Un jardin de sable
 9791090724426

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Un Jardin de sable

EARL THOMPSON

UN JARDIN DE SABLE Roman Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles Khalifa PRÉFACE DE DONALD RAY POLLOCK

MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE

Ce livre a été écrit par EARL THOMPSON (1931-1978), traduit par JEAN-CHARLES KHALIFA, numérisé par PATRICE MONASSIER, dédicacé à NELSON ALGREN, que l’auteur ne connaissait absolument pas et qui ne peut donc être tenu pour responsable, préfacé par DONALD RAY POLLOCK, et, en n, édité par DOMINIQUE BORDES (sur une intuition de NICOLAS NIZIOLEK), assisté de CLAUDINE AGOSTINI, MAËLIG BONNIFAIT, THOMAS DE CHÂTEAUBOURG, XAVIER GÉLARD, DOMINIQUE HÉRODY et JEAN-FRANÇOIS SAZY, di usé et distribué par HARMONIA MUNDI et ses équipes, promu auprès de la presse par ANNE VAUDOYER, promu auprès des libraires par VIRGINIE MIGEOTTE.

Monsieur Toussaint Louverture vous précise que ce livre est dépourvu de DRM. Vous l’avez peut-être acheté, peut-être pas. Toujours estil que maintenant, vous n’avez plus qu’à le lire. Et s’il vous a plu une fois votre lecture achevée, prêtez-le à vos proches, à vos amis si vous en avez envie, partagez-le si vous pensez que c’est nécessaire, mais parlez-en.

Titre original : A Garden of Sand. Copyright © 1970 by Earl Thompson. Copyright © 2008 by Donald Ray Pollock, pour la préface. © Monsieur Toussaint Louverture, 2018, pour la traduction française du livre et de la préface (traduction de Nicolas Niziolek). ISBN : 9791090724433 DÉPÔT LÉGAL : janvier 2018

Couverture: © Monsieur Toussaint Louverture. WWW.MONSIEURTOUSSAINTLOUVERTURE.NET

P R É FA C E

Quand j’étais ado, je passais beaucoup de temps à traîner chez ma tante avec mes cousins. On fumait des cigarettes, on regardait les trois chaînes de la télévision et on parlait de sexe, de rock’n’roll, encore de sexe et de ce qu’on allait faire quand on quitterait le coin. Mais à la longue, toutes ces discussions d’évasions, de Blue Cheer, et de lles qu’on ne pourrait jamais avoir, ça devenait barbant. Pendant l’un de ces silences, j’ai remarqué ce gros livre de poche que l’un de mes cousins avait acheté en ville, qui traînait sur la table basse. Merde, si vous voulez mon avis, le fait qu’il y ait un livre dans cette baraque était déjà en soi sacrément remarquable. Ce bouquin, c’était Un Jardin de sable, d’Earl Thompson et dans les mois qui suivirent, je l’avais lu cinq ou six fois. Plus tard, durant l’une de mes fugues, ce foutu bouquin me manquait tellement que je l’ai volé dans une boutique de St. Petersburg en Floride. Un Jardin de sable a été le premier livre à m’avoir donné envie de devenir écrivain, quelque chose que je m’étais juré d’accomplir après mon départ dé nitif de Knockemsti , ma ville natale. C’était en 1970 ou 1971, et je devais avoir environ quinze ans (ouais, ça m’a pris du temps). Je n’avais jamais rien lu de tel. D’accord, c’était rempli de sexe, de salauds, de crasse, d’alcool et d’une profonde pauvreté, mais, à sa façon triste et sordide, c’était également beau. Les personnages étaient vrais, tellement vrais que je les aimais et les détestais avec rage. Je n’avais jamais lu un livre avec des gens aussi proches de ceux avec lesquels j’avais grandi ici (même si le monde de Thompson était bien plus dur). Bien sûr, vous devez comprendre que je n’avais pas lu grand-

chose avant Un Jardin de sable, si ce n’est les livres de la petite bibliothèque de l’école d’Huntington, et il n’y avait rien, de près ou de loin, de similaire à Earl Thompson dans ses rayonnages. J’avais lu certains des livres « cochons » de mon père, même si je savais déjà à ce moment-là que le style était a reux. Earl Thompson, lui, savait écrire, et je suis rentré dans ce Kansas de la Grande Dépression comme en passant la ne moustiquaire pour rentrer chez ma tante. Un Jardin de sable fut le premier roman d’Earl Thompson et il en écrivit trois autres avant de mourir d’une rupture d’anévrisme en 1978, à l’âge de 47 ans, à Sausalito, en Californie. L’un d’eux, The Devil to Pay, a été publié à titre posthume. Aujourd’hui, peu de gens le lisent ou en ont entendu parler et c’est bien triste. Donc voilà où je veux en venir avec tout ça: il y a deux ou trois ans, j’ai décidé d’écrire une biographie d’Earl Thompson. Croyez-moi, je ne savais pas par où commencer, mais j’ai tout de même réussi à contacter son exécuteur littéraire, Gilmer Waggoner, qui avait aussi été le comptable de Thompson. Toutefois, Waggoner, un brave homme qui aimait Thompson et son œuvre, avait une santé défaillante, j’ai donc surtout correspondu avec sa femme, quelqu’un de merveilleux qui a réussi à me trouver les adresses d’un des enfants de Thompson et d’une de ses ex-femmes. Mais j’ai aussi commencé à découvrir que je n’avais pas la patience (ou l’argent) pour les recherches nécessaires. Beaucoup des événements de la vie de Thompson n’étaient pas faciles à trouver, et il avait bougé énormément. J’ai nalement abandonné et dit à Madame Waggoner que j’allais devoir reléguer le projet au second plan et me concentrer sur ma propre ction (une piètre excuse). Et depuis, je culpabilise à cause de cette décision, en partie parce que les Waggoner semblaient si enthousiastes à l’idée que quelqu’un allait en n rendre à leur ami la considération qu’il méritait, et aussi parce que j’estime devoir beaucoup à Thompson. Hier soir, quand j’ai décidé que j’écrirais sur lui, j’ai découvert que l’édition d’Un Jardin de sable était épuisée (la dernière édition de poche américaine a été publiée par Caroll & Graf en 2001). Il est vrai

p p qu’il est assez facile de se le procurer en occasion ici, mais bordel, c’est un roman qui ne devrait jamais être épuisé. Alors aujourd’hui, je vous encourage tous à l’acheter avant de rater votre chance (et s’il vous reste encore un peu de fric, prenez Tattoo, le suivant). Qui sait, si je n’avais pas les livres d’Earl Thompson, je n’écrirais peut-être pas aujourd’hui.   DONALD RAY POLLOCK

Vous aimez les jardins de sable bien ratissés  ? Alors vous allez adorer le Kansas. Côté relief, c’est plat, plat, plat. Ciel immense, océans de blé, William Inge, bars privés, cambuses de bord de route (bière Falsta ou High Life, chili et énorme juke-box), John Brown, Wild Bill Hickok, Carry A. Nation, Wyatt Earp le tordu, Pretty Boy Floyd et les ombres nombreuses de ces Indiens oubliés. Tous là dans la plaine, au milieu de cet océan de blé, sur ces prairies à bisons sous lesquelles, loin, très loin, les missiles intercontinentaux sont enfouis dans le schiste et le sel d’une mer préhistorique où rôdaient jadis les puissants mosasaures sous des cieux qui n’étaient pas perpétuellement nuageux. Là où John Brown et Pretty Boy Floyd auraient pu faire gagnant-placé dans n’importe quelle élection jusqu’en 1937, on compte encore plus de membres des clubs Townsend que nulle part ailleurs, à l’exception de Long Beach. Là où le base-ball pro rapporte des cacahuètes, mais où la ligue semi-pro peut attirer vingt-cinq mille fans pour un match débutant un mardi à une heure du matin entre les Hawaiians d’Honolulu et les Boeing Bo-Jets. État trop fort pour Bryan, mais État natal d’Alf Landon. Qui pencha pour Nixon, mais adorait Goldwater. Qui admirait John L. Lewis pour son opiniâtreté, mais n’a jamais rien lâché aux syndicats, nulle part. Qui a construit l’un des meilleurs systèmes éducatifs du pays, pour ensuite laisser les boy-scouts installer des mini-statues de la Liberté sur toutes les pelouses. Là où, quelle que soit l’époque, un gouverneur, fût-il aussi Républicain dans ses goûts que les vestes de sport de ce bon vieil Ike, réussit assez rarement son mandat même si l’électorat est

démocrate. Et même motif, même punition pour tous les élus locaux. Et si jamais l’adversaire du candidat sortant est d’une nullité si notoire que les électeurs reconduisent le gouverneur pour un second mandat, celui-là aura beau payer sa voiture et ses timbres qu’il n’en obtiendra pas un troisième. C’est bien pour ça que Willkie aurait pu cueillir l’État comme une eur. Là où les prédicateurs prêchent contre la «  connaissance charnelle des femmes  » comme s’il s’agissait d’un complot communiste et réclament des lois anti-tabac et anti-littérature obscène comme si l’un était une crypto-couverture pour l’autre ; là où les lles sont plus belles que dans tous les États voisins et à peine moins consentantes que celles des collines côté Missouri, et où la virginité avant le mariage (ou, en l’occurrence, la puberté) compte moins que la fréquentation assidue de l’église. Le calvinisme y est enraciné bien plus profondément encore que les silos à missiles, et les Amish plus respectés que les papistes. Ici, les femmes, échaudées de s’être entichées de Jackie Kennedy, ne se laisseront plus avoir par Jackie Onassis. Là où les descendants exilés des rebelles en fuite après la bataille de Culloden en 1746 étaient arrivés, venus des hautes terres américaines après la bataille de Shiloh, à nouveau en quête d’un endroit où des hommes las de la guerre et de sa rumeur pourraient, une bonne fois pour toutes, vivre comme ils l’entendent. Là où bonimenteurs de foire et fausses gitanes peuvent plumer le pigeon tous les jours, et où le sirop Typhon se vend mieux que le Johnnie Walker. Le calvinisme, d’ailleurs, peut y être mis à rude épreuve chaque été par n’importe quel Elmer Gantry au rancart, pourvu qu’il puisse louer un chapiteau et baratiner su samment les croque-morts locaux pour leur ra er chaises pliantes et éventails en carton. La fréquentation des églises traditionnelles baisse très sensiblement dès lors que le camion du revivaliste a fait son tour de village, sono à fond, et les chrétiens, qu’ils viennent un par un, en foule ou en multitude, sont quand même bien en peine d’atteindre un quorum, alors que déjà le prédicateur exalté débranche la dernière guitare électrique de

p g q Jésus et se tire à toutes jambes de la ville, laissant le loueur de tentes et chapiteaux demander à la cantonade qui va payer la dernière semaine de loyer pour le tabernacle. Alors toutes ces âmes abandonnées qui, à genoux dans la sciure sous la toile, s’étaient vouées au Christ dans un élan de passion spontanée, se rajustent et rentrent au bercail comme d’une semaine de vacances au Hilton de Sodome et Gomorrhe, le regard bien droit, lisant dans les yeux de leur prêtre, juste audessus de son sourire dominateur et miséricordieux, le nom de leur péché: idolâtrie ! Confessés, pardonnés, les voilà à nouveau prêts à supporter ces hymnes interminables tout au long de l’hiver, dans la lumière froide d’un soleil haut et éclatant derrière les vitraux. Ce froid sec des grandes prairies, on peut en mourir en ne ressentant rien d’autre qu’une chaude torpeur. Ainsi donc, même si chaque natif du Kansas sait bien, au fond de lui, qu’au bout du compte tous ces distingués sauveurs nissent toujours par ler vers le sud, il subsiste néanmoins une lézarde irrationnelle d’espoir scandinave-écossais exilé, dans laquelle n’importe quel fou de Dieu ou de l’Oncle Sam peut s’insinuer. Alors qu’il est assis sur assez de têtes nucléaires pour se faire proprement atomiser le cul, l’autochtone du Kansas célèbre les cloches de la liberté et croit sincèrement que l’objectif numéro un de tout bon chrétien est de rayer Pékin de la carte. Et Rome aussi dans la foulée, pour pas mal d’entre eux. «  Voix ou pas voix, le peuple peut toujours être converti à la cause des dirigeants. C’est facile. Tout ce qu’il y a à faire, c’est leur dire qu’ils sont attaqués et dénoncer les paci stes pour leur manque de patriotisme qui expose la nation au danger. Ça marche de la même manière dans tous les pays.  » Comme dirait Hermann Göring. Ce qui laisse le Kansas à peu près au même niveau que n’importe quel endroit n’ayant pas encore béné cié de l’in uence civilisatrice de la Ma a au niveau local. Là où les péchés, la repentance et les espoirs des hommes ordinaires n’ont pas davantage d’e et qu’un rite initiatique indien depuis longtemps oublié. L’archive est plus importante que l’individu.

g p p p q Ce qui suit est une histoire de chrétiens ordinaires, travailleurs mais souvent sans travail, et Kansiens jusqu’à leur mort.

UN

John MacDeramid n’avait rien d’un homme important, rien du tout. Ce n’était qu’un homme honnête dont le pire qu’auraient pu dire ceux qui plaignaient sa femme était  : «  Mais quel imbécile celui-là ! » Car il savait tant de choses et savait en faire tant d’autres, et pourtant sa vie n’était qu’un enchaînement ininterrompu d’investissements foireux, de fermes abandonnées, de mauvaises a aires et d’espoirs brisés. Son imbécillité fondamentale, c’était sa foi inébranlable (et ceci en dépit de l’accumulation de preuves du contraire) en ce principe cardinal du rêve américain  : pour peu que l’on soit honnête, respectueux de la loi et disposé à travailler à hauteur exacte du salaire o ert, alors le succès est garanti. En un mot comme en mille, il n’existait pas à ses yeux de monde plus logique. Il connaissait toutes les imperfections de celui dans lequel il vivait, mais était bien certain que les Démocrates niraient par lui arranger tout ça. C’est avec cette foi chevillée au cœur qu’il était allé voter Roosevelt en 1932. De tous ses regrets, celui d’avoir été du côté du vainqueur demeurait le plus amer et le plus lancinant. Non pas qu’il eût préféré Hoover après coup. Simplement, en son for intérieur, il pensait que Roosevelt avait tout manigancé pour le rouler, lui, John MacDeramid, dans la farine. Et dans son cœur il n’y avait pas de place pour le pardon. «  Jamais j’ai vu plus grand menteur ! », lâchait-il sans appel. C’est l’année d’avant l’élection qu’était né le premier petit- ls de MacDeramid, sur une table de cuisine et avec l’aide d’un certain docteur Nodru , dans une maison de style gothique

américain, avec électricité, construite sur un coin de terrain coupé en deux par la 9e Rue de Wichita, entre canal et voie ferrée. Sa lle était là parce que le père du bébé se trouvait en prison et que la belle-famille ne voulait pas entendre parler d’elle. Sur ce coup-là, MacDeramid ne savait pas trop s’il devait en vouloir à Hoover ou à Roosevelt. Tout ce qu’il savait, c’est que même pour marier sa lle, aussi sacrément jolie fût-elle, il avait encore trouvé le moyen de se louper. Jamais il n’avait vu une femme aussi enceinte que sa lle pendant sa grossesse. Wilma était gentille, menue, un mètre soixante tout au plus. Pas possible, c’était un veau que ce grand escogri e de Suédois, Odd Andersen, lui avait fourré dans le tiroir. Il avait une bonne tête de plus qu’elle. Au premier cri de sa lle derrière la porte marron de la cuisine, Mac avait fui, glacé d’e roi, pour se réfugier dans la grange dont il n’était sorti qu’après avoir vu le docteur remonter dans sa voiture. Et une fois rentré, on lui avait dit que le veau avait été baptisé John, comme lui, et Odd, comme son père. Dès le lendemain matin, tout le monde sauf sa mère l’appelait Jacky. Et c’est ce surnom qui lui était resté, depuis ses premiers pas malhabiles, quand il commença à connaître Buck, le gros chien, un bâtard moitié berger allemand, moitié colley, ou Imo, le domestique, ou encore Nelly, leur brave jument qui aurait été bien en peine de battre à la course la grand-mère MacDeramid ; et tous les autres, oncles, tantes, cousins et amis. Il entendait bien des rumeurs comme quoi il avait un père quelque part. Mais sa mère lui disait  : «  Ton papa est là-bas, il fait du chocolat… » En fait, papa tirait un an pour avoir détourné deux cents dollars de timbres-poste de la quincaillerie générale Harwi, où il travaillait comme employé. Jamais il n’en avait avoué le motif. Mais ça, ce n’était pas vraiment le genre de chose à raconter à un enfant, même si par ailleurs sa mère savait pertinemment qu’il eût été bien incapable de faire du chocolat, papa.

Wilma se plaisait à penser que c’était pour leur mariage qu’Odd avait détourné les timbres, après cette scène où, sous une lune de moisson, elle avait levé vers lui son joli minois en lui con ant  : «  Jave pavensave qavue jave savuis davans un étavat intavéravessavant, Odd mon cœur.  » Le javanais était alors la langue à la mode. Peut-être aussi était-ce pour payer un avortement qu’il avait commis le forfait. Mais si tel était le cas, la famille d’Odd croyait dur comme fer que c’était l’idée de Wilma. De toute façon, ils n’avaient eu le temps ni pour l’un ni pour l’autre avant qu’Odd ne soit encagé. Toutefois, la jeune femme avait fait en sorte qu’en face de la mention père sur le certi cat de naissance gure bel et bien Odd Ewal Andersen. Et c’est ça qui constituait le grief majeur des Andersen à son égard : ils n’en étaient pas aussi certains qu’elle. Bon petit gars que cet Odd. Chef Scout en second dans la troupe de son beau-père à l’Église luthérienne, il avait chaque semaine remis à sa mère, et ce jusqu’à ce qu’elle se remarie, l’enveloppe contenant sa paye aussi joyeusement que s’il s’était agi d’un bouquet. Et même avant le décès d’Odd senior, Odd junior était celui qui faisait tenir cette famille de neuf enfants dont le père passait la plupart de ses journées enfermé à travailler à Dieu seul savait quelle invention susceptible de changer son destin, émergeant de son cabinet uniquement pour injecter un nouveau rejeton dans la matrice extensible de Madame Andersen, ou bien copieusement talocher ceux déjà nés qui faisaient à son goût trop de bruit dans la maison. Il avait inventé un truc en rapport avec les moulins à vent. Mais ça remontait à longtemps, et ce n’est pas les royalties qui allaient assurer la subsistance de sa veuve. C’était toujours Odd qui trouvait la patience et la tendresse de consoler les autres, quand son père était enfermé avec le tourbillon de ses pensées, et que sa mère grinçait des dents devant un monde qui, invariablement, ne récompensait sa vertu et son dévouement de chrétienne que par la survenance d’un nouvel embryon de Viking dans son ventre, jusqu’au jour où le devoir et le bref instant de plaisir deviendraient un fardeau qui la mettrait

p q inexorablement à genoux, dans un désespoir total et abject. C’est pourquoi toute la raideur et l’in exibilité de son attitude étaient une mise à l’épreuve de la croyance d’une vie après la mort. Au fond de son cœur, cet espoir céleste était devenu reconnaissance de dette. Son regard, toujours brûlant de la amme sans chaleur de la militante anti-alcool, semblait constamment chercher on ne savait quel mur dans son crâne pour y écrire à la craie, encore et encore : Vaudrait mieux qu’elle existe, la vie éternelle, Bon Dieu ! Seul Odd, Scout Eagle à la besace couverte de médailles, avait le temps de s’occuper des boutons et des lacets, des plaies et des bosses de ses frères et sœurs. Et puis il y avait la théorie dont le vieux MacDeramid et son ls Kenneth étaient de fervents partisans : si Odd avait barboté ces timbres, c’était pour un motif bien moins honorable, en l’occurrence l’achat d’un vieux cabriolet qu’il avait repéré depuis longtemps. Car, en vérité, il était encore plus dingue de voitures que des jolies jambes fort accueillantes de Wilma. Ou alors, c’est que les deux passions se mélangeaient un peu dans sa tête. À sa sortie de prison, Odd rentra pour épouser Wilma et habiter chez les MacDeramid le temps de se refaire su samment pour trouver un toit à sa petite famille. Tout le monde lui répétait que le bébé lui ressemblait. Et c’était vrai, si vrai que, même s’il connaissait personnellement deux autres pères potentiels pour le gamin, rares étaient les moments où il avait des doutes. « Bah non, il est de moi, ce bébé », concluait-il à chaque fois. Après tout, des types en question, l’un était un rouquin amboyant, l’autre, un brun mat. Et le bébé était si blond que Wilma devait lui passer de l’huile d’olive sur les sourcils pour éviter qu’on le confonde avec un melon jaune. Odd avait garé le cabriolet marron sur lequel il avait versé un premier acompte dans la cour latérale de Mac. Déjà, le vieux était passablement irrité que son gendre ait pu trouver de bonnes raisons de l’acheter avant même d’avoir de quoi déménager, mais en plus, à chaque fois qu’il voulait le faire travailler, il devait l’arracher au véhicule ; il commença donc à se convaincre qu’Odd en particulier, et les Suédois en général, se

q p g situaient dans son échelle personnelle de valeurs juste un cran en dessous de la merde de baleine, produit qui, une fois séché, vaudrait très exactement ce que vaut un pet dans un ouragan. « C’est un romantique, insistait Wilma. C’est l’homme le plus gentil du monde. — C’est un rêveur, décréta la vieille MacDeramid. — Pour sûr, il a rien d’un fermier, crénom de Dieu ! » Ça, c’était Mac, sûr de son fait. Et l’intéressé n’avait pas non plus l’air de nourrir un quelconque rêve de parfaite petite ferme quelque part dans un avenir où l’exploitant indépendant recevrait son juste dû. Non, il parlait de participer aux cinq cents miles d’Indianapolis, de traverser l’Atlantique en avion ou d’écrire son nom sur le ciel. Il était féru de tout ce qui touchait à la mécanique. Un jour, le vieux voulait qu’Odd aille avec Kenneth débroussailler la voie de chemin de fer  : c’était un contrat qu’il avait passé avec la Compagnie ; mais il ne parvint pas à mettre la main sur le Suédois. Odd était sous la voiture, carter d’embrayage démonté, et ne voulait pas en sortir tant qu’il ne l’aurait pas remis en place. Alors il t le mort, et le vieux nit par s’en aller. Le soir même, au dîner, Mac s’en prit à lui avec une acidité à décaper la peinture. Quelque part entre le premier et le dernier «  crénom de Dieu  », le vieux expliqua que les activités laborieuses d’Odd à son domicile le situaient, dans son échelle de valeurs, plusieurs crans en dessous d’un voleur, d’un menteur et d’un enfoiré. Quand Odd laissa entendre que son beau-père exagérait peut-être un tantinet, Mac lui intima de prendre ses a aires et de décaniller, et plus vite que ça, bordel. Et lorsque Odd, tout pâle, quitta la table sans un mot, Mac se mit à en rajouter. Pas moyen de faire autrement. En fait, il ne voulait pas vraiment renvoyer le jeune homme. Tout ce qu’il avait dit ou presque, il le regrettait sincèrement. Sa erté, cependant, exigeait qu’on lui fasse comprendre, d’une manière ou d’une autre, qu’il n’avait pas entièrement tort. Il était prêt à faire la paix si Odd acceptait de présenter ses excuses. C’était

p p p l’éternelle et instinctive tactique de Mac que de faire grimper les enchères plus haut que ne pouvait monter la erté de l’autre, et ainsi préserver la sienne. «  Tire-toi alors, nom de Dieu  ! Et bon débarras, espèce de cossard d’anabaptiste, bon à rien ! Mais oui, tu peux te tirer ! Je te retiens pas ! Mais pas question que t’emmènes Wilma et le petit si tu peux pas prouver que tu t’en occuperas  !  » Il espérait, comme un joueur malhonnête, faire passer cette carte foireuse pour un atout maître. Odd monta les marches deux par deux, tandis que Wilma, en larmes, se jetait dans les bras du vieux, le suppliant de pardonner au jeune homme. « Pas question, nom de Dieu ! » Elle se précipita pour préparer le bébé et rassembler quelques a aires, prête à partir aussi. «  Et toi, tu sors pas de cette maison. C’est moi qui t’ai élevée, qui t’ai acheté des fringues et des bouquins, qui t’ai envoyée à l’école, qui suis allé chercher le docteur pour le bébé, qui ai payé la nourrice quand t’as perdu ton lait, qui t’ai torchée et ton ls aussi ! Si tu sors de cette maison, c’est à poil et toute seule ! — Tu ne peux pas m’arrêter ! » Arrêter ? Un jour, John MacDeramid avait arrêté un troupeau de deux mille bovins en panique sur la piste Chisholm. Il était capable d’arrêter n’importe quoi, à part le temps et sa propre fureur, qui l’un comme l’autre devaient suivre leur cours jusqu’au bout. Curieusement, et pour la première fois depuis qu’il avait appris sa future paternité, Odd se sentait pleinement homme. Un garçon moins poli que lui se serait peut-être mis à si oter. Il avait purgé sa peine pour l’histoire des timbres. Maintenant, il avait purgé sa peine pour cette chaude sécurité qui l’avait retenu si fort bien trop longtemps, alors que le cuir froid d’un siège de voiture sur les hautes herbes de la prairie était un nid d’amour à nul autre pareil. Pour ce moment insouciant où son cœur battait sans retenue, détaché de tout besoin terrestre, le temps d’un cri joyeux, argentin, projeté le plus loin possible

p j y g p j p p avant de se recourber délicieusement sur lui-même tel un reptile. En montant ces marches, il fut tenté de faire la paix. Après tout, il n’était pas le seul à subir perpétuellement les foudres de Mac. Lorsque la vieille MacDeramid se leva discrètement pour aller parler à Odd, Mac s’en prit à elle : « Et toi, te mêle pas de ça, ou j’te fous dehors aussi ! » Mais il la laissa grimper à l’étage, comptant secrètement sur elle pour arranger les choses. Il resta à table avec son jeune homonyme, lequel était occupé à faire de l’art abstrait avec une assiette de bouillie, pendant qu’El e, l’épouse de Kenneth, qui lui avait donné son second petit- ls onze mois après le premier de Wilma, essayait de canaliser l’énergie du bambin et d’aller au bout du dîner, histoire de faire bonne gure devant son mari. À l’étage, dans la chambre du jeune couple, la vieille disait à Odd : « Bon, écoute, il ne pense pas un mot de ce qu’il raconte, il est comme ça, c’est tout. Tu sais bien qu’il se passe pas une journée sans qu’il se mette en rogne contre un tel ou un tel. Aujourd’hui, c’était ton tour, c’est tout. Finalement, t’as plutôt eu de la chance jusqu’ici avec lui, c’est la première fois, faut pas que ça te démonte comme ça. — Je ne veux pas qu’il y ait de deuxième fois. Personne ne m’a jamais parlé comme ça. Personne ne m’a insulté comme ça. Non, madame Mac, je ne peux pas rester. » Et il versa des larmes de rage, alors que, autour de lui, de joyeux diablotins tentateurs dansaient et tapaient des mains tout contre ses oreilles. « Et que fais-tu de Wilma et du bébé ? » Elle avait élevé une famille. « Dès que je pourrai, je prendrai un logement et ils viendront me rejoindre. — Mais qu’est-ce que tu vas faire ? — Je ne sais pas. Je connais un type qui cherche un associé pour racheter une station-service. Je vais peut-être revendre ma

p J p voiture et tenter l’a aire avec lui. Le boulot à la ferme, c’est vraiment pas mon truc. — Mais quand même, tu sais qu’elle t’aime, Wilma. J’aurais tant voulu que vous preniez un bon départ dans la vie, tous les deux, bien comme il faut. Mais ça veut pas dire que vous pouvez pas rattraper le coup. — C’est bien ce que je veux, moi. — Wilma aussi. — Dès que j’ai trouvé quelque chose… » Il se dépêcha de partir, des fois que le vieux se décide à s’excuser, ce qui le coincerait ad vitam aeternam. Wilma, qui l’avait agrippé par le manteau à la porte, n’obtint qu’un baiser froid et expéditif, et une promesse tout aussi expéditive. Les pneus du cabriolet patinèrent sur la terre de l’allée quand il démarra en marche arrière, et crissèrent quand, une fois dans la 9e Rue, il s’éloigna en trombe. « Pour moi, il aime bien mieux cette putain de bagnole que sa femme et son gamin, lâcha le vieux en un verdict dé nitif. Donne-moi donc un bout de cette tourte, même si c’est froid. » « Il y a des jours où je le méprise ! con a Wilma à sa mère. — Jamais il apprendra à se contrôler. Et maintenant, il va regretter, et tu vas le voir bouder et bougonner jusqu’à ce qu’Odd revienne. » Mais jamais Odd ne remit les pieds à la ferme. Et même si, e ectivement, il revendit sa décapotable pour investir dans une station Skelly de la 13e Rue, jamais il n’eut les moyens de faire venir Wilma et le petit. Inga, la sœur d’Odd, assurait à Wilma que ce n’était qu’une question de temps  ; c’est elle qui jouait les intermédiaires, car son frère était interdit de séjour chez les MacDeramid, et Wilma, persona non grata chez les Andersen. Ni lui ni elle n’osaient appeler l’autre directement, de peur que l’un des parents décroche.

Et pourtant, s’il aimait tant Wilma et le bébé, que diable faisait-il, se demanda tout le monde, le jour où il se tua en essayant de franchir le carrefour d’Emporia et Waterman en toute innocence à soixante kilomètres à l’heure au volant d’un buggy sans freins construit avec un associé, Miss Wichita 1933 sur la banquette à ses côtés ? Il rendait service à un ami, expliqua immédiatement Inga. C’était tout lui. Il conduisait la jolie plante de quinze ans à la gare a n qu’elle dise au revoir à son petit ami, qui partait pour l’un des chantiers forestiers de Roosevelt. On était un 27 octobre, le ciel était clair et la chaussée bien sèche lorsque Odd alla caramboler un quidam qui s’attendait à tout sauf à ça dans sa jolie petite berline munie de toutes ses pièces d’origine et qui, jusqu’à ce moment fatidique, tournait comme une horloge. Derrière son volant, le pauvre type n’aurait jamais pu se douter que cet engin roulant non identi é arrivant sur lui à toute berzingue n’avait d’autre moyen de s’arrêter que de rétrograder ou de s’en remettre au vent contraire. L’accident de l’année  ! Les journaux locaux, le Beacon et le Eagle, en rent leurs gros titres depuis l’édition spéciale de cet après-midi-là jusqu’à l’enterrement d’Odd. La naïade et le jeune chef scout. Et on réclama à cor et à cri l’interdiction des voies publiques aux «  voitures d’amateurs  », comme on nommait alors ces buggys que l’on bricolait dans tous les garages de la ville. Et voilà donc la guimbarde d’Odd en gros plan sur toute la largeur de la une, sur papier rose, avec en médaillon des portraits de lui et de Miss Wichita. Sur celle de la lle, on voyait l’écharpe en diagonale sur son maillot de bain de la même façon que toutes les médailles du mérite sur celle d’Odd. Sur un cliché de l’accident, on avait rajouté une ligne en pointillés dessinant une belle parabole entre le siège conducteur du buggy et une grosse croix de Malte tracée sur le trottoir, là où avait atterri le jeune homme, en plein sur le crâne. Quant à Miss Wichita, elle s’en tirait avec une fracture de la clavicule, des coupures et des arrachements de la peau qui lui interdiraient toute

p q participation à des concours de beauté à l’avenir. Son petit ami partit pour les forêts avec le sentiment d’être le bûcheron le plus malheureux du monde. Dans le train, il prit une cuite avec la gnôle maison d’un de ses camarades de camp et t le vœu de ne plus jamais toucher aux femmes de sa vie. Soit dit en passant, elle était loin d’être vierge. Et il y avait des photos en gros plan de l’épave du véhicule, montrant qu’elle était couverte d’inscriptions aussi spirituelles que Vite un bisou, j’ai le pot qui chau e ! Ne rigolez pas mesdames, votre lle est peut-être à bord ! Fais ga e, j’ai des freins puissants ! Et à l’arrière : Accélère, pépère, y’a encore de la place en enfer. Odd avait vingt-deux ans, un peu âgé, pensèrent d’aucuns, pour être encore boy-scout. On assista à une dispute grotesque dans la chambre d’hôpital, les Andersen d’un côté du lit, les MacDeramid de l’autre, et Odd allongé entre les deux camps, la tête couverte de bandages et désormais libéré des soucis de ce bas monde. La controverse portait sur une question essentielle  : oui ou non, les chirurgiens devaient-ils lui ouvrir le crâne pour tenter de le maintenir en vie, bien qu’ils aient a rmé aux familles que, même en cas de succès, il ne serait plus jamais « normal ». « Il ne ressent aucune douleur en ce moment », juraient-ils. Il était dans le coma. Les chances qu’il se réveille n’étaient même pas d’une sur deux, même s’il devait survivre. « Il ne nous reconnaîtrait pas ? demanda sa mère. — Peu probable. Le cerveau est sérieusement touché. — Essayez, s’il vous plaît ! implora Wilma. — Et qui va payer le spécialiste  ?  », nit par demander Madame Andersen, contrainte et forcée. Personne ne se porta volontaire. Elle avait un petit commerce de beignets qu’elle confectionnait dans sa cuisine. C’était Bjorne, son avant-dernier, qui les vendait au porte-à-porte. Son second mari était réparateur de machines à coudre Singer, payé en pièces jaunes. Tous les enfants étaient forcés de travailler. Il n’y avait pas d’argent pour des médecins.

«  Tu veux t’en occuper tout le reste de sa vie  ? Comme d’un bébé ? — Oui ! Oui ! C’est ce que je veux ! — Non, c’est pas ce que tu veux. Il faut regarder la vérité en face. Peut-être que ça s’appelle mariage, ce que toi et Odd avez fait à son retour, mais aux yeux de Dieu c’est de la fornication légalisée. Une lle comme toi ne va pas rester cloîtrée à la maison avec un mari qui n’est qu’un légume. » Et Madame Andersen se mit à pleurer, tamponnant de son mouchoir ses yeux, qu’elle avait noirs et brillants, elle, la Scandinave si étrangement brune qu’elle devait descendre d’on ne savait quelle prisonnière des Vikings, elle qui portait dans le regard les recoins sombres d’une hutte. « Je ne peux pas ! Je ne peux pas. Je n’ai pas la force. Je n’ai pas les moyens. C’est idiot d’en parler. Idiot ! » Elle pleurait des larmes de bile qui se déversaient presque toutes à l’intérieur, sans brûler. Qu’est-ce qu’elle en savait, cette greluche à la cuisse légère ? Sa décision de laisser son ls mourir, c’était au fond d’elle comme si on lui arrachait son propre sexe. Lui était là, avec encore un sou e de vie, et c’était à elle de dire  : «  On n’a pas les moyens pour un spécialiste.  » C’était à elle de préparer son cœur à sa mort. « Laissez-le partir, pour l’amour de Dieu ! Il a assez payé ! » Tout cela, c’était de l’ordre du châtiment. C’était un bon garçon, au départ. Un garçon droit. Un des piliers de sa congrégation. Un Aigle. Et il avait fallu qu’il aille frayer avec cette idiote, qu’il lui fasse un gosse. Pour elle, il avait volé, il était allé en prison. Il s’était fait mépriser par sa belle-famille. Il s’était tué. Et au fond d’elle, elle se demandait, comme tout le monde, mais qu’est-ce qu’il pouvait bien foutre avec Miss Wichita ? Les familles veillèrent au chevet d’Odd pendant les deux jours qu’il lui fallut pour mourir, et Inga pendant tout ce temps, tenta d’apaiser les choses entre les deux clans, allant même jusqu’à passer la nuit chez les MacDeramid après les obsèques.

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p q Pour l’enterrement, on acheta à Jacky une paire de souliers vernis tout neufs chez Robough-Buck. L’oncle Hans descendit depuis son camp forestier, dans le Minnesota. C’était le frère le plus proche d’Odd. Wilma et le petit montèrent avec lui, Inga et Bjorne pour se rendre à la cérémonie, et ce malgré les objections de Madame Andersen. Cette dernière était montée avec son mari, en compagnie de son plus jeune ls, Billy, le seul qui était brun et myope comme elle. Madame MacDeramid trouva qu’il ressemblait beaucoup au second mari de Madame Andersen, Monsieur Allen, mais se dit tout de suite que ce n’était sans doute qu’une coïncidence. Les boy-scouts et les élèves d’Odd au catéchisme étaient tous là pour l’accompagner. Les journalistes aussi. Ils photographièrent la jolie veuve et le petit garçon plus blond que les blés dans son petit costume bleu en toile râpeuse. Au moment de passer devant le cercueil, sa mère le prit dans ses bras pour qu’il puisse jeter un dernier regard. Le garçonnet voulut embrasser son père pour qu’il se sente bien. Wilma, l’optimiste, la lectrice d’horoscopes, le lui permit. Rien ne se passa. On posa le couvercle. Tout le monde se remit à pleurer. La musique commença. Les élèves du catéchisme le portèrent entre une haie d’honneur de scouts. On publia une photo du petit avec la suite et n de l’histoire, et une notice nécrologique dans l’édition du Beacon de l’aprèsmidi, sous le titre : IL EMBRASSE SON PÈRE, EN VAIN. Des petites vieilles vinrent leur rendre visite, disant à Wilma et Madame Mac à quel point cet enterrement avait été réussi, ramenant des plats cuisinés bien couverts, o rant leur aide pour la vaisselle ou le ménage. «  Mon Dieu, il avait l’air si naturel, murmura l’une d’elles. J’avais l’impression qu’il allait se redresser et me dire : “Bonjour, madame Stevens”, comme d’habitude. Juste pour me faire peur. Il était toujours blagueur. C’est tellement triste. C’était une si belle personne. — Et un des pires conducteurs au monde, comme tous les Suédois, grommela le vieux depuis la pièce voisine, derrière son

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journal. — C’est trop tôt pour qu’il lui manque, au petit Jacky, je suppose. » Elles regardaient l’enfant qui jouait par terre avec un petit chariot. « Je ne sais pas. Je pense qu’il comprend, dit la femme. — Je lui dis que son père est parti vivre avec Jésus », répondit Wilma. Plus tard, c’est bien l’envie de voir ce père, plutôt que des souvenirs précis de bons moments passés ensemble, qui nourrit un sentiment plus di us de privation chez le garçon. « Je veux qu’il connaisse son père », reprit Wilma. Elle saisit le garçon dans ses bras et l’embrassa sur les joues. «  Wilma, intervint Madame MacDeramid, arrête de le traiter comme un bébé. C’est le meilleur moyen d’en faire un gâté pourri. — Oh, maman, mais je n’ai plus que lui à présent. » La mère s’abstint de lui demander ce qu’elle pensait avoir avant. Elle rétorqua seulement : «  Bon, d’accord, mais attention. Quoi que tu fasses pour ce garçon, il n’est jamais satisfait. »

DEUX

Et voilà que débarqua de Saint-Louis une tornade aux cheveux noirs, au verbe haut et au rire sonore, au volant d’une Ford 1929 au pot d’échappement troué et aux pneus lisses tru és de rustines ; cramponné à son vaste sein, un petit garçon qui aurait dû être sevré depuis longtemps. Un voyage pareil, aucune femme au monde n’aurait pu le faire, aucune sauf Stella Coker, la sœur de Tante El e. Cette fois, elle l’avait quittée pour de bon, sa canaille de mari et revenait chez sa mère. Mais quand celle-ci avait refusé de la recevoir, c’est chez les MacDeramid qu’elle était venue habiter. « Maman, elle l’a jamais aimé, Gus, parce qu’il est catholique. Elle aurait préféré me voir mariée au diable, qu’elle disait. Et après six ans avec ce salopard de poivrot, cavaleur comme pas deux, moi aussi j’aurais préféré ! », avoua Stella. Le petit la regardait bouche bée, assise à la table de la cuisine, avec ce moutard au visage porcin, Claude, tétant le plus gros et le plus blanc néné qu’il ait jamais vu. Claude était aussi grand que lui. Il était stupéfait. La voix de cette femme regorgeait d’in exions étranges qui le chatouillaient délicieusement à l’intérieur, lui faisant oublier sa crainte. Alors, lorsqu’elle le sortit brusquement de son hébétude en retirant son téton de la bouche paresseuse de son ls pour lui faire gicler en plein visage un jet chaud et sucré depuis l’autre bout de la table de ferme dont les deux rallonges avaient été mises, le mince trait blanc bleuté devint pour lui comme une fatale traînée d’avion au rmament de sa mémoire, et l’énorme

framboise, une norme indépassable. C’était comme si on lui avait tiré dessus avec une arme à feu. Et c’est là que résonna à ses oreilles cet énorme, ce formidable rire tonitruant, ce rire de Saint-Looouie, quoi. Nulle part ailleurs les femmes ne rient comme ça, pas vrai  ? Dès lors, et à jamais, Saint-Louis fut pour lui une de ses villes préférées. Une sacrée gaillarde de ville blanche avec un grand rire d’ébène qui, même s’il venait de La Nouvelle-Orléans en remontant le Mississippi, avait bel et bien été refaçonné par les femmes de Saint-Louis, blanches comme noires, qui l’avaient fait chanter sur un tout autre ton  : «  Viens mon gros loup, là tu m’donnes tout, viens mon gros loup, que j’te rende fou. » Le blues, quoi… « Fais-moi mal, mon gros loup  !  » Là où les femmes boivent à la bouteille comme des hommes. « Ben alors, mon lapin ? T’as perdu ta langue ? » Elle braillait comme une mule. L’éclat de sa voix traversa le petit de part en part. Il resta planté là, ne sachant trop s’il devait aller au lavabo essuyer ce lait qui coulait sur son visage. «  Tu veux la titoune aussi  ?  », demanda-t-elle en agitant le sein inoccupé. Puis elle secoua Claude. « Bon, tu boulottes, toi ? Sinon je le le à quelqu’un d’autre ! » Le gamin se réveilla, grogna, t un geste menaçant du poing, puis se remit frénétiquement à son repas. La mère de Jacky ne l’avait pas allaité. Elle avait bien essayé, mais son lait ne valait rien. Pour la vieille MacDeramid, qui n’en démordait pas, c’était juste parce qu’elle voulait revenir à la normale et ne pas être contrainte par des horaires. Elles avaient donc mis le petit au lait de vache cru et il avait bien failli en mourir. Elles avaient alors pris une nourrice, une Noire qui venait chaque matin et utilisait un tire-lait  ; mais suite à des problèmes de transport, il fallut la remplacer par une paire de chèvres que le vieux avait louées à un voisin contre la promesse de l’aider faire les foins à la saison. «  Y’en a bien assez pour deux, pour sûr  ! poursuivit Stella. J’l’aurais sevré y’a longtemps, mais les temps sont durs et j’en ai

J y g p p j à plus savoir qu’en faire. Jamais vu quelqu’un garder son lait aussi longtemps que moi. S’rait dommage de l’laisser perdre, pas vrai  ? Aïe  ! Mais si seulement y mordait pas, ce petit salopiot ! Y fait ça rien que par méchanceté, je crois. Comme son ordure de père, que le Bon Dieu fasse pourrir sa zigounette, avec tous ces trous dégoûtants où il l’a trempée au lieu du mien ! Aïe ! Ça su t ! » Elle lui anqua une petite tape sur le crâne pour qu’il arrête de mordre. «  On dit que si tu continues à les nourrir, observa El e, tu peux continuer à faire du lait pendant des années. — Regarde, c’est qu’il en veut vraiment. Pauvre petit bout, l’avait plus d’papa, l’avait plus d’maman  ! J’y’en donne un peu, tu crois  ? Il va pas mordre, lui, pour sûr. Hein que tu mordrais pas les nénés à une lle ? » Solennel, il secoua la tête  : ça non, c’était bien la dernière chose qu’il avait envie de faire. « Viens par ici », gloussa-t-elle. Elle tira le garçonnet à elle et e eura le coin de sa bouche de son téton. « Hmmm, c’est bon, hein ? », lui susurra-t-elle à l’oreille. Claude s’arrêta pour voir ce qui se passait. Stella jubilait. Jacky goûta, par curiosité. C’était chaud et bien plus doux que tous les laits qu’il avait pu essayer. Il aspira un bon coup. Cela lui remplit la bouche. Il sentait de ses lèvres le liquide qui montait dans le sein, le jus de son corps qu’il suçait. Et, l’espace d’un insensé moment de chaleur et de paix parfaite, il se sentit relié à cette femme dans une espèce d’éternité. C’est alors que Claude, dans un grognement, le frappa au visage. Par ré exe, il répliqua d’un coup de poing. Stella le retint. « Ho, ho, les gars ! » Puis elle éclata de rire. « Ben dis-donc, p’tit merdeux, t’es un jaloux, toi ! » Et elle écrasa le gamin aux yeux de goret contre ses immenses seins pour le bercer.

El e se mit à rire aussi. Les deux sœurs n’avaient pas remarqué que ce n’était pas le coup qui avait fait monter les larmes aux yeux de Jacky. Il haïssait l’autre de faire un câlin sur la poitrine de cette femme, bras grands ouverts pour bien marquer sa propriété. Lorsqu’elle sortit une asque de whisky et en but une grande lampée au goulot, son visage levé vers l’ampoule nue couverte de moucherons, son long cou potelé se soulevant au rythme des gorgées, ses seins pendants, il se mit à trembler comme d’épilepsie. Et à compter de ce jour, la seule attente d’une apparition de Stella faisait naître en lui le sentiment du temps dans toute sa cruelle durée et sa brièveté redoutable : elle tardait trop à apparaître et disparaissait bien trop vite. Il collait tant aux basques de Stella que cela devint vite embarrassant pour tout le monde. Elle ne pouvait pas lever le bras pour boire sans lui mettre un coup de coude dans l’œil. Sa grand-mère et sa tante avaient tellement honte de lui qu’elles se relayaient pour l’occuper, lui donnant des bobines vides et des boîtes de conserve pour qu’il joue, jusqu’au jour où elles s’aperçurent qu’il se servait de toute cette camelote pour attirer le petit Claude dans un coin sombre près du seau à charbon et rejoindre Stella pendant que l’autre s’intéressait à la pin-up sur la boîte de levure en fer-blanc. « Je comprends vraiment pas ce qui lui prend, à cet enfant, se lamentait la vieille Mac. — J’l’ai jamais vu se comporter comme ça avec quelqu’un avant », con rmait El e. Et lorsqu’un jour, Stella se baissa et le trouva à quatre pattes sous la table, yeux écarquillés levés vers la luxuriante tou e noire entre ses jambes négligemment croisées, le doute ne fut plus permis. « Il veut voir ma chatte ! Et il l’a vue, nom de Dieu ! » Soulevant l’enfant d’un geste vif, elle le coucha sur le dos en travers de ses genoux, pinça de ses doigts l’endroit de sa barboteuse où il n’y avait même pas encore de braguette, et poussa un cri perçant :

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p ç « El e ! Regarde ça ! Il bande, ma parole ! » Sur quoi elle le laissa retomber comme s’il avait été en feu. « Tu devrais le faire voir à quelqu’un ce gamin, je sais pas, un docteur, préconisa-t-elle. — Ils sont tous comme ça, intervint Madame Mac, même si elle n’était pas convaincue que Stella avait tort. — Ouais, mais j’en ai jamais vu un y aller aussi direct que ça. J’ai toujours dit qu’il avait un regard un peu bizarre, même quand il était bébé. — Stella, c’est toujours un bébé ! — Bon écoute, y reluquait là où y reluquait, et je sais pas ce qu’il avait dans la tête, mais c’était pas des pensées gnangnan bébé. Pas que ça me surprenne, remarque bien. Y’a bien ces génies des maths qui peuvent faire du calcul mental, pourquoi y’aurait pas de génies du sexe ? — Oh, Stella ! — Ben, on sait jamais. » Ce soir-là, quand ils allèrent se coucher, les grands-parents du petit eurent une discussion à son sujet. La vieille se demandait si ce n’était pas le lait de cette noire qui lui aurait fait quelque chose. Le vieux, lui, soutenait que s’il y avait un problème de ce genre, ça pouvait aussi bien être les chèvres. Et de toute façon, il était trop crevé, nom de Dieu, pour se laisser emmerder par ça. S’il avait des envies, le gamin, tout ce qu’il avait sous la main, c’était Star, la vieille chatte. Qui s’était fait passer dessus par tous les matous de toutes les couleurs, races et origines possibles des deux côtés des rails, sans compter un chat sauvage indien pure race de l’École indienne, là-bas dans la 21e Rue, trop sauvage même pour savoir miauler  : il n’avait exprimé ses intentions qu’à grand renfort de feulements, crachats et grognements. Star pouvait se défendre toute seule. Mais pour le garçonnet, c’était Stella et seulement Stella. Il la suivit comme son ombre jusqu’à la minute où elle monta dans son automobile, avec Claude sur le siège arrière qui s’agitait comme une puce, remonta le bas de sa robe entre ses jambes,

tira sur le démarreur, et reprit la route de Saint-Louis, genoux grands ouverts pour mieux pro ter de la brise, abandonnant Jacky à ses désirs lancinants, ses bobines pleines de bave, et une boîte de levure en fer-blanc qui sentait l’urine. Son mari lui avait écrit une lettre, avec quelques billets glissés dans l’enveloppe qui lui demandait de revenir. C’était la lettre qui comptait, en l’occurrence. «  Il a jamais écrit une lettre de sa vie, cet enfoiré  », répétait Stella, ébahie, en examinant l’écriture tourmentée sur cette page arrachée à un cahier d’écolier. La formule nale était : Bien cordialement, Augustus P. Coker. C’était la lettre qui comptait. Le petit la haïssait, cette lettre. Tôt le lendemain du départ de Stella, il était dans le jardin devant la maison, à cheval sur un crochet à foin, pointe en bas, à faire des ronds dans la terre, un œil guettant un improbable retour, l’autre cherchant devant lui quelque pierre, souche ou racine qui pourrait éventuellement, s’il les heurtait très fort, lui faire rentrer l’outil par contrecoup dans les parties en guise d’expiation. Le soleil était haut maintenant. Son ombre était devenue imperceptible autour de ses pieds nus couverts de poussière. Il leva les yeux au ciel et ce fut comme s’il tombait à la renverse. Comme si la maison s’écroulait sur lui. Au loin, un horizon plat, interrompu seulement par des toits et un arbre par-ci, par-là. Le ciel bleu, omniprésent, grouillait de choses invisibles. Il crut sentir la terre tourner. Il savait qu’elle ne reviendrait pas. Ça faisait trop longtemps qu’elle était partie pour que se réalise ce mince espoir qu’il avait porté toute la matinée. Trop longtemps pour qu’un éventuel objet oublié la ramène vers lui. Alors il se mit à la haïr avec la jalousie d’un orphelin. Il aurait fait un ls incomparablement meilleur que Claude. Laissant tomber le crochet à foin, il détala en direction de la maison, et s’engou ra dans la cuisine comme s’il avait eu le diable aux trousses.

« Bonté divine ! Qu’est-ce qui se passe ? », demanda sa grandmère. Aucun des mots qu’il connaissait n’était en mesure d’exprimer sa peine. « Je veux ma maman ! », commença-t-il à sangloter. C’était impérieux : il la voulait, là, tout de suite ! «  Elle est pas là, ta maman, et moi je ne sais pas quand elle rentrera. Elle ne me dit plus rien. — T’es fâchée, mémé ? — Pas contre toi. Viens ici me goûter cette bonne soupe de patates. Ensuite, tu feras une petite sieste et ça ira bien mieux. » Elle avait passé sa vie à proférer ce genre de choses sans y croire elle-même. Et trouvait encore la force de faire preuve de déception quand ses recommandations ne réconfortaient pas. Le garçonnet nit par s’endormir d’un sommeil agité, des sanglots dans la poitrine et une grosse boule dans la gorge qui refusait de passer.

TROIS

Il se réveilla, tout reni ant, dans une maison encore assoupie au cœur de l’après-midi. Il risqua un œil dans les chambres où sa grand-mère et El e faisaient la sieste. Le bébé d’El e dormait dans le petit lit qui était encore le sien il n’y a pas si longtemps. Les hommes étaient aux champs. La maison était silencieuse, tous volets fermés pour conserver la fraîcheur du matin. Cheminant sur la pointe des pieds, le garçonnet se disait qu’il y avait quelque chose de secret, d’illicite, dans une maison endormie l’après-midi. Furtif, il rôdait, farfouillant par-ci, par-là. Il ouvrit le tiroir odorant de la petite cave à cigares bancale tapissée de cuivre derrière le fauteuil de son grand-père  ; il y trouva des jeux de cartes, des crayons et un bon gros stylo à plume écaille de tortue, tout démodé et tout cassé, dont l’odeur âcre lui t plisser le nez. Ce stylo, il avait appartenu au père de Madame MacDeramid. Fabriqué en France. Pointe et clip en or 24 carats, il faisait autrefois partie d’un ensemble présenté dans une boîte doublée de velours. C’était le seul objet personnel qui lui restait de son père. Bien que MacDeramid n’ait jamais réussi à le faire fonctionner, elle le conservait en souvenir. En femme pratique, elle ne l’avait pas caché dans un endroit secret. L’un des jeux de cartes, dans son étui, était en bien meilleur état que les deux autres, entourés de vieux élastiques blanchis et friables. Les cartes sentaient le tabac et le fond de teint dont MacDeramid les saupoudrait pour qu’elles glissent mieux quand il les distribuait. Le Pitch était son jeu préféré, avec toutes ses variantes, high, low, jick-jack, joker et game. C’était un vieux jeu

de cow-boys et de trimardeurs, qu’on appelait aussi parfois le Coon Can. Quand il pleuvait trop pour travailler, le vieux, en compagnie d’Imo le domestique noir et d’un ou deux voisins, montait une planche sur des tréteaux dans la grange et tout ce petit monde passait la journée à jouer, inscrivant les scores sur une autre planche qu’il avait grattée exprès pour cela. Dans la grange, Jacky en découvrait sans cesse de nouvelles, toutes gri onnées. Il les conservait comme des hiéroglyphes. Quant aux crayons du tiroir, le vieux les avait tous soigneusement taillés avec la petite lame de son canif. Rien qu’à voir les pointes, le garçonnet pouvait s’imaginer dans un coin de sa tête son grand-père occupé à les rogner méticuleusement, à petits coups, jusqu’à obtenir une pointe parfaite, comme si le monde n’était vraiment guère pressé de voir tous les dessins qu’un petit garçon aurait pu faire. Mac avait appris à écrire au Texas, avec la femme d’un rancher qui l’avait recueilli après une année passée seul sur les pistes. Très er de sa compétence, il écrivait souvent dans les marges de ses journaux après avoir lu les nouvelles, tout en ré échissant à leurs conséquences. Il traçait les noms et prénoms des membres de la famille d’une belle écriture pointue et vieillotte telle qu’on en voyait au temps de Lincoln. Il conservait également des sachets de la taille de petits paquets de bonbons. Il avait d’ailleurs toujours sur lui un paquet de pastilles ou de gommes. Il conservait des enveloppes dans lesquelles il avait gri onné quelques pense-bêtes depuis longtemps oubliés. Tout était rangé là, dans ce tiroir de la cave à cigares. Dans le grand compartiment du dessous, dans une boîte en fer-blanc, se trouvaient des paquets de liasses entières de tabac séché, à chiquer ou à fumer. Une boîte de cigares King Edward. Et quelques pochons vides de tabac Bull Durham, avec des cordons jaunes. Le tabac, il en faisait tous les usages possibles, sauf priser. Jacky s’empara des pochons pour ses billes et ses trésors. Il s’arrêta devant le phonographe, retirant un à un de leurs compartiments les nombreux disques, qu’il repoussait ensuite

p q q p dans leurs fentes verticales tapissées de velours juste pour les sentir glisser. Ils étaient épais comme son petit pouce, ces disques. Sous le phonographe étaient rangés les albums de famille. De vieilles photos sépia craquelées, de parents de sa grand-mère pour la plupart. Quelques portraits des proches de son grandpère, mais très peu et relativement récents. Tout le monde de ce côté-là ressemblait à Abraham Lincoln, même les femmes. Mac s’était enfui de chez lui, dans le Tennessee, à l’âge de onze ans, la guerre de Sécession ayant laissé sa famille décimée et ruinée. Ce n’est qu’une fois adulte, marié et père de famille qu’il avait fait l’e ort de reprendre contact avec ses frères et sœurs pour leur dire qu’il était bien vivant et installé dans l’Ouest. Les parents de Madame Mac, Jesse et Sarah Coxe, guraient dans des médaillons jumeaux, des ovales bordés d’un motif de colombes entrelacées. La juxtaposition des oiseaux et de ces visages semblait à peu près aussi incongrue qu’un berceau chez les Shakers1. L’homme avait une barbe carrée comme une bêche, la femme un visage aussi fermé qu’un poing serré. C’était des Quakers. Lui était boulanger, il avait pris la route de l’Ouest et ouvert son commerce qui faisait aussi pension de famille à Dodge City à l’époque où la ville était un carrefour prospère du commerce bovin, et où Katie Coxe, grand-mère Mac pour le gamin, était petite. Ils avaient cinq lles, Katie étant la cadette, plus un ls né après toutes les autres, pendant «  le changement », et qui n’avait jamais été vraiment normal. « Vous savez bien… », murmuraient les dames en se couvrant la bouche de leur main, quand elles parlaient de Mervin. Normal, son père ne l’était pas non plus. Père et ls fuguaient. Coxe entendait des voix. Qui plus est, il y croyait. C’était un don, voilà ce qu’il pensait. Ces voix le faisaient sortir de la maison plus qu’il n’aurait dû. Mais si elles lui disaient toujours de partir, elles lui disaient aussi de rentrer, du moins jusqu’à la naissance de Mervin. Une fois son ls né, il fallait ramener Coxe à la maison.

Mervin, à sa puberté, commença lui aussi à se faire la malle. Curieusement, jamais dans la même direction que son père. Et, son état s’aggravant, on dut l’interner à l’hôpital public, où on l’occupait à mouler des gurines en plâtre que la famille se sentait obligée d’acheter pour Noël ou Pâques. Ni le père ni le ls n’opposaient la moindre résistance quand on les retrouvait, rentrant qui à la maison, qui à l’hôpital, aussi docilement et naturellement qu’une vache égarée. La dernière fois que le vieux Coxe avait entendu une voix, elle lui avait ordonné de se mettre en route vers l’Est sur-le-champ, sans sac, manteau ou sous-vêtements de rechange  ; on l’avait retrouvé un ou deux mois plus tard à New York, où il s’était engagé comme cuistot sur un navire bétailler en partance pour Liverpool. Le navire n’attendait que la prochaine marée pour lever l’ancre, quand on vint récupérer le fugueur. Il se plaignit un peu qu’on lui fît rater une belle occasion de traverser l’océan, mais ne se débattit pas, c’était contraire à sa religion. Liverpool, c’était là où la voix lui avait enjoint de se rendre. Elle l’avait même guidé jusqu’au bateau. Jamais il ne révéla ce que la voix lui avait demandé de faire là-bas, à supposer qu’elle l’eût précisé. Sans doute n’avait-elle donné aucune instruction dans ce sens. Sans doute aussi lui avait-elle murmuré, rien qu’en voyant la tronche de l’arrière-grand-mère Coxe  : «  Tire-toi, mon gars  ! Même si c’est trop tard, il faut que tu tentes le coup ! » Non pas qu’elle fût laide. Juste sèche comme de la toile émeri. Mais, pour un type marié depuis toutes ces années à une femme pareille, où s’enfuir ? Tahiti ? Ah ça, non. Jamais Coxe n’aurait pu opérer un tel saut. Il lui fallait procéder par paliers, sous peine d’accident de décompression. Elle savait parfaitement ce qu’elle faisait, cette voix, en l’envoyant à Liverpool. C’était toujours comme ça, dans la famille. Il y avait aussi une photo de mariage de John et Katie MacDeramid. C’était le plus beau couple que le garçonnet avait jamais vu. Elle était belle. Vraiment belle ! Quel choc : ces deux êtres si beaux étaient pour de vrai son grand-père et sa grandmère. C’est elle qui avait le plus sou ert du temps. Seuls ses

q p p yeux conservaient encore quelque chose de la jeune femme de la photo, debout derrière son époux assis, dans un lointain jardin sous une pergola eurie. Elle portait une longue jupe blanche et un chemisier blanc aux manches bou antes resserré par une ceinture noire, avec une immense coi ure Pompadour dans le style Gibson Girl de l’époque. Elle avait vingt ans et un visage radieux et sage à la fois, le regard vif et espiègle. Rien qu’à voir la photo, même le petit pouvait comprendre pourquoi ces deux-là s’étaient mariés. Avant que la raison ne laisse place aux questions. Sa poitrine gon ait le chemisier au-dessus de la taille cintrée pour donner très précisément l’image du spinnaker vent arrière, tous fanions ottants, que Gibson avait immortalisé comme l’idéal féminin. Mac, quant à lui, était fort bel homme, une bonne tête de plus que son épouse avec son mètre quatre-vingt-sept, souriant de toutes ses belles dents, cheveux bruns ondulés lui recouvrant en partie les oreilles, et un regard timide et vif, plus espiègle encore que celui de sa moitié. Il pensait avoir dans les trente ans à l’époque. Tout au moins, c’est ce qu’il avait écrit sur le livret de famille, et vu consigné dans la bible familiale. C’est seulement quand on le persuada de s’engager en 1917 que sa femme découvrit qu’elle avait, en ce lointain après-midi ensoleillé, épousé un quadragénaire. Trop tard pour y changer quoi que ce soit désormais. Le vieux avait toujours fait jeune. Mais jamais elle ne devait lui pardonner. Il y avait toujours chez elle cette certitude lancinante que tout avait commencé par un mensonge, et cette interrogation très chrétienne : Aurait-ce été mieux dans le cas contraire  ? Dans ses moments de colère, elle lui répétait sans cesse : « Si j’avais su ton âge à l’époque, jamais que je t’aurais épousé  !  » Et lui de se demander si, au nal, il n’aurait pas eu davantage la paix à la guerre. Sur la photo, il portait un costume plus chic que tous ceux qu’il avait pu avoir depuis, avec veste queue-de-pie et gilet de brocart blanc aux boutons nacrés, à faire pâlir tout Quaker descendant de petit boulanger jusqu’à arborer un teint aussi laiteux que ce riche tissu diapré. Le gilet était barré d’une lourde

q p g chaîne en or soutenant un pendentif d’or massif en forme d’ours. Ils étaient passés directement de chez le photographe à une maison aux murs de tourbe sur une parcelle de prairie près de Rocky Ford  ; du temps où la vie était jumelle des rêves, et tous les besoins faciles à satisfaire pourvu qu’on travaillât dur. Ils eurent très vite deux enfants, un garçon et une lle. Mais les murs étaient restés en tourbe. Si dur que fût son labeur, ils n’avaient jamais réussi à s’o rir une seule planche de bois. Et puis Katie se découvrit une grosseur au sein droit. Elle avait maigri jusqu’à peser moins de quarante kilos, quand elle se résolut à admettre qu’elle ne pourrait se débarrasser de ça à coups de cataplasmes chauds et de prières. John dénicha une doctoresse en ville qui était d’accord pour essayer de lui amputer ce truc. Personne ne demanda à voir ses diplômes. En guise d’anesthésie, un cocktail de morphine et de scopolamine. La femme maniait le bistouri pendant que Katie, allongée sur une bâche en caoutchouc sur son lit nuptial, avait les poignets attachés à la tête du lit. Une fois la tumeur à demi détachée, la femme posa un bocal chaud d’un demi-litre sur la plaie et arracha entièrement la chose. Ça remplissait à moitié le bocal. Par miracle, la jeune femme survécut. Ses cheveux coupés court. À peine plus grosse qu’un squelette. Elle avait perdu presque la totalité d’un sein. Il y avait sur sa poitrine une cavité grande comme un boulet de canon de deux kilos. Et tout le restant de sa vie, elle parut recroquevillée par une douleur légère, mais permanente. Jamais donc elle ne se redressa entièrement. Rien à voir avec la jeune femme au port si er et aux nichons comme des melons de la photo. Désormais, seuls ceux qui avaient besoin de quelque chose lui disaient qu’elle était belle. Après tout cela, et sans avoir construit le moindre mur, ils renoncèrent à la ferme et retournèrent s’installer à Dodge City, où John devint adjoint du marshal. Madame Mac, peut-être pour s’attirer de meilleures grâces, décida de changer d’Église et de devenir méthodiste. Mac ne devait quant à lui jamais appartenir à aucune Église, bien que sa famille fût presbytérienne. (Plus

g q p y tard, avec la Grande Dépression, elle allait se convertir à nouveau, passant des méthodistes à l’Église du Christ. Elle prit pour prétexte le fait que nulle part dans le Nouveau Testament il n’était fait mention de musique instrumentale dans une église, alors que les méthodistes avaient un orgue. Apparemment, on ne pouvait gagner le paradis qu’a cappella. «  Tu parles d’une révélation divine  », avait commenté MacDeramid.) Plus tard encore, ils avaient travaillé dans une cuisine ambulante tirée par quatre mules, avec laquelle ils suivaient les saisonniers des moissons, remontant jusqu’au Canada, a n de gagner de quoi commencer à payer une maison qu’ils avaient achetée à Wichita. Ça n’avait jamais été simple. Et maintenant, tout ne dépendait que de Roosevelt. « Si jamais y fait pas quelque chose ssa, on est dans la panade, tous autant qu’on est », a rmait Mac avec conviction. Et Roosevelt était loin de se douter de ce qu’il faudrait pour le tirer de là, Mac.

Q UAT R E

Il fut un temps où l’on fabriquait des crochets à foin avec de l’acier d’assez bonne qualité pour des fusils, tandis que les gardes nationaux s’entraînaient avec des manches à balai à l’épaule. Un crochet à foin, c’était épais comme le petit doigt, long comme l’avant-bras, avec à un bout une poignée en forme de D, et à l’autre un croc pointu grand comme une main repliée. Ça contenait assez de nickel pour ne pas rouiller avec un usage normal. On utilisait ces crochets pour tirer et empiler les ballots de paille pleins de poussière qui tombaient de l’arrière de la presse à foin de MacDeramid, une vieille machine bringuebalante alimentée par une autre antiquité, son tracteur Case aux roues métalliques, les deux étant reliés par une longue courroie ottante qu’on avait disposée en huit entre les volants d’inertie des engins. Pour le garçonnet posté sous un sycomore en bordure du champ, à veiller sur la bonbonne d’eau de pluie emmaillotée de toile de jute en attendant que l’un des ouvriers assoi és lui fasse signe, cette scène était une scène de cirque primitive. Son oncle Kenneth, debout sur la râteleuse tirée par deux mules, passait le champ au peigne n, soulevant au passage de l’attelage un tourbillon de luzerne au parfum piquant, une déferlante poussiéreuse de mauvaises herbes épineuses. La râteleuse se cabrait, pondant sa grosse botte de paille que le vieux et Imo chargeaient alors dans la lieuse. Au milieu du claquement des machines montaient des volutes de poussière, comme portées par des vibrations de chaleur bien visibles qui semblaient s’écraser contre le ciel transparent et rester coincées

au-dessus des têtes, tel un nuage tourbillonnant de fragments de feuilles et de tiges. Les ballots de paille sortaient de l’arrière de la lieuse, par une ridelle en toile rigide tout usée, et tombaient par un toboggan galvanisé brillant, carrés comme des caisses, bien proprement liés de l de fer neuf. Imo et un voisin venu rendre service les crochetaient de part et d’autre, et les balançaient dans la remorque sur une hauteur de cinq, six, parfois huit ballots. C’est le voisin qui menait les mules, simple mortel debout tout làhaut dans sa large salopette aux couleurs passées, se découpant sur fond de ciel d’un bleu délavé éblouissant, les nes rênes noires plongeant jusqu’aux bêtes. Les mules tiraient sur leurs colliers, échissant sur leurs jambes au point de faire ressortir leur anus noir fripé, et le château de cartes avançait  ! Sur ses roues  ! Aussi impressionnant aux yeux du garçonnet qu’une goélette toutes voiles dehors. Là-haut, c’était comme le pont d’un navire. Il sautait sur place en agitant son chapeau de paille en direction de l’homme qui lui faisait signe en retour, tout en faisant claquer sa langue à l’attention des mules. Extraordinaire. Merveilleux. Le garçonnet se sentait transporté par la seule force de son regard, le temps suspendu comme si son cœur s’était arrêté de battre, et plus moyen de le rattraper, on ne pouvait qu’en xer le souvenir. Pour un enfant, quel spectacle  ! Et pas seulement la scène, mais tous les minuscules détails  : boulons, rivets, peinture qui s’écaillait, rouille dessinant des reliefs aussi captivants que la surface de la Lune, graisse d’un essieu qui coulait sur un moyeu à l’agonie, gouttes d’écume là où le harnais frottait contre le poil de la bête, re ets verts mordorés d’une mouche dans une oreille. Odeurs pures, son en haute- délité, vision surréaliste parfaite, unique et jamais réitérée, qui passait directement de l’œil au cerveau et à l’in ni, l’espace de ces quelques généreux battements de cœur impossibles à dénombrer. Et cette réminiscence ardente qui serait toujours là par la suite. Son grand-père lui t un grand signe du bras. Saisissant la bonbonne à deux mains, il l’appuya sur le haut de sa jambe et la

pp y j transporta à grand-peine jusqu’aux ouvriers. Il observa les mains du vieil homme sur le manche lisse de la fourche. Elles auraient pu pousser sur un arbre. Les poils sombres au dos et sur ses poignets étaient collés de sueur, les paumes lisses comme une selle de cheval  ; ces mains-là étaient d’une grande précision avec les outils, les animaux, un enfant  ; encore plus précautionneuses et moins pressées que celles des femmes. D’épais cheveux gris étaient plaqués sur son front bosselé, dépassant sous le simple chapeau de feutre que la sueur, la poussière et le temps avaient tant décoloré qu’il avait à présent une teinte de terre sèche. Tous les hommes, noirs et blancs confondus, portaient le chapeau ou la casquette de la même couleur brune commune. Chapeau, casquette, chemise en chambray grise ou bleue composaient cet uniforme si reconnaissable, synonyme de l’âge adulte aux yeux de Jacky. Et du travail. L’avenir. Des gouttes de sueur roulaient sur le gros nez du vieux et tombaient une à une de la pointe. Soulevant son chapeau, il s’essuya le visage du revers de la manche. Ce pif, il ressemblait au manche d’un Colt gros calibre. Les ouvriers s’arrêtèrent pour s’approcher de la bonbonne. Mac la passa d’abord au voisin, qui la tendit à Kenneth, qui la passa à Imo. Le vieux ne but qu’en dernier, à grosses gorgées, l’eau dégoulinant le long de son menton hirsute, de son cou, faisant une tache humide sur sa chemise. «  Tu montes sur le prochain chargement, ston, et tu nous amènes une autre bonbonne. — Promis, pépé ! » Les hommes sourirent. « Ça, c’est un bon petit gars, t Imo. — Pour sûr qu’y fait Scandénave, remarqua le voisin. C’est du côté de son papa, pas vrai ? — Exact. — Un drôle de zèbre, commenta Kenneth. — Ah bon ? Je croyais pas qu’ça vivait là-haut, ces bestiaux ? » Mac et Kenneth étaient pliés de rire.

p «  Non, il veut dire qu’il était vraiment bizarre, comme gars. Même son nom, Odd. Odd Andersen. — Ah ouais, y s’est tué y’a un an à peu près, ou un truc comme ça, non  ? Me souviens avoir lu ça dans le journal. Moi, j’suis Irlandais. — Nom de Dieu ! Et c’est maintenant que tu m’dis ça ? Si j’avais su, jamais je t’aurais laissé approcher de mes mules. J’veux pas qu’elles soyent contaminées par des fausses prophéties, moi ! — Mais non, j’suis pas un catholique irlandais, j’suis un poivrot irlandais ! » Et dans un grand éclat de rire les hommes se remirent au travail. Au tour suivant, le garçonnet grimpa tout en haut de la pile, où ça tanguait si fort qu’il dut se cramponner. Les feuilles des arbres le caressaient au passage. Le lendemain matin, il s’était levé tôt pour aller voir les nouveaux ballots rangés en haut de la grange. Même s’il n’avait jamais grimpé plus haut que les étançons au-dessus des stalles, il avait la ferme intention de monter jusqu’au toit cette fois. Nelly était là, dans sa stalle. Elle releva la tête à son passage, puis replongea le museau dans sa mangeoire pour mastiquer son avoine. Imo était là, quelque part : Jacky l’entendait si oter. Vaches, mules et chevaux étaient déjà sortis. Les accessoires étaient accrochés le long du mur derrière les stalles. Étrilles, brosses à lustrer au dos de cuir craquelé et poils usés presque à ras, acons d’onguents visqueux, boîtes de baumes, produits pour le cuir, toutes sortes de trucs à chevaux. Et tout sans exception, accessoires, selles, brides, tout était rapiécé, recousu, ra stolé, punaisé ou cloué. Rien, absolument rien, n’était neuf dans cet endroit. Sur un longeron près de la porte étaient suspendus, bien alignés, les crochets à foin. Il en t tomber un qui, en heurtant le sol, t sursauter Nelly, laquelle poussa un grognement dans sa mangeoire. Nelly, pour tout le monde, c’était quasiment la famille, une sorte de tante honoraire, très consciente de ce statut avec ça. Sur la pointe des pieds, il sortit, crochet en main.

Pointe en bas et lui à califourchon sur la poignée, le crochet faisait comme une charrue à ressort, qui traçait un sillon sur son passage. Il s’amusait beaucoup, jusqu’à ce que la pointe heurte un truc dur, ce qui faillit le déburner. La douleur le rendit conscient de ses parties. Dès lors, il se contenta de labourer en traînant derrière lui le crochet qu’il tenait par la poignée, en méditant sur le mystère des di érences entre hommes et femmes. Il traça son sillon jusqu’à la porcherie qui jouxtait la grange, où Imo, nez en l’air, appuyé contre la clôture, contemplait le plaqueminier qui poussait si près de l’enclos qu’il ne fallait pas rater le moment de cueillir les fruits, sous peine d’en voir la moitié dévorés par les porcs. « Tu veux un kaki, ston ? lui proposa Imo. — S’il-te-plaît-merci, dit-il tout à la fois, une parole bousculant l’autre. — Entre les merles et les porcs, y en a jamais assez pour les gens  », commenta Imo en enjambant la clôture, avant de grimper dans l’arbre. Ils n’étaient pas très mûrs, ces kakis, et à la première bouchée, le garçonnet faillit se plier en deux. Imo lâcha un rire franc, pas ce «  hi hi hi  » qu’il utilisait devant tous les gens, à part son grand-père et lui. Il testa le suivant, prélevant délicatement un petit morceau de ses dents jaunies et irrégulières pour s’assurer que le fruit était doux avant de le passer à Jacky. Il était tout chaud de soleil, poussiéreux et sucré, ce kaki ridé, tacheté, de la couleur du pouce d’Imo. Sur ce sol calviniste, les saveurs comme les puanteurs, étaient extrêmes et absolues. Ces fruits-là, Imo les aimait davantage que quiconque, à l’exception du garçonnet et de son grand-père. Ce qui d’une certaine façon les rendait plus proches, en dépit de ce qui les séparait, qu’oncles, tantes et cousins en dépit de ce qui les liait. Une année, il avait grimpé sur chacune des branches de l’arbre pour y nouer de petits bouts d’éto e censés éloigner les oiseaux. Sans aucun succès. On voyait encore de ces petits fanions gris qui ottaient çà et là.

ç Pendant que Jacky était perdu dans ses considérations profondes sur cette lignée spirituelle, Imo s’éloigna jusqu’à disparaître derrière la grange. Très vite, le garçonnet le suivit, traçant toujours son sillon. Ça faisait une minute ou deux qu’Imo était derrière, et Jacky avait sa charrue pour s’occuper. Il tourna à l’angle : ah, le voilà ! Mais Jacky s’arrêta net. Imo était là, debout face à la grange, sa grosse pine noire à l’air, à pisser d’un air méditatif sur une bouse de vache séchée. La prairie s’étendait derrière lui jusqu’à Kechi. Tout le monde allait toujours au cabinet. L’une des premières choses qu’on avait inculquées au petit garçon, c’était bien de ne jamais faire pipi dans le jardin. Néanmoins la question n’était pas là. ELLE ÉTAIT NOIRE ! La quéquette à Imo, elle était noire  ! Il n’en croyait pas ses yeux. «  Qu’est-ce qui va pas, ston  ? T’as jamais vu un homme pisser ? — Si, si, mais… — Mais quoi ? — Elle est noire… articula-t-il en reculant de quelques pas. — Ben, tu t’attendais à quoi  ? Qu’elle soye rouge, blanche et bleue, ston ? Je suis noir tout partout ! — Oh… — Ben sûr  ! Et j’te dis que ça l’empêche pas de bien marcher, hein  ! Non non, celle-là est tout aussi bonne pour baratter l’beurre que les blanches. Y’en a même qui disent qu’c’est mieux. Moi, j’en sais rien, jamais utilisé d’blanche. » Secouant les dernières gouttes, il la remit dans sa salopette informe. Baratter le beurre ? Ce soir-là, au souper, tout le monde se pétri a quand le garçonnet raconta qu’il avait vu la quéquette toute noire à Imo. Puis le vieux éclata de rire. Ceci venant juste après un silence soudain, à peine troublé par le bruit du couteau dans l’assiette et des moucherons aveuglés qui se cognaient aux volets, Jacky

g q g J y comprit que ce rire l’avait sauvé d’une bonne fessée. Les femmes s’escla èrent à leur tour, se couvrant la bouche de leur tablier. «  À l’avenir, tu n’iras plus derrière la grange. T’es trop petit pour commencer à te mêler des conversations là-bas, t le vieux avec un sourire. — Je suis sûre que c’est ce lait de chèvre qu’on lui a donné bébé, intervint Madame Mac. — Jerry est pas comme ça, lui, objecta El e. Il est pas du tout comme Jack au même âge. » Ce qu’elle insinuait, c’est qu’il y avait quelque chose qui clochait chez Jacky. Après tout, il était bien tombé en arrière avec sa chaise haute ce jour-là, non ? En se cognant la tête contre le poêle. «  Écoute, il est futé comme un singe, crénom. En fait, il est juste en avance sur tout le monde, c’est tout. Si les petits cochons le mangent pas, ou les gros, ce garçon, ça va vraiment être quelqu’un. » Mac agita sa fourchette en direction de Jacky pour bien souligner son propos, et ce dernier se rengorgea. Mais quand même, il s’inquiétait pour Imo. « Pépé, pourquoi qu’y va pas au cabinet, Imo ? — Eh ben, parce que c’est un Noir. Remarque bien que moi je m’en cogne. Ça déteint pas, hein. » Ça, le garçonnet se l’était déjà demandé. «  Mais les femmes, elles sont un peu dégoûtées de devoir s’asseoir après un Noir. » Et ça, ça n’avait fait qu’e rayer Jacky davantage. Cette révélation ressemblait à une histoire de fantômes, avec les porches noyés dans les ténèbres et ces moucherons qui se cognaient frénétiquement aux volets. Ce fut là sa toute première histoire de fantômes. Dans ses rêves, il vit Imo qui devenait rouge, blanc et bleu, avec des bandes comme devant chez les barbiers, et qui tournait lentement sur lui-même dans un champ. Et dans ses rêves, il entendit le vieux crier depuis la fenêtre de l’étage :

g «  Wilma, toi et cet enfoiré, vous allez rester là toute la nuit dans l’allée à baratter le beurre ?! » Jacky se leva pour regarder dehors. Il n’y avait qu’une voiture garée dans l’allée, sous les branches sombres de l’orme. Personne qui barattait le beurre. « Chuis pas un enfoiré, Mister Mac. C’est moi, Cli ord Scrovis. — Ça revient au même. Rentre chez toi, Cli ord. Et toi aussi, Wilma, tu rentres ! » Le garçonnet la vit descendre de la voiture et rajuster sa jupe à la taille. On aurait dit qu’elle gambadait en balançant son sac à main. Elle était très jolie. « À bientôt, Wi… Wi… Wilma », bégaya Cli ord. Elle sou a un baiser sur le bout de son doigt, pivota sur une hanche, et claqua le baiser sur sa fesse droite. «  Ch… ch… chauds, chauds les marrons  !  », brailla-t-il en ressortant en trombe de l’allée en marche arrière.

CINQ

MacDeramid prenait un bain assis environ trois fois par an. Le reste du temps, il grimpait dans un baquet à même le sol de la cuisine et s’épongeait debout avec un linge. Puis il se faisait frotter les omoplates par sa femme à l’aide d’une des vieilles brosses à chevaux. Il avait le dos et les épaules couverts de poils noirs. Tout nu, on eût dit qu’il portait un ensemble de sous-vêtements molletonnés. Les poils s’arrêtaient net au cou et aux chevilles, comme des ourlets. Sous l’e et de la brosse, la peau pâle rosissait sous le duvet sombre comme celle d’un bébé. Puis il se frottait vigoureusement lui-même le ventre, l’aine et les jambes. L’étape suivante était d’en ler des sous-vêtements propres, longs en hiver, courts en été, et de s’asseoir tranquillement pour remplacer les bracelets de coton tressé qu’il portait aux poignets et aux chevilles comme grigris contre les rhumatismes  ; sauf ceux tressés de bres rouges et blanches, façon celle de boucher  : ceux-là, en raison de leurs propriétés médicinales supérieures, il les portait jusqu’à ce qu’ils tombent d’eux-mêmes en lambeaux. Quand il se rasait, il prenait l’un des trois coupe-choux qu’il rangeait dans un étui de cuir granuleux. Pour les e ler, il avait des pierres à a ûter, ainsi qu’une sangle de cuir professionnelle. De tous les hommes de la famille, il était bien le seul à savoir correctement aiguiser tout ce qui pouvait l’être. Il coupait aussi bien les ongles de ses mains que ceux de ses pieds à l’aide de la petite lame tranchante comme un scalpel de son couteau de poche, puis les limait avec une lime à métaux. Il

y avait chez lui une défectuosité qui lui faisait pousser des ongles épais, striés et opaques, semblables à la kératine nacreuse d’une corne. Les ciseaux ordinaires ne les entamaient même pas. Il prenait tout particulièrement soin de ses pieds, s’en occupant plus longtemps qu’un fantassin d’antan après une marche forcée de trente bornes. Il pouvait y passer une bonne heure. Et son petit- ls ne perdait jamais une occasion d’assister au spectacle. «  Pépé, il arrête pas de dire des gros mots à ses souliers  », racontait-il tout heureux. Le vieil homme commençait toujours par insérer des petits bouts de coton entre ses orteils pour bien les séparer. Puis il se glissait des compresses de coton aplaties à la main sous les plantes de pieds. Tout en maintenant l’ensemble en place comme il pouvait, il en lait délicatement, très délicatement, une grosse chaussette de travail, avec plus de précaution qu’une femme en lant sa dernière paire de collants. Et si jamais, une fois la chaussure en place, il ne se sentait pas à son aise, il arrachait le tout dans une bordée de jurons et recommençait depuis le début. L’un de ses problèmes était qu’il était prêt à porter n’importe quelle chaussure dont les autres ne voulaient plus. Quand il fallait vraiment qu’il s’en achète une paire, il allait chez Sam Shusterman, la boutique de chaussures d’occasion. Si, au prix qu’il était prêt à mettre, il en trouvait qui lui plaisaient, mais qui étaient trop grandes, il se découpait des semelles en carton et fourrait un peu de coton au bout  ; trop petites, il faisait de petites entailles au niveau des oignons pour être confortable. Mais, trop grandes ou trop petites, pendant toute la durée de la présidence Roosevelt, il ne s’en trouva pas une paire qui ne subît ses insultes. Et Mac était devenu le cauchemar de Sam Shusterman. Sam n’avait jamais gagné plus de dix dollars en vingt-cinq ans avec le vieux, mais il aurait fait fortune s’il avait touché un dollar pour chaque nom dont le traitait Mac tous les

matins, comme s’il avait été seul responsable de la débine des MacDeramid depuis l’origine. Et pourtant, par-delà la douleur et les jurons, dans la mémoire du vieil homme trônait une paire de Johnston & Murphy à vingt dollars, en cuir noir de chevreau lisse comme l’intérieur d’une cuisse de femme et solides comme le roc. Tout en xant à la colle forte sur son établi une énième demi-semelle de caoutchouc sous une de ses grosses tatanes, il racontait ces Rolls-Royce de la chaussure au garçonnet, lequel fermait les yeux pour mieux les imaginer. Mac superposait demi-semelle sur demi-semelle et talon sur talon, si bien que ses vieilles godasses de travail nissaient par peser plus lourd que des croquenots ferrés de bûcheron et par être aussi rigides que des sabots de bois. Pour les protéger de l’humidité, il les frottait d’un suif puant et les astiquait au cirage jusqu’à se voir dedans. Parce que, une fois au moins dans sa vie, il avait pu s’o rir une vraie belle paire de chaussures, jamais il n’oublia la sensation, même quand tout était ra stolé, même quand les vêtements qu’il avait sur le dos étaient aussi rapiécés que ceux d’un clodo. Lorsqu’il se lavait à l’évier de la terrasse arrière, il prenait l’eau dans ses mains en coupe, plongeait son visage dedans en s’ébrouant bruyamment comme un cheval de trait en colère, avant de s’asperger partout. C’était vraiment un animal, ne cessait de dire sa femme. S’il avait su le sens du mot mystique, il aurait essayé de murmurer à l’oreille des ours. Et pourtant, le peu de délicatesse qu’absorba le petit, c’est bien du grand-père qu’il le tenait. Les autres, mère, grand-mère, tantes ou cousins, jouaient avec lui comme avec une poupée, lui tripotant sans cesse cheveux ou vêtements, tentant de faire des boucles là où il avait un épi, ou bien alors, trop occupés sans doute, ne prenaient que le temps de le transporter ailleurs à leur convenance. Seul le vieux lui parlait normalement. Les autres agissaient comme si tout ce qu’ils avaient à se dire était de l’ordre du secret absolu. Vis-à-vis de lui, ils avaient un langage spécial, incompréhensible, qu’il haïssait. D’eux, il ne pouvait rien apprendre, rien de rien. Mais son grand-père, lui, était

pp g p capable de le tenir sur ses genoux tout en fumant un cigare et lui faisant la lecture du journal de bout en bout, et d’apprécier pleinement chacune de ces activités. Il lui lisait un article sur la dernière lubie de Roosevelt et lui demandait : « Qu’est-ce que t’en penses, toi, d’un crétin pareil ? » Et, devant la circonspection du garçonnet, il poursuivait : « Eh ben, je vais vous dire, mon petit monsieur, il va continuer comme ça, l’enfoiré, jusqu’à ce qu’il saigne à blanc le pays ! » Il savait bien ce qu’ils valaient, tous. «  Des voleurs, des menteurs, des enfoirés  ! Pas un pour rattraper l’autre ! Rois, ducs ou tzars ! La NRA et le WPA. La VFW, tous les syndicats  ! Ces putains d’armée de terre, de marine et tous les militaristes. Toutes les loges, les Églises, les boy-scouts, les girl-scouts, Camp re Girls, les contrôleurs des trains. John D. Rockefeller, la famille Ford, la famille Mellon, la famille Carnegie, John Jacob Astor, le Pape et le Barbu là-haut. Le Teapot Dome, et Tammany Hall ! Les trusts, les monopoles ! Le gang de Wall Street et le gang Pendergast, le gang de la guerre et celui des arnaqueurs à la petite semaine  ! Jamais j’ai vu plus grands voleurs ! » Innombrables, dé ant l’entendement, ses ennemis se pressaient en masse jusqu’à l’horizon lointain. «  Oui, oui, je les connais, t’en fais pas  ! Je les connais tous  ! beuglait-il aux oreilles du petit. Et attention, hein, j’ai pas peur de leur dire en face, moi ! Ils peuvent pas me faire taire, moi ! » Comme s’ils s’étaient donné le mot pour essayer. « Moi, je lèche le cul à personne. J’leur dis leurs quatre vérités dès que je peux. Et j’ai bien l’intention de continuer  ! Et quand toi tu seras grand, c’est toi qui leur diras ! Ils méritent ça et plus que ça, ces salopards ! » Puis le vieux recrachait le bout de cigare dégoulinant qu’il avait tranché de ses incisives dans sa colère, tournait la page et lisait à Jacky les aventures de Pim Pam Poum le plus tranquillement du monde. Il était bien le seul à lire les BD au petit sans en faire tout un plat. Il lui lisait simplement les paroles sur le même ton que tout le reste. Pour les images, le

p q g garçonnet avait ses yeux. Que ce soit Fin ou À suivre, c’était du pareil au même. Quand revint le temps de l’élection, Mac, sur l’air de «  tu m’auras pas deux fois  », snoba Roosevelt, mais rejeta aussi Landon. Comme tout bon citoyen, il s’inscrivit sur les listes et alla voter, écrivant sur le bulletin le nom Dr Francis E. Townsend2. Au vu des alternatives o ertes par les deux grands partis, plus ça allait et plus il se représentait l’avenir de la nation sous la forme d’un de ces sachets fermés par un cordon : quel que soit le bout sur lequel on tire, ça reste toujours le même cordon, au nal. Et ce qu’il avait trouvé de mieux pour résister, même si c’était futile, c’était de rejoindre d’autres laissés pour compte, de petits fermiers menacés de saisie, d’autres expropriés qui dormaient sous la tente ; tous se réunissaient devant la banque Fourth National en pleine journée de travail pour agonir bruyamment d’injures tous les gouvernements du monde. Lorsque la banque t sceller des barreaux surmontés de piques sur ses appuis de fenêtre en marbre qui servaient de siège pendant ces forums, le vieux continua debout, tandis que les autres restaient accroupis, le dos appuyé au revêtement de marbre frais. La banque était située à l’angle de Market et Douglass, un des principaux carrefours de la ville, si bien que Mac et son petit- ls se trouvaient en plein centre, idéalement placés si jamais un dé lé devait passer. Car il l’emmenait partout avec lui, son petit- ls. Aux parcs à bestiaux, où les plus anciens se souvenaient encore de l’époque où on voyait John MacDeramid arpenter les planches jetées audessus des enclos où se pressait son propre troupeau. Quand il était avec ses vieux amis, il se montrait toujours plus généreux, achetant au petit un jus d’orange et des bonbons comme s’il le faisait quotidiennement. Et puis un jour, avant que les sauterelles ne s’abattent sur le pays tel le éau biblique et avant que la poussière ne disperse le peu qu’elles avaient pu laisser, un envoyé de Roosevelt vint

raconter à MacDeramid que le salut du fermier résidait dans son aptitude à enterrer dans les champs blé, maïs, patates, sorgho et légumes, abattre ses bêtes, et planter du soja. Ce qui stabiliserait le marché. « DU SOJA ! » Mac avait gueulé si fort que les vitres en avaient tremblé jusqu’à la serre de Wooten, à deux rues de là. L’idée était si grotesque qu’il se dit immédiatement qu’il ne tournait pas rond, ce type. Il avait l’air carrément juif, ou assyrien, ou un truc comme ça. En tout cas, pour faire ce genre de suggestion sans sourire, il devait être franchement ramolli du bulbe. Mac ne put contenir son amusement : « Et donc vous dites que monsieur Roosevelt va me l’acheter, ce soja ? — Une subvention en espèces pour tous les participants au programme est prévue, assura l’homme d’un ton sec. — Hmmm… t le vieux, l’air pensif. Bon, regardez un peu par là. » Et négligemment il montra du doigt sa terre, plantée depuis les rails jusqu’à la clôture côté route, et de l’arrière de la grange à l’horizon côté maison. Un quart de ces plantations était en pleine oraison. Tout un jardin potager prêt à être récolté dans un grand carré près de la maison. Et autour, le blé qui faisait des vagues paresseuses telle une mer intérieure, les millions de lourds épis de sorgho qui ondulaient comme autant de danseuses du ventre, des hybrides aussi hauts que la tête d’un éléphant. Une demi-douzaine de petites vaches Jersey qui ruminaient. Des porcs Poland China qui dormaient tout heureux dans leur bon lisier noir. Des poules qui gloussaient paisiblement, de deux races di érentes, dont une aux couleurs vives. Des libellules qui se posaient furtivement à la surface de l’abreuvoir. Des abeilles qui butinaient les eurs de Madame Mac. Et, sur le devant, un panneau aux lettres bien tracées, détaillant les services que proposait le propriétaire :  

TERRASSEMENT PAYSAGEMENT CREUSEMENT DE SOUS-SOL Renseignements à l’intérieur   «  Bon, je crois que vous feriez mieux d’aller dire à monsieur Roosevelt que son histoire de soja, pour John MacDeramid, ça va pas être possible tout de suite. Vous pouvez lui dire que, rien que d’y penser, à arracher, brûler, couper et tuer, comme y veut me faire faire, ça me rend tellement malade que j’préférerais encore me laisser décaniller moi-même. Vous voyez, ça m’a pris quand même quelques années pour arriver à faire de ce petit coin c’que vous voyez aujourd’hui. Oh, je sais bien qu’c’est pas grand-chose pour certains. Mais c’est tout ce qu’on a, nous autres. Tout ce qu’on a après avoir travaillé dur. Je pense pas qu’vous pourrez comprendre ça. Vous venez de l’Est, pas vrai  ? J’ai pas l’impression que vous avez beaucoup travaillé la terre. — Non, interrompit le type, impatient. Mais nous, à la Farm Security Administration, nous avons conduit des études, et je peux vous dire que… — Tu vas fermer ta gueule  ! Bordel de Dieu, ces enculés de la FSA seraient même pas foutus de planter un clou tout seuls. Écoute-moi bien  ! Je suis paysan depuis la guerre de Sécession. J’ai labouré des pentes tellement raides qu’y fallait bander les yeux des mules pour qu’elles y aillent. J’ai arraché des souches qu’auraient pété les vertèbres à quatre percherons pour nettoyer un champ à planter. Si on mettait bout à bout toutes les mottes que j’ai r’tournées, ça couvrirait les États du Kansas, de l’Oklahoma, du Nebraska, et y’en aurait encore assez pour recouvrir un versant de Pike’s Peak. Et jamais, nulle part, mon petit monsieur, j’ai vu des gens si peu dans l’besoin qu’y z’enterrent leurs récoltes et appellent ça progresser. Bon Dieu d’bordel de Dieu, c’est l’idée la plus contradictoire que j’aie jamais entendue. Y’a jamais eu qui qu’ce soit qu’a jamais fait

pousser trop d’choses. Si ce putain de système peut pas absorber c’que les fermiers font pousser quand y’a tant de gens qui crèvent la dalle sous les yeux des politicards, alors c’est le système qu’y faut enterrer. Et queq’chose d’intelligent qu’y faut essayer à la place. À t’entendre, on dirait que c’est de ma faute à moi, cette Dépression ! — Mais vous serez indemnisé… » C’était pourtant tellement simple. Mais ces gens-là ne voulaient pas comprendre comment fonctionne une économie de marché. «  Me payer  ? Et quel bien que ça pourra faire, les quatre sous que vous allez m’payer, une fois que les fermiers, ils auront enterré tous leurs trucs, abattu toutes leurs bêtes  ? Mais en n merde, l’argent, ça se bou e pas  ! Un morceau de viande, ça va devenir si cher que j’te donne pas une semaine pour que les seuls capables de manger de la viande, ça soye ces millionnaires de mes couilles  ! Et c’est les mêmes, ces enfoirés, qui nous ont mis dans ce pétrin au départ  ! Des génies qu’ont même pas été foutus d’empêcher leurs banques de faire faillite, avec tout le monde dans la combine et tous les pouvoirs de leur côté. Mon gars, y’a forcément un tas d’voleurs quelque part. Et ce truc de soja, ça ressemble bien à une arnaque montée par les mêmes enfoirés. T’es de quel côté, toi, dis-moi ? — Comme vous avez manifestement choisi d’être obstructionniste, je ne vois aucune raison de perdre mon temps ici. » Ravalant son exaspération, l’homme se dirigea d’un pas guindé vers son coupé de fonction, sans nul doute conscient de l’allure d’autant plus féminine de son postérieur qu’il serrait les fesses aussi fort qu’il pouvait pour paraître plus viril sous l’œil goguenard du fermier. Ils ne voulaient simplement pas comprendre. On ne pouvait pas aider des gens comme ça, il en était certain. Le vieux cracha un long jet de jus de chique sur la terre sèche de la cour. Une boule humide se forma dans la poussière.

« Essaie seulement d’remettre les pieds ici, espèce d’enfoiré de cul serré, et j’te montrerai comme ça peut être obstructionniste, un Écossais  ! Repointe-toi avec ta combine à la mords-moi-lenœud, et c’est toi que j’vais planter, et j’appellerai ça du soja ! » Cet automne-là, le cours du blé tomba à deux cents le boisseau. Mac donna le maïs à manger aux porcs, puis mangea les porcs. Le gouvernement rachetait les patates quasiment au prix de la semence, puis les passait au bleu de méthylène pour que même les porcs n’en veuillent pas. Ce qui stabilisa bien le marché des patates et du porc, mais pendant ce temps, on voyait les queues s’allonger du côté du Forum à Wichita, à la soupe populaire. Les gens attendaient un petit quelque chose à manger, farine de pomme de terre, pois frits, lait en poudre, lard ou haricots. Un secours. Mais rien ne pouvait soulager le manque. On distribuait tout ça dans le coin du Forum où l’on parquait la ménagerie quand un cirque s’arrêtait en ville  ; où l’on montait les enclos pour les cochons et les moutons lors des foires aux bestiaux ; où l’on avait creusé des rigoles au sol pour pouvoir nettoyer à la lance d’incendie après le passage du bétail. La le d’attente qui s’allongeait était détournée par la police municipale vers une ruelle derrière le bâtiment, a n que le spectacle de ces miséreux n’o ense pas la vue de ceux qui ne l’étaient pas encore. Et tous devaient apporter leur propre sac. Le spectre de la le d’attente, MacDeramid l’entraperçut quand ses chevaux et ses mules furent vendus aux enchères, quinze dollars par tête. Lorsque vint le tour de Nelly, il pleura en silence. Elle était si douce que les gamins pouvaient lui grimper dessus dans tous les sens, et même jouer sous son ventre sans plus de danger que dans leur lit. Il essaya de libérer Imo, qu’il ne pouvait plus payer. «  Mais m’sieur Mac, libérer pour aller où  ? Y’a nulle part où aller, pour sûr. » Et il resta jusqu’au bout, Imo, à partager les porcs et les légumes du potager avec eux, jusqu’à ne plus supporter de prendre une part de leur pitance de plus en plus maigre. Un soir,

il vint dire à Mac qu’il avait décidé de demander à son tour l’aide alimentaire. Il avait trois gosses à nourrir. Même les imbéciles qui avaient cru en Roosevelt comme au Messie étaient saisis de vertige au vu du vide abyssal des remèdes proposés. « C’est juste une autre façon de saigner le travailleur à blanc ! répétait-il à la cantonade. Mais en n, bordel, vous voyez pas  ? Oubliez ces connards qui ont sauté par les fenêtres à Wall Street, ça c’était que dalle. En ce moment et plus que jamais, les gros, ils se font des couilles en or. Ils viennent de dégommer toute la concurrence des petits. » Les gens disaient qu’il était barje. Lui, il maudissait sa propre insigni ance. Il feuilletait les pages de la Bible de sa femme, à la recherche d’un quelconque parallèle en matière de folie de masse. Incapable de trouver un exemple convaincant, c’est au petit qu’il s’adressait quand personne d’autre ne voulait l’écouter : « Et crois-moi, ston, ça va faire qu’empirer. Par tous les coups tordus possibles et imaginables, ils arriveront à ce que ce pays se foute en l’air pour de bon. » Sa femme, qui l’avait entendu, nit par exiger qu’il lui explique ce qu’il essayait de mettre dans le crâne de cet enfant. C’était la philosophie de générations de protestants qui était bafouée par injonction o cielle venue de petits bureaucrates visqueux planqués là-haut à Washington, avec une sanctimonie qui faisait passer les vertus de toute une vie pour les péchés les moins pardonnables. La rumeur disait que les aides étaient en route, ce qui suscitait jubilation et espoir chez des hommes au bout du rouleau, agglutinés autour de la radio chez celui qui en avait une, attendant un mot de Roosevelt qui rendrait leur soupe moins claire, leurs enfants moins maigres. Mais les types envoyés par Roosevelt étaient là pour faire respecter, pas pour aider. L’aide, elle était pas au programme ! Ils savaient bien, ces zigotos. Ils étaient l’alpha et l’oméga. Tout avait été calculé. Et dans leur certitude vertueuse, ils coupaient la corde. Précipitant des milliers au fond du trou, pour ensuite envoyer la loi et

p y l’ordre contre des hommes en colère d’avoir perdu à jamais le peu qu’ils possédaient. Et ils attendaient impatiemment le moment où un bouseux désespéré, dans un tableau fait pour l’objectif de Dorothea Lange, debout devant une baraque en ruine avec sa famille dépenaillée et les bagages autour, allait lever les mains d’un air accablé, en articulant à grand-peine  : « Mais qu’est-ce qu’on va faire ? » Et là, le gouvernement pouvait aider. Et là, Madame Roosevelt pouvait montrer qu’elle avait du cœur. «  La pitié et la charité, c’est bien la pire des conneries qu’ils arrivent à vous faire gober, répétait Mac à qui voulait l’entendre. Dites-leur de se les carrer bien profond. Tout ce qu’on veut, c’est vivre décemment de notre travail. » Car au nal, malgré la bonne volonté du gouvernement, c’est toujours la banque qui récupérait la ferme. Quant au bouseux, c’est la WPA, l’agence fédérale du travail, qui le récupérait, mais souvent seulement un jour ou deux par semaine, et déjà alors il n’était plus le même homme qu’auparavant. Plus celui qu’il avait espéré devenir. Plus celui sur lequel son épouse avait tant compté. Plus celui que ses gosses avaient pensé connaître. «  Tu sais, avait con é le vieux à Imo, de toi à moi, tous ces chers amis du travailleur, ils l’aiment pas du tout, en fait, le travailleur. — Pour sûr ! Tout ce qu’y-z-aiment, c’est d’envoyer leurs petits copains fouiner chez nous autres. Ils disent négro, que ça vous fait claquer des dents. Mais dès qu’on leur demande un peu d’lard ou d’chou vert ou de pain d’maïs frais, tiens, fume ! “Non, merci, on vient de déjeuner”, qu’y disent. Et puis y vont gri onner dans leur p’tit carnet. Et le lendemain, je vais lire dans l’journal à quel point y m’ont secouru. S’y continuent à m’secourir comme ça, un de ces soirs j’vais aller chez quelqu’un avec un couteau d’boucher pour me couper un bifteck direct sur une vache. » Et il tint parole  : deux semaines après avoir demandé l’aide alimentaire, Imo et deux de ses voisins s’étaient glissés dans le pré d’un éleveur laitier du nom de Hall, avaient sauté sur une

p Holstein primée qui sommeillait et l’avaient abattue sur place. Ils avaient été arrêtés par un ic curieux de savoir ce qu’ils trimballaient dans la 13e Rue dans deux chariots à bras et une vieille poussette à deux heures du matin par une nuit sans lune. « Ça vous donne envie de cogner ! déclara MacDeramid. Deux ans de travaux forcés, qu’ils ont anqués à Imo et à ces deux gars. Et je parie tout c’que vous voudrez qu’il nous en aurait amené, de cette bidoche. Il était comme ça, Imo. Mais tout le monde s’en fout. Tout le monde est tellement dans la mouise qu’y z’ont même plus envie, tellement qu’y z’ont peur de perdre le peu qu’il leur reste. Z’ont plus de couilles. Plus personne qui lève le petit doigt pour empêcher ces cinglés de donner le pays aux banquiers. Y faudrait qu’on prenne des fusils, des fourches, des haches, tout ce qu’on peut attraper, nom de Dieu, et qu’on marche sur Washington et Wall Street. Virer tous ces enfoirés. Un million de gars aussi couillus qu’Imo, et on nettoie le pays des enculés. On rend le pays aux petites gens. Ici, ça a jamais été prévu pour être le pré carré d’une minorité. Mais non, tout le monde a la trouille, ils font la queue pour pouvoir lécher le cul du gouvernement et dire “merci patron” pour ce qu’ils récupèrent. Et le pire c’est que moi, je suis même pas di érent ! Je sais pas par où commencer. Mais je sais foutre bien c’qu’y faudrait faire. AH, BORDEL ! QUELLE PUTAIN DE VIE ! » Il leva alors la tête pour que monte sa plainte vers le ciel. Et tout cela venait d’un homme qui n’avait jamais voulu entrer dans l’armée et s’était arrangé pour que son ls n’ait jamais à y entrer non plus. «  J’y vais, moi, j’y vais tout de suite  ! Dites-leur que John MacDeramid est prêt à aller à Washington aujourd’hui même ! » Mais il n’y avait personne pour l’écouter. Avec un sachet fermé par un unique cordon, il n’est pas très di cile de contenir les revendications au niveau local. Et la guéguerre entre travailleurs sociaux et béné ciaires s’installa pour durer.

Mac prit alors l’habitude de secouer tristement la tête tel un ours blessé devant la monstrueuse duplicité humaine. Mais jamais il n’a foutu la paix à ceux qui comptaient tant dessus. « Compter, bordel ? C’est eux qui l’ont créée, cette situation ! » Et même s’il pouvait traiter de tous les noms ceux qui se montraient aussi naïfs, il y avait là-dedans plus de tristesse pour l’espèce humaine que d’animosité. Tout le monde remarqua qu’il s’était mis à parler tout seul, et parfois très fort.

SIX

Humpty Dumpty : c’était à ça que pensait le petit en regardant leur nouveau logement, dans un coin sinistre à la lisière du Quartier Nègre. Quatre pièces disposées autour d’un axe central, le tout posé sur quatre gros plots de béton, un à chaque coin. Un des précédents locataires avait tenté d’arrêter les hurlements du vent d’hiver sous le plancher en clouant tout autour de la bâtisse des boîtes en carton aplaties. Avec le temps et les intempéries, ces cartons avaient ni par devenir si friables qu’un chat apeuré pouvait passer à travers comme un train prend un tunnel. Rien n’était droit. Les planchers étaient tellement de traviole que si l’on mettait une balle au centre d’une pièce, elle roulait contre un mur. Et pas toujours le même. Le sol était recouvert de chutes de vieux lino dépareillées. Mac, à qui il restait trois cents dollars de la vente de la ferme, les avait investis pour s’associer à un certain Miller, propriétaire d’une gargote nommée Co ee Cup Diner, ainsi que du parking sur l’arrière. Miller était un bootlegger à la petite semaine qui s’était dit que, tout bien ré échi, bootlegger à plein temps, ça paierait sans doute plus que petit restaurateur. Et son épouse en avait assez de tenir la gargote. Il embaucha également Kenneth, le ls de Mac, pour gérer le parking. Madame Mac défendit formellement au jeune homme de jamais se mêler de la vente du whisky. Il promit qu’il s’en tiendrait à garer les voitures et à servir l’essence. Et de toute façon, pas vu, pas pris. Cette maison, c’était ce que Mac avait pu trouver de mieux. À quelques rues de là, on tombait sur le marché municipal, une salle des ventes de mobilier, une fabrique de oul, des voies

de train de marchandises, une boulangerie industrielle, une grande laiterie, des minoteries, des ra neries, le parc aux bestiaux et les abattoirs, la grande usine de lait en poudre et sérum, la nouvelle usine de soja, des fonderies, des ferrailleries, des usines d’embouteillage, des bouis-bouis à hamburgers ou chili, des baraques à bière. Les relents se suivaient, se poursuivaient, se mélangeaient jusqu’à ne plus constituer qu’une seule odeur ambiante, anthropologiquement parfaite, dont les bou ées ottaient entre un infâme bouge que tout le monde surnommait la «  Cambuse des Cafards  » et le dernier chiotte ouvert à tous les vents du Quartier Nègre. Kenneth et El e emménagèrent chez la mère d’El e, qui avait une petite cahute assez semblable à l’autre bout de la ville, dans le West Side. Pour le petit, le Quartier Nègre semblait quand même préférable à ce West Side du bout du monde, là où, sur l’autre rive de la majestueuse rivière Arkansas, en quête d’une mine d’or, Jesse Chisholm avait construit un ranch pour vivre en attendant la fortune, et nalement fondé une ville. C’est au carrefour de la piste Chisholm et de West Douglass que Big Nose Kate tenait autrefois son dancing-bordel et avait provoqué en duel une autre mère maquerelle en pleine rue pour l’amour d’un petit pochtron tuberculeux nommé Doc Holliday. Là où jadis les Texans campaient lorsqu’ils amenaient les troupeaux en tête de ligne du chemin de fer, c’était traditionnellement le domaine réservé de Wyatt Earp et autres Bat Masterson, et aucun Texan n’avait le droit d’aller de l’autre côté de Main Street. Wild Bill Hickock jouait au poker au Last Chance Saloon, et jouait gros, mais sans jamais tourner le dos à la porte. Et là où jadis les cowboys campaient au bord de la rivière, on trouvait aujourd’hui un vaste terrain rempli de tournesols sauvages en eur et parsemé de cabanes faites de matériaux de récupération – tôles, caisses, carton, tasseaux –, de carcasses de voitures et même de bus ; des wagons de marchandises aménagés en habitations, portant encore sur leurs ancs les logos à demi e acés de leur compagnie. Là où jadis les Indiens Wichita, Pawnee, Kiowa, Waco, Caddo, Tonkawa, Kechi et Osage allumaient les feux pour

g p les conseils devant les tipis, un bidonville s’animait désormais la nuit venue, aux lueurs jaunes vacillantes de centaines de lampes à pétrole entre lesquelles couraient les chiens. Les ombres des cow-boys comme celles des Indiens, vaincues, étaient désormais remplacées par les feux de camp rudimentaires de leurs petits-enfants qui avaient cru dur comme fer que la production de masse était (avec la prière) la seule réponse aux problèmes de la planète. On pouvait se faire scalper dans le West Side à l’époque où Bat Masterson avait délimité sa propriété autour de Cleveland Avenue et de Central Avenue sur l’East Side. Aujourd’hui encore, on pouvait s’y faire scalper et être laissé pour mort derrière le Cowboy Inn. À deux rues de chez eux se trouvait une baraque à bière en forme de grand tonneau, où le petit pouvait avoir pour vingtcinq cents un bol de chili bien gras, un hamburger avec plein de choses dedans et une chope de soda. Tous les grands cirques ou parades de carnaval qui faisaient étape en ville déchargeaient leur matériel sur Central, juste en face de chez Ste en, pour aller s’installer à l’aube sur le pré Matthewson. Alors, malgré l’état et l’emplacement de leur taudis, tout le monde était d’humeur fort optimiste. Le Co ee Cup n’était qu’à quelques stations de bus de là. L’établissement se trouvait à la diagonale de la Western Union, et à égale distance de la YMCA et la YWCA. C’était un bon coin pour le déjeuner, mais qui marchait pas mal également au petit déjeuner et au dîner avec la clientèle des deux Y et des employés de nuit de la Western Union. C’était Madame Mac le chef en cuisine. Mac était préposé aux fritures. Wilma, serveuse. Et tous faisaient la plonge. Ça, c’était la théorie. Mac avait fait faire des cartes de visite couleur café au lait en forme de tasse avec soucoupe, et avait négocié avec Maxwell House qui avait pris en charge la moitié des frais d’imprimerie pour voir sa marque de café gurer sur le menu et l’enseigne, avec leur slogan  : «  Bon jusqu’à la dernière goutte ! » Et les a aires avaient e ectivement redécollé après leur arrivée. Les Miller ne s’étaient jamais trop souciés de la qualité

j p q de ce qu’ils pouvaient anquer dans l’assiette de leurs clients. Et même si Madame Mac n’était pas un cordon-bleu, elle était au niveau de la plupart des femmes de sa catégorie sociale, qui avaient appris à nourrir leur famille avec des pissenlits et des sauces faites avec les moyens du bord. Pour les clients, sa cuisine, c’était celle de leur maman. Il y avait toujours un jeune a amé de la Western, en culotte et veste d’uniforme couleur moutarde, tout en angles aigus, coudes, dents et pomme d’Adam, pour s’exclamer : « Ah, madame Mac ! Si seulement ma bourgeoise pouvait cuisiner comme vous ! » Wilma, de son côté, râlait contre les gars  : «  Pour les pourboires, y’a personne, mais pour les mains baladeuses, ça se pose là  !  » Elle avait une haute opinion d’elle-même et trouvait étou ant de travailler en famille. Comme tous étaient sur le pont au restau, ils avaient engagé une lle pour garder le petit. Une lle de couleur, quinze ans, qui habitait assez près pour venir à pied, et restait du petit déjeuner jusqu’en milieu d’après-midi, la grand-mère rentrait alors faire la sieste avant de repartir pour le coup de feu du soir. L’adolescente revenait ensuite jusqu’à minuit passé, heure à laquelle tout le monde était de retour. Il ne voyait presque jamais sa mère et sa grand-mère ailleurs que derrière le zinc. Il était comme condamné à passer son existence en compagnie de cette Vireena, qui apparemment n’avait guère envie de lui parler. Elle répétait constamment  : «  Chut  ! Tais-toi  ! Tu m’embêtes, là. Va jouer, va jouer. » Elle avait le ménage à faire, des magazines à lire, les vêtements de Wilma à essayer. En guise de déjeuner, elle se contentait le plus souvent de lui donner une tartine de pain blanc avec de la margarine et du sucre. Qui plus est, elle mentait comme un arracheur de dents. Un soir, Wilma explosa. «  Je suis libre, je suis blanche, et j’ai vingt et un ans  ! J’en ai marre de me faire traiter comme une gamine. Si moi j’ai envie de sortir et de découcher, c’est mon problème !

— Ça devient notre problème quand tu rentres saoule et que tu es trop malade le lendemain pour aller travailler, rétorqua sa mère. Tu couches et tu découches tellement à droite et à gauche qu’on ne peut jamais compter sur toi là-bas. Et tu le sais parfaitement ! — Eh ben, virez-moi  ! Je peux me trouver un autre boulot en claquant des doigts. Et avec des pourboires royaux ! — Ben voyons ! Ça te plairait, hein. Comme ça tu peux prendre tes cliques et tes claques, parquer Jacky chez nous et aller courir tant que tu veux. Libre comme l’air. — Écoute, intervint le vieux. Ça su t, ton baratin, tu peux pas nous parler comme ça à nous qu’on t’a élevée, qu’on t’a acheté tes habits, tes bouquins, qu’on t’a envoyée à l’école pour que tu deviennes quelqu’un, et au lieu de ça, tout c’qui t’intéresse c’est de couchailler avec des gommeux pendant que nous, on s’occupe de ta petite bourde de jeunesse. Tu pourrais au moins avoir la reconnaissance du ventre et montrer un peu de considération pour ta maman et moi, alors qu’on se crève la paillasse pour faire quequ’chose de cet endroit. — Toute ta vie, tu t’es crevé la paillasse pour faire quelque chose. Et t’as jamais rien fait. Dieu sait combien de fois tu nous as dit, à Kenneth et à moi, combien t’avais travaillé dur. Vaut mieux entendre ces âneries que d’être sourd. Si tu es si malin, pourquoi qu’on n’est pas riches ? — Quoi  ?! Espèce de petite pute  ! hurla-t-il en se précipitant sur elle, tremblant de rage. Tu me parles pas comme ça ! Je suis ton père, nom de Dieu  ! Même si tu vaux rien, t’es encore ma lle. Tu vas faire comme je te dis, bordel, ou je te défonce le crâne ! — Papa, tenta d’intervenir Madame Mac. — Et qu’est-ce que t’en sais, si je vaux rien  ? grinça-t-elle en relevant son menton à fossette. Y’en a d’autres qui disent que j’suis sortie d’la cuisse de Jupiter. — Je vais t’la casser, ta putain d’tête ! » Wilma s’enfuit en hurlant, échappant aux gri es du vieux. Elle s’enferma prestement dans sa chambre, attrapa son

p p manteau et sortit par la fenêtre. « Na-na-nère ! t-elle au vieux par la fenêtre. — Bon débarras, saleté ! beugla-t-il en retour. Va au diable. Et ce petit, tu le reverras jamais, tu m’entends ! Ne remets plus les pieds ici ! » Quand il se retourna, sa lle ayant disparu au coin de la rue, sa femme lui demanda, très calme : «  Et qu’est-ce qui te fait croire qu’elle voulait l’emmener, le petit ? Maintenant que t’as fait ce que t’as fait, il faut peut-être que tu te fasses à l’idée qu’on l’a sur les bras à élever. — Jamais, nom de Dieu ! On a déjà élevé une famille ! — Ah oui, et pour être réussi, c’est réussi, hein ? — En tout cas, moi j’ai fait c’qui fallait. J’leur ai toujours expliqué la di érence entre le bien et le mal. — Mais en n, ils t’ont toujours entendu jurer et dire des gros mots et jamais vu mettre les pieds à l’église, tu t’attendais à quoi, au nal ? — N’importe quoi ! Ça, ça compte pas. Je leur ai toujours appris que le Seigneur détestait les voleurs, les menteurs et les enfoirés. J’leur ai montré ce que c’est que des braves gens. — Bon, y’a au moins Kenneth qu’est honnête. Tu penses pas qu’il tra que le whisky pour Miller, au moins ? — Tu sais comment il est. C’est un taiseux. J’pense pas qu’il se mette dans des histoires, quand même. » Un peu plus tard, une fois couchés, Mac revint à la charge : « Bon écoute, si elle est pas de retour d’ici deux, trois jours, tu vas la chercher et tu la ramènes ici. C’est que si on la laisse courir, il pourrait nir par lui arriver du mal. — Tu vas la chercher toi-même », répondit sa femme.     Wilma revint quelques jours plus tard, en taxi, pour prendre quelques a aires à un moment où il n’y avait personne à l’exception de Vireena et du petit. Elle était permanentée et portait du rouge à lèvres et du fard à paupières, remarqua Vireena. Le petit aperçut une chaînette en or à sa cheville.

p p ç « C’est un ami qui me l’a donnée », expliqua sa mère. Drôle d’endroit pour mettre un bracelet, pensait Jacky. « Je peux venir avec toi ? demanda-t-il. — Non, pas maintenant. Sois un bon petit garçon, fais bien attention à mémé et pépé, et Vireena, comme ça la prochaine fois que maman vient te voir, elle aura peut-être un cadeau pour toi. — Un joujou ? — Eh bien, peut-être un joujou, oui. — Et je pourrai venir avec toi alors ? — On verra. Fais-moi un gros câlin. » Une fois sa mère partie, le garçonnet dit : « Elle est belle, hein, Vireena. — Ouais, si a-t-elle. Elle est belle. Si seulement elle pourrait êt’ ma mère à moi et pas la tienne, pour sûr. » Les journées étaient bien longues pour le petit, tout seul et sans autre partenaire de jeu que Vireena. Soit elle s’enfermait dans la maison en le laissant dehors, soit l’inverse, pendant des heures qui lui semblaient interminables. Elle lui disait qu’elle allait juste faire une course et partait la moitié de l’après-midi. S’il touchait quelque chose ou faisait une petite bêtise pendant ces absences, elle l’enfermait la fois suivante dans le grand cagibi de la chambre à coucher, où il criait jusqu’à l’hystérie, nissant toujours par s’écrouler sur la pile de linge propre qu’on avait laissée par terre, humide, pour le repassage. Là, il s’endormait d’un sommeil agité, sanglotant tout l’après-midi, dans le noir à l’exception du peu de lumière qui ltrait sous la porte et par le trou de la serrure, pour émerger plus tard, les yeux papillotants, se demandant si c’était le jour ou la nuit, mais tellement heureux d’être libéré qu’il entourait de ses bras les jambes de Vireena quand elle lui ouvrait en n la porte. Il essaya bien un jour de raconter ce qu’elle lui faisait à sa grand-mère, mais la lle nia tout en bloc, jurant que le petit était un menteur. «  Jamais y dit la vérité sur rien, s’exclama-t-elle. Z’êtes sûrs qu’y’a pas queq’chose qui tourne pas rond chez lui ? »

q y p q q q p Madame Mac se posait la question.     Par une journée qui semblait sans n, la lle fouilla tous les tiroirs de la commode. Elle passa une des robes que Wilma avait laissées. Elle en la une paire de bas, des jarretières, une de ses culottes, des escarpins à talons hauts, mit son rouge à lèvres et compléta par un chapeau et des gants. Une fois accoutrée de la sorte, elle voulut que le garçon joue avec elle. Il ne comprenait pas vraiment ce qu’elle avait en tête, mais faisait de son mieux. « Bon, nous deux on vient juste de s’marier et on va dîner dans un restaurant rupin, expliqua-t-elle. Faut qu’tu prennes mon bras pour me t’nir comme si qu’j’allais tomber. » Il la prit par le bras pour la conduire. «  Bon, à c’t’heure, y faut qu’tu tires ma chaise pour que j’m’assoie à la table. » Il la t asseoir. « Bon alors maintenant tu s’rais l’serveur, et tu nous amènes le menu. Prends donc c’magazine, là-bas. » Il la servit. Ensuite, elle le conduisit à la chambre à coucher pour leur nuit de noces. Elle le t allonger près d’elle, retirer ses gants, embrasser ses lèvres épaisses et tendues, peloter ses petits tétons, et toucher son pipi, qui était couvert de poils noirs et rêches, avec une toute petite fente. Elle sortit son petit pénis, le t monter entre ses jambes et se frotta contre lui tant et si bien qu’il nit par avoir mal, ou peur. Mais c’était toujours quand ils jouaient aux mariés qu’elle était gentille avec lui. Alors quand elle était ronchon, souvent il suggérait : « Vireena, viens, on va se marier. » À tel point qu’elle nit par se déguiser tous les jours. Parfois, elle prenait un bain moussant avec un produit que Wilma avait laissé, et la plupart du temps elle laissait le petit venir dans la baignoire avec elle. L’avantage, c’est que comme ça, elle n’avait pas à lui faire sa toilette avant le coucher. Dès lors qu’ils jouaient aux mariés, tout baignait dans l’huile.

g Un jour, un voisin, un jeune Noir si noir que sa bouche avait l’air d’une plaie, apparut, alla dans la chambre avec Vireena, et y resta toute la matinée, le petit enfermé dans la chambre voisine, brûlant d’une jalousie qu’il ne pouvait comprendre. « Je vais le dire à mémé », menaça-t-il une fois le garçon parti. Il se prit une claque magistrale. « Ferme ta bouche ! T’as rien vu, rien du tout, compris ! » Brutalité et déni  : c’était sa façon bien à elle de réagir même quand elle était prise sur le fait ; si bien que, souvent, il ne savait plus très bien ce qui était vrai et faux. « Tu rêves, petit », lui répétait-elle sans cesse. Et s’il insistait… paf !… une sur l’oreille. « Tu vois, petit, tu rêves. T’as rien vu, pour sûr. Essaie d’aller raconter un gros mensonge comme ça à ta mémé, elle va t’balancer à la rue avec les poubelles, et le bouloulou y va t’emporter. Et on va t’donner à manger aux cochons  ! Et les cochons y t’mangent tout entier ! T’as envie d’êt’ bou é par les cochons ? — Non ! — Alors t’apprends à dire la v’rité vraie. T’arrêtes de dire des bêtises sur moi. T’as rien vu, rien du tout. Tu dormais. C’que t’as dit à ta mémé, t’as juste rêvé, pigé ? T’es dingo, comme garçon. Ta mémé, elle va te jeter aux ordures, si qu’elle t’entend encore lui dire des trucs comme ça. T’auras pas d’nanan, passque t’es rien qu’un rêveur, qu’un menteur. » Tant et si bien qu’il commença à avoir un léger bégaiement, et parla de moins en moins.     Par une très chaude journée, elle avait installé le petit dans la cour arrière, dans un baquet d’eau, pour qu’il reste au frais et la laisse tranquille. Au bout de l’allée apparut un homme menant un poney marron et blanc qui portait, xé sur son dos par des courroies, un énorme appareil photo en bois à sou et. Il héla le garçonnet : « Hé, le p’tit blond ! Elle est là, ta maman ?

p — Non, y’a juste moi et Vireena. » L’homme portait un pantalon de cheval huileux et des bottes hautes à lacets. Il avait un grand chapeau et un foulard rouge de cow-boy autour du cou. Ses manches étaient relevées jusqu’à ses coudes saillants. Il s’essuya le front d’un revers du bras. Sa chemise était froissée et toute tachée de traînées sombres et d’auréoles de sueur. Il arborait une très ne moustache, à peine une rangée de poils. « Vireena ! hurla Jacky. Viens voir le poney ! » Puis, s’adressant à l’inconnu : « P’têt’ qu’elle fait la sieste. » Et si c’était quelqu’un qui lui avait envoyé ce poney ? Une fois, son oncle Hans lui avait envoyé un petit canoë en écorce de bouleau d’un camp forestier du Minnesota  ; pourquoi pas un poney alors ? Vireena jeta un coup d’œil par la porte-moustiquaire. «  Une photo du petit sur le poney  ? proposa l’homme en touchant de la main le bord de son chapeau. C’est seulement dix cents le cliché, m’dame. Trois pour vingt-cinq cents. » Quand Vireena sortit, l’homme s’exclama : « Sapristi ! J’t’avais prise pour une Blanche ! — La madame elle est pas là maintenant. Moi, j’m’occupe du petit. — Y’a bien une pièce de dix cents quelque part dans cette baraque, non ? Pense à la madame, comme elle va être contente en rentrant de trouver une jolie photo de son petit garçon. — Ah, j’sais pas, moi, si elle s’ra contente. » L’homme alla pêcher le gamin dans son baquet pour le anquer cul nu sur le poney. « Hé, regarde-moi ça ! Impeccable ! Une photo, dix cents. — Jacky, tu descends de là tout de suite ! — Mais non, mais non. Va chercher une pièce de dix cents. Moi, je vais le promener un peu dans la cour. — Ben, j’sais pas… — Mais si. Va chercher. Tu veux bien faire un tour sur le poney, ston, non ?

— Ouaaais ! — Bon… t-elle en rentrant dans la maison. Tant qu’c’est que dix cents. — Oui, oui, un dixième de dollar. Un sourire par minute. » Vireena revint, une pièce à la main. « Bon, vaut quand même mieux que j’ui mette queq’ chose su’l dos. Y vont pas vouloir d’une photo d’lui à poil sur un poney. — Ouais, t’as peut-être raison  », admit-il en la regardant de haut en bas, comme s’il prenait ses mesures. Elle portait le vieux peignoir aux motifs chinois de Wilma et une paire d’escarpins à talons hauts trop grands pour elle. Elle était encore maquillée depuis le jeu des mariés du matin et portait sur sa chevelure crêpée un joli foulard représentant un cerf dans les forêts du Nord. «  Tu crois que j’pourrais attendre à l’intérieur, avec un verre d’eau bien fraîche ? suggéra l’inconnu. — Pour sûr, v’nez donc. » Appuyé à la porte, un gobelet d’eau en main, il regarda Vireena habiller le petit d’une barboteuse jaune. Il avait repoussé son chapeau vers l’arrière. Le peignoir de soie s’écarta, dénudant ses jambes quand elle s’accroupit pour boutonner le vêtement. L’homme si a en sourdine, lèvres serrées. Vireena ne portait rien sous le peignoir. Le garçonnet quant à lui pouvait voir ses nénés couleur chocolat. « Hé, bijou, tu sais que tu serais une jolie dame si tu te faisais défriser les cheveux. — Quoi ? — Je te promets. T’as un joli corps, tout en jambes, et ce petit popotin de négresse. Tu sais, je prends des photos de dames tous les jours. Ce truc du poney, là, c’est juste en plus. Tu pourrais poser pour moi. — Vous prenez des lles de couleur aussi ? — Mais ouais. Je vais te montrer des photos que j’ai prises. — J’ai jamais vu de lles de couleur dans des réclames ou des magazines ou quoi. Et j’ai jamais vu de vedette de cinéma de

couleur, à part des tout’ vieilles, ou des danseuses de claquettes, tout ça. Moi, je sais pas danser. — Vous savez tous danser, vous autres, assura-t-il, comme si elle n’avait juste jamais essayé. Une lle comme toi, avec des jambes comme ça et un dargeot comme ça, tu pourrais aller à New York et être prise direct au Cotton Club. — C’est quoi, ça ? demanda-t-elle du ton soupçonneux de celle dont les parents lui avaient toujours parlé d’un autre genre de coton. — C’est un grand night-club à Harlem. — Z’avez été là-bas ? New York ? — Oh que oui  ! Je suis allé partout. Hollywood. J’avais mon studio à moi. J’ai travaillé sur des lms. Je fricotais avec la riche épouse d’un gros producteur. Il nous a découverts. Je lui ai cassé la gueule et il m’a fait interdire partout en ville. Je les ai toutes vues, crois-moi, Harlow, Garbo, Swanson, toutes ces poupées. Harlow. Tu sais qu’elle a un grand dogue allemand tacheté noir et blanc, dressé pour la baiser ? Hé oui ! Y’a plein de ces salopes pleines aux as qui regardent même plus les hommes une fois qu’elles ont goûté aux clebs. Mais elle, elle a tout essayé. Elle se fait des femmes aussi bien que des hommes. Des couples. Des partouzes. Elle se taperait le monde entier si elle pouvait se le fourrer à l’intérieur. — Qui c’est, celle-là ? — Quoi ? T’as jamais entendu parler de Jean Harlow ? — Ben… p’têt que j’en ai entendu parler. Mais j’vais pas beaucoup au ciné, moi. J’vais au ciné de plein air, c’est gratis. Mais c’est pas ben intéressant, pour sûr. Des Krazy Kat et des images de la WPA qui construit des toilettes et des routes. R’ssemble à quoi, cette… euh… Harlow ? — Oh, elle est aussi blanche que toi t’es noire, davantage même, elle a les cheveux comme du platine. J’ai une photo ici, mais attention, je la vends pas à moins d’un dollar  ; tiens, regarde, c’est elle toute nue sur la plage. Tu vois, elle a les poils de la chatte tout noirs. Mais maintenant, on dit qu’ils sont blond platine aussi. »

p

Et il exhiba une carte postale sous les yeux ébahis de la lle : une superbe femme blonde, debout, bras levés et croisés autour de son visage tourné vers le ciel. Même sur ce cliché ou, elle voyait bien qu’il n’y avait aucun défaut sur cette magni que chair blanche. Et d’un seul coup, p tt… la photo avait disparu aussi vite qu’elle était apparue. Vireena n’avait même pas vu où l’homme l’avait remise. « J’en ai d’autres. Tu veux voir ? » Il la regarda d’une façon telle qu’elle se dit qu’elle aurait mieux fait de s’habiller. Le petit était habillé, lui. Son épi bien aplati. «  Je voudrais vraiment prendre quelques photos de toi  », t l’homme et il souleva un pan du peignoir. Elle le remit en place d’un coup sec. « Ma maman va pas payer une photo d’moi sur un poney, pour sûr ! » L’homme éclata de rire. « Mais non ! Des photos d’art, j’veux dire. Comme celles-là. » Et soudain apparut de nulle part un paquet de photos format carré, qu’il déversa sur la table. Jacky voyait que c’étaient des clichés de femmes nues. Il y en avait avec des messieurs tout nus aussi. « Holà, tu t’approches pas, toi ! s’exclama Vireena. C’est pas des choses pour toi. » Et elle lui cacha les yeux d’une main. Le garçonnet remarqua soudain les ongles de l’homme, qui avait passé le bras autour des épaules de Vireena pendant qu’elle étudiait les clichés ; ils étaient noirs comme du charbon. « Hé, c’est quoi, ça ? Ça s’appelle comment, c’qu’elle fait là ? — Ça, ça s’appelle en levrette. T’as jamais fait ça ? — Ah non m’sieur, pour sûr ! — Et ça ? » Et il t apparaître devant elle une femme avec deux hommes : l’un qui la sodomisait alors qu’elle avait le sexe de l’autre dans la bouche, pendant qu’une autre femme, à genoux sous la première, avait le visage fourré entre ses cuisses. « Waouh ! Ben non alors !

— Ou alors ça ? Ou ça ? » La main de l’inconnu lui caressait à présent le dos, décrivant de grands cercles. «  Faites-moi voir encore. Ooouh  ! Oh, ça c’est laid, pour sûr  ! Hé, m’sieur, z’êtes en train de me sou er dans mon oreille. — Hé, y’a pas un coup à boire ici ? Le patron, il a pas un peu de gnôle dans la maison ? — Y’a du whisky dans c’placard-là, mais m’est avis qu’y faut pas y toucher. Ça m’f’rait des ennuis, moi. Le petit, là, il a des grands yeux, et des oreilles encore plus grandes. — Allez, juste une goutte, il verra pas la di érence. » Il revint vers elle avec à la main un gobelet plein à ras bord du scotch de MacDeramid ; une bouteille qui avait fait plus d’un an au vieux. « Tiens, bois un coup. — J’aime pas ça. — Écoute, tu me laisses te prendre en photo et je te donne cinq dollars. — Cinq dollars ! Vous rigolez, là ? — Pas du tout. — Donnez-moi à boire. » Elle si a une gorgée, se mit à tousser et se tapa sur la poitrine. « Ouh là là. Bon, qu’on se mette d’accord. Vous voulez m’ ler cinq dollars pour m’prendre en photo. Comment vous voulez m’prendre ? — Déshabillée. Toute nue. — Pas question de ce truc de levriette, hein ? — Non, non. — Bon, p’t’être ben, alors. Hé ! Bas les pattes ! ajouta-t-elle en se penchant à nouveau sur les photos. — Tu l’as déjà fait avec un Blanc ? lui susurra-t-il à l’oreille. — Non. — Alors tu vas te régaler. — Hé, j’ai rien promis d’la sorte, moi ! — T’as rien là-dessous, hein, poupée ?

— Hé, attendez, murmura-t-elle. Y voit tout, l’gamin. Y’a rien qui l’échappe. — Tu sais que t’as la plus jolie des craquettes ? Je les aime bien étroites. T’as quel âge, dis-moi ? — Dix-huit, mentit-elle. — Tu le fais souvent ? — Ben, y’a juste ce garçon, là. J’ai dû l’faire dix ou onze fois. — Elle est déguisée, là, Vireena ! », interrompit le petit. Vireena t un bond, se retourna brusquement et lui allongea une claque. « Non, c’est pas vrai ! — Ça, c’est les souliers et le peignoir de ma maman, insista-til. — C’est pas vrai  ! C’est à moi, ça  ! plaida-t-elle. Il raconte rien qu’des mensonges sur moi tout l’temps. Il est dingo, c’gamin ! — Non, c’est pas vrai. Si tu continues à dire ça, je vais le dire à mémé ! Même qu’elle me laisse regarder son pipi, Vireena ! » Pif ! il tomba par terre. Paf ! quand il essaya de se relever. « Bon, maintenant t’auras pas de nanan. File jouer dehors ! — Nan, j’irai pas ! — Tu vas y aller, p’tit morpion, ou t’auras a aire à moi ! — Hé, écoute. Pourquoi tu lui donnes pas une tartine de gelée de quelque chose, et il ira manger dehors. T’aimerais bien aller voir mon poney, non ? », proposa l’homme en s’agenouillant à sa hauteur. Jacky hésitait à présent. Il se passait quelque chose là-dedans, mais… le poney… « Bien sûr qu’il va y aller. Tu vois ? — Ok, je te donne du nanan. Mais tu restes dehors jusqu’à que j’t’appelle ou tu prends une fessée. Compris ? » Il t oui de la tête. Elle lui prépara une tartine avec de la margarine et du sucre. «  Tu ferais mieux d’y’en faire deux  », t l’homme d’un ton suggestif, en se frottant à son postérieur. Elle lui en t une deuxième.

Le petit dégusta ses tartines tout en étudiant le poney, qui broutait autour d’un vieux poirier rabougri. Après la dernière bouchée, il se dit qu’il était l’heure de le monter. Son plan était de mener l’animal vers une chaise de jardin cassée, de grimper sur la chaise, puis sur son dos. Il enfonça son épaule dans le anc du poney et nit par le faire s’approcher de la chaise. Mais le temps qu’il la contourne en courant pour monter dessus, l’animal s’était déplacé. Et quand il essaya à nouveau de le pousser de l’épaule, le poney rua des deux pattes arrière, et le garçonnet s’emmêla les jambes et tomba en essayant de se sauver. Il avait toujours vu des hommes déplacer chevaux et mules, et c’était bien comme ça qu’ils faisaient. Il se précipita vers la porte de derrière. Elle était fermée. Il se mit à tambouriner frénétiquement à la moustiquaire en hurlant comme si la bête lui avait enlevé une livre de chair d’un coup de dent. Il savait bien que Vireena n’allait pas se déranger s’il se contentait de gémir, c’est pourquoi il braillait aussi fort que si un rouleau compresseur lui passait dessus. On entendit des pas précipités à l’intérieur, et elle ouvrit la porte à la volée, tenant tant bien que mal le vieux peignoir de Wilma sur ses épaules chocolat. Elle agrippa le garçonnet et le tira d’une seule secousse dans la véranda. Elle se mit à le secouer violemment, jusqu’à ce que ses dents s’entrechoquent. «  J’t’ai dit que j’voulais pas êt’ dérangée. T’as pas compris  ? Maintenant tu vas t’en prendre une ! Et une bonne ! » Elle lui anqua quatre gi es et le tira violemment par le bras, ce qui le t tomber par terre juste au moment où elle lui balançait à toute volée une ba e monumentale qui manqua donc sa cible. Ce qui ne l’enragea que davantage. De ses pieds nus, elle se mit à le bourrer de coups, alors qu’il se recroquevillait et se protégeait la tête des deux mains, tout en hurlant à s’en décrocher la mâchoire. «  Tais-toi  ! Mais tais-toi  ! répétait-elle à chaque coup. Si tu la fermes pas, j’vais te piler ! Sale petit espion, enfoiré de mioche ! Tu l’cherches, hein  ? Tu fais rien qu’à m’emmerder tout l’temps ! »

p Et elle redoubla de coups de pied et de poing. Il tenta d’arrêter de crier en se fourrant le poing dans la bouche, pour qu’elle cesse de le taper. Il y était presque. Mais un gros sanglot s’échappa, et le poing avec. Il entendit la voix, dégoûtée, de l’homme à l’intérieur : « C’est pas en le tabassant comme ça que tu vas le faire arrêter. — Qu’y continue, j’vais lui arracher les cheveux. Il est dingo, ce gamin. Y m’écoute jamais. Y fait comme si j’connaissais rien à rien. Comme si j’avais pas d’sentiment. — Allez viens, laisse-le tranquille. Il nira par se calmer. » L’homme vint la prendre par le bras. Il était nu aussi, à part un maillot de corps sans manches tout crasseux, des grandes chaussettes grises infâmes, et son foulard rouge toujours autour du cou. Il avait les jambes maigres et osseuses, avec une peau livide où ressortaient des pustules. Son engin, qui pendait audessous d’une ne toison rousse, était tout mince et comme couvert de taches. Il t rentrer la lle dans la maison. Elle agita un doigt menaçant en direction de Jacky : «  Si tu m’cherches encore, j’te anque la raclée de ta vie. Tu m’entends ? — Oui, Vireena, sanglota-t-il. — ’tention à tes fesses ! » Ils s’enfermèrent dans la chambre. Le petit se glissa dans le séjour. Il entendait le lit bouger dans la pièce à côté. Il entendait des grognements et claquements comme quand le voisin venait. « Hola, m’sieur ! V’z’êtes pas au bon endroit. Là, c’est mieux. » Le grincement reprit. Puis plus rien. «  Ah ben, pour sûr, vous vous arrêtez bien souvent, commenta-t-elle d’un ton critique. — Ça fait durer le plaisir, t-il, essou é. — Moi, j’aime pas quand ça s’arrête. » Le lit se remit à grincer furieusement un bref instant, puis moins vite, puis plus du tout. « Qu’est qu’y s’passe ? Z’avez déjà ni ? — Faut juste que j’me repose une seconde, ’scuse moi. — Z’êtes malade ?

— Nan, je reprends mon sou e, seulement. — Vireena ? » C’était le petit qui l’appelait tout doucement à la porte. « Qu’est-ce qu’y a encore ? — Veux faire pipi. — Tu sais où c’est ! — Oui, mais faut que je fasse popo aussi. — Tu peux pas y aller tout seul ? — Faut qu’tu viennes, Vireena. » Il l’entendit se lever du lit. Elle ouvrit la porte. Le peignoir était grand ouvert. Il y avait quelque chose qui brillait dans ses petits poils. « Qu’est-ce que tu fais avec le monsieur, Vireena ? risqua-t-il. — On joue. Ça t’regarde pas. — Vous jouez aux mariés, Vireena ? — Non, on joue pas aux mariés, Vireena ! Maintenant, tu fais ta grosse commission et plus vite que ça ! » Mais il était comme constipé. « Tu te fous d’moi ? Tu m’as juste appelée pour m’embêter ? — Non, c’est pas vrai ! Me tape pas, Vireena, s’il te plaît ! — J’t’avais prévenu. Tu vas t’la prendre, maintenant  ! Tu l’as cherchée, tu vas l’avoir ! Tu sais c’que j’vais t’faire ? — Vireena ! Nooon ! Je veux pas aller dans le cagibi ! — Ah ouais ! Eh ben t’y vas ! Dans l’noir, avec les araignées qui vont t’entendre si jamais tu fais un seul bruit. Un cri, et la veuve noire et toutes les araignées marron, elles vont te marcher partout dessus ! Un autre cri, et elles te mordent. Et tu meurs ! — Non ! Vireena ! Non ! — Ça, tu l’as cherché. J’te l’avais bien dit ! » Elle le traîna, tout hurlant et battant des jambes, jusqu’au cagibi de la chambre. L’homme se redressa pour regarder le spectacle depuis le lit. Elle le balança dedans sur un paquet de linge, et claqua la porte sur lui. Comme la maison était de guingois, il fallait mettre un crochet à la porte de l’extérieur pour qu’elle reste fermée.

À l’intérieur, il faisait noir comme dans un four. Les araignées, il n’en avait pas vraiment peur, en fait. C’était la famille de son cousin qui les craignait. Ils n’entraient jamais dans une cave ou des toilettes d’extérieur s’ils y apercevaient une araignée, une abeille ou une guêpe. Dans un dernier sanglot, il se leva pour regarder par le trou de la serrure. Il voyait l’homme qui frottait de sa main le pipi de Vireena. Il essayait de l’embrasser, mais elle avait tourné la tête. Puis il se leva et essaya de fourrer son truc dans le sien en s’aidant de ses mains. Elle gigota tant et si bien qu’il nit par lui dire : « Hé, reste un peu tranquille. Laisse-moi faire. » Puis : « Aah ! Ça y est, sou a-t-il, avant de s’allonger sur elle. — Ooooof ! », t-elle. Et puis les voilà tous les deux qui rebondissaient sur le lit, hop, hop ! «  Z’êtes sûr qu’vous êtes dedans  ? s’étonna-t-elle. Moi, j’sens rien, pour sûr. » Alors il accéléra la cadence, de plus en plus. On aurait dit qu’il avait la langue pendante. Et puis il t  : «  Oooooh  ! Aaaouh  !  », avant de s’écrouler tout asque sur elle. «  P … soupira-t-elle. Bon, faut qu’on s’lève, là. Y’vont p’têt revenir dans pas longtemps. Vous me prenez en photo, maintenant ? — Hein ? Je… ah, oui oui. » Il se leva et s’habilla de l’autre côté du lit, revint avec son appareil et prit plusieurs clichés de Vireena. Il la t asseoir au bord du lit, jambes grandes ouvertes, et en prit un de son pipi. Puis il replia son trépied, mit la main à la poche et lança négligemment une pièce à la lle. «  Hé  ! C’est quoi, ça  ? grimaça-t-elle en prenant la pièce du bout des doigts comme si elle n’avait jamais vu d’argent. Vous avez dit cinq dollars ! Vous avez promis ! — Ouais, et ben tu vaux pas cinq dollars. Je pensais que oui, mais en fait non. Et de toute façon, comment on peut troncher

avec ce moutard qui se pointe tout le temps ? Bordel, tu connais quelqu’un qui te donnerait cinq billets pour ta chatte ? — Mais vous avez promis ! — Non non, toi t’es en solde, t’es juste une bouseuse. Tu niques comme moi je nage, et j’ai horreur de l’eau. — Mais moi j’voulais m’acheter des talons hauts et une robe neuve avec c’t’argent-là, se mit-elle à pleurnicher. Un quart de dollar, espèce de putain d’enfoiré  ! Je me le fous au cul  ! Je te pisse dessus  ! J’te pisse dans ta gueule  ! Baise ta sœur la prochaine fois ! Baise ta mère ! Fous-leur au cul !… Aïe ! » Il l’avait violemment gi ée. « Tu fermes ta gueule de négresse ! Tu parles pas de ma mère, sale négresse ! Tu prononces pas son nom ! » Il se dressa au-dessus de la lle recroquevillée sur le lit, poing dressé au-dessus de la tête comme s’il tenait la foudre. Et puis il partit soudainement. Elle reni ait encore quand elle ouvrit la porte au petit. « Qu’est-ce qu’y a, Vireena ? » Son poing lui explosa en pleine gure. Il n’avait rien vu venir. Il poussa un cri et vit des étoiles. Puis la porte claqua à nouveau sur lui. «  Moi, j’voulais m’acheter des talons hauts et une robe neuve avec c’t’argent  », l’entendit-il se lamenter de l’autre côté de la porte. Le linge humide était frais sous son visage en é et endolori dans l’obscurité du cagibi. Il posa la joue dessus et nit par s’endormir à force de pleurer. C’est la voix irritée de sa grand-mère qui le réveilla : «  Vireena  ! Au nom du ciel, qu’est-ce qui s’est passé ici aujourd’hui ? » Il se redressa d’un seul coup. « Vireena, je t’ai posé une question. Hé, attends un peu ! Où est Jacky ? Vireena, il est où, le petit ? » « Mémé, mémé ! Je suis là ! », hurla-t-il du fond du cagibi. Il entendit le bruit précipité de ses galoches de travail. Le cagibi s’ouvrit.

g « Mémé ! — Allez, allez, ça va. Mémé est revenue. J’exige une explication, Vireena. Et d’abord qu’est-ce que tu fais avec le peignoir de Wilma sur le dos ? Pourquoi tu n’es pas habillée ? — Il m’a fait pipi d’sus. L’a fallu que j’enlève ma robe pour la faire sécher. — Vraiment ? — Il s’est fait dessus, c’est pour ça qu’j’y’ai mis la barboteuse. Et il m’en a mis sur moi. — Mais ça fait bien longtemps qu’il a pas fait sur lui ! — Aujourd’hui, oui. — Et c’est pour ça que tu l’as enfermé dans le cagibi ? Tu sais que je ne veux pas de ça. — Ben, pour sûr, y m’a pas écoutée aujourd’hui. L’a rien fait qu’des bêtises tout partout. Y m’a pas laissé une minute pour mon travail. Fallait tout le temps êt’ derrière lui. J’ai mal à ma tête, j’dois êt’ malade. Et lui, y m’énerve à pas vouloir s’taire. Tout l’temps dans mes jupes ! — Mais c’est pour ça qu’on t’a embauchée, pour t’occuper de lui. Le reste, c’est juste si tu as le temps. — Oui, mais moi j’sais bien qu’on m’regarde de travers quand la maison elle est pas impeccable. Et lui, il a été infect aujourd’hui. J’ai mis un tout p’tit peu dans l’cagibi pour lui donner une leçon. — Qu’est-ce qu’il a, son œil ? Vireena, qu’est-ce qu’il a, son œil ? — Ah, ça ? Il est tombé. Y’a un type qu’est venu avec un poney, qui prenait des photos, et il l’a mis dessus et le petit il est tombé su’ l’œil. — C’est pas vrai  ! protesta Jacky. C’est elle qui m’a tapé. Et beaucoup. Elle m’a mis dans le cagibi… — C’est un menteur  ! Y faut pas croire rien de c’qu’y dit. Y ment tout l’temps, pour sûr. Y’a queq’ chose qui tourne pas rond dans sa tête. Y croit qu’y voit des choses, m’dame Mac ! — Oui, et puis le monsieur au poney il a joué avec elle aux mariés sur le lit sans habits !

— VOYEZ ! VOYEZ BIEN ! Voyez comme qu’y ment ? Y’a l’diable dans sa tête. C’est l’diable qui l’possède ! — Silence, Vireena. Tu lui fais peur. Je veux juste savoir ce qui s’est passé ici aujourd’hui. — J’vous l’a dit. — Non, non, moi je ne crois pas. — Alors allez vous faire fout’, vous aussi ! — Vireena ! — Oui, c’est comme ça  ! Si vous croivez un moutard plutôt qu’moi, alors mettez-vous-le au cul, vot’ boulot  ! Moi, pas question que j’travaille dans une maison oùsqu’on croit la parole d’un lardon du diable complètement cinglé plutôt qu’moi. Vous êtes rev’nue plus tôt pour m’espionner. Tous ces trucs, c’est jus’ dans sa tête. Dis à ta mémé que c’est jus’ dans ta tête ! Dis-lui la v’rité sur moi ! — Je dis la v’rité ! — Vérité », corrigea sa grand-mère. Dans le regard de Vireena, il lut qu’il serait sous peu jeté aux cochons. Mais il fallait qu’il se tienne à sa version. « Je dis la vérité, mémé. Je t’assure que c’est vrai ! — Moi, j’reste pas une minute encore ici, riposta Vireena. Le temps d’m’habiller et je m’tire. Et allez tous vous faire foutre ! — Essaie de comprendre. Je ne suis pas revenue pour t’espionner. C’est mon rhume des foins qui me tue. J’étais comme au ralenti là-bas, alors Papa m’a dit  : “Retourne à la maison t’allonger.” Tu sais bien, Vireena, qu’on t’a toujours fait con ance. — C’est pas vrai  ! Vous m’traitez comme rien. Comme si que j’avais pas d’sentiment. Je veux pas êt’ enfermée ici avec un moutard jour et nuit. J’veux m’amuser, moi. Voir mes amis. Vous m’laissez m’habiller maint’nant ou vous voulez r’garder que j’vole rien ? — Tu sais que ça n’est pas ce qu’on pense de toi. Je vais aller dire un mot à ta mère, peut-être qu’on peut trouver un arrangement pour que t’aies plus de temps à toi. — Laissez ma mère en dehors de ça ! C’est entre nous ! »

ç Vireena cracha et agita un petit index noir menaçant en direction de la vieille femme. «  Si vous allez voir ma mère, j’vous fais vot’ a aire  ! À tous  ! J’vous jure sur sa tête  ! Essayez seulement d’aller embêter ma mère ! » En n rhabillée, elle sortit de la chambre, regardant droit devant elle, comme munie d’œillères, et bien décidée à partir sans un mot, sans un regard. Madame Mac l’intercepta avec quelques billets discrètement pliés dans le sens de la longueur, qu’elle essaya de lui fourrer dans la main. « Je voudrais que tu y ré échisses, Vireena. Voilà en tout cas ce qu’on te doit. — P ft ! » Ayant à moitié craché sur l’argent, elle sortit majestueusement, tête haute. « Comme tu veux. Je le donnerai à ta mère quand je la verrai. Je sais qu’elle en a besoin. Tu l’as gagné. » Vireena revint d’un bond, et, collée contre la portemoustiquaire, rugit : « J’vous ai prévenue ! Essayez d’embêter ma mère et j’vais tous vous tuer. J’mettrai l’feu pendant qu’vous dormez ! J’vous jure et rejure ! » Quand elle eut disparu, le garçonnet raconta toute l’histoire à sa grand-mère. Tout ce qu’il avait retenu jusque-là jaillit d’un seul coup comme un torrent. Il expliqua comment ils jouaient aux mariés… « Elle faisait quoi ? demandait sans cesse la vieille dame. Mais en n, tu es sûr que c’était comme ça ? Pas possible, j’arrive pas à le croire. » Et lui répétait inlassablement que c’était vrai, tant et si bien qu’elle nit par lui mettre la main sur la bouche. «  Ça su t maintenant  ! J’ai la tête comme une pastèque  ! Il faut que je m’allonge. — Je peux m’allonger avec toi ? — Oui, si tu te tiens tranquille. Et si tu te tais. »

Tous les ans, de la mi-juin aux premières gelées, elle avait les yeux qui pleuraient et le nez qui coulait. Et même si au fond d’elle, elle croyait dur comme fer que fumer était un péché mortel, elle inhalait des cigarettes mentholées dans le cagibi, sous une couverture, pour essayer de soulager un peu ses sinus. Quand le vieux fut de retour, elle t raconter à nouveau l’histoire par le petit. « Tu crois que c’est vrai, ce qu’il raconte ? demanda Mac. — Je ne sais pas trop. Tu sais bien qu’il invente. Mais à quel point a-t-il pu imaginer tout ça ? — En tout cas, nom de Dieu, cet œil au beurre noir, il l’a pas inventé. Il va être vilain, c’t’œil-là. — Je t’ai dit ce qu’elle m’a dit. — C’est vrai, ston ? Ce qu’elle a dit, Vireena ? — Non, c’est pas vrai  ! C’est elle qui m’a tapé, et puis elle est allée au lit avec le monsieur, et ils ont joué aux mariés, et il l’a tapée, et… — Nom de Dieu, je le crois  ! Alors là, pas question de laisser une putain de négresse tabasser ce petit. Elle a aucun droit de faire ça. Tu dis qu’elle l’a enfermé dans le cagibi ? — Sur le linge, précisa Jacky. — Je vais y aller, moi. Je vais y aller et tirer c’t’a aire au clair, ou je m’appelle pas MacDeramid. — Non, n’y va pas. — Comment ça, n’y va pas ? — Je te dis que je ne veux pas que tu y ailles. — Et pourquoi pas, nom de Dieu ? Ça t’est égal, à toi, c’qu’elle faisait ici toute la sainte journée ? Ça t’est égal si elle faisait des galipettes avec ce garçon, peut-être même depuis le début ? — OUI  ! Qu’est-ce que ça fera de plus, de le savoir  ? Qu’est-ce que ça fera… ? » Elle se mit à pleurer, et pas à cause du rhume des foins. «  Je vais lui arracher son cul de négresse, moi  ! s’emporta le vieux. J’vais tous les défoncer, moi, là-bas ! — Non ! Si tu passes cette porte, moi je te quitte ! Je le jure ! » Puis, sa voix se faisant suraiguë, quasi hystérique :

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« Je te promets que je pars ! — Ben merde alors », t le vieux, estomaqué. Il se mit à tourner en rond dans la pièce, avec entre les dents un bout de cigare froid qui tressautait comme la mitrailleuse d’un véhicule blindé. Il s’arrêta brusquement et resta une minute à observer sa femme. Puis : « Eh ben, j’y vais. » Et, pivotant sur ses talons, il sortit en trombe. La portemoustiquaire claqua fort derrière lui. Éclatant en gros sanglots douloureux, elle se précipita dans la chambre pour se jeter sur le lit de tout son poids, faisant sauter une latte qui tomba sur le sol avec le bruit d’un coup de feu. Et elle redoubla de sanglots. «  Y’a tout le monde qui pleure, aujourd’hui, sauf Pépé et le monsieur au poney, t remarquer le petit. — Tais-toi ! » Quand Mac rentra, il était plus calme qu’en partant. «  On déménage, annonça-t-il, comme s’il fallait que tout le monde se lève et commence à faire les paquets. — Tu es allé là-bas ? — Hmm… hmm… — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Rien. — Tu y es allé, ou pas ? — J’ai dit que oui, pas vrai ? » Mais jamais il ne dit vraiment qu’il y était allé. Ils eurent une longue discussion sur le déménagement. Il y avait un appartement dans le vieux bâtiment en face du restaurant, près du YWCA. Ils iraient voir le lendemain. Ils pensaient dénicher quelqu’un pour s’occuper du petit. Sinon, il pourrait toujours jouer derrière le café, où Kenny pouvait garder un œil sur lui. Ils s’assurèrent mutuellement qu’ils trouveraient quelque chose. « De toute façon, je le détestais, cet endroit, conclut-elle. Je me suis jamais sentie chez moi ici. — Bon, la maison elle-même, c’est pas si mal, corrigea-t-il. Mais moi je serai bien content de che le camp de ce quartier !

j p q — Moi, aussi, t écho le garçonnet depuis son lit sur le canapé de l’autre pièce. — Toi, tu devrais dormir. Alors dors ! — Peut-être qu’elle va revenir, Vireena, et nous brûler tous. Je peux dormir avec vous ? — Ah bon, d’accord alors. Allez, viens ici. » Et il la en courant, chemise de nuit au vent, comme si la lle avait pu l’attraper au vol entre le canapé et le lit de ses grandsparents.

SEPT

Le vieux, son épouse et le petit investirent un trois pièces juste en face du Co ee Cup, dans un immeuble sans ascenseur, où les paliers et leurs portes marron ne connaissaient ni jour ni nuit, constamment plongés dans un entre-deux avec leur unique ampoule de vingt-cinq watts allumée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans un grognement, le vieux lâcha : «  Bon, eh ben on a ni par y arriver, à la Cambuse des Cafards. » Et le petit de se demander si les Cambuses des Cafards étaient une chaîne, comme Kroger ou les supermarchés Safeways. Aucun des autres locataires ne sortait jamais par sa porte marron en si otant joyeusement un air à la mode, comme le vieux et son petit- ls. Non, tous rasaient les murs tels des repris de justice. Il y avait une grosse bonne femme assez âgée, à la chevelure rougie au henné qu’elle portait constamment sous un let comme une perruque, et qui empestait la cage à oiseaux  ; sa porte, qu’elle entrebâillait toujours précautionneusement à l’aide de sa chaîne de sécurité, s’ouvrait sur une chambre à coucher qu’elle partageait avec une douzaine de canaris, un perroquet assez roquet, et un matou bien gras et repu. Le petit découvrit tout cela un jour qu’elle l’avait fait entrer  : le chat s’était carapaté et était descendu jusqu’à la porte d’entrée de l’immeuble, où Jacky l’avait intercepté pour le ramener manu militari à la pauvre dame, qui jamais, au grand jamais, n’aurait pu le rattraper elle-même dans la rue s’il avait réussi à sortir.

Elle lui expliqua qu’il fallait qu’elle fasse couper l’animal, ce qui le rendit assez perplexe  : couper où  ? Elle lui o rit en récompense la moitié d’une vieille barre de Milky Way qui avait viré au blanc. Pendant qu’il la remerciait, il observait tous les détails autour de lui. Le canari qui chantait à tue-tête dans une grande cage posée devant l’unique fenêtre pour pro ter du soleil. Divan, canapé et fauteuil en osier recouverts d’un tissu imprimé au motif végétal aussi luxuriant que le Mato Grosso. De même que la caisse du matou et la porte du placard sous l’évier où elle rangeait casseroles et plats pour son réchaud à gaz. Il y avait des poils de chat partout. Et l’odeur fétide de la ménagerie s’était tellement incrustée que même le vieux bout de Milky Way sentait bizarre. Et pourtant, la pièce était d’une propreté irréprochable. Le vieux lino était plus brillant que le leur. Les cages avaient l’air entretenues. Même les oiseaux semblaient neufs. Il y avait des magazines de cinéma ou féminins partout dans la pièce. La porte comportait deux verrous, une serrure de cuivre, sans oublier la chaîne. Sa fenêtre elle aussi était équipée de deux verrous spéciaux. C’étaient les serrures qui intéressaient le garçonnet. Jusqu’à leur arrivée dans cet immeuble, jamais ils n’avaient fermé leur porte à clé, même quand ils partaient tout un week-end chez tante Nellie dans l’Oklahoma. Si cette dame se sentait obligée d’avoir ces verrous, comment être certains qu’ils n’en avaient pas besoin, eux ? Il la remercia pour la friandise, mais se garda bien de la manger. Dès qu’il sortit de chez elle, il la jeta dans la cage d’escalier comme si elle avait été empoisonnée. Pas question qu’il morde dans une moitié de quoi que ce soit sans savoir qui avait mordu dans l’autre. En l’occurrence, c’était sans doute la dame. Ou bien peut-être ce chat qui semait ses poils n’importe où. Les deux possibilités étaient à elles seules susceptibles de lui donner la nausée. Il y avait un autre voisin sur le palier  : un cordonnier, petit bonhomme grassouillet, bien chi onné, à l’accent étranger très prononcé, qui portait des pantalons de laine trop larges dont le bouton du haut ne fermait plus et qui tenaient en place par une

p q p p celle, le tout maintenu par des bretelles de travail râpées. Ses chemises usées, plus grises que celles des photos « avant » dans les réclames pour Omo, il les lavait à la main dans l’eau froide de son évier, les faisait sécher sur un dossier de chaise, puis les portait sans repassage. Ses souliers hauts à lacets, mille fois ra stolés, étaient gon és de ses pieds douloureux. Jamais il ne s’aventurait sur le palier s’il y avait quelqu’un  ; entrouvrant à peine sa porte dans la pénombre, il jetait un coup d’œil furtif, refermait, recommençait, jusqu’à être bien certain que la voie vers l’escalier était libre  ; alors il lançait un dernier regard dans l’autre sens, tête complètement sortie, au mépris du danger. Et là, furtif, il lait vers les marches aussi vite que ses pieds douloureux voulaient bien le propulser, avec sur son visage porcin l’air d’un homme convaincu qu’un de ces quatre, il serait forcément pris entre deux feux nourris sur ce palier, entre chiottes et escalier. « Hé, m’sieur ! » C’était le petit qui l’avait coincé un jour dans le couloir, car l’homme avait passé la tête par sa porte pour voir d’où venait ce ra ut ; et ce ra ut, c’était Jacky qui faisait rouler à toute vitesse sa petite voiture de course, un modèle réduit en métal de celle de Fred Frame à Indianapolis, d’un bout à l’autre du palier et bing ! contre la porte des toilettes. Par l’entrebâillement, il considéra le garçonnet avec une grande prudence, avant de décider qu’il ne s’agissait pas là de l’Immigration, la Ma a, les terroristes bolcheviques, ou Dieu savait ce qu’il craignait tout le temps de trouver sur le pas de sa porte. Quand nalement il fut totalement sûr que ce n’était pas un piège, il lâcha : «  Pétit, ne zoue pas sur le palié  ! Tu vas fère des ennouis ici. Fas-t’en ! » C’est qu’il fallait absolument que la voie reste dégagée pour sa fuite éternellement imminente. Une minute après, c’est l’autre locataire du même palier qui appela le garçonnet pour le mettre en garde : « Hé, fais bien attention à ce putain de Grec. »

p Même s’ils ne s’étaient jamais parlé, dans le voisinage, tout le monde savait tout sur tout le monde. « Il a essayé de te toucher ou te tripoter ? », s’enquit l’homme. Il regardait le petit droit dans les yeux, ce qui n’était pas vraiment un exploit pour un individu de moins d’un mètre cinquante. Il parlait du coin de la bouche, tout en dardant son regard sur la porte fermée du cordonnier comme s’il voulait lui faire baisser les yeux. Jacky t non de la tête. Ce nain, pour lui, c’était une énigme des plus incroyables. « Ouais, ben si jamais y t’fait un truc pas clair, tu m’appelles, petit. Moi, j’y casse sa gueule de Grec. » Malgré son ton menaçant, le nain, semblait-il au garçonnet, voulait faire copain-copain. Sous la lanière arrière de sa casquette portée à l’envers, il lui t un clin d’œil et s’éloigna à grands pas dans ses bottes à lacets, pointure junior, avec une petite poche à canif sur le côté. Sa culotte de cheval en coton était si graisseuse qu’elle avait l’air en plomb. Il portait un blouson d’enfant qu’on aurait dit écorché. Et une paire de lunettes d’aviateur lui pendait du cou. Ce Lindbergh de poche faisait travailler une demi-douzaine de gosses à la distribution de journaux, qu’il leur déposait sur leurs divers itinéraires avec une vieille moto Indian au réservoir carré munie d’un side-car. Autant que le petit pouvait en juger, ni la Dame aux Oiseaux ni le Grec n’avaient jamais de visiteurs. Mais il y avait aussi la plus jolie dame qu’il avait jamais vue, qui souvent descendait de son troisième étage pour entrer chez le nain. Et plus souvent encore, c’est lui qu’il voyait grimper jusqu’au troisième. Elle était blonde et vive, toujours gentille avec lui  ; lui passant la main dans les cheveux, elle lui disait : «  Trésor, moi je sais comment tu feras fortune avec ton petit secret : un vrai blond aux yeux marron. » Deux fois, elle lui glissa une petite pièce de cinq cents. Un soir, lui et son grand-père descendaient l’escalier alors qu’elle remontait. Les marches étaient étroites et Mac, au moment de la croiser, se mit de pro l et la salua de la tête. Elle le

p frôla, très lentement, en lui murmurant au passage quelque chose qui le t rougir jusqu’aux oreilles. Avec un clin d’œil, elle désigna du menton le haut des marches. « Euh, non, pas maintenant, là, gloussa-t-il. — Ok, quand tu voudras, papy », lança-t-elle d’un ton guilleret par-dessus son épaule. Le vieux la regarda monter en ondulant des hanches. Arrivée au palier, elle se pencha au-dessus de la rampe. « Quelle honte ! Un grand garçon comme toi, à ton âge, qui a des pensées pour une petite jeune lle comme moi ! » Et elle lui t un nouveau clin d’œil. Gon ant un peu la poitrine, Mac se sourit à lui-même, tout content, le regard rieur, et t tomber la cendre de son cigare, qui s’était éteint entre ses doigts. Ils traversèrent la rue pour faire leur entrée en majesté dans le restaurant, tels le roi Edouard et son ls, avec un gracieux «  comment allez-vous, mon brave  ?  » à l’adresse des paysans devant leur mangeoire. Le petit s’installa à table dans la cuisine, devant un bol de soupe de patates, alors que Mac prenait son temps, pas tellement pressé de se nouer un tablier autour du cou pour terminer de confectionner les boules de viande hachée à aplatir pour être grillées à la demande. Madame Mac, quant à elle, était occupée à émincer de gros oignons pour garnir les hamburgers, de lourdes larmes coulant de ses yeux déjà rougis par le rhume des foins. «  Devine c’qui vient de m’arriver  ? gazouilla-t-il d’un ton taquin. — Tu t’es décidé à aller à l’église, reni a-t-elle. — Jamais de la vie, crénom  ! Mais c’est vrai que j’ai ben failli tomber à genoux ! » Il t quelques pas en se rengorgeant, pour laisser le temps à la curiosité de faire oublier les oignons. Il se mit à si oter en en lant son tablier. Un vague si otement sans mélodie, mais avec beaucoup de sou e. « Bon, lâcha-t-elle résignée, je donne ma langue au chat.

— Tu sais, cette femme qu’habite au-dessus de chez nous. Elle m’a racolé dans l’escalier. Elle m’a fait de l’œil. » Il lui rejoua la scène, puis la grati a d’un coup de coude dans les côtes qui la mit en rogne. « Arrête ! Tu fais le surpris, mais c’est son a aire, non ? Peutêtre que son a aire va aussi mal que la nôtre. Ou alors tu crois que c’est pour tes beaux yeux gris ? — Ah ben, elle m’a pas dit le pourquoi. Mais la prochaine fois que je la vois, je me ferai un devoir de lui demander. — C’est ça. Et pendant que t’y seras, demande-lui aussi si elle prend des pensionnaires. Parce que tu reviens pas me supplier après ! — Hé, hé, peut-être que je voudrai plus, rétorqua-t-il, tout er de lui. — Ouais, ouais, ça se peut, concéda-t-elle. Vous feriez une belle paire, toi et ce nain. » Et elle eut un gloussement. « Comment ça ?! Qu’est-ce que tu veux dire ? — Oh rien, laissa-t-elle tomber, hautaine. Rien du tout. — Ah, si, nom de Dieu ! Et tu sais bien que c’est des conneries, tout ça ! » C’était comme si elle l’avait calomnié en public. «  Moi  ? Moi, je ne connais rien à rien, reprit-elle d’une voix chantante. C’est ce que tu passes ton temps à me dire. Que je suis une gourde, moi. — Ouais, eh ben j’t’ai quand même fait grimper aux rideaux assez souvent, non ? — Hmm… ? — T’as parfaitement entendu. Et c’est un fait. — Assez souvent pour qui  ? Ma foi, moi je ne m’en souviens quasiment plus. » Les tranches d’oignon commençaient maintenant à s’aligner, bien nettes, comme sortant d’une trancheuse. «  Nom de Dieu, j’m’en vais te rafraîchir la mémoire ce soir, moi ! »

Il avait la mine furieuse et son cigare s’était encore éteint. Il n’en restait plus qu’un gros mégot. En voulant le rallumer, il se roussit les poils du nez. «  Oh, papa… soupira-t-elle en partant d’un grand rire. Des promesses, toujours des promesses… » Du coin de son tablier, elle essuya ses yeux tout brûlants et son nez qui coulait  ; c’était bien la première fois depuis leur déménagement qu’elle avait l’air heureuse. Elle se mit à éplucher une carotte et envoya Jacky jouer dehors sur le parking, où son oncle pouvait le surveiller du coin de l’œil. Comme il n’avait pas le droit d’aller dans l’allée, ni de s’aventurer plus loin que le trottoir de devant, il était con né à quelques mètres carrés au bout du restaurant, surplombés par une grande pancarte publicitaire pour Orange Crush  ; de là, il pouvait regarder les voitures qui passaient et observer les allées et venues à bicyclette des jeunes coursiers de la Western Union juste en face. Parfois, le cœur plein d’espoir, il les apercevait en train de s’entraîner pour leur parade, entre deux courses, sur le fameux vélo à huit places. Ce fantastique engin avait huit selles, huit guidons et huit paires de pédales, le tout soudé sur un cadre tubulaire entre les deux roues. Quelle merveille, ce biclou ! C’était incroyable de voir cette machine passer en trombe dans la rue, propulsée par huit types en uniforme de la Western Union. C’était comme le huit avec barreur de Harvard, mais pour des garçons mal à l’aise dans un bateau. Huit paires de mollets, les orteils bien xés dans les cale-pieds, qui tournaient d’un même mouvement comme seize pistons pour entraîner la chaîne argentée. Elle volait, cette bécane ! On voyait des gamins tenter de faire la course avec elle, sur le trottoir à son côté, mais ils étaient vite dépassés. On voyait des petites vieilles porter la main à leur cœur sur son passage. Pour faire court, il n’y avait pas une jolie lle, pas un ouvrier en ville qui ne sautait sur place en agitant la main quand passait le puissant engin, les cyclistes tête baissée, visière au vent et fesses levées plus haut que les épaules.

Aucun doute pour le petit : quand il serait grand, il serait chez Western Union. Il était copain avec ces types. Ils lui laissaient toujours leur vélo personnel à garder, sous le panneau Orange Crush, quand ils allaient déjeuner au Co ee Cup. Et il les surveillait comme personne, passant son temps à détailler les pneus étroits, les selles élancées montées tout en haut du tube, les guidons en forme de cornes fraîchement guidolinés. Tous les vrais cyclistes avaient des vélos de course Iver Johnson à pignon xe et freins à étrier. De temps à autre, on voyait bien arriver un blaireau sur un de ces engins aux pneus énormes et aux freins à rétropédalage, munis d’un guidon droit, que tout le monde appelait «  vélos allemands  », mais rares étaient ceux qui restaient assez longtemps à la Western pour même avoir un uniforme complet. Les employés n’étaient payés qu’au pourboire, et devaient pourtant verser de leur poche un dépôt de garantie pour leurs uniformes, une façon de développer chez ces jeunes gens autonomie et esprit d’entreprise. Le secret d’un bon coursier, c’était la vitesse. À chaque course cycliste organisée dans le pré Matthewson, sur une piste en terre toute plate d’un demi-kilomètre sans bordures, on pouvait parier que le vainqueur serait un des gars de la Western Union, dopé aux hamburgers de Madame Mac, un demi-citron monté en collier autour du cou pour se donner un coup de fouet pendant les sprints. Et le héros, encore en tenue de course, faisait son entrée dans le restaurant, ses collègues portant en triomphe le trophée, puis tout ce petit monde faisait la fête au soda, à la tarte-glace vanille ou au banana split. Souvent, ils glissaient au petit une pièce d’un cent, ou même parfois de cinq, pour garder leur bicyclette. Ou encore, pour leur plus grand plaisir, ils lui échangeaient un cornet de glace qu’ils achetaient en sortant contre la grosse poche de carottes râpées que sa grand-mère lui donnait chaque jour. Il aimait bien les carottes… mais la glace, ça c’était fantastique. Madame Mac n’aimait pas trop que les jeunes gens o rent au petit des friandises et des glaces. Quand ils l’apprirent, ils se

p g pp mirent à lui en donner encore davantage, plus qu’il n’en pouvait absorber : un jour, il se retrouva avec trois cornets doubles à la fois, de quoi devenir fou ! Il ne pouvait ni les poser ni les manger assez vite pour qu’ils ne fondent pas  ; il essaya pourtant, se gelant presque le nez, mais peine perdue, la moitié de son butin nit dans la poussière sous la pancarte. Parfois, l’un ou l’autre hissait Jacky sur sa barre transversale et lui faisait monter et descendre la rue à toute vitesse. Même quand le cycliste sortait du Co ee Cup avec une haleine d’oignon à tuer les mouches, c’était une balade du tonnerre de Dieu.     Quand un jour la serveuse disparut, comme ça leur arrivait souvent, c’est sa tante El e qui se proposa pour la remplacer le temps qu’ils en trouvent une autre, même si elle attendait un nouveau petit-cousin et que ça commençait à se voir. Dès lors, Jacky se vit adjoindre Jerry sous la pancarte, où le papa de Jerry pouvait les surveiller de loin. Ils creusaient la terre avec des cuillères, jouaient aux petites voitures. Après le coup de feu du midi, quelqu’un, en général le vieux, ramenait les deux garçonnets dans l’appartement juste en face et les couchait pour la sieste. Même si la grand-mère ou El e avaient probablement plus besoin de repos que Mac, en réalité elles essayaient de l’éloigner le plus possible des clients pour l’empêcher d’exprimer ses opinions politiques. Car il lui était tout simplement impossible de se retenir s’il entendait des idées opposées aux siennes, même adressées à quelqu’un d’autre. Quatre habitués, hérités du propriétaire précédent, avaient dit à Madame Mac que, à leur grand regret, ils iraient désormais manger ailleurs, car même si la nourriture s’était bien améliorée en quantité comme en qualité, elle ne passait décidément pas, noyée dans la sauce des insanités que Mac déversait sur le Président. «  Qu’ils aillent se faire foutre  ! commenta l’intéressé. On n’a pas besoin de leur clientèle, à ces fayots, ces cireurs de pompes, ces connards de béni-oui-oui. Et bon débarras !

— Pas besoin  ? Mais moi, même des gorilles, je les servirais volontiers, s’ils se tiennent bien. Déjà qu’on s’en sort pas, alors comment on va faire si en plus tu fais fuir les clients ? — J’en ai rien à cirer  ! Moi, jamais je les servirai, ces emmanchés de beaux parleurs avec rien dans le citron, s’ils se repointent ! — Mais écoute un peu  ! On est en train de couler  ! Je serais ravie de servir même Roosevelt en personne s’il passait cette porte à l’instant ! » Le vieux jeta un rapide coup d’œil de ce côté-là. Au cas où. «  Je lui dirais  : “Bienvenue, Monsieur le Président, installezvous ici, aujourd’hui on a du bon ragoût de bœuf et de la tarte aux pommes bien chaude, tout juste sortie du four !” — Ben voyons, c’est bien de toi, ça. Et en plus, on le pousse dans un fauteuil roulant. Il passerait pas cette porte, on le ferait rouler. Jamais tu le verras marcher. Tu vois bien que tu connais rien à rien. — Rouler ou livrer par la poste, je m’en che complètement, tant que ça nous fait travailler. » Et malgré ça, dès qu’il avait couché les petits, il revenait souvent donner un coup de main jusqu’à l’heure de leur réveil. Ce n’est quand même pas elle qui allait lui faire honte au point de ne pas se sentir bienvenu là-bas. Un après-midi, il quitta l’appartement avant que les garçons ne soient tout à fait endormis. Jacky secoua Jerry. Il lui t signe de se lever, même si, en dépit de cette soudaine immense liberté, il n’y avait pas grand-chose de vraiment original à faire. Les petites voitures  ? Ils pouvaient y jouer n’importe quand. Des friandises  ? Il n’y avait rien dans l’appartement, ni bonbons ni gâteaux. Tout en ré échissant à ce qu’ils pourraient bien faire, Jacky commença distraitement à sauter sur le vieux divan. Jerry, tout joyeux, se mit à rire et imita son cousin. Ce genre de sport, c’était absolument interdit. Ravis, ils sautaient et rebondissaient à qui mieux-mieux. Jerry gloussait comme un fou. Mais soudain quelque chose cassa, peut-être un gros ressort, et il tomba sur la tête. Il commença à hurler. À vous

g ç vriller les tympans. Il avait un visage rond et plutôt renfrogné, que Jacky détestait plus que tout quand il fallait qu’il le regarde brailler. Ce visage, il se crispait comme le poing d’un bébé. Les larmes coulaient à ots. De plus, il avait un petit chapeau de paille neuf, qu’il portait à l’envers, si enfoncé que ses oreilles ressortaient à l’horizontale. Rien n’y faisait, ni compliments ni raisonnement, pas moyen de le faire taire, retourner ce chapeau et ressembler à quelque chose. « Jerry ! Regarde ! Regarde ! », t Jacky, saisi d’une inspiration soudaine. Assis sur l’accoudoir du divan, il allongea le bras et arracha un l de perles de verre à l’abat-jour du lampadaire qu’on avait par bonheur placé là. Les perles tombèrent comme la grêle sur le lino. Le chouineur rougeaud s’arrêta net, comme si on l’avait débranché. Tic tic tic tic tic tic tic tic… Une douzaine de perles environ par l qui pendait. Et une in nité de surfaces ré échissantes qui brillaient de mille feux, mauve, rose, or. Des couleurs de amme, des couleurs d’eau, toutes les couleurs d’un coucher de soleil sur une grande prairie. Encore  ! Chaque perle chutait silencieusement dans le vide avant de donner un bref baiser au sol tel un joyau. Minuscules bombes de verre taillé, elles tombaient plus vite que leurs cœurs battant la chamade ne pouvaient en rythmer les impacts, puis rebondissaient dans mille et une directions, résonnant comme l’écho a aibli du tonnerre dans les histoires pour enfants. Avant que ne meure le minuscule roulement d’un l de perles, Jacky en faisait démarrer un autre. Sans un mot, Jerry remonta sur le divan et, tour à tour, solennellement, joyeusement, ils dénudèrent jusqu’au dernier l de perles de l’abat-jour. C’était comme s’ils n’avaient fait que ça toute leur vie. Rien dans leur esprit ne criait au danger, rien d’autre n’égrenait les minutes que la beauté des trajectoires des perles en l’air et au sol. L’écho du dernier roulement retentissait encore dans leurs oreilles quand leur grand-père fut de retour. Étonné, puis courroucé de ne pas les trouver au lit, il entra dans la pièce. Et là,

p p ses pieds dérapèrent dans toutes les directions. On aurait dit un homme qui essayait de s’envoler. Si jamais il arrivait à retrouver l’équilibre, il les tuerait. Battant des bras et des jambes, visage incrédule, c’était comme s’il venait de découvrir toutes les poules mortes dans son poulailler. Les deux garnements hurlaient, à la fois de joie et de peur hystérique. Celui qui, à leurs yeux, était un des plus grands géants du monde se trouvait aussi impuissant qu’un eunuque. « Petits… salauds… », haleta-t-il. C’était tout autant une menace qu’un cri de surprise de se voir ainsi trahi. Et soudain, BOUM  ! Il se retrouva sur le postérieur. L’appartement entier trembla. Il y eut ensuite un instant de silence absolu. Les rires s’arrêtèrent net. «  Je vais vous tanner la peau des fesses, moi, nom de Dieu  ! leur certi a-t-il, menaçant. Et d’abord, c’est quoi, ces putains de trucs ? » Ramassant quelques perles dans sa large paume toute lisse, il leva les yeux vers le lampadaire. «  Jamais j’ai vu des gamins aussi idiots. Votre grand-mère va en être malade ! Mais qu’est-ce qui vous a pris de faire ce genre de bêtise ? — Sais pas… murmurèrent-ils à l’unisson. — C’est joli, hasarda Jerry pour mieux plaider sa cause. — Joli  ? Jolie ânerie, oui  ! J’aurais pu m’assommer, moi  ! C’est toi qu’as eu cette idée-là, Jacky ? — Jerry aussi, tenta Jacky. — C’est pas vrai ! C’est lui ! — Lui aussi ! — Bon, je vais vous tanner les fesses à tous les deux. Si jamais j’peux me relever. » Il s’évertua pendant un moment de se remettre debout, mais il y avait des perles partout. Son visage devint à nouveau très rouge. Il se mit à jurer tout bas. Et plus il insistait, plus le volume des jurons montait.

«  Petits crétins  ! On vous laisse seuls une minute, nom de Dieu, et vous foutez un bordel pas possible  ! JE VAIS VOUS MASSACRER ! » Toujours a alé au sol, il s’allongea pour saisir la cheville de Jacky, puis son bras, et le souleva du divan comme un fétu de paille. «  Non  ! Non  ! hurla le petit. Ne me bats pas, pépé, je le ferai plus jamais ! S’IL TE PLAÎT ! ! — J’vais t’apprendre, moi, à che le bazar quand je suis pas là. J’vais t’apprendre à tout bousiller dès que j’ai l’dos tourné ! » Il l’avait allongé en travers de ses genoux. Chaque coup de cette énorme main aurait su pour que plus jamais le petit n’arrache de perles de verre d’un abat-jour. Plus jamais, il pouvait en être assuré. Mais il fallut une bonne douzaine de ces coups bien sonores pour apaiser la fureur du vieux et restaurer sa dignité. Il était champion du monde de fessée, Mac. Il tapait si fort qu’il en éprouvait invariablement du remords après coup, incapable de se détendre avant que Jacky ne lui fasse comprendre, d’un mot ou d’un geste, que malgré tout il savait bien que son pépé l’aimait, même si jamais personne n’avait entendu Mac prononcer ce mot. Juste après la punition, il les fourra au lit, fesses encore cuisantes. Le remords ne s’était pas encore insinué. « Vous êtes privés de souper tous les deux ! Compris ? » Il criait depuis la pièce d’à côté, où il balayait les perles de verre. Les jurons fusaient dès qu’un coup de balai trop vigoureux dispersait les petits tas qu’il avait rassemblés et envoyait les perles valser aux quatre coins du lino. «  Et nom de Dieu, vous arrêtez de brailler là-dedans, ou je viens vous en mettre une autre ! Compris ? » Jacky, la faim au ventre, avait l’impression d’avoir attendu une éternité dans cette pénombre, alors que Jerry dormait paisiblement, son chapeau sur la tête, sur l’autre oreiller. Il était resté allongé si longtemps qu’il en avait des courbatures. Depuis un moment déjà, la brûlure rose vif de la fessée s’était estompée en picotements sensibles, puis en douce vibration. Mais s’il ne

p p pouvait pas sortir de ce lit tout de suite, il allait en mourir, de ces courbatures. Il secoua Jerry. « Non, pépé va rev’nir nous fesser ! » Son cousin était tout prêt, à dormir là sans bouger comme on le lui avait ordonné, jusqu’à mourir de faim. Il ferma vigoureusement les paupières, bien décidé à ne les rouvrir que quand on l’y autoriserait. Jacky se redressa, alla se caler dos au mur pour chercher la fraîcheur. Si seulement mémé pouvait rentrer. Quand mémé arriva, il se redressa complètement. Dans une minute à peine, elle allait venir les consoler et leur donner un bon petit quelque chose à manger. « Mais en n, pourquoi ils ont fait une chose pareille ? gémitelle de l’autre côté du mur. — Pas la moindre idée », répondit Mac d’un ton calme. Elle passa un long, un très long moment à se lamenter sur cet abat-jour, tentant d’évaluer les dégâts, de voir si on pouvait ren ler ces perles. « Il est chu, c’est tout, nit-elle par admettre dans un soupir. Y’a pas moyen de garder quoi que ce soit en bon état. Tout se gâte, se casse, se moisit, ou alors ramasse des punaises ou des puces. Ça vaut même pas la peine d’essayer d’entretenir les choses, de se faire un joli petit nid. Moi, j’arrête d’essayer. » Elle se laissa tomber sur le divan pour bien illustrer sa résignation, et… tsouing ! t le ressort cassé. « Ah, misère ! Ils ont cassé le divan aussi ! — Oui, j’allais te l’dire, mais tu m’as pas laissé le temps. — Et alors ? Qu’est-ce que tu leur as fait, toi ? — Leur ai anqué une rouste et mis au lit sans souper. — Ils ont tout cassé, gémit-elle, au bord des larmes. Pas moyen de garder quoi que ce soit. — Bon, écoute, intervint le vieux, ce divan, je peux le tourner dans l’autre sens et mettre une planche sous le ressort, ça se verra plus. Et puis ce lampadaire, de toute façon j’l’ai jamais vraiment aimé.

— Mais moi si ! Je l’avais depuis plus de vingt ans ! — L’est encore présentable, faut juste enlever ces ls. — Oh et puis ûte ! Si seulement Wilma pouvait se comporter normalement. Faire quelque chose pour s’occuper de son ls. Moi, j’aurais préféré crever plutôt que de la donner, elle ou Kenneth, à élever à ma propre mère. J’aurais préféré crever, oui ! Je peux plus, maintenant, c’est trop pour moi, c’est trop pour qui que ce soit ! — Allez, allez, on va s’arranger. On s’est toujours arrangés. — J’en ai marre de m’arranger ! Je veux que quelqu’un d’autre m’arrange, pour changer ! Je veux un minimum de temps pour moi  ! J’ai travaillé pour les autres toute ma vie. Je veux quelqu’un qui travaille pour moi maintenant ! — Je suppose que c’est pour moi, ça ? dit-il, forcé de poser son journal. — Est-ce que, une fois au moins, tu peux faire quelque chose correctement jusqu’au bout ? Tout ce que t’avais à faire, c’est de rester assis là à lire ton journal et surveiller ces petits gars. Même ça, t’y es pas arrivé  ! s’exclama-t-elle entre larmes et colère. Et t’étais où, en fait, quand ils ont tout cassé ici ? — J’étais dehors une minute. — C’est pas en une minute qu’ils ont fait ça ! — J’étais au cabinet, si tu veux savoir. Ça m’a pris un petit moment. — T’es sûr que t’étais pas plutôt à l’étage ? grinça-t-elle. — Alors ça, c’est petit, et c’est bien de toi. — Mais c’est toi qui m’as rendue comme ça ! Jamais on n’aura rien à nous ! Tu nous fais déménager du Quartier Nègre pour un bordel, et t’appelles ça aller de l’avant ? Moi pas ! — Alors va de l’avant, nom de Dieu  ! Si t’es si riche, va de l’avant, qu’est-ce qui t’empêche, bordel de merde ? Si t’es pleine aux as comme Lady Astor, va te chercher un château qui te plaît ! Tu peux prendre tout le bazar ici, prends tes cliques et tes claques et che le camp ! Je m’en torche ! — Ah oui, pour ça j’en suis bien sûre  ! Je le sais depuis bien longtemps  ! Tu restes avec moi que parce que je suis assez

g p q p q j nouille pour trimer pour toi. Mais dis-toi bien que s’il n’y avait pas eu les gosses, j’aurais ché le camp depuis bien longtemps. Mets-toi bien ça dans le crâne ! — Va te faire voir ! Les gosses, y sont grands. Tire-toi ! Cassetoi donc si tu veux, bordel ! Bon débarras, que j’dis ! Allez, hop ! Débarrasse le plancher, à la n ! » Elle pleurait pour de bon, cette fois. Dans la pièce obscure, les re ets des feux des voitures qui passaient dans la rue s’entrecroisaient au plafond. Personne ne partait jamais, en fait. Leurs disputes se terminaient invariablement en même eau de boudin. Ne subsistaient que les récriminations, car ils étaient bel et bien enchaînés l’un à l’autre. Tous leurs projets avaient toujours échoué. Pas faute d’e ort, mais de cruauté. Pas faute de noble ambition, mais parce que, au fond du fond, c’étaient des gens trop entiers et non des opportunistes, jamais ils n’avaient réussi à faire mieux que trimer pour survivre, et encore. La réalité du monde leur était aussi étrangère que la face cachée de la Lune. Toute leur vie, ils avaient creusé à mains nues au fond d’une tranchée écœurante de désespoir où les bienfaits de la médecine étaient un luxe inabordable et où la règle était de rester debout malgré les blessures. Si Mac avait dû se préoccuper des dents de ses enfants, il aurait fallu qu’il assassine quelqu’un. On entendait derrière le mur le bruit de leur dispute qui montait, puis descendait, tel un gros animal velu  : parfois clameur, grinçant comme des gri es sur le béton, parfois rumeur, comme un énorme dos poilu qui se frotte encore et encore aux barreaux de sa cage. « Tu veux partir, beuglait Mac. Ben oui, t’as tellement d’avenir doré sur tranche ! Mais vas-y donc ! Et fais ga e que la porte te claque pas sur le derche quand tu sors ! — Pas avant d’avoir vidé mon sac. Sans moi, ce maudit café serait en faillite depuis des mois. Et tu le sais bien ! Mais t’en as rien à che. Tant que monsieur peut jouer les grands seigneurs. Fumer des cigares. Passer son temps à insulter ceux qui sont pas d’accord avec toi. Là tu biches, hein ? Pourquoi tu crois qu’on te

q q laisse t’occuper de Jacky tout le temps ? Pour t’empêcher de faire fuir le peu de clients qui nous reste, voilà pourquoi ! Toi, t’as pas plus le sens des a aires qu’une mule. C’est la vérité ! Depuis une éternité que j’te connais, t’as jamais réussi une seule a aire que t’as commencée ! Tout ce que tu touches se transforme en rien ! Oh oui, je sais, c’est la banque qui a pris la ferme. Mais si monsieur avait fait ce qu’on lui disait, peut-être qu’on se serait accrochés ! — Accrochés  ? Accrochés et se voir donner des ordres par un enfoiré qu’a jamais foutu le pied dans une ferme et qui va nous expliquer comment crever ici, sur une terre d’abondance  ? J’SUIS PAS DINGUE, MOI ! — Alors t’es quoi ? T’es quoi ? — Un homme ! C’est tout. Pas une femmelette. Un homme. Un polisson qui te chatouillait entre les jambes quand le Bon Dieu regardait ailleurs, Madame Jésus-Tout-Puissant ! — Oui, eh ben jamais j’aurais pensé qu’on en serait là maintenant. — Moi non plus… moi non plus. Mais bon, y’a aucun de ces crétins qui va me dire quoi planter. Moi, j’étais déjà fermier quand ces mauviettes étaient en culotte courte ! — On va pas te dire ci, on va pas te dire ça. Mais tu me dis de le faire, à moi  ! Y’a pas grand-chose que tu me dis pas de faire. Je me demande pourquoi tu me dis pas de faire ce qu’elle fait, la lle du troisième. — Tu vas fermer ta gueule, crénom de Dieu  ! (On entendit le bruit sourd de ses pieds sur le sol.) Je fais ce que je peux, moi. J’ai jamais été fait pour lécher le cul d’un enviandé avec des godasses de tantouse, qui se pointe chez moi la gueule enfarinée pour me dire que Roosevelt est un génie, alors que cet enfoiré est en train d’emmener le pays à la damnation, et qu’y s’en remettra jamais. C’est nos enfants, nos petits-enfants et nos arrièrepetits-enfants qui vont payer pour les conneries de ce taré. Tout ce qu’il essaie de faire, Roosevelt, c’est d’amener tous ces putains d’escrocs à voler juste un peu moins que ce qu’ils pourraient, pour que les gens continuent à gagner ce que les escrocs vont

p q g g g q leur voler. Oh, y peuvent se voler entre eux, les escrocs. Mais faut d’abord avoir volé les pauvres. Les bosseurs. Y gagnent pas d’argent, les escrocs. Y font vieillir et crever les gens prématurément. Sur cette Terre, le mal qu’y font, c’est le seul que les hommes peuvent corriger, et pendant ce temps, y’a tes connards de prédicateurs qui radotent en disant que c’est seulement l’a aire de Dieu. — Mais en n, faire fuir la clientèle, c’est pas ça qui va changer les choses  ! Tout ce que ça fait, c’est nous enlever le pain de la bouche ! — Je t’ai déjà dit ! Si t’aimes pas mes façons, tu décanilles d’ici ! — Alors là, si tu m’en crois pas capable, t’es encore plus bête que j’pensais ! » La porte s’ouvrit brusquement et elle s’engou ra dans la pièce où les petits étaient couchés, s’empara d’une valise dans le placard et se mit à la bourrer de vêtements qu’elle prenait à la volée dans une commode. Elle s’enfonça un chapeau sur la tête, puis souleva la valise de la chaise où elle l’avait posée. «  Où tu vas, mémé  ?…  », demanda Jacky, de sous les couvertures. Elle s’arrêta net. Dans le peu de lumière qui venait de la pièce voisine, ils voyaient distinctement qu’elle était en larmes. « Je ne sais pas. Tout le monde s’en che, de toute façon. — Moi pas ! assura Jacky. — Moi non plus ! reprit Jerry en écho. — Nous non plus ! répétèrent-ils en chœur. — Soyez bien sages, tous les deux. Jerry, ton papa et ta maman viendront te chercher demain. — On s’escuse pour le lampadaire, ajouta Jacky. — Oooooh… t-elle en sortant en courant de la pièce. — Ne pleure pas, mémé ! supplia Jerry derrière elle. — Ne pars pas, mémé, s’il te plaît ! implora Jacky. — Allez, sors, nom de Dieu, si tu dois partir  ! Tiens, j’vais te montrer le chemin, moi, renchérit le vieux en ouvrant toute grande la porte sur le palier. Allez ! Allez ! Tu veux mon pied au cul pour t’faire bouger ?

p g — JE TE DÉTESTE ! entendit-on depuis le couloir. — Vas-y ! Bon débarras ! » Et bang ! La porte claqua. «  Mémé  ! Mémé  ! Mémé  ! Reviens  ! Reviens  ! couinèrent les petits. — La ferme, là-dedans ! — On veut notre mémé ! — Eh ben, elle est pas là. — Ouin ! Ouin ! Ouin !… — La ferme, maintenant ! Je vous ai prévenus ! — On veut mémé ! — J’ai faim ! », s’égosilla Jacky. La silhouette du vieux se découpa dans l’ouverture de la porte. « Bon, écoutez, tous les deux. Si vous arrêtez de brailler, je fais un saut au restaurant et je vous ramène des cupcakes et du lait. » Ils restèrent couchés, aussi immobiles que des souches, jusqu’au retour de Mac. Il rentra avec deux paquets de cupcakes Hostess et deux pintes de lait glacé. Les gâteaux étaient un peu e rités dans leur cellophane. Pas parfait, mais pas mal quand même. Le lait était si froid qu’il leur t mal aux dents. Assis au bord du lit, il regardait les petits dévorer. «  Elle est allée où, mémé  ? demanda Jacky, sa faim un peu apaisée. — Elle est partie pour un petit moment. — Quand c’est qu’elle rentre ? — Elle va rentrer. — Quand c’est qu’elle rentre ? — Mémé, elle va rentrer, pépé ? insista Jerry. — Mais oui, t’en fais pas, elle va rentrer. » Ils avaient ni les gâteaux. Jacky mit dans sa bouche l’extrémité du carton d’emballage et racla les dernières miettes avec ses dents du bas. Puis il t de même avec l’autre bout. Et en dessert, il suça la cellophane, extrayant la moindre particule de glaçage. « Tu vas manger le papier aussi ? s’étonna le vieux.

g p p — Je fais toujours ça. — Moi aussi, renchérit Jerry de sa voix aiguë, en se barbouillant la bouche avec l’emballage de son cupcake. — Ah ben vous deux, c’est vraiment quelque chose ! » Il dévisagea Jerry, qui portait toujours sur la tête son chapeau de paille neuf maintenant tout défoncé, et se mit à rire. Pas fort, mais assez pour secouer le lit. Il avait les larmes aux yeux. « Tu vas le porter longtemps, ce satané chapeau ? » Jerry t oui de la tête. Pas étonnant. Il était aussi têtu que son grand-père. Mac ramassa les détritus et les bouteilles vides, et se dirigea vers la porte. « On peut avoir la lumière, s’il te plaît, pépé ? demanda Jacky. — Vous voulez que je laisse allumé ? — Ouiii ! — Ok, mais que ça devienne pas une habitude. » Il se t un lit sur le divan cassé et s’allongea tout habillé. Vers le petit matin, grand-père et grand-mère prirent les petits pour les mettre sur le divan. Jacky était à moitié réveillé. Ils les installèrent chacun à un bout. Madame Mac retira tout doucement son chapeau de paille à Jerry, dont le front s’ornait d’une belle ligne rouge à présent. Lissant vers l’arrière ses cheveux bruns, elle déposa le chapeau sur le dossier du divan, là où il ne manquerait pas de le trouver en se réveillant. « Bonne nuit, mémé, dit Jacky quand elle eut éteint la lumière et qu’elle se trouvait presque déjà dans l’autre pièce. — Oh, bonne nuit, murmura-t-elle. — Je suis tellement content que tu sois revenue. On a eu des cupcakes et du lait. — Très bien. Rendors-toi maintenant. Bonne nuit. — Bonne nuit. » Puis Jacky l’entendit s’adresser au vieux : « Des cupcakes et du lait, vraiment ? Tu les pourris tellement tu les gâtes, les gamins. Depuis toujours. — Bon, maintenant tu arrêtes. J’ai eu ma dose d’engueulades pour la soirée.

p

— Moi aussi », soupira-t-elle. Un instant passa. Et puis : « N’empêche que c’est vrai. »

HUIT

C’est vers vingt-trois heures qu’éclata la bagarre à l’étage du dessus. Les MacDeramid venaient juste de se mettre au lit. Le petit dormait sur le divan, seulement couvert d’un drap. Dans l’entrée, il y avait un ventilateur électrique entre les chambres, qui ne faisait que brasser de l’air chaud. Aux fenêtres, les rideaux pendaient, immobiles, tels des fantômes tout plats. Plus tôt, dans l’après-midi, le nain avait ramené un cow-boy du White Way, la salle de billard. Il l’avait repéré qui jouait au poker dans la salle du fond, une énorme pile de jetons devant lui, et s’était penché à son oreille pour lui chuchoter : «  Hé, camarade, ça te dirait de monter une authentique pouliche Palomino, qui lève le cul comme personne ? » Le cow-boy jaugea le nain sans vraiment tourner la tête pour le regarder, puis annonça : « Passe », d’un ton sec. « C’est un poney Shetland ou une pouliche de taille normale ? s’enquit-il. — Taille normale, grogna le nain. — Ouais, faut voir, t le cow-boy d’un ton traînant, apparemment pas pressé. — C’est une de ces nym-pho-ma-nes… murmura le nain en détachant bien les syllabes. Elle le fait autant pour le plaisir. » Le nain était manifestement un dur à cuire. Il était un jour tombé de la roulotte d’un cirque qui passait en ville et s’était réveillé en cellule de dégrisement, nu comme un ver et couvert des morsures imaginaires d’une horde de rats d’égout gros comme des matous. Dès qu’il commençait à crier, on venait l’arroser à la lance à incendie. Quand on le relâcha en n, il se

mit à faire la manche aux quatre coins de la ville pour se payer à boire et un grabat quelconque pour la nuit, en attendant le passage d’un autre cirque qui pourrait l’emmener. Et puis il avait rencontré la jolie lle du troisième, qui nit par le rééduquer pour en faire son maquereau et monter sa petite a aire de distribution de journaux. Tous les matins, on le retrouvait au White Way après qu’il avait déposé les journaux pour ses petits livreurs, à boire de la bière en regardant les parties de dominos. Parfois, il jouait luimême, mais il était très mauvais perdant, surtout quand il était schlass. Là, il cherchait la bagarre. Et il y en eut, des hommes de taille normale, qui à prendre un nabot à la légère s’étaient fait ramasser par son 24 llette en pleine gueule, agrémenté d’une bouteille de Blatz sur le crâne  ; car sa tactique était de bondir soudain sur la table et de balancer un coup de pied éclair qui éteignait brusquement la lumière chez son adversaire pris par surprise. S’il parvenait à attraper une oreille ou un nez de ses dents, ledit adversaire était bon pour la chirurgie plastique. Un jour, un militaire de la Cavalerie de Fort Riley s’était fait arracher un bout de joue qui aurait nécessité une rustine taille 10 pour la ra stoler. Et s’il était plaqué au sol, il visait le basventre avec une telle férocité que le barman du White Way, un ancien de la marine qui avait fait l’Inde, l’avait surnommé « La Mangouste ». Le cow-boy, pour sa part, le trouvait amusant. «  Si on dit “maquereau” pour un entier, t’es quoi, toi  ? Un demi-maquereau ? — Va te faire foutre ! », lui lança-t-il en crachant sur la pile de jetons et en tournant les talons. Le cow-boy le retint par le bras. «  Hé, attends  ! Attends un peu, p’tit mec, allez, y’a pas de lézard, c’était juste pour te charrier un peu. Allez tiens, bois un gorgeon. » Et il lui montra une asque de whisky dissimulée dans une poche en papier kraft marron posée sous la table. D’un geste brusque, le nain dégagea son bras.

g q g g « Moi, j’aime pas les gros malins. — Allez, bois un coup, on oublie ça. J’ai dit ça comme ça. — Ok, mais fais ga e à c’que tu baves, maintenant. » Il se saisit de la bouteille, renversa la tête, dos à la rue, et s’envoya une bonne rasade qu’il t descendre avec une lampée de bière ; il en resta un instant sans voix. « Combien ? demanda le cow-boy. — Cinq pour un petit moment, vingt pour la nuit. Dès que tu la verras, j’te garantis que tu voudras le grand jeu. — Cinq  ? Hé, mec, j’peux en avoir une pour deux billets au Eaton Hotel sans avoir à quitter ma piaule. — Ouais, si t’es amateur de gros boudins. Moi, je te parle d’une poupée  ! Dix-neuf ans seulement, elle ressemble à une étudiante. Blanche comme la neige. Une vraie blonde, avec des petits poils de pêche. Et propre avec ça. Tu sais, ces nymphos, elles prennent soin d’elles, tu piges ? » Le cow-boy regarda les autres joueurs autour de la table, que des types du coin. Tous hochèrent gravement la tête  ; oui, on pouvait se er à ce que disait le nain. Sur le siège, il sentait ses roustons le démanger un peu. « C’est loin ? — Non, juste au coin, là, à deux pas. — Bon, après tout, ça engage à rien d’aller voir… » Nouveaux hochements de tête autour de la table pour signi er que non, ça n’engageait à rien, ça c’est sûr. « Mais tu reviens à la table après, hein ! grommela un des plus gros perdants. T’as ramassé tout le fric de la partie. — Bah, laisse-le y aller, Irv. Tu sais bien que ça fait tourner la chance quand on s’fait éponger. Ça brise l’élan. — C’est ses couilles que je voudrais briser, moi, avec la veine de cocu qu’il a eue jusque-là. » Le cow-boy arrivait du Nord du Texas ; il avait débarqué d’un train de bétail, venait juste de toucher sa paye et attendait un autre train pour rentrer chez lui. Le White Way était pile en face de la gare. Mais il n’avait pas vraiment d’heure pour repartir.

Ça lui faisait bizarre, quand même, de se faire aborder par un maquereau nain. Bon, en même temps, monter l’escalier derrière un nabot, ça n’avait rien de bien dangereux. À moins qu’il ait un ingue planqué, c’était quand même assez improbable qu’il lui saute dessus. Cette sensation bizarre était donc sans doute due au côté sordide de la situation. Et pourtant, dans le contraste entre l’avorton lui-même et la vision délicieuse que ce dernier avait décrite s’insinuait une curiosité lancinante, une attirance crapoteuse qui lui t serrer les fesses sur son siège. « Eh ben, c’est possible que ça m’intéresse, shorty », résolut-il. Il t signe au gros bonhomme à la visière de celluloïd vert qui tenait la banque de convertir ses jetons. Le jeu était interdit, tout comme les alcools forts, mais seules les ligues de tempérance en faisaient une histoire. Ce croupier, on aurait dit qu’il se nourrissait exclusivement de bière. Il avait un nez qui ressemblait à un gros tubercule poreux rouge vif. Il passa les billets sous la table au cow-boy, qui les compta un à un d’un air soupçonneux à l’abri du tombant de la nappe. Il o rit une tournée générale aux autres joueurs et les remercia pour la partie. « On y va, shorty ? — M’appelle pas comme ça ! cracha le nain, menaçant. — Hé bé ! Dis-donc, t’es vraiment susceptible, toi. — J’aime pas qu’on me donne des surnoms. — Alors comment tu veux que j’t’appelle ? — Ici, on l’appelle la Mangouste  », intervint le croupier, sérieux comme un pape sous sa visière. Autour de la table, on vit eurir des sourires entendus. « Appelle-moi Boots, dit le nain. — Ok alors, ça fait Boots et Buddies. » Le cow-boy à la chemise rose essayait d’être amical. Il passa le bras autour du cou du nain comme s’ils posaient pour un photographe. Mais l’autre secoua immédiatement les épaules. « J’aime pas qu’on me pelote ! — Ah ben bordel ! »

À ce stade, le cow-boy en avait plus que marre des j’aime-pasci-j’aime-pas-ça du nain. Il était sur le point de l’envoyer paître. Mais l’avorton avait déjà tourné les talons et se dirigeait vers la porte. « Amène-toi », grogna-t-il sans même un regard pour voir si le cow-boy suivait. Le cow-boy, lui, avait du mal à comprendre comment on en était arrivé là. «  Bon, d’accord, dit-il en lui emboîtant le pas, j’vais jeter un coup d’œil. » Puis, essayant de ne pas perdre la face devant les autres : « P’t-être que si elle m’plaît pas, j’te lerai cinq billets pour te r’garder la mettre. » Personne ne rit. «  Y connaît décidément rien aux nabots, ce cow-boy  », commenta le voisin du gros à la visière. Tous les autres hochèrent la tête d’un air de vieux sages et approuvèrent d’un grommellement unanime, tandis que les cartes se remettaient à circuler autour de la table. Le cow-boy se laissa guider en touriste jusqu’à l’appartement, prenant mentalement des repères pour pouvoir retrouver seul la gare. Le petit homme le mena jusqu’à une grande bâtisse de style gothique américain, avec sur le devant une véranda ouverte, large et profonde comme une étable plongée dans la pénombre, le dernier endroit de la ville qui conservait un peu de fraîcheur. Car sitôt la porte d’entrée franchie, on se sentait comme dans un four où quelque chose aurait moisi. Devant lui, le petit homme aux bottes d’enfant grimpait les marches obscures comme un alpiniste. Il se demandait si la vie était dure pour quelqu’un de cette taille. Il se demandait pourquoi il n’était pas dans un cirque ou une foire. En dehors de ces lieux, il n’avait jamais vu de nain. Il se demandait à quoi pouvait bien ressembler la vie sexuelle de cet être. «  Appelle-moi Blondie, je suis blonde de partout, expliqua la jolie prostituée quand Boots t entrer le cow-boy chez elle. Et toi, comment on t’appelle… Tex ?

pp — Exact. Je suis de Fort Worth, en n je suis né là-bas, dit-il, se souvenant brusquement d’ôter son chapeau. Maintenant j’habite dans l’nord du Texas. Dans un ranch. Suis arrivé avanthier avec un troupeau d’bétail. » Il était si surpris par la beauté de la lle qu’il se sentait idiot. Elle ressemblait à une star de cinéma. « J’ai connu un cow-boy qui était de Beauregard en Louisiane. Tu sais comment on l’appelait ? — Louise ! s’exclama le cow-boy, tout heureux. — Mais non, idiot. Beau  ! Tu sais, mon chou, il en avait une comme ça ! » Et elle posa le tranchant de sa main à mi-longueur de son avant-bras tout blanc en lui agitant son petit poing sous le nez. Elle éclata d’un rire d’adolescente. « Viens ici, mon grand. » Elle posa ses mains de chaque côté de sa tête et se hissa sur la pointe des pieds pour lui faire un gros bisou, mais qui ne t qu’e eurer chastement ses lèvres. «  Hé, mais  ! t’as pas apporté de bouteille  ?  », s’exclama-t-elle soudain en le repoussant. Et elle planta son regard dans le sien en fronçant les sourcils comme s’il avait commis la plus stupide des bourdes pour un client dans un claque. « Ben… c’est que j’comptais pas vraiment rester… » Elle se retourna brusquement vers le nain. « Boots ! Je t’avais bien dit ! Je ne prends plus de vite-fait ! Si ce type est de ce genre-là, tu peux le ramener où tu l’as trouvé. Tu sais comme ça me laisse frustrée, le vite-fait ! » Ah ça oui, il savait, Boots. Il ne vivait que pour ces moments où, au premier petit signe de hâte de sa part, Blondie se mettait à le supplier de le lui faire. Et là, il l’agonissait d’injures, alors qu’elle agrippait sa braguette. Et elle se délectait de délacer ses petites bottes, de le déshabiller. De le lécher partout comme une chatte blanche lèche ses chatons, pendant qu’il la traitait de noms inimaginables. Et quand il n’en trouvait plus, il hurlait des

choses comme «  grimpeuse de zobs  ! suceuse de clébards  ! bou euse de merde… » Elle avait tout, mais vraiment tout essayé. Il y avait une femme du coin, bien connue dans les milieux artistico-sociaux de la ville et d’un gabarit impressionnant – un bon mètre quatre-vingts même en chaussures de chantier et un bon quintal –, qui passait chaque mardi après le déjeuner faire l’amour avec Blondie, avant d’aller se baigner au YMCA à côté. «  Un seul de ses nichons, c’est vingt kilos, disait la lle, toujours éberluée. Elle est pas si dégoûtante, nalement. Elle est propre, elle a des sous-vêtements pas trop neufs, mais pas trop moches. Elle a le ventre poilu comme un homme. » Ce qu’elle préférait, c’était le gode double de quarante centimètres avec lequel elle se reliait à la lle sous elle. «  Et elle baise comme un homme  », ajoutait Blondie, impressionnée. Une fois au lit avec le nain, elle lui déballait sa vie. Quand elle lui racontait ce jeune homme qu’elle avait épousé alors qu’elle était encore au lycée et qui la laissait si brûlante de frustration qu’elle s’était mise à se faire prendre par leur chow-chow, le nain en devenait fou, se jetait sur elle et commençait à la pistonner comme s’il voulait la fendre en deux, tout en sentant bien qu’elle était indestructible. Comment une femme d’apparence si fragile, dépourvue du moindre muscle, pouvait-elle être si increvable ? Mystère. Après toute un après-midi à se faire passer dessus par un escadron entier de cavalerie en goguette et où, cheveux pendouillant telle une serpillière, visage blême comme si on lui avait extrait la cervelle, elle se prenait par-dessus le marché une trempe par le nain avant qu’il ne la tringle brutalement à son tour, elle était capable d’aller prendre un bain et de réapparaître fraîche comme une rose au printemps. Boots commença à grommeler que le cow-boy avait un train bientôt, mais déjà l’autre avait plongé la main au fond d’une poche de son pantalon western noir à nes rayures blanches. « Ah non, pas de problème, je vous paye une bouteille si vous savez où en acheter !

— Prends-en une grande  », suggéra Blondie, un œil sur la liasse que Tex avait extraite de sa poche. Boots n’en perdait pas une miette non plus, comptant par en dessous. Cet abruti de cow-boy avait bien deux cents dollars dans cette poche, quasiment en boule, comme des bouts de papier sans valeur. « File-moi un billet d’dix, roucoula Boots. J’vais en ramener du bon. Du cacheté. Le meilleur. » Il se servit lui-même et disparut. Dès qu’il eut passé le seuil de la porte, Blondie se colla au cowboy et lui ébouri a la crinière, se frottant légèrement la moniche sur sa jambe gauche toute maigre en lui susurrant : «  Mon chou, je vais te montrer ce que c’est vraiment que passer un bon moment. Je vais peut-être te garder toute la semaine, nalement. » Et elle lui donna un baiser qui valait déjà le déplacement  ; meilleur qu’aucun de ceux que sa femme avait pu lui donner de toute sa vie. Sa langue, avait meilleur goût que tout ce qu’il avait jamais pu essayer. Elle avait entre ses lèvres une salive comme angélique. Du bout de la langue, elle avait trouvé dans sa bouche un point en connexion nerveuse directe avec sa queue. Et pourtant, comme il était doux, ce baiser, si enveloppant que rien dans son expérience n’aurait pu lui être comparé. Sa tête se mit à tourner. Ça, c’était pas un baiser glacé de pute à deux balles. Car Blondie, en toute honnêteté, n’avait jamais fait payer un client en laissant subsister en lui une amertume quelconque, et ce pour quelque chose qui n’avait pour elle somme toute que peu de valeur. Même si elle les laissait totalement fauchés, il ne fallait pas que leur aigreur envers les femmes viennent de sa personne, mais de la comparaison qu’ils pouvaient faire entre elle et d’autres. Car si les hommes étaient vraiment si laids, s’ils haïssaient ce qu’elle était, comme le lui avait a rmé un jour une adventiste du septième jour couverte de pustules d’acné tout en se passant la langue sur des lèvres sèches et grisâtres, incapable de s’empêcher de mater à travers le déshabillé de Blondie, alors c’étaient ses propres yeux qui mentaient.

p p y q «  Oh, j’adore, murmura-t-elle au cow-boy dont les jambes se dérobaient presque, tout en passant les doigts sur la bosse qui durcissait dans son pantalon. Hmmm… oh, c’est bon… Attends, ne frotte pas trop ma chatte, je mouille déjà. On va attendre que Boots nous ramène cette bouteille, hein ? Faudrait pas qu’on soit interrompus… Mais touche un peu quand même. Tu vois, toujours prête, comme les scouts ! — Wouah, c’est vrai ! — Fais attention, elle mord ! » Et elle éclata de rire, tout en prenant son long menton entièrement dans sa bouche pour le mordiller. Il faillit lâcher la purée dans son caleçon. C’est au Blue Lantern que Blondie avait rencontré le nain, qui avait essayé de lui refourguer un exemplaire du Beacon de l’après-midi récupéré dans une poubelle  : il lui manquait juste ces quelques cents pour se payer à boire. Même si elle était sans emploi, elle n’avait pas encore accepté de se considérer comme une prostituée. Elle attendait autre chose, mais en attendant, il fallait bien manger. Et elle montait avec le premier venu, du moins le premier qui osait demander. C’est à la fois par pitié et curiosité qu’elle lui avait donné son dernier dollar pour qu’il se paye son quart de gnôle. Et si elle l’avait ramené chez elle, c’était poussée à la fois par un maternalisme enfantin et par la même curiosité érotique insensée qu’elle avait éprouvée quand, s’agenouillant auprès du chow-chow de son mari, elle avait pris dans sa main le pénis laineux de l’animal et l’avait doucement branlé. Après sa cuite monumentale, ce nain aurait presque fait passer le toutou pour un bon coup. Cela lui prit deux jours pour le faire décuver et le remettre sur pied à grand renfort de soupe en boîte, de petits biscuits salés et de crème glacée ; mais au bout de ces deux jours, il arrivait en n à faire autre chose que rester constamment allongé sur elle à trembler comme un bébé. Dans un ot de larmes, il avait déversé sur ses seins blancs toute sa misérable histoire. Et puis, à sa grande surprise, elle avait découvert qu’en n de compte, les nains, ça fonctionnait comme les autres mâles dès lors que

ç

q ça avait l’esprit tranquille et le ventre plein. Rien d’extraordinaire. Les choses étaient plus ou moins proportionnées. Mais il l’avait assez grosse pour un nain. Et c’était quand même un sacré petit lubrique. Pour le laisser devenir son barbeau, elle se contenta de fermer les yeux et serrer les dents la première fois qu’il l’assomma de claques a n de bien lui montrer ce qu’il pensait des salopes in dèles ; ce jour-là, il était rentré pour trouver porte close et un mercier syrien dans son pieu. Elle lui expliqua comment elle fonctionnait. Sur quoi, il lui défonça la pastille, et sans vaseline, histoire de lui montrer qu’il ne pardonnait pas. Elle lui acheta la moto rouge Indian d’occasion avec son side-car pour lui prouver qu’elle tenait à lui. Il organisa alors ses itinéraires avec les journaux et se loua une chambre à l’étage du dessous. Comme ça, le business devint bien moins risqué. De plus, elle avait ainsi bien plus de temps pour arranger sa chambre, poser aux fenêtres des couches superposées de mousseline blanche vaporeuse, et se faire un joli petit nid, à son goût. Quelle importance si de temps en temps un pochard ou bien le nain piquait une crise et démolissait tout alors qu’elle était à peu près arrivée au bout de ses peines en matière de décoration ? C’étaient les risques du métier. Jamais elle ne restait en colère très longtemps. Un nuage de parfum en l’air dans l’appartement et ça repartait. Sa vie n’était pas si moche, après tout. Même si elle savait au plus profond d’elle-même – et en éprouvait une grande tristesse – que quelqu’un, un jour, allait la démolir elle aussi. Et irrévocablement. En attendant, elle était toujours sur le qui-vive  ; au moindre tressaillement suspect chez les cogneurs potentiels, elle se retournait prestement, tête dans l’oreiller, pour se protéger le visage et le ventre. Et son nain ne mentait pas, elle faisait vraiment tout. Cinq billets par ori ce. Le grand jeu pour vingt. Le tout assorti d’assez de baisers en ammés pour tourner complètement la tête du père de famille rongé de culpabilité qui pensait juste tirer un petit coup, ou du cul-terreux un peu niais qui ne s’était

p p p q jamais encombré d’une quelconque illusion d’amours urbaines. Le nain, qui voulait absolument qu’elle lui garde quelque chose rien que pour lui, avait tenté de l’obliger à faire comme les autres prostituées  : pas de baisers, pas d’émotions, seulement crac crac, bonjour m’dame, au revoir m’dame. Mais ça n’était pas son style. Elle avait bien essayé. Couchée, pas bouger, jusqu’à ce que, n’y tenant plus, elle enfonce sa langue dans la bouche du péquenot qui s’agitait sur elle et son majeur dans son anus, les ongles de sa main libre lui labourant le dos en attendant qu’il lâche son jus comme une mitraillette devenue folle. Rien à faire. Alors donc Boots, dans ses rêves imbibés, se voyait creuser à Blondie un nouvel ori ce qui serait réservé à son propre usage. Il détestait les chiens et en avait peur, surtout des gros. Et il éprouvait une jalousie maladive envers le chowchow de son ex-mari. Il en rêvait, d’elle et de ce clébard. Il se réveillait la nuit, couvert de sueur, écumant de frustration et de colère, la poitrine gon ée de larmes qui ne voulaient pas jaillir. Après quelques verres, le cow-boy se mit en tête de danser. Il se pencha sur le poste de radio de Blondie, son oreille collée à la grille du haut-parleur, tripotant le bouton dans tous les sens à la recherche de country. C’était un joli poste Atwater-Kent que Boots avait acheté pour Blondie dans une salle des ventes. Tout en bois incrusté de marqueterie, il ressemblait à une cathédrale portative. Il était posé sur un guéridon à pied de gri on devant la fenêtre latérale, le l de terre sortant par la fenêtre et descendant, trois étages plus bas, jusqu’à un bout de tuyau de gaz que le nain avait planté en terre à côté de la bâtisse. Mais même ainsi, quand il était chez elle pendant un orage, il ne voulait pas le laisser allumé de peur qu’il n’attire la foudre. Quand le cow-boy eut trouvé un air joué avec assez de crincrins pour titiller ses instincts ancestraux, il se retourna vers la lle, qui malgré ses doutes était partante. Elle s’empara du vieux Stetson noir de Tex et, l’enfonçant sur sa coupe courte blond platine très à la mode, se mit à yodler la vieille chanson : «  Yihaaa  ! Ramène-moi au Texas, j’suis trop jeune pour me marier ! »

Il la saisit alors par la taille, lui agrippa la main droite, lui souleva le bras comme un sémaphore et l’entraîna en one-step tout autour de la pièce, sur un rythme si endiablé qu’on eût dit un de ces combats à mort dans un vieux lm muet sautillant. Doop-a-doop-a-doop. Elle était cambrée contre lui comme un arc. Ses mules roses venaient claquer contre ses talons nus à chacun de ses grands pas rapides. Sa douce petite croupe tressautait sous son peignoir de soie. Boots se servit une rasade de la bouteille du cow-boy dans un gobelet. Il l’avala, les yeux dans le vague, se voyant lui-même agir de très loin. Puis, posant bruyamment le verre sur la table, il se leva brusquement et sortit, claquant la porte derrière lui. «  Tiens, on dirait qu’il est parti, notre petit compère, t remarquer le cow-boy. — Mon chou, si tu limes comme tu danses, je vais te facturer double ! — Hé hé, dans mon coin, j’ai la réputation d’être un excellent danseur. — Dans mon coin à moi, on te suspendrait des guirlandes lumineuses autour du cou. — Bon, alors si on se mettait à notre p’tite a aire, peut-être ? — Peut-être, oui. Tu fais pas ça en gardant tes bottes, si ? — J’fais ça avec rien su’ l’dos, sauf s’y faut rester d’bout. Mais pour le prix que j’paye, y m’semble que j’peux tout enlever ? — Tu fais comme tu as envie. Y’a pas vraiment d’autre façon, à ma connaissance. » En descendant l’escalier, le nain entendit résonner son rire. Dans sa chambre, il resta assis sur le divan, les yeux xés sur le Co ee Cup en face. Il avait garé sa moto sur le parking derrière la gargote et se demanda un instant s’il n’allait pas y descendre pour bricoler l’engin. Mais avant de bouger, il aperçut une jolie lle au volant d’un roadster jaune Nash tout neuf, avec des pneus à ancs blancs, qui entrait sur le parking. Là, le jeune en salopette, portrait craché d’Abraham Lincoln, vint l’accueillir. Elle lui sourit d’un sourire épanoui qui n’aurait pas déparé dans une réclame Colgate.

g Le nain sentit sa tête gon er d’un désir brutal et soudain de la violer, d’arracher ses luxueux vêtements, de la lui enfoncer bien profond dans sa jolie chatte toute propre. Spontanément, comme ça. Juste lui faire la totale. Il pouvait voir l’expression douloureuse et suppliante de son visage, ses yeux mouillés de larmes, la nausée remontant dans ses narines et sa gorge. Sa voix étranglée tentant d’articuler “s’il vous plaît” avant qu’il n’assène un violent coup de poing dans sa dentition parfaite. Elle donna quelques billets au jeune homme. Il se dirigea vers le garage à l’arrière du parking et revint très vite avec quelque chose qu’il sortit prestement de son ample salopette et déposa dans la boîte à gants. Elle lui adressa un nouveau sourire, puis sortit prudemment du parking en marche arrière et s’éloigna dans la rue. Le jeune homme ne la quitta pas des yeux avant qu’elle ne disparaisse. Puis, appuyé au pare-chocs le plus proche, il pêcha dans sa poche poitrine un sachet de tabac Bull Durham et des feuilles, et se roula une cigarette. Il se la mit au bec avec précaution, frotta une allumette sur ses fesses et l’approcha de la cigarette, le regard toujours braqué dans la direction où avait disparu la jolie lle. Toute sa vie, Boots avait rêvé de se taper une jolie femme de la haute, ou une star de cinéma. Au départ, ses fantasmes étaient exclusivement romantiques, avec en vedette la délicieuse et luimême, liés par un amour éternel. Même les énormes chiens qui gardaient leur propriété de Californie lui obéissaient au doigt et à l’œil. Il régnait en maître sur les choses. Dans un monde où les baisers étaient toujours doux, où la pluie tombait sans orage, où les chiens avaient des yeux de biche, où jamais il n’y avait la moindre peine de cœur, et cela durait des siècles et ne se terminait qu’en obsèques grandioses où se pressaient par centaines des gens qu’il n’avait jamais vraiment rencontrés, mais qui étaient ses meilleurs amis imaginaires, venus le pleurer si sincèrement qu’il aurait été cruel de revenir parmi eux même s’il l’avait pu. Allongé sur le divan, il expira, le sourire aux lèvres. Mais ces rêves nissaient par l’ennuyer.

Il se redressa et ouvrit le journal aux pages sport. Il tomba sur la photo d’une jeune femme, une certaine Madame B.T. Evans, arpentant le green du Wichita Country Club en compagnie de deux hommes en tenue de golf. Elle avait le même sourire que la lle au roadster. «  Y’a rien qui les dérange, ces pépées, se dit le nain. Elles savent tout sur tout, putain ! Elle est pas belle, leur vie ? » La femme de la photo était aussi grande que les hommes. Elle portait un chapeau-cloche incliné sur l’œil droit, une veste de laine resserrée par une ceinture, une jupe de golf blanche et des chaussures de golf bicolores à crampons. Sous la veste, ses énormes seins sans soutien lui pendaient presque sur le ventre. En regardant bien, il était certain qu’on pourrait deviner les tétons. Si seulement il avait eu une loupe sous la main. « Fait chier ! » Et il lança le journal à l’autre bout de la pièce. Il se sentait mal. Les murs autour de lui tournaient un peu. Il avait l’impression d’entendre le lit de Blondie qui grinçait. « Grosse chatte gluante… », gémit-il, désespéré, et il se jeta sur son lit et se mit à battre l’oreiller de ses poings. De sa vie, c’était ce qu’il avait prononcé de plus proche de « je t’aime ». L’obscurité venue, il sortit brusquement de sa torpeur et descendit du lit, comme s’il venait de se souvenir qu’il avait quelque chose à régler une fois pour toutes  ; encore un peu vaseux, il jaillit en trombe de sa chambre, pour entrer en collision avec son voisin de palier, qui se dirigeait vers les toilettes, bretelles baissées, une serviette sur le bras, tenant d’une main un blaireau dans sa coupelle et de l’autre un coupechoux. Le petit homme lui rentra en plein dans le lard, l’envoyant valser contre le mur. « Woouuf ! t le gros type avec un grognement. — Hé  ! Regarde où tu mets les pieds  ! rétorqua le nain, menaçant. — Je regrade, tenta de répondre le gros en cherchant son sou e. Toi, regrade ! — Ah, comme ça tu me menaces avec un rasoir, hein ? »

ç Et le nain, levant les poings, se mit en garde. « Moi ? Je menace pas presonne. Je vais toilette pour raser ! — Ah ouais ? Joue pas au con avec moi, Toto, sinon j’te casse ta gueule de Grec ! » Il t deux ou trois pas menaçants vers le gros bonhomme qui battit en retraite, dos au mur, tenant ses a aires devant lui. « Je veux pas histoires avec toi… », dit-il à deux reprises. Puis il se réfugia dans les gogues et se hâta de mettre le crochet derrière lui. Il se laissa tomber lourdement sur la cuvette en murmurant : «  Dingo. Cé pétit bonôme.  » Puis, accablé, il commença à recenser ses propres malheurs, tant et si bien qu’il se mit vite à pleurer en silence, et ses pieds gon és s’engourdirent. Quand il voulut se remettre debout, il fut traversé d’une douleur fulgurante. Il lâcha sa coupelle, qui se fracassa sur le rebord de la baignoire crasseuse, et il s’e ondra par terre tel un gros verrat blanc tout juste égorgé. Il resta là, étalé sur le dos sans pouvoir se relever, avec des picotements insupportables dans les jambes. Il tapa des poings sur le sol en criant  : «  Au sécours  ! Y’a quélqu’un ? Aidez-moi ! » Juste au-dessus de lui, un gros cafard marron traçait son chemin au plafond. Il se remit à pleurer. Il se demanda si cela serait vraiment douloureux de se trancher la gorge avec son rasoir. Il ne supportait pas la douleur. Il avait quitté son foyer, son échoppe, sa femme et ses quatre enfants parce qu’il avait peur de la douleur. Jamais il n’avait pu gagner assez pour leur envoyer quoi que ce soit. Jamais en dix ans il n’avait eu de nouvelles. Il se sentait mal depuis tout ce temps. Il avait le ventre plein de gaz. Même plus moyen de chier correctement. C’est MacDeramid qui, ayant entendu ses cris, vint à son secours, arrachant crochet et œillet depuis l’extérieur. «  Jé souis plus bon à rrien, s’excusa le cordonnier en remontant son pantalon jusqu’aux genoux alors que Mac le soutenait. — Oh, on nit par y arriver, répondit Mac, compatissant. Moi aussi y’a des choses où j’suis plus aussi bon qu’avant. »

y j p q Il espérait lui remonter le moral. «  Pressonne fait attention si je souis vivant ou morrr… Pressonne. » Et il se mit à pérorer sur tout ce qu’il avait laissé au pays. «  Je mourir dans mon lit, presonne lé sait avant que ça pue. Hein ? C’est sour ! Mais je meurs pas encore. » Il se redressa, remonta complètement son pantalon, noua la celle par-dessus le bouton du haut. «  Je meurs pas encore  ! Y doivent encore me soupproter. Le vieux plein dé merde. Je leur fais payer. Hein  ? C’est sour. Y doivent mé régrader. Y sé débrarassent pas dé moi comme ça. » C’était sa promesse. Sa seule victoire. Son héritage. Son legs. «  Mais non, mais non, répondit Mac. Vous restez là avec nous. » Pendant ce temps, Boots avait monté l’escalier au pas de charge et cognait à la porte de Blondie. « Qui c’est ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée, provenant manifestement du lit, mais distante comme d’une île lointaine. — C’est Boots. Ouvre la porte ! — Qu’est-ce qui se passe ? » Jamais il ne venait l’embêter quand elle avait un client. « Ouvre la porte ! » Il l’entendit sauter dans ses mules. La porte s’entrouvrit légèrement. Elle avait le visage souillé, sa coi ure défaite et son maquillage avait coulé. « Qu’est-ce qui se passe ? — Je pensais que t’avais p’têt faim. Moi, j’ai faim. Il faut que j’te parle. — Qu’est-ce qui va pas, Boots  ?  », demanda-t-elle en fronçant les sourcils. Jamais elle ne l’avait vu aussi distant, aussi étrange. « J’ai un invité, tu te souviens ? reprit-elle. — Qui c’est  ? cria le cow-boy depuis le lit. C’est notre petit copain, non ? » Boots poussa la porte et entra. Blondie rajusta son peignoir. « Hey-ya ! », s’exclama le cow-boy avec un grand geste du bras.

yy y g g Il s’assit au bord du lit, tout empourpré, le cheveu en bataille, ses jambes toutes blanches et maigres à l’air. Il avait les pieds sales et comme déformés à force d’être comprimés par ses bottes pointues ; ils avaient l’air cassés aux orteils. Il se recouvrit l’abdomen avec un pan du couvre-lit à franges et se mit à se gratter la tête avec un rictus. «  En tout cas, tu me racontais pas de craques, dit-il au nabot en désignant la lle du menton et en se donnant des tapes sur son ventre plat. Yippe-ho  ! Pour lever le cul, elle lève le cul, la pouliche ! — Allez viens, remets tes fringues et sors d’ici, rétorqua Boots. Changement de programme. — Hé, attends une seconde, moi j’suis là pour la nuit. C’est c’qui était convenu. Moi, ça m’va très bien. Pas vrai, poupée ? — Tire-toi ! répéta le nain en désignant la porte du pouce. On a des trucs importants à régler. — J’ai entendu qu’t’avais faim. Ben moi aussi. Et si tu prenais un peu de fric pour faire un saut au restau d’en face et nous ramener du poulet frit, ou un truc comme ça  ? Vaut pas vraiment l’coup de s’rhabiller maintenant juste pour aller manger. Qu’est-ce que t’en dis, poupée ? — Sors de ce pieu, ordonna le nain. — Écoute, petit gars, je viens de t’dire. J’ai payé. J’en veux pour mon pognon. — T’en as eu pour ton pognon. — C’est pas mon avis. J’y ai donné vingt billets et en plus j’ai payé ce whisky. Et j’t’ai pas demandé la monnaie sur les dix. — Tiens, la v’là ta monnaie ! cracha-t-il en prenant un billet de cinq du rouleau dans sa poche, qu’il jeta sur le tapis. Et maintenant dégage ! — Hé, chérie, dit Tex en se tournant vers Blondie, c’était pas ça qu’on avait dit. » Elle ne voyait vraiment pas où le nain voulait en venir. Ce type était plein aux as. Pourquoi le virer maintenant ? Têtu, le cow-boy resta assis sur le lit, sans la moindre intention d’en bouger pour obéir à un nabot de merde. Son

g p attitude était on ne peut plus claire. Et Boots avait eu un temps d’hésitation de trop avant de lui sauter dessus. L’intention, aussi nécessaire et impérieuse fûtelle, ne devait jamais se traduire par une action irré échie. Blondie intervint alors. « Écoute ! Écoute-moi ! Laisse-moi te parler, dit-elle au nain en l’entourant de ses bras. Viens ! » Elle réussit à l’entraîner sur le palier ; la porte marron, une fois refermée, brisa la tension entre les deux hommes, le petit jeu de qui-baissera-les-yeux-le-premier. S’agenouillant près de lui, elle l’embrassa sur la bouche. « Écoute, mon bébé… » Il la repoussa brutalement et elle partit à la renverse, kimono grand ouvert. « T’as un goût de bite dans la bouche ! — Chut  ! Écoute-moi  !  », répéta-t-elle en revenant vers lui à quatre pattes. À nouveau, elle s’agenouilla, telle une mère tentant de calmer un enfant en colère. « Chéri, il a dans les deux cents billets sur lui, ce type. Avec ça, on pourrait se payer une petite voiture d’occasion. Une jolie. J’aime pas quand tu me transportes dans ce vieux side-car, Boots. J’ai honte. Les gens se moquent de nous. — T’es cinglée, je peux pas conduire de bagnole, moi ! — Mais moi je peux apprendre. C’est moi qui te conduirais. S’il te plaît, Boots. — Je l’aime pas, ce type. Y’a quelque chose chez lui qui me débecte. Je veux qu’tu t’en débarrasses. Je veux qu’il se tire. — Mais en n, il est comme tous les autres ! La seule di érence, c’est qu’il a deux cents billets sur lui et je les veux, Boots ! » Cette dernière phrase, elle l’avait prononcée comme si elle n’admettait aucune réplique. « Pour nous, mon bébé, ajouta-t-elle, adoucissant le ton. Pour qu’on se prenne du bon temps. On pourrait aller se promener à la campagne, faire des petits voyages. Tu sais bien que j’aime que toi.

q

— Mon cul, oui ! T’aimes que toi-même ! » Plongeant la main dans son kimono, il attrapa sa motte et tordit jusqu’à ce qu’elle se morde les lèvres pour ne pas hurler. « Un de ces jours, je vais te l’arracher ! Sale pute pourrie ! » Elle se glissa à nouveau dans l’appartement. « Tout va bien. C’est juste qu’il est un peu bizarre, des fois. Les gens comme lui, ils sont souvent chatouilleux, ils ont les nerfs à vif. » Elle se pencha pour récupérer le billet que Boots avait jeté par terre et le t disparaître comme par magie, alors qu’elle n’avait aucune poche. « Voyons, susurra-t-elle, où en étions-nous, déjà ? — Tu couches avec ce nabot, hein ? — Hmm… — Et c’est comment ? — Oh, laissa-t-elle tomber en haussant les épaules. Bof, comme ci comme ça. Y’a quand même des fois, quand il est sur moi, là en bas, je me sens un peu seule. Y’a pas vraiment moyen de se cramponner à un nain. Lui, ce qu’il préfère, c’est en levrette. Moi, je me mets un coussin sous les genoux, comme ça y peut se mettre debout derrière moi et me pistonner bien à l’aise. » Le cow-boy lui grimpa lourdement dessus, lui fourra sa demimolle et déchargea avant même de bander complètement.     Sur la table de jeux où elle avait dressé le couvert ne restaient plus que des os de poulet et un sac en papier graisseux. Dans son gobelet en carton, le café avait refroidi. Il était presque vingttrois heures. La bouteille était quasiment vide. Dans l’obscurité, le cow-boy, vêtu de son seul Stetson, tâtonnait et titubait pour la retrouver  ; quand il mit en n la main dessus, il la souleva à hauteur de ses yeux devant la fenêtre pour en mesurer le contenu. « Plus qu’un coup ou deux là-dedans. T’en veux ? — Non merci », répondit-elle d’une voix lasse.

p Tout ce qu’elle espérait, c’est qu’il ne nisse pas trop saoul. Elle se demandait si elle serait en mesure de le mettre dehors. Il avait son compte à présent. Pas franchement la peine qu’il s’incruste. Elle avait beaucoup donné de sa personne pour le saouler comme ça. Elle avait soigneusement planqué sa liasse de billets, bien en sécurité. Et maintenant, elle avait très envie de dormir. « Comment tu te sens ? lui demanda-t-elle. — Guibolles coupées. Jamais eu les guibolles coupées par une femme avant. Jamais vu une femme auchi jolie qu’toi. Ch’est vrai. Plus jolie qu’j’ai jamais vue. — Tu ne crois pas que tu ferais mieux de rentrer à ton hôtel, maintenant, et dormir un peu si tu veux attraper ce train demain ? — Raah, non, ch’est la fête  !  », essaya-t-il d’articuler, en oscillant dans tous les sens. Il leva le coude, tête complètement renversée en arrière, et t couler le liquide dans sa gorge. Puis il repartit en zigzag vers le lit en parlant à sa queue : «  Mon vieux Pete, jamais t’as paché un auchi bon moment hein ? Jamais d’ta vie t’es rentré dans un truc auchi joli et juteux, hein ? Et ch’est pas d’main la veille, hein ? Chi jamais tu r’ni es c’lui d’la mère Sue à la maijon maint’nant tu vas planquer ta tête ent’ mes jambes de peur, hein ? » Et il anqua une grande tape à son membre tout asque, puis une autre. «  Hé  ! Debout la d’dans  ! Debout, enfoiré d’rabougri  ! Dis bonjour à la jolie madame. Hé ! Lève-toi, ordure, c’est l’moment ou jamais ! — Il m’a tout l’air d’être mort, cow-boy, commenta-t-elle, compatissante. — Naan, l’est juste endormi. L’a jus’ bejoin d’un p’tit… » Et le cow-boy, tel un arbre qu’on abat, laissa échapper la bouteille et tomba raide sur le lit, nez dans l’oreiller, de tout son poids, manquant de casser une latte du sommier. Il roula sur le dos et resta inconscient. « Ah… ! », soupira-t-elle, soulagée.

p g Boots se leva de la chaise où il était assis, caché dans l’ombre près de la fenêtre depuis un bon quart d’heure  : il s’était glissé dans la chambre à l’insu du cow-boy. Blondie, elle, savait qu’il était là. Il se dirigea tout droit vers le lit. Elle l’entoura de ses bras, approchant son visage du sien. « Ça y est, bébé, on le tient. » Il la repoussa et lui mit la main entre les jambes. «  Doucement chéri, c’est un peu endolori, là. Aïe  ! Arrête, tu me fais mal. » Il grimpa sur le lit sans retirer ses bottes. «  Mon bébé  ? Tu crois pas qu’on devrait se débarrasser de ça d’abord ? » Le cow-boy ron ait doucement, du fond de la gorge, sa bouche molle grande ouverte. Inconscient. Le nain ne répondit pas. Il lui mit trois doigts de la main gauche dans la bouche et commença à déboutonner sa braguette de l’autre main. Il était debout, les jambes de part et d’autre de Blondie, assise dos à la tête de lit en fer forgé cuivré. Elle se mit à sucer ses doigts, qu’il faisait aller et venir d’avant en arrière comme si c’était son sexe. À mesure qu’elle s’excitait, il accéléra le mouvement. Elle repoussa sa main de sa braguette et se mit à le déboutonner elle-même, des deux mains. Elle sortit sa queue, la t rouler entre ses paumes, la décalotta avec un gémissement rauque et l’attira vers elle. «  Toi  ! J’ai envie de toi  !  », parvint-elle à articuler malgré ses doigts. Goulûment, elle referma les lèvres sur son petit cigare. Mais il l’attrapa par les cheveux et s’enfonça si loin dans sa bouche qu’il touchait le fond de sa gorge et lui donna un haut-le-cœur. « Fais pas ça ! su oqua-t-elle. Tu m’étou es ! » Mais lui, il voulait lui faire mal. De cette façon-là, elle ne pouvait même pas le sucer. Seule existait la cruauté de son plaisir à lui. Quand il s’arrêta et se retira de sa bouche, elle s’a ala sur un côté, cherchant à reprendre sa respiration. «  Pourquoi tu m’as pas laissée te le faire doucement  ? demanda-t-elle, attristée.

— Doucement ?! Et lui, alors ?! Il t’a enculée aussi ? » Elle t non de la tête. « Tourne-toi. » Obéissante, résignée dans la faible lueur qui montait de la rue, elle se mit sur les genoux en levant les fesses, joue enfoncée dans son oreiller trempé. Il t tomber son pantalon sur le haut de ses bottes. « Lève plus haut ! », ordonna-t-il en lui assénant un uppercut sous la fesse droite. Elle poussa un gémissement. Il se cracha dans les paumes et lubri a le bout de sa queue, qu’il enfonça dans son petit bouton rose. Il l’agrippa par la peau du ventre comme si c’était un pan de chemise, pendant que de l’autre main, il cherchait sa chatte. Quand elle fut bien mouillée, il parvint à faire pénétrer tous ses doigts et jouer avec le cône tout dur de son cervix. Il pouvait sentir à la fois sa main et sa queue en elle, seulement séparées par cette chaude cloison frémissante. Le lit grinçait furieusement. Elle était agrippée des deux mains aux barreaux cuivrés. À côté d’eux, la mâchoire inférieure du cow-boy claquait comme celle d’un pantin désarticulé. Boots, au bord de l’orgasme, xait tour à tour ce visage sans défense et la chair blanche palpitante dans laquelle il était plongé, faisant claquer son ventre et ses reins contre les fesses tendres qu’il comprimait et relâchait comme si elles respiraient. Lui mettre bien profond. Lui mettre bien profond. Shorty, hein ? Je l’encule, moi. Une beauté. Il se crispa en n, essaya de rentrer toute la main dans sa chatte, l’attira encore à lui par la peau du ventre et déchargea dans son anus. Elle poussa des cris et des gémissements, se contractant délicatement, lui susurrant des mots d’amour et faisant scrupuleusement durer la chose, feignant l’extase jusqu’à la n de sa jouissance. Puis il la t lever et lui laver la bite dans une bassine d’eau tiède avec quelques gouttes de savon à la grenade mauve, comme un client ordinaire. À présent, ils devaient se débarrasser du cow-boy.

«  Dodo…  », protesta celui-ci quand ils le soulevèrent pour l’asseoir. Et il retomba lourdement sur le lit. «  Non non, mon chou, tu peux pas rester. Y’a la police qui arrive, ils ramassent tout le monde. Il faut pas que tu te fasses prendre ! — Bouh… », maugréa-t-il, en ouvrant à grand-peine un œil. Il regarda tout autour de lui. Aucun ic en vue. « Quels ics ? Dodo… — Non ! Non ! Il faut partir. Il faut partir maintenant ! — Dodo main’nant. Après réveiller et baijer encore la jolie lle… Baijer… main’nant dodo… — Laisse-moi le faire lever, ce trouduc », intervint Boots en se retroussant les manches. Il t le tour du lit, enfonça ses deux pouces sous les oreilles du cow-boy et tira la tête vers le haut, le faisant émerger comme il aurait remonté à la surface un homme se noyant dans six mètres d’eau. « HÉ ! BORDEL DE MERDE ! », protesta le cow-boy, entre plein d’autres choses. Il agita les coudes dans tous les sens, cherchant à écarter l’individu qui le tirait si brutalement de son sommeil. Cette lumière, c’était comme une chauve-souris posée sur ses yeux. « Il faut partir, vite, insista la lle, son visage tout près du sien pour bien lui faire comprendre l’urgence. Les ics arrivent pour ramasser tout le monde. Il faut partir tout de suite ! » Il était à moitié désorienté. Il regarda xement la lle comme s’il cherchait à la remettre. Le nabot avait cessé de tirer sur sa tête, mais le tenait toujours fermement pour l’empêcher de se recoucher. Soudain, comme s’il venait juste de le remarquer, le cow-boy le repoussa violemment. « Arrête ça ! Arrête, connard ! — Allez, viens ! », le pressa Blondie, en lui passant sa chemise sur les épaules. Elle essaya de lui en ler les bras dans les manches, mais il la repoussa. « Il faut que tu partes ! répéta-t-elle fermement.

f q p p — D’accord… d’accord. Juste une seconde. DONNE-MOI UNE SECONDE, MERDE ! », hurla-t-il de toutes ses forces. Le nain lui envoya un direct dans la bouche. Une-deux. «  J’vais t’en donner, moi, espèce de pochard de merde  !  », grinça-t-il, mâchoires crispées. Il le frappa à nouveau. Blondie étou a un cri. Le cow-boy avait les lèvres ouvertes. Le sang lui coulait sur le menton. Il avait l’air abasourdi. À deux, une secousse par-ci, une secousse par-là, ils réussirent à lui en ler son pantalon à peu près correctement, ceinture bouclée, même si la braguette n’était pas fermée. Boots lui balança un pichet d’eau glacée. Il lui donna quelques claques, le t rasseoir, lui empila sur les bras ses bottes, sa chemise et ses sousvêtements, lui enfonça son chapeau sur la tête, le mit debout et lui t faire un pas en direction de la porte, puis un autre. Mais le cow-boy s’arrêta net. « Y’a quequ’un qui m’a cogné, constata-t-il. — Non non, mon chou, personne ne t’a cogné, c’est toi qui t’es cogné en tombant, lui assura Blondie. Allez, viens ! — Nan ! Y’a quequ’un qui m’a cogné. M’a cogné. QUI C’EST QUI M’A COGNÉ ? — Chut ! Tu veux nous envoyer tous en taule ? — Je veux savoir qui c’est qui m’a cogné. » Il repoussa Blondie si brutalement qu’elle bascula sur le lit. Il bazarda ses a aires par terre et se mit à arpenter la pièce, menton en avant tel un brise-glace, en faisant des moulinets avec ses poings. Son regard tomba soudain sur le nain. « C’est toi qui m’as cogné, ls de pute ? » Et immédiatement, répondant à sa propre question : « C’EST TOI QUI M’AS COGNÉ ! Pendant que j’regardais pas… » Le nain lui envoya un crochet gauche dévastateur dans l’appendice, suivi d’un uppercut éclair dans les couilles, et le cow-boy se plia en deux, les jambes si raides qu’il alla presque embrasser le sol avant même que ses genoux ne lâchent. Blondie lui vida une bouteille de ginger ale sur la tête. À grand-peine, ils le hissèrent à nouveau sur pied. Il tanguait dans

g p p g tous les sens. À force d’être poussé en direction de la porte, il nit par s’adosser au mur juste à côté de l’encadrement. Ils lui remirent ses a aires sur les bras. Blondie lui enfonça son chapeau sur la tête. La porte était ouverte et le cow-boy partait en n dans la bonne direction quand, dans un de ces inexplicables moments de lucidité éthylique, il se mit à fouiller sa poche droite, qu’il retourna complètement, d’un air de grande sou rance. Il pivota sur lui-même, agita le bras pour se raccrocher à quelque chose, heurta la porte qui se referma. Penché lourdement vers bâbord, ses a aires toujours au creux du bras gauche, il t quelques tentatives pathétiques pour pointer un index accusateur sur le couple. « J’avais presq’ deux chents billets dans ch’te poche, tenta-t-il d’articuler. Ch’est un d’vous qui les a. — Oh, mon cow-boy, mon chou. Tu fais erreur  ! assura Blondie. Je te jure, je sais pas combien t’avais dans la poche, mais t’as dû les dépenser, ou les mettre ailleurs. — Naaan ! », t-il en secouant la tête. Il avait les lèvres fendues. Il dégoulinait d’eau et de ginger ale ; le sang lui coulait sur le menton. « Y’a un d’vous qu’a mon pognon ! » Il se pencha encore plus sur sa gauche, quasiment à angle droit. À ce stade, il devait les voir à l’envers. «  Attends, on va compter ensemble  ! proposa-t-elle, conciliante. Voyons, tu m’as donné vingt pour la petite fête, puis deux pourboires de dix pour t’avoir si bien traité. Bon, ça c’est sûr. » C’était comme si elle lisait un livre de comptes ouvert devant elle. «  Ensuite, trois ou quatre bouteilles de whisky. Combien au juste, Boots ? Bon, en n, presque quarante dollars. Et ce dîner au poulet, commande spéciale rien que pour toi. Moi, je t’avais bien dit qu’un hamburger ou du pain de viande, ça serait parfait. Mais non, il te fallait ce qu’il y avait de mieux. Et puis t’as dû donner un petit quelque chose à Boots pour toutes ces courses qu’il a faites pour toi. Ça fait le compte, mon chou, ça fait le

q p Ç p ç compte. Cet argent, tu l’as dépensé, en fait. Je sais pas combien tu avais, pas deux cents en tout cas, mais si t’es fauché, chéri, c’est que tu les as dépensés ! — J’aime pas qu’on me plume. J’AIME PAS DU TOUT ! — Personne t’a plumé, tocard, interrompit Boots. Maintenant, tu te redresses et tu gicles ! — Ah putain ! Soirée gâchée. » Et boum ! il balança ses bottes par terre. «  Putain d’barbeau avec ches arnaques à la con qui gâche la choirée comme cha ! BORDEL DE VÉROLE DE MERDE ! », beuglat-il en se redressant. Mais avant que le cow-boy n’ait pu bien voir la boule de bowling humaine lancée à toute vitesse vers lui, elle lui rentra dans l’estomac tête en avant, l’écrasant contre le mur. Il entendit son propre sou e s’échapper de son thorax, puis il n’y eut plus rien qu’un bourdonnement lointain. Et Boots se mit à mitrailler ses couilles de coups de poing, comme un poids plume avec un punching-ball. Le cow-boy encaissa sans émettre un seul son, ou sans un seul sou e pour porter un son. Quand le nain recula, l’autre s’a aissa le long du mur tel un bibendum qui se dégon e. Tout le bas sembla se replier, et il s’écroula au sol. Alors le nain commença à lui défoncer la tête à coups de bottes. « Arrête ! Arrête, Boots ! Tu vas le TUER ! piaula Blondie. — Me touche pas, sale pute ! Suceuse de clebs ! » Il lui asséna un coup de poing dans le ventre. On ne pouvait plus l’arrêter. « J’en ai marre, maintenant, que tu me cognes ! », sanglota-telle. Et elle se saisit à deux mains de la bouteille de ginger ale, qu’elle souleva au-dessus de sa tête avec la ferme intention de lui fendre le crâne. Le visage du cow-boy n’était plus à présent qu’une masse sanguinolente. « Espèce d’enfoiré de petit monstre ! hurla-t-elle. J’en ai marre de toi ! T’es mauvais, Boots, MAUVAIS ! Je préfère encore me taper des clebs que toi. Monstre ! Monstre de foire ! » Elle abattit son arme au hasard et manqua sa cible.

q Boots, qui avait senti la bouteille passer tout près, se retourna vivement au moment où elle la brandissait à nouveau, marmonnant comme une hystérique. Il la frappa dans le bassin, le ventre, la poitrine. À grands gestes désordonnés, toujours armée, elle tentait vainement de le toucher. Mais il bougeait la tête sans cesse, comme à son habitude. La Mangouste. La bouteille nit par lui échapper. « Comme ça t’en veux aussi, hein ? Ok. Ok. » Et il se mit à avancer sur elle. Elle essayait de le maintenir à distance de ses bras tendus, tout en battant en retraite. D’un coup sec, il écarta ses mains et, rapide comme l’éclair, se colla à elle, emprisonna ses hanches de ses bras, plongea la tête dans son entrejambe, bouche grande ouverte, et referma brutalement les dents sur les lèvres poilues. Elle poussa un hurlement. Un autre. Un troisième. On entendit quelqu’un, qui avait osé un œil sur le palier, demander d’une voix aussi douce qu’hésitante : « Qu’est-ce qui se passe ? Il y a quelqu’un de blessé ? Hého ? » Le nain avait le goût du sang dans la bouche. Il serra encore plus fort la mâchoire. Elle lui gri a la tête, le visage, cherchant les yeux. Il se dégagea, recula d’un pas, visage lacéré, et lui sauta dessus tel un orang-outan enragé, jambes nouées autour de sa taille. Sous le choc, elle partit à la renverse sur le lit. Il lui écarta les bras d’une chiquenaude. Elle était si faible qu’elle ne pouvait plus se défendre. «  S’il te plaît…  », supplia-t-elle sans espoir, d’une voix faible, comme desséchée. Il lui écarta de nouveau les bras comme ceux d’une poupée de chi on. «  S’il te plaît, Boots  », répéta-t-elle, à peine audible maintenant. Il eut le temps de lui décoller la paupière gauche à coups de poings, de lui défoncer les incisives et le nez et de lui arracher de ses dents le téton gauche entier, aréole comprise, avant que les policiers ne fassent irruption dans la pièce et ne lui sautent dessus, non sans avoir d’abord trébuché sur le cow-boy, pour l’arracher à Blondie.

Ils étaient estomaqués de voir qu’un aussi petit homme pouvait être responsable d’un tel carnage. L’épisode allait devenir légendaire dans le commissariat. L’un des ics ramassa le téton, qu’il conserva pendant des années dans du formol au labo. Tous les locataires étaient sur le pas de leur porte quand les policiers descendirent tout le monde. C’est Mac qui les avait appelés depuis le restaurant, où il avait foncé. Il y avait un téléphone à pièces dans le hall, mais il avait préféré traverser que de dépenser cinq cents. Seul le Grec était resté enfermé chez lui à double tour. Pas son problème. La Dame aux Oiseaux était là, portant un let sur la tête et une robe de chambre à motifs aussi luxuriants que les housses de ses meubles. Les gens des étages supérieurs se penchaient à la balustrade. On entendit la jeune femme du quatrième, anquée de ses jumeaux sou reteux, à peine vingt-quatre ans et déjà voûtée, le ventre brisé et les orbites creuses, maugréer tout haut et tout fort : « Bien fait pour cette traînée ! » Jacky, réfugié derrière sa grand-mère, accroché à sa longue chemise de nuit de coton, allongeait la tête pour voir. La jolie jeune femme, à moitié portée par un énorme policier, avait ses mains sur son visage et n’arrêtait pas de crier  : «  Oh  ! Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! », en descendant l’escalier. Elle avait des traînées roses de sang dans sa chevelure platine. Du sang lui coulait aussi en lets le long de chaque jambe. Elle était pieds nus, enveloppée d’un couvre-lit. Le garçonnet eut l’impression d’entendre sa voix bien après son départ dans la voiture de police. La chemise rose toute tachée du cow-boy était seulement posée sur ses épaules étroites. Lui aussi était pieds nus. Son pantalon ouvert tire-bouchonnait sur sa ceinture. On voyait les poils de son ventre. Il était suspendu entre deux ics tel un Jésus sanguinolent. Le petit avait aussitôt pensé à cette image du Christ cloué sur la croix qu’il avait vue sur le calendrier, provenant sans doute d’un funérarium, qui se trouvait dans la

chambre de ses grands-parents. L’un des ics tenait en main les bottes à hauts talons du cow-boy. À son passage, le nain, menotté dans le dos, une cigarette roulée à la main au coin des lèvres, adressa au petit un clin d’œil bien distinct sous la visière de sa casquette. Il n’écopa que de trois mois de prison, avec remise de peine pour bonne conduite, car le cow-boy venait d’un autre État, et la lle était le genre de prostituée que plus d’un ic de la ville jubilait secrètement de voir dé gurée. Et puis il y avait une espèce de erté de clocher à compter parmi les citoyens un nain aussi er-à-bras, aussi ombrageux. Mais le dimanche suivant, pas de messe avec mémé pour le petit, car les MacDeramid déménageaient à nouveau.

NEUF

Mac les emmena s’installer chez le bootlegger et son épouse, les gens à qui il avait acheté le restaurant et qui louaient une maison à quelques rues seulement de l’établissement. C’était une bâtisse ordinaire, avec un petit jardin côté rue, un autre à l’arrière et un grand arbre tout seul devant. Les MacDeramid avaient pour eux deux chambres et une kitchenette à l’étage. Le bootlegger et sa femme occupaient quant à eux tout le rez-dechaussée. Lui avait ce qu’on appelait alors la « patte folle », cette maladie apparentée à la goutte, conséquence d’une consommation excessive d’alcool frelaté où avaient bouilli des sels de plomb provenant des soudures d’alambics faits de bric et de broc. Dans leur milieu, c’était certes une maladie de pauvres, mais à peine un cran plus honorable que les maladies vénériennes. Et le petit- ls de Mac, pas franchement certain que ce ne soit pas contagieux, faisait de grands détours quand il le croisait. Les Miller entraient par la porte principale, les MacDeramid par celle de derrière. La seconde chambre n’en était pas vraiment une, plutôt un large palier en haut de l’escalier. On confectionna au petit une paillasse de grosses courtepointes pliées en plusieurs épaisseurs et posées sur des caisses, juste à côté des marches. La kitchenette se trouvait dans un placard. Mac et son épouse dormaient dans la pièce de devant, sans porte de séparation. Miller et sa femme sortaient chaque soir et dormaient la matinée entière. Tous deux étaient petits et corpulents, et avaient un lit bas avec à chaque bout un panneau semblable à un miroir noir. Sur leur table de nuit, côté monsieur, un Colt .38

à canon court, et côté madame, une boîte de chocolats Sampler. Un matin, ayant glissé un œil sous le store de leur fenêtre, le petit les avait vus endormis et avait aperçu le revolver. Quand il questionna son grand-père à ce propos, celui-ci ne répondit pas, mais le mit en garde  : «  T’approche pas de ces gens. Ils aiment pas les enfants. » Pour dormir, les Miller portaient des masques noirs sans trous sur les yeux. À chaque fois que le petit s’aventurait à quatre pattes sur leur véranda pour les espionner, son cœur battait la chamade dans sa poitrine. Ce qui était drôle, c’est que la femme, obèse comme elle était, avait de tout petits tétés minuscules, comme posés sur une large panse qui n’était pas sans évoquer un tonneau blanchâtre. Il la voyait se lever en chemise de nuit pour aller aux toilettes. Ces tétés, ils le rebutaient tellement que jamais il n’essaya de voir sa zézette. Ils n’avaient pas d’enfants et une con ance voisine de zéro en Jacky. Par exemple, ils allèrent dire à sa grand-mère que, sans aucun doute, le petit les espionnait par la fenêtre. Ce qui lui valut une fessée. Jamais ils ne laissaient le store ouvert de plus de quelques millimètres, et il lui fallait attendre que la brise le soulève un peu pour glisser un œil. Ils avaient une femelle bulldog noir et blanc, stérilisée, aussi goutteuse que ses maîtres. Et tout aussi allergique aux enfants. Toujours de mauvais poil, agitée et agressive. Rien à en tirer. À part leur nom, Miller, on ne savait pas grand-chose sur eux. Lui se retranchait en permanence derrière une mine désespérément professionnelle, passait son temps à s’éponger la calvitie de son mouchoir et laissait sa femme faire l’essentiel de la conversation. Elle, pour sa part, était le portrait craché de son chien. Si on avait collé des lunettes fumées au toutou, la ressemblance aurait été quasi-parfaite. Madame Miller était très incommodée par la chaleur. Elle s’éventait constamment avec un petit mouchoir humide de la main gauche, celle qui portait la montre-bracelet sertie de brillants et trois bagues à l’annulaire. À l’autre main, elle avait une énorme bague de soirée, et ce toute la journée, pas seulement le soir. Elle avait de longs ongles, laqués d’un rouge sang veineux. Impossible avec

g g q g g p ces serres d’attraper une pièce posée sur le comptoir. Il lui fallait la pousser dans le creux grassouillet de l’autre main. Le n bracelet de la montre pénétrait profondément dans la chair dodue du poignet. Jour et nuit elle portait ces lunettes fumées. Son visage était, somme toute, encore plus dépourvu de la moindre trace de sentiment humain, humour, colère, joie animale, que celui de sa chienne : toutes deux ne voyaient dans la succession des jours et des nuits qu’une sinistre machination uniquement destinée à les contrarier. Jamais elle n’o rit la moindre friandise au petit, même si elle passait son temps à gober des chocolats. Quant à la chienne, jamais on ne l’avait vue poursuivre un écureuil ou un rouge-gorge. Mais elle déboulait pour assurer la sécurité du paillasson d’entrée au moindre signe de présence d’un des vieux chats de gouttière e anqués qui s’y aventuraient, regard a amé et démarche prudente de lynx. Et là, frénétique, elle se mettait à aboyer à s’en décrocher la mâchoire, aussi faussement impressionnante que les grosses pointes de diamant en toc de son collier de chien d’attaque. Et pourtant, elle n’hésitait pas à niaquer un gamin ou mordre la cheville d’une vieille dame. Un jour, elle eut même l’imprudence de montrer les dents à MacDeramid, ce qui lui valut de recevoir une pointure 46 dans les côtes, et si violemment qu’elle passa le reste de la journée à s’en repentir sous les marches de devant en dégueulant tripes et boyaux. Le visage de Madame Miller n’était pas tant une caricature de la féminité qu’une insulte à son essence même. Une toute petite bouche écarlate peinte sur une surface qui n’était pas sans évoquer la pâte à pain, et qui semblait, vision obscène, s’ouvrir vers l’intérieur quand elle parlait, comme si la femme allait se dévorer elle-même. Une expression ingrate, incapable de la moindre émotion sauf la cruauté, la cupidité et la peur, le genre que l’on voit si communément derrière les caisses enregistreuses de bouis-bouis infâmes portant des noms comme Dew Drop Inn avec sa spécialité d’escalope panée, ou encore de bouges où seule la levée de coudes des momies

g silencieuses au zinc vient ponctuer lugubrement les heures qui passent. Et le fait qu’elle utilise des produits cosmétiques et porte de la lingerie semblait être la pire des perversions. Elle avait le cheveu rare et terne, bien que teint en noir de jais au point que même son cuir chevelu en était comme maculé. Quant à ses sourcils, ils se réduisaient à deux nes lignes maladroitement tracées au crayon. Un visage digne d’un Brueghel, d’un Hogarth ou d’un Grosz. Et, selon les canons américains, l’opposé polaire d’une Eleanor Roosevelt. Un furoncle humain. Où s’en vont-ils mourir, les êtres comme ça  ? Dans des chambres sordides, aussi inélégamment et misérablement qu’ils ont vécu. Un ls dans les Marines. Une lle qui ne parle pas, c’est comme ça. Où et comment les inhume-t-on ? Aucun plaisir plus grand dans leur existence que de mordre dans un chocolat au cœur de caramel, et aucun rêve plus noble que d’aller s’installer à Miami un jour  ; il semblerait plus approprié de les dessécher sur pied que de les enterrer. Ils veulent jouer dans la cour des grands mais, trop idiots ou trop peureux pour y faire autre chose que des pâtés de sable, ils encombrent les tribunaux de leurs faillites en cascade. Qu’ils tentent d’enlever l’enfant d’un milliardaire et, à tous coups, ils paniquent, tuent l’otage et pensent s’en tirer comme une eur. Ils avaient bien des têtes de kidnappeurs ratés, ces Miller, avec leurs mines aussi peu sensuelles que des portes de prison, rendues inexpressives par une perversion latente remontant plus directement à la grande famine en Irlande et aux guerres de l’opium qu’à une quelconque expérience prépubertaire. Et pourtant, toute velléité de pitié pour ces gens sera vite étou ée sous le poids d’un shérif adjoint qui, quelque part, referme le couvercle d’une valise minable sur un quart de million de dollars en petites coupures. A aire classée et perversion propagée. En vérité, jamais les Miller n’avaient kidnappé personne. Ils n’avaient fait que gérer toute une série d’établissements miteux ayant toujours à voir avec la vente d’alcool frelaté, le jeu ou les

y j j paris illégaux, jusqu’à ce qu’arrivent de vrais durs qui commençaient par leur imposer un partage à soixante quarante, puis les arnaquaient sur leurs quarante pour cent à chaque répartition quotidienne, de sorte qu’ils étaient forcés d’aller emprunter à un usurier, pour au bout du compte se trouver lessivés rien qu’à payer les intérêts, hypothéquant tout, maison, voiture, meubles, prêts à monter un kidnapping ou à fuir la ville la queue entre les jambes sous peine de se faire liquider. Et c’est pour ça que, partout où ils passaient, il leur fallait des somnifères pour dormir, et que chaque soir ils sombraient dans le sommeil la peur au ventre d’être tués dans leur lit, trop abrutis pour se réveiller et trouver le Colt .38 à canon court sur la table de nuit. C’était donc peut-être uniquement par manque du courage le plus élémentaire que les Miller n’avaient jamais tenté de kidnapper personne. Jacky cependant était persuadé qu’ils n’attendaient que la meilleure occasion de le prendre, lui. Il ne dormait jamais très bien sur cette paillasse près de la cage d’escalier sombre, en sachant qu’ils pionçaient juste en bas avec près d’eux un vrai revolver, c’est pourquoi le plus souvent il se glissait sur le sofa de l’autre pièce une fois ses grands-parents endormis. Et pourtant, seul le devant de la maison était imprégné de cet e roi que lui inspirait Miller et sa patte folle. Le jardin de derrière, en revanche, aussi dépouillé fût-il, de même que l’allée bétonnée, étaient pour lui son île au trésor. Un rouge-gorge e ronté extrayant de terre un ver élastique pour le transporter à tire-d’aile vers un nid où pépiaient de petits oisillons presque nus. La métamorphose d’une chenille velue en un papillon jaune aux ailes poudreuses, qui s’envolait en lui laissant son fragile cocon et un souvenir magique. Des tournesols, des herbes aux perruches, des roses trémières sauvages aux somptueux pétales bleus. Il su sait de piquer avec un curedents un bouton tête en bas pour le voir se redresser èrement. Des larves blanchâtres noyées dans les aques après un orage. Cet endroit juste sous le bord du béton où, après la pluie, il

j p p pouvait extraire des globules d’argile grise pure. Et tous ces chats solitaires aux allures de lynx. C’est au moment où la compagnie de téléphone avait construit son central automatique au coin de la rue que l’allée avait été bétonnée, a n que les camions de réparation puissent accéder aux lieux par tous les temps. Un jour, sa grand-mère l’emmena voir le grand bâtiment ouvert du central. Là-bas, ça sentait le linoleum neuf, la cire à meubles, l’électricité et le ciment frais. Pour le style, on était quelque part entre Frank Lloyd Wright et le Magicien d’Oz. Dans le hall d’entrée, une gigantesque fresque murale, bien dans l’esprit WPA et intitulée 20th Century Ltd, représentait des poseurs de lignes téléphoniques casqués tels des guerriers troyens, tissant leur toile sur les grandes plaines. Des héros ouvriers, aux bras épais comme des pieds de table de ferme, vêtus de bleus de travail moulants immaculés, venant louer la puissance de l’industrie et du commerce américains, symbolisés par un entrelacs très cubiste d’engrenages, de leviers, de cheminées d’usine, d’avions, de trains et d’un tas d’autres choses, à un héros fermier indécemment bien nourri et anqué de son héroïne d’épouse, avec laquelle il avait, très comme il se doit, engendré une paire de moutards aryens aux yeux bleus, lesquels attendaient patiemment, avec sous leur petit bras de héros chacun son manuel de lecture illustré, aussi neuf et impeccable que leurs chaussures, que les ouvriers aient en n installé leur téléphone. Et la voix de Kate Smith résonnait derrière les panneaux de bois :   Sa beauté d’albâtre montant Sur les fruits de la plaine… Amérique ! Amérique ! Sur toi Dieu a répandu Sa grâce. Et couronne ton Bien de fraternité D’une mer brillante à l’autre.

  Aux journées portes ouvertes de la compagnie de téléphone Southwest Bell, jamais les visiteurs ne se voyaient o rir le moindre rafraîchissement. Tout ce qu’on pouvait espérer récupérer, c’étaient des badges en carton en forme de cloche et des prospectus à la pelle. Quand Jacky était allé avec sa grandmère et sa paroisse aux portes ouvertes chez Bond, la chaîne de boulangerie, tout le monde avait eu droit à des toques de boulanger en papier, des sodas et des petits pains Bond. Alors, forcément, il n’avait aucune envie de s’attarder chez Southern Bell, mais sa grand-mère voulait absolument tout voir. Au sous-sol, impossible de parler en raison du bourdonnement du générateur. Les ouvriers semblaient otter dans ce bruit comme des plongeurs en eau profonde. Dans les étages régnait un silence étrange : quatre niveaux de machines tournaient en sourdine. Derrière le hall d’entrée et au-dessus du sous-sol, le bâtiment n’était qu’un immense empilement de circuits téléphoniques, strate sur strate, qui ne comportait pas d’étages à proprement parler, mais des passerelles d’acier  : de tout en bas, Jacky pouvait apercevoir quelqu’un quatre niveaux plus haut, se détachant contre le ciel lumineux. E rayant, ce bâtiment. Et, encore des années après son ouverture, les plus prudents préféraient changer de trottoir plutôt que de passer devant cette porte verte sur le côté, avec cette plaque émaillée qui disait :   HAUTE TENSION DANGER DE MORT NE PAS OUVRIR   Jamais personne n’ouvrit cette porte. Le petit passa des semaines à l’observer, dans l’espoir que quelqu’un tenterait sa

chance et se fasse, tout naturellement, foudroyer sur-le-champ par un arc électrique bien visible. Non pas qu’il fût lui-même réticent à l’idée de vivre un tantinet dangereusement. Il s’était trouvé un endroit sur le trottoir où, debout, on pouvait sentir les vibrations de la turbine sous ses pieds. Et il avait découvert que, si l’on collait l’oreille n’importe où sur le béton de l’allée derrière le bâtiment, on pouvait percevoir toutes sortes de sons électriques fort mystérieux. Qui sait quels funestes rayons invisibles il absorbait ainsi  ? Si ça, ce n’était pas prendre des risques comme les grands… En remontant l’allée pour déjeuner avec son grand-père, ses chaussures minables lui usant les talons des chaussettes et ses cheveux lui tombant dans les yeux, il lui fallait passer devant le garage où la Southern Bell réparait et entretenait ses camions. Ils déjeunaient toujours au restaurant, à quatre rues de chez eux désormais. Ces vibrations souterraines rendaient l’enfant toujours pensif, et sa solitude, presque e rayante. Alors, quand retentit ce glapissement sonore, aussi nasillard qu’une voix de sorcière – «  Valaniquer  ! Valaniquer  !  » – ses cheveux lasse se hérissèrent sur sa tête. Dans un coin ensoleillé du garage, il aperçut par la porte grande ouverte un vieux perroquet lubrique vert et jaune, enchaîné par une patte à son perchoir. «  Valaniquer  ! Valaniquer  !  », répéta-t-il mécaniquement, comme atteint de coprolalie. «  Wheet  ! Hé, tu montes, chérie. Fais voir ton cul.  » Et puis, en regardant le petit droit dans les yeux, tête penchée sur un côté : « Hé, Johnny ! Johnny ! Johnny ! Valaniquer  ! Wheet  ! Valaniquer  !  » Et encore, d’une voix bizarrement di érente : « Si tu valaniquer, valaniquer fort ! » Les mécanos aux allures très peu héroïques (si la norme en la matière était ce qu’on voyait sur les fresques murales WPA), qui assuraient la bonne marche des véhicules de la compagnie de téléphone, levèrent le nez de leur gamelle et éclatèrent de rire en se moquant du garçonnet. Pas des héros, mais des dandys un peu canailles comme son oncle Kenny, cheveux lissés gominés,

p y g avec raie bien apparente et ondulations. Ceux-là ne portaient pas de bleu de travail  ! Mais des pantalons rouge vif à pattes d’éléphant, des ceintures à clous nickelés, des polos à rayures avec un paquet de Camel dans la poche de poitrine, des maillots de corps sans manches arborant une trace de paume bien graisseuse en guise de personnalisation, des chaussures basses à bouts pointus et talons hauts, des chaussettes nes monogrammées roulées sur les chevilles, des casquettes portées très en arrière et inclinées sur un œil, des chevalières ornées de têtes de mort aux yeux de rubis… Des boucaniers trop romantiques pour un œil «  social-réaliste  ». L’avant-garde d’un âge totalement motorisé, éduqués dans la rue et sans diplôme, roulant des mécaniques avec style, quelque part entre Henry Ford et Jimmy Ho a, et se donnant des airs experts. « Il parle ! — Un peu qu’il parle, petit. Dis-lui quelque chose, encouragea l’un des types. — Coco. Gentil Coco ! — Va chier, Jack ! Va chier ! » Les types étaient pliés de rire. Il t une nouvelle tentative : « Coco ? Veut du gâteau ? — Dans ton cul ! Dans ton cul ! » Ils se tenaient les côtes. Il avait réponse à tout, ce piaf. «  Va chier aussi  ! rétorqua le garçonnet, tout heureux. Va chier ! » Que comprenait-il vraiment ? « J’ai les ragnagnas ! J’ai les ragnagnas ! », si a le perroquet. Les types se roulaient à présent sur le sol bétonné du garage. Et c’est ainsi que, pendant un bon quart d’heure, Jacky resta là, à échanger des obscénités avec un perroquet imperturbable. «  Tiens, petit  », lui dit un des types aux chevalières à tête de mort, en lui lançant une petite pièce. « Dans ton cul ! Dans ton cul ! », croassa le perroquet. Il s’éloigna en gambadant dans l’allée, la pièce en poche et chantonnant : « Valaniquer ! Valaniquer ! Va-la-niquer… »

q q q Toujours gambadant, il entra dans la maison et monta l’escalier pour rejoindre son grand-père, occupé à rapetasser un de ses vieux pantalons de travail comme s’il était aux prises avec un alligator. « Valaniquer, lui conseilla le petit. — Quoi ? — Valaniquer  ! Johnny Valaniquer  ! Si tu valaniquer, valaniquer fort ! » Boum ! Le vieux lui en allongea une, paume grande ouverte, qui l’envoya au tapis. « Où est-ce que t’as appris ces saloperies ? — Un perroquet ! cria le petit. — Qui c’est qui t’a appris ça ? — Un perroquet ! » Bing ! Cette fois, il resta par terre. « Lève-toi et essaie un peu de m’mentir encore ! — J’mens pas ! — Tu fermes ta gueule, nom de Dieu  ! Venir jusqu’ici me débiter ces saloperies ! — Mais si  ! Mais si  ! C’est un vieux perroquet qui m’a dit ça. Viens voir ! » Il tendit la main pour saisir le vieux par son gros index et essaya de l’entraîner pour lui présenter l’animal. Mac, aussi réticent fût-il à se laisser embarquer dans une telle ineptie, n’objecta pas. Il suivit le petit, qui le traînait toujours par le doigt et lui t descendre l’escalier, traverser la cour et remonter l’allée. Il traînait un peu les pieds, airant l’arnaque, jetant des regards à gauche et à droite comme s’il craignait une embuscade. Les types du garage arrêtèrent de déjeuner en voyant approcher le vieux et le gamin. Amusés, mais n’en montrant rien, ils attendaient la suite. L’oiseau était toujours là. Mac se racla la gorge. « D’après mon petit- ls, là, il dit des trucs, votre perroquet. — Ah ça c’est sûr, papy, répondit celui qui avait donné la pièce à Jacky. Sûr qu’il cause. Dites-lui quelque chose. — Eh bien… »

Il se racla à nouveau la gorge, tapota son cigare une ou deux fois, cherchant comment engager la conversation. « Bonjour, Coco. Il veut du gâteau, Coco ? — Dans ton cul ! Dans ton cul ! — Ah, l’enfoiré ! », sursauta le vieux en reculant d’un pas. Les types se tapaient sur les cuisses de rire. « Hé, Coco, lança l’un d’eux. Il veut quoi, le Coco ? — Côa ! Coco veut niquer ! Coco veut niquer ! — Ah ben merde alors ! s’exclama le vieux, interloqué. Quand le petit est rentré, il m’a expliqué qu’il avait appris des gros mots d’un perroquet. Et moi j’ai pas voulu le croire. » Il avait l’air penaud. «  Ça doit prendre sacrément longtemps pour dresser un oiseau comme ça », reprit-il. Les hommes éclatèrent à nouveau de rire. Puis l’un d’entre eux prit la parole : « C’était ç’ui de ma belle-doche. C’est moi qui lui apprenais des gros mots en douce. Elle qu’est bigote comme c’est pas permis, ça la rendait dingue. Elle a ni par me demander de le faire disparaître. Elle est veuve. Encore la semaine dernière, y’a un type qui m’en a o ert cinquante billets. Mais moi, même à cent, je le vendrai pas. C’est un sacré numéro, ce bestiau. » Tous les autres hochèrent la tête en signe d’approbation. En rentrant chez eux, Mac prit un air très sérieux pour expliquer au garçonnet : « Je veux plus t’entendre dire des mots comme ça. Mémé, elle piquerait une crise si elle entendait ça. Compris ? — Oui. — Très bien. Et fais bien attention, je suis très sérieux, là. Si jamais je t’entends redire ces saloperies, je te anque une bonne volée. Et ne t’amuse pas à retourner là-bas, non plus. Tu joues dans le jardin, un point c’est tout. » Et quand sa grand-mère rentra, elle le trouva en train de battre la mesure sur une vieille boîte de céréales vide, puis il se mit à gambader en chantant en cadence : « Valaniquer, valaniquer, vala-niquer… »

q Le vieux lança au gamin un regard de pitié et, levant ses grandes mains dans un geste d’impuissance, expliqua à sa femme : « Il a appris ça d’un perroquet. — Je vais lui passer la bouche au savon noir  !  », réagit-elle instinctivement, en lançant des regards frénétiques autour d’elle, comme si l’enfant venait d’avaler du poison par accident. « Non, tu vas rien faire de tel, répliqua Mac en se levant pour l’en empêcher par la force si nécessaire. — Mais quel perroquet ? demanda-t-elle soudain. — Les gars là-bas, à la compagnie de téléphone, ils ont un perroquet. Il était à la belle-mère d’un des gars… » Et il commença à raconter l’histoire, manifestement réjoui. « Il faut absolument que tu le voies. Sûr que t’as jamais croisé un oiseau comme ça, nom de Dieu ! — Non, merci ! Si ça ne te gêne pas, j’aime autant m’abstenir. — Comme tu veux, conclut-il en retournant à son fauteuil et son journal. — Mais quand même, je crois qu’il faudrait lui passer la bouche au savon noir. — Je lui ai anqué deux ba es. Pas d’accord pour davantage, après c’est de la méchanceté. — Peut-être bien que si toi on t’avait passé la bouche au savon noir, tu parlerais avec un peu plus de décence aujourd’hui. — Ah ouais, comme un de ces diacres, ou anciens, ou chanteurs de psaumes, à ta putain d’Église de Jésus-reviens ou je-sais-pas-quoi ? Tous des papelards et des tartu es, c’est bien ça ? — Rien que cette façon que tu as de jurer tout le temps, ça montre que tu n’as plus aucun respect pour moi, répondit-elle, au bord des larmes. — Foutaises. Ça veut rien dire du tout ! — Et encore, si tu te contrôlais devant le petit. Mais non, ce qu’il sort en public, c’est simplement des horreurs. Tu le laisses pousser comme un champignon. Moi, je ne peux pas à la fois être là à m’occuper de lui et dehors à gagner notre vie, aussi…

p g g — Ben voyons, nous y voilà ! J’étais sûr que t’allais essayer de me balancer ça  ! Comme si j’avais pas gagné ta croûte et notre croûte pendant toute notre vie ! Comme si j’étais plus bon à rien maintenant, comme si j’étais une merde ! Madame me veut pas dans ce putain de restau parce que soi-disant je coupe l’appétit délicat de ces putains de clients. C’est pas moi qu’ai demandé au gouvernement de nous entuber et d’nous virer de chez nous. C’est pas moi qu’ai dit à sa mère, au petit, là, d’être une traînée qui se fait mettre en cloque et s’en va courir sans jamais nous dire ni c’qu’elle fait ni où qu’elle est, en nous laissant avec sa production ! Moi, nom de Dieu, j’ai fait de mon mieux toute ma chienne de vie. Si c’est pas assez bien, alors trouve une meilleure façon d’faire, toi ! — Tout ce que je sais, c’est que ce petit est en train d’apprendre des horreurs à cause de toi. — Tu sais que dalle sur que dalle, lança-t-il en attirant le petit à lui. Moi et ce garçon, on s’entend très bien. Pas vrai, ston ? » Il t oui de la tête. Il avait compris qu’il échappait au savon noir pour cette fois. «  Les deux font la paire  », grommela sa grand-mère. Elle alla dans la cuisine faire chau er une marmite d’eau, qu’elle vida ensuite dans une bassine pleine de sels d’Epsom posée par terre, s’assit sur la paillasse du petit, et y trempa ses pieds fatigués. Lorsqu’ils furent entièrement immergés dans l’eau fumante, elle poussa un grand soupir. Mac, quant à lui, se mit à repenser au perroquet, et gloussa en silence.

DIX

Il ne se passait pas un jour sans que le garçonnet se languisse de sa mère, attendant qu’elle vienne le chercher pour vivre avec elle. Il aimait son grand-père, bien sûr, mais la plupart du temps il était abandonné à sa solitude. Le vieux occupait l’essentiel de sa matinée à lire le journal et le reste de la journée à ronchonner en repensant à ce qu’il avait lu. Et souvent, il se mettait dans des colères homériques à propos des manigances de ce vieux roublard de Roosevelt. Au dîner, il n’y avait à table que Madame Mac et El e. Mac, lui, allait faire le ménage après la fermeture du restaurant. Il tirait sur ses cigares à cinq cents les deux telle une machine à vapeur. Et quand il était pris d’une crise de rage antiRoosevelt et anti-gouvernement, c’était bien souvent le petit qui constituait son seul auditoire. Dès lors qu’il refermait le journal du matin, Mac passait son temps à plaider la cause de l’Américain moyen au cours d’une séance imaginaire du Congrès, où sa logique implacable et ses métaphores rustiques exorcisaient une ribambelle de démons personnels allant de Ponce Pilate au colonel Parkhurst. Et la Ligue Internationale des Voleurs, Menteurs et Enfoirés en prenait quotidiennement pour son grade au point que la planète s’en trouvait rafraîchie de quelques degrés rien qu’avec le battement des portes de prison. « Prenez-moi tous les braves gens qui sont en taule, et mettezmoi les politicards à leur place, et je vous che mon billet qu’on aura le gouvernement le plus honnête, le plus droit et le plus juste qu’on n’a jamais connu dans ce pays.  » Encore un slogan pour son programme.

Justice et sagacité, telle était sa devise. Il ne voulait tuer personne, assurait-il au petit. Tout ce qu’il souhaitait, c’est sortir ces fripouilles de gouvernants et les mettre si nécessaire derrière les barreaux jusqu’à les faire renoncer à leurs sales habitudes, en l’occurrence arnaquer les pauvres. Nul ne sait combien de fois dans ses fantasmes il se trouvait porté en triomphe par ses contemporains jusqu’aux portes mêmes du pouvoir. Mais une fois arrivé, il aurait respectueusement décliné cet honneur au motif que lui aussi n’était qu’un travailleur. Sur le plan idéologique, on pouvait plus ou moins le dé nir comme populiste-agnostique-anarcho-syndicalo-cabochard tendance primitif. Ses idoles, à part Lincoln, qui était adulé de tous, étaient Jackson, Calhoun, Bryan, Huey Long, John L. Lewis, Pappy et Ma Ferguson, Will Rogers et le docteur Francis E. Townsend. Et par conséquent, pris entre solutions réalistes et utopistes, le vieux n’était jamais qu’un miroir grossier de l’éternel dilemme de l’électeur américain. «  Comment on peut garder l’espoir, s’était-il lamenté lors du duel Roosevelt-Landon, quand on nous donne le choix entre deux gars comme ça ? Franchement, si c’est ça les meilleurs que le pays peut produire, alors on va pas aller bien loin d’ici la n du siècle  !  » L’espoir, il était e ectivement descendu bien bas pour un homme qui savait lire entre les lignes de son journal. Il en était arrivé à cette conviction inébranlable  : le krach avait accouché d’un triangle infernal formé des grandes entreprises, du crime organisé et des politicards. Sans faire campagne, mais en raison de ses opinions vigoureusement exprimées, il s’était trouvé bombardé président du Club Townsend n°1 de Wichita, élu à l’unanimité et dans l’enthousiasme devant un politicien au petit pied du nom de Frazee et un ami du nom de McCabe. Respectueux, il se désista en faveur de ce dernier, mais obtint malgré tout tant de voix de ses chauds partisans que son compère fut nalement battu. Lui et McCabe changèrent de club pour aller s’inscrire au n°4, situé carrément dans le West Side.

«  Tu aurais dû accepter le poste, déclara son épouse. Toi qui vas toujours dire aux gens qu’y’a qu’à faire ci ou ça, c’était peutêtre ta chance d’y faire quelque chose. Comme ça au moins on n’aurait pas besoin de traverser la ville, ça nous aurait fait économiser le bus. — Alors ça, c’est bien ton genre d’être aussi mesquine, s’emporta-t-il, moi j’en voulais pas, de ce poste à la con. Trop de débinages, moi j’ai pas la patience. McCabe, il l’a, lui. Ils auraient dû l’élire, ces abrutis. — Il est trop e acé, estima-t-elle. — Mais ça, ça l’empêche pas d’avoir plus de jugeote dans son petit doigt que ce tocard de Frazee n’en a dans le crâne. — Bon, en n en tout cas, moi, j’ai voté pour toi. Même si t’avais dit que tu voulais pas. — Ah ben voilà ! Bordel de bordel de merde, mais pourquoi tu fais pas comme j’te dis ? » Pas moyen de trouver des électeurs éclairés, c’était sans espoir. «  Pour moi, tu étais le meilleur, se défendit-elle en toute simplicité. Et en plus, tu es bien plus beau. » Elle gloussa comme une écolière. «  Jamais on n’aurait dû donner le droit de vote aux bonnes femmes », soupira le vieux. Mais après cet épisode, elle et le petit cessèrent d’accompagner Mac aussi régulièrement au club. C’était beaucoup trop loin dans le West Side, et ils n’arrivaient pas à faire rentrer le vieux avant que tout le monde ne soit parti. Passé vingt-trois heures, il n’y avait plus de bus. Et il était rare que les réunions ne traînent pas jusqu’à minuit. Donc, à moins de laisser Mac et de rentrer seuls, ils étaient condamnés à faire dix bornes à pied dans des rues désertes où passaient déjà les arroseuses municipales. Qui plus est, le club s’était rapidement transformé en centre social pour des personnes âgées qui n’y venaient que pour danser sur les airs d’un petit orchestre de trois musiciens, ou bien jouer aux cartes. On expédiait au plus vite la lecture du procès-verbal de la séance, alors que déjà le violoneux accordait

son crincrin dans le vestibule et qu’on commençait à plier les sièges vides des derniers rangs et à les empiler contre le mur. En fait, personne ne pensait vraiment que le plan du docteur Townsend serait un jour adopté  : une allocation vieillesse de deux cents dollars par mois pour les plus de soixante-cinq ans nancée par une taxe de deux pour cent sur les ventes. Et pourtant, du début à la n, MacDeramid fut bien le seul à continuer d’arborer un portrait miniature du bon docteur à la boutonnière, même s’il était ridicule et devait dépenser sa pension pour des clopinettes. «  À cause de la nature du système, raisonnait le vieux, qui avait tout compris à Karl Marx sans l’avoir jamais lu, il y a toujours quelque part un pauvre cave qui crève de faim ou qui se fait fusiller parce qu’il s’est plaint des conditions. C’est tous les gens qui font le monde. Pas seulement telle ou telle catégorie, telle ou telle nation. Non, c’est tous les gens, tout le temps, de génération en génération, qui vont faire du monde ce qu’il est, qui vont lui donner sa qualité. Et attention, hein, là je veux pas parler de traditions, religions et ce genre de conneries. Elles, elles font partie du problème. Non, ce que j’veux dire, c’est la qualité humaine qu’est là-dessous, la façon de ressentir, d’aller de l’avant. C’est pas les béni-oui-oui, c’est pas les intérêts établis qui font le monde tel qu’il est. Jamais ç’a été ça. C’est les gens. Et si les conditions sont pourries, détestables, épouvantables, alors vous aurez des gens pourris, détestables et épouvantés. Si on leur ferme toutes les portes qui pourraient les rendre meilleurs, alors c’est de plus en plus mauvais qu’ils vont devenir, et ça va se voir comme un ourlet usé qui vous fait douter de la couture à l’arrière de votre pantalon, pendant que vous valsez vos vieilles valses. On peut réparer et recoudre, mais au bout d’un moment, on vous voit le trou de balle. Et c’est pas un chapeau ou un parapluie neuf qui va y changer grand-chose. C’est les pue-lasueur qui font la vraie valeur du dollar. Leur sueur et leurs rêves. C’est les intérêts établis qui nous tondent la laine sur le dos, c’est eux qui vendent notre sueur comme les esclavagistes d’autrefois, c’est eux qui pervertissent les valeurs qui viennent

q p q de la sueur de nos fronts. C’est eux qui plument le pays entier, qui font monter les prix, qui chouravent la crème sur le lait, qui l’allongent avec de l’eau, qui pissent dans les puits et dans les sources, et qui continuent leurs manigances criminelles jusqu’à ce que les lois elles-mêmes deviennent des agissements criminels contre le peuple. Au bout du compte, quelque part dans le monde, dès qu’y’a une transaction sur le maïs à Chicago ou sur l’or à Wall Street, ça veut dire qu’y’a un gamin qui crève de faim, ou une femme qui vend son cul pour une poignée de café et une croûte de pain, ou un homme qui se fait descendre à la mitraillette parce qu’il s’est plaint des conditions. C’est comme ça qu’ça marche. Et c’est comme ça qu’ça va marcher jusqu’à c’que le monde ressemble à une opée de rats dans le ventre d’une vache morte, ou alors qu’on soit su samment nombreux pour dire stop. On partage tout à parts égales ! » C’était là une vision d’une grande simplicité. À ses yeux, Jésus qui nourrit la multitude, ça tenait moins du miracle que du problème de persuader une foule d’étrangers de se montrer le contenu de leur gamelle. «  Y’a qu’un abruti pour partir une journée écouter un évangéliste de mes deux sans prendre un sandwich dans sa musette, raisonnait-il. — Et toi, qu’est-ce que tu fais pour améliorer les choses ? » La question venait d’un chômeur dubitatif, un après-midi ensoleillé, alors qu’ils lézardaient appuyés au mur du White Way. «  Je leur dis leur quat’ vérités  ! Je leur dis c’que j’pense dès qu’j’en ai l’occasion. Je te le dis, à toi ! J’le dirai au monde entier ! J’te dis, là, tout de suite, si tu veux bouger ton cul et aller faire quelque chose, moi j’suis prêt à te suivre ! — Toi et moi ? s’étonna le type, en toisant le vieux d’un air des plus sceptiques. Bon, d’accord, admettons qu’on y arrive. Tu ferais quoi, toi, quand on aura gagné ? — Moi ? Ben, bordel, je prendrais le pognon qui se trouve dans le monde un jour donné, j’en mettrais assez de côté pour faire tourner le système et changer ce qu’y faut y changer, et tout le

y g q y y g reste, je le partagerais à parts égales entre tous les hommes, les femmes et les enfants du monde entier. Y’a bien assez pour tous. Y’en a toujours eu assez, et y’en aura toujours assez si on apprend aux gens à se servir un minimum de leur cervelle et à considérer leurs semblables comme des frères et non des ennemis. Les ceusses qui te disent le contraire, c’est juste pour te foutre la trouille, te rendre mé ant de ton voisin, te faire regarder dans toutes les directions pour pouvoir te voler dès qu’tu leur tournes le dos. Et quand ça, ça marche pas, alors ils utilisent une arme et appellent ça la “loi”, ou la défense de leurs intérêts. Si tu me donnes une seule bonne raison qui fait qu’un tel devrait avoir plus qu’un tel alors qu’y a bien assez pour tout l’monde, alors moi j’te prouve par a plus b que c’est bien d’piquer dans la sébile d’un aveugle. — Ah ouais  ? Mais alors qu’est-ce que tu fais des poivrots et des mecs qui veulent pas marner  ? objecta l’autre, peu enthousiaste à l’idée de voir un quelconque clodo recevoir sa part alors que lui devrait la gagner en trimant. — Bon, écoute. Si t’as des bourricots qui préfèrent prendre leur part du gâteau pour lichetrogner jusqu’à plus soif avec, laisseles faire tant que ça emmerde pas le monde. Après tout, c’est toujours mieux que la prison ou la guerre. Toi, tu la boirais, ta part ? — Ah, que non, pour sûr ! — Tu vois bien. Et la plupart des gens non plus. Et j’ai comme dans l’idée qu’y’en aurait beaucoup qui le font maintenant qu’arrêteraient. Et y’aurait une loi pour protéger la part des femmes, des gamins et des vieux. — Mais y’aurait rien qui s’ferait, alors ! Si personne turbinait, on serait fauchés en un rien de temps. Et là, notre part, elle vaudrait plus un pet de lapin ! » Là, il était sûr qu’il lui avait rivé son clou, au vieux. « Donc, t’es en train de me dire que si tu crevais la dalle dans un verger, tu te remuerais pas les fesses pour secouer un arbre, c’est ça ? — Bien sûr que si !

q — Mais t’es bien certain que personne d’autre le ferait, c’est ça ? — Y’en a plein qui le feraient pas. — Non, c’est pas c’que tu penses. Y’a rien qui prouve ça. Moi, j’ai trimé toute ma vie, d’un bout à l’autre de ce pays, et jamais j’ai rencontré quelqu’un qui resterait assis sur son cul à mourir de faim ou qui laisserait sa famille mourir de faim si y voit qu’y a quelque chose qu’y peut faire. Un homme, ça veut travailler. Qu’est-ce qu’y peut faire d’autre de son temps  ? Oh, évidemment, il aura pas envie de s’crever la paillasse pour recevoir moins que c’qui faut pour survivre. Personne a envie de patouiller dans un égout, de ramasser les ordures, des trucs comme ça. Hé, attends, tu vas sûrement me dire  : “Ben, y faut bien que quelqu’un l’fasse, non ?” Pourquoi qu’y faudrait bien ? Qui c’est qu’a dit qu’il fallait les ramasser, les ordures  ? Donne aux gens assez pour vivre, et tu pourrais être surpris, y aura bien quelqu’un pour avoir l’idée d’inventer une espèce de chèvre mécanique à garder dans sa cuisine. Ça aussi, c’est du travail. Le problème, ça a toujours été que les gens sont pieds et poings liés par le désir d’autres gens qui veulent gagner plus qu’eux, au lieu que tout le monde s’entende pour résoudre un problème bien précis qu’il faut résoudre pour le bien de tous. Les choses devraient pas être comme elles sont, là. En fait, c’est ceux qui se prennent plus que leur part maintenant, avec ceux à qui on a fait croire qu’ils risquent de perdre le peu qu’ils ont s’ils ouvrent leur clapet, et les religieux qui sont tout contents d’attendre leur récompense “là-haut”, c’est tous ceux-là qui disent et qui répètent qu’y faut surtout pas que les choses changent  ; ceux qui pensent que le Seigneur ressemble au président des Caisses d’Épargne Fédérales. Oublie les clodos et les pochards qui traînent sur Main ou Market Street. Ce qui nous tue, c’est que les riches se payent de l’alcool et des vacances à l’étranger sur not’ dos à nous. Moi, j’ai travaillé avec trop de gens di érents dans toute ma vie pour ne pas avoir foi en mon prochain. » Et à ces mots, il se grati a lui-même d’un petit sourire pour en saluer la magni que simplicité.

g q p Puis il prit un ton grave : « Et si j’ai tort, alors ça changera pas grand-chose, parce qu’on sera tous morts et que les États-Unis d’Amérique seront juste un grain de poussière dans l’histoire. » Et lorsque le chômeur, ricanant, lui lança : « Tu parles comme un de ces putains de communistes », Mac l’expédia au tapis, nez en sang, du plus beau direct du droit jamais allongé par un homme de plus de soixante-cinq ans. Et il mit son jeune adversaire au dé de se relever. « Essaie un peu de t’relever pour voir ! Essaie, crétin, et je me sers de ta tête creuse comme balle de base-ball, et j’l’expédie pardessus la gare avec c’te batte, jura-t-il en lui agitant sous le nez sa lourde canne noire. Faut lire un peu les journaux, p’tit gars. Faut t’mettre un peu au parfum de c’qui s’passe dans le monde. Faut utiliser ta cervelle. Espèce de trouduc de sac à merde, t’as la vue si courte que tu vois même pas su samment clair pour boutonner ta braguette. Je t’en veux pas, remarque. Je veux juste que tu fasses marcher ta matière grise avant de traiter quelqu’un de ci ou ça, pour bien comprendre de quoi tu le traites, et même comme ça, tu peux jamais être sûr à cent pour cent que t’as raison. » Malgré sa lèvre ouverte, le patriote bredouilla qu’il allait appeler la police : « T’es dingue, toi ! Il faudrait t’enfermer ! — Ah ouais ? Essaie un peu de les appeler, tête de nœud et je te garantis qu’après, tu vas rester dans ta niche, la queue entre les jambes. Parce que dès que je te revois, je t’en colle une autre. Et même s’il faut traverser la rue pour ça. » Fier comme Artaban, le petit remonta la rue aux côtés du vieux, qui marchait à grands pas, lui-même probablement de très bonne humeur, puisque aussitôt passés sous le viaduc, il lui t traverser la rue pour entrer chez Popadopolis, le glacier, où il lui paya un banana split et s’acheta deux cigares King Edward. Et pourtant, quand Jacky lui demanda pourquoi il avait mis ce type au tapis, Mac répondit d’une voix triste :

«  Parce qu’y a pas d’espoir en ce monde, on dirait. On dirait qu’on va droit dans le mur, tous, partout. Mange ta glace, tu ne peux pas comprendre. J’aurais pas dû le frapper, ce type. C’est pas ça qui le rendra plus malin. — Ah bon ? » Jacky faisait de son mieux pour tenir son rang dans la conversation, tout en gobant sa glace. « Bon… juste un tout petit peu, peut-être », concéda Mac.

ONZE

La ville regorgeait de jeunes gens qui, à défaut de pouvoir être embauchés chez Western Union ou Southern Bell, passaient leurs journées à a ûter des couteaux de boucher volés dans la cuisine de maman ou à fabriquer des pieds de biche avec de vieux amortisseurs de voiture dans l’attente de la parfaite nuit sans lune pour se faire l’épicerie du coin, et de jeunes lles aux seins nus sous leur chemisier à col marin qui, une cigarette au coin des lèvres, leurs bas roulés sous le genou et un chapeau d’homme enfoncé sur l’œil, allaient reconnaître les lieux pour le compte des garçons. On voyait des adolescents sécher les réunions des scouts pour scier canons et crosses de carabines à un coup calibre .22 achetées avec leur salaire de colporteur de graines ou de magazines, pendant que dans leur tête crépitaient des mitraillettes fantasmées. À tous ceux-là, Roosevelt n’avait rien à dire. Leurs héros se nommaient John Dillinger, Pretty Boy Floyd, les Barker, Bonnie Parker et Clyde Barrow, Alvin Karpis, ou encore Homer Van Meter. Lorsque quatre gamins, armés de pistolets probablement factices et d’un vieux fusil à chien latéral et canon scié, braquèrent une banque agricole à Win eld, s’enfuyant dans un coupé modèle A volé conduit par une jeune lle, tous les témoins jurèrent leurs grands dieux que c’était encore un coup de Bonnie & Clyde. Car c’était en quelque sorte un honneur d’être braqué par le gang Barrow, ou par les Barker, ou Pretty Boy Floyd, un coup du sort du même acabit qu’une tornade, une saisie ou toute autre catastrophe naturelle. C’était comme si tout le monde préférait

se faire voler par eux. Consentir à être la victime de malandrins locaux eût été comme se faire arracher un supplément de gloire en cette saison de voleurs. Et cette terreur dans laquelle vivaient les banquiers, ce n’était peut-être qu’un regain de mauvaise conscience après toutes ces saisies. Quand même, il devait bien y avoir au fond d’eux un soupçon d’embarras lancinant à propos de toutes ces propriétés si aisément acquises. Et si Roosevelt, comme ils l’avaient craint au départ, ne venait pas en personne les punir pour leur insolente bonne fortune en cette période de vaches plus que maigres, alors peut-être, à l’issue d’un mystérieux processus de sélection naturelle, l’instrument de la vengeance se nommeraitil Pretty Boy, Bonnie, Clyde, ou encore Ma Barker et ses illustres rejetons. À Chicago, on vit une famille manger son dernier-né au dîner. À New York, un individu fut arrêté pour avoir proposé à la vente des côtelettes qu’il allait prélever sur des cadavres fraîchement inhumés. À semer le désespoir, c’était une véritable moisson d’aspirants desperados que l’on récoltait en cette saison-là. De New York jusqu’à Chicago, où la sainteté de l’autorité patriarcale était depuis des générations inscrite aux tréfonds même de l’âme judéo-chrétienne, où le quartier constituait une nationalité et le salut un droit naturel, les gamins ne rêvaient que syndicat du crime, territoires à défendre et dominations féodales. Mais plus loin, sur les plaines protestantes, ls de Highlander ou ls de Lowlander, dont les papas, ayant découvert que dans le Nouveau Monde tout un chacun ne pouvait pas être boutiquier, avaient poussé toujours plus loin vers l’Ouest en changeant de religion comme de chemise, tous prenaient la grand-route comme autant de Robin des Bois nihilistes. Rodéo routier. Dépouillés  ! Stock-cars. Course-poursuite. 500  Miles d’Indianapolis. En cavale. Abattus de sang-froid. Tués d’une balle en plein visage. Morts à l’arrivée. La bourse ou la vie ! En comparaison de ceux de l’Est qui n’hésitaient pas à vendre de l’alcool frelaté à quiconque pouvait être assez désespéré pour

q q p p p en boire, et à faire passer des viandes d’origine douteuse pour du bon bœuf ou du bon porc, les jeunes des plaines étaient d’une nullité crasse. Ils se déclaraient d’emblée bandits. Et le faisaient bien savoir aux banquiers. Leur idéologie était aussi élémentaire que celle d’un gamin qui va voler des pommes chez le voisin. Leurs perspectives : tirer et se tirer ; se faire descendre arme à la main. L’argent de la banque, ils le concevaient uniquement comme une propriété collective enfermée dans les co res, car jamais ils n’avaient personnellement connu le moindre titulaire d’un compte bancaire présent ou passé. À leurs yeux, la banque était à l’argent ce que le verger du voisin était à la pomme. Et les ics, des spécimens d’humanité doublement vendus, qui se complaisaient à transporter non seulement leur gamelle bien pleine, mais également le bouclier des banquiers. Et donc c’était une véritable guérilla qui se déroulait d’est en ouest sur la vieille Route 54 et du nord au sud sur la 81  ; les choses en arrivèrent au point où les bandits ne pouvaient plus faire une halte pour avaler un hamburger et un soda sans prendre en otage la moitié des habitants du patelin. Objets des plus grandes chasses à l’homme de l’histoire américaine, ennemis publics numéro un, traqués par les chasseurs de prime et les mercenaires employés par les banques, nissant troués comme des passoires dans des embuscades ou capturés par le FBI dans des opérations militaires assez imposantes pour annexer Cuba, ils redonnaient à pas mal de gens l’espoir que, en ces années de plomb entre 1929 et la Seconde Guerre mondiale, le peuple puisse en n tenir sa revanche. Ils continuaient à écrire à leurs proches tout au long de leur cavale, prenaient des photos comme des touristes, aimaient, sou raient et riaient. Et risquaient leur peau sous les balles pour la seule satisfaction de faire évader un pote de prison. Pendant que, là-bas dans l’Est, la seule question qui comptait vraiment était : « Quel pourcentage ? » En Oklahoma, on disait que la générosité de Pretty Boy Floyd avec l’argent des banquiers avait plus contribué en une seule saison poussiéreuse à éviter la saisie à des fermiers au bout du

p rouleau que la Farm Security Administration dans toute son existence. Pretty Boy aurait pu se faire leader d’une petite révolution si seulement il avait su où la mener. Ma Barker, même si elle avait zigouillé son second mari pour le planter dans un champ de petits pois en Arkansas, était constamment sur le dos de ses ls pour les forcer à fréquenter régulièrement l’église. Mais bon, Ma, c’était une fondamentaliste qui ne croyait pas au divorce. Dillinger ? Il braquait les banques avec le même air que les gangsters dans les lms ; et même s’il lui arrivait de voler quelques payes, jamais il ne les prenait quand les travailleurs les avaient touchées. Et puis Bonnie  : ces poèmes qu’elle écrivait pour Clyde, avec un cœur aussi plein que celui d’Elizabeth Browning, et sur un ton au moins aussi juste. En plus, elle savait chanter, paraît-il. Et même si la musique que Clyde pouvait tirer d’un saxophone était encore moins bonne que celle qu’il pouvait produire avec un Browning automatique, il aurait renversé à lui seul dix légions de shérifs adjoints pour aller libérer de sa geôle son amoureuse. Karpis dessinait des portraits. Quant à Van Meter… Avec un prénom comme Homer, aurait-il jamais pu être un Capone ? Bien que tout cela ne fût qu’une rébellion sans cause d’individus qui ne cherchaient pas à être suivis, qui n’avaient nul autre espoir que de vivre vite, mourir jeunes et faire un beau cadavre, c’était la seule qu’on connût entre les montagnes Blue Ridge et le vieux Pike’s Peak. Un dimanche, un policier se présenta à leur domicile, alors que Madame MacDeramid était à l’église. Il frappa d’abord à la porte de devant, à la grande frayeur des Miller qu’il tira d’un lourd sommeil médicamenteux sous leurs masques noirs sans trous pour les yeux. Soulagés, ils l’envoyèrent à l’arrière de la maison. « Êtes-vous le père de Wilma Wayne MacDeramid ? demandat-il au vieux, en lisant le nom dans un petit carnet. — Ma foi, oui, reconnut Mac. Il y a un problème ? — Eh bien, elle est au poste, là, en ville. On l’a ramassée ce matin avec un couple à l’Allis Hotel.

p — Et qu’est-ce qu’elle a encore fait, bon Dieu  ? s’enquit Mac d’un ton un peu anxieux. — Accusée de complicité de vol. Il y a aussi pas mal d’ardoises dans des magasins pour diverses marchandises, et quelques chèques en bois. Ça fait un moment qu’on est sur ses traces. En n, on vous dira exactement ce qu’il en est, là-bas. » Le petit, encore en pyjama, sortit sur le perron et Mac lui demanda de rentrer. Il recula, mais seulement d’un pas ou deux pour tout voir et entendre quand même. C’était de sa mère dont il était question. Ce policier était l’homme le plus imposant qu’il ait jamais vu. Il portait des bandes molletières de cuir marron luisant, des culottes rose bonbon, une tunique vert olive agrémentée d’un ceinturon-baudrier et un étui à fermeture militaire d’où dépassait un revolver nickelé à poignée de corne. À ce ceinturon étaient suspendus divers étuis contenant balles, menottes et matraque. Les deux hommes se parlaient tranquillement, face à face, mains pendantes. Il l’aimait bien, ce policier. Il aurait aimé qu’il fasse à nouveau le tour de la maison pour arrêter les Miller. Mais il se demandait tout de même s’il était arrivé du mal à sa maman. « Écoutez, là, je ne peux pas y aller tout de suite, expliqua Mac. Mamy n’est pas encore rentrée de l’église et j’ai ce petit à surveiller. C’est le ls de Wilma, mais c’est nous qui l’avons élevé depuis sa naissance. » Le policier jeta un coup d’œil au garçonnet et hocha la tête comme si la chose n’était guère surprenante pour lui. « Et en plus, poursuivit le vieux, on n’a pas d’argent, nous. — Ok grand-père, vous venez quand vous pouvez. À mon avis, elle va pas s’envoler. On voulait juste que vous soyez au courant. — Merci beaucoup d’être venu jusqu’à chez nous. On n’a pas de téléphone ici. On en a un au restaurant, mais pas ici. C’est nous qui tenons le Co ee Cup sur Emporia. — Oui, je sais, j’y suis déjà allé. — Meilleur café de la ville, ajouta le vieux, distraitement. — Ouais », répondit le ic avec indi érence, avant de refermer son petit carnet d’un coup sec et de le ranger dans une petite

p p g p poche à l’intérieur de sa casquette. Alors ça, c’était quelque chose  ! Seuls les gars de la Western Union transportaient leurs messages dans leur casquette. Les ics aussi, alors  ! Peut-être qu’il deviendrait ic, après tout, pensa Jacky. «  Dites donc  ! héla soudain le vieux alors que l’homme avait presque tourné le coin de la maison. D’après vous, qu’est-ce qu’il faudrait qu’on fasse, nous ? — Si j’étais vous, grand-père, je prendrais un avocat. — Ben, c’est qu’on peut pas s’le permettre. » Haussant les épaules, le ic regarda le petit, hocha la tête d’un air compatissant, puis s’éloigna. Sur le visage de Mac, on lisait lassitude, accablement et stupeur. Ses traits semblaient s’être rétractés sous sa barbe grise naissante, lui donnant soudain très mauvaise mine. Jamais auparavant le petit ne lui avait vu un tel air d’impuissance. Et devant cette impuissance, il ressentait confusément une perte de sécurité personnelle, et par là même de la honte et de la tristesse envers son grand-père, le tout accompagné d’une telle peur qu’il résolut simplement de serrer les dents et d’attendre que ça passe en cachant sa panique jusqu’au retour de sa grandmère. Il était bien décidé à retenir sa respiration jusque-là. Et si, pour une raison ou une autre, elle ne devait plus jamais rentrer, alors il lui faudrait aller chercher sa mère lui-même. Le vieux l’avait entièrement habillé, à l’exception des chaussures, quand sa grand-mère monta l’escalier en ahanant. Les bandes dessinées du dimanche étaient là, il ne les avait pas lues, ni pris son petit déjeuner  ; quant à ses chaussures, elles étaient toutes gondolées d’avoir été mouillées la veille. « Elle peut bien y pourrir, là-bas ! préconisa tout d’abord, très chrétiennement, Madame Mac. C’est elle qui s’est mise dans ce pétrin, moi j’y suis pour rien, alors qu’elle s’en sorte de la même façon ! — Oui, mais quand même, y m’semble qu’on devrait descendre en ville voir c’qu’il en est au juste, argumenta Mac. — Ben, vas-y donc, toi, si t’as envie. Moi, je m’en lave les mains.

y j — C’est p’têtre bien une erreur. — Mon œil, que c’est une erreur  ! Elle a fait des bêtises. Dieu sait qu’on n’a pas le premier sou pour payer une caution ou je sais quoi. Je saurais pas où trouver la somme. Moi, je ne peux pas aller demander à un de nos amis pour quelque chose comme ça. Je ne veux pas faire ça. Je ne veux pas ! » Elle refusait de mentir. Cette femme, c’était un kaléidoscope de fragments moralistes, d’éclats de dogmes chrétiens fondamentalistes et de frustrations enfouies, elle qui croyait que c’était bel et bien le Seigneur en personne qui avait dicté à une secrétaire les mots imprimés en rouge dans sa bible de chevet. Sa philosophie, on aurait pu la faire tenir sur un timbreposte, mais jamais elle n’attendait des autres qu’ils lui viennent en aide alors qu’elle savait qu’eux lui demanderaient un coup de main. Et toute sa vie, c’est bien ce qui s’était toujours produit. Sans doute le vieux était-il plus enclin au pardon, plus a ectueux  ; il n’en restait pas moins que c’était toujours Madame Mac qui faisait tourner la boutique. Sans elle, la famille se serait éteinte après 1932 avec le premier Chinook et ses vagues de poussière. C’est sa ténacité qui les avait forcés à glaner planches et tôles pour se construire un gîte, à en calfater les interstices et à y allumer un feu avec la certitude qu’elle trouverait bien quelque chose à faire cuire dessus. Par sa seule ingéniosité, les bouts de chi ons et de guenilles de leur existence se métamorphosaient régulièrement en éto e. Certes un patchwork de bric et de broc, sans aucune beauté ni histoire, mais avec une caractéristique unique et remarquable  : la durabilité robuste du cousu main. Elle était capable de fabriquer une chemise d’homme avec une vieille doublure de veste, de conserver une petite assurance vie alors même qu’ils recevaient l’assistance alimentaire et de bricoler un plat comestible à partir de rien. Bien loin de l’image de la Mère Courage immense en contreplongée, xant stoïquement l’horizon in ni, elle ne dépassait pas le mètre cinquante-huit, et paraissait plus petite encore, car elle allait toujours courbée. Elle marchait un peu accroupie, à la

j p p Groucho Marx, la seule façon pour elle de rester à portée de voix quand elle essayait de suivre son mari, qui pour sa part arpentait les rues comme s’il se rendait à sa propre cérémonie de décoration. Quant au petit, il fermait la marche, très loin derrière, au petit trot, avec un perpétuel point de côté. C’est toujours en ordre dispersé qu’ils arrivaient à destination. La luxuriante crinière noire que Madame Mac arborait jeune lle était désormais réduite à une coi ure courte colorée au henné. Son visage était étroit et vif, sa mâchoire semblable à celle d’un fox-terrier. Son regard bleu pouvait être gai, même si la plupart du temps ses yeux rougis, cruellement irrités, larmoyaient pitoyablement derrière des lunettes sans monture. En bas de fuseaux rarement assortis, ses chevilles couvertes d’eczéma étaient à vif. Manteau, robe, chaussures et bas étaient invariablement de récupération. Sa combinaison avait commencé par être un sac de farine. Mais pour paraître plus coquette, elle épinglait toujours une eur en papier ou la monture vide d’une broche sur toutes ses tenues a n de les égayer un peu. Courage et générosité n’étaient pas pour elle des vertus, plutôt des habitudes agaçantes. La magnanimité, c’était peut-être une tarte à la rhubarbe au dîner. Et pourtant, c’est bien son courage qui leur permettait à tous de survivre. Si elle n’était pas adulée, c’était seulement en raison de son manque de grâce. Alors même que son mari s’habillait pour aller en ville, elle répétait que promis, juré, elle ne lèverait pas le petit doigt pour tirer sa lle du trou. Quand le garçonnet comprit qu’il n’était pas de l’expédition, il demanda, enjôleur, au vieux : « Tu me ramènes des bonbons ? — Il mange trop de bonbons et pas assez de légumes, intervint Madame Mac avant même que son mari n’ait ouvert la bouche. — Alors tu me feras un tire-chaille quand tu rentreras  ?  », tenta-t-il de négocier. Cela faisait des jours et des jours qu’il tarabustait son grand-père pour ce lance-pierre. Les grands de la rue, ceux de sept à huit ans, appelaient ça “tire-chaille” et le

p pp ç bombardaient lui et les chats errants de petits projectiles quand, lassés de tirer sur des bouteilles ou autres boîtes de conserve, leur venait le goût du gibier vivant. « Fais-moi un tire-chaille. T’avais promis ! — On verra. — Promets-moi  ! insista Jacky en tirant sur le bas de son pantalon comme sur la corde d’une cloche. — Non ! Bon Dieu, j’ai dit : “On verra” ! » Et il secoua la jambe pour lui faire lâcher prise, comme à un chiot. « On verra », en général ça voulait dire « sans doute pas ». De chaque crise, le petit essayait toujours de tirer un pro t tangible. Que ce soit un caramel à un sou, une petite pièce, une poupée, il fallait absolument extorquer une promesse. « Promets-moi ! », hurla-t-il au milieu du tumulte.

DOUZE

Le Calico Cat se situait à l’autre bout du pont de Harris Street, à distance su samment raisonnable du vieux Club 400 et du Dew Drop Inn pour qu’un poivrot puisse se traîner de l’un à l’autre une bouteille vide à la main. À quel autre endroit une jeune veuve aux hanches provocantes, dont d’aucuns disaient qu’elle ressemblait à l’actrice Madge Evans, aurait-elle pu aller chercher du travail ? Quand même pas chez Woolworth ? « Moi, je suis pas du genre pièces jaunes. Fais péter le billet de cinquante pour le service, pignouf  »  : c’était une réplique d’un lm qu’elle avait vu récemment. Elle se comparait aux grandes beautés de l’écran plutôt qu’à ses égales qui volaient leurs cosmétiques à l’étalage des supérettes du coin. Elle fumait sans jamais avaler la fumée, baisait sans être certaine d’avoir jamais joui, travaillait dur sans jamais rien dépenser. À son poste au vestiaire du Calico Cat, elle portait des escarpins français, des bas noirs et une jupe courte qui laissait bien voir ses jarretières et la chair laiteuse de ses cuisses. On l’avait changée de poste pour la mettre là plutôt qu’aux tables, car sa peau marquait très vite. Les serveuses devaient se tartiner les cuisses de fond de teint chaque soir pour dissimuler les bleus occasionnés par les pincements des clients. Sa peau à elle, entre les bas et la culotte à frous-frous, avait rapidement pris toutes les teintes de l’arc-en-ciel, qu’aucun maquillage n’aurait pu camou er. Elle était rémunérée uniquement au pourboire. Il lui fallait làdessus payer ses repas, ses boissons, l’entretien de son costume

et son taxi, à moins de faire du stop depuis le terminus du bus. Une très bonne soirée pouvait lui rapporter dix ou quinze billets, mais en moyenne il fallait compter dans les vingt dollars par semaine, et encore les bonnes semaines. Ce qui était loin de su re pour son loyer et ses dépenses diverses. Elle changeait de trottoir à l’approche de plusieurs grands magasins et devait onze dollars au petit épicier près de chez elle. Il avait commencé à réclamer son dû à chacune de ses visites, tout en insinuant, d’un regard à la fois graveleux et timide, que la chose pourrait s’arranger très vite dans l’arrière-boutique. Elle connaissait plusieurs lles prêtes à faire de petits extras, au prétexte qu’elles seraient bien allées avec le type pour rien de toute façon. Jusque-là, elle avait toujours refusé de les accompagner à leurs «  rendez-vous  », bien que l’occasion se présentât presque chaque soir. En revanche, elle pouvait parfaitement s’enticher du jeu de balais d’un batteur. Ou d’un crooner s’accompagnant à la guitare hawaïenne qui lui déclenchait un frisson le long du dos. Ou éventuellement d’un client avenant, un bourlingueur en route pour Albuquerque. Mais elle refusait obstinément de faire la pute. «  Je suis la lle de mon père  », déclarait-elle èrement, convaincue que tous les hommes étaient libres et égaux, en se glissant sur la banquette arrière du bus de l’orchestre. Les batteurs, c’étaient toujours des ambards aux nes moustaches, qui auraient pu aussi bien être photographes à la petite semaine, coureurs automobiles, bonimenteurs de foire ou encore vedettes de lms pornos. Quant aux bourlingueurs, il y en avait de toutes tailles et de toutes apparences, mais ils avaient en commun cette manie présomptueuse du voyageur de commerce de chatouiller la paume de la lle à qui ils glissaient un pourboire. « C’est comme si, déplorait Wilma, ils croyaient que tu vas sauter sur la table en criant : “On y va !” » Ils la pressaient sans cesse de venir avec eux voir Denver ou Albuquerque, mais restaient toujours très vagues sur leurs projets au-delà.

g p j Et puis il y avait tous les barmen, cuisiniers, serveurs, plongeurs, pas le genre de types à tourner autour du pot, toujours prêts à proposer un gorgeon sur leur bouteille perso dans l’arrière-cuisine et à emprunter une caisse après le boulot pour l’emmener dans quelque allée dérobée où les vitres ne tardaient pas à s’embuer, avec pour seule musique d’ambiance le glougloutement visqueux d’un doigt qui lui fouillait l’intimité. Ils faisaient de modestes projets, un spectacle, un pique-nique, une fête  ; et puis venait le soir où lui n’avait pas trouvé de voiture à emprunter, ou bien était fauché, ou alors c’était elle qui avait une meilleure proposition, et l’histoire s’arrêtait là. Sans rancune. Wilma n’en démordait pas  : c’étaient incontestablement les batteurs les meilleurs au pieu ; mais à part ça, ils étaient à peu près aussi ables qu’une promesse électorale. Ils arrivaient toujours à soutirer les pourboires d’une lle pour les jouer aux dés dans les coulisses, et une fois les pourboires perdus, ils perdaient même la lle au béné ce d’un clarinettiste. Et pourtant, on ne pouvait jamais vraiment leur en vouloir. Les crooners, ça faisait des crises de jalousie boudeuse, ou bien de telles scènes de colère puérile qu’il fallait très vite arrêter les frais. Avec la clientèle, l’aventure était presque toujours brève et heurtée, petites mises contre promesses d’avenirs clinquants. Seuls les salariés de l’établissement étaient globalement ables, car ils étaient toujours là une fois l’orchestre envolé et les derniers clients partis vers l’Ouest, même si, individuellement, ils étaient aussi nomades que des bohémiens. Et j’ai les cicatrices qui le prouvent  ! telle était la complainte universelle des serveuses. Alors Wilma montrait ses jolies jambes, faisait des courbettes aux épouses tout en faisant un gringue sournois aux maris dans l’espoir d’un joli pourboire, répondait du tac au tac, vivait le mieux possible avec ce qu’elle gagnait, avait des ardoises pour les choses qu’elle ne pouvait s’o rir comptant, déménageait souvent pour échapper aux créanciers, utilisait de faux noms,

couchait avec qui elle avait envie, et jurait que jamais, au grand jamais, elle ne deviendrait alcoolique ou pute. Et puis un jour le club embaucha une nouvelle hôtesse, une jolie plante du nom de Rae, pour remplacer la blonde qui avait exigé une augmentation du propriétaire de l’établissement, un Grec. Ladite blonde semblait croire que sa relation personnelle avec le Grec lui donnait droit à la chose. Le jour où elle était partie, il y avait eu de sacrés éclats de voix. Le proprio avait menacé d’appeler la police pour lui faire vider les lieux. Comme le poste de Rae se situait près de l’entrée, côté vestiaire, elle devint amie avec Wilma. Rae était très douée pour ce travail. Elle accueillait les clients à la porte comme des vieilles connaissances, les guidait vers le vestiaire, les accompagnait à leur table, leur allumait une chandelle et leur tendait royalement un menu. L’atmosphère avait beau être celle d’une boîte de nuit pseudo-française, la carte du jour était quant à elle purement gréco-laxative. Rae portait une robe-fourreau de satin noir qui, bien que fermée en haut par un col blanc amidonné très puritain, était complètement ouverte dans le dos, plongeant jusqu’aux fossettes de son coccyx, et sous laquelle elle ne portait manifestement rien, à part des bas noirs. Rae, qui avait quelques années de plus que Wilma, était plus féminine, apparemment plus ré échie, et bizarrement plus suggestive ainsi vêtue que toutes ces lles d’origine irlando-écossaise jouant aux Françaises, avec leurs cuisses à l’air et leurs jarretières rouges. Lorsqu’un homme suivait Rae jusqu’à son siège, il prenait la carte qu’elle lui tendait, l’air hypnotisé, et passait sa commande comme si elle la lui dictait. «  Cette lle, disait joyeusement le Grec, elle leur donne dé l’appétit, hé  ? Avec la vieille Patty, ils ont seulement envie de goûter à ses gros tétés. Jé connais mon travail, hé ? » Wilma et Rae devinrent si inséparables que les autres lles nirent par ne plus inviter Wilma à sortir avec elles, et que sa vie se réorganisa très vite autour des goûts et du rythme de Rae.

Le mari de Rae était un petit arnaqueur qui avait jugé plus prudent de quitter Kansas City sans même prendre le temps d’emporter leurs vêtements, avant que toutes les dames qui lui avaient acheté des coupons promotionnels à prix cassé pour une permanente au nouveau et imaginaire Ritz Coi ure, ne le retrouvent et ne lui fassent, à lui, une permanente… permanente. Wichita n’était à leurs yeux qu’une étape sur la route de Denver, où Fred connaissait un type qui avait une bonne a aire à partager avec un ami pouvant apporter un petit capital. «  Une petite mine d’or dans l’Ouest  !  », s’exclamait-il, enthousiaste. Et, à défaut d’obtenir de lui des détails précis, Rae était bien obligée d’accepter cet enthousiasme comme preuve que l’a aire n’était pas du toc, même si elle était sans doute dix fois moins juteuse qu’il ne le prétendait. Il y avait une histoire de bowling et de minigolf pour la vitrine, mais la vraie combine était ailleurs, et restait naturellement très mystérieuse. Sinon Fred n’aurait pas été intéressé. «  Tu me verras jamais aller au boulot en vélo avec ma gamelle », se vantait-il. Quoi qu’il en soit, lui, Rae et Wilma jouèrent pas mal au minigolf pendant quelque temps. Un beau soir d’été indien, à bord de son coupé Chevrolet un peu emprunté, ils allèrent tous les trois chez les MacDeramid chercher Jacky, le ls de Wilma, pour qu’il vienne jouer avec eux. Avant même que le petit n’ait eu le temps de saisir son nom, Fred l’avait déjà papouillé comme un vieil oncle, caressé sous le menton et dé é à la boxe. Il ne le laissa tranquille que lorsqu’il vit qu’il ne voulait décidément pas lever ses petits poings. Quel fort en gueule  ! Si Jacky avait fait cinquante kilos de plus, il lui aurait volontiers cassé son pif crochu, à ce type. Un arnaqueur à la petite semaine, le petit le sentait bien. Tout à fait le genre photo-sur-un-poney, pas de doute là-dessus. Et sa cote ne remonta pas vraiment au cours de l’après-midi, car jamais il ne proposa d’o rir quoi que ce soit au garçonnet.

g ç «  Donne-moi une petite pièce, s’il te plaît monsieur, avait-il attaqué d’emblée. — Allez viens, on boxe  !  », avait rétorqué l’homme en se mettant en garde. En revanche, Rae l’avait pressé jusqu’à l’étou er entre ses superbes tétés tout doux, et ne tarissait pas d’éloges sur sa beauté, sa masculinité et son intelligence. Elle adorerait, juraitelle, avoir un petit garçon comme lui. En vérité, l’une des premières choses qu’elle aurait voulu, une fois installée avec Fred, c’était une petite lle, mais si un petit gars comme Jacky se présentait, elle n’en serait nullement déçue. Lorsqu’il entendit sa mère dire qu’elle aussi aurait bien voulu une petite lle, il t tout pour faire comprendre à Rae qu’elle pouvait le garder. Il resta collé à elle toute la journée dans l’espoir qu’elle saisirait le message. Elle le prenait brusquement dans ses bras, tout debout, pour le presser contre elle là où elle était toute douce et toute chaude et toute rebondie. Sa voix faisait comme des bulles tièdes à l’intérieur et sortait tel du velours de sa bouche, sans jamais lui parler faux comme à un gamin. C’était sûrement ça qui faisait la di érence. Et puis elle ne prêtait pas une attention excessive à sa robe ou à ses a aires sous prétexte qu’il aurait pu les salir. Instantanément, ce fut juste lui et elle, cœur à cœur en quelque sorte, et elle n’eut qu’un sourire tendre quand Fred commença à la charrier sur son « nouvel amoureux ». Assis sur les jambes de sa mère dans le coupé, ses genoux nus enfoncés dans la cuisse de Rae, le garçonnet se sentit plus heureux qu’il ne l’avait jamais été depuis qu’ils s’étaient installés en ville. Rae le laissait jouer avec sa main. Elle avait les paumes douces et humides, les doigts longs et potelés ; ses ongles étaient longs et vernis en rouge pompier luisant. Qu’il aille se faire voir, l’autre rapiat de Fred. Jack n’avait besoin ni de glaces ni de bonbons. Au retour, le soir même, Rae prit le petit sur ses genoux. Avant qu’il ne descende, elle l’embrassa sur la bouche. Jamais il n’aurait pu rêver d’un baiser si ample et si doux. Il se cramponna à son cou, refusant de s’en séparer. C’est sa mère qui dut le tirer pour le con er à la poigne ferme mais douce de sa grand-mère.

p p g g Cette dernière le gronda pour avoir gâché une aussi belle journée en faisant une scène à la n. Cela ne lui t ni chaud ni froid. « Allez-y, leur dit Madame Mac, je m’en occupe. — Elle fait cet e et-là à tous les garçons, Rae », lança Fred avec humeur. Rae pria la grand-mère de ne pas disputer le petit, en riant pour bien lui montrer qu’elle n’était pas fâchée  ; juste fatiguée, ajouta-t-elle, après cette longue journée bien remplie. Jacky sentit bien qu’elle regrettait de devoir se séparer de lui. Elle lui envoya un baiser et lui t au revoir de la main par la vitre arrière. Quand elle fut repartie, il demanda pourquoi il ne pouvait pas aller vivre avec sa maman. « Je vous aime plus, pépé et toi », proclama-t-il. Fred et Rae louaient une chambre au Traveler’s Hotel, juste en face de la gare  ; Fred passait ses journées à traîner dans le hall dans l’espoir de dégoter une partie de cartes avec un pot assez garni pour les emmener jusqu’à Denver. Il avait aussi demandé à un imprimeur de lui fabriquer quelques centaines de coupons promotionnels pour des permanentes au nouveau salon Ritz Coi ure, ouverture imminente dans le centre-ville de Wichita. Il était prêt à tuer le temps avec n’importe quel voyageur de passage : poker, blackjack, gin, dame de pique, pinochle ou rami, peu importait, il savait bien que ses cartes lui souriraient toujours davantage qu’à son gogo d’adversaire. Si la partie devenait sérieuse et que ce dernier proposait de prendre un jeu neuf, il s’était assuré de la complicité d’un groom ou du réceptionniste. Si le gogo exigeait d’utiliser ses propres cartes, alors la partie n’allait jamais bien loin. Fred, qui n’était pas joueur de métier, n’avait aucune envie de tomber sur un pro. Quant à Rae, elle s’arrangeait toujours pour entourer l’arnaque d’une atmosphère chaleureuse, entrant et sortant, restant là à regarder le jeu d’une façon suggestive, mais sans jamais proposer ni promettre quoi que ce soit. Si bien que la partie devenait accessoire à la suggestion, à la promesse non verbale. Sa présence dans une chambre d’hôtel, avec bien en évidence un

p lit et de l’alcool clandestin, était su sante pour rendre le moindre de ses gestes délicieusement illicite. Le pigeon ne pouvait jamais vraiment savoir comment se nirait la soirée, mais les allées et venues de Rae lui laissaient de plus en plus à penser qu’elle serait exceptionnelle, jusqu’à ce que, au bout de la nuit, la mâchoire douloureuse à force de rigolade, il se sente gon é comme une outre pleine d’air. Ou se rende compte que, comparée à Rae, la pute avec laquelle il se retrouvait au lit était si insipide après coup qu’il se sentait défait et d’une nullité coupable. Ou alors il se saoulait. Mais, quel que soit son état d’esprit le jour d’après, une chose était sûre : son portefeuille se trouvait bien moins garni que la veille. Mais pour peu que le pigeon soit encore bon à plumer le lendemain, Rae pouvait par exemple se retrouver comme par hasard nez à nez avec lui sur le palier, ou même venir frapper à sa porte, toute courroucée contre l’inconséquence de son mari et venue chercher quelque consolation auprès du seul brave homme qu’elle connaissait dans cette ville. Si seulement le monde entier était au courant de la vraie nature tordue de son jules  ! Sans brusquer les choses, entendons-nous, elle se faisait simplement accueillir et réconforter, une femme mûre et aimante en quête d’une oreille compréhensive et bienveillante, délaissée dans un moment d’ivrognerie par ce Fred pour une pou asse imaginaire, et qui plus est tabassée pour avoir protesté. Elle se laissait alors volontiers persuader de prendre un verre pour calmer ses nerfs. Au bout du deuxième, elle devenait si vindicative envers son époux, si assoi ée de vengeance, que c’est tout juste si le gogo pouvait en revenir de sa chance. Mais juste avant qu’il n’arrive à ses ns, voilà que Fred cognait à la porte, prêt à faire un scandale de tous les diables dans le couloir. Une fois dans la chambre, le regard injecté de sang, il exhibait un couteau à cran d’arrêt de quinze centimètres en jurant de les saigner à blanc tous les deux. «  Donne-lui de l’argent  !  », hurlait Rae en se collant contre le mur du fond.

Jamais Fred ne laissait voir que sa fureur était feinte, même lorsque, le dernier dollar du cave empoché, il traînait Rae par le bras pour la faire sortir de la chambre. C’était bien cette illusion persistante qui donnait crédit à l’arnaque, permettant au pigeon de ne pas perdre la face en public, même si au fond de lui il avait bien compris s’être fait mener en bateau. D’instinct, Fred savait que les gens n’ont aucune envie d’être des héros. Ils sont prêts à gober quasiment n’importe quelle vexation, pourvu qu’elle soit bien mise en scène, rien que pour éviter les ennuis. Mais il savait aussi, cependant, que si jamais il se chait ouvertement du gogo, le type serait alors prêt à risquer sa réputation, sa vie de famille et même sa vie tout court pour quelques biftons. Si le coup du mari outragé ne convenait pas, alors Rae pouvait tout simplement demander son aide à un pigeon bien gras pour fuir ce dingue de Fred et sa violence, en lui faisant comprendre qu’elle serait sienne dès lors qu’elle pourrait récupérer tous ses biens chez un prêteur sur gages, ou s’acquitter d’une dette cruciale qui la liait à son mari. Elle avait l’art de connaître la limite à ne pas dépasser. Et si le type était vraiment plein aux as, il lui arrivait de se laisser baiser (même si, la plupart du temps, elle s’évitait cette extrémité en arborant une serviette périodique entre les cuisses), en l’assurant qu’il pouvait l’emmener là, tout de suite, avec juste les vêtements qu’elle avait sur le dos, sans quoi Fred les tuerait tous les deux. Ensuite, pendant que le cave dormait d’un sommeil opiacé, elle lait discrètement avec son portefeuille et toutes ses possessions négociables pour disparaître dans le coupé juste un peu emprunté de Fred. Mais on ne pouvait pas monter ce genre de combine chaque semaine comme on pointe à l’usine. Fred et Rae étaient recherchés, pour toutes sortes de raisons, dans quatorze États. Leur méthode la plus courante pour régler les achats quotidiens était le faux document. Petits épiciers, charcutiers, chapeliers, magasins de vêtements ou salons de beauté, ils en avaient tapissé les murs d’un bout à l’autre du pays, mais aucun pour plus de cent

dollars. Les villes où ils étaient déjà passés étaient pour eux des lieux où ne retourner que sur la pointe des pieds. «  Je ne veux pas être riche, disait Rae à Wilma, juste vivre à mon aise. Y’a personne dans ma famille qui a vécu à son aise. Ma petite sœur a épousé un fermier, et, putain, aujourd’hui si on la regarde, ça pourrait être ma mère. Jamais ça ! » Tout ce qu’elle désirait vraiment, c’était Fred et une maison où mettre des rideaux aux fenêtres et pouponner. Du moins, c’est ce qu’elle disait. Il leur fallait environ trois cents dollars pour aller jusqu’à Denver. Et donc ils se mirent à guetter dans le ciel le prochain vol de pigeons. C’est alors qu’ils tombèrent sur Wilma. Fred lutinait beaucoup Wilma, la pelotant par-ci, essayant de lui voler un baiser par-là, toujours en présence de sa femme, repoussant les couvertures quand elle entrait dans leur chambre avant qu’ils ne soient levés pour lui montrer une solide érection et l’inviter à les rejoindre. Mais une fois seul avec elle, il était aussi drôle qu’un comptable, levant à peine les yeux de son magazine quand elle s’asseyait sur le lit, ôtait ses bas et s’allongeait pour un petit somme en attendant Rae. Car le vice de Fred, c’était les a aires et non le sexe, bien qu’il fût généreusement outillé pour cette dernière activité et pas du tout pour l’autre. «  Arrête de lui agiter ta baguette magique sous le nez, disait Rae, hilare, tu vas la changer en citrouille ou je sais pas quoi ! » Car il était bien monté. Ça, pour Rae, c’était une certitude et une erté. Et pour elle, être à la hauteur, c’était son seul avantage mesurable en un monde où le succès n’était le plus souvent qu’une a aire de quantité ; une vanité plus sûre encore que la seule beauté, comme un Q.I. certi é, ou encore la joie ine able de savoir si er un taxi en mettant pouce et petit doigt dans sa bouche pour émettre un son strident, coupant comme une lame. Bien des années plus tard, Wilma répéterait : « Il avait la plus longue que j’ai vue de ma vie. »

Et tout ce qui était bon pour Rae était épatant pour Wilma. Non qu’elle eût des vues sur Fred ou le trouvât même à son goût. Non, c’était seulement une question de proximité, une curiosité lancinante.     Un jour, Fred appela Rae au night-club pour lui dire qu’il était tombé sur un vieux copain de passage en ville. Il proposait qu’elle et Wilma les retrouvent pour un dîner-barbecue après le boulot. Il était tellement certain que Rae était capable de persuader la jeune femme de faire n’importe quoi, qu’il avait emprunté cinq dollars à ce type, rencontré le matin même dans le hall de l’hôtel, en mettant en garantie le cul de Wilma… jusqu’à ce que, disait-il, il puisse encaisser un chèque. En attendant l’heure d’aller chercher les lles, Fred proposa à Dave une petite partie de gin-rami dans la chambre, misant les cinq billets que Dave lui avait prêtés. Il envoya également le petit groom noir chercher à boire. Quand ce dernier arriva avec le whisky, Fred était aux gogues en bas, c’est donc Dave qui dut raquer, encore. Il eut un instant de doute, mais comment diable Fred aurait-il pu savoir à quel moment exact le groom allait revenir, sauf à être devin  ? Dave était représentant en pommades, un homme soupçonneux de nature, qui se piquait de savoir reconnaître une arnaque. « Ça a intérêt à être un bon coup », dit-il tout haut aux cartes étalées sur le lit. Fred se déclara surpris que le whisky soit arrivé si vite. Il donna à Dave deux des dollars qui lui appartenaient. Vers minuit, ils partirent au club pour attendre, confortablement assis, les lles qui terminaient à deux heures. D’abord, Dave décida que c’était Rae qu’il voulait. C’est elle, plus que l’autre lle, qui lui faisait du rentre-dedans. En sortant, c’est bien Rae qui lui passa les bras autour du biceps gauche, laissant son bras droit libre pour qu’il puisse sortir son portefeuille, et le mena ainsi, dans le froid humide du petit matin, vers une berline Packard garée de l’autre côté du parking, où ils

g p g achetèrent un litron d’Old Crow à un type emmitou é et ganté pour sa longue nuit de travail. Avec tout contre lui une Rae frissonnante sans rien sous sa robe, la nuée de son haleine chaude bien visible devant lui, Dave paya avec plaisir. Mais ensuite, c’est l’autre lle qui vint s’asseoir sur ses genoux une fois ce petit monde entassé dans le coupé de Fred, et il lui fallut donc démonter et remonter ses repères. Ce qui pour Dave n’était pas chose simple. Il n’aimait pas qu’on l’embrouille ni qu’on le prenne pour un manche. « Baratineur et embrouilleur, c’est tout moi, ça ! », se vantait-il souvent. Ils allèrent jusqu’au Quartier Nègre s’o rir un barbecue dans un bar clandestin douteux, en planches brutes, connu sous le simple nom de «  chez Chub  » et annoncé nulle part. Ce n’était qu’une extension branlante rajoutée à l’arrière d’un bordel nègre ordinaire, dans une venelle pas même pavée du nom de Mosley. C’est Chub lui-même qui bloquait la porte de toute sa masse, avec l’air majestueux d’un grand chef cannibale qui ne se nourrit que de maîtres d’hôtel français. Lorsqu’il rentrait dans la pièce, il la faisait paraître étou ante, pleine à craquer. On eût dit qu’il comprimait l’air même, un air chargé d’e uves de graisse, d’épices douces, de parfums, de sueur et de gomina à la pêche. Entassés dans un coin, on pouvait voir un piano droit tout rayé, une basse couverte de ruban adhésif et une batterie. Si un grand orchestre jouait en ville, on pouvait être sûr de retrouver certains des musiciens faisant le bœuf chez Chub après le concert. Au centre de la pièce, une unique table ronde de chêne, énorme, à l’imposant pied de gri on aussi épais qu’un tonneau, pouvant accueillir, serrés comme des sardines, peut-être une douzaine de convives qui s’installaient sur autant de chaises dépareillées. Elle avait connu tous les outrages, cette table, on avait égratigné, brûlé ou creusé sa surface au couteau pour y inscrire toutes sortes de gra tis et même des poèmes. Devant, il y en avait une autre, plus petite, couverte d’une toile cirée et réservée aux musiciens, aux invités d’honneur et aux notables

du Quartier Nègre. Le long des murs, on avait poussé deux divans déglingués où patientaient ceux qui voulaient une place. Les travers de porc étaient apportés dans un énorme plat unique, disposé au centre de la table, où tout le monde se servait à volonté avec les doigts. Pas de serviettes en papier en vue, mais parfois le petit serveur faisait le tour de la pièce et les habitués en pro taient pour s’essuyer les doigts dans son épaisse chevelure crépue. On y trouvait bière et whisky à la bouteille, et café-chicorée brûlant à la tasse. Pour l’addition, c’était simple : Chub disait tant, et c’était tant. «  Cent dollars  », pouvait-il annoncer à un nouveau venu, sur un ton si sérieux que l’individu, forcément bien plus petit, en avait aussitôt des sueurs froides. Et quand le touriste, ayant compris la blague, se mettait à rire de soulagement, il était le seul à rire. « File-moi juste un peu d’oseille, mec », disait Chub. Si ce n’était pas assez, il disait : « Encore. » Et quand il avait assez, il disait : « C’est bon. » Jamais il ne remerciait personne, et jamais il n’avait l’air de se faire trop payer. Tous les soirs, après la fermeture des autres établissements, on retrouvait au moins une demi-douzaine d’automobiles, dont souvent une ou deux limousines, garées n’importe comment sur le côté de la bâtisse sous les vieux ormes gigantesques. Fred et les autres attendaient devant la porte, frissonnant dans l’humidité, sur une planche jetée à même la boue gelée. C’était un moment d’humilité avant le grand jugement. Car Chub pouvait aussi bien lever la main et leur faire signe du pouce d’entrer, que secouer silencieusement la tête et refermer la porte en les laissant soudain dans le noir, yeux papillotants, sans aucun autre endroit où aller dans toute la ville. La décision était sans appel. Pas de graissage de patte  ; les critères d’admission de Chub étaient aussi impérieusement arbitraires que ceux d’un Néron. Wilma disait qu’une nuit, elle avait rêvé qu’elle voyait Dieu, et à y regarder de plus près, il avait les traits de Chub. Chub faisait deux mètres et plus de cent cinquante kilos  ; il était moche, méchant, anti-Blancs sans pour autant être pro-

p p Noirs, et expliquait : « Moi, j’respecte rien ni personne. On s’fera tous bou er par les asticots un jour.  » Il n’aimait même pas la musique, en fait. Et pourtant, plus d’une femme blanche de la haute du coin était volontaire pour aller personnellement véri er, sous les monstrueuses couches de graisse superposées, à quoi il ressemblait vraiment. Si l’acte en lui-même était loin d’être inoubliable, l’expérience était au moins aussi exclusive que l’appartenance à une société secrète. Aucune ne savait pourquoi elle faisait ça, et Chub encore moins. «  Vous aut’ Blanches, cul nu, vous ressemblez toutes à du cochon étuvé, disait-il à telle ou telle héritière du pétrole ou du blé qui faisait glisser à ses pieds sa combinaison de satin. C’est bien pour ça qu’on m’appelle l’embroche-cochon dans l’coin. » Et il était capable de refuser de reconnaître la femme un peu louftingue d’un négociant en café qu’il avait carambolée la veille sur le lit d’une pute au premier, cependant que toutes les petites poules regardaient en gloussant. « T’es qui, qu’tu dis ? » Et de xer vaguement la femme toute tremblante, jusqu’à ce que, contrainte et forcée, elle lui murmure le souvenir de l’acte honteux de la veille. Alors il la regardait de plus près. «  Hum… vous d’vez faire erreur, m’dame. J’ai pas d’souvenir d’vous avoir tirée. C’était sûrement un aut’ gonze. » Et pourtant, il ne montrait aucun signe de retirer un quelconque plaisir de ce jeu pervers. C’était juste son point de vue. «  J’ai rêvé, disait Wilma, que la porte du paradis, c’était sa porte la nuit. Il était là, avec la lumière dans le dos, au milieu de la fumée et de la vapeur. Je ne voyais pas ses yeux. Mais il a fait non de la tête, et après ça, c’était simple, il n’y avait nulle part où aller. » Ce type qu’on lui avait collé dans les pattes, c’était le genre oursins dans les poches et mains baladeuses. Ses blagues préférées étaient peuplées d’une ménagerie libidineuse et de montagnes de bouses. Les éléphants en particulier, il trouvait ça particulièrement tordant. Basé à Cincinnati, il vendait des

p pommades et des lotions dans tout l’Ouest. Un travers de porc dégoulinant en main, il récita gravement son stock d’histoires graveleuses tel un homme qui se soumet au cérémonial d’une loge maçonnique, sans jamais cesser de pétrir le bas de la cuisse de Wilma de sa paluche libre du même air impassible, et en calculant, derrière un regard qui ne se posait que très brièvement sur les choses, comment il allait se débrouiller pour faire payer à Fred sa part de cette bonne soirée. Sa part à lui, ça ne le dérangeait absolument pas de la régler, dès lors qu’il obtenait ce qu’il voulait, mais il trouvait intolérable de jouer les pigeons à raquer pour les autres. Son esprit n’était jamais en repos. Il était toujours alerte. On ne la lui faisait pas, à Dave Hill, ou alors il fallait se lever de bonne heure. Et encore, quand il était sur la route, il n’y avait pas un matin où il ne se réveillait en sursaut, la peur au ventre que ce jour soit venu. Il pinçait les nénés de Wilma, qu’il appelait des oranges. Puis, mesurant du regard ceux de Rae, il les proclamait  : «  Pamplemousses  !  », incapable de xer sa lubricité péripatétique sur l’objet qui lui était manifestement destiné, et raide dingue de celui qui appartenait notoirement à Fred. Un type comme lui, qui avait passé les deux dernières décennies à fourguer des remèdes de charlatan, se sentait forcément oué même quand c’était gratuit. Car au nal, qui pouvait vraiment être sûr de la valeur des choses, de nos jours ? Il y avait toujours une chance que ce soit moins cher ailleurs. Dave, lui, en était certain, et c’était bien là son angoisse fondamentale. Toujours ce doute qui le taraudait. Même dans ses rêves, il se faisait rouler dans la farine alors qu’il était seul. Ils s’empi rèrent de travers de porc jusqu’à éclater, les arrosant de bière arrosée de whisky, au son du piano droit dont jouait un très vieux Noir au visage grêlé  ; sur le piano trônait une boîte en bois noire ornée de l’inscription : Arrosez le pianiste. Et comme personne ne semblait vouloir comprendre, c’est Chub lui-même qui s’empara de la boîte et alla directement l’agiter sous le nez des dîneurs. Et quand débarquèrent une demidouzaine de musiciens venus d’un club de danse, il t signe à

g Fred, son groupe et un autre couple de se lever pour faire place aux nouveaux venus. Une fois dans le coupé, Dave tenta de glisser ses doigts boudinés dans la culotte de Wilma. «  Hé  ! Bas les pattes  !  », si a-t-elle entre ses dents, en saisissant son poignet des deux mains, tout en serrant les coudes pour bloquer les phalanges grimpeuses avant leur objectif. « Hé, allez poupée, t’es pas gentille, là, se plaignit Dave. Allez, un p’tit bisou ! — Seulement si tu laisses tes mains au garage », négocia-t-elle. Son sein droit commençait à être endolori à force d’être négligemment tripoté. Et elle avait mal aux bras jusqu’aux épaules à force de résister à ses entreprises. «  Ok  », acquiesça-t-il. Sous sa jupe, la main fourrée entre ses cuisses tièdes se t toute asque, comme pour montrer au monde entier qu’elle n’était que mollement a ectueuse et aussi ino ensive qu’un chiot. Avec un soupir, elle ferma les yeux et, résignée, tourna la tête un peu vers lui. D’un brusque coup de menton, il la força à se tourner entièrement et recouvrit sa bouche de ses lèvres qui puaient le cigare. Et, tout en tentant d’introduire sa langue, il repartit à l’assaut de sa moniche, réussissant à introduire deux doigts sous l’élastique de la culotte, jusqu’à la tou e, avant qu’elle ne réagisse. Il remua brutalement les doigts pour essayer de la faire mouiller. Elle s’arracha à sa langue épaisse, en postillonnant qu’elle ne roulait pas de pelles ! «  C’est dégueulasse  !  », répéta-t-elle en faisant une a reuse grimace et en croisant brusquement les jambes pour lui bloquer la main, dont les bouts des doigts étaient au bord de sa fente. Lui ne pouvait avancer davantage, et elle ne pouvait le forcer à retirer la main. L’air froid qui montait des planches du châssis lui donna la chair de poule tout le long des jambes. Ils bataillèrent dans le coin de la banquette, elle, rejetant la tête en arrière, tournée contre la vitre glacée a n d’éviter ses lèvres.

«  Menteur  ! accusa-t-elle. Tu m’avais promis de rester tranquille si je te donnais un baiser ! — C’que tu m’as donné, j’appelle pas ça un baiser, moi ! — Et ça alors, t’appelles ça une ba e ? » Et elle le frappa sauvagement à la volée, en plein sur l’oreille opposée. « Petite salope ! grinça-t-il. Allumeuse ! » Mais toute sa force était partie avec le coup. Quand elle se redressa, il lui avait saisi la cramouille à pleine main. Elle versa une ou deux larmes de frustration devant son impuissance. À quoi bon ? Qu’est-ce que ça changerait ? C’est alors que Fred et Rae, qui jusque-là avaient fait comme s’ils ne remarquaient pas l’échau ourée qui se déroulait près d’eux sur la banquette encombrée du coupé, sortirent la bouteille qu’ils avaient soigneusement glissée entre eux. « Allons, allons, intervint Rae. Tout le monde boit un coup, on est tous amis. » Puis, en poussant Wilma avec la bouteille : « Allez, Wilmette. Bois un coup. — Ouais, c’est ça, poupée, renchérit Dave. Bois un bon coup, ça va peut-être te réchau er le cul, il est glacé, là. » Mais, nullement désireux de perdre l’avantage qu’il avait conquis sous sa jupe, il ne but pas lui-même. Wilma avala une longue rasade et se mit à tousser. Dave glissa un doigt de plus en elle. Le temps qu’ils arrivent à l’hôtel, il l’avait maculée de rouge à lèvres d’une oreille à l’autre, et lui trifouillait le sexe si violemment de ses phalanges qu’elle se sentait nauséeuse. Mais elle était excitée, maintenant. Elle le haïssait, ce Dave, et son esprit était déconnecté de ce qui se passait à l’intérieur d’elle, mais elle était grande ouverte, chaude et toute mouillée ; elle regardait xement le pro l de Fred dans les lumières intermittentes et se mit à le désirer. Fermant les yeux, elle essaya de penser à d’autres hommes. Une fois dans la chambre, Rae se dépêcha de faire à nouveau circuler la bouteille, en se penchant en arrière dans un bâillement qui en disait plus qu’un long discours.

q p q g « Elle a sommeil, ta chérie », dit-elle à Fred. Elle n’avait invité personne à s’asseoir. Debout au milieu de la pièce avec leurs manteaux, ils se passaient la bouteille tel un quatuor de poivrots au coin d’une rue qui terminaient une bonbonne communautaire avant de se séparer. «  Si seulement c’était toi mon mec pour ce soir  », con a Wilma, éméchée, à Fred devant tout le monde. Elle passa la paume de sa main bien à plat du haut en bas de sa cravate toujours bien nouée, et tripota la boucle monogrammée de sa ceinture. Elle éclata d’un petit rire. « Je parie que tu pourrais marquer une lle au fer rouge avec ton petit truc ! » Puis, se tournant vers Dave, sur le ton de la con dence : « Il a le plus gros engin que j’aie vu de ma vie. » Elle hocha la tête, sûre d’elle, et t un clin d’œil, ce qui n’arrangea rien au malaise de Dave. « Et c’est tout à moi, chérie », intervint Rae, en allant entourer sa propriété des deux bras. «  Qu’est-ce qui lui prend  ?  », demanda Dave. Le marché qu’il avait cru conclu avait tout l’air de devenir renégociable juste avant terme, et il n’aimait pas ça, mais alors pas du tout. Il avait beaucoup investi dans cette soirée. «  Oh, elle veut juste se faire prier un peu, a rma Rae. Ça va aller. N’est-ce pas, ma puce, que ça va aller ? — Non, je ne crois pas, répondit lentement Wilma, en jetant un nouveau coup d’œil scrutateur à Dave. — Mais si, mais si, insista Rae sur un ton guilleret. — Bon, ben si elle veut pas… insinua Dave, qui en voulait quand même pour son argent. — Si, elle veut ! certi a Rae, en prenant vivement Wilma sous son aile. Viens, ma chérie, on va faire un petit tour. » Personne n’allait la raccompagner chez elle, c’était une évidence désormais. Dehors, il faisait froid. Elle était fatiguée. Les jambes ageolantes, elle se laissa emmener jusqu’à la porte. D’un signe de tête, Rae demanda à Dave de les suivre, mais Wilma n’était pas dupe. Elle savait très bien ce qui se

p p q passait. Elle n’était pas aussi ivre qu’ils le pensaient. Elle se demandait bien combien Fred avait fait payer à Dave. Elle se sourit intérieurement, forte de la certitude que, au moins, ce n’est pas elle qui se faisait arnaquer. Comme si cette certitude-là était une victoire. Dave pro ta de l’occasion pour lui peloter un peu les fesses, en avouant qu’il était prêt à mettre une belle somme sur la table. «  Je dis pas que ça m’intéresse pas, expliqua-t-elle. Simplement, t’as pas l’air d’un type capable de faire ce genre d’investissement. — Oh, moi, je suis toujours partant pour payer le produit, mais y m’faut toujours le produit que je paye, récita-t-il comme s’il lisait un slogan sur un panonceau invisible. — T’es prêt à payer cent dollars  ?  », t-elle comme pour le taquiner. Mais ce n’était pas une taquinerie. « CENT DOLLARS ! s’exclama-t-il comme s’il allait devoir faire des traites. Il est fait en quoi, en or ? — Mieux que ça. Épices et sucre d’érable, et tout ce qui est agréable. — Et encore, t’as pas vu sa queue de chiot, glissa Rae. — Cent billets, je mettrais même pas ça pour me taper la Rockefeller sur un bateau de croisière ! lança Dave pour que tout le monde comprenne bien les limites. — Tu crois  ? Tu crois que madame Rockefeller, elle sait tanguer comme ça, même au milieu de l’océan ? » De sa paume ouverte, elle se claqua un baiser sur la fesse, et t faire à Dave le tour du monde d’un très lent roulement de hanches qui stoppa d’un coup avec une secousse qui aurait arraché net son braquemart s’il avait été à l’intérieur. « Vingt-cinq, concéda Dave d’une voix soudain râpeuse. — T’es taré, toi. J’ai un mari qui peut me faire bien mieux pour ça. Tu me prends pour quoi ? » Il se passa la langue sur les lèvres. « Il est gras, t remarquer Wilma, les yeux sur le bourrelet qui surplombait sa ceinture.

p — Mais non, il est gentil. Juste un petit peu rat. — Alors t’as qu’à coucher avec lui, toi. Moi, je vais expliquer ça à Fred. — Arrête  !  », cria Rae en la rattrapant au vol par le bras. Elle heurta le mur du dos en gloussant comme une folle. « Mais il a envie de toi ! plaida-t-elle encore. — Hé, qu’est-ce que ça veut dire, rat, explosa Dave. Écoute, cocotte, faut pas que tu m’prennes pour une poire. Depuis le début, j’ai bien vu son petit jeu, à ton mari. Y’a plein de types dans son genre qu’ont déjà essayé de m’faire le coup. Tu peux aller lui dire qu’y m’doit quinze billets pour la soirée, à vue de nez. J’en aurais rien dit, en fait, si les choses s’étaient bien passées. Mais j’aime pas qu’on me traite de rat, ni qu’on me prenne pour un gogo. — Personne te prend pour quoi qu’ce soit. Hé, dis-donc, mon gars, tu penses pas vraiment que je coucherais avec toi pour du fric, non ? » Sortant son vieux portefeuille marron, il trifouilla à l’intérieur pour ouvrir une poche secrète et t paraître un billet de cent dollars tout neuf, qu’il agita telle une amme au bout de ses doigts. Il le passa sous le nez de Rae. Elle le suivit comme s’il était parfumé. «  Donne-moi un petit échantillon pour me prouver que tu vaux ça », reprit-il sur un ton entendu, en la prenant par la taille de son bras libre. Comme pour l’hypnotiser, il t onduler la coupure devant ses yeux, sa bouche suivant juste derrière pour l’embrasser. Le bras qui enserrait sa taille glissa dans le creux des reins, et il saisit de sa main sa fesse droite, écartant les deux globes de ses doigts, en fourrant au passage sa robe dans la raie. Elle s’arracha à lui d’une torsion. «  T’aurais dû dire ça clairement depuis le début  », sou a-telle. Avec précaution, il rangea le billet dans son portefeuille, qu’il remit bien à l’abri dans sa poche de pantalon. « Si tu le veux, tu sais où il est. — Tu blu es pas, hein ?

p — Y’a qu’un moyen d’le savoir. — Je pourrais pas laisser Fred. Y faudrait que j’le saoule. — Eh ben comme je disais, toujours partant pour payer le produit. » Puis, prenant le bras de Wilma : « Bon, poupée, j’ai l’impression que ce sera juste toi et moi. Si t’as l’occasion de nous rejoindre, ajouta-t-il à l’adresse de Rae, après l’avoir à nouveau déshabillée du regard, tu sais où on est. — Ouais, peut-être. Si je peux. » Une fois dans sa chambre, Dave désigna du doigt le lit à Wilma, en lui disant  : «  Allez, grimpe  !  » Il faisait froid. Passé vingt-deux heures, ils coupaient le chau age. Elle se déshabilla rapidement et se glissa entre les draps glacés, en protestant  : « J’aime pas ça, faut que ce soit clair. » Se glissant à ses côtés, il frotta le bout tout chaud de sa pine contre sa jambe, en lui susurrant : « Tu verras que je suis pas un mauvais bougre, quand tu commenceras à m’connaître. » Elle se mit à feindre une ivresse soudaine. Quand il recommença à lui mettre ses doigts, elle essaya de lui faire croire qu’elle était trop saoule pour s’en soucier. Et quand il vint entre ses jambes, elle se mit à murmurer le nom de son défunt mari pour justi er la facilité de la pénétration. « Odd ? demanda-t-elle. Oh, mon Oddie… », et elle poussa un soupir en sentant que ce vieux Dave était au fond. Et pourtant, elle détournait la bouche de ses baisers alors même que son corps réagissait à ses violents coups de reins. Il était velu comme un singe, pensa-t-elle soudain. Des poils partout. Il était gras et lourd. Mais il en avait une grosse et savait s’en servir. Rien de bien original, il poussait juste, refusant qu’elle le fasse accélérer, jusqu’à ce que ses fesses commencent à remuer d’elles-mêmes, contre sa volonté. Elle se haïssait, et pourtant, en toute honnêteté, elle avait plus envie que jamais. « Ah, tu pensais juste regarder le plafond, hein ? ahana-t-il en redoublant de coups de reins, grossissant à l’intérieur d’elle. Tu m’prenais pour une putain d’lavette, hein  ? J’suis pas un

bouseux, moi, poupée. Moi, j’suis venu pour baiser, petite. Y’a aucune pou asse qui fait la morte avec Dave Hill ! — Tu m’étonnes ! sou a-t-elle. — J’les fais jouir, moi  ! Même des putes endurcies, j’les ai fait jouir, moi ! Dis-moi ! Tu vas jouir, hein ? Dis-moi ! — Ouiii ! » Saisissant des deux mains ses fesses poilues qui la pistonnaient, elle atteignit vraiment l’orgasme pour la première fois de sa vie avec un homme. Mais une fois terminé, elle s’en voulut à mort. Il ne lui plaisait même pas. En plus, elle avait peur de tomber enceinte. Il n’avait rien mis pour la protéger. Elle tituba jusqu’au lavabo et essaya de se nettoyer à l’aide d’un linge savonné, qu’elle avait serré et tordu en tire-bouchon. Il n’y avait pas de baignoire dans la pièce. Elle pleurait doucement, plus furieuse contre elle-même qu’autre chose. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle cède aux sollicitations d’un tel ou un tel, en sachant pertinemment qu’elle s’en voudrait après coup ? Elle se t le serment d’être plus forte à l’avenir, en promettant bien à la providence que, si elle lui épargnait une grossesse sur ce coup-là, jamais plus elle ne serait aussi imprudente. « Qu’est-ce que t’as ? demanda Dave. Je t’ai fait mal ? » Il y avait comme une note d’espoir dans sa question. « Non. — Ben alors qu’est-ce qui va pas ? — Je suis une roulure. Je voulais pas ça. — Me dis pas que t’as pas aimé. — Non, j’ai pas aimé ! — Mon cul, oui ! — Mais je voulais pas ! — Arrête un peu. T’es pas plus pute que n’importe quelle femme au monde. Et une femme mariée, qu’est-ce que c’est, alors, sinon une pute trop fainéante pour aller tapiner ? C’est le monde entier qu’est un vaste boxon, chérie. Dis merci d’avoir ce joli visage, ces longues jambes et cette petite chatte, une des

j g g j p plus mignonnes que j’aie vues. Tu t’en doutes pas encore, mais une fois qu’t’auras compris, tu vas vraiment faire de l’e et. Les hommes, ça adore une femme qu’en a une belle. Ils adorent un triangle parfait. Y’en a certaines que j’ai pu voir, elles avaient l’air tellement louches, qu’on avait envie de les fourrager avec un bâton d’abord. » Il l’observa qui frissonnait dans l’ombre à l’autre bout de la pièce, en se demandant comment il allait parfaire son éducation à présent. «  Je parie que Rae, elle a une tou e magni que, pas vrai  ? Hein ? — Je sais pas. — Comment ? Tu l’as jamais vue ? — J’ai pas regardé. — Moi, je sais. Je le sens. Mais d’ici cinq ans, elle paraîtra pas à côté de toi. » Et pour récompense anticipée, il lui ouvrit les couvertures pour l’accueillir dans la chaleur de la couche. Alors qu’elle reni ait à cause du froid, il tenta de l’initier à un autre jeu. « Non, je fais pas ça », protesta-t-elle en s’e orçant de garder la tête au-dessus des couvertures. Il était très costaud. Leur lutte muette se prolongea quelques minutes. Les seuls sons qu’on pouvait entendre étaient les protestations du sommier métallique branlant et leur sou e dans le froid de l’air. Il avait décidé de s’attaquer à son anus. « NOOON ! hurla-t-elle, en bondissant hors du lit. J’ai dit non, c’est non ! — Très bien, vire ton cul de là alors, idiote. Et n’oublie pas, on me doit dans les quinze billets. — C’est pas moi qui te les dois en tout cas, mec  ! Je sais pas c’qu’ils ont pu te dire ou te promettre, mais moi j’en ai pas vu la couleur, de ton fric de merde. En ce qui me concerne, c’que je te dois, je suis encore trop bien éduquée pour t’le faire ! — Saloperie d’allumeuse de mes couilles  ! explosa-t-il alors. Casse-toi  ! Et dis bien à tes salopards de copains qu’on me doit

p p q du pognon et que j’ai bien l’intention d’le récupérer ou sinon j’irai le chercher jusque dans le cul de l’un ou l’autre ! — Dis-leur toi-même ! »     « Qu’est-ce qui s’est passé ? », demanda Rae, complètement dans le cirage. Debout dans l’embrasure de leur porte, elle maintenait son peignoir des deux mains. « Il est tombé dans les pommes, ou quoi ? — Tu parles. Il voulait me faire faire des trucs dégueulasses. Je lui ai dit que je faisais pas ça, et il a pris un coup de sang. — Ah, merde. Entre. » Fred était profondément endormi sur le dos, ron ant comme un type en train de s’étrangler. « Il est vraiment très en pétard ? chuchota Rae. — Il est pas content du tout. Il veut ses quinze billets. — Et puis quoi encore  ? Tu lui en as pas donné pour son pognon ? — Il m’a tringlée à mort, s’étrangla Wilma, soudain au bord des larmes. Qu’est-ce que tu lui as demandé pour moi  ? J’aimerais bien savoir c’que ça vaut sur le marché. — Arrête un peu. Qu’est-ce que tu t’es mis en tête ? Assieds-toi et bois un verre. Personne n’a vendu ton précieux petit cul. On sortait juste tous les quatre pour passer une bonne soirée. T’en as eu ta part. Tu pleurais pas, y’a un moment. — Mais je pensais qu’on allait s’amuser, moi ! — S’amuser ? Grandis un peu, bon Dieu. S’amuser ? s’escla a-telle. C’est quoi pour toi, s’amuser ? Un genre de poème d’écolier, tout rose avec des petits oiseaux et des papillons  ? Merde, grandis un peu, Wilmette. S’amuser, c’est savoir qu’on est vivant et pas déjà mort. S’amuser, c’est se faire tirer, et rire, et pleurer, et lutter, et aimer. S’amuser, ça peut vouloir dire être méchant et haïr les gens si c’est l’humeur du jour. Mais se sentir satisfait parce qu’on n’est pas encore mort, comme les autres, c’est pas ça, s’amuser.

— Mais moi je me dégoûte à en vomir. J’ai l’impression de m’être roulée dans la crasse. — Foutaises, ma chérie. T’essaies de bourrer le mou à qui, là ? T’étais pas si schlass que ça. Tu savais très bien comment ça allait nir. Personne t’a forcée. Qu’est-ce que tu veux de moi ? — Je sais pas. Rien. — Alors essaie d’être raisonnable, maintenant. — D’accord », décida-t-elle fermement. Elle accepta le verre que Rae lui o rait et alla s’asseoir dans le seul fauteuil de la pièce, croisant les jambes en une pose désinvolte. Soudain, elle se remémora cette sensation de l’orgasme. Et ce fut un choc. Elle se mit à frissonner. Une chaude sensation l’envahit et elle se sentit presque à l’aise dans ce grand fauteuil. Il fallait très vite qu’elle le refasse avec quelqu’un qu’elle aimait vraiment. Elle se sentait à la fois vidée et forte, propre et pute, rebelle, intouchable et invaincue. « Voilà pour commencer, reprit-elle en levant le gobelet et en avalant l’eau de feu cul sec. — Ça, c’est parlé ! applaudit Rae. T’en fais pas, ma puce. On va s’occuper de toi. » Puis elle alla secouer Fred. « Chut… murmura-t-elle pour le calmer. Écoute… » Et, se penchant à son oreille, elle chuchota longuement. « T’es sûre ? demanda Fred, tout fort. — Certaine ! » Et ils se remirent à chuchoter. « Bon, écoute, nit par déclarer Fred, et si on allait lui dire que c’qu’il a essayé de lui faire l’a rendue hystérique, et qu’il faut l’emmener à l’hôpital, ou un truc comme ça  ? Ou alors, qu’elle est d’une famille de notables du coin, et qu’ils vont lui envoyer la police ? — C’est idiot. Une lle de la haute, qu’est-ce qu’elle cherait au vestiaire d’un beuglant comme le Calico Cat ? — Ouais t’as raison, j’suis encore à roupiller. — Alors réveille-toi ! Des gros bobards comme ça, il va jamais gober. C’est un roublard, ce type. Et du genre à écorcher un pou

g yp g p pour avoir la peau. C’est pas lui qui va lâcher son oseille comme ça, sur des boniments. Tu te souviens de Milwaukee ? — Ouais. — Eh ben ce type, il me rappelle l’autre, là-bas. — Bon alors dans ce cas, laisse tomber. Pas envie qu’tu prennes des risques comme ça. — Bon, ok. Mais quand même, c’est dommage de le laisser ler avec ces biftons de cent dollars. — Il a combien sur lui, d’après toi ? — Un type qu’a cent dollars, souligna-t-elle dans un haussement d’épaules, ça se balade pas avec un seul billet. — Très juste. Bon, remarque, si jamais tu pouvais utiliser la came… — Tu veux qu’j’essaie ? — Ben… si t’en as envie. Quand même, on dirait bien qu’il a exactement ce qu’on recherche. Si ça se trouve, on sirotera une bière à Denver après-demain. — Ok, où tu les as mises, les gouttes ? — Dans une de mes chaussures de rechange, sous le bahut. » Elle se mit à genoux pour fouiller derrière la commode. Quand elle se releva, elle glissa quelque chose dans sa poche de kimono. Puis elle alla jusqu’au lavabo et se mit à arranger sa coi ure et son maquillage. «  Tu fais vraiment ga e avec ce truc  », prévint Fred, assis en sous-vêtements au bord du lit, l’air vaseux et à demi-endormi. « Oui, ok, répondit-elle avant de se retourner pour en ler une culotte sous son déshabillé. Pendant que je suis partie, vous emballez tout, toi et Betty Boop. Traînez pas. Quand je reviendrai, faudra vraiment être prêts à décaniller. — On le sera, a rma Fred. Fais bien attention. — Ouais. » Et elle ouvrit la porte pour se glisser dans le couloir. Entre deux murs en faïence verte à la patine terne, la moquette au centre du corridor était usée jusqu’à la corde, comme par le passage quotidien d’un troupeau. Il n’y avait guère que le long des murs que l’on pouvait distinguer les

g q g q p g vestiges crasseux du revêtement mauve et marron. À arpenter ce chemin élimé, elle se sentait bovine. Ce couloir, il n’était pas di érent d’autres qu’elle avait empruntés à Milwaukee, Peoria, Indianapolis, Spring eld, Kansas City ou Joplin, pas plus en tout cas qu’un train de marchandises ne di ère d’un autre. Tout au bout de ce passage obscur, près de la sortie de secours, trônait, sous la vague lueur d’une ampoule rouge nue, un tonneau d’incendie rempli d’eau stagnante, avec des seaux accrochés au bord, tel l’autel profane d’un culte vaudou secret d’arrièreboutique ou d’une secte spiritualiste. Le tonneau, c’était pour tous les déracinés comme un rappel, constant, impersonnel, universel, de leur condition, à la manière d’un autel dans une paroisse perdue à minuit, où l’on oscille le plus souvent entre abnégation d’esprit totale et explosion de fureur incendiaire, sans juste milieu. Elle continua à avancer en tournant la tête à gauche et à droite, lisant les numéros grossièrement peints sur des portes derrière lesquelles elle percevait les ron ements assourdis de voyageurs épuisés. « Putain, pensait-elle, un chi re, ça devrait signi er plus que ça  ! C’est du gâchis mathématique. Compter des vieux schnoques qui pètent dans leur sommeil. J’en ai ma claque, de cette vie. » Ses lourdes hanches roulaient sous le satin de son déshabillé. Ses mules claquaient sous ses talons nus. Elle sentait contre sa cuisse le petit acon bleu au fond de sa poche. Elle marchait rapidement, comme si les murs avaient des yeux. Comme si les murs avaient des sentiments. Ou une mémoire. Dave, en robe de chambre de anelle passée, des grosses pantou es usées aux pieds, ouvrit le loquet de sa porte, sa ne moumoute en main comme un homme que l’on vient de réveiller. « J’venais juste de m’endormir. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda-t-il sur un ton exagérément détaché. — Fred, il a ni par tomber raide », susurra-t-elle en se glissant dans la chambre et en fermant la porte derrière elle. Dans la

p pénombre, elle l’enlaça de son bras gauche et se pressa lentement de tout son corps contre lui, a n qu’il la sente bien tout partout. « Tu as toujours envie de moi ? », murmura-t-elle en e eurant ses lèvres des siennes. Pour toute réponse, il la serra dans ses bras et l’embrassa brutalement. Il parcourut son corps de ses mains avides, pétrissant ici, malaxant là, avec un sourd grognement de gorge évoquant celui d’un chien. Dénudant brutalement son épaule gauche, il prit possession de son sein à pleine main. Il frottait ses parties encore asques contre son bas-ventre. Dès qu’elle le sentit raidir, elle s’écarta en pivotant. « Oh là ! Attends, si on buvait un verre pour commencer ? Tu vas trop vite pour moi. — Moi, j’ai plus envie de picoler. Et en plus, c’est ton mari qui l’a gardée, la bouteille, bougonna-il. — J’y retourne en vitesse et je la ramène, proposa-t-elle avec entrain. Il aurait pas dû la garder. Il a dû penser que t’en avais une. — Non, laisse tomber. » Il la saisit par le poignet de la main gauche et entreprit d’ouvrir son kimono de la droite, défaisant le nœud comme s’il déballait un colis. «  Waouh  ! C’est à ça que ça doit ressembler, une femme. Poupée, je vais te faire grimper aux rideaux ! » Elle voulut se recouvrir. Il la faisait se sentir trop nue, trop laide. Se léchant les babines, il baissa sa culotte jusqu’aux genoux. «  Hmmm, y’a bon  !  », déclara-t-il en tombant à genoux pour enfoncer son visage dans la tou e sombre et soyeuse. Elle mit ses mains de chaque côté de sa tête et regarda xement sa tonsure. Elle fut envahie d’une brève vague de tendresse. Elle poussa sa tête sur le côté et essaya de le faire relever. Il se redressa, cherchant à mordre ses seins, sortant maladroitement sa queue pour en fourrer le bout dans l’humidité que venait de quitter sa bouche.

q q «  Si seulement t’étais venue depuis le début  », dit-il, irrité, regrettant l’énergie qu’il avait inutilement dépensée avec Wilma. Il voulait absolument retrouver l’aiguillon de son désir. «  Laisse-moi te regarder  », poursuivit-il en lui enlevant complètement son déshabillé, qu’il lança sur la chaise pardessus ses propres vêtements. Elle envoya valser elle-même ses mules et s’o rit à son regard. « Tourne-toi. » Elle s’exécuta, prenant des poses de rosière. « Hé, dépêche-toi, là en bas j’ai des glaçons qui pendouillent ! » Il l’attira à nouveau vers lui et l’embrassa goulûment. «  Hhhmmmah  ! t-il en s’interrompant. Poupée, tu t’ gures peut-être que t’en as déjà eu, des parties de jambes en l’air à cent dollars, mais crois-moi, t’as rien vu ! » Et, lui attrapant la main gauche, il la guida jusqu’à sa bite qu’il lui o rit comme si elle était venue exprès pour ça. Presque une heure plus tard, elle se releva, chancelante, et ramassa sur la chaise son kimono, qu’elle ren la en frissonnant avant de ler au lavabo. Elle se sentait toute gluante de sperme, du menton aux genoux. Debout sur une jambe, au-dessus de la cuvette, elle ouvrit les robinets. Elle se mit à uriner, mais en gardant sa pisse à l’intérieur avec sa main pour une douche vaginale de fortune ; une fois son vagin plein, elle relâcha tout en un jet grésillant. Elle savonna un linge, qu’elle se passa sur les seins pour nettoyer ce truc collant, puis se lava les bras, le ventre, les cuisses et le derrière. Elle se nettoya en dernier le visage, avec ses mains. Elle gardait le dos tourné à l’homme dans le lit, avec son déshabillé rose pour seul paravent. « Ouh là là ! Elle est glacée, cette eau ! T’en veux un verre ? — Nan, je boirai au passage, faut aussi que j’aille me laver. » Maintenant, il fallait qu’elle trouve un moyen de la lui faire avaler, la potion bonne nuit. « Reste couché et relaxe-toi. C’est moi qui vais te laver avec ce linge. » Et elle se mit à savonner le tissu-éponge comme une gentille professionnelle. Prestement, elle tira le acon de gouttes de sa

p g poche, en lui parlant par-dessus son épaule opposée pour détourner son attention du mouvement. « Après toute cette gymnastique, tu dois être bien fatigué. Y’a jamais personne qui t’a dit que tu pourrais te faire du mal, ou tuer une pauvre lle, à t’employer comme ça ? — Y’a la veuve d’un prédicateur à Joplin, une grande femme, belle et réservée comme pas deux. L’air de quelqu’un qu’a jamais vu de zigounette. Mais alors… Bon Dieu de nom de Dieu, cette bonne femme, elle m’avale tout entier. Elle m’appelle son taureau Jersey ! — Ouais, sûrement. — Tu me crois pas ? — Ah, si ! Si, j’étais juste en train de me demander à quoi tu me faisais penser, moi. » Elle vida le somnifère dans le gobelet en le tenant près de son ventre dans le bruit du robinet, reboucha le acon (n’ayant pas pu compter les gouttes, elle l’avait presque vidé à moitié) et le remit vite fait dans sa poche. Puis elle remplit le gobelet d’eau à ras bord et s’empara du linge. «  À votre service, monsieur.  » Elle lui tendit le gobelet en faisant une révérence, puis se mit à lui laver les parties génitales. Elle souleva la pine entre le pouce et l’index, comme une lle qui examinerait un serpent écrasé. Elle avait une moue de dégoût. « Alors, t’as ré échi ? À quoi je te fais penser ? demanda-t-il. — Oh ? Je sais pas. J’arrive pas à te comparer à quoi que ce soit, en fait. Aucun animal que j’aie déjà vu. » Il ne savait pas trop si c’était un compliment ou non. Il but une gorgée de l’eau glacée. «  Beurk  !  », s’exclama-t-il derrière elle, alors qu’elle était penchée sur lui à le laver. Sa main droite arrêta de la caresser distraitement entre les jambes. «  Qu’est-ce qui t’arrive  ? demanda-t-elle en se tournant vers lui, prévenante. — T’as dû laisser couler l’eau trop longtemps. »

Et il leva le gobelet vers la lumière du plafond, tentant de voir à travers le verre. « Oh, c’est rien. Elle est dure, l’eau du Kansas. On s’y fait. — Oui mais ça, c’est dur à couper au burin, répondit-il en reni ant la mixture. On dirait un médicament. — Bouche ton nez ! » Et soudain, lui sautant dessus, elle lui arracha le gobelet de la main, lui pinça le nez et commença à lui verser le contenu au fond de la gorge. Allongé, il fallait qu’il avale ou qu’il se noie. Elle se mit à rire, comme si c’était une blague. Une grosse taquinerie. Des enfants jouant à se chamailler. Et elle parvint ainsi à lui faire ingurgiter quasiment tout le verre avant qu’il n’arrive à se secouer, en crachant partout. « Tu m’en as fait avaler de travers ! aboya-t-il en s’étranglant. Bon Dieu ! Kof kof kof ! » Elle riait franchement à présent. « Je lui en aurais fait prendre quitte à lui injecter dans le cul au compte-gouttes  », se disait-elle, en gloussant et en tapant du plat de la main sur son dos porcin. Quand il se redressa, il la força à caresser son engin asque. Aucune réaction. Mais il insista pour qu’elle continue. « Vas-y, vas-y, l’encourageait-il. — Mais mon chou, elle est morte, là. — T’arrête pas. » Elle eut un haussement d’épaules, un soupir, puis donna une petite secousse à l’engin, le pinça, et, résignée, posant sa tête sur la toison de sa poitrine, elle continua à malaxer et à branler le tube tout mou. Si elle avait posé la tête sur son torse, c’était pour ne pas sentir son haleine et l’empêcher de l’embrasser. Grossière erreur. Il se mit à pousser doucement sa tête plus bas. Quand elle raidit la nuque pour résister, il pressa plus fort. Elle t mine de ne pas comprendre ce qu’il voulait jusqu’à ce que son nez soit dans son pubis, et son regard plongé dans l’œil du Cyclope. Elle leva la tête. «  Bon, écoute, t’es plus capable d’en faire grand-chose, là. Pourquoi on ferait pas un petit somme, comme ça à ton réveil tu

q p p ç seras requinqué ? — Rien à foutre de c’que j’peux faire ou pas faire. On a un marché, toi et moi. — Mais y’a plus d’huile dans la lampe, en n ! — Alors tu la suces jusqu’à ce qu’elle se réveille », répliqua-t-il aussi naturellement que s’il choisissait entre frites ou maïs au restaurant. Elle eut un petit frisson d’espoir en pensant détecter un arrière-ton quelque peu brumeux dans sa voix. Elle souleva la chose, qu’elle regarda un instant en gros plan avec un air écœuré, puis introduisit le bout froid dans sa bouche et ferma les yeux. De sa main, il fouillait distraitement son sexe. Au bout d’un moment, il parut s’assoupir. Elle arrêta et resta immobile, écoutant sa respiration. Juste au moment où elle laissait glisser de sa bouche l’extrémité de sa queue, il remua et la remit à l’ouvrage d’une bourrade, tout en commençant à faire couler sa liqueur avec ses doigts. Il montrait quelques signes de bandaison naissante. Excitée par sa main qui s’a airait toujours, elle mit un peu plus de cœur à l’ouvrage. Cependant, avant même qu’il ne soit à demi dressé, il sembla se désintéresser, ralentit son mouvement, s’arrêta, puis se mit à ron er. Elle se dégagea de l’étreinte de sa main, avec une envie furibonde de se mettre à califourchon sur cette carcasse endormie, sa chatte sur sa gure tel un putain de masque à oxygène, pour se faire jouir sur cette gueule de con tout en l’étou ant. Craignant de le faire bander à nouveau, elle laissa son pénis glisser doucement de ses lèvres, comme un bébé qui perd sa tétine pendant son sommeil. Elle ne put s’empêcher de frissonner, en luttant pour se contrôler de peur de le réveiller. Presque imperceptiblement, furtive comme une ombre, elle se redressa sur le lit en s’arrêtant à chaque grincement. Maintenant agenouillée au bord, sans toucher le corps de l’homme, elle tendit un pied pour trouver le sol. Alors, très lentement, gramme après gramme, elle transféra son poids du lit à son pied. Elle gardait le regard xé sur son visage, guettant le moindre signe de conscience.

g g g Elle resta debout près du lit, pétri ée, jusqu’à être sûre et certaine qu’il ne se rendait compte de rien. Elle s’accroupit, à la recherche de son déshabillé. Ses genoux craquèrent. Elle se gea dans cette position. Le son lui avait semblé assez fort pour attirer l’attention. Toujours près du lit, elle en la son vêtement. Manifestement, il avait son compte. S’enhardissant un peu, elle alla sur la pointe des pieds jusqu’à la chaise où son pantalon était posé, et s’en saisit. Il était en toile râpeuse et sentait mauvais. On apercevait les premières lueurs de l’aurore, un mince trait gris sous le store baissé. Il allait falloir se dépêcher à présent. Elle prit bien soin de ne pas faire tinter les pièces en allant pêcher le portefeuille au fond de la poche secrète bien boutonnée. Pas le temps de farfouiller dedans, elle serra contre son cœur battant le cuir usé bien gon é, ramassa ses chaussures et se glissa avec précaution hors de la pièce. Prendre ce qui lui revenait, c’était une façon de voir la situation. Une fois dans le corridor, elle se souvint. «  Merde, j’ai oublié ma culotte ! » En vitesse, elle parcourut le couloir, et jeta un rapide coup d’œil en arrière quand elle arriva à sa porte. Elle frappa tout doucement avec ses doigts. «  Qui c’est  ?  », chuchota Fred, qui entrouvrit juste assez pour qu’elle pénètre dans la chambre dès qu’il l’entendit répondre : « C’est moi ! » « Qu’est-ce qui s’est passé ? l’interrogea-t-il, son regard passant du visage de Rae au portefeuille qu’elle serrait tout contre elle, dans le décolleté de son déshabillé. Ça y est  ? Tu l’as  ? Je commençais à me faire du mouron, je serais venu dans une minute si t’étais pas arrivée. — Ah ouais ? T’aurais été en retard, répondit-elle sèchement. — Qu’est-ce qui s’est passé ? » Elle balança le portefeuille dans sa main tendue. «  Espèce de connard  ! T’avais gardé sa bouteille, à l’autre enfoiré ! » Il était occupé à explorer le portefeuille, à la recherche du compartiment secret qui dissimulait leur ticket pour l’avenir. « Ouais, et alors ?

— Alors  ? Espèce d’enculé, je ne pouvais pas lui faire boire la potion magique ! — Qu’est-ce que t’as fait alors, bordel ? » Il s’était arrêté de compter les billets qu’il avait dénichés. Il y avait dans son regard comme un début de panique. « Je l’ai baisé à mort », cracha-t-elle. Puis, brusquement, elle lui saisit la tête à deux mains et lui donna un long baiser baveux sur la bouche. «  Tiens, ça fait quel e et, d’être un suceur de bites par procuration ? » Il la repoussa, s’essuyant la bouche du revers des deux mains. «  Bon, d’accord  ! J’suis désolé  ! T’es en train d’essayer de me mettre en rogne. Y faut qu’on se tire de là maintenant, il fait presque jour. — Pas question que je parte sans me laver les dents. » Et elle se précipita vers le lavabo, puis se retourna d’un coup, l’air e aré. «  T’as oublié ma brosse à dents  !  » En e et. «  Espèce de connard ! Je jure devant Dieu, Fred, c’est ni  ! C’est la dernière fois que tu me forces à faire ça, putain ! Je plaisante pas ! — Plus jamais ! Plus jamais, chérie. J’te le promets. C’est ni. — Ben voyons  ! Tu promets. Jusqu’à la prochaine. Combien il avait, ce fumier ? — Cent soixante-sept. — Quoi  ? Seulement  ? Tu veux dire… C’est pas croyable, un rapiat pareil, mettre tout son pognon dans un billet de cent juste pour épater la galerie  ! Bon Dieu  ! s’étrangla-t-elle, estomaquée de tant de petitesse. J’espère qu’il va crever ! — Rae ! s’exclama Wilma, choquée. — Oui, qu’il crève  ! renchérit-elle. Et qu’est-ce que tu foutais, toi, Miss Glaçon-dans-la-culotte, pendant que je l’épongeais, ce vieux porc ? Oh, ça va, me fais pas ton air o ensé à la con. Je sais très bien que tu lorgnes Fred en coulisse depuis qu’on se connaît ! — C’est pas vrai ! Rae, j’le jure ! — J’t’en foutrais, moi !

J — Bon, allez, toutes les deux, pas le temps pour ces conneries, il faut qu’on se tire d’ici. Il fait presque jour maintenant. » La colère n’avait pas empêché Rae de s’habiller. Elle était quasiment prête. «  Ok, ordonna Fred. Vous, vous descendez les bagages par l’escalier de secours, moi j’amène la bagnole dans la ruelle et je vous retrouve là-bas. J’y vais tout de suite, vous attendez cinq minutes et vous rappliquez. » L’escalier de secours était couvert de givre. Dans l’étroite ruelle latérale s’engou rait un vent glacé qui soulevait les ns manteaux des deux femmes. Rae avait deux grandes valises en carton celées avec des cravates de Fred. Wilma, une boîte retenue par une corde à linge et un grand sac plastique. Dans la chambre, ils laissaient derrière eux une vieille paire de chaussettes, un bas lé, une ceinture en sale état, un pot presque vide de crème de jour, un tube de rouge à lèvres usagé, un peigne cassé, des magazines, les journaux des trois jours passés, et une lettre de la mère de Rae écrite sur la page déchirée d’un cahier d’écolier. À mi-descente, Wilma glissa et dut lâcher le sac plastique pour s’accrocher à la balustrade de métal gelée. Le sac rebondit sur les marches et t perdre l’équilibre à Rae juste au moment où Wilma lui murmurait : « Attention… » Trop occupée pour jurer, Rae, tenant très haut ses deux valises, descendit un étage entier, jusqu’au palier du premier, quasiment à cheval sur le sac, manquant se déboîter une hanche à chaque pas. Une lumière s’alluma au-dessus d’eux, et on vit apparaître à une fenêtre un vieux cheminot digne d’un western, un petit bonhomme au sommeil léger, en sous-vêtements longs molletonnés tout gris, qui demanda d’une voix édentée : « Qu’est-ce qui se passe en bas ? C’est quoi ce ra ut ? — Rentre chez toi, pépé ! C’est un enlèvement ! répliqua Rae, en levant la tête. — Hein ? Quoi ? Incendie, que vous dites ?

— Eeeenlèvement ! répéta-t-elle. Toutes les putes du monde se font enlever par leur Prince Charmant ce soir. — Quoi donc  ? chevrota-t-il en mettant sa main en cornet à son oreille. Je vous entends pas ! » Elles se mirent à pou er. «  J’peux pas te parler maintenant, pépé. Tiens, regarde, il arrive, gloussa-t-elle en désignant le coupé qui venait de tourner dans la ruelle. Si on se dépêche pas, il va se changer en vieille citrouille comme toi ! — Quoi donc ? — Rentre te faire une branlette, papy ! — Faire quoi ? — Rentre ta cafetière avant qu’elle gèle, idiot ! » La partie rétractable de l’escalier de secours émit un long grincement de protestation quand elles le rent descendre jusqu’à la ruelle pavée. Fred balança tous les sacs à l’arrière et les deux lles s’a alèrent sur le siège, en pleine crise de fou-rire. « T’as vu sa tronche ? », demandait Rae. Elles avaient retrouvé leur entrain. Fred coupa jusqu’à Douglass, prit à gauche après le Broadview, le grand hôtel de luxe près de la rivière, traversa le pont, passa la borne marquant la vieille piste Chisholm, puis tourna à gauche sur Lawrence après le stade, et c’est là que le moteur commença à brouter. Le véhicule s’arrêta juste avant Waterman, direction sud, avec à leur gauche la rivière qui roulait ses ots obscurs et à leur droite les voies encore désertes de la gare de triage, et pas la moindre station-service ouverte à huit kilomètres à la ronde. « Et merde ! On avait bien besoin de ça ! », lança Rae. Fred revint après avoir regardé sous le capot. « Alors, c’est quoi ? — Aucune idée, reconnut-il, l’air pensif. Rien de très grave, à mon avis. Peut-être que c’est l’arrivée d’essence qu’est encrassée. Ou le carburateur gelé. C’est pas le circuit électrique en tout cas. — Bon, qu’est-ce qu’on fait, alors ?

— Il faut qu’on l’amène jusqu’à une station où ils pourront déboucher l’arrivée d’essence. Il faut que j’trouve un téléphone et que j’appelle un dépanneur. — Chouette alors. » Sur quoi Fred s’éloigna au petit trot dans la pénombre de l’aube. Il n’y avait pas un mouvement, ni voiture ni être vivant, nulle part. Et puis, un quart d’heure après le départ de Fred, elles virent passer une voiture de police qui remontait Waterman. Elle s’arrêta sur le pont, puis recula. Rae prit la main de Wilma. « Sois naturelle. Laisse-moi parler. » La Ford noire et blanche s’approcha d’elles au pas. Les ics éclairèrent le coupé de leurs lampes torches, l’inspectèrent soigneusement pour voir pourquoi il était arrêté sur la grandroute. « Quelque chose qui ne va pas, mesdames ? — Di cile à dire. La voiture a commencé à brouter, et puis elle s’est arrêtée. Mon mari est parti appeler un dépanneur. — Le téléphone le plus proche, c’est au Broadview. À un kilomètre et demi de marche. — Alors il ne devrait pas tarder. » L’autre ic sortit et s’approcha, sa main gantée sur la crosse de son arme. Son haleine était visible dans l’air. De sa grosse torche, il éclaira l’intérieur du coupé, côté passager. Puis il alla regarder le moteur. Il tendit la main et trifouilla quelque chose. « Essayez comme ça ? » Rae se glissa au volant, mit le contact et pressa fort sur la pédale du démarreur. Le moteur toussa longuement, mais ne démarra pas. « Ok, arrêtez ! cria-t-il avant de revenir en secouant la tête. Au bruit, soit vous l’avez noyé, soit c’est la durite d’essence qui est bouchée. — Oui, c’est ce que disait Fred. Il prend toujours cette essence premier prix. C’est déjà arrivé. Je lui ai dit, mais selon lui, si elle peut marcher à la piquette, c’est pas la peine de lui donner du

p pq p p champagne. Une fois, je crois bien qu’il a même essayé de la faire tourner au kérosène. » Le ic sourit. « Oui, moi aussi j’ai déjà utilisé un peu n’importe quoi comme carburant. Vous êtes de l’Illinois, c’est ça ? demanda-t-il avec un signe de tête en direction de la plaque d’immatriculation. — Euh… oui, c’est ça. On est en route pour Denver. Ma sœur se marie là-bas la semaine prochaine. — Félicitations ! » Il se pencha pour mieux la regarder. Wilma lui sourit, faisant de son mieux pour avoir l’air d’une future épouse. «  Il en a de la chance, commenta-t-il. Mais si vous allez à Denver, il aurait fallu rester sur la 54. Par là. » Et il indiqua du faisceau de sa torche la direction d’où ils venaient. «  Ah, ce Fred  ! Je me disais bien qu’il avait pas tourné où il fallait ! — Bon, en n j’espère qu’on ne vous a pas fait peur en venant vous voir. Tout le monde est sur les dents. On a été prévenus que le gang Barrow est dans l’État. La dernière fois qu’on les a vus, c’était à Blackwell, et ils venaient par ici. Donc, si jamais vous voyez quoi que ce soit de suspect, arrêtez-vous à la ville suivante et prévenez la police. Mais si c’est eux, ne vous arrêtez pas pour véri er. Ils auront vite fait de vous liquider. — Ne vous inquiétez pas, promit Rae. — Tiens, ça doit être votre mari qui revient, là-bas. — Oui, ben ce serait pas mal si vous lui disiez, vous. C’est le genre à s’arrêter au bord de la route pour venir en aide à n’importe qui. Un vrai saint-bernard ! — Ok, je vais lui expliquer. J’espère que vous n’aurez plus d’ennuis. — Merci. » Le ic alla à la rencontre de Fred. Les deux hommes se mirent à parler gravement. La tête de Fred faisait constamment oui, comme montée sur ressort. Puis le ic retourna à la voiture et

adressa un signe de la main aux deux femmes. La voiture recula, reprit Waterman et disparut. « C’était quoi, ce cirque ? interrogea Fred, en grimpant dans le coupé, dont il remonta les vitres. — Ils pensaient qu’on était Bonnie Parker et Clyde Barrow. Mais quand je lui ai dit qui t’étais vraiment, ils étaient pas intéressés. — Tu leur as dit qu’j’étais qui ? — John Dillinger en personne. Réchau e-moi. » Elle saisit son bras et se le passa autour des épaules. Le dépanneur les remorqua en ville, jusqu’au garage de nuit, près du Allis Hotel. On était dimanche. Le chau eur de la dépanneuse était de service, mais n’était pas mécanicien. Il leur promit d’essayer quand même de réparer la voiture. « Je peux jurer de rien, expliqua-t-il. Mais je vais jeter un coup d’œil. Le mécano ne sera pas là avant lundi. » L’hôtel voisin était un des meilleurs de la ville, mais même là le bar était fermé. Il n’ouvrait qu’à cinq heures. Et les voilà donc plantés au coin de la rue, en plein vent. Le ciel était presque clair à présent. « Si on prenait une chambre à l’hôtel ? proposa Rae. — T’es dingue, ou quoi ? — Non, pas dingue, mais crevée. Je m’sens comme quelqu’un qui a été aspiré par les pieds dans une bouche d’égout. Je me suis même pas lavé les dents ! Je refuse de bouger avant de pouvoir me refaire une beauté. Toi aussi, t’es sur les genoux. Et regarde. Il va pas réparer la voiture, ce bouseux. Je veux prendre un bain ! — T’es dingue ! — Je m’en che. Je fais pas un pas de plus avant d’avoir pris soin de moi, un bain et un bon petit déjeuner. — Elle est dingue », répéta-t-il en s’adressant à Wilma. Puis il demanda à Rae : « Et elle ? — Elle, elle est avec nous, tu te souviens ? C’est ma sœur, elle se marie à Denver. Ou alors t’as pas reçu ton carton d’invitation ? — Tu sais très bien que dès qu’il va se réveiller, ce gogo, il va commencer à crier au voleur.

— Laisse-le crier. Ils sont tous sur les dents, à chercher Bonnie et Clyde. Ils vont certainement pas monter une opération pour du menu fretin comme nous. Ils veulent la récompense. — Quand même, j’aime pas ça. — Si t’aimes pas ça, c’est le même prix. Allez, viens, juste quelques heures, bébé. Qu’est-ce que ça fout ? Tu crois qu’on est moins visibles plantés là, à un coin de rue ? » Alors les deux lles entrèrent dans le hall de l’hôtel, où le portier les examina d’un air dédaigneux pendant que Fred allait chercher leurs valises. Quand il revint, le portier les con a à un groom à la mine tout aussi désapprobatrice, qui regarda la valise comme si elle allait le mordre. Manifestement le genre de choses qu’on manipule avec des pinces. « On est tombés en panne… » Fred commença à réciter toute la fable, y compris le mariage imminent de Wilma, en l’embellissant de nouveaux détails de son cru, pendant que sa femme le houspillait : « T’as pas à lui raconter ta vie, dis-lui seulement de prendre ce putain de bagage ! » Le réceptionniste semblait lui aussi presque sûr qu’ils s’étaient trompés d’endroit. « Les aléas des voyages ! tenta d’expliquer Fred. — Ce sera dix dollars cinquante, d’avance, s’il vous plaît, l’informa le réceptionniste. — Bien sûr. » Et Fred, en payant, ne put résister au plaisir de faire apparaître le coin du billet de cent, juste pour montrer à ce connard de bêcheur qu’il n’était pas le dernier des pouilleux. Qu’est-ce que ça pouvait bien gagner, un petit tocard de réceptionniste, quinze dollars par semaine ? Leur chambre étant juste à côté de la cage d’ascenseur, ils l’entendaient passer et repasser. Quand il s’arrêtait à leur étage, ils entendaient presque les gens discuter à l’intérieur. C’était bizarre. À un moment, Fred crut même comprendre que le liftier parlait d’eux au groom.

«  Enfoirés de snobinards  ! grogna-t-il. Je déteste ces putains d’hôtels dorés sur tranche. On te traite comme si tu puais. — Ce qui est vraiment mon cas, plaisanta Rae. C’est la classe, ici. Ma baignoire à moi ! Je vais me prendre un bain. Wilmette, tu peux téléphoner pour faire monter du bain moussant ? — Il est cinq heures du matin ! rouspéta Fred. — Je m’en che. » Elle ouvrit les robinets à fond et ressortit de la salle de bains en jetant tous ses vêtements autour d’elle. « Je veux un bain moussant, et je vais en prendre un. » Nue à l’exception des chaussures, elle se dirigea vers le téléphone et décrocha. « T’es dingue, commenta-t-il. Vraiment dingue. — Réception  ? dit-elle en lui tirant la langue. Cinq dollars au premier qui monte ici avec du bain moussant. » Elle donna le numéro de la chambre. « N’importe quel parfum, oui. Merci beaucoup. » Elle se retourna d’un air satisfait, déposa un baiser sur le bout de ses doigts et t claquer sa main sur sa fesse nue en passant. « Des bulles. Tu sais vraiment pas vivre, Fred. » Quand elle sortit de la baignoire, il faisait grand jour. Wilma était recroquevillée dans le fauteuil. « Tu dors ? », demanda Rae. Pas de réponse. Rae, nue et parfumée, se glissa entre les draps près de son mari endormi, l’entoura de sa jambe lisse et le réveilla en l’attirant en elle. «  J’ai envie, chéri. Réveille-toi et fais-le moi. Je t’aime… J’ai prouvé aujourd’hui que je ferais tout pour toi, non  ? Hmm… Chéri, viens au fond. » Un peu plus tard, Fred sou a, sérieux : « C’est vraiment un bon lit, hein ? — Ah ça oui, approuva-t-elle. — Hey, Wilmette ! lança Rae de sous les couvertures où elle et Fred chuchotaient. Tu peux arrêter de faire semblant de dormir.

Viens te coucher. Allez viens, répéta-t-elle en riant, tu dormais pas, j’ai bien vu. Allez hop ! T’as jamais été à trois dans un lit ? » Wilma, feignant de se réveiller, s’étira, bâilla. «  Ok  », dit-elle en se déshabillant pour ne garder que sa combinaison. Alors que Wilma était tout au bord du lit, Fred entre elles deux, Rae poussa un soupir. « Je parie qu’il y a pas une femme au monde plus satisfaite que moi avec Fred. Il me comble vraiment. Avec lui, je me sens comme riche. Tu vois ce que je veux dire ? — Hmm… hmm… t Wilma. — Non, tu vois pas, en fait. Et je vais te dire un truc, je préférerais le tuer plutôt qu’une autre l’ait. Je le ferais vraiment, tu sais. — Hé  ! protesta Fred. Mais il était content, en fait. Il la prit dans ses bras et l’enlaça dans un long baiser. — Si vous devez remettre le couvert, moi je sors d’ici  !  », se récria Wilma. Ils se mirent à rire. « Pauvre puce, elle a le feu à la fente. Ma chérie, si seulement Fred avait un jumeau. Sincèrement. C’est dire à quel point je t’apprécie. — Je voudrais bien aussi, t Wilma d’une toute petite voix. — Allez, on dort un peu », intervint Fred. Dehors, il faisait grand jour.     Dans son rêve, Wilma entendait une clé que l’on poussait dans une serrure. Soudain, elle se réveilla en sursaut. Fred était étalé en travers, un bras et une jambe passés sur elle qui l’empêchaient de bouger. Sa combinaison était remontée jusqu’aux hanches. Le pénis tout dur de l’homme reposait sur ses cuisses nues. Trois hommes entraient par la porte ouverte, pistolet en main. Rae se redressa d’un seul coup et se mit à hurler. Fred remua, se réveilla à grand-peine, son érection soulevant les couvertures, et lança d’une voix pâteuse :

ç p « Qu’est-ce qui se passe, bordel ? — Tu bouges pas et tu mets les mains en l’air. Vous aussi, les lles. — C’est quoi, cette histoire  ? s’indigna Fred, encore à demiendormi. Vous avez un mandat pour entrer ici faire ce barouf ? » Le vieux ic le regarda comme on regarde un enfant. Le jeune alla jusqu’à la commode et ouvrit à la volée tous les tiroirs. Rien. Il alla alors fouiller les vêtements suspendus dans la penderie. « Tiens, le voilà, dit-il en revenant, le portefeuille de Dave Hill à la main. — Très bien, merci beaucoup, Sam  », dit le vieux ic au gros détective de l’hôtel qui gardait la porte, attendant que Rae laisse tomber le drap. Elle était nue comme un ver. « Pas d’quoi. Ils m’ont tout de suite paru suspects, dès que j’les ai vus. À faire briller des gros biftons comme ça. J’ai pensé qu’on tenait le gang Barrow ! » Ils se mirent à glousser. «  Hé, tu crois que si on les descendait, on pourrait les faire passer pour eux, pour la récompense ? — Ah ben bon Dieu, si on essayait ? — Je voudrais bien savoir ce que c’est que ce cirque, interrompit Rae, furieuse. — Ça, tu le sais parfaitement, cocotte. Allez, hop. Un à la fois, on lève son cul de ce pieu et on s’habille. On y va. T’as trouvé un ingue ou quelque chose  ? demanda-t-il au jeune ic, toujours occupé à fouiller la chambre. — Non. Ils sont pas armés. » Les deux autres hommes contemplèrent le long braquemart de Fred, qui se levait du lit, mains en l’air. Il ne portait qu’un maillot de corps. Ils se regardèrent. Le plus âgé lança, hilare : «  Si je savais pas, je dirais que c’est John Dillinger qu’on a pincé, là. On dit qu’il a la plus grosse bite dans les archives. Regarde-moi celle-là ! » Fred essaya de se couvrir. « Mains en l’air, salopard !

— Tu coupes celle-là en deux, ça su rait pour en faire des belles pour des vieux schnoques comme nous, dit le vieux ic au détective. — Pas étonnant qu’il lui faille deux femmes. — Moi, je les accompagne seulement, précisa Wilma, occupée à s’habiller. — Je veux faire pipi ! geignit Rae, comme si elle avait mal. — Ok, Hersh, tu vas avec elle. — Quoi ? Il vient aux chiottes avec moi ? — Soit il vient, soit t’y vas pas. — J’y vais d’abord ! — Fais ça, et je t’essuie le nez dedans, bordel ! — Écoutez, intervint Fred. On n’est pas des truands. On essaie juste de survivre. Je sais pas ce que vous vous êtes mis dans la tête, mais ce portefeuille, on l’a trouvé dans le hall du Traveler’s Hotel en partant ce matin. C’est vrai, on se tirait à la cloche de bois, parce qu’on était fauchés. Je le reconnais. On levait le pied. Et là, on trouve le portefeuille. On pouvait pas en croire nos yeux. Et puis notre bagnole est tombée en panne, et il a fallu la remorquer au garage à côté. Alors on s’est dit qu’on allait prendre une chambre dans un bon hôtel, se reposer un peu avant de repartir. Je vais à Denver monter une a aire avec un type. Minigolf, bowling. Vous pouvez véri er. — Allez, magne-toi, habille-toi. — Je vous dis la vérité, monsieur l’agent. — Bien sûr. Je te crois. On te croit tous ici. Mais bon, le type que vous avez drogué avant de lui piquer son larfeuille, lui, il nous dit qu’il faut pas vous faire con ance. Allez, on s’habille ! — Je peux avoir mon peignoir  ? demanda Rae, qui s’était enveloppée d’un coin du drap. J’ai rien sur le dos. — Ah ouais ? Qu’est-ce qu’elle faisait, d’après toi ? » Le détective de l’hôtel eut un rictus. «  Ce que je voudrais savoir, c’est quel rôle tu joues, toi, demanda le vieux ic à Wilma. — J’étais juste avec eux. Elle et moi, on travaille ensemble. — Oui, ça m’étonne pas trop. »

ç p p Rae voulait son peignoir. Il le lui fallait absolument. Le jeune ic suivit son regard. Il alla jusqu’à la porte de la salle de bains. Le vêtement était suspendu à un crochet à l’intérieur. « C’est ça que vous voulez ? demanda-t-il. — Oui, merci beaucoup. » Elle tendit la main pour se saisir du déshabillé de soie et lâcha le dessus-de-lit. Les hommes la regardèrent. Le plus jeune avait les yeux posés sur ses seins. Elle laissa tomber le dessus-de-lit sur le sol. Le jeune homme lui tint le déshabillé ouvert pendant qu’elle se levait. Elle se tourna pour en ler les manches. « Hé ben nom de Dieu, articula le vieux ic d’une voix rauque. — Merci », répéta-t-elle au jeune ic, en cherchant son regard. Il avait les yeux xés sur sa poche. Il la tapota. « Ne bougez pas ! » Il retira le acon médicinal bleu au bouchon compte-gouttes. « C’est quoi, ça ? — Mes gouttes pour le nez, répondit-elle. J’ai de la sinusite. — Oh ? dit-il en lui rendant le acon. — Mater une chatte, ça su t à te rendre abruti ? rugit le vieux ic. Donne-moi ce truc ! » Et il arracha le acon à la femme. « C’est mon médicament pour les sinus ! répéta-t-elle. — Écoute, poulette, t’as cinq minutes pour aller pisser et t’habiller, ou alors quand j’aurai ni avec toi, tu verras dans quel état ils sont, tes sinus. Allez hop ! » Ils les rent descendre par l’ascenseur de service a n d’éviter le hall de l’hôtel. « Oui, c’est bien eux ! » Ce bon vieux Dave, au poste de police, les identi a immédiatement. Le plus haut gradé avait la petite ole accusatrice sur son bureau quand il interrogea Rae : «  L’hydrate de chlore, c’est pas très bon pour les sinus, ma p’tite dame. On peut voir l’ordonnance ? » « Moi, j’étais juste avec eux », protesta Wilma quand vint son tour.

Ils la gardèrent pour véri cations. À la n de la journée, elle était inculpée de complicité de vol aggravé et de recel d’un manteau volé au vestiaire du Calico Cat plus d’un mois auparavant, et qu’elle avait mis au clou. En fait, la propriétaire du manteau l’avait oublié là-bas et, trop saoule, ne se souvenait même pas qu’elle y était allée. Wilma avait failli le dire au Grec à la n de son service, puis avait changé d’avis et l’avait fourré dans un cabas qu’elle gardait toujours sous le comptoir du vestiaire. Quelques jours plus tard, personne n’étant venu le réclamer, elle était ressortie avec le cabas, un pull-over par-dessus le manteau, mais, ayant peur de le porter, l’avait mis au clou pour trente-cinq dollars dans une boutique sur East Douglass. Il valait sept fois plus. Elle avait près de deux cents dollars d’ardoises dans plusieurs boutiques. On lui colla aussi une inculpation pour concubinage illégal, faute de preuves formelles qu’elle ait jamais accepté d’argent en échange de ses faveurs. Si elle acceptait de plaider coupable du vol du manteau et si elle trouvait quelqu’un pour régler ses dettes, ils étaient prêts à oublier le reste. Elle ne voulut même pas avouer son vrai nom. Au tribunal, confrontée à son père, elle proclama : « Je n’ai jamais vu ce monsieur de ma vie ! » Elle pensait qu’elle sauvait le vieux. Il dit au juge : «  On va essayer d’éponger ses dettes dans ces magasins, si vous nous donnez un peu de temps. Si on peut payer tant par semaine. Vous voyez, on n’a pas tout cet argent. — Je veux pas que tu fasses ça  ! hurla-t-elle. Ne t’abaisse pas devant ces gens pour moi. Dis-lui où il peut se la mettre, sa putain de justice ! Je suis pas une criminelle ! — Six mois ! », aboya le juge. Et il appela l’a aire suivante.

TREIZE

McCabe, l’ami de MacDeramid, arriva un matin au volant de sa berline à deux portes Modèle A pour fomenter avec lui un complot politique qu’ils devaient mettre en œuvre au Club Townsend n°4. Toute la matinée, ils étaient restés assis sur le marchepied de l’automobile à a ner les détails tout en taillant des bâtons en pointe. Jacky jouait autour d’eux avec les copeaux, leur cassant tellement les pieds que McCabe nit par l’installer au volant contre la promesse solennelle de ne toucher à rien et de ne pas appuyer sur le klaxon. Avec ce tacot, il faisait l’allerretour pour voir sa tante Nellie en Oklahoma dans les tempêtes de poussière et les ondées soudaines. Ils étaient encore en plein bavardage quand vint pour McCabe l’heure de rentrer. Sans pour autant arrêter la conversation, il monta sur le siège conducteur, mit le contact et actionna le démarreur. Ils haussèrent la voix pour pouvoir s’entendre dans le vacarme du moteur. La voiture rugissait de tous ses braves petits pistons. À un moment, MacDeramid dit  : «  Bon, à plus tard ! », et claqua la portière sur quatre doigts de la main droite du petit. Jacky faillit s’évanouir et se mit à hurler. Ils eurent très peur qu’il ait quelque chose de cassé. Ses doigts avaient quand même une drôle d’allure, surtout vers le milieu. Les deux hommes avaient beau essayer de le rassurer, leur mine trahissait leur inquiétude. Son grand-père palpa tout doucement chaque phalange de chaque doigt, en lui répétant tout aussi doucement : « Ne bouge pas, ston, ne bouge pas. Je sais, ça fait mal comme pas possible, mais ça va aller. Serre les

dents ! C’est un bon petit, ça. » Puis, à l’adresse de McCabe : « À c’que j’pense, y’a rien d’cassé. — Et si on l’emmenait à l’hôpital pour être sûrs, Mac. J’ai la voiture. — Non, je peux le soigner. Je préférerais encore me ra stoler les os moi-même plutôt que de laisser faire ces salopards de l’hosto du comté ! — Pour ça, je suis d’accord. Quelle chierie d’être pauvre, hein ? — Ah ça oui, nom de Dieu ! » Quand McCabe vit qu’il ne pouvait rien faire de plus pour eux, il laissa Mac s’occuper du petit. L’hôpital du comté, c’était vraiment un endroit à éviter. Même pour un esprit aussi jeune que celui de Jacky, c’était une annexe e rayante de la prison et du cimetière. À sa connaissance, personne n’avait jamais été guéri de rien là-bas. Les médecins étaient tous des internes, les in rmières des aides-soignantes, et la cuisine du même niveau qu’au pénitencier. En conséquence, il était toujours à moitié vide, même au plus fort de la Grande Dépression. Pour les actes ambulatoires, ça allait encore, mais personne ne voulait y rester plus d’une journée, de peur de ne pas se réveiller entier. L’établissement se trouvait dans le West Side, juste en face du Green Tree Inn (l’un des plus infâmes restoroutes de la région). Mac t rentrer en vitesse le petit dans la maison, tenant dans ses mains celle du blessé qui en ait à vue d’œil, avec autant de précaution que s’il avait tenu la tête écumante d’un serpent venimeux. Elle saignait très peu, même si on voyait que le sang s’était accumulé, noir sous la peau gon ée. Il le mit au lit et passa une heure à son chevet à lui plonger la main dans une casserole d’eau bien chaude remplie de sels d’Epsom. De la glace aurait été plus indiquée, mais dans la famille, c’était la chaleur qui constituait la panacée, même pour la èvre. Il lui prépara un grog chaud, mais Jacky fut incapable d’en boire plus d’une gorgée ou deux. Quand l’eau refroidit, il mit la main du petit sur une serviette posée sur ses genoux, et l’essuya soigneusement. Il l’enduisit de térébenthine, qui piquait comme pas possible.

q pq p p « SOUFFLE ! SOUFFLE ! SOUFFLE ! », hurlait le gamin. Et le vieux, obéissant, sou ait pour atténuer la douleur. Il imbiba de térébenthine des chi ons blancs propres et banda la main estropiée. Puis il enroula une nouvelle épaisseur de chi ons blancs et lui t une écharpe avec un bandana rouge. Une fois la morsure de la chaleur passée, Jacky garda en écharpe sa main brûlante et pantelante, toutes ses sensations dans les doigts s’étaient perdues dans une boule de sou rance de la taille d’une noix de coco. Il sommeilla d’un sommeil évreux et agité, malgré les linges humides que son grand-père lui pressait sur le front pour le rafraîchir. À chaque fois qu’il se réveillait, le vieux était là, près de lui, assis sur une chaise à son chevet, à lire son journal et à fumer son cigare, prêt à changer le linge sur son front en promettant que sa grand-mère allait bientôt rentrer. Le lendemain matin, la main n’était douloureuse que s’il touchait quelque chose avec ou la laissait pendante  ; là, elle se mettait à palpiter jusqu’à ce que Jacky n’y tienne plus. Mac ajusta l’écharpe pour que la main soit juste comme il faut. Madame Mac demanda au petit de se tenir tranquille pour la journée et partit ouvrir le restaurant. Après le petit déjeuner, son grand-père vint le voir alors qu’il était planté devant le miroir de sa grand-mère à admirer ses bandages. « Viens, lui dit-il, on a à faire. » Il avait dans la main gauche un rouleau d’une quinzaine de mètres de corde à linge. Il portait son bleu de travail, avec une hachette à la ceinture. « Qu’est-ce qu’on va faire ? — Tu verras. — Mais qu’est-ce que c’est ? — Tu disais bien que tu voulais un lance-pierre, comme les autres garçons du coin, non ? — Ouii ! — Alors on va aller t’en faire un. — Ouaiiiiis ! ! ! Un tire-chaille ! Un tire-chaille ! — Chut ! Tu vas réveiller les Miller ! »

Ils restèrent donc assis en silence sur les marches devant la maison, et Mac t un véritable nœud coulant avec un bout de la corde pour en faire un lasso. «  C’est comme ça que tu faisais quand t’étais cow-boy  ? demanda le garçonnet. — Oui, à peu près. Mais en général on tressait le bout de la corde pour faire une petite boucle, avec un œillet de bois ou de corne, pour qu’il glisse bien et qu’on puisse le lancer bien droit. Un jour, j’en avais acheté un à Laredo qui avait un bout tressé en vrai cuir. Deux ans après, y’a un type à Abilene qui m’en a o ert vingt-cinq dollars, plus un revolver Remington double action. Et je l’ai envoyé paître. Ça, c’était du lasso  ! Un bon lasso, c’est comme un bon travailleur, ça prend un moment pour bien se faire. Et après, ça dure longtemps. Et puis, un jour, quand on y est vraiment habitué, quand il est bien lisse et bien souple… crac ! » C’est comme si Jacky l’avait entendu casser. Et le vieil homme s’interrompit, sortit son cigare de sa bouche, recracha un bout de feuille de tabac tout dégoulinant, et prononça : « S’il y a vraiment un Dieu, j’te che mon billet qu’il est dans le tra c d’opium ou de fausse monnaie aujourd’hui. » Jacky se demanda ce qu’il pouvait bien vouloir dire. Mac se releva et alla tourner autour de l’arbre des Miller, cherchant des yeux la fourche parfaite. Jamais Jackie n’aurait pu imaginer que c’était aussi compliqué de faire un tire-chaille. Il y avait un sacré chemin entre désirer l’objet et l’avoir en main pour dégommer des boîtes de conserve dans l’allée. Ça faisait déjà une bonne heure qu’ils avaient commencé. Tout en haut de l’arbre, côté jardin, au troisième niveau de branches, Mac nit par repérer le Y qu’il cherchait. À la première tentative, le lasso, dévidant plusieurs des boucles que le vieux tenait en main, frôla la branche, mais se referma avant de l’avoir attrapée et lui retomba près des oreilles, comme la corde d’un fakir qui aurait lamentablement raté son tour.

Ce n’était pas comme ça que le vieux avait envisagé la chose ; Jacky non plus, d’ailleurs. Mac enroula soigneusement la corde dans sa main gauche. Il avait les cheveux en bataille. Il laissa un peu plus de mou. Puis il la t tournoyer plusieurs fois, à quarante-cinq degrés, et la lança. Elle s’éleva dans l’air… et retomba. Le nœud coulant s’était refermé, et le tout s’a aissa. Cette fois, le vieux recula d’un pas pour ne pas qu’elle lui retombe sur les épaules. Ah, tu parles d’un vieux cow-boy ! «  J’te parie que Buck Jones, il pourrait attraper cet arbre au lasso ! dit le petit, encourageant. — Si seulement j’avais une vraie corde… grommela le vieux. Jamais j’aurai gratis c’qu’y m’faut vraiment. Faut s’arranger, toujours s’arranger. » Furieux, il enroula à nouveau la corde, secoua le nœud coulant, lorgna xement la branche. Plus question d’amuser la galerie désormais, il ne t pas tournoyer le lasso. Genoux juste un peu échis, il le balança longuement d’avant en arrière, puis le relâcha avec un mouvement sec du poignet qui l’expédia droit au but dans un si ement. Tout s’était passé si vite que Jacky aurait bien voulu revoir le lancer. « Ah, nom de Dieu, j’t’ai eu ! », s’exclama le vieux, tout joyeux. Il tordit la corde et la tira en arrière comme s’il venait d’attraper un veau en pleine course, comme s’il fallait qu’il lutte contre un être vivant. La branche cassa net près du tronc avec un bruit de coup de feu. Mac tomba lourdement, s’empêtrant dans la corde, tout en tentant de se dégager de sous cette branche longue de trois mètres arrachée au petit orme en pleine hibernation, qui en chutant à travers les frondaisons inférieures, l’avait enseveli, lui, sa hachette et son lasso. Zut alors, il y avait un gros trou dans l’arbre des Miller. Le jardin était jonché de branchages. Le petit regarda son grand-père au milieu de ce fouillis végétal. « Ça va, pépé ? » Le vieux le regarda à son tour. Il avait des feuilles et des brindilles plein les cheveux. Il éclata de rire. Jacky aussi. Il se

p J y dégagea du fatras de corde et de branchages. « Ah, bon Dieu, ston ! On l’a eu, pas vrai ! — C’est toi qui l’as eu. » Si jamais Miller les écoutait, Jacky voulait être sûr qu’il sache qui était responsable. Ils se remirent à rire, mais il était quand même bien gros, ce trou dans l’arbre des Miller. Une fois libéré, Mac se mit à couper et à tailler dans les branches avec sa hachette jusqu’à ce qu’il ne lui reste en main qu’un bâton en Y d’environ soixante centimètres, qu’il tailla encore pour arriver à une fourche d’une quinzaine de centimètres de bout en bout. Tout ce bois pour ça ! Le petit était émerveillé. Mac, posant soigneusement la fourche, se mit à traîner le reste du bois pour le ranger en un joli tas sous l’orme, comme si, entre tas de bois et arbre parent, il pouvait y avoir un quelconque arrangement avant que les services municipaux ne passent enlever le bazar aux frais de Miller. Le vieux enroula à nouveau sa corde et la glissa autour de son épaule gauche. Il remit à sa ceinture la hachette, qui pendait le long de sa jambe. Il se brossa méticuleusement. Puis, saisissant la précieuse fourche, il repartit en la tenant bien devant lui, un œil fermé pour mieux en apprécier la symétrie d’écorce, voyant en elle une mystérieuse perfection qui échappait complètement au garçonnet. Quand même, un si petit prix pour autant de travail ! Grand-père et petit- ls allèrent s’asseoir sur les marches de derrière et Mac sortit son couteau de poche, choisit la lame appropriée, qu’il passa plusieurs fois sur le côté de sa chaussure pour l’aiguiser, puis très professionnellement se mit à écorcer la fourche. Il aplanit les petits nœuds, égalisa les deux branches, polit le manche, xa l’engin d’un œil à nouveau, et seulement alors permit à Jacky de le toucher. Tchhhik ! Tchhhak ! Pam ! Dans sa tête, il perçait des boîtes de conserve comme un as de la gâchette. Il reni a, goûta même le bois humide et lisse, là où l’écorce avait fait un nid secret au

prochain printemps, qui dormait là, au cœur gris de la n d’automne. D’un revers de main, Mac balaya les copeaux de ses genoux, puis rentra avec le petit pour se préparer à aller déjeuner au restaurant. Ils passèrent par la porte de derrière. Après manger, ils s’arrêtèrent sur le chemin du retour à la station Texaco, Jacky tenant toujours son lance-pierre inachevé de sa main valide ; Mac acheta une chambre à air usagée que le petit porta èrement en bandoulière jusqu’à la maison, comme une cartouchière. De retour sur les marches à l’arrière de la maison, Mac découpa des bandes de caoutchouc qu’il xa solidement aux bouts de la fourche à l’aide de l à pêche. Puis de sa boîte à cordonnerie, il tira une languette de chaussure qu’il découpa pour en faire la bande de cuir contenant le projectile, qu’il attacha fermement aux deux bouts des caoutchoucs. Il polit encore le manche de l’arme avec un tesson de verre jusqu’à le rendre aussi lisse que du satin. C’est en milieu d’après-midi, presque au moment où la grandmère devait rentrer faire sa sieste, que l’engin fut en n prêt pour les premiers essais. Jacky disposa des boîtes de conserve au bord de l’allée et partit chercher des petits cailloux pour ses munitions. Il trouva également deux billes d’acier d’un centimètre de diamètre, celles que les grands a ectionnaient tant comme projectiles. Le vieux avait un peu perdu la main. Il rata la cible plusieurs fois avant de toucher les boîtes. Il tint le lance-pierre à Jacky pour que ce dernier puisse tirer de sa main valide. Il manqua tous ses tirs. C’était là un art qui nécessitait deux mains. Un vieux chat jaunâtre passa prudemment la tête au coin du hangar des Miller, puis traversa l’allée en diagonale, la queue en point d’interrogation au-dessus de son petit bouton noir telle une invitation irré échie. Mac décocha une des billes d’acier. Elle frappa le trottoir avec une étincelle, ricocha et alla se loger en plein dans le cul hautain du félin. Dans un e royable miaulement, il décolla du sol

y comme électrocuté. Et atterrit à deux mètres de haut, accroché à une clôture. C’était une vision cruelle. Et pourtant le vieux se retenait, luttait pour ne pas pou er. Et puis les deux se mirent à hurler de rire. Ce dingue de chat se laissa tomber de la clôture et t crisser ses gri es sur le béton tellement il voulait décamper vite. VROOOOM ! « Ne… fais… jamais… plus… ça ! tenta d’articuler le vieux en essayant de contrôler son hilarité. — Moi ? s’exclama le petit. J’ai rien fait, moi ! C’est toi qui l’as fait ! — Justement ! Toi, ne fais jamais ça, je veux dire ! — Non ! » Ah ça non, jamais. « Je voulais pas le toucher, en fait. Juste lui faire un peu peur. — Ah ben ça, pour lui faire peur, tu lui as fait peur, pépé, reconnut Jacky. — Pour sûr, hein ? » Et il pou a à nouveau. Il était au bord des larmes. «  T’as vu la tête qu’il a faite, ce putain de matou  ? Oh Seigneur ! Hahahahaaaaa ! Ah, la vache ! Hihi… Jamais rien vu de pareil, pas depuis que not’ vieux taureau a mis les fesses dans la clôture électrique en reculant. » Au bout de l’allée, on vit apparaître la grand-mère du petit, qui rentrait avec à la main son sac et un grand cabas de restes de midi du restaurant pour leur dîner. « Alors, qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-elle en guise de bonjour. — Pépé m’a fait un tire-chaille  », expliqua le garçonnet. Et le vieux et lui éclatèrent de rire. « Ah ben, t’avais bien besoin de ça. » Elle jeta un coup d’œil entendu au bras en écharpe du petit. «  Bon, alors je suppose que quand tu seras capable de t’en servir, il faudra que je paye les vitres des voisins. Et toi, c’est toujours bon de voir que tu sais t’occuper  », ajouta-t-elle, sarcastique, à l’adresse du vieux.

q Elle déposa sa charge sur les marches et se mit à décrocher les draps glacés et les chi ons de la corde à linge. «  Trop occupé pour rentrer la lessive avant qu’il ne fasse humide. Moi, je me crève la paillasse tous les jours, et une fois, une fois seulement, j’aimerais rentrer à la maison et me reposer une minute. Dieu sait pourtant que toi, t’as pas grand-chose à

Q UAT O R Z E

Les a aires au Co ee Cup étaient devenues si mauvaises que, pour la famille, la simple survie commençait à tenir du truc de la multiplication des pains  ; c’est alors que les Miller proposèrent une nouvelle a aire à Mac. Il y avait un vieux couple qui tenait un café à l’extérieur de la ville, sur East Kellogg (U.S.54), qui pourrait faire un joli routier. Le vieux couple avait envie de ralentir un peu son activité. Et au Co ee Cup, l’activité ne pouvait être plus ralentie. C’est Miller qui réglait les détails. Il essaya de convaincre Mac : «  Si un type est chau eur routier, ça veut dire qu’il a de l’argent pour sa bou e et sa bibine, non ? » Car plus on s’enfonçait dans la Dépression, plus les cuisinières étaient en haillons, et plus leurs porte-monnaie sonnaient désespérément creux. Les hommes s’étaient mis à emporter leur gamelle au travail, quand ils en avaient un. « Mac, expliquait Miller, maintenant, soit tu te mets à vendre de la bière, soit tu coules. » Depuis la n de la Prohibition, même si le Kansas continuait à interdire l’alcool fort, les ventes de whisky de contrebande étaient en chute libre. Oui, les gens étaient fauchés à ce point. Vendre de la bière, la femme de Mac s’y refusa catégoriquement, même si, au bout du compte, elle nit par concéder : « Si pour pas crever de faim, je suis forcée de travailler dans un endroit où on en vend, alors d’accord, mais j’en vendrai pas moimême, quitte à crever de faim. »

Alors, quand elle était de service seule, les clients devaient passer derrière le comptoir et aller prendre leur bouteille dans la glacière en laissant l’argent dans un bol posé près de la caisse. Ils étaient pour la plupart très amusés du refus obstiné de ce petit bout de bonne femme de participer en quoi que ce soit à ces transactions du diable. Refuser de toucher de la bière à 3,2° pour des raisons esthétiques, cela pouvait se comprendre et même se défendre, mais refuser de la vendre précisément à cause de la teneur en alcool, ça revenait à repousser les limites territoriales du péché au-delà de la raison. Jamais elle n’accepta d’enregistrer la monnaie qui s’accumulait dans le bol. Et jamais non plus elle ne vendit un seul jeton de bingo pour les plateaux qui étaient désormais posés, bien visibles, sur le comptoir. Le jeu, elle refusait aussi d’y prêter la main. Et si Ray, le beau-frère de son ls, vendait du whisky à la porte de derrière, elle ne voulait pas le savoir. « Moi, j’ai juste mis sur la table un bon repas cuisiné maison, pour un prix honnête. On peut pas aller en enfer pour ça  », se disait-elle. Les Miller tenaient l’établissement la nuit, Mac et sa femme dans la journée. Il y avait un hôtel pour routiers juste à côté. Les chau eurs prenaient leurs repas chez Mac pendant la journée, et, le soir venu, venaient avec des femmes pour boire de la bière et faire hurler le juke-box. Madame Mac remisa son rouleau à pâtisserie et se mit à acheter des tartes à la boulangerie. L’odeur âcre de la bière et de la fumée de la soirée précédente, quand elle ouvrait le matin, avait douché son enthousiasme pâtissier. On avait permis à Ray d’habiter dans l’unique pièce du fond. Son épouse était censée aider Madame Mac au service, Ray étant de son côté préposé à la plonge et à la surveillance quand les Miller étaient seuls la nuit. Comme Miller avait la patte folle, il appréciait de pouvoir compter sur Ray pour transporter une caisse ou éjecter un gars un peu trop excité. Et puis, vu qu’il aurait fallu amener en bus le petit- ls des MacDeramid depuis l’appartement jusqu’au café, et ce à des heures où il était censé

pp j q dormir, on décida que le petit dormirait aussi dans un coin de la pièce du fond. Ray, entre la plonge, la manutention, l’évacuation des poivrots et la garde d’un jeune morveux, avait aussi trouvé le temps de monter dans la cour latérale un atelier mécanique au noir assez vaste pour que même de gros camions puissent y accéder. Ray avait aussi été chau eur routier et mécanicien. Dans cette cour, il y avait donc toujours un vieux tacot ou un vieux bahut monté sur cales, moteur ouvert ou transmission déposée. Et Ray, son jeune frère Roy, Kenny MacDeramid et tous leurs potes étaient sans cesse penchés sur les mécaniques, à boire du whisky dissimulé dans des poches de papier kraft ou de la bière à la bouteille, à dire des gros mots et à fumer des cigarettes. Kenny se roulait toujours les siennes avec son paquet de tabac Bull Durham, au grand amusement de Ray et Roy, qui pour leur part clopaient des Wings. Ils n’avaient jamais été fermiers. C’était beau à voir. Le petit ne se lassait jamais du spectacle. Autour de leur atelier, la terre était noire d’huile de vidange. Elle en était imprégnée. Il y avait des pièces de moteur partout, baignant dans des bassines d’essence suspendues par des clous aux vieux piliers de la terrasse. Là où toutes ces machines avaient été saignées, aucune herbe ne repoussait. Il y avait de ce côté-là des latrines doubles, un trou pour hommes, un trou pour femmes. Chez les hommes, quelqu’un avait creusé au couteau sur la porte la silhouette grossière d’une femme, avec un trou béant à l’endroit de la chatte. Régulièrement, Mac clouait des boîtes de conserve aplaties pour boucher les trous dans la porte et dans la cloison séparant hommes et femmes, et tout aussi régulièrement, ces rustines étaient arrachées.     Un jour, le jeune Roy Foster déboula dans la cour sur une grosse moto Indian Chief rouge et noire rugissante, équipée d’un embrayage-suicide. C’était le nouveau croque-mitaine de Jacky. Il se demandait s’il aurait jamais le cran de monter sur une machine qui avait un embrayage-suicide. La simple arrivée de

q y g p Roy était déjà un miracle à ses yeux. Ils vivaient tous dangereusement. Et question sécurité, pas la peine de se tourner vers la femme de Ray. Elle en avait plus que sa dose, de lui. Ils se disputaient tout le temps. Cris et insultes fusaient jusqu’à ce que Ray, pour mettre n au débat, lui balance une torgnole par-dessus la table de la cuisine. Et il pouvait éventuellement en allonger une à Jacky aussi, pour peu qu’il soit à portée de main. Le petit avait un lit de camp dans un coin et une chaise à la table, mais semblait toujours être sur leur chemin où qu’il se trouve. Pour commencer, Jacky refusa de manger du gruau. La femme de Ray prenait des céréales Mother’s Oats en boîte et concoctait une mixture collante, infâme et immangeable, qu’on aurait pu, en faisant vite avant qu’elle ne se solidi e, utiliser pour de la tapisserie. Froide, elle rebondissait si elle tombait sur la table. Et si on la laissait refroidir encore, on pouvait la couper au couteau comme un saucisson. Ils avaient bien essayé de la lui faire avaler de force, en lui ouvrant à deux mains ses mâchoires serrées. Et quand il recracha le tout sur sa chemise, ils lui tapèrent sur la tête. À court d’idées, ils avaient ni par éloigner sa chaise de la table et le forcer à rester assis toute la journée à regarder le bol. Toute la journée  ! Il ne sentait même plus ses pieds. Il avait tellement mal partout qu’il se força à manger ce truc… et vomit. Il resta assis à contempler une aque de dégueulis et à avoir mal partout, ce qui lui donna une leçon dont il se souvint toujours : si l’instinct dit de résister, alors il faut résister jusqu’au bout. Ray ne pouvait pas l’encadrer, le petit en était bien conscient. Jamais il ne le touchait, sauf pour le taper. Et sa femme était trop occupée pour tenter de le réconforter. Elle dormait, cuisinait, mangeait, se lavait, s’accouplait et vieillissait chaque jour dans une pièce unique, en compagnie d’un soi ard violent et sans emploi, qui proclamait  : «  Moi, bordel, je suis trop er pour aller faire la queue au lever du jour et attendre jusqu’à huit heures pour lécher le cul d’un sous- fre de la WPA juste pour qu’il me le une journée de boulot à couper du bois. »

Le seul moment de soulagement de cette femme était la catharsis sanglotante dans laquelle elle se réfugiait, après qu’une ba e retentissante l’eut envoyée fourrer son nez dans l’oreiller sur son vieux lit tout déglingué. Ray, en revanche, c’était dans la ba e qu’il trouvait son soulagement, se disait le petit. Et lui, il trouvait le sien en creusant avec une cuillère le sol imprégné d’huile de la cour pour y créer son monde à lui. Mais il détestait le reste du temps qu’il passait dans ce lieu. Ray l’aurait tué s’il avait été son père, il le savait au fond de lui. Et si lui avait été plus vieux, il aurait tranché la tête de Ray avec une hache. Sûr et certain. Ils l’auraient bien traité ou il les aurait assassinés tous les deux dans leur sommeil. C’étaient des zéros. Et lui avec, aussi longtemps qu’il leur serait con é. Il se sentait abandonné, oublié. Son lit était dans un coin de la chambre de Ray, à l’arrière du café, et on avait disposé un rideau bleu tout autour pour bloquer la lumière. Après le départ de ses grands-parents, la soirée battait son plein jusqu’à une ou deux heures du matin. Toute la nuit, la lumière passait à travers le rideau, comme la lune à travers la brume. Ray et sa femme dormaient la plupart du temps lumière allumée, a alés en tas dégoulinant de sueur et de bière sur le lit toujours défait. Depuis son réduit, il entendait les braillements des hommes, qui à leur tour déclenchaient les rires stridents des femmes dans la pièce voisine. Un soir, il pensa reconnaître la voix de sa mère et se leva pour la chercher. L’air était piquant de relents de bière et bleu de fumée. « Oh ! Regarde comme il est chou ! » Soulevé de terre d’un seul coup, il se retrouva dans les grands bras asques d’une Cléopâtre de rade à l’énorme visage boursou é, et à la bouche ouverte et fétide évoquant la porte de sortie d’une attraction de fête foraine déglinguée. Le devant de sa robe était tout humide de bière et de sueur. Ses petits yeux un peu vitreux avaient du mal à converger. Il se débattit pour s’en libérer et s’enfuit, l’arrière de sa chemise de nuit relevé.

«  Hé, matez un peu. C’est pas un mignon petit cul, ça  ?  », gloussa-t-elle. Sa mère n’était pas là, en tout cas. Il fouilla chaque box, véri a chacun des tabourets au bar. Il était pourtant tellement certain que c’était sa voix. Peut-être Ray, qui le remit au lit manu militari, l’avait-il cachée quelque part. Alors le petit s’endormait tous les soirs au son des rires aigus et imbibés des femmes, des braillements éthyliques des hommes, des verres qui s’entrechoquaient et du juke-box qui pulsait dans la pièce voisine. Ses rêves étaient souvent déchirés par des cris aussi menaçants que des dents de couteau, qui se pro laient soudain comme l’ombre de Ray derrière ses rideaux. Même si ces menaces ne lui étaient pas destinées, leur résonance était universelle dans cette nuit cernée de rideaux. « Charley, t’es un sale menteur. — Répète un peu que j’suis un menteur, salope ! — Menteur ! Menteur ! Menteur ! » Paf ! « C’est ça, continue ! Cogne-moi, espèce d’enfoiré ! Cogne ! Tu cognes les femmes ! T’es bon qu’à ça, cogner ! » Paf ! « Je m’en fous ! T’es allé la voir ! Tu m’as menti, Charley ! Je sais qu’t’es allé la voir. T’avais dit que t’irais plus  ! C’est la dernière fois que tu me mens, Charley, la dernière ! » Paf ! «  C’EST ÇA, TABASSE-MOI  ! TAPE ENCORE, CASSE-MOI LES DENTS ! » Paf ! Paf ! Paf ! Hurlements  : «  VA TE FAIRE FOUTRE, SALE ENCULÉ  ! QU’ELLE AILLE SE FAIRE FOUTRE, ELLE AUSSI  ! ELLE ET VOS PUTAINS DE GAMINS ! T’ES RETOURNÉ LES VOIR, SALAUD DE MENTEUR ! TU LUI AS MIS AU CUL AUSSI ? T’ES BON QU’À ÇA, Y ALLER AU CUL ! T’AIMES ÇA, HEIN ? » Paf ! Paf ! « Ta gueule, ou je te casse ta gueule tordue !

— MAIS VAS-Y DONC  ! RIEN À FOUTRE, TU L’AS DÉJÀ CASSÉE ! VAS-Y DONC !… Enculer tes gamins… » Droite-gauche, droite-gauche. «  Hé  ! Qu’est-ce qui se passe là-bas derrière  ? Hé  ! Tu lâches cette femme, toi ! — TOUTE CETTE PUTAIN DE PLANÈTE, C’EST UN IMMENSE TROU DE BALLE ! » Bruits de pas qui s’enfuient sur le gravillon. Un homme qui essaie de réconforter la femme. Sa voix à travers le mur qui murmure des con dences. « Bas les pattes ! crache-t-elle. On se connaît ? J’te connais pas. Fous-moi la paix. » Murmure indistinct et persuasif. « Non, je vais nulle part avec toi. J’te connais pas, j’ai dit ! » Et puis, un petit moment après : « Elle est où, alors, cette bouteille ? » Klaxons. Crissements de pneus. Geignements d’une femme qui hurle à la mort dans les vapeurs d’alcool et la fumée, dévidant un écheveau d’injustice pour en faire une pelote de haine. Une bouteille qui explose contre le mur. Bruits de chair que l’on cogne, de dents que l’on brise. Des piétinements à l’extérieur, combat silencieux d’ours et de chiens. Il continue de tendre l’oreille, espérant la voix de sa mère, et entend une chanson qui sort du juke-box :   Amour, amour, amour sans amour, Toi qui nous donnes des buts sans but, Soie sans soie et lait sans lait Aux âmes sans âme, on s’habitue…     C’était comme ça tous les soirs. Toute la nuit. Qui plus est, personne ne lui adressait la parole. Ses grands-parents, c’est tout

juste s’il les voyait à présent. Ce n’était, se disait-il, qu’une question de temps avant qu’il ne soit écrasé par un camion sur la grand-route devant le café, ou tué au milieu d’une bagarre nocturne, ou étranglé par Ray et sa femme pour avoir refusé de manger leur gruau. Il se sentait de plus en plus mal. Mais il n’avait personne pour écouter sa complainte. En règle générale, il était censé faire sa sieste l’après-midi, quand l’établissement était fermé. Mais, cette année-là, il y avait une canicule précoce. Derrière son rideau, il faisait une chaleur étou ante alors que partout dans le café régnait une délicieuse fraîcheur tamisée. Au-dessus de la vitrine, il y avait une marquise qui la protégeait du soleil. Deux gros ventilateurs tournaient lentement pour faire circuler l’air sous le haut plafond en métal estampé. Du moyeu des ventilateurs pendaient des spirales de papier tue-mouche. Ils étaient recouverts de cadavres noirs englués. Sur le mur du fond, juste au-dessus du juke-box, on pouvait voir une reproduction d’un célèbre tableau représentant le général Custer à Little Bighorn, aimablement fournie par les brasseries Anheuser-Busch. C’était une scène superbe, avec des poneys aux yeux exorbités, écumant dans la poussière du combat, montés par des Indiens hurlants, couverts de peintures de guerre, qui chutaient, étaient traînés par les chevaux, tombaient comme des mouches dans tous les coins. Et Custer, longs cheveux ottant telles des spirales dorées de papier tue-mouche, moustaches elles aussi dorées, superbe chapeau blanc, veste de peau à franges, soutenant des soldats mourants à ses genoux, avec ses sixcoups à crosse de nacre dont s’échappaient des ammes, qui fauchaient les Indiens comme du blé. Cette terre dorée et poussiéreuse était le monde que le petit connaissait. Il habitait la terre que les Indiens avaient arpentée. Où paissaient les bisons. Écoute ! Les pas silencieux. Cette image, il pouvait rester des heures à la regarder. Merde à la Western Union  ! Quand il serait grand, il s’engagerait dans la cavalerie. Lui aussi aimait dessiner et peindre. La seule idée de produire des images su sait à l’absorber complètement. Un instant gé,

g p g et pourtant gorgé de temps. Il y avait pour lui dans les images quelque chose de très important, de mystérieux et de bouleversant, d’une portée in nie. Le cri gé. La vérité d’un cri pour l’éternité. Il entendait ces Indiens ensanglantés, il pouvait même sentir la scène. Sa grand-mère, comprenant son désir, lui donnait souvent papier et crayon. C’était le meilleur moyen pour qu’il se tienne tranquille, et le seul quand ils étaient à l’église. Elle le laissait même barbouiller de peinture émaillée une chaise ou une boîte qu’elle voulait repeindre de toute façon. «  Il préfère peindre plutôt que manger  », soupirait-elle, entrevoyant pour Jacky une carrière de peintre en bâtiment ou de dessinateur, si jamais il terminait ses études secondaires, ce qui aurait été une première dans la famille. Pieds nus sur le lino frais, le garçonnet passa à côté de l’immense évier et pénétra dans le café. Dans la chambre derrière lui, Ray et sa femme étaient a alés sur le lit, en sousvêtements, entremêlés en un amas humide et ron ant. Il se dirigea droit vers le tableau, se planta devant et resta si longtemps à le regarder que, toute sa salive ayant coulé dans sa gorge, sa bouche était devenue si sèche qu’elle aurait pu rester collée s’il l’avait refermée. Passant derrière le comptoir, il alla chercher un petit morceau de glace dans la glacière et, assis sur le dernier tabouret tout au bout, resta là, à sucer son glaçon et à faire tourner le siège jusqu’à avoir le vertige et se sentir un peu nauséeux. Il se remit sur ses pieds et se mit à courir le long de la rangée de tabourets tel un tourneur d’assiettes dans un cirque. Tout le long du zinc, à portée de main, étaient disposés des sets avec ketchup, sel, poivre et un petit pot de moutarde en céramique, avec au milieu un petit support chromé pour serviettes en papier. Dans chaque pot à moutarde, une petite spatule en bois pour tartiner les sandwiches. Dans le couvercle du pot, une petite encoche pour laisser passer la spatule. Il remua le contenu d’un de ces pots jusqu’à obtenir ce qui ressemblait à de la peinture jaune. C’était comme dans un rêve. Il se mit à peindre le dessus des tabourets avec la moutarde, ne s’arrêtant que lorsqu’ils furent tous parfaitement recouverts

q q p d’une couche jaune toute fraîche. Ce n’était pas une mince a aire. Il y en avait une bonne douzaine. Il lui fallut beaucoup de moutarde. Et il savait pertinemment que cela en était, et pas de la peinture. À peine avait-il terminé que le réveil de Ray sonna. Ce dernier était encore en train de anquer une volée au petit quand ses grands-parents apparurent à la porte. Leur première réaction fut aussi la colère. Puis la fascination. C’était tellement impensable. «  Nom d’un petit bonhomme  ! décréta sa grand-mère qui ne pouvait y voir d’autre explication. Il a dû penser que c’était de la peinture. Il préfère peindre plutôt que manger, vous voyez. » Jamais il ne lui avoua qu’il savait très bien que c’était de la moutarde. Elle commençait à se dessécher sur les bords. On voyait bien que ça n’allait pas être facile à nettoyer. Mac se contenta de secouer la tête. « Je vais vous dire, moi. J’ai jamais rien vu d’pareil. Ce petit, il a trop d’imagination, ça le perdra. — Vous m’le laissez su samment longtemps, et je lui ferai passer, moi ! », promit Ray. Ça, Jacky n’en doutait pas.     La chaleur persista tout le printemps. À Pâques, la tante Inga Andersen vint leur rendre visite avec son frère et sa femme, au volant d’un petit coupé avec un siège de co re, et ils emmenèrent le petit pique-niquer dans Sims’ Park. À peine avaient-ils commencé la chasse aux œufs qu’une brise froide comme les fantômes de l’hiver se leva, dispersant leurs assiettes en carton et renversant leur limonade. Puis arriva la poussière, piquante, qui s’insinua jusque dans la gorge de Jacky alors qu’ils essayaient de tout remballer en vitesse dans leur couverture. Inga le retint de peur qu’il ne soit emporté par le vent. Ils ne distinguaient même pas la voiture dans les tourbillons de poussière. Ils n’y voyaient pas à trois mètres. Ils retournèrent à tâtons jusqu’à la route et la suivirent jusqu’à l’auto. Inga et le

j q j q g petit se glissèrent dans le siège de co re qu’ils refermèrent sur eux du mieux qu’ils purent, recroquevillés sur le plancher dans un air corrompu, soudain très chaud. Sur la route, ils croisaient, au pas, des voitures qui avaient allumé leurs phares. La première bourrasque glacée qui avait retourné les feuilles de chaque arbre fut suivie par un vent saharien brûlant qui persista, impitoyable, sourd aux prières comme aux imprécations. Dans le siège à l’arrière, le joli visage d’Inga était strié de traits de sueur sale  ; elle pressait son mouchoir sur la bouche de Jacky comme un ltre. La tempête de poussière continua jusque tard dans la nuit. Aucun dîner n’échappa à son assaisonnement de particules qui crissaient sous la dent. Aucun lit au fond duquel on ne retrouvât son lot de sable. La poussière s’insinuait partout. Les meilleures choses à boire, c’était la bière et les sodas, même si, semblait-il, aussitôt les bouteilles décapsulées, la poussière y était comme attirée sans qu’on la voie. Tout le monde eut des démangeaisons pendant des jours et des jours. Dans les recoins de la baignoire, il y avait comme de petits bancs de sable. Quand arriva le mois de mai, les gousses pendaient telles des chauves-souris endormies aux branches des catalpas tordus. Devant le café, on aurait dit qu’une rivière d’asphalte luisante coulait lentement. Jacky, armé d’un simple couteau de cuisine, pouvait se découper un morceau à chiquer dans le bord de la grand-route, un chewing-gum au goût de bitume qui durait toute la journée. Les hommes arpentaient les rues, éventail de raphia en main. La limonade coulait par hectolitres. On mettait les gamins dans des bassines d’eau dans les jardins. Personne ne voulait aller nulle part. On ne t pas grand-chose pour l’anniversaire de Jacky. Il n’eut droit qu’à un tout petit moment juste après la fermeture de l’après-midi. Sa mère était toujours absente. Aucun de ses cousins n’était là. Il n’y avait qu’un cupcake dans lequel on avait ché quatre vieilles bougies, anqué d’un plat de crème glacée. Et seuls son grand-père, sa grand-mère et Ray se trouvaient là pour le regarder sou er. Sa grand-mère entonna «  Joyeux

p g g J y Anniversaire  ». Son grand-père lui donna une petite pièce. Et Ray, une grande tape sur les fesses pour qu’il grandisse. Un point c’est tout.

QUINZE

Cet automne-là, ils cessèrent leur activité au relais routier. Madame Mac avait appris qu’il s’y vendait de l’alcool clandestin la nuit et, qui plus est, découvrit que les Miller graissaient la patte à la police, alors qu’elle pensait qu’ils se contentaient de taper dans la caisse. Ces gens-là avaient toujours de l’argent. Les MacDeramid, jamais. Ils graissaient des pattes et ils tapaient dans la caisse. Lorsque Madame Mac perdit toute con ance en ses partenaires, elle ne put continuer, c’était aussi simple que cela. «  Au diable une a aire comme ça  ! Si je peux pas faire con ance à mes associés, je préfère encore l’assistance  », déclara-t-elle en dénouant son tablier, bien consciente que tout ce qu’elle emporterait avec elle, c’était un cheval en plâtre avec une horloge sur le ventre, un des lots du loto qu’un client avait préféré lui o rir au lieu de le prendre. Pas vraiment de la générosité, plutôt un sursaut de bon goût. Mais Madame Miller se mit à hurler que l’horloge lui appartenait. Les deux femmes commencèrent à se chamailler, en racontant, chacune de son point de vue, le jour où le client avait fait ce don. Madame Mac tenait la chose dans ses bras et ne voulait pas la lâcher. Madame Miller menaça de lui anquer une gi e. « C’est ça, faites donc, et moi je vous casse ce cheval sur votre teinture ! », promit Madame Mac. Elle s’assit dans un box et jura qu’elle n’en bougerait plus avant que l’on reconnaisse qu’elle était à elle, cette horloge. Madame Miller se mit en travers de la porte, jurant pour sa part que, si Madame Mac devait sortir avec

cette horloge, il faudrait lui passer sur le corps. Cela dura ainsi une demi-heure, avant que Monsieur Miller n’arrive à son tour pour attester des droits de son épouse sur cette horreur. Puis c’est Kenny MacDeramid et Mac lui-même qui arrivèrent. «  Pour l’amour de Dieu, maman, le-la leur, cette saleté. Ça vaut rien ! plaida Kenny. — Ça m’est égal », répondit-elle au bord des larmes, en serrant fort l’objet dans ses bras, des fois que Monsieur Miller le lui arrache par un côté, ou que lui et sa femme lui sautent dessus. «  Elle est à moi et je la garde. Ils nous ont loutés sur tout ce qu’on a amené ici. Ils nous ont roulés, volés et menti depuis le début. Elle est à moi, cette horloge ! — Vous êtes complètement dingue, espèce de vieille grenouille de bénitier ! répliqua Miller. Jamais on vous a pris un sou ! Espèces de bouseux ! Vous autres, vous ne seriez pas chus de vendre des lingots d’or même à dix cents la douzaine ! » Kenny lui balança son poing dans la gueule. « Tu lui parles pas comme ça ! » Le gros bonhomme s’écroula par terre et y resta, ses lunettes bizarrement tordues sur le front. Il avait du sang qui lui coulait des narines. Il balbutia que Kenny était une femmelette, de cogner ainsi un homme qui avait des lunettes et une jambe raide. Et il se mit à chercher des yeux la caisse enregistreuse. Kenny savait que Miller y gardait un pétard la nuit. Miller t mine de se lever. Son regard le trahit. Kenny lui allongea un petit coup de pied dans le ventre. Madame Miller s’enfuit dans la rue en hurlant : « Police ! » Kenny était partisan de prendre l’horloge et de mettre les voiles. « On va attendre ici, dit calmement sa mère. On est dans notre droit. » Kenny, pour sa part, se demandait bien ce que dirait le droit sur sa façon de cogner un type qui portait des lunettes et avait la patte folle. Madame Miller revint avec un policier à moto qui se planquait sur Kellogg, derrière la station Skelly, histoire de prendre en

gg y p chasse les voitures qui roulaient trop vite. L’homme déjeunait souvent au routier. Il avait déjà la tête farcie des jérémiades de la dame. «  … et mon mari, qui est in rme. Eh ben, il l’a cogné, sans aucune raison. C’est lui qui l’a cogné en premier. Oui, monsieur l’agent !… — Il m’a même pas donné le temps d’enlever mes lunettes  », pleurnicha Miller en se remettant péniblement sur ses jambes. Le ic écouta les arguments des uns et des autres. «  Elle est à moi, cette horloge. Elle a toujours été à moi, bien avant qu’elle commence même à en parler. Elle me charriait toujours sur mon amoureux transi qui me l’avait o erte. Elle était jalouse. — Moi, jalouse  ? Et de quoi donc  ? Cette horloge, c’est à l’établissement qu’elle a été donnée, en fait. Et donc elle est autant à moi qu’à vous. Et même davantage à moi maintenant, parce que nous on garde l’établissement et vous, vous vendez ! — Vendez ! Vous rigolez ? Il est où, l’argent ? — … et donc moi, je savais que si Gros-Cul arrivait à sortir son ingue de la caisse, il pouvait blesser quelqu’un. » Au nal, le ic leva la main comme s’il faisait la circulation. « On se calme ! Vous voulez qu’on aille tous en ville discuter de ça devant un juge ? Non ? Ok. Alors réglons ça ici et n’en parlons plus. » C’est sûr, personne n’avait envie d’aller en ville. « Bon alors, voilà comment je vois les choses, moi : jamais j’ai entendu madame Mac dire un mensonge, même si ça lui nuisait. Jamais je l’ai vue agir contre ses principes. Vous autres, je vous connais pas aussi bien. Je dis pas que vous êtes pas aussi honnêtes, je dis que j’en sais rien. Si vous voulez qu’un juge prenne la décision, moi ça me va. Mais ça vous évitera pas mal de tracas si vous laissez cette horloge à madame Mac. Je crois qu’elle dit vrai. » Même si elle ne donna jamais l’heure exacte, Madame Mac conserva précieusement cette horloge, preuve tangible que la vertu est récompensée, jusqu’à ce que la dorure sur le plâtre soit

p j q q p entièrement écaillée. Apparemment, elle en avait oublié que c’était un lot au jeu. À croire que, en ces temps de voleurs, même la vertu authentique prenait l’apparence de marchandises illégales.

SEIZE

Le West Side, c’était en fait le vieux Wichita  : un carrefour de transit du bétail sur la vieille piste Chisholm, posé à cheval sur la grande rivière Arkansas. L’East Side, en revanche, c’était la Capitale Aérienne du Monde. La mentalité de l’East Side était post-Lindbergh  : prêt à décoller, dynamique, entreprenant. Les athlètes du lycée East High s’appelaient les As. À l’autre bout de la ville, au lycée North High, qui malgré son nom était situé à l’ouest, on les appelait Peaux-Rouges. Alors que North High faisait du canoë, East High montait un club d’aviation. Au con uent de la Petite Rivière Arkansas et de sa grande sœur, juste en dessous de North High, se dressait le Wichita Indian Council Lodge, un authentique wigwam indien aux parois de chaume, haut comme un bâtiment de deux étages, construit et entretenu par le Service national des Parcs en hommage à une époque où de nombreuses tribus tenaient leur conseil annuel sur l’île au con uent des deux cours d’eau. Leurs fantômes hantaient encore l’ombre fraîche sous les saules pleureurs qui bordaient des berges aussi vertes en été que le Wisconsin. On avait toujours le sentiment que, en se retournant juste un peu plus vite, on pourrait apercevoir une empreinte de mocassin dans la boue argileuse et lisse. La rivière descendait paresseusement, amorçant un méandre dans Riverside Park, devant les grandes bâtisses anciennes et leurs immenses pelouses plantées de vieux arbres indiens, imposants palais que les barons du bétail, du chemin de fer, des minoteries et du blé s’étaient bâtis pour bien marquer leur réussite, et que la génération suivante avait revendus, en

spéculant sur le pétrole, le gaz naturel, l’hélium, l’aéronautique, de nouvelles variétés de blé, de nouvelles espèces de bétail  ; ils avaient mis leurs béné ces dans les banques, puis construit cet immense complexe de ranches à l’autre bout de la ville, à Eastborough, un village privé, sans trottoirs, mais avec sa propre police, où les domestiques étaient amenés par une ligne de bus municipale spéciale. Dans le West Side, un gamin pouvait passer tranquillement devant les grandes propriétés pour aller au parc en Levi’s, mocassins et chemise à carreaux. Qu’il s’avise de faire la même chose à Eastborough et il se faisait ramasser par les ics. Depuis toujours, MacDeramid aurait voulu être assez riche pour s’o rir le McClain Palace situé sur McClain Boulevard. C’était une vieille forteresse de pierre, immense, aux larges vérandas profondes, à la salle à manger lambrissée de cerisier luisant, à l’immense escalier qui s’élançait vers les étages depuis le vestibule. Avec son quart d’hectare de terrain, elle dominait un coude de la rivière et un bout du Riverside Park. En son temps, Mac avait terrassé et empierré le tracé du futur boulevard avec ses mules. Il avait participé au paysagement du parc, ayant érigé une colline sur la prairie toute plate a n de dissimuler les installations hydrauliques de la ville en aval du barrage. Cette colline, Jack l’appelait toujours la «  Montagne à Pépé ». Au-dessus du barrage, les après-midi de vacances d’été, une odeur d’huile de ricin brûlante ottait sur l’eau, qui résonnait du bourdonnement de petits hydravions, telles des guêpes en furie, qui passaient leur journée à des courses-poursuites, fendant la tranquillité limoneuse de la surface entre les rives en pente douce. Les gamins, les pieds immergés, encourageaient bruyamment leurs favoris et, invariablement, juste avant l’heure où il fallait repartir, tombaient dans la rivière pour un petit bain près de la berge, là où ils avaient pied. Le parc était un lieu privilégié de pique-nique familial avec oncles, tantes, cousins, autant que pouvaient en contenir les vieux tacots qui les amenaient jusque-là.

q j q C’est côté East Side, où la prairie était un terrain d’atterrissage naturel jusqu’à l’horizon, que Walter Beech, aux commandes de son biplan aux ailes asymétriques, traversait un ciel lumineux si parfait qu’on eût dit la face intérieure d’un immense dôme de cristal. Dans cet air transparent, la seule pensée qui pouvait venir aux hommes était qu’ils devaient absolument voler. Ou bien ler à toute vitesse en auto  ! En moto  ! En bateau  ! Courir  ! Partir  ! Cessna  ! Stearman  ! Beech  ! Ryan  ! Wiley Post  ! Amelia Earhart ! Vrrooouuuum ! PARTEEEEeeeez !… LINDBERGH ! Courses aériennes, cirques aériens, cascadeurs debout sur les ailes, parachutistes, combats aériens, immelmanns, loopings, autogires, courses au pylône ! Des garçons et des lles à l’allure identique, combinaisons et bottes, blousons aviateur de cuir bien usés, qui posaient, coude négligemment appuyé au hauban de l’aile de leur coucou, Camel à la bouche, casque d’aviateur de cuir ou de toile débouclé, mais toujours enfoncé sur la tête, lunettes d’aviateur remontées sur le front comme la visière d’un chevalier, regard haut, bien au-dessus de la tête d’un enfant. Ils portaient des écharpes de soie blanches nouées autour du cou, dont les extrémités pendaient presque jusqu’aux genoux. Ils parlaient comme de vieux professionnels endurcis, dans cette langue aérienne si exotique : aileron, hauban, carénage, portance, altimètre, biroute, ces mots qui, même plus lourds que l’air, ottaient longtemps autour d’eux. Et ces odeurs d’acétate et de vernis à toile qui se mêlaient aux parfums de luzerne d’août. Comme tous les autres enfants, se trouvant sous leur ligne de vision, Jacky pouvait les observer en détail. Bohémiens des airs, dormant dans le champ d’un fermier, emmenant ledit fermier faire un tour en l’air contre un repas à sa table et assez de carburant pour voler jusqu’à la ville suivante. De jeunes gens, hommes et femmes, en route vers une destination plus enthousiasmante que toutes les destinations possibles présentes ou passées, qui ringardisaient à tout jamais les réunions de famille. Ils partageaient une intimité si magnétique qu’elle faisait battre le cœur du garçonnet d’une folle envie d’en être, de savoir ce qu’ils pouvaient savoir, de faire ce qu’ils

q p q pouvaient faire a n d’obtenir cette brillance, cette aura particulière qui distingue essentiellement des individus, rarement des équipes  : champions de course automobile, grimpeurs de l’Everest, certains toreros, certains très grands champions de boxe, un quarterback, des coureurs de fond, des scaphandriers… Il brûlait d’avoir leur satisfaction hautaine, leur con ance altière. À ses yeux, c’était un style de vie total. Alors le petit était partagé entre l’envie de se tripoter et celle de crier hourra. Dans le West Side, il y avait des souvenirs et quelques vieux de la vieille comme MacDeramid, qui avait vu de ses yeux les convois de bétail et les villes qui prospéraient sur leur passage, et qui, une fois les convois jetés aux oubliettes de l’histoire, avait travaillé au terrassement des pistes du nouvel aéroport à l’Est. Mais le jour de l’inauguration des pistes, il avait refusé le baptême de l’air gratuit qu’on lui o rait. «  Si le Seigneur avait voulu que les hommes volent… », etc. Il y avait encore une forge en activité dans le West Side, à un bloc de Waco, un antre où régnait une fraîche pénombre les jours d’été, malgré l’immense sou et à main attisant la fournaise au milieu de la pièce. Du sol au plafond, les murs étaient littéralement tapissés de fers à cheval. Des très gros pour les chevaux de trait, des très ns et délicats pour les petites juments levant haut les pattes, des normaux pour les chevaux de course, des petits pour les poneys. Les samedis soir, pendant tout un été, Mac et le petit y passèrent après avoir pris leur colis d’aide alimentaire au Forum, à quelques rues de là. Mac ramenait les denrées dans un sac de jute bien propre qu’il portait sur l’épaule, et regardait carrément de travers ceux qui, dans le bus, zieutaient la chose avec trop d’insistance. Mais avant de prendre le bus, il s’asseyait sur un petit baril de clous et passait un moment avec le forgeron à échanger des souvenirs et à maudire Roosevelt. L’artisan était membre du Club Townsend de Mac. Quant à Jacky, il jouait avec ce qu’il trouvait dans la forge, tout en absorbant des leçons d’histoire et d’instruction civique su samment authentiques

q q pour lui hérisser ses petits poils, su samment vraies pour lui aller droit au cœur et y rester. Avec deux clous à ferrer, le forgeron fabriqua à Mac une épingle à cravate, et à Jacky une bague. Et parfois le dimanche, emportant un pique-nique, ils prenaient un autre bus pour l’aéroport et y passaient la journée à regarder les avions décoller et atterrir. La famille nit par aller s’installer dans le West Side, a n que Mac soit tout près de la scierie de la WPA, et donc qu’il lui soit plus facile d’aller y faire la queue pour quémander une journée de travail. Chaque matin au lever du soleil, sa propre hache à la main, l’homme qui avait fait les terrassements de McClain Boulevard et des pistes de la Capitale Aérienne du Monde rejoignait la le des a amés espérant gagner un dollar par jour à couper du bois.

DIX-SEPT

Dans le West Side, ils emménagèrent dans un deux-pièces au sous-sol d’un bâtiment de brique rouge sur Waco, tout près du dépôt de bus de la Santa Fe Trailways, bâtiment qu’on aurait dit importé, brique pourrie après brique pourrie, de Pittsburgh ou d’un endroit de ce genre, par un propriétaire soit particulièrement nostalgique des friches industrielles, soit particulièrement vicieux. Madame Mac s’était trouvé un emploi à la cuisine d’un tout petit restaurant installé dans un wagon, juste en face du dépôt de bus. Mac quant à lui travaillait un ou deux jours par semaine au chantier de bois WPA juste de l’autre côté du pont qui enjambait l’Arkansas. Chaque semaine, ils avaient droit à un sac de denrées de l’aide alimentaire  : de la viande en boîte dont tous les jus essentiels avaient été mécaniquement extraits pour être vendus sur le marché libre, tant et si bien qu’on arrivait à obtenir le volume de deux vaches avec une seule, des miches de pain et du poisson. «  Mazette  ! commentait Mac. Il doit sûrement adorer cette mécanique, Roosevelt  !  » (Ou comment l’un des grands fabricants mondiaux de bouillon déshydraté bâtit son empire.) Madame Mac faisait frire les quelques bres qui pouvaient y subsister dans des restes de bacon pour au moins leur donner un goût. De la farine de pomme de terre ; des haricots secs et/ou de la dolique à œil noir, avec tant de petits cailloux qu’aucune mère, même aidée de tous ses enfants, n’aurait jamais pu les trier avant de mourir de faim. (Et l’aide médicale, en matière de dentisterie, se limitait à plomber, arracher ou poser des dentiers entiers. Une dent cassée, et c’était sou rir ou lui dire adieu. Un

certain nombre de dents arrachées donnait droit à un dentier à vingt-cinq dollars.) De la margarine transparente, uniquement bonne à graisser les roues d’une trottinette de récupération. Madame Mac était le seul être que Jacky ait jamais vu manger ce truc. Mais bon, elle aurait mangé n’importe quoi, elle avait un estomac d’autruche, sa grand-mère. Cette margarine, elle vous gâchait la tartine en deux temps trois mouvements. Quand pour la énième fois elle répéta qu’elle ne pouvait pas la distinguer du beurre, à part la couleur, Mac n’eut qu’un seul mot  : «  Merde  !  », avant de se lever brusquement de table et d’aller claquer au restaurant le reste de son dollar de paie pour sa journée au chantier, se gavant de côtes de porc à l’étou ée, de biscuits beurrés et de purée à la bonne sauce de viande. Plus jamais Madame Mac n’essaya de lui vanter les mérites de la margarine. Il y avait aussi le lait en poudre, une nouveauté. Au goût, c’était mauvais comme du brûlé. Sucre de betterave, fruits déshydratés, ça c’était ce qu’ils avaient de meilleur  ; prenez farine de pomme de terre, sucre de betterave, eau, margarine, lait en poudre et fruits déshydratés, et voilà une tarte ; des fruits déshydratés, cinq cents de fromage cuit, quelques crackers, et voilà le dîner ; les mêmes fruits, étuvés avec du sucre et un peu de poudre de lait, voilà le petit déjeuner. Alors que l’opinion commençait à ressentir un minimum de compassion pour tous ces malheureux, la femme d’un sénateur, qui jamais n’avait eu recours à l’aide alimentaire, t cette grande découverte : « Mais on peut vivre quand même assez bien avec ça ! » Et on la vit sur toutes les images d’actualité, dévorant une part de tarte ainsi confectionnée. Pourquoi alors Jacky avait-il constamment faim ? Il planta un pépin d’orange dans la terre, sous sa balançoire accrochée à la branche d’un orme, et attendit les oranges. Quand une petite pousse aux feuilles vert clair, un vert totalement inconnu dans l’État du Kansas, perça la terre bien tassée sous la balançoire, il arrêta de l’utiliser pour ne pas gêner l’apparition des oranges.

Il y avait trois llettes, de cinq à onze ans, qui habitaient avec leur mère l’appartement voisin du sous-sol. La mère travaillait trois jours par semaine dans une conserverie WPA près de la rivière. Les jours où tout le monde travaillait, c’était la plus âgée qui gardait les deux autres et Jacky. Grande Sœur leur faisait la classe, leur enseignant ce que B.A.I.S.E.R. voulait dire. Même Moyenne Sœur et Petite Sœur étaient bien plus avancées que le petit dans ce domaine. Quand les cours commencèrent, elle le traita comme l’idiot de la classe. Tite Sœur, une crevette à grosse tête et petits membres grêles, hochait la tête solennellement d’un air entendu pendant que Grande Sœur expliquait à Jack qu’est-ce qui allait où au juste. Cependant, en parlant entre elles, elles ne disaient pas « baiser », mais « taper ». Pour sauver leur âme du feu éternel, pensa le garçonnet. C’était une famille d’Évangélistes. Qui savaient pertinemment ce dont elles pouvaient discuter ou non. Jack, bien que sceptique, était toujours partant. Il attendait que son oranger produise des fruits et que l’école commence cet automne. Il l’attendait avec impatience, l’école. Déjà, il était capable de lire pas mal de mots, de compter, de tracer ses lettres. Grande Sœur les faisait souvent asseoir, bien alignés, pour jouer à la maîtresse. C’était comme la vraie école, avec des livres et tout ce qu’il faut. Elle avait même un petit tableau noir sur pied. Et elle était bonne institutrice. Les trois sœurs étaient des petites blondes émaciées, aux jambes sales, avec ces visages si typiquement américains aux grands yeux, qui peut-être seraient un jour jolis, ou même d’une beauté décadente comme Marylin Monroe, mais étaient plus vraisemblablement voués à devenir hagards, marqués par l’alcool et démolis par la violence avant l’âge de trente ans. Elles avaient les cheveux ns, raides et sales. Elles étaient vêtues de coton mince et fané. Leurs sous-vêtements troués étaient pleins de crasse aux fesses. Elles allaient le plus souvent pieds nus, même si elles avaient chacune des sandales blanches à lanières qui ne voyaient pas la brosse entre deux fêtes de Pâques, et encore. Leur papa avait décampé en compagnie d’une autre

p p p p g femme, mais leur mère vivait comme s’il allait rentrer le lendemain. Elle n’avait jamais de petit ami. «  Mais on a vu maman faire ça avec monsieur Lunsdorf  », raconta Grande Sœur en toute con dence. Les quatre gamins s’amusaient sur le lit de la mère des petites. Au-dessus du chevet, il y avait une grande image de Jésus dans un cadre de carton. Sur le mur latéral, une image de la Cène, découpée dans un magazine et encadrée. Il y avait aussi une image grandeur nature d’une brune piquante en robe rouge, tenant en main un acon de lotion pour les cheveux, que les petites avaient trouvée dans la ruelle et punaisée au mur, une icône coquine de salon de coi ure. Grande Sœur avait remonté sa robe jusqu’aux aisselles pour laisser Jack jouer avec ses seins tout juste en boutons. Elle avait en lé une des vieilles culottes roses en nylon de sa mère, qu’elle faisait tenir en la nouant sur ses hanches, et qui était pleine d’accrocs. Avec ça, la peau en dessous semblait tellement soyeuse qu’il aurait passé sa vie à la caresser. Elle le laissait chatouiller sa petite fente à travers la culotte. Qu’elle fût à sa mère, cela doublait l’excitation et décuplait le plaisir pour lui. «  On l’a vue deux fois faire ça avec monsieur Lunsdorf, corrigea sévèrement Moyenne Sœur, la taciturne. — Le jour du loyer, expliqua Grande Sœur. Monsieur Lunsdorf, il vient le soir, juste après que maman rentre du travail, et maman, elle nous envoie jouer dehors. Mais nous, on s’est cachées sous la fenêtre et on a regardé par le petit trou dans le volet. Comme ça, on dirait qu’on peut rien voir dedans, mais si on met son œil dessus, on peut tout voir. » Petite Sœur hochait la tête mécaniquement, comme une handicapée moteur. Elle avait fourré son pouce, aussi pâle et froid que celui d’un cadavre, dans sa petite bouche et le suçait. Slurp, slurp, ouais, ouais. Tout ce que disait Grande Sœur, Petite Sœur le buvait comme du petit-lait. Monsieur Lunsdorf, c’était le propriétaire. Il était hollandais, et Madame Mac disait qu’il était juif. Il était plus petit que la mère des llettes, assez grassouillet, et plutôt vieux. Il possédait

g p p une berline Plymouth à deux portes toute neuve. À chacune de ses visites, Jack accourait pour admirer l’auto. C’était la plus neuve qu’il ait vue de sa vie. Grande Sœur se mit à décrire en détail ce qu’elles avaient vu par le petit trou dans le volet. Jack ne comprit pas tout. « Comment ? » Il voulait être bien sûr. Il lui fallait être bien sûr de la façon dont elle le faisait, cette grande femme mince aux cheveux bruns. Elle avait un visage toujours triste, calme. Elle ne criait jamais sur les lles et ne les fessait que très rarement. Elle avait toujours l’air si lasse. «  D’abord, ils faisaient ça.  » Grande Sœur lui sortit sa petite quéquette. Elle la frictionna entre pouce et index, en détournant la tête vers Jésus, comme si ses yeux ne pouvaient supporter de voir ce que faisait sa main. «  Celle de monsieur Lunsdorf, poursuivit-elle, elle est grande et grosse et marron. Il a des poils partout sur les mains, le bedou et le dos. Après, il met ses doigts dans le truc de maman. » Grande Sœur et Jack tentèrent de reconstituer la scène. «  Maman aussi, elle a plein de poils sur son truc. Je lui ai demandé quand j’en aurai, moi, elle m’a dit bientôt. » En regardant de très près, Jack distinguait déjà un petit soupçon de duvet doré sur le truc à Grande Sœur. Mais c’est quand elle parla de sa mère qu’il se sentit tout chaud partout. «  Après, elle s’est allongée comme ça, poursuivit-elle en se couchant sur le dos, jambes grandes ouvertes, et toi tu montes sur moi. Et son truc à lui, il va dans son truc à elle. » Petite Sœur hocha la tête frénétiquement au-dessus de son pouce. Moyenne Sœur, l’œil des plus critiques, inspecta la posture. « Il est trop petit », jugea-t-elle. Jack faisait de son mieux. Grande Sœur avait réussi à se fourrer sa zézette dans le truc. Un tout petit peu, mais il faisait si chaud là-dedans qu’il recula, stupéfait. Cependant, la sensation avait été si électriquement agréable qu’il la laissa l’y fourrer à nouveau. Alors elle se mit un bras sur les yeux et commença à tressauter sous lui en

y ç gémissant comme jamais il n’avait entendu auparavant, et peutêtre se trouva-t-elle transformée en sa mère sous ses yeux. Il prit peur et se sauva. Réfugié au pied du lit, il la regarda à nouveau, les yeux exorbités. « Ils continuent pendant longtemps. Le lit, il fait comme ça. » Et elle se mit à secouer le lit jusqu’à ce que la tête heurte le mur de béton chaulé et humide, faisant danser Jésus au-dessus d’elle. « Et après, elle nous a donné la pièce pour qu’on aille s’acheter des cornets de glace chez Greggs, ajouta Moyenne Sœur. — Des doubles, précisa Petite Sœur. — Je pourrai regarder aussi ? — Hum… t Grande Sœur en ré échissant. Hum… je sais pas. Qu’est-ce que tu me donnes si je te laisse regarder ? » Il haussa les épaules. Voyons, qu’est-ce qu’il avait  ? Il trouva une bille agate bleue cassée au fond de sa poche. Il la lui tendit. «  Nan, dit-elle, nullement intéressée par la verroterie. Tu joueras avec moi au papa et à la maman, comme je te dirai, et pour toujours ? », négocia-t-elle. Bon, il fallait ré échir à la proposition. Grande Sœur adorait l’habiller. Et elle adorait les trucs amoureux, s’embrasser, sucer la langue, plein de trucs dont Jack pouvait bien se passer, surtout quand la bouche de la llette avait le goût de lait caillé, malgré toute sa curiosité de savoir ce que c’était que « taper ». Cependant : « Ok. » Il ne savait pas combien il restait de temps avant le jour du loyer, quand Monsieur Lunsdorf venait voir la maman, mais, se disait-il, il pouvait tenir sa promesse jusque-là. Pour sceller leur accord, Grande Sœur alla chercher la laque à cheveux de sa mère et un peigne, et lui t une grosse boucle qu’elle lui colla en plein milieu du front, ce qui lui donna un air passablement idiot. «  Quand il était zentil, il était crès, crès zentil. Quand il était méchant, il était horrrrrrible ! », fredonna-t-elle en se penchant

p

en arrière pour admirer son œuvre. Ce soir-là, Jack se plaignit à sa grand-mère de devoir dormir seul. Grande Sœur dormait avec Petite Sœur, et Moyenne Sœur avec leur maman. Le petit espérait pouvoir négocier un accord de rotation entre pépé, mémé et lui-même. Il pouvait fermer les yeux et voir la mère de la petite lle, nue, lui donner un cornet à deux boules, et le laisser la « taper » un peu aussi. Entre les deux pièces, il y avait un petit espace d’un peu plus d’un mètre sur un mètre. Mac y avait aménagé une minuscule penderie cachée par un rideau. Et en face, la glacière, coincée contre une commode, qui se chargeait par le devant. Le lit du petit était une paillasse juchée sur le dessus de la commode et de la glacière, telle la couchette du haut dans un navire. C’était douillet et créatif. Il aimait cet endroit. C’était son coin à lui. C’était un coin super quand il y avait de l’orage la nuit. Là, jamais la foudre ne pourrait le trouver. C’était un navire, un chariot couvert, un train, une cabane dans les arbres, une source inépuisable d’imagination. Alors, couché là dans le noir, il se mit à concevoir son plan. Ce qu’il voulait, c’était un frère ou une sœur rien qu’à lui, un ou une camarade de jeux, quelqu’un avec qui dormir comme les autres gamins. Un après-midi, sa grand-mère rentra et le trouva essayant de rouler un vieil édredon pour en faire une grande poupée pour dormir avec lui. Quand elle comprit ce qu’il voulait faire, elle entreprit de l’aider. Toutes les grands-mères savent rouler et entortiller un mouchoir pour en faire une gurine approximative, très utile pour occuper les enfants à l’église ou à un enterrement. Elle roula l’édredon en poupée-mouchoir géante, avec bras, jambes, torse et caboche. Elle la lia avec de la celle a n qu’elle dure plus longtemps. Un vrai miracle. Elle était presque aussi grande que sa grandmère, cette poupée. Plus grande que Grande Sœur. La croix et la bannière à transporter. Elle semblait tellement dotée de vie que Jacky la trouvait à demi-vivante. Elle lui procurait une sensation semblable à celle de mettre sa paume contre celle de quelqu’un,

p q q doigts tendus et écartés les uns contre les autres, et de caresser les doigts réunis simultanément avec le pouce et l’index de la main libre. C’était si réel que cela lui t tourner la tête. C’était sa propre créature. Là, pas question de rivalité fraternelle. Ce grand bébé, il était à lui. Son cerveau, sa conscience, c’était lui. Cet après-midi-là, il monta la poupée dans sa couchette et grimpa sur la glacière à sa suite pour faire sa sieste. Dans ce coin bien caché de sous-sol frais, il se positionna doucement entre ses jambes, tel qu’il l’avait fait avec Grande Sœur, et se mit à la niquer comme un enragé. C’était la mère de la petite qu’il besognait. Il remuait son truc comme un beau diable dans son gros truc poilu à elle. Son cœur battait si fort qu’il en perdit un instant la vue. Dès lors, chaque jour fut pour lui celui du loyer, jusqu’à ce qu’un matin sa grand-mère jette un coup d’œil dans le recoin et pousse un cri hystérique qui dut arrêter toutes les horloges du dépôt de bus : « Jack ! Qu’est-ce que tu fais ? — Ben… je tape ma poupée. — Où est-ce que tu as appris ça ? — C’est Grande Sœur qui m’a montré. » Et il lui raconta tout. Ce faisant, il comprit qu’il ne rendait service à personne, et peut-être pour dédouaner un peu les petites, il raconta aussi pour Monsieur Lunsdorf. Elle lui ordonna de ne plus jamais le refaire, car Dieu détestait ça. Elle lui expliqua que, si jamais il la «  tapait  » à nouveau, sa poupée, Dieu l’enverrait en enfer quand il mourrait. Ce vieux fouinasson de Dieu à sa mémé, il fallait toujours qu’il gâche le bon temps qu’il se procurait tout seul. Il n’y eut pas de scène, mais quand il alla chez les lles ce soirlà, elles ne pouvaient pas sortir jouer avec lui. Et Jacky ne pouvait pas entrer, car leur mère était revenue du travail avec un mal de tête de tous les diables. Et quand il se mit au lit, il trouva sa poupée « tapable » aplatie comme une galette. Sa grand-mère l’avait reconvertie en courtepointe humide et rugueuse, faite de vieilles chutes

p g d’éto e de laine cousues. Jack se garda bien de demander pourquoi. Il était assez avisé pour comprendre qu’il était passé à deux doigts de la plus grosse punition qu’il ait jamais risquée. Cette nuit-là, il entendit sa grand-mère raconter l’a aire à son grand-père alors qu’ils étaient couchés. Le vieux était abasourdi. « Je m’demande bien c’qui lui vient dans la tête, à ce garçon. — Le Diable, voilà tout. » Sa grand-mère était catégorique. Pour elle, Dieu et Diable étaient plus réels au Paradis ou en Enfer que ce qu’elle pouvait rencontrer là, dans cet entre-deux où elle séjournait. Elle accordait tout leur dû à Dieu, Diable et Propriétaire, et l’idée que la mère de ces lles, cette femme si tranquille et si travailleuse, puisse écarter les cuisses pour Monsieur Lunsdorf pesait d’un tel poids sur sa compréhension de la réalité, qu’à ses yeux, c’était le monde réel qui apparaissait comme la plus folle des chimères, alors que le Paradis et l’autre endroit (très chaud) étaient des lieux bien plus familiers. « Je serai vraiment contente quand Wilma reviendra et pourra nous aider à l’élever. » Dans son coin sombre, il releva la tête, l’oreille tendue à se rompre. Revenir ? Est-ce qu’elle a bien dit qu’elle revenait ? « Mémé ? appela-t-il, avant de rester gé dans le noir. — Quoi ?! nit-elle par répondre sèchement. — Elle rentre à la maison, maman ? — Oui. Dors, maintenant. — Quand ? — Dans une semaine environ. Maintenant, tu t’endors. » Elle revenait. Bizarrement, le lendemain, il commença à se ronger les ongles. Il avait vu Grande Sœur le faire. Elle les rongeait jusqu’au sang. Et maintenant, il faisait comme elle. Parfois, il lui arrivait encore de manger en cachette ses crottes de nez, comme Grande Sœur, mais il essayait d’arrêter. Sa mémé lui avait dit que ça lui donnerait des vers.  

  Quand sa mère revint et qu’elle le vit se ronger les ongles, elle lui passa du vernis transparent avant même de défaire sa valise. Tout le monde se comportait étrangement autour d’elle parce qu’elle avait fait de la prison ; si bien qu’un jour, elle explosa : «  Bon Dieu de bon Dieu  ! Qu’est-ce que vous regardez  ? Vous croyez quoi  ? Qu’une ex-taularde, ça porte forcément des rayures ? » Et elle se leva et quitta la pièce. « Je ne veux pas t’entendre jurer ici ! », lui lança pieusement sa mère. Dans la pièce voisine, on entendait Wilma geindre comme si on l’avait poignardée. Jacky quitta la table et courut après elle, arrivant juste à temps pour la voir en ler sa veste et prendre la porte. Elle ne rentra que tard le lendemain matin. Ce soir-là, elle eut une longue dispute avec sa mère, puis elles conclurent une sorte de trêve, au grand soulagement du petit, car à un moment sa mère avait menacé de déménager sans une seconde parler de l’emmener avec elle. Elle était changée, aucun doute là-dessus. Elle parlait di éremment, plus durement, plus vite. La plupart du temps, elle se donnait un air mécontent et, en permanence, un air fatigué. Elle trouva un boulot de serveuse de nuit au Club 400, et dormait dans la journée. C’était chouette. Ses grands-parents se levaient au moment où sa mère rentrait. Ils laissaient Jacky veiller tard le soir, en se disant que comme ça il dormirait tard le lendemain et n’irait pas embêter sa mère avant midi au moins. Mais en fait, aussitôt pépé et mémé sortis, il descendait de sa couchette et allait se glisser au lit avec sa mère. Il faisait très attention de ne pas la réveiller. Il restait juste là, à la regarder dormir. Un jour, elle s’éveilla et le surprit ainsi. « Tiens, bonjour toi. » Le ton n’était pas dur, pas du tout. Il était exactement comme il devait être, dans sa tête.

Elle le prit dans ses bras, le pressa dans sa chaleur et sa douceur, puis se mit à le bercer délicatement en chantonnant son chagrin et ses espoirs. « Pourquoi tu pleures ? s’inquiéta-t-il, craignant que ce ne soit à cause de lui. — Parce que tu m’as tellement manqué. Parce que, là où j’étais, c’était a reux. Parce que j’aimerais tant qu’on puisse mener une vie normale tous ensemble, ton père, toi et moi. S’il avait vécu, tout aurait été di érent. » Elle disait souvent ça, mais, au fond de son cœur, même elle en doutait. « Si ceci… si cela », bien trop de « si ». Dans cette famille, ils auraient pu faire des miracles «  si…  » Cela faisait peur au garçonnet. Ce qu’il voulait savoir, c’était ce qui se passait « maintenant ». Elle l’embrassa sur le visage, en lui disant d’arrêter de faire cette tête de petit vieux inquiet. «  C’est toi mon homme, maintenant. C’est juste toi et moi à présent. — Et mémé et pépé  », ajouta-t-il en hâte. Il n’était pas sûr d’être prêt pour le genre de responsabilité qu’elle lui o rait. Elle était la plus douce, la plus embaumante du monde. Elle était si douce et lisse sous sa chemise de nuit qu’elle rendait d’un seul coup vieille et laide la mère des trois sœurs. Il se lova contre elle. «  Mémé dit que j’ai le Diable dans la tête parce que j’ai “tapé” ma poupée. — T’as fait quoi ? — Tapé ma poupée. » Il expliqua tout. Et pour montrer ce qu’il fallait faire quand on se mettait entre les jambes, il se mit à se frotter comme un chien contre sa hanche. « Arrête ! Comment t’appelles ça ? — Taper. — Tiens, je le connaissais pas, celui-là. » Elle lui t un gros câlin en pressant sa joue sur son sein et lui expliqua pourquoi il ne fallait plus jamais recommencer. C’était

p q p q p j ce que faisaient les gens quand ils se mariaient, et c’était comme ça qu’ils avaient des bébés. Quelques jours plus tard, il se mit à la tripoter, lui touchant très doucement les seins pendant qu’elle dormait, remontant lentement sa nuisette pour pouvoir regarder. Il toucha les tout petits poils de son derrière  ; là, elle grogna et lui donna une claque sur la main. « Pour l’amour du ciel, fous-moi la paix ! Il faut que je dorme. » Ce n’était pas sa voix pour le petit. C’était son autre voix, la dure. Tous les matins, il allait dormir avec elle et, presque chaque jour, il voyait son truc. Mais jamais son oranger ne donna une seule orange, même s’il grandit jusqu’à arriver aux genoux de son grand-père.

DIX-HUIT

C’est cet automne-là que Jack commença l’école à Emerson. Grande Sœur et Moyenne Sœur l’emmenaient et le ramenaient chaque jour. Il aimait cette école et les crayons de couleur, il adorait ces grands cubes tout lisses avec lesquels il pouvait construire des choses su samment grandes pour se glisser à l’intérieur. Mais cela ne dura que quelques semaines. Il se rendit avec ses grands-parents chez son oncle Kenny pour le dîner de Thanksgiving, et tous attrapèrent la scarlatine et se retrouvèrent en quarantaine. Kenneth et El e habitaient une maison de trois pièces en en lade sur un chemin de terre de l’autre côté de la rivière, su samment proche du sous-sol de Mac pour y aller à pied en passant par le pont de la 2e Rue. Juste au bout se trouvait le chantier de bois WPA où Mac et son ls décrochaient parfois une journée de travail. Ce chantier, il était entièrement cerné de grillage à bétail surmonté de trois rangs de barbelés. La première fois que Jacky entendit parler des camps de concentration, bien plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est ce chantier qui lui servit de modèle pour comprendre. Depuis le chantier, on voyait la montagne de ferraille rouillée accumulée dans la cour latérale de Kenny, à côté de cette bicoque brute de déco rage, incroyablement a aissée en son milieu, qu’il habitait avec sa famille. Derrière celle-ci, nez à nez comme deux vieux wagons de marchandises sur une voie désa ectée, une maison identique, habitée par un autre jeune couple avec deux enfants. Jack ne les voyait jamais, sauf derrière leurs fragiles fenêtres hermétiquement closes, car

sur leur porte d’entrée était punaisée une a che rouge et noire proclamant, en lettres mi-gothiques, mi-cowboy :   NE PAS APPROCHER ! SCARLATINE ! Par ordre du Ministère de la Santé de l’État du Kansas Signé (par quelqu’un)   Il y avait aussi un sceau en papier marron qui barrait la porte comme une écharpe. Jack et ses cousins s’arrangeaient toujours pour passer le plus loin possible. Kenny et un de ses cousins, Harry Shipley, étaient ferrailleurs. Ils faisaient le tour des environs, débarrassant les gens de tous les trucs qu’ils voulaient jeter, rachetant à des fermiers parfois un hangar plein d’outils, parfois une grange entière et son contenu, le tout pour une poignée de dollars. Ils avaient un vieux camion bricolé à partir du châssis d’une grosse traction avant Willys. Ils bennaient cette saloperie dans la cour de Kenny et triaient ensuite, récupérant un moteur réparable par-ci, des pièces par-là, ou bien une marmite, un bidet ou un lavabo, un tronçon de tuyauterie, des bouteilles, jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus que de la ferraille en vrac à vendre et le tas de déchets qui montait à vue d’œil. Jack et ses cousins Jerry et Jimmy se mirent à donner un coup de main, allant chercher les bouteilles et bocaux intacts pour récupérer la consigne ou les revendre. Ce tas, c’était le plus beau terrain de jeu du monde. Il y avait là des vieilles carcasses d’auto dans lesquelles les garçonnets pouvaient voyager jusqu’aux con ns de leur imagination. Il y avait assez de récipients et de plats pour ouvrir un magasin, avec une vraie caisse enregistreuse calcinée sur le comptoir. Des centaines de jouets cassés. Le canon tordu, avec sa boîte à culasse, d’une carabine Daisy à air comprimé  ; des

petites voitures ayant perdu leurs roues, en plomb ou en ferblanc toutes rouillées, copies miniatures des épaves grandeur nature qui les entouraient, casse de modèle réduit dans une véritable casse  ; une demi-armée de soldats à moitié fondus, victimes invalides d’une attaque d’artillerie  ; des poupées trépanées, tête vidée à l’exception des contrepoids des paupières de leurs yeux de porcelaine, qui faisaient des clic-clic obscènes à l’intérieur, la chair rose et breuse blanchie d’avoir été trempée dans l’eau, gon ée, purulente, cancéreuse au toucher, bref une répudiation mutuelle et implicite de la nécrophilie par ces petits garçons. Ils étaient même dégoûtés à l’idée d’enterrer ces monstruosités boursou ées, et ne les bougeaient qu’avec des bâtons. Il y avait des bouteilles bleues aux bouchons de caoutchouc, pour y mettre des élixirs secrets  ; des bouteilles d’alcool pour jouer «  aux oncles  » et prendre une cuite. Ils les remplissaient d’eau, buvaient au goulot, puis se mettaient à tituber. Il y avait aussi des objets qu’ils n’étaient pas censés trouver  : acons et boîtes de substances toxiques  ; préservatifs usagés, semblables à d’énormes larves noyées, que les garçons, les prenant pour des ballons, gon aient jusqu’à ce qu’ils aient la taille de ballons de plage, ce qui rendait malade tante El e quand elle les voyait faire par la fenêtre  ; un jour, Jack trouva même un revolver calibre .38, carbonisé, mais intact. Que son oncle le lui con squât immédiatement, ce fut pour le garçonnet le comble du comble du déni de justice ferrailleuse. Il ne s’arrêta de le réclamer à grands cris que lorsqu’il reçut une bonne volée de l’oncle en question. Jack et ses cousins étaient convaincus que, lorsqu’ils seraient grands, ils seraient ferrailleurs.     Au début, tout le monde pensa que Jerry sou rait d’intoxication alimentaire après avoir mangé pour Thanksgiving de la viande en boîte du colis d’aide alimentaire. Et puis, après quelques heures, sa grand-mère comprit que c’était la scarlatine.

g p q Tout le monde se retrouva en quarantaine. Les hommes, même s’ils n’étaient pas malades, n’étaient pas autorisés à sortir chercher du travail. Grand-mère Mac perdit son boulot au bouiboui en face du dépôt de bus. Ils durent quitter leur sous-sol et venir habiter chez Kenny. Ils laissèrent leurs a aires quelque part en garde-meubles. Wilma se prit une chambre, ou alla vivre chez une amie, sa mère ne sut jamais exactement. Les colis qu’ils recevaient des services d’assistance ne comportaient aucun supplément pour faire face à leur situation et étaient à peine su sants pour ne pas mourir de faim. De plus, les hommes ne pouvaient même pas aller les chercher. Il fallait que ce soit Harry ou un autre qui aille les récupérer pour eux, au prix de tout un tas de formalités administratives, puis qu’on les leur passe par la fenêtre. Kenneth refusait catégoriquement d’y toucher. Il était trop er. Il y avait des jours où le dîner se réduisait à une marmite de fayots aux oignons, avec de la couenne de bacon de récupération pour donner un peu de goût et une illusion carnée. Le lendemain, petit déjeuner et déjeuner étaient composés de la même marmite, allongée d’eau et réchau ée. Assis à table, les adultes plaisantaient sur la similarité des menus. « Hmmm, passe-moi les fayots », ça faisait toujours rire. Un soir, en nissant de dîner, le vieux Mac sortit par pure habitude un cure-dents d’une poche de son gilet et se mit distraitement à se curer les dents. Presque tout le monde était plié de rire. « Ah ouais ! Fais bien attention aux os, papa », lança Kenny de sa voix traînante. Puis, dans le genre humour gras : «  J’pense qu’on devrait interdire à papa de fumer ses cigares dans la maison. On pourrait tous exploser. — Quand l’inspecteur sanitaire va rev’nir, renchérit quelqu’un d’autre, y va arracher c’papier d’la porte et ça pétera si fort qu’y va s’retrouver à Newton ! — Adieuuu… »

Un jour, Jacky voulut mettre aussi son grain de sel, et déclara sur un ton des plus solennels : « Tata El e, ça c’est des bons haricots, pour sûr ! » Elle se leva de table d’un bond et courut pleurer dans un coin. Parfois c’était pain de maïs, parfois de farine de patate, mais souvent c’était pas de pain du tout. Juste fayots dans une assiette avec quelques tranches d’oignon. Après Jerry, c’est Jacky qui attrapa la scarlatine. Puis Jimmy, quelques jours plus tard. Jerry et Jacky couchaient dans le même lit. Les jours ne se distinguèrent plus des nuits, tout se mêlant dans un temps où les saisons étaient abolies. Pendant les nuits de crise, la grand-mère du petit était présente, et les autres venaient aussi de temps en temps le regarder, là-bas, tout au bout de ce tunnel de èvre. C’étaient des nuits où la mort le frôlait, des nuits où, dégoulinant de sueur sous les montagnes de couvertures, l’enfant luttait seul, par instinct, bien au-delà de l’aide de la médecine des taudis, bien au-delà du réconfort de l’amour, pour sa simple survie. Et puis ce lent, ce laborieux retour vers la pleine conscience, ce noyau solitaire du soi encore plus à soi qu’auparavant. Au fond du fond, la seule chose sur laquelle on puisse vraiment compter de la part d’autrui, c’est l’inquiétude. « Bonjour ! », disent-ils en le regardant, là-haut, mais ce qu’ils voient alors n’est pas vraiment ce qu’ils pensent avoir vu la fois précédente. Un glaçon à sucer, c’est tellement bon. Même après la levée de la quarantaine, ils restèrent coincés là jusqu’à ce qu’ils puissent gagner quelques dollars. Kenny et Mac réussirent à se faire embaucher une journée par ci, une journée par là au chantier de bois, ce qui lui permit de faire savoir à qui pouvait l’entendre, là-bas comme à la maison, que Roosevelt était vraiment un e é menteur, un pourri de bon à rien à la cervelle de rat, un tocard de foie-blanc doublé d’un peigne-cul, bref un enfoiré de la pire espèce. Et il poursuivit sa ribambelle de noms d’oiseaux si longtemps que son réquisitoire devint un chant de travail marquant le rythme des mouvements de la

q y hache. Schlack  ! Fendu. Une bûche en quatre. Cent dollars de jurons la corde de bois. Partout sur le chantier, on voyait monter la vapeur de la bouche des hommes dans l’air froid et sec de ce jour ensoleillé, comme des moteurs à combustion au ralenti. Chez Mac, c’était plutôt comme une cocotte-minute dont la pression est trop forte. «  Il est vraiment remonté contre Roosevelt, le vieux, commenta l’un. — Un de ces jours, s’inquiéta l’autre, y vont le foutre en taule. Il est dingue de parler comme ça ! — Ouais, mais écoute-le. C’est quand même pas idiot, ce qu’il raconte. — Foutaises  ! C’est comme pisser dans un violon  ! Y’a qu’une solution pour tout changer, c’est un seul grand syndicat pour tout le monde ! — Le même syndicat pour tous, tu rêves ! Tu crois qu’un Blanc, y va se mettre dans le même syndicat que les négros, les chinetoques et tout ça ? — Pour tous les braves gens, j’veux dire. » C’était au contremaître en second que Mac commençait sérieusement à échau er les oreilles. Un gros poussah de mouchard, au bide lui tombant sur la ceinture, où était accroché un étui contenant un vieux Colt calibre .38, incliné de telle façon que, si le coup partait, sa bite serait arrachée. Il avait un vague badge plus ou moins o ciel épinglé à la chemise pour justi er le ingue. C’était le genre d’individu dont Mac jurait qu’il ne l’embaucherait même pas pour nourrir les porcs. Mais c’était quand même ce contremaître qui décidait de qui travaillait ou non. Il était tout gon é de sa propre importance en tant que représentant du New Deal auprès de cette bande de feignasses, de va-nu-pieds, de fripouilles qui avaient intérêt à se tenir à carreau dans son chantier, nom de Dieu, s’ils voulaient être repris. «  Dis-donc, toi  ! hurla-t-il en s’approchant de MacDeramid. T’arrêtes ce genre de baratin ici. Déjà, je devrais te sortir et te

g j j descendre pour ces espèces de bobards subversifs. Et je te colle une retenue de quinze minutes pour t’apprendre à tirer au anc. — Me descendre  ! Une retenue  ! Espèce de ls de pute, de gros plein de merde  ! J’te connais, toi et tes putains de frères, ta putain de famille, depuis plus de vingt ans, y’a pas un d’entre vous qui vaut même la balle pour vous expédier en enfer  ! Espèce d’enfoiré de lèche-cul, t’es bien comme ton père, en pire, un fermier qui savait même pas faire du fromage avec sa bite ! Si tu tombais dans l’enclos aux cochons, toi ou un autre de ton espèce, ils voudraient même pas vous bou er. Jamais de ta vie t’as fait une journée de travail honnête. Essaie un peu d’approcher ta main de ce putain de ingue, fumier, et je te fends en deux, moi ! » Et le vieux leva sa hache au-dessus de sa tête. La main droite du gros était posée sur sa ceinture, à portée du revolver. Allait-il pouvoir dégainer et tirer avant que le vieux ne lui plante cette lame dans le crâne  ? Tout autour d’eux, les autres hommes arrêtèrent leur travail et s’écartèrent. Le bruit des scies, un peu plus loin dans l’angle, se tut. La vapeur de leur haleine montait tout droit. Le seul son que l’on entendait était le chant d’un criquet dans le tas de bûches, anachronique en cette saison. Tout le monde attendait. La tension était à son comble. C’est Kenneth qui, accouru de l’autre bout du chantier, t brusquement repartir le lm. « Hé, toi là-bas ! Tu veux te battre ? Essaie avec moi ! Tu poses ce ingue et ce badge, et je te fais faire le tour de ce chantier à coups de pompe dans ton gros cul, moi ! » Le contremaître devait bien faire son quintal. Kenny, tout mouillé et avec sa salopette bou ante, pas plus de soixante-cinq kilos. Mais le type ne posa ni son feu ni son badge. « Bon, allez, t-il en tournant le dos au père et au ls. Tout le monde au boulot. Allez, on y va ! Tout le monde au boulot ou je vous colle une retenue à tous ! » Il fallait bien qu’il sauve un peu la face. Il s’éloigna en vitesse pour aller enguirlander les scieurs. C’est alors que le vieux cracha par terre.

q p « Qu’ils aillent se faire foutre ! Moi, je donne plus un seul coup de hache pour un système à la con comme celui-là. Je préfère crever de faim  ! Vous pouvez rester comme une bande de lopettes que vous êtes à supporter ces saloperies, mais John MacDeramid s’en va. Et je reviens pas ! — On va perdre toute la journée, papa », lui rappela Kenneth. Il fallait faire la journée complète pour gagner son dollar. Si on tombait malade ou si on se tordait par terre de crampes d’estomac, on ne touchait pas un cent. C’était ce côté charitable en diable du système d’assistance qui l’avait rendu détestable depuis le début. « T’es mon ls, et c’est pas moi qui vais te dire c’que t’as à faire. Moi, je te dis, à toi et à cette lavette, là-bas, à vous tous, à Môssieur Roosevelt et à tout ce système de merde, une fois pour toutes… JE ME BARRE ! » Des clameurs montèrent des rangs. Quelqu’un cria  : «  Oui  ! Dis-leur, toi, Mac ! » Il essuya le tranchant de sa hache sur sa salopette et sortit tranquillement par le portail barbelé. Il fallait apporter ses propres outils. Kenneth, lui, resta pour gagner sa journée. Mais jamais on ne le reprit pour une autre. Noël arriva. Et El e ne voulait pas que sa belle-mère rappelle aux petits d’accrocher leurs chaussettes devant l’arbre. «  Ils seront déçus, belle-maman, expliqua-t-elle, au bord des larmes. On n’a rien à mettre dedans. — Oh, on trouvera bien quelque chose. J’ai connu la misère avant, tu sais. » Il y avait un petit bout de sapin qu’on avait décoré avec des images découpées dans des magazines et des bouts de tissu et de celle. Il y avait une guirlande lumineuse sortie d’on ne savait où. Les petits accrochèrent leurs longues chaussettes marron de l’assistance et allèrent se coucher la faim au ventre, tous les trois dans le même lit. Le lendemain matin, les chaussettes étaient pleines à craquer : des bobines montées en colliers sur une celle, des poupées faites de pinces à linge, une poire d’hiver chacun, une pomme,

p g p p des boules de pop-corn et des con series. Sous l’arbre, un chariot rouge pour Jacky, un chariot à tirer pour Jerry et un petit tricycle pour Jim. Que les roues de leur véhicule respectif soient dépareillées n’avait aucune importance, sauf peut-être pour le tricycle, qui, en raison de ses roues arrière démesurées, donnait toujours à Jimmy l’air de descendre une côte. Pour le petit déjeuner de Noël, il y avait encore des fayots, avec un peu de viande frite pour marquer le coup. El e se mit à pleurer. Kenny balança sa cuillère et se leva. « Où tu vas, ston ? demanda Mac. — Je reviens », promit-il simplement. Ce ne fut que l’après-midi que Kenny rentra, un gros paquet sous le bras enveloppé dans du papier journal. Il n’avait pas l’air bien. « Tiens », dit-il à sa mère en le lui mettant dans les bras, avant de passer dans l’autre pièce. Elle le déballa. Deux poules de bonne taille tombèrent sur la table. Leurs têtes étaient arrachées. Les moignons ensanglantés de leurs cous pendaient du bord de la table. «  Mon ls  ? Tu les as pas volés, ces poulets, quand même  ? protesta-t-elle, son sens fondamentaliste inné du péché parlant automatiquement à sa place. — Maman  !  ! interrompit MacDeramid d’une voix coupante comme une serpe. Tu dis pas un mot de plus, nom de Dieu  ! T’allumes un feu et tu fais cuire ces poulets, et tu souris comme si ça te plaisait, et tu les manges comme si c’était c’que t’as mangé de meilleur dans ta vie, et tu l’ouvres pas, sinon, Noël ou pas Noël, moi je te fends en deux. » Elle resta un instant interdite à regarder son homme. Puis elle poussa un grand soupir. « Bon… mais je peux pas les cuire avec leurs plumes. » Mac prit les volatiles dans leur papier, les emporta derrière la maison, les petits sur ses talons, et pluma chaque bestiole de ses grandes mains en deux temps trois mouvements. Kenny sortit un litre de whisky de contrebande. Le temps que les poulets se mettent à dorer dans deux grandes sauteuses en

p g fonte, il avait retrouvé un certain optimisme. Mac but un verre avec son ls pour célébrer Noël, tous deux installés dans la pièce de devant à fumer et à évoquer des temps plus heureux et d’autres plus durs. Madame Mac confectionna des biscuits à la farine de pomme de terre et El e, une sauce bien poivrée avec les abats. Une fois tout le monde à table, c’est Madame Mac qui fut la première à dire : « Mon ls, c’est vraiment du bon poulet. » Et puis, ne pouvant résister : « On devrait aller faire les courses là-bas plus souvent. » Kenny ne mangea pas beaucoup. Il avait forcé sur la bouteille. Il resta simplement assis en bout de table, avec un vague sourire gêné. Jack l’aimait, et son grand-père aussi, plus que tout au monde. «  Eh bien, juste une chose quand même, dit Madame Mac en regardant par la fenêtre après avoir fait la vaisselle avec El e, je suis bien contente qu’on n’ait pas eu de neige cette année. Si on en avait eu, ç’aurait vraiment été le pompon. »

DIX-NEUF

La paroisse de Madame Mac lui avait trouvé un emploi de gouvernante chez un vieux veuf sans enfant, Tonton Frank. C’était son nom. Du moins, jamais Jacky ne l’entendit nommer autrement. Même le grand-père de Jack l’appelait Tonton. C’était un gentil petit bonhomme très calme, comme un vieux chat gris qui passait ses étés sur un rocking-chair sous la véranda et ses hivers recroquevillé devant un poêle à charbon ventru de style baroque, tout en fonte. Il ne faisait jamais d’histoires. Et donc, entre ces deux hivers, les MacDeramid investirent les lieux et s’o rirent le chau age au gaz. Le premier hiver, cependant, leur tactique fut simplement de serrer les dents et de tenir, car ils faillirent plus d’une fois mourir de froid sous la véranda de Tonton Frank à l’arrière de la maison. La bâtisse était louée du grenier à la cave à charbon, et Tonton payait certes Madame Mac, mais n’était pas censé la loger, encore moins son mari et son petit- ls. Mais comment un chrétien aurait-il pu agir autrement, après tout  ? S’il n’y avait eu qu’elle, il l’aurait peutêtre laissée dormir à l’intérieur, vu qu’ils étaient de la même confession. Mais quand elle essaya de faire camper sa famille dans la cuisine, il lui opposa fermement que cela ne serait pas hygiénique. Il avait beau ne jamais faire d’histoires, il était têtu comme une mule. Son idole absolue était Calvin Coolidge, Hoover venant en seconde position. Par conséquent, il ne restait plus entre lui et Mac que leur détestation commune de Roosevelt comme sujet de conversation. Quand Mac commença à clouer des caisses en carton aplaties et des plaques de bois de récupération pour faire de cette véranda une pièce fermée a n

d’y mettre leur lit pour l’hiver, on lut dans le regard de Tonton toute l’inquiétude d’un citoyen vivant en territoire occupé. La vieille lle d’à côté, qui louait ses pièces à l’avant, jeta un coup d’œil à travers le store de sa chambre et écrivit une lettre pour se plaindre auprès des services municipaux. Vue de l’extérieur, cette véranda prenait maintenant des allures d’infâme taudis dans une favela. Et une fois que les premières pluies glacées eurent fait cloquer les cloisons de carton, ce fut un scandale dans tout le voisinage. Tonton donnait vraiment l’impression de vouloir dire quelque chose. Mais il ne pouvait se résoudre à bouger de devant ce poêle à charbon rugissant. Personne ne s’était jamais occupé du feu aussi bien que Mac et Jacky cet hiver-là. En partant du grenier, il y avait les Coleman : lui, ancien bi n gazé pendant la Grande Guerre, sa femme et leurs deux enfants, Wolford et Gladys  ; dans le salon, on avait McCoy  ; les deux autres pièces de devant, attenantes à la salle de bains, étaient occupées par Tonton  ; et dans le sous-sol en parpaings bruts, près du tas de charbon, était installé Curry sur un lit de camp. Il y avait aussi la pièce du milieu où se trouvait le poêle, un sofa de cuir noir où Tonton Frank faisait sa sieste avec sa courtepointe noire et grise au crochet, un poste de radio Zenith et quelques sièges. Près de cette pièce, il y avait la grande cuisine où les MacDeramid prenaient leurs repas, mais après Tonton, sur une grande table de chêne ronde dont le pied central reposait sur des grosses boules de verre enserrées par des gri es aussi larges que des mains de femme. Tonton aimait particulièrement la façon qu’avait Madame Mac de lui repasser ses chemises. Il semblait un peu moins inquiet à présent. Elle gagnait un ou deux dollars par semaine à faire des lessives. Elle avait sa propre machine, que Kenneth avait construite avec des pièces cannibalisées sur d’autres machines qu’il récupérait au cours de ses tournées. Elle grondait et tremblait comme si elle essayait de décoller du sol, faisait parfois sauter les plombs, ou bien mangeait les boutons des vêtements, mais c’était quand même en grande partie une

q g p Maytag, et, dans le cœur de Madame Mac, elle occupa toujours une place à part. Mac élargit le lit qu’il avait disposé sous le porche, en y raboutant un banc étroit matelassé d’édredons, de telle sorte que lui, sa femme et le petit pouvaient dormir ensemble, sous les mêmes couvertures, a n de partager leur chaleur corporelle. La grand-mère t de son mieux pour que Jacky reste bien couvert toutes les nuits de ce long hiver, et pourtant il se réveillait à chaque fois, lorsque cette chaleur s’était réduite au seul mince cocon dans lequel il reposait. Le froid autour du lit, qui remontait d’en dessous, était si vif que, certaines nuits, le garçonnet ne dormait pas vraiment, mais sommeillait juste. Sa grand-mère entourait ses membres des siens pour le réchau er, et c’était son dos qui gelait. Leur respiration faisait givrer les parois de carton. Il se recroquevillait dans ce lit glacé, luttant pour conserver cette mince bande de chaleur juste sous son corps, les jambes douloureuses de rester immobiles, passant la nuit à s’assoupir, se réveiller et grogner. Chaque jour, son grandpère maudissait les vicissitudes de la vie, apparemment au bord d’un acte désespéré. Sa grand-mère subissait, morose. Et le petit priait pour qu’il arrive quelque chose, n’importe quoi, à Tonton Frank pour qu’ils puissent aller s’installer dedans, près du feu. Il maintiendrait un brasier d’enfer, dans ce vieux poêle  ! Il lui ferait rougir le fond ! Et s’il venait à manquer de charbon, c’est Curry qu’il mettrait dedans. Il n’y avait pas vraiment de garantie, quand même, que si Tonton mourait ils puissent en tirer ce genre de béné ce  ; c’était uniquement l’ardent espoir que Jacky avait conçu seul, sans qu’un quelconque dessein grand-parental soit parvenu jusqu’à ses oreilles. Madame Mac recevait trois dollars cinquante par semaine de Tonton Frank, plus les deux ou trois dollars qu’elle gagnait en lessives et repassages. Ils touchaient des colis d’aide. La WPA embauchait le vieux pour une journée de travail de temps en temps. Il faisait des réparations et de l’entretien dans la maison, rentrait le charbon pour Tonton et sortait les cendres. Il avait un projet de jardin potager pour le printemps suivant, et il consacra

p j j p g p p p beaucoup de temps à tenter de convaincre Tonton de le laisser élever quelques poules au fond de l’allée. Mais la plupart du temps Mac passait ses journées à jouer au pitch dans le salon qu’occupait MacCoy, avec ce dernier, Curry et Coleman. Coleman, parce qu’il avait été gazé, touchait une pension et n’était pas obligé de travailler. Son épouse était gouvernante chez quelqu’un d’autre, son ls travaillait à la Western Union après l’école et Gladys était employée dans une droguerie. Le petit regrettait que son grand-père n’ait pas été lui aussi gazé à la guerre, si c’était aussi avantageux que ça, au bout du compte. En été, il était moins facile d’organiser une partie de cartes, donc Mac allait faire un tour sur la 3e Rue, vers le marché de gros municipal, jusqu’à l’usine de glace de Wichita, où il passait la journée à expliquer aux ouvriers ce qui n’allait pas dans le monde. Au cœur de l’été, cette usine, c’était vraiment le meilleur endroit pour traîner. Souvent, Jacky accompagnait son grandpère pour se prélasser là, sur la sciure de bois humide et fraîche en suçant un long glaçon, tout content de laisser le temps saigner goutte à goutte de la pointe de cette stalactite de cristal acérée. Il connaissait personnellement les livreurs, savait les noms de leurs chevaux et trouvait toujours le moyen de se faire emmener en tournée dans le quartier avec leur chariot. Ainsi, Jack pouvait expliquer aux autres gamins comment on fabriquait la glace, comment on l’empilait par rangées de blocs de cent kilos, avec de la sciure entre chaque pour éviter qu’ils ne se soudent en un gigantesque iceberg, là, au cœur du Kansas. Il y avait des stries sur les blocs qui permettaient aux livreurs de les débiter au pic à glace en blocs de cinq, huit ou douze kilos, que les clients achetaient pour leurs glacières. Et ils avaient un bloc dans lequel était congelé un chat bringé. L’animal était tombé dans la machine alors que la glace commençait à prendre et était resté gé dedans comme dans un bond éternel. Il avait la gueule et les yeux grands ouverts, les gri es entièrement sorties. Ce bloc, ils l’avaient conservé pendant plusieurs années.

Juste en face de la maison de Tonton Frank, il y avait l’épicerie Azuni, une extension blanche rajoutée en façade d’une maison de quatre pièces. Monsieur Azuni venait du Liban et, pendant deux ans, avait cru dur comme fer que «  Yes, We Have No Bananas »3 était l’hymne national américain, vu que c’était ce que jouait l’orchestre quand ils étaient descendus du bateau. C’était toujours sa chanson préférée. La seule en tout cas qu’il fredonnait distraitement en arrangeant ses laitues ou en faisant briller les conserves de foies d’oie. Il acceptait les coupons alimentaires du service d’assistance, dès lors qu’il avait été décidé en haut lieu que la distribution directe de nourriture posait trop de problèmes, mais ne parvint jamais à se convaincre qu’ils étaient de si bon aloi que ça. Que les espèces posent encore moins de problèmes que les coupons, ça n’avait jamais e euré l’esprit des bureaucrates responsables du service. Quand quelqu’un d’extérieur au système fut frappé par une telle révélation, le gouvernement expliqua patiemment qu’on ne pourrait jamais empêcher les assistés de dépenser leur allocation en bière, tabac, con series et autres frivolités s’ils devaient utiliser des espèces comme les vraies gens. Azuni, pour sa part, acceptait de tout leur vendre dans sa boutique. Il n’avait pas de bière. Il tolérait les ardoises. Chez Kroger et Safeway, les assistés étaient strictement restreints aux listes de denrées o cielles. Ils pouvaient acheter de la margarine, mais pas de beurre, du fromage mais pas de bacon, et ainsi de suite. Ni gâteaux, ni tartes, ni crème glacée, ni tabac, ni bière, ni sodas, et encore moins de con series. Azuni, lui, avait des petits blocsnotes pour ceux qui avaient des ardoises. Il rangeait ces blocs dans une longue boîte à fromage en kraft qu’il conservait sous le comptoir. Madame Azuni était une grande femme sensuelle qui faisait une bonne tête de plus que Monsieur. Elle avait la silhouette et l’allure d’une danseuse du ventre d’âge mûr (du genre à garder à la maison pour usage personnel), ou bien d’une femme politique indienne à exporter. Elle avait un nez majestueux, une

incroyable crinière de cheveux noirs aux re ets bleus, des seins comme des oreillers de harem, et les pieds bleutés. Ce dernier détail, c’était à force de prendre des bains de pieds dans un produit médicinal qui les laissait tachés jusqu’aux chevilles. Elle avait des mycoses chroniques qui l’empêchaient presque de marcher. Quand elle ne prenait pas des bains de pieds, elle portait des chaussettes de sport en coton blanc et des sandales. Il en coûta à Jacky un marine en plomb pour que le ls aîné, George, qui avait deux ans de plus que lui, le laisse regarder sa mère un soir alors qu’elle se trempait les pieds dans cette mixture. Jusque-là, il n’avait pas constaté de ses yeux qu’elle les avait bleus. Il le savait seulement par les dires de ses enfants. Allongé sur le seuil de la porte à faire semblant d’être plongé dans un illustré, il la vit enlever ses chaussettes et… ils étaient vraiment bleus  ! Elle les trempa délicatement dans une grande bassine remplie du produit et poussa un soupir d’aise en relevant le bas de sa jupe pour ne pas la tacher. Elle lisait un tabloïd libanais pour s’occuper. Quand elle eut ni, elle sortit les pieds l’un après l’autre et les essuya à l’aide d’une grande serviette turque en les posant sur son genou opposé. Ce qui o rit à Jack un aperçu de ses solides cuisses brunes et de l’épaisse toison noire laineuse entre les deux. Et d’un coup, il eut une irrésistible envie de voir passer à travers le plancher George, Ted et leur petite sœur Jeanette, qui jouaient à ce moment-là avec des gurines en papier représentant les quintuplées Dionne, pour pouvoir rester seul avec Madame A. Elle leva les yeux, vit son regard et baissa prestement sa jupe entre ses jambes. Quand les enfants Azuni échangeaient leur savoir sexuel avec Jacky, qu’il se montre cajoleur ou menaçant, rien n’y faisait  : ils juraient leurs grands dieux que jamais ils n’avaient vu leur maman nue. Étant donné que le petit, de son côté, leur avait livré des descriptions de sa propre mère, sa grand-mère, en rajoutant, pour faire bonne mesure, quelques tantes, cousines et une dame chez qui sa grand-mère faisait parfois du ménage, il se sentait oué par leur manque d’observation ou se disait que, plus vraisemblablement, ils mentaient en chœur comme des

p arracheurs de dents libanais. Quoi qu’il en soit, il était content de voir que Madame A. en avait une belle, bien grosse et toute noire. Si ses propres enfants ne la voyaient pas, c’est juste qu’ils ne savaient pas regarder. Quand il leur expliqua ce que leur mère avait entre les jambes, ils le traitèrent de menteur et le regardèrent comme s’il avait sur le front une marque visible d’eux seuls. Ted, celui qui lui ressemblait le plus, avait aussi des problèmes aux pieds. Il avait à peu près l’âge de Jack. Il devait porter d’a reuses chaussures orthopédiques sur mesures, des brodequins hauts avec des tiges de métal aux chevilles, qu’il gardait même au plus chaud de l’été. Jacky avait vraiment de la peine pour lui quand il le voyait jouer au base-ball ou aux cowboys ainsi chaussé. Leur petite sœur Jeanette, en revanche, avait des pieds normaux. Elle courait plus vite que ses deux frères, même si on ne voyait pas en quoi ça pouvait lui servir. Elle jouait en défense dans le champ droit avec eux, était maigrichonne et pas franchement belle. Avec ses cheveux noirs divisés en leur milieu par une raie si nette qu’on l’eût dite faite au tranchoir à viande de son père, et nattés par-dessus ses oreilles décollées, elle était en général bien plus crédible en squaw qu’en petite amie de Ken Maynard quand ils jouaient aux cow-boys et aux Indiens. Avec son petit gant en toile cirée brillante, dépourvu de poche, elle était l’un des défenseurs les plus minables de l’histoire. À vrai dire, jamais avec ce petit gant elle ne réussit à même attraper une balle en trois saisons de All-Star American League jouées derrière la grande pancarte à l’angle de Cleveland et de la 2e Rue. Tout cela, pour Jacky, c’était lié à ce fromage de chèvre blanc qui, tartiné sur du pain sans sel, constituait leur déjeuner presque quotidien. C’était délicieux. Mais ils ne vendaient au magasin ni le fromage ni le pain. Même si leur mère n’approuvait pas la transaction, ils échangeaient une tartine à Jacky contre un sandwich au beurre de cacahuète et à la con ture. Il se mit dans la tête que ce truc avait une espèce de

signi cation religieuse, et était du coup passablement inquiet de voir ses croyances changer, aussi ténues fussent-elles. La réussite des Azuni était due, selon Madame Mac, à « un sens naturel des a aires… comme tous ces gens-là  ». Dans sa foi protestante fondamentaliste, elle aurait été bien en peine de faire la di érence entre un Arabe et un Juif. Dans son journal de catéchisme à elle, Dieu était blond, avec des yeux bleu porcelaine. Dans son esprit, si les Azuni n’avaient pas personnellement assassiné le Christ, ils étaient au minimum indirectement impliqués dans l’a aire. «  Mais ils ont toujours été plus que gentils avec nous  », se donnait-elle toujours beaucoup de mal à expliquer. Ils avaient aussi de la famille dans l’épicerie de gros. Les Azuni furent la première famille du voisinage à acheter une voiture neuve. C’était une Ford noire à deux portes que Monsieur Azuni conduisait en utilisant uniquement la seconde et la marche arrière. Quand il mettait le contact et démarrait, le spectacle valait très largement les Marx Brothers. Il hésitait tant à relâcher l’embrayage que la Ford saute-moutonnait à vous casser les cervicales – Rooom  !… Rooom  !… Rooom  !… –, tel un chameau hoqueteux, jusqu’à ce que, presque une rue plus loin, Monsieur Azuni se décide en n à embrayer complètement. Son épouse, chapeautée pour aller en ville, restait assise, droite comme un I, un regard sévère xé sur la ligne d’horizon, tentant de maintenir la dignité qui seyait à son couvre-chef. Madame Mac demanda à son ls Kenneth d’aller montrer à Monsieur Azuni comment utiliser la première et la troisième, mais Kenny, qui avait un jour assisté au spectacle, en avait été si émerveillé et amusé qu’il refusa de contribuer à lâcher Azuni dans la nature autrement qu’en seconde. Jamais l’épicier ne réussit à trouver les deux autres crans. Rooom !… Rooom !… Rooom !… Hue, cocotte ! Les gamins couraient sur le trottoir en hurlant aux côtés de l’auto cahotante. L’automne revenu, il était temps pour le petit de retourner à l’école. Mais cette fois-ci, on ne savait trop pourquoi, il ne voulut

pp q pas y aller. Il piqua une crise sur le perron, s’assit par terre, refusant d’entrer dans le bâtiment. Des mères écartaient leurs enfants de lui, de peur que son aversion ne fût contagieuse. Au bout du compte, c’est sa grand-mère qui dut le traîner, hurlant et battant des jambes, toute honte bue, dans la salle 101 de la maternelle. Heureusement qu’elle était au rez-de-chaussée, sinon la vieille n’y serait jamais arrivée. Le caoutchouc des talons de Jacky laissa une double trace noire sinueuse sur le sol brillant, juste ciré pour la rentrée des classes. Dépouillé de toute sa erté, furieux et terri é, il ne voulait pas que les autres enfants le voient. Et quitte à ce qu’ils le voient, pas question qu’ils pensent qu’il allait capituler comme ça. La maîtresse ressemblait à un a reux travelo. Elle avait un nez de fouine, un de ces longs pifs de travesti aux angles étranges, avec une fossette tout au bout, et il fallait toujours qu’elle le fourre dans les a aires de quelqu’un. « Je veux pas rester ! s’égosillait-il. — Il faut que tu ailles à l’école, insistait sa grand-mère. — J’en ai rien à foutre ! persista-t-il. — Tu arrêtes de parler comme ça tout de suite ! ! » Elle leva une main menaçante et se confondit en excuses auprès de la maîtresse. « Je ne comprends vraiment pas. Il attendait avec impatience la rentrée. Il ne parlait que de ça toute la semaine dernière. Il voulait vraiment venir. » Elle avait coincé le garçonnet entre ses genoux et le bureau de l’institutrice. « Oh, répondit cette dernière, rassurante, je suis certaine que ça va aller quand il verra qu’on ne le mordra pas. » Cause toujours. Une fois sa grand-mère partie, Tarin-de-Fouine demanda au garçonnet de s’asseoir sur une petite chaise et de se tenir tranquille. « Je veux ma mémé ! », s’époumona-t-il. Puis, sur un ton plus révolté  : «  J’en veux pas, de votre putain d’école. Je veux pas y aller, à l’école ! »

Elle lui expliqua qu’il n’avait rien d’autre à faire qu’à rester assis bien tranquille. Tout le monde, ajouta-t-elle, allait bientôt avoir des crackers et du lait, et s’il ne se taisait pas, il n’en aurait pas. Ça non, il n’allait pas se taire. « Alors tu vas aller dans le couloir et t’asseoir à côté de la porte jusqu’à ce que tu te décides à te tenir tranquille. Nous autres, on va déguster nos crackers et notre lait. » « Tu peux te les fourrer au cul, tes crackers », estima-t-il. « Dehors. » Parti  ! Il arriva à la maison avant midi. Sa grand-mère le ramena de force après déjeuner. Il était épuisé. Émotionnellement vidé, il n’avait même plus de larmes. Il s’assit sur la petite chaise et garda la bouche fermée et le regard sur ses chaussures. Ni peinture, ni crayons de couleur, ni papier cartonné, de toutes les couleurs possibles et imaginables, n’allaient le faire changer d’attitude ; pas question de se laisser soudoyer ainsi. Pas même moyen de lui faire dire son nom, même en lui demandant d’une voix douce, amicale et cajoleuse. Les autres petits gambadèrent la journée durant avec leurs noms épinglés sur leur chemise ou leur robe. « Je parie que tu ne peux pas m’écrire ton nom sur cette feuille, si ? », susurra la maîtresse en lui présentant crayons de couleur et papier cartonné. Elle l’aurait perdu en beauté, son pari, mais il n’allait pas mordre à cet hameçon-là. Un petit connard, qui portait autour de son cou impertinent un panneau où on lisait KEITH gribouillé en lettres de quinze centimètres de haut, se mit à brailler en ravalant sa morve : «  Il sait pas écrire son nom  ! Lui, il a des habits de l’assistance ! » Lui, il va te casser ta petite gueule si tu la boucles pas, pensa Jacky. Vu qu’il avait manqué sa première année à cause de la scarlatine, il était plus âgé que la plupart. Le lendemain, comme sa grand-mère avait une lessive à faire, elle l’envoya à l’école tout seul. Ah ça, le chemin, il le connaissait

y ç bien, tant il avait lutté pour chaque centimètre de terrain, qu’il nissait toujours par devoir abandonner aux e orts d’une mémé batailleuse. Mais il n’y arriva jamais. Entre chez lui et l’école se trouvait le pré Matthewson  : un terrain vague sur quatre blocs de longueur et de largeur, rempli d’herbes sauvages, d’herbe aux bisons et d’ornières laissées par les fêtes foraines et les chapiteaux de cirque ou de revivalistes qui s’installaient là et y répandaient leur sciure. Sa nouvelle école occupait le bloc le plus à l’est, entre la 3e Rue et Central Avenue, bordé à l’est par Hydraulic Avenue. En vérité, c’était une belle école de briques rouges avec des corniches de calcaire blanc, une magni que pelouse à l’avant et une superbe aire de jeux à l’arrière, équipée de balançoires, de deux toboggans, trois barres xes, un tourniquet, des chaises volantes, des spiroboles, et assez d’espace pour deux parties de base-ball, un match de foot européen, des danses folkloriques et des courses de relais féminin, le tout en même temps. Personne n’était autorisé à sortir de cette cour pour aller dans le pré attenant, ou bien à traverser les avenues. Si jamais une balle passait par-dessus la clôture, il fallait aller chercher un surveillant qui se chargeait de la ramener. Depuis neuf heures, début supposé de la classe, jusqu’à quinze heures trente où elle se terminait, il demeura en face de l’école dans les hautes herbes sauvages du pré. Aux yeux d’un adulte, ce pré n’était qu’une pâture plate, remplie de mauvaises herbes, envahie d’asclépiades et de fougères puantes, et entourée d’ormes, de chênes, de sureaux, de peupliers argentés, d’orangers des Osages et de ricins vénéneux. Mais pour un enfant, c’était une jungle enchevêtrée où les lapins délimitaient encore leur territoire ancestral, un sanctuaire pour chiens et chats égarés. Clodos et pochards y venaient parfois, depuis les voies de chemin de fer ou depuis East Douglass, s’aménager des nids douillets dans les herbes folles. Les îlots de sciure laissés par les fêtes foraines, les cirques ou les revivalistes étaient de véritables cavernes d’Ali-Baba. Dans une plage de

sciure détrempée, en bordure d’un trou de boue puant, Jack trouva trois demi-dollars, huit pièces de dix cents, cinq de cinq cents, et une mine apparemment inépuisable de pièces d’un cent. Un peu plus loin, il tomba sur toute une famille de poupées Kewpie, un fouet de cirque auquel manquait la lanière, et plein de choses comme ça. Dans un creux du sol où poussaient les plus hautes herbes, il se construisit une cachette avec une entrée à l’avant et une à l’arrière, et y disposa un plancher de carton. Il y amena des boîtes de conserve, des jouets, du papier, des crayons et de vieux magazines fanés. Sous le plancher, il creusa un trou pour y entreposer tout ça lorsque venait l’heure de rentrer. Quand de l’autre côté de la rue les enfants jouaient sur les équipements dans la cour, il se cachait là et les observait à la dérobée. Quand dans sa classe de maternelle les gamins prenaient leur goûter de crackers et de lait, lui dégustait une barre de Milky Way et un jus d’orange achetés avec les pièces de sa cache secrète. Il avait enterré l’argent à un endroit spécial, dans une boîte de tabac Prince Albert. Quand en face les gamins lisaient, lui parcourait les vieux magazines tout gondolés qu’il avait ramassés dans le terrain vague ou le livre pour enfants qu’il avait ramené de chez lui. Il commença à confectionner une grosse boule avec les petites feuilles d’aluminium qui tapissaient l’intérieur des paquets de cigarettes qu’il trouvait dans les caniveaux. Un vieux chat sauvage passait souvent voir ce qu’il faisait. Il conservait aussi une couleuvre dans un bocal à con ture, des papillons morts dans une boîte à cigares, quelques jolis cailloux, une boule de cire, et quatorze capsules de bouteilles, toutes di érentes. Jamais il ne s’ennuyait. La seule chose qui lui manquait, c’était de pouvoir utiliser ces balançoires et autres jeux d’enfants de la cour de récréation. Et puis un jour, à la pause-déjeuner, la tentation fut plus forte que le bon sens. Il se glissa hors de sa tanière, traversa la rue en un éclair et se mit dans la queue derrière le plus petit des toboggans. L’une des llettes de sa classe l’aperçut. C’était une

jolie blonde à la peau très pâle, avec une coi ure à la Louise Brooks, qui s’appelait Dolly Mae Sawyer. « T’as été malade ? », lui demanda-t-elle. Il l’ignora. « T’entends pas bien ? », cria-t-elle. Il se t plus petit dans la le d’attente, espérant qu’elle décamperait avant d’attirer l’attention. « Ok, bêcheur, moi je m’en che ! » Et elle partit en courant. Il la vit qui chuchotait quelque chose à une autre lle, une jolie brunette, qui le regardait droit dans les yeux. Mais elles ne parurent pas décidées à le dénoncer. Il arriva en bas du toboggan juste derrière un gamin du nom de Bobby Walters, qui se retourna et l’apostropha : « Hé ! T’es de retour, maintenant ? » Il t un signe de tête a rmatif. « Tu veux essayer les balançoires ? » Nouveau signe de tête. Il n’y en avait qu’une de disponible. Bobby laissa Jacky passer le premier. Quand il vit que, manifestement, il ne savait pas s’en servir tout seul, il demanda : « Tu veux que j’te pousse ? » Jacky t à nouveau oui de la tête. Il le faisait monter vraiment haut. C’était un chic type, pour sûr. En se dirigeant vers le tourniquet, il dit à Jack : «  Pendant que t’étais absent, on a fait un train. C’est moi le conducteur pour toute la semaine. Il est assez grand pour monter dedans, et tout. Tu veux l’voir ? — Ok. » Il le conduisit jusqu’à une fenêtre du rez-de-chaussée. Jack mit ses mains en visière pour voir ce qui se passait à l’intérieur. C’était sa salle de classe. Mais tout autour, sur les panneaux, on avait punaisé plein de dessins de trains faits par les gamins. Et là-bas, le long d’un mur entier, et se coudant même jusqu’à celui du fond, un train construit avec des grands cubes en bois d’érable qu’il avait vus l’année précédente, bien rangés dans un

q p g placard bas qui courait sous toute la longueur des fenêtres. Il y avait une locomotive, un wagon-fumoir et un fourgon de queue. Waouh ! C’était vraiment quelque chose. Toute la classe pouvait monter dessus. «  J’ai une vraie casquette de conducteur, un bandana et une grande burette d’huile. Mais y’a pas d’huile dedans. Le contrôleur, il a une vraie casquette de contrôleur, et mamzelle Parker, elle le laisse se servir de son machin à poinçonner les tickets. Et y’a un aiguilleur aussi. On est tous quelque chose tour à tour. — Je pourrai être quelque chose moi aussi, à un moment  ? demanda Jack. — Bien sûr. Comme les autres. Et quand t’es quelque chose, on te donne une casquette. » La cloche sonna. Tout le monde se mit à courir vers le bâtiment. « Allez viens, on va être en retard ! », dit le garçon. Mais Jack resta en arrière. « Qu’est-ce qui s’passe ? » Jack secoua la tête. Bobby le regarda d’un air perplexe. Les derniers disparaissaient déjà au coin du bâtiment. « Bon, faut que j’y aille, maintenant. » Et Jack se retrouva soudain seul dans la cour. On entendait le tintement des chaînes des balançoires dans la brise. Au milieu de ce silence, les jeux semblaient encore vibrer de l’écho des cris des enfants. Il essaya le tourniquet, les chaises volantes. Les poignées et les chaînes des chaises volantes cognaient bruyamment contre le poteau central. Ce n’était plus aussi drôle. Depuis le sommet du plus haut toboggan, exclusivement réservé aux plus grandes classes, il leva les yeux vers le bâtiment et aperçut une dame qui le regardait depuis une fenêtre du premier étage. C’était Madame Roosevelt ! Il dévala le toboggan et la comme une èche. Il se mit à courir sur le gravier et ne se retourna qu’une fois à l’abri des

g q hautes herbes. Elle avait disparu. Mais il ne fallut pas dix minutes pour voir apparaître le gardien, avec son bleu de travail et un tas de clés à sa ceinture de cuir. Sorti d’une porte du sous-sol, il se dirigea droit vers la cachette du petit. Il traversa l’avenue et suivit lentement le caniveau, scrutant les hautes herbes. À un moment, Jacky crut même qu’il le regardait, mais sans le voir. Au bout d’un certain temps, il repartit. Jack attendait toujours de voir les écoliers sortir avant de repartir chez lui. Ce soir-là, quand il arriva, sa grand-mère lui demanda : « Alors, qu’est-ce que t’as fait à l’école aujourd’hui ? — J’ai un copain, il m’a poussé sur la balançoire. C’est le conducteur du train. — C’est bien  », dit-elle en remuant quelque chose dans un grand bol qu’elle maintenait au creux de son bras gauche. Il lui raconta tout  : le train, comment tout le monde, tour à tour, était quelque chose dedans. «  Moi, je suis le contrôleur, on me fait porter une vraie casquette de contrôleur. Et la maîtresse, elle me laisse me servir de son machin à poinçonner les tickets. — C’est bien. » Il lui expliqua toutes les activités à l’école. Il lui raconta les jeux dans la cour. Il lui en dit cent fois plus que ce qu’elle voulait savoir. «  Hé bé, t-elle en n. T’as vraiment l’air remonté comme un coucou, ce soir ! » Le lundi suivant, il ne tint pas en place en attendant l’heure de la récréation, pour pouvoir se glisser dans la cour et jouer avec son copain. Lui et Bobby étaient en train de faire des tours de tourniquet quand, levant les yeux, il revit Madame Roosevelt à la même fenêtre. Il se mit à paniquer. Elle était encore en train de le regarder. Il sauta à la volée du machin, s’écorchant les deux genoux au passage. En se remettant debout avec des mouvements désordonnés, il leva encore les yeux  : elle était

y toujours là. Tous les sons se mirent à se mêler et à vibrer autour de lui. Il eut soudain envie de rendre. « Hé ! Qu’est-ce qui t’arrive ? » On aurait dit que Jack n’arrivait plus à faire marcher ses jambes. « Oui, il a l’air bizarre, observa Dolly Mae. Comme si qu’il allait vomir. » Il se mit en n à courir. «  Hé  ! Reviens  !  », cria Bobby, arrêtant le tourniquet pour lui courir après. Mais il dérapa dans les gravillons. C’est alors que le gardien sortit tout essou é de la chau erie, et se lança aussi à la poursuite de Jack. Bobby s’arrêta sur le trottoir, à la limite de l’aire de jeux. Jacky plongea dans les hautes herbes. Le gardien l’y suivit, à grand fracas. Les herbes étaient presque aussi hautes que le petit, mais pas gênantes pour l’homme. Jack arriva jusqu’à sa cachette et s’y tapit sur le ventre. Mais, hors d’haleine, il vit que l’homme était au-dessus de lui. Il tenta encore de s’échapper. Le gardien le saisit à la volée par les bretelles de sa salopette. Et il se retrouva à courir dans le vide. « Du calme, ston ! Du calme. Arrête. Tu viens avec moi voir mademoiselle Rebsteen. Pas la peine de gigoter comme ça. Personne ne va te faire de mal. Estime-toi heureux que ça soit pas ce vieux Dan Carrier, l’agent de surveillance scolaire, qui t’ait chopé. Hé ! Doucement ! » Il se débattait comme un petit diable. Le gardien resserra sa prise autour de son bras et son cou. Sa poigne était trop forte. Ces paluches sur sa nuque eurent vite fait d’étou er son énergie. Il se mit à lui hurler des insultes. « Enfoiré ! Salopard ! — Tu fermes ta petite gueule  », ordonna l’homme, en le secouant par le cou. Il le ramena par les hautes herbes manu militari. « Va te faire foutre ! hurlait Jack. Va te faire foutre ! » Il lui t traverser la rue sans ménagement, le traîna jusque dans le bâtiment puis au premier, où il le déposa dans le bureau

p p p du bout du couloir comme s’il s’était agi d’une bête furieuse. « C’est un chat sauvage, ce gosse, prévint-il la dame assise au bureau. C’est en maison de correction qu’y devrait être. Et il est malpoli comme je vous dis pas. Debout, toi ! » Et d’une secousse, il t lever le garçonnet. « Monsieur passe ses journées au pré Matthewson comme un chat de gouttière. Il s’est fait un vrai terrier là-bas. — Comme c’est curieux ! » Elle semblait intéressée, mais nullement en colère. Il leva furtivement les yeux et la vit se pencher au-dessus de son bureau pour mieux le regarder. Ce n’était pas Madame Roosevelt, en n de compte, mais elle lui ressemblait en tous points  : dents en avant, résille sur les cheveux, robe de crêpe à eurs sur une imposante gaine, vieille broche, mouchoir glissé dans la manche, tout y était. « As-tu déjeuné ? demanda-t-elle, souriante. Non, je parie que non. » Sans même attendre la réponse, elle s’adressa au gardien : « Monsieur Whiteside, voulez-vous aller voir à la cafétéria s’il reste des crackers et du lait pour ce petit maverick ? » Le gardien sortit. « Tu peux t’asseoir si tu veux. » Elle lui désigna un grand fauteuil de bureau en bois et se rassit dans le sien, derrière le bureau. Le petit ne bougea pas. «  Comme tu voudras, poursuivit-elle, en cherchant dans une petite boîte de ches sur le bureau. Comment t’appelles-tu ? »   Par mon nom Signé par mes talons Quand mes talons s’ront usés Mon nom s’ra e acé.   Il garda le silence.

« Pas de nom ? Ah, peut-être es-tu vraiment un petit maverick après tout. Tu sais ce que c’est ? » Qu’elle trouve elle-même, se disait-il. «  Eh bien, reprit-elle très gentiment, un maverick, c’est un petit cheval sauvage qui court tout seul sur les plaines, vit dans les canyons, et est très heureux ainsi. Mais peut-être que non, en réalité. Parce qu’il n’apprend jamais rien, à part à courir et à ruer. Il n’a jamais de nom, ni jamais d’endroit pour dormir au chaud en hiver. — On a failli mourir de froid l’hiver dernier  ! s’écria-t-il. On devait dormir sous la véranda. — Quel malheur. Tu n’as pas de maison, alors ? » Il t non de la tête. « On habite chez Tonton Frank, derrière chez lui. — Mais tu as bien un nom, n’est-ce pas ? — Ouais. — Quel est-il ? — Jacky. — C’est un joli nom. Tu en as d’autres, des noms ? — Bien sûr. Jack Odd Andersen. — Ah mais dis donc, ce sont tous des jolis noms, ça  ! Moi, je m’appelle mademoiselle Rebsteen. Donc, tu vois, on a tous les deux un nom. Bon, nalement, tu n’es pas un maverick. En n, peut-être un peu quand même », corrigea-t-elle. Pendant cette petite conversation, elle consultait un chier sur son bureau. Elle en sortit une petite che avec une minuscule étiquette rouge sur le dessus. Il y en avait aussi avec des étiquettes bleues ou jaunes. Il savait que celle qu’elle tenait était la sienne. Soigneusement, elle la disposa devant elle sur le sous-main. Le gardien revint, une assiette de crackers dans une main, un quart de lait et une paille dans l’autre. Il posa le tout devant Mademoiselle Rebsteen, qui le remercia. Il sortit, non sans avoir auparavant jeté un regard de travers au garçonnet. Elle ôta la capsule d’aluminium, mit la paille dans le goulot de la bouteille et la lui tendit. Puis elle prit un cracker sur l’assiette et le posa

p p bien au bord du bureau, juste devant lui. D’un geste, elle l’invita à manger. « Et si tu mangeais un petit peu pendant que je regarde ça ? » Ça, c’était la che. Elle se mit à l’étudier, tout en grignotant elle-même un cracker. « Ta grand-mère, est-ce qu’elle travaille, ou est-ce qu’elle est à la maison ? — À la maison. » Qu’elle puisse savoir qu’il avait une grand-mère l’avait tellement surpris qu’il avait répondu sans le vouloir. C’était à cause de cette satanée che, là. Au point où il en était, il n’avait aucune raison de ne pas essayer ces crackers et ce lait. Il s’en rapprocha en douce. « J’aime les crackers avec du lait, pas toi ? poursuivit la dame, toujours plongée dans la lecture de la che, qu’elle retourna. Je les préfère juste avant de me coucher. Mais en fait j’aime bien à n’importe quelle heure. » Il en saisit un et, hésitant, en mordit juste un petit coin. Il avait du mal à avaler. Sa gorge était comme gon ée. Il avait envie de pleurer, sans trop savoir pourquoi. Elle écrivit quelque chose sur le bloc-notes. Il accompagna le cracker d’une bonne gorgée de lait. Délicieux, ce lait ! Il détestait celui qu’ils avaient chez eux. Il était fait avec une poudre distribuée par l’assistance. Il avait toujours un goût de brûlé. Celui-là, il était doux et frais, sans petits grumeaux ou quoi que ce soit ottant à la surface. Instantanément, sa gorge en fut apaisée. «  Bien  ! Alors comme ça, tu as une petite cachette de l’autre côté de la rue ? » Il t oui, d’un haussement d’épaules. « Ça fait combien de temps que tu vas jouer là-bas ? » Nouveau haussement d’épaules, tout en sirotant le lait. « Tu y vas tous les jours ? » Il t oui de la tête. « Et ta grand-mère, elle le sait ? » Il mentit en hochant à nouveau la tête. « Oh ? Et elle ne dit rien ?

— Nan. — Moi, je parierais que si elle savait vraiment que tu ne viens pas dans notre jolie école, ça lui ferait beaucoup de peine. Elle veut que tu ailles à l’école, elle. Il y a tellement de gentils enfants qui voudraient mieux te connaître. — Nan, c’est pas vrai. — Mais si, bien sûr ! Tiens, je t’ai vu jouer dans la cour avec un très gentil garçon, et tous les deux, vous aviez l’air de bien vous amuser. C’est un gentil garçon, non ? — Ouais… reconnut-il, mé ant. — Tu ne l’aimes pas ? » De la tête, il signi a qu’il l’aimait beaucoup. «  Eh bien, tu verras qu’il y a ici plein de petits garçons aussi gentils, qui seraient très contents d’être amis avec toi. — Elle m’aime pas, la maîtresse. — Ah bon ? Qu’est-ce qui te fait penser ça ? — Elle me regarde comme si je puais. — Oh, je suis sûre que tu te trompes. Je sais que, si toi tu apprenais à connaître mademoiselle Parker, tu verrais bien qu’elle t’aime beaucoup. Tu ne lui as pas vraiment laissé l’occasion, non ? » Possible. Mais il ne voulait pas prendre position. « Je vois que tu es allé neuf semaines à Emerson avant de venir ici. D’après eux, tu es un petit bonhomme très intelligent, joyeux et travailleur. C’est vrai ? » Ça, il ne savait pas. Il ne pouvait répondre. « Et si tu me la montrais, ta cachette dans le pré ? » La demande le prit par surprise. Elle avait l’air vraiment intéressée. « Tu veux bien m’emmener là-bas ? », reprit-elle en faisant le tour du bureau et en lui tendant la main. À ce moment-là entra une autre institutrice, venue d’une salle voisine, comme si elle l’avait appelée. Il prit la main de Mademoiselle Rebsteen. «  Mademoiselle Wells, veuillez s’il vous plaît me garder le bureau une minute. Mon ami Jacky va me montrer quelque

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chose. » Mademoiselle Wells sourit au garçonnet. Elle était grassouillette, brune, plus jeune que Mademoiselle Rebsteen. Mais les deux sortaient du même moule. Leurs robes étaient presque identiques. Elle lui plut tout de suite, cette Mademoiselle Wells. Si seulement c’était elle, sa maîtresse… Il con a cette pensée à Mademoiselle Rebsteen quand ils arrivèrent dans le hall  : s’il pouvait avoir Mademoiselle Wells pour maîtresse, il y viendrait ventre à terre, à l’école. « Quand tu seras au cours élémentaire, si tu es bien sage, c’est Mademoiselle Wells qui sera ta maîtresse. » Le gardien les attendait à l’entrée du bâtiment. Mademoiselle Rebsteen se laissa guider par le petit jusqu’à sa cachette. L’homme les suivait en maugréant. La main de Mademoiselle Rebsteen était large, très douce et très lisse, avec des ongles peints d’un rouge aussi vif que ceux de sa mère. Il aimait lui tenir la main. Elle n’avait pas l’air aussi âgée quand il lui tenait la main. Leurs paumes étaient moites, mais il se cramponna. Elle resta respectueusement à l’entrée de la petite aire qu’il s’était débroussaillée dans les herbes folles. Il lui montra sa ménagerie dans les bocaux et boîtes diverses, la boîte à cigares, son livre, les magazines moisis, ses jouets. Elle tendait vaguement les mains vers chaque objet qu’il lui présentait, mais sans jamais les toucher. Ils sentaient tous mauvais, comme dans une vieille cave humide… et pourtant, il ne voyait que ses mains. Il avait des bouteilles à ramener pour récupérer la consigne. Il déterra sa boîte de Prince Albert et lui montra sa banque. Elle prit ses économies pour les lui garder, nouant les pièces dans un mouchoir a n qu’il constate qu’elles étaient en sûreté. Il voyait bien qu’elle n’était qu’à moitié convaincue qu’il les avait trouvées dans le terrain vague. Ils remontèrent son chemin secret, celui qu’il prenait en rampant, jusqu’à son poste d’observation au bord de la rue, où il se dissimulait pour épier l’école et la cour. C’est là qu’elle sembla

tout comprendre  ; elle lui caressa la tête dans un geste de tendresse. «  Il avait son école à lui, là-bas, expliqua-t-elle au gardien. Et pas vraiment une mauvaise école, en fait. » Mais immédiatement, il sentit que quelque chose clochait dans la soudaine vague de tendresse qu’il sentait en er dans sa poitrine. Il regarda les yeux de la dame et se sentit honteux, même s’il n’aurait su dire pourquoi. Ça n’allait pas être facile. Ça n’allait pas être facile du tout. Il regrettait de lui avoir montré sa cachette. Il était cruellement, amèrement conscient de ses habits fournis par l’assistance : salopette et chemise miteuses, et ces saletés de godasses déformées, aux semelles trouées. Mais en vérité, ce dont il avait honte dépassait largement son accoutrement et sa cachette. « Ça fait deux semaines qu’il se cache ici tous les jours, dit-elle au gardien comme si le petit ne pouvait l’entendre, à jouer à l’école. Si c’est pas à vous fendre le cœur ? » Ce fut dans leurs yeux, quand ils le regardèrent, qu’il lut à quel point il était étrange ; dans leur pitié, il comprit la tragédie de ne pas être tout à fait comme eux. Et c’est alors qu’il se sentit véritablement maverick, et ce pour la première fois. «  Ah, les gamins  ! grommela le gardien. Qui sait ce qu’ils peuvent inventer pour vous rendre dingue ? » Qu’ils aillent se faire foutre ! se dit-il soudain. Qu’ils aillent se faire foutre tous les deux  ! Sûrement qu’il la baisait, la vieille Rebsteen. Qu’ils aillent au diable !     Sa grand-mère avait changé de robe et mis un chapeau pour venir voir Mademoiselle Rebsteen, mais ses mains étaient encore toutes gon ées et rougies de la lessive qu’elle était en train de faire quand on était allé la chercher. «  Vous voudrez bien excuser mon apparence, expliqua-t-elle avec un rire nerveux, en remettant sous son chapeau des mèches de cheveux humides qui s’en échappaient, mais vous m’avez surprise en pleine lessive.

p p — Je comprends parfaitement, répondit Mademoiselle Rebsteen sur un ton bienveillant. Mais il semble que nous ayons un vrai problème avec Jack. Il croit qu’il n’aime pas notre école. — Je ne sais vraiment pas ce qu’il a dans la tête, ce garçon, soupira Madame Mac. Bon, bien sûr, on a été obligés de déménager souvent depuis sa naissance. Peut-être que ça a joué. Mais on fait vraiment de notre mieux. Dieu sait qu’on en a eu, du souci, ces derniers temps. Mais c’est comme presque tous les gens. — Bien sûr, la nouveauté de l’environnement a dû beaucoup jouer. À Emerson, le peu de temps qu’il est resté, il s’est avéré un élève exceptionnel. — Eh bien, c’est peut-être parce que, à ce moment-là, sa mère habitait avec nous. On avait notre appartement. Maintenant, on habite chez ce vieux monsieur de mon église. Le petit, il la voit pas très souvent, sa mère. Elle travaille de nuit et dort le jour. Elle a pris une chambre ailleurs… » Elles bavardèrent ainsi pendant un bon moment. Puis  : «  Alors, jeune homme, peut-on compter sur toi pour venir à l’école, maintenant ? demanda Mademoiselle Rebsteen. — Oh que oui, qu’il viendra. Ou je ne m’appelle plus MacDeramid », assura sa grand-mère. Une fois sortis, elle le prit par l’oreille. «  Bon, tu m’écoutes maintenant. Quand nous, on t’envoie à l’école, c’est pour que t’ailles à l’école, pas ailleurs. Compris ? Tu sais ce qui arrive aux gamins qui font l’école buissonnière ? C’est l’agent de surveillance qui vient les chercher, et il les fourre en maison de redressement. » Ils avaient des uniformes rayés et des boulets au pied, Jack le savait. «  Alors la prochaine fois que tu manques à l’appel, c’est Dan Carrier qui viendra te chercher. » C’était comme ça qu’il s’appelait, l’agent de surveillance scolaire, Dan Carrier. Jamais Jack ne l’avait vu dans sa vie, et il ne connaissait personne qui l’avait vu. Mais c’était lui qui venait vous prendre et vous mettre à la maison de redressement. Et il

p s’appelait Dan Carrier. Il était déjà agent de surveillance quand le père et la mère de Jack étaient à l’école. « Ils se moquaient de mes habits, protesta-t-il. — Qui ça ? — Un garçon. Il s’assoit bizarrement sur sa chaise, avec ses fesses qui dépassent. Il a une attitude, qu’elle dit, la maîtresse. C’est lui ! — Lui qui ? — Lui qui se moque de moi ! Il a dit à tous les autres qu’on est assistés parce que j’ai des habits d’assistance. — Mais on l’est, assistés ! — Ça m’est égal. J’aime pas qu’il se moque ! — Écoute-moi. Quand tu partais à l’école tous les matins, tu étais propre, repassé, peigné et frotté. C’est le minimum qu’on puisse attendre de quelqu’un. Alors si ce garçon se moque, ça montre juste son ignorance. Ne fais pas attention à lui. Tu n’auras jamais rien à envier à personne pour ce qui est de la propreté. Y’a pas un garçon dans toute cette école qu’est plus propre ou mieux amidonné que toi. On a toujours été propres, nous. Mais on n’y peut rien si on est pauvres. » Et c’était bien vrai. Quand Jacky en lait une salopette propre, elle était si amidonnée que le haut des jambes était collé. C’était tellement amusant de les ouvrir avec les pieds, d’entendre le bruit de l’éto e qui s’écartait quand il les fourrait dedans. Quand il marchait, elle craquait aux genoux en faisant woopwoop, woop-woop. Et pourtant, elle venait bien de l’assistance. Coupe, tissu et confection étaient aussi distincts des vrais vêtements que la margarine du beurre. Son statut était aussi visible aux yeux du monde que celui d’un prisonnier de guerre. Keith Dotson, c’est comme ça qu’il s’appelait, ce petit morpion, une poule mouillée qui ne s’était jamais pris d’emblée un bon ramponneau dans la gueule pour bien comprendre. Il se tenait si droit sur sa chaise. Aucune lle dans la classe n’adoptait une posture aussi délibérément raide que ce Keith. Il avait le nez délicat et exquis, la lèvre supérieure dédaigneuse. Il savait toujours les réponses. Tarin-de-Fouine ne jurait que par

j p j q p lui. Mais bon, il fallait dire que, même encore jeune, c’était une vieille lle qui n’appréciait pas du tout que Jack, au moment de la sieste, place toujours stratégiquement sa couverture pour pouvoir regarder sous ses jupes tandis qu’elle leur lisait une histoire pour les endormir, assise sur l’une des petites chaises. Elle avait été pendant sept ans avec un expert-comptable qui portait des costumes et conduisait un coupé Plymouth, s’il vous plaît ! Elle avait des culottes bou antes et des bas qu’elle roulait sur des jarretières. Et entre le haut des bas et la culotte couleur pêche sans frou-frou, on pouvait apercevoir une bande de chair grassouillette, blanche comme le ventre d’une grenouille. «  Petit dégoûtant  !  », s’emporta-t-elle contre Jacky, courroucée ; au diable l’amidonnage, le repassage et le nettoyage de sa grand-mère. À côté de ce que Jacky avait pu voir jusque-là, franchement elle n’avait pas de raison de crier. Et le pire, c’est que Keith en faisait autant. Mais de manière plus chafouine, plus distanciée, plus eur bleue, sans espérances aussi précises. Un gosse qui avait sa chambre à lui à la maison. Ou alors, c’est qu’il avait les cils si longs et si épais que Mademoiselle Parker ne pouvait pas voir ses yeux. Quoi qu’il en soit, quand elle permit en n à Jack de sortir du coin cet après-midi-là, il se mit à négocier avec Keith, qu’il avait très envie de relever de ses fonctions de contrôleur du train pour la journée, histoire d’en avoir un avant-goût pour quand son tour viendrait. Pas question ! Pour Keith, le règlement, c’était le règlement. L’autorité impersonnelle étant une des mamelles du fascisme, l’autre étant la couardise, Keith était un futur sous-secrétaire à la Défense. «  Mais quand je serai contrôleur, je te rendrai la pareille, argumenta Jack. Allez, juste un petit moment. » Et il tendit la main pour prendre la casquette de Keith. Ce Keith, il ressemblait autant à un contrôleur de train que sa petite sœur à Joe Louis. Mais le pire, c’est qu’il était méchant. Une vraie petite teigne.

«  Mademoiselle Parker  ! se mit-il à crier. Il essaie de me prendre ma casquette ! » Le seul type au monde à prononcer Made-moi-sel-le avec bien trop de syllabes. Alors Jack cogna. Il lui rentra dedans. Lui cassa la gueule. Keith hurlait comme un goret qu’on égorge. Il saignait autant qu’un furoncle. Il en avait partout sur son joli polo rayé de chez Penney. Il en avait sur sa culotte courte et jusque sur les genoux. Jamais auparavant Jack n’avait fait saigner quelqu’un ainsi. Il était surexcité. Keith piaillait comme une lle. Il agitait les mains comme si elles étaient en ammes, mais ne les leva à aucun moment pour se défendre. Jack lui en allongea encore deux ou trois, rien que pour la haine et la terreur qu’il voyait dans ses yeux. Il partit en arrière en trébuchant et alla s’étaler dans la locomotive, faisant sauter presque toute la chaudière du train de la 101. Mademoiselle Parker arracha Jack à l’autre garçon et mit sa main au-dessus des lèvres de Keith pour tenter d’étancher le sang qui lui coulait du nez. Dans les yeux de Bobby, le copain de Jack, on lisait un intérêt assez approbateur. Quant à Dolly Mae, elle rayonnait sous sa coupe à la bébé Louise Brooks. À ce moment précis, elle devint pour Jack sa toute première vraie «  ancée », son premier amour de jeunesse. « Va immédiatement au bureau de Mademoiselle Rebsteen et attends-moi là-bas  !  », ordonna Tarin-de-Fouine, qui tenait à présent un mouchoir en papier sur le pif sanguinolent de Keith, prête à l’emmener à l’in rmerie. Ah non, pas aujourd’hui  ! S’il devait aller en maison de redressement, alors autant que ce soit en beauté. Il s’empara, dans le tender de la locomotive démolie, d’un morceau d’un mètre de long de cubes d’érable encore attachés ensemble. Et il fracassa le wagon-fumoir. Un dénommé Ferrer, un gamin d’une famille d’assistés, aux jambes déformées et qui n’avait aucune chance d’être élu délégué de classe, prit un cube dans chaque main et pulvérisa le fourgon de queue. Rose Marie Reid et sa sœur, Anna la taciturne, dont on se moquait toujours

q j pour leurs culottes faites avec des sacs de farine, prirent également part au saccage, avec une grâce toute féminine. Quand on savait que ces deux-là ne se portaient jamais volontaires pour quoi que ce soit, et ne parlaient jamais sans qu’on leur adresse la parole. Et puis d’autres, la demi-douzaine environ de gosses de familles pauvres de la classe, furent aussi de la partie. Même des gamins de familles non assistées s’en mêlèrent, et bientôt le train fut réduit à une montagne de cubes. Jamais, au grand jamais, il ne s’en relèverait. « On aurait pas dû faire ça, dit Bobby sur un ton très sérieux, quand il fut trop tard. — Je sais, répondit Jack. Je sais bien. » Puis il sortit de la salle, sortit de l’école et retourna se cacher dans les hautes herbes en face. Personne ne vint le chercher. Il resta là jusqu’à la sortie des classes. Quand Dolly Mae sortit, elle longea le pré sur un bloc avant de tourner vers l’ouest sur Central ; elle habitait à deux rues de là, avec plein de frères et sœurs, dans une grande maison toute branlante derrière un grand panneau Lucky Strike, juste à l’angle. Depuis n’importe quelle fenêtre du premier, on pouvait passer sur la structure de bois qui soutenait le panneau, et descendre par terre ou grimper au sommet pour regarder pardessus. Ce panneau, c’était un endroit rêvé pour jouer, un château, un navire pirate avec tous ses gréements. «  Je t’aime. Et toi, tu m’aimes  ? lui dit Jack en sortant brusquement des hautes herbes. — Oui ! », lança-t-elle, la peur se lisant sur son visage. Et il la raccompagna chez elle. Ils se dirent au revoir sous le porche avec des regards langoureux, aussi pleins d’amour que ne le permettraient jamais l’âge et l’expérience. Madame Mac attendait Jack à la porte d’entrée. Elle lui t signe de se taire et de passer par l’arrière. Il se dit que, cette fois, son compte était bon. Il y avait tout un tas de grandes personnes dans le salon et, dans l’allée, deux voitures qu’il n’avait jamais vues. Il se prépara mentalement  : boule à zéro, Dan Carrier, maison de redressement, tas de cailloux à casser, vie entière

derrière les barreaux. Tout ce qu’il savait, c’est que là-bas, il y avait du gruau chaque matin. Il faillit bien prendre ses jambes à son cou, détaler au bout de l’allée et disparaître à jamais. Sa grand-mère le tira à l’intérieur. « Tonton Frank est mort cet après-midi », lui chuchota-t-elle. C’était pas des blagues ! Il était là, dans le salon, recouvert de la courtepointe noire et grise qu’il se mettait toujours sur les genoux quand il faisait sa sieste sur le canapé de cuir noir. Tous ces gens, c’étaient des paroissiens de leur église, à lui et à mémé. Il y avait des petites dames qui reni aient dans leur mouchoir roulé en boule. Les vieilles demoiselles Willhite, qui habitaient juste au bout de la rue, étaient là, de même que Frère Dykes, le prédicateur. « Il s’est juste allongé, et puis il s’est endormi pour toujours », répétait Madame Mac d’une voix funèbre à tous ceux qui venaient le voir une dernière fois. « Il a déjeuné, poursuivait-elle, il a dit qu’il se sentait fatigué, et il s’est allongé comme d’habitude, et puis il est parti, tranquillement, dans son sommeil. Quand j’ai voulu le réveiller pour lui faire prendre son médicament, j’ai vu qu’il était parti. — Ma foi, puisqu’il faut s’en aller, c’est encore comme ça que c’est le mieux, dit un diacre. — Il est parti si paisiblement. — Si je comprends bien, il a légué sa maison et tout le reste à l’église. — Il ne s’était jamais marié, vous savez. — Sûr que le Seigneur a voulu qu’il parte en paix. — Il rappelle à lui ses brebis. — Loué soit le Seigneur. — Amen. » Hourrah ! pensait Jack pour sa part. Il sortit par-derrière. Un petit moment après, sa grand-mère apparut à la portemoustiquaire. « Mais qu’est-ce que tu fabriques ? demanda-t-elle.

— Ben, maintenant on peut quitter cette sale véranda et s’installer dans la maison, non  ?  », répondit-il pour expliquer tout le barda qu’il était en train de sortir de sous le lit bricolé. Elle le rejoignit et s’agenouilla près de lui. Elle lança un bref regard derrière elle, par-dessus son épaule, et chuchota : « Attends un peu que tout le monde soit parti. »

VINGT

L’une des premières choses que t MacDeramid après la mort de Tonton Frank, quand l’église qui avait reçu la maison en héritage l’autorisa à rester sur place et à la gérer, ce fut de se débarrasser du vieux poêle à charbon ventru et de raccorder la demeure au gaz de ville. Il récupéra une vieille chaudière à une vente aux enchères et l’installa dans le salon. Pendant les quatre hivers qu’ils y passèrent, le petit se brûla au moins une fois par an, t griller le chat si fort qu’il fallut aérer toute la maison, calcina un nombre incalculable de marshmallows sur les grilles chau ées au rouge, et s’asphyxia presque en mettant quasiment le nez dessus pour contempler, hypnotisé, la chaleur qui faisait des vagues au fond du ré ecteur tapissé d’amiante couleur cerise. L’été, le vieux débranchait la chaudière et mettait un bouchon sur le tuyau de gaz de peur que la manette soit ouverte par accident et qu’en allumant négligemment un cigare, il ne fasse tout exploser et expédie la maisonnée ad patres. Il se mé ait aussi de l’électricité qui pourrait sortir de douilles dépourvues d’ampoules si l’interrupteur était allumé. Mais, été comme hiver, le moment préféré de Jack, c’était quand, bien après son heure normale de coucher, on lui permettait de rester écouter des émissions à la radio. Son grandpère et Coleman écoutaient toujours les championnats de boxe, les nales de base-ball, le Grand Ole Opry4, entre autres. C’étaient les combats de boxe qu’il préférait. Il régnait une tension électrique quand les deux adultes s’installaient dans leurs fauteuils devant le poste Zenith. Alors c’était Chicago,

Detroit ou le Madison Square Garden de New York qui pénétraient dans la pièce, tous muscles dehors. Les femmes, quant à elles, étaient attablées à la cuisine à se lamenter sur la folie des hommes. Et les hommes se faisaient toujours plus costauds, plus lourds dans leurs mouvements, les soirs de boxe. En juin, toutes les fenêtres du quartier étaient ouvertes et les rues entières résonnaient des échos des combats. Jack arriva en courant du jardin plongé dans l’obscurité pour écouter la rencontre entre Joe Louis et Braddock pour le titre de champion du monde des poids lourds. Depuis le début, MacDeramid était catégorique : « Louis, il va le massacrer. » Coleman, quant à lui, aurait misé un million  : «  Y’a aucun bamboula qui peut le mettre au tapis, James J. » Ce qui était quand même étrange, car le grand-père de Jack était des montagnes du Tennessee, élevé chez les cow-boys, avec une mé ance très sudiste à l’égard de l’autorité fédérale, alors que Coleman, originaire de New York, dans l’East Side, avait été soldat. Alors pourquoi diable était-ce Mac et non Coleman qui ne voyait aucun problème à ce qu’un Noir devienne champion du monde ? Il n’y avait eu qu’un seul autre Noir champion, c’était Jack Johnson. «  Mais ça te fait rien alors, ironisa Coleman pendant l’échau ement d’avant-combat, si c’est un jus-de-réglisse qui devient champion ? — Et qu’est-ce que tu veux que ça me fasse  ? répondit tranquillement Mac. Moi, j’suis pas boxeur, c’est pas moi qu’il va cogner ! — Y devrait y avoir des championnats séparés, grinça Coleman. — Et qu’est-ce que ça prouverait, bordel ? Écoute, mon vieux. Je veux pas me vanter, mais bon, j’ai toujours dit que moi, je te prends n’importe quel homme neuf fois sur dix, ou neuf hommes sur dix tout le temps, comme tu préfères, que ce soit à la bagarre, la baise, le whisky, la coupe du bois, les foins, penser,

g y p p causer, chanter, danser, mentir ou dire la vérité, mais ça veut pas dire que je suis champion de ci ou de ça. Alors, suppose qu’y ait un championnat du monde pour tous ces trucs-là, et que ce soit un nègre plus noir que le cul d’un gorille qui gagne partout, moi personnellement je m’en tamponne. Grand bien lui fasse  ! Moi, tout ça, je vais pas m’en vexer, mais là où je me sentirai toujours inférieur, Coleman, c’est dans mon portefeuille. » Coleman était un supporter de Roosevelt, même s’il avait toujours voté Républicain. Il trouvait sans cesse des excuses aux millionnaires et ne parvenait pas à comprendre l’opposition obstinée de MacDeramid. «  Mais si t’es mordicus contre tout ce qu’on fait, pourquoi tu quittes pas le pays ? le provoquait-il. — Ah ben merde alors, mon p’tit gars, c’est autant mon pays que le tien et celui de monsieur Roosevelt. Et si tu veux mon avis, moi j’ai fait davantage pour le construire que ce pédé de la côte est avec sa cape. — Tu pourrais te faire fusiller pour ce genre de paroles, s’indignait Coleman, qu’on sentait très désireux d’être rappelé sous les drapeaux rien que pour être a ecté au peloton d’exécution. — Fusiller  ? Moi, fusillé  ? Écoute, mon gars, dans ma vie, on m’a déjà tiré dessus avec un fusil. Et attention, hein, pas des trou ons à la con, des experts ! D’homme à homme. Et j’vais te dire une chose. Me fusiller, ce serait vraiment la seule façon de me faire fermer ma gueule. Parce que moi, je leur mets le nez dans leur merde. J’ai pas peur d’eux, j’ai peur de personne. Je leur dis en face ! — Ah ouais, et pendant ce temps, tu vas faire la queue et tu les encaisses, les secours ! » Coleman jouait les condescendants, avec son pantalon militaire couleur moutarde, car même si lui aussi était sans emploi, il touchait une pension de l’armée de terre depuis qu’il avait été gazé, et n’avait donc pas besoin de l’assistance, d’autant que sa femme travaillait.

« Ben oui, parce que j’peux pas faire autrement. Je fais la queue dans la rue avec mon sac de toile, comme un putain de mendiant, avec une boule dans la gorge si grosse que j’peux même pas jurer, et je prends leurs saloperies de denrées parce qu’il faut bien vivre. On a le droit de bou er  ! On a le petit de notre lle à élever, faut le nourrir, l’habiller et l’envoyer à l’école. Les gens ont le droit de vivre, Coleman. Tu fais pas crever une bête de faim juste parce qu’elle a pas bossé pour toi ce jour-là. En n quoi, pour les gens comme toi, on dirait que manger, c’est arbitraire. Merde, même le vieux Roosevelt, il admet plus ou moins qu’il faut bien manger. Qu’il l’admette par simple décence ou par peur d’une révolution, c’est pas le problème. Ce que je veux te faire comprendre, c’est que si tu traites comme un chien un homme qui cherche juste à nourrir sa famille, alors c’est tout le pays qui va devenir une nation de chiens, qui viendront remuer leur petit moignon de queue au si et, qu’on fera asseoir et faire les beaux, ou bien se rouler par terre et faire les morts sur commande. Écoute-moi bien, Coleman, moi je suis né juste après la guerre de Sécession, j’ai tout vu et son contraire, et je vais te dire une chose : entre la n de Hoover et les cent premiers jours de Roosevelt, on a eu l’impression, pendant, quoi  ? un quart d’heure, que ce pays allait se redresser et devenir quelque chose de tellement beau, de tellement juste, nom de Dieu, qu’il se serait levé en entier au jour du Jugement dernier et serait entré au Paradis comme un seul homme. Oui, pendant un quart d’heure, à ce moment-là, on a eu sans doute la meilleure chance de tous les peuples dans l’histoire de prouver que l’homme est supérieur au coyote. Et cette chance, on l’a bousillée. Tous ces petits maquilleurs, là-bas dans l’Est, ils se sont mis à maquiller pour voir ce qu’ils pourraient en tirer, de la pauvreté. Et ils ont mis leurs sales pattes sur les contrats, un par un. Ils ont envoyé leurs ls dans les bureaux pour bien faire décoller le business. Jamais j’ai vu un animal qui traite ses semblables aussi cruellement que l’homme… à part ces putains de rats ou de hyènes, peut-être. Montrer du doigt les petites di érences entre soi et les autres pour justi er de les écraser comme des merdes.

p j Eh ben moi, j’ai voté pour cet enfoiré. Mais je serai le premier démocrate à te dire que je donnerais une de mes couilles pour le reprendre, mon vote. C’est pas qu’Hoover aurait fait beaucoup mieux, hein ! Mais il est là, le problème, bordel ! Ça vaut quoi, un homme et sa voix, quand tout ce qu’on lui donne, c’est un choix à la con comme ça ? Mais Roosevelt ! Il s’est présenté comme le grand ami du travailleur. Je sais pas qui c’est qu’a tiré les marrons du feu, mais moi je peux te dire qui c’est qu’a bou é les cendres. En n merde, tu vois pas ce qu’ils pensent de toi, tous les milords, les richards, les nababs, les ducs, les tsars, les gros bonnets, quoi ? Que t’es une marchandise, Coleman ! Y peuvent nous acheter et nous vendre. Là, en ce moment, nous on vaut pas tripette, sauf si un gros peut nous transformer en pro t. Et c’est pas la volonté de Dieu, ça, ni celle de n’importe qui qu’a un minimum de logique. Les patrons, ça leur coûte moins de deux sous par jour pour nous garder en vie, à faire la queue, l’estomac su samment vide pour qu’on accepte n’importe quel boulot de merde. Et je suis sûr qu’y a au moins la moitié de ça qui passe à payer la bureaucratie que ça demande, ce système. Alors, merde à ces façons de faire de merde ! — Mais quand même, risqua pieusement Coleman, pour moi, un homme ça a pas le droit de mordre la main qui le nourrit. — Ben tu vois, ça c’est parce que t’as jamais élevé de porcs. Moi, je préférerais encore entrer dans une cage de grizzlys que dans un enclos de porcs trop longtemps nourris qu’aux restes. Si tu balances des restes à des hommes pendant trop longtemps, y vont faire comme les porcs, y vont te sauter dessus si tu t’approches de trop, juste pour le goût de la bidoche. Les porcs, non seulement ça va te mordre la main, mais ça va te bou er le bras entier. Et la gure avec. Ça te bou e un gamin tout cru en une minute. Tu comprends, Coleman  ? Au propre comme au guré, les porcs, y sont ce que tu leur donnes à bou er. Et les gens, c’est pareil. Tu sais, si c’était que moi, j’dirais que ça devrait pas exister, l’assistance. C’est là qu’on serait su samment nombreux à devenir tellement enragés qu’on ferait vraiment quelque chose pour transformer ce pays en pays

q q p p y p y du lait et du miel. C’est ces vieux Rusko s qui l’ont eue, la bonne idée  : ils ont pris le pouvoir. Mais nos tsars à nous, y sont plus dégourdis. Tout ce qu’ils disent, c’est  : “Ici, les restes c’est pour tout le monde.” Alors que le Tsar des Rusko s, lui y disait : “Vous ne méritez que les restes.” Elle est là, la di érence. Elle est là, la combine. C’est ça la di érence entre la tyrannie et ce que Roosevelt, il appelle la démocratie. Su t de balancer une poignée de maïs par-ci par-là, et tu redonnes aux gens un poil d’espoir et ils acceptent n’importe quoi. Et ils continueront d’accepter. Jusqu’à ce que nos tsars à nous, ils nissent par mettre la main sur tous les ingues, et là du coup, ils auront même plus à venir chez toi pour te voler. Ils auront juste à mettre un mot dans le journal pour annoncer la nomination d’une nouvelle fripouille à lunettes sans monture et bien docile à un poste de ministre, et ils appelleront ça le progrès. Mais crois-moi, Coleman, ça reste du meurtre de masse, au fond. P’t’être bien après tout que c’est les Cavaliers rouges les plus humains. J’en sais rien. Mais tout ce que je peux dire, c’est que tant que ces enfoirés nous balanceront un os à ronger, on le prendra et on leur baisera le cul et on leur dira  : “Grand merci, not’ bon maître, et Dieu vous bénisse !” — Moi, je crois qu’on a ce qu’on mérite, a rma Coleman en bombant le torse. — Ah ouais, tu crois ça  ?  », répliqua sèchement Mac en crachant un long trait de jus de tabac dans une boîte à café posée près du poste de radio. Joe Louis mit Braddock K.-O. au huitième round. Et Coleman remonta dans sa chambre, convaincu que la révolution avait commencé.

VINGT ET UN

À l’aide d’une épingle à nourrice, Jack avait xé une longue celle de cerf-volant au store de la fenêtre du salon des Willhite. Harold Lloyd Beers et lui étaient à plat ventre sous un seringat dans le jardin des vieilles demoiselles, d’où ils avaient une vue imprenable sur la fenêtre double tout illuminée. C’était Harold Lloyd qui tendait la celle, Jack quant à lui tenait en main le linge humide qui servait à la faire gémir. En prenant bien garde de rester dans l’ombre, il s’approcha en catimini pour jeter un coup d’œil furtif à l’intérieur. La vieille Madame Willhite habitait cette demeure avec sa progéniture, trois vieilles lles nommées Opal, Pearl et Ruby, dans l’ordre du droit d’aînesse. Ruby était comptable dans une compagnie d’assurances  ; Pearl s’occupait de la maisonnée  ; Opal vendait toutes sortes de choses au porte-à-porte, cartes de vœux, gaines, chaussures, blouses, médicaments, vitamines, cosmétiques, l et aiguilles, qu’elle trimballait dans deux sacs à provisions et un énorme sac à main en cuir véritable. Pendant des années, elle avait été éperdument amoureuse d’un type du nom de Bob, mais jamais ils ne s’étaient mariés. En vérité, les spéculations allaient bon train  : Opal avait-elle vu le loup avec ce vieux Bob ? La grand-mère de Jack, qui était la meilleure amie de l’intéressée, jurait que ce n’était pas Dieu possible. Mais quand même, elle n’en aurait pas mis sa main à couper. Quant à Mac, le grand-père, il n’y croyait carrément pas. « Non mais, franchement, rien qu’à regarder sa tronche, moi je peux même pas l’imaginer tirer un coup. Rien que d’y penser, j’ai

une douleur sur l’estomac. Beurk  ! Ouh là là… Pas moi en tout cas, non merci. — Oui, mais elle a un cœur en or, quand même  », ajoutait toujours Madame Mac. Quant au petit, il avait décrété, faute de mieux, que c’était le nez d’Opal et sa frousse des enfants qui l’avaient rebuté, ce fameux Bob. Ce nez, long comme une stalactite de glace, était tellement tendu qu’il s’attendait à chaque instant à le voir se fendre en deux au beau milieu de son boniment à sa grand-mère, à qui elle présentait des cartes de Noël. «  S’il vous plaît  ! Madame Mac, ne laissez surtout pas Jacky toucher les cartes ! — Désolée, Opal. Il s’est lavé les mains. Mais il aime bien regarder aussi. » Seulement, aux yeux d’Opal, rien ici-bas ne pouvait rendre assez propres les mains d’un petit garçon. «  S’il vous plaît  ! Madame Mac, je suis responsable de mes échantillons ! » Et, tirant prestement de son chignon le crayon-gomme qui lui servait à noter ses commandes, elle se mit à e acer vigoureusement une trace visible d’elle seule. Elle et sa responsabilité interdisaient à Jack de toucher les petits échantillons de tissu ou de manipuler les objets dans l’incroyable bric-à-brac qu’elle sortait de ses sacs en kraft, tel un magicien tirant des lapins de son grand chapeau. C’était toujours  : «  Si tu ne peux pas laisser tes mains tranquilles, va jouer ailleurs ! » C’était Opal qui avait converti sa grand-mère aux aliments diététiques  : soupes aux herbes, thés d’écorces, ersatz de tarte aux pommes, de gâteau au chocolat ou de pamplemousse, entre autres saloperies, sans parler de la Pilule Vitaminée Originale. La Pilule Vitaminée Originale, ça avait l’apparence et la consistance d’une crotte de chèvre écrasée, sauf qu’une crotte de chèvre, ça sentait meilleur, en n de compte. Et au goût, ça ne devait sans doute pas être tellement plus mauvais. Un

p p printemps, Opal, ayant aperçu les talons nus du petit, se mit en devoir de convaincre sa grand-mère que, à vingt-quatre heures près, il allait succomber à un accès aigu de rachitisme, dont d’ailleurs il devait déjà sou rir en silence. Et donc, en provenance des mêmes sources ésotériques que les vingt-cinq cents pour leur assurance, apparurent soudain des sous pour les pilules. Chaque matin, il en avait une à côté de son bol de céréales, ou dissimulée dans les profondeurs de son lait en poudre, ou encore camou ée dans le cœur tiède d’un biscuit. Sa mission quotidienne au petit déjeuner était donc de se dépêcher de les dénicher pour les faire disparaître dare-dare dans la poche de devant de sa salopette sans se faire prendre par sa grandmère. Poussé dans ses plus extrêmes retranchements, il s’en anquait une dans la bouche, mâchait à grand bruit, mais à côté, avant d’avaler ostensiblement, gardant la chose dans sa joue jusqu’à ce que Madame Mac nisse par tourner le dos. « Bon sang ! Elles sont vraiment dégueulasses, ces pilules ! », se disaitil. Et de perdre du poids chaque jour à vue d’œil. Elles empoisonnaient tellement son petit déjeuner que son régime quotidien n’était plus composé que de beurre de cacahuète et de gelée, de francforts dans son panier-repas, ou encore de barres chocolatées qu’il arrivait de temps en temps à se procurer par des moyens détournés ou franchement malhonnêtes. Quoi qu’il en soit, cette pauvre Opal devait constamment subir les semonces et critiques impitoyables de sa mère et de ses sœurs. Même si seule la vieille dame avait pu, peu ou prou, être quali ée de belle dans sa vie, Opal était traitée comme Cendrillon, sauf que jamais Bob ne l’avait emmenée au bal. Il faut dire que la religion de la donzelle lui interdisait la danse. Elle l’interdisait aussi à Madame Mac, d’ailleurs, mais cette dernière en revanche devait composer avec son mari. Car pour Mac, la danse, c’était une religion à égalité avec la haine de Roosevelt. Et par conséquent, quand une ou deux fois par semaine il allait fox-trotter à son Club Townsend, elle l’accompagnait, histoire de le garder à l’œil. Elle avait davantage

foi qu’Opal en la miséricorde divine. Opal de son côté était plus encline à croire en la colère de Dieu. Madame Mac disait toujours qu’Opal n’osait pas cracher de peur d’avoir soif. On la voyait souvent traverser la ville à pied pour économiser le bus. Ou s’évanouir d’inanition dans des lieux publics. À force, elle s’était mise à passer chez ses vieux clients autant pour prendre un peu de repos dans un bon fauteuil que pour conclure une vente. La police la retrouvait constamment endormie, à n’importe quelle heure, dans la gare routière municipale, où elle allait faire sa comptabilité et sa correspondance sur un des bureaux mis gratuitement à disposition en haut dans une mezzanine. Dans ces cas-là en général, ils la laissaient tranquille, sauf si le chef de gare leur disait quelque chose. Un autre de ses repaires était le salon de repos de chez Buck, le grand magasin. Souvent, elle xait ses rendez-vous d’a aires à l’un ou l’autre endroit comme s’ils lui appartenaient. Bref, c’était le genre de personnage que seule Madame Mac pouvait prendre sincèrement en a ection autant qu’en pitié. «  Tout ce que vous pouvez dire sur Opal, vos moqueries, ça m’est bien égal, c’est une bonne âme comme on en fait peu sur cette Terre. Elle est d’une honnêteté scrupuleuse. C’est une chrétienne. Jamais de sa vie elle n’a fait de mal à une mouche. Et ces bonnes femmes, elles lui mènent une vie qu’on ne souhaiterait même pas à un chien. Moi, je l’apprécie, Opal ! » La maison des Willhite moisissait lentement sous son toit à rebord dentelé, sombrant centimètre par centimètre dans un océan d’iris sauvages, de fougères, de tulipes, de roses trémières, de glycines, de vignes grimpantes, de plantes carnivores nocturnes en tous genres, sans compter une mare remplie de gros poissons rouges patibulaires qui vous boulotteraient un chat s’il lui prenait la malencontreuse idée d’aller y pêcher. C’était un endroit absolument interdit aux gamins, dont les propriétaires détenaient le record de la ville du coup de l le plus rapide à la police.

Mais on était la nuit d’Halloween et donc, tout naturellement Jack et son copain étaient sous le seringat des Willhite. Auparavant, ils avaient balancé un sac d’ordures en ammé sur le perron des Azuni, puis sonné à la porte avant de s’enfuir comme des dératés. Et, réfugiés dans le jardin des Hawkins, ils avaient ri à s’en tenir les côtes au spectacle de Monsieur Azuni ouvrant la porte, puis tentant de piétiner le feu pour l’éteindre, faisant gicler la mouscaille sur sa terrasse tout en jurant en libanais. Ils avaient attrapé un chien errant et lui avaient attaché une batterie de casseroles à la queue avant de l’envoyer remonter Cleveland Avenue à grand fracas. Ils avaient aussi écrit à la craie un slogan anticatholique sur le perron des O’Farrell. Il était vingt et une heures environ, heure à laquelle Harold Lloyd était censé rentrer chez lui. Il su sait que sa daronne sorte sur le seuil de sa maison et donne trois coups d’un si et de police pour que sa progéniture, blêmissante, prenne congé dare-dare et rentre ventre à terre. Ah ça, il ne pouvait pas l’encadrer, ce si et. Jack quant à lui n’avait aucun respect pour quelqu’un que l’on appelait avec un si et de police, mais le fait est qu’Harold Lloyd se grouillait toujours de rappliquer. Le dimanche soir, c’était grande soirée radio. La vieille dame s’installait dans une chaise à bascule bien capitonnée, juste en face de leur énorme poste Zenith à l’œil de cyclope. Sur le côté, Pearl et Ruby occupaient un genre de sofa de style français. Quant à Opal, elle était hors du cercle familial, assise à un guéridon près de la fenêtre par laquelle le petit les espionnait, occupée à écrire à la lueur d’une lampe dans l’épais petit carnet noir qu’elle transportait toujours dans son sac à main. Elle avait de quoi vous faire devenir claustrophobe, cette pièce, avec son épaisse carpette orientale au sol et un fouillis de plantes en pots, de bibelots divers, de vieux livres reliés de cuir dans des vitrines au mur. C’était Ruby qui était o ciellement chargée de régler les stations. Chaque famille avait ainsi son opérateur attitré. Chez les MacDeramid, c’était Jack. Il fallait avoir le don. Lui seul était capable de trouver l’émission que tout le monde voulait écouter.

p q Parfois le vieux essayait, pour nir par renoncer dans une bordée de jurons et beugler  : «  Fiston  ! Viens ici me régler ce truc, nom de Dieu de nom de Dieu ! » Chez les Willhite, c’était donc Ruby l’opératrice. Dans la pénombre, Jack retourna se dissimuler dans le buisson. Il y avait du givre dans l’air. Sous le seringat, là où l’herbe ne poussait jamais par manque de lumière, la terre était sèche et avait cette odeur sans vie, comme la poussière d’un grenier ou des vieux journaux dans une cave. Le si et retentit, rappelant Harold Lloyd chez lui. «  Attends…  », sou a Jack. Flanquer à ces vieilles peaux la frousse de leur vie, c’était leur objectif commun. Il tendit la celle au maximum, à la limite d’arracher l’épingle à nourrice du store. Puis, lentement, il se mit à frotter le bout qu’il tenait avec le linge humide, ce qui, il le savait, donnait dans la pièce l’impression d’un fantôme gémissant d’une voix rauque, OOOOUUUR-AAAH  ! Oooouuur-aaah  ! OUR-AAAH  ! OUR-AAAH  ! Si ça existait vraiment, les fantômes, et s’ils avaient des voix, alors le frottement d’un linge humide sur une celle tendue attachée à un store devait être leur cri. À l’intérieur, les femmes s’étaient levées d’un bond. Et puis, juste au moment où elles s’étaient rassises : « Attends un peu ! Allez, maintenant  ! Encore un coup  !  » Our-aaah… Our-aaah… Tout doux. Et puis  : OOOOUUURRRRRRRAAAAAAAHHHHHHHHHH  ! OOOOUUURRRRRRRAAAAAAAHHHHHHHHHH  ! OUR-AAAH  ! OUR-AAAH  ! OURAAAH ! OUR-AAAH !… Sans répit. Et là, quelque chose se passa. On entendit des chocs retentissants dans la pièce. Une lampe se renversa. Opal s’enfuit de la maison en hurlant comme une louve, se battant la poitrine des poings. Pearl lui cria de revenir tout de suite. Elle la suivit sur la terrasse. Opal manqua son virage et s’étala de tout son long. Mais elle se releva frénétiquement, mains jointes comme en prière, et piqua un nouveau sprint. Et soudain, voilà que la ville entière résonnait de sirènes.

« Faut que j’y aille maintenant ! lança Harold Lloyd par-dessus son épaule, battant déjà maladroitement l’herbe de ses jambes pour prendre de l’élan. C’était ton idée à toi ! » Il avait seulement pris le temps de faire savoir à Jack comment il témoignerait au tribunal. « Opaaaaaaaaaaaaal !… », braillait Pearl depuis l’autre bout du jardin. Mais Opal avait disparu. Jack donna une secousse à la celle pour l’arracher du store, mais ne s’attarda pas pour l’enrouler. Harold Lloyd avait déjà atteint la clôture au fond du jardin. Jack fonça à son tour, piétinant un parterre d’iris sauvages, un coin de tulipes précieuses qu’il dispersa en tous sens, sauta une haie basse pour atterrir dans la mare, en sortit dans le même élan, les bestioles tentant en vain de le mordre à travers ses godillots trempés, faisant gicler de l’eau glacée à chaque pas de sa fuite criminelle. Avec son gros cul, Harold Lloyd essayait désespérément de passer par-dessus la clôture. Mais Jack, se servant dudit postérieur comme d’un appui, s’agrippa au sommet et le franchit sans se retourner. Qu’il aille se faire foutre, Harold Lloyd ! Il remonta l’allée en quatrième vitesse et atteignit la terrasse de derrière à l’instant où Opal arrivait par l’avant en hurlant. Même avec ses chaussures trempées, Jack courait vite. C’est dire à quel point Opal, la cinquantaine, un cul large comme une moissonneuse-batteuse et des jambes comme des piliers d’église, avait dû galoper tel un zèbre ! « Madame Mac ! Madame Mac ! Priez le Seigneur ! Les Martiens ont atterri  ! À New York  ! À l’instant  ! s’égosilla-t-elle avant de s’écrouler sur la terrasse. — Opal  ! Mais en n  !  », s’écria la grand-mère de Jack en se précipitant à son secours. Sa première pensée était que la femme s’était fait violer, ou quelque chose de ce genre. « Martiens… gémit-elle. C’est la n du monde… — Martin ? demanda le vieux, à l’intérieur. Martin qui ?

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— Opal, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? — Notre heure a sonné, madame Mac. Préparez-vous à rencontrer notre Seigneur. Prions ensemble. » Et elle voulut faire agenouiller la vieille dame de force. « Pour moi, elle a une araignée au plafond », décréta Mac. Il l’avait rendue folle, pensa Jack. Cette fois, son compte était bon. « Mais vous n’avez pas allumé la radio ? demanda-t-elle. — Non. — C’est à la radio. Y’a les Martiens qui ont débarqué dans le New Jersey, ils sont en train de prendre New York. — Oh ! Opal ! — Reni e un peu son haleine, conseilla Mac. — Papa ! — Ben écoute, peut-être qu’elle s’en est envoyé une petite lampée, de cette potion qu’elle colporte. — Ils arrivent  ! les supplia-t-elle de comprendre. S’il vous plaît  ! Juste quand ça commençait, on a entendu un bruit comme celui d’une fusée. Oh ! Madame Mac… C’EST LA FIN ! » Et elle se recroquevilla par terre, secouée de sanglots. « Tu ferais peut-être bien d’allumer la radio, suggéra Madame Mac d’un ton calme. Opal, écoute-moi. Lève-toi, maintenant, tu ne peux pas rester là sur cette terrasse. » Elle scruta les environs. On entendait des sirènes et des pinpon. Les gens étaient dans leurs jardins, les yeux pointés vers le ciel. Soudain, on vit une femme courir au milieu de la rue comme une forcenée en hurlant  : «  C’est la n du mooooooooooonde ! ! ! !… » « Allume-nous la radio, Papa ! » Il n’arrivait pas à trouver la station. « CBS », réussit à articuler Opal, avant de s’écrouler à nouveau dans une crise d’hystérie, se tordant sur le sol, s’arrachant les cheveux, déchirant son chemisier. « Opal ! — Fiston ! appela Mac. Il est où, ce petit ? Jamais là quand on a besoin de lui. FISTON ! Viens ici nous arranger ce truc, nom de

g

Dieu ! — Ils t’ont bien dit qu’il nous fallait une antenne et un l de terre, lui rappela Madame Mac. — Jamais de la vie, bordel, ça attire la foudre ! FISTON ! » Jack fut bien contraint d’y aller. Juste au moment où Opal s’apprêtait vraiment à arracher son chemisier. Les Coleman descendirent de l’étage. Gladys et Madame Coleman se tenaient fermement l’une à l’autre, prêtes à éclater en sanglots. « Mais en n qu’est-ce qui se passe, crénom de Dieu ? demanda le vieux. — C’est peut-être bien la n, raconta Coleman. Ils ont atterri et ils sont en train d’envahir le pays. Ça a l’air très grave. Y’a l’armée et l’aviation qui font mouvement. C’est la guerre. — Mais qui ? — De Mars ! Des hommes de Mars ! » L’espace d’un instant, le visage de Mac se fendit en un large rictus. Qui tout aussi rapidement se transforma en mine interloquée. « Nan ! Beuh… beuh… ? — Si ! Si ! » Coleman poussa le petit du poste de radio. Le bouton lui resta entre les doigts. Il le rendit. Gladys prit Jack par la main. De l’autre, elle tenait déjà celle de sa mère et s’approcha de Mac pour former un cercle de prière. Bien qu’appartenant à l’Église évangélique réformée, elle étudiait à Friends University. Elle essayait d’attraper la main de tout le monde pour leur faire faire un cercle. Jack se libéra de son emprise. «  Priez à présent, à l’heure de la vengeance divine, leur enjoignit-elle, son visage très quelconque levé, dans une très belle pose, vers l’ampoule Mazda de cent watts. Priez pour votre âme éternelle. » Et elle tenta à nouveau d’agripper le petit. Qui lui échappa encore, dans un bruit de succion de ses chaussures trempées sur le lino.

«  Comment tu t’es mouillé les pieds  ?  », laissa échapper machinalement sa grand-mère qui revenait à la hâte avec un verre d’eau et une compresse froide pour Opal, mais sans attendre de réponse. «  Nous allons voir Jésus, poursuivait Gladys, enthousiaste. Voir son visage. Gloire à Dieu. » Elle réussit à attraper le vieux par le pouce. « Attends une seconde, Gladys, s’te plaît ! t Mac, qui voulait aider Coleman à remettre le bouton de la radio en place. — Je l’ai ! cria Coleman. — Gladys, tu me lâches, dit le vieux. — Ils sont en train de les attaquer avec l’artillerie, et y’a les bombardiers qui arrivent, rapporta l’ex-bi n, l’oreille collée au haut-parleur. — Mets plus fort, ston, dit Mac au petit. Gladys, ça su t, maintenant. » Comme tout le monde continuait son propre manège, il était di cile d’entendre la radio. «  Moi, je tombe pas sans me battre  », déclara solennellement Wolford Coleman, lequel s’était armé d’une carabine Iver Johnson calibre .22 à un coup et d’un couteau de boucher monstrueux qu’il s’était passé dans la ceinture. Il ordonna à tout le monde d’entasser des meubles devant portes et fenêtres, et, pour donner l’exemple, se mit à pousser le sofa de Mac. «  Allez chercher des matelas et des portes ! », les exhorta-t-il. « Hé, attends un peu, Wolford ! protesta le vieux. Tu vas casser un pied du sofa, là. Gladys ! Tu vas me lâcher, ouais ? » Pas moyen de lui faire desserrer les doigts. « Maman ! » « Réjouissez-vous ! criait Gladys à tue-tête, et chantez ! » Et de se lancer dans Plus près de toi, mon Dieu. A cappella. «  Chantez tous ! », insista-t-elle. « Maman ! », beugla le vieux. «  Opal, écoute-moi, maintenant, dit Madame Mac à l’intéressée. Arrête de te conduire comme ça. Tout ce que tu fais,

c’est te donner en spectacle. Allez, rentre. Si tu continues, demain tu vas te sentir comme l’idiote du village. — Vous ne comprenez pas ? C’est la n du monde ! On va tous rencontrer Dieu ! — Ça m’est égal. Moi, j’aurais honte, pour sûr, si j’allais le voir avec un chemisier tout défait comme toi. » Opal, soulevée d’enthousiasme à l’idée de bientôt voir Jésus, avait pour l’occasion presque entièrement dénudé sa poitrine virginale, mais non moins opulente. Mac, quant à lui, allait rencontrer son créateur avec ses bretelles baissées et une cinglée gre ée pour de bon à son pouce gauche. Il avait ses lunettes sur le front, car toute l’a aire avait éclaté alors qu’il était en train de lire le journal du soir. Et avec tout ça, son pantalon avait glissé, découvrant déjà la moitié de son caleçon, et menaçait de lui tomber sur les chevilles. « Ma parole, c’est un étau qu’elle a, pas une main, s’exclama-til, admiratif de la force de cette toquée. Hé ! Lâche-moi donc ! » Il lui saisit le poing de sa main libre et dut se libérer le pouce comme s’il arrachait un bouchon à son goulot. Wolford avait à présent barricadé la porte avec le sofa, laissant Madame Mac et Opal à l’extérieur sur la terrasse, et commençait à loucher sur la machine à coudre de Madame Mac, qui manifestement pourrait faire un excellent parapet. « Enlève ce truc de là ! lui intima le vieux, joignant le geste à la parole. Et donne-moi ce putain de ingue avant de blesser quelqu’un ! — Allez couvrir la porte de derrière ! », répliqua Wolford, sans lâcher son fusil. Coleman se faisait le relais, minute par minute, des nouvelles du front, méthode bien plus stratégique que de monter le volume. Quant à son épouse, elle répétait inlassablement « Amen. Gloire à Dieu ! », en ponctuation à chacune des inepties que débitait sa lle Gladys. «  MAIS ENFIN, BON DIEU, ARRÊTEZ TOUS UNE SECONDE  ! beugla le vieux, su samment fort pour stopper net même

l’ascension lyrique de Gladys jusqu’aux cieux. Mettez plus fort cette putain de radio, qu’on puisse tous entendre, merde ! »   … du toit du Broadcasting Building à New York. Les sirènes que vous entendez retentissent pour prévenir les gens d’évacuer la ville alors que les Martiens approchent. Au cours des deux dernières heures, on estime que trois millions de personnes ont pris les routes en direction du nord. Hutchison River Parkway est toujours ouverte à la circulation. Toutes les communications avec la côte du New Jersey sont coupées depuis dix minutes. Nous n’avons plus de défense. Notre armée est… anéantie…   « Anéantie ? Vous entendez ça ?! », s’écria Coleman, paniqué. Les femmes se remirent à se lamenter. Madame Mac avait tiré Opal à l’intérieur de la maison. « Fermez-la ! aboya le vieux. Je veux écouter ça ! » Madame Mac s’approcha de lui et posa sa main sur son épaule. Ils échangèrent un regard. Jack se glissa près d’eux à son tour, sa grand-mère lui t une petite place.   …l’artillerie, l’aviation, tout a été anéanti. C’est peut-être la dernière di usion… Il y a des o ces religieux là, en dessous de nous… dans la cathédrale. [VOIX ENTONNANT UN HYMNE] Et maintenant je regarde vers le port, tout là-bas. Toutes sortes d’embarcations, chargées à ras bord de personnes en fuite, s’éloignent des docks. [SIRÈNES DE BATEAUX] Toutes les rues sont bondées. La ville est aussi bruyante qu’un premier de l’an… Attendez un peu… Ennemi en vue, au-dessus de Palisades ! Cinq énormes machines. La première franchit le euve. Je la vois d’ici, qui traverse l’Hudson comme un homme ordinaire traverse un ruisseau…   « Oh, mon Dieu ! »

Coleman tomba à genoux devant le poste, vêtu de son pantalon et ses chaussures d’uniforme et d’un tricot de peau sans manches. À genoux comme un pécheur résigné. Maintenant, c’était chacun pour soi sur la route vers l’éternité. Et le petit se souvint qu’il n’avait même pas été baptisé. « Qu’est-ce qui se passe, mémé ? demanda-t-il. — On ne sait pas encore. — On va mourir ? » Elle ne répondit pas tout de suite, alors : « On va mourir ? — Chut, tout va bien, dit-elle en le serrant contre elle. — Quand même, ré échit Mac tout haut, peut-être que si ces abrutis de militaires n’étaient pas allés les mettre en rogne… en n, est-ce qu’y a quelqu’un qu’est allé leur demander s’ils venaient en amis  ? Ce connard de Roosevelt, il peut vraiment rien faire correctement, même au bout du bout. Là, c’est vraiment le pompon ! » Pas question que le vieux se mette à genoux, lui.   Un bulletin me parvient… Des cylindres martiens pleuvent sur tout le pays. Un près de Bu alo, un dans Chicago, Saint-Louis… Tout cela semble orchestré…   «  Bon, remarque, il leur faudra sans doute un moment avant de s’intéresser à Wichita », observa le vieux.   Maintenant, la première machine atteint la côte. Elle s’immobilise, semblant considérer la ville. Une cuirasse coi e sa tête, au niveau des gratte-ciel. Elle attend les autres… Elles se dressent telles de nouvelles tours sur le côté ouest de la ville…   « Pourquoi il dit qu’elle a une tête ? se demanda Madame Mac. — Oui, pourquoi ? », intervint Jack en écho.   Elles étendent maintenant leurs mains de métal. C’est la n maintenant.

  Étranglement collectif dans la pièce.   De la fumée s’en échappe… Une fumée noire se répand sur la ville. Les gens dans la rue l’aperçoivent maintenant. Ils se précipitent vers l’East River… des milliers d’entre eux, ils sautent comme des rats. Maintenant, la fumée se répand plus vite. Elle atteint Times Square. Les gens essayent de s’échapper, mais ça ne sert à rien. Ils tombent comme des mouches. Maintenant, la fumée traverse la Sixième Avenue… la Cinquième Avenue… elle est à cent mètres… à cinquante mètres… [NOUVELLE VOIX] 2X2L appelle CQ… 2X2L appelle CQ… 2X2L appelle CQ… New York. Y a-t-il quelqu’un à l’écoute ? Y a-t-il quelqu’un… 2X2L…   Un silence de mort s’empara de la pièce pendant un instant, seulement troublé par les sanglots des femmes. Opal était par terre, prostrée, résignée à son sort. Gladys semblait quasiment arrivée à destination, tendant les bras vers son trône céleste. Madame C. avait apparemment été contaminée par la même vision. Wolford, de son côté, ne voyait rien du tout, Jacky le savait, mais ne voulait surtout pas qu’on l’oublie là pour ne pas avoir essayé. Coleman, qui s’était déjà repenti de tous ses péchés comme si la Zenith était une radio bidirectionnelle et que Dieu était branché en direct sur la fréquence, en était à réciter son septième ou huitième Notre Père. Il avait même, en guise de conclusion, fait état de ses services et rappelé au Seigneur qu’il avait été gazé. C’est alors que Wilma et son nouveau petit ami, Bill, déboulèrent, et, l’espace d’un instant, tout le monde crut que c’étaient les Martiens qui arrivaient… en taxi jaune. Heureusement que Wolford avait posé son calibre .22 le temps

q p p de s’en remettre à la grâce divine, sinon il les aurait transformés en passoires. Wilma se précipita sur son ls, qu’elle serra dans ses bras en lui couvrant le visage de larmes et de baisers dégoulinants. Elle l’embrassa sur la bouche, c’était chaud et mouillé. Son mascara faisait des perles sur ses cils. Ils peuvent bien arriver, maintenant, se dit-il. « Mon bébé… mon bébé… », répétait-elle d’une voix plaintive. À vrai dire, il ne croyait pas en Dieu et tous ces trucs-là. Il avait la frousse, mais quoi qu’il puisse se passer, il était plus que sceptique concernant ces histoires de montée au ciel. Et il savait que son grand-père pensait pareil. Le vieux disait qu’il croyait en Dieu, mais dans une sorte de relation d’égalité. Et Mac aurait bien aimé un signe quelconque que Dieu croyait en lui. En attendant, il allait s’allumer un cigare. Bill, pour sa part, sortit de sa poche latérale une asque emballée dans un sac en papier kraft, dévissa le bouchon, et s’en o rit une bonne rasade devant Dieu, Madame Mac et toute l’assemblée. Miracle  : Dieu ne le foudroya pas sur-le-champ  ; mais miracle des miracles, Madame Mac le laissa intact pour les Martiens. Elle le regarda faire, sans un mot. Ce type, c’était une petite gouape originaire de la frontière du Missouri, vêtu d’un blouson bicolore et d’un chapeau de feutre, qui disait à tout le monde de l’appeler Bill. Son nom de famille était Wild, il était alcoolique, divorcé, traînait un casier judiciaire dans de si nombreux États que Jack n’aurait pu en nommer toutes les capitales, avait perdu un testicule après une chute d’une plateforme de derrick, et avait à peu près autant d’avenir que n’importe quel arnaqueur au petit pied. Donc, naturellement, Wilma en était amoureuse. Pour être honnête, quand même, il avait pour lui d’avoir appris en prison l’art de fabriquer des bagues cocktails avec des manches de brosse à dents, de beaux yeux bleu clair, 62 de tour de tête, et, après celui de Fred, le plus long braquemart que Wilma ait jamais vu. Sa pomme d’Adam saillante faisait comme un otteur en mouvement dans sa gorge alors qu’il si ait sa rasade de whisky. Il s’arrêta net,

s’essuya la bouche du revers de la main et tendit la asque au vieux. « Tenez, Mac. Buvez un coup », dit-il, la voix rauque. À la surprise générale, le vieux accepta. Puis se mit à tousser. «  Bon Dieu de bon Dieu  ! Mon p’tit gars, si c’est la n du monde, ça mériterait un meilleur whisky ! — C’est un mélange. — Un mélange de quoi ? — Moi, je bois ce que je trouve », récita Bill comme un credo. Et pour bien montrer qu’il y était dèle, il si a d’un trait ce qui restait. « Hé, attendez un peu ! lança soudain le vieux en se tournant brusquement vers le poste de radio. Fermez-la une seconde, tous ! Qu’est-ce qu’il raconte, là, Coleman ? » Voici ce que le speaker venait de dire :   Vous êtes à l’écoute de CBS qui transmet actuellement une adaptation radiophonique originale d’Orson Welles et du Mercury Theatre de La Guerre des Mondes d’H. G. Wells  !… La retransmission va reprendre bientôt, après un court entracte. Vous êtes bien à l’écoute de Columbia… Broadcasting System. [GÉNÉRIQUE 10 secondes] KANS-Wichita [20 SECONDES DE PAUSE] La Guerre des Mondes de H.G. Wells, par Orson Welles et le Mercury Theatre… [MUSIQUE]   «  C’est une pièce  ! Tout ça, c’est une pièce, bordel de Dieu  ! s’exclama le vieux, mi-furieux, mi-réjoui, et se sentant complètement idiot. — Non  ! Non  ! C’était comme ça avant, intervint Coleman. Ils ont interrompu une émission. Y’a eu de la musique, et ils ont interrompu. — Ouais, vous voyez, c’est comme qui dirait enregistré. Sur un disque, quoi, tenta d’expliquer à son tour Wolford, du haut de

q q p q ses connaissances techniques niveau troisième. — Moi, je pense que c’est juste une pièce, répéta le vieux, têtu. — Alors pourquoi y’a toutes ces sirènes de police et tout ce ramdam ? demanda Madame Mac. — Papa, raconta Wilma, sur le trajet jusqu’ici, y’avait des gens partout qui couraient dans les rues comme des dingues. Le chau eur de taxi ne savait pas ce qui se passait, on lui a dit en chemin, mais sinon il nous aurait pas pris ! — Y’en a qui pillent des magasins, ajouta Bill. Les bars sont grand ouverts, précisa-t-il, l’air désolé de rater ça. Y’a un type qu’a attrapé une femme à l’étage du Eaton Hotel, elle est descendue en courant dans le hall à moitié à poil, et lui, il essayait de l’en ler là, devant tout le monde. — Essayait ? Tu parles ! », commenta Wilma. Mais la radio poursuivait, dans un bourdonnement :   … Je regarde mes mains noircies, mes chaussures déchirées, mes vêtements en lambeaux, et je fais le lien avec un professeur de Princeton qui, dans la nuit du 20 octobre, a observé au télescope un éclat de lumière orangée sur une planète lointaine. Ma femme, mes collègues, mes étudiants, mes livres, mon observatoire, mon monde… où sont-ils passés ?   «  C’est une pièce, répéta Mac, sûr de lui désormais. Hein, maman, que c’est une pièce ? — Je sais pas. — Eh ben moi, je pense que c’est une pièce. Je vais faire un tour dehors, voir ce qui se passe. Allez viens, ston. » Jack aimait autant rester là avec sa maman. « Bon, moi je sors jeter un œil. — Je vais avec vous, Mac  », proposa Bill. Il n’y avait manifestement rien d’intéressant à voler là-dedans, de toute façon. Dans ces conditions, le petit voulait bien y aller, alors. Coleman, quant à lui, allait attendre à l’intérieur. Il n’avait pas son masque à gaz.

q g Dans la rue, chaque maison sans exception était éclairée de toutes les lumières possibles. Les gens étaient dans leur jardin, certains agenouillés, d’autres debout, les yeux toujours rivés vers le ciel. Le ls Hawkins avait une paire de jumelles. Carey, le propriétaire goutteux des appartements en stuc à côté des Azuni, s’était débiné avec sa femme, dont il avait entassé les cent cinquante kilos dans leur Chevrolet pour ler à la campagne. De l’autre côté de Central, tout là-bas au Quartier Nègre, quelque chose était en feu. Les voisins des Hawkins, des adeptes de la Science du Christ, se roulaient, hystériques, sur leur gazon en vêtements de nuit, alors qu’un étranger sautillait de l’un à l’autre en criant  : «  C’était juste une pièce  ! C’était pas vrai ! », en pro tant au passage pour se rincer l’œil sur la grosse craquette de Madame Cantrell, qui par ailleurs avait l’écume à la bouche. On entendait une voix d’homme au loin, dans un jardin du quartier, qui hurlait  : «  MARION, C’ÉTAIT UNE BLAGUE  ! REVIENS, MARION !… » Et qui continuait à hurler. Gladys, sortie brusquement de sa transe, s’évanouit, épuisée, sur le canapé. Seule la vieille Opal s’accrochait. Pour l’arrêter, il aurait fallu un mot de Jésus en personne. Elle allait monter vers Dieu même si cela signi ait faire l’ascension à pied. Madame Mac s’approcha d’elle pour la secouer par les épaules jusqu’à ce que ses dents se mettent à claquer, que ses cheveux se dénouent et que ses yeux arrêtent de rouler à force de contempler l’intérieur de sa tête. Coleman se releva en se brossant les genoux, furibard au point d’exiger à grands cris une enquête des anciens combattants, de l’armée de terre, des engagés volontaires et des auxiliaires féminines. « Cette putain de station, faire un coup comme ça aux gens, ils devraient être fusillés pour l’exemple  !  », fulminait-il en jurant qu’il n’écouterait plus jamais CBS de sa vie. L’émission, pendant ce temps, était toujours en cours. Et dans toute la ville, il y avait des gens pour continuer à croire que

c’était la réalité. On entendait encore des sirènes de pompiers parcourant les rues. «  Bon, joyeux Halloween alors  ! s’escla a Madame Mac. Ils nous ont bien eus, en tout cas. — Non non, pas moi  ! objecta le vieux. J’ai tout de suite senti qu’y avait un truc pas catholique là-dessous. » Et puis, son regard ayant croisé celui de sa femme : « Bon, en n, je ne croyais pas que c’était vraiment vrai, quoi. — Je vais aller faire du café, décida Madame Mac. — Je viens t’aider, maman, proposa Wilma. J’ai quelque chose à te dire. » Gladys revint mollement à elle, mais pas besoin de sels d’ammonium, s’empressa-t-elle de préciser pour tout le monde. De son côté, Opal avait reboutonné son chemisier, plus son pull-over pour faire bonne mesure. Elle avait vraiment failli Le toucher. C’était la dernière chance, pour Opal. Après cet épisode, elle se résigna à ses sacs à provisions et jamais plus n’exprima l’espoir d’un meilleur sort jusqu’à ce que le Seigneur la rappelle à Lui. Cours encore, Jésus, pensa le petit. Si Wilma avait choisi n’importe quel autre soir pour annoncer qu’elle avait épousé Bill, Mac les aurait peut-être tués tous les deux. Jack, lui, ne se tenait plus de joie. «  Va embrasser ton nouveau papa  », fut tout ce que sa mère trouva à lui dire pour commencer. Obéissant, il s’approcha. L’homme lui tendit la main. « Les hommes, ça s’embrasse pas, expliqua Bill d’un ton ferme. Ça se serre la main. Tiens, tape m’en cinq  ! Ah, tu vois, il va falloir que je te dresse un peu. » Et, avec un rire un peu inquiétant, il broya les phalanges du petit. Encore un. Mais cela faisait si longtemps que Jack n’avait pas eu un vrai papa bien à lui qu’il aurait même donné sa chance à un de ces Martiens.

«  Alors, vos projets  ?  », s’enquit Mac auprès des nouveaux mariés. Ils allaient partir pour Albuquerque dès que Bill aurait réglé quelques a aires en ville. Wilma était bien certaine qu’Albuquerque était l’endroit idéal pour ses problèmes de sinus. Bill voulait qu’elle vive dans les meilleures conditions. Une chose qu’elle souhaitait, c’est que le petit vienne les rejoindre dès que possible. Jack, pour sa part, était prêt à partir le soir même. «  Dès qu’on sera installés, promit-elle. Ce sera tellement bon d’avoir un chez-nous et d’être à nouveau réunis. Comme ça, je pourrai m’occuper de toi et te faire des brownies comme j’en ai toujours rêvé. » Lui aussi avait quelques rêves : « Ouaiiis ! Et je pourrai avoir un vélo pour Noël ? » Tout cela était un peu précipité. Elle se racla la gorge. Bill se mit à tousser. Et puis il répondit : « Bien sûr, petit gars. Pourquoi pas. Alors, un vélo. » Tout semblait soudain possible, avec Bill. « Ouaiiis ! — On verra », modula prudemment sa mère. Mais ce que voulait voir Madame Mac, c’était leur certi cat de mariage. « Oh, maman ! », s’indigna Wilma. Elle se sentait insultée. Bill aussi. « Ben quoi ? Moi, je veux le voir », insista sa mère. Et elle ne cessa de répéter, bien longtemps après, qu’elle le croirait quand elle le verrait. Jamais elle ne le vit. Wilma et Bill décrétèrent que, par principe, ils refusaient de le lui montrer. Madame Mac rétorqua que c’était probablement parce qu’ils n’en avaient pas. Et tout le monde prit le café pour marquer sa joie. Mac donna sa bénédiction à sa lle  : «  Mais ne t’avise pas de revenir ici nous supplier. »

pp Jack ne comprenait guère pourquoi tout le monde avait l’air si mécontent. Entre tous les types que sa mère avait ramenés, il lui convenait bien, ce Bill. Qu’est-ce que ça pouvait faire si son vrai nom, c’était Wilburn ? Après tout, seuls lui et le vieux n’avaient pas vraiment eu la frousse des Martiens.

VINGT-DEUX

Lorsque Kenneth MacDeramid fut embauché comme peintre chez Beechcraft en 1939, tout le monde y vit un signe que la Dépression touchait à sa n. Cependant, juste au cas où le signe se tromperait, Kenny conserva son boulot de «  gareur de voitures  » sur le parking du Calico Cat, la nuit. En vérité, des voitures, cela faisait des années qu’il n’en avait pas garé. Harry Shipley, son vieux complice ferrailleur, avait une petite bicoque de trois pièces qui faisait un angle tout près du night-club  ; l’allée qui partait du parking de ce dernier passait juste devant sa porte avant de déboucher sur la rue principale. Et donc, comme dans une station-service, les clients s’arrêtaient dans l’allée devant chez lui et demandaient à Kenny tantôt une demibouteille, tantôt une bouteille, voire toute une caisse. Le Kansas était toujours prohibitionniste, Carry A. Nation, la pasionaria de l’abstinence étant passée par là. Elle avait laissé dans le coin le souvenir non pas d’une fanatique, mais d’une héroïne (elle avait sa statue quelque part, et plusieurs plaques à sa mémoire dans l’État), tant l’omniprésent sens protestant du péché y répugnait à laisser altérer chez l’homme le spirituel par le spiritueux. Être ivre, c’était ne pas être soi-même, et être soimême, c’était la erté essentielle. Le dicton préféré du vieux MacDeramid, il le tenait de Popeye : « J’suis comme je suis et c’est tout qu’est-ce que j’suis.  » Personne ne pensait que la vie était facile. Et l’ivrognerie, c’était bon pour les Irlandais. Parfois, la petite maison au coin de la rue résonnait du rire des femmes ou du cliquetis des verres, mais Kenny, en uniforme de travail, n’y était pas pour grand-chose. Lui se contentait de

servir les voitures qui s’arrêtaient dans son allée, avec la mine de celui qui va demander s’il faut aussi véri er les niveaux. « Le crime  » était un mal mystérieux, apanage des «  gros bonnets  » de New York ou de Chicago, là où aucun petit truand local bienpensant n’aurait jamais envie d’aller. Boire était un péché, mais vendre à boire pas franchement un crime. Voilà qui, somme toute, résumait bien la pensée dominante au Kansas. Il fallait toujours garder à portée de main une ou deux caisses de bibine pour con scation en cas de descente de police. Quand les journaux publiaient une photo de ics en train de briser, en grande cérémonie, des bouteilles d’alcool dans les toilettes d’un tribunal, les lecteurs avertis savaient bien, eux, à quel point le cliché était soigneusement mis en scène. La mère de Kenny, qui avait quand même quelque chose de Carry dans le regard, ne lui facilitait pas vraiment les choses dès qu’il était question des béné ces de sa petite entreprise. Comme il n’avait jamais explicitement reconnu vendre du whisky, jamais non plus elle ne l’accusait directement. Mais pas une fois mère et ls ne terminèrent une conversation sans qu’elle lui demande  : «  Alors, mon ls, toujours à garer des voitures la nuit ? », ou encore : « Bon, maintenant que t’as un bon boulot, tu devrais peut-être rester chez toi la nuit, non ? — Oh, maman, merde ! » Et de tourner son regard vers sa bouteille personnelle, planquée à guère plus de deux pas d’elle. Il avait acheté une maison préfabriquée de quatre pièces sur Hydraulic, non loin de la grande demeure que géraient ses parents, et il remboursait en peignant des carlingues de Beechcraft le jour et en vendant de l’alcool pour le compte de Harry, au porte à portière, la nuit. Et s’il ne consommait pas luimême sa demi-bouteille quotidienne, c’est simplement qu’il ne lui en fallait pas autant pour être constamment d’une bonne humeur laconique. Pour Noël cette année-là, Kenny ramena à ses enfants de superbes modèles réduits du biplan Beech et du bimoteur de transport modèle 18. Les maquettes étaient réservées aux

p q employés. Et son neveu Jack se mit à se demander à quel moment la Dépression allait pouvoir prendre n pour lui et ses grands-parents. Devant les nouveaux trésors de ses cousins, il se sentait plus pauvre que jamais. Sa joie de vivre au quotidien commençait à être consumée par une convoitise lancinante pour tout ce qui l’entourait. « Apprends à te contenter de ce que tu as », lui conseillait très régulièrement sa grand-mère. Et puis un jour, l’église t savoir aux MacDeramid qu’elle voulait récupérer la maison dont ils avaient la charge pour en faire un foyer pour paroissiens âgés. Mac trouva un sous-sol, propre mais sans aucun confort, chez un tailleur bossu du nom de De enbaugh à une ou deux rues de là. Mais le petit refusait d’aller encore habiter dans un sous-sol, en dessous d’un bossu. Lui qui commençait tout juste à considérer le 323 Cleveland comme sa maison, voilà que du jour au lendemain elle lui devenait aussi étrangère que la lune. Cela lui faisait si mal qu’il n’avait même pas envie de pleurer. À qui s’en prendre  ? Qui accuser ? Lui, il voulait une vraie maison avec un jardin devant, un jardin derrière, une chèvre, un vrai noyer noir avec de vraies noix qu’on peut manger, un chien et une petite chambre bien à lui où il pourrait mettre aux murs des modèles réduits d’avions et des photos de choses qu’il adorait, comme ses cousins. Ils se préparèrent quand même à emménager dans le sous-sol de De enbaugh cet hiver-là. L’idée était de le séparer en chambres à l’aide de rideaux. Pour les toilettes, il faudrait monter à l’étage. Son grand-père comptait utiliser un pot de chambre la nuit. Jacky savait bien qui devrait aller vider ça. Bon sang de bonsoir  ! Il refusait de déménager. Il n’arrivait pas à estimer la perte de statut que cela impliquait, mais elle était sûrement considérable. Mémé et pépé, ils s’en chent bien, se disait-il. Le statut, ça ne les avait jamais préoccupés. « Faites de votre mieux pour être corrects avec les gens, et s’ils n’aiment pas ça, c’est leur problème.  » C’était ça, leur philosophie de l’existence. Jamais de la vie ils n’avaient volé un cent à quiconque.

q q Le vieux et Coleman n’arrêtaient pas de se chamailler au sujet de la guerre. Jack n’y comprenait rien. Coleman était convaincu que le pays allait entrer en guerre, et plus vite qu’on ne le pensait. Le vieux disait que si guerre il y avait, il ne partirait pas, lui. Il n’était pas allé à la première, alors pas question d’y aller maintenant. Bon, évidemment, comme le lui rappelait son épouse, on l’avait déjà trouvé trop vieux pour la première, et il y avait donc peu de chances qu’on l’appelle pour celle-ci, à moins que les Teutons ne soient aux portes de la ville. Encore les Allemands. Mais les responsables, selon Mac, étaient tout autant les DuPont, Rockefeller, Ford, Astor et autres Roosevelt. « Qu’est-ce que tu racontes ? Mais c’est idiot, MacDeramid ! dit Coleman. — Toi, tu me traites pas d’idiot ! », rugit le vieux en se levant. Jack crut qu’ils allaient se battre. « Coleman, t’as la comprenoire complètement bouchée ! — Et toi, t’es une vraie tête de mule d’extrémiste. À t’entendre, y’a que toi qui comprends les choses ! — Ton problème, Coleman, c’est que t’as aucune con ance dans tes semblables. Tu laisses ces enfoirés de rupins te dire qu’est-ce qu’y a et qu’est-ce qu’y a pas. Tu peux pas voir la réalité alors que t’as le nez dessus. Eux, y te disent c’qui est bon pour toi, quels habits porter, quoi penser, où mettre ta chaise. Et qu’est-ce que toi tu décides toi-même, bordel  ? Moi, j’en ai ma claque. Moi, je me battrai contre ça de toutes les façons possibles et jusqu’à ma mort. Et j’apprendrai à mes gosses à se battre aussi. Bon, d’accord, le ls, il s’intéresse pas à la politique. Et la lle, c’est une coureuse. Mais ce petit, là, lui il m’écoute ! » Et il posa sa large main sur la tête de Jack. Coleman ne vit pas franchement un visage de révolutionnaire chez ce gamin. Tout ce qu’il voyait, c’était une tignasse blond pâle qui avait bien besoin d’une coupe, et une bouche où manquait une dent, comme un piquet brisé dans une clôture. « Ne le sous-estime pas, ce petit, reprit Mac en regardant Jack, mais sur un ton peut-être moins assuré. Il est bien plus malin

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qu’il en a l’air. » Le garçonnet se sentit er comme un coq. Coleman remonta à l’étage et les deux hommes restèrent une bonne semaine sans jouer aux cartes.     La mère du petit avait envoyé de longs dépliants touristiques de tous ces fabuleux endroits où elle était passée avec Bill depuis leur départ de Wichita  : Albuquerque, Denver, San Antonio, La Nouvelle-Orléans. Des endroits où, apparemment, il n’y avait pas un papier qui traînait dans les rues, où le ciel était plus bleu qu’au Kansas, l’herbe plus verte, l’eau plus douce. «  On dirait qu’il peut jamais rester très longtemps dans le même boulot, ce traîne-savates », avait jugé le vieux. En cachette, Jack avait écrit une lettre à sa mère :   Sil te plait laisse moi venir avec toi pasque on doit déménajer et je veux pas abiter dans le sous-sol de Defenbas. Écri moi vite et dis moi que je peux venir avec vous. Sil te plait dis moi vite quand je peux venir pasque je veux plus vivre ici jamais. Je veux vraiment venir abiter avec vous et pas encore dans un sous-sol. Sil te plait ecri moi quand tu ressoi ma letre et dis moi si c’est dacor. Je t’aime et je veux venir vivre avec toi maintenan. Baisers, ton ls Jack   P.-S. Je sui impasian d’avoir de tes nouvel. Baisers, ton ls Jack.   Il sortit en douce la lettre de la maison et alla chercher un timbre chez Monsieur Azuni à l’épicerie, en lui disant de mettre ça sur leur ardoise. « Un timbre-poste ? — Ben ouais. » Qu’est-ce qu’il y avait de bizarre là-dedans ? De toute façon, Azuni, pensait que le gamin était cinglé. Il t le chemin jusqu’à Douglass, où il y avait une grande boîte aux lettres, plutôt que de con er un message aussi vital à la

p q g boîte branlante à l’angle de la rue, clouée au sommet d’un piquet. Il voulait mettre toutes les chances de son côté. Ce même après-midi, il trouva un gros bidon d’huile de vidange dans un coin du garage, là où tous les gars bricolaient sur leurs motos. Harold Lloyd était en camp YMCA, les gamins Azuni partis avec les boy-scouts. Personne avec qui jouer. Derrière lui se hâtait lentement Frizzy, sa tortue. C’est lui qui l’avait baptisée ainsi, même si, bien évidemment, elle était chauve comme un œuf. Il ne se souvenait pas pourquoi. Frizzy traversait le vieux hangar dans un rai de lumière, laissant derrière elle d’étranges traces préhistoriques. Parfois, Jack avait le sentiment qu’elle le reconnaissait. Il traîna le bidon jusqu’au milieu du jardin et sortit de sa poche le paquet d’allumettes qu’il avait toujours sur lui. Il était expert au lancer d’allumettes comme d’autres au lancer de couteaux : il était capable de les faire atterrir tête la première sur le rebord du trottoir, où elles s’en ammaient. C’était sa spécialité, mais les allumettes seules ne pouvaient en ammer l’huile. Il ramassa donc des brindilles dans l’allée, monta le récipient sur deux briques et alluma un feu par-dessous. Au bout d’un moment, la peinture sur le bidon se mit à brûler, dégageant une odeur nauséabonde. Il toucha du doigt la surface de l’huile pour voir si c’était chaud. Aïe  ! Brûlant comme pas possible  ! Il allait avoir une cloque. Quel e et ça pouvait faire d’être plongé dans l’huile bouillante, se demandait-il ? Ouh là là, non, pas ça, il préférait encore le peloton d’exécution. L’huile commençait à fumer maintenant. Ça puait e royablement. Et voilà qu’arriva cette vieille Frizzy, traversant les vagues de chaleur à la surface de l’allée, venant vers lui comme s’il l’avait appelée, de cette bizarre démarche des tortues, pattes complètement écartées. Jack la prit dans ses mains. Il l’avait trouvée sur un chemin de terre près de l’école abandonnée d’une ancienne réserve indienne sur la 25e Rue, et l’avait ramenée à la maison, cachée

dans sa chemise, par le bus de College Hill. Mais elle n’avait pas grand-chose d’une tortue, Frizzy. Il ne voulait pas vraiment faire ça, mais voulait tout de même savoir ce qui allait se passer  : il la laissa tomber dans l’huile fumante. L’animal coula jusqu’au fond sans même se débattre. Et merde. Ça ne lui avait rien appris du tout. Et Frizzy était partie. Il essaya frénétiquement de la repêcher avec un bâton, mais impossible de la sortir de là. Il n’avait pas voulu ça. Le bâton prit feu. Et la amme se propagea à la surface de l’huile. C’était maintenant une épaisse colonne de fumée noire et âcre qui montait du bidon. Le sou e de la amme lécha le visage du petit, lui roussissant houppette et sourcils. La fumée montait plus haut que la maison. «  Jacky  ! Mais qu’est-ce que tu fabriques là-bas, au nom du ciel ? cria sa grand-mère depuis la fenêtre de la cuisine. Qu’estce que tu fais brûler ? — Rien ! cria-t-il en retour. — Éteins ça tout de suite ou tu auras a aire à ton grand-père quand il va rentrer. Tu veux quoi, faire brûler la maison ? » Il renversa le bidon avec son bâton en ammé. Frizzy en tomba, sur le dos, couverte d’un duvet de ammes bleues qui virèrent au jaune avant de s’éteindre. Pattes et tête étaient sorties de la carapace, brûlées et d’un noir luisant. Une forte odeur douce-amère d’huile ottait dans tout le jardin. L’herbe était dé gurée par une longue traînée noire. Il alla ramasser un morceau de parpaing sous le poirier, revint sur les lieux, le souleva au-dessus de sa tête et le lança sur Frizzy. La carapace craqua comme une noix, mais rien n’en jaillit. À l’intérieur, c’était blanc comme du poulet. Rien ne s’était passé comme le petit l’avait pensé. Sale a aire. Il était dégoûté de lui-même, et de tout le reste. Frizzy n’avait eu aucune dignité dans la mort. C’était pathétique. Jack faillit bien vomir. Il trouva deux bâtons et, tant bien que mal, poussa ou porta Frizzy jusqu’à la partie du hangar qui restait toujours dans l’ombre, gratta le sol pour faire un trou, puis l’y enterra.

g p p y Et il se brûla encore en ramassant le bidon tout noirci. Il n’avait pas l’air chaud, pourtant. Cette nuit-là, il se réveilla en sursaut, couvert de sueur. Frizzy avait grandi et était revenue de l’au-delà, noircie, carapace toujours fendue et matière blanche bien visible, pour se venger de lui. Même s’il pouvait voir qu’il n’y avait aucune tortue géante près de son lit, il n’était pas franchement sûr que l’animal ne soit pas bien vivant, caché dans le noir sous son lit. « MÉMÉ ! appela-t-il à tue-tête. — Qu’est-ce qui se passe, grand Dieu  ?  », cria-t-elle avant d’arriver en courant, pieds nus et vêtue d’une chemise de nuit de coton fabrication maison. « Qu’est-ce qui t’arrive, mon garçon ? — Je sais pas. J’ai fait un mauvais rêve. — Tout va bien, n’aie pas peur. Rendors-toi. — Je peux avoir une lumière ? — Comment ça ? T’es un grand garçon maintenant. Les grands garçons, ça dort pas avec la lumière ! — Juste pour cette nuit. — Non, non. Allez maintenant, tu te recouches et tu te rendors. — Mais Tonton Frank, il est mort sur ce canapé. — Bon allez, d’accord. Je t’allume la lampe. Mais que ça ne devienne pas une habitude, hein ? »     C’est probablement en punition pour toutes ces bêtises qu’il avait faites que lui poussa une sorte de verrue molle ou de grain de beauté allongé, juste à la naissance de la raie dans sa chevelure. Il ne pouvait plus se coi er sans racler cette saloperie avec le peigne. Les gamins qui se chaient pas mal de sa dent manquante se mirent à l’éviter. Et quand ils ne pouvaient vraiment pas l’éviter, alors ils lorgnaient avec insistance sur la chose, comme si elle était contagieuse. Personne ne voulait partager un siège avec lui. Bobby Walters lui demanda, inquiet  : «  T’as fait voir ça à un docteur ? »

Dolly Mae, pour la première fois depuis la maternelle, le snoba. Au base-ball, elle se mit à jouer en attaque. Elle prit pour petit ami Keith Brandon. Puis Bucky White. Et quand Jack, un matin dans la cour, la vit main dans la main avec Bobby Walters, son meilleur copain, il faillit se sauver en courant et rentrer chez lui. Jamais il ne s’était senti aussi laid. Il avait l’impression qu’un ver lui sortait de la tête. Sa grand-mère appelait ça une tumeur et n’en parlait qu’à voix basse, et sur un ton solennel. Opal, l’amie de Madame Mac, la pressait de l’emmener immédiatement chez un docteur. Mais ils n’avaient pas d’argent pour ça. Des voisins proposaient des remèdes de bonne femme. Ce truc, c’était devenu l’obsession de Jack. « Pourquoi tu lui fais pas enlever de la tête, à ce petit ? explosa Mac un soir à table. Ça lui fait une sale tronche ! — Moi, je peux lui retirer s’il me laisse faire, répondit Madame Mac sur un ton mystérieux. — Ne le coupe pas ! hurla Jack, prêt à détaler. — Pas besoin de le couper, susurra-t-elle, comme si elle maîtrisait la magie noire. — Comment alors ? demanda le vieux. — Juste en nouant un l de lin autour, ça tombera tout seul au bout d’un moment. — Alors pourquoi tu le fais pas ? — Parce qu’il se met à piailler dès que je veux y regarder. — J’ai peur que ça fasse mal ! — Ça fera pas mal, promit-elle. — C’est c’que tu dis à chaque fois. — Bon, alors il faut que tu vives avec. — Fais-le, ordonna le vieux. J’en ai ma claque de voir ce truc ! » Jack était paralysé de terreur. Ce n’était pas comme une plaie, une croûte ou un truc de ce genre. Ça, c’était vivant, c’était comme une bête. Une chose vivante qui lui poussait sur la tête. Grand Dieu ! Il n’y eut aucune négociation. Le vieux immobilisa le petit entre ses jambes et lui tint les bras le long du corps pendant que

j g p p q Madame Mac faisait une toute petite boucle au bout d’un l et en entourait la base de l’excroissance en serrant très fort. En vérité, la douleur fut presque imperceptible, même si le petit ameuta le quartier avec ses cris. Elle t plusieurs tours en serrant encore le plus possible, puis nit par un nœud pour que cela ne bouge plus. Il y eut un moment de vraie panique quand elle sortit ses petits ciseaux de couturière bien tranchants pour couper les bouts du l. Il était certain que tout cela n’était qu’un prélude à la vraie opération, là, maintenant. Mais non, elle se contenta de couper le l. «  Bon, alors, t’as pas honte de toi  ?  », le morigéna-t-elle, comme si jamais auparavant elle ne lui avait percé une ampoule ou un furoncle sous le prétexte de l’examiner. Il sentait la minuscule chose comme étranglée, plutôt engourdie, mais rien de plus. Les autres gamins, au début, se moquèrent de ce l. Et puis Jack l’oublia. Quelques semaines plus tard, alors qu’il jouait à la lutte avec George Azuni dans le jardin, il voulut s’échapper d’une clé de tête et s’arracha l’excroissance. George prit peur. Une petite rigole de sang coulait dans l’œil droit de Jack. Ça saignait beaucoup. Il rentra chez lui en courant tout en essayant d’étancher l’hémorragie avec le bas de sa chemise. Madame Mac lui mit la tête sous le robinet d’eau froide et attendit ainsi que le saignement se soit presque arrêté. Elle était très contente d’elle. Il ne restait plus qu’un tout petit point rose et mou. Elle le tamponna légèrement au thiomersal. Ça piquait. George rentra chez lui. Le lendemain, Dolly Mae s’assit à côté de Jack au déjeuner. Sa grand-mère lui assura que cela ne reviendrait pas. Vers Thanksgiving, une lettre de la mère du petit arriva, disant que bientôt elle viendrait le chercher pour vivre avec eux. Les MacDeramid en tombèrent des nues. Madame Mac et son mari en discutèrent longuement, et plusieurs fois. Ils voulaient faire ce qu’il y avait de mieux pour le garçonnet.

«  Est-ce qu’on peut vraiment croire à ce qu’elle raconte  ? se demandait constamment Madame Mac. — Ben… légalement, il lui appartient, même si c’est nous qu’on l’a élevé, t remarquer le grand-père. À mon avis, on peut pas s’y opposer. Et en plus, on commence à se faire vieux, nous. Peut-être que ça serait mieux pour tout le monde. On a déjà élevé une famille, nous. Et lui, qu’est-ce qu’il en dit ? — Lui  ? Il a déjà écrit une lettre tout seul pour lui demander d’aller vivre avec eux. — Ah bon ? Ben merde alors, je savais pas, dit-il sur un ton à la fois étonné et er. Il faut qu’on le laisse partir alors, non ? — J’ai peur, c’est tout. — D’accord, mais qu’est-ce que tu peux y faire ? » Jack les entendait parler la nuit, depuis son lit. Mais il allait partir. Il savait qu’il allait partir. Tout ce qu’il avait à faire, c’était ne rien dire et attendre. Il allait partir.

VINGT-TROIS

Elle était rouge et crème, cette bicyclette. C’était une Schwinn toute neuve. La maman de Jack avait versé des arrhes chez Goodrich Silvertown, et c’est à grands coups de pédales qu’il était rentré à la maison, ne chutant qu’une fois à un carrefour où il faussa un peu le guidon. Il était certain que les gens se moquaient de lui en le voyant passer avec son guidon de traviole. Mais ils s’en chaient complètement. Il oubliait à quel point les enfants sont invisibles. Il ne fallut pas longtemps à son grand-père pour réparer les dégâts, une fois de retour. Et la veille de Noël, il t des pieds et des mains pour qu’on le laisse rentrer l’engin dans l’appartement et le disposer au pied du sapin squelettique comme si c’était une surprise. Il l’astiqua jusqu’à ce qu’il soit comme neuf, à part cette éra ure sur le chrome du guidon. Wilma était revenue chez ses parents pour y passer les fêtes et ramener le petit avec elle dans le Mississippi, où Bill avait un bon boulot sur un chantier naval. Juste après leur mariage, ils étaient partis à Albuquerque, dont le climat était bon pour les sinus de Wilma ; et puis il y avait eu tous ces dépliants : Denver, où elle avait travaillé dans un drugstore, Galveston, La Nouvelle-Orléans, Biloxi et en n Pascagoula. Bill avait toujours du mal à trouver ou à conserver un boulot. Il se faisait pourtant toujours apprécier de tout le monde. Quand il ne buvait pas, c’était un bon travailleur, mais jamais il n’avait appris à boire modérément. Il avait beau ingurgiter des substances liquides qu’on aurait à peine pu touiller avec un bâton, il tenait les morphinos et autres camés pour des pervers. Il avait ses limites.

En vérité, c’était surtout son casier judiciaire qui l’empêchait de trouver un bon job pour pouvoir en n s’installer. Dès qu’on découvrait que c’était un repris de justice, hop, à la porte. C’est du moins comme ça qu’il expliquait son nomadisme. Mais cette fois, c’était di érent. Le chantier naval savait en l’embauchant qu’il avait fait de la taule. Alors, peut-être que Pascagoula, c’était sa chance. Jack était er de son nouveau beau-père. Avant ça, avec ses copains d’école, c’était quand même un sacré handicap de ne pas avoir de papa. Alors maintenant il faisait tellement mousser Bill que ce dernier avait ni par tout faire, à part peut-être gagner le championnat du monde poids lourds ou traverser l’Atlantique seul en avion. S’il avait vraiment fait ne serait-ce que le dixième de ce que racontait le gamin, alors tous les autres paternels étaient des lavettes à côté de lui. Ces dépliants en technicolor envoyés par sa mère de ces nombreux endroits qu’elle avait visités avec Bill, il en avait fait son trésor. Il les emmenait avec lui à l’école pour les montrer à tout le monde. Dans sa tête, puisqu’ils avaient vu de leurs yeux la tombe de Bu alo Bill, lui aussi, à sa manière, l’avait vue. Il avait un petit pistolet miniature à poignée nacrée qui venait de Pike’s Peak, une poupée à tête de noix de pécan de La NouvelleOrléans, et une collection d’hippocampes séchés de Galveston. Il allait bientôt aller vivre avec eux, et adieu l’assistance ! Mac installa un grand lit dans le salon pour Wilma et le petit. Cette nuit-là fut la plus heureuse de la vie de Jack. La bicyclette était superbe dans la lueur du clair de lune et projetait au mur une ombre monstrueuse qui montait jusqu’au plafond. Il faisait froid. Il avait commencé à neigeoter dans l’après-midi, quelques ocons portés par des tourbillons, laissant entrevoir l’espoir d’un Noël blanc. Ils tombaient encore, même s’ils n’avaient pas vraiment l’air de vouloir s’épaissir et tenir au sol. Au matin, ça donnerait seulement une poussière de givre sur l’herbe brunie, et de minces festons de neige furtifs le long des bordures. Bien au chaud sous les couvertures, il murmura encore :

« On peut vraiment se baigner dans le golfe, même en hiver ? — Oui. » Elle le laissa poser sa tête bien douillettement sur son épaule nue, en l’entourant de son bras gauche. C’était celui qui avait un petit sillon au creux du coude, cicatrice d’une brûlure qu’elle s’était faite avec un fer chaud vers l’âge de quinze ans. Les chairs s’étaient reconstituées, ne laissant que cette minuscule cavité dans laquelle il pouvait tout juste mettre le bout de son petit doigt, même si elle détestait qu’il fasse ça. Sous les lourdes couvertures, le corps de sa mère dégageait une agréable chaleur dans laquelle il se laissait envelopper, engloutir. Elle portait une chemise de nuit de satin argenté. Tous les vêtements de nuit de sa grand-mère étaient en coton grossier, et même bien souvent en toile de jute. Sous le satin, la peau du ventre était un peu fripée, un peu relâchée et d’une douceur inhabituelle, tant il l’avait déformée quand elle le portait en elle. «  Ça te faisait mal quand j’étais bébé, là dans ton ventre  ?  », demanda-t-il pour la Dieu sait combientième fois. Il ne voyait pas quoi dire d’autre pour pouvoir s’approcher aussi près. « Non. En n, pas vraiment. Tu étais un gros bébé. Et tu avais la tête vraiment très dure, sourit-elle. Comme tous les hommes de la famille. Quand tu es arrivé, ça m’a fait mal. Si j’avais été à l’hôpital, ça aurait sûrement été plus facile. — Pourquoi t’étais pas à l’hôpital ? — Eh bien, ton papa était absent, et nous on n’avait pas d’argent. — Je pourrai avoir un petit frère ou une petite sœur quand on sera dans le Mississippi ? — J’aimerais bien, répondit-elle en riant. J’ai toujours voulu une jolie petite lle. On verra, à ce moment-là. — Moi, j’aimerais mieux un frère. — Mais si tu avais une petite sœur, ça te plairait aussi. Il y a un petit garçon là-bas, à Pascagoula, qui pourra être ton copain. Je lui ai beaucoup parlé de toi. Il attend que t’arrives avec impatience. Il s’appelle Allen. »

Allen. C’était bien comme nom, ça. Un petit peu gonzesse, peut-être, mais à peine. Il lui t décrire ce petit garçon autant qu’elle le pouvait. À mesure que sa voix se faisait traînante, il se blottissait contre elle. De la glace s’était formée au bas des montants des fenêtres. Il passa son bras sur elle, frôlant de son coude l’endroit où les poils soulevaient légèrement, très légèrement, la chemise de nuit. Elle lui prit le poignet et attira le bras vers un endroit bien neutre au milieu de son ventre, le tapotant doucement pour qu’il y reste. «  Allez, on ne bouge plus maintenant, dit-elle comme si le sommeil était un baiser profond. — Maman, je suis heureux. — Moi aussi. Allez, endors-toi maintenant. » Elle se tourna sur le anc, dos tourné au garçon, tout en lui repositionnant le bras autour de sa taille et en lui tenant la main, cette main rougie par l’hiver, pleine d’engelures à force de lancer des boules de neige sans mettre de gants, dans sa main à elle, douce, parfumée et manucurée, sous son ventre doux, ondulant au rythme de sa respiration. Le satin, c’était comme une seconde peau tiède. Quand elle se retourna, c’est une chaude bou ée de Soir de Paris qui s’éleva des profondeurs moelleuses du lit. Le petit en était enivré. Il se sentit tournoyer, tourbillonner, tanguer et couler. La seule réalité désormais, en dehors de ce lit, était l’ombre portée de sa nouvelle bicyclette, promesse de jeux ra nés. C’était presque trop à la fois. Bicyclette ou lit  ? Il aurait mieux aimé en pro ter l’un après l’autre. Qui saurait dire ce que peut bien contenir la tête d’un petit garçon ? Sous son bras, la hanche se soulevait telle une petite montagne chaude et endormie. Sa respiration se calqua sur celle de sa mère. Et puis (mouvement naturel de la respiration ou bien mouvement volontaire de son bras autour de sa taille ?) le lourd satin lisse de la chemise de nuit commença à remonter doucement le long de la cuisse et à glisser vers le creux de la hanche opposée, jusqu’à se plisser à la taille, découvrant, en diagonale, les fesses nues. Le sang lui battait dans les tempes. Le

g g p petit bout de son truc tout dur, qui sortait de son pyjama, si raide que c’en était douloureux, semblait comme attiré par un rayonnement de chaleur encore plus intense émanant du centre de la nudité de sa mère. Avant que le bout n’entre en contact avec elle, il y eut chez lui comme une prise de conscience tactile qui lui donna le vertige. La pièce se mit à tourner si vite qu’il se sentit arraché à elle en même temps qu’attiré. Et voilà que le petit bout de son truc frôlait les deux globes moelleux de son derrière. Et cette chaleur qui rayonnait par vagues au rythme de la seule palpitation de leurs deux cœurs, c’était comme les premiers instants d’un profond baiser des âmes. Est-ce qu’elle a bougé ? Oui, pour s’éloigner. Et pourtant… Voilà qu’en un instant aveuglant, son cornichon était enfoncé entre ces deux incroyables globes adorés, en leur centre brûlant même. Son propre cœur s’arrêta. Ce qui était imminent, c’était la mort ou la désintégration. Sou e, cœur, vue et ouïe suspendus en même temps, paralysés. La mort aurait été un cadeau en cet instant, c’était certain. La main de sa mère surgit à nouveau, tâtonnant… puis repoussant fermement. « Arrête !… » Qu’est-ce qu’elle avait dit après ? Il n’avait pas compris. Humhum, hum-hum. Et puis, d’une secousse résolue, la chemise de nuit se baissa brusquement tel un rideau. Il se recroquevilla dans la tou eur de sa èvre, étourdi de sa propre audace. Et c’est cette audace qui t de lui le ibustier secret de la nuit, qui peutêtre plus jamais ne dormirait. Quand la respiration de sa mère se t à nouveau régulière, il se rapprocha centimètre par centimètre jusqu’à être réabsorbé dans le rayonnement de sa chaleur. Doucement, tout doucement, le bras douloureux comme s’il avait passé la journée à jouer au base-ball, il glissa la main dans la vallée de sa taille. La chair était dénudée là où ses genoux touchaient l’arrière de ses cuisses. Il s’endormit au creux de la nuit, à l’heure où même les chats se glissent sous les voitures pour s’assoupir et où les laitiers n’ont plus qu’une heure de sommeil devant eux, sa paume sur le doux ren ement de son ventre.

p Il fallut l’appeler deux fois pour qu’il vienne voir le sapin de Noël. À l’endroit où elle avait dormi, de l’autre côté du lit, il n’y avait plus qu’un creux rempli des souvenirs très dérangeants de la nuit écoulée. Et pourtant, il ne craignait pas les représailles. À compter de ce temps-là, la nuit allait toujours prendre pour lui la forme d’une femme, parfois allongée paresseusement, lascivement sur le paysage, parfois tordant les arbres ou lacérant les océans obscurs dans sa fureur. Qu’il soit allongé, trempé de sueur, dans des chambres étou antes de villes où jamais les rideaux n’étaient agités par la moindre brise ; ou bien dégoulinant de larmes au printemps, à la fois de la joie des cuisses d’une jeune lle et du spleen débordant d’un cœur tout neuf  ; ou encore emmitou é jusqu’aux yeux au beau milieu d’une tempête glaciale, le visage fouetté par la neige fondue que l’on entrevoyait, oblique et drue, à la lueur d’un réverbère  ; ou bien gémissant «  encore, encore  !  » sur le lit d’un meublé, les ressorts du sommier résonnant de ce même cliquetis impersonnel que les rouages de l’âme, oui, la nuit serait à jamais une femme. Et même si le souvenir de la veille de Noël s’estompait dans l’allégresse d’un petit garçon le jour de Noël, ce devait être ça, se sentir riche. Le petit baignait tellement dans la satisfaction qu’il ne désirait rien de plus. Ce fut là le premier jour de sa vie qui n’avait pas débuté par un accès d’angoisse. BOB EN ROUE LIBRE ! cette expression, surgie de nulle part et sans raison aucune, lui était venue à l’esprit et ponctuait comme un refrain chaque tour des roues rebondies chaussées de noir. Il était désormais certain qu’il allait grandir, devenir riche et épouser June Carter de la Famille Carter5 qu’on entendait à la radio, et dès lors vivre heureux toujours : en roue libre ! Ils allaient avoir leur maison bien à eux, dans le Mississippi. « Elle est comment, la maison, maman ? demanda-t-il encore. — Oh, c’est juste une jolie petite maison, mon chéri. » Le regard de sa mère se porta alors au loin pour mieux la voir et lui décrire les rideaux de la cuisine, le fourneau où elle leur ferait du caramel et cuire des brownies, et toutes ces choses

qu’ils allaient manger quand ils ne seraient plus à l’aide alimentaire. « Un croque-monsieur ! », commanda-t-il à l’avance. Elle lui en avait fait une fois dans la petite kitchenette du studio que Bill et elle avaient loué pendant quelques semaines avant de partir pour Albuquerque. Les talents culinaires de sa mère, aujourd’hui guère plus nombreux ou plus sophistiqués que quand elle était chez les girl-scouts, convenaient parfaitement à Jack. Les brownies, c’était sa spécialité. Elle se mit à rire. « Tout ce que tu voudras. — Ouaiiiis ! On sera plus jamais à l’assistance, hein ? — Non ! » Le dos de Madame Mac, debout devant l’évier à nettoyer le poulet de leur dîner de Noël, se raidit. Ce dos, c’était précisément ce que le petit regardait en cet instant. « C’est pas notre faute, reni a-t-elle, si on est assistés. On n’y peut rien. Si Papa n’avait pas été obligé de tout vendre, ou de laisser la banque mettre la main dessus… Not’ sort, il nous paraît bien su sant quand on n’a rien de mieux. Il faut s’en accommoder. » Tout ça sans se retourner. Et schlack ! Elle fendit le poulet en deux d’un seul coup de son grand couteau. Les poulets, elle les attaquait comme un chirurgien recommençant la même opération pour la dix-millième fois. « Peut-être, mais pour moi, c’est pas su sant, corrigea Wilma en examinant ses ongles soigneusement manucurés. Moi, j’ai vraiment toujours détesté ça. Jamais j’ai réussi à m’y faire. » On entendit le cliquetis nerveux de ses ongles qui s’entrechoquaient, telles des coccinelles couleur rubis en train de s’embrasser. « Tu crois p’têtre qu’on aime ça, nous autres ? — Moi, en tout cas, je suis pas obligée d’aimer ça. J’ai le choix. — Ouais, ouais. Eh ben ton choix à toi, espérons que c’est pas qui tu sais qui te fait encore croire au père Noël. »

Elle voulait parler de Bill. Jack comprenait toujours les choses qu’elle ne voulait pas qu’il comprenne en parlant de façon codée. «  Ne t’en fais pas, et de toute façon c’est pas ton problème  ! répliqua sèchement Wilma. — Oh, ça, je m’en fais pas ! Comme on fait son lit, on se couche. J’espère que tu es heureuse. Mais tu me l’as jamais montré, ce certi cat de mariage. Seigneur, je ne sais pas si tu es mariée ou non. Si quelqu’un me demandait, il faudrait que je réponde : “Me posez pas la question, à moi.” — Oh ! Maman ! — De toute façon, je m’en moque  ! Ça m’est égal. Si toi tu te ches de ce que pensent les gens, alors moi aussi. Complètement. Non, ce qui me turlupine, moi, c’est de savoir qui va payer les mensualités de cette bicyclette neuve qu’il fallait absolument o rir à Jacky. — Pas toi ! jura Wilma. Je te promets ! Je préférerais voler que de te laisser payer un seul cent. — Oui, ça, je t’en crois capable. Mais, chantonna-t-elle, narquoise, on verra bien qui nira de le payer, ce biclou. » Car elle avait signé avec Wilma. Il restait vingt dollars à payer, à raison de cinq par semaine. « Si c’est ce que tu penses, alors on ne reste pas ici une minute de plus, grinça Wilma. — Oh, ne monte pas sur tes grands chevaux. C’est Noël, aujourd’hui. Mais en n, c’est pas moi qui ai commencé. » Il fallait toujours qu’elle rende quelqu’un d’autre responsable, Madame Mac. « Mémé, tu sais la première chose que je vais faire en arrivant dans le Mississippi  ? Aller me baigner dans l’océan  ! Je peux y aller tous les jours si je veux ! intervint le petit. — Ah ? Il faut croire qu’il y a pas d’école, dans le Mississippi. — Oh, ne recommence pas  ! bondit Wilma. Bien sûr qu’il y a l’école. Et ce que je lui ai dit, c’est qu’il pouvait se baigner n’importe quel jour, pas tous les jours. Tu veux vraiment rien nous passer, à Bill et moi, hein ?

— Et les enfants là-bas, poursuivit Jack, y sauront pas que j’étais assisté. Je serai comme eux ! Ouaiiis ! » C’était trop de bonheur. Wilma lui passa le bras autour des épaules, et mère et ls quittèrent la cuisine. Ils ne laisseraient pas mémé la payer, cette bicyclette, quand bien même elle insisterait.     Elle était belle, sa mère. Quand il ne faisait pas le tour du quartier pour crâner avec son vélo neuf, il pouvait passer une heure rien qu’à la regarder. Elle faisait paraître sa grand-mère si vieille, et même aussi sa tante El e, qui ne se rasait pas les jambes. Là où sa mère semblait pousser dans le prolongement naturel de ses talons hauts, El e avait l’air perchée sur les siens. Dans la valise de Wilma, on trouvait un capharnaüm de lotions, crèmes, mascaras, crayons à sourcils, recourbe-cils qui ressemblaient à des pinces de forme étrange, tubes de rouge à lèvres, astringents, un atomiseur, un poudrier et sa houppette, limes à ongles en métal ou en toile émeri, bâtonnets repoussecuticules, vernis à ongles faisant penser à des pierres précieuses fondues  ; et à l’aide de tout cet attirail, elle prenait soin d’elle, lavant, pulvérisant, manucurant, crémant, polissant et lustrant d’importance. Après son bain, elle s’asseyait sur le lit, peignoir fourré entre les cuisses, une jambe sur le bord, pour se peindre les ongles des pieds d’un rouge rubis. Dans la baignoire, elle se passait les jambes entièrement à la pierre ponce a n d’enlever toute trace de poils, puis les frictionnait à la lotion pour les rendre plus lisses que n’importe quel être vivant sur terre. Elle en était très ère, de ses jambes. Elle avait, selon les termes de sa mère, « la taille courte », autrement dit de longues jambes. Elles avaient une forme que le petit n’avait jamais vue ailleurs que dans les pages lingerie du catalogue Monkey Ward, et lui faisaient le même e et que quand il feuilletait ces pages-là. Ensuite, elle se levait et, lui tournant le dos pour ouvrir son peignoir, se parfumait de la tête aux pieds au Soir de Paris. Le acon était en verre givré bleu roi, orné de petites étoiles  : la

g p nuit dans une minuscule bouteille. La poire de l’atomiseur était recouverte d’une résille brillante. Le bout ressemblait au gland d’une minuscule quéquette argentée. Rien qu’à l’odeur, Jack se mit à bander. Elle se pulvérisa le parfum sur la nuque et sur le devant, soulevant chaque sein pour se parfumer dessous. Écartant un peu les cuisses, élégamment toutefois, elle parfuma aussi la tou e de poils auburn de son parfait triangle renversé sous son tendre ventre marqué de cicatrices. «  Hé, dis donc, t’as rien à faire de mieux, jeune homme  ? demanda-t-elle, toujours en lui tournant le dos. — Hmm… Hmm… — Et si tu te trouvais quelque chose, alors  ? Pourquoi tu vas pas faire du vélo ? » Il secoua la tête en signe de dénégation. Puis, se rendant compte qu’elle ne le voyait pas : « Nan, je crois que je préfère être ici avec toi. — Je parie que tu tournes pas autour de ta grand-mère quand elle s’habille. » Et puis quoi encore ? « Je l’ai déjà vue, répondit-il dans un haussement d’épaules. — Mais c’est pas bon pour toi, tu sais ça ? » Non, il ne savait pas, même s’il se doutait un peu que, si ça lui faisait tellement de bien, alors ça devait pas être bon. « Pourquoi ? — Parce que. Ça pourrait t’amener des mauvaises pensées dans la tête. — Des pensées comment ? — Ah, mais tu sais bien… Non ? En n, en tout cas, je parie que les autres garçons que tu connais, ils restent pas comme ça à regarder leur mère s’habiller, si ? — Des fois. Ils essaient. » Elle eut un petit rire. « Sauf les Azuni. Alors eux, jamais y la regardent, leur mère. — Tu vas pas m’appeler “mère”, hein  ? J’ai horreur de ça. Tu m’appelles “maman”, comme tout le monde. »

Ça, il y avait ré échi. Quand il la regardait, elle ne ressemblait à rien de tout ça. Pour lui, elle était toute neuve. C’était comme si, au cours des derniers jours, elle s’était métamorphosée, passant d’un statut lointain et ordinaire de maman à celui d’une vraie femme de chair et d’os, qui lui faisait exploser au visage son regard d’enfant. Elle paraissait soudain immense. Et pourtant, il lui arrivait déjà au menton. Alors, même s’il l’appelait maman, dans sa petite tête elle était aussi Wilma, cependant qu’entre les deux, il y avait aussi quelque chose qui grandissait et qui n’était ni l’une ni l’autre. « J’ai jamais vu une personne aussi jolie que toi, lui avoua-t-il, en devenant rouge comme une tomate. — Oooh  ! Merci beaucoup, charmant monsieur. C’est la chose la plus gentille qu’on ait pu me dire ces derniers jours. Viens là. » Elle resserra son peignoir et l’ajusta sur elle, avant de s’asseoir au bord du lit. « Oh, tu es trop grand à présent pour t’asseoir sur mes genoux. Mais si tu veux bien, je vais te faire un gros câlin de bébé, juste un petit moment. Ce sera pour toutes les fois que j’ai manquées. » Et avec un rire rauque, elle l’embrassa sur les lèvres, l’e eurant à peine, mais il sentit tout de même le goût de son rouge à lèvres, le parfum doux et chaud de son haleine. Elle se laissa retomber en arrière sur le lit, la tête du petit sur son épaule, mesurant la paume de sa main gauche en la collant à celle de sa main droite à elle, bras tendus. « Tu vas avoir de jolies mains pour un homme. Regarde, elles sont déjà presque aussi grandes que les miennes. C’est ton père qui en avait des jolies, des mains d’artiste. » Elle entremêla ses doigts aux siens et, en serrant très fort, passa sa main contre son cœur. Fermant les yeux, elle se mit à lui raconter à quel point il lui avait manqué toutes ces années, et à quel point ils seraient désormais heureux l’un avec l’autre. Ils allaient rester ensemble jusqu’à ce qu’il soit grand et prêt à se débrouiller seul. C’était une promesse. Oh, c’était tellement bien

ici. Sa grand-mère était dans le fond de la maison. La porte était fermée, les rideaux tirés. « Je peux toucher ton tété ? demanda-t-il, très très doucement. — Oh ! Jacky ! Mais en n, grand Dieu… pourquoi ? — Juste pour voir comment ça fait. — Mais en n, tu n’as jamais… ? — Non. — Euh, ben… je sais pas… Je suis pas vraiment d’accord… — S’il te plaît. — Bon, juste un tout petit peu », céda-t-elle. Tremblant, il glissa la main dans l’échancrure du peignoir, pendant qu’elle maugréait qu’elle savait bien que ce n’était pas une bonne idée qu’il reste dans la chambre quand elle s’habillait, et que dorénavant il n’était pas question que cela se reproduise. Ouaiis, ouaiiis… Il n’arrivait pas à le recouvrir de sa main. Ça s’étalait, ça lui glissait des doigts… Ah la vache, qu’est-ce que c’est doux  ! Plus doux qu’un chaton, plus doux qu’un lapin. Et tellement di érent de l’un et l’autre. Le téton était chaud tel un petit nez dans sa paume. Et puis il durcit, devint comme une grosse mûre chaude, gorgée de soleil. Il tenta d’agripper le sein par-dessous, mais autant essayer de saisir un ballon de baudruche rempli d’eau. «  Bon allez, ça su t maintenant, dit-elle doucement, en lui retirant la main d’un geste badin. Hop ! On sort de là ! — Ça fait tellement doux. — Hmm. — Et toi, ça fait comment ? s’inquiéta-t-il. — Ça va. — Mais c’est bon ou c’est pas bon ? — Écoute, là tu deviens trop curieux. Un jour, tu demanderas à ta ancée. » Alors là, s’il fallait qu’il attende que Dolly Mae ait les seins qui poussent, sa bicyclette serait devenue trop petite pour lui. « Bon allez, maintenant tu les. Il faut que je m’habille. Et toi tu vas te coi er.

— J’l’ai déjà fait. — On dirait pas, recommence. » Ils se préparaient pour le long voyage en autocar. Le petit avait son nouveau costume bleu en gabardine de coton et des chaussures bien cirées. Ses cheveux, qu’on avait aplatis au peigne mouillé, commençaient maintenant à se relever en épis rebelles devant et derrière. « Il faut que tu te fasses couper les cheveux. Bill, il aime bien les petits garçons bien coi és », observa-t-elle. Bon, d’accord… Il ferait cette concession-là. Dans sa valise ouverte sur le lit, elle attrapa son portejarretelles, harnais de satin argenté qu’elle agrafa à sa taille devant elle avant de le tourner pour que l’agrafe se retrouve derrière. Les pinces chromées dansaient autour de ses cuisses au bout de leurs élastiques. Elle se pencha pour en ler sa culotte, qui avait de la dentelle autour des jambes et au-dessus du losange à l’endroit de sa chatte. En la remontant, elle souleva un instant le bas de son peignoir. Et, l’espace d’une seconde, Jack aperçut son derrière blanc tout lisse comme encadré entre porte-jarretelles et culotte. L’élastique se coinça sous les fesses diaphanes, les t remonter jusqu’à ce que des fossettes se creusent, et puis clac  ! elles rentrèrent d’un seul coup dans le satin, si brutalement qu’il cligna des yeux. Elle se tortilla un peu, piétinant sans lever les orteils pour que tout soit bien ajusté. Son peignoir tomba à ses pieds. Elle se pencha un peu vers l’avant pour soulever légèrement ses seins un par un et les introduire dans les bonnets de satin brillant de son soutiengorge. Quand elle se retourna, se hâtant maintenant, les élastiques sortaient de sa culotte, dansant tels des serpents sur le haut de ses cuisses, dans le cliquetis des petites pinces chromées aux dents de caoutchouc. On distinguait un petit pli brillant dans sa culotte juste au-dessus du nombril, puis c’était lisse sur toute la rondeur unique de ce ventre de femme, jusqu’à l’endroit où la dentelle soulignait l’ombre discrète de sa tou e. Elle s’assit tranquillement, jambe droite croisée sur le genou gauche, pour commencer à en ler un bas, qu’elle tenait des

g p q deux mains, nuage beige vaporeux, et qui remonta précautionneusement sur la jambe, vers les serpents à dents de caoutchouc tapis de part et d’autre de sa cuisse. Elle accrocha la jarretelle de devant, tendit la jambe, mit la couture bien en place de bas en haut et, en même temps, chercha la jarretelle arrière, s’en saisit, tira dessus, la perdit. Quand elle claqua contre sa cuisse, elle minauda, la retrouva, puis l’accrocha à son tour. Merde, faillit dire Jack, le mot lui roulant dans la bouche comme un gros caramel. Elle se leva pour en ler ses escarpins marron. Ses bas faisaient comme un re et bistre luisant de ses pieds jusqu’à la bande pâle de cuisse lisse et rebondie, comprimée par les jarretières. La peau de son dos avait l’air si douce qu’il s’imagina la caresser comme celle d’un gros chat. Elle avait un petit grain de beauté près du coin gauche de la bouche et un autre quelque part, elle ne voulait pas dire où. À part ça et la ne cicatrice au creux de son bras, il n’y avait aucune imperfection sur son corps. Elle avait les dents blanches et régulières, les lèvres douces et charnues, des yeux d’une myopie rêveuse quand elle retirait ses lunettes, de grands yeux brillants couleur chocolat quand elle avait sur le nez ces verres épais, sans montures, si forts que, lorsqu’on la regardait en face, on eût dit que ses tempes étaient entaillées. « Maman ? — Hmmm  ? t-elle distraitement en se regardant dans le miroir, tirant délicatement le coin de son œil droit du bout de son petit doigt. — Je t’aime très fort. — Moi aussi, je t’aime très fort. » Elle n’avait pas vraiment articulé, trop occupée à s’inspecter les dents. « J’suis vraiment content qu’on parte dans le Mississippi. — Moi aussi. — Quand je serai grand, t’auras quel âge ? — Eh bien, quand t’avais deux ans, moi j’en avais vingt-deux. Tu calcules. Pourquoi ?

q — Juste comme ça. — Petit singe, va ! » Dès lors, ils durent s’activer. Il fallait tout faire tenir dans la valise. Elle véri a qu’elle avait bien sa montre : c’était un cadeau de Bill. Elle avait une grande valise et une autre plus petite qu’elle prendrait avec elle dans l’autocar. Lui avait une grande valise noire en carton que son grand-père venait de lui acheter pour un dollar et demi chez un prêteur sur gages. Mac l’avait entourée d’un vieux bout de harnais qui lui avait autrefois servi de ceinture, et qu’il avait xé dessus au cas où. Jack emmena les valises fermées dans l’autre pièce. « Tu n’oublies pas d’expédier ma bicyclette, pépé, s’il te plaît, hein ? — Je l’emballe aujourd’hui même », promit Mac. Derrière la gaucherie de son éternel rictus, on le sentait triste de voir partir le garçonnet. Il avait l’air embarrassé. Personne n’avait jamais vraiment appris à dire au revoir, dans cette famille. Quand on se quittait, c’était toujours une sombre litanie de mises en garde contre les dangers du voyage et de la météo, de rappels de mésaventures personnelles, le tout invariablement débité sur le ton grandiloquent et moralisateur de la catéchèse. Avec en point d’orgue, le sempiternel : « Et fais bien attention à la monnaie qu’on te rend ! — Oui, pépé, je ferai attention », s’empressa de promettre Jack, comme si le monde était rempli d’escrocs qui n’attendaient que lui. Franchement, il était assez grand pour compter sa monnaie, quand même. Sa grand-mère lui boutonna soigneusement son manteau bleu, modèle assistance, de la même laine grossière et de la même coupe que ceux des détenus dans les prisons d’État ; puis elle écarta de ses yeux les mèches rebelles et lui donna un petit baiser froid et guindé. Elle avait mauvaise haleine. Il aurait fallu qu’elle se fasse arracher toutes les dents pour les remplacer par un dentier. «  Bon, sois sage, hein  ? Et souviens-toi bien de ce qu’on t’a appris. Bon, en n, de toute façon, quand tu seras dans le

pp ç q Mississippi, tu vas sûrement les oublier, ta vieille mémé et ton vieux pépé. » Elle essayait de dire cela sur le ton de la plaisanterie, mais son amertume était si prégnante qu’elle en avait les larmes aux yeux. « Mais non, mémé, sûrement pas ! se récria-t-il, ulcéré qu’elle puisse même penser une chose pareille. — Bon, n’oublie pas d’écrire pour nous donner de tes nouvelles  », intervint le vieux sur le ton qu’il utilisait avec ses pairs. Jack se sentit tout er. Et pour la première fois, il éprouva quelque réticence à partir. Ils s’étaient toujours mis en quatre pour lui, ses grands-parents. Il prenait brusquement conscience qu’il disait adieu pour toujours aux bons biscuits de mémé, à ses sauces épaisses et bien poivrées, et que, quand il s’agissait de tailler quelque chose pour un gamin, ou de lui arranger chaussures, vêtements, jouets ou le moindre bobo, le vieux n’avait pas son pareil. Tandis que sa mère était quand même la plus mauvaise cuisinière au monde pour ce qui était des vrais plats. Et que Bill était parfois assez méchant. Mais alors lui revint à l’esprit cet hiver glacial où ils couchaient sous la véranda derrière la maison, cette première année à Cleveland Avenue. Il repensa à ces journées entières à attendre leur tour, avec son grand-père, dans la longue le de l’aide alimentaire, la faim au ventre, et les premiers accès de èvre d’une maladie dans sa petite enfance qui lui avait fait voir l’enfer de près. Il avait l’impression que tout ce qu’il avait pu attraper, de la varicelle à la rougeole, ça avait commencé dans ces maudites les d’attente. Il fallait qu’il parte. L’église allait vendre cette maison. Son pépé et sa mémé allaient bientôt devoir déménager. Il ne voulait plus avoir froid. Plus jamais ! Désolé. Il y avait là-bas une vraie maison qui l’attendait. Sa chambre rien qu’à lui  ! C’était décidé. Il y avait sa mère. Pourquoi donc, dès que sa grand-mère prononçait Mississippi, y avait-il dans sa voix toutes les nuances de mépris qu’elle utilisait quand elle parlait de l’endroit «  en bas, là où il fait

q p chaud », même si elle n’avait jamais personnellement visité l’un ou l’autre. S’il y avait quoi que ce soit de bien dans le Mississippi, ça se saurait. «  Si jamais tu veux revenir, ston, on te fera toujours une place, dit-elle d’une traite, comme si c’était quelque chose qui devait absolument sortir. — Oh ! Maman ! — Ben quoi  ? Bon, désolée. Mais c’est ce que je pense. J’espère que tu nous as dit toute la vérité. Mais si c’est pas le cas, je veux qu’il sache, ce petit, qu’il aura toujours sa place ici. C’est tout ce que j’ai à dire. Et il fallait que je le dise. — Alors, si c’est comme ça… — Bon, allez, interrompit Mac. Faut y aller. Y’a votre taxi qui attend. Ça va aller, pour nous. Faites bien attention, d’accord ? — Au revoir mémé, au revoir pépé. » Mais bon sang de bonsoir, pourquoi ça se passait jamais avec ses grands-parents comme dans les histoires  ? se demandait Jack. Là, quand les gamins partaient quelque part, on leur épargnait ces e usions. Mais il chassa cette pensée de son esprit. Ils étaient dans un taxi noir et blanc, et loin, très loin de l’assistance. Il était heureux. Et il voulut, dès qu’ils furent vraiment partis, se jeter sur la jolie dame à ses côtés pour exprimer par ce geste toute la joie d’être loin de l’assistance qu’il n’aurait su dire avec des mots. Mais il la trouva légèrement changée. Soudain, elle avait l’air triste. Il prit brusquement conscience qu’elle était presque une étrangère pour lui. C’était comme si un nuage passait devant le soleil. Il commença à s’inquiéter. Elle regardait droit devant elle, une moue déterminée aux lèvres. Dehors, l’air était froid et lumineux. Les rues, les maisons, les trottoirs et les arbres de Wichita, qui lui étaient si familiers, le lui semblaient à présent beaucoup moins, comme un endroit par lequel on ne fait que passer parfois, mais plus du tout comme chez lui. « Maman ? — Oui ?

— Qu’est-ce qui va pas ? — Ce qui va pas ? Rien ! Pourquoi ? — T’as l’air un peu triste. — Ah bon  ? Mais pas du tout, dit-elle en souriant, puis en lui prenant la main, qu’elle serra. C’est juste que je suis si heureuse qu’on soit en n tous ensemble, sans doute que j’arrive à peine à y croire. Pince-moi ! » Mais son regard restait triste. Il lui sourit à son tour. Il y avait cette devinette à laquelle ils jouaient quand il n’était qu’un marmot : Pince-mi et Pince-moi sont dans un bateau. Pince-mi tombe à l’eau. Qui reste dans le bateau ? Et lui, petit garçon sérieux, prenant tout à la lettre, s’était à chaque fois fait pincer, vexé, pendant bien plus longtemps qu’un gamin de son intelligence n’aurait dû, à la grande joie de ces gens à qui il avait naïvement fait pleinement con ance. Il la pinça. «  C’est juste que ta grand-mère, il faut toujours qu’elle dise quelque chose. Elle sait tout mieux que tout le monde. Elle doit toujours mettre son grain de sel. — Ouais, elle dit toujours ce qu’elle pense. Ça c’est vrai ! — Bon, je vais pas me laisser abattre pour ça ! », décida Wilma, l’air radieux. Il était d’accord. «  Qu’ils aillent tous se faire voir  !  », ajouta-t-elle avec un mouvement dédaigneux de sa main gantée. Là, elle n’avait pas tout à fait son consentement. Mais quand elle lui prit la main, ses longs doigts serrés dans leur gant de cuir brun, et qu’elle pressa contre sa cuisse sa main à lui, qui ne portait pas de gant, il se sentit prêt à tout envoyer au diable. Lorsqu’elle croisa les jambes, on entendit le crissement de ses bas. «  Dis-donc, ston, t’en as d’la chance d’avoir une sœur aussi gironde  », lança le chau eur en jetant un regard lubrique à Wilma, alors qu’il descendait leurs bagages sur le trottoir devant la gare routière Trailways.

g y « C’est pas ma sœur, c’est ma maman, répondit-il. — Ah, ben elle a vraiment pas l’air en âge d’avoir un grand garçon comme toi », assura l’homme. Elle se contenta de sourire, lui laissant dix cents de pourboire. « Hé, pourquoi t’as fait ça ? demanda Jack, qui pensait à tout ce qu’il aurait pu acheter avec cette pièce. — Il faut toujours donner un pourboire aux chau eurs quand ils t’aident pour tes bagages. » Il ré échit un moment à la chose. «  C’est quand même chouette de voyager en première, hein maman ? », lança-t-il : c’était l’expression de son grand-père les rares fois où il se faisait transporter en voiture ou en taxi. Elle éclata de rire et pressa sa petite tête contre elle, sans aucun égard pour sa coupe de cheveux. « Alors ça, c’est sûr ! », con rma-t-elle. Aussitôt leurs valises enregistrées jusqu’à Pascagoula, à l’exception de leur bagage à main, elle proposa : « Allez viens, on va se prendre un Coca ! » Un Coca ! Juste comme ça. Pas besoin de réclamer. Pas besoin d’attendre plus tard. Ça allait trop vite pour lui, là. Et voilà qu’arrivaient les petits verres Coca-Cola si caractéristiques, remplis de glace pilée. Si on commandait une limonade ou un 7Up, on vous le servait aussi dans un verre à Coca. Jack se demandait si ça leur était égal, chez Coca-Cola. Ce n’était pas très juste à ses yeux que les autres n’aient pas leur verre à eux. Il demanda du sirop de citron vert, et elle, de cerise. «  Ne mange pas la glace, l’avertit-elle comme si elle avait été contaminée. — Mais je la mange toujours, la glace ! protesta-t-il. — On ne mange pas la glace en public. Ça ne se fait pas. C’est vilain. » S’il ne fallait pas manger la glace du Coca en public, alors où ? Il aurait bien voulu le savoir. Quand même, être riche, ça avait pas que des bons côtés. Et pourtant, quand elle le laissa s’acheter un illustré tout neuf et une barre chocolatée pour l’autocar, il était si blasé qu’il

p q n’enviait même plus ses dix cents au chau eur de taxi. Merci, mon brave. J’ai ce qu’il me faut ! Tel était son état d’esprit. On entendait tous ces noms merveilleux de destinations, qui résonnaient sur un ton pompeux dans le hall de la gare routière depuis les haut-parleurs  : «  Embarquement immédiat quai numéro un, Santa Fe Trailway à destination de Dodge City, Liberal, Guymon, Borger, Tucumcari, et Albuqueeeeeerque ! » À l’instar de celle de l’acteur Ned Sparks, la voix était traînante, capable de nommer des destinations jusqu’au Jugement dernier. «  Continental Trailways Cimarron Special, embarquement quai numéro deux à destination de Ponca City, Enid, Stillwater et Oklahoma City. Changement pour Ada, Ardmore, Denton, et Fort Worth. En voituuuure ! » « C’est nous, ça », dit-elle en le prenant par la main. Le chau eur poinçonna le premier de leur long ruban de tickets, t un clin d’œil au petit et o rit sa main à Wilma pour l’aider à monter. Il portait un bel uniforme et une casquette inclinée à la canaille sur l’oreille droite. Jack voulait s’installer devant, là où l’on pouvait bien voir la route, mais Wilma préféra aller plus loin, vers le milieu. Une fois assis, c’était quand même très bien : on eût dit qu’ils étaient dans une petite chambre bien à eux, là, entre les hauts dossiers des sièges. Et elle le laissa s’asseoir près de la fenêtre. « On démarre. » L’énorme moteur se mit à rugir tout là-bas, et on entendit le grincement de la vitesse que le chau eur venait d’enclencher. Elle lui prit la main. « Ça y est, on est partis ! » Jack se crispa, comme pour un décollage. « Relaxe-toi. On a un long voyage à faire. Heureux ? — Oui. — Tu m’aimes ? — Ah oui, alors ! — Et maintenant, on reste ensemble quoi qu’il arrive, hein ? » Qu’est-ce qu’elle disait là ? Ils sortaient de la gare pour tourner sur Market. « Ah oui, ça c’est sûr !

ç — Pour le meilleur et pour le pire ? — Ouaiis ! Le meilleur et le pire ! — Petit singe, va ! » Et elle serra sa main dans la sienne. Il se tenait assis bien droit, au bord du siège, les yeux rivés sur la fenêtre de façon à ne rien manquer. En toutes circonstances, il essayait d’en avoir pour son argent. Heureux ? Ouaiiiis ! Jamais il n’avait été aussi heureux. Il n’avait rien vécu de comparable. Il espérait être su samment heureux. Coca, illustré, chocolat, tout lui arrivait avant même qu’il n’en éprouve le désir. C’était trop. À quel point était-il censé être heureux  ? Il espérait bien n’en avoir rien manqué, de ce bonheur. Quand même, il aurait bien aimé qu’ils s’y installent, sur ces sièges à l’avant. Sous ses yeux dé laient les derniers faubourgs de Wichita, puis bientôt un ultime bidonville de l’autre côté de Harry Street. Là, l’autocar ralentit et s’arrêta à un passage à niveau. Par la fenêtre, on aperçut une petite lle vêtue d’une jupe tachée et en lambeaux qui dépassait à peine sous un pull-over d’adulte plein de trous, debout au début d’une route de fortune menant à un camp de tentes dépenaillées et de bicoques en carton et en tôles. Elle avait un visage si beau, mais si triste. C’était comme si elle n’avait jamais ri. Des mèches de cheveux blonds, raides et sales voletaient autour de ce visage tels les serpents de Méduse. S’il avait eu une sœur, c’est exactement à ça qu’elle aurait ressemblé. Et Jack, soudain, se mit à aimer cette petite lle plus que personne dans sa vie, plus que lui-même, plus que sa mère, plus que tout au monde ! Il eut envie de lui apporter ssa tout ce dont elle avait besoin. Il eut envie de la protéger contre ceux qui pourraient lui faire du mal. Lui-même n’aurait jamais été capable de lui faire de mal, il en était certain. Il aurait donné sa vie pour elle avec le sourire, sans la moindre hésitation. Elle tenait un vieux seau vide dans la main gauche. Peut-être allaitelle chercher de l’eau. Il eut envie de l’emmener avec eux dans leur nouvelle maison, où elle pourrait prendre un bon bain chaud, se laver les cheveux, les attacher avec un ruban ; où tous deux pourraient porter des vêtements de petits enfants modèles

p p p et ne plus jamais connaître aucun chagrin. Elle portait une paire de tennis d’homme bien trop grande. Ses pauvres jambes, jolies mais si maigres, étaient rougies par le froid. Il lui t un signe de la main. Levant son bras maigre droit, elle lui t signe aussi, mais lentement, comme si elle avait été sous l’eau, et si solennellement que ce simple geste t monter en lui des bou ées d’apitoiement qui culminèrent en un sentiment d’amertume sourde que jamais, il le sentait bien, aucune richesse ne pourrait dissiper. «  Comment tu t’appelles  ?  », demanda-t-il sans émettre un son, sa bouche si proche de la vitre glacée qu’elle se couvrit de buée. Elle eut un pauvre sourire et secoua la tête  : elle n’avait pas compris. « Com… ment… tu t’ap… pel… les ? » Nouveau sourire très doux. Elle haussa les épaules. Et puis, tel un cyclone, un train de marchandises surgit devant l’autocar. Plus moyen de lui faire comprendre quoi que ce soit dans ce vacarme. Quand le grondement du train s’éloigna, on entendit le chuintement des freins pneumatiques de l’autocar, chhhhhh… et ils se remirent en route. Il appuya son front contre la vitre glacée pour tenter de la voir. Elle s’éloignait de la route, en balançant son seau. Ouh là là, il était vraiment tout troué, ce pull-over. Sa mère n’avait même pas remarqué la scène. Elle feuilletait distraitement un magazine féminin, l’esprit manifestement ailleurs. Il ne lui parla pas de la petite lle. Mais désormais, chaque fois qu’il fermerait les yeux, il la verrait. «  Raconte-moi encore comment elle est, notre maison, demanda-t-il dès qu’ils furent sortis de la ville, sur la grandroute. — Oh, Jack ! s’exclama-t-elle, irritée. — Je pourrai avoir des lits superposés dans ma chambre, pour inviter des copains à rester dormir ? — Bon, ça su t, maintenant ! — Ben quoi ? C’est juste que j’aime bien en parler !

q j q j p — On en a assez parlé, maintenant. Tu vas m’en fatiguer avant qu’on l’habite. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Quoi “qu’est-ce que ça veut dire” ? — T’as dit avant qu’on l’habite. On n’a pas de maison ? — Si, si. Bien sûr. C’est juste qu’il faut qu’on règle deux ou trois choses. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Ça veut dire qu’il faut encore que Bill règle deux ou trois choses. » Alors là, s’il s’attendait à ça… « Mais t’avais dit… — Bon, ça su t ! Ça su t, maintenant ! Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre, des choses qui ne regardent pas un petit garçon. Tout va bien aller, si tu pouvais t’arrêter de jacasser et me laisser tranquille. » Encore piégé  ! Voilà que le sort du monde dépendait de son silence et de sa bonne conduite, maintenant. « Hé ! Fais pas cette tête-là. Tu lui fais con ance, à ta maman chérie ? — Ouaiis… — Ton problème, c’est que ça fait trop longtemps que t’es avec ta grand-mère. Attends un peu qu’on ait passé du temps ensemble, tous les deux, tu verras. Allez, viens là me faire un bisou. Je vais m’occuper de toi, moi, ne t’inquiète pas. » Oui, elle allait s’occuper de lui. C’était son rôle. Pourquoi se plaindre ? C’est sûr, une maison, ça devait quand même être très compliqué. C’était presque fatal qu’il y en ait, des problèmes. Il comprenait. Même si un ange gardien, soudain désespéré d’être aussi loin de son foyer, lui chuchotait au creux de l’oreille : « Suis ton instinct… » Elle retroussa les lèvres pour l’embrasser sans abîmer son rouge à lèvres. En matière de véhicules, il n’existe rien de plus interlope qu’un autocar de ligne. Une bonne quarantaine d’humains enfermés ensemble nuit et jour à près de cent à l’heure. Une

j p pareille intimité ne se retrouve ni dans un train ni dans un avion. On vit un trajet en autocar de façon bien plus viscérale qu’un voyage ferroviaire ou aérien. Un tel voyage, ce n’est pas un événement, mais seulement la vie en transit. Même les vacanciers voyageant en bus étaient fauchés. Leurs objets souvenirs étaient tous si identiques qu’il fallait carrément écrire dessus souvenir de… de peur que les gens ne pensent qu’ils les avaient achetés ailleurs. Au début des années 1940, il y avait peu de vacanciers sur ces lignes. C’était comme si ceux qui prenaient le bus vivaient des vies où acheter un billet était une dépense si extravagante qu’elle ne pouvait qu’impliquer de la culpabilité, même si le voyage était une nécessité absolue. Et on y voyait de plus en plus de militaires. À croire que chaque car avait forcément son bi n, son marsouin ou son petit marine perdu. Dans le leur, il y avait cette jolie femme assise à l’avant, vêtue d’une veste de fourrure et de chaussures à hauts talons compensés, qui n’arrêtait pas de parler au chau eur ; elle allait rendre visite à son mari à la base navale Norman. À chaque arrêt, on la voyait prendre le café avec le conducteur. « Hein, qu’ils ont l’air copains ? », demanda Wilma au petit. Jack avait tant intériorisé le tchak-tchak régulier des énormes pneus passant sur les jointures entre les plaques de béton de la grand-route que les arrêts lui semblaient une expérience fort insolite. Yeux papillotants, il se retrouvait dans un endroit semblable à n’importe quel autre, où, que ce soit sous le soleil ou dans une nuit éclairée de la lueur des réverbères, il se dirigeait d’un pas mal assuré vers un comptoir présentant les mêmes sandwiches dans les mêmes emballages kraft que partout ailleurs sur le continent, et les mêmes sodas  : Coca, Orange Crush, Dr Pepper, 7Up, Nehi et Delaware Punch. Quant à la root beer, on pouvait en trouver, sous toutes sortes de noms bizarres et à tous les arrêts. Les gens répétaient plusieurs fois les noms des patelins où ils s’arrêtaient, comme si en les prononçant, ils prenaient conscience de se trouver quelque part. Toutes ces toilettes, ces salles, ces présentoirs à souvenirs, c’étaient autant de jalons presque magiques leur garantissant qu’ils étaient bien

j p q gq g q sur la bonne route, dans la bonne direction, qu’ils allaient bien là où ils allaient. En autocar. La nuit, on voyait surgir, pour aussitôt s’évanouir dans le noir, panneaux, clôtures, fermes solitaires et villes. Parfois, le car passait sous des lignes électriques bourdonnantes. De temps en temps, on dépassait une automobile, qui disparaissait très vite à l’arrière. Pied au plancher, ils rent la course avec un train de marchandises dans la nuit noire. En Oklahoma, il y avait dans l’air une odeur de pétrole. Sur des pelouses devant des maisons de particuliers, on voyait des pompes à pétrole, sauterelles géantes qui suçaient le précieux liquide accumulé dans des nappes souterraines où jadis rôdaient les dinosaures, la tête montant et descendant sur un rythme endiablé telles des suceuses de dard devenues folles. Partout ce même mouvement de ludion incessant : des insectes insatiables pompant le pétrole du sol nuit et jour, jour et nuit. « J’ai horreur de ces trucs », lâcha Wilma. Mais elle n’en dit pas davantage. Recroquevillés bien douillettement sous le manteau de Wilma dans l’obscurité du car, isolés des autres voyageurs par les hauts dossiers des sièges et protégés du monde extérieur qui dé lait à grande vitesse derrière le verre de sécurité de la fenêtre, mère et ls étaient véritablement seuls ensemble pour la première fois, autant qu’il s’en souvienne. Il se pelotonna contre son dos, et elle creusa les reins pour qu’il vienne encore plus près, lui prenant la main pour la coincer juste sous l’endroit où il pouvait sentir le poids de ses seins. Ils s’endormirent. Il avait le dos glacé, mais l’autre côté chaud comme la braise. C’était quand même trop bien, si on faisait la moyenne, pour risquer de rompre le charme en recherchant un meilleur confort. Il se réveilla rompu, chi onné comme jamais ; il avait un sale goût métallique dans la bouche et les yeux qui brûlaient. Elle prit un petit mouchoir, qu’elle humecta de sa salive fraîche pour lui nettoyer le coin des yeux. Elle essaya de le recoi er avec le peigne à manche qu’elle gardait toujours dans son sac, mais ne réussit qu’à électri er sa tignasse qui rebiqua de plus belle.

q g q q p « Denton, Texas, annonça le chau eur. Une heure d’arrêt pour le petit déjeuner. — On est où ? demanda une voix d’homme tout embrumée de sommeil. — Denton. Denton, Texas, répéta le chau eur. Une heure pour le petit déjeuner. Restaurant à votre gauche. Toilettes à votre droite. Une heure. » Tout le monde était impatient de descendre se dégourdir les jambes. Jack fut incapable de remettre ses chaussures. Ses pieds avaient en é durant la nuit. Alors ça, c’était bien la première fois que ça lui arrivait. Ouille  ! Quand il parvint en n à les en ler, elles étaient plus serrées que quand elles étaient neuves. Il sortit de l’autocar avec la démarche du monstre de Frankenstein. Le tailleur en gabardine beige et marron de Wilma était froissé. Ses vêtements à lui étaient pires encore. On eût dit qu’ils avaient été sortis du panier à linge sale pour être portés tels quels. Qui plus est, il n’avait rien dans le bagage à main pour se changer. Elle aurait dû y penser. Elle était comme embarrassée d’être vue en sa compagnie. Il tenta d’aplatir un peu les froissures avec ses mains. Ce petit costume, c’était le premier vêtement acheté neuf qu’il avait eu depuis des années. Il en était tellement er quand il l’avait étrenné, mais maintenant c’était encore une de ces saloperies bon marché qui ressemblait à un sac de merde. On peut compter sur rien, se répéta-t-il. Il voulut une salade au jambon et un Orange Crush. Elle, en revanche, préférait qu’il mange des œufs. «  Prends une salade jambon-œuf, proposa-t-elle en guise de compromis. — Mais j’aime pas ça ! » Il nit par avoir sa salade jambon. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire qu’on mette ça ou ça avec le jambon ? pensait-il. « C’est juste de la mortadelle hachée, grinça-t-elle. — Ah ben, c’est sûrement pour ça que c’est si bon, répondit-il, lui qui s’était toujours demandé comment ils faisaient pour donner ce goût délicieux au jambon.

g j — Petit singe, va ! » Elle n’avait pris qu’un café et un beignet, et ne voulut pas lui acheter un autre illustré, ni un petit cheval souvenir à un dollar. Il lui plaisait vraiment, ce cheval. « Plus tard, promit-elle comme s’ils avaient été pressés. — Pourquoi je peux pas avoir un autre illustré alors ? tenta-t-il de négocier. — T’as pas déjà lu l’autre en entier, c’est pas possible ! — Ben si. — Alors relis-le. » Entre Denton et Fort Worth, il ne put rien tirer d’elle. Elle avait l’air concentrée, préoccupée par quelque chose. Il lui demanda si elle ne se sentait pas bien. « Non, ça va. Juste un peu mal à la tête. » Elle ne voulait pas qu’il l’embête. Pas question de bavarder de tout et de rien. « Lis ton illustré. — J’l’ai déjà lu. — Alors relis-le. — J’l’ai déjà relu. — Alors fais une sieste, ou ce que tu veux. Mais laisse-moi tranquille. Il faut que je pense à quelque chose. » Dans la grande gare routière de Fort Worth, où tout était bien plus crasseux, plus agité, plus bruyant et plus cow-boy qu’à Wichita, c’était à peine s’il arrivait à entendre les annonces du haut-parleur, ou à saisir la moitié des destinations des bus. Wilma le laissa seul sur un banc, avec consigne de ne pas bouger jusqu’à son retour. Elle lui dit qu’elle allait téléphoner à Bill. Comme il y avait un changement de bus, ils avaient trois heures devant eux. Jack avait faim. Il la voyait, dans la cabine téléphonique. C’était bizarre de se dire que cette jolie jeune femme là-bas au loin était sienne, que tous deux faisaient partie l’un de l’autre. Elle avait davantage une allure de grande sœur ou de tante. Elle ne ressemblait à aucune des mamans des gamins qu’il avait pu connaître. Une maman, en principe, c’est épuisé, âgé, ça sent le graillon et la

p p p g ç g soupe, l’humidité des lessives, et ça n’arrête pas de se plaindre d’un ton geignard. La sienne, c’était tout à fait autre chose, se félicita-t-il. Il ne voulait pas la perdre, et encore moins dans un endroit aussi beuglard, aussi malpropre que Fort Worth. Sur le mur, près du plafond, était accrochée la tête empaillée d’un taureau longhorn. Les cornes, de pointe à pointe, étaient plus larges que sa propre taille. Quand il regarda à nouveau en direction de la cabine téléphonique, sa mère avait disparu. Il se retourna dans toutes les directions sur son banc. Il y avait une telle foule. Si seulement, par la seule force de sa volonté, il réussissait à les faire s’arrêter une minute, peut-être pourrait-il l’apercevoir. Où avait-elle bien pu passer ? Et puis brusquement, elle était de retour dans la cabine, fouillant dans son sac à main de cette manière si caractéristique, presque le nez dedans. Peutêtre qu’elle avait dû aller chercher de la monnaie, ou quelque chose comme ça. Il se rassit dans un soupir de soulagement. Plus question de la quitter des yeux, désormais. Elle parlait de manière très animée à quelqu’un à l’autre bout du l. Elle avait l’air furieuse. Il avait même l’impression de l’entendre : « Ok ! Ok ! » Puis elle se t plus calme et raccrocha. Elle mit machinalement les doigts dans le clapet à monnaie. Rien ne tomba et elle donna un coup à l’appareil, gardant une certaine dignité féminine dans le geste, mais proférant très distinctement un : « Et merde ! » « Qu’est-ce qui va pas, maman ? T’as parlé à Bill ? — Oui, j’ai parlé à Bill, répondit-elle, les dents tellement serrées que les mots avaient du mal à sortir. — Qu’est-ce qui va pas, alors ? — On est un peu juste. J’ai dépensé plus que je croyais, à la maison. Et pas question que je demande quoi que ce soit à ma mère après ce qu’elle a dit. » Jack regrettait vraiment que sa mémé ait gâché une occasion en or de leur prêter de l’argent. Pauvre mémé, c’était bien elle, ça. « Mais Bill nous fait un virement télégraphique tout de suite. Ça devrait arriver d’ici une heure.

Ç

— J’ai faim, précisa-t-il pour qu’elle soit bien au courant. — Eh bien, il faut que tu attendes qu’on ait des nouvelles de Bill. — Je peux pas juste avoir une barre chocolatée ? — Non. Ça te couperait l’appétit. » Même une boîte entière de Snickers n’aurait pas su à apaiser le tigre dans son estomac. «  Bon, il faut juste que tu restes assis tranquille, reprit-elle plus gentiment. Moi aussi, j’ai faim. Mais tu m’entends pas me plaindre. Allez, sois un petit homme. Sois costaud. » Si cet argent ne leur arrivait pas très vite maintenant, il allait déjà être trop faible pour mâcher, alors costaud, n’en parlons pas. Au moins chez sa grand-mère, il y avait toujours quelque chose à grignoter. Pas forcément bon, mais de quoi faire pour les petits creux : un ou deux pruneaux secs, une banane trop mûre, un bout de pain perdu, un reste de tartine brûlée, en n, quelque chose, quoi ! Le souvenir déjà lointain de sa salade au jambon lui causa une douleur dans la mâchoire et une intense salivation qui le força à déglutir. Il avait trop faim pour parler. Elle aussi était angoissée. Elle tenait en main un Kleenex qu’elle mettait en lambeaux. Ils restèrent assis, regardant chacun de son côté, essayant de faire passer le temps jusqu’à ce que le mandat arrive. Le bureau de la Western Union se trouvait à quatre rues de là. Ils rent le chemin d’un pas si rapide qu’il en eut un point de côté. Et il n’y avait pas vraiment de soleil à Fort Worth. En vérité, il faisait plus froid qu’au Kansas. Cet océan où c’était toujours l’été semblait si lointain que Jack se mit à craindre qu’il ne fût qu’un mensonge. Il n’y avait aucun message pour eux. La femme avait feuilleté deux fois de suite le paquet de télégrammes. « Non. Désolée. » Et puis, lisant l’angoisse sur leur visage, elle véri a la bande qui pendait de la machine, pour voir si par hasard il avait pu arriver dans les dernières minutes.

« Ça peut tomber d’ici une heure, expliqua-t-elle. Y’a peut-être eu du retard à l’émission à Pascagoula. On peut jamais savoir, dans ces petits patelins. » Jack savait bien qu’elle n’en croyait pas un mot. « Repassez dans une heure », ajouta-t-elle. La faim lui tordait le ventre à présent. Wilma le voyait bien sur son visage levé vers elle. « Écoutez, je suis vraiment désolée de vous demander ça, mais j’ai pas vraiment le choix. » Elle xait ses doigts crispés sur son porte-monnaie fermé. La dame se raidit distinctement. « On est complètement fauchés. Mais je sais très bien que cet argent arrive. On n’a pas mangé depuis tôt ce matin et le petit va tomber d’inanition si je ne lui donne pas quelque chose très vite. Est-ce que vous pourriez… — Je suis désolée, je voudrais bien pouvoir vous aider. Mais c’est impossible. C’est contraire au règlement de la maison. En plus, je ne peux pas me le permettre. — Juste un dollar en attendant que le mandat arrive. — Non, je suis navrée. — Mais c’est seulement un prêt. Mon mari m’a bien dit qu’il l’envoyait tout de suite, cet argent. C’est pas de ma faute si la Western Union a des problèmes de câbles ou de trucs comme ça, quand même  ? Cinquante cents, alors. Vingt-cinq, juste pour acheter un sandwich à mon ls. — Je suis vraiment désolée, répéta-t-elle en faisant gentiment non de la tête. Vraiment, je ne peux pas. Si je prêtais quatre sous à tous ceux qui viennent ici chercher des mandats qui n’arrivent jamais, je serais fauchée toutes les semaines. — Mais il arrive, mon mandat à moi ! — Ma petite dame, si j’étais vous, je rappellerais mon mari. — Mais bon Dieu, j’ai même pas dix cents sur moi ! — Oh, c’est bon, tenez ! » La femme sortit une pièce de dix cents de sa blouse. Elle regarda le petit droit dans les yeux, secoua la tête et retourna à sa machine.

« Merci », dit Wilma. Puis, alors qu’ils franchissaient la porte, elle grommela : « J’espère bien, qu’elle peut se le permettre. » Jack ne comprenait pas. Pour lui, c’était un geste généreux de la part de cette dame, de leur prêter dix cents. « Salope de rapiat… », marmottait sa mère. Il avait encore beaucoup à apprendre. Il avait toujours la tête tournée en arrière pour voir pourquoi elle était si furieuse contre la femme quand elle le tira brusquement par le bras. « Allez, viens ! — Pourquoi t’es en colère contre moi ? — Je suis pas en colère contre toi ! — On peut acheter quelque chose maintenant ? — Non ! Il faut que je rappelle Bill ! — Mais j’ai faim ! — Je sais bien, que t’as faim ! Je peux rien y faire avant qu’on le reçoive, cet argent. Il faut juste que tu serres les dents. Tu pourras lui dire merci, à ton papa Bill, quand tu le verras. » Ils marchèrent pendant longtemps, elle le tirant par le bras. Ils se retrouvèrent dans une rue éloignée, où l’on voyait des poivrots endormis dans des encoignures de portes pleines de poussière, sur des petits tas d’ordures, emmitou és dans des manteaux en loques ou grelottant en petite veste, recroquevillés dans le froid comme des enfants, leurs bouteilles vides transparentes toutes collantes de piquette à portée de main ou près de la tête. Il y en avait un dont Jack pouvait voir les pieds nus pleins de chancres à travers les semelles. Ces hommes dans les portes cochères, ils lui faisaient pitié et peur à la fois. Un Noir en guenilles, tel un épouvantail, barbu sous son feutre informe, sortit d’un coin sombre et avança vers eux en titubant, débitant un ot de paroles incohérentes, bras grands ouverts comme pour les étreindre. Il avait les yeux rouge vif. De la bave luisait dans ses poils de barbe, de la morve coulait de ses narines écartées. Jack s’agrippa à la taille de sa mère. D’un pas de côté, elle évita le poivrot qui tentait maladroitement de l’attraper. Il trébucha dans son élan, s’emmêla les pinceaux et tomba tête la

p première dans le caniveau où il resta à gémir. Ils tournèrent à un coin de rue battu par un vent qui plaqua la jupe courte de Wilma contre ses jambes. Ils se penchèrent en avant pour lutter contre la bise. Au-dessus d’eux, trois globes ternis, l’enseigne bien connue des prêteurs sur gages. Dedans, il faisait chaud, c’était douillet, avec des trucs suspendus partout aux murs, au plafond, encombrant la petite pièce qui avait des allures de grand co re au trésor. Il aurait pu y passer une journée rien qu’à regarder, dans cette boutique. Il y avait des armes à feu et encore des armes à feu. Des six-coups à crosse de nacre, des pistolets de la police et de l’armée. Des instruments en quantité su sante pour équiper une fanfare et un orchestre. De l’or. De l’argent. Des vieilleries. Des objets neufs. Radios, fers à repasser, outils. Matériel sportif. La vache ! Toutes ces marchandises, ici, au beau milieu des bas-fonds. Le type était là-bas, dans une cage grillagée où se trouvaient une caisse enregistreuse, un co re-fort et un établi d’horloger. Wilma lui t passer sa montre par la petite fenêtre de la cage. Le type prit l’objet dans ses doigts comme s’il allait le mordre. Avec un grognement, il ajusta une loupe à son œil droit et examina la montre. Il la lui t repasser par la petite fenêtre, dévissa le truc de son œil et t non de la tête. « C’est quoi le problème ?! s’écria-t-elle. C’est une belle montre. Ça coûte trente-neuf dollars cinquante, je le sais bien. C’est une Elgin. — Je pas besoin. — Mais vous m’en donnez combien ? — Faire voir ? » Elle lui repassa la montre par la petite fenêtre de la cage. Il la prit et l’examina à nouveau sous toutes les coutures. Il ne l’aimait pas, sa montre, ça se voyait. Jack avait envie de lui balancer un bon coup dans sa bouche lippue pour lui apprendre à insulter la montre de sa mère. En n quoi, qu’est-ce qu’il en savait, lui, sur sa montre ? C’était une Elgin. Il avait lu le nom sur le cadran. Dix-sept rubis. « Quatre dollars. Pas plus. »

p Il la reposa et se remit à travailler sur une grosse montre oignon en or, modèle chef de gare, qui était ouverte à un bout de l’établi. Il ne leur accorda pas un regard de plus. « Non ! marchanda-t-elle. Donnez m’en dix. » L’homme se saisit à nouveau de la montre. «  Non.  » Un seul regard avait su . «  Je donne quatre à vous. Pas plus. Prendre ou laisser. Je pas besoin. Vous besoin. — Non ! », répéta-t-elle en reprenant l’objet. Avant même qu’ils ne fussent sortis de la boutique, l’homme les avait déjà oubliés. Ils essayèrent deux autres prêteurs. L’un proposa quatre dollars, l’autre pas plus de trois cinquante. « Y’a personne qu’a besoin d’une Elgin », remarqua le petit. De retour à la gare routière, ils s’entassèrent dans la cabine pour appeler Bill. Quelqu’un décrocha, mais ce n’était pas lui. Hors d’elle, elle raccrocha violemment le combiné. Et de nouveau, l’appareil ne recracha pas la monnaie. Elle se mit à jurer et à taper du pied. Elle avait l’air au bord des larmes. « Et si tu appelais mémé ? suggéra-t-il. — Pas question ! — Qu’est-ce qu’on va faire alors ? — Je vais voir si je peux encaisser un chèque », répondit-elle. Ils avaient un compte en banque ? Alors ça, c’était une drôle de surprise pour Jack. C’était une première dans la famille. Mais il lui sembla se souvenir qu’il y avait une histoire pas claire avec Bill, sa mère et des chèques. « Chèques en bois », disait sa grandmère. Il ne savait pas trop ce que ça voulait dire, ou comment on pouvait les découper dans le bois, mais ce dont il était sûr, c’est que ça pouvait mener en prison. « Fais pas de chèques en bois », supplia-t-il. Elle le regarda droit dans les yeux. Puis : « Ne t’inquiète pas. » Elle le mena à un banc. «  J’en ai pas pour très longtemps. Tu t’assieds là et tu surveilles la valise. — Et on pourra manger après ?

p g p — Oui, promit-elle en lui passant la main dans les cheveux. Je vais faire vite. Mais si ça prend un petit moment, tu ne bouges pas d’ici, d’accord ? — D’accord, mais fais vite. — Promis. » Et puis, une quinzaine de minutes plus tard, il l’aperçut, tout là-bas au fond, debout sur une rampe de chargement, en grande conversation avec un type qui portait un chapeau de cow-boy beige foncé et une espèce de veste trois-quarts en cuir. Elle l’avait cramponné par une manche. Il avait à la main un sac de voyage en cuir. Mais qu’est-ce qu’elle faisait ? Elle pleurait ? Mais oui, elle pleurait  ! Il se leva et courut vers les portes battantes. Soudain, son chemin fut bloqué par une foule de gens qui laient pour attraper un bus. Quand il eut réussi à se fau ler entre eux, elle et l’homme avaient disparu. Il courut jusqu’au bout de la rampe. Il regarda à droite et à gauche dans la rue sinistre. Rien. Il tira sur le manteau d’un homme qui essayait de faire sortir un paquet de chewing-gum d’un distributeur xé au mur. « Vous avez pas vu ma maman ? Elle était là y’a une minute, à parler à un cow-boy avec une veste en cuir. Vous l’avez vue ? — Euh… Non, non, j’ai vu personne, petit. » C’était pourtant bien elle qu’il avait vue à l’instant ! Ce n’était pas un mirage. Son estomac lui sembla encore plus creux. Il avait mal en permanence. Elle s’en che ! Elle s’en che bien, de moi ! Qu’elle aille se faire foutre ! Salope de pou asse ! Y’a qu’elle qui compte, merde  ! Je m’en fous si quelqu’un la lui pique, cette saleté de valise ! Il prit tout son temps pour retourner à sa place et se rassit sur ce banc texan si ferme qu’à force d’attendre, ses fesses devaient sûrement être aussi rouges que celles d’un babouin. Ça faisait des heures qu’elle était partie  ! Il laissa à nouveau ce maudit bagage et partit à sa recherche dans les recoins de la gare routière. Le présentoir à journaux, c’était la caverne d’Ali Baba. Il se mit à feuilleter les magazines de détectives, ceux que son oncle Kenny lisait toujours  : Amazing, Startling, True. Sur les

y j g g couvertures, de jolies lles terri ées et hurlantes se faisaient déchirer leurs vêtements par des types à l’air patibulaire. Les robes étaient toujours remontées au-dessus des bas, révélant une bande de cuisse et une bordure de dentelles noires. Leurs gros nichons tout mous avaient du mal à ne pas jaillir de leur soutien-gorge. Leurs cris, arrachés à ces gorges laiteuses, résonnaient à l’intérieur de son oreille. Il avait le visage cramoisi. « Hé, petit ! — Qui, moi ? — Ouais, toi ! Tu sais pas lire ? On tripote pas les magazines si on achète pas ! » C’était la caissière du restaurant. Elle faisait mine de quitter sa caisse enregistreuse pour s’approcher. Ah, la vache  ! Ils s’énervent pour un rien, les gens. Soigneusement, il remit les magazines à leur place. «  Personne veut acheter un livre si y’a des traces de doigts sales de gamin dessus, s’acharna-t-elle. Alors, soit tu achètes, soit tu vas t’asseoir dans la salle d’attente. » Une femme ferme, que cette marchande de journaux.   MENDICITÉ INTERDITE ! ICI ON N’ENCAISSE PAS DE CHÈQUES ! VAGABONDAGE INTERDIT ! INTERDICTION DE LIRE LA PRESSE ! PAS DE RÉCHAUFFAGE DES BOISSONS ! LA MAISON NE FAIT PAS CRÉDIT !   Partout, des panonceaux du même acabit. Décidément, il n’y avait pas de petites économies, au Texas. Cette satanée valise n’avait toujours pas bougé. Il y avait une grosse dame assise juste à côté qui n’y prêtait pas la moindre attention, plongée qu’elle était dans un magazine à l’eau de rose en mangeant une barre Mounds. Elle en enfourna la moitié dans

sa bouche en cul de poule et la coupa en deux d’un coup de dents cruel, comme si la barre avait des os. Toute cette noix de coco blanche comme neige dans son écrin de chocolat noir, ça le faisait saliver. Elle boulotta l’autre moitié et se lécha le bout des doigts pleins de chocolat. Jack entra dans les toilettes pour hommes et alla se mettre en position devant l’un des urinoirs d’une des longues rangées. Ça sentait tellement le désinfectant au pin, là-dedans, qu’il en avait les yeux qui piquaient. Il se rendit bientôt compte qu’il y avait un type, debout devant un lavabo, qui le regardait. « Salut, lui dit l’individu, t’es en voyage ? » Il avait l’air assez sympathique. Pas très grand, quoiqu’il donnât l’impression d’être comme lesté. Ni jeune ni vieux, mais plutôt jeune que vieux. Une barbe noire comme de la graisse commençait à ombrer son visage légèrement boursou é, même s’il s’était sans doute rasé il y a peu. Il portait des vêtements épais, qui auraient bien eu besoin d’être repassés. « Moi et ma mère, on va habiter dans le Mississippi, répondit Jack, en secouant sa zézette avant de remonter la braguette de son pantalon neuf tout froissé. — Ça te dirait, de gagner vingt-cinq cents tout de suite ? — Un quart de dollar  ? répéta Jack, qui semblait avoir oublié l’existence même de ces pièces-là. Ah la vache, oui alors ! Qu’estce qu’il faut faire ? — Tu t’es déjà branlé ? — Hein ? balbutia-t-il, pas certain d’avoir bien entendu. — Tu sais bien, quoi. T’as déjà joué avec ta quéquette ? » Et il pointa un doigt en direction de la braguette du garçonnet. Ben oui, mais c’est pas tes oignons, non ? « Si tu joues avec la mienne, je te donne vingt-cinq cents. » Il avait des boutons à la braguette de son pantalon bou ant. Une sacoche dépassait de la poche de son manteau. Maladroitement, il sortit sa bite. Elle était foncée, dodue et ridée au bout, comme un col roulé de peau congestionnée. Elle avait

l’air ridicule entre ses doigts balourds. Il la branlait tout doucement. Fais-le toi-même ! pensa Jack. « Nan. — Allez viens, ça te fera aucun mal, pressa-t-il, en avançant l’autre main vers la porte d’une des cabines libres. — Nan ! » Qui voudrait faire un truc comme ça  ? Bon, bien sûr, ça lui était arrivé, avec ses cousins. Et il avait joué avec celle toute moche d’Harold Lloyd, parce que celui-ci avait joué avec sa toute belle à lui avant, mais il n’avait pas vraiment aimé. En vérité, s’il n’avait pas eu un tel sens de l’éthique, il aurait refusé d’honorer sa part du marché. Le minuscule bout de la misérable petite saucisse d’Harold Lloyd, qui dépassait du bourrelet rose vif de son prépuce coupé, ça faisait comme une espèce de noyau pâlichon dans un fruit vénéneux. Et puis après ça, ils avaient essayé d’enculer Danny King, un après-midi où il les avait fait venir dans son garage sous le prétexte d’aller voir un spectacle, et qu’ils l’avaient trouvé travesti avec les habits de sa vieille, une mantille en dentelles noires recouvrant ses cheveux roux, et le visage maquillé, si ressemblant à une femme qu’ils avaient dû y regarder vraiment de très près pour être bien sûrs que c’était Danny… Garde-le, ton quart de dollar, demi-portion. Il s’était toujours dit que se laver les mains à chaque fois après avoir lâché son l, c’était quand même suspect. Après tout, lui, c’était très rare qu’il se pisse sur les doigts. Et étant donné qu’elle passait quasiment toute sa vie bien à l’abri dans son pantalon, sa quéquette, se disait-il, devait être plus propre que ses paluches. Si vraiment on était un obsédé du lavage de mains, alors pourquoi ne pas le faire avant de pisser ? La grosse dame était partie, la valise, elle, toujours là. Elle commençait à faire partie intégrante du paysage. Un employé était passé, traînant vaguement une guenille puant le désodorisant au bout d’un manche à balai, mais n’avait pas touché au bagage, rocher émergeant d’une mer turbide peinte

g g g p au sol. Jack commença à compter jusqu’à dix, en se disant qu’avant d’arriver au bout de la prochaine série, elle REVIENDRAIT ! Il resta ainsi, con ant, à compter et recompter pendant près d’une heure, et puis… Merde et merde et merde  ! Pourquoi il ne lui avait pas juste donné cette pièce de vingt-cinq cents, cet enfoiré dans les chiottes ? Les larmes l’empêchèrent de voir l’horloge. Il cligna fort des yeux. Il essayait de surveiller les deux entrées. QU’ELLE AILLE SE FAIRE FOUTRE ! Il eut envie de hurler ces paroles à la terre entière. Il se remit à compter jusqu’à dix. Chaque chi re était une douleur dans sa poitrine pardessus les tiraillements lancinants dans son ventre. Il avait perdu toute foi dans son système. Si elle n’arrivait pas très vite maintenant, il irait chercher un ic. Ce n’était qu’une question de temps. Elle ne revenait pas. Et voilà qu’on annonçait leur car  : «  Premier appel pour le Trailways Gulf Coast Special à destination de Cleburne, Corsicana, Waco, Temple, Austin, Houston, Galveston, Corpus Christi, Harlingen et Brownsville. Correspondance à Houston pour Port Arthur, Baton Rouge, La Nouvelle-Orléans, Gulfport, Biloxi et Mobile. Embarquement au quai n°4. Départ dans trente minutes. Assurez-vous d’enregistrer vos bagages. » Et merde, maintenant ils allaient rater leur bus ! Ah, la salope ! Il la détestait. Si seulement elle avait pu se faire tuer, tabasser, piétiner, dépecer comme toutes ces lles dans les magazines. Non, non ! Désolé, pardon ! Je voulais pas dire ça. Au contraire, si elle arrivait avant qu’il ait ni de compter jusqu’à dix trois fois de plus, il lui pardonnerait tout. Il compta, lentement. Rien. Bon, d’accord. Cette fois, c’est ni. J’y renonce. Et comme par miracle, son angoisse se dissipa d’un seul coup. Il avait faim, un point c’est tout. Il allait trouver un ic, appeler mémé et elle lui enverrait des sous. Il rentrerait. Ce serait sans doute dur, après s’être tant vanté. Là-bas à Wichita, les copains n’allaient plus jamais le croire. Il leur avait décrit sa maison comme s’il avait vu des photos. Il aurait bien dû se douter que tout ça n’était que du pipeau. Sa mère, jamais elle n’avait rien pu faire, même avec les meilleures intentions du monde, sans qu’au nal ça fasse

q ç sou rir quelqu’un. Rien de ce qu’elle avait promis n’avait jamais été vrai. Donc, terminé. Qu’elle aille au diable. Il la laissait tomber. Il commençait à se sentir vraiment bien quand brusquement elle surgit, hors d’haleine, mais si jolie aux yeux de Jack que c’était comme si le soleil venait de sortir de derrière les nuages. « Ouf ! Tu pensais que j’allais jamais revenir ? — Ouiii ! » Il avait si mal au creux de la poitrine que c’était tout juste s’il pouvait articuler. Il avait envie… d’il ne savait quoi, de la frapper peut-être. Et il se sentait coupable de se sentir aussi mal. Oui, c’était bien ça qu’il avait pensé. Elle s’arrangea les cheveux, qui à présent étaient tirés en arrière et retenus par son foulard. Ils étaient un peu humides aux tempes. Elle avait les yeux brillants. On voyait qu’elle s’était passé de l’eau sur le visage et remaquillée. À la dérobée, il jeta un coup d’œil dans son sac lorsqu’elle l’ouvrit. Il y avait plusieurs dollars qui dépassaient de son épais porte-monnaie. Il y avait dans son haleine une odeur de whisky. Elle lui donna un dollar. «  Allez, dépêche-toi d’aller te chercher quelque chose à manger dans le car. Moi, il faut que je passe aux toilettes avant qu’on embarque, lui dit-elle, ajoutant qu’elle n’avait pas faim. — C’est Bill qui a envoyé des sous ? demanda-t-il. — Oui. » Il se mit à lui en vouloir, l’imaginant manger dans un restaurant alors qu’il était là-bas, à l’attendre avec la faim qui lui tordait les boyaux. Il claqua quatre-vingt cents sur son billet d’un dollar. Il avala un sandwich debout, immédiatement, si voracement qu’il en eut le hoquet. Puis il monta dans le car avec deux salades au jambon, un sandwich fromage pimenté au pain complet, deux beignets au chocolat, un jus d’orange, une barre de chocolat, sans oublier un Milky Way. Quand ils quittèrent Fort Worth, il avait la peau du ventre superbement tendue et se sentait à nouveau tout chaud et dodu. En sirotant son jus d’orange avec une paille, il demanda :

j g p « C’était qui, ce monsieur ? — Quel monsieur ? — Celui avec qui tu parlais, avec le chapeau de cow-boy. » Elle ne s’était pas rendue compte qu’il les avait vus. « Ah ! Celui-là. Oh, c’est un vieil ami… Un vieil ami de Bill. On est allés prendre un verre en souvenir du bon vieux temps. » Après minuit, sur la route obscure après Austin, il se glissa sous son manteau et se blottit contre son derrière. Dès qu’il la toucha, elle sursauta un peu et mit la main derrière elle pour le repousser fermement. « Tu te mets contre la fenêtre, d’accord ? — Mais j’ai froid. » Elle le couvrit de son manteau et, par un petit tapotement, lui signi a qu’il fallait qu’il reste où il était. Quelle merde, ce Texas, il détestait cet endroit. C’était quand, que ça commençait à être tout le temps l’été ?     Ils faillirent se retrouver à nouveau fauchés à La NouvelleOrléans. Il leur fallut vraiment compter chaque cent. Elle partit encaisser un autre chèque. Au bout de deux heures, elle revint, quelques dollars en poche. Mais elle était d’une humeur massacrante, même si elle avait bu davantage à La NouvelleOrléans qu’à Fort Worth. Cette nuit-là dans le car, quand elle fut endormie, recouverte de son manteau, il glissa sa main sous sa jupe et caressa longuement le haut de ses jambes, là où c’était tiède et doux  ; mais il lui frôla le bas-ventre. Elle se réveilla furieuse, donnant maladroitement une tape sur sa main sous le manteau. «  Arrête ces conneries, maintenant  !  », si a-t-elle entre ses dents. Bon, il fallait croire que ça, c’était terminé, alors. Il se sentit un peu soulagé. Ça lui simpli ait la vie, en n de compte. Il allait pouvoir se concentrer sur le paysage. Un matin, ils traversèrent la frontière du Mississippi. C’est vrai qu’il faisait chaud, depuis La Nouvelle-Orléans. Les matins

q p ressemblaient tous à des matins de printemps. Les champs étaient verts. «  Elle est comme celle-là, notre maison  ? demanda-t-il alors qu’ils traversaient paresseusement Gulfport. — Oh, non, pas exactement. — Je suis vraiment impatient. La vache, ça va être drôlement chouette d’avoir ma chambre à moi et tout ça… — Arrête de jacasser là-dessus pour l’instant, tu veux  ? Je t’ai dit et répété qu’il y avait d’abord des choses à régler ! — Quelles choses ? — J’ai pas envie d’en parler. Ça te regarde pas. Et tu ne pourrais pas comprendre. » Ça, c’était son explication. Et puis : « J’ai beaucoup de soucis en tête. » Ça, c’était son excuse. Ils passèrent devant nombre de jolies petites maisons en entrant à Pascagoula, mais aucune n’était la leur. C’était vraiment un petit bled. Tout juste si l’axe principal était pavé. Le car s’arrêta devant un restaurant-magasin-gare routière. Ils descendirent et se retrouvèrent dans la poussière de la rue. C’était comme du talc marron sur leurs chaussures. Il y avait un chariot tiré par deux mules garé contre le trottoir de bois, un Noir assis sur le siège. Comme son grand-père aurait aimé les voir, ces mules. Il adorait ça, les belles mules. Il se promit de trouver une carte postale pour la lui envoyer. La portière du car se ferma dans un chuintement pneumatique et il redémarra. Sous le sou e de l’échappement, la poussière se souleva derrière lui. Leurs deux grosses valises arrivaient par un autre bus. Une chose en tout cas ne faisait pas de doute  : ici, c’était comme en été. Cette lumière du soleil, on l’eût dite re étée sur la surface de l’eau. Jack devait plisser les yeux. Pas de taxi en vue. Wilma était furieuse que Bill ne soit pas venu les chercher. Ils entrèrent dans le magasin pour téléphoner. À l’intérieur, les gens, plus ou moins a alés sur leurs sièges, dévisagèrent la femme et le petit. Un des pedzouilles t une remarque pendant

p p q p qu’elle lui tournait le dos, occupée au téléphone. Le type à qui il s’adressait éclata de rire, en se tapant la cuisse. Tous deux portaient des salopettes à bas évasés et des chemises de travail mal repassées. Tous deux chiquaient du tabac. Tous deux avaient les yeux xés sur ses jambes nues et des sourires carnassiers. Ses bas avaient rendu l’âme à La Nouvelle-Orléans. « Y’a quelqu’un qui vient nous chercher », annonça-t-elle. Bientôt, on vit arriver une Plymouth noire à deux portes, poussiéreuse et cabossée, mais neuve, modèle 1940, qui s’arrêta devant le porche dans un grincement aigu. Un gros bonhomme, en chemise blanche et pantalon de coton chi onné retenu à la fois par des bretelles de prolétaire et par une vieille ceinture noire à la boucle monogrammée, sortit à grand-peine du véhicule et les salua en soulevant son panama de paille jaune. Il avait un air vaguement indien. Ses cheveux très noirs étaient peignés complètement vers l’arrière de son front bas et plat. Sur sa joue, près de son oreille droite, il avait quelque chose que le petit prit d’abord pour une sauterelle, puis, en s’approchant, pour une sangsue. «  Oncle Willy, voilà Jacky, mon ston. Jack, je te présente Oncle Willy Best, notre bienfaiteur depuis qu’on est arrivés ici. » L’homme lui tendit une main étrangement étroite. Il lui manquait le petit doigt. Il avait la main raide. À le voir, on pouvait se dire qu’il y avait quelque chose qui enrayait les ordres de son cerveau avant qu’ils n’atteignent ses paluches. Ce truc, là, près de son oreille, c’était une excroissance, presque un appendice d’allure vaguement verruqueuse, sur laquelle poussaient des douzaines de poils épais, gris et noirs. Jack faillit en avoir un haut-le-cœur. Sa bedaine, c’était comme un coussin qui le précédait. Bien que de grande taille, il était légèrement courbé, comme s’il sou rait du dos ou à force de supporter son gros cul tout plat. Sa façon de porter son pantalon, très haut sous sa cravate, le tissu enfoncé entre ses deux fesses, renforçait encore cette illusion. « Très heuuureuuux de vous rencoontrer, meuusieur, modulat-il de son accent traînant du Sud.

— Hein ? — Je crois qu’il a perdu sa langue  », intervint Wilma, manifestement honteuse des manières nordistes de Jack. C’était le « meuusieur » qui l’avait déstabilisé. Non, Oncle Willy Best et le petit n’allaient pas franchement devenir les meilleurs amis du monde. Même en y mettant du sien, il y avait néanmoins ce truc, là, près de son oreille. Avant de faire démarrer la voiture, l’homme prit une pastille digestive dans un rouleau et la glissa, non sans une certaine a éterie, dans la mince fente qui lui servait de bouche. Il avait des chaussures de police noires et montantes, qui semblaient si serrées qu’il avait les chevilles qui débordaient par-dessus comme s’il avait été pris d’un accès d’éléphantiasis. Il portait des chaussettes blanches pour raisons médicales  : l’eczéma lui dévorait ses chevilles goutteuses. Une fois le moteur vrombissant allégrement, il prit le temps de poser les quatre doigts de sa main sur le genou nu de Wilma, le tapotant, le pinçant, le massant, puis faisant mine, l’air de plaisanter, de remonter plus haut. Elle l’arrêta net, lui tapotant la main à son tour. « Allons, allons, Oncle Willy… — C’est qu’une jolie femme comme toi, ça m’donne des idééées. » Pourquoi il se permet ça ? se demandait le petit. « Vous voulez pas que j’me fâche tout rouge, quand même ? », rétorqua Wilma. Avec un ricanement graveleux, il passa la première et lâcha trop vite l’embrayage de la Plymouth poussiéreuse et mal entretenue ; un vrai gougna er. Tu parles d’un oncle. Devant la maison, la route était un chemin de terre. Il n’y avait pas de garage. Oncle Willy arrêta la Plymouth sous un gigantesque hickory aux branches partant dans tous les sens  ; parfait pour que les piverts puissent chier dessus à leur aise. Il y avait un petit garçon chétif à la mine triste installé pieds nus sur les marches de devant, sa salopette roulée jusqu’aux genoux. Quand la voiture tourna dans l’allée, il se leva et t mollement

signe de la main. C’était sûrement cet Allen dont sa mère l’avait assuré qu’il deviendrait son copain. Il avait quatorze ans, mais était petit pour son âge. Le rejoignirent bientôt sur la terrasse une lle d’une quinzaine d’années, petite et grassouillette, qui lui t penser à une petite madeleine, et une autre d’environ dixsept ans aux cheveux noirs coi és en petites tresses qui lui entouraient la tête. Cette dernière était la moins laide. Mais toutes deux avaient de gros derrières tout plats comme leur père et de grosses jambes informes. Ces jambes rappelaient à Jack celles des Goons dans Popeye. La maison était énorme, avec un étage et une structure qui aurait été celle d’une ferme dans son Kansas natal. À côté, un terrain vide, clôturé de barbelés, où quatre vaches cherchaient du museau les rares tou es d’herbe. À un coin de la vaste terrasse de devant, on avait rajouté une pièce faite de planches brutes qui ressemblait davantage à une grosse caisse en bois qu’à une habitation. De l’autre côté de l’allée de terre, sous l’arbre, près de là où l’on garait la voiture, on voyait un cabanon en planches, une pièce unique à peine plus grande qu’une maison de poupées. Jack pensa d’abord que c’était pour jouer. Ça ressemblait aux cabanes des centres aérés YMCA pour enfants de familles pauvres où il était allé, sur la rivière Ninascaw, un été, sauf que celle-là n’était pas peinte. Les planches verdâtres commençaient à gondoler et à tirer sur leurs clous. Derrière la grande maison, dans une cour sur le côté, on apercevait un tas de bois près d’une zone calcinée, avec un énorme chaudron, comme ceux où les cannibales font cuire les missionnaires, posé à l’envers sur deux parpaings. La cabane était le domicile de Wilma et Bill. C’est en voyant le monceau de cadavres de bouteilles de whisky abandonnées sous l’auvent que Jack comprit, avec au cœur un coup de poignard qui, au-delà du désespoir, de la déception et de la colère, déclencha une drôle de petite musique ironique qui le t sourire malgré les larmes qui troublaient sa vision  : On est arrivés chez nous.

Car après tout, aurait-il pu en être autrement  ? S’attendait-il vraiment à autre chose  ? Non. Il ne l’avait crue qu’à moitié, depuis le départ, même si au fond il voulait la croire. Juste pour donner tort à sa mémé. Juste pour la ridiculiser, avec ses craintes… pour une fois ! Mais regardez-la ! Grand Dieu ! C’est comme si elle lui o rait la terre promise. Elle était aveugle, ou quoi ? « C’est seulement du provisoire », dit-elle.

V I N G T- Q UAT R E

S’il devait y avoir une médaille pour avoir réuni une mère aimante et son ls, alors Bill comptait bien y prétendre. Et Wilma et le petit croyaient vraiment que ce n’était pas lui qui les avait laissés dans la panade à Fort Worth, sans un sou pour se nourrir. Malgré les innombrables preuves du contraire, il se voyait o rir le béné ce du doute, et c’était la Western Union qui était seule responsable à leurs yeux. Sinon, comment auraientils pu vivre à ses côtés  ? Et même quand la bicyclette du petit arriva de chez ses grands-parents par le train, on continua de dire que c’était le cadeau de Bill. Pourtant Jacky ne pouvait s’empêcher de ressentir comme un malaise au fond de lui. Il savait pertinemment que c’était sa grand-mère qui avait signé le papier pour ce vélo. Il savait aussi que sa mère avait essayé de mettre sa montre en gage à Fort Worth. Il avait mangé des choses payées avec des sous qu’elle avait ramenés suite à Dieu sait quelle entourloupe. Malgré ça, entre la générosité expansive de Bill et Wilma qui semblait accepter toute cette fumisterie avec un soulagement assez bovin, il n’osa pas gâcher la fête. Au bout d’une seule nuit à Pascagoula, dans la petite cabane sous le hickory, arrosée d’une pinte de bière pour fêter son retour, Wilma en était à se confondre en excuses auprès de Bill pour avoir douté de lui, ne serait-ce qu’un instant, au sujet de ce mandat jamais parvenu à destination. Et deux semaines plus tard, le petit racontait à qui voulait l’entendre que c’était Bill qui lui avait payé cette Schwinn rouge pour Noël, sans arrièrepensée, même si cette boule au fond de sa gorge était toujours là.

Ni Wilma ni Jack n’étaient capables de s’avouer les raisons de ce déni. Un après-midi, mère et ls étaient a alés sur le lit, écrasés par une chaleur moite. Il n’y avait pas de chaise dans la cabane. Pas de place. Juste un tuyau dans un coin, qui leur servait à accrocher leurs vêtements. Une commode. Un grand lit à tête métallique au laquage écaillé. Les solives horizontales autour des murs de planches faisaient o ce d’étagères de fortune. «  Il m’a pas vraiment acheté ma bicyclette, Bill, hein  ?  », se risqua-t-il à demander. Elle se retourna sur le dos, tenant son magazine au-dessus de sa tête. Elle ne portait qu’une combinaison. Elle avait des bigoudis sur la tête, sous un let. Son magazine s’appelait Horoscope. « Hein, que c’est pas lui ? — Si, en n… lui et moi. — Ah bon. » Elle posa le magazine, lui passa la main dans les cheveux pour remonter sa mèche rebelle, puis lui pinça le bout du nez. « Ne te fais pas tant de souci, ça te donne l’air d’un petit vieux ronchon. — Non, non. » Quand elle décroisa ses jolies jambes, c’est comme s’il avait pu entendre sa cuisse toute chaude se décoller de l’autre.     Est-ce parce que leurs mensonges étaient si fragiles qu’il eût été dommage de les faire exploser en vol ? Était-ce parce que, même aux yeux d’un petit garçon, la plupart des gens paraissaient d’une crédulité si balourde que les bobards en matière de délits, d’a aires ou d’amour en devenaient totalement naturels ? Si tel était le cas, alors un arnaqueur plein de charme, mais bien à soi, serait toujours préférable à un étranger sincère qui s’e orcerait de vous vendre un décapant miracle ou de vous faire mettre à genoux près de lui pour une profession de foi aux yeux du

Christ. Puis de toute façon, et d’un point de vue bassement matérialiste… il n’avait pas de billet retour. Tout le monde aimait Bill. Même si, pour ce dernier, ses contemporains – ceux hors de taule en tout cas – étaient des ploucs, des bouseux et autres culs-terreux, des niquedouilles qui allaient à bicyclette ou emportaient leur gamelle, il était capable de faire le show dans n’importe quel troquet douteux de n’importe quel quartier louche, o rant, par la seule force de son énergie, la perspective d’une journée de lait et de miel à ces hommes aux rêves jaunis, vaporeux, vides, faits seulement de sucre et d’air, comme la barbe à papa. Mais pour eux, le goût était d’une saveur rare. Dès qu’il était parti, on le regrettait  ; quand il n’était pas là, on le réclamait ; quand il apparaissait, on le fêtait comme un frère ou plus encore. Souvent, il emmenait le petit et le faisait asseoir près de lui dans le bar, en lui chuchotant sur le ton de la con dence  : «  Bon, regarde-moi opérer. » Et bientôt, il n’y en avait plus que pour lui dans le bouiboui, même si Jack ne comprenait jamais vraiment pourquoi. L’après-midi entier, tout le monde avait l’impression d’être en partance vers un lieu connu de Bill seul, pas très loin du pays de cocagne, qui dans l’esprit du petit était un lieu bien réel quelque part dans les monts Ozark, où tous les poivrots et tous les trimardeurs de la terre allaient, un jour, posséder leur petit lopin pour y élever des poules. Et plus le crépuscule avançait, plus le départ semblait imminent. Mais jamais ils ne partaient nulle part, sauf pour rentrer chez eux, le patron nissant par accepter un chèque signé de Bill malgré le panonceau au-dessus de la caisse qui disait :   La maison n’accepte pas les chèques Elle préfère la réussite  

Bill avait en lui la con ance suprême de celui qui était plus malin que tout le monde, en liberté ou pas. Il était très er de son intelligence démesurée. Quelques pas de danse, claquement de talons, frottement de mains comme pour recevoir de l’argent, et là, il faisait un clin d’œil complice au petit. « Déguise-toi en courant d’air », conseillait-il à Jack. Et toute sa philosophie tenait en un dicton  : «  La vie est dure si on mollit pas », que jamais le petit n’arriva à comprendre. Il fallait toujours qu’il soit le cador de l’assemblée, le centre de l’attention. Ça avait toujours été ainsi. Dès qu’il était dans un groupe, les autres se mettaient à tourner autour de lui comme des électrons. Et il appartenait à Wilma et à Jack. Donc, même si ce dernier regrettait qu’on ne veuille pas l’emmener se baigner dans le golfe (eh oui, toutes ces cartes postales ne montraient jamais les requins et autres raies venimeuses qui en infestaient les eaux), son papa était le plus fort des papas, quel que soit son interlocuteur. Il avait décidé de suivre les conseils de Bill et de s’accrocher. « Accroche-toi ! » Il avait toujours l’impression qu’il y avait quelque chose de bien plus prometteur et enthousiasmant là-bas, hors de vue, juste de l’autre côté de la colline. Une fois accepté le fait que «  chez nous  » n’avait jamais été qu’une fable construite à seule n de préserver la erté de sa mère lorsqu’elle était venue le chercher, il réussit à oublier un peu ses aspirations à un lit rien qu’à lui. Au début, il dormit dans l’unique couche de la cabane, coincé entre sa mère et les planches brutes du mur. Mais Bill, une nuit où, ayant un peu abusé de la bière, cherchait de la main le tendre cul de Wilma, avait tendu le bras trop loin et commencé à peloter le petit on osseux de Jack, nit par éjecter celui-ci, qui, décida-t-on alors, irait dormir dans le salon de la grande maison, dans un vieux lit double défoncé qu’il partagerait avec Allen, le ls du propriétaire. Allen en était si excité que la première nuit il pissa au lit. C’est le ot chaud qui réveilla Jack. Il ne comprenait pas de quoi il s’agissait. Ce n’était pas une situation à laquelle il s’était attendu en partageant un lit avec un grand de quatorze ans. Il crut qu’il

p g g q q était victime d’une de ces monstrueuses crues boueuses du grand Sud qui allait l’emporter à jamais, et poussa un cri d’horreur qui réveilla tous les occupants des lieux, même Red Shorty Jones, lequel dormait dans une grande caisse en bois sur la terrasse de devant. Quand Jack comprit à l’odeur ce qui se passait vraiment, il se trouva encore plus éberlué que si ça avait vraiment été une crue du Mississippi. Allen, quant à lui, a chait un rictus honteux. «  Ah, ça, j’aurais dû te prévenir  », gloussa Oncle Willy, qui avait fait son entrée en chemise de nuit, traînant des pantou es de feutre. Il était sans aucun doute encore plus amusé que si son vieux chien noir aveugle avait pissé sur la jambe de Jack, la prenant pour un de ses arbres préférés. L’animal était devenu aveugle à cause d’un détergent, en n, une histoire comme ça. Le problème d’Allen, Jack pensa un peu plus tard qu’il devait être en lien avec la marque ronde de teigne, de la taille d’une pièce d’un dollar, qui se trouvait sous le talon de son pied droit. Cette nuit-là, personne ne proposa de changer les draps. Et Jack, cramponné au rebord de cette vieille paillasse a aissée en son milieu, en arriva à la conclusion que ces gens du Mississippi, ils étaient drôles mais pas du tout amusants  ; et carrément, voire pathologiquement, bizarres. Et pourtant, une fois le soleil levé, c’est bien Jack qui constituait l’anomalie. Car les marques de teigne, l’incontinence, les excroissances verruqueuses, la mer pleine de raies venimeuses, les bois tru és de serpents mortels, la mortadelle frite avec du son au petit déjeuner, c’était ça, la normalité. Allen, qui était en troisième, lisait comme s’il gravait chaque lettre dans la pierre du bout de l’index. Jack le plaignait, mais c’était Allen qui ressentait une vraie pitié pour Jack. Ce pauvre petit Nordiste arriéré, qui n’avait jamais attrapé au harpon le moindre carrelet ou la moindre grenouille, jamais goûté de la perche osseuse, ne s’était jamais empi ré des grosses crevettes d’eau boueuse de Mama Best, ni d’huîtres crues ; jamais décapité un serpent noir d’un coup de fouet, ni tiré un gar au fusil  ;

p p g jamais entendu un cougar pleurer comme un bébé perdu au fond des bois de sapins  ; jamais trait d’animaux  ; jamais piégé un écureuil volant tout en haut d’un pacanier ; jamais vraiment coupé du petit bois ou allumé un vrai feu ; jamais gobé un œuf ; jamais enculé une vache. La vieille dame faisait sa cuisine sur un monstrueux fourneau de fonte, dans une pièce tout en longueur, parallèle à la terrasse de derrière. C’est là que les pensionnaires prenaient leurs repas, autour d’une grande table de pin de fabrication maison. C’était Oncle Willy qui trônait à un bout et qui passait le plat à Doc, le jeune médecin du chantier naval occupant la plus belle chambre, celle qui donnait directement sur le salon, puis venaient Bill et Wilma, Madame Best ou l’une des lles à l’autre bout de table, puis Red Shorty Jones, l’autre lle, Allen et Jack. C’était toujours l’une des lles qui servait à table une fois les plats arrivés. Quand il y avait au menu des crêpes, des œufs ou des choses de ce genre, la vieille dame et la lle de service ne trouvaient jamais le temps de s’asseoir. Doc faisait la cour à Mary, l’aînée et la plus jolie des deux lles. Elle avait dix-sept ans. Quand elle en aurait dix-huit, elle l’épouserait. Bill n’arrêtait pas de les charrier à ce sujet. Il arrivait souvent à Mary de quitter la pièce plutôt que de supporter cet embarras. L’autre lle, courte sur pattes, grassouillette, la fesse plate, avait sans cesse l’air d’avoir l’entrecuisse douloureusement gercé, en dépit de sa jovialité un peu gourde. Elle avait toujours la peau marquée d’une irritation cutanée ici ou là. Dans la famille Best, toutes les femmes étaient si épaisses au niveau du postérieur et des chevilles qu’on aurait dit qu’elles avaient pris forme dans un moule trop souple. Wilma tenta un jour de les aider à paraître moins quelconques. Elle les coi a, leur donna des cosmétiques, tout ça pour voir leur mère les décoi er et leur refaire des tresses comme avant, leur laver le visage à grande eau et lui rendre les rouges à lèvres et le fard à joue à peine entamés. La vieille dame en fut fâchée pendant des jours. En fait, elle était toujours en colère pour quelque chose. Jamais elle ne bavardait avec qui que ce soit,

q q J q q jamais elle n’échangeait de souvenirs. Elle était toujours à la cuisine, même quand tout le monde était au salon à écouter la radio. Elle ne faisait absolument aucune con ance aux Nordistes. Des trois, c’est Mary qu’on avait le plus de chances de voir autrement que pieds nus dans la maison. Jack aimait regarder la vieille dame faire frire de la mortadelle dans une graisse écumante sur ce fourneau en fonte sous lequel brûlait un feu d’enfer  ; il frissonnait presque en imaginant la projection de graisse bouillante sur son pied nu tout déformé, mais cela n’arrivait jamais. Elle débitait une demi-mortadelle en tranches qu’elle faisait frire pour le petit déjeuner comme si c’était du jambon, sans même être e eurée par l’idée que peutêtre elle devait un semblant d’excuse, ou même simplement d’explication, aux convives. Le petit, qui eut un jour le malheur de dire qu’il préférait sa mortadelle crue, sur une tranche de pain blanc avec laitue et mayonnaise, se t rembarrer comme un demeuré. La mortadelle crue, ça donnait des vers. Et donc voilà, au petit déjeuner c’était œufs-mortadelle frite, dure comme du caoutchouc, son baignant dans la sauce, lait cru entier en direct des quatre vaches de la famille Best, avec son caillé et sa pellicule, parfois même un poil de bovin, et jamais assez froid pour en faire oublier l’odeur. Et, une fois qu’Allen lui eut montré comment il enculait la vache du nom de Moon, celle qui avait une corne de travers, en lui assurant qu’il avait surpris son paternel faisant de même (ce dont d’ailleurs, ce dernier lui avait fait jurer de ne jamais parler), Jack renonça au lait dans cette maison. À quoi ça rimait ? se demandait-il. Il était a amé en permanence, pour peu qu’il écoute son estomac. Dans ce patelin, même les con series étaient bizarres, des trucs à base de mélasse venant de La Nouvelle-Orléans, d’Atlanta, Chattanooga ou Memphis. Seuls les Coca en bouteille étaient meilleurs que ceux qu’il avait pu boire ailleurs, plus pétillants. Il pouvait toujours, se disait-il, survivre avec du Coca et des noix de pécan qu’il pourrait ramasser. « Le Cooca, c’est ce qu’y a de piiire sur cette Terre, lui dit alors Oncle Willy, moins soucieux de sa santé que de lui mettre le nez

y q encore une fois dans son ignorance de Nordiste. Si jamais j’attrape Allen à boire une de ces saloperiiies, j’y che une voléééée avec un manche de bêêêche. Ça t’bou e les triipes, mon gaaars. Un jour, y’a un type d’la coopératiive, il a mis une dent d’cléébard dans une bouteille d’Cooca, l’a r’bouchéée avec un chii on, laisséée sur une étagèère, et hop  ! elle s’est dissouuute ! » Il glissa une pastille digestive dans la mince fente qui lui servait de bouche et se redressa sur sa chaise en paille, écartant ses cuisses minces et asques, et remettant en place d’une main ses roustons sous les plis saillants de son ventre. Quand Oncle Willy fumait, il tirait sur des cigarillos Crooks noirs du Mississippi. Quand il ne fumait pas, il se fourrait une bonne pincée de tabac à priser Copenhagen sous la lèvre inférieure. Et la vieille aussi. Ah, c’était donc pour ça qu’elle ne parlait jamais  ! Et de temps en temps, Allen et la lle aînée en faisaient autant. Jacky essaya un jour, au grand amusement de tous. C’était dégueulasse. Ça piquait. Il ne sentit plus ses lèvres pendant une bonne heure. Et des jours plus tard, il en avait encore le goût dans la bouche. Le Delaware Punch et le Dr Pepper étaient acceptables, tout comme les « sooodas » aux fruits du coin, mais le Coca, ça c’était du poison. À chaque fois que Jack en avalait un en cachette, à la gare routière ou dans un troquet d’une petite rue oubliée, il avait l’impression d’être un alcoolique. La plupart du temps, comme les autres gamins, il se baladait la bouche bleue de Delaware Punch, ce qui, au premier abord, faisait de lui un « de la bande » quand il allait à l’entraînement de football des benjamins à l’école. Quand on jouait dans l’équipe, on sortait à quatorze heures trente, une heure avant tout le monde. Et, à moins de porter un appareil orthopédique ou de pratiquer un instrument de musique, impossible de gagner le respect des enseignants ou le cœur d’une jolie lle si on n’y jouait pas. Les joueurs se changeaient dans une pièce au sol de terre battue sous les gradins, où l’on trouvait une douche sans eau chaude, une pataugeoire remplie d’un produit pour éviter les

p g p p p mycoses, des casiers en métal sans cadenas et des tenues qui puaient comme si elles n’étaient jamais lavées d’une saison à l’autre. Mais c’étaient de vrais équipements  : rembourrés aux épaules et aux hanches, pantalons de toile avec renforts aux cuisses, maillots rouges, casques de cuir blanc et chaussures. Si un joueur n’arrivait pas à trouver la bonne pointure, il avait toujours la possibilité de jouer pieds nus. Jacky entrait au petit trot sur le terrain tout collant, les orteils à l’air, la bouche d’un bleu indélébile après des mois de Delaware Punch, prêt à donner sa vie pour Pascagoula. Le régime alimentaire de l’équipe entière, c’était mortadelle frite et soda. À la première séance, il oublia d’appeler l’entraîneur «  meuuusieur  » et se vit du coup refuser tout contact avec le ballon par la suite. Même s’il courait plus vite, avec ou sans chaussures, que n’importe quel petit Mississippien blanc de CM1, CM2 ou carrément sixième, l’entraîneur le mit en quarterback. Jack eut beau lui expliquer qu’il ne pensait vraiment pas jouer à ce poste d’emblée, étant nouveau et tout ça, et qu’étant donné que le poste d’arrière central était dévolu à un type de douze ans qui avait redoublé ses deux classes de cours élémentaire, il se ferait un plaisir de jouer arrière droit, ou gauche, si cela correspondait mieux à son style, ou même arrière d’aile. Mais il oublia à nouveau de dire «  meuusieur  », et se retrouva en seconde ligne de défense, là-bas, loin des yeux et du cœur des supporters. Au premier match, contre Biloxi, il resta assis au bout du banc, vêtu de son uniforme puant, pantalon rembourré et maillot rouge, l’estomac rempli de mortadelle frite, prêt à claquer des talons en lançant un vigoureux « oui ! meuusieur ! » au moindre signe de tête dans sa direction, puis à se anquer sur le crâne son casque de cuir blanc défoncé et à donner sa vie pour Pascagoula. Il avait bien compris que l’entraîneur ne pouvait pas prendre le risque d’aligner d’entrée de jeu un Nordiste qui n’avait absolument pas encore prouvé sa loyauté, mais commença à se sentir inquiet quand, dans le troisième quarttemps, le score atteignit 38 à 6 en faveur de Biloxi. Ses

p g coéquipiers passaient plus de temps à se chamailler entre eux qu’à contrer l’adversaire. Le premier quarterback venait de se faire sortir pour nullité crasse, mais ce n’est pas pour autant que l’entraîneur lui jeta un regard, au bout de son banc, en hurlant : « Toi, là-bas ! Toi, le copain des négros ! Bouge ton cul et va leur rentrer dedans ! » Ah ça, il leur serait rentré dans le lard, Jacky, à coups de dents ou de gri es, de poing ou de pied, à la fois bulldog et raie venimeuse. Qu’est-ce qu’il n’aurait pas fait pour Pascagoula ce soir-là, sous les lumières blafardes… si seulement on l’avait appelé. Bill avait dit avoir eu honte de lui. Merde alors, le seul gamin de l’équipe à ne pas rentrer en jeu. Pour lui, pas de doute, c’était parce que c’était une poule mouillée et que ça se voyait. Jack, lui, savait bien que ce n’était que de l’ignorance aveugle de la part de l’entraîneur ; mais, en tant que gamin confronté à la supériorité intellectuelle des adultes, il ne pouvait en être vraiment sûr. Cette saison-là, Jack joua très exactement cinq minutes en tout et pour tout, si l’on retranche les occasions – rares – où c’était Pascagoula qui donnait le coup d’envoi  : là, l’entraîneur aimait faire appel à lui, car il était si rapide qu’il pouvait arriver à l’autre bout du terrain presque aussi vite que le ballon. Et en dehors de ça, les cinq minutes, c’était le jour où il avait confondu Jacky avec un autre gamin qui jouait aussi pieds nus. L’entraîneur par ailleurs, quand il parlait histoire américaine, appelait résolument un chat un chat, ou plus précisément un négro un négro. Et il en allait de même pour sa professeur principale, la jolie Madame Kearns. La première fois que, de sa bouche fraîche comme un pétale de rose, s’échappa le mot négro, et que Jack eut compris qu’elle voulait bien dire ce qu’elle disait, il sentit littéralement se hérisser les cheveux courts de sa nuque. Et quand lui-même, en réponse à une question, dit « Noir », elle le regarda comme s’il venait de proférer la pire des insanités. « Négro, tu veux dire, mon petit ? — Je veux dire personne de couleur, expliqua-t-il.

J p p q — Et de quelle couleur elle est, cette personne ? — Euh, marron, en n, noire, quoi ! » La classe entière se mit à ricaner. « Toi, tu as un tas de choses à apprendre chez nous. Pas vrai, les autres ? — Oui, madaaaaaame ! répondirent-ils en chœur. — C’est négro qu’on dit dans le Mississippi, meeusieur. Un bon conseil, n’oublie pas ça. » Jack t oui de la tête. « Comment ? — J’ai rien dit. — T’as rien dit, comment ? — M’dame. — S’il y a une chose qu’on enseigne, dans le Mississippi, ce sont les bonnes manières. » Malgré tout, il pouvait avoir la gaule rien qu’en restant immobile à penser à ses jambes nues. Elle ne portait jamais de bas. Comme sa mère, elle se rasait les jambes jusqu’à les faire luire. Celles-ci étaient longues et bien tournées, de la cheville au genou. On voyait bien qu’elle était ère de ses tout petits pieds. Elle portait toujours des nu-pieds à talons, jamais usés, jamais abîmés. Les jours où il faisait vraiment chaud, elle remontait sa jupe en coton au-dessus de ses genoux sous son bureau, ajustant et réajustant avec soin le rebord pour trouver – ou tenter de trouver, car elle n’en était jamais bien sûre – le meilleur compromis entre confort et bienséance. Elle ne ressemblait en rien aux vieilles lles institutrices qu’il avait connues au Kansas, mais davantage à une grande sœur, une tante ou une mère. Son mari était un grand gaillard de paysan aux gestes lents, ex-footballeur de haut niveau, désormais propriétaire de la seule a aire de voitures d’occasion de la petite ville. Il venait la chercher après la classe, à chaque fois au volant d’un véhicule di érent. Ou presque à chaque fois. C’était devenu un jeu de parier sur la marque qu’il conduirait la fois suivante. Jack était capable de passer une demi-journée entière rien qu’à rêver d’elle se tapant ce grand type. Elle ne lui arrivait même pas à l’épaule.

p g yp p p Ah, la vache  ! Qu’est-ce qu’il doit la faire bramer  ! rêvait-il. Et il restait là, assis, bandant comme un benjamin, se la tripotant en douce, se décalottant à travers sa culotte, la serrant très fort pendant qu’elle continuait à palabrer sur les négros et les Yankees, et sur la guerre entre les États. Celle-là, il n’osa pas, en sa présence, l’appeler la guerre de Sécession : elle n’avait jamais entendu parler de ça. Rien de ce qu’il faisait n’avait l’heur de lui plaire. Quand il lisait, il lisait trop vite. «  On n’a pas besoin de frimeurs ici. Je comprends pas un traître mot de c’que tu dis. J.C. Tu me lis ce passage, s’il te plaît, meuusieur. — Oui m’daaaaaame ! » Et J.C. de se mettre à la tâche, posant un doigt sur le texte pour ne pas qu’il s’échappe et psalmodiant, bafouillant lamentablement et traîîîînant la voix jusqu’à la n du pensum. On entendait le bourdonnement des abeilles qui entraient et sortaient par les fenêtres grandes ouvertes, et les brises marines du golfe transportaient des parfums de magnolias et d’herbe fraîchement coupée, faisant frémir les vieux arbres d’où pendaient des festons de mousse espagnole. Dehors, un employé, un « négro », tondait la pelouse de l’école. Ça avait l’air si frais, là-bas, à l’ombre des peupliers… L’après-midi s’étirait lentement tel le meuglement d’une vache, estompant peu à peu la voix monocorde d’un gamin. C’était tout ce à quoi Jack pouvait se raccrocher pour ne pas tomber de son siège quand l’école entière dérivait rêveusement sur les ailes de l’été. Œil gauche déjà au dodo, œil droit dormira bientôt. Il mit au point un stratagème fort complexe pour accéder au grenier de Madame Kearns et creuser un petit trou juste audessus de son lit a n de la regarder baiser avec son mari. Dans cette classe, on comptait plus de garçons qui faisaient tomber des crayons pour ensuite se baisser et regarder sous sa jupe que dans toutes les autres classes où il était passé. Et puis un jour, pendant une alerte incendie, il se rendit compte qu’elle était sur le palier du second étage de l’escalier de

p q p g secours extérieur, debout à discuter avec Monsieur T. J. Gates, le principal. Tout ce qu’il eut à faire, c’est sortir des rangs, sous l’escalier métallique à claire-voie, et lever la tête. Grand Dieu  ! Voilà  ! Il sentit ses genoux échir. Une culotte blanche rentrée dans la raie, des fesses bien rebondies, des poils roux qui débordaient. Elle changea de jambe d’appui  ; ah  ! et voilà le ren ement sombre de sa craquette. Il avait les jambes en gélatine. Mais, bon Dieu ! Elle avait le cul tout couvert de petits boutons rouges qui avaient l’air à vif. Et sa culotte n’était pas très propre, en fait. Il se sentit de nouveau oué. Il se dégoûtait lui-même. Tout là-bas, au-dessus des arbres, sur le toit d’une entreprise de transport par charrette, on pouvait voir cet immense panneau :  

  Il se replaça dans le rang et chuchota à l’oreille d’Elizabeth Sue Gowen, la plus jolie lle de la classe, qui habitait le quartier chic de la ville, en bordure du front de mer : « Tu veux sortir avec moi ? — Jamais avec un putaiiiin de Nordiiste. » Et plus jamais il ne demanda à une autre Mississippienne.

VINGT-CINQ

Après dîner, Red sortit sa guitare et, assis sur une marche, se mit à gratter quelques accords. Oncle Willy s’a ala dans un fauteuil déglingué, capitonné à l’excès, qu’on avait déclassé en siège de terrasse. Un siège si usé et décoloré qu’il était maintenant dans les tons de pin brut ; son rembourrage de crin tout moisi servait de nid à de petits animaux. Jamais Jack n’aurait accepté de s’asseoir là-dessus. Qui sait ce qu’on peut attraper dans un truc comme ça ? On avait posé sur le siège un coussin à taie de toile pour protéger le postérieur d’Oncle Willy de la morsure des ressorts. À l’intérieur de la maison, on entendait les femmes qui faisaient la vaisselle. Wilma était dans la cabane. Doc lisait dans sa chambre. Bill, mi-assis, mi-couché à l’autre bout des marches, réclamait à Red la chanson Troubled in Mind, que ce dernier prétendait toujours avoir écrite. Mais Oncle Willy, pour sa part, avait une nette préférence pour Great Speckled Bird. Et Red se mit à chanter, de sa voix nasillarde, avec une expressivité si débordante de mélancolie, qu’elle vous faisait même ressentir la distance entre les êtres :   Oh, ce soir, je rêve à ses yeux bleus Elle qui vogue vers des contrées lointaines…   Puis :  

Depuis le grand océan Atlantique Jusqu’à l’immense rivage du Paci que, Il arrive de Birmingham, C’est le Wabash Cannonball6. Oh, comme elle est longue et belle et ne, Oh, comme tout le monde la connaît, C’est la plus belle des machines, C’est le Wabash Cannonball.   Sa guitare, c’était les machinistes du fameux train  ; sa voix c’était le si et si triste de la locomotive. La lumière faiblissait. Quand le soir tombait sur cette terre, en se re étant dans les eaux du golfe, c’était d’une façon bien plus déroutante que quand il tombait froidement sur la grande prairie. Il restait comme suspendu entre avenir et souvenir, là où tous les grands trains d’antan roulent entre visions solitaires d’yeux bleus perdus et de foyers idéalisés par la nostalgie. Même s’ils avaient pour point commun d’être tous les deux des poivrots, Bill n’avait pour Red aucun respect, à part s’il avait vraiment écrit Troubled in Mind. Bill jurait ses grands dieux qu’il pouvait arrêter de boire quand il le voulait. Red, quant à lui, expliquait : «  La bibine, ça m’a coûté ma femme, mes deux petites lles, ma joie de viiivre. J’le sais. Mais je peux pas m’en passer. Ah ça, pour de la saloperiie, c’est de la saloperiie  ! Te laisse jamais croquer par le whisky ! Y te lâchera pas ! — Non, jamais, promis », répondait solennellement Jack. Il aurait pu passer au Grand Ole Opry, tout le monde le disait. Bien qu’à peine plus grand qu’un enfant, il avait une guitare de taille normale.   Je suis né en Caroline orientale, Mais chez moi, c’est en Virginie-Occidentale…

  Bill passa la bouteille à Red. Encore quelques chansons, le chanteur n’était pas encore en larmes. La soirée ne faisait que commencer.   Quelle jolie pensée me traverse l’esprit Concernant ce Grand Oiseau Moucheté. Souviens-toi que son nom est cité Dans des pages d’or pur scintillant. Tous les autres oiseaux se pressent autour de lui, Mais il n’est pas aimé par cette troupe. Mais le Grand Oiseau Moucheté de la Bible Représente la grande Église de Dieu.   Un peu plus loin, sur la route, Jack épatait la galerie avec sa bicyclette. Comme Allen n’avait pas de garde-boue à son vieux vélo, un Hawthorne de chez Monkey Ward, Jack avait démonté les siens pour ne pas faire trop frimeur. Et, allant contre sa retenue habituelle, il descendit toute la rue debout sur la selle, sans les mains. Allen faillit bien se tuer en tentant de l’imiter. Jacky était capable de pédaler à l’envers, assis sur le guidon. Il était également expert de ce tour digne de la cavalerie russe où, les deux pieds sur une seule pédale, penché à quarante-cinq degrés, il ramassait à la volée un pissenlit ou un mouchoir par terre. Qui plus est, il était capable d’enchaîner les tours l’un après l’autre. Il aurait mérité sa place dans un cirque, pour sûr. Bill et Red, bien imbibés et tout gais, voulurent emprunter les vélos des gamins  : vieux clowns pompettes et ageolants, en vêtements et chaussures de travail. Les roues se touchèrent, s’écartèrent, se touchèrent à nouveau, et ce fut le crash, un tourbillon de bras, de jurons, de rayons cassés, de tibias écorchés et de guidons tordus. De cette bouillie émergeait, au bout du bras de Bill, une asque de Calvert Special… intacte ! Ils burent

un coup à leur survie avant même de tenter de s’extraire des bicyclettes enchevêtrées. Bill voulut absolument organiser un combat de catch entre Jack et Allen. Le petit était capable de battre le grand à la course sur n’importe quelle distance. Allen ne savait pas courir. Il avait « le sou e court », disait toujours son paternel. Bill avertit Allen : « Il est bon, le ston. Rapide comme un chat. » Pour lui, pas de doute, avec cette rapidité, Jack était vainqueur d’avance. « Fais ga e, mon gars », lança Oncle Willy. Gon é par la con ance de Bill, Jack sauta dans les jambes d’Allen et le mit très vite au tapis. Mais il n’était pas assez fort pour le maintenir ou l’immobiliser. Il n’avait aucun mal à le faire tomber ou à échapper à son étreinte, mais au bout du compte, c’était bien Allen qui avait l’avantage de la taille et de la puissance. Au premier tombé, Bill paria un dollar sur Jack avec Oncle Willy. Mais un quart d’heure plus tard, les combattants étant toujours debout, l’Oncle lui demanda s’il le suivrait jusqu’à deux dollars. « Ah oui, pour sûr, chuis pas un gagne-petit, moi ! », répondit Bill. Et puis Jack se retrouva la tête prise dans l’étau des jambes osseuses de son adversaire  ; là, Bill sentit que le combat était devenu inégal. « C’est autorisé, comme prise, ça ? », demanda-t-il. Jack sentait les parois de son crâne comprimer l’intérieur sous la pression. Une douleur soudaine traversa son cerveau d’avant en arrière. Il avait si mal à la tête qu’il ne pouvait plus ré échir. Son visage enfoncé dans l’herbe et la terre le démangeait follement. « Tu dis pouce ? », demanda Oncle Willy. Il ne pouvait même pas répondre, merde ! «  Y dit pas pouce, sinon c’est pas mon ls, annonça Bill qui avait une meilleure vue de la situation. Sors-toi de là !

— T’abandonnes  ? demanda Allen d’une voix étranglée par l’e ort. Ses jambes tremblaient sous la tension. — Non… » La voix était étou ée. Pas question, même s’il devait lui écraser le crâne. Jack se l’imaginait fendu comme un melon, comme la tête de ce gamin à Wichita, qui était tombé d’un wagon de marchandises près de l’entrepôt de Safeway et était passé sous les roues, l’été précédent. Il était présent ce jour-là, avec Bobby Walters  : ils avaient grimpé sur le wagon juste devant. Ils le connaissaient, ce gamin, Danny Troost, un indigent tout maigre, tout calme. Ils s’amusaient souvent à grimper sur les wagons des trains de marchandises. Ils se faisaient transporter depuis Central jusqu’à Douglass les samedis après-midi pour aller au ciné. Mais Danny, qui eût cru qu’il allait essayer ? Et maintenant, il était là, sur la voie, près du passage à niveau de la 3e Rue, tête écrasée, visage réduit à une bouillie sanglante. Il y avait encore tout, les yeux, le nez, la bouche, mais c’était vide. Et l’intérieur avait giclé par le haut, comme les viscères d’un petit animal écrasé sur la route  : des bouts de viande rouge et de substance grise. Sa daronne avait fait tout remettre en place au salon funéraire, si bien que, quand ils dé lèrent devant son cercueil, il ressemblait à une photo grossièrement coloriée à la main. Jacky et Bobby avaient organisé une collecte dans la classe et le voisinage pour acheter une gerbe de eurs. Chaque samedi, ils retournèrent sur les lieux de l’accident, mais à force, ils nirent par se quereller au sujet de la traverse censée en marquer l’emplacement exact. Jack détendit ses deux jambes à la fois, comme les vrais catcheurs pour se libérer de ce genre de prise. Mais Allen tenait bon. Il tourna alors légèrement la tête et le mordit férocement, juste au-dessus du genou. « Aïe ! Putain ! », hurla Allen. Jack était libre. Il roula sur lui-même a n d’éviter le grand coup de pied que l’autre venait de balancer en direction de sa tête, qu’il sentait soudain comme rétrécie en largeur. Il ressentit

un autre accès de douleur dans le crâne, qui reprenait sa forme normale sous la pression interne. L’espace d’un instant, il ne vit plus rien, même s’il avait les yeux grands ouverts. Mais ça, Allen ne pouvait pas le savoir. «  Papaaa  ! C’est pas réglo  ! Y m’a mordu comme une gonzeeeesse ! — Il l’a pas immobilisé, répéta Bill. Y faut immobiliser pour gagner. — Mon gars y dit qu’il l’a mordu, objecta Oncle Willy. — Ouais, mais bon, si on comptait les tombés et les esquives comme y font chez les pros, mon gars à moi, y mènerait aux points, et pas qu’un peu ! — Ah bon ? J’suis pas au courant, t Oncle Willy, pensif. — Avec sa dent qui manque, ça vous traverse la peau  !  », protestait Allen, en se frottant vigoureusement le genou pour bien illustrer sa réclamation. Jack resta silencieux. Il s’était remis en garde, bien décidé à ne faire aucun cadeau si jamais ils se retrouvaient à nouveau au corps à corps. Il lui faudrait faire le plus de mal possible le plus vite possible, en espérant que cela su se. «  Bon, pour moi c’est match nul, avant qu’y en ait un qui se fasse mal, suggéra Bill. — Ouais, on sait bien qui c’est qu’aurait mal, grommela Oncle Willy. — Ben, ce qu’on voit, là, c’est un bon gros toutou contre un bon petit toutou ! », commenta Bill, joyeux et conciliateur, préparant subtilement le moment où il allait conclure  : «  Bon, on annule les paris ! » Puis, descendant les marches et saisissant les deux garçons par le poignet droit : « Allez, serrez-vous la main et faites la paix ! — Il avait pas l’droit d’me mordre ! ronchonna Allen. — Ben quoi, t’es plus grand que moi, plaida Jack. — Allez, espèces de vauriens, sinon c’est moi qui vous prends tous les deux à la fois ! — Ah ouais ? grinça Allen, menaçant.

g ç ç — Vous croyez que vous faites le poids, espèces de mauviettes ? » Les garçons lui sautèrent soudain dessus dans un «  Youhouu  !  » retentissant. Allen en haut, Jack en bas. Ils le mirent au tapis. Mais d’un seul coup, Allen vola, cul par-dessus tête, laissant Jack seul, à tenter d’immobiliser les jambes de Bill. L’homme se contenta de donner un grand coup de reins qui envoya valser le petit à plus d’un mètre du sol, bras et jambes écartés, pour retomber lourdement sur le ventre un peu plus loin. Il eut le sou e coupé. Allen, quant à lui, avait peut-être un bras cassé. Sortant de la cabane, Wilma vint inspecter le champ de bataille. Dans un coin, les bicyclettes démolies. Plus loin, Allen qui pleurnichait, se tenant le bras comme s’il l’avait trouvé détaché. Et son ls à plat ventre telle une bouse de vache, qui tentait de retrouver sa respiration. Dès que Jack fut capable de se remettre à genoux, Wilma s’approcha de lui et, du revers de la main, dégagea son visage de l’herbe, la terre et des mèches de cheveux qui le masquaient. « Mais bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. — Le traite pas comme un bébé, menaça Bill. — C’est juste un petit garçon, Bill ! T’aurais pu lui faire mal ! — Je lui ai pas fait mal. Le ramollis pas, nom de Dieu ! Tu veux quoi, le garder sous cloche toute sa vie  ? J’vais en faire un homme, moi. Fous-lui la paix. Il a rien. Hein, ston, que t’as rien ? — Naaaan  », opina Jack en repoussant la main de sa mère, mais pas encore prêt à se remettre debout. Wilma alla s’installer sur les marches. Elle n’aimait pas ces jeux violents. Quand elle s’assit, on aperçut ses dessous un instant, jusqu’à ce qu’elle fourre pudiquement sa robe entre les cuisses. Bill but encore un coup et o rit la asque à Red, Oncle Willy et à Wilma. Tous acceptèrent. Sa mère prit une gorgée rapide, en jetant un coup d’œil circulaire pour s’assurer que personne d’autre dans la maison ne pouvait la voir. Et même ainsi, elle se

p sentit coupable de boire devant Jack et Allen. Elle refusa d’en reprendre. Oncle Willy la regardait toujours di éremment des femmes de sa famille. Il ne la brusquait jamais comme il en avait l’habitude avec ces dernières. Il lui demandait toujours s’il pouvait faire ci ou ça, si elle voulait ceci ou cela. Wilma savait le faire rire, sourire et faire l’idiot comme personne d’autre dans la maisonnée. Soudain, Bill se leva d’un bond, tout faraud. « Hé ! Y’a quelqu’un ici qui peut passer à travers un balai ? » Personne ne se proposa de relever le dé ou n’osa même demander ce qu’il voulait dire. Wilma, elle, savait, car elle avait déjà assisté à tous les tours de Bill, mais elle ne dit rien, se contentant d’a cher un sourire entendu. « Allez me chercher un balai. » Jack partit en courant en ramener un dans la maison. « Hé ! Y’a Bill qui va passer à travers un balai ! », lança-t-il au passage aux femmes qui étaient dans la cuisine, lesquelles restèrent de marbre. Elles étaient toutes pieds nus, imprégnées de l’odeur de ce savon à la soude qu’elles fabriquaient dans l’énorme chaudron noir dans la cour latérale, les mains encore humides de la vaisselle. Elles s’essuyèrent à leurs tabliers et, curieuses malgré tout, emboîtèrent le pas au petit qui retournait sur la terrasse de devant. C’était quoi, cette histoire ? Elles s’alignèrent timidement contre le mur, refusant de s’asseoir. Non merci, elles ne pouvaient pas s’attarder. «  Y va pas m’casser mon balai neuf, hein  ?  », grommela la vieille. Bill tenait le balai par les extrémités, horizontalement devant lui, à mi-cuisse. Il se concentrait ostensiblement pour l’exploit, en faisant des tonnes, jaugeant la distance entre ses mains, l’angle de la lumière vespérale, la direction et la vitesse du vent, la rotation de la Terre, calculant la phase lunaire, l’heure des marées, si son cul c’était du poulet… tout ça avec la mine complice et indéchi rable du parfait arnaqueur… Jusqu’à ce que Wilma explose : « Pour l’amour du ciel, Bill, vas-y ! »

y Il passa sans mal le pied gauche par-dessus le manche du balai, toujours entre ses mains, comme si sa vie en dépendait. Puis il recommença son cirque  : calculs, mine dramatique, e orts surhumains  ; et il passa son pied droit, en grimaçant comme s’il avait très mal. Le manche à balai était derrière ses genoux à présent. Les muscles noueux de ses avant-bras tendus à tout rompre. Le tatouage représentant un cœur avec le nom de son ex-femme, à l’intérieur de son bras gauche, prenait l’allure d’un emblème gravé sur un cordage. Puis hop  ! il t passer le balai à bout de bras dans son dos, puis par-dessus sa tête. Et voilà, il était passé à travers le balai. Il y eut comme un semblant d’applaudissements. La vieille dame reni a bruyamment et rentra sans desserrer les dents. Jack eut l’impression qu’elle se sentait ouée. Personne ne l’appelait Tante, malgré deux ou trois tentatives de Wilma. Ça ne prenait tout simplement pas. « Tu rentres m’aider, maintenant, Dulcie », ordonna-t-elle. Mary, quant à elle, resta dehors. Elle était su samment proche du mariage pour se montrer plus indépendante. «  Qui veut essayer  ? demanda Bill à la cantonade en brandissant le balai. — Moi ! », s’exclama Jacky, qui avait observé le tour de près. Après un ou deux essais avortés, il parvint à le faire presque en un seul mouvement et quasiment en bondissant. Le cinéma de Bill, en n de compte, ça ne servait à rien. Il était drôle comme tout, ce gamin. Allen, pour sa part, y arriva au bout de deux ou trois tentatives. « Et si elle essayait, Wilma ? suggéra Oncle Willy. Moi, j’parie qu’elle y arrive pas. — Moi, je parie que si, répliqua-t-elle. Mais je le fais uniquement si vous, vous le faites. — Allez, fais-leur voir, p’pa, dit Allen pour encourager le vieux poussah goutteux. — Ah, t-il avec un gloussement, vous pensez tous que j’suis trop vieuux et trop graaas, heeein ? Passe-moi c’balaii. Écartez-

p pg vous, vous autres. — Papa ? laissa échapper sa lle aînée, dubitative. — Vas-y p’pa, montre-leur, à ces satanés Nordistes ! cria Allen, à quatre pattes et déchaîné. — Comme ça ? » Et Oncle Willy, dans un grognement, passa son pied gauche tout gon é par-dessus le manche, pour se retrouver à cheval sur le balai. Chancelant, il essaya de reprendre son équilibre, mais partit à cloche-pied autour du jardin tel un bébé géant bien pataud qui chevaucherait un bâton. Il tenta de faire passer son pied droit du même côté du manche que le gauche, mais tourna sur lui-même et s’a ala sur le anc. En chutant, il lâcha un grognement d’éléphant qui se couche pour dormir. Il dut appeler Allen et Jack pour l’aider à se relever. Suant et sou ant, il retourna à son siège, en cherchant maladroitement à extraire une pastille digestive d’un rouleau pour prévenir les troubles gastriques qui allaient immanquablement suivre toute cette gymnastique. C’était au tour de Wilma. Elle passa une jambe, puis arrangea pudiquement sa jupe par-dessous, mais tout le monde avait eu le temps de se rincer l’œil. Et c’est là que Jack comprit que c’était ça qu’il voulait, Oncle Willy, depuis le début. Manifestement, elle n’était pas habillée pour l’exercice. «  Laissez-moi aller en ler un pantalon et je vais le faire, proposa-t-elle. — Pas queeestion, protesta Oncle Willy, je me suis pas changééé, moi. » Et il nettoya de la main la jambe toute crottée de son pantalon de coton blanc. «  Oh, allez, vas-y, Wilmette, l’encouragea Bill. Montre-leur, à ces cambroussards, que toute la famille, elle est capable de faire aussi bien qu’eux en vélo, à la lutte, à la course, à la bibine et au balai ! » Présenté comme ça, est-ce qu’elle pouvait vraiment refuser  ? Au diable la bienséance. C’était eux contre les bouseux.

Jack aperçut l’ombre de son truc à travers sa culotte quand la jambe droite suivit la gauche. Oncle Willy laissa échapper un petit grognement approbateur. Allen avait vu, lui aussi. Les deux garçons étaient à plat ventre dans l’herbe du jardin. Seul Red semblait regarder ailleurs. Bill, apparemment, s’en chait. « Ah ! Ah ! T’as changé ta prise », lui reprocha-t-il, entièrement à l’appréciation athlétique de l’exploit. De façon générale, il aimait bien l’exhiber aux yeux de tous. Qu’il soit un peu paf, et il commençait à lui pincer les nichons et à remonter sa jupe devant d’autres hommes pour la taquiner. « Ça, c’est la plus belle marchandise du monde ! », se vantait-il. Elle en était à tortiller le balai pour le remonter derrière sa tête. Entre jupe et corsage, on put voir quelques centimètres de chair nue. Maintenant, Jack n’aimait plus, mais plus du tout les regards d’Oncle Willy et d’Allen. Il ne comprenait pas pourquoi Bill ne lui disait pas d’arrêter. Mais elle n’y arriva pas. On entendit un petit craquement et elle lâcha un bout du balai. « Je peux le faire, insista-t-elle. Je suis assez souple pour ça. J’ai juste eu peur de déchirer ma manche. — Tu veux essayer, Mary  ?  », proposa Bill en lui tendant le balai. Elle minauda, t timidement non de la tête en s’appuyant plus fort contre le mur. Quand Wilma alla se rasseoir sur une des marches près de Jack, pendant que Red faisait le tour, elle lui passa distraitement la main dans les cheveux, lui pinça l’oreille, toucha les mèches dans sa nuque. « T’as besoin d’une bonne coupe, mon grand, remarqua-t-elle. — Mais tu vas pas lui foutre la paix, non  ? intervint Bill. T’as vraiment envie d’en faire une lavette, merde ! — Tout c’que j’ai dit, c’est qu’il faut qu’il se fasse couper les cheveux. — C’qu’il a besoin, c’est d’une bonne volée, oui. Y faut qu’il apprenne comment se servir de ses pognes. Ça tombe bien, moi j’peux lui montrer. Allez viens, gamin, en garde ! »

jp g g Et il se mit à faire le tour de la cour poussiéreuse en sautillant, faisant des moulinets avec ses mains ouvertes, et des pieds-denez comme un petit marlou irlandais. «  Allez, mains ouvertes, dit-il en les montrant bien à l’assemblée. Toi, tu peux t’servir de tes poings ! — Hé, tu fais attention, Bill, hein ? dit Wilma, inquiète. — Ta bouche, bébé ! » Puis il s’approcha du petit en quelques pas chassés. «  Allez, p’tit gars. Tiens, essaie de m’toucher  », lança-t-il en avançant le menton comme un sémaphore. Tchchchik ! Raté, Jack ne frôla même pas un poil de moustache. Tchchchik ! Un autre uppercut. Encore raté. Bill lui t un large rictus. Tchchchak  ! La paume de sa main t résonner l’oreille gauche de Jack. «  C’est pas ta droite qu’y faut mettre en avant. Monte ta garde ! » Il glissait, dansait autour du garçonnet en lui o rant son menton. Woouuuf ! Woouuuf ! Deux larges crochets de toutes ses forces. Manqué. Tchchchak  ! Tchchchak  ! Sur les deux oreilles. Aïe  ! Les yeux du petit se remplirent de larmes. « Bill ! cria Wilma. — Ta bouche, bébé ! Je sais c’que j’fais. » Woouuuf  ! Tchchchak  ! La contre-attaque venait instantanément. Jack avait peur de frapper, maintenant. Il avait du mal à voir clair avec ses larmes. Allen se roulait par terre de joie. Bill baissa la garde. « Allez gamin, maintenant tu me tapes dans l’bide, aussi fort que tu peux ! » Et il ouvrit sa chemise pour dévoiler un ventre étroit, aux muscles saillants comme une armure romaine. « Attention ! répéta Wilma. — T’en fais pas. Du béton, répliqua-t-il, les dents serrées. Allez gamin, de toutes tes forces ! — Je disais pas ça pour toi ! », précisa-t-elle.

J p ç p p Pouf  ! Pouf  ! Pouf  ! Pouf  ! Au son, on eût dit que le gamin cognait sur un sofa en cuir. La douleur lui remonta aussitôt dans les bras, jusqu’aux épaules. Bill se contenta de sourire et se prépara à la riposte, jambes légèrement écartées. « Du béton », répéta-t-il. En quelques pas de danse, il revint à portée, et tchchchak ! tchchchak ! tchchchak ! La punition arriva comme l’éclair. Jack avait le visage en feu. Il pleurait en silence. « Bon, ça su t maintenant, Bill, suggéra Wilma. — La ferme  ! C’est important. Qu’est-ce qu’on fait de lui, un homme ou une llette ? — Fillette toi-même, enfoiré ! », hurla Jack. Tchchchak  ! Tchchchak  ! Il en prit deux autres pour son insolence. Dans sa bouche, le goût cuivré du sang. «  Allez viens  ! Tu veux causer comme un homme, hein  ? Montre-nous de quoi t’es capable, minus. Fais-nous voir que t’en as dans le froc. Allez, tape ton vieux, t’auras la queue du Mickey ! » Jack le haïssait. C’est tout juste s’il voyait l’homme à travers ses larmes. Il entendait à peine le rire d’Allen ; le reste n’était que vacarme indistinct à ses oreilles. Jacky t mine de balancer une droite, mais la retint, peut-être par peur d’une gi e éclair en contre. L’homme feinta du gauche. Et Jack le cueillit d’un direct opposé sur la pointe du menton qui, accident ou instinct, t brusquement s’entrechoquer, dans un bruit de faïence, les dents de Bill. Et il enchaîna aussitôt avec une droite. Bill, clignant des yeux, recula, roulant les épaules et la tête. Il était trop déstabilisé pour balancer une gi e en retour. Jack le toucha à nouveau, sans hésiter une seconde, sur la pommette. «  Hé  !  », entendit-il l’homme protester. Continuant à rouler des épaules et de la tête, penché en avant, presque accroupi. Jack se sentait comme un moulin à vent, un derviche tourneur, il l’attaquait de tous côtés. Bill se couvrit le visage des bras. « Hé ! » Jacky lui fouettait les bras plus qu’il ne les tapait.

J y p q p «  Fous-lui une volée  ! couina sa mère au comble de la joie, tapant des mains et des pieds comme une petite lle. Ça lui apprendra à faire le malin ! » Jack, en s’appliquant, balança alors un véritable uppercut qui passa sous la garde de Bill et le toucha en pleine gueule. « Pouce ! », cria joyeusement Bill, en prenant dans ses bras le gamin qu’il décolla du sol, lui maintenant les bras le long du corps. « Mais pourquoi tu chiales ? lui demanda-t-il. — Je sais pas ! », lui hurla Jack au visage. Et d’un seul coup, Bill éclata de rire et Jack se mit à sourire, alors même que des larmes lui coulaient le long des joues. Bill reposa le petit par terre et se mit à frotter doucement sa mâchoire en se passant la main dessus dans un geste exagéré. « Hé, y m’en a vraiment collé une ou deux, j’ai vu des étoiles ! dit-il à Wilma. — Bien fait pour toi. Le vainqueur gagne un gros bisou. — Nan… dit Jack en reculant. — Allez, on arrose ça, mec ! proposa Bill en tendant sa asque au garçonnet. — Bill ! — Eh, quoi ? C’est pas sa première rasade. Pas vrai, gamin ? — Ouaiis ! » Jack y avait déjà goûté, et pas qu’une fois. Il se saisit de la asque et de la main gauche en essuya le goulot avec soin, comme il avait vu les hommes le faire. Il rejeta la tête en arrière et s’envoya une bonne lampée. Ce qui le gênait, c’était l’odeur et sa tendance à s’étrangler en sentant l’arrièregoût. Un homme parmi les hommes. En cet instant, il était davantage le ls de Bill que celui de sa propre mère. Il faisait noir à présent. On entendait les oiseaux de nuit ululer dans les branches. Dans le champ voisin, tout au bout, près de l’étable, les vaches étaient blotties les unes contre les autres sous un vieux pacanier. Une chouette descendit en vol plané depuis le faîte de la maison, attrapa au passage un mulot dans le pré et

remonta en une courbe gracieuse se percher au sommet d’un grand arbre, la proie dans ses serres. « Et si on allait faire un tour ? proposa Bill à Wilma. — Ok », répondit-elle tendrement. Et ils s’éloignèrent en se tenant par la taille. Mary rentra défaire ses tresses et en ler sa chemise de nuit en coton à manches longues. Oncle Willy se leva, rota et rentra également. Bientôt, Jack entendit la Famille Carter à la radio. «  Toi, tu viens tout d’suite, avait dit Oncle Willy à Allen au passage. — Ok, p’pa. » Red, appuyé à l’un des piliers de la terrasse, se remit à gratter sa guitare. «  Ah, misère  ! Ce soir, elles me manquent vraiment, ma bourgeoise et mes petites. — Elles sont où ? demanda Jack. — À Galveston. Elle s’est mariée avec un type qu’a un bateau de pêche à la crevette. — Pourquoi vous avez divorcé ? » Il connaissait bien le sujet, Jack. Bill avait deux lles plus âgées que lui d’un premier mariage. C’était l’une des raisons pour lesquelles sa grand-mère lui avait montré une telle hostilité. Ça et l’alcool. Pour sûr, elle ne croyait pas au divorce, sa mémé. «  Oh, soupira Red, toujours la même histoire. Tout allait au poil pour moi, ça bichait vraiment, j’écrivais mes chansons, j’avais un petit commerce de peinture d’enseignes, un associé. Me suis mis à picoler. Ça m’a bou é. Je vivais plus que pour la bibine. Et puis un soir, comme ça, sans prévenir, je rentre d’une tournée de concerts, complètement brindezingue, et je trouve toutes mes a aires dehors sur la terrasse. Et mon associé qu’avait emménagé les siennes à ma place. Mais bon, au bout du compte, ça a pas été mieux, avec lui. À se pinter la gueule lui aussi, il a ni par couler la boîte. Maintenant, elle dit qu’elle a trouvé un brave type qui l’aime. Elle sort sur le bateau avec lui. Pas b’soin d’un pochard miniature comme moi. Touche jamais à ça, ston. Suis bien mon conseil. Ça fait vieillir avant l’heure. Ça

ç Ç Ç t’met dans des états, t’es plus bon à rien pour une femme, tu vois c’que j’veux dire  ? Ça t’fait oublier tes gamins. Bon à rien. Pour personne. Et au bout du compte, tu te sens tellement mal qu’y faut qu’tu t’prennes un aut’ verre pour oublier. — Hé, Jacky, chuchota Allen dans le noir, tu viens avec moi à l’étable ? — Ouais, si tu veux. » Les deux garçons disparurent au coin de la cour. Red se mit à chanter :   Oh, poser ma tête sur une voie ferrée oubliée, Et l’Express de Minuit mettra n à mes noires idées. Idées noires, j’ai le cafard, mais ça durera pas toujours, Car le soleil brillera bien pour moi un jour.   Ils passèrent sous la clôture et traversèrent avec précaution le champ rocailleux. Arrivés à l’étable, Allen y t entrer la vieille Moon à l’aide d’un bâton qu’il avait ramassé en route. Il lui mit une entrave autour de la tête et versa un baquet de son dans l’auge. Puis il alla chercher un tabouret à traire posé contre le mur du fond, l’installa juste derrière la petite vache tachetée. Il t tomber son pantalon et commença à se branler pour se faire bander. Il ne portait jamais de caleçons, sauf des molletonnés en hiver. Quand il fut prêt, il monta sur le tabouret, souleva la queue de l’animal de la main gauche et introduisit son engin dans sa grosse moniche aux lèvres noires de la main droite. Il commença à la besogner à coups de reins rapides. Elle poussa un meuglement en essayant de tourner la tête pour voir ce qui se passait. Elle courba un peu le dos. Il la besogna ainsi une ou deux minutes, puis sembla mollir des genoux et s’arrêta net. À peine avait-il sauté du tabouret qu’elle lâcha un véritable ruisseau de pisse.

« Saloperie de merde ! gronda-t-il, en lui balançant un violent coup de pied dans le anc qui la t meugler à nouveau. Un jour, elle m’a carrément chié d’ssus ! Essaie, si tu veux. — Non merci, pas envie, répondit Jack sans hésitation. — C’est bon. Meilleur qu’avec certaines lles. Meilleur qu’avec des p’tites Nordistes, je parie. — Tu l’as déjà fait à une lle ? demanda Jack, en pensant à ses sœurs. — Nan. En n, pas vraiment. Juste avant que t’arrives, on avait une servante, une gonzesse qui louchait. Un jour, elle m’a laissé lui faire. Mais elle avait la trouille. Y’a m’man qu’avait surpris p’pa en train d’la troncher un dimanche matin avant qu’tout l’monde se lève, et elle voulait divorcer et tout ça. Et p’pa l’a foutue dehors, la lle, et ça a calmé m’man. Mais depuis, elle le laisse pas lui faire, à elle. Alors, de temps en temps, y vient voir la vieille Moon. Et pis y’a un endroit avec des négresses, en amont d’la rivière, je sais qu’il y va, des fois. — Bon, on rentre ? — Ok, de toute façon, t’es encore trop jeune pour ça, j’crois. » C’était triste d’être trop jeune. Jack se sentait seul à cause de ça. Red l’avait rendu triste. La vache aussi, elle avait eu l’air si triste. Jack ne voulut pas rentrer dans la maison. Allen t le tour pour aller se laver. Il sentait la vache. À l’autre bout de la cour, on voyait briller une douce lumière jaune derrière les rideaux à eurs de la cabane. Jack entendait le poste de radio portatif de sa mère réglé sur de la musique pour danser, et non de la country campagnarde. La porte était ouverte, mais un rideau était suspendu en plein milieu pour protéger des regards. Jack se demandait si une vache, c’était conscient. Est-ce qu’elle se souvenait ? En approchant, il entendit sa mère qui gloussait, en disant : « Oh Bill ! Sois pas si brutal. Pourquoi t’es toujours si brutal ? » Et elle gloussa de nouveau. Il frappa à la porte-moustiquaire, en appelant : « Maman ? — Oui ?

— Je peux entrer ? — Maintenant ? » Un instant se passa. « Je te croyais au lit. — Je veux pas aller au lit avec Allen, là-bas. — Mais il est tard, là. » Il ne répondit pas. « Oh, écoute, laisse-le entrer », grogna Bill. On entendit des bruits d’éto e froissée pendant une ou deux minutes. Elle arriva et enleva le crochet de la portemoustiquaire. Bill était assis au bord du lit, en maillot de corps et pantalon, pieds nus. Wilma avait son tailleur en gabardine beige et marron, tout chi onné et déboutonné. Elle essayait de remettre en place des mèches de cheveux, levant haut les bras, ce qui dénudait son nombril. Elle portait aux pieds ses escarpins bicolores, blancs et marron. Ses jambes étaient nues. Bill avait entre les genoux une asque de whisky. Sa ceinture était défaite. «  On se faisait juste une petite fête, ta daronne et moi  », expliqua-t-il. Wilma eut un sourire mi-gêné, mi-entendu. Elle n’avait pas ses lunettes, ce qui lui faisait toujours un regard trouble, mollasson, indirect. Elle avait l’air particulièrement vulnérable quand elle enlevait ses binocles. « Le taquine pas, Bill, dit-elle doucement. — Moi, le taquiner ? — Non, c’est pas ça, mais… — Alors ta bouche, bébé. » Il faisait très chaud dans la cabane. Aucune brise n’agitait les rideaux de tissu euri bon marché de l’unique fenêtre du fond. Du plafond pendait une ampoule nue de soixante watts, couverte de moucherons morts. Wilma et Bill se regardèrent d’une telle façon que Jack se sentit de trop. Puis ils le regardèrent et éclatèrent de rire. Il avait l’impression qu’ils se moquaient de lui. «  À ton avis, qu’est-ce qu’on allait faire, ta maman et moi  ? demanda Bill

— Bill ! — J’en sais rien. Il jeta un coup d’œil circulaire. — Tiens, bois un coup. — Bill ! répéta-t-elle. — Ok. » Fermant les narines pour ne pas humer l’odeur doucereuse, il renversa la tête et s’en envoya une vraie bonne rasade, histoire de les impressionner. Il avala quatre fois de suite. «  Hé  ! Pas tout  ! protesta Bill en lui arrachant la asque. Disdonc, c’est une vraie arsouille, le gamin. » Le whisky lui brûlait la gorge. Il en eut les larmes aux yeux. Il sentit cette boule de feu tomber dans son ventre et lutta contre la nausée qui l’envahissait. « Ça va ? demanda Wilma. Tu veux un verre d’eau pour faire descendre ? » Quand il réussit à articuler, il avait la voix d’un corbeau. « C’est doux ! » Ils se mirent tous à rire. Elle le serra contre elle, tête contre sa poitrine. Il sentait ses seins tendres et nus sous la veste de tailleur. «  Un vrai petit lascar, lui, dis-donc  ! Et que j’t’en colle une au daron, et que j’m’en le sa bibine, dans pas longtemps c’est toi qu’y va vouloir en ler ! — Bill ! — Eh quoi  ? Tu crois vraiment qu’y meurt pas d’envie de t’la mettre, sa p’tite zézette ? Regarde-le, bon Dieu ! » Elle regarda le petit et devint rouge. Lui, il se sentait tout chaud, un peu étourdi… du tonnerre de Dieu ! « Te fais pas d’illusion, d’ici un an ou deux, y faudra que j’lui botte le cul pour qu’y s’approche pas de toi. Pas vrai, gamin  ? T’aimerais bien lui mettre, à ta daronne, hein ? » Jack resta coi. « Bill, j’aime pas du tout que tu parles comme ça devant lui. — Mon cul, oui ! C’est temps qu’il apprenne. Tu crois que c’est quoi, les hommes  ? Passe six mois ou un an au ballon, et

q t’apprends vite ce que c’est. Dis-nous la vérité, ston, bordel ! Y’a personne qui t’punira pour ça. T’aimerais bien, hein, le faire à ta daronne, pas vrai ? » Il t oui de la tête. Le visage de sa mère se relâcha jusqu’à un point où il crut qu’elle allait pleurer. Elle le regarda droit dans les yeux et rougit encore. Son visage à lui était en feu. Il sentit son champ de vision rétrécir. « Eh ben voilà », t Bill, content de lui-même. Il but un coup et passa la asque à Wilma, qui mécaniquement en prit une gorgée. Bill la passa ensuite au petit, qui s’en avala une nouvelle rasade. « Tu vas le saouler, entendit-il sa mère protester. — Tu sais très bien que ta mère et moi, on allait s’en payer une petite tranche quand t’es venu frapper à la porte, hein ? — Je sais pas, balbutia Jack, les oreilles bourdonnantes. — Mais si tu savais ! C’que tu peux pas supporter, c’est de pas être invité, hein ? Ça t’embête qu’elle me laisse lui faire et pas toi, hein ? — Bill… — Quoi  ? Il en sait bien plus que tu crois ou qu’il le dit. C’est pas vrai, ça ? » Jack haussa les épaules. Il ne voyait pas vraiment où Bill voulait en venir, mais s’il y avait une chance sur un million que ça débouche sur une invitation à la petite fête, alors pas question de gâcher cette chance en chant le camp maintenant. «  Tu sais comment ils font, les hommes et les femmes, hein ? », poursuivit Bill. Jack, tout en se disant que ça jouerait peut-être contre lui, reconnut qu’il avait une vague idée de la chose. « Et t’as déjà vu comment c’était fait, en bas, un homme et une femme, hein ? — Euh… ouais, en n, un peu. — Ça veut dire quoi, ça ? — Ben… tu sais bien, quoi. Pas vraiment. — T’as déjà vu ta mère ou ta grand-mère ? — Ben… ouais, un peu.

p — Pourquoi tu dis ça  ? intervint sa mère. Tu m’as bien vue dans la baignoire, non ? — Ouais, mais j’avais peur de regarder vraiment. — T’as vu celle de ton grand-père ? — Ouais. — Elle ressemble à celle-là  ? demanda-t-il en sortant son braquemart. Viens là, toi. » Et il tira Wilma par le poignet, la t asseoir près de lui, puis lui t mettre la main gauche autour de son engin. «  Bill, s’il te plaît, protesta-t-elle. C’est pas très sain tout ça, à mon avis. — Ta bouche, bébé. » Elle se mit à remuer la main doucement, très doucement, comme si elle cherchait à cacher ses mouvements. Son sexe s’étendit dans sa main. Wilma avait détourné les yeux, ne regardant ni Bill, ni Jack, ni le membre. Jack n’en avait jamais vu de pareille. Elle était plus grosse et plus longue que toutes celles qu’il avait pu apercevoir. La main qui l’entourait avait l’air de celle d’une petite lle. Rien qu’à imaginer cette chose pénétrant dans la craquette de sa mère, il en avait des vertiges. «  Allez, fais-lui voir la tienne, encouragea Bill, en lui remontant d’un seul coup la jupe. — Pas question ! », se récria-t-elle en tentant de se lever. Il la renversa sur le lit, en passant son bras gauche sous ses genoux et en la tirant vers l’arrière. «  Bill  !  », hurla-t-elle, en tentant de rabattre sa jupe sur ses cuisses et ses fesses à l’air. Comme ça, elle avait l’air bien plus large qu’elle ne l’était. «  Arrête maintenant, c’est pas drôle  ! cracha-t-elle. Bill ! J’aime pas ça du tout ! — Ta bouche, bébé  ! Tiens regarde, c’est là-dedans qu’elle rentre, ma biroute. » Il lui maintint les jambes en l’air, son bras passé autour de ses genoux, en montrant de l’index gauche, en un geste très médical, semblait-il, la tou e de poils auburn foncé qui bordait le losange au milieu de ses cuisses et de ses fesses. Il e eura la toison de ses deux doigts tendus, écartant légèrement la fente.

g g « BILL ! », hurla-t-elle. Elle agita si violemment les jambes que c’était tout juste si on les voyait. « Arrête ça tout de suite ! » Il ne parvint pas à la retenir. Elle roula sur elle-même, se redressa et tira violemment sa jupe vers le bas. « ESPÈCE DE SALAUD ! hurla-t-elle. — Ben quoi  ? Je lui montre juste comment on fait les bébés, expliqua-t-il innocemment. — Tu sais pas qu’une femme, ça se sent complètement impuissante, complètement laide, quand elle est dans cette position ? — Allez, ça va, bois un gorgeon. Relaxe  ! Hé, dis-donc, quand t’es arrivée ici avec lui, c’est toi qui m’as dit qu’il devenait trop curieux et qu’il faudrait que je lui parle d’homme à homme, non ? — Oui, d’accord, mais je pensais pas que t’allais lui dire de venir tenir la chandelle pendant qu’on… — Oh, arrête tes conneries, il est toujours là, à reluquer depuis qu’on s’est mariés. Et quand il est resté quelques jours avec nous à Matthewson ? Tu crois qu’il dormait ? Allez, laisse-le toucher un peu. Histoire de satisfaire sa curiosité. » Elle doutait un peu de sa logique. « Bill ? », dit-elle, incrédule, en glissant hors du lit ; il avait saisi le poignet gauche du petit et le tirait vers elle, avec l’intention manifeste de lui fourrer la main sous sa jupe. « Non ! Bill ! Écoute ! », cria Wilma en battant en retraite vers le coin de la pièce. Bill la suivait, presque accroupi, tête pas plus haute que ses seins, tenant toujours la main de Jack à hauteur de ses genoux, le petit suivant comme il pouvait. Il t mine d’attraper sa motte avec la main du petit, comme si ça avait été un serpent qu’il tenait, releva l’arrière de sa jupe d’un coup sec de la main droite, et plongea la main de Jack entre les fesses nues et frémissantes. Le petit avait le dos de la main enfoncé dans la chair souple et fraîche. «  BILL  !  », s’égosilla-t-elle en repliant les jambes l’une sur l’autre pour se protéger, se recroquevillant contre les planches rugueuses, riant malgré elle.

g g «  Arrête tout de suite, articula-t-elle pour que Jack entende bien chaque lettre. Bill ! » Il lui claqua violemment les fesses. « Aïe ! Salaud ! Arrête, maintenant ! » Elle essaya de se tourner davantage dos au mur. Il tira alors la main du petit vers le devant, la faisant remonter jusqu’à la douce courbe de son ventre en e eurant la toison, puis l’enfonçant, pas comme s’il donnait un coup, mais en appuyant fort et en continu. On entendit ses paroles comme dans un sou e : « Bill, tu me fais mal. » La peau de son ventre était comme ottante, molle, tel du satin plissé ou plusieurs épaisseurs de soie qui recouvriraient quelque chose. Il tira la main de Jack vers le bas pour lui enfoncer les phalanges dans la chair souple sous la tou e, juste au-dessus des cuisses qu’elle serrait de toutes ses forces. Son avant-bras gauche, noueux comme du cordage, qui maintenait le bras maigre du petit sous la jupe, palpitait comme le cou d’un énorme serpent, faisant pénétrer de force le petit poing dans son sexe. Son expression oscillait entre amusement cruel et détermination presque brutale. « Bill, tu… me… fais… mal », répéta-t-elle d’un ton calme mais catégorique. Elle avait cessé de résister. Jack releva la tête. Elle xait le vide. Puis elle baissa le regard et croisa le sien. Ses yeux ne criaient pas  : «  Mon ls  !  », sans être hostiles pour autant. Puis, tournant son regard vers le sommet de la tête de Bill, elle laissa tomber d’un ton glacial : « Bon, quand tu auras ni de t’amuser… — Ok, grosse maligne. Tu veux te servir de ta putain de bouche, hein ? » Il ouvrit sa veste d’un coup sec. Les seins nus jaillirent, tétons dressés tels deux beaux fruits. « C’est comme ça qu’il t’a appris la vie, ton père ? », demandat-elle, dédaigneuse. Pour toute réponse, il se redressa et colla brutalement sa bouche à la sienne. Jack entendit la tête de sa mère, projetée en arrière, heurter le mur. Son ventre était o ert. Bill avait plongé

p g la main du petit entre ses cuisses. Il commença alors à la frotter rudement le long de la fente. Le garçonnet sentait les poils tirés par ses doigts. La bouche de l’homme étou ait les cris de protestation de Wilma. Jack ne voulait pas lui faire mal. Et pourtant… pourtant  ! Jusqu’à cet instant précis, il était davantage du côté de Bill que de celui de sa mère. Elle se mit à taper des poings sur la tête de son tourmenteur. Il la maintenait fermement contre le mur. Et soudain les doigts de Jack s’insinuèrent entre les grandes lèvres de son sexe. C’était humide et ils glissaient facilement sur toute la longueur. Elle se débattit comme un diable à ce contact. Le petit tenta de retirer sa main. Il ne voulait pas ça. Bill était en train de faire du mal à sa mère. Soudain, l’homme, lâchant Jack, passa la main droite derrière Wilma, la saisit par les cheveux, tirant sa tête vers l’arrière audessus de son épaule gauche. Ses grands yeux liquides comme ceux d’une vache enragée se baissèrent et son regard croisa celui de son ls. Elle semblait demander de l’aide. Mais avant même que Jack ne puisse décider comment l’aider, Bill la renversa sur le lit. « OOOHHH ! », hurla-t-elle. Jack voyait tout  : ses jambes grandes ouvertes l’espace d’un instant, alors qu’elle luttait pour se redresser. Sa tou e, telle la queue d’un adorable écureuil roux sombre entre ses cuisses. D’une violente bourrade, Bill la t retomber sur le dos. Il baissa son pantalon. « Bill ! Pour l’amour de Dieu, pas devant lui ! » Elle avait les yeux rivés à ceux de Jack. Son regard et tout son visage n’étaient que douleur. « S’il te plaît Bill ! Fais-le sortir ! » Elle se retourna vers lui. « S’il te plaît, fais-le sortir ! — Va faire un tour, petit  », lança Bill du coin des lèvres, en désignant la porte d’un mouvement de la tête. Wilma eut alors un pauvre sourire, implorant la compréhension du garçonnet.

p g ç Qu’elle aille se faire foutre ! Il ne voulait pas lui faire le plaisir de sa compréhension. La queue de Bill jaillit comme une lance. Dire qu’à peine un instant auparavant, Jack avait la main sur sa chatte toute chaude, et Bill la lui enfonçait dedans. À cette seconde, rien n’aurait pu le faire se sentir si singulier, plus important que tout, rien n’aurait pu lui donner une ambition plus absolue. Pendant que sa main était sur elle, il était plus vieux qu’Allen, plus vieux que son enculeur de vache de père. Plus vieux que Bill. Il n’aurait pas su expliquer pourquoi, mais il le sentait. Et plus jamais il n’aurait peur du noir. Il sortit à reculons. Sa mère, d’un sourire a ecté, un peu idiot, essayait de lui dire bonne nuit. Dès que la porte se referma sur lui, il l’entendit dire : « Bill, t’es qu’un porc ! — Et t’aimes ça, hein ? — Oooh  ! grogna-t-elle, Mais pourquoi il faut toujours que tu sois si brutal  ? Tu sais bien que j’aime quand tu es doux. Ooooh !… Ah, putain ! » La lumière s’éteignit. Il y avait une celle qui reliait le cordon de la lampe à la tête du lit. Jack porta ses doigts à ses narines et il les respira : un soupçon de Soir de Paris, et quelque chose de plus âcre, de di érent, son parfum propre. Il aurait voulu le garder toujours là. À l’intérieur, on entendait le lit grincer sur un rythme irrégulier. Comme s’ils battaient quelque chose. Pas moyen de voir quoi que ce soit sous le rideau qui barrait la porte. Il aurait osé n’importe quoi. Il était dans tous ses états. Désinhibé de crainte, tout ce qu’il savait semblait se mettre en place. «  Oui, ça y est…  », entendit-il sa mère prononcer très distinctement. Juste derrière la cahute, une clôture de piquets de bois brut séparait la propriété des Best du jardin potager appartenant au gardien de la prison municipale. Ledit gardien avait d’autant plus de temps pour jardiner qu’il n’y avait jamais plus d’une ou deux personnes enfermées à la fois dans les étages du bâtiment

p g de briques. Jack grimpa sur la clôture, en équilibre sur les piquets pointus et hérissés d’échardes, puis se pencha contre les rudes planches à peine dégrossies, la tête au niveau de l’appui de la fenêtre. Des moucherons venaient heurter son visage en sueur  ; il tressaillait, sou ait pour les chasser. Derrière lui, partout, la nuit épaisse du golfe du Mississippi bruissait de glougloutements, craquements, piaulements et bourdonnements. Il ne distinguait que les contours du lit dans la pénombre. Le faible rai de lumière qui ltrait sous le rideau masquant la porte n’éclairait que les escarpins bicolores de sa mère. Le grincement du lit était lent et régulier à présent. Aaahhh… les ressorts s’enfonçaient et restaient enfoncés pendant un, deux, trois, quatre, cinq, six battements de cœur  ; puis ooohhh… Et aaahhh… À chaque fois qu’ils s’abaissaient, elle faisait « aaahhh… » Et quand ils remontaient, « ooohhh… » Bill murmurait quelque chose de temps en temps. « Oh, Wilmette, ma petite cochonne », entendit-il Bill lui dire. Puis : « Tiens, ça c’est pour notre petite lle blonde aux yeux bleus ! — Oh, Bill, j’aimerais tant ! — Viens, chérie ! » Le lit commença à bouger plus vite. Elle faisait ses ooohhhh et ses aaaahhhh en cadence avec le battement du sang dans les tempes de Jack. Puis : « Bill, je crois qu’il nous reluque de la fenêtre ! — Tiens, prends ça ! — Bill, il est là ! — Viens, nom de Dieu ! — Aah, aah, aah ! », se mit-elle à haleter. Encore et encore. Le lit chantait. La cabane tremblait. Le petit avait senti ses yeux qui le regardaient dans le noir. Il les sentait fermés à présent. Le bruit du lit résonnait maintenant tel un marteaupilon dans sa tête. Il eut envie de crier : « Ça su t ! Pour l’amour du Ciel  !  » Comment elle pouvait faire ça si fort  ? Les grognements succédaient aux gémissements dans un combat

g g g des corps sauvage. Et puis on entendit Bill pousser un grondement, comme un homme qui reçoit un brusque coup de massue dans le dos. Et Boum  ! Boum  ! Boum  ! Boum  ! le lit vint heurter plusieurs fois le mur. « T’es allée au bout ? râla-t-il. — Hmm… Hmm… murmura-t-elle. — Mon cul, oui ! — Mais si, c’était bien. Je t’ai dit, il est juste là, dehors. — Je lui pisse à la raie ! T’y étais presque ! — Bill ! » Jack sauta du bout de la clôture dans le jardin du gardien de prison. Des fois que Bill sorte le chercher. Il coupa entre les rangées de monstrueuses feuilles de betteraves toutes collantes. Là-bas, sur la terrasse de la grande pension de famille, Red chantait à la lune :   Il écarte les ailes pour le grand voyage Qu’il va commencer très bientôt. Et quand la trompette retentira au matin Il prendra son vol dans les cieux.   Sur toute cette terre, il n’y avait pas un petit garçon plus seul que Jacky. Les deux étages de la petite prison de briques rouges se dressaient entre quatre énormes arbres festonnés de mousse espagnole. Qui sait, peut-être était-ce une ancienne école ? « Hé, petit, t’as pas du tabac su’ toi ? » Jack t un bond de cabri. C’était la voix d’un prisonnier, un Noir qu’il arrivait à peine à distinguer derrière les barreaux de la haute fenêtre sombre. « Nnn… non m’sieur, balbutia-t-il. — Pas la peine de m’nommer meeusieur, répliqua l’homme dans un grand rire. D’où qu’t’es donc, mon ga’çon ?

— Du Kansas. — T’es ben loin d’chez toi, donc. Que’qu’tu fais pa’ici ? — J’habite là. Mon beau-père y travaille au chantier naval. — Ah d’acco’. Et que’qu’tu f’sais là-bas à’ga’der pa’c’te fenêt’ ? — Rien. — ’ien  ? Moi j’pa’ie qu’t’étais en t’ain de mater que’qu’un qui s’envoyait en l’ai’, non ? » Il ne répondit pas. « Et c’est comment, le Kansas ? — Eh ben, c’est la capitale du monde pour l’aviation et le blé, récita le petit. — Sans blague ? — Ouais. Et c’est un État libre, ajouta-t-il en pensant que ça plairait au type. — Qu’essa veut di’  ? — Ben, il est entré dans l’Union, contre l’esclavage. » Ça, son institutrice avait l’air d’en rendre Jack personnellement responsable. «  Et c’est-y vrai qu’les gens d’couleu’ y peuvent habiter là où qu’y veulent au Kansas, et s’asseoi’ devant dans les bus et où qu’y veulent au cinéma ? — Ben, euh… oui, en n, y vivent presque tous au Quartier Nègre, et y vont s’asseoir au balcon. Mais dans le bus, ouais, y s’assoient devant si y’a pas d’place à l’arrière. Personne y dit rien. Y vont au lycée avec les autres. — Ah oui, c’est ben c’que j’pensais. T’es su’ qu’t’en as pas, du tabac ? — Nan. — T’as pas une p’tite pièce su’ toi des fois ? J’peux m’ach’ter du Bull Du’ham. — Ben non, répéta Jack en secouant ses poches. — Où qu’tu vas donc ? — Au euve, j’pense. — Ah oui, belle soi’ée pou’ aller au euve. Fait t’op chaud pou’ do’mi’. Ah c’que j’aim’ais êt’ là-bas su’ une vieille ba’que avec une bonne lampe, une bonbonne, et m’att’aper une tapée

p p p d’g’enouilles. Ah la vache, qu’est-ce que j’aim’ais me taper une platée d’cuisses de g’enouilles ! » Jack n’avait jamais goûté à ce délice-là, mais d’après sa mère, c’était succulent. « Pourquoi t’es en prison ? — Bah, expliqua l’homme dans un grand rire, la s’maine de’niè’ j’ai p’is une p’tite mu ée et la bou’geoise elle dit que j’l’ai un peu tabassée. Alo’ y m’ont mis ici et moi j’attends qu’elle dise de m’fai’ so’ti’. En temps no’mal, moi j’suis juste un bon gars qui t’availle du’ à la scie’ie. Mais y’a des fois, j’me prends une bitu’, et là les gens y disent que j’deviens méchant. Des fois, tout c’que j’vois ça m’met en colè’. Y z’ont peu’ que j’tue quelqu’un un d’ces jou’. P’têt ben qu’y z’ont ’aison. — Bon, eh ben bonne chance, alors ! — Fais b’en attention, reprit-il dans un nouvel éclat de rire, à mater comme ça pa’ c’te f’nêt’, tu pou’ais ben te ’e’t’ouver ici avec moi ! » Jack coupa jusqu’au bout de la rue principale, là où, à un dock spécial, était amarrée une vedette des garde-côtes. En aval du grand euve, vers le golfe, les lumières du chantier naval brillaient comme celles d’un parc d’attractions. Des guirlandes d’ampoules électriques couraient le long de tous les ponts de la carcasse d’un navire en construction, telles des perles incandescentes. Au bout du dock, il passa devant trois hommes qui déchargeaient un chalutier déglingué. Un peu plus loin, un vieux Noir, assis sur un seau retourné entre un grand panier d’osier et un tas de coquilles, était occupé à ouvrir des huîtres qu’il prenait dans le panier et mettait ensuite dans un autre seau entre ses genoux. Il enfonçait la lame courte et solide d’un couteau dans la charnière du mollusque, l’ouvrait d’un coup de poignet et la balançait dans le seau, non sans véri er au passage s’il n’y avait pas de perle, le tout en un seul mouvement. Il était capable d’ouvrir une douzaine d’huîtres presque aussi vite que Jack comptait jusqu’à douze. En récompense, il gobait systématiquement la treizième plutôt que de la mettre dans le

y q p q seau. Il mâchait une ou deux fois, histoire de bien faire comprendre son sort à la bestiole, puis il l’avalait net. Et, après quelques douzaines, il faisait descendre le tout avec une bonne rasade de rhum local. Il vit le petit qui le regardait, t claquer sa langue et lui adressa un clin d’œil. Il lui tendit une huître sur la pointe de son couteau : c’était gris et ça ressemblait un peu à de la morve. « Non merci, dit poliment Jack. — Nan  ? T’aimes pas les zuit’ c’ues, petit  ? C’est pas no’mal, ça ! » Il éclata d’un grand rire sonore, lança l’huître en l’air et la rattrapa dans sa bouche comme un chien. Il était un peu dingo. Il en avait un bout qui pendouillait au coin des lèvres, qu’il aspira bruyamment, avant de mâcher et d’avaler. Ouvrant grand la bouche, il agita la pointe de son couteau autour de ses gencives édentées. Il dit quelque chose. « Quoi ? — Comme la chatte de ta m’man ! » Hein ? Il avait bien entendu ? L’huître suivante, il la reçut en plein visage, froide, humide et morveuse. Il s’empressa de tourner les talons. Le Nègre gloussait comme une vieille foldingue. L’un des hommes qui déchargeaient le poisson le héla au passage : «  Hé, fais ga e à ce vieux louftingue. Y pourrait essayer d’te sucer la bite. » Jack pressa le pas. Le rire moqueur du vieil édenté le poursuivit jusqu’au bout du dock. La vedette des garde-côtes s’apprêtait à lever l’ancre. Les matelots manœuvraient sur le pont avec des gestes précis. À l’intérieur du poste de pilotage, les lumières étaient rouges et les hommes qui s’y trouvaient baignaient dans ces re ets. Tout avait l’air bien rangé, tout avait l’air important. « Hé, pourquoi t’es pas au lit chez toi ? lui cria un des hommes, qui portait une casquette à visière. — Fait trop chaud pour dormir.

p p — Ils savent que t’es là, tes parents ? — Oui, oui ! — Ça te dirait qu’on t’emmène faire un tour ? — Là-dessus ? — Ben oui ! — Ah la vache, ouaiiiis ! ! — Allez grimpe. La passerelle, les gars, voilà le commandant qui arrive ! » Jack sauta du dock sur le pont en prenant appui sur la main de l’homme. Dès qu’il fut sur le navire, il se sentit otter. La masse grise du bateau oscillait doucement sous ses pieds. C’était une sensation du tonnerre. « Comment tu t’appelles ? — Jack. — Sans blague ? Moi aussi ! — C’est vrai ? » Ah ben, ça alors. « Allez, viens, tu restes à côté de moi, camarade. On appareille maintenant. » Il avait la main posée sur l’épaule du garçonnet. « Larguez les amarres de proue et de poupe ! » Ce que Jacky ne comprenait pas, c’est pourquoi les bérets des marins étaient bleu foncé et pas blancs. En bas, dans les entrailles du navire, il sentait les moteurs qui accéléraient la cadence. Un bateau, c’était à la fois bien plus qu’une maison et exactement pareil, sauf peut-être si on se basait sur sa maison à lui. « Viens, on va à l’avant, lui dit le marin en le conduisant vers la proue. T’as faim ? — Ben… un peu, reconnut Jack. — Kemper, prépare-moi un sandwich singe-fromage, et du jus d’vache pour le gamin ! » Soudain, il eut peur que ça recommence, l’histoire des huîtres. Singe-fromage. Un jour, il s’était fait piéger par sa grand-mère qui lui avait fait goûter du fromage de tête qu’elle avait fait

quand son grand-père avait tué le cochon. Rien qu’au souvenir, il eut envie de vomir. Mais en fait, c’était juste de la viande en tranches et du fromage cuit sur du pain blanc. Le jus de vache, évidemment, c’était du lait glacé dans une tasse blanche sans anse. Ah, quel régal d’être là ! Juste à l’avant de la vedette, on vit soudain sauter un gros poisson, à plus d’un mètre au-dessus de l’eau. « Gar droit devant ! cria le chef. Arrêtez les machines ! » Le navire ralentit, continua sur son erre. « Amenez-moi le zéro-trois ! », ordonna-t-il. Un matelot se précipita à l’intérieur et ressortit avec un fusil militaire. Le chef se passa la courroie de cuir autour du bras et visa soigneusement la surface de l’eau. Jack entendait le vagissement des poissons, semblable à celui des alligators. «  Lumière  !  », cria-t-il. Un énorme projecteur s’alluma sur le toit de la cabine, vrillant la nuit d’un cylindre de lumière bleue vaporeuse d’un mètre de diamètre, et un cercle se posa sur l’eau, à la recherche de la bête. Le gar t un nouveau bond, sur la droite du bateau. Le capitaine pivota sur lui-même et t feu comme avec une simple carabine. La détonation fut assourdissante. Jamais Jack n’avait entendu tirer un aussi gros fusil. C’était comme le son d’une cloche funeste, dont l’écho demeura dans l’air bien après que le trait de feu l’eut carrément aveuglé. Il n’avait rien vu, à part la longue silhouette brune ondulante du poisson. « Je crois que vous l’avez eu, chef ! », dit le matelot. Le bateau décrivit des cercles, très lentement, pendant que le projecteur fouillait la surface. « Il est là ! », cria le matelot. Il farfouilla par-dessus bord avec un crochet. Un autre matelot accourut, armé d’une ga e. Tous deux nirent par hisser à bord le gar, qu’ils laissèrent tomber sur le pont. Jamais Jack n’avait vu un aussi gros poisson. Il faisait près d’un mètre vingt. La longue mâchoire, si semblable à celle des alligators, s’ouvrait et se

g fermait comme s’il haletait frénétiquement. Son œil, de la taille d’un bouton de pardessus, le regardait xement, d’un air furieux, pensa le petit. « Il est encore vivant, expliqua le matelot. Vous l’avez touché en plein dans les branchies. » Le chef s’approcha, leva un peu le fusil et donna un bon coup de crosse sur la tête de l’animal. Les halètements cessèrent. Le matelot l’acheva d’un coup de talon ferré, histoire d’être bien sûr. «  Ah, j’les déteste, ces saloperies. On peut rien en faire. C’est pas bon à manger. Ça vous bou e vos appâts et vos prises. J’ai horreur de ces trucs. — Moi aussi, approuva le garçon en regardant l’animal. — Brave petit gars. » La vedette arriva à proximité du chantier naval. Grand Dieu ! Jack n’avait jamais imaginé qu’il pouvait y avoir des bateaux si gros. Il n’en avait jamais vu d’aussi près. Quand il leva les yeux, il aperçut la proue qui se dressait tel un immeuble de sept ou huit étages au-dessus d’eux. Il distinguait les ouvriers sur les échafaudages qui l’entouraient comme un panier d’osier géant tout couvert de guirlandes électriques. Bill travaillait sur ce bateau. Les hommes avaient l’air de petits jouets, tout là-haut sur les passerelles. Ils portaient des casques, comme celui de Bill, avec le nom écrit dessus. Le petit tenta de l’imaginer là-bas, dans sa tenue de travail. C’était pas facile d’être un grand. De travailler. C’était bien plus que grandir, se disait-il. Il pouvait entendre dans sa tête le dicton de Bill, «  la vie est dure si on mollit pas », toujours aussi obscur pour lui, mais en repensant à lui et à sa mère, là-bas dans la cabane, il commençait un peu à comprendre. Il apercevait les gerbes d’étincelles des soudeurs qui jaillissaient dans la nuit, entendait le tac-tac-tac des bouterolles et des riveteuses. Là-haut, les grues hissaient d’immenses plaques de métal sur le navire. «  Tu veux travailler au chantier quand tu seras grand  ? demanda le chef.

— Nan, j’veux être marin ! — Un garde-côte, recti a le chef. — Ouaiiis ! » Il éclata de rire. Quand ils furent de retour au dock, il donna à Jack le béret de Kemper. « Pourquoi il est bleu et pas blanc ? demanda Jack. — Pour pas que l’ennemi le voie. Camou age. — Oh. » Il les remercia pour la balade et pour le béret. «  Tu peux revenir faire un tour avec nous quand tu veux, précisa le chef. T’es notre mascotte o cielle maintenant. » Ah ben dis donc… Ça c’était le mieux du mieux. Il remonta la rue au pas cadencé, bien droit comme il sied à la mascotte des garde-côtes des États-Unis. Et ce mystérieux ennemi qui ne pouvait pas le voir avec son béret bleu et non blanc, il n’en avait pas peur. Sur ce bateau, ils avaient des mitraillettes et tout ça. La prochaine fois que sa mère lui demanderait ce qu’il voulait pour déjeuner, il fallait qu’il se souvienne de répondre  : «  Singefromage  !  » Et après cette soirée, s’il n’était pas encore un homme, il avait quand même une petite idée de l’e et que ça pouvait faire. Il était minuit passé quand il grimpa la clôture pour regagner leur jardin. Quelques gouttes de pluie s’écrasaient dans la poussière autour de lui. Il tourna doucement la poignée de la porte de la cabane. Pas question qu’il retourne dormir avec Allen, ça c’était non négociable. La vache, qu’est-ce qu’il allait être jaloux de son béret de marin, lui  ! La porte n’était pas fermée à clé. Il se glissa à l’intérieur avec mille précautions, s’étendit par terre à même les planches et se t un oreiller de ses bras. Il s’endormit, se moquant bien des faucheux et autres araignées brunes qui, il le savait bien, couraient sur le sol la nuit venue. Il n’avait plus peur de rien désormais. Quand il se réveilla, il était dans le lit près de sa mère, qui dormait encore avec un très léger ron ement. On entendait crépiter sur la toiture en shingles une pluie paresseuse, dont on

p g p p sentait qu’elle allait durer toute la journée. Bill était parti au travail. Dans son sommeil, sa mère avait une chaude odeur, où se mêlaient son parfum et le whisky de la veille. Un sein s’était échappé de la dentelle un peu lâche de sa chemise de nuit, si doux, si blanc, si tentant. Il approcha lentement son visage jusqu’à un ou deux centimètres à peine du téton tout rose. Elle murmura faiblement, encore endormie, se retourna, lui faisant un oreiller de l’intérieur de son bras. « Bonjour, mon grand », articula-t-elle d’une voix incertaine. Il s’empressa de lui raconter ses aventures de la nuit précédente. «  Tu ne devrais pas traîner comme ça si tard le soir  », commenta-t-elle, à moitié assoupie. Quand ses genoux la touchèrent sous l’unique drap qui les recouvrait, elle avait les cuisses dénudées. Il se pressa contre elle. Sa chemise de nuit était entortillée autour de sa taille. Elle renonça à la baisser. Les cuisses de Jack étaient en contact avec sa hanche nue. Il lui passa le bras sur le ventre, tout doux. La pluie dégoulinait sans cesse des avancées du toit, faisant des bulles dans la tranchée qu’ils avaient creusée autour de la cahute. On entendait des gouttes résonner sur une bouteille de whisky qui n’avait pas roulé jusque sous le plancher pour rejoindre l’armée de cadavres qui y était entreposée  ; on aurait dit une cloche de verre au timbre un peu étou é qui sonnait sans cesse. Il prit alors le téton dans sa bouche. Elle émit un bruit, comme si ça lui plaisait. Il savait bien que ce serait le cas. N’est-ce pas  ? Il se pressa davantage contre elle. Quelle que fût l’illusion maternelle qu’elle entretenait, en cet instant, il appartenait à lui-même plus qu’à elle ou à qui que ce soit d’autre. Ils étaient tous les deux sur un euve, dérivant lentement, isolés du monde dans leur bulle de douceur, loin, si loin des rives.

VINGT-SIX

L’été était arrivé, et avec lui une nouvelle et étrange division des journées. Wilma et le garçonnet restaient au lit après le départ des hommes au travail, leur relation étant bien trop complexe, trop étrangement nordiste pour l’entendement des gens du bayou. «  Il doit sûrement être patraque, le gamin  », pensaient les gens. Sous un drap aussi moite que si on l’avait laissé dehors toute la nuit, toile de tente ne et opaque dressée au-dessus de sa tête, il baissait les bretelles de la chemise de nuit et faisait doucement jaillir ses seins. «  Écoute, mon grand…  » Le ton était à mi-chemin entre la désapprobation et une espèce de curiosité indolente. Il savait bien, au fond de son cœur bondissant, qu’elle en avait envie, sinon aussi fort, du moins aussi sûrement que lui-même. « J’aurais pas dû laisser faire au départ », murmurait-elle. Il explorait la substance même de ses seins avec la ferveur éperdue d’un enfant pour qui le temps se déploie aussi lentement qu’une eur. Caresser son sein nu, le sentir gon er mystérieusement sous ses doigts jusqu’à avoir besoin des deux mains pour le contenir, soulever du bout de la langue le téton un peu asque de l’autre sein, le prendre entre ses lèvres et l’y faire gon er aussi, cependant qu’elle lui caressait doucement la nuque de sa main droite… la prière était totalement absente de tout cela. Le Dieu judéo-chrétien refusait de porter les yeux sur de telles scènes. Les hommes les interdisaient. Dieu et les

hommes ne voulaient pas voir ça. À la seule pensée de pareilles choses, ils avaient des envies de meurtre. Ils auraient roulé mère et ls dans le goudron et les plumes s’ils avaient su. Le Klan. Jack et Bill étaient allés avec Oncle Willy Best à une réunion du Klan par une nuit sans lune. Il les avait conduits dans sa Plymouth poussiéreuse. Ça se passait dans un champ. La moitié des participants environ portait un drap avec juste des ouvertures pour les yeux. Ils avaient des insignes que Jack suspectait catholiques, mais Oncle Willy l’assura que le Klan haïssait «  les violeurs papistes et les Juifs aux yeux globuleux encore plus que les négros  ». Le petit pensait que c’était un pique-nique, mais il n’y avait rien à manger. Tout le monde était debout, formant un grand cercle dans ce champ bosselé, chassant les moustiques à grand renfort de claques, brandissant des torches en ammées et chantant Rock of Ages. Les gamins comme Jack jouaient à se poursuivre entre les voitures et camionnettes garées, en poussant des cris aigus dans l’obscurité. Plus loin, dans les bois sombres de pins, des silhouettes furtives de Noirs intrépides glissaient silencieusement sur le tapis d’aiguilles, tels d’étranges chiens de chasse mutiques. Tous savaient qu’ils étaient là-bas. Les plus grands disaient : « Allez, on va à la chasse au négro », avec force vantardises sur ce qu’ils allaient leur faire une fois attrapés. Dans la lueur vacillante des torches, Allen avait l’expression d’un dément, celle que l’on peut imaginer chez des idiots sur le point de voir Dieu ou de violer collectivement la simplette du village. L’homme qui se tenait sur la petite estrade face à la foule rabattit sa cagoule sur sa nuque. Wouah  ! C’était le riche médecin-dentiste à qui chacun faisait des courbettes quand il apparaissait. Jack l’avait vu à l’école. Le principal le suivait toujours comme un petit caniche. Ses lunettes sans monture scintillaient dans la lueur des ammes. Il brandissait d’une main une bible et de l’autre une vipère à tête cuivrée. D’autres montèrent le rejoindre, en agitant eux aussi des serpents. La

j g p vache ! Jack voulait prendre ses jambes à son cou. Si ça se trouve, il y en avait partout dans le coin. Il sentit ses chevilles se rétracter de peur. Allen se saisit d’un serpent et se mit à danser autour du grand feu au centre du cercle, en agitant des deux mains l’animal au-dessus de sa tête. « Bill, viens, on se tire de là, suggéra le petit à son beau-père. — Putain, t’as déjà vu une bande de cinglés pareils  ?  », répondit-il à voix basse. Le médecin était lancé dans une logorrhée évangéliste qui n’avait ni queue ni tête. Allen avait l’air en pleine crise d’épilepsie. D’autres aussi. L’immense croix faite de traverses de chemin de fer, que l’on avait dressée au milieu du feu alimenté par quatre hommes portant draps et cagoules, nit par s’embraser dans une gerbe de ammes rouge sombre et jaune. Alors un gémissement collectif monta du cercle. On entendit des « Amen ! » et des « Gloire au Seigneur ! » Un grand type, décharné, en vêtements de travail et au visage évoquant un Abraham Lincoln sans barbe, passa devant eux dans une sorte de danse de Saint-Guy, des serpents enroulés autour de la tête. Un autre, aux allures de limonadier fou, surgit en brandissant ses bras entourés de couleuvres, les o rant aux croyants à la ronde à grand renfort de gestes saccadés, sa langue gon ée dans sa bouche tel un aspic. Juste sous les yeux du petit, une ménagère sans âge en blouse de coton, bas roulés sur les chevilles au-dessus d’une paire de chaussures de ville d’homme usées, deux llettes blondes pendues à ses grosses cuisses, prit la tête de son serpent dans sa bouche et se mit à la téter comme une sucette. En dépit de la chaleur moite, Jack, réfugié dans la voiture d’Oncle Willy, avait remonté les vitres et verrouillé les portières. Après ça, allongé là à explorer les lourds seins blancs de sa mère, il méprisait souverainement ces imbéciles, hommes courroucés ou dieux grotesques. « Ça fait du bien ? demanda-t-il. — Hmm… hmm… — Ça te fait quoi ? Dis-moi !

Ç q — Oh, comme quand tu étais bébé. » Si maternelle. Si nostalgique. « Seulement comme ça ? — Hmm ? t-elle en remuant lourdement, pour se rapprocher encore plus du petit. Non, pas exactement. » Il était allongé contre elle de tout son long. Il s’en retourna au téton tout dressé, tout frais. Je le savais, se dit-il. C’était autre chose. « Il commence à être sensible, celui-là, mon chéri. » Pas d’autres instructions. Il se souleva un peu pour aller chercher l’autre, du côté opposé. Elle se tourna légèrement vers lui, faisant comme si elle avait eu l’intention de bouger ainsi de toute façon, plutôt que d’avoir l’air de lui faciliter la tâche. Elle s’étira, se relaxa. Le deuxième sein roula lourdement vers lui. Quand elle respirait, son ventre se soulevait et e eurait son petit pénis tout dur, que contenait à peine son slip. Elle lui caressait tout doucement le dos du bout des doigts, puis très légèrement de la pointe des ongles, et à nouveau de la pulpe des doigts. Du haut en bas de sa colonne vertébrale. Cela le t frissonner. Elle se mit à rire joyeusement. Il lui t la même chose. Quand elle se mettait à frissonner, elle faisait «  Hou  ! Hou  !  », et se serrait encore davantage contre lui. « Tu es si doux, ronronnait-elle, comme ton père. » Ce qui signi ait que Bill, naïvement parti construire un bateau, n’était pas si doux. Un point pour eux. « Je peux te chatouiller les jambes aussi ? demanda-t-il. — Oh, si tu veux, oui. » Aussitôt dit… Il remonta très précautionneusement sa chemise de nuit, jusqu’à avoir toute la longueur de la cuisse dénudée à caresser. Elle était tournée vers lui, jambe gauche sur jambe droite. Il passa sa main doucement le long de sa cuisse en direction de son genou, aussi loin qu’il pouvait sans lâcher le sein de l’autre main. Il remonta à l’opposé, titillant la chair lisse du bout des doigts, e eurant à peine le globe plus tendre, plus frais de sa

g p g p p fesse, puis, s’enhardissant, il remonta encore en plein sur le grand ren ement vaporeux de chair fabuleuse, jusqu’en haut, là où convergent hanches, colonne vertébrale et pelvis. Et sa main poursuivit son périple, passant sur la pointe de sa hanche, traversant la douce vallée de sa taille pour plonger dans la tiédeur soyeuse de son ventre  ; sa propre audace lui faisait tourner la tête. Sous ses doigts, il sentit des contractions involontaires du ventre, une, deux, trois, quatre fois. Elle se mit à rire. « Hé ! — Je peux toucher ton truc  ? s’entendit-il demander, la voix rauque, la gorge sèche. — Oh, Jackyyyyy… » Mais tout bas, l’irritation mêlée au contentement d’entendre ce qu’on a envie d’entendre. Car en n de compte, qu’avait-elle envie d’entendre d’autre ? « Je peux ? », insista-t-il. Silence, mais elle ne t aucunement mine de s’écarter de lui. Voilà. Ses doigts e euraient déjà le haut de sa toison. « Je peux ? S’il te plaît ? » Pas de réponse. C’était à lui de choisir. Elle avait les yeux fermés. À en juger par son expression, ses pensées devaient l’avoir emportée sur des ots très lointains. Elle n’avait l’air ni heureuse ni malheureuse, même si on eût dit qu’elle sou rait d’une très légère douleur intérieure. Ses doigts s’enfoncèrent dans l’épaisseur de la plus fabuleuse des toisons. « J’aimerais mieux pas, dit-elle très doucement. — J’ai envie. — Je sais bien, mon chéri. Mais c’est pas bien. Il ne faut pas. — Pourquoi ? — Il ne faut pas, c’est tout. — Mais moi, il me faut ! » Les poils lui collaient aux doigts. Aux racines de l’épaisse tou e s’étalait comme une toile humide de poils tissés sur la chair rebondie par une araignée démente.

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g

« Hmm… » C’était plus une expiration venue du fond de sa gorge qu’un son articulé. « Sois sage, s’il te plaît. — Non. Moi, il me faut. » Elle étira sa jambe gauche, se mettant davantage sur le dos. Elle se couvrit les yeux de son avant-bras. Et l’araignée parut ler sa toile trois fois plus fort. Sécrétant. C’était comme un petit nuage vivant, l’herbe où courait la souris verte, qui enserrait ses doigts. Un milliard de milliards de minuscules terminaisons nerveuses chatouillant le duvet du dos de sa main, titillant sa paume moite. « Tu sens quelque chose ? voulut-il absolument qu’elle lui dise au bout de quelques minutes. — Hmm… » La voix était faible, un peu éraillée. Il reprit ses mouvements, vers le haut, vers le bas, presque craintivement, frôlant de la paume la tou e soyeuse, puis descendant dans le buisson du bout des ongles, le peignant de ses doigts tendus. Le ventre était parcouru de petits tressautements bien visibles. « Ça chatouille ? — Quelque chose comme ça. — Comment ? — C’est bien. — Mais comment ? — Chut ! Tu poses trop de questions. Ça me fait du bien. — Tu parles ! Je pourrais rester tout le temps à faire ça. — Tu m’aimes bien ? demanda-t-elle avec un semblant de rire. — Ah ça ouais alors ! Pas qu’un peu ! — Je te crois sur parole, dit-elle en riant encore. — Je t’aime. — Je t’aime aussi. » Mais soudain son expression changea. « Tu m’aimes parce que je te… laisse faire ça ? Ou parce que je suis… euh ta mère ? »

Ça, pour une question piège… Il ré échit un moment. Elle paraissait vraiment triste. « Ben en fait, je t’aimerais de toute façon, parce que je t’aime, quoi. Tu sais bien. En n, t’es si jolie, si gentille, et tout ça. Mais, purée, qu’est-ce que j’adore toucher ton truc et faire des bisous à tes nénés ! T’es la plus jolie femme du monde. — Petit singe  ! s’exclama-t-elle en serrant sa tête sur sa poitrine. T’es un atteur de première, toi. — Non, c’est ce que je pense ! — Je sais bien. » Elle l’embrassa sur la bouche, un baiser fougueux, bref, humide. Ses poils étaient plus humides, plus collants, plus… quelque chose, plus épais. « J’ai juste peur qu’un jour tu me détestes à cause de ça. — Moi ? Jamais ! Jamais de la vie », jura-t-il. Mais comment pouvait-elle même imaginer ça ? Il l’embrassa sur les joues, puis les yeux, où deux larmes perlaient au coin des paupières. « Je t’aime plus que tout. » C’était la vérité. « Je t’aime aussi. J’espère seulement que quand tu seras grand et marié à une gentille lle, tu m’aimeras toujours. — Bien sûr que je t’aimerai, répéta-t-il avec conviction. — Serre-moi fort. — Pourquoi tu pleures ? » Elle le pressa brutalement contre elle  ; sa petite main était enfoncée loin dans son truc  ; elle se courba et creusa le dos, émettant de petits sons de plaisir et de surprise, faisant semblant de lutter doucement contre lui, ses cuisses cependant emprisonnant toujours ses doigts et les serrant encore plus fort. « Oh !… peut-être parce que je suis heureuse  », répondit-elle nalement d’une voix traînante, en s’étirant avec délice. Elle avait les poils humides et collants. « C’est idiot, dit-il. — Une femme, c’est idiot, mon chéri. »

Puis soudain, elle changea d’attitude et ôta résolument ses doigts d’entre ses jambes. « Allez, ça su t maintenant. » Elle lui tapota la main comme elle le ferait avec un petit animal domestique. Elle le serra à nouveau contre elle, puis : «  Allez, il est temps que tu te lèves et que t’ailles voir ce que fait Allen, pendant que je m’habille. Il est presque midi. On devrait avoir honte. Quels fainéants on fait. » Lui, il aurait pu rester là jusqu’à l’aube de l’an 2000. Rien n’aurait pu l’arracher à ce lit. Même si les deux meilleurs joueurs de base-ball de l’époque, Bullet Bob Feller et Joe DiMaggio, avaient été juste là, en train d’échanger des balles dans l’allée d’Oncle Willy, il n’aurait pas soulevé le rideau. Il savait qu’il y avait encore quelque chose à faire au lit, et il en concevait de l’irritation, de l’énervement et de la frustration. Pourtant, rester à tout jamais ici à fondre comme une motte de beurre sur ce drap, sa main sur le monticule chaud et boisé, ç’aurait été parfait. À quoi bon des muscles et des jambes quand on était à un point de confusion tel qu’il devenait impossible de séparer ce qu’on ressentait du bout des doigts de ce qu’on ressentait à l’intérieur, si bien que toucher, c’était être touché, et aimer, c’était plus réel que les promesses, l’espoir, l’envie et la peur, qui jusqu’à présent avaient été plus réels que tout ? Pauvre petit garçon ? Ouais. Et pourtant aucun petit garçon ne possédait davantage. Pouvait-il vraiment la baiser ? Cette idée lui t tourner la tête. Il t un vœu en cet instant  : même si sa vie devait en dépendre, il ferait tout, mais vraiment tout, pour y parvenir.

VINGT-SEPT

Un après-midi, Doc ramena Bill à la maison dans un pick-up du chantier. Bill, le teint cireux, était trop faible pour tenir debout. « Il a pris une grosse décharge », expliqua Doc. Soutenu par Allen et Jack, Bill alla s’étendre sur le lit double dans le salon d’Oncle Willy, pour être près de Doc en prévision de la nuit. Jack portait la gamelle de Bill  : il n’avait strictement rien touché. Bill tremblait de tous ses membres. Il t un piteux sourire au garçonnet. « Ah, quelle putain de secousse, ston, dit-il. J’ai l’impression d’être une ampoule grillée. » Ses mains tremblaient tellement qu’il ne pouvait même pas tenir le petit verre de médicament incolore que Doc lui avait versé. Ça avait une odeur d’alcool camphré. Alors Doc, lui tenant la nuque comme à un bébé, versa lui-même le contenu entre les lèvres blanchies. «  Ooooooh… Nom de Dieu  ! C’est dégueulasse, ce truc…  », gémit Bill avant de retomber sur le lit pour s’y recroqueviller en position fœtale. Ses jambes maigres, presque glabres, semblaient si faibles et vulnérables. Son slip gris, tout détendu, bâillait sur son cul osseux. Son gros testicule solitaire était réduit à une noix molle et violette coincée entre ses cuisses tremblantes. Doc le recouvrit d’un drap et d’une couverture. Wilma accourut depuis la cabane. «  C’est un connard de bouseux, un conducteur de grue, qu’a déposé une plaque de métal en plein sur le l d’un soudeur à l’arc juste là où que j’travaillais. J’ai été projeté à l’autre bout du

bateau. Y disent que j’avais les cheveux à la verticale. Plus jamais j’avalerai une goutte d’alcool. — Oh, Bill, mon chou…  », roucoula-t-elle. Si seulement ça pouvait être vrai. Jack voyait très distinctement l’espoir qui se formait dans les yeux de sa mère. Elle remonta les couvertures jusque sous le menton tremblant de Bill et voulut caresser son front ruisselant de sueur. Mais il rentra la tête dans les épaules, refusant son contact. «  Ça ressemble juste à une crise de delirium tremens, lança sèchement Oncle Willy depuis le seuil de la porte. — Ben voyons, c’est bien une ré exion de bouseux, ça, balbutia Bill, au plus mal. Doc, vous pouvez pas me donner quelque chose pour dormir ? — Je peux vous endormir, oui, ça vous reposera, si toutefois vous me faites con ance. — Mon frère Ned, il a fait des crises de delirium, ça ressemblait exactement à ça, insista Oncle Willy. — Il fait pas de delirium, et il en a jamais fait  », intervint Wilma, exaspérée. Jamais on ne laissait à un repris de justice le béné ce du doute. Doc, quant à lui, ne laissa rien transparaître. Même si l’histoire d’électrocution de Bill était un bobard, il était tenu au secret médical. Il s’assit sur le lit près de Bill, lui prit la tête entre ses mains, vers l’arrière des mâchoires, près des oreilles. « Relaxez-vous », murmura-t-il. Puis il serra très fort, très fort. Ou est-ce qu’il pinçait, plutôt ? Di cile à dire. « Relaxez-vous. Endormez-vous. » Sous la pression, Bill creusa les reins, puis retomba, détendu. « Comptez à rebours à partir de vingt », ordonna Doc. Jack compta intérieurement, en même temps que Bill et Doc. «  Vingt, dix-neuf, dix-huit, dix-sept…  » Le visage de Bill passa du gris au rouge vif. On vit gon er à se rompre les veines de ses tempes et de son front. «  Dix, neuf, huit, sept…  » La voix était

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p très faible, comme étranglée. Puis il poussa un râle  : « Argghh… », comme les gens qui meurent dans les lms, et son corps devint tout asque. Bientôt, il se mit à ron er tel un homme qui se noie dans sa propre gorge. «  Bon, il devrait dormir jusqu’à la nuit maintenant, expliqua Doc. Je serai de retour à ce moment-là. Il se pourrait qu’il soit agité. Essayez juste de le faire rester au lit, il n’y a pas grandchose de plus à faire. — Il va s’en tirer ? demanda Wilma. — Oh oui, bien sûr. Mais il faudrait vraiment le persuader de ne pas boire autant. — J’essaie », répondit-elle, découragée. Un jeune homme très sérieux, ce Doc. Il était interne. Avant de repartir au chantier au volant du pick-up, il passa dire bonjour à sa ancée, à l’arrière de la grande maison. Elle lui versa une limonade. Ils ne rent que se regarder, debout dans la cuisine, avec une espèce de sourire forcé. Il l’appela « chérie » en prenant congé, mais s’abstint de tout baiser ou autre geste d’a ection pour ne pas que le couple se fasse moquer par Allen et Jack. Bill parut être tourmenté de cauchemars. Il remuait dans le lit, agitant ses bras, donnant de violents coups de poing dans le vide, grommelant des choses incompréhensibles. Parfois, il hurlait en s’enveloppant la tête de ses bras, geignant comme un chiot battu. « Non ! S’il vous plaît ! Me faites pas ça ! Me faites pas ça  ! Me faites pas ça  !  », l’entendit dire très distinctement le garçonnet. «  Ça va, Bill. Ça va aller, mon chéri  », lui murmurait Wilma pour tenter de le rassurer. Le traversin était jaune là où il n’était pas taché de sa sueur. Jack voyait la toile rayée du matelas à travers le drap sous son corps, tant il était trempé. Quand Wilma essaya de lui essuyer le front à l’aide d’un linge humide, il lui écarta violemment la main. «  Mon chéri, c’est moi, Wilma, ta femme. Je veux juste t’aider. »

Dans un gémissement continu, pathétique, il tentait de se réfugier sous le traversin. «  Allez, les enfants, ne restez pas là, intervint Oncle Willy. Allez, alleeeez, sorteeez dehors. » Il resta dans la chambre à l’observer du coin de l’œil tout l’après-midi. Jack essaya le casque de chantier argenté de Bill. Il était si large qu’il dansait sur son crâne comme s’il avait été coi é d’une marmite. Mais la coi e interne en cuir noirci était lisse et fraîche sur son front. Il s’assit sur les marches de la terrasse et se mit à fouiller dans la gamelle de Bill. Il n’y avait là-dedans qu’une petite pomme sauvage un peu véreuse qu’il aurait bien mangée. Le sandwich était à l’œuf frit-mortadelle, le tout forcément froid, sur du pain blanc. Mais avec beurre, sel et poivre plutôt que laitue et mayonnaise. Allen, lui, l’aurait mangé. Il aurait même mangé de la morve. Ledit Allen était en train de lancer, d’une pichenette, des noix de pécan sur le casque de Jack. Bong ! Bong ! À force, le petit se mit en rogne. « Arrête ça, Allen », menaça-t-il. Bong  ! Avec ce ricanement de hyène si typiquement mississippien. « T’as qu’à m’faire arrêter si qu’t’aimes pas ça. » Bong  ! Il avait ramassé une autre poignée de noix de pécan dans l’herbe, à moitié rongées par les écureuils. Bong ! Jack enleva le satané casque. Bing ! « Aïe ! » En plein sur la tête. Allen éclata de rire en reculant de quelques pas. «  Na-na-nère  ! Bill le Nordique, saoul comme une barrique  ! Bill le Nordique, saoul comme une barrique ! — Ferme ton clapet, Allen. — Il a la tremblote, la zigzaguette, y voit des marmottes, des p’tits hommes verts ! — Je rigole pas, Allen. » C’était juste de la jalousie parce que Jack avait le casque de Bill. Et puis ils n’étaient plus autant copains depuis que Jack ne

p p p p q J dormait plus avec lui, préférant passer la nuit sur un lit de camp sur la terrasse jusqu’au départ de Bill pour le chantier, aprèsquoi il pouvait aller se glisser dans les draps au côté de Wilma jusque vers dix heures, plutôt que de risquer de se faire pisser dessus par Allen, qui se comportait comme si ça n’était jamais arrivé. Ou comme si ça avait été quelqu’un d’autre, en fait. « Allen y pisse au lit ! Allen le pisseur ! » Ça, Jack avait solennellement promis, à sa mère et à Oncle Willy, que jamais il ne s’en servirait contre Allen. Mais là, Allen, il crachait sur Bill. Tchak ! Une nouvelle noix de pécan dans l’épaule. « Ta mère, c’est une pute ! — Enfoiré ! » Et Jack ramassa une poignée de noix à ses pieds. Il le poursuivit le long du jardin, Allen battant en retraite tout en criblant Jack de projectiles avec une précision diabolique. Jack chargea sans même sentir les impacts. Arrivé à un peu plus d’un mètre, il lui lança aussi fort que possible une poignée entière en plein visage. L’une d’elles l’atteignit même carrément entre ses yeux porcins. C’est celle-là qui le t voir rouge. Ils s’empoignèrent comme des chiens sauvages. Jack balança un grand coup de casque à bout de bras, qui résonna sur le crâne d’Allen. Ce dernier lui envoya un ramponneau bien rustique, en plein dans les dents. Jack sentit ses lèvres s’engourdir, et le goût du sang dans sa bouche. «  Hé  ! Les gars, nom de nom, vous arrêtez de suite, là-bas  ! hurla Oncle Willy, sorti sur le seuil de la porte. Vous croyez pas qu’on a assez d’ennuiiis pour aujourd’huiii dans cette maisooon ? — C’est lui qu’a commencé, dit Allen. — C’est pas vrai. Il arrêtait pas de m’balancer des noix ! — Y m’a traité d’enfoiré ! — Toi t’as traité ma mère de pute ! — Bon, si ça continue j’vais vous tanner les fesses à tous les deeeuuux, moi  ! Et je veux pas entendre des mots comme ça iciii !

— Ouais, mais p’pa, si y m’laisse pas tranquille, moi j’y passe à la poêle à marrons ! — Ah ouais ? Tout seul comme un grand ? — Ça su t ! rugit Oncle Willy en faisant un pas vers eux sur la terrasse. Toi, tu fais le tour et tu restes derrière la maison, histoire de te calmeeer », ordonna-t-il à Allen. Avant de disparaître à un angle, Allen t un doigt d’honneur à Jack, qui lui rendit la politesse. Une heure plus tard, Allen revint demander à Jack : « On joue aux rondelles ? » Jack avait l’impression d’avoir la bouche distendue comme celle d’une négresse à plateau. « Ok », répondit-il. Dans l’allée de terre nue, Allen avait creusé deux trous, à environ six mètres l’un de l’autre, plus ou moins de la taille d’une boîte de conserve de cinq cents grammes, mais deux fois moins profonds. Le jeu consistait à lancer chacun dix grosses rondelles d’acier de cinq centimètres à partir d’un des trous en direction de l’autre. Une rondelle dans la cible rapportait un point. C’était le jeu préféré d’Allen. Il était très rare que Jack arrive à le battre. Après la première partie d’échau ement, il proposa comme enjeu le droit de porter le casque de Bill. Au nal, c’est donc Allen qui le porta tout l’après-midi. Bill sommeilla d’un sommeil agité jusqu’à l’heure du dîner. Madame Best, désespérée, se disait que jamais elle ne pourrait redonner leur blancheur aux draps sur lesquels il était couché. Heureusement qu’il y avait l’alèse d’Allen, mais ça personne ne le dit tout haut. Bill se réveilla vers vingt et une heures, la bouche si sèche que c’est à peine s’il pouvait articuler. Mais ce n’est pas de l’eau qu’il réclama. «  Pas d’alcool  », ordonna Doc, qui lui versa une nouvelle double dose de paraldéhyde. Pendant un moment après l’avoir avalée, ce fut comme s’il était ivre, mais très vite, il retomba dans un sommeil toujours aussi agité.

Wilma resta à son chevet la nuit entière. Allen alla dormir ailleurs sur un lit de camp. Jack avait la cabane pour lui seul. Dans l’obscurité, il voyait la lumière allumée à la fenêtre du salon. Il était tard, mais il n’arrivait pas à dormir. Étreignant le traversin de sa mère, il faisait comme si c’était elle. Le coussin était imprégné de son parfum et de l’odeur de ses cheveux. Sa chemise de nuit était dessous. Il la déplia et en revêtit le traversin. Comme ça, il pouvait le caresser en se disant que c’était elle. Sous le haut de dentelles, il suça des tétés tout secs, pleins de plumes poussiéreuses. Lentement, il remonta le bas de la chemise de nuit et s’installa avec précaution entre ses jambes nues imaginaires. Il sortit sa queue de son slip et la fourra dans la grosse chatte aride, remplie de plumes. Il se mit à la baiser comme un forcené, s’imaginant en roi du plumard, la tête de lit cognant contre le mur de son fantasme. En la limant, il l’appelait Wilma, pas maman. Elle, elle adorait ça, en redemandait, murmurant  : «  Baise-moi, chéri… Baise-moi, Jacky…  » Il sentait son haleine chaude, le goût de son rouge à lèvres, sa bouche si douce et si humide sur sa joue, et il haletait, en route vers un orgasme qui n’arrivait jamais, et ce jusqu’à l’exhaustion totale, démente, qui ne laissa qu’un vide rempli de regrets lancinants. Tout cela était tellement honteux, arti ciel comme la chatte rêche du traversin qui avait rougi son gland presque jusqu’au sang. POURQUOI JE PEUX PAS SAVOIR ! protestait-il contre l’état des choses. C’était quoi, cette punition permanente, cruelle et implacable, à laquelle aucun enfant ne pouvait jamais échapper ? C’était pire que le froid, même si on ne se gelait pas. Pire que la faim, même si on se souvenait encore du goût de la nourriture. C’était su samment cruel pour qu’il en vienne à croire en Dieu. «  Ah, purée  ! Si seulement il pouvait mourir, Bill, se disait-il dans un murmure. Ça laisserait juste moi et maman. » Il n’avait rien contre son beau-père, même s’il était un peu dur, mais bon, quand même, s’il ne restait plus que sa mère et lui… Ouais, mais

q p q elle s’en retrouverait sûrement un autre. Mieux valait pro ter de ce qu’il avait, décida-t-il. Ok, il peut vivre, Bill. C’était horrible, d’être trop jeune pour pouvoir jouir. Qu’il aille se faire foutre, ce Dieu de l’Église de Jésus-Christ qui a eu l’idée de créer un tel monde d’inassouvissement, se dit-il, plein de rancœur. « Minou ! Minou ! Minou ! murmura-t-il comme pour appeler un chat. Tu penses qu’à la chatte, petit ! s’avoua-t-il. J’en veux ! J’en veux ! Il faut que j’le fasse ! Faut que j’me tape ma mère, bon Dieu ! Que j’la baise bien… un jour. » Faites qu’elle vienne avec moi. Il s’endormit à force d’attendre, sous l’ampoule nue encore allumée au centre de la pièce. Quand il se réveilla, il avait mal au crâne et était tout collant de sueur. Qu’était-il arrivé ? Qu’est-ce qu’il avait raté ? «  Fiston  ? C’est quoi, ça…  », demanda-t-elle. Elle était debout près du lit, xant le traversin revêtu de sa chemise de nuit. Elle n’avait pas l’air en colère, non, seulement triste. «  Ah, ben… je me sentais seul, c’est tout, marmonna-t-il. J’ai fait comme si c’était toi, quoi. » Elle se laissa tomber sur le lit avec un étrange petit cri étou é et le prit dans ses bras. «  Pauvre bébé, mon pauvre, pauvre chéri. Si seul, si longtemps. » Elle avait l’air épuisée. Elle avait des cernes sombres autour des yeux, le visage bou . Bon, ça ne se présentait pas si mal, alors. « Je suis pas un bébé, lui rappela-t-il. — Oui, oui, je sais, mon chéri. T’es un homme, un vrai. Je t’aime tant. » Elle avait eu peur que quelque chose cloche chez lui. Il pouvait lire ce doute dans ses yeux et ça l’e raya. « T’es fatiguée, hein ? — Oui. Très. J’ai pas fermé l’œil de la nuit, tellement il était agité, Bill. Allez, tu les et tu me laisses faire un petit somme, maintenant, ajouta-t-elle en commençant à défaire son corsage.

— Moi aussi, j’ai envie de dormir un peu plus. J’me suis endormi très tard. J’ai vachement mal à la tête. — Non non, pas question. Il faut vraiment que je me repose, tu sais. Va prendre deux aspirines. » Il y en avait toujours un grand acon à côté de ses a aires de toilette sur la commode. En milieu de matinée, Bill se réveilla et réclama à boire. « Pas d’alcool, ordre de Doc, lui rappela Oncle Willy. Prends un peu de lait, du pain grillé. Remplis-toi l’estomac. » Ah, ça oui, se remplir l’estomac, Bill était pour, tout de suite, là, au lit, et il n’en aurait pas renversé une goutte. «  Mais bon Dieu  ! Vous pensez que je suis en quoi  ? En chocolat  ? Merde, je me fais quasiment tuer, et tout c’qu’on me sert ici, c’est des conneries prohibitionnistes ! — Si tu veux boire un coup, c’est pas moi qui t’le servirai. Demande à quelqu’un d’autre, grommela Oncle Willy. — Ok. Ok ! Elle est où, Wilma ? — Elle dort, lui dit le garçonnet. — Elle t’a veillé quasiment toute la nuit, ajouta Oncle Willy. — Va la chercher, Jacky, tu veux ? Faut que je sorte d’ici. » Elle arriva au petit trot. « Qu’est-ce qui se passe ? — J’peux pas rester ici. Faut que j’me lève, y’a un type que j’dois aller voir. — Non, t’as personne à aller voir. Doc a bien dit qu’y fallait que tu restes là jusqu’à c’qu’y te voie ce soir. — Ah merde, tu vas pas t’y mettre aussi ! Bon, j’me lève. » Il faillit bien tomber. Il se prit la tête à deux mains. Même ses bras musclés comme ceux d’un gymnaste avaient l’air faible. Il semblait avoir fondu. Il avait le ventre si creusé que son slip crasseux lui pendait tristement sur les hanches. « Tiens, ston, aide-moi à mettre mon froc. » Wilma le soutint pendant que Jack soulevait l’un après l’autre les pieds craquelés pour les loger dans les jambes du pantalon, qu’il lui remonta jusqu’à la taille. Les mains de Bill tremblaient si violemment qu’il n’arrivait pas à le boutonner. C’est Jack qui

q p J q s’occupa de la braguette et ferma la ceinture, au grand désarroi de l’homme. Il en la ses chaussures défoncées  ; celles qu’il mettait pour le travail étaient ce qu’il avait de mieux. « Dis-donc, t’as transpiré de la bonne bibine, remarqua Oncle Willy en se penchant sur les draps. Tu les fais tremper dans de l’eau fraîche et t’en as bien assez pour rester bourré un mois entier ! — Gros malin, va, rétorqua Bill, s’appuyant sur Wilma et Jack comme sur des béquilles. Ça, c’est un type qu’a bourlingué. Ça se voit à son trou du cul. — Bill ! », s’écria Wilma. Oncle Willy eut un ricanement méprisant. Il n’avait pas besoin d’une femme et d’un enfant pour le porter, lui. «  Tu sais bien que je suis toujours avec toi, mon amour…  », commença-t-elle en tendant la main vers lui en un geste tendre et consolateur. Mais il lui écarta la main brutalement. « Bas les pattes ! T’es pas mieux que ces gens. Bordel de merde, t’es rien d’autre qu’une bouseuse, et jamais tu seras aut’ chose. T’es jamais là quand j’ai vraiment besoin d’toi. Tu racontes que des conneries. Putain, je sais pas c’que je fais à te traîner, toi et ton morveux ! — T’as pas à nous traîner ! explosa Jack. On a pas besoin d’toi ! — Écoute-moi ça  ! Et qui c’est qui t’a sonné, petit con  ? Si ça tenait qu’à moi, j’t’écraserais comme une mouche, mais ça, ça briserait le cœur à ta môman ! — Sors, Jacky, ordonna-t-elle. C’est pas tes a aires. — Ouais, c’est ça. Reviens plus tard, comme ça tu peux aller au dodo avec ta môman, et elle peut t’faire téter-lolo et te dire que t’es vraiment un grand garçon ! — Bill ! » Jack sentit son visage en feu. Est-ce qu’il savait  ? Comment il savait ? Jamais il n’aurait pensé que Bill était au courant. C’est sa mère qui lui disait ? Soudain, il se mit à les haïr tous les deux. « Bon, tu vas me le chercher, ou pas ? demanda Bill à nouveau.

— Écoute, Bill, non, je ne veux pas. Ça peut te faire vraiment du mal. Et de toute façon, j’ai pas d’argent. — Y’en a dans mon pantalon. » À contrecœur, elle se mit à fouiller dans ses poches. « Y’a que de la petite monnaie. Quarante-deux cents. » Elle avait l’air soulagée. Il n’y avait pas assez pour son tordboyaux habituel. Jusqu’à présent, il n’était pas encore assez au fond pour biberonner du pinard bas de gamme. « Y’en a encore ici. — Mais non, tu vois bien ! — Alors y’a quelqu’un qui l’a pris. Mais toi, t’as toujours une p’tite cagnotte planquée, j’te connais. Allez, me raconte pas d’histoires. — J’te raconte pas d’histoires ! BILL ! ARRÊTE ! Tu me fais mal ! Tu me fais mal au poignet ! — Espèce de salope ! » Il la gi a. Jack l’entendit. Mais il s’en moquait. Qu’il la tue, après tout. Elle se chait bien de lui. Alors maintenant, ça lui était égal. Qu’ils aillent se faire foutre, tous les deux ! pensait-il. « Tu peux les trouver, reprit-il, sûr de lui. T’as qu’à demander à Oncle Willy. Y te lerait n’importe quoi juste pour un petit sourire. — Je ne veux pas faire ça, Bill. Me demande pas ça, s’il te plaît. À chaque fois que j’lui demande quelque chose, j’ai l’impression qu’y m’déshabille des yeux. — Tu veux pas faire ci. Trop honnête pour faire ça, l’imita-t-il. Moi, je peux crever pour toi, mais toi, tu peux rien faire pour moi. Alors que moi j’ai juste besoin d’un p’tit verre. Tu m’traites comme un gosse. — Oh, Bill, j’ai tout fait pour toi, tout c’qu’une femme peut faire, tu sais que c’est la vérité. Pour toi, j’ai fait des choses qu’y’en a pas beaucoup qu’auraient fait. Tu vois parfaitement c’que je veux dire. — Bon, écoute, y’avait personne qui te menaçait avec un ingue pour ça. Tu m’racontes pas ce genre de conneries. T’avais rien d’une oie blanche, hein ?

— Non, moi j’suis juste la conne qui t’aime. Et toi, t’es trop aveugle pour le voir. — Arrête un peu, agis comme une grande lle ! — C’est juste que je veux pas que tu te fasses du mal. — Hé, t-il, soudain enjôleur. T’as déjà vu des fois où je savais pas ce que j’faisais ? — Non. — Évidemment  ! Tout le monde me croit dingue. Mais moi j’suis dingue comme un renard. Va lui d’mander. — Bon, d’accord. Mais je parie qu’il dira non. » Elle avait raison. Oncle Willy ayant refusé de lui prêter un ou deux dollars, elle revint à la cabane d’un pas lourd. Sans gaine, son postérieur tremblotait quand elle traversa la cour sous les yeux d’Oncle Willy, debout sur la terrasse, main gauche enfoncée dans sa poche arrière sur son porte-monnaie, curedents au coin des lèvres. « Alors envoie Jacky voir Red. — Red, il est en train de peindre une enseigne. — Envoie le petit. Donne-lui un mot. » Jack partit à bicyclette. Red, debout en plein soleil, lut le mot, puis secoua tristement la tête. «  Je les ai pas. Vraiment pas. Mais va lui dire que j’lui ramènerai quelque chose dans une heure à peu près. » À grands coups de pédale, Jacky revint à la cabane pour répéter le message à Bill. « Y’a jamais personne pour faire les choses bien. Si tu l’fais pas toi-même, c’est macache et peau d’zob. On peut compter sur personne. Pas toi, pas Red, personne ! Soit tu l’fais toi-même, soit tu peux crever la gueule ouverte ! — Bill, c’est pas vrai. Tout le monde essaie de t’aider, protesta Wilma. — Personne essaie de m’aider. Tout c’qui les intéresse, c’est leur petite gueule. J’suis un poivrot. Un putain d’asocial. J’ai besoin d’un coup à boire. Tu vas m’en chercher ou tu dégages, merde ! C’est la seule façon de m’aider. — J’ai essayé.

J y — Essayé, mon cul ! — Si, j’ai essayé ! — Écoute, t’aurais pu le faire juter dans sa culotte, ce vieux connard, en lui demandant pour de bon un ou deux billets. Si t’avais vraiment essayé, tu les aurais eus ! — Bill, c’est pas juste ! — Tire-toi ! J’en ai marre de voir ta gueule. — Bill… — Casse-toi ! Tu t’en tapes, de moi ! Tout le monde s’en tape ! » Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre. Wilma et le petit, assis sur les marches de la terrasse, elle en haut, lui en bas, restèrent à monter la garde, les yeux xés sur la cabane. Bill gémissait comme un homme qu’on torture. Il hurlait des jurons. On entendit un bruit de verre fracassé contre le mur. On aurait dit un animal sauvage qu’on venait juste de mettre en cage. Il balançait tous les objets à l’intérieur. Oncle Willy sortit sur la terrasse, le regard tourné vers la petite cahute sur parpaings sous le grand hickory. «  Vaudrait mieux pour lui qu’y m’casse pas mes meubles  !  », grommelait-il. Meubles  ? Quels meubles  ? Un vieux lit défoncé et une commode déglinguée ? Cinq dollars, grand maximum. Et merde, la construction entière, mobilier compris, n’avait pas dû lui en coûter cent. « Moi, j’appellerais les ics, grinça-t-il. — Il va se calmer, répondit Wilma. — C’est pas pour lui que j’m’inquiète, c’est pour mes biens. » Doc aurait dû lui laisser du paraldéhyde, mais avait sans doute eu peur qu’il boive tout d’un seul coup. Et il n’y avait personne d’assez costaud pour l’en empêcher. Vers quinze heures, Red arriva en vitesse dans la cour. « J’ai fait aussi vite que j’ai pu. Il a fallu que je tape un ou deux types pour rassembler la somme. Il est comment ? — Là, ça fait un petit moment qu’il est calme. Mais j’ai peur d’entrer », répondit Wilma.

Ils approchèrent de la cabane comme si elle pouvait exploser à tout instant. «  Bill  ? appela doucement Wilma à travers la portemoustiquaire. — Ouais ?… dit-il, comme s’il avait du verre pilé plein la gorge. — Y’a Red qui est là. Il a quelque chose pour toi. — Red ? — Ouais, Bill ? — Ah, bon Dieu ! J’ai besoin d’un coup à boire ! — J’ai c’qui faut, camarade ! — Alors, qu’est-ce que t’attends pour entrer ? » Red poussa la porte. À l’intérieur, c’était un cataclysme. Il lui fallut marcher sur le matelas, que Bill avait arraché du sommier. Le rideau de la fenêtre pendouillait tel un drapeau blanc, entièrement plissé, encore sur sa tringle qui ne tenait que d’un côté. Bill était allongé sur le métal du sommier, vêtu seulement d’un slip. Il devait peser soixante kilos tout mouillé, et encore, il fallait compter deux kilos de braquemart. Du moins, c’est l’e et que ça faisait. «  Red, vieux frère, t’es un vrai gentleman  », croassa-t-il en tendant une main avide vers la asque enveloppée de kraft. C’est Red qui la décacheta pour lui et dévissa le bouchon. Il dut l’aider à la porter à ses lèvres, et dès lors Bill se mit à la téter comme un bébé a amé. «  Oh  ! Bon Dieu  ! J’en avais besoin  !  », soupira-t-il avant de retomber sur le sommier. Il revissa le bouchon de la asque et la serra sur son cœur. «  C’est le meilleur que j’aie pu trouver, s’excusa Red. Il a fallu que je gratte un peu pour l’avoir. Je sais que tu ferais la même chose pour moi. » Le peintre d’enseignes format jockey avait prononcé cette dernière phrase sur un ton solennel, la salopette blanche maculée de peinture roulée jusqu’aux genoux, sous laquelle on distinguait les pointes de ses minuscules bottes de cow-boy non moins tachées de gouttes perdues.

« Tu sais bien que je le ferais », con rma Bill, tandis que dans ses veines en ammées, l’alcool se répandait, apaisant, jusqu’aux orteils. Dans tout ce réseau où avait bouillonné la folie, c’était maintenant le baume de contrebande du Kentucky qui coulait… sacré mélange. Bill s’en reprit une longue rasade avant d’en o rir à Red. «  Juste une goutte, merci  », dit Red, histoire de se montrer sociable. Il ne voulait pas priver son compère de ce dont il avait tant besoin. Les vêtements de Wilma, Bill les avait arrachés de leurs cintres suspendus à la tringle dans l’angle, pour les disperser aux quatre coins de la pièce. Beaucoup étaient en lambeaux. Des morceaux de tissu pendaient des chevrons du plafond. Elle se mit à trier les bouts d’éto e comme une chi onnière. « Oh ! Mon chemisier neuf. Bill ! — Ta bouche, bébé  ! J’t’en achèterai un autre, moi. Toute une garde-robe, même. Te lerai cent billets, t’iras t’acheter ce qui t’fait plaisir. De toute façon, j’en avais marre d’avoir ces vieux trucs sous les yeux. — Si seulement t’avais pu m’les donner avant de tout déchiqueter. Tu vas sûrement en avoir encore plus marre de voir ce que je porte avant que je puisse en racheter d’autres  », grommela-t-elle, en inspectant les deux moitiés d’une tunique pour voir si elle était réparable, avant de la laisser retomber par terre : rien à faire. «  Bon, écoute, on va pas rester dans ce trou à rats, de toute façon. On va aller à Mobile, où je pourrai trouver un vrai boulot. Où y’a une vraie ville. — Mon parfum ! », s’exclama-t-elle. Elle retourna le acon vide tête en bas. Plus une goutte. Elle ne voyait pas où cela avait pu fuir. Est-ce qu’il l’avait bu  ? Est-ce que c’était ça qui l’avait calmé pendant qu’il attendait Red ? Jack lut dans ses pensées. Bill était joyeux, jovial à présent. Il allait pouvoir remettre les choses sur les rails. On le voyait visiblement impatient de repartir de

l’avant. Dès qu’il aurait ni cette bouteille et fait un petit somme, il serait frais et dispos. « J’vais mettre les bouchées doubles, rattraper le temps perdu, promit-il, avec un clin d’œil à Red et en levant la asque à la santé de Wilma. Tu sais, ça c’est la femme idéale pour n’importe quel bonhomme. » Red se retourna pour la regarder. Bill n’était pas rasé depuis deux jours. Le garçonnet constata avec e arement qu’il y avait du gris dans sa moustache. Et il lui sembla bien détecter, dans son haleine âcre et lourde de whisky, comme un soupçon de Soir de Paris.     Jamais Bill ne retourna au chantier naval. Le troisième jour après l’accident, il se leva, se rasa, dénicha une chemise et des chaussettes propres, et passa une bonne partie de sa journée à grenouiller dans les environs pour se dégoter une bouteille. Il rentra avec une asque de Calvert, le meilleur, et refusa toujours de dire à Wilma comment il avait pu se la procurer. Cette journée-là, elle l’avait passée à remettre la cabane dans un état à peu près vivable. À part les vêtements qu’elle portait, quelques chemisiers et sous-vêtements rangés dans un tiroir et quelques autres qui se trouvaient dans le sac à linge sale, toutes ses a aires étaient en pièces. Elle ra stola une jupe et deux ou trois autres choses qu’elle pourrait porter en vêtements de secours. Bill, quant à lui, ne possédait que deux tenues de travail, un pantalon de costume large en gabardine beige, deux ou trois chemises blanches et un chapeau mou en paille style Panama, au sommet bien pincé ; c’était un classique du Mississippi, sauf que Bill ne ressemblait en rien à un propriétaire foncier, avec ou sans chapeau. Jamais il ne portait de cravate. Ça le faisait, disaitil, penser à la potence. Ce soir-là, après dîner, Oncle Willy réclama à Bill les trois semaines de pension en retard.

« Oui oui, bien sûr ! Dès que je touche mon argent du chantier. Ça sera vendredi, je pense. En attendant, vous pouvez me prêter dix dollars et mettre ça sur mon compte ? Je connais un type à Mobile qui dit qu’y’a du boulot au chantier naval, là-bas. Y’a qu’à se présenter et demander. J’pensais y faire un saut demain matin. Si vous pouviez m’avancer ces dix billets jusqu’à vendredi… » Il parlait très vite. Et, à la surprise générale, le vieux verruqueux alla pêcher, de fort mauvaise grâce, le porte-monnaie bien gon é qu’il gardait toujours dans sa poche arrière soigneusement boutonnée, et tendit à Bill un billet de dix. «  Ça fait trente dollars que tu m’doiiis, lui rappela-t-il sur un ton sec comme un livre de comptes. — Oui m’sieur. Vous les récupérerez jusqu’au dernier penny, et avec intérêt. » Bill secouait la tête avec conviction, mais il ne pouvait cesser de lorgner le gros porte-monnaie noir du vieux grigou. «  Je m’en fous, des intérêts. Tout c’que j’veux, c’est récupérer mon pognon. » Jamais auparavant il n’avait parlé à Bill aussi sèchement. « Mais vous le récupérerez. Vous avez ma parole », répondit Bill en levant les deux mains comme s’il prêtait serment. Oncle Willy se contenta d’un grognement. Alors qu’ils s’éloignaient, Jack entendit sa femme lui demander dans la cuisine : « Tu lui as encore prêté de l’argent ? — Laisse-moi m’occuper de mes a aires. — Y’a des fois, je m’demande c’que t’as dans la tête. » Bill partit le lendemain matin avec un panier-repas. Il allait faire du stop, leur dit-il. Quand il sortit de la cour de son pas décidé, il avait une veste de sport bicolore, beige et marron, qu’il tenait sur son épaule. Dans la poche intérieure, une asque de Calvert Special achetée avec le billet de dix d’Oncle Willy. Le reste se trouvait dans sa poche de pantalon, moins cinquante cents qu’il avait laissés à Wilma pour ses dépenses personnelles.

q p p p Ce soir-là, Jack passa presque une heure à remonter tout doucement la chemise de nuit au-dessus de ses fesses. Puis, pris de vertige devant la perspective de la nuit entière qu’il avait devant lui, il tenta d’introduire sa petite zézette bien raide dans la tou e de poils sombres qui dépassait du creux de ses cuisses. Au premier contact, elle t un bond de cabri, tira vers le bas d’un coup sec et sans appel son habit, qu’elle se fourra entre les jambes a n d’empêcher tout nouvel assaut pendant son sommeil. « Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, inquiet. — Plus question de ça, répondit-elle très fermement. — Pourquoi ? balbutia-t-il, le cœur brisé. T’avais dit… — Non  ! Je faisais juste semblant… pour voir ce que t’allais faire. » Fallait-il la croire ? « Mais… mais… — Y’a pas de mais. C’est comme ça et c’est tout. » Il avait envie de mourir. « Tu pleures ? — Ouaiis, un peu, admit-il. — Eh bien, tu arrêtes. Ça n’a pas de sens. Un garçon, ça peut pas faire ça avec sa mère. C’est pas normal. C’est illégal. C’est comme ça, c’est tout. Il faut que tu t’enlèves ça de la tête. — Mais c’est pas dans ma tête ! », tenta-t-il d’expliquer. Elle éclata de rire et roula vers lui. Elle le prit maternellement dans ses bras. «  Bon allez, sois sage, maintenant. Il faut que tu m’aimes comme une mère, pas comme une petite amie. Je suis la femme de Bill. Et je suis ta maman. Toi, je t’aime, mais pas de la même façon que j’aime Bill. C’est di érent, et ça doit rester di érent. Tu comprends, ça ? — Ouaiiis… admit-il à contrecœur. — Petit singe, va ! » Elle le serra fort dans ses bras, mais en rentrant soigneusement le ventre a n d’éviter le moindre contact. « Allez, un bisou et tu t’endors, maintenant. »

Et elle lui donna un petit baiser du bout des lèvres, avec une petite tape qui signi ait : « Sois sage. » Dès qu’il entendit à sa respiration qu’elle était endormie, il recommença à remonter la chemise de nuit, doucement, centimètre par centimètre. Elle était davantage sur le dos que sur le anc. Quand le rebord du vêtement e eura sa toison, elle agita violemment bras et jambes, et s’assit toute droite dans le lit. «  Bon  ! Ça su t  ! Si tu te pousses pas et si tu me laisses pas tranquille, tu vas dormir dans la maison ! Jack, je suis sérieuse ! Je pense que je vais avoir mes règles et j’aime pas du tout qu’on me tripote ! » Honteux, il se glissa jusqu’à l’autre bout du lit et nit par s’endormir. Pourtant, au réveil le lendemain, il était contre son postérieur dénudé, un bras passé autour de sa taille, et la main enveloppant son sein gauche. C’est la sueur qui roulait sur leurs corps agglutinés, dans la fournaise de la cabane, qui les avait réveillés. Ni l’un ni l’autre ne se sentait reposé. Tous deux dirent qu’ils avaient la migraine. « Qu’est-ce que j’aimerais qu’on s’en aille d’ici. J’espère que Bill va trouver quelque chose. » Elle s’étira en bâillant, debout au bord du lit. « Il est seulement dix heures du matin ? » Elle décolla la chemise de nuit qui adhérait à sa peau et l’agita pour se rafraîchir un peu. Elle passa ses sous-vêtements pardessous et sa combinaison par-dessus, avant de l’enlever devant Jack. La deuxième nuit où Bill resta absent, ce fut la même histoire : elle ne le laissa pas poser un doigt sur elle, sauf aux endroits les plus convenables. Elle anquait alors sa main sur la sienne pour l’y maintenir, en l’avertissant : « Allez, Jack. Sois sage maintenant. Je ne veux pas me fâcher. » Rien de ce qu’il pouvait faire n’entamait sa volonté. Tu parles d’une chance. C’était le deuxième jour où ils rataient le petit déjeuner. Bon, au moins, elle se reposait.

p « Je peux avoir cinq cents ? lui demanda-t-il, enjôleur. — Je les ai pas. — Mais il t’a laissé des sous, Bill. — Cinquante cents ! J’en ai besoin. — Mais Oncle Willy, il t’en donnera, lui. — Ah, écoute, ça va ! Ça su t avec Bill. — S’il te plaît. J’ai faim. — J’aime pas que tu manges trop de bonbons. — C’est pas des bonbons que j’veux. — Quoi alors ? — Une glace au chocolat. — Ah bon ? Ça change tout, alors, dit-elle en secouant la tête. J’en ai des choses à apprendre sur toi. » Mais elle lui donna la pièce. « Ben quoi, je grandis, s’exclama-t-il, tout joyeux. — Ah pour ça, oui, approuva-t-elle d’un ton sarcastique. Allez, ouste ! » À mi-chemin du retour, il s’aperçut qu’il avait un bâtonnet marqué GAGNANT. Il y en avait quelques-uns, mais c’était rare. Aussi retourna-t-il au pas de course au magasin pour échanger son bâtonnet contre une autre glace au chocolat gratuite. Dans le Mississippi, on ne savait jamais si une o re de ce genre n’allait pas être supprimée sans préavis. Quand il arriva devant la maison en dégustant sa deuxième glace, il aperçut sa mère et Oncle Willy qui, à l’ombre de la grande maison, semblaient lancés dans une conversation animée. Quand elle voulut repartir, il la saisit par le bras, faisant glisser ses doigts pour lui prendre la main. « Tu faisais quoi ? parvint à articuler Jack, du chocolat plein la bouche. — Quoi  ? Ah, rien, il fallait juste que je règle quelque chose avec Oncle Willy. — Hmm hmm. Regarde, j’en ai eu un gratuit ! — Tu vas nir par te transformer en glace ! » Ça, ça lui aurait parfaitement convenu. Mieux valait un chocolat glacé qu’une mortadelle frite, après tout. Sa maman,

g q p elle croyait que les gens étaient ce qu’ils mangeaient. Cet après-midi-là, elle l’appela : « On va faire une promenade en voiture. — On voulait aller en vélo à la plage, moi et Allen. — Tu sais que j’aime pas que tu ailles là-bas seul. — Mais j’y vais pas seul, on y va avec Allen. — Moi, je veux que tu m’accompagnes. J’ai besoin de toi pour me surveiller. Tu veux bien faire ça pour moi ? » Il ne comprenait pas. «  Tu viens avec nous, et tout ce que j’te demande c’est de te taire, mais d’ouvrir grand tes yeux et tes oreilles. Je veux pas être seule avec Oncle Willy. D’accord ? — D’accord. » Il n’était toujours pas certain de ce qu’elle attendait de lui. Quand ils sortirent pour monter dans la voiture, Oncle Willy était déjà au volant, moteur en marche, comme s’ils allaient s’enfuir. «  Pourquoi qu’y vient, luii  ?  », s’étonna l’homme, d’un ton assez grincheux. Ah, s’il le prenait comme ça, Jack serait parfaitement heureux d’aller pédaler avec Allen. «  Il voulait absolument faire un tour de voiture aussi, pas moyen de le dissuader, mentit-elle. — Oh, si, m’est avis qu’y’a moyeen », déclara-t-il en regardant alentour, à la recherche de quelque chose pour soudoyer le garçonnet. Elle donna à Jack un discret petit coup de coude pour le rappeler à ses devoirs. « De toute façon, c’est une bonne chose qu’il vienne avec nous. Y’a votre femme qui regarde derrière la moustiquaire de la cuisine », t remarquer Wilma. Il inclina le dossier du siège passager pour que Jack puisse grimper à l’arrière. Wilma s’installa à l’avant. Oncle Willy démarra avant même qu’elle n’ait bien fermé sa portière. Il se pencha lourdement au-dessus d’elle pour la verrouiller. Jack ne voyait pas de Madame Best derrière la porte-moustiquaire. Et il

y p p q avait pourtant meilleure vue que sa mère. Oncle Willy était en sueur. Il ôta son chapeau de paille, s’épongea le front et balança le couvre-chef sur le siège à côté du garçonnet. «  C’est vrai qu’il fait bien chaud à cette époque de l’année  », sou a Wilma, en agitant sa jupe au-dessus de ses jambes nues pour faire courant d’air. Oncle Willy ne les quittait pas des yeux. Jack voyait ses yeux dans le rétroviseur. « Vous n’avez pas chaud ? demanda-t-elle en le regardant bien en face et en retroussant sa jupe très au-dessus des genoux. — Ça commence à monter, petite  », répondit-il d’une voix étranglée. Il allongea le bras pour caresser son genou gauche de sa main velue, celle où manquait le petit doigt. « Allons, allons, objecta-t-elle en lui tapotant la main. En fait, je voulais vous parler, c’est au sujet de ce qu’on vous doit. Je suis sûre qu’on pourrait s’arranger, par exemple si on pouvait vous envoyer la somme dès qu’on sera installés… » Elle changea de position sur son siège, une fois, puis à nouveau. Oncle Willy était incliné vers elle, presque tordu, main droite tendue. C’est tout juste s’il arrivait à garder un œil sur la route. «  Ah ça, je sais pas, bredouillait-il avec di culté. C’est pas… que je vous… fais pas… con ance… vous… vous… comprenez. C’est juste que… j’ai cette… euh… euh… politique… Ah, grand Dieu, bijou, tu me mets dans un état, j’ai l’impression d’être un adolescent. Tes jambes, là, c’est doux comme le miel ! » Fronçant les sourcils, elle indiqua le siège arrière d’un mouvement du menton. « Les murs ont des oreilles », le mit-elle en garde. Ouais, et des yeux aussi. Il était en train de lui toucher la chatte, non  ? Rien qu’à l’idée, les tympans de Jack se mirent à bourdonner. Elle était assise plus près du bord du siège que de la fenêtre. Elle posa la main sur la jambe de l’homme. Il roulait seulement à trente à l’heure environ… et en zigzaguant sur la route.

g g « On pourrait vous signer une reconnaissance de dettes. — Euh… vous… pourrez… euh… pourriez… me… signer… une… dette… — Pourquoi t’es assise aussi près  ?  », interrompit Jack en se penchant sur le siège passager. L’énorme paluche d’Oncle Willy avait empoigné un paquet de chair tout en haut de sa cuisse, à l’intérieur. Et sa menotte à elle lutinait la grosse jambe, la pointe des ongles titillant sur toute sa longueur la vieille cuisse déformée et pantelante, remontant jusqu’à quelques centimètres du service trois pièces sous les vastes replis de la bedaine. Il avait une chaîne en cuir tressé attachée à la ceinture, qui plongeait dans le gousset où se trouvait sa montre Ingersoll. Jack eut envie de le cogner. « C’est rien, expliqua-t-elle sans changer de ton. On fait juste ami-ami. Rassieds-toi bien et pro te de la balade. — J’vois vraiment pas pourquoi tu t’es sentie obligée de l’amener », bougonna Oncle Willy. Pour toute réponse, elle se rapprocha encore davantage. Bientôt, il quitta la route pour s’engager sur un chemin de terre qui descendait à travers des pinèdes, vers une clairière à l’abandon où une ancienne scierie rouillait sous son toit de tôle. Il essaya de l’embrasser, se penchant presque à l’horizontale, lèvres ridiculement tendues vers elle. Elle lui donna un minuscule baiser et se tourna vers l’arrière. Elle arrondit les lèvres comme pour embrasser Jack et lui t un clin d’œil pardessus l’épaule de l’homme. «  Hé, attendez une seconde  ! s’écria-t-elle. Si vous voulez que j’vous rende service, faut nous rendre service à nous. » Il l’écrasait de tout son poids contre la portière maintenant. De l’arrière, on ne voyait plus d’elle que le sommet de sa tête. « Oh, mon bijou ! », t-il, essou é. Elle se mit à rire. Soudain, il se redressa. «  Merde  ! T’aurais pas pu m’dire que t’étais indisposée  ? Me mettre dans des états pareils ! — Ah mais, j’ai rien promis, hein ?

j p — T’as rien promis avec des mots, mais… — J’ai rien promis, point. Je voulais juste vous demander, comme un service, de nous faire con ance pendant quelque temps, pour ce qu’on vous doit. Si vous êtes gentil avec nous, moi je serai gentille avec vous. — Quand ? — Quand vous aurez fait c’qu’y faut pour nous. — Et comment j’peux être sûr que tu tiendras parole ? — Il faudra me faire con ance. Vous croyez vraiment que j’essaierais de me payer votre tête ? — J’en sais rien, moi. Tu m’allumes comme ça, et maintenant y faut que j’me calme tout seeeul. Si au moins qu’t’aurais la décence de faire quéq’chooose ! — Décence ? Comment ça ? » Il lui prit la main et la fourra dans son bas-ventre. Elle la retira d’un geste brusque. Elle avait l’air furieuse tout d’un coup. « Devant lui ? s’étrangla-t-elle, comme si elle ne pouvait pas y croire. Ramenez-nous tout de suite à la maison, monsieur Best, sinon nous rentrerons à pied. » Il avait l’air d’un homme sûr de se faire voler, mais sans trop comprendre comment. «  Oh, faites pas cette tête-là  », ajouta-t-elle en lui faisant gentiment claquer la lèvre inférieure du bout du doigt. Il éloigna la tête d’un mouvement brusque. «  Je vous ai dit de nous ramener, ok  ?  », reprit-elle. Avant d’ajouter, sur le ton de la con dence : « Ça veut pas dire que je vous aime pas… » Jack était prêt à le tuer au moindre mot de sa mère. Elle était vraiment pas obligée d’être gentille avec lui. « Toi, tu te rassois ! », ordonna-t-il en repoussant durement le garçonnet au fond de son siège, alors que le véhicule repartait. Jack se redressa, le poing droit prêt à le cogner en plein sur cette excroissance hideuse près de l’oreille droite. L’homme freina brusquement, furibard, et se retourna comme s’il allait gi er l’enfant.

g « Tu veux me cogner, espèce de petit connard ! » Wilma se jeta entre eux. Ils rentrèrent en silence. Dès que la voiture se fut immobilisée dans l’allée, Wilma en sortit comme une furie, tirant Jacky par le bras et hurlant à ameuter tout le quartier. Hé, c’est quoi cette histoire, qu’est-ce qu’elle fabrique  ? Jacky regarda tour autour de lui. Il ne savait pas où se mettre au milieu de cet esclandre. Mais pourquoi elle se calmait pas  ? Qu’est-ce qu’elle foutait ? Oncle Willy ? Oui, bon, d’accord… mais y’a tout le monde qui arrive, là  ! Il eut envie de la tirer par la jupe et de lui dire de la fermer. « Nous, on vient vous demander de l’aide comme si vous étiez de notre famille, et vous, vous m’traitez comme une… une… ET DEVANT MON PROPRE FILS ! » Red et les lles étaient sortis sur la terrasse pour voir ce qui se passait. Allen pointait la tête à un angle de la maison. Puis la vieille dame apparut à la porte-moustiquaire, armée d’une grande cuillère en bois. « Attendez un peu que Bill apprenne ça ! », continuait Wilma, menaçante. La vieille dame sortit brusquement sur la terrasse. Elle ne montrait aucune crainte. Et on pouvait aussi voir qu’elle se voulait neutre, comme si c’était la patronne. «  Qu’est-ce qui se passe ici  ? demanda-t-elle d’un ton impérieux, cuillère appuyée sur la hanche. — Demandez à votre mari, répondit sèchement Wilma. — C’est à vous que j’demande, ma p’tite dame. Ensuite, je lui demanderai, à lui. » Elle avait des poils noirs et blancs au menton, certains de deux centimètres de long, qui faisaient l’e et d’une barbichette clairsemée. Jamais il ne tremblait, ce menton. « Non, c’est vraiment à lui qu’y faut demander. Moi, je vais pas rester ici dans cette cour à discuter de ça. Je ne dis plus un mot

jusqu’au retour de Bill, déclara Wilma, qui semblait craindre d’être seule contre tous. — Elle essaie juste de m’entourlouper, c’est tout », se défendit Oncle Willy. Mais on voyait bien qu’il ne se sentait pas tranquille. « Je veux savoir ce qui se passe, et de suite », répéta la vieille. Elle n’avait aucune con ance dans les Nordistes, mais pas davantage en son époux. «  Elle essaie juste de nous monter un bateau, insista Oncle Willy. — Sans blague  ? J’ai un témoin, moi, répliqua Wilma. Y’avait Jacky avec nous. Il a tout vu. » Le garçonnet prit alors une attitude plus en accord avec sa nouvelle importance. Mais quand même, il ne comprenait pas vraiment ce qui était censé l’outrager. Il avait envie de faire signe à Allen, mais il sentait de façon confuse que leur amitié venait de prendre n. C’était comme si tout ce qu’il avait fait, ici, dans le Mississippi, avait été écrit à la craie et qu’on avait soudainement passé un chi on sur tous les mots, toutes les scènes. Comme si des mois entiers de sa vie avaient d’un seul coup disparu. Jamais auparavant il ne s’était senti aussi coupé de la moindre racine. Il ne l’avait pas o ensée, Oncle Willy. C’était quand même pas parce qu’il l’avait tripotée qu’elle faisait tout ce foin, si ? Ben, elle l’avait un peu cherché… non ? « Mon cul, oui ! se récria Oncle Willy. — Eh bien, vous verrez demain, rétorqua Wilma, qui t sonner le vous pour inclure la famille Best dans son ensemble. Allez, viens, mon ls ! » Et, tournant les talons, elle se dirigea d’un pas martial vers la cabane. Son postérieur rebondissait, tchouk-tchouk, à chaque pas. Jack jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Personne n’avait bougé. On eût dit qu’ils étaient gés, comme allongés, diminués, et pourtant inchangés, inamovibles. Ils étaient plus proches, pensa-t-il, des vaches dans le champ à l’arrière que de lui-même.

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p q Après dîner, Red vint les voir dans la cabane. Wilma et Jack ne s’étaient pas présentés à table. « Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il. — Oh, tu t’en doutes bien, Red. Je lui ai juste demandé s’il accepterait qu’on lui envoie ce qu’on lui doit seulement une fois qu’on serait installés à Mobile. Si seulement il s’était contenté de me demander, mais non, il s’est jeté sur moi, il a commencé à me peloter. Il a même essayé de m’embrasser ! Y m’a forcée à me coucher sur le siège, il a mis la main sous ma robe. Si j’avais pas eu mes a aires, je sais pas c’qu’y m’aurait fait. Et mon ls qu’était là, à l’arrière, pendant tout ce temps  ! ajouta-t-elle en attirant à elle le garçonnet, qu’elle serra fort contre elle. Il a été si courageux, il a essayé de protéger sa maman. Il allait le cogner, pas vrai, mon ls ? » Enthousiaste, il t oui de la tête. Mais il savait bien que cette colère, cet état de choc, c’était bidon. En son for intérieur, elle était impavide. Et en attendant, lui, il avait faim. «  Maman, je peux avoir des sous pour m’acheter un hamburger, ou quelque chose ? — Mon cœur, je n’ai rien. Bill ne nous a rien laissé. — Mais j’ai faim. — Je sais. Mais tu vois bien qu’on peut pas aller à la cuisine maintenant, après ce qui est arrivé, hein ? — Mais je crève de faim ! — Red ? — Euh ? Ah ouais, bien sûr. Attends, je regarde. » Il se mit à fouiller dans une poche de son pantalon. Il en tira un billet d’un dollar chi onné et un peu de ferraille. Il tendit le billet à Wilma. « Ah non, je ne veux pas te ruiner, protesta-t-elle. — Prends-le. De toute façon, je l’aurais bu. Tiens, prends. » Elle envoya Jack au Rainbow Café, avec instruction de lui ramener un cheeseburger au pain complet et un milk-shake au chocolat. Lui prit un hamburger sur place, avec un Coca. La

viande avait un goût bizarre, comme s’il y avait du porc dedans. Elle était trop cuite et noircie, mais pourtant graisseuse. Heureusement que le temps s’était mis au frais, car Wilma tint absolument à fermer à clé la porte de la cahute cette nuit-là. Le rideau de la fenêtre était agité par une brise qui, dans leur Midwest natal, aurait été automnale et les força à dormir avec drap et couvre-lit. C’était comme si l’été s’était enfui si brusquement qu’il pourrait ne jamais revenir. Il y avait une forte tempête sur le golfe, disait Wilma. Jack fut réveillé par les voix de sa mère et de quelqu’un d’autre qui tenaient une conversation animée dans le noir. Bill était de retour. « Salut, on t’a réveillé ? », demanda-t-il d’un ton guilleret. Il était quatre heures du matin. Il sentait l’alcool. «  Ta daronne était en train de me raconter comment tu l’as défendue quand l’autre vieux dégueulasse lui a manqué de respect. J’suis vraiment er de toi, ston  ! Tiens, serre-m’en cinq ! Faut pas toucher à notre femme, hein, bonhomme ? — Ah ça non, répondit Jack en lui serrant la main. — Bon, au poil, alors ! renchérit-il en se frottant joyeusement les mains. — T’as trouvé un boulot ? demanda Jack, encore endormi. — C’est réglé. » Ce qui pouvait vouloir dire tout ou rien. Il roula sur lui-même pour se mettre contre le mur. « Rendors-toi, mon cœur », lui susurra sa mère. Ils continuèrent à chuchoter dans la pénombre. La lueur de la cigarette de Bill éclairait faiblement la pièce à chaque bou ée qu’il tirait, telle une énorme luciole. Jack se réveilla encore quand la rude main de Bill se glissa entre son derrière et celui de Wilma pour la tirer vers l’autre côté du lit. Il le sentit remonter sa chemise de nuit  ; très vite, comme si c’était sa propriété, et pas furtivement comme le faisait Jack. « Bill, j’suis vraiment indisposée. » On entendit le claquement d’un élastique sur sa peau nue.

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« Aïe ! » Ils étou èrent des éclats de rire. Ils s’étreignaient, se bécotaient, se tripotaient. « Ne réveille pas Jacky », murmura-t-elle. Bientôt, on n’entendit plus rien, à part les ron ements de Bill.     Avant de sortir de la cabane, Bill, accroupi devant Jack, le prit par les épaules en le regardant droit dans les yeux. «  Bon, petit, écoute-moi bien. Quand je ferai appel à toi, souviens-toi de dire ce que tu as vu. Comment il a essayé de la culbuter. D’accord ? — D’accord. » Derrière la maison, le tas de bois prenait l’allure d’un lieu d’embuscade, le grand chaudron en fer, posé à l’envers sur les pierres calcinées, celle d’une mine anti-Nordiste. L’innocent bananier près des marches de la terrasse, qui ne donnait que des bananes vertes rabougries, si amères qu’elles en étaient immangeables, devenait aux yeux de Jacky un symbole de cet endroit déglingué. Un endroit où régnaient le Klan et les adorateurs de serpents, où les renards, traqués par les chiens terriers, étaient tués à coups de bâton par des hommes en salopette et veste de chasse kaki. Bill monta et, une marche en retrait sur sa gauche, il le suivit. On entendit le grincement familier des planches de la terrasse sous leurs pieds. Jack ne voyait toujours pas très bien ce qu’on attendait de lui. Ils allaient s’expliquer avec Oncle Willy, mais il n’aurait pas su dire précisément sur quoi. Et pourtant, cette confrontation semblait être de la plus haute importance. Pourquoi donc ? Il y avait quelques jours à peine, le Mississippi était encore la réponse. C’était l’endroit où ils allaient repartir de zéro, aller de l’avant. Même s’il n’était pas d’ici, Jack se sentait autant membre de la tribu, dans cette pension de famille, qu’un chien errant. Ou bien se trompait-il  ? Qu’était-il vraiment aux yeux de ces gens  ? Ces questions l’assaillirent tandis qu’ils traversaient cette terrasse. Et s’il n’était rien ? L’idée, soudaine,

lui parut e rayante. Et pourtant, quelle importance maintenant ? «  Je veux parler à votre mari, dit Bill sèchement à la vieille dame après que Dulcie l’eut fait entrer dans la cuisine. — Allen, va chercher ton père  », dit-elle. Personne d’autre ne prononça un mot. Les femmes étaient pieds nus. Elles avaient les bras humides de la vaisselle du petit déjeuner. La nuit avait été fraîche, mais le soleil du matin tapait fort. La lourde vaisselle blanche était bien rangée sur la table et les lles allaient bientôt la couvrir de torchons jusqu’au dîner. «  Il paraît que tu veux m’parleeeer, dit Oncle Willy, dont la silhouette obstruait la porte. — Vous savez parfaitement de quoi que j’veux vous parler, bordel ! », répliqua Bill d’un air très dur, en le fusillant du regard, tendu, légèrement tourné sur sa gauche, épaule en avant. Jack t un vague sourire à Allen. Ils n’étaient pas fâchés, tous les deux. Mais Allen resta inexpressif. « Sortons dehors, proposa Oncle Willy. — Pas question ! C’que j’ai à dire, j’le dirai ici et tout d’suite. Le petit, ça vous préoccupait pas qu’y soit là quand vous avez grimpé sur Wilma. » Les lles sursautèrent. « Les enfants, dehors ! », ordonna Oncle Willy. Ils lèrent immédiatement. «  On dirait que tu veux en faire une histoire d’hommes, ironisa-t-il. — D’hommes ? explosa Bill. Espèce de gros sac à merde ! J’vais t’apprendre, moi. Des hommes comme moi, tu leur emmènes pas leur femme au fond des bois pour leur foutre la main dans la culotte juste parce qu’on traverse une mauvaise passe ! » Menaçant, il t un pas vers le gros bonhomme qui sursauta et se mit en garde, poings en avant dans une position aussi démodée que pitoyable. À ce jeu-là, Bill allait le tuer. Et puis Bill eut une meilleure idée. Le clic de son couteau à cran d’arrêt résonna comme la crécelle d’un serpent à sonnettes

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dans la cuisine chargée des vapeurs du matin. « J’appelle le shérif, prévint Madame Best, en se dirigeant vers le téléphone xé au mur. — Oui, oui, allez-y, faites ça, ironisa Bill. Je suis sûr qu’il va se régaler, le shérif, quand on va lui raconter c’que vot’ vieux sac, là, il essayait de faire à ma femme, hier dans les bois. — Et qu’est-ce que tu faisais donc ? demanda Madame Best, la main sur le combiné. — Ah ça, tu f’rais mieux de demander à Môssieur Bill. C’est lui qu’a combiné tout ça. Il est bien plus au courant que moi, se défendit Oncle Willy. — T’essaies pas de m’entortiller, vieux schnoque  ! hurla Bill. Sinon j’vais te saigner comme un goret ! — Tu m’fais pas peur, pas peur du tout  », proclama Oncle Willy, tout en reculant et en esquivant. Et soudain apparut dans sa grosse paluche son grand couteau Barlow à manche de bois. Le tenant dans la main droite, celle où manquait le petit doigt, il ouvrit la lame de la gauche. « Moi aussi, j’ai un couteau. » Bill était accroupi tel un chat prêt à bondir. Ils se déplaçaient lentement, décrivant une sorte de demi-cercle. Oncle Willy était lui aussi plus ou moins dans la même position, sumotori aux genoux arthritiques, mais paraissait à présent autrement plus redoutable avec ce bon vieux Barlow en main que tout à l’heure à aller à la castagne à mains nues. Jack aperçut la vieille juste à temps. « BILL, ATTENTION ! » Le hachoir à viande ne cassa que de la vaisselle, mais il était de taille à fendre Bill en deux sans problème. Jack sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Oncle Willy, en un mouvement plus rapide que tout ce que le garçonnet avait pu voir chez lui, saisit à deux mains le poignet de sa femme avant qu’elle n’ait pu asséner un nouveau coup. Quant à Bill, il battait en retraite. Et vite. Si vite qu’il faillit bien carrément marcher sur Jack. Et soudain son attitude changea du tout au tout. Comment comprendre ce type  ? Une minute avant, il était parti pour

p yp p p ouvrir le ventre d’Oncle Willy. Et maintenant, le voilà, parfait roublard qu’il était, les yeux baissés et la mine contrite. Du coup, Jack se demanda si sa fureur avait été réelle. Il devina en lui la même impavidité qu’il avait sentie chez sa mère. «  Bon, écoutez, je crois que j’ai perdu mon sang-froid, avoua Bill. Jamais de la vie je voudrais vous faire du mal, à aucun de vous. Quand même, madame Best me rappelle tellement ma propre mère, j’y ai dit cent fois… — J’aurais jamais eu un ls comme vous, l’interrompit-elle. Vous, vous êtes le diable. Je lui ai dit, à lui, le jour où vous êtes arrivé ici. “Cet homme-là, c’est le diable en personne.” Regardez un peu où on en est arrivés à cause de vous. — Je voulais pas vous faire des ennuis, m’dame. Croyez-moi. C’est juste que Wilma m’a raconté ça, euh… et le gamin l’a con rmé. Je savais plus qui croire. Oncle Willy aurait fait la même chose si y s’était agi d’vous. — Il aurait jamais eu à le faire. C’est ça, la di érence. » Mais elle avait posé le hachoir et lui avait délibérément tourné le dos pour ne plus avoir à le regarder en face. «  Bon, peut-être que Wilma était un peu énervée et qu’elle a imaginé bien plus que c’qui s’est vraiment passé », continua-t-il après avoir glissé le couteau dans sa poche arrière. Puis, sur le ton de la con dence : « C’était sa semaine. » Si benoîtement qu’il n’aurait pas dépareillé en croque-mort consolant la famille. Un caméléon  ! C’était exactement ça. Jack en avait eu un autrefois. Eh bien, Bill se transformait encore plus vite. Le garçonnet se sentit comme nauséeux, mais à présent, c’était contre Bill qu’il était en colère. «  Bon, alors p’têt bien que c’est pas du tout c’qu’elle pensait, nalement, poursuivit-il. Elle est tellement perturbée depuis qu’j’ai eu mon accident, tout ça. Et puis, merde ! s’exclama-t-il en faisant un pas vers Oncle Willy. On a toujours été amis, non ? On a toujours su se faire con ance. Moi, je suis prêt à reconnaître devant témoin, ici et maintenant, que je fais con ance à Oncle

q j Willy à cent pour cent dans cette histoire. S’il dit que rien ne s’est passé, alors Bill Wild dit que rien ne s’est passé. Et voilà ma main. » Oncle Willy se contenta de regarder sa main tendue. « On se serre la main pour marquer ça. — Ça quoi ? — La con ance. — Con ance  ? Je te ferais pas con ance même si tu m’disais que l’ciel est bleu ! — Quoi ? Espèce de… — Non, rien du tout  ! Je t’ai assez entendu jurer dans ma maison. J’en ai plus qu’assez d’un type qu’essaie de me rouler dans la farine comme un débile de bouseux. Tu te prends pour qui, à la n ? » Il tourna les talons et sortit de la pièce. « Bon, écoutez, j’ai trouvé un bon boulot à Mobile. Y faut qu’j’y sois lundi matin, plaida Bill. J’vous jure que j’vous enverrai ce que j’vous dois dès qu’on aura assez. » Oncle Willy revint armé d’un vieux fusil à pompe Winchester. « Venir sous mon toit jurer comme un charretier devant mes enfants, me menacer avec un couteau, m’accuser devant mon épouse de quelque chose que t’as combiné toi-même ! Et ensuite tu veux qu’on se serre la maiiiin ? Tu veux qu’on soit amiiis, et que j’te fasse con ance pour trois semaines et demie de pension, plus trente dollars que j’ai été assez naïf pour te prêter en pluuuus. Je te donne une heure pour trouver de quoi me rembourser et décamper, sinon j’appelle le shérif. — Hé, attendez  ! Vous savez très bien que je peux pas rassembler ça en une heure. Laissez-moi une chance. Vous pouvez pas savoir c’que c’est dur pour un repris de justice, oui, j’ai fait de la taule, je l’reconnais ! Je vous jure sur la tombe de ma mère que vous l’aurez, votre argent. Tenez, on va vous laisser toutes nos a aires. La montre de Wilma, c’est une Elgin, dixsept rubis. La bicyclette du gamin. Gardez son fer à repasser, son grille-pain. Elle s’en est presque pas servi, de ce grille-pain.

— Et qu’est-ce qu’on en ferait, de tout ce bazar  ?  », ironisa la vieille dame. Mais Oncle Willy ré échit un instant et répondit : « Ok, tu amènes tout ça ici et vous dégagez d’ici une heure. » Bill déboula en furie dans la cabane, lâchant un chapelet de jurons qui n’en nissait pas. «  Putain d’enfoiré de péquenot de merde  ! Y m’a braqué avec un fusil, ce ls de pute ! Y dit que si on n’est pas partis dans une heure, il appelle le shérif. — Tu m’avais dit que ça pouvait pas rater, protesta Wilma. — La ferme ! Donne-moi ta montre. — Pour quoi faire ? — Donne  !  », répéta-t-il en commençant à la lui arracher du bras. Elle ouvrit le fermoir et la lui tendit. « Je savais bien, quand tu me l’as donnée, que je pourrais pas la garder. — Putain de merde, t’es grande, non ? Et s’il avait joué son rôle, celui-là, ç’aurait pas loupé. Il est juste resté à sourire bêtement comme s’il allait à un pique-nique. — Qui ça ? Moi ? », demanda Jack. Bill désigna le garçonnet d’un mouvement de tête : «  Emmène-le, j’veux plus le voir. Jamais vu un Suédois aussi nouille, poursuivit-il en imitant un débile mental. Y faisait dans son froc, le vieux schnoque. Si seulement il avait réagi, lui ! Mais non, y m’a juste laissé tomber. » Jack avait plutôt le sentiment de lui avoir sauvé la vie, à Bill. « Bon, dit Wilma, j’vais tout préparer, alors. — Moi, je m’occupe de ça. » Et Bill se saisit de la grosse valise en carton de Jack. Il y balança son fer à repasser, le grille-pain, une partie des vêtements élimés suspendus sur la tringle dans l’angle de la pièce. « Ne prends que le strict nécessaire, lui ordonna-t-il. — Mon fer ! J’en ai besoin !

— Non. Non et non. Prends juste ton sac. Laisse tomber. Dès que j’aurai touché une paye, on fera venir tout le reste. » Il sortit en claquant la porte-moustiquaire. Il poussait la bicyclette de Jack vers la maison. Jack se précipita derrière lui. Wilma l’appela : « Jack ! Attends ! — Où ce que t’emmènes mon vélo ? — On va juste le laisser en dépôt chez Oncle Willy jusqu’à ce qu’on puisse le faire venir  », répondit Bill très gentiment, sans aucune trace de colère dans la voix. Allez donc le comprendre, ce type. « Y va s’en servir, Allen ? — Oh, ben non. Y vont juste nous le garder. De toute façon t’aurais pas pu l’emmener dans le bus, hein ? — Ben… non. — Tu vois bien. Allez, le-moi un coup de main. » C’est Jack qui amena la bicyclette jusqu’à la terrasse de derrière. Oncle Willy et Allen sortirent de la maison. Le père prit la montre de Wilma, l’examina, la porta à son oreille pour être bien certain qu’elle fonctionnait, puis la t disparaître dans sa poche. Il prit la valise et le manteau d’hiver de Wilma, avec son col en vraie fourrure. Quant à Allen, il descendit s’emparer de la bicyclette, qu’il hissa jusqu’en haut des marches. Il n’accorda pas même un regard à Jack. Mais dans ses yeux, il y avait comme des lumières de Noël. «  Vous laisserez pas Allen s’en servir, hein  ? demanda Jack à Oncle Willy, qui ne répondit pas. — Tais-toi, ston, intervint Bill. Ils vont en prendre soin.  » Puis, plus fort, à la cantonade  : «  C’est seulement jusqu’à c’que j’puisse vous envoyer c’qu’on vous doit ! » Oncle Willy avait tourné les talons. Arrivé à la porte, il pivota sur lui-même, fourra la main dans sa poche, en ressortit la montre, qu’il consulta, et laissa tomber : « Y vous reste environ quarante minutes. » Mains dans les poches et dos courbé, Bill s’en retourna à la cabane.

Wilma était en train de récupérer dans la commode ses sousvêtements et quelques autres a aires, les jetant à la volée dans un sac de voyage. « Allez, grouille-toi, grogna Bill. — Pourquoi on est si pressés ? — Je veux qu’on se tire d’ici de suite. Avant que je retourne làbas et que j’lui fasse un truc que j’pourrais regretter, à ce vieil enculé. J’ai vraiment pas besoin d’ça. Parce que là, du coup, je replongerais, et pour longtemps. — Je fais aussi vite que je peux. » Elle emballa ses cosmétiques dans une serviette de bain et rajouta un gant de toilette, ainsi que son réveil de voyage au couvercle cassé, mais qui fonctionnait bien. Elle se mit à chercher son petit poste de radio. «  Hé, pourquoi tu veux traîner ça avec toi dans le bus  ? demanda Bill comme s’il avait a aire à une simple d’esprit. — Ça veut dire que je la reverrai jamais non plus, alors. — Ah, bordel  ! dit-il en l’écartant d’un coup de hanche. Attends, je vais te montrer comment on fait les bagages, moi. » Et il se mit à fourrer de force ses a aires dans le petit sac. Quand il zippa la fermeture éclair, une manche de chemisier dépassait ; il la déchira d’un coup sec. « Voilà ! Ça, c’est du bagage. » Et il le balança en plein dans la poitrine de Jacky qui, pris par surprise, en eut le sou e coupé et faillit bien tomber à la renverse. « Y’a des fois où je te déteste ! si a-t-elle, les dents serrées. — Ouais ouais, et y’a des fois où tu m’adores. » Et il lui donna une claque sur les fesses qui la rendit furieuse. « Arrête ! — Faisons nos adieux à la riante Pascagoula, cité du soleil, des crevettes géantes et des enfoirés  », se moqua-t-il en s’inclinant bien bas. Mais ça ne l’amusa pas. Émergeant de ses appartements de carton, Red traversa la cour d’un pas mal assuré et vint leur dire au revoir.

«  Bon courage et bonne bourre, camarade  ! lui dit Bill, tout rieur. Remarque, p’têt bien que tu devrais venir avec nous, avant de nir comme ces gues, là, plein de mousse et de moisi ! — Bonne chance  ! Bonne chance à vous  !  », cria Red tandis qu’ils s’éloignaient. « C’est un brave petit gars, ce Red, dit Wilma. — J’ui pisse à la raie », commenta Bill laconiquement. Ils rent leurs adieux à Bill devant la gare routière. Ils avaient juste de quoi acheter un billet pour Wilma et le garçonnet. Bill, quant à lui, partirait en auto-stop. « On se voit à Mobile, dit-il. — À bientôt », répondit-elle. Ils ne s’embrassèrent pas. Il ne dit pas au revoir à Jacky. Ce dernier ne put s’empêcher de penser que s’il n’avait pas été là, Bill aurait pu partir en car. Elle portait son tailleur en gabardine beige et marron avec ses escarpins, sans bas. Jack, pour sa part, portait son unique bluejean et une chemise en chambray. À ses pieds, des chaussures noires usées et trop petites. Il avait grandi vraiment vite. Plus aucune des a aires qu’il avait en arrivant ne lui allait. Dans le Mississippi, un garçon avait juste besoin d’un jean et d’une chemise quand on l’appelait à table. Jack avait deux ou trois polos dans le sac et peut-être un pantalon de rechange. Sa mère portait sur le bras un manteau léger de demi-saison. Il faisait presque nuit quand le car arriva. Ils n’avaient rien mangé de la journée à part une barre chocolatée et un Dr Pepper. Elle refusa de lui acheter un sandwich pour le voyage. Il était plein de militaires, ce bus, et de marins, et de femmes parties rendre visite à leurs marins ou militaires de maris. Jamais Jack n’avait vu tant d’uniformes à la fois. Il y avait une atmosphère particulière, neuve et électrisante. Tout le monde parlait fort. Les femmes riaient. Les jeunes hommes riaient. C’était un vieux véhicule sans air conditionné. Les sièges n’étaient pas inclinables. Mais il y avait des petits strapontins dans l’allée centrale. Wilma et Jack durent s’y installer.

Et puis à Gulfport, une fournée de marins monta. Il y en avait désormais un debout entre chaque strapontin dans l’allée. « On dirait qu’il va tomber », dit la voix d’un jeune homme qui t sursauter Jack, alors que dé laient des poteaux téléphoniques sombres dans la nuit. Il était en train de s’endormir sur le strapontin et eut juste le temps de se rattraper avant de s’a aler. « Oui, le pauvre petit. Il a eu une rude journée, dit la voix de sa mère. — Attends, petit homme, reprit-il, tu devrais tenir pile-poil làdedans. » Et il souleva le garçonnet pour le déposer dans le compartiment à bagages au-dessus des sièges. « C’est permis ? se demanda-t-elle tout haut. — Vous croyez que le chau eur va venir jusque-là nous dire quelque chose ? répliqua le marin. — Oui, vous avez sans doute raison, dit-elle dans un petit rire. — Je m’appelle Chet, dit le marin. — Wilma, mais mes amis m’appellent Wilmette. — Jamais connu de Wilmette ! Ça tombe bien », conclut Chet. La vache, qu’est-ce que c’était chouette d’être au milieu de ces marins. Jack aurait bien voulu en faire partie. Il espérait vraiment que le pays entre en guerre et qu’elle dure toujours. Entre ça et être pauvre, le choix était vite fait, pour sûr. Il se réveilla en pleine nuit, grelottant de froid. Il y avait au plafond une bouche d’aération qui sou ait droit sur lui. Le car était bien moins plein à présent. Les strapontins étaient quasiment inoccupés. Et tout à coup, il fut pris de panique. Elle était descendue en l’oubliant ? Elle l’avait abandonné ? « Maman ! » Il avait hurlé dans sa tête. Sa gorge était si nouée par la terreur qu’il n’en sortit qu’une espèce de croassement. Audessous de lui, certains passagers sursautèrent. Ils n’avaient à l’évidence pas vu qu’il voyageait en première classe. « M’man ! — Oui, mon cœur, qu’est-ce qu’il y a  ?  », chuchota-t-elle. La voix venait de sous un manteau qui les recouvrait, le marin et

q elle, de l’autre côté de l’allée. Elle leva la tête de sur son épaule. Il retira le bras qui la tenait enlacée. Il se redressa et alluma une cigarette, silhouette noire se découpant sur la fenêtre. « Qu’est-ce qu’il y a ? répéta-t-elle à voix basse. — J’ai froid. » Elle lui prit les mains. « T’es glacé. Attends, je vais te couvrir avec ça. » Et elle le borda avec son manteau, qui sentait son parfum. « Rendors-toi », ajouta-t-elle en lui tapotant la tête. Il s’imagina sur un grand navire de guerre, dont la proue fendait des ots démontés, comme dans les actualités au cinéma. Dans une de ses lettres, sa grand-mère racontait que Wolford Coleman était revenu du service civil de Roosevelt pour s’engager dans les Marines en mentant sur son âge. Il n’avait que quinze ans. David Noonen avait fait pareil mais dans la Navy. À seize ans à peine, il servait sur des corvettes qui escortaient les navires anglais. Son bateau avait déjà été coulé une fois. Jack jeta un coup d’œil par-dessus le bord de sa couchette improvisée. Le marin était en train d’embrasser sa mère sur la bouche, lui faisant bouger la tête en un mouvement circulaire. Sa main gauche était passée sous son bras droit. Bon, tant que c’est un marin, se raisonna-t-il. Arrivés à Mobile, elle le t descendre du car en vitesse. « Je l’attendrai, ta lettre, Wilmette ! », cria le marin du fond du car. Elle lui décocha un sourire. Tenant le garçonnet par la main, elle lui t rapidement traverser la gare routière. C’est presque au pas de charge qu’ils passèrent deux rues après avoir tourné à l’angle, puis prirent à gauche jusqu’au carrefour suivant et à nouveau à droite. Jack commençait à avoir un point de côté. Il faisait plutôt frais à Mobile, le ciel était nuageux. Il avait froid. Ils entrèrent rapidement dans un petit boui-boui, spécialité chili, dont les fenêtres étaient couvertes de buée et où l’odeur d’épices t gargouiller son ventre. Et là, surprise  ! Voilà qu’elle lui demandait ce qu’il voulait manger.

g « Je peux avoir un bol de chili et un hamburger ? risqua-t-il. — Il est dix heures du matin, il vaudrait mieux que tu prennes des œufs au jambon ou quelque chose de plus sain, non ? » Dans un restau de chili ? Ça va pas, non ? En tout cas, elle commanda un bon petit déjeuner pour elle  : céréales, deux œufs sur le plat, toasts, gelée, jus de fruit et café. Quant à lui, il avait des croûtons épicés qui ottaient sur la graisse écarlate au sommet de son chili. C’était fantastique. Jamais il ne s’était senti aussi a amé. Le patron était un Grec. Pour le prix, leur chili était meilleur que celui des Mexicains. En plus, le Grec lui apporta un second petit bol de croûtons. Wilma s’essuya délicatement les lèvres à l’aide de sa serviette en papier grossier. Elle ouvrit son sac et sortit deux dollars d’un gros portefeuille noir orné d’une ancre dorée en relief. « C’est quoi, ça ? », s’étonna le garçonnet. Elle faillit bien lui coincer les doigts dans le porte-monnaie en le fermant d’un coup sec. « La curiosité est un vilain défaut », lui rappela-t-elle. Elle resta à traîner devant une deuxième tasse de café. Cela faisait environ une heure qu’ils étaient dans ce boui-boui. Puis ils retournèrent à la gare routière pour y retrouver Bill.

VINGT-HUIT

La femme et le garçonnet attendaient près du kiosque à journaux de la gare routière, elle, faisant semblant de lire un journal, lui, guettant l’arrivée de Bill. Lorsque ce dernier surgit derrière eux en catimini et prit Wilma par le coude, elle sentit ses genoux ageoler et le sang re uer d’un seul coup de son visage. « Ben qu’est-ce qu’y a ? s’étonna-t-il. — Me fais plus jamais ça ! Qu’est-ce que ça te ferait, à toi, si je te faisais pareil ? » Et elle prit dans son sac le portefeuille qu’elle avait dérobé au marin pour le glisser dans la poche gauche de son pantalon à lui. Il y mit la main, eut un large sourire et lui posa un baiser sur la bouche. « C’est bien, mon chou ! — Viens, on s’en va d’ici », répliqua-t-elle en jetant des regards autour d’elle, craignant que le marin ne se fût aperçu su samment vite de la chose pour redescendre en catastrophe de son bus. C’est le garçonnet qui, tout er qu’on lui fasse ainsi con ance, portait leur unique sac. Deux rues plus loin, Bill sortit discrètement le portefeuille pour en fouiller le contenu. « Seize dollars ? demanda-t-il, surpris. — Oui, on a pris un petit déjeuner », expliqua Wilma. Dans l’esprit de Bill, un voyageur se devait d’avoir bien plus que ça sur lui. D’accord, lui-même avait fait la route jusqu’à Mobile en auto-stop avec seulement de la ferraille en poche,

mais ça, culturellement, ça n’avait rien d’une règle. Sa pauvreté à lui était accidentelle et seulement temporaire  ; en revanche, que ce marin fût aussi fauché, c’était de l’obstination, de la stupidité, en bref c’était anti-américain. Se faire plumer sur la grand-route pour seulement seize dollars, ça avait quelque chose d’antipatriotique aux yeux de Bill. Et que Wilma n’ait pas été chue de choisir un meilleur pigeon, c’était tout aussi impardonnable. «  C’est toujours ça, quand même, plaida-t-elle, vexée que ses e orts ne soient pas mieux appréciés. C’est seize billets de plus que c’qu’on avait ! — T’es bien sûre que t’en as pas mis à gauche pour toi ? » Elle ne daigna même pas répondre. Bill marchait d’un pas rapide et décidé, comme un homme qui sait exactement où il va. Jacky avait du mal à suivre, même sa mère montrait des signes de fatigue. Il faisait froid à Mobile. Ce ne pouvait être que temporaire, se disait le garçonnet. Après tout, Mobile, c’était encore le Sud ensoleillé, non ? En attendant, il claquait des dents. Il n’avait même pas de maillot de corps sous sa chemise. « Serre les dents, petit », lui conseilla Bill. Toujours au pas de charge, il traversa une dernière rue avant d’arriver au euve. Ils se retrouvèrent dans une large avenue qui allait jusqu’aux docks, bordée de petites boutiques à demiabandonnées, parmi lesquelles on distinguait un café, et des bâtiments ressemblant à des entrepôts, aux entrées fermées par des planches. Le euve était su samment large et profond pour laisser passer des navires qui allaient jeter l’ancre le long des docks, juste à l’entrée de l’avenue. Sur l’autre rive, là-bas, on apercevait les monstrueuses grues métalliques en mouvement du chantier naval, oiseaux gigantesques construisant des nids de poutrelles et de plaques métalliques au bord du euve. On entendait au loin le tac-tac irrégulier mais constant des riveteuses et autres burineurs. La brume glacée était parfois percée, çà et là, de l’éclat incandescent du chalumeau d’un soudeur, comme autant d’étoiles dans un ciel nocturne.

De l’autre côté de l’avenue, jouxtant une épicerie miteuse qui faisait l’angle, où les marchandises s’entassaient n’importe comment jusqu’en haut de la vitrine, comme dans un dépotoir, on apercevait un escalier faiblement éclairé menant à l’étage, et surmonté d’une enseigne de verre peinte, éclairée par une unique ampoule :   STAR HOTEL Chambres à la journée, à la semaine, au mois   De l’autre côté de l’entrée se trouvait une infâme boutique de barbier, avec dans la vitrine une grande pyramide de bouteilles de rhum local autour de laquelle gisaient, pattes en l’air, sur du papier de boucherie fané, une armée de mouches mortes datant de l’été. Wilma suivit Bill qui s’était engou ré dans l’escalier branlant. Le garçonnet talonnait sa mère. Quand Bill eut pressé la sonnette d’une porte où était écrit DIRECTEUR, un homme en maillot de corps bien visible sous un cardigan gris tout troué émergea, un mégot de cigare aux lèvres. L’homme ne s’était pas rasé ce matin-là, peut-être même depuis deux jours. Dégageant son pantalon coincé entre ses grosses fesses, il attendit. « Combien ? s’enquit Bill. — Un dollar la journée, six la semaine, grogna-t-il comme si cela demandait un e ort surhumain. — Juste pour la nuit, décida Bill en lui donnant un billet de cinq. On restera peut-être plus longtemps. » L’homme poussa un nouveau grognement, s’empara du billet et rentra dans le local, refermant la porte derrière lui. Bientôt, il réapparut et tendit à Bill une clé passe-partout attachée par une celle à une étiquette crasseuse en papier à œillet métallique, sur laquelle se lisait le chi re 6 tracé au crayon. Il lui rendit

aussi quatre billets d’un dollar, si usés qu’ils étaient aussi mous que du tissu. «  T’as déjà vu des biftons aussi vieux  ? grinça-t-il en les montrant à Wilma. J’te parie qu’il en a plein son matelas, des comme ça. » Jack eut la vision d’un vrai matelas rembourré de dollars. Il y avait à l’étage huit chambres donnant sur une cour intérieure. La lumière du soleil avait beaucoup de mal à traverser la grande verrière qui la recouvrait, tant elle était opaque après des années de crasse et de entes de mouette accumulées. Une balustrade ornementale en fer forgé courait le long du balcon intérieur. «  Ça devait être un endroit très élégant, ici, dans le temps, observa Wilma. — Le meilleur boxon de la ville, à l’époque ! — Oh, Bill ! — J’ai dit à l’époque, c’est plus aussi chic maintenant ! » Là-dessous, dans la cour, c’étaient au moins cinq bennes de détritus et de bric-à-brac qui s’étaient amassées. Une chaudière rongée de rouille, des canapés lépreux et leurs fauteuils défoncés, une table à rallonge au plateau cassé, deux baignoires, des lavabos, un fourneau, des glacières. Dans le bassin rempli de terre d’une fontaine toute fêlée, une cuvette de W.-C. tachée de marron s’appuyait, de traviole, au genou d’une nymphe verseuse d’eau fendue en biais depuis la raie centrale de sa chevelure jusqu’au genou gauche. Souvent Jacky fantasmait  : il se voyait sculpter une superbe statue de marbre, parfaitement lisse, et lui inventer une sorte de cramouille en caoutchouc pour pouvoir la baiser en vrai. Et on pourrait même lui coller des poils, non ? se disait-il. Le garçonnet se mit à tomber amoureux de chaque statue qu’il croisait, qui s’animait dans ses rêves pour devenir son esclave consentante. Elles le remerciaient pour la moindre de ses cruautés, se sacri aient pour satisfaire chacune de ses tocades. Dans cette cour, on apercevait des matelas qui, d’en haut, avaient l’air de tranches de viande pourrie arrachée au anc de

p quelque mastodonte. L’un d’eux était traversé d’un trou calciné de la taille d’un seau. De tout ça montaient des relents de moisi, de décomposition, au-delà même de la puanteur. Des traînées de journaux jaunis, de vêtements abandonnés, de sacs d’ordures «  parachutés  », d’ordures sans sac, de boîtes de conserve, de couverts d’aluminium cassés, de bassines de faïence ébréchées, le tout gangrené de chancres de rouille en phase terminale autour de trous dans lesquels on pouvait passer les doigts  : c’était un inventaire à ciel ouvert des objets périssables de la vie qui s’empilaient, couche après couche, autour du bassin de cette pauvre nymphe, tant et si bien qu’il aurait fallu que quelqu’un enlève un objet volumineux pour que l’on puisse voir le carrelage bleu et blanc, autrefois éclatant, de la cour. Une fois l’obscurité tombée sur le monticule, rats et chats se disputaient le terrain. Le balcon n’était éclairé que par deux malheureuses ampoules de quarante watts. Dès le coucher du soleil, on voyait danser des fantômes putrides surgis de la masse noire en contrebas. Et Jack préférait encore pisser dans le lavabo que de risquer une sortie vers les chiottes au bout du corridor. La nuit venue, il faisait noir comme dans un four dans cette cour qui se mettait à s’animer de craquements, froissements, crépitements, parfois même une vraie détonation. Les hurlements des bagarres entre animaux faisaient souvent dresser les cheveux sur la tête. Les yeux phosphorescents d’un chat rôdant dans le noir su saient à vous faire sursauter de peur. Depuis le bout du corridor, près des gogues, on entendait constamment un bébé brailler de toutes ses forces. Si fort que Jack en avait de la peine. Une voix de jeune femme hurla, pardessus le vagissement inexorable : « LA FERME ! LA FERME ! LA FERME, MERDE ! S’IL TE PLAÎT, S’IL TE PLAÎT, ARRÊTE DE CRIER… mon bébé… » Mais le bébé n’arrêtait pas, ça continuait encore et encore, comme une sirène devenue folle. Dans leur grande chambre au haut plafond, il y avait une cheminée entre deux fenêtres donnant sur une prison de

p femmes. Les pierres de l’âtre étaient couvertes d’une suie si ancienne qu’on les aurait dites métalliques. Les carreaux des vitres n’avaient pas été nettoyés depuis une génération. La pièce était équipée d’un lit en fer, d’un lavabo, d’une petite table branlante, d’un porte-manteau, d’une armoire sans cintre, et d’une unique chaise peinte en bleu dont les quatre pieds ne touchaient pas le sol en même temps. La cheminée était le seul moyen de se chau er. Mais il n’y avait ni charbon ni seau. Pas davantage de bois ou de tisonnier. Bill sortit chercher du whisky et leur dîner  : hamburgers froids et café. Une fois le repas avalé, il ne faisait pas chaud dans la pièce. Bill emmena le garçonnet fureter dans les environs, à la recherche de quelque chose à brûler. Ils dénichèrent un cageot à pommes dans la ruelle et une pile de journaux dans une poubelle. Ils brûlèrent la cagette, et Bill montra à Jack comment faire du petit bois avec des boules de papier journal, et des bûches avec des rouleaux de journaux. Il n’y avait pas de couverture sur le lit. Quand il n’y eut plus de feu, Jack se mit à claquer des dents sous l’unique drap et le mince couvre-lit. Sa mère nit par lui dire : « Mais pour l’amour du ciel, tiens-toi tranquille ! » Bill, quant à lui, avait Wilma et sa asque pour se tenir chaud. Jack n’avait droit qu’au dos de sa mère. Qui plus est, il était côté fenêtre. Avoir froid la nuit, ça lui donnait des envies de meurtre. Cet enfoiré, soit il ramenait une couverture ou un grand seau de charbon avant le lendemain soir, soit il pouvait numéroter ses abattis, se jurait-il en contemplant les tourbillons d’ombres et de lumières projetées sur le haut plafond depuis la rue. En face, dans la prison pour femmes, on entendait des détenues chanter le blues. D’autres, à leur fenêtre, hélaient des passants qui se hâtaient dans froid. «  Hé, pépé  ! Enlève tes mains d’ta poche, y’en a qui croient qu’t’es en train d’te branler ! » « Oh, chéri ! T’as froid ? J’peux t’réchau er, moi ! » « Hé, toi ! Toi là-bas ! Oui, toi, le grand dadais qu’en nit pas, là ! T’es moche comme un peigne, mais j’ai le feu à la chatte, et

p g

j

elle est aveugle ! » « J’ai c’qu’y t’faut, chéri ! » Depuis leur cellule, elles apostrophaient Blancs comme Noirs avec une liberté qu’elles n’avaient jamais connue dehors. « Hé, m’sieur ? Comment tu t’appelles ? Je t’aiiiime ! » Au matin, Jack grelottait au lit, son sou e bien visible dans l’air encore plus froid que la veille. « Hé, ston, bouge ton cul et va chercher des cageots pour le feu », demanda Bill. Bouge ton cul à toi, pensa Jack. «  Allez  ! Quand j’avais ton âge, moi, tous les matins y fallait que j’fasse le feu, alors qu’les bûches étaient tellement gelées que j’devais les séparer en cognant dessus avec le dos d’la hache. Et mon vieux, quand y s’levait, si y’avait pas un bon feu, y prenait une bûche et y m’tabassait avec. » Ah d’accord, pensa le garçonnet, c’est pour ça qu’il est si méchant. « Allez, hop ! » Le lino du sol était aussi glissant qu’une patinoire. Jack sauta dans son pantalon. Il avait dormi en caleçon et chemise. Il claquait des dents. « Arrête ça ! ordonna Bill. — Ççça-ççça-qu-qu-qu-oi ? — Fais pas semblant de claquer des dents. Allez, du nerf ! » Il sortit la asque de sous l’oreiller, la déboucha et commença son petit déjeuner bien douillettement, couvert jusqu’au menton, du côté le plus rayonnant de la mère du petit. Jack mit en vitesse ses godasses glacées. Dans leur unique bagage, il trouva un polo d’été à manches courtes qu’il en la par-dessus sa chemise. Ses dents arrêtèrent de claquer, mais uniquement par fatigue mécanique. À l’intérieur, il tremblait encore en silence, et si violemment qu’il en avait mal au anc. Avant même qu’il ne franchisse la porte, sa mère chuchota à l’oreille de Bill en glissant une jambe sur la sienne. Jack remarqua le drap soulevé comme une petite tente par le long braquemart.

q Il y avait des ronds de glace autour des couvercles défoncés des poubelles. Du givre sur les rebords des fenêtres là où les rayons d’un soleil voilé n’étaient pas parvenus. Un vieux pochard était a alé, endormi dans l’embrasure de la porte du barbier collectionneur de bouteilles de rhum, en position fœtale, mains noircies enfoncées entre ses cuisses décharnées. Ses pieds, nus dans d’antiques chaussures dépareillées, dépassaient sur le trottoir, extrémités plus que membres. La mort le gagnait par couches successives, de l’épiderme vers l’intérieur. Jack sentait qu’il ne restait plus en lui qu’une toute petite étincelle de vie. Plus vraiment un homme, plutôt un reptile imbibé d’alcool. Près de sa tête, une bouteille vide de rhum local. En ces clodos pitoyables, Jack percevait sa propre mortalité. Et par conséquent, la pitié qu’il ressentait pour eux lui était également destinée, devant un sort qui pourrait être le sien. Lui, il ne nirait jamais comme ça, se jurait-il. Mais quand même, il ne faisait jamais de mal ni ne se moquait d’un clochard, au cas où… juste au cas où. Il poussa jusqu’aux docks, où la brume semblait otter sur le euve. L’eau était plus chaude que l’air. À l’angle d’un entrepôt en métal orné, il repéra trois cartons. Un militaire, grelottant dans son uniforme malgré le chandail de laine épaisse qui dépassait de ses poignets, approchait d’un pas martial. «  Halte  !  », lança-t-il avec une intonation bizarre, plus une question qu’un ordre. Mais il mit son fusil en position « présentez armes » en un geste aussi routinier que soudain. La baïonnette nue au bout du canon avait la taille d’une épée. Jack venait de mettre le pied sur le dock proprement dit. « Qui ça, moi ? — Qui va là  ? demanda la sentinelle, toujours sur ce ton étrange, détaché. — Jack Andersen. — C’est pas le mot de passe, petit. — C’est quoi alors ?

q — Je peux pas te le dire, c’est un secret. — Mais j’peux aller chercher ces trois cartons, là-bas ? — Pour quoi faire ? — Pour brûler. — Brûler ? — Pour se chau er. — T’habites où ? — Là-bas, répondit-il en montrant du doigt l’hôtel. — T’habites vraiment là-bas ? — C’est provisoire, on attend que mon beau-père touche sa première paye. — Bon, en n, moi je suis pas autorisé à laisser quelqu’un entrer sur le dock. — Mais ces cartons, ils attendent juste qu’on les prenne ! — Comment je sais que t’es pas un espion ? — J’suis pas un espion, moi ! — Comment j’peux savoir ? — Mais je suis trop petit ! — Peut-être que t’es un demi-espion ? — Naan ! — Peut-être que t’es un nain ? ajouta-t-il, pour le taquiner. — Naan ! — Bon, il faut que j’fasse ma patrouille maintenant, conclut-il en remettant le fusil à l’épaule d’un geste sec. Je vais passer devant ces cartons et aller jusqu’au bout de ce bâtiment, là-bas. Quand je reviendrai par ici, si y sont plus là, pour moi c’est qu’un espion les aura pris. — Merci. » La sentinelle lui t un clin d’œil et ajouta, du coin des lèvres : « Ne rentre jamais dans l’armée. — Moi, j’veux être marin, rétorqua Jack, tout er. — Mouais. T’en as dans le cigare, toi ! » Et il s’éloigna du même pas, un large sourire aux lèvres sous son casque métallique. Le pochard était réveillé dans son embrasure de porte quand Jack repassa devant lui. Il était assis, se tapant sur les bras

J p p comme ce vieux pélican que le garçonnet avait vu un jour enlisé dans une aque de goudron. Et, en son for intérieur, il entendit à nouveau ce cri si étrange, « gaack… gaack… gaack… » « Hé, gamin, le-moi ces cartons, croassa-t-il. — Non ! » Il remua les bras et les tendit, mais sans se lever, comme s’il s’était dit que cela su rait, ou comme si ce vague geste constituait pour lui le summum de l’e ort. Jack traversa vite fait le trottoir. « Donne-moi un d’ces cartons ! J’suis gelé, merde ! » Il lui t non de la tête. Désolé. Mais non. Il se mit à courir. Avec ces cartons qui bringuebalaient à ses ancs, il avait l’impression d’être comme une guimbarde toute cahotante. Quand il s’engou ra dans l’escalier, le vieux clodo était en train de se mettre debout contre le mur en s’aidant des deux mains. On aurait dit un bébé avec le paquet aux fesses. Tout juste s’il tenait sur ses jambes. Jack monta quatre à quatre. Bill et sa mère se désaccouplèrent en sursaut quand Jack t irruption dans la chambre, cognant les cartons de tous côtés. «  J’t’avais dit de mettre le crochet, geignit-elle comme si son ls n’entendait pas. — Ouais, ouais. » L’engin de Bill faisait toujours comme un petit chapiteau sous le drap. Il plia une jambe pour donner le change. «  Pourquoi t’irais pas te prendre un petit déjeuner  ? suggéra Wilma. — Ouais, c’est ça ! Va faire un tour, petit. Ta mère et moi, on a un truc à régler. — Oh, toi  ! gloussa-t-elle, avec une bourrade sur sa maigre épaule, couverte de taches de rousseur. — Donnez-moi des sous alors, réclama Jack, qui savait parfaitement pourquoi ils voulaient qu’il déguerpisse. — Tiens, amène mon falzar. » Du bout des doigts, il alla prendre le pantalon de Bill sur le dos de la chaise, comme s’il allait le mordre. À croire que pour lui le

q p vêtement avait pris le caractère de son propriétaire. Il l’aurait reconnu même repassé, sur un cintre, dans la vitrine d’un bazar. Bill trouva deux pièces de monnaie glacées au fond d’une poche et les lui tendit. Sa mère lui décocha un sourire maternel : « Prends-toi quelque chose de bon. » Ouais, toi aussi, pensa-t-il. Il la jusqu’à un King Orange à trois rues de là. On pouvait commander dehors, mais il préféra entrer au chaud. Sur le comptoir étaient posés des bols en bois pleins de cacahuètes bien dodues avec leur peau, qu’on pouvait manger à volonté. L’air était imprégné d’odeurs des fameux coney islands, ces délicieux hot-dogs au chili. Les sandwiches étaient alignés, triangulaires, bien empaquetés de papier kraft, étiquetés et visuellement si goûteux que son estomac se mit à gargouiller  : pain blanc ou complet, avec toutes sortes de garnitures. Ou alors, c’était peut-être l’odeur de chili  ? Ici, ils faisaient les meilleurs coney islands du monde  : sur un petit pain à hot-dog bien moelleux et bien chaud, ils déposaient une saucisse grillée, puis quelques cuillerées de chili con carne, avec ses haricots, et complétaient par des oignons nement hachés. Un pour dix cents, deux pour quinze. Un grand jus d’orange et deux coneys, vingt-cinq cents. Jack se disait qu’il aurait pu en avaler une douzaine. Il y avait des chaises semblables à celles d’une salle de classe, peintes en orange vif, et sur chaque pupitre un petit bol de cacahuètes. Bien confortablement assis là, avec la fumée qui montait du grill et du plan de travail où l’on gardait le chili au feu dans une grande marmite en acier chromé, et la buée qui recouvrait la vitrine, c’était bien la première fois qu’il se sentait au chaud depuis son arrivée à Mobile. Il était envahi d’une torpeur douillette. Il aurait pu rester là éternellement, à boulotter coneys et cacahuètes. À l’autre bout de la pièce, une femme d’un certain âge avec un cabas était occupée à grignoter son déjeuner avec beaucoup d’avance. Il pouvait apercevoir de gros bourrelets de cuisse très blanche au-dessus de son bas marron. Elle avait des

cheveux couleur de jais, probablement teints. Le visage large, la mine maussade, une grande bouche molle. De ses dents courtes, mais massives, elle mordait dans un sandwich œufs durssalade. Jacky eut même l’impression de l’entendre mâcher la mixture verdâtre. Elle ne se donnait pas la peine de rajuster sa robe. Peut-être ne le voyait-elle même pas, bien qu’ils fussent les seuls clients dans la salle. Peut-être le pensait-elle aveugle. Deux lycéennes séchant les cours entrèrent dans des pou ements de rire où se mêlaient culpabilité et ivresse de la liberté. Elles portaient le même blazer en laine épaisse, avec dans le dos le nom St James en lettres de feutre et un monogramme sophistiqué sur la poche poitrine gauche. Ils étaient bien trop grands pour elles, ces blazers. On ne voyait en dessous qu’une quinzaine de centimètres de jupe plissée. Elles portaient de grosses chaussettes blanches de sport qu’elles avaient roulées sur leurs chevilles et des chaussures de cuir bicolores sérieusement éra ées. Tout comme la dame du fond, avec son œuf dur-salade, elles n’eurent pas l’air de voir Jack. Compte tenu de son âge et de sa taille, il était simplement insigni ant, tant pour les dames d’un certain âge aux cheveux teints que pour les adolescentes. Qu’est-ce qu’il aurait aimé avoir l’un de ces blazers. Elles allaient regarder un lm en matinée. Ça aussi, ça lui aurait plu. Un sac de pop-corn bien chaud, un siège moelleux dans une salle obscure presque déserte, un palais rien que pour lui, pour toute la journée. Peu importe quel navet on y projetait. Il y serait bien allé… juste parce que c’était là. Au fond de son gobelet de carton, il ne restait plus à présent que de l’eau vaguement teintée de jus d’orange. Et plus que trois cacahuètes dans le bol. La seule pensée qu’il fallait bientôt ressortir dans la rue le transit de froid. Et la bou ée d’air glacé qui s’engou ra soudain par la porte quand un chau eur de bus entra le t frissonner jusqu’aux os. Il lui fallait absolument un manteau. Jamais de sa vie il n’avait ressenti un tel besoin. Avant, quand l’hiver arrivait, il se retrouvait emmitou é dans des épaisseurs superposées de vieux chandails qui lui arrivaient par

p p p q p douzaines, donnés par des parents ou des amis, et engoncé dans un paletot de saison quelconque, tant et si bien qu’il avait plus l’air de partir en expédition polaire qu’à l’école. Il avait notamment le souvenir d’une espèce de truc en velours côtelé doublé de mouton qui puait comme pas possible  ; c’était le vêtement le plus chaud qu’on lui eût jamais donné, mais au bout d’une journée dans le vestiaire de l’école, ça sentait le rat crevé. Même ce truc de l’assistance en coton et laine recyclés, il le regrettait  ; c’était un manteau de prisonnier retaillé, qu’ils avaient laissé à Pascagoula en garantie de leur dette. Les clients commencèrent à a uer dans le restaurant. Il était presque onze heures. Le type derrière le comptoir vint essuyer les tables et renouveler les cacahuètes. Il s’arrêta devant la table de Jack. « T’as ni, petit ? — J’attends ma mère, elle m’a dit qu’elle venait me chercher ici. — Ah ouais  ? Eh ben, ça fait plus d’une heure que t’es là. Tu peux pas occuper une table si tu manges pas. Va l’attendre dehors, ta mère. » Il était assis depuis si longtemps que ses genoux craquèrent quand il se releva. Si sa mère et Bill n’avaient pas encore ni, ils allaient le refoutre à la porte. Il ne voulait surtout pas les mettre en rogne. Il fallait leur laisser du temps. Et il ne voulait même pas rentrer tant que Bill était là-bas. À tous les coups, il l’enverrait fureter dans les environs pour trouver quelque chose à brûler. Où aller ? Cette rue ne voyait jamais le soleil. Les commerçants gardaient les néons allumés nuit et jour. Il y avait, suspendu dans l’air, un brouillard froid et invisible qui lui gelait les os. Il fut attiré par une vitrine remplie d’instruments de musique. Des trompettes dorées, des cornets argentés, d’étranges trombones basse, d’énormes tubas péteurs, de grandes et superbes guitares, une batterie ornée de perles, des bois reptiliens, une très jolie famille d’accordéons, des ocarinas de toutes tailles ressemblant à des fruits sud-américains.

« Apprends un instrument et jamais tu ne connaîtras la faim ou la solitude.  » Cet adage de son grand-père lui revint soudain à l’esprit telle la voix de Dieu dans un lm. Le vieux jouait un peu de violon old-time, en tenant l’instrument sur son genou, et un peu de mandoline, mais avait toujours regretté de ne pas avoir poussé davantage dans ce domaine. Jack, lui, aurait bien aimé savoir jouer. Mais personne n’avait jamais suggéré de lui faire prendre des leçons. Il s’imagina en célèbre cow-boy chantant, adulte et marié à la petite June Carter, de la Famille Carter, qui bien évidemment aurait grandi elle aussi. À la vitrine suivante, celle d’une boutique d’uniformes, il tomba en arrêt devant un pantalon marin bleu au bas très évasé sur un mannequin à la mine de marin d’eau douce et au sourire crispé qui, à l’évidence, n’était pas dans le bon quartier, mais semblait bien trop ahuri pour comprendre quel danger une tapette pouvait courir dans le coin. Mais, la vache, ce falzar et le caban assorti, qu’est-ce qu’ils étaient chouettes  ! C’est vêtu comme ça qu’il allait èrement a ronter les vagues, debout à la proue d’un cotre, le regard perçant les rideaux de pluie inondant la nuit. Il se glissa dans une galerie de jeux qui venait juste d’ouvrir. Le propriétaire, encore en manteau et chapeau, terminait de remonter la grille métallique qui barricadait son établissement la nuit. Jack n’avait pas un cent sur lui. Il tourna la grosse molette de la machine où on pouvait pêcher avec une grue un appareil photo, une montre-bracelet ou un Derringer à crosse de nacre  ; si seulement il avait eu une piécette pour pouvoir récupérer ces trésors pour lesquels son cœur brûlait d’une amme glacée. Il visa avec tous les fusils crachant des rayons de lumière et en pressa les détentes inactives. Il plongea son regard dans l’obscurité d’encre d’un peep-show et tourna la molette pour faire faire à « Frenchie » et à « La Perle du Sultan » leur numéro dans un noir total. «  Hé là-bas, pétit  ! Tu feux mé faire arrêter  ? T’as pas lu lé panneau  ? Là, régarde, “interdit aux mineurs”. C’est toi. Pas dé

p g peep ! — J’ai pas mis d’argent, expliqua Jack. — Alors pourquoi tu régardes tans la machine  ? Tu peux pas foir rien du tout. Tu feux faire quoi avec rien du tout ? » Il se pencha sur « La Perle du Sultan », tourna la molette. « Tu peux pas foir rien du tout. Pourquoi tu feux regarder rien du tout, hé, pétit  ? Dis-moi, t’as dé l’argent  ? Montrez-moi ton argent. — J’avais dix cents quand j’suis rentré mais j’ai dû les perdre, raconta Jack en faisant semblant de chercher par terre. — Vi, vi, t l’homme en prenant Jack par les épaules et en le tournant vers la porte. Vi, c’est ça. Tu fas chercher pièce. Après tu re ens. Mais pas peep. Ça pour gros cochons. Au réfoir. » Les magasins de vins et spiritueux dans cette rue vendaient des tas de choses comme du gin de prunelle, de l’infâme vinasse, de l’alcool de grain recti é sous une étiquette montrant une gerbe de blé, de la gnôle en mignonettes pour clients trop fauchés pour s’o rir ne serait-ce qu’une demi- asque. À l’angle de la rue, devant un boui-boui aux lumières criardes et à la vitrine embuée, un ic ganté vêtu d’une vareuse d’hiver bleue en laine épaisse était en grande conversation avec une grande bringue de pute aux cheveux noirs, perchée sur des nupieds de cuir blanc aux talons comme des gratte-ciel. Son cul et ses cuisses étaient comprimés dans une toute petite jupe à pois noire et blanche surmontée d’un court blouson de lapin bien pelé. Ses grosses jambes aguicheuses étaient gainées de bas résille. Sa coi ure vertigineuse, tout en hauteur, était surmontée d’un petit haut-de-forme en satin avec un immense ruban fuchsia qui lui pendait dans le dos. Elle avait un sac de cuir blanc assorti aux chaussures. Jack savait reconnaître une pute au premier coup d’œil. Comme le chantier naval faisait les trois-huit, les tapineuses, tels les néons dans une rue sans soleil, turbinaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le ic tenait sa longue matraque par la dragonne à hauteur de son insigne. Le bâton se balançait entre eux deux, pendule paresseux, le bout allant doucement tapoter la femme entre les jambes.

p j Soudain apparut à l’angle de la rue, dans un tourbillon de poussière et de petits détritus, un vieux cul-de-jatte qui vendait des journaux, attaché par des courroies sur un châssis en planches auquel on avait xé, en guise de roues, des roulements à billes en acier de huit centimètres. Il manœuvrait son bolide en ramant et en freinant au moyen de deux tampons de caoutchouc, un dans chaque main, bricolés avec des pneus de voiture. Jack t un bond pour l’éviter, se voyant soudainement tranché lui-même à hauteur des chevilles. L’homme transportait ses journaux dans un sac de toile suspendu à son cou. Autour de sa taille, une ceinture de cuir à laquelle était xé son porte-monnaie, tel un sporran écossais. Il récitait les gros titres de l’actualité à tue-tête, jusqu’à avoir vendu le dernier journal, qu’il pleuve ou qu’il vente, et aucun des mots qu’il braillait n’était intelligible. Et pourtant, quand il déboula, tous roulements à billes dehors, sous la fenêtre de vente à emporter du King Orange et cogna avec sa pièce sur l’enseigne de métal sous le rebord, il parlait comme un homme normal. Un grand chien famélique traversa la rue, tru e à ras de terre, et vint airer là où le type était arrêté, sous la fenêtre, un coney island dans une main et un grand verre de jus d’orange dans l’autre. « Va-t’en ! Fous le camp ! Tire-toi ! » Il faisait face au chien avec une espèce d’égalité animale inconnue des hommes entiers. « Tire-toi ! » Il tenait sa boisson contre sa poitrine pour tenter de ne pas la renverser tandis qu’il faisait des mouvements menaçants en direction du bâtard. Ce dernier recula d’un pas et courba le dos en grondant. « Tire-toi, putain de clébard ! Tire-toi ! » L’employé se pencha par la fenêtre pour voir ce qui se passait. Il eut un large sourire. Du côté de Jack, le ic et la pute tournèrent la tête et se mirent à rire au spectacle de cette moitié d’homme coincé contre le mur de l’établissement par le chien. « Ksss ! Ksss ! Vas-y mon toutou ! Bou e-le ! », si a un jeune Noir, un vendeur de journaux liforme à peu près de l’âge de

Jack et aussi peu couvert que lui, qui, sorti de nulle part, se mit à danser en encourageant le chien. Le cul-de-jatte avait depuis longtemps compris qu’il était vain de demander de l’aide à ses concitoyens. Il ne les regardait même pas, ne quittant pas des yeux la sale bête aux côtes saillantes. Ce qui fascinait Jack, c’était de voir comment un chien d’allure aussi pitoyable pouvait soudain devenir si méchant. Il ressemblait davantage à un agneau sou reteux qu’à un loup. Mais il lui fallait le hot-dog de cette demi-portion, quoi qu’il en coûte. Il avança, grondant, poils du dos hérissés, tête au ras du sol. « Eh merde, prends-le, sale enculé ! », hurla l’homme comme s’il s’adressait à un égal, lançant violemment son hot dog au chien, qui le reçut sur le museau. « Et étou e-toi avec, bordel ! » Puis il lui lança aussi son grand gobelet de jus d’orange. L’animal ne releva même pas la tête, occupé qu’il était à engloutir le coney island étalé sur le trottoir. Viande, pain, chili et oignons. Et le cul-de-jatte démarra en trombe et s’éloigna sur le trottoir, soulevant sur son passage un tourbillon de poussière et de papiers de bonbons, dans un bruit e rayant de roulements à billes évoquant une grosse toile que l’on déchire, tandis que les passants bondissaient pour s’écarter de sa trajectoire. Et pourtant, même lui avait un paletot, un truc rouge et noir fait de couvertures matelassées. Et il portait un casque d’aviateur en similicuir, un jouet d’enfant dont il avait baissé les oreillettes. Le sou e de Jack était bien visible dans l’air froid. Son nez coulait. Il l’essuya sur sa manche glacée. M’en fous ! Je rentre à la maison me réchau er ! se jura-t-il. Il monta les marches quatre à quatre. Maintenant, il passait à l’o ensive. Il ouvrit la porte-moustiquaire à la volée et faillit en perdre l’équilibre  : il pensait que le crochet serait mis. Il t beaucoup plus attention en se glissant par la porte elle-même. Bill n’était pas là. Sa mère avait en lé son manteau d’été pardessus sa combinaison. Ses pieds avaient l’air bleu dans leurs ns escarpins. Elle était a airée à laver ses dessous et ses bas à

l’eau froide dans le lavabo. Les cartons que Jack avait ramenés n’étaient plus que cendre tiède dans la cheminée. « J’ai froid, merde ! attaqua-t-il. — Tu ne parles pas comme ça. Tu sais que j’aime pas ça ! — J’en ai rien à foutre  ! Je me gèle. Je veux du feu et un manteau ! », cria-t-il au bord des larmes. C’était quand même pas demander la lune, lui semblait-il. « Je ne veux pas que tu parles comme ça, tu m’entends ! — Va te faire foutre, merde ! J’ai froid, putain ! hurla-t-il. — Eh ben moi aussi, gure-toi. Elle est gelée, cette eau. Conduis-toi en homme, en n ! — Non ! Si j’étais un homme, je me gèlerais pas ici. J’aurais un manteau, merde  ! Et si moi j’avais un p’tit garçon, il aurait un manteau aussi, lui ! — Ben voyons, toi tu ferais des miracles ! On fait ce qu’on peut, nous autres. Y faut juste que tu supportes comme nous. — Ouais, articula-t-il, avec une telle douleur dans la poitrine qu’éclater en sanglots lui semblait insu sant pour la calmer. Mais Bill, lui, y peut acheter du whisky… » Et les larmes jaillirent. Elle s’avança vers lui, s’essuya les mains sur le couvre-lit et lui prit la tête ; elles étaient gelées. «  Je sais que c’est dur en ce moment, mon bébé. Mais ça va aller mieux. Bill est parti au chantier naval, là. T’es un grand garçon, quand même. Montre à maman que t’es capable de supporter. — J’ai froid ! — Allez hop, au lit ! » Elle commença à lui enlever ses tennis. Son pantalon était dans un triste état. Elle dé t sa ceinture et le retira d’une secousse. Puis elle rabattit drap et couvre-lit. « Allez, saute là-dedans ! » Allongé entre les draps glacés, il claquait des dents. « Je suis gelé, bégaya-t-il. — Tu vas te réchau er. — Non je me réchau e pas. Viens me réchau er, maman.

j p — J’ai pas le temps. » Mais merde, qu’est-ce qu’elle a à faire  ? se demanda-t-il. Elle avait lavé sa lingerie. Il n’y avait rien à manger. « Pourquoi ? » Ils n’avaient même pas un magazine à lire. « Il faut que je me fasse les ongles, improvisa-t-elle. — J’vais mourir tellement j’ai froid ! — Bon, juste une minute alors. » Et elle se glissa à ses côtés, en gardant son manteau. « T’es vraiment gelé ! Pauvre petit bonhomme. » Elle releva sa combinaison sur son ventre, prit ses mains glacées dans les siennes et les maintint entre ses seins. Elle prit ses pieds et ses jambes entre les siennes. Bientôt, il se sentit évreux. La peau lui brûlait. Puis il s’endormit. Il se réveilla en entendant sa mère dire : « Je crois qu’il couve quelque chose. Mon Dieu, si en plus il me tombe malade maintenant… — P’t’êt que tu ferais mieux d’écrire un télégramme à ta mère et d’le renvoyer là-bas, non ? suggéra Bill. — Je t’ai dit depuis le début. À partir de maintenant, on la laisse en dehors de ça. Et je vais pas aller mendier auprès d’elle ! » Jack sentit une main rude sur son front. « Tu parles ! Il a pas de èvre. Y te raconte des conneries. Pas vrai ? » Et Bill lui donna un coup sec sur le front d’un seul doigt recourbé, comme on tape sur une pastèque pour voir si elle est mûre. La douleur lui causa comme un choc électrique qui descendit jusqu’aux orteils. « Bill ! Il est à moitié gelé ! Le pauvre gamin, il a même pas de maillot de corps  ! Il lui faut un manteau, ou y va attraper une pneumonie ! — Ouais  ? Et si ma tante en avait, on l’appellerait mon oncle. M’est avis que s’il avait si froid, y bougerait son cul et il irait chercher queq’ chose à brûler dans la ch’minée au lieu d’être là vautré à se les geler en chialant comme une tarlouze. »

g Sur quoi il sortit une asque de sa poche, encore enveloppée de papier marron, et en t juste dépasser le goulot qu’il décacheta. Il s’envoya une longue rasade, s’essuya la bouche du revers de la main et t mine de la remettre dans sa poche, mais une pensée le traversa et il la tendit au garçonnet. Jack s’en empara, dévissa le bouchon et s’en la une rasade quasiment identique à celle de Bill. « Bill ! s’indigna sa mère en secouant la tête. — Ça, ça va t’réchau er », encouragea-t-il. Le liquide avait beau être glacé, il le brûlait depuis la gorge jusqu’en bas. Et pourtant, il ne s’étou a même pas. Et très vite, c’est vrai, il alla bien mieux. Il ne se sentait plus abandonné, ne s’apitoyait plus sur lui-même. « Comment ça s’est passé ? demanda Wilma à Bill. — Oh, normal. Tu sais bien. — Mais t’as été embauché ? — Bien sûr que j’ai été embauché, répéta-t-il en l’imitant. C’est bien pour ça qu’on est venus ici, non ? — Tu commences quand ? — Lundi prochain. — Tu peux pas commencer demain  ? geignit-elle, une pointe de désespoir dans la voix. — Je commence lundi. D’accord  ? Maintenant, tu me fous la paix. » La phrase muette se lisait dans ses yeux ; que c’était loin, loin, lundi prochain… Il lui demanda si elle-même avait trouvé quelque chose, mais elle t non de la tête. «  Quand Jacky s’est endormi, j’ai essayé au Katz, mais ils ont répondu peut-être plus tard. Chez Rexall, ils ont bien aimé mon expérience, ils me disent de repasser dans un jour ou deux. » Jack n’avait rien mangé depuis le matin. « Si j’avais un manteau, je pourrais aller vendre des journaux, moi, suggéra-t-il. — Alors viens ! », lança Bill en arrachant d’un coup sec drap et couvre-lit.

Mère et ls le regardèrent avec des yeux ronds. « Où ça ? — Te chercher un manteau. — Ouaiiiis ! — Bill ? s’inquiéta Wilma. — Ta bouche, bébé  ! Y lui faut un manteau. J’vais lui trouver un manteau. — Tu fais pas de bêtises, hein Bill ? » Il la désigna d’un geste du pouce au garçonnet. « Regarde-moi un peu ça. Une cervelle d’oiseau pareille qui se fait du souci pour deux marioles comme nous ! — Ouais  !  », approuva Jack, à nouveau totalement du côté de son beau-père. Sears & Roebuck, le grand magasin à cinq rues de là, était illuminé comme un paquebot de croisière. Il était ouvert jusqu’à vingt et une heures a n de capter au maximum la clientèle des trois-huit. D’un pas décidé, ils traversèrent l’étage principal jusqu’au rayon au fond à gauche, où des centaines de blousons et manteaux étaient suspendus sur des portants. Le garçonnet était bien incapable de se rappeler la dernière fois qu’on l’avait emmené acheter un vêtement neuf. Et jamais il n’était allé acheter un vêtement aussi luxueux qu’un blouson de cuir. Ça coûtait presque vingt dollars. «  Je peux vraiment avoir un blouson en cuir  ? demanda-t-il, incrédule. — Tant qu’on y est, on prend c’qu’y a de mieux, hein ? — J’suis partant ! » Ah ben oui, plutôt deux fois qu’une ! Il leva la tête et adressa un large sourire à Bill. En cet instant, il l’aimait plus que tout au monde. Bill lui t un clin d’œil. Lui aussi s’amusait beaucoup. « Tu fais quelle taille ? », se renseigna-t-il en conduisant Jack vers un portant au centre du rayon, le faisant arrêter entre celuilà et ceux qui s’alignaient contre les murs. « J’en sais rien. »

Mais Jack se sentait déjà réchau é. Je fais des courses avec mon père, pensait-il. On achète des blousons en cuir. Le parfum du cuir neuf lui montait à la tête. C’était comme dans un rêve. « Tiens, essaie ça. » Il décrocha un blouson en agneau marron, un que Jack avait vu sur le vieux catalogue de Noël Sears chez sa grand-mère. La doublure était en satin matelassé doré. Il se glissa dedans comme s’il avait été fait pour lui. Quand il pliait les bras, le cuir crissait délicieusement. Cette odeur de cuir neuf, c’était désormais sa propre odeur. Il se sentit gravir tout un étage dans l’échelle sociale, soudain fermement résolu à ne jamais redégringoler. «  Ces messieurs cherchent quelque chose de particulier  ? demanda très gentiment une dame d’allure maternelle, portant des lunettes et un petit carnet à la main. — Pour l’instant, on regarde seulement, madame. Il nous faut un blouson de cuir chacun, le petit et moi. Mais je veux que sa maman les voie avant qu’on se décide. Elle est en train de regarder les robes, ou quelque chose comme ça. Elle nous rejoint ici. Comment vous appelez-vous ? Pour pouvoir vous demander quand on se décidera, que ce soit vous qui fassiez la vente. — Madame Ryun… — Ryun ! Vous seriez pas irlandaise ? s’exclama-t-il en prenant l’accent de la verte Erin. — Pour sûr ! répondit-elle en retrouvant le sien. — Mais nous aussi  ! Fitzgerald, se présenta-t-il en lui tendant la main. Ma mère a débarqué d’Irlande. — Enchantée de vous rencontrer, monsieur Fitzgerald. — On est arrivés y’a peu ici. Chantier naval. — Oui, bien sûr. Ça a vraiment fait beaucoup de bien par ici. Surtout ces douze derniers mois. J’espère vraiment qu’on ne va pas entrer en guerre. Mais depuis qu’ils ont rajouté l’équipe de nuit, ça a fait du bien. Moi, j’étais femme au foyer. Mon homme, il peut rien faire d’autre que veilleur de nuit, avec sa maladie de cœur. Alors, que j’ai dit, je peux faire vendeuse dans un magasin. Pourquoi pas ?

q p — C’est sûr ! Comme disait ma vieille mère, une patate de plus dans la marmite, ça se refuse jamais  !  », approuva Bill en lui donnant un tout petit coup de coude dans le bras. Elle pou a. Puis redevint soudain très sérieuse. « Je ne pense pas que monsieur Roosevelt va nous faire entrer dans cette guerre, et vous ? — Bien sûr que non. Mais de toute façon, c’est pas nos oignons, les bisbilles entre les Allemands et les Rosbifs, hein ? En n bon, si ça fait construire des bateaux et que ça donne du boulot aux honnêtes travailleurs, y peuvent bien se taper d’ssus jusqu’à la saint-glinglin, ça m’est bien égal. Tant qu’y nous laissent tranquilles, nous autres Irlandais, pas vrai ? — Ah ça oui ! — Bon, sûr qu’on vous rappelle pour la vente, lui promit-il encore. — Merci. C’est notre plus beau modèle qu’il a essayé, le petit », précisa-t-elle. Il lui tourna le dos et se mit à inspecter les modèles homme le long du mur. Elle s’éloigna. « Tu te prends un blouson aussi, Bill ? — Bien sûr ! Double la mise ou fais ta valise ! — Ouaiiis ! » Bill était vraiment un chic type quand il voulait. Il en la un trois-quarts noir en cuir de cheval, avec une ceinture. Ça coûtait plus de cinquante dollars  ! Ça lui allait comme un gant. Mais celui de Jack aussi. Et il préférait le marron. « Remonte la fermeture éclair, si y t’plaît », suggéra-t-il. Et il la lui remonta lui-même, mais quand il écarta sa main, il avait dans le même mouvement fait disparaître l’étiquette du prix attachée à la tirette. « Quand je te l’dirai, tu te retournes et tu vas direct jusqu’à la porte. Exactement comme quand on est arrivés. Tu regardes pas autour de toi. Et tu te presses pas. Tu sors juste. — Pourquoi ? — Sois pas idiot. Fais c’que j’te dis. — Mais on l’achète, ce blouson ?

— Ouais ouais, bien sûr. Fais seulement c’que j’te dis. Tu m’fais con ance, non ? — Ben… ouais… » Ils étaient cachés par le portant. Bill était accroupi, comme pour ajuster le vêtement du petit. « Ok alors. — Mais je veux pas le voler. — Sois pas bête, gamin. On le vole pas. Je sais c’que j’fais. Faismoi con ance. Fais seulement c’que j’te dis. Tu le veux, ce truc, non ? — Ouais, mais… hésita-t-il, e rayé. — Ok, vas-y  !  » Il le t pivoter en direction de la sortie. Madame Ryun était deux rayons plus loin, à s’occuper d’autres clients. « Vas-y ! » En se dirigeant vers cette lointaine sortie, Jack se sentait immense et maladroit comme une girafe. Il regardait droit devant lui, sans jamais perdre la porte de vue. Le blouson neuf crissait tel un chariot rouillé. Ce blouson, il savait pertinemment qu’il était en train de le voler. Mais en dépit de sa peur et de cette certitude, il faisait con ance à Bill pour le sauver en cas de besoin. Il avait toujours un truc, Bill. Finalement, pour des types dans son genre, le monde se résumait à une série de chemins de traverse qu’ils empruntaient pour éviter de passer dans le marécage où s’enlisaient les gogos, vendeuses et autres veilleurs de nuit. Après tout, c’était sans doute ça, sa méthode pour acheter un vêtement chez Sears. Cent pour cent de réduction. Et soudain Jack avait passé la porte et se retrouva dans la rue. Il se rendit compte qu’il était en nage. Il dut lutter contre la tentation de prendre ses jambes à son cou. Le moindre bruit de pas dans son dos était à ses oreilles celui d’un vigile lancé à sa poursuite. Un vigile, c’est une saleté, pire qu’un ic. Cet adage de Bill lui revint d’un coup en mémoire. Arrivé au coin de la rue, il risqua un regard furtif derrière lui. C’était Bill, là-bas  ? Il apercevait une petite silhouette au

p p chapeau défoncé, mains dans les poches d’un trois-quarts en cuir, qui se hâtait dans la direction opposée. Il ne se risqua pas à regarder trop longtemps. Il enfonça les poings dans son blouson et sentit la chaleur du molleton de coton. La vache  ! Il avait chaud partout ! Merde alors, jamais dans sa vie il ne s’était senti aussi merveilleusement bien. Non pas emmitou é dans des couches de guenilles superposées, mais élégant en blouson d’agneau. Tout neuf ! D’un pas guilleret, il passa en si otant devant la rue où se situait l’hôtel. Il traversa l’allée obscure et coupa à côté de la prison. « Hé, chéri, tu viens me lécher ma chatte toute noire ? », cria une femme depuis sa fenêtre. Il s’arrêta net. La vache, qu’est-ce qu’il avait pu perdre comme temps, quand il ne portait pas encore du cuir ! « C’est un bébé, Jazz ! — T’as quel âge, petit ? — Douze ans, mentit-il. — C’est ben assez vieux, ça, persista la première. Bon, alors, tu viens me faire des bisous sur mon nichon ? » Et elles pou èrent de rire. «  Hé, mon lapin, tu reviens dans un an ou deux, on t’en donnera pour ton argent ! — Oui, mon chou, reviens, on s’ra sûrement encore là ! » Et cette fois elles partirent d’un grand rire sonore. « Pas moi, recti a la première, après ré exion. Si j’reste encore, j’vais commencer à m’asseoir sur ta gueule tordue ! — Ah ben si qu’tu veux vraiment essayer queq’chose, t’attends que la mère Sue revienne, elle et ses nichons tout durs comme des cornets à glace. Y’en a qui disent que c’est ben meilleur qu’avec un mec. » Et elles continuèrent ainsi, sur le ton de la conversation. «  Hé  ! nit par crier la première à Jack. Tu f’rais mieux d’rentrer chez toi voir ta mère ! » Le garçonnet se disait qu’il aurait pu vivre dans la rue avec ce blouson-là. Il y avait dans ce vêtement un réconfort de l’âme

y bien plus profond que la seule chaleur. C’est la peur qui se dissipait. La rue obscure et glacée, les femmes à peau d’ébène, l’escalier mal éclairé, tout cela ne lui inspirait plus la moindre terreur. Et pour bien se le prouver, il monta par l’escalier de secours, seulement visible par la grâce d’une misérable ampoule de vingt-cinq watts et construit pour ne donner qu’une chance sur deux de survie en cas d’incendie ou autre catastrophe. À l’arrière du magasin voisin, il y avait quatre cageots, dont il s’empara au passage en faisant bien attention de ne pas éra er son blouson. Wilma était seule. Il lui raconta toute l’aventure. Elle avait très envie de lui dire que c’était mal, ce qu’avait fait Bill, mais elle était en admiration devant le cuir. « Ça, ça va te tenir bien chaud, c’est sûr ! » Il n’avait aucune envie de l’enlever, même à l’intérieur. Et il se mit à allumer un feu d’enfer pour faire une surprise à Bill. Quand il ne resta plus du deuxième cageot que des cendres fumantes, il était vingt-deux heures passées. «  Peut-être qu’il a rencontré quelqu’un et qu’il s’est arrêté un moment, conjectura-t-elle. Allez, on se met au lit. » Ils disposèrent son blouson neuf et le manteau de Wilma pardessus le couvre-lit, et se serrèrent l’un contre l’autre pour se réchau er. Jack se réveilla le lendemain en sentant sa mère passer sa cuisse nue sur ses jambes en murmurant : « Biiillll… » Sur quoi elle se réveilla aussi. Ils avaient laissé la porte déverrouillée, mais Bill n’était pas rentré.

VINGT-NEUF

Jack en était certain, son beau-père s’était fait prendre avec sur lui ce trois-quarts en cuir qu’il essayait de voler. Il raconta à sa mère comment il pensait avoir vu Bill s’éloignant de chez Sears, portant un vêtement très ressemblant à celui qu’il avait essayé. Mais comme il partait dans la direction opposée, le garçonnet ne pouvait en être sûr. Quelle chance il avait, se disait-il. Le blouson dont Bill avait remonté la fermeture éclair avant de lui dire de ler était étalé sur ce drap et ce couvre-lit trop ns, et il était douillettement installé là-dessous avec sa mère, « tranquilles comme Baptiste », comme elle aimait à dire. Depuis leur arrivée à Mobile, cette nuit-là fut la première où il dormit du sommeil du juste. Le matin au réveil, la vapeur de leur respiration était bien visible dans l’air. Il avait pour oreiller une épaule chaude et parfumée. Le sein de sa mère se soulevait doucement, e eurant sa joue. «  Oooh  ! bâilla-t-elle en s’étirant, creusant les reins. On est tellement bien que j’ai même pas envie de me lever. — Et si on restait au lit toute la journée  », proposa-t-il en se tournant vers elle  ; il plongea son visage dans sa poitrine, glissant un bras autour de sa taille. Et il s’étira de tout son long contre elle. «  Ah, ça serait drôle, quand Bill va rentrer, de nous trouver à fainéanter. — Moi, je parie qu’y rentre pas, hasarda le garçonnet. — Dis pas ça ! T’as dû te tromper. C’est juste qu’il a rencontré quelqu’un qu’il connaît. Et puis ils se sont mis à boire. Ou alors

ils se sont embarqués dans une combine. Qu’est-ce qui te fait dire qu’il l’a volé, ce manteau, en fait ? — Quoi ? s’éberlua-t-il. — Y’a quand même des fois où t’imagines des choses. Il a plus d’un tour dans son sac, Bill, tu sais. — Comment ça  ? s’exclama-t-il, incrédule. Il coûtait vingt billets, ce blouson ! — Eh bien, peut-être qu’il a réussi à les trouver à temps. Je te dis, petit bonhomme, il en a un plein sac, de tours. » À quoi bon discuter ? Il t sournoisement glisser sa main vers le haut et la passa sous son sein gauche. Tout d’abord, elle ne dit rien, mais quand il commença à refermer ses doigts : « Allez, allez, pas de ça. » Elle repoussa la main en terrain neutre, et lui tourna la tête pour qu’elle revienne se poser sur son épaule. « Allez viens, on se lève et on y va. — Qui ça ? — Nous. Toi. Moi. Il faut que je me trouve un boulot. Et toi, t’avais pas parlé d’aller livrer des journaux, ou quelque chose comme ça, dès que t’aurais un vêtement chaud  ? Ou c’est moi qu’ai mal entendu ? — Ah, ouaiis. » Elle rabattit le drap et le couvre-lit. « Alleeeeeez… » Et elle se recouvrit immédiatement en claquant des dents. « Ouah, on a dû battre des records de froid, pour Mobile ! — Y’a encore deux cageots. J’vais en faire brûler un, ça va chau er un peu la chambre. — Oh, quel amour ! », grelotta-t-elle. Il sauta du lit comme s’il sautait en parachute. Le choc violent et total du froid anéantit d’un seul coup le moindre souvenir de chaleur. Pris de tremblements incontrôlables, il se mit à glapir : « Hou ! Hou ! Hou ! » Il froissa rapidement des journaux en boule, qu’il balança sur le tas de cendres noires. Puis il disposa avec soin un cageot dans la gueule sombre de l’âtre. Entier, cela donnait plus de chaleur et

g p durait plus longtemps que quand on le débitait en petit bois. Un cageot su sait à chasser l’humidité glacée de la pièce. Dès que le bois prit, il s’empressa de retourner au lit. « Ouh là là ! Mais c’est un glaçon qui m’arrive ! », couina-t-elle en l’engloutissant dans son corps, frottant partout où elle pouvait pour le réchau er. Elle prit ses genoux nus et tremblants entre ses cuisses, qu’il sentait par contraste comme bouillantes de èvre. « Oooh ! Tu feras toujours attention à ta maman, hein ? — Oui-i-i  », bégaya-t-il, er d’avoir eu lui-même cette idée de faire du feu. Son ventre, c’était comme un oreiller de duvet tout chaud, recouvert de satin, contre lequel il se blottit bien après avoir cessé de grelotter. Il n’y avait rien entre les boucles de sa tou e et lui, sinon sa mince combinaison et son caleçon miteux. Bientôt, elle chuchota : « Bon, tu es assez réchau é, je pense. » Et elle libéra ses jambes emprisonnées entre les siennes. Leurs peaux se décollèrent. Deux gestes rapides, et elle tira sa combinaison, recouvrant fesses et bas-ventre. «  Je t’aime, maman, lui répondit-il, espérant sincèrement qu’ils aient tiré un trait sur Bill. — Hmm hmm… Mais il faut qu’on se lève maintenant, allez, sérieusement. Allez, le dernier levé est un Irlandais ! » C’était un des dictons de Pépé. « Je compte jusqu’à trois, reprit-elle. — Ok. — Un… deux… trois ! » Ni l’un ni l’autre n’avait bougé. Elle éclata de rire. « Holà ! Bon, d’accord ! Allez, toi, je vais t’faire lever. » Et elle se jeta sur lui, tous ongles dehors, dix petits scarabées à dos de rubis qui se mirent à grouiller sur son ventre, ses côtes, à s’insinuer sous ses bras. Les chatouillements le traversèrent de part en part, la sensation sur un côté de son corps se propageant à l’autre via une sorte de noyau liquide à l’intérieur, le laissant aussi impuissant qu’une araignée tombée dans des braises. Il n’était plus qu’une espèce de gelée tremblante, hystérique, trop

p q p g y q p faible pour soulever un mouchoir. Il se retrouva sur le lino glacé, des frissons lui parcourant les côtes et noyant les gloussements causés par cette délectable douleur argentée. Se penchant au bord du lit, elle posa un baiser aussi rapide que fougueux sur ses lèvres tordues par l’hilarité. Puis elle t volte-face et sauta à son tour du lit, dans un tourbillon de cuisses blanches, de fesses nues et de nénés bondissants. Elle se anqua son manteau sur les épaules, dansant sur le sol glissant, et en la au jugé ses escarpins. Il voyait distinctement la chair de poule sur ses mollets pâles. Tout en frissonnant, elle s’habilla le plus vite possible devant le feu. « Bon, aujourd’hui, il faut qu’on revienne à la maison en ayant trouvé du boulot, pour faire une surprise à Bill ce soir  », annonça-t-elle. Ah  ? Peut-être, après tout, qu’elle savait quelque chose qu’il ignorait. Devant sa mine d’un impénétrable optimisme, il commençait vraiment à croire que Bill serait là à leur retour. Elle lisait toujours l’horoscope. On ne sait jamais. « J’ai faim », se plaignit-il, au moins sûr de ça. Elle fouilla dans son sac et y dénicha une pièce de dix cents et une de cinq, toutes deux sentant le fond de teint. Il les mit dans la poche de son blouson. Il ne lui demanda pas comment elle allait faire, elle, pour le petit déjeuner. Pour sa part en tout cas, c’était hot dog et jus de fruit au King Orange garantis. Quand au déjeuner, il fallait simplement rester optimiste et croire dur comme fer qu’ils auraient d’ici là trouvé un travail rémunéré et gagné de quoi manger. Elle était quasiment arrivée au bout de son rouge à lèvres. Fond de teint et parfum étaient également au plus bas. Avec minutie, elle appliqua le rouge sur sa lèvre inférieure en se servant de son petit doigt. Et quand elle lui dit au revoir, elle t bien attention de seulement l’e eurer. Elle prit entre ses doigts le cuir lisse et épais du blouson. « Ah, qu’est-ce qu’il est beau ! J’adore cette odeur. — Ouaiiis, moi aussi. J’ai toujours voulu un vrai blouson en vrai cuir.

— T’oublieras pas de bien dire merci à Bill, hein ? — Ouais… » Ah, zut, ça recommençait avec Bill. Il dévala l’escalier quatre à quatre et, depuis le palier, elle lui cria de faire bien attention. Ouais, c’est ça. Mais qu’est-ce qu’elle avait dans le citron  ? Elle refusait de voir que ce blouson, il ne l’avait pas exactement obtenu comme ceux des gamins sur les photos de magazines. Non pas qu’elle fût dans le déni, en n, pas franchement. C’est juste qu’une fois le vêtement sur lui, son visage dépassant du col, on ne pouvait absolument pas savoir qu’ils n’avaient pas le ticket de caisse. Elle pouvait le présenter à n’importe qui, qui s’exclamerait : « Oh ! Quel joli blouson ! », en se disant qu’il avait des parents vraiment généreux. Après tout, ce n’était pas écrit sur le front de Jack que son manteau était volé. Après son petit déjeuner, il remonta la rue, mais en empruntant le trottoir opposé à Sears, juste au cas où. Il avait cependant plus de respect pour des boutiques aux enseignes comme Cuir à Gogo ou Chez Freddy, où les marchandises étaient carrément clouées au comptoir et enchaînées aux portants. Dans ce genre d’endroits, les choses étaient claires. L’objectif était d’entuber les clients au maximum avant de se faire barboter la moitié du stock. Il y avait des types qui ne dormaient littéralement pas de la nuit s’ils n’avaient pas louté un pigeon dans la journée. «  Ça, c’est de la vraie laine d’agneau ! » Tu parles, de l’agneau fabriqué à l’usine, ouais. Bref, on savait où on mettait les pieds. Chez Sears, on n’avait dans les étages que des vendeuses modèle Bonne Mamie, avec leurs petits carnets, et au sous-sol, au rayon bricolage, des vendeurs modèle Oncle Paul arborant des pinces à cravate en forme de marteau ou d’avion, o ertes par la direction pour des années de bons et loyaux services. En plus, c’était satisfait ou remboursé. Jack n’avait jamais connu qui que ce soit qui pouvait se permettre de lâcher vingt dollars dans un blouson, alors comment savoir ce qu’elle valait, cette garantie  ? Comme ses ancêtres, il ne fréquentait que des commerces où les prix étaient toujours un peu trop hauts, la qualité toujours un peu trop

j p p q j p p basse, et le crédit, quand il y en avait, n’était accordé que sur la base d’un seul regard scrutateur depuis l’autre côté du comptoir. Satisfaction non garantie, mais parfois négociable. Il arrêta un petit vendeur de journaux noir, qui portait un cache-oreilles et un costume deux fois trop grand pour lui, histoire de lui demander comment on faisait pour vendre des journaux. « Ben tu vas au journal et tu demandes ton paquet, répondit-il en toisant Jack de haut en bas. Mais tu vends pas ici, compris ? Ça, c’est mon coin. Ma rue d’là jusque là-bas, ajouta-t-il en désignant de l’index les lumières bien visibles d’un cinéma miteux. Si jamais j’t’attrape à vend’ des journaux ici, j’te anque une branlée. » Aucun Nègre n’avait jamais parlé ainsi à Jack. Il était très sérieux. Pas du tout en rogne. Non, il l’informait simplement de ce qui arriverait s’il devait se mettre en rogne. « Non, promis, s’empressa de répondre Jack en toute sincérité. — J’t’ai prévenu. Bon, alors tu remontes l’avenue, tu passes cinq rues et tu verras le journal sur ce côté. Tu fais le tour et tu vas derrière chercher ton paquet. — Merci. » Il répondit d’un simple grognement. Puis il enfonça le clou : « Et t’oublies pas c’que j’t’ai dit ! » — Non non. — T’as intérêt. » Aux yeux du garçonnet, ce bâtiment avait l’air d’une manufacture d’armes, ou quelque chose comme ça. Il y avait un drapeau américain sur le toit. À l’intérieur, ce n’était que brouhaha et grondements. Il y avait une sorte de hall formé par des comptoirs sur trois côtés, derrière lesquels des secrétaires prenaient des publicités ou vendaient des abonnements. « Qu’est-ce que tu veux, petit ? », demanda sur un ton quelque peu impatient une jolie lle aux nénés pointus sous son sweater abricot, un crayon neuf ché dans ses cheveux couleur miel. « Faut voir qui pour vendre des journaux ?

— Jerry, répondit-elle, déjà ailleurs, en feuilletant une pile de bordereaux. Tu fais le tour et tu vas à l’arrière. » Il n’y avait pas moins de huit gamins accroupis juste en bas du plan incliné en bois par lequel les journaux descendaient aussi vite qu’on les ramassait. Et une douzaine d’autres alignés le long des murs crasseux, pelés et couverts de gra tis. Jack demanda à un garçon portant une casquette aux oreillettes rabattues qui il devait voir pour vendre les journaux. « Tu ramasses ton paquet et tu vas voir Jerry, expliqua-t-il en prenant à son tour position en bas du plan incliné. Allez, ramène-toi ! » Ça avait l’air d’un dur. Jack se mit en position près de lui. Il rassembla un paquet de trente centimètres d’épaisseur environ  : c’était le maximum qu’il pouvait se fourrer sous le bras. Puis il suivit l’autre gamin vers un petit bureau sans porte où il le regarda étaler ses journaux sur une table. Un gros bonhomme les compta et gri onna quelque chose devant son nom. «  À tout à l’heure  », lança le gosse par-dessus son épaule, complètement penché sur sa droite pour équilibrer la pile de journaux sous son bras gauche. Le gros compta les journaux de Jack, puis releva la tête. « T’es qui, toi ? — Hein ? — C’est quoi, ton nom ? C’est la première fois que j’te vois, pas vrai ? — Je commence juste. — Ok, ça fera un dollar vingt. — Quoi ? — Un vingt. C’est quarante journaux que t’as pris. — Mais je savais pas qu’y fallait les payer. — Ben si. Sauf pour ceux que j’connais. — Mais j’les ai pas ! — T’as combien ? — Rien ! — Bon allez, tu bloques la queue, là.

q q — J’pensais qu’on ramenait juste les sous ! — C’est encore Dink qui t’a raconté ça, hein ? — Ouaiiis, répondit-il en se demandant qui c’était. — Bon, ok, puisque tu connais Dink, j’te laisse prendre tes canards. Mais si t’essaies de m’entuber, c’est lui qui va mor er. Ton nom ? » Il suça le bout de son crayon avant d’inscrire le nom de Jack dans l’une des listes sur papier cartonné. Jack sortit, ses quarante journaux sous le bras gauche, mais ne réussit pas à se mettre tout de suite à brailler à tue-tête comme tous les autre. «  Demandeeeez l’journal  !  » Ils commençaient leurs vocalises dès la sortie du bâtiment et poursuivaient jusqu’aux secteurs qu’ils s’étaient réservés. Il remonta la rue à un pâté de maisons de l’endroit où il avait rencontré le petit vendeur noir. Et il s’essaya à l’exercice. «  Les nouvelles. Achetez votre journal ! » Non, pas terrible. Allez, on se lance. «  Demandez l’journal  !  » Et, en arrivant à un coin plus fréquenté, il força la note. «  Dernières nouvelles  ! Toutes fraîches ! Deeeeemandez l’journaaaaaaal ! » Mais quand il vit que personne ne le remarquait, il se mit à chanter son appel. «  Hé, petit  !  », lança un homme à l’allure pressée, qui s’apprêtait à traverser la rue, sa pièce de cinq cents en main. Jack cafouilla un peu en essayant de plier le journal bien nettement comme il avait vu les autres le faire, de façon à prendre la pièce avec la même main. Il donna le journal trop à plat et dut jongler pour ne pas faire tomber la pièce. «  Merci, murmura-t-il à l’homme qui avait déjà tourné le dos. Dernières nouvelles  ! Deeeeemandez l’journaaaaaaal ! » À midi, il avait vendu la moitié de son stock et acheta une barre chocolatée et un jus d’orange à un vendeur ambulant. Il la jusqu’à la gare routière et rôda devant les portes, interceptant les gens avant qu’ils n’arrivent aux gros kiosques à journaux à l’intérieur. À quinze heures, il avait tout écoulé. Il retourna aux bureaux du journal. Une pluie ne, mêlée de neige fondue, avait commencé à tomber. Il rendit à Jerry son dollar vingt, ce qui lui faisait soixante-dix cents de béné ce.

g q « T’en veux encore, petit ? » Il hésita. « Vaudrait mieux que j’rentre. — T’as fait du bon boulot. Tiens, prends-en dix, tu les vendras sur le chemin. Y commence à pleuvoir. Les gens les achètent pour mettre par-dessus leur chapeau. J’te garantis que dix, tu les écoules. » Jack remit donc trente cents. Il n’était guère convaincu au départ  : cela faisait deux rues transversales qu’il passait, sans une seule vente à son actif. La pluie, moitié gouttes moitié ocons, commençait à tomber dru. Et puis il vit un attroupement de gens qui s’abritaient devant chez Sears. Il leur en vendit trois. Et deux autres à l’entrée suivante. Une dame qui essayait d’arrêter un taxi lui en prit un qu’elle se anqua sur la tête, et lui tendit une pièce de vingt-cinq cents. Un taxi s’arrêta alors qu’il fouillait dans ses poches pour lui rendre la monnaie. Elle s’engou ra dans la voiture, qui démarra immédiatement. Puis il vit le véhicule s’arrêter et la dame gesticuler par la vitre arrière embuée. Il tourna le dos et repartit. Il allait pas reculer, ce taxi. Ce serait son premier pourboire. Quand il arriva aux docks, il ne lui restait plus que le journal qu’il voulait garder pour lui. Sa mère allait être ère. Ça lui faisait une journée à un dollar et dix cents. Il avait toujours entendu son grand-père et son oncle Kenny parler de travailler à un dollar par jour. Il avait fait aussi bien qu’eux. Mieux, même. Personne à la maison. La porte était fermée à clé. Et de clé, lui, il n’en avait pas. Il redescendit et se mit à fureter aux alentours des trois pâtés de maisons voisins à la recherche de cageots à brûler. Il en trouva un destiné aux pommes, le pied d’une table en chêne qui devait bien peser dix ou quinze kilos, et une cagette à œufs encore munie de petites alvéoles en carton. Le temps de ramener à grand-peine ce fatras jusqu’à l’hôtel, ses tennis de toile étaient bonnes à essorer. Il avait les pieds gelés. Il s’assit sur le tas juste devant la porte en attendant sa mère. Une grande Noire monta l’escalier, en secouant les gouttes d’une large ombrelle sombre et brillante. Elle portait un

g p manteau bien chaud et une étole de renard autour du cou. Elle avait les cheveux tirés en arrière, dégageant nettement un visage large et hautain. D’énormes anneaux pendaient à ses oreilles. Elle jeta au passage un regard au garçonnet assis sur son bric-à-brac comme si elle redoutait l’odeur. Elle t jouer la clé dans sa serrure, puis se retourna vers lui. « T’es enfermé dehors ? — Oui, m’dame. » Elle eut comme un mouvement de recul en voyant la aque qui s’étalait autour de ses pieds. « J’attends ma m’man, expliqua-t-il. — Tu veux attendre chez moi ? Il fait chaud. — Oh, elle va arriver dans pas longtemps, j’pense. — Comme tu veux. » Et elle entra et referma la porte derrière elle. Alors il se rappela ces bruits qu’ils avaient entendus de l’autre côté de la cloison. Et le regard que s’étaient lancé Bill et sa mère à ce moment-là. Il compta jusqu’à treize, treize fois de suite, puis alla timidement frapper à sa porte. « Qu’est-ce que c’est ? entendit-on à l’intérieur. — C’est moi. Je crois qu’elle va pas rentrer d’suite. » Elle lui ouvrit. Il y avait à sa porte deux autres verrous en plus de la serrure sous la poignée. La pièce était semblable à la leur, mais encombrée de mobilier. Un petit sofa de style français trônait devant la cheminée, où brûlaient de vraies bûches. Il y en avait d’ailleurs une caisse pleine juste à côté du foyer. Le sol était couvert de tapis orientaux dans les tons sombres. Un palmier en pot s’inclinait au-dessus du sofa. Par ailleurs, c’était une véritable jungle de plantes que l’on voyait jaillir du moindrerecoin des murs. Les fenêtres étaient habillées d’épais rideaux doubles qui faisaient comme une traîne généreuse au sol. Le lit était si haut qu’il lui arrivait presque à la poitrine, immense amas de plumes recouvert d’une espèce de couvre-lit espagnol blanc et or à franges que l’on aurait pu porter en vêtement, tant il était splendide. Un chat albinos portant un petit collier, comme un chiot, était endormi dans un creux

p douillet de ce monticule. La tête du lit était de cuivre étincelant. Il faisait si chaud dans cette pièce qu’il ne tarda pas à transpirer dans son blouson. «  Va t’asseoir près du feu et fais-toi sécher les pieds, lui proposa-t-elle. Qu’est-ce que tu faisais à courir les rues comme ça ? — J’vendais des journaux. — Ah bon ? T’as bien vendu ? — Oui, pas mal, répondit-il, se gardant de lui dire le montant de sa recette. — Très bien alors. Tu m’excuses un moment ? — Ouimmame. » Elle lui jeta un nouveau regard acéré. Elle avait sa propre salle de bains  ! Et avec un chau e-eau électrique qu’il aperçut quand elle ouvrit la porte. Lorsqu’elle en ressortit, elle portait un long peignoir de satin jaune bordé de plumes également jaunes au col, au bas et aux revers des poignets. Elle tenait une grande tasse fumante. «  Tiens. Bois ça  », dit-elle en se penchant pour la lui tendre. Elle faisait presque une tête de plus que Bill. Elle avait les plus longs doigts que Jack ait jamais vus. Sa peau couleur chocolat avait l’air toute douce. Quant à sa chevelure, les crêpures étaient étirées vers l’arrière à partir du front et des tempes, laissant ses oreilles dégagées comme jamais il ne l’avait vu chez une femme. L’ensemble était retenu sur le haut de sa tête par des élastiques recouverts d’une gracieuse petite main en or, puis à partir de là, elle explosait en une immense crinière, dont le noir était parcouru de bandes gris acier. Tout était immense chez elle. Son visage, surmontant le plus long cou qu’il ait vu de sa vie, était large, avec un nez un peu indien, des yeux énormes… Il ne pouvait détacher son regard de sa bouche. Elle était si large, avec de si grandes dents. La langue était deux fois plus large que celle de sa mère, une seule de ses cuisses en faisait deux de Wilma. Le moindre de ses déplacements, qu’elle marche, s’assoie ou croise les jambes sur le fauteuil en face de lui, semblait mettre en branle des forces mécaniques considérables. Il avait

q l’impression que sa seule cheville était plus longue que sa jambe à lui. Elle avait des pieds plus grands que ceux de Bill. L’espace d’une seconde, il se dit que c’était un homme, mais ses yeux remarquèrent la délicatesse des poignets et des chevilles. Elle n’avait pas une once de graisse, et tout chez elle était proportionné, ce qui la rendait plus impressionnante que terri ante. Même avec les deux mains et l’aide d’un copain, il n’aurait pas pu recouvrir un seul de ses nénés. « C’est du thé à la cannelle. T’aimes bien ? — Mmmh  », t-il de la tête, le nez dans la tasse. Il n’avait jamais aimé ça auparavant. Elle lui présenta une boîte de petits biscuits en croissants de lune au goût d’amande. « Comment tu t’appelles ? — Jack, m’dame. — M’dame ! T’arrêtes pas de me dire m’dame. T’es d’où, toi ? — Wichita, au Kansas. — Wichiquoi  ? Ah, ben ça se comprend, alors. Allez, enlèvemoi ces godasses trempées et mets-les près du feu. » Il chercha un endroit où poser sa tasse. Le temps qu’il se décide, elle se mit à genoux devant lui et commença à tirer sur les lacets humides. « Pas la peine, je peux le faire ! — Moi aussi, j’ai un ls, expliqua-t-elle. Il est grand maintenant, il est dans la marine. » Grand Dieu, quel monument, cette femme ! Elle prit son pied nu sur ses genoux, le massant de ses longues et belles mains. Son peignoir s’entrouvrit légèrement. Sa cuisse semblait polie, aussi lisse que celle d’une statue. Surprenant son regard, elle laissa retomber son pied et se leva, le laissant ôter seul l’autre chaussure. Elle alla jusqu’à une commode et y prit quelque part une photo aux couleurs criardes d’un jeune Noir à l’air sérieux comme un pape dans son uniforme bleu, coi é d’un béret plat en laine et non d’un bâchi blanc. Il y avait un insigne en forme de quartier de lune sur la manche de l’uniforme. « Moi, je vais m’engager dans la marine quand je serai grand, lui con a-t-il.

— Il est allé en Chine, partout. Il est cuisinier, précisa-t-elle, pas très ère. Note bien, j’ai jamais mangé queq’chose qu’il a cuisiné, et jamais j’en mangerai. » Elle alla remettre la photo en place. «  J’ai des nouvelles de temps en temps. C’est lui qui m’envoie ces trucs, là, ajouta-t-elle avec un geste en direction d’un tas de souvenirs exotiques. — Vous mesurez combien  ? demanda-t-il soudain, n’y tenant plus. — Moi ? Je me suis jamais mesurée. Mais le seul homme auprès d’qui je me suis sentie petite, il faisait plus de deux mètres et cent vingt kilos. De la belle barbaque. Allez, bois ton thé, ça te fera du bien. — Vous êtes… euh… belle. » Il avait failli ajouter «  pour une Noire  ». Mais ce n’est pas ce qu’il voulait dire. Elle était fantastique  ! À la regarder, il avait l’impression que sa quéquette était le bout de son petit doigt. Dès qu’elle faisait un mouvement, on sentait un changement d’atmosphère. « Merci », répondit-elle en inclinant la tête. Et il resta installé là, à siroter son thé à la cannelle et à lui raconter sa vie, celle de sa famille, ce qui lui passait par la tête, jusqu’à ce que l’obscurité soit tombée. Elle vaquait à ses occupations, faisant juste «  Mmmh, mmmh  » de temps en temps et le laissant babiller. «  Dis-moi, l’interrompit-elle en plein babillage, je crois que j’entends ta maman à côté. » Elle avait raison, il reconnaissait les bruits. « Bon, alors il va falloir que j’y aille. — C’est bien d’avoir quelqu’un avec qui parler, conclut-elle dans un sourire, tout en pensant à quel point c’était lui qui avait monopolisé la conversation. — Merci pour le thé, et tout ça. — Pas de quoi. » Il avait remis ses tennis et son blouson, et se dirigeait vers la porte.

p

« Hé ! l’arrêta-t-elle. Et si tu me livrais le journal tous les soirs ? — Ah, oui, bien sûr  !… Mais vous savez, vous pouvez prendre un abonnement pour vous le faire livrer, ça serait moins cher. — Je veux pas d’abonnement, je veux une livraison personnelle. Par toi ! » Il se mit à rayonner. Puis : « Dites-moi ? — Oui ? Quoi ? — Comment vous vous appelez ? » Elle ré échit un long moment, en le regardant droit dans les yeux. «  Jocylyn. Et ne t’avise pas de m’appeler Joy. Appelle-moi Jocylyn. — Ouimmame. — Dis mon nom, que je voie si t’as bien compris. — Josssylyn. » Elle lui t un signe d’approbation, pouce et index joints.     «  Ben alors, t’étais où  ?  », demanda sa mère en se redressant devant la cheminée, où elle avait mis deux ou trois boules de papier journal à brûler, mais sans parvenir à faire mieux que de roussir un coin du cageot qu’elle tentait d’en ammer. Elle se frotta les bras pour lui montrer à quel point elle avait froid. Elle avait les cheveux humides et pendants. Ses vêtements étaient trempés. « J’étais chez Jocylyn à côté, laissa-t-il tomber négligemment, s’approchant pour faire un vrai feu. La vache, qu’est-ce qu’elle est belle, sa chambre ! — À côté ? — Ben ouais. — Comment t’es arrivé là-bas, à côté ? — J’étais en avance et je pouvais pas rentrer, et elle, elle est arrivée et elle m’a dit de rentrer attendre chez elle. Elle fait un mètre quatre-vingts ! Mais normale, tu sais. » Non, elle ne savait pas du tout.

p « Je ne veux pas que tu ailles là-bas ! C’est une… euh… elle voit des hommes pour de l’argent. — Toi et Bill, vous avez dit que c’était une pute. — Oui, voilà, c’est bien ce que je disais. Et en plus, elle est… euh… euh… c’est une négresse, quoi ! — Ouais, approuva-t-il, pensant que c’était évident. En n, en tout cas, c’est ma première cliente. — Cliente ? Pour quoi ? — Pour un journal. Elle veut que je lui amène un journal tous les jours. — Comment elle s’appelle, tu disais ? — Jocylyn. — Bon, eh ben je veux pas que tu rentres chez elle. — Pourquoi ? — C’est pas bon pour toi, je te dis. Je veux pas ! Pas question. Je te ferai faire une clé. — Elle m’a servi du thé à la cannelle. — Mais t’as horreur de ça, d’habitude ! — Pas du sien, non ! — Bon, je suis sérieuse, jeune homme. Tu t’approches pas d’elle. Tu pourrais attraper une maladie. — Une maladie ? Comment ? — Peu importe. Tu t’approches pas de sa chambre, c’est tout. — T’as trouvé du boulot ? — Ne change pas de sujet. Non. — Moi, j’ai gagné un dollar dix. — C’est vrai ? Mais c’est formidable ! s’exclama-t-elle en venant lui faire un gros câlin. Je suis tellement ère de toi ! » Du coup, il regretta un peu de lui avoir révélé le montant exact de sa recette. Il aurait pu s’en garder un peu pour lui. Pas grave, on verrait demain. Il y aurait d’autres journées. Il réussit à bien en ammer un cageot dans l’âtre, puis disposa soigneusement le gros pied de table par-dessus. Bientôt le vernis se mit à fondre, avec de petites traînées de amme qui dansaient sur les gouttes. Et puis le bois se mit à prendre. Le chêne produisait une amme bien plus réduite, bleutée, presque

p p p q invisible, mais la chaleur dégagée était bien plus intense qu’avec un cageot. Il fut même obligé de reculer. Leurs vêtements étaient étendus sur la petite corde à linge qu’elle transportait toujours et qu’elle avait xée entre la tête du lit et la table branlante. «  Ils sont tout bleus, mes pieds  ! s’écria-t-elle en les tendant vers le feu, agitant les orteils. Frotte-les moi un peu, Jacky, tu veux bien ? » Il lui prit les pieds dans ses mains. « Ils sont tellement glacés que ça fait mal ! » Une mince vapeur commençait à monter de son manteau en train de sécher. « Oh, ça fait du bien », soupira-t-elle. Il passa au pied droit. Elle retomba en arrière sur le lit, son bras gauche sur les yeux. Elle s’était entièrement déshabillée, avait en lé un maillot de corps sans manches de Bill en guise de chemise de nuit, puis s’était enroulée dans le couvre-lit. « Tu peux pas savoir quelle sale journée j’ai passée. J’ai fait des kilomètres et des kilomètres. “Rien pour l’instant, mais laisseznous votre adresse et repassez.” Hmmm, oh, c’est bon. Tu sais, c’est comme ça que ton père et moi, on… en n, comme ça qu’on s’est connus. On était partis faire de la luge sur une colline. J’avais les pieds et les jambes si glacés qu’il avait peur qu’ils soit gelés. On est allés chez son copain. Il m’a frotté les pieds dans la neige. — Quoi ? Et ça t’les a réchau és ? — Bien sûr, susurra-t-elle avec un sourire entendu au plafond. Tu sais comment ils sont, les Suédois. — Ça veut dire quoi ? » Elle redressa la tête pour le regarder par-dessus ses seins  ; il était agenouillé par terre. Elle lui passa la main dans les cheveux. «  Tu comprendras quand tu seras grand. Tu lui ressembles tellement. Vous avez les mêmes mains, si douces. Allez, viens par ici, toi ! »

Et elle le tira près d’elle par les cheveux pour lui faire un gros bisou et un gros câlin. «  Si on avait une casserole et du thé ou du café, on serait vraiment bien, soupira-t-elle. Il fait vraiment bon ici, maintenant. » En fait, il faisait presque trop chaud. Ce morceau de chêne, il chau ait vraiment. Les vitres étaient couvertes de la buée dégagée par leurs habits humides. Même sales et embuées, elles re étaient assez les ammes pour qu’ils se sentent isolés, comme dans un cocon. Elle se redressa et s’assit, tirant sur ses genoux le maillot de corps de Bill avec une pudeur exagérée. « Ah, dis-donc ! Si on avait un jeu de cartes, là, je te anquerais ta volée au Hollywood rummy. — C’est moi qui te la anquerais ! — Ha ha ! Quand les poules auront des dents, oui ! — C’est déjà arrivé ! — C’était un accident. Allez, tiens, on se fabrique des cartes ! » Elle se leva d’un bond. Le maillot de corps lui couvrait à peine les fesses. Les bretelles lui coinçaient les tétons. Quand elle bougeait, on avait l’impression que les nénés pouvaient jaillir à l’air libre à tout moment. Ils tressautaient délicieusement, sans aucun complexe. Elle s’empara des petits cartons servant à séparer les œufs dans le dernier cageot. « Tiens, ça, ça fera l’a aire. » Quand elle se pencha pour les attraper, dos à Jack, il aperçut une tou e de poils sombres sous le cœur inversé de son derrière. « Allez, viens m’aider. Toi, tu dessines les cartes de l’as au dix pour chaque couleur. » À l’aide de ses petits ciseaux à manucure, elle découpa soigneusement la ne plaque en rectangles de 3,5 sur 5 centimètres. Les cartes étaient bleu foncé d’un côté, carton gris ordinaire de l’autre. Côté gris, il traça les chi res et les petits cœurs, carreaux, trè es et piques, qu’il rangea par couleurs. Ensuite, tous deux dessinèrent les gures. « Il nous faut un joker, suggéra-t-il à la n.

j gg — Pas pour le rummy. — Peut-être qu’un jour, on jouera au poker ou au pitch. » Sur un rectangle, il dessina une tête de diable buvant une bouteille de whisky. Puis il écrivit BILL dessous. «  C’est pas très gentil, protesta-t-elle, avant de jeter la carte dans le feu. On n’a pas besoin de jokers ici, tant qu’on t’a, toi, jeune homme. Allez, on joue ! » Elle était assise, jambes croisées, au milieu du lit. Il n’avait jamais compris comment elle pouvait rester dans cette position pendant des heures. Lui, il en était incapable. Ça lui déglinguait les genoux et lui faisait horriblement mal à l’intérieur des cuisses. Elle avait fourré sous elle, par devant, le bas du maillot de corps pour qu’on ne puisse rien voir. «  Je sais pas comment tu peux rester assise comme ça, s’étonna-t-il. — Les femmes, c’est plus souple que les hommes. Elles ont des hanches et des cuisses di érentes. Pour pouvoir avoir des bébés. » Et, joignant le geste à la parole, elle se redressa et tendit les jambes de part et d’autre, quasiment en grand écart, tout en tenant le bas du maillot de corps des deux mains pour recouvrir son bas-ventre. « Tu vois, je suis très souple ! » Elle pouvait aussi lever la jambe plus haut que sa tête. Bill adorait lui faire faire ce numéro en public, tenir son chapeau plus haut que Wilma pour qu’elle l’atteigne d’un coup de pied. Elle avait de jolies jambes, dont elle était très ère. Tout le monde lui disait qu’elle avait les mêmes que Betty Grable. Et Bill prétendait même qu’elle ressemblerait à l’actrice si elle se faisait teindre en blonde. Mais elle avait toujours refusé. «  Jamais je me ferais teindre, pour aucun homme, assuraitelle. Si tu veux une blonde, mon p’tit gars, fallait en épouser une. Moi, j’ai toujours trouvé que les peroxydées, ça fait vulgaire. — Moi, lui jurait toujours Jack, je préfère les cheveux auburn. Avec des yeux noisette. »

C’est elle qui proclamait que ses yeux étaient noisette, même si Jack les voyait juste marron. Sur ces détails-là, il se rangeait toujours à son avis. «  Et t’avise pas de me traiter de rouquine  !  », menaçait-elle tout le monde, tout le temps… mais en vain. Ils rent trois parties de rummy. Il en gagna une, et puis ils se rendirent compte qu’ils mouraient de faim. « Et si tu t’habillais pour aller chercher en vitesse du pain, un peu de viande froide et du lait avec ton dollar ? », suggéra-t-elle. Il y avait au coin de l’hôtel une petite épicerie ouverte jusque vers vingt et une heures. Une espèce de réduit où des caisses de légumes voisinaient avec des gants de travail, de grandes boîtes de tabac et d’autres de fruits secs. Pour mettre la main sur les marchandises, le propriétaire, un petit homme replet portant une barbiche blanche et un tablier qui traînait par terre, devait soit enjamber un invraisemblable fatras, soit utiliser une pince qu’il avait xée au bout d’une longue perche. Ça sentait bon les épices là-dedans, et au milieu du malheureux mètre carré de sol encore visible trônait un bandit manchot. Le bonhomme pesa les quinze cents de viande froide, quelques tranches à peine, comme s’il s’était agi de métaux précieux, un œil fermé comme pour viser, l’autre xé sur la balance couverte de mouches. Il manipulait ses marchandises avec une préciosité indolente qui avait le don d’énerver prodigieusement Jack. On aurait vraiment dit que c’étaient des biens rares et inestimables qu’il vendait. Jack introduisit une pièce de cinq cents dans la machine et tira d’un coup sec sur la poignée. Clac, clac, clac, trois prunes s’alignèrent, et on entendit une cascade métallique de pièces de cinq cents. Waouh ! La vache, il y en avait au moins une vingtaine ! « Hé, pétit ! Ça z’est pour les krands ! Pas pour toi ! Y mettent moi en prizzon ! » Il regarda avec convoitise les pièces de Jack, que celui-ci s’empressa de fourrer dans la poche de son blouson, prêt à détaler si jamais le type faisait mine de s’approcher de lui.

j yp pp « Tu feux autre chozze ? — Ouais, une petite boîte de thé Lipton en sachets. Et… ça ! », ajouta-t-il en posant sur le comptoir un paquet de cupcakes au chocolat à côté de ce qu’il avait déjà acheté. En tout, cela lui revint à soixante-quinze cents. Il quitta la boutique plus riche qu’en y entrant. «  J’ai gagné le jackpot  !  », claironna-t-il, heureux de lui montrer ces marchandises qu’il avait eues gratis, en tout cas le croyait-il. Elle était ébahie, et aux anges, de voir le thé. « T’es vraiment un amour, mon Jacky. T’es vraiment un amour de penser à moi comme ça, roucoula-t-elle, son regard plein de tendresse derrière les verres épais qui lui agrandissaient encore les yeux. Tu t’occuperais bien de moi, hein, si tu devais vraiment un jour ? Oui, je sais que oui. Ça me rend très ère de toi. Viens m’embrasser. » C’était un peu embarrassant, cette sincérité. Mais son baiser était fougueux et humide. «  Je t’aime, tu sais, lui murmura-t-elle à l’oreille. Hé  ! Ce qu’il nous faut, maintenant, c’est une casserole, ou un truc pour faire bouillir de l’eau. — Je vais en chercher une. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Au bout du hall trônait une énorme poubelle métallique qui débordait de sacs d’ordures, avec d’autres sacs empilés autour. Il ne tarda pas à dénicher une grosse boîte de café en fer-blanc, assez présentable. Sa mère nettoya soigneusement le récipient et versa de l’eau jusqu’au quart environ. Avec précaution, elle la déposa au bord du feu, accroupie devant l’âtre, légèrement penchée en arrière par crainte de la chaleur. C’est comme s’ils avaient été dans une caverne bien à eux. Rien qu’à la regarder, il sentit frémir sa quéquette. Et le frémissement monta en lui jusqu’à déclencher un frisson incontrôlable qui ne dura qu’une seconde, mais eut le temps de lui donner la chair de poule partout. Lorsqu’elle se releva, sa tou e faisait une ombre sous le maillot de corps de Bill.

Ils avaient des tasses  : un truc bien ébréché à l’anse cassée, couleur coquille d’œuf, qu’ils avaient trouvé dans la chambre en arrivant, et une grande tasse à café que Bill avait piquée dans un bistrot le premier jour qu’ils avaient passé à Mobile. Elle se servit de la chemise de Jack pour se saisir du récipient noirci dès que le liquide se mit à bouillir, mais se brûla quand même un doigt en versant l’eau dans les tasses. Avec un geste de petite lle, elle se mit l’index dans la bouche pour faire passer la douleur. Et de l’autre main, elle jeta les sachets de thé dans les tasses. Elle avait disposé les sandwiches sur des Kleenex qu’elle avait tirés du paquet à cinq cents qu’elle avait toujours dans son sac, avant de les couper bien proprement à l’aide de sa lime à ongles. Il y avait un cupcake près de chaque tasse. Jack se sentit soudain citoyen ordinaire, et même s’il n’aimait pas vraiment le thé, en vérité, il le dégusta. Calme et volupté. « Qu’est-ce qu’on est bien ! n’arrêtait-elle pas de répéter. Ça va aller pour nous maintenant, tu crois pas ? » Une fois au lit, il s’allongea près d’elle, une main sur son épaule. Ils restèrent un moment à contempler la lueur des ammes qui dansait au plafond. Puis elle demanda : « Comment ça va, toi ? — Tu sais quoi ? — Non, quoi ? — Y’a des fois, j’me dis qu’on est mieux que quand il est là, Bill. — Eh ben, pas moi ! — Je peux m’occuper de toi, moi, tu sais ? — Mais oui, je sais, approuva-t-elle, en le pressant contre elle avec le bras dont elle l’entourait. Mais faut que tu comprennes que Bill, je l’aime. Et j’aime pas du tout quand il est loin de moi. — Même quand je suis là, moi ? — Ben… C’est pas la même chose. En n, je t’aime aussi, toi, mais une femme, ça aime quand son homme est près d’elle. — Mais moi, je peux être ton homme. » Les paroles s’étranglèrent dans sa gorge. Il n’était pas du tout certain de ce qu’il laissait entendre.

«  Mais oui, mon chéri, je sais, répondit-elle très tendrement. Mais c’est pas vraiment pareil. Un jour, tu comprendras… Quand tu rencontreras une gentille lle et que tu tomberas amoureux. Toi aussi, t’auras envie de jamais être loin d’elle. — Mais je t’aime. — Oui, mais ça, c’est pas le même genre d’amour, tu le sais, quand même ? — Non. — Eh bien, moi je te le dis. — Tu l’aimes plus que moi, Bill ? » Elle poussa un soupir un peu exaspéré. Elle savait qu’il savait ce qu’elle voulait dire. « Bien sûr que j’aime pas Bill plus que toi. C’est juste di érent ! — Di érent comment ? — Écoute, je peux pas expliquer ça maintenant. J’ai vraiment sommeil. J’ai passé une journée fatigante. Allez, on dort maintenant. — Maman ? — Quoi ? — Je peux faire des bisous sur tes nénés ? S’il te plaît ? — Jackyyyy… — J’ai envie. — Mais qu’est-ce que je vais faire de toi ? Qu’est-ce que je serai contente quand t’auras ton lit à toi. » Il n’était plus très enthousiaste à cette perspective, en vérité. «  Si t’en avais eu un avant, jamais ça aurait commencé, ré échit-elle tout haut. — Ben, c’est pas ma faute. T’avais dit à mémé que t’avais une maison, et tout ça. — Non, j’ai pas dit ça ! — Si, tu l’as dit ! Je t’ai entendue. — T’as mal compris. Tu comprends toujours de travers. — Non, pas toujours. — Si ! Allez, tu dors, maintenant. — Je peux ? S’il te plaît ? — Non ! »

Elle lui en voulait de lui avoir rappelé le gros mensonge qu’elle avait fait sans vergogne quand elle était venue le chercher chez sa grand-mère. « S’il te plaît, j’ai besoin ! — Non, t’as pas besoin ! — Si ! — C’est pas bon pour toi. — Pourquoi ? Si, c’est bon. — Non, c’est pas bon. — Tu m’as déjà laissé faire. — Eh ben, j’ai eu tort. J’étais à moitié endormie. Je savais pas ce que je faisais. J’avais trop bu le soir d’avant. — Mais t’avais aimé ça ! — Ça te fait pas de bien, Jacky. Ça te rend tout énervé, tout excité. — Je vais pas devenir énervé et excité, promit-il. — Ah tu crois ça ? » Elle eut un sourire dans la pénombre vacillante. Et sa voix, soudainement narquoise de scepticisme, le traversa pour descendre entre ses jambes. « N-n-n-on. Je p-p-p-romets, bégaya-t-il soudain. — Bon, alors si tu promets… » Sa voix était redevenue cette liqueur de miel tiède qui lui donnait l’impression de otter sur les vibrations qui le traversaient. Elle l’attira vers elle. De la main gauche, elle baissait en même temps la bretelle de son maillot de corps pour dénuder son sein droit. Elle le lui tendit jusqu’à ce que sa bouche avide trouve le téton dressé. Elle murmura, tout en lui caressant la nuque : « Doucement. Doucement. C’est un peu sensible. » Et dix minutes plus tard, elle dormait profondément. Endormie. Il avait l’impression qu’elle lui abandonnait son corps. S’enhardissant, il la dénuda jusqu’à la taille. Il pétrissait le sein droit tout en tétant goulûment le gauche. Il leva un instant la tête pour voir comment elle réagissait. Elle avait la bouche entrouverte. Ses dents luisaient entre ses lèvres. Il se hissa

doucement pour déposer sur cette bouche un baiser aussi léger qu’une plume. Elle t un petit «  brrr…  », remua un peu, mais sans s’éveiller. Et bientôt elle se mit à ron er imperceptiblement, un simple bruissement d’air entre ses lèvres. Il commença à faire glisser sa paume droite très très doucement vers le bas, en soulevant les draps du dos de la main pour ne pas risquer de la réveiller en l’e eurant. Bientôt, voilà qu’il caressait sa hanche gauche sous l’ourlet du maillot de corps. Oh, qu’elle était lisse et tiède  ! Elle lui avait dit que les femmes avaient la peau plus douce que les hommes à cause de cette ne couche de graisse qu’elles avaient sous l’épiderme et qui les rendait plus extensibles pour avoir des bébés. Ça leur permettait aussi de mieux supporter le froid. C’est pour ça que sa grand-mère soutenait toujours que les bas des femmes, ça tenait vraiment chaud, alors que pourtant c’était transparent. Il descendit la main le long de sa hanche vers l’aine. Et il la laissa là, immobile, un long moment, sentant sa respiration à travers sa paume, jusqu’à ce que se forment des gouttes de sueur entre leurs peaux. Sa main le démangeait. Millimètre après millimètre, il remonta le bas du vêtement sur son ventre  ; bientôt, le maillot de corps ne fut plus qu’un morceau d’éto e ramassé autour de sa taille. Il risqua un œil sous les draps : elle était sur le dos, la tou e sombre s’élevant légèrement au bas des froncements de son ventre. Il e eura cette peau, si relâchée à cet endroit, juste sous le nombril saillant. C’était la plus douce texture sur cette terre. Au toucher, ça faisait davantage comme du talc ou de la fourrure, que de la peau. Et pourtant c’était vivant. Une douceur in nie, à nulle autre pareille, ornée d’un duvet blond clairsemé. Telle une imperceptible sente dorée menant droit au sombre buisson luxuriant qui jaillissait entre ses cuisses pâles. Il laissa sa main descendre sur ce ventre au rythme du sou e de sa mère, une respiration à la fois. À chaque expiration, il la soulevait juste ce qu’il fallait pour la faire glisser plus bas, jusqu’à ce que son petit doigt e eure la toison électrique. Après

j q q p g q p un moment passé à laisser ses doigts explorer l’orée de cette minuscule forêt, il souleva imperceptiblement la main et la t passer juste par-dessus la crête, e eurant les bouts des vrilles soyeuses. Les poils frisés montaient bien à trois ou quatre centimètres au-dessus de la peau. Il sentit son poignet, douloureux, s’engourdir progressivement. Et la douleur lui remonta dans l’épaule, le dos, le cou. Il descendit lentement la main, en prenant soin de n’appuyer que progressivement. Elle remua un peu, articulant : « Hmmm ? Mum mum mum. Smack smack…  » Et, sans se réveiller, elle se passa la langue sur les lèvres. Elle avait toujours les jambes légèrement écartées. Elle bougea un peu les fesses pendant quelques secondes, puis sa respiration redevint régulière. Et tout ce temps, il avait laissé sa main parfaitement immobile. Alors il s’enhardit. La paume parallèle à l’espace entre les cuisses, il nit par insinuer son majeur dans les poils plus denses et plus longs de l’entrejambe. Dès qu’elle bougeait un peu ou qu’elle poussait un soupir, il se pétri ait jusqu’au retour d’une respiration normale. Lorsqu’il arriva là où la chaleur rayonnait, tout sembla se liqué er, et il eut la sensation que son doigt était resté trop longtemps dans l’eau chaude. Et bientôt il ressentit une légère douleur. Cette chaleur, cette uidité, ne diminuèrent pas. Il y avait entre ses jambes une ouverture, légèrement entrebâillée et brûlante comme du feu liquide. Il avait la tête qui tournait. Il se sentait à présent presque entièrement liquide lui aussi. Il ne pouvait plus faire demi-tour, même s’il devait être foudroyé sur place par la prochaine vague de désir. Les lèvres sous la toison étaient comme de la soie, coulante entre ses doigts. C’était une eur humaine qui ne s’ouvrait que la nuit, ensorcelante, d’une profondeur hypnotique, tendrement carnivore. Ouverte. Énorme. « Hmm !… Hmm !… », aboya-t-elle soudain sans prévenir. Son bassin se mit à bouger violemment. Le lit explosa pendant quatre, cinq, six secondes. Il avait les doigts profondément enfoncés dans sa bonbonnière béante et brûlante. Elle leva soudain les genoux, les écartant au maximum. Il se retrouva

g coincé sous sa jambe droite. Elle tapa des talons sur le lit. « Aah ! Aah ! », gémit-elle en projetant ses hanches vers le haut. Elle se mordait la lèvre inférieure. Elle avait les mains levées, comme pour essayer d’attirer quelqu’un dans ses bras. Son ventre était parcouru de frissons convulsifs. Il enleva brusquement sa main, muet d’e roi. Il ne savait absolument pas ce qu’il avait fait. Elle était réveillée, et pour de bon, assise très droite, clignant des yeux dans la lueur vacillante des ammes. «  Oooooh…  », geignit-elle en se prenant les tempes entre les mains comme si elle avait mal à la tête. Sa voix était à la fois pleine de tristesse, de colère, de déception et de fatigue. Elle réajusta en un éclair les bretelles sur ses épaules, tira vers le bas le maillot de corps de Bill, si sèchement qu’il entendit le tissu craquer. «  Ooooh, bon Dieu  !  » Elle poussa un nouveau soupir, se retournant vers la gauche en lui tournant le dos pour bourrer son oreiller de coups de poing. Il resta aussi immobile qu’une statue, faisant semblant de dormir. « Bon, impossible de pioncer ici, j’ai l’impression. » Elle se leva, attrapa son manteau, en la ses escarpins et sortit en claquant la porte. Quand elle revint, elle grelottait. « Maman, je suis désolé », tenta-t-il de plaider en essayant de mettre son bras autour d’elle pour la réchau er. Elle le repoussa violemment, en lui tournant le dos. «  Non  ! Tu restes de ton côté du lit. Je savais bien que si je te laissais commencer, t’arrêterais pas. Vous êtes bien tous les mêmes. — Qui ? — Les hommes. Dors. — Mais tu m’aimes ? Moi, je t’aime. — Oui… DORS ! — Ok. » Il ne se sentait pas vraiment assez mal pour pleurer. Il se sentait assez salaud, aussi.

TRENTE

Dink prenait toujours le boxeur de métal émaillé aux cheveux noirs luisants et au short rouge, Jack héritait par conséquent du blond au short bleu clair. De chaque côté de cette espèce de gros aquarium qui était en fait un ring aux parois vitrées, il y avait des poussoirs rudimentaires ainsi qu’une crosse de pistolet servant à déplacer les combattants. Le titulaire du pugiliste qui était allongé, K.-O. depuis la partie précédente, introduisait sa pièce puis manipulait son poussoir pour le remettre debout au centre du ring, prêt à dé er à nouveau le champion sortant. Chaque crosse de pistolet était munie de deux gâchettes commandant les droites et les gauches. Et on pouvait déplacer le combattant d’avant en arrière et de gauche à droite. Chacun des boxeurs avait un petit bouton qui dépassait de son menton. Un impact dessus, et hop ! le pugiliste allait droit au tapis. Comme le blond, apparemment, ne bougeait pas aussi bien que l’autre, Dink ne le prenait jamais. C’était un bon gars, ce Dink, deux ans environ de plus que Jack, mais pas beaucoup plus grand. Quand il était en forme, il pouvait faire avancer son boxeur comme un tigre à l’attaque, et descendre celui de Jack d’un seul uppercut avant même que ce dernier ait pu lui faire lever sa droite ou sa gauche pour parer le coup. « Il a des mauvais réfèxes, ton mec », analysait Dink. Le mec en question, tout costaud qu’il était, gisait sur le dos tel un macchabée, le petit bouton enfoncé dans son menton, les deux bras en l’air. Ils regardaient les peep-shows. Il y avait une strip-teaseuse blonde surnommée «  Vénus en armes  », dotée des plus gros

nénés que Jack ait vus de sa vie. Il tournait la grosse molette le plus lentement possible pour faire durer le spectacle, tout en se paluchant à travers son pantalon. Il l’adorait, cette lle. Il y avait aussi une petite brune bien mignonne du nom de «  Frenchie LaTour  », qui avec ses bas noirs occupait une place toute spéciale et palpitante dans son cœur. Ces deux-là, il sentait qu’elles auraient pu satisfaire ses moindres désirs. Dink, lui, les regardait volontiers mais n’avait pas l’air de beaucoup les apprécier. « Sales puuutes », qu’il les appelait. Et il ne laissait pas ses mains enfoncées dans ses poches. C’est qu’il était catholique, Dink. Ils allèrent traîner jusqu’aux docks, où l’on déchargeait un cargo bananier. Le navire à la coque noire et rouillée était incliné au-dessus du quai, juste devant le grand entrepôt. Des dockers, portant des sacs de jute fendus sur la tête, comme des capuches de moine, qui leur descendaient jusque sur les épaules et le dos, sortaient des régimes de bananes vertes par une porte latérale du navire pour les transporter dans l’entrepôt. Ils s’interpellaient bruyamment dans une langue étrangère. « Y sont quoi ? s’étonna Dink. — Mexicains, ou queq’ chose comme ça. » « Mira ! Mira ! », gueula l’un des dockers. Ça sonnait comme « Mida ! Mida ! » « Aye ! Aye ! Aye ! », hurla celui qui le précédait, et qui venait de trébucher sur la passerelle. Il hurla encore et encore, faisant de grands gestes des bras, se tenant la nuque, pour nalement rouler jusque sur le quai. «  Mamba  ! Mamba  !  », se mit alors à bramer à son tour le premier, en montrant du doigt le régime de bananes qu’avait laissé tomber son camarade dans sa chute. « Mamba ! », répétèrent en chœur les autres. L’un des dockers, un petit homme trapu, musclé comme un taureau, accourut armé d’un bout de planche et se mit à cogner comme un sourd sur les bananes répandues sur le quai. D’autres s’attroupèrent autour de l’homme à terre. Il avait l’air de prier. Son visage exprimait à la fois une immense tristesse et une peur

g p p tout aussi grande. Les autres le soulevèrent et le portèrent à hauteur d’épaule, en lui parlant tous à la fois. Tel un mille-pattes parcouru de convulsions, le cortège partit au petit trot, l’homme semblant rebondir comme une poupée de chi on au sommet de l’édi ce, les yeux xés sur le ciel bleu porcelaine. Bras et jambes écartés, tête et membres secoués par l’accélération des porteurs, qui couraient à présent. La sentinelle essaya de s’interposer, peut-être pour les arrêter, fusil en diagonale sur la poitrine, mais la multitude ne tarda pas à le déborder sans même ralentir, à grand renfort de clameurs frénétiques. Il avait beau crier  : «  Halte  ! Halte  !  », sa voix était noyée dans les hurlements de cette foule forcenée. On vit arriver au premier rang le petit homme musclé, qui tenait à bout de bras le long et mince serpent couleur vert banane qu’il avait tué. Jack fut parcouru d’un frisson de haut en bas. Il avait beau aimer les bananes, il n’était plus guère certain de vouloir en manger, de peur de se faire empoisonner. Arrivés au bout du dock, à la recherche d’un lointain poste de secours qu’ils n’avaient pas trouvé, les hommes allongèrent leur compatriote sur les planches et restèrent autour de lui. L’un d’eux s’agenouilla et lui administra ce que Dink appelait «  les crèmes onctions  ». Quand il eut terminé, les dockers commencèrent à s’éloigner et à revenir d’un pas lourd vers le navire, en groupes de deux ou trois. « Y doit être mort », observa Dink. Ben oui, ça en avait tout l’air. Un Chris-Craft remontait rapidement le euve, deux hommes et deux femmes à bord. Une des femmes, très jolie, avec une chevelure ottant au vent derrière elle comme un fanion, décocha un large sourire aux garçonnets et leur t signe du bras. Jack voyait ses dents blanches. Il agita également le bras en réponse à son salut. Les autres occupants de l’embarcation regardaient aussi dans leur direction, mais ne les saluèrent pas. Ils avaient des verres à la main. L’un des deux hommes saisit le bras de la femme pour qu’elle tourne son regard vers lui. Là-bas, au bout du quai, il ne restait plus que deux dockers et la

q p q sentinelle autour du cadavre. Malgré le ciel cristallin, le fond de l’air était glacé. Ce Chris-Craft, c’était le seul bateau de plaisance en vue sur le euve. Un train de péniches passa. Un type, là-bas, à l’arrière, t un signe du bras. Les garçons lui répondirent, puis s’éloignèrent. Devant l’escalier menant à l’étage du Star Hotel, entre la boutique du barbier à la vitrine pleine de bouteilles de rhum et l’épicerie sans nom, Jack prit congé de Dink : « Bon allez, à demain. — Quoi  ? sursauta Dink en reculant d’un pas. C’est là qu’t’habites ? — Ouaiis. — Nooooon ! T’habites là ? — Ben ouais. » L’expression d’e arement outré de son regard t rapidement place à un amusement patelin. « Ton paternel, y bosse au chantier naval, c’est ça ? — Ouais. — Alors pourquoi qu’t’habites dans un claque ? — Heiin ? — Pourquoi qu’t’habites dans un claque ? — Un quoi ? — Un claque ! T’es sourdingue ou quoi ? » Jack leva les yeux vers ce vieux bâtiment d’un autre temps, avec ses grandes fenêtres aux seuils profonds et aux carrés de verre martelé, ses corniches décorées toutes noircies. Il avait dû déjà entendre ce terme, mais sans vraiment faire attention. Quand il se retourna, Dink avait déjà à moitié traversé la rue, les épaules visiblement secouées d’hilarité. Une fois sur le trottoir d’en face, il se retourna, regarda Jack et éclata à nouveau de rire. Jack lui t signe de la main. Dink lui adressa en retour un geste qui signi ait son bannissement de la race humaine. Puis il disparut dans la foule des piétons se hâtant de rentrer après leur journée de travail. Jack laissa le journal de Jocylyn derrière sa portemoustiquaire. À sa gauche, la porte de l’appartement jouxtant

q g p pp j celui du gérant s’entrouvrit, et la jeune femme, celle au bébé qui pleurait tout le temps, sortit discrètement et sursauta à la vue du garçonnet. Elle se dépêcha de rejoindre sa chambre, de l’autre côté de la balustrade donnant sur la cour, en remettant de la main droite son chemisier dans sa jupe en coton à l’imprimé fané. Dans la main gauche, elle tenait quelques billets d’un dollar. Elle avait un visage étroit au regard hanté dans des orbites cernées de noir. Elle n’avait que dix-neuf ans, disait sa mère, qui ajoutait toujours : « Pauvre petit bébé… » Wilma n’était pas encore rentrée. Il ouvrit la porte avec sa clé. Le soleil avait réchau é la pièce, si bien qu’il n’alluma pas de feu immédiatement. Il avait amassé pas mal de choses à brûler, des cageots, trois rallonges de table en chêne, une chaise de cuisine démolie, des planches arrachées à une énorme caisse. Il avait confectionné une douzaine de bûches en papier journal et un tas de boules de ce même papier en guise de petit bois. Ils étaient bien équipés à présent. Dès que sa mère trouverait un boulot, ils pourraient s’acheter du charbon par paquets de dix litres à la petite boutique d’en bas. Et ils iraient aussi se procurer un petit réchaud électrique pour pouvoir cuisiner des repas chauds. Jack ramenait jusqu’à un dollar chaque jour. Et par conséquent, même s’ils ne mangeaient pas toujours à leur faim, ils n’étaient pas chroniquement faméliques comme leur jeune voisine d’en face. Wilma rentra brusquement et se jeta sur le lit tout habillée, manteau compris, visage dans l’oreiller. Elle avait des trous béants sous ses chaussures. Chaque matin, elle se découpait des semelles dans du carton a n de les boucher. Quand elle rentrait le soir, le carton était usé et déchiré. Elle avait dû investir dans une paire de bas : une femme ne pouvait pas, en plein hiver, aller chercher du travail jambes nues. Ces bas, elle les manipulait comme s’ils étaient en cristal. Elle se remit sur le dos pour défaire les jarretelles, de peur qu’ils ne lent à force d’être tendus. Elle envoya valser ses chaussures. Jack prit son pied gauche dans ses mains et se mit à le lui masser.

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«  Hmm… soupira-t-elle. Oh, que c’est bon. J’ai vraiment fait des kilomètres aujourd’hui. Je suis allée partout. Rien. Ils disent tous que quand le chantier va passer aux trois-huit, les a aires vont reprendre, mais y’en a pas un pour m’embaucher. » Elle tira de son sac son miroir de poche et le tint à bout de bras pour voir son visage. «  Pas étonnant, en fait, hein  ? Je suis moche comme pas possible ! J’suis coi ée en bataille. J’ai besoin d’un soin du visage et de m’acheter du maquillage. Et mes vêtements, j’t’en parle même pas ! — Moi, je te trouve jolie, insista-t-il. — T’as un boulot à m’o rir ? — Ben non. — Tu vois ? — Tu veux que je t’aide à enlever tes bas ? — Non non, tu vas les abîmer. Attends. » Et, toujours allongée sur le dos, elle leva une jambe, puis l’autre, pliant le genou pour ôter les bas. Il voyait tout, sa culotte, ses fesses. À l’endroit des jarretières, elle avait des marques rouges, qu’elle se mit à frotter comme si ça la démangeait. Puis elle roula sur le ventre et agita ses pieds nus a n de se les faire masser. Et pendant qu’il s’y employait, elle lisait le journal qu’il avait ramené, passant presque immédiatement aux pages intérieures. Elle ne s’attardait jamais sur la une. Rien que des nouvelles de la guerre, que ni l’un ni l’autre ne comprenait vraiment. Roosevelt avait promis que le pays n’entrerait pas dans le con it, et ça leur su sait, même si son grand-père disait toujours que le président était « un voleur, un menteur et un enfoiré de première ». Mais bon, il était dingo, pépé, d’après Bill. Jack lui massa soigneusement les pieds et les jambes. Quand il remontait trop haut au-dessus du genou, elle lançait une ruade en protestant  : «  Hé, hé  ! Attention  !  » Et quand, à la deuxième jambe, il laissa déraper sa main jusqu’en haut de la cuisse, là où c’était mou et si doux, e eurant le sexe comprimé par la culotte…

« Ah, mais t’es incorrigible ! s’écria-t-elle, en fourrant l’arrière de sa jupe entre ses jambes. — Ça veut dire quoi  ? Y’a mademoiselle Rebsteen qui m’a dit ça, une fois. — Ça veut dire que quand on te dit non, tu comprends pas. — Ah bon ? — Oui. Tu laisses tes mains tranquilles maintenant. — Tu veux pas que je te les frotte devant ? — Non, laisse tomber, répondit-elle en se mettant assise. Il faudrait plutôt qu’on pense à se faire à manger, là. » Ils avaient un peu de viande froide et quelques autres bricoles dans une boîte à chaussures qui leur servait de glacière, posée dehors sur l’escalier de secours, le couvercle attaché pour protéger le contenu des pigeons et autres volatiles. Il y avait également un demi-litre de lait. Elle l’envoya en bas chercher une boîte de soupe de tomates Campbell. Ils avaient un paquet de crackers. Ils mangèrent la soupe avec les crackers, un sandwich, du lait et des cupcakes. « Tu devrais acheter des pommes ou quelque chose comme ça, au lieu des cupcakes, lui conseilla-t-elle. — Elles sont toutes molles, ces pommes. — Mais j’aime bien les pommes farineuses, moi ! — Moi, j’aime pas ça, beurk ! » Cette nuit-là, elle ne le laissa pas la toucher. «  Tu laisses tes mains tranquilles, jeune homme  », l’avertitelle. Un peu plus tard, il l’entendit marmonner : « Demain, il faut vraiment que je trouve quelque chose. » Et bientôt, elle se mit à ron er doucement.     C’étaient bel et bien des cristaux de neige qui ottaient dans l’air. Le Good Eats Café avait disposé dans sa vitrine une dinde en plâtre et un vieux père Noël en celluloïd. Jack se rendit compte qu’ils n’avaient même pas vu passer Thanksgiving. Des employés municipaux tendaient des guirlandes décoratives au-

p y p g dessus de la rue. Chaque réverbère était surmonté d’un père Noël en carton à deux faces. Chez Sears, les vitrines débordaient de jouets, vélos, articles de sport, pistolets, arcs et èches, bottes et selles, panoplies de cow-boys ou d’Indiens, patins à roulettes, de tout, quoi. Jack avait un panneau clignotant dans la tête  : Combien de jours avant Noël ? Quand il arriva pour prendre ses journaux, l’un des gamins s’écria : « Hé Dink, regarde donc qui c’est qu’est là ! », avant de se rappuyer contre le mur, un sourire narquois aux lèvres. Tous les petits vendeurs de couleur étaient regroupés dans un coin, à genoux, rassemblant leurs journaux. Celui qui, le premier jour, avait indiqué à Jack où aller chercher la marchandise baissa les yeux dès qu’il croisa son regard. Il s’appelait Evans, ou un truc comme ça. « Salut », lança Jack. Personne ne répondit. Dink se contenta de le toiser de haut en bas. « Tire-toi, nit-il par lâcher. — Quoi ? — T’as bien entendu. On veut pas de ls de putain ici. — Pas de quoi ? — T’as bien entendu. T’es pas content ? » Non, il ne comprenait pas, Jack. Quoi que… «  Dink, y dit qu’t’habites dans un claque. C’est vrai  ?  », demanda une voix toute guillerette. Il n’avait pas vraiment compris sur quel genre de citoyens il était tombé, une bande de bondieusards catholiques culs-serrés. « C’est une pute, ta daronne ? demanda un autre. — Mais non ! cria-t-il, outré. — Ben si ! Hé, elle vend son cul, sa matouze ! — Certainement pas ! — Mon œil, oui  ! Alors pourquoi t’habites dans un claque  ? intervint Dink. — C’est pas un claque. En n, j’en sais rien, moi. C’est là qu’mon beau-père nous a amenés en arrivant.

— Quel beau-père ? T’as pas d’beau-père qui bosse au chantier, ricana Dink. J’ai enquêté sur toi. » Quoi  ? Qu’est-ce qu’il racontait  ? Enquêté  ? Jack se sentit soudain piégé, tout nu, complètement acculé, sans trop comprendre pourquoi. Dink avait enquêté sur lui. «  Et j’l’ai vue, elle aussi. Ta daronne. Elle a un p’tit manteau rouge minable, et elle marche comme ça. » Et, levant le bras droit, poignet ballant comme la maman de Jack, il se mit à agiter le derrière devant les autres gamins. Jack la voyait là, exhibée, vulnérable. Il avait enquêté sur eux. En secret. Quand  ? Qui ferait un truc pareil  ? Saleté d’enfoiré de merde ! « T’es qu’un sale menteur ! brailla Jack, si fort que sa gorge en fut douloureuse. — C’est toi l’menteur ! Et si tu m’traites de menteur, tu vas en prendre pour ton grade ! » Il se précipita sur lui. Jack eut le temps de parer du gauche la droite de Dink, qui ne t que lui frôler l’œil, et contra d’un direct qui manqua de peu sa bouche. Mais il cognait fort, Dink. Tout à coup, Jack eut l’impression d’avoir les bras en plomb. Il était terri é. Furieux. Blessé. Il ne vit pas le gamin qui s’était sournoisement glissé à quatre pattes juste derrière lui. Dink lui balança un direct en pleine bouche qui lui t l’e et d’avoir reçu un parpaing. Déséquilibré, il partit à la renverse par-dessus l’autre et tomba lourdement sur le dos. Avant qu’il ne puisse se relever, Dink lui avait balancé deux grands coups de pied dans les côtes. Il avait le sou e coupé. «  Hé, laisse-lui une chance, entendit-il quelqu’un suggérer d’une voix calme. — Ouais, laisse-le se relever. » Dink l’attendit, en garde, visage menaçant, tête rentrée dans l’épaule gauche. Tout comme sa gurine de métal dans la galerie de jeux, il fondit sur Jack avant même que celui-ci ne soit stable sur ses jambes, le bourrant de larges crochets des deux mains. Il avait des poings d’acier. Jamais Jack n’avait reçu de tels coups,

p g J J ç p aussi violents, aussi implacables. Après le choc causé par les deux ou trois premiers qui rent mouche, il sentit sa tête entière s’engourdir. Il tentait bien de taper lui aussi, balançant une gauche qui n’arrivait nulle part, et même quand il le touchait, ses coups n’étaient que des chiquenaudes. Il n’avait plus la force d’appuyer sur la gâchette. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était se protéger. En revanche, les coups de Dink fusaient tels des boulets de canon. Autour de Jack, tout n’était plus qu’un tourbillon où se mêlaient lumières, visages goguenards, tohubohu lui rappelant un gymnase de la YMCA un samedi matin, d’où montaient les glapissements des gamins attroupés. Et les gros poings d’acier de Dink qui surgissaient brusquement de ce kaléidoscope comme des trains de leur tunnel. «  Défends-toi  ! Défends-toi, lopette  !  », entendait-il pour tout encouragement. Dix fois, douze fois, Jack alla au tapis. Le sol inégal de la salle des rotatives était aussi traître qu’une patinoire. Et pourtant, Dink y était solidement planté, comme s’il se déplaçait sur des glissières de métal. Il s’avança vers lui, décidé à l’achever. Jack le vit arriver d’un œil. Il recula. Quelqu’un le repoussa en avant. Dink, avec un rictus diabolique, visait la pointe de son menton, comme s’il avait pu y voir le petit bouton magique. Jack le vit. Et puis il vit des étoiles. Ses genoux ageolèrent. Mais il ne tomba pas. Dink le frappa encore, et cette fois il tomba. Il eut un instant l’impression d’être à l’intérieur d’un planétarium. Puis toutes les lumières s’éteignirent. Quand il reprit conscience, il était dehors dans le froid, allongé au pied d’un mur. Il avait une longue éra ure à la manche gauche de son blouson de cuir neuf : il avait dû frotter contre la brique. Son œil gauche, bien en é, était complètement fermé. Il avait l’impression d’avoir les lèvres si gon ées qu’il tâtonna avec ses doigts à dix bons centimètres d’elles en essayant de les toucher. Il avait quelque chose qui lui obstruait le nez. Et pourtant, jamais depuis son arrivée à Mobile il ne s’était senti aussi bien. Si l’on mettait de côté la douleur lancinante, mais lointaine, il était parfaitement bien à l’intérieur. Jamais il n’avait eu moins de peur, moins d’angoisse

J p g en lui qu’à ce moment-là. Au-delà de la vanité qui avait endormi sa crainte d’avoir mal, il était assez content de lui. Il sentit quelqu’un qui passait la main sous son bras droit. « Ça va ? » C’était Evans. «  Ouais… en n, j’crois.  » Ça faisait «  chhroa  », tellement il avait les lèvres en ées. Il sentait dans sa bouche le goût cuivré du sang, et pas mal de dents un peu branlantes. «  Ah ben d’garce, t’en as des marques partout. Y t’a foutu une de ces branlées, pour sûr ! — Ouais, pour sûr ! » Quand il vit que Jack pouvait se tenir debout, Evans le lâcha comme s’il était contagieux. Il l’accompagna, marchant à ses côtés, les poings enfoncés dans son manteau d’homme trop grand pour lui. « J’avais un pote dans l’temps qui m’a fait ça. Pour que dalle, tu piges  ? Y s’était juste mis dans la tête de m’dérouiller, et y me saute dessus. Moi, j’tombe direct. Mais j’me r’lève et j’prends une grosse caillasse. Et j’lui casse sa tête de con. J’l’ai mis K.-O. direct  ! Depuis, y s’y frotte pus. Et jamais y m’a dit pourquoi y m’a fait ça. T’as qu’à te prendre une caillasse demain, ou un bout d’ferraille ou queq’chose. » Mais de demain, il n’y en aurait pas. Jack n’y retournerait plus. Dink avait enquêté sur lui… Enquêté sur lui  ! Ce connard d’enfoiré ! De tous les gens que Jack avait pu connaître, personne n’avait jamais enquêté sur quelqu’un. Qu’ils aillent tous se faire foutre ! Il s’arrêta devant la porte de Jocylyn. Il fallait qu’il lui dise qu’il ne lui apporterait plus son journal. Il frappa au montant de la porte-moustiquaire. Le son se démultiplia en écho creux dans tout l’hôtel. Elle n’était peut-être pas chez elle. Soudain, il se sentit l’estomac retourné, prêt à s’évanouir. Il voulait qu’elle soit là. Sa mère n’était pas à la maison. Il cogna frénétiquement à la porte. « Oui  ! Oui  ! Ça va  ! Pour l’amour de Dieu  ! Défoncez pas c’te porte ! » Et sa tête apparut derrière la moustiquaire.

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pp q « Qu’est-ce que… Oh ! Grand Dieu ! Qu’est-ce qui… Tu t’es fait renverser par une voiture  ? Viens, rentre. Oh là là, c’est que je suis pas présentable, petit. Mais viens, viens t’asseoir. Laissemoi une minute, tu veux bien ? » Elle avait les cheveux hérissés, telle la crinière d’une sorcière, de part et d’autre d’un visage boursou é et relâché. Elle se passa la main devant les yeux, comme pour chasser des toiles d’araignée imaginaires. Ils étaient vitreux et humides, et on n’en voyait quasiment plus le blanc. Elle ne portait qu’un vieux peignoir matelassé taché, dont les coutures avaient craqué sous chaque bras. «  Allonge-toi. Allonge-toi. Mon Dieu, il faut que je m’arrange un peu. Mais comment que t’es amoché ! » Elle mena le garçonnet jusqu’à son lit, où elle le t allonger sur le dos en travers. « Vais chercher une serviette et un linge. » Elle s’éloigna d’un pas peu assuré. Très vite, elle réapparut pour poser sous sa tête une serviette et plier un linge humide qu’elle s’apprêtait à lui passer sur les yeux. Lorsqu’elle se pencha sur lui, ses immenses seins jaillirent lourdement, comme liquides, de son peignoir entrouvert. Son visage était hagard, âgé. Jack remarqua une molaire en or. Quand elle n’était pas belle, qu’est-ce qu’elle était laide ! Ce fut pour lui un sacré choc. Laide ! Le linge se posait sur ses yeux. Il la voyait, penchée en avant, comme un lm passé image par image, ses énormes seins marron oscillant au-dessus de lui, encore et encore. Il souleva le linge. Où était-elle passée  ? Il l’aperçut à l’envers par la porte ouverte de la salle de bains : debout de trois quarts devant le lavabo. Son peignoir était grand ouvert et rejeté en arrière sur les épaules. Il pouvait voir la grande courbe si sexy de son ventre marron. Et la tou e serrée, noire luisante, en dessous. Elle tenait très haut une seringue qu’elle regardait à la lumière. Puis elle souleva son sein gauche, baissa autant qu’elle le pouvait son énorme tête, et planta l’aiguille là où le poids du gros néné faisait plisser la peau. Elle se mordait très fort la lèvre inférieure. Son ventre tressauta deux ou trois fois. Sa jambe

j gauche, légèrement décollée du sol au niveau du talon, se mit à trembler  ; le long et puissant muscle de la cuisse commença à tressaillir. Posant la seringue sur le lavabo, elle se frotta à l’endroit de la piqûre comme si ça la démangeait. Puis elle laissa retomber le sein. Jack remit rapidement le linge en place sur ses yeux. Bientôt, elle revint vers lui et s’assit sur le lit. Il sentit un poids sur son front par-dessus le linge. Quelque chose de froid. « C’est une poche de glace, mon lapin. Ça va la faire désen er, ta pauv’ caboche. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » Jack, balbutiant, raconta toute l’histoire. « Eh ben pour un idiot, c’était un idiot, ce garçon, expliqua-telle d’une voix douce, en pressant la poche de glace sur l’autre côté de sa tête. Tu sais, les gens dans les claques, y sont pas di érents des autres. Y’en a même, y sont bien meilleurs. Comme toi et moi, pas vrai ? Oublie-le, cet idiot. Tiens, on dirait que t’as une dent cassée, là devant. — Non, elle était déjà cassée, celle-là. — T’es vraiment un veinard, toi. J’avais jamais remarqué. » Mais il lisait dans son regard qu’il était vraiment salement amoché. «  Bon, repose-toi en attendant ta maman. Tu veux un petit thé ? Ça va te détendre. » Non, il ne voulait pas de thé. Quand il se réveilla, elle était vêtue de son peignoir jaune, avec les plumes. Ses cheveux étaient bien tirés en arrière et tout brillants. Elle avait exactement la même allure que la première fois où il l’avait vue. Si belle. On distinguait maintenant le blanc un peu trouble de ses yeux. Au-dessus, ses cils étaient longs, papillonnants, comme les ailes de minuscules oiseaux. Incroyable. Son visage était si éclatant maintenant, si doux. « Salut, lui t-elle en levant les yeux de son livre. — Vous êtes tellement belle. — Ah, tu trouves  ? Mais y faut pas me tomber dessus sans prévenir. Quand j’ai ma tête de sorcière. — Vous êtes une putain ?

p — Heiiin ? Pourquoi tu me parles de ça, dis-moi ? — Je sais pas. — Je fais ce que je fais. Appelle ça putain, ou appelle ça comme tu veux. — Y’a des hommes qui vous donnent des sous pour vous baiser ? — C’est ça, con rma-t-elle, l’air à nouveau vieille sous son maquillage. — N’importe qui ? — Ouais, n’importe qui, répéta-t-elle, n’aimant visiblement pas trop cette conversation. Bon, j’imagine que quand on se prend une raclée pareille juste parce qu’on habite dans un claque, ça donne le droit de poser quelques questions. — Je peux, moi ? — Tu peux quoi  ? s’étonna-t-elle, en lui lançant un regard hautain  ; ses yeux s’étaient réduits à deux fentes soupçonneuses. — Vous le faire, à vous ? — Toi ?! Mais t’es bien trop petit ! — Ben, j’pourrais essayer. — T’es juste un bébé, mon lapin. Tu devrais même pas y penser, à ces choses-là. — Mais si j’vous amenais de l’argent, j’pourrais essayer ? — Tu perdrais juste ton temps et ton argent. Tu m’as dit qu’t’avais quel âge, déjà ? — Dix ans et demi. — Houuu là là  ! Tu sais que j’pourrais me faire arrêter juste pour te parler comme ça ? — Mais je pourrais ? — Tu dois même pas y penser, à un truc comme ça, ston. — Moi, j’y pense. — À gaspiller cinq dollars ? » Ah, c’est donc ça que ça coûte  ! Ça faisait beaucoup d’argent, quand même. « Qu’est-ce qui se passe ? — J’ai jamais eu cinq dollars.

J j q — Eh bien, répondit-elle dans un grand éclat de rire, quand tu seras assez grand pour dépenser cinq dollars, on en reparle. » Elle avait retrouvé toute sa gaieté. « Alors, on le prend, ce thé ? » En se levant, elle changea la perspective de tout cet univers vacillant. « Dix ans et demi… », murmurait-elle en secouant la tête. Puis elle le poignarda au cœur de son long majeur couleur chocolat. « T’es un vaurien, toi. Hein ? Un vrai vaurien. » Après le thé, elle lui demanda s’il se sentait assez bien pour retourner chez lui. Elle avait un rendez-vous, précisa-t-elle en jetant un coup d’œil à sa montre. L’obscurité commençait à tomber. Il t du feu dans l’âtre. À travers le mur, Jack percevait les bruits assourdis du grand lit moelleux de Jocylyn. S’approchant, il colla son oreille à la paroi a n de mieux écouter. Il ne grinçait pas comme le leur, ce lit, mais on l’entendait cogner un peu. Et puis plus rien. Et puis sa voix et celle d’un homme, qui parlaient normalement. Il était endormi dans le noir quand sa mère rentra. Lorsqu’elle alluma et découvrit l’état de son visage, elle poussa un cri. Quand elle apprit toute l’histoire, elle se mit à pleurer. «  J’aurais jamais dû t’amener ici, sanglotait-elle. Pourras-tu jamais me pardonner ? » Il ne lui en voulait pas, l’assura Jack. S’il y avait un responsable, c’était Bill. Tu parles d’un papa. « Y faut qu’on se serre les coudes, non ? reni a-t-elle. — Ben oui. — C’est toi et moi contre le monde entier, hein ? » Elle s’essuya les yeux de ses doigts. Elle le toucha légèrement au menton avec son poing fermé. Mais même quand on l’e eurait, ça le faisait sursauter. Elle le prit vigoureusement dans ses bras, embrassant ses hématomes, couvrant ses joues de larmes. « Tu me quitteras jamais, hein, mon chéri ? demanda-t-elle en s’accrochant à son cou. — Non.

— Promis ? — Je t’aime vraiment. » Il glissa la main droite à l’intérieur de sa veste, sur son sein. Elle s’allongea, puis tira le cordon pour éteindre la lumière. Ils s’assoupirent ainsi jusqu’à ce que le feu s’éteigne et que le froid se remette à rôder autour du lit. Le lendemain matin, c’était tout juste s’il pouvait remuer la mâchoire. L’engourdissement avait fait place à une raideur douloureuse. Il n’aurait même pas pu mordre dans de la gelée de groseilles. Mais le lait qui avait passé la nuit dehors sur l’escalier de secours, si froid que des cristaux de glace y ottaient, lui t un bien fou. Même sa gorge le faisait sou rir derrière la pomme d’Adam. « J’ai l’impression que tu vas rester ici aujourd’hui, hasarda-telle. — Plus jamais je retournerai là-bas ! — Ah bon ? C’est si grave que ça, tu crois ? — Ou alors, y m’faudrait un couteau ou un truc comme ça. — Bon, mais ça, c’est parce que t’es encore sous le coup. Mais moi, il me semble que si t’y retournes, ils auront déjà oublié, non ? » Elle était dingue, ou quoi ? « Ça va pas ? Tu les connais pas, ces types ? C’est pas des petits garçons ! Y m’ont jamais aimé de toute façon ! — Oui, mais bon, t’es sûr que t’as pas fait le mariole avec eux, pour qu’y s’en prennent à toi comme ça ? — Mais non  ! Ça va pas  ? Tu veux que j’retourne là-bas  ? s’indigna-t-il, incrédule. — Non non… Mais c’est juste que… en n j’ai rien trouvé encore, moi, et… — Alors trouve-toi quelque chose ! », rétorqua-t-il, cruel, avant de se retourner et de se jeter sur le lit. Sans un mot, elle termina de s’habiller. Ce n’est que lorsqu’elle fut à la porte qu’elle rouvrit la bouche : « Je sais pas quand je serai de retour. À plus tard. — À plus tard.

p — J’espère que ça ira mieux quand je reviendrai. — Ça va déjà mieux. — D’accord. Au revoir. » Un peu plus tard, il lut le journal qu’il avait ramené la veille. Les Allemands coulaient plein de bateaux dans l’Atlantique. Les armées germaniques envahissaient tout. D’après Lindbergh, les Allemands pouvaient très facilement conquérir l’Europe. Blitzkrieg  ! Stuka  ! Maîtrise aérienne. Junkers. Il ne comprenait pas. À Washington, Roosevelt promettait aux mères de ne pas envoyer leurs ls combattre dans une guerre qui ne les regardait pas. Les femmes avaient l’air rassurées. On entendait le bébé de la femme d’en face s’égosiller, aussi fort que s’il avait été juste devant la porte de Jack. Manquerait plus que ça, se dit-il, un bébé abandonné sur leur paillasson. Jack entrouvrit la porte pour jeter un coup d’œil. La jeune femme tenait le bébé hurlant au creux de son coude, comme un paquet. Elle était devant la porte voisine de celle du gérant, qui s’ouvrit d’un ou deux centimètres. Puis apparut dans la pénombre le visage du soudeur de l’équipe de nuit au chantier naval, puis ses épaules et son torse. Il était en tricot de peau sans manches. Il avait les bras très pâles, épais, couverts de taches de rousseur. Il n’avait pas l’air content qu’on le réveille. Il disparut à l’intérieur. Puis revint pour fourrer deux ou trois dollars dans la main de la jeune femme. Les hurlements du bébé vrillaient l’air, répétés sans n, telle une sirène de navire. Elle tourna le dos à la porte qui s’était refermée. Elle avait les yeux ternes, cernés de noir et le regard désespéré d’une profondeur sans vie. « Oh ! Hé ! Petit ! S’il te plaît. Tu peux m’aider ? » Elle s’approcha de la porte. «  S’il te plaît, tu peux descendre à la boutique me chercher deux boîtes de lait spécial pour mon bébé ? — Oui, bien sûr. — Dépêche-toi, merci, merci », ajouta-t-elle en lui tendant un dollar. Leur chambre n’était en fait qu’un grand placard sous un escalier désormais condamné, menant autrefois à un jardin sur

j toit. Le mur côté droit était incliné comme le plafond d’un grenier, et Jack se sentit légèrement déporté sur sa gauche dès qu’il eut passé la porte. Sous ce plan incliné, quatre langes douteux étaient étendus sur une corde à linge juste au-dessus d’un réchaud à deux feux. Une casserole d’eau bouillait sur l’un d’eux. Un adulte de taille normale aurait pu se mettre debout au milieu de la pièce et toucher les murs opposés en tendant les bras. Une unique ampoule nue pendait au centre, projetant des ombres vacillantes donnant l’illusion d’un endroit aussi instable qu’un bateau. On ne pouvait pas dépasser la seule source lumineuse sans toucher à la corde, qui se mettait à se balancer. Un morceau de carton avait été attaché à l’ampoule a n de détourner la lumière du lit qui occupait tout le fond de cette espèce de grotte. Pour s’y coucher, il fallait grimper par le bout et ramper. Quand Jack aperçut l’être qui gisait là, qui n’avait plus que la peau sur les os, il resta pétri é, bouche bée. « C’est votre, euh… paternel ? murmura-t-il. — Il est pas bien  », expliqua-t-elle, s’e orçant de couvrir les hurlements du bébé dans ses bras. Lequel d’ailleurs était luimême quasiment un squelette. « Il pleure beaucoup, votre bébé, hein ? — Oui, je sais pas trop pourquoi. Elle a faim, c’est tout. Il a fallu que j’arrête de la nourrir. J’ai jamais eu assez de lait. Et ça lui plaît pas, je crois. En n, je sais pas. » Ce type dans le fond, il était pas endormi  ! Juste allongé, les yeux grands ouverts, le regard vide. Il reposait sur un matelas nu avec un grand trou roussi dedans. En jean et chemise à carreaux, pieds nus. De longs pieds osseux, apparemment tout craquelés, avec de longs ongles recourbés par-dessus les orteils. La jeune femme versait l’eau chaude et le lait dans un biberon. «  Tu peux faire ça  ?  », demanda-t-elle en montrant la tétine. Elle n’y arrivait pas d’une seule main. Jack ajusta la tétine de caoutchouc sur le goulot. La femme t un essai en l’appuyant sur son bras, puis donna le biberon au bébé, qui se mit à téter goulûment pendant quelques secondes, puis s’arrêta, puis recommença à hurler de plus belle, puis

p p ç p p régurgita tout ce qu’il avait avalé. Les cris étaient assourdissants. Jack ne pouvait pas les supporter. « Je sais pas quoi faire, gémit la femme. Allez, allez mon bébé, s’il te plaît, prends-le, s’il te plaît. »     Tout l’après-midi, il ne cessa de penser à ce bébé qui n’arrêtait pas de pleurer. On avait l’impression qu’il allait éclater. Ah, voilà sa mère ! Là, en bas dans la rue, qui arrivait tout en fouillant à grands gestes au fond de son sac, sourcils froncés, furieuse de ne pas trouver ce qu’elle cherchait, le nez quasiment dedans, sa courte jupe plaquée par le vent sur ses jambes. Elle était drôlement jolie, quand même. Un type avec un appareil photo surgit devant elle sur le trottoir et prit un cliché à la volée, avant de lui tendre un coupon pour qu’elle puisse aller chercher son portrait. « J’t’ai vue, tu t’es fait prendre en photo, s’empressa-t-il de lui dire dès qu’elle entra. — Oh, répondit-elle en jetant un coup d’œil vers la fenêtre, j’aime pas qu’on se pointe comme ça et qu’on prenne ma photo sans ma permission. — Tu vas aller la chercher ? — Non, je crois pas. — Oh, s’il te plaît ! J’la voudrais bien, moi. — Bon, on verra », conclut-elle en fourrant le coupon dans son sac. Il lui raconta l’histoire avec le bébé. Elle lui dit que le type qu’il avait vu était le père du bébé, pas celui de la jeune femme comme il l’avait pensé. « Mais en n ! Il a au moins cent ans ! — Non. Mais c’est un camé. — Qu’est-ce que ça veut dire ? » Il avait déjà entendu ce mot, mais n’avait jusque-là jamais eu l’occasion de demander d’explications. «  Il prend de la drogue. Elle aussi, d’ailleurs. Mais lui, il est complètement défoncé. Elle au moins, elle peut encore se

p p vendre pour pouvoir acheter leur came à tous les deux. — Elle aussi, elle laisse des hommes lui faire ça pour de l’argent ? — Mmmh, mmmh. — Ben alors, ils avaient raison, ces gars, là-bas au journal, de m’tabasser parce que j’habite dans un claque. — Non, ils avaient pas le droit de s’en prendre à toi comme ça. De t’amocher. C’est cruel, les gamins, des fois. — Ah ouais ? Et les adultes alors ? — Oui, mais pas comme les gamins. — Il est cruel, Bill. — Mais non ! » Ça ne menait à rien, évidemment. « Comment ils font ça, les camés ? — Ça quoi ? — Ben, ce qu’ils font. — Ah. Comment ils la prennent  ? Ils se l’injectent avec une seringue. — Et ça les saoule comme Bill ? — Non  ! Non, pas comme Bill. Bill, c’est un alco… en n, Bill, lui, il boit, c’est tout. Les camés, y peuvent pas s’arrêter. Une fois qu’y commencent, y peuvent plus. Il leur en faut de plus en plus jusqu’au moment où y’a plus que ça qu’y veulent, y’a plus que ça qui compte. Bill, lui, il peut s’arrêter de boire quand il veut. — D’ailleurs, il arrête tous les jours. — Très drôle ! T’as appris ça de ta grand-mère, pas vrai ? » Il resta silencieux, se demandant si c’était de la came qu’elle prenait, son imposante amie d’à côté, quand elle piquait cette seringue sous son énorme nichon. Mais quand même, elle ne leur ressemblait pas, à ces gens en face. Il ne pouvait vraiment pas se er à ce que disait sa mère. « T’as de l’argent ? demanda-t-elle. — Non. » Puis il se souvint : « T’as trouvé un boulot ? — Peut-être, grommela-t-elle, je le saurai demain.

g

j

— Où ça ? — Oh, là-bas. Un drugstore. — Lequel ? — Oh ! Regarde ! Mes bas ! Tous les deux chus. Je peux même pas les ravauder. Regarde-moi-ça ! » Elle les jeta dans le feu, où ils s’en ammèrent instantanément, pour être aussitôt aspirés par le conduit. «  Comment je peux aller chercher du travail fagotée comme ça ? se désola-t-elle en prenant entre deux doigts le tissu de son unique tenue. Et regarde mes chaussures ! » Elle se jeta sur le lit, visage dans l’oreiller, sanglotant si fort que le sommier grinçait. Son dos était secoué de violents spasmes. «  Pleure pas, maman. Ça va aller. Ça nit toujours par s’arranger, pas vrai  ? S’il te plaît, maman, ne pleure pas. Ça me donne envie de pleurer aussi. — Oh, mon grand garçon ! » Elle se remit sur le dos, l’attira à elle, son visage tumé é contre le sien, où se mêlaient le goût salé des larmes et le parfum du fond de teint et du rouge à lèvres. « Serre-moi ! Serre-moi fort ! Plus fort ! », implora-t-elle. Il la serra de toutes ses forces. Jusqu’à ce qu’elle soupire : «  Maintenant, je me sens mieux. Ouh là là, tu m’as presque étou ée. Tu deviens costaud, tu sais. Et tu grandis. Mets-toi debout, pour voir ? » Ils comparèrent leurs tailles. Il lui arrivait plus haut que le menton. Cette nuit-là, pour le consoler d’être allé au lit sans manger, elle le laissa lui faire des bisous sur les seins et la chatouiller partout. Il nit par lui toucher la chatte. « Tu sais, ce que tu comprends pas, c’est que c’est pas bon pour moi non plus de te laisser faire ça. — Pourquoi ? — Après, je suis frustrée et grognon. — Mais tu m’as dit que ça faisait du bien.

— C’est quand même pas bon pour moi. Ni pour toi, d’ailleurs ! Et il faut vraiment qu’on arrête. C’est devenu une habitude chez toi. Ça su t, maintenant. — Non, c’est pas vrai. C’est pas une habitude. Je peux arrêter… quand je veux. — T’es une vraie canaille ! Une vraie canaille, Jack ! Arrête ! Ça su t, maintenant ! Je veux pas que tu fasses ça ! Non, allez, s’il te plaît… » Et elle écarta brusquement les jambes et se mit à se baiser avec les trois doigts qu’il avait glissés en elle. Puis il mit le quatrième, puis le pouce ; il avait toutes les phalanges en elle. « NON ! » Elle saisit son poignet, l’éloignant d’elle, tentant de s’échapper en passant par la tête de lit. « ARRÊTE ÇA TOUT DE SUITE ! » Ses cuisses se refermèrent si fort qu’on les entendit claquer. « Ça su t ! Plus jamais ! Tu m’entends bien ! » Il se souvint de ce que Harold Lloyd Beers lui avait dit une fois, il y avait longtemps, et comprit qu’elle avait failli jouir. Il aurait bien aimé enfoncer son poing entier. C’était comme du velours liquide à l’intérieur. Il se reni a les doigts. Ça sentait à la fois la sueur, la pisse, la terre au printemps et l’océan. Là où il s’était rongé les ongles jusqu’au sang, ça lui faisait comme une minuscule brûlure. Le lendemain matin, elle l’emmena avec elle chez le soudeur pour lui emprunter quelques dollars en dépannage. Vêtu d’une vieille robe de chambre de anelle, il les t entrer et retourna s’asseoir sur son lit défait. Il avait des mollets monstrueux. Sa panse faisait plusieurs plis par-dessus sa ceinture. Sur le vieux fauteuil défoncé à côté du lit, il avait posé son masque de soudure, ses gants de cuir et une lourde ceinture contenant son étui de baguettes à souder et son briquet à chalumeau attaché à une lanière. À la tête du lit étaient suspendues la veste et la salopette de cuir brut qui constituaient sa tenue de travail. Par terre, on pouvait voir ses chaussures de sécurité ferrées et son casque métallique. Tout ce matériel sentait le métal brûlé. Lui-

q q même dégageait une odeur de fonderie. Aux barreaux du pied de lit pendait une petite culotte rose en dentelles. «  Ce n’est pas à vous, j’imagine  ? remarqua Wilma comme dans un lm. — À votre avis  ?  », répondit-il en tapotant le lit pour lui indiquer de venir s’y asseoir. Elle s’assit sagement au bord, croisa tout aussi sagement les jambes et accepta la cigarette qu’il lui tendait. « Mais tu fumes pas, maman, lui t remarquer Jack. — T’es pas forcément au courant de tout ce que je fais  », ronronna-t-elle en regardant le type droit dans les yeux. Elle sou a la fumée par les narines. Seul le garçonnet remarqua qu’elle avait les yeux humides derrière ses lunettes. « On voulait vous demander si vous pouviez nous prêter dans les cinq dollars pour la semaine. Mon mari sera de retour et… Jack ! Ne touche pas à ça ! » Il s’était emparé du masque de soudeur. « C’est pas grave. Y peut pas l’abîmer ! — Je t’ai toujours dit de demander avant de toucher  », lui rappela-t-elle. Il mit le masque et alla s’admirer dans le miroir de la commode. C’était quasiment impossible de voir à travers la visière de verre noir. Il la remonta et se regarda par la visière extérieure. Même si elle était sale et constellée de minuscules gouttes de métal fondu, au moins il pouvait s’admirer. Autour du cadre du miroir étaient glissées des photos de femme. La plupart étaient nues. Il leur voyait tout. Pas mal de ces clichés avaient été pris dans cette chambre. La pose était presque toujours la même : sur le lit, assises jambes largement écartées, ouvrant grand leur chatte de leurs doigts et souriant comme si elles étaient sur une balançoire dans un parc. Mais il y en avait aussi qui ne souriaient pas. Deux ou trois détournaient la tête. Et tiens, elle était là, la jeune femme au bébé gueulard. Elle avait des petits seins qui tombaient. On pouvait lui compter les côtes. Une chatte riquiqui. On voyait tout à travers ses poils, sauf au centre. Dans un coin, un cagibi avec sur la porte une pancarte :

g p p CHAMBRE NOIRE. Wilma se retourna pour voir ce que fabriquait Jack. « C’est moi qui les ai toutes prises, expliqua le soudeur comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, avec toutefois une trace de vantardise dans la voix. — Ah oui ? Vous gardez des trophées ? — Ouais. C’est un peu mon jardin de souvenirs. — Ça vous occupe. — C’est le développement des photos qui prend du temps. — Ouais ouais, je vois bien que ça peut occuper un week-end. Bon, vous pouvez nous aider ou pas ? » Il eut un sourire et écarta les mains d’un mètre. « Ben, vous voyez le topo. Revenez seule. P’t’être qu’on pourra trouver un arrangement. J’vous lerai cinq billets. — Merci. Allez viens, mon ls. » Et non sans peine, elle lui ôta le masque, lui écorchant les oreilles au passage. Elle le reposa doucement sur le fauteuil. « Quand vous voulez ! », lança-t-il dans un large rictus. Ils retournèrent dans leur chambre. Au bout d’une demiheure, Jack se plaignit d’avoir faim. « Je sais. Moi aussi. — Mais tu peux pas trouver des sous  ? Pourquoi y nous en a pas donné ? Si je mange pas quelque chose, je vais mourir, là. — Mais non, tu vas pas mourir. — Si, je le sens ! Tu peux pas trouver des sous quelque part ? — Oh, tais-toi ! » Mais il ne voulait pas se taire. Et au bout du compte, elle se leva. « D’accord ! J’vais te donner à manger ! — Où tu vas ? — Ça te regarde pas ! — Tu vas chez le soudeur ? — Non  ! Si tu veux manger, tu bouges pas d’ici jusqu’à mon retour. T’avise pas de sortir de cette chambre ! » C’était là qu’elle allait, chez le soudeur. Il savait comment elle allait le trouver, cet argent. Il savait bien – alors même qu’il

g q réclamait – que c’était ce qu’elle allait faire. Coucher avec ce type. Il alla épier par l’entrebâillement. Il la vit taper discrètement chez lui. La porte s’ouvrit. Elle entra. Il la détestait. Il le détestait. Elle était en train d’écarter son truc pour qu’il le prenne en photo. Il se jeta sur le lit et enfouit sa tête sous l’oreiller. Il voulait le faire avec elle  ! Il le voulait plus encore que manger. Et c’est lui qui l’avait envoyée chez le soudeur ! En toute connaissance de cause ! Il avait si faim qu’il en avait mal. Il sortit sa petite quéquette et se mit à se décalotter et recalotter rapidement jusqu’à commencer à ressentir quelque chose. Qu’est-ce que c’était  ? C’était ça  ? OH-OH-OH-WAOUH  ! Ouais ! Elle, elle le fait, et moi aussi. Moi aussi. Il y avait une petite goutte transparente au bout de son gland. OH  ! WAOUH  ! Ah la vache  ! Sensationnel  ! Il avait ressenti une secousse dans les genoux, jusque dans les pieds, et sa vision s’était trouvée rétrécie, comme s’il avait parcouru un tunnel à la poursuite de toutes ces femmes nues chez le soudeur, jusque dans le cœur liquide et brûlant de sa grosse chatte à elle. Après coup, il se sentit faible. Pareil que si on lui avait donné un coup de pied dans les reins. Il avait comme des douleurs partout. Mais il ne s’en inquiétait pas. C’était formidable  ! Il prit la goutte claire, un peu collante, et la frotta doucement entre le pouce et l’index. Et puis, soudainement, il se sentit jaloux du soudeur. Pourquoi elle ne rentrait pas  ? Qu’est-ce qui lui prenait si longtemps ? Il eut le temps de compter jusqu’à treize des centaines de fois avant qu’elle ne revienne en n. La nuit était tombée. « Tiens, si t’as si faim, va manger. » Et elle lança un dollar sur le lit. « Mais tu viens pas avec moi ? — Non, j’ai pas envie. — Mais t’avais dit que t’avais faim tout à l’heure. — J’ai un mal de tête. — Ben justement, p’t’êt’ que si tu mangeais un peu… — Oh, laisse-moi tranquille !

q — Pardon, maman. Moi, je veux juste que tu sois heureuse. — Hmm… d’accord. » Ils allèrent manger des sandwiches chauds à la dinde au Good Eats Café juste au coin de la rue. Elle prit de la tarte aux pommes avec une petite tranche de fromage pour le dessert. Lui commanda aussi de la tarte aux pommes, mais avec une boule de glace. « Ça va mieux ? lui demanda-t-il après. — Non. » Quand elle fut endormie, il se toucha à nouveau et, même si elle avait le sommeil agité et qu’elle marmonnait, elle ne se réveilla pas complètement. Quand il sentit à nouveau la petite vague qui montait, il mit le doigt au bout pour sentir la minuscule goutte. Juste une gouttelette. Dès lors, sa mère sortait chaque soir, ne rentrait jamais avant minuit, et ils avaient toujours un peu d’argent. Su samment pour manger et pour qu’elle s’achète quelques vêtements. Elle lui disait qu’elle avait ce boulot au drugstore, mais ne voulait pas qu’il vienne dîner là-bas avec elle. Le plus souvent, elle avait vraiment l’air d’avoir honte de lui. Il acheta une bande dessinée pornographique, parodie de Blondie, au type un peu bizarre qui les vendait, et se branla dessus jusqu’à avoir la quéquette à vif. Elle lui rappelait vaguement sa mère, Blondie. «  Viens me la mettre, mon grand loup ! Toute chaude et toute gluante ! » « Ho ho, je vais te la glisser dans le conduit ! » « Oh ! comme elle est grosse ! J’ai peur que tu me coules une bielle  !  » «  C’est tout ton garage que je vais refaire, ma chérie ! » « Hou, mon grand fou ! Chauds, chauds les marrons ! » Il courait les rues en se répétant à tue-tête ces répliques en son for intérieur. Il n’avait peur de rien. Il volait dans les magasins sans aucune vergogne et faisait naviguer une otte miniature entière sur le couvre-lit fripé. Le lundi matin, le soleil entrait à ots dans la pièce, se découpant en généreux rectangles pour la première fois depuis des semaines et des semaines. Il faisait bien chaud sur le lit dans ce puits de soleil. Sa mère était dans la salle de bains. Comme

p elle ne travaillait pas le dimanche soir, elle s’était levée tôt. Jack était occupé à pourchasser une escadrille de croiseurs avec un petit sous-marin bleu en plastique, dissimulé derrière un repli du couvre-lit en chenille, juste à portée de torpille. « Avec le peu d’argent qu’on a, toi tu vas le dépenser dans des bêtises comme ça. » Il ne l’avait pas entendue rentrer. « Ça m’a rien coûté. — Ah bon ? Tu les as volés, ou quoi ? — Ben… je les ai pris… — Tu sais pas que je veux pas que tu voles ? » Oh, elle allait pas commencer, hein  ? Il se contenta de hausser les épaules. «  Je plaisante pas, Jacky. Je veux pas que tu grandisses en pensant qu’on peut prendre tout ce qu’on veut, d’accord ? Il faut travailler pour avoir ce qu’on veut. — Comme toi et Bill ? — Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? — Oh, rien. — Toi, tu commences à être un peu insolent pour ton âge. » Il alla jusqu’à son blouson et en sortit un poudrier en or qu’il posa négligemment sur le lit. « C’est quoi, ça ? — Ton fond de teint. — Pour moi ?! Oh, c’est tellement gentil. Tu l’aimes vraiment, ta vieille maman, hein  ? Excuse-moi. Je suis un peu à cran depuis quelque temps. Ça me tue un peu, ce… euh… ce boulot. — Mmmh, mmmh. — Mais ça, c’est merveilleux ! — Je peux te ramener tout c’que tu veux. Rouge à lèvres, poudre, des bas, tu me dis. — T’as pas peur de te faire prendre ? — Naaan… C’est marrant, en fait. Moi, je pensais que j’aurais peur. Eh ben, pas du tout. Je me sens comme invisible. Y’a même personne qui me regarde, ou à peine. Je prends et je sors tranquillement.

q — C’est vrai ? — Tu veux que j’te montre ? — Eh bien… Bon, d’accord. Mais juste pour que je voie comment tu fais, alors. Et du rouge à lèvres et de l’eau de Cologne, ça pourrait sans doute me servir. » Elle gloussa comme une collégienne. « Maman ? — Quoi ? — Des fois, j’ai l’impression que moi j’suis plus vieux, et toi, t’es une petite lle. » Elle le prit dans ses bras. « On se serre les coudes, tous les deux. Pour le meilleur et pour le pire. — Maintenant que j’ai vu le pire, répondit-il, citant une des répliques préférées de son grand-père, quand est-ce qu’on voit le meilleur ? » Ils éclatèrent de rire. En face de chez Woolworth il y avait un petit parc en forme de triangle. On y trouvait des vieux qui nourrissaient les pigeons avec des cacahuètes. Jack les enviait, ces oiseaux. Lui, les cacahuètes, il les aurait volontiers gardées pour lui. Il y avait des pochards qui monopolisaient chacun un banc entier malgré les regards courroucés des bons citoyens à la sobriété exemplaire. Les grands arbres formaient là-haut comme une immense tonnelle dénudée. Le soleil dessinait des dentelles d’ombres sur les allées souillées par les pigeons. Hé, c’était quoi, ce gros titre ? LA GUERRE ! Jack courut après la page qui s’envolait. Et puis ils entendirent les petits vendeurs de journaux. Ils arrivaient en masse par les deux rues qui se rejoignaient à la pointe du triangle. On ne comprenait pas un mot de leurs cris. LA GUERRE ! C’était tout. Chacun d’eux claironnait la nouvelle à sa façon. Les hommes dans le parc dressaient la tête, se levaient, se mettaient la main en cornet à l’oreille. «  Qu’est-ce que c’est  ? Qu’est-ce qu’ils disent ? », se demandaient-ils les uns aux autres.

« C’est quoi, maman ? — Je ne sais pas. » Le cinéma d’actualités juste en face, sur le grand côté du parc, s’anima soudain. Sur sa façade commencèrent à dé ler des lettres de néon, spasmodiquement, comme si elles bégayaient. Puis, des petits haut-parleurs suspendus sous l’auvent, leur parvint la voix du président Roosevelt, qui t monter la chair de poule le long du dos de Jack. Les visages des vieillards parurent d’un coup aussi désarmés que ceux de petits garçons. Des vieilles femmes pleuraient dans des mouchoirs roulés en boule. Des hommes d’âge mûr prirent une mine sombre et déterminée. On voyait des mouvements lourds, des roulements d’épaules. Quant aux pochards, ils ne bougeaient pas. Peut-être ne sauraient-ils pas avant demain ou après-demain, ou la semaine prochaine, ou bien pas avant d’avoir atteint l’autre monde :   «  Hier 7 décembre 1941, une date qui restera marquée par l’infamie, les États-Unis d’Amérique ont soudain été l’objet d’une attaque délibérée des forces navales et aériennes du Japon… »   Chacun jouait la bravoure. Dans ce parc, tous se regardaient pour la première fois. Des vieux regardèrent la femme et le petit. Ils regardèrent les promeneurs. Chacun avait l’air de vouloir dire quelque chose. Une vieille femme, en larmes, s’adressa à Wilma : « Il a quel âge ? — Dix ans et demi. — Le mien en a dix-neuf. — Espérons que ça se termine très vite. — Maman ? — Quoi ? — Moi, j’espère que ça va durer jusqu’à ce que je sois assez grand pour y aller. — Eh bien, pas moi ! — Mais je veux y aller. »

À nouveau, elle mesura le garçonnet du regard. Il lui arrivait toujours au menton. 

TRENTE ET UN

Ce lundi matin-là, Jack faisait une longue grasse matinée dans le lit baigné de lumière. Sa mère dormait paisiblement à ses côtés. Son parfum, dans la douce chaleur, imprégnait la couche de fragrances de eurs nocturnes et de musc tiède. Ils allaient visiter un autre appartement. La nuit précédente, il y avait eu un black-out. Les femmes de la prison d’en face s’étaient fait punir pour avoir craqué des allumettes derrière les barreaux des fenêtres obscures. Pas possible, pensait Jack, elles voulaient se faire bombarder ou quoi  ? Chacun savait pourtant qu’un bombardier, ça pouvait repérer une amme à trois mille mètres d’altitude. Wilma s’étira voluptueusement et eut un sourire avant même d’ouvrir les yeux. La veille au soir, ils étaient allés au cinéma et avaient dîné dans un café. Elle portait la chemise de nuit noire qu’il avait volée pour elle chez J.C. Penney’s, le grand magasin. Elle était vendue avec un déshabillé assorti à cinq dollars quatre-vingt-quinze cents  ! Il avait tout bonnement glissé la boîte sous son bras gauche et était reparti le plus naturellement du monde, s’attardant juste avant la sortie au rayon des fruits secs comme tout un chacun faisant ses courses pour les fêtes. Il y avait là un père Noël du magasin, qui portait, en guise de bottes, des guêtres bricolées dans de la toile cirée noire pardessus ses chaussures marron usées. Il o rit à Jack de la guimauve : « Et qu’est-ce qu’il va t’amener, le père Noël, jeune homme ? » Le garçonnet secoua la tête d’un air navré. Ce type pensait vraiment qu’il croyait à ces conneries ?

«  Ho-ho-ho  ! Joyeux Noël à tous  ! reprit le père Noël en cherchant du regard un meilleur interlocuteur. Venez tous au royaume des jouets du père Noël au sous-sol ! Ho-ho-ho ! » Ah ça oui, sûr que je vais y aller, promit Jack dans sa tête. Hoho-ho ! Mais il n’avait pas pu attendre le jour de Noël pour o rir cette chemise de nuit à sa mère. Même si elle avait dit que c’était un peu trop «  sexy  » pour un cadeau d’un ls à sa maman, elle la portait volontiers. «  Salut l’artiste, articula-t-elle d’une voix encore rauque de sommeil. — Hé, t’entends ? — J’entends quoi  ? demanda-t-elle en levant la tête pour tendre l’oreille. — Y pleure plus, le bébé. — Ah oui, tiens, t’as raison. C’est chouette, non ? — Ça fait drôle quand même de plus l’entendre brailler tout le temps. — Oui, ce pauvre bébé, qu’est-ce qu’il avait l’air malheureux ! » Il voyait ses seins pâles à travers la dentelle. «  Tu sais, reprit-elle en l’étreignant contre elle, une mère, ça supporte pas d’entendre son bébé pleurer. Moi, je te laissais jamais pleurer. Je trouvais toujours un moyen de te donner à manger pour que tu te sentes bien. » À ces paroles, il glissa la main sous son sein gauche. Elle la coinça de son coude pour lui interdire d’aller plus loin. «  Non, s’il te plaît, mon grand. C’est pas bon pour toi. Ça va juste te laisser frustré. — C’est juste que c’est si doux. Moi, j’adore ça. — Peut-être, mais c’est mauvais pour toi. Et puis tu sais, euh… faudrait quand même que tu fasses attention, de pas… euh… te toucher autant. Tu pourrais te faire du mal, à force. » Comment elle pouvait savoir ? Et c’était quoi, « autant » ? «  Comment ça  ?  », l’interrogea-t-il. Il s’était certes astiqué la tige jusqu’à la mettre à vif, mais jamais après il n’avait constaté de conséquences au-delà d’une journée. Une fois quand même,

q j q il se l’était aspergée de son parfum pour que ça sente bon, et du coup s’était brûlé à appeler les pompiers. Rien n’avait pu apaiser la douleur, ni eau froide, ni savon, ni talc. «  Eh bien, c’est pas bon pour les garçons, quand ils grandissent, de trop se toucher. Ça peut monter au cerveau. » Et elle se mit à pou er, sans doute en repensant à une blague, si bien qu’il lui demanda : « Quoi ? — Oh, rien. Tu comprendras quand tu seras grand. Rien. En n, fais attention, d’accord ? ajouta-t-elle avec un sourire. — D’accord. » Et merde. Pourquoi y fallait toujours qu’y ait une punition pour tout ? Et c’était combien, « trop » ? Il le faisait au moins une fois par jour. Ça allait lui monter au cerveau, alors ? Il eut une brève vision de lui-même à quarante-cinq ans, enfermé dans un asile de dingues comme son grand-oncle Mervin, en uniforme de prisonnier, s’astiquant le pommeau comme un forcené. «  Peut-être qu’y faudrait que j’te fasse voir à un docteur… ré échissait-elle tout haut. — Non, j’veux pas voir un docteur, moi  ! Pas question, j’irai pas ! — Alors il faudra arrêter ça, triompha-t-elle, en lui enlevant la main de son sein. Y’a des médicaments qu’y peuvent te donner pour que t’aies plus envie de le faire. — J’les prendrai pas ! se récria-t-il, les larmes aux yeux. Si c’est tellement mauvais, pourquoi je me sens pas mal, alors ? — Parce que t’as pas de tête. Tu sais ce que dit la Bible  ? “Honore ton Père et ta Mère.” — C’est ce que j’fais ! — Non, pas si tu continues à vouloir me faire ça, à moi ! » Il ne voyait vraiment pas le rapport. « Pourquoi pas ? Il te le fait bien, Bill ! — Mais c’est pas pareil ! On est mari et femme. C’est pour faire ça que les gens se marient ! » Mais ça n’endiguait pas son désir.

« Alors y faudrait qu’y s’marient aussi, les enfants ! Y’a des fois où j’peux penser à rien d’autre ! — Eh bien, il faut que t’essaies. Y faut vraiment que t’aies ton lit à toi. — T’avais dit que j’aurais ma chambre à moi, même ! — Eh bien, les choses ont tourné autrement. En tout cas, tu dois me considérer comme ta mère et la femme de Bill. Tu comprends ? — Non. — Mais si, mais si ! Bon, allez, viens maintenant. Secoue-toi un peu, on va aller voir ce nouvel appartement. J’espère qu’il va être bien. Allez, fais pas la tête, mon grand, t’as tout le temps devant toi. Pro te d’être encore un petit garçon pendant que ça dure. Quand tu seras un homme, ça sera pour très longtemps. Et là, tu pourras plus jamais être un petit garçon. Et mignon comme t’es, tu vas rencontrer plein de jolies lles, bien plus belles que moi. — Non, pas plus belles que toi ! — Oh si, probablement. Y’a quand même des chances, soupirat-elle. Allez hop, debout ! »     Mobile grouillait littéralement de militaires et de marins. Près des docks ce matin-là, un militaire, complètement ivre, passait en titubant devant quelques civils sur leur trente et un qui se rendaient à l’église. Son baudrier pendouillait à l’une de ses épaulettes, son calot était suspendu à l’autre  ; la veste était ouverte, la chemise à moitié sortie du pantalon. Ainsi fagoté, il se dirigeait, résolument mais en zigzag, sous le chaud soleil de décembre, vers le coin de la rue où l’attirait son rêve d’assouvir les désirs de son cœur solitaire si loin de son foyer. «  Hé, beau militaire, c’est moi qu’tu cherches  ?  », le héla une rousse un peu cracra, qui avait des croûtes sur les chevilles. Il se retourna comme si on l’avait attrapé par le cou avec une ga e. Oui, c’était bien l’objet du désir de son cœur solitaire, en blouson pied-de-poule, chapeau incliné à la canaille sur un œil, longue jupe écossaise à l’ourlet irrégulier, vacillant sur des nu-

g j p g pieds tricolores au talon compensé de six bons centimètres. On entendait un morceau de Glenn Miller qui s’échappait d’un saloon tout proche. Elle t une bulle avec son chewing-gum et lui demanda discrètement : « Chéri, t’as des radis ? » Jack et sa mère passèrent devant eux. Le garçonnet si a en silence. Il se demandait comment faisait sa mère. «  Chéri, t’as des radis  ?  », l’entendait-il prononcer dans la pénombre de minuit où Glenn Miller jouait jusqu’au matin. GUERRE TOTALE  ! (Dans la bouche de Roosevelt, ça sonnait comme « totaaaal… ») Et derrière les rideaux du black-out, des gens qui la veille encore étaient sans le sou faisaient désormais la fête. En continu. Et tout le monde faisait des heures sup ! De l’autre côté du euve, les tac-tac des riveteuses et des burineurs ne cessaient jamais  ; les bateaux escorteurs pour les convois sortaient à la chaîne. La seule chose qu’il espérait, c’était que ça dure assez pour qu’il puisse en être. La vache  ! Ces soldats, marins et marines, ils avaient tout gratis dans ces restaurantsmusic-halls spécialement montés pour eux. Toutes les femmes, autant ces jolies danseuses que les lles de ces dames pour qui sa grand-mère faisait des lessives, ne rêvaient que d’une chose, c’est d’ouvrir patriotiquement leurs jambes nues à un marine solitaire loin de chez lui.     La maison était un vieux bungalow en bois jaune, avec à l’avant et à l’arrière une terrasse aux poteaux arrondis et quelques dentelures sous les toits dans les angles. Il était situé dans un quartier ouvrier résidentiel, mais d’où les ouvriers aux emplois les plus stables avaient déménagé depuis longtemps, abandonnant la rue aux retraités, marginaux et nouveaux prolétaires de l’industrie de guerre. C’est là où les gens des équipes de nuit, les soirs où ils ne travaillaient pas, restaient éveillés dans des maisons inondées de lumière, à donner des soirées bruyantes et joyeuses qui se prolongeaient jusqu’au petit matin. Cependant, tous les volets étaient clos quand Jack et sa mère montèrent les marches de la terrasse. Elle parla à une

p femme qui avait entrouvert la porte latérale lorsqu’elle y avait frappé. Les deux semblaient se connaître. «  Tout le monde travaille de nuit ici, expliqua sa mère. C’est quand même idéal, pas vrai, parce que moi aussi ! » Elle avait l’air gai comme un pinson. Ils rent le tour pour passer par l’arrière. Il y avait une pièce et une véranda fermée, avec une porte qui s’ouvrait sur le côté de la maison. Dans la chambre, un grand lit avec un bon matelas bien moelleux et un couvre-lit en tuft. Un poêle à gaz. Une vraie salle de bains. Et de jolis w.-c. Dans la véranda, dont la porte fermait à clé, on avait installé une cuisine avec un évier double, une table et quatre chaises. Elle était bien isolée et il y faisait chaud, avec ses grands volets baissés. Ils prirent le logement. Dès ce soir, ils emménageraient. Jack avait oublié à quel point c’était pratique, un poêle à gaz, un réchaud pour cuisiner, une baignoire avec de l’eau chaude. Cet endroit, en vérité, n’était guère plus luxueux qu’un petit bungalow de motel oublié des guides touristiques dans les Ozark, mais le côté chaleureux de son sol en lino clair t que, dans son esprit de petit garçon, c’était comme si son monde voyait ses possibilités brusquement triplées. Oh, il y avait bien, quelque part au bout de ses rêves, une maison bien à eux comme tout le monde, avec une chambre rien qu’à lui, une réalité faite de soleil, de calme, de jolis vêtements et de bonne chère, un monde où, plutôt qu’un héros sportif comme Brown, l’arrière de l’équipe de football du Minnesota, il deviendrait en grandissant l’équivalent pour la Navy de Colin P. Kelly, le héros de l’aviation, sauf que lui, il survivrait et recevrait sa médaille… en chantant :   Louez le Seigneur et passez les munitions ! Louez le Seigneur et passez les munitions ! Louez le Seigneur et passez les munitions ! Et on restera liiiiibres !…

  TORDEZ LES COUILLES AUX JAPONOUILLES  ! CASSEZ LES REINS AUX FRIDOLINS ! CHUT ! LES MURS ONT DES OREILLES. Le garçonnet croyait en tous les slogans. Il était tellement impatient que sa mère puisse accrocher à sa fenêtre la bannière à l’étoile bleue, signe que son ls était parti accomplir son devoir.     Quand ils arrivèrent à l’hôtel pour y prendre leurs a aires, il y avait à l’entrée une voiture de police et une ambulance. «  Qu’est-ce qui se passe  ?  », demanda Wilma à l’un des ics dans l’escalier. Il haussa les épaules comme s’il n’en avait pas la moindre idée. Ils montèrent les marches  ; Jack avait très peur que quelque chose soit arrivé à Jocylyn. Mais non, elle était là, dans le vestibule, vêtue de son peignoir, le vilain, pas le joli, bras croisés autour de son corps, frissonnant dans le courant d’air. Un des policiers sortit de la petite chambre aux murs inclinés sous cet escalier qui ne menait plus nulle part, avec dans les bras un petit paquet enveloppé d’une couverture. Wilma et Jocylyn réprimèrent un cri. La grande Noire se cacha le visage dans les mains en poussant un long gémissement  : «  Oh, non, mon Dieu ! Oh noooooon… » Le policier se contenta de secouer tristement la tête. Puis deux ambulanciers sortirent de la chambre à leur tour, portant la mère du bébé sur un brancard, elle aussi recouverte d’une couverture. Elle semblait encore plus mince qu’auparavant. « Elle est morte ? demanda Jack. — Oui », murmura sa mère. Il avait de la peine qu’elle soit morte. Et en même temps, il se demandait si on pouvait se taper une femme après sa mort. Elle pouvait pas vous empêcher, nalement, se dit-il. « Elle a tué le bébé et puis elle s’est tuée », intervint le soudeur, avec dans la voix une note de mépris et d’autosatisfaction

p moralisatrice. Jack se rappela la photo de la lle morte dans le cadre du miroir. «  Elle a étou é son bébé et s’est injecté de l’eau de Javel, expliqua l’un des ambulanciers. — Hmm… hmm… hmm… », psalmodiait Jocylyn. Et puis les ics remontèrent avec un autre brancard, pénétrèrent sous l’escalier vers nulle part, puis en ressortirent avec le mari. C’était un squelette vivant. Il était étendu sur un côté, sa tête reposant sur un bras plié, les yeux dans le vide, bleu pâle, aussi innocents que sur ces images du Christ que l’on donne aux enfants au catéchisme. Ils ne clignaient jamais, ces yeux. « C’est à c’t’espèce de zombie qu’elle aurait dû faire son a aire, lança un gros ic. Regardez-moi cet enculé. Y sait même pas s’il est vivant ou clamsé. » Il souleva le bras émacié de l’homme comme s’il exhibait un serpent à sonnettes mort. Le creux du coude n’était qu’une plaie infectée et purulente. «  Avec toute la saloperie qu’y s’est injectée, il aurait pu faire vivre sa petite famille comme des nababs  ! Alors que son p’tit bébé crevait de faim ! » Il balança le bras de l’homme comme pour s’en débarrasser. Le bras retomba, asque, comme dépourvu d’os ou de muscles. Puis le ic jeta un regard circulaire aux locataires présents dans le hall : le soudeur aux allures de satyre, au visage de dégénéré et bou   ; la magni que-a reuse putain géante  ; le gérant, indécrottable grigou, le genre à pas cracher de peur d’avoir soif ; et cette femme qu’il n’avait jamais vue auparavant, avec ce petit garçon qui aurait dû être à l’école. «  Putain, quelle ménagerie  », grommela-t-il pour lui-même, avant de leur tourner le dos. Puis il s’adressa à Wilma : « Et vous, qu’est-ce que vous faites dans un endroit pareil ? — On est arrivés ici avec mon mari, qui est parti chercher du boulot quelques jours plus tard, et il est jamais revenu. — Et cet ici, c’est tout ce que vous avez trouvé ?

— Non, non. J’ai un travail, moi. On déménage aujourd’hui. Tout de suite. — Hmmpf. Bonne idée. » Et, tournant les talons, il descendit l’escalier. Wilma remit seulement le couvre-lit en place dans la chambre ; elle plia les draps jaunis et usés et les fourra dans un cabas. Ils étaient arrivés avec un unique bagage à main. Ils repartaient avec ce même bagage plein à craquer et deux cabas. Ils hélèrent un taxi devant l’hôtel. En chemin, Jack se souvint qu’il n’avait pas dit au revoir à Jocylyn, tellement il était heureux de quitter cet endroit. Bon, quelle importance, après tout  ? se dit-il. Mais dès qu’il aurait cinq dollars de côté, il reviendrait faire ça avec elle. Il s’en t la promesse.     Une fois arrivés dans leur nouveau foyer, ils rent le lit. Wilma rangea leurs a aires dans le placard et la commode. Ils allaient avoir besoin de linge de maison, de vaisselle, de casseroles, de tant de choses en somme. Jack était si impatient que le matin arrive, qu’ils puissent commencer à barboter l’équipement de leur nouveau logement. Ils allèrent dans un magasin tout proche où Wilma acheta une livre de viande hachée et du pain, pendant que Jack fauchait quatre boîtes de thon, un bocal de cœurs d’artichauts et un sachet de caramels. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’était un cœur d’artichaut, mais ça valait cher. Sa mère en ra olait. Après dîner, il prit un bain. Puis sa mère nettoya la baignoire, laissa couler l’eau chaude jusqu’à ce que la salle de bains ressemble à un sauna, et se baigna à son tour pendant des heures. Quand elle sortit, elle avait revêtu une nuisette de dentelle neuve, vert clair et noire, qu’elle s’était achetée pour inaugurer le nouveau lit. Le vert attirait la lumière, luisant sur les pleins et les déliés si féminins de son corps. Le tissu remonta un peu sur ses fesses quand elle grimpa dans le lit propre et moelleux.

«  Ooooh… soupira-t-elle en s’étirant sous les couvertures, comme c’est bon. — Tu ressembles à, je sais pas, une petite lle, sur ton visage, balbutia-t-il. — Je me sens comme neuve. J’aurais seulement voulu que Bill soit là… » Et elle éteignit la lampe. Lorsque Jack fut certain qu’elle était endormie, il souleva doucement la nuisette par-dessus ses fesses  ; elle bougea un peu, mais le mouvement laissa son truc encore plus découvert. Et elle ne remua pas davantage quand il toucha les longs poils soyeux. Il joua avec, du bout des doigts, pendant un long moment, tant et si bien qu’ils commençaient à être humides. Elle bougea de nouveau, et il sentit les longues lèvres veloutées sous la toison. Elle avait plié les jambes, genoux vers le haut, bassin incliné, fesses vers lui, o ertes. Il glissa ses doigts en elle, là où elle n’était que feu liquide et douceur collante. Deux, puis trois doigts se mirent à explorer les plis de velours. Elle bougea encore un peu, et l’intérieur s’ouvrit à lui. Jamais auparavant il n’était allé si loin en elle. Il y avait tout au fond un petit cône tout dur, avec un petit trou au bout  ; tout dur, mais comme enveloppé de douceur. Quelle caverne ! Il en était ébahi. Oreilles bourdonnantes, visage brûlant, il avait l’impression qu’il n’y avait aucune limite à ce qu’il pouvait lui faire. Sans se poser la question du pourquoi ou du comment. Il tourna et retourna sa main, l’enfonça profondément, essayant de l’introduire tout entière. Dans sa tête ottait une vision : fermer le poing en elle. Il claqua même des doigts, pour voir. Elle était remplie d’un sirop tiède. Elle remuait de temps en temps, mais seulement pour lui o rir un nouvel angle, un tout petit millimètre de plus. Il se glissa plus bas au fond du lit. Tout en laissant ses doigts en elle, il fouilla de l’autre main dans son caleçon et il sortit son petit pénis tout dur (Ça y est  ! se dit-il, émerveillé), qu’il glissa dans le volcan. Il resta immobile, serré contre ses fesses tendres, son petit bout tressaillant dans la vaste fournaise. Alors elle émit un son venant du fond de la gorge, où se mêlaient

g g tendresse et aussi quelque chose d’autre, inconnu de Jack, et se mit à pousser son bassin contre lui, puis vers le bas, tout en amorçant des mouvements circulaires. L’arrière de sa langue en a dans la bouche de Jack, et des points lumineux commencèrent à danser devant ses yeux dans le noir. Il tenta de s’écarter d’elle. Mais il sentit sa main qui passait derrière lui, lui pressait les fesses contre elle. Ses mouvements se rent plus amples. Toujours en le maintenant contre elle. En elle. Il la sentait énorme à l’intérieur. Le devant de ses cuisses était collant de sueur. Elle commença à rouler des hanches contre lui plus rapidement. Le lit grinçait comme quand elle le faisait avec Bill. «  Ma… man  ?  », croassa-t-il. Il avait les dents qui claquaient comme s’il grelottait de froid. Il se sentait pourtant en feu. Elle le tenait toujours collé à elle, ses mouvements de hanches déterminés, presque désespérés, s’escrimant à… il se demanda soudain si elle savait que c’était lui. Et puis d’un coup, elle aussi se mit à trembler, de la tête aux pieds, trembler aussi violemment que si elle avait une attaque. « Maman ! » Elle ne répondit pas. Quand les tremblements cessèrent, elle sauta du lit et courut à la salle de bains. On entendit l’eau qui coulait, coulait, ça n’en nissait plus. Quand elle revint en n, elle se jeta sur le lit, comme si elle était très en colère. « Maman ? » Toujours pas de réponse. Il lui toucha l’épaule. « Maman ? — Me touche pas ! — Qu’est-ce qui va pas ? demanda-t-il, au bord des larmes. — Oh, mon Dieu  ! cria-t-elle en s’enfouissant la tête sous l’oreiller, le dos secoué de spasmes comme si elle pleurait. — Pleure pas, maman ! supplia-t-il. — Tu peux plus rester avec moi, sanglota-t-elle sous l’oreiller. — Non ! Je veux rester ! Me renvoie pas chez mémé. Je le ferai plus, si tu me le demandes. J’te promets. Je veux pas habiter avec mémé et pépé dans un sous-sol et me retrouver à l’assistance. Je

p p J veux rester avec toi, moi  ! S’il te plaît, ne pleure pas. Je te demande pardon. » Tout ça paraissait déjà si loin, si vite enfui dans le passé. C’était vraiment arrivé  ? Qu’est-ce qui était arrivé, d’ailleurs  ? C’était ça ? Non, se disait-il. Mais… «  S’il te plaît, me renvoie pas, je t’aime plus que les gens, je t’aime plus que Dieu. Je t’aime. » Est-ce que ça n’arrangeait pas tout ? Elle jeta au loin l’oreiller pour le saisir et le serrer contre elle, lui couvrant de baisers le visage, le cou, lui enfouissant la gure dans sa gorge, où ses joues se baignèrent de ses larmes, le berçant, lui susurrant : «  Oh mon chéri, comme je regrette  ! Comme je regrette, bon Dieu  ! On fait une sacrée paire, toi et moi, hein  ? Si seulement Bill était ici, à sa place… Si seulement on pouvait vivre comme les autres… Si t’avais pu grandir comme tous les enfants… Trimballé à travers le pays comme un bohémien… Voir toutes ces choses… Bon Dieu ! Il te faut une chambre rien qu’à toi. Que t’ailles à l’école. Une vie décente. » Elle l’embrassa sur la bouche. Elle avait les lèvres chaudes, humides et salées par les larmes. «  C’est pas de ta faute, mon chéri. C’est que j’étais endormie. Tu dois jamais faire ça à quelqu’un qu’est endormi. Ça se fait pas. » Il ré échit à la chose. Il lui fallait bien admettre qu’elle avait raison. Mais quand même, ça avait l’air d’une excuse. Et soudain, ce fut comme si elle se pinçait, au guré. Le monde ne s’était pas arrêté. Dans le coin de la pièce, le poêle à gaz rougeoyait toujours joyeusement. Il faisait si bon dans cette pièce. On aurait pu y vivre nu sans problème. Elle poussa un soupir et frissonna telle une enfant qui se remet d’une crise de colère. « Promets-moi de laisser tes mains tranquilles quand je serai endormie, demanda-t-elle fermement, mais doucement. — Je te promets. — Très bien. Allez, on dort maintenant. »

Il se pelotonna contre elle, sa main passée respectueusement autour de sa taille, l’esprit aussi romantique et pur qu’un bouquet de roses blanches. Et puis revint ce souvenir obsédant de la main qui maintenait ses fesses contre elle, en elle, cette chaleur, cette cécité temporaire au rythme des tressautements de son cœur… Endormi, il se pressait contre sa tendre hanche, son petit pénis en érection la touchant avec insistance. Elle le t se retourner et rester le dos contre son ventre chaud, en gardant sa main à plat, doigts bien tendus, sur sa poitrine nue. «  Tiens-toi tranquille maintenant, marmonna-t-elle. Il faut qu’on te trouve un lit. »

TRENTE-DEUX

C’est la veille de Noël, à quinze heures, que Bill rentra. On l’avait libéré de prison à midi, mais il avait trouvé le moyen de se procurer une asque de whisky sur le chemin. Avant d’arriver, il l’avait décachetée et largement entamée. Et c’est donc avec des joues bien rouges qu’il débarqua, même s’il grelottait dans cette veste ridicule, trop grande de plusieurs tailles, que l’administration pénitentiaire municipale lui avait fournie en lieu et place de ce trois-quarts de cuir neuf qu’il portait lorsque le vigile l’avait plaqué sur le trottoir juste devant Sears. « Hé ! lança-t-il joyeusement au garçonnet. Ma parole, t’as pris une tête depuis que j’t’ai pas vu ! Comment ça va ? ajouta-t-il en jetant un coup d’œil derrière Jack. — Ça va. — Qui c’est ? cria Wilma depuis la salle de bains. — D’après toi, qui ça peut être  ? Nom de Dieu, jamais vu une bonne femme passer si longtemps dans les chiottes… — BILL ! » Elle sortit en courant de la baignoire et apparut dans un nuage de vapeur, enveloppée dans sa sortie de bain en chenille rose toute neuve. Elle venait de retirer ses bigoudis, et des masses de mèches humides dansaient autour de son visage luisant de crème de jour. On voyait se former de grosses taches d’humidité sur la sortie de bain, dans le dos et sur les cuisses. Elle avait sauté de la baignoire sans même prendre le temps de s’essuyer. « Bill… » Elle l’embrassa. Heureusement qu’il l’étreignait fermement, sinon le vêtement aurait glissé de ses épaules jusque sur le sol.

«  Tu m’as tellement manqué  », murmura-t-elle, la voix rauque. Jack étudiait les traces d’eau sur le lino, les suivant de la pointe de sa chaussure. « Et moi, je t’ai manqué ? demanda-t-elle. — À ton avis ? » Et il l’embrassa à nouveau. Enlacés, ils faillirent bien perdre l’équilibre et se rattrapèrent avec un fou rire. Il s’assit lourdement sur le lit et elle vint se percher sur ses genoux, en serrant autour d’elle la sortie de bain tout humide. « T’es pas revenu tout de suite, protesta-t-elle, boudeuse. — Tu veux que j’y retourne ? — Non ! — Hmm, remarqua-t-il en jetant un coup d’œil circulaire dans la pièce, ça va pas mal pour toi, on dirait. » Dans un angle, ils avaient disposé un petit sapin de Noël arti ciel à quatre sous, parsemé de petits bouts de plastique dur censés imiter les ocons de neige. Jack l’avait entouré d’une petite guirlande lumineuse qu’il avait piquée chez Western Auto. «  Désolé si j’te fais pas de cadeau pour ce Noël, j’ai qu’une reconnaissance de dettes sur moi. — T’es là maintenant, pour moi c’est le plus beau cadeau du monde. — Pareil pour toi, champion, dit-il en s’adressant à Jack. Je rattraperai ça plus tard. — J’en ai, moi, des cadeaux  », répondit Jack, tout heureux d’être intégré dans leurs retrouvailles. Il se mit à plat ventre sous le lit et commença à sortir les trucs qu’il y avait dissimulés dans l’intention de les disposer au pied du sapin quand sa mère serait endormie. Il y avait des cosmétiques, du parfum, des bains moussants, de la lingerie, des bas, des gants, un sac, un réveil électrique, un fer à repasser à vapeur, un poste de radio portatif, une ménagère en inox et un grand co ret de vaisselle en plastique pour quatre qu’il avait réussi à sortir du sous-sol de chez Montgomery Ward, des bijoux fantaisie, une paire d’escarpins rouges (pointure 36)

j p p g p et une paire de mules argentées sexy, ornées de plumes. Mais Bill n’était pas en reste  : suivirent une perceuse électrique, un jeu de clés polygonales Craftsman, une très bonne paire de cisailles à métal, des mèches pour la perceuse, un marteau à tête arrondie, un autre à tête plate, un jeu de clés à cliquet, un tournevis et un petit jeu de dés, un rasoir électrique, de l’aftershave, un briquet et une asque de poche recouverte de cuir. Bill n’arrêtait pas de répéter « Ah ben merde alors ! » à chaque objet qui venait grossir le tas sous le sapin. Wilma, de son côté, émettait de petits cris étonnés et nit par se mettre à rire. Aux yeux de Jack, ils avaient l’air de gamins éberlués. Pour lui-même, il avait une carabine à air comprimé, des patins à roulettes, une montre Mickey Mouse, un couteau scout et un autre de chasse dans son étui, un casque d’aviateur en simili cuir avec ses lunettes en plastique, et une paire de bottes de cow-boy noires avec des étoiles rouges incrustées, qu’il avait trouvées au rayon soldes chez J.C. Penney. « Regardez-moi ça ! Mais regardez-moi ça ! glapissait Bill. Ah, alors là, gamin, je te tire mon chapeau. T’es le meilleur que j’aie vu de ma vie ! » Et il se recoi a de son vieux feutre à bords larges pour mieux le retirer devant lui avec révérence. Quant à sa mère, elle n’arrêtait pas de secouer la tête, aussi incrédule que joyeuse. « Viens ici avec nous, petit voyou », dit-elle en n, en tendant un bras pour une étreinte familiale. Les larmes aux yeux, elle ajouta : « Oh, que je suis heureuse qu’on soit tous réunis, cette fois. » Par simple respect pour l’émotion de cet instant, Jack t de son mieux pour oublier qu’elle était nue sous sa sortie de bain encore humide. Maintenant que Bill était de retour, il était heureux de pouvoir mettre tout ça derrière lui. Et il ressentit un soulagement énorme, comme si on avait défait un corset de fer qui enserrait sa poitrine depuis trop longtemps. Ça faisait combien de temps qu’il était absent, Bill ? Un an au moins, non ? se dit-il en y ré échissant. Tant de jours étaient passés, avec leur

y j p lot de terreur, de faim, de coups du sort. Ce petit garçon qu’il était encore une année auparavant lui paraissait aujourd’hui aussi distant qu’un lointain cousin. Il se sentit envahi par une vague de nostalgie pour ces misérables Noëls du passé et, là, serré contre la douce poitrine de sa mère, avec dans l’air l’haleine familière, chargée de whisky, de son beau-père, il se demanda confusément pourquoi, devant tous ces trésors qu’il n’avait jamais connus, il se sentait soudain si seul, si étrangement et sinistrement convaincu que ces trucs qu’il avait barbotés pour leur Joyeux Noël n’étaient pas réels. Et si ce n’étaient que des copies en carton des vrais objets ? Le souvenir de ses larcins lui t monter le rouge aux joues et accéléra sa respiration. Merde, il y avait une montagne de cadeaux, mais l’esprit de Noël en était totalement absent. «  Je voulais un vrai sapin, mais je savais vraiment pas comment faire. Là, les types, c’est pas comme dans les magasins. Ils les surveillent vraiment, leurs arbres. — Nom de Dieu, tu veux un vrai sapin, on va chercher un vrai sapin ! s’écria Bill. Allez, Wilmette, habille-toi, on y va. — Bill, fais attention maintenant, le prévint-elle en se levant. — T’en fais pas. Allez gamin, mets ton blouson. » Puis, plus bas, du coin des lèvres : « T’as du fric ? — Un peu. — Aboule. » Elle lui tendit un billet de cinq dollars. « C’est quasiment tout c’que j’ai. J’ai débauché tôt aujourd’hui, à cause des fêtes. » Ses explications ne l’intéressaient pas. Il empocha le billet. « Essaie de t’faire belle pour quand on va rentrer. — Promis. » Ils burent un coup pour fêter le futur arbre de Noël. Elle se jeta à son cou et se remit à pleurer. «  Je suis tellement heureuse de te voir. Tu m’as tellement, tellement manqué, marmonna-t-elle, le nez dans sa poitrine.

— Ben tu vois, je suis là maintenant. On mettra les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu. — Ah mon chéri, je suis à toi ! — Je sais. Quoi qu’il arrive, t’es toujours là ! — Oui, ça tu peux le dire ! — Allez, on y va. Faut qu’on trouve un arbre pour le champion ! » Une fois sur le trottoir, il entoura Jack de son bras. « Elle m’a raconté, ta mère, dans ses lettres, que t’as passé des sales moments pendant un temps. — Ouaiiis. » Que dire d’autre ? Il était stupéfait d’apprendre que sa mère et Bill s’étaient écrit. Elle ne lui en avait jamais rien dit, et il était inutile, se disait-il, de raconter à Bill comment il soupçonnait qu’elle gagnait son argent. Il devait bien le savoir. Au bout de l’avenue principale, juste avant les docks, il y avait toutes sortes de boutiques, quincaillerie, fruits, vêtements, dont les étals débordaient amplement sur le trottoir. Veille de Noël ou pas, toutes étaient ouvertes, toutes vendaient les mêmes décorations sous des cartons hâtivement gri onnés proclamant « -50 % ». Un type qui avait empilé une demi-douzaine de sapins à côté de ses fruits était en train de se réchau er près d’un baril métallique dans lequel brûlaient joyeusement des fragments de son stock de résineux, avec des gerbes d’étincelles qui embaumaient la nuit de parfums de lointaines montagnes enneigées, là-bas vers le nord. Bill nit par avoir pour soixante-quinze cents le sapin dont le type demandait quatre dollars, plus une bonne rasade de Calvert pour fêter Noël. Ensuite, Jack dut le garder sur le trottoir devant un bar pendant que Bill s’y achetait une nouvelle asque pour la longue nuit d’hiver à venir. Ils s’arrêtèrent encore dans une quincaillerie, où Bill acheta pour un dollar et vingt-cinq cents un lit de camp en toile, en stock depuis bien trop longtemps. Puis en n ils rentrèrent. Bill, le lit de camp sur son épaule et la asque alourdissant la poche de sa veste de clodo, et Jack, dont

q p J on ne voyait que les jambes sous les deux mètres du sapin.     Le garçonnet était confortablement allongé sur le lit installé dans la cuisine. Le four était ouvert, allumé pour qu’il ait bien chaud avec son unique couverture, et la lueur de la amme dansait sur la table, les chaises et le plancher sombre. La porte de leur chambre était fermée, mais il les entendait. « Voilà, ça y est », dit-elle, encourageante. Et puis : « Oh… — Merde et merde ! jura Bill. C’est bien ma veine ! — C’est pas grave, mon chéri. T’as peut-être trop picolé. — Tu sais bien que ça m’a jamais gêné. — Oui, bon, attends… hmmm… attends, je vais… Ah zut  ! Désolée. — Mais nom de Dieu, quand je pense à ces enfoirés qui venaient tirer leur coup avec toi pendant que moi j’étais enchristé là-bas, ça me… — Chhhut  ! Tu sais qu’y’a personne qui compte que toi. T’es tout pour moi, tu seras toujours tout pour moi. Y’a jamais eu personne qu’a compté avant toi, et y’en aura jamais. C’est toi, mon chéri. Rien que toi, rien que toi. Oh oui… Oui  ! Ça y est, mon bébé, là, ça y est. Oh mon amour, ça fait si longtemps que j’en ai envie. Si tu savais… — Je sais, mais ces autres mecs… — Y’a que toi, Bill. Personne d’autre. Tu sais ça, mon bébé. Tu le sais. — Oui, je sais. » Le lit se mit à bouger en cadence. Ce fut vite terminé. Ils passèrent à la salle de bains. Et puis, dans les bruissements de leur retour au lit, elle lança d’une voix joyeuse : «  Ah, mon Dieu que c’est bon de t’avoir ici. J’ai eu des problèmes avec Jack. Il nous faut un homme dans cette maison. » Jack, lui, espérait bien que ça marcherait cette fois. Peut-être pourraient-ils désormais vivre comme des gens normaux.

Y’avait pas vraiment de raison. Lui en tout cas, il ferait tout pour, c’était sa bonne résolution de Noël. Le lendemain matin, les seuls cadeaux au pied du sapin étaient ceux qu’il y avait déposés lui-même. Elle ne lui avait rien acheté. Sa mère et Bill se redressèrent et s’assirent dans le lit, tout ébouri és. Elle tenait le drap devant ses seins. Sa nuisette de satin était en boule, par terre de son côté. De l’autre côté, le caleçon de Bill, également en boule. « Joyeux Noël ! », s’exclamèrent-ils en chœur, avant de pou er, comme à une plaisanterie dont il était exclu. «  Passe-moi ma chemise de nuit, mon cœur, tu veux bien  ? demanda-t-elle à Jack. Et retourne-toi une minute. » Il se retourna et resta à xer le sapin, décoré d’une unique guirlande volée.

TRENTE-TROIS

Bill sortit, et à son retour annonça qu’il n’y avait pas moyen de trouver du travail à Mobile. Ni dans les équipes de jour ni dans celles de nuit. C’était à cause de son casier, expliqua-t-il. Il prit ce qui était négociable dans les cadeaux que Jack avait fauchés et le convertit en liquide ; le reste, à l’exception de ce qu’ils pouvaient porter sur eux, alla au clou, sans aucun espoir de récupérer quoi que ce soit un jour. Il ne se donna même pas la peine de garder les reçus du prêteur sur gages. Cela leur t assez d’argent pour acheter deux petites valises, un blouson à fermeture éclair pour Bill, une asque de Calvert Special, et trois tickets d’autocar pour Pensacola. Wilma avait aussi quelques billets planqués en cas de coup dur. Quand Bill était là, chaque jour était un coup dur. Il faisait froid à Pensacola. Même les mouettes et autres pélicans, blottis sur les docks et les pilotis, tête rentrée dans le cou, avaient l’air frigori és. Quand ils étaient en ville, les marins de la base aéronavale portaient cabans et pantalons d’hiver bleus. Les cadets de l’école de l’air avaient quant à eux de longs manteaux croisés et des gants, se saluaient mutuellement et saluaient aussi tout ce qui bougeait, depuis les conducteurs de bus jusqu’aux colonels de l’aviation civile, on ne savait jamais. Partout on entendait les gros juke-box Wurlitzer, depuis les petits saloons miteux jusqu’aux bars à cocktail chic, et des ots de notes se répandaient le long des boulevards bordés de palmiers pour s’insinuer même dans les chambres de location bâties à la va-vite avec des cloisons en Isorel, tel un type arrivé en ville pour faire danser les lles et à qui personne n’ose

demander combien de temps il a l’intention de rester. Le bourg entier et ses habitants n’en seraient plus jamais les mêmes, plus jamais aussi innocents. Tout le monde allait en garder un goût exaspérant du jazz dont les enfants du pays ne devaient jamais se remettre  ; plus moyen de s’en passer, de ces sons nés de circonstances datant de bien avant leur naissance. Nuit et jour, ces puissants juke-box swinguaient. Aujourd’hui et à jamais. La maison, isolée, brute de déco rage, était à deux rues de la portion de l’avenue principale située entre la gare routière et le front de mer, là où se succédaient supermarchés et boutiques de réparation de radios, drugstores bon marché et cordonneries. Dans les rues latérales, pressés contre de monstrueuses maisons aux sous-toits dentelés délavées par les éléments, où l’on louait des chambres à la semaine, on trouvait de petits ateliers, soustraitants de l’industrie de guerre, que l’on avait installés dans d’anciens garages dont on pouvait encore distinguer les enseignes sous l’émail neuf. La maison était à l’angle de la rue et jouxtait une parcelle non bâtie, empêchant ainsi l’édi cation d’une petite usine dont quelqu’un rêvait de tirer une fortune. La propriétaire était une veuve dans le plus pur style puritain : robe lavande et bas mauves en l d’Écosse mille fois ravaudés. Elle habitait le salon au rez-de-chaussée, partageant sa cuisine avec l’épouse d’un instructeur civil en mécanique aéronautique et la ancée d’un torpilleur de seconde classe. Au premier, trois chambres avec kitchenette et une salle de bains au fond du couloir. Par chance, ils se virent attribuer la chambre juste à côté de la salle de bains, pour sept dollars la semaine. Tout l’espace entre le mur et l’unique fenêtre était rempli par le grand lit, avec juste assez de place au pied pour y fourrer un placard, un évier, un réchaud à gaz, une table pliante et deux chaises. Près de la fenêtre se dressait une armoire-penderie, haute et étroite, et on avait coincé le lit de camp de Jack à la façon d’une couchette de navire contre le mur adjacent à la salle de bains. Pour s’éclairer, ils disposaient d’une unique ampoule de cent watts qui pendait du plafond, avec une douille munie

d’une prise quadruple pour brancher grille-pain, fer à repasser et radio. On ne pouvait franchement pas dire que Bill était attendu comme le Messie à Pensacola. Tous les jours, il buvait sa demiasque de Calvert et partait prospecter. Un matin, il tira sans ménagement Jack de son lit, prit sa caisse à outils sur son épaule et remonta par la ruelle jusqu’à un atelier de tôlerie, quatre rues plus haut, où une poignée d’ouvriers s’a airaient à transformer d’immenses feuilles de métal galvanisé en tuyaux pour des systèmes d’air conditionné. On aurait dit que Bill et le patron, un grand type d’à peu près son âge, se connaissaient depuis toujours ; pourtant ils ne s’étaient jamais rencontrés. L’homme était tout disposé à l’aider. Il le regarda dans les yeux sans rien dire, pendant un long moment. Puis il prit sa décision, d’un coup : «  Je peux pas vous embaucher tout de suite. Je vais être honnête avec vous. Peut-être que ça pourra se faire bientôt. On a des commandes à plus savoir quoi faire. Ils construisent un nouveau club pour les sous-o s à la base… Mais je peux pas prendre d’alcooliques. Vous m’dites que vous êtes un bon travailleur, et j’ai pas d’raison de pas vous croire, ajouta-t-il en regardant en connaisseur la lourde caisse à outils. Mais c’est une promesse que je m’étais faite quand j’ai monté l’a aire  : pas d’alcoolos. — Mais je vous promets, jamais ça jouera sur mon travail. Jamais vous perdrez un cent par la faute de Bill Wild. — Ça c’est sûr, si je prends pas le risque. — Écoutez, je travaille une semaine, et si vous êtes pas satisfait, vous me devez rien. — Non. » Ça tournait vraiment à la mendicité, maintenant. Jack sentait l’alcool dans l’haleine de Bill et réalisa qu’il ne l’avait sans doute jamais vu complètement sobre. «  Repassez dans deux ou trois semaines, proposa l’homme, sans même regarder Bill.

— Vous pouvez me garder mes outils quelques jours, le temps que je cherche dans le coin ? — Non, prenez vos outils. Les laissez pas ici. Je veux pas être responsable. » Bill remit sur son épaule la lourde caisse métallique. Le pas lourd, il reprit la ruelle et s’éloigna, Jack à ses côtés. Mais une rue plus loin, ils se mirent à la porter à deux. Le garçonnet faisait de son mieux pour supporter la charge. La poignée de métal lui avait immédiatement entaillé la main. Il ressentait une douleur le long du bras. Sous le poids, l’articulation de son épaule se distendait jusqu’à la nausée. Mais il voulait tellement que Bill soit er de lui qu’il serra les dents. Ils débouchèrent en n dans leur rue. « Hé Bill, vise un peu. Dans cette bagnole, là. — Ouais, t’arrête pas. On s’en occupe après. — Elle est pas fermée ! — T’es sûr ? T’arrête pas. Regarde pas derrière toi. » De leur fenêtre, ils la voyaient bien, cette berline Pontiac deux portes modèle 1938, garée près de leur trottoir. Sur le siège arrière, il y avait des trucs qui ressemblaient à des radios. Tout un tas. Jack chaussa ses patins à roulettes et redescendit faire quelques allers-retours sur le trottoir. Elle n’était e ectivement pas fermée. Jack était si émoustillé qu’il revint en quatrième vitesse con rmer la chose à Bill. Tous deux sortirent par l’escalier de secours et rent le tour du pâté de maisons pour revenir à la voiture en laissant croire qu’ils arrivaient de la ville. Bill ouvrit la portière le plus naturellement du monde et en sortit le matériel comme s’il lui appartenait. Il y avait là une guitare électrique, un ampli et un micro, plus trois fusils dans des étuis de toile. Jack prit les fusils comme il aurait fait avec du petit bois ; Bill eut plus de mal avec la guitare et l’imposant ampli. Ils dépassèrent la maison, tournèrent à l’angle de la rue et remontèrent par l’issue de secours. Une fois rentrés, ils verrouillèrent la porte derrière eux ;

Bill entreposa le matériel dans l’armoire et dit au garçonnet de ressortir faire un tour avec lui. Il suivit donc Bill qui s’arrêta dans deux ou trois bars où il expliquait qu’il cherchait quelqu’un, buvant quelques verres de bière pour apaiser sa déception de ne pas le trouver. Il faisait nuit quand ils retournèrent chez eux. La voiture était toujours là. Vers vingt heures, Jack aperçut un homme qui venait la reprendre. Mains sur les hanches, il resta un moment devant, l’air furieux, puis repartit à grands pas vers la rue principale. Bientôt, il revint pour attendre sur le trottoir un véhicule de police dont s’extirpèrent deux ics. L’homme était jeune, portant chapeau de cow-boy et veste à franges. « Il doit faire partie d’un groupe », en déduisit Bill. Ce qui était une chance car, expliqua-t-il, il allait très vite reprendre la route. Une fois les policiers partis, l’homme monta dans sa voiture, claqua la portière et s’éloigna en trombe. Ils tournèrent alors la tête vers l’armoire. Bill sortit le butin. L’un des étuis contenait un vieux fusil à pompe calibre .12, les deux autres un fusil à canons superposés calibres .22/.410 et une carabine Winchester .30-30 presque neuve. «  On peut garder les fusils  ? On pourrait aller à la chasse  », demanda Jack, qui pensait tout de même avoir son mot à dire. C’était lui après tout qui avait vu et repéré la marchandise, puis aidé à la piquer. Le fusil à pompe, c’était pour Bill. Il faisait la taille de Jack. Le fusil à canons superposés pour sa mère ; et ma foi, la carabine, ça lui allait bien, à lui. «  Fais ga e  ! Il est peut-être chargé  ! s’écria Bill en s’écartant d’un bond. Tu vois bien, tu sais pas te servir d’un fusil. On peut pas donner un engin comme ça à un gamin. — Mais je serai prudent. J’mettrai jamais de balles dedans. J’le veux. Bill, s’il te plaît ! — Mon chéri, je me sens pas tranquille avec des armes à la maison, intervint Wilma. Ça me rend nerveuse. Même si elles sont pas chargées.

— Mais c’est moi qui l’ai vu le premier, protesta Jack. Tu m’as donné que dalle à Noël. T’as laissé mon vélo là-bas. J’le veux ! J’ai toujours voulu un vrai fusil comme ça, moi ! — Arrête un peu ces conneries. Un vrai bébé. Tout c’que ça prouve, c’est que t’es pas prêt à avoir un fusil comme ça à toi. Le jour où tu t’montreras assez grand pour t’en servir comme un homme, là t’en auras un. Qu’est-ce que tu vas faire, là, chialer ? Brailler ? Oh, le grand garçon à sa maman qui veut un vrai fusil pour faire boum boum… », railla-t-il. Jack ravala ses larmes. Le lendemain matin à la première heure, il irait chez Sears piquer une carabine à air comprimé Red Ryder, la même que celle que Bill lui avait prise pour la mettre au clou à Mobile. Il n’était pas intéressé par la guitare électrique ou le micro. Bill la brancha et ne réussit qu’à faire un potin du diable avant de faire sauter les plombs de l’étage. En hâte, il fourra le tout dans l’armoire. Quand la lumière fut rétablie, Bill expliqua : « On va laisser passer quelque temps, que ces trucs s’oublient un peu. Ça devrait rapporter dans les trois-quatre cents dollars. C’est de la bonne camelote. Y vont sûrement surveiller un moment. Si on s’fait pincer avec ça, on est bons pour casser des cailloux. — S’il te plaît, Bill, on peut les garder, les fusils ? — Ben… Peut-être que c’est pas une si mauvaise idée, après tout. C’est plus facile à tracer que le reste. — Mais si on les garde, j’peux avoir la carabine ? — Ouais. — Ouaiiiiis ! s’écria-t-il en sautant au cou de Bill. — Allez, fais pas le bébé. Conduis toi en homme. »     Trois jours plus tard, quand Jack ouvrit l’armoire, tout avait disparu. Bill expliqua qu’il était tombé sur un type qui acceptait de le débarrasser de l’ensemble. Avec de l’argent en poche, il était trop occupé à essayer de rencontrer des gens importants dans les bars pour chercher du travail. Jour après jour, sa caisse à

p J p j outils ne bougeait pas de là où il l’avait laissée, près de la porte, trop lourde pour que le garçonnet ou sa mère puissent la déplacer seuls. Mais un jour, à eux deux, ils réussirent à la pousser sous le lit. Quand Bill arriva, en titubant, il exigea qu’on lui dise où elle était, nom de Dieu. «  On l’a seulement enlevée du milieu pour pas buter tout le temps dedans, expliqua-t-elle. — Wouah ! Quelle paire de dégourdis vous faites ! Ça veut dire, j’imagine, que tu crois pas que j’cherche du boulot. Eh ben vous avez pas inventé le l à couper l’beurre, tous les deux. J’suis en train de monter une a aire. Et ça va être juteux. J’vais me trouver l’associé qu’y faut et met’ sur pied un atelier pour pro ter de tout ce qui s’construit dans le coin. C’est l’bon moment pour démarrer. Impossible de s’casser le nez. Impossible. J’vais monter une p’tite boîte. Décrocher un contrat avec la Défense. Du tout cuit. Tous les mecs font ça par ici. C’est maintenant ou jamais, pour moi. Ma chance de devenir quelqu’un. Y m’faut juste un ou deux associés avec un peu d’capital. Ça pourrait démarrer la semaine prochaine. Et toi tu penses que j’passe juste mon temps à picoler. Merde, t’es vraiment une pauv’ lle ! » Et il se tapa la tempe de son index. «  Y faut s’lever de bonne heure pour être plus malin que Bill Wild. C’est maintenant. Maintenant ou jamais. Y faut juste que j’trouve deux ou trois mecs. Ça va marcher, mais seulement si tu me fous un peu la paix ! » Et c’est ainsi que Wilma et Jack ne virent jamais la couleur de l’argent qu’il avait palpé pour la guitare et les fusils, à part un billet d’un dollar de temps en temps. Mère et ls continuèrent à voler un dollar de marchandises au grand magasin A&P pour chaque dollar qu’ils y dépensaient. Rien ne changea dans leur vie, à part Bill, qui peu à peu se t plus distant, plus agressif, plus méchant. Il commença à faire des histoires à propos de leur régime alimentaire. Par exemple, il avait décrété que ocons d’avoine et œufs constituaient le plus nourrissant des petits déjeuners. Jack

p p j J ne pouvait avaler ni l’un ni l’autre sans s’étou er, et ça, Bill le prenait comme un a ront personnel, ou du moins un comportement de lavette, conditionnable à force de menaces, de ba es, de fermeté et de privations. Le jour où Jack et sa mère ramenèrent une boîte de Rice Krispies, Bill les balança à la poubelle et piétina la boîte de son talon. C’était ocon d’avoine et œufs ou rien du tout. Le garçonnet préférait encore crever de faim, tout au moins jusqu’à ce qu’il puisse se tirer de la maison et aller se chercher quelque chose en ville. Sans compter que même l’idée d’une tranche de viande au dîner lui répugnait, car pour peu que ladite tranche ait du gras autour, il lui fallait manger le gras et saucer l’assiette avec une tranche de pain jusqu’à la dernière goutte  ; l’un ou l’autre su sait à lui donner envie de vomir. Il se nourrissait donc de petits paquets de crackers volés, d’une boîte de thon qu’il ouvrait avec son couteau scout et avalait dans la ruelle, une bouteille de soda, des sucreries, un grand King Orange avec un sandwich et une petite coupelle de cacahuètes. Dans sa tête, il voyait Bill qui mordait dans un œuf dur froid et caoutchouteux, et se disait que c’était vraiment un pauvre type et un enfoiré. Rien de ce que faisait Jack ne trouvait grâce aux yeux de Bill. Jack sentait que celui-ci le haïssait. Il avait une imagination sans limites pour lui trouver des noms blessants  : petit con, morveux, petite merde, morpion à sa maman, lopette, idiot, saleté, otte, peigne-cul, trouduc, dans toutes les combinaisons possibles. À force, l’existence même de Bill sur terre faisait peser en permanence un poids d’une tonne sur le cœur du garçonnet. Dès lors que Bill se trouvait dans les parages, Jack risquait une claque, une bourrade ou une insulte. Rien chez Jack ne plaisait à Bill  : physique, actes, paroles, gestes  ; à croire que même sa respiration le mettait en rage. Comment on avait pu en arriver là, cela dépassait la compréhension du garçonnet. Il ne supportait pas de se regarder dans une glace, et parfois des journées entières s’écoulaient sans qu’il aperçoive son propre re et. Il arrivait qu’il se surprenne dans une vitrine, et c’était comme s’il tombait par hasard sur une vieille connaissance. Il

p était assez grand maintenant. Et il s’a nait. Son visage semblait plus osseux. Il se pinça les joues pour voir s’il pouvait attraper la chair. Les manches du blouson volé à Mobile, à peine deux mois auparavant, lui arrivaient seulement aux poignets. Il y avait huit bons centimètres entre ses bas de pantalons et ses chaussures. Ses cheveux blond lasse lui tombaient presque sur les yeux, et il faisait une espèce de mouvement de la tête vers l’épaule gauche pour les en chasser  ; sans compter les mèches qui s’amassaient n’importe comment sur ses oreilles. C’était peut-être ça qui énervait Bill, après tout. La tête que ça lui faisait. C’est qu’il aimait les gamins avec des coupes impeccables, Bill. Jack se rendit à l’école de coi ure la plus proche, une piécette en poche, et demanda une coupe en brosse, une vraie, dans le style militaire, qui laissait cinq millimètres de poils hérissés sur son cuir chevelu tout pâle. Quand il rentra, sa mère éclata en sanglots et exigea qu’il porte une casquette pour qu’elle n’ait pas à supporter le spectacle de son crâne dénudé. Elle était deux tailles trop grande, cette casquette. Elle ne tenait que par ses oreilles, soudain particulièrement visibles. Quand Bill rentra, il n’eut que ce commentaire : «  T’es privé de dîner. Je peux pas manger avec ça en face de moi. » Décidément, il faisait tout de travers. Il se recroquevilla sur son lit avec un illustré, en se disant que, si les choses ne changeaient pas très vite, il allait se barrer et retourner chez sa grand-mère. Pour couronner le tout, Bill se montrait très soupçonneux sur ce que pouvait faire Jack dans la journée. Même quand il ramenait à la maison un truc volé que Bill pouvait utiliser ou revendre, ce dernier s’en emparait comme si c’était un dû. Et pour peu que Jack ne ramène rien d’intéressant pendant quelques jours, Bill commençait à s’en prendre à lui jusqu’à ce que sa fureur déborde et qu’il se mette à le frapper. Tout ce qui appartenait en propre au garçonnet, un moment, une pensée, un rêve, le beau-père le prenait comme une insulte.

p p Jack restait dehors du petit matin jusque vers vingt-deux heures, à courir les rues, traîner à la bibliothèque, à la gare routière, dans les magasins, et, le temps se réchau ant quelque peu, à rôder dans le parc qui bordait l’avenue principale, cherchant à surprendre un marin qui mettrait la main sous la robe de sa petite amie. Un jour, caché dans un buisson, il en vit même un se taper une poivrote sur un banc, à moins de cinq mètres des voitures qui passaient sur l’avenue. Une fois son coup tiré, le marin se releva, rajusta les boutons sur le devant de sa braguette, et s’éloigna tout érot en remettant son bâchi en place, cependant que la femme, toujours vautrée sur le banc, prenait lentement conscience que son étalon n’était plus entre ses jambes. Jack sortit du buisson et s’approcha à tout hasard, des fois qu’il pourrait prendre la place. Elle portait une gaine de caoutchouc perforée dont l’entrejambe était dégrafé. Son épaisse tou e rousse faisait penser à un écureuil égaré entre ses grosses cuisses. Jack sentit que son haleine empestait l’alcool et décida de renoncer à prendre la place laissée vacante. «  Il est allé où  ? articula-t-elle, les yeux encore vitreux, incertaine du moment où il avait disparu. — Y s’est barré, l’informa Jack. — Ah, putain d’en ure de merde. Saloperie de marsouin à la con. Jamais faire con ance à un marin. C’est ma faute. J’devrais quand même le savoir. J’en ai épousé un, ça a duré huit ans. T’es qui, toi ? — Jack Andersen. — J’ai connu un Jack Andersen dans l’temps. Quartier-maître sur le Wichita. T’es pas d’sa famille, non ? — Je suis né à Wichita, par contre. — Ah ben le monde est p’tit, hein ? » Elle se releva à grand-peine, renversant son sac qui lui avait servi d’oreiller. Son chapeau, orné d’une longue plume de faisan cassée, lui pendait sur l’œil droit par-dessus sa coi ure Pompadour fatiguée. Elle baissa sa jupe d’une secousse, sans même se préoccuper de refermer sa gaine. Jack s’empressa

p p g J p d’aller lui récupérer son sac, remit à peu près les a aires éparpillées dedans, mais lança son porte-monnaie sous un buisson. Il lui tendit le fourre-tout, qu’elle se mit à fouiller maladroitement, faisant à nouveau tomber la moitié du contenu. Elle se tourna dos au réverbère pour tenter de voir dans son miroir de poche de quoi elle avait l’air. Elle tenta vainement d’arranger ses cheveux et son chapeau. Son chemisier était ouvert, et son soutien-gorge à moitié défait était remonté au-dessus de ses seins asques. Jack allongea le bras et en pinça un. « Hé ! Qu’est-ce que tu fais, bordel ? Hé ! Petit con, va. Laisse ça tranquille. » Elle se passa du rouge à lèvres plus ou moins sur la bouche, rota et reprit : «  Ah, vérole de merde  ! Hé, gamin, tu laisses mon tété tranquille ! » Elle lui tapa sur les doigts, puis se laissa retomber sur le banc, et bientôt son visage disparut entre le chapeau et le col de fourrure minable de son manteau de toile. Il mit la main entre les grosses cuisses chaudes et remonta jusqu’à sentir la longue fente sous des poils rêches comme du crin à matelas. Elle écarta un peu les jambes. « Hé ! Toi là-bas ! Qu’est-ce que tu fabriques ? » Jack s’enfuit dans la direction opposée à celle de la voix. À toute allure. Oh, pour courir vite, il courait vite  ! Il était déjà hors de portée. Il revint sur ses pas, en faisant un demi-cercle. « Ah ben merde alors, vise un peu c’qu’on a trouvé, Ace ! — Ouais mon pote, et qui va à la chasse perd sa place ! — Hé, les deux guignols, vous connaissez pas un quartiermaître du Wichita qui s’nomme Jack Andersen ? — Un peu, qu’on le connaît, chérie. C’est lui qui nous a dit de te chercher dès qu’on aurait débarqué. — Et nous voilà ! » Ils prirent la pocharde chacun par un bras, la rent lever, puis l’entraînèrent dans l’ombre d’un gros buisson.

« Dites donc, demanda-t-elle quand ils la déposèrent par terre, y’en a pas un qu’aurait un coup à boire ? — Bien sûr, chérie, bien sûr. » Mais aucune bouteille n’apparut. Quand le premier se mit entre ses jambes et commença à la besogner, elle dit d’un ton songeur : « Vous le connaissez pas du tout, Jack Andersen. » Quand le deuxième en eut terminé, il se reboutonna et repartit en compagnie de son copain, la laissant assise, hébétée, dans l’ombre du buisson, avec l’humidité glacée qui commençait à tomber. Elle se mit alors à brailler : «  Mais qu’est-ce que c’est que ces sales connards qui laissent une femme seule ici sans un coup à boire, bordel de merde  ! Putain d’en ures de marsouins  ! Qu’ils aillent se faire foutre, vérole de merde ! Qu’ils aillent se faire foutre ! » Elle tomba à la renverse sur le dos, la jambe gauche repliée sous elle, son entrejambe ouvert à tous les vents du soir. Se glissant d’une ombre à l’autre, Jack récupéra son portemonnaie sous le buisson. Il traversa l’avenue, et deux rues plus loin, alla trouver un policier. « Y’a une femme saoule là-bas dans le parc, évanouie sous un buisson. Y pourrait lui arriver quelque chose. — Merci, ston. Tu devrais pas être là-bas la nuit. Y’a des trucs qui s’y passent qui sont pas pour les enfants. C’est la guerre. » Jack continua son chemin. Il y avait trois dollars et un peu de ferraille dans le porte-monnaie. Plus un rosaire avec des perles de bois marron. Il le jeta de peur qu’il ne lui porte malheur. Bill exigea de savoir où il était passé. Il lui tendit le portemonnaie, moins un dollar qu’il avait prélevé, en disant qu’il l’avait trouvé. Bill ne le remercia même pas. Sa mère le sermonna en lui disant de ne plus rentrer aussi tard. Le pire, maintenant, c’était la façon dont Bill s’était mis à réveiller Jack le matin en lui tapant sur la tête. Ça faisait le même e et que si on l’avait réveillé avec un marteau ou un choc électrique. C’était de la torture  : en une fraction de seconde, ça vous déchirait un rêve de petit garçon pour aller atteindre un

p g ç p centre nerveux profondément enfoui dans la moelle épinière, et ça rendait fou. Il ressentait la douleur dans sa totalité bien avant d’être capable de bouger et de réagir su samment pour arrêter Bill. Même si cette torture ne durait jamais plus que le temps de compter jusqu’à trois, elle était si extrême que le garçonnet n’en pouvait plus. Chaque matin, il était réveillé de cette façon, et il avait beau jurer, pleurer, battre l’air de ses poings, rien n’y faisait ; si par malheur il insultait Bill à haute voix ou le touchait en se débattant, alors il se faisait dérouiller. Un jour, il toucha Bill en plein visage. «  Tu me cognes, moi, sale morpion à sa maman  ? Sale petit con, morveux qui tète sa mère ! Si j’te laisse là, tu roupilles toute la putain de journée ! Bou er c’que moi j’bou e, faire c’que moi j’fais, c’est pas assez bien pour monsieur  ! Non, y lui faut du thon, et des milk-shakes, à monsieur  ! J’vais te défoncer la gueule, putain ! » Jack ne comprenait toujours pas pourquoi Bill lui en voulait tant, ni pourquoi il fallait qu’il se lève dare-dare alors que personne n’avait à aller nulle part. Bill travaillait toujours à son projet, mais il y avait sans cesse des complications qui le rendaient encore plus méchant, semblait-il. Il rentrait bourré, se disputait avec Wilma ou avec Jack, les brutalisait. Puis il envoyait Jack dehors pour pouvoir baiser Wilma toutes lumières allumées. Sinon, il la tronchait dans le noir, même si elle le suppliait, en chuchotant, d’attendre que Jack soit endormi, Jack qui regardait les formes sombres en train de s’agiter dans le lit à moins de deux mètres, qui entendait les claquements des chairs, qui sentait les frottements entre eux, là-bas dans l’ombre. «  Ah, mais ma parole, y fait semblant de dormir, ce petit con ! », hurla soudain Bill, qui bondit du grand lit. Il aperçut en ombre chinoise, devant la fenêtre, sa longue biroute partiellement en érection qui battait comme un pendule entre ses maigres jambes. Paf ! Paf ! Paf ! Les coups plurent sur sa tête.

«  Debout là-dedans  ! Debout, petite merde, c’est l’heure  ! gloussa Bill d’une voix cruelle. — JE VAIS TE TUER, PUTAIN ! », explosa alors le garçonnet, se jetant sur son tourmenteur aux muscles saillants et aux jambes torves. Toutes dents et toutes gri es dehors pour lui arracher le visage. «  Me tuer, espèce de petit connard  ? Me tuer, moi  ? J’vais te montrer, un peu. Il en faudrait dix, des comme toi ! » Et il le cueillit d’un crochet du droit qui l’envoya direct contre le mur. Puis, quand il se releva, d’un uppercut au anc. Étalé à plat ventre sur le lit, Jack n’eut qu’une conscience étou ée des coups de poing qu’il recevait sur le crâne et dans le dos. « Répète encore que tu vas m’tuer, sale morpion. J’te casse en deux, putain ! » Quelque part, sa mère criait à Bill d’arrêter. Elle avait allumé la lumière, tirant si fort sur le cordon qu’il lui était resté dans la main. Debout, en combinaison, elle sautait sur le lit telle une gosse hystérique, en hurlant que Bill allait le tuer. On entendit une voix beugler dans le hall : « Si ça s’arrête pas tout de suite là-dedans, j’appelle les ics ! » Bill et Wilma se turent sur-le-champ, comme si on avait tourné un commutateur. Elle se précipita au côté de Jack. Elle alla chercher un linge humide pour arrêter le sang, pressa son visage tumé é contre sa poitrine. Il l’entendit dire à Bill : «  Si jamais tu me l’as esquinté et qu’il garde des traces, je te jure que je te quitte. Et je reviendrai pas. Saleté d’alcool… Comment tu peux faire un truc pareil ? — Oh, ta bouche, bébé… répondit-il d’une voix pâteuse et déjà endormie, depuis le lit. Tu trouves ça grave, toi ? Alors qu’est-ce que t’aurais dit si t’avais vu c’que nous a fait notre paternel, à moi et mon frangin Paul, le jour où on a brûlé le poulailler en allant tirer une clope en cachette. Avec un nerf de bœuf, qu’y nous a tabassés. Un jour, j’l’ai vu tuer une mule avec. On n’a pas pu marcher droit de tout l’été. — Ah oui, monsieur est un dur, hein, un vrai ! Mais y faut pas beaucoup d’courage pour taper ce petit. Tu ferais mieux de te

p g p p p contrôler, sinon c’est chez les dingues que tu vas t’réveiller un jour. — Non, sans blague ? roucoula-t-il en roulant vers elle et en la tirant sur le lit. — Lâche-moi ! Y faut que je m’en occupe. Arrête ! Arrête, Bill. C’est vraiment pas le moment, là. » On ne pouvait pas éteindre la lumière, sauf debout sur le lit. Il refusait de la lâcher. Alors, pendant que Jack pleurait doucement en son for intérieur, recroquevillé dans un cocon tiède de douleur, elle se t prendre sur le côté, en face de son ls, les yeux fermés. « S’il te plaît, pas comme ça. Pas avec la lumière, Bill. » Il passa sa main par-dessus son anc, attrapa un lourd cendrier de verre posé sur le rebord de la fenêtre et le lança vers l’ampoule : bingo ! Il y eut une explosion et la pièce se retrouva plongée dans le noir. Il la mit sur le dos et grimpa sur elle, en retenant sa jambe droite dans le creux de son coude. Quand il sentit qu’il allait jouir et comprit qu’elle se retenait pour le contrarier, il la frappa au visage de sa main libre. Elle n’éclata pas en larmes, mais le maudit à voix basse et pleura en silence jusqu’à s’endormir. Le lendemain matin, on aurait dit que tout ça, pour ce bon Bill, n’était qu’une mauvaise plaisanterie qui avait mal tourné. Il était dans une douce euphorie quand Jack se réveilla et voulut absolument examiner le vaste hématome qui couvrait tout le côté gauche de son visage et au milieu duquel on distinguait à peine son œil, entouré d’une poche de pus. Le garçonnet lisait dans le regard de sa mère à quel point il était dé guré. Il refusa que Bill le touche. « Allez, ston. Je te ferai pas de mal, je te promets. Laisse-moi juste regarder. Tu le sais bien, que dans mon état normal, jamais, pour rien au monde, je te ferais un truc comme ça. Y’a sûrement quelqu’un qui m’a re lé de la bibine frelatée, pour que ça me rende dingue comme ça. » Wilma avait l’air disposée à se satisfaire de cette explication ; mais même ainsi, Jack avait du mal à contenir sa haine.

J « Écoute, ston, je ferais n’importe quoi pour réparer ça. Tu le sais, non ? Ça me fait mal autant qu’à toi. » Et, devant l’air sceptique de Jack : « T’as qu’à m’en mettre une si ça te fait du bien. Allez, vas-y ! Regarde, juste là ! » Et il avança le menton autant qu’il pouvait, index sur la pointe. Jack frappa. Sans prévenir, sans changer d’expression, il allongea sa droite de toutes ses forces, en visant cette pointe de son œil ouvert. Le coup étourdit l’homme, qui retomba assis sur sa chaise. Pendant une minute, il fut incapable de parler. Il avait les yeux larmoyants. Puis il articula d’une voix rauque : «  Ça, j’l’ai bien mérité. Ok. Serre-m’en cinq, camarade. On est quittes. » Et il tendit à Jack une main que ce dernier serra avec mé ance. «  J’crois qu’tu m’as cassé un bout de dent  », ajouta-t-il en crachant un petit morceau par terre. Puis il plongea la main dans sa poche, en ressortit un dollar et le tendit au garçonnet : « Tiens, va au magasin et ramène-toi une tranche de foie assez grande pour recouvrir ta gure. Et garde la monnaie. » Quand Jack revint, c’est Bill qui soigna les terribles hématomes. Tendrement. Jack voyait bien que même lui se faisait du souci. Il y avait un vaisseau sanguin rompu, làdedans. Bill le savait, tout comme Wilma, et tous deux avaient peur d’en parler devant lui. «  J’ai peur pour cet œil, lui chuchota-t-elle quand Jack alla dans la salle de bains. — Ta bouche, bébé. T’en fais pas pour ça. Tu veux qu’il t’entende ? » Une fois Bill parti, le garçonnet dit à sa mère : « Si jamais y m’a crevé l’œil, je vais le tuer. — Chhhut ! Allons, ne parle pas comme ça ! — Je suis sérieux, maman. — Mais ça va aller. — C’était juste pour que tu saches.

j p q — Allez, repose-toi maintenant. » Elle s’allongea près de lui dans le grand lit. L’oreiller avait l’odeur de Bill. Il dormit jusqu’à midi. Quelques jours plus tard, quand il osa en n sortir dans la rue, les regards des gens étaient xés sur les hématomes de son visage. Il voyait quand même la lumière du jour, rouge sang, par la mince fente de son œil gauche. Il savait qu’il ne perdrait pas son œil nalement. Le plus étonnant, c’est que beaucoup le regardaient comme s’ils pensaient qu’il l’avait en quelque sorte méritée, cette blessure  ; sinon, pourquoi l’aurait-il  ? Et donc, pour les nombreux regards de pitié et de commisération, on comptait autant de mines de petits saints portant leur vertu en bandoulière, qui méprisaient souverainement quiconque pouvait s’attirer ce genre de coquard. Appuyé au mur à l’angle de la gare routière, il regardait passer les jeunes lles en robe courte et énormes talons compensés, qui se dépêchaient de rentrer chez elles après leur journée de travail pour se préparer à ressortir. La première vague de marins, débarquée d’un autocar quelconque, se pressa vers la sortie. Il navigua entre les jambes, tirant une manche par-ci, une manche par-là. « Hé, matelot, tu peux me donner une petite pièce ? J’ai perdu mon argent et j’peux pas rentrer chez moi. » En un quart d’heure, il avait ramassé cinquante cents. Il se demanda pourquoi Bill était si er de ne jamais avoir fait la manche dans sa vie. Les marins envahirent la ville, hélant tous les taxis qui passaient, dans lesquels ils s’entassaient par trois ou quatre. Les néons commencèrent à s’allumer, hésitants, comme bégayant. Quelqu’un démarra un de ces énormes juke-box Wurlitzer. Et le long de l’avenue bordée par le parc, les réverbères s’illuminèrent tel un immense collier de perles.

T R E N T E - Q UAT R E

Sa mère lui avait dit de l’attendre sur le trottoir d’en face pendant qu’elle était au Brass Hat Bar & Grill. Son plan, c’était de subtiliser son portefeuille à un marin, de le faire passer à Jack, dont la mission était de rentrer en courant à la maison pour le porter à Bill. Ce dernier avait eu beau traîner dans tous les bars, jamais il n’avait trouvé le partenaire idéal pour ouvrir son atelier. Ils étaient à nouveau sans un rond. La première heure, le garçonnet passa le temps à examiner les voitures garées devant les nouveaux parcmètres le long du trottoir. Ah, si seulement ils en avaient une  ! De son côté de la rue, il y avait un café réservé aux Noirs  : c’était un ancien magasin aux vitrines non teintées et aux éclairages crus comme ceux d’une gare routière. À l’intérieur, on apercevait de jeunes hommes portant chaussures pointues bicolores et larges pantalons à plis d’où pendaient des chaînes de montre de plus d’un mètre de long, qui baratinaient dans leur argot coloré les pépées en petites jupes écossaises et pulls moulants à la Lana Turner… La grande classe ! À l’extérieur, de vieux Noirs en vêtements et chaussures de travail s’adressaient des sourires édentés en regardant ces scènes par la vitrine, s’interpellant parfois dans le même argot, les souvenirs qui leur revenaient en tête faisant danser dans leurs yeux chassieux le désir de rajeunir. Cette guerre, c’était très lointain pour eux, une a aire de Blancs qui ne regardait que les Blancs. Mais ma foi, si cela pouvait donner aux Noirs de meilleurs boulots et un peu de bon temps…

Deux cuistots de la Navy en uniforme bleu sur mesure occupaient le centre du café, dansant le jitterbug avec deux lles assez grandes, tout en coudes, genoux et coi ures nattées. On eût dit qu’elles passaient l’une à travers l’autre. Les vieux battaient des mains et tapaient du pied sur un rythme plus primitif, qu’ils entendaient au plus profond d’eux-mêmes, bien au-delà des saxophones. Quand les marins faisaient valser les lles par-dessus leur tête tels des fétus de paille, Jack apercevait leurs culottes blanches. Ils avaient la coupe de cheveux réglementaire, alors que les zazous, sous leurs chapeaux plats, arboraient une chevelure semblable à du cuir noir verni tout plissé. Et pourtant, bizarrement, ces dandys aux pantalons larges avaient bien plus l’air d’être en uniforme que les cuistots. Dans la rue, une voiture de police ralentit pour passer au pas. Les deux visages blancs à l’avant scrutèrent l’intérieur bien éclairé du café. L’un dit quelque chose à l’autre, puis ils rigolèrent, avant de s’éloigner. De l’autre côté de la rue, on entrait dans le Brass Hat par un tout petit sas éclairé de bleu sombre entre la porte et un lourd rideau. Derrière l’enseigne lumineuse circulaire logée le long de l’étroite vitrine horizontale, on apercevait un rideau très similaire dissimulant l’intérieur de l’établissement aux regards des passants. Deux petits cireurs de chaussure noirs xèrent le petit Blanc d’un regard solennel, immobile mais vaguement soupçonneux. Puis, une fois décidé qu’il était ino ensif, ce fut comme s’ils l’e açaient brusquement de leur esprit. Jack se sentit invisible. Au bout d’un moment, il entra se prendre un Coca. «  Désolé, mais c’est réservé aux gens de couleur ici, lui annonça le grand type derrière son bar. On sert pas les Blancs. » Jack eut bien envie de lui expliquer qu’il ne se considérait pas vraiment comme «  Blanc  », mais il ne savait pas par où commencer. Il vit se tourner vers lui des visages impassibles, scrutateurs, certains même légèrement irrités. « Je savais pas », dit-il en rempochant ses dix cents.

Le barman reprit sa conversation avec un jeune couple debout au zinc, comme si Jack avait déjà disparu, en donnant machinalement un coup de chi on sur l’endroit où il avait posé sa piécette. Le garçonnet se dit que, décidément, il était du mauvais côté de la rue. Il traversa et prit place sur le pare-chocs d’une Terraplane d’où il pouvait surveiller la porte. Une heure s’écoula. Deux marins entrèrent dans l’établissement pour en ressortir aussitôt. « Putains de galonnés ! », lança l’un d’eux en s’éloignant. Au bras d’un o cier, il vit arriver une femme en veste à épaulettes, grand chapeau de feutre orné de longues plumes et de babioles en bois, et robe de crêpe à eurs au-dessus du genou, qui entra dans le bar aux lumières tamisées. Elle portait des chaussures à lanières aux semelles compensées. L’espace d’une seconde, on vit briller une chaîne de cheville en or sous son bas sombre. Elle avait un sac à main de cuir brun à l’épaule gauche. Dans le vestibule, elle heurta accidentellement l’o cier de sa large hanche haut perchée, puis lui en redonna un coup, exprès cette fois, ce qui les t éclater de rire. Ils étaient passés devant le garçonnet sans même le remarquer. Il jeta un coup d’œil à une horloge dans la vitrine d’un bijoutier un peu plus bas dans la rue et constata que cela faisait plus d’une heure qu’il attendait là. Il lui donnait encore trente minutes, ensuite, il entrerait la chercher. Ce vestibule, on aurait dit une bouteille bleue illuminée de l’intérieur. Quand quelqu’un était dedans, entre porte et rideau, il avait l’air d’être emprisonné dans une grande ampoule de bleu de méthylène. Il regarda xement la porte, comme s’il avait le pouvoir de faire sortir sa mère par la seule force de sa volonté. Il avait une boule de haine dans la gorge. Quelle putain d’égoïste ! Et merde ! Je vais pas rester là toute la nuit à poireauter. Puis ce fut comme si son regard pénétrait les murs silencieux, et il eut une vision d’elle, en danger, tombée dans un piège comme au cinéma. Il sauta du pare-chocs et entra par la porte interdite, au bord des larmes et serrant les poings, avant de se glisser derrière les

rideaux. Il fallut un moment pour que ses yeux distinguent quoi que ce soit dans la pénombre qui régnait à l’intérieur. Les gens étaient agglutinés au bar sur trois rangs, une forêt de longues jambes de serge bleue masquant des genoux gainés de rayonne sur les tabourets. Trois cercles concentriques de brouhaha se tournant autour comme des chiens. Et sous tout cela, le boum-boum constant et bleuté du juke-box liait tel un catalyseur les cris aigus des femmes, pour qui demain était aussi lointain que la vieillesse, et les voix de baryton s’interpellant avec les in exions éduquées des grandes universités. Ce bar était le repaire des o ciers, non pas par décret mais par occupation du terrain. Si un marsouin de base s’y aventurait, personne n’avait à lui dire de rebrousser chemin. Même si de temps en temps on pouvait y tolérer un o cier subalterne de vedette-torpilleur, ou même un pilote, les coqs les moins gradés de cette arène étaient des cadets de l’aéronavale, ceux qui ne pouvaient boire qu’en mettant leur casquette bien en arrière. Jack resta immobile dans la pénombre, écarquillant les yeux. « Hé ! C’est interdit aux enfants, ici ! », lui cria le barman, qui l’avait repéré à travers la foule se pressant au zinc. «  On vend pas de journaux ici  ! ajouta-t-il, alors qu’il n’avait pas de journaux sous le bras. — Faut que j’voie ma mère. — Wanda ! appela le barman. — Hé, petit, tu peux pas entrer ici, répéta une serveuse brune, qui tentait de battre le record du monde de hauteur avec sa coi ure Pompadour. C’est interdit aux enfants. — Faut que j’voie ma mère une minute. — Elle est pas là, ta mère  », l’assura-t-elle comme une évidence. Elle le regarda rapidement de haut en bas, le blouson de cuir éra é, le vieux polo délavé, le pantalon fané, boursou é aux genoux, comme une vision obscène. « Allez, ouste ! » Il était prêt à résister au cas où elle tenterait de le faire sortir de force. Il avait du mal à voir à travers les larmes. Des cadets au

sourire fraternel gé commençaient à ressentir sa présence comme leur gâchant un peu la fête. Ils souriaient parce qu’il s’agissait d’un petit garçon. Mais ils le regardaient comme ils auraient regardé un chien. « Y faut que j’la voie », s’obstina-t-il en forçant le passage que lui interdisait la serveuse. «  Hé  ! Reviens ici  !  », mugit le barman en quittant son comptoir. Le garçonnet réussit à traverser la foule agglutinée au bout de la pièce étroite, là où le bar empiétait sur la piste de danse minuscule, tout juste assez grande pour pouvoir s’agiter sur la musique. Le juke-box jouait The Pompton Turnpike, un blues lent, ondulant, très honky-tonk, sur lequel les danseurs se frottaient le ventre à celui de leur partenaire. Jack se fraya un chemin au milieu d’eux, à la recherche d’une silhouette féminine aussi subtilement di érente de ces autres femmes en jupe courte et veste à épaulettes carrées qu’un o cier pouvait l’être d’un autre. L’une d’entre elles le heurta de son derrière rebondi comme du caoutchouc. Le choc lui t manquer un pas et elle se retourna pour fusiller du regard ce moutard, si incongru dans ce cul-de-sac des notes perdues, ce lieu où nul souvenir durable, nul regret profond ne prenait forme – une simple halte sur la route de la guerre. La fumée rougeoyante des cigarettes restait suspendue en l’air telle la lueur des incendies en technicolor. « Maman ! » En n il l’avait trouvée, là, dansant ventre contre ventre avec un o cier brun de poil et grand de taille, au visage de jeune homme d’a aires blasé. Il la tira par la manche. « Hé, c’est quoi, ça, nom de Dieu ? aboya l’homme en baissant les yeux. C’est à vous ? » Le sourire, modèle «  ah qu’est-ce qu’on est bien ici  », se gea sur le visage de sa mère. «  Non, répondit-elle en lui jetant un regard vitreux et sans expression, comme à un sac d’ordures. Je l’ai jamais vu. »

Il en fut anéanti. La boule qu’il avait dans la gorge grossit encore, et les mots qu’il réussit à articuler en sortirent tel un croassement douloureux. « Je suis ton ls, merde ! À quoi tu joues, là ? — C’est vrai, cette histoire ? demanda l’o cier. — Mais non ! Il est dingue, ce gamin. Je l’ai jamais vu, moi. » Elle essaya de faire comprendre du regard à Jacky qu’il allait tout faire foirer. Il comprenait très bien ce qu’elle faisait. Mais il s’en chait comme de sa première culotte. Depuis tout ce temps, elle était là, à boire et à se frotter à cet enculé, pendant que lui attendait dehors comme un chiot galeux. «  T’es ma mère, ma vraie mère  !  », croassa-t-il le plus fort possible, des larmes à nouveau plein les yeux. Et il s’accrocha à elle. «  Je vais le faire mettre dehors, résolut l’o cier, un peu pompette, en regardant autour de lui. — Lâche-moi… si a-t-elle à Jacky entre ses dents. Allez, le et sois sage. Pourquoi ne pas lui donner un peu d’argent ? Il partira peut-être, suggéra-t-elle en entraînant son partenaire vers leur alcôve capitonnée. — Hein ? Quoi ? — Donne-lui quelque chose et il partira, répéta-t-elle comme s’il s’agissait d’un petit mendiant mexicain ne comprenant pas ce qu’on lui disait. Allez, mon chou, donne-lui un petit quelque chose, il me fait de la peine. Donne-lui deux ou trois dollars et il va partir. » L’homme posa quatre billets sur le bord de la table. « T’es vraiment ma mère, balbutia Jack en éclatant nalement en sanglots. Je te déteste ! Espèce de sale pute ! — Hé, petit salopiot  ! On parle pas comme ça  !  », s’écria l’homme en se levant de la banquette, pendant que la femme s’accrochait résolument à son bras droit. « Non, non ! répéta-t-elle, insistante. Donne-lui quelque chose et débarrasse-toi de lui ! » Soudain, elle avait le portefeuille de l’o cier entre les mains.

p « Tiens ! s’exclama-t-elle en lançant deux billets au garçonnet. Allez, che le camp maintenant ! » Elle l’implora du regard après ces dures paroles. «  Hé, combien tu lui as donné, là  ?  », demanda l’o cier en essayant de voir par-dessus le rebord de la table. Il y avait un billet de dix et un de cinq sur la piste de danse aux pieds de Jack. Il les ramassa vite fait pour les fourrer dans sa poche. Puis il se retourna et s’éloigna. Ça faisait beaucoup, quinze dollars. « Hé, attends un peu ! lui cria l’o cier. — Laisse-le partir. Bon débarras. J’ai déjà vu des arnaques comme ça. Ils s’accrochent comme des sangsues, ils racontent les pires choses sur vous devant tout le monde. Tout ça pour qu’on leur donne des sous et qu’ils s’en aillent. Allez, embrassemoi. Hmmm… » Pendant ce temps la foule se refermait sur le garçonnet. « T’avise jamais de remettre les pieds ici ! », l’avertit au passage le barman. La serveuse, quant à elle, le regarda comme si elle allait lui cracher dessus. Jack se glissa entre les rideaux, les e eurant à peine, traversa le vestibule éclairé en bleu, et se retrouva nalement dans la rue. «  Qu’elle aille se faire foutre  », si a-t-il tout haut. Il balança un crachat comme s’il avait un goût de el dans la bouche. Il sentait son palais complètement desséché.     Bill était allongé sur le lit, en pantalon, chaussettes et maillot de corps, calé contre un oreiller, à lire un True Detective à la lumière de l’ampoule nue au plafond. Il avait au coin de la bouche une cigarette qui pendait, avec une très longue tige de cendre. Quand le garçonnet lui déposa les deux billets sur le ventre, la cendre lui tomba dans le cou et il l’éparpilla du revers de la main sur le devant de son maillot de corps, qui en prit un joli ton gris métallisé. «  C’est tout  ?  », demanda-t-il, nalement pas aussi enthousiaste que Jack avait escompté.

q J p Jack lui raconta alors comment il en avait eu assez d’attendre dehors, comment il était entré pour voir un peu ce qui se passait, et comment elle lui avait donné l’oseille pour le faire partir. Bill eut un large sourire et lui donna une tape amicale sur l’épaule. Puis il plia les billets, pivota pour s’asseoir au bord du lit et commença à en ler chaussettes et chaussures. « Tu vas où ? — Faut que j’aille voir un gus. J’reviens. »     E ectivement, il revint. Vers minuit, le regard allumé de Calvert Special, posant les pieds l’un devant l’autre comme s’il avait été sur le pont d’un navire de croisière. Dans cet état-là, il ne bafouillait jamais, jusqu’au moment où il tombait ivre mort. Il articula lentement : « Elle est pas encore rentrée, ta mère, hmmm ? — Non. — Bon, elle reviendra direct ici, j’pense. » Il se laissa lourdement tomber sur le lit et commença à se déchausser. «  J’crois bien que j’vais me pieuter, moi, camarade. La vie est dure si on mollit pas. Et demain est un autre jour. Pas vraiment la peine de rester debout à l’attendre. » Assis en sous-vêtements au bord du lit a aissé, il s’envoya encore un coup de sa asque. Avant de revisser le bouchon, il la tendit à Jack, qui t non de la tête. Bill la posa par terre près du lit, à portée de main pour la nuit. « Tu veux bien éteindre, ston ? » Et le garçonnet, docile, tira le cordon et retourna se coucher de son côté. Il s’assoupissait, se réveillait, s’assoupissait encore. Il y avait quelque chose, semblait-il, qui l’empêchait de trouver le vrai sommeil. Bill ron ait bruyamment dans le grand lit. À nouveau il s’assoupit, à nouveau il se réveilla. Il pensa que c’était une nouvelle fois cette espèce de barrière électrique dans sa tête qui l’empêchait de vraiment s’endormir.

p « Maman ! » Il resta allongé, les sens en éveil, tendant l’oreille. Écoutant l’épaisseur de la nuit. Une portière de voiture qui claque. Puis une autre. Le rire de sa mère ! Puis les voix de deux hommes. « Non, pas question, salope ! cria l’un. — Hé, chérie ! cria l’autre. — Faut que j’rentre maintenant, les gars, résonna la voix imbibée d’alcool de sa mère. Allez, vous avez eu c’que vous vouliez, ça va maintenant. — Hé  ! Arrête-la. Elle m’a piqué mon portefeuille, cette salope ! » Bruit de pas précipités sur la terrasse juste en bas. Puis : « Non ! Laissez-moi ! AÏE ! AÏE ! » Et ça, c’étaient des claques. « Bill ? appela le garçonnet. — Ouais ? répondit-il, bien réveillé. — C’est maman, je crois. — Nan. Ça peut pas être elle. C’est juste une bande de fêtards en goguette. » Les bruits de dispute s’éloignèrent de la terrasse. « Nooon ! Laissez-moi ! J’veux pas y aller ! Laissez-moi ! » Puis les portières claquèrent à nouveau. « BILL ! », hurla-t-elle. La voiture démarra en trombe. Le garçonnet courut à la fenêtre. Il aperçut une grosse berline à l’arrière arrondi qui tournait à l’angle de la rue. Il y avait l’ombre de deux têtes sur la banquette arrière. L’une d’elles, il le savait, était sa mère. «  C’était bien maman, Bill, con rma-t-il à la silhouette allongée sur le lit qui xait l’obscurité. — Nan, je crois pas, p’tit gars. T’en fais pas pour elle. Elle est pas tombée de la dernière pluie. Si y’en a une qui peut s’débrouiller toute seule, c’est bien elle. Si elle est pas rentrée demain matin, on ira la chercher. » Jack se mit à pleurer en silence. Il se sentait coupable pour les horreurs qu’il avait pensées d’elle en attendant devant ce bar. Et si elle ne rentrait jamais ?

j «  Hé, allez, on se calme, mon petit pote, le rassura Bill, en se mettant sur un coude et en allongeant le bras pour le toucher. T’en fais pas pour elle. Elle est trop maligne pour se faire avoir par des ploucs. Essayer de la coincer quand elle veut pas être coincée, c’est comme essayer d’attraper du mercure. Tu sais pas tout sur ta dabuche, mais elle et moi on s’est mis dans des mouscailles à se mettre les boyaux en zig-zag. Et elle, tranquille comme Baptiste ! T’en fais pas pour elle. — Mais si, j’m’en fais ! sanglota Jack. — Et tu penses que si moi je m’en faisais, j’irais pas tout de suite la chercher ? — Siii… — Alors, tu vois bien ? Allez, tiens, prends un p’tit gorgeon. » Il prit la asque. Le garçonnet en but quelques gouttes. L’homme la pencha du bout du doigt, si bien que ce fut un sacré coup qu’il avala. Ça brûlait, mais il n’étou ait plus comme les premières fois. « Bien joué, petit. Tu d’viens un vrai dur, toi. » Bill termina presque la asque, appuyé sur un coude dans le noir. « Faut qu’on se serre les coudes, toi et moi. Oh, je sais bien qu’y t’ont monté la tête contre moi, ta grand-mère et ton grand-père, comme si j’étais un clodo, tout ça parce que je picole. Mais au boulot, y’a pas de meilleur maître tôlier au monde que Bill Wild. Hein ? » Devant le silence de Jack, il le poussa du coude. « Hein que c’est vrai ? Tu le sais, ça, pas vrai ? — Ouii… — Ah, ouais, pour sûr  ! Allez, fais pas cette grimace, sinon tu vas rester comme ça. » Et d’un geste rapide, il lui tira sur la lèvre inférieure comme pour la lui arracher. Jack s’écarta brusquement, ce qui le t rire. L’écœurante odeur douceâtre de son haleine chargée d’alcool lui faisait tourner la tête. «  J’vais te dire, moi j’ai toujours voulu avoir un ls. Ta mère, c’est une petite lle qu’elle voudrait, tu sais. C’est dommage.

p q g Apparemment, elle peut plus avoir de gosses. Oh, on a essayé, hein. Mais que dalle. Ça vient pas d’moi, j’le sais. Mais y faut que j’te dise quelque chose, tiens. Tu sais, j’l’aurais pas épousée, ta mère, si j’avais pas vu dès le départ que t’allais être un bon petit gars. Si t’avais juste été une chi e molle, là j’serais parti acheter des allumettes et je serais pas revenu. — Oui, mais tu me dis tout l’temps que je suis qu’un bon à rien de Suédois, et plein de trucs comme ça, répondit le garçonnet, avec un peu de colère sous sa moue boudeuse. — Ouais, bon, mais y faut pas tout prendre au sérieux, de c’que je raconte. Je dis des tas de conneries comme ça, sans ré échir. C’est que j’suis un nerveux, moi, comme gars. C’est pour ça qu’y me faut un ou deux coups à boire, pour me détendre, pour que j’puisse ré échir avant de faire les choses. Merde, si tu veux l’savoir, pour moi t’es vraiment un des meilleurs petits gars que j’ai connus. Tiens, serre-m’en cinq, ston. » Il lui tendit la main. Jack la serra. «  À partir de maintenant, ça va changer. J’vais être un vrai père pour toi, j’vais tout faire pour que t’aies c’que moi j’ai pas pu avoir. Si tu veux, moi j’aimerais que tu m’appelles Papa, ajouta-t-il en attrapant le biceps droit du garçonnet. Qu’est-ce que t’en dis, hein ? — Ok, approuva Jack mécaniquement, sans enthousiasme. — Tu crois qu’c’est juste des paroles en l’air, mais tu vas voir. J’te promets. Si j’mens j’vais en enfer. Hein ? Tope-là, ston ! » Bon, bien sûr il picolait, mais bon Dieu, qu’est-ce qu’il avait l’air sincère. Aucun doute là-dessus, il pouvait mettre le monde à ses pieds, Bill, s’il le voulait vraiment. Il lui tendait à nouveau la main. Dans la pénombre, Jack voyait la mine implorante de l’homme. Si seulement il disait vrai… Il sentait son cœur déborder, mais n’ouvrit pas tout à fait les vannes. Il saisit la main de Bill. « Allez viens, ston, viens dormir avec papa Bill le temps que ta maman nous revienne. » Et il rabattit le drap. Jack, passant par-dessus l’homme, alla s’allonger à la place de sa mère, contre le mur, et resta sans

g p bouger sur le dos, à xer la pénombre au plafond. « Allez, détends-toi. On peut être copains, toi et moi, reprit Bill en passant son bras sous la tête du garçonnet et en l’attirant brusquement sur son épaule. Dès que j’aurai mon atelier, je t’apprendrai tout ce que je sais. Et quand je serai vieux, il sera à toi. — Et je pourrai retourner à l’école à la rentrée ? — Et comment, oui  ! Et comme un prince. T’auras des bons vêtements comme les autres gamins. Et tous les avantages que j’ai jamais eus. Moi, y fallait que je bosse après l’école pour ramener du fric à la maison. Toi, j’veux que tu joues au baseball, que tu t’amuses. Tous ces trucs que j’ai jamais pu faire. Se taper ces petites coquines de majorettes, hmm ? ajouta-t-il avec un regard lubrique dans l’obscurité et une bourrade à l’épaule de Jack. J’parie que t’aimerais ça, hein ? — Ouaiiis. — Tu parles  ! Je sais bien comment c’est, les petits loulous. Mieux que ta mère. Elle sait pas vraiment comment on fonctionne, nous les mecs. Elle m’avait demandé de te causer un peu. Tu lui tournais un peu autour, qu’elle me disait, hein, tu vois c’que j’veux dire, quoi ? Ah mais, moi j’comprends ça, hein ! On en passe tous par là, nous autres. Tu t’souviens quand je l’ai forcée à te laisser toucher sa devanture ? » Il t oui de la tête. « Ça t’a fait quoi ? — Bizarre. — Comment ? — Ben… c’était bon, quoi. — Elle me dit que tu te touches pas mal. C’est vrai ? — Oh, pas tant que ça. — Tu veux sentir la mienne  ? proposa-t-il en prenant le poignet gauche du garçonnet. — Nan, pas vraiment… », répondit Jack en résistant un peu. Bill lui tira la main et lui t entourer son long pénis dressé, qui soulevait les draps comme un chapiteau. Il essaya de se faire

branler, mais pas question que Jack en branle une autre que la sienne. D’une secousse, il libéra sa main. «  J’pensais juste que t’aimerais voir. Bon, allez, on roupille, maintenant. » Jack roula aussi loin de lui que possible, tout contre le mur. Ce n’est que quand la respiration de l’homme se t régulière qu’il s’autorisa à se laisser glisser dans les profondeurs du sommeil. Il l’avait senti avant de se réveiller. Et d’un seul coup, il était vraiment conscient. Il était coincé par le mur et Bill l’avait entouré de son bras droit. Il l’entendit marmonner  : «  Moi, je serai ton papa… » Il sentait derrière lui son grand pénis tout dur entre ses jambes. Bill, collé à lui, le maintenait dans cette position et commençait à descendre son caleçon de sa main gauche. « Bill ! » L’homme n’émit qu’un grognement. Jack commença alors à se débattre, donnant derrière lui de violents coups de son coude gauche, tout en crachant comme un chat. Le caleçon cessa de descendre. « Allez, quoi, Wilma, articula l’homme, la voix pâteuse. — Je suis pas Wilma ! » Et pour qu’il comprenne bien, il balança un nouveau coup de coude qui toucha Bill au menton. On entendit un cliquetis humide. « Hé !… » L’homme roula lourdement vers son côté, son érection en berne, l’avant-bras en travers des yeux. Le garçonnet se hissa par-dessus. « Où tu vas ? demanda Bill. — Dans mon lit. — Écoute, va pas te faire des idées, petit. Je t’ai juste pris pour ta daronne. » Il éclata d’un rire cruel. «  T’as eu peur que j’te prenne pour une tapette, c’est ça  ? Espèce de putain de plouc de Suédois, qui vire son petit cul du lit

comme si j’étais un pédé. Suédois, tête de bois, Norvégien, tête de chien », récita-t-il en se chant de lui. Jack n’avait même plus de larmes. «  Et qu’est-ce que tu te gures que j’allais te faire, gamin  ?  », demanda Bill d’une voix dure, en se redressant dans le noir. Jack était allongé, silencieux, observant la silhouette sombre sur l’autre lit. « Tu me réponds, oui ou merde ?! cria-t-il en le tapant avec son traversin comme si c’était une massue. — Je sais pas. — Eh ben, c’était pas c’que tu penses, en tout cas. J’étais endormi. Je croyais que t’étais ta mère. C’est tout. Et si tu t’imagines autre chose, alors t’es dingue. Pigé ? » Il y eut un instant de silence. « Hein ? J’t’ai posé une question. Pigé ? — Ouais, répondit-il, contraint et forcé. — Vaudrait mieux pour toi, gamin. Hein ? — J’ai dit oui. — Espèce de otte, tu vaudras jamais rien !… » Et il s’assoupit. Dès que Bill se mit à ron er doucement, en marmonnant dans son sommeil, Jack se leva, furtif, et alla sur la pointe des pieds chercher son couteau scout dans la poche de son pantalon. Il ouvrit la grande lame et, caressant la rude poignée de corne sous son oreiller, c’est aussi sur la pointe des pieds qu’il se rendormit. Pour la première fois depuis leur arrivée à Pensacola, Bill ne le réveilla pas en lui tapant sur la tête. Habillé, rasé de frais, il le secoua par l’épaule, certes brusquement, mais c’était quand même nettement mieux que de se faire cogner. Il désigna du doigt le couteau qui avait glissé de sous l’oreiller : « Si jamais tu dois sortir ça contre moi un jour, ston, vaudra mieux que tu saches t’en servir. — C’est juste que je veux plus jamais que tu me cognes sur la tête.

— Tope-là, répondit-il froidement, mais sans lui tendre la main. Allez, debout maintenant. Faut qu’on aille chercher ta mère. » Jack sauta dans son pantalon et ses chaussures, en la en vitesse sa chemise, se passa de l’eau sur le visage dans la salle de bains, et fut prêt à partir. «  Tu veux pas manger un peu  ? demanda Bill, prêt à leur préparer quelque chose. — Non, j’veux trouver maman. — Ok, moi aussi. Allez, amène-toi. » En sortant dans le hall, il lui entoura les épaules de son bras. « Tu sais, gamin, y faut qu’tu comprennes, quand j’ai un coup dans l’aile, je sais pas c’que j’dis, et pas non plus c’que j’fais. Tu piges ? — Ouais. — Ok. J’suis désolé. — Moi aussi. » Il avait plu pendant la nuit. Le ciel était encore chargé d’humidité. Les trottoirs luisaient. Il faisait froid. « Toute cette putain de ville, elle est couleur merde de poule », commenta Bill. La prison était une forteresse de brique rouge aux grandes portes cintrées, avec un sol sale aux carreaux octogonaux. À leur gauche en entrant, il y avait un banc rappelant ceux des églises, tout le long du mur. À droite, un long comptoir, plus haut que la tête de Jack, qui se prolongeait jusqu’à un portail muni d’une lourde barre, comme une porte de cellule. Derrière le comptoir, un court vestibule se terminant par une autre porte barrée. Une horloge d’école égrenait implacablement les secondes, clac, clac, clac, clac… « Je venais voir si par hasard vous auriez trouvé une femme la nuit dernière, Wilma Wild ? — Pourquoi, vous en avez perdu une ? — Oui, capitaine. — C’est son vrai nom, ça ? — Ouais.

— Et vous êtes qui, vous ? — Son mari. Et ça, c’est son ls. » Le capitaine jeta un coup d’œil en direction du garçonnet. Il se retourna pour appeler le geôlier. « On a amené une femme du nom de Wilma Wild hier soir ? — Y’en a une qu’est rentrée, oui. Complètement enragée, qu’elle était. Elle a failli arracher un œil à Perk. Mais c’était pas ce nom-là. — Cheveux auburn, un peu moins d’un mètre soixante, dans les cinquante kilos, cria Bill. — C’est à peu près ça. Qu’est-ce qu’elle portait, comme fringues ? — Un tailleur dans les tons marron, chemisier blanc, chaussures marron et blanc, un genre de petit chapeau penché sur un œil, du genre avec une plume. — Des lunettes ? — Oui. Vous savez, ces trucs sans montures. — C’est bien elle, dit le geôlier au capitaine. Mais elle a donné MacDeramid, comme nom. » Le capitaine feuilleta le registre des arrestations de la nuit sur le comptoir. «  Ouais, Wilma MacDeramid, blanche, vingt-huit ans, célibataire, 323 Cleveland Avenue… » Elle avait donné une ancienne adresse à Wichita. « Descendez-la, ordonna le capitaine. — Elle est accusée de quoi, s’il vous plaît ? », demanda Bill. Le capitaine lut rapidement le registre. «  Tout ce que je vois là, c’est ivresse sur la voie publique. Les policiers l’ont ramassée sur la grand-route. » Des claquements métalliques résonnèrent au fond du vestibule. Puis Jack entendit la voix de sa mère qui criait, manifestement ivre morte : « Bas les pattes, enfoiré ! Je sais bien c’que tu veux. T’es comme tous les autres ! J’en ai ma dose de vous tous, saletés de putains de marins !

— Hé, mettez-la en veilleuse, y’a votre mari et votre petit làbas. — J’ai pas d’mari, putain de merde  ! J’ai pas d’petit  ! J’ai personne. J’ai cassé mes lunettes, putain, bande de connards de merde, traiter une femme comme ça ! » Elle apparut, clopin-clopant, tel un pigeon à qui il manque une patte, un pied chaussé, l’autre nu. Son visage était encore plus en é que le jour où elle s’était fait enlever quatre dents de sagesse à la fois. Elle avait l’œil gauche complètement fermé, mais les deux étaient décolorés, tous les boutons de son chemisier étaient arrachés, le soutien-gorge pendait, à moitié arraché aussi, l’une des manches de sa veste était décousue, laissant apparaître le rembourrage à l’épaule, un des bas n’était plus qu’une guenille humide sur sa cheville, l’autre ne tenait que par la plaie qui avait séché sur son genou gauche. « Ce monsieur dit qu’il est votre mari et que vous vous appelez Wilma Wild, expliqua le capitaine. — J’m’appelle MacDeramid et j’l’ai jamais vu de ma vie, moi, ce ls de pute. — Vous êtes sûre de bien l’voir, sans vos lunettes  ? ironisa le capitaine. — Et va t’faire foutre aussi, connard ! — Maman ! cria Jack. C’est moi ! Tu me reconnais pas ? — Ah c’est toi ! Eh ben moi, j’ai l’impression de voir une espèce de plouc suédois, s’écria-t-elle, la langue épaisse. Allez vous faire foutre tous les deux ! J’les connais pas, capitaine, et même si j’les connaissais, j’le dirais pas. Regardez-les, ces traîne-savates  ! Si c’est ça qu’y a dehors, alors moi j’préfère rester ici. » Sur quoi elle s’accouda au comptoir et glissa. « Oups ! lâcha-t-elle. — Bon, vous voulez payer les dix dollars pour la faire sortir  ? demanda le capitaine à Bill. — Ouais ouais, répondit-il en allant chercher au fond de sa poche l’un des billets que Jack avait ramenés la veille. — J’veux pas sortir ! grinça Wilma. — Maman, s’il te plaît, implora Jack.

p p J — J’suis pas ta mère ! Jamais été ta mère ! Sortez-le d’là ! hurlat-elle à l’adresse du capitaine. J’veux pas qu’y me voie comme ça. Y’en a aucun pour avoir un peu de pudeur  ? Fichez le camp et laissez-moi seule. Je l’aime, moi, cet endroit. Je veux rester ici. » Le gardien l’amena jusqu’à la porte, pendant que le capitaine posait ses a aires sur le comptoir, son sac et ses lunettes, dont le pont était cassé et un verre fêlé. « Je les ferai ressouder, promit Bill. — Va t’faire enculer ! J’veux pas partir ! », hurla-t-elle quand le capitaine ouvrit la grille. Ce fut la seule fois où Jack l’entendit employer ce mot. « Tout l’monde se che bien de c’qui peut m’arriver ! C’est eux qui m’ont amenée ici ! Pourquoi vous me laissez pas tranquille ?… gémit-elle, s’adressant à tous les deux. Non ! Me touche pas. » Elle arracha son bras à Bill d’un côté, à Jack de l’autre. «  Je peux marcher. J’vais vous faire voir que j’peux marcher. Enlevez vos mains de sur moi maintenant. » Et elle se dirigea vers la sortie, cahin-caha, une chaussure oui, une chaussure non. Ses hanches sautillaient bizarrement dans sa jupe de travers. Elle leva haut son visage tumé é, menton en avant dans une posture de dé à quiconque la regarderait. Et elle ne voulut pas davantage laisser Bill et Jack faire le chemin à ses côtés. Il fallait qu’ils marchent derrière elle, sinon elle s’arrêtait et refusait d’aller plus loin. Une fois dans la chambre, elle s’écroula sur le lit, respirant par la bouche. Elle avait les narines bouchées par du sang séché. Une espèce de gargouillis s’échappait de sa gorge. Jack lui retira sa chaussure et ce qui restait de ses bas. Il apporta une bassine pleine d’eau pour lui laver les pieds. Bill, de son côté, dé t la fermeture éclair de sa jupe et la tira vers le bas. « Par pitié, ça su t… les gars… », geignit-elle. Elle n’avait plus ni gaine ni culotte. Son sexe était comme maculé de boue séchée. Bill lui ôta sa veste et son chemisier. Elle avait des dizaines d’hématomes sur le corps et les membres. Sa peau marquait facilement, et toutes ces marques étaient bleues et orange. Bill la lava entièrement à l’aide d’un linge de toilette,

g g mais même un contact aussi léger la faisait sursauter de douleur. Ils lui en lèrent un peignoir et la bordèrent soigneusement. Elle dormit jusqu’au début de la soirée, se réveilla, se mit à vomir. Ils durent la porter jusqu’à la salle de bains. Quand ils la remirent au lit, Jack se pencha sur elle pour lui dire bonne nuit. Elle tendit le bras et lui toucha le visage de la paume de sa main. «  Ne me regarde pas, mon chéri, lui demanda-t-elle. Elle est pas belle à voir, ta maman. » Elle se rendormit jusqu’à presque midi le lendemain  ; là, elle réussit à avaler un peu de soupe à la tomate avec du citron. « Les salopards, ils m’ont fait boire une drogue, expliqua-t-elle à Bill. Je t’ai appelé. Tu m’as pas entendue ? — Si, mais trop tard, s’excusa-t-il. — Chéri, j’ai l’impression qu’on m’a ouverte en deux. Il me faudrait absolument un bain chaud. — Plus tard. Repose-toi pour le moment. — C’est que je me sens si mal. Ça me lance de partout. Pourvu qu’y ait rien d’abîmé à l’intérieur. — Chut ! Repose-toi. » Le lendemain matin, quand elle se leva, Jack alla faire un tour le temps que Bill l’aide à prendre un bain et à s’arranger un peu. Lorsqu’il rentra, il la trouva assise au lit, un miroir à la main, occupée à démêler les nœuds de ses cheveux humides. Elle avait le visage ravagé. Elle se disait certaine d’avoir le nez cassé. Bill assurait que non, mais depuis ce jour-là, Jack eut toujours l’impression qu’il était un peu plus aplati. Quand elle se rendormit, Bill vida le contenu de son sac sur la table. Il n’y avait pas un cent. En plus de tout le reste, les marins l’avaient dépouillée. Dans une petite poche, il trouva un insigne, dont le fermoir avait un peu abîmé la doublure. « C’est quoi, ça ? demanda le garçonnet. — Une paire d’ailes, répondit-il en balançant l’objet sur la table. Bon, faut que j’aille voir un gus. J’ai même pas assez d’fric pour des clopes. T’as queq’chose sur toi ?

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— Non. » Une fois Bill parti, Jack prit la petite paire d’ailes dorées sur la table. Il en essuya le fond de teint à l’aide de sa chemise, et épingla l’insigne sur son blouson, du côté gauche.

TRENTE-CINQ

Jacky regardait l’ivrogne tituber à l’entrée du parc, faisant tomber la moitié de ses cigarettes en essayant d’en sortir une du paquet. Le garçonnet était appuyé contre le mur de la gare routière, dans la lumière d’une fenêtre ; les cigales fonçaient tête la première sur les carreaux pour ensuite tomber mortes sur un monticule de cadavres accumulés sous la fenêtre. Dans toute la ville, on voyait les mêmes tas d’insectes morts au pied de nombreux bâtiments. Les gens parcouraient les rues, prêts à endurer le craquement des carapaces sous leurs pieds. L’été était revenu, et tirait même à sa n. Les nuits étaient rafraîchies par la petite brise du golfe. Jacky quitta son poste d’observation près de la fenêtre pour suivre l’homme dans le parc, poings enfoncés dans les poches de son blouson en cuir tout râpé. Le type se laissa choir sur un banc. Il était vingt-trois heures passées. L’air était humide, chargé d’odeurs de marée. Son menton tomba sur sa poitrine, sa cigarette dégringola, allumée, sur ses genoux. Il portait un costume sombre et un imperméable noir léger. Le garçonnet s’approcha, saisit la cigarette et la jeta au loin. «  Hé  ! Monsieur  ? demanda-t-il doucement, en lui secouant légèrement l’épaule. Tout va bien ? Monsieur ? — Hein ?! T’es… qui ? bafouilla l’homme, le regard vitreux. — Je passais par là. Vous avez failli mettre le feu à vos fringues avec une cigarette. J’vous l’ai éteinte. — Aaah… ? Merci. » Puis il t mine de se coucher sur le banc. Jacky le tira par le bras pour qu’il reste assis.

« Veux dormir, insista-t-il. — Non, pas ici, répondit le garçonnet. Y faut rentrer chez vous. Vous voulez que j’vous appelle un taxi ? — Mais t’es qui, toi, en n ? réagit l’homme en se redressant et en tentant de faire converger ses yeux sur son jeune interlocuteur. — J’vais vous appeler un taxi, comme ça vous pourrez rentrer chez vous. — Ok… Appelle… un taxi  », articula-t-il avant de s’a aisser sur le banc. Ils n’étaient qu’à quelques mètres de la rue. Jacky piqua un sprint vers les taxis alignés devant la gare routière. Il s’engou ra à l’arrière d’une des voitures jaunes et dit au chau eur : «  Y’a un type, là-bas dans le parc qui m’a demandé de lui trouver un taxi. Il est saoul et y veut rentrer chez lui. — Il a le fric pour la course  ? s’enquit le chau eur avant de démarrer. — Ouais ouais. — Ok, gamin, montre-moi où il est. » Jack le t s’arrêter au bord du trottoir d’une des allées qui traversaient le parc, lui disant d’attendre le temps qu’il ramène le client. Il retrouva le type en train de ron er au même endroit, toujours a alé. Il le réveilla en le secouant énergiquement par l’épaule. Il réussit à le faire asseoir sur le banc, même s’il tanguait un peu, alors qu’un léger crachin commençait à tomber. Le chau eur lui cria par sa portière : « Hé ! Tu te ramènes, ou quoi ? — Ouais, une seconde ! — Où qu’on va  ?  », demanda l’ivrogne alors que le garçonnet essayait de passer l’épaule sous son bras droit pour le conduire au taxi. «  Vous rentrez chez vous. Y commence à pleuvoir, là. Vous allez pas dormir dehors sous la otte. » L’homme allongea le bras pour sentir les gouttes sur le dos de sa main. À grand-peine, il se leva, s’appuyant lourdement sur Jack.

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«  Jeune homme, vous êtes un authentique gentleman  », chuinta-t-il. Le chau eur sortit d’un bond de son véhicule a n d’aider le gamin à fourrer son client à l’intérieur. Une fois dedans, l’homme s’a ala dans un coin, le menton sur la poitrine, et s’endormit aussitôt en marmonnant. Jacky monta à ses côtés. « On va où ? demanda le chau eur. — Vous habitez où ? demanda Jacky à l’homme en le secouant à nouveau. — Habite… pas ichi… de pachage… — Il est où votre hôtel ? », insista-t-il en le secouant encore. L’ivrogne grommela quelque chose. « Ah oui, lança le chau eur. Je connais. — Hé, écoutez-moi  ! cria Jacky à l’homme en le secouant. Le chau eur, y veut être payé avant de partir. Y veut être sûr que vous avez les sous. — J’ai les sous. — Oui, mais il les veut maintenant ! » L’homme se mit à farfouiller maladroitement dans sa poche arrière. Jack s’empressa de l’aider. Il sortit l’épais portefeuille noir et demanda au chau eur : « Combien ? — Oh, ça ira chercher dans les trois billets, j’pense. » Le chau eur, un jeune homme aux canines de loup, se retourna et tendit le cou pour voir combien le garçonnet avait trouvé. Jack lui donna un billet de dix. « Ça ira, comme ça ? — Tu parles, Charles ! — Pourquoi qu’on part pas ? demanda l’ivrogne. — J’ai payé le chau eur et j’lui ai laissé un petit pourboire. Ça ira si je prends un ou deux dollars pour ma peine ? — Bien sûr ! Allez, on décolle ! » Jack préleva tout ce qui restait, laissant seulement un billet de cinq. Le chau eur, estomaqué, regardait la scène dans le rétroviseur sans rien dire. Jack remit le portefeuille dans la poche de l’homme et descendit du taxi.

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«  Vous le ramenez à bon port, hein  ? demanda-t-il au chau eur. — Ouais ouais, bien sûr  », répondit-il, l’étonnement faisant place à un sourire carnassier. À la lueur d’un réverbère, Jack vit qu’il avait récolté un billet de vingt, deux de dix et un de cinq. Il planqua celui de cinq dans sa poche gauche pour son usage personnel et rangea le reste dans sa poche droite pour Bill et sa mère.     Il ne savait pas exactement combien il pouvait ramener chaque semaine, mais c’était plus qu’il n’aurait gagné à vendre des journaux. Chaque jour, il partait un peu avant midi pour dérober quelque chose dont on pouvait tirer au moins cinq dollars au clou avant de rentrer à la nuit tombée. Il s’était spécialisé dans les outils et les radios, sans négliger les fers à repasser. Sears, Ward’s, Grant’s, Western Auto, J.C. Penney, Kress, tous les grands magasins, mais chaque jour un di érent, et jamais deux le même jour. Il opérait sous la ligne de vision des adultes, visage ordinaire et innocent sous sa tignasse blonde  ; dans un magasin, il se déplaçait toujours comme s’il avait quelque chose de précis à y acheter, sans jamais traîner ni rester longtemps devant ce qu’il avait prévu de voler. Une fois la chose repérée lors d’une visite précédente, il y allait directement, pour la prendre dans ses mains et simplement sortir du magasin avec. Jamais il n’essayait de dissimuler quoi que ce soit sur lui, pas même un objet assez petit pour être caché dans une poche. Non, il sortait avec les objets bien en vue comme s’ils lui appartenaient. Les vendeurs qui le voyaient partir ne se posaient jamais de questions, ou en tout cas jamais très longtemps. Un jour, il se t arrêter par un employé au premier étage de chez Sears, juste au bout du rayon où il venait de s’emparer du fer à repasser électrique qu’il tenait en main dans sa boîte. « Où tu vas avec ça, petit ?

— Je vais juste le faire voir à ma mère, expliqua-t-il, elle en cherche un comme ça. — Elle est où, ta mère ? — Là-bas, tenez, c’est elle, rétorqua-t-il en pointant du doigt une dame bien en chair vêtue d’un manteau sombre, qui tâtait un rouleau de toile cirée à eurs. — Bon, alors tu laisses le fer ici et tu vas dire à ta mère de venir le voir elle-même. — Bien sûr. » La femme parlait toute seule : « Et je lui ai dit, moi, et elle m’a clairement entendue lui dire : “Laura, que j’lui dis, y faut faire quequ’chose maintenant.” Mais y’a jamais personne qui m’écoute, moi… — Excusez-moi, madame, l’interrompit Jack en la tirant par la manche, y’a le vendeur, là-bas, y voudrait vous parler. — Hein ? Qu’est-ce qui se passe ? — Y voudrait vous parler. » Il lui montra du doigt la bonne direction, la regarda partir, puis descendit l’escalier sans se retourner.     Presque chaque jour il allait voir un lm en matinée. Il déjeunait de pop-corn et de bonbons dans la salle obscure. Souvent, qu’il y eût du monde ou non, il s’installait à côté d’une femme, faisant semblant de trébucher pour s’asseoir, comme si ses yeux n’étaient pas encore habitués à la pénombre. Souvent, la femme se mettait en rogne et changeait de siège. Quand ce n’était pas le cas, il laissait glisser son coude de l’accoudoir jusqu’à toucher un de ses tétés, ou laissait tomber tout doucement sa main contre sa cuisse. Si cette fois elle changeait de siège, il repartait dans le hall d’entrée et rentrait à nouveau pour trébucher en s’installant près d’une autre. Un jour, une rombière le menaça : «  Hé  ! J’t’ai vu faire. Essaie de m’toucher, sale petit con, et j’appelle une ouvreuse. »

Une autre lui attrapa la main et, dans un geste théâtral, la lui reposa sur les genoux en disant simplement : « Tu as perdu ça, je crois. » Puis elle avait changé de place. Il était donc allé en importuner une autre, lui demandant du feu. Il n’avalait pas la fumée, mais la cigarette le vieillissait. Peu lui importait le lm qu’on passait, ou s’il l’avait déjà vu, peut-être même plusieurs fois. Non, ce qu’il aimait, c’était cette atmosphère d’intimité dans ce cinéma, avec son plafond – un ciel étoilé sur la Méditerranée –, la cascade dorée de ses rideaux, et cette solitude du milieu de journée partagée par tous les spectateurs de la matinée. Il n’y avait presque pas d’hommes. « Laisse-moi tranquille, petit connard ! cria une femme, assez fort pour que des têtes se retournent. Mon mari vient d’embarquer, et j’ai pas besoin d’un morveux comme toi ! » Une autre, qui portait en bracelet l’insigne de son mari et sentait le whisky, se tourna vers lui et, dans le voile de fumée du balcon, plissa les yeux pour le dévisager pendant que sa main remontait par-dessus son bas, entre ses grosses cuisses. « Hé, putain, mais t’as quel âge, toi ? — Quatorze ans, croassa-t-il, se vieillissant carrément de trois ans. — C’est ça, oui, et mon cul c’est du poulet ? rétorqua-t-elle avec un mouvement de recul, surtout outrée qu’il se che d’elle. C’est la maison de correction que tu mérites ! » Une autre fois, au quatrième rang à gauche, il passa son bras derrière lui, par-dessus le dossier de son siège, entre les jambes d’une adolescente a alée dans son fauteuil, genoux contre son dossier  ; elle était avec une copine et toutes deux boulottaient des M&M’s. Au lieu de se reculer, comme cela arrivait presque toujours, la lle avança encore le bassin, juste à portée de la main qui pendait, inerte. Au bout d’un moment, deux doigts à l’intérieur, il ne sentait plus l’articulation de son épaule. Pendant tout ce temps, les deux lles bavardaient tranquillement devant le lm. À un moment, l’autre se pencha par-dessus le siège a n de le regarder de plus près. Quand il

p g g p p enleva ses doigts pour se lever, bien décidé à aller s’asseoir près d’elles pour reprendre l’exercice, la lle poussa un gloussement retentissant et se couvrit le visage des mains. Elle se leva d’un bond et partit en courant dans l’allée, suivie de sa copine qui pou ait. Elles avaient quinze ou seize ans. Un jour, l’une des ouvreuses l’attrapa au collet alors qu’il passait d’un côté à l’autre du balcon. «  Tu crois que j’ai pas pigé ton petit manège  ? Tu t’assois quelque part et tu bouges plus, sinon j’appelle un ic », l’avertitelle. Toutes sans exception, cependant, pensaient qu’il n’était rien d’autre qu’un casse-pieds, ou au pire qu’il essayait de piquer le sac d’une de ces femmes. Ah, ces matinées ! Installé là, un rang entier pour lui seul, son blouson sur les genoux, à décharger pour Ann Miller, Betty Grable, Alice Faye, Dorothy Lamour : il les aimait toutes à la fois. Le spectacle de leurs cuisses frémissantes sur grand écran faisait palpiter son cœur de désir. Il se tirait sur la nouille jusqu’à sentir ce frisson électrique, puis passait son pouce au bout pour recueillir la petite perle transparente. Alors il s’essuyait sur le velours du siège, déballait une sucette au caramel et se renfonçait dans son fauteuil pour s’escla er devant les dessins animés avec ce ravissement innocent de l’enfance. La guerre. Dès qu’il serait assez âgé pour s’engager, adieu solitude, douleur et pauvreté, et à jamais. La guerre, pour Jacky, c’était une véritable aubaine. Il ne pensait même plus à une autre carrière. Se tenant les côtes au spectacle de Tom et Jerry en conscrits, il trouvait davantage de raisons d’espérer dans la perspective d’une guerre interminable que dans toutes les promesses de paix. Une guerre, ça lui donnait une chance. Sinon, dans l’état des choses, on voyait bien que même un mariolle comme Bill était toujours largement perdant ; bien sûr, il gagnait quelques broutilles, mais les reperdait au centuple en temps passé derrière les barreaux. À trente-huit ans, il avait passé près de la moitié de ses jours en détention. Bill se voyait toujours comme un repris de justice. Jacky en revanche, même

j p j J y avec ses larcins quotidiens et ses penchants innommables, ne se considérait nullement comme un délinquant. Il aurait pu entrer sur-le-champ chez les boy-scouts pour peu qu’ils lui o rent gîte, couvert et uniforme.     Il faisait beau ce jour-là. Les rues embaumaient de senteurs maritimes. Avec l’insigne doré de pilote aéronaval sur sa poitrine, Jack se sentait plein de con ance, sur la bonne voie. Il entra chez Western Auto et remonta l’étroite allée centrale jusqu’au fond du magasin où se trouvaient les postes de radio. Il était tout juste midi passé. Il y avait un unique vendeur dans les rayons et un autre employé dans le bureau vitré du côté des radios. Seulement deux autres clients. Il s’empara d’une Motorola portative en plastique, de deux tons de gris et de la taille d’une miche de pain, repartit par l’autre allée en la tenant par la poignée, et ressortit ainsi du magasin. Mais il se sentit repéré. Les nerfs à vif. Western Auto n’était pas un grand magasin. Est-ce que le vendeur avait fait signe au type dans le bureau vitré  ? C’était peut-être lui qui devenait fébrile, après tout. Ces derniers temps, il commençait à avoir peur de se faire pincer. Il n’y avait pas un endroit où il n’avait pas opéré à au moins deux reprises. C’était d’ailleurs sa seconde visite chez Western Auto. Il regarda par-dessus son épaule, oubliant le précepte de Bill : « Ne regarde jamais derrière toi. Ne t’arrête pas. » Il monta par l’escalier de secours. «  Je crois qu’ils m’ont vu, dit-il à Bill, hors d’haleine, en lui tendant son butin. — Ah bon  ? Qu’est-ce qui te fait penser ça  ?  », s’étonna Bill, avant d’ouvrir le petit volet roulant sur le dessus du poste et de trouver d’abord une station musicale, puis une retransmission d’un match de base-ball. « Je sais pas, j’ai eu l’impression qu’on me suivait. » Sa mère empoigna nerveusement le col de son peignoir. « Je le savais. Je savais que ça nirait par arriver, gémit-elle.

— Du calme, du calme, les rassura Bill en bon chef d’orchestre. C’est sans doute son imagination. Mais bon, juste au cas où, on va quand même planquer la marchandise. » Il t le tour de la pièce à la recherche d’une cachette. Puis entra dans la salle de bains. Il revint chercher deux gros postes de radio dans l’armoire pour les fourrer sous la baignoire. Celui que Jacky venait d’apporter, bien plus étroit, il fut glissé dans un coin, derrière la baignoire. Et rétrospectivement, ils se dirent qu’il y avait un Dieu pour les lous, ou, au choix, que Bill avait eu le cul verni sur ce couplà, car il ne s’était pas écoulé un quart d’heure que des ics arrivaient à la porte en bas. Bill les entendit tout de suite. « Vite, vite, mets-le dans le bain ! », la pressa-il en tournant les robinets à fond pour remplir la baignoire. « Enlève tes fringues, toi ! », ordonna-t-il au garçonnet. Sa mère lui arracha son tee-shirt, « Vite ! Vite ! », et le t entrer dans l’eau, haute à présent d’une dizaine de centimètres. Elle ferma les robinets, lui mouilla la tête et se mit à lui savonner énergiquement les cheveux. « Ouvrez ! Police ! — Qu’est-ce qui se passe, monsieur l’agent ? demanda Bill avec empressement. — Y’a un garçon qu’habite ici, douze ou treize ans, cheveux blonds ? — J’ai un ls, mais il a que neuf ans. — Il était où, y’a une demi-heure environ ? — Ben… ici. Il se sentait pas très bien ce matin. Sa mère est en train de lui donner un bain. Pourquoi, qu’est-ce qui se passe ? — On peut jeter un coup d’œil chez vous ? — Bien sûr, entrez, mais je voudrais bien savoir ce que c’est que c’t’histoire. » Les deux policiers, toutes épaules dehors, pénétrèrent dans la pièce, l’un regardant à gauche et l’autre à droite. Ils inspectèrent le lit de camp de Jack. L’un d’eux ouvrit l’armoire et passa en revue son contenu. Son collègue jeta un coup d’œil dans la salle de bains dont la porte était restée ouverte, xant la scène  : le

p petit garçon dans la baignoire avec comme un bonnet de mousse blanche sur la tête, la femme à genoux qui le savonnait. « Mais qu’est-ce qui se passe ?! s’indigna-t-elle. — T’as quel âge, petit ? demanda le policier à Jack. — Onze ans. — Tiens, tiens, je croyais qu’il avait neuf ans ? grinça-t-il en se tournant vers Bill. — Il a neuf ans et demi, intervint tout de suite Wilma. Les gosses, vous savez bien, ça aime se vieillir. » En réalité, son âge, c’était dix ans et demi. « Et vous le laissez traîner en ville tout seul ? — Non  ! s’écria-t-elle, outragée, comme si c’était la dernière chose au monde qu’elle lui aurait laissé faire. On lui interdit strictement de traverser la rue. Bon, mais c’est quoi le problème ? » Il ne répondit pas. Se retournant vers Bill, il sortit un carnet et un crayon. « Vous, votre nom ? — Bill Wild. Bon, écoutez, en tant que citoyen, j’ai droit à une explication. Vous pouvez pas juste venir ici et… — Vous travaillez où ? — Ben… je bosse à l’atelier de tôlerie Hahn. — C’est où, ça ? — 483 Peachtree. — Jamais entendu parler. Ça existe, ça, 483 Peachtree  ?  », demanda-t-il à l’autre ic. Ça ne lui disait rien non plus. « Et pourquoi vous êtes pas au boulot ? — J’suis de nuit. — Ah ouais  ? Véri e tout ça, demanda-t-il à l’autre, qui redescendit appeler sur la radio de la voiture. — Hé, attendez un peu. Vous avez un mandat ? — Ça existe pas, cette adresse ! brailla l’autre policier depuis le bas de l’escalier. — Très bien, mon gaillard, vous allez nous accompagner au poste et on va véri er tout ça, reprit-il en faisant mine de

p ç p prendre le bras de Bill. Hé ! Du calme ! Lacy, viens m’aider. » L’autre se dépêcha de remonter. «  Hé, vous avez pas l’droit  ! Vous avez pas de mandat pour m’embarquer ! — Suivez-nous sans histoires ou on vous met les menottes. — J’vous attaquerai pour arrestation abusive, protesta Bill alors qu’ils le poussaient vers la porte. Non mais, vous m’prenez pour qui ? — Pour qui, on n’en sait rien, mais pour quoi, ça on sait. Même si ça va peut-être prendre un moment pour le prouver. Saloperie de Fagin7 ! » Une fois les policiers partis, Wilma s’empressa de faire sortir Jack de l’eau, et ils s’habillèrent tous les deux en quatrième vitesse. « On va où ? demanda-t-il. — Tu poses pas de questions et tu fais c’que je te dis. » Ils ne prirent rien avec eux, au cas où la maison serait surveillée. Arrivés sous le porche, elle lui dit tout fort : « Bon, tu me fais bien penser à prendre deux bouteilles de lait, un pain et quelque chose pour demain. » À l’angle de la rue, ils montèrent dans un bus qui les déposa à la gare routière. Ils entrèrent, en rent le tour et ressortirent rapidement par une entrée latérale ; elle sauta aussitôt dans un taxi, entraînant le garçonnet par la main. « Emmenez-nous à l’agence de voyages Dixie. — C’est parti. » C’était une course à trente-cinq cents. L’agence était une simple pièce dont la façade ressemblait à un magasin, dans une rue secondaire  ; là, les automobilistes cherchant à partager les frais de voyage pouvaient prendre des passagers payants qui allaient au même endroit qu’eux. Derrière le comptoir était assis un don juan de troisième zone avec rou aquettes et immense chapeau de cow-boy. La première destination proposée était Shreveport, en Louisiane, à dix-huit heures, avec une place disponible.

« Je peux le mettre sur mes genoux, plaida-t-elle. — Il est un peu grand pour aller sur vos genoux, regimba le type. — C’est qu’il faut absolument qu’on soit à Shreveport ce soir. Je viens de perdre ma mère. — Bon, attendez là, et si y’a pas d’passager seul qui arrive à l’heure, vous pourrez toujours demander au chau eur si y veut bien vous prendre tous les deux. — Prie pour qu’y ait personne », dit-elle au petit garçon, qui se mit à prier. Le propriétaire de la voiture, une Mercury modèle 1940, examina longuement femme et enfant avant de prendre sa décision. « Bon, si ça vous dérange pas de vous serrer entre mon frère et moi sur la banquette avant, je pense qu’on peut vous emmener. » C’étaient deux jeunes ouvriers en blouson de cuir et pantalon kaki. À l’arrière, un jeune couple à la mine solennelle était déjà installé, avec pour seuls bagages un sac en papier contenant leurs vêtements à tous les deux, un autre sac souple de piètre qualité, un petit bébé au visage tout sale endormi sur leurs genoux, et l’air de gens vraiment dans la panade. Sur la grand-route, celui des deux qui ne conduisait pas sortit une bouteille et but une rasade. Il insista pour que Wilma, installée entre lui et son frère, boive aussi. Elle avala une petite gorgée pour ne pas le vexer. Le conducteur demanda aux passagers à l’arrière : «  Ça vous dérange pas si j’bois un gorgeon  ? Promis, je nous mettrai pas au fossé ! — Allez-y », répondit mécaniquement le jeune homme. Jack se recroquevilla dans son coin du mieux qu’il put, et nit par s’endormir. 

TRENTE-SIX

Shreveport se réveillait à peine lorsque la Mercury y t son entrée dans la brume du matin, croisant les arroseuses qui nettoyaient les rues du centre-ville. Les deux frères déposèrent le jeune couple et son bébé à la gare routière et continuèrent avec Wilma et Jack jusqu’à l’agence Dixie locale, située près du euve. Le bureau n’était pas encore ouvert. La voiture s’arrêta dans la ruelle adjacente. La femme donna cinquante cents au garçonnet et lui dit d’aller prendre un petit déjeuner. « Et toi, tu veux rien manger ? », s’étonna-t-il. Sur la banquette avant, les deux costauds entre lesquels elle était assise gardaient, silencieux, les yeux xés devant eux sur la ruelle malpropre. « Non, j’ai pas faim. Et si je suis pas là quand tu reviendras, tu t’inquiètes pas, hein ? Il faut que j’aille envoyer un câble à Bill. — J’veux y aller avec toi, pleurnicha-t-il. — Non. Tu attends ici. — Pourquoi ? — Parce que. J’ai quelques trucs à faire. Tu m’encombrerais. » L’un des hommes eut un grognement, comme s’il réprimait un fou rire. « Je veux aller avec toi, insista-t-il. — Non. C’est pas possible. Tu fais ce que j’te dis ! » Il descendit de la voiture. Elle avait l’air toute petite entre ces types. Celui qui était du côté du garçonnet lui adressa un clin d’œil en lançant : « T’inquiète pas, mon grand. On te la ramènera, ta maman. »

Jack tourna le dos et commença à remonter la rue. La voiture sortit de la ruelle en marche arrière et s’éloigna. Il savait bien où ils allaient. Ils l’emmenaient quelque part pour la niquer. Il le savait, au plus profond de lui, et se sentait las de tout ça. Mais soudain, il s’en chait complètement. Le vent lui apportait les parfums du euve, poix et jute, bois et boue. Et quelque part, quelqu’un faisait frire du bacon. Les trottoirs étaient encombrés de Noirs assis sur des caisses, adossés aux murs devant les magasins et les bureaux, sirotant des tasses de café-chicorée bien chaud, boulottant des sandwiches jambon-œuf ou encore gon ant des joues pleines de la première chique de tabac de la journée. Le garçonnet passa devant eux, mains dans les poches de son blouson fermé jusqu’au cou, seul visage blanc dans cette rue. Mais il se chait bien de sa di érence, car il n’avait plus peur désormais. Sa daronne était quelque part en train de payer leur voyage en se faisant sauter par deux costauds, tandis que lui descendait une rue inconnue pleine de Noirs, et malgré tout, pour la première fois dans ses souvenirs, il se sentait en sécurité, chez lui. Une chose était sûre  : en ce moment même, l’un des frères avec qui ils avaient voyagé était occupé à besogner sa mère ; mais ça, ce n’était qu’un sujet de spéculation objective et pas de jalousie obsessionnelle. Il ne l’en aimait pas moins pour cela, sa maman ; c’est juste qu’il ne s’en faisait plus pour quoi que ce soit. Il s’en sortirait, ça il en était certain. Soudain, le temps lui appartenait, il n’en était plus l’esclave. Dès lors, l’image qu’il avait de ces Noirs lui semblait tout aussi importante que celle qu’eux avaient de lui. Il entra dans un café à un coin de rue. Une fois installé au comptoir, sur un tabouret, il passa sa commande. « Un bol de chili et un Coca. — Au petit déjeuner ? », s’étonna la femme au visage rougeaud et aux bras comme des jambons. Avant, compte tenu de l’heure matinale, il aurait sûrement, cédant à l’intimidation, changé sa commande et demandé du lait et des corn akes. Plus maintenant.

« Ouais. Et plein de crackers, s’il vous plaît. » La femme haussa les épaules et alla remuer de sa grande louche le chili qui mijotait en permanence dans sa marmite sur un immense réchaud. Elle creva la pellicule d’écume rouge qui s’était formée à la surface et lui remplit un grand bol débordant de haricots bien piquants dans leur graisse rouge pimentée. « Maintenant, les gamins, ça court les rues tout seuls comme des chiens errants  », murmura la femme sur le ton de la con dence à un vieux schnoque du coin installé à l’autre bout du comptoir, en désignant du menton le jeune garçon courbé sur le bol fumant. « Je sais pas où on va, comme ça. — Oh, alors ça, c’est pas nouveau. Moi, j’bossais déjà sur le euve quand j’étais pas plus vieux qu’lui. Et j’faisais l’boulot d’un adulte, hein  ! C’est marrant comme les gens, y s’ gurent que les gamins, y sont comme des p’tits anges. Mon cul, oui  ! Moi, c’que j’ai vu, et attention, hein, j’ai voyagé dans l’monde entier, moi ! C’est que le plus souvent les gamins, ça doit s’battre pour survivre, et dès qu’y sont p’tits. Les gamins, c’est pas du tout comme les gens y croivent, hein. » Sur quoi il s’enfourna dans la bouche la fourchettée de porridge frit qu’il agitait tout en discourant.     Cet après-midi-là, ils trouvèrent quelqu’un pour les emmener de Shreveport à Houston. Wilma avait envoyé une lettre à Bill en poste restante à Pensacola, pour lui dire qu’ils l’attendraient làbas. La population de Shreveport étant majoritairement noire, cela signi ait que les salaires y étaient bas. Elle pensait donc que Houston, c’était mieux pour eux. L’homme qui les avait pris était un quinquagénaire corpulent, mais pas gras. Il était foreur dans le pétrole. Il avait entendu parler de Bill Wild, pensait-il. «  En Oklahoma, en trente-sept, dans ces eaux-là, si je me souviens bien. — Mais oui, il était là-bas, con rma-t-elle. Il construisait des derricks à l’époque.

— Ouais ouais, je crois bien que j’en ai entendu parler. Mais je le remets pas. » Ils étaient ses seuls passagers. Il avait deux ls, raconta-t-il, un dans l’aviation et l’autre encore au lycée. Dans l’après-midi, Jacky, somnolent, t une sieste sur la banquette arrière, où étaient posées les a aires de l’homme : casque chromé, grosses chaussures de chantier boueuses, ainsi qu’un sac de voyage en cuir brun bien usé. Il l’appréciait beaucoup, ce type. C’était un homme aimable, avec qui on se sentait tout de suite bien. Et sa mère l’aimait aussi, ça se voyait. Sa femme, continuait-il à raconter, était maintenant de santé fragile et ne pouvait plus l’accompagner comme avant sur les chantiers. Quand ils furent arrivés à Houston, il insista pour les loger dans un petit hôtel à deux étages près de la gare routière. Et ce n’était pas un hôtel borgne. Il y avait un comptoir, un réceptionniste, des clés munies de plaques, des halls moquettés et le téléphone dans les chambres, pour la plupart avec salle de bains. Le lit métallique était peint imitation bois, et les meubles en pin, mais c’était un vrai hôtel. « Je ne sais pas comment vous remercier, répétait sa mère, au bord des larmes. — Ma foi, ça devrait vous permettre de tenir jusqu’à l’arrivée de votre mari, répondit-il en inspectant la petite chambre. — Attendez, demanda-t-elle, en tirant de son sac un dollar qu’elle donna au garçonnet. Pourquoi t’irais pas voir un lm, toi ? Il y a un cinéma juste au coin, là. J’ai besoin de discuter un peu sérieusement avec monsieur Harris. » Un billet  ? Tout ça  ? Jack ne se t pas prier. En sortant, il entendit l’homme dire : « Vous savez, vous n’êtes pas obligée de faire ça. — Je sais, répondit Wilma. Mais moi, j’en ai envie. » Jack s’en chait. Il aimait bien monsieur Harris, lui aussi. Si seulement Bill pouvait lui ressembler. Ce soir-là, quand il se retrouva seul avec sa mère dans cette chambre, elle, se préparant à aller se prélasser dans la baignoire, lui allongé sur le lit avec quatre illustrés, il lâcha :

g q « Je voudrais bien que ce soit monsieur Harris mon beau-père, au lieu de Bill. — C’est vraiment pas des choses à dire  », réagit-elle, avant de s’interrompre, de se sourire à elle-même, puis d’admettre  : « Oui, il serait sûrement pas mal. »     Bill débarqua à l’heure du dîner la veille du dernier jour de la semaine qu’avait payée d’avance monsieur Harris. Il t un lit à Jack dans la baignoire pour pouvoir être seul dans la chambre avec Wilma. Même avec la porte fermée, Jack les entendait copuler comme s’il y était. La vieille jalousie envers Bill remonta en lui. Et puis il se raisonna. Ça n’avait aucune importance, au fond. Le lendemain, Bill trouva une chambre à louer dans une vieille maison victorienne déglinguée dans le coin le plus pauvre de la ville. Il faisait froid à Houston la nuit tombée. Ils n’avaient pas de chau age. Leur chambre était étroite, tout en longueur, avec quatre hautes fenêtres. Au temps de la splendeur de cette demeure, ç’avait dû être un bureau, ou un fumoir, voire un solarium. Les fenêtres étaient toutes branlantes dans leur châssis. Un panneau entier avait été remplacé par un morceau de carton. Pour seul mobilier, un lit de fer avec un mince matelas de crin sur un sommier à ressorts et une chaise droite. Il n’y avait que de vieux stores vétustes pour arrêter les courants d’air. Au sol, un plancher crasseux. Dans un coin, une vieille pile de journaux jaunis. Cela faisait manifestement des années que la poussière n’avait pas été faite. La vieille fée Carabosse qui la leur t visiter en exigeait trois dollars la semaine. «  Ça court pas les rues, les chambres à louer  », couina-t-elle, les mains tremblotantes. Elle-même vivait calfeutrée dans un salon, emmitou ée dans des châles, blottie devant un petit chau age électrique. «  Pour les toilettes, c’est à l’étage. Pensez bien à secouer la chasse quand vous avez ni, sinon y’a la cuvette qui fuit. J’aime

pas être obligée de monter l’escalier pour ça. Vous voyez, j’ai quatre-vingt-trois ans. » Quand elle prit l’argent, Jack remarqua qu’elle portait des mitaines qui laissaient dénudés les bouts de ses vieux doigts tout gris. Bill fourra des journaux entre le matelas et le sommier pour isoler un peu du froid. Ils s’enveloppèrent de leurs manteaux et dans des journaux et passèrent la nuit à grelotter. Seul Bill dormit vraiment, et encore uniquement sous l’e et du whisky qu’il avait acheté avec les derniers dollars de Wilma. Jack, allongé là dans le noir, le nez gelé, son sou e bien visible dans la pénombre, avait salement envie de s’enfuir, mais il ne savait pas trop où c’était, Houston. Ça avait l’air tellement loin de tout, et lui, il était tellement seul. Le lendemain matin, Bill emmena le garçonnet avec lui faire quelque chose qu’il s’était juré de ne jamais faire : la manche. «  Les regarde jamais dans les yeux, l’avisa-t-il. Regarde leur bide ou leurs mains. » Il arrêta un homme d’a aires dans l’ombre hivernale du Gulf Building. «  Excusez-moi, monsieur, est-ce que vous auriez une petite pièce pour manger, pour moi et mon ls ? J’ai perdu tout mon… merci beaucoup, monsieur. » Il traversa la rue pour en interpeller un autre. « Excusez-moi, monsieur, est-ce que vous auriez une ou deux pièces pour manger, pour moi et mon ls  ?… merci beaucoup, monsieur. » Un autre encore, plus âgé, avec un attaché-case et un cigare. « Excusez-moi… — Fous le camp ! Si tu veux de l’argent, va bosser, comme tout le monde. » En moyenne, deux sur dix donnaient. En l’espace de deux heures environ, ils avaient récolté su samment pour se payer un déjeuner dans un bar. Bill resta debout pour avaler le sien, avec une bière pour faire descendre. Ça le déprimait profondément de faire ce qu’il faisait, mais Jack pour sa part

p q J p p trouvait ça plus lucratif que de voler. Il essaya seul après le déjeuner et récolta presque cinq dollars, essentiellement à la sortie des bureaux, après dix-sept heures. Il ne demandait pas à tout le monde, comme Bill. Il se t faire la leçon par une dame. Un homme lui dit que sa place était en maison de correction. Il alla retrouver Bill au bar et lui remit sa recette. Bill commença par s’acheter une asque de whisky, puis ils se rendirent chez un brocanteur où, pour un dollar cinquante, il acheta un grand chariot rouge à roulettes. Juste à côté, il acheta une paire de coussins décoratifs pour quelques cents, et alla quémander une caisse vide à un marchand de fruits. Une fois de retour à la chambre, Bill bricola une petite plateforme de la largeur du chariot, avec une bouteille de bière en guise de marteau et des clous qu’il avait arrachés à la caisse à l’aide du couteau scout de Jack. Puis il demanda à Wilma de s’agenouiller dans le chariot sur l’un des deux coussins. « C’est quoi, ce truc ? s’étonna-t-elle. — Tu vas voir  », répondit-il en positionnant la plate-forme derrière elle, recouvrant ses pieds et ses mollets, et posant l’autre coussin par-dessus. « Bon, tu t’assois, maintenant. » Puis il plaça son manteau sur ses genoux et l’avant de ses cuisses. « Tire-la un peu », demanda-t-il au garçonnet. Tout heureux, celui-ci se t un plaisir de la remorquer d’un bout à l’autre de l’étroite pièce, tandis que Bill observait son œuvre, sa grosse tête penchée sur son épaule droite, une moue aux lèvres. «  Y nous faut quelque chose pour lui envelopper les cuisses, décida-t-il. J’reviens tout de suite. » Dix minutes plus tard, il était de retour, riant tout seul, avec en main une nappe en tapisserie à franges qu’il avait fauchée dans la chambre de la vieille, quasiment sous son nez. Wilma, restée dans le chariot, ne comprenait toujours pas où il voulait en venir. Bill lui enveloppa le bas du corps dans la nappe. « Tire-la encore, ston, ordonna-t-il pour se rendre compte de l’e et. Ouais ! C’est parfait comme ça !

p ç — Bon, dépêche-toi, j’ai mal aux genoux, là, protesta-t-elle. — Faut que tu t’y habitues. Pas question que tu t’redresses en plein centre-ville à l’heure de pointe. — Bill ! C’est quoi cette histoire, bon Dieu ? — J’ai eu l’idée aujourd’hui, tu vois. On était en train d’faire la manche, le petit et moi, et j’ai vu ça. Tu vois, lui y peut te tirer dans les rues du centre. J’vais trouver une sébile et j’vais faire un écriteau. Et puis… — Mais ça va pas, non ! Pas question que j’me fasse trimballer dans les rues dans un chariot. Y’a plein de choses que je pourrais faire, mais le chariot et la sébile, c’est non, un point c’est tout ! Va te faire trimballer toi-même. » Elle sortit d’un bond de l’engin, et rien, pas même la justice, n’aurait pu l’y faire remonter. «  Moi, j’le ferai  », proposa Jack. Se laisser tirer, c’était facile, non ? « Ok. C’est toi qui le tires, Wilma, alors. — J’ai dit non ! Tire-le toi-même. — Nan, ça serait pas la même chose, si c’est moi qui le tire. Ça ferait bizarre. Ça fait pas le même e et. — Bon, de toute façon, moi je veux pas en entendre parler, de ce chariot, ni comme passager ni comme mulet, et tu pourras dire ou faire c’que tu veux, je changerai pas d’avis. » Jack comprit que, manifestement, c’était une a aire entre lui et Bill. Elle se réfugia derrière un journal, repliant les jambes sous elle sur le matelas nu tout crasseux. Elle acceptait de faire un tas de choses, mais pas ça. Le lendemain matin, Jacky partit en ville, remorquant Bill installé dans le chariot. Ce dernier avait mis les lunettes de soleil de Wilma, rabattu les bords de son chapeau, déposé une piécette pour la secouer dans la sébile de fer-blanc qu’il tenait sur ses moignons, et passé un carton autour de son cou où ils avaient écrit :  

DIEU VOUS BÉNISSE ! AIDEZ MON PAPA. D’UN DERRICK IL EST TOMBÉ SES JAMBES ON LUI A COUPÉ Merci !   Le plus dur, c’était de monter et descendre les trottoirs. Quand il y avait un bateau devant une entrée près d’un angle de rue, Jacky l’empruntait, traversait et remontait sur le trottoir par un autre bateau au pâté de maisons suivant. En descendant d’un trottoir juste devant l’Église Baptiste Noire, alors qu’un cortège de mariage en sortait, il renversa Bill sur la chaussée. Sur les marches, les Noirs se mirent à l’acclamer, ce cul-de-jatte qui ramassait ses coussins et sa nappe, et partait à toutes jambes en hurlant  : «  Putain de merde  ! Tu peux jamais rien faire correctement, bordel ! » Ils le montraient du doigt en tapant du pied. « Lève-toi, prends ton lit, et marche ! », commanda une voix de basse aux accents de gospel. La foule éclata de rire. Arrivés dans le centre-ville, il t faire à Bill plusieurs fois le tour du quartier où se dressait le Gulf Building. Avant midi, ils avaient déjà récolté plus de dix dollars. Les gens mettaient des pièces dans la sébile sans même les regarder. Parfois, une dame murmurait : « Dieu te bénisse, mon frère. Dieu te bénisse, mon ls. » Une bonne âme, les larmes aux yeux, caressa les cheveux blonds en bataille de Jack en lui disant  : «  Brave petit, pauvre petit », avant de donner deux dollars. « Dieu te bénisse, ma sœur », psalmodia Bill. Une prostituée au visage ravagé sous une épaisse tignasse teinte, mais au cul de première classe ché sur une paire de jambes parfaitement musclées, se mit en rogne en passant devant eux. « Espèce de fumier. Se faire trimballer par un gosse, fulmina-telle, avant de cracher dans la sébile. Tiens, bénis ça !

— Carre-toi-le dans ton vieux on, salope  ! fulmina-t-il à son tour. Tous les kilomètres de bites que t’as pris dedans, j’aimerais pas les faire à pied ! — Mais moi ce que j’ai, je le gagne honnêtement, trouduc ! » Après tout ça, il lui fallait un bon coup à boire. Jack le conduisit dans une petite galerie marchande pour qu’il puisse prendre sa asque sous son siège. À la nuit tombée, ils étaient de retour à la chambre, avec trente-quatre dollars plus un peu de ferraille. Jack et sa mère, assis au bord du lit, comptaient soigneusement, faisant des piles de pièces, défroissant les billets, pendant que Bill se prenait une cuite en arpentant la petite pièce et en geignant qu’il ne pourrait plus jamais s’asseoir. «  Tu sais combien t’as ramené, là  ? demanda Wilma, n’en croyant pas ses yeux. C’est plus que ce que je pourrais me faire en une semaine en… travaillant. » Le lendemain matin, Bill s’en la la moitié d’une asque avant de s’installer dans le chariot, pendant que Wilma s’apprêtait à sortir leur acheter des draps, des couvertures, et un chau age quelconque. Quand Jacky ramena le dabe ce soir-là, plein comme une bourrique au point d’être heureux de se faire remorquer jusque chez eux, ils trouvèrent le sol balayé et lavé. Il régnait dans la pièce une douce chaleur dans la lueur rougeoyante du chau age électrique et le lit était fait, avec des draps et deux couvertures. Dormant en sous-vêtements pour la première fois depuis une bonne semaine, Jack fut réveillé par sa mère qui murmurait très fort à Bill : « Tu vas le réveiller ! — Ch’ai envie, insistait Bill, la voix pâteuse. — Chéri, t’as trop bu. Attends demain. — Ch’ai envie maint’nant. Et ch’vais l’faire maint’nant. » Lourdement, gauchement, il essayait de lui grimper dessus et de se mettre entre ses jambes. Doucement, elle tentait de l’en empêcher.

«  Tu vas réveiller Jacky  », répéta-t-elle, parfaitement consciente que le garçonnet était à présent sur le qui-vive. Bill réussit à monter sur elle. Le garçonnet le sentit farfouiller pour lui mettre son engin, tant et si bien qu’elle nit par allonger le bras entre eux pour le guider. Il commença à la besogner sans rien dire, juste oumpf, oumpf, oumpf. Elle avait la cuisse en l’air, un peu posée sur Jacky. Ce dernier en pro ta pour la caresser de la fesse jusqu’au genou. Elle alla chercher sa main et la maintint fermement entre elle et lui pour que Bill ne se rende compte de rien. Dans la pénombre, il voyait le visage de sa mère tourné vers lui sur l’oreiller. Elle avait les yeux grands ouverts. Elle lui pressa fort la main pour bien lui faire comprendre que tout allait bien. Elle lui adressa un sourire et un clin d’œil. Quand le rythme s’accéléra, elle ferma les yeux, pressant sa main encore plus fort. Dans sa tête, Jacky se mit à chantonner  : «  Tiens bon, tiens bon  », en cadence avec les grincements du lit. Mais vers la n, elle avait oublié sa main dans la sienne. Ce n’est que parce qu’il serrait qu’elle la lui abandonnait. Ce salopard de Bill avait encore gagné.     Octobre passa et novembre arriva, et Jack continua à promener Bill. Désormais, ils avaient un lit de camp pour le garçonnet, et pas mal de nouveaux vêtements. Bill s’achetait son Calvert par grandes bouteilles et resta schlass toute la saison. La seule question qui le travaillait vraiment était de savoir comment maintenir ce niveau de vie sans avoir à se faire trimballer dans ce chariot comme un in rme. Jack avait volé une paire de genouillères de basket-ball pour lui faciliter les choses, mais il n’en eut pas l’air plus heureux pour autant. Il commença à réduire leurs tournées à deux journées et une soirée par semaine. Le samedi soir, ça rapportait facile entre trente et cinquante dollars. Ils étaient plus riches que jamais depuis que Bill avait perdu son travail au chantier naval. Sans compter que tout ça était net d’impôts. Bill, qui ne dessoûlait plus, échafaudait avec Wilma les projets les plus farfelus : toute une

p j p ottille de mendiants franchisés, dans leurs chariots rouges, et lui-même dans son bureau en Californie, recevant les recettes par la poste. Et puis, un samedi soir, Jack amena Bill devant un cinéma à l’heure de la sortie ; quatre étudiants costauds, en blazer de leur université, pressés de s’en aller après le lm, butèrent violemment dans le chariot. « Oh, désolé ! », s’écria l’un, tandis que les autres essayaient de rattraper l’engin qui se retournait. Trop tard. Bill tomba sur la chaussée. Il essaya de se recouvrir de la nappe pour dissimuler l’escroquerie. La bouteille roula lentement sur le bitume. Des femmes s’arrêtèrent bouche bée. Des hommes se mirent à jurer. « Hé ! Regardez ! Il a des jambes ! », hurla une voix suraiguë. On entendit monter rires et quolibets au milieu des cris outragés. « Cours ! », cria Bill au garçonnet. Lui-même avait les guibolles trop endolories pour le porter. L’un des étudiants l’attrapa par le collet au cri de « Salaud d’escroc ! », et lui allongea une dariole en plein sur la bouche. Le sang gicla de la lèvre ouverte. « Cours, ston, cours ! répéta Bill, manifestement indi érent à son propre sort. Cours ! — Appelez la police ! cria un homme en costume-cravate. — Appelez les ics, quelqu’un ! répéta une femme en écho. Un voleur, un arnaqueur pareil, y faut l’enfermer  ! Pro ter de la générosité des gens comme ça ! » Jacky échappa à l’étreinte d’un des étudiants et s’enfuit dans la foule. Bill avait environ cinquante dollars sur lui. Lui, pas un cent. Ventre à terre, il parcourut un dédale de ruelles jusqu’à être sûr qu’il n’avait plus personne à ses trousses. Alors seulement, il rentra chez eux.     Dans les salles aux murs de marbre institutionnels du tribunal, ça sentait comme dans les toilettes publiques : on aurait dit des catacombes hautes de plafond et peu éclairées, puant le désodorisant au pin. Sur les bancs étroits disposés des deux

p p côtés du couloir, des hommes et des femmes, presque tous noirs ou d’origine mexicaine, assis dans l’ombre de leur propre désolation, attendaient, qui pour payer une amende, qui pour déposer une plainte, se défendre d’une accusation, voire se marier. Les enfants jouaient, assis entre les adultes sur ces bancs rayés, installés là pour accueillir ceux qui ne pouvaient tenir dans les salles d’audience bondées. Le bois en était poli par le frottement constant des vêtements grossiers des pauvres. Tous levèrent la tête pour regarder passer, impassibles, ce petit gars menotté à l’air salace, une croûte sur la lèvre inférieure, conduit par un grand shérif adjoint texan qui tirait derrière lui un petit chariot rouge à roulettes. Alors qu’ils étaient arrivés au bout du couloir et pénétraient dans la salle d’audience, on percevait bien, chez tous ceux qui patientaient sur ces bancs, la satisfaction silencieuse de se dire que, quelle que fût la gravité de leur problème, eux au moins n’étaient pas menottés. C’est le juge Garza qui présidait l’audience, dans son vénérable costume gris-bleu aussi institutionnel que les murs. C’était un gros bonhomme court sur pattes dont la cravate bleu asphalte avait l’air d’avoir été nouée par un bourreau. De ses doigts boudinés, et dans un silence absolu d’où n’émergeaient que les si ements de sa respiration di cile et des bruits de tuyauteries au plafond dus à des chasses d’eau tirées aux étages supérieurs du palais de justice, il feuilleta le dossier de Bill. «  Vous avez un avocat  ? Non  ? Très bien. Vous êtes accusé de vagabondage, mendicité, escroquerie dans le but d’obtenir de l’argent par des moyens illicites, et incitation à la délinquance d’un mineur. Vous voulez un avocat ? » Bill t non de la tête. « Très bien, vous plaidez coupable ou non coupable ? — Coupable. — Je vous condamne donc à trente jours de prison pour chacun des trois premiers chefs d’accusation, et à un an pour le quatrième. — Pourquoi autant, Votre Honneur ?

— Parce que vous êtes un homme mauvais, répondit-il en prenant la feuille au sommet du dossier posé devant lui et en se mettant à lire tout haut. Cinq ans au pénitencier d’État du Kansas à Lansing, pour faux documents. Un an au NouveauMexique, même motif. Six mois dans le Missouri, vol de voiture. Un an en maison de correction, même État, tentative de vol à main armée d’une station d’essence… — C’était une erreur, celle-là. On allait à la chasse, moi et un copain, et on a fait peur au vieux avec nos ingues. Ils étaient pas chargés. — D’où la peine d’un an seulement. S’ils avaient été chargés, c’était cinq ans minimum. Vous avez passé l’essentiel de votre vie en prison, d’ici jusqu’en Californie et retour. Trente jours, trente, quatre-vingt-dix, quatre-vingt-dix, quatre-vingt-dix, trente, quinze, dix… et je pourrais continuer longtemps, égrenat-il en feuilletant le dossier. — Oui mais, lui rappela Bill, toujours libéré pour bonne conduite. — C’est vrai. Vous êtes un si bon prisonnier qu’on devrait peut-être songer à vous laisser en prison tout le temps. En n, quoi qu’il en soit, vous êtes un adulte récidiviste. Encore une grosse bêtise, et ce sera entre vingt ans et la perpétuité. Ça vous plairait, ça ? » Devant le silence de Bill, le juge reprit la parole : « Vous feriez bien de vous ressaisir. Votre vie passe vite. Vous avez quelque chose à ajouter ? — Non. — Très bien. Inscrivez la condamnation, moins la préventive, ordonna-t-il au gre er. La peine est exécutoire immédiatement. Il y a juste une chose que j’aimerais savoir, ajouta-t-il en se retournant vers le condamné. Ça fait quel e et, pour un adulte comme vous, de se faire traîner dans les rues dans un chariot à roulettes d’enfant ? » L’homme à la grosse tête xa le petit bibendum tout là-haut sur son estrade de ses yeux bleu clair comme du verre cassé. Ils

se toisèrent l’espace de quelques secondes, puis Bill tendit ses poignets menottés au shérif adjoint avec ces trois mots : « On y va. » Ils ressortirent, l’adjoint tirant le chariot derrière lui. Sur les bancs, les gens levèrent à nouveau la tête pour les regarder passer, puis prendre l’ascenseur, celui qui conduisait uniquement à la prison.

TRENTE-SEPT

Souvent, c’était la terreur qui servait de réveil à Wilma. Et trop souvent, elle ne se souvenait pas tout de suite du nom de l’hôtel miteux ou même de la ville où elle se réveillait. La lueur blafarde du matin, qui plus est voilée par des vitres couvertes de crasse, faisait de la saison un mystère sans cesse renouvelé. En quelle année était-on ? Auprès de qui s’était-elle endormie ? Sous quel pseudonyme ? Une tête blonde ébouri ée sur l’oreiller à ses côtés  : son ls. Donc, conclut-elle, elle portait son vrai nom. Son identité et son histoire ainsi fermement établies, l’étape suivante était de savoir si elle avait le temps de paresser au lit ou s’il fallait se précipiter avant que, horreur, on ne frappe à nouveau à la porte. Ah, ces portes… partout leur peinture n’était qu’un masque sur des blessures, à force de se refermer sur des existences désespérées. C’était l’échec qui imprégnait les murs de ces chambres, mouroirs à combines foireuses et à rêves de visionnaires minables. De ces tapisseries à eurs, si vieilles et abîmées qu’elles s’e ritaient sous les doigts, aussi dégoûtantes au toucher que les corps de vieux clodos dégénérés, suintait une morbidité si profonde que seule la guerre pouvait, sinon la faire disparaître, du moins la camou er. Quand le garçonnet étendit les jambes en travers des siennes en caressant son sein droit, Wilma s’étira paresseusement et se mit à penser aux possibilités qui s’o raient à elle maintenant qu’il ne restait plus que soixante-quinze cents dans son portemonnaie et qu’elle était déjà en retard pour payer la chambre. Lorsqu’il se t plus hardi, elle lui saisit la main en disant juste :

« Allons, allons… » Elle sortit prestement du lit, en lant presque dans un même mouvement son vieux peignoir rose en tuft. Elle quitta la chambre et alla à la salle de bains, au bout du couloir. À son retour, Jacky, assis sur le lit, menton sur les genoux, la regarda se préparer, vêtue de sa seule combinaison, devant le miroir grossissant posé sur la table bancale où elle rangeait ses produits de beautés dans l’alignement des condiments de leur garde-manger posé sur le rebord de fenêtre. Elle était encore jolie. Mais sous la joliesse on voyait poindre une espèce de lourdeur qui parfois la faisait ressembler, en particulier le matin et quand elle rentrait ivre, à ces vieilles peaux qu’il apercevait dans des bars aux noms comme Mom’s, The Shamrock, Lone Star, Tough’s & Min’s, The Dew Drop Inn, des bonnes femmes qui voulaient absolument passer au juke-box les valses country les plus sirupeuses alors qu’elles étaient saoules à ne pas tenir debout, et encore moins à pouvoir danser, et trouvaient si émouvant de coucher avec un type qui avait un vrai boulot et n’était pas couvert de tatouages qu’elles se mettaient à rêver à nouveau d’une petite maison dans un quartier résidentiel et des recettes qu’elles avaient mises de côté pour le jour où elles auraient quelqu’un pour qui les cuisiner. Non, quand même, elle n’en était pas là, elle. Jack se sentit coupable de faire la comparaison. C’était surtout son nez, en fait. C’était vrai qu’il avait été aplati. Droit et espiègle avant Pensacola, il était maintenant large et amolli tel celui d’un jeune boxeur, ce qui faisait ressortir la myopie de ses yeux sombres et ses lèvres charnues. «  Qu’est-ce que tu xes, comme ça  ? demanda-t-elle en le regardant dans le miroir. — Rien, je te regarde. — C’est plus vraiment joli à regarder, hein ? — Non, ça va. — Ça va seulement ? — Ben t’as pas ton maquillage et tout ça. — Tu m’aimes quand même ? — Ouaiis. »

Mais dans le miroir, il lisait le doute dans le regard de sa mère, et doutait lui-même de ses propres paroles, qui résonnaient encore dans sa tête. Tu l’aimes ? demanda une voix impérieuse, divine même. Non, confessa-t-il. Tu la hais ?… Non, reconnut-il, en toute honnêteté… Tu l’aimes bien, alors  ? Oui. Ouais, c’était ça. Il l’aimait bien. À cette seule pensée, il se mit à bander en la regardant mettre son rouge à lèvres. « Et toi, tu m’aimes ? demanda-t-il. — Bien sûr que je t’aime » Elle avait tout juste articulé, trop occupée à bien passer le rouge à lèvres aux deux coins de sa bouche. Pour Jack, seules les plus jolies femmes se mettaient du rouge jusqu’aux coins des lèvres. Elle se tapota la bouche avec un Kleenex et se retourna pour lui demander : « C’est mieux comme ça ? — Ouaiis. — Tu me trouves jolie ? — Ouaiis. » Elle se regarda à nouveau dans le miroir. « Ça devrait su re. Tu fais quoi, toi, aujourd’hui ? — Je le à la plage vendre des glaces. — C’est bien, ça. Tâche seulement d’en vendre plus que t’en manges. » Et elle lui pinça le bout du nez en allant s’asseoir au bord du lit pour en ler ses bas. « Tu sais qu’c’est mon anniversaire, demain ? demanda-t-il. — J’avais pas oublié, mais j’avais espéré que toi si. J’ai bien peur que tu ne doives attendre un peu pour ton cadeau, mon cœur. — Comme l’an dernier. — Bon, bon, d’accord. Excuse-moi. Je vais voir ce que je peux faire, ok ? — Ok », rétorqua-t-il, maussade. Ils étaient partis vivre à Corpus Christi dès que Bill avait été incarcéré. Wilma avait dit que, là-bas, il n’y avait jamais d’hiver et que ça lui éviterait d’avoir à se racheter un manteau. Ça faisait presque un an maintenant.

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q Sur la plage presque déserte, le garçonnet vendait à la sauvette des glaces qu’il transportait en bandoulière dans une boîte isotherme en carton. «  Hé  ! Marchand de glaces  !  », lui cria depuis sa serviette de plage une femme bien bronzée, anquée de deux petites jumelles brunes coi ées à la Louise Brooks. « Moi, j’veux un Popsicle orange ! — Moi, j’veux un Fudgsicle ! — Nan, veux un Fudgsicle aussi ! — Bon, allez, vous vous décidez, maintenant  !  », intervint la mère, alors que les deux petites prenaient d’assaut la boîte toute fumante que Jack venait d’ouvrir sur le sable. La femme était si bronzée sous sa couche de crème solaire que même les plis et les ridules de son corps étaient noirs. Lorsqu’elle s’assit en tailleur pour distribuer les glaces et payer, il aperçut un peu de peau si pâle que le contraste en était presque choquant, là, juste sous le rebord de son deux-pièces rayé vert clair et orange en imitation laine tricotée. Une tou e de poils noirs brillants dépassait de son entrecuisse, côté droit, donnant l’impression au garçonnet d’être aspiré par quelque coquillage géant. Elle était si riche qu’elle se chait éperdument de ce qu’elle pouvait laisser voir, pensa-t-il. Elle avait à ses mains impeccablement manucurées une bague en diamant et une grosse alliance. Les tennis des gamines étaient neuves. Seule une femme aisée pouvait garder un sourire aussi détaché alors que ses seins, longs et lourds, débordaient presque du maillot lorsqu’elle se pencha pour aller pêcher un dollar dans son portemonnaie, tout gon é de photos et sans doute d’argent. Elle lui sourit en lui tendant le billet. Elle se chait pas mal de ce qu’il pouvait voir. Elle eut un nouveau sourire quand il compta soigneusement la monnaie qu’il déposa dans sa paume blanche. Elle déballa son double Popsicle au citron vert, le sépara en deux, passa la pointe de sa langue sur le bout d’une des sucettes glacées, puis en introduisit le bout entre ses lèvres rouges et se mit à le sucer délicatement. « Hmmm ! t-elle à ses lles.

— Hmmm ! », répétèrent-elles en chœur. Jacky remit sa boîte en bandoulière et s’éloigna. Sans doute habitait-elle dans une de ces grandes demeures blanches sur pilotis qui dominaient les marées. Ou peut-être alors séjournaitelle dans l’un de ces hôtels de luxe qui s’alignaient le long de la plage de carte postale. Toutes les grandes maisons étaient fermées, à la fois parce que c’était la morte-saison et parce que c’était la guerre. Depuis que ce sous-marin allemand avait tenté de faire débarquer des hommes sur la côte près de Brownsville, la Garde nationale avait intensi é sa surveillance des rivages du golfe. Un couvrefeu très strict était en vigueur le long de la côte dès la nuit tombée. Plus d’un Mexicain avait eu la surprise de voir débouler une patrouille de gardes armés alors qu’ils allaient faire cuire leur poisson sur des petits feux de camp. Les grandes maisons étaient donc là, silencieuses, volets fermés comme en prévision d’une tempête. Les a aires étaient très mauvaises. Il s’interdisait toujours le plaisir d’une baignade avant d’avoir tout vendu. Mais là, comme une famille de Mexicains lui avait acheté sept glaces au chocolat d’un coup, il décida de faire sa pause-déjeuner. Et engloutit un Fudgsicle et un Creamsicle, qui de toute façon ne s’écoulaient pas bien. Il s’était installé dans l’ombre et la fraîcheur de la promenade en bois, où s’accumulaient vieux journaux, gobelets de carton, bouteilles de bière et des myriades de carcasses de petits crabes, avec çà et là un squelette de requin des sables ou un cadavre putré é de requin-marteau  ; où le parfum de la mer était entêtant, poiscailleux, un dé à tous les instincts naturels de l’homme, et non un emplacement où une dame qui se chait de ce qu’elle montrait pouvait se faire voluptueusement dorer au soleil. Il avait la femme dans sa ligne de mire, droit devant lui, alors que les jumelles construisaient un château de sable plus bas sur la plage, près de l’eau qui montait. Allongée sur le ventre, elle avait dégrafé son soutien-gorge pour n’avoir aucune marque sur le dos. Elle se redressa, comme si elle venait de décider que

q cette face-là avait su samment pris le soleil et, tenant le soutien-gorge contre ses seins d’une main, se retourna, puis le disposa de telle sorte que seuls les tétons étaient couverts. Jack posa son pantalon et sa chemise sur sa boîte et se précipita dans l’eau, vêtu du maillot bleu pâle qu’il portait toujours sur lui. Il nagea un moment dans l’eau chaude des hauts-fonds, d’où il pouvait toujours apercevoir la femme à la peau bronzée et brillante étendue sur le sable. De tout petits vairons lui chatouillaient les poils des jambes. Quand elle leva les genoux, comme pour se donner au soleil, il baissa son maillot et se branla sous l’eau en s’imaginant entre les longues cuisses luisantes d’huile solaire. Soulevant ses lunettes noires, elle lui sourit quand il repassa près d’elle pour aller se rhabiller. « Elle est bonne ? », demanda-t-elle, accoudée sur sa serviette, les yeux plissés dans la lumière, en retenant son soutien-gorge de sa jolie main sur son sein gauche. «  Oui, ça va. Elle est comme qui dirait tiède, et y’a plein de petits vairons qui vous mordillent. — Oh, je ne vais pas y aller, alors. J’ai horreur de ça. » La vache, qu’est-ce qu’il aurait aimé se la taper. Il était sûr qu’elle faisait ça comme dans les bouquins cochons. Il s’imaginait son mari comme un grand type à la peau mate qui en avait une énorme, très sombre et circoncise, et qui la faisait grimper aux rideaux. C’était pour ça, se dit-il, qu’elle se foutait complètement de ce qu’elle pouvait lui laisser voir. Il l’enviait, son mari. Quand il serait grand, c’est comme ça qu’il voudrait vivre  : heureux, et avec beaucoup d’enfants. Et puis cette peur soudaine le saisit, presque comme une autre voix divine dans sa tête : et s’il ne grandissait jamais ? Et s’il vieillissait seulement, pour devenir une espèce de monstre avec une dent en moins ? Il se t la promesse solennelle d’arrêter de tripoter sa mère et de ne plus se branler que deux fois par semaine, et encore, seulement quand vraiment il ne pourrait plus résister. Et il pourrait commencer à faire de la musculation pour se bâtir un corps d’athlète. Il allait découper ce coupon au dos de son

p p p illustré pour le renvoyer comme indiqué à Charles Atlas, qui ferait de lui un homme nouveau en seulement quinze minutes par jour. Une fois rhabillé, il remonta la plage, passant devant un écriteau qui disait PLAGE PRIVÉE DÉFENSE D’ENTRER, pour arriver à une grande maison blanche sur pilotis, dominant la grève de cinq bons mètres, et dont les terrasses ressemblaient à des ponts de navire. Les fenêtres étaient fermées avec de solides volets de bois renforcés par des barres de fer. Le garçonnet passa sous la demeure, où était entreposé un ski , quille en l’air, près d’un genre de hangar cadenassé. De là, un escalier de bois brut montait à la terrasse arrière. Comme ce côté de la maison faisait face à la grand-route, les terrasses y étaient fermées par des treillis décoratifs évoquant un palais oriental. Il se mit debout sur sa boîte à glaces a n de soulever un peu la barre d’une fenêtre, juste pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur. Mais elle ne donnait que sur une petite pièce ordinaire avec un lit à une place, probablement une chambre de bonne. Alors, à l’aide du manche de son couteau scout, il se mit à marteler doucement le bas de la vitre près du loquet. Puis il donna un coup sec et cassa un morceau de verre de taille su sante pour pouvoir passer la main et libérer le loquet à l’intérieur. Il remonta le panneau et se glissa dans la chaleur con née de la maison. Cette chambre de bonne donnait sur un vestibule où l’on trouvait une buanderie et un garde-manger rempli de conserves. La cuisine était mieux équipée que tous les cafés où sa mère avait pu travailler. Il y avait même une chambre froide, ouverte et vide, où régnait une odeur de vieille glacière. L’immense salon-salle à manger ressemblait à un hall d’hôtel, avec des meubles pour délimiter les di érents espaces. Le mobilier était essentiellement en raphia blanc, avec des coussins aux motifs euris. Partout, on trouvait des décorations hawaïennes, des masques en noix de coco, des pagnes d’herbes séchées et des lances. Le bar était une petite cabane d’herbe tressée dans un coin, plein de boissons qui semblaient attendre la foule des invités du prochain barbecue. Il y avait une demi-douzaine de tabourets de bar en bambou, des

y tables basses en bambou à plateau de verre, et sur le comptoir, des gobelets de bambou. Sur les tables basses, des magazines luxueux. Des jeux de plateau sur d’autres petites tables le long des murs : échecs, backgammon, cartes. Un mur entier de livres devant lequel il resta interdit  : c’était comme dans une bibliothèque. Au passage, il s’emparait de briquets et de bibelots divers. À l’étage, il y avait une grande chambre à coucher et trois autres plus petites. La grande était équipée d’un dressing et d’une salle de bains avec deux lavabos et deux cuvettes de w.-c. Sauf que l’une des deux n’avait pas de lunette et que les robinets dessus avaient l’air bizarre. Les armoires à pharmacie étaient aux deux tiers vides  : manifestement, on avait emmené des choses. Il tourna l’un des robinets en forme de dauphin, et c’est de l’eau e ervescente qui en coula tel du champagne. Les tapis au sol ressemblaient à d’immenses peaux de mouton. Il essaya d’allumer les lumières. Rien. Dans le dressing, les placards étaient à moitié pleins de vêtements d’été. Les a aires de l’homme étaient bien trop grandes pour lui  ; pour Bill aussi, d’ailleurs. Il devait bien chausser du 47, ce type. Celles de la femme, en revanche, semblaient à peu près à la taille de sa mère. Il dénicha une petite valise souple en paille dont les garnitures de cuir portaient les initiales M.H.G. et la remplit à ras bord : un blazer bleu, une jupe blanche plissée, des escarpins blancs, plusieurs robes de gabardine à boutonnage avant. Les tiroirs étaient pleins de sousvêtements, de bas, de maquillages et de parfums. Du côté de l’homme, il y avait une coupelle de cuir avec des pièces de monnaie, des boutons de manchette en or, une épinglette de boutonnière ornée en son centre de quelque chose qui ressemblait à un diamant, un briquet Ronson en argent. Il fourra tout dans la valise. Du côté de la femme, il prit aussi une culotte noire en dentelles digne d’une star de cinéma, qu’il pressa contre son visage  : elle était imprégnée d’un parfum oriental, boisé, musqué, eurs mauves sombres de Chine. Il se

q débarrassa prestement de son pantalon et de son slip pour en ler cette culotte. Debout devant le grand miroir du dressing, il coinça son pénis entre ses cuisses pour essayer d’avoir l’air d’une lle. Mais il avait le derrière trop maigre. Il en la une paire de chaussures à talons hauts. La vision était grotesque, caricature de féminité plus que pantomime érotique. « Dégénéré ! », lança-t-il, belliqueux, à son re et dans le miroir, avant de se rhabiller en vitesse et de fourrer la culotte dans la valise avec le reste. Au bout du couloir, il tomba sur la chambre d’un jeune garçon, ou plutôt d’un jeune adolescent, avec des maquettes d’avion suspendues au plafond par des ls, une carabine à air comprimé, un gant de base-ball, un ballon de football américain, un million de choses, des pulls, des chemises, une paire de bottes de cow-boy une pointure trop petite pour lui. Des pantalons western, un authentique Stetson en peau de castor. Il jeta le reste de ses glaces et remplit sa boîte au maximum. Une fois de retour sur la terrasse, il se remit debout sur sa boîte à glaces a n de remettre la barre de fer bien en place. Puis il repassa sous la maison et s’éloigna rapidement dans les dunes, où de petits crabes verts s’écartaient vivement de son chemin de leur curieuse démarche latérale. Il se réfugia sous la promenade en bois, qu’il suivit jusqu’au bout à l’abri des ombres.     Wilma était debout, immobile, se balançant seulement d’une jambe sur l’autre, bras croisés sous les seins, son sac à main marron à bandoulière sur une hanche. Cette femme aux hanches hautes avec tailleur en seersucker aurait pu attendre un bus, sauf qu’il n’y avait pas d’arrêt avant la rue suivante. Il était seize heures trente et, à l’heure où les hommes sortaient du travail, elle attendait près de la ruelle, juste devant la salle de billard. Bientôt, on en vit émerger deux marins en uniforme blanc, qui regardèrent d’abord d’un côté, puis de l’autre, libres comme

l’air, nullement tenus d’aller dans telle direction plutôt que telle autre. La femme s’approcha, l’air de rien. « Vous voulez passer un bon moment, les gars ? », demanda-telle si discrètement que, tout d’abord, ils ne comprirent pas. Puis ils se regardèrent d’un air entendu, examinèrent de plus près la femme avant de réprimer de larges sourires. «  Combien  ?  », demanda le plus petit, au visage tordu de boxeur sous sa coi ure gominée élaborée. Il gon a un peu la poitrine, prêt à négocier. « Cinq chacun, plus deux pour la chambre, répondit-elle. — Et vous nous prenez tous les deux ? » Elle t oui de la tête. Le plus grand courba les épaules comme s’il cherchait des poches où dissimuler ses grosses paluches osseuses de paysan. Quand il l’avait regardée pour la première fois, un semblant de sourire était apparu sur ses minces lèvres. Mais une fois la transaction amorcée, jamais il ne la regarda plus haut que les genoux. Elle, de son côté, était en train de calculer le plus vite possible si ces deux-là, c’étaient des ennuis ou dix billets vite gagnés. Elle avait treize dollars de retard sur son loyer et il lui fallait un petit peu plus pour manger, elle et son ls, les deux ou trois jours à venir. « Ok ? conclut-elle en passant ses bras sous les leurs de part et d’autre et en commençant à remonter la rue. Vous êtes d’où, tous les deux ? — Moi, j’suis de Nutley, dans le New Jersey, répondit le petit, comme si cela devait jouer en sa faveur. — Indianapolis », marmonna le grand. Ils tournèrent le coin de la rue. « Tu veux tirer à pile ou face qui passe le premier ? demanda Nutley. — Vas-y, toi », balbutia le grand. Nutley allongea le bras pour pincer un des tétés de la femme. «  Hé, ho  ! On touche pas la marchandise  », prévint-elle sèchement, mais suivi d’un sourire pour adoucir la brusquerie du ton. Le grand détourna les yeux.

« J’voulais juste voir si c’était pas du toc, expliqua le coupable, se croyant drôle. — C’est pas du toc, et le reste non plus, répliqua-t-elle avec lassitude. — Et j’espère qu’y a pas de tics non plus ? », lança-t-il, ricanant de sa propre blague. Elle les conduisit au Lone Star Hotel  : eau chaude à tous les étages, chambres à la journée, à la semaine ou au mois. Le hall n’était meublé que de quatre fauteuils poussiéreux en plastique, aux pieds chromés, tout ra stolés de larges bandes de ruban adhésif sale. Dans un casier xé au mur, sur une tringle en bois, un exemplaire de la veille du Caller, le journal local, et des magazines défraîchis, datant d’au moins un an  : Life, National Geographic, True Detective, tous portant le cachet de la boutique qui les avait vendus d’occasion. Le jeune réceptionniste au visage de fouine, à la peau si rouge et acnéique qu’on avait envie de la frotter au papier de verre, prit les deux dollars des mains de la femme et lui tendit une clé attachée à une plaque en plastique. Le marin de Nutley était planté près de l’escalier, tirant nerveusement sur le devant de son pull en feignant l’indi érence. Son copain s’installa dans un des fauteuils et se mit à feuilleter un National Geographic en lambeaux. Les couloirs étaient si mal éclairés qu’elle ne voyait pas cette poussière qui la faisait toujours éternuer. « Pardon ! », s’excusat-elle. Parfois, elle ne savait plus très bien si c’était la poussière ou la perspective de coucher avec un étranger qui lui irritait les sinus. Même si c’était la énième fois qu’elle faisait la pute, il y avait toujours chez elle cette sourde appréhension à mille lieues de l’indi érence routinière que les autres lles disaient ressentir quand elles faisaient une passe. En traversant le hall, elle ne pouvait jamais s’empêcher de manifester un minimum de curiosité vis-à-vis du type qui allait jouir dans son corps. Même quand il était comme ce petit gars, là, derrière elle, à la fois méchant et mal à l’aise, le genre qui avait toujours l’air d’essayer de trouver dans sa chatte une espèce de paix ou de salut, elle se demandait toujours comment ils étaient quand ils étaient

j q simplement eux-mêmes. Et puis il y avait toutes ces choses qu’ils disaient… leurs mensonges… les excuses qu’ils se trouvaient… une armée d’hommes aux visages de soldats morts. Elle tourna le passe dans la serrure et pénétra dans une minuscule pièce qui sentait le moisi, aussi banale que son sempiternel dessus-de-lit  : tissu brun rugueux rayé de bandes marron et blanches encore plus rugueuses. Dans ses rêves de terre promise, elle se voyait ouvrir une porte et découvrait son lit, recouvert du même couvre-lit. «  P f  ! Déshabille-toi pendant que j’aère un peu ici  », demanda-t-elle au marin en faisant de grands gestes de la main devant son visage. « Ah, mais d’abord, continua-t-elle en tendant la main, paume en l’air. J’avais presque oublié ! » Et elle sourit comme si elle avait failli se faire avoir. Il alla chercher un portefeuille noir dans la ceinture de son pantalon et, tenant prudemment l’ouverture face à lui, lui tendit un billet de cinq. « Et pour la chambre ? », insista-t-elle. La brise venant du golfe soulevait paresseusement le store, rafraîchissant l’air. Le soleil de l’après-midi, en traversant ce vieux store, donnait à la pièce des re ets mordorés. Elle se déshabilla, gardant sa combinaison, ôta sa culotte et disposa soigneusement ses vêtements sur l’unique fauteuil de la pièce. Le jeune marin ne garda que ses chaussettes et son slip kangourou réglementaire trop lâche, dont l’élastique à la taille a chait le nom R.D. Hu man inscrit au stylo-feutre. Il observait à la dérobée la femme qui se déshabillait de façon étonnamment pudique. Puis, relevant l’arrière de sa combinaison, elle alla s’asseoir au bord du lit et tapota de la main le matelas, juste à côté d’elle, avec un sourire engageant. Sa tou e sombre était à peine visible sous le rebord de la combinaison. « Ça fait combien de temps que t’es engagé ? s’enquit-elle sur le ton d’une marraine de guerre, tout en extrayant son court pénis de son slip.

p

p — Euh… un an à peu près, répondit-il distraitement, assis les bras ballants. — Et ça te plaît ? — Hein ? Euh, oui, ça va. » Dès qu’il montra un signe de vigueur, elle s’étendit, écarta les jambes, se cracha dans les mains pour lubri er le pénis et l’introduisit en elle. Il lui fallut pas mal d’e orts pour l’y garder. Dès qu’il s’agitait un peu, il sortait d’elle. Elle dut au nal nouer ses jambes dans son dos pour le maintenir et faire tout le travail elle-même, jusqu’à le sentir raidir et décharger. Dans un même mouvement, elle roula sur le côté et passa entre ses jambes un essuie-mains, qu’elle maintint en allant jusqu’au petit lavabo où elle se lava, une jambe en l’air. Elle lui lança une autre serviette en lui indiquant qu’il pouvait se laver à son tour. Il se rhabilla en lui tournant le dos et sortit de la pièce d’un pas lourd, encore moins heureux qu’en y entrant. « Bonne chance ! lui cria-t-elle. — Ouais, ouais », grogna-t-il. On frappa à la porte si timidement qu’elle eut un sourire en disant  : «  Entrez  !  » Le grand jeune homme pénétra prudemment, tête en avant, passant son long cou de dindon par l’entrebâillement. Il resta immobile au milieu de la pièce, attendant qu’on lui dise quoi faire, tournant la tête pour la suivre du regard. « T’as déjà été avec une femme ? lui demanda-t-elle. — Euh… oui, oui. Mais jamais avec… euh… — Une pute ? — C’est pas c’que je voulais dire. Jamais avec une adulte. Juste des lles de mon patelin. — T’as quel âge ? — Dix-huit. — T’as cinq dollars ? — Oh ? Euh, oui, bien sûr. Tenez, dit-il en allant chercher son portefeuille.

— N’aie pas peur, je mords pas, l’assura-t-elle. Ça prendra qu’une minute, ajouta-t-elle pour le taquiner. Tiens, mets tes a aires sur le fauteuil, là. » Elle releva sa combinaison et s’assit sur le lit comme avec l’autre, tandis que le garçon se concentrait intensément sur ses boutons. Il pliait le plus soigneusement du monde chaque vêtement qu’il ôtait. Il fourra ses chaussettes dans ses chaussures, comme elle avait vu son père le faire chaque soir avant d’aller au lit. Nu, il ressemblait à une grande cigogne. Mais la vue de la longue biroute toute mince qui pendait entre ses jambes maigres d’échassier presque glabres, légèrement incurvée vers la gauche, lui t avaler sa salive. Il était là, l’air de quelqu’un à qui l’on va faire du mal, totalement démuni sans ses poches pour y fourrer les mains. Elle se leva et s’approcha de lui en soulevant sa combinaison, puis en la faisant largement passer au-dessus de sa tête avant de la déposer sur le fauteuil. Il la regarda, pomme d’Adam frémissante. Elle pressa son ventre contre sa hanche, les seins de part et d’autre de ses côtes, tête inclinée sur son épaule osseuse et lui entourant la taille de son bras droit. Elle souleva son pénis, le soupesa dans sa main, en évalua la longueur. Taquine, elle le mena jusqu’au lit en le tenant ainsi. Elle lui montra patiemment comment faire. « Doucement, doucement. On n’est pas pressés, hein ? » À la n, elle leva les jambes toutes droites en un large V tendu, frémissant, se dilatant si totalement qu’il se sentit d’abord perdu en elle, puis enserré, moulu, presque brisé alors qu’elle l’attirait violemment pour crier son plaisir douloureux. « C’est la première fois que ça m’fait comme ça », lui avoua-t-il, manifestement troublé, alors qu’elle lui faisait sa toilette au lavabo, avant de le sécher à l’aide d’une serviette. Il se rhabilla pendant qu’elle se lavait à son tour. « Vous êtes vraiment une jolie femme, balbutia-t-il. — Merci. — Comment ça s’fait que vous faites ça ? — Besoin d’argent.

g — Vous pouvez pas prendre un boulot ? — C’est une longue histoire, matelot. — J’crois qu’j’ai encore envie », marmonna-t-il en regardant le plancher. Et, malgré la perspective d’un nouveau billet vite gagné, elle t non de la tête, ne voulant pas gâcher ce bon moment. Puis, comme il avait l’air dépité, elle s’empressa d’ajouter : « Mais c’est parce que je t’aime bien. — Vous faites pas comme ça avec tout l’monde ? — Non, mais il se trouve que t’en as une comme je les aime. Mon mari est absent depuis pas mal de temps. — Ah, vous avez un mari ? — Oui. Et un petit garçon. Et je prends des pilules vitaminées, et même qu’y a des fois où je vais à l’église. — Je voulais pas dire… — Je sais, je sais. — J’voulais vraiment vous remercier, m’dame, t-il de la porte, en se penchant en arrière. — Merci à toi. Et au plaisir de ta visite, répondit-elle, taquine. — Oui, je reviendrai ! », promit-il. Jamais je serai une bonne pute, se reprocha-t-elle. Le réceptionniste leva les yeux de son magazine True Confessions quand elle descendit. «  Vous ai pas beaucoup vue dans l’coin ces deux dernières semaines. J’pensais même qu’vous aviez déménagé. » Rien que de le regarder, ça lui donnait froid dans le dos. Il y avait une traînée de pus jaune séché entre son col de chemise et une pustule rouge vif dans son cou. « J’ai eu un boulot pendant un moment, répondit-elle. — Vous la gardez, la chambre ? — Oui. Je l’ai laissée s’aérer. Y m’faudrait juste d’autres serviettes. — J’m’en occupe. » Elle avait remarqué qu’il la lorgnait toujours comme s’il voulait lui faire une proposition. Dieu merci ça n’était jamais arrivé, se dit-elle. Peut-être qu’il pensait que personne ne

q p q p voudrait de lui, avec son acné toute purulente. Ou peut-être qu’il était pédé. Pauvre type, il lui faisait pitié. Elle alla dîner dans un restaurant chinois. Elle s’acheta aussi un paquet de Chester eld. Il n’y avait que quand elle tapinait qu’elle éprouvait le besoin de fumer, même si elle aspirait à peine ; elle se demandait souvent pourquoi. Assis à une table entre son alcôve et le comptoir, il y avait un grand type costaud, vêtu d’un costume luxueux mais trop large, qui la zieutait avec insistance à chaque bouchée de chow mein qu’il enfournait. Il xait ostensiblement ses jambes, buvait une rasade de thé glacé et faisait claquer ses lèvres. Son repas terminé, il se cura les dents à l’aide d’un cure-dents plat, tandis qu’elle se remettait du rouge à lèvres. Ils rent signe au serveur en même temps et se retrouvèrent à la caisse. En payant, il laissa voir son portefeuille plein de biftons. Elle se tenait si près derrière lui qu’il l’e eura du coude en reculant. Il souleva son chapeau de paille : « Désolé, ma p’tite dame. — Non, c’est ma faute. » Il lambina sur le trottoir devant la porte jusqu’à ce qu’elle en sorte, occupé à remettre son portefeuille dans la lourde sacoche qu’il gardait à l’épaule. Portant respectueusement deux doigts à son chapeau, il lui demanda : «  Excusez-moi encore, ma p’tite dame, mais je suis ici que pour la nuit. Vous ne sauriez pas me dire, par hasard, où je pourrais passer un bon moment ? — Peut-être bien, admit-elle, l’air modeste. — Combien ? — Combien de bons moments vous vouliez ? — Ça dépend, répondit-il en faisant passer avec sa langue le cure-dents d’un coin à l’autre de ses lèvres. Moi, quand j’apprécie, y’a pas vraiment d’limite. — C’est exactement pareil pour moi, répliqua-t-elle en passant son bras sous le sien. Mais quand même, c’est cinq dollars pour un petit moment. Y’en a plein qui racontent qu’ils vont vous

emmener au septième ciel, mais qui arrivent jamais à quitter le sol. — C’est loin ? — Non, à deux pas. — On y va, alors. » Et il l’entraîna à son bras. Il avait l’air sincère, mais bien trop lourd pour décoller. Il devait faire un bon mètre quatre-vingtdix et peser dans les cent-vingt kilos. « Je suis jamais allée avec quelqu’un d’aussi grand que vous, le prévint-elle. — Je ferai bien attention. Les a aires sont bonnes ? — Non, vous êtes le premier ce soir, mentit-elle. En fait, je fais ça occasionnellement. Mon mari est loin et j’ai perdu mon boulot. Je travaillais dans un drugstore. Cette espèce de petite fouine de directeur, il m’a virée en disant que j’avais volé des produits de maquillage. — Alors que vous étiez parfaitement innocente, hein ? — Non, c’est vrai que j’en avais pris. Mais bon, s’il m’avait payée décemment pour vivre, ce salaud, j’aurais pu me les acheter, ces trucs. Et vous, qu’est-ce que vous faites ? — Oh, un genre d’étude de marché, pour ma boîte. Appelez ça un travail de missionnaire. Relations publiques. Représentant clientèle. — Ça a l’air intéressant, lâcha-t-elle, pas du tout intéressée. Bon, nous y voilà. » Elle le précéda, mais quand ils passèrent devant le comptoir, le réceptionniste les regarda d’un air très bizarre. Elle se dit que c’était à cause de la taille imposante de son client. Il examina la chambre dans tous les recoins, comme s’il voulait la sous-louer pour la saison. Il regarda même dans le placard vide. «  J’aime pas être dérangé, expliqua-t-il en refermant la porte du placard. — Vous pouvez me faire con ance, l’assura-t-elle. — Ouais. Alors ? — Alors quoi ?

q — Désape-toi. — Vous aussi. — Allez, j’veux voir un peu la marchandise, ma p’tite dame. » Elle détestait se déshabiller devant quelqu’un qui se contentait de la regarder. Elle commençait à se dire qu’elle avait fait une erreur. Elle ne comprenait pas trop ce qu’il était venu faire là, mais ce n’était pas pour passer un bon moment. Si ça ne les amusait pas, alors pourquoi le faisaient-ils, tous autant qu’ils étaient, se demanda-t-elle pour la énième fois. Il avait dans les cinquante ans, ce type, cheveux ns poivre et sel coi és très en arrière. Il avait une goutte de sueur grasse dans la nuque audessus du col de chemise. «  Vous avez joué au football, je parie, essaya-t-elle, pour meubler le silence pesant pendant qu’elle retirait ses vêtements. — Non. Natation. — Ah. » Il avait une chevalière à l’auriculaire droit, une pierre bleue entourée de diamants, qui semblait trop petite pour son gros doigt épais ; ses ongles étaient soigneusement limés en pointe et laqués d’un vernis transparent. C’était la première fois qu’elle voyait un homme aux mains aussi bien manucurées au Texas. Et elle trouvait cela particulièrement repoussant chez un grand costaud comme ça. Il la regardait s’e euiller d’un air blasé. Il planta ses pouces dans son ceinturon, une large bande de cuir à l’apparence exotique, de l’autruche ou de l’éléphant, et à la boucle monogrammée  : F.L.I.C. Son cœur tambourina pendant quelques secondes. « C’est drôle, mais ça fait comme ic sur votre boucle, lui telle remarquer. — Ah ouais ? rétorqua-t-il sans la quitter des yeux. — Il me faudrait de la musique  », suggéra-t-elle une fois en combinaison, se débarrassant sans les mains d’abord d’une chaussure, puis de l’autre. « Allez, allez, poulette, se mit-elle à chantonner, enlève-moi ça, c’est la fête ! », faisant dans le même temps descendre sa culotte sous sa combinaison, avant de la faire tournoyer au bout d’un

y doigt en tentant un déhanchement très peu professionnel. Et, visant l’homme, elle la projeta comme un élastique dans sa direction. Il recula d’un pas d’un air dégoûté, et le bout de dentelle atterrit mollement par terre, bien loin de sa cible. « Oh, ça va ! », lança-t-il sèchement. Elle souleva le bas de sa combinaison pour la faire passer à l’envers par-dessus sa tête. Elle termina son numéro en la lançant sur le fauteuil avec un «  Ta-ta  !  » et prit la pose, bras droit levé, main pliée à la Betty Boop, et hanche en avant. «  Et voilà, y’en a plus  ! conclut-elle en tendant la main pour recevoir ses cinq dollars, plus deux pour la chambre. Mais il lui balança un revers de la gauche d’une telle violence qu’elle fut projetée tête la première contre le bas du mur de l’autre côté de la pièce, dans un long cri de surprise totale. Il lui asséna un très méchant coup de pied au cul de la pointe de sa chaussure à la brillance professionnelle. Puis il la traîna par les cheveux en lui anquant des claques, droite-gauche, droite-gauche, tout en si ant entre ses dents serrées : « Tu vas la fermer, ta sale gueule de pute, pourriture ! Fermela ! » Elle luttait pour se contrôler, telle une enfant hystérique. Il lui agita un badge sous le nez, elle ne savait pas trop ce que c’était. « Quand j’en aurai ni avec toi, salope, tu pourras même plus t’asseoir et encore moins michetonner ! — S’il vous plaît, implora-t-elle. J’ai un petit garçon. Vous croyez que je monterais avec quelqu’un comme… Vous croyez que j’aime ça ? — Alors pourquoi t’es pas à la maison, à ta place ? — Laissez-moi partir. Je le ferai plus, je le jure ! S’il vous plaît. Me faites pas de mal. Je vous ferai c’que vous voulez. Pour rien. N’importe quoi. — T’as fait combien de michetons ce soir ? — Deux seulement. Je le jure ! — Il est où, le fric ? — J’vais vous le chercher ! »

Il la libéra pour la laisser prendre l’argent dans son sac. Elle le lui donna, les mains tremblantes. «  J’dois payer mon loyer demain, j’avais besoin de ça. Mais prenez. Laissez-moi juste tranquille. — Ouais ouais, elles ont toutes une histoire toute prête, les pou asses comme toi. J’vais te casser le cul en deux, moi. — Non  ! Laissez-moi vous faire c’que vous voulez. Tout c’que vous voulez », plaida-t-elle en tendant la main. Il la saisit et lui tordit cruellement le bras dans le dos pour la faire courber en deux, tête plus bas que les fesses. «  Je mettrai pas ma pine dans ta moule puante, salope. J’aimerais encore mieux la fourrer dans la gueule d’un crotale. » Il lui asséna un coup de genou qui la t tomber à plat ventre en travers du lit. Quand elle tenta de se sauver, il la rattrapa par la cheville gauche, tout en défaisant son ceinturon. Il la relâcha juste le temps de ramasser sa culotte restée par terre, qu’il lui fourra dans la bouche en guise de bâillon. Puis il se mit à la fouetter avec la ceinture. Chaque coup la faisait sursauter comme si on la touchait avec le bout d’un aiguillon électrique et elle hurlait dans le bâillon qui l’étou ait. Entre les grincements du lit et la respiration haletante de l’homme, on aurait pu croire, de l’extérieur, à un acte sexuel violent. Le cure-dents était toujours entre ses dents serrées, horizontal à la manière d’un minuscule bout-dehors. À chaque claquement du cuir, il lui lançait les pires insultes  : «  Sale pute  ! Salope de merde  !  » On entendait ses sanglots étou és, comme ceux d’une gamine épuisée par sa propre agitation. Il jeta sa ceinture à terre et, la saisissant à nouveau par les cheveux, l’arracha du lit et la maintint devant lui telle une poupée de chi on, regard xé sur son visage ruisselant de larmes. Elle avait les cheveux humides et pendants, comme si elle sortait d’un sauna. La sueur coulait en grosses rigoles sur tout son corps. Il y avait une auréole sombre sur le lit à l’endroit où elle était allongée juste avant. L’homme la laissa tomber à genoux devant lui. La tenant toujours par les cheveux, il lui sortit brutalement le bâillon de la

bouche avec son index. Puis, d’un geste tout aussi routinier, il dé t sa braguette et, non sans e ort, sortit sa queue. « Essaie de me mordre, salope, et je te tue », avertit-il. Puis, un moment plus tard : «  T’avales tout, sac à merde  !  », en la menaçant de son poing levé. Il la laissa retomber par terre. Il s’essuya la bite sur sa culotte, qu’il lui lança violemment, comme si cela pouvait lui faire encore plus mal. Il recula d’un pas pour repasser son ceinturon à son pantalon. «  Y’a des maisons pour les truies comme toi. Ici, on veut pas d’une bande de vieilles pou asses vérolées pour infecter nos soldats. Soit tu vas traîner ton cul dans un claque où on peut te surveiller, soit tu te casses de cette ville. Que j’te voie encore tapiner et j’te fais marquer au fer rouge. T’as compris ? » Et il la poussa de la pointe du pied. Elle t oui de la tête. « Alors à bon entendeur, salut ! » Quand il eut disparu, elle pleura jusqu’à avoir les yeux secs. Elle vomit de l’autre côté du lit. Puis, à grand-peine, elle se traîna jusqu’au lavabo. En se voyant dans le miroir, elle faillit su oquer. Elle se toucha le visage du bout des doigts. C’était pas à ça qu’elle ressemblait  ! Voyons, c’était elle, ça  ? Elle avait l’air d’une vieille pute endurcie au nez cassé, comme on en trouvait dans n’importe quel bar louche. «  NON  !  », cria-t-elle, en balançant le gobelet dans le lavabo. Mais il rebondit sans se casser. Hystérique, elle le relança à plusieurs reprises, sans réussir à le briser. «  C’est du plastique, putain de merde  !  », hurla-t-elle, en le projetant au fond de la pièce avant de se jeter sur le lit. « Du plastique. Je peux même pas me tailler les veines. » Au bout d’un moment, elle s’e ondra. Il faisait noir dans la pièce quand un toc-toc à la porte la réveilla. Pendant un moment, elle ne se rappela pas où elle était et pourquoi elle avait mal partout. « Ça va ? si a la voix du réceptionniste derrière la porte.

— Oui, euh… Ouais. Dites-moi, vous avez quelque chose à boire ? — Je peux vous en trouver. — J’ai pas d’argent. — Pas grave. » Elle l’entendit s’éloigner. Son dos lui semblait n’être qu’une vaste plaie, et le moindre mouvement, un craquement douloureux. Elle regarda dans le miroir par-dessus son épaule et fut surprise de constater que la peau n’était pas entaillée, même si chacune de ces zébrures violettes serait un hématome encore plus moche le lendemain. Elle s’habilla prestement. Le réceptionniste revint avec deux mignonnettes de Four Roses. Elle ouvrit la première et l’engloutit d’un trait, avalant un verre d’eau du robinet pour faire descendre. Puis elle but l’autre un peu plus lentement. « Je devrais survivre, dit-elle. — Je voulais vous prévenir. Tout le monde le connaît ici. C’est le caïd du coin, quoi. Un jour, il a cogné une Noire si fort qu’il lui a crevé l’œil gauche. Je connais des gens qui sont passés entre ses mains et qui se sont chus en l’air. — Oui, ça lui ressemble… Vous pouvez me donner un coup de main ? » Il l’aida à se remettre debout, la soutenant jusqu’à ce qu’elle se réhabitue à marcher. « J’vais vous appeler un taxi. — Il m’a pris tout ce que j’avais. — Prenez un taxi. Je vais récupérer un dollar dans la caisse. — Merci. — Pas de quoi. J’vous ai toujours bien aimée, vous savez. Vous êtes pas dure et méchante comme les autres qui viennent ici. Je croyais que vous aviez quitté la ville. Moi, j’ai failli partir plus d’une fois. Mais j’aime bien Corpus. Il fait bon ici. — Ouais, mais pas vraiment pour moi. — Oui, ça je veux bien vous croire ! »    

Le garçonnet l’attendait à la porte de leur chambre. «  Y’a madame Means qu’est montée trois fois pour réclamer son loyer. Elle dit qu’elle veut les sous et qu’on parte ce soir parce qu’y a quelqu’un qui prend la chambre demain matin. — Il aurait dû me tuer, soupira-t-elle. — Vous l’avez, l’argent que vous m’devez ? demanda la femme, essou ée, en montant l’escalier. — Je vais l’avoir. — Quand ? — Bientôt. — Bientôt, c’est pas maintenant. Moi, c’est maintenant que j’veux que vous partiez d’ici. Tout de suite. Treize dollars, que vous m’devez. Soit vous m’les donnez, soit vous laissez vos a aires ici. — D’accord, d’accord. Laissez-moi une heure. » Elle pensa à retourner à l’hôtel demander au réceptionniste. Elle balaya la chambre du regard, cherchant des yeux quelque chose à mettre au clou. «  Une heure  », répéta sèchement la femme en redescendant péniblement l’escalier. C’est alors que les yeux de Wilma se posèrent sur la luxueuse petite valise de paille souple posée sur le lit. « C’est quoi, ça ? » Jack l’ouvrit d’un geste pour lui montrer tout ce qu’il avait ramené de la maison sur la plage. Elle fouilla à l’intérieur. « S’il y avait quelque chose qu’on pourrait mettre au clou… se dit-elle tout haut. — Et ça ? suggéra-t-il en lui montrant l’épinglette de diamant. — C’est du vrai ? », s’écria-t-elle. Elle la lui arracha des mains et t une rayure sur un verre à eau. « Mon bébé ! Tu nous as peut-être sauvé la vie ! » Elle décolla la pierre de l’épinglette à l’aide de sa lime à ongles, mais le diamant sauta et partit rouler sous le lit. Jack se mit à plat ventre pour le chercher.

« Pour l’amour du ciel, pourvu qu’on ne l’ait pas perdu », pria sa mère. Le garçonnet alluma l’un des briquets qu’il avait dans les poches. La pierre lui t un clin d’œil. Trente minutes plus tard, elle était de retour, boitant bas, pas vraiment satisfaite, mais désormais prête à rebondir. Elle avait payé ses dettes à la femme et il lui restait encore douze dollars. Mais elle demeurait amère  : elle aurait dû en tirer cinquante dollars, de cette pierre, pensait-elle. « Allez, fais les bagages », ordonna-t-elle. Obéissant, Jack remplit leurs deux valises, plus une boîte en carton. L’estomac criant famine, il alla chercher dans le fond du placard une autre grosse boîte en carton, la seule chose que sa mère avait arrachée au propriétaire chez qui ils avaient laissé leurs a aires dans le Mississippi. C’était un gros carton de céréales Wheaties qui, à force d’être trimballé et retrimballé en bagage accompagné, était devenu quasiment cylindrique. Il était couvert d’étiquettes d’expédition, de cachets divers, lié avec de la corde à linge, et Jack n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait bien contenir. La plupart du temps, il le faisait rouler plus qu’il ne le portait. Quand sa mère réapparut, elle avait bien meilleure mine. Elle s’était lavé les cheveux, les avait coi és en arrière et s’était couvert la tête d’un foulard. Elle avait le visage en é, mais propre. « M’man, qu’est-ce qu’il y a dans cette vieille boîte ? — Oh, juste des trucs à moi. Des a aires personnelles. — Mais tu l’ouvres jamais. — Oh, je l’ouvrirai bien un jour. C’est des choses que je veux garder. » Quand ils furent n prêts, il alla héler un taxi. Ils partirent à la gare routière avec leurs a aires et rent tout enregistrer, sauf un bagage à main chacun. Une fois arrivés et installés, ils se feraient envoyer le reste par autocar. Ils prirent un casse-croûte au snack. Puis ils embarquèrent à nouveau dans un taxi, se rent déposer à la sortie de la ville, sur la grand-route menant à

p g San Antonio, et se mirent à marcher sur l’accotement. Dès qu’une voiture passait, ils se retournaient et levaient tous deux le pouce. Dur, de faire du stop la nuit. Ils ne pouvaient jamais savoir si le véhicule qui approchait n’était pas une voiture de police. Le garçonnet était habillé en cow-boy d’opérette, avec les vêtements qu’il avait volés dans la maison sur la plage. Elle portait son tailleur et un pull sur les épaules. Elle s’appuyait au bras libre de son ls pour mieux marcher sur le bas-côté plein de trous. Il était aussi grand qu’elle. Un semi-remorque transportant des tuyaux de forage s’arrêta en n, bien plus loin sur la route, le chau eur ayant actionné ses freins pneumatiques très prudemment pour ne pas semer sa cargaison sur la route. Sur la portière, quand le garçonnet aida sa mère à monter, il put lire : AUTO-STOPPEURS INTERDITS ! « Vous allez où ? demanda le chau eur. — Et vous ? répondit la femme. — Goliad. — Ça ira très bien. » Il relâcha les freins dans un chuintement et monta une à une les vitesses du lourd bahut. Très vite, et malgré sa volonté d’être une invitée agréable, Wilma inclina la tête sur l’épaule de son ls et s’endormit d’un sommeil très agité, le visage tordu d’angoisse dans ses cauchemars. «  Elle est à ramasser à la p’tite cuillère, dis donc, murmura l’homme. — Ouais, elle a eu une rude journée, répondit le garçonnet. — Ça se voit. » Ils continuèrent en silence, Jacky gardant les yeux xés sur la route jusqu’à ce que l’envie de dormir lui passe. Le camion dévorait l’asphalte, et il se jura de ne pas s’endormir avant qu’elle soit en sécurité dans un lit.

TRENTE-HUIT

Quand les constructeurs de derrick partirent, les foreurs arrivèrent, et la transition se t sans heurt pour les lles de la maison de Mile Road. Sur les fauteuils, on retrouvait les mêmes casques métalliques de chantier et près du lit, les mêmes brodequins pleins de boue. Aux yeux de Wilma, les types qui lui passaient dessus étaient aussi semblables que les soldats d’une armée. Les foreurs travaillaient sept jours sur sept, les lles six. Wilma avait son dimanche pour être avec son ls. Au lendemain de leur arrivée à Goliad, elle s’était rendue à l’unique drugstore de la ville pour voir s’ils avaient du travail pour elle. Elle était aussi allée demander aux deux cafés, en vain. Goliad, c’était un petit bourg poussiéreux, dans les tons feuille morte, 1446 habitants, selon la pancarte à la gare. La grand-rue était assez large pour que camions comme voitures puissent se garer en épi de part et d’autre. Depuis le petit bar de marbre craquelé du drugstore où elle était installée, bien au frais, les vibrations de chaleur qui montaient des véhicules garés devant le trottoir transformaient la rue en mirage. Elle sirotait un Cherry Coke à la paille, se demandant si elle n’allait pas simplement se lever, sortir et disparaître à jamais, abandonnant le garçon dans la chambre qu’ils avaient louée, abandonnant Bill en prison. Peut-être pourrait-elle trouver un mec stable, tout recommencer à zéro… Qu’ils aillent se faire foutre, tous les mecs ! se dit-elle. Elle se sentait pieds et poings liés, ne voyant aucune solution à son dilemme : avec un mec et un gamin sur le dos, comment trouver quelqu’un pour s’occuper d’elle et du gosse  ? Comment j’ai pu me mettre dans cette

situation  ? se demandait-elle avec une vraie curiosité. Car quelque chose lui avait soudain sauté aux yeux  : la vie qu’elle avait menée jusqu’à présent n’avait rien d’un prologue à des jours meilleurs. Le passé, c’était bel et bien le moule pour l’avenir. L’espace d’un instant, elle se dit avec envie que, si elle était catholique, elle se ferait bonne sœur, bien à l’abri des hauts murs et de la routine d’un couvent imaginaire. Si seulement je pouvais partir une semaine ou deux, pensa-t-elle, accablée de lassitude. Goliad, c’était le bout de la route. Elle n’avait plus ni l’argent, ni l’énergie, ni l’inspiration d’aller plus loin. Alors, lorsqu’une grande femme en lunettes noires, robe de soie et chapeau à larges bords, qui venait d’acheter un gros acon de bain moussant de luxe, vint s’installer sur un tabouret juste à côté d’elle, Wilma la salua d’un sourire sympathique et spontané, même si, comme toujours dans ce genre de situations, elle était à peu près certaine qu’elle avait tort de se er à son instinct. Mais cette fois, elle éprouva autant de satisfaction que de déception en comprenant que cette femme et elle étaient sœurs spirituelles. « Vous êtes venue avec tous les foreurs ? », demanda la femme, le regard complètement caché derrière ses verres de soleil. Elle alluma une longue cigarette à l’aide d’un briquet, et Wilma vit tout de suite qu’elle ne travaillait pas de ses mains. Elles étaient aussi grandes que celles d’un homme, ces mains, même si elles étaient soigneusement manucurées. « Pas exactement. En fait, on est venus, je veux dire mon ls et moi, on est venus ici attendre mon mari qui, euh… doit nous rejoindre plus tard. Je suis venue en avance pour nous chercher un logement et préparer un peu les choses. Mais moi, il me faut absolument un boulot. Je sais presque tout faire dans tout ce qui est commerce, vente, ou bien serveuse, en n, n’importe quoi. — Hmmm… il a plongé pour quoi ? — Hein ? — Votre mari ? — Je ne comprends pas.

— Si je dois vous aider, vous devez être honnête avec moi. Comment vous vous appelez ? — Wilma. — Moi, c’est Vera. Venez, je vous emmène chez moi, on pourra peut-être s’entendre. » Elle avait un coupé DeSoto. Installée dans le siège moelleux, Wilma se sentit si soudainement délivrée d’un poids immense qu’elle aurait pu s’endormir. Elle se sentait aussi douillettement confortable que dans le couvent de son rêve. Elle pencha la tête en arrière, secoua sa chevelure, poussa un soupir et sourit. La femme lui lança un regard et lui sourit aussi. La demeure était un corps de ferme à un étage, bien isolée des propriétés voisines par d’épaisses rangées de hauts peupliers de Virginie au feuillage frémissant, qu’un énorme chêne semblait commander. Le bâtiment lui-même était quelque peu déglingué, le bois tellement patiné par les intempéries qu’il ne savait plus lui-même à quand remontait sa dernière couche de peinture, la terrasse à l’avant échissait dangereusement, soutenue par des parpaings posés debout. À l’intérieur, c’était fonctionnel avant tout, avec du lino partout au plancher, un poêle à mazout Sears & Roebuck dans le salon, des meubles d’occasion, sofas et autres, du style de ceux qu’on commande sur catalogue. Cette maison aurait pu passer pour une habitation tout à fait ordinaire sans la présence des deux lles en kimono assises au salon, jambes croisées, se faisant les ongles. « Elle, c’est Rusty et elle, c’est Rita. Je vous présente Wilma. — Salut ! — Salut ! » Elles l’avaient saluée sans aucune trace de cette aigreur à laquelle on pourrait s’attendre de la part de deux femmes qui dévisagent une nouvelle venue. « Quelqu’un veut une bière, une limonade, quelque chose ? », demanda Vera. Et elle quitta la pièce. Rusty, la grande rousse, leva les mains pour examiner ses ongles, sou ant dessus pour les sécher. Ni

p g p elle ni sa camarade ne se croyait obligée de faire la conversation. Wilma se sentait morti ée par sa propre apparence. Elle toucha du doigt ses cheveux plats, et raides, et regretta amèrement qu’ils ne soient pas lavés et permanentés. Elle savait bien que le verre gauche de ses lunettes de soleil était fêlé. Elle se sentait minable et malpropre à côté de ces superbes lles qui se faisaient tranquillement les ongles dans ce salon aux stores toujours baissés. Le ventilateur posé au sol faisait circuler sur leurs mollets un délicieux courant d’air frais. « Et voilà ! » Vera était de retour avec des bières et des verres sur un plateau, suivie d’une vieille Noire à la carrure impressionnante, à la chevelure paille de fer argentée et à l’œil gauche opaque, qui portait pour sa part une grande assiette de petits sandwiches saucisse-fromage piquant tout mignons dont on avait même enlevé la croûte. La femme devait toujours légèrement tourner la tête pour regarder son interlocuteur de son bon œil, ce qui la faisait parler du coin de la bouche. «  Ça, c’est Sugar  », précisa Vera pour terminer les présentations. Et quand la femme fut repartie, elle raconta : « On dirait juste une vieille mémé borgne, hein ? Eh bien cette femme, autrefois, tenait la maison la plus courue de Galveston, à l’époque où c’était la loi de la jungle ! — Je croyais que c’était toujours le cas. » Elle t signe que non, un petit sandwich à la main, et continua son histoire : «  Un jour, elle a surpris son mari avec une petite métisse, et elle l’a carrément transformé en passoire alors qu’il était sur la lle. Une balle l’a traversé et la lle y est passée aussi. On lui a juste fermé son établissement et on l’a inculpée de port d’arme illégal. À l’âge de soixante-trois ans, elle a zigouillé son quatrième mari, un type de trente-deux ans ; elle a raconté qu’il était en train d’essayer de lui injecter un truc pendant son sommeil pour pouvoir lui piquer son pognon et ler avec une autre.

— Celui-là, c’était à la hache  ! s’exclama Rita, les yeux ronds d’e arement. — Ouais. C’est une dure. Soixante-quinze ans maintenant, mais pas plus tard qu’y a une quinzaine, elle a mis K.-O. une petite frappe d’ouvrier d’un seul revers de la main. Avec une femme comme ça, on n’a vraiment pas besoin d’homme ici. Mais si on est réglo avec elle, elle vous donnerait sa chemise. Deux ou trois fois par an, elle s’en va une semaine, sans jamais nous dire où elle va, juste : “J’ai mes besoins.” Les lles pensent qu’elle a un petit gigolo qu’elle entretient quelque part. — On lui donne chacune un ou deux billets par jour. Et si on oublie, ne pense pas qu’elle, elle va oublier. Ça, jamais. — Nous sommes un établissement honorable. Les citoyens savent qu’on est là et nous considèrent comme un service public. On n’a de compte à rendre à personne. Bon, bien sûr, le shérif touche sa petite enveloppe, mais c’est pas ça qui va beaucoup l’enrichir. Crois-moi, j’ai roulé ma bosse dans bien des maisons, mais ce système-là, c’est ce qu’y a de mieux. Si jamais on essaie de me racketter, je ferme et j’ouvre un salon de beauté. C’est pour ça que j’ai jamais fait repeindre. Là, on commence à voir arriver les foreurs et j’ai besoin d’une autre lle, à mi-temps si on veut. Si jamais ils tombent sur un lon, ça pourrait devenir une ville-champignon ici, et là on va voir arriver les vrais racketteurs, et moi, il faudra que je fasse autre chose. Mais tant qu’on a juste cette troupe-là dans le coin, une autre lle fera l’a aire. » Et c’est ainsi que Wilma fut embauchée, commençant le soir même, et retourna chez elle après quatre passes avec un béné ce net de douze dollars en poche. Vera prenait 40 % de ses recettes, et un peu plus de 50 % pour les deux autres lles, qui résidaient sur place. Elle travaillait dans l’une des petites chambres mansardées à l’étage, sur un lit tout simple recouvert de tuft. C’était propre, avec le lino au sol, des carpettes et des lampes aux ampoules roses posées très bas, pas plus haut que sa taille. Si un foreur solitaire était en mal d’amour, elle le grondait gentiment : « Moi,

g g je suis là pour te faire l’amour, pas pour t’en donner ! » Mais elle était toujours d’une telle amabilité que les clients commencèrent à l’appeler Sears & Roebuck, l’un d’entre eux épinglant même le slogan de la chaîne sur sa tête de lit : Satisfait ou remboursé ! «  C’est la gentillesse même, cette lle  », disaient-ils tous comme un seul homme. Et les deux autres étaient très contentes de l’avoir en renfort. Elles avaient chacune leur clientèle dèle  : Rusty était très demandée par des types qui lisaient des livres érotiques et voulaient mettre en œuvre les fantasmes qu’ils y puisaient. Elle avait beaucoup d’hommes mariés, dont pas mal en costumecravate. «  Elle vendrait des réfrigérateurs à des Esquimaux  », disait d’elle Vera. Rita était une petite blonde peroxydée aux seins comme des œufs au plat, dont Rusty disait qu’elle avait un petit grain. Rita, toujours selon Rusty, détestait les hommes, mais bon, qu’est-ce qu’on pouvait s’envoyer d’autre sans perdre la boule  ? Rita, de son côté, admettait qu’elle n’avait jamais connu l’orgasme, sauf en prison avec une superbe gouine mexicaine dont elle était la chérie. Mais même à ce moment-là, elle n’était pas amoureuse. Ce qui était chez elle source de vague à l’âme : « Dis-moi, insistait-elle auprès de Wilma, à la suite de plein d’autres, mais dis-moi ce que ça fait, quand on est amoureuse. » Et de guetter de toutes ses oreilles, au milieu des platitudes qu’on lui servait, le mot, le mot magique qui lui prouverait, une bonne fois pour toutes, que ça existait vraiment, l’« amour ». Si oui, alors pas de doute, c’était elle qui ne tournait pas rond. Si non, et jusque-là personne ne l’avait vraiment convaincue du contraire, alors c’était probablement elle la plus normale de toutes. «  Peut-être, tentait d’expliquer Wilma, que c’est se lever le matin et aller au travail parce qu’il y a des gens à qui tu tiens, et qui essaient aussi de leur côté de te faire une petite gentillesse, un petit quelque chose en plus. — Mais si c’est ça, argumenta Rita, on peut dire ça de nous toutes ! Alors pourquoi ces conneries ?

p q — Je me le demande souvent », reconnut Wilma. Un coupé Chevrolet noir, modèle 1940, remonta discrètement l’allée gravillonnée pour aller se garer bien à l’abri des regards derrière la maison. Le conducteur, vêtu d’un superbe costume blanc de laine peignée, d’un élégant chapeau de paille, et de lunettes sans montures, t son entrée par la porte de derrière. Il s’arrêta à la cuisine pour taquiner Sugar. Wilma le prit pour un représentant de commerce, ou quelque julot du coin, un peu voyou. «  Un de ces jours, c’est toi que j’vais faire monter à l’étage, promettait-il à la vieille femme en l’entourant de son bras. — Ça m’tente pas du tout, monsieur le diacre. Jamais d’ma vie j’ai été avec un Blanc et c’est pas maintenant que j’vais commencer, pour sûr  ! Si vous voulez l’savoir, c’est pour ça qu’j’étais une madame. » Et lui qui croyait être gentil ! «  Y’a l’Révérend qu’est arrivé  !  », beugla-t-elle à l’adresse des lles. Il venait toujours en début d’après-midi, avant tout le monde. Dociles, Rusty, Rita et Wilma descendirent l’escalier, en short et brassière. « Tiens, tiens, tiens, qu’est-ce que je vois là ? Une nouveauté ! » Il examina Wilma de haut en bas d’un regard salace de nanti réactionnaire, un tartu e dont la vraie nature aurait pu être décrite au dos d’un timbre-poste. « Du sang neuf dans le cheptel, hmm ? » Il choisissait avec grand soin ses métaphores, avec un rictus qui lui donnait l’air d’avoir des ls de fer plein la bouche. Quand on a des dents comme ça, se dit immédiatement Wilma, on devrait quand même en avoir honte. Elles étaient longues et chevalines sous une moustache à la Clark Gable. Il avait des cheveux noirs et ns, peignés très en arrière a n de mieux dissimuler sa calvitie sur le haut de son crâne. Il portait des chaussures bicolores marron et blanc au cuir perforé, et des chaussettes de rayonne marron monogrammées. « C’est toi que je choisis.

— Quelle chance, lança Rusty d’une voix traînante. Allez viens, Rita, qu’on aille pleurer sur notre malheur. — Ce sont vraiment des lles en or, toutes les deux  », commenta joyeusement l’homme en passant son bras autour de la taille de Wilma, remontant la main sournoisement pour lui toucher un néné, toujours avec ce sourire qu’on aurait dit peint sur son visage. Rien ne pouvait tempérer son enthousiasme. Un authentique adepte de la pensée positive. Il balança ses vêtements aux quatre coins de la pièce tout en l’arpentant èrement à grandes enjambées, comme s’il était le seul homme au monde muni d’un chibre, ou simplement convaincu, par ignorance sublime du monde qui l’entourait, qu’il n’y avait rien de honteux là-dedans. « Alors, qu’est-ce que t’en penses ? », lui demanda-t-il comme s’il s’attendait à des applaudissements. Elle lui lança un regard. « J’ai vu mieux et j’ai vu pire. » Il n’avait rien d’extraordinaire. Et, question beauté, il était bien plus bas que la moyenne à son goût. C’était son père qui était doté de l’outil le plus impressionnant qu’elle ait jamais vu, et son mari venait en seconde position. Ce type, là, qui prenait la pose devant elle, il ne jouait pas dans la même catégorie. Elle lui t la toilette dans une bassine de permanganate rose tout tiède, avec le fol espoir qu’il décharge ; mais ce n’était plus tout à fait un adolescent. Les yeux xés sur sa magni que tou e, il lui tendit un billet de dix. « On me fait toujours et la gâterie et le grand jeu. » C’était la première fois qu’on lui demandait ça ici. Pour ça, il la dégoûtait. Elle s’était déjà lubri ée. Il s’étala confortablement sur le dos, mains derrière la tête. Elle s’assit entre ses jambes, se pencha et prit sa quéquette grassouillette et toute molle dans sa bouche. Quand elle sentit sa main qui remontait le long de sa cuisse, elle lui saisit le poignet et prit le temps de lui dire  : «  Ne faites pas ça avec moi. »

Au bout d’un quart d’heure, il n’avait toujours pas joui  ; elle arrêta et leva la tête. «  Moi, il faut que j’en aie pour mon argent  », lui précisa-t-il, toujours le même rictus aux lèvres. «  Porc  », se murmura-t-elle à elle-même, avant de s’allonger prestement à ses côtés et, une cuisse passée sur lui, de prendre son pénis dans sa main pour ne pas qu’il refroidisse et lui fasse perdre l’avantage qu’elle avait acquis. Elle le t grimper sur elle et voulut le faire venir très vite, alors que lui de son côté tentait de l’exciter. « Allez, l’encourageait-elle. Dix billets, ça fait pas une relation éternelle, quand même ! — Je n’aime pas qu’on me presse. » Il souleva ses fesses avec ses mains, essayant par des variations de rythme et de mouvement de la faire reluire, jusqu’à ce que, en désespoir de cause, elle détourne la tête, jambes tendues en V, agrippée des deux mains au couvre-lit, se dilatant jusqu’à ne plus le sentir en elle, alors il ne tarda pas à jouir, la laissant frustrée et dégoûtée d’elle-même autant que de lui. « Hé bé, t’es allée où, comme ça ? lui demanda-t-il, perplexe. — Moi, j’étais là. Et vous ? — Jamais connu de lle qui s’ouvrait comme ça, marmonna-til. T’as pris ton pied, hein ? — Oh, ouaiis. Mais faut l’dire à personne, d’accord  ? J’ai pas l’droit en principe. Ça peut m’faire des ennuis. — Oui, oui bien sûr. Je comprends. Moi, j’me sens pas bien si je donne pas du plaisir aussi. — Ça, c’est noble. Si seulement tous les hommes pensaient comme vous. — C’est qu’une femme, ça ne doit pas être un simple réceptacle à notre stupre. — Ah oui ? — Tu te moques de moi, maintenant. — Non non, je suis tout ouïe. C’est votre épouse qui doit être heureuse avec vous !

— Sherill Lee ? Elle n’a pas de besoins aussi forts que moi. C’est une femme épatante. Mais une femme froide. Attention, comprends-moi bien  ! Jamais Dieu ne t femme plus pieuse, plus authentique, plus naturellement maternelle. Mais moi, il me faut lutter corps à corps avec le diable, expliqua-t-il en se mettant en garde comme si Lucifer était derrière le fauteuil dans le coin de la pièce. Il faut que je monte sur le ring avec lui pour combattre le péché tapi au fond de mon âme. » Si ça se jouait au catch, Wilma aurait volontiers parié sur Satan. « Bon, en n, toi en tout cas tu es une sacrée a aire », ajouta-til, s’attardant un moment en espérant se voir retourner le compliment. Elle baissa pudiquement les yeux, puis, le prenant par le bras, elle le raccompagna en bas. Il leva son chapeau vers les autres en leur promettant de revenir les voir bientôt. «  Bonne continuation  ! cria-t-il joyeusement en prenant congé. — Pareillement, Révérend, pou a Rusty. — Quelles gentilles lles, con a-t-il à Vera, en allongeant la main pour lui peloter les fesses sur le chemin de la sortie. Et si on faisait ça, toi et moi, un de ces jours ? suggéra-t-il, lubrique. — Bien sûr, chéri, mais n’oublie pas de ramener cent billets pour la nuit. Moi, c’est pas un petit moment », répliqua-t-elle en lui redonnant sa main baladeuse, tout à coup inerte. Wilma s’étonna : « Pourquoi vous l’appelez “Révérend” ? — Oh, il prêche dans une petite église paumée du coin. C’est un salaud. — Les ouvriers, les cheminots, même le tailleur juif unijambiste qui vient tous les jeudis après-midi, y’en a aucun qui me fait me sentir sale. Mais ce type, oui, ajouta Rita. — Il t’a parlé de sa femme ? — Ouais. — Y’a quand même des fois, ça me démange de le suivre pour voir comment elle est vraiment, où qu’il vit, tout ça. — Et laisser un bâton de dynamite devant la porte, suggéra Rusty. Sale fumier ! »

y Ce qui les irritait le plus, c’était qu’il insiste pour qu’elles l’acceptent en tant que notable, son besoin absolu qu’elles reconnaissent son existence. Les autres, ça allait, ça venait, et tout ce qu’espéraient les lles, c’est qu’ils soient polis et gentils. Mais c’étaient des types qui savaient où ils étaient et comment se comporter. Même les jeunes qui venaient en groupe, bandaison en bandoulière, si peu sûrs d’eux car si inexpérimentés, si magni quement entiers et sincères dans leur jeunesse, même ceux-là étaient préférables, aussi indi érents et mal dégrossis fussent-ils, à des types comme le Révérend. « C’est ceux-là, les vrais dingues, tu sais, observa Rusty. — Je suis jamais à mon aise quand il y en a un comme ça ici, approuva Vera. — En n quoi, un connard de ce genre, tu lui tends un miroir et il va prendre ça pour un compliment. — Je crois pas qu’il va me redemander, ajouta Wilma. — Détrompe-toi  ! s’écria Rita. Sa favorite, c’est Rusty, et elle l’insulte à tel point qu’avec n’importe quel autre, elle se ferait refaire le portrait. — Oui, je lui dis qu’il a la plus vilaine petite zigounette que j’aie jamais vue de ma vie, et lui, il croit que je le fais juste marcher. Je lui dis que tous les mecs qui viennent ici sont bien plus des hommes que lui, et il pense que c’est pour le taquiner. Aucune réaction. Au début, je faisais celle qui le reconnaissait pas d’une semaine sur l’autre. Vous voulez mon avis  ? Ce qu’il aimerait vraiment, c’est qu’on le fouette, qu’on lui chie dessus, en n quelque chose comme ça. T’es pas d’accord, Rita ? — Oh que si ! — Ben tu vois, si ça se trouve, il va continuer comme ça jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus, et là on va lui arracher les cheveux et lui foutre le nez dans sa merde. C’est ça qu’il veut vraiment  ! conclut Rusty en se rasseyant, toute ère de sa théorie. — Oui, elle a probablement raison, approuva Vera. Y’a des mecs, y prennent leur pied à être odieux. — Le monde est vraiment plein de dingos, plussoya Rita.

p g p y — Y’a des fois, poursuivit Wilma, où je me pose la question pour les présidents, les rois et tout ça. En n, j’veux dire, qui connaît les hommes mieux que nous ? — Oui, et alors ? — Eh ben, pourquoi nos dirigeants seraient di érents des hommes ordinaires ? — Oh, ils le sont pas, mon chou, l’assura Vera comme si elle savait bien. Tous les politicards que j’ai pu connaître, ils veulent soit te fouetter, soit que tu les fouettes. C’est l’un ou l’autre. Ah ça, c’est une sacrée bande de louftingues. C’est pour ça que moi, je ne crois qu’en moi. Bon, en n, je préfère encore faire c’que je fais pour des petits Américains bien de chez nous que pour des Allemands ou des Japonais. Mais je vous che mon billet que, si on ferme les yeux, les généraux et les politiques des deux côtés, c’est du pareil au même. Pour moi, Hitler et Mussolini, Tojo, Roosevelt, Churchill et Joe Staline, c’est le genre de gars, t’es bien contente d’avoir encore ta peau quand ils ont ni avec toi. — Il est paralysé, Roosevelt, lui rappela Rita. — C’est peut-être juste les jambes, spécula Rusty. Quand je débutais, j’ai connu un jeune type, un in rme moteur cérébral. Chaque semaine, le samedi, sa mère envoyait chercher une lle dans une grosse Lincoln qui vous emmenait à cette grande bâtisse, comme un manoir, quoi, et on nous faisait entrer par la porte de service, monter à l’étage. On faisait sa petite a aire à ce pauvre type qui restait allongé sur le dos à essayer de vous dire à quel point ça le rendait heureux, tout ça avec une mâchoire qui arrivait même pas à toucher l’autre. C’était une passe à cinquante billets, et, par-dessus le marché, la dame, même si personne l’a jamais vue, elle laissait toujours en cadeau un petit acon de parfum de luxe ou bien des mouchoirs en lin véritable, des trucs comme ça. Elle voulait toujours des lles jeunes et jolies, c’est comme ça que j’avais été embauchée, se souvint Rusty. Dites, vous vous êtes jamais demandé quel e et ça vous ferait si vous aviez connu qu’une seule quéquette dans votre vie ? La même, mais une bonne, hein ? Toute votre vie ? Ça vous travaille pas, cette question ?

p q — Siiii… », reconnurent les deux autres. C’était comme si l’innocence perdue était un mystère bien plus grand que toutes les expériences possibles à venir, même les plus inconcevables.     Cela faisait trois semaines que Wilma était là-bas, quand elle eut la surprise de voir arriver Monsieur Harris, seul, après le passage de l’équipe qui embauchait à minuit. Elles s’apprêtaient à fermer boutique. Vera avait laissé ses pensionnaires prendre leur petit pousse-café avant d’aller dormir. Quand tout le monde descendit, elles le trouvèrent là, dans le hall, chapeau à la main ; il s’adressa à Wilma sans un regard pour ses camarades : « Vous allez bien ? — Oui. » Les autres lles remontèrent à l’étage. « J’ai entendu les gars parler, vous savez. Il fallait que je vienne voir par moi-même. — Eh bien, ça me fait plaisir. J’ai souvent pensé à vous. Je me demandais comment ça allait. — Oh, ça va, ça va, répondit-il un peu distraitement, jetant des regards autour de lui comme s’il était gêné de parler en ces lieux. Eh bien, je voulais juste savoir comment vous vous portiez… — Ça va bien. Écoutez. On est en train de fermer ici. Si vous voulez, vous pouvez me ramener chez moi. — Oh, oui, bien sûr ! » Il était tout surpris qu’elle rentre chez elle la nuit. Dans la cabine du pick-up, elle lui expliqua : « Je suis un peu remplaçante là-bas, le temps que Bill revienne pour s’occuper de nous. Il lui reste à peu près six mois à faire. Mais il pourrait être libéré sur parole avant. Y’a un avocat là-bas qui s’occupe de tout ça. » Il lui demanda ensuite des nouvelles de son ls. « Oh, ça va. Il pousse comme une asperge. Douze ans et il est aussi grand que moi, et plus lourd, je crois. À mon avis, il va être

g q p j comme son père et son grand-père. Il a tellement manqué l’école  ! J’espère seulement qu’on va pouvoir bien s’installer quelque part avant la prochaine rentrée. Et vous, votre… euh… famille ? — Oh, ma femme est clouée au lit presque tout le temps maintenant. Elle a sa sœur avec elle, qui s’est séparée de son mari il y a peu. Un des garçons est en Afrique. Et l’autre, il est impatient de terminer le lycée cette année pour s’engager. Il pourrait avoir un sursis s’il venait travailler dans le pétrole, mais lui, il veut partir. C’est marrant, non ? En n, je veux dire, tous ces gamins, ils veulent vraiment y aller. Moi, c’est pas que je sois pas patriote, mais il faudrait vraiment qu’ils me rappellent, pour aller me battre en Afrique ou des coins comme ça. Ici, je prendrais les armes tout de suite. Mais là-bas, faudrait vraiment qu’ils me forcent. — Mon père disait toujours ça, lui aussi. — C’est une question de génération. Je me demande juste ce qui va en sortir, de tout ça. Bien sûr, quand la guerre sera nie, on fabriquera des voitures, des maisons, des avions, tout un tas de trucs pour tout le monde. La paix, une fois pour toutes. Mais bon, on avait déjà entendu ça avant. Il y a quelque chose qui sonne faux dans tout ça. J’arrive pas vraiment à mettre le doigt dessus, mais je me rappelle quand même que, il y a vraiment pas très longtemps, on était tous sans travail. J’ai l’impression que la Dépression a seulement été interrompue, quoi, pas résolue. Vous voyez ce que je veux dire ? — Oui, oui, en n je crois. Mais moi, j’essaie de regarder le bon côté des choses. J’ai jamais demandé l’impossible. Tout ce que je veux, c’est réussir le peu que je veux vraiment. — Je l’espère sincèrement pour vous, répondit-il en lui posant la main sur le genou, qu’il serra. Parce que je vous aime vraiment beaucoup. Vous êtes restée dans ma tête. — Je vous aime beaucoup aussi. — Vous savez, si je m’écoutais, je vous dirais de ne plus retourner là-bas, que je m’occuperai de vous et du petit. Mais il faut que j’envoie quasiment tout ce que je gagne à ma femme.

q j q q j g g Quand sa sœur est pas là, il lui faut quelqu’un à domicile, qu’elle doit payer. Et puis y’a cette satanée maison, quatre fois trop grande pour nous… — Chut  ! l’interrompit-elle en lui posant un doigt sur les lèvres. Je ne veux même pas en rêver. Nous ne sommes pas libres, ni l’un ni l’autre. Mais nous pouvons être amis, les meilleurs amis du monde. Et rester comme ça. Pas de rêves. — D’accord, mais si je rêve, je ne vous en dirai rien. — On peut aller chez vous ? demanda-t-elle. — Non. — Il y a un motel un peu plus loin sur la route. — D’accord. » Il se demandait pourquoi elle avait l’air de tant y tenir après une soirée bien remplie. Sentant sa perplexité, elle précisa, en touchant son avant-bras noueux : « Vous êtes le seul homme que j’aie vraiment désiré depuis ce jour à Houston. Je viens juste de le comprendre. Bill, je l’aime, mais avec lui on a toujours été dans la dèche. Et vous savez l’e et que ça peut avoir sur les gens. Mais tout d’un coup, je me sens tellement mieux maintenant que vous êtes là ! Je me sens heureuse ! Et ça aussi, c’est drôle. Vous connaissez ce sentiment, quand quelqu’un croit qu’il est heureux juste parce qu’il est pas dans la misère, et puis y’a quelque chose qui se passe et qui le rend vraiment heureux, et là il comprend qu’il se racontait des histoires avant. — C’est exactement ce que je ressens. J’aurais pas mieux dit », répondit-il.     Quand Jacky se réveilla, il vit que sa mère n’était pas rentrée de la nuit. Il mangea, traîna jusqu’à midi à l’attendre, puis ajusta ses lunettes de soleil sur son nez, son Stetson sur son crâne, et sortit. La porte de la chambre d’en face était ouverte derrière la porte-moustiquaire. Sous le panneau supérieur orné de tissu à eurs, il aperçut, en vrac sur le lino du sol, une paire de

p ç p chaussures de chantier toutes graisseuses, un casque métallique et des vêtements de travail kaki tout aussi graisseux. Cette chambre-là était partagée par deux ouvriers de l’équipe de nuit. Sa mère lui avait dit qu’elle travaillait tard le soir au restaurant du coin. En ville, il n’y avait que le Clayton’s, un établissement familial qui fermait à vingt-deux heures, et un autre ouvert toute la nuit, qui au départ s’était installé pour attirer les camionneurs, mais qui depuis quelque temps ne désemplissait pas avec tous ces ouvriers en trois-huit. Elle lui avait bien dit de ne jamais venir la voir au travail, sinon elle risquait de perdre sa place. Quand il avait demandé pourquoi, elle lui avait répondu : « C’est juste qu’ils ne veulent pas voir de gamins traîner là-bas, c’est toujours plein à craquer. Promets-moi. Ma paye, on en a besoin. » Il avait promis et s’y était toujours tenu  ; il l’attendait pour s’endormir, et du coup se levait tard dans la matinée pour la laisser se reposer. Ce matin-là, il se dit qu’elle avait dû rester travailler pour remplacer quelqu’un. Mais quand même, sachant tout ce qui pouvait arriver, il était vraiment inquiet pour elle. C’était l’heure du déjeuner et les quatre box étaient occupés. Tous les tabourets étaient pris au comptoir, où se pressaient ouvriers, camionneurs, employés de bureau ou de Railway Express. «  Tiens, ston, voilà un siège.  » C’était un grand type qui venait de se lever, un cure-dents à la bouche. « Qu’est-ce que j’te sers ? » Ça, c’était une blonde grassouillette et peroxydée, dont les cheveux repoussaient, laissant apparaître dix bons centimètres de racines noires, et qui s’était penchée vers lui au beau milieu de ce brouhaha. «  Je cherche ma mère. Elle travaille ici la nuit. Elle est pas rentrée hier soir. J’me disais qu’elle avait peut-être fait des heures supplémentaires. — Hein ? », t-elle, comme si un mot lui avait échappé. Il lui répéta toute l’histoire. « Doit y avoir une erreur, mon lapin. La nuit, ici, y’a personne d’autre que l’employé de nuit, Archie. Tu t’es trompé d’endroit.

q p y p — Non, insista-t-il, c’est ici qu’elle a dit. » Il se sentit rougir, car des têtes commençaient à se tourner vers lui parmi la foule des clients. Le plat du jour, c’était escalope panée ou poulet frit, ou à la rigueur ailes de poulet. L’odeur de friture, associée à la chaleur humide qui montait des énormes réchauds fonctionnant à plein régime, lui retournait l’estomac. Elle leur avait donné un faux nom, se dit-il, inquiet à l’idée de lui faire perdre sa place  ; ou alors, pour une raison ou une autre, ils ne voulaient pas savoir où elle se trouvait ; ou bien, elle lui avait éhontément menti. Alors où était-elle passée ? « Elle m’a dit qu’elle travaillait ici. — Comment elle s’appelle ? — Wilma Wayne Wild. — Jamais entendu parler. Tu connais une Wilma Wayne Wild ? cria-t-elle au cuisinier. — Non ! Et viens chercher ta commande, merde ! » L’autre serveuse ne connaissait pas plus ce nom  ; c’était une grande lle aux cheveux marronnasse, à la peau grêlée par des années de traitements contre l’acné, et à l’expression de celle qui attend qu’on la demande immédiatement en mariage, maintenant que son problème cutané était résolu, comme si la chose faisait naturellement partie de la garantie venant avec ses crèmes hydratantes. « Écoute, il y a beaucoup de monde, là, reprit la grassouillette. Tu as dû te tromper d’adresse. Essaie chez Clayton’s. » Manifestement, elles le regardaient comme s’il était simplet. Une fois le garçonnet parti, elle demanda à la cantonade : « Y’a quelqu’un ici qu’a déjà vu ce gamin dans le coin ? » Non, personne. «  Je l’ai peut-être vu dans la rue, hésita le grainetier. Toute façon, pour moi, tous les gamins y s’ressemblent, maintenant. Même si j’voyais les miens sur l’trottoir d’en face, j’les reconnaîtrais pas. — Moi, j’crois qu’il est…  » Et elle décrivit des ronds de son index près de sa tempe : dingue.

Il passa lentement devant chez Clayton’s à deux reprises. Il n’y avait que deux serveuses, une jeune lycéenne et une adulte corpulente. Si jamais c’était là qu’elle travaillait, ça ne pouvait pas être en cuisine. La lle, une blonde avec un haut chignon et des petits seins comme mécaniquement remontés à trois centimètres de son menton qui menaçaient de faire sauter les boutons de son uniforme trop petit pour elle, l’aperçut en train de regarder par la vitrine alors qu’elle notait une commande, haussa les épaules et lui sourit. Elle n’était pas là, sa mère. Il repartit chez lui d’un pas lourd, mains enfoncées dans les poches, incliné en avant comme s’il bravait la tempête. Merde, elle devrait avoir la décence de me dire où elle est, quoi ! se disait-il. C’était exaspérant, de ne pas savoir. « Elle fait chier  !  », murmura-t-il. Il s’installa sur la terrasse de leur chambre, à l’étage, qu’elle appelait le « mirador », et se mit à lire son magazine Horoscope. Elle disait toujours que sa vie se déroulait exactement comme le prévoyaient les astres. Il était en sous-vêtements, debout à manger un sandwich beurre de cacahuète-con ture quand elle arriva, à quatorze heures, sou ant ostensiblement comme si elle avait couru pour rentrer. «  Salut  ! Ouh là là, qu’est-ce qu’il fait chaud  ! T’as raison de rester au frais. Ho, dis donc, je suis vannée, moi. Je travaille pas ce soir. J’ai remplacé une lle et ils m’ont donné ma soirée. — Qui ça ? demanda-t-il, la bouche pleine. — Le cuisinier. — Où ça ? — Ben tu sais bien ! — Ils ont jamais entendu parler de toi. — Comment ça ? — J’y suis allé. Je m’inquiétais. — Je t’avais dit de pas faire ça ! Je leur ai pas donné mon vrai nom. — Sans blague ? Alors quel nom ? — Écoute, petit monsieur, je n’ai pas de comptes à te rendre. Et il n’est pas question que tu viennes m’espionner…

p q q p — J’espionnais pas ! J’étais inquiet ! — Fallait pas t’inquiéter. — Mais t’es quand même une menteuse. — Quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? — Tu travailles pas là-bas. — Et alors ? T’arrêtes de jouer au détective, maintenant, hein ! Moi, je travaille. Et je te nourris. Et toi, j’te vois pas beaucoup te remuer pour trouver un petit boulot, histoire de mettre du beurre dans les épinards. — J’ai cherché. Y’a rien pour un enfant. — Quand on veut, on peut ! » Elle avait retourné l’attaque, si bien qu’il se sentait deux fois plus malheureux. Il sortit sur la terrasse et se laissa tomber sur la natte rembourrée qu’ils y avaient disposée pour pouvoir prendre des bains de soleil quand le temps s’y prêtait. « J’ai une sacrée envie de che le camp », grogna-t-il tout haut. Mais elle ne réagit pas. Il l’entendit qui chantonnait en se changeant, un air non identi able. Il pensait à autre chose quand elle sortit, en short rose et chemisier de soie imprimé à motifs oraux, agrémenté de boutons transparents. Elle s’était fait un chignon et portait ses lunettes de soleil neuves. Il n’y avait pas un sou e de vent pour agiter les feuilles du gros arbre qui dissimulait la terrasse aux yeux des voisins d’en face. Aucun oiseau dans les branches non plus, la chaleur ayant fait fuir tout ce qui bougeait vers des lieux ombragés ou aquatiques. Elle posa un pichet de limonade et deux gobelets sur une petite table de jardin et s’assit, jambes croisées, pour lire un magazine en sirotant sa boisson. « Tiens, prends-en, elle est bonne », proposa-t-elle. Il refusa, la xant par-dessus le creux de son coude. Il lui en voulait pour sa jovialité. «  T’as l’air d’un petit garçon tombé dans un trou et à qui on voit que les yeux, lui lança-t-elle en réprimant un fou rire. — Non ! cria-t-il, au bord des larmes.

— Hé, le gronda-t-elle gentiment, c’est pas mon homme, ça. Tu vas quand même pas me faire une crise de larmes, non ? » Elle allongea la main pour le toucher, mais il s’éloigna d’une secousse. « Ah bon, désolée. — J’voudrais qu’tu sois morte ! J’te déteste, putain ! — Ok, répondit-elle d’une voix indi érente, faisant semblant de se plonger dans son magazine. — ESPÈCE DE VIEILLE… ! » Il se leva tel un ressort, au comble de la rage, agitant le bras gauche, dents serrées, poing droit en arrière comme pour la cogner. Elle se recroquevilla sur sa chaise, pliant les jambes, rentrant les épaules et levant les bras en un geste de défense bien féminin et des plus futiles. Il sentit toute sa fureur s’évanouir d’un seul coup. Elle lui attrapa les poignets, faisant tomber le magazine de ses genoux, et l’attira à elle, vers le bas, pour lui enfouir la tête dans son ventre pour étou er ses sanglots, tout en lui caressant la tête. « J’étais tellement inquiet ! — Je suis désolée, lui susurra-t-elle, toujours en lui caressant la tête. — C’est que quand tu rentres pas de la nuit, moi j’ai toujours peur que tu reviennes jamais ! — Je te quitterai jamais », promit-elle. Elle se laissa glisser de la chaise à la natte, lui tenant la tête sur ses genoux, mais en la lui tournant de sorte qu’elle ne soit pas à proximité de son sexe. Sous le parfum, il humait cette odeur unique, son odeur, à elle et rien qu’à elle, aussi douce à ses narines que celle de sa propre sueur. Elle lui attira doucement la tête un peu plus haut sur sa cuisse, en lui caressant les sourcils du bout des doigts. « Quand tu étais bébé, j’arrivais à t’endormir comme ça. » Là où sa joue était posée sur sa cuisse nue, c’était comme si leurs peaux étaient soudées. « Devine qui j’ai vu ? Monsieur Harris. Tu te souviens, ce gentil monsieur qui nous a emmenés en voiture jusqu’à Houston l’an

q j q dernier  ? Eh bien, il travaille ici, il est foreur dans l’équipe de nuit. Il te passe le bonjour. Il va peut-être venir ici dimanche et nous emmener à Victoria pour dîner et aller au spectacle. Ça te plairait, ça ? Tu l’aimais bien, monsieur Harris, hein ? » Il t oui de la tête en réponse aux deux questions, tout en pressant très fort sa joue contre son ventre, bien conscient de la présence de la tou e de poils écrasée par le short. Elle baissa les yeux vers son short de bain à lui, puis lui prit la tête à deux mains et tomba à la renverse sur la natte, l’entraînant dans sa chute en un simulacre de lutte. Il regarda le visage de sa mère : de si près, il voyait bien le n duvet le long de sa mâchoire, et ce tout petit creux, stigmate de la variole. «  C’est fou comme tu grandis vite  ! observa-t-elle en repoussant les mèches de cheveux qui lui cachaient le visage. Il va falloir qu’on te mette dans une école où tu pourras rencontrer des enfants de ton âge. C’est pas bon pour toi de passer tant de temps rien qu’avec moi. — J’te vois presque jamais  ! Tu pars y fait encore jour, tu rentres pas avant une ou deux heures du matin et tu dors toute la matinée. — Ce que j’veux dire, c’est qu’il te faudrait des copains de ton âge, expliqua-t-elle en passant le bout de ses doigts sur ses lèvres. Mon Dieu ! T’es vraiment un joli garçon, des fois. Presque assez joli pour être une lle. Bon, d’accord  ! D’accord, j’ai rien dit. » Et elle le força à remettre sa tête sur son épaule. « Tu m’aimes plus vraiment, se plaignit-il. — Bien sûr que si ! Qu’est-ce qui te fait dire ça ? — Tu me parles plus jamais. — Mais si, je te parle. De quoi tu veux qu’on parle, tous les deux ? — Ben, comme avant, quoi. De tout. Maintenant, soit t’es trop occupée, soit trop fatiguée, ou alors t’es pas là. — Je suis vraiment désolée, mais bon, tu sais que depuis un bon moment, on vit comme des bohémiens. Et ça me préoccupe. J’en ai assez, moi, d’être ballottée à droite et à gauche. J’ai envie

J g J de me poser et de mener une vie tranquille pour changer un peu. Je suis sérieuse, tu sais. — Mais si j’essaie de te toucher ou quoi que ce soit, tu te mets en colère. Comme si tu m’aimais plus. — Mais si, je t’aime, a rma-t-elle en le serrant fort contre elle. Je t’aime plus que n’importe qui. Si c’était pas le cas, tu crois que j’aurais pas déjà baissé les bras, tu crois que je continuerais à essayer de nous faire une vie aussi confortable que je peux ? Tu sais pas ce que j’ai dû endurer pour toi. — Oui, mais tu m’embrasses plus, tout ça. — Ah mais moi, je croyais que tu étais trop grand pour vouloir des bisous de ta vieille maman. — C’est pas vrai. — Alors viens là. » Il se redressa et se pencha sur elle. Elle s’humecta les lèvres de la pointe de la langue, le visage doux et bienveillant. Alors il posa ses lèvres sur les siennes et les pressa de plus en plus ardemment, comme il avait vu faire dans les lms, jusqu’à ce que, yeux écarquillés, elle se mette à protester  : «  Mmmmm  ! Mmmmmmm ! » Levant le bras, il lui couvrit doucement le sein gauche de sa main. Immédiatement, elle plaça sa main sur la sienne et s’écarta brusquement. « Jacky ! On recommence pas ça ! On avait promis ! — Mais moi j’ai envie, gémit-il. — Allons, allons. Sois un homme, lui signi a-t-elle fermement, en arrachant sa main de sa poitrine. Sois sage, maintenant. — Mais j’veux pas être sage, moi ! Je veux te toucher et t’aimer ! — C’est pas m’aimer, ça. Si tu veux pas te tenir, je me lève. Mais en n, tu peux pas juste rester là tranquille et on… Je croyais que tu voulais parler ! — Je veux faire quelque chose ! », cria-t-il, le visage torturé. Elle se dégagea de son étreinte et se redressa, remettant en place une mèche de cheveux. « Il faut que tu te trouves une petite amie, conseilla-t-elle.

— Je peux pas ! J’en connais pas, des lles ! Et les lles de mon âge, ça a même pas de nénés. — Eh bien, rétorqua-t-elle en étou ant un rire, t’es assez grand pour passer pour un garçon de quatorze-quinze ans. Tiens, je te donne deux dollars, sors, invite quelqu’un au cinéma. » Elle se leva et alla chercher son porte-monnaie, dont elle tira deux billets. D’où il était, il pouvait voir entre la cuisse et le short. « Allez tiens, prends. Sors et va chercher un peu. Moi, je parie que tu vas trouver une petite toute mignonne qui n’aura qu’une envie, c’est de faire ta connaissance. » Il s’habilla en hâte et empocha l’argent. « Amuse-toi bien, mon chéri », lui dit-elle, sourire aux lèvres, quand il sortit.     On était mercredi soir, et à deux rues de chez eux se tenait l’o ce hebdomadaire dans la petite église des Saints-desDerniers-Jours. C’était une rue étroite et tranquille à l’asphalte bien rapiécé, bordée de vieux arbres, ormes et chênes, qui ombrageaient les jardins des grandes maisons à étage. Près de l’église en bois blanc, on apercevait des voitures et des pick-up garés sur le bas-côté herbeux, et un cheval de selle qui broutait dans un jardin au pied d’un gros seringat où il était attaché. On entendait résonner le cantique What a Friend We Have in Jesus chanté a cappella par la congrégation  : «  … porter nos péchés et nos peines… » Il traversa la ville d’un bout à l’autre. Il vit arriver vers lui une Ford A roadster pétaradante, modèle 1928, avec à bord deux garçons et deux lles riant à gorge déployée, des maillots de bain mouillés ottant au vent attachés aux portières. Ils étaient tous assis sur le dossier de leur siège et le conducteur manœuvrait le volant de ses pieds nus. «  Hé  ! Claude Dean  ! cria l’une des lles en agitant le bras en direction de Jack, qui lui t signe en retour. — C’est pas Claude Dean », lui t observer le garçon.

p g ç Le chef de la police – police dont les e ectifs se réduisaient à trois hommes –, qui sortait de chez Clayton’s en se curant les dents, hurla au passage du véhicule : « T.J. Berry ! Tu vas t’asseoir dans cette bon Dieu de bagnole ! » La lle à l’arrière se retourna et lui t un pied de nez. Mais le dénommé T.J. s’assit. « Bon Dieu de gamins », l’entendit grommeler Jack alors qu’ils s’éloignaient. Jack entra chez Clayton’s  ; la porte-moustiquaire claqua derrière lui comme un piège qui se referme. Du haut plafond en métal estampé descendaient deux ventilateurs électriques aux nacelles rappelant des moteurs d’avion. Le mur derrière le comptoir était recouvert du sol au plafond d’étagères en bois verni ; peut-être, se disait Jack, que cet endroit était autrefois un magasin de tissus. La serveuse posa devant lui un gobelet rempli d’eau du Texas pas franchement transparente et dégaina son petit carnet. «  J’vais prendre un cheeseburger et un milk-shake au chocolat. » Elle nota sa commande et se mit à préparer son milk-shake. Elle ressemblait un peu à sa cousine, Babe, une vraie blonde aux petits bras robustes, tout en courbes douillettes, s’approchant déjà beaucoup, à quatorze ou quinze ans, de la femme qu’elle allait être dans les cinquante prochaines années, une femme de caoutchouc comme sa mère, capable de rebondir d’un homme au mur, puis du mur à un autre homme. Elle lui rappelait davantage Lana Turner que Babe, tout compte fait. Elle versa l’épaisse boisson glacée dans le grand verre à Coca posé devant lui, et laissa le pichet couvert de buée à côté du verre. « Je t’ai jamais vu dans le coin avant que tu passes devant, là, ce matin. T’as tes parents qui bossent sur les chantiers de pétrole ? — Oui, en n, ma mère et moi, on est venus ici en avance. Mon beau-père termine un contrat et il nous rejoint après. — Tu vas sûrement aller au lycée de Goliad, alors ?

y

— Ouais, j’pense. — Tu fais du sport ? — Football, base-ball, basket, athlé, lutte… — On n’a pas de lutte là-bas. Dis-moi, t’as de la conjonctivite, ou quoi ? — Hein ? Oh ! » Il retira ses immenses lunettes d’aviateur. Ils échangèrent un sourire. « Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle. Moi, c’est Linda. » Et elle montra du pouce le badge portant son nom en petites nouilles alphabet collées et vernies. Elle le portait juste au bout de la piste d’envol de saut à skis que formaient ses petits seins. «  Ça veut dire belle en espagnol, précisa-t-elle en baissant pudiquement les cils. — Ah, ça te va bien  ! s’exclama-t-il, voyant qu’elle n’attendait que ça. — Oh, non, pas vraiment. J’ai le nez trop écrasé, le derrière trop large… — Ah mais si, je t’assure, t’es belle, insista-t-il. — Bon, c’est vrai que j’étais Miss Sport l’an dernier. Et c’est seulement ma deuxième année. Mais moi, je me trouve pas vraiment jolie. » Elle avait pris une pose qui faisait remonter ses petits seins et ressortir sa croupe ronde comme si elle avait le dos démantibulé. Elle lissa de la main son chignon blond. « Y’en a plein qui trouvent que j’ai l’air plus âgée quand je me mets les cheveux comme ça. Et toi, tu me donnes quel âge ? — Quinze… seize ans. — Ah, t’as triché  ! couina-t-elle. Y’en a plein qui croient que j’en ai au moins dix-sept. Un jour, y’avait un type ici, un représentant en pièces auto, il a été tellement surpris quand je lui ai dit mon âge qu’il a failli tomber de son tabouret. Il voulait m’emmener danser à Victoria, il croyait que j’avais vingt ans. — Tu sors avec des garçons ? — Ben, bien sûr, répondit-elle en le regardant comme s’il était débile. Depuis l’âge de douze ans. Et toi, en fait, t’as quel âge ?

p g q g — Quinze, mentit-il. — Je suis sortie toute l’année dernière avec Billy Bob Ocker, le capitaine de l’équipe de football. Il va à l’université, à Texas Tech, l’année prochaine, et il est déjà parti s’entraîner avec leur équipe. Mais il continue à me voir quand il revient ici. — Ah. — Mais maintenant, je sors aussi avec d’autres. — Tu voudrais venir au ciné avec moi ? — J’l’ai déjà vu, le lm. — Quand y’en aura un nouveau, alors, peut-être ? — D’accord. Mais je travaille ici tous les soirs jusqu’à dix heures, sauf le dimanche. — Tu rentres à pied chez toi après le boulot ? — Oui, sauf quand y’a un garçon qui me ramène. Ils ont une voiture, tes parents ? s’enquit-elle sans tourner autour du pot. — Euh, oui, mon beau-père en a une, mais il est pas là. — Quelle marque ? » Quitte à mentir, autant y aller à fond : «  Une Lincoln cabriolet, modèle 1941. Il a toujours aimé les grosses voitures. — Wouah ! Et il te laisse la conduire ? — Bien sûr. Quand il est là. — Quelle couleur ? — Euh, marron. — Oh, chouette ! Bon, dis-moi, si tu reviens vers dix heures tu peux me raccompagner. » En lui rendant sa monnaie, elle lui toucha la paume du bout des doigts ; il se sentit d’un seul coup amoureux. Il lui laissa dix cents de pourboire. «  À plus tard  », conclut-elle à voix basse et intime, telle une promesse. Elle faillit lui envoyer un baiser en sou ant sur sa main. La séance comportait un western avec Don «  Red  » Barry, un dessin animé Bugs Bunny, le douzième épisode de la série Les trois diables rouges, et un autre western avec Wild Bill Elliott. C’était une petite salle avec une seule allée centrale et des

p strapontins à moitié recouverts. Il s’était installé près du mur, vers le milieu, avec un énorme sac de pop-corn, discernant sous les traits de l’héroïne blonde quelque chose de Linda, su samment en tout cas pour regretter de ne pas être dans une grande salle comme dans les grosses villes, pour pouvoir se palucher tranquillement, dissimulé sous son Stetson. «  Elle l’a déjà fait, se disait-il, évaluant la vertu de sa conquête. Y’en a plein qui lui sont passés dessus. » Il en était sûr.     «  Pourquoi tu te ronges les ongles  ? lui demanda-t-elle en soulevant sa main dans la sienne, regardant leurs doigts entrecroisés. — Je sais pas. C’est comme ça, c’est tout. — Moi, je le faisais avant. Jusqu’au sang, comme toi. Et puis j’ai arrêté, un doigt à la fois. Maman me donnait un dollar pour chaque ongle que je laissais pousser. Mais j’me ronge encore celui du pouce de temps en temps. » Elle lui montra son pouce, dans le même triste état que ses doigts à lui. De temps en temps, en cheminant sous les grands arbres, sur les dalles cassées du trottoir, il sentait le dos de sa main e eurer sa cuisse. Il se sentait si proche du but. Ils quittèrent le trottoir pour un petit chemin de terre où les maisons étaient très éparses, avec des poulaillers, des enclos à vaches ou à chevaux sur le côté ou l’arrière, et des jardins où l’on voyait des grands plants grimpants de tomates sur des treillis et des manches à balai auxquels on avait en lé des haillons pour e rayer les oiseaux. «  Peut-être qu’un de ces jours tu pourras venir me prendre avec la voiture de ton beau-père pour m’emmener au lycée. — Bien sûr. Il va pas s’en servir pour aller aux derricks. » Elle serra son bras tout contre elle. Rien dans cette petite ville n’était comparable à ce cabriolet Lincoln marron. Et quand, sur la terrasse obscure de la maison à quatre pièces et au pignon asphalté de ses parents, elle se laissa embrasser aussi facilement, il en voulut terriblement à ce garçon riche pour lequel il s’était fait passer. S’il lui avait dit la vérité, aurait-ce été

q p aussi facile  ? Elle ouvrit la bouche, cherchant sa langue de la sienne. Et s’écarta tout de suite. « Mais ? Tu roules pas de pelles ? » Il n’était pas sûr de comprendre. « Me dis pas que tu l’as jamais fait ? » Manifestement, elle pensait que les petits riches, là d’où il venait, ça vivait des vies sous cellophane. Et trouvait ça des plus charmant. «  Je vais t’apprendre, d’accord  ? Je vais te le faire comme si j’étais le garçon et toi la lle. » Elle s’approcha, ouvrit la bouche comme pour prendre une bouchée de lui, puis la referma sur ses lèvres, qu’elle écarta avec les siennes, glissant sa langue entre ses dents pour trouver la sienne, qu’elle se mit à caresser. « Tu vois ? — Ouaiis. — T’aimes ? — Ouaiis. — Hé, dis-moi, t’as déjà sauté une lle ? — Ben… pas exactement. — Un puceau ! Ouh là là ! T’es sûr que t’as quinze ans ? — Ouaiis. — Embrasse-moi, idiot. » Il s’exécuta, comme elle lui avait montré, en la serrant très fort contre lui. «  Hé, me serre pas si fort, protesta-t-elle. Laisse-moi respirer ! » Il se détendit et elle se mit à onduler contre lui. Quand elle sentit la bosse toute dure dans son Levi’s contre son pubis, elle se mit à remuer les hanches contre lui en gémissant, comme s’ils baisaient. Il se mit à bouger aussi et faillit perdre l’équilibre avec ses bottes à talons tant la tête lui tournait ; et quand il prit en pleine gure l’éclat aveuglant du projecteur venant de la rue, il se demanda s’il venait de jouir ou s’il s’était fait tirer dessus. La police ! pensa-t-il en premier. Elle avait les lèvres si gon ées, si belles dans cette lumière crue. Leurs ombres sur le mur

faisaient bien trois mètres de haut. Une mèche de son chignon était tombée. Le devant de son pantalon lui sembla frais après avoir été si écrasé contre la lle. Quelqu’un était en train de traverser le jardin à grandes enjambées  ; suivi de près par un autre. «  Billy Bob  !  », s’écria-t-elle quand les grosses bottes poussiéreuses de cow-boy bondirent sur la terrasse. Tout ce que voyait Jack, c’était un halo de lumière encadrant une chevelure bouclée. Une rude main prolongeant un blouson en jean lui agrippa le bras et l’écarta violemment de la lle. « Quesstu fais avec ma nénette, enculé ? » Jack ne voyait de lui qu’une imposante masse sombre et bleutée. Il ne savait pas quoi répondre. «  Y m’raccompagnait, c’est tout  ! expliqua la lle d’une voix geignarde et tremblante. — Sans blague ? Il allait quasiment te troncher tout d’bout sur la terrasse ! J’me suis garé y’a cinq minutes, feux éteints, ’spèce de salope ! Bon, toi, t’es qui, bordel ? De quel trou tu sors ? — J’m’appelle Jack Andersen, couina-t-il d’une voix qui sonnait féminine à ses propres oreilles. On vient d’arriver ici. — Casse-lui sa sale gueule, Billy Bob, exhorta le type derrière lui. — La vache, y va faire dans sa culotte, se gaussa Billy Bob. Explique-moi c’que tu foutais avec ma nénette. — J’savais pas qu’elle était à toi  ! C’est elle qui m’a dit que j’pouvais la raccompagner. — C’est vrai, ça ? demanda-t-il à la lle. — Ben… oui. Mais c’est que t’avais pas dit que tu passais. Ça fait une semaine que t’es pas venu ! — J’étais occupé. — Et comment je pouvais savoir ? — Y’a un truc que tu sais : j’veux pas te voir fricoter avec des petits morpions comme ça quand j’suis pas là. » Il la secoua rudement par le bras. « T’as compris ?

— Oui  ! répondit-elle, furieuse. Mais moi, j’ai pas l’droit de m’amuser, alors  ! Moi, je considère pas qu’on sort ensemble, maintenant. — J’me fous de c’que tu considères. Si j’t’attrape à t’faire tripoter par un macaque comme ça, j’te casse la gueule et j’y casse la sienne. » Pour bien illustrer son propos, il écrasa lentement son poing contre la joue de Jack. « Et toi, que j’te pique plus à tourner autour d’elle. Compris ? — Vas-y, fous-y une raclée, y verra si tu rigoles, conseilla son copain resté dans le jardin. — J’t’ai posé une question  : t’as compris  ? répéta-t-il en pressant son poing plus fort. — Oui… articula Jack du coin libre de sa bouche. — Alors tu décarres. Et que j’te voie plus dans l’coin ! » Et il l’éjecta brutalement de la terrasse. Au passage, son acolyte lui balança un coup de pied qui manqua sa cible, jura, balança un coup de poing, et jura encore : «  Trou du cul  ! Dégon é  !  », alors que Jack, qui avait encore esquivé, s’enfuyait. «  Mais qu’est-ce qui s’passe ici, nom de Dieu  ? beugla un homme en caleçon long qui venait d’ouvrir la porte. Hé  ! Oh, c’est toi, Billy Bob. Bon, tu vas éteindre ces bon Dieu de phares, là-bas, et laisser un peu dormir les gens ? — Leroy ! Éteins les phares ! », cria Billy Bob à son compère. Lui resta immobile, le bras autour de la taille de la lle. Elle écarquillait les yeux, tentant de discerner Jack qui s’éloignait sur la route obscure. «  Bon, ma lle, tu rentres ou tu restes dehors  ? demanda l’homme. — C’est que justement on partait pour une p’tite balade, monsieur Calkins, répondit Billy Bob d’un ton on ne peut plus aimable, à ce que pouvait entendre Jack. La lle était piégée. — Bon, eh ben essayez de pas réveiller tout l’quartier quand vous rentrerez », répondit le vieil homme. La lumière s’éteignit.

Quand la Ford de Billy Bob dépassa Jack, elle t un brusque écart qui le força à sauter dans le fossé. Tout ce qu’il entendit, ce fut le rire de Leroy. Et puis il aperçut Billy Bob et la lle sur le siège arrière  ; c’était l’autre qui conduisait. Il se rappela alors comment elle lui avait appris à embrasser, même si le souvenir fut vite gâché par la raideur qu’il sentait encore dans la bouche, écrasée par le poing de cette brute épaisse. Il y avait une traînée glacée sur sa cuisse droite  : il avait quand même un peu juté dans son Levi’s. Il les imagina garés quelque part, Billy Bob qui se tapait la lle et l’autre qui montait la garde en pro tant du spectacle. Entre cette richesse qu’il n’avait pas et la taille et la force qui tardaient à venir, il se sentait inconsolable.     La porte à l’autre bout du hall était fermée, verrouillée par un cadenas. Sa mère était endormie, mais se réveilla quand il rentra. « C’était comment ? demanda-t-elle, la voix pâteuse. — Ça va, grommela-t-il. — Ah… tu veux m’en parler ? — Non. — Bon d’accord, bâilla-t-elle. T’auras peut-être plus de chance la prochaine fois. » Il lui en voulait de l’avoir mis dans ce mauvais pas, alors qu’elle était là, tranquillement assoupie. Il se déshabilla, ne gardant que son caleçon, et se jeta lourdement à côté d’elle, joue sur les bras, en lui tournant le dos. « Je suis désolée, mon bébé, lui susurra-t-elle en lui caressant l’épaule du bout des doigts. — J’suis pas un bébé, merde ! — Oui, je sais. Mais pour moi tu seras toujours mon bébé. — Je veux pas être ton bébé ! — Allons, allons. Je sais que c’est dur, à ton âge. C’est le moment le plus dur de ta vie. Mais tu vas te sortir de ça comme un chef. Je sais que je peux compter sur toi. Allez viens, t’es pas fâché contre moi, quand même ? »

q Il se laissa retourner et se pressa contre sa tiédeur élastique. «  Bonne nuit  », lui dit-elle, en lui faisant un petit bisou bien innocent. Mais il lui écarta les lèvres avec les siennes et glissa sa langue dans sa bouche, caressant la sienne l’espace d’une seconde. Elle s’écarta violemment, en postillonnant : « Je déteste ça ! — C’est pas comme ça qu’y t’embrasse, Bill  ? demanda-t-il, narquois. — Non, c’est pas comme ça ! J’ai jamais aimé rouler des pelles. J’aime pas ça, c’est tout. Alors ça, pour me dégoûter, y’a pas mieux. — Comment t’embrasses, alors ? — Comme ça, répondit-elle, gon ant les lèvres, les humidi ant, les o rant, très douces mais juste un peu écartées. Voilà ! » Et elle se rallongea. Il préférait la première méthode, mais s’abstint de le préciser. «  Dis-moi, petit coquin, on dirait bien que t’en fais plus que c’que tu racontes. Qui c’est qui t’a appris à embrasser comme ça ? » Il lui raconta comment il avait raccompagné la lle, mais en omettant soigneusement l’histoire de la grosse brute et en changeant la n : c’était lui qui était parti en la plantant là. « C’était juste une bouseuse, et pas très ne en plus, expliquat-il. — Mais peut-être qu’elle peut te montrer autre chose, suggérat-elle sournoisement. — Avec elle, je voudrais pas. — Pourquoi, elle était pas propre sur elle ? — Bof, comme ça. Elle me plaisait pas, quoi. — Elle était pas jolie ? — Ah si. Elle était jolie. Un peu comme Lana Turner, tu sais, en plus jeune, quoi. — Ah ben, c’est pas mal, quand même ! — Ouais. Mais moi ce que je veux, c’est quelqu’un comme toi. » Il se recroquevilla dans le silence qui suivit cette audace.

q q « Ah bon ? Moi, je suis sûre qu’elle est plus jolie et plus gentille que moi. » Et il sut au ton de sa voix qu’elle n’attendait que le compliment. Son cœur bondit dans sa poitrine à sa propre ruse. Subrepticement, il déplaça sa main vers le haut et la glissa dans sa chemise de nuit, en lui assurant : « Non, c’est pas vrai. Y’a personne de plus joli. — Bon, allez. Soyons sages maintenant, réagit-elle en lui tapotant la main. — Laisse-moi juste le tenir. — Si ça s’arrête là. — Je te promets. — Bon, d’accord. Bonne nuit alors. — Bonne nuit. » Il l’embrassa sur l’épaule et elle posa la joue sur le dessus de sa tête. Il rêvait qu’il était chevauché en plein sommeil par… merde alors, Rosalind Russell  ! Il ne l’aimait même pas, Rosalind Russell ! Du moins, jusqu’à ce moment où, alors qu’il allait la lui mettre, il fut brusquement réveillé par un bruissement de feuilles juste devant la fenêtre, dans le grand arbre en n secoué par une brise égarée. Il lui sembla sentir la pluie. Il allongea le bras jusqu’aux replis de sa chemise de nuit tirebouchonnée sur ses cuisses et se mit à la dégager très doucement de sous son corps, parvenant au bout du compte à la relever jusqu’à la taille. Elle se réveilla, furieuse, la rabaissa d’une secousse et lui tourna brusquement le dos. « Si c’est tout c’que tu penses de moi, alors tu peux retourner vivre chez ta grand-mère ! — Non, c’est pas tout c’que j’pense, protesta-t-il, mais il faut que j’le fasse, maman, il faut ! » Et il essaya à nouveau de remonter sa chemise de nuit, alors qu’elle était éveillée. « Écoute, ce que j’veux, moi, c’est dormir un peu. S’il te plaît ! Je t’ai déjà dit que je comprends. Mais je peux rien faire pour toi. — Si, tu pourrais, si tu voulais.

p — Non-je-peux-pas  ! Tu comprends, à la n  ? Tu peux pas te toucher ou quelque chose comme ça ? — Non, ça sert à rien. Y faut que je sache comment ça fait. Sinon, j’ai l’impression que j’vais devenir dingue. C’est vrai ! — Mais en n ! Ça peut pas être à ce point-là ! — Mais si ! » Et tout ça alors qu’il tirait sur la chemise de nuit pour la relever, et qu’elle résistait pour qu’il ne la remonte pas. Il nit par toucher sa peau nue de la main. « Arrête, maintenant ! — Non ! — Si ! — J’ai besoin. Y faut que j’le fasse ! — Écoute-moi… Non ! Arrête ! » Il avait posé la main sur son sexe. Elle se débattit, ne réussissant qu’à s’o rir davantage, mais nit par lui coincer la main entre ses cuisses, serrant si fort qu’il ne pouvait plus que remuer un peu le bout des doigts. «  Ha, ha  !  », ricana-t-elle. Il était bloqué à présent. Mais, en tournant le poignet de toutes ses forces, il parvint à diriger ses doigts vers son vagin. Elle lui saisit le poignet à deux mains. Et, en désespoir de cause, lui planta cruellement ses ongles dans la peau. Serrant les dents, il poussa encore plus loin ses doigts, tentant de l’ouvrir. «  Très bien  ! D’accord  ! Voilà  ! hurla-t-elle en remontant d’un seul coup sa chemise de nuit et en écartant grand les jambes. Tiens ! Sers-toi ! Amuse-toi bien. » Et elle détourna la tête en ajoutant : «  C’est toujours portes ouvertes avec cette bonne vieille Wilma. » Il se contenta de toucher les poils sombres. Jamais il ne l’avait vue aussi bien, d’aussi près. Il explora la largeur et la profondeur de sa tou e, mais se rendit bientôt compte qu’elle pleurait. « Pleure pas… Pourquoi tu pleures ? — Parce que tu m’aimes pas. Parce qu’il faut toujours qu’on me traite comme une… une chose ! Parce que tous les hommes qui

me voient essaient de me sauter. Dieu sait pourquoi  ? J’ai l’air d’une vieille peau. J’ai jamais voulu être comme ça… » Il la recouvrit avec la chemise de nuit. Se retournant, elle se jeta dans ses bras, lui inondant l’épaule et le cou de ses larmes. Ses cheveux sentaient le propre. «  Je voulais seulement qu’on vive, qu’on soit comme tout le monde. J’ai jamais voulu la lune, moi, juste une gentille petite maison et un gentil mari. Et quand j’ai ni par comprendre pour de bon que je peux plus avoir d’enfants, je voulais encore plus que tu restes avec moi. Tu es tout ce que j’ai. Je t’aime tant, je m’en veux tellement pour tout ce que t’as dû subir. Je comprends ce que tu ressens et, vraiment, si je pouvais faire quelque chose pour toi, je le ferais, mon chéri, tu le sais bien. Mais ce que tu me demandes, c’est mal, et si je te laisse faire, jamais tu me pardonneras. — Mais si ! », protesta-t-il. Elle eut un petit rire à travers ses larmes. « Oui, c’est vrai, sûrement, recti a-t-elle. Petit singe, va ! — C’est juste que je sens que j’vais devenir dingue si j’y arrive pas très vite, plaida-t-il. C’est comme si j’allais exploser. Des fois j’ai envie de te tuer, tellement ça me travaille. — Oh, mon bébé, y faut pas penser des choses comme ça. Peutêtre que je peux t’aider, en fait. — Comment ça  ? demanda-t-il avec une circonspection soupçonneuse. — Eh bien… je connais une lle. Peut-être qu’elle peut te donner ta chance. » Une chance, c’est tout ce qu’il lui fallait. « Quand ? Elle est aussi jolie que toi ? Comment elle s’appelle ? Quel âge elle a ? Pourquoi elle ferait ça ? » Elle était noyée dans le tourbillon de ses questions. Comme il ne la croyait qu’à moitié, c’est à un véritable interrogatoire qu’il la soumettait  ; elle nit par lui mettre la main sur la bouche. « Je te promets que je ferai de mon mieux. — Et si ça marche pas avec elle, tu le feras, toi ? — Jaaaaaaaack ! Mais t’es vraiment impossible !

J p — J’m’en che. Si c’est pas elle, c’est toi. — Je ferai de mon mieux, d’accord ? — Ouaiis. Mais juste au cas où, y faudra qu’ce soit toi. » Il ne pouvait franchement pas concevoir comment elle pouvait convaincre une adulte aussi jolie qu’elle le disait de faire ça avec lui. Bon, d’accord si cette femme voulait. Mais dans le cas contraire, il faudrait bien qu’elle tienne sa promesse. C’était décidé dans sa tête. Il était capable de l’immobiliser. De la tenir par les poignets jusqu’à ce qu’elle cède. « T’as promis, maintenant, répéta-t-il. — Alors tu me laisses dormir un peu, maintenant, d’accord ? — D’accord. Mais t’as promis. — Bonne nuit, Jack. — Nuit. » Il se pelotonna contre son dos et elle attrapa sa main sur son ventre. «  Bon, maintenant tu te tiens tranquille et tu me laisses dormir, sinon je lui demande pas. » Dans la pénombre, il se demanda pourquoi il était tombé amoureux de Rosalind Russell. Avec toutes ces stars dont il aurait pu rêver… 

TRENTE-NEUF

Chaque soir quand elle rentrait, Jack lui demandait si, comme promis, elle lui avait arrangé le coup avec la lle. « Ça avance », répondait-elle invariablement. Le samedi matin, ils prirent un autocar pour rendre visite à Bill. Elle portait son tailleur en seersucker tout juste sorti du pressing, ses lunettes de soleil et un chapeau de paille à large bord. En passant devant une vitrine, elle aperçut leur re et et s’arrêta net, bouche bée. Cette grande asperge en Levi’s et chapeau de cow-boy, ça ne pouvait pas être son ls, si ? Jusquelà elle avait toujours vu en lui le bébé d’autrefois. Personne n’aurait cru, à les voir, qu’ils étaient mère et ls. « Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en se retournant. — Oh, rien, rien. C’est juste une robe que je voulais regarder dans la vitrine, là. Mais dis-moi, tu voudrais pas enlever ces grandes lunettes de soleil  ? Ça te vieillit, on dirait un petit caïd ! » Alors il t de son mieux pour prendre un air encore plus caïd, heureux comme jamais d’avoir barboté ces lunettes à un étalage Polaroid dans ce magasin Rexall à Corpus Christi. À Goliad, les magasins étaient tous trop petits pour pouvoir y faucher. Avant d’aller au pénitencier, il fallait passer en ville chez un type appelé « Juge », dont le bureau se trouvait dans les locaux du tribunal du comté. Même s’il n’y avait pas l’air conditionné, il faisait frais comme dans une grotte entre les murs de marbre des sombres couloirs. Pas non plus d’ascenseur, seulement un large escalier tournant autour d’une rotonde. Ils nirent par trouver la bonne porte au troisième étage.

Derrière, il y avait un bureau à cylindre et tout un mur de livres dans une petite antichambre, et plus loin un vieux sofa de cuir, deux chaises et un ventilateur posé à l’intérieur d’un caisson qui ressemblait à un tabouret. Le «  Juge  » portait une veste de sport, un pantalon décontracté, une chemise de sport avec un cordon cravate et de courtes bottes de cow-boy en cuir brun avec des bandes élastiques qui faisaient penser à de grosses pantou es. Il avait des lunettes sans monture aux verres teintés vert pâle. Il s’adressa au garçon, qui s’était installé sur le ventilateur : « T’assois pas là-dessus, ston, c’est pas un siège, ça. » Il avait l’air embêté que Jack soit là. Plissant les yeux, il reluquait la femme d’un regard oblique. «  Enchantée de vous rencontrer, monsieur  », commença-telle, tout sourire, en lui tendant une main qu’il serra dans un grognement, les yeux xés sur ses seins. «  D’après Bill, c’est à vous qu’il faut s’adresser pour solliciter une libération sur parole. C’est pour cela que je suis venue. — Eh bien… on peut parler en privé  ? répondit-il, manifestement cela visait le garçon. — D’accord, acquiesça-t-elle d’une voix tremblante. Jacky, tu peux aller m’attendre en bas ? Je n’en ai pas pour longtemps. — Ok. » Il se leva et sortit en traînant les pieds. Il savait pertinemment ce qui allait se passer. Il allait la sauter, cet enfoiré. Sinon, pourquoi ne pouvaient-ils pas parler en sa présence ? Elle n’avait pas assez d’argent pour s’o rir un avocat. Elle avait dit qu’elle espérait pouvoir payer les honoraires en plusieurs fois. Bon, eh ben voilà, il allait avoir son acompte. Oui oui, il savait tout ça. Ah, la salope ! Et puis merde, je m’en fous ! décida-t-il. Une secrétaire mexicaine qui allait d’un bureau à l’autre, une liasse de papiers en main, lui décocha un sourire ; elle avait des seins énormes qui la précédaient d’un demi-pas, tressautant dans son chemisier blanc de paysanne. Il se souvint des conseils de sa mère  : «  Dès qu’elles ont passé la trentaine, celles-là, elles ressemblent à des vieilles vaches ! »

Le bâtiment se trouvait au beau milieu d’un square. Il sortit s’allonger dans l’herbe sous un arbre bizarre à l’air mauvais, aux feuilles lisses d’un vert de forêt primitive. Accoudé, un long brin d’herbe sucré en bouche, il regardait passer Texanes aux longues jambes ou Latinas tout en courbes, avec leurs talons aiguilles qui claquaient sur les trottoirs surchau és. Il savait au fond de lui que, aussi vrai que l’immense boule qui le portait tournait dans le ciel pâle, sa mère était en cet instant même en train de se faire culbuter par ce gros porc pendant qu’il l’attendait là comme une andouille. Et merde, il s’en chait bien, au nal. Mais dans ces conditions, se disait-il dans un raisonnement aussi borné que cruel, il n’y avait pas de raison qu’il n’en pro te pas également. «  Bon Dieu, vaudrait mieux pour elle qu’elle tienne sa promesse », s’encouragea-t-il. Elle ne ressortit qu’une heure plus tard, lunettes de soleil sur le nez, fouillant dans les profondeurs de son sac. Ils hélèrent un taxi. «  Qu’est-ce qui t’a pris si longtemps  ? demanda-t-il, la lèvre supérieure frémissant de goguenardise. — C’était pas si long. — Si ! — Non. Il y avait beaucoup de choses à discuter. — Ah, comme ça, tu discutais ? — Qu’est-ce que ça veut dire, au juste ? — Tu sais bien. — Non. Et je sais pas non plus pourquoi tu te sens obligé de faire le malin comme ça. — Oh, que si, tu le sais. » Elle secoua la tête d’un air désespéré. Bientôt, le taxi tourna pour prendre une route gravillonnée traversant des champs tout plats où poussait une végétation chétive. Cette route, dans son genre, c’était la plus belle que Jack ait jamais vue, lisse comme un billard. On entendait le crépitement des gravillons sous le véhicule tel un orage de grêle qui s’éternise. D’un côté, des prisonniers noirs en costumes

q p rayés, comme dans les illustrés, ou au moins en vestes rayées et pantalons kaki, étaient occupés à désherber les rangs de plantations, courbés en deux et surveillés par un gardien en uniforme armé d’une mitraillette Reising. Ils ne se redressaient qu’une fois arrivés au bout d’une allée. De l’autre côté de la route, un autre groupe de prisonniers, blancs cette fois, tous en uniforme bleu avec un grand P imprimé devant et derrière, aussi bien sur la veste que sur le pantalon, étaient occupés à la même corvée. Et, plus loin, on pouvait apercevoir encore d’autres prisonniers au travail, des deux côtés de la route. Aucune machine agricole en vue. Soudain apparut un camionpoubelle au logo de l’État du Texas, avec à l’arrière une demidouzaine de prisonniers noirs, non seulement enchaînés l’un à l’autre, mais entravés individuellement aux poignets par une chaîne reliée à une autre passée autour de leur taille, puis descendant jusqu’à leurs chevilles. Deux gardiens armés de fusils à pompe aux canons sciés les surveillaient. Jack n’était guère rassuré. Deux des détenus rent un large sourire à la femme et au garçonnet dans leur taxi. Les autres les regardèrent sans expression. Le bâtiment de brique marron se situait bien en retrait de la route, tout au bout d’une allée bétonnée bordée de lupins qui piquaient du nez. La pelouse était ornée d’un massif de eurs de la forme du Texas. Jack avait imaginé une espèce de forteresse. Mais en fait, ça ressemblait davantage à un lycée ou un aérodrome de province  ; de loin en tout cas, car très vite on voyait les barreaux croisés devant les vitres renforcées de grillage des fenêtres profondes. Ils pénétrèrent sous un portique voûté, au plafond duquel pendait une lampe décorative en fer forgé. Une voix venant du mur les arrêta : « Halte. Veuillez donner la raison de votre visite. — Épouse du détenu Bill Wild, matricule 427860. — Qui est l’individu qui vous accompagne ? — Mon ls. » Dans un bourdonnement électrique désagréable, la porte de verre renforcé et avec barres de métal s’ouvrit pour les laisser

p entrer. Un gardien sortit d’un petit bureau juste sur la gauche et les invita à venir signer le registre des visites à l’intérieur. «  Êtes-vous porteurs d’armes à feu, couteaux, outils, armes diverses, ou bien d’explosifs, drogues, médicaments ou tabac ? — Non. — Signez là. Un seul visiteur à la fois  », précisa-t-il en lui tendant un laissez-passer. Une fois Wilma partie en compagnie d’un autre garde, le premier t signe au garçonnet qu’il pouvait s’asseoir sur une des chaises dans le bureau. Il y avait au mur un immense panneau de contreplaqué verni, qui proclamait  : Armes et articles de contrebande seront con squés aux détenus dans cet établissement. Ne faites pas prolonger le séjour de vos proches  ! Sous l’inscription, toute une exposition  : armes de poing, couteaux, pistolets bricolés, un fusil scié réduit à une vingtaine de centimètres de longueur, une collection de limes et autres scies à métaux, des bombes artisanales dans des tronçons de tuyaux de gaz auxquels on avait scotché des piles, une bible aux pages creusées contenant un petit calibre .38 à canon court, de vieux joints de marijuana, des plants entiers, des capsules de drogue, des seringues hypodermiques, bref les résidus accumulés d’années et d’années de plans d’évasion désespérés qui jamais n’avaient abouti, chaque arme, chaque joint ou chaque dose marquant un rêve de liberté avorté. Jack se mit à penser à tous ces hommes qui jamais n’avaient reçu les objets xés sur ce panneau. Tous ces e orts inutiles, cela lui semblait prodigieux. « Y’a déjà quelqu’un qui s’est évadé ? demanda-t-il. — Non  », rétorqua le gardien en lui jetant un regard soupçonneux. Puis, s’adoucissant quelque peu : « De temps en temps, y’en a bien un qui réussit à se tirer, mais nous on les reprend toujours. T’as quel âge, toi ? — Quinze ans, mentit-il. — Tu peux pas y aller, alors. Faut en avoir dix-huit au moins. » Quand sa mère revint, posant le laissez-passer sur le comptoir, le gardien répéta :

g p « Il est trop jeune. C’est dix-huit ans minimum. — Il fait pas dix-huit ans ? demanda Wilma. — Bon, vas-y, gamin. Mais si on te demande, tu jures que tu m’as dit que t’avais dix-huit ans. » Bill était derrière les barreaux d’une porte donnant sur un hall étroit, séparé de Jack par une barrière à un peu plus d’un mètre. Il portait l’uniforme bleu avec les P blancs. Il paraissait bien plus âgé que dans les souvenirs du garçon. Il avait bien plus de gris dans ses cheveux, coupés au bol désormais, comme toujours en prison  : pas question de rou aquettes ici. Le garçon eut un rictus à la vue des tempes nues de l’homme. Il avait l’air bien moins terrible ici que dehors. « Ça c’est d’la haute coi ure, hein ? J’suis sûr que même toi, tu ferais un meilleur coi eur que ces ploucs, ici. Ben dis-donc, t’as drôlement grandi, t’as presque la taille d’un homme maintenant. Ta mère dit que tu l’aides vraiment beaucoup. Quand je sortirai d’ici, faudra qu’on voie qui est le meilleur, toi et moi, hein ? — Ouais, d’accord. — J’suis en train de te fabriquer un ceinturon avec une boucle en nickel et cuivre que j’ai dessinée moi-même. On a un bon atelier ici. Je fabrique aussi un sac pour ta mère. Si ma demande est acceptée, j’pourrais sortir sur parole d’ici Noël. — On espère bien », marmonna Jack. Mais à voir Bill ainsi derrière les barreaux, Jack le sentait peutêtre plus heureux, ou en tout cas moins hanté par ses démons. Il parlait toujours autant, mais c’était comme s’il écoutait une voix intérieure, ou comme s’il s’attendait à être appelé d’un instant à l’autre. Bien sûr, il voulait sortir. Mais quand même, il s’était remplumé, ici. « Tu sais, ça me fait suer que tu me voies comme ça, avoua-t-il. Mais bon, t’es assez grand maintenant pour garder ça pour toi, hein ? Tu vois c’que j’veux dire, quoi, ils ont pas besoin de savoir ça, ta mémé et ton pépé, pas vrai ? — Bien sûr que non, Bill.

— Bon, content de t’avoir vu. Tiens bon et accroche-toi, Jack. La vie est dure si on mollit pas. » Dans le taxi, sur le chemin du retour, le garçon demanda à sa mère : « Tu crois pas qu’il a l’air plus heureux là-bas ? — Certainement pas  ! Qu’est-ce qui peut bien te faire croire ça ? — Je sais pas. C’est juste qu’il avait l’air plus calme, quoi. — Ça, c’est parce qu’ils leur mettent des trucs dans la nourriture pour pas qu’ils s’énervent trop. — Quels trucs ? — Tu demanderas à Bill quand il rentrera. — Non. Dis-moi, toi. — Du salpêtre, chuchota-t-elle. — Du sale quoi ? — Je te dirai plus tard  », pou a-t-elle derrière sa main en secouant la tête.     Elle était partie au travail un peu en retard. Ce qu’elle faisait, c’était encore un grand mystère pour le garçonnet. Elle n’était employée dans aucun des deux cafés, ni au drugstore. Il était trois heures du matin quand elle rentra, pompette et guillerette, allumant brusquement la lumière en trompetant  : «  Debout  ! Debout là-dedans ! Allez, debout ! Surprise ! » Elle avait deux grandes boîtes sous le bras. « Chow mein au poulet ! » Tout ça pour ça… Si ç’avait été de la glace, encore. «  Devine d’où ça vient, le titilla-t-elle. C’est monsieur Harris qui me l’a amené, depuis Victoria. C’est pas gentil, ça ? » Il poussa un grognement. « Ah, toi alors ! Qu’est-ce que t’y connais, nalement ? Tout ce que t’aimes, c’est les saloperies. Tu sais pas ce qui est bon. J’étais tellement contente. C’est plus touchant que des roses. » Elle ouvrit l’une des boîtes, y prit des nouilles qu’elle disposa en forme de nid dans un bol à céréales, et versa dessus une

mixture liquide qu’elle prit dans l’autre boîte. Puis elle mit le reste au frigo. « Pour notre dîner de dimanche. » Une fois le bol ni, elle se leva en titubant et alla se brosser les dents pour exterminer tous les microbes. « Ouh là là, aide-moi, Jacky, demanda-t-elle en zigzaguant vers le lit, bras largement ouverts. — Où est-ce que tu t’es saoulée ? — Oh  ! On dirait ta grand-mère. Où est-ce que tu t’es saoulée  ? répéta-t-elle, moqueuse, en parlant du nez. Cause toujours ! » Et elle dé t son soutien-gorge. « Au fait, ça y est, c’est arrangé. — Quoi donc ? — Comment ça, quoi donc ? — La lle ? — Tout juste ! Je t’emmène là-bas demain. Elle fait ça pour me rendre service, donc tu vas te prendre un bain et te nettoyer tout partout. » Lui voulait bien commencer immédiatement ! Elle le repoussa des deux mains pour bien le regarder, là, en caleçon, en le tenant à bout de bras. « Mon petit garçon qui va devenir un homme ! » Puis elle le serra fort contre elle. Il ne put fermer l’œil du reste de la nuit, à la fois e rayé de ce qui l’attendait et bien décidé à aller jusqu’au bout. Son seul souhait était que «  la lle  » ne soit pas une espèce d’étrangère mystérieuse. Lui, il voyait bien une gentille blonde, à peine plus âgée que celle qu’il avait raccompagnée depuis Clayton’s la veille au soir, une femme intelligente et compréhensive, quoi. Sa mère lui avait expliqué que son mari était à la guerre, c’est pour ça qu’elle avait besoin d’un mec. C’était pas vraiment logique et il ne la croyait pas complètement, mais il fallait aller au bout. Et cette fois, valait mieux pour elle que ce ne soit pas une de ses promesses à la gomme qui jamais ne se réalisaient. Il croisa les doigts très fort pour qu’elle entende cet avertissement dans son sommeil.

    En ville, on n’entendait pas un seul bruit de moteur. Depuis les petites églises éloignées, les chants des services religieux du dimanche matin parvenaient en écho jusqu’aux rues poussiéreuses du centre. Jack pensait au dimanche du lm Guadalcanal. La journée était chaude, avec quand même une légère brise. De petits nuages moutonnants se poursuivaient très haut dans le ciel silencieux. Évitant la rue principale, ils traversèrent la ville, croisant quelques citoyens qui se hâtaient vers les églises. « Nerveux ? demanda-t-elle avec un sourire. — Ouaiis, un peu. — Détends-toi. Elle te mordra pas, tu sais  », le rassura-t-elle avec un clin d’œil. Puis elle éclata de rire  : «  S’ils savaient où on va, tous ces braves gens, ils en seraient sur le cul ! » Soudain, plus une âme en vue. On entendit le bref aboiement d’un chien au loin. Un faucon décrivait des cercles au-dessus d’un pâturage, observant le cadavre d’un petit animal. Pendant près d’un kilomètre, ils suivirent un chemin de terre où il n’y avait plus de trottoir. Sa mère fredonnait en s’extasiant sur cette belle journée. Lui marchait droit devant. Jusqu’à ce que ce soit fait, il ne pouvait penser à rien d’autre. « Voilà, on y est », annonça-t-elle, en prenant l’allée menant à une vieille bicoque à moitié délabrée. Le cœur de Jack cessa de battre dans sa poitrine. Elle lui avait encore fait le coup. Cette maison, c’était tellement éloigné de ce qu’il avait imaginé qu’il se sentit carrément insulté, blessé qu’elle ait si peu d’estime pour lui pour l’amener dans un endroit pareil. « Attends ici », lui demanda-t-elle. Il se sentait parcouru de rage, de haine, de dégoût, comme des vagues successives de èvre. Bon, il ne s’attendait pas vraiment à un palais, à une princesse… juste un endroit décent, une femme comme il faut, quoi. Aucune des lles dont il avait rêvé ne pouvait sortir d’un lieu pareil. Il vit arriver un chat bien gras

p p g qui s’approcha en miaulant, traversant la terrasse a aissée, pour venir se frotter contre sa jambe. Il se baissa pour lui caresser la tête et lui chatouiller le menton, jusqu’à sentir le petit moteur qui s’était mis en route. « Tu l’aimes, ma chatte ? » Il se retourna vers la voix de femme qui avait résonné derrière lui et d’un seul coup ressuscité dans sa mémoire une certaine tante de Saint-Louis. Elle était là, à la porte, une grande lle aux pommettes hautes et à la crinière rousse un peu en bataille. Elle portait un kimono de soie fendu sur le côté jusqu’à la taille, ce qui, dans la pose qu’elle avait prise, cigarette en main, faisait paraître sa jambe démesurément longue. Aucun signe de sa mère. « Moi, c’est Rusty, poursuivit-elle, comme si c’était une blague. Et toi ? — Jack. — T’es un timide, hein ? » Il se contenta de hausser les épaules. Elle s’approcha et s’accroupit sur ses talons hauts pour récupérer l’animal. La cigarette pendue au coin des lèvres, elle plissait les paupières car la fumée remontait juste devant son œil droit. Par le décolleté béant de son kimono, il aperçut ses longs seins imposants, en forme de grosses mangues. Malgré sa chevelure rouge feu, elle avait, semble-t-il, la peau mate comme une Mexicaine. « Ça te dirait de venir dans ma chambre jouer avec ma chatte ? susurra-t-elle d’un air entendu, en le regardant par-dessus le matou qu’elle avait pris dans ses bras. — Euh… je sais pas », bégaya-t-il. Il pensait comprendre ce qu’elle voulait dire, mais elle ne correspondait pas du tout à la lle que sa mère lui avait décrite. « T’as quel âge, mon lapin ? — Douze ans et demi. — QUOI ?! » L’animal poussa un miaulement et s’enfuit vers le bout de la terrasse dont, en un éclair, il sauta pour se réfugier sous la maison. La femme s’était redressée, refermant brusquement

q son kimono au cri sonore de «  WILMA  !  » Sa mère sortit en courant. « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui va pas ? demanda-t-elle, l’air de celle qui s’attendait à tomber sur une scène tragique. — Tu m’as dit qu’il avait quel âge, bordel ? — Euh… quatorze ans. — Ouais ouais, c’est bien ça. Et quel âge qu’y me dit qu’il a, lui ? Douze et demi  ! C’est quoi qu’t’essaies de m’faire faire, bordel  ? Tu m’fais lever pour me faire sauter par un gamin de douze ans ! Mais en n, t’es cinglée ou quoi ? Moi qui te croyais raisonnable, une lle ré échie, quoi. Et toi, bordel de Dieu, tu veux me faire aller à dada avec un bébé ! — Mais en n, écoute, il est aussi mûr que presque tous les gamins de quatorze  », tenta-t-elle de convaincre Rusty, qui s’était spécialement levée et maquillée un dimanche matin rien que pour rendre service à son amie. « Ah ouais ? Alors c’est un toubib qu’y lui faut. Il a un truc qui tourne pas rond, ce gamin, ou alors c’est un négro avec des cheveux blonds ! — Je suis désolée, plaida Wilma d’une voix geignarde. C’est juste qu’il devient incontrôlable. Il fallait vraiment que je fasse quelque chose. Moi, je pensais… — Pas question. Quatorze ans, ok. Douze ans et demi, jamais. Fais-le opérer ou un truc comme ça. » Et elle rentra, claquant derrière elle la porte-moustiquaire. Il l’entendit encore à l’intérieur de la maison : « Ah ben bon Dieu, j’aurai vraiment tout vu ! » Sur le chemin, il tenta de prendre la main de sa mère. « Me touche pas ! hurla-t-elle, en furie. — Pardon. Mais je pensais pas que tu voulais dire… une putain. — Et quoi encore ? Tu croyais quoi ? Que j’allais aller frapper à la porte d’une petite mère de famille ? — Oui, mais elle était pas du tout comme t’avais dit. T’avais dit petite et blonde…

— Ça, c’est Rita, elle se sentait pas bien aujourd’hui. Et Rusty, elle a accepté de prendre sa place pour me rendre service. T’es juste trop nigaud pour savoir c’que t’as raté. — Non, mais je comprends maintenant. J’peux y retourner. — Trop tard. Mais pourquoi tu t’es cru obligé de baver que t’avais seulement douze ans  ? À n’importe quel autre moment, t’aurais menti. Pourquoi pas là ? — Ben, je sais pas. Je croyais pas que c’était important. — Bon, eh ben moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour toi. Je me suis mouillée, je me suis ridiculisée devant mes… en n, ridiculisée. » Il se souviendrait toujours de l’expression sur le visage de cette femme quand il lui avait dit son âge : choc et horreur… « Sale pute… marmonna-t-il. — Quoi  ? Dis-donc, jeune homme, tu m’insultes pas. Moi, j’ai fait c’que j’ai dit que j’allais faire. — Mais je t’insulte pas ! » Et soudain, il comprit : c’était là qu’elle travaillait. Il l’imagina, vêtue comme la lle sur la terrasse, accueillant un garçon d’environ quatorze ans qui lui ressemblait, mais brun, et qui la suivait à l’intérieur. Et le chat, assis là, qui regardait la scène avec intérêt.     De retour dans leur chambre, elle se changea et en la son short. Puis elle s’installa sur la natte, à plat ventre, pour lire son journal du dimanche. Pour elle, c’était terminé, il le voyait bien. Il se mit en maillot de bain et sortit la rejoindre. « Tu veux de l’huile solaire ? lui demanda-t-il. — Je vais me la passer, répondit-elle en lui prenant le acon des mains. — Tu veux m’en mettre sur le dos ? lui demanda-t-il après s’en être appliqué côté face. — Tourne-toi. » Elle lui anqua de l’huile sur le dos, puis : « Voilà. Maintenant, tu me laisses lire mon journal.

j

— T’es en colère ? — Non. Je veux juste lire mon journal. — T’es en colère. Je vois bien. — Je suis pas en colère. — Tu sais c’que tu m’as promis ? — Quoi encore ? — Tu sais. T’avais promis que si elle voulait pas le faire, alors c’est toi qui le ferais. » Elle balança violemment son journal. «  Bon, j’ai jamais promis ça et tu le sais très bien  ! Et c’est maintenant que je vais vraiment me mettre en colère ! — Si, t’as promis  ! Et y faut qu’tu la tiennes, maintenant, ta promesse ! — Non, tu fais erreur, jeune homme  », se rebi a-t-elle en se redressant. Il la saisit par le poignet. « Lâche-moi ! Tu me fais mal ! cria-t-elle. — M’en che. T’as promis. — J’ai rien promis… Jack ! Tu me lâches, maintenant ! — Je vais le faire, bon Dieu ! Je vais le faire ! » Et il se jeta sur elle, la clouant au sol de tout son poids  ; elle renâclait comme une vieille vache. « Arrête ça ! » Il s’attaqua à sa poitrine, soulevant sa brassière et dénudant un sein. Il avait son genou entre ses jambes. Ils roulèrent sur les feuilles éparpillées du journal, les chi onnant et les déchirant dans la bataille. «  Tu veux me violer, c’est ça  ? grinça-t-elle, essou ée, en se tortillant. Y’en a des bien plus costauds que toi qu’ont essayé. » Il arracha le bouton du haut de son short. «  Regarde un peu c’que t’as fait  ! Arrête tout de suite  ! Non  ! Jacky, mon bébé, c’est a reux. C’est pas toi. Tu devrais te regarder dans une glace. Arrête, chéri. Tout ce que tu vas gagner, c’est des regrets et de la déception. — Tu laisses tous les autres te le faire ! Pourquoi pas moi ?! », hurla-t-il.

Elle arrêta de se débattre. Il plongea la main dans son short. Elle lui saisit le poignet, mais sans pouvoir l’arrêter. « Fais pas ça, mon bébé. Allez, fais pas ça. » Il lui saisit le sexe à pleine main et enfouit son visage dans sa poitrine dénudée, trouvant le téton de ses lèvres. «  Fais pas ça  !  », plaida-t-elle en lui caressant la nuque. Elle tenta de tirer sa main pour qu’il la lâche, mais il résistait, et elle renonça. Il la pénétra de ses doigts. Là, à l’intérieur, elle était tout humide. « Écoute, proposa-t-elle. On fait un marché, toi et moi. Viens à l’église avec moi, et quand on revient, si t’as encore envie, alors d’accord. — C’est trop tard pour aller à l’église, lui t-il remarquer, se mé ant de ses ruses. — Ça va plus être très long avant les o ces du soir. Allez, on fait une sieste, on se lève, on prend une bonne douche et on y va. Fait trop chaud maintenant, de toute façon. D’accord ? — Mais quand on revient, tu me laisses faire  ? insista-t-il, voulant absolument un engagement ferme de sa part. — Je veux que toi, tu demandes à Dieu de te montrer ce qui est bien. Et moi, je Lui demanderai aussi. — Oui, mais même si Dieu te dit de ne pas me laisser faire, tu me laisseras faire ? s’obstina-t-il. — Oui, soupira-t-elle avec lassitude. Mais s’il te plaît, ne fais pas ça. — Ok, mais ce qui est dit est dit, hein. » Il la laissa sortir sa main de son short, roula sur le côté et se couvrit les yeux de son avant-bras. « Il est chu, ce journal. » Elle se leva et essaya de rassembler les feuilles déchirées. On voyait sur sa cuisse humide des vignettes de Pim Pam Poum. Elle rentra s’allonger sur le lit, pendant que lui, resté sur la natte rembourrée de la terrasse, sommeillait, rêvant d’une maison où trônait une Rosalind Russell vêtue d’un kimono rouge et où, juste quand il allait se mettre entre ses jambes démesurées et grandes ouvertes, il se faisait dévorer par un dragon cracheur de

g p g feu d’un seul coup de mâchoire. Il se réveilla en sursaut et s’assit tout droit. Elle n’était plus là. AH, LA SALOPE ! Le cri s’étou a dans sa gorge trop sèche, si bien que seul un couinement sortit de ses lèvres. Il se précipita à l’intérieur, ouvrit le placard à la volée. Ses a aires étaient là. Et juste alors qu’il était absorbé à déterminer à quel moment elle avait bien pu s’habiller et partir, elle émergea de la salle de bains en fredonnant, les cheveux enturbannés d’une serviette. « Qu’est-ce que tu cherches ? s’inquiéta-t-elle. — Rien. — Va donc prendre une douche. C’est vraiment agréable. Tu te sentiras bien mieux après. » Quand il ressortit à son tour de la salle de bains, elle était assise au bord du lit, en train de lisser sa plus belle paire de bas sur ses jambes. Elle les accrocha et laissa retomber sa combinaison. « Allez, dépêche-toi. Je t’ai mis tes vêtements sur le lit, là. » Il revêtit un pantalon propre, une chemise blanche et une paire de chaussures de sport en toile bleue aux semelles de crêpe qu’il détestait et n’avait pas mises depuis des mois. Les oiseaux étaient venus entonner leurs chants vespéraux dans l’arbre près de la terrasse. « C’est si calme, lui t-elle observer. C’est comme s’il n’y avait aucun sou e. — Il va sûrement pleuvoir », dit-il en nouant ses lacets. Elle était prête, hormis une petite touche nale à donner à sa coi ure et à son rouge à lèvres. « Viens ici et penche-toi. » Il plia les genoux pour qu’elle puisse aplatir sa mèche rebelle à l’aide du peigne qu’elle avait mouillé au robinet. Il xa du regard le n chemisier dans le V de sa veste, tout en frous-frous et comme vivant sur la peau qu’il recouvrait. Ses escarpins bicolores n’étaient pas si nets, avec le blanc qui débordait un peu sur le marron, mais elle était vraiment jolie. Comme toujours.

En remontant la rue sous les silhouettes sombres des arbres, ils entendirent dans le lointain un roulement de tonnerre sonore, tel le grondement d’une immense piste de bowling céleste. «  Wouh  !  », laissa-t-elle échapper, avant de presser un peu le pas, comme si le déluge allait tomber d’une minute à l’autre. Puis on entendit un nouveau roulement. Là-bas à l’horizon, le ciel noir semblait bouillonner. Des oiseaux se hâtaient de rentrer au nid. Les feuilles des arbres se retournaient, face vers le bas, signe certain d’orage. «  Bon, de toute façon, on en a vraiment besoin, remarqua-telle, comme si elle avait des récoltes en attente. Il a fait tellement sec ! » C’était une petite église toute simple, avec deux rangées de bancs séparés par trois allées, a n de faciliter quêtes et communions. Mais le prédicateur, en costume d’homme d’a aires, exhibait des chaussettes à losanges en l’honneur du Seigneur. Wilma se mit à tousser, le nez dans son livre de cantiques. « Qu’est-ce qui va pas ? lui demanda Jack. — Rien. Rien, ça va  », répondit-elle. Les larmes aux yeux, elle lui prit la main, qu’elle garda serrée contre sa cuisse pendant que la congrégation entonnait Shall We Gather at the River, comme si de rien n’était. Le prédicateur était du genre moulin à paroles exalté, convoquant le soufre et le feu : « Et Dieu a dit ! », assénait-il en faisant claquer sa bible dans la paume de sa main comme s’il avait une liaison directe avec les Cieux. « Et Dieu voulait dire ! » Wilma était assise, les yeux dans le vague, tenant la main du garçonnet. Elle priait, se disait-il. De temps en temps, il voyait ses lèvres bouger. À un moment, elle courba la tête, se couvrant les yeux de la main. « Tu pries ? lui demanda-t-elle. — Non. — Prie ! » Il t non de la tête. Alors elle pria pour deux.

p p Puis ils se retrouvèrent debout pour l’Invitation. «  Venez maintenant, mes sœurs, mes frères, et tous ceux qui ont failli, qui ont péché, qui se sont égarés hors de la voie de Jésus-Christ notre Sauveur. Venez maintenant, debout et chantez. » Et par-dessus la voix du prédicateur, on entendit le chef de chœur entonner : « Venez tous, enfants prodigues et las. Venez… » Wilma regarda Jack comme si elle attendait de lui qu’il réponde à l’appel. Elle lui toucha légèrement l’épaule. Il secoua la tête. Un ouvrier au visage à la Norman Rockwell vêtu d’un coupe-vent en gabardine, les joues en feu comme attisées par son embarras et sa gaucherie, se dirigea en titubant vers le banc de repentance, casquette en main, jusqu’au prédicateur qui lui passa le bras autour des épaules avant de tomber à genoux avec lui, tête baissée. Lorsqu’ils se relevèrent, alors que le chef de chœur rajoutait un refrain pour donner le temps au prédicateur de sauver l’âme de cet homme, il avait toujours sa main sur l’épaule du pénitent, mais la gauche pointait maintenant vers le clocher. «  Gloire à Dieu  ! Gloire à Jésus  ! Voici un frère qui s’est détourné du chemin de la vertu, qui a trop bu à la coupe mortelle, qui n’a pas été le mari dèle et le père qu’il aurait dû être, et qui s’est repenti de ses transgressions, qui a imploré le pardon de notre Dieu très miséricordieux, et de Son Fils Notre Sauveur, Jésus-Christ. Lève-toi, mon frère  ! Marche à nouveau dans la lumière de Notre Seigneur. Gloire à Dieu ! — Amen ! psalmodia la salle entière, faisant résonner les murs. — Loué soit Son nom ! — Loué soit-Il ! — Comme Sa pitié est belle ! — Amen ! — Au nom de Jésus-Christ, amen. » Et tous de se précipiter pour féliciter le frère revenu parmi les siens.

Le prédicateur, debout dans l’étroit vestibule, serrait la main de tous ceux qui passaient devant lui. Pas moyen de lui échapper. Il empoigna celle de Wilma mais la lâcha immédiatement comme s’il s’était électrocuté. Puis il reprit ses esprits et la saisit à nouveau. « Sœur… ? — Wild, précisa-t-elle. — Ah oui. Oui, bien sûr. Et ça c’est votre, euh… — Mon ls, Jack. — Ah oui, bien sûr. Eh bien, c’est un plaisir de vous voir à l’église. Beau petit garçon. » Elle t un pas, puis ajouta : « Vous êtes pas mal, comme prédicateur. » Et ils descendirent les marches. «  Tu le connais  ? s’étonna le garçonnet alors qu’ils s’éloignaient dans l’allée. — Ouais. Je le connais. » Il fut heureux de sentir qu’elle ne pensait pas plus de bien de ce type que lui. Elle passa son bras sous le sien et le serra très fort contre elle. « Il faut qu’on se serre les coudes, toi et moi. Bon Dieu, c’est le monde entier qu’est plus dingue que nous deux. À chaque fois que je me sens sale, je tombe sur une gueule enfarinée de tartu e qui me fait me dire que, tout compte fait, moi je suis aussi bonne chrétienne que n’importe qui. Et franchement, si ça devait se jouer devant Dieu entre ce type là-bas et moi, j’aurais toutes mes chances. Oh, Jacky  ! Qu’est-ce qu’on va bien devenir ? » Elle l’étreignit brièvement, mais très fort. Les premières gouttes de pluie, grasses, de la taille de pièces d’un demi-dollar, s’écrasaient sur la poussière de l’allée.     Il avait ôté tous ses vêtements et attendait, assis au bord du lit, avec le sentiment d’être tout petit, plus jeune que jamais. Il entendait les grosses gouttes de pluie qui tombaient, espacées,

g g p q p parmi les feuilles devant la terrasse. C’était un peu comme habiter une cabane dans un arbre. La seule lumière provenait de la lampe posée près du fauteuil. Elle alluma la radio et trouva de la musique de danse. Elle ne portait que sa combinaison, qu’elle retroussa pour s’asseoir à côté de lui, découvrant un instant ses fesses nues à son regard. « Tu sais, ce serait mieux si on oubliait tout ça », lui chuchotat-elle en passant ses doigts dans ses cheveux. Il t non de la tête. « Il faut que je le fasse », ajouta-t-il d’une voix étranglée. « Oh, mon bébé, dit-elle en le prenant dans ses bras. Je t’aime tant. J’espère seulement que tu vas pas me détester, après. — Non, jamais », promit-il. Il avait l’impression que toute la pièce tournoyait autour de lui. Elle prit son pénis entre le pouce et l’index et le caressa jusqu’à pouvoir le cacher entièrement dans sa main. Elle s’allongea à ses côtés, descendant le haut de sa combinaison pour o rir son sein. Puis elle remonta, sur le dos, pour poser sa tête sur l’oreiller, souleva les fesses et remonta sa combinaison. « Viens, murmura-t-elle. — Enlève-la. — Non. C’est bien comme ça. » Et elle le t grimper sur elle, écartant les jambes juste assez pour qu’il puisse s’allonger entre elles. «  J’espère que c’est bien, ce que je fais  », pria-t-elle, les yeux levés vers on ne savait quoi, loin au-dessus de la tête du garçonnet mutique  ; elle tendit le bras entre son corps tremblant et le sien pour guider son pénis en elle. « Pousse un tout petit peu », l’encouragea-t-elle. Dès qu’il sentit le velours liquide et chaud à l’intérieur, il se gea, puis s’écroula, tel un coureur à bout de forces. Elle lui caressa la nuque en roucoulant : « C’est rien, mon chéri. C’est rien. Je suis là. Pleure si tu veux. » D’un mouvement subtil des hanches, elle le t sortir d’elle. C’était trop pour lui. Il avait tellement désiré ça que, touchant en n au but, il en avait perdu ses forces.

p «  Tiens, viens t’allonger près de moi, laisse-moi t’éponger le front. T’es trempé comme une soupe ! » Elle-même était luisante de sa sueur. Elle lui caressa les sourcils du bout des doigts jusqu’à ce qu’il s’assoupisse. Ça ne dura pas longtemps. Il se réveilla en sursaut, en sentant qu’il avait manqué quelque chose. Il n’avait pas plu, nalement. Hormis ces quelques grosses gouttes. On entendait encore le tonnerre gronder au lointain, s’éloignant vers la vallée. Mais il faisait encore une chaleur étou ante dans la pièce. La radio continuait à di user la musique qui se jouait dans une salle de bal, quelque part. Quand il remonta sa combinaison, elle protesta doucement : « Jacky, et si tu restais tranquille maintenant, mon chéri ? — Non, y faut que j’le fasse, maman. — Mais tu l’as fait. Ça a pas su pour satisfaire ta curiosité ? » Il ne répondit pas, mais se mit à se tripoter le sexe jusqu’à être à nouveau prêt. Elle garda le bras sur ses yeux et le laissa grimper à nouveau sur elle, le laissant cette fois trouver le chemin tout seul. Une fois en elle, il voulut l’embrasser sur la bouche. Mais elle ne voulut pas ôter son bras de son visage. Ses lèvres étaient froides. « Vas-y, qu’on en nisse », se contenta-t-elle de dire. Elle s’e orça de rester immobile, ne remuant que dans la mesure où les mouvements et le poids de Jack la faisaient bouger. Elle s’émerveillait de la rapidité avec laquelle il semblait avoir appris comment faire. Ça devait être instinctif, se dit-elle, alors que sa respiration commençait à s’accélérer malgré ses e orts pour ne rien ressentir. Elle se mordit la lèvre inférieure. Non, décidément, ça n’était plus un petit garçon. « Je t’aime ! cria-t-il éperdument. Maman ! » Alors elle roula des hanches pour soulever son bassin, a n qu’il se sente complètement absorbé dans sa chaleur. Elle le tint serré contre elle, les deux bras autour de son dos, bougeant juste un petit peu. Un tout petit peu. Il l’embrassa sur la joue, sentit le goût salé de ses larmes.

Il s’allongea à côté d’elle, toujours en la tenant serrée dans ses bras. Elle se recouvrit le sexe avec un pan de sa combinaison. « J’étais bien ? demanda-t-il. J’ai fait comme il faut ? — Laisse-moi me lever, répondit-elle en lui tapotant la joue, il faut que j’aille à la salle de bains. — Oui, mais j’étais bien ? insista-t-il. — Oui. Allez, laisse-moi me lever. » Il la lâcha. Elle resta un instant assise au bord du lit. « Il a pas plu, nalement, si ? — Non. — On en aurait eu besoin pourtant. Je suis toute collante, remarqua-t-elle en tirant sur la combinaison qui adhérait à sa peau. — Maman ? l’arrêta-t-il alors qu’elle était à la porte. — Quoi ? — Merci. — Pas de quoi », répondit-elle en se glissant rapidement dans la salle de bains.

QUA R A N T E

Jack se prélassait au soleil, allongé sur la natte rembourrée, si heureux, là, entre ciel et terre, qu’il ne redoutait ni la mort ni la cécité. Sa mère sortit sur le « mirador », en short et chemisier à eurs en crêpe bleu, une limonade à la main. Elle s’assit par terre en tailleur et se mit à feuilleter un magazine posé sur ses jambes croisées. Elle paraissait si jeune, avec sa chevelure tirée en queue-de-cheval, attachée avec un ruban assorti à son short. Il s’allongea sur le dos, mains derrière la tête. Elle avait les genoux comme polis. Non, ça n’avait pas été la n du monde. Ils n’avaient pas été foudroyés par un éclair venu des Cieux. Il avait beau écarquiller les yeux, il ne voyait pas un seul nuage dans le ciel pâle. L’herbe continuait à pousser. Les oiseaux à gazouiller. « Tu vas travailler, aujourd’hui ? demanda-t-il. — Hmm, faut bien, répondit-elle sans lever le nez. — Moi, j’aimerais mieux pas. — Faut bien manger. » La seule idée que des hommes puissent entrer dans cet endroit et lui faire ça pour de l’argent le mettait en rage. Ils étaient tous deux pris à ce piège. Et pourtant, il l’avait toujours su, qu’elle faisait quelque chose comme ça. Elle l’avait toujours fait. « Combien qu’ils te paient ? l’interrogea-t-il, cruel. — Jack… — Alors ? Combien ? — Cinq. — Et combien t’en laisses te le faire ? — Jaaaack ! Je veux même pas y penser !

— Mais t’es obligée de le faire tous les soirs, non  ? Alors  ? Deux ? Trois ? Combien ? — Si c’est comme ça, je rentre. Ce que je fais, ça compte pas pour moi. Ces types, ils comptent pas. Et moi, je compte pas pour eux. Tout ce qu’ils font, c’est se servir de moi, et ils me paient pour ça. — Mais pourquoi ? — Eh bien, parce que c’est tout ce que je peux faire, moi, ici. — Non, pas toi, eux ? — Ah… eux. Eux, ils se sentent seuls, et ils ont besoin d’une femme pour un petit moment. Ou alors, c’est leur femme qui les traite pas bien. Je sais pas. Y’a des hommes qui ont juste besoin d’aller dans un endroit comme ça. — Des grands garçons aussi ? — Bon allez, ça su t ! J’ai pas envie de parler de ça. Là, c’est ma journée libre et je veux juste oublier. Bon allez, quoi  ! C’est vraiment pas la peine de te faire de la bile pour ça. — C’est juste que j’aime pas t’imaginer avec tous ces types. Et Bill, qu’est-ce qu’il dit de ça, lui ? — Jamais je lui dirai. Il sait bien que j’aime que lui. Les gens font ce qu’ils peuvent pour gagner leur vie. Ça compte pas, sauf avec Bill. — Jamais ? insista-t-il, ulcéré. — Tu vois, répondit-elle en lui ébouri ant les cheveux, ton problème c’est que tu gamberges trop. Il faut que tu sortes un peu, que tu pro tes de la vie. — Je pro te de la vie quand je suis avec toi. — Oui, mais t’en pro terais bien plus avec des jeunes de ton âge. » Le pick-up de Monsieur Harris s’arrêta devant la maison. L’homme, toujours aussi imposant, s’extirpa de derrière le volant et, tel un ours kaki, se dirigea d’un pas souple vers la porte. «  Tiens, voilà ton petit ami  », commenta-t-il, maussade. Elle lui lança un regard désabusé.

L’homme s’e orçait de faire comme s’il n’avait pas remarqué que le garçon traînait à la maison quasiment nu, à part un maillot de bain bleu passé ; mais malgré ses e orts, il n’arrêtait pas de lui lancer des regards. N’y tenant plus, il lui posa la question : « Tu reviens de te baigner, ou c’est que tu y allais ? — Non, je prenais le soleil, expliqua-t-il à Monsieur Harris, qui en son for intérieur frissonna à cette seule pensée. — Si seulement il avait quelque chose à faire, maugréa sa mère. Un petit boulot, en n un truc pour l’occuper, quoi. — Ah, mais attendez, il me semble bien qu’ils cherchent un groom à l’hôtel. Y’en a un qui vient juste de leur faire faux bond. Ils arrivent jamais à les garder très longtemps. — Et si tu lais là-bas tout de suite ? suggéra Wilma. Peut-être que tu peux l’avoir, ce boulot, si tu te dépêches ! » À contrecœur, il s’habilla et sortit d’une démarche avachie. Groom, manquait plus que ça. Merde, pas question de porter un uniforme de singe savant. De ce côté-là, ses craintes étaient injusti ées. L’hôtel ne pouvait pas se permettre des uniformes pour ses employés. Le mieux qu’ils pouvaient faire, c’était se procurer une vieille veste de fanfare et ensuite recruter des jeunes garçons à peu près de la taille du vêtement. Le réceptionniste, un petit homme dégarni, à la peau rose là où elle n’était pas bronzée, n’arrêtait pas de s’éponger la nuque à l’aide d’un épais mouchoir. «  Tiens, on va s’asseoir là-bas et tu vas me parler de ta vie  », proposa-t-il. Et Jack lui raconta d’où ils venaient, ce qu’ils avaient fait. Il précisa que lui et sa mère attendaient que son beau-père, qui allait travailler dans le pétrole, les rejoigne. Jack remarqua que l’homme se rongeait les ongles au moins autant, sinon plus que lui-même. Ces ongles, on aurait dit ceux d’un gamin, au bout de doigts courts boudinés, et pourtant couverts de poils sombres et humides jusqu’à la dernière phalange. Mais il n’était pas corpulent  ; non, c’était plutôt un homme en forme de poire, aux épaules étroites, vêtu d’un costume d’été chi onné. Ses bajoues, là où il se rasait, étaient

j sombres et couvertes d’engelures. Il donna une grande tape sur le genou du garçon. «  Bon, eh ben, tu peux commencer aujourd’hui même. Tu arrives à seize heures et tu termines à minuit. D’accord  ? Oh, j’allais oublier, c’est deux dollars la soirée, plus les pourboires. » Sa mère était aux anges de savoir qu’il avait trouvé un emploi. Quand il se présenta ce soir-là, Monsieur Weefer était encore en train de déjeuner au comptoir de la réception, tout en feuilletant un magazine coquin. Quand il vit que c’était Jack, il ne se donna pas la peine de le cacher. Le jeune garçon lorgnait dessus avec insistance. C’était rempli de pin-up en sousvêtements et bas noirs. «  T’as une petite amie  ?  », demanda l’homme, alors qu’il passait la veste rouge et noire, où sur chaque poignet était encore cousu un petit lutrin doré juste au-dessus du galon. « Non, avoua Jack. — T’aimes les lles, hein ? — Ben oui. — T’as déjà couché avec une ? — Ouaiis. — Tu sais c’que j’veux dire, la baiser, quoi ? — Ouaiis, con rma-t-il. — Pas souvent, je parie ? — Une fois. — C’est bien ce que je pensais. — Ça te dirait d’le faire avec quelqu’un comme ça ? » Et il lui montra une strip-teaseuse nommée Lolo LeGrand, qu’il avait presque l’air de connaître personnellement, à tel point que le garçon se demanda si le type allait la lui présenter. « T’aimes ça, les gros nénés ? — Ouaiis, avoua Jack. — Alors, il faut que tu rencontres ma femme. Elle a les plus gros que t’aies jamais vus. Plus gros que ceux-là. » Jack écarquilla les yeux devant la photo. Di cile d’imaginer plus gros que ceux de Lolo.

« On était dans le music-hall, au départ. On tournait avec un spectacle qui a fait faillite pas loin d’ici, alors on est restés. Peutêtre qu’on repartira sur la route avec une autre troupe un de ces jours. Tu veux la rencontrer, ma femme ? — Ben… oui, oui… » Il n’arrivait pas à le cerner, ce bonhomme. Il avait du mal à l’imaginer avec une épouse qui ressemblait à cette lle dans le magazine. Mais bon, il y avait des trucs plus dingues dans ce monde. «  Je t’emmènerai la voir plus tard, là-haut. C’est une femme imposante. Mais elle adore les jeunes garçons comme toi. Ça t’excite, de regarder des photos comme ça  ? demanda-t-il en agitant son magazine juste sous le nez de Jack. Là-haut, j’en ai des vrais. On voit tout. Ça te dirait de les regarder ? — Ben… oui, pour sûr. — Garde-moi la réception un moment. Si le téléphone sonne, tu réponds. Si on demande une chambre, tu prends cette che, tu la mets dans le trou juste en dessous du numéro de la chambre, et tu fais sonner en poussant cet interrupteur, là. Tu écoutes jusqu’à ce que ça réponde dans la chambre, puis tu raccroches. Quand ils ont ni, la petite lumière s’éteint et tu peux retirer la che. T’as compris ? — Oui m’sieur. » Une fois l’homme parti, Jack feuilleta le reste du magazine. Parfois il en achetait des comme ça, pour se branler dessus. Il se mé ait beaucoup des adultes qui se baladaient avec des trucs de ce genre pliés dans leur poche, qui rôdaient dans les toilettes publiques et les parcs, avec dans le regard une expression tellement di érente de celle d’un voleur ou d’un arnaqueur : des hommes aux yeux secrets, égoïstes. Mais Weefer n’était pas vraiment comme ça. Il y avait quand même bien quelque chose qui sentait l’arnaque à plein nez dans son comportement. Jack savait qu’il y avait un truc louche et, tout en restant sur ses gardes, il acceptait de jouer son jeu au moins jusqu’à ce qu’il ait vu les gros nibards de sa femme. Il regarda à nouveau Lolo LeGrand. La vache, elle devait quand même en avoir une sacrée

q paire, Madame Weefer, car un seul nichon de Lolo aurait su à cacher sa tête. «  Tiens, regarde celles-là  », dit Weefer en étalant devant le garçon un jeu de cartes illustrant cinquante-deux positions de baise. En guise de joker, une photo de deux chiens occupés à copuler (des fox-terriers à poil dur), dont Jack eut le sentiment qu’elle résumait l’opinion de l’auteur sur les cinquante-deux autres. Puis Weefer tira d’une autre poche un paquet de petits livres de cul, des parodies de bandes dessinées, La Famille Illico, par exemple : ce bon vieux Jiggs qui courait après sa lle tel un sauteur à la perche grassouillet, avec en guise de perche un braquemart démesuré au gland ressemblant à une ampoule de deux cent watts… Et puis Tillie the Toiler, Popeye, Jane Arden, Blondie, ses illustrés préférés et ces personnages qu’il connaissait mieux que sa propre famille, tous à poil, occupés à forniquer à couilles rabattues. «  Ça t’fait bander  ?  », roucoula l’homme, collé contre lui, en avançant le dos de la main pour tâter sous la veste du garçon. « Hé ! Bas les pattes ! » L’homme gloussa. Puis soudain : « Planque tout ! » Et il ramassa les livres d’un seul geste pour les mettre hors de vue. Il y avait un couple d’âge mûr – lui grand mais ventripotent, cheveux gris, elle grande, cheveux noirs, si uniformément noirs qu’ils ne pouvaient être que teints – qui descendait d’une Chrysler verte. L’homme poussa la porte en traînant deux lourdes valises. Jack se précipita pour l’aider. Il se déboîta presque les épaules en soulevant les bagages. L’homme jeta un coup d’œil dégoûté au hall d’entrée. « Je t’avais bien dit que t’aurais dû rester à San Antonio, lançat-il à la femme. — Bon, mais c’est seulement pour quelques jours. — Vous avez une suite ou un studio ? aboya-t-il en direction de Monsieur Weefer, qui se saisit du registre et d’un crayon. — Hélas non, monsieur, mais je peux vous proposer une grande et jolie chambre en façade, avec salle de bains. »

g

j ç L’homme grogna, écrivit brutalement sur le registre et balança le crayon sur le comptoir. « Chambre 201, petit, annonça Weefer en tendant la clé à Jack. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à appeler la réception. » Il t un sourire et une courbette au client. Jack grimpa à l’étage à grand-peine, les lourdes valises à bout de bras. Il les t entrer dans la chambre et hissa les valises sur les porte-bagages dans le bon sens, avant de tendre la clé à l’homme. La femme, dans le même geste, ôtait sa veste et ouvrait les fenêtres. Jack alluma le ventilateur du plafond. « Ça sera tout, monsieur ? demanda-t-il en tendant la main à hauteur de sa taille. La veste était un peu trop grande, si bien que ces satanées manches ne laissaient dépasser que ses phalanges. — Nan. Amène-moi le plus gros pichet d’eau glacée que tu peux trouver. Et des verres. — Tout de suite, monsieur. » Et il sortit avec une courbette. «  Il travaille pour la compagnie pétrolière, lui con a Weefer, tout frétillant. C’est un inspecteur, quelque chose comme ça. » Jack posa sur un plateau de l’eau glacée et deux verres, et remonta le tout à la 201. L’homme ouvrit, en pantalon et maillot de corps sans manches. Il avait les épaules pâles, couvertes de poils gris, mais ses bras et son visage étaient bronzés. Probablement un golfeur, se dit Jack. Sa femme, assise au bord du lit en combinaison noire, lui jeta un regard sans expression tout en ôtant un bas de sa jolie jambe gauche. L’homme lui donna dix cents de pourboire. « J’ai été groom au Muhlebach Hotel à Kansas City quand j’avais ton âge. Par contre, si je m’étais pointé au boulot avec une tignasse comme ça, on m’aurait viré sur-le-champ. — Oui, monsieur, répondit Jack. — Tiens, va chez le coi eur », ajouta-t-il en lui balançant une autre pièce, un quart de dollar. Quand il referma la porte, la

p q p femme était en train d’enlever l’autre bas. Toutes les exclamations qui parsemaient les livres de cul se bousculaient dans sa tête sur une mélodie de berceuse. À la pensée de tout ce qui pouvait se passer derrière les portes des chambres d’un hôtel à un moment donné, il eut une espèce de vertige  ; chaque bruit était porteur d’une promesse érotique, chaque allusion de Weefer masquait une vérité brûlante. Qu’estce qui allait se passer, est-ce que Weefer allait juste le faire monter chez sa femme et dire : « Hé, fais-lui voir tes nibards » ? «  Elle aime les jeunes garçons, surtout les jeunes garçons innocents. » Jack ne se sentait pas spécialement innocent, mais il t de son mieux pour en prendre l’air. «  Moi, ça me dérange pas, expliqua Weefer. C’est un accord entre nous. On s’aime profondément. Tu comprends ? — Ouaiis », acquiesça Jack, qui ne comprenait pas du tout. C’est un peu avant minuit, alors que Jack s’apprêtait à partir, que Weefer lui annonça  : «  Allez viens, je t’emmène la voir maintenant.  » Jack sentit ses genoux ageoler sur le palier. Weefer frappa tout doucement à la porte à claire-voie, en appelant : « Chérie ? » Jack rajusta sa veste, lissa ses cheveux de la main, se passa la pointe de la langue sur les lèvres. Derrière cette porte l’attendait celle qui éclipsait Lolo LeGrand. «  C’est ouvert, entrez  », répondit une voix chantante. Weefer ouvrit et laissa entrer Jack, puis le suivit en refermant la porte derrière eux. Jack resta pétri é. « Mon petit chou, je te présente Jack. » Le garçon esquissa un sourire, pensant que c’était une plaisanterie. Sur le lit était étalée une femme en nuisette transparente couleur pastel  : la plus grosse femme du monde dans leur troupe foraine d’autrefois. On aurait dit qu’on l’avait gon ée à l’hélium. C’était tout simplement monstrueux. Elle avait aux pieds de ridicules mules de satin bleu, avec des talons aiguilles de dix centimètres de haut. Sa minuscule bouche, en forme d’arc de Cupidon, semblait être l’erreur d’un sculpteur qui aurait maladroitement appliqué son pouce au hasard au beau

pp q p milieu des énormes joues bou es. Ses cheveux faisaient penser à une perruque dans le style Little Orphan Annie. « Y m’aime pas, pleurnicha-t-elle à l’attention de son mari. — Mais si, mais si. Pas vrai  ? Allez, viens faire connaissance. Sois pas timide. Elle est très gentille, ajouta-t-il en tapotant le lit près d’elle. — Viens me faire un bisou. J’adore les petits garçons. » Et elle allongea ses lèvres en U dans les masses de chair de son visage, tout en lui tendant les bras. «  C’est parce qu’on n’en a jamais eu, nous  », expliqua Weefer. Une seule de ses fesses éléphantesques aurait pu entièrement l’écraser. Elle avait le ventre si proéminent qu’elle aurait été tout bonnement incapable de mettre les doigts dans sa propre chatte. Weefer t descendre la bretelle gauche de la nuisette, déballant le sein comme s’il sortait un ballon de basket de son sac. C’était comme un coussin vivant, rebondi, mais plutôt carré. « Tiens, voilà. » Et il prit le poignet de Jack pour l’attirer vers la femme. Il guida la main inerte pour la mettre en contact avec cette poitrine incroyablement fraîche. Presque froide, en vérité, même si elle était humide de nes perles de sueur. « Euh… je crois que j’ai pas tellement envie, bredouilla-t-il. — Enlève-le de là, y m’aime pas  !  », couina-t-elle en le regardant comme si c’était lui, le monstre ; comme si c’était un objet, un plat qu’elle pouvait renvoyer. «  Enlève-le de là.  » Sans trop savoir si c’était elle qui répétait ou bien un écho dans son oreille, il l’entendit encore et encore. « Enlève-le de là. Y m’aime pas ! » «  Mais si, qu’il t’aime. C’est qu’il est juste un peu timide  », insista Weefer. À croire qu’il avait plus de mains que son épouse n’avait de fossettes. Il était derrière le garçonnet, défaisant maladroitement sa ceinture, lui baissant le froc et lui sortant la queue d’une main, pendant que de l’autre il lui promenait les doigts sur les hectares de chair froide de son épouse  ; et par ailleurs, il occupait la main libre de Jack avec encore une autre

p J main, tout en sortant sa propre pine pour la fourrer contre le derrière du garçonnet avec une autre paluche encore. Il maintenait Jack penché en avant, en déséquilibre sur ses orteils, qui essayait désespérément de ne pas se faire renverser dans ces sables mouvants humains prêts à l’avaler. Il était partout à la fois, ce petit bonhomme. En se retournant, c’est des deux côtés que Jack entrevoyait du coin de l’œil son visage embesogné. Pas possible, c’est des jumeaux, se dit-il soudain, terri é à cette pensée. Et pendant tout ce temps, la femme continuait de couiner : « Enlève-le de là ! Je veux pas de lui ! Y m’aime pas ! » «  Dis-lui que tu l’aimes bien  », insistait l’homme, sou ant comme un phoque derrière Jack, dont le jean était maintenant tombé à ses genoux. Weefer s’e orçait de lui introduire sa propre queue entre les fesses en tirant sur le haut du caleçon avec un index qui avait dû sortir tel un coucou de quelque trappe sous son nombril. « Si tu le veux, tu l’emmènes dans une autre chambre ! couina sa femme. Moi, je peux pas supporter ça ! » Pour ce qui était de supporter, Jack arrivait lui aussi à saturation. Il balança un bon coup de coude dans le plexus de Weefer, lequel émit un «  Ouuuf…  » et partit à la renverse, lui donnant juste le temps de faire un pas de côté et de remonter à moitié son pantalon de la main gauche tout en maintenant l’homme à distance de la droite, car il revenait déjà à la charge, sa grosse pine sombre dans la main, un air résolu dans les yeux. Jack repoussa le visage ruisselant de sueur, s’imaginant être un quartier de viande jeté dans un chenil, et réussit à remonter su samment son pantalon pour lui lancer un bon coup de pied dans les joyeuses  ; il le vit reculer, plié en deux, le regard implorant. Sur le lit, la femme haletait comme un mérou blanc géant échoué sur la plage. Il sortit à reculons et la droit devant lui sans s’arrêter. Il était bien plus costaud qu’il n’en avait l’air, ce petit bonhomme, se dit-il, estomaqué. Et puis, au souvenir de la femme, il faillit éclater de rire, mais se ravisa  : ce n’était pas drôle, en vérité. « La vache ! Y’a quand même de tout ! », se mit-il à scander intérieurement, traversant à la hâte la petite ville

p poussiéreuse aux rues désertes. Des chiens errants aux allures de coyotes rôdaient dans la pénombre. Il avait mal à la tête. Sans trop savoir où il allait, il se retrouva sur Mile Road à crapahuter dans la poussière avec ses bottes de cow-boy, se dirigeant tout droit vers la maison dont on voyait juste des rais de lumière autour des stores fermés. À son passage, les vieux peupliers de Virginie bruissaient tels d’antiques barbons aux dentiers mal xés. Une Ford 1936 à deux portes déboula dans l’allée et s’arrêta dans la cour où étaient déjà garés deux autres voitures et un pick-up marqué du logo d’un gros élevage de poulets du coin. En descendirent quatre jeunes types, dont une armoire à glace en veste monogrammée de champion universitaire. Ils traversèrent la terrasse au pas de charge, ouvrirent la porte d’entrée et disparurent à l’intérieur. Quand le grand passa sous la lampe, Jack reconnut Billy Bob Ocker, meilleur arrière de tout le Texas, petit ami de Linda Calkins, la serveuse du Clayton’s. À la seule idée que ce type puisse monter avec sa mère, Jack devint fou de rage. Il courut jusqu’à la vieille Ford rutilante. Il y avait une petite culotte en dentelles suspendue au rétroviseur. Il se dit qu’il allait crever les pneus avec son canif, mais ne réussit qu’à casser la lame et à s’entailler la main. Il se t un bandage avec un mouchoir sale, un coin maintenu entre ses dents pour faire le nœud. Puis il se mit à ramper autour de la maison, essayant d’entendre à travers les murs sous les hautes fenêtres aux stores baissés. Il sentit soudain quelque chose se frotter contre sa jambe et lâcha un hurlement, les yeux écarquillés de terreur, le dos collé contre les planches usées du mur dont il sentait dans sa bouche le goût de vieux bois poussiéreux. Le chat poussa un miaulement et le garçon, au bord de l’apoplexie, se remit de sa frayeur. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Putain de chat, se dit-il, furieux contre lui-même. Il t tout le tour de la maison. C’était laquelle, sa fenêtre  ? Il leva les yeux  : l’avancée du toit formait un angle sombre se détachant sur le bleu nuit velouté du ciel. Un oiseau de nuit, hibou ou engoulevent, passa juste au-dessus du faîtage. Il y

g p j g y avait des nuages, quelque part là-haut. Tout le monde espérait la pluie. C’est à tâtons, du bout des doigts, qu’il avait fait le tour. Il connaissait par cœur les vieilles planches irrégulières, leur odeur de poussière. Là-dedans, on entendait de la musique et des éclats de rire. C’était elle, ça ? Ça ressemblait à son rire, non ? Elle riait avec Billy Bob. Il revint vers l’entrée, traversa la terrasse sur la pointe des pieds. Puis, prenant une profonde inspiration, perdu pour perdu, il ouvrit la porte. Il t un pas à l’intérieur. Il y avait sur le sofa un vieux type en vêtements de travail, qui leva les yeux du journal du jour. Une petite blonde toute mignonne en short et brassière était occupée à faire la causette à deux des types arrivés avec Billy Bob ; son regard se dirigea vers la porte grande ouverte où se tenait le garçonnet. Au fond du hall, une vieille Noire marqua un temps d’arrêt avant de disparaître dans la cuisine. Une femme de haute taille, vêtue d’un peignoir de satin, en ressortit précipitamment. « Ben alors, tu entres ou tu sors ? lança la jeune blonde. Reste pas là comme ça, on dirait qu’t’as perdu ton seau et ta pelle ! — Fiche le camp ! », hurla alors Wilma depuis les marches. Elle plissait ses yeux de grande myope pour tenter de percer l’éternel brouillard qui l’entourait. Elle était maquillée si outrageusement qu’on eût dit sa propre caricature. Sous sa Pompadour, elle avait les cheveux crêpés comme ceux d’une sorcière. Son rouge à lèvres paraissait violet, sa bouche peinte telle celle d’un clown. Elle s’était dessiné des cils sous les yeux et des sourcils plus sombres et plus courbes ; il y avait sur sa joue un grain de beauté qu’elle n’avait jamais eu avant. Il vit ses seins tressauter dans sa brassière trop lâche quand elle se pencha pour hurler. Derrière elle, Billy Bob, vêtu de sa veste de champion, hilare, une main posée sur sa hanche. La femme sortie de la cuisine venait vers lui. Il recula et referma la porte. « C’était quoi, ça, bordel ? demanda une voix masculine. — Rien, un petit voyou, répondit Vera. — C’était le ls de Wilma  », con a Rusty à Rita avant d’emmener à l’étage l’éleveur de poulets qui l’attendait depuis un moment.

   

Il se réveilla quand elle rentra et lui lança un regard aussi furieux que hagard sous la lumière du plafonnier. «  T’avise plus jamais de me faire un truc comme ça  ! le prévint-elle en agitant un index menaçant. Mais en n, bon Dieu, qu’est-ce qui t’a pris ? » Le maquillage de carnaval avait disparu. Son visage semblait nu, luisant des résidus de la crème qu’elle y avait appliquée, et ses lèvres étaient pâles et un peu molles. Elle avait les cheveux dissimulés par un foulard. « J’aurais voulu te tuer quand je t’ai vu là, debout à la porte. — Tu l’as fait avec ce type en veste, hein ? — Quoi ? Oh, et puis merde ! » Elle lui tourna le dos et alla se déshabiller dans la salle de bains. Il l’entendit se brosser frénétiquement les dents au lavabo, comme toujours, puis faire un ou deux gargarismes avant d’éteindre et de se mettre au lit. « ’nuit, articula-t-il dans le noir au bout d’un moment. — Bonne nuit  », répondit-elle à contrecœur, après avoir tapé deux ou trois fois sur son oreiller. Il se retourna et passa son bras autour d’elle en se blottissant dans son dos. « Je suis désolé. Ça s’est fait comme ça. Je voulais juste te voir. — Là-bas ? » Elle s’écarta un peu de lui. « Fait trop chaud, marmonna-t-elle. — Ouaiis, d’accord. Voilà. » Et il se mit à lui raconter sa journée, le réceptionniste de l’hôtel et sa grosse femme. Il lui raconta combien il avait gagné : « Trente-cinq cents ! — Mais elle était grosse comment ? voulut-elle savoir, pensant qu’il exagérait, voire qu’il inventait. — Comme une grosse bonne femme dans un cirque. Deux cents kilos. — Et c’est vrai, ce mensonge ?

g — Tu crois jamais rien de ce que je te dis ! — Ben… t’as quand même tendance à exagérer. — Elle était énorme  ! Et lui, derrière moi, qu’essayait de m’empapaouter, et elle qu’était là comme un truc très moche qu’essaie de rentrer dans lui-même pour se cacher… » Et il se colla à nouveau contre son derrière, lui enserrant la taille de ses bras. « Bon, écoute ! Je suis toujours fâchée, là ! Tu retournes de ton côté du lit ! — Oui mais, pourquoi tu te mets ces machins sur la gure ? — Je sais pas. Ils aiment ça. Ou c’est peut-être un masque, pour moi. — Tu me montreras, un jour ? — Non ! » Il lui prit le sein droit dans sa main. « Non, pas question ! si a-t-elle. Tu te pousses et tu me laisses dormir, maintenant ! — Mais j’ai envie ! J’ai besoin ! — Non et non ! Je t’ai laissé faire une fois, tout en sachant que j’allais le regretter. Mais maintenant c’est terminé  ! T’as compris ? menaça-t-elle en arrachant sa main. — Mais j’ai besoin ! Si j’le fais pas, j’vais devenir dingue ! — Je m’en che  ! Si t’as besoin, tu vas voir quelqu’un d’autre. Jack, je plaisante pas. Je veux plus jamais entendre parler de ça ! Sois un homme ! ajouta-t-elle, railleuse. — Un homme ! grinça-t-il. Tu fais chier à la n ! Sois gentil. Sois un homme, l’imita-t-il. Sois un bon petit garçon à sa maman  ! Espèce de sale pute  ! J’en ai besoin, moi. Tu m’as laissé faire l’autre fois. Tu le fais avec tout le monde dans ce putain de bled. Même ce grand connard de Billy Bob et sa putain de bande, merde ! Tout le monde ! Retourne-toi ! » Et il se mit à la tirer pour la mettre sur le dos. Elle se débattit, le repoussant, retroussant les lèvres sur des dents serrées. « J’ai dit non, c’est non ! », répéta-t-elle. Le haut de sa chemise de nuit craqua. « Regarde c’que t’as fait maintenant ! »

g q Il repoussa brutalement sa main qui tentait de rattacher la bretelle. Alors elle le gi a avec violence. Les larmes se mirent à couler sur ses joues. Et c’est en sanglotant qu’il se jeta sur elle. « Tu m’as laissé l’autre fois. S’il te plaît, juste encore une fois. Qu’est-ce que ça peut faire ? — Non ! Pas question ! T’as beau faire et beau dire, c’est non ! Vas-y, pique ta crise. Ça servira à rien. Ce sera toujours non ! — S’il te plaît ! implora-t-il. S’il te plaît, maman, j’en crève. J’ai besoin. Tu laisses tous les autres. Quelle di érence ça fait ? S’il te plaît ! — Ah, mais c’est pas possible  ! Regarde-moi ça. Je rentre crevée, j’ai juste besoin de dormir, et il faut que je supporte une scène comme ça ! » Et soudain, l’un des ouvriers de l’autre côté du couloir hurla : « Bon, vas-y, laisse-le faire à la n, merde  ! Qu’on puisse tous roupiller après ! » Ils se gèrent. Le silence se t si pesant qu’ils pouvaient entendre la brise dans les feuilles de l’arbre par les portes ouvertes donnant sur le mirador. «  Bon, t’as vu ce que t’as réussi à faire  ?  », chuchota-t-elle, furieuse. Il ne s’était absolument pas rendu compte que ce qui pour lui était si intime, si intérieur, avait pu en réalité être entendu audelà des murs. Maintenant, il avait conscience du moindre craquement du lit. Mais au nal, il ne s’en faisait pas. Après tout, il n’avait pas menti. 

QUA R A N T E E T U N

Quand Jack arriva au restaurant, un foreur de l’équipe de nuit, dont le prénom, Buck, était peint sur le devant de son casque métallique, donna un coup de coude à l’ouvrier assis près de lui, et leur conversation s’arrêta. Le garçon ne remarqua pas que le brouhaha de midi avait quelque peu diminué, et qu’il en était la cause. L’établissement appartenait à la petite amie de Shorty et Jack trouvait normal de faire travailler en priorité les gens qu’ils connaissaient  ; il s’installa sur un tabouret. Shorty, qui travaillait dans la même équipe que les ouvriers installés à l’autre bout du comptoir, partageait avec Buck une chambre en face de celle qu’il occupait avec sa mère. « J’suis vraiment obligée d’le servir ? », demanda au cuisinier la serveuse, une grande lle assez moche au visage grêlé. Jack sentit le regard de Buck. Il lui sourit. Il vit que l’homme prononça le mot merde, avant de jeter sa fourchette dans son assiette et de détourner la tête, ses lèvres minces livides. Le cuisinier sortit de sa cuisine en s’essuyant les mains sur son tablier graisseux. Le bas de sa toque de papier était d’un jaune tout aussi graisseux. Il n’était pas rasé. Maigre, le teint jaunâtre, avec des yeux injectés de sang et une pomme d’Adam extraordinairement saillante, il s’adressa au garçon : « Désolé, petit. On peut pas te servir. — Ben pourquoi ? s’étrangla-t-il, comme s’il venait d’être gi é. — Bon écoute, tu ferais mieux de dégager. On veut pas d’histoires ici. — Histoires ? Quelles histoires ? »

Mais il se leva quand même. La salle entière avait cessé de manger pour regarder ce grand garçon tout maigre en pantalon et blouson de jean fanés, vieilles bottes couvertes de poussière, Stetson plein de sueur et lunettes d’aviateur. « Putain, j’vais lui défoncer la gueule ! », s’écria soudain Buck en se levant d’un bond de son tabouret. Son voisin, un rouquin trapu, le repoussa contre le mur. «  Pour l’amour de Dieu, gamin, fous le camp  ! hurla la petite serveuse boulotte aux cheveux décolorés. — Fous le camp de la ville ! renchérit l’autre serveuse, elleuse. Et le plus tôt sera le mieux ! Disparais de la Terre ! » Il n’y comprenait rien. Il n’avait rien fait. Ils devaient se méprendre, pensa-t-il. Il alla se réfugier au drugstore le temps d’y ré échir. Il prit un sandwich à la salade de jambon et un Coca au citron vert. Puis il repartit et alla traîner à la gare, histoire de regarder dé ler lentement le train qui, sans s’arrêter, embarquait à la volée sacs postaux et boîtes de lait suspendus à la potence prévue à cet e et en bord de voie ; il était bien décidé à ne pas se laisser démoraliser par ce qui venait de se produire. En toute honnêteté, il ne voyait absolument pas ce qu’il avait pu faire pour mériter un tel traitement. Le train passa dans un grondement. Le machiniste lui t un signe depuis la cabine. Avec ce système, le courrier et le lait étaient embarqués sans le moindre heurt, et les visages des voyageurs aux larges fenêtres n’étaient qu’un brouillard de passage. Il se t mal aux yeux à essayer de retenir au moins une image nette. Le convoi accéléra, soulevant en s’éloignant un tunnel de poussière chaude et tourbillonnante. Il se remit debout et retourna à l’appartement. Quand il monta, il tomba sur Buck, Shorty et le type qui avait retenu Buck, là-bas au restaurant, tous trois entourant sa mère sur le palier. « Va-t-en ! hurla-t-elle dès qu’il apparut en haut des marches. Cours ! » Elle avait le visage déformé par l’angoisse, les deux mains tendues vers lui comme pour le repousser.

p p « Viens là, petit, on veut te demander quelque chose, lui lança Buck d’une voix dure. — Y va s’tirer ! cria Shorty. Attrape-le ! » Buck bondit. Shorty repoussa la femme contre le mur quand elle esquissa un mouvement vers son ls. Buck avait cramponné Jack par le revers de son blouson. « Non non, tu restes là, petit salopard ! » Et il se mit derrière lui, immobilisant ses bras tout en le poussant rudement vers Wilma, que Shorty maintenait plaquée au mur. « On veut t’entendre le dire, menaça Buck. Tu la baises, oui ou non ? — OUAIS  ! cria le garçon tandis que l’homme lui tordait les bras. — Bon, c’est tout c’qu’on voulait savoir, reprit Buck d’un air entendu. — Écoutez-moi ! S’il vous plaît ! intervint Wilma, implorante. Y comprend même pas ce que vous dites. Y sait même pas ce qu’y dit. Y sait pas ce qu’y fait ! » Les mots se bousculaient dans sa bouche. «  Laissez-le tranquille. Y tourne pas rond. Il est pas responsable. Il est tombé sur la tête quand il était bébé et il a des idées bizarres. Je sais que je devrais le faire enfermer. Mais il est tout c’que j’ai. Je peux pas supporter l’idée de le voir dans un de ces endroits. Il est ino ensif. C’est juste qu’y lui vient des idées. » Mais qu’est-ce qu’elle racontait  ? Buck le forçait presque à se tordre en deux ; il se tenait sur la pointe des pieds pour atténuer la douleur dans ses bras. « Moi, y m’paraît tout c’qu’y a de plus normal, grogna Buck. — Nous, on a entendu c’qu’on a entendu, interrompit Shorty. Et il a bien dit que tu l’avais déjà laissé faire. On l’a entendu. Buck et moi. — Mais y savait pas c’qu’y disait ! répéta-t-elle. — Mais si, j’savais  ! intervint Jack. Pourquoi tu m’fais passer pour un menteur ? »

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Sa question était sincère ; il avait le visage déformé, autant par le désarroi que par la douleur du double nelson qui l’immobilisait. « Ah ouais, comme ça c’est vrai, hein, petit ? Elle t’a laissé lui mettre ? insista Buck, en tirant encore vers l’arrière. Dis la vérité ou j’te les arrache ! — C’est la vérité ! — On sait que t’es une pute municipale, mais merde, on a droit à un minimum de décence  », proclama Buck sur un ton de probité outragée, presque féminin. Wilma eut l’impression d’être un service public. «  S’il vous plaît… Croyez-moi ! Vous savez que je vous ai tous bien traités. Vous le savez. Mais lui, y’a des fois où y perd la boule, quoi ! Laissez-le partir. On quitte la ville si c’est c’que vous voulez. Mais s’il vous plaît, il est pas responsable de c’qu’y dit. — Ptét bien que c’est toi la responsable, alors, rétorqua l’homme, menaçant. Tu sais c’qu’on fait aux gens qui font ça, chez moi ? — Bon allez, viens, Buck, dit le troisième homme, qui jusque-là s’était tenu à l’écart. On se tire ? Ça mène à rien. — J’veux juste qu’elle entende ce qu’on leur fait chez moi, aux familles tuyau de poêle. Toi, on te balancerait à bou er aux sangliers ou aux clébards, ou on t’en lerait un serpent à sonnettes vivant tout entier ; lui, on lui couperait les bijoux de famille et on t’les ferait bou er  ; et après, on te tabasserait à mort comme un putain de renard et on t’balancerait aux alligators, parce que t’es pas digne d’un enterrement chrétien. Ou alors, ptét bien qu’ils t’enchaîneraient à un arbre pour te faire brûler. Là-bas chez moi, y’a un vieux chêne noir qu’a encore sur lui la forme calcinée d’une vieille veuve qui vivait dans les marais et qui arrêtait pas avec les siens, à c’qu’on disait. C’est toute la famille qu’ils ont cramée, nom de Dieu, sauf une des lles qui s’est sauvée. On dit qu’elle a vécu dans le bayou comme une bête, muette et dingue de tout c’qu’elle a vu. — LÂCHE-MOI ! hurla Jack, écumant, en donnant des coups de pied en arrière.

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— P’tite otte ! Essaie un peu d’me taper ! » Buck le t pivoter et lui envoya son poing dans la gure. Le garçon vit des étoiles et partit en arrière avant de s’écrouler à terre. « Nooon ! », entendit-il crier sa mère. Il tenta de retrouver ses esprits pour aller vers elle. Elle aussi était par terre, terrorisée, recroquevillée contre le mur, bras autour de la tête pour se protéger des coups. «  Laisse-la moi, R.T.  ! criait Buck à l’ouvrier trapu qui l’entraînait loin d’elle. — Mais qu’est-ce qui se passe là-haut, en n  ? cria la propriétaire depuis le bas de l’escalier. Si y’a encore du grabuge, j’appelle la police ! — Bon allez, viens, répéta R.T., en poussant Buck vers l’escalier. — Y’a des choses qu’on fait pas, sinon on a pas le droit de vivre ! protesta Buck. — Ok, ok, mais t’en sais rien. — J’ai entendu c’qu’il a dit, moi ! Et Shorty aussi ! — Oui, mais comme elle dit, on voit bien qu’il est pas net. — Moi, y m’semble assez normal pour en savoir autant ! — Nan, allez, viens, laisse tomber. — Y m’a donné des coups de pied, le p’tit enfoiré. Y m’a insulté, MOI ! », hurla-t-il en essayant à son tour de donner un coup de pied au garçon, mais R.T. l’entraîna à grand-peine jusqu’aux marches. « C’est pas ni, vous allez en entendre parler ! », menaça Buck en descendant. Tous les trois dévalèrent l’escalier en continuant à palabrer, jusqu’à la voiture de R.T. garée devant la maison. Puis la propriétaire monta les marches en ahanant. « Bon, alors, c’était quoi, cette histoire ? » Wilma se releva. Jack aussi. Le coup de poing lui avait fendu la lèvre inférieure, déchirée par la pointe de sa dent cassée. Un let de sang coulait sur son menton et des gouttes tombaient sur le devant de son tee-shirt.

« Je savais bien qu’y aurait des histoires, quand je vous ai loué la chambre. C’est toujours comme ça quand y’a une femme seule, sans mari. — Ça va maintenant, répondit Wilma. Laissez-nous tranquilles, s’il vous plaît. — Ah ça oui, je vais vous laisser tranquilles ! Tranquilles pour chercher un autre logement, vous avez huit jours de préavis. — D’accord  », acquiesça-t-elle en entraînant Jack dans la chambre. « Tu vas bien ? », lui demanda-t-elle. Il t oui de la tête. « Viens au lavabo. » Elle lui lava le visage, examina sa lèvre, la tamponna de mercurochrome et lui posa un petit pansement. «  Je sais pas ce qu’on va faire, maintenant, soupira-t-elle en regardant autour d’elle dans la chambre. Où est-ce qu’on va aller  ? J’ai pas assez d’argent pour qu’on quitte la ville. Je viens juste d’envoyer dix dollars à Bill. Et de toute façon l’autocar est déjà parti. Ça, tu nous as mis dans un beau pétrin. — Je suis désolé. Mais en n, pourquoi t’as raconté tous ces trucs sur moi ? — Il fallait bien que je dise quelque chose, répondit-elle, comme si elle n’avait vraiment pas le temps d’expliquer. Écoutemoi, ces deux-là, ils nous auraient vraiment fait du mal si y’avait pas eu l’autre. Tu t’imagines pas à quel point on a eu de la chance. Il faut vraiment qu’on fasse quelque chose, tu sais. Bon Dieu de bon Dieu, mais pourquoi tu te comportes pas comme tous les autres gamins  ? Ça doit être ça, le châtiment, ajouta-telle en levant les yeux vers le ciel. — J’ai jamais vécu avec d’autres gamins. — Oui, je sais, je sais. Je suis une mère indigne et le garage à bites de toute la ville… Allez tais-toi. Il faut que je trouve quelque chose… Attends là, je descends juste deux minutes demander à madame Blier si je peux téléphoner de chez elle. Je reviens de suite. Attends, tiens  ! Prends ça, ajouta-t-elle en lui tendant un couteau de boucher. Si jamais ils reviennent, il

faudra te défendre. Si tu les laisses t’emmener, t’es chu. Je pourrai pas te tirer de là. » Il regarda le couteau qu’elle lui avait mis dans la main, puis la porte au vernis brun craquelé qui s’était refermée sur elle. Elle pourrait très bien le planter là et s’en aller, se dit-il. Et il fonça sur la terrasse, d’où il pouvait surveiller l’entrée de la maison. «  Jack  ? appela-t-elle une fois rentrée dans la chambre, inquiète de ne pas le voir. — Quoi ? — Mais qu’est-ce que tu fais dehors ? — J’avais peur que tu te sauves en me laissant ici. — Des fois, c’est pas l’envie qui me manque, gronda-t-elle. — Ben fais-le alors ! Je m’en fous ! Te gêne pas ! Ça m’est égal. — Oh, boucle-la un peu et viens m’aider. Emballe seulement ce qu’on peut emmener, laisse tomber les trucs de cuisine. Y’a monsieur Harris qui vient nous chercher, presse-toi. » Au cas où, elle bloqua la porte avec une chaise inclinée coincée sous le loquet. «  Sors ce carton là-bas, dans le fond du placard. Je veux le prendre avec nous. » C’était cette grosse boîte toute défoncée dans laquelle se trouvait son bric-à-brac personnel, et qu’elle trimballait partout avec elle depuis aussi longtemps qu’il pouvait se souvenir. Monsieur Harris klaxonna en se garant devant la maison et monta immédiatement. Elle déverrouilla la porte et se blottit contre sa vaste poitrine. « Je suis si heureuse de vous voir. Ça a été horrible ! » Jack entrevit des larmes dans ses cils. « Oui, j’ai l’impression. Tout le monde parle de ça. Vaut mieux partir tout de suite. Je viens de dire à Art de me remplacer dans l’équipe cette nuit si je peux pas être de retour à temps. Alors vaut mieux disparaître avant que ça se sache. — Vous pouvez pas savoir à quel point je vous suis reconnaissante. Simplement, je voudrais pas que vous pensiez qu’y a du vrai dans ce qui se raconte…

— Ça m’est égal, l’interrompit-il. Vous ne me devez aucune explication. — Oui, mais je voudrais pas que vous pensiez… — Oubliez ça. C’que je fais, je le fais parce que j’en ai envie. C’est tout. Allez, on s’en va maintenant. » Il ne fallut qu’un tour au garçon et à l’homme pour tout mettre et arrimer à l’arrière du pick-up. Puis ils montèrent et démarrèrent. «  Ils sont tous à la salle de billard à picoler, on aura pas mal d’avance  », dit l’homme. Ne prenant que les petites rues, il emprunta Mile Road pour rejoindre la grand-route en contrebas de la ville. En passant devant la vieille ferme aux boiseries blanchies, où les stores étaient toujours baissés et dont la cour, à l’avant, était couverte de traces entrecroisées de voitures, ils rent tous les trois comme si de rien n’était. Il faisait déjà nuit quand ils arrivèrent à McAllen. «  Trop tard pour chercher une chambre ce soir, remarqua Harris. Je crois me rappeler qu’il y a un motel par là. » Et bientôt, ils tournèrent dans une allée gravillonnée, juste après une grande pancarte lumineuse. « Vous voulez que je vienne ? demanda-t-il. — Non. Je sais vraiment pas comment je pourrais vous remercier… — Vous n’avez pas à me remercier. Je ne voulais pas qu’il vous arrive quelque chose. » Jack déchargea leurs a aires dans l’allée. Il n’y avait que deux valises et deux cartons. Quand il revint, Harris était en train de forcer sa mère à accepter les billets qu’il lui mettait dans la main. « Je n’en veux pas, insistait-elle — Ne soyez pas bête. Vous en avez besoin. Disons que c’est un prêt, si vous voulez. Vous me rembourserez la prochaine fois qu’on se croisera. — Oui, je vous rembourserai, promit-elle. — Eh bien, au revoir et bonne chance à vous.

— Merci. Merci vraiment. Vous nous avez sauvé la vie. Vous savez ce que je ressens… — Oui… Bon, il faut vraiment que j’y aille. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous savez où me joindre. Au revoir. — Au revoir », dit le garçon. Mais l’homme ne lui répondit pas.     Elle avait bien insisté pour avoir une chambre avec lits jumeaux. Il était déjà couché quand elle sortit de la douche et vint se glisser sous les draps sans allumer la lumière. Elle avait envoyé un câble en PCV pour demander à la grand-mère du garçon de leur expédier un peu d’argent. Mais sans trop y croire. Il fallait qu’elle trouve un travail tout de suite. « Maman ? l’appela-t-il dans le noir. — Quoi  ? nit-elle par répondre. Elle lui tournait le dos, son corps soulevant la couverture tout là-bas. — T’as oublié de me faire un bisou pour me dire bonne nuit. — Pas ce soir. Tu t’endors, maintenant. Il m’en faudrait pas beaucoup pour que j’explose, là ! » Il resta silencieux pendant un moment. « Maman ? — Quoi encore ? — Tu crois vraiment que je suis dingue ? — En-dors-toi ! — Mais tu le crois ? » Pour toute réponse elle se leva comme une furie et fonça s’enfermer dans la salle de bains. Il aurait tellement voulu que quelqu’un réponde à sa question. 

QUA R A N T E - DE U X

Pris entre le marteau de la pauvreté comme échec moral personnel et l’enclume de ce miroir aux alouettes qu’était la récompense matérielle d’une citoyenneté à laquelle ils ne pouvaient jamais prétendre, ils étaient des réprouvés partout où ils jetaient l’ancre. Toute leur histoire était un kaléidoscope insensé de faits, de fantasmes sur grand écran, de mensonges de protection instinctifs et de vérités un peu arrangées pour entrer dans le moule d’un rêve américain modeste et présentable. Après tout, quelle épouse annoncerait tout de go à une propriétaire que son mari était en prison, alors même qu’elle essayait de la persuader de lui louer une chambre en n’ayant en poche que quatre dollars pour toute caution ? La propriétaire en question avait tout d’abord cru qu’ils étaient mariés. Et demandé avant toute chose s’ils avaient des gamins. « Non ! Mais, euh… avait balbutié Wilma. — Vous comprenez, c’est pas que j’aime pas les enfants, mais y’a tellement de monde ici, et y sont toujours dans les jambes de quelqu’un. Attention, hein ! J’les adore, moi, les enfants, mais ici y’a des gens qu’essaient de dormir à toute heure de la journée, et les bébés, ça pleure, voyez-vous. — On n’est pas mariés. — Euh… alors je sais pas, hésita la femme, perplexe. C’est qu’ici, c’est un établissement… — C’est mon ls ! — Ah mon Dieu ! Oh là là, je me sens toute bête, bégaya-t-elle en devenant rouge comme une tomate et en se cachant le visage

dans les mains, écartant les doigts pour la regarder encore. Moi, je pensais… En n, à vous voir, on croirait pas que vous avez l’âge pour avoir un aussi grand garçon. Je suis vraiment désolée. — C’est vrai qu’il y a plein de gens qui nous croient frère et sœur, la rassura-t-elle. Lui, déjà, il est grand pour son âge, et en plus il a toujours ces lunettes de soleil sur le nez qui le vieillissent encore. — Moi, je le croyais dans l’armée  », con rma la femme en lorgnant sur ses vêtements kaki. Elle leur montra le logement, une chambre donnant sur le vestibule du rez-de-chaussée à l’avant et sur une galerie fermée à l’arrière, laquelle leur permettait également d’accéder à la cuisine, partagée avec deux femmes de militaires dont les chambres étaient au même niveau. «  Il n’y a qu’un grand lit, mais si vous voulez, vous pouvez rajouter un lit de camp sur la galerie, ça me dérange pas. C’est huit dollars la semaine », ajouta-t-elle comme si elle s’attendait à ce qu’elle discute le prix. Wilma avait trouvé un emploi au drugstore Rexall du coin, comme vendeuse et « cosméticienne », ainsi qu’elle aimait à se présenter. Ça lui plaisait bien plus que de servir des sodas au coin bar toute la journée, le seul genre de boulot qu’elle avait imaginé trouver ici. Jack avait quant à lui fait le tour de tous les supermarchés, bowlings, salles de billard et magasins pour se dégoter lui aussi un travail, mais dans cette vallée du Rio Grande où la population était aux trois quarts latino et avec le Mexique juste en face, au bout du pont, tous ces petits boulots normalement réservés aux adolescents étaient chasse jalousement gardée d’adultes pères de famille. D’un coup, par la seule couleur de sa peau, il se trouvait propulsé dans une classe sociale trop bien pour les travaux de force ou la récolte des agrumes. Il était devenu citoyen du Texas par défaut. Alors il passait son temps à traîner dans les parcs et sur les rives surélevées du euve, ou au cinéma quand la chaleur tropicale se faisait insupportable, à fumer des cigarettes et à rêvasser, priant

pour que vienne rapidement le jour où il serait assez âgé pour en n s’engager. Tout près de là se trouvait une base d’entraînement pour navigateurs-bombardiers. Comme une bonne partie des recrues n’étaient que des recalés de l’école de pilotes de Randolph Field, un peu plus loin, il y avait dans cette atmosphère militaire un arrière-goût amer où se mêlaient frustration, émasculation, inassouvissement, et qui venait se fracasser sur l’âme collective mexicaine, pour qui la guerre, c’était déjà passé et déjà foutu. Le Mexique n’était en guerre avec personne. « On s’en va à Reynosa acheter un fer à repasser électrique », annonça joyeusement Wilma en revenant du travail un aprèsmidi  ; elle avait fait son entrée dans la chambre comme une gamine qui joue à la marelle, avec à sa suite un grand et ventripotent Texan sexagénaire au dandinement de dessin animé. Il était vêtu d’un costume western en gabardine fauve, de bottes de cow-boy de luxe, d’un Stetson en castor et portait des lunettes à demi-monture. C’était un promoteur immobilier dont les bureaux étaient situés juste au-dessus du drugstore où travaillait Wilma. Il avait une énorme Buick couleur crème, un vrai bateau qui glissait sur l’asphalte dans un ronronnement feutré. Les garde-frontières leur rent signe de passer. Et dans la minute, la voiture se trouva encerclée par une troupe ambulante et bigarrée de rabatteurs leur proposant, sur un ton criard ou egmatiquement con dentiel : « Vous voulez pneus ? Bas nylon ? Grille-pain ? Marijuana ? Vous voulez lle ? Garçon ? Amour ? Vous veux voir un show, amigo ? » Ils se garèrent en épi face au trottoir. Les rues étaient si étroites et défoncées qu’il valait mieux continuer à pied. « On voudrait acheter un fer électrique, annonça le Texan qui les dominait d’une tête, le regard impérieux derrière ses lunettes. — Pas problème  ! Viens avec moi. General Electric, Westinghouse, Sunbeam. Suis-moi, s’il vous plaît. »

Elle acheta un Sunbeam qui était peut-être neuf, même si l’emballage manquait. Il coûtait bien moins cher que sur l’autre rive du euve, à supposer même qu’elle ait pu en trouver là-bas. «  Pneus, essence  ? proposa leur guide. Café, caoutchouc, cuir ? » Il énumérait maintenant les articles rationnés, mais par grandes catégories. Son fer sous le bras, Wilma se laissa conduire par le Texan, en compagnie de son ls, au restaurant Joe’s pour dîner. Ils rent un véritable festin dans un style familial, avec trois viandes, légumes et salade à volonté dans d’immenses bols. Mais elle se disait que ce n’était sans doute pas très hygiénique. «  Ils vont quand même pas jeter ce que les gens ne mangent pas, raisonnait-elle. Ils le resservent à quelqu’un d’autre. » Comme l’eau du robinet était pleine de parasites, l’homme laissa Jack boire de la bière mexicaine, qu’il trouva plus forte et meilleure que l’américaine. L’homme et Wilma burent de la tequila avec citron et sel, juste pour le folklore, puis se mirent aux margaritas. À la n du repas, ils se sentaient d’humeur fort joyeuse. Un orchestre était apparu pendant le dîner, qui alternait musique de danse américaine et chansons latinos. Wilma voulut danser. L’homme déclina : il ne dansait jamais car il avait un genou esquinté depuis qu’un cheval lui était tombé dessus. « Viens danser avec moi, Jacky », suggéra-t-elle en se levant et en lui o rant son bras. Il n’aimait pas ça. Il était très mauvais danseur. En plus, elle dansait avec lui comme avec Bill, comme si elle ne se rendait pas compte de l’e et que ça pouvait lui faire de la tenir serrée contre lui ainsi qu’elle l’exigeait toujours, pour bouger ensemble au rythme de la musique. « Je crois que tu vas être aussi grand que ton père, lui con a-telle en l’entraînant dans une gure qu’elle lui avait apprise. Mais pour ce qui est de danser, ni toi ni lui n’arrivez à la cheville de ton beau-père ! — Je m’en che, grommela-t-il. — Oh, allez, me fais pas la tête. Moi, je m’amuse bien. »

p j Commença ensuite un spectacle sur la scène, avec en vedette un couple américain sur patins à roulettes  ; leurs visages n’exprimaient rien en dehors des besoins du numéro, des visages complètement fermés avec des sourires gés et des yeux semblables à ceux de vieux boxeurs qui continuent à combattre, même s’ils sont incapables d’articuler une phrase cohérente ou de se rappeler le nom de la ville où ils ont perdu leur dernier combat. L’homme avait des membres tout caoutchouteux dans son pantalon de smoking lustré et mal ajusté, sa large chemise de satin tachée et son cummerbund écarlate. La femme avait des jambes d’athlète gainées dans une paire de collants résille qui avaient un trou grand comme une pièce d’un dollar sous sa fesse gauche. Son petit costume bleu rappelait à Jack des décorations de Noël que l’on aurait oubliées tout l’été dans une vitrine d’une ruelle perdue. Ses cheveux ressemblaient à du sisal décoloré. Et pour parachever tout ça, des sourires de scène, gés et tristes, et des regards xes, presque hallucinés. Une fois leur numéro achevé sur un looping spectaculaire, la femme en appela au public, demandant un volontaire pour se faire soulever de terre. Au bout d’un moment, on vit un marin être énergiquement poussé sur scène par ses copains, et faire quelques pas en titubant avant de retrouver son équilibre, rajustant timidement son pull-over. Le patineur dégingandé le souleva très haut en tournoyant, se servant de la force centrifuge pour le décoller de terre, et accéléra tant la rotation que le mataf ne fut bientôt plus qu’une tache blanche oue dans la lumière des projecteurs, avec une tête de chaque côté. Bientôt, il ralentit, s’arrêta, le reposa sur ses guiboles, puis recula, la sueur coulant à travers son maquillage, pour le regarder retomber sur le sol, les jambes en gelée de groseilles  ; le marin essayait désespérément de s’agripper aux petits interstices entre les lattes du plancher, qui tournait tellement qu’il avait peur de passer par-dessus bord. Trois fois, il tenta de se relever et trois fois, il partit à la renverse sur bâbord, comme tiré par une force incontrôlable. Au bout du compte, c’est à quatre pattes qu’il retourna à sa table, sous les acclamations du public.

p Puis arriva une jolie petite Mexicaine qui t le tour de la scène aux cris de rancheros où l’on pouvait entendre meurtre, viol, incendie et glapissements de coyotes. « Et maintenant, Miss Superforteresse et ses B47 jumeaux  !  », clama bruyamment le présentateur latino, vêtu d’un smoking blanc qui ne lui allait manifestement pas. On vit entrer une imposante strip-teaseuse, cinquante ans bien sonnés, qui bondit dans le faisceau du projecteur pour donner l’impression qu’elle atterrissait, propulsée par ses gros nénés débordant d’un soutien-gorge rouge, blanc et bleu équipé d’une petite hélice à trois pales sur chaque bonnet. Elle avait des jambes trop courtes, trop musclées, trop arquées, qui lui donnaient une démarche curieuse, en canard, pelvis en avant ; Jacky se sentait embarrassé pour elle, car ça ne l’avantageait vraiment pas. Elle n’arrêtait pas de soulever dans ses mains ses énormes seins et de les laisser retomber, à la limite de la résistance du soutiengorge, chaque chute étant ponctuée par la grosse caisse. Boooum  !… Et puis elle t tourner les hélices en minaudant, a chant de petites moues qui faisaient ressortir les rides verticales de ses lèvres. Elle s’accroupit au bord de la piste, juste devant Jack, roulant des fesses sur ses talons. Entre ses cuisses pâles, le ren ement de son sexe était à peine contenu par un string aux bords noircis de sueur. « Oooou ! », couinait-elle en l’agitant dans sa direction, avant de faire tourner ses hélices, de se relever d’un bond et de poursuivre son numéro. Elle termina à genoux dans la lumière du projecteur, ses mollets épais sous les cuisses écartées, cambrée au maximum pour que son vieux ventre tout blanc monte plus haut que sa tête, les deux hélices tournant sur ses gros nibards aplatis. La deuxième lle, en revanche, était une jeune liane mexicaine aux jambes parfaites. La mère de Jack lui donna un petit coup de coude et lui adressa un clin d’œil : «  Bon, en voilà une pour toi. L’autre, elle était vraiment ridicule. »

Vers la n de son numéro, la lle invita un spectateur à la rejoindre sur scène. Parmi la myriade d’aviateurs et de marins qui se bousculaient pour se porter volontaires, elle choisit un cadet dégingandé aux épaisses mèches rousses qui jaillissaient telles les palmes d’un palmier de sa bonne tête de campagnard aux tempes par ailleurs réglementairement rasées. Elle l’amena dans le faisceau du projecteur en le tirant par la cravate, penchée en arrière, son string aux couleurs criardes à quelques centimètres à peine de sa braguette, et Jack sentit un frémissement de solidarité dans son propre abdomen. Elle lui t faire ainsi tout le tour de la scène ; il la suivait tel un tout petit bambin dans un youpala. Elle s’allongea sur un minuscule podium en lui passant une de ses longues et jolies jambes autour de la taille. Et elle se mit à imiter les bruits d’un rapport sexuel, en remuant les hanches comme si ce grand ballot l’avait vraiment pénétrée. Et puis, au bout de tout ce qui pouvait se faire en public, et au moment où le cadet commençait apparemment à ne plus savoir où il se trouvait ni quel jour on était, elle se redressa d’un bond, l’embrassa passionnément sur la bouche, t quelques pas en arrière au son éclatant des trompettes, tout en retirant prestement perruque et soutiengorge. Et alors apparut un jeune pachuco aux cheveux gominés et à la poitrine toute plate. Le cadet s’essuya vigoureusement la bouche de sa manche d’uniforme, le visage tordu comme s’il allait vomir, pendant que le maricón disparaissait en vitesse derrière l’orchestre avant de se faire castagner. Ce fut là le numéro préféré des Anglo-Saxons d’âge mûr. L’homme tapota le genou nu de Wilma quand ils prirent congé devant la maison, en lui promettant, d’un air entendu, de la revoir bientôt. Elle le remercia pour le fer à repasser et lui tapota la main en retour.     Jack n’avait pas osé la toucher depuis qu’ils s’étaient fait chasser de Goliad. Même en étant à nouveau obligés de coucher dans le même lit, elle prenait grand soin de lui tourner le dos quand elle

p g q devait se changer, de mettre d’abord sa chemise de nuit pardessus sa combinaison, qu’elle faisait ensuite descendre quand l’autre vêtement était bien en place. Si jamais il la touchait accidentellement, même du coude, dans son sommeil, elle le réveillait pour qu’il se pousse. Elle lui achèterait un lit dès qu’elle pourrait se le permettre. Seule une légère brise faisait osciller les rideaux. Pour Jack, la Vallée, c’était un endroit magique où l’hiver n’était qu’un été beaucoup plus agité, et dix degrés, une vague de froid. Les pamplemousses poussaient sur un arbre dans le jardin à l’arrière, et personne ne se précipitait pour les ramasser tant ce miracle était commun. Dans ce jardin, la propriétaire avait fait bâtir une plate-forme de bois sur laquelle était érigée une grande tonnelle fermée et divisée en deux chambres, chacune occupée. Tous les espaces habitables de la ville étaient loués, parfois par deux personnes di érentes quand les horaires des équipes le permettaient. Les lits n’avaient guère le temps de refroidir. Sa mère dormait sur le dos, sa nuisette à mi-cuisses. Elle ne bougea pas lorsqu’il remonta l’éto e légère jusqu’en haut de son ventre. Quand il e eura la toison du bout des doigts, elle eut un frisson et t « Hmm ? » d’un ton interrogateur, avant de laisser retomber son menton sur son épaule. Elle avait l’air heureuse. Il crut même déceler un petit sourire aux coins de ses lèvres à peine entrouvertes. Dans son sou e imperceptible se mêlaient parfums de dentifrice et d’alcool. Il se souleva légèrement pour mieux la regarder. Du bout du doigt, il suivit la ligne de n duvet depuis son nombril retroussé jusqu’à cette peau incroyablement douce et molle de son ventre, qui avait l’air très délicatement plissée comme une draperie victorienne, le derme ssuré aux minuscules cicatrices, pourtant plus doux que de la peau normale, et continua jusqu’à la toison luxuriante qui t monter en lui une vague d’amour et le désir inexplicable d’enfouir son visage dans cette masse tendre et électrique pour aller poser un baiser sur les lèvres qui s’y dissimulaient. Avec un petit grognement, elle souleva la jambe la plus proche de lui, en

p g g j p p lui posant la main sur le côté de la tête et en murmurant, tout bas, comme à moitié endormie  : «  Fais pas ça, mon chéri, c’est pas bien.  » Elle lui attira la tête sur sa poitrine. Il ne savait pas vraiment si elle était endormie ou éveillée quand il t jaillir les seins du décolleté. Et pourtant ses jambes étaient assez écartées pour qu’il puisse caresser de bout en bout les lèvres luisantes. Ses doigts pénétraient si facilement qu’il pouvait sentir ce mystérieux cône velouté, tout au fond. Au bout d’un moment, elle marmonna quelque chose et arrêta sa main avec la sienne. Et pourtant, elle restait allongée là, sur le dos, découverte, une jambe légèrement inclinée, émettant des bruits comme en plein rêve… demandant quelque chose, un très léger froncement parcourant ses sourcils. « Hmm ? demandait-elle. Chéri ?… » Ce n’était qu’un chuchotement. Sa main gauche se souleva et retomba mollement vers là où il se trouvait, à genoux, près d’elle sur le lit. « Hmm ?… » Il ôta son caleçon, leva sa jambe gauche pour la poser de l’autre côté de son corps et se hisser au-dessus d’elle, seulement appuyé sur les bras et les orteils, s’attendant à tout moment à ce qu’elle l’arrête, et, tête baissée pour voir entre leurs deux corps, tremblant comme si les articulations de ses coudes étaient devenues folles, il regarda son pénis disparaître dans la sombre toison. C’était comme si elle bougeait, mais d’un mouvement invisible, et son engin la pénétra comme s’il avait des yeux. Elle l’avait fait ! Feignant le sommeil, elle avait trouvé le moyen de glisser sans avoir l’air de bouger un muscle et l’avait absorbé tout entier. « Hmm… », murmura-t-elle en bougeant comme pour trouver une position confortable. «  Hmm… Bill…  », roucoula-t-elle en passant ses bras tout doux autour de son cou, attirant son visage au creux de son épaule parfumée. « C’est pas Bill, c’est Jack, précisa-t-il. — Hmm… Bill, chéri  », répéta-t-elle avec insistance, en remuant de manière plus décidée et en le faisant taire de ses lèvres. Elle retira sa jambe gauche de sous son corps, puis la droite, et se mit à onduler vers le haut d’un mouvement ample

p et lent qui lui t le même e et qu’un jour où on l’avait emmené aux montagnes russes. Il sentait son estomac comme retourné à l’intérieur. « Ouvre les yeux, la pressa-t-il. Regarde, c’est moi ! » Elle l’embrassa à nouveau, un long baiser humide, mais n’ouvrit pas les yeux. Elle commença à rouler des hanches d’une façon qu’il n’aurait pas même rêvée possible. Jamais il n’aurait pensé qu’une personne pouvait être bâtie de la sorte  : sur le dos, une jambe l’enserrant, elle bougeait comme si elle le chevauchait. Jusquelà, sa conception de l’acte sexuel s’était limitée à un va-et-vient rapide et furtif. Au cours de son autre expérience concrète, somme toute unilatérale, il avait pensé que les mouvements latéraux de sa part n’étaient en fait que des échappatoires. Mais là, il avait perdu tout sens du haut et du bas. Il voyait son visage comme un rougeoiement dans un halo lumineux. Il s’accrocha désespérément, essayant de bouger aussi, remuant instinctivement, mais tentant essentiellement de s’accrocher, comme sur un radeau de balsa dansant sur une mer chaude et nocturne. Un bref instant, il eut une vision de lui-même en pièces détachées, toutes les parties de son corps reliées par une celle à la manière d’un pantin. Dans la tempête qui faisait rage sous son crâne, son cerveau lui semblait à la fois tout rabougri et gon é, comme en feu. Il sentait son pénis à la fois énorme et in nitésimal dans la vasque brûlante de son corps, qu’il sentait s’élargir en cercles excentriques depuis un point indistinct, quelque part sous lui, jusqu’à un endroit dans le noir bien audelà du lit qui grinçait. Et c’est là qu’il prit conscience qu’il faisait le même bruit, ce lit, que quand elle le faisait avec son beau-père. Mais c’est lui qui le faisait cette fois, pour de vrai ! La réalité lui sauta au visage, remettant tout en place, le rendant à lui-même. Et il se mit à imiter les mouvements qu’elle faisait sous lui. « Houaaah ! », lâcha-t-elle, assez fort, avant d’accélérer le tempo jusqu’à ce qu’il en perde la vision et soit forcé de respirer par la bouche. Et puis, tout aussi soudainement, elle se referma sur lui en une sorte de long baiser qui n’en nissait

g q plus, après quoi, au bout d’un long, long moment, elle se laissa à nouveau glisser sur lui, lentement, fermement. Elle répéta le mouvement plusieurs fois, se tordant et donnant des coups secs de sorte à lui faire sentir les vrais muscles sous la peau si molle de son ventre. Et le jeu se poursuivit en balancement rythmique de plus en plus e réné, elle, tendue contre lui, s’accrochant des deux mains. Elle lui lécha l’intérieur de l’oreille, se souleva sur une jambe pour prendre ses testicules dans sa main, rejeta la tête en arrière comme si elle avait mal, les tendons de son cou saillant, sa jambe droite enroulée très haut dans son dos. Elle commença à donner des coups de reins saccadés, respirant fort par le nez, puis émit un  : «  Oh  !  », et essaya d’accélérer. Il s’accrocha à ses fesses frénétiques, désemparé de ne pas savoir quoi faire. Et il sentit qu’il allait jouir. «  Embrasse-moi  !  », ordonna-t-elle, renversant à nouveau la tête en arrière, cherchant sa bouche, lui embrassant les lèvres comme si elle voulait lui sucer le sang, les soulevant tous deux du lit et le maintenant ainsi, le genou gauche tordu, coincé sous elle, pétrissant son dos de ses doigts et lui labourant la peau de ses ongles. «  Oh mon Dieu  ! Mon Dieu  ! Mon Dieu…  » Puis elle s’écroula sur le lit, visage détourné, cherchant à expulser le sexe du garçon, perdu dans la douce lave qui coulait d’elle, se contractant pour le sentir malgré elle, encore et encore, en dépit de son dégoût, corps et esprit en dissonance. Elle n’arrivait pas à ouvrir les yeux. Elle avait le visage grimaçant. Sur ses joues se mêlaient les larmes et la sueur. Ses cheveux n’étaient plus qu’une masse humide et enchevêtrée. Sous eux, le drap était trempé. Elle était épuisée autant que tourmentée. Son orgasme lui apparaissait si insigni ant, si lointain, comme une catastrophe là-haut sur la lune, une impression distante et muette séparée d’elle par un gou re d’horreur et de haine d’ellemême qui la torturait si cruellement, doigts tordus, orteils écartés, tel un chat foudroyé. Sa nuisette n’était plus qu’une chi e trempée enroulée autour de sa taille. Dans la lumière d’un réverbère qui ltrait par la fenêtre, on voyait que leurs corps luisaient de sueur. Elle entendit en n Jack qui l’appelait  :

J q pp « Maman ? Maman ? Ça va ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Maman ? » Il était sorti d’elle, et elle prit alors conscience qu’il n’était plus là. Il voulut l’embrasser sur les joues. « Non ! fais pas ça ! hurla-t-elle en s’arrachant à lui. — T’es fâchée ? » Elle t non de la tête. «  Laisse-moi me lever  », lui demanda-t-elle en tentant de se redresser. Elle ouvrit alors les yeux et aperçut pour la première fois le visage près d’elle. C’était elle qui l’avait porté, cet étrange petit garçon, sec et nerveux, avec ce regard qu’elle lui avait toujours connu, depuis qu’il avait quelques mois seulement. Elle remonta les mèches humides collées sur son front. « C’est de la folie. Tu le sais, ça ? » Il t non de la tête. « Je t’aime, ajouta-t-il en guise de justi cation. — Non ! cria-t-elle en se recroquevillant à nouveau, tentant de retenir les larmes qui lui gon aient les yeux. Faut pas que tu m’aimes. Je vaux rien. Maintenant, j’aurais tout fait ! gémit-elle. — Non, tu roules pas de pelles, suggéra-t-il, comme si cela valait rédemption. — Jack ! Oh mon bébé, écoute-moi… tenta-t-elle d’expliquer en lui prenant la tête entre ses mains. Tout ça, c’est tellement mal. Toi, t’es un petit garçon. Moi, je suis ta mère  !… Oh mon Dieu, comment j’ai pu laisser faire tout ça  ? Je savais bien qu’on en arriverait là. Je le savais. » Elle se leva et rajusta sa chemise de nuit sur ses épaules. Le reste du vêtement chi onné tomba jusqu’à ses genoux, si froissé, si peu ra né. Elle était immobile au bord du lit, avec son ventre qui soulevait la nuisette et ses seins qui tombaient, soudain si vieille et si laide aux yeux de Jack qu’il faillit éclater de rire à la pensée de sa propre supériorité pour être arrivé à ses ns avec elle. Elle repoussa de son visage ses propres mèches, raides et humides, de ce geste familier qui, à présent, lui semblait d’une futilité pathétique. Il dut se mordre les lèvres pour ne pas la traiter de « vieille pute a reuse ». Et cette envielà, elle l’ébranla à tel point qu’il n’était même pas sûr de ne pas

p q p p l’avoir dit tout haut à cette petite femme boulotte qui rajustait l’infâme guenille lui servant de chemise de nuit. Son visage, délavé par les larmes et la sueur, semblait hagard désormais, ses yeux papillonnant telles deux billes noires incapables de voir l’autre bout de la pièce. J’l’ai baisée, pensa-t-il. La vache, j’viens de la baiser ! Plantée là au milieu de la pièce, coude gauche dans la main droite, elle regardait son ls étalé sur le lit et répétait, comme un fantôme qui s’estompait devant ses yeux  : «  Je sais pas, je sais vraiment pas ce qu’on va faire… »     Après cet épisode, il put le refaire à peu près quand il le voulait. Elle commençait par se récrier, par l’implorer d’être raisonnable, mais au bout du compte elle nissait presque toujours par céder, restant d’une passivité mécanique, ne perdant que très rarement le contrôle au point de ressentir elle-même quelque excitation. Elle commença à grossir. Quand elle eut pris cinq bons kilos, elle alla consulter un médecin, qui ne lui trouva rien. À chaque fois que ça arrivait, elle jurait ses grands dieux que c’était la dernière fois, et que la première chose qu’elle ferait le lendemain, c’est de lui acheter un lit. Mais jamais elle ne se décida. Pendant un temps, il se dit qu’il ne l’aimait plus, ou peut-être même qu’il la détestait d’être une telle roulure. Et puis il comprit que ce qu’il aimait en elle, nalement, c’était tous ces côtés louftingues qu’au départ, il avait cru détester. Il l’aimait pour ce nez cassé qui l’empêcherait à jamais de redevenir jolie. Il l’aimait pour ses superstitions et pour sa façon de lire ses bon Dieu d’horoscopes au lit, assise jambes croisées à manger une pomme. Il l’aimait pour les grands airs qu’elle se donnait et ses tentatives pathétiques pour les faire passer pour d’honnêtes citoyens auprès de tous ces gens d’un gris insipide qui les entouraient, sauf quand, seuls dans leur chambre, entre ses jambes et à l’intérieur de son corps, le temps se suspendait dans la folie de ces moments criminels.

    Et puis un jour Bill sortit de prison et apparut à la porte, les cheveux entièrement gris ou presque, et le regard changé : plus désespéré qu’avant, un regard qui désormais semblait dirigé loin, très loin, bien au-delà du garçon et de sa mère. «  Bon, voilà, annonça-t-il solennellement. Cette fois-ci, c’est notre dernière chance. Si on s’en sort pas maintenant, chérie, jamais on s’en sortira. » On lui avait proposé un emploi sur un nouveau forage qui démarrait dans les environs de Rio Grande City. Il partit le lendemain matin. Ils suivirent quelques jours plus tard. Il leur avait trouvé un logement de deux pièces rajouté à l’arrière d’un magasin, dans une ruelle poussiéreuse. Quand en arrivant Jack vit les cadavres de bouteilles qui s’accumulaient déjà près de la porte, il comprit qu’avec Bill, ce serait toujours la même rengaine. Alors, le plus souvent, il allait dormir dans le cimetière entre Richard Villareal et Augie Navarro, la tête sur une vieille tombe d’Américain, les orteils tournés vers les étoiles immobiles du Mexique.

QUA R A N T E -T ROI S

Jack commença à passer pour le petit ami de Berta, qu’on surnommait Tiny, la sœur d’Augie Navarro. Même si lui n’avait que treize ans et Berta dix-neuf, personne ne trouvait bizarre qu’il soit son novio, car dans une ville où la curandera locale avait, pas plus tard que l’année précédente, transformé un méchant homme en coyote que l’on entendait toujours hurler sur l’autre rive du Rio Grande quand la lune était dans la bonne phase, le seul humain aux cheveux blonds faisait l’objet de toutes les attentions, comme si on voulait vraiment qu’il reste. Des vieilles sorcières perpétuellement en deuil de tout ce à quoi elles avaient survécu, aux visages et aux mains semblables au bois mort que balayait le vent du désert, surgissaient derrière lui pour lui toucher les cheveux en guise de porte-bonheur. Berta était diplômée du secondaire et savait taper à la machine. Elle rêvait de se marier et de partir s’installer quelque part dans le Nord pour se sentir, disait-elle, moins mexicaine. Son frère avait un an de plus qu’elle, mais n’en traitait pas moins Jack comme un égal, partageant avec lui vin de muscat enivrant et marijuana. Leur mère vivait des loyers de six misérables cabanes alignées en contrebas de la digue de terre courant le long du euve aux eaux rouges et paresseuses. Le père était quant à lui retourné vivre au Mexique avec une jeunette. Berta ne voulait pas épouser un homme comme son père, ou comme son frère, ou comme tous ceux qu’elle avait connus jusque-là. Non, son rêve était d’avoir avec Jack des bébés aux cheveux d’or et d’habiter une belle maison à Minneapolis, même si elle en savait à peu près autant sur Minneapolis que sur Bombay.

«  J’aime bien le nom  », lui con a-t-elle un jour. Il saisit cette occasion pour l’embrasser pour la première fois. Tout de même, il trouvait bizarre d’être le petit ami de la sœur d’un type avec qui il préparait, allongé dans le cimetière la nuit, une expédition sur l’autre rive du euve pour rendre visite à ces petites pépées au visage peint à San Pedro de Roma. Bill avait commencé son boulot avec un zèle qui épuisait Wilma et ne donnait qu’une envie à Jack, celle de rentrer le moins possible à la maison. D’abord a ecté à l’équipe huit heures-seize heures, il se porta volontaire pour remplacer un type de l’équipe seize heures-minuit qui avait eu un accident, travaillant ainsi seize heures de suite pour une paye double. Il avait également considérablement réduit sa consommation d’alcool… mais se montrait si méchant, si brutal avec Wilma et le garçon, que tous deux, sans le dire, rêvaient de le voir revenir à sa dose habituelle de trois quarts de litre par jour. Comme ils n’avaient pas de vaisselle, ils mangeaient dans des assiettes en carton. Un matin, Bill, ne trouvant pas ses œufs à son goût, les écrasa avec l’assiette sur le visage de Wilma. Quand elle voulut riposter, il la jeta à terre. Jack esquissa un mouvement pour lui venir en aide, et l’homme prit une position de combat, genoux échis, comme s’il faisait face à un ennemi mortel. Il avait un regard si e rayant que Jack se promit de ne jamais se confronter à lui sans arme. Cet air de panique que la mère et le ls avaient remarqué dans ses yeux quand il était sorti de prison s’était accentué, et il avait les pupilles dilatées comme s’il faisait perpétuellement nuit. Et puis un jour, il ne se présenta pas au travail à huit heures. Il manqua aussi l’équipe suivante à seize  : il s’était pourtant habillé, avait pris la gamelle que Wilma lui avait préparée, mais s’était arrêté au Timo’s Café pour un ou deux demis et un shot. Et il nit par se retrouver dans la cabane de la curandera locale, à marchander d’une voix pâteuse une bouteille de son mescal artisanal sans étiquette et une cartouche de marijuana. Il repartit avec le tout pour quatre dollars, et encore il s’était fait voler. Il rentra en rigolant tout seul jusqu’à la maison. Il t

g j q goûter le mescal à Wilma qui, après cela, eut bien envie d’essayer aussi l’herbe. Comme il avait une longue expérience en la matière, il lui roula un joint aussi net que s’il avait été fait à la machine. Quand elle se plaignit que ça lui asséchait la gorge, il lui repassa la bouteille de mescal. Vers vingt heures, ils se mirent à manger son déjeuner, assis sur le lit devant la fenêtre panoramique, tels deux gamins en pique-nique. Puis il la prit, là, comme il ne l’avait plus prise depuis bien des années, tous deux murmurant leurs rêves de concevoir en n cette petite lle blonde qu’elle voulait si ardemment mais n’avait jamais pu avoir, lumières allumées, stores grands ouverts, avec pour spectateurs hilares une demi-douzaine de gamins de quatre à douze ans, dont deux ou trois se branlaient distraitement. Et jamais plus Bill ne retourna au travail. Jack rentra deux jours plus tard pour les trouver tous deux assis, immobiles, stores baissés car il faisait chaud dehors, très chaud, près de quarante degrés. « Oh ! Mon bébé ! T’étais où ? », lui demanda Wilma d’une voix mal assurée, en venant à sa rencontre. Elle puait le cactus pourri, Bill et la marie-jeanne. Il ne l’avait jamais vue ainsi. «  Allez, viens faire un bisou à ta vieille maman, puisque tu nous fais l’honneur de ta visite ! », articula-t-elle, en allongeant les lèvres bien trop exagérément. Il se détourna. «  Regardez-moi ça, railla-t-elle. Monsieur qui trouve sa mère pas assez bien pour lui faire un bisou. Et t’étais où, toi, toute cette semaine ? l’interrogea-t-elle, le ton plus dur. — J’étais encore là avant-hier ! — Tu parles, il a dû se trouver une p’tite moukère chez les chicanos, là-bas vers la rivière. » Ça le révulsait, d’entendre Bill parler comme ça de cette lle. «  Alors, elle est comment  ?  », renchérit Wilma, narquoise, se penchant vers lui, assise au bord du lit défait en tirant maladroitement sur un joint qui pendait au coin de ses lèvres. Elle fumait si rarement, même du tabac, que la chose lui parut antinaturelle au possible. Il eut brusquement envie de lui envoyer une bonne claque pour dégager ce truc de sa bouche.

y q p g g « Elle en a une bien étroite, bien serrée ? continua-t-elle. — J’en sais rien. — Quoi, tu lui as rien fait ? Toi ? gouailla-t-elle, en gon ant la poitrine dans une pose fanfaronne censée l’imiter. Allez, c’est juste que tu veux rien nous dire. Tu dois penser qu’elle est trop bien pour nous, poursuivit-elle, faussement boudeuse. Pourquoi tu l’amènes pas ici pour nous la présenter  ? T’as honte de moi, c’est ça ? Moi, j’aimerais bien être copine avec la chérie de mon ls. Une mère, ça a bien droit à ça, non ? » Elle se redressa et le xa, menton en avant dans une posture de dé . « Hein ? Regarde-moi quand j’te parle ! » Et elle lui tourna la tête de force pour qu’il la regarde bien en face. Elle n’était pas maquillée et avait le visage qui tombait. Cela faisait deux jours qu’elle ne s’était ni lavée ni pomponnée. Sa chevelure n’était plus qu’une tignasse raide retenue à l’arrière par une barrette en plastique. Sa bouche avait l’air d’une nasse humide dans un visage pâle et bou . Elle avait encore pris du poids. On voyait son ventre et ses fesses qui faisaient bâiller les coutures de son pantalon. La fermeture éclair latérale était à demi ouverte, laissant échapper une bulle de hanche comprimée dans une culotte rose  ; on aurait dit la vessie d’un ballon de basket s’échappant d’une couture déchirée. «  Regarde-le un peu, demanda-t-elle à Bill d’une voix autoritaire. Il peut même pas supporter de zieuter sa propre mère ! » Elle repoussa son visage d’un air dégoûté et retourna se vautrer sur le lit auprès de l’homme qui, vêtu d’un maillot de corps et de son pantalon de travail, pieds nus, tenait une bouteille de mescal en équilibre sur son genou gauche et un joint entre ses doigts jaunis de nicotine. Elle lui passa le bras autour du cou comme s’ils prenaient la pose pour la photo. « Ça te paraît normal, à toi, un gamin qu’a honte de sa propre mère  ? demanda-t-elle comme pour solliciter une opinion impartiale. — Qu’il aille se faire foutre », préconisa-t-il.

p Le regard de Jack croisa celui de sa mère. Il vit une étincelle dans ses yeux et faillit sourire. Puis elle secoua la tête pour s’en débarrasser, plissant fort les paupières. «  De toute façon, reprit Bill, on se demande à quoi il servait. C’est jamais qu’un plouc de Suédois, con comme un balai. Si vraiment y ressemble autant à son dabe, j’me demande bien c’que tu pouvais lui trouver. On a pas besoin d’lui, décréta-t-il, la voix mal assurée. C’est le p’tit garçon de mémé et pépé, alors qu’y s’le reprennent. On a pas besoin d’lui, ni d’eux ni d’personne, hein mon amour ? » Et, posant sa bouteille, il lui mit la main entre les jambes et la renversa sur le lit, tête tordue en arrière, en un long baiser brutal. Elle passa les bras autour de sa nuque grise et broussailleuse, écartant les jambes comme s’ils étaient seuls dans la pièce. Jack claqua la porte derrière lui. Et, du bout de l’allée, il les entendait encore rire comme des malades. Du magasin de glaces, il raccompagna Berta chez elle en lui racontant la scène. « Pas question que j’y retourne, Tiny. — Qu’est-ce que tu vas faire alors ? — Sais pas. Je peux travailler. Je peux travailler aux derricks. — Tu veux vraiment faire ça ? — Non. — Ben, qu’est-ce que tu veux faire alors ? — M’engager dans l’aéronavale dès que j’aurai dix-sept ans. Ce qui m’plairait, c’est d’être pilote. — Carmen, son petit ami, Jimmy Hinojosa, il est dans les Marines et il a seulement quinze ans. Il a menti sur son âge, il a tra qué son certi cat de naissance et il est déjà première classe. Il est pas beaucoup plus grand que toi. » Jack se demanda s’il pouvait faire de même. Quand il était à Wichita chez ses grands-parents et qu’ils habitaient Cleveland Avenue, le garçon de l’étage au-dessus était passé directement du centre de recrutement au corps des Marines à l’âge de quinze ans. Sa grand-mère leur avait envoyé une photo de lui qu’elle

avait découpée dans un journal local. Il avait été le premier soldat à débarquer aux Îles Marshall. « Tu crois que ça pourrait passer, pour moi ? — Oh oui. J’en suis sûre. » Ils s’arrêtèrent au beau milieu de la route. En un geste enfantin, elle lui agrippa la chemise des deux mains, se rapprocha et leva les yeux vers lui. « Et si on était mariés, ils se poseraient même pas la question de ton âge. Je pourrais prendre un logement. Toi, tu m’enverrais des sous. Je t’attendrais. — Ouaiiis, répondit-il distraitement, pensant à autre chose. — Je t’aime ! », s’écria-t-elle d’une façon qui ouvrit en elle une sorte de porte cachée. Elle se jeta à son cou et l’embrassa. C’était tellement di érent de l’unique et si chaste baiser qu’elle lui avait donné jusqu’ici que le garçon se demanda ce qui lui arrivait, tout en se pressant contre son petit ventre et en laissant sa main droite s’égarer sur ses hanches d’une rondeur surprenante, du moins surprenante pour la seule Mexicaine à poitrine plate qu’il pouvait connaître. Elle était petite et androgyne, ce qui rendait d’autant plus déconcertantes la rondeur de ses hanches et la chaude expertise de ses lèvres et de sa langue. Quelqu’un dans le cimetière émit alors un si ement strident et modulé, suivi d’une sorte de mélopée, commençant par « Tiny… » suivi d’une ribambelle de mots en espagnol qu’il ne comprenait pas. « Burrito ! si a-t-elle entre ses dents. Viens, toi ! » Et elle l’entraîna par la main presque au pas de course jusqu’à un échalier donnant sur un champ. «  Aide-moi  !  », lui ordonna-t-elle en retroussant sa jupe pour éviter de l’accrocher au barbelé. Arrivés à la remise à coton, il l’embrassa encore, l’écrasant de son poids contre les planches rugueuses, pressant son petit sein dans sa main, tentant de prendre le minuscule téton entre le pouce et l’index. Il essaya de la faire s’allonger par terre. « Non. À l’intérieur. J’ai peur des serpents. » Elle le t entrer dans la remise, qui était ouverte sur un côté, et rassembla du pied des ocons de coton qui se trouvaient dans

p

q un coin pour en faire un lit, sur lequel elle s’assit confortablement, s’attendant à tout moment à être mordue par un serpent ou un scorpion, mais prête à ce sacri ce. Elle l’attrapa par les mains et l’attira près d’elle. Il fut étonné de la facilité avec laquelle il l’avait pénétrée. Elle n’était pas vierge. Il ne lui avait pas posé la question, d’ailleurs. Pour lui, c’était une évidence. Et sa surprise alla grandissant quand il vit qu’elle savait si bien faire. Les sentiments eur bleue qu’il avait toujours eus pour elle ne tardèrent pas à s’estomper au rythme savant de son bassin, si bien qu’il la prit de toutes les façons qu’il connaissait. Il voyait ses yeux rouler sous les paupières mi-closes, les pupilles nissant étrangement par quasiment disparaître. Elle embrassait de telle façon que sa bouche et son sexe semblaient être deux bouts de la même expérience. Il l’attrapa par les hanches à deux mains et la tringla comme on ramone un four à pain. Il déchargea en elle : elle lui appartenait. Il sentit qu’elle l’avalait, tant par la bouche que par le sexe. Tiny… si petite, mais qui l’avait rendu si grand. Elle lui jura un amour éternel, en anglais comme en espagnol, tandis que lui se levait pour se reboutonner, un peu inquiet à présent du risque de se faire mordre par une bestiole. Quand, au tournant de la route, ils débouchèrent devant la maison, se tenant par la taille, têtes inclinées l’un vers l’autre au point qu’il sentait le parfum de ses cheveux, ils virent arriver en courant son frère qui venait à leur rencontre. «  Jack, faut que tu rentres en quatrième vitesse. Y’a ton père qu’est en train de tabasser ta mère. Grouille-toi, sinon ça va mal nir ! » Il fonça jusqu’à la maison, sans s’arrêter ni ralentir. Dans la ruelle, il y avait une troupe de Mexicains, stoïques, les enfants plantés devant les parents. La plupart des femmes étaient debout, pieds bien à plat et tournés vers l’extérieur, bras croisés sur leur vaste poitrine. Une chaise de cuisine t exploser la vitre de la grande fenêtre panoramique, la erté de la ruelle, et vola devant eux, entraînant même le rideau.

« Ouvrez cette porte ! », beugla-t-il en tapant dessus tant qu’il pouvait. Aucune réponse, à part des rires déments à l’intérieur. « AÏÏÏÏÏÏE ! », hurla sa mère. On entendit quelque chose heurter la porte, elle implora Bill d’arrêter de la cogner. Puis le bruit d’un corps rudement soulevé du sol et traîné plus loin. Jack, d’un grand coup de pied, t tomber le reste de la vitre et sauta à l’intérieur, repoussant les tentures et atterrissant sur le lit tel un gamin jouant à chat perché. Il aperçut sa mère dans l’entrebâillement de la porte du cagibi. Et Bill, tout nu, silhouette trapue de mante religieuse à la tête énorme, à la poitrine concave, aux jambes grêles rendant encore plus spectaculaire l’engin qui oscillait entre elles, qui, se mordant la lèvre inférieure, anqua un grand coup de son avant-bras sur ladite porte, l’écrasant sur les doigts de Wilma, qui poussa un nouveau hurlement. « Reste là-dedans, j’ai dit ! — Arrête ça  !  », cria le garçon. Bill se retourna comme s’il l’entendait à peine, avec sur le visage un air espiègle, complice, presque désarmant. Et puis il fonça sur Jack à quatre pattes en grondant tel un grand singe. Jack lui envoya un coup de pied en plein visage et lui sauta dessus. Ils roulèrent sur le sol. Bill se retrouva au-dessus, avec la mine frénétiquement radieuse d’un bébé qui casse ses jouets. Il lança une droite au visage du garçon, qui eut à peine le temps de parer de l’avant-bras, sauvant son nez mais y laissant un bout de chair. Et c’est sa mère, le regard aussi exorbité que Bill, visage en é et essou é, une lèvre deux fois plus volumineuse que l’autre, vêtue seulement d’un polo à rayures déchiré, couvert d’alcool, de bave et de sang, qui attrapa des deux mains Bill par les cheveux et le tira su samment en arrière pour libérer Jack. Bill se retourna aussitôt contre elle : « Je t’avais dit de rester dans ce cagibi, lui rappela-t-il comme si elle avait trahi sa parole. Et là t’es encore sortie. Maintenant, tu restes là-dedans jusqu’à c’que j’te le dise ! — Moi, j’veux pas rester dans c’placard, Bill, geignit-elle. Pourquoi faut que j’y aille ? Je veux pas y aller, là-dedans ! »

Et elle tapa de son pied nu. Il lui allongea un revers sur la bouche qui lui t violemment sauter la tête en arrière, puis leva un doigt menaçant lorsqu’elle put à nouveau le regarder en face. «  D’accord  ! J’y vais  ! J’y vais  !  », articula-t-elle en s’enfuyant, terri ée, vers le minuscule cagibi, son gros derrière tout pâle luisant. Elle se t même un devoir de fermer la porte derrière elle. L’espace d’une minute, ce fut comme si Bill avait oublié la présence du garçon : il se tâtait la poitrine comme pour essayer d’y trouver une poche. Puis son regard tomba par hasard sur Jack, qui cherchait autour de lui un objet quelconque dont il puisse se servir pour fracasser la tête de l’homme. « Ah c’est toi, lui lança-t-il en avançant dans sa direction, tête rentrée dans les épaules. Te gure pas que j’sais pas c’que t’as fricoté avec ta mère pendant qu’j’étais pas là. On la lui fait pas comme ça, au vieux Bill, gamin. Allez viens prendre ta branlée, toi aussi. » Il avait le poing droit en avant, très bas, comme pour tirer sur un cordon, tous muscles tendus. On aurait dit qu’il voulait hypnotiser le garçon du regard et de sa voix chantante avant de le détruire d’une droite fulgurante. «  Allez viens, viens la prendre  », chantonnait-il comme on chantonne une berceuse. Jack recula jusque dans la cuisine. Mais Bill se précipita sur lui. Alors le garçon vint à sa rencontre, tête en avant, visant la pointe du menton. La redoutable droite s’enroula sur son dos, ce qui lui t l’e et d’être fouetté avec un câble. Mais Bill titubait, projeté en arrière, trébuchant de côté, le regard soudain vitreux, toute trace d’espièglerie e acée. Jack brandit une chaise de cuisine qu’il lui abattit sur le crâne. Bill se recroquevilla sur le lino, les bras autour de la tête, rampant vers la porte des toilettes grande ouverte à l’autre bout de la pièce. Jack le frappa à nouveau avec la chaise, mais il continuait à ramper. Il avait du sang qui lui coulait dans un œil depuis le sommet de la tête. Un pied de la chaise s’était cassé. Bill se tortillait sur le anc en direction de la porte, son gros testicule unique comme coincé entre ses jambes nues. Quand Jack lui donna un coup de pied de

j J p p toutes ses forces, il se contenta de grogner et parvint en n à la porte. Ce n’était qu’un tout petit cabinet de toilette avec w.-c., donnant sur la cuisine. Bill referma derrière lui, et le garçon bloqua la porte à l’aide d’une chaise. « Allez chercher la police ! cria-t-il par la fenêtre aux Mexicains agglutinés dans la ruelle. — Y’a déjà quelqu’un qui est parti la chercher, señor. Ils devraient pas tarder. » Sa mère ne voulait pas sortir du cagibi avant qu’on emmène Bill. Le policier était un Mexicain-Américain qui entra avec son Colt .45 à crosse de nacre en main. Le garçon lui raconta ce qu’il savait de l’histoire. L’homme ouvrit très doucement la porte du cabinet de toilette, et Bill se précipita dehors pour tenter de s’échapper. Le policier lui t perdre l’équilibre d’un premier coup de crosse et l’étendit raide d’un second. «  Qu’on lui mette quelque chose sur le dos  », dit-il d’un ton dégoûté. Pas question qu’il co re quelqu’un tout nu. Il lui passa les poucettes et l’emmena, Bill marchant sur la pointe des pieds avec une seule idée en tête  : arriver le plus vite possible à la prison pour qu’on lui ôte cet instrument de torture. La tête de Wilma émergea du cagibi. Quand elle vit que Bill n’était plus là, elle se jeta au cou de Jack, couvrant sa chemise de larmes, lui racontant entre deux sanglots à quel point il avait été violent avec elle. «  Regarde-moi  ! Regarde ce qu’il a fait de ta mère  !  », se lamentait-elle. Cette fois, elle en avait ni avec lui, et pour de bon, jura-t-elle. « Y’a personne qui va passer son temps à me tabasser comme un vieux punching-ball  ! J’ai pas besoin de lui, moi  ! Qu’est-ce qu’il a fait pour moi, depuis tout ce temps, tu peux me dire ? Que dalle ! Y s’est juste servi de moi, y m’a laissé faire le sale boulot pour lui, le tirer de taule, et tout et tout ! — Allez, ça va aller maintenant », l’apaisa-t-il, avant de la faire étendre sur le sofa le temps de fermer les volets pour les cacher

aux yeux des spectateurs de la ruelle. Elle s’accrocha à nouveau à son cou : « On n’a pas besoin de lui. On peut s’en sortir. Juste toi et moi. On peut prendre soin l’un de l’autre. On peut aller vivre à Brownsville, au bord de la mer, trouver chacun un boulot, faire des économies, vivre décemment, avoir des choses à nous. Pas les voir partir en bibine, ou laissées en gage à droite, à gauche. On peut le faire, mon bébé. Tu peux être mon homme, hein  ? Hein ? », répéta-t-elle en le touchant de sa lèvre tumé ée, aussi grosse qu’un rognon. « Hein, qu’on pourrait y arriver ? » Son haleine lui rappelait l’odeur persistante du putois qu’il avait trouvé écrasé sur la route quelques jours auparavant. « On peut y arriver. On n’a pas besoin de lui. Je m’occuperai de toi. Hein, que j’peux m’occuper de toi ? — Y faut que tu prennes une douche. T’as la bouche qui pue. — Sois pas méchant avec moi, répliqua-t-elle, se tortillant comme une petite lle que l’on gronde. Parle-moi gentiment. T’as pas à me parler comme ça, quand même. Je suis ta mère. » Sur quoi elle se redressa dans une pose des plus théâtrales, jeta un œil en direction des toilettes et entra dans la douche au pas cadencé d’un bon petit soldat cul nu. Il mit en route du café et commença à remettre un peu d’ordre dans le logement, ramassant les morceaux de verre sur le lit avant de remettre des draps propres. Puis il sortit une valise pour elle et une pour lui, et commença à emballer leurs a aires. Tout au fond du placard, il tomba sur cette maudite boîte qu’ils traînaient depuis toujours avec eux, la faisant expédier et réexpédier, parfois en avance, parfois en retard sur eux. Il la poussa jusqu’au milieu de la pièce et coupa la corde à linge qui l’entourait. Elle ne contenait qu’un tas d’articles découpés dans des magazines, des livres spécial horoscope, des photos, un vrai bric-à-brac. Tout avait l’air du même tonneau, mais avant de creuser jusqu’au fond, il se dit qu’il allait voir un peu ce qu’elle faisait sous la douche.

Il la trouva assise dans un coin, tête sur les genoux, sous un déluge d’eau glacée. Il la secoua et la tira à moitié pour la faire sortir, se faisant lui-même inonder au passage. Il lui jeta une serviette sur la tête et, la maintenant coincée contre le mur, la sécha à l’aide d’une autre. C’est marrant, se dit-il, comme les seules parties de son corps qui paraissaient encore jeunes étaient ses jambes et sa chatte. Elle avait vraiment grossi à la taille, ce qui, par contraste, faisait paraître son derrière un peu trop plat. Il l’enveloppa dans la serviette et la mena jusqu’au lit. Là, il lui t prendre du café chaud, d’abord à la petite cuillère, puis en lui faisant tenir la tasse. « Qu’est-ce que ça fait ouvert là-bas, ça ? demanda-t-elle. — Je suis en train de faire les bagages. Ça fait une éternité que je le traîne partout, ce truc. Je voulais juste voir ce qu’y avait dedans. Pourquoi tu gardes toutes ces recettes et tout ce bazar ? — Peut-être qu’un jour on sera quelque part où je pourrai cuisiner. J’ai jamais pu te faire un de mes bons petits plats. C’est juste des trucs que je veux garder. » Il continua à fouiller dans ce barda. Il y avait là des poèmes découpés dans des journaux. Des coupures de presse des années trente sur la mort accidentelle de son père. « C’est vrai qu’y m’ressemble un peu, non ? — Range ça, mon chéri. Tu vas les abîmer. C’est mes a aires à moi. — Demain matin, l’informa-t-il en continuant à fourrager, j’envoie un câble à mémé pour lui demander de nous envoyer de quoi rentrer. On peut être partis demain soir au plus tard. — Ah non, on va pas retourner là-bas, pas question ! T’as envie de retrouver les punaises de lit et l’assistance, c’est ça ? — Je vois vraiment pas en quoi c’est mieux, ici ! — Ah tu vois pas ? » Elle se leva et traversa la pièce pour se planter droit devant lui, lui mit les bras sur les épaules et tenta de forcer les muscles de son visage tumé é à former un sourire. «  Allez, éteins et viens au lit. On peut terminer les bagages demain matin. »

Il s’exécuta. Sous le drap, elle avait retiré la serviette. Elle lui tira le bras, lui posa la main sur son gros sein asque. De l’autre main, elle alla chercher l’élastique de son caleçon, qu’elle t claquer sur sa peau. « Tu veux pas l’enlever ? », chuchota-t-elle. Il t non de la tête. « Pourquoi ? Tu m’aimes plus ? demanda-t-elle en roulant vers lui et en le prenant dans ses bras en un geste désespéré. Moi, je t’aime. Je te l’ai pas prouvé, combien je t’aime  ? Qui est-ce qui aurait fait c’que moi j’ai fait pour toi ? Me quitte pas, mon chéri. S’il te plaît. J’ai besoin de toi. Occupe-toi de moi. Faut qu’on se serre les coudes, tous les deux. » Elle glissa la main dans son caleçon à l’arrière et joua un moment avec ses fesses, puis elle la glissa sur son ventre, baissa le sous-vêtement jusqu’à pouvoir saisir son pénis. «  Je vais bien m’occuper de toi, promit-elle en frottant son ventre contre lui. Je te ferai que du bien. » Puis elle passa sa jambe droite sur lui et le t grimper sur elle. Et il le lui t encore, mais pour elle, cette fois, car plus elle se faisait amoureuse et intime, plus cela le dégoûtait, et au bout du compte, lui, il était lui, et elle, une pauvre vieille pute. «  On reste ensemble, toi et moi, hein  ? lui demanda-t-elle après. — On retourne à Wichita. — Je veux pas retourner là-bas ! hurla-t-elle en martelant le lit de ses poings. — Si, on y va », rétorqua-t-il.     Le lendemain matin il expédia le câble, convaincu que Wichita, c’était encore la meilleure solution. Puis il passa le reste de la matinée à chercher partout les lunettes de Wilma. « Il me les a cachées quelque part, Bill. Le salaud. Ah oui, je me souviens  ! Quand il a commencé à dérailler, je lui ai dit que j’allais le quitter. C’est là qu’il m’a arraché mes lunettes pour les planquer, il sait très bien que je peux aller nulle part sans elles.

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q q j p p — Je peux te servir de guide. Quand on arrivera, tu pourras t’en trouver une autre paire. — Non. Il faut qu’on aille à la prison leur demander de lui faire dire où il les a cachées. » Jack avait peur que, s’ils allaient le voir, Bill nisse par la persuader de rester. «  Ah que non  ! l’assura-t-elle. Je lui ai dit que c’était ni. Et c’est ni. Je l’avais jamais dit avant ça, et j’ai pas besoin de le répéter. » Dans ce cas, il l’accompagnerait. Elle portait son beau tailleur d’été et ses escarpins bicolores. Elle dissimula son visage sous un chapeau de paille à large bord, avec un ruban qui s’attachait sous le menton et une paire de lunettes de soleil bas de gamme. Il la guidait comme une aveugle, tandis qu’elle le tenait légèrement par le bras. « Trottoir ! prévint-il. — Je vois la rue, quand même ! », se récria-t-elle.     Ils avaient mis Bill à l’étage, là où il y avait des fenêtres sur trois côtés, ce qui garantissait un agréable courant d’air, du moins s’il y avait eu de l’air. Le gardien mexicain qui les t monter était hilare, racontant à quel point il les avait fait rire. «  Il dit qu’il voit des petits bonhommes qui viennent lui mettre bâtons électriques tout le temps. Ah ben dis-donc, il voit beaucoup des choses, hein  ! Nous on donne à lui un peu de ça, lui calmé », ajouta-t-il en montrant un acon de paraldéhyde à moitié vide et un gobelet de fer-blanc posé à côté. Dans la cellule la plus proche de la porte, un Mexicain était recroquevillé par terre tel un chien malade, les mains fourrées entre les jambes, grelottant comme s’il était couché sur la banquise. Il faisait presque quarante degrés. Toutes les cellules étaient au centre d’une immense pièce, et une galerie permettait d’en faire le tour. Bill était suspendu aux barreaux de la cellule du fond, perché sur la pointe des pieds pour regarder par la fenêtre.

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« Tiens, regardez-le, pou a le gardien. Vous savoir ce qu’y voit en bas, là ? Une grande corrida ! » Et il eut un hochement de tête débonnaire. Bill cria : « Olé ! », en agitant à l’extérieur un morceau d’éto e arraché à son pantalon en guise de mouchoir. «  Salut, Bill, lui dit Wilma, comme si elle s’adressait à un individu rationnel dont elle attendait des excuses. — Hé, regardez-moi ça ! s’écria-t-il, enthousiaste. Olé ! Olé ! — Ça va, tu peux arrêter ton numéro de dingue avec moi, lui lança-t-elle sèchement. Eux, tu peux peut-être les faire marcher, mais pas moi. Je veux savoir où t’as mis mes lunettes. J’en ai besoin. Je vois rien sinon. — Chut ! », dit-il en lui faisant signe de s’approcher. Jack resta en retrait, s’éloignant un peu pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. On ne pouvait jamais savoir, avec Bill. Dehors, c’était juste un terrain vague où ne poussait pas le moindre brin d’herbe, avec en son centre un puits asséché qui servait autrefois à l’église qui jouxtait la prison. «  Y faut que j’reste éveillé, sinon y viennent dans mon sommeil et y m’plantent des électrodes dans le cul et dans les couilles. » Il jeta un coup d’œil furtif autour de lui pour s’assurer qu’on ne l’avait pas entendu. Son pantalon ottait sur ses hanches osseuses. On aurait dit qu’il avait bien perdu cinq kilos depuis la veille. Il avait une grosse croûte rousse dans les cheveux au sommet du crâne. «  C’est qui, ça  ? demanda-t-il comme s’il venait d’apercevoir Jack. — Tu sais très bien qui c’est, répondit-elle d’une voix lasse. — Jamais vu ce plouc de ma vie. Personne m’a demandé ma permission, à moi, pour le faire monter ici. Gardien ! Gardien ! — Arrête de faire le zouave et dis-moi où t’as planqué mes lunettes. — Rien du tout, pas avec ce zigoto qui me regarde comme ça ! — Va m’attendre en bas, mon chéri, demanda-t-elle à Jack en lui touchant doucement le bras.

— Va m’attendre en bas, mon chéri, répéta Bill en l’imitant. Laisse ce vieux Bill pourrir dans une putain de prison  ! Va m’attendre en bas, mon chéri. Tu les auras pas, tes lunettes, bordel de merde ! » Elle resta longtemps à l’étage. Quand elle redescendit, elle avait l’air vidée. Jack lui prit le bras. Ils traversèrent le cimetière attenant à l’église. « Il t’a dit où elles étaient, tes lunettes ? — Hein ? Euh, non. — Mais en n, pourquoi ? — Il a peur que je parte. — Mais tu pars, non ? — Pas sans mes lunettes. — Mais on a fouillé partout dans la maison… » Il s’interrompit une seconde, pensif. « … partout sauf à un endroit. » Et c’est bien là qu’elles étaient, dans le réservoir du w.-c. Il les récupéra, les sécha et regarda sa mère les ajuster sur son nez, la mine lugubre. En rentrant, ils avaient trouvé un avis de télégramme sur leur paillasson. L’argent était arrivé. Alors elle lui avoua qu’elle aimait toujours Bill. « J’peux pas le laisser comme ça. Je crois qu’on a connu trop de coups de tabac, lui et moi. J’peux pas retourner habiter chez maman et papa, et le laisser tomber. Eux, ils sont trop exigeants avec moi. J’peux pas le laisser, répéta-t-elle encore, en levant les yeux avec un pauvre sourire. Je suis lamentable, hein  ? Tu me détestes ? — Non, répondit-il, le regard baissé. — Je comprendrais, ajouta-t-elle en l’attirant à elle. J’ai fait de mon mieux. Sans doute que mon mieux, y’a pas trop de quoi en être ère. Mais bon, y’a pas eu que des mauvais moments, non ? — Y’a eu presque que ça, maman, répondit-il, incapable de mentir. — Oui, t’as peut-être raison, admit-elle, soudain rêveuse, sans doute replongée dans les souvenirs. Bon, en n, maintenant t’es

presque un adulte. Si tu travailles comme il faut, tu peux rattraper ces années d’école que t’as ratées. » Et les larmes jaillirent derrière ses lunettes. « Tu peux aller au lycée et peut-être même à l’université. » Toujours aussi optimiste… « Je vais m’engager dans les Marines. — Mais t’es trop jeune ! — On me donne facilement dix-sept ans. Je peux tra quer mon bulletin de naissance. Je t’enverrai les papiers à signer. Je connais plein de gars qu’ont fait ça. Je vais avoir quatorze ans en mai. — Mon bébé. Tu me pardonnes ? — Et merde, y’a rien à pardonner. — Bon, en n. Allez, viens m’embrasser et dis-moi au revoir. » Il l’embrassa comme il embrassait sa grand-mère et recula quand elle essaya de le retenir. « À bientôt. — Fais bien attention, mon ls. » Jusqu’au bout de la ruelle, il garda le sourire en repensant à cette phrase. L’autocar ne partait que dans une demi-heure. Il resta à proximité de la gare routière, ne souhaitant pas être vu par quelqu’un qui le connaissait. Il ne voulait pas non plus aller dire au revoir à Tiny. Richard Villareal passa devant lui, au volant du pick-up tout déglingué de son père  ; il s’arrêta dans un crissement de freins et lui cria : « Hé, compadre ! Que pasa ? — Je pars m’engager dans les Marines. — Ah ben merde alors ! Hé, bonne chance, mec ! Moi, je garde l’arrière pendant qu’tu vas les castagner ! — Ouais, bonne idée. »     À Oklahoma City, un marin qui n’avait pas l’air beaucoup plus vieux que lui monta dans le bus avec un copain. Jack scrutait chaque G.I., se comparant à ses mensurations. Dans la vitre

q p sombre, il voyait son re et superposé à celui du marin assis de l’autre côté de l’allée. Il pouvait le faire, il en était certain. À Tulsa, une grande femme portant un joli tailleur et des gants grimpa dans l’autocar et se mit à chercher une place. Jack enleva ses pieds du siège à côté du sien, le dernier libre à l’intérieur. Elle s’installa en le remerciant d’un sourire  ; manifestement, ça n’était pas une habituée de ce moyen de transport. Elle avait passé la quarantaine, estima-t-il. Elle avait les incisives du haut très en avant, si bien qu’elle devait faire un e ort délibéré pour rabattre sa lèvre supérieure après avoir parlé. « Où allez-vous ? lui demanda-t-elle d’un ton aimable. — Wichita, répondit-il. Je rentre chez moi. Et je pars dans les Marines la semaine prochaine. — Oh, mais vous avez l’air si jeune. — J’ai dix-sept ans. — C’est qu’ils me paraissent tous si jeunes. Mon ls était sur le Wasp. — Ah, je suis désolé », répondit-il, triste pour elle. Quand les lumières s’éteignirent, il s’assoupit, et sa tête vint tomber sur son épaule. Il se réveilla lorsqu’elle le recouvrit de son manteau. Il faisait froid à présent. Et quand sa main s’égara par accident sur son sein, elle t semblant de dormir pour ne pas le déranger.

1.  Les Shakers sont des communautés religieuses s’étant développées au cours du XIXe siècle aux États-Unis. Elles prônaient une vie simple, le célibat, le paci sme et l’égalité des sexes.

2.  Médecin et homme politique américain connu pour ses propositions relatives à l’attribution d’une pension minimum aux personnes âgées. Il in uença l’administration Roosevelt lors de la création de la sécurité sociale.

3.  Chanson écrite par Frank Silver et Irving Cohn en 1922. Initialement interprétée par Eddie Cantor, elle eut un immense succès et fut reprise de nombreuses fois.

4.  Émission de radio hebdomadaire en public di usée depuis Nashville dans le Tennessee. Créée en 1925, il s’agit de la plus ancienne émission de radio aux États-Unis.

5.  Groupe de musique formé en 1926. Très populaire, ce trio, originellement composé d’Alvin Pleasant, de Sara et de Maybelle Carter, in uença l’évolution de la musique country et fut régulièrement renouvelé par d’autres membres de la famille tout au long du XXe siècle. June Carter épousa Johnny Cash en 1968.

6.  The Wabash Cannonball est une chanson populaire aux États-Unis racontant la légende d’un train mythique pour les vagabonds. Reprise de nombreuses fois, une de ses interprétations les plus célèbres est celle de la Famille Carter.

7.  Personnage d’Oliver Twist de Dickens. Fagin est un voleur des bas-quartiers de Londres vivant avec une bande d’enfants des rues qu’il a dressés à voler.

CE LIVRE

a été créé par Patrice Monassier. LA COUVERTURE

est du Natural Sable de 325 grammes, souillée d’encre, puis sévèrement marquée au fer rouge avant d’être frappée encore et encore, pour l’atteindre jusque dans sa chair. LES POLICES

pour la version papier, utilisées sont du Linotype Adobe Garamond (en majorité) et du Vendetta (en minorité). Et pour la version numérique, du Bookerly... ou celle de votre choix. EARL THOMPSON:

«Je fais partie de ces gens sur qui j’écris et ne ferai jamais vraiment partie des autres. Je fais partie de ceux qui ont été e rayés si jeunes par la violence que le simple fait de ne pas être mort est pour nous une victoire.»