplasme sur leurs réflexes. Cet effet de protection contre

4. En réalité, il existe un groupe de protéines membranaires. 143

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

le rallongement du temps de réaction a été surtout observé chez les hétérozygotes rhésus positives Rh+–. Curieusement, quand on comparait les personnes non infectées entre elles, les individus rhésus négatifs présentaient, statistiquement, des temps de réaction meilleurs, plus courts, que les rhésus positifs. En résumé : non infectés, les rhésus– ont de meilleurs réflexes que les rhésus+, mais ils sont plus vulnérables à l’effet du toxoplasme, surtout par rapport aux hétérozygotes qui, eux, sont protégés de cet effet néfaste. Oui, c’est un bon résumé. Il ne faut pas perdre de vue que ces observations résultent de traitements statistiques complexes des chiffres bruts obtenus à la sortie de l’ordinateur ; et que les chiffres bruts eux-mêmes dépendent en même temps de la capacité à accomplir la tâche demandée et de la motivation à le faire ; et que la motivation elle-même dépend de tant de facteurs, biologiques et psychologiques ! Avec la découverte de l’intrication des effets du toxoplasme et du facteur rhésus sur les réflexes, les auteurs ont entrepris une étude prospective5 des accidents de la route en tenant compte de ce nouveau facteur. Dans les études rétrospectives précédentes, les populations de départ étaient composées de personnes impliquées dans les accidents de la route. Leur statut à l’égard du toxoplasme était analysé rétrospectivement (après la survenue de l’accident). Dans les études prospectives, certains paramètres sont mieux contrôlés que dans les études rétrospectives, en particulier le groupe examiné. Dans cette étude prospective, le groupe étudié était composé de près de 4 000 conscrits en République tchèque. La sérologie du toxoplasme

5. Études prospectives et rétrospectives : voir le chapitre précédent.

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et le rhésus ont pu être déterminés dès leur examen d’entrée dans l’armée. Ces données biologiques étaient ensuite examinées dans tous les cas des accidents de la route survenus pendant la durée du service militaire. Globalement, les conducteurs militaires parasités par le toxoplasme étaient davantage impliqués dans des accidents de la route que les conducteurs militaires non parasités. Les données ont montré qu’être porteur de rhésus+ conférait un effet protecteur par rapport à ce danger accru d’accidents induit par le toxoplasme. En particulier, parmi les militaires examinés, les individus rhésus– (Rh– –) infectés ont été impliqués dans six fois plus d’accidents que leurs camarades non infectés ou infectés mais Rh+. Est-ce une surprise ? Ces constatations sont en accord avec celles sur les effets négatifs du toxoplasme sur les réflexes et sur la protection par le rhésus+. Oui. Mais attention. Le réflexe ne constitue qu’un seul des attributs d’un bon conducteur ! Avant de sauter à des conclusions définitives, pensez à l’histoire dramatique de la « dinde inductiviste » de Bertrand Russell (voir l’encadré 6.1). Pensez également à ceci : introduire un nouveau facteur dans l’analyse d’un phénomène complexe peut permettre d’en dévoiler des aspects inconnus ou peu visibles, de gommer ainsi de « faux négatifs ». Mais d’un autre côté, ce facteur risque aussi d’introduire des différences qui lui sont propres et ayant peu à voir avec le toxoplasme ; un nouveau facteur risque ainsi d’introduire de « faux positifs ». Alors une fois de plus, ces observations sont importantes mais elles méritent d’être corroborées par d’autres équipes, dans de nouvelles conditions.

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ENCADRÉ 6.1 LA « DINDE INDUCTIVISTE » DE BERTRAND RUSSELL « Dès le matin de son arrivée dans la ferme pour dindes, une dinde s’aperçut qu’on la nourrissait à 9 h 00 du matin. Toutefois, en bonne inductiviste, elle ne s’empressa pas d’en conclure quoi que ce soit. Elle attendit donc d’avoir observé de nombreuses fois qu’elle était nourrie à 9 h 00 du matin, et elle recueillit ces observations dans des circonstances fort différentes, les mercredis et jeudis, les jours chauds et les jours froids, les jours de pluie et les jours sans pluie. Chaque jour, elle ajoutait un nouvel énoncé d’observation à sa liste. Elle recourut donc à un raisonnement inductif pour conclure : «je suis toujours nourrie à 9 h 00 du matin». Or, cette conclusion se révéla fausse quand, un jour de Noël, à la même heure, on lui tordit le cou. » Lu dans Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la science ? Livre de Poche Biblio essais.

Alors où est la vérité ? Que l’on soit parasité ou non, de rhésus positif ou négatif, la vérité est que la prudence sur la route s’impose ! La sécurité routière, l’affaire de tous, dispose de ses experts. Mais ici la question qui nous passionne est de savoir si l’infection par le toxoplasme laisse chez l’être humain des traces perceptibles à long terme. Et si oui, quels sont ces effets qu’elle imprime dans notre vie et sur notre comportement ? Notre héros c’est le toxoplasme. Ici, les accidents de la route sont juste un témoin possible de ses manigances. Quelle est leur probabilité ? Quelle est leur ampleur ? Au cours de ce chapitre, nous faisons un inventaire des observations, dont aucune n’est en soi « une preuve » complète ou définitive. Mais elles s’ajoutent les unes aux autres et se confèrent mutuellement leur plausibilité.

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Infection chronique : effets sur le comportement et la personnalité

EFFETS DU TOXOPLASME ET PROPORTION DE FILLES ET DE GARÇONS Voici donc une nouvelle information : les femmes infectées par le toxoplasme donnent naissance à plus de garçons que de filles. Ah ! C’est comme les souris. En partie. Cette observation provient de l’examen rétrospectif des dossiers de 1 803 bébés nés sur 8 ans dans deux cliniques à Prague. La sérologie du toxoplasme faisait partie des analyses de surveillance de routine chez ces mères qui ne présentaient aucun symptôme de maladie. En général, dans l’espèce humaine il naît autant de garçons que des filles, n’est-ce pas ? Approximativement. En réalité, ce rapport du nombre des garçons au nombre des filles, qui est en effet très proche de 1, varie d’un pays à l’autre. On peut aussi bien énoncer qu’il naît autant de garçons que de filles que dire que la probabilité de la naissance d’un garçon est 1/2 et d’une fille 1/2. Dans de petits échantillons, ces mesures fluctuent, un peu comme les nombres de piles et de faces quand on jette une pièce de monnaie. Les hormones influencent ces proportions de naissance de garçons et de filles, mais aussi l’état de santé des parents, peut-être surtout celui de la mère, avec l’état de ses défenses immunitaires affecté par le stress, même son statut social, l’âge, le sexe des enfants précédents. Les implications respectives de ces divers facteurs sont encore imparfaitement connues, et dans une population leurs effets s’équilibrent. Alors dans cette pléthore d’influences quelle est la place du toxoplasme ? Et comment la repérer ? 147

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

Voyons les données de cette étude. La proportion de garçons nés de mères séronégatives était 0,527 ce qui correspond à la naissance de 111 garçons pour 100 filles ; ce taux élevé restait cependant dans les limites des données générales dans la République tchèque citées par les auteurs, 0,48 à 0,54. La proportion de garçons nés de femmes séropositives était 0,608 : autrement dit, les femmes séropositives pour le toxoplasme donnaient naissance à 155 fils pour 100 filles. Les auteurs ont montré qu’en analysant de plus près, on mesure ceci : ce déséquilibre à la naissance dépend en réalité du taux d’anticorps anti-toxoplasme. Pour les femmes faiblement séropositives et les femmes non parasitées, ces probabilités d’avoir une fille ou un fils sont proches. Par contre, l’analyse des naissances chez les femmes dont les taux d’anticorps étaient les plus élevés a montré 260 garçons pour 100 filles. Et comment expliquer ce phénomène ? En l’état actuel des connaissances, nous n’avons que des hypothèses. L’une d’elles implique le système immunitaire, l’autre le système endocrinien : leur fonctionnement est modifié en raison de l’infection par le toxoplasme, à des degrés divers selon les individus et la durée de l’infection. Les deux systèmes sont d’ailleurs interdépendants. Selon la première hypothèse, c’est l’état d’une relative faiblesse du système immunitaire provoquée par le toxoplasme qui pourrait rendre compte de ce déséquilibre : en effet, dans des conditions ordinaires, l’implantation des œufs fécondés mâles est plus efficace que celle des œufs fécondés femelles ce qui fait qu’au stade embryonnaire précoce, le « sex ratio » est fortement biaisé en faveur des mâles. Puis la réaction du système immunitaire maternel contre les antigènes mâles provoque une mortalité mâle sélective et cela conduit à un rééquilibrage à la naissance des proportions de filles et de garçons. Cette relative immunosuppression dans la première période de la phase 148

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latente de toxoplasmose pourrait être responsable de la survie accrue des embryons mâles chez les femmes infectées, d’où les naissances plus nombreuses des garçons. Selon une deuxième hypothèse, des modifications hormonales dues au toxoplasme pourraient expliquer le phénomène : l’augmentation de la testostérone chez les deux parents et des œstrogènes chez la mère vers le moment de la conception conduirait à une proportion accrue de naissances de garçons. On ne connaît pas encore la réponse aux questions liées à cette hypothèse, car la testostérone semble augmentée chez les hommes infectés mais pas chez les femmes. L’influence du toxoplasme sur les hormones femelles n’a pas été étudiée. Ce serait d’ailleurs excessivement difficile puisque ce taux varie au cours du cycle menstruel : une influence du toxoplasme sur les œstrogènes, si elle existe, serait plus probablement inférieure aux variations intrinsèques du cycle, et donc non détectable. Notons que les expériences menées chez la souris ont montré aussi bien dans les échantillons de sang des mâles que des femelles une diminution de la testostérone induite par le toxoplasme. Une contradiction donc ! Une contradiction au moins apparente, car l’homme n’est pas identique à la souris, même à la souris de laboratoire qui pourtant sert de modèle si fréquent dans les recherches biomédicales. Nous avons déjà mentionné que l’infection humaine s’approche plus de la toxoplasmose chez le rat que de la toxoplasmose chez la souris ; l’évolution de la maladie murine est plus brutale que celle de la maladie humaine. D’autre part une seule étude a été publiée jusqu’ici sur des humains chez qui le taux de testostérone était mesuré dans la salive. Plus d’études sont nécessaires pour comprendre ces phénomènes. Quelle que soit l’explication, l’infection par le toxoplasme ressemble à une recette pour choisir le sexe de son enfant… 149

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Disons une « recette statistique ». Et peut-être pas tout à fait anodine. Et peut-être que « to be or not to be » infecté relève plutôt du hasard que d’un choix… Sérieusement, au niveau mondial, y a-t-il plus d’hommes dans les pays où il y a plus de toxoplasmes ? Ce serait logique, en tout cas dans une causalité directe. Mais non, une telle corrélation entre la prévalence de toxoplasmose latente et la distribution des taux de naissance par sexe (rapport des sexes) n’a pas été constatée. Nous avons mentionné que pour une femme faiblement séropositive, la probabilité d’avoir une fille ou un garçon est proche de celle observée dans la population générale. Il se peut que, dans les pays à haute prévalence de toxoplasme, les femmes à l’âge de reproduction le portent depuis si longtemps que leur taux d’anticorps n’est plus très élevé. Ce n’est qu’une explication, elle est plausible dans l’état actuel des connaissances même si elle est superficielle. L’aspect collectif, global, d’une contribution possible du toxoplasme à la diversité des cultures humaines sera brièvement mentionné dans le chapitre suivant. Pour le moment, restons au niveau individuel. Le toxoplasme nous réserve encore quelques « frissons ».

EFFETS DU TOXOPLASME ET PERSONNALITÉ HUMAINE Nous allons nous pencher maintenant sur une nouvelle question qui nous engagera dans un domaine encore plus délicat, plus difficile à mesurer et à interpréter : l’occupation de neurones par le 150

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toxoplasme sur une longue période a-t-elle une influence sur la personnalité et le comportement humains ? Ce sujet est étudié depuis une vingtaine d’années. Nous l’avons déjà évoqué au sujet des mécanismes qui régissent la conduite automobile à risque. Outre une altération des réflexes, nous avons mentionné la possibilité d’une perte de maîtrise de soi, d’une perte de contrôle des émotions. L’influence du toxoplasme sur notre vie intellectuelle et affective se limite-t-elle à la modification de nos plaisirs et déplaisirs olfactifs à l’égard de l’urine du chat ? Y a-t-il des influences moins anecdotiques sur nos activités mentales ? Personnalité et comportement : comment les caractériser ? Je comprends l’intérêt de la question. Mais comment s’y prendre ? Plusieurs tests de personnalité et de tempérament ont été élaborés… Caractériser par des tests la personnalité d’un être humain ? L’enfermer dans un bocal ? Quelle ambition ! Quelle prétention ! Essayons quand même. Tentons tout d’abord de donner un contenu plus précis aux mots tels que personnalité, comportement, tempérament que l’on utilise parfois de façon approximative et indistincte. En faisant appel au dictionnaire Larousse, nous trouvons les définitions suivantes : la personnalité est l’ensemble des traits physiques et moraux par lesquels une personne est différente des autres. Notons que personnalité vient de persona, mot latin qui désignait le masque de théâtre antique grec.

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Cette individualité de la personne, sa personnalité, se manifeste par ses comportements. Un comportement c’est une manière d’être, d’agir ou de réagir dans des circonstances données. Le tempérament, qui vient du latin temperamentum, juste proportion, est défini comme une disposition générale de l’humeur et de la sensibilité d’un sujet dans sa relation avec lui-même et le milieu extérieur. Notons encore que des chercheurs qui s’intéressent à la personnalité suggèrent qu’elle provient à 50 % de la génétique, à 10 % de l’environnement et les 40 % restants de facteurs inexpliqués. Comment peut-on déterminer cela ? Poser la question « Comment sait-on ce que l’on sait ? » fait partie de… notre personnalité. Une partie des connaissances provient des études sur les jumeaux. Ils ont le même patrimoine génétique ; on explore les contributions des gènes par rapport à celles de l’environnement, quand parfois la vie sépare leurs destins. Mais à présent je 152

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n’en sais pas beaucoup plus. Pour retraduire ces chiffres en termes de comportements, 50 % représenteraient les comportements innés, 10 % les comportements acquis, y compris l’influence des parents. Dans les 40 % dont on ne connaît pas les origines, il y a place pour le toxoplasme. Et les heures passées avec mes enfants à la Cité des Sciences et autres musées et zoos ? J’espère ne pas découvrir que le toxoplasme compte plus que les parents ! Vous voyez maintenant que dans certaines circonstances il est tentant de quantifier les traits relatifs à la personnalité et aux comportements d’un individu. Continuons donc notre démarche et avant de dévoiler si les personnes parasitées sont plus ou moins actives/ confiantes/coléreuses/compétentes/… que les personnes non parasitées, arrêtons-nous un instant sur la méthode générale : elle consiste à soumettre la personne testée à un questionnaire et à analyser ses réponses. Les questions posées peuvent être de types différents. Certains tests consistent en propositions d’autoévaluation de type « je suis plutôt calme », ou « j’aime la nouveauté », ou « je suis plutôt curieux », ou « je suis plutôt prudent », ou « je n’aime pas le risque », etc., et il faut se situer sur une échelle proposée. D’autres tests consistent en questions qui décrivent une situation par exemple, « quand il faut négocier avec un concurrent pour notre agence, on me choisit pour le faire », « quand dans le train un voisin parle trop fort, je tente de changer de place plutôt que lui faire une remarque » ou « quand le service au restaurant n’est pas satisfaisant, je le fais clairement savoir » et il faut répondre par vrai ou faux. C’est comme dans certains entretiens d’embauche ! Exact. Plusieurs de ces tests sont utilisés par les entreprises. Chacun… 153

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… Ce n’est peut-être pas idéal, mais c’est mieux que le népotisme et le copinage ! Je connais quelqu’un qui… Ah, maintenant vous êtes pour les tests ! Moi aussi « je connais »… Mais nous sommes ici simplement pour parler du toxoplasme et non pour veiller sur la justice des concours de recrutement. Chacun de ces tests contient entre 200 et 300 questions. Le temps d’y répondre est estimé, suivant le test, entre une demi-heure et une heure. Les questionnaires sont actualisés et adaptés par pays. Les réponses sont analysées par des professionnels qui vérifient la cohérence interne des réponses et dégagent les traits généraux ; nous allons présumer que ces analystes sont compétents et impartiaux. Le fait qu’il existe plusieurs tests permet, en principe, une évaluation plus large et ouverte, et permet ainsi, peut-être, de ne pas « enfermer une personne dans un bocal ». D’un autre côté, chaque test introduit ses catégories et ses définitions propres qui souvent se chevauchent d’un questionnaire à l’autre. Trois exemples se trouvent dans l’encadré 6.2. Dans leur filature des effets du toxoplasme sur nos fonctions cognitives et nos performances intellectuelles, les chercheurs ont utilisé divers tests. Comment dans ces conditions comparer les résultats ? Puisque vous avez bien lu l’encadré, vous voyez que c’est un vrai casse-tête. ENCADRÉ 6.2  TESTS DE PERSONNALITÉ Un des tests les plus connus, le NEO PI-R (Revised NEO Personality Inventory), est fondé sur les cinq traits principaux de personnalité dans le cadre du modèle des Big Five : le névrosisme (l’émotivité), l’extraversion, l’ouverture à l’expérience, l’amabilité et la conscience. À noter : ici la conscience se réfère à l’état d’être consciencieux. Il est nécessaire de le préciser car en anglais il existe deux mots distincts conscience et conscientiousness, contrairement au français. Chacune de ces catégories

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contient des sous-catégories, appelées facettes : le névrosisme/l’émotivité (l’anxiété, l’hostilité, la dépression, la conscience de soi, l’impulsivité, la vulnérabilité au stress), l’extraversion (la cordialité, l’esprit de groupe, la confiance en soi, l’activité, la recherche des sensations fortes, l’émotion positive), l’ouverture à l’expérience (la fantaisie, l’esthétique, les sentiments, les actions, les idées, les valeurs), l’amabilité (la confiance, la franchise, l’altruisme, le respect, la modestie, la tendresse d’esprit) et la conscience (la compétence, l’ordre, le sens du devoir, le désir de réussite, l’auto-discipline, la mesure). Le choix et le découpage en catégories du modèle des Big Five ne sont pas les seuls possibles. Une autre approche, et le questionnaire 16PF qui en résulte et est également très utilisé, opère dans 16 dimensions. Elle se fonde sur les traits de la personnalité suivants : cordialité, capacité de raisonnement, stabilité émotionnelle, autorité, vitalité, sens du devoir, audace sociale, sensibilité, vigilance, imagination, discrétion, crainte, ouverture au changement, indépendance, perfectionnisme, patience. Chacun de ces traits est décliné dans le questionnaire pour détecter ses différentes nuances et variantes. Un autre modèle populaire s’appelle TCI, pour Temperament and Character Inventory (Inventaire des tempéraments et caractères). Il propose de décrire l’individu par 7 traits de personnalité, dont 4 « tempéraments » : recherche de la nouveauté (NS, pour Novelty Seeking), évitement des dommages (HA, pour Harm Avoidance), dépendance de la récompense (RD, pour Reward Dependence), persévérance (PS, pour Persistence) ; et 3 « caractères » : autogestion (SD, pour Self-Directedness), esprit de collaboration (CO, pour Cooperativeness), dépassement de soi (ST, pour Self-Transcendence). Lui aussi contient des nuances et des sous-échelles. À l’intérieur d’un même test, les critères et les sous-critères ont été choisis pour optimiser la description de toutes les facettes de la personnalité humaine ; ils sont régulièrement actualisés. Chaque test contient sa cohérence interne. Mais comment comparer les études qui utilisent deux ou trois tests différents ? Pour résoudre, très partiellement, ce rébus, les spécialités donnent quelques indices. La comparaison entre les tests 16PF et NEO PI-R permet de constater que chaleureux/réservé du 16PF est contenu dans l’extraversion et dans l’amabilité de NEO PI-R, timide/audacieux est contenu dans l’extraversion et

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dans l’ouverture d’esprit, taciturne/animé est contenu dans l’extraversion et dans la conscience, traditionnel/flexible est contenu dans l’amabilité et dans l’ouverture d’esprit, prosaïque/imaginatif est contenu dans l’ouverture d’esprit et dans la conscience. Etc. Etc. Etc. La comparaison entre les tests TCI et NEO PI-R, permet d’approcher, mais non d’identifier, les caractéristiques sondées par ces questionnaires : la recherche de la nouveauté à l’extraversion, l’évitement des dommages et la dépendance de la récompense aux divers sous-critères du névrosisme/ l’émotivité, la persévérance et l’autogestion aux divers sous-critères de la conscience, l’esprit de collaboration à l’amabilité, le dépassement de soi à l’ouverture à l’expérience. (Traduction des termes anglais par l’auteur.)

Oui, j'ai bien lu et tous ces mots me font penser à une promenade dans un dictionnaire de synonymes. Prenons le premier mot de votre liste, la cordialité. En se promenant, on trouve l’amitié, la chaleur, la sympathie, la bienveillance, la complicité, l’affection, l’amabilité, la complaisance et plein d’autres… Vous avez raison et l’idée n’est pas nouvelle : l’hypothèse lexicale selon laquelle il est possible de décrire et de classer les traits de personnalité humaine en cataloguant les mots date de la fin du xixe siècle. Elle a été reprise au milieu du xxe siècle et en effet les p ­ remiers questionnaires ont été conçus à l’origine à partir des agglomérats des mots. C’est bien le cas, par exemple, du questionnaire 16PF. Ajoutons encore ceci : chacune des qualités décrites dans ces questionnaires possède une infinité de nuances à l’instar d’une droite qui possède une infinité de points. Plus encore, quel que soit le questionnaire, par les catégories qu’il contient, il englobe un espace à plusieurs dimensions : il y a une infinité de possibilités de s’exprimer pour une personnalité humaine. Chaque personne est différente et unique 156

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même si un questionnaire la classe dans un ensemble des individus plus ou moins curieux, plus ou moins imaginatifs, plus ou moins chaleureux… Chacune de ses facettes peut évoluer avec le temps. Bah, c’est évident… Tant mieux ! Vous semblez plus à l’aise. Tout à l’heure votre remarque sur des tests de personnalité semblait montrer un brin d’anxiété. Ainsi maintenant nous sommes armés pour entreprendre notre tâche qui consiste à synthétiser et à rendre justice à plus d’une vingtaine de travaux effectués depuis une vingtaine d’années. Le féminin et le masculin Les premières études utilisaient le questionnaire 16PF. Elles ont mis en évidence une influence opposée du toxoplasme sur les femmes et les hommes dans quatre traits de personnalité : la cordialité, le sens du devoir, la vigilance et le perfectionnisme. Une précaution avant de continuer : surtout n’oubliez pas que ces observations ne s’appliquent pas à chaque personne infectée ! Ne tirez aucune conclusion hâtive ! Ne louez pas le toxoplasme pour une soirée agréable et ne le blâmez pas pour des disputes. Tout cela est « en moyenne » ! Les femmes parasitées ont obtenu de bien meilleurs scores pour la cordialité, c’est-à-dire qu’elles se sont révélées plus chaleureuses, plus bienveillantes, plus attentives aux autres… Révélées dans le questionnaire ! Oui. Statistiquement ! Elles ont aussi obtenu des scores un peu meilleurs pour le sens du devoir et pour le perfectionnisme. On peut dire que les femmes parasitées sont, en moyenne, un peu plus consciencieuses, et conformistes, un peu moralisatrices peut-être, et aussi mieux organisées, plus disciplinées que les femmes sans le toxoplasme dans leur cerveau. Par contre elles ont obtenu de bien moins 157

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bons scores pour la vigilance : on peut en déduire que les femmes parasitées sont… … en moyenne ! … moins sceptiques, moins prudentes, plus confiantes, plus indulgentes que les femmes non parasitées. Quant aux hommes c’est tout le contraire ! Les hommes parasités ont obtenu de bien meilleurs scores pour la vigilance, de bien moins bons scores pour le sens du devoir et d’un peu moins bons scores pour la cordialité et le perfectionnisme que les hommes non parasités. Laissez-moi dresser un portait-robot… Voyons… L’hommehôte du toxoplasme fait fi des règles, est plutôt négligent, est jaloux et dogmatique, un peu réservé et distant, plutôt indiscipliné et suit ses propres intérêts. Ce sont en effet les images qui ressortent des questionnaires 16PF. Nous connaissons tous des femmes et des hommes qui correspondent plus ou moins à ces descriptions. D’ailleurs ces portraits ressemblent presque à des clichés et des caricatures du féminin et du masculin. Il n’est pas complètement exclu que les réponses aux questionnaires aient tendance à amplifier ou à camoufler les traits innés ou habituels, par exemple les femmes occultant quelques côtés impulsifs ou expéditifs ou les hommes insistant sur les côtés sceptiques, souverains et détachés. Cependant les observations tirées des questionnaires ont été en grande partie corroborées par des tests comportementaux que le même groupe de chercheurs a effectués quelques années plus tard. Le nombre de coups de fils passés aux amis, le goût pour faire des cadeaux, la ponctualité, l’attention portée aux vêtements, la minutie dans les rangements sont les quelques exemples de conduites mises en relation avec les traits du test 16PF. Cette étude a montré que l’autocontrôle et le soin dans la tenue étaient altérés chez les hommes 158

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infectés. Et on notait les tendances contraires chez les femmes. Mais surtout gardons à l’esprit que le toxoplasme ne tient que le rôle d’un figurant parmi les si nombreux acteurs qui façonnent notre personnalité, ou notre persona dans le théâtre de la vie. Est-on sûr que c’est l’infection qui influence les caractères ou bien les personnes d’un certain caractère qui attrapent la toxoplasmose ? C’est la question de causalité que nous avons déjà plusieurs fois évoquée. Le modèle animal permet une conclusion claire. Chez l’humain il n’y a pas de preuve, mais l’observation des réactions presque opposées des femmes et des hommes fait pencher vers la même réponse : le toxoplasme agit sur notre comportement.

Et justement, comment expliquer ces influences si différentes selon le sexe ? 159

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Je vais citer trois hypothèses qui tentent de rendre compte de ce phénomène. Leur existence montre qu’il n’y a pas pour le moment d’explication unique. Elles ne sont d’ailleurs pas exclusives et il s’agit peut-être d’un phénomène plurifactoriel. Une explication psychologique possible fait intervenir les réponses différentielles au stress : face à une situation difficile, les hommes auraient tendance à se concentrer plutôt sur le problème et à adopter un comportement individualiste alors que, face à une situation semblable, les femmes adopteraient une attitude plus sociale, en se parlant et en s’entraidant. On évoque même des origines évolutionnistes, la réaction mâle au danger étant celle de lutte ou de fuite alors que la réaction femelle est celle de «  soigne et sois amie ». Cette hypothèse psychologique suggère que l’infection chronique par le toxoplasme serait une source de stress, à bas bruit et à long terme ; ainsi la réaction au toxoplasme différente selon le genre refléterait les réactions différentes au stress. Pour vérifier cette hypothèse, les chercheurs ont proposé à un groupe d’étudiants (104 hommes et 191 femmes) de participer à deux jeux, « jeu du dictateur » et « jeu de confiance », utilisés dans l’économie expérimentale. Leurs règles sont simples, faciles à trouver sur Internet (dictator game et trust game). Pour nous, il suffit de savoir que le jeu du dictateur n’inclut aucun élément de réciprocité ou d’empathie, il mesure une sorte d’« altruisme brut », la hauteur du don est sans influence externe ; le jeu de confiance implique un « altruisme réciproque », le don est une réaction à un autre don et peut être influencé par de la gratitude. Les jeunes femmes et les jeunes hommes soumis au stress de ces jeux avaient ainsi le choix entre deux comportements, plutôt social ou plutôt individualiste. La sérologie du toxoplasme a été déterminée pour tous les étudiants mais n’était connue ni des participants ni des expérimentateurs jusqu’à la fin de l’étude. Dans ces conditions de stress expérimental, les hommes parasités se sont montrés moins généreux dans les deux jeux alors que les femmes parasitées ont répondu plus charitablement aux conditions 160

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de réciprocité du jeu de confiance (trust game). Ces résultats apportent un exemple supplémentaire, bien que modeste, des différences entre les genres dans leurs modifications comportementales induites par le toxoplasme et un argument, mais pas une preuve, en faveur de l’hypothèse que cette différence est induite par le stress. Il existe d’autres explications possibles ; certaines impliquent les arguments évolutionnistes, adaptant l’hypothèse de manipulation parasitaire extrapolée aux humains ; d’autres évoquent les effets neurologiques et biochimiques, des interactions hormonales avec le neurotransmetteur, la dopamine. Ces questions plus techniques sont abordées dans l’annexe. Ici nous continuons notre galerie d’observations des effets du toxoplasme sur la personnalité humaine. Un groupe de donneurs de sang, femmes (98) et hommes (213), a accepté de répondre aux questionnaires TCI et 16PF (décrits dans l’encadré 6.2). Pourquoi mentionnez-vous régulièrement le nombre de personnes ? Pas pour les retenir, bien sûr. Pour donner un ancrage concret aux travaux cités : dans toutes ces études, les chiffres provenant des tests sont examinés en utilisant divers modèles statistiques. Souvent un même article analyse les données par deux ou même trois approches statistiques : les observations sont la traduction en mots de ces calculs. Bien que la description des modèles statistiques sorte largement du cadre de ce livre, mentionner le nombre de personnes incluses dans l’étude indique le bien-fondé d’utilisation des statistiques. Les réponses aux questionnaires TCI et 16PF ont confirmé certaines observations des travaux antérieurs : la recherche de la nouveauté et le dépassement de soi étaient significativement diminués chez les hommes et les femmes porteurs du toxoplasme. Mais cette étude a permis d’aller plus loin car le travail sur les donneurs de sang apporte, « providentiellement », aux chercheurs les informations complètes 161

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sur les groupes sanguins : cette connaissance est indispensable pour la sécurité des transfusions. Ainsi les questionnaires TCI et 16PF ont pu être analysés en séparant les réponses des personnes Rh+ et Rh–. Retour du mystère de la protéine rhésus Les auteurs ont constaté que les changements de personnalité associés au toxoplasme allaient en sens contraire chez les individus Rh– par rapport à ceux Rh+. Ainsi, dans le test TCI, les hommes Rh– parasités se sont montrés plus inquiets devant les pertes, dépendants de la récompense et moins solidaires que les hommes Rh– non parasités alors qu’on a constaté tout le contraire chez les hommes parasités Rh+, plus coopératifs et moins craintifs que les hommes Rh+ non parasités. Dans le test 16PF, les personnes Rh– parasitées étaient émotionnellement moins stables que les personnes Rh– non parasitées, alors que les personnes Rh+ parasitées étaient plus stables que les personnes Rh+ non parasitées. Toutes ces modifications qui vont dans tous les sens, c’est difficile de se faire une idée. Puisque le toxoplasme s’abrite dans nos têtes, et peut-être même dans la mienne, je voudrais savoir comment je me place sur toutes ces échelles. Pour « savoir », il y a des questionnaires de personnalité et des tests sérologiques. Mais ils ne vous diront rien de précis sur ce que fait le toxoplasme dans votre tête… même si vous constatez qu’il y est. Ce qui semble se dessiner, dans la dernière étude citée et dans les travaux sur les réflexes et sur les accidents de la route, c’est que la présence de la protéine rhésus sur le globule rouge réduit ou annule les effets du toxoplasme. À présent le mécanisme de ce phénomène est complètement inconnu. Ce mystère de la protéine rhésus, mis en évidence par les études liées au toxoplasme, se révèle encore plus profond. Les chercheurs ont constaté que la présence de la protéine rhésus modulait les réponses 162

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au questionnaire 16PF aussi de façon indépendante du toxoplasme : ainsi une étude des réponses au test en fonction de l’âge montre que le trait « autorité » diminue avec l’âge alors que le trait « sagacité » croît, mais seulement pour les individus Rh+. Les deux traits, autorité et sagacité, sont stables pour les Rh–6. Et qu’est-ce que cela signifie ? Que la protéine rhésus possède un lien inconnu avec un phénomène inconnu et vraisemblablement non lié au toxoplasme. Mais à présent sa fonction physiologique dans le corps reste inexplorée. Il y a de la place pour approfondir cette contribution du toxoplasme à la sérendipité. Peut-être qu’en général les effets du toxoplasme ne reflètent que des artefacts méthodologiques ? Car ce qui module les réponses n’est pas quantifiable : la motivation, l’esprit de compétition… Au risque de me répéter, c’est pour cela qu’en recherche il faut multiplier les études en variant les conditions – sans toutefois tomber dans le piège de la dinde inductiviste. Le toxoplasme semble activer votre « capacité de raisonnement » et votre « ouverture d’esprit »… Ah, pas de conclusions hâtives. Si association il y a, rien ne prouve la causalité. C’est peut-être ma capacité de raisonnement et mon ouverture d’esprit qui me retiennent ici avec vous ? 6. Pour satisfaire la curiosité, énumérons les sous-catégories. Le trait « autorité » va de la modestie, soumission, obéissance, docilité, coopérativité, à la domination, compétitivité, agressivité, entêtement, autoritarisme, forte personnalité. Le trait « sagacité » va de franchise, honnêteté, naïveté, sincérité, authenticité à indépendance, discrétion, habileté, perspicacité, diplomatie, mondanité… 163

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Soit ! Pour réexaminer les effets de l’infection chronique par le toxoplasme, les chercheurs ont ajouté le questionnaire NEO PI-R, aux trois tests standards de recrutement des soldats en République tchèque. Cinq cent deux soldats ont participé à l’étude. Les soldats, les étudiants, les donneurs de sang et même les femmes enceintes, les groupes étudiés que vous citez résident en République tchèque. Pourquoi ? Les travaux sur les effets du toxoplasme sur le comportement humain, à peu d’exceptions près, sont le fruit d’une même équipe tchèque composée de chercheurs de diverses spécialités7 ; les autres équipes dans le monde s’intéressent plutôt aux modes d’action chez les rongeurs. Les deux approches nécessitent des compétences différentes. L’objectif du test standard soumis aux soldats, appelé N70, était de détecter les individus qui pourraient se révéler trop vulnérables pour participer aux opérations militaires ; il contient des questions autour de 7 signes : anxiété, dépression, phobie, hystérie, hypochondrie, symptômes psychosomatique et difficultés d’action. L’analyse statistique des données globales, non séparées par rhésus, a montré une altération de tous les traits du test N70 chez les soldats séropositifs au toxoplasme. Quant aux tests d’intelligence, verbale et non verbale, des données non séparées par rhésus ont montré des résultats similaires que les soldats soient porteurs ou non du toxoplasme. Cependant les individus Rh– parasités ont présenté des performances d’intelligence non 7. NB : j’ai consulté la littérature en anglais et en français, non dans d’autres langues. Une des exceptions est l’étude des effets sur les accidents de la route, examinés aussi par des chercheurs turcs et mexicains dont nous avons parlé. Une autre étude, par une équipe polonaise, n’a pas montré sur les fonctions cognitives (mémoire à court terme, visuelle, auditive, réponses automatiques) d’effets du toxoplasme qui passeraient le seuil d’être statistiquement significatifs.

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

Infection chronique : effets sur le comportement et la personnalité

verbale et verbale nettement supérieures à celles des individus non parasités. Les performances des sujets Rh+ ont été peu affectées par le toxoplasme. Encore une énigme ? Oui. Tout d’abord cette observation est compatible avec la surprenante protection par la présence de la protéine rhésus contre les effets du toxoplasme, décrite dans les accidents de la route. Mais ce n’est pas tout. Car, là aussi, les auteurs ont constaté un effet de cette protéine indépendamment du parasite, chez les hommes non infectés : les tests d’intelligence ont montré de meilleurs scores chez les individus Rh+ par rapport à ceux Rh–. Ce phénomène particulier et plus généralement le rôle physiologique de la protéine rhésus restent à sonder. Heureusement le rhésus ne figure pas sur la carte de visite… Ne vous en faites pas ! Les résultats de ces tests ne vous concernent pas personnellement. Quelle serait votre intelligence si vous aviez un groupe sanguin différent de ce qu’il est ? Vous seriez simplement quelqu’un d’autre. Enfin, nous citerons les effets du toxoplasme mesurés par le questionnaire NEO PI-R chez des étudiants, les femmes (221) et les hommes (112). Globalement, les réponses des sujets séropositifs au toxoplasme ont montré plus de cordialité, d’esprit de groupe et de confiance en soi et moins de sens du devoir, d’autodiscipline et de désir de réussite que celles des sujets séronégatifs. Une tentative de comparaison de ces observations avec celles des autres tests serait plutôt acrobatique, tant leurs facettes sont entremêlées. Et vous avez déjà souligné que l’être humain est un être compliqué. Nous sommes d’accord qu’il est difficile de le limiter à une série de mots. Mais ces tests nous servent d’outil, c’est ce que nous avons à présent à notre 165

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

disposition pour mettre en lumière les effets invisibles du toxoplasme latent. Ainsi, malgré ces expériences « qu’il faut encore confirmer », vous y croyez, aux effets du toxoplasme sur notre vie mentale ? Et vous, vous croyez que j’aurais engagé cette longue conversation, si j’avais la certitude que le toxoplasme présent dans un cerveau se contentait de l’inactivité intégrale et parfaite ? D’une simple existence innocente ? Dans le chapitre suivant nous allons nous demander si, sans le toxoplasme, le Brésil serait moins brésilien, la Pologne moins polonaise, la Turquie moins turque et la France moins française… Comment cela ? Tournez la page.

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

7 Infection chronique : au-delà de l’individu, la culture

Vous venez de poser, à la page précédente, une question insolite. Et c’est un sujet délicat. La forme en est un peu provocante, je l’admets. Mais vous avez déjà vous-même évoqué l’éventualité d’un effet global du toxoplasme, au-delà d’un seul individu, en demandant si la proportion déséquilibrée à la naissance de filles et de garçons était mise en rapport avec la prévalence du toxoplasme dans différents pays du monde. Vous voyez donc qu’une telle question s’impose presque d’elle-même. Le sujet a été abordé il y a une dizaine d’années dans la presse scientifique par Kevin Laferty sous la forme d’une question : « Un parasite banal du cerveau, Toxoplasma gondii, peut-il influencer la culture humaine ?1 » Cet article a été repris sous une forme affirmative par un journaliste

1. Kevin D. Laferty. 2006. Can the common brain parasite, Toxoplasma gondii, influence human culture? Proceedings of the Royal Society B. Biological Sciences 273, 2749-2755. Accessible en ligne : http://rspb.royalsocietypublishing.org/content/273/1602/2749 167

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

scientifique : « Une étude : le parasite d’un félin affecte la culture humaine2». Et en effet c’est une question subtile, elle nous éloigne encore plus du confort des sciences dites dures qui nous est plus familier. Et c’est une question « délicate » car évoquer des cultures nationales risque de heurter les nez sensibles qui, sans même humer l’urine de chat, se plaignent quelquefois des odeurs nauséabondes au simple son de certains mots. Entendre, sentir, c’est un mélange des sens… Peut-être ou peut-être pas ? Nous n’allons pas nous avancer dans cette direction et nous garderons notre cap : l’effet supposé du toxoplasme sur les cultures nationales. Autrement dit, ses influences nuancées sur des individus peuvent-elles s’additionner pour conduire à une influence globale, collective ? Nous sommes ici, dans cet ouvrage de vulgarisation, dans cet espace de liberté entre l’austérité d’une revue scientifique et l’attirance des médias pour le sensationnel. Pour nous approcher de notre objectif qui est d’examiner l’influence supposée du toxoplasme au niveau collectif, nous devons au préalable acquérir quelques outils. Nous allons donc commencer par apprendre quelques rudiments sur les définitions des anthropologues intéressés par les traits distinctifs des cultures : comment étudier le profil national d’une culture, comment aborder la caractérisation d’une nation, la personnalité d’une culture ? Nous n’allons quand même pas nous arrêter à des stéréotypes ? Nous arrêter, non. Les étudier, oui. Je comprends votre émoi, car des caractérisations globales peuvent être problématiques d’un point 2. Study: Cat Parasite Affects Human Culture (http://www.livescience.com/933study-cat-parasite-affects-human-culture.html)

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Infection chronique : au-delà de l’individu, la culture

de vue éthique, conceptuel et empirique. Nous allons suivre pendant un instant un travail de collaboration de 81 chercheurs appartenant à 51 cultures, dans le cadre du Projet sur les profils de personnalité des cultures, publié en 20063. Les auteurs rapportent la citation suivante du livre intitulé L’ardoise vierge, la négation moderne de la culture humaine, de Steven Pinker : « ... Le problème ne réside pas dans la possibilité que des individus puissent différer les uns des autres, ce qui est une question de fait et qui pourrait tourner dans un sens ou un autre. Le problème réside dans la ligne de raisonnement selon laquelle si les individus se révèlent être différents, alors la discrimination, l’oppression, ou le génocide seraient, après tout, acceptables.4 » Cela me semble plus qu’une évidence. Oui, mais il semble que ce ne soit pas évident pour tout le monde, car s’il n’y avait pas de vrais problèmes, ou de problèmes imaginaires, il n’y aurait pas besoin de le dire. Or le texte cité est récent, il date de 2002. Les auteurs de l’article que nous résumons ici affirment que des études sur des différences culturelles sont éthiquement possibles, à condition qu’elles soient menées de façon responsable : un exemple est de rappeler aux lecteurs que chaque culture contient une gamme entière de personnalités et de différences individuelles. Le problème conceptuel de la caractérisation de « la personnalité d’une culture », résulte du fait que l’analyse au niveau individuel est différente de l’analyse au niveau collectif.

3. McCrae RR, Terracciano A. Personality profiles of cultures: aggregate personality traits http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/16248722 4. « … the problem is not with the possibility that people might differ from one another, which is a factual question that could turn out one way or the other. The problem is with the line of reasoning that says that if people do turn out to be different, then discrimination, oppression, or genocide would be OK after all. » S. Pinker, The Blank slate, the modern denial of human culture. 2002. 169

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

Nous sommes loin du toxoplasme ! Oui, mais nous allons le retrouver. Nous avons rencontré l’aspect de personnalité désignée par le nom de névrosisme, ou émotivité, qui est modifié au niveau individuel par le toxoplasme. Comment appliquer ce concept au niveau d’une culture ? Au niveau individuel, il a été montré que dans ce facteur « névrosisme/émotivité », l’anxiété, l’hostilité et la dépression sont corrélées et varient dans le même sens. Est-ce de même au niveau global ? Une culture anxieuse est-elle aussi une culture dépressive ? Ne pas tenir compte de la nécessité de constructions appropriées à chaque niveau, individuel ou global, peut conduire à ce que les spécialistes nomment « un sophisme écologique inverse5 ». Mais cette difficulté d’adéquation entre les niveaux individuel et global concerne de nombreuses disciplines. Un de ces aspects, c’est le réductionnisme, défini ainsi par le dictionnaire Larousse : « La tendance qui consiste à réduire les phénomènes complexes à leurs composants plus simples et à considérer ces derniers comme plus fondamentaux que les phénomènes observés. » Mais dans notre cas, c’est l’individu qui est parasité et non la culture. C’est exact. Le défi consiste à, justement, examiner s’il y a un lien entre les deux, si la culture est « parasitée » parce que ses membres le sont.

DÉFINIR ET MESURER LES TRAITS CARACTÉRISTIQUES D’UNE CULTURE Les auteurs indiquent trois niveaux de conceptualisation de la personnalité d’une culture : (i) l’ethos (du grec ἦθος êthos, caractère) ; (ii)

5. Sophisme : argument qui, partant de prémisses vraies, ou jugées telles, aboutit à une conclusion absurde et difficile à réfuter ; raisonnement qui semble valide, mais qui n’est logique qu’en apparence.

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le caractère national ; et (iii) la personnalité globale. L’ethos, le niveau le plus abstrait, se rapporte ici aux institutions et aux coutumes : les organisations politiques, le système de santé, les croyances, les contes populaires, les traditions. Cet aspect de la culture ne doit pas avoir d’implication directe sur les traits de personnalité des individus qui la composent. Je comprends et on ne peut pas dire le contraire. D’un autre côté, vous avez dit que l’environnement exerçait une certaine influence sur la personnalité individuelle… Face à une personne concrète, pouvez-vous savoir a priori quelle est sa personnalité ? Par exemple vous n’avez a priori aucune idée si la personne que vous venez de rencontrer sera ouverte ou non à l’expérience d’une conversation avec vous, et cela qu’elle vive sous un régime politique démocratique ou dictatorial et qu’elle soit infectée ou non par le toxoplasme. Le deuxième concept, le caractère national, se réfère aux traits de personnalité qui semblent emblématiques des membres d’une culture. Comme un Français en béret avec une baguette sous le bras…

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Avouez que c’est un portrait un peu vieilli. Alors un Texan sur son cheval ? Il existe une certaine probabilité, modeste, de rencontrer vos héros lors d’un voyage. Nous allons revenir sur le caractère national mais continuons les définitions. Le troisième niveau de description d’une culture est celui de la personnalité globale : « Dans cette formulation, écrivent les auteurs, la culture en tant qu’ensemble, est représentée par la moyenne de ses parties – les membres de cette culture – tout comme la richesse des citoyens d’une nation se reflète dans le revenu par habitant. » Je comprends, c’est une description qui reflète certaines caractéristiques générales. Mais tout comme connaître le revenu global par habitant ne me dit rien sur votre salaire, la « conscience de la culture française en tant que moyenne des consciences des Français », ne me dit rien sur les compétences, le sens du devoir et le désir de réussite qui composent votre trait de conscience, à vous. C’est exact. Comme dire qu’en France la prévalence de l’infection par le toxoplasme est de 50 % ne me donne pas d’indication sur votre sérologie, à vous. C’est exact. Et considérer, seul, le revenu par habitant peut être trompeur quand on parle de la richesse des citoyens. Par exemple, en France, le coût de l’éducation de mes enfants est beaucoup plus faible que celui que j’aurais à assumer si je vivais aux États-Unis. Des éléments variés sont à prendre pour décrire mon confort matériel. De même, utiliser les moyennes de traits de personnalité individuels comme mesure de la culture d’une nation me semble un peu aventureux… 172

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Infection chronique : au-delà de l’individu, la culture

Je vous l’accorde. D’ailleurs nous verrons dans la suite, en parlant d’une autre étude, que votre objection est partagée. Dans cette discipline mon regard est extérieur, presque comme le vôtre ; je mets à profit mon expérience de la lecture des textes scientifiques, quant aux concepts, nous avons le plaisir de les découvrir presque ensemble. Et de partager nos doutes et nos interrogations. Les travaux publiés dans les revues scientifiques ne sont pas sûrs ? Les revues scientifiques ne délivrent pas de certificat de vérité ou de rigueur bien que le système d’acceptation des articles qui repose sur une évaluation par des pairs offre une certaine qualité. Les exemples des erreurs publiées sont multiples et il existe même des canulars. Le plus célèbre c’est « l’affaire Sokal », du nom de son auteur, un physicien américain. Peut-être vous en souvenez-vous6. Mais, en majorité, les questions méthodologiques sont traitées avec sérieux : les chercheurs, pour leur travail, doivent s’appuyer sur les résultats publiés, ils dépendent les uns des autres. Et même pour critiquer le travail de « ses chers collègues », il faut lui accorder une certaine confiance. Vous le savez mieux que moi. Mais enfin, je ne comprends pas bien à quoi toutes ces caractéristiques générales peuvent m’être utiles, si je ne peux pas m’en servir pour me faire une certaine opinion.

TOXOPLASME ET CULTURE Pour nous, ici, l’objectif est clair et plutôt modeste : ce travail de définition des traits de cultures nationales nous donne l’outil pour 6. Le lecteur intéressé trouvera de nombreuses références dans l’article de Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Sokal  173

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examiner l’influence du toxoplasme au niveau collectif. Nous avons choisi de présenter ce modèle de culture particulier, la personnalité globale définie comme la moyenne des traits de personnalité individuels, pour une raison simple : c’est dans ce cadre principalement qu’a été étudiée la question qui nous intéresse sur le toxoplasme. Quant aux objectifs généraux de modèles des cultures nationales et des comparaisons transnationales, je ne saurai pas vous en parler d’une façon qui fait autorité. Alors, le toxoplasme et la culture ? Pensez-vous que le toxoplasme, seul, fait de nous des nations ? Qu’il agite, seul, dans nos têtes nos drapeaux nationaux ? Pour vous épargner une déception, je commence par citer Kevin Laferty, l’auteur de l’étude : « … si T. gondii exerce une influence sur la culture humaine, il est seulement un des nombreux facteurs 7. » Je m’en doutais. Je n’avais pas imaginé le toxoplasme trônant dans nos cerveaux en un maître unique et absolu… Je veux en savoir plus ! Il semble que, parmi les spécialistes, les plus nombreux sont ceux qui soutiennent que la culture, à travers l’environnement et l’expérience, affecte les personnalités individuelles. L’influence de l’environnement sur la culture est une question plus controversée. Il était tentant d’examiner cette question d’influence ascendante : nous savons que le toxoplasme affecte les personnalités individuelles. Ces effets s’additionnent-ils pour influencer la culture nationale ? Autrement dit, la personnalité moyenne d’une population à haute prévalence de toxoplasme est-elle différente de celle de la population peu infectée par le parasite ? La possibilité de détecter une telle variation 7. « … if T. gondii does influence human culture, it is only one among many factors. »

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dépend de la force et du degré de variabilité des effets individuels. Une analyse a été tentée en considérant trois caractéristiques des cultures nationales : le facteur N, le névrosisme/émotivité qui nous est familier, et deux dimensions culturelles, U, l’acceptation/l’évitement de l’incertitude, et M, masculinité/féminité. Ces deux derniers facteurs font partie d’un modèle de culture à six dimensions qui semble constituer une sorte de référence dans son domaine, mais nous n’en avons pas parlé car il ne faisait pas partie des outils d’études sur le toxoplasme8. Trente-neuf pays sur tous les continents ont été inclus dans l’analyse. Les prévalences du toxoplasme dans ces pays variaient entre moins de 10 % et plus de 60 %. Les résultats des analyses statistiques appliquées à toutes ces données (facteurs N, U, M et prévalence) ont montré une corrélation positive entre le névrosisme/l’émotivité globale d’un pays et le nombre de personnes infectées dans ce pays : plus la prévalence était élevée, plus le facteur N était élevé aussi. Ça a l’air de coller, cette augmentation du névrosisme avec l’infection. Le toxoplasme rend les individus plus anxieux, plus vulnérables au stress. Mais, au fait, … qu’est-ce que cela veut dire ici, pour les pays ? C’est un exemple des difficultés d’adéquation des concepts entre le niveau individuel et collectif que nous avons mentionnées. D’après l’auteur, le facteur du névrosisme global était lié dans son étude à une accentuation des caractères masculins (l’ambition, l’argent, la réussite au travail…) plutôt que féminins (la cordialité, les relations, la qualité de la vie…) ou même phallocrates (par exemple dans la distribution des rôles) dans la culture. Nous voici de retour dans les clichés. 8. Pour le lecteur intéressé : modèle de l’anthropologue hollandais Gert Hodstede. 175

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

Oui, on peut dire clichés. On peut dire aussi stéréotypes. Ou encore représentations majoritaires. Sur ce genre de sujets, il suffit « d’appuyer sur un bouton », pour que des réactions fusent. Et non seulement les vôtres, également les miennes : j’avoue que le mot « phallocrate » est de mon fait, il ne figure pas dans l’article. Si vous voulez, mettons des guillemets aux mots masculin et féminin dans le paragraphe précédent. Prenons garde aux réflexes qui règnent dans nos têtes et nous font réagir si vivement : nous attribuons, peut-être, moins de valeur à la cordialité qu’à l’ambition ; plus de valeur à la réussite au travail qu’à la qualité de la vie ? Et revenons au toxoplasme et aux soupçons qui pèsent sur lui. Dans le cadre des pratiques scientifiques, l’auteur souligne que si les résultats de ses analyses ont le mérite de stimuler la réflexion, ils soulèvent également des réserves et que leurs interprétations nécessitent des mises en garde. Il est clair, tout d’abord, que ces observations montrent une corrélation et non une causalité. C’est une question que nous avons souvent rencontrée. Mais aussi, indique l’auteur, il est impossible d’exclure que ses résultats soient trompeurs car les variations de traits de personnalité moyenne pourraient être attribuées par exemple au climat plutôt qu’au toxoplasme. Alors d’où viendrait le lien avec le toxoplasme trouvé dans son analyse ? Dans certains climats, humides et tempérés, les oocystes persistent dans la nature plus facilement, la transmission du toxoplasme s’en trouve facilitée et l’exposition de la population au parasite augmentée. Ainsi on détecte une corrélation mais il serait inexact d’en attribuer l’effet au toxoplasme. En effet, il n’est pas facile de tirer des conclusions simples dans des domaines qui impliquent autant de facteurs. Et vous, qu’en pensez-vous ? 176

UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

Infection chronique : au-delà de l’individu, la culture

L’anthropologie, même appliquée au toxoplasme, sort de mes compétences. Est-il alors licite que je m’exprime sur un sujet que je connais peu ? Je le tente : certainement, si effet du toxoplasme il y a, c’est juste un facteur parmi d’autres et certainement il n’est pas dominant. L’influence du toxoplasme sur un individu dépend de son patrimoine génétique, de son histoire médicale et de son environnement. Or, même à l’intérieur d’une même culture nationale, la population est composée d’individus génétiquement très divers (cela s’appelle polymorphisme génétique), vivant dans des environnements très hétérogènes, en ville ou à la campagne. Alors l’effet du toxoplasme sur une culture est-il réellement détectable ? Une seule étude ne suffit pas pour le dire. Et je doute qu’avec les outils méthodologiques actuels cela soit possible. Alors pourquoi en parler dans ce livre ? Nous parlons du toxoplasme, en développant certaines (mais de loin pas toutes) connaissances à son sujet. En lien avec nos chapitres précédents, cette question « le toxoplasme et la culture », a été posée et étudiée. J’ai sollicité l’avis d’une amie anthropologue qui en donne un éclairage supplémentaire ; vous le trouverez dans l’encadré 7.1.

ENCADRÉ 7.1 LE POINT DE VUE D’UNE ANTHROPOLOGUE Je trouve trop simpliste et très réductionniste l’affirmation selon laquelle T. gondii non seulement façonne la personnalité mais peut-être les traits de la culture nationale. En premier lieu, il n’y a pas de consensus sur la définition de la culture nationale ni sur sa mesure ; il y a des problèmes avec l’échantillonnage, les questions techniques et les données contradictoires dans un grand corps de la littérature. L’étude menée par K. Laferty montre des corrélations, mais, comme l’auteur le suggère lui-même, cela ne signifie pas la causalité. Il a trouvé

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quelques caractéristiques des traits de personnalité qui sont associés au névrosisme en corrélation avec la présence élevée de T. gondii dans les populations nationales à travers le monde. Il y a aussi des corrélations avec l’écologie des régions données. Certains traits de personnalité trouvés chez les individus infectés par T. gondii sont ceux associés au névrosisme. Il est tout aussi, sinon plus, plausible de suggérer que le névrosisme est un produit des incertitudes liées à la crise économique ou à la guerre. Les données de l’échantillon de 49 cultures recueillies entre 1999 et 2001 pourraient être examinées en fonction de la présence de crise économique ou de danger pendant cette période, pour tester si ces facteurs sont, eux aussi, en corrélation avec les traits de personnalité associés au névrosisme dans cette population. […]. (Bojka Milicic, Université de l’Utah)

I find the claim that T. gondii not only shapes the personality but possibly national culture’s traits overly simplistic and highly reductionist. As one of the authors points out, there is a lack of agreement between national character and personality traits in the first place. In addition, there are problems with sampling, technical issues, and contradictory data in a large body of literature. The study conducted by Laferty shows correlations, but, as the author himself suggests, that does not mean causation. He found some characteristics of the personality traits that are associated with neuroticism correlated with high presence of T. gondii in national populations across the world. There are also some correlations with the ecology of given regions. Some personality traits found in T. gondii infected individuals are those associated with neuroticism. It is equally, if not more, plausible to suggest that neuroticism is a product of uncertainties of economic crisis or war. The data from the sample of 49 cultures collected between 1999 and 2001 could be examined for the presence of economic crisis or danger variables in this time period to test if these also correlate with the bundle of personality traits associated with neuroticism among the sample populations. […]. (Bojka Milicic, University of Utah)

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Infection chronique : au-delà de l’individu, la culture

STÉRÉOTYPES NATIONAUX ET AU REVOIR AU TOXOPLASME Parfois, pour notre compréhension du monde, les questions sont plus enrichissantes que les réponses. Et les incertitudes offrent plus de stabilité que de fausses certitudes. Alors je vous propose de passer ensemble encore quelques instants. Puisque vous avez soulevé la question des stéréotypes et que nous sommes ici pour observer la recherche qui est la science en éprouvette, je vais citer deux études qui traitent de ce sujet et qui aboutissent à des conclusions opposées. Mais le toxoplasme est absent de la suite du chapitre. Voulez-vous rester ? Je tente l’aventure, je reste tout ouïe. Il s’agit tout d’abord de distinguer clairement deux types de situation. D’une part il y a les jugements : ce qu’une personne pense d’ellemême ou de quelqu’un qu’elle connaît. D’autre part il y a les idées reçues : ce que cette même personne pense d’une personne abstraite qui appartient à la même culture ou à une culture proche ou lointaine. Des questionnaires appropriés ont été élaborés pour sonder ces deux situations. La première catégorie de questionnaires, les questionnaires d’autoévaluation que nous avons déjà rencontrés, décrit les 5 traits de personnalités moyennes dans le cadre du modèle des Big Five (voir encadré 6.2, Chapitre 6). Ce modèle semble en partie « ancré dans les gènes » et il est confirmé dans les pays aussi différents que l’Inde, l’Argentine ou le Burkina Faso. Pour explorer les idées préconçues, une deuxième catégorie de questions est construite de la manière suivante : pensez-vous qu’un X typique (Américain, Algérien, Allemand, Belge, Bulgare, Canadien français, Congolais, Chilien, Danois, Dominicain, Eskimo, Estonien, Français…)…

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Arrêtez, j’ai compris ! … soit plutôt anxieux, nerveux et soucieux ou bien à l’aise, calme et détendu ? Pour permettre les comparaisons entre les jugements et les idées reçues, les thèmes de ces questions correspondent aux mêmes thèmes que le modèle des Big Five. Les auteurs ont nommé ce questionnaire NCS pour National Character Survey (Enquête sur le caractère national), et l’ont soumis à 3 898 personnes appartenant à 49 cultures. Pourquoi pas 49 pays ? C’est une question de… culture… Par exemple les Suisses parlant le français ont été pris en compte séparément de leurs concitoyens parlant l’allemand. Dans cette étude, les questions concernaient justement les compatriotes : moi l’Américain comment je vois un Américain typique, moi l’Espagnol comment je vois un Espagnol typique, etc. Ainsi le questionnaire NCS a évalué les opinions des participants sur les caractères communs aux membres de leur propre culture. Les réponses à ce questionnaire NCS étaient comparées aux traits de personnalité globale évalués par NEO PI-R. Pour m’assurer d’avoir bien compris, je vais formuler vos propos à ma manière. On cherche à savoir si ce que je crois sur les Français, « les Français sont X, Y, ou Z... », vient du fait que je perçois ces caractéristiques X, Y, ou Z, chez mes voisins, mes collègues de travail ou les membres de ma famille. Si c’est le cas, alors mes idées préconçues sur les Français en général viennent en fait de la généralisation des observations des personnes que je connais, que je côtoie. Dans ce cas, ma perception des caractères nationaux français, ou stéréotypes français, correspondrait à la personnalité moyenne dans la culture française. C’est une bonne présentation de la question posée. 180

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Et alors ? Cette étude de 49 cultures a montré que ce n’était pas le cas ! Dans cette étude, les perceptions de caractères nationaux, PCN, ne reflétaient pas les traits de personnalité moyenne. Autrement dit, les idées préconçues (les stéréotypes nationaux) ne présentaient pas la généralisation des observations, même à l’intérieur d’une même culture. Qu’en pensez-vous ? Je ne peux que vous résumer une autre étude, effectuée par des chercheurs canadiens qui présentent un point de vue fort différent. Les auteurs soulèvent un problème méthodologique très sérieux : ils critiquent l’usage des données d’autoévaluation en tant que jalon de caractérisation d’une culture. Autrement dit, ils ne contestent pas la validité des données sur les traits de personnalité moyenne mais ils contestent qu’elles soient privilégiées comme base de comparaison entre les cultures. Un des arguments évoqués est le suivant : quand je réponds aux questions qui me concernent, je me réfère naturellement à une norme qui est caractéristique de mon pays, ou ma culture, mais qui peut différer d’une culture à l’autre. Cela s’appelle l’effet de groupe de référence (RGE, Reference Group Effect). Donnez un exemple. Dire « je suis plutôt modeste » dépend de ce que je pense être la modestie. Dire « je suis méthodique » dépend de l’idée que je me fais de cette qualité. Mes idées sur les normes auxquelles je me réfère sont influencées par la culture. Ainsi, disent les auteurs, l’utilisation des données des questionnaires (individuels) d’autoévaluation tels que NEO PI-R pour en faire une base de calcul de personnalité moyenne d’une culture inclut les normes de cette culture.

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Alors comment faire ? Il faut trouver une référence indépendante des questionnaires. Pour analyser ce problème, les auteurs ont choisi de considérer une des propriétés de la culture, « la conscience », c’est-à-dire le fait d’être consciencieux, et de la caractériser à l’aide des trois paramètres suivants : le comportement, la réussite professionnelle et la longévité. Par exemple, comme indicateurs comportementaux de la conscience, les auteurs ont utilisé des données sur la vitesse de la marche dans la rue, la vitesse de l’acheminement du courrier et l’exactitude des horloges dans les banques publiques. Ces paramètres ont constitué les critères de validité auxquels les auteurs ont comparé les deux descriptions concurrentes. Ça devient un peu confus, je vais résumer où nous en sommes. Bonne idée ! Pour décrire une culture et pour comparer les cultures entre elles (en admettant que cela soit possible), nous avons considéré trois outils, deux d’entre eux reposant sur des questionnaires. Oui. Un type de questionnaire explore ce que les gens pensent de personnes qui leur sont familières, eux-mêmes ou leurs proches, famille ou amis. Par exemple, je réponds : « Je suis une personne plutôt impulsive » ou bien « Mon voisin est peu chaleureux ». À partir de ces réponses individuelles (d’autoévaluation ou d’évaluation de pairs) sont construites les données globales, définissant les traits de personnalité moyenne de la culture. 182

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Oui. Et c’est justement dans ce cadre qu’il a été suggéré que le toxoplasme pouvait induire une augmentation du névrosisme global, c’est-à-dire au niveau d’un pays ou d’une culture. La méthode reposait sur l’analyse des corrélations entre les traits de personnalité moyenne et la prévalence du parasite. Le deuxième type de questionnaire cherche à déterminer ce que les personnes pensent a priori des personnes de la même culture ou d’une autre. Par exemple un Australien répond : « D’après moi les Australiens sont anxieux », ou « Je pense que les Chinois sont méthodiques ». À partir de ces réponses sont construites les perceptions des caractères nationaux (PCN), ou stéréotypes nationaux. Oui. Une étude dont nous avons parlé a comparé les données de ces deux types de questionnaires. La comparaison a montré qu’il existait des différences nettes entre les perceptions des caractères nationaux (les stéréotypes nationaux) et les traits de personnalité moyenne. Les auteurs en ont conclu que les stéréotypes ne correspondaient pas à la vérité. En fait, ils ont fait l’hypothèse que les traits de personnalité moyenne représentaient « la vérité ». Et c’est exactement ce que contestent leurs collègues, dans une autre étude. C’est pour cela qu’ils construisent un troisième outil de mesure. Ce troisième outil est indépendant des questionnaires. Il est fondé sur quelques critères observables, et mesurables. Oui. Ce troisième outil semble plus objectif ; bien que le choix des critères ne soit pas unique, il est plausible et logique. Ces critères de validité permettent de « jauger » chacune des deux descriptions issues des questionnaires par rapport à une description indépendante. Ainsi en confrontant toutes les données, les auteurs ont constaté que les perceptions des caractères nationaux sont bien 183

Du toxoplasme et des hommes : au-delà des rongeurs, l’Homme

plus proches des critères de validité que les traits de personnalité moyenne. Alors ce sont les stéréotypes qui décrivent le mieux une culture ? Oui, d’après les auteurs de cette étude. Voici leur conclusion : « Appliquer naïvement des stéréotypes erronés ouvre la porte à l’incompréhension et à la maltraitance des gens d’autres cultures. Cependant, l’insensibilité aux différences réelles de culture est tout aussi problématique pour les relations interculturelles. Cette insensibilité encourage des projections ethnocentriques, perpétuant la croyance infondée que les gens dans d’autres cultures sont «comme nous». Notre travail suggère que c’est la perception du caractère national (…) qui reflète le genre de différences culturelles dans la personnalité, importantes pour accroître la compréhension interculturelle.9 » Vous voyez, avant d’arriver à un consensus, les débats entre les chercheurs sur ce « sujet délicat » ne sont pas finis ! Le toxoplasme les aidera à avancer. J’avoue que je reste sur ma faim : l’effet du toxoplasme sur la culture a été étudié dans une seule étude, à l’aide d’un seul modèle. Vous ne semblez pas non plus très satisfaite. Et si l’on examinait les stéréotypes nationaux dans les pays à forte et à faible prévalence du toxoplasme pour confronter les résultats aux observations précédentes ? Nous allons nous séparer sur ce projet, peut-être provisoirement. Votre présence a accompagné tout cet ouvrage. Peut-être 9. Mindlessly applying inaccurate stereotypes opens the door for misunderstanding and mistreating people from other cultures. Yet equally problematic to cross-cultural relations is insensitivity to real culture differences. Such insensitivity encourages ethnocentric projections, perpetuating the unfounded belief that people in other cultures are “just like us”. The evidence discussed here suggests that PNC (perception of national character), not aggregate self- or peer reports of personality, reflect the kind of cultural differences in personality that are important for increasing intercultural understanding.

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

Infection chronique : au-delà de l’individu, la culture

reviendrez-vous pour combler votre curiosité : qu’est-ce au juste l’hypothèse de la manipulation parasitaire adaptative ? Quels sont les mécanismes d’action du toxoplasme ? Ces questions sont traitées dans l’annexe. Même s’il n’occupe pas votre cerveau, le toxoplasme a certainement occupé votre esprit ! Alors, le cerveau et l’esprit ne relèvent-ils pas d’une même unité ? Cette question a préoccupé les philosophes tout au long des siècles, mais elle fait partie d’une autre histoire. Nous nous adressons maintenant à Notre Ami Philosophe avec une question qui résulte directement de ce que nous avons appris sur le toxoplasme : si un petit parasite nous dicte nos comportements, où est notre libre arbitre ?

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POSTFACE PHILOSOPHIQUE

Le libre arbitre, un héritage embarrassant ?

SENS D’UNE EXPRESSION Que signifie au juste l’idée de libre arbitre ? Vous faites bien de poser la question ! C’est en effet une notion connue mais tronquée… et donc peut-être pas aussi connue qu’on pourrait le croire. Sans aller jusqu’à écrire qu’elle est « parasitée », il y a tout lieu de penser qu’elle recèle plus de surprises qu’on ne l’imagine. Mais justement ! Si le toxoplasme siège dans mon cerveau, qui me semble le lieu même de mon libre arbitre, il pourrait y avoir des interférences. Qu’en pense un philosophe ? Éclairez-moi ! Nous pouvons essayer ensemble ! N’attendez pas de moi une réponse définitive et absolument éclairante… Ou, mieux encore, 187

POSTFACE PHILOSOPHIQUE

rappelez-vous que toute lumière projette à chaque fois de nouvelles ombres, comme le laissait entendre Bachelard. L’image est… éclairante. Je vous écoute. Je vous propose de partir d’une méthode philosophique courante, qui consiste à essayer de savoir de quoi nous parlons. Autrement dit, de définir nos objets. Définir son objet est aussi une attitude scientifique, je vous suis. Merci. Mais rappelez-vous qu’il ne s’agit pas de science, plutôt de philosophie et que nous aurons l’occasion de rappeler leurs différences de nature et de fonctionnement. Vous m’interrogez sur la notion de « libre arbitre ». Savez-vous ce qu’elle signifie et d’où elle vient ? Il me semble que cela veut dire liberté. Vous avez globalement raison mais c’est un peu plus précis car la liberté peut aussi s’entendre comme un droit social ou politique, par exemple le droit de vote, la liberté de conscience ou de religion, etc. Le français traduit presque littéralement l’expression latine (liberum arbitrium) mais occulte la formule complète : liberum arbitrium voluntatis. L’expression est plus claire en anglais (free will) ou en allemand (Willensfreiheit) par exemple. Le libre arbitre signifie donc en réalité volonté libre ou libre décision/choix de la volonté. N’est-ce pas ce que je disais ? Le libre arbitre, c’est tout simplement la volonté libre.

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

LE LIBRE ARBITRE, UN HÉRITAGE EMBARRASSANT ?

Oui mais nous devrions nous méfier des expressions trop simples ou évidentes. Songez déjà qu’il s’agit d’une définition particulière de la « liberté », entendue comme le pouvoir intérieur de vouloir. Or la notion de « volonté » n’est pas claire… Positivement, le libre arbitre désigne avant tout la faculté de penser, de choisir et donc d’agir, suivant une libre décision de sa volonté (même si nous nous trouvons sous une dictature, par exemple). Négativement, c’est l’affirmation selon laquelle nous ne serions soumis à aucun déterminisme, voire à aucune contrainte. Le concept s’oppose donc à celui de « serf arbitre », soit l’absence de liberté ou encore la volonté asservie (théorisée notamment par Martin Luther1). Ne disposons-nous pas de cette « faculté » de vouloir, comme vous l’appelez ? Peut-être, mais nous raisonnons ici dans un cadre de culture particulier, celui qui conçoit l’être humain comme doté de « facultés » distinctes. Or cette représentation est tout sauf une évidence – ne serait-ce que parce qu’elle varie dans le temps et dans l’espace2. Traditionnellement en Occident, on distingue, outre l’« imagination » (pouvoir de reproduire ou de créer ce qui n’est pas immédiatement présent à nos sens), l’« entendement » (pouvoir de connaître) et la « volonté ». C’est elle qui est centrale dans le libre arbitre et on peut la définir, en tout cas pour l’instant, comme la possibilité de choisir et 1. Au xvie siècle, celui-ci affirme en effet (contre Érasme, par exemple) la « nonliberté » de la volonté humaine (die Unfreiheit des menschlichen Willens), arguant que l’homme ne peut trouver le salut par la seule décision de sa volonté, mais dépend entièrement de la Grâce divine. Nous reviendrons plus loin sur la dimension et l’origine théologiques du concept. Sur Luther et la Réforme, on peut notamment consulter l’ouvrage classique de L. Febvre, Martin Luther, un destin, Paris : PUF, 1999 (1929). 2. Voyez par exemple comment Ph. Descola montre que nos représentations sur ce que sont la « nature », la « culture », etc. sont des représentations largement construites culturellement. Outre Par-delà nature et culture, regardez notamment ses cours au Collège de France : http://www.college-de-france.fr/site/en-philippe-descola/ course-2004-2005.htm 189

POSTFACE PHILOSOPHIQUE

donc d’initier un acte ou une pensée. Votre question consiste donc à demander si le toxoplasme interfère avec cette faculté, s’il impose des choix qui ne seraient pas réellement voulus par nous. Or cette possibilité de choisir suppose notamment que nous nous trouvions face à des options distinctes, par exemple fumer ou s’abstenir de le faire… Comme dans Smoking/No Smoking, le film d’Alain Resnais ! Exactement, ce film pose le problème du libre arbitre et de la contingence de nos actes. Les options sont presque infinies : choisir de s’approcher d’une personne (ou d’un rat) ou plutôt prendre ses jambes à son cou, ou même décider de lire cette postface ou au contraire de refermer le livre… La volonté serait donc la force qui permettrait de choisir en conscience, librement et pour, tout dire, souverainement, entre plusieurs options. Ce pouvoir serait d’ailleurs tel que Descartes, au xviie siècle, affirme que la liberté se manifeste même en choisissant le mal ! Choisir le mal, par exemple commettre un meurtre ? C’est l’hypothèse qu’étudie Gide, si l’on peut dire, dans Les Caves du Vatican. Le personnage de Lafcadio pousse « par curiosité » un homme par la porte d’un train en marche. Il ne le connaît pas, n’a rien contre lui mais veut expérimenter sa liberté – entre autres choses, sur lesquelles nous reviendrons. N’avez-vous pas vous-même déjà eu cette pensée : et si je poussais cet(te) inconnu(e) sous un bus ou du haut d’une falaise ? Euh, comment dire… Certains estiment que « nous portons en nous un bourreau réticent, un criminel irréalisé »3. Voyez notre goût pour les films et séries 3. Cioran, « Double visage de la liberté », Précis de décomposition, Paris : Gallimard, 1977 (1949).

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sanglantes, qui connaissent un succès planétaire ! Elles reprennent des histoires non moins violentes qu’on trouvait dans les pièces de Sénèque ou de Shakespeare. C’est pourquoi Cioran affirme que « la liberté est un principe éthique d’essence démoniaque  »4. Autrement dit, c’est un principe de choix moral, qui est potentiellement dangereux, notamment parce qu’il permet de s’opposer à la morale (comme le ferait un « démon »). Mais, en un sens, Descartes l’avait déjà suggéré : commettre un acte immoral en connaissance de cause constituerait certes un moindre degré de liberté, car non « raisonnable », contraire à la sagesse5. Mais il demeurerait néanmoins possible, signe incontestable d’un pouvoir en nous, dont nous pouvons faire – ou non – bon usage6… À vous entendre, cela semblerait inquiétant la liberté ! Mais est-ce qu’elle existe ? Si ça se trouve, nous sommes déterminés ! Ne serait-ce que par le toxoplasme. C’est possible… mais vous posez au moins deux questions : tout d’abord, quand un individu est infecté, le parasite influence-t-il sa volonté ? D’autre part, disposons-nous, par principe, d’un libre arbitre ou bien sommes-nous déterminés dans nos actes, quoi que nous ­fassions ? La réponse à cette interrogation est encore plus difficile ! Sartre, par exemple, reconnaît que la liberté est un « fardeau », pour reprendre votre idée d’« inquiétude », mais il admet l’existence du libre arbitre7. D’autres auteurs, au contraire, soutiennent que ce n’est qu’une erreur (sans intention) voire une illusion (qui suppose un désir, comme par exemple l’illusion de Colomb d’avoir découvert les Indes). 4. Ibid. 5. Descartes, Lettre à Mesland du 9 février 1645. Aucune édition n’est indiquée car la plupart des œuvres de Descartes sont librement consultables en ligne. 6. Cioran, « Double visage de la liberté », Précis de décomposition, Paris : Gallimard, 1977 (1949). 7. Sartre, « La liberté cartésienne », Situations philosophiques, Paris : Gallimard, 1990. 191

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Qui a raison selon vous ? Votre question est difficile car elle soulève une interrogation « métaphysique », autrement dit ce domaine qui excède ou dépasse (meta) le monde « physique » (objet d’expérience). Nous pouvons bien sûr réfléchir et étudier des arguments mais n’attendez pas une réponse scientifique, c’est-à-dire… physique en l’occurrence. Vous voulez dire que c’est une question sans réponse ? Pas tout à fait car nous pouvons (voire devons) essayer de répondre et ce, sans forcément tomber dans l’arbitraire. Nous pouvons par exemple essayer de savoir d’où vient cette question, pour savoir ce qu’elle vaut. On appelle cela une méthode « généalogique ».

ORIGINES DU « LIBRE ARBITRE » D’accord. Je vous pose donc la question : d’où vient l’idée de libre arbitre ? et pourquoi l’utilisons-nous au quotidien ? Là encore, vous posez au moins deux questions… Commençons par examiner la validité du concept de libre arbitre car cela impose de faire un peu d’histoire… et de théologie. Ce n’est guère surprenant, après tout, si l’on s’avise que nous héritons d’expressions et de représentations, qui sont le fruit de nos cultures superposées et entremêlées et si, d’autre part, les représentations religieuses ont été et continuent à être prégnantes dans nos sociétés parfois pensées comme sécularisées8.

8. Pour une correction de cette vision du monde, on se reportera notamment à l’ouvrage collectif dirigé par P.L. Berger sur la « désécularisation » du monde (Le Réenchantement du monde, Paris : Bayard, 2001).

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU

LE LIBRE ARBITRE, UN HÉRITAGE EMBARRASSANT ?

Vous voulez dire que nos croyances sont le fruit du passé ? Oui ou du moins en partie car il y a toujours des réélaborations mais aussi des « strates » superposées, comme l’évoque notamment le philosophe et psychanalyste Castoriadis9. Nous sommes aussi les produits de l’histoire, que ce soit à l’échelle collective comme à l’échelle individuelle, d’un point de vue géologique comme – à certains égards – d’un point de vue psychique. Pour le libre arbitre, il me semble – sans en avoir l’absolue certitude – qu’on peut faire remonter la notion aux débats sur… le mal. Quel rapport entre le mal et la liberté ? Est-ce votre idée de pousser un inconnu sous un bus ? Oui mais pas seulement. Pourquoi commettons-nous le mal – y compris quand nous ne tuons pas nos semblables mais simplement quand nous leur faisons de la peine ? Pourquoi, alors que nous connaissons en général notre devoir, ne le faisons-nous pas toujours ? On aura reconnu la vieille formule d’Ovide, dans un cadre antique : video meliora, proboque, deteriora sequor (« je vois le bien, et je l’approuve, mais je fais le mal »). Mais aussi pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi y a-t-il du mal dans la société mais aussi pourquoi voit-on les êtres chers mourir et pourquoi nous-mêmes… J’ai l’impression de reconnaître aussi un problème religieux : si Dieu est bon, pourquoi y a-t-il du mal ? et s’il est toutpuissant, puis-je être libre ? ! 9. À défaut de consulter L’Institution imaginaire de la société, un peu aride au premier abord, on pourra se reporter à ses conférences et articles réunis dans Les Carrefours du labyrinthe, en Seuil. Pour une introduction sur l’Imaginaire, voir notamment S. Klimis, L. Van Eynde (éd.), Cahiers Castoriadis n° 1, L’Imaginaire selon Castoriadis. Thèmes et enjeux, Bruxelles : Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2006. 193

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C’est tout à fait ça. Ce sont des questions qu’il est difficile de ne pas poser, en tout cas dans le cadre monothéiste où vous admettez la bonté de Dieu et sa toute-puissance… Il n’est pourtant pas certain qu’il y ait une réponse unique ni que ces questions soient correctement formulées ni même qu’elles soient pertinentes. Par exemple, peut-être les maladies ne sont-elles un « mal » que du point de vue des organismes infectés alors que, du point de vue des bactéries ou des virus, c’est seulement un processus biologique, moralement indifféremment. Je comprends, les guerres sont un mal du point de vue humain, mais non du point de vue du toxoplasme qui amplifie peut-être l’agressivité en augmentant le taux de la ­testostérone… Oui, on pourrait dire ça. Mais la pensée humaine tend à unifier imaginairement ces effets. C’est ce que montre très bien Paul Ricœur à propos des « mythes » sur le mal et notamment un… que vous connaissez forcément. Sur le mal, en lien avec la liberté ? Oui. Hmm… c’est de notre faute si nous souffrons et sommes mauvais ? C’est l’histoire du « péché originel », théorisée notamment par Augustin au ve siècle de l’ère chrétienne – la nôtre, même sans être croyant(e). Autrement dit, nous sommes potentiellement mauvais car nous avons fauté et nous souffrons (par exemple de maladie et de mort) pour la même raison. Vous voyez que cette idée est encore présente dans nos représentations. Comprenez le problème : dans un cadre polythéiste… 194

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Vous suggérez que notre liberté serait limitée par l’infection par le toxoplasme en raison du « péché originel » ? Attendez, nous n’y croyons plus forcément à ces histoires de dieu unique et a fortiori de dieux qui envoient la foudre ou les épidémies ! Peut-être, ce n’est pas si sûr. N’oubliez pas, d’une part, que l’histoire de l’humanité et même des civilisations ne se réduit pas au cadre intellectuel qui est actuellement le nôtre, en Occident. Songez que la majeure partie de l’humanité a été et reste encore croyante. Songez aussi que la croyance selon laquelle « la » science allait régler tous les problèmes de l’humanité (le scientisme) a fait en partie long feu. Certains suggèrent même que nous assisterions à un mouvement de « retour du religieux », non pas certes sous sa forme traditionnelle mais comme un « bricolage » de représentations hétérogènes, et parfois même contradictoires10. Par exemple une pincée d’immortalité de l’âme et de réincarnation, alors que ce serait une absurdité dans le cadre chrétien ou musulman, pour prendre des religions largement répandues aujourd’hui. On peut être un scientifique rationaliste et être croyant car il ne s’agit pas de la même réalité ou, plus exactement, parce que la science ne peut pas répondre à ce type d’interrogations. J’ajouterais que nous ne sommes jamais complètement rationnels et que, même si nous n’y croyons pas, nous pouvons réfléchir à deux fois avant de passer bravement sous une échelle ou de croiser un chat noir… surtout depuis que nous savons qu’un sur deux est infecté par Toxoplasma gondii ! D’accord mais on n’y croit pas toujours comme autrefois. Vous avez raison, la croyance admet des degrés. Croire que Dieu existe ou que le bus va venir, croire que je vais mourir ou qu’il existe des pays dans le monde ou même croire et pratiquer d’une part et, 10. Cf. D. Hervieu-Léger, Le Pèlerin et le converti, Paris : Flammarion, 2001. 195

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de l’autre, me dire qu’on ne sait pas trop, tout cela ne constitue pas des attitudes absolument équivalentes. Mais c’est un ouvrage à part entière que cette question appelle11. Cela dit, votre « autrefois » reste un peu méprisant. Vous suggérez que nous sommes plus savants et plus sages qu’« autrefois ». Mais c’est quand même vrai : regardez le progrès des connaissances scientifiques, de la médecine… Je laisse de côté la question de savoir si la médecine est (et doit être) entièrement une science. Vous avez raison sur le progrès des connaissances scientifiques… réfutables, comme vous le savez. Mais est-ce le cas d’un point de vue social ? spirituel ? environnemental ? C’est moins certain12. Cela étant, votre question portait au départ sur le libre arbitre et j’aimerais essayer d’y répondre. Je vous suis mais je n’ai pas le choix, de toute façon, puisque c’est vous qui me faites parler… C’est vrai mais c’est vous qui avez commencé à douter de la pertinence du « libre arbitre »… et j’espère malgré tout compter sur votre approbation. D’accord, allez-y. Je disais donc que, pour les systèmes polythéistes, qui cherchent à donner sens au monde, une lutte des dieux entre eux peut légitimer la présence du mal, qu’il soit commis ou subi. Certains dieux sont 11. Sur la croyance, outre Hume (Traité de la nature humaine), on pourra utilement consulter l’ouvrage de P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris : Seuil, 1992. 12. Cf. La critique de C. Lévi-Strauss contre le « faux évolutionnisme » et l’idée que les civilisations possèdent, chacune à leur niveau, des qualités propres, Race et histoire, Paris : Gallimard, 1987, p. 27 sq.

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même explicitement et officiellement imaginés comme mauvais. Ce sont eux qui causent le chaos, les maladies, ou la guerre comme, entre mille exemples, ceux que le panthéon égyptien représente sous les traits de Sekhmet (qui apporte la maladie et la mort) ou de Seth (dieu de l’orage et du désert, qui lutte contre les forces du « bien » incarnées par Horus)13. Mais ce cadre suppose une « théomachie », un combat des dieux entre eux – de même que les Grecs imagineront une « gigantomachie », combat des dieux et des géants, comme la Théogonie d’Hésiode. Or ces représentations deviennent problématiques avec l’émergence d’une divinité exclusive et unique dans la Torah, la Bible hébraïque (que nous nommons communément « Ancien » Testament… d’un point de vue chrétien).14 Vous faites référence au judaïsme parce que c’est le premier monothéisme ? Oui, encore qu’on ne sache pas exactement si c’est le premier, ni même si c’est un « monothéisme » au sens strict15 mais c’est évidemment l’un des premiers et un cadre fondamental de notre culture et

13. Certains chercheurs, comme Thomas Römer, soulignent d’ailleurs les parallèles entre Seth et le futur dieu des Hébreux. Voir ses passionnants cours au Collège de France, consultables librement : http://www.college-de-france.fr/site/thomas-romer/ index.htm 14. On considère que la destruction du deuxième Temple, en 70 de l’ère chrétienne, marque un changement profond dans les croyances et les pratiques. On parle alors de judaïsme « rabbinique » ou « talmudique », lorsque les rabbins commentent et rédigent la Mishna (mise par écrit de la « loi orale ») puis la Guemara – l’ensemble formant le « Talmud » à partir du ive-ve siècle. L’évolution est évidemment plus complexe dans le détail. 15. Certains ont émis l’hypothèse que la religion d’Aton pourrait être l’ancêtre du monothéisme. Cf. « Aux origines du monothéisme », Le Monde de la Bible n° 124, 1er janvier 2000. Sur la nature complexe du premier judaïsme, voyez aussi O. Keel et C. Uehlinger, Dieux, déesses et figures divines. Les sources iconographiques de l’histoire de la religion d’Israël, Paris : Cerf, 2001, ainsi que l’appendice de P. Veyne, « Polythéismes ou monolâtrie dans le judaïsme ancien », Quand notre monde est devenu chrétien, Paris : A. Michel, 2007, p. 235 sq. 197

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de nos représentations, qu’on soit croyant ou non (au sens commun du terme). Or, dans ce cadre, nous connaissons l’histoire de Sodome où le problème du mal est renvoyé à la punition des hommes et le Livre de Job (plus tardif, semble-t-il) où il est renvoyé au mystère de la divinité. Lorsque Dieu s’adresse à ce personnage malheureux mais resté croyant, il lui demande : s’il connaît les « portes de la mort » ou encore « les lois du ciel16 ». Autrement dit, reconnais que tu n’en sais rien… C’est une façon un peu rapide mais pas forcément fausse d’interpréter la parole divine ! D’ailleurs Job confesse son ignorance et Dieu le récompense. Le problème est que cette réponse nous laisse un peu sur notre faim. Pourquoi en est-il ainsi et « pourquoi moi », demandait Job ? La réponse de ses amis (tu as sûrement commis quelque faute) n’était plus satisfaisante. La question vaut naturellement pour le mal que l’on subit mais aussi celui que l’on pourrait commettre. Or, si nous sentons en nous des tendances qui nous portent à mal faire, estce seulement un effet du destin, des dieux ou de Dieu ? Mais si notre nature – qui inclut peut-être le toxoplasme, si j’en suis infecté ! – est potentiellement orientée au mal, n’est-ce pas la preuve que notre nature (voire la nature dans son ensemble) n’est pas si bonne ? Je l’avais dit : nous sommes déterminés ! Et de plus par un « créateur » qui ne serait pas bon lui-même ? Une divinité omnisciente, omnipotente et mauvaise serait une perspective inquiétante… Mais elle n’est pas impossible. On peut sinon imaginer que Dieu soit « faible » (voyez par exemple Hans Jonas dans Le Concept de Dieu après Auschwitz) ou bien qu’après la création Il (Elle ?) se soit retiré(e) du monde pour laisser la liberté à l’homme, 16. Job, 38, trad. Segond.

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comme l’envisage la mystique juive. Ou encore qu’il n’existe pas. Bref, les options sont ouvertes… En tout cas, au ve siècle de l’ère chrétienne, Saint Augustin reprend le problème de la compatibilité entre Dieu, le mal et la liberté humaine. Si Dieu a tout prévu, demandet-il, comment puis-je être libre de mes actes ? Mais si je ne suis pas libre (par exemple de croquer ou non le fruit défendu ou même de provoquer un accident de la route sous l’influence du toxoplasme), n’est-ce pas Dieu qui est responsable de mes actes, donc du mal que je commets ? Augustin raisonne entre deux mondes – l’Antiquité et le Moyen Âge, le polythéisme et le monothéisme. Et il essaie de trouver une réponse dans le cadre de la religion chrétienne (et monothéiste) qui va être la sienne tant du point de vue culturel, à son époque, que d’un point de vue personnel et familial (sa mère était chrétienne et il s’est lui-même converti). Pourquoi ce « cadre », comme vous l’appelez, s’est-il développé ? Il est difficile de vous répondre ! D’une part, le cadre est complexe car il mobilise des éléments qui sont tout autant sociaux que politiques, moraux, économiques, militaires, religieux, etc. D’autre part, nous connaissons (à peu près) la trajectoire des événements passés mais nous devons nous méfier de la tendance à croire que cette direction était la seule possible. Autrement dit, gardons-nous de penser que, puisque cela a eu lieu, il devait nécessairement en être ainsi17. La croyance aux « lois de l’histoire » semble passée de mode… On pourrait le formuler ainsi. Je ne prétends d’ailleurs pas faire exception aux modes ou du moins aux cadres qui sont les nôtres. En tout cas, du seul point de vue intellectuel, les réponses mythologiques 17. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris : Seuil, 1979. 199

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et polythéistes au problème du mal attribuaient à des forces non humaines (Destin, divinités, matière, etc.) la cause du mal et cela n’était plus satisfaisant. Ricœur suggère que le monothéisme aurait développé une théodicée pour… Qu'est-ce qu’une « théodicée » ? Littéralement, le terme se décompose en theos, dieu et dikaion, juste. L’idée est que Dieu est juste et qu’il ne peut être considéré comme la cause du mal. Il s’agit d’innocenter Dieu et d’en accuser… l’Homme, seul responsable de ses actes. Ce qui nous conduit au libre arbitre ; il était temps ! Exactement, votre patience est (presque) récompensée. C’est au sein de cette représentation que le libre arbitre de la volonté a acquis une place centrale vers la fin de l’Antiquité ou le début du Moyen Âge. L’être humain, en effet, n’est plus représenté comme le jouet de forces qui le dépassent (le Destin, les dieux, etc.). Au contraire, la volonté humaine est jugée souveraine, en ce qu’elle peut choisir ou non de commettre le mal. Elle en devient dès lors seule responsable18. Dès lors, cette théorisation semble avoir profondément transformé le sens de ce que nous nommions, sans nous méfier, « la volonté ». L’idée de volonté n’existait pas dans l’Antiquité ? Je ne sais pas, sans doute pas sous la forme moderne, en tout cas. Dans le cadre antique, le vouloir est peu ou prou conçu comme une faculté de simple réflexion ou « délibération » limitée et finie19. Rap18. P. Ricœur, article « volonté » dans Encyclopaedia Universalis, vol. 9 et, plus largement, l’ouvrage que le philosophe consacre à la notion : Philosophie de la volonté. Tome I : Le volontaire et l’involontaire, Paris : Aubier, 1950. 19. Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, III, sur l’acte volontaire.

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pelons par exemple que la volonté d’Œdipe consiste soit à nier soit à revendiquer son destin – ce qu’il fait notamment à la fin d’ŒdipeRoi, dans la version de Sophocle – mais non à s’y opposer et a fortiori en changer. Il essaie, bien sûr, mais c’est voué à l’échec. Pour vous répondre, il faudrait analyser en détail les précédents chez Platon ou chez les Stoïciens par exemple. Avec le christianisme, et notamment sa théorisation par Augustin, Ricœur pense que la volonté a été pensée comme relevant d’une forme d’infini20. Le pouvoir paradoxal de choisir le mal, en désobéissant au commandement divin (goûter au fruit de la connaissance), serait en quelque sorte le signe d’une puissance fondamentale inscrite en l’Homme. Ainsi, lorsque nous parlons aujourd’hui de libre arbitre, nous réutilisons sans le savoir la vision chrétienne d’une volonté humaine (quasi) illimitée… Mais le toxoplasme, en influençant notre personnalité et nos actes, n’est-il pas un argument contre le libre arbitre ? Peut-être. Je dirais avec une pointe de provocation que le toxoplasme est un nouvel avatar de nos interrogations métaphysiques… Songez que ces questionnements sont anciens : au ve  siècle, par exemple, d’aucuns contestent déjà l’existence du libre arbitre – même si leurs raisons sont plus théologiques que physiques21. Les courants théologiques n’ont en effet rien à envier aux courants qui divisent et déchirent certains partis politiques contemporains… Au ve  siècle, Augustin n’invente pas la théorie du libre arbitre, il dit en entendre parler dans son entourage22. Mais il faut bien comprendre qu’il s’agit de réélaborations successives et que – si vous m’accordez cette 20. P. Ricœur, Philosophie de la volonté. Tome II : Finitude et culpabilité, Paris : Aubier, 1960. 21. Voyez par exemple le problème que pose le « Diable » (Muchembled, Une histoire du diable, Paris : Seuil, 2002) ou son équivalent (F. Decret, Mani et la tradition manichéenne, Paris : Seuil, 2005). 22. Augustin, Les Confessions, VII 3 et le Traité du libre arbitre, qu’Augustin consacre au problème. 201

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comparaison – de même que la notion de « relativité », en physique, remonte au moins à Galilée, elle est malgré tout plus spécifiquement théorisée par Einstein, trois siècles plus tard… Augustin n’a donc pas inventé l’expression de libre arbitre. Non, mais il a contribué à lui donner une place centrale et, paradoxalement, problématique. Certains penseurs, à son époque, considèrent que l’homme dispose d’une puissance telle qu’elle lui permettrait de résister à ses passions, jugées néfastes23. Continuez, je trouve ça… passionnant. J’espère que vous l’entendez au sens moderne ! À l’époque d’Augustin, donc, les partisans de Pélage (ou « Pélagiens »24) affirment certes que le libre arbitre est un don divin (ce sont des croyants), mais qu’il permet aux hommes d’agir et donc aussi de se sauver euxmêmes ! Or cette vision semble excessive à Augustin – qui aura gain de cause et influencera largement la ligne « officielle » de l’Église. Lui estime au contraire que la nature humaine est trop corrompue pour espérer un salut sans le secours de Dieu. Il est en effet marqué par sa propre histoire (et ses « erreurs » de jeunesse, décrites avec une certaine complaisance destinée à justifier sa/la conversion, dans les Confessions). Mais il hérite aussi des conceptions manichéennes, qu’il a autrefois embrassées.

23. Une « passion » au sens antique du terme n’est pas un « hobby » ou un intérêt fort mais – c’est son sens étymologique de « pathos » – une souffrance que l’on subit. On conçoit donc que la plupart des penseurs antiques discréditent, sauf exception, lesdites passions. 24. M.-Y. Perrin, « La crise pélagienne », in J.-R. Armogathe (éd.), Histoire générale du christianisme, vol. I, Paris : PUF, 2010, pp.  457-460.

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Les conceptions « manichéennes » ? Il s’agit d’un courant, inspiré par un penseur persan du iiie siècle de l’ère chrétienne (Mani ou Manès), qui imagine que le monde est le lieu d’un affrontement entre le « Prince des ténèbres » et Dieu25, une sorte de « bagarre céleste » si l’on veut. C’est une vision assez étonnante ! Certes, et en partie contradictoire avec l’idée d’un Dieu parfait, donc du monothéisme, qui plus est… Mais elle a été marquante, par exemple sur l’idée du « Diable »… et je ne mentionne même pas les représentations politiques… Et le toxoplasme ? N’a-t-il pas justement quelques aspects « diaboliques » ? Vous avez peut-être raison. La question est alors de savoir si le toxoplasme n’influence pas nos comportements et notamment notre sexualité ! Or c’est cela que critique Augustin, qui insiste sur notre faiblesse et nos désirs mauvais26, qu’il nommera « concupiscence » Nous connaissons la suite de l’histoire : la « chair » est faible et nous serions tous pécheurs, donc soumis au mal… peut-être par la faute du toxoplasme – Augustin envisage bien sûr une autre hypothèse… Le toxoplasme serait donc une preuve contre l’existence du libre arbitre ? ! Si j’ai bien compris, le libre arbitre n’est pas infini puisque nos choix ne sont pas libres si nous sommes parfois incapables de résister à nos tentations. 25. F. Decret, Mani et la tradition manichéenne, Paris : Seuil, 2005. 26. Sur son expérience de vie et l’arrière-plan intellectuel, voir L. Jerphagnon, Augustin et la sagesse, Desclée de Brouwer : Paris, 2006. Sur la philosophie augustinienne, présentée de façon plus classique, voir notamment E. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris : PUF, 1987 (1929). 203

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Je ne parlerais pas de « preuve » mais d’argument qui trouve sa place dans un cadre général de réflexion. Considérez celui sur lequel nous réfléchissons : le problème d’Augustin était avant tout de comprendre l’existence du mal, tout en innocentant Dieu (principe de la « théodicée »). Si ni Dieu ni le Diable ne sont la cause de nos souffrances, c’est l’Homme qui en est seul responsable, on l’a dit. Mais comment comprendre que chaque bébé à naître, qui semble pourtant non seulement mignon mais encore innocent, soit marqué par ces tendances ? La réponse d’Augustin est claire : tous les hommes sont porteurs de la marque de la faute (ou « péché ») du premier homme et de la première femme, transmis de génération en génération. De là viennent à la fois, par exemple, le baptême dès l’enfance (par prudence…) mais aussi une certaine tendance à la « mortification » de la chair (par erreur de traduction d’Augustin, estiment certains spécialistes…27). La critique de la « chair » est le fait d’Augustin ? Pas seulement bien sûr. Il hérite lui-même de traditions antérieures (voyez nos fameuses « strates » imaginaires sociales) mais oui, il en est en partie responsable. Cela étant, la ligne officielle de l’Église viendra corriger en partie sa lecture mais non sans l’avoir d’abord validée, après le Concile de Trente (vers 1563)28. De façon plus générale, on peut dire que le christianisme est porteur d’un effort constant, pour tenir ensemble la toute-puissance divine et la liberté humaine ou encore la méfiance vis-à-vis du corps et son respect. Remarquons d’ailleurs que cette tension entre, d’un côté, un libre 27. En Romains 5, 12-15, au lieu de « par Adam, le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché », Augustin lit et comprend « par Adam, dans lequel tous ont péché, le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes ». Cf. Patrick Ranson, Richard Simon ou du caractère illégitime de l’Augustinisme en théologie, L’Âge d’Homme : Paris, p. 97-101. 28. G. Minois, Les Origines du mal, Fayard : Paris, 2002.

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arbitre autosuffisant et, de l’autre, un libre arbitre défaillant, constitue une ligne de crête – et parfois de faille – entre des courants opposés au sein du christianisme. Comment cela ? C’est par exemple une des différences qui séparent les Jésuites des Jansénistes, au xviie siècle. Rappelez-vous Pascal : contre les Jésuites qui estiment que le salut dépend très largement des actes humains, il réaffirme une forme de prédestination, au moins pour la plupart des individus. Par exemple, en termes contemporains, on dirait que le patrimoine génétique qui rend certains individus plus sensibles que d’autres à l’influence du toxoplasme fait partie de la prédestination. C’est un peu plus complexe car il s’agirait de « conditions » plutôt que de « prédestination ». Il faudrait alors dire que nous serions déterminés, de toute éternité, à développer l’infection, quoi que nous fassions… Il s’agit en tout cas d’une différence importante entre catholiques et protestants : Luther se revendiquera d’ailleurs d’Augustin en parlant de « vacillant arbitre29 ». Pour sa part, Augustin considère que si la volonté dispose d’une capacité à s’éloigner de Dieu, elle peut néanmoins être éclairée de l’intérieur par la « Grâce30 ». Elle seule peut la ramener vers le Bien. La volonté humaine ne saurait donc en aucun cas se sauver seule… et cette vision reste communément admise par les Églises chrétiennes. Notre propre vision du libre arbitre, comme volonté absolument souveraine (compte non tenu 29. M. Luther, « Du serf arbitre », in Œuvres, V, Paris : Labor et Fides, 1966, p. 83. 30. « Sans le Christ, c’est-à-dire sans sa grâce, nous ne pouvons rien faire de bon, tandis que pour faire le mal, il suffit de se séparer du souverain bien qui est Dieu. » Augustin, De gratia Christi, X, 11. 205

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de la part divine censée la guider vers le « droit chemin »), constitue donc un héritage lointain du pélagianisme… C’est cela le sens de votre titre « un héritage embarrassant » ? Vous ne pensez donc pas que ce libre arbitre existe ? C’est la question qui reste en suspens : le libre arbitre conserve-t-il encore une forme de pertinence ou faudrait-il y renoncer comme à un héritage caduc, issu de querelles d’un autre âge ? Voyons tout d’abord les arguments des partisans du libre arbitre, à commencer par ceux avancés par Descartes, au xviie siècle.

PERTINENCE (OU NON) DU LIBRE ARBITRE Pourquoi repartir de Descartes ? Avez-vous donc un si mauvais souvenir de Descartes ? Plus sérieusement, le travail de la philosophie consiste beaucoup à s’interroger à partir des arguments qui ont été avancés, en essayant de se les approprier et donc de les critiquer. Mais notre méthode n’est pas celle de la science expérimentale. Cela dit, nous sommes très intéressés par les recherches menées en sciences mais aussi, au-delà, par toute l’expérience humaine que nous pouvons nous approprier – de la littérature à l’histoire, entre autres choses. J’espère donc ne pas vous ennuyer en vous replongeant dans vos souvenirs de cours de terminale à propos du libre arbitre. Il faut voir. Mes souvenirs sont… anciens. Essayons ensemble. Descartes est un défenseur du libre arbitre et c’est souvent à ce titre, et à partir de lui de préférence à d’autres (par exemple Thomas d’Aquin, penseur chrétien du xiiie siècle) qu’on le 206

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présente au lycée. Dans le Discours de la méthode puis les Méditations métaphysiques – vous vous en souvenez peut-être –, Descartes entend refonder l’édifice du savoir (des sciences notamment) sur des notions absolument certaines et non pas seulement des opinions probables. C’est l’histoire du doute… C’est ça ! Il essaie de récuser tout ce qui est douteux pour faire émerger la vérité. Et vous vous souvenez quelle vérité émerge la ­première. Le cogito. Oui, le « je pense (cogito), donc (ergo) je suis (sum) » dans la version du Discours31. Mais aussi et surtout l’existence de « Dieu ». Car en un sens, sans Dieu, je n’existerais pas très longtemps et je ne serais a fortiori pas libre. Comment ça ? Pour Descartes, c’est parce que Dieu existe et qu’il n’est pas trompeur (il est « vérace ») que je peux être certain d’avoir un corps, de ne pas rêver en ce moment. C’est Dieu, dont l’existence est « démontrée » dans les Méditations, qui me garantit que je vais pouvoir exister de façon durable mais aussi connaître clairement et distinctement un monde non moins certain. Bref, Dieu me permet de sortir du doute sceptique. Pour la « démonstration » de l’existence de Dieu et sa critique – j’anticipe votre question – je vous renvoie à quelques 31. Descartes, Discours de la méthode, 4e partie. Dans les Méditations métaphysiques, II, la version est un peu différente : « cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. » (le texte est accessible dans de nombreuses versions électroniques ; pour une lecture bilingue, voir l’édition GF). 207

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arguments et ouvrages, de façon évidemment non exhaustive32. L’essentiel est de comprendre qu’à travers ce cheminement, Descartes affirme l’infinité de la volonté humaine, à l’image de la volonté divine. Autrement dit, si nous disposons ultimement du « libre arbitre de la volonté », cela viendrait de ce que l’homme a été fait « à l’image » de Dieu. Comme l’affirme la Bible ! Oui ou du moins comme l’affirme le deuxième récit de la « Genèse ». Pour mémoire, selon le premier récit, probablement inspiré par les mythes babyloniens, l’humain (Adam) serait une créature tirée de « l’humus » (la terre, adama en hébreu), à laquelle Dieu aurait ensuite insufflé un esprit, et dont il aurait dégagé postérieurement la femme… Dans la deuxième version, au contraire, l’homme et la femme auraient été faits « à l’image de Dieu ». On mesure évidemment la portée morale, sociale, politique, etc. de ces récits… Notamment sur l’égalité ou au contraire sur l’inégalité entre les hommes et les femmes. Les hommes en ont fait une question de hiérarchie alors qu’il s’agit d’une différence ! Le toxoplasme ne s’y trompe pas. 32. Les arguments les plus communs en faveur de l’existence de Dieu sont l’existence de miracles, le poids de la tradition ou du consensus humain, l’argument moral (sans Dieu, pas de civisme ni d’éthique), l’argument physico-théologique (le monde ne peut être le fruit du hasard) et l’argument ontologique. Pour Descartes, c’est la 3e et la 5e méditation, qui tentent de démontrer l’existence de Dieu (entre autres, par la présence en moi d’idées dont je ne peux être à l’origine, comme l’idée d’infini, ou encore par l’idée qu’un être parfait ne peut pas ne pas posséder aussi l’existence, bref l’argument « ontologique »). Ces « preuves » ont fait l’objet de critiques par Kant, dans la Critique de la raison pure (« Dialectique transcendantale », ch. III, 4e section). Si l’on hésite à s’y reporter directement, on pourra consulter d’E. Scribano, L’Existence de Dieu : Histoire de la preuve ontologique de Descartes à Kant, Paris : Seuil, 2002. Pour un exemple de discussion contemporaine, voyez le débat entre R. Dawkins (Pour en finir avec Dieu, Tempus Perrin, 2009) et K. Ward (Why There Almost Certainly is a God: Doubting Dawkins, Lion Book, 2008).

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Exactement, une « différence » n’est pas une « inégalité » ! Voyez l’importance du travail conceptuel qui se répercute aussi bien sur la différence des sexes que sur la valeur à accorder aux êtres humains et à leurs cultures… En l’occurrence, le récit biblique suppose et transmet une certaine représentation de l’Homme : une « créature » finie mais faite à l’image de son créateur. D’un côté, notre « entendement » est limité et imparfait : nous ne pouvons hélas pas tout connaître (nous sommes supposés n’être qu’une « image » de Dieu, non Dieu lui-même). Mais, de l’autre, nous pourrions toujours vouloir ou ne pas vouloir une chose, à l’image de ce que les hommes conçoivent d’ordinaire être la volonté divine. Le libre arbitre serait donc bien la parcelle de puissance divine, que nous porterions en nous, comme la « marque de l’ouvrier sur son ouvrage »33 selon Descartes. On retrouve bien ici la vision d’une volonté infinie et le libre arbitre serait le privilège de l’être humain, créé à l’image de Dieu. Les « bêtes », les animaux autrement dit, seraient, eux, animés par le seul « instinct », soit un comportement nécessaire et donc non libre34. Les rats et les souris infectés par le toxoplasme ne sont pas libres, mais agissent de façon opposée à leur intérêt. Leur « instinct » de rongeurs est manipulé par ce parasite. Sur ce point, Descartes pourrait répondre qu’une machine peut se dérégler. En tout cas, il ne reconnaît aucun libre arbitre aux animaux car il les croit dépourvus de conscience et de volonté. Mais la vision qu’a Descartes des animaux me paraît fausse !

33. Descartes, Méditations, III et Réponses aux secondes objections. 34. Dans le Discours de la méthode (partie 5), Descartes réaffirme cette thèse dans la Lettre à Mesland de mai 1644 : « pour les animaux sans raison, il est évident qu’ils ne sont pas libres, à cause qu’ils n’ont pas cette puissance positive de se déterminer ». 209

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Je le crois aussi, malgré les précautions d’usage. Il est relativement facile de montrer comment la démarcation de l’homme et des autres animaux est moins aisée à faire que ne le pensait Descartes… qui n’était pas aussi familier du toxoplasme que vous l’êtes ! Cela étant, Descartes cherchait à récuser les préjugés de son temps qui soutenaient l’existence de propriétés « animées » au cœur de la matière, depuis les animaux jusqu’aux hommes.

C’était la vieille idée aristotélicienne, reprise par la Scolastique, contre laquelle il ferraille pour imposer une physique purement quantitative, par « figure et mouvement ». On pourrait dire en quelque sorte que le succès de la physique moderne (galiléenne) s’est fait au détriment de la considération des animaux…

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Le « cadre » intellectuel ne justifie pas tout ! Vous avez raison. La question du « respect » à accorder (ou non) aux animaux fait d’ailleurs partie des débats éthiques contemporains35. En tout cas, les travaux éthologiques dont nous disposons permettent de moduler l’idée que la conscience et l’intelligence seraient l’apanage des seuls humains. Certes, on peut accorder que la faculté proprement langagière abstraite (et non seulement communicationnelle), et donc le monde de symboles, est un trait spécifiquement humain. Mais certains animaux semblent bien capables de réponses autres que seulement réflexes ou instinctives, comme le montrent de nombreux travaux contemporains36. Qui plus est, l’histoire des démarcations « définitives » entre l’homme et l’animal est aussi l’histoire de modèles… régulièrement invalidés – par exemple sur le rire, le mensonge, des formes élémentaires de culture, etc. Mieux vaut donc faire preuve de la plus grande prudence lorsque nous affirmons que la « liberté » de la volonté serait inaccessible aux animaux, si nous l’accordons également aux hommes. Et pour l’argument fondé sur l’existence de Dieu ? Son étayage théologique fait autant sa force que sa faiblesse. Il repose en effet sur un postulat : si Dieu est parfait, alors il existe et il n’est pas trompeur, donc l’idée claire et distincte de libre arbitre est vraie. Mais peut-on admettre cet axiome sans restriction ? Y répondre imposerait de discuter chacun des arguments pour et contre l’existence d’un Dieu unique et parfait, et cela nous entraînerait… loin.

35. Voir par exemple E. de Fontenay, Sans offenser le genre humain, Réflexions sur la cause animale, Paris : Albin Michel, 2008. Voir aussi P. Singer, Les animaux aussi ont des droits, Paris : Seuil, 2013. 36. Entre autres exemples, on peut citer J. Proust, Comment l’esprit vient aux bêtes, Paris : Gallimard, Essais, 1997. 211

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Je suis d’accord, d’autant qu’on ne peut ni prouver ni infirmer quoi que ce soit sur le sujet. Certains s’y sont essayés, sans succès à mon avis. Renvoyons en tout cas aux ouvrages qui essaient de prendre position sur la question… ainsi qu’à la réflexion de chacun(e). En tout cas, dans l’hypothèse où l’on n’accorderait pas à Descartes cet axiome (et cette croyance), il n’est pas certain que cet argument en faveur de l’existence du libre arbitre soit encore pertinent. Donc, sans Dieu pas de liberté ? En partie seulement car Descartes ne s’en tient pas là. Son propos vise surtout, dans le contexte du xviie siècle, à montrer que le libre arbitre est parfaitement compatible avec la position officielle de l’Église catholique. Descartes est très prudent en la matière… Mais, en bon philosophe, il propose d’autres arguments, que nous pouvons essayer d’analyser ensemble. Nous sentons et expérimentons, écrit-il, que nous pouvons faire une chose ou nous en abstenir37. L’argument renvoie au vécu de chacun, que ce soit dans mes pensées ou dans mes actions. Par exemple, comme lorsque je sens que je peux fumer ou… pire, pousser un innocent sous un bus ? Oui – mais est-ce à dire que si une personne était « coupable », vous la pousseriez sous un bus ? En tout cas, Descartes mentionne plus précisément nos pensées et pas seulement nos actions. Il rappelle qu’il nous est toujours possible de « suspendre » notre jugement, soit pour maintenir notre ancienne croyance, soit pour… ne rien

37. Voir notamment Descartes, Principes de la philosophie, I, article 39 : « Notre liberté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons ». Le doute et la suspension de notre jugement constitueraient des expériences de notre liberté.

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décider38. Je peux par exemple être incité à faire confiance à une personne qui me sourit dans la rue ou je peux aussi choisir de m’en méfier (surtout si je me trouve non loin d’un bus en approche…). Oui, je peux choisir, en apparence. Car le degré de ma confiance ne dépend peut-être pas de moi : imaginez que mon niveau de confiance soit modifié par le toxoplasme, dont je serais l’hôte ! C’est bien possible mais n’est-il pas envisageable, malgré tout, de se « raisonner » ? Ou au moins d’opposer une représentation du danger à ma confiance. Descartes affirme qu’il reste même possible de refuser un résultat mathématique, qui semble vrai ! Au-delà, on peut faire valoir que l’histoire des sciences offre plusieurs exemples de théoriciens qui ont maintenu foi dans leurs théories, alors même que les calculs semblaient les invalider… Vous voulez dire que le doute est une faiblesse alors que la « suspension » du jugement serait une force ? Exactement. Le doute est un état de trouble dont il faudrait s’affranchir mais la suspension du jugement peut être vue comme un acte de liberté, qui témoignerait d’une extraordinaire force de la volonté (faite « à l’image de Dieu », rappelez-vous). Cette idée de « suspension » du jugement (épochè) renvoie à une vieille tradition de la pensée gréco-latine. On la trouve par exemple chez les philosophes Sceptiques, pour qui la vérité ne nous est pas forcément accessible (peut-être est-ce le cas… ou non, comme le pense par exemple Sextus Empiricus). Il importe alors de suspendre son jugement pour ne pas être troublé, en attendant d’en savoir davantage et de… bricoler ce qui fonctionne (Sextus était médecin). Cette forme de prudence 38. Ibid. 213

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méthodologique (skepsis, dont dérive « scepticisme », veut dire « examen ») n’est d’ailleurs pas forcément une mauvaise chose, tant qu’elle ne revient pas à dire que tout est faux. C’est la même prudence méthodologique, scientifique cette fois, qui a guidé le récit sur le toxoplasme, en insistant, par exemple, sur la différence entre une causalité et une corrélation. Tout à fait. La méthodologie scientifique s’inspire en partie du scepticisme… philosophique, même si elle s’en sépare ensuite. À titre anecdotique, rappelez-vous entre autres que « Ph. D. » signifiait originairement « Philosophy Doctorate » et que Newton écrivait un ouvrage de Philosophie naturelle… Au-delà des Sceptiques, et bien qu’opposés à eux (notamment parce qu’ils croient en une providence à l’œuvre dans le monde), les Stoïciens affirment également que je peux toujours choisir de suspendre mes représentations, qui seraient entièrement en mon pouvoir. Par exemple, si je viens d’apprendre le décès d’un proche (peut-être tombé sous les coups de l’assassin du bus), il m’est possible – avec un peu d’entraînement… – de prendre le parti de ne pas m’en affliger. Le décès (ou la douleur physique, etc.) est une simple « information » et je peux choisir de ne pas souscrire à l’idée selon laquelle il faudrait, en plus, être triste39. Facile à dire… Vous avez raison mais personne n’a dit que la liberté était facile ni même qu’il était aisé de devenir un sage accompli ! Cette approche a au moins le mérite de rappeler que la philosophie n’a pas seulement une visée de connaissance (ou de « théorie »), elle

39. Cf. Epictète, Manuel et la distinction célèbre entre « les choses qui dépendent de moi » (mes représentations) et ce qui n’en dépend pas (les événements, la maladie, etc.).

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est aussi et peut-être avant tout une activité « pratique », une manière de vivre ; la connaissance y aide évidemment40. Est-ce à dire que je serais plus sage si je connaissais mon statut face au toxoplasme ? Pour le cas particulier du toxoplasme, ce n’est pas certain. Comme l’a rappelé le livre que vous venez de lire, se savoir infecté ne changerait sans doute pas la connaissance que nous porterions sur nousmêmes. Pour la croyance au libre arbitre, en revanche, il est possible que cela modifie le regard et le comportement que nous portons sur nous-mêmes et sur autrui. Comment cela ? Il nous arrive parfois de nous irriter contre un butor qui se montre borné, agressif, insultant, etc. Pourquoi ? Parce que nous imaginons qu’il ne dépend que de lui – de son libre arbitre – d’agir autrement. De même que nous pouvons nous reprocher de ne pas nous comporter comme nous le devrions… Par exemple lorsque j’interromps quand on me parle ? Ou quand je donne un conseil qu’on n’a pas sollicité ? Exactement. Mais ces reproches et cette irritation naissent de la croyance que la volonté pourrait suffire à nous faire agir différemment. Remarquez, inversement, combien rares sont les personnes à s’indigner contre la pluie qui mouille ou le toxoplasme qui contamine ! Dans ces cas-là, nous pensons – en règle générale… – qu’il s’agit là de phénomènes physiques et biologiques Autrement dit, nous ne nous représentons pas là une volonté ou une intention libre de nous nuire. 40. Cf. P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris : A. Michel, 2002. 215

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Mais un individu agressif peut agir autrement qu’il ne le fait ! Je suis d’accord. Mais est-ce si aisé pour lui d’agir autrement ? N’est-ce pas entre autres l’effet d’une mauvaise journée, de soucis de famille ou de travail, voire d’une éducation déficiente ? S’agit-il réellement d’un choix libre et souverain de sa part d’être borné ou/et agressif ? Cela peut naturellement être le cas et l’idée d’un « c’est plus fort que moi » ou d’un « c’est mon caractère » est une excuse bien commode… Mais on peut également considérer qu’il est à peu près inévitable de tomber sur des butors, parce que de nombreuses personnes sont d’abord victimes de leurs affects – sinon du toxoplasme. Mais cela reviendrait à justifier tous les mauvais comportements ! Comprendre n’est pas justifier, vous répondrait Spinoza, toujours au xviie siècle. Notez bien qu’il encourage vivement les gens à être plutôt raisonnables et joyeux que passionnels et tristes (l’agressivité et le ressentiment sont des formes de tristesse) ; il essaie même de réfléchir aux conditions sociales et politiques pour rendre cela possible41. Mais il rappelle aussi à quel point ce travail est difficile parce qu’il ne dépend précisément pas d’une simple décision de notre libre volonté. Dans tous les cas, savoir ce qui (nous) détermine permet de se sentir plus indulgent voire plus sage. Tel est d’ailleurs le vieil espoir de la philosophie, depuis au moins Socrate : « sophia » désigne aussi bien la « sagesse » que le « savoir ». Ce lien est-il pour autant nécessaire ? Je serais peut-être plus circonspect. Plus sceptique donc ? Oui ! Quand Descartes reprend et entend dépasser le doute sceptique, il veut surtout montrer la puissance de notre volonté et donc 41. Spinoza, Traité politique.

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celle de notre « libre arbitre », dont nous pouvons faire l’expérience. Il écrit ainsi : « nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne42 ». Autrement dit, il peut certes exister des influences internes (par exemple une envie de fuir plutôt que de rester) mais rien ne me pousse absolument à suivre cette impulsion. Par exemple, si je sais qu’un assassin au bus rôde dans cette rue dangereuse, je peux choisir de passer outre, malgré mes émotions et mon premier mouvement… Ne fais-je donc pas l’expérience évidente, sentie, que je décide librement d’agir ou de m’abstenir d’un acte ? N’est-ce donc pas l’effet de la liberté que nous expérimentons, à défaut de pouvoir complètement la prouver ? Mais si j’agis sous l’influence d’une drogue qu’on aurait mise dans mon café à mon insu, ou sous l’influence d’un parasite comme le toxoplasme ? Je peux avoir l’impression d’agir librement alors que c’est une illusion… C’est exactement ce qu’objectera Spinoza. « Un enfant qui a faim, écrit-il, s’imagine qu’il désire librement le lait qui le nourrit ». De même, «  l’homme ivre est persuadé qu’il prononce en pleine liberté d’esprit ces mêmes paroles qu’il voudrait bien retirer ensuite quand il est redevenu lui-même43 ». Ils confondent l’impression de liberté et la réalité de cette liberté. Autrement dit, sentir une chose ne garantit pas qu’elle soit vraie. Pour paraphraser Nietzsche, on doit rappeler qu’une croyance ne prouve que sa force et non sa vérité ou, avec Lacan, que le « senti-ment »…

42. Descartes, Méditations métaphysiques, IV. La plupart des textes de Descartes sont disponibles en ligne, par exemple sur le site des classiques des sciences sociales : http://classiques.uqac.ca/classiques/Descartes/descartes.html 43. Spinoza, Lettre à Schuller (outre sur Internet, on pourra notamment la consulter dans l’édition Flammarion, Traité politique et lettres, trad. Appuhn, 1995). 217

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Et Descartes n’a rien à opposer à ça ? Si, mais principalement l’argument du Dieu vérace : cette idée de libre arbitre est « claire et distincte » donc elle est vraie en raison de la garantie divine. Mais nous avons déjà dit qu’elle reposait sur un postulat discutable. Descartes avait donc tort. En réalité, Descartes est conscient de ces difficultés et il a essayé d’y répondre. D’une part, il essaie de repenser l’unité du corps et de l’esprit, en convoquant l’idée d’« union substantielle », afin de dépasser le dualisme corps-esprit (les deux sont pensés comme très étroitement liés et non pas seulement distincts)44. D’autre part, il essaie de montrer, dans un ouvrage tardif (Les Passions de l’âme), que la volonté doit en passer par des représentations affectives. L’être humain, en effet, sent aussi en lui des envies contradictoires, des sentiments qui le tiraillent. Il n’occulte donc pas, contrairement à ce que d’aucuns ont pu laisser entendre45, la dimension affective, émotionnelle et corporelle de l’existence humaine. Par exemple, il concède que si le bonheur dépend de nous, et que nous pouvons y parvenir grâce à notre volonté, « il y a des maladies qui, ôtant le pouvoir de raisonner, ôtent aussi celui de jouir d’une satisfaction d’esprit raisonnable46 ». Pensons par exemple aux maladies neurodégénératives… Il accorde même que « nous ne connaissons pas toutes les causes qui contribuent à chaque effet47 ». Toutefois, et de façon un peu paradoxale (sur un fondement métaphysique), il maintient que « notre libre arbitre » dépend 44. Cf. notamment J.-L. Vieillard-Baron (éd.), Autour de Descartes. Le dualisme de l’âme et du corps, Paris : Vrin, 2000. 45. Dans l’Erreur de Descartes, Damasio écrit des choses fondamentales sur le rôle de l’émotion dans le fonctionnement de la pensée rationnelle, mais il opère une lecture partielle de Descartes. 46. Descartes, Lettre à Elisabeth du 1er septembre 1645. 47. Descartes, Passions de l’âme, II, 145.

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de nous et, partant, que nous pouvons et devons expérimenter la liberté en désirant le bien48. Tout l’objet de son dernier propos sera de savoir comment faire bon usage de ces « mouvements de l’âme », qui sont des mouvements étroitement affectifs et rationnels. Ce sont alors aussi nos émotions qui nous permettent d’agir pour le bien… Soit mais il a quand même tort, non ? C’est bien ce que je disais en commençant : nous sommes déterminés. Vous seriez d’accord avec Spinoza, qui soutient un déterminisme absolu. Il est vrai que les arguments ne manquent pas pour contester l’existence du libre arbitre, et cela bien avant la découverte des effets du toxoplasme. C’est d’abord un état du corps (et de l’esprit49) qui provoque ses actions. Or le corps, dans la physique du xviie siècle – à commencer par celle de Descartes que reprend en partie Spinoza – est pensé comme une machine. Il est donc soumis à des mécanismes qui sont ceux de la nature. Seulement Descartes essayait de « sauver » l’âme en affirmant qu’elle n’est pas matérielle et, en tant que « substance pensante », il affirmait qu’elle était d’un ordre différent, celui de la liberté50. Mais Spinoza récuse cette vision dualiste : ce qu’on appelle « corps » et ce qu’on appelle « esprit » ne sont que l’endroit et l’envers d’une même réalité unique (qu’il appelle « nature » ou… « dieu »). Or la comparaison avec les lois physiques est flagrante : une pierre qui roule (à supposer qu’elle soit également consciente) croit être à l’origine de son mouvement, alors qu’elle subit seulement l’effet de mouvements antérieurs, de la chute des corps, etc.

48. Ibid., II, 144. 49. Spinoza ne les oppose pas mais essaie au contraire de les penser comme l’envers et l’endroit d’une même réalité, considérée soit du point de vue matériel, soit du point de vue de la pensée (on dirait, d’un point de vue subjectif). 50. Ce sera par exemple la « solution » de Kant, un siècle plus tard : dans la Critique de la raison pratique, il postule un monde de la liberté, non soumis aux lois de la nature, pour que la possibilité même de la morale soit envisageable. 219

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Mais nous ne sommes pas des pierres ! Je vous le concède volontiers. Il n’empêche : biologiquement, nombre de nos comportements sont causés par des phénomènes dont nous n’avons pas conscience. Toxoplasma gondii, soit, mais surtout tous les déterminants biologiques qui nous poussent à agir (hormones, neurotransmetteurs…). Dans Les Caves du Vatican que nous avons cité tout à l’heure, le personnage qui commet un meurtre (Lafcadio) est aussi mû par des raisons (psychiques), quoi qu’il en dise : curiosité, orgueil, envie de se prouver quelque chose, etc. Il n’y a rien de « gratuit », rien de surnaturel ou qui du moins serait « absolument souverain ». Nous percevons seulement des effets, écrit Spinoza, et les prenons pour des causes, mais c’est une illusion51. Peut-être même le fait de naître fille ou garçon, qui semble dépendre d’une infection ou non de la mère par le toxoplasme ! Vous en savez plus que moi sur le sujet. Je pense en revanche aux hormones qui favorisent les comportements amoureux ou encore les « clichés » (empreintes infantiles) décrits par Freud, dans le choix de nos partenaires52 ; pour faire bref, nous chercherions toujours une image du passé, que ce soit au plan physique ou intellectuel. Nous sommes déterminés dans le choix de nos partenaires ? Je crois que oui, si on suit ces approches, qui semblent assez justes, et pas seulement au regard de la psychanalyse ou même la littérature 51. Spinoza, Éthique, II, 35 : « les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres ; et cette opinion consiste en cela seul qu’ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes par où ils sont déterminés » (trad. Appuhn). Le texte intégral de l’Éthique est disponible en plusieurs traductions sur http://www.ethicadb.org 52. Freud, « La dynamique du transfert » (1910), in La technique psychanalytique, Paris : PUF, 1953, pp. 50-51.

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universelle, qui nous transmet aussi une vraie leçon de sagesse53. Songez par exemple que certaines études de sociologie montrent que nos comportements, y compris ceux que nous croyons « personnels » et « privés », sont largement conditionnés par des effets sociaux. Durkheim, par exemple, au début du xxe siècle, a essayé de montrer que le suicide n’était pas d’abord un choix libre et individuel mais l’effet de causes sociales, telles que le fait d’être un urbain ou un rural, jeune ou vieux, marié ou célibataire, etc.54 Et il ne connaissait pas le rôle du toxoplasme ! Pierre Bourdieu a également essayé de montrer – dans une perspective marxiste – que nos orientations politiques, le choix de nos études, nos goûts esthétiques… et jusqu’au choix de notre partenaire, étaient bien plus le fruit d’un conditionnement social, de classe, que d’un hypothétique libre arbitre55. Et pourtant lorsque nous affirmons haut et fort nos « valeurs » et nos goûts, c’est bien parce que nous croyons qu’ils sont les nôtres, que nous sommes libres de les avoir ou non. Peut-être même est-ce fondamentalement pour cela que nous croyons au libre arbitre. Comment cela ? Les religions et la philosophie ne sont pas les seuls à croire que nous sommes libres ; la justice et la morale laïques aussi. Lorsqu’on nous impute la responsabilité d’un délit, n’est-ce pas dans l’idée que nous aurions pu ne pas le commettre ? Autrement dit que nous disposons – sauf cas d’aliénation reconnus par la loi, mais qui demeurent

53. Voyez par exemple comment Tristan et Iseut ou Roméo et Juliette nous permettent de réfléchir aux causes de la passion : rôle de l’interdit, répétition d’un comportement névrotique, désir passionnel de mort, etc. Cf. D. de Rougemont, L’amour et l’Occident, Paris : 10/18, 1971. 54. Cf. Durkheim, Le suicide, Paris : PUF, 1967 (1897) à consulter également ici : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/durkheim.html 55. Pour une présentation claire et synthétique de P. Bourdieu, voir notamment A. Accardo, Introduction à une sociologie critique, Paris : Agone, 2002. 221

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rarissimes56 – d’une volonté capable de s’y opposer, par exemple au meurtre du passant poussé sous le bus. Vous ne pouvez pas non plus évoquer l’infection par le toxoplasme pour réclamer de la clémence quand vous recevez une amende pour excès de vitesse ! Notre morale raisonne sur le même principe : pourquoi une action est-elle jugée « bonne » ? Parce que nous imaginons que nous aurions pu agir différemment ; par exemple, malgré notre tendance au vertige, nous sommes montés dans l’arbre sauver ce petit chat (et ce n’était pas Toxoplasma gondi qui nous guidait). Mais n’est-ce pas une illusion ? Vous voulez dire que la société repose sur ce qui est peut-être une illusion ? Vous m’avez bien suivi. N’êtes-vous pas vous-même une voix fabriquée artificiellement pour notre conversation ? Vous jouez sur les mots : il y a bien une personne réelle qui lit actuellement ces lignes.

56. 0,17 % seulement des cas en 1998, et cela notamment sous l’effet de la pression de l’opinion, selon D. Salas, La volonté de punir, Paris : Fayard/Pluriel, 2005 p. 94.

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Je l’espère. Mais si je crois en effet ne pas être dans un rêve (comme dans Les Ruines circulaires de Borgès) ou dans une « matrice » électronique (comme dans le film des « frères » Wachowski)57, cela ne veut pas dire que toutes nos représentations communes soient exactes. Du moins si l’on suit Spinoza dans sa dénonciation du libre arbitre comme une illusion. Et vous pensez que Spinoza a raison ? J’aimerais vous retourner la question. Qu’en pensez-vous à présent ? Croyez-vous d’une part que la « volonté » puisse être libre et absolument souveraine ou bien qu’elle ne soit qu’une somme de petites « volitions » (des petites tendances en lutte) ? Dans ce cas, dire « je veux » serait une illusion fondée sur l’impression d’homogénéité de la conscience et du « moi »58. Croyez-vous d’autre part que le libre arbitre existe bel et bien ou, au contraire, qu’il ne soit qu’une illusion utile, soit pour culpabiliser les « pécheurs » soit pour faire fonctionner la société ? Et dans ce cas, est-ce alors la liberté dans son ensemble qui est problématique ou bien seulement la forme du libre arbitre ?

PROBLÈMES DU DÉTERMINISME À dire vrai, je ne sais plus trop. Tant mieux, vous êtes dans « l’embarras » (dans « l’aporie », pour parler comme Socrate, autrement dit dans une difficulté due, 57. Cf. Borgès, « les ruines circulaires », in Fictions. Sur la question posée par le film Matrix (en 1999), voir l’analyse antérieure d’H. Putnam : « Des cerveaux dans une cuve », in Raison, vérité, histoire, Paris : Minuit, 1984, p. 11 sq. 58. Nietzsche, « Les Quatre grandes erreurs », dans Le Crépuscule des idoles ; la critique du « moi » substantiel se trouve déjà chez Hume, Traité de la nature humaine, I. 223

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étymologiquement, à une « impasse » ou une « absence de passage ») voire dans le doute.

C’est une des voies pour commencer à philosopher. Laissez-moi seulement vous proposer une dernière distinction. À supposer même qu’on admette le déterminisme, comme le fait Spinoza – ce qui ne va pas forcément de soi ! – cela n’implique absolument pas une quelconque fatalité. Le déterminisme n’est pas le fatalisme. Que voulez-vous dire ? La notion de déterminisme est, elle aussi, ambiguë car polysémique. Soit on la définit comme une causalité sans aucun mystère (par exemple sans miracle) et, dans ce cas, elle définit bien le cadre rationaliste de la science moderne. À ce titre, le déterminisme est un simple principe de causalité. Soit on va plus loin et l’on veut dire que, étant donné qu’il n’y a pas d’exception à la causalité, pour une intelligence qui connaîtrait l’ensemble des séries causales, l’ensemble des événements s’enchaînerait de façon nécessaire. N’est-ce pas le démon de Laplace ?

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Oui, on peine à sortir d’une vision « diabolique »… Même s’il est probablement moins déterministe qu’on ne le dit souvent, Laplace est un peu spinoziste lorsqu’il pense à cette « intelligence » (il n’écrit pas « démon ») qui pourrait tout prévoir, si elle avait connaissance de l’ensemble des séries causales59 ; entendez d’ailleurs le conditionnel de la formule… Je dis « un peu » en tout cas car, pour Spinoza sans doute, cette vision du divin s’apparenterait à une vision anthropomorphique. Mais ce second sens du déterminisme permet néanmoins de comprendre qu’au regard des processus naturels, donc aussi psychiques, tout est (ou serait) déterminé ; une cause est déterminée par une précédente et cela à l’infini60. Par exemple, je suis contaminé par le toxoplasme parce que j’ai mangé une salade non lavée ; si je ne l’ai pas lavée, cela vient de mon éducation ; or mon éducation vient elle-même de ma famille – qui se trouve elle-même inscrite dans une culture, etc. Le problème est que cette vision du réel exclut non seulement le libre arbitre mais aussi la contingence. Ça se complique : qu'est-ce que la contingence ? C’est assez simple (au moins à définir) : la non-nécessité. Une chose peut être ou ne pas être. Ne pensez pas à Hamlet (qui s’interroge sur le suicide) mais au toxoplasme : je peux être infecté par le toxoplasme… ou non. On peut raisonnablement soutenir qu’il n’est pas écrit d’avance, dans le livre du destin, que je doive être contaminé, par exemple si je lave ma salade, m’abstiens de manger de la viande crue, etc. C’est un modèle probabiliste qui ne contredit pas le principe de causalité mais qui peut admettre l’existence de la contingence. Évidemment, ça ne le garantit pas non plus car c’est une croyance d’ordre métaphysique (qui dépasse le questionnement

59. Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Courcier,‎ 1814, éd. électronique en ligne. 60. Cf. Spinoza, Éthique, II, prop. 48. 225

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physique, pour aller vite). C’est le genre d’interrogations que vous trouvez par exemple dans le roman de Diderot, Jacques le fataliste. Mais ce n’est pas la même chose de soutenir d’un côté que tout a une cause et, de l’autre, que tout est entièrement prévu à l’avance ! Précisément. C’est pourquoi il me semble qu’on peut être « déterministe » au premier sens du terme (« causaliste » ou rationaliste si vous voulez) sans admettre la nécessité absolue ni, a fortiori, le fatalisme (tout est écrit d’avance, soit par un Dieu omnipotent et omniscient, soit par des « lois » nécessaires – de la physique, de l’histoire, de l’économie, etc.). Pour Spinoza, vous comprenez donc pourquoi il est déterministe mais pas fataliste. Il y a des séries causales mais si nous agissons sur ces séries causales alors les effets seront différents. Par exemple, si je mets en place des institutions (sociales, politiques, économiques…) raisonnables, alors il est possible que les gens le deviennent aussi ou, du moins, qu’ils s’efforcent de l’être. C’est ce qu’il essaie de montrer dans son Traité politique, par exemple. Mais cette modification suppose un libre arbitre. Pas nécessairement… si vous me passez l’expression. Si un chat sur deux est infecté par le toxoplasme, ma probabilité d’être infecté est peut-être plus forte si je nettoie la litière de mon charmant félin. Mais rien ne m’oblige à le faire sans précaution. Pour le reste, je peux essayer de m’en préserver, par exemple en évitant de manger des steaks tartares, en lavant bien ma salade et mes mains, etc. Peut-être même mon organisme sera-t-il capable de résister à l’infection et il n’est, de toute manière, pas certain que je développerai des symptômes. Bref, c’est une forme d’indétermination sous conditions de causalités multiples. N’est-ce pas en partie transposable à l’échelle des comportements sociaux en général ? 226

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Cela étant, je crois que vous avez raison sur un point : Spinoza raisonne avec un modèle de loi qui est celui de la physique déterministe (celle des boules de billard), des xviie et xviiie siècles. Or vous le savez aussi bien et sûrement mieux que moi : depuis lors, de nombreux modèles probabilistes ont été développés. De ce point de vue, le modèle du xviie a – en partie – vécu. Vous voulez dire qu’on peut concevoir des lois… de l’incertain. Oui, c’est pourquoi le cadre est probabiliste et non plus déterministe (tout serait prévisible à l’avance). Cela dit, les scientifiques feraient bien de se méfier. L’idée de « loi » résulte en effet d’une rencontre étonnante – et un peu suspecte – entre un rapport explicatif (par exemple la relation nécessaire entre l’accélération et la masse) et un rapport prescriptif (le meurtre est interdit et puni). Autrement dit, la notion de « loi » possède probablement un arrière-plan moral voire religieux61. Peut-être mais ce que vous dites vaut pour la notion de loi en général, et non pour telle loi en particulier, par exemple la loi de la gravitation. C’est possible. Mais les lois que nous constatons – celle de gravitation, pour reprendre votre exemple – sont-elles les seules possibles ? Sont-elles même nécessaires ? Par exemple, nous savons qu’elles n’ont pas toujours existé (lorsqu’on s’approche des premiers moments de l’univers, selon la théorie du modèle standard du « big bang », en remontant au temps de Planck) et qu’elles ne valent pas à toutes les échelles (notamment quantiques). Mais peut-être auraient-elles 61. Cf. J.-M. Levy-Leblond, article « loi » de l’Encyclopaedia Universalis, édition en ligne. 227

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pu être autrement. Sommes-nous même certains qu’elles existeront toujours, comme le demande Hume, dans une perspective… sceptique62 ? Nous ne disposons en effet que d’inférences : jusqu’à présent, les choses se sont toujours comportées ainsi – du moins depuis un certain temps et dans certaines situations – mais en ira-t-il toujours de même toujours et partout ? Pire encore, sommes-nous assuré(e)s qu’il s’agit de « lois » de la réalité ou plutôt de modèles avec lesquels nous pensons et maîtrisons le réel ? Mais elles marchent ! Elles nous permettent de faire des prévisions, de faire fonctionner nos machines, par exemple de faire voler des avions. Vous avez raison, la technique moderne connaît ses succès incontestables. Mais sommes-nous sûrs de savoir exactement ce qui se passe ? Cela « marche », c’est indéniable. Mais est-ce « la » réalité comme telle ? Voyez par exemple comment la « loi » de la gravitation newtonienne, qui semblait pourtant une loi certaine et nécessaire de la nature (et même de Dieu, selon Newton), a été radicalement modifiée par la relativité générale63… Vous voulez dire que nous raisonnons avec des modèles humains qui sont en évolution et qu’ils ne sont jamais complets ni définitifs ? Vous m’avez parfaitement compris. C’est d’ailleurs une définition poppérienne de la science, comme vous le savez. Pour Spinoza, comprenez qu’il raisonne à partir d’une physique qui n’est pas fausse mais partielle. Elle fonctionne pour les boules de billard mais plus difficilement pour les humains… et déjà mal pour les cellules. 62. Cf. la section 4 de l’Enquête sur l’entendement humain, édition en ligne. 63. Cf. F. Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein, Paris : PUF, 1999.

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Il n’admet pas la contingence et je crois –  c’est une thèse métaphysique, que je ne peux pas prouver – qu’il a tort. Les choses peuvent être ou ne pas être, disait déjà… Aristote, au moins à l’échelle de notre monde (c’est le problème des « futurs contingents »). Il est nécessaire soit que je ne sois pas infecté soit que je le sois (même si je l’ignore) mais il ne me paraît pas nécessaire que l’une des branches de l’alternative advienne plus que l’autre (suis-je vraiment prédéterminé à être infecté par exemple ?). On peut même imaginer que de nouvelles propriétés « émergent » au fur et à mesure de la complexité des systèmes, sans être réductibles aux propriétés des systèmes « inférieurs ». Par exemple, les « lois » qui décrivent le fonctionnement des atomes, au niveau microscopique, ne rendent pas compte des phénomènes qui émergent au niveau de l’ADN ; eux-mêmes ne décrivent pas tout ce qui se produit dans une cellule… pas plus qu’un organisme ne se réduit aux propriétés de chacun de ses organes. Que dire alors de ce que nous appelons « conscience » 64 ? 64. Cf. Ph. Clayton, Les origines de la liberté. L’émergence de l’esprit dans le monde naturel, Salvator, 2012. 229

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Mais alors la liberté pourrait bien « émerger » à un certain niveau de réalité ! Peut-être. Tout dépend comment vous l’entendez. À l’échelle individuelle, par exemple, je suis largement conditionné par mon milieu familial, social, mon contexte culturel, mes expériences, etc. Mais je suis aussi, pour cette raison, le résultat de tendances et courants qui peuvent s’opposer. Ce que nous appelons par exemple « personnalité » est un résultat complexe et souvent mouvant. L’influence du toxoplasme ne serait que l’un des très nombreux facteurs et probablement pas même le plus important. L’identité, en un mot, n’est pas une donnée complètement stable et certainement pas homogène mais peut-on dire qu’elle est un acte du « libre arbitre » ? Votre question est rhétorique. C’est vrai mais, au plan collectif, a fortiori, une révolution politique peut éclater (ou non), sans qu’il existe forcément des « lois » de l’histoire (divines ou économiques). Cela ne va pas dire, inversement, qu’il y ait là un pur effet d’arbitraire, a fortiori le résultat de la décision libre et éclairée d’un individu ou d’un peuple65. Vous voyez que, dans ces deux cas, on peut essayer de dépasser l’alternative qui poserait soit une nécessité absolue soit une volonté souverainement libre. Bref, comme la croyance, la liberté est peut-être susceptible de degrés… Mais alors que serait la liberté si ce n’est pas le libre arbitre ? Excellente question ! Je n’ai pas de réponse définitive. Je vous propose simplement de réfléchir à celle que propose Spinoza : se libérer

65. Cf. P. Veyne, op. cit. (1992).

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suppose de faire effort pour prendre conscience des causes qui nous déterminent. Par exemple prendre conscience de l’influence du toxoplasme ou des conditionnements sociaux ? Oui, par exemple, ou encore des forces affectives qui nous déterminent plutôt à agir en nous mettant en colère, à imiter l’état psychologique d’autrui, à vouloir toujours avoir raison, etc. Il s’agit avant tout de sortir de l’ignorance et de la servitude qui lui est liée66. Lorsque nous ignorons ces influences, nous nageons en pleine illusion de liberté et c’est à ce moment que nous sommes les plus asservis… et les plus manipulables67. Cela concerne aussi bien la biologie (notre cher toxoplasme par exemple) que les influences sociales ou psychologiques. Par exemple, il est amusant de voir que Descartes reconnaissait être attiré par les filles atteintes de strabisme (forme probable de l’« empreinte » affective théorisée par Freud) mais qu’il dit en avoir pris conscience et, ainsi, si on le croit, s’être dégagé de cette attirance68. Donc nous pouvons nous rendre libres ! Je ne suis pas sûr que nous soyons jamais complètement libres. La libération n’est pas encore la liberté. Par exemple, au plan politique, se libérer d’un dictateur n’implique pas forcément qu’on soit vraiment 66. Voir par exemple le début du Traité politique de Spinoza. 67. Voyez par exemple J.-L. Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble : PUG, 2002. 68. Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647 : « Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. » 231

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libre, qu’on s’autodétermine en « suivant sa nature », par exemple69. Mais nous pouvons travailler à nous libérer, à devenir un peu plus libre, et même à œuvrer pour que les autres le soient davantage – ce qui exclut probablement de pousser notre prochain sous un bus… C’est ce qu’essaie de démontrer Spinoza, notamment dans l’Éthique, en montrant que la liberté (et la joie) de chacun est accrue par celle des autres, grâce à la connaissance (et d’autres éléments). N’est-ce pas aussi, modestement, l’un des objectifs de ce livre, qui vous fournit des éléments d’explication et de réflexion ? Mais alors qu'est-ce que la vraie liberté ? Vous vous souvenez peut-être que Pierre Desproges prétendait que lorsqu’un philosophe vous répondait, on ne comprenait plus sa question70. Il avait tort ! Je trouve que vous avez compris la question. Il vous reste à chercher une réponse qui soit la vôtre. Je vous souhaite donc bon courage et beaucoup de joie, notamment en approfondissant les éléments de bibliographie mentionnés dans les notes en bas de page… Vous voulez dire que vous m’abandonnez ? Non, je vous accompagne jusqu’au seuil où vous n’avez plus besoin de moi. C’est à vous de savoir comment vous allez définir votre liberté et construire votre propre éthique. De toute façon, je vois que le livre se termine ici, donc je n’ai pas le choix ! En effet, rien n’est encore écrit… Mais n’est-ce pas une vraie chance ?

69. Cf. Spinoza, Éthique I, définition 7 : « J’appellerai libre une chose qui existe par la seule nécessité de sa nature, et qui n’est déterminée à agir que par elle-même » (trad. Appuhn). 70. P. Desproges, Fonds de tiroir, Seuil : Paris, 1990.

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ANNEXE

Toxoplasma gondii : manipulation adaptative et mécanismes d’action Vous voici de retour ! Un bel exemple d’ouverture. Je m’en réjouis. Le plaisir est partagé. Mais j’ai aussi un sens du devoir. Vous revenez donc par votre propre volonté. Si on peut dire car, d’après votre Ami le Philosophe, la liberté de ma volonté est presque aussi fictive que moi-même. Cependant, avez-vous entre-temps cherché à connaître la part du toxoplasme dans vos décisions ? Vous m’avez bien fait comprendre qu’à titre individuel ce serait une démarche aussi vaine qu’inutile. C’est en effet ce que je crois. Continuons notre conversation. Vous vous souvenez au début du livre de cette histoire du toxoplasme qui 233

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se rend compte qu’il s’est trompé d’adresse : au lieu de se nourrir aux dépens d’un chat, voilà qu’il parasite un rat. Il est alors logique qu’il cherche à influencer le rat, son hôte fortuit, de façon à améliorer ses chances de se trouver là où il pense qu’est sa place naturelle, dans le chat. Ainsi, pour que le rat puisse être attrapé et mangé par le chat, le toxoplasme manipule le comportement du rat : il diminue ses craintes et ses peurs, stimule ses activités tout en dégradant ses réflexes… … et surtout il transforme la répulsion qu’éprouve le rat sain d’esprit envers l’odeur de l’urine du chat en une attraction qui lui est fatale : le rat parasité par le toxoplasme est séduit par son prédateur. Et l’histoire elle-même est séduisante aussi, n’est-ce pas ! Elle illustre un ensemble de phénomènes observés dans la relation hôteparasite et l’interprétation qu’on en fait. Ces phénomènes ont été appelés « manipulation comportementale adaptative » : il s’agit ici des modifications du comportement de l’hôte induites par l’organisme qui le parasite de façon à, précisément, bénéficier au parasite. La définition classique postule ceci : les changements d’une ou plusieurs caractéristiques visibles de l’hôte (de son phénotype1) sont interprétés comme une « manipulation adaptative » s’ils résultent d’une action directe et spécifique du parasite sur son hôte et s’ils profitent au parasite. C’est donc une manipulation (le résultat d’une action directe et spécifique du parasite) et une adaptation (l’hôte s’accommode de la présence de ce visiteur non invité et change ses us et coutumes pour contenter l’intrus). Parmi ces modifications du comportement de l’hôte figurent celles qui permettent au parasite se propager, de mieux 1. Le phénotype est l’ensemble des caractéristiques visibles d’un organisme, morphologiques, physiologiques ou de comportement (taille, forme, couleur, féminin, masculin, allergique, peureux…). Le phénotype est en partie l’expression visible du génotype, qui définit le patrimoine génétique de l’organisme composé de différents gènes héréditaires. Le phénotype peut être influencé par l’environnement (par exemple la peau peut brunir sous l’effet du soleil) et l’alimentation (par exemple certaines formes d’obésité).

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trouver son hôte suivant : ainsi le rongeur infecté par le toxoplasme qui se précipite à la rencontre de son prédateur, le chat, est un modèle classique de la manipulation adaptative. Dans la perspective évolutionniste, c’est-à-dire se référant à l’évolution des espèces, dire qu’une modification est induite par une action spécifique et adaptative du parasite implique qu’elle résulte de la sélection naturelle. Quelles seraient alors d’autres causes possibles de modifications ? Une infection parasitaire, comme toute infection, provoque chez l’organisme infecté une réaction de défense. Elle mobilise son système immunitaire en relation étroite avec le système nerveux ; elle affecte aussi le métabolisme et ses divers processus biochimiques. Quand l’organisme est ainsi fragilisé, ses comportements sont modifiés. Par exemple on n’a pas faim. Exactement. Parmi ces divers effets, certains pourraient être bénéfiques pour le parasite, une sorte de sous-produit des réactions physiologiques de l’hôte. Dans ce cas, nous ne parlerons pas des manipulations adaptatives. Nous y reviendrons. Pourriez-vous citer quelques exemples de modifications de comportement qui sont spécifiques ? Ça m’aidera à ­comprendre. Volontiers, voici le premier. Vous connaissez la malaria appelée aussi paludisme. Cette maladie implique trois acteurs : un parasite, le Plasmodium, et ses deux hôtes, l’homme et le moustique du genre Anophèle. L’homme est l’hôte définitif2 du Plasmodium, l’Anophèle 2. Rappel : par définition, l’hôte définitif est celui qui héberge un parasite à l’état adulte mature sexuellement, l’hôte intermédiaire est celui chez lequel le parasite effectue sa reproduction asexuée. 235

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est son vecteur3. Le moustique (la femelle) s’infecte en piquant un homme infecté : se nourrissant de son sang, il avale le parasite. L’homme s’infecte en étant piqué par une Anophèle infectée qui régurgite le Plasmodium dans la brèche induite par la piqûre. L’homme nourrit le parasite ; parfois en devient très malade et, non soigné, il peut en mourir. Le parasite profite du voyage entre les humains, ses hôtes définitifs, grâce au moustique qui lui sert de moyen de transport. Or il a été observé que l’Anophèle préfère piquer les personnes déjà infectées ! Le Plasmodium fait que son hôte humain devient plus attirant pour le moustique. Et ce n’est pas tout. Le parasite altère aussi la sensation de satiété du moustique, qui piquera plus souvent, et mangera plus. Ainsi la probabilité de transmission du Plasmodium est doublement augmentée. Voici un autre exemple, l’infection des Éphémères Baetis bicaudatus par de petits vers ronds du nom Gasteromermis, qui appartiennent au très grand groupe des vers appelés nématodes. Là aussi la transmission des vers parasites repose sur les caractéristiques spécifiques de l’insecte femelle. Et alors que la morphologie et le comportement des femelles infectées par les vers restent inchangés, les mâles Éphémères infectés sont féminisés dans leurs organes sexuels et leur comportement. Ceci permet au ver d’optimiser l’utilisation de la nourriture et la finalisation de son cycle parasitaire. Et encore un autre exemple : les vers plats du genre Echinorhychus parasitent les poissons. À la suite de l’infection, le rythme respiratoire des poissons est accéléré, ce qui les force à nager dans les eaux plus oxygénées, plus près de la surface. Les poissons parasités deviennent ainsi plus facilement capturés par un oiseau de proie, hôte définitif. Les exemples des vers parasitaires manipulateurs sont multiples. Citons encore certaines guêpes qui 3. La maladie est dite à transmission vectorielle quand la transmission d’un agent infectieux a lieu par l’intermédiaire d’un insecte ou d’un acarien hématophage, appelé vecteur (ici l’Anophèle). Différents vecteurs transportent différents parasites, bactéries ou virus. La transmission est appelée trophique, quand l’hôte intermédiaire est mangé par l’hôte définitif (comme tout au long du livre).

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parasitent les araignées. Le soir où elle va tuer son hôte, la larve de la guêpe (du genre Hymenoepimecis) anticipe l’avenir en s’entourant de précautions ; elle induit l’araignée-tisserand (Plesiometa argyra) à construire une toile bizarre, inattendue, au lieu d’une toile ronde habituelle, un cocon qui va servir de support durable à la larve de la guêpe. C’est passionnant. C’est juste un petit échantillon. Ces exemples ne rendent pas compte de toute la richesse des interactions entre les hôtes et les parasites. Vous connaissez les mœurs des coucous qui font couver leurs œufs par d’autres oiseaux ? J’en ai entendu parler. La question se pose : pourquoi de multiples espèces d’oiseaux acceptent les œufs de coucou dans leur nid, aux dépens de leur propre progéniture ? Se peut-il que les conséquences de s’y opposer seraient plus graves que de céder à l’intrus ? Il a été observé que le coucou geai (Clamator glandurius) détruit les nids de ses hôtes pies bavardes (Pica pica) quand elles se rebellent. Ainsi le coucou « force » l’oiseau hôte à accepter ses œufs. Il se peut qu’avec l’évolution dans la population des oiseaux hôtes, la fréquence des gènes qui font accepter les œufs étrangers ait été enrichie par rapport aux gènes des oiseaux insoumis. Cette stratégie de manipulation parasitaire a été nommée « stratégie de mafia ». Les scientifiques évoquent d’autres ruses parasitaires, quand plusieurs parasites se servent auprès du même hôte. « La pratique du stop » : quand un parasite manipulateur et un parasite non manipulateur ont les mêmes intérêts de table, les mêmes hôtes intermédiaire et définitif, le non-manipulateur infecte préférentiellement un hôte déjà infecté par le manipulateur. Le manipulateur amplifie sa transmission, ainsi le non-manipulateur n’a rien à faire 237

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pour en profiter. Mais quand deux parasites manipulateurs infectent le même hôte intermédiaire mais que leurs hôtes définitifs sont différents, c’est comme s’ils prenaient le même train en voulant aller dans deux directions opposées. Ils vivent un « conflit d’intérêt ». Pour s’en sortir, un des deux parasites doit maîtriser la manipulation faite par l’autre, par un « piratage » ou par un « sabotage ». Remarquez que vos propos anthropomorphiques ne me font plus perdre mon calme ! Oui, nous avons fait un long chemin ensemble, c’était un chemin de 238 pages – jusqu’ici. Ce sont de très belles histoires et en particulier la nôtre, du toxoplasme faisant perdre la tête à un rat. Du point de vue du parasite c’est logique. Mais est-ce vrai ? Constater qu’un organisme réagit au cours d’une infection n’est pas difficile. Démontrer que les phénomènes que l’on observe résultent d’une action spécifique du parasite, et qu’elle lui profite, est une autre affaire. La plupart des effets sont communs aux infections, la fièvre, la fatigue, le mal de tête, d’autres peuvent être plus spécifiques d’un agent pathogène (une éruption, une douleur localisée, une toux) mais sans valeur adaptative pour lui. En pratique, il est difficile de différentier rigoureusement les manipulations parasitaires des réactions propres du corps. C’est d’autant plus difficile que le système immunitaire mis en marche par l’infection possède des interactions multiples et subtiles avec le système nerveux. Certaines molécules du système immunitaire activent le système nerveux. Comment dire alors si un comportement provient de l’action directe du parasite ou bien s’il dérive du système nerveux via le système immunitaire ? Prenons l’infection par la rage.

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Ce n’est pas un parasite. C’est exact, la rage est provoquée par un virus. Nous allons revenir aux questions posées au sujet de la manipulation par le toxoplasme. Le virus de la rage lui aussi vit dans le cerveau, ce qui lui donne d’amples facilités pour dicter quelques conduites singulières à son hôte. Certaines, comme vous le savez, sont spectaculaires. On dit bien qu’on est enragé quand on est très en colère. Surtout quand il s’agit de quelqu’un d’autre. Les animaux enragés sont agressifs et mordent. C’est la manière la plus efficace pour transmettre le virus de la rage. Il est facile d’imaginer que le virus se loge dans le cerveau précisément pour rendre l’animal agressif et se propager efficacement. Ce virus si astucieux est le fruit d’une sélection naturelle. Naturellement… Et en effet, on a montré que l’action directe du virus peut rendre compte des certaines altérations neuronales. Mais pas toutes. Car on a montré aussi que dans le cerveau, le virus de la rage est localisé préférentiellement dans les régions qui ne sont pas directement impliquées dans le contrôle de comportements agressifs. D’où l’hypothèse qu’au moins une partie des effets du virus de la rage est initiée par les molécules du système immunitaire, dont certaines stimulent les régions du cerveau qui régulent l’agression. Ce qui est intéressant, et va dans le sens de cette hypothèse, ce sont les observations d’une apparition des comportements agressifs dans certaines maladies neurologiques non liées au virus de la rage. Alors manipulation ou pas de manipulation ? Quand vous souhaitez une réponse simple dans un domaine complexe, vous risquez une réponse simpliste. Mais vous savez bien que nous ne tomberons pas dans ce piège.

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Je n’aurai donc pas de réponse définitive ! Exactement. Mais vous aurez de nouvelles questions et de nouvelles interprétations. C’est la démarche scientifique, énoncée au xxe siècle par le philosophe des sciences Karl Popper : les hypothèses ne peuvent pas être prouvées, elles peuvent être seulement réfutées. Nous considérons qu’une hypothèse est (hypothétiquement) vraie, quand elle a survécu assez longtemps aux tentatives pour la réfuter. Que ce soit coïncidences ou manipulations adaptatives, le fait est que les parasites exercent des effets manifestes sur leurs hôtes. Tenter de les comprendre, donc les analyser et ré-analyser, constitue un des sujets majeurs pour les parasitologues. Les premiers soupçons que les parasites puissent manipuler le comportement de leurs hôtes datent de presque un siècle. Cette idée a passionné les scientifiques ; nous avons tous besoin de construire des récits qui donnent sens à nos observations. Réciproquement, cette idée a stimulé des nouvelles recherches : le monde animal abonde en organismes parasités qui présentent des modifications phénotypiques compatibles avec l’idée de manipulation adaptative produite par la sélection naturelle. Ensuite, après un enthousiasme initial, d’ailleurs très fécond en découvertes interprétées presque systématiquement en termes de manipulation, est venu le temps de réexamens des phénomènes, fécond lui aussi, en nouvelles découvertes et nouvelles hypothèses. Et le toxoplasme ? Le rat infecté par le toxoplasme reste toujours un exemple emblématique de manipulation adaptative. Deux questions cependant sont posées par certains chercheurs : d’une part, est-ce que les changements de comportement des rongeurs conduisent réellement, dans la nature, à une prédation amplifiée, c’est-à-dire une transmission plus efficace du parasite ? Et d’autre part, quel est le poids réel du chat dans la transmission ? Autrement dit, est-ce que l’ampleur de la 240

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transmission verticale du parasite n’est pas sous-estimée par rapport à la reproduction sexuelle du toxoplasme dans le chat ? Alors quelle est votre idée à vous ? Même quand elles seront mieux documentées dans le monde présent, les interrogations demeureront quant à la sélection naturelle dans le passé ; les réponses resteront indirectes, ce qui ne veut pas dire sans intérêt. Une hypothèse féconde en découvertes est une bonne hypothèse quand elle est appliquée avec rigueur et discernement. Le rat rendu aventureux mais suicidaire par le toxoplasme reste un beau modèle. J’entends un silence. Vous n’avez plus de questions ? Si ! Dans cette optique de manipulation adaptative, parasiter un humain est-il, du point de vue du toxoplasme, juste une erreur ? Peut-être pas ! Il se peut que dans notre passé lointain les hommes aient servi d’hôtes intermédiaires utiles. Peut-être les modifications subtiles de comportement observées chez les humains infectés de façon chronique par le toxoplasme, dont d’ailleurs, nous l’avons appris, une certaine attraction pour l’odeur de l’urine de chat, seraient-elles des traces de notre passé de proies des grands félins sauvages ? Ce ne sont que des conjectures, mais elles ne sont pas infondées. Considérez ceci : les ancêtres du toxoplasme sont apparus avant l’évolution des mammifères ; quant à nos ancêtres à nous, le genre Homo, ils semblent être nés il y a environ 3 millions d’années. En ces temps-là, les grands chats chassaient peut-être les humains. Par exemple, sur le site préhistorique de Dmanisi dans le Caucase, vieux de près de 2 millions d’années, la patrie de Homo erectus georgicus4, les scientifiques 4. Voir par exemple : http://www.universalis.fr/encyclopedie/site-prehistoriquede-dmanisi-georgie/, http://www.hominides.com/html/lieux/dmanisi.php 241

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ont trouvé récemment des fossiles de grands félins. Les ancêtres du toxoplasme, des félins et des humains disposaient d’un moment de cohabitation assez long pour élaborer les compromis de coévolution. Et dont nous sommes les héritiers. Encore un beau récit ! Et un départ de nouveaux défis ? En effet. Voici ce qu’ont écrit les experts, dans un article qui a inspiré une partie de ce chapitre : « Bien que certaines des préoccupations [présentées en 2000 dans] un document intitulé “Manipulation du comportement de l’hôte par les parasites : un paradigme en perte de vitesse” soient bien justifiées, nous constatons que dans l’ensemble, l’étude de la manipulation est loin d’être en déclin. Ce domaine est en mouvement, il se développe dans une nouvelle ère caractérisée par des questions difficiles qui exigent des approches interdisciplinaires. Ces petits vers, ces minuscules protozoaires et ces virus sont sur le point de promouvoir la communication entre des groupes aussi disparates que les biologistes de la diversité, les épidémiologistes, les neuro-éthologistes et les écologistes de l’évolution – l’objectif jusqu’ici manqué par les grandes sociétés savantes. Si cela est une faiblesse, elle est la bienvenue. » (Frédéric Thomas, Shelley Adamo, Janice Moore. 2005. Parasitic manipulation: where are we and where should we go? Behavioural Processes 68, 185-199.)5

5. In the year 2000, Poulin published a paper entitled “Manipulation of host behaviour by parasites: a weakening paradigm?” (Poulin, 2000). Although some of Poulin’s concerns are well justified, we find that on the whole, the study of manipulation is far from being weak. If anything, it is moving into a new era, characterized by challenging questions that demand interdisciplinary approaches. These little worms, tiny protozoa and viruses are on the brink of accomplishing what has eluded large scientific societies – promoting communication among groups as disparate as conservation biologists, epidemiologists, neuroethologists and evolutionary ecologists. If this is weakness, then it is greatly desired. Frédéric Thomas, Shelley Adamo, Janice Moore. 2005. Parasitic manipulation: where are we and where should we go? Behavioural Processes, 68, 185-199.

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Et voici la dernière question que nous allons examiner : par quels mécanismes le toxoplasme exerce-t-il ses effets ? Comment le faitil ? Nous avons déjà mentionné brièvement ce sujet, ici et là, dans divers chapitres. Maintenant nous allons le traiter de façon plus systématique, mais également succincte. Une description plus complète nécessiterait un cours de vulgarisation préalable d’anatomie, de biochimie et de biologie moléculaire ainsi qu’une description des interactions entre les systèmes nerveux, immunitaire et endocrinien (qui sont loin d’être toutes élucidées). Signalons juste ici que les effets indirects du toxoplasme, via le système immunitaire, varient selon les molécules mises en jeu, entre l’immunosuppression et l’immunostimulation, avec le moment d’infection, le lieu de localisation des kystes… et autres. Les recherches sur les mécanismes d’action du toxoplasme dans son interaction avec les hôtes se sont focalisées autour de trois observations : la localisation dans le cerveau et les modifications de la synthèse des neurotransmetteurs, principalement la dopamine mais aussi la sérotonine, et des hormones, principalement la testostérone. La localisation dans le cerveau. Les études ont recherché un tropisme particulier du parasite pour les régions du cerveau impliquées dans la régulation de la peur et la prise de décision, l’amygdale, l’hypothalamus ventro-médian, le nucleus accumbens (qui signifie noyau appuyé contre le septum, la cloison entre les hémisphères cérébrales). Concentrés dans ces circuits neuronaux, les kystes avec leurs cycles de ruptures et reconstructions pourraient altérer les réponses de la peur et induire des comportements aberrants. À présent, la distribution des kystes des bradyzoïtes semble plutôt aléatoire résultant probablement des hasards des entrées des parasites transportés jusqu’au cerveau par les cellules dendritiques, appartenant au système immunitaire. Mais des explorations avec des techniques nouvelles sont en cours, car les avis des chercheurs sont encore partagés. Modification de la synthèse des neurotransmetteurs. On a découvert que le génome du toxoplasme possède deux gènes presque 243

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identiques aux gènes de mammifères impliqués dans la synthèse de dopamine, neurotransmetteur responsable de la récompense et du plaisir, mais aussi de la motivation. Ainsi l’augmentation de la synthèse de la dopamine résulte de l’action directe des deux gènes parasitaires. Le comportement atypique provoqué par le toxoplasme serait dû à l’augmentation de la concentration de la dopamine. À l’appui de cette thèse sont les observations de la réduction des effets du toxoplasme, chez l’animal et dans les cultures cellulaires, par les molécules qui empêchent l’action de la dopamine par l’inhibition de la liaison à son récepteur. L’augmentation de la concentration de la dopamine pourrait représenter le (ou un des) facteur(s) responsable(s) du rôle déclenchant la schizophrénie chez les personnes qui sont génétiquement prédisposées. Le toxoplasme pourrait également interférer indirectement, via le système immunitaire, avec la synthèse de la sérotonine. La diminution de la concentration de la sérotonine consécutive à l’infection pourrait être responsable de la dépression et du risque de suicide. Modification de la synthèse de la testostérone. La colonisation des testicules par le toxoplasme a été montrée chez le rat ; comme le cerveau et les yeux, c’est un organe d’un moindre accès pour le système immunitaire. L’augmentation de la synthèse de la testostérone qui en résulte pourrait induire un comportement « viril », non seulement sexuellement, mais aussi en termes d’agression plutôt que de défense. La piste testostérone ne peut être que partielle, puisque les rats et les souris femelles sont, elles aussi, atteintes de l’attraction fatale pour le chat. Chez l’humain, une hausse de la concentration de la testostérone a été mesurée chez les hommes et non chez les femmes, ce qui pourrait rendre compte des effets opposés sur le comportement selon les sexes.

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Vous parlez de préférence au conditionnel… Et vous comprenez maintenant pourquoi ! Nous tentons de réconcilier nos exigences de rigueur avec notre goût pour les certitudes éphémères. Cela me laisse un peu sur ma faim… Alors j’ai réussi à stimuler votre appétit ! C’est une vraie joie de partager ainsi sa passion.

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UN PARASITE À LA CONQUÊTE DU CERVEAU