Tuer le mort. Le désir révolutionnaire 2130635075, 9782130635079

En octobre 1793, les tombeaux de la Basilique de Saint-Denis sont profanés et les corps des rois inhumés en ce lieu depu

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Tuer le mort. Le désir révolutionnaire
 2130635075, 9782130635079

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PAUL-LAURENT ASSOUN

Le des ir révolutionnaire

Paul-Laurent Assoun

Tuer le m ort Le désir révolutionnaire

puf

ISBN

978-2-13-063507-9

Dépôt légal — l re édition : 2015, septembre © Presses Universitaires de France, 2015 6, avenue Reille, 75014 Paris

Introduction

Le meurtre des rois morts Un épisode révolutionnaire et ses enjeux I l est survenu un événement essentiel dans l’histoire moderne, dont la mesure n’a pas encore été prise, quoique l’épisode ait alimenté la chronique. Un événement hors norme qui requiert, pour être pensé, d’introduire « l’autre scène», celle de l’inconscient, au cœur de l’histoire, mobili­ sant le « savoir de l’inconscient » pour en dégager la portée historique et politique. L ’événement tient en une phrase : on a commencé à extraire, un certain jour, l’ensemble des rois - des corps des rois ayant régné sur la France depuis quelque mille cinq cents ans - de leurs tombeaux - de leur « mausolée » —pour les détruire et les précipiter dans une certaine « fosse », devenue leur destin commun et disparate. Ce que l’on a vite fait d’assi­ miler à la « fosse commune » de l’Histoire. Bref, on a « tué » les souverains m orts... post mortem, avant de les réensevelir pêlemêle dans ce trou, « bouche sombre » de l’Histoire. Morts tout au long des siècles successivement et « retués » ensemble en quelques jours1. Régicide collectif d’après-mort. « Le roi est 1. Quoique la durée de l’ensemble de l’intervention sur la basilique ait été évaluée, selon le bilan officiel des procès-verbaux de l’époque, à 91 jours, l’essentiel se joua sur ces 14 jours décisifs.

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Tuer le mort mort, vive le roi ! », cette formule par laquelle la royauté pro­ clamait et assurait sa pérennité, à chaque disparition d’un de ses spécimens, il s’agissait de l’annuler en montrant, par ce geste révolutionnaire à la face de l’Histoire, que la figure royale et sa lignée étaient cette fois éteintes pour de bon et que le cycle en était clos (et « forclos ») une fois pour toutes. Qui a décidé cela ? La Convention nationale, l’organe représentatif de la volonté populaire - actrice de cet Événe­ ment désigné comme « L a Révolution fran çaise», dès lors considérée comme une entité - , à l’instigation de son toutpuissant Comité de salut public. Décision mise en acte à tra­ vers ses représentants et chargés de mission, de la façon la plus administrative qui soit. Voilà le commanditaire et l’ordonna­ teur de l’événement. Quand cela a-t-il eu lieu ? Pour l’essentiel entre le 12 et le 25 octobre 1793 - soit du 21 vendémiaire au 4 brumaire de l’an II de la République - , épicentre de la tornade profana­ trice. L ’événement s’est déroulé au cœur de la période que l’on a baptisée «T erreur», mais dirigée cette fois-là contre les (déjà-)morts. Visage méconnu ou sous-estimé de la Ter­ reur, qui n’a pas fait que porter la mort chez les vivants (« suspects »), mais a injecté la mort dans le mort, par où elle a atteint son sommet et livré, en un acte sombre, la vérité de son désir. Où cela a-t-il eu lieu ? À l’église de l’abbaye de SaintDenis, dite « abbaye roy ale», soit en un lieu où, depuis le VIIe siècle, la plupart des représentants des dynasties royales étaient destinés à être inhumés et qui fut le lieu de cette « désinhumation » exprès. Ce drame, on le voit, obéit, telle la tragédie classique, à la loi d’unité d’action - qui en assure le caractère dramatique -, 8



Le meurtre des rois morts de lieu - fortement enracinée - et de temps - resserrée en ces deux semaines - , alors même qu’il semble correspondre, considéré en lui-même, à un acte invraisem blable, sinon imprévisible. Drame doté d’un synopsis, texte pris sur le vif, manuscrit autographe et calligraphié attribué à un certain dom Germain Poirier, l’un des membres de la commission chargée de l’application du décret, que l’on connaît par la copie originale qu’en fit dom Druon, intitulé « Journal histo­ rique de l’Extraction des cercueils de plomb des Rois, Reines, Princes, Princesses et autres Personnes, qui avoient leurs Sépultures dans l’Eglise de l’abaie Roíale de St Denis en France1 ». On notera les majuscules, ultime hommage aux figures immolées, et également affectées à l’acte en question, désigné comme « Extraction ». Ce qui est « extrait », une fois les tombes déscellées, ce sont donc les «cercu eils», mais du même mouvement en quelque sorte, les « Personnes » royales - et affines - qu’ils contiennent. Chateaubriand fera une place de choix à ces « notes bien précieuses », dans une annexe documentée, en son compte rendu de la profanation, point d ’orgue de sa méditation sur les tom beaux dans le Génie du christianisme 2.

1. Archives nationales, cote AE1 15. Ce texte, de dix-huit pages, format 16 x 20, qui s’est retrouvé à la bibliothèque de l’ancienne abbaye de SaintGermain des Prés et dont l’original aurait été brûlé, est connu par la copie qu’en a faite dom Druon, gardien du chartrier de l’abbaye, qui est désigné comme l’auteur, comme l’atteste la signature « par le citoyen Druon, ci-devant bénédic­ tin ». 2. C hateaubriand, Génie du christianisme, quatrième partie, livre H, chap. IX, note 30 : « Nous donnerons ici au lecteur des notes bien précieuses sur les exhumations de Saint-Denys : elles ont été prises par un religieux de cette abbaye, témoin oculaire des exhumations. »

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Tuer le mort

L e m eu r tr e c r u d es pères : UN ÉCHAFAUD POUR LES MORTS

L ’épisode n’est nullement ignoré des historiens, après que les érudits en aient fait leur miel1, et on, on le verra, il a excité la reconstruction fictionnelle, de l’origine à nos jours. Comme événement réel et invraisem blable, il a suscité une « sur­ fabulation ». Il a naturellement fasciné, effet au reste récurrent chaque fois qu’on le redécouvre, mais justement on semble le rencontrer de loin en loin et s’y heurter à nouveau, sans parve­ nir à lui donner de statut intelligible. Il a longtemps figuré comme l’un des points d’orgue du « vandalisme révolution­ naire2 » ou, a minima, comme un épisode marquant de la bonne ville de Saint-Denis3, cette désormais banlieue de la ville de Paris, qui fut, ironie de l’histoire, le centre et le cœur de la royauté française, mais aussi le site de l’événement violent qui l’a sinistrée. Comme si les rois s’étaient, en se groupant, 1. G. d’H eylli (alias Edmond Poinsot), Les Tombes royales de Saint-Denis. Histoire et nomenclature des tombeaux, extraction des cercueils royaux en 1793, ce qu’ils contenaient, les Prussiens dans la basilique en 1871, Paris, Librairie générale, 1872 ; M . Billard , Les Tombeaux des rois sous la Terreur, Paris, Perrin ÔC compagnie, 1907. 2. L. R éau, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français, vol. 1 : Du haut Moyen Âge au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1 9 5 9 ; rééd. Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1994 ; A. Boureau, Le Simple Corps du roi. L ’impossible sacralité des souverains français, X Y ’-X V IlT siècle, Paris, Éditions de Paris, 1988 ; R. Bourderon , Saint-Denis ou le jugement dernier des rois, Saint-Denis, PSD, 1993. 3. R. Bourderon , P. Pereto , Histoire de la ville de Saint-Denis, Paris, Privât, 1988 ; J.-M . L eniaud, Saint-Denis, de 1760 à nos jours, Paris, Gallimard/ Julliard, « Archives », 1996.

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Le meurtre des rois morts désignés à la profanation de l’avenir. Ainsi s’est déplacé le centre géographique du destin de la royauté, des Tuileries ou de Versailles, le domicile de la splendeur vivante de la royauté, à Saint-Denis, lieu impressionnant mais austère de son sépulcre. Mais la notion de « vandalisme » - néologisme produit juste­ ment en 1794 par l’abbé Grégoire1, précisant joliment qu’il créa le mot « pour tuer la chose » - est peu appropriée ici, en ce qu’elle semble traduire un débordement barbare et irrationnel. C’est ce même abbé Grégoire qui déclara, un an après l’événe­ ment : « À Franciade (dénomination révolutionnaire de SaintDenis) la massue nationale a justement frappé les tyrans jusque dans leurs tombeaux2. » Le théoricien du vandalisme ne le classe donc pas dans cette catégorie. Si « barbarie » il y a, elle est ici programmée et rationalisée. La singularité du fait excède la chronique de la cruauté ou le discours de réprobation. Il s’agit d’un acte d’une agressivité symbolique totale et qui, par son caractère exceptionnel, mérite son archéologie et même l’exige, au fur et à mesure que s’en dégage la portée. D ’où l’impératif de le prendre sous la loupe, d’en agrandir les détails et de repérer le réseau de ses connexions. Ainsi cette affaire saturée de mort s’avère-t-elle un vivier de significations. Mise à mort des pères par les fils révoltés les poursuivant de leur ire au-delà du trépas ? C ’est l’image qui vient à l’esprit, pour qui est le plus sommairement informé de l’hypo­ thèse freudienne du Meurtre du Père, consignée dans Totem et tabou3, mais qui ne fait qu’ouvrir une perplexité: que 1. D ’après ses Mémoires, t. : 1 8 07-1808,1837, p. 343. Terme consacré par le Dictionnaire de l’Académie en 1835. 2. G régoire, Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et sur le moyen de le réprimer, 14 fructidor an H. 3. S. F reud , Totem et tabou, 1913, quatrième essai.

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Tuer le mort justement ce qui est le fantasme porteur du social, son refoulé fondateur, si l’on en croit Freud, ait pu passer aussi crûment dans la réalité, sous forme d’un acting sans équivalent, por­ tant sur des pères haïs déjà morts. Car habituellement, le désir de mort adressé aux imagos paternelles ne se montre pas de façon aussi directe et, cette fois, il intéresse l’histoire politique en son tournant moderne. De plus, à la haine il faut des objets vifs pour s’éponger, alors qu’on rencontre ici une haine qui poursuit son objet au-delà de la mort, « haine pure » en son genre, dans la mesure où elle vise l’être de l’autre, à travers ses « icônes » mais, au-delà, en sa substance même. Bref, si l’épisode engage bien le Meurtre du Père, il en traduit aussi bien la défaillance symbolique et le déborde­ ment, sur le réel, d’une haine qui sort de l’ordinaire... Le « régicide » révolutionnaire proprement dit a déjà eu Heu quand intervient ce geste. La République avait été officiellement abolie le 22 septembre 1792, dans l’après-coup du 10 août, prise des Tuileries, l’ultime roi régnant, Louis XVI, le dernier Bourbon, avait été exécuté, le 21 janvier 1793, quand vint, après un temps de latence de quelque 9 mois, cette décision, aussi folle en sa réalisation que logique en sa rationalité interne, de briser le sacro-saint mausolée de la royauté désormais abhor­ rée et vouée aux gémonies. Mieux : c’est le 16 octobre 1793 que la reine Marie-Antoinette monte sur l’échafaud, le jour même où se trouvent produites quelques-unes de ces exécutions post mortem, coïncidence que souligne le rapport Poirier : « À onze heures du matin, dans le moment où la reine Marie-Antoinette d’Autriche, femme de Louis XVI, eut la tête tranchée, on enleva le cercueil de Louis XV. » La dernière reine vivante est guil­ lotinée au moment même où l’avant-dernier roi régnant mort, Louis XV, est réexhumé - forme d’exécution posthume. 12

Le meurtre des rois morts Échafaud solidaire pour les souverains morts et vifs, en somme. La coïncidence dit la vérité du processus, qui introduit une torsion de deux temporalités et une mise en miroir entre vie et mort, sur le théâtre où s’active le désir révolutionnaire. M ais pourquoi cet acharnement à « tuer les morts » ? Pourquoi, selon la belle formule de Victor Hugo, « mettre de la poussière en poussière1 » ? Pourquoi ce « vent de la colère autour de l’édifice de la mort2 » ? Pourquoi a-t-il fallu procé­ der à un second régicide, collectif et post mortem ? Comment et pourquoi la haine collective a-t-elle poursuivi l’ennemi, la figure royale démultipliée, sans faire de quartier, par-delà le trépas et dessous terre, une fois les monarques vivants rayés de la face et de la surface de la terre de France ? Que dit cette fureur hors norme, affect déréglé, accès de colère intense et démesuré ? Déterrer un mort, c’est un acte-symptôme en soi, qui touche à la transgression pure puisqu’il s’en prend au rituel fondateur des sociétés humaines et expose à l’opprobre, dans la mesure où il s’attaque à la sépulture, soit à la matéria­ lité symbolique du rite inhérent aux sociétés dites humaines, dont la tombe constitue elle-même l’édifice. Ici c’est une série de morts illustres, une lignée millénaire qui est agressée dans son habitat mortuaire, et qui plus est avec la conviction d’une légitimité naturelle. Et le fait est que la procédure semble exé­ cutée avec un sentiment total d’impunité, juste revanche, aux yeux de ses acteurs, sur la charge séculaire imposée à la nation par la funeste institution monarchique. 1. Victor H ugo , Le Rhin. Lettres à un ami, Lettre XXVII, 1842. Voir infra, p. 156. 2. C hateaubriand, Génie du christianisme, quatrième partie, livre H, chap. K.

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Tuer le mort L ’épisode est impressionnant, et d’autant plus que l’on entre, comme nous le ferons, dans les détails de la procé­ dure - on s’en assurera en consultant les comptes rendus, d’autant plus sidérants que sobrement administratifs. Mais, au-delà de la fascination peu ou prou morbide qu’il suscite dans l’après-coup, il y a bien lieu de se laisser impressionner par la « surréalité » de l’événement. Exhumer un à un, en quelques semaines, les représentants de l’ensemble des dynas­ ties ayant régné sur la France - en leurs dépouilles mortelles et par le bris de leurs reliquats marmoréens - , voilà qui semble faire basculer dans un «h ors-tem ps». Le prétexte autant que le but premier allégué était de récupérer le maté­ riau des tombes, tout en visant l’édifice à l’indigne somp­ tuosité : seulement, cela supposait évidemment de vider les tombeaux de leur contenu humain, donc de « profaner les monarques1 » autant que leurs habitacles ! Ce qui doit être examiné, c’est la genèse de cette décision, saisie en son discours, puis les modalités de son exécution («exécu tion », c’est le mot). Cela n’est audible que si l’on commence par en examiner soigneusement les « raisons » politiques et historiques, ne serait-ce que pour en dégager le reliquat, soit ce qui, ne s’y réduisant pas, s’impose à l’atten­ tion - le rebut des explications ayant pour destin de tomber dans l’escarcelle de l’anthropologie freudienne. Non comme quelque facteur « irrationnel », mais comme l’autre raison, celle qui procède du sujet inconscient. Ce qui engage sa post­ histoire, car cet événement situé et daté pourrait rayonner, bien au-delà, dans l’ensemble de l’histoire politique moderne. 1. Alexandre D umas, Mille et Un Fantômes, 1849.

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Le meurtre des rois morts

D U MAUSOLÉE À LA NÉCROPOLE : S a in t - D e n is o u « l ’e s p a c e r é g a l ie n »

Ce lieu qui se met brusquement à menacer la Révolution vivante, cette basilique de Saint-Denis, il faut s’aviser de la façon dont elle s’est construite en sorte de s’imposer comme domicile de la royauté et comme espace royal. Où enterrer ses rois ? La France d’Ancien Régime a bien dû se poser la question, mais non d’un seul coup ni explicite­ ment, bien plutôt par un certain enchaînement des actes. Car ce ne sont certes pas des personnes communes que les monarques, à ranger dans le cimetière des morts quelconques. Le site de Saint-Denis, qui s’est proposé à l’attention puis imposé, abrite dès le Bas-Empire un cimetière gallo-romain. À l’époque des premiers siècles chrétiens, au IVe siècle, il se met à accueillir un mausolée, tandis qu’une église apparaît, sous les auspices de sainte Geneviève, ensuite agrandie sous les Mérovingiens et acquérant dès cette époque ce nom de « basilique » (dans lequel s’entend le mot « roi », basileus) qui en signifie la dignité. L ’abbaye étant consacrée au XIIe siècle sous l’impulsion de l’abbé Suger qui y fut enterré (et déterré), l’édifice s’impose comme l’un des premières illustrations du style gothique. C ’est notamment ce qui lui donnera cette lumi­ nosité qui lui vaut le surnom de Lucerna, « lanterne ». Clairobscur entre la lumière des vitraux et l’obscurité abyssale de la crypte... C ’est avec Dagobert Ier et saint Denis - le premier évêque de Paris, martyr et « apôtre des Gaules », enterré de marque du lieu, vers 630 - que commença à se sceller le lien de la 15

Tuer le mort royauté et de l’Église ainsi domicilié, ce que confirme au siècle la création par Pépin le Bref, avec l’abbé Fulrad, d’un nouveau sanctuaire. Il n’était pas acquis a priori qu’il y ait une suite. L ’événement décisif est sa promotion comme nécropole - « cité des morts » - des rois de France. Ce qui est définitivement amorcé avec les Capétiens, Hugues Capet s’en promouvant « abbé laïc » ! Ce destin n’allait certes pas de soi : on sait comment, avant et parallèlement, depuis le xne siècle, le corps des rois illustres avait coutume d’être démembré, le cœur, les entrailles et le corps étant envoyés en un endroit spécifique, appliquant le propos de Matthieu Paris1 à propos de Richard Cœur de Lion : « Ce cadavre n’est pas de ceux auxquels suffit un seul tombeau. » Cela permettait au reste d’obtenir un triplement des prières, notamment des domini­ cains et des franciscains. Comme si le corps royal, sûr de son unité, l’affirmait en soutenant cette dissémination symbo­ lique. Ce qui permit à certains2 d’échapper au piège qui devait se refermer sur la grande famille royale en l'anus horribilis 1793. Désormais et parallèlement, s’impose l’idée d’un lieu unique qui fait de Saint-Denis le « cimetière royal ». Espèce de pyramide concentrant l’ensemble des «m om ies roy ales». « C ’est là que venaient tour à tour s’engloutir les rois de la France », dira Chateaubriand, suggérant que l’abbaye avalait voracement ses rois, les conservant en les faisant disparaître dans ses entrailles de pierre. L ’unicité du site permettait en tout cas de gratifier le royaume de France de l’ensemble du corps royal. L ’abbaye consacrée en 1144 devient nécropole VIIIe

1. Moine bénédictin (1200-1259), auteur de la Cronica majora. 2. Philippe Ier, Louis VII et surtout Louis XI, enterré à Cléry-Saint-André, où l’on retrouva son crâne.

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Le meurtre des rois morts royale, illustrée par Saint Louis en 1263 - c’est bien d’une petite ville mortuaire qu’il s’agissait au lieudit Saint-Denis - et supra-dynastique : on y verra donc coexister les Capétiens, les Valois et les Bourbons, qui, alors qu’ils eussent pu apparaître comme concurrents dans la conquête de la légitimité de la fonction royale, sont désormais insérés, par leur coexistence locale même, dans une continuité symbolique et historique. Continuité symbolisée par la coutume de remettre au nouveau roi régnant l’une des deux clés du caveau de son prédécesseur, l’autre étant détenue par les abbés de Saint-Denis. M ais par là même, en retour, c’est une agressivité sans distinction qui leur sera adressée (malgré un ressentiment spécial à l’égard des Bourbons, les « ennemis intimes » des révolutionnaires). Le corps royal se trouve ainsi unifié, donnant corps à l’institu­ tion, avec la participation de l’Église catholique romaine : une bulle du pape dispense au XIIIe siècle l’abbaye de sanction canonique, ce qui en fait un protectorat de la papauté. C’est comme si, en prenant l’habitude, en constituant Yhabi­ tus d’enterrer ses rois en un même endroit, celui-là même, la royauté avait pris le sentiment de sa continuité, s’évertuant à s’en convaincre, celle qu’elle essayait de penser mythologiquement, depuis le vne siècle également, avec la référence à Pharamond, supposé le premier roi et « protecteur de la tribu1 ». Roi premier sans sépulture - puisque n’ayant jamais existé ! -, ce roi de fantaisie, pharaon du royaume de France, n’en avait pas moins pour fonction structurale de garantir une nomination d’origine à la filiation royale, signifiant du Père originaire de la souche royale. Degré zéro à partir duquel se constitue ladite «tribu royale». Corrélativement, d’être, de principe, tous 1. Encore appelé Faramond, du francique fara (tribu) et mund (protection).

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Tuer le mort enterrés à Saint-Denis - il y eut des exceptions confirmant la règle et quelques autres lieux1-, les rois de France construisaient la royauté au moyen de leurs obsèques. De plus, ce lieu, s’il abritait les royales dépouilles mortelles, recélait aussi les fétiches de la souveraineté, les regalia, ces « choses de rois », ornements et insignes, instruments destinés à matérialiser leur « sacralité ». Accessoires de la souveraineté, prolongements prothétiques du corps royal lui-même, telle cette « main de justice » où le sym­ bole, le pouvoir de juger, se confond avec l’organe du corps royal : la main du roi est censée être l’organe de la justice, et la main de la justice, l’organe du roi... Instruments liturgiques, vêtements royaux et surtout instruments du sacre, ce qui fut pour les révolutionnaires, on le verra, un point spécial d’excita­ tion vindicative. On comprend que le geste révolutionnaire ait voulu frapper Yespace régalien même. C ’est le sanctuaire royal qu’il fallait envahir et sinistrer. « Sanctuaire » s’entend comme le lieu le plus saint de l’édifice religieux, le « saint des saints », mais aussi sa « partie secrète, difficilement pénétrable », le lieu protégé et le refuge, fermé, dissimulé et privilégié. Enfin, le lieu désigne une exclamation : c’est au nom de « Saint Denis ! » que les Croisés s’élançaient à la reconquête chrétienne, ayant eu soin de recueillir l’oriflamme en ce berceau mortuaire, nouant le pouvoir royal à la cause ecclésiale. L’ori­ flamme, c’est Yaurea fiamma, la flamme d’or, qui commença par désigner l’étendard de Charlemagne avant de s’imposer au XIIe siècle pour qualifier, par homonymie, l’étendard de SaintDenis2. Simple morceau de tissu uni couleur orangé, terminé en 1. Principalement l’église de Sainte-Geneviève, l’abbaye de Royaumont et l’abbaye de Maillezais. 2. C’est Louis VI qui, en 1124, inaugura la tradition d’aller chercher ladite oriflamme à Saint-Denis, selon le récit de la chanson de geste Fierabrás en 1170.

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Le meurtre des rois morts pointes, suspendu à une lance en bois doré et orné de simples houppes de soie verte, elle se transformait, par l’effet de subli­ mation, en une flamme d ’un rouge incandescent qui lui confé­ rait la turgescence nécessaire... L ’invocation de « saint Denis », le saint patron parisien du royaume venant se conj oindre au signifiant « Montjoie » - qui, autant qu’une désignation du monticule de pierres montrant le chemin de la Terre sainte, actait l’allégresse visionnaire du but atteint. De l’oriflamme au signifiant, on tient bien là les emblèmes de la jouissance royale. De quoi concentrer et polariser le ressentiment révolutionnaire sur ce « musée » : on a bien là la maison des rois, avec la béné­ diction, c’est le cas de le dire, de l’Église catholique romaine. C’est cette « oriflamme », focus originarius de la royauté, qu’il s’agira d’éteindre. Façon de signifier que plus aucun roi ne par­ tira de cet endroit désormais maudit, que c’est plutôt la nation qui affrontera l’Europe «réactionnaire», s’il le faut, en une croisade nationale laïque, vibrante de foi républicaine. Pour cela, il fallait prendre d’assaut cette « forteresse » de Saint-Denis (dont elle avait l’apparence architecturale)... défendue par des rois morts, sentinelles d’un Passé révolu. Bref, la Reconquista révolutionnaire devait passer par le sac de Saint-Denis, la cita­ delle de « la monarchie» dite «d e droit divin». Il s’agira d’atteindre le corps royal en son ombilic, le nombril du « monde royal » nommé Saint-Denis. C ’est peut-être l’appari­ tion d’un arbre de la liberté, en septembre 1792, encore pacifique, face à l’abbaye de Saint-Denis, qui va symboliser la question d’une cohabitation impossible, dans le même espace, de l’insigne de la République avec l’habitat royal séculaire... Louis IX, alias Saint Louis, a soin de s’en pourvoir en 1248 pour la septième croisade. Elle fut déployée pour la dernière fois en 1465 par Louis XI.

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Tuer le mort

U n a c t e s a n s p r é c é d e n t : s a c r il è g e e t p o l it iq u e

Comment affronter cet acte en son réel, sans être obnubilé par l’effet de fascination - la notion même de « profanation », qui n’est certes pas inappropriée, étant validée par l’imaginaire du spectateur, ne devant pas faire écran à son inscription dans sa causalité propre ? Ce que l’on désigne ainsi, c’est un « acte im pie», outrageant, qui ravale un objet sacré en le rame­ nant au profane - sapant et subornant la distinction même du sacré et du profane. Parler de profanation révolutionnaire des tombes royales, c’est donc le penser spontanément dans l’ordre du religieux, transgressif. Il y a dans cet acte, on le sent bien, comme un excès de sens, et du coup, une sorte de signifi­ cation énigmatique qui, alors même qu’elle est fortement contextualisée (la Révolution est un énorme « contexte » explosif), surgit comme « hors contexte ». L ’idée de profanation implique celle de « sacrilège ». Gui­ zot, dans son rem arquable Dictionnaire des synonymes, faisait bien la distinction : « la profanation est une irrévérence commise envers les choses consacrées par la religion ; le sacri­ lège est un crime commis envers la Divinité m êm e», la présence de Dieu dans le lieu profané en faisant « un attentat contre la Divinité1 ». À la limite, tandis que la profanation peut avoir lieu « par oubli ou par ignorance », « le sacrilège ne peut se commettre qu’avec une intention criminelle ». Il fau­ dra réentendre cette question de l’intention et de l’oubli 1. François G u iz o t , Dictionnaire universel des synonymes de la langue française, t. II, 1850, p. 235.

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Le meurtre des rois morts depuis la logique du sujet inconscient à propos de cet acte-là, qui complexifie la distinction. Autrement dit, la profanation concerne les objets (et leur lieu), le sacrilège vise l’Autre. L ’acte est en effet, en sa forme, sans précédent, il a la forme d’un hapax. Certes, pendant la guerre de Cent Ans, les Anglais avaient détruit la tombe de Saint Louis, considérée comme un chef-d’œuvre d’orfèvrerie, et, au xvie siècle, Saint-Denis avait été le terrain de furieux affrontements entre catholiques et protestants. Ce lieu de requiem ne fut donc assurément pas de tout repos. Mais il s’agit bien cette fois de tout autre chose, d’un acte prémédité, systématisé et sciemment iconoclaste de néantisation. Un acte « intégral » en son genre. D ’où son importance pour une généalogie du sacrilège comme acte poli­ tique qui, à travers l’objet (tombal), vise l’Autre (royal), au cœur et au corps. De quoi soupçonner qu’on assiste là à Ventrée du sacrilège dans l’ordre politique, caractéristique de la condition moderne de la violence politique.

Un

o b je t p o u r l ’a n t h r o p o l o g i e p s y c h a n a l y t i q u e

:

SUJET, HISTOIRE ET POLITIQUE

Cet épisode mérite donc assurément son archéologie, avec les ressources de l’histoire et de la politique, qui en restitue le plus exactement possible le tissu contextuel, mais jusqu’en ce point aveugle où « l’anthropologie psychanalytique » se trouve requise, là où justement la signification semble débor­ der son propre contexte. Soit le processus social et historique ressaisi en son envers inconscient. La psychanalyse comme anthropologie n’a de sens et d’utilité qu’en tant qu’elle prend 21

Tuer le mort en charge une contradiction localisée au cœur de la matière historique et sociale. « L’exemple » se confirme comme « la chose même », car plutôt que de psalmodier « le Meurtre du Père», comme quelque article canonique du supposé «freu­ disme1 », il s’agit de le voir à l’œuvre en l’intégralité de ses enjeux et selon ses modalités singulières, en son actualité récurrente. C ’est sous la pression de son expérience clinique que Freud raconte cette histoire - de ce père de horde supposé posséder toutes les femelles, imposant sa loi aux fils, jusqu’à ce jour où ils se coalisèrent pour abattre le père et mettre ainsi fin à la horde. De ce récit, issu d’une réflexion croisée sur le totémisme et la « clinique du père » (celle de la névrose obses­ sionnelle et de la phobie infantile) et imposé par celle-ci, Freud fait un opérateur anthropologique de déchiffrement du réel collectif. La portée dudit «M eurtre du Père» (Urmord) est telle qu’il sort sans cesse à nouveau du « mythe scientifique » qui en est l’enveloppe formelle pour réémerger dans l’histoire réelle, où il faut savoir le reconnaître en sa diversité protéi­ forme. Le Meurtre du Père n’est donc pas ce qui éclaire la lanterne magique de l’H istoire ou en ouvrirait toutes les serrures, c’est bien plutôt le cours de l’histoire qui, en ses moments clés, nous enseigne sur les effets rétroactifs et récur­ rents dudit Meurtre du Père et nous permet de lui donner matérialité. C ’est cela qu’un acte tel que celui que nous étu­ dions ici nous met littéralement sous les yeux. Le problème étant de spécifier quelle modalité - paradoxale - de parricide symbolique est là engagée. La reconstitution la plus précise possible du récit et du discours dont l’acte est l’objet nous a imposé l’analogie, voire 1. P.-L. A s s o u n , Le Freudisme, Paris, Puf, « Quadrige », 2001.

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Le meurtre des rois morts l’homologie, avec le drame baroque tel que Walter Benjamin en a reconstitué le « monde1 », à cette différence près, considé­ rable, que la mise en scène en est passée dans l’histoire réelle, sur la scène du théâtre de la Révolution. Histoire de souverai­ neté et de meurtre, de corps et de mort qui livre la version baroque du Meurtre du Père à travers le drame de SaintDenis. Au plan de la méthode, il convient ici de paraphraser la formule freudienne que « l’on ne doit pas faire de théories », mais « qu’elles doivent tomber à l’improviste dans notre mai­ son, comme des hôtes qu’on n’avait pas invités, alors qu’on est occupé à l’examen des détails » 2. De même, la théorie analytique s’invite, elle s’impose même - à moins de décider d’en être distrait, ce dont beaucoup s’accommodent aisément, instituant « le refus de l’inconscient » - tandis que le cher­ cheur est occupé à la construction d’objets socio-historiques précis, avec les ressources de la science du politique3, l’essen­ tiel surgissant du détail. En ce moment précis, la théorie analytique frappe à la porte avec insistance, elle s’invite - elle 1. W. Benjamin , Ursprung der deutscben Trauerspiel, trad. Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985. 2. Lettre de Freud à Ferenczi, 31 juillet 1915, in Correspondance, Paris, Calmann-Lévy, 1992. 3. N ous en avons pris acte dans notre contribution « L ’inconscient du pouvoir. L ’objet politique de Freud à L acan », in P.-L. A ssoun , M . Z afiro­ poulos (dir.), Figures cliniques du pouvoir, Paris, Anthropos/Economica, 2009, p. 21-37. N ous en avons présenté les éléments dans notre enseignement au master d’Histoire et théorie politique à l’Institut des sciences politiques, entre 2005 et 2012, pendant sa période d’ouverture interdisciplinaire à l’apport psychanalytique dans la formation politicologique. N ous y avons mesuré la portée de résonance de la lecture et de la méthodologie analytiques chez les étudiants chercheurs en formation en sciences politiques.

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Tuer le mort « rapplique » plutôt qu’elle ne s’applique, dans la mesure où le cours de l’histoire, en ce moment exceptionnel, la nourrit. Cela vaut pour la matière historique. Spécialement pour ces événements qui, comme on dit, « n ’arrivent pas tous les jours » - c’est ici le moins que l’on puisse dire - et semblent faire surgir, de leur cachet d’exception, les ressorts secrets de l’histoire collective. L’anthropologie analytique ne se mêle du politique que lorsqu’au cœur de son histoire apparaît un point, à la fois patent et aveugle, sur lequel les autres discours s’escriment sans en venir à bout ou que, tout simplement, ils ignorent ou encore auquel ils donnent un statut incomplet. Mais c’est alors, en situation, qu’elle fait sentir sa nécessité. D’une part, la psychanalyse se confirme ici comme science des refuse1, de ces restes de l’observation et des points aveugles aux autres disciplines, ce qui suppose d’en intégrer les apports ; mais d’autre part, « l’inconscient » n’est pas qu’un « facteur » parmi d’autres et l’objet n’est pas qu’un « syndicat de facteurs », pour reprendre l’expression humoris­ tique de Jaurès : la dimension psychanalytique met au jour la vérité inconsciente du sujet, permettant de ressaisir la signifi­ cation de fond de l’histoire, vécue et narrée, ce qui se signale, dans le phénomène lui-même, par un certain excès qui déborde l’inventaire desdits « facteurs ». Elle le fait à travers ces « détails » de la peinture de l’histoire, soit ces fragments, dignes de l’attention de Morelli2, qui engagent l’ensemble de la peinture et en trahissent la signification refoulée3. 1. S. F reud , Le Moïse de Michel Ange, 1914. 2. Giovanni Morelli (1816-1891), alias Lemontieff. 3. D. A rasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture (1992), Paris, Flammarion, 2008.

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Le meurtre des rois morts Le « Meurtre du Père », pierre d’angle de la reconstitution freudienne, est donc le contraire de quelque grille d’origine à appliquer à tout prix : c’est une insistance structurale du réel collectif historique. Si l’on pouvait s’en croire débarrassé, être autorisé à le négliger ou à le dissoudre dans le bavardage mythologique, voire mythomaniaque, le voilà qui revient dans le réel, comme pour défier l’entendement historique, pour lequel il apparaît couramment comme une hypothèse douteuse, donc superflue. Or, de cet immense événement qu’est la Révolution française, de ce « monde historique » - dont la possibilité, après les grandes « histoires de la Révo­ lu tio n », de M ignet et Thiers à Quinet en passan t par Michelet1, continue à défier l’entendement historiographique et qui a tant excité la curiosité de la Philosophie de l’histoire -, cet épisode pourrait bien révéler, en un acte absolument inso­ lite, quelque chose d’essentiel de sa vérité inconsciente et de son projet historique. C ’est d’autant plus important que cet acte exorbitant s’est accompli, on le verra, dans une certaine discrétion, en comparaison avec les autres grands événements fortement symbolisés de la saga révolutionnaire, mais aussi en contraste avec son propre contenu, d’une violence explo­ sive. Comme si les acteurs et les décideurs demeuraient désynchronisés de la portée symbolique de l’événement auquel ils participent et dans lequel même ils officient, en sorte qu’il les dépasse eux-mêmes. Comme s’ils étaient dis­ traits de ce qu’ils étaient en train de faire (ce pourquoi sans 1. F. M ignet , Histoire de la Révolution française de 1789 ju sq u ’en 1814, 1824 ; A. T hiers, Histoire de la Révolution, 1823-1827 ; J. M ichelet , Histoire de la Révolution française, 1847-1853 ; A. de T ocqueville, L ’Ancien Régime et la Révolution, 1856 ; E. Q uinet , L a Révolution, 1865.

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Tuer le mort doute ce fut « faisable »). Contraste entre une procédure fonc­ tionnelle - relevant de « l’administration des choses » - et un acte, « humain, trop humain », intrinsèquement stupéfiant. Acting, certes, mais soigneusement prémédité et justifié, comme on va le voir, et institutionnalisé, quoique subtilement marginalisé, sinon «an o d in isé». Alors que le dernier roi régnant, Louis XVI, réduit au nom civil de Louis Capet - ce qui notifie la rature du Nom du Roi - fut immolé sur la place publique - rebaptisée « place de la Concorde » ! - , ses prédé­ cesseurs furent « excavés » devant un petit groupe d’acteurs et de témoins, sous le contrôle de simples fonctionnaires, mais aussi devant une population de « passants », faisant attroupe­ ment puis débordement, dans les conditions qu’on verra. On peut même tenir cet épisode pour l’un des premiers actes émanant de l’administration publique moderne, qui s’inaugure donc par l’autopsie publique. On le vérifiera en détaillant ces procès-verbaux : on décrit sobrement les faits, puis on y ajoute des « remarques » objectives, comme si cela relevait de la description d ’une simple procédure. Il n’est naturellement rien dit de ce qui se passe autour et après, avec l’intervention de la foule, ce que l’on apprendra par d’autres sources, qu’il nous faudra détailler. L ’exhumation même semble déconnectée de tout le reste. Drame médusant, avec ce texte, comme « en légende », d’une sobriété violente, mais quasiment sans images, si ce n’est une certaine peinture contemporaine de Hubert Robert sur laquelle il faudra reve­ n ir1, et qui se distingue en ce que l’on n’y aperçoit que quelques gestes, tandis que rien de l’acte central qu’elle évo­ que n’y figure - à croire qu’il est « infigurable » ... Comme si 1. Voir infra, p. 73 et 169-170.

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Le meurtre des rois morts le caractère proprement hallucinant de l’acte tenait en échec sa mise en représentation. Ainsi que nous l’avons rappelé antérieurement, la psycha­ nalyse contient intrinsèquement plus que la possibilité, la nécessité d’une extension de l’hypothèse de l’inconscient au col­ lectif1. Elle prend bien en ce sens la portée d’une anthropologie du politique2 et de l’histoire3. Le recours à la psychanalyse n’est pas quelque « supplément d’âme inconscient », c’est ce qui permet de saisir la portée de réel de l’histoire à l’aune du sujet, l’arrachant ainsi au registre des curiosa ou donnant à ces « curiosités » - dont on peut conserver le sens fort d’une sin­ gularité ou d’un fait d’exception qui excite le savoir - leur por­ tée signifiante, retissant la causalité matérielle de la subjectivation inconsciente et de la praxis corrélative. Bref, il apparaît que cet épisode révolutionnaire, quoique archivé, et ayant d’ailleurs fait d’abord l’objet de l’attention des érudits, demeure un « dossier » neuf, que le regard psychanalytique requiert de rouvrir. Entre les discours qui le rencontrent sans lui donner de signification princeps - c’est un peu l’os des 1. P.-L. ÂSSOUN, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Paris, Armand Colin, 1 9 9 3 ; rééd. « U » , 2 0 0 8 ; « L ’anthropologie à l’épreuve de la psychanalyse. L ’envers inconscient du lien social », Figures de la psychanalyse. Logos et Anankè, nouvelle série, 17, Paris, Erès, 2009 p. 43-53 ; « Inconscient anthropologique et anthropologie de l’inconscient. Freud anthro­ pologue », L a Revue du M .A.U.S.S., 37, Paris, La Découverte, 2011, p. 71-88. 2. P.-L. ASSOUN, « De Freud à Lacan : le sujet du politique », Cités. Philoso­ phie, politique, histoire, 16, Paris, Puf, 2003, p. 15-24; « L ’inconscient du pouvoir. L’objet politique de Freud à Lacan », in P.-L. Assoun , M. Z afiro­ poulos (dir.), Figures cliniques du pouvoir, op. cit., p. 21-37. 3. P.-L. A ssoun , M arx et la répétition historique, Paris, Puf, 1978 ; rééd. « Quadrige », 1998 ; « Le sujet inconscient de l’écriture. Freud et l’écriture de l’histoire », in J.-Fr. CHIANTARETTO (dir.), Écriture de soi, écriture de l’histoire, Paris, In Press, 1997, p. 147-159.

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Tuer le mort « histoires de la Révolution française » du XIXe siècle - et ceux qui accumulent les faits, lui laissant un statut anecdotique - anecdote monstrueuse -, il y a bien un maillon manquant que l’anthropologie analytique - ou plus exactement la psychana­ lyse comme anthropologie - permet d’introduire. L ’enjeu s’en avère considérable : avec cet épisode, il y a lieu de penser que l’on touche au paradigme de cette ren­ contre entre le désir de mort du père et la rupture génératrice de la modernité politique. Désir de mort sous sa forme subornée, qu’il faudra examiner de près, à travers sa phéno­ ménalité littérale, des pratiques et des discours qui entourent et sous-tendent l’événement. C ’est en ce sens un moment spécialement émouvant de surgissement, au ras de l’événementialité historique, du désir de meurtre qui s’avoue de la façon la plus crue et touche à son accomplissement, par for­ çage, au moyen d’une destruction mortuaire. L ’élimination de l’autre vivant ne suffit pas, c’est l’anéantissement du mort qui est visé, comme si, en une paraphrase de Kafka, la honte de la royauté, son opprobre historique devait lui survivre. Faire honte à l’Autre royal post mortem, par un acte produit « toute honte bue » et toute pitié et piété écartées, voilà une idée folle et redoutablement conséquente de l’entendement révolutionnaire. C ’est aussi pourquoi cet acte se produit, chez le décideur, sans vergogne, faisant aveuglément agir avec le sentiment d’un devoir face à l’Histoire. Mise à nu du « désir révolutionnaire ».

Première partie

Spectroscopie Pacte profanatoire

C h a pitr e I

La « profanation » planifiée « Ouvrons quelques tombeaux » (I) O n a ouvert le caveau des B o u rb o n s1.

L ’année 1793 a vu ce que l’on appelle «la Terreur», surgie dès 1792, s’institutionnaliser implacablement, depuis l’instauration du Comité de salut public, exécutif de la Convention, en avril avec la mise en place du Tribunal révo­ lutionnaire, en septembre avec le décret connu sous le nom de « loi des suspects ». Elle se présente comme l’état d’excep­ tion imposé par la mobilisation face à l’étranger qui donne une figure omniprésente à l’Ennemi, l’émigré et ses alliés. La Terreur dit étymologiquement l’effroi : elle est bien destinée à glacer d’effroi les ennemis de la cause révolutionnaire. Elle justifie donc l’institutionnalisation d’une technique de gou­ vernement par la crainte, ce qui politise le mot : système et régime de la Terreur2. On sait que Robespierre, plutôt réservé sur la guerre extérieure dont il craignait l’effet sur l’expérience révolutionnaire, mettait toujours plus l’accent 1. C ’est la première phrase du rapport d’exhumation le 12 octobre 1793 (avec, dans le manuscrit, un accent aigu sur le a !). 2. Sens consacré dans la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie en 1798.

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Tuer le mort sur le danger interne. Telle est la toile de fond sur laquelle le règlement de comptes avec l’ennemi royal va se détacher.

U n a c t e e t ses n o m s : PROFANATION, EXHUMATION, EXTRACTION

Tout d’abord, comment désigner l’acte mentionné ? Le terme le plus utilisé est celui de «p ro fa n a tio n ». L’ « action de profaner » porte sur ce qui est supposé « saint » ou « sacré ». Le « profane », comme « non consacré », est litté­ ralement ce qui est devant [pro) le temple (fanum)1, le sacré se tenant à l’intérieur du temple, et plus spécialement dans sa partie la plus sainte, le «san ctu aire». La profanation met donc dehors le sacré ou le déjà « consacré », ce qui se vérifiera littéralement dans les faits. Fanum s’entend aussi dans « fana­ tisme » : le fanatism e profanatoire a fondamentalement rapport au temple. Cela comporte l’idée de ravalement, comme action d’avilir, de dégrader ce qui est vénérable, pré­ cieux ou considéré comme tel. « Acte » impie ou « sacrilège », qui expose donc à l’opprobre. On comprend que cela n’ait pas fait partie du vocabulaire des révolutionnaires euxmêmes, qui récusaient l’idée du caractère saint et vénérable des tombes royales. Quoique : dès lors que la Constitution de 1791 plaçait « la personne du roi » dans l’ordre du « sacré » et 1. O. Bloch , W. von W artburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Puf, 1950, article «P rofan e», p. 487. Le mot «profan er» apparaît au XIVe siècle, « profane » étant attesté dès 1229, « profanateur » en 1566.

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L a « p r o f a n a t i o n » planifiée de « l’inviolable » 1 - quand bien même deux ans plus tard, tout est changé - l’atteinte au roi, mort ou vif, relève de la profanation de facto. Si le terme s’est imposé, au-delà même de ceux qui en réprouvaient le plus totalement l’acte, les partisans du roi, c’est néanmoins que l’acte, par sa signification même, désignait la confusion entre sacralité et déchet. Le corps royal, on va le voir, est signifié très précisément en ce lieu. L ’acte n’a de raison d’être que par sa volonté profanatrice, désacrali­ sation sans sacré, à démontrer en acte. Par où s’annonce la contradiction, du point de vue de l’acte révolutionnaire : en « tuant » les rois morts, les révolutionnaires les désignaient a contrario comme « sacrés », en ce geste même par lequel ils signifiaient qu’ils ne l’étaient plus et ne l’avaient jamais été. M ais, décrit matériellement, l’acte est proprement exhu­ mation2, soit l’action de déterrer un cadavre, de le retirer de son lieu de sépulture, de retirer du sol, de l’humus, ce qui s’y trouve enfoui, mais de mettre au jour, du coup, une chose cachée : on dit bien aussi « exhumer » pour « tirer de l’oubli ». Preuve que la mémoire tient à la vie et à la mort. La sépulture accomplissant l’inhumation, l’acte de mettre en terre, qui ren­ voie aux cérémonies d’usage accompagnant l’ensevelissement d’un mort, l’exhumation revient à une « violation de sépul­ ture », qu’il s’agisse d’une tombe ou d’un mausolée (voire d’une fosse). Là encore, question : afin de faire oublier pour toujours les rois, il aura fallu les tirer violemment de l’oubli de leur relégation sous terre. 1. Constitution de 1791, titre H, « De la division du royaume, et du titre des citoyens », chap. n, « De la royauté, de la régence et des ministres » : « La personne du roi est inviolable et sacrée, son seul titre est Roi des Français. » 2. «E xhu m er» n’est attesté qu’en 1643 (Dictionnaire étymologique, p. 235), par dérivation d’ « inhumer » (1413).

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Tuer le mort Reste le terme « extraction1 », dont on verra qu’il consti­ tue le signifiant opérateur. Extraire, c’est dégager un minerai (ou une roche) du milieu dans lequel il est enfoui ou retirer de l’organisme d’un être vivant un corps étranger (ou une dent, de fait il sera beaucoup question de dents dans la pro­ cédure d’extraction des corps!). C ’est donc tirer quelque chose de l’endroit où il est contenu, mais aussi séparer une substance de la gangue dans laquelle elle est prise. C’est faire sortir d’un lien clos. Modalité de la « profanation » et de la « ¡¿éshumation », l’extraction est aussi un acte en soi et on en expérimentera toute la portée inconsciente. Ce triple complexe sémantique associatif est fortement engagé au moment où l’acte va se trouver annoncé et exigé.

Du

DISCOURS À L ’ ACTE : LA « PRISE AU M O T »

ou

l ’O d e fu n èbr e à la r o y a u té

Cette idée portée par le contexte surgit pourtant comme de nulle part. Elle est suffisamment avancée au tournant de l’année pour que Sylvain Maréchal, afin de contrer la modé­ ration relative du ministre de l’Intérieur Roland, lance un véritable appel au viol (de sépultures), qui commence par un étonnement : Tandis que nous sommes en train d’effacer tous les vestiges de la royauté, comment se fait-il que la cendre impure de nos rois repose encore intacte dans les caveaux de la ci-devant abbaye de 1. Attesté au XVIe siècle, «extraire» apparaissant au XVe siècle (Diction­ naire étymologique, op. cit., p. 238), soit « tirer » (« traire ») dehors.

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L a « p r o f a n a t i o n » planifiée Saint-Denis [...]? Nous souffrons que leurs reliques, précieuse­ ment conservées dans des cercueils de plomb, insultent aux mânes de quantité de bons citoyens morts pour la défense de la patrie et de la liberté1. Le programme est clair : « Il ne devrait pas rester pierre sur pierre de l’édifice consacré à leur sépulture [...] infligeons-leur la loi du talion. » La violence du propos va jusqu’à l’évocation de l’acte : « Que les tombeaux de nos tyrans disparaissent et cessent de souiller plus longtemps la terre de la liberté ; que leur cendre soit jetée au vent. » Déclaration de guerre aux « scélérats couronnés » qui se voient refuser le repos éternel. Encore fallait-il que la décision vienne d’en haut. Elle fut rendue possible par le discours retentissant de Bertrand Barère2, rapporteur du Comité de salut public devant la Convention nationale - le 31 juillet 1793, sous la présidence de Danton - , qui met le feu aux poudres. Discours qui, à défaut de théoriser l’acte, en fait concevoir la légitimité, donc la nécessité. C ’est bien une plaidoirie que fait vibrer cet avo­ cat, bien nommé «A nacréon de la guillotine», paradigme vivant de la haine « monarchomaque3 ». Il faut serrer de près la rhétorique qui, précédant l’acte, le met en forme. Cela consiste en un cri en forme de « constat » : « Les portesceptres continuent à défier les vivants depuis leurs mauso­ lées4. » Cette chose désormais innommable appelée un « roi » n’est évocable que par périphrase, comme « porte-sceptre », ce « bâton de commandement » désormais persiflé comme le 1. 2. 3. 4.

Révolutions de Paris, 1 8 2 ,2 9 décembre 1792-5 janvier 1793. Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841). Voir infra, p. 129-131. Discours du 31 juillet 1793.

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Tuer le mort hochet des rois. Les habitats funéraires desdits « portesceptres » deviennent le symbole matérialisé de cette provoca­ tion posthume : Dans la monarchie les tombeaux mêmes avaient appris à flat­ ter les rois; l’orgueil et le faste royal ne pouvaient s’adoucir sur ce théâtre de la mort, et les porte-sceptre, qui ont fait tant de maux à la France et à l’Humanité, semblent encore, même dans la tombe, s’enorgueillir d’une grandeur évanouie. Le propos semble démarqué de celui de Roland qui évo­ quait « les vils ossements de tous ces monarques orgueilleux qui, du fond de leur tombe, semblent, encore aujourd’hui, braver les lois de l’égalité». U y a moins imitation que mise en place d’un véritable trope rhétorique. On notera que le tombeau, métonymie du pouvoir royal, apparaît comme son complice et l’emblème de la servitude que scelle le «monde royal». L ’orateur eût pu rappeler que ce mot «m ausolée» fut formé par antonomase sur le nom de Mausole d’Halicarnasse1, ce satrape mégalomane qui s’était fait construire un gigantesque monument funéraire. C ’est le Mausole royal comme tel qu’il s’agit de rabaisser, en ses fastes néfastes... Le raisonnement est remarquable: l’orgueil ostentatoire du pouvoir cynique des rois vivants ne « s’adoucit » pas même sur « le théâtre de la mort », voire s’y décuple. Les rois ont la mort même orgueilleuse. Leur morgue et leur honte sur­ vivent à leur existence, elles s’en exacerbent d’autant. Cette survivance arrogante d’une « grandeur évanouie » va exiger la pulvérisation de leurs habitats funèbres. Puisqu’ils s’enor­ gueillissent, paraît-il, au-delà de la tombe et par les tombes, la haine les y poursuivra... 1. Satrape du IVe siècle av. J.-C., originaire de Carie en Asie Mineure.

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L a « p r o f a n a t i o n » planifiée Alors, que faire ? La réponse suit, en une scansion poétique : La main puissante de la République doit effacer impitoyable­ ment ces épitaphes superbes, et démolir ces mausolées qui rappellent des rois l’effrayant souvenir. Voilà programmée l’entreprise de démolition. En brisant la pierre tombale, c’est bien la superbe royale en son arro­ gance qu’il s’agit de briser et d’humilier. On notera que cela suppose une rature de la lettre, violence contre l’épitaphe, lettre sépulcrale, et son support. L ’orateur exprime ce senti­ ment qu’ont les acteurs de la Révolution d’être « regardés » et défiés par les rois morts depuis leur demeure souterraine. Donc, il est urgent d’agir... Le discours incendiaire de Barère, avocat inspiré, peu avant, de la « levée en masse », a trouvé les mots, fleuris comme à l’accoutumée, et non sans panache rhétorique, de la déclaration de guerre à la nécropole de Saint-Denis, qui vont rendre l’acte concevable, donc exigi­ ble - tant le mot, l’idée et l’acte s’enchaînent implacablement dans la logique révolutionnaire. Dire, c’est déjà faire, sinon avoir déjà fait. L ’avocat ici se surpasse, devenant procureur, car il s’agit d’inculper des morts - c’est à l’ennemi tombal aussi bien que s’adresse le discours, à l’oreille sourde des morts mêmes, afin de leur signifier leur liquidation, au nom de la loi révolutionnaire et de l’espèce humaine entière, et à travers leurs tombeaux, complices de leur orgueil inhumain. Le discours fulminant de Barère s ’était d’ailleurs vu frayer la voie par le verbe poétique : Lebrun, le poète attitré, Pindare de la Révolution1 (dans le langage de l’emphase 1. Ponce-Denis Ecouchard-Lebrun, surnommé Lebrun-Pindare (17291807).

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Tuer le mort révolutionnaire), avait publié dans Le Moniteur une Ode ven­ geresse, funèbre avant la lettre, contre les rois et planifiant leur « expatriation » : Purgeons le sol des patriotes, Par les rois encore infecté : La terre de la liberté Rejette les os des despotes. De ces monstres divinisés Que tous les cercueils soient brisés ! Que leur mémoire soit flétrie ! Et qu’avec leurs mânes errants Sortent du sein de la patrie Les cadavres de ces tyrans1 ! Le verbe ayant ouvert la voie, il va falloir joindre le geste à la parole. Si « la terre de la liberté » rejette, en quelque sorte «écologiquem ent», les « o s des d espotes», le sujet révolutionnaire, dont « la Liberté » est le surmoi brutal, va se charger de l’en débarrasser... L ’art du discours révolution­ naire, comme celui de tout pouvoir, est de trouver les mots, de les forger pour justifier les décisions déjà prises, mais aussi pour donner corps signifiant à l’acte prochain. Certes, c’est parce que la décision était acquise que le discours fut produit, mais le discours n’est pas que flatus vocis ou enro­ bage rhétorique, il est chargé de donner corps à l’acte, le rendant concevable et irréversible. On sent d’ailleurs la jouis­ sance dans l’évocation qui préfigure la jouissance de l’acte futur. C ’est pourquoi la Révolution fut une telle profusion rhétorique et une telle production discursive, une intense 1. Ode patriotique sur les événements de l'année 1792, du 10 août au 13 novembre, par le citoyen Lebrun.

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L a « p r o f a n a t i o n » planifiée logorrhée : on parlait non seulement entre deux actes, mais pour rendre les actions possibles, voire pour s’expliquer sur ce que l’on était en train de faire, l’acte donnant chair au signifiant. En sorte qu’il apparaîtra conséquent à la Conven­ tion, à travers son tout-puissant Comité de salut public, d’entrer en action pour prendre au mot son propre discours.

Le

d é c r e t o u l ’ a n n i v e r s a i r e d ’u n e c h u t e

:

l ’a c t e in f a m a n t

Barère ayant correctement prêché ses convaincus, par son « rapport », il est décidé incontinent par le décret du 1er août 1793, que « les tombeaux et les mausolées des ci-devant rois, élevés dans l’église de Saint-Denis, dans les temples et autres lieux dans toute l’étendue de la République, seraient détruits le 10 août suivant». Ainsi se trouvait plébiscité « l ’arrêt de mort » signifié par Barère contre Saint-Denis, paradigme des édifices royaux au cœur de la République. La façon la plus conséquente de célébrer le premier anniversaire de la prise des Tuileries le 10 août 1792 est de détruire les tombeaux de l’Ancien Régime, ce qui suppose d’en extraire les corps et de disperser au vent leurs cendres : « Que pour célébrer la journée du 10 août qui a abattu le trône, il fallait, dans son anniversaire, détruire les mausolées fameux qui sont à SaintDenis. » Pour objecter à ce « fameux » de mauvais aloi, il aura fallu un acte sciemment infamant. Il est précisé que les hommes chargés de l’exécution de l’arrêté 39

Tuer le mort devront se transporter à Saint-Denis à l’effet d’y procéder à l’exhumation des ci-devant rois et reines, princes et princesses que renferment les caveaux de l’abbaye, et ordonner que leurs cercueils seront brisés, et le plomb fondu et envoyé aux fonde­ ries nationales. En fait, seules quelques tombes médiévales seront détruites en août, ou plutôt leurs monuments funéraires, inaugurant ce qu’un commentateur ultérieur désignera comme la « mono­ manie de guillotine tranchant la tête de statue de pierre1 ». Cette chasse aux gisants n’est que « le lever de rideau », la « grande pièce2 » étant reportée à l’automne. Tandis que les gisants, sculptures funéraires, sont au-delà de la mort, la défiant de leur être statufié - gésir, être couché « à plat-dos » étant une pose sainte ou royale -, les corps de rois matéria­ lisent une finitude qu’il s’agit d’atteindre : ils montrent les rois encore là, en os, si ce n’est en chair... Il semble néanmoins qu’il y ait eu un retard, sinon une hésitation, puisqu’il aura fallu le rappel du conventionnel Joseph Lequinio3 dénonçant, le 7 septembre 1793, « l ’inexécution du décret ordonnant l’entière démolition des tombeaux [...] des anciens tyrans de Saint-Denis » (tout en rappelant la nécessité de protéger les monuments des arts). Faut-il penser que « la m ain » - de la République - a tremblé, ou s’agit-il de ce retard inhérent à la temporalité administrative ? C ’est comme si l’approche du Jour des morts, en cette fin du mois d’octobre, avait accéléré le geste de cette Toussaint révolutionnaire. Alors commence 1. M. Billard , Les Tombeaux des rois..., op. cit. 2. Ibid., p. 33. 3. Député du Morbihan, il fut représentant du peuple en Vendée et ennemi des Chouans.

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L a « p r o f a n a t i o n » planifiée cette cérémonie funèbre d’ « anniversaire », la commémora­ tion de la naissance de la Révolution coïncidant avec l’acte de mise à mort de ses antécédents, nommés mieux que jamais «ci-devan t». L ’heure est venue de «leu r faire leur fête», comme le dit brutalement la langue populaire.

L e ju g e m e n t d e r n ie r d e s r o is

Il s’agit bien d’exécuter un mort, en écho à ce que Sylvain Maréchal, dramaturge révolutionnaire de profession, appelle au même moment de vendémiaire Le Jugement Dernier des rois1, pièce jouée sur la scène du Théâtre de la République deux jours après l’exécution de Marie-Antoinette et en pleine « pro­ fanation ». Il s’agit d’évoquer le scénario de la déportation, sous l’égide d’un sans-culotte français - à la tête d’une quinzaine de sans-culottes de « chacune des nations de l’Europe devenue libre et républicaine » -, de tous les rois de la terre sur une île volcanique, habitée par un peuple primitif qui, ce n’est pas un détail, adore « le soleil levant ». Faire se lever le nouveau soleil suppose d’éteindre la race du passé et de la nuit. En vertu d’un « jugement solennel et en dernier ressort » prononcé « à l’unani­ mité », se trouve créée une « ménagerie » - on voit les rois en laisse comme des animaux de foire se disputant entre eux comme en un Guignol, Narcisses dérisoires - qui les met sous les yeux des représentants de l’humanité nouvelle. Tous sont là, 1. Le Jugement Dernier des rois, prophétie en un acte, en prose, par P. Sylvain Maréchal, joué sur le Théâtre de la République au mois vendémiaire et jours suivants.

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Tuer le mort mais pas tout à fait : « excepté un, parce que nous l’avons guillo­ tiné », dit le sans-culotte français avec satisfaction. La pièce s’achève avec une éruption volcanique qui fait tomber les der­ niers représentants de l’espèce royale, « consumés dans les entrailles de la terre entrouverte » - donc sous l’effet fou­ droyant, faut-il entendre, du volcanisme révolutionnaire. Au moment même où les rois français sont déterrés, ils sont repré­ sentés sur scène comme cernés par les flammes, brûlés vifs et engloutis dans ce gouffre que la « fosse » de Saint-Denis incarne - métaphore de l’engloutissement que l’on retrouve curieuse­ ment chez cet apologiste de la royauté et du christianisme qu’est Chateaubriand1. «Voilà un spectacle fait pour des yeux répu­ blicains2 », commente Hébert, qui recommande la pochade de Maréchal à tout bon père de famille soucieux d’éducation répu­ blicaine, comme un texte édifiant en somme, une leçon à l’usage des générations futures, des enfants de la République ! Ceci dit à propos d’un texte dans lequel le pape envisageait de prendre femme, ce qui fut considéré comme son aspect le plus scanda­ leux, suggérant par là même un lien apocalyptique entre la fin de l’espèce royale et la fin du célibat du souverain pontife. Étrange et éloquente association : le jour où le dernier roi aura disparu, le souverain pontife redeviendra un homme commun, adonné à la conjugalité... Bref, la «prophétie en un acte» est contemporaine de l’acte où elle se réalise et qu’elle commente ! Il y va, on a bien lu, d’un «jugem ent», «jugement der­ n ier», com parution des rois devant le grand Autre de l’Histoire, ce qui suppose une dimension eschatologique - tant les plus hostiles à la théologie obscurantiste en retrouvent le 1. "Voii supra, p. 16. 2. J.-R. H ébert, Le Père Ducbêne.

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L a « p r o f a n a t i o n » planifiée langage quand il s’agit de produire leur propre prophétie. Ce qui est engagé, à la place de la résurrection des morts, c’est l’accomplissement de la mort de l’espèce royale - ce qui sup­ pose en contrecoup l’avènement d’un corps révolutionnaire glorieux. On n’oubliera pas que, dans la conception chré­ tienne, le mort est comme en sommeil, en attente du Jugement dernier et de la Résurrection. La dépouille mortelle est donc en attente virtuelle de son devenir. La réalité de ce qui se baptise explicitement « prophétie » va dépasser la fiction didactique, en même temps qu’elle la prolonge, le Jugement s’exécutant au même moment pour de bon et « pour de vrai » contre les rois morts de Saint-Denis et la prophétie se réalisant synchroniquement. Ici et là, il s’agit de séparer « les scélérats couronnés » de « l’espèce humaine », selon la formule de M aréchal, au nom d’un « martyr de l’ancien régime » qui trouve sa revanche dans le citoyen des temps nouveaux, et surtout de livrer la majesté à la « risée publique ». La sentence révolutionnaire qui exécute la profanation se présente comme la parodie violente du Jugement dernier. L ’enjeu en est d’éradiquer le nom du lieu lui-même : une fois Saint-Denis vidé, il recevra son label révolutionnaire de «Franciade1 » - le 22 octobre 1793 précisément, donc une fois le caveau vidé, l’enclave royale de Saint-Denis étant patronymiquement rapatriée dans le giron de la France... C ’est donc bien le nom propre qui est visé et il aura accompli sa mutation au moyen de la profanation des corps. Le signi­ fiant du saint dénommant sera évidé pour faire place à la sanctification nationale laïque. Et justement le représentant de la Franciade à la Convention, Pollart, maire de la ci-devant 1. Voir infra, p. 165 et 250.

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Tuer le mort Saint-Denis, lors du transfert du Trésor de l’abbaye, l’expri­ mera au mieux : On dira bientôt des rois, des saints et des prêtres : ils ont été. Voilà enfin la raison à l’ordre du jour; ou, pour parler le langage mystique, voilà le jugement dernier qui va séparer les bons des méchants1. L ’expression «ci-devant», signifiant majeur de l’époque, définit ce qui « a été » et a cessé d’être : la royauté s’écrit à l’imparfait, ou plutôt au « passé composé ». Mais alors com­ ment situer ces corps encore là de « ci-devant de l’histoire » ? Pourquoi mobiliser « le langage mystique » (si élémentaire soit-il) au moment où l’on vient de se mettre sous l’aile de la Raison laïque ? Il est dit à cette occasion que la Révolution peut être tenue pour « un miracle », celui de la « régénération des opin ions». On va vérifier que la régénération a pour condition la destruction de la race dégénérée des rois et de leurs préjugés. «Fran ciade», signifiant flambant neuf, vien­ dra à la place de la « ci-devant Saint-Denis » le 22 octobre 1793, au bout de la séquence...

A c t e u r s e t t é m o in s : L ’ ADMINISTRATION PRO FA NA TO RE, DE LA DESTRUCTION AU MONUM ENTAL

Ainsi se trouve constituée une commission composée d’un représentant de la Convention, d’un « commissaire au 1. Séance de la Convention du 12 novembre 1793. Sur le contexte, voir infra, p. 82 et 165-166.

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L a « p r o f a n a t i o n » planifiée plomb », en frac noir et chapeau tricolore, et d’un représen­ tant de la Commission des monuments et des a rts1. C ’est bien une affaire d’Etat : outre la municipalité représentée par un notable nommé Pierre Lathreille, on y trouve Brayer, chargé de la surveillance des travaux ainsi que de l’approvi­ sionnement des armées et surtout M eignié, représentant l’administration de la fabrication extraordinaire des armes et dépendant du ministère de la Guerre. Les com missaires seront accom pagnés des ouvriers chargés de la mise en oeuvre, donc de l’excavation, équipe sous la direction d’un certain Pierre Dantan. C ’est à dom Germain Poirier (1724-1803), membre de l’ordre de saint Benoît depuis 1740, de la congrégation de Saint-Maur, partisan de la réforme de l’ordre, chargé des travaux d’art et de science, devenu garde des archives de l’abbaye de Saint-Denis, que revient la fonction de « commis­ saire chargé de surveiller l’exhumation ». Depuis l’ouvrage de référence du bénédictin de Saint-Maur dom Félibien, au long titre éloquent2, un lien particulier liait Saint-Denis et les Bénédictins, ce qui justifie l’affectation de dom Poirier à ce poste central. C ’est lui en effet l’œil de l’affaire, présent dès les opérations d’août et surtout n’abandonnant pas un ins­ tant la basilique pendant ces journées décisives du 12 au 24 octobre. Il ne la quitte ni de jour ni de nuit - on le sait 1. Fondée le 13 octobre 1790. 2. Dom Michel F élibien, Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France, contenant la vie des abbez qui l’ont governée depuis onze cens ans : les hommes illustres qu’elle a donnez à l’Eglise & à l’E ta t: les privilèges accordez par les souverains pontifes & par les evêques : les dons des rois, des princes & des autres bienfacteurs. Avec la description de l’eglise... Le tout justifié p ar des titres authentiques & enrichi de plans, de figures & d’une carte topographique,1706.

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Tuer le mort puisqu’il s’excuse le 15 de son absence à la Commission des monuments. Il est en un sens le premier homme clé de l’his­ toire, l’acteur et spectateur majeur, celui qui a autorité de témoin principal et en deviendra le premier scribe écrivain. Il se confirme que son texte, établi par don Druon, gardien du chartrier de l’abbaye de Saint-Denis, est un élément essentiel et en quelque sorte un moment constitutif du récit : « attentif, prudent, silencieux, il en suivit tous les détails, la plume à la main1 ». C ’est lui en effet qui fut chargé du rapport officiel2, sauf à y rajouter ce « Journal de bord » de l’équipée, source de premier ordre sur ce qui s’est passé entre les quatre murs de l’édifice. Rallié à la cause révolutionnaire, la principale préoccupation du bénédictin est de défendre le fonds biblio­ graphique et culturel. Ce qui se présente en outre est un trio d’artistes : le sculp­ teur Louis-Philippe M ouchy3, le dessinateur-graveur Moreau le Jeune4 et l’archéologue François-Marie Puthod de MaisonRouge, auteur de M onuments5. Sans doute le monument royal « historique » importe-t-il d’abord à Poirier, à l’instar d’Alexandre Lenoir (1761-1839), conservateur des monu­ ments historiques6, second personnage majeur, qui sera aussi témoin et fera son propre compte rendu après coup7, au 1. Don D ruon , «Journal historique... », cité supra, p. 9. 2. Don D ruon , « Destruction des tombeaux de saint Denis », rapport du 30 octobre 1793. 3. 1734-1801. 4. 1741-1814. 5. 1757-1820. Monuments, ou le pèlerinage historique, 1791. 6. L. C ourajod , Alexandre Lenoir. Son journal et le musée des Monuments français, Paris, Honoré Champion, 1878-1887. 7. A. L enoir , « Note historique sur les exhumations faites en 1793 dans l’abbaye de Saint-Denis», Le Musée des Monuments français, t. Il, 1801,

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L a « p r o f a n a t i o n » planifiée moment où il se sera forgé le petit empire du « musée des Monuments Français » - en un texte qui, on le verra, recèle de précieux compléments. Surtout, c’est lui qui recueillera pieu­ sement (piété «conservatrice») les monuments funéraires dans l’ancien couvent des Petits-Augustins, dans le jardin appelé... « Élysée » qu’il aménage à partir de 1799. Pour ces passionnés de l’objet et de la trace, le corps du roi n’est au fond ni plus ni moins que le complément du monument, voire son appendice. C ’est le monument qu’il s’agit de « sauvegar­ der », en sorte que les premiers qui en ont constitué le dis­ cours, en tout cas avec le plus de précision, sont les « conser­ vateurs 1 » : c’est au titre muséographique que les corps de rois ont été archivés et comptabilisés. Le monument est aussi bien cette trace du passé mort au cœur du vivant, en sorte que le destin des rois et de leurs monuments se trouve jumelé.

p. xcix-cxxrv ; Le Musée des monuments français ou Description historique et chronologique des statues en marbre et en bronze, bas-reliefs et tombeaux des hommes et des femmes célèbres pour servir à l’histoire de France et à celle de l’art, 3e éd., 1801. 1. Voir infra, chap. vm.

C h a pitre II

La profanation en acte « Ouvrons quelques tombeaux » (II) Le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre ne lui dem eurera p as lon gtem ps: il deviendra... un je-nesais-quoi qui n’ a plus de nom dans aucune lan gu e1.

N o u s voici donc au seuil de l’acte. Si, dès août 1793, ont lieu les premières profanations de tombes médié­ vales - avec celle de Pépin le Bref2 -, dans le prolongement du grand mouvement iconoclaste de 1792, l’essentiel va se jouer à partir du samedi 12 octobre et, cette fois, c’est bien la souche des rois régnant la veille encore qui est en cause - même si cela se prolongera sporadiquement jusqu’au début 1794, donc au seuil de thermidor. Il s’agit bien aussi de « cercueils », ce qui inaugure la profanation proprement dite, qui culmine avec le règlement de comptes tout parti­ culier avec les Bourbons. « On a ouvert le caveau des Bourbons » : la phrase initiale du « rapport » traduit ce bas­ culement dans l’acte.

1. Jacques-Bénigne B ossuet, Sermon sur la mort, 1662. 2. Ainsi que Philippe le Hardi, Isabelle d’Aragon, Constance de Castille et Louis VT.

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Tuer le mort Tout commence avec l’extraction d’Henri IV, qui a l’hon­ neur de «revoir le jo u r» le premier et qui est «e x p o sé » jusqu’au début de la semaine suivante. Ironie de l’histoire : le corps de celui qui périt sous le couteau régicide succombe, quelque deux siècles plus tard, aux coups d’un second régi­ cide, collectif. M ais le premier des Bourbons, lignée fort décriée, fut aussi le plus populaire.

L ’a u t o p s ie a d m i n i s t r a t i v e : MODALITÉS DE L ’EXTRACTION

On dispose donc de ce document majeur qu’est le rapport Poirier, destiné à la Commission des monuments, apparem­ ment demeuré à l’état manuscrit, et dont il semble avoir fait une lecture cursive devant la Commission le 30 octobre - docu­ ment à l’histoire complexe1. Le procès-verbal principal décrit sobrement la procédure, en un mélange de précision bénédic­ tine et d’objectivité administrative. Pour chaque roi sont rappelés la date de la mort (la première !) et l’âge qu’il avait alors - l’âge du cadavre en quelque sorte. Deux éléments reviennent avec la monotonie du rapport : l’état de conser­ vation de la dépouille et le climat pestilentiel lié au degré de putréfaction. 1. On en trouve une version infléchie chez Alexandre Lenoir en 1801 (Le Musée des Monuments français, t. H). Ce rapport fut reproduit par J. J. V. Berthevin dans ses Recherches historiques sur les derniers rois de France en 1825, puis par le baron de Guilhermy dans sa Monographie de l’église royale de Saint-Denis en 1848, chap. V, « Notes sur les exhumations de Saint-Denis par un religieux de cette abbaye, témoin oculaire de ces exhumations en 1793 », p. 55 s.

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L a p ro fan at io n en acte Cette « profanation » a ceci de particulier qu’elle suit le protocole d’une procédure administrative. Compte rendu opératoire qui se réfère à une instance anonyme. U semble d’ailleurs que le premier mouvement fut d’interdire l’accès de la basilique à tout étranger aux travaux, mais le déborde­ ment va bien avoir lieu, au point qu’à un certain moment, comme on le verra, la basilique se transforme en une salle des pas perdus où tout devient possible (ce qui a permis de multi­ plier les témoignages, bien sûr à évaluer et peser un par un). Cet incipit, «O n a ouvert le caveau des B ourbon s», a la sobriété du constat - à entendre comme « Ouvrons quelques ro is», en écho au fameux «O uvrons quelques cadavres» de Georget, l’élève d’E squ irol1, qui répond au «O uvrez quelques cadavres » de Bichat2, devenu l’adage de l’anatomo-pathologie3 (mais qui, il faut le souligner, exprime aussi bien chez Georget la démarche d’un psychiatre cher­ chant dans le corps la clé de la «m alad ie m en tale»). Contraste entre la neutralité du style et la portée passionnelle du geste rapporté. « On », c’est l’instance révolutionnaire par la main de l’ouvrier pilotée par le commissaire. Cela suppose d’abord d’entrer, lanterne en main, dans l’obscurité totale de la crypte... Le travail se fait au moyen de la barre à mine, cet outil de fer servant à creuser des trous, les « mines » dési­ gnant à la fois les cavités et les charges explosives placées dans les trous creusés. Ce sont les ouvriers, « mineurs » en ce 1. Étienne-Jean Georget, psychiatre de La Salpêtrière, auteur d’un mémoire sur l’ouverture du corps des aliénés en 1819. 2 . Xavier BlCHAT, Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine, 1801, Avant-propos. 3. Titre du chap. vm de L a Naissance de la clinique (1963) de Michel Foucault.

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Tuer le mort double sens, qui creusent et extraient - entre deux déjeuners, qui sont mentionnés comme dans le souci de préciser l’horaire de cet emploi du temps et pour signifier que la vie continue pendant ce travail sur et avec les morts d’un autre temps. Ce côtoiement de la mort creuserait-il (aussi) l’appétit, suracti­ vant les pulsions d’autoconservation au contact des effluves de mort, ou serait-ce façon de rappeler que c’est après tout un travail comme un autre, qui « nourrit son homme » ? Travail pour lequel un budget spécial a été établi1.

L e d é f il é d e s r o is o u l a r e n c o n t r e d e s c o r p s

Après le samedi 12 octobre, jour d’Henri IV et de Turenne, et la relâche dominicale, le lundi 14 2 voit apparaître Louis XIII et Louis XTV, puis les premières femmes illustres, Marie de Médicis, Anne d’Autriche, l’infante Marie-Thérèse d’Espagne, ainsi que Louis le Dauphin fils de Louis XIV (le père et le fils ressurgissent donc ensemble). Mardi 15, c’est le tour d’une série de personnes liées aux figures royales3. Le mercredi 16, nouveau jour décisif, surgit Louis XV, en même 1. Soit, la journée s’élevant à 7 livres 10 sols, les frais d’ensemble de l’exhu­ mation ont été chiffrés à 742 livres et 10 sols (incluant une prime de S journées pour le chef d’équipe). 2. Voir le document H.-M. M anteau, Le 14 octobre 1793 à Saint-Denis, par un Laonnais (Société académique de Laon, t. XXIH, 1911) faisant état du témoignage d’un nommé Henri-Martin Manteau, qui fut un disciple de dom Druon. 3. Marie, l’épouse de Louis XV, Marie-Anne Christine, femme du Dau­ phin de Louis XIV et toute une série d’apparentés : Louis duc de Bourgogne, Marie-Adelaïde de Savoie, les deux Louis de Bretagne, Marie-Thérèse infante

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L a p ro fan at io n en acte temps que Philippe d ’Orléans et Henriette de France, Charles V et Jeanne de Bourbon. Le rythme est pris, mais une sorte de vertige temporel apparaît : les époques se jouxtent et ce qui était de l’ordre de la succession commence à se brouiller quand apparaissent les Valois. Le jeudi 17, voici les ossements desséchés de Charles VI et Isabeau de Bavière, de Charles VII et Marie d’Anjou, dont les tombes sont trouvées pillées, de Jeanne de France, fille de Philippe de Valois et Blanche de N avarre; Marguerite de France, femme d’Henri IV ; François II et Charles VIII. Le vendredi 18, les portes donnant accès aux tombeaux sont enfoncées au bélier - symbole de la résis­ tance obscure du lieu qui donne à la progression une allure de spéléologie. Défilent Henri II, Catherine de Médicis, Charles IX, Henri III, Louis XII, Anne de Bretagne, Jeanne II de Navarre, fille de Louis X, en compagnie de son fils qui ne vécut que quatre jours, Jean Ier, H ugues, le grand-père d’Hugues Capet, Charles le Chauve. La journée du samedi 19 octobre, avec Philippe IV le Bel et d’autres, s’achève avec l’ouverture du tombeau de pierre du roi Dagobert, espèce de point de capiton de la procédure, en compagnie de sa femme Nantilde. Le dimanche 20, voici du Guesclin et, après bien des efforts, François Ier1, le lundi 21, Philippe V et Philippe VI de Valois. Après le mardi 22, et la mise au jour d’une série de personnages12, Louis II de Sancerre d’Espagne, femme du Dauphin de Louis XV, Xavier de France, M arie Zéfirine, le duc d’Anjou. 1. Ainsi que Louise de Savoie, Claude de France, Pierre de Beaucaire et Mathieu de Vendôme, abbé de Saint-Denis. 2. Bureau de La Rivière et le chambellan Barbazan.

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Tuer le mort et Suger de Saint-Denis apparaissent le mercredi 23 ; puis, le jeudi 24, Charles IV le Bel ; enfin, le vendredi 25, Jean II le Bon et Louise de France, fille de Louis XV, morte récente. L ’essentiel est accompli. Un « complément » aura lieu le 18 janvier 1794, avec notamment Marguerite de Flandre, fille de Philippe V. Telle est la comptabilité de la jouissance destructrice. Il fallait égrener les noms et les jours pour restituer l’impression de répétition vertigineuse et « épiphanique ». On le voit, le recensement se veut exhaustif : après tout, les rois sont « numé­ rotés», dans la diachronie de leur succession sur le trône, il s’agit, au sortir de leurs tombes, de les « recompter ». C’est au total quelque 46 rois et 32 reines qui auront été « extraits », auxquels il faut ajouter 63 princes de sang et 10 serviteurs du royaume (chambellans et chefs de guerre) ainsi qu’une ving­ taine d’abbés de Saint-Denis, raptés dans l’affaire, soit quelque 170 exhumés. Le « compte est bon » - quoique l’on cherchera quelques rois en vain et qu’on ne trouvera pas trace du cardi­ nal de Retz, comme le concède à regret dom Poirier, comme s’il avait échappé à la vigilance (jusqu’à l’époque de Viollet-leDuc1, où l’on semble s’en approcher, avant de perdre à nou­ veau sa trace). Il demeura inhumé à Saint-Denis, ayant été enterré incognito, sans épitaphe, à l’initiative de Louis XIV. Il fut du petit lot, avec Marie de Provence, qui échappa à la traque des exhumeurs. La petite ville royale surpeuplée est ainsi rasée et soigneusement dépeuplée en un temps record.

1. Voir infra, p. 219.

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L a p ro fa n at io n en acte

L ’ odeur -signe

ou les miasmes royaux

:

LE NARCISSISME DÉCOMPOSÉ

De cet acte, reste... une certaine trace odorante. On évo­ que certains ennuis de santé des ouvriers, ou du moins leur « incommodité » à cause de l’atmosphère pestilentielle. Les effets de cette maladie des miasmes royaux - risque du métier et « accident du travail » - furent soignés, avec l’empirisme de l’époque, avec du vinaigre et du genièvre. Le discours hygié­ niste vient ici se mêler à l’histoire. Pourquoi le vinaigre ? À base de plantes médicinales et d’épices, il était réputé, par ses propriétés antiseptiques, protéger de la peste. On se souvient de la nocivité des cadavres pendant les épidémies. Quant au genièvre, il en était fait usage contre les fièvres intermittentes. Le corps décomposé des rois est donc censé créer une fébrilité pathologique chez les vivants qui les côtoient. On en arriva même à tirer des coups de feu, pour dissiper, au moyen de la poudre, les miasmes redoutables et les fusiller en quelque sorte... Il ne faut pas oublier que nous sommes alors dans ce para­ digme épidémiologique des « miasmes1 » - le terme miasma disant littéralement la « pollution ». « Vapeurs » ou brouillard toxique sont supposés composés de particules issues de la matière décomposée et susceptibles d’effets maladifs (du cho­ léra à la peste noire), d’où le rôle de l’air vicié, au même titre 1. Alain C orbin , Le Miasme et la Jonquille. L ’odorat et l’imaginaire social aux x v m e et XIXe siècles, 1982. Voir notre commentaire, « Les miasmes du refoulé. Histoire des odeurs », L ’Âne, 1 0 ,1 9 8 3 , p. 24.

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Tuer le mort que celui de l’eau contaminée. On supposait ainsi qu’il est des lieux d’émanation de ces odeurs, avec, pour signe pathogno­ monique, une certaine odeur, dite « fétide ». Le mot « fétide » constitue une séquelle de ce paradigme. Le caveau de SaintDenis ainsi dérangé devient le lieu dangereux d ’un tel dégage­ ment toxique, ressenti (c’est le cas de le dire) comme odeur méphitique, soit une puanteur sulfureuse. Comme si Méphitis, la déesse des mauvaises odeurs, était convoquée en ce sanctuaire en décomposition. Est sous-entendu un lien entre la dépouille royale, qui a un effet littéralement « polluant », et la corruption de l’air. La théorie des miasmes donnait en effet le primat, dans l’étiologie, à la toxicité de l’air sur le contact physique - cette dernière théorie l’emportant au XIXe siècle, après un long et âpre débat, la découverte par Pasteur du lien entre microbe et maladie imposant la théorie contagionniste vers 1860 (la métaphore des miasmes se maintenant curieuse­ ment dans l’évocation écologique de l’influence pathogène du milieu).

L e c a d a v r e o u « la c h o se sa n s n o m »

« Une chose sans nom dans aucune langue » : nul mieux que Bossuet n’a désigné l’effet que produit le cadavre, ou plutôt, au-delà, la destruction du corps1, dans ce sermon où il se propose d’« ouvrir un tombeau devant la cour » (formule 1. B ossuet, Sermon sur la m ort. Il s’agit d’attirer ainsi l’attention du belliqueux Louis XTV, devant lequel ce sermon est prononcé, sur les effets déshumanisants de la guerre.

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L a p ro fa n a t io n en acte troublante quand on sait ce qui survint au siècle suivant) : « le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps : “ il deviendra, ditTertullien, un jene-sais-quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue” ». Allusion du Père de l’Église à la destruction totale des corps, dans le contexte de sa méditation sur la Résurrection du Juge­ ment dernier1. Tandis que le cadavre est quelque chose de mort - intermédiaire entre l’être vivant et le rien - , il y aurait, au-delà, une sorte de bouillie originaire et informe - celle dans laquelle les révolutionnaires, exécuteurs du Jugement dernier, veulent engloutir les cadavres ou leurs restes. Mais s’y trouve engagé un processus physiologique que le savoir anatomo-pathologique caractérise comme tel. Il faut affron­ ter le processus de décomposition pour comprendre ce qui se passe, soit la putréfaction, procédure qui commence après « l’autolyse », réaction biochimique d’autodestruction cellu­ laire dès la survenue de la mort et qui mime une sorte d’auto­ phagie. C ’est alors que les bactéries et micro-organismes s’attaquent aux tissus, abdomen d’abord puis thorax, produi­ sant des gaz puis le décollement de la peau - ce qui donne un caractère bouffi au visage. Ensuite vient le détachement des cheveux et des ongles, avec la peau, ce qui aboutit à un noir­ cissement du corps, la bouche et le nez expulsant des gaz. Si l’on ajoute l’explosion des organes, on comprend l’effet pesti­ lentiel produit, celui que les exhumeurs vont se mettre... sous le nez. Pour ce qui est de l’état de conservation, on sait que la décomposition du corps vivant obéit à un processus précis, soit l’action des champignons et bactéries anaérobies, c’est-à1. T ertullien , De la résurrection de la chair, IV. Dans ce texte, le propos est du reste attribué au discours des païens et hérétiques.

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Tuer le mort dire n’ayant pas besoin de dioxygène pour s’accomplir, puis aérobies, produisant des azotes nitreux et nitriques. Ainsi s’accomplit la dégradation des molécules organiques par des micro-organismes. Les conditions de claustration, le contact atmosphérique, le degré d’humidité agissant localement sur le processus peuvent expliquer le résultat inégal de la décompo­ sition, qui va de la dessication totale des ossements à la conservation de la forme m usculaire, rendant parfois le visage même du cadavre parfaitement reconnaissable. Au reste, rien n’est plus absolument identique à soi qu’un mort, ayant perdu la mobilité qui implique cette inégalité relative à soi qui caractérise le vivant. De fait, on commençait à en savoir plus sur le processus de décomposition, mais nous sommes alors dans l’étape « préganalienne1 » de la thana­ topraxie, la technique de conservation livrant la clé de la décomposition. Le fait est que cet ossuaire multiséculaire ouvrait un champ immense et inespéré à l’investigation scientifique. Les médecins auront néanmoins le sentiment d’un rendez-vous manqué, d’une espèce de gâchis. Un témoignage s’en trouve dans le rapport de dom Poirier, regrettant que les experts médicaux n’aient pas joué un rôle plus important. De fait, les médecins ayant reçu leur lettre de convocation avec retard, ils prennent le train en marche, le 18 octobre. Poirier remarque qu’à l’instar de Tourette, auteur d’« une étude spé­ ciale de la décomposition des ossements hum ains», savants 1. C ’est en 1835 que Jean-Nicolas Ganal, né au moment des événements (1791-1851), pharmacien militaire, crée la technique d’embaumement avec une solution d’acétate et de chlorure d’aluminium injectée dans les artères carotides (sans drainage sanguin).

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L a p ro fa n a t io n en acte et médecins «o n t beaucoup regretté [...] d’avoir manqué l’occasion unique d’observer des sujets de tout âge et de tout sexe |sz'c] qui se sont succédé pendant l’espace de douze siècles, c’est-à-dire depuis le squelette de Dagobert mort en 628 jusqu’à celui du Dauphin mort en 1 7 8 9 » h Extraordi­ naire passage qui atteste de la gourmandise frustrée des médecins-physiologistes, contrits de ne pouvoir profiter de cette occasion littéralement historique pour installer leur observatoire sur ce chantier de quinze siècles (bien qu’un médecin nommé Pinson fit un compte rendu le 9 novembre 1793). Il n’y a pas en effet trente-six occasions comme cellelà de mettre en coupe (histologique) les dynasties royales ! La science ici se fait charognarde par métier, les corps sacrés des rois se trouvant réduits au passage à « des sujets de tout âge et de tout sexe». Voici né le sujet de la science, notion qui relève de l’autopsie. On voit la médecine scientifique piaffer au seuil de sa vocation en se voyant passer sous le nez une occasion de dissection généralisée : à peine apparues, les dépouilles prometteuses disparaissent dans le charnier de l’Histoire. De quoi émouvoir rétrospectivement le généticien de notre temps, à l’évocation de cette offre fabuleuse du réel au fantasme scientifique, de pouvoir prélever le « génome » des spécimens royaux, de Dagobert au Dauphin royal, le cartographier et « séquencer » à loisir, alors qu’ils doivent se contenter de « pièces détachées » ! Voilà pour le discours de la science, donc, mais la « religion » du peuple est faite : l’état de conservation est comme proportionnel à ses yeux à la1 1. Rapport oral à la Convention du 30 octobre 1793, in Procès-verbaux de la Commission des monuments, 1790-1794, 1902-1903, t. H, p. 108, cité par A. Boureau, Le Simple Corps du roi, op. cit., p. 9.

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Tuer le mort vaillance du corps, signe d’humanité, ce qui vient laïciser la problématique des corps de saints1.

V o y a g e d ’ o u t r e -t o m b e : TEMPS DE L ’ HISTOIRE ET ESPACE TOMBAL

Le plus saisissant est sans doute cette coexistence entre une temporalité laïcisée, en sa ritualisation administrative (l’Administration s’imposant en l’occasion comme le rite por­ teur de la modernité étatique), et une temporalité secrète, théologico-politique. Le « viol » de cet espace réputé double­ ment sacré - pénétré au besoin à coups de bélier - se fait sous l’égide de la nouvelle loi et au nom de celle-ci. On est ainsi entré dans ce temps « surréel » où, en quelques jours, c’est l’ensemble de la temporalité royale qui se trouve « traversée », chaque cadavre embaumé en formant une sta­ tion. Les deux grandes familles royales modernes, Bourbons et Valois, sont découvertes et extraites tour à tour, comme si elles se dissimulaient dans les sous-sols de la Cité funèbre. Tout se passe comme si, au milieu des gravats - et de cette odeur pestilentielle -, se déclenchait une machine à remonter le temps de l’Histoire. Ce qui se révèle en ce voyage, c’est un certain rapport entre l’espace de ces catacombes - de première classe ! - et le temps qui s’y trouve inscrit. C ’est un effet de l’élection royale de l’abbaye d’avoir fait du lieu la cristallisa­ tion d’une trans-temporalité. Ainsi, plus on creuse, plus se révèle un ordre d’une complexité pyramidale. Comment1 1. Voir ¿rc/ra, p. 118-120 s.

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L a p ro fa n at io n en acte décider d’aller à gauche ou à droite ? Qui, qu’y va-t-on trou­ ver ? Quelle figure va se trouver au bout du chemin ? Logique de franchissement : en changeant de dynastie, il arrive qu’il faille faire sauter un mur. Progresser dans l’espace mortuaire, c’est régresser dans le temps de l’histoire vivante. Et, en cette pérégrination funèbre, chaque station est un corps monumentalisé. Labyrinthe sans autre fil d’Ariane que celui des rameaux dynastiques, qui dessine aussi bien une toile d’arai­ gnée et un imbroglio spatial... Image même de la «conser­ vation des traces psychiques » dont Freud trouve dans la stratigraphie de la ville de Rome la métaphore matérielle1. Les caveaux de Saint-Denis dessinent en ce sens la cartogra­ phie d’une Rome enterrée...

L a m is e a u jo u r d u c o r p s : DU « FÉTICHE NOIR » AU M ORT NOUVEAU-NÉ

Ce corps royal, il faut aller le débusquer dans les recoins labyrinthiques. Le rapport souligne qu’il a fallu longtemps chercher le corps de François Ier, par exemple. On pourrait avoir l’impression que le vainqueur de Marignan, dont la « structure du corps » et la taille exceptionnelle (soit 51 centi­ mètres pour le fémur2 !) frapperont l’assistance, livre ici son dernier combat. Jeu de cache-cache macabre. À peine sorti, le corps royal est évalué quant à son état de conservation et identifié : « Son corps s’est trouvé bien conservé, et les traits 1. S. F reud , Malaise dans la Culture, section 1. 2. A. L enoir , Le Musée des Monuments français, t. II, op. cit.

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Tuer le mort du visage parfaitement reconnaissables», lit-on à propos d ’Henri IV, indéniablement la vedette du groupe (avec Turenne). En sorte qu’un musée Grévin « nature » improvisé se met en place. Le corps apparaît alors, dans le meilleur des cas, exposable, ce qui donne aux Parisiens de passage ou en stationnement l’occasion de rencontrer leur roi - même devenu un « ci-devant » rétrospectif - près de deux siècles après sa disparition. Il y a bien là une brève résurrection, « dans le chœur, au bas du sanctuaire ». Si le corps d’Henri IV est indemne, et celui de Louis XIII reconnaissable (« à sa m oustache»!), celui de Louis XIV, anatomiquement bien conservé, est néanmoins «n oir comme de l’encre», tandis que les autres sont en « putréfaction liquide » (surtout le Dauphin !). Tout cela parle spontanément du côté d’un sym­ bolisme de la fossilisation de l’institution royale, Louis XIV le mal-aimé se distinguant comme «fétiche n oir1 » ... Contraste saisissant entre le corps glorieux du Roi-Soleil, jadis premier danseur du royaume, et sa dépouille carboni­ sée, qui montre l’étoile éteinte et effondrée. Encore semblet-il, d ’après d’autres témoignages, persister à défier ses contempteurs, par « un air sévère encore imprégné d’une imposante m ajesté2 ». Ultime air de défi posthume de la majesté royale, masque de la souveraineté imposante survi­ vant à l’outrage. La plus troublante description est pourtant celle du corps de Louis XV, qui tend vers la thématique de fœtalisation : 1. Jacques L acan , Kant avec Sade, in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 773. 2. M. Billard , Les Tombeaux des rois..., op. cit., p. 51.

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L a p ro fan at io n en acte Ce corps, retiré du cercueil, bien enveloppé de langes et de bandelettes, était tout entier, frais et bien conservé; la peau était blanche, le nez violet et les fesses rouges comme celles d’un nouveau-né, et nageant dans une eau abondante formée par la dissolution du sel marin dont on l’avait enduit1. Que cet aspect soit dû au fait que, variolique, Louis XV n’avait pas été soumis à la technique d’embaumement, crée en tout cas l’impression d’un mort nouveau-né, à la peau ver­ meille : ne manque même pas l’allusion à une sorte de liquide amniotique, commémoration de quelque origine marine... Cette momie enveloppée de « bandelettes » semble en même temps soigneusement «lan gée». Image troublante d’un être revenu tout près de sa naissance... avant de se voir infliger sa seconde mort. Frais comme l’enfant qui vient de naître, il suf­ fit pourtant de le « délanger » pour qu’il soit réduit à l’état d’une masse liquide informe. Cela fait apparaître une dimension essentielle : cette extraction des rois de la « terre mère » les aura fait réappa­ raître, sinon renaître, en un laps de temps éclair. Comme s’ils avaient été extraits de ce lieu clos du ventre maternel, en un accouchement au forceps, par « la main puissante » de la Révolution et son expéditif art obstétrical, juste avant de retourner à l’état inorganique.

1. A. L enoir , Le Musée des Monuments français, t. II, op. cit., p. ex.

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Tuer le mort

À L ’ ÉCOLE DU ROI M ORT : LE HÉROS ROYAL

De l’essaim d’anecdotes se dégage un « incident1 » mémo­ rable, sans doute le plus célèbre, auquel donne lieu l’exhuma­ tion d’Henri IV : Un soldat qui était présent, mû par un martial enthousiasme au moment de l’ouverture du cercueil, se précipita sur le cadavre du vainqueur de la Ligue et, après un long silence d’admiration, il tira son sabre, lui coupa une longue mèche de sa barbe, qui était encore fraîche, et s’écria en même temps en termes énergiques et vraiment militaires : Et moi aussi je suis soldat français, désor­ mais je n’aurai plus d’autre moustache. Et plaçant cette mèche précieuse sur sa lèvre supérieure: Maintenant je suis sûr de vaincre les ennemis de la France, je marche à la victoire ! Ou encore, selon une autre version plus vigoureuse : « Je suis soldat aussi, moi ! je ne veux plus porter d ’autres mous­ taches, et je suis sûr de vaincre ces b ... de gueux d’Anglais, qui nous veulent tant de mal. » Ainsi s’adresse-t-il au vain­ queur d’Ivry... Si cette « historiette », comme l’appelle d’Heylli, a tant fait couler d’encre, c’est qu’elle a son pesant de vérité, à'exemplum concret de ce qui se joue. Sans doute le soldat était-il un « sectionnaire », membre des sections parisiennes stationnant aux alentours. Dans l’appendice VII de son livre, d’Heylli la résume en disant qu’ « un soldat zélé et fanatique arracha un 1. L’expression est de G. d’H eylli, Les Tombes royales de Saint-Denis, op. cit.

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La p ro fa n a t io n en acte fragment de la barbe du roi et l’emporta avec lui comme un talisman ou comme un trophée1 ». Selon une autre version, datant de 1814, la fameuse moustache aurait été sauvée, en même temps que deux dents et un morceau de sa chemise2, par un certain Desingly dont la veuve aurait voulu les vendre à Louis XVin, d’ailleurs très sollicité à l’époque par des sup­ posés détenteurs de trésors de Saint-Denis. Henri-Martin Manteau, devenu bibliothécaire de Laon, recueillit - dans un souci de piété, à son dire - un ongle d’Henri IV et un ongle de Louis XIV, ainsi que des cheveux de Marie de Médicis. On devine que les reliques se mirent à pulluler et à se multiplier... miraculeusement. Rien ne ressemble plus à une vraie qu’une fausse relique ! M ais nous verrons la portée de l’histoire, sus­ pectée d’être apocryphe, dont la lecture analytique peut confirmer le contenu de vérité. Cette moustache coupée aura été façon, dans l’entendement fruste du militaire militant révolutionnaire, de s’emparer d’une étincelle de l’oriflamme royale pour y allumer les feux de sa ferveur révolutionnaire. On ne s’étonnera pas du mélange des genres, entre la tragédie de l’exhumation et la comédie des protagonistes, si l’on s’avise du caractère baroque qui exige le mélange des genres, deux faces antithétiques d’un même jeu avec la (le) mort. Le « pitre » est le complément naturel du souverain, dans la théâ­ tralité baroque ici actée3. Exit le roi, le pitre entre en scène, mais il a soin, nouveau Falstaff, de s’étayer sur la figure du souverain. Le même Henri IV eut moins de succès avec une femme qui, dit-on, lui envoya un soufflet. Alexandre Dumas 1. Ibid., p. 203. 2. D uros, Journal de Paris, 29 août 1814. 3. Voir infra, p. 223-228.

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Tuer le mort imaginera, dans un curieux texte1, que ce soufflet fut infligé par un ouvrier, qui se trouve dès lors ostracisé, moins par réprobation que parce que le « profanateur » est devenu por­ teur d’un mauvais sort pour tous ceux qui l’accueillent, ce qui finit par organiser en lui un délire réactionnel.

L a fin

du

R oi-S oleil

OU LE LYNCHAGE PO ST MORTEM

M ais voici en contraste le destin le plus funeste qui fût échu à un roi extrait. Le drame atteint son acmé quand Louis XIV, à la très impopulaire fin de règne dont pâtit encore la mémoire populaire, une fois sorti de la basilique, se trouve lynché posi mortem ! Ce que le texte officiel ne mentionne naturellement pas, s’arrêtant au moment de l’extraction, mais que l’on apprend par la chronique. On le sait notamment par le témoignage de ce même Henri-Martin Manteau : un « char­ retier du dépôt » voulut infliger un dernier outrage au corps de Louis XIV déjà dans la fosse : il fit une large ouverture au ventre du prince [sic] ; il en retira une grande quantité d’étoupes qui remplaçaient les entrailles, et ser­ vaient à soutenir les chairs. Avec le même instrument il ouvrit la bouche. Ce spectacle donna lieu aux bruyantes et insultantes acclamations de la multitude2.

Il ne suffisait donc pas d’envoyer le roi ad patres, il s’agis­ sait, pour le charretier (terme devenu synonyme de rustre et 1. A. D umas, Mille et Un Fantômes, voir infra, p. 242. 2. H.-M. M anteau , Le 14 octobre 1 7 9 3 ..., op. cit. Voir infra, p. 234.

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L a p ro fa n a t io n en acte de grossier), de descendre dans la fosse même pour l’éventrer et littéralement Pétriper (en ce moment, le symbolisme devient acte), puis de le dé-figurer, la seconde entaille por­ tant sur le visage qu’il s’agit d’outrager. Histoire de vérifier ce qu’il « a dans le ventre », puis de répondre au sourire de défi et de morgue que l’on a cru voir s’afficher encore sur sa face. Ce qui est insupportable, c’est cet air de majesté, manifestant une « grandeur » en quête de respect et de consi­ dération, en sorte qu’il s’agit de le dé-visager, de lui faire perdre la face. C ’est bien l’intégrité du corps royal qui est visée, comme s’il s’agissait de ne pas le laisser entier jusque dans la fosse, de peur qu’il n’emportât ce masque de défi dans l’au-delà... Symbole de l’inversion des temps : il fut un temps où le régicide, de Ravaillac à Damiens1, était voué à l’écartèlement. C’est cette fois le corps mort du roi qui est soumis à un traite­ ment similaire, de façon expéditive. Il s’agit bien, par cette dissection sauvage improvisée, de faire éclater ce qui fait « tenir les chairs », donc de porter atteinte à l’intégrité spéculaire de l’effigie royale, en « enfilochant » ce corps réduit à une marionnette ou à une poupée grotesque - l’étoupe désignant littéralement le rebut de la filasse de chanvre ou de lin. Séismes passionnels en marge de la procédure officielle - il se confirme qu’il fut un moment où tout un peuple se pressait dans la basilique où tout semblait possible - que l’on appellerait, avec le langage actuel si impropre, « bavures », alors qu’il s’agit de la version border line de l’événement. Sous cette notion de 1. Ravaillac, assassin d’Henri IV ; Damiens, auteur d’un attentat contre Louis XV, dont le récit du supplice inaugure Surveiller et punir de Michel Foucault.

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Tuer le mort border line, on pointe là, au-delà de la discutable entité psy­ chopathologique, l’effet de débordement transgressif comme caractéristique de l’acte et de ses modalités. On n’oubliera pas le rôle actif des bouchers bourguignons ( « cabochiens » ) dans les luttes du XIVe siècle : c’est bien d’une boucherie qu’il s’agit, art de démembrer les corps, qui resurgit en l’occasion. En cette différence de traitement du premier Bourbon et de son héritier, on peut juger au passage de la dégradation de la réputation royale.

« T U TREM BLES, CARCASSE ! . . . » :

l ’ exception

T urenne

S’il y a des rois maudits, au sein de la cohorte, il en est qui impressionnent physiquement et moralement et « forcent le respect » : l’expression prend toute sa portée en situation. Henri IV se distingue par cet ascendant exceptionnel, cet impact populaire1. M ais il y eut aussi un accroc mémorable dans la rage de détruire, face à Turenne - qui, il est vrai, n’appartient pas à la caste des rois - , l’un des sommets de l’héroïsme d’Ancien Régime, exhumé, on l’a vu, dès le 12 octobre : la profanation s’avère tout à coup impossible, la « main » vengeresse de la République reste en l’air ! Car il est des morts qui en imposent. « Tu trembles, carcasse... » : celui qui évoqua son corps guerrier, avec ces mots inoubliables, pour défier et vaincre la peur, et fit d’ailleurs l’objet de 1. Joël C ornette , Henri IV à Saint-Denis. De l’abjuration à la profanation, Paris, Belin, 2010.

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L a p ro fa n at io n en acte véritables hagiographies avant la Révolution1, en impose assez aux profanateurs pour que, grâce à cette « stupeur res­ pectueuse », le destin de la fosse commune lui soit épargné: après avoir été conservé par un certain Holst, qui organisait les visites - et, semble-t-il, faisait commerce des dents du héros ! - , on transférera le corps au Jardin des Plantes, à l’ini­ tiative du savant Desfontaines, avant de l’installer au musée des Monuments français (en 1796). Trajet en apothéose de ce survivant du massacre de Saint-Denis, se retrouvant, grâce à Napoléon, sous le dôme des Invalides en 1800 - « translation des centres de Turenne» qui, aux dires de Chateaubriand même, « fit estimer Napoléon ». « Monument humain », en quelque sorte, parmi les monuments de marbre. La « car­ casse » sera demeurée héroïque par-delà la mort et cette « seconde mort » lui aura plutôt profité, lui donnant un air de résurrection. Le vainqueur de Turckheim2 est inoubliable, en sorte que, dira le rapport d’extraction « les spectateurs, sur­ pris, admirèrent dans ces restes glacés le vainqueur de Turkheim (sic) et, oubliant le coup mortel dont il fut frappé à Salzbach, chacun d’eux crut voir son âme s’agiter encore pour défendre les droits de la France ». Il faut lire l’extraordi­ naire relation de la visite d’Heylli à Turenne, apercevant la silhouette du héros désormais national se profiler dans la boîte où il était conservé, pour découvrir, au centre de son visage, la trace qu’y avait laissée la blessure mémorable reçue à son ultime combat, coupant pour ainsi dire en deux 1. Abbé R aguenet, Histoire du vicomte de Turenne, 1738. 2. Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, remporta une vic­ toire retentissante à Turckheim contre les Impériaux en 1675, mais mourut la même année à Salzbach d’un boulet qui lui fracassa le visage.

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Tuer le mort son visage, en une balafre magnifique... « Gueule cassée » et gloire nationale en quelque manière, consacrée par l’extrac­ tion... On le voit, la réémergence des dépouilles mortelles donne lieu à une sélection. Il y a ceux qui ont droit à l’outrage, cette offense, injure grave en acte, et ceux qui sont symboliquement ménagés et épargnés. La rencontre des figures royales et de leurs affidés prend l’allure d’un « sondage » éclair, qui permet de faire le bilan de leur popularité. Sans doute le peuple en armes rêvait-il qu’un Turenne reprenne du grade pour venir à l’aide de la Nation. Le voilà donc « rempilant » symbolique­ ment. « Seul de tous les sépulcres violés en 1793, le mausolée de Turenne a gardé toutes ses cendres», constatera Billard en 19071. Formule intéressante: survivre, pour un mort enterré, c’est « garder toutes ses cendres ». Et c’est précisément ce dont les révolutionnaires voulaient priver les rois morts. Tandis que, comme héros laïque, Turenne a pour lui le vent de l’Histoire... On se souvient que l’homme d’armes, en Henri IV, le vainqueur d’Ivry, avait surclassé le roi par son prestige personnel, lui qui fut pourtant l’initiateur de la monarchie absolue dans l’histoire de France et le premier de cette dynastie des Bourbons, maudite aux yeux des révolutionnaires... Reste qu’une fois l’hommage rendu, il sera jeté, avec ses « collègues », dans la fosse de l’His­ toire, quoique allongé sur « un lit de chaux » plutôt que jeté brutalement - sa tête voyageant jusqu’à nos jours où elle est censée avoir été retrouvée2, ultime message de Saint-Denis en quelque sorte-, alors qu’à Turenne seul sera réservé le maintien 1. M. Billard , Les Tombeaux des rois..., op. cit., p. 78. 2. Stéphane G abet, Philippe C harlier, Henri IV. L ’énigme du roi sans tête, Paris, Vuibert, 2013.

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L a p ro fa n a t io n en acte de son intégrité spéculaire. Tout se passe comme si les révolu­ tionnaires avaient voulu déposséder les rois de leur héros. De Saint-Denis aux Invalides : glorieux destin d’un qui revient de loin ! Héros d’Ancien Régime, Turenne réalise l’exploit pos­ thume de devenir le héros du Nouveau Régime.

L e destin des reines mortes Il est remarquable que l’on parle de la profanation des « rois », masculinisant l’acte. M ais il y avait bien sûr des reines et des princesses dans le lot royal - quoique peu de princesses aient eu droit à cet honneur. On peut se demander si un sort différent leur fut fait. Au premier regard, et de principe, point de distinction : les corps des deux sexes sont précipités également, et pêle-mêle, dans la fosse. (C’est le pêle-mêle même qui vaut comme profa­ nation sexuelle.) De même qu’aux femmes révolutionnaires, d’Olympe de Gouges à Madame Roland, le droit à la guillotine ne fut pas épargné. Certes, ce sont les rois qui, on l’a vu, sont les plus éhontément violentés. De plus, les remarques les plus crues sur l’état des corps sont réservées aux corps royaux masculins. Il y a une masculinité de la fonction royale, qui se décline donc prioritairement au masculin. Ultime recul de pudeur ? À moins que ce soit justement le corps du pouvoir qui était visé à travers les monarques régnants mâles. L’un des éléments les plus mor­ bides est la découverte, à la fin, de la fille de Louis XV, morte en 1787, en carmélite, dont est constaté l’état de décomposition avancée et dont l’habit de religieuse est jeté aux orties. Mais deux sévices apparaissent : les avanies endurées par Marie de 71

Tuer le mort Médicis, épouse d’Henri IV, insultée et molestée au nom des accusations du meurtre conjugal dont elle avait été l’objet. Avec « un esprit de rage », raconte Manteau, les ouvriers se mirent à distribuer les cheveux à qui voulait. Spectacle d’autant plus saisissant que cette chevelure contraste avec le reste du corps en liquéfaction. Quant à Anne d’Autriche, son corps fut jeté « la tête renversée» et les «jam bes [...] presque perpendiculaire­ ment » sur le corps de son époux Louis XIV, double outrage en une mise en scène indéniablement perverse, évoquant une copu­ lation dérisoire dans la mort. On ne perdra pas de vue qu’au cœur de la profanation, pénétration dans le sanctuaire interdit, il y a une référence au féminin, effracté, ce que dit la notion de « violation », où s’entend le viol - le viol de la reine étant men­ tionné, il ne faut pas l’oublier, comme le second article du crime de « lèse-majesté », juste après l’outrage fait au ro i1. Surtout, on l’a dit, l’événement coïncide avec la mise à mort de la dernière reine régnante. Marie-Antoinette, c’est celle qui vient incarner la reine morte, la « chevalière de la mort », selon la poignante évocation de Bloy2.

U n e p r o f a n a t io n s a n s im a g e s ? L e sc o t o m e d e l ’a c te

Dans l’après-coup immédiat de l’acte époustouflant et de son tumulte, point de commentaire. C ’est en quelque sorte une bonne chose de faite ! C ’est ensuite le silence, écho de 1. Voir infra, p. 109. 2. Léon Bloy , La Chevalière de la mort, 1896.

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L a p ro fan at io n en acte celui qui, dit-on, suivit la chute de la tête de Louis Capet dans le panier du bourreau. Le rideau de la tragédie tombe avec la tête du héros immolé... À défaut de photographie - ou de reportage ! - , en restet-il quelque représentation iconique ? Cet événement, dont on peut, à cette évocation textuelle, juger avec un réalisme saisis­ sant, est-il pour autant représentable ? S’il est pris dans un récit, s’il va inspirer des témoignages et alimenter bien des commentaires latéraux, c’est un événement intrinsèquement sans image, malgré ce polypier d’images qu’il génère. Un seul peintre s’est hasardé à l’ « encadrer », Hubert Robert (17331808), auteur du tableau contemporain de l’événement12, Vio­ lation des caveaux royaux de Saint-Denis1. Le plus grand peintre « ruiniste » formé à l’école italienne trouve dans la Révolution un matériau propre à poursuivre son inspiration. Le terme est précis et direct, c’est bien de « violation » qu’il s’agit. M ais qu’y voit-on ? Une voûte à ciel ouvert, dont la rotondité souligne la béance, une galerie éventrée, des gravats, quelques ouvriers - une demi-douzaine - anonymes et pro­ prets, occupés à déplacer des pierres et à saisir un cercueil, une échelle reliant les deux niveaux qui laisse deviner que les cer­ cueils décavés vont être acheminés vers l’extérieur. M ais pas un seul corps visible. Tout est trop propre et lumineux et la poussière elle-même est celle d ’un décor, dans le style dit « vaporeux » du peintre. Aucune allusion à ce qui arrivera juste après, au-delà de ce geste, le basculement ignominieux dans la 1. H. Robert traversa la Terreur sans autres encombres qu’un court séjour à la prison de Sainte-Pélagie. 2. Huile sur toile du musée Carnavalet, salle 111. Voir l’illustration de couverture du présent ouvrage.

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Tuer le mort fosse, pas question d’attroupements alentour ni de sévices. Sur­ tout, l’esthétique allusive et quasi allégorique du tableau renvoie au code qui s’est mis en place entre la fin du XVIIe et la fin du xvnie siècle et culmine chez celui qui mérita le surnom de « Robert des ruines12». C’est avec l’ouvrage de Volney, Les Ruines ou Méditation sur les révolutions des empires2 (1791), que l’objet «ru in e», valorisé depuis le XVIIe siècle, prend sa dimension idéologique, devenant un principe de philosophie de l’histoire ici actualisé3. Saint-Denis d’après les profanations n’est pourtant pas une ruine comme les autres : l’abbaye n’est pas détruite, mais elle se présente comme éventrée. Version singulière et pathétique de la ruine « par le dedans »... Cet événement qui fait si profondément coupure est donc d’emblée subsumé sous le stéréotype mélancolique, ce qui crée le sentiment assez pesant et plutôt oppressant d’un déca­ lage entre la force du présent et son « recadrage » - c’est le cas de le dire - dans une sorte de passéisme de structure. Comme si l’événement de l’histoire immédiate avait déjà pris de la patine... Que l’on jette les yeux sur ce tableau après avoir pris connaissance de l’explosion de réel reconstituée plus haut, et l’on prendra la mesure, par le contraste, du clivage du réel avec l’image. Ainsi l’unique représentation s’en trouve partiellisée, métonymisée et finalement déphasée, comme si elle s’était passée dans un autre temps et que la nécropole déserte 1. Michel MAKARIUS, Ruines, Paris, Flammarion, 2004, p. 102. 2. P.-L. A ss o u n , « Un monument pour la mélancolie : l’écriture des décom­ bres de Volney à Freud », in Que faire avec les ruines ? Poétique et politique des vestiges, sous la direction de Chantal Liaroutzos, colloque Cerilac/Pôle Sciences de la ville, Université Paris-7, 6-8 décembre 2012, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 147-159. 3. Voir infra, p. 173-174.

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L a p ro fan at io n en acte rejoignait l’éternelle mélancolie du Sic transit gloria mundi et du nanitas vanitarum, par où l’histoire moderne rejoint et véri­ fie, quasi en direct, L ’Ecclésiaste, texte biblique aux moires mélancoliques. Thème de la caducité qui nous imposera la référence à l’ « éphémérité » freudienne1. C ’est comme une lucarne aveugle ouverte sur un événement irreprésentable, ravage qui défie l’esthétique qui tente de le rejoindre comme par défaut, photographie du vide en quelque sorte. Aussi bien s’y confirme la fonction de la peinture, de peindre « l’action en train de se faire », comme le soulignait Plutarque, tandis que l’écrit restitue l’action faite, ce qui creuse une absence en image, ici particulièrement sensible. Béance entre les peintres montrant les actions « sur le point de devenir » et les récits qui les «n arren t comme étant d ev en u es»2. M ais justement l’image semble s’immobiliser sur ce quelque chose d ’advenu et d’inconcevable. Reste l’intuition d’une mélancolisation de l’histoire, d’un deuil sans sujet dont nous aurons à faire pro­ fit3 pour restituer une dimension essentielle de l’épisode... La leçon majeure de cette reconstitution est ailleurs : l’évé­ nement lui-même qui, reconstitué de l’extérieur, apparaît comme puissamment imagé, au sens d’un drame baroque réa­ lisé, d ’une rencontre théâtralisée des vivants et des morts illustres, dont on connaît les protagonistes, mais dont le spec­ tateur même serait invisible et inlocalisable. C ’est en quelque sorte ce spectateur qu’il s’agit de constituer par la présente enquête. Spectateur instruit, mais surtout susceptible de se représenter ce qui est arrivé là. 1. Voir infra, p. 174-175. 2. P l u t a r q u e , Gloire des Athéniens, V, 1. 3. Voir infra, p. 167 s.

C h a pitre III

Les coulisses de Pacte La guerre aux morts D es dieux peuvent devenir de méchants dém ons lorsque de nouveaux dieux les refoulent1.

P o u r q u o i donc une telle décision, génératrice d’un tel acte ? De ce moment de fureur - car il y a bien une « fureur révolutionnaire», cette fureur distinctive qu’invente l’expé­ rience révolutionnaire - qui débouche sur cette exécution posthume en série, mise à mort de cette petite « foule » que constitue la communauté des rois défunts, y a-t-il des ressorts identifiables ? Pourquoi, surtout, ce franchissement ? Était-ce « l’acte de trop » ou celui qu’il fallait ? Évoquer une « rage générale de destruction et de vandalisme qui s’empara de toute la France2 » est bien insuffisant. Il y a une rationalité secrète dans cet acte suprêmement irrationnel, mais aussi un point aveugle que le « dossier historique », une fois soigneusement constitué - ce qui est un préalable absolu à tout déchiffrement analytique -, ne peut qu’entourer. C’est en traversant les séries argumentatives que l’on pourra se confronter à ce caractère 1. S. F reud , Une névrose diabolique au XVIIe siècle, sect. HI, G.W. XIII, 331. 2. G. d ’H e y lli , Les Tombes royales de Saint-Denis, op. cit.

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Tuer le mort excessif, qui requiert d’y ajouter non simplement le « facteur » inconscient, mais sa vérité (inconsciente), eu égard à la posi­ tion subjective (collective) engagée.

L ’a r g u m e n t m il it a ir e : DU PLOMB POUR LA NATION OU LA « DÉFENSE NATIONALE »

Il y va naturellement d’abord d’acteurs politiques. Se sen­ tant menacés par la déclaration de guerre au peuple de Paris du Manifeste de Brunswick1 et les défaites enregistrées, les révolu­ tionnaires reportent leur vindicte sur les « ci-devant » ennemis intérieurs. La «N atio n », sûre de son bon droit, a besoin de canons. Or les « somptueux mausolées » sont censés regorger de précieux matériaux, et au premier chef du plomb, qui, en cette circonstance, vaut de l’or... Il s’agira donc de desceller les tombeaux et d’en extraire cette matière précieuse - une fonde­ rie sera même installée dans un baraquement dans la cour de l’abbaye, pour traiter l’afflux des cercueils de plomb - ensuite remise au « commissaire des accaparements » (sic) qui en dis­ pose à l’usage de l’onéreux budget de guerre républicain. D ’où l’implication d’un certain Meignié, commissaire pour « l’Admi­ nistration de la fabrication extraordinaire [sic] des armes ». Ce faisant, le superflu ostentatoire et vain des rois est recyclé pour l’utilité révolutionnaire, militante et militaire. Les rois sont ainsi contraints de participer - à leur corps 1. Texte daté du 25 juillet 1792, de la proclamation attribuée au duc de Brunswick, chef de l’armée prussienne et en fait des émigrés Jacques Mallet du Pan, Geoffroy de Limon et Pelenc.

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Les coulisses de l ’acte défendant ! - à la défense nationale. Selon cette rationalité utilitariste, ce qui est « extrait », c’est donc le plomb et pour cela il faut aussi extraire par-dessus le marché le contenu des contenants plombés, les dépouilles royales suivant en quelque sorte. Le « déplombage » prend alors une dimension de facto profanatrice, selon l’adage que cette fin justifie ces moyens. De quoi produire ce que l’on appelle savoureusement des «balles patriotes». Il ne faut pas méconnaître que le «Vive la nation ! » émergea comme clameur - pendant un quart d’heure, dit-on - pendant la bataille de V alm y1, simple «canonnade», mais qui fut la première victoire symbolique de la Révolution, stoppant la marche sur Paris de l’armée prussienne. C ’est donc bien sur le champ de bataille que se fait entendre la voix de la nation. Le canon de la place de la Nation serait ainsi symboliquement constitué de ces reliefs funèbres de la puissance royale ! Impôt sur le revenu imposé par la nation au contribuable royal, au nom de son arriéré séculaire. On le devine, aucune réflexion préalable sur l’humanité ou l’inhumanité de la démarche n’a précédé l’acte de « réparation », qui, les mots ayant été dits, coule de source. Il y va d’un droit de réappropriation. D ’où le cercle : la profa­ nation se fait au nom de la nation, antérieurement profanée par la royauté... U faut rappeler que l’usage du plomb pour les cercueils de la noblesse, et a fortiori des rois, était un privilège distinc­ tif, par rapport aux simples cercueils de planches, lot des morts pauvres. Métal malléable et ductile, apprécié pour sa résistance à la corrosion, c’est surtout, dans les pratiques de 1. Le 20 septembre 1792, Kellermann arrêtait les troupes prussiennes de Brunswick marchant sur Paris dans ce village de Champagne-Ardennes.

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Tuer le mort la mort, le symbole de l’inégalité de condition dans le trépas. Ce sera donc, dans la mythologie révolutionnaire, le maté­ riau des pauvres en armes, utilisant le matériau royal pour le retourner contre les complices des rois, agresseurs de la nation... C ’est par la barre à mine qu’il s’agira de faire sau­ ter les tombeaux pour en séparer le plomb salvateur. Soulignons à nouveau ce point qui comporte une ambi­ guïté révélatrice : ce sont officiellement les tombeaux qui sont concernés, l’habitacle des rois, mais un second discours, le plus vibrant et le plus passionnel, désigne les corps des rois comme visés par la démarche extractive. Disons que les rois et leurs tombes (somalsema) sont de facto inséparables. Mais le prétexte du plomb est bienvenu pour légitimer un acte dont la vraie visée et le bénéfice inconscient sont ailleurs. Les rois fourniront, avec le matériau de leurs tombes, l’appro­ visionnement de la République en armes. Leur enrôlement de force dans l’armée de la patrie nouvelle va de pair avec l’ « ex-patriation » des rois, ce que l’ode fulminante de Lebrun avait exprimé : « Et qu’avec leurs mânes errants/Sortent du sein de la patrie/Les cadavres de ces tyrans1 !» Ce que le reître entiché d’Henri IV avait exprimé a contrario par sa solidarité entre militaires... Nous sommes bien dans la pro­ blématique de la «D éfense nationale», dont le signifiant s’intronise à cette occasion. Il fallait prendre d’assaut la cita­ delle des rois de Saint-Denis pour en retirer des armes afin de fortifier l’arsenal de la France face à l’ennemi européen.

1. Voir supra, p. 37-38.

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Les coulisses de l ’acte

L ’a r g u m e n t é c o n o m iq u e : l ’e x p r o p r i a t i o n d e s e x p r o p r ia t e u r s

Globalement, ce qui était promis de la débauche d’apparat s’est trouvé plutôt déçu. Les tombeaux étaient relativement sobres, du moins n’y trouve-t-on pas l’étalage de luxe annoncé, le comble étant sans doute le dépouillement de la tombe du « primo-enterré », le bon roi Dagobert, et de sa compagne royale Natilde. Ailleurs, c’est une simple que­ nouille d’or ou... un sceptre de bois que l’on trouve, en contraste avec la réputation d’ostentation attribuée de tou­ jours aux rois. Ce qui fut souligné par le discours contrerévolutionnaire, comme pour faire honte aux profanateurs au moyen de cette splendide simplicité royale ! En revanche, la riche dotation de l’église fut transférée solennellement en novembre 1793, ce que l’on a appelé « l’enlèvement du Tré­ sor ». Il est dit que « tout y était intact : châsses, reliques, etc. Tout fut mis dans de grandes caisses de bois, ainsi que tous les riches ornements de l’église, calices, ciboires, chapes, cha­ subles, etc. ». Le 12 au matin, « ces objets précieux partirent, en grand appareil, dans des chariots parés exprès, pour la Convention nationale». Trésor de guerre en un emballage rustique, d’une valeur inestimable, entassé sur six chariots, au son du « Ça ira ! ». Cadeau posthume - qualifié de « reliques puantes » et de « pourritures dorées » - extorqué aux rois par la Convention, qui se veut l’organe populaire justicier. On notera le contraste entre le caractère fruste de la procé­ dure et l’ampleur de sa portée symbolique. On croirait un déménagement, mais il s’agit bien d’un rapatriement par lequel

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Tuer le mort se célèbre la réappropriation nationale solennelle de la richesse royale. Le Trésor des rois devient l’or de la République, plus justement l’or pour la République, qui rentre triomphalement «dan s ses fon ds», impôt historique prélevé sur l’institution royale, comme acquittement de sa dette immémoriale envers le peuple, pour ses méfaits et forfaits - quitte à accentuer l’im­ pression d’une mise à sac en règle. C ’est à l’occasion de ce « transfert de fonds » que se produisit, on le verra, l’une des manifestations maniaques les plus caractérisées1.

L ’a r g u m e n t p o l it iq u e : LA DESTRUCTION DU TEMPLE DESPOTIQUE

Il y a sans doute enfin la crainte stratégique que ce lieu emblématique ne s’instituât à terme comme un pôle de rallie­ ment et un lieu de pèlerinage pour les émigrés avides de revanche, comme si l’armée des anciens rois attendait le retour de leurs alliés vivants. Par une ironie de l’histoire, les révolu­ tionnaires rejoignent le raisonnem ent de Louis XIV, qui l’avait conduit à décider de raser l’abbaye de Port-Royal-desChamps au début du siècle, après la condamnation du jansé­ nisme par l’Église2. Vidé, éventré, sinon rasé, l’édifice de Saint-Denis est censé être désactivé, en tant que Cité sainte et « basilique royale » pour les nostalgiques de la royauté. Ils doivent savoir que « s’ils reviennent », ils ne trouveront qu’un édifice tombal évidé. Bref, prévenir la « Restauration » - qui 1. Voir infra, p. 165-166. 2. Voir infra, p. 160.

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Les coulisses de l ’acte viendra pourtant, quoiqu’elle ne porte pas encore ce nom, et dont le premier geste symbolique, on le verra1, fut de tenter d’annuler le mal fait au mausolée. Bref, transformer en terrain vague de l’Histoire ce reli­ quaire de la nostalgie émigrée, ce « parti de l’étranger », priver de havre ce radeau de la Méduse du parti royal et le réveil des « ci-devant » : on voit bien en effet le bénéfice proprement politique et « psychologique » (au sens propa­ gandiste) escompté de l’opération. Il s’agit de créer un point de non-retour, un sentiment de « Pirrestaurable ». C ’est la « forme royale » qui doit se dissoudre dans la chaux, au point de devenir méconnaissable au sein d’un magma. Soit brûler les vaisseaux de l’ennemi désormais héréditaire.

L’encerclement par les morts ou l ’angoisse de la R épublique Il y a bien, on le voit, un faisceau d’éléments déterminants de la réalité politique, stratégique et économique qui rendent l’acte «explicable», sinon justifiable. Pourtant, même en en faisant la somme, quelque chose ne tombe pas juste. Il reste un excès dans (de) l’acte, un bénéfice inconscient au-delà de ses « avantages » objectifs. Dans ce vécu d’encerclement, apparaît le sentiment d ’une «cinquièm e colon n e», pour employer une image sciemment anachronique2, liée à un 1. Voir infra, chap. vil. 2. On sait que l’expression quinta columna apparut en 1936 lors du siège de Madrid dans le discours des nationalistes espagnols pour désigner les éléments

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Tuer le mort monde historique bien ultérieur, mais assez appropriée en cette occurrence : si les rois de l’extérieur sont tenus à dis­ tance, si le roi vivant a été mis hors d’état de nuire, cette petite armée multiséculaire de souverains présents souterrainement au cœur de la république, et sur (sous) son territoire, inquiète. Elle se démonise. Alors se produit un malaise diffus des vivants cernés par les tombeaux des rois, investis d’une puissance démoniaque. Comme si Saint-Denis devenait tout à coup le « cheval de Troie » de la séculaire royauté au cœur de la jeune République, bien que ses spécimens vivants aient disparu - et surtout depuis qu’ils ont disparu. Contre qui se battre désormais ? Contre les fantômes des ennemis, cette « armée de l’ombre », peuple de démons. Chateaubriand par­ lera lui-même du « peuple royal de fantômes1 ». Il y a plus précisément l’angoisse sous-jacente d’être « mangé » par les morts, fantasme cannibalique qui s’éclaire du lien à l’oralité totémique et va produire en retour un acte cannibalique2. « Retournement dans le contraire », du passif à l’actif, de la pulsion3 cannibale... Comme si, en somme, il s’agissait d’élargir la loi des « sus­ pects » à cette petite armée de rois défunts défiant, fût-ce d’un silence de mort et de leurs tombes trop éloquentes, la nouvelle république. Ou plutôt sont-ils suspects par définition et donc condamnés, coupables d’être encore là. Façon de s’assurer d’abord que ces morts sont bien là, qu’ils ne bougeront plus constituant les ennemis de la résistance intérieure (expression attribuée au général nationaliste dans un sens positif de résistance interne à la République illégitime). 1. C hateaubriand , Génie du christianisme. Voir infra, p. 195. 2. Voir infra, p. 95. 3. S. F reud , Pulsions et destins des pulsions.

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Les coulisses de l ’acte et de les mettre symboliquement hors d’état de nuire. À défaut d’être guillotinés post mortem, ils seront «d éjetés», par un jugement encore plus expéditif que celui qui produit les charretées de suspects vivants. Bref, il s’agit d’exécuter à leur encontre le jugement symbolique de crime d’atteinte à la sûreté de l’État... Il y a en ce sens une sorte d’effet de miroir entre le scéna­ rio des massacres de septembre (1792) et la profanation de l’année suivante1. Les exécutions en masse des prisonniers de l’abbaye - la prison - se légitimaient de la complicité pré­ tendument avérée de ces ennemis de l’intérieur (prêtres et autres ci-devant), les exécutions post mortem de Saint-Denis n’étant pas étrangères à cette idée, autrement symbolisée, d’une étrangeté dangereuse. En témoigne la récurrence de l’image de la pollution dans les deux épisodes : les « sus­ pects » comme les rois sont présentés comme à « purger » du sol, de la terre de la Liberté. Sauf à examiner le rapport des septembriseurs aux acteurs de vendémiaire. L ’acte de ce que nous appellerons les « octobriseurs » répète celui de leurs pré­ décesseurs, mais avec une tout autre dimension : cette fois c’est d’un massacre des morts, étrangers absolus, qu’il s’agit ! À la place des supposés comploteurs qu’il s’agit d ’extraire de l’enceinte des geôles pour les trucider, c’est dans le recel des caveaux que les « exécuteurs populaires » (expression 1. Entre le 2 et le 6 septembre 1792, les prisonniers des prisons de l’Abbaye, du Châtelet, de la Conciergerie, de Bicêtre, des Bernardins, des Carmes, de la Salpêtrière, de La Force, de Saint-Firmin, prêtres réfractaires, gardes suisses, prisonniers de droit commun, furent exécutés sommairement ou après un semblant de jugement. Voir l’ouvrage de référence de P. C a r o n , Les Massacres de septembre, Paris, La Maison du livre français, 1935 et Fr. B l u c h e , Septembre 1792. Logiques d ’un massacre, Paris, Robert Laffont, 1986.

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Tuer le mort maratienne) vont chercher les comploteurs de la « cause royale » séculaire. Certains détails, quasi cliniques, attestent, avant tout rai­ sonnement, la montée tacite d ’un m alaise qui manifeste l’efflorescence réelle du processus inconscient, les prodromes de la décision en quelque sorte : la coexistence avec les rois, leurs dépouilles et leurs oripeaux monumentaux, devient embarrassante, voire oppressante pour les vivants. Cela se manifeste tôt, hors de la basilique même, quand tel orateur se trouve physiquement gêné de la proximité de la tombe de Louis XV, comme si parler à proximité de ce défunt désor­ mais étranger, représentant hostile d ’un monde déchu, devenait insupportable. Il y en a alors un qui est en trop dans cet espace, l’orateur vivant de la nouvelle ère ou le roi défunt mais tout à coup trop présent ! Si la royauté comme institution est visée à Saint-Denis, c’est bien à travers les individualités royales « en chair et os », si l’on ose dire. Ces rois, bien que morts, sont vécus comme installés parmi les vivants de la jeune République et le sentiment est qu’ils menacent du trop de présence... de leurs ossements. Ce sont des disparus sou­ dain surprésents. Ils apparaissent, sinon comme « plus grands morts que vivants », à l’instar du duc de Guise, du moins comme d’autant plus envahissants que présentifiant une cadu­ cité historique promulguée. Surdimensionnés en quelque manière, effet « m acroptique1 » qui constitue un ressort d’autant plus puissant qu’invisible. La République, on le sait, a prétendu instaurer une 1. Sur ce lien entre trauma et image, voir notre contribution, « L ’image surexcitée ou le trauma aveugle : la sidération scopique », in Les Carnets du bal, 5, Paris, Textuel/Centre National des Arts plastiques, 2014.

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Le s coulisses de l ’acte nouvelle temporalité qui reprend les choses de zéro. « L ’an I » de la République, avec la redéfinition du calendrier, contient autant une promesse de refondation qu’un programme de l’amnésie. C ’est ce programme amnésique qu’octobre 1793 met en acte. Remettre les pendules à l’heure de l’Histoire impose de faire « table rase » d’un passé funeste - programme dont l’Internationale communiste, en son hymne, se souvien­ dra littéralement et dont elle reconduira l’ambition. Ce dont Chateaubriand a pris acte : « La sépulture royale de SaintDenis se trouvait au centre de notre puissance et de notre luxe, comme un trésor où l’on déposait les débris du temps et la surabondance des grandeurs de l’empire français1. » C ’est précisément cette mémoire glorieuse qu’il s’agit de biffer, en un acte d’annulation rétroactive. Alexandre Dumas le dira autrement, dans un texte oublié, Mille et Un Fantômes : La haine que l’on était parvenu à inspirer au peuple pour le roi Louis XVI, et que n’avait pu assouvir l’échafaud du 21 janvier, avait remonté aux rois de sa race: on voulut poursuivre la monarchie jusqu’à sa source, les monarques jusque dans leur tombe, jeter au vent la cendre de soixante rois2. Autrement dit : « il s’agissait d’anéantir jusqu’au nom, jus­ qu’au souvenir, jusqu’aux ossements des rois; il s’agissait de rayer de l’histoire quatorze siècles de monarchie». Attentat insensé contre le passé, commente le personnage dumasien : «Pauvres fous qui ne comprennent pas que les hommes peuvent parfois changer l’avenir [...] jamais le passé. » Il faut 1. C h a t e a u b r ia n d , Génie du christianisme, op. cit., quatrième partie, chap. vi. 2. A. D u m a s , Les Mille et Un Fantômes, op. cit., t. II, chap. IX, « Les tombeaux de Saint Denis ». On aura rectifié le chiffre (voir supra, p. 54).

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Tuer le mort ici préciser, pour mesurer la vraie dimension de cette « folie », de ce flagrant délire : cet acte de déni de l’Avant s’appuie en fait précisément sur l’illusion emphatique de l’avenir, décré­ tant et exigeant l’abolition du passé. Il fallait, pour que le désir révolutionnaire tente d’étreindre son objet, qu’il ose ce meurtre absolu du passé : le déni est ici fondateur. Ainsi s’applique, dans l’ordre politique, la loi capitale que Freud énonce du refoulement des dieux, qui a pour effet de les transformer en « méchants démons » : il y a bien un pro­ cessus irrésistible de démonisation des rois par les nouveaux dieux intronisés par la République et l’exhumqtion prend le sens d’un exorcisme des plus radicaux. Selon la belle loi freu­ dienne - porteuse tant pour l’histoire des religions que pour l’histoire politique - , la « dédivinisation » va de pair avec une démonisation des anciens dieux, qui signe l’entrée en scène de « nouveaux dieux ». Le dieu rétrogradé en démon devient, dans le fantasme de changement de régime, surnocif, à pro­ portion de la régression endurée. La façon de dire adieu à la royauté est donc d’envoyer les rois... au diable. C ’est ce qui donne sa dimension symbolique à l’acte, d’une portée subversive de la logique des « raisons », On ne peut donc pas comprendre la fureur contre ces morts illustres sans s’aviser qu’elle s’adresse à de tels êtres démonisés. Prêter une telle puissance à des corps inanimés non dotés d’intention relève du mode de penser animiste dont Freud montre la por­ tée dans l’univers de l’ambivalence et de la « toute-puissance des pensées », corrélatif du monde totémique1.

1. S. F r e u d , Totem et tabou, op. cit., troisième essai. Voir infra, chap. rv.

Les coulisses de l ’acte

L ’é c o n o m i e i n c o n s c i e n t e : l e r o i e t s e s o b je t s

ou l ’ i c o n o c l a s t i e

r é v o l u t io n n a ir e

De cette puissance démonique attribuée de facto aux figures royales atteste l’objet reliquaire, comme fétiche royal : celui-ci est visé, au titre métonymique de la « personne » royale. C ’est ce qui permet de déployer sa dimension icono­ claste. On l’a dit, ce sont bien les regalia qui sont ensevelis avec les rois, ce qui représente un butin non négligeable1. En sorte que la tombe forme, avec « son » souverain, un « montage ». Il s’agit alors de trivialiser ces objets du décorum et de l’apparat, jugés obscènes, à l’instar de Barère, mais, par un mouvement inverse, de se servir de la puissance des fétiches au cœur de la sécularisation pour en faire un usage non seulement utile mais puissant, au profit de la nation, et se rembourser sans délai du coût historique national de la funeste institution royale. L ’objet ainsi fétichisé récapitule les trois « utilités » : « puissance de feu », valeur économique et pouvoir politique. Ce n’est pas un hasard si, selon une logique reliquaire, l’événement donna lieu à un trafic de fétiches, sur lequel prospéra la corruption. Des débris de corps royaux sont 1. Selon le bilan du procès-verbal relatif aux objets précieux extraits et rapportés par le baron de Guilhermy (Monographie de l’église royale de SaintDenis, op. cit.) : 10 couronnes plus ou moins bien conservées, 9 sceptres, 3 mains de justice, 4 anneaux et des objets divers (haut de crosse en cuivre, sceau en argent, quenouilles en bois et en or, agraphes et boucle d’argent, étoffes et broderies, suaires, chasubles, chaussures, chevelures, fils d’or...).

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Tuer le mort arrachés à la chaux de la fosse commune, détachés des dépouilles, par les bien dits « sectionnaires », voire les com­ m issaires et même les passants les plus audacieux qui littéralement les attrapent au vol1. Des morceaux de crâne jusqu’aux dents ou aux mâchoires, en passant par la cheve­ lure. Si chasse est faite aux « débris de la féodalité », ceux-ci prennent immédiatement une valeur dans le marché parallèle du trafic de fétiches en tout genre. L ’élimination des corps produit donc une plus-value fétichique de ses fragments ! Appropriation de la puissance « dèmo nique », au moment même du refoulement des « dieux » d’Ancien Régime. Recru­ descence de ce vol de reliques nommé Furta sacra dont on verra la signification totémique2. M ais au-delà du comporte­ ment populaire, les décideurs de la Révolution se comportent comme s’ils croyaient assez à la puissance des reliques royales pour vouloir les combattre et les confisquer. Force est aussi de constater que la Raison révolutionnaire se comporte en acte comme si elle croyait aux démons dont elle produit la purge.

D U CAVEAU VIDE À LA FÊTE DE L ’ ÊT R E SUPRÊME

Sur le versant de la croyance, il se peut que l’enjeu symbo­ lique se découvre à la suppléance qu’il a créée indirectement. Comme si, une fois le caveau royal vide et la basilique déser­ tée, se créait une vacance. 1. Voir la « collection » présente au musée Tavet-Delacour de Pontoise. 2. Voit infra, p. 105-106.

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Les coulisses de l ’acte Quelques mois plus tard, Notre-Dame est investie par le culte hébertiste de la Raison. Surtout, curieusement, entre la fête de l’Être suprême instaurée par la tête pensante et agis­ sante de la Terreur et la création du « cénotaphe » par l’effet de l’exhumation, pourrait œuvrer un lien souterrain mais logique. Car une fois descellé ce lien « plombé » entre pouvoir (royal) et puissance religieuse, se trouve mis au jour un trou, béance à combler. Ne serait-ce pas cette angoisse latente qui pousse Robespierre - au reste réservé, semble-t-il, sur la démarche de la profanation de Saint-Denis, alors qu’une tra­ dition apocryphe et inculte en a fait, comble d’ineptie, celui qui aurait coupé la moustache d’Henri IV ! - vers la mise en scène de la fête de l’Être suprême, dont la naïveté, voire le grotesque, ne doivent pas faire esquiver la signification ? En ce moment, rien ne lui est plus étranger que la peur du ridi­ cule, sensible à ses plus proches. Comme s’il fallait à tout prix faire quelque chose pour boucher cette vacuité basilicaire. Le culte de l’Être suprême et son rituel, naïf mais précis, pour­ raient bien prendre leur sens de la posthistoire du « massacre de Saint-Denis » et être fondés a contrario sur la dispersion des cendres royales. Est-ce un hasard si c’est à ce moment que Robespierre se met en mouvement, pour damer le pion à la Fête de la Rai­ son hébertiste ? Qui peut dire la satisfaction éprouvée en constatant le vide creusé dans l’Autre, sauf à instaurer un tête-à-tête avec cet Autre rénové, dépouillé de tous les ori­ peaux somptuaires, mais quêtant de nouveaux fétiches, dont le dérisoire n’en fait que mieux sentir le besoin compulsionnel ? Robespierre veut faire le vide pour être celui qui bouche le trou dans l’Autre. Une fois les dieux anciens démonisés, voilà qu’il produit laborieusement ce dieu du déisme que 91

Tuer le mort Freud présente comme «une entité exsan gu e»1, mais secrè­ tement nourri des dépouilles immolées. Il s’instaure bien en ce sens comme le sujet révolutionnaire, en ce moment erra­ tique de production d’une suppléance.

1. S. F r e u d , L ’Avenir d’une illusion, Paris, Cerf, 2012.

C h a pit r e IV

Totem paternel et tabou du chef Anthropologie du corps royal Hic ja ce t co rp u s... R equiescat in p ac e ...

« VM gît le corps de Dagobert », Hic jacet corpus Dagoberti : en rencontrant l’inscription mortuaire du « premier roi » de Saint-Denis, les exhumeurs font la rencontre du corps ainsi désigné. Montage du corps et de la lettre. Car c’est aussi le nom du roi qui est déterré et abjuré. « Qu’il repose en paix », Requiescat in pace, c’est l’autre inscription des plaques mortuaires, notamment sur la tombe de Louis XIV. Or, il s’agit bien de « réveiller » les morts, avant de les réenterrer sans Requiem. On ne les laissera pas en paix, puisque l’on est en guerre avec eux. Ces deux fragments de langue morte livrent l’enjeu du drame. La signification inconsciente en surgit, si l’on s’avise qu’il s’agit d’une violence simultanée contre le corps et le nom du totem. C ’est par là que commence à devenir intel­ ligible l’acte énigmatique. La tombe [sema) et le corps {soma) sont liés - consonance que Platon a fait résonner1 -, 1. Platon , Phédon, 66b-66e.

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Tuer le mort sauf à y ajouter, avec Freud, qu’ils convergent dans l’identité totémique.

« C l GÎT LE T O T E M ... » : L ’ ANTHROPOPHAGIE ROYALE

On sent bien, à la reconstitution de l’événement mis en récit, une « odeur de refoulé » flotter dans l’atmosphère d’un tel acte, Freud mettant l’accent sur le lien de l’olfactif au refoulement, dans la mesure où c’est une certaine « mauvaise odeur » dont le sujet cherche à se détourner - « refoulement organique » et qui insiste, en une fragrance - qui signe le « retour du refoulé » h Et la problématique omniprésente du « pestilentiel » - par la résistance que la matérialité du corps offre obstinément à son déterrement - vient faire allusion physique à cette rencontre putréfiée de la « chose royale ». Disons-le, cela «sen t le père m o rt», et pas seulement la mort. De plus, il faut bien s’aviser que ces rois n’avaient été qu’aperçus de leur vivant par la majorité de leurs sujets, res­ tant d’illustres inconnus, fondant leur caractère illustre de leur superbe incognito : l’Inconnu illustre du royaume, voilà une définition possible du souverain. C ’est donc bien la « chose royale », en tout son mystère, que la crypte abrite. Ce1 1. S. F r e u d , Lettre à Fliess, 14 novembre 1897, in S . F r e u d , Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1901, Paris, Puf, 2001. Nous renvoyons à notre article « L ’inconscient de l’odeur dans l’expérience freudienne », Cahiers de psycholo­ gie de l’art et de la culture, 10, École nationale, 1984, p. 9-24, repris dans Corps et symptôme. Leçons de psychanalyse, Paris, Economica, 4e éd., 2015, leçon XII : « Le refoulement organique ou l’inconscient de l’odeur », p. 255-266.

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Totem paternel et tabou du chef sont des personnages totémisés, et non des individus, qui sont là mis au jour. Entrés en ce lieu comme individualités royales, ils y gisent et donc en ressortent comme totems. C’est très précisément la fonction symbolique des cimetières royaux: « Ci-gît le totem »... Pas question, pour le nouveau régime, que ceux que le poète attitré de la Révolution appe­ lait « les monstres divinisés1 », reposent en paix: il fallait les réveiller brutalement de « leur dernier sommeil » pour mieux les ensevelir dans l’oubli de l’histoire. Le totem, « en général un animal », « comestible », souvent «d an gereu x» et «red o u té», supposé « l ’ancêtre du clan » (Stammvater der Sippe), apparaît, en son usage culturel, comme son « esprit protecteur et son aide » (Schutzgeist und Helfer)12. D’où le lien profond entre totem et groupe, qui orga­ nise une série de devoirs et d ’interdictions de l’un envers l’autre, au premier chef desquels (c’est le cas de le dire), de « ne pas le tuer » et de « ne pas le manger » (d’où le sens totémique des interdits alimentaires religieux). Mais cela organise un rap­ port foncièrement ambivalentiel. On soulignera cet aspect « comestible » pour s’aviser de la signification anthropophagique de l’acte, deviné par tel observateur, l’organiste Gautier notamment, qui parle de «can n ib ales»3 à propos des pro­ fanateurs. La figure du « cannibale », depuis sa nomination par Christophe Colom b4, hante la représentation occidentale, d’autant que Montaigne5 lui a donné son image de marque. 1. Voir supra, p. 38. 2. S. F reud , Totem et tabou, premier essai. 3. Voir infra, p. 157. 4. Allusion aux habitants de la partie Est de l’île d’Hispaniola, de Cariva ou Caniba, « Caríbales » s’altérant en « cannibales ». 5. M ontaigne , Essais, 1 ,31, « Des cannibales ».

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Tuer le mort «M anger de l’homme», c’est, pour l’homme, un tabou que Freud présente comme l’une des « interdictions les plus puis­ santes de l’humanité», avec celle de l’inceste, «justifications préhistoriques» qui fondent un «p arallèle»1. C ’est aussi ce qui fait que le cannibalisme fait métaphore de l’inceste. Les contempteurs de l’acte cannibale ne croyaient donc pas si bien dire : au-delà de l’invective réprobatrice, il y a là l’intuition d’un corps à corps nécrophagique. « Tuer le mort » revient à le manger figurativement. Il s’agit de « bouffer du roi », comme on dira suggestivement « bouffer du curé »... L ’ambivalence envers la personne royale a été décrite dès avant Freud par l’anthropologie classique. Frazer analyse en détail les rituels de « mise à mort symbolique » de la figure royale, ce qu’il désigne comme «meurtres ritu els»2. Il dis­ cerne donc que le chef n’est supportable en sa domination qu’à condition de permettre à ses sujets de l’exécuter symboli­ quement, selon des rituels périodiques, avant de le ressusciter et de lui obéir plus sereinement ! M ais l’introduction du concept d’ambivalence comme « ce qui appartient à l’essence de la relation au père » ( Vaterbeziehung)3 permet de dégager le fondement inconscient de cette ritualisation de la mise à mort. Il y a là l’intuition que le souverain, avec son immense pouvoir, est secrètement voué à la mélancolie et au martyre, idée capitale dont nous retrouverons la portée. Pour la même raison que l’idéalisation voile le fantasme de mise à mort auquel elle fait barrage et qu’elle permet de pratiquer4. 1. Lettre de Freud à Marie Bonaparte, 30 avril 1932, voir E. J ones , La Vie et l’Œuvre de Sigmund Freud, Paris, Puf, t. IH, p. 511. 2. George F razer , Le Rameau d ’or, 1911-1915. 3. S. F reud , L ’Homme Moïse et la religion monothéiste. 4. Voir infra, drap. VI.

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Totem paternel et tabou du chef S’il y a, comme le note Frazer, une saison de la mise à mort symbolique du roi afin d’assumer la condition d’assujettisse­ ment et supporter de lui obéir le reste du temps, ici, ilVagit de régler ses comptes avec lui une fois pour toutes. M ais avec le père, la psychanalyse l’apprend, on n’en a jamais fini. D’où l’acharnement avec lequel il faut le tuer et le retuer... M ais cet ultime rituel va au-delà du meurtre rituel, il accomplit en quelque manière le meurtre du rituel même. Démembrement du corps au-delà de la mort, mortification pure en ce sens.

L e c h e f , l e m o r t e t l ’e n n e m i : LE TABOU ROYAL

Il nous faut à présent suivre la dimension du « tabou », terme d’origine polynésienne, donc déchiffrable d’abord à l’intérieur de la culture en question (que l’on a donc renoncé à traduire ou à paraphraser). Il contient la duplicité séman­ tique de ce qui est à la fois « sacré », « consacré », « pur » d’une part, «inquiétant», «interdit», «im pu r» d’autre p art1. Or, Freud recense parmi les objets « tabou » paradigmatiques, à côté des «m o rts» et des «ennem is», les «c h e fs» 2. Ils sont supposés investis de cette force redoutable, telle que le simple fait de s’approcher d’eux physiquement comporte un risque, d’où les soins scrupuleux et le respect qui leur sont dus. Ainsi, soit dit en passant, comprend-on mieux l’audace d ’Esther, dans le livre éponyme de la Bible, enfreignant l’interdit de 1. F reud , Totem et tabou, troisième essai. 2. Ibid., deuxième essai, « Le tabou des chefs ».

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Tuer le mort l’approche de son empereur d’époux, Assuérus, qui, lui ten­ dant son sceptre, lui épargne la mort. Très vite, c’est la « maison » en tant que domicile des chefs qui est évoquée. Si leur contact est dangereux, c’est aussi d’eux qu’on attend une pharmacie : c’est « l’effet cura­ tif» et thaumaturgique du contact royal, mis en évidence dans l’ouvrage décisif de M arc B loch 1. La guérison des écrouelles est le paradigme de cette puissance du corps royal « faiseur de miracles ». Preuve de l’ambivalence qui se révèle dans « le tabou inhérent à la dignité du roi ». Freud parle en ce sens du « roi-prêtre ». Il souligne que les chefs sont à la fois gratifiés de privilèges ou d’exemptions par rapport aux inter­ dictions imposées au commun des mortels et surchargés de prescriptions supplémentaires et spécifiques par rapport aux gens du peuple. Par ailleurs, il leur est attribué un pouvoir exceptionnel sur les forces naturelles mêmes - on suppose, littéralement, qu’ils « font la pluie et le beau temps » -, même s’il faut les protéger particulièrement, ce qui suppose qu’ils sont supposés vulnérables. Le soin démesuré apporté à leur confort est un signe du courant d ’hostilité inconsciente à l’œuvre dans le rapport à la figure royale. Celle-ci apporte des soins miraculeux, mais doit aussi être « soignée » ellemême. Bref, la vénération cache un désir de mort que les rituels révérencieux permettent de pratiquer en le voilant. Quand Freud évoque le « tabou des morts », c’est pour souligner sa « virulence » chez les primitifs - ce qui implique la perdurance de ce « primitif » dans le rapport aux morts. 1. M. B l o c h , Les Rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale, particulièrement en France et en Angleterre (1924), Paris, Gallimard, 1983.

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Totem paternel et tabou du chef L ’événement de la mort est donc surdéterminé par le rapport inconscient au tabou. Il se manifeste par le fait que d ’une part quiconque a eu un contact avec un mort est réputé « impur » (unrein), devant être tenu plus ou moins à l’écart, tabpu par contagion en quelque sorte ; et que, d’autre part, le nom des morts devient tabou, donc imprononçable. C ’est que les défunts, y compris « les plus aimés », ont vocation à se trans­ former en « démons » après et par la mort. Nous revoilà face à l’idée d’une démonisation des détenteurs du pouvoir.

O u t r a g e e t r e sp e c t : l e r e f o u l é t o t e m iq u e

On discerne la concentration explosive contenue dans la situation révolutionnaire en ce moment charnière : ces rois maudits apparaissent honnis en tant que chefs, redoutés en tant que morts et conspués en tant qu’ennemis. C ’est dire que leur concentration en puissance « tabou » est, à cet instant où s’ouvrent les cercueils, maximale. Car le tabou, alors même qu’il est violé et défié, est aussi décuplé au cœur de l’acte de « profanation ». L’outrage attaque le tabou, il enfreint totale­ ment l’interdit du contact, mais il ne prend sens, comme offense, que si précisément l’objet est réputé tabou. L ’outrage est strictement corrélatif du sacré et le sacrilège exprime le forcing de la profanation. Il implique en effet une sorte de corps à corps avec les morts et leurs ossements (dont le comble se révèle dans les agressions évoquées), ce qui trans­ gresse le tabou, mais du coup le pratique comme tel. C ’est en effet le moment de réversion du sacré en profane qui libère cette atmosphère « pestilentielle », soit l’odeur du mort et, à 99

Tuer le mort travers elle, les miasmes du refoulé totémique... Fussent-ils morts «en odeur de sainteté», beaucoup de ces disparus royaux dégagent alors une puanteur, remugle de leur puis­ sance déchue. On eût pu imaginer une défaillance de certains des acteurs face à ces enjeux, mais, à part ces difficultés « techniques », rien ne vient signaler un malaise grave, chez des acteurs au «c u ir» visiblement «endurci». La fiction y a suppléé, avec un sens aigu de ce qui s’y joue, à peu de distance des événe­ ments. « L ’homme sans nom » de Ballanche1, celui qui expie en sa terrible solitude le remords de son acte, qui le fit coau­ teur de la mise à mort du roi réel, n’a apparemment pas de réplique connue chez l’un de ceux qui ont participé à l’exécu­ tion des rois morts. M ais paradoxalement, ce sont eux qui auront approché de plus près le tabou royal. À leurs risques et périls, comme le raconte Alexandre Dumas dans son étrange texte, imaginant la malédiction d’un ouvrier qui paie le soufflet infligé à Henri IV d’une exclusion générale par ses contemporains, au reste moins par réprobation que par peur de voir attirer sur eux le mauvais sort2. Qu’on relise dans cette perspective la réaction intempes­ tive de ce soldat face à Henri IV 3. En voilà un qui, en sa simplicité, a bien senti que, le cercueil ouvert, ce qui se décou­ vre est bien un totem : à preuve son long silence d’admiration mêlée de respect. Puis, ce moment de sidération passé, voilà venu l’acte, comme pour agir cette sidération : extraire du 1. P.-S. Ballanche , L ’Homme sans nom. Un épisode de 1 7 9 3 ,1820. 2. A. D umas, Mille et Un Fantômes, op. cit. Sur ce texte voir supra, p. 69 et infra, p. 144. 3. Voir supra, p. 64-65.

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Totem paternel et tabou du chef totem, jusque-là tabou et soudain accessible, cet appendice pileux symbole de virilité. Le «vert galan t», c’est aussi un grand guerrier, quelque chose de la mémoire populaire l’a apparemment conservé. Le soudard l’a compris, qui veut s’enter et se greffer sur la puissance totémique du mort illustre en prenant « du poil de la bête » ! Cela vaut a fortiori pour « l’effet Turenne » : c’est le moment où, au cœur de l’acte des­ tructif, resurgit l’admiration et la pitié pour le père, bref le « respect » envers un totem héroïsé... Cela oblige d’une part à relire le rituel des obsèques d ’Ancien Régime par lequel ce respect fut mis en forme, d’autre part la persistance d’une obscure vénération des corps enne­ mis, au cœur même de la profanation révolutionnaire.

L es o bsèq u es r o y a le s : DU RITUEL AU CONTRE-RITUEL

Le rituel des obsèques royales en France, tel qu’on peut le reconstituer en épure et au-delà de ses variations dans le temps, permet d’illustrer le propos freudien. S’il est loisible d’interroger les obsèques royales comme rituel permettant d’institutionnaliser la dualité des corps - de la personne royale et du corps consacré du roi - dans le sillage de Kantorowicz1, on va s’assurer que le déchiffrement freudien permet de fon­ der l’enjeu inconscient de l’opération. Que faire de ce corps qui n’est plus proprement celui du roi, puisque son successeur 1. Sur ce thème, voir l’ouvrage de R. E. GlESEY, Le roi ne meurt jamais. Les obsèques royales dans la France à la Renaissance (1960), Genève, Droz, 1988.

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Tuer le mort est déjà nommé « roi » avec son dernier soupir, mais qui exige le respect dû à l’ex-roi ? Là intervient une procédure des plus précises. Le roi ayant rendu le dernier soupir, et son décès constaté, il est placé, une fois lavé et embaumé, dans un « lit de parade », puis dans un cercueil installé dans la « chambre » dite «d u trép as» (pendant 18 jours). Le catafalque, cette estrade de la cérémonie funèbre, joue un rôle clé. Il n’y reste pas seul, mais en compagnie de... son «effigie», représenta­ tion en pied, moulage en cire revêtu de ses habits. Le plus remarquable est que l’on continue à lui donner à manger. Ainsi nourrit-on le totem ! On se souviendra de « l’autolyse » par lequel le corps mort commence par se dévorer lui-même. C ’est comme s’il fallait donner encore une chance de retour à la vie par l’oralité. Le roi est allongé à côté des regalia, appelés « les honneurs », sceptre, épée et main de justice. Le second temps est l’acheminement de la dépouille royale vers Saint-Denis, la corporation des « briseurs » ou « porteurs de sel », appelés H annouars1, étant chargée, par privilège et tradition, du convoiement. Tradition mystérieuse (c’est là un pléonasme), sauf à souligner le caractère précieux du sel que les « jurés hannouars » étaient chargés de faire transiter des ports aux greniers, puis aux maisons des bourgeois. Tout se passe comme si cela les préposait à convoyer aussi « le sel de la terre » nommé roi - de quoi soupçonner qu’il faille y asso­ cier l’idée d’un corps salé ou d’une salaison sacrée2 !... Ce que confirmait Bernard Palissy : Le sel affermit et garde de putréfier les lards et autres chairs, témoins les Égyptiens, qui faisaient de grandes pyramides pour 1. Ce terme est attesté dans une ordonnance du roi Jean en 1350. 2. Hypothèse d’un certain Saint-Foix.

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Totem paternel et tabou du chef garder les corps de leurs rois trépassés; et pour empêcher la putréfaction desdits corps, ils les poudraient de nitre qui est un sel [...]. Et, par tel moyen, leurs corps étaient conservés sans putréfaction ; même jusques a ce jourd’hui, on en trouve encore èsdites pyramides, qui ont été si bien conservés que la chair desdists morts sert aujourd’hui d’une médecine, qu’on appelle momie1. C ’est bien en effet la momie royale qui est en jeu. À son arrivée à Saint-Denis, les abbés accusent réception du corps royal, dans la chapelle ardente où il demeure 40 jours. Le roi défunt commence alors à devenir le locataire de Saint-Denis. Tandis que les offices en son honneur se célè­ brent trois fois par jour, le rite de la « table royale » se poursuit : on persiste à lui servir les repas. Rituel saisissant : on lui crie trois fois « Le roi est servi», puis, après une pause silencieuse : « Le roi est mort. » Comme s’il se confirmait qu’il est bien mort, du fait que le service devient inutile, le repas demeurant non consommé. Encore faut-il insister... On devine qu’il ne s’agit pas d’une incertitude sur la mort physique de la personne, mais d’une symbolisation du fait de sa disparition. C’est l’entre-deux entre « le roi est mort » et le moment de conclure qu’il l’est bien dans l’ordre symbolique. Car dès son décès, le roi a perdu le titre et le nom, mais le corps demeure, dont il faut ritualiser la « sortie ». Entre le déjà et le pas encore, se construit un travail de la mort. Nous sommes bien dans la temporalité rituelle. Et les « fils » se montrent exceptionnellement « obséquieux » envers 1. B. Palissy, Recette véritable (par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors...) (1563), Paris, M acula, 1996, p. 78-79.

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Tuer le mort le père mort. On reconnaît, à ces aspects autrement incongrus ou touchants, l’idée freudienne de ces « soins » dont le roi est gratifié, jusque pendant l’accomplissement de sa mort. Façon rigoureuse de se débrouiller avec l’ambivalence. Le corps du roi est placé devant le caveau qu’il garde en quelque sorte. Le cercueil n’est posé sur les tréteaux de fer et mis en terre que quand se présente in persona son successeur. Au bout de la période prescrite, le roi est porté en terre et le cri « Le roi est mort ! » - suivi de « Priez Dieu pour son âme » - résonne une ultime fois avec la première pelletée de terre, le roi étant enterré avec ses objets, tandis que la « bannière de France » s’incline près de la fosse avant de se relever pour signifier qu’elle perdure au-delà de la disparition de chaque spécimen royal. Cette fois, c’est le moment de conclure, de prendre congé pour de bon de la vie et de la Cour, la mort s’impose bien comme « le Maître absolu »... même aux rois. C’est tout ce mouvement qu’inverse, d’un ¡seul coup, le « contre-rituel » de la profanation. Celle-ci s’effectue, on l’a vu, « sans cérémonie », la procédure administrative remplaçant le rituel. Entrée dans le rituel administratif. L ’accompagnement des morts vers la mort se convertit en mise à mort des morts, en un effet de miroir inversé. Notons bien qu’alors qu’une anthropologie historique, au reste inspirante, met l’accent sur la fonctionnalité interne du rituel d’enterrement, la psychana­ lyse montre le travail de la fonction symbolique dont le rituel, en sa fonctionnalité, est le médium. On ne peut se contenter d’une vision « fonctionnaliste », dès lors que le symbolique du Meurtre du Père surdétermine les rituels sociaux.

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L a r e l iq u e r o y a l e o u l e s F u r t a s a c r a

On peut à présent comprendre, en ce contexte, le sens de ce « vol de reliques » qui suit les profanations des tombes. Revi­ viscence paradoxale des Furta sacra, pratique constante de la chrétienté depuis le Moyen Âge. Remplissant, selon le regard de l’historien de référence sur la question1, un triple rôle d’identité, de protection et de fécondité, il révèle plus fonda­ mentalement sa fonction de «trafic de fétiches». Il faut d’ailleurs noter, avec Geary, que pour la chrétienté, en acqué­ rant une relique, de façon plus ou moins frauduleuse, on ne fait pas que s’emparer d’un objet : le morceau de corps du saint engage le saint comme sujet, supposé se déplacer (quitte à lui forcer la main et à le faire voyager à son profit). Ainsi s’éclaire le paradoxe, rencontré plus haut, que c’est justement en plein contexte anti-ecclésiastique et iconoclaste que cette chasse aux reliques se développe en cette époque révolutionnaire. Ces contempteurs de la royauté lui attribuaient à leur insu, par leur geste, le comble d’hommage à la puissance - totémique - qu’elle recèle. L ’ultime outrage se confond de facto avec l’ultime hom­ mage. Il faut relever aussi ce que l’on a appelé « pieux lar­ cin2 », émanant de tel homme recueillant pieusement une parcelle du corps bafoué pour la sauver du naufrage. On touche ici du doigt l’effectivité du tabou : la mise à mort posthume est aux confins explosifs d’une profanation et d’une 1. Patrick G. G eary, Furta sacra: Thefts o f Relies in the Central Middle Ages, trad.fr. L e Vol des reliques au Moyen Age. Furta sacra, Paris, Aubier, 1993. 2. À propos d’H.-M. Manteau, voir Le 14 octobre 1793, op. cit.

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Tuer le mort consécration du tabou. Pas de « profanation » (Schàndung) sans tabou. Et ce serait en ce même moment qu’en un extrême paradoxe, qui s’éclaire par là même, la royauté, qui avait couru après sa sacralité pendant des siècles1, la fait éprouver au spectateur par le caractère « profanateur » ressenti. C ’est en quelque sorte une consécration. L a sanctuarisation de la royauté se révèle au moyen de la pénétration dans ce « saint des saints ». Sauf à localiser où et quel en est le spectateur, en cet instant où s’accomplit la scène de profanation. La Révolu­ tion comme production de sacralité royale, par l’effet même de son féroce antagonisme, voilà le paradoxe qui émerge de la reconstitution de l’acte. Affect inconscient intégré dans l’évé­ nement même. Encore convient-il de savoir où en chercher le destinataire, en ce moment de déni généralisé. Le spectateur est lui-même renvoyé à la « posthistoire » de l’événement, eu égard à la façon dont les acteurs de la Terreur occupaient leur présent, comme un « entre-deux actes » perpétuel, le seul « point de capiton » étant le moment de la chute de la guillo­ tine. On comprendra aussi pourquoi, selon l’intuition majeure de Ballanche2, le « profanateur » de la royauté, touchant au tabou, devient lui-même tabou, entouré d’une aura de culpabi­ lité, produisant une impression rentrée de « terreur ». Dans le langage de la « pieuse fiction », le « sacré » désigne celui qui, nouveau Caïn, est «poursuivi par la colère céleste». Tel le bourreau, il vit isolé du reste des hommes, aussi est-il dit logi­ quement dans l’histoire que sa maison a été «purifiée», au sens d’une Reinigung (épuration). 1. A. BOUREAU, Le Simple Corps du roi, op. cit. 2. P.-S. Ballanche , L ’Homme sans nom, op. cit.

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L a l è s e - m a j e s t é a b s o l u e o u l e « l è s e -t o t e m »

Ce dont témoigne la nature totémique du monarque est le crime dit de «lèse-m ajesté». La majesté, cette grandeur qui exige vénération, est en ce cas supposée atteinte - littéralement blessée - par l’attentat. Qu’est-ce que cette propriété qui se révèle par le crime qui lui fait préjudice, sinon le mana toté­ mique ? C ’était le chef d’inculpation principal contre Ravaillac ou Damiens. D’où le caractère ritualisé de la plus grande préci­ sion, de démembrement corporel, du supplice spécialement destiné au régicide (en analogie et homologie juridique avec le crime de parricide). On comprend pourquoi, le régicide appa­ raissant bien plus que comme un homicide, soit un « lèsetotem », lésion symbolique donc. Kant, dans une note de sa Doctrine du droit - qui a intrigué car il s’agit du seul moment où il évoque le « meurtre de roi » (Kônigsmord) - le définit comme «suicide de l’É tat», comme un «crime inexpiable», comme cet « abîme où tout s ’engloutit sans retour ». Il ne s ’agit pas pour autant d’un plaidoyer pour la royauté. Il faut bien lire ce que dit le texte : De toutes les atrocités qu’entraîne le renversement de l’État, l’assassinat du monarque n’est pas la pire [...]. C’est l’exé­ cution dans les formes qui saisit d’horreur (Schaudern) l’âme remplie des Idées de l’humanité chaque fois qu’elle y pense, ainsi le destin de Charles Ier ou de Louis XVI1.

1. K a n t , Métaphysique des mœurs, I : Doctrine du droit, H, § 49 A , Paris, Vrin, 1971, p. 203. Nous soulignons.

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Tuer le mort C ’est bien la mise à mort « dans les formes » qui vient heurter violemment « le sentiment moral », qui « regarde cet acte comme un crime, qui demeure immortel et ne saurait être effacé (crimen immortale, inexpiabile) ». On reconnaît au passage l’affect de « l’homme sans nom » 1 ! De cet affect du spectateur, Kant décortique la logique : Le fondement de l’horreur que suscite la pensée de l’exécution solennelle d’un monarque par son peuple réside en ce que le meurtre doit être compris seulement comme une exception à la règle, dont ce peuple avait fait sa maxime, tandis que l’exécu­ tion doit, elle, être comprise comme un total renversement des principes du rapport entre le souverain et le peuple, en sorte que « la violence marche le front haut et en principe est élevée au-dessus du droit le plus sacré ». C ’est comme un abîme qui engloutit tout sans retour, tel un « suicide de l’É ta t» , et «c e crime semble ne pouvoir être racheté par aucune expiation » 2. Ce qui intéresse Kant, c’est que la repré­ sentation d’un tel acte soit génératrice d’ « épouvante » - c’est le sens propre de Schaudern, qui évoque une forme d’effroi manifesté par un tressaillement, un frémissement et plus préci­ sément la manifestation de frissons, bref qui « donne la chair de poule ». Kant ne fait pas qu’exprimer ainsi quelque sensi­ bilité personnelle, mais pointe objectivement, au-delà de l’indignation, cet affect très spécial que produit la mise à mort du roi, au-delà même de la décision politique et de sa légiti­ mité en quelque sorte. Schaudern, c’est donc être tout à coup en prise avec une altérité angoissante. Ce qui évoque le 1. Voir infra, p. 127. 2. K ant , Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 204.

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T otem p a te r n e l et ta b o u du c h e f 9

registre de l’unheimlich. Kant pointe là en termes saisissants l’affect qui, en situation, vient irrésistiblement commémorer l’affect originaire de mise à mort du Père. « Ils ont osé toucher au Père ! », telle serait la voix intérieure qui s’élèverait face à un tel spectacle qui ne se comprend que par sa résonance parricide. C ’est ce sur quoi la profanation de Saint-Denis renchérit, soit la « lèse-majesté » absolue, absolument légitime aux yeux de ses auteurs. La lèse-majesté était définie précisément, dans le droit ancien, comme l’atteinte à la personne royale, le viol de la reine, la participation à la guerre contre le roi, l’atteinte aux grands fonctionnaires royaux, enfin le vol et l’abus du sceau royal et de la monnaie royale1. Le but du crime révolu­ tionnaire vise la majesté, qu’il faut «blesser à m o rt». Du coup, c’est l’éclat de la gloire2 inhérente à la fonction royale qui est visé. La «profanation» a fonction d’«éteignoir» de cet éclat, au prix de le faire fulgurer en contraste. « Profana­ tion » il y a au sens inconscient, dans la mesure où le choix est fait de tuer ce qui est désigné par l’interdit de tuer (le totem), de souiller ce qui est par nature intouchable (le tabou) et de mettre en scène cette mise à mort dans les règles. Tabou qui resurgit et résiste à la profanation même. Ainsi quand il est dit que le peuple avait réclamé un moulage d’Henri IV « au corps duquel personne n’eût osé touché » et qui fut « enterré respectueusement en pleine te rre »3. En contraste surgit le 1. Treason Act, 1352, cité par A. B oureau, Le Simple Corps du roi, op. cit., p. 57-58. 2. P.-L. ASSOUN, « L ’inconscient glorieux: destins collectifs de l’idéal», Sociétés et représentations, 26, Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 23-35. 3. Témoignage d’un certain P... R, sculpteur à Issy, cité par G. d ’H eylli, Les Tombes royales de Saint-Denis, op. cit.

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Tuer le mort fantasme cannibalique - souligné par Gautier1 par sa compa­ raison entre profanateurs et « cannibales » : tuer le mort, c’est le manger.

D e l a h a in e d e s p è r e s à l a p a r a n o ïa p o s t h u m e

En examinant le tabou des chefs, en confrontation à l’expérience clinique de la névrose, Freud fait une remarque qui va rendre compte littéralement de l’effet de paranoïsation relevé plus haut dans la genèse de la décision profanatone2 : « Quand le paranoïaque signale une personne de son cercle de relations comme persécuteur, il la pose dans les conditions qui lui permettent de le rendre responsable, en son sentir, de tout malheur », ce qui trahit sa source dans « l’attitude infan­ tile de l’enfant envers le père », auquel est attribuée une puissance, une potestas absolue dans le fantasme infantile (tel est le « roi papa », dans l’idiolecte enfantin !). En d’autres termes : si l’on en vient à tenir quelqu’un pour responsable de tout, il y a de bonnes chances pour qu’on l’ait inséré dans la série paternelle, sous forme négativée... Cela crée un lien très particulier à cet ennemi-là. Ainsi, en accréditant l’idée que le roi en tant que tel, comme « engeance », est capable de tout, même mort, le sujet révolutionnaire continue à se positionner envers lui de fait dans la relation paternelle, dans la Vaterbeziehung. Ce n’est pas quelque psychologisation de sa « motivation » qui 1. Voir infra, p. 157. 2. Voir supra, p. 83-86.

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Totem paternel et tabou du chef l’atteste, mais bien son comportement (Verhalten) exorbi­ tant et symptomatique. Cela explique que le roi ne soit pas traité en simple ennemi politique nuisible, mais comme une puissance qu’il reconnaît et exalte d’une certaine manière, dans la mesure où il la surestime au moment même où il veut la frapper et l’anéantir. C ’est la façon qu’a la passion haineuse de magnifier a contrario son objet. On comprend à présent pourquoi c’est surtout comme mort que « l’ennemi paternel » apparaît redoutable. C ’est aussi ce qui noue si intimement le «tabou des chefs» et le «tabou des m orts». Effet de « redondance » qui donne à l’événement de ladite profanation sa surdétermination. M ais du coup, apparaît la vraie dimension de l’acte appelé « profanateur ». La reconstitution du drame inconscient en révèle la complexité. L ’enterrement ritualisé du roi lui-même, par l’excès de soin(s) dont il témoigne, du côté des zélateurs de la royauté et à l’époque de la splendeur de l’institution royale, porte déjà la marque de cette ambivalence foncière que l’on pourrait traduire ainsi : « Non, je ne hais pas le père, la preuve en est le respect sourcilleux que je lui témoigne. » L’extraordi­ naire passage sur Louis XV, assimilé à un nouveau-né1, vient exprimer le reliquat de cette composante tendre, pour ceux qui l’ont découvert, au cœur même de la cruauté de l’acte. M ais ce qu’ont fait les « profanateurs » de 93, c’est, par leur acte, avouer l’ambivalence, en mettre à nu la composante agressive. Cela nous prépare à comprendre la composante exceptionnelle de cruauté engagée dans l’acte, dans son rap­ port à la haine2. 1. Voir supra, p. 62-63. 2. Voir infra, p. 145 s.

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Tuer le mort

« E s t - il m o r t , e s t - el v i v a n t ? » L ’im m o r t a l it é t o t é m iq u e

On comprend ainsi l’effet de paranoïsation qui fut l’enclencheur de la décision, soit l’incertitude sur le statut exis­ tentiel du roi : « Est-il mort, est-il vivant ? » On ¡sait d’ailleurs que le doute sur l’effectivité de la mort du père décédé consti­ tue un trait obsessionnel. Il faut évoquer ici les mythes relatifs aux rois disparus dont le corps, n’ayant pas été retrouvé, ali­ mente un mythe du retour. Le paradigme du « roi caché1 » en est le « sébastianisme », culte messianique autour du jeune roi du Portugal Sébastien Ier, disparu à la bataille dite des Trois R ois2. Afflux de « faux Sébastien» qui apparaissent comme autant d’émanations du roi à la mort héroïque. Il faut lire ces messianismes politiques comme la perdurance de la puissance du totem royal au-delà de la pérennisation de son existence empirique. L ’exhumation aura permis de constater de visu que les héros royaux sont bel et bien passés de vie à trépas... « Démons », les rois sont aussi considérés comme des héros. « Héros noirs », à l’occasion, nuisibles, mais encore investis d’une puissance telle qu’on va les affronter sous terre, telles des divinités infernales. C ’est ce qui produit cette cristallisa­ tion paranoïaque qui a la particularité de s’adresser à des persécuteurs décédés. 1. Yves-Marie Bercé , Le Roi caché, Paris, Fayard, 1990. 2. Bataille du 4 août 1578. Courant développé entre 1580 et 1640 au Portugal, comme résistance contre la domination espagnole, il trouva une reviviscence jusqu’au XIXe siècle au Brésil.

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Totem paternel et tabou du chef

L ’« ENTRE-DEUX

MORTS » DES SOUVERAINS

Il est des moments de l’histoire où, comme en une sorte de tropisme zodiacal, le désir de mort originaire fondateur du lien social se trouve précisément dans l’orbite de l’histoire réelle. C ’est le moment où le meurtre du père instituant du social revient au cœur du réel. En faisant choir les rois morts dans la fosse de l’histoire - qui est aussi, en un effet de syllepse où sens propre et figuré se confondent, la fosse creusée de main d’homme -, la Révolu­ tion signifie et notifie la fossilisation de la royauté. Sans doute le « lynchage » de Louis XIV, Roi-Soleil poignardé, réduit à un mannequin déchiqueté sous l’assaut, dont l’étoupe s’effiloche1, en est-il l’emblème matériel, comme destiné à marquer la mémoire par l’acte. Evénement non programmé a priori, mais inscrit dans le scénario de la haine. Le roi est écartelé, comme le fut jadis l’assassin de roi, mais cette fois sans rituel, de façon sinistrement impromptue. Car la métaphore visiblement ne suffit pas : en ce moment il faut « avoir la peau » des rois, fûtelle desséchée, et pas seulement abjurer rationnellement l’insti­ tution royale. La politique se trouve ici engagée dans un acte dont la barbarie semble requise, aux yeux de ses acteurs, pour accomplir les fins de l’histoire. Ainsi Louis XIV sera-t-il mort deux fois, en 1715 et en 1793 - deuxième mort, totémique, dont on peut estimer qu’elle fait partie de sa biographie pos­ thume. Le désir révolutionnaire est d’inscrire cette seconde mort dans la biographie royale. En sorte qu’entretemps il aura 1. Voir supra, p. 66-67.

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Tuer le mort vécu... «entre deux m orts». Au cœur de la biographie des rois, le meurtre révolutionnaire ouvre ce que l’on peut appeler une thanatographie. Il aura été traité après coup comme le peuple exsangue de la fin de son règne eût aimé le traiter à l’époque. Car le peuple profite de l’occasion - unique, il faut bien le dire - pour signifier ses choix : s’il n’y a plus de bons rois - « nul ne peut régner innocemment » - , il se dessine bien une hiérarchie, du tolérable et de l’estimable (Henri IV) à l’abo­ minable et l’intolérable (Louis XIV). Le « sondage » populaire se fait là en action, sur le trottoir parisien, au bord du trou béant du mausolée... Ce sont bien les figures de cire, les momies royales qui sont visées par l’acte destructif. Le paradoxe est qu’il fallait faire réapparaître les figures royales - quel qu’en soit l’état, mais dont on comprend pourquoi le compte rendu le souligne si soigneusement, d’Henri IV ressurgi en parfait état à ceux qui sont réduits à une pulvérisation ou une liquéfaction - pour les faire redisparaître pour de bon peu après. Sans oublier les rois dont, au lieu où ils étaient, on ne retrouva... rien, tel Philippe Auguste ! L’annihilation passe par un (bref) moment de résurrection, ce qui est révélateur du ressort inconscient de l’action. Ainsi cette « résurrection » de quarante-huit heures où l’on eut loisir de contempler Henri IV in extremis, qui prend sens d’autant plus intensément comme exposition du totem, fût-ce en une exhibition de foire. Le geste légendaire de ce militaire lui coupant son attribut pileux en un commen­ taire admiratif montre la puissance fétichique du cadavre illustre. Voici le « vert galant » royal réduit au statut de « col­ lègue » d’un soudard du quartier...

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Totem paternel et tabou du chef

L e r e t o u r d e s im a g o s OU LA MASCARADE ROYALE

L ’exposition d’Henri IV fait signe du côté de cette dimen­ sion de mise en scène : l’imago royale se retrouve sur le trottoir ! Ce que la psychanalyse désigne comme im agos1, ce sont ces « modèles » ( Vorbilder) infantiles identificatoires et idéa­ lisés des instances parentales, «objets in fan tiles», dotées d’une puissance attractive (Anziehungskraft) perdurante. Il y a bien là un travail inconscient de l’imago royale, qui se confirme a contrario par l’agressivité totale dont elle fait l’objet par ailleurs. Il ne faut pas oublier qu’exposer les figures de cire des personnages royaux était une tradition dès le XVIIe siècle - dont le masque funéraire de Louis XIV par Antoine Benoist est le prototype. Ainsi le Bernois Curtius expose-t-il en 1770 la famille royale mise en scène. Madame Tussaud, son assistante, fut aussi celle qui moula les masques mortuaires du couple royal sous la Révolution, mais aussi de Robespierre et M arat, avant d’être l’instigatrice du grand musée des Masques de cire. On doit donc se souvenir, en ce capharnaüm de personnages de renom que l’on nomme musée Grévin (1882), que la persona royale en fut l’origine et l’« ectype » (avant que n’y soient insérés toujours plus de sal­ timbanques soutenant l’esprit du temps). Quoique, il faut le noter, l’effigie funéraire, c’est-à-dire la statue en pied du roi, 1. Terme proposé par Jung dans Métamorphoses et symboles de la libido (1911), utilisé (parcimonieusement) par Freud.

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Tuer le mort disparaît de Saint-Denis après 1610, en sorte que l’on n’y trouve pas de statue funéraire - la royauté trouvant sa seule figuration dans la continuité du mausolée lui-même. Il y a un contraste saisissant entre la représentation magnifiante de la royauté et cette mise en scène improvisée, sur les tréteaux de la Terreur, sur le pavé de Paris, dans un but de ravalement général. Mais il y a bien aussi une conti­ nuité cryptée entre les deux. Les sujets qui avaient si rare opportunité de contempler leurs rois et de les voir en face les envisageaient à l’occasion... par leurs masques de cire. La profanation est l’occasion historique de les rencontrer, avec le visage cireux de la mort, comme morts vivants en quelque sorte. Dialectique étroite entre vie et mort : le masque de cire de personnes vivantes, immobilisées en une identification totale à soi, évoque indéniablement la mort, en sorte qu’une atmosphère unheimlich continue d’imprégner les musées Grévin de tout genre. Tel personnage qui, fût-il à la mode et même encore en vie, se ressemble si fidèlement, évoque l’idée que tout sujet qui soutient « l’esprit du temps » est déjà mort, de ressembler si totalement à soi, sous la forme figée que lui confère la célébrité, qui lui commande en quelque sorte de s’identifier parfaitement à lui-même jusqu’à la mort. « Etrification » dans le regard social qui est l’effet du masque : c’est l’effet de mascarade, voire de « guignol » de l’époque. Mais précisément, le face-à-face avec le roi mort totalement identi­ fié à lui-même déclenche l’effet d’imago. Tel un Polichinelle jadis impressionnant jaillissant de sa boîte. Ce sont des ima­ gines qui émergent du tombeau, juste avant d’être écartelées et dissoutes. Mise à mort, prise de congé violente de l’imago, une ultime fois ressurgie et comme épurée. Moment où la dénonciation de la « mascarade royale » se mêle à la défunte 116

Totem paternel et tabou du chef vénération de l’imago. Ce dont la « caricature1 », « portraitcharge », comme genre de défiguration des imagos, prendra le relais au xrxe siècle et jusqu’à nos jours. La caricature est d’ailleurs un assassinat symbolique en règle, exhibant com­ ment le sujet caricaturé se ressemble totalement, jusqu’à la nausée ! En tout cela, le lien entre critique et haine s’avère patent2. Il est frappant que, dans la pièce où il tourne en dérision les rois d’Europe, Sylvain Maréchal détaille les costumes de ce théâtre de guignols de comédie de l’histoire : habit rouge du roi d ’Espagne, habit bleu galonné noir de l ’Empereur, gilet à manches de velours noir du roi de Pologne, habit bleu foncé du roi de Prusse, accompagné de boutons d’or et de cuivre chez le roi d’Angleterre. On croirait un jeu de cartes, où les figurines royales de jadis (Charlemagne, César, David et Alexandre3) sont réduites à un théâtre dérisoire, tout en répercutant cet hier - très proche - où ces marion­ nettes royales nourrissaient la fascination des masses. Mais il est temps, avec la nouvelle ère révolutionnaire, de redis­ tribuer les cartes : telle est, en substance, la leçon de la pièce...

1. Catégorie qui s’est imposée au XIXe siècle, du Punch au Royaume-Uni à Daumier en France. 2. P.-L. A ssoun , « La haine critique ou l’envers inconscient de la violence », in É. Marty, J. M ajorel (dir.), Critique et violence, Paris, Hermann, 2014, p. 6-

20 . 3. Correspondant respectivement au cœur, au carreau, au trèfle et au pique.

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Tuer le mort

C o r p s d e s a in t s , c o r p s d e r o is : LA « DÉSANCTIFICATION »

Cette procédure d’extraction des figures royales en évoque une autre, antérieure, bien précise, celle de l’exhumation des saints. Exhumation non profanatrice, celle-ci, mais au contraire destinée à s’assurer de la corporéité d’exception de ce corps humain marqué de sacralité et s’inscrivant dans la dynamique d’une procédure de béatification. Un trait distinctif, signe clinique de sainteté, est justement l’état exceptionnel de conser­ vation, le corps du saint étant censé avoir « miraculeusement » gardé son état d’origine. Façon de s’inscrire dans l’éternité du présent ou le présent de l’éternité, « acompte » sur la Résurrec­ tion du Jugement dernier. Or, on l’a vu, il y a deux types de corps royaux, selon qu’ils passent victorieusement ou non l’épreuve de conservation. Il y a bien un processus de décomposition... décomposé par la science1. Mais on comprend que le regard populaire passe outre : qu’il s’agisse du roi ou du saint, la conser­ vation immaculée, par sa rareté même, apparaît comme le signe d’un état de grâce, comme si le narcissisme glorieux avait résisté au travail de laminage de la mort. Résistance à la désintrication, bref «triomphe de la religion »... ou de la sacralité royale. Miracle de l’image du corps résistant victorieusement à son étio­ lement. Sanctification de (par) l’imago spéculaire. C ’est aussi bien le signe que quelque chose de l’homme a survécu à sa mort, ce qui donne une prime précisément à son « humanité ». « Plus fort que la mort... », voilà qui lui confère un bonus... et un tonus 1. Voir supra, p. 57-59.

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Totem paternel et tabou du chef révolutionnaire avant la lettre. « Ces « saints laïques » sont « des nôtres », voilà ce qu’il faudrait entendre dans le « complexe de Turenne » évoqué plus haut. Un autre signe déterminant est la notion de « fragrance », odeur plaisante d’un corps parfumé : les corps saints parfai­ tement conservés sont réputés exsuder aussi un parfum particulier. Ils sont alors dits « myrrhoblytes ». S’il n’est pas question du parfum d’Henri IV ou de Turenne - si ce n’est le « parfum de l’idéal » dont on reparlera - , on a bien affaire à ce qui est l ’opposé et le symétrique de la fragrance, soit l’odeur délétère qui vient signer en quelque sorte le démo­ niaque, associé au « fétide ». Bref, l’exhumation royale est l’envers de l’exhumation sainte, venant la parodier de façon rigoureuse. Il y a plus précis encore : la problématique commune du démembre­ ment. La chronique des saints que constitue la Légende dorée de Jacques de Voragine1 décrit avec un réalisme cruel inégalable la mise en m orceaux littérale des corps de sain ts2, répercutée dans l’expérience du roi-martyr. C ’est bien d’une mise en pièces qu’il s’agit, entre l’extraction des corps royaux et leur mise en fosse. Ce que le discours émigré exploitera dans le registre du martyre. Il y a là un trait de structure baroque : « Le drame du martyr confirme cette idée que le Trauerspiel est une forme de la tragédie des saints3. » Cela nous convoquera à l’examen de ce statut baroque du corps4. 1. J acques de V oragine , La Légende dorée. Les Vies des saints, 12611265. 2. P.-L. A ssoun , « Le corps saint : du déni à la jouissance », Champ psycho­ somatique, 33, 2004 (La Pensée sauvage), p. 11-27. 3. W. Benjamin , Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 119. 4. Voir infra, p. 183-184.

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Tuer le mort M ais c’est en d’autres termes le moment où le tabou produit de la « jouissance en corps ». Surtout, ce qui va rendre possible ce « transvasement » de la problématique religieuse à la problématique politique, c’est la création du «cén o tap h e», du tombeau (taphos) vide (kenos), dont on ne saurait oublier qu’il constitue l’espace même de la Résurrection christique, moment dramatique où, le corps de Jésus ayant disparu après s’être débarrassé de ses bandelettes funéraires, se présentifie l’idée de « Résurrection », ce qui matérialise la Rédemption ( Verlosung). C ’était a contra­ rio le risque pris par les exhumeurs, de sacraliser l’absence...

L ’a c t e n é c r o p h o b iq u e

C ’est le corps réel des souverains, jusque-là intouchables ou seulement «touchés des y eu x» ou «d u regard », par leurs effigies, qui se trouve attaqué. Il faut noter que l’effigie royale suffisait, à l’origine, pour désigner symboliquement la fonction : ce n’est que progressivement, et notamment, à partir de Philippe le Hardi, avec le premier gisant royal, que l’idée d’un portrait royal ressemblant est acquise, dans la statue en pied, avant de s’imposer en peinture - tandis que l’image du sceau royal demeure non ressemblante1. Preuve que l’identification n’allait pas de soi : jusque-là il 1. On peut en juger en consultant les représentations successives de cet « album royal » : voir M . V igié, Le Portrait officiel en France du Ve au XXe siècle, Paris, Paris, FVW, 2000. Voir aussi L. M arin , Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981.

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Totem paternel et tabou du chef suffisait à la limite que le nom du roi régnant figure sous sa statue en quelque sorte «n on figurative», l’individu n’étant qu’un détail de la fonction. Au bout de cette évolution, le portrait de prestige culmine avec les Bourbons, avec pour acmé le Roi-Soleil, particulièrement soucieux de se ressem­ bler... Avec la destruction des rois morts, il y a comme un écra­ sement du corps réel sur la figure symbolique. Quelque chose de la métaphore royale est grippé, coapté par le corps réel qui subit l’outrage. Matérialisation qui évoque une sorte de «nécrophobie» - non dénuée de «nécrophilie», comme l’atteste la jubilation populacière à contempler le corps dénudé des rois (et des reines) et à en arracher un fragment organique. La royauté est « visée au corps », autant que l’ins­ titution royale est visée au cœur. On sait qu’à Varennes1 un certain Drouet, n’ayant jamais approché Versailles, reconnut le roi régnant au profil qu ’il arborait sur ses monnaies (rendu peut-être hypervigilant par la haine qui ne « loupe » pas sa cible). Moyen infaillible de le reconnaître : un inconnu fameux, un profil de médaille qui constitue pour l’occasion un «p ortrait-robot», au moins pour un bon observateur (d’autant que le regard est aiguisé par le ressentiment). À moins que, plus justement, le délateur se soit senti regardé par un certain profil de médaille, caricature renommée. C’était bien en effet le but de l’icône royale de s ’inscrire comme ce qui extrait le regard du sujet et en quelque façon « arrache les yeux » (donnant ainsi du poids à la monnaie !). Moment décisif de saturation de la sacralisation de l’image 1. M ona O z o u f , Varennes. La mort de la royauté, Paris, Gallimard, 2005.

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Tuer le mort et de chute de l’imago : une fois le roi déguisé découvert, ce sont les oripeaux de la figure royale qui chutent. C ’est bien en effet le début de la fin pour la renommée royale, sa chute spéculaire symbolisée par le roi déguisé en bourgeois, avec sa petite famille... Un lien secret relie la découverte de Varennes à l’exécu­ tion du roi, mais, au-delà, à la mise à mort de tout roi, des rois qu’il faut aller extraire un par un de leurs tombeaux, sans en omettre aucun, pour les réduire à l’immanence de corps mortels. Car, inhumés rituellement, dans la sacralité, ils n’étaient pas morts pour de bon ou « pas assez morts » aux yeux des sujets révoltés : en cet instant de l’exhumation, les voilà rejoints par leur mortalité... La désacralisation se pose en impératif politique, celui de la sécularisation. Comme le notera Michelet : « La Convention avait voté la destruction des tombeaux de Saint-Denis. L ’on avait réuni la cendre des rois à celle des morts obscurs. Cruel outrage pour ceux-ci. » L ’homme révolutionnaire se veut le témoin implacable de cette réhumanisation apocalyptique, de cette détumescence des bien appelés « porte-sceptres » censés ne « porter » désor­ mais plus rien, plus que le rien... qu’il faut encore leur arracher. Du coup, Michelet n’exprime qu’un aspect du pro­ cessus : si, jetés dans la fosse, les rois sont censés être redevenus des « morts obscurs », ils ne se mêlent pas à eux, ils sont encore distingués comme totems, et en un sens plus que jamais, par l’ostracisme dont ils font l’objet, en cet ultime outrage au tabou royal... Quand le conventionnel nommé Louis Legendre fait l’in­ croyable proposition de diviser en 83 morceaux le corps de Louis XIV, en maître-boucher qu’il était, pour servir d’engrais à autant d’arbres de la Liberté plantés dans la

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Totem paternel et tabou du chef préfecture de chaque départem ent1, il avoue, ju squ ’à l’absurde, sur le mode de l’illettré, la prise du désir de la Révo­ lution dans une logique de la sacralité du corps royal, au moment même où il prône l’utilisation du « trône du tyran » comme humus révolutionnaire... Il faut rappeler qu’au même moment l’architecte et dessinateur Petit-Radel2, s’appro­ priant les urnes reliquaires contenant les cœurs de rois et reines, à l’église du Val-de-Grace, tira, des cœurs macérés dans l’alcool et mêlés au x arom ates par la technique de l’embaumement, de la «m um m ie», substance très précieuse réputée servir de vernis, d’un glacis parfait, pour les tableaux ! C’est ce même architecte, supposé bâtisseur, qui prétendait pouvoir mettre une église gothique à terre en dix minutes... Comment le corps du roi maudit peut-il être investi d’une telle puissance de fécondation, tant pour l’art que pour l’ensemble du corps social français, sinon parce qu’il est sup­ posé recéler encore cette puissance lui permettant de générer ces Furta sa c ra 3, recyclés au profit de la République? Manière aussi de faire éclater, de façon dyonisienne, ce sou­ verain auquel s’appliqua l’adage Nec pluribus im par!, « Non inégal à plusieurs », litote pour signifier « Supérieur à la plu­ p a r t» 4, bref en la position d ’exception de l’Un - formule 1. Selon Le Patriote français, 15 janvier 1793. Proposition faiteau Club des Jacobins, Journal des débats de la Société des Jacobins, 339, par Louis Legendre : « C’est en vain que vous plantez l’arbre de la liberté dans les quatre-vingt-trois départements ; il ne rapportera jamais de fruits si le trône du tyran n’en fume les racines. » 2. Louis-François Petit-Radel (1739-1818). 3. G. G eary, Furta sa c ra ...,o p . cit. 4. Formule attribuée à Douvrier pour désigner la figure royale au Car­ rousel.

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Tuer le mort d’héroïsme de Carrousel reprise par Louis XIV pour s’autodésigner comme souverain. Dans cette perspective, « l’État », c’est le « Moi-corps » du roi, « autoprésentation » totémique dont la profanation vise la détumescence radicale...

''N

Deuxième partie

Désir révolutionnaire et destins de l’idéal : de la haine à la mélancolie

C h a pitre V

De la haine en acte à l’extraction de l’objet : le fantasme révolutionnaire La m aison du Régicide, m ’écriai-je ? et comment se nomme-t-il ? C ’est là son vrai nom. Q uand on lui parle, on ne le nom m e pas autrement

L e tueur de roi, c’est « l’Homme sans nom », comme le présente Ballanche dans son ouvrage éponyme, ancien conven­ tionnel qui a contre sa conscience voté la mort du ro i12. Parole d’enfant en réponse à la question du voyageur narra­ teur, qui s’avise d’une maison isolée dans un hameau perdu, comme marquée d ’un signe. Qui a tué un roi n’a plus d’autre nom que celui qui dénote son acte, le nom propre étant remplacé par cette périphrase, ce qui le voue à l’anony­ mité. Celui qui a prononcé le mot fatal condamnant le roi est devenu lui-même tabou. C ’est aussi bien l’état de « profa­ nateur » qui est engagé : le sujet n’est plus nommé que par 1. P.-S. B a l l a n c h e , L ’Homme sans nom, op. cit. 2. Épisode situé en octobre 1814 de rencontre avec « le Régicide » malgré lui.

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Tuer le mort son acte innommable, «instinct de crime et de m ort», dit l’auteur, partisan de la Restauration royale, dont il ne méconnaît d’ailleurs pas les limites. Moment où l’acteur malgré lui de l’histoire s’est identifié, par un mouvement incompréhensible de lui-même, à la haine du roi qu’il res­ pectait, acte qu’il répudie après coup en une féroce « auto­ répudiation ». Signe que l’acte de 93 a constitué une césure dans la pensée régicide, tout en en exprimant le désir le plus intime.

L a r e l ig io n d u r é g ic id e

Reste, pour prendre la mesure de l’événement de SaintDenis en son extrême singularité, qui va jusqu’à l’insolite, à le réinsérer dans la genèse de l’idée régicide et dans la longue et riche histoire de la notion. On peut au reste s’étonner que l’épisode de 1793 n’ait pas été relié à la genèse de cette idée et reconnu comme événement de cette généalogie, voire comme son aboutissement. « Religion du régicide », selon la forte formule de Ballanche au moment d’évoquer, au reste élusivement, la profanation des tombes royales par « la nation régicide ». On peut relever qu’avec le manifeste de Vérone du comte de Provence, futur Louis XVm, le 24 juin 1795, où il promet aux « régicides » la «punition», ledit «régicide» devient une sorte de catégorie criminologique. En contraste, du régicide, la Terreur a fait une religion laïque. On peut même penser que, sur le plan symbo­ lique, l’extraction des rois ait valeur de régicide absolu. On peut le tenir pour l’acte qui répond intégralement au désir 128

De la baine en acte à l’extraction de l’objet régicide longuement conçu. Par où le « désir révolutionnaire » se noue à la haine régicide en acte. C’est là qu’il trouve son assiette. Car le désir révolutionnaire est confronté à une contradiction : il attend de l’avenir ainsi ouvert la réalisation de son objet, puisqu’il mise sur une rectification radicale de l’ordre du monde et des rapports humains. Mais, demeurant aussi incertain de son objet que résolu en sa détermination, il est renvoyé de l’amour de la Révolution à la haine de son ennemi historique dont il attend sa certification : c’est là qu’il trouve son point de certitude, mais du coup l’appétit d’un régime de vie radicalement rénové se noue à une soif inextin­ guible de destruction. Il faut donc bien se confronter à cet affect de haine, rationalisé par la légitimité régicide.

D e l ’id é e d u r é g ic id e à l ’a c t e d e S a i n t - D e n is

Le régicide, c’est l’homicide spécial dont l’objet n’est pas un quidam, mais la personne réputée investie de la sacralité politique monarchale. La question se pose d’abord de la dis­ tinction entre le roi légitimé et le tyran ou le despote. Un moment déterminant de la pensée régicide est consti­ tué, au XVIe siècle, moment décisif de la modernité politique, par les écrits des « monarchomaques », entre lesquels se dis­ tinguent Théodore de Bèze1 du côté protestant - à la suite de la Saint-Barthélemy - mais aussi, du côté catholique, au moment de la venue sur le devant de la scène d’un candidat protestant à la royauté du futur Henri IV (celui-là même qui 1. Théodore

de

B è z e , D u droit des m agistrats su r leurs sujets,

129

1574.

Tuer le mort avait choisi l’abbaye de Saint-Denis pour se convertir au catholicisme) - Jean Bouchet justifiant même l’assassinat de Henri III par Jacques Clément1. On connaît un régicide mal­ gré lui, le comte de Montgomery qui, en 1559, lors d’un tournoi, blessa mortellement Henri II d’un coup de lance dans la tête2 : régicide comme «acte m anqué» en quelque sorte ! Cas intéressant en ce qu’il reste marqué de la culpabi­ lité cuisante de l’acte, alors même que sa victime royale, avant d’expirer, l’innocente explicitement, puisque c’est à la demande pressante du roi que le comte a brisé contre lui - littéralement - cette lance fatale. L ’épisode est remarquable en ce que l’acte accidentel démontrait la vulnérabilité de la personne royale. Le tueur de roi, même innocent envers la personne royale, est coupable, en dernière instance, de lèsetotem. Au-delà de sa disculpation par la victime royale même, celui qui a porté atteinte à l’intégrité du corps royal est ainsi marqué du sceau de la culpabilité totémique, par où se confirme la distinction entre personne et totem3. L ’épisode appartient donc bien à l’histoire du régicide. Cet « acte manqué » se transformera en acte réussi par l’acte régicidaire volontaire. 1. Voir aussi, du côté protestant, Philippe Duplessis-Mornay et François Hotman, ainsi que George Buchanan, John Knox, Christopher Goodman, Jean Ponet. 2. C’est le 30 juin 1559 que, lors d’un tournoi rue Saint-Antoine, Henri II, insistant pour affronter une série d’adversaires et démontrer sa vigueur persis­ tante, reçut de son dernier adversaire Gabriel de Lorges, comte de Montgomery, un coup fatal de lance qui perfora la tête, atteignant l’œil. Montgomery dut fuir devant l’hostilité de l’entourage royal. Devenu un chef huguenot, Charles IX le fit exécuter en place de Grève en 1574, par où le fils accomplissait une vengeance du père, dont ce dernier ne voulait p a s... 3. Voir supra, p. 101.

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De la haine en acte à l ’extraction de l ’objet Avec lesdits monarchomaques, il s’agit bien de ceux qui de principe « combattent (makhomai) le monarque » - le néologisme d’abord péjoratif fut au reste inventé dans un sens polémique et réfutatif1. Ils fomentent l’idée de la néces­ sité, dans des contextes doctrinaux et historiques divers, d’une illégitimité foncière, voire native, de l’institution monarchique, même si c’est de « tyrannicide » et du « droit de résistance» qu’il s’agissait. Si les états généraux de 1614 mirent fin à cette vague en réaffirmant le pouvoir de droit divin et sa puissance stabilisatrice, une tranchée décisive avait été creusée dans le pouvoir royal et l’approfondisse­ ment de l’idée régicide. Le meurtre de la personne royale est dès lors non seulement envisageable (au-delà des précé­ dents2), mais fondable. Le 30 janvier 1649, l’exécution de Charles Ier, après sa lutte contre le Parlement et la révolution cromwellienne, constitue une date clé, d’autant qu’elle était l’effet non d ’un simple assassinat, mais d ’un jugement et d’une exécution en forme, comme K a n t3 le soulignera. « Tuer n’est pas assassiner » (Killing no murder) : distinction fondatrice autant qu’ambiguë du raisonnement régicide, qui donne son titre au pamphlet du « niveleur » anti-cromwellien Sexby... en appelant au meurtre de Cromwell même4. Adage qui a pour corrélât de présenter le roi comme « assassin de peuple» (Saint-Just). Le comble est atteint dans le verdict d’Anacharsis Cloots à la veille de l’exécution de Louis XVI : 1. W. B a r c l a y , De regno et regali potestate, 1600. 2. Régicide d’Henri III par Jacques Clément en 1589 ou d ’Henri IV par Ravaillac en 1610. 3. Voir supra, p. 107-108. 4. E. S exby (1616-1658), Tuer n’est pas assassiner (1657), Paris, Champ libre, 1980. Ce pamphlet appelait au meurtre de Cromwell même.

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Tuer le mort «L ou is est coupable de lèse-majesté1. » L ’expression dési­ gnant le crime contre la majesté royale sert d’inculpation du roi pour atteinte à la majesté de la République. Robespierre évoquera de son côté les « crimes de lèse-nation », « attentats commis directement contre les droits du corps s o c ia l» 2. Cette parodie de l’expression, qui transfère la majesté à la nation, atteste que l’atteinte à l’intégrité royale demeure le modèle de référence implicite : la République avoue son ambition d’accomplir l’authentique majesté qui s’était four­ voyée dans la supercherie royale.

L e « p o s t u l a t d e S a in t -Ju st » : LE ROI COUPABLE D ’ OFFICE

Les exhumeurs de 1793 doivent avoir le sentiment que l’heure est venue de mener à son terme le « combat », au titre des régicides les plus conséquents... puisque voulant accom­ plir la destruction du corps des rois au-delà de la mort, poussant ainsi le régicide à son comble d’acte pur. La « mère des batailles » contre l’engeance royale aura lieu dans les caveaux de Saint-Denis ! La référence ici, c’est le discours de Saint-Just lors du procès de Louis XVI, où il s’agit de réfuter à la fois l’inviolabilité de la personne royale et le fait de le considérer comme citoyen - ce qui impliquerait un tribunal judiciaire, alors que c’est le peuple réuni en Convention qui a 1. La Gazette nationale ou Le Moniteur universel, 20, 20 janvier 1793. 2. R o b e sp ie r r e , Discours sur l’organisation de la Haute Cour nationale, 25 octobre 1792.

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De la haine en acte à Vextraction de l ’objet à décider de la question. La distinction entre « royauté » et « tyrannie » n’a plus de raison d’être, le roi étant ipso facto tyran. Selon ce premier raisonnement, le roi n’aurait même pas à être jugé, et le jugement serait du temps perdu : On s’étonnera un jour qu’au xvnie siècle on ait été moins avancé que du temps de César : là le tyran fut immolé en plein Sénat, sans autres formalités que vingt-trois coups de poignard, et sans autre loi que la liberté de Rome. Et aujourd’hui l’on fait avec respect le procès d’un homme assassin d’un peuple, pris en fla­ grant délit, la main dans le sang, la main dans le crime1 ! Il y a là un sophisme : ce que Saint-Just feint ici d’ignorer, c’est qu’entre le tyran antique et le roi moderne, il y a l’idée de la souveraineté et que supprimer le roi suffit pas : il faut mettre la souveraineté qu’il incarne en procès. Aussi en vientil au vif de la démonstration, qui résonne avec le « moment de conclure » : « On ne peut point régner innocemment2. » Plus précisément : « On ne peut point régner : la folie en est trop évidente. Tout roi est un rebelle et un usurpateur », dit Saint-Just, signant doctrinalement l’arrêt de mort du roi, inversant radicalement la maxime alléguée par Charles Ier à son procès, illégitime à ses yeux, que « le roi ne peut faire mal ». Saint-Just scelle ainsi la position révolutionnaire : le roi est coupable ex officio. Tyran aux yeux de l’histoire revue par la saga révolutionnaire. L ’office royal implique l’êtrecoupable. On a bien lu : « régner » est un verbe qui se récuse dans l’ordre politique, donc nul roi n’a « régné » à propre­ ment parler... Ce qui réduit à un « mauvais rêve » ou à une 1. S a i n t - J u s t , « Procès de Louis XVI, séance du 13 novembre 1792 », in Les Grands Orateurs républicains. Saint-Just, Monaco, Héméra, 1949, p. 42. 2. Ibid., p. 45. C ’est l’auteur qui souligne.

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Tuer le mort « folie », une espèce de vésanie, ces millénaires de « royauté ». D’où aussi la terrible et évidente conclusion de l’autre dis­ cours décisif qui porte l’estocade : « Louis est un étranger parmi n o u s1. » Formule d’une violence absolue, si on la prend en sa lettre, celle de la xénophobie royale. Car le « nous » devient tueur, au nom du lien qui met le roi en posi­ tion d’autre absolu. On notera l’absolutisation a contrario de la personne royale qui se maintient, mais pour en tirer une conclusion féroce: «ennemi étranger2 », «cet homme doit régner ou mourir3 ». L ’expression est étonnante: «L o u is», voilà le prénom seul prononcé (et non le méprisant « Louis Capet »), et qui revient aussi comme une incantation pendant tout le texte destiné à établir un réquisitoire contre « la conduite du roi4 », ce qui pourrait sembler rétablir une fami­ liarité, un semblant de sentiment tendre, mais c’est juste le contraire qui arrive : « Louis » est le (pré)nom de l’étranger, en tant que roi. D’où la résonance unheimlich de la formule, plaçant le roi en position de xénos de la communauté. La conclusion tombe : il n’y a donc de « bon roi » que roi mort, puisque dès lors qu’il ne règne plus (ce qui s’impose dès lors que le droit de régner lui est refusé), la seule manière d’exer­ cer son être de roi est de renoncer à la vie... Ou, autre façon de le dire « en cercle » : « S’il est innocent, le peuple est coupable5. » Si le roi est coupable ex officio, on comprend que le roi mort lui-même en vienne à apparaître comme 1. 2. 3. 4. 5.

Ibid., p. 46. Ibid., p. 47. Ibid., p. 44. S aint-Just, «Jugem ent du roi », séance du 27 décembre 1792. S aint-Just, « Procès de Louis XV I... », op. cit.

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*

De la haine en acte à l ’extraction de l ’objet «m aléfique», en quoi la boucle est bouclée. Cette mise en dérision de l’espèce royale que Saint-Just, dramaturge liber­ tin, délivrait en ses débuts - contre Charlemagne réduit à « M onsieur le M agne » dans sa pièce intitulée O rgani (1789)1 - se trouve ici radicalisée en théorème politique fon­ dant l’inflexibilité révolutionnaire. Cette culpabilité d’être du roi, c’est ce que l’on peut appeler «le postulat de Saint-Just», principe euclidien dans l’ordre politique révolutionnaire. Par où Saint-Just répondait doctri­ nalement au dernier mot attribué à Louis XVI, attesté par son bourreau qui, lui, en garantit la bonne foi (l’ayant approché au plus près à cet instant), tandis que la clameur de la foule en couvrait la voix: «Je meurs innocent2.» Contradictio in terminis pour l’entendement révolutionnaire : il n’est pas de roi innocent. Les deux termes jurent entre eux, puisque l’idée de royauté «enveloppe» celle de culpabilité et de « m a l» . Le « moi » de Louis Capet peut à la rigueur s’éprouver sincère­ ment innocent, mais, alors même qu’on ne lui trouverait aucun chef d’inculpation, et qu’on lui fît crédit de sa sincérité, comme sujet royal, il demeure une culpabilité vivante : telle est l’implacable chaîne de raisons, cynique en son genre, qui fait de la mort du roi une nécessité logique, au-delà même de ses intentions et de ses actes. À la rigueur, l’effectivité de ses for­ faits ne fait que confirmer sa culpabilité d’être. La personne royale la plus innocente permet d’épurer la culpabilité de la fonction royale en tant que telle ! C’est aussi ce qui branche ✓ l’ordre politique sur le registre de la culpabilité. 1. Voir M . A bensour, Rire des lois, du magistrat et des dieux. L ’impulsion Saint-Just, Paris, Horlieu, 2005. 2. C.-H. S amson , Lettre du 20 février 1793, retranscrite dans l’Essai sur les révolutions de Chateaubriand paru en 1797.

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Tuer le mort Les mandataires de l’exhumation auront donc fait ce que les monarchomaques les plus doctrinaux avaient dit ou laissé entendre qu’il fallait faire. Mieux : ils signifient qu’ils font ce qu’il aurait fallu faire, ce qui implique une puissance rétro­ active. Ce n’est pas tel roi injuste qui est en cause, comme dans la révolution anglaise, ou quelque abus conjoncturel, mais l’essence royale, dont la nocivité rend l’existence royale même contingente. Pour pousser jusqu’au bout la logique dudit postulat, en un sens kantien, il serait immoral, pour paraphraser la distinction de la Critique de la raison pratique kantienne, de récuser Louis Capet sous la maxime hypo­ thétique qu’il a commis quelque méfait : l’éthique révolution­ naire exige qu’on l’exécute au nom de l’impératif catégorique de l’immoralité de l’institution royale. Ses fautes avérées - telle la conspiration contre la nation - ne font que vérifier le postu­ lat. Au-delà des 42 chefs d’inculpation du procès intenté à son dernier représentant - sous la présidence de Barère, encore1-, c’est cette culpabilité de l’être-roi qu’il s’agit d’expier, confor­ mément à ce kantisme de la guillotine, « Critique de la raison politique » appliquée. Le châtiment ne fait pas que sanction­ ner le crime, il le désigne.

L E « SURMOI RÉGICIDAIRE »

Alors que les doctrines régicides antérieures étaient liées à une conjoncture, à des conjonctures diverses légitimant un droit d’exception, le régicide révolutionnaire se pose comme 1. Procès qui s ’est déroulé du 11 au 26 décembre 1792.

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De la haine en acte à l ’extraction de l ’objet inconditionnel. M ais ce surmoi exigeant le régicide - « Nul ne peut (régner innocemment), donc il faut (tuer les rois) » - implique une reformulation du rapport entre la vie et la mort. Ainsi, la mort même n’est pas une excuse ni une clause d’immunité ! Point de proscription posthume possible. « Être mort » ne dédouane aucun roi de sa culpabilité d’avoir régné ou plutôt prétendu régner. Le roi demeure incurable­ ment coupable, au-delà de sa disparition physique. Nul n’a jamais régné authentiquement, en sorte que la royauté est un flatus vocis de l’histoire : tel est le Dire révolutionnaire. Les révolutionnaires auraient pu, par un effet de Witz incons­ cient, d’humour noir, évoquer le signifiant saint Denis, le nommé saint Denis ayant perdu la tête et la tenant dans ses mains... Il y va d’un fantasme de survie à la décapitation post mortem. Recadré dans cette préhistoire, l’acte profanatoire prend son effet de souffle : il ne s’agit plus de discuter de la légiti­ mité de la mise à mort de tel souverain. La promulgation de la République, si elle a un sens, a admis le principe de l’illé­ gitimité générique de la fonction royale. Le radicalisme « terroriste » consiste à prendre la loi à la lettre et à convertir la lettre en acte. On voit surgir là le noyau le plus archaïque du surmoi, celui qui résonne dans le « Qu’on lui coupe la tête ! » de la Reine de VAlice de Lewis Carroll, qui « n’avait qu’une seule manière de trancher les difficultés, petites ou grandes1 » - et qu’il faudrait écrire ici « Qu’on coupe la tête de tout roi, mort ou v if». Preuve que l’acte, à son acmé impérative, excède la problématique œdipienne - qui, elle, 1. L. C arroll , Alice au pays des merveilles, chap. vni, « Le croquet de la reine ».

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Tuer le mort suppose une agressivité symbolisée envers l’instance pater­ nelle - , manifestant l’irruption de cette forme de surmoi dont Lacan a montré la portée, de l’injonction d’une Loi féroce. Le vif de la cruauté, c’est, au-delà de l’acte même de mutilation, celle de l’instance surmoïque qui en commande l’exécution. Ce que l’on retrouve dans le trait d’inflexibilité de la détermination révolutionnaire. Il est dès lors logique qu’une telle instance surmoïque, dans laquelle « règne une pure culture de la pulsion de m ort1 », applique l’impératif de décapitation aux défunts. On a donc affaire à une sorte de « rafle » où les rois, pris en leur piège tombal, vont être voués à l’extermination. U y a là le fantasme féroce de venir à bout de la royauté en la détruisant in corpore, par pulvérisation. Avec cette idée que, une fois le dernier corps de roi détruit, l’humanité pourrait faire comme si elle n’avait jamais connu la servitude féodale, sortir de ce mauvais rêve et respirer enfin, en entrant dans l’ère de son histoire proprement dite. L ’histoire joycienne comme cauchemar dont il faudrait se réveiller prend ici son anticipation ! Dans la pratique, on est loin, remarquons-le, de l’idée d’une progressivité de l’humanité à la Condorcet, qui fait du passé la condition du présent et du futur. C ’est aussi cette conception qui est mise à mort avec la disparition de la personne même de Condorcet2. L ’éclat du présent (révolu­ tionnaire) comporte en l’occurrence le déni calculé du passé (royal). C ’est en effet une Verleugnung au sens littéral, soit 1. S. F r e u d , Le Moi et le Ça, GW XIII, 283. 2. Arrêté en mars 1794, Condorcet fut trouvé mort dans sa cellule, peu après avoir achevé son dernier ouvrage, Esquisse des progrès historiques de l'esprit humain.

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De la haine en acte à l ’extraction de l ’ objet un « démenti » solennel de tout droit de la royauté à gouver­ ner la France et à régner sur l’humanité, aujourd’hui comme hier. Façon de signifier que les rois n’ont jamais eu le droit de régner et de leur barrer l’accès à la postérité... C ’est pourquoi l’humanité de l’avenir doit trouver le tombeau des rois vide. On a affaire à un effet d ’annulation rétroactive du moment monarchique de l’histoire de France : une fois le dernier corps de roi éliminé - et c’est pourquoi il aurait fallu les (re)trouver tous - , on pourrait faire comme si les rois n’avaient jam ais régné sur la France. La destruction des tombes réalise une oblitération programmée.

SURM OI RÉVOLUTIONNAIRE ET PULSION DE M O RT

Nous voici donc devant la racine inconsciente de la haine, cette aversion fondamentale. Ce qui rend compte de l’acte, ce sont les accointances du surmoi et de la pulsion de mort, en leur ressort inconscient, sous-tendant cette spirale qui mène de l’impératif catégorique à l’extraction des corps. Le propre du surmoi, cette «relation de structure1 », fondé sur l’impératif féroce de l’identification parentale et, au-delà, sur la jouissance première comme loi, est d’exiger la répétition. Il apparaît que la destruction du corps de l’ennemi est le point limite où se réalise la tendance cruelle du surmoi révolutionnaire, dans la mesure où elle n’est pas simplement assassinat collectif, mais exigence de justice posthume. Celui1. S. F r e u d , Nouvelle suite des conférences d ’introduction à la psycha­ nalyse, GW XV.

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Tuer le mort ci ne peut venir à bout de ce qu’exige sa loi interne qu’en activant sa destructivité. C ’est au reste ce qui, par un renver­ sement invraisemblable, va colorer cet acte destructeur d’une aura mélancolique, le surmoi s’avouant comme « pure culture de la pulsion de mort ».

L ’e x t r a c t io n d e l ’ « o b je t r o y a l » : LE DÉSIR RÉVOLUTIONNAIRE

Ce qu’une telle haine surmoïque exige, c’est l’extraction, mot-clé qui va commencer à livrer son ultime signification inconsciente, mais de quoi au juste ? Voilà le point caché et central, dans la logique inconsciente de l’acte. Ce meurtre posthume passe par l’extraction - des tombes, des corps et de cette substance plombée, certes, mais aussi d’un certain « objet » celé en cet espace et recelé dans la « chose royale ». Le signifiant d ’ « extraction » s ’impose et se confirme comme l’opérateur central. Extraire, rappelons-le, c’est déga­ ger un minerai (ou une roche) du milieu dans lequel il est enfoui ou retirer de l’organisme d’un être vivant un corps étranger. C ’est donc tirer quelque chose de l’endroit où il est contenu, mais aussi séparer une substance du corps auquel elle appartient. Ce complexe associatif est fortement engagé en cette affaire d’extraction des tombeaux royaux. Il s’agit, d’abord, de retirer les corps et les tombeaux du lieu de leur enfouissement, mais aussi - et c’est le point le plus crypté et déterminant de l’opération en son réel inconscient -, de sépa­ rer une certaine substance de la masse qui la masque, pour ensuite la refondre dans la masse comme dans un magma où 140

De la haine en acte à l ’extraction de l ’ objet 4

elle fusionne. Double mouvement, d’extraction et de fusion, qui dit le rapport fantasmé à l’objet. La métaphore de l’extraction joue non fortuitement un rôle décisif dans la conception de « l’objet a », objet pour le désir plutôt que du désir1, Lacan soulignant que cet « objet cause du désir » s’extrait : c’est précisément par l’extraction de l’objet que se constitue le cadre du fantasme2. À la façon d’un minerai, somme toute. L ’idée de Lacan est que cet objet doit être extrait de la chaîne du signifiant pour s’encadrer dans et par le fantasme. Le terme « extraction » pèse lourd, dans l’usage analytique, dans la mesure où il permet d’arti­ culer en quelque sorte matériellement le fantasme à son objet.Le plomb est, on l’a vu, l’or des tombeaux. Le « cher­ cheur d’or » serait ici une bonne métaphore de cette quête, non du Graal, imaginaire, mais de ce manque à gagner pré­ cieux, en ce moment de jouissance où la pépite enfouie émerge de la gangue, par la grâce du geste violemment sépa­ rateur prolongeant sa quête haletante. En l’occurrence, ce qu’il faut arracher à l’Autre, c’est la jouissance royale. On saisit là le vif du « désir révolutionnaire » : pénétrer le caveau royal pour en extraire cet objet. La « folie », en ce moment révolutionnaire du « tout est possible », consiste à le prendre à la lettre et à vouloir le faire travailler matériellement, pour le corps du canon, pour sa culasse phallique. M ais on a bien vu, à travers la phallicisation du «porte-sceptre», que c’est, pour paraphraser Lacan, l’objet d’un manque cause-dudésir qui se rebrousse en effets de jouissance, par où objet de la 1. P.-L. A ssoun , Lacan, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 3e éd., 2015. 2. J. LACAN, Le Séminaire, X : L ’Angoisse.

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Tuer le mort haine et objet de la jouissance convergent au point de fusion ner de façon explosive.

Le

bénéfice fétichiste de l ’ extraction

On peut déchiffrer dans ce contexte les effets fétichistes décrits plus h au t1. Ils seraient à comprendre comme l’effet de retour imparable de cette « corporéisation » de l’objet. Des corps extraits, on a « sur-extrait » des fragments, fantasmés : la mâchoire de Dagobert, les dents d’Henri IH, la chevelure de Philippe Auguste et, last but not least, la jambe momifiée de Catherine de Médicis. Peu importe que tout cela soit peu ou prou fictionné : cela dit précisément ce qui est attendu. L ’extraction du corps entier est suivie de l’extraction d’un fragment du corps lui-même. Le réflexe consiste, face au corps exposé, à lui enlever un petit quelque chose, une moustache, une dent... Le «fétichism e», terme inventé peu avant par Charles des Brosses (1760)2, trouve dans cette conjoncture l’un de ses « approvisionnements » les plus spectaculaires. Ce petit délire d’objets factices vient faire allusion à cet Objet que le désir révolutionnaire même veut arracher au pouvoir monarchien. Pourquoi ? Pour se l’approprier, certes, mais aussi bien pour savoir. Savoir quoi ? Disons, ce dont jouissent, ce dont jouissaient - car ils veulent l’écrire au 1. Voit supra, p. 89 et 105. 2. Ch. des B rosses, D u culte des dieux fétiches (1760), le terme ayant été employé par le même dès 1756. Voir P.-L. A ssoun , Le Fétichisme, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 3e éd., 2006.

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De la haine en acte à / ’extraction de l ’objet passé, quoique la jouissance royale soit encore toute fraîche et qu’ils aient la Restauration aux trousses - ces fameux rois mal famés. Cette maudite jouissance royale inavouablement enviable, qui fait contraste avec la « vertu » révolutionnaire et qu’il s’agit de surclasser au moyen et au nom de cette jouis­ sance surmoïque. Le temps n’est plus au « Qui t’a fait roi ? ». La question a été tranchée, c’est le cas de le dire, dans le sens de l’illégitimité foncière et de la superfluité de la fonction royale. Mais que l’on ne croie pas que cela suffise pour tour­ ner la page. Cela met au contraire à nu la question brûlante : « De quoi aura fait jouir l’institution royale ? » Ce secret, il va être cherché, à la lueur des torches de résine, dans la crypte secrète de Saint-Denis, dans le « saint des saints » du temple de la royauté. Car cette jouissance de l’Au tre survit, dans le fantasme, à la disparition de celui supposé en bénéficier. Elle culmine même en cet instant. Ces « profiteurs du peuple », d’ailleurs, ont encore un corps, c’est même tout le problème. Ils insistent pour avoir un corps, conservé par l’embaume­ ment. Fût-il inanimé, ce corps fait encore allusion à cette jouissance censée avoir saturé leur vie, il l’incarne même. C’est leur potentialité vampirique, à laquelle tous les discours antimonarchistes font sans cesse allusion. Il y aurait à faire un parallèle inattendu avec le mythe du vampire qui fait d’ailleurs son apparition au xvnie siècle1, soit un être mort vivant qui vient réclamer son dû (sanglant) aux vivants, ce qui se retrouve aussi dans le thème «g o th iq u e», prolon­ gement en son genre du baroque. Par une coïncidence qui 1. Dom Augustin C almet , Traité sur les apparitions des anges, des démons et des esprits et sur les revenants, et vampires de Hongrie, de Bohème, de Moravie et de Silésie, 1751.

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Tuer le mort interroge, c’est encore un bénédictin, dom Calmet, qui éta­ blit la distinction des « revenants en corps », tels les vampires ou les fantômes, et les stryges, revenants immatériels. L’angoisse diffuse des nouveaux maîtres, c’est que cette jouis­ sance perdure pour l’éternité, au nez et à la barbe des survivants, voire qu’elle fasse retour. C ’est cette éternité qu’il s’agit d’interrompre par les grands moyens. Ce sont donc ces dépouilles de l’histoire qu’il s’agit de faire disparaître maté­ riellement ou de s’approprier, tels des trophées, comme pour venir à bout de ce reliquat de jouissance royale dont il est vital de purger la nation, acte de salubrité publique qui déchaîne la destructivité.

L ’e x h a u s t i o n d e l a jo u i s s a n c e

C’est la question existentielle de l’esclave (fraîchement) libéré face au jouir des maîtres. Face à cette jouissance du Maître séculaire, on va avoir affaire à une hystérie destruc­ trice, dans l’ivresse d’un présent absolu. Moment triomphal du dominé affranchi, mais où il ne sait plus quoi faire de son triomphe, dont il est lui-même secrètement angoissé, étant livré à sa propre liberté. Telle est l’angoisse virulente des maîtres de fraîche date. Cette angoisse n’est pas qu’un affect, elle n’est pas vécue comme telle, mais se traduit par des actes par où elle vient à l’expression. Alors, l’acte, cet acte-là, s’impose, dont nous pouvons à présent esquisser le libellé : « Allons extraire l’objet-cause du désir des rois, pour le jeter à la poubelle de l’Ffistoire. » Allons-y « comme un seul homme», c’est ce qu’avait signifié Barère en substance avec

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De la baine en acte à Vextraction de l ’objet 9

le brio de sa rhétorique de procureur public pousse-aumeurtre. Ce moment aigu de désymbolisation rend compte du caractère border line de ces actes, de la section de la mous­ tache royale à l’éventrement du Roi-Soleil (paradigme de l’acte fou). Pour contraindre le roi à s’avouer enfin «m ortel», mais aussi porteur (illégitime) de l’objet, « porte-sceptre » par-delà la mort, qu’il s’agit de lui arracher - telle une « marotte » - avant de le rejeter dans la masse - et la nasse -, afin que l’imago n’y laisse aucune empreinte et retourne à l’état de larve (on sait que selon la loi organique, l’être vivant passe de l’état d’œuf à celui de larve puis d’imago). Il s’agit bien d’un viol : il fallait pénétrer le ventre obscur de la crypte royale pour tenter d’en extraire cet objet perdu, qui palpite encore trop au goût des nouveaux maîtres. Violation aussi d’un interdit de savoir la jouissance royale. C ’est ce sacré de semblant qu’il s’agit de divulguer, de livrer au vulgum pecus.

G é n é a l o g ie in c o n s c ie n t e d e l a « h a in e d e r o i »

Nous sommes reconduits, au bout de ce vertige qui a nom jouissance haineuse, à cette question : qu’est-ce donc que cette haine qui va chercher son objet au-delà de la mort ? Cette question de départ, il est possible de la faire évoluer à partir de l’analyse précise de son fonctionnement inconscient. Il serait insuffisant, donc vain, de se référer à quelque haine archaïque et ancestrale qui se serait de plus accumulée avec le temps contre le personnage royal, avec le tissage des misères collec­ tives - ce dont s’accommodent pourtant bien des discours 145

Tuer le mort inavouablement psychologisants. Il nous faut ici un « portrait m étapsychologique1 » de la haine, afin d’en restituer les formes et d’en comprendre la fonction dans l’économie inconsciente. Il nous faut ensuite voir comment elle prend la forme de la haine collective en de tels moments historiques stratégiques. Enfin, il ne faut pas contourner cette question la plus spécifique : qu’est-ce que haïr un roi ? À quelle logique obéit la « haine-de-roi » ? Le moment où elle a trouvé son expression maximale, qui fait l’objet de l’enquête, est l’occa­ sion d’affronter cette question. Notons que le roi fait l’objet d’une haine telle, dans le temps même de la royauté, qu’il est l’objet d’une identification projective de certains sujets, et pas des moindres. Ainsi de l’étonnante déclaration de Rousseau, au faîte de son vécu de persécution, d’identification à Louis XV, avouée au moment de sa mort : « Il y avait en Lrance [...] deux hommes également détestés, moi et le roi : il n’en reste plus qu’un, et vous sentez [...] que je vais hériter de la haine que l’on portait à ce prince2. » Ou encore : « La haine universelle se partageait entre nous deux, je reste seul3. » La haine est d’abord conçue par Lreud comme étant du côté des « pulsions du moi » et de l’autoconservation - cette haine que l’on peut appeler « moïque » se colorant d’érotisme 1. P.-L. Assoun , « Portrait métapsychologique de la haine : du symptôme au lien social », in P.-L. ASSOUN, M. ZAFIROPOULOS (dir.), L a Haine, la Jou is­ sance, la Loi, Paris, Anthropos/Economica, 1995, p. 129-163; « L a haine surmoïque. Haine dans la culture, haine de la culture », in A. F ine, F. N ayrou, G. P ragier (dir.), Haine de soi, haine de l’autre, haine dans la culture, Paris, Puf, 2005, p. 161-177. 2. J. D usaulx, De mes rapports avec Jean-Jacques Rousseau (1798), Paris, Honoré Champion, 2012, p. 61. 3. Lettre de Rousseau à Corancez, 1774.

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De la haine en acte à l ’extraction de l ’objet avec le moment « sadique » de la libido. Cette haine-là est le corrélât en quelque sorte naturel de la menace de la nocivité de l’autre, ressentie par le moi lésé dans ses intérêts. Car à qui pense qu’il faut ignorer la haine de l’ennemi, il faut rappeler que c’est l’ennemi qui désigne comme tel l’être qui se croit le plus pacifique. La haine prend ensuite sa dimension en ce qu’elle n’est pas un simple affect violent, mais l’indicateur ( Wegweiser) - le « panneau indicateur », littéralement - de la pulsion de mort. La haine comme affect inconscient est ce qui permet de dési­ gner un objet-cible aux pulsions de mort et de destruction, mais aussi de l’entretenir et de la faire « carburer ». C ’est en quelque sorte la forme subjectivée de la pulsion de mort, d’où son affinité - « psychologiquement » paradoxale, mais métapsychologiquement patente - avec la jouissance incons­ ciente. C ’est aussi ce qui donne à la haine sa forme passionnelle de Schwàrmerei. Dans les grandes haines « irré­ den tistes», on sait qu’ au-delà des « r a iso n s» étayant le ressentiment, l’objet haï s’est durablement incrusté dans la libido agressive du sujet. Il fait moudre le moulin à repro­ duire la pulsion de m ort... Le haineux tient passionnément à l’objet de sa haine dans la mesure où la passion haineuse aimantée vers l’autre choisi comme objet électif de haine soulage le sujet, sa « haine ché­ rie » vidangeant efficacement la stase de la pulsion de mort interne en la dérivant et la drainant vers cet autre - comme « pulsion de destruction » (Destruktionstrieb) - et lui don­ nant un nom. On comprend l’économique simple qui fait que les sujets qui sont une sentine de pulsion de mort, en leur constitution psychique, déchargent une haine maximale 147

Tuer le mort et constante. Réponse métapsychologique à la naïve et sem­ piternelle question : « Pourquoi tant de haine ? » On comprend que la haine soit « gourmande » - à l’image du surmoi : elle en demande toujours plus. Passion incendiaire qui se nourrit d’elle-même. La haine livre la dimension pas­ sionnelle pure, plus encore que l’am our1, mais l’un et l’autre visent l’être de l’autre. Spinoza, dans son économique des pas­ sions, situe l’amour comme « le passage d’une moindre à une plus grande perfection, associée à l’image d’un objet exté­ rieur », et la haine comme « le passage d’une plus grande à une moindre perfection, associée à l’idée d’un objet extérieur » 2. Encore faut-il comprendre comment cette négativité ontique constitue une opération aussi « juteuse » sur le plan de l’éco­ nomique inconsciente de la jouissance. Autrement dit, comme sujet, j’incline à aimer l’objet que j’associe à une croissance de mon être et à haïr celui qui s’associe à une diminution de mon être. M ais le destin fréquent de l’amour qui vire à la haine vient pour le moins compliquer le modèle spinozien. À ce modèle ontologique, Freud ajoute, outre l’ambivalence, ce complément décisif qu’est la pulsion de mort, cette négativité qui cherche un objet pour se nourrir et se justifier. M ais du coup l’objet haï est « êtrifié », pour reprendre un néologisme lacanien : entendons qu’il est entièrement identifié à lui-même, chargé qu’il est de nourrir chroniquement, sinon éternelle­ ment, le désir de mort du sujet haineux. Ainsi, le moindre geste que fait un roi porte à l’expression sa nature nocive. 1. P.-L. A ssoun , « Traité freudien de l’amour », in Le Couple inconscient. Amour freudien et passion postcourtoise, Paris, Economica/Anthropos, 3e éd., 2014. 2. Spinoza , Éthique, livre ni.

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De la haine en acte à l ’extraction de l ’ objet La haine pure qui vise l’être de l’autre est à la limite sans image, elle est même de principe «aveugle». La distinction lacanienne nous éclaire ici. Alors que la « haine jalouse » vise un point imaginaire de mortification dans l’autre, la « haine de l’être » constitue, au-delà du spéculaire, une visée de l’insupportable dans l’être de l’autre, et surtout d’un plus-de­ savoir inaccessible qu’il détiendrait et dont le haineux se sent personnellement exclu1. Si le roi est haï comme figure de la domination, la haine du dominé, s’étayant sur le contentieux historique avéré, lâche la bride en même temps à cette pulsion de mort, ce qui en explique le caractère insatiable. Elle vise l’être de l’autre, au-delà du vivant. Il faut alors s’accoutumer à l’idée que la haine la plus acerbe procède ici de l’idéal, activé par la haine, qui va donc chercher son objet jusque sous la terre...

1. J. L acan , Le Séminaire, X X : Encore.

C h a pitre

VI

Objet de l’idéal et désir de mort La masse révolutionnaire I l s’agit à présent de mettre l’acte en situation dans l’opé­ ration collective, en ce point où l’idéal se conjoint à la mort, puis où la destructivité absolue rejoint le travail de la perte. C’est bien la « psychologie des masses » (Massenpsycbologie) qui est en cause ici - terme grevé d’ambigüités, mais qui centre ce dont il s’agit. C ’est dans le contexte de cette dynamique inconsciente des masses, sur son « théâtre », qu’il y a lieu de situer l’acte de meurtre symbolique. Question en rebond. Comment une institution se soutient-elle du travail inconscient de l’idéal ? Comment la politisation de l’idéal débouche-t-elle sur cette haine dont on a pris la mesure, et qui ouvre la dimen­ sion d’une pulsion de mort, œuvrant électivement au cœur du travail de l’idéal ? Car cette violence qui « marche la tête haute », selon l’expression kantienne, se soutient de l’idéal.

L A « FOULE RÉVOLUTIONNAIRE » : F r e u d e t l a R é v o l u t io n f r a n ç a is e

Aborder le processus révolutionnaire en termes de Massenpsychologie, en son acception freudienne, c’est en quelque sorte le « dépsychologiser » pour le restituer en sa matérialité 151

Tuer le mort inconsciente - en contraste avec la « psychologie des foules » alors à la mode, celle de Le Bon1. L’histoire de la Révolution française déploie cette cinétique dynamique des masses, de l’attroupement à l’insurrection (prise de la Bastille) en passant par la « journée révolutionnaire » (la fête de la Fédération ou le 10 août) ou une série de journées (les massacres de septembre). Les profanations de Saint-Denis pourraient être rangées dans la série des « journées » révolutionnaires, alors même qu’on évite de leur donner un tel statut. La Commune insurrectionnelle, comme organe de ces masses, vient doubler l’Assemblée et la supplanter. La « Fête » dite « révolutionnaire » 2, en symétrie, organise la chorégraphie des masses. Mais la Révolution comme telle apparaît en un sens comme l’invention de cette venue des masses sur le devant de la scène, configurant des formes au fur et à mesure de son déploiement, comme si la masse révolutionnaire s’apprenait ce qu’elle est par ses actes mêmes. On sait que Freud reprend la question de la ,« psychologie des foules » de Le Bon3, cherchant à déterminer les caracté­ ristiques propres de « l’enfoulement » ou mise en commun des psychés individuelles (régression et contagion). Or, c’est aiguillonné par la question de la Commune de Paris de 1871 que Le Bon avait cristallisé son idée d’une discipline ainsi nommée. La foule révolutionnaire se pose de plus comme une énigme, celle de la « révolte des masses », à condition de faire sortir le thème de sa tentation logomachique4. 1. Gustave L e Bon , La Psychologie des foules, 1895. 2. M. O zouf, L a Fête révolutionnaire, Paris, Gallimard. 3. G. L e Bo n , L a Psychologie des foules, op. cit. 4. J. O rtega Y G asset, L a Révolte des masses, 1929. Sur la comparaison avec la théorie freudienne des masses, voir notre commentaire de L ’Avenir d ’une illusion, Paris, Cerf, 2012.

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Objet de l ’idéal et désir de mort Si Freud n’envisage jamais la Révolution française à pro­ prement parler comme un ensemble requérant un discours spécifique de la psychanalyse - alors même qu’en sa position politique propre, il adhère basiquement à ses acquis1 -, il en évoque de façon stratégique quelques manifestations, dont la figure de Robespierre et son culte de « l ’Être suprême2 ». L ’État révolutionnaire se présente en effet comme une « foule » - « foule artificielle » au sens freudien, agglomérat maintenu par une contrainte externe. Sauf à discuter du lien de la forme étatique à la foule instituée, comme l’a fait ce lecteur avisé de Freud nommé Kelsen3. De cette « foule artifi­ cielle » (künsliche M assa) en général (ainsi dénommée par Freud pour signifier que les membres en sont maintenus ensemble par une contrainte externe), il donne la définition d’« une somme d’individus qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont en conséquence identifiés les uns aux autres dans leur m oi4 ». L ’idéal du moi collectif par où se cimente la foule instituée est une forme d’Eros social, puisqu’il permet de faire lien. Mais c’est aussi bien l’effet de retour du meurtre du père, l’institution consti­ tuant la « transposition idéaliste » de la horde originaire. C’est l’amour du père mort qui cristallise l’idéal commun, en oppo­ sition à l’hostilité au père de la horde primitive dont il dérive 1. Voir « Freud et la politique », in P.-L. A ssoun , L ’Entendement freudien. Logos etAnankè, Paris, Gallimard, 1984. 2. S. F reud , L ’Avenir d ’une illusion, op. cit. et notre commentaire, p. 125. 3. H. K elsen , « La notion d’État et la psychologie sociale. À propos de la théorie freudienne des foules », Imago. Revue de psychanalyse appliquée aux sciences humaines, 1922, vol. VIII.2. 4. F reud , Psychologie des masses et analyse du moi, chap. vm. Nous soulignons.

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Tuer le mort pourtant et dont il est la forme inversée. À travers l’objet incorporé dans l’idéal du moi collectif se produit la revivis­ cence du père mort, ce qui s’illustre dans l’Eglise catholique romaine comme dans l’Armée1. Tel est le secret inconscient des institutions : c’est le Père mort qui agrège en ce sens les foules et les « compacte2 », comme en un effet de souffle... Mais l’idéal du moi procédant du narcissisme, on comprend la dimension passionnelle de la foule, ce qui culmine dans l’affect révolutionnaire. On le voit en cette dimension de fureur qui marque le nexus entre idéal et affect. Entendons que la fonction d’excès qui donne à la révolution sa « valeur d’affect » (Affektwerte), donc passionnelle3, si particulière procède de cette dimension d’idéal. On a là la forme furieuse de l’idéal, « fanatique » au sens littéral4. D ’où le constat éploré de SaintJust déclarant que, à un moment donné, cette Révolution devient « glacée », en nostalgique de la chaleur fervente... que garantissait la Terreur, véritable « calorifique » !

T r a v a i l d e l ’id é a l e t p u l s i o n d e m o r t , MASSES ET CULTURE

De cette formule constitutive du lien social primaire, dont nous avons montré ailleurs la portée5, il s’agit de dégager ici la 1. F reud , op. cit., ibid. 2. P.-L. A ssoun , Freud et les sciences sociales, op. cit., p. 117. 3. P.-L. A ssoun , Le Couple inconscient. Amour freudien et passion post­ courtoise, Paris, Economica/Anthropos, 1992 ; 3e éd. 2014. 4. P.-L. A ssoun , « La folie de l’idéal ou l’inconscient fanatique. Figures de la Schwàrmerei » Fenser/rêver, 8, Paris, L’Olivier, 2005, p. 169-188. 5. P.-L. A ssoun , «L e symptôme social et les destins de l’idéalisation», in Actes du colloque « Champ social et inconscient », Paris, CN RS Éditions, 1985,

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Objet de l ’idéal et désir de mort manifestation dans la foule à l’état révolutionnaire, qui porte au point d’ébullition le travail de l’idéal, bref la conjoncture révolutionnaire en sa dimension inconsciente. Le Bon n’est pas allé plus loin qu’une « peinture de l’âme des foules », faute d’en percevoir le travail inconscient. Reste le sujet d ’étonne­ ment : que Freud, dans ce texte de psychologie des masses de 1921, n’ait pas intégré les incidences de la pulsion de mort, introduite juste avant, dans Au-delà du principe de plaisir. Car la pulsion de mort travaille, contre l’Eros et en alliage avec lui, à la dé-liaison, là où l’idéal fomente la liaison. On comprend que, derrière l’idéal et à travers lui, travaille la mort. Cela renvoie, au-delà, dans la représentation freudienne de la religion, au statut des masses dans leur rapport à la Kultur : d’une part, les masses, auxquelles l’idéal de la Culture est imposé - en contraste avec la Kultureignung ou « aptitude à la Culture » propre aux « membres de la Culture » - se trouvent dans une position de passivité hostile chronique, au sein même de cette Culture dans laquelle elles « campent » (selon l’expression d’Auguste Comte) ; d’autre part, l’usage de la religion, par ailleurs appartenance culturelle, agit comme une force torpide de subversion de l’idéal de la Culture, soute­ nant une jouissance secrètement barbare - ce qui débouche sur une haine active des idéaux de la Culture1. À l’état révolu­ tionnaire, peut-on en déduire, alors même que l’enjeu en est bien une « expérience de Culture » (Kulturexperiment) desti­ née à rectifier l’universel, d’une part l’hostilité à la Culture se p. 18-22 ; « Le sujet et l’idéal », in Aspects du malaise dans la civilisation, Paris, Navarin, 1987, p. 15. 1. F reud , L ’Avenir d ’une illusion, op. cit. et notre commentaire, «L a religion comme anti-culture : le symptôme barbare », p. 46.

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Tuer le mort déclare et passe à l’état « ouvert » dans le mouvement des masses (ce qui permet d’en situer les moments « barbares »); d’autre part, la « dé-croyance » s’exacerbe, ce qui se traduit par cette quête erratique d’idéaux substitutifs comme « solu­ tion inconsciente ». Bref, au-delà de ce qui serait le déchaînement de horde sauvage et de primitivisme (et alors même que cela en prend l’allure), ce qui est en jeu est une « haine de la Culture » qui s’avoue à travers ces actes d’apparence sauvage. Il faut relire en ce sens le passage saisissant où Victor H ugo, avec les accents dont il est coutumier, évoque, dans sa méditation sur le Rhin, le sac de Saint-Denis comme la punition imposée par Dieu pour le sort infligé par l’armée de Louis XIV à Spire, en particulier les violations de sépultures impériales en 1693 : Il y avait en France un tombeau royal comme il y avait un ossuaire impérial en Allemagne. Un jour, jour fatal où toute la barbarie de dix siècles reparut à la surface de la civilisation et la submergea, des hordes hideuses, horribles, armées, qui appor­ taient la guerre, non plus à un roi, mais à tous les rois, non plus à une cathédrale, mais à toute religion, non plus à une ville ou à un État, mais à tout le passé du genre humain ; des hordes effrayantes, dis-je, sanglantes, déguenillées, féroces, se ruèrent sur l’antique sépulture des rois de France. Ces hommes, que rien n’arrêta dans leur œuvre redoutable, venaient aussi pour briser des tombes, déchirer des linceuls et profaner des ossements. Étranges et mystérieux ouvriers, ils venaient mettre de la pous­ sière en poussière b Sans doute ces « ouvriers » apparaissent-ils moins « étran­ ges » et « mystérieux » si l’on situe l’œuvre de la haine de masse.1 1. Victor H ugo , Le Rhin, XVD' lettre, 1842.

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Ob jet de l ’idéal et désir de mort On aura corrigé l’évocation hugolienne en rappelant que ces « hordes » s’exprimaient dans le cadre d’une démarche protocolisée et d’une rationalité administrative, fût-ce en marge de celleci, haine raisonnée donc et que la ruée se fit bien, mais au bord et en surenchère de cette démarche calculée. Par ailleurs, la profanation de Saint-Denis a ceci justement d’incomparable qu’elle ne cherche pas seulement à piller quelque trésor royal, mais, comme Hugo le suggère lui-même, vise l’universel royal comme tel ainsi que l’éradication du passé. Gautier, l’organiste de Saint-Denis, est donc fondé à en souligner l’unicité en des termes particulièrement radicaux, comme « des atrocités dignes [...] de cannibales [...] dont l’histoire ne fournit aucun exemple1 ». Encore convient-il, au-delà de l’indignation, de localiser le ressort de cet événement hors norme.

L e b e so in sa u v a g e d e c o n s o l a t io n

On a en fait affaire à un ensauvagement de l’idéal. Freud pointe perspicacement chez « les plus sauvages révolution­ naires » [die wildensten Revolutionàre) un désir de consolation (Trost) - au moment où lui-même affecte de se refuser à s’éri­ ger en « prophète » face à ses « prochains » (Mitmenscben) -, les renvoyant dos à dos avec « les plus braves croyants » (Frommglaübiger)1. Façon de pointer la dimension messia­ nique du désir révolutionnaire, qui lui confère sa forme12 1. F.-A. G autier, « L a ville de Saint-Denis pendant la Révolution. Récit contemporain ». 2. F reud , Malaise dans la culture, chap. vm.

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Tuer le mort « sauvage ». Mais là où il y a besoin de « consolation », c’est qu’il y a eu perte, où le révolutionnaire joue son va-tout. Et la sauvagerie avec laquelle ce besoin, apparemment sublimé, se satisfait est distinctive de la « furiosité » de l’idéal révolution­ naire. L ’expression freudienne est suggestive, sauf à la détailler : il y a bien un certain trajet du besoin de « consolation » - ressort du Wunsch religieux ou ressort religieux du Wunsch - à la « sauvagerie ». Trajet de l’idéal à la mort, torsade de l’idéal et de la mort. Ainsi la profanation de Saint-Denis est-elle le pro­ duit d’un idéalisme sauvage, permettant de comprendre l’effet de barbarie comme effet de l’ensauvagement de l’idéal.

D u « TO RT » ROYAL AU PRÉJUDICE HISTORIQUE : LE DROIT AU CRIME

La mise en place discursive de l’acte en a d’emblée désigné le point de visée inconscient. Il était en effet fait allusion, dans le discours justificatif emphatique depuis Barère, à une cer­ taine jouissance d’apparat, venant contraster avec la sobriété et l’éthique révolutionnaires, comme le luxe ostentatoire monarchique avec l’austérité républicaine. L ’idée est en effet que cette jouissance d’un pouvoir qui a illégitimement régi pendant des siècles la vie des peuples se maintient scandaleusement par-delà la mort. Bref, si les rois jouisseurs ont perdu, avec la vie, la capacité de sentir, leurs somptueuses demeures pérennisent cette jouissance. L’aspect exceptionnel de l’acte de représailles s’appuie sur ce caractère des « exceptions » souligné par Freud dans un court texte 158

Objet de l ’idéal et désir de mort dont nous avons montré la portée1. Il s’agit de sujets installés dans la conviction qu’un « to r t» (Unrecht) leur a été fait à l’origine et qui, arguant d’un droit à l’exception, par le fait même de cette surcharge qui leur a été imposée, refusent dès lors tout renoncement supplémentaire. Or Freud évoque, avant d’étudier les grandes individualités qui arguent du tort fait à l’origine pour justifier leur statut d’exception, et jus­ qu’au droit au crime, tel le héros shakespearien Richard III (Gloucester), le roi scélérat, « le comportement de peuples entiers chargés d’un passé lourd de souffrances » (das Benehmen gameti Vòlker mit leidenscbwerer Vergangenheit)2. Le tribun révolutionnaire est le porte-voix de cette conviction de préjudice - « préjudice de masse » - à laquelle s’alimente l’ins­ piration de sa rhétorique. C ’est donc la logique du préjudice historique qui fonde sub­ jectivement ces représailles et ce ravage. Ce « passé lourd de souffrances » qui fut le lot du peuple, le voilà comme expié d’un seul coup - d’un coup de bélier et de pelle ! - au nom d’une loi de l’opprimé, loi de l’humanité qui légitime un acte d’apparence inhumaine. La toute jeune république, réclamant la seule jouis­ sance des droits - de l’homme-citoyen - se heurte à cette jouissance obscène des « porte-sceptres ». D ’où l’aura paranoïsée de l’acte, à traduire par : « l’intolérable, c’est que ça continue de jouir derrière notre dos et sous terre, à nos dépens... » Le révolutionnaire parle depuis une exigence surmoïque, dressant l’idéal du renoncement au plaisir contre les excès de l’ancienne 1. P.-L. A ssoun , L e préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma, Paris, Economica/Anthropos, 2e éd., 2012. 2. F reud , Les Exceptions, in Quelques types de caractères à partir du travail psychanalytique, 1915.

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Tuer le mort souveraineté. Mais l’idéal vertueux le plus épuré surmoïquement s’avère travailler avec des pulsions destructives, la haine montrant la direction aux « pulsions de mort ». Aussi bien pouvait-on garder la mémoire d’une tendance de la monarchie à faire elle-même table rase. Que l’on pense à la destruction, déjà évoquée, d’une autre abbaye, celle de Port-Royal-des-Champs, le 28 avril 1710 \ l’un des derniers actes du règne de Louis XTV, transformé en véritable Attila, celui-là même qui fut l’un des plus maltraités en 93 ! Le monu­ ment janséniste s’est trouvé alors rayé de la carte et arasé. Ici et là, c’est le ravage qui est visé. Ce qui symbolise le lien entre jansénisme et Révolution dont on sait la complexité12. Sur­ tout, quelque chose du surmoi relierait la pureté janséniste à la férocité révolutionnaire. À leur insu, les exhumeurs de 1793 vengeraient sur sa personne le préjudice infligé par le roi profanateur...

L a g u er r e c o n t r e les pères ET LES « FRÈRES D ’ARMES »

Castrer d’un seul coup tous les patres royaux, c’est resti­ tuer aux « frères d’armes » l’initiative. Version majeure du lien fraternel3. Le problème étant que ces frères ne cessent eux[

1. À la suite de la bulle papale Vineam Domini Sabaoth (1705), Louis XTV demande en 1709 la fermeture du monastère occupé par quelques vieilles religieuses, déplacées, avant de le faire raser. 2. Voir Chroniques de Port-Royal, 3 9 ,1 9 9 0 (Jansénisme et Révolution). 3. P.-L. A ssoun , Frères et sœurs. Leçons de psychanalyse, Paris, Econo­ mica, 2e éd., 2003.

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Objet de l ’idéal et désir de mort mêmes de s’entre-tuer, au nom de l’idéal, de charretée en char­ retée, le frère d’hier pouvant se retrouver sur l’échafaud d’aujourd’hui, rendant éminemment précaire ses lendemains. L ’idéal commun se trouve donc producteur tant d’un mouve­ ment commun que de déchirements sanglants internes : c’est à celui qui serait le « mieux-disant » de l’idéal, discréditant le frère en idéal... On ne peut séparer cette idée de porter la mort jusque dans l’ennemi mort de cet incroyable côtoiement quoti­ dien de la mort chez les acteurs de la Révolution - ce que, par une ironie de l’histoire, Barère exprimera après coup de la façon la plus directe comme une sorte d’excuse1. Pas un jour, en la saison de Terreur, sans sa fournée de m orts2, tel est l’adage terroriste. Dans un contexte où qui­ conque peut virtuellement passer outre-tombe d’un jour à l’autre - ce qui restitue l’ambiance du moment - , la fonction même de la mort se redessine. En ces temps de fer, la mort, loin d ’être «exclue des comptes de la vie3 », la configure quotidiennement. Bref, pour ces « frères » qui ont le senti­ ment taraudant d ’ « avoir un pied dans la to m b e », aller chercher les pères dans leur tombe, justement, aura constitué un bref moment d’apaisement, de diversion et de consensus mortifère. M ais c’est aller ensemble au bout de cet engrenage nommé « Terreur ». Du coup, la destruction de l’autre aura bien eu comme but tacite de sceller le lien de la foule révolu­ tionnaire. 1. 2. 17 000 Paris. 3.

B. Barère, Mémoires, 1842. La dernière comptabilité macabre de la Terreur fait estimer à quelque les exécutions entre le printemps 1793 et l’été 1794, dont environ 3 000 à F reud , Considérations actuelles sur la guerre et la mort, 1915.

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Tuer le mort

I d é a l d e t e r r e u r , t e r r e u r d e l ’id é a l : LE THÉÂTRE RÉVOLUTIONNAIRE

Le passage de l’idéal révolutionnaire à la Terreur - « croix » de l’historiographie révolutionnaire1 - se déchiffre, en son réel inconscient, comme le lien de la passion du père à la pulsion de mort. Trajet du « père » au « pire » qui nous est familier. Refaire la « patrie » comme il faut, puis faire la chasse à tout ce qui ressemble à du père usurpateur... La Terreur se présente assurément comme déliaison, mais aussi comme la tentative effrénée de réaliser l’idéal envers et contre tout. « Idéalisme passionné » dont une foule s’institue en sujet, pendant le moment révolutionnaire. C’est la façon folle, fanatique, de maintenir le lien politique. Il se pourrait que ce soit en cet acte de profanation que cette figure se révèle à nu. On comprend enfin le caractère paradigmatique du drame de masse de la Révolution française. Si la métaphore théâtrale travaille toutes les représentations révolutionnaires, c’est que la métaphore de l’antagonisme est mise en acte quotidien­ nement dans le « calendrier » révolutionnaire. L ’examen du genre théâtral pendant la Révolution2 confirme que la Révolution elle-même est théâtre. Elle n’existe qu’à se mettre et se remettre en scène de jour en jour. À la ComédieFrançaise succède le Théâtre de la République, dont l’une des tâches est de soumettre la majesté royale, on l’a vu, à la « risée 1. Voir supra, p. 25. 2. M. CARLSON, Le Théâtre de la Révolution française (1966), Paris, Gallimard, 1970.

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Objet de l’idéal et désir de mort publique ». « Se moquer », de la façon la plus brutale et tri­ viale, c’est le mode de profanation verbale quotidienne de la majesté royale. La profanation de Saint-Denis est cet « acte », au sens théâtral, mais « hors scène », ce qui en éclaire la dra­ maturgie, dont on entrevoit le sombre comique.

L e b a n q u e t r é v o l u t io n n a ir e OU LA DÉLIAISON JUBILANTE

Enfin, la forme exaltée de l’idéal se nomme mante, le sujet maniaque vivant l’excitation indescriptible d’un « tout est possible », grâce à la symbiose de son moi avec son idéal du moi. Après un tel acte, qui vient parodier le meurtre du père, on devrait, si l’on se réfère à la matrice freudienne, trouver un « banquet primitif», ce moment maniaque1 qui suit la vio­ lence première. Le récit freudien représente en effet les frères consommant festivement la dépouille du père. Cela, on ne le trouvera pas dans l’enclos de l’action administrative qui, on l’a vu, conserve le plus grand sang-froid. C ’est dehors qu’on le rencontre. N ’hésitons pas à y voir ce moment cannibalique où le peuple révolutionnaire se met sous la dent (il y a d’ailleurs pas mal d ’histoires de dents dans cette chronique du dépiéçage) ce festin royal, et du coup célèbre sa libération. Orgie d’idéal du moi, moment de « noces » révolutionnaires où moi et idéal du moi coïncident triomphalement. Bref, les masses ont bien senti, « physiquement», ce qui était en train de se passer. L ’allégresse sans frein est le contrecoup de 1. P.-L. A ssoun , L ’Énigme de la manie, Paris, Arkhè, 2010.

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Tuer le mort l’Acte. « Le roi est mort, vive Moi, le peuple ! » : telle est la forme maniaque du deuil en sa réversion triomphale. Danse macabre en son genre, mais aussi autocélébration, en quelque sorte, à la porte du cimetière déserté. « État » en effet inédit, nouveau chapitre à écrire de la saga du « banquet primitif » cher à Robertson Smith1, dont son lecteur Freud a exploité la portée. On comprend que tout cela implique un effet de retour de flamme maniaque. Ce que les observateurs ont entrevu, sans en percevoir le ressort, c’est précisément ce délire réactionnel à la mise à mort des pères déterrés. Prodigieux « allégement » du poids du fléau et du fardeau royaux, permettant d’acter la célébra­ tion de l’idéal neuf, une fois fait place nette, et ouvrant les perspectives d’un avenir sans illusion, « illusion d ’un ave­ nir2 ». N ous soupçonnons que c’est là le sommet de la fête révolutionnaire, antonymique de la « fête de la Fédération » du 14 juillet 1790 initiatrice de la Révolution, jubilation du lien : ici, c’est d’une déliaison jubilante qu’il s’agirait. Envers sombre de la « fête révolutionnaire ». La désincorporation fantasmée de l’oppresseur mort par le corps social ouvre la voie à l’excès collectif... C ’est le moment où les masses « planent » ! Effet de « physique sociale » paradoxal, car de principe une m asse pèse... Il y a donc bien un effet de « vases communicants » entre l’événement discret et violent de l’exhumation des rois et le déversement de la jouissance populaire. Si jamais les Parisiens n’auront été « dans un tel état » qu ’en ce moment-là - ce qui s ’attestait, selon les témoins, de visu - , c’est qu’ils s’éprouvent contemporains 1. W. R. S mith , L a Religion des Sémites, 1888. 2. Voir O. P fister, L ’Illusion d ’un avenir, éd. P.-L. Assoun, trad. Cl. Gillie, Paris, Cerf, 2014, réponse de l’analyste-pasteur à L ’Avenir d ’une illusion.

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Objet de l ’idéal et désir de mort de ce fait exceptionnel, libération (Befreiung) de la culpabi­ lité, dont les frais ne s’acquitteront pas moins plus tard. On trouve là l’affect maniaque inhérent à Yémancipation. Nous sommes bien alors dans un « état d’exception ». Retour à un moment cannibalique, tant l’ensemble de la profanation s’assimile à un festin de chair royale... « Solde de tout compte » : le confirme justement l’épisode de l’acheminement du Trésor royal, mentionné plus haut1, à la Convention, qui donne lieu à un véritable carnaval. Audelà de l’image que l’on en a retenu de l’âne revêtu d’habits sacerdotaux, l’atteste surtout le discours délirant d’un député sans-culotte, responsable de la « Franciade » - jouissance du signifiant neuf éclipsant « Saint-Denis » dans le vocabulaire révolutionnaire -, exhibant un ciboire et adjurant les saints de devenir patriotes ! Cela ressort du compte-rendu du très offi­ ciel Moniteur universel ou Gazette nationale. Au milieu d’un hymne révolutionnaire, tout le monde, en pleine Convention, présidée par le bien nommé Laloi, s’adonne à des libations dans les calices et les ciboires : « battements de mains, trépi­ gnements de pied, cabrioles de jubilation » sur les bancs de la digne Convention nationale. On peut s’aviser que « Fran­ ciade » était aussi le nom de l’épopée inachevée de Ronsard, destinée à constituer l’histoire chantée de la nation française2 et que la Révolution prétend achever à sa manière. Transfert de signifiants éloquent : c’est en quelque sorte sur l’air rythmé de la Franciade que se met en place cette transe des corps, ce qui atteste assez ce qui s’y joue d’ «élatio n » maniaque. Ce 1. Voir supra, p. 44 et 82. 2. Programmée à la demande de Henri II, cette épopée qui devait compter 24 chants n’en eut que 4, rédigés en 1572.

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Tuer le mort délire culmine, assez logiquement, avec l’exhibition du crâne de saint Denis, qualifié de « relique puante » par l’orateur sans-culotte, qui tourne en dérision aussi bien les « guenilles sacrées», objets d’une vénération obscurantiste d’un autre âge - alors même que son exaltation procède de ces reliques qu’il tient en main et dont il s’approprie la puissance - et sans pouvoir rendre compte de ce trafic de morceaux de corps royaux, nouvelle forme de fétichisme, au même moment. Celui qui parle ainsi, Philippe-Joseph Pollart, le maître d’œuvre de la fête, représentant de la Franciade à la Conven­ tion, ci-devant bénédictin de la congrégation de Saint-Maur s’était marié... la veille du transfert du Trésor. On voit que tout convergeait dans l’exaltation maniaque métamorphique de « l’homme neuf »... « Le délire des Français était à son comble dans ces ins­ tants », observe Gautier depuis la tribune où il officie avec son orgue, au moment où l’abbaye est devenue le siège du temple de la Raison1. Devant ces noces barbares de l’idéal du moi et du moi, en ces divers lieux de la transe, il est difficile de faire ici l’économie du constat d’un moment psychotique de l’his­ toire...

1. F.-A. G a u t i e r , « La ville de Saint-Denis pendant la Révolution ».

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C hapitre VII

Mélancolie révolutionnaire Le meurtre impossible ou le drame néobaroque On fouilla les cendres de nos pères, on enleva leurs restes, com m e le m anant enlève dan s son tom bereau les boues et les ordures de notre cité.

./V insi Chateaubriand s’exprime-t-il dans ce passage du Génie du christianisme, qui contient une grave déploration imprécative contre la profanation de Saint-Denis1. On l’a vu, cela ne correspond pas à la réalité, puisque justement, au lieu de quelque incinération dispersive, c’est bien un démem­ brement des corps mêmes qui était visé, suivi d’une dissolution au moyen de la chaux. Etrange écho à Bossuet2 : il s’agissait de faire disparaître le «cad avre», comme pour ramener le corps en deçà du nom. M ais cette métaphore de 1. C hateaubriand, Génie du christianisme, quatrième partie, chap. vi. Voir l’évocation d ’un témoignage oculaire, quatrième partie, « Culte », livre II, « Tombeaux », chap. IX, « Saint-Denis » : « Monuments détruits dans l’abbaye de Saint-Denis, les 6, 7 et 8 août 1793. Nous donnerons ici au lecteur des notes bien précieuses sur les exhumations de Saint-Denys ; elles ont été prises par un religieux témoin oculaire de ces exhumations. » 2. Voir supra, p. 56-57.

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Tuer le mort la dispersion des cendres pointe bien la dimension mélanco­ lique de l’acte. Il ne s’agit pas ici seulement de ses tristes conséquences, mais du fait que l’acte belliqueux absolu com­ porte une dimension mélancolique, voire recèle un fond mélancolique jusque chez ses acteurs mêmes. Bonne façon donc d’introduire à cette tierce dimension, mélancolique, que l’on trouve au-delà de la haine et comme envers de l’idéal. On ne saurait décrire plus crûment, pour jeter l’opprobre sur les auteurs d’un tel acte, la « poubellification » du corps royal. « Cette chose » qui reste « sans nom » - du moins tant qu’elle n’a pas reçu sa sépulture, cette « chose » innommable - , le « viol de la sépulture » la fait resur­ gir. Chateaubriand a désigné, en son indignation - dont les termes relativement contenus sont colorés d’une jouissance de l’horreur - , la limite franchie par cet acte profanatoire : non seulement mettre en cendres le corps royal, mais cela, au nom de la Raison de l’histoire, appliquant aux instances royales le traitement réservé aux scélérats, soit la dispersion des cendres : Il fut réservé à notre siècle de voir ce qu’on regardait comme le plus grand malheur chez les anciens, ce qui était le dernier sup­ plice dont on punissait les scélérats, nous entendons la dispersion des cendres ; de voir, disons-nous, cette dispersion applaudie comme le chef-d’œuvre de la philosophie. Les cendres désignent la poudre résultant de la combus­ tion complète des matières. Ce résidu pulvérulent s’applique surtout aux restes du corps et, en sa valeur emphatique, en vient à désigner la mémoire même de la dépouille mortelle. Mettre en cendres la mémoire royale, la pulvériser, c’était donc bien la véritable visée du désir révolutionnaire. Ainsi diagnostique-t-il un crime de la « philosophie » (au 168

Mélancolie révolutionnaire sens du XVIIIe siècle), la face criminelle de la Raison, une exac­ tion des « philosophes » ! Un crime de la Raison, donc, la Révolution mêlant, tel un Janus, les pouvoirs de VAufklârung, de la Raison éclairée et de la Schwàrmerei, de la divagation et de la folie - ce dont la profanation, enthou­ siasme destructif, constitue l’aveu.

R uine de la royauté ET MÉLANCOLIE RÉVOLUTIONNAIRE Hubert Robert n’avait donc pas tort, finalement, dans sa Violation des sépultures de Saint-Denis, en sa figuration épu­ rée et d’apparence éthérée, d’y entrevoir une mélancolie. Peutêtre la désigne-t-il discrètement, si l’on regarde attentivement le tableau, par la pose étrange de l’un des ouvriers sur la gauche de son tableau : appuyé sur un bloc de pierre comme pour se reposer de son ingrat labeur, il pourrait bien, à la pose paresseusement pensive qu’il arbore, désigner ce spectateur au regard vide, curieusement intégré dans le paysage et hors de lui, scrutant quelque au-delà... Encore faut-il localiser cette mélancolie : est-ce celle des victimes de l’opération, celle des spectateurs éplorés ? Certes, mais ce pourrait être, au-delà de la peine inspirée par les rois morts et déterrés, la mélancolie révolutionnaire, dont la fête révolutionnaire, on l’a vu, est l’envers maniaque. Ruine et mélancolie sont liées, le mélanco­ lique est bien « un homme ruiné1 » et le maniaque, un homme facticement comblé de richesses. 1. LACAN, Le Séminaire, VIII : Le Transfert.

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Tuer le mort Son tableau1, au-delà de son académisme, résonne comme un cri silencieux qui introduit une dimension d’invisible. On serait tenté d’évoquer Le Cri de M unch2 : c’est ici le « cri des ruines » qui résonne silencieusement. Avec, au centre, ce trou, et, à la place de la bouche ouverte de détresse, la béance du caveau excavé. Le plus troublant est constitué par ces sil­ houettes en haut au fond, point commun des deux tableaux de Robert et de Munch par ailleurs si éloignés. Bref, le noyau mélancolique réapparaît dans l’après-coup de l’orgie de haine, ce que cette figuration contemporaine entrevoit. C ’est au même moment que tout est gagné et que tout est perdu. Voilà le pathétique de cette histoire. Ce que la conclusion thermidorienne viendra sceller. Le corps de mon ennemi mortel me soutient de la haine qu’il alimente : mais une fois annihilé, une détumescence spéculaire atteint celui qui vivait de l’objet de son plus intime ressentiment. Comme il étreint son être par sa haine, cette haine, qui vient de faire disparaître l’objet, le déprime secrètement. Le mélancolique apparaît en effet comme celui qui ne peut tuer le père pour de bon. Cela procède de ce qu’il est identifié au père mort. Idée déterminante avancée par Freud le plus explicitement dans ses Vues d’ensemble des névroses de transfert3. Voici en effet le paradoxe caché, si caché qu’il donne à cet acte son caractère ésotérique. Au moment même où le désir de meurtre du Père se réalise sur la personne du père vivant de la nation ainsi récusé, s’ouvre un doute : que le roi mort même ne le soit pas vraiment. Le meilleur moyen, le plus 1. Voir supra, p. 26 et 73-74. 2. Edvard Munch, Le Cri, 1893. 3. F reud , Vue d ’ensemble des névroses de transfert, Paris, Gallimard, 1986.

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Mélancolie révolutionnaire insensé aussi, est d’aller vérifier et de compter les rois, un par un, pour les réexpédier... ad patres. Cette sourde perplexité, avec ses moires délirantes, exige qu’on aille vérifier sous terre l’état dans lequel est le Père et que l’on réalise une seconde édition de sa m ort: c’est là l’après-coup mélancolique du Meurtre du Père, dont Freud écrit en quelque sorte un com­ plément dans Deuil et mélancolie. M ais derrière ce doute, se cache l’inassurance du sujet même à mener à bien le Meurtre. Derrière la haine apparaît donc une dimension inattendue et déterminante : la dimension « mélancolique » du crime. La mélancolie se reconnaît au fait que le sujet est vidé de toute énergie à produire le meurtre du père, étant « évidé » par la perte sèche de l’objet. D ’énergie, le révolutionnaire, lui, ne manque certes pas. Il semble recharger sans fin ses batteries. M ais justement, cette énergie sans limite sent le forcing. Le processus de la Révolution est en effet, plus qu’un « dévelop­ pement », une suite de franchissements, qui donne son style d’ « escalade » à son déploiement. On en tient, avec la profa­ nation des tom beaux royaux, la ligne de franchissement symbolique qu’est la mise en ruine du Temple.

L e « CRI DES RUINES » OU LE SPECTATEUR RUINÉ

Le paradoxe de la ruine, c’est qu’elle constitue un objet présent, visible mais partiel, qui tombe ici et maintenant sous le regard, d’une réalité absente, passée et devenue invisible comme « ensemble ». Elle vient présentifier avec intensité un monde caduc. Elle n’est donc pas totalement là - puisque le monument complet et son environnement culturel ne sont 171

Tuer le mort définitivement plus de ce monde - , mais éminemment et plus que jamais ici, puisque ce monde perdu a laissé un reste, ce reste qu’est précisément la ruine, qui s’offre au regard comme son témoignage indestructible. Elle témoigne en effet que ce monde perdu ne peut être oublié, objectant perceptivement à son oubli. Témoin oculaire d’une absence. C ’est un « ne plus » et la nostalgie se constitue sur ce mode de ne plus (être) là. D’un côté, c’est donc l’image d’un ravage accompli; de l’autre, elle acquiert la vertu de produire un affect vivant, qui a même permis de constituer les ruines comme un objet esthétique et un thème de méditation philosophique (de «philosophie de l’histoire»). Ainsi prend forme une jouis­ sance de la contemplation des ruines, face à ce passé qui se met à « sur-exister », du fait qu’il a surnagé à ce naufrage et le donne à voir. La Révolution crée, par son acte, la ruine royale... Le tableau d’Hubert Robert a l’étrange effet de pré­ senter cette ruine fumante d’un monde englouti dans l’immédiateté de sa destruction. Étrange sujet que celui qui regarde ça : il se retrouve dans le même espace qu’un objet qui appartient à une autre scène temporelle, « in-actuel » et par là même « intempestif ». Une ruine, c’est donc cette chose à la fois morte et vivante qui produit un effet subjectif très spécial. La ruine est un objet mort-vivant, tandis que celui qui regarde est bien vivant, mais qui, ce faisant (« ce regardant »), se met à participer en quelque sorte au monde de la mort, sur-vivant d’un passé révolu qui le regarde. Il jette un regard sur un monde disparu pétrifié, et par là sur l’effectivité de la mort, qui donne à ce tombeau sa présence... outre-tombe. Il se sent regardé par les ruines, qui font tache dans le tableau du monde présent. Par un effet de renversement dans le contraire (de l’actif au 172

Mélancolie révolutionnaire passif), familier à la logique inconsciente. D’où le vague sen­ timent de malaise : que fais-je là, à me laisser regarder par cela ? Le voyeur des ruines n’est-il pas amené à anticiper sa propre disparition, dans un délai plus ou plus proche, ne se découvre-t-il pas lui-même « promis à la ruine » ? C ’est avec Volney1 que se définit la position des Lumières face à la ruine, l’auteur se posant - fictivement - face à Palmyre (qu’il n’a jamais visitée !), en une incantation : «Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux; c’est vous que j’invoque; c’est à vous que j ’adresse ma prière. » « Je retournerai vers vous prendre vos leçons » : la ruine devient une figure du Maître, puisqu’elle enseigne de sa présence même, autant qu’un autel de prière laïque. Ainsi l’agnostique adresse-t-il une prière aux ruines, figure de l’Autre. La ruine est comme la sanction de l’éloignement de l’homme de la « Loi naturelle » et de la « conservation de soi-même ». Volney devine ainsi qu’il y aurait dans l’espèce humaine un appétit secret d’autodestruction, ce qui ne peut rimer avec son optimisme des Lumières. Côté ombreux de l’Aufklàrung que la ruine incarne à merveille. Sans doute estce cela qui sidère l’auteur secrètement : la Raison divisée par la mort. La ruine entre en contradiction avec la loi du progrès. Mais précisément, cette méditation est destinée à diagnosti­ quer ce qui voue les édifices à la ruine. La ruine s’érige donc en objet herméneutique destiné à recéler une sorte de secret de ce destin de déclin.

1. Constantin-François C hassebœuf de L a G iraudais, comte V olney, dit V olney (1757-1820), député à l’Assemblée nationale de 1789, Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires, 1791, Genève.

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Tuer le mort

La

V e r g â n g l i c h k e i t d a n s l ’h i s t o i r e

Question reprise par Freud dans son essai sur la Vergànglichkeit, plus d’un siècle plus tard, soit le caractère de ce qui est vergànglich, destiné à passer (vergehen). Terme dont l’ambi­ guïté excite les traducteurs: « passagéreté », «éphémérité», « fugitivité » ? Le terme « éphémère » met l’accent ce qui est voué à une existence de courte durée - il désigne au XVIIe siècle ce qui dure l’espace d’un jour, à la manière d’une fièvre (Ambroise Paré) - , donc qui cesse vite et est destiné à dispa­ raître, pointant ce qui est destiné à passer, à se corrompre et à décliner, c’est donc ce qui est de l’ordre du « fugitif ». L ’« éphé­ mérité » s’oppose en tout cas clairement aux idées d’éternité et de pérennité. Enfin, cette notion se décline dans une médita­ tion sur le temps et la destinée - d’où la tentation de parler d’ «éphémère destinée», ce qui revient à redoubler le terme Vergânglichkeit. Le plus significatif est que Freud corréle l’éphé­ mère à la question de la jouissance: dans quelle mesure le caractère précaire (passager et éphémère) de la beauté en endommage-t-elle la jouissance présente ? Tel est le thème de cette espèce de « méditation », qui instaure un lien secret entre Volney et Freud. Récit à la première personne d’une « prome­ nade d’été en fleurs » du narrateur avec « un ami taciturne » et «un jeune poète en renom », perturbé par l’idée que «toute cette beauté était vouée à passer » [vergehen). Sentiment ouvrant l’alternative entre « dégoût du monde » et « révolte ». Exigence d’éternité et de pérennité conforme à la « vie de désir ». La première réponse apportée est que la « passagéreté » aug­ mente la valeur de l’objet, par sa rareté et sa précarité mêmes. Si 174

\ Mélancolie révolutionnaire ce raisonnement laisse froids ses interlocuteurs, c’est que s’interpose la question du deuil : c’est « l’avant-goût du deuil et de sa disparition » qui induit l’idée d’un endommagement du beau par l’éphémérité ou la passagéreté. L’exposé analytique du rapport de la libido au deuil intervient ici pour fonder l’enjeu de cette méditation. Mais il s’achève sur le principe de la restitution de la libido à sa liberté, justement par l’épreuve du deuil. Si la conclusion peut sembler classique et côtoyer une rhétorique de la « consolation », peu dans le style de Freud, par ailleurs peu enclin au bavardage sur la «résilience», elle ren­ voie à un tournant de la réflexion sur le désir et l’histoire. Cela permet de situer la ruine : elle est la démonstration de visu de la Vergànglichkeit, mais aussi du fait résistant de cette perdurance, postulation du désir. Freud aura contribué à conjurer une vision obsessionnelle de la ruine - qui argue du destin de déclin pour céder sur son désir actuel - , il montre, au-delà de tout «optim ism e» ou «pessim ism e», le caractère de mise en acte du désir, tendu entre passé et pré­ sent. M ais c’est l’occasion pour le désir vivant de confronter son objet à son inéluctable déchéance temporelle. Cela pose la question du lien à l’historicité, qui démontre cette tragédie du devenir tout en y engageant la constance du désir du sujet.

L a m é l a n c o l ie d es d é c o m b r e s OU LE RETOUR DE L ’ OBJET PERDU

N ous pouvons à présent cerner le cœur inconscient de cette rêverie sur les ruines, comme opération psychique, au moyen de trois thèses enchaînées. 175

Tuer le mort En premier lieu, le centre est bien un affect mélancolique, dans la mesure où il s’agit de la mise en spectacle d’un objet perdu. Il faut rappeler ici les thèses de Deuil et mélancolie, qui suit de peu l’essai sur « l’éphémérité». En quoi consiste le mécanisme inconscient de la mélancolie, entendue comme le sentiment d’une véritable mort psychique ? C’est, en homolo­ gie avec le phénomène « normal » du deuil, la réaction à une perte d’objet, mais insue du sujet et procédant d’une identifi­ cation à l’objet perdu, ouvrant ou plutôt révélant une « faille narcissique » et un défaut d’investissement d’objet. Le point de départ est « le rapprochement de mélancolie et deuil » : il s’agit de « tenter d’éclairer l’essence de la mélancolie en la comparant avec l’affect normal du deuil », en homologie avec le rapport entre « affections narcissiques » et rêve. L ’écrit s’emploie à fonder ce « rapprochement » entre l’affection et son «protototype normal» (Normalvorbild). La mélancolie étant « caractérisée, du point de vue psychique, par une humeur dépressive (Verstimmung) profondément doulou­ reuse, une suppression de l’intérêt pour le monde extérieur, par la perte de la capacité d’amour et l’abaissement du sentiment de so i», il apparaît que les quatre premières caractéristiques s’appliquent également au deuil, tandis que le cinquième et dernier trait est distinctif de la mélancolie. Il serait vain, face à cette spectaculaire « autodépression », de tenter de contredire le patient mélancolique. La question serait plutôt : « pourquoi l’on doit commencer par devenir malade pour être accessible à une telle vérité» ? D ’où l’énigme de cette double «p erte», « quant à l’objet » et « quant à son moi ». Là intervient la référence à l’idéal du moi, cette structure du moi - apparue dans Pour introduire le narcissisme - qui 176

Mélancolie révolutionnaire fonctionne aussi bien comme « conscience morale ». Si l’on prête attention à l’autodénigrement, l’on peut s’aviser qu’il s’applique mieux à une autre personne : leurs plaintes (Klagen) (des mélancoliques) sont des plaintes accusatrices (Anklagen = «plaintes contre»). Il apparaît donc que c’est sous l’effet d’une « atteinte » (Krdnkung) ou d’une « décep­ tion » (Enttàuschung) réelles que le choix d’objet primitif a cédé, par un « ébranlement de la relation d’objet ». Ce qui se révèle alors, c’est que « l’investissement d’objet s’avéra peu résistant». Point central sur le plan métapsychologique: la catastrophe mélancolique révèle la précarité de l’investisse­ ment narcissique, produisant une « identification du moi avec l’objet abandonné». Là intervient la métaphore centrale: « L ’ombre de l’objet tomba alors sur le moi qui put être jugé par une instance particulière comme un objet. » D ’où la «régression [...] de l’investissement d’objet à la phase orale de la libido ». C ’est ce qui vient se signifier dans l’impulsion suicidaire. La blessure du moi se manifeste par l’insomnie. Enfin le processus plonge ses racines dans l’érotisme anal. Le texte s’achève logiquement avec l’évocation de la manie, deve­ nir possible de la mélancolie, noces entre le moi et l’idéal du m oi1. L ’ambivalence soutient le travail mélancolique, homo­ logue pathologique du travail du deuil, tandis que le retour de l’aptitude à la douleur physique pourrait être le signe du début de la fin de la « douleur psychique » anesthésiante. En deuxième lieu, la ruine vient plus précisément présentifier le retour de l’objet perdu, qui justement au lieu de 1. V on supra, p. 163 s.

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Tuer le mort s’annihiler, insiste à exister, On l’a vu : le mort regarde le spectateur vivant, tel un fantôme, mais bien matériel.

L a jo u is s a n c e r u in e s q u e OU LE DÉBRIS CONSIDÉRABLE

Mais voilà le troisième point, par où prend forme la ques­ tion, résultante des deux premiers éléments : pourquoi le sujet, face aux ruines, ne sombre-t-il pas dans la mélancolie, ou du moins n’y est-il pas incité, face à ce spectacle par lequel il anti­ cipe sa propre disparition ? Il serait alors lui-même en ruines. Aussi bien le champ sémantique du signifiant « ruine » s’étendil du monument désastré à la banqueroute financière. C ’est aussi en ce sens que l’on parle d’un « visage ruiné ». Le specta­ teur des ruines s’anticiperait comme disparu, il s’engloutirait dans la perte. Sentiment proprement obsessionnel d’ « entre mort et vif » et a fortiori mélancolique. Or, le fait est qu’il y a une satisfaction, et c’est en ce mélange entre tristesse et satisfac­ tion que se cristallise la jouissance dans la contemplation de cet objet sinistré. Non seulement le spectateur ne s’effondre pas, mais il se refait une santé (psychique) au contact desdites ruines. La ruine embraye le travail de la mélancolie, mais l’enraye, du même geste, par le gain sublimatoire. De cela en effet tout le processus d’esthétisation de la ruine témoigne : l’objet perdu y est constitué comme fascinum. C’est là le paradoxe vivant - si l’on ose dire - de « l’objetruin e». La ruine, si morte qu’elle est devenue inviolable, comme l’ont souligné ses zélateurs - ce qui consiste sa puis­ sance, alors même qu’elle figure la fragilité - , s’anime à la 178

Mélancolie révolutionnaire façon d’un objet idéal, mais aussi d’un fétiche, cet objet factice organisant un culte1. Ce « truc » tout endommagé, si opposé à la « belle forme » en sa complétude, s’élève au statut de « sur­ objet » qui vient conjurer et commémorer à la fois la pensée de la séparation et de la castration, ces deux modalités majeures de la perte2. C ’est donc le moment où l’objet perdu revenant impacte le spectateur : il est ainsi générateur à la fois d’angoisse et de jouissance, avec une espèce de perplexité ou d ’« entre­ deux » : « Qu’est-ce que me veut cette ruine ? » En effet : qu’estce que veut le passé, à revenir chercher ainsi l’œil du vivant ? Ainsi s’érige la « belle ruine », le débris sublime. Il ne faut pas exclure un aspect maniaque sous-jacent, la ruine promettant la résurrection : « Les ruines plaisent quand on est jeune », disait Chateaubriand, celui-là même qui s’éplorait sur les ruines royales. Celui qui s’écrira en visitant SaintDenis déserté, dans son Génie du christianism e: «T o u t annonce qu’on est descendu à l’empire des ruines. » D ’où l’angoisse de l’adolescent à l’idée d’être condamné à vivre (comme quand on lui dit, en guise d’encouragement, qu’« il a toute la vie devant lui » !), alors que l’idée d’un beau naufrage peut le séduire et le soutenir. Or, l’affect maniaque est le retournement de la mélancolie par une espèce de torsion: triomphe sur la mort ou plus précisément sur le deuil, reconquête triomphale. « L ’arc de Triomphe » serait le monu­ ment antimélancolique3. Triomphe... sur la mort et la perte. Tel aussi le Panthéon cher aux révolutionnaires. À embrasser 1. 2. 3. Arkhè,

P.-L. A ssoun , Le Fétichisme, op. cit. F reud , Fétichisme, 1927. P.-L. A ssoun , L ’Énigme de la manie. La passion du facteur Cheval, Paris, 2010.

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Tuer le mort l’ensemble de cette problématique de la ruine, on s’avise que l’on a affaire en fait à une trilogie : le sujet, l’objet, mais aussi l’instance de l’Autre en sa dimension inconsciente. Il s’agit ici de l’Autre de l’histoire. Un monument est un message de l’Autre. Message écrit en style dit « lapidaire » au sens propre (qui évoque la pierre) et figuré : message concis par la force des choses, ou plutôt de l’écriture qui l’oblige à se restreindre à l’espace disponible sur l’écritoire, donc impose l’essentiel : parler peu, mais dire bien... Napoléon Bonaparte l’a compris quand, en sa fameuse exhortation, il invitait ses soldats, en Égypte, à se sentir regardés par un Autre séculaire, leur donnant à entendre sa propre voix par là même. U y a donc une voix des ruines, ce qui leur donne un relief quasi hallucinatoire, non seulement scopique, mais aussi et peut-être surtout vocal - sachant que la voix, en sa fonction inconsciente, va au-delà de sa matière sonore1. Bref, la ruine est, en son statut inconscient, un dispo­ sitif scopico-vocal. La ruine apparaît comme le réel qui revient (d’une réalité défunte), qui pousse à l’imaginaire (c’est sa fonction « inspirante » ) et culmine dans une fonction sym­ bolique (comme accès invocatoire à une figure de l’Autre). On sait qu’au X IXe siècle s’engage le débat de la restauration des ruines, dès lors qu’apparaît l’idée de « monument histo­ rique » : est-elle de l’ordre de l’impossible (Ruskin) ou du devoir (Viollet-le-Duc)2 ? On retrouve ici le jeu avec le deuil (Trauer-spiel) : pourquoi le rapport à l’objet perdu est-il ici secrètement exacerbé ? 1. P.-L. A ssoun , Le Regard et la Voix. Leçons de psychanalyse, Paris, Economica, 3e éd., 2014. 2. Voir infra, p. 218-219.

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Mélancolie révolutionnaire

L e r o y a l m a s o c h is m e :

LA JOUISSANCE BAROQUE DE LA MORT Ce mélange d’érotisme et de destruction donne sa dimen­ sion masochiste à la représentation de l’événement de la profanation. Ici, le lugubre et le macabre s’élèvent à l’esthé­ tique. Ce qui fonde ce mélange baroque de puissance et de supplice. Ce que Walter Benjamin décrit de ce théâtre de la Contre-Réforme produit une magnifique phénoménologie de mise en scène masochiste. C ’est l’accumulation visible des corps - des rues jonchées de cadavres, des grandes épidémies aux massacres de masse des grandes guerres, extérieures et civiles - qui fournit l’étayage de cette esthétique funèbre. « Faire le cadavre », c’est ce à quoi tend le fantasme maso­ chiste, sauf à en tirer une jouissance narcissique. Il s’agit d’obéir perinde ac cadaver, pour paraphraser la devise des Jésuites qui l’élèvera au rang d’idéal, passivité revendiquée, au nom d’une passion christologique à dimension symbo­ lique. De François d’Assise à Ignace de Loyola, c’est l’image du cadavre qui s’impose : Que chacun de ceux qui vivent sous l’obéissance se persuade qu’il doit se laisser mener et diriger par la divine Providence au moyen des Supérieurs, comme s’il était un cadavre [perinde ac si cadaver essent] qui se laisse remuer et traiter comme on veut, ou comme le bâton d’un vieillard qui sert celui qui le manie où que ce dernier aille et quoi qu’il veuille faire1.

1. Constitution de la Compagnie de Jésus, n ° 547.

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Tuer le mort La métaphore est d’origine assisienne : Un jour on demanda à François qui peut être vraiment appelé obéissant. Il répondit en donnant le cadavre comme exemple : « Prends le cadavre et laisse-le là où tu veux : il ne te contredira pas et ne murmurera pas. Il ne dira rien lorsque tu l’auras déposé. Si tu le poses sur un siège, il ne regardera ni en haut ni en bas » h Voilà donc, en guise d’idéal, une identification pétrifiée, matérialisant une obéissance fidèle à mort. On notera que, pour figurer la fidélité sans condition à ce que l’on nomme « supérieur hiérarchique », dans un idéal de vie spirituelle, on n’hésite pas à évoquer, voire invoquer, la figure du mort, et à situer la sainte obéissance sous le signe de la cadavérisation. L ’idéal d’obédience est donc calqué sur le cadavre, ce désir du M aître par-delà la mort. N ouveau signe que « le M aître absolu, c’est la mort12 ». Prélever dans l’identification à la forme d’être la plus pas­ sive les ressources d’une intense activité (fantasmatique), voilà l’exploit masochiste3. M ais que se passe-t-il spécifi­ quement en cette figure particulière ? Il s’agit de décapsuler les tombeaux pour en extraire le corps fantasmé de cette jouissance. C ’est ce qui donne la dimension baroque à cet événement d’esthétique funèbre. On sait le rôle puissamment mis en évidence par Benjamin du corps - à l’état cadavé­ rique - et de ces « morceaux de corps », membra disjecta - le syntagme virgilien dit au mieux le démembrement - dans la 1. BONAVENTURE, Vie de saint François d ’Assise. 2. J. L acan , L ’Agressivité en psychanalyse, in Écrits, Paris, Seuil, 1948. 3. P.-L. ÂSSOUN, Leçons psychanalytiques sur le masochisme, Paris, Economica/Anthropos, 2e éd. 2007.

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f Mélancolie révolutionnaire représentation du corps des drames baroques. Même vision restituée par un témoin oculaire de 93, évoquant « les membres qui se détachaient des corps qui avaient été mois­ sonnés par la mort, les cadavres jetés qui s’affalaient tels de pauvres pantins désarticulés s ’emmêlant les uns aux autres1 ». Il promeut ainsi la valeur esthétique du cadavre, entre dépouille réelle et réalité allégorique, dont nous pou­ vons nous aviser qu’il fait le lien, profond et crypté, entre le Trauerspiel (littéralement «jeu de tristesse» ou « d e deuil») du xvne siècle et l’événement de 1793 : « Le cadavre devient l’accessoire emblématique par excellence. On ne saurait concevoir les apothéoses sans lui [...]. “ Les cadavres livides en sont l’ornement2” . » Avec son complément, le catafalque, castrum doloris aussi désigné comme « lit de parade3 », où le mort fameux est offert au regard. Soit cette construction en estrade recevant le cercueil et dressée au milieu du lieu de culte ou de la maison mortuaire, élément clé de la cérémonie funèbre ou commémorative. Terme qui, par une ironie de la langue confirmée par l’histoire, désigne aussi cette construc­ tion en charpente nommée « échafaud », comme si l’expo­ sition des misérables condamnés et celle des morts glorieux étaient mises en parallèle. La « tête de mort » était, dans la conception sotériologique sous-jacente au drame baroque, ce que la Résurrection transformera en «visage angélique4 ». 1. F.-A. G autier, « La ville de Saint-Denis pendant la Révolution », op. cit. 2. W. Benjamin , Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 236. La dernière citation est de Hallmann, l’un des grands représentants du drame baroque allemand. 3. Voit supra, p. 102. 4. Daniel CASPAR von L ohenstein , Discours du crâne de Monsieur Matthaüs Macbner.

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Tuer le mort Elle devient ici, dans la tourmente révolutionnaire, ce qui reste du « chef » décapité de la royauté. La basilique vidée constitue le visage de pierre ruiné de la royauté. C ’est ici et là, dans ces deux paradigmes symétriques, le corps du souverain qui est ainsi démembré. D ’une part, c’est comme «m arionnette» qu’il reparaît en son apparat; d’autre part et surtout, le corps royal profané est ravalé, en ses organes, en une sorte de ludique funèbre. Il faut relire la description de Saumaise1 à propos du corps baroque pour sentir à quel point cela va resurgir et s’appliquer littérale­ ment dans et par l’acte révolutionnaire un siècle et demi plus tard : Ce sont eux qui traitent les têtes des rois comme des ballons, qui se jouent des Couronnes comme les enfants font d’un cercle, qui considèrent les Sceptres des Princes comme des marottes, et qui n’ont pas plus de vénération pour les livrées de la Souveraine Magistrature, que pour des quintaines2. On en a vu une réplique sur le trottoir de Paris, aux alentours de la basilique, en octobre 1793. Ce que Chateau­ briand restitue en une continuité explicite dans son évocation de Saint-Denis : « Elles ne sont plus, ces sépultures ! Les petits enfants se sont joués avec les os des puissants monarques: Saint-Denis est désert3. » C ’est bien un théâtre de marion­ nettes royales qui est mis en scène, en un fétichisme macabre. 1. Claude DE S aumaise, Defensio regis pro Carolo I (Apologie royale pour Charles I), 1649. 2. Cité par W. B e n j a m in , Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 132. 3. CHATEAUBRIAND, Génie du christianisme, op. cit., chap. IX, « SaintDenis ».

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Mélancolie révolutionnaire Moment de désymbolisation shakespearien, pointé dans le moment d’égarement de l’héroïne Juliette : N’irai-je pas jouer comme une démente avec les ossements de mes ancêtres [...]? Et dans ce délire furieux, brandissant le tibia de quelque illustre parent, ne vais-je pas, comme avec une masse, faire éclater ma cervelle égarée1 ? Le texte cité de Saumaise le suggère bien : le symbole phallique qu’est le sceptre se trouve ramené, par l’acte profa­ n ato le, au statut de « marotte » - terme qui, après avoir été le nom de la poupée de la Vierge Marie, en vint à désigner une poupée montée sur un bâton, puis un sceptre fait d’un bâton surmonté d’une tête grotesque coiffée d’un capuchon à grelot et considéré comme le symbole de la folie. Servant d’attribut aux bouffons de cour, la « marotte » finit par dénommer ce qui fait l’objet d’un goût excessif et maniaque. Dans la transvaluation profanatoire, le sceptre royal se convertit en marotte, le sceptre dérisoire du bouffon et les emblèmes de la « Souveraine magistrature » sont assimilés à ces mannequins destinés à être bousculés par les lances, vul­ gaires poteaux appelés « quintaines » au Moyen Age. On vérifie ici le lien intime entre mort et fétichisme. C’est dans un beau passage de tel drame baroque qu’il s’exprime au mieux, en donnant la parole aux souverains parés promis à la mort : Donnez-nous le velours rouge, la robe fleurie et le satin noir, que l’on puisse lire sous nos vêtements ce qui réjouit notre âme 1. SHAKESPEARE, Roméo et Juliette. Sur le sens de cet épisode, voir notre ouvrage Le Couple inconscient. Amour freudien et passion postcourtoise, Paris, Economica/Anthropos, 3e éd., 2014, p. 130.

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Tuer le mort et attriste notre corps ; et voyez qui nous fûmes dans cette pièce où la mort blafarde joue le dernier acte1. Remarquable restitution de ce lien violemment contrasté, à travers le contraste coloré entre le « velours rouge » et le «satin n oir», des fleurs du pouvoir souverain et des chry­ santhèmes de la « mort blafarde ». Cela fait toucher du doigt la jouissance en acte : c’est sur le corps voué à la destruction que resurgit le mieux l’ornement du corps jouissant de son apparat. Une mort de satin en quelque sorte. Le corps hyperfétichisé porte déjà le maquillage de la mort. La « main de la République » aura ainsi mis en scène - envers de son geste - cette mélancolie de la puissance royale, celle dont parlait la tragédie historique shakespearienne du roi perdant son pouvoir ou faisant l’expérience de l’abdica­ tion, Richard II, forcé d ’abdiquer en 1399, en étant le prototype2 - et, au-delà, du pouvoir même. On peut le véri­ fier : le moment où un tenant du pouvoir (royal) perd le pouvoir est empreint d’une aura mélancolique, comme si, à cette occasion, s’avouait que le sceptre dissimulait un objet perdu qui resurgit, quand ce sceptre est en détumescence. « Fin de la comédie » qui génère du tragique. L ’abdication est cet acte de renonciation au pouvoir, où culmine para­ doxalement la puissance souveraine, par cette passion de « l’anéantissement » dont seul est capable celui qui a détenu le pouvoir ab solu 3 - ce qu’emblématise dans la réalité 1. H augwitz, Maria Stuarda, v. 6, cité par W. B enjamin , Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 133. Nous soulignons. 2. S h a k e sp e a r e , La Tragédie du roi Richard II. 3. J. B run , Le Pouvoir d ’abdiquer. Essai sur la déchéance volontaire, Paris, Gallimard, 2009 ; « Le deuil du pouvoir », in A. BOUREAU, C. Péneau (dir.), Essais sur l’abdication, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

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Mélancolie révolutionnaire l’abdication volontaire de Charles Quint en 1555. Cela culmine dans la scène inoubliable de la tragédie shakespea­ rienne 1 où l’on offre au roi déchu un miroir pour contempler son visage déserté par la majesté - « Je veux voir quelle tête je fais privé de toute majesté ». Il rejette le miroir trop flatteur qui insiste pour lui renvoyer cette allure de souveraineté à laquelle il n’a plus droit, et se brise en mille morceaux. La puissance se désigne ainsi comme ce qui, se possédant absolu­ ment, peut se perdre, symbolisant l’absolu de la perte. Prise de rendez-vous avec le deuil de l’idéal. Le roi détrôné, dont la couronne chute et dont le sceptre est en berne, apparaît dans l’ordre inconscient comme une figure du « deuil du phallus2 ». C ’est son « visage ruiné », décomplété de cette « majesté » que lui conférait la souveraineté, qu’il cherche dans le miroir, ou plutôt le départage entre le double faciès, de ruine et de souve­ raineté. Mais pourquoi la souveraineté déchue détient-elle un tel potentiel d’actuation de la passion masochiste ? C ’est qu’elle emblématisé le moment d’effondrement, quand son détenteur, censé être tout pouvoir, donc exercer le comble de l’activité, se met à subir les rigueurs de l’adversité. « Renversement dans le con traire» (Verkehrung ins Gegenteil), «transform ation d’une pulsion de l’activité à la passivité » qui vient illustrer, dans l’ordre politique, le masochisme comme destin pulsion­ nel, mais représente aussi un gain narcissique fantasmatique paradoxal, puisque, sous l’effet simultané du « retournement sur la personne propre » (Wendung gegen die eigene Person), le sujet en vient à jouir narcissiquement de cette perte même 1. S hakespeare, L a Tragédie du roi Richard II, Acte IV, se. 1. 2. J. LACAN, Le Séminaire, VI : L e Désir et son interprétation, 29 avril 1959.

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Tuer le mort qu i le délabre1. En ce sens, le geste de Rie ar , seulement inquiétude face à la perte, mais jouis contempler lui-même comme objet, conservanta m ajesté en son faciès même decouronne. & r a L . a b . e prescience, par ce ees,e arrnbué « ™ déchu et le commentaire qui l’accompagn , -• • en creux, M pour le u cl,;Pr verainetea s ,atteint sujet, au moment précis où elle l’abandonne, confinant au sublime. ¿niomejC ’est par là qu’on peut entrevoir en miroirJ tique, soit la tristesse secrète du bourreau, m au plus près de la passion masochiste comme resj\ gique politique. Le fantasme royal reC®6 conjurer la son sceptre et ses divers attributs de puissa , castration. En le castrant, c’est de cette promesse qu il s ag de faire le deuil, sur lequel l’espoir révol^ ^ d errenier devait fondé. On comprend maintenant pourqu passer par ce « moment profanatoire ».

'■ Freud, P u l s i o n s

e t d e s t in s d e s p u ls io n s .

Troisième partie

Un acte et sa postérité Restauration, monumental et souveraineté

C h a pit r e

Vili

La posthistoire de Saint-Denis Le retour des restes royaux Il était im possible d ’y rien retrouver entier1. v

-A . cet événement, il y a un après-coup, dont il s’agit de voir comment s’en sont construits le discours et la pratique. En ce qui concerne le discours révolutionnaire, il précède l’acte, le justifie: après l’acte, c’est le silence. Le rideau tombe immédiatement sur l’action. Sauf à en solder les effets de contrecoup de l’acte dans l’agir révolutionnaire, dont il constitue un point de non-retour. En ce qui concerne le dis­ cours légitimiste des émigrés, ce nouveau et décisif coup porté se trouve naturellement alimenter le discours de répro­ bation : ainsi s’installe le discours de la profanation, celui du martyre des rois morts redoublant celui du supplice des rois vivants, Louis XVI lui-même devenant un nouveau « saint Louis » et les rois de Saint-Denis le lugubre cortège d’une «T o u ssain t» barbare... Discours de l’opprobre. C ’est la Restauration qui va conclure en produisant un « contreacte », dérisoire en son ampleur eu égard à l’acte de destruc­ tion accompli, mais qui s’en veut le miroir et l’antidote, 1. A. L e n o i r , Rapport de 1817.

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Tuer le mort voire, dans l’idéal, l’annulation. On a là une surdétermina­ tion du signifiant: la «R e sta u ra tio n » en son concept politique - l’action de rétablir au pouvoir une dynastie qui en avait été écartée - coïncide avec l’acception architectu­ rale, esthétique et monumentale, soit l’action de remettre en état une chose dégradée et le résultat de cette action. Le retour à la royauté supposera en effet de faire revenir les tombeaux royaux, ou ce qu’il en est reste, en leur domicile d’origine, de les rapatrier. Soit conjurer leur ex-patriation. C ’est au titre de dernier acte du drame de la profanation qu’il s’agit de l’examiner, ce qui en confirme la signification de continued story.

« L ’u n i q u e d e S a i n t - D e n i s » : LE FANTASME NAPOLÉONIEN

Napoléon, l’héritier liquidateur « accomplisseur » de la Révolution, a, il faut le savoir, nourri l’espoir d’être enterré à Saint-Denis ! La restauration qu’il entame de la basilique à partir de 1805 n’est pas sans arrière-pensée. Lèse-majesté suprême aux yeux des royalistes pour qui « l’usurpateur » pré­ tendait, comble de cynisme, occuper le lieu sacré de la royauté, feignant d’être aux petits soins avec elle. Mais reconnaissance secrète : il aura fallu passer par le soi-disant empereur pour restaurer le site des rois, à un détail près : faire dudit empereur, sans pedigree royal aucun, l’unique habitant post mortem du caveau royal ! On touche là à notre sens à rien de moins que le cœur du fantasme napoléonien qui vient saturer celui, réalisé, du sacre de 1804 à Notre-Dame, qu’il s’agissait de consacrer à 192

L a pos thisto ire de Saint-Denis Saint-Denis. C ’est comme si l’empereur rêvait d’occuper ce lieu vide, déserté de ses rois. De la « pompe funèbre » royale aux «grandes pom pes» impériales... L ’extraction des rois aurait, par une « ruse de la raison » de l’histoire à la hauteur de l’am bition napoléonienne - « l’Esprit à cheval » que Hegel justement hallucinait en voyant passer l’empereur sous ses fenêtres à léna, « halluci­ nation réelle » - , fait place nette pour abriter l’Un impérial, sur l’évidement de l’Un royal. Ambition rendue caduque par W aterloo qui brisa net le fantasme. Rien ne dit mieux la « magnitude » de l’ambition et du désir napoléoniens, plus encore que sa mise en scène comme empereur vivant par le sacre : être l’unique résident, comme imperator mort, du Caveau vide des rois, Panthéon à locataire unique, voilà ce qu’eût été la vraie « consécration ». Un décret de 1806 pro­ mulgue en son article liminaire : « L ’église de Saint-Denis est consacrée à la sépulture des empereurs1 », ce que l’on peut tenir pour le pronunciamento d ’un coup d’Etat symbolique. Tout le travail de réhabilisation du lieu par les architectes (Legrand, Cellerier, Debret), sous l’égide de Vivant Denon, la reconstitution du lieu de culte s’assortissant de sa domi­ ciliation impériale. Le plus curieux est un program m e de décoration par peintures, espèce d’imagerie sulpicienne de Saint-Denis, de D agobert... à Napoléon ! Nouveau Charlemagne assis pour l’éternité sur son siège impérial, Othon éternisé, en une reviviscence de l’Empire romain germ anique2 postrévolutionnaire... Sacralisation post mortem. M ais c’est à « Napoléon le Petit », comme Hugo 1. Décret du 20 février 1806. 2. Voir infra, p. 221-226.

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Tuer le mort nommait sarcastiquement Napoléon DI, qu’il revint, en 1859, d’installer le « Caveau impérial » à Saint-Denis, devenu du coup signifiant impérial ! Ainsi « le neveu1 » accomplissait-il le fantasm e impérial, sau f à déplacer la « tragédie » en « farce », conformément à la loi marxienne2. Bonaparte avait été le nouveau Turenne, N apoléon se pose en héritier de Saint-Denis préalablement vidé de ses royaux occupants. Chateaubriand évoque avec une ironie contenue cette envie de l’empereur de faire de Saint-Denis son tombeau. Preuve du moins que « Saint-Denis » demeure un signifiant de la souveraineté. M ais c’est bien dans l’après-coup de la grande profanation que lui-même avait fait surgir le « génie du christianisme ». Dans sa préface de 1828, il évoque rétro­ spectivement, en toile de fond de son ouvrage de 1802, l’ombre de Saint-Denis à l’abandon : Ce fut [...], pour ainsi dire, au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du Christianisme, pour rappe­ ler dans ces temples les pompes du culte et les serviteurs des autels. Saint-Denis était abandonné : le moment n’était pas venu où Buonaparte devait se souvenir qu’il lui fallait un tom­ beau... Partout on voyait des restes d’églises et de monastères que l’on achevait de démolir : c’était même une sorte d’amuse­ ment d’aller se promener dans ces ruines3. Le « génie » ainsi évoqué se promenait donc lui-même au milieu des ruines, « amusement » sur le site du tragique, où il puisa de nouvelles forces. 1. La génétique permet aujourd’hui de douter de la filiation biologique accréditée. 2. P.-L. A ssoun , Marx et la répétition historique, Paris, Puf, 2e éd., « Qua­ drige », 1999. 3. C hateaubriand , Génie du christianisme, op. cit.

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La posthistoire de Saint-Denis

D u « POINT DE NON-RETOUR » AU « GRAND TÉMOIN »

On débusque pourtant dans l’ouvrage de Chateaubriand une évocation visionnaire, et une fois de plus pétrie d ’ima­ ginaire baroque, qui porte à l’expression le fantasme de résurrection, quoique mélancolisé : Si tout à coup, jetant à l’écart le drap mortuaire qui les couvre, ces monarques allaient se dresser dans leurs sépulcres et fixer sur nous leurs regards, à la lueur de cette lampe !... Oui, nous les voyons tous se lever à demi, ces spectres des rois ; nous les reconnaissons, nous osons interroger ces majestés du tombeau. Hé bien, peuple royal de fantômes, dites-le-nous : voudriez-vous revivre maintenant au prix d’une couronne ? Le trône vous tentet-il encore?... Mais d’où vient ce profond silence? D’où vient que vous êtes tous muets sous ces voûtes ? Vous secouez vos têtes royales, d’où tombe un nuage de poussière; vos yeux se referment, et vous vous recouchez lentement dans vos cercueils1! Or, la Restauration, qui sait qu’elle ne réveillera pas « le peuple de fantômes », va organiser le rapatriement de leurs restes. Le rétablissement de la royauté en 1815 prend un sens dans la « posthistoire » du sac des tombes royales par un double geste symbolique. En premier lieu, Louis XVI et Marie-Antoinette, enterrés au cimetière de La Madeleine, sont solennellement réinhumés à Saint-Denis le 21 janvier 1815 à l’initiative de Louis XVTÏÏ, frère du dernier roi régnant. Revanche ironique de l’histoire : 1. Op. cit., ibid.

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Tuer le mort le dernier couple royal régnant décapité retrouve son intégrité, dans le lieu officiel déserté par les rois morts, après avoir fait un détour par l’échafaud. C ’est ce jour-là, avec cette fête funé­ raire grandiose de réintégration du lieu, que la Restauration prend son sens symbolique, pour signifier que l’immense parenthèse révolutionnaire est bien refermée. Retour des corps au sein de l’Église... et de l’État. On notera ces extraor­ dinaires allées et venues des corps royaux d’un lieu à l’autre, à chaque ponctuation de la temporalité historique. De la Révo­ lution à la Restauration, jamais les morts n’auront autant bougé et circulé... En second lieu, l’un des premiers soucis de Louis XVIII étant de tenter d’annuler ce qui fut fait, il est décidé par une ordon­ nance du 24 avril 1816 que « les ossements des rois des reines, des princes et des princesses retirés de leurs sépultures en 1793 fussent réintégrés solennellement au tombeau royal». Acte solennel d’annulation du funeste décret Barère qui en reprend la lettre comme pour mieux en signifier la nullification. En consé­ quence les sculptures du musée des Monuments français et les vestiges du Trésor royal sont rapatriés à Saint-Denis. On était donc décidé à creuser les fosses où gît le précieux reliquat royal. Encore fallait-il les localiser. Moment vertigineux, où les « res­ taurateurs » cherchent dans toutes les directions où peuvent bien se trouver les débris de corps. Moment pathétique : « Où sont-ils ? » Qui pouvait le dire ? Dom Poirier avait disparu depuis 1803, et il n’est pas sûr qu’il aurait pu localiser l’endroit précis de l’inhumation. C’est un véritable « audit » qui est lancé, sous la direction du chancelier Charles-Henri Dambray. Et les candidats ne manquent pas. Parmi sept témoignages, les 8 et 13 janvier 1817, émerge le témoin clé, « l ’œ il» de l’histoire. Parmi les supposés spectateurs des événements un quart de 196

La posthistoire de Saint-Denis siècle auparavant, celui-ci joua un rôle décisif: François-Joseph Scellier, sculpteur-marbrier, dûment sélectionné. Ecce homo : voici l’homme qui vient à la place du « témoin oculaire ». Plus que les auteurs d’écrits, non sans intérêt, mais bavards et souvent imprécis. Tel Ferdinand-Albert Gautier, organiste de l’abbaye, qui laissa un journal au reste des plus intéressants1. Le marbrier, celui qui travaille le marbre, le polis­ sant, le sciant et le sculptant de façon à extraire la forme du matériau, est, lui, d’une précision professionnelle. Il joua - avec un terrassier nommé Tibérien - un rôle stratégique, comme fos­ soyeur, lors des travaux de terrassement. Il révèle en effet avoir suivi les allers et retours entre les tombes et les fosses et compté soigneusement, en cachette, les corps chus respectivement dans la fosse des Bourbons et dans celle des Valois, au point de pou­ voir désigner l’emplacement des fosses. Lui a suivi le trajet et consigné le destin des dépouilles royales, au-delà de leur extrac­ tion, dans le circuit qui les ensevelit dans cet « hors-espace » et ce « hors-temps » où il va aider, de son regard d’aigle, à les repérer, participant à leur réextraction. Le voilà donc qui four­ nit les dates, en s’appuyant sur ses notes de l’époque, qui indiquent que la fosse des Bourbons fut ouverte le 12 et fermée le 16 octobre, la fosse des Valois ouverte le 17 et fermée le 25. Il a même établi la comptabilité des corps jetés respectivement dans la fosse des Bourbons (62) et dans celle des Valois (63), comme s’il s’était fait dès alors comptable devant l’histoire... Scellier s’avère en effet le comptable infaillible des « unités » royales, l’œil de lynx du Caveau vide et, ce qui est plus 1. F.-A. G autier, «Recueil d ’anecdotes et autres sujets curieux relatifs à l’histoire de l’Abbaye royale de Saint-Denis en France», manuscrit, Archives historiques de l’archevêché de Paris, 4 ° r R 4.

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Tuer le mort remarquable, un vrai contemporain de l’événement, comme greffier du Livre de comptes de l’histoire. Il communique les dimensions exactes des fosses, carrés de 16 pieds de côté et de 9 ou 10 pieds de profondeur. C ’est ce qui s’appelle « avoir le compas dans l’œil » ! « Homme du métier », il s’aide au reste d’un plan établi à l’époque qui lui permet de situer l’endroit de la fosse cherchée et qu’il joint avec empressement au dossier. Cette idée de « fosse » est décidément essentielle dans l’affaire. La définition lexicographique du terme comme « cavité artificielle [...] large et profonde creusée dans la terre, généralement destinée à recevoir quelque chose » - trou creusé en terre et destiné à l’inhumation des morts - prend une réso­ nance spéciale quand on sait que ce « quelque chose » s’appelle «u n ro i». Les révolutionnaires s’étaient faits une mission d’être, au sens littéral les « fossoyeurs » de la royauté. Il faut donc désigner le lieu précis de ce trou où dénicher cet objet précieux et mutilé pour le restituer à qui de droit. Bref, tout semble s’être « gravé dans le marbre » de la mémoire dudit marbrier, qui semblait attendre son heure pour endosser le rôle du grand témoin, ce qu’il fait avec zèle, se sentant sans doute projeté au centre de l’Histoire. Mémoire du trou, rendant pos­ sible la « réextraction »... Il est du même coup mis dans la position de spectateur de la «scène originaire», ce qui lui donne une autorité providentielle. Car il ne suffit pas d’être bon observateur, ni même « du métier », encore faut-il avoir été capté par la scène spectaculaire qui s’était déroulée devant ses yeux, comme s’il en était le destinataire, comme d’une « signifi­ cation personnelle ». Bref, rien n’eût été possible de ce dernier acte sans la pulsion scopique1 du nommé Scellier. 1. P.-L. A ssoun , Le Regard et la Voix, op. cit.

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La posthistoire de Saint-Denis

La

restauration ou le faire -retour des rois

Rendez-vous est donc pris pour le « retour des rois m orts» : c’est le 21 janvier 1817, près d’un quart de siècle après le vidage de Saint-Denis, qu’un sondage acharné, après bien des tâtonnements, et avec Scellier pour guide, fait réémerger des restes coagulés par la chaux, dont se dégagent quelques corps identifiables, notamment trois « hémi-corps » inférieurs. Quoique, le rapport Lenoir le dit bien, « il était impossible d’y rien trouver entier». Ces «restes précieux» sont néanmoins « réunis ensemble ». Et ce, par une coïnci­ dence éloquente, le jour anniversaire de l’exécution du dernier roi régnant, un quart de siècle plus tôt. Baigné dans l’éclat lunaire, dit l’histoire qui comble jusqu’au bout en sym­ bolisme, voici réapparu le spectacle de l’ossuaire royal, lors de la translation de la « poudre des tombeaux » sur laquelle veillait « la main divine » (antidote, faut-il entendre, à la « main » destructrice « de la République »...). Ainsi s’exprime l’inoxydable Lenoir, au nom de la commission qu’il préside. L ’image est d’autant plus forte que, comme l’a justement remarqué l’archéologue du drame baroque, «M in u it», « cette heure qui est la lucarne du temps, dans l’encadrement de laquelle apparaît depuis toujours la même image spec­ trale1 », est l’élément privilégié de la tragédie baroque de la souveraineté. Exhumés en plein jour, comme en un « jour o uvrab le», celui de l’emploi du temps et du travail, les débris des rois réapparaissent en cette heure d’élection du 1. W . B e n j a m i n , o p . cit ., p . 144.

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Tuer le mort Trauerspiel, où « le temps s’immobilise comme le fléau d’une balance ». Parallèlement, le nouveau roi est assiégé d’offres de reliques, avec une arrière-pensée mercantile, mais aussi, pour certains, par dévouement à la cause royale de reconstitution de l’imago. Un exemple en est l’écrit de Manteau déjà évoqué, présentant ses précieuses « trouvailles » : un ongle du pied d’Henri IV, un ongle de la main de Louis XTV et une touffe de cheveux de Marie de Médicis, accompagnés d’un mémoire justificatif sur les circonstances se voulant « certificat d’authenticité ». Il y a en effet l’idée de reconstituer le corps mutilé, sur le mode fragmentaire : tout organe ou fragment d’organe est bon à prendre, le représentant métonymique­ ment. Car les révolutionnaires s’étaient piégés en gardant, dans l’enceinte même du temple royal, dans ces fameuses fosses, les débris de corps, que les rois fantômes continuaient d’habiter (comme l’a restitué Dum as). C ’est ce templefantôme qui est alors symboliquement restauré. Moment anti­ cipé dans la rêverie de Chateaubriand où les rois secouent silencieusement leurs têtes de la poussière de l’ensevelissement. Ces restes-de-corps seront rassemblés dans un ossuaire d ’une dizaine de coffrets fabriqués par l’orfèvre Cahier, où s’affichent les noms des rois « survivants » de la curée. D ’après la statistique rapportée par d’Heylli, ce sont 38 tom­ beaux sur 167 qui sont réinstallés. On décompte aussi les «r e sc a p é s» ... en m orceaux: du côté des V alois, 18 rois, 10 reines, 24 dauphins et 11 personnages divers et, du côté des Bourbons, 7 rois, 7 reines et 47 dauphins (on a toujours eu soin de trier les exemplaires des deux « familles »), revenus de leur « long exil » le 21 janvier 1817. C’est bien modeste en regard de la razzia de 1793, mais le geste de réparation 200

La posthistoire de Saint-Denis montre ce que pèse le signifiant « Restauration », qui s’inau­ gure par un recyclage des restes royaux. Restaurer le régime royal, c’est restaurer, avec leurs tombes, les corps en miettes. Une petite boîte d’agalmata royaux est constituée, qui vient signifier à la Révolution que l’objet royal brille encore, dans l’obscurité de Saint-Denis, dite Lucerna... Le terme agalma est approprié, retrouvant en la circonstance ses connotations d’objet ou d’acte cause de gloire, de délice et d’honneur, soit ce dont il y a lieu de s’enorgueillir. C ’est aussi la statue, ce quelque chose de précieux générateur de plus-value. Rien n’y est entier, Lenoir l’a dit, mais ce « pas-tout » fait se dessiner ce corps mystiquement lacunaire : c’est lui qui aura fait retour. On n’aura jam ais vu une telle concentration de reliques potentielles que sur le charnier ouvert par les révolution­ naires. Dans l’arithmétique de la jouissance, comme l’a noté Lacan, le sujet se compte en tenant la comptabilité de ses « objets1 » : le sujet révolutionnaire se décomptait en comp­ tant les rois déterrés, le « sujet restaurateur » se décompte en énumérant et en « recomptant » les monuments et les restesde-corps, et en ce domaine il n’y a pas de petits profits, le moindre fragment a son poids. On voit bien le défi de ce travail de (la) Restauration : on sait qu’avec la destruction des tombeaux royaux, le point de non-retour avait été atteint, contre lequel il faut imposer et accréditer l’idée de retour. C ’est dans ce climat surréel que se produit cet entre-deux restauratif.

1. J. LACAN, Le Séminaire, VI : Le Désir et son interprétation.

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Tuer le mort

L e SPLEEN POSTRÉVOLUTIONNAIRE

Le XIXe siècle débutant sera tendu entre l’épopée napoléo­ nienne et ce symptôme, très précis et mystérieux, qui se nomme « le mal du siècle ». La description que donne M usset1 de cet Unbehagen romantique traduit une désorientation temporelle, présent vécu dans le dégoût, entre un passé impossible et un avenir incertain. Un lien profond pourrait relier cette mélan­ colie, dont le romantisme fera son habit (mélancolie héroïque), avec l’événement de l’effondrement de Saint-Denis. Ici et là, il est question de « fossile », de destruction et de ruine. Cette sub­ jectivité, qui se ressent erratique, fait allusion à un « trou dans l’Autre » dont il s’agit d’endosser et de subjectiver la perte. Ce qui se cache derrière cette nébuleuse, c’est bien la défaillance du mélancolique à assumer l’existence, faute d’énergie à tuer le père, identifié qu’il est au père mort2. On sent aussi bien la jouissance puisée dans cette douleur d’exister, après exploits et carnages. « Dolorisme » qu’a théorisé Blanc de Saint Bonnet3 au même moment. Du René de Chateau­ briand à l’élégie doloriste, à ’Oberman de Senancour4 à Musset et Ballanche, c’est à ce deuil, dans l’Autre qu’il est fait allusion, et dont le spleen baudelairien sera un rejeton. Telle est cette génération que, au-delà de quelque mystère métaphysique, elle « rayonne l’angoisse » des pères détruits, les fils et petits-fils 1. 2. 3. 4.

A. de M usset, Confession d ’un enfant du siècle, 1836. Voir supra, p. 169 s. A. Blanc de S aint Bonnet , La Douleur, 1849. É. Pivert de S enancour , Oberman, 1804.

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La postbistoire de Saint-Denis devenant eux-mêmes de petits caveaux vides, mais en tirant les ressources d’évocation, par l’érotisation de la tristesse. Ce que récapitule le cas de lypémanie1 régicide présenté par Ballanche dans son « Homme sans nom » et qui s’éclaire de l’identifica­ tion éternisée à la victime. Ce caveau vide, c’est encore Chateaubriand qui en donne la description la plus saisissante : Au lieu du cantique de la mort, qui retentissait sous ses dômes, on n’entend plus que les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert, la chute de quelque pierre qui se détache de ses murs en ruine, ou le son de son horloge, qui va roulant dans les tombeaux vides et les souterrains dévastés2. Horloge qui, faut-il ajouter, ne cessa de poser des pro­ blèmes, tombant en panne à répétition pendant des décennies, comme si quelque chose du temps s’y était définitivement déré­ glé... Si le Chateaubriand politique souhaite que la vie sociale et religieuse du lieu se relance - fût-ce avec l’aide de N apo­ léon ! -, le Chateaubriand romantique prélève dans ce moment de vide une jouissance personnelle, celle de sa génération...

L e « CAS »

DE

« l ’h o m m e

sa n s

NOM » :

l ’a c t e u r m a u d it

À cette subjectivité d ’époque mélancolique, « L ’Homme sans nom » de Ballanche donne son estampille. Ce texte qui 1. Terme consacré par Esquirol en 1819, contemporain de l’ouvrage de Ballanche (à partir du mot grec lupé, « tristesse »), équivalent de « mélancolie ». 2. C hateaubriand, Le Génie du christianisme.

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Tuer le mort pourrait passer pour une sorte de propagande royaliste des­ tinée à souligner l’horreur d’un acte qui impose la culpa­ bilité se présente à l’examen comme la description quasi clinique d’un « cas » en lequel se récapitule cette subjectivité mélancolisée. À l’image de cette patiente de la psychiatrie contemporaine qui, à la question « Comment vous appelezvous ? » rétorquait imperturbablement : « La personne de moi-même n’a pas de nom » 1. Récit d’un voyageur déambulant dans l’arrière-pays alpin et découvrant un village dans un paysage désolé - ruine natu­ relle en quelque sorte. Et, à l’écart de ce village lui-même ravagé, une maison isolée occupée par «le Régicide». Ce que le voyageur découvre là, vivant dans un climat de déréliction, c’est un homme dont c’est peu dire qu’il est rongé par la culpabilité, destin dont il fait récit au voyageur. Avec pour seul bagage le « déplorable patrimoine de son remords » : sa faute inexpiable, c’est, ancien conventionnel entraîné par le vertige du délire collectif, de s’être levé, tel un automate, au moment où se fit l’appel des votants le jour du procès du roi, de s’être entendu dire « oui » à la mort du souverain. C ’est bien de « parricide » qu’il est question, meurtre inabsolvable du père par le fils, qui vaut, dit-il, « mille parricides ». M ais dans ce parricide collectif, Ballanche dégage, en une intuition freudienne, la tragédie d'un qui, dans le groupe, est -4. confronté à une culpabilité singulière. Car ce que le coupable ressent comme inexplicable, c’est au fond d’avoir cédé à sa motion hostile envers le père aimé et idéalisé, faisant chorus avec la foule des vrais haineux. Partage d’une faute avec une multitude, mais sans « solidarité » possible. Tentation 1. François Leuret, Fragments psychologiques sur la folie, 1834.

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La posthistoire de Saint-Denis inavouable d’avoir, lui, le fils fidèle, fraternisé, en un moment d’égarement, avec les frères meurtriers. L ’homme sans nom, c’est Œdipe perdu dans la foule meurtrière, face à cette Sphynge de la Révolution qui mange ses enfants (l’image, qui comble l’analyse, est bien de lui) ! Et quand Lacan avance que le névrosé, c’est « le sans-nom1 », cette formule aurait pu être une allusion cryptée au personnage de l’œuvre éponyme de Ballanche - du moins y fait-elle un écho saisissant. En sorte que lui, cet homme qui prend sur lui le poids du remords de tous les « sans-remords », va jusqu’à se présenter, dans son calvaire mélancolique, comme «le vrai R égicide». Ce qui veut dire qu’il l’assume au point de le revendiquer comme sa propriété personnelle. On y lit une belle description du déchaînement féroce du surmoi mélancolique que rien ne vient consoler. Consonance avec ce que Kant pointait comme « l’inexpiable » et que la seconde partie de l’histoire, où il trouve accueil dans le sein de la religion, n’abolit p a s2. D’où sa fonction de témoin médusé d ’un symptôme collectif, comme « le plus coupable de tous ».

L a t r a g i -c o m é d i e r e s t a u r a t i v e : LA « POÉSIE DU PASSÉ »

Ce « clinicien de l’histoire » qu’est Karl M arx3, dans sa remarquable analyse de la dialectique entre subjectivité et 1. J. L acan , « Subversion du sujet et dialectique du désir », 1960, in Écrits, op. cit. 2. K ant , Doctrine du droit. Voir supra, p. 107-108. 3. P.-L. A ssoun , Marx et la répétition historique, Paris, Puf, 2 ' éd. « Qua­ drige », 1999.

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Tuer le mort processus historique contenue dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte, rencontre la Restauration comme la tenta­ tive « comique » et illusoire de revenir à une phase dépassée de l’universel historique. Il veut y voir une sorte de ruse de la Raison (historique et matérialiste) afin que le sujet de l’éman­ cipation, feignant de la revivre, se convainque d’abandonner définitivement cette phase caduque de son histoire. Ainsi fallait-il, dit le sarcasm e marxien, « la tête de lard » de Louis XVIII pour que la royauté sorte de son moment tra­ gique et réapparaisse en sa dérision, avant et afin d’être définitivement abjurée. Abandon et résiliation du passé dont il reconnaît que le sujet peine à le réaliser - tant « la tradition des générations mortes pèse de tout son poids sur le cerveau des vivants » - , mais condition pour ouvrir « la poésie du futur » d’une humanité déliée de cette inertie qui la maintient dans l’aliénation à son propre destin. Pour M arx, les rois sont morts, mais ne le savent pas - tel le M. Valdémar de Poe1, peut-on ajouter! - et ne veulent pas le savoir (c’est cette illusion que l’on appelle « Restaura­ tion », assise sur le déni). M ais on sent bien, à travers le « retour » limbique des rois, qu’une dimension tragique per­ dure, en un climat hamlétien à la dimension d’un monde historique. La « poésie du passé » insiste, portée qu’elle est par la Vatersehnsucbt, la passion du père, dimension sym­ bolique qui vient grandement compliquer les tâches du sujet de l’histoire...

1. Poe, La Vérité sur le cas de M. de Valdémar, in Histoires extraordinaires, 1856.

C h a pitre

IX

Patrimonial et monumental Le désir du conservateur P arallè lem en t aux «p o litiq u e s», et même avec une longueur d’avance, ceux qui au premier chef parlent de l’événement dont nous faisons l’archéologie sont ceux qui l’abordent en sa matérialité, soit les archivistes, conservateurs et « monumentalistes ». Ainsi apparaît le discours « patrimo­ nial ». On peut même situer là le germe de l’éclosion de ce « culte du monument » (Denkmalkultus) dont Riegl a fait, au début du X X e siècle, un signe distinctif de la modernité. Mais précisément on étonnerait les théoriciens modernes de ce qui se nomme « patrimoine » en leur apprenant que les patressouverains sont inscrits dans leur objet et l’ont même en quelque manière généré, en sorte que la conservation des monuments s’origine symboliquement de la destruction monumentale des corps royaux. Cela révèle un point aveugle, qui pourrait être un refoulé d’origine, dans cette réflexion sur le « monument » dit « historique » : l’enjeu en est bien les des­ tins de la trace, en sa portée inconsciente. Trace mnésique ou «trace-souvenir1 » (Erinnerungspur). C ’est le statut du 1. P.-L. A ssoun , Introduction à la métapsychologie freudienne, Paris, Puf, « Quadrige », 1993 ; « Le mouvement et la trace. “ L’inconscient moteur” », in La Trace: Résonances. Actes du XIV e colloque de thérapie psychomotrice,

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Tuer le mort Denkmal, du monument1, qui est en cause et dont l’épisode de la profanation constitue un tournant dont les effets sont méconnus, tant que l’on n’en dégage pas les enjeux. Point de Denk-mal sans cette idée d’une commémoration, et de quoi, sinon précisément d’un passé meurtrier ? L’événement de SaintDenis fut en effet le déclencheur d’un discours dont le monu­ ment est le pivot et toute archéologie de cette notion s’avère lacunaire, de négliger cet élément où la question de VUwater, Père originaire, vient se colloquer à celle du « monumental ».

L e d is c o u r s « m o n u m e n t a n t e » : ORDRE PATRIMONIAL ET « DÉSIR DU CONSERVATEUR »

Voici un effet important de l’histoire, à la fois décalé et prévalent, sur un autre plan, celui de l’éclosion de l’idéologie patrimoniale. C ’est dom Poirier qui, on a vu comment, a posé la pierre d’angle de cette approche, son texte de référence, le « proto-évangile » du récit. C ’est ensuite et surtout Alexandre Lenoir qui, plus en arrière-plan au départ, poursuit à cette occasion un travail systématique et objectivé qui fait passer du discours de l’archiviste à celui de l’archéologue. C ’est enfin Paris, 9-10-11 mars 2001, Paris, Société internationale de thérapie psychomo­ trice, 2001, p. 185-192; « L a trace folle. Pour une métapsychologie de la trace », Che vuoi ?, 23, 2005, Paris, L ’Harmattan, p. 85-94 ; « Corps tracé et inconscient de la trace», in G. Boêtsch , Chr. H ervé, J. R osenberg (dir.), Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé, Liège, De Boeck, p. 185-198. 1. A. R iegl , Der moderne Denkmalkultus, sein Wesen, ,seine Entstehung (1903), trad. fr. Le Culte moderne des monuments, son essence et sa genèse, Paris, Seuil, 1984.

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Patrimonial et monumental Georges d’Heylli - pseudonyme d’Edmond Poinsot (18331924) - qui, dans son texte de 18721, reprend ces éléments et les systématise. On notera, à la date de parution de son textejalon, que c’est l’occupation de Paris par les Prussiens et leur pénétration dans (et de) la basilique qui donna occasion de revenir à la question. Son texte atteste que l’épisode a trouvé son livre, mouvement qui se prolonge avec l’ouvrage de M ax Billard sur les tombeaux des rois, au début du X X e siècle, un texte d ’Abel Hugo, le frère de Victor, l’ayant précédé dès 18252, ainsi que celui du baron de Guilhermy3. En cette pro­ lixe littérature érudite qui fait le lien entre le « proto­ discours » sur l’événement et la parole patrimoniale du dernier quart du X IX e siècle, ce qui est particulièrement troublant et révélateur est que, quand il est question de « massacre » chez d’Helly, c’est d’abord de tombeaux qu’il s’agit, à propos de la première vague d’août 93 4. Il convient ensuite que la « profa­ nation » commence avec « la violation des cercueils séculaires qui contenaient les cendres des rois et des reines5 ». M ais enfin, c’est comme si, pour forcer à peine la note, l’agression contre les rois était surtout déplorable... parce qu’elle abîmait les monuments. La « profanation des monarques » dont par­ lera plus directement Dumas est dite sous la couverture de celle des tom beaux6. C ’est cette monumentale profanation qui a constitué l’ordre du monumental comme tel. 1. G. d ’H eylli, Les Tombes royales de Saint-Denis, op. cit. 2. Abel H ugo , Les Tombeaux de Saint-Denis, 1825. 3. F. de GUILHERMY, Monographie de l’église royale de Saint-Denis. Tom­ beaux et figures historiques des rois de France, 1848. 4. Op. cit., p. 95. 5. Op. cit., p. 96. 6. C ’est le titre du chapitre IX de Mille et Un Fantômes cité plus haut.

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Tuer le mort On voit apparaître ici, comme symétrique du désir icono­ claste révolutionnaire, le désir du conservateur. Alexandre Lenoir, inventeur de la fonction de musée des Monuments historiques, en constitue une figure clé, ce qui se concrétisa, à l’initiative de Guizot, par la création de l’Inspection générale des monuments historiques, initiée par Vitet et illustrée par Mérimée. Le souci unique de Lenoir, sa «m issio n », comme on commence à dire, est de protéger les monuments histo­ riques, et c’est en ce moment clé de la rage vandaliste qu’il acquiert ses titres de noblesse. Un dessin de l’école française intitulé Alexandre Lenoir défendant les tombeaux de SaintDenis le représente, en 1795, s’interposant héroïquement et pathétiquement entre des ouvriers armés de leurs outils et les effigies royales qu’ils menacent. Alors que son attitude, sur le moment, fut sans doute plus prudente... Saint-Denis apparaît au visiteur comme le paradigme concret de ce lien du monumental à l’histoire qu’elle offre au regard : ce que le regard perçoit d’abord, c’est le labyrinthe de statues, de sarcophages, de mausolées, ces spectres de monarques, tout ce défilé royal de fantômes, qui racontent de si éloquente façon l’histoire de l’ancienne Basilique, écrite en marbre et en granit, dira Billard en 1907b Et pour cause : les tombeaux se posent un peu là, ils sont comme dotés d’une sur présence... depuis qu’ils se sont débarrassés de leurs corps royaux. Ayant perdu leur valeur d’usage, comme cénotaphes - sépultures vides sans corps autre que de pierre et de marbre, telle la numisma­ tique qui adore la monnaie séparée de sa valeur d’usage -, 1 1. M. Billard , Les Tombeaux des rois..., op. cit., p. 12-13.

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Patrimonial et monumental mais ayant une fonction de pure commémoration, les tom­ beaux deviennent de purs objets monumentaux et, au-delà, les édifices qui les contiennent. La mémoire s’écrit désormais en marbre et en granit. Une visite à la basilique, aujourd’hui comme hier, permet de se mettre sous les yeux cette accumula­ tion de signes de pierre, richesse qui s’avère le symptôme visible au moyen duquel il s’agit de meubler le Trou d’origine. « Troum atism e » grandiose sur lequel s ’étaie le désir du « grand conservateur ». Inflation monumentale qui naît de la « déflation » symbolique d’origine. Ce que l’on a pu désigner comme un «m usée de bric-à-brac1 ». M ais ce qui s ’affiche ainsi, c ’est un fétichisme du marbre et de la pierre. On n’oubliera pas que la forme première du fétichisme, des Boetiles antiques aux menhirs, est un fétichisme de la pierre12. « Pierres huilées » ou « divinisées » où s’accroche le premier « sentiment de l’Autre », celui du Bethel biblique sur lequel s’appuie la tête de Jaco b 3, en faisant il est vrai la première marche de l’ordre symbolique et que l’on retrouve jusque dans les statues érigées de l’île de Pâques...

L e d é s ir r e s t a u r a t e u r

Le moment le plus révélateur est celui où ce pouvoir patri­ m onial, celui des « monumentalistes », alors même qu’il s’insère dans l’idée de conservation de l’ancien, se met à juger 1. M o n t a l e m b e r t , Discours de à la chambre des Pairs, 27 juillet 1847. 2. P.-L. A s s o u n , Le Fétichisme, op. cit., p. 15. 3. La Bible, Genèse, 35 ,1 .

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Tuer le mort sévèrement la pratique de « restauration » ... de la Restaura­ tion (politique). On pourrait penser que la Restauration agrée particulièrement au désir restauratif du monumental, mais l’examen du discours monumentaliste, fût-ce entre les lignes, montre qu’il n’en est rien. D ’une part, la façon dont l’abbaye est restaurée est tour­ née en dérision par les spécialistes récemment autopromus. On trouve une description intéressante et sarcastique de la façon dont par exemple on a voulu restaurer un décorum factice, en mettant en symétrie tombeaux de rois et de reines, quitte à créer des couples factices1. L ’autorité du conservateur invalide l’autorité politique à légiférer sur cette affaire, signi­ fiant ainsi qu’elle est désormais la sienne. D’autre part, là où la Restauration tient à restituer leurs biens aux propriétaires d’origine, notamment les églises, ce qui est a priori compréhensible, le conservateur ne veut qu’une chose... les conserver, en un lieu spécialement destiné à cet effet. Démantèlement et dépossession de son Musée consacrés par l’ordonnance royale du 16 décembre 1816, que Lenoir sur le fond n’a pas pardonnés à la Restauration, alors même qu’il feint de se réjouir et d’ « applaudir [...] à cette juste restitution », ne serait-ce que pour obtenir le précieux poste d’administrateur des monuments de l’église royale de SaintDenis. La vérité est que le « conservateur » revendique l’auto­ rité sur les monuments comme s’il en était le propriétaire moral, au nom d’un surmoi monumental, dont le but est de créer un enclos préservé du passé. Il s’élabore donc bien dans l’après-coup de la destruction révolutionnaire. C ’est comme si celle-ci justifiait désormais le transfert de propriété au 1. G. D’H eylli, Les Tombes royales de Saint-Denis, op. cit.

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Patrimonial et monumental service social de conservation, la conservation devenant même un office. C ’est à l’Assemblée constituante que l’expression « monu­ ment historique » fit son apparition dès 1790, dans le rapport d’Aubin-Louis M illin1, tandis qu’est créée par l’Assemblée nationale une Commission conservatrice des monuments2. Il ne faut pas oublier que Saint-Denis était devenu un entrepôt général des sépultures et objets funéraires de la royauté, de Royaumont et de la Sainte-Chapelle. Saint-Denis devint donc une sorte de métropole monumentale, un «conservatoire», avant d’être désigné - par la même logique contrastée - à la destruction. M ais c’est Lenoir qui, nommé pour la création d’un musée des Monuments français, donne à la chose sa légitimité instituante. Ce qui est en train de se passer est l’émergence d ’un pouvoir conservatoire, qui renvoie dos à dos les pôles politiques antagonistes, la Révolution qui a porté atteinte au patrimoine par le désordre destructif, mais aussi - et au fond de façon plus dangereuse pour ce nouveau pouvoir qui veille, comme sur la prunelle de ses yeux, sur le monument authentifié - la Restauration qui y introduit un ordre trompeur et par exemple ne remet pas les tombeaux à leur vraie place parce qu’ils gênent le passage des cortèges du nouveau pouvoir royal !

1. A.-L. M i l l i n d e G r a n d m a i s o n , Antiquités Nationales ou recueil de monuments, pour servir à l’Histoire générale et particulière de l’Empire françois, tels que tombeaux, inscriptions, statues, vitraux, fresques, etc. ; tirés des abbaïes, monastères, châteaux et autres lieux devenus domaines nationaux, présenté le 9 décembre 1790. 2. Décret du 13 décembre 1790.

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Tuer le mort

L es

sentinelles des ruines

: vers l ’ anastylose

Le pouvoir des Monuments historiques s’approprie, nou­ veau discours du Maître, ces biens qui désormais ne sont plus à personne... qu’au grand Musée dont ils s’instituent les gar­ diens et prétendent détenir les clés, comme porte-voix de la Culture. Alors qu’autrefois, le caveau des rois de Saint-Denis avait deux clés, dont l’une était détenue par le nouveau roi et l’autre remise à l’abbé de Saint-Denis. Gardiens du Temple dont la puissance s’inaugure, si l’on en a bien reconstitué l’effet de souffle, par la destruction du « temple » de SaintDenis. Par cette destruction apocalyptique, et en quelque sorte grâce à elle, les tenants des « Monuments historiques », sentinelles des ruines, se sont constitué un empire, comme défense et « mise à part», sinon confiscation, des traces du passé. Somme toute, Lenoir est plus à l’aise avec les « van­ dales » qu’avec les mauvais restaurateurs «intéressés». Car contre les premiers, il protège, sauve et s’approprie ; contre les seconds, il doit défendre pied à pied son propre exercice du droit de la propriété patrimoniale « artistique». Bref, il se pose en s’opposant aux revendications du pouvoir politique et au caractère arbitraire de la « restauration », complaisam­ ment souligné et dénoncé. Un détail savoureux apparaît dans ce contexte, celui d’une « fantaisie matrimoniale » de la Restauration joliment et iro­ niquement décrite : « Après avoir fait le compte de leurs person­ nages, ils arrêtèrent que chaque roi de marbre aurait droit à une épouse de la même matière qui partagerait avec lui 214

Patrimonial et monumental les ennuis de la tombe1. » Composition de couples factices, n’ayant plus rien à voir avec la réalité d’origine. Ainsi « les monuments augustes» sont-ils réduits à l’état d’ « objets de pure curiosité ». En critiquant les « incestes de pierre » et les « adultères de marbre », bref les « immoralités archéologiques » de cette restauration arbitraire et maladroite, d’Helly, à la suite de Lenoir et de Guilhermy, renvoie dos à dos l’État vandale révolutionnaire et l’État restauratif qui, sous prétexte de réta­ blir l’ordre, crée un chaos monumental, du moins sous l’œil du spécialiste. Ainsi se dessine le message : le politique détruit, le monumental protège, comme si l’on était entré avec cet acte dans une autre histoire, «supra-politique». D’où la concur­ rence aiguë entre le politique et le monumental pour la fonction de conservation. Nous sommes entrés dans le paradigme de la Conservation monumentale, avec sa « volonté de puissance » qui en éclaire décisivement l’avenir. Le principe du monumen­ tal et du patrimonial comme forces idéologiques est posé en réaction salutaire à cette annihilation. Le conservateur est la sentinelle présente près du monument (tombal ou autre), veillant à sa sécurité et à son écriture. Quant à la Restauration (politique), elle n’aura fait à ses yeux que créer un nouveau désordre monumental sous l’ordre apparent, sous couleur de rétablir les formes et les distinctions que les exhumeurs de 93 avaient voulu plonger dans un magma informe. Cela ouvrira la voie à 1’anastylose2, technique archéologique de « relèvement » des ruines, art de reconstruire l’édifice ruiné, via la singularité du fragment et la loi de la structure. 1. Baron DE G uilhermy, M onographie..., op. cit., cité par G. d ’H eylli, Les Tombes royales de Saint-Denis, op. cit. 2. Ou anastïllose, du grec anastellein, relever (ce qui est en bas ou « à bas » ).

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Tuer le mort

SOUS LA DALLE, LE CORPS : LA PIERRE ET LE PÈRE

Mais précisément, quel est le statut des personnes royales dans ce discours ? Elles comptent d’abord au titre d’incrusta­ tions monumentales. Pas plus, mais pas moins non plus: chaque monument est nommé et renommé par un nom de roi. Le nom même de « conservateur », quelles que soient l’utilité et la noblesse de la fonction revendiquées, sent le formol. M ais voici en effet la révélation qui touche à la conservation du passé en son ressort inconscient : quelque chose de la « momie royale » a marqué l’entrée en scène du patrimoine. Le monumentum, ce qui est littéralement chargé d’ « avertir » autant que de « faire se souvenir », est apparu en sa fonction précieuse à ’agalma, d’objet précieux cause d’un désir élevé à l’Objet culturel, au moment où il a fallu le sauver de l’attaque destructive et du ravage auquel il était promis. À la limite, le « gisant », pur être monumental, est plus intéressant que le corps du roi, encapsulé dans son tombeau. La beauté à pré­ server bénéficie de l’aura de la mort. De quoi soupçonner que la main vengeresse de la République aura, ironie de l’histoire, consacré le Monument. C’est aussi le « mythe fondateur » du conservateur, dissi­ mulé dans l’ombre de l’édifice et le protégeant des vandales (mais aussi et surtout des pseudo-« restaurateurs »). Il faut donc s’en souvenir : derrière tout monument, sous sa dalle en quelque sorte, il y a, ab origine, un (roi) mort... Cela mènera, en retour, le désir du politique à marquer son pouvoir d’un édifice illustre et conservatoire, bref tombal, sous lequel il 216

Patrimonial et monumental demeurerait enterré symboliquement au-delà du temporaire de son mandat et ainsi éternisé comme père mort... Un autre effet, indirect, de la profanation de la crypte royale pourrait être la laïcisation de la mort illustre. Le tour­ nant est pris dès 1791 avec la décision de créer sur le site de l’église Sainte-Geneviève un édifice dédié aux grandes indivi­ dualités ayant mérité la considération de la Patrie. « Aux grands hommes la patrie reconnaissante » : le frontispice du Panthéon vient signifier qu’à côté de « la grandeur d’établisse­ ment », la « grandeur naturelle » 1 dispose désormais de son édifice. Voilà qui annonçait une réévaluation de la « gran­ deur ». Comme s’il y avait un effet de « vases communicants » entre le vidage de la crypte royale et le remplissement de ce temple laïque. Le Panthéon moderne s ’inventerait sur la ruine de Saint-Denis, ou du moins porterait à l’expression cette réévaluation de l’économie symbolique des « grands hom m es», d’une majesté toute laïque... Un événement le confirme : l’enterrement de M arat, le 16 juillet 1793, au Pan­ théon, après une procession funèbre à travers Paris au bout de laquelle le corps est solennellement démembré, en ce qui apparaît comme une parodie républicaine du démembrement rituel des rois - à cela près que le cœur et les entrailles sont déposés dans des urnes exposées à la vénération publique. Cela au moment où la procédure de destruction de SaintDenis, lancée puis ralentie, va exploser. Le révolutionnaire sanctifié croise en quelque sorte le roi désanctifié, par déloca­ lisation du centre monumental, de Saint-Denis au Panthéon...

1. B . PASCAL, Trois Discours sur la condition des Grands, 1670.

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Tuer le mort

c

L e legs monumental : POSTHISTOIRE D’UN DÉSIR

Le désir du conservateur est-il politiquement conser­ vateur ? Ce désir de conserver le passé comme tel, en l’état donc, peut sembler s’appuyer professionnellement sur un «p asséism e». M ais justement il a émergé de la destruction révolutionnaire qu’il prolonge. Le « restaurateur » se veut celui qui prétend surclasser le clivage politique. La reconstruc­ tion comme à zéro chez Viollet-le-Duc aurait-elle été concevable sans cette destruction qui a créé un point de nonretour1 ? Et cet « artiste démolisseur », comme s’autoprésente le baron Hausmann, refaçonneur de Paris, au début de ses Mémoires2, n’est-il pas à inscrire dans la posthistoire de ce paradigme de Saint-Denis ? C ’est avec Viollet-le-Duc que la « Restauration » au sens architectural se constitue en une véri­ table catégorie, comme l’atteste l’article «R estau ratio n » de son Dictionnaire, véritable « Discours de la méthode » de l’architecte qui constitue aussi la profession de foi du désir du restaurateur : restaurer un édifice, précise-t-il, « ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n ’avoir jam ais existé à un moment donné3 ». Il y a chez Viollet-le-Duc la conscience très ferme 1. Voir l’influence de l’ouvrage du baron F. de G uilhermy , L ’Abbaye de Saint-Denis. Tombeaux des rois de France, Cazilhac, Belisane, 2002 sur l’appré­ hension par Viollet-le-Duc des gisants de Saint-Denis. 2. G.-E. H aussmann , Mémoires, 1 8 90-1891, 1.1. 3. E. V iollet-le-Duc , Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XT au xvT siècle, vol. 8. N ous soulignons.

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Patrimonial et monumental que la Restauration architecturale est une idée exclusivement moderne, absolument distincte de toutes les « politiques » antérieures du monument. Or, cela aurait-il été possible sans la césure que la destruction monumentale a créé ? Aussi bien at-il placé l’une de ses dernières ambitions dans la restauration de la basilique de Saint-Denis, dès 1846, tendant à restituer ses volumes et son décor d’origine et à reconstruire sa façade occi­ dentale. En 1860, il édifie un audacieux et coûteux projet de restauration de Saint-Denis, dont il veut faire une sorte de musée et qui au reste subit les bombardements prussiens en janvier 1871. Projet de longue haleine - il durera jusqu’en 1879 - qui s’est relativement enlisé, en contraste avec ses autres prestigieux chantiers, comme si le lieu restait marqué par un sceau d’ « irrestaurable », alors même que l’idéal de « restauration » est né par contrecoup de ce ravage. Refaire à neuf et « à nouveaux frais » l’écrin tombal et la demeure du Père, voilà ce qui transparaît en filigrane de ce désir, dont on a souligné l’exagération et l’ambiguïté, mais qui, au-delà de ses dégâts, est conséquent, en sa logique propre : restaurer le monument tel qu’il devrait être, en son eidos ou forme idéelle... Sauf à faire légiférer la subjectivité architectonique du grand architecte, qui ne demande plus l’avis de personne... pas même du Père. Cette féroce volonté de restaurer à tous crins pourrait procéder, à sa façon, par la force des choses, du contrecoup de la grande « table rase » profanatoire. Il nous paraît ainsi hautement révélateur que l’épisode ait donné lieu à l’une des émergences majeures de la conscience de ce que l’on a appelé « patrimoine », terme qu’il faut prendre à la lettre, en ce qu’il fait résonner de la métaphore paternelle. À travers la personne de l’archiviste-conservateur, c’est la disso­ ciation du corps du roi et du monument qui cristallise le 219

Tuer le mort «sentim ent archéologique». La profanation des tombes royales est donc un chapitre majeur et oblitéré de la genèse de la conservation des Monuments historiques, voire son focus originarius ou sa naissance secrète. Car cet acte, il faut le souli­ gner, aura séparé la tombe de la sépulture et transformé le mausolée en cénotaphe. De fait, les tombeaux des rois ont majoritairement survécu à l’élimination des corps royaux, leur entassement signe même l’élimination des corps. La Révolu­ tion aura donc eu pour effet de disjoindre le tombeau royal de son contenu humain, contribuant à le constituer comme monumentalité, en tant que tombeau vidé de ses « cendres ». Autrement dit : le tombeau vidé de ses cendres, telle est la figure du monument pur. Qui sait dès lors ce qui perdure, dans cette vénération moderne du monument et jusque dans l’imaginaire patrimonial, de ces restes-de-pères (royaux) ? Ce paradigme va au moins jusqu’au «M onument aux m orts». On sait comment la guerre de 1914-1918 a produit, par la dynamique même de l’hécatombe, une surproduction monu­ mentale de 38 000 statues, une par circonscription, chaque soldat mort trouvant son inscription monumentale virtuelle. Elévation du « poilu » au statut d’imago, consécration de l’effi­ gie populaire, qui se complète du culte du « Soldat inconnu ». C’est en tout cas dans un acte aussi délibérément destructif que la profanation de 93 que se cristallise à l’origine cette notion de conservation, à l’échelle de la modernité (politique et esthé­ tique). Ainsi le « patrimonial » aurait-il été secrètement baptisé tant par la haine des pères que par son effort de « réconciliation avec le père» (VaterversòhnungJ1. Il faut s’en souvenir pour apprécier le culte du monument, en son présent et son avenir. 1 . F r e u d , Totem et tabou.

C h a pitre X

Le corps baroque de la souveraineté L’enjeu politique de l’histoire Q uand, après de longues années, l’empereur Othon III vint visiter le tom beau où reposait la dépouille mortelle de Charlem agne, il entra dans le caveau avec deux évêques et le comte de Laum el qui a rapporté ces détails. Le co rps n’était point couché com m e celui des autres morts, m ais bien assis sur un siège comme une personne vivante. Il avait une couronne d ’or sur la tête, et tenait le sceptre entre ses mains, qui étaient couvertes de gants ; m ais les ongles avaien t poussé et percé le cuir des gants. Le caveau avait été solidement muré avec du m arbre et de la chaux. Pour y arriver, il avait fallu briser une ouverture. Au moment où l’on y entra, on sentit une odeur très forte. T ous plièrent aussitôt ie genou, et témoignèrent leur respect au mort. Othon lui m it une robe blanche, lui coupa les ongles, et fit remettre en état tout ce qui était devenu défectueux. Aucune partie des m em bres ne s ’était décom posée, à l’exception du nez dont la pointe était cassée. Othon y fit remettre une pointe d ’or : puis il prit dans la bouche de l’illustre m ort une dent, fit murer de nouveau le caveau, et s’en fut. La nuit suivante, Charlem agne, dit-on, lui app aru t en songe, et lui annonça que lui, O thon, ne vivrait p a s longtemps, et ne laisserait p as d ’héritiers.

CZ>’est par cet extraordinaire passage liminaire de l’essai de Heine De ïA llem agne1, relatant «certaines traditions 1. H. H e in e , De l’Allemagne, préface de la l re édition, 1835.

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Tuer le mort allemandes», qu’il convient d’introduire l’enjeu politique de fond de la profanation de 1793. On aura remarqué que le récit en soi impressionnant, chef-d’œuvre d ’ Unheimliche politique, résonne en un étrange « déjà-vu » lorsque l’on a traversé l’épisode de profanation des rois de France. Alors même qu’il va plutôt dans le sens de la restauration - au sens le plus littéral - du monarque, le récit légendaire préfi­ gure, en sa forme même, l’acte révolutionnaire, celui qui lie l’héritage de la souveraineté au « déterrement ».

L ’a c t e d ’O t h o n : LA PROFANATION RESTAURATRICE

La fable politique dit l’initiative d’Othon III, le dépositaire de l’Empire romain germanique entre 996 et 1002, de fonder sa légitimité en allant visiter Charlemagne en son mausolée. Ce récit, de mythologie fondatrice, situe l’épisode en l’an mil, « pile » au milieu du monde médiéval, dans une temporalité évidemment messianique. Nous l’avions rencontré dans le contexte de l’examen de la fonction de la répétition dans l’his­ toire1, trame de philosophie de l’histoire qui relie Heine à Marx. Récit saisissant, en ce qu’il figure directement le lien entre la mort et la fiction du « Maître absolu » dont se sou­ tient le fantasme de souveraineté structurant du politique, en un drame à l’apparat baroque, dont « la mort livide » est le dernier acte. Si M arx posait la loi que « tous les grands 1. P.-L. ASSOUN, M arx et la répétition historique, Paris, Puf, 1978 ; 2e éd. « Quadrige », 1999.

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Le corps baroque de la souveraineté événements et personnes de l’histoire se répètent pour ainsi dire deux fois, la première fois comme tragédie, la seconde comme farce1 », il faut faire place, dans l’entre-deux, à cette figure baroque, irréductible à la tragédie comme à la comé­ die, où le drame universel se conjugue avec le tragique existentiel, celui de l’incarnation corporelle du Souverain.

Le

T r a u e r s p i e l révolutionnaire o u le

« M aître

absolu

»:

LE « DRAME BAROQUE FRANÇAIS »

Ce qui frappe dans ce récit d’un étrange réalisme surréel, c’est en effet la mise en spectacle de la souveraineté, dans une atmosphère digne du « drame baroque allemand » dont Walter Benjamin a fait la généalogie2. Homologie qui s’est imposée à nous au fur et à mesure de l’écriture de l’épisode révolution­ naire, en son envers inconscient, comme un effet de structure et qu’il s’agit de souligner en point d’orgue. Cette mise en scène baroque du cadavre souverain, que l’on désigne au XVIIe siècle comme Trauerspiel, littéralement le « jeu » - au sens d’une mise en scène - « de tristesse », jeu funèbre, mais plus radicale­ ment « drame du deuil » (c’est l’autre sens du mot Trauer) et spécialement de la figure du souverain endeuillé. Comme si ce que les grands représentants du genre, de Gryphius à Opitz en passant par Lohenstein et Hallmann3, illustraient, au théâtre et 1. K. M arx , Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte, 1852. 2. W. B e n j a m i n , Origine du drame baroque allemand, op. ait. 3. Martin Opitz (1597-1639), Andreas Gryphius (1616-1664), auteur de

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Tuer le mort dans la poésie, la Révolution allait le faire passer dans la réalité, selon une théâtralité homologue, du moins dès lors que l’on en a reconstitué le scénario. Ce qui s’accomplit entre les deux siècles de régicide, le XVIIe siècle de Charles Ier et le xvnne siècle des Bourbons, au-delà de la diversité des contextes historiques et politiques. Le centre en est, on l’a vu, le statut du cadavre royal, comme dépouille incarnée de la souveraineté bafouée. Ainsi, il s’agit bien, avec la profanation révolutionnaire, d’un crime politique, sans effusion de sang - et pour cause, ce qui en décuple la violence symbolique. Crime total en ce que justement il vise l’être d’une chair qui a cessé de saigner. Les corps meurtris ex-sangues suggèrent l’idée d’une immor­ talité de la victime coupable, con-sacrée paradoxalement par le geste qui en exige l’annihilation et la mise à mort sacrifi­ cielle. La souveraineté serait-elle, comme la beauté, ce qui est au-delà de l’outrage ? Deux différences flagrantes entre les deux épisodes : d’une part, il s’agit d’un passage de relais, Othon se tenant dans le sillage de l’empereur d’Occident et quêtant de cette « visite tom­ bale » une légitimité et un visa ; d’autre part, il ne s’agit pas à proprement parler d’une profanation - elle n’est ni violente ni destructrice, et même empreinte d’une totale déférence. Quoique : pénétrer dans un tombeau suppose bel et bien une effraction et il est précisé qu’il fallut briser le mur de chaux et de pierre, sans demander la permission de l’habitant du lieu, tout en semblant vouloir faire accroire que l’empereur d’Occident défunt attendait son visiteur ! Othon ne sera l’héritier de Charles Stuart, ou le souverain assassiné, 1649 et de Le Légiste magnanime ou la mort d ’Émilien Paul Papinien; Daniel C aspar von Lohenstein (1635-1683), auteur d’une Sophonisbe.

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Le corps baroque de la souveraineté Charlemagne qu’à violer respectueusement sa sépulture. L’opé­ ration a-t-elle réussi ? La chute de l’histoire stipule qu’Othon mourra peu de temps après et qu’il ne laissera pas d’héri­ tier - comme s’il y avait eu punition pour ce viol de sépulture et ce qu’elle suppose d’ubris, d’orgueil transgressif. Si, pendant le tête-à-tête, Charlemagne s’est tu, et pour cause, il va donner à Othon sa réponse prophétique en rêve. C ’est un « Non » défini­ tif : « Il ne sera pas son héritier. » Riposte à l’intrus de son tombeau, celui qui prétend être son successeur et son « col­ lègue ». On connaît le thème de la mort violente qui vient en châtiment de ceux qui ont pénétré dans la pyramide interdite et violé l’espace privé du pharaon. Othon aurait en ce sens été un profanateur malgré lui. Cette effraction est légitimée par cette idée d’une filiation. Dans la description hallucinée qu’en donne Heine dans De VAllemagne, avec son sens habituel des effets, l’épisode prend un relief saisissant, justement à travers cette dimen­ sion de jeu avec l’ossuaire. On y retrouve la thématique de l’odeur et la mise en scène du corps. Et puis ce détail majeur du récit, qui en livre la signification : ce nez cassé en sa pointe, cette fracture de l’appendice nasal qui montre la lésion phallique du corps impérial - et qui permettra au « res­ taurateur » - on sait maintenant toutes les résonances du terme - de placer son propre emblème phallique, en répara­ tion de cette cassure, par une chirurgie plastique qui en fait le prétendant à la rénovation de l’institution. Tout cela est poli­ tiquement très bien pensé et esthétiquement ficelé. S’y ajoute ce détail troublant de la «ro b e blanche», qui confère un caractère immaculé, voire féminisé, et évoque un mariage qui n’aura pas lieu, après qu’Othon eut « fait sa cour » à l’Empereur. 225

Tuer le mort Le souverain fondateur de l’empire d’Occident n’est ni allongé ni enfermé dans un cercueil : en position assise, il semble siéger pour l’éternité, la couronne fixée sur son chef et le sceptre comme scellé à la main. Sentinelle de la Souveraineté. Telle est la figure souveraine, dans l’indécidable entre vie et mort : « plus fort que la mort » quand il est vivant, comme éternellement vivant à l’état de mort. Son héritier présomptif, particulière­ ment « obséquieux», est aux petits soins avec lui - Freud a attiré l’attention sur l’ambivalence sous-jacente de cette défé­ rence 1 - , il se fait manucure, lui coupant les ongles qui - image typiquement (pré)baroque - ont percé les gants de cuir, venant rappeler l’incarnation (sur un mode excrémentiel marqué). On relèvera l’extrême fétichisation du corps souverain, dont la dextre est gantée. Nous ne sommes pas loin du reliquaire mani­ festant la généalogie de la souveraineté : entre vie et mort. La notion de souveraineté est le maître mot de la moder­ nité politique. La souveraineté dit le « supérieur » (le terme dérive du latin superus) : elle désigne donc l’autorité suprême. La doctrine politique en montre le cheminement au tournant de la modernité, à partir des Six Livres de la République de Jean Bodin2. Celui-ci la présente en effet comme un concept neuf, irréductible tant au modèle romain de l'imperium qu’aux fondements religieux : il s’agit de l’avènement d’un ordre étatique, « souveraineté perpétuelle et absolue de la R épublique». En deçà, Le Prince de M achiavel3 théorise l’instance ainsi nommée, qui subjective le pouvoir en puis­ sance. La Boétie l’a senti, qui lui oppose le « Contr’Un ». La 1. Voir supra, p. 95-98. 2. J. Bodin , Les Six Livres de la République, 1576. 3. N. M a c h i a v e l , Le Prince, 1516.

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Zc Le corps baroque de la souveraineté souveraineté énonce en effet qu’ « il y a de l’U n ». Ainsi se dessine la figure du « dieu mortel » qu’est l’État-Léviathan de H obbes, tirant sa puissance et sa légitimité du « contrat social » et permettant sa sortie de « l’état de nature12». C ’est aussi bien la figure de la souveraineté populaire théorisée dans Du contrat social2 par Rousseau, lui dont la dépouille, sur le chemin qui la mena au Panthéon le 10 octobre 1794, fit une station, comme par hasard, devant Saint-Denis où il reçut l’hommage funèbre, un an après les profanations ! Tout, déci­ dément, fait symbole en cette affaire. L’instance souveraine est celle supposée pouvoir (subjecti­ vement) tout ce qu’elle peut (objectivement), en sorte que son pouvoir s’étend aussi loin que sa puissance. Le souverain n’est pas simplement celui qui a du pouvoir, mais celui qui est puis­ sance. Chez l’être investi de souveraineté, l’étendue du pouvoir recouvre celle de la puissance. D ’où la prodigieuse activité qui est attribuée à l’agent de la souveraineté, comme mise en acte de la plenitudo potestatis. On comprend pour­ quoi, en contraste, l’extinction de sa puissance et la perte du pouvoir s’accompagnent d’un prodigieux « renversement dans le contraire » qui alimente le destin masochiste du roi déchu dégagé plus h au t3, ainsi passivé, effondrement de l’étoile sur elle-même à la façon d’un « trou noir » ... Ce qui fonde la légitimité de cette instance, c’est le transfert de la puissance populaire à une instance-sujet qui la représente sans jamais l’épuiser. Ce que Rousseau décrit de cet « irreprésenta­ ble » - distinguant la « Volonté générale » de la « volonté de Léviathan, 1 6 5 1 , c h a p . x v n . contrat social, 1 7 6 2 . 3. Voir supra, p. 181s. 1. H o bb es,

2 . R o u ssea u , D u

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Tuer le mort tous » - montre que la souveraineté incarne de façon visible, voire éclatante, une certaine « chose » irreprésentable. La montée au zénith du logos politique de l’idée de souve­ raineté, de la Renaissance à la Révolution, convoque le roi à cette position éminente et vulnérable, vulnérable de son émi­ nence même (c’est là le noyau tragique du politique en son statut « baroque »). Car l’Un le plus puissant est aussi le plus exposé. Il prétend incarner la souveraineté, dont il s’avère qu’elle est irreprésentable, ce qui en fait le plus puissant sem­ blant. La Révolution française est l’événement même de la rencontre de cet être de la Souveraineté, comme volonté géné­ rale et souveraineté populaire. M ais du coup cette question, interne, elle la rencontre en miroir à travers la souveraineté royale, en son rapport aux corps des rois candidats à l’incar­ ner. Il s’agit alors de réduire à rien, de réduire au rien la souveraineté royale en réduisant en poussière le corps des rois. M ais on voit l’enjeu et le risque de l’opération. C ’est au nom d’une logique de la souveraineté que l’arrêt de mort du dernier spécimen de l’espèce royale est signé, ce que Saint-Just énonce avec une grande clarté : Il ne suffit pas de dire qu’il est dans l’ordre de la justice éter­ nelle que la souveraineté soit indépendante de la forme actuelle de gouvernement, et d’en tirer cette conséquence, que le roi doit être jugé; il faut encore étendre la justice naturelle et le principe de la souveraineté jusqu’à l’esprit même dans lequel il convient de le juger1. Mais du coup la mise en jugement et « l’exécution dans les formes » du roi produisent, selon le remarquable diagnostic 1. S a in t - J u s t , « Jugement du roi ». Voir supra, p. 132-134.

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Le corps baroque de la souveraineté de Kant, un violent « renversement » principici où l’être de la souveraineté se montre, jusqu’à horrifier le témoin d’un tel événement1. Horreur rationnelle, et non sentimentale. Le pas­ sage d’une souveraineté à l’autre ne peut se faire que sous le signe de la mort, par où se dénude l’affinité de la figure du souverain avec le maître absolu qu’est la Mort, qui reçoit ici légitimement sa redoutable majuscule.

N a r c is s is m e e t s o u v e r a in e t é : LA MAJESTÉ EN MÉTAPHORE

Plus précisément, frontière du narcissisme et de la mort. Car cela fait de la souveraineté éminente une figure élective du narcissisme au sens analytique. Ce n’est pas un hasard si la métaphore royale chez Freud converge avec l’illustration du narcissisme. « Sa Majesté le M oi [seine M ajestàt das Icb], héros de tous les rêves éveillés2 », «H is majesty thè B ab y », comme le dit l’essai majeur sur la notion, évoquant le tou­ chant narcissisme parental intronisant le nouveau-né comme promesse d’accomplissement rétrospectif de son propre nar­ cissism e3, narcissisme par délégation en quelque sorte: 1 . K a n t , Doctrine du droit, 4 9 . V o i r supra, p . 1 0 7 - 1 0 8 . 2. F r e u d , L ’Écrivain et le Fantasmer, 1908. Sur le contexte de cette for­ mule, nous renvoyons à notre ouvrage, Littérature et psychanalyse. Freud et la création littéraire (1996), Paris, Ellipses, 2014. 3. F r e u d , Pour introduire le narcissisme, 1914. On a pu y deviner une allusion à une peinture de l’époque d’Édouard VII où l’on voit des policiers arrêtant la circulation pour laisser passer le landau d ’une bonne d’enfants, dans lequel siège un bébé.

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Tuer le mort l’enfant est une figure de souveraineté, dans la mesure où il paraît céder le minimum à l’objet (du moins tant qu’il ne parle pas et dépasse la « lallation », régime de souveraineté de la langue). Le souverain pour sa part est foncièrement silen­ cieux, son image faisant l’économie de sa parole. Entre le bébé, si démuni, et le souverain, si nanti, il y a un monde, mais on y trouve une troublante équivalence sur le plan inconscient comme versions du narcissisme - ce que l’épisode de l’identifi­ cation de Louis XV mort à l’enfant langé1, le roi-enfant en quelque sorte, illustre curieusement. Bref, l’infantile renseigne sur ce qui auréole le Souverain comme étoffe narcissique du fantasme. L ’enfant est celui que l’on soigne et auquel on obéit, le roi celui auquel on obéit mais en fait que l’on soigne, ce que confirme sa nature totémique2. Parmi les « monstres » narcissiques, Freud mentionne, outre l’enfant, le fauve, le criminel, l’humoriste et la femme qui n’aime qu’elle-même. Autant de figures de la souveraineté, somme toute.

P a r r ic id e e t r é g ic id e : SOUVERAINETÉ ET MÉTAPHORE PATERNELLE

Au-delà du Narcisse souverain, il y a à penser en son juste lieu l’articulation entre souveraineté et métaphore paternelle dans l’ordre inconscient. Cela pose la question de la dimen­ sion inconsciente de cette catégorie politique, qu’il convient, 1. Voir supra, p. 62-63. 2. y o u supra, p. 98.

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Le corps baroque de la souveraineté au-delà de toute « psychologisation », de penser en son lieu proprement politique, pour saisir en retour en quoi elle se soutient du « paternel » en sa dimension proprement symbo­ lique. Tout d’abord, c’est au moment du régicide que se dévoile et se trouve mise à nu cette dimension. Sur le plan du droit politique, l’assimilation juridique s’atteste, on l’a vu, par la modalité homologue du châtiment du régicide et du parri­ cide. C ’est ensuite le thème inlassablement traité du roi « père du peuple » qui insiste à magnifier la fonction royale dans le registre paternel. Dans la volumineuse littérature qui tisse sur cette rhétorique, le texte de Robert Filmer, Patriarcha, l’illustre le plus directement, au moment même où le modèle s’exténue, à la fin du XVIIe siècle, en se heurtant à la conception hobbesienne de la souveraineté : Si nous comparons les droits naturels d’un père à ceux d’un roi, nous voyons qu’ils sont identiques, sans autre différence que leur étendue ou leur importance. Tout comme le père qui est à la tête d’une famille, le roi, en tant que père d’un grand nombre de familles, prodigue ses soins pour préserver, nourrir, habiller, instruire et protéger la communauté dans son ensemble h en sorte que « tous les devoirs d’un roi se résument à ce soin paternel universel auquel il est tenu envers son peuple ». On voit le gouffre qui sépare cette conception littéralement « patriar­ cale » de la conception de l’Etat-Léviathan, qui d’une part dérive de la puissance des sujets transférés au souverain, d’autre part constitue une « fiction » en contraste de cette conception1 1. Sir R. F i l m e r , Patriarcba ou du pouvoir des rois, suivi des Observations sur Hobbes, Paris, École normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, L’Har­ mattan, 1991, p. 99.

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Tuer le mort «naturaliste», qui calque naïvement le pouvoir royal sur la représentation du père réel et l’exalte imaginairement. En revanche il faut s’aviser que la souveraineté posthobbesienne met en place ce Lieu vide à remplir, « trou » qui recrache du symbolique. Autrement dit, la métaphore pater­ nelle est ce qui active cette représentation de l’Un. Ce que Freud démontre avec la notion de « grand homme » qui ne se déchiffre effectivement que par la référence paternelle1. C ’est à ce lieu qu’aspireront désormais tous les régimes candidats à l’incarner, c’est-à-dire toutes les versions de la souveraineté. Ce sera donc aussi le lieu de la « Volonté générale ». Les corps des rois donnant corps à l’ancienne souveraineté seront dès lors éprouvés comme « de trop » face à cette souveraineté qui court après son « corps » rénové... Le lien entre parricide et régicide s’appuie, au-delà de l’idéologie « familialiste » qui en est la forme imaginaire vulgarisée, sur la logique de l’exclu­ sion interne de l’Un de la souveraineté déchue par rapport au groupe en révolution. Ainsi faut-il entendre littéralement et formellement la formule saint-justienne : « Louis est un étran­ ger parmi nous12. »

L ’ o b s c é n i t é r o y a l e o u l ’é r e c t i o n m o n u m e n t a l e : LE PHALLUS SOUVERAIN

On comprend que, chez les rois de Saint-Denis, c’est la puissance phallique en sa symbolisation politique qui est L ’Homme Moïse et la religion monothéiste. 2. Sur le contexte, voir supra, p. 134. 1. F reud,

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Le corps baroque de la souveraineté visée. Si tout ce qui brille n’est pas or, le « brillant » n’en figure pas moins « l’éclat phallique ». Celui qui continue à clignoter sous terre et donne sa brillance aux tombeaux, celui des rois exhibant leurs sceptres jusque dans la mort. C ’est à ce titre que les monuments, alors même que la royauté est en train d’être défaite, offrent un scandale exhibitionniste au regard révolutionnaire. Plus question d’accepter cette érection monu­ mentale. On comprend qu’en parlant métonymiquement de «porte-sceptres», périphrase péjorative, Barère se référait explicitement à cette fonction phallophore. Du coup, cette puissance phallique se doit d’être expropriée et virée au compte de la virilité républicaine. Dépossession des regalia, qui passent dans le Trésor républicain1. Car ce n’est pas seule­ ment la vaine ornementation qui est dénoncée, c ’est la présomption phallique des insignes féodaux. Avant de s’en prendre aux tombeaux, une campagne avait été lancée pour traquer ces signes clairsemés de l’emblématique royale. Sur les livres mêmes, chasse est faite à la moindre fleur de lys, grattée avec acharnement. Chasse aux objets symboliques par où s’affiche la présomption d’avoir le phallus, au point de feindre de l’être. C ’est dans l’ordre politique que ce jeu de l’être et de l’avoir phalliques se déploie avec le plus de visibilité, au ras du réel. Ce que confirme, sur l’autre versant, le trafic de mor­ ceaux de corps royaux retrouvant, par cette espèce de « marché noir », leur fonction de reliquaire. Le sceptre, fût-il en bois, est précieux autant que dangereux et il doit être arraché des mains des rois qui l’étreignent encore dans la mort. Derrière tout ce trafic, jusqu’en ses aspects les plus sor­ dides, c’est bien le phallus souverain qui est en jeu. 1. Voir supra, p. 81-82.

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Tuer le mort C ’est aussi le rapport au désir, entre vie et mort. Si « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la m ort», comme l’a avancé Bichat dans ses remarquables Recherches physio­ logiques sur la vie et la m ort1 - postérieures d’une décennie à l’attentat contre les cadavres de 93 - , la mort n’est pas que le contraire de la vie, mais ce qui le plus littéralement la travaille au corps, organe par organe, tissu par tissu... La décomposi­ tion atteste le moment où la «v ie organ ique», viscérale, débranchée de « la vie animale » (relationnelle), cesse de résis­ ter à la poussée destructive qui se dévoile du même coup comme travaillant chroniquement, et dès l’origine, le corps vivant. Cela fait de Bichat un anticipateur méconnu de la dialectique freudienne des pulsions de vie et de mort. M ais si cela arraisonne spécialement les corps (des) souverains, c’est qu’eux défient la mort au moyen de leur fonction de souve­ raineté. Voilà ce que dit le sourire sur la face de Louis XIV, qui défie les prétendants à la nouvelle souveraineté, et c’est pourquoi y répond le geste de le balafrer : le passage à l’acte du charretier12 dit, sans théorie, la vérité de toute l’opération ! On comprend mieux le fameux « postulat de Saint-Just » qui place l’être royal du côté de la culpabilité politique, c’est-à-dire de l’usurpation de la souveraineté. On entend mieux l’enjeu de sa formule qu’aucun roi n’a jamais régné, dès lors que régner n’est pas seulement exercer de facto le pouvoir, mais détenir de droit le pouvoir souverain et l’exercer de façon prépondérante, exclusive et absolue. Seul le peuple « règne » en ce sens. Et cela justifie le Comité de salut public révolution­ naire, en cet état d’exception et de transition, d’assumer sans Recherches physiologiques sur la vie et la mort, 1 8 0 2 . supra, p . 6 6 - 6 7 .

1 . X . B ic h a t , 2 . V o ir

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Le corps baroque de la souveraineté vergogne le principe de souveraineté, tenant d’une main de fer le sceptre du peuple. Cela dissocie le « régner » du « roi ». On voit « l’acte théorique » de l’exhumation : vider les caveaux royaux, c’est signifier que le lieu de la souveraineté royale est vide et le fut depuis l’origine, malgré les gesticulations des marionnettes royales... Car la souveraineté est un lieu symbo­ lique, c’est une place autant qu’une structure, et la Révolution prétend l’accomplir en sa vérité, contre le semblant royal.

L e NOM -DU-ROI : LE CORPS DOUBLE DES ROIS

Dans une étude classique et novatrice, Ernst Kantorowicz théorise la dualité fondatrice du «double corps du ro i1 ». Mais celle-ci prend sens, à y bien regarder, dans la clinique de l’histoire, et c’est ce chapitre que nous avons cherché à ajouter, avec la profanation révolutionnaire des tombes royales. Cette dualité peut être restituée le plus immédiatement en s ’appuyant sur le texte de référence de l’étude, celle du juriste Plowden, au siècle d’Élisabeth d’Angleterre, posant que « le roi a deux corps, c’est-à-dire un corps naturel et un corps politique». Tandis que « son corps naturel, considéré en lui-même, est un corps mortel », « son corps politique, qui ne peut être vu ou touché », consiste en la police et le gouvernement, « fait pour la direction du peuple et la gestion du bien public ». 1. E. K a n t o r o w ic z , The Kings Two Bodies. A Study in Mediaeval Politicai Theology, 1957 ; trad. fr. Les Deux Corps du roi. Étude de théologie médiévale, Paris, Gallimard, 1988.

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Tuer le mort En premier lieu, on peut s’étonner que l’on ne se soit pas avisé que cette dualité des corps royaux renvoie à un point acquis, et même élémentaire, dans la théorie psychanalytique, soit le dédoublement du corps totémique et du corps phy­ sique. Le roi est investi d’une puissance totémique, en sorte qu’à peine disparu de ce corps physique (pléonasme qu’il faut assumer pour faire sentir la dualité en question), la puissance totémique qu’il abritait s’échappe pour investir le successeur en droit. La longue procédure des obsèques royales reconsti­ tuée plus haut1 est destinée à la fois à rendre hommage à l’ex­ détenteur du pouvoir totémique et à le « dé-totémiser » pour que la puissance passe dans son successeur. En second lieu, une fois admise la dualité entre ce corps symbolique (totémique) de roi et le corps réel de la personne du roi, cela permet de prendre la mesure du vertige que la profanation de Saint-Denis inscrit dans le sujet de l’histoire. Ainsi, quand les révolutionnaires eurent occis in persona le dernier roi régnant, ils se retrouvaient avec sur les bras, plus que jamais présent, le Nom du roi. Où est-il passé ? On a bien compris que ce corps là est tel qu’il « ne peut être vu ni touché » (il est même « intouchable »). Notre idée est qu’ils sont allés le chercher dans le cénotaphe et l’épitaphe. Tout en déniant que ce corps « corporatif » ait gardé la moindre légitimité, c’est lui qu’ils traquent à travers les débris du corps naturel. C’est le Nom du roi qu’ils ont cherché à extraire, en même temps que l’Objet de la jouissance royale : en quoi consiste le ressort sym­ bolique de la rage de la destruction. À lacérer le corps jusque dans la fosse, ils expérimentent le clivage entre le nom et le corps. Non sans lien avec l’acharnement, relevé par Freud, à 1. Voir supra, p. 101-104.

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Le corps baroque de la souveraineté effacer les traces du Nom pharaonique d’Aton, le roi inventeur du culte de l’Un, chez ses successeurs1, vengeance d ’autant plus totale que symbolique. Afin qu’il ne restât pierre sur pierre de l’édifice royal. Seulement, les tueurs de morts se retrouvaient avec les restes pulvérisés de corps exsangues, le Nom du roi s’avérant, et pour cause, introuvable. Nul recoin, dans le labyrinthe tombal, où le localiser, même en remuant les cendres... C ’est ce trou symbolique que la mythologie royale elle-même avait pourvu d’un bouchon imaginaire, avec la fiction « Pharam ond», cet Urvater de la généalogie royale2 qui n’a d’être que le nom premier. Cette quête erratique du corps du Nom donne sa connotation psychotique à l’acte - indépendamment de quelque diagnostic psychopathologique sur la position subjective des sujets en cause, visant bien plutôt le moment de la subjectivité historique de la Terreur. Il y va de ce moment psychotique de l’histoire où une signification forclose revient dans le réel avec la violence insolite d’un excès surgissant comme de nulle part. Haut moment de désymbolisation qui rend compte du caractère border line d’attentats contre les corps inertes, dont « l’attentat » posthume contre Louis XIV constitue le paradigme3. C ’est ce qui lui donne son caractère exorbitant, faisant sortir littéralement de l’orbite de l’action commune. Acte hors du commun qui convoque le savoir de l’inconscient, sous peine de demeurer sans statut, suspendu entre l’insolite et l’insensé.

1 . F r e u d , L ’Homme Moïse et la religion monothéiste. 2. Voit supra, p. 17. 3. Voir supra, p. 66.

C o n c l u s io n

Un acte et son héritage La modernité politique et son envers inconscient ( ^ e qui ressort de la présente enquête, c’est l’aptitude de cet événement singulier et comme isolé à renvoyer à des enjeux de portée structurelle. La démarche psychanalytique se présente elle-même comme une méthode d’exhaustion, Freud comparant significativement la métapsychologie de l’inconscient à une autopsie (Agnozierung), alors même qu’il constitue le plus vif de la « vie » dite « psychique1 ». Il s’agis­ sait, confronté à la littéralité de l’événement, d’extraire - tant il y va aussi, en psychanalyse, d’une méthodologie extractive liée à une épistémologie de l’objet, partiel par essence - cet objet inconscient de l’acte profanatoire. « L ’exemple » - la profanation des tombes royales - s’impose à l’examen comme « la chose même ». Dans l’après-coup de la narration érudite, du discours historique et de la mise en récit de la fiction, le discours analytique intervient pour se mettre au défi du réel inconscient de l’événement comme révélateur d ’un enjeu structurel. Cela supposait de déchiffrer l’ensemble du récit et de l’archive, puis de pénétrer dans l’enveloppe formelle de 1 . F r e u d , L ’Inconscient, 1 9 1 5 .

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Tuer le mort l’acte pour voir s’en dégager la vérité inconsciente, celée dans le récit et l’inconscient des acteurs. L ’enquête a dû reconsti­ tuer le monde complexe de l’événement à la complexité en réseaux, baroque, mais c’est bien une histoire continue qui s’est dégagée, continued story où se révèle une cohérence interne dont il reste à dégager les leçons.

R é a l it é h is t o r iq u e e t r é e l in c o n s c ie n t

L ’un des éléments les plus poignants de l’enquête analy­ tique sur les faits et leur réfraction dans les discours et témoignages, au fur et mesure de la reconstitution, est de pouvoir en apprécier la crédibilité à partir de la réalité incons­ ciente qui en rend compte. Tout est là, beaucoup est raconté, mais acteurs et témoins demeurent chroniquement divisés par rapport à leurs mots et à leurs actes. (Presque) tout est dit sur ce qui s’est passé, (presque) rien n’est compris de ce qui est arrivé. Certaines invraisemblances qui touchent à l’irréel et désarçonnent l’entendement historiographique récu­ pèrent en quelque sorte leur véridicité par la mise en évidence de la signification inconsciente qui en dégage la logique, ce qu’atteste la spectroscopie des «a n e cd o te s». Le discours de l’historien en a dégagé les enjeux immanents au contexte, précieux justement pour juger de ce « hors-cpntexte » que produit « l’autre scène » sous-jacente. Quant à la fiction, exci­ tée par l’événement, on comprend pourquoi, elle en fait mousser l’imaginaire, sauf à s’exposer à un effet de redon­ dance. La psychanalyse n’en rajoute pas sur la fiction, elle s’intéresse au réel et à son écriture immanente, ju squ ’à

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Un acte et son héritage dégager « à quoi riment » ces événements pour le sujet incons­ cient, faute de quoi ce réel est indéchiffrable. Mais précisément, on sort de l’examen précis de l’épisode révolutionnaire, en tous ses états, avec une étrange impres­ sion. Cet acte si saisissant en sa mise en scène, et foisonnant en contenu, ne s’est véritablement inscrit nulle part comme tel. Pour les acteurs eux-mêmes, cet acte surchargé de sens s’est déroulé comme une formalité, accessible par un rapport administratif ou une chronique écrite sur ses bords. Pour les héritiers, on le trouve à la fois au rang des « Contes cruels » de la violence révolutionnaire, comme une confirmation extrême, une acmé de fureur ou bien comme un chapitre de la conservation des monuments. C ’est à cette impression que le savoir de l’inconscient fait droit, étant, par la force de la chose, en position d’en permettre l’inscription, en en dési­ gnant la fonction d’absence.

L e d r a m e b a r o q u e d e LA SOUVERAINETÉ : LE SPECTACLE SANS SPECTATEUR

De cette revisite de l’histoire, une fois celle-ci saisie en son envers inconscient, ressort l’impression que la Révolution a écrit, avec le meurtre des rois morts, un nouveau chapitre du drame baroque à la dimension de l’histoire réelle, dont la por­ tée symbolique, à l’examen, s ’avère incalculable pour la modernité politique. M ais c’est bien un drame sans spectateur constitué - si ce n’est celui qui surgit de la scène inconsciente en ses effets de réel, et nul effort fictionnel ne peut combler ce vide, et même s’il est tentant d’imaginer le récit depuis un

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Tuer le mort personnage, ce dont on ne s’est pas privé depuis deux siècles1. La tentative la plus émouvante dans le genre, quoique non empreinte de naïveté (ce qu’implique l’exercice) est ce que Dumas imagine d’un certain gardien, un jour de janvier 1794, préposé de nuit à la garde des caveaux pour prévenir les pillards qui, sombrant dans le sommeil (comment un sommeil est-il possible en un pareil lieu et en un pareil moment?) est brusquement réveillé à minuit par un spectacle halluciné : celui de l’enterrement en grande pompe (funèbre) de la royauté. Il y entend psalmodié par trois fois « Le roi est mort, vive le roi », jaculation verbale à laquelle le vide terrible du Caveau fait résonance. Confirmation au passage qu’il s’agit bien d’une voix. La messe est dite (c’est le cas de le dire) quand il s’éveille de ce premier sommeil, Dumas suggérant que c’est devant un simple quidam, un lampiste, que se déploie la mise en scène funèbre de l’histoire collective, prise de congé des rois. Dumas invite son lecteur à se mettre à la place de ce « gardien de nuit » qui porte le poids de ce vide, où la Voix de l’Autre commence à élever la voix, en une « signification per­ sonnelle », à sa destination, fût-il « n’importe qui », ce qui le rend d’autant plus impressionnant. On peut naturellement imaginer que ce soit son rêve dont il ressort comme illuminé, « prédisant que ces tombeaux mutilés seraient remis en place et que, malgré les décrets de la Convention et l’œuvre de la guillotine, la France reverrait une nouvelle monarchie et Saint-Denis de nouveaux rois ». 1. D ’Alexandre Dumas, dans Mille et Un Fantômes (1849), mettant en scène un certain chevalier Lenoir, homonyme du conservateur célèbre, à Valére Staraselski, dans L ’Adieu aux rois. 1794 (Paris, Le Cherche Midi, 2013), chargeant de ce rôle Ferdinand Gautier, l’organiste de Saint-Denis. Voir aussi Jean Raspail, Le Roi au-delà de la mer (Paris, Albin Michel, 2000).

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Un acte et son héritage Reste que, dans la réalité, ceux qui y ont participé, les «tém oins oculaires», demeuraient déphasés par rapport à l’énormité de l’événement. Question structurelle traitée de Stendhal à Weiss : face au « grand événement », il est avéré que le participant, tel Fabrice à W aterloo12,ne « voit rien » ou seulement un effet de frange de l’épicentre de l’événement. Non seulement en vertu du lieu commun de la « nonobjectivité » du témoignage, mais en ce que le « témoin ocu­ laire » (Augenzeuge)2 est confronté à ce point aveugle de scission entre vision et regard. Même si certains gardaient plus que les autres « les yeux en face des trous », tel le nommé Scellier (qui au reste n’en relève que les détails « techniques »). Lui avait, on l’a dit, « un compas dans l’œil » et, dans l’ombre de la basilique - on pense à Freud scrutant dans l’obscurité de l’église Saint Pierre-aux-Liens de Rome la statue de M oïse ! - , en aura visionné la procédure, pas loin en ce sens de la posi­ tion du « voyeur ». Reste que cet acte n’aura pas eu de public constitué et rassemblé - contrairement à celui qu’agrégeait l’exécution du roi vivant - , seulement ces participants pitto­ resques ou effrayants dont on a vu qu’ils livraient la vérité de l’événement en tentant de monter sur la scène, en un happe­ ning stupéfiant où « la violence » se met à « marcher le front h aut», selon la belle expression kantienne. C ’est que cet acte n’avait pour destinataire que l’Autre de l’Histoire. Celui qui peut-être a le mieux perçu l’enjeu de l’affaire, non directement, mais sur sa scène propre, c’est Louis II de 1. P.-L. A ssoun , « Imaginaire héroïque et féminité. Psychanalyse de La Chartreuse de Parme », in Fr. É v r a r d (dir.), Analyses et réflexions su r Stendhal. « La Chartreuse de Parme », Paris, Ellipses, 2 0 0 0 , p. 9 4 - 1 0 4 . 2 . É . W eiss, Le Témoin oculaire, 1 9 3 9 .

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Tuer le mort Bavière, réputé se prendre pour Louis XIV, dans le XIXe siècle finissant, et se faisant construire (à Sa Majesté) des châteaux impressionnants, vides et sans Cour, montant des spectacles dont il était à l’occasion l’unique spectateur, tapi dans l’ombre. L ’univers psychotique traduit bien une lucidité : contrairement à ce que l’on pense, Louis II ne croyait plus Louis XIV possible, il n’en est pas le remake, il s ’installe comme héritier d’un roi mort dont il sait, dans sa «fo lie », qu’il ne reviendra jamais, que son corps a bien été détruit, et c’est à ce titre que lui-même le réincarne, comme roi mortvivant. Reste la mise en spectacle néo-baroque de la souverai­ neté, comme semblant sublime, pour un spectateur royal en position d’extériorité scopique, comme en un caveau luxueux parodiant Versailles... La notion de « profanation », qui dit bien ce qu’elle veut signifier et correspond à un affect spontané fondé face à l’évé­ nement exorbitant, s’avère recouvrir une complexité. On l’a souligné, le rapport au « chef » ou au gouvernant est d’emblée tissé d’ambivalence. Le « soin » avec lequel le roi fut enterré recouvre déjà, selon l’impeccable diagnostic freudien, en son respect si marqué et emphatique et, c’est le cas de le dire, «obséquieux», une ambivalence active. Ce que fait l’exhumeur de 1793, c’est laisser la composante de haine inhérente au rapport au père se libérer. Elle est en ce sens au-delà de l’ambivalence. Ce qui vaut pour toute logique de l’extermina­ tion1. Par là même elle épure la haine et l’avoue par l’acte, aveu en acte donc. Cette désintrication entre les courants 1. P.-L. A ssoun , « La prédiction freudienne. Pour une métapsychologie de la haine pure », in W. SZAFRAN, A. NYSENHOLC (dir.), Freud à l’au be du XXIe siècle, Paris, L ’Esprit du temps, 2004, p. 13-27.

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Un acte et son héritage tendre et hostile envers la figure paternelle donne à l’acte son exceptionnel caractère de cruauté en quelque sorte intime. M ais au-delà de la m onstruosité, entendons de « l’effetmonstre » de l’acte en question, c’est comme si le révolution­ naire tueur de rois avouait l’ambivalence dont était fait, de toujours, le rapport à l’effigie royale. Dans la sidération horri­ fiée du spectateur d’un tel acte, pointée par Kant, c’est de cela que le sujet s’effraie. C ’est perceptible jusque dans le texte vibrant de Chateaubriand, fasciné autant qu’indigné. L ’affect profanatoire procède de cette mise en spectacle de la haine envers le père dont le refoulement fonde la Culture. On pourrait alors parler de « dé-foulement » (si le terme n’avait été déconsidéré définitivement par l’usage confus qui en a été fait) ou, bien plus justement, de « dé-refoulement » qui donne à ce geste cette exceptionnelle puissance transgres­ sive, en sa moire de perversion. Mais précisément le meurtre du Père en sa dimension symbolique permet de faire l’écono­ mie du parricide réel. Freud a rappelé clairement, contre la tentative d’utilisation criminologique du complexe d ’Œdipe, qu’un excès d’hostilité envers le père ne saurait être allégué comme chef d’inculpation pour la mise à mort réelle du père1, qu’il place en revanche à l’origine de l’histoire. En cet acte destructif, c’est donc bien l’idée de « père royal » qui vacille. Mais on ne traite pas un père comme ça : c’est parce qu’on veut le tuer qu’on le respecte, dans la logique névrotique, ce respect étant nourri de désir de mort. C ’est le drame du héros de Ballanche, Œdipe égaré dans une foule d’assassins qui l’entraînent dans l’accomplissement d’un désir inconscient 1. F reud, L ’Expertise à la Faculté du procès Halsman, 1931.

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Tuer le mort dont il ne veut pas, et dont son acte, incompréhensible de luimême, est pourtant le témoin à charge. On le voit bien, en contraste, dans les modalités de l’excès décrit : la honte même ne tient plus. C ’est la dimension de sauvagerie de l’événement. On a affaire à une « foule crimi­ nelle sans remords ». La destruction des rois morts est donc en ce sens au-delà de la profanation. Les révolutionnaires ne sont pas une association de névrosés, ils sont à cet instant les acteurs d’une haine totale, rigoureusement proportionnelle à leur « idéalisme». M ais au fond, c’est un acte sans sujet, puisqu’un tel sujet disparaît dans son acte et que l’acteur reste divisé par rapport à la vérité de ce qu’il produit. L ’enjeu sous-jacent de cette bataille des tombes, c’est la querelle de souverainetés : la République veut instaurer la souveraineté populaire. Après quoi court donc cet acte, aux plans solidairement politique et inconscient, par où se vérifie que « l ’inconscient, c’est la politique1 » ? La fin de SaintDenis, c’est le démembrement de l’Un royal, qui impose la conversion républicaine de l’Un.

D e l a r é c o n c il ia t io n p o s t m o r t e m AU CRIME MÉLANCOLIQUE

Il faut revenir, au bout de l’enquête, au « le roi est mort, vive le roi ! ». Au moment précis, infinitésimal, où la puis­ sance royale effective, en acte, est passée du roi défunt au roi régnant, c’est le statut de la dépouille royale qui devient 1. J. LACAN, Le Séminaire, XIV : La Logique du fantasme, 10 mai 1967.

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Un acte et son héritage secrètement problématique. Quel est le statut du corps du roi qui, à cet instant, ne règne plus ? Cessant de régner à l’instant où il expire, c’est littéralement un corps quelconque, puisque dénué de sa puissance royale, qui a été intégralement transfé­ rée à son successeur vivant. Il faut bien en effet s’aviser de la violence d’un tel énoncé chez les zélateurs du pouvoir royal même. Au moment où le roi en titre rend le dernier souffle et où s’élève la voix qui appelle le nom du nouveau roi (du Roi tout court), il rechute en quelque sorte lourdement dans son incarnation ancienne. Il devient un quidam ayant régné et la dépouille qui gît sur le lit et est en quelque sorte le déchet de la fonction éminente qu’il incarnait l’instant d’avant son der­ nier souffle. Sauf à passer sur le « lit de parade » : car voici un mouvement qui vient compenser cette chute : là intervient le rituel qui le resymbolise - on a vu la finesse de la séquence des obsèques ro y ales1 - , l’inscrivant dans la symbolique d’une continuité, celle de l’institution royale et de sa mémoire. Ce sont donc les déchets sacralisés de la fonction royale qu’abrite le Mausolée royal, et l’exhumeur révolutionnaire le sait si bien, que c’est là qu’il va les dénicher. C’est cela qu’il vise, à l’aveuglette, mais avec une totale lucidité inconsciente. Qu’on se souvienne que le «crim e originaire», la des­ truction de VUrvater, est suivi, dans le récit freudien - si l’on va jusqu’au bout de la lecture de Totem et tabou - d’une «réconciliation avec le p ère» (Vaterversôhnung)2 sur sa tombe. Celle-ci est l’après-coup du meurtre du père. En inhu­ mant les restes de l’ Urvater - entendons de ce qui n’en a pas 1. Voir supra, p. 101-104. Totem et tabou et notre commentaire in Frères et sœurs. Leçons de psychanalyse, Paris, Economica/Anthropos, 2e éd., 2003. 2 . Freud,

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Tuer le mort été consommé lors du banquet, les « reliefs du festin » ! -, les fils en constituent la sépulture. Façon de pardonner solennel­ lement au Père... de les avoir obligés à le tuer. L ’exécution des rois morts vise au contraire un « impardonnable ».

« T uer le mort » ou « Ci ne gît plus » C ’est aussi ce qui lui donne sa mélancolie secrète mais avérée. « Tuer le mort » - cette formule qui, dans un commentaire psychanalytique célèbre1, résume vigoureusement l’opération mélancolique telle que Freud la dégage dans Deuil et mélan­ colie - fait allusion à ce travail psychique par lequel le sujet mélancolique cherche à se désencombrer de cet objet cadavé­ rique qu’il a incorporé. Pour Lagache, ce serait le moyen social d’ « accomplir un clivage entre le mort et les survi­ vants », ce qui rend possible sa ritualisation sociale. Dans la présente enquête, « tuer le mort », expression percutante et pertinente, qui s’est imposée sur le calque même de l’événe­ ment de profanation posthume, prend plutôt le sens, autrement radical, d’un jeu tragique entre la vie et la mort, dont la jouissance est l’enjeu inconscient et la souveraineté l’enjeu politique, les deux se nouant avec la fatalité d’un cane­ vas dramatique dont le ravage est le programme. Tuer le mort revient à le manger symboliquement, comme l’a révélé la dimension cannibalique. 1. D. L a g a c h e , « Le travail du deuil. Ethnologie et psychanalyse », Revue française de psychanalyse, 1939 et Œuvres, Paris, Puf, 1.1, p. 257.

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Un acte et son héritage De cette contradiction nodale de la relation d’objet mélan­ colique, une issue est le suicide, « meurtre d’objet » par lequel le sujet cherche, en se « sui-cidant », homicide de soi, à entraî­ ner l’autre nuisible incorporé dans sa propre destruction. Le suicidaire est en ce sens un tueur de l’objet maudit incorporé. Dans la « tuerie du mort », il y a donc bien une composante secrètement sui-cidaire autant que sadique. L ’expression tient sa valeur de son paradoxe évident : le mort est évidemment « intuable », puisque la mort lui est déjà advenue, en sorte que l’acte de « tuer le mort » implique une dimension métapho­ rique et symbolique. M ais c’est justement ce point de friction entre réel et symbolique qui est ici en jeu, celui-là même qui arme « la main de la République », où ils deviennent, le temps de l’acte, jumelés. Crime d’autant plus total qu’il ne laisse pas de sang sur les mains. C ’est même son point d’horreur. On pourrait se dire avec bon sens qu’après tout, tuer des morts est moins nocif que tuer des vivants, puisqu’il n’y a pas à leur « enlever la vie » - expression qui tout à coup prend un relief particulier en ce contexte. Mais précisément cela met à nu la question de ce qu’il s’agit de leur enlever, qui ne soit pas la vie. De même, s’agit-il de faire souffrir un mort, qui juste­ ment ne sent plus rien, là où la torture et le supplice exigent des sujets vifs ? En fait, il s’agit bien d’enlever (fantasmatiquement) quelque chose de l’objet et de la jouissance et d’infliger la douleur morale de l’outrage aux dépouilles mortelles, de les réveiller par l’outrage ! Le point de cruauté qui est apparu comme à l’épicentre de l’acte, à la lueur du déchiffrement analytique, est que cet acte vise l’être au-delà de la vie et que le maintien du désir vivant de refonte de la société passe par cette mortification. Cela suppose d’inverser le « ci-gît » en un 249

Tuer le mort énoncé improbable, sous-jacent à l’acte de délocalisation des morts, à écrire comme « ci ne gît plus », énoncé exemplaire de violence symbolique.

L a Franciade ou le nom de la M ère Non rasé, mais vidé des imagos paternelles royales, SaintDenis s’assimile à une sorte de temple vide occupé par la Nation, comme si une Déesse Mère avait réoccupé les lieux après qu’en eurent été chassées les figures royales. Ce n’est pas un hasard si, comme on l’a vu, le nom du saint chute - onomas­ tique de la sécularisation qui est un phénomène général de la « renomination » révolutionnaire - pour être remplacé par ce nom au féminin - « Franciade » - qui contient rien de moins, en sa racine, que la nomination de la patrie. Pourquoi y a-t-il lieu d’y reconnaître la figure fantasmatique de la déesse mater­ nelle (M uttergottbeit) dans cette « matrie » ? Comme si le parricide posthume restaurait une telle figure maternisée. Freud a bien repéré le destin de la ville d’Éphèse1, distin­ guée par la pérennisation des déesses maternelles, à per­ durer - désignant ainsi l’envers du meurtre du Père dont il donnait le plein développement au même moment dans Totem et tabou. Récit qui commence avec l’évocation du « temple grandiose, consacré à Artémis (Diane) » qui a fait la renommée de l’ancienne ville grecque d’Éphèse en Asie Mineure. Suit une évocation des vagues de conquérants qui se sont successivement approprié le lieu, modifiant à chaque fois 1.

F reud, « Grande est la Diane des Éphésiens », 1 9 1 1 .

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Un acte et son héritage le nom de la déesse locale sans la supprimer ni la détrôner. Les émigrants d’Ionie trouvèrent vers le VIIIe siècle « le culte d’une ancienne divinité maternelle » du nom probable d ’Oupis, qu’ils assimilèrent à Artémis. Ce fut le quatrième de ces temples qui disparut en 356 lors de l’incendie provoqué par Érostrate le Dément. Reconstruit plus magnifique que jamais, il devint une sorte de Lourdes de l’Antiquité. Paul lui-même ne parvint pas à bout de cette souveraineté, suscitant la mani­ festation de Dém étrios, le fils de Déméter. Saint-Denis pourrait bien être devenu, à l’insu des acteurs, l’Ephèse royale. Lieu d’une catastrophe, elle montre une pérennité. Ce n’est pas un hasard si « la France », en sa version « cocardière », est placée là comme s’il s’agissait de la restaurer en ses droits - tant les révolutionnaires sont, à leur manière, des « restaura­ teurs ». C ’est ainsi que prend sens la rebaptisation de Saint-Denis, nomination supposée oblitérée une fois pour toutes, par ce signifiant suppléant, «F ran ciad e », signifiant avorté aussi bien, dont la dernière trace se retrouve, comme « odonyme », nom de rue de la Saint-Denis actuelle. À bien y regarder, c’est la débaptisation du saint, par le décret du 17 septembre 1793, qui ouvre les hostilités contre les morts occupants. Façon de signifier que l’épopée a changé de camp, que «F ran cu s», le héros ronsardien, n’est plus sous l’oriflamme royale, étant passé sous l’étendard révolutionnaire et sous le drapeau de la Nation et du Peuple, relayant « l ’apôtre des G aules». Cette épopée repose sur la destruction des corps antiques qui fonde « l’esprit de corps » neuf, celui que la « foule révolutionnaire » s’engage à re-vivifier... au prix de la mise à mort des morts, en un crime de masse insurrectionnel et résurrectionnel.

251

Tuer le mort

R é v o l u t io n f in ie , r é v o l u t io n sa n s f in : LE DÉSIR RÉVOLUTIONNAIRE

Ce n’est pas un hasard si celui qui se proposa de « mettre fin à la Révolution » en l’accomplissant - comme le Christ accomplit la Loi en l’abolissant - s’appuyait sur le fantasme fondamen­ tal - et non sur la simple lubie narcissique - d’être enterré à SaintDenis. On voit se dessiner l’incroyable circuit programmé, que la « Révolution couronnée », lors du sacre, réintègre en sa per­ sonne, temple détruit ! Napoléon fut celui qui hérita de ce Nom du roi qu’il transforma en signifiant impérial. Il pouvait par là se poser comme le nouveau Turenne dont on a vu le statut d’excep­ tion 1 - aussi n’est-ce pas un hasard s’il fut celui qui l’installa aux Invalides, que lui-même occupa en 1861 - translation des cendres dans la crypte du dôme marquant la fin du fantasme de Saint-Denis -, comme pour soutenir cette identification flatteuse, de celui qui « accomplit » la Révolution, il est vrai... à sa guise. Par là, quelque chose d’essentiel est dit du « désir révo­ lutionnaire », de qui vise à renverser l’ordre et à le subvertir. Le mot « révolution » combine curieusement l’idée de retour - retour d’une planète à son point de départ, au bout d’un cycle - à celle de changement radical (de l’ordre social). Contradiction apparente entre l’idée de répétition et celle de transformation, qui culmine dans le sens de changement brusque, donc par la force, d’un régime politique établi. Freud lui-même a mis en doute l’idée d’une « pulsion de 1. Voir supra, p. 68 s.

252

Un acte et son héritage perfectionnement1 », en rappelant que le mouvement du cir­ cuit pulsionnel est celui d’un retour à l’origine, soit l’ex­ périence de satisfaction première. M ais les barrages du refoulement s ’opposant à ce retour poussent le succès en avant et l’obligent à progresser en quelque sorte. C ’est aussi ce qui rend compte du mouvement, à la fois régressif et pro­ gressif, du « circuit » révolutionnaire. Ce n’est pas seulement le « désir des révolutionnaires » qui est en jeu - quoique cela l’éclaire ponctuellement par rebond -, mais la conjoncture révolutionnaire du désir en tant que tel. Il y a dans le désir cet appétit de neuf, qui prend dans la Révo­ lution française une dimension colossale qui s’inscrit dans l’imaginaire comme titanesque. Mais précisément la radicalité du changement révolutionnaire suppose, en contraste avec l’idée de « réforme », une mutation qui réinstalle un ordre sup­ posé originaire et authentique. Ce qui, du côté des pulsions de vie, rouvre les portes de l’histoire, pour donner une chance au neuf - c’est son ambition anthropologique, puisque sans le moment révolutionnaire, tout resterait à jam ais en l’état - s’active au moyen des plus violentes motions destruc­ trices. Le « ci-devant » incarne en contraste le statu quo ante haïssable. Contradiction intime du désir : il ouvre le sujet à un « tout autre » dont lui-même n’a aucune idée, sinon qu’il y aspire et qu’il faut coûte que coûte l’instaurer tout en en ignorant le visage, dont la rencontre est renvoyée aux « lende­ mains », ceux qui chantent - entendons ceux que la voix du désir fait chanter, la réalisation faisant plutôt cacophonie. Ainsi le révolutionnaire se met-il au service d’une chose sans 1. F r eu d ,

Au-delà du principe de plaisir.

253

Tuer le mort visage. Cet « érotisme » du désir collectif - celui des « Droits de l’Homme » qui redonne à la réalité humaine une chance de jouir enfin d’elle-même - se met donc secrètement aux mains d’une négativité qui le porte vers la mort - en quoi la Terreur, loin d’être un accident de la Révolution, en constitue l’issue mortifère, programmée dans la logique du désir captée dans l’au-delà du principe de plaisir.

P s y c h a n a l y s e e t « C r it iq u e d u ju g e m e n t p o l it iq u e »

Que fait la psychanalyse, sinon montrer le ressort incons­ cient de cette dramaturgie ? Cela pose la question redoutable de la place de la psychanalyse dans une « Critique de la rai­ son politique». En termes les plus directs: la psychanalyse, en soulignant cette haine sécrétée par l’idéal qui est le versant du désir révolutionnaire, en vient-elle à soumettre la Révolu­ tion, en son versant «in hum ain», à la critique, voire à la récusation ? En a-t-elle les moyens ou l’intention ? Cela pose la question de la fonction de la référence à l’inconscient dans le jugement politique. En fait, contre l’idée que la Terreur n’aurait été qu’une « déviation » de la Révolution, elle oppose le lien profond de la pulsion de mort au désir collectif. Loin d’être une « déviation », c’est bien la virtualité contenue dans le désir révolutionnaire qui s’accomplit et en un sens culmine dans le meurtre des rois morts. Les acteurs le disaient à leur manière, en en soulignant le caractère « conséquent ». Il y aurait pour eux lâcheté à ne pas le faire. Mais contre l’autre position, qui invaliderait le projet de la Révolution au vu de ce destin « terroriste », se trouve rappellé que la pulsion de 25 4

Un acte et son héritage mort est partie prenant de toute subjectivité de rupture. Ne pas « céder sur son désir », pour le meilleur ou pour le pire, c’est, pour le sujet révolutionnaire, endosser cette décision destructive. Ce qui noue l’appétit de neuf et l’appétit de mort. Le sujet n’a jamais affirmé son désir sans assumer cette posi­ tion destructive. Ce sont ces pulsions de mort qui culminent dans l’acte de tuer les opposants morts, jusqu’au dernier. La Terreur est le signe institutionnel que les vannes de cette destruction, avec son effet répétitif, dans la « mécanique guillotinaire » - tech­ nique idoine à sa mécanique - sont ouvertes. Ainsi la royauté n’est pas, dans la logique du désir révolutionnaire, qu’un moment nocif et déplorable de l’Histoire, c’est une dévia­ tion - séculaire - de la planète qu’il s’agit de recentrer, à condition d’abolir le moment funeste et littéralement « désas­ treux» qu’elle représente. La terre doit cesser de tourner autour de l’étoile royale. Le seul antidote en est le salutaire ravage révolutionnaire, qui prétend rétablir l’ordre des choses séculairement bafoué. C’est pourquoi l’accomplisse­ ment de la fin passe par la destruction des effigies du Passé. La Révolution a basculé dans la Terreur à partir de la question : la Révolution doit-elle finir, est-elle finie ou non ? Contre Barnave, qui en prônait et en théorisait la mise à terme « raisonnable », Robespierre et les siens voulaient qu’elle aille jusqu’au bout, jusqu’à son bout. M ais quel « bout » ? En ce moment, personne ne peut le dire, et c’est le dernier qui parle, en cette surenchère, qui est supposée dire le vrai sur le vrai - la guillotine tranchant le débat. S’il est un moment où les mots prêtent à conséquence, c’est bien le moment révolutionnaire. Nous soupçonnerions que le « bout du bout » symbolique, sa connexion à la réalité coïncide avec le meurtre des rois à 2 55

Tuer le mort Saint-Denis. Du moins y est-elle figurable. Pas question pour le révolutionnaire intégral de «céder sur son d é sir»... de Révolution. Que le char de l’histoire accomplisse sa carrière ! Or la seule façon, dis-symbolique, de « finir » la Révolution qui s’impose, dans la logique terroriste, c’est de tuer, mainte­ nant ou jam ais, les rois ayant régné depuis toujours... Comme si le signifiant de « l ’Ancien R égim e», avancé en 1789, longtemps avant que Tocqueville n’en intronise le concept1, ne pouvait céder la place au «N ouveau régime» que par cet acte annihilateur. Mais tout se passe comme si ce geste ravageant avait une signification secrètement suicidaire autant que refondatrice. C ’est aussi ce qui donne à la Révolu­ tion, au cœur même de son entreprise de désacralisation, une dimension intrinsèquement profanatrice. C ’est le sens ultime de l’événement dont nous avons présenté l’archéologie, pour le basculement de la modernité politique, d’avoir, révélé simul­ tanément la précarité et l’invincibilité du monument totémique. Décision politique et césure symbolique, qui appa­ raît comme l’une des entrées décisives dans la modernité politique et dans la configuration de son avenir.

1. T ocqueville, L ’Ancien Régime et la Révolution, 1856.

In d e x

Abensour Miguel : 135 Alexandre: 14, 46, 50, 65, 87, 100, 117, 208,210, 242 Anacréon : 35 Anne d’Autriche : 52, 72 Anne de Bretagne : 53 Arasse Daniel : 24 Arnault Guilhem de Barbazan: 53 Assuérus : 98 Ballanche Pierre-Simon: 100, 106, 127-128, 202-204, 245 Barclay William : 131 Barère de Vieuzac Bertrand : 35, 37, 39, 89,136,144,158, 161, 196,233 Barnave Antoine : 255 Benjamin Walter: 23, 119, 181184,186, 223 Benoist Antoine : 115 Berthevin Jules Julien Gabriel : 50 Bèze Théodore de : 129 Bichat Marie François Xavier : 51,234

Billard Max : 10, 40, 62, 70, 209210 Blanc de Saint Bonnet Antoine: 202 Blanche de Navarre : 53 Bloch Marc : 98 Bloch Oskar : 32 Bloy Léon : 72 Bluche Frédéric : 85 Bodin Jean : 226 Boëtsch Gilles : 208 Bonaparte Marie 96 Bonaventure (saint) : 182 Bossuet Jacques-Bénigne : 49, 56, 167 Bouchet Jean: 130 Bourderon Roger: 10 Boureau Alain : 10, 59, 106,109, 186 Brayer : 45 Brosses Charles des : 142 Brun Jacques: 186 Brunswick duc de: 78-79 Buchanan George : 130 Bureau de La Rivière : 53

257

Tuer le mort Cahier 200 Calmet Antoine Augustin: 143144 Carlson Marvin: 162 Caron Pierre : 85 Carroll Lewis : 137 Catherine de Médicis : 53,142 Cellerier Jacques : 193 César: 117,133 Charlemagne : 18,117,135,193, 221-222, 225 Charles le Chauve : 53 Charles Quint: 187 Charles Ier: 107, 131, 133,224 Charles IV le Bel : 54 Charles IX : 53, 130 Charles V : 53 Charles VI : 53 Charles VII : 53 Charles VIII : 53 Chateaubriand François-René de: 9, 13, 16, 42, 69, 84, 87, 135, 167-168, 179, 184, 194195, 200, 202-203, 245 Chiantaretto Jean-François : 27 Claude de France : 53 Clément Jacques : 130-131 Cloots Anacharsis: 131 Colomb Christophe : 95 Comte Auguste : 155 Condorcet Nicolas de: 138 Constance de Castille 49 Corancez: 146 Corbin Alain: 55 Cornette Joël : 68

Courajod Louis : 46 Curtius : 115 Dagobert Ier: 15, 53, 59, 81, 93, 142,193 Dambray Charles-Henri : 196 Damiens Robert-François : 67, 107 Dantan Pierre : 45 Danton Georges Jacques : 35 Daumier Honoré: 117 David: 117 Debret François : 193 Denis (saint) 15,19, 46,137,166 Desfontaines : 69 Desingly : 65 Douvrier: 123 Drouet: 121 Druon (don) : 9, 46, 52 Dubos : 65 Dumas Alexandre: 14, 65-66, 87,100, 200, 209, 242 Duplessis-Mornay Philippe : 130 Dusaulx Jean : 146 Écouchard-Lebrun Ponce-Denis : 37-38, 80 Érostrate le Dément: 251 Esquirol Jean-Etienne : 51, 203 Esther : 97 Évrard Franck : 243 Félibien Michel : 45 Filmer Robert : 231 Fine Alain: 146 Foucault Michel: 51, 67 258

Index Frazer George : 9 6 -9 7 Freud Sigmund: 11-12, 22-24, 27, 61, 74, 77, 84, 88, 92, 9498, 110, 115, 138-139, 146, 148, 152-155, 157-159, 161, 164, 170-171, 174-175, 179, 188, 220, 226, 229-230, 232, 236-237, 239, 243-245, 247248, 250, 252-253 Fulrad (abbé) : 16 Ganal Jean-Nicolas : 58 Gautier Ferdinand-Albert : 95, 110,157, 166, 183,197, 242 Geary Patrick G. : 105, 123 Georget Étienne-Jean : 51 Giesey Ralph E. : 101 Goodman Christopher: 130 Gouges, Olympe de : 71 Grégoire (abbé) : 11 Gryphius Andreas : 223 Guesclin Bertrand du : 53 Guilhermy Roch François Ferdi­ nand, baron de: 50, 89, 209, 215,218 Guise duc de: 86 Guizot François : 20, 210 Hallmann Christian : 183, 223 Haugwitz August Adolph von: 186 Haussmann Georges Eugène (baron) : 218 Hébert Jacques-René : 42 Hegel Georg Wilhelm Friedrich: 193

Heine Heinrich : 221-222, 225 Henriette de France : 53 Henri II : 53, 130-131, 142, 165 Henri III: 53, 130-131, 142 Henri IV : 50, 52-53, 62, 64-65, 67-68, 70, 72, 80, 91, 100, 109, 114-115, 119, 129, 131, 200 Hervé Christian : 208 Heylli Georges d’ (alias Edmond Poinsot): 10, 64, 69, 77, 109, 200, 209,212,215 Hobbes Thomas : 227, 231 Holst: 69 Hotman François: 130 Hugo Abel : 209 Hugo Victor: 13, 156 Hugues Capet: 16, 53 Ignace de Loyola : 181 Isabeau de Bavière : 53 Isabelle d’Aragon 49 Jacques de Voragine: 119 Jaurès Jean : 24 Jeanne de Bourbon : 53 Jeanne de France: 53 Jeanne II de Navarre : 53 Jean Ier: 53 Jean II le Bon : 54 Jones Ernest : 96 Jung Cari Gustav: 115 Kafka Franz : 28 Kant Emmanuel: 62, 107-108, 131,205, 229, 245

259

Tuer le m ort Kantorowicz Ernst: 101, 235 Kellermann : 79 Kelsen Hans : 153 Knox John : 130 Lacan Jacques: 23, 27, 62, 138, 141, 149, 169, 182, 187, 201, 205,246 Lagache Daniel : 248 Laloi : 165 Lathreille Pierre : 45 Laumel comte de : 221 La Boétie Étienne de : 226 Legendre Louis: 122-123 Legrand Jacques-Guillaume: 193 Leniaud Jean-Michel : 10 Lenoir Alexandre: 46, 50, 61, 63, 191, 199, 201, 208, 210, 212-215, 242 Lequinio Joseph : 40 Leuret François : 204 Le Bon Gustave : 152, 155 Limon Geoffroy de : 78 Lohenstein Daniel Caspar von: 183,223-224 Louis le Dauphin : 52 Louise de France : 54 Louise de Savoie : 53 Louis II de Bavière : 244 Louis II de Sancerre : 53 Louis VI: 18,49 Louis Vil : 16 Louis IX : 17, 19,21 Louis X : 53 Louis XI : 16,19 Louis XH : 53

Louis Xin : 52, 62 Louis XIV: 52, 54, 56, 62, 6566, 72, 82, 93, 113, 115, 122, 124, 156, 160, 200, 234, 237, 244 Louis XV 12, 52, 54, 62-63, 67, 7 1 ,8 6 ,1 1 1 ,1 4 6 , 230 Louis XVI: 12, 26, 73, 87, 107, 131-136,191,195 Louis XVIII: 65, 128, 195-196, 206 Machiavel Nicolas : 226 Majorel Jérémie : 117 Makarius, Michel : 74 Mallet du Pan Jacques : 78 Manteau Henri-Martin : 52, 66 Marat Jean-Paul : 115,217 Maréchal Sylvain: 34, 41, 43, 117 Marguerite de Flandre : 54 Marguerite de France : 53 Marie d’Anjou : 53 Marie de Médicis: 52, 65, 72, 200 Marie de Provence : 54 Marie-Antoinette d’Autriche: 12, 4 1 ,7 2 ,1 9 5 Marie-Thérèse d’Autriche: 52 Marin, Louis: 120 Marty Éric: 117 Marx Karl: 27, 194, 205, 222223 Mathieu de Vendôme : 53 Mausole d’Halicarnasse : 36 Meignié : 45, 78 260

Index Méphitis : 56 Mérimée Prosper : 210 Michelet Jules : 25, 122 Mignet François-Auguste : 25 Millin de Grandmaison AubinLouis: 213 Montaigne Michel de : 95 Montalembert Charles de : 211 Montgomery Gabriel de Lorges, comte de : 130 Moreau Jean-Michel, dit Moreau le Jeune : 46 Morelli Giovanni : 24 Mouchy Louis-Philippe : 46 Munch Edvard : 170 Musset Alfred de : 202 Nantilde: 53 Napoléon Ier: 69, 180, 192-193, 203, 252 Napoléon III : 194 Nayrou Félicie: 146 Nysenholc Adolphe : 244

Péneau Corinne: 186 Pépin le Bref: 16, 49 Peretti Pierre : 10 Petit-Radel Louis-François: 123 Pharamond : 17, 237 Philippe Auguste: 114, 142 Philippe de Valois : 53 Philippe d’Orléans : 53 Philippe Ier: 16 Philippe IH le Hardi : 49, 120 Philippe IV le Bel : 53 Philippe V : 53 Philippe VI de Valois : 53 Pierre de Beaucaire : 53 Pindare : 37 Pinson : 59 Pivert de Senancour Étienne : 202 Platon : 93 Plowden Edmund : 235 Plutarque : 75 Poe Edgar Allan : 206 Poirier Germain (dom) : 9, 45 Pollart Joseph : 43, 166 Ponet Jean : 130 Pragier Georges : 146 Puthod de Maison-Rouge Fran­ çois Marie : 46

Opitz Martin : 223 Ortega y Gasset José: 152 Othon III: 193, 221-222, 224225 OzoufM ona: 121, 152

Quinet Edgar : 25

Palissy Bernard: 102-103 Paré Ambroise : 174 Pascal Biaise : 217 Pasteur Louis : 56 Paul (saint) : 251 Pelenc Jean Joachim : 78

Raguenet (abbé) : 69 Raspad Jean : 242 Ravaillac, François: 67, 107,131 Réau Louis : 10 Retz Jean-François Paul de Gondi, cardinal de : 54 261

Tuer le mort Richard Ier d’Angleterrre, dit Richard Cœur de Lion: 16, 159 Richard II : 186-188 Riegl Mois : 207-208 Robert Hubert: 26, 73, 169, 172 Robespierre, Maximilien de: 31, 91,115, 132, 153, 255 Roland de La Platière JeanMarie : 36 Roland, Manon : 71 Ronsard Pierre de : 165 Rosenberg Jacques : 208 Rousseau Jean-Jacques : 146, 227 Ruskin John : 180 Saint-Foix : 102 Saint-Just Louis-Antoine de : 131-135, 154, 228,234 Samson Charles-Henri: 135 Saumaise Claude de : 184-185 Scellier François-Joseph : 197199,243 Sébastien Ier : 112 Shakespeare William: 185-188 Smith Robertson: 164 Spinoza Baruch : 148 Staraselski Valére : 242

Stendhal : 243 Suger de Saint-Denis : 15, 54 Szafran Willy : 244 Tertullien : 57 Thiers Adolphe : 25 Tibérien : 197 Tocqueville Alexis de : 25, 256 Tourette : 58 Turenne Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de: 52, 62,68-70, 101,119, 194, 252 Tussaud Marie: 115 Vigié Muriel : 120 Viollet-le-Duc Eugène : 54, 180, 218 Vitet Ludovic : 210 Vivant Denon Dominique : 193 Volney 74, 173-174 Wartburg Walter von : 32 Weiss Éric: 243 Xavier de France : 53

T a ble

d es m a tièr es

Introduction. - Le meurtre des rois morts. Un épisode révolutionnaire et ses enjeux.................................................... Le meurtre cru des pères : un échafaud pour les morts................ Du mausolée à la nécropole : Saint-Denis ou « l’espace régalien » Un acte sans précédent : sacrilège et politique............................. Un objet pour l’anthropologie psychanalytique : sujet, histoire et politique.................................................................................

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PREMIÈRE PARTIE

Spectroscopie de l’acte profanatoire Chapitre I. - La « profanation » planifiée. « Ouvrons quelques tombeaux » (I)............................................................................

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Un acte et ses noms : profanation, exhumation, extraction . . . . Du discours à l’acte : la « prise au mot » ou l’Ode funèbre à la royauté................................................................................... Le décret ou l’anniversaire d’une chute : l’acte infamant............. Le jugement dernier des rois........................................................ Acteurs et témoins : l’administration profanatoire, de la destruc­ tion au monumental..............................................................

44

C hapitre IL - La profanation en acte. « Ouvrons quelques tombeaux » (II)..........................................................................

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L’autopsie administrative : modalités de l’extraction.................

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2 63

32 34 39 41

Tuer le mort Le défilé des rois ou la rencontre des corps.................................. L’odeur-signe ou les miasmes royaux : le narcissisme décomposé Le cadavre ou « la chose sans nom » ........................................... Voyage d’outre-tombe : temps de l’histoire et espace tombal . . . La mise au jour du corps : du « fétiche noir » au mort nouveau-né À l’école du roi mort : le héros royal............................. .............. La fin du Roi-Soleil ou le lynchage p o st m o r t e m ......................... « Tu trembles, carcasse !...» : l’exception Turenne.................... Le destin des reines mortes.......................................................... Une profanation sans images ?Le scotome de l’acte....................

52 55 56 60 61 64 66 68 71 72

C hapitre III. - Les coulisses de l’acte. La guerre aux morts . L’argument militaire : du plomb pour la nation ou la « défense nationale » ............................................................................. L’argument économique : l’expropriation des expropriateurs . . L’argument politique : la destruction du temple despotique . . . . L’encerclement par les morts ou l’angoisse de la République . . . L’économie inconsciente : le roi et ses objets ou l’iconoclastie révolutionnaire...................................................................... Du caveau vide à la fête de l’Être suprême..................................

77

C hapitre IV. - Totem paternel et tabou du chef. Anthropo­ logie du corps ro y a l....................................................................... « Ci gît le totem... » : l’anthropophagie royale............................ Le chef, le mort et l’ennemi : le tabou royal................................. Outrage et respect : le refoulé totemique....................... 1............ Les obsèques royales : du rituel au contre-rituel.......................... La relique royale ou les Furto, s a c r a ............................... '............ La lèse-majesté absolue ou le « lèse-totem » ................................ De la haine des pères à la paranoïa posthume............................. « Est-il mort, est-il vivant ? » L’immortalité totémique............... L’« entre-deux morts » des souverains.......................................... Le retour des imagos ou la mascarade royale.............................. Corps de saints, corps de rois : la « désanctification » ................. L’arte nécrophobique..................................................J ..............

2 64

78 81 82 83 89 90

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Table des matières DEUXIÈME PARTIE

Désir révolutionnaire et destins de l’idéal : de la haine à la mélancolie C hapitre V. - De la haine en acte à l’extraction de l’objet : le fantasme révolutionnaire. La religion du régicide....................... De l’idée du régicide à l’acte de Saint-Denis................................ Le « postulat de Saint-Just » : le roi coupable d’office................. Le « surmoi régicidaire » ............................................................. Surmoi révolutionnaire et pulsion de mort................................. L’extraction de l’« objet royal » : le désir révolutionnaire........... Le bénéfice fétichiste de l’extraction............................................ L’exhaustion de la jouissance...................................................... Généalogie inconsciente de la « haine de roi » ............................

128 129 132 136 139 140 142 144 145

C hapitre VI. - Objet de l’idéal et désir de mort. La masse révolutionnaire............................................................................... La « foule révolutionnaire » : Freud et la Révolution française . . Travail de l’idéal et pulsion de mort, masses et culture............... Le besoin sauvage de consolation................................................ Du « tort » royal au préjudice historique : le droit au crime . . . . La guerre contre les pères et les « frères d’armes » ...................... Idéal de terreur, terreur de l’idéal : le théâtre révolutionnaire . . . Le banquet révolutionnaire ou la déliaison jubilante.................

151 151 154 157 158 160 162 163

C hapitre VII. - Mélancolie révolutionnaire. Le meurtre impossible ou le drame néobaroque.......................................... Ruine de la royauté et mélancolie révolutionnaire...................... Le « cri des ruines » ou le spectateur ruiné.................................. La V ergan glich k eit dans l’histoire............................................... La mélancolie des décombres ou le retour de l’objet perdu......... La jouissance ruinesque ou le débris considérable...................... Le royal masochisme : la jouissance baroque de la mort.............

167 169 171 174 175 178 181

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Tuer le mort TROISIÈME PARTIE

Un acte et sa postérité Restauration, monumental et souveraineté C hapitre Vili. - La posthistoire de Saint-Denis. Le retour des restes ro y au x ........................................................................... « L’unique de Saint-Denis » : le fantasme napoléonien............... Du « point de non-retour » au « grand témoin » ......................... La restauration ou le faire-retour des rois................................... Le spleen postrévolutionnaire..................................................... Le « cas » de « l’homme sans nom » : l’acteur maudit................. La tragi-comédie restaurative : la « poésie du passé » ................. C hapitre IX. - Patrimonial et monumental. Le désir du conservateur................................................................................... Le discours « monumentaliste » : ordre patrimonial et « désir du conservateur » ....................................................................... Le désir restaurateur.................................................................... Les sentinelles des ruines : vers l’anastylose................................. Sous la dalle, le corps : la pierre et le père.................................... Le legs monumental : posthistoire d’un désir..............................

191 192 195 199 202 203 205

207 208 211 214 216 218

C hapitre X. - Le corps baroque de la souveraineté. L’enjeu politique de l’histoire.................................................................... L’acte d’Othon : la profanation restauratrice.............................. Le Trauerspiel révolutionnaire ou le « Maître absolu » : le « drame baroque français » .................................................................. Narcissisme et souveraineté : la majesté en métaphore............... Parricide et régicide : souveraineté et métaphore paternelle . . . . L’obscénité royale ou l’érection monumentale : le phallus sou­ verain ..................................................................................... Le nom-du-roi : le corps double des rois......................................

232 235

C onclusion . - Un acte et son héritage. La modernité poli­ tique et son envers inconscient.................................................... Réalité historique et réel inconscient...........................................

239 240

266

221 222 223 229 230

Table des matières Le drame baroque de la souveraineté : le spectacle sans spectateur.............................................................................. De la réconciliation postm ortem au crime mélancolique........... « Tuer le mort » ou « Ci ne gît plus » ........................................... La Franciade ou le nom de la Mère............................................. Révolution finie, révolution sans fin : le désir révolutionnaire . . Psychanalyse et « Critique du jugement politique » ....................

241 246 248 250 252 254

In d ex ..........................................................................................

257

TUER LE MORT En octobre 1793, les tombeaux de la Basilique de Saint-Denis sont profanés et les corps des rois inhumés en ce lieu depuis quelque quinze siècles sont extraits, dissous et jetés pêle-mêle dans la fosse de l’Histoire. Acte hors norme, unique en son genre, légalement exé­ cuté au nom de l’État révolutionnaire, de la Terreur ins­ tituée. Le présent ouvrage, à partir de la reconstitution de la trame serrée des discours et des faits, s’emploie à extraire la signification de cette violence symbolique pure. L’échafaud pour les rois vivants ne suffit pas, il s'agit bien de tuer le mort. Cela n’est intelligible qu’en revisitant à l’aide de Freud la fonction du corps totémique et du « tabou du chef » et en en démontant la logique inconsciente. L’an­ thropologie psychanalytique du politique, avec les res­ sources de la métapsychologie, interroge la haine pure, la passion de la ruine et la structure du désir révolution­ naire. L’Éros du changement collectif, se radicalisant en mise en acte de la pulsion de mort, vise le corps ennemi qui ne saigne plus. L’enjeu de l’événement, le corps de la souveraineté, n’est rien moins que l’entrée cataclys­ mique du sujet dans la modernité politique, ce qui en fait l’actualité chronique. Paul-Laurent Assoun, professeur à l'université Paris-7 Diderot, psychanalyste, directeur de la collection « Philo­ sophie d'aujourd’hui », est l ’auteur d ’une quarantaine d ’ouvrages, dont le Dictionnaire des œuvres psychana­ lytiques aux Presses universitaires de France.

ISBN: 978-2-13-063507-9

9 782130 635079

22 € TTC France

www.puf.com