Trouble dans le genre Le féminisme et la subversion de l'identité [La Découverte ed.] 9782707150189, 9782348059766

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Trouble dans le genre Le féminisme et la subversion de l'identité [La Découverte ed.]
 9782707150189, 9782348059766

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Judith Butler Trouble dans le genre (Gender Trouble) Le féminisme et la subversion de l’identité Préface d’Éric Fassin Traduit de l’anglais (États-Unis) par Cynthia Kraus

2019

Présentation Dans cet ouvrage majeur publié en 1990 aux États-Unis, la philosophe Judith Butler invite à penser le trouble qui perturbe le genre pour définir une politique féministe sans le fondement d’une identité stable. Ce livre désormais classique est au principe de la théorie et de la politique queer : non pas solidifier la communauté d’une contre-culture, mais bousculer l’hétérosexualité obligatoire en la dénaturalisant. Il ne s’agit pas d’inversion, mais de subversion. Judith Butler localise les failles qui témoignent, à la marge, du dérèglement plus général de ce régime de pouvoir. En même temps, elle questionne les injonctions normatives qui constituent les sujets sexuels. Jamais nous ne parvenons à nous conformer tout à fait aux normes : entre genre et sexualité, il y a toujours du jeu. Le pouvoir ne se contente pas de réprimer ; il ouvre en retour, dans ce jeu performatif, la possibilité d’inventer de nouvelles formations du sujet. La philosophe relit Foucault, Freud, Lacan et Lévi-Strauss, mais aussi Beauvoir, Irigaray, Kristeva et Wittig, afin de penser, avec et contre eux, sexe, genre et sexualité – nos désirs et nos plaisirs. Pour jeter le trouble dans la pensée, Judith Butler donne à voir le trouble qui est déjà dans nos vies.

L’autrice Judith Butler est professeure de rhétorique et de littérature comparée à l’Université de Californie à Berkeley. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le Pouvoir des mots, Vie précaire, Défaire le genre, Ces corps qui comptent (Amsterdam, 2004, 2005, 2006 et 2009), Ce qui fait une vie (Zones, 2010) et Rassemblement (Fayard, 2016).

Collection Poches/SHS no 237.

Copyright Cet ouvrage a été précédemment publié en 2005 aux Éditions La Decouverte.

Titre original : Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, New York, 1990.

© Routledge, 1990, 1999. © Éditions La Decouverte, Paris, 2005, 2006, pour la traduction française. 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris.

Création graphique de la couverture : Valérie Gautier En couverture : Judith Butler, Berlin, 15 septembre 2011 © Urban Zintel/laif/REA.

ISBN papier : 978-2-7071-5018-9 ISBN numérique : 978-2-3480-5976-6

Composition numérique : Facompo (Lisieux), novembre 2019

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Table Préface à l’édition française (2005) - Trouble-genre Genre et sexualité L’emprise des normes Note sur la traduction Introduction (1999) Introduction (1990)

1 - Sujets de sexe/genre/désir Les « femmes » en tant que sujet du féminisme L’ordre obligatoire du sexe/genre/désir Le genre : les « ruines circulaires » du débat actuel Théoriser le binaire, l’unitaire et au-delà Identité, sexe et métaphysique de la substance Langage, pouvoir et stratégies de déstabilisation

2 - Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle L’échange critique du structuralisme Lacan, Riviere et les stratégies de mascarade Freud et la mélancolie du genre Complexité du genre et limites de l’identification Repenser la prohibition en tant que pouvoir

3 - Actes corporels subversifs Julia Kristeva et sa politique du corps Foucault, Herculine et la politique de la discontinuité sexuelle Post-scriptum non scientifique Monique Wittig : désintégration corporelle et sexe fictif Inscriptions corporelles, subversions performatives De l’intériorité au genre performatif Conclusion - De la politique à la parodie Index

Préface à l’édition française (2005) Trouble-genre Par Éric Fassin*

Gender Trouble nous parvient en différé. En 1990, une jeune philosophe encore inconnue publie l’ouvrage aux États-Unis. C’est aussitôt un événement dans le champ des études féministes, en même temps que des recherches gaies et lesbiennes : Judith Butler y joue les trouble-fête. Le trouble ne s’arrête pourtant ni à cet espace ni à ce moment. Depuis lors, dans le monde anglophone, le livre et l’auteur sont au cœur des débats, à l’articulation de multiples disciplines universitaires, et au point de rencontre avec la réflexion et l’action politiques. Du reste, les nombreuses traductions l’attestent (seize avant celle-ci…), l’écho est international. Pourtant, Judith Butler ne commence à être connue en France que depuis peu, avec des traductions qui se bousculent1, et c’est aujourd’hui seulement que paraît en version française un livre qu’on peut considérer comme la matrice de sa pensée. Pourquoi cette « différance » française – pour emprunter le mot de Jacques Derrida, comme le fait Judith Butler dans sa déconstruction de l’ontologie sexuelle ? Sans doute l’ouvrage est-il difficile : la discussion est dense, l’expression touffue. Pourtant, dans d’autres pays, pareille exigence n’a pas découragé les lecteurs. Or – et c’est tout le paradoxe – la philosophe, au sortir d’une thèse sur l’hégélianisme dans la pensée française du XXe siècle, en est tout imprégnée : les auteurs qu’elle cite et discute le plus sont Michel Foucault et Jacques Lacan, en regard de Luce Irigaray, Julia Kristeva et Monique Wittig. Mais notre vie intellectuelle n’en a-t-elle pas oublié certains – ou plutôt certaines ? Le malentendu franco-américain s’expliquerait alors par une double « différance », le retard français dans la réception de Gender Trouble redoublant le décalage dans la réception américaine de la pensée française. Mais la difficulté vient surtout du fait que ces références françaises constituent une « drôle de construction américaine » – pour reprendre l’expression de Judith Butler dans son introduction de 1999. Si elle s’appuie sur la « French Theory » poststructuraliste pour déconstruire les présupposés identitaires du « French Feminism », l’un et l’autre courants nous sont véritablement étrangers. C’est bien pourquoi, Cynthia Kraus s’en explique en note, les deux expressions gardent leur forme américaine dans la traduction française2. De même un récent essai sur ces étranges échanges transatlantiques propose-t-il un titre en version originale3. L’importation de textes français ne prend son sens que dans un contexte, qui correspond à un moment de la vie universitaire américaine. On peut dès lors se demander : pourquoi importer en retour la pensée américaine – en l’occurrence, pourquoi traduire Judith Butler ? S’il ne s’agit pas de revenir en arrière, au gré d’une mode « rétro », il n’est pas davantage question de se laisser prendre aux charmes « postmodernes » de l’importation américaine. Du reste, ce n’est certainement pas chez Judith Butler, critique engagée de l’Amérique de George W. Bush, qu’on trouvera la justification d’une domination culturelle américaine, dont le snobisme intellectuel français se ferait le complice. N’allons donc pas dénoncer, pour s’en épargner la lecture, quelque « ruse de la raison impérialiste »… En réalité, si l’on commence à s’intéresser à Judith Butler en France aujourd’hui, c’est qu’elle apporte un éclairage sur notre actualité sexuelle. Il ne s’agit pas seulement de relever son effort explicite pour intégrer celle-ci dans sa réflexion, qu’elle aborde le mariage homosexuel dans une perspective transatlantique4, ou qu’elle formule une éthique de la sexualité en croisant les contextes à l’intention d’un public français5. Plus profondément, et de manière décisive, les questions que pose la philosophe sont celles qui se posent à nous. Comment penser ensemble genre et sexualité, à l’heure où ces enjeux se mêlent dans le débat public en France ? Comment penser historiquement, et donc aussi politiquement, le statut de ce que l’on appelle chez nous « ordre symbolique », autrement dit, l’ordre sexuel – et plus généralement les normes ? Sur ces deux questions, le « trouble » que manifeste et que provoque l’ouvrage depuis sa publication en anglais, c’est aussi désormais celui de notre actualité « troublée » : il y a bien, ici aussi, du trouble dans le genre. Et puisque nous découvrons Gender Trouble non seulement en différé, mais aussi à rebours – après les traductions de textes postérieurs –, au moins pourrons-nous éviter une part des malentendus qui l’ont accompagné, en le lisant à la lumière des écrits successifs de Judith Butler, qui sont autant de réécritures, retouches et relances de ce livre premier.

Genre et sexualité Le sous-titre original l’indique clairement : il s’agit de penser ensemble le « féminisme » et la « subversion de l’identité ». Autrement dit, comment définir une politique féministe qui ne soit pas fondée

sur l’identité féminine ? C’est l’occasion d’écarter d’emblée deux lectures qui manqueraient le sens même de l’œuvre. La première consisterait à nier le caractère politique de ce travail philosophique : en pratique, les sophistications théoriques de la déconstruction ne seraient-elles pas incompatibles avec la mobilisation militante ? Certains n’ont pas manqué d’ironiser sur un radicalisme de la chaire, accusé d’un élitisme éloigné des réalités sociales. Or Judith Butler se donne « pour tâche politique […] de montrer que la théorie n’est jamais simplement theoria, au sens de contemplation désengagée, qu’elle est pleinement politique6 ». La seconde reviendrait à occulter le féminisme de cette entreprise, comme si la remise en cause des identités que résume le mot queer devait nécessairement reléguer dans quelque préhistoire politique le mouvement des femmes – comme si la question gaie et lesbienne devait dépasser la question féministe. Or, pour sa part, Judith Butler ne se veut pas « postféministe », et sa critique du féminisme – elle y insiste encore dix ans plus tard dans sa seconde introduction – est une critique de l’intérieur : « Je ne dirais pas que je suis d’abord une féministe et ensuite une théoricienne queer. Je ne donnerais la priorité à aucune identification7. » Du reste, l’identité lesbienne (jusque dans les effets du coming out) est soumise dans sa réflexion à la même question que l’identité féminine – et de généraliser l’interrogation de l’Anglaise Denise Riley devant pareille assignation : « Suis-je ce nom8 ? » Aussi Judith Butler persiste-t-elle à parler de genre9 : ce concept qui est au cœur du projet intellectuel féministe en langue anglaise reste dans son travail, pour reprendre l’expression de Joan W. Scott dont elle est également proche, une « catégorie utile ». Pour cette historienne, le genre est moins la construction sociale de la différence des sexes qu’« une façon première de signifier des rapports de pouvoir10 ». Il ne s’agit plus, comme le faisait l’anthropologie américaine des années 1970, de penser l’opposition entre sexe et genre sur le modèle de l’opposition entre nature et culture, ce qui revient à fonder la construction sociale sur une identité biologique. Au tournant des années 1990, ce partage fait l’objet d’une remise en cause : le sexe ne résulte pas moins que le genre d’une construction. Thomas Laqueur le montre au même moment dans sa Fabrique du sexe, l’anatomie n’est pas seulement un destin, c’est aussi une histoire11. Trouble dans le genre propose le versant théorique de cette déconstruction historique du sexe : c’est la relecture critique, dans le deuxième chapitre, de l’essai classique de Gayle Rubin sur le « marché aux femmes12 ». Pour Judith Butler, l’anthropologue suppose avec son système de sexe/genre « la réalité ontologique préalable et distincte du “sexe”, qui est façonné au nom de la Loi, c’est-à-dire qui se voit ensuite transformer en “genre” ». En fait, il n’y a pas de réalité antérieure à la Loi : la philosophe nous invite à abandonner la représentation du pouvoir comme répression pour la perspective foucaldienne sur le pouvoir comme production. Mais dire que le sexe est « toujours déjà » construit, qu’il n’est jamais donné indépendamment de sa construction, reviendrait-il à nier la réalité du corps ? On entend déjà les objections bruyantes de tous ceux qu’inquiète en France l’influence déréalisante du linguistic turn : tout ne serait donc que langage ? Non sans quelque ironie, Judith Butler répond précisément, dans son livre suivant, à cette question qu’on lui renvoie avec une insistance exaspérée dans son propre pays : « Qu’en est-il de la matérialité du corps13 ? » Le constructionnisme qu’elle revendique n’est pas une ontologie négative, déniant la réalité matérielle du corps – autrement dit, la nature. Ce n’est pas une proposition métaphysique, mais plutôt un postulat méthodologique. La philosophe choisit de s’intéresser au corps non comme réalité préalable, mais comme effet bien réel des régulations sociales et des assignations normatives. Dans cette perspective, le sexe n’est donc pas moins que le genre produit par les relations de pouvoir, mais il n’a pas moins de réalité non plus. Cette dénaturalisation s’accompagne d’un déplacement du genre, qui prend sens désormais, non plus par contraste avec le sexe, mais dans son articulation avec la sexualité. Aux États-Unis, le féminisme libéral des années 1960 se donnait pour objectif premier d’arracher les femmes à la sphère privée, pour leur donner accès à l’espace public. Aussi la sexualité n’avait-elle pas sa place dans le programme politique d’une Betty Friedan : les séductions du plaisir ne pouvaient que distraire les femmes de leurs légitimes ambitions professionnelles. En revanche, le radicalisme des années 1970 allait placer la sexualité au cœur du projet féministe : c’est alors tout à la fois le moteur de la libération et l’instrument de la domination. Loin que l’orgasme demeure l’opium des femmes, on découvre la signification politique de l’anatomie. Au début des années 1980, avec la critique de la révolution sexuelle, les deux faces de la politique sexuelle ne se superposent plus : tandis que les unes n’en retiennent que la violence, les autres ne veulent y voir que la jouissance – aux premières le danger, aux secondes le plaisir14. Les sex wars qui déchirent alors les militantes renvoient à deux courants antagonistes – un féminisme de la domination, qui s’attache en priorité aux violences envers les femmes (du viol à la prostitution, sans oublier la pornographie), s’opposant avec force à un féminisme « prosexe », qui s’intéresse uniquement à l’expérimentation sexuelle féminine (du sadomasochisme lesbien aux jeux de rôles butch et fem, en passant par la pornographie). Avec la juriste Catharine MacKinnon, le féminisme de la domination est amené à confondre genre et sexualité, puisque la violence sexuelle n’est pour elle que l’instrument d’une police des sexes : la sexualité est un rappel à l’ordre du genre, et l’oppression des femmes est une oppression dans et par la sexualité, ou plutôt l’hétérosexualité15. En revanche, et en réaction, le féminisme « prosexe » va s’employer à les séparer, à l’instar de Gayle Rubin, qui définit cette fois, moins de dix ans après son premier essai, le genre par

opposition à la sexualité, et non plus au sexe. Or l’expérience lesbienne rappelle que la sexualité est aussi au principe d’une libération des assignations de genre16. L’autonomisation de la sexualité par rapport au genre est ainsi la réponse du féminisme « prosexe » au féminisme de la domination. Mais c’est précisément ce Yalta du féminisme que remet en cause l’œuvre de Judith Butler : récusant cette alternative, l’opposition des féminismes et le partage des sexualités, il s’agit pour elle de penser la sexualité dans son ensemble – même si c’est moins à partir de son « centre » que de ses « marges », pour mieux remettre en cause la présomption d’hétérosexualité qui, selon elle, continue alors de régir le féminisme. C’est pourquoi aussi l’articulation entre genre et sexualité est posée différemment dans son travail. D’un côté, Judith Butler reprend à son compte la critique de Biddy Martin, s’inquiétant d’utopies queer qui concevraient des « sexualités sans genres » – affranchies du genre et, du même coup, du féminisme17. D’un autre côté, il n’est pas question pour elle d’identifier genre et sexualité, pour réduire la seconde au premier, à la manière de Catharine MacKinnon. Judith Butler se place en fait, depuis Trouble dans le genre, à l’articulation problématique, toujours précaire et jamais assurée, entre genre et sexualité : c’est le jeu du raccordement imparfait entre ces deux plaques tectoniques de la norme qui agite sa réflexion. Sa formulation se résume en effet à un balancement entre deux pôles – balancement sur lequel revient longuement la seconde introduction, pour éviter tout malentendu. La sexualité est liée au genre, car les normes de genre traversent la sexualité. Pour autant, elle n’est pas simplement la confirmation du genre : loin de l’affermir, elle peut l’ébranler en retour. Il n’est donc question, dans cette œuvre, ni de fusion ni de dérive : c’est lorsque s’entrechoquent genre et sexualité que naît le trouble du genre. Bref, une fois encore, il n’est pas question pour la philosophe de choisir entre féminisme et théorie queer.

L’emprise des normes Le malentendu le plus radical tient sans doute à l’exemple abordé à la fin de Trouble dans le genre : le drag, ou travesti. Pour certains lecteurs, la performance inversée du genre semblait annoncer une libération des conventions sexuées. Au fond, la politique queer se résoudrait en une esthétique : chacun pourrait s’inventer soi-même, au gré de jeux de rôles. Autrement dit, comme l’explique Judith Butler avec humour, « on s’éveillerait le matin, on puiserait dans son placard, ou dans quelque espace plus ouvert, le genre de son choix, on l’enfilerait pour la journée, et le soir, on le remettrait en place ». Bien entendu, pareille liberté supposerait un sujet donné d’avance – cela même que récuse l’analyse de la philosophe, dans son approche de la construction du sujet par les normes sexuelles. « Le genre n’est pas un artifice qu’on endosse ou qu’on dépouille à son gré, et donc, ce n’est pas l’effet d’un choix18. » Le contresens vient de la confusion entre la performance et la performativité. Le genre ne se réduit pas à une performance théâtrale – comme le spectacle des travestis pourrait le laisser penser. N’allons pas imaginer qu’il suffirait à celle-ci de mettre une cravate, et à celui-là une jupe, pour subvertir la puissance normative du genre. Le travesti peut servir aujourd’hui à épicer le charme discret de la bourgeoisie, et la télévision commerciale s’égaiera gentiment de l’artisan ou du professeur qui jouent les divas la nuit, tout comme le cadre ou le pharmacien goûteront sans troubler quiconque le piquant de l’échangisme ou du sado-masochisme. On le sait, d’ordinaire, les inversions carnavalesques n’ont pas vocation à bousculer l’ordre du monde, et les « transgressions » sexuelles sont souvent aujourd’hui les exceptions qui ne font que confirmer la règle de l’ordre symbolique. Judith Butler le disait déjà en 1990 : « En soi, la parodie n’est pas subversive. » Elle peut apporter le trouble, ou au contraire signifier une domestication : c’est affaire de contexte, et le sens n’est pas donné dans sa forme. Et de revenir plus tard sur ce point : « Même si de nombreux lecteurs ont compris que Trouble dans le genre proposait un plaidoyer pour la prolifération de performances en travesti, en vue de subvertir les normes dominantes de genre, je voudrais souligner qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre travesti et subversion, et que le travesti peut fort bien être au service à la fois de la dénaturalisation et de la réidéalisation de normes de genre hyperboliquement hétérosexuelles. Au mieux, le travesti semble être le lieu d’une certaine ambivalence, qui reflète une situation plus générale – lorsque nous sommes partie prenante dans les régimes de pouvoir qui nous constituent et donc partie prenante précisément dans ces régimes de pouvoir auxquels nous nous opposons19. » En réalité, pour Judith Butler, loin d’être invention de soi, la performativité est d’abord interpellation sociale – tout comme, pour reprendre la formulation d’Althusser, le policier nous interpelle20. Elle n’est donc pas un acte isolé : elle est répétition, réitération, citation. La performativité est assignation normative, comme on le voit avec l’insulte et l’injure21. C’est ainsi que nous sommes constitués en tant que sujets : le genre n’est pas notre essence, qui se révélerait dans nos pratiques ; ce sont les pratiques du corps dont la répétition institue le genre. L’identité sexuelle ne préexiste pas à nos actions : derrière l’action, ou avant elle, il ne faut pas supposer quelque acteur. Car ces actions sont elles-mêmes agies : le genre est l’effet des normes de genre. Nous sommes donc beaucoup plus près de l’habitus, selon Pierre Bourdieu, que de la liberté du sujet souverain : le corps existe, mais il est le produit d’une histoire sociale incorporée. Faut-il donc renverser l’illusion libertaire, pour penser un déterminisme culturel radical ? Et le constructionnisme n’est-il pas incompatible avec l’idée même d’agency – cette capacité d’agir qui évite de penser le sujet comme le simple jouet de forces sociales ? À l’évidence, ce n’est pas dans cette direction que Judith Butler entend s’engager : la construction n’est pas une pure détermination. Ne l’oublions pas, il

s’agit pour elle de « défaire le genre » (pour reprendre le titre d’un recueil récent), et non de s’en accommoder : « Si le genre est bien une sorte de faire, une activité incessante qu’on accomplit en partie à son insu et non de son plein gré, pour autant, cela ne fonctionne pas de manière automatique ou mécanique. Au contraire, c’est une pratique d’improvisation, dans une scène de contrainte22. » L’emprise des normes n’exclut pas de penser une prise sur les normes : ainsi, Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal le rappellent, « nous pouvons faire dévier la trajectoire injurieuse des mots23 ». Comment comprendre cette ambiguïté ? C’est le paradoxe du pouvoir, que Judith Butler reprend et développe à partir de Michel Foucault : nous sommes assujettis, c’est-à-dire aussi constitués en tant que sujets par le pouvoir. C’est une chose de savoir que nous subissons la domination. C’en est une autre de découvrir que notre existence en tant que sujets découle de cette même domination. Nous nous opposons au pouvoir ; mais dans un même temps nous en dépendons24. Bref, penser les normes qui nous définissent amène à reformuler la question de la domination, pour la poser en termes de pouvoir. Le pouvoir ne réprime pas seulement ; il fait exister. Il produit autant qu’il interdit. L’assignation que nous endossons et reprenons à notre compte est la condition paradoxale de notre capacité, voire de notre puissance d’agir. Et c’est ici que Judith Butler s’éloigne de Pierre Bourdieu25. Au point de départ de La Domination masculine26, le sociologue pose la question de l’ordre symbolique et des règles qui nous gouvernent, jusques et y compris dans les embouteillages de la place de la Concorde : qu’est-ce qui fait que la société respecte l’ordre des choses – à peu de chose près ? La réponse à ce « paradoxe de la doxa », c’est la violence symbolique – autrement dit, l’intériorisation de la domination. La domination est d’autant plus efficace qu’elle a moins besoin de se dire : l’implicite marche mieux que l’explicite. L’exemple paradigmatique, c’est alors pour Pierre Bourdieu (très proche de Catharine MacKinnon dans son analyse) l’ordre des sexes (ou, indifféremment pour lui aussi, des sexualités). Les normes sociales dans leur ensemble fonctionnent sur le modèle des normes sexuelles. Et l’habitus sexuel est l’illustration par excellence de l’habitus, qui n’a pas besoin d’être conscient pour fonctionner – voire qui fonctionne d’autant mieux dans l’inconscience. Le point de départ de Judith Butler est différent. Michel Foucault la rapproche davantage de Gayle Rubin, pour définir un féminisme de la subversion, et non de la dénonciation. Et l’on revient ici au privilège accordé dans sa réflexion au drag, c’est-à-dire au travesti, qui détourne et retourne l’assignation normative. Il ne s’agit nullement pour la philosophe de glorifier quelque contre-culture, mais de prendre appui sur les exceptions pour penser la règle – non comme inversion, mais comme modèle d’invention de nouvelles formations du sujet, et en même temps comme vérité générale de la norme. Avec Freud, elle suggère en effet dans ce livre que « c’est l’exception, l’étrange qui nous donne la clé pour comprendre comment est constitué le monde ordinaire, que nous prenons comme allant de soi, des significations sexuelles ». Il ne s’agit donc pas d’opposer les drag queens aux incarnations de la banalité sexuelle – ni plus généralement d’échapper à la normalisation par la transgression ostentatoire. S’il importe de dénoncer la souffrance humaine bien réelle de ceux dont l’empire de la norme renvoie la vie et les désirs dans l’irréalité et l’inhumanité, en même temps, pour Judith Butler, le travesti est notre vérité à tous : il (ou elle ?) « révèle la structure imitative du genre lui-même ». Car le travesti n’imite pas un original : sa mimique rappelle le fait que nous ne faisons tous que nous travestir. Hommes ou femmes, hétérosexuels ou pas, que nous soyons plus ou moins conformes aux normes de genre et de sexualité, nous devons jouer notre rôle, tant bien que mal, et c’est le jeu du travesti qui nous le fait comprendre. Le drag manifeste ce que nous voudrions oublier, et que nous tentons d’occulter. C’est bien pourquoi la pensée queer ne saurait se limiter à ces emblèmes spectaculaires et théâtraux : au fond, l’homme qui surjoue (quelque peu) sa masculinité, ou bien la femme qui en rajoute (à peine) dans la féminité ne révèlent-ils pas, tout autant que la folle la plus extravagante, ou la butch la plus affirmée, le jeu du genre, et le jeu dans le genre ? Mais il y a plus. On connaît la formule de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. » Pour Monique Wittig, la lesbienne n’est pas une femme, puisqu’elle ne se conforme pas aux exigences de la matrice hétérosexuelle qui définit la féminité. Mais pour Judith Butler, que l’on naisse femme ou pas (et qu’on soit lesbienne ou pas), on ne le devient jamais tout à fait (pas même les travestis !). Les choses ne sont d’ailleurs pas plus simples du côté masculin. Parce qu’il s’agit d’imiter sans qu’existe d’original, dans un monde de copies, on ne saurait imiter sans défaut. L’hétéronormativité ne fonctionne jamais parfaitement. « L’hétérosexualité offre des positions sexuelles normatives qu’il est intrinsèquement impossible d’incarner, et l’échec persistant pour s’identifier pleinement et sans incohérence à ces positions révèle l’hétérosexualité même non seulement comme une loi obligatoire, mais aussi comme une comédie inévitable. » Nouveau mythe de Sisyphe, malgré tous les efforts du monde, nul ne saurait satisfaire entièrement à la norme. Autrement dit, si le travail pour se conformer à la norme, avec ses renoncements et ses deuils, engendre selon Judith Butler une véritable mélancolie, jouer le jeu, avec ses apprêts et ses masques, représente une authentique comédie. C’est vrai pour tous. Du moins ceux qui se savent, « par nature » pourrait-on dire, non conformes à la norme – pour raisons de genre ou de sexualité, ou les deux à la fois – n’en sont-ils pas dupes. En revanche, ceux qui se croient « normaux » risquent d’être aveugles à leur condition tout à la fois mélancolique et parodique : ils ne se rendent même pas compte qu’ils doivent chaque matin aller chercher dans leur placard (de petite ou grande taille, peu importe) le même costume. Voilà qui pourrait bien constituer aujourd’hui, à en croire le philosophe Michel Feher, l’hétérosexualité en un « douloureux problème27 ».

Reste en effet à s’interroger sur le statut historique de cette théorie des normes sexuelles, qui pourrait d’ailleurs nous aider à penser d’autres normes – à commencer par les normes raciales. D’un côté, le travail de Judith Butler se veut ancré dans une actualité : la philosophe pense non seulement à partir de textes, mais aussi de mouvements sociaux. C’est ainsi qu’elle porte son attention sur les points de tension politique, comme par exemple aujourd’hui entre la mobilisation « intersexe », qui refuse l’assignation chirurgicale à un sexe sans ambiguïté lors de naissances génitalement équivoques, et les revendications des « transsexuels », qui réclament parfois au contraire le droit à l’intervention chirurgicale pour accompagner un changement d’identité28. C’est sur ces points inconfortables et presque douloureux de l’engagement intellectuel et politique que s’exerce son acuité. D’un autre côté, la philosophe semble proposer une théorie générale du genre, indépendamment des contextes historiques où il se déploie. Or le « trouble » est-il véritablement constitutif du genre, toujours et partout ? Ne peut-on pas plutôt imaginer que la politisation des questions sexuelles parcourant des pays qui se veulent « démocratiques » implique une emprise différente (et peut-être moindre) des normes – davantage explicitées dans les débats publics, et donc moins transparentes ? Bref, si nous pouvons entendre désormais le discours de Judith Butler, c’est peut-être qu’elle dit ce qui est en train de se passer dans nos sociétés. Avec Trouble dans le genre, la philosophe ne vient-elle pas jouer d’autant plus efficacement les « troublegenre » qu’avec la remise en cause des normes inégalitaires, en matière de genre mais aussi de sexualité, il y a bien dans nos sociétés, aujourd’hui plus qu’hier, sans doute un surcroît de liberté, mais en même temps, pour le dire de manière moins engageante, « du trouble dans le genre » ? Bref, si la pensée de Judith Butler introduit un grain de sable dans la mécanique du genre, le bruit qu’il provoque n’est-il pas d’autant plus fort et grinçant que peut-être la machine est déjà en train de s’enrayer ? À la faveur d’une actualité sexuelle internationale, le genre n’a-t-il pas déjà commencé de nous apparaître moins « naturel », et la philosophe ne nous invite-t-elle pas à voir et à comprendre ce que nous savions sans le savoir, et sans vouloir le savoir ?

* Sociologue, École normale supérieure. 1. Marché au sexe (entretien de Judith BUTLER avec Gayle RUBIN, et un article de chacune), Epel, Paris, 2001. La Vie psychique du pouvoir, Léo Scheer, Paris, 2002. Antigone, la parenté entre vie et mort, Epel, Paris, 2002. « Violence, deuil et politique », Nouvelles Questions féministes, 22 (1), 2003. Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, Amsterdam, Paris, 2004. « Qu’est-ce que la critique ? Essai sur la vertu selon Foucault », in M.C. Granjon (éd.), Penser avec Michel Foucault, Karthala, Paris, 2005. Vie précaire : les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Amsterdam, Paris, 2005. Humain, inhumain : le travail critique des normes (entretiens), Amsterdam, Paris, 2005. Défaire le genre, Amsterdam, Paris, 2006. 2. Judith Butler le souligne pour la « French Theory », comme Christine Delphy qui analyse « L’invention du “French Feminism” », article de 1996 repris dans son recueil L’Ennemi principal 2 : penser le genre, Syllepse, Paris, 2001. En miroir, Cynthia Kraus le souligne pour ce qu’on appelle en France le « féminisme américain » : « “Angloamerican Feminism” made in France : crise et critique de la représentation », Cahiers du genre, 38, 2005, p. 163189. 3. François CUSSET, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, La Découverte, Paris, 2003. 4. « Is Kinship Always Already Heterosexual ? » differences, 13, 1, printemps 2002 ; repris dans le recueil Undoing Gender, Routledge, New York et Londres, 2004. 5. « Une éthique de la sexualité : harcèlement, pornographie, prostitution », entretien avec Éric FASSIN et Michel FEHER, Vacarme, 22, hiver 2003. 6. « Imitation and Gender Insubordination », d’abord publié dans Inside/ Out. Lesbian Theories, Gay Theories, dir. Diana FUSS, Routledge, New York et Londres, 1991, citation p. 14-15 (repris dans The Judith Butler Reader, dir. Sara SALIH (avec Judith BUTLER), Blackwell, Oxford et Malden, Mass., 2004, p. 121). En français, « Imitation et insubordination du genre », in Marché au sexe, op. cit., p. 145. 7. Voir « Considérer le problème plus que l’identité », son entretien avec Irène JAMI, publié dans Mouvements, 29, septembre-octobre 2003, citation p. 127. 8. Denise RILEY, Am I That Name ? Feminism and the Category of « Women » in History, MacMillan, New York, 1988. 9. Pour éclairer l’histoire américaine de cette notion, je me permets de renvoyer à ma contribution (« Le genre aux États-Unis »), in Christine BARD, Christian BAUDELOT, Janine MOSSUZ-LAVAU (éds), Quand les femmes s’en mêlent. Genre et pouvoir, La Martinière, Paris, 2004, p. 23-43. 10. Joan W. SCOTT, « Gender : A Useful Category of Historical Analysis », article publié en 1986 dans l’American Historical Review, repris dans son volume Gender and the Politics of History, Columbia University Press, New York, 1988. En français : « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, « Le genre de l’histoire », 37-38, printemps 1988, p. 125-153. 11. Thomas LAQUEUR, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard, Paris, 1992 (édition originale : Making Sex. Body and Gender From the Greeks to Freud, Harvard University Press, Cambridge, 1990). 12. Gayle RUBIN, « The Traffic in Women. Notes on the Political Economy of Sex », in Rayna REITER (éd.), Toward an Anthropology of Women, Monthly Review Press, New York, 1975, p. 157-210. En français : « L’économie politique

du sexe : Transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », trad. Nicole-Claude MATHIEU, Cahiers du CEDREF, Paris-VII, nº 7, 1998 (1999). 13. Bodies That Matter. On the Discursive Limits of Sex, Routledge, New York et Londres, 1993, cit. p. IX. 14. Pour une présentation de ces enjeux, voir mon article : « Genre et sexualité. Politique de la critique historique », Penser avec Foucault. Théorie critique et pratiques politiques, in Marie-Christine GRANJON (éd.), Karthala, 2005, p. 225-250. 15. Catharine A. MACKINNON, « The Problem of Marxism and Feminism », Toward a Feminist Theory of the State, Harvard U.P., Cambridge et Londres, 1989 (d’abord publié dans Signs, été 1983). 16. Gayle RUBIN, « Thinking Sex : Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality », Pleasure and Danger : Exploring Female Sexuality, in Carole S. VANCE (éd.), Pandora Press, New York, 1992 (1re édition : 1984), p. 267-319. En français, « Penser le sexe », in Marché au sexe, op. cit., p. 163-209. Sur ce moment, voir Michel FEHER, « Érotisme et féminisme aux États-Unis : les exercices de la liberté », Esprit, novembre 1993, p. 113-131. 17. Biddy MARTIN, « Sexualities Without Genders and Other Queer Utopias », Diacritics, 24, 2-3, été-automne 1994, p. 104-121. C’est ce qui distingue Judith Butler de Gayle Rubin, mais aussi potentiellement d’Eve Kosofsky Sedgwick, qui oppose le jeu de la sexualité à l’astreinte du genre dans son ouvrage Epistemology of the Closet, University of California Press, Berkeley, 1990 (contemporain de Gender Trouble, et proche sur bien des points), et surtout aujourd’hui de Janet Halley, qui oppose la perspective queer, fondée sur la sexualité, à la perspective féministe, fondée sur le genre : « Sexuality Harassment », Left Legalism/Left Critique, Janet HALLEY et Wendy BROWN (dir.), Duke University Press, Durham, 2002. 18. Bodies That Matter, op. cit., p. X. 19. Bodies That Matter, op. cit., «Gender is Burning », p. 125. 20. Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, op. cit. 21. Voir Didier ÉRIBON, Réflexions sur la question gay, Fayard, Paris, 1999. 22. Undoing Gender, op. cit., p. 1. 23. «Une provocation », préface à Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 10. 24. Voir La Vie psychique du pouvoir, op. cit. 25. Sur un autre point, voir sa lecture critique : « Performativity’s Social Magic », contribution de Judith BUTLER à Bourdieu. A Critical Reader, in Richard SCHUSTERMAN (éd.), Blackwell, Oxford et Malden, Mass., 1999. 26. Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, Seuil, Paris, 1998. 27. Voir sa présentation de Gender Trouble (avec Éric FASSIN) : « L’hétérosexualité, ce douloureux problème », Têtu, janvier 2004, p. 68. 28. Undoing Gender, op. cit., p. 6.

Note sur la traduction Le plus difficile dans le travail de traduction étant sans doute de finir de finir, je ne puis que me réjouir d’avoir réussi, enfin, grâce aux autres, à m’arrêter là où les lecteurs et lectrices commenceront. Je tiens à remercier tout particulièrement Judith Butler pour la confiance qu’elle m’a témoignée en me proposant de traduire ce livre formidable, d’avoir pris le temps et la peine de relire une première version française, de m’avoir éclairée et aidée à faire des choix en répondant à mes nombreuses questions. Pour leur lecture attentive du texte entier et leurs suggestions que j’ai le plus souvent suivies avec gratitude, je remercie très chaleureusement Éric Fassin et Irène Jami. Pour leur lecture et suggestions à différents moments de la traduction, mes plus vifs remerciements à Paul Beaud, Vanessa Cerchia, Danielle ChabaudRychter, Catherine Fussinger, Dominique Golay, Liviu Groza, Hélène Martin, Gaël Pannatier, Séverine Rey, Danièle Sénotier et enfin Céline Perrin et Silvia Ricci-Lempen. Merci aussi à Alain Kaufmann, Emmanuel Mejia, Franz Meyer de Stadelhofen de m’avoir éclairée sur une notion ou une référence. Je remercie encore Vanessa Cerchia pour l’index et son assistance bibliographique très précieuse, ainsi que le LIEGE – Laboratoire Interuniversitaire en Études Genre – pour son soutien (site internet : http://www.unil.ch/liege). Un très grand merci à Mireille Bovey pour l’envoi de fax urgents. Enfin, je suis très reconnaissante à Hugues Jallon pour son professionnalisme. Certaines notions et choix de traduction appellent quelques explications. Celles-ci sont organisées par « entrées alphabétiques » même si elles ne constituent pas un lexique à proprement parler. L’idée n’est pas de stabiliser des définitions, mais plutôt relier des significations/choix à des usages. Agency : après discussion avec Judith Butler, je traduis la notion d’« agency » par « capacité d’agir » (et « political agency » par « capacité d’agir en politique »). Cette notion, qui tente d’articuler notre marge de manœuvre, notre pouvoir de résister au pouvoir, a été rendue diversement ailleurs : Charlotte Nordmann la traduit par « puissance d’agir » (cf. Le Pouvoir des mots, op. cit.). Dominique Masson attire notre attention sur ses multiples sens : « Le concept d’agency est difficilement traduisible en français. Non seulement il connote à la fois les notions de « capacité d’action » et cette « action » elle-même, mais il se réfère aussi à l’intentionnalité de l’acteur ou de l’actrice, au sens des identités et des représentations qui colorent l’action en lui donnant sens et direction. Lorsqu’il est théoriquement important de maintenir la polysémie originale du terme, je conserve l’appellation anglaise1. » En lien avec la question de l’intentionnalité, on notera que les neurophysiologistes de l’intentionnalité par exemple, traduisent la notion d’« agency » par « agentivité » pour désigner « le sens subjectif d’être à la source de ses propres actions et de les distinguer de celles d’autrui2 ». Relevons aussi que Christine Delphy utilise le terme « agence » au sens de capacité d’agir : « L’agence et la liberté nous les possédons virtuellement, et sinon individuellement, en tous les cas de manière collective ; mais nous n’en faisons pas usage, ou nous les plaçons et les exerçons ailleurs que dans le domaine spécifique de l’agence collective : la politique, l’organisation de la cité. En tant que sociologue, j’essaie de démontrer cette caractéristique de la collectivité – son agence ; et en tant que membre de cette collectivité je souhaite que nous en tirions les conséquences : que nous cessions de nier cette agence via le naturalisme, que nous assumions notre liberté3. » J’aimerais remercier ici Hélène Rouch de m’avoir rappelé cette notion et Françoise Armengaud pour m’avoir aidé à repérer cette citation4. Enfin, je remercie Diane Lamoureux pour m’avoir signalé la notion d’« agencéité », traduction proposée par Marie-France Labrecque5. French Feminism – French Theory : ces deux labels nationaux circulant dans le monde académique angloaméricain ont été vivement critiqués, et rejetés, par les féministes françaises dites de l’égalité6. Les raisons pour lesquelles elles refusent ce label sont doubles : pour le dire vite, le French Feminism n’est ni français – malgré les auteurs français, surtout mâles, cités en référence, il n’est rien sinon ce qu’en disent les commentaires en langue anglaise, autrement dit une pure invention anglo-américaine – ni féministe – le French Feminism s’approchant du féminisme français dit de la différence, une forme d’essentialisme qui est, de fait, une forme d’anti-féminisme. Dans l’introduction de 1999 au présent ouvrage, Butler attire ellemême l’attention sur le fait que « Trouble dans le genre prend racine dans la French Theory, qui est ellemême une drôle de construction américaine ». Voilà deux bonnes raisons à nos yeux, données de part et d’autre de l’Atlantique, de ne pas traduire les expressions French Feminism et French Theory. Gay : substantif et adjectif francisés par « gai. e » et « gai.e.s ». Éric Fassin me rappelle à propos l’usage flottant du terme et qu’il « utilise le substantif “gay” (pluriel : gays) et l’adjectif “gai” (gaie, gais, gaies)». Par ailleurs, le terme anglais inclut toujours les hommes gais et les lesbiennes pour Judith Butler (communication personnelle). J’ai donc, sauf cas particuliers, toujours traduit par « gai·e et lesbien·ne ». Gender : Je suis l’usage en traduisant « gender » par « genre », le participe passé, « gendered », par « genré »7 plutôt que par « gendérisé » (gendériser, gendérisation)8 ou, plus rare, par « gendré »9. Je traduis

la forme nominale, « gendering », par « le processus de/la mise en genre ». Notons aussi qu’il eût été possible de traduire « gendered » en « bon français », notamment par « marqué par le genre ». Mais cette expression fait tout de suite penser à l’article de Monique Wittig, « La marque du genre », et plus généralement à la position dite matérialiste radicale. Je la réserve donc pour Wittig dans les divers passages que lui consacre Judith Butler dans ce livre (cf. en particulier le chapitre 3, « Monique Wittig : désintégration corporelle et sexe fictif »). Normative : traduit parfois par « normal » avec des guillemets, bien que l’adjectif « normatif » existe aussi en français, pour une question d’euphonie. Pour la même raison, je serai souvent amenée à traduire « normativity » par « normalité » ou, alternativement, par « normes », des termes qui préservent tous la polysémie – entre norme et normalité – du terme anglais et sur l’usage duquel Judith Butler s’explique dans l’introduction de 1999. Normative heterosexuality : littéralement « hétérosexualité normative » que je traduis par le terme unique d’« hétéronormativité ». Ce terme désigne le système, asymétrique et binaire, de genre, qui tolère deux et seulement deux sexes, où le genre concorde parfaitement avec le sexe (au genre masculin le sexe mâle, au genre féminin le sexe femelle) et où l’hétérosexualité (reproductive) est obligatoire, en tout cas désirable et convenable. Je traduis en revanche « heterosexual normativity » par « normes hétérosexuelles ». Pour conclure cette note, deux remarques : Judith Butler met textuellement en œuvre le décentrement/ dislocation du sujet par le recours fréquent au mode passif pour miner le sujet (grammatical). Cependant, les contraintes de la langue française, ou faudrait-il dire les utilisateurs et utilisatrices français de la langue, m’ont parfois, voire souvent, obligée à rétablir la structure sujet-verbe. Mais pour garder l’idée, j’ai recouru dans ces cas et dans la mesure du possible au pronom impersonnel « on ». Le choix de la féminisation est, certes, très controversé pour le français. Mais, à défaut de pouvoir universaliser le pronom « elles » comme le fait Monique Wittig dans Les Guérillères10, nous ne pouvions renoncer à cette pratique existante sans re-naturaliser le monopole masculin de l’universel. Nous avons fait le choix de la typographie légère du point de féminisation comme dans « un·e auteur·e ». Des extraits sont parus en prépublication à la version française complète11. Il va sans dire que la traduction définitive fait référence. Cynthia Kraus Lausanne, mars 2005

1. Voir son article, « Repenser l’État : Nouvelles perspectives féministes », Recherches Féministes 12 (1), 1999, p. 5-24, note 13. 2. Voir http://www.lyon.inserm.fr/280/equipe1.html. 3. Voir Penser le genre. L’ennemi principal, tome 2, collection « Nouvelles Questions Féministes », Syllepses, Paris, 2001, p. 50, souligné par l’auteure. 4. Voir aussi sa note de lecture, « Christine Delphy : « Penser le genre », Nouvelles Questions Féministes 21 (1), 2002, p. 126-133. 5. Voir Anthropologie et sociétés, 25 (1), 2001. 6. Voir le numéro spécial intitulé « France, Amérique : Regards croisés sur le féminisme » de la revue Nouvelles Questions Féministes, 17 (1), 1996 ; on y trouvera les articles de Claire Moses, « La construction du « French Feminism » dans le discours universitaire américain », de Christine Delphy, « L’invention du « French Feminism » : une démarche essentielle », et de Judith Ezekiel, « Anti-féminisme et anti-américanisme : un mariage politiquement réussi ». Voir aussi l’article de Eleni Varikas, « Féminisme, modernité, post-modernisme : pour un dialogue des deux côtés de l’océan », in Futur Antérieur, supplément « Féminismes au présent », L’Harmattan, Paris, 1993. 7. Sur ce néologisme, voir par exemple note 21, p. 19 de l’introduction à Dominique FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL, Christine PLANTÉ, Michèle RIOT-SARCEY et Claude ZAIDMANEDS (éds), Le genre comme catégorie d’analyse. Sociologie, histoire, littérature, L’Harmattan, Paris, 2003. 8. Voir par exemple Maria Puig de la Bellacasa dans « Divergences solidaires : autour des politiques féministes des savoirs situés », Multitudes 12, 2003: 46 ; Marie-Hélène Bourcier dans « La fin de la domination masculine : pouvoir des genres, féminismes et post-féminisme queer », Multitudes 12, 2003: 70-1. 9. Voir, par exemple, la traduction proposée par Patrice Riemens et François Matheron dans « Quel est cet animal politique sorti du chapeau de la “gender theory” » de Noortje Marres, Multitudes 12, 62. 10. M. WITTIG, Les Guérillères, Minuit, Paris, 1969. 11. Dans les Cahiers du genre, 38, 2005, p. 15-42 ; et dans Raisons Politiques, 12 (2), 2003, p. 85-97.

Introduction (1999) Dix ans ont passé depuis que j’ai écrit Trouble dans le genre et soumis le manuscrit aux éditions Routledge. Je ne pensais pas que ce livre serait lu par tant de personnes différentes, ni qu’on y verrait une « intervention » stimulante pour la théorie féministe, ni encore qu’on le citerait comme l’un des textes fondateurs de la théorie queer1. Ce livre a commencé à vivre sa vie bien au-delà de mes intentions premières, peut-être parce que les conditions de sa réception ont changé entre-temps. Lorsque je l’ai écrit, je pensais être en conflit et en opposition avec certaines formes de féminisme, même si je considérais ce livre comme un livre féministe. Je l’ai écrit dans l’esprit de la critique interne qui cherche à faire l’examen critique du vocabulaire de base du mouvement de pensée auquel il appartient. Il y avait, et il y a toujours, de bonnes raisons d’entreprendre ce genre de critique et de distinguer l’autocritique – qui promet une vie plus démocratique et inclusive pour ce mouvement de pensée – de la critique qui ne cherche qu’à en saper les fondements. Il est bien sûr toujours possible de les confondre, mais j’ose espérer qu’on ne se méprendra pas sur le genre de critique auquel appartient Trouble dans le genre. Ce qui m’intéressait le plus en 1989, c’était de faire la critique d’une présomption d’hétérosexualité fort répandue dans la théorie littéraire féministe. Je cherchais à contester les présupposés sur les limites et les bons usages du genre, dans la mesure où ceux-là limitent les significations du genre à des idées reçues sur la masculinité et la féminité. Je pensais et continue à penser que toute théorie féministe qui en vient à limiter les significations du genre pour rendre possible sa propre pratique érige le genre en norme d’exclusion au sein du féminisme, avec pour résultat fréquent l’homophobie. Il me semblait à l’époque, et aujourd’hui encore, que le féminisme doit se garder d’idéaliser certaines expressions du genre qui produisent en retour de nouvelles formes de hiérarchie et d’exclusion. Je tenais en particulier à contester ces régimes de vérité qui stipulaient que certaines formes d’expression genrées étaient simplement fausses ou de pâles imitations, et que d’autres avaient la vérité de l’original. Loin de moi l’idée de prescrire un nouveau mode de vie genré susceptible de servir de modèle aux lecteurs et lectrices de ce texte. Mon but en écrivant ce livre était d’ouvrir le champ des possibles en matière de genre sans dicter ce qu’il fallait réaliser. Mais à quoi bon, pourrait-on se demander, « ouvrir le champ des possibles » ? Le sens de cette question paraît tellement évident aux personnes qui ont fait l’expérience de vivre comme des êtres socialement « impossibles », illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes, qu’elles ne se la posent même pas. Trouble dans le genre est un livre qui cherchait à dévoiler comment nos façons mêmes de penser les « genres de vie2 »possibles sont forcloses3 par des présupposés répandus et violents. Ce livre cherchait aussi à saper toute tentative d’utiliser le discours de la vérité pour délégitimer les minorités en raison de leurs genres et de leurs sexualités. Ce qui ne revient pas à défendre ou célébrer toutes les pratiques minoritaires, mais cela veut dire que nous devons être capables de les penser avant d’en conclure quoi que ce soit. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de voir combien ces pratiques suscitaient une panique qui les rendait impensables. La perspective de voir s’effondrer les dichotomies de genre, par exemple, est-elle si monstrueuse, si terrifiante, qu’il faille la tenir pour impossible par définition et, sur le plan heuristique, l’exclure à l’avance de nos efforts pour penser le genre ? De tels présupposés, on pouvait en trouver dans ce qu’on appelait à l’époque le French Feminism, et ils jouissaient d’une très grande popularité chez les spécialistes de littérature et de théorie sociale. Au moment même où je contestais ce dogme central de la pensée de la différence sexuelle qu’était à mes yeux l’hétérosexisme, je m’inspirais aussi du poststructuralisme français pour formuler mes arguments. Ce que j’ai finalement fait dans Trouble dans le genre, c’est un travail de traduction culturelle. La théorie poststructuraliste a eu une influence sur les théories états-uniennes du genre et le malaise politique au sein du féminisme. À bien des égards, le poststructuralisme apparaît comme un formalisme qui se désintéresse du contexte social et de tout objectif politique. Mais ce n’est pas vrai de la manière dont on l’a repris aux États-Unis. Aussi, je ne voulais pas tant « appliquer » le poststructuralisme au féminisme que reformuler cette théorie dans une perspective proprement féministe. Certains tenants et tenantes du formalisme poststructuraliste se montrent consterné·e·s par le tournant ouvertement « thématique » pris dans des œuvres comme Trouble dans le genre. Quant aux personnes critiques envers le poststructuralisme au sein de la gauche culturelle [cultural left4], elles se montrent des plus sceptiques quand on leur dit que les prémisses poststructuralistes peuvent avoir des effets politiques progressistes. Mais, d’un côté comme de l’autre, le poststructuralisme est considéré comme une théorie unifiée, pure et monolithique. Or, durant ces dernières années, cette théorie, ou ensemble de théories, a migré vers deux domaines d’études : les gender and sexuality studies et les postcolonial and race studies. Elle a perdu le formalisme de ses débuts et refait sa vie en se transplantant dans le domaine de la théorie culturelle. La même question se pose inlassablement : celle de savoir si mon travail, ou celui de Homi Bhabha, Gayatri Chakravorty Spivak ou de

Slavoj Zˇ izˇek, relève des cultural studies ou de la théorie critique5. Mais le fait de poser pareille question pourrait simplement indiquer que la distinction claire et nette entre ces deux types de projets ne tient plus. On trouvera des théoricien·ne·s pour prétendre que l’ensemble de nos travaux relève des cultural studies, mais on trouvera aussi des spécialistes dans ce domaine pour se définir contre toute forme de théorie (même si, de manière significative, ce n’était pas le cas de Stuart Hall, l’un des fondateurs des cultural studies en Angleterre). Mais quel que soit le parti pris dans ce débat, les un·e·s et les autres ne réalisent pas toujours que la théorie a changé de visage en faisant précisément l’objet d’appropriations culturelles. La théorie s’est trouvé un nouvel espace, nécessairement impur, où elle émerge dans et par la traduction culturelle et comme le produit de celle-ci. Il ne faut pas y voir un déplacement de la théorie à travers un retour à l’histoire ni simplement une façon d’historiciser la théorie pour dévoiler les limites contingentes de ses prétentions les plus généralisables. On assiste plutôt à l’émergence de la théorie au croisement d’horizons culturels, là où le besoin de traduction se fait le plus fortement sentir et où l’espoir de réussite est incertain. Trouble dans le genre prend racine dans la French Theory, qui est elle-même une drôle de construction américaine. Il n’y a qu’aux États-Unis qu’on aura mis ensemble tant de théories disparates comme si elles formaient une sorte d’unité. Bien que le livre ait été traduit en plusieurs langues et qu’il ait eu, en Allemagne, un impact non négligeable sur la manière dont on parle de genre et de politique, il paraîtra en France – si cela finit par se faire – bien plus tard que dans d’autres pays. Je le dis pour souligner combien l’apparent francocentrisme du livre le met à bonne distance de la France et de la théorie qui se pratique en France. Trouble dans le genre propose à sa manière une lecture croisée de différent·e·s auteur·e·s français·e·s (Lévi-Strauss, Foucault, Lacan, Kristeva, Wittig) qui, en France, n’ont presque rien à voir les un·e·s avec les autres et qu’on lit rarement, voire jamais, ensemble. Aussi une telle proximité intellectuelle rendelle ce livre précisément américain et étranger au contexte français. Il l’est aussi par l’accent mis sur la tradition sociologique et anthropologique anglo-américaine des études de genre, une tradition bien distincte de celle du discours de la « différence sexuelle » qui vient de l’analyse structuraliste. Alors que le livre risque d’être taxé d’eurocentrisme aux États-Unis, il menace d’« américaniser » la théorie en France pour les quelques maisons d’édition françaises qui ont envisagé de le publier6. Évidemment, ce livre ne parle pas seulement la langue de la French Theory. Il est aussi issu de la réflexion que j’ai engagée depuis longtemps sur la théorie féministe. Celle-ci s’est profondément nourrie de nombreuses discussions sur le caractère socialement construit du genre, sur les liens entre la psychanalyse et le féminisme. Elle s’est aussi inspirée en partie du remarquable travail de Gayle Rubin sur le genre, la sexualité et la parenté, du travail pionnier d’Esther Newton sur le drag7, des brillants écrits théoriques et littéraires de Monique Wittig, et des approches gaies et lesbiennes qui se sont développées en sciences humaines. Alors que de nombreuses féministes ont, dans les années 1980, supposé que lesbianisme et féminisme se rejoignaient dans le féminisme lesbien, Trouble dans le genre cherchait à réfuter l’idée que le lesbianisme était la mise en pratique de la théorie féministe pour établir un rapport bien plus troublant entre pratique lesbienne et théorie féministe. Dans ce livre, le lesbianisme ne représente pas un retour à ce qui compte le plus lorsqu’on est femme ; on n’y trouvera nulle consécration de la féminité, ni l’annonce d’un monde gynocentrique. Le lesbianisme n’est pas l’aboutissement érotique d’un ensemble de convictions politiques (le lien entre sexualité et croyance est bien plus complexe et très souvent contradictoire). Le livre soulève en revanche toute une série de questions : par exemple, comment les pratiques sexuelles qui ne sont pas « normales » mettentelles en question la stabilité du genre comme catégorie d’analyse ? Comment certaines pratiques sexuelles nous forcent-elles à nous interroger sur ce qu’est une femme, un homme ? Si l’on cesse de considérer que le genre est consolidé dans et par la norme en matière de sexualité, est-ce à dire qu’il y aurait une crise du genre propre aux cultures queer ? L’idée que la pratique sexuelle a le pouvoir de déstabiliser le genre m’est venue en lisant l’article de Gayle Rubin, « The Traffic in Women8 » où il s’agissait de comprendre comment la norme en matière de sexualité consolidait la norme en matière de genre. De ce point de vue, et pour le dire vite, on est femme si l’on fonctionne comme telle au sein du cadre hétérosexuel dominant ; aussi, mettre ce cadre en question revient-il peut-être à perdre quelque chose d’aussi fondamental que l’impression d’avoir sa place dans le système de genre. C’est en me posant pareilles questions, je crois, qu’a pris forme pour la première fois l’idée de « trouble dans le genre » développée dans ce livre. Cette expression traduit le souci de mieux comprendre la terreur et l’angoisse de « devenir gai ou lesbienne » qui font souffrir certaines personnes, la peur de perdre sa place dans le système de genre ou de ne pas savoir qui l’on devient si l’on couche avec quelqu’un qui est apparemment du « même » genre. Toutes ces peurs constituent une sorte de crise ontologique qui se vit simultanément à deux niveaux : la sexualité et le langage. L’affaire se complique encore davantage si l’on considère les formes de mise en genre différentes et nouvelles à la lumière des pratiques transgenres9 et de la transsexualité10, de l’homoparentalité, des nouvelles façons d’être butch et fem11. Quand et pourquoi, par exemple, quand elles deviennent parentes, certaines lesbiennes butch deviennent-elles des « papas » et d’autres des « mamans » ? Que faire de la suggestion émise par Kate Bornstein selon laquelle il est impossible de décrire un individu transsexuel par la forme nominale « femme » ou « homme », et qu’il convient de l’approcher en recourant à des verbes actifs qui témoignent de la constante transformation – transformation qui « est » la nouvelle identité –, et même de l’« entre-deux » qui interroge ce qu’est une identité genrée ? Bien que certaines lesbiennes soutiennent que les butch n’ont rien à voir avec le fait d’« être un homme », d’autres insistent

pour dire que leur façon d’être butch n’est ou n’était qu’une façon d’accéder au statut désiré d’homme. De tels paradoxes se sont sûrement multipliés ces dernières années, apportant la preuve d’une sorte de trouble dans le genre que le livre lui-même n’avait pas anticipée12. Mais quel est donc le lien entre le genre et la sexualité que je cherchais à mettre en évidence ? Mon intention n’était évidemment pas de défendre la thèse que certains types de pratiques sexuelles produisaient certains types de genres. Je tenais simplement à dire que, dans le cadre de l’hétéronormativité, la régulation du genre peut parfois être une façon de maintenir l’ordre hétérosexuel. Catharine MacKinnon propose de formuler ce problème en des termes qui, je crois, sont à la fois proches et éloignés des miens. Elle écrit : Figée comme l’est un attribut attaché à une personne, l’inégalité de sexe prend la forme du genre ; en mouvement comme l’est une relation entre personnes, cette inégalité prend la forme de la sexualité. Le genre émerge comme la forme gelée de la sexualisation de l’inégalité entre les hommes et les femmes13. Dans cette conception, la hiérarchie sexuelle produit et consolide le genre. Ce ne sont pas les normes hétérosexuelles qui produisent et consolident le genre, mais la hiérarchie de genre qui est censée garantir les relations hétérosexuelles. Si la hiérarchie de genre produit et consolide le genre, et si la hiérarchie de genre présuppose une notion opératoire du genre, alors c’est le genre qui est la cause du genre, et l’on aboutit à une tautologie. Il est possible que MacKinnon veuille simplement tracer dans les grandes lignes le mécanisme par lequel la hiérarchie de genre se reproduit, mais ce n’est pas ce qu’elle dit. Suffit-il de parler de la « hiérarchie de genre » pour expliquer les conditions de production du genre ? Dans quelle mesure la hiérarchie de genre sert-elle une hétérosexualité plus ou moins obligatoire, et combien de fois les normes de genre sont-elles régulées dans le but de consolider l’hégémonie hétérosexuelle ? La juriste Katherine Franke fait un usage novateur à la fois des approches féministes et queer pour relever qu’en admettant la primauté de la hiérarchie de genre sur la production du genre, MacKinnon admet du même coup un modèle qui est implicitement hétérosexuel pour penser la sexualité. Franke propose un modèle différent de celui de MacKinnon pour penser la discrimination de genre en suggérant que le harcèlement sexuel est l’allégorie par excellence de la production du genre. Pour autant, on ne peut pas considérer que toute discrimination revient à du harcèlement. Le harcèlement pourrait bien relever de ces actes par lesquels une personne est « construite » comme étant d’un certain genre. Mais il est aussi d’autres façons d’imposer le genre. C’est pourquoi il importe à Franke de distinguer provisoirement les discriminations liées au genre de celles qui sont liées à la sexualité. Si l’on est gai ou lesbienne, par exemple, on peut se trouver discriminé·e à l’embauche parce qu’on ne parvient pas à « paraître » conforme aux normes acceptables de genre. Aussi le harcèlement des gais et des lesbiennes pourrait-il bien avoir lieu non pour consolider la hiérarchie de genre, mais pour promouvoir la « normalité » en termes de genre. MacKinnon nous livre une critique puissante du harcèlement sexuel. Mais, ce faisant, elle institue une régulation d’un autre ordre : le fait d’avoir un genre, celui d’un homme ou d’une femme, signifie qu’on est déjà entré·e dans une relation hétérosexuelle de subordination. Son analyse assimile à tort le genre d’une personne à la position sexuelle qu’elle occupe, ce qui n’est pas si différent du discours homophobe le plus courant. Une telle conception prescrit et justifie la régulation sexuelle du genre, maintenant l’idée que les hommes qui sont des hommes seront hétérosexuels et que les femmes qui sont des femmes le seront aussi. Il existe d’autres points de vue sur la question, tel celui de Franke, qui font précisément la critique de cette forme de régulation du genre. Il y a donc une différence entre les conceptions sexistes qui sont critiquées par les féministes dont MacKinnon et les conceptions féministes elles-mêmes : d’un point de vue sexiste, on affirmera qu’une femme n’exprime sa féminité que dans l’acte hétérosexuel du coït par lequel sa subordination devient source de plaisir (une essence surgit de la subordination sexualisée des femmes et celle-ci vient confirmer celle-là) ; d’un point de vue féministe, on soutiendra que le genre devrait être renversé, aboli ou rendu fatalement ambigu, précisément parce qu’il est toujours un signe de la subordination des femmes. Ce dernier point de vue admet le pouvoir de la description sexiste traditionnelle, le fait qu’elle opère déjà comme une idéologie puissante, pour mieux la contrer. J’insiste lourdement sur ce point parce que certaines théoriciennes queer ont fait une distinction analytique entre le genre et la sexualité, rejetant tout lien causal ou structurel entre les deux. Cette distinction fait parfaitement sens, mais encore faut-il préciser dans quelle perspective elle le fait : si l’on veut dire par là que les normes hétérosexuelles ne devraient pas réguler le genre, et qu’on devrait s’opposer à cette régulation, je suis favorable à cette distinction14. En revanche, si l’on postule qu’il n’y a pas (en termes descriptifs) de régulation sexuelle du genre, un aspect important – mais ce n’est pas le seul – de la manière dont fonctionne l’homophobie continuera alors d’échapper à celles et ceux qui veulent manifestement le plus ardemment la combattre. Il me semble toutefois important de reconnaître que la performance que constitue la subversion du genre ne renseigne pas nécessairement sur la sexualité ni sur la pratique sexuelle. On peut jouer sur l’ambiguïté au niveau du genre sans pour autant jeter le trouble dans la norme en matière de sexualité ni la réorienter. Parfois, l’ambiguïté au niveau du genre permet précisément de contenir ou de contourner la pratique sexuelle qui n’est pas « normale » et par là d’œuvrer à maintenir telle quelle la sexualité « normale15 ». Impossible donc d’établir une corrélation entre les

pratiques drag ou transgenres, par exemple, et les pratiques sexuelles. Il n’est guère plus facile de cartographier la sexualité à l’aide des préfixes hétéro-, bi-, et homocompte tenu du caractère mouvant et changeant du genre. Ces dernières années, j’ai consacré l’essentiel de mon travail à clarifier et à réviser la théorie de la performativité que j’avais esquissée dans Trouble dans le genre16. Il m’est difficile d’en donner une définition exacte non seulement parce que l’idée que je me faisais de la « performativité » a changé avec le temps – très souvent suite aux excellentes critiques qu’on m’a adressées17 –, mais aussi parce que cette notion a été reprise et reformulée par de nombreux/ses auteur·e·s. Pour ma part, j’ai commencé à me demander comment lire la performativité du genre en partant de la lecture que Jacques Derrida fait de la nouvelle de Kafka, Devant la Loi. Dans cette nouvelle, celui18 qui attend la loi est assis devant la porte de la loi, ce qui confère une certaine force à la loi qu’il attend. Le fait d’attendre le dévoilement autorisé du sens est le moyen par lequel l’autorité est conférée et établie : l’attente fait advenir son objet. Je me suis demandé si, dans le cas du genre, on n’attendait pas de la même façon qu’il fonctionne comme une essence intérieure qui pourrait se révéler à nous, une attente qui finit précisément par produire le phénomène tant attendu. Ce qui fait apparaître deux aspects de la performativité du genre : d’abord, celle-ci tourne autour de cette métalepse19, de la manière dont l’attente d’une essence genrée produit ce que cette même attente pose précisément à l’extérieur d’elle-même. Ensuite, la performativité n’est pas un acte unique, mais une répétition et un rituel, qui produit ses effets à travers un processus de naturalisation qui prend corps, un processus qu’il faut comprendre, en partie, comme une temporalité qui se tient dans et par la culture20. La théorie de la performativité du genre a fait l’objet de plusieurs critiques importantes, et il en est une qui mérite tout particulièrement qu’on la mentionne ici. L’idée que le genre est performatif a été conçue pour montrer que ce que nous voyons dans le genre comme une essence intérieure est fabriqué à travers une série ininterrompue d’actes, que cette essence est posée en tant que telle dans et par la stylisation genrée du corps. De cette façon, il devient possible de montrer que ce que nous pensons être une propriété « interne » à nous-même doit être mis sur le compte de ce que nous attendons et produisons à travers certains actes corporels, qu’elle pourrait même être, en poussant l’idée à l’extrême, un effet hallucinatoire de gestes naturalisés. Voulons-nous dire par là que nous retirons donc à la psyché tout ce qui lui serait « intérieur », et que cette intériorité est une fausse métaphore ? Il est vrai que la métaphore d’une psyché intérieure est utilisée au début de Trouble dans le genre dans la discussion sur la mélancolie du genre, mais elle n’est plus aussi prégnante lorsqu’il s’agit de penser la performativité proprement dite21. Dans La Vie psychique du pouvoir22 et dans plusieurs articles récents traitant de questions psychanalytiques, j’ai cherché à me confronter à ce problème qui, pour beaucoup, réside dans la discontinuité du propos entre le premier et le dernier chapitre de ce livre. Je ne dirai certainement pas que le monde intérieur de la psyché n’est rien sinon l’effet d’un ensemble d’actes stylisés. Mais je continue à penser que l’on commet une erreur théorique grave si l’on considère que l’« intériorité » du monde psychique va de soi. Certains aspects constitutifs de ce monde, y compris les gens que nous connaissons et perdons, deviennent des attributs internes du soi, mais les caractéristiques du monde se trouvent transformées dans et par ce processus d’intériorisation ; aussi, ce monde intérieur, pour parler comme les kleiniens est-il justement un effet consécutif aux intériorisations qui sont le fait d’une psyché23. Ce qui suggère qu’il pourrait bel et bien y avoir à l’œuvre une théorie psychique de la performativité qu’il n’y aurait qu’à développer. Ce livre ne répond pas à la question de savoir si la matérialité du corps est entièrement construite. Mais cette question m’a beaucoup préoccupée dans la suite de mes travaux et j’espère avoir fourni aux lecteurs et lectrices quelques éléments de réponse24. La question de savoir s’il était possible ou non de transposer la théorie de la performativité du genre à des questions de race25 a été traitée par plusieurs auteur·e·s. J’aimerais faire ici deux remarques : tout d’abord, les présupposés concernant la race sous-tendent invariablement le discours sur le genre d’une façon qu’il faudrait expliciter ; ensuite, on ne devrait pas penser la race et le genre comme s’il s’agissait de simples analogues. En conséquence, si je devais faire une suggestion, je dirais que la question n’est pas de savoir si la théorie de la performativité du genre est transposable à la race, mais plutôt de voir ce qui arrive à la théorie quand elle est confrontée à la question de la race. Nombre de ces débats se sont focalisés sur le statut de la « construction », sur la question de savoir si la race était construite à l’instar du genre. Je suis d’avis que nous avons besoin de plus d’une théorie constructionniste, que ces catégories travaillent toujours en arrière-plan l’une de l’autre, et qu’elles produisent tout leur effet lorsqu’elles s’articulent l’une à l’autre. La sexualisation des normes raciales de genre nous invite donc à voir la chose à travers plusieurs lentilles à la fois, et si l’on analysait ce processus, on sentirait tout de suite les limites d’une analyse qui ne tient compte que du genre26. Je viens d’évoquer quelques traditions universitaires et certains des débats qui ont donné vie à ce livre, mais le but de cette préface n’est pas d’en faire l’apologie. Qu’on me permette encore de mentionner un aspect qui touche aux conditions de production de ce texte et qu’on ne comprend pas toujours : ce livre est né d’une rencontre entre le monde académique et les mouvements sociaux auxquels j’ai participé, et il est le « produit intérieur » d’une culture gaie et lesbienne sur la côte est des États-Unis dans laquelle j’ai vécu pendant quatorze ans avant de l’écrire. Même si le sujet se disloque au fil du texte27, il y a une personne derrière ce livre : j’ai participé à de nombreuses réunions, mais aussi à des marches, j’ai fréquenté la vie nocturne des bars, et c’est ainsi que j’ai rencontré toutes sortes de gens et presque autant de genres ; cela m’a permis de me comprendre moi-même en me situant à l’intersection de certains d’entre eux et de rencontrer la sexualité par ses marges culturelles. J’ai connu beaucoup de personnes qui essayaient de

trouver leur chemin au milieu d’un mouvement important qui luttait pour la reconnaissance et la liberté des sexualités. J’ai aussi ressenti l’exaltation et la frustration qui allaient avec l’appartenance à ce mouvement, avec tous ses espoirs et, en même temps, ses dissensions internes. Je menais une double vie, universitaire et extra-universitaire et, même si Trouble dans le genre est un ouvrage universitaire, tout a commencé pour moi par un chassé-croisé, alors que j’étais assise sur la plage de Rehoboth à me demander si je pouvais relier les différents aspects de ma vie. Que je puisse écrire sur un mode autobiographique ne rétablit pas le sujet que je suis, mais peut-être que cela rassurera un peu les lecteurs et lectrices de savoir qu’il y a quelqu’un derrière ce livre (que ce quelqu’un soit donné à travers le langage est un problème sur lequel je passe pour l’instant). Parmi les expériences les plus gratifiantes de ma vie, il me plaît de compter celle d’avoir vu le livre circuler jusqu’à ce jour en dehors du monde universitaire : à travers Queer Nation28 par les modes d’action directe de Act Up proches de ma manière de penser la théâtralité de la présentation queer de soi, par le biais de l’Association américaine de psychologie (American Psychological Association) qui s’est servie de mon livre pour revoir certains de ses dogmes sur l’homosexualité. Dans le domaine des arts plastiques, l’idée de performativité du genre a été reprise de différentes manières, notamment dans le cadre d’expositions au musée Whitney et à la Otis School for the Arts de Los Angeles. La façon dont ce livre pose la question des « femmes » de même que le rapport entre la sexualité et le genre a aussi fait son chemin dans la jurisprudence féministe et la littérature juridique en matière de lutte contre la discrimination avec les travaux de Vicki Schultz, de Katherine Franke et de Mary Jo Frug. En retour, mes propres engagements politiques m’ont poussée à revenir sur certaines de mes positions dans Trouble dans le genre. Dans ce livre, j’ai trop tendance à dénigrer la revendication à l’« universalité » et ma critique n’est pas assez nuancée. Or j’ai réalisé que ce terme pouvait, stratégiquement parlant, nous rendre le plus grand service précisément en tant que catégorie non substantive et ouverte, en travaillant avec un groupe formidable de militant·e·s d’abord en qualité de membre du comité puis de présidente de l’International Gay and Lesbian Human Rights Commission (1994-1997), une organisation qui représente les minorités sexuelles pour tout ce qui touche aux droits humains. Dans ce cadre, je suis arrivée à voir comment le fait de se réclamer de l’universalité pouvait être une prolepse29 et avoir une efficacité performative faisant advenir une réalité qui n’existait pas encore et offrant la possibilité de faire converger des horizons culturels qui ne s’étaient encore jamais croisés. C’est ainsi que j’en suis venue à redéfinir ma conception de l’universalité, cette fois, comme un travail de traduction culturelle tourné vers l’avenir30. Plus récemment, j’ai été amenée à mettre mon travail en rapport avec la théorie politique et le concept d’universalité dans un livre que j’ai écrit avec Ernesto Laclau et Slavoj Zˇ izˇek sur la théorie de l’hégémonie et ses implications pour les intellectuel·le·s de gauche31. Ma réflexion s’est aussi développée en lien avec un autre type de pratiques à la fois universitaires et cliniques, celles de la psychanalyse. Je travaille actuellement avec un groupe de thérapeutes ayant des vues progressistes sur la psychanalyse pour lancer une nouvelle revue, Studies in Gender and Sexuality, dont le but est d’ouvrir un dialogue constructif entre la clinique et la recherche universitaire sur les questions de sexualité, de genre et de culture32. Les personnes qui ont lu Trouble dans le genre, qu’elles aient aimé ou non le livre, ont trouvé que son style était difficile. Il y a sans doute de quoi s’étonner, et certain·e·s même pourront enrager de tomber sur un livre dont la consommation n’est pas jugée assez facile pour le rendre « populaire » – selon les critères universitaires. L’effet de surprise vient peut-être de notre tendance à sous-estimer la capacité et le désir du grand public de lire des livres « compliqués » ; des livres qui sont des défis, quand la complexité n’est pas gratuite, quand le défi qu’ils lancent sert à mettre en question des vérités a priori évidentes, et par là même oppressantes. Je pense que la question du style nous mène sur un terrain difficile, que ce n’est pas un choix purement individuel ou qu’il suffirait de vouloir pour pouvoir le contrôler à notre guise. C’est ce que nous dit clairement Fredric Jameson dans l’un de ses premiers livres, celui qui porte sur Sartre. On peut certes s’essayer à des styles, mais on ne choisit pas vraiment ceux qu’on peut avoir. De plus, ni la grammaire ni le style ne sont neutres du point de vue politique. Lorsqu’on nous apprend les règles d’intelligibilité que doit suivre la langue, on nous fait entrer dans le langage normalisé où le prix à payer, lorsqu’on ne s’y conforme pas, c’est la perte de l’intelligibilité en tant que telle. Comme me le rappelle Drucilla Cornell à la suite d’Adorno, le sens commun n’a rien de radical. Ce serait une erreur de penser que la grammaire que l’on a apprise est le meilleur moyen d’exprimer des vues radicales, étant donné les contraintes qu’impose cette grammaire à notre pensée, et même à ce qui est simplement pensable. Mais certain·e·s s’irritent franchement des distorsions grammaticales ou des formulations qui mettent implicitement en question la nécessité de la structure propositionnelle sujet-verbe. Cela demande aux lecteurs et lectrices plus de travail, et ils/elles se froissent parfois de ces exigences. Est-il légitime que les personnes offensées exigent un « parler simple », ou est-ce que leur plainte naît d’une attente consumériste de la vie intellectuelle ? Ne vaut-il pas la peine de faire soi-même l’expérience de la difficulté linguistique ? Si le genre est lui-même naturalisé par des normes grammaticales, comme le soutenait Monique Wittig, c’est alors en contestant la production grammaticale du genre qu’on pourra atteindre ce dernier à son niveau épistémique le plus fondamental. L’exigence de lucidité oublie les ruses qui permettraient de « voir clair ». Avital Ronell nous rappelle ce moment où Nixon a regardé la nation droit dans les yeux et dit : « Que les choses soient bien claires »,

avant de se mettre à mentir comme un arracheur de dents. Qu’est-ce qui circule sous le signe de la « clarté », et quel serait le prix à payer si l’on suspendait notre faculté de douter lorsqu’on nous annonce en grande pompe l’arrivée de la lucidité ? Qui décide des protocoles de la « clarté » et quels intérêts serventils ? Qu’est-ce qui est forclos lorsqu’on persiste à définir la transparence comme le prérequis de toute communication à partir de critères locaux ? Qu’est-ce que la « transparence » laisse dans l’ombre ? J’ai grandi en me familiarisant, si l’on peut dire, avec la violence qu’exercent les normes de genre : un oncle incarcéré à cause d’un corps anormal, privé de famille, d’ami·e·s, vivotant jour après jour dans un « institut » dans les prairies du Kansas ; des cousins gais forcés de quitter leur maison familiale à cause de leur sexualité, réelle ou fantasmée ; mon fracassant coming out à l’âge de seize ans ; et, par la suite, des pertes d’emplois, d’amantes et de maisons ont rythmé ma vie d’adulte. Tout cela m’a fait connaître la condamnation, dure et marquante, mais fort heureusement, cela ne m’a pas empêchée de rechercher le plaisir et la reconnaissance de ma vie sexuelle. Pas facile de rendre visible cette violence, parce que le genre était précisément la chose la plus normale du monde et, en même temps, la mieux « tenue » par la violence. On supposait que le genre était soit une manifestation naturelle du sexe, soit une constante culturelle qu’aucun être humain ne pouvait espérer changer par sa capacité d’agir. J’ai fini aussi par saisir quelque chose de la violence liée à la vie forclose, celle dont on ne dit pas qu’elle est « vivante », dont l’incarcération implique la suspension de la vie ou une condamnation à mort sans cesse différée. L’assiduité avec laquelle j’entreprends de « dénaturaliser » le genre dans ce livre vient, je crois, du désir profond de contrer la violence des normes qui gouvernent le genre – une violence implicite au niveau des morphologies idéales du sexe – et aussi de déterrer les présupposés les plus tenaces concernant le caractère naturel ou évident de l’hétérosexualité, des présupposés pétris par les discours ordinaires ou académiques sur la sexualité. Je n’ai pas écrit sur ce processus de dénaturalisation pour le simple plaisir de jouer avec la langue ou pour nous obliger à jouer aux marionnettes au lieu d’affronter la « vraie » politique, comme certain·e·s l’ont supputé (comme si le théâtre et la politique étaient toujours des domaines distincts). Je l’ai fait par désir de vivre, de rendre la vie possible et de repenser le possible en tant que tel. À quoi aurait dû ressembler le monde pour que mon oncle pût vivre en compagnie de sa famille, d’ami·e·s, ou de parent·e·s éloigné·e·s ? Comment doit-on repenser les contraintes liées aux morphologies idéales qui sont posées sur l’humain pour que la personne qui échoue à s’approcher de la norme ne soit pas condamnée au statut de morte vivante33 ? Certaines personnes qui ont lu Trouble dans le genre se sont demandé pourquoi, au fond, ce livre cherchait à élargir le champ des possibles en matière de genre : imaginer de nouvelles configurations de genre, mais pour quoi faire ? se demandaient-elles, et comment en juger ? Pour poser cette question, il faut supposer que le livre n’aborde pas la dimension normative ou prescriptive de la réflexion féministe. Dans ce livre, j’utilise souvent le terme « normatif » dans deux sens principaux, généralement pour décrire la violence ordinaire qu’exercent [perform] certains idéaux de genre. Le plus souvent, j’utilise le terme « normatif » comme un synonyme pour dire « relevant des normes qui gouvernent le genre ». Mais le terme « normatif » relève aussi de l’ordre de la justification éthique – comment s’établit-elle et quelles en sont, concrètement, les conséquences ? Comment faire pour juger de la manière dont il faut vivre le genre en se fondant sur les descriptions théoriques proposées dans ce livre ? Telle fut l’une des critiques que l’on a adressées à Trouble dans le genre. Il n’est pas possible de s’opposer aux formes « normatives » du genre sans souscrire en même temps à une certaine vision du monde, elle-même normative en matière de genre. Cela dit, j’aimerais souligner que la vision normative – au sens positif du terme – qui est proposée dans ce livre ne prend pas la forme – et ne peut pas prendre la forme – de mots d’ordre du type : « Subvertissez le genre comme je le dis et la vie sera belle. » Les gens qui se permettent de donner de tels mots d’ordre ou qui sont prêts à décider quelles sont les expressions du genre qui sont subversives et lesquelles ne le sont pas formulent leur jugement sur la base d’une description. Le genre apparaît sous telle ou telle forme, puis vient le jugement normatif sur ces apparences, jugement qui est rendu sur la base de ce qui apparaît. Mais qu’est-ce qui conditionne le domaine où le genre peut faire son apparition ? On pourrait être tenté·e de faire la distinction suivante : d’un côté, un compte rendu descriptif du genre intégrant des considérations sur ce qui rend le genre intelligible, une recherche sur ses conditions de possibilité ; de l’autre, un discours normatif ayant pour but de répondre à la question de savoir quelles expressions du genre sont acceptables, lesquelles ne le sont pas, donnant des raisons convaincantes de les distinguer de la sorte. Cependant, la question de savoir ce qui compte pour du « genre » est déjà en soi une question qui atteste du fonctionnement subtilement normatif du pouvoir, un fonctionnement imperceptible qui fait passer « ce qui sera » pour « ce qui est déjà » le cas. La question de la description même du champ du genre ne précède pas la question de son fonctionnement normatif : les deux questions sont indissociables. Rendre des jugements sur ce qui distingue le subversif du non-subversif ne m’intéresse pas. Je pense non seulement qu’on ne peut pas juger de la chose indépendamment du contexte, mais aussi qu’on ne peut le faire une fois pour toutes (les « contextes » sont eux-mêmes des unités postulées qui changent avec le temps et qui dévoilent leur hétérogénéité interne). Les métaphores perdent leur force métaphorique lorsqu’elles se figent en concepts avec le temps. Il en va de même des performances subversives : elles courent toujours le risque de devenir des clichés usés à force d’être répétées, et chose plus importante

encore, répétées dans le cadre d’une économie de marché où la « subversion » a une valeur marchande. Toute tentative de définir le critère définitif de ce qui est subversif est, et devrait être, vouée à l’échec. Mais alors à quoi bon parler de subversion et quel en est l’enjeu ? Les questions qui m’intéressent le plus sont toujours du même ordre : qu’est-ce qui constitue ou non une vie intelligible, et comment des présupposés sur ce qui est « normal » en matière de genre et de sexualité prédéterminent ce qui compte pour l’« humain » et le « vivable » ? Autrement dit, comment les présupposés normatifs sur le genre tendent-ils à circonscrire le champ même de la description que nous pouvons faire de l’humain ? Par quels moyens en venons-nous à voir ce pouvoir de démarcation, et par quels moyens le transformons-nous ? La manière dont je me propose d’analyser le drag dans Trouble dans le genre me permet d’expliquer la dimension construite et performative du genre, mais il ne faudrait pas y voir un exemple de subversion. Il serait erroné de voir le drag comme le paradigme de l’action subversive ou encore comme un modèle pour la capacité d’agir en politique. La question est plutôt ailleurs. Si l’on pense voir un homme habillé en femme ou une femme habillée en homme, c’est qu’on prend le premier terme perçu pour la réalité du genre : le genre qui est introduit par le biais de la comparaison manque de « réalité », et on y voit une apparence trompeuse. Dans ces perceptions où une prétendue réalité va de pair avec une non-réalité, nous pensons savoir ce qu’est la réalité et voyons dans la seconde apparence du genre un simple artifice, un jeu, une fausseté et une illusion d’optique. Mais quel est le sens de la « réalité de genre » qui fonde notre perception de cette façon ? Peut-être pensons-nous savoir quelle est l’anatomie de la personne (parfois nous n’en savons rien et nous n’avons certainement pas encore apprécié à sa juste valeur la variabilité qui existe au niveau de la description anatomique). Ou alors nous tirons ce savoir des vêtements portés par la personne, ou bien de la manière qu’elle a de les porter. Il s’agit d’un savoir naturalisé, même s’il est fondé sur une série d’inférences culturelles dont certaines sont tout à fait erronées. En effet, si nous prenons un autre exemple que le drag, disons la transsexualité, nous voyons bien que, dans ce cas, il est impossible de se faire la moindre idée sur l’anatomie stable à partir des vêtements qui couvrent et assemblent le corps. Ce corps peut être préopératoire, transitoire ou postopératoire ; même le fait de « voir » le corps pourrait ne pas régler la question : car quelles sont les catégories qui nous permettent de voir ? Au moment où nos perceptions culturelles ancrées au quotidien échouent, lorsqu’on n’arrive pas à lire avec certitude le corps que l’on voit, c’est précisément le moment où l’on n’est plus sûr·e de savoir si le corps perçu est celui d’un homme ou d’une femme. L’expérience que nous faisons dudit corps consiste précisément à hésiter entre ces catégories. Lorsque de telles catégories sont mises en question, la réalité du genre entre aussi en crise : on ne sait plus comment distinguer le réel de l’irréel. Et c’est à cette occasion que l’on comprend que ce que nous tenons pour « réel », ce que nous invoquons comme du savoir naturalisé sur le genre est, en fait, une réalité qui peut être changée et transformée. Appelez cela « subversif » ou autrement si vous voulez. Bien que cette manière de voir ne constitue pas en soi une révolution politique, aucune n’aura lieu sans changement radical de l’idée qu’on se fait du possible et du réel. Et il arrive que ce changement soit produit par certaines pratiques mises en œuvre avant qu’on les explicite théoriquement, et qui nous poussent à repenser nos catégories fondamentales : qu’est-ce que le genre, comment est-il produit et reproduit, et que rend-il possible ? À ce stade, on en vient à comprendre que le champ sédimenté et réifié de la « réalité » de genre pourrait être construit autrement et, sans doute, moins violemment. Il ne s’agit pas dans ce livre de célébrer le drag comme un modèle de vérité du genre (même s’il importe de résister au rabaissement dont le drag fait parfois l’objet), mais plutôt de montrer comment le savoir naturalisé sur le genre circonscrit, préventivement et violemment, la réalité. Les normes de genre (le dimorphisme idéal, la complémentarité hétérosexuelle des corps, les idéaux et la règle de ce qui est proprement ou improprement masculin et féminin, dont beaucoup se trouvent renforcés par des codes de pureté raciale et des tabous sur le métissage) établissent ce qui sera intelligiblement humain ou ne sera pas, ce qui sera considéré ou non comme « réel ». C’est en ce sens que l’on peut dire que ces mêmes normes constituent le champ ontologique où les corps trouvent leur expression légitime. S’il est une tâche normative – au sens positif du terme – que se donne Trouble dans le genre, c’est s’efforcer d’étendre cette légitimité à des corps qu’on a jusque-là considérés comme faux, irréels et inintelligibles. L’exemple du drag sert à montrer que la « réalité » n’est pas aussi fixe que nous le pensons habituellement. Son but est de dévoiler les fils ténus qui tissent la « réalité » de genre afin de contrer la violence qu’exercent [perform] les normes de genre.

Ici comme ailleurs, j’ai essayé de comprendre ce que pourrait être la capacité d’agir en politique dans la mesure où elle ne peut être isolée de la dynamique du pouvoir qui la forge. Le caractère itératif de la performativité se trouve au cœur d’une théorie de la capacité d’agir où le pouvoir est indéniablement l’une de ses conditions de possibilité. Ce livre ne rend pas assez compte des dimensions sociales, psychiques, corporelles et temporelles de la performativité. Sous certains aspects, le souci constant de clarifier ces dimensions en réponse aux critiques nombreuses et pertinentes qui m’ont été faites marque la suite de mes travaux. Ces dix dernières années, le livre a suscité de nouvelles critiques et j’ai cherché à y répondre dans diverses publications. Sur le statut de la matérialité du corps, on trouvera ma position, revue et corrigée, dans Bodies that Matter. Sur la question de savoir si la catégorie « femme » est nécessaire pour l’analyse

féministe, j’ai revu et élargi mes vues dans un article intitulé « Contingent Foundations », publié dans Feminists Theorize the Political (vol. I, Routledge, 1993) que j’ai coédité avec Joan W. Scott ; cet article a été repris dans l’ouvrage collectif, Feminist Contentions (Routledge, 1995). Je ne crois pas que le poststructuralisme conduise à la mort de l’écriture autobiographique, mais il attire l’attention sur la difficulté du « je » à s’exprimer dans le langage dont il dispose. Car le « je » que vous lisez est, en partie, la conséquence de la grammaire qui accorde le statut de personne dans le langage. Je ne me trouve pas en dehors du langage qui me structure, mais je ne suis pas non plus déterminée par le langage qui rend possible ce « je ». À mes yeux, c’est toute la question, difficile, de l’expression de soi qui se pose. Cela veut dire que vous ne me saisissez jamais indépendamment de la grammaire qui me rend accessible à vous. Si je faisais comme si cette grammaire était translucide, j’échouerais alors précisément à attirer l’attention sur cette sphère du langage qui fait et défait l’intelligibilité ; cela reviendrait à déjouer mon propre projet tel que je viens de vous le décrire. Je n’essaie pas de rendre les choses plus difficiles qu’elles ne le sont ; je me contente d’attirer votre attention sur une difficulté sans laquelle aucun « je » ne peut apparaître. Cette difficulté prend une dimension particulière lorsqu’on l’approche dans une perspective psychanalytique. Pour chercher à comprendre l’opacité du « je » dans le langage, je me suis de plus en plus tournée vers la psychanalyse depuis la parution de Trouble dans le genre. D’habitude, on essaie d’opposer la théorie de la psyché à la théorie du pouvoir. C’est, me semble-t-il, contre-productif, car ce qu’il y a de si oppressant dans les formes sociales du genre, ce sont notamment les difficultés psychiques qu’elles font naître. J’ai cherché à faire dialoguer Foucault et la psychanalyse dans La Vie psychique du pouvoir. J’ai aussi eu recours à la psychanalyse pour infléchir les quelques traits volontaristes de ma conception de la performativité, sans rendre impossible pour autant une théorie plus générale de la capacité d’agir. Il arrive que Trouble dans le genre laisse croire que le genre est une simple invention de soi ou que le sens psychique d’une présentation genrée peut se lire directement à sa surface. Avec le temps, j’ai nuancé ces deux postulats. De plus, ma théorie offre une interprétation tantôt linguistique tantôt plus théâtrale de la performativité. J’en suis venue à penser que ces deux dimensions étaient inséparables et formaient un chiasme. En effet, si l’on reconsidérait l’acte de parole comme une instance du pouvoir, on ne manquerait pas de voir ses dimensions à la fois théâtrales et linguistiques. Dans Le Pouvoir des mots, j’ai cherché à montrer comment l’acte de parole relevait à la fois de la performance (et qu’il comporte donc une dimension théâtrale, qu’il est présenté à un public, sujet à interprétation) et du langage, induisant un ensemble d’effets par sa relation d’implication avec les conventions linguistiques. Si l’on se demande comment une théorie linguistique des actes de parole peut avoir un quelconque rapport avec les actes corporels, il suffit de penser que parler est en soi un acte corporel avec des effets linguistiques particuliers. Ainsi la parole ne relève pas uniquement de la présentation corporelle ni du langage, et son statut en tant que dire et faire est nécessairement ambigu. Cette ambiguïté n’est pas sans conséquences sur la pratique du coming out, sur le pouvoir insurrectionnel de l’acte de parole sur le langage comme condition de la séduction corporelle comportant toujours aussi le risque de blesser. Si je devais réécrire ce livre aujourd’hui, j’inclurais une discussion des pratiques transgenres et de l’intersexualité, de la manière dont opère le dimorphisme idéal de genre dans ces deux types de discours relativement proches, des différents rapports que l’un et l’autre entretiennent aux interventions chirurgicales. J’inclurais aussi une discussion sur la sexualité racialisée et en particulier sur la manière dont les tabous sur le métissage (et la romance de l’échange sexuel interracial) sont essentiels aux formes naturalisées et dénaturalisées que prend le genre. Je continue de garder espoir en une coalition des minorités sexuelles qui transcendera la simplicité des catégories identitaires, qui se refusera à effacer la bisexualité, qui contrera et dissipera la violence imposée par des normes corporelles restrictives. J’aimerais tant espérer qu’une telle coalition se fonde sur l’irréductible complexité de la sexualité et son implication dans les différentes dynamiques du pouvoir discursif et institutionnel, que personne ne se hâte de réduire le pouvoir à la hiérarchie et refuse ses dimensions politiquement productives. Même si je pense que faire reconnaître son statut de minorité sexuelle est une tâche difficile dans le cadre légal, politique et linguistique des discours dominants, je continue à penser que cette reconnaissance est une nécessité vitale. Mobiliser des catégories identitaires à des fins de politisation, c’est toujours courir le risque imminent de voir l’identité devenir l’instrument du pouvoir auquel on s’oppose. Ce n’est pas une raison pour ne pas utiliser, ou être utilisé·e par, l’identité. Il n’y a pas de position politique qui soit pure de tout pouvoir, et c’est peut-être cette impureté qui fait que la capacité d’agir est, en puissance, une interruption ou un renversement des régimes régulateurs. Celles et ceux qui sont censé·e·s être « irréel·le·s » ont pourtant prise sur le réel, une prise qu’elles et ils prennent de concert, et une instabilité vitale est produite par cette surprise performative. Ce livre est ainsi écrit comme un chapitre de la vie culturelle dans une lutte collective qui a eu, et continuera à avoir, quelques succès en multipliant les possibilités de vivre leur vie pour celles et ceux qui vivent, ou essaient de vivre, leurs sexualités dans les marges34. Judith Butler, Berkeley, Californie, juin 1999.

1. « Teresa de Lauretis est à l’origine de l’expression “théorie queer” dans un numéro de la revue Différence – une revue féministe/postféministe et culturaliste américaine – paru en 1991. Le terme queer y est utilisé pour contrer les effets d’invisibilisation que générait déjà à l’époque l’expression passe-partout “gay and lesbian” en matière d’oppression de classe et de race. La théorie queer connaît un fort développement dans les années 1990 à partir des travaux de M. Foucault, des féministes postmodernes comme Butler et Sedgwick et des nouvelles formes que prennent les luttes pour les droits civiques. » (« Petit vocabulaire queer » Les Lettres françaises du 31 août 2004. Nouvelle Série nº 6, IV). Voir aussi D. ERIBON in Didier ERIBON (éd.), Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Larousse, Paris, 2003, p. 393-397 ; et X. LEMOINE, in ibid., p. 397-398. (N.d.T.) 2. Littéralement, « dans la vie genrée » [in gendered life]. (N.d.T.) 3. Le sens de « forclore » [to foreclose], terme introduit par Jacques Lacan, s’approche de celui de « répudier » ou de « dénier », à quelques nuances significatives près. (N.d.T.) 4. « La gauche culturelle est un terme actuellement employé aux États-Unis et en Grande-Bretagne pour parler des intellectuel·le·s de gauche ; il s’agit principalement de celles et ceux qui n’analysent plus la société avec un cadre d’analyse purement économique du capitalisme ou des classes sociales. En Grande-Bretagne, Ernesto Laclau incarne sans doute de manière emblématique la critique de l’économisme ; aux États-Unis, ce sont plutôt les chercheur·e·s en cultural studies que l’on situe à gauche, c’est-à-dire favorables aux nouveaux mouvements sociaux, mais ne voyant pas dans le mode de production ou la course au profit les déterminants uniques de la vie sociale » (BUTLER, communication personnelle). 5. Butler situe son travail quelque part entre ces deux courants : elle s’inspire à la fois de la « tradition critique associée à l’école de Francfort et de ses points de convergence avec le poststructuralisme. Les poststructuralistes pur·e·s et dur·e·s ont tendance à écarter le thématique au profit du formel. J’ai le grand plaisir de vous annoncer, dit-elle, que je souhaite traiter de thèmes » (BUTLER, communication personnelle). (N.d.T.) 6. Alors que le livre est réédité en anglais, des maisons d’édition françaises envisagent la possibilité de le faire traduire en raison de l’actualité politique française, en particulier parce que des arguments développés dans ce livre ont été mobilisés par Didier Éribon et d’autres dans le cadre des débats sur la ratification légale des partenariats pour couples de même sexe (Pacte civil de solidarité, Pacs). 7. Drag king, drag queens : travestissement, jeux de rôles ou performances, mettant en scène et jouant sur la dissonance entre l’être et le paraître, le sexe, le genre et le genre de la performance, et parodiant l’idée même qu’il y aurait de « vraies femmes » ou de « vrais hommes ». (N.d.T.) 8. « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », trad. Nicole-Claude MATHIEU, Cahiers du CEDREF, Paris VII, nº 7, 1998 (1999). (N.d.T.) 9. En anglais : transgenderism. Forme nominale de l’adjectif transgender que je traduis aussi par « transgenre ». Ces deux termes sont utilisés pour décrire les personnes qui s’identifient aux deux genres traditionnels ou qui se dés-identifient des deux. (N.d.T.) 10. Autrement dit, « changements de sexe ». (N.d.T.) 11. S’écrit aussi « femme ». « D’utilisation récente en France [où le couple “jules”/“femme” a longtemps été utilisé], les termes sont apparus dans les années 1940 dans le milieu des bars fréquentés par des lesbiennes de la classe ouvrière aux États-Unis ». Les lesbiennes afro-américaines disent plutôt stud/ fish (cf. C. LEMOINE, in Didier ÉRIBON (éd.), Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Larousse, Paris, 2003, p. 85). (N.d.T.) 12. J’ai traité de cette question dans la postface du livre de Sally MUNT, Butch/Femme : Inside Lesbian Gender, Cassell, Londres, 1998, et dans une autre postface à « Transgender in Latin America : Persons, Practices and Meanings », Sexualities, vol. 5, nº 3, 1998. 13. Catharine A. MACKINNON, Feminism Unmodified : Discourses on Life and Law, Harvard University Press, Cambridge, 1987, p. 6-7. 14. Trouble dans le genre est malheureusement paru quelques mois avant l’ouvrage magistral d’Eve Kosofsky SEDGWICK, Epistemology of the Closet (University of California Press, Berkeley et Los Angeles, 1991) et mes arguments n’ont pas pu profiter de l’extrême finesse de sa discussion du genre et de la sexualité dans le premier chapitre de son livre. 15. Jonathan GOLDBERG m’en a convaincue. 16. Pour une bibliographie plus ou moins complète de mes publications et autres références à mon travail, voir l’excellent travail de recensement par Eddit YEGHIAYAN à la bibliothèque de l’université de Irvine en Californie : http://sun3.lib.uci.edu/indiv/scctr/Wellek/butler/ 17. Je remercie tout particulièrement Biddy Martin, Ève Sedgwick, Slavoj Žižek, Wendy Brown, Saidiya Hartman, Mandy Merck, Lynne Layton, Timothy Kaufmann-Osborne, Jessica Benjamin, Seyla Benhabib, Nancy Fraser, Diana Fuss, Jay Presser, Lisa Duggan, et Elizabeth Grosz, pour leurs critiques pertinentes sur la théorie de la performativité. 18. Le personnage est décrit comme un homme. (N.d.T.) 19. Substitution (en particulier, métonymie) d’une figure rhétorique par une autre. (N.d.T.) 20. L’idée de dimension rituelle de la performativité rejoint en partie la notion d’habitus dans le travail de Pierre Bourdieu, ce que je n’ai réalisé qu’après avoir écrit ce livre. J’ai essayé par la suite d’expliquer cette affinité dans le dernier chapitre de Excitable Speech : A Politics of the Performative, Routledge, New York 1997, trad. fr. Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, trad. par Charlotte Nordmann, Éditions Amsterdam, Paris, 2004. 21. Jacqueline Rose m’a judicieusement fait remarquer que les premières parties de ce livre étaient fort différentes des dernières. Les premières parties interrogent la construction mélancolique du genre, mais tout se passe comme si les dernières oubliaient les débuts psychanalytiques. Peut-être ceci explique-t-il un peu la « manie » du chapitre final, un état qui, pour Freud, fait partie du déni de la perte propre à la mélancolie. Dans les pages de conclusion, il semble que la perte que le livre venait juste d’articuler soit oubliée ou déniée. 22. The Psychic Life of Power : Theories in Subjection, Stanford University Press, Stanford, Ca, 1997, trad. fr. La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, trad. par Brice Matthieussent, Léo Scheer, Paris, 2002, p. 21. (N.d.T.) 23. En anglais : « the interiorisations that a psyche performs ». (N.d.T.)

24. Voir Bodies that Matter : On the Discursive Limits of « Sex », Routledge, New York, 1993, de même que la critique intelligente et intéressante de Karen Barad lorsqu’elle articule quelques-unes des questions soulevées ici au domaine des études sociales des sciences dans « Getting Real : Technoscientific Practices and the Materialization of Reality », Differences, vol. 5, nº 2, p. 87-126. 25. Je dois beaucoup aux travaux de Saidiya Hartman, Lisa Lowe et Dorinne Kondo. Dans les recherches actuelles sur le passing, nombreuses sont celles qui reprennent aussi cette question. Mon chapitre sur Nella Larsen et le passing dans Bodies that Matter est une première tentative d’aborder cette question. Bien sûr, mon travail rejoint sur plusieurs point celui de Homi Bhabba sur le clivage mimétique du sujet postcolonial : non seulement l’idée que le colonisé peut s’approprier la « voix » coloniale, mais aussi celle que l’identification a une condition clivée sont cruciales à la notion de performativité, laquelle souligne combien les identités minoritaires sont à la fois produites et démantelées dans les contextes de domination. 26. Les travaux de Kobena Mercer, Kendall Thomas et Hortense Spillers furent extrêmement utiles à la réflexion que j’ai menée sur ce sujet après la publication de Trouble dans le genre. J’espère aussi bientôt publier un article sur Frantz Fanon qui traite de la mimésis et de l’hyperbole dans son livre, Peau noire, masques blancs. Je remercie Greg Thomas qui a récemment terminé sa thèse en rhétorique sur les sexualités racialisées aux États-Unis d’avoir stimulé et enrichi ma compréhension de cette intersection décisive. 27. En anglais : « Despite the dislocation of the subject that the text performs ». (N.d.T.) 28. Mouvement qui fait son apparition à l’été 1990 durant la Gay Pride de New York : des militant·e·s des mouvements de lutte contre le sida font passer un brûlot avec des titres tels que « Je hais les hétéros ! » [I Hate Straights !]. La provocation prend et en quelques jours des groupes Queer Nation se forment à San Francisco et dans d’autres grandes villes. Sans structure formelle, son style s’inspire des formes d’action directe utilisées par Act Up. Bien que la vie du mouvement fût courte (deux ans), celui-ci eut un impact significatif et durable sur la politique sexuelle aux États-Unis. (N.d.T.) 29. Figure de rhétorique par laquelle on prévient une objection en la réfutant d’avance (Petit Robert). (N.d.T.) 30. Pour des éléments de réflexion sur l’universalité dans la suite de mes travaux, voir en particulier le chapitre 2 du Pouvoir des mots, op. cit. 31. Paru sous le titre de Contingency, Hegemony, Universality : Dialogues on the Left, Verso, Londres, 2000. (N.d.T.) 32. Cette revue existe désormais et la publication la plus récente de Butler dans ce cadre est « Violence, Mourning, Politics », Studies in Gender and Sexuality, 4 (1), 2003, p. 9-37. On en trouvera une version française, « Violence, deuil, politique » dans la revue Nouvelles Questions féministes, 22 (1), 2003, p. 72-96. (N.d.T.) 33. Les publications de l’Intersex Society of North America (y compris les publications de Cheryl Chase) ont joué ici un rôle crucial. Plus que toute autre organisation, l’ISNA a sensibilisé le public sur l’autorité et la violence qui étaient exercées sur des nouveau-nés et nouveau-nées et des enfants nés avec des anomalies de genre pour maintenir l’ordre du genre. Pour de plus amples informations, voir leur site http://www.isna.org/ 34. Je remercie Wendy Brown, Joan W. Scott, Alexandra Chasin, Frances Bartkowski, Janet Halley, Michel Feher, Homi Bhabha, Drucilla Cornell, Denise Riley, Elizabeth Weed, Kaja Silverman, Ann Pellegrini, William Connolly, Gayatri Chakravorty Spivak, Ernesto Laclau, Eduardo Cadava, Florence Dore, David Kazanjian, David Eng et Dina Al-kassim pour m’avoir manifesté leur soutien et leur amitié au printemps 1999 tandis que je rédigeais cette préface.

Introduction (1990) Lorsqu’on entend les féministes débattre aujourd’hui des significations du « genre », on ressent une sorte de trouble, comme si cette indétermination était une histoire qui allait finir par faire échouer le féminisme. Peut-être ce trouble n’est-il pas nécessairement un sentiment si négatif. Semer le trouble, c’était, comme on me le répétait dans mon enfance, la chose à éviter à tout prix si l’on ne voulait pas s’attirer d’ennuis. Manifestement, la rébellion et la réprimande sont prises dans les mêmes mots – une observation qui m’a ouvert les yeux sur la ruse du pouvoir et ses astuces : la loi en vigueur nous menaçait d’avoir de sérieux ennuis, voire des démêlés avec la loi, et tout ça pour mieux nous empêcher de semer le trouble. J’en ai ainsi conclu qu’on troublait l’ordre de toute façon et que les ennuis étaient inévitables ; dès lors, la question était de savoir comment le faire au mieux, et quelle était la meilleure manière de s’attirer ces ennuis. Le temps passant, de plus en plus d’ambiguïtés ont fait leur entrée sur la scène critique. J’ai remarqué que le trouble était parfois un euphémisme pour parler de toutes sortes de problèmes, plus mystérieux les uns que les autres, et qui tournaient en général autour de ce mystère impénétrable qu’est le féminin. J’ai lu Beauvoir qui expliquait qu’être femme dans une culture masculiniste revenait à être une source de mystère et de non-connaissance pour les hommes. Et cela ne m’a pas semblé complètement faux en lisant Sartre, pour qui tout désir – bien entendu, hétérosexuel et masculin, ce qui n’est pas sans poser problème – se définit en termes de trouble. Pour le sujet masculin du désir, le trouble fait scandale quand un « objet » féminin, avec une capacité d’agir inattendue, fait irruption sans crier gare, soutient son regard, regarde à son tour, défiant par là la place et l’autorité du point de vue masculin. La totale dépendance que le sujet masculin entretient avec l’« Autre » féminin révèle d’un seul coup combien son autonomie est illusoire. Ce renversement particulier de la dialectique du pouvoir n’a pas vraiment réussi à retenir mon attention – mais d’autres si. Le pouvoir me semblait être bien plus qu’une forme d’échange entre des sujets ou un rapport de constante inversion entre un sujet et un Autre ; en effet, le pouvoir semblait s’exercer en produisant précisément le cadre de pensée binaire sur le genre. D’où cette série de questions : quelle configuration du pouvoir construit le sujet et l’Autre, ce rapport binaire entre les « hommes » et les « femmes », ainsi que la stabilité interne de ces termes ? Qu’est-ce qui en est exclu ? Ces termes ne fonctionnent-ils que s’ils intègrent le genre et le désir dans une matrice conceptuelle hétérosexuelle ? Qu’advient-il du sujet et de la stabilité des catégories de genre lorsque celles-ci se révèlent produites et réifiées par le régime épistémique de l’hétérosexualité « naturelle » ? Mais comment faire pour mettre en cause un régime épistémique/ontologique ? Quel est le meilleur moyen de semer le trouble dans les catégories de genre qui sous-tendent la hiérarchie de genre et l’hétérosexualité obligatoire ? Voyez ce qui est arrivé au « trouble féminin », cette expression qui désigne historiquement une indisposition féminine sans nom où l’on trouve, à peine voilée, l’idée qu’être femme est une indisposition naturelle. La médicalisation du corps des femmes est un problème des plus sérieux, mais l’expression n’en est pas moins risible, et face à des catégories sérieuses, le rire est indispensable pour le féminisme. Sans aucun doute, le féminisme exige que l’on continue à jouer le jeu selon ses propres termes. « Le trouble féminin », c’est aussi le titre du film de John Waters où Divine, qui tenait déjà le rôle du héros/héroïne dans Hairspray, se fait passer pour une femme, ce qui laisse entendre que le genre est une sorte de jeu de rôle [impersonation] qui perdure et tient lieu de réalité. Sa performance déstabilise les distinctions mêmes entre le naturel et l’artificiel, le fond et la surface, l’intérieur et l’extérieur, sur lesquelles le langage du genre fonctionne presque toujours. Le drag est-il une imitation du genre ou est-ce plutôt une mise en scène des gestes significatifs qui établissent le genre comme tel ? Être du sexe féminin est-il un « fait naturel » ou une performance culturelle ? Ou la « naturalité » est-elle produite sur un mode performatif par des actes de parole qui suivent eux-mêmes des contraintes discursives pour produire le corps dans et par les catégories de sexe ? Mis à part Divine, les pratiques de genre dans les cultures gaies et lesbiennes parodient souvent le « naturel », mettant en évidence la construction performative d’un sexe original et vrai. Pour quelles autres catégories fondamentales de l’identité – la binarité du sexe, le genre et le corps – peut-on montrer qu’elles relèvent d’un processus de production qui crée l’effet de naturel, d’original, de nécessité ? Pour démontrer que les catégories fondamentales de sexe, de genre et de désir sont les effets d’une certaine formation du pouvoir, il faut recourir à une forme d’analyse critique que Foucault, à la suite de Nietzsche, a nommée « généalogie ». Une critique de type généalogique ne cherche absolument pas à trouver les origines du genre, la vérité cachée du désir féminin, ni une identité sexuelle originelle ou authentique si bien réprimée qu’on ne la verrait plus. Faire une « généalogie » implique plutôt de chercher à comprendre les enjeux politiques qu’il y a à désigner ces catégories de l’identité comme si elles étaient

leurs propres origine et cause alors qu’elles sont en fait les effets d’institutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus. La tâche de cette réflexion est de se dé-centrer – et de déstabiliser – de telles instances de définition : le phallogocentrisme et l’hétérosexualité obligatoire. Si le genre et son analyse en termes de rapport se trouvent au cœur de cette réflexion, c’est précisément parce que la notion de « féminin » se trouve déstabilisée, que sa signification est aussi trouble et instable que « la femme » – deux notions qui ne prennent tout leur sens, un sens trouble, que l’une en fonction de l’autre. En outre, il n’est plus aussi évident que la théorie féministe doive essayer de résoudre les questions de l’identité première pour pouvoir se mettre à faire de la politique. Nous ferions mieux, par contre, de nous demander quelles possibilités politiques résultent d’une critique radicale des catégories de l’identité. À quoi ressemblerait la politique si l’identité n’était plus une base commune, une contrainte discursive sur la politique féministe ? Et dans quelle mesure l’effort pour chercher une identité commune pour en faire le fondement de la politique féministe forclôt-il la possibilité d’examiner sérieusement les processus de construction et de régulation politique de l’identité proprement dite ?

Ce texte est divisé en trois chapitres qui dressent le plan d’une généalogie critique des catégories de genre dans des domaines discursifs très différents. Le chapitre 1, « Sujets de sexe/genre/ désir », réexamine le statut des « femmes » en tant que sujet du féminisme, de même que la distinction sexe/genre. L’hétérosexualité obligatoire et le phallogocentrisme sont compris comme des régimes de discours/pouvoir qui se distinguent souvent par leur manière de répondre aux questions qui se trouvent au cœur du langage du genre : comment le langage construit-il les catégories de sexe ? Le « féminin » résiste-t-il à sa représentation dans le langage ? Le langage est-il phallogocentrique (comme se le demande Luce Irigaray) ? Le « féminin » est-il le seul sexe qui soit représenté dans un langage où le féminin est identifié au sexuel (comme le soutient Monique Wittig) ? Où et comment convergent l’hétérosexualité obligatoire et le phallogocentrisme ? Quels sont les points de rupture entre eux ? Comment le langage produit-il lui-même le « sexe » comme une construction fictive qui soutient ces divers régimes du pouvoir ? Dans un langage où l’hétérosexualité va de soi, quelles formes de continuité et de discontinuité admet-on entre le sexe, le genre et le désir ? S’agit-il de termes distincts ? Quelles sortes de pratiques culturelles sont subversives en produisant de la discontinuité et de la dissonance au niveau du sexe, du genre et du désir, et mettent en question leurs rapports apparents ? Le chapitre 2, « Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle », se propose de réexaminer certaines explications structuralistes, psychanalytiques et féministes du tabou de l’inceste comme le mécanisme qui reproduit des identités de genre, distinctes et cohérentes, dans les termes contraints de l’hétérosexualité. La question de l’homosexualité est, dans certains discours psychanalytiques, inévitablement associée à des formes d’inintelligibilité culturelle et, dans le cas du lesbianisme, à la désexualisation du corps féminin. Par ailleurs, j’ai recours à la théorie psychanalytique pour poursuivre ma réflexion sur les « identités » complexes de genre et pour analyser les questions de l’identité, de l’identification et de la mascarade telles qu’elles apparaissent chez Joan Riviere et par ailleurs dans la littérature psychanalytique. Lorsqu’on aura soumis le tabou de l’inceste à la critique que Foucault fait de l’hypothèse répressive dans l’Histoire de la sexualité, on verra que cette structure prohibitive ou juridique institue l’hétérosexualité obligatoire au sein d’une économie sexuelle masculiniste et comment elle permet simultanément de contester cette même économie. On se demandera alors si la psychanalyse est une enquête de type antifondationnaliste qui donne toute sa place à une complexité sexuelle réellement susceptible de déréguler les codes sexuels rigides et hiérarchiques, ou si elle préserve à son insu un ensemble de présupposés sur les fondements de l’identité qui profitent justement à ces hiérarchies. Le dernier chapitre, « Actes corporels subversifs », part d’une réflexion critique de la construction du corps maternel chez Julia Kristeva pour dévoiler les normes implicites qui gouvernent l’intelligibilité culturelle du sexe et de la sexualité dans son œuvre. Foucault est employé pour critiquer Kristeva, mais un examen plus attentif de son travail révèle qu’il est indifférent à la question de la différence sexuelle, ce qui n’est pas sans poser problème. La critique que Foucault fait de la catégorie de sexe donne toutefois un aperçu des pratiques qui régulent actuellement la construction de certaines fictions médicales pour qu’elles ne donnent qu’une seule définition du sexe. Les écrits théoriques et littéraires de Monique Wittig nous proposent une « désintégration » des corps culturellement constitués, suggérant par là que la morphologie elle-même est la conséquence d’un schème conceptuel hégémonique. La dernière section de ce chapitre, « Inscriptions corporelles, subversions performatives », envisage la frontière et la surface des corps comme des constructions politiques à la suite des travaux de Mary Douglas et de Julia Kristeva. En guise de stratégie pour dénaturaliser et resignifier les catégories relatives au corps, je décrirai et proposerai un ensemble de pratiques parodiques fondées sur une théorie performative des actes de genre, des pratiques qui sèment le trouble dans les catégories de corps, de sexe, de genre et de sexualité, et qui amorcent un processus subversif de resignification et de prolifération du sens débordant du cadre strictement binaire.

Les sources d’inspiration de ce texte sont bien trop nombreuses pour qu’il soit possible de toutes les évoquer ici. Ces sources forment et informent le langage même du texte, si bien qu’il faudrait complètement défaire le texte lui-même pour en comprendre les tenants et les aboutissants, et, bien sûr, rien ne garantit que l’on arrive un jour à terminer ce travail de clarification. J’ai commencé cette préface en racontant une histoire de mon enfance, mais il s’agit d’une fable que l’on essaierait en vain de rattacher à une série de

« faits réels ». Aussi le but ici est-il plus généralement de retracer la manière dont les fables de genre établissent et font circuler ce que l’on nomme fort mal à propos des faits naturels. Il est évidemment impossible de recouvrer les origines de ces essais, d’identifier les nombreux moments qui ont rendu ce texte possible. Ces textes ont été assemblés pour faciliter la convergence politique entre le féminisme, les approches gaies et lesbiennes sur la question du genre et la théorie poststructuraliste. La philosophie est le mécanisme disciplinaire prédominant qui mobilise aujourd’hui la distinction auteur-sujet, bien qu’il soit rare – ce n’est même jamais le cas – qu’elle apparaisse indépendamment d’autres discours. Cette réflexion cherche à soutenir les positions qui campent aux frontières critiques de la vie disciplinaire. Il ne s’agit pas de rester marginal·e, mais d’être partie prenante de réseaux ou zones marginaux, quels qu’ils soient, centres disciplinaires qui, ensemble, déstabilisent de multiples manières ces autorités. La complexité du genre exige que nous développions un ensemble de discours interdisciplinaires et postdisciplinaires pour résister à la domestication des gender studies ou des womens’studies dans le monde académique, et pour radicaliser la notion de critique féministe. J’aimerais remercier ici les institutions et les personnes qui m’ont accordé leur soutien et m’ont permis d’écrire ce livre : The American Council of Learned Society qui m’a attribué une bourse de Recent Recipient of the Ph.D. Fellowship pour l’automne 1987 ; la School of Social Science à l’Institute for Advanced Study à Princeton qui m’a octroyé une bourse, un logement et un espace de discussion stimulant durant l’année universitaire 1987-1988. Le George Washington University Faculty Research Grant a aussi soutenu ma recherche en été 1987 et 1988. Je remercie Joan W. Scott pour la qualité remarquable de ses critiques qui me furent extrêmement précieuses tout au long de la préparation de ce manuscrit. Son engagement pour repenser de manière critique les présupposés de la politique féministe a représenté pour moi un défi et une source d’inspiration. Le « Séminaire genre » organisé à l’Institute for Advanced Study sous la direction de Joan Scott m’a aidée à clarifier et à développer mon point de vue grâce aux désaccords, importants mais non moins féconds, qui ont marqué notre réflexion collective. Aussi je remercie Lila Abu-Lughod, Yasmine Ergas, Donna Haraway, Evelyn Fox Keller, Dorinne Kondo, Rayna Rapp, Carroll Smith-Rosenberg, Louise Tilly. Je dois beaucoup aux étudiant·e·s qui ont suivi mon séminaire, « Genre, identité et désir », donné à l’université de Wesleyan en 1985 et à Yale en 1986, d’avoir bien voulu imaginer des mondes différents en termes de genre. J’ai aussi beaucoup apprécié la diversité des réactions et des retours critiques lors de présentations que j’ai données au Women’s Studies Colloquium, au Humanities Center de l’université de Johns Hopkins, à l’université de Notre-Dame, à l’université du Kansas, à Amherst College et à la Yale University School of Medicine. Je tiens aussi à remercier Linda Singer pour la puissance incroyable de son radicalisme, Sandra Bartkly pour son travail et ses encouragements bienvenus, Linda Nicholson pour ses critiques et ses conseils éditoriaux, et Linda Anderson pour la finesse de ses intuitions politiques. Merci encore à toutes les personnes, ami·e·s et collègues, qui ont façonné et soutenu ma réflexion : Eloise Moore Agger, Inés Azar, Peter Caws, Nancy F. Cott, Kathy Natanson, Lois Natanson, Maurice Natanson, Stacy Pies, Josh Shapiro, Margaret Soltan, Robert V. Stone, Richard Vann and Eszti Votaw. Je remercie Sandra Schmidt pour son aide substantielle dans la préparation de ce manuscrit ainsi que Meg Gilbert pour son concours. Je remercie aussi l’excellent travail éditorial de Maureen MacGrogan qui a encouragé la réalisation de ce projet – et d’autres – avec humour et patience.

1 Sujets de sexe/genre/désir « On ne naît pas femme : on le devient. » Simone de Beauvoir

« À proprement parler, on ne peut pas dire que les “femmes” existent. » Julia Kristeva

« La femme n’a pas de sexe. » Luce Irigaray

« Le déploiement de la sexualité […] a établi cette notion de sexe. » Michel Foucault

« La catégorie de sexe est une catégorie politique qui fonde la société en tant qu’hétérosexuelle. » Monique Wittig

Les « femmes » en tant que sujet du féminisme La théorie féministe a presque toujours tenu pour acquis qu’il existe une identité appréhendée à travers une catégorie de « femmes » qui non seulement introduit les intérêts et les buts féministes dans le discours, mais définit également le sujet pour lequel la représentation politique est recherchée. Mais politique et représentation sont des termes controversés. D’un côté, la représentation est une notion qui prend effet dans un processus politique cherchant à donner plus de visibilité et de légitimité aux femmes en tant que sujets politiques ; d’un autre côté, elle est la fonction normative d’un langage dont on dit soit qu’il révèle, soit qu’il déforme la vérité qu’on croit déceler dans la catégorie « femme ». Pour la théorie féministe, le développement d’un langage représentant pleinement ou adéquatement les femmes semblait indispensable pour promouvoir la visibilité politique de ces dernières. Il semblait important de le faire puisque le vécu des femmes était mal, voire pas du tout représenté dans la culture dominante. Récemment, cette conception prédominante du rapport entre théorie féministe et politique fut mise à rude épreuve au sein même du discours féministe. On n’y conçoit justement plus le sujet-femme en des termes stables ou permanents. Nombreuses sont les contributions où l’on s’interroge sur la viabilité du « sujet » comme candidat ultime à la représentation – ou même à la libération –, mais peu s’entendent encore sur ce qui définit ou devrait définir la catégorie « femme ». Les domaines de la « représentation » politique et linguistique prédéfinissent le critère à partir duquel les sujets sont eux-mêmes formés, ce qui implique que la représentation ne figure que ce qui peut être admis comme sujet. Autrement dit, les conditions nécessaires pour être un sujet doivent d’abord être remplies pour que la représentation devienne possible. Foucault signale que les systèmes juridiques du pouvoir produisent les sujets qu’ils viennent ensuite à représenter1. Tout se passe comme si les notions juridiques du pouvoir régulaient la vie politique de manière purement négative – c’est-à-dire, en termes de restriction, de prohibition, de régulation, de contrôle ou encore de « protection » des individus liés à cette structure politique par l’exercice conditionnel et révocable du choix. Or les sujets régulés par des structures sont, par le simple fait d’y être assujettis, formés, définis et reproduits conformément aux exigences de ces structures. Si cette analyse se révèle correcte, la formation juridique du langage et de la politique représentant les femmes comme le « sujet » du féminisme est alors elle-même une formation discursive et l’effet non moins discursif d’une certaine version de la politique de représentation. Aussi le sujet féministe est-il en réalité discursivement constitué par le système politique, celui-là même qui est supposé permettre son émancipation. Cela pose un problème politique lorsque ce système s’avère produire des sujets genrés le long d’un axe différentiel de domination ou des sujets supposés masculins : croire que ce système permettra l’émancipation des « femmes » revient à se mettre en situation d’échec. La question du « sujet » est d’une importance décisive en politique, et pour la politique féministe en particulier, parce que les sujets de droit sont continûment produits par le biais de certaines pratiques d’exclusion qui ne se « voient » pas, une fois que la structure juridique du politique fait loi. En d’autres termes, la construction politique du sujet se fait à des fins précises de légitimation et d’exclusion, et ces processus politiques se trouvent effectivement masqués et naturalisés par toute analyse politique qui les fonderait dans les structures juridiques. Le pouvoir juridique « produit » incontestablement ce qu’il prétend

simplement représenter ; c’est pourquoi la politique doit s’occuper de cette double fonction du pouvoir : juridique et productive. En effet, la loi produit l’idée d’un « sujet avant la loi2 », puis fait disparaître cette formation discursive avant de la convoquer à titre de prémisse fondatrice naturalisée pour légitimer en retour l’hégémonie régulatrice de cette même loi. Dès lors, il ne suffit plus de se demander comment les femmes pourraient mieux se faire représenter dans le langage et en politique. Encore faut-il que les analyses féministes cherchent à comprendre comment la catégorie « femme » – le sujet du féminisme – est produite et contenue dans les structures du pouvoir, au moyen desquelles l’on s’efforce précisément de s’émanciper. En fait, s’interroger sur les femmes comme sujet du féminisme fait surgir la possibilité qu’il n’y ait pas de sujet qui précède la « loi » dans l’attente de se faire représenter dans ou par la loi. Peut-être le sujet, tout comme l’invocation d’un « avant », est-il érigé par la loi en fondement fictif de sa propre visée à la légitimité. On pourrait voir dans le fameux postulat qui affirme l’intégrité ontologique du sujet avant la loi la trace contemporaine de l’hypothèse de l’état de nature, ce mythe fondateur inhérent aux structures juridiques du libéralisme classique. À force d’invoquer performativement un « avant » anhistorique, on réussit à en faire la prémisse fondatrice garante d’une ontologie présociale, celle de personnes consentant librement à être gouvernées et qui, de cette façon, scellent la légitimité du contrat social. Mis à part les mythes fondateurs qui cimentent l’idée du sujet, il n’en reste pas moins que le féminisme bute sur le même problème politique chaque fois que le terme femme est supposé dénoter une seule et même identité. Plutôt qu’un signifiant stable qui exige l’assentiment de celles qu’il prétend décrire et représenter, femme, même au pluriel, est devenu un terme qui fait problème, un terrain de dispute, une source d’angoisse. Comme l’évoque le titre du livre de Denise Riley, Am I That Name ?, une telle question émerge précisément de la capacité du nom à déployer de multiples significations3. « Être » une femme ne définit certainement pas tout un être ; le terme n’arrive pas à l’exhaustivité, non qu’il y aurait une « personne » non encore genrée qui transcenderait l’attirail distinctif de son genre, mais parce que le genre n’est pas toujours constitué de façon cohérente ni conséquente selon les différents contextes historiques, et parce que le genre est partie prenante de dynamiques raciales, de classe, ethniques, sexuelles et régionales où se constituent discursivement les identités. Par conséquent, il devient impossible de dissocier le « genre » des interstices politiques et culturels où il est constamment produit et reproduit. Le postulat politique selon lequel il faut au féminisme une base universelle à trouver dans une identité présumée transculturelle va souvent de pair avec l’idée que l’oppression des femmes aurait une forme spécifique, identifiable au niveau de la structure universelle ou hégémonique du patriarcat, ou encore de la domination masculine. La conception d’un patriarcat universel a été largement critiquée au cours de ces dernières années pour son incapacité à rendre compte des mécanismes concrets de l’oppression de genre dans les divers contextes culturels où celle-ci existe. Quand les théories du patriarcat ont tenu compte de ces contextes, c’était pour y chercher des « exemples » ou des « illustrations » d’un principe universel postulé au départ. Ce genre de théorisation féministe fut sévèrement jugé comme une tentative de colonisation et d’appropriation de cultures non occidentales, non seulement parce qu’on y défendait des idées éminemment occidentales d’oppression, mais qu’on tendait aussi à y construire un « Tiers Monde » ou encore un « Orient » où l’oppression de genre était, en guise d’explication, habilement convertie en un symptôme de barbarie primitive, non occidentale. L’empressement du féminisme à décréter l’universalité du patriarcat pour pouvoir sauver l’apparence de sa revendication de représentativité a, de temps à autre, incité les féministes à prendre un raccourci, celui qui va tout droit à une universalité catégorielle ou fictive de la structure de domination, censée produire pour les femmes une expérience collective de l’oppression. La thèse du patriarcat universel ne jouit plus de la même crédibilité que par le passé, mais le corollaire de cette thèse – l’attachement à une conception des « femmes » communément partagée – a été bien plus difficile à déloger. Certes, on a ouvert la discussion sur toutes sortes de questions : Y a-t-il un dénominateur commun aux « femmes » qui préexiste à leur oppression ou les « femmes » n’ont-elles de lien qu’en vertu de leur oppression ? Y a-t-il des cultures spécifiquement féminines qui ne dépendent pas de leur subordination aux cultures hégémoniques masculinistes ? La spécificité et l’intégrité des pratiques culturelles ou linguistiques des femmes sont-elles toujours définies contre, et donc dans les termes posés par quelque autre formation culturelle prédominante ? Y a-t-il une région « spécifiquement féminine » qui soit à la fois distincte du masculin à proprement parler et distinctement reconnaissable en vertu de ce principe déclaré neutre – autant dire une « pétition de principe » – qu’est l’universalité des « femmes » ? La dichotomie masculin/féminin ne constitue pas seulement la grille de lecture exclusive qui permet de reconnaître une telle spécificité ; plus généralement, la « spécificité » du féminin est à nouveau détachée de tout contexte, sans compter qu’elle est analytiquement et politiquement dissociée des rapports de classe, de race, d’ethnicité et des autres axes de pouvoir qui à la fois constituent l’« identité » et rendent cette notion seule impropre4. Je suggère que l’universalité et l’unité imputées au sujet du féminisme se trouvent de fait minées par les contraintes inhérentes au discours de la représentation dans lequel ce sujet fonctionne. Vu l’insistance précipitée avec laquelle on table sur un sujet stable du féminisme où les « femmes » sont prises pour une catégorie cohérente et homogène, on ne s’étonnera pas que l’adhésion à la catégorie suscite de nombreuses résistances. Ces domaines d’exclusion font apparaître les implications coercitives et régulatrices d’une telle construction, même lorsque la construction a été entreprise à des fins émancipatrices. En effet, la fragmentation du mouvement féministe et l’opposition paradoxale au féminisme de la part des « femmes »

que le mouvement prétend représenter montrent les limites inhérentes à la politique identitaire. Suggérer que le féminisme est en mesure d’élargir la représentation d’un sujet qu’il construit lui-même a pour conséquence ironique de faire échouer les ambitions du féminisme à force de nier le pouvoir constitutif de son entreprise de représentation. On ne résout guère ce problème en recourant à la catégorie « femme » à des fins purement « stratégiques », puisque les stratégies charrient toujours des significations qui excèdent les objectifs prévus. En l’occurrence, on pourrait considérer à juste titre l’exclusion comme l’une de ces significations qui, à défaut d’être voulues, n’en sont pas moins le résultat. En cédant à cette contrainte de la politique de représentation qui veut que le féminisme pose un sujet stable, le féminisme encourt ainsi l’accusation d’abus dans l’exercice de la représentation. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de refuser la politique de représentation – comme si c’était possible. Les structures juridiques du langage et de la politique constituent le champ contemporain du pouvoir ; c’est pourquoi il n’y pas de position possible qui soit extérieure à ce champ, mais seulement la possibilité d’une généalogie critique des pratiques de légitimation du champ même. Le point de départ critique en est le présent historique, comme le disait Marx. La tâche qui nous attend consiste à formuler, à l’intérieur de ce cadre établi, une critique des catégories de l’identité que les structures juridiques contemporaines produisent, naturalisent et stabilisent. Peut-être, à ce moment charnière de la politique culturelle – une période que certain·e·s nommeraient « postféministe » –, l’occasion se présente-t-elle de réfléchir dans une perspective féministe sur le mot d’ordre de construire un sujet du féminisme. Dans la pratique politique féministe, il paraît nécessaire de repenser en des termes radicalement nouveaux les constructions ontologiques de l’identité afin de formuler une politique de représentation qui puisse faire revivre le féminisme sur d’autres bases. Par ailleurs, il est peut-être temps de concevoir une critique radicale qui cherche à libérer la théorie féministe de la nécessité d’avoir à construire une base unique ou permanente, une base vouée à être sans cesse contestée à partir des positions identitaires ou anti-identitaires qui en sont inévitablement exclues. Les pratiques d’exclusion qui fondent la théorie féministe sur une notion des « femmes » en tant que sujet ne sabotent-elles pas paradoxalement l’ambition du féminisme d’élargir sa prétention à la « représentation5 » ? Et si le problème était encore plus sérieux ? La construction de la catégorie « femme » comme un sujet cohérent et stable n’est-elle pas, à son insu, une régulation et une réification des rapports de genre ? Or une telle réification n’est-elle pas précisément contraire aux desseins féministes ? Dans quelle mesure la catégorie « femmes » ne parvient-elle à la stabilité et à la cohérence que dans le cadre de la matrice hétérosexuelle6 ? Si une notion stable du genre n’est plus de fait la prémisse fondatrice de la politique féministe, il est peut-être souhaitable que cette politique renouvelle sa forme pour contester les réifications mêmes du genre et de l’identité, une forme qui ferait de la variabilité dans la construction de l’identité une exigence tant méthodologique que normative, pour ne pas dire un but politique. Retracer les processus politiques qui produisent et dissimulent les conditions de possibilité et d’émergence du sujet de droit du féminisme, telle est la tâche critique d’une généalogie féministe de la catégorie « femme ». Au cours de cette réflexion sur « les femmes » en tant que sujet du féminisme, il pourrait apparaître que l’invocation de cette catégorie sans autre forme de questionnement forclôt la possibilité que le féminisme soit une politique de représentation. Quel sens y a-t-il à ce que la représentation figure des sujets construits par l’exclusion des personnes qui échouent à se conformer aux conditions de possibilité non déclarées et normatives pour tout sujet ? Quels sont les rapports de domination et d’exclusion qui sont involontairement renforcés lorsque la représentation devient l’unique point de mire en politique ? L’identité du sujet féministe ne devrait pas être au fondement de la politique féministe, quand la formation du sujet relève d’un champ de pouvoir qu’on occulte au nom de ce fondement. Peut-être la « représentation » finira-t-elle paradoxalement par n’avoir de sens pour le féminisme qu’au moment où l’on aura renoncé en tout point au postulat de base : le sujet « femme ».

L’ordre obligatoire du sexe/genre/désir Bien que l’on invoque souvent l’unité des « femmes » comme une évidence pour construire une solidarité d’identité, la distinction entre le sexe et le genre introduit un clivage au cœur du sujet féministe. Cette distinction qui visait d’abord à réfuter l’idée de la « biologie comme destin » permet de soutenir que le genre est culturellement construit indépendamment de l’irréductibilité biologique qui semble attachée au sexe : c’est pourquoi le genre n’est ni la conséquence directe du sexe ni aussi fixe que ce dernier ne le paraît. Une telle distinction, qui admet que le genre est une interprétation plurielle du sexe7, contient déjà en elle-même la possibilité de contester l’unité du sujet. Si le genre renvoie aux significations culturelles que prend le sexe du corps, on ne peut alors plus dire qu’un genre découle d’un sexe d’une manière et d’une seule. En poussant la distinction sexe/genre jusqu’au bout, on s’aperçoit qu’elle implique une discontinuité radicale entre le sexe du corps et les genres culturellement construits. Admettons pour l’instant la stabilité des deux sexes : on ne peut pas en déduire que la construction des « hommes » porte exclusivement sur des corps masculins ni que les corps féminins se traduisent en « femmes ». De plus, même si la morphologie et la constitution des corps paraissent confirmer l’existence de deux et seulement deux sexes (ce qu’on viendra à questionner plus tard), rien ne nous autorise à penser que les genres devraient aussi s’en tenir au nombre de deux8. Supposer que le genre est un système binaire revient toujours à admettre le rapport mimétique entre le genre et le sexe où le

genre est le parfait reflet du sexe, que le sexe en constitue du moins la limite. Lorsqu’on théorise le genre comme une construction qui n’a rien à voir avec le sexe, le genre devient lui-même un artefact affranchi du biologique, ce qui implique que homme et masculin pourraient tout aussi bien désigner un corps féminin qu’un corps masculin, et femme et féminin un corps masculin ou féminin. Ce clivage radical au cœur du sujet genré soulève encore toute une série de questions. Pouvons-nous faire référence à un sexe « donné » ou à un genre « donné » sans d’abord nous demander comment, par quels moyens le sexe et/ou le genre est donné ? Et, au fond, qu’est-ce que le « sexe » ? Est-il naturel, anatomique, chromosomique ou hormonal, et comment faire pour analyser d’un point de vue féministe les discours scientifiques qui entendent nous le prouver « faits » à l’appui9 ? Le sexe a-t-il une histoire10 ? Est-ce que chacun des deux sexes a une ou des histoires différentes ? Y a-t-il une histoire de la manière dont la dualité du sexe fut établie ? Une généalogie qui permette de démontrer que cette dualité est une construction variable dans le temps et l’espace ? Les faits prétendument naturels du sexe sont-ils produits à travers différents discours scientifiques qui servent d’autres intérêts, politiques et sociaux ? Si l’on mettait en cause le caractère immuable du sexe, on verrait peut-être que ce que l’on appelle « sexe » est une construction culturelle au même titre que le genre ; en réalité, peut-être le sexe est-il toujours déjà du genre et, par conséquent, il n’y aurait plus vraiment de distinction entre les deux11. Si le sexe devenait une catégorie dépendante du genre, la définition même du genre comme interprétation culturelle du sexe perdrait tout son sens. On ne pourrait alors plus concevoir le genre comme un processus culturel qui ne fait que donner un sens à un sexe donné (c’est la conception juridique) ; désormais, il faut aussi que le genre désigne précisément l’appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes. En conséquence, le genre n’est pas à la culture ce que le sexe est à la nature ; le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la « nature sexuée » ou un « sexe naturel » est produit et établi dans un domaine « prédiscursif », qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup. Cette construction du caractère fondamentalement non construit du « sexe » est une question que nous reprendrons dans le chapitre 2 sur Lévi-Strauss et le structuralisme. Mais on voit déjà bien que ce domaine prédiscursif dans lequel on pose la dualité du sexe est l’un des garants de cette même dualité et de la stabilité interne du sexe. Dire que le sexe est produit en tant que donnée prédiscursive, c’est dire que cette production est un effet de cet appareil de construction culturelle qu’est le genre. Dès lors, comment reformuler la question du genre pour intégrer les rapports de pouvoir qui créent cet effet de prédiscursivité précisément en effaçant les traces de cette production discursive du sexe ?

Le genre : les « ruines circulaires12 » du débat actuel Peut-on dire des personnes qu’elles ont « un » genre ? Ou faut-il parler du genre comme d’un attribut essentiel, ce qu’est une personne, comme l’implique la question « de quel genre es-tu ? » ? Lorsque des théoriciennes féministes affirment que le genre est l’interprétation culturelle du sexe ou que le genre est culturellement construit, on peut se demander comment se fait cette construction et quel en est le mécanisme. Si le genre est construit, pourrait-il être construit autrement, ou son caractère construit implique-t-il une forme de déterminisme social qui exclut la capacité d’agir et la possibilité de toute transformation ? L’idée de « construction » implique-t-elle que certaines lois produisent des différences de genre le long des axes universels de la différence sexuelle ? Comment et où se fait la construction du genre ? Comment comprendre l’idée d’une construction sans constructeur. e humain. e ? Dans certaines analyses, l’idée que le genre est construit implique un certain déterminisme quant aux significations de genre inscrites dans des corps anatomiquement différenciés, par quoi ces corps sont compris comme les contenants passifs d’une loi culturelle inexorable. Lorsque ladite « culture » « construisant » le genre est appréhendée dans les termes d’une telle loi ou d’un ensemble de lois, alors le genre paraît aussi déterminé et fixe qu’il l’était dans l’idée de la biologie comme destin. Dans ce cas, le destin, ce n’est pas la biologie, mais la culture. Par ailleurs, Simone de Beauvoir suggère dans Le Deuxième Sexe que l’« on ne naît pas femme », mais qu’« on le devient13 ». Pour Beauvoir, le genre est « construit », mais sous-jacent à sa formulation, il y a un agent, un cogito, qui prend ou s’approprie ce genre et qui pourrait, en principe, endosser un tout autre genre. Le genre est-il aussi variable et un acte aussi volontaire que l’analyse de Beauvoir semble le suggérer ? Peut-on dans ce cas réduire la « construction » à une forme de choix ? Beauvoir affirme clairement que l’on « devient » une femme, mais toujours sous la contrainte, l’obligation culturelle d’en devenir une. Il est tout aussi clair que cette contrainte ne vient pas du « sexe ». Dans son analyse, rien ne garantit que « celle » qui devient une femme soit nécessairement de sexe féminin. Si « le corps […] est une situation14 », comme le dit Beauvoir, il n’est pas possible de recourir à un corps sans l’interpréter, sans que ce corps soit toujours déjà pris dans des significations culturelles ; c’est pourquoi le sexe ne saurait relever d’une facticité anatomique prédiscursive. En effet, on montrera que le sexe est, par définition, du genre de part en part15. Manifestement, la controverse sur ce que l’on entend par construction bute sur la polarité philosophique classique entre le libre-arbitre et le déterminisme. En conséquence, on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’une certaine restriction linguistique imposée à la pensée tout à la fois façonne et limite les termes du débat. Dans ces termes, le « corps » apparaît comme un simple véhicule sur lequel sont inscrites des

significations culturelles, ou alors comme l’instrument par lequel une volonté d’appropriation et d’interprétation se choisit une signification culturelle. Dans tous les cas, on figure le corps comme un simple instrument ou un véhicule auxquels on attache un ensemble de significations culturelles qui leur sont externes. Mais le « corps » est lui-même une construction, comme l’est la myriade de « corps » qui constitue le domaine des sujets genrés. On ne peut pas dire que les corps ont une existence signifiante avant la marque du genre. D’où la question suivante : dans quelle mesure le corps vient-il à exister grâce au(x) marque(s) du genre ? Comment reconceptualiser le corps pour qu’il ne soit plus envisagé comme un simple véhicule ou instrument qui attend qu’une volonté immatérielle distincte lui insuffle la vie16 ? Que le genre ou le sexe soit donné (ou déterminé) ou un choix libre dépend d’un discours qui, comme on le verra, vise à poser certaines limites à l’analyse ou à garder certains dogmes de l’humanisme comme postulats de base pour toute analyse en termes de genre. Ce qui reste irréductible, que ce soit dans le « sexe », le « genre » ou encore dans la signification même de la « construction », nous indique les possibilités culturelles que l’on peut mobiliser ou non dans une analyse plus poussée. Les limites inhérentes à l’analyse discursive du genre présupposent et pré-déterminent la possibilité d’imaginer et de réaliser des configurations de genre dans la culture. Cela ne veut pas dire que n’importe quelle possibilité, ni que toutes les possibilités genrées sont ouvertes, mais que les contours de l’analyse montrent les limites d’une expérience façonnée dans et par le discours. Ces limites sont toujours posées dans les termes d’un discours culturel hégémonique fondé sur les structures binaires qui se font passer pour le langage de la rationalité universelle. La contrainte est donc inscrite au niveau même de ce que ce langage permet de formuler et d’imaginer en tant que domaine du genre. Il arrive qu’on parle du genre comme d’un « facteur » ou d’une « dimension » de l’analyse en sciences sociales, mais on l’utilise aussi pour des personnes en chair et en os, comme une « marque » de la différence biologique, linguistique et/ou culturelle. Appliqué à des personnes, le genre peut être compris comme une signification que prend un corps (déjà) sexuellement différencié. Mais, même dans ce cas, cette signification n’existe que par rapport – et il s’agit d’un rapport d’opposition – à une autre signification. Certaines théoriciennes féministes soutiennent que le genre est un « rapport » – voire un système de rapports – et non un attribut individuel. D’autres, à la suite de Beauvoir, soutiennent plutôt que le seul genre à être marqué est le genre féminin, que la personne universelle est assimilée au genre masculin, moyennant quoi les femmes sont réduites à leur sexe et les hommes glorifiés pour incarner, au-delà du corps, la personne universelle. Les termes de la discussion se compliquent avec Luce Irigaray. Celle-ci soutient que les femmes sont un paradoxe, si ce n’est une contradiction, dans le discours même de l’identité : les femmes sont ce « sexe » qui n’en est pas « un ». Dans un langage éminemment masculiniste, un langage phallogocentrique, les femmes constituent l’irreprésentable. Autrement dit, les femmes représentent le sexe impensable – entre l’absence et l’opacité linguistiques. Dans un langage qui repose sur une signification univoque, le sexe féminin constitue ce qu’il est impossible de contenir et de désigner. C’est en ce sens qu’il faut comprendre que les femmes sont ce sexe qui n’en est pas « un » – non pas un mais multiple17. Contrairement à Beauvoir pour qui les femmes sont désignées en tant qu’Autre, Irigaray suggère que le sujet et l’Autre sont tous deux des piliers masculins d’une économie de la signification, fermée sur elle-même et phallogocentrique, et qui parvient à ses fins totalisantes en excluant totalement le féminin. Pour Beauvoir, les femmes sont les pendants négatifs des hommes, le manque contre lequel l’identité masculine se différencie elle-même ; pour Irigaray, cette dialectique particulière forme un système qui exclut toute autre économie de la signification. Les femmes sont non seulement faussement représentées dans les termes sartriens du sujet-signifiant et de l’Autre-signifié, mais le fait que la signification est fausse révèle aussi combien la structure de la représentation est, dans sa totalité, inadéquate. Le sexe qui n’en est pas un fournit ainsi un point de départ pour entreprendre une critique de la représentation hégémonique occidentale et de la métaphysique de la substance qui structure l’idée même de sujet. Qu’est-ce que la métaphysique de la substance, et comment informe-t-elle nos manières de penser les catégories de sexe ? En première analyse, les conceptions humanistes du sujet tendent à supposer une personne substantive porteuse de divers attributs, essentiels et non essentiels. Une position féministe de type humaniste pourrait comprendre le genre comme un attribut d’une personne dont la caractéristique essentielle est d’être une substance ou « noyau » qui n’est pas encore genré, appelé « personne », dénotant l’aptitude universelle à la raison, à la délibération morale ou au langage. Toutefois, les approches historiques et anthropologiques qui comprennent le genre comme un rapport entre des sujets constitués dans des contextes sociaux précis ne prennent plus la conception universelle de la personne pour point de départ d’une théorie sociale du genre. Ces approches qui considèrent le genre comme un rapport à comprendre en fonction d’un contexte impliquent que ce qu’« est » la personne, et même ce qu’« est » le genre, dépendent toujours des rapports construits qui les déterminent18. Comme un phénomène mouvant et contextuel, le genre ne dénote pas un être substantif, mais un point relatif de convergence entre des rapports culturellement et historiquement spécifiques. Irigaray dirait plutôt que le « sexe » féminin est un point d’absence linguistique, l’impossibilité grammaticale de dénoter une substance, et donc le point de vue qui expose cette substance comme une illusion durable et fondatrice du discours masculiniste. Cette absence n’est pas marquée en tant que telle à l’intérieur de l’économie masculine de la signification – une affirmation forte qui retourne l’argument de Beauvoir (et de Wittig) selon lequel le sexe féminin est marqué, alors que le sexe mâle ne l’est pas. Pour

Irigaray, le sexe féminin n’est pas un « manque » ou un « Autre » qui définit en soi et en négatif le sujet dans sa masculinité. Au contraire, le sexe féminin élude justement les exigences de la représentation, parce qu’il n’est ni « Autre » ni le « manque », ces catégories demeurant dépendantes du sujet sartrien, immanentes au schème phallogocentrique. En conséquence, pour Irigaray, le féminin ne pourrait jamais être la marque d’un sujet, comme l’aurait suggéré Beauvoir. Plus encore, la première ne pourrait pas théoriser le féminin comme un rapport déterminé entre le masculin et le féminin dans n’importe quel discours, parce que le discours n’est pas ici une notion pertinente. Les discours y compris dans leurs variétés sont autant de variations sur le langage phallogocentrique. Le féminin est donc aussi ce sujet qui n’en est pas un. Le rapport entre le masculin et le féminin ne peut pas être représenté dans une économie de la signification où le masculin forme le cercle fermé du signifiant et du signifié. Paradoxalement, Beauvoir pressent cette impossibilité dans Le Deuxième Sexe quand elle explique que les hommes ne peuvent pas décider de la question des femmes parce que, pour pouvoir le faire, ils devraient être à la fois juge et partie dans l’affaire19. Les positions esquissées ci-dessus sont certes différentes, mais non sans rapport ; on peut dire que chacune d’elles problématise à sa façon la place du « sujet » et du « genre », et leur signification respective dans le cadre socialement institué de l’asymétrie de genre. Ces différentes positions n’épuisent en aucun cas les interprétations possibles du genre. On voit bien la circularité problématique de l’analyse féministe en termes de genre si l’on met en présence deux types de positions : d’un côté, celles où le genre est une caractéristique secondaire des personnes et, de l’autre, celles où la notion même de personne, posée dans le langage comme un « sujet », est une construction masculiniste et une prérogative qui exclut effectivement la possibilité structurale et sémantique d’un genre féminin. Il s’agit de désaccords majeurs sur la signification du genre, à commencer par la question de savoir si c’est bien du genre qu’il faut parler, ou si c’est la construction discursive du sexe qui est encore plus fondamentale – ou est-ce peut-être les femmes ou la femme et/ou les hommes ou l’homme ? D’où la nécessité de repenser totalement les catégories de l’identité dans le cadre de rapports de genre qui sont fondamentalement asymétriques. Pour Beauvoir, le « sujet » dans l’analytique existentielle de la misogynie est toujours déjà masculin, assimilé de manière abusive à l’universel, se différenciant d’un « Autre » féminin extérieur aux normes universelles de la personne, désespérément « singulier », incarné, condamné à l’immanence. On compte souvent la position de Beauvoir parmi celles qui revendiquent le droit des femmes à devenir de véritables sujets existentiels et, partant, à être incluses dans les termes de l’universalité abstraite, mais sa position comporte aussi une critique fondamentale de ce caractère désincarné du sujet épistémologique masculin abstrait20. Ce sujet est abstrait dans la mesure où il nie l’incarnation qui le marque socialement, et projette cette incarnation déniée et dénigrée sur la sphère féminine, assignant le corps au féminin. Cette association entre le corps et le féminin est prise dans des rapports magiques de réciprocité par quoi le féminin finit par se réduire à son corps, et le corps masculin, totalement nié, devient paradoxalement l’instrument incorporel d’une liberté prétendument absolue. L’analyse de Beauvoir pose indirectement la question suivante : par quel acte de négation et de dénégation le masculin se donne-t-il des airs d’universalité désincarnée, tandis que le féminin est construit comme une corporéité désavouée ? La dialectique du maître et de l’esclave, ici entièrement reformulée dans les termes non réciproques de l’asymétrie de genre, préfigure ce que Irigaray décrira par la suite comme une économie masculine de la signification qui inclut à la fois le sujet existentiel et son Autre. Beauvoir suggère que le féminin est la situation et l’instrument de la liberté des femmes, et non une propriété essentielle et réductrice21. La théorie de l’incorporation qui marque l’analyse de Beauvoir est clairement limitée par le fait qu’elle reproduit, sans esprit critique, la distinction cartésienne entre la liberté et le corps. Bien que j’aie tenté naguère de soutenir le contraire, force est de constater que Beauvoir maintient le dualisme corps/ esprit, au moment même où elle propose de faire une synthèse de ces termes22. Que ce soit précisément cette distinction (et pas une autre) qui soit maintenue peut-être analysé comme un symptôme du phallogocentrisme, sous-estimé par Beauvoir. Dans la tradition philosophique allant de Platon à Descartes, Husserl et Sartre, la distinction ontologique entre l’âme (la conscience, l’esprit) et le corps sous-tend invariablement des rapports hiérarchiques et de subordination – tous rapports qui sont politiques et psychiques. L’esprit ne se contente pas d’assujettir le corps ; il nourrit même parfois le fantasme de pouvoir totalement échapper à son incarnation. La philosophie et le féminisme ont bien étudié les associations culturelles entre l’esprit et le masculin, entre le corps et le féminin23. Aussi, chaque fois que la distinction entre l’esprit et le corps est reproduite sans esprit critique, n’oublions jamais la hiérarchie de genre que cette distinction a traditionnellement servi à produire, à maintenir et à rationaliser. En construisant le « corps » séparément de la liberté, Beauvoir ne parvient pas à inscrire la distinction entre l’esprit et le corps qui devrait permettre de voir la persistance de l’asymétrie sur l’axe du genre. Beauvoir soutient ouvertement que le corps féminin est marqué dans le discours masculiniste, moyennant quoi le corps masculin, assimilé à l’universel reste non marqué. Irigaray dirait que le marqueur et le marqué sont maintenus à l’intérieur d’un mode masculiniste de signification dans lequel le corps féminin est pour ainsi dire « démarqué » du domaine du signifiable. En langage post-hégélien, la femme est « annulée », elle n’est pas préservée. En lisant Irigaray, le sens de la déclaration de Beauvoir – la femme « est le sexe » – s’inverse : la femme n’est pas le sexe qu’elle est censée être ; elle est plutôt encore (et en corps24) le sexe masculin qui s’affiche sur le mode de l’altérité. Pour Irigaray, ce mode phallogocentrique de

signifier le sexe féminin reproduit à l’infini les fantasmes de son désir d’expansion. Loin d’être un geste linguistique d’auto-limitation qui confère l’altérité ou la différence aux femmes, le phallogocentrisme est le nom que porte le projet de faire disparaître le féminin et de prendre sa place.

Théoriser le binaire, l’unitaire et au-delà Beauvoir et Irigaray divergent clairement sur la question des structures fondamentales par lesquelles l’asymétrie de genre est reproduite. Beauvoir se tourne vers la réciprocité manquée d’une dialectique asymétrique, tandis que Irigaray suggère que la dialectique est elle-même l’élaboration monologique d’une économie masculiniste de la signification. Irigaray élargit incontestablement la portée de la critique féministe en dévoilant les structures épistémologiques, ontologiques et logiques d’une économie masculiniste de la signification, mais la force de son analyse se trouve justement limitée par sa portée globalisante. Est-il possible d’identifier une économie masculiniste monolithique et monologique traversant la diversité des contextes culturels et historiques dans lesquels apparaît la différence sexuelle ? L’incapacité à reconnaître les processus culturels spécifiques de l’oppression de genre elle-même n’est-elle pas une forme d’impérialisme épistémologique ? Pour s’en garantir, il ne suffit pas de concevoir les différences culturelles comme des « exemples » du même phallogocentrisme, vouloir inclure d’« Autres » cultures comme autant de développements d’un phallogocentrisme global, c’est commettre un acte d’appropriation menaçant de reproduire le geste expansionniste propre au phallogocentrisme : soit coloniser sous le signe du même les différences susceptibles de mettre en question ce concept totalisant25. Il incomberait aux féministes d’explorer les prétentions totalisantes d’une économie masculiniste de la signification, mais aussi de rester critiques vis-à-vis des gestes totalisants du féminisme. Tenter d’identifier l’ennemi comme comme s’il se présentait sous une forme unique n’aboutit qu’à inverser l’argument et à imiter, sans aucun esprit critique, la stratégie de l’oppresseur au lieu de proposer autre chose. Si la tactique fonctionne dans des communautés aussi bien féministes qu’antiféministes, c’est que le geste colonisateur n’est ni essentiellement ni irrémédiablement masculiniste. Pareille tactique peut fonctionner pour installer d’autres rapports de subordination selon la race, la classe et l’hétérosexisme, pour n’en citer que quelquesuns. Et, clairement, dresser une liste des diverses formes d’oppression, comme j’ai commencé à le faire, suppose d’admettre qu’elles coexistent telles des séquences distinctes le long d’un axe horizontal qui ne rend pas compte de la manière dont elles convergent dans le champ social. Un modèle vertical n’est guère plus satisfaisant ; impossible de ranger sommairement les formes d’oppression, de les relier par un simple lien de causalité, de les répartir selon des degrés d’« originalité » ou de « dérivation26 ». En effet, le champ du pouvoir structuré en partie par le geste impérialiste de l’appropriation dialectique déborde tout en l’incluant l’axe de la différence sexuelle, dessinant une carte de différentiels qui s’entrecroisent sans pouvoir être sommairement hiérarchisés les uns par rapport aux autres, que ce soit dans les termes du phallogocentrisme ou de je ne sais quel autre candidat au statut de « condition première de l’oppression ». Loin d’être une tactique spécifique aux économies masculinistes de la signification, l’appropriation dialectique et la suppression de l’Autre en est une parmi beaucoup d’autres qui sert principalement, mais non exclusivement, à étendre et à rationaliser l’expansion du pouvoir masculin. Les débats féministes actuels autour de l’essentialisme posent différemment la question de l’universalité de l’identité féminine et de l’oppression masculiniste. Les revendications universalistes se fondent sur un point de vue épistémologique commun ou partagé, un point de vue issu de la conscience ou des structures partagées de l’oppression ou des structures prétendument transculturelles de la féminité, de la maternité, de la sexualité et/ou de l’écriture féminine27. En introduction à ce chapitre, on a vu que ce geste globalisant avait soulevé un certain nombre de critiques de la part de femmes pour qui la catégorie « femme » était normative et exclusive et que celle-ci était invoquée sans aucune mention des rapports de classe ou des privilèges raciaux. En d’autres termes, à force d’insister sur la cohérence et l’unité de la catégorie « femme », on a fini par exclure les multiples intersections culturelles, sociales et politiques où toutes sortes de « femmes » en chair et en os sont construites. On a bien tenté quelquefois de formuler une politique de coalition28 qui renonce à prédéfinir le sens précis de « femmes ». Au lieu de cela, on propose une série de rencontres dialogiques qui permettent à des femmes occupant des positions différentes de s’identifier de diverses manières lors de la construction d’une coalition. Il ne faut en aucun cas sous-estimer la valeur qu’a la politique de coalition, mais on ne peut pas imaginer à l’avance quelle sera la forme exacte d’une coalition, d’un assemblage émergeant et imprévisible de positions. Si démocratique que soit l’élan poussant à former une coalition, toute personne qui théorise le processus de formation de celle-ci peut, sans le vouloir, s’ériger à nouveau en autorité suprême en tentant de donner à l’avance la forme idéale que devraient prendre les structures de coalition, pour en assurer l’unité. Les efforts connexes pour déterminer ce qui est ou non un vrai dialogue, ce qui constitue une position de sujet et, plus important encore, à quel moment on a atteint l’« unité » peuvent finir par empêcher que la coalition ne se forme et se définisse par sa propre dynamique de la coalition. Le fait de se donner pour fin absolue l’« unité » de la coalition revient à supposer que la solidarité, quoi qu’il en coûte, est une précondition à l’action politique. Mais quel genre de politique peut exiger que l’unité se paye à l’avance ? Peut-être une coalition a-t-elle besoin de reconnaître ses contradictions et de se lancer dans l’action avec elles. Il se peut également que la compréhension dialogique implique aussi en partie d’accepter la divergence, la fracture, le séparatisme et la fragmentation comme des éléments constitutifs du

processus, souvent sinueux, de démocratisation. La notion même de « dialogue » est culturellement spécifique et historiquement située, car tandis qu’un interlocuteur ou une interlocutrice peut être persuadé·e d’avoir une conversation, un·e autre peut être convaincu·e du contraire. Il faut commencer par interroger les rapports de pouvoir qui conditionnent et limitent les possibilités dialogiques. Sans cela, le modèle du dialogue risque de retomber dans un modèle libéral qui suppose que les sujets parlant ont les mêmes positions de pouvoir, et qu’ils parlent tous en se faisant la même idée de l’« unité » de ce que signifie être « d’accord », et qu’il s’agit bien là de buts à poursuivre. Il serait faux de supposer qu’il y a une catégorie « femme » dont il suffirait de remplir le contenu avec un peu de race, de classe, d’âge, d’ethnicité et de sexualité pour en donner tout le sens. Supposer que l’incomplétude est une caractéristique essentielle de cette catégorie permet d’en faire un site de significations toujours ouvert à la contestation. Ainsi l’incomplétude définitionnelle de la catégorie pourrait servir d’idéal normatif, la contrainte en moins. L’« unité » est-elle indispensable à l’efficacité de l’action politique ? N’est-ce pas en se donnant trop vite l’unité pour but que l’on provoque justement une fragmentation durement ressentie dans les rangs ? Le fait d’admettre certaines formes de fragmentation pourrait faciliter l’action dans le cadre d’une coalition précisément parce que l’« unité » de la catégorie « femme » n’est ni postulée ni désirée. L’« unité » établitelle une norme qui construit la solidarité sur l’exclusion identitaire, excluant la possibilité que toutes sortes d’actions viennent déstabiliser les frontières mêmes des concepts de l’identité ou qu’on fasse ce travail de déstabilisation en le revendiquant comme un but politique ? Si l’on ne supposait pas l’« unité » et qu’on ne se la donnait pas pour but – « unité » qui est dans les deux cas toujours posée à un niveau conceptuel –, des unités provisoires pourraient émerger dans le cadre d’actions concrètes dont les objectifs seraient autres que définir l’identité. Si ce n’est l’attente contraignante pesant sur les actions féministes censées se fonder dans une identité stable, unifiée et acceptée, ce type d’actions pourrait bien être inauguré plus rapidement et plaire davantage à un certain nombre de « femmes » pour qui la signification de la catégorie est l’objet d’un débat permanent. Si l’on adopte une approche de type anti-fondationnaliste à la politique de coalition, on ne postule aucune « identité » ; on ne pense pas non plus qu’on pourrait connaître la forme ou le sens d’une coalition avant la réalisation de cet assemblage. Définir une identité dans les termes culturellement disponibles revient à poser une définition qui exclut à l’avance la possibilité que de nouveaux concepts de l’identité émergent dans l’action politique. C’est pourquoi la tactique fondationnaliste ne peut se donner pour but normatif de transformer ni d’étendre la portée actuelle des concepts de l’identité. De plus, lorsqu’on cesse de prendre des identités ou des structures dialogiques, qui faisaient consensus et par quoi l’on faisait passer des identités déjà bien établies pour thème ou sujet politique, des identités peuvent alors apparaître ou disparaître selon les pratiques concrètes qui les font ou les défont. Certaines pratiques politiques instaurent des identités sur une base contingente pour pouvoir réaliser n’importe quel objectif. La politique de coalition ne requiert pas d’élargir l’acception d’une catégorie « femme » ni d’un soi qui déploierait tout de suite sa complexité et son hétérogénéité multiple interne. Le genre est un phénomène complexe qui, en tant que totalité, est constamment différé, un idéal impossible à réaliser quel que soit le moment considéré. Ainsi une coalition ouverte mettra en avant des identités qui seront tour à tour prises ou mises de côté selon les objectifs du moment ; ce sera un assemblage ouvert permettant de multiples convergences et divergences sans qu’il soit nécessaire d’obéir à une finalité normative qui clôt les définitions.

Identité, sexe et métaphysique de la substance Mais alors de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’« identité » ? Et qu’est-ce qui nous fait croire que les identités sont identiques à elles-mêmes, qu’elles le restent dans le temps, dans leur unité et leur cohérence interne ? Question plus importante encore, comment de telles suppositions structurent-elles les discours sur l’« identité de genre » ? Il serait faux de penser qu’il faudrait d’abord discuter de l’« identité » en général pour pouvoir parler de l’identité de genre en particulier, et ce pour une raison très simple : les « personnes » ne deviennent intelligibles que si elles ont pris un genre (becoming gendered) selon les critères distinctifs de l’intelligibilité de genre. Traditionnellement, les sociologues ont cherché à comprendre la notion de personne à partir d’une capacité d’agir qui veut que la personne précède ontologiquement ses différents rôles et fonctions et par lesquels elle gagne une visibilité sociale et prend un sens. Dans la tradition philosophique elle-même, la notion de « personne » a été élaborée en travaillant analytiquement avec le présupposé que la personne restait, quel que soit le contexte social dans lequel elle se trouvait, dans un rapport en quelque sorte d’extériorité visà-vis des structures qui définissent la personne, qu’il s’agisse de la conscience, de l’aptitude au langage ou de la délibération morale. Sans examiner toutes les références en la matière, je centrerai mon analyse sur l’une des prémisses du discours philosophique pour opérer un renversement critique. L’interrogation philosophique porte sur les traits constitutifs de l’« identité personnelle », ce qui revient presque toujours à se demander quel est le trait interne qui inscrit la personne dans la durée et la rend identique à elle-même. À l’inverse, on se posera ici le genre de questions suivantes : dans quelle mesure les pratiques régulatrices de formation et de division du genre constituent-elles l’identité, la cohérence interne du sujet et, même, l’identité de la personne ? Dans quelle mesure l’« identité » est-elle un idéal normatif plutôt qu’un fait descriptif de l’expérience ? Et comment les pratiques régulatrices qui gouvernent le genre gouvernent-elles aussi l’intelligibilité culturelle

des notions de l’identité ? En d’autres termes, la « cohérence » et la « constance » de « la personne » ne sont pas des attributs logiques de la personne ni des instruments d’analyse, mais plutôt des normes d’intelligibilité socialement instituées et maintenues. L’identité étant fixée par des concepts stabilisants tels le sexe, le genre et la sexualité, l’idée même de personne est mise en question par l’émergence culturelle d’êtres marqués par le genre de façon « incohérente » ou « discontinue », des êtres qui apparaissent bel et bien comme des personnes, mais qui ne parviennent à se conformer aux normes de l’intelligibilité culturelle, des normes marquées par le genre et qui définissent ce qu’est une personne. Les genres « intelligibles » sont ceux qui, en quelque sorte, instaurent et maintiennent une cohérence et une continuité entre le sexe, le genre, la pratique sexuelle et le désir. Autrement dit, ces « lignes directes » sont hantées par la discontinuité et l’incohérence, notions qui ne deviennent elles-mêmes pensables qu’à partir des définitions normatives en vigueur pour la continuité et la cohérence ; la discontinuité et l’incohérence sont des spectres constamment proscrits et produits par ces mêmes lois visant à établir des rapports de cause à effet entre le sexe biologique, les genres socialement construits et leur « expression » ou « effet » conjoint dans le désir sexuel tel qu’il se manifeste dans la pratique sexuelle. L’idée qu’il puisse y avoir un « vrai » sexe, comme le disait ironiquement Foucault, est précisément produite par des pratiques régulatrices qui forment des identités cohérentes à travers la matrice des normes cohérentes de genre. L’hétérosexualisation du désir nécessite et institue la production d’oppositions binaires et hiérarchiques entre le « féminin » et le « masculin » entendus comme des attributs exprimant le « mâle » et le « femelle ». La matrice culturelle par laquelle l’identité de genre devient intelligible exige que certaines formes d’« identités » ne puissent pas « exister » ; c’est le cas des identités pour lesquelles le genre ne découle pas directement du sexe ou lorsque les pratiques du désir ne « découlent » ni du sexe ni du genre. « Découler » dans ce contexte consiste en un rapport politique de conséquence nécessaire promulgué par les lois culturelles qui établissent et régulent la forme et le sens que prend la sexualité. C’est bien parce que certaines « identités de genre » n’arrivent pas à se conformer à ces normes d’intelligibilité culturelle qu’elles ne peuvent, dans ce cadre normatif, qu’apparaître comme des anomalies du développement ou des impossibilités logiques. La persistance et la prolifération de telles identités sont une occasion critique d’exposer les limites et les visées régulatrices de ce domaine d’intelligibilité et donc de rendre possibles, dans les termes mêmes de cette matrice d’intelligibilité, des matrices concurrentes et subversives qui viennent troubler l’ordre du genre. Mais avant de passer à ces pratiques de désordre, voyons d’abord ce qu’est la « matrice d’intelligibilité » : est-ce un singulier ? En quoi consiste-t-elle ? Quelle forme particulière d’alliance peut-on supposer entre un système d’hétérosexualité obligatoire et les catégories discursives qui établissent les concepts identitaires du sexe ? Si l’« identité » est un effet de pratiques discursives, dans quelle mesure l’identité de genre estelle construite comme un rapport entre le sexe, le genre, la pratique sexuelle et le désir, comme l’effet d’une pratique régulatrice qui n’est autre que l’hétérosexualité obligatoire ? N’est-ce pas nous ramener à un cadre explicatif autrement totalisant que de remplacer dans l’explication le phallogocentrisme par l’hétérosexualité obligatoire comme seule et unique cause de l’oppression de genre ? Dans l’éventail de la théorie du French feminism et du poststructuralisme, la production des concepts identitaires du sexe est analysée à partir de régimes de pouvoir très différents. Voyez par exemple tout ce qui sépare la position de Irigaray de celle de Foucault : à en croire la première, il n’y a qu’un seul sexe, le sexe masculin, qui s’élabore lui-même en produisant l’« Autre » ; le second considère quant à lui que la catégorie de sexe, qu’elle soit masculine ou féminine, est produite par une économie régulatrice diffuse de la sexualité. Ou encore l’argument de Wittig selon lequel la catégorie de sexe est, dans les conditions de l’hétérosexualité obligatoire, toujours féminine (le masculin restant non marqué et donc synonyme d’« universel »). Mais paradoxalement, Wittig rejoint Foucault lorsqu’elle affirme que la catégorie même de sexe disparaîtrait, voire s’évanouirait, si l’hégémonie hétérosexuelle était perturbée et renversée. Les modèles explicatifs présentés ici proposent des façons très différentes de comprendre la catégorie de sexe selon la manière dont le champ du pouvoir est formé. Est-il possible de maintenir la complexité de ces champs de pouvoir et de penser d’un même mouvement à leurs capacités productives ? Dans la théorie de la différence sexuelle de Irigaray, les femmes ne peuvent jamais, semble-t-il, être comprises sur le modèle d’un « sujet » tel qu’on a l’habitude de le voir dans les systèmes de représentation propres à la culture occidentale, précisément parce qu’elles constituent le fétiche de la représentation, et donc l’irreprésentable en tant que tel. Les femmes ne peuvent jamais « être » selon cette ontologie des substances, précisément parce qu’elles sont la relation de différence, l’exclu, ce par quoi un tel domaine est lui-même circonscrit. Les femmes sont aussi une « différence » qui ne peut pas être comprise comme la simple négation ou l’« Autre » du sujet toujours déjà masculin. Comme on l’a vu plus tôt, les femmes ne sont ni le sujet ni son Autre, mais une différence dans l’économie de l’opposition binaire, elle-même une ruse pour une élaboration monologique du masculin. Ceci dit, toutes ces positions partagent fondamentalement l’idée essentielle que le sexe apparaît dans le langage hégémonique comme une substance, comme un être identique à lui-même sur le plan métaphysique. Cette apparence est réalisée grâce à une astuce performative du langage et/ou du discours, qui occulte le fait qu’il est foncièrement impossible d’« être » d’un sexe ou d’un genre. Pour Irigaray, la grammaire ne peut jamais être l’indice véritable des rapports de genre précisément parce qu’elle renforce le modèle substantif du genre comme rapport binaire entre deux termes positifs et représentables29. De son point de vue, la grammaire substantive du genre, qui suppose l’existence d’hommes et de femmes de même

que des attributs respectifs du masculin et du féminin, est un exemple de binarité qui masque effectivement le discours univoque et hégémonique du masculin, du phallogocentrisme, réduisant au silence le féminin dans ce qu’il a de subversif comme un lieu de multiplicité. Pour Foucault, la grammaire substantive du sexe impose un rapport arbitrairement binaire entre les sexes et une cohérence interne non moins arbitraire pour chaque sexe. La régulation binaire de la sexualité réprime la multiplicité subversive d’une sexualité qui perturbe les hégémonies hétérosexuelles, reproductives et médicales-juridiques. Pour Wittig, la réduction binaire du sexe sert les buts reproductifs d’un système : l’hétérosexualité obligatoire. À certains moments, elle soutient que l’abolition de l’hétérosexualité obligatoire inaugurera un véritable humanisme de la « personne » affranchie des chaînes du sexe. À d’autres, elle laisse entendre qu’il serait possible de chasser les illusions du sexe, du genre et de l’identité en faisant proliférer et en diffusant une économie érotique non phallogocentrique. Mais, à d’autres moments encore, il semble que la « lesbienne » apparaisse comme une sorte de troisième genre susceptible de transcender la réduction binaire du sexe imposée par le système de l’hétérosexualité obligatoire. Dans son apologie du « sujet cognitif », Wittig semble n’avoir aucun contentieux métaphysique avec les modes hégémoniques de la signification ou de la représentation ; en effet, il semble que le sujet, avec ses attributs d’autodétermination, soit une façon de réhabiliter l’agent du choix existentiel avec la figure de la lesbienne : « L’avènement de sujets individuels exige d’abord la destruction des catégories de sexe, […] “lesbienne” est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe30. » Wittig ne critique pas le sujet comme invariablement masculin d’après les règles d’un Symbolique nécessairement patriarcal, mais propose de le remplacer par l’équivalent d’un sujet lesbien à titre de sujet parlant31. Réduire les femmes au « sexe » revient, pour Beauvoir comme pour Wittig, à assimiler la catégorie « femme » aux traits apparemment sexualisés de leur corps, et c’est donc refuser aux femmes la liberté et l’autonomie dont les hommes sont censés jouir. C’est pourquoi détruire la catégorie de sexe revient à détruire un attribut, le sexe, qui, par une synecdoque misogyne, est venu prendre la place de la personne, du cogito autonome. Pour le dire autrement, seuls les hommes sont des « personnes » et il n’y a qu’un seul genre – le féminin : Le genre : il est l’indice linguistique de l’opposition politique entre les sexes. Genre est ici employé au singulier car en effet il n’y a pas deux genres. Il n’y en a qu’un : le féminin, le « masculin » n’étant pas un genre. Car le masculin n’est pas le masculin mais le général32. Voici pourquoi Wittig appelle à détruire le « sexe » pour que les femmes puissent accéder au statut de sujet universel. Sur la voie de cette destruction, les « femmes » doivent adopter un point de vue à la fois particulier et universel33. Sujet incapable de réaliser l’universalité concrète à travers la liberté, la lesbienne de Wittig accepte plus qu’elle ne refuse la promesse normative des idéaux humanistes fondés sur la métaphysique de la substance. Wittig se distingue sur ce point de Irigaray, non seulement par son matérialisme qui s’oppose, on le sait, à l’essentialisme34, mais aussi par son adhésion à une métaphysique de la substance entérine le modèle normatif humaniste comme cadre de référence du féminisme. Lorsque Wittig semble souscrire à un projet radical d’émancipation lesbienne et admettre une distinction entre « lesbienne » et « femme », c’est à travers la défense d’une « personne » non encore genrée, définie par sa totale liberté. Ce mouvement ne fait pas que confirmer le statut pré-social de la liberté humaine ; il souscrit aussi à cette métaphysique de la substance responsable de la production et la naturalisation de la catégorie même de sexe. La métaphysique de la substance est une expression que les commentateurs et commentatrices du discours philosophique associent aujourd’hui volontiers au nom de Nietzsche. Dans un commentaire sur Nietzsche, Michel Haar défend l’idée qu’un certain nombre d’ontologies philosophiques se sont fait piéger par des illusions sur l’« Être » et la « Substance » fortes de la conviction que la forme grammaticale du sujet et du prédicat reflétait la réalité ontologique préexistante de la substance et de l’attribut. Ces constructions, nous dit Haar, sont des astuces philosophiques qui permettent de réaliser la simplicité, l’ordre et l’identité. Pourtant, il est absolument impossible de dire qu’ils dévoilent ou représentent le véritable ordre des choses. Cette critique nietzschéenne sert notre propos, si on peut l’appliquer à des catégories psychologiques qui gouvernent le plus souvent la pensée populaire et théorique sur l’identité de genre. Selon Haar, la critique de la métaphysique de la substance implique une critique de l’idée même de la personne psychologique en tant que substance : La destruction de la logique par la reconstitution de sa généalogie emporte avec elle les catégories psychologiques fondées sur cette même logique. Toutes les catégories psychologiques (le moi, l’individu, la personne) viennent de l’illusion de l’identité de substance. Or à la base, cette illusion renvoie à une superstition qui trompe non seulement le sens commun mais aussi les philosophes : c’est la croyance aveugle dans le langage, et plus précisément, dans la vérité des catégories grammaticales. C’est la grammaire (la structure sujet-prédicat) qui a inspiré à Descartes la certitude que le « je » était le sujet de « penser », alors que ce sont plutôt les pensées qui viennent à « moi » : au fond, la foi dans la

grammaire exprime tout simplement la volonté d’être la « cause » de ses pensées. Le sujet, le soi, l’individu sont autant de concepts fallacieux, puisqu’ils transforment en substances des unités fictives qui, au départ, n’ont qu’une réalité linguistique35. Wittig émet une autre forme de critique en montrant que les personnes ne peuvent pas être signifiées dans le langage indépendamment de la marque du genre. Elle fait une analyse politique de la grammaire du genre en français. Selon Wittig, le genre ne fait pas que désigner des personnes, les « qualifier » si l’on peut dire ; il constitue aussi un schème conceptuel par lequel la binarité du genre devient universelle. Dans la langue française, tous les noms et pas seulement les personnes ont un genre. Mais Wittig pense que son analyse s’applique aussi à la langue anglaise. Au début de son article intitulé « La marque du genre » (1984), elle écrit : Pour les grammairiens, la marque du genre a trait aux substantifs. Ils n’en parlent qu’en termes de fonction. Ce n’est que par manière de plaisanterie qu’ils la remettent en question par exemple quand ils parlent du genre comme d’un « sexe fictif » […] dans la mesure où les catégories de la personne sont touchées, on peut dire que à la fois l’anglais et le français pratiquent le genre autant l’un que l’autre. Tous deux portent l’inscription d’un concept ontologique primitif qui renforce dans le langage une division des êtres en sexes. […] En tant que concept ontologique qui touche à la nature de l’être tout comme un ensemble de concepts primitifs qu’on a reçu de la philosophie grecque, le genre semble relever en premier lieu de la philosophie36. Dire que le genre « relève de la philosophie » veut dire, pour Wittig, qu’il relève de « ce corps de concepts qui vont de soi sans lesquels les philosophes croient qu’ils ne peuvent pas raisonner et qui pour eux sont des a priori, car ils existent avant toute pensée, tout ordre social, dans la nature37 ». Le point de vue de Wittig se trouve corroboré par le discours populaire sur l’identité de genre qui conjugue, sans esprit critique, le verbe « être » aux genres et aux « sexualités ». Revendiquer comme si cela ne posait aucun problème le fait d’« être » une femme ou d’« être » hétérosexuel·le serait un symptôme de cette métaphysique de la substance pour le genre. Autant pour les « hommes » que pour les « femmes », cette revendication tend à subordonner la notion de genre à celle d’identité et nous porte à conclure qu’une personne est un genre et qu’elle l’est en vertu de son sexe, de la perception psychique de soi, et des diverses expressions que peut prendre ce soi psychique, dont la plus saillante est le désir sexuel. Dans un cadre pré-féministe, le genre que l’on confond naïvement (plutôt que dans une perspective critique) avec le sexe, sert de principe unificateur du soi incorporé et maintient cette unité envers et contre le « sexe opposé » dont la structure est censée maintenir un parallèle mais aussi une cohérence oppositionnelle interne entre le sexe, le genre et le désir. Qu’une personne de sexe féminin puisse dire « Je me sens femme » ou qu’une autre de sexe masculin puisse dire « Je me sens homme », repose sur l’idée que la redondance dans ces énoncés ne les rend pas pour autant insignifiants. Bien qu’il puisse sembler qu’être d’une certaine anatomie ne soit pas problématique (mais je montrerai plus loin comment un tel projet est aussi semé d’embûches), on considère que l’expérience que l’on fait d’une prédisposition psychique ou d’une identité culturelle genrée est un accomplissement. C’est pourquoi « Je me sens femme » est un énoncé vrai si l’on considère qu’Aretha Franklin invoque l’Autre comme instance de définition : « Avec toi, je me sens naturellement femme » [You make me feel like a natural woman38]. Cet accomplissement nécessite une différenciation par rapport au genre opposé. C’est ainsi que l’on est son genre pour autant que l’on ne soit pas du genre opposé, une formulation qui a pour condition nécessaire le genre et qui le réduit à une modalité binaire. Le genre ne peut dénoter une unité de l’expérience, du sexe, du genre et du désir, que lorsque le sexe est compris comme ce qui nécessite d’une certaine manière le genre et le désir – le genre étant ici une désignation psychique ou culturelle du soi, le désir étant hétérosexuel et se différenciant donc dans un rapport d’opposition à l’autre genre qui est son objet. La cohérence interne ou l’unité de chaque genre – homme ou femme – requiert ainsi une hétérosexualité qui soit un rapport stable et simultanément d’opposition. Cette hétérosexualité d’institution nécessite et produit l’univocité de chaque terme marqué par le genre qui limite le champ du possible au système d’oppositions dichotomiques de genre. Cette conception du genre, outre qu’elle présuppose un rapport causal entre le sexe, le genre et le désir, implique que le désir reflète ou traduit le genre, et que le genre reflète ou traduit le désir. On pense que l’on peut vraiment connaître l’unité métaphysique de ces trois termes et que cette unité se traduit en un désir distinctif pour le genre opposé – c’est-à-dire, dans une forme d’hétérosexualité oppositionnelle. Paradigme naturaliste qui établit un lien direct et causal entre le sexe, le genre et le désir, ou paradigme d’expression authentique où un vrai soi se révèle, simultanément ou successivement, dans le sexe, le genre et le désir, le « vieux rêve de symétrie » pour reprendre les termes d’Irigaray est ici présupposé, réifié et rationalisé. Cette brève esquisse du genre nous fournit un point d’entrée pour comprendre les raisons politiques pour lesquelles on substantive le genre. L’institution d’une hétérosexualité obligatoire et naturalisée a pour condition nécessaire le genre et le régule comme un rapport binaire dans lequel le terme masculin se

différencie d’un terme féminin, et dans lequel cette différenciation est réalisée à travers le désir hétérosexuel. L’acte de différencier les deux moments antagonistes dans le rapport binaire a pour effet de consolider l’un et l’autre terme, la cohérence interne du sexe, du genre et du désir propre à chacun. Pour déstabiliser stratégiquement ce rapport binaire et la métaphysique de la substance qui le sous-tend, on doit présupposer que les catégories « femelle » et « mâle », « femme » et « homme » sont également produites dans ce cadre binaire. Foucault souscrit implicitement à ce genre d’explication. Dans le chapitre qui conclut le premier volume de l’Histoire de la sexualité et dans sa brève mais mémorable introduction à Herculine Barbin dite Alexina B.39, Foucault suggère que la catégorie de sexe est elle-même construite par un régime de sexualité historiquement singulier et ce avant toute catégorisation de la différence sexuelle. Produire une catégorisation distincte et binaire du sexe est une tactique de dissimulation qui masque les buts stratégiques de cet appareil de production en postulant que le « sexe » est une « cause » de l’expérience, du comportement et du désir sexuel. L’enquête généalogique menée par Foucault révèle que cette prétendue « cause » est un « effet », le produit d’un certain régime de sexualité qui vise à réguler l’expérience sexuelle en faisant fonctionner les catégories distinctes du sexe comme des fondements et des causes pour parler de la sexualité. Dans son introduction aux mémoires de l’hermaphrodite Herculine Barbin, Foucault suggère que la critique généalogique de ces catégories réifiées du sexe est le résultat fortuit de pratiques sexuelles dont le discours médico-légal propre à une hétérosexualité naturalisée ne permet pas de rendre compte. Herculine n’est pas une « identité », mais l’impossibilité sexuelle d’une identité. Des traits anatomiques masculins et féminins se trouvent conjointement exprimés dans et sur son corps, mais le vrai scandale vient d’ailleurs. Les conventions linguistiques qui rendent intelligibles des soi qui ont un genre trouvent leurs limites en Herculine précisément parce qu’elle/il fait converger et bouleverse les règles qui commandent au sexe/genre/désir. Herculine déploie et redistribue les termes d’un système binaire, mais cette même redistribution déstabilise ces termes, les fait proliférer et sortir de la binarité proprement dite. Si l’on en croit Foucault, Herculine ne peut pas être classé·e dans la binarité du genre tel qu’il existe ; sa discontinuité anatomique n’est qu’une occasion, jamais une cause, qui permet la convergence déconcertante de l’hétérosexualité et de l’homosexualité dans sa personne. Si la manière dont Foucault s’approprie l’histoire de Herculine est sujette à caution40, son analyse contient une idée intéressante : l’idée que l’hétérogénéité sexuelle (paradoxalement forclose par une « hétéro »-sexualité naturalisée) implique une critique de la métaphysique de la substance dans la mesure où elle informe les catégories identitaires du sexe. Foucault imagine l’existence de Herculine comme « un monde de plaisirs où, flottent les sourires en l’absence du chat41 ». Les sourires, les moments de bonheur, les plaisirs et les désirs sont représentés ici comme des qualités ne s’appliquant à aucune substance durable. En tant qu’attributs sans attache substantive, ceux-là laissent entrevoir la possibilité d’une expérience genrée qui échapperait à la grammaire des noms qui substantive et hiérarchise (res extensa) et aux adjectifs (attributs, essentiels ou accidentels). Dans sa lecture cursive de Herculine, Foucault propose une ontologie des attributs accidentels qui révèle que l’identité est un postulat qui fonctionne comme un principe de régulation et de hiérarchisation culturellement réducteur ; en bref, comme une fiction régulatrice. S’il est possible de parler d’un « homme » ayant un attribut masculin et de comprendre cet attribut comme l’un de ses traits, heureux mais accidentels, on peut alors aussi parler d’un « homme » ayant un attribut féminin, quel qu’il soit, mais tout en maintenant l’intégrité du genre. Mais une fois que l’on se défait de l’idée que l’homme et la femme préexistent comme des substances durables, il n’est alors plus possible de subordonner les traits dissonants du genre à autant de caractéristiques secondaires et accidentelles d’une ontologie de genre qui reste fondamentalement intacte. Si l’idée d’une substance durable est une construction fictive produite par la mise en ordre obligatoire des attributs en séquences de genre cohérentes, il semble alors que le genre en tant que substance, la viabilité de l’homme et de la femme comme noms sont mis en cause par le jeu dissonant des attributs qui ne sont pas conformes aux modèles séquentiels ou causaux d’intelligibilité. L’apparence d’une substance durable ou d’un soi genré, un « noyau dur du genre42 », comme le disait le psychiatre Robert Stoller, est donc produite par la régulation d’attributs le long de lignes de cohérence culturellement tracées. En conséquence, la mise au jour de cette production fictive est conditionnée par le jeu dérégulé des attributs qui résistent à l’assimilation dans le cadre prêt à l’emploi des noms principaux et des adjectifs subordonnés. Il est bien sûr toujours possible de prétendre que les adjectifs dissonants opèrent de façon rétroactive pour redéfinir les identités substantives qu’ils sont supposés modifier et, par là, étendre les catégories substantives de genre qu’ils excluaient auparavant. Mais si ces substances ne sont rien d’autre que des cohérences créées de manière contingente par la régulation des attributs, il semblerait bien que l’ontologie des substances soit elle-même un effet non seulement fabriqué, mais essentiellement superflu. En ce sens, le genre n’est pas un nom, pas plus qu’il n’est un ensemble d’attributs flottants, car nous avons vu que dans le cas du genre l’effet de substance est produit par la force performative des pratiques régulant la cohérence du genre. En conséquence, dans la tradition héritée de la métaphysique de la substance, le genre se révèle performatif – c’est-à-dire qu’il constitue l’identité qu’il est censé être. Ainsi, le genre est toujours un faire, mais non le fait d’un sujet qui précéderait ce faire. Repenser les catégories du genre en dehors de la métaphysique de la substance est un défi à relever à la lumière de ce que Nietzsche notait dans La Généalogie de la morale : à savoir qu’« il n’y a point d’“être” caché derrière l’acte, l’effet et le devenir ; l’“acteur” n’a été qu’“ajouté” à l’acte – l’acte est tout43 ». En adaptant ces propos d’une façon

que Nietzsche n’aurait lui-même pu anticiper ni admettre, nous pourrions en tirer le corollaire suivant : il n’y a pas d’identité de genre cachée derrière les expressions du genre ; cette identité est constituée sur un mode performatif par ces expressions, celles-là mêmes qui sont censées résulter de cette identité.

Langage, pouvoir et stratégies de déstabilisation Mais en général, la théorie et la littérature féministes ont supposé qu’un « acteur » ou une « actrice » était caché·e derrière l’acte. Sans agent·e, nous dit-on, pas de capacité d’agir, ni donc d’instance capable d’initier une quelconque transformation des rapports de domination dans la société. La théorie féministe radicale de Wittig occupe à cet égard une position ambiguë dans l’éventail des théories du sujet. D’un côté, Wittig semble contester la métaphysique de la substance, mais d’un autre côté, elle tient à maintenir la capacité d’agir à la place métaphysique du sujet humain, de l’individu. Si l’humanisme de Wittig l’oblige manifestement à postuler l’existence d’un acteur ou d’une actrice caché·e derrière l’acte, sa théorie n’en retrace pas moins la construction performative du genre dans les pratiques matérielles de la culture, mettant par là en cause la temporalité de ces explications qui confondent la « cause » et l’« effet ». Dans des termes qui signalent l’espace d’intertextualité où évoluent Wittig et Foucault (et qui révèlent que leurs théories gardent les traces l’une comme l’autre de l’idée marxiste de réification), la première écrit : Ce que montre une analyse féministe matérialiste, c’est que ce que nous prenons pour la cause ou pour l’origine de l’oppression n’est en fait que la « marque » que l’oppresseur impose sur les opprimés : le « mythe de la femme » en ce qui nous concerne, plus ses effets et ses manifestations matérielles dans les consciences et les corps appropriés des femmes. La marque ne préexiste pas à l’oppression… [le] sexe [est] appréhend[é] comme une donnée immédiate, une donnée sensible, un ensemble de « traits physiques ». I[l] nous appara[ît] tout constitue[é] comme s’i[l] existai[t] avant tout raisonnement, appartenai[t] à l’ordre naturel. Mais ce que nous croyons être une perception directe et physique n’est qu’une construction mythique et sophistiquée, une « formation imaginaire »44. La production de la « nature » suit les impératifs de l’hétérosexualité obligatoire, et c’est pourquoi le désir homosexuel apparaît, selon elle, sur un mode qui transcende les catégories de sexe : « Si le désir pouvait se libérer, il n’aurait rien à voir avec le marquage préliminaire par les sexes45. » Wittig parle du « sexe » comme d’une marque qui est en quelque sorte apposée par une hétérosexualité d’institution, une marque susceptible d’être effacée ou altérée par des pratiques qui mettent vraiment en cause cette institution. Sa position n’a évidemment rien à voir avec celle d’Irigaray. Pour celle-ci, il faudrait comprendre la « marque » du genre dans le cadre de son appartenance à l’économie masculine et hégémonique de la signification, une économie qui fonctionne sur des mécanismes d’élaboration de soi propres à la spécularisation46, qui ont virtuellement déterminé le champ de l’ontologie dans la tradition philosophique occidentale. Pour Wittig, le langage est un instrument ou un outil dont les structures ne sont en elles-mêmes pas misogynes, mais qui peuvent le devenir si l’on en fait des usages misogynes47. Pour Irigaray, seul un autre langage ou une autre économie de la signification offrirait la possibilité d’échapper à la « marque » du genre, une marque qui, pour le féminin, n’implique rien de moins que l’effacement phallogocentrique du sexe féminin. Irigaray cherche à dévoiler que le rapport apparemment « binaire » entre les sexes est une ruse masculiniste qui exclut purement et simplement le féminin. De son côté, Wittig considère que des positions comme celles d’Irigaray renforcent la binarité entre le masculin et le féminin, et qu’elles réactivent une conception mythique du féminin. Or, en se référant explicitement à la critique que fait Beauvoir du mythe de la femme dans Le Deuxième Sexe, Wittig affirme qu’« il n’y a pas d’“écriture féminine48” ». Il est clair que Wittig est particulièrement sensible au pouvoir qu’a le langage de subordonner et d’exclure les femmes. Cependant son « matérialisme » l’amène à considérer le langage comme un « autre ordre de matérialité49 », une institution que l’on peut complètement changer. Le langage peut être rangé parmi les pratiques et les institutions concrètes et contingentes maintenues par le choix des individus, et qui sont donc affaiblies par les actions collectives menées par les individus faisant ces choix. Cette fiction linguistique qu’est le « sexe » est, nous dit Wittig, une catégorie que l’hétérosexualité obligatoire comme système produit et met en circulation pour tenter de réduire la production des identités en l’alignant sur l’axe du désir hétérosexuel. Dans ses écrits, l’homosexualité masculine et féminine, ou encore d’autres positions qui ne dépendent pas du contrat hétérosexuel permettent parfois d’imaginer l’abolition de la catégorie de sexe ou de la faire proliférer. Mais dans Le Corps lesbien et ailleurs, Wittig semble contester l’idée même d’une sexualité organisée autour des organes génitaux pour appeler à une tout autre économie des plaisirs qui contesterait la construction de la subjectivité féminine marquée par la fonction reproductive, la marque prétendument distinctive des femmes50. Ici la prolifération du plaisir en dehors de l’économie reproductive laisse entrevoir une forme spécifiquement féminine et diffuse d’érotisme, comprise comme une contre-stratégie face à la construction reproductive de la génitalité. En un sens, d’après Wittig, on peut comprendre Le Corps lesbien, comme une lecture « inversée51 » de Trois Essais sur la théorie sexuelle (1905) où Freud défend l’idée d’une supériorité, du point de vue du développement, de la sexualité génitale sur la sexualité infantile, moins limitée et plus diffuse. Seules les personnes qui entrent dans la

catégorie médicale que Freud utilise pour parler de l’homosexualité – l’« inversion » – ne parviennent pas à « atteindre » la norme génitale. Dans sa critique politique de la génitalité, Wittig semble faire de l’« inversion » un mode de lecture critique, valorisant les caractéristiques d’une sexualité que Freud disait justement sous-développée et inaugurant de fait une « politique post-génitale52 ». En réalité, on ne peut comprendre l’idée de développement que comme un processus de normalisation au sein de la matrice hétérosexuelle. Mais, est-ce la seule lecture possible de Freud ? Et lorsque Wittig pratique l’« inversion », dans quelle mesure mise-t-elle sur le modèle de normalisation qu’elle cherche justement à démonter ? Autrement dit, si le modèle d’une sexualité plus diffuse et anti-génitale fonctionne comme la seule possibilité de résister à la structure hégémonique de la sexualité, dans quelle mesure ce rapport binaire estil voué à se reproduire à l’infini ? Est-il possible de défaire la binarité oppositionnelle elle-même ? L’hostilité de Wittig à la psychanalyse a un effet inattendu : sa théorie admet a priori la théorie psychanalytique du développement qu’elle cherche à dépasser, mais en l’« inversant » complètement. La perversité polymorphe, censée exister avant le marquage par le sexe, est valorisée comme finalité de la sexualité humaine53. D’un point de vue psychanalytique féministe, on pourrait lui rétorquer qu’elle sousthéorise et sous-estime à la fois la signification et la fonction du langage où se fait la « marque du genre ». Pour Wittig, cette pratique de marquage est contingente, tout à fait variable, et l’on pourrait même s’en passer. Ce qui a statut de prohibition primaire dans la théorie lacanienne a une plus grande force de contrainte et moins de contingence que la notion de pratiques régulatrices chez Foucault ou dans une analyse matérialiste du système d’oppression hétérosexiste comme celle de Wittig. Chez Lacan, comme chez Irigaray lorsqu’elle reprend Freud en des termes post-lacaniens, la différence sexuelle n’est pas une simple binarité fondée sur la métaphysique de la substance. Le « sujet » masculin est une construction fictive produite par la loi qui prohibe l’inceste et impose au désir hétérosexuel de se déplacer sans cesse. Le féminin n’est jamais une marque du sujet ; le féminin ne pourrait pas être l’un des « attributs » d’un genre. Le féminin, c’est plutôt la signification du manque, signifiée par le Symbolique, un ensemble de règles linguistiques de différenciation qui créent dans les faits la différence sexuelle. La position linguistique masculine passe par une individuation et une hétérosexualisation imposées par les prohibitions fondatrices de la Loi symbolique, la Loi du père. Le tabou de l’inceste qui barre l’accès du fils à la mère et établit par là le rapport de parenté entre eux est une loi appliquée « au nom du Père ». De la même manière, la loi qui interdit à la fille de désirer tant sa mère que son père exige qu’elle reprenne le flambeau de la maternité et perpétue les règles de la parenté. Les positions masculine et féminine sont donc toutes deux instituées par des lois de prohibition qui produisent des genres culturellement intelligibles, mais seulement en produisant une sexualité inconsciente qui réémerge dans l’imaginaire54. Les féministes qui se sont approprié la question de la différence sexuelle – qu’elles se soient opposées au phallogocentrisme de Lacan (Irigaray) ou qu’elles aient repris Lacan de manière critique – ont cherché à théoriser le féminin, non pas comme une expression de la métaphysique de la substance, mais comme une absence irreprésentable venant du déni (masculin) qui fonde l’économie de la signification sur l’exclusion. Le féminin est ce qui est répudié/exclu de l’intérieur de ce système et c’est à ce titre qu’il ouvre la possibilité de critiquer et de déstabiliser le schème conceptuel hégémonique. Les travaux de Jacqueline Rose55 et de Jane Gallop56 jettent une lumière différente sur le statut construit de la différence sexuelle, l’instabilité inhérente à cette construction, et les effets contradictoires d’une prohibition qui institue une identité sexuelle tout en donnant à voir la fragilité de ses fondements. En revanche, Wittig et d’autres féministes matérialistes en France soutiendraient que la différence sexuelle est la reproduction impensée d’un ensemble réifié de polarités sexuées. Mais elles ne voient pas la dimension critique de l’inconscient comme lieu de la sexualité refoulée et qui, à ce titre, réémerge dans le discours du sujet comme cela même qui l’empêche à jamais d’être parfaitement cohérent. Comme le montre clairement Rose, la construction d’une identité sexuelle cohérente le long de l’axe disjonctif masculin/ féminin est vouée à l’échec57 ; cette cohérence qui se trouve perturbée par le retour inopiné du refoulé dans le discours révèle non seulement que cette « identité » est construite, mais aussi que la prohibition qui construit l’identité est inopérante (la Loi du père devrait être comprise non comme le déterminisme d’une volonté divine, mais plutôt comme le fait d’un vieux bonhomme éternellement maladroit préparant le terrain de rébellion contre lui). Les différences entre les positions matérialistes et lacaniennes (et post-lacaniennes) apparaissent dans le cadre d’une controverse normative sur la question de savoir si l’on peut recouvrer une sexualité soit « avant » soit « en dehors » de la loi sur le mode de l’inconscient ou, « après » la loi, sur celui de la sexualité post-génitale. Paradoxalement, on considère que la perversité polymorphe est la figure imposée pour représenter les deux visions de la sexualité alternative. Mais il n’existe aucun désaccord sur la manière de délimiter cette « loi » ou ensemble de « lois ». La critique psychanalytique réussit à donner une explication de la construction du « sujet » – et peut-être aussi de l’illusion de la substance – au sein de la matrice des rapports normatifs de genre. Dans son approche existentielle-matérialiste, Wittig considère que le sujet, la personne, a une intégrité qui précède le social et la marque du genre. Par ailleurs, « la Loi du père » chez Lacan, tout comme l’autorité monologique du phallogocentrisme chez Irigaray portent la marque de la singularité monothéiste qui est peut-être moins unitaire et culturellement universelle que ne le laissent penser les postulats structuralistes dans ce type de discours58. Mais la controverse semble aussi tourner autour d’une figure temporelle pour parler d’une sexualité subversive qui éclôt avant l’imposition d’une loi, après son abolition, ou pendant son règne comme un défi constant à son autorité. Il serait avisé de se rappeler ici ce que nous disait Foucault à propos de la sexualité

et du pouvoir, à savoir qu’ils sont coextensifs, raison pour laquelle il refusait implicitement de postuler une sexualité subversive ou émancipatrice qui pourrait être affranchie de la loi. Nous pouvons pousser plus loin l’argument en soulignant que l’« avant » et l’« après » de la loi sont des modes temporels institués de manière discursive et performative que l’on invoque en référence à un cadre normatif où toute forme de subversion, de déstabilisation ou de déplacement nécessite une sexualité qui échappe en quelque sorte aux prohibitions dominantes pesant sur le sexe. Pour Foucault, ces prohibitions sont dans tous les cas involontairement productives au sens où le « sujet », qui est censé se fonder sur ces mêmes prohibitions et en être le produit, n’a pas accès à une sexualité qui se trouverait en quelque sorte « en dehors », « avant » ou « après » le pouvoir lui-même. Le pouvoir, plutôt que la loi, comprend les fonctions à la fois juridiques (d’interdiction et de régulation) et productives (involontairement créatrices) de rapports différentiels. C’est pourquoi la sexualité qui émerge dans le cadre de la matrice des rapports de pouvoir n’est pas une simple reproduction ni une copie de la loi elle-même, une répétition à l’identique de l’économie masculiniste de l’identité. Les productions se détournent de leurs buts premiers et portent en elles, malgré elles, des possibilités de « sujets » qui ne font pas que dépasser les limites de l’intelligibilité culturelle, mais ouvrent aussi les frontières de ce qui est, de fait, culturellement intelligible. La norme féministe en matière de sexualité post-génitale a fait l’objet d’une critique forte de la part des théoriciennes féministes de la sexualité dont certaines ont cherché à se réapproprier Foucault d’un point de vue proprement féministe et/ou lesbien. L’idée d’une sexualité libérée de la matrice hétérosexuelle, d’une sexualité au-delà du « sexe » ne parvient pas à reconnaître les modes sur lesquels les rapports de pouvoir continuent à construire la sexualité des femmes, même en référence à une hétérosexualité « libérée » ou au lesbianisme59. On a opposé le même genre de critique à l’idée d’un plaisir sexuel spécifiquement féminin et radicalement différent de la sexualité phallique. Les quelques tentatives de Irigaray pour dériver une forme spécifiquement féminine de sexualité à partir d’une anatomie spécifiquement féminine ont fait l’objet de critiques anti-essentialistes depuis quelque temps60. La prémisse fondamentale du féminisme, à savoir que la biologie n’est pas un destin, semble battue en brèche lorsque la biologie réapparaît pour fonder une sexualité ou une signification spécifiquement féminine. Si l’on pose une sexualité spécifiquement féminine, peu importe de savoir si l’on recourt ici à la biologie pour des raisons purement stratégiques61 ou si l’on a affaire à un vrai retour en force de l’essentialisme biologique chez les féministes ; quoi qu’il en soit, il est toujours aussi problématique de soutenir que la sexualité féminine est radicalement distincte d’une organisation phallique de la sexualité. Les femmes qui ne parviennent pas à reconnaître que cette sexualité est la leur ni à comprendre que leur sexualité est en partie construite dans les termes de l’économie phallique sont virtuellement condamnées par ce cadre théorique à une « identification masculine » ou à rester dans l’ombre. Chez Irigaray, on ne sait jamais vraiment si la sexualité est culturellement construite, ou si elle l’est seulement en référence au phallus. Autrement dit : le plaisir féminin qui est placé « en dehors » de la culture est-il sa préhistoire ou son futur utopique ? Si c’est son statut préhistorique, en quoi cette notion est-elle utile pour négocier les luttes qui se jouent actuellement sur le terrain de la sexualité dans les termes qui l’ont construite ? Le courant « pro-sexe » dans les théories et les pratiques féministes a effectivement soutenu que la sexualité était toujours construite par le discours et le pouvoir, le pouvoir renvoyant partiellement ici aux conventions culturelles hétérosexuelles et phalliques. Mais si ces conventions construisent (mais ne sont pas les causes) des sexualités émergeant dans des cultures aussi bien lesbiennes, bisexuelles qu’hétérosexuelles, cela n’implique pas pour autant que cette émergence ne serait que le signe d’une identification masculine. Cela ne signifie pas non plus l’échec du projet de critiquer le phallogocentrisme ou l’hégémonie hétérosexuelle, comme si une critique politique pouvait réellement démonter la construction culturelle de la sexualité vue par les féministes dans leurs analyses critiques. Si la sexualité est culturellement construite dans des rapports de pouvoir existants, alors postuler une sexualité normative qui se situe « avant », « en dehors » ou « au-delà » du pouvoir est une impossibilité culturelle et un rêve politiquement irréalisable, un rêve qui fait reporter au lendemain ce que l’on peut faire concrètement aujourd’hui, c’est-à-dire repenser les possibilités subversives de la sexualité et l’identité en fonction du pouvoir lui-même. Pour mener à bien cette tâche critique, il faut bien sûr admettre qu’agir dans le cadre de la matrice du pouvoir ne revient pas à reproduire sans aucun esprit critique des rapports de domination. Ce qui permet de répéter la loi sans la consolider, mais pour mieux la déstabiliser. À la place d’une sexualité « identifiée comme masculine » où le « sexe mâle » fait office de cause et de signification irréductible de cette sexualité, nous pourrions développer l’idée d’une sexualité construite dans des rapports de pouvoir phalliques, où ce qui était possible dans ces rapports pourrait être remis en jeu, où les cartes pourraient être redistribuées, et ce précisément par le processus subversif des « identifications », celles-là mêmes qui se réaliseraient de toute façon dans le champ du pouvoir de la sexualité. Si l’on peut, à la suite de Jacqueline Rose, mettre au jour la structure fantasmatique de toute « identification », alors on doit pouvoir faire fonctionner une identification de sorte à rendre visible une telle structure. S’il n’y a pas moyen de répudier complètement une sexualité culturellement construite, reste la question de savoir comment reconnaître la construction et comment faire pour « réaliser » la construction dans laquelle on se trouve invariablement pris·e. Existe-t-il des modes répétitifs qui ne consistent pas purement et simplement en une imitation, une reproduction, et qui ne reviennent donc pas à consolider la loi (la notion anachronique

d’« identification masculine » qui devrait disparaître du vocabulaire féministe) ? Quelles sont les possibilités pour faire apparaître des configurations de genre à l’interstice des différentes matrices d’intelligibilité culturelle qui émergent et parfois convergent entre elles, ces matrices qui gouvernent la vie genrée ? Lorsqu’elles pensent la sexualité, les féministes considèrent qu’elle met en présence une dynamique du pouvoir, ce qui ne revient pas à dire simplement qu’elle consolide ou amplifie le régime du pouvoir hétérosexiste ou phallogocentrique. On ne peut expliquer la « présence » des prétendues conventions hétérosexuelles dans des contextes homosexuels ni la prolifération de discours typiquement gais sur la différence sexuelle – telles ces entités historiques que sont les termes « butch » et « fem » pour parler du style sexuel – comme s’il s’agissait de représentations chimériques d’identités d’origine hétérosexuelle. Pas plus qu’on ne les comprendra en partant de l’idée que les dynamiques hétérosexistes persistent pernicieusement dans les sexualités et les identités gaies et lesbiennes. La répétition de la matrice hétérosexuelle dans les cultures sexuelles à la fois gaies, lesbiennes et hétérosexuelles pourrait bien constituer le lien de dénaturalisation et de mobilisation des catégories de genre. Que des cultures non hétérosexuelles reproduisent la matrice hétérosexuelle fait ressortir le statut fondamentalement construit de ce prétendu original hétérosexuel. Le gai ou la lesbienne est donc à l’hétérosexuel·le non pas ce que la copie est à l’original, mais plutôt ce que la copie est à la copie. La répétition parodique de l’« original », un point sur lequel je reviendrai ultérieurement dans les dernières sections du chapitre 3, révèle que l’original n’est rien d’autre qu’une parodie de l’idée de nature et d’original62. Même si la matrice hétérosexuelle constitue autant de lieux ouverts au discours/pouvoir à partir desquels se fait le genre, des questions restent en suspens. Par exemple : est-il possible de les faire circuler autrement ? Parmi les possibilités de faire du genre, lesquelles répètent et déstabilisent ces constructions qui les mobilisent par l’hyperbole, la dissonance, la confusion interne et la prolifération ? Relevons que les ambiguïtés et les incohérences dans les pratiques hétérosexuelles, homosexuelles et bisexuelles, ou entre elles, sont supprimées et redécrites dans le cadre de rapports réifiés, binaires et asymétriques, entre le masculin et le féminin ; mais n’oublions pas de mentionner que la « confusion du genre » [gender confusion] forme des configurations culturelles qui fonctionnent comme autant de lieux d’intervention, permettant d’exposer et de déstabiliser ces réifications. Autrement dit, l’« unité » du genre est l’effet d’une pratique régulatrice qui cherche à uniformiser l’identité de genre à travers l’hétérosexualité obligatoire. La force de cette pratique réside dans sa capacité à réduire, au moyen d’un appareil producteur d’exclusions, les différents sens possibles des termes « hétérosexualité », « homosexualité » et « bisexualité » ; les lieux subversifs où ces termes se rejoignent et prennent un autre sens subissent la même réduction. L’hétérosexisme et le phallogocentrisme sont des régimes de pouvoir qui cherchent à étendre leur domination par la répétition et la naturalisation de leur logique, de leur métaphysique et de leurs ontologies. Cela ne veut pas dire qu’il faudrait mettre un terme à la répétition en tant que telle – comme si c’était possible. Si la répétition est vouée à se répéter comme mécanisme de reproduction culturelle des identités, la question décisive est de savoir quel genre de répétition subversive pourrait remettre en question la pratique régulatrice de l’identité. Puisqu’il est impossible de recourir aux concepts de « personne », de « sexe » ou de « sexualité » sans rester pris·e dans la matrice des rapports de pouvoir/discours qui effectivement les produisent et les régulent, comment inverser, subvertir ou déstabiliser de l’intérieur une identité construite ? Qu’est-ce qui est possible en vertu de la nature construite du sexe et du genre ? La nature exacte des « pratiques régulatrices » qui produisent la catégorie de sexe reste pour le moins floue chez Foucault ; en revanche, chez Wittig, cette construction, est entièrement mise sur le compte de la reproduction sexuelle et de son instrument, l’hétérosexualité obligatoire. Mais il y a aussi d’autres formes de discours qui tendent toutes à produire cette fiction catégorielle pour des raisons qui ne sont pas toujours claires ni compatibles les unes avec les autres. Il n’est pas si simple d’appréhender les rapports de pouvoir qui traversent les sciences biologiques, et on aurait difficilement pu prévoir quelles fictions catégorielles naîtraient de l’alliance médico-légale apparue en Europe au XIXe siècle. La complexité même de la carte discursive qui construit le genre semble offrir la promesse d’une convergence fortuite et productive entre ces structures discursives et régulatrices. Si les multiples fictions régulatrices du sexe et du genre sont elles-mêmes autant de lieux de signification ouverts à la contestation, alors la multiplicité même de leur construction offre la possibilité de déstabiliser leur positionnement univoque. Il est évident que ce livre ne se propose pas de développer, dans la pure tradition philosophique, une ontologie du genre permettant d’élucider ce que veut dire être une femme ou un homme d’un point de vue phénoménologique. La prémisse de base ici, c’est que l’« être » du genre est un effet, un objet d’enquête généalogique qui vise à esquisser les paramètres politiques de sa construction sur le mode de l’ontologie. Dire que le genre est construit ne revient pas à dire qu’il est une illusion ou un pur artifice ; ce serait placer ces termes à l’intérieur d’un couple de contraires dans lequel « réel » serait le contraire d’« authentique ». En tant que généalogie de l’ontologie du genre, cette enquête cherche à comprendre la production discursive du caractère plausible de ce rapport binaire ; elle nous fait comprendre que certaines configurations du genre prennent la place du « réel », qu’elles consolident et étendent leur hégémonie lorsque ce processus performatif parvient à se naturaliser lui-même de manière heureuse. Si Beauvoir avait raison de dire qu’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient, on réalise alors que le terme femme renvoie lui-même à un processus, un devenir, une expression en construction dont on ne peut pas, à proprement parler, dire qu’il commence ou finit. En tant que pratique discursive ininterrompue, ce

terme est susceptible de faire l’objet d’interventions et de resignifications. Même lorsque le genre semble figé sous ses formes les plus réifiées, la « congélation » est elle-même une pratique de conservation et de dissimulation, soutenue et régulée par divers moyens sociaux. Pour Beauvoir, il n’est finalement jamais possible de devenir une femme, comme s’il y avait un telos qui gouvernait le processus d’acculturation et de construction. Le genre, c’est la stylisation répétée des corps, une série d’actes répétés à l’intérieur d’un cadre régulateur des plus rigide, des actes qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être. Une généalogie politique des ontologies de genre, si elle réussit, sera à même de déconstruire l’apparence substantive du genre en actes constitutifs, d’identifier et d’expliquer ces actes en fonction des cadres obligatoires posés par les diverses forces qui policent l’apparence sociale du genre. Pour pouvoir mettre au jour les actes contingents qui créent l’apparence d’une nécessité naturalisée, il nous faut suivre le chemin qu’a pris la critique culturelle au moins depuis Marx, puis s’acquitter de la tâche de montrer comment la notion même de sujet, qui n’est ellemême intelligible qu’à travers son apparence genrée, admet des possibilités qui ont été forcloses de force par les diverses réifications du genre qui en ont constitué les ontologies contingentes. Le prochain chapitre examine certains aspects de l’explication psychanalytique d’inspiration structuraliste de la différence sexuelle et la construction de la sexualité en relation avec le pouvoir qu’elle a de contester les régimes régulateurs qu’on a esquissés ici ainsi que le rôle qu’elle joue dans la reproduction non critique de ces régimes. L’univocité du sexe, la cohérence interne du genre et le cadre de référence binaire tant pour le sexe que pour le genre seront envisagés de part et d’autre comme des fictions régulatrices qui consolident et naturalisent les régimes convergents de pouvoir liés à la domination masculine et l’hétérosexisme. Le dernier chapitre examine la notion même de « corps », non comme surface prête à l’emploi, en attente de signification, mais comme « corpus » de frontières, individuelles et sociales, politiquement signifiées et maintenues. Le « sexe » n’étant désormais plus crédible comme « vérité » intérieure résultant de prédispositions et de l’identité, on verra qu’il est une signification produite sur un mode performatif (et donc qu’il n’est pas), laquelle, si elle est déliée de son intérieur naturalisé et de sa surface, peut devenir l’occasion d’une prolifération parodique et d’un jeu subversif sur les significations genrées. On poursuivra l’argument en tentant de réfléchir à la possibilité de subvertir et déstabiliser ces notions naturalisées et réifiées du genre qui étayent l’hégémonie et le pouvoir hétérosexistes, pour mieux perturber l’ordre du genre, non par le biais de stratégies figurant un utopique au-delà, mais en mobilisant, en déstabilisant et en faisant proliférer de manière subversive ces catégories qui sont précisément constitutives du genre et qui visent à le maintenir en place en accréditant les illusions fondatrices de l’identité.

1. Voir Michel FOUCAULT, « Droit de mort et pouvoir sur la vie », in Histoire de la sexualité, t. 1, La Volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976. Dans ce dernier chapitre, Foucault discute du rapport entre les aspects juridique et productif de la loi. Sa notion de productivité de la loi vient clairement de Nietzsche, bien qu’elle ne recoupe pas la notion nietzschéenne de « volonté de pouvoir ». Le recours à la notion foucaldienne de pouvoir productif n’a pas pour but de simplement « appliquer » Foucault à des problématiques de genre. Comme je le montre dans le chapitre 3, section 2, « Foucault, Herculine et la politique de la discontinuité sexuelle », l’examen de la différence sexuelle dans les termes mêmes de l’œuvre de Foucault fait apparaître des contradictions majeures dans sa théorie. Sa conception du corps fera également l’objet d’une analyse critique dans le chapitre final. 2. Quand je parle de « sujet avant la loi » dans ce travail, j’extrapole à partir de la lecture que fait Derrida de la parabole de Kafka Devant la Loi, dans Alan UDOFF (éd.), Kafka and the Contemporary Critical Performance : Centenary Readings, Indiana University Press, Bloomington, 1987. 3. Voir Denise RILEY, Am I That Name ? Feminism and the Category of « Women » in History, Macmillan, New York, 1988. 4. Voir Sandra HARDING, « The Instability of the Analytical Categories of Feminist Theory », in Sandra HARDING, Jean F. O’BARR (éds), Sex and Scientific Inquiry, University of Chicago Press, Chicago, 1987, p. 283-302. 5. C’est ici qu’on me rappelle l’ambiguïté contenue dans le titre du livre de Nancy F. COTT, The Grounding of Modern Feminism, Yale University Press, New Haven, 1987. L’auteure y défend la thèse qu’au début du XXe siècle, le mouvement féministe aux États-Unis chercha à se « fonder » dans un programme qui finissait lui-même par « fonder » ce mouvement. Sa thèse historique soulève implicitement la question de savoir si des fondements admis sans autre examen critique prennent effet comme le « retour du refoulé » ; si les identités politiques stables qui fondent les mouvements politiques sont fondées sur des pratiques d’exclusion, elles peuvent à tout moment se trouver menacées par l’instabilité même que crée le geste fondateur. 6. J’emploie le terme de matrice hétérosexuelle tout au long du texte pour désigner cette grille d’intelligibilité culturelle qui naturalise les corps, les genres et les désirs. Je m’inspire de Monique Wittig et de sa notion de « contrat hétérosexuel », et, dans une moindre mesure, de la « contrainte à l’hétérosexualité » dont parle Adrienne Rich pour caractériser un modèle discursif/épistémique hégémonique d’intelligibilité du genre ; dans ce modèle, l’existence d’un sexe stable est présumée nécessaire à ce que les corps fassent corps et aient un sens, un sexe stable traduisible en un genre stable (le masculin traduit le mâle, le féminin traduit le femelle) et qui soit défini comme une opposition hiérarchique par un service obligatoire : l’hétérosexualité. 7. Pour une discussion de la distinction sexe/genre en anthropologie structurale, de la manière dont les féministes l’ont reprise et critiquée, voir le chapitre 2, « L’échange critique du structuralisme ». 8. Pour une étude intéressante des berdaches et des arrangements à plusieurs genres dans les cultures

amérindiennes, voir Walter L. WILLIAMS, The Spirit and the Flesh : Sexual Diversity in American Indian Culture, Beacon Press, Boston, 1988. Voir aussi, Sherry B. ORTNER et Harriet WHITEHEAD (éds), Sexual Meanings : The Cultural Construction of Sexuality, Cambridge University Press, New York, 1981. Pour une analyse audacieuse et politiquement intelligente des berdaches, des transsexuel·le·s et de la contingence des dichotomies de genre, voir Suzanne J. KESSLER et Wendy MCKENNA, Gender : An Ethnomethodological Approach, University of Chicago Press, Chicago, 1978. 9. Nombre de chercheuses féministes se sont intéressées à la biologie et à l’histoire des sciences pour analyser les intérêts politiques sous-jacents aux différentes procédures discriminatoires qui établissent les bases scientifiques du sexe. Voir Ruth HUBBARD et Marian LOWE (éds), Genes and Gender, vol. 1 et 2, Gordian Press, New York, 1978, 1979 ; les deux numéros sur le féminisme et la science de la revue Hypathia : A Journal of Feminist Philosophy, vol. 2, nº 3, automne 1987, et vol. 3, nº 1, printemps 1988, et en particulier The Biology and Gender Study Group, « The Importance of Feminist Critique for Contemporary Cell Biology » dans ce dernier numéro (printemps 1988) ; Sandra HARDING, The Science Question in Feminism, Cornell University Press, Ithaca, 1986 ; Evelyn FOX KELLER, Reflections on Gender and Science, Yale University Press, New Haven, 1984 ; Donna HARAWAY, Primate Visions, Routledge, New York, 1989 ; Sandra HARDING et Jean F. O’BARR, Sex and Scientific Inquiry, Chicago University Press, Chicago, 1987 ; Anne FAUSTO-STERLING, Myths of Gender : Biological Theories About Women and Men, Norton, New York, 1979. 10. L’Histoire de la sexualité de Foucault offre une façon de repenser l’histoire du « sexe » dans un contexte moderne eurocentriste. Pour une étude plus détaillée, voir Thomas LAQUEUR et Catherine GALLAGHER (eds.), The Making of the Modern Body : Sexuality and Society in the 19th Century, University of California press, Berkeley, 1987, initialement publiée sous la forme d’un numéro de Representations, nº 14, printemps 1986. 11. Voir mon article intitulé « Variations on Sex and Gender : Beauvoir, Wittig, Foucault » in Seyla BENHABIB et Drucilla CORNELL (eds.), Feminism as Critique, Basil Blackwell, University of Minnesota Press, 1987. 12. Référence implicite à une nouvelle de Jorge Luis Borges, « Les ruines circulaires », in Fictions, Gallimard, Paris, chap. 4 (1957, 1965) (BUTLER, communication personnelle). (N.d.T.) 13. Simone DE BEAUVOIR, Le Deuxième Sexe, T. II, 1951 [1949], p. 13. 14. Ibid., T. I, p. 72. 15. Voir mon article intitulé « Sex and Gender in Beauvoir’s Second Sex », Yale French Studies. Simone de Beauvoir : Witness to a Century, nº 72, été 1986. 16. Relevons la fréquence avec laquelle les théories phénoménologiques, par exemple celles de Sartre, de Merleau-Ponty et de Beauvoir, tendent à utiliser le terme incorporation [embodiment]. Tiré de contextes théologiques, le terme tend à figurer « le » corps comme un mode d’incorporation et donc à maintenir le rapport d’extériorité et la dualité entre une immatérialité signifiante et la matérialité du corps lui-même. 17. Voir Luce IRIGARAY, Ce sexe qui n’en est pas un, Minuit, Paris, 1977. 18. Voir Joan W. SCOTT, « Gender as a Useful Category for Historical Analysis », American Historical Review, vol. 91, nº 5 (décembre), 1986 : p. 1053-1075. Trad. fr. par Eleni Varikas, « Le genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, 37/38, 1988. 19. Poulain de La Barre, cité in S. DE BEAUVOIR, Le Deuxième Sexe, T. I, p. 22. 20. Voir mon article « Sex and Gender in Beauvoir’s Second Sex », art. cit. 21. L’idéal normatif du corps comme « situation » et à la fois « instrument » est adopté avec enthousiasme par Beauvoir pour les questions de genre et par Frantz Fanon pour celles qui touchent à la notion de race. Fanon conclut son analyse de la colonisation en invoquant le corps comme instrument de liberté, la liberté étant, à la manière cartésienne, associée à la conscience capable de douter : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! » (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952, p. 188). 22. Chez Sartre, la séparation ontologique radicale entre la conscience et le corps fait partie de l’héritage cartésien dans sa philosophie. De manière significative, c’est la distinction faite par Descartes que Hegel interroge implicitement dès le début de sa section « Maître et esclave » de La Phénoménologie de l’esprit [trad. Jean Hyppolite, Aubier, Paris, 1941, T. 1, p. 161-166. (N.d.T.)]. L’analyse de Beauvoir sur le Sujet masculin et l’Autre féminin se situe clairement entre la dialectique hégélienne et la reformulation sartrienne de cette dialectique dans la section sur le sadisme et le masochisme dans L’Être et le néant. Critique face à la possibilité d’une « synthèse » de la conscience et du corps, Sartre revient effectivement à la problématique cartésienne que Hegel cherchait à dépasser. Beauvoir insiste sur le fait que le corps peut être l’instrument et la situation de la liberté et que le sexe peut permettre un genre qui ne soit pas une réification, mais une modalité de la liberté. De prime abord, il semble s’agir d’une synthèse du corps et de la conscience, la conscience étant comprise comme la condition de la liberté. La question qui reste toutefois ouverte est de savoir si cette synthèse exige et maintient la distinction ontologique entre le corps et l’esprit dont il est fait, et par rapprochement, la hiérarchie avec prédominance de l’esprit sur le corps et du masculin sur le féminin. 23. Voir Elizabeth SPELMAN, « Woman as Body : Ancient and Contemporary Views », Feminist Studies, vol. 18, nº 1, printemps 1982. 24. En français dans le texte. (N.d.T.) 25. Gayatri Spivak analyse avec sagacité ce genre d’explication binaire comme un acte colonisateur de marginalisation. Dans une critique de la « présence intrinsèque du sujet connaissant supra-historique » caractéristique de l’impérialisme épistémique du cogito philosophique, elle situe la politique dans la production de connaissances qui crée et censure les marges qui constituent, par le biais de l’exclusion, l’intelligibilité contingente du régime de connaissance propre à ce sujet : « J’appelle “à proprement parler politique” l’interdit de marginalité implicite dans la production de toute explication. De ce point de vue, le choix d’oppositions binaires spécifiques… n’est pas seulement une stratégie intellectuelle. C’est à chaque fois la condition de possibilité pour la centralisation (avec des excuses convenues) et, à l’avenant, la marginalisation » (Gayatri Chakravorty SPIVAK, « Explanation and Culture : Marginalia », in Other Worlds : Essays in Cultural Politics, Routledge, New York, 1987, p. 113.

26. Voir l’argument que développe Cherrie Moraga contre la « hiérarchisation des formes d’oppression » dans « La Güera », in Gloria ANZALDUA and Cherrie MORAGA (éds), This Bridge Called My Back : Writings of Radical Women of Color, Kitchen Table, Women of Color Press, New York, 1982. 27. En français dans le texte. (N.d.T.) 28. Par opposition à une politique dite identitaire. (N.d.T.) 29. Pour un développement plus complet de l’irreprésentabilité des femmes dans le discours phallogocentrique, voir Luce IRIGARAY, « Toute théorie du “sujet” aura toujours été appropriée au masculin », in Speculum de l’autre femme, Minuit, Paris, 1974, p. 165. Irigaray semble revenir sur son argument lorsqu’elle discute « Le genre féminin » [Rotterdam, le 14 novembre 1985, colloque à l’université Erasmus, « L’autre et la pensée de la différence » (N.d.T.)], in Sexes et parentés, Minuit, Paris, 1987. 30. Monique WITTIG, « On ne naît pas femme », in La Pensée straight, Balland, Paris, 2001, p. 51-64 (p. 63). Sauf mention contraire, toutes les références de pages et les citations en français des articles de Wittig sont tirées de cette publication qui réédite ou traduit en français les articles que Wittig a publiés en français et en anglais. (N.d.T.) 31. La notion de « Symbolique » est discutée plus avant dans le deuxième chapitre de ce livre. Il faut le comprendre comme un idéal et un ensemble universel de lois qui gouvernent la parenté et la signification, et d’après le structuralisme psychanalytique, gouvernent la production de la différence sexuelle. C’est sur la base de cette notion idéalisée de « loi paternelle » qu’Irigaray reformule le Symbolique comme un discours dominant et hégémonique du phallogocentrisme. Certaines French feminists proposent un langage alternatif à celui qui est gouverné par le Phallus ou la loi paternelle, et formulent ainsi une critique du Symbolique. Kristeva propose la notion de « sémiotique » pour parler de la dimension spécifiquement maternelle du langage, et Irigaray de même que Hélène Cixous furent toutes deux associées à l’écriture féminine. Wittig cependant a toujours résisté à ce mouvement, revendiquant que le langage n’est, dans sa structure, ni misogyne ni féministe, mais un instrument à utiliser pour développer des objectifs politiques. Sa croyance en un « sujet cognifif » préexistant au langage facilite bien sûr sa compréhension du langage comme un instrument, plutôt que comme un champ de significations qui préexistent et structurent la formation même du sujet. 32. Monique WITTIG, « Le point de vue, universel ou particulier (avant-note à La Passion de Djuna Barnes)», p. 112. 33. « On doit simultanément prendre un point de vue particulier et universel du moins pour participer à la littérature », « Le cheval de Troie », p. 126. 34. La revue francophone Questions Féministes et sa « sœur dissidente » de langue anglaise, Feminist Issues, sont connues pour défendre un point de vue « matérialiste », prenant les pratiques, l’institution et le statut construit du langage pour « bases matérielles » de l’oppression des femmes. Wittig a été, séparément, membre du premier comité de rédaction des deux revues. Avec Monique Plaza, Wittig soutenait que la différence sexuelle était essentialiste au sens où elle dérivait la signification du statut social des femmes de leur facticité biologique, mais aussi parce qu’elle consacrait la signification maternelle première du corps des femmes, renforçant ainsi l’idéologie dominante de la sexualité reproductive. 35. Michel HAAR, « Nietzsche and Metaphysical Language », in David ALLISON (éd.) The New Nietzsche : Contemporary Styles of Interpretation, Delta, New York, 1977, p. 17-18. 36. Monique WITTIG, « La marque du genre », p. 127-128. 37. Ibid., p. 128. 38. La chanson de Franklin, dont le texte original a été écrit par Carole King, conteste de même le processus de naturalisation du genre. « Naturellement femme » est une expression qui laisse entendre que la « naturalité » ne s’accomplit que dans l’analogie et la métaphore. Autrement dit, « Avec toi, je me sens naturellement femme » et, sans « toi », une base dénaturalisée serait révélée. Pour une discussion plus poussée de la revendication d’Aretha à la lumière de l’affirmation beauvoirienne selon laquelle « on ne naît pas femme », mais plutôt qu’« on le devient », voir J. BUTLER, « Beauvoir’s Philosophical Contribution » in Ann GARRY et Marjorie PEARSALL (éds) Women, Knowledge, and Reality, Unwin Hyman, Boston, 1989, 2e éd., Routledge, New York, 1996. 39. Michel Foucault, éd. 1978. Herculine Barbin dite Alexina B. [Mes souvenirs] présenté par Michel Foucault. Paris : Gallimard. La version française ne comporte pas l’introduction de Foucault à la traduction anglaise (cf. note 41 infra). Mais le texte français de la préface à l’édition américaine a paru sous le titre « Le vrai sexe » dans Dits et Écrits IV, Gallimard, Paris, 1984, p. 115-123. 40. Voir le chapitre 2, section 2. 41. Michel FOUCAULT, Herculine Barbin, Being the Recently Discovered Memoirs of a Ninetheenth-Century Hermaphrodite, trad. Richard McDougall, Colophon, New York, 1980, p. X. 42. Robert STOLLER, Presentations of Gender, Yale University Press, New Haven, 1985, p. 11-14. 43. Friedrich NIETZSCHE, La Généalogie de la morale, Mercure de France, Paris, 1908, p. 65. 44. Monique WITTIG, « On ne naît pas femme », p. 54. Wittig attribue la notion de « marque » du genre et de « formation imaginaire » des groupes naturels à Colette Guillaumin dont le travail sur la race comme marque lui fournit une analogie pour analyser le genre dans « Race et Nature. Systèmes des marques, idée de groupe naturel et rapports sociaux », Pluriel, 11, p. 39-55. Les « Mythes » est le titre de la partie III du premier tome du Deuxième Sexe de Beauvoir. 45. Monique WITTIG, « Paradigmes », p. 101. 46. « Dans l’économie phallogocentrique, le point de vue masculin voit une projection de sa propre altérité dans l’autre femme ; c’est cette spécularisation narcissique du féminin qui l’empêche de voir la structure fondamentale de la différence sexuelle » (Butler, communication personnelle). (N.d.T.) 47. Wittig ne considère pas à l’évidence que la syntaxe soit l’élaboration ou la reproduction linguistique de l’organisation paternelle du système de parenté. Son refus du structuralisme à ce niveau lui permet de comprendre le langage comme neutre en termes de genre. Dans Parler n’est jamais neutre, Minuit, Paris, 1985, Irigaray critique précisément ce genre de position humaniste, caractérisant ici Wittig, qui revendique la neutralité politique du genre à propos de la langue. 48. Monique WITTIG, « Le point de vue, universel ou particulier », p. 111.

49. Monique WITTIG, « La pensée straight », p. 73. 50. Monique WITTIG, Le Corps lesbien, Minuit, Paris, 1973. 51. Jeu de mots sur le terme « inversion » (cf. texte infra), « qui sert à désigner l’homosexualité des deux sexes dans le langage de la clinique… dans la seconde moitié du XIXe siècle où l’homosexualité émerge comme problème médico-légal, avant de tomber en désuétude dans les années 1960 » (cf. N. ALBERT, in D. ÉRIBON (éd), Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, op. cit., p. 66). (N.d.T.) 52. Je remercie Wendy Owen pour cette expression. 53. Bien entendu, Freud a lui-même fait la distinction entre « le sexuel » et « le génital », fournissant là la distinction même que Wittig retourne(ra) contre lui. Voir par exemple, « Le développement de la fonction sexuelle », le chapitre III de l’Abrégé de psychanalyse de Freud (PUF, Paris, 1992 [1949], p. 12-17). [Je remercie Franz Meyer de Stadelhofen de m’avoir aidée à localiser la référence française. N.d.T.] 54. Une analyse plus détaillée de la position lacanienne est proposée à plusieurs endroits dans le chapitre 2 de ce livre. 55. Jacqueline ROSE, Sexuality in the Field of Vision, Verso, Londres, 1987. 56. Jane GALLOP, Reading Lacan, Cornell University Press, Ithaca, 1985 ; The Daughter’s Seduction : Feminism and Psychoanalysis, Cornell University Press, Ithaca, 1982. 57. « Ce qui distingue la psychanalyse des explications sociologiques sur le genre (d’où, à mon avis, l’impasse majeure du travail de Nancy Chodorow), c’est que ces dernières considèrent que l’intériorisation des normes est à peu près réalisée, alors que la psychanalyse se fonde sur la prémisse de l’échec de cette intériorisation, qu’elle prend pour point de départ. L’inconscient révèle constamment l’“échec de l’identité” » (Jacqueline ROSE, Sexuality in the Field of Vision, op. cit., p. 90). 58. Il n’est peut-être pas très étonnant que la notion structuraliste de « la Loi » au singulier fasse clairement écho à celle d’interdit dans l’Ancien Testament. La « loi paternelle » devient donc l’objet d’une critique poststructuraliste via la réception française de Nietzsche. Nietzsche accuse la « morale des esclaves » judéochrétienne de concevoir la loi à la fois au singulier et en termes d’interdit. Par ailleurs, la volonté de pouvoir désigne simultanément les possibilités productives et multiples de la loi, montrant par là combien la notion de « la Loi » est dans toute sa singularité une notion fictive et répressive. 59. Voir Gayle RUBIN, « Penser le sexe : pour une théorie radicale de la politique de la sexualité », in Gayle S. RUBIN et Judith BUTLER, Marché au sexe (trad. Éliane Sokol et Flora Bolter, Epel, Paris, 2001, p. 63-139). Voir aussi Carole S. VANCE, « Pleasure and Danger : Towards a Politics of Sexuality » in Carole S. VANCE (éd.), Pleasure and Danger, Routledge and Kegan Paul, Boston, 1984, p. 1-28 ; Alice ECHOLS, « The Taming of the Id : Feminist Sexual Politics, 1968-1983 », p. 50-72 ; Amber HOLLIBAUGH, « Desire for the Future : Radical Hope in Pleasure and Passion », p. 401-410. Voir Amber HOLLIBAUGH et Cherrie MORAGA, « What We’re Rollin Around in Bed with : Sexual Silences in Feminism », et Alice ECHOLS, « The New Feminism of Yin and Yang », in Ann SNITOW, Christine STANSELL, Sharon THOMPSON (éds), Powers of Desire : The Politics of Sexuality, Virago, Londres, 1984 ; Heresies, nº 12, 1981, le « numéro spécial sexe » ; Coming to Power, Samois, Berkeley, 1981 ; Deirdre ENGLISH, Amber HOLLIBAUGH et Gayle RUBIN, « Talking Sex : A Conversation on Sexuality and Feminism », Socialist Review, nº 58, juillet-août, 1981 ; Barbara T. KERR et Mirtha N. QUINTANALES, « The Complexity of Desire : Conversations on Sexuality and Difference », Conditions, nº 8 ; vol. 3, nº 2, 1982, p. 52-71. 60. L’affirmation sans doute la plus controversée de Irigaray a trait à la structure de la vulve comme « deux lèvres qui se touchent » qui constitue le plaisir non unitaire et autoérotique des femmes avant la « séparation » de ce double à travers l’acte privatif de plaisir de la pénétration par le pénis. Voir L.IRIGARAY, Ce sexe qui n’en est pas un, op. cit. Avec Monique Plaza et Christine Delphy, Wittig a soutenu que la valorisation de la spécificité anatomique par Irigaray était elle-même une forme de reproduction non critique d’un discours de la reproduction qui marque et coupe le corps femelle en « parties » artificielles telles que le « vagin », le « clitoris » et la « vulve ». Lors d’une conférence donnée à Vassar College, quelqu’un a demandé à Wittig si elle avait un vagin, à quoi elle a répondu qu’elle n’en avait pas. 61. Pour un argument saisissant précisément en faveur de cette interprétation, voir Diana J. FUSS, Essentially Speaking, Routledge, New York, 1989. 62. Si l’on appliquait la distinction que fait Fredric Jameson entre la parodie et le pastiche, il vaudrait mieux comprendre les identités gaies comme relevant du pastiche. Alors que la parodie, explique Jameson, entretient quelque sympathie avec l’original dont elle est une copie, le pastiche dispute la possibilité d’un « original » ou, dans le cas du genre, révèle que l’« original » est un vain effort pour « copier » un idéal fantasmatique, qui ne peut mener qu’à l’échec. Voir Fredric JAMESON, « Postmodernism and Consumer Society », in Hal FOSTER (ed.), The AntiAesthetic : Essays on Postmodern Culture, Bay Press, Port Townsend, 1983.

2 Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle « La pensée straight continue de penser que c’est l’inceste et non l’homosexualité qui représente son principal interdit. Ainsi, pensée par la pensée straight, l’homosexualité n’est rien sinon encore de l’hétérosexualité. » Monique Wittig, La Pensée straight

Parfois, la théorie féministe s’est tournée vers l’idée d’une origine, une ère antérieure à ce que certaines appelleraient « patriarcat » et qui ouvrirait une perspective imaginaire susceptible de révéler la contingence historique de l’oppression des femmes. Dans ce cadre, on s’est demandé si des cultures prépatriarcales avaient existé, si elles étaient des structures matriarcales ou matrilinéaires, s’il était possible de montrer que le patriarcat avait un commencement et, partant, qu’il y aurait une fin. Ce genre d’interrogation visait à inaugurer une critique du caractère soi-disant inéluctable du patriarcat, et on en comprend bien la raison : il s’agissait de montrer que cet argument antiféministe réifiait et naturalisait un phénomène historique et contingent. Bien qu’en se tournant vers un état de culture prépatriarcal, l’intention fût clairement d’exposer la manière dont le patriarcat œuvrait à sa propre réification, ce schème prépatriarcal s’est révélé n’être qu’une autre forme de réification. Plus récemment, certaines féministes ont proposé une réflexion critique autour de quelques notions qui se trouvent réifiées dans et par l’analyse féministe elle-même. La notion même de « patriarcat » a failli devenir un concept universalisant gommant ou réduisant la diversité des formes que l’asymétrie de genre prend d’un contexte culturel à l’autre. Comme le féminisme fait tout pour s’associer aux luttes contre le racisme et le colonialisme, il est d’autant plus urgent de résister à cette stratégie épistémologique qui reconduit une logique coloniale en subordonnant les différentes formes de domination à une conception transculturelle du patriarcat. Cette perspective critique nous amène aussi à reformuler la loi du patriarcat comme structure répressive et régulatrice. Lorsque les féministes invoquent un passé imaginaire, encore faut-il qu’elles veillent à éviter un écueil politique : celui de renforcer la réification de l’expérience des femmes au moment même où elles ébranlent les prétentions du pouvoir masculiniste à se réifier lui-même. Une loi répressive ou assujettissante ancre presque toujours sa propre légitimité dans une histoire qui raconte comment c’était avant la loi et comment la loi est apparue sous sa forme présente et nécessaire 1. La fabrication de ces origines procède d’un récit linéaire qui tend à décrire l’état d’avant la loi comme s’il suivait un cours nécessaire pour culminer dans — et justifier par là — la constitution de la loi. En n’admettant qu’une seule vraie histoire de ce passé impossible à recouvrer, le récit des origines est une stratégie narrative qui fait de la constitution de la loi une nécessité historique. Certaines féministes ont lu dans le passé préjuridique les présages d’une utopie, une promesse de subversion ou d’insurrection annonçant la disparition de la loi et l’avènement d’un ordre nouveau. Or, si cet « avant » imaginaire est instamment mis en récit, un récit préhistorique qui sert à légitimer l’état de loi actuel ou encore à se projeter dans un futur au-delà de la loi, alors cet « avant » porte toujours déjà la marque de fabrication autojustificative des intérêts présents et futurs, qu’ils soient féministes ou antiféministes. Que cet « avant » soit un postulat féministe pose politiquement problème quand il force le futur à matérialiser une conception idéalisée du passé ou renforce, même fortuitement, la réification d’une sphère préculturelle authentiquement féminine. Cette façon de recourir à une féminité originelle ou authentique entretient un idéal étriqué teinté de nostalgie qui refuse d’admettre la nécessité actuelle de formuler la question du genre comme une affaire complexe de construction culturelle. Cet idéal tend non seulement à servir des fins culturelles conservatrices, mais encore à faire de l’exclusion une pratique féministe, créant précisément des fractures là où l’idéal prétend les dépasser. Les analyses de Engels, du féminisme socialiste comme celles inspirées de l’anthropologie structurale sont autant de tentatives différentes pour identifier dans l’histoire ou la culture ces moments ou structures qui instituent la hiérarchie de genre. L’objectif d’isoler de telles structures, ou moments clés, est d’évincer les théories réactionnaires qui naturalisent ou universalisent la subordination des femmes. Pour avoir contribué de manière significative à défaire les postures qui universalisent l’oppression, ces analyses font partie du champ théorique contemporain dans lequel se poursuit la contestation de l’oppression. Encore faut-il se demander si ces critiques, très serrées, de la hiérarchie de genre n’ont pas pour postulats des fictions porteuses d’idéaux normatifs problématiques. Certaines théoriciennes féministes se sont approprié l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, y compris la distinction problématique entre la nature et la culture, pour arrimer et éclairer la distinction

sexe/genre : c’est la position qui commence par postuler une femelle naturelle ou biologique avant d’envisager sa transformation en une « femme » socialement subordonnée ; un postulat qui implique que le « sexe » est ici à la nature ou au « cru » ce que le genre est à la culture ou au « cuit ». Si le cadre théorique proposé par Lévi-Strauss était pertinent, il devrait être possible de suivre à la trace les transformations du sexe en genre en localisant dans les cultures ce mécanisme invariable, les règles d’échange de la parenté, qui accomplissent cette transformation avec une relative régularité. De ce point de vue, le « sexe » précède la loi en ce qu’il est culturellement et politiquement indéterminé, puisqu’il fournit pour ainsi dire les « matières premières » à la culture et n’a de sens qu’une fois soumis aux règles de la parenté. Le concept même de sexe-en-tant-que-matière [sex-as-matter], du sexe-en-tant-qu’-instrument-designification-culturelle [sex-as-instrument-of-cultural-signification] est cependant une formation discursive qui sert de fondement naturalisé à la distinction nature/culture ainsi qu’aux stratégies de domination qu’entérine pareille distinction. La relation binaire entre la culture et la nature comporte une dimension hiérarchique par laquelle la culture est libre d’« imposer » un sens à la nature et donc de faire de cette dernière un « Autre » qu’elle peut s’approprier à discrétion, préservant l’idéalité du signifiant et la structure de la signification sur le modèle de la domination. Des anthropologues, Marilyn Strathern et Carol P. MacCormack, ont montré comment le langage de la nature/culture tend à représenter la nature comme si elle était femelle et avait besoin d’être subordonnée à une culture invariablement représentée comme mâle, active et abstraite 2. Une fois encore, comme on peut déjà le voir dans la dialectique existentielle de la misogynie, la raison et l’esprit sont associés à la masculinité et à la capacité d’agir, tandis que le corps et la nature sont réduits à cet état de fait silencieux qu’est le féminin, et à attendre leur signification de la partie adverse, le sujet masculin. À l’instar de cette même dialectique misogyne, matérialité et signification sont toujours et encore des termes mutuellement exclusifs. La politique sexuelle qui produit et reproduit cette distinction est de fait masquée par la production discursive d’une nature — et même d’un sexe naturel — qui se présente comme le fondement incontesté de la culture. Des auteurs, tel Clifford Geertz, ont montré comment le cadre universalisant du structuralisme conduisait à méconnaître la multiplicité des configurations culturelles que peut prendre la « nature ». Toute analyse qui suppose le caractère singulier et prédiscursif de la nature s’empêche de poser les questions suivantes : Qu’est-ce qui, dans un contexte particulier, peut prétendre au titre de « nature », et à quelles fins ? Le dualisme est-il bien nécessaire ? Comment les dualismes entre le sexe et le genre, la nature et la culture sont-ils construits et naturalisés en un mouvement réciproque ? Quelles hiérarchies de genre entérinent-ils et quelles sont les relations de subordination qu’ils réifient ? Si la désignation même de sexe est politique, alors le « sexe », cette désignation supposée être la plus crue, se révèle être toujours déjà « cuit » — faisant apparemment tomber les distinctions centrales à l’anthropologie structurale 3. La tentative de localiser une nature sexuée avant la loi semble s’inscrire dans un projet plus fondamental, celui de rendre pensable la possibilité que la loi patriarcale ne soit ni universellement vraie ni surdéterminante. C’est très compréhensible. S’il n’y a effectivement rien d’autre que du genre construit, c’est donc qu’il n’est nul « dehors », nulle base épistémologique ancrée dans un « avant » préculturel qui puisse offrir un autre point de départ épistémique pour un examen critique des rapports de genre existants. En localisant le mécanisme par lequel le sexe est transformé en genre, on cherche à établir non seulement le caractère construit du genre, son statut non naturel et non nécessaire, mais aussi l’universalité culturelle de l’oppression en des termes qui ne soient pas réductibles au biologique. Comment appréhende-t-on ce mécanisme ? Peut-on le repérer de visu ou seulement l’imaginer ? Désigner sa prétendue universalité n’estce pas réifier ce mécanisme de la même manière que lorsqu’on fonde l’oppression universelle dans la biologie ? Ce n’est que lorsque le mécanisme de construction du genre implique la contingence de cette construction que l’idée même de « constructibilité » peut se révéler utile au projet politique qui vise à ouvrir l’horizon des possibilités pour les configurations de genre. Mais si le but normatif de la théorie féministe est de faire vivre un corps au-delà de la loi ou de recouvrer un corps avant la loi, une telle norme détourne effectivement l’attention féministe des termes concrets dans lesquels la lutte culturelle se mène à ce jour. C’est pourquoi les sections suivantes, qui traitent de psychanalyse, du structuralisme, du statut de leurs prohibitions et du pouvoir qu’ont ces dernières à instituer le genre, se concentrent précisément sur cette notion de loi : Quel est son statut ontologique ? Est-elle juridique, oppressive et réductrice dans son fonctionnement ? Ou crée-t-elle, de manière fortuite, la possibilité culturelle d’être elle-même déstabilisée ? Dans quelle mesure le fait de parler d’un corps avant le langage est-il une contradiction qui fonctionne sur un mode performatif et produit à sa place des alternatives ?

L’échange critique du structuralisme Le discours structuraliste a tendance à énoncer la Loi au singulier, suivant en cela Lévi-Strauss qui postulait l’existence d’une structure universelle régulant les échanges propres à tous les systèmes de parenté. À en croire Les Structures élémentaires de la parenté (1967 [1947]), l’objet d’échange qui consolide les relations de parenté tout en les différenciant, ce sont les femmes que les clans patrilinéaires se donnent les uns aux autres à travers l’institution du mariage 4. La fiancée, le don, l’objet de l’échange, constitue « un signe et une valeur », inaugurant le circuit de l’échange, qui n’a pas seulement pour but fonctionnel de faciliter le commerce, mais aussi de réaliser sur un mode performatif le but symbolique ou

rituel de consolider les liens internes, l’identité collective de chaque clan qui se trouve différencié à travers un tel échange 5. Autrement dit, la fiancée fonctionne comme un terme relationnel entre des groupes d’hommes ; elle n’a pas d’identité et n’échange pas non plus une identité pour une autre. Elle reflète l’identité masculine en étant précisément le lieu où celle-ci n’est pas. Les membres du clan — toujours des hommes — invoquent la prérogative de l’identité à travers le mariage, un acte répété de différenciation symbolique. L’exogamie distingue et lie, au moyen du patronyme, certains hommes entre eux. La filiation patrilinéaire est garantie par l’expulsion rituelle des femmes et, en retour, par l’importation non moins rituelle des femmes. En tant qu’épouses, les femmes n’assurent pas seulement la reproduction du nom (but fonctionnel) ; elles établissent aussi des rapports sexuels symboliques entre les clans des hommes. Objets d’échange patronymique, les femmes sont et ne sont pas le signe patronymique, exclues du signifiant, le patronyme même qu’elles portent. La femme dans le mariage n’a pas d’identité ; elle n’est que le terme d’un rapport qui distingue et lie les divers clans à une identité patrilinéaire commune, mais différenciée de l’intérieur. Pour expliquer les relations de parenté, Lévi-Strauss invoque systématiquement des structures, comme si une logique universelle structurait les rapports humains. Dans Tristes Tropiques, Lévi-Strauss nous dit avoir abandonné la philosophie pour l’anthropologie parce que celle-ci donnait à l’analyse de la vie humaine une texture culturelle plus concrète. Il assimile pourtant la texture culturelle à une structure logique totalisante qui réinscrit en réalité ses analyses dans les structures philosophiques décontextualisées dont il cherchait à se départir. On pourrait émettre nombre de critiques sur les présupposés universalistes qui structurent le travail de Lévi-Strauss (comme le fait l’anthropologue Clifford Geertz dans Local Knowledge 6). Mais celles qui nous intéressent ici touchent à la place que les présupposés identitaires occupent dans sa logique universelle et au rapport qu’on peut établir entre cette logique identitaire et le statut subordonné des femmes dans la réalité culturelle décrite par cette même logique. Si la nature symbolique de l’échange fait aussi son caractère universellement humain, et si cette structure universelle accorde l’« identité » aux personnes de sexe masculin, mais renvoie les femmes à une « négation » marquant leur subordination ou leur dépendance, ou encore à un « manque », alors il devrait être possible de contester cette logique à partir d’une position ou d’un ensemble de positions qui en sont exclues. À quoi pourrait ressembler une logique alternative pour la parenté ? Dans quelle mesure peut-on dire que les logiques identitaires ont pour condition nécessaire que des identités socialement impossibles soient construites dans un rapport innommé, mais postulé, d’exclusion qui finit par être masqué par la même logique ? C’est ici qu’on pressent l’intérêt de délimiter l’économie phallogocentrique comme a commencé de le faire Luce Irigaray, et aussi de se demander, comme l’ont fait certaines féministes dans le sillage du post-structuralisme, si une critique effective du phallogocentrisme requiert qu’on bouscule la définition que Lévi-Strauss donne du Symbolique. Le structuralisme suppose et conteste dans le même temps la totalité et la clôture du langage. Bien que Saussure considère que la relation entre le signifiant et le signifié est arbitraire, il place cette relation arbitraire à l’intérieur d’un système linguistique nécessairement totalisant. Tous les termes linguistiques présupposent une totalité linguistique des structures dont l’intégralité est présupposée et implicitement convoquée pour que tout terme ait un sens. Cette façon de voir quasi leibnizienne, où le langage est envisagé comme une totalité systématique, supprime de fait le moment de différence entre le signifiant et le signifié, rapportant et unifiant ce moment d’arbitraire à l’intérieur d’un champ totalisant. La rupture poststructuraliste avec Saussure et les structures identitaires de l’échange qu’on trouve chez Lévi-Strauss réfutent les prétentions à la totalité et à l’universalité ainsi que le présupposé selon lequel il y aurait des oppositions structurelles binaires qui opéreraient implicitement pour supprimer la constante ambiguïté et le caractère ouvert de la signification linguistique et culturelle 7. En conséquence de quoi, la différence entre le signifiant et le signifié devient la différance 8 opérante et illimitée du langage, faisant de toute référencialité une déstabilisation potentiellement infinie. Pour Lévi-Strauss, l’identité culturelle masculine est établie par un acte manifeste de différenciation entre clans patrilinéaires, relation dans laquelle la « différence » est de type hégélien — à savoir qu’elle distingue tout en liant. Mais la « différence » entre les femmes qui différencient les hommes d’une part et les hommes eux-mêmes d’autre part échappe entièrement à la dialectique. En d’autres termes, le moment différenciateur de l’échange social semble être un lien social entre hommes, une unité hégélienne entre des termes masculins qui sont simultanément spécifiés et individualisés 9. À un niveau abstrait, nous avons là une identité-dans-la-différence, puisque les deux clans gardent une même identité : masculine, patriarcale et patrilinéaire. Portant des noms différents, ils se particularisent eux-mêmes au sein de cette identité culturelle masculine totalisante. Mais quelle est la relation qui institue les femmes comme des objets d’échange, affublées d’un premier patronyme puis d’un autre ? Quelle sorte de mécanisme différenciateur distribue les fonctions de genre de cette façon ? Quelle sorte de différance différenciatrice est postulée et exclue par Lévi-Strauss par sa migration, via le masculin, de l’économie hégélienne ? Selon Irigaray, cette économie phallogocentrique dépend fondamentalement d’une économie de la différance qui n’est jamais manifeste, mais toujours présupposée et simultanément désavouée. De fait, les relations à l’intérieur des clans patrilinéaires sont fondées sur le désir homo-social (ce que Irigaray nomme fort à propos « hom(m)osexualité 10»), une sexualité refoulée et donc dévalorisée, une relation entre hommes qui porte finalement sur les liens entre hommes, mais qui ne s’établit qu’à travers l’échange hétérosexuel et le partage des femmes 11.

Dans un passage révélateur de l’inconscient homo-érotique propre à l’économie phallogocentrique, LéviStrauss explique le lien entre le tabou de l’inceste et la consolidation des liens homo-érotiques : … l’échange ne vaut pas seulement ce que valent les choses échangées : l’échange — et par conséquent la règle de l’exogamie qui l’exprime — a, par lui-même, une valeur sociale : il fournit le moyen de lier les hommes entre eux 12. Le tabou produit l’hétérosexualité exogamique que Lévi-Strauss conçoit comme l’accomplissement artificiel d’une hétérosexualité non incestueuse obtenue par la prohibition d’une sexualité plus naturelle et spontanée (un présupposé que partage Freud dans Trois Essais sur la théorie sexuelle). La relation de réciprocité entre hommes est toutefois la condition d’une relation entre hommes et femmes qui n’a absolument rien de réciproque, et d’une relation entre les femmes qui est, si l’on peut dire, une nonrelation. On connaît bien la thèse de Lévi-Strauss selon laquelle « l’émergence de la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme les paroles, fussent des choses qui s’échangent 13». Il se pose luimême ici en observateur neutre capable d’induire rétrospectivement de la culture des structures prétendument universelles. Mais le « devait » ne se présente comme une inférence que pour mieux fonctionner comme un performatif ; comme Lévi-Strauss n’a pu être le témoin direct de l’émergence du symbolique, il fait l’hypothèse d’une nécessité historique : on passe donc du récit à l’injonction. Son analyse a poussé Irigaray à se demander ce qu’il pourrait bien se passer si « les biens se mettaient ensemble » et faisaient preuve d’une capacité d’agir inattendue propre à une autre économie sexuelle. Son dernier livre, Sexes et parentés 14, propose une exégèse critique de la manière dont cette construction d’échange réciproque entre les hommes présuppose une non-réciprocité entre les sexes, inexprimable dans les termes de cette économie, de même qu’elle présuppose le caractère innommable du sexe féminin, du féminin et de la sexualité lesbienne. S’il est un domaine sexuel exclu du Symbolique et susceptible de révéler que la portée de ce dernier est plus hégémonique que totalisante, alors il devrait être possible de localiser ce domaine exclu à l’intérieur ou à l’extérieur de cette économie et de mettre au point un mode d’intervention qui tienne stratégiquement compte de son emplacement. Je me propose ici de relire la loi structuraliste et le récit expliquant la production de la différence sexuelle à partir de cette loi en portant mon attention sur ses prétendues fixité et universalité. Il s’agit de faire une critique généalogique pour montrer que la loi a une force qui est, fortuitement, productive et susceptible d’agir à l’encontre des buts recherchés. Est-ce « la Loi » qui produit ces positions de manière unilatérale ou invariable ? En matière de sexualité, la loi peut-elle produire des configurations qui la contestent vraiment, ou ces contestations sont-elles inévitablement fantasmatiques ? Peut-on dire que la productivité de la loi est variable ou même subversive ? La loi interdisant l’inceste est le centre de cette économie de la parenté interdisant l’endogamie. LéviStrauss voit dans le caractère central du tabou de l’inceste le point de rencontre entre l’anthropologie structurale et la psychanalyse. Il admet que l’on puisse contester Totem et tabou de Freud sur la base de données empiriques, mais il considère que cela confirme paradoxalement le bien-fondé de la thèse de Freud. Pour Lévi-Strauss, l’inceste n’est pas un fait social, mais un fantasme culturel fort répandu. Préjugeant du fait que le sujet du désir est masculin et hétérosexuel, Lévi-Strauss considère que « le désir de la mère ou de la sœur, le meurtre du père et le repentir des fils ne correspondent, sans doute, à aucun fait ou ensemble de faits occupant dans l’histoire une place donnée. Mais ils traduisent peut-être, sous une forme symbolique, un rêve à la fois durable et ancien 15». Pour tenter de confirmer l’intuition psychanalytique sur le fantasme inconscient de l’inceste, Lévi-Strauss parle du « prestige de ce rêve, [de] son pouvoir de modeler, à leur insu, les pensées des hommes, [qui] proviennent précisément du fait que les actes qu’il [Freud ou parlant de Freud] évoque n’ont jamais été commis, parce que la culture s’y est, toujours et partout, opposée 16». Cette déclaration pour le moins surprenante donne un aperçu de la dénégation dont Lévi-Strauss est apparemment capable (des actes d’inceste « n’ont jamais, dit-il, été commis » !), mais aussi de la difficulté majeure qu’il y a à supposer l’efficacité de cette prohibition. Le fait que la prohibition existe n’implique nullement qu’elle fonctionne. Son existence semble plutôt indiquer que les désirs, les actes, voire les pratiques sociales répandues de l’inceste sont précisément produits en vertu de l’érotisation de ce tabou. Le fait que les désirs incestueux soient fantasmatiques n’empêche absolument pas qu’ils soient aussi des « faits sociaux ». La question est plutôt de savoir comment la prohibition pesant sur de tels fantasmes les produit, voire les institue. Plus encore, il s’agit de se demander comment la conviction sociale que la prohibition est un désaveu efficace, conviction que Lévi-Strauss exprime ici de manière symptomatique, ouvre un espace social dans lequel les pratiques incestueuses se reproduisent elles-mêmes en toute impunité. Pour Lévi-Strauss, le tabou de l’inceste hétérosexuel entre le fils et la mère — l’acte de même que le fantasme — est érigé en vérité universelle de la culture. Comment l’hétérosexualité incestueuse est-elle constituée comme la matrice prétendument naturelle et pré-artificielle du désir, et comment ce désir est-il établi comme une prérogative hétérosexuelle du sexe masculin ? La naturalisation simultanée de l’hétérosexualité et de la sexualité masculine comme sexualité active est une construction discursive dont on ne trouvera nulle explication même si elle est constamment présupposée dans ce cadre structuraliste de base.

Lacan s’est approprié l’œuvre de Lévi-Strauss en se concentrant sur la prohibition de l’inceste et sur la règle d’exogamie dans la reproduction de la culture, qui doit d’abord être prise au sens d’un ensemble de structures linguistiques et de significations. Pour Lacan, la Loi interdisant l’union incestueuse entre le garçon et sa mère inaugure les structures de la parenté, une série de déplacements libidinaux rigoureusement réglés qui se font dans et par le langage. Bien que les structures du langage — qui, prises ensemble, définissent le Symbolique — maintiennent une intégrité ontologique indépendamment des divers sujets parlants par l’intermédiaire desquels ces structures opèrent, la Loi se réaffirme et s’individualise en fonction de chaque entrée infantile dans la culture. La parole ne peut naître que de l’insatisfaction, instituée par la prohibition de l’inceste ; la jouissance 17 originelle est perdue au cours du premier processus de refoulement qui fonde le sujet. À sa place vient le signe dont l’accès au signifiant est barré de la même manière et qui cherche dans ce qu’il signifie à recouvrer cette jouissance irrécouvrable. Fondé par le biais de cette prohibition, le sujet ne parle que pour déplacer le désir sur des substitutions métonymiques à cette jouissance irrécouvrable. Le langage est le résidu et l’autre accomplissement du désir insatisfait, la production culturelle diverse et variée de la sublimation qui ne donne jamais entière satisfaction. Le langage ne parvient jamais à signifier et c’est la conséquence nécessaire de la prohibition qui fonde la possibilité du langage et rend ses actes référentiels vains.

Lacan, Riviere et les stratégies de mascarade Si l’on s’intéresse à l’« être » du genre et/ou au sexe dans une perspective lacanienne, c’est qu’on a mal identifié le but même de la théorie du langage de Lacan. Celui-ci conteste la primauté que la métaphysique occidentale confère à l’ontologie et souligne combien la question de savoir « ce qui est/a un être » est secondaire et tributaire d’une autre question préalable : « Comment l’“être” est-il institué et alloué à travers les pratiques signifiantes de l’économie paternelle ? » La spécification ontologique de l’être et le néant, et les rapports entre eux sont considérés comme étant déterminés par un langage structuré par la loi paternelle et ses modes de différenciation. Une chose prend progressivement la caractérisation de l’être et ne se trouve prise dans ce mouvement ontologique que dans le cadre d’une structure de la signification qui, en tant que Symbolique, est elle-même pré-ontologique. Il n’y a donc pas d’enquête à mener sur l’ontologie proprement dite, pas d’accès à l’être, si l’on ne s’est d’abord interrogé·e sur l’« être » du Phallus, la signification de la Loi faisant autorité et posant la différence sexuelle comme une précondition de sa propre intelligibilité. « Être » le Phallus et « avoir » le Phallus renvoient à deux positions sexuelles distinctes, à des non-positions (des positions en réalité impossibles) dans le langage. « Être » le phallus, c’est être le « signifiant » du désir de l’Autre et paraître comme ce signifiant. En d’autres termes, c’est être l’objet, l’Autre d’un désir masculin (hétérosexualisé), mais c’est aussi représenter ou refléter ce désir. C’est un Autre qui constitue non la limite de la masculinité dans une altérité féminine, mais le lieu où le masculin s’élabore lui-même. Pour les femmes, « être le Phallus » veut ainsi dire refléter le pouvoir du Phallus, signifier ce pouvoir, « incarner » le Phallus, procurer le lieu qu’il pénètre, et signifier le Phallus en « étant » son Autre, son absence, son manque, la confirmation dialectique de son identité. En considérant que c’est l’Autre, celui à qui il manque le Phallus qui est le Phallus, Lacan laisse clairement entendre que le pouvoir est exercé par cette position féminine de non-avoir, que le sujet masculin qui « a » le Phallus a besoin que cet Autre le confirme et, donc, qu’il soit le Phallus au sens « large » du terme 18. Cette caractérisation ontologique présuppose que l’apparence ou l’effet de l’être est toujours produit à travers les structures de la signification. L’ordre Symbolique crée l’intelligibilité culturelle à travers ces positions mutuellement exclusives — « avoir » le Phallus (la position des hommes) ou « être » le Phallus (la position paradoxale des femmes). L’interdépendance de ces positions n’est pas sans rappeler la structure hégélienne de la réciprocité manquée entre le maître et l’esclave, et, en particulier, la dépendance inattendue du maître à l’égard de l’esclave pour l’affirmation en miroir de sa propre identité 19. Lacan situe toutefois ce drame dans un espace fantasmatique. Toute tentative d’établir l’identité dans les termes binaires de cette disjonction entre « être » et « avoir » finit inévitablement par nous ramener au « manque » et à la « perte » qui fondent leur construction fantasmatique et marquent l’incommensurabilité du Symbolique et du réel. Si l’on comprend le Symbolique au sens d’une structure culturellement universelle de la signification qui n’est jamais pleinement réalisée dans la réalité, on se demandera avec raison : qu’est-ce qui, ou qui est-ce qui, signifie quoi ou qui dans cette histoire soi-disant transculturelle ? Cette question se pose toutefois en référence à un sujet qui fait office de signifiant et à un objet à titre de signifié, une dichotomie épistémologique classique en philosophie avant que le sujet ne soit décentré par le post-structuralisme. Lacan met en question ce schème de signification. Il pose le rapport entre les sexes en des termes qui révèlent que le « je » qui parle est un effet masculinisé du refoulement ; ce « je » se présente sous les traits d’un sujet autonome et qui se fonde lui-même, mais dont la cohérence même est mise en question par les positions sexuelles que le sujet exclut au cours du processus de formation de l’identité. Pour Lacan, le sujet accède à l’être — c’est-à-dire commence à passer pour un signifiant qui se fonde lui-même dans le langage — si, et seulement si les plaisirs incestueux précédant l’individuation, des plaisirs associés au corps maternel, ont fait l’objet d’un premier refoulement.

Le sujet masculin a seulement l’air d’être à l’origine des significations et, partant, de signifier. Son autonomie, dont il serait lui-même le principe fondateur cherche à camoufler le refoulement qui est à son fondement et qui, en même temps, rend toujours possible sa remise en cause. Mais la production de sens est un processus qui requiert que les femmes reflètent le pouvoir masculin et qu’elles rassurent constamment ce pouvoir sur la réalité de son autonomie illusoire. Cette tâche se complique, c’est le moins qu’on puisse dire, lorsque la nécessité que les femmes reflètent le pouvoir autonome du sujet/signifiant masculin devient vitale pour la construction de cette autonomie ; cette nécessité se trouve donc au principe d’une totale dépendance qui déstabilise en réalité la fonction qu’elle sert. Plus encore, cette dépendance, bien qu’elle soit niée, est aussi recherchée par le sujet masculin car la femme en tant que signe rassurant est le corps maternel déplacé, la promesse, vaine mais non moins persistante, de recouvrer la jouissance qui précède l’individuation. Ainsi, le conflit qui traverse la masculinité semble précisément résider dans la nécessité d’une pleine reconnaissance de l’autonomie qui n’en promet pas moins aussi un retour à cette pleine jouissance antérieure au refoulement et à l’individuation. On dit des femmes qu’elles « sont » le Phallus au sens où elles maintiennent le pouvoir de refléter ou de représenter la « réalité » du sujet masculin lorsqu’il se fait passer pour son propre fondement ; ce pouvoir, s’il était retiré aux femmes, briserait les illusions qui fondent la position du sujet masculin. Pour pouvoir « être » le Phallus, le réflecteur et le garant d’une position qui est visiblement celle du sujet masculin, les femmes doivent devenir, « être » (au sens où elles doivent « faire comme si elles étaient ») ce que les hommes ne sont précisément pas, et c’est par leur manque qu’elles doivent établir la fonction essentielle des hommes. Par conséquent, « être » le Phallus revient toujours à « être pour » un sujet masculin qui cherche à renforcer et à amplifier son identité à partir de la reconnaissance que lui donne cet « être pour ». Au sens fort du terme, Lacan conteste l’idée que les hommes donnent sens aux femmes ou que les femmes donnent sens aux hommes. La division et l’échange entre le fait d’« être » et d’« avoir » le Phallus sont établis par le Symbolique, la loi paternelle. La part de comédie dans ce modèle manqué de réciprocité vient, bien sûr, du fait que les deux positions — masculine et féminine — sont signifiées, le signifiant appartenant au Symbolique qui ne peut jamais être occupé si ce n’est symboliquement par l’une ou l’autre position. Être le Phallus veut dire être signifiée par la loi paternelle, être son objet en même temps que son instrument et, pour reprendre le langage structuraliste, être le « signe » et le signe annonciateur de son pouvoir. En tant qu’objet d’échange constitué ou signifié au moyen duquel la loi paternelle étend son pouvoir et son mode d’apparition, on peut donc dire que les femmes sont le Phallus, c’est-à-dire l’emblème de sa circulation ininterrompue. Mais il est nécessairement insatisfaisant d’« être » le Phallus dans la mesure où les femmes ne peuvent jamais parfaitement refléter cette loi ; certaines féministes ont soutenu l’idée qu’il fallait que les femmes renoncent à leur propre désir (une double renonciation, en fait, qui correspond au refoulement en « deux temps » fondateur selon Freud, de la féminité 20), un renoncement qui consiste en l’expropriation de ce désir en tant que désir de n’être rien sinon un reflet, un garant de la nécessité permanente du Phallus. Pour ce qui est des hommes, on peut dire qu’ils « ont » le Phallus, mais sans jamais l’« être », au sens où le pénis n’équivaut pas à cette Loi et qu’il ne peut jamais parfaitement symboliser cette Loi. Par conséquent, « avoir » le Phallus est une position nécessairement et fondamentalement impossible à occuper ; il faut comprendre qu’« avoir » et « être » le Phallus sont des positions vouées à des échecs comiques [comedic] ; on n’en est pas moins forcé·e à « prendre » ces positions impossibles et à le faire sans arrêt. Mais comment une femme peut-elle « paraître » être le Phallus, le manque qui incarne et garantit le Phallus ? Si l’on en croit Lacan, c’est au moyen de la mascarade, qui est l’effet d’une mélancolie constitutive de la position féminine proprement dite. Dans l’un de ses premiers essais, « La signification du phallus » (1966 [1958]), voici ce qu’il écrit à propos des « rapports entre les sexes » : Disons que ces rapports tourneront autour d’un être et d’un avoir qui, de se rapporter à un signifiant, le phallus, ont l’effet contrarié de donner d’une part réalité au sujet dans ce signifiant, d’autre part d’irréaliser les relations à signifier 21. Dans les lignes qui suivent, Lacan semble évoquer l’apparence de « réalité » du sujet masculin ainsi que l’« irréalité » de l’hétérosexualité. Il semble aussi parler de la position des femmes (j’interviens entre crochets) : « Ceci par l’intervention d’un paraître qui se substitue à l’avoir [la nécessité d’une substitution vient, sans doute, du fait que les femmes ne sont pas censées “avoir”], pour le protéger d’un côté, pour en masquer le manque dans l’autre » (p. 694). Il n’y a pas de genre grammatical exprimé là, mais il semble que Lacan soit en train de décrire la position des femmes pour qui le « manque » est un trait distinctif, d’où le fait qu’elles auraient besoin d’un masque et d’une forme de protection sans qu’on sache vraiment dans quel sens comprendre cette dernière. Lacan déclare ainsi que cette situation a « pour effet de projeter entièrement les manifestations idéales ou typiques du comportement de chacun des sexes, jusqu’à la limite de l’acte sexuel de la copulation, dans la comédie » (ibid.). Lacan poursuit son exposé sur la comédie hétérosexuelle en expliquant que ce que les femmes sont obligées de faire pour « paraître être » le Phallus, c’est forcément de la mascarade. Le terme est éloquent parce qu’il évoque des significations contraires : d’un côté, si l’« être », la spécification ontologique du Phallus, relève de la mascarade, alors tout être pourrait, semble-t-il, se laisser réduire à une forme de paraître, l’apparence de l’être, avec pour conséquence de réduire toute l’ontologie de genre à un jeu sur les

apparences. D’un autre côté, parler de mascarade sous-entend qu’il y a un « être » ou une spécification ontologique de la féminité qui précède la mascarade, un désir ou un besoin féminin masqué mais susceptible d’être dévoilé, qui pourrait même annoncer une possible perturbation et déstabilisation de l’économie phallogocentrique de la signification. À partir de la structure ambiguë de l’analyse de Lacan, on peut distinguer au moins deux tâches très différentes. D’un côté, on pourrait considérer que la mascarade consiste à produire sur un mode performatif une ontologie sexuelle, un paraître qui réussit à passer pour un « être » ; d’un autre côté, on pourrait voir dans la mascarade un déni du désir féminin présupposant une sorte de féminité ontologique préalable qui n’est normalement pas représentée dans l’économie phallique. Irigaray fait une remarque de la même veine : « La mascarade […], nous dit-elle, [est] ce que les femmes font pour récupérer quelque chose du désir, pour participer au désir de l’homme, mais au prix de renoncer au leur 22. » La première tâche impliquerait une réflexion critique sur l’ontologie du genre vue comme une (dé)construction parodique et, peut-être, la recherche des possibilités changeantes permises par la distinction instable entre l’« être » et le « paraître », poussant plus loin la part de « comédie » de l’ontologie sexuelle que Lacan ne développe que partiellement. La seconde tâche impliquerait qu’on mette au point des stratégies féministes pour ôter les masques et recouvrer ou relâcher ce qui, du désir féminin, est resté refoulé dans l’économie phallique 23. Contrairement aux apparences, ces deux entreprises pourraient ne pas s’exclure l’une l’autre, dans la mesure où plus le temps passe et plus les apparences deviennent suspectes. Dans les discussions sur la signification de la mascarade chez Lacan et chez Joan Riviere dans son essai « Womanliness as Masquerade 24» , la question de savoir ce qui était exactement masqué par la mascarade a donné lieu à des interprétations fort différentes. La mascarade est-elle la conséquence d’un désir féminin qui doit être nié et donc transformé en un manque, lequel doit néanmoins apparaître d’une manière ou d’une autre ? La mascarade est-elle la conséquence d’un déni de ce manque avec pour but le fait de paraître être le Phallus ? La mascarade construit-elle la féminité en tant que reflet du Phallus pour dissimuler les possibilités bisexuelles qui pourraient sinon ébranler le processus continu de construction d’une féminité hétérosexualisée ? La mascarade transforme-t-elle, comme le suggère Riviere, l’agression et la peur des représailles en séduction et en flirt ? Sert-elle prioritairement à cacher ou à refouler une féminité prédonnée, un désir féminin qui établirait une altérité non subordonnée au sujet masculin et qui révélerait que la masculinité est condamnée à l’échec ? Ou la mascarade est-elle le moyen par lequel la féminité ellemême est d’abord établie ? S’agit-il d’une pratique qui exclut vraiment le masculin dans la formation identitaire et le repousse en dehors des frontières marquant la position du genre féminin ? Lacan poursuit ainsi l’extrait cité plus haut : Si paradoxale que puisse sembler cette formulation, nous disons que c’est pour être le phallus, c’est-àdire le signifiant du désir de l’Autre, que la femme va rejeter une part essentielle de la féminité, nommément tous ses attributs dans la mascarade. C’est pour ce qu’elle n’est pas qu’elle entend être désirée en même temps qu’aimée. Mais son désir à elle, elle en trouve le signifiant dans le corps de celui à qui s’adresse sa demande d’amour. Sans doute ne faut-il pas oublier que de cette fonction signifiante, l’organe qui en est revêtu, prend valeur de fétiche (p. 694). Si cet « organe » innommé, vraisemblablement le pénis (traité ici comme le Yahvé hébraïque, dont il ne faut jamais dire le nom), est un fétiche, comment se fait-il que nous puissions l’oublier aussi facilement que le pense Lacan ? Et quelle est cette « part essentielle de la féminité » que la femme doit rejeter ? Est-ce à nouveau cette part innommée qui, une fois rejetée, apparaît comme un manque ? Ou est-ce le manque luimême que la femme doit rejeter pour qu’elle puisse paraître être le Phallus lui-même ? A-t-on affaire au même caractère innommable pour cette « part essentielle » que pour l’« organe » mâle que nous risquons toujours d’oublier ? Est-ce précisément cet oubli qui place le refoulement au cœur de la mascarade féminine ? Faut-il qu’une supposée masculinité soit abandonnée pour que la femme apparaisse comme le manque confirmatif — celle qui est donc le Phallus —, ou faut-il qu’une possibilité phallique soit niée pour qu’elle puisse être le manque confirmatif ? Lacan clarifie sa propre position lorsqu’il relève que « la fonction du masque […] domine les identifications où se résolvent les refus de la demande [d’amour]» (p. 695). En d’autres termes, le masque fait partie de la stratégie d’incorporation de la mélancolie, de l’endossement des attributs de l’objet/Autre qui est perdu, dans laquelle la perte est la conséquence d’un refus d’amour 25. Le fait que le masque « domine » ces refus autant qu’il les « résout » suggère que l’appropriation est la stratégie par laquelle ces refus sont eux-mêmes refusés, une double négation qui redouble la structure de l’identité par l’absorption mélancolique de celui ou celle qui est, de fait, deux fois perdu·e. Il n’est pas inintéressant de relever que Lacan discute de la question du masque en étroite relation avec celle de l’homosexualité féminine. Il affirme que « l’homosexualité féminine […] [par contre], comme l’observation le montre, s’oriente sur une déception qui renforce le versant de la demande d’amour » (ibid.). La question de savoir qui observe et qui est observé·e est, comme par hasard, éludée ici, mais Lacan considère que son commentaire relève de l’évidence pour qui veut bien ouvrir les yeux. Ce que l’on voit par l’« observation », c’est la déception fondatrice de la femme homosexuelle, qui rappelle les refus qui sont dominés/résolus par le biais de la mascarade. On « observe » aussi d’une certaine façon que l’homosexuelle est sujette à une idéalisation renforcée, une demande d’amour qui se fait aux dépens du désir.

Lacan poursuit ce paragraphe sur l’« homosexualité féminine » par la déclaration que je viens de citer partiellement : « Ces remarques mériteraient d’être nuancées d’un retour sur la fonction du masque pour autant qu’elle domine les identifications où se résolvent les refus de la demande [d’amour]. » Et si cette homosexualité féminine est vue comme l’une des conséquences d’une déception, « comme l’observation le montre », alors cette déception doit apparaître, et apparaître même de façon évidente, pour qu’on puisse la voir. Si Lacan suppose que l’homosexualité féminine vient d’une hétérosexualité déçue, comme l’observation, apparemment, le montre, l’observation ne pourrait-elle pas montrer aussi clairement que l’hétérosexualité vient d’une homosexualité déçue ? Est-ce le masque de la femme homosexuelle qu’on « observe » et, si c’est bien cela, quelle est la clé de lecture qui apporte clairement la preuve de cette « déception », de cette « orientation », ainsi que du déplacement du désir par la demande (idéalisée) d’amour ? Lacan sous-entend peut-être que ce que l’observation montre clairement, c’est le statut désexualisé de la lesbienne, l’incorporation d’un rejet qui apparaît comme l’absence de désir 26. Mais nous pouvons considérer que cette conclusion est le résultat nécessaire d’un point de vue masculin et hétérosexualisé qui voit dans la sexualité lesbienne un rejet de la sexualité en tant que telle pour la seule raison que la sexualité est supposée être hétérosexuelle, et que l’observateur, qui a ici les traits de l’homme hétérosexuel, se trouve clairement rejeté. Ce tableau ne résiste-t-il pas en fait du dépit de l’observateur éconduit, lequel nie sa déception, la déplace et l’érige en attribut essentiel des femmes dont le rejet porte en réalité, sur lui ? Avec sa façon de glisser sur les pronoms, Lacan ne parvient pas à dire clairement qui rejette qui. Pourtant, en tant que lecteurs et lectrices, nous sommes censé·e·s comprendre que ce « rejet » sans attache pronominale a un rapport particulier au masque. Si tout rejet exprime en fin de compte une loyauté à l’égard d’un autre lien, présent ou passé, le rejet est aussi en même temps une façon de préserver ce lien. Le masque dissimule donc cette perte, mais il la maintient (ou la nie) précisément en la dissimulant. Le masque a une double fonction qui est celle de la mélancolie. On prend le masque lors du processus d’incorporation qui est une façon d’inscrire une identification mélancolique dans et sur le corps ; en fait, c’est la signification du corps dans le moule de l’Autre qui a été refusée. Dominé par le biais de l’appropriation, tout rejet est un échec et la personne qui rejette devient partie intégrante de l’identité même de celle qui est rejetée, elle devient même le rebut psychique de la personne repoussée. La perte de l’objet n’est jamais totale parce qu’elle est redistribuée à l’intérieur des limites psychiques/corporelles qui s’élargissent pour incorporer cette perte. Le processus d’incorporation du genre s’inscrit plus largement dans le sillage de la mélancolie. Dans son essai publié en 1929, « Womanliness as Masquerade », Joan Riviere introduit l’idée que la féminité est une sorte de mascarade dans le cadre d’une théorie de l’agression et de la résolution de conflit. De prime abord, cette théorie semble bien éloignée de la manière dont Lacan propose d’analyser la mascarade comme une comédie des positions sexuelles. Riviere commence, dans le plus grand respect, par rendre compte de la typologie d’Ernst Jones sur le développement de la sexualité féminine dans le sens hétérosexuel et homosexuel. Elle porte cependant son attention sur les « types intermédiaires » qui brouillent les frontières entre l’hétérosexuel et l’homosexuel, et, implicitement, contestent la force descriptive du système classificatoire de Jones. Dans une remarque qui rappelle Lacan et son recours facile à l’« observation », Riviere tente de s’appuyer sur la perception ordinaire ou sur l’expérience pour justifier son attention aux types intermédiaires : « Dans la vie de tous les jours, on rencontre constamment des types d’hommes et de femmes qui, pour s’être fondamentalement développés dans le sens hétérosexuel, n’en expriment pas moins clairement des attributs caractéristiques de l’autre sexe » (p. 35). Ce qui est parfaitement clair ici, ce sont les classifications qui conditionnent et structurent la perception de ce mélange d’attributs. Manifestement, Riviere a les idées tout aussi claires et elle semble savoir comment reconnaître les caractéristiques d’un sexe et pourquoi ces simples attributs sont interprétés comme l’expression ou le reflet d’une prétendue orientation sexuelle 27. Cette perception ou observation ne suppose pas seulement une corrélation entre les attributs, les désirs et les « orientations 28», mais elle crée cette unité par l’acte perceptif lui-même. L’unité que Riviere postule entre les attributs de genre et une « orientation » naturalisée est un exemple de « formation imaginaire » du sexe comme le dirait Wittig. Et pourtant, Riviere met en question ces typologies naturalisées en faisant appel à une explication psychanalytique qui situe la signification des attributs mixtes de genre dans le « jeu des conflits » (p. 35). De manière significative, elle distingue clairement ce genre de théorie psychanalytique d’une théorie qui réduirait la présence d’attributs apparemment « masculins » chez une femme à une « tendance radicale ou fondamentale ». En d’autres termes, l’acquisition de tels attributs et l’accomplissement d’une orientation hétérosexuelle ou homosexuelle sont produits à travers la résolution de conflits, ayant pour but de dominer l’angoisse. Citant Ferenczi pour établir une analogie avec son propre argument, Riviere écrit : Comme l’a relevé Ferenczi […] les hommes homosexuels exagèrent leur hétérosexualité comme une « défense » contre leur homosexualité. Je vais essayer de montrer que les femmes qui aspirent à la masculinité peuvent se parer du masque de la féminité pour prévenir l’angoisse et le châtiment qu’elles craignent de recevoir de la part des hommes (p. 35). On ne comprend pas bien ce qu’est la forme « exagérée » de l’hétérosexualité qu’exprimerait l’homme homosexuel, mais il convient peut-être simplement de relever que les hommes gais peuvent ne pas

apparaître si différents de leurs homologues hétérosexuels. La seule possibilité de voir cette absence de style ou d’apparence franchement différenciatrice comme une « défense » symptomatique, c’est de considérer que cet homme gai ne se conforme pas à l’idée que l’analyste se fait de l’homosexuel et qu’il fonde sur des stéréotypes culturels. Une analyse lacanienne pourrait voir dans l’« exagération » supposée de tout attribut apparemment hétérosexuel chez l’homme homosexuel la tentative d’« avoir » le Phallus, la position de sujet d’où vient un désir actif et hétérosexualisé. De la même manière, on peut interpréter le « masque » de la « femme qui aspire à la masculinité » comme une tentative de renoncer à « avoir » le Phallus pour éviter le châtiment de ceux qui sont supposés le lui procurer au moyen de la castration. Riviere explique que la peur du châtiment résulte chez la femme d’un fantasme qui est de prendre la place des hommes, plus précisément celle du père. Dans le cas qu’elle examine elle-même, que certaines personnes considèrent comme autobiographique, la rivalité avec le père ne porte pas sur le désir pour la mère, comme on pourrait s’y attendre, mais sur la place du père dans le discours public en tant que sujet parlant, conférencier, écrivain — c’est-à-dire comme un utilisateur de signes plutôt que comme un objet-signe, un objet d’échange. On pourrait considérer que ce désir castrateur est le désir d’abandonner le statut de femme-signe pour apparaître comme un sujet dans le langage. En réalité, l’analogie que Riviere établit entre l’homme homosexuel et la femme masquée n’est pas, dans sa conception, une analogie entre homosexualités masculine et féminine. La féminité est endossée par une femme qui « aspire à la masculinité » mais qui a peur des conséquences punitives liées au fait de prendre l’apparence publique de la masculinité. La masculinité est endossée par l’homme homosexuel qui, vraisemblablement, cherche à cacher — non pas aux autres, mais à lui-même — une prétendue féminité. La femme recourt à la mascarade en toute connaissance de cause pour dissimuler sa masculinité au public masculin qu’elle veut castrer. Mais on dit de l’homme homosexuel qu’il exagère son « hétérosexualité » (à savoir une masculinité qui lui permet de se faire passer pour hétérosexuel ?) comme une « défense » inconsciente, parce qu’il ne peut pas reconnaître sa propre homosexualité (ou n’est-ce pas plutôt l’analyste qui ne la reconnaîtrait pas si c’était la sienne ?). En d’autres termes, l’homme homosexuel s’inflige un châtiment inconscient, désirant et redoutant simultanément les conséquences de la castration. L’homme homosexuel ne « sait » rien de son homosexualité, contrairement, semble-t-il, à ce que disent Ferenczi et Riviere. Mais Riviere sait-elle quelque chose de l’homosexualité de la femme qu’elle décrit en pleine mascarade ? Si l’on considère l’autre terme de l’analogie, la femme qui « aspire à la masculinité » n’est homosexuelle qu’au sens où elle se prête à une identification masculine, et non en raison de son orientation sexuelle ou de son désir. Riviere invoque une fois de plus la typologie de Jones comme si c’était un bouclier phallique pour parler d’une « défense » désignant comme asexuelle une classe de femmes homosexuelles qui sont du type à user de la mascarade : « Son [parlant de Ferenczi] premier groupe de femmes homosexuelles qui, alors qu’elles ne portent aucun intérêt aux autres femmes, souhaitent que leur masculinité soit “reconnue” par les hommes et prétendent être les égales des hommes, autrement dit, prétendent être elles-mêmes des hommes » (p. 37). Tout comme chez Lacan, la lesbienne n’a de sens ici que par sa position asexuelle, position qui rejette bien sûr la sexualité. Pour mener jusqu’au bout l’analogie préalable avec Ferenczi, on peut dire que cette description semble diriger la « défense » contre l’homosexualité féminine en tant que sexualité mais vue comme la structure réflexive de l’« homme homosexuel ». Et pourtant, on voit mal comment on pourrait lire autre chose qu’un désir sexuel pour les femmes dans cette description de l’homosexualité féminine. Riviere voudrait nous faire croire que cette curieuse anomalie typologique ne se réduit ni à une homosexualité féminine refoulée ni à de l’hétérosexualité. Ce qui est caché n’est pas de la sexualité, mais de la rage. Une des façons d’interpréter cette rage pourrait être de dire que la femme qui use de la mascarade aspire à la masculinité pour pouvoir être partie prenante du discours public avec les hommes et comme un homme qui participe à l’échange homo-érotique masculin. Et c’est précisément parce que l’échange homo-érotique masculin signifierait la castration qu’elle craindrait le même châtiment qui amène l’homme homosexuel à développer « ses défenses ». En réalité, il se pourrait que la féminité en tant que mascarade soit censée se détourner de l’homosexualité masculine — tel est le présupposé érotique du discours hégémonique, l’« hommo-sexualité », comme le suggère Irigaray. En tout cas, Riviere aimerait nous faire comprendre que ces femmes se prêtent à des identifications masculines non pour occuper une position dans un échange sexuel, mais plutôt pour entretenir un rapport de rivalité qui n’a pas d’objet sexuel ou, du moins, qui n’en a aucun qu’elle est prête à nommer. L’essai de Riviere nous permet de reposer la question suivante : qu’est-ce qui est masqué par la mascarade ? Dans un passage clé où elle prend ses distances vis-à-vis de ce cadre restreint d’analyse offert par le système classificatoire de Jones, elle suggère que la « mascarade » est plus que la caractéristique d’un « type intermédiaire », qu’elle se trouve au cœur de toute « féminité » : Le lecteur et la lectrice se demanderont à ce stade comment je définis alors la féminité et où je trace la frontière entre la vraie féminité et la « mascarade ». Or je ne voudrais en aucun cas laisser entendre qu’une telle différence existe ; ce n’est, à tous les niveaux qu’une seule et même chose (p. 38). Dans son essai, « Joan Riviere and the Masquerade », Stephen Heath avance ce refus de postuler une féminité qui précède l’imitation et le masque comme la preuve que « la vraie féminité consiste en une telle

imitation, [qu’elle] est la mascarade ». Pour autant que la libido est, par définition, masculine, Heath conclut que la féminité est le déni de cette libido, la « dissimulation d’une masculinité fondamentale 29». La féminité devient un masque qui domine/résout une identification masculine, car une identification masculine, au sein de la matrice supposée hétérosexuelle du désir, ferait naître un désir pour un objet féminin, le Phallus ; par conséquent, porter la féminité comme l’on porte un masque pourrait révéler un refus de l’homosexualité féminine et, en même temps, l’incorporation hyperbolique de cet Autre féminin qui est rejeté — étrange façon de garder et de protéger cet amour à l’intérieur du narcissisme mélancolique et négatif qui résulte de l’inculcation psychique de l’hétérosexualité obligatoire. On pourrait lire, chez Riviere, une peur de son propre phallisme 30 — c’est-à-dire, de l’identité phallique qu’elle risque de dévoiler au fil de sa présentation, de son écriture, voire l’acte d’écrire ce phallisme que le texte lui-même dissimule tout en le réalisant. Il se pourrait toutefois que ce soit moins sa propre identité masculine que le désir masculin hétérosexuel qui en est la signature que Riviere cherche à nier et à réaliser en devenant l’objet qu’elle s’interdit à elle-même d’aimer. Tel est le problème d’une matrice dans laquelle le fait que des sujets de n’importe quel sexe ou genre désirent des femmes s’explique à partir d’une position masculine, hétérosexuelle. La libido-en-tant-qu’elle-est-masculine est la source présumée de toute sexualité 31 . C’est ici qu’il convient de substituer à la typologie du genre et de la sexualité une analyse de la production culturelle du genre. Si la personne en analyse chez Riviere est homosexuelle sans homosexualité, ce pourrait être parce que cette possibilité lui est déjà refusée ; cette prohibition existe dans l’espace discursif du récit, définissant la personne en analyse comme une locutrice et la différenciant de son public majoritairement masculin. Bien que Riviere craigne que son désir castrateur soit perçu, elle nie qu’il y ait une compétition pour un objet commun du désir sans lequel l’identification masculine qu’elle reconnaît ne trouverait ni sa confirmation ni son signe essentiel. En réalité, son texte postule la primauté de l’agression sur la sexualité, le désir de castrer et de prendre la place du sujet masculin, un désir ancré, de son propre aveu, dans une rivalité qui, pour elle, s’épuise à force de déplacements. Il pourrait être utile de se demander quel fantasme sexuel sert l’agression et quelle sexualité celle-ci autorise. L’agression de la personne en analyse a prétendument pour but d’obtenir le droit d’occuper la position d’utilisateur ou utilisatrice de la langue, mais nous pouvons nous demander si une répudiation du féminin ne prépare pas cette position dans la langue et ne réémerge pas constamment comme l’Autre-phallique qui confirmera de manière fantasmatique l’autorité du sujet parlant. On pourrait ainsi repenser les notions mêmes de masculinité et de féminité construites ici comme si elles étaient ancrées dans des investissements homosexuels non résolus. Le rejet/la domination mélancolique de l’homosexualité culmine dans l’incorporation de l’objet de désir de même sexe et ré-émerge dans la construction de « natures » sexuelles distinctes qui requièrent et instituent leurs oppositions à travers l’exclusion. On peut bien supposer la nature première de la bisexualité ou que la caractérisation première de la libido est d’être masculine, mais on n’aura toujours pas expliqué la construction de tous ces « premiers ». Certaines théories psychanalytiques défendraient l’idée que la féminité se fonde sur l’exclusion du masculin, le masculin faisant « partie » d’un assemblage psychique bisexuel. La coexistence des deux sexes est le postulat de base, puis le refoulement et l’exclusion interviennent pour faire à partir de cette dualité des « identités » de genre distinctes. Résultat, l’identité est toujours déjà inhérente à une disposition bisexuelle qui est, à travers le refoulement, découpée en morceaux. Les limites binaires de la culture pourraient passer pour de la bisexualité préculturelle avant qu’elle ne se limite à l’hétérosexualité si familière en accédant à la « culture ». Cependant, les limites binaires de la sexualité montrent tout de suite que la culture ne vient pas après la bisexualité qu’elle est censée refouler : cette limitation constitue la matrice d’intelligibilité par laquelle la bisexualité constitutionnelle devient elle-même pensable. La « bisexualité » posée comme fondement psychique, puis refoulée par la suite est une production discursive qui prétend précéder tout discours, mais qui est produite par les normes et les pratiques d’exclusion de l’hétérosexualité obligatoire. Le discours lacanien se concentre sur l’idée d’une « division », d’un clivage primaire ou fondamental qui divise le sujet de l’intérieur et qui établit la dualité des sexes. Mais pourquoi se concentrer uniquement sur la dualité ? En termes lacaniens, il apparaît que la division est toujours l’effet de la loi, et non une condition préexistante sur laquelle agit la loi. Jacqueline Rose écrit que, « pour les deux sexes, la sexualité touche nécessairement à la duplicité qui en mine la division fondamentale 32», suggérant que la division sexuelle, accomplie à travers le refoulement, se trouve sans cesse minée par la ruse même de l’identité. Mais n’est-ce pas une duplicité prédiscursive qui vient miner le positionnement univoque de chaque position à l’intérieur du champ de la différence sexuelle ? Rose ne peut s’empêcher de relever que « pour Lacan, comme nous venons de le voir, il n’y a pas de réalité prédiscursive (“Comment retourner, si ce n’est d’un discours spécial, à une réalité prédiscursive 33 ?”), pas de lieu avant la loi qui soit accessible et susceptible d’être recouvré ». Critiquant indirectement les efforts de Luce Irigaray pour placer l’écriture féminine en dehors de l’économie phallique, Rose ajoute encore : « Et il n’y a pas de féminin en dehors du langage 34. » Si la prohibition crée la « division fondamentale » de la sexualité, et si cette « division » se révèle double, parce qu’elle est précisément artificielle, alors il doit y avoir une division qui résiste à la division, une duplicité psychique ou une bisexualité inhérente qui finit par miner toute tentative de division. Considérer cette dualité psychique comme l’effet de la Loi, tel est le but déclaré de Lacan, mais aussi le point qui résiste dans sa théorie.

Rose a sûrement raison de dire que toute identification est vouée à l’échec, précisément parce qu’elle a pour idéal un fantasme. Toute théorie psychanalytique prescrivant un processus de développement qui présuppose la réalisation de certaines identifications père-fils ou mère-fille assimile à tort le Symbolique au réel. Cela revient aussi à oublier l’incommensurabilité fondamentale entre ces deux domaines, qui révèle que les processus d’« identification » et le drame qui se joue entre « être » ou « avoir » le Phallus sont dans tous les cas fantasmatiques 35. Et pourtant, qu’est-ce qui détermine le domaine du fantasmatique, quelles sont les règles gouvernant l’incommensurabilité entre le Symbolique et le réel ? On ne peut évidemment pas se contenter de dire que ce drame se joue dans les ménages occidentaux à l’ère du capitalisme avancé et que, à une époque qui reste à définir, un régime symbolique différent gouvernera peut-être le langage de l’ontologie sexuelle. En instituant le Symbolique comme étant invariablement fantasmatique, l’« invariablement » se transforme en un « inévitablement », produisant une description de la sexualité dans des termes qui finissent par renforcer le statu quo culturel. L’interprétation de Lacan selon laquelle rien n’est prédiscursif ouvre sur une critique qui conceptualise la Loi comme étant à la fois prohibitive et productive. Que le langage de la physiologie ou de la prédisposition n’apparaisse pas ici est une nouvelle réjouissante, mais les réductions binaires n’en sont pas moins opérantes pour cadrer et formuler la question de la sexualité, et délimiter à l’avance les formes de sa résistance au « réel ». En délimitant le domaine même de ce qui est sujet au refoulement, l’exclusion opère avant le refoulement — c’est-à-dire dans la délimitation de la Loi et de ses objets de subordination. On peut arguer que, pour Lacan, le refoulement crée le refoulé au moyen de la loi prohibitive et paternelle, mais cet argument ne rend pas compte de l’omniprésence, dans son œuvre, de la [nostalgie de la] plénitude perdue de la jouissance. En réalité, la perte ne peut être comprise comme perte que si le caractère précisément irrécouvrable de ce plaisir renvoie à un passé coupé du présent par la loi prohibitive. Le fait que nous ne puissions pas connaître ce passé à partir de la position du sujet constitué ne veut pas dire que ce passé ne ré-émerge pas dans le discours du sujet en tant que fêlure 36, discontinuité, glissement métonymique. Comme la réalité nouménale désignait pour Kant la vraie réalité, le passé pré-juridique de la jouissance n’est pas connaissable à partir du langage parlé ; ce qui ne signifie pas pour autant que ce passé n’a pas de réalité. Le caractère précisément inaccessible du passé, signalé par le glissement métonymique dans le discours contemporain, confirme le statut de réalité ultime qu’a cette plénitude originelle. D’où cette autre question : quelle vraisemblance peut-on accorder à une présentation du Symbolique requérant une conformité à la Loi impossible à réaliser sur un mode performatif et ne laissant aucune flexibilité à la Loi elle-même, ni la moindre possibilité d’une reformulation culturelle plus souple ? L’injonction à devenir un être sexué de la façon prescrite par le Symbolique débouche toujours sur un échec et, dans certains cas, sur le dévoilement de la nature fantasmatique de l’identité sexuelle elle-même. La prétention du Symbolique à constituer l’intelligibilité culturelle dans sa forme actuelle et hégémonique consolide le pouvoir de ces fantasmes, de même que les différents drames des échecs d’identification. L’option alternative n’est pas de dire qu’il faudrait que l’identification devienne un accomplissement viable. Mais il semble bien y avoir dans le récit lacanien un enjolivement romantique, ou même une idéalisation religieuse de l’« échec », de l’humilité et de la limitation avant la Loi, qui rend ce récit idéologiquement suspect. La dialectique entre un impératif juridique impossible à satisfaire et un échec inévitable « avant la loi » n’est pas sans rappeler la relation torturée entre le Dieu de l’Ancien Testament et ces serviteurs et servantes humilié·e·s qui offrent leur obéissance sans récompense. Le fait que cette sexualité incarne maintenant cet élan religieux sous la forme de la demande d’amour (considérée comme une demande « absolue »), qui se distingue à la fois du besoin et du désir (une sorte de transcendance extatique éclipsant complètement la sexualité), donne encore plus de crédibilité au Symbolique comme ce qui agit, pour des sujets humains, en tant que divinité inaccessible mais toute-puissante. La théorie de Lacan présente la structure d’une tragédie religieuse minant en effet toute stratégie en matière politique et culturelle qui viserait à façonner un autre imaginaire pour le jeu des désirs. Si le Symbolique voue à l’échec les tâches qu’il commande, il se pourrait que ses buts, comme ceux du Dieu de l’Ancien Testament, ne soient absolument pas téléologiques — la question n’étant pas d’atteindre un certain but, mais d’obéir et de souffrir pour donner au « sujet » le sens aigu de la limite « avant la loi ». Bien sûr, la part comique de ce drame ressort, lorsqu’on finit par réaliser que l’identité est dans tous les cas un idéal impossible à atteindre. Mais même cette comédie exprime le contraire d’un asservissement au Dieu qu’elle prétend être incapable de surpasser. La théorie lacanienne doit se comprendre comme une sorte de « morale des esclaves ». Comment reformuler la théorie lacanienne à la suite de Nietzsche, dans La Généalogie de la morale, qui a su voir que Dieu, le Symbolique inaccessible, était rendu inaccessible par un pouvoir (la volonté de puissance) qui instituait sans cesse sa propre impuissance 37 ? Il faut voir l’élan théologique qu’inspire cette représentation de la loi paternelle comme autorité incontournable et inconnaissable devant laquelle le sujet sexué est voué à l’échec permanent, de même que la critique de la théologie dont elle est porteuse. La construction de la loi qui garantit l’échec est symptomatique d’une morale des esclaves qui désavoue la productivité du pouvoir même qu’elle emploie pour construire la « Loi » comme impuissance permanente. Quel est le pouvoir créateur de cette fiction qui reflète un assujettissement auquel il est impossible d’échapper ? Quels enjeux culturels y a-t-il à garder le pouvoir dans ce cercle d’autonégation, et comment pourrait-on ressaisir le pouvoir loin des apparences trompeuses d’une loi prohibitive qui est ce pouvoir dans sa dissimulation et l’assujettissement de soi ?

Freud et la mélancolie du genre Irigaray a soutenu l’idée que la structure de la féminité et de la mélancolie « se recoupait 38», et Kristeva, identifie la maternité à la mélancolie dans « Maternité selon Giovanni Bellini 39» et dans Soleil noir : dépression et mélancolie 40, mais on n’a guère cherché à comprendre comment le déni/la préservation mélancolique de l’homosexualité produisait du genre dans le cadre hétérosexuel. Freud considère que la mélancolie est un mécanisme à part, un mécanisme essentiel à la « formation du moi » et au « caractère », alors qu’il se contente seulement de signaler que la mélancolie est une dimension centrale du genre. Dans Le Moi et le ça (1923), il développe la thèse que la structure du deuil est celle qui initie la formation du moi, une thèse qu’on peut faire remonter à son article de 1917, « Deuil et mélancolie 41». Selon Freud, en faisant l’expérience de perdre un autre être humain que l’on a aimé, on peut dire que le moi incorpore cet autre dans la structure même du moi, reprenant à son compte les attributs de l’autre et « faisant vivre » l’autre à travers des actes magiques d’imitation. La perte de l’autre que l’on désire et que l’on aime est surmontée par un acte spécifique d’identification visant à arrimer l’autre à l’intérieur de la structure même du moi : « L’amour s’est ainsi soustrait à la suppression, par sa fuite dans le moi » (p. 278). Cette identification n’est pas seulement momentanée ou occasionnelle, elle devient une nouvelle structure d’identité ; de fait, l’autre devient une partie du moi par l’intériorisation permanente des attributs de l’autre 42. Dans les cas où la perte met fin à une relation ambivalente, cette ambivalence sera intériorisée sous la forme d’une prédisposition à l’autocritique ou à la dévalorisation de soi, dans laquelle le rôle de l’autre est désormais pris et joué par le moi lui-même : « L’identification narcissique avec l’objet devient alors le substitut de l’investissement d’amour, ce qui a pour succès que, malgré le conflit avec la personne aimée, la relation d’amour n’a pas à être abandonnée » (p. 270). Plus tard, Freud soutiendra clairement l’idée que le processus qui permet d’intérioriser et de préserver les amours perdues est crucial dans la formation du moi et de son « choix d’objet ». Dans Le Moi et le ça, Freud revient sur le processus d’intériorisation qu’il décrit dans « Deuil et mélancolie » et observe : Nous avions réussi à élucider la souffrance douloureuse de la mélancolie par l’hypothèse qu’un objet perdu est réérigé dans le moi, donc qu’un investissement d’objet est relayé par une identification. À cette époque, nous ne reconnaissions cependant pas encore toute la significativité de ce processus et ne savions pas combien il est fréquent et typique. Nous avons depuis lors compris qu’un tel remplacement a une grande part dans la mise en forme du moi et contribue essentiellement à instaurer ce qu’on appelle son caractère (p. 272). En avançant dans la lecture du chapitre sur « Le moi et le sur-moi (idéal du moi)», on n’y lit toutefois pas seulement une description du « caractère », mais aussi du processus d’acquisition de l’identité de genre. Lorsqu’il dit que « peut-être cette identification est-elle d’une façon générale la condition nécessaire pour que le ça abandonne ses objets » (p. 273), Freud suggère que la stratégie d’intériorisation de la mélancolie ne s’oppose pas au travail de deuil, mais qu’elle pourrait être la seule façon pour le moi de survivre à la perte de liens affectifs fondamentaux. Freud poursuit en affirmant que « le caractère du moi est un précipité des investissements d’objets abandonnés, contient l’histoire de ces choix d’objet » (p. 273). Ce processus d’intériorisation de l’amour perdu devient pertinent pour la formation du genre, lorsque nous réalisons que le tabou de l’inceste, entre autres fonctions, initie la perte d’un objet d’amour pour le moi et que ce moi se remet de cette perte à travers l’intériorisation de l’objet tabou du désir. Lorsqu’une union hétérosexuelle est prohibée, l’objet est dénié, non la modalité du désir, si bien que le désir est détourné de cet objet vers d’autres objets du sexe opposé. Mais lorsqu’une union homosexuelle est prohibée, il est clair qu’il faut renoncer autant au désir qu’à l’objet du désir, lesquels deviennent ainsi sujets aux stratégies d’intériorisation caractéristiques de la mélancolie. Par conséquent, « du père, le garçon s’empare par identification » (p. 275). Dans sa conception initiale de l’identification fils-père, Freud envisage la possibilité que l’identification se fasse sans investissement d’objet préalable (p. 275), ce qui veut dire que l’identification n’est pas la conséquence d’un amour perdu ou prohibé du fils pour le père. Par la suite, Freud postulera toutefois que la bisexualité constitutionnelle est un facteur de complication dans le processus de formation du caractère et du genre. Une fois postulé un ensemble de prédispositions libidinales bisexuelles, il n’y a aucune raison de nier un amour sexuel infantile du fils pour le père et, pourtant, Freud le nie implicitement. Le garçon se prête, en revanche, à un investissement primaire pour la mère, et Freud de relever que la bisexualité se fait connaître dans le comportement masculin et féminin par lequel le garçon essaie de séduire la mère. Freud introduit le complexe d’Œdipe pour expliquer pourquoi le garçon doit répudier sa mère et adopter une attitude ambivalente envers son père, mais il note peu après qu’« il se pourrait aussi que l’ambivalence constatée dans le rapport aux parents soit à référer complètement à la bisexualité et ne soit pas, comme [il] l’[a] présenté auparavant, développée à partir de l’identification, par la position de rivalité » (p. 277). Mais qu’est-ce qui conditionnerait l’ambivalence dans ce cas ? Manifestement, Freud voudrait laisser entendre que le garçon doit choisir non seulement entre deux objets possibles [object choices], mais aussi entre les deux prédispositions sexuelles, la masculine et la féminine. Le fait est que le garçon choisit généralement l’hétérosexualité viendrait non de l’angoisse de castration par le père, mais de l’angoisse de la castration

— c’est-à-dire l’angoisse de la « féminisation » associée à l’homosexualité masculine dans les cultures hétérosexuelles. En fait, ce qui prime n’est pas que le désir charnel hétérosexuel pour la mère soit puni ou sublimé, mais que l’investissement homosexuel soit subordonné à une hétérosexualité culturellement consacrée. En réalité, si c’est la bisexualité constitutionnelle plutôt que le drame œdipien de la rivalité qui amène le garçon à répudier la féminité et son ambivalence à l’égard de son père, alors la primauté de l’investissement maternel devient de plus en plus suspecte, et c’est donc aussi le cas de l’hétérosexualité primaire du garçon dans son investissement d’objet. Indépendamment de la raison pour laquelle le garçon répudie la mère (faisons-nous du père qui punit un rival ou un objet de désir qui s’interdit lui-même comme tel ?), la répudiation devient le moment fondateur de ce que Freud nomme la « consolidation » du genre. Abandonnant la mère comme objet de désir, le garçon va soit intérioriser la perte en s’identifiant à elle, soit déplacer son attachement hétérosexuel, auquel cas il fortifie son attachement à son père et « consolide » de ce fait sa masculinité. Comme la métaphore de la consolidation le laisse entendre, il y a manifestement des fragments de masculinité à chercher dans le paysage psychique, des prédispositions, des tendances sexuelles, des buts, mais ils sont diffus et désorganisés, sans les limites de l’exclusivité d’un choix d’objet hétérosexuel. En réalité, si le garçon renonce à la fois au but et à l’objet, et, donc, à tout investissement hétérosexuel, il intériorise la mère et érige un sur-moi féminin qui dissout et désorganise la masculinité, consolidant à sa place les prédispositions libidinales féminines. De même, pour la jeune fille, le complexe d’Œdipe peut être soit « positif » (identification avec le même sexe), soit « négatif » (identification avec le sexe opposé) ; la perte du père initiée par le tabou de l’inceste peut l’amener soit à s’identifier avec l’objet perdu (une consolidation de la masculinité), soit à détourner l’objet de son but, auquel cas l’hétérosexualité triomphe de l’homosexualité et un substitut à l’objet perdu est trouvé. En conclusion de son court paragraphe sur le complexe d’Œdipe négatif chez la jeune fille, Freud relève que le facteur décisif à l’accomplissement de l’identification, c’est la force ou la faiblesse de la masculinité et de la féminité dans sa prédisposition. De manière significative, Freud avoue sa confusion sur ce qu’est précisément une prédisposition masculine ou féminine lorsqu’il s’arrête au milieu d’une phrase sur un tiret marquant le doute : « — en quoi qu’elles puissent consister » (p. 276). Quelles sont donc ces prédispositions primaires sur lesquelles Freud semble lui-même buter ? Sont-elles des attributs d’une organisation libidinale inconsciente, et comment les diverses identifications s’érigentelles à la suite du conflit œdipien qui travaille à renforcer ou à dissoudre l’une ou l’autre de ces prédispositions ? Quel aspect de la « féminité » tenons-nous pour une prédisposition, et quelle est la conséquence de l’identification ? En réalité, qu’est-ce qui nous empêche de penser que les « prédispositions » bisexuelles sont les effets ou les produits d’une série d’intériorisations ? De plus, pour commencer, comment reconnaissons-nous une prédisposition « féminine » ou « masculine » ? Quelles sont les traces qui nous permettent de le savoir et dans quelle mesure posons-nous une prédisposition « féminine » ou « masculine » comme condition préalable à un choix d’objet hétérosexuel ? Autrement dit, dans quelle mesure ne voyons-nous pas dans le désir pour le père la preuve d’une prédisposition féminine primaire, uniquement parce que nous avons commencé par postuler une matrice hétéro-sexuelle du désir avant même de postuler une bisexualité constitutionnelle ?

Le fait de concevoir la bisexualité en termes de prédispositions, féminines et masculines, ayant pour corrélats intentionnels des buts hétérosexuels montre que la bisexualité, c’est, pour Freud, la coexistence de deux désirs hétérosexuels au sein d’une seule et même psyché. La prédisposition masculine n’incline, en fait, jamais vers le père en tant qu’objet d’amour sexuel, et la prédisposition féminine n’incline pas non plus vers la mère (il peut arriver que la jeune fille y soit encline, mais avant son renoncement à la part « masculine » de sa nature). En répudiant la mère comme objet d’amour sexuel, la fille répudie par là même sa masculinité, ce qui a pour résultat paradoxal de « fixer » sa féminité. En conséquence, la thèse de Freud sur la bisexualité constitutionnelle ne rend pas possible l’homosexualité ; seuls les opposés s’attirent. Mais quelle preuve Freud nous donne-t-il de l’existence de telles prédispositions ? S’il n’y a pas moyen de distinguer la féminité acquise par le biais d’intériorisations de celle qui relève strictement de la prédisposition, alors pourquoi ne pas conclure que toutes les affinités propres au genre résultent d’intériorisations ? Sur quelle base les prédispositions sexuelles et identitaires sont-elles assignées aux individus et, pour commencer, quel sens donner à la « féminité » et à la « masculinité » ? Si l’on prend pour point de départ la problématique de l’intériorisation, voyons ce qu’il en est du statut des identifications intériorisées dans la formation du genre et, par ailleurs, de la relation entre une affinité de genre intériorisée et la mélancolie auto-punitive d’identifications intériorisées. Dans « Deuil et mélancolie », Freud voit dans les attitudes auto-critiques de la personne mélancolique le résultat de l’intériorisation de l’objet d’amour perdu. C’est précisément parce que cet objet est perdu, même si la relation reste ambivalente et irrésolue, que l’objet est « amené à l’intérieur » du moi, où la querelle se poursuit magiquement dans un dialogue intérieur entre deux parties de la psyché. Dans « Deuil et mélancolie », l’objet perdu est érigé à l’intérieur du moi comme une voix ou une instance critique et la colère ressentie au départ contre l’objet subit un retournement tel que l’objet intériorisé finit par réprimander le moi :

Si l’on écoute patiemment les multiples auto-accusations du mélancolique, on ne peut finalement se défendre de l’impression que les plus fortes d’entre elles conviennent souvent très peu à sa personne propre, mais qu’aux prix de modifications minimes, elles peuvent s’adapter à une autre personne que le malade aime, a aimée ou devrait aimer […] les auto-reproches sont reproches contre un objet d’amour, qui se sont basculés de celui-ci sur le moi propre (p. 268-269). La personne mélancolique refuse la perte de l’objet et l’intériorisation devient une stratégie pour faire magiquement revivre l’objet perdu, non seulement parce que la perte est douloureuse, mais aussi parce que l’ambivalence ressentie à l’égard de l’objet exige que l’objet soit préservé jusqu’à ce que des différences soient établies. Dans cet essai précoce, Freud comprend le deuil comme le retrait de l’investissement libidinal de l’objet et le transfert réussi de cet investissement sur un nouvel objet. Cependant, dans Le Moi et le ça, Freud revient sur cette distinction entre le deuil et la mélancolie, et suggère que le processus d’identification associé à la mélancolie pourrait être « la condition nécessaire pour que le ça abandonne ses objets » (p. 273). En d’autres termes, l’identification avec des amours perdues, qui était le trait distinctif de la mélancolie, devient la condition nécessaire au travail de deuil. Les deux processus, envisagés au départ à l’opposé l’un de l’autre, sont désormais compris comme entièrement inter-reliés dans le travail de deuil 43. Dans sa conception plus tardive, Freud dira que l’intériorisation de la perte est de nature compensatoire : « Quand le moi adopte les traits de l’objet, il s’impose pour ainsi dire lui-même au ça comme objet d’amour, il cherche à remplacer ce qu’il a perdu en disant : “Regarde, tu peux m’aimer moi aussi, je suis si semblable à l’objet” » (p. 274). L’abandon de l’objet n’est pas, à strictement parler, une négation de l’investissement, mais son intériorisation et, partant, sa préservation. Quelle est précisément la typologie de la psyché dans laquelle le moi cohabite en permanence avec ses amours perdues ? Manifestement, Freud conceptualise toujours le moi en compagnie de l’idéal du moi qui agit comme une instance morale « polyvalente ». Les pertes intériorisées du moi sont rétablies comme parties prenantes de cette instance de surveillance morale, l’intériorisation de la colère et des reproches conçus au départ contre l’objet de l’extérieur. Dans l’acte d’intériorisation, cette colère et ces reproches, inévitablement aggravés par la perte elle-même, sont tournés vers l’intérieur et soutenus ; le moi change de place avec l’objet intériorisé, investissant par là cette extériorité intériorisée d’une instance et d’un pouvoir moraux. Le moi cède donc sa colère et son efficacité à l’idéal du moi qui se retourne contre le moi, celui-là même qu’il soutient ; autrement dit, le moi construit une manière de se retourner contre lui-même. En réalité, Freud nous prévient des possibilités hyper-morales de cet idéal du moi qui, poussées à l’extrême, peuvent mener au suicide 44. La construction de l’idéal du moi intérieur comporte aussi l’intériorisation d’identités de genre. Freud relève que l’idéal du moi est une solution au complexe d’Œdipe et qu’il permet donc de consolider avec succès la masculinité et la féminité : Toutefois le sur-moi n’est pas simplement un résidu des premiers choix d’objet du ça, mais il a aussi la signification d’une formation réactionnelle énergique contre ceux-ci. Sa relation au moi ne s’épuise pas dans la sommation : Ainsi (comme le père) tu dois être, elle englobe aussi l’interdit : Ainsi (comme le père) tu n’as pas le droit d’être, c’est-à-dire tu n’as pas le droit de faire tout ce qu’il fait ; bien des choses lui restent réservées (p. 277-278). L’idéal du moi fonctionne donc comme une instance de sanction et de tabou intérieure qui, selon Freud, tend à consolider l’identité de genre à travers la re-canalisation adéquate du désir et sa sublimation. L’intériorisation du ou de la parent·e comme objet d’amour souffre d’une nécessaire inversion de sens. Le ou la parent·e n’est pas seulement prohibé·e en tant qu’objet d’amour, mais il ou elle est intériorisé·e comme un objet d’amour qui interdit ou retient à son tour. La fonction prohibitive de l’idéal du moi tend donc à inhiber, ou même à refouler l’expression du désir pour ce·tte parent·e, mais elle fonde aussi un « espace » intérieur dans lequel cet amour peut être préservé. Parce que la solution au dilemme œdipien peut être soit « positive », soit « négative », la prohibition pesant sur le ou la parent·e du sexe opposé peut conduire soit à une identification avec le sexe du ou de la parent·e perdu·e, soit à un refus de cette identification et, par conséquent, à un détournement du désir hétérosexuel. Compris comme un ensemble de sanctions et de tabous, l’idéal du moi régule et détermine l’identification masculine et féminine. Parce que les identifications se substituent à des relations d’objet et que les identifications résultent de la perte, l’identification de genre est une sorte de mélancolie dans laquelle le sexe de l’objet prohibé est intériorisé comme une prohibition. Cette prohibition sanctionne et régule différentes identités genrées et la loi du désir hétérosexuel. La résolution du complexe d’Œdipe affecte l’identification de genre, non seulement à travers le tabou de l’inceste, mais, avant cela, à travers le tabou de l’homosexualité. Résultat, on s’identifie avec l’objet d’amour du même sexe, intériorisant de ce fait à la fois le but et l’objet de l’investissement homosexuel. Les identifications qui suivent la mélancolie sont des façons de préserver des relations d’objet non résolues et, dans le cas de l’identification de genre avec des personnes de même sexe, les relations d’objet non résolues sont invariablement homosexuelles. En réalité,

plus l’affinité de genre est restreinte et stable, moins la perte originelle est résolue, si bien que les frontières rigides du genre tendent inévitablement à cacher la perte d’un amour originel qui, pour n’être pas reconnue, ne peut pas être résolue. Mais il est clair que toutes les identifications de genre ne dépendent pas de l’efficacité réelle du tabou de l’homosexualité. Si les prédispositions masculines et féminines résultent de l’intériorisation effective de ce tabou, et si la réponse mélancolique à la perte de l’objet de même sexe est d’incorporer et, même, de devenir cet objet à travers la construction de l’idéal du moi, alors l’identité de genre apparaît avant tout comme intériorisation d’une prohibition qui s’avère formatrice de l’identité. Plus encore, cette identité est construite et maintenue par l’application de ce tabou, non seulement dans la stylisation du corps en accord avec les deux catégories de sexe, mais aussi dans la production et la « prédisposition » du désir sexuel. Le langage de la prédisposition passe d’une forme verbale (être prédisposé·e) à une forme nominale, sur quoi il se fige (avoir des prédispositions) ; le langage des « prédispositions » en arrive donc à un faux fondationnalisme, les résultats de l’affectivité étant formés ou « fixés » par les effets de la prohibition. En conséquence, les prédispositions ne sont pas les faits sexuels primaires de la psyché, mais les effets secondaires produits par une loi imposée par la culture et par les actes complices et transformateurs de l’idéal du moi. Dans la mélancolie, l’objet aimé est perdu de différentes manières : la séparation, la mort ou la rupture d’un lien affectif. Cependant, dans la situation œdipienne, la perte est dictée par une prohibition assortie d’un ensemble de punitions. Il faut alors comprendre que la mélancolie de l’identification de genre, qui « répond » au dilemme œdipien, est l’intériorisation d’une directive morale intérieure qui tient sa structure et son énergie d’un tabou appliqué du dehors. Freud ne soutient pas explicitement cet argument, mais le tabou de l’homosexualité semble devoir précéder le tabou hétérosexuel de l’inceste ; le tabou de l’homosexualité crée en fait les « prédispositions » hétérosexuelles sans lesquelles le conflit œdipien n’est pas possible. Le jeune garçon et la jeune fille, qui entrent dans le drame œdipien avec des buts hétérosexuels incestueux, ont déjà été soumis aux prohibitions qui les « prédisposent » à des directions sexuelles différentes. Par conséquent, les prédispositions que Freud suppose être des faits primaires ou constitutifs de la vie sexuelle sont les effets d’une loi qui, intériorisée, produit et régule des identités de genre distinctes et l’hétérosexualité. Loin d’être fondatrices, ces prédispositions résultent d’un processus visant à effacer les traces de sa propre généalogie. En d’autres termes, les « prédispositions » sont les traces d’une histoire des prohibitions sexuelles appliquées, une histoire non dite que les prohibitions cherchent à rendre indicibles. Raconter le processus d’acquisition du genre en commençant par postuler des prédispositions masque en effet le point de départ narratif révélant que ce récit est une tactique d’auto-expansion, déployée par la prohibition ellemême. Dans le discours psychanalytique, les prédispositions sont exercées, fixées et consolidées par une prohibition qui, plus tard et au nom de la culture, vient réprimer le trouble semé par un investissement homosexuel non contenu. Si l’on se place du point de vue qui prend la loi prohibitive pour le moment fondateur du récit, on peut dire que la loi produit la sexualité sous la forme de « prédispositions » tout en donnant plus tard la fausse impression de transformer ces prédispositions prétendument « naturelles » en structures culturellement acceptables de la parenté exogamique. Pour cacher la généalogie de la loi produisant le phénomène qu’elle ne fait, dira-t-elle finalement, que canaliser ou refouler, la loi exerce une troisième fonction : s’instaurant elle-même comme principe de continuité logique dans un récit fait de rapports de causalité prenant les faits psychiques comme point de départ, cette configuration de la loi forclôt la possibilité de faire une généalogie plus fondamentale des origines culturelles de la sexualité et des relations de pouvoir. Que signifie précisément inverser le sens de la causalité dans le récit de Freud et penser les prédispositions primaires comme des effets de la loi ? Dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité, Foucault critique l’hypothèse répressive, parce qu’elle présuppose un désir originel (non le « désir » au sens lacanien, mais la jouissance 45) qui maintient l’intégrité ontologique et la précédence chronologique sur la loi répressive 46. Si l’on en croit Foucault, cette loi réduit par la suite au silence ou transforme ce désir en une forme ou une expression (déplacement) secondaire et nécessairement insatisfaisante. Foucault considère que le désir, conçu à la fois comme originel et refoulé, est l’effet même de la loi assujettissante. Par conséquent, la loi produit le leurre du désir refoulé pour rationaliser ses propres stratégies d’autoexpansion. Au lieu de penser que la loi juridique exerce une fonction répressive, il faudrait plutôt la reconsidérer, dans ce cas précis et plus généralement, comme une pratique discursive productive ou créatrice — discursive en ce qu’elle produit la fiction linguistique du désir refoulé pour maintenir sa propre position en tant qu’instrument téléologique. Ledit désir en vient à signifier le « refoulé » dans la mesure où la loi constitue le cadre de sa mise en contexte ; en réalité, la loi intensifie et fortifie le « désir refoulé » en tant que tel, fait circuler le terme et, de fait, creuse l’espace discursif pour l’expérience consciente et élaborée par le langage qui répond au nom de « désir refoulé ». Le tabou de l’inceste, et implicitement de l’homosexualité, est une injonction répressive présupposant un désir originel présent dans l’idée de « prédispositions », qui subit un refoulement d’une tendance libidinale originellement homosexuelle et produit le désir hétérosexuel comme effet secondaire. La structure de ce méta-discours du développement infantile présente les prédispositions sexuelles comme si elles étaient des pulsions prédiscursives, premières dans le temps et ontologiquement distinctes, ayant un but, et donc un sens, avant d’émerger dans le langage et la culture. L’entrée même dans le champ culturel détourne ce

désir de sa signification première, avec pour conséquence que le désir dans la culture est, de toute nécessité, une série de déplacements. La loi répressive produit donc en effet l’hétérosexualité et n’agit pas seulement comme un code négatif ou un mode d’exclusion, mais comme une sanction ou, mieux, comme une loi du discours, distinguant le discutable de l’indiscutable (délimitant et construisant le domaine de l’indiscutable), le légitime de l’illégitime.

Complexité du genre et limites de l’identification Les analyses que nous venons de voir, celles de Lacan, de Riviere et de Freud dans Le Moi et le ça, nous offrent des versions concurrentes de la manière dont fonctionnent les identifications de genre — des versions qui incitent même à se demander si ces identifications « marchent » vraiment. Peut-on expliquer la complexité du genre et ses dissonances à partir de la multiplication et de la convergence d’une variété d’identifications culturellement dissonantes ? Ou toute identification estelle construite sur l’exclusion d’une sexualité qui met ces identifications en question ? Dans le premier cas, les identifications multiples peuvent donner une configuration non hiérarchique faite de chassés-croisés mettant en question la primauté de toute attribution d’un genre univoque. Dans le cadre théorique lacanien, l’identification se comprend strictement à partir de la disjonction entre « avoir » ou « être » le Phallus, avec pour conséquence que le tiers exclu ne cesse de hanter et de déstabiliser la présentation cohérente de chacun d’eux. Le tiers exclu, c’est une sexualité exclue qui conteste les prétentions auto-fondatrices du sujet, ainsi que ses prétentions à connaître la source et l’objet de son désir. Le plus souvent, les chercheuses féministes qui se sont intéressées à la problématique psychanalytique de l’identification ont mis l’accent sur la question de l’identification maternelle et elles ont cherché à élaborer une position épistémologique féministe à partir de cette identification maternelle et/ou d’un discours maternel élaboré du point de vue de cette identification et de ses difficultés. Ce travail a été, pour une grande part extrêmement important et a eu une influence incontestable, mais il a fini par occuper une position hégémonique dans la théorie féministe standard. Plus encore, il tend à renforcer le cadre précisément binaire, hétérosexiste, qui découpe les genres en masculin et féminin et empêche de décrire convenablement les formes de convergences subversives et parodiques caractérisant les cultures gaies et lesbiennes. Pour tenter de se familiariser un peu avec ce discours maternaliste, on examinera au chapitre suivant la manière dont Julia Kristeva décrit le sémiotique comme une subversion maternelle du Symbolique. Quelles stratégies critiques et quelles sources de subversion peut-on retirer des discours psychanalytiques considérés jusqu’ici ? Recourir à l’inconscient comme une source de subversion n’a, semble-t-il, de sens que si l’on voit dans la loi paternelle un déterminisme rigide et universel faisant de l’« identité » une affaire fantasmatique et réglée à l’avance. Même si nous acceptons le contenu fantasmatique de la loi, il n’y a aucune raison de supposer que cette loi, qui fixe les termes de ce fantasme, n’est pas soumise à la variabilité ou à l’historicité. À l’opposé de la Loi du Symbolique fondatrice qui fixe l’identité à l’avance, nous pourrions reconsidérer l’histoire des identifications constitutives sans présupposer de loi fixe ou fondatrice. L’« universalité » de la loi paternelle est parfois contestée parmi les anthropologues, mais il semble important de saisir que le sens que prend la loi dans un contexte historique donné est moins univoque et son efficacité moins infaillible que le discours lacanien ne semble l’admettre. Il devrait être possible de schématiser les façons dont une constellation d’identifications se conforme ou non aux normes relatives à l’intégrité du genre imposées par la culture. Les identifications constitutives d’un récit autobiographique sont toujours partiellement fabriquées par la narration. Lacan considère que nous ne pouvons jamais raconter l’histoire de nos origines, précisément parce que le langage barre l’accès du sujet parlant aux origines libidinales refoulées de son discours ; cependant, le moment fondateur où la loi paternelle institue le sujet semble fonctionner comme une méta-histoire que nous pouvons — voire devrions — raconter, même si les moments fondateurs du sujet, l’institution de la loi, précèdent autant le sujet parlant que l’inconscient lui-même. Il est une autre perspective sur la question de l’identification qui émerge de la théorie psychanalytique et qui suggère que les identifications, multiples et coexistantes, produisent des conflits, des convergences et des dissonances novateurs à l’intérieur des configurations de genre contestant la fixité des positions masculines et féminines par rapport à la loi paternelle. En fait, la possibilité d’identifications multiples (qui ne se réduisent pas en dernière instance aux identifications primaires ou fondatrices attachées aux positions masculines et féminines) fait apparaître que la Loi n’a rien de déterministe et que « la » loi pourrait même ne pas s’énoncer au singulier. Le débat mené jusqu’à présent sur le sens ou les possibilités subversives des identifications n’a pas vraiment permis de déterminer où chercher exactement ces identifications. L’espace psychique intérieur dans lequel les identifications sont apparemment préservées n’a de sens que si nous pouvons comprendre cet espace intérieur comme un espace fantasmé, mais servant une autre fonction psychique. Rejoignant Nicolas Abraham et Maria Torok, semble-t-il, sur ce point, le psychanalyste Roy Schafer suggère que l’« incorporation » est un fantasme et non un processus ; l’espace intérieur dans lequel est pris un objet est imaginé, et il l’est dans un langage qui peut faire apparaître et réifier de tels espaces 47. Si les identifications auxquelles se prête la mélancolie sont « incorporées », la question reste alors entière : où se

trouve cet espace d’incorporation ? Si ce n’est pas littéralement dans le corps, peut-être se trouve-t-il sur le corps en tant que surface de signification si bien qu’il faudrait comprendre le corps lui-même comme un espace incorporé. Abraham et Torok ont avancé que l’introjection 48 était un processus utile au travail de deuil (dans lequel l’objet n’est pas seulement perdu, mais reconnu comme tel 49). L’incorporation, quant à elle, relève plus proprement de la mélancolie, cet état de deuil qui accompagne une perte désavouée ou en suspens et dans lequel l’objet perdu est, d’une façon ou d’une autre, magiquement maintenu « en corps ». Abraham et Torok suggèrent que l’introjection de la perte caractéristique du deuil établit un espace vide, rendu littéral par la bouche vide qui devient la condition de la parole et de la signification. On arrive à déplacer la libido de l’objet perdu à travers la formation de mots qui signifient cet objet tout en le déplaçant ; ce déplacement de l’objet initial est une activité essentiellement métaphorique dans laquelle les mots « disent » l’absence et la dépassent. On considère que l’introjection est le travail de deuil, mais que l’incorporation, qui dénote une résolution magique de la perte, caractérise la mélancolie. Alors que l’introjection fonde la possibilité de la signification métaphorique, l’incorporation est anti-métaphorique précisément parce qu’elle préserve la perte comme innommable ; en d’autres termes, l’incorporation n’est pas l’incapacité à nommer ou à admettre la perte, mais elle érode les conditions de la signification métaphorique elle-même. Comme dans la perspective lacanienne, la répudiation du corps maternel est, pour Abraham et Torok, la condition de la signification à l’intérieur du Symbolique. Il et elle soutiennent de plus que ce refoulement primaire fonde la possibilité de l’individuation et de la parole signifiante, la parole étant nécessairement métaphorique au sens où le référent, l’objet du désir, est un déplacement continu. En fait, on considère que la perte du corps maternel comme objet d’amour établit l’espace vide d’où naissent les mots. Mais le refus de cette perte — la mélancolie — résulte dans l’incapacité de la déplacer en la mettant en mots ; en réalité, la place du corps maternel est établie dans le corps, « ensevelie », pour reprendre leur expression, et on lui donne là une résidence permanente comme à une partie morte et inerte du corps ou comme à une partie habitée ou possédée par toutes sortes de fantasmes. Lorsque nous considérons l’identité de genre comme une structure mélancolique, nous devrions parler de la manière dont se fait l’identification en termes d’« incorporation ». En réalité, selon le schéma esquissé plus haut, l’identité de genre serait établie par un refus de la perte qui s’ensevelit dans le corps et qui détermine, en effet, le corps vivant par opposition au corps mort. En tant qu’activité anti-métaphorique, l’incorporation traduit littéralement la perte sur ou dans le corps et se présente ainsi comme un fait corporel, le moyen par lequel le corps vient à arborer un sexe comme sa vérité littérale. La localisation et/ou la prohibition des plaisirs et des désir dans certaines zones « érogènes » est précisément cette sorte de mélancolie qui fait les différences de genre en se répandant à la surface du corps. La perte de l’objet de plaisir est résolue à travers l’incorporation de ce même plaisir ; résultat, ce plaisir est à la fois déterminé et prohibé par les effets obligatoires de la loi qui fait les différences de genre. Le tabou de l’inceste est, bien sûr, plus inclusif que le tabou de l’homosexualité mais, dans le cas du tabou hétérosexuel de l’inceste par lequel l’identité hétérosexuelle est établie, la perte fait explicitement l’objet d’un deuil. En revanche, dans le cas de la prohibition de l’inceste homosexuel par lequel l’identité hétérosexuelle est établie, la perte est soutenue à travers la structure mélancolique. La perte de l’objet hétérosexuel, nous dit Freud, provoque le déplacement de cet objet, mais non celui du but hétérosexuel ; par contraste, la perte de l’objet homosexuel réclame la perte du but et de l’objet. Autrement dit, l’objet n’est pas seulement perdu, mais le désir pour cet objet est aussi totalement dénié : c’est ainsi que « je n’ai jamais perdu cette personne, et je n’ai jamais aimé cette personne, et je n’ai même jamais éprouvé cette sorte d’amour ». La préservation mélancolique de cet amour est d’autant mieux assurée que le déni est total. L’argument de Irigaray selon lequel les structures de la mélancolie et celles de la féminité une fois développée sont, dans le travail de Freud, très semblables porte sur le déni simultané de l’objet et du but qui constituent les « deux temps » du refoulement caractéristique d’une féminité bien développée. Pour Irigaray, c’est la reconnaissance de la castration qui inaugure, chez la jeune fille, « une “perte” échappant radicalement à toutes représentations 50». La mélancolie est donc une norme psychanalytique pour les femmes, se fondant sur leur prétendu désir d’avoir le pénis, un désir qu’elles ne sont plus, comme par hasard, en mesure d’éprouver ou de connaître. La lecture que propose Irigaray, pleine de citations moqueuses, démystifie très justement les allégations de Freud sur le développement de la sexualité et de la féminité qu’on trouve partout dans son œuvre. Comme elle le montre aussi, on peut lire la théorie de Freud de plusieurs façons qui excèdent, inversent et déplacent ses buts déclarés. Si l’on considère le refus de l’investissement homosexuel — son désir et son but —, un refus à la fois imposé par un tabou social et repris au cours des stades de développement, on peut dire qu’il produit une structure mélancolique qui enferme en effet ce but et cet objet à l’intérieur de l’espace corporel ou de la « crypte » établie par un déni de longue date. Si le déni hétérosexuel de l’homosexualité débouche sur la mélancolie et si la mélancolie opère par le biais de l’incorporation, alors l’amour homosexuel désavoué est préservé en cultivant une identité de genre définie par son contraire. En d’autres termes, l’homosexualité masculine désavouée culmine dans une masculinité accentuée ou consolidée, qui maintient le féminin dans l’impensable et l’innommable. La reconnaissance du désir

hétérosexuel conduit cependant à un déplacement qui va d’un objet primaire à un objet secondaire, précisément le genre de détachement et de rattachement libidinal que Freud estime normal et caractéristique du travail de deuil. Il est apparemment possible qu’un homosexuel pour qui le désir hétérosexuel est impensable maintienne cette hétérosexualité à travers une structure mélancolique de l’incorporation, autrement dit une identification et une incorporation de l’amour qui n’est ni reconnu ni pleuré. Mais c’est ici qu’il devient clair que le refus hétérosexuel de reconnaître l’attachement homosexuel primaire est culturellement imposé par une prohibition de l’homosexualité sans équivalent chez l’homosexuel·le mélancolique. En d’autres termes, la mélancolie hétérosexuelle est culturellement instituée et maintenue comme le prix à payer pour avoir des identités de genre stables reliées par des désirs pour le sexe opposé. Mais quel est le langage de la surface et de la profondeur qui exprime de façon adéquate cet effet incorporant de la mélancolie ? Le discours psychanalytique nous fournira des premiers éléments de réponse, mais on développera une meilleure compréhension du problème dans le chapitre suivant, lorsque nous considérerons le genre comme un accomplissement qui produit, sur un mode performatif, l’apparence de sa propre fixité intérieure. Cependant, à ce stade, on comprend déjà que soutenir que l’incorporation est un fantasme est une façon de suggérer que l’incorporation d’une identification est un fantasme de « littéralisation [literalization] ou un fantasme « littéralisant » [literalizing fantasy] 51. En vertu précisément de sa structure mélancolique, cette « littéralisation » du corps cache les traces de sa généalogie et se présente sous la catégorie de « fait naturel ». Que veut dire entretenir un fantasme « littéralisant » ? Si la différenciation de genre procède du tabou de l’inceste et du tabou de l’homosexualité qui le précède, alors « devenir » un genre est un processus qui demande beaucoup de travail pour finir naturalisé, et qui requiert une différenciation des plaisirs et des parties du corps sur la base de significations genrées. Les plaisirs se trouveraient dans le pénis, le vagin et les seins ou viennent de ces parties, mais de telles descriptions correspondent à un corps déjà construit ou naturalisé comme étant d’un certain genre. Autrement dit, certaines parties du corps deviennent des sources possibles de plaisirs précisément parce qu’elles correspondent à un idéal normatif relatif à un corps d’un certain genre. Les plaisirs sont en quelque sorte déterminés par la structure mélancolique du genre par quoi certains organes sont sourds au plaisir et d’autres éveillés. Certains plaisirs survivront et d’autres mourront le plus souvent selon qu’ils servent les pratiques légitimant la formation de l’identité dans le cadre de la matrice des normes de genre 52. Les individus transsexuels revendiquent souvent une discontinuité radicale entre les plaisirs sexuels et les parties du corps. Très souvent, la recherche du plaisir requiert d’investir par l’imagination les parties du corps — appendices ou orifices — qu’il n’est pas nécessaire de posséder en propre ; il se peut également que le plaisir requière d’imaginer toutes sortes de parties exagérément grandes ou petites. Bien sûr, le statut imaginaire du désir ne se limite pas à l’identité transsexuelle ; la nature fantasmatique du désir révèle que le corps n’en est ni le fondement ni la cause, mais qu’il en est l’occasion et l’objet. La stratégie du désir consiste en partie à transfigurer le corps désirant lui-même. En réalité, pour pouvoir désirer tout simplement, il est peut-être nécessaire de croire en un moi corporel 53 transformé qui, selon les règles genrées de l’imaginaire, pourrait remplir les exigences d’un corps capable de désirer. Cette condition imaginaire du désir excède toujours le corps physique à travers ou sur lequel il travaille. Le corps, en tant qu’il est toujours déjà un signe culturel, pose des limites aux significations imaginaires qu’il occasionne, mais il n’est jamais libre d’une construction imaginaire. Le corps fantasmé ne peut jamais être compris par rapport au corps réel ; il ne peut être compris que par rapport à un autre fantasme culturellement institué, qui revendique pour soi le statut du « littéral » et du « réel ». Les limites du « réel » sont produites dans le cadre du processus naturalisé d’hétérosexualisation des corps dans lequel les faits physiques servent de causes et les désirs reflètent les effets inexorables de cette nature physique. L’assimilation du désir au réel — c’est-à-dire la conviction que ce sont les parties du corps, le pénis « au sens littéral », le vagin « au sens littéral » qui donnent du plaisir et font naître le désir — est précisément ce genre de fantasme « littéralisant », caractéristique du syndrome de l’hétérosexualité mélancolique. L’homosexualité désavouée au fondement de l’hétérosexualité mélancolique ré-émerge comme un fait anatomique évident du sexe, le « sexe » désignant l’unité vague de l’anatomie, l’« identité naturelle » et le « désir naturel ». La perte est déniée et incorporée, et la généalogie de cette transmutation complètement oubliée et refoulée. La surface sexuée du corps émerge donc comme le signe nécessaire d’une identité et d’un désir naturels (naturalisés). La perte refusée de l’homosexualité et l’amour préservé ou enseveli dans les parties du corps lui-même, deviennent littéralement des faits prétendument anatomiques du sexe. Nous voyons ici à l’œuvre la stratégie générale de « littéralisation » comme une forme d’oubli qui, dans le cas d’une anatomie sexuelle littéralisée, « oublie » l’imaginaire et, avec lui, une homosexualité imaginable. Dans le cas de l’homme hétéro-sexuel mélancolique, il n’a jamais aimé d’autre homme, c’est un homme et il peut en chercher la preuve dans les faits empiriques. Mais la « littéralisation » de l’anatomie non seulement ne prouve rien, mais réduit aussi littéralement le plaisir à un organe célébré comme le signe même de l’identité masculine. L’amour pour le père est déplacé sur le pénis, préservé par un déni inébranlable, et le désir se concentrant désormais sur ce pénis est structuré par ce déni constant qui en définit la fonction. En réalité, la femme-objet doit être le signe non seulement qu’il n’a jamais éprouvé de désir homosexuel, mais

aussi qu’il n’a jamais pleuré cette perte. En réalité, la femme-signe doit déplacer et cacher cette histoire pré-hétérosexuelle au profit d’une histoire qui consacre une hétérosexualité fonctionnant apparemment sans interruption.

Repenser la prohibition en tant que pouvoir Bien que la critique généalogique du fondationnalisme par Foucault ait guidé la lecture que nous avons faite de Lévi-Strauss, de Freud et de la matrice hétérosexuelle, reste à comprendre plus précisément la manière dont la loi juridique de la psychanalyse — le refoulement — produit et fait proliférer les genres qu’elle cherche à contrôler. Les théoriciennes féministes ont été attirées par le discours psychanalytique sur la différence sexuelle en partie parce que les dynamiques œdipienne et pré-œdipienne semblaient offrir un moyen de tracer la construction primaire du genre. Peut-on repenser la prohibition de l’inceste qui proscrit et autorise les positions de genre, hiérarchiques et binaires, en termes de production, le pouvoir faisant fortuitement proliférer les configurations de genre ? Le tabou de l’inceste est-il soumis à la critique foucaldienne de l’hypothèse répressive ? Que deviendrait cette critique si on la reprenait d’un point de vue féministe ? Une telle critique viserait-elle à confondre les réductions binaires du sexe/genre imposées par la matrice hétéro-sexuelle ? Évidemment, c’est à Gayle Rubin, dans son essai publié en 1975, « The Traffic in Women : Notes on the “Political Economy” of Sex 54», que l’on doit la lecture féministe la plus marquante de Lévi-Strauss, de Lacan et de Freud. Dans cet essai, il n’y a aucune référence explicite à Foucault mais, de fait, Rubin prépare le terrain à une critique foucaldienne. Le fait que dans la suite de ses travaux elle reprenne Foucault pour formuler sa théorie radicale de la sexualité 55 pose rétrospectivement la question de savoir comment cet article bien connu pourrait être réécrit dans un cadre théorique foucaldien. Lorsque Foucault analyse les possibilités qu’a la loi prohibitive d’être culturellement productive, il s’inspire évidemment de la théorie de la sublimation que Freud pose dans Malaise dans la civilisation 56 et que Marcuse a réinterprétée dans Eros et civilisation 57. Freud et Marcuse identifient tous deux les effets productifs de la sublimation, soutenant l’idée que les artefacts culturels et les institutions sont des effets sublimés d’Eros. Freud considère que la sublimation de la sexualité produit un « malaise » général ; Marcuse subordonne quant à lui l’Eros au Logos à la manière de Platon et voit dans la sublimation l’expression la plus haute de l’esprit humain. En revanche, Foucault rompt radicalement avec ces théories de la sublimation lorsqu’il fait appel à une loi productive sans postuler de désir originel ; l’opération de cette loi est justifiée et consolidée par la construction d’un récit qui en trace la généalogie, tout en masquant sa propre immersion dans des relations de pouvoir. Le tabou de l’inceste ne refoulerait ainsi aucune prédisposition primaire, mais créerait en effet la distinction entre les unes qui seraient « primaires » et les autres « secondaires » pour décrire et reproduire la distinction entre hétérosexualité légitime et homosexualité illégitime. En réalité, si l’on considère avant tout que le tabou de l’inceste produit des effets, alors la prohibition, qui fonde le « sujet » et qui survit en tant que loi de son désir, devient le moyen par lequel l’identité, en particulier l’identité de genre, est formée. Soulignant combien le tabou de l’inceste opère à la fois comme une prohibition et une autorisation, Rubin écrit : Le tabou de l’inceste impose l’exogamie et l’alliance comme fins sociales aux événements biologiques du sexe et de la procréation. Le tabou de l’inceste divise l’univers du choix sexuel en deux catégories : les partenaires sexuel·le·s autorisé·e·s et ceux et celles qui sont proscrits (p. 173). C’est parce que toutes les cultures cherchent à se reproduire, et que l’identité sociale propre à chaque groupe de parenté doit être préservée, que l’exogamie est instituée, et tel est aussi le cas de l’hétérosexualité exogamique qui en est le présupposé. Par conséquent, le tabou de l’inceste ne fait pas qu’interdire l’union sexuelle entre les membres de la même lignée ; il inclut aussi un tabou de l’homosexualité. Rubin écrit à ce sujet : Le tabou de l’inceste présuppose l’existence d’un tabou en amont, moins explicite : le tabou de l’homosexualité. Un interdit contre certaines unions hétérosexuelles suppose un tabou des unions non hétérosexuelles. La division sexuelle du travail est impliquée dans les deux aspects du genre — elle en fait des aspects masculins et féminins, et aussi hétérosexuels (p. 180). Pour Rubin, la psychanalyse, tout spécialement celle de tendance lacanienne, complète la description que donne Lévi-Strauss des relations de parenté. Elle considère en particulier que le système « sexe/genre », le mécanisme culturellement régulé qui transforme les individus biologiquement mâles et femelles en des genres distincts et hiérarchisés, est à la fois imposé par des institutions culturelles (la famille, les formes résiduelles de l’« échange des femmes », l’hétérosexualité obligatoire) et inculqué par les lois qui structurent et initient le développement psychique de l’individu. Par conséquent, le complexe d’Œdipe offre un exemple de transgression du tabou culturel de l’inceste et a pour résultat une identification selon des genres distincts et, pour corollaire, une prédisposition hétérosexuelle. Dans cet essai, Rubin soutient aussi

l’idée qu’avant le processus par lequel un individu biologiquement mâle ou femelle se transforme en homme ou en femme ayant un genre, « chaque enfant porte en lui toutes les possibilités sexuelles ouvertes à l’expression humaine » (p. 189). Toute tentative de localiser et de décrire la sexualité « avant la loi » comme une bisexualité constitutionnelle ou un polymorphisme idéal et spontané doit supposer que la loi précède la sexualité. En tant que restriction à une plénitude originaire, la loi prohibe une série de possibilités sexuelles pré-punitives et en autorise d’autres. Mais, si nous appliquions la critique foucaldienne de l’hypothèse répressive au tabou de l’inceste — cette loi paradigmatique du refoulement —, on se rendrait compte que la loi produit à la fois l’hétérosexualité consacrée et l’homosexualité transgressive. Toutes deux sont, en fait, des effets, temporellement et ontologiquement postérieurs à la loi proprement dite, et l’illusion d’une sexualité avant la loi est elle-même un pur produit de cette même loi. Dans son essai, Rubin reste attachée à une distinction entre le sexe et le genre qui suppose que le « sexe » constamment refait au nom de la loi, c’est-à-dire transformé par la suite en « genre », a une réalité ontologique distincte et préexistante. Ce discours sur l’acquisition du genre requiert un certain ordonnancement temporel des événements où le narrateur ou la narratrice est supposé·e être en position de « connaître » ce qu’il y a, à la fois, avant et après la loi. Mais la narration se fait dans un langage qui, à strictement parler, vient après la loi, en conséquence de la loi, et qui procède d’un point de vue différé et rétrospectif. Si ce langage est structuré par la loi, et que la loi se concrétise, voire prend effet [enacted] dans le langage, alors non seulement la description, la narration, ne peut pas parler de ce qui se trouve hors la loi — c’est-à-dire avant la loi —, mais, plus encore, la description de cet « avant » se fera toujours au profit de l’« après ». Autrement dit, non seulement la narration prétend pouvoir accéder à un « avant » dont elle est exclue par définition (étant donné sa nature linguistique), mais la description de l’« avant » se fait aussi dans les termes de l’« après » et devient donc une atténuation de la loi elle-même là où celle-ci est absente. Si Rubin considère que le champ des possibilités sexuelles pour l’enfant est illimité avant le stade œdipien, elle ne souscrit pas pour autant à l’hypothèse d’une bisexualité constitutionnelle. En réalité, la bisexualité vient de l’éducation donnée à l’enfant, les parent·e·s des deux sexes étant présent·e·s dans le travail de soin et la répudiation de la féminité n’étant plus la condition nécessaire de l’identité de genre pour les hommes et les femmes (p. 199). Lorsque Rubin appelle à une « révolution dans la parenté », elle imagine l’éradication de l’échange des femmes dont on voit les traces non seulement dans l’institutionnalisation de l’hétérosexualité aujourd’hui, mais aussi dans les normes psychiques résiduelles (l’institutionnalisation de la psyché) qui autorisent et construisent la sexualité et l’identité de genre dans les termes de l’hétérosexualité. Voyant que le caractère obligatoire de l’hétérosexualité laisse du jeu et que des comportements et des identités bisexuelles et homosexuelles deviennent culturellement possibles, Rubin imagine l’abolition du genre lui-même (p. 204). Dans la mesure où le genre est la transformation culturelle d’une sexualité biologiquement multiple en une hétérosexualité imposée par la culture, et que l’hétérosexualité déploie des identités de genre distinctes et hiérarchisées pour atteindre son but, alors, toujours pour Rubin, l’effondrement du caractère obligatoire de l’hétérosexualité entraînerait logiquement l’effondrement du genre lui-même. Cette analyse a certaines implications intrigantes et non élucidées, telle la question de savoir si le genre peut être entièrement aboli ou non et en quel sens il est culturellement possible d’imaginer son « abolition ». L’argument de Rubin repose sur la possibilité que la loi puisse vraiment être renversée et que l’interprétation culturelle des corps différemment sexués puisse procéder, idéalement, sans référence à la distinction de genre. Il semble clair que les systèmes de l’hétérosexualité obligatoire peuvent changer, qu’ils ont en effet changé, et que l’échange des femmes, quelle que soit la forme sous laquelle il persiste, n’a pas toujours besoin de déterminer l’échange hétérosexuel ; en ce sens, Rubin reconnaît les implications misogynes du structuralisme non diachronique de Lévi-Strauss. Mais qu’est-ce qui amène Rubin à conclure que le genre est simplement une fonction de l’hétérosexualité et que, sans ce statut obligatoire, le champ des corps ne serait plus marqué par le genre ? Manifestement, elle a déjà imaginé un autre monde sexuel, assigné à un stade utopique dans le développement infantile, un « avant » la loi qui promet de ré-émerger « après » la fin ou la désintégration de cette loi. Si l’on suit les critiques foucaldiennes ou derridiennes de la possibilité de connaître ou de faire référence à un tel « avant », comment réviser ce récit sur l’acquisition du genre ? Si l’on refuse de postuler une sexualité idéale précédant le tabou de l’inceste, et si l’on refuse aussi la prémisse structuraliste relative à la permanence culturelle de ce tabou, que reste-t-il de la relation entre la sexualité et la loi pour décrire le genre ? Avons-nous besoin de recourir à un état de bonheur avant la loi pour pouvoir continuer à soutenir que les rapports actuels de genre et la production punitive des identités de genre sont oppressifs ? La critique de l’hypothèse répressive de Foucault dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité montre que : (a) la « loi » structuraliste pourrait être comprise comme une formation du pouvoir, une configuration historique singulière, et que (b) la loi pourrait être comprise comme produisant ou générant le désir qu’elle est censée réprimer. L’objet du refoulement n’est pas le désir que la loi prendrait pour cible manifeste, mais les configurations multiples du pouvoir lui-même, dont la pluralité même déplacerait l’universalité et la nécessité apparente de la loi juridique ou répressive. En d’autres termes, le désir et sa répression permettent de consolider les structures juridiques ; le désir est fabriqué et interdit comme un geste rituel symbolique par lequel le modèle juridique exerce et consolide son propre pouvoir.

Le tabou de l’inceste est la loi juridique qui prohiberait les désirs incestueux tout en construisant certaines subjectivités genrées par le mécanisme de l’identification obligatoire. Mais qu’est-ce qui garantit l’universalité ou la nécessité de cette loi ? Bien entendu, cette question a suscité un débat parmi les anthropologues, les poussant à se positionner pour ou contre l’universalité du tabou de l’inceste 58, faisant naître une autre discussion sur les implications que la prétention à l’universalité pouvait avoir pour la signification des processus sociaux 59. Prétendre qu’une loi est universelle ne revient pas à dire qu’elle opère de la même manière dans toutes les cultures ou qu’elle détermine la vie sociale de manière unilatérale. En réalité, le fait d’attribuer l’universalité à une loi peut simplement vouloir dire qu’elle opère comme un cadre dominant des rapports sociaux. Et, affirmer la présence universelle d’une loi dans la vie sociale ne revient absolument pas à dire qu’elle existe dans tous les recoins de cette vie ; de manière minimale, cela veut dire qu’elle existe et qu’elle opère quelque part dans toute vie sociale. Il ne m’incombe pas ici de montrer qu’il y a des cultures dans lesquelles le tabou de l’inceste n’opère pas en tant que tel. J’aimerais plutôt souligner la productivité de ce tabou là où il opère, et pas seulement son statut juridique. Pour le dire autrement, le tabou ne fait pas qu’interdire et dicter certaines formes à la sexualité, il produit aussi de manière fortuite une variété de désirs et d’identités de substitution, qui ne sont pas du tout déterminés à l’avance, si ce n’est en un sens comme « substituts ». Si l’on étend la critique foucaldienne au tabou de l’inceste, il devient alors possible d’historiciser le tabou et le désir originel pour la mère/le père sans tomber pour autant dans l’universalité convenue de Lacan. Le tabou pourrait se comprendre comme ce qui crée et soutient le désir pour la mère/le père, y compris le déplacement obligatoire de ce désir. L’idée d’une sexualité originelle à jamais refoulée et interdite devient donc une production de la loi fonctionnant après coup comme sa prohibition. Si la mère est le désir originel — et il se peut que ce soit vrai pour une grande part des ménages à l’ère du capitalisme avancé —, alors c’est un désir à la fois produit et prohibé en fonction de ce contexte culturel. Autrement dit, la loi qui prohibe cette union est celle-là même qui l’encourage, et il n’est plus possible de distinguer la fonction répressive de la fonction productive dans le tabou juridique de l’inceste. Évidemment, la théorie psychanalytique a toujours reconnu la fonction productive du tabou de l’inceste : c’est par elle que sont créés le désir hétérosexuel et des identités de genre distinctes. La psychanalyse a, bien sûr, aussi admis que le tabou de l’inceste ne réussissait pas toujours à produire le genre et le désir comme prévus. L’exemple du complexe d’Œdipe négatif est l’une de ces occasions où la prohibition de l’inceste est nettement plus forte envers le ou la parent·e du sexe opposé que le ou la parent·e du même sexe, et le ou la parent·e sur lequel ou laquelle la prohibition est posée devient la figure de l’identification. Mais comment re-décrire cet exemple si l’on tient compte de la dimension à la fois juridique et productive du tabou de l’inceste ? Le désir pour le ou la parent·e qui, objet tabou, devient la figure de l’identification est à la fois produit et dénié par le même mécanisme de pouvoir. Mais dans quel but ? Si le tabou de l’inceste régule la production des identités de genre distinctes, et si cette production requiert la prohibition et la consécration de l’hétéro-sexualité, alors l’homosexualité émerge comme un désir qui doit être produit pour mieux rester refoulé. En d’autres termes, pour que l’hétérosexualité reste une forme sociale vraiment distincte, il faut une conception intelligible de l’homosexualité, et il faut aussi que la prohibition de cette conception la rende culturellement inintelligible. Dans le cadre de la psychanalyse, la bisexualité et l’homosexualité sont tenues pour des prédispositions libidinales primaires, et l’hétérosexualité en est la construction laborieuse fondée sur leur refoulement progressif. Alors que cette doctrine semble contenir une possibilité subversive, la construction discursive à la fois de la bisexualité et de l’homosexualité dans la littérature psychanalytique réfute en effet sa prétention à un statut préculturel. La discussion menée plus haut autour du langage des prédispositions bisexuelles est un cas d’espèce 60. On dit souvent que la bisexualité existerait en « dehors » du Symbolique et qu’elle fonctionnerait comme un lieu de subversion ; en fait, cette bisexualité est une construction dépendant du discours qui la constitue. Car la construction d’un « dehors » se fait entièrement « dedans » ; il ne s’agit pas d’une possibilité qui irait au-delà de la culture, mais d’une réelle possibilité culturelle qui est refusée et définie comme impossible. Ce qui reste « impensable » et « indicible » dans la culture existante n’est pas nécessairement ce qui, dans cette culture, est exclu de la matrice d’intelligibilité ; c’est plutôt ce qui est poussé aux marges de cette matrice, à savoir la possibilité culturelle si redoutée de perdre toute légitimité. Ne pas avoir de reconnaissance sociale lorsqu’on est vraiment hétérosexuel·le revient à perdre l’une des identités sociales possibles et peut-être à en gagner une autre, bien moins consacrée. L’« impensable » se trouve donc en plein dans la culture ; il est seulement exclu de la culture dominante. La théorie qui présuppose que la bisexualité ou l’homosexualité vient « avant » la culture et qui voit dans cette « antériorité » une ressource de subversion pré-discursive, interdit effectivement de l’intérieur de la culture cette subversion qu’elle défend et dont elle se défend non sans ambivalence. Comme je le montrerai dans le cas de Kristeva, la subversion devient ainsi un geste futile, envisagé uniquement sur un mode esthétique déréalisé, impossible à traduire dans d’autres pratiques culturelles. En ce qui concerne le tabou de l’inceste, Lacan considère que le désir (par opposition au besoin) est institué par cette loi. L’institutionnalisation du désir et de son insatisfaction — conséquence inévitable du refoulement du plaisir originel et du besoin lié au corps maternel — est la condition nécessaire à toute existence « intelligible » au sein du Symbolique. Cette jouissance qui hante le désir comme ce qui reste inatteignable est la mémoire irrécouvrable du plaisir d’avant la loi. Pour Lacan, il est clair que ce plaisir d’avant la loi n’est que fantasmé, qu’il revient dans les fantasmes infinis du désir. Mais dans quel sens le

fantasme, lui-même interdit de retrouver littéralement un plaisir originel, constitue-t-il un fantasme d’« originalité » qui peut ou non correspondre à un état libidinal littéral ? Dans quelle mesure le cadre théorique lacanien nous permet-il vraiment de trancher une telle question ? Un déplacement ou une substitution ne peut se comprendre comme tel qu’en référence à un original, lequel, en l’occurrence, est irrécouvrable et inconnaissable. Cette origine hypothétique est toujours posée d’un point de vue rétrospectif à partir duquel elle prend la marque distinctive d’un idéal. La consécration de cet « au-delà » avec ses plaisirs est instituée par l’invocation d’un ordre symbolique fondamentalement inaltérable 61. En fait, il convient de lire le drame du Symbolique, du désir, de l’institution de la différence sexuelle comme une économie de la signification auto-suffisante qui exerce son pouvoir en délimitant ce qui peut ou ne peut pas être pensé dans le cadre de l’intelligibilité culturelle. Faire recours à la distinction entre ce qui existe « avant » et « dans » la culture est une façon de forclore immédiatement les possibilités culturelles. L’« ordre des apparences », la temporalité qui fonde la narration, tout en contestant la cohérence narrative par un clivage dans le sujet et la fêlure 62 dans le désir, redonne une cohérence au niveau de l’exposé temporel. Résultat, cette stratégie narrative, tournant autour de la distinction entre une origine impossible à recouvrer et un présent toujours changeant, fait que tout effort pour recouvrer cette origine au nom de la subversion arrive inévitablement trop tard.

1. Au semestre où j’écris ce chapitre, j’enseigne « La Colonie pénitentiaire » de Kafka où il décrit un instrument de torture qui suggère une analogie intéressante pour le champ contemporain du pouvoir et en particulier celui du pouvoir masculiniste. Le récit ne cesse d’hésiter dans sa tentative de raconter l’histoire de cet instrument comme s’il appartenait à une tradition. On ne peut remonter aux origines, et la carte qui permettrait de le faire est devenue illisible avec le temps. On ne peut encore expliquer la chose qu’à des personnes qui ne parlent pas la même langue et n’ont pas de quoi traduire. Évidemment, on ne parvient pas vraiment à imaginer la machine elle-même ; on voit mal comment ses parties formeraient un tout, si bien que les lecteurs et lectrices sont obligé·e·s de se l’imaginer en pièces détachées sans faire appel à une notion idéale d’unité. On peut le lire comme une mise en acte [enactment] littéraire de la disparition du « pouvoir » selon Foucault, un pouvoir devenu si diffus qu’il n’existe plus comme une totalité qui fasse système. Derrida s’interroge sur l’autorité problématique d’une telle loi dans le contexte de « Devant la Loi » de Kafka (J. DERRIDA, « Before the Law », in Alan Udoff (éd), Kafka and the Contemporary Critical Performance : Centenary Readings, Indiana University Press, Bloomington, 1987). Il insiste sur le caractère absolument injustifiable de cette répression par une mise en récit qui récapitule les temps d’avant la loi. Il faut souligner, à notre tour, combien il reste impossible de formuler une critique de cette loi en invoquant un temps avant la loi. 2. Voir Carol P. MACCORMACK, Marilyn STRATHERN (éds), Nature, Culture and Gender, Cambridge University Press, New York, 1980. 3. On trouvera une discussion plus détaillée de ce genre de questions chez Donna J. HARAWAY, « Gender for a Marxist Dictionary : the Sexual Politics of a Word », in Simians, Cyborgs, and Women : the Reinvention of Nature, Routledge, New York, 1991. 4. Gayle RUBIN analyse ce processus en profondeur dans « The Traffic in Women : Notes on the “Political Economy” of Sex », (1975), traduction française par Nicole-Claude Mathieu sous le titre « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et système de sexe/genre », Cahiers du Cedref, 7, 1998. Son article deviendra central à ma discussion plus loin dans ce chapitre. Elle recourt à la notion de fiancée-comme-don de Mauss dans son Essai sur le don pour montrer comment les femmes en tant qu’objets d’échange consolident et définissent le lien social entre les hommes. 5. Voir Claude LÉVI-STRAUSS, « Les principes de la parenté », in Les Structures élémentaires de la parenté, Mouton & Co et MSH, Paris & La Haye, 1967 [1947], p. 548-570, p. 569. 6. Clifford GEERTZ, Local Knowledge : Further Essays in Interpretive Anthroplogy, Basic Books, New York, 1983, trad. fr. Savoir local, savoir global, PUF, Paris, 1986. (N.d.T.) 7. Voir Jacques DERRIDA, « Structure, Sign, and Play », in Richard MACKSEY et Eugene DONATO (éds), The Structuralist Controversy, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1964 ; « Linguistique et grammatologie », in De la grammatologie, Minuit, Paris, 1967, p. 42-108 ; « Différance », in Margins of Philosophy, trad. Alan BASS, University of Chicago Press, Chicago, 1982. 8. En français dans le texte ici et infra. (N.d.T.) 9. Voir C. LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 550: «L’échange — et par conséquent la règle de l’exogamie qui l’exprime — a, par lui-même, une valeur sociale, il fournit le moyen de lier les hommes entre eux. » 10. Luce IRIGARAY, Speculum de l’autre femme, p. 120-128. Butler renvoie ici à une section consacrée à « L’hom(m)osexualité féminine » [nous soulignons], mais sa discussion tourne autour du « règne de l’hom(m)osexualité masculine » [nous soulignons] qui « se joue à travers les corps des femmes », comme le dit Irigaray dans Ce sexe qui n’en est pas un (p. 168 ; cf. p. 167-169). (N.d.T.) 11. On pourrait considérer l’analyse littéraire que propose Eve Sedgwick dans Between Men : English Literature and Homosocial Desire (Columbia University Press, New York, 1985) à la lumière de la description que fait LéviStrauss des structures de réciprocité dans la parenté. Sedgwick montre de manière convaincante comment l’attention flatteuse que l’on accorde aux femmes dans la poésie romantique est à la fois un détournement et une élaboration du désir homosocial masculin. Les femmes sont des « objets d’échange » poétique dans le sens où elles médiatisent le rapport entre le désir d’hommes pour des hommes, un désir qui ne peut être ouvertement reconnu, et le prétendu objet de discours.

12. C. LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 550. 13. Ibid., p. 569. 14. Luce IRIGARAY, Sexes et parentés, Minuit, Paris, 1987. 15. C. LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 563. Manifestement, Lévi-Strauss passe à côté de la possibilité d’analyser le tabou de l’inceste à la fois comme un fantasme et une pratique sociale, l’un n’excluant pas du tout l’autre. 16. Ibid., p. 563. 17. En français dans le texte ici et infra. (N.d.T.) 18. Être le Phallus, c’est « incarner » le Phallus comme zone de pénétration, mais c’est aussi faire la promesse d’un retour à la jouissance qui précède l’individuation et caractérise la relation indifférenciée à la mère. 19. Je consacre un chapitre à la manière dont Lacan se réapproprie la dialectique hégélienne de l’esclave et du maître, intitulé « Lacan : The Opacity of Desire », dans mon livre Subjects of Desire : Hegelian Reflections in Twentieth-Century France, Columbia University Press, New York, 1999 [1987]. 20. Freud considérait que l’accomplissement de la féminité exigeait une répression en deux temps : la « fille » doit non seulement faire passer son attachement libidinal de la mère au père, mais encore reporter le désir pour le père sur un objet plus acceptable. Pour un exposé qui donne un statut presque mythique à la théorie de Lacan, voir Sarah KOFMAN, L’Énigme de la femme : la femme dans les textes de Freud, Galilée, Paris, 1980, p. 172-176. 21. Jacques LACAN, « La signification du phallus », in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 685-695, p. 694. Les références à cet ouvrage feront ci-après l’objet d’un appel dans le texte. 22. Luce IRIGARAY, Ce sexe qui n’en est pas un, Minuit, Paris, 1977, p. 131. 23. La littérature féministe sur la mascarade est des plus vaste ; je me contente ici d’analyser la mascarade en relation avec la question de l’expression et de la performativité. Autrement dit, il s’agit de savoir si la mascarade dissimule une féminité que l’on pourrait tenir pour véritable ou authentique, ou si la mascarade est le moyen par lequel la féminité et les luttes autour de son « authenticité » se font. Pour une discussion plus détaillée des différentes manières dont les féministes ont repris la question de la mascarade, voir Mary Ann DOANE, The Desire to Desire : The Woman’s Film of the 1940’s, Indiana University Press, Bloomington, 1987 ; « Film and Masquerade : Theorizing the Female Spectator », Screen, vol. 23, nº 3-4, septembre-octobre 1982, p. 74-87 ; « Woman’s Stake : Filming the Female Body », October, vol. 17, été 1981. Gayatri Spivak fait une lecture particulièrement stimulante de la femme-comme-mascarade qui s’inspire de Nietzsche et de Derrida dans un article intitulé « Displacement and the Discourse of Woman », in Mark KRUPNICK (éd.), Displacement : Derrida and After, Indiana University Press, Bloomington, 1983. Voir aussi Mary RUSSO, « Female Grotesques : Carnival and Theory » (Working paper, Center for Twentieth-Century Studies, University of Wisconsin-Milwaukee, 1985). 24. Joan RIVIERE, « Womanliness as Masquerade », in Victor BURGIN, James DONALD, Cora KAPLAN (éds), Formations of Fantasy, Methuen, Londres, 1986, p. 35-44. L’article a d’abord été publié dans The International Journal of Psychoanalysis, vol. 10, 1929. Les références à cet ouvrage feront ci-après l’objet d’un appel dans le texte. Voir aussi le très bon article de Stephen Heath qui suit celui de Riviere dans le même ouvrage, « Joan Riviere and the Masquerade » (p. 45-61). 25. Dans la section suivante de ce chapitre, « Freud et la mélancolie du genre », j’essaie de comprendre la signification principale de la mélancolie comme la conséquence d’un chagrin désavouée appliquée au tabou de l’inceste qui fonde les positions sexuelles et le genre en instituant des formes de pertes désavouées. 26. Relevons que la discussion de Lacan sur la lesbienne va de pair avec celle qui porte sur la frigidité dans le même texte, comme pour suggérer par métonymie que le lesbianisme serait le déni de la sexualité. Une lecture plus poussée de la manière dont le « déni » opère dans ce texte s’impose clairement. 27. Pour une réfutation actuelle de ces inférences triviales, voir Esther NEWTON et Shirley WALTON, « The Misunderstanding : Toward a More Precise Sexual Vocabulary », in Carole S. VANCE, Pleasure and Danger (éd.), Routledge, Boston, 1984, p. 242-250. Newton et Walton introduisent une distinction entre les identités érotiques, les rôles érotiques et les actes érotiques ; elles montrent aussi combien les styles de désir et les styles de genre peuvent n’avoir rien à voir les uns avec les autres, si bien qu’il est impossible d’inférer directement les préférences érotiques à partir d’une identité érotique telle qu’elle se donne à voir dans des contextes sociaux. Bien que je trouve leur analyse utile (et courageuse), je me demande si de telles catégories ne sont pas elles-mêmes spécifiques à des contextes discursifs et si cette façon de mettre la sexualité en « pièces » détachées n’a de sens que si on l’envisage comme une contre-stratégie pour réfuter l’assimilation réductrice de ces termes. 28. La notion d’« orientation » sexuelle a été intelligemment mise en cause par bell hooks in Feminist Theory : From Margin to Center, South End Press, Boston, 1984. Il s’agit selon elle d’une réification qui laisse faussement entendre que l’on serait attiré·e par tou·te·s les membres du sexe désigné comme objet de désir. Bien qu’elle récuse le terme, parce qu’il met en cause l’autonomie de la personne décrite, j’aimerais souligner, pour ma part, que les « orientations » sont elles-mêmes rarement, pour ne pas dire jamais, fixes. Il est évident qu’elles peuvent changer avec le temps et qu’elle sont ouvertes à des reformulations culturelles guère univoques. 29. Stephen HEATH, « Joan Riviere and the Masquerade », art. cit. 30. Stephen Heath fait remarquer que la situation à laquelle Riviere se trouve confrontée en tant que femme intellectuelle qui lutte pour se faire reconnaître par l’establishment psychanalytique suggère de forts parallèles, voire une totale identification, avec la personne en analyse qu’elle décrit dans son article. 31. Jacques Lacan, « La signification du phallus », Écrits II, Paris, Seuil, 1971, p. 114. 32. Jacqueline ROSE, « Introduction-II » in Juliet MITCHELL et Jacqueline ROSE (éds), Feminine Sexuality. Jacques Lacan and the école freudienne ; trad. par Jacqueline ROSE, Norton, New York et Londres, p. 27-58, p. 44. 33. Jacques Lacan, Séminaire XX, p. 33. 34. Jacqueline ROSE, « Introduction-II », op. cit., p. 55. 35. Rose critique le travail de Moustapha Safouan surtout parce qu’il ne parvient pas à comprendre l’incommensurabilité du symbolique et du réel. Voir L. SAFOUAN, La Sexualité féminine dans la doctrine freudienne,

Seuil, Paris, 1976. Je remercie Elizabeth Weed pour avoir bien voulu discuter avec moi de la pulsion antidéveloppementale chez Lacan. 36. En français dans le texte. (N.d.T.) 37. Voir Friedrich NIETZSCHE, « Première dissertation » in La Généalogie de la morale, pour son analyse de la morale des esclaves. Ici, comme ailleurs dans son œuvre, Nietzsche soutient l’idée que Dieu est créé par la volonté de puissance comme un acte de dénigrement de soi et qu’il est possible de recouvrer la volonté de puissance à partir de l’assujettissement que l’on s’est soimême construit en revendiquant les mêmes pouvoirs créateurs que ceux qui ont créé l’idée de Dieu et, paradoxalement, l’idée d’une impuissance humaine. 38. Luce IRIGARAY, Speculum de l’autre femme, op. cit., p. 78-87. 39. In Julia KRISTEVA, Polylogue, Seuil, Paris, 1977, p. 409-435 [première publication, in Peinture, nº 10-11, décembre 1975. (N.d.T.)] 40. Voir Julia KRISTEVA, in Leon ROUDIEZ (éd.), Desire in Language : A Semiotic Approach to Literature and Art, Columbia University Press, New York, 1980 ; Soleil noir : dépression et mélancolie, Gallimard, Paris, 1987. La lecture que fait Kristeva de la mélancolie dans ce dernier ouvrage se fonde en partie sur les écrits de Mélanie Klein. La mélancolie est la pulsion matricide retournée contre le sujet féminin et a donc à voir avec le problème du masochisme. Dans ce texte, Kristeva semble accepter la notion d’agression primaire et différencier les sexes selon l’objet primaire d’agression et la manière dont ils refusent de commettre les meurtres qu’ils ont profondément envie de commettre. La position masculine est donc comprise comme une forme de sadisme dirigé vers l’extérieur, alors que la position féminine est une forme de masochisme dirigé vers l’intérieur. Pour Kristeva, la mélancolie est une « tristesse voluptueuse » qui semble liée à la production sublimée de l’art. La forme la plus haute de cette sublimation semble se concentrer sur la souffrance qui est son origine. En conséquence, Kristeva clôt le livre, de manière abrupte et un peu polémique, en célébrant les grandes œuvres du modernisme qui manifestent la structure tragique de l’action humaine, tout en condamnant les efforts postmodernes pour déclarer, plutôt que souffrir, les fragmentations actuelles de la psyché. Pour une discussion du rôle de la mélancolie dans « Maternité selon Giovanni Bellini », voir chapitre 3 de ce livre, première section, « Julia Kristeva et sa politique du corps ». 41. Voir S. FREUD, « Le moi et le sur-moi (idéal du moi)», in Le Moi et le ça (publié pour la première fois en 1923 ; cf. Œuvres complètes. Psychanalyse [OCF. P], vol. XVI, 1921-1923, PUF, Paris, 1991, p. 255-282, p. 272-282) pour sa discussion du travail de deuil, de la mélancolie et de leur relation au moi et à la formation du caractère ainsi que sa discussion des autres formes de résolution du complexe d’Œdipe/du conflit œdipien. Je remercie Paul Schwaber de m’avoir suggéré ce chapitre. Les citations de « Deuil et mélancolie » [rédigé en 1915 ; publié pour la première fois en 1917] sont tirées de Freud, OCF. P, XIII, op. cit., p. 261-280, et feront ci-après l’objet d’un appel dans le texte. 42. Pour une discussion intéressante de l’« identification », voir l’article de Richard WOLLHEIM, « Identification and Imagination : The Inner Structure of a Psychic Mechanism », in Richard WOLLHEIM (éd.), Freud : A Collection of Critical Essays, Anchor Press, Garden City, 1974, p. 172-195. 43. Nicolas Abraham et Maria Torok désapprouvent l’assimilation du travail de deuil et de la mélancolie. Voir note 49 infra. 44. Pour une théorie psychanalytique qui plaide en faveur d’une distinction entre le surmoi comme mécanisme punitif et l’idéal du moi (comme une idéalisation qui nourrit un désir narcissique), une distinction que Freud ne fait certainement pas dans Le Moi et le ça, on voudra bien consulter Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, L’Idéal du moi : essai psychanalytique sur la « maladie d’idéalité », Tchou, Paris, 1975. Son texte s’appuie sur un modèle naïf du développement de la sexualité qui dénigre l’homosexualité et attaque fréquemment le féminisme et Lacan. 45. En français dans le texte. (N.d.T.) 46. Voir M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité, vol. I, op. cit., p. 108. 47. Roy SCHAFER, A New Language for Psychoanalysis, Yale University Press, New Haven, 1976, p. 162. Avant cela, Schafer avait fait des distinctions qui étaient également intéressantes entre différentes formes d’intériorisation — l’introjection, l’incorporation, l’identification — cf. Roy SCHAFER, Aspects of Internalization, International University Press, New York, 1968. Pour une histoire psychanalytique des termes « intériorisation » et « identification », voir W.W. MEISSNER, Internalization in Psychoanalysis, International University Press, New York, 1968. 48. Terme introduit par Sandor Ferenczi et « forgé par symétrie avec le terme de projection ». « L’introjection est proche de l’incorporation qui constitue son prototype corporel mais elle n’implique pas nécessairement une référence à la limite corporelle […] Elle est dans un rapport étroit avec l’identification ». Pour plus de détails, cf. LAPLANCHE et PONTALIS (op. cit., p. 209-210). (N.d.T.) 49. Cette discussion de Abraham et Torok se fonde sur « Deuil ou mélancolie, introjecter-incorporer, réalité métapsychologique et fantasme » in L’Écorce et le noyau, Flammarion, Paris, 1987. On retrouvera une partie de cette discussion, cette fois en anglais, dans Nicolas ABRAHAM et Maria TOROK, « Introjection-Incorporation : Mourning or Melancholia » in Serge LEBOVICI et Daniel WILDLOCHER (éds), Psychoanalysis in France, International University Press, New York, 1980, p. 3-16. Voir aussi des mêmes auteur·e·s, « Notes on the Phantom : A Complement to Freud’s Metaphsychology », in Françoise MELTZER (éd.), The Trial(s) of Psychoanalysis, University of Chicago Press, Chicago, 1987, p. 75-80 ; et « A Poetics of Psychoanalysis : “The Lost Object-Me” », Substance, vol. 43, p. 3-18. 50. L. IRIGARAY, Speculum de l’autre femme, op. cit., p. 80. 51. Voir R. SCHAFER, A New Language for Psychoanalysis, op. cit., p. 177. Dans cet ouvrage et dans son livre précédent, Aspects of Internalization, R. Schafer fait bien comprendre que les espaces intériorisés comme tropes sont des constructions fantasmatiques, mais non des processus. Cela coïncide parfaitement et de manière intéressante avec la thèse soutenue par Nicolas Abraham et Maria Torok, à savoir que « l’incorporation est simplement un fantasme qui rassure le moi » (« Introjection-Incorporation », p. 5). 52. C’est clairement le fondement théorique de Monique Wittig dans Le Corps lesbien où elle suggère que le corps féminin hétérosexualisé est compartimenté et rendu sexuellement passif. Le processus de démembrement et de remembrement de ce corps en faisant l’amour lesbien réalise sur un mode performatif l’« inversion » révélant que

le corps en apparence intégré est complètement désintégré et dés-érotisé, et que le corps « littéralement » désintégré peut avoir du plaisir sexuel sur toute la surface du corps. De manière significative, ces corps n’ont pas de surfaces stables, car on comprend bien que le principe politique de l’hétérosexualité obligatoire détermine ce qui compte pour un corps intégral, complet et anatomiquement délimité. Le récit de Wittig (qui est à la fois un antirécit) interroge ces conceptions culturellement construites de l’intégrité corporelle. 53. L’idée que la surface du corps est projetée est partiellement examinée par Freud avec son concept de « moi corporel ». L’affirmation de Freud selon laquelle « le moi est avant tout un moi corporel » (Le Moi et le ça, p. 270) suggère qu’il y a un concept du corps déterminant le développement du moi. Freud poursuit ainsi sa phrase : « Il [le moi] n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface ». Pour une discussion intéressante du point de vue de Freud, voir Richard WOLLHEIM, « The Bodily Ego », in Richard WOLLHEIM et James HOPKINS (éds), Philosophical Essays on Freud, Cambridge University Press, Cambridge, 1982. Pour une analyse stimulante du « moi-peau », qui, hélas, ne considère pas les implications de son analyse pour le corps sexué, voir DIDIER ANZIEU, Le Moi-peau, Bordas, Paris, 1985. 54. Voir chapitre 2, n. 4. Les références à cet article feront ci-après l’objet d’un appel dans le texte. 55. Voir Gayle RUBIN, « Penser le sexe : pour une théorie radicale de la politique de la sexualité », in Gayle S. RUBIN et Judith BUTLER (éd.), Marché au Sexe, trad. fr. E. Sokol et F. Bolter, Epel, Paris, 2001, p. 63-139. La communication que Rubin a donnée en 1979 sur le pouvoir et la sexualité au colloque consacré au Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir m’a fait prendre un tournant décisif dans ma propre réflexion sur le statut construit de la sexualité lesbienne. 56. C’est le titre de la première traduction française de Das Unbehagen in der Kultur (1930) par Ch. et J. Odier, Rev. Franç. Psychanal., 7 (4), p. 692-769; et Denoël et Steel, Paris, parue en 1943. Plus récemment, le titre a été traduit en français par Le Malaise dans la culture. Trad. de l’all. par Pierre Cotet, René Lainé et Johanna StuteCadiot ; préf. de Jacques André (PUF, Paris, 1997 et 2002) ; voir aussi Œuvres complètes : psychanalyse, vol. X VIII, 1926-1930, trad. de l’all. par Janine Altounian et al. (Paris, PUF, p. 245-333). (N.d.T.) 57. Herbert MARCUSE, Eros et Civilisation : contribution à Freud, trad. fr. J.-G. Nény et B. Fraenkel, Minuit, Paris, 1982. (N.d.T.) 58. Voir (ou plutôt, n’allez pas voir) Joseph SHEPHER (ed.), Incest : A Biosocial View, Academic Press, Londres, 1985 pour un compte rendu déterministe de l’inceste. 59. Voir Michele Z. ROSALDO, « The Use and Abuse of Anthropology : Reflections on Feminism and Cross-Cultural Understanding », Signs : Journal fo Women in Culture and Society, vol. 5, nº 3, 1980. 60. Sigmund FREUD, Trois Essais sur la théorie sexuelle, trad. fr. P. Koeppel, Gallimard, Paris, 1987, 2001, p. 45-49. 61. Peter Dews suggère dans The Logics of Disintegration : Post-structuralist Thought and the Claims of Critical Theory, Verso, Londres, 1987 que Lacan, en reprenant à Lévi-Strauss le concept de Symbolique, en rétrécit considérablement la portée : « Dans l’adaptation que Lacan fait de Lévi-Strauss, où les multiples “systèmes symboliques” chez ce dernier sont transformés en un ordre symbolique unique, la même chose est négligée : la possibilité que les systèmes de signification soutiennent ou masquent des relations de pouvoir » (p. 105). 62. En français dans le texte. (N.d.T.)

3 Actes corporels subversifs Julia Kristeva et sa politique du corps Lorsque Kristeva théorise la dimension sémiotique du langage, elle semble à première vue adopter des prémisses lacaniennes, pour mieux en exposer les limites et les remplacer par un lieu spécifiquement féminin à partir duquel subvertir la loi paternelle dans le langage 1. Selon Lacan, la loi paternelle structure toute signification dans le langage — ce qu’il appelle le « Symbolique » ; ce qui fait d’elle un principe organisateur universel de la culture elle-même. Cette loi rend possible l’existence même d’un langage doté de sens, et, partant, d’une expérience qui en a aussi, par le refoulement des pulsions libidinales primaires, y compris la totale dépendance de l’enfant au corps maternel. C’est donc la répudiation du rapport primaire au corps maternel qui rend possible le Symbolique. Le « sujet » qui émerge de ce refoulement finit par porter et même promouvoir cette loi répressive. Le chaos libidinal caractéristique de cette dépendance précoce est désormais pleinement contenu par un·e agent·e unitaire dont le langage est structuré par cette loi. En retour, ce langage structure le monde en supprimant les significations plurielles (qui rappellent toujours la multiplicité libidinale caractéristique du rapport primaire au corps maternel) et en les remplaçant par des significations univoques et clairement distinctes. Kristeva met en cause le discours lacanien dans lequel ce rapport primaire au corps maternel est censé être la condition nécessaire de la signification culturelle. Elle soutient que le « sémiotique » est une dimension du langage que le corps maternel primaire rend possible. Le sémiotique ainsi conçu met non seulement en cause la prémisse fondamentale de la théorie lacanienne, mais constitue aussi un potentiel subversif inépuisable à l’intérieur du symbolique. Pour Kristeva, le sémiotique traduit la multiplicité libidinale originelle dans le langage même de la culture, plus précisément dans le langage poétique où prévalent les significations plurielles et la non-clôture sémantique. En réalité, le langage poétique, étant donné sa capacité à perturber, à subvertir et à déstabiliser l’exercice de la loi paternelle, permet de recouvrer le corps maternel dans la langue. Même si Kristeva critique Lacan, on peut émettre des doutes sur sa stratégie de subversion. Il s’avère en effet que sa théorie dépend de la permanence de la loi paternelle qu’elle cherche précisément à déstabiliser. Certes, Kristeva met au jour les limites inhérentes à l’entreprise de Lacan d’universaliser la loi paternelle dans le langage. Elle admet néanmoins que le sémiotique est invariablement subordonné au Symbolique, qu’il n’acquiert sa spécificité que dans le cadre d’une hiérarchie incontestable. Comment comprendre que le sémiotique ait le potentiel de subvertir, de déstabiliser ou de perturber le fonctionnement de la loi paternelle, lorsque l’hégémonie du Symbolique est chaque fois réaffirmée ? Dans ce qui suit, j’aimerais revenir sur la position problématique de Kristeva lorsqu’elle soutient que le sémiotique est vraiment une source de subversion. Premier problème, on ne sait pas si le rapport primaire au corps maternel — que Kristeva et Lacan semblent tous deux accepter — est une expérience viable ni si leurs théories du langage la rendent connaissable. La multiplicité des pulsions caractérisant le sémiotique constitue une économie libidinale prédiscursive qui se fait parfois connaître dans le langage, bien qu’elle garde un statut ontologique antérieur au langage lui-même. Traduite dans le langage, en particulier dans le langage poétique, cette économie libidinale prédiscursive devient un lieu de subversion culturelle. Un second problème vient du fait que Kristeva soutient que le potentiel subversif de cette économie libidinale ne peut pas rester à l’intérieur de la culture : si elle est maintenue dans ce cadre, elle conduit à la psychose et fait s’effondrer la vie culturelle elle-même. Ainsi, Kristeva affirme et nie tour à tour que le sémiotique est un idéal d’émancipation : d’un côté, elle nous dit qu’il s’agit d’une dimension du langage systématiquement refoulée ; d’un autre côté, elle admet que, en toute logique, ce genre de langage ne peut pas s’imposer. Pour juger les contradictions apparentes de sa théorie, nous devons nous demander comment cette multiplicité libidinale se traduit dans le langage et de quoi dépend la brièveté de sa vie linguistique. De plus, Kristeva décrit le corps maternel comme s’il portait un ensemble de significations précédant la culture elle-même. Elle s’en tient donc à l’idée que la culture est une structure paternelle et voit dans la maternité une réalité essentiellement pré-culturelle. Elle décrit le corps maternel en des termes naturalistes qui réifient de fait la maternité et excluent la possibilité d’en analyser la construction et la variabilité culturelles. En nous interrogeant sur la possibilité d’une multiplicité libidinale, nous nous demanderons aussi si ce que Kristeva prétend découvrir dans le corps maternel prédiscursif n’est pas précisément le produit d’un discours historique donné, un effet de la culture plutôt que sa cause première secrète. Même si nous acceptons un instant la théorie de Kristeva sur les pulsions primaires, le problème est que nous ne savons pas vraiment si les effets subversifs de ces pulsions permettent, via le sémiotique, de faire

plus que simplement déstabiliser, temporairement et de manière insignifiante, l’hégémonie de la loi paternelle. Nous allons voir comment la stratégie politique de Kristeva échoue, en partie, parce qu’elle reprend la théorie des pulsions pour l’essentiel de manière non critique. En considérant attentivement la manière dont Kristeva décrit la fonction sémiotique du langage, on verra qu’elle rétablit la loi paternelle au niveau même du sémiotique. On montrera finalement que Kristeva nous propose une stratégie de subversion qui ne peut jamais devenir une pratique politique durable. Dans la dernière partie de cette section, je proposerai de reconceptualiser la relation entre les pulsions, le langage et la prérogative patriarcale de façon à faire de la subversion une stratégie plus efficace. Kristeva décrit le sémiotique en plusieurs étapes qui ne vont pas sans poser problème. Elle suppose que les pulsions ont des buts avant leur émergence dans le langage, que le langage refoule ou sublime toujours ces pulsions, et que seules les expressions langagières désobéissant, si l’on peut dire, aux exigences univoques de la signification à l’intérieur du Symbolique sont capables de traduire ces pulsions. Plus encore, elle soutient que l’émergence des pulsions multiples dans le langage est évidente lorsqu’elles entrent dans le sémiotique, ce domaine du langage où la signification est distincte du Symbolique, qui est le corps maternel donné dans le langage poétique. Très tôt, dès La Révolution du langage poétique (1974), Kristeva soutient qu’il existerait un rapport de causalité nécessaire entre l’hétérogénéité des pulsions et les possibilités plurivoques du langage poétique. À la différence de Lacan, elle considère que le langage poétique ne dépend pas du refoulement des pulsions primaires. Au contraire, le langage poétique, dit-elle, fournit une issue linguistique en leur offrant l’occasion de faire voler en éclats les termes habituels, univoques du langage, et de révéler l’irrépressible hétérogénéité des sons et des significations multiples. En considérant que le langage poétique a sa propre modalité de signification non conforme aux exigences de la désignation univoque, Kristeva rejette l’équation que pose Lacan entre le Symbolique et toute signification dans le langage. Dans le même ouvrage, Kristeva souscrit à l’idée d’une énergie libre ou non investie qui se fait connaître dans le langage via la fonction poétique. Elle estime, par exemple, que « dans l’entremêlement des pulsions sous le langage… nous verrons l’économie du “langage poétique” » et que, dans cette économie, « le sujet unaire ne trouve plus sa place 2». Cette fonction poétique est bien une fonction linguistique, mais elle a pour propriété d’introduire dans le langage la rébellion et la division, de manière à fracturer et à multiplier les significations ; elle met en acte [enact] l’hétérogénéité des pulsions en faisant proliférer les significations et en détruisant leur univocité. En conséquence, la pression qui pousse vers un ensemble de significations hautement différenciées ou plurielles apparaît comme la revanche des pulsions contre l’autorité du Symbolique qui, de son côté, se fonde sur leur refoulement. Kristeva définit le sémiotique comme la multiplicité des pulsions manifestes dans le langage. Avec leur énergie continuelle et leur hétérogénéité, ces pulsions perturbent la fonction signifiante. Dans cet ouvrage ancien, elle définit donc le sémiotique comme une « modalité précise dans le procès de la signifiance 3». Dans les essais rassemblés dans Desire in Language (1977), Kristeva définit le sémiotique en des termes bien plus psychanalytiques. Les pulsions primaires que le Symbolique refoule et que le sémiotique désigne indirectement sont maintenant comprises comme des pulsions maternelles — non seulement celles de la mère, mais aussi celles qui caractérisent la dépendance du corps du petit enfant (de l’un ou l’autre sexe) à cette dernière. En d’autres termes, le « corps maternel » désigne un rapport de continuité plutôt qu’un sujet fini ou un objet de désir ; en réalité, il désigne la jouissance 4 précédant le désir et la dichotomie sujet/objet que présuppose le désir. Alors que le Symbolique se fonde sur le rejet de la mère, le sémiotique — à travers le rythme, l’assonance, les intonations, le jeu sonore et la répétition — représente ou réhabilite le corps maternel dans le langage poétique. Même les « premières écholalies des enfants » et les « glossolalies dans le discours psychotique » sont des manifestations de la continuité de la relation mère/enfant, d’un champ pulsionnel hétérogène précédant la séparation/individuation de l’enfant et de la mère, et que l’imposition du tabou de l’inceste contribue également à promouvoir 5. La séparation de la mère et de l’enfant provoquée par le tabou trouve son expression linguistique dans la disjonction entre le son et le sens. Ou, pour reprendre les termes de Kristeva : « Un phonème en tant qu’élément distinctif du sens appartient au langage comme symbolique ; mais ce même phonème, pris dans les répétitions rythmiques, intonationnelles, et ayant par là tendance à s’autonomiser du sens pour se maintenir dans une modalité sémiotique à proximité du corps pulsionnel 6. » Kristeva décrit le sémiotique comme détruisant ou érodant le symbolique ; elle dit de lui qu’il existe « avant » le sens, comme lorsqu’un enfant commence à vocaliser, ou « après » le sens, comme lorsqu’une personne psychotique n’emploie plus de mots pour signifier. Si le Symbolique et le sémiotique sont compris comme deux modalités du langage, et si le sémiotique est compris comme étant généralement refoulé par le Symbolique, alors Kristeva comprend le langage comme un système dans lequel le Symbolique reste hégémonique sauf lorsque le sémiotique déstabilise son processus signifiant par l’élision, la répétition, le simple son et la multiplication du sens par le biais d’images et de métaphores qui signifient à l’infini. Dans sa modalité symbolique, le langage repose sur une rupture de la relation de dépendance maternelle, par quoi il devient abstrait (ayant été abstrait de la matérialité du langage) et univoque ; c’est dans le raisonnement quantitatif ou purement formel que cela se voit le mieux. Dans sa modalité sémiotique, le langage est engagé dans la récupération poétique du corps maternel, cette matérialité diffuse résistant à toute signification finie et univoque. Kristeva écrit :

Ainsi, non seulement, dans tout langage poétique, les contraintes rythmiques, par exemple, jouent un rôle organisateur qui peut aller jusqu’à enfreindre certaines règles grammaticales de la langue nationale…, mais dans des textes récents, ces contraintes sémiotiques (rythmes, timbres vocaliques phoniques chez les Symbolistes, mais aussi disposition graphique sur la page) s’accompagnent d’ellipses syntaxiques dites non recouvrables : on ne peut pas reconstituer la catégorie syntaxique élidée (objet ou verbe), ce qui rend indécidable le signifié de l’énoncé 7. Pour Kristeva, cette indécidabilité, c’est justement le moment instinctif du langage, sa fonction perturbatrice. Le langage poétique implique donc que le sujet, cohérent et signifiant, se dissolve dans la continuité primaire qu’est le corps maternel : C’est au prix du refoulement de la pulsion et du rapport continu à la mère que se constitue le langage comme fonction symbolique. Ce sera, au contraire, au prix de la réactivation de ce refoulé pulsionnel, maternel, que se soutiendra le sujet en procès du langage poétique pour lequel le mot n’est jamais uniquement signe 8. Les références que Kristeva fait au « sujet » du langage poétique ne sont pas tout à fait pertinentes, car le langage poétique érode et détruit le sujet, celui-ci étant compris comme un être parlant qui participe au Symbolique. À la suite de Lacan, elle considère que la prohibition de l’union incestueuse avec la mère est la loi fondatrice du sujet, la fondation du sujet étant ce qui interrompt ou rompt le rapport continu de dépendance maternelle. En créant le sujet, la loi prohibitive crée le domaine du Symbolique ou le langage comme un système de signes aux significations univoques. Par conséquent, Kristeva conclut que « le langage poétique serait, pour son sujet en procès, l’équivalent d’un inceste 9». La rupture du langage symbolique avec sa propre loi fondatrice ou, ce qui revient au même, l’émergence de la rupture dans le langage à partir de son propre moment instinctuel, n’implique pas seulement que l’hétérogénéité libidinale fasse irruption dans le langage ; cette rupture signifie aussi l’état physique de dépendance au corps maternel avant l’individuation du moi. Le langage poétique indique donc toujours un retour au territoire maternel, où le maternel signifie à la fois la dépendance libidinale et l’hétérogénéité des pulsions. Dans « Maternité selon Giovanni Bellini » (1975), Kristeva suggère que, du fait que le corps maternel signifie la perte d’une identité cohérente et finie, le langage poétique frôle la psychose. Et quand c’est une femme qui pratique en guise de langage un mode l’expression sémiotique, le retour au maternel signifie une homosexualité prédiscursive que Kristeva associe aussi clairement à la psychose. Kristeva concède que le langage poétique jouit d’une légitimité culturelle en vertu de sa participation au Symbolique et, partant, aux normes de la communicabilité linguistique. Mais elle n’arrive pas à admettre que l’homosexualité puisse également constituer une forme d’expression sociale non psychotique. Le fait que Kristeva accepte le présupposé structuraliste selon lequel l’hétérosexualité est coextensive de la fondation du Symbolique explique largement, me semble-t-il, son point de vue sur la nature psychotique de l’homosexualité. En conséquence, l’investissement du désir homosexuel ne peut être accompli, selon Kristeva, que par des déstabilisations autorisées à l’intérieur du symbolique, tel le langage poétique ou l’acte d’enfanter : En enfantant, elle touche à sa mère, elle la devient, elle est elle, elles sont une même continuité se différenciant : ainsi se réalise le versant homosexuel de la maternité, par quoi une femme est à la fois plus proche de sa mémoire pulsionnelle, plus ouverte à sa psychose et, par conséquent, plus dénégatrice du lien symbolique social 10. Si l’on en croit Kristeva, l’acte d’enfanter ne suffit pas à rétablir le rapport continu qui précédait l’individuation, parce que l’enfant souffre dans tous les cas de la prohibition de l’inceste et que son identité distincte résulte d’une séparation. Lorsque la mère et l’enfant-fille sont séparées, il en résulte de la mélancolie pour toutes les deux, car la séparation n’est jamais vraiment complète. La mélancolie désigne l’impossibilité de faire le deuil, lorsque la perte est purement intériorisée et, en ce sens, refusée, alors que dans la douleur de perdre quelqu’un et dans le deuil la séparation est reconnue et la libido attachée à l’objet originel réussit à se déplacer sur un nouvel objet de substitution. Au lieu de devenir l’objet d’un attachement négatif, le corps maternel est intériorisé en tant que négation, si bien que l’identité même de la fille consiste en une sorte de perte, une privation ou un manque distinctifs. La prétendue psychose de l’homosexualité consiste alors à rompre totalement avec la loi paternelle et le fondement du « moi » féminin, aussi ténu soit-il ; c’est la réponse mélancolique à la séparation du corps maternel. C’est pourquoi Kristeva voit dans l’homosexualité féminine l’émergence de la psychose dans la culture : Versant maternel-homosexuel : vertige des mots, plus de sens ni de vision, toucher, déplacements, rythmes, sons, lueurs et l’étreinte fantasmée avec le corps maternel comme paravent devant la plongée… paradis perdu des femmes, mais comme à portée de main 11.

Pour les femmes, cette homosexualité est cependant manifeste dans le langage poétique qui devient, en fait, la seule forme du sémiotique, mis à part l’enfantement, qui soit admissible dans les termes du Symbolique. Pour Kristeva, l’homosexualité déclarée ne peut être une activité culturellement assumée, car cela équivaudrait à briser le tabou de l’inceste sans médiation possible. Et pourquoi donc ? Kristeva accepte le postulat selon lequel la culture équivaut au Symbolique, que le Symbolique est pleinement subsumé sous la « Loi du Père » et que les seuls modes d’activité non psychotiques sont ceux qui participent, dans une certaine mesure, au Symbolique. La stratégie de Kristeva ne consiste ni à remplacer le Symbolique par le sémiotique ni à établir le sémiotique comme une possibilité culturelle rivale, mais plutôt à valider les expériences qui, à l’intérieur du Symbolique donnent le mieux à voir les frontières qui séparent le Symbolique du sémiotique. De même que la naissance est comprise comme un investissement des pulsions à des fins sociales, de même la production poétique est envisagée comme le lieu où le clivage entre l’instinct et la représentation existe sous une forme socialement communicable : Le parlant n’atteint cette limite — condition de la socialité — que par une pratique spécifique du discours, dite « art ». Une femme la réalise aussi — et, dans notre société, surtout — par cette forme étrange de symbolisation clivée (seuil du langage et de la pulsion, du « symbolique » et du « sémiotique ») qu’est l’enfantement 12. Pour Kristeva, la poésie et la maternité représentent ainsi des pratiques privilégiées au sein de la culture structurée par la loi paternelle, qui permettent une expérience non psychotique de l’hétérogénéité et de la dépendance caractéristiques du territoire maternel. Ces actes de poiesis révèlent une hétérogénéité instinctuelle qui met en évidence le fondement refoulé dont est issu le Symbolique, met en cause l’autorité du signifiant univoque et effrite l’autonomie du sujet qui se fait passer pour leur fondement nécessaire. L’hétérogénéité des pulsions opère comme une stratégie subversive de déstabilisation culturelle, qui détrône l’hégémonie de la loi paternelle en permettant à la multiplicité refoulée interne au langage luimême de s’exprimer. Précisément parce que l’hétérogénéité instinctuelle doit être re-présentée dans et par la loi paternelle, elle ne peut pas s’attaquer de front au tabou de l’inceste, mais doit rester à l’intérieur des régions les plus fragiles du Symbolique. En se pliant aux exigences syntaxiques, les pratiques poétiquesmaternelles qui déstabilisent la loi paternelle restent toujours attachées à cette loi par un fil ténu. Ainsi, un refus absolu du Symbolique est, pour Kristeva, impossible et un discours de l’« émancipation » hors de question. Au mieux, des subversions tactiques et des déstabilisations de la loi mettent en cause sa prétention à s’auto-fonder. Mais, une fois encore, Kristeva ne met pas vraiment en cause le présupposé structuraliste selon lequel la loi paternelle prohibitive est fondatrice de la culture elle-même. Par conséquent, la subversion de la culture structurée par la loi paternelle ne peut procéder d’une autre conception de la culture, mais seulement de quelque chose qui a été refoulé à l’intérieur de la culture ellemême, de l’hétérogénéité des pulsions qui constitue le fondement caché de la culture. Cette relation entre l’hétérogénéité des pulsions et la loi paternelle offre une vision extrêmement problématique de la psychose. D’un côté, elle désigne l’homosexualité féminine comme une pratique culturellement inintelligible, psychotique par essence ; de l’autre, elle renforce l’idée que la maternité est une défense obligatoire contre le chaos libidinal. Kristeva ne le dit pas explicitement, mais cette alternative découle de sa façon de considérer la loi, le langage et les pulsions. Songeons que, pour Kristeva, le langage poétique brise le tabou de l’inceste et que, à ce titre, il frôle la psychose. Comme il effectue un retour au corps maternel et dés-individualise en même temps le moi, le langage poétique devient particulièrement menaçant quand ce sont des femmes qui le parlent. Le poétique conteste alors non seulement le tabou de l’inceste, mais aussi le tabou de l’homosexualité. Le langage poétique est donc, pour les femmes, à la fois une dépendance maternelle déplacée et, du fait que cette dépendance est libidinale, une homosexualité déplacée. Pour Kristeva, l’investissement sans médiation du désir homosexuel féminin conduit sans équivoque à la psychose. Ainsi, on ne peut satisfaire cette pulsion qu’à travers une série de déplacements : par l’incorporation de l’identité maternelle — c’est-à-dire en devenant soi-même une mère — ou par le biais du langage poétique qui manifeste indirectement l’hétérogénéité des pulsions propres à la dépendance maternelle. Comme ce sont les seuls déplacements permis par la société et donc, non psychotiques, pour le désir homosexuel, la maternité et la poésie constituent toutes deux des expériences mélancoliques pour les femmes qui sont dûment acculturées dans l’hétérosexualité. La mère-poétesse hétérosexuelle souffre à n’en plus finir du déplacement de l’investissement homosexuel. Et pourtant, si ce désir était consommé, on irait, selon Kristeva, vers une psychose qui défait l’identité — le présupposé étant que l’hétérosexualité et la cohérence de la personnalité sont inséparables chez les femmes. Comment comprendre que l’expérience lesbienne est constituée comme le lieu d’une perte irrémédiable de soi ? Kristeva admet clairement que l’hétérosexualité est la condition nécessaire de la parenté et de la culture. Par conséquent, elle identifie l’expérience lesbienne et l’alternative psychotique avec le fait d’accepter des lois structurées par la loi paternelle. Et pourtant, la question demeure : pourquoi le lesbianisme est-il constitué en psychose ? Quel est le point de vue culturel qui construit le lesbianisme comme s’il était un lieu de fusion, de perte de soi et de psychose ? En faisant de la lesbienne l’« Autre » de la culture et en caractérisant la parole lesbienne de « tourbillon de mots », Kristeva construit la sexualité lesbienne comme si elle était intrinsèquement inintelligible. Sa

tactique pour rejeter et réduire l’expérience lesbienne au nom de la loi 13 situe Kristeva dans le monde du privilège paternel-hétérosexuel. La loi paternelle qui la protège de cette incohérence fondamentale est précisément le mécanisme qui construit le lesbianisme comme lieu d’irrationalité. De manière significative, l’expérience lesbienne est décrite de l’extérieur et une telle description renseigne moins sur l’expérience lesbienne en tant que telle que sur les fantasmes qu’une culture hétérosexuelle, angoissée par ses propres possibilités homosexuelles, produit pour se défendre. En soutenant que le lesbianisme signifie une perte de soi, Kristeva semble assener une vérité psychanalytique sur le refoulement nécessaire à l’individuation. La peur que suscite une telle « régression » dans l’homosexualité traduit alors la peur de perdre toute légitimité et tout privilège culturels. Cette perte renvoie, selon Kristeva, à une place avant la culture, mais on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas la considérer comme une forme culturelle nouvelle ou non reconnue. Autrement dit, Kristeva préfère expliquer l’expérience lesbienne en termes d’état libidinal régressif précédant l’acculturation elle-même, plutôt que de relever le défi que le lesbianisme lance à sa vision étroite des lois culturelles structurées par la loi paternelle. La peur inscrite dans la construction de la lesbienne en tant que personne psychotique vient-elle du refoulement requis pour le développement ? Ou traduit-elle plutôt la peur de perdre toute légitimité culturelle et, donc, d’être jeté·e non pas au-dehors ou avant la culture, mais en dehors de la légitimité culturelle — certes dans la culture, mais culturellement « hors la loi » ? Kristeva décrit le corps maternel et l’expérience lesbienne du point de vue autorisé de l’hétérosexualité, qui n’arrive pas à reconnaître sa propre peur de perdre cette légitimité. La manière dont elle réifie la loi paternelle ne fait pas que répudier l’homosexualité féminine ; c’est aussi une façon de nier que la maternité est une pratique culturelle porteuse de significations et de toutes sortes de possibilités. Ceci dit, la subversion culturelle n’est pas ce qui intéresse le plus Kristeva, car la subversion, quand elle apparaît, émerge au-dessous de la surface de la culture pour y retourner immanquablement. Bien que le sémiotique soit une possibilité du langage qui échappe à la loi paternelle, il reste nécessairement à l’intérieur, ou même en dessous du territoire de cette loi. En conséquence, le langage poétique et les plaisirs de la maternité déstabilisent localement la loi paternelle ; ces subversions momentanées finissent par se soumettre à ce qu’elles contestaient au début. En reléguant le potentiel de subversion en dehors de la culture, Kristeva semble exclure la possibilité que la subversion soit une pratique culturelle efficace ou même possible. On ne peut imaginer le plaisir au-delà de la loi paternelle sans imaginer ce qu’il y a là de nécessairement impossible. La manière dont Kristeva théorise les échecs de la subversion dépend de sa conception problématique du rapport entre les pulsions, le langage et la loi. Elle postule une multiplicité subversive des pulsions, ce qui soulève un certain nombre de questions épistémologiques et politiques. En premier lieu, si ces pulsions ne se manifestent que dans le langage ou dans des formes culturelles déjà symboliques, alors comment peut-on vérifier leur statut ontologique pré-symbolique ? Kristeva estime que le langage poétique nous donne accès à ces pulsions dans leur multiplicité fondamentale, mais cette réponse ne nous satisfait pas entièrement. Le langage poétique étant censé dépendre de l’existence antérieure de ces multiples pulsions, on ne peut donc pas, en un raisonnement circulaire, justifier l’existence postulée de ces pulsions en recourant au langage poétique. Si les pulsions doivent d’abord être refoulées pour que le langage puisse exister, et si nous ne pouvons donner de sens qu’à ce qui est représentable dans le langage, alors il est impossible de donner un sens aux pulsions avant leur émergence dans le langage. De la même manière, il est impossible d’attribuer aux pulsions une causalité qui facilite leur transformation en langage et explique le langage lui-même dans les termes admis par ce dernier. Autrement dit, nous ne savons que ces pulsions sont des « causes » que par le biais de leurs effets et, à ce titre, nous n’avons aucune raison de ne pas identifier les pulsions et leurs effets. Il s’ensuit soit que (a) les pulsions et leurs représentations sont coextensives, soit que (b) les représentations préexistent aux pulsions elles-mêmes. Il importe selon moi de s’arrêter un peu sur cette alternative, car comment savons-nous que l’objet instinctuel du discours de Kristeva n’est pas une construction de ce même discours ? Et quelles raisons avons-nous de mettre cet objet, ce champ multiple, avant la signification ? Si le langage poétique doit participer au Symbolique pour pouvoir être culturellement communicable, et si les textes théoriques de Kristeva sont eux-mêmes emblématiques du Symbolique, alors où chercher un « dehors » concluant à ce domaine ? Le fait que Kristeva postule une multiplicité corporelle prédiscursive devient d’autant plus problématique que nous réalisons que les pulsions maternelles font, pour elle, partie d’un « destin biologique » et sont elles-mêmes les manifestations d’une « causalité autre que la symbolique, ou la paternelle 14». Cette causalité pré-symbolique, non paternelle, est pour Kristeva une causalité sémiotique, maternelle, ou, plus précisément, une conception téléologique des instincts maternels : Compulsion de la matière, spasme de la mémoire de l’espèce qui s’agglutine ou se divise pour se perpétuer, série de marques sans signification autre que l’éternel retour du cycle biologique vie-mort. Comment parler cette mémoire antérieure au langage, irreprésentable ? Les flux d’Héraclite, les atomes d’Épicure, la poudre tourbillonnante des mystiques kabbalistes, arabes, indiens, les tracés pointillés des psychédéliques semblent en être de meilleures métaphores que les théories de l’être, le logos et ses lois 15.

Ici, le corps maternel refoulé n’est pas simplement le lieu de pulsions multiples ; il est aussi porteur d’une téléologie biologique, qui semble se manifester dans les premières étapes de la philosophie occidentale, dans les croyances et les pratiques religieuses non occidentales, dans les représentations esthétiques produites dans des états psychotiques ou proches de la psychose, et même dans les pratiques artistiques avant-gardistes. Mais pourquoi devrions-nous supposer que ces diverses expressions culturelles manifestent toujours et encore le même principe d’hétérogénéité maternelle ? Kristeva subordonne simplement chacun de ces moments culturels au même principe. Par conséquent, le sémiotique représente toute tentative culturelle de déstabiliser le logos (qu’elle distingue, curieusement, du flux d’Héraclite), dans la mesure où le logos représente le signifiant univoque, la loi de l’identité. L’opposition qu’elle trace entre le sémiotique et le Symbolique se réduit ici à une querelle métaphysique entre le principe de multiplicité échappant à la logique de non-contradiction et un principe d’identité fondé sur la répression de cette multiplicité. Curieusement, ce principe de multiplicité, que Kristeva défend partout, opère plutôt à la manière d’un principe d’identité. Voyez la manière dont toutes sortes de choses « primitives » et « orientales » sont sommairement subordonnées au principe du corps maternel. Certes, sa description verse dans l’orientalisme ; mais elle soulève aussi la question très importante de savoir si, ironiquement, la multiplicité ne s’est pas transformée en signifiant univoque. Le fait que Kristeva pose un but téléologique aux pulsions maternelles avant leur constitution dans le langage ou dans la culture nous amène à nous interroger sur son programme politique. Elle voit clairement un potentiel subversif et perturbateur dans les expressions sémiotiques mettant en cause l’hégémonie de la loi paternelle, mais on ne sait pas vraiment en quoi exactement consiste cette subversion. Si l’on comprend que la loi repose sur un fondement construit, sous lequel se cache le territoire maternel refoulé, qu’est-ce qui, concrètement, devient culturellement possible à la suite de cette révélation ? Apparemment, la multiplicité associée à l’économie libidinale maternelle a le pouvoir de disséminer l’univocité du signifiant paternel et, semble-t-il, de permettre d’autres expressions culturelles moins fortement soumises à la logique de non-contradiction. Mais cette activité perturbatrice revient-elle à ouvrir un champ de significations, ou est-elle la manifestation d’un archaïsme biologique qui opère selon une causalité naturelle et « prépaternelle » ? Si Kristeva croyait en la première possibilité (mais ce n’est pas le cas), alors elle chercherait à déstabiliser la loi paternelle pour faire proliférer les possibilités dans le champ culturel. Mais, au lieu de cela, elle prescrit un retour à un principe d’hétérogénéité maternelle qui se révèle être un concept fermé ; il ne serait pas exagéré de dire que cette hétérogénéité finit par n’être qu’une téléologie des plus linéaire et univoque. Kristeva considère que le désir d’enfanter est propre à l’espèce, qu’il vient d’une pulsion libidinale femelle collective et archaïque, toujours et encore constitutive d’une réalité métaphysique récurrente. Kristeva réifie ici la maternité et promeut cette réification comme s’il s’agissait d’un potentiel perturbateur du sémiotique. Résultat, la loi paternelle, en tant que fondement de la signification univoque, est destituée par un signifiant également univoque : le principe du corps maternel identique à lui-même dans sa téléologie indépendamment de ses « multiples » manifestations. Kristeva ne parvient pas à envisager la manière dont la loi paternelle pourrait être la cause du désir qu’elle est censée refouler, dans la mesure où elle attribue à cet instinct maternel un statut ontologique antérieur à la loi paternelle. Au lieu de manifester une causalité pré-paternelle, ces désirs pourraient démontrer que la maternité est une pratique sociale requise et reprise par les exigences de la parenté. Kristeva accepte l’analyse de Lévi-Strauss, qui voit dans l’échange des femmes une condition nécessaire à la consolidation des liens de parenté. Mais, d’après elle, cet échange constitue le moment culturel où le corps maternel est refoulé plus qu’un mécanisme culturel construisant obligatoirement le corps féminin en tant que corps maternel. En réalité, nous pourrions considérer que l’échange des femmes impose à leurs corps l’obligation de procréer. Si l’on en croit Gayle Rubin relisant Lévi-Strauss, la parenté « façonne… la sexualité », si bien que le désir d’enfanter résulte des pratiques sociales qui nécessitent et produisent ces désirs pour réaliser leurs fins reproductives 16. Quelles sont donc les raisons pour lesquelles Kristeva impute une téléologie maternelle au corps féminin avant son émergence dans la culture ? Poser la question en ces termes revient déjà à questionner la distinction entre le Symbolique et le sémiotique qui fonde sa conception du corps maternel. Kristeva considère que ce corps pris au sens originel précède la signification elle-même ; en conséquence, il devient impossible à l’intérieur de son cadre théorique d’envisager le maternel lui-même comme une signification susceptible de variations culturelles. Elle soutient clairement que les pulsions maternelles constituent les processus primaires que le langage ne cesse de refouler ou de sublimer. Mais peut-être pourrait-on reformuler son argument dans un cadre théorique encore plus englobant : quelle configuration culturelle du langage, voire du discours, fait de la multiplicité libidinale prédiscursive un trope et dans quels buts ? En réduisant la loi paternelle à une fonction prohibitive ou répressive, Kristeva n’arrive pas à comprendre les mécanismes paternels qui créent l’affectivité elle-même. La loi censée refouler le sémiotique pourrait se révéler être le principe directeur du sémiotique lui-même ; résultat, ce qui passe pour de l’« instinct maternel » pourrait bel et bien être un désir culturellement construit interprété par un vocabulaire naturaliste. Et si ce désir est construit selon une loi de la parenté qui requiert la production et la reproduction hétérosexuelles du désir, alors le vocabulaire naturaliste de l’affect rend cette « loi paternelle » invisible. On pourrait voir dans ce que Kristeva considère comme une causalité pré-paternelle une causalité paternelle déguisée en causalité naturelle ou purement maternelle.

De manière significative, la représentation du corps maternel et la téléologie de ses instincts comme un principe métaphysique identique à lui-même et persistant — un archaïsme d’une constitution biologique commune spécifique du sexe — se fondent sur une conception univoque du sexe féminin. Et ce sexe, conçu à la fois comme une origine et une cause, est posé comme un principe de pure créativité. En réalité, pour Kristeva, il équivaut à la poiesis elle-même, cette activité créatrice que Le Banquet de Platon présente à la fois comme un acte d’enfantement et de création poétique 17. Mais la créativité féminine est-elle vraiment une cause sans causalité ? Et est-ce par là que commence le récit qui place toute l’humanité sous l’emprise du tabou de l’inceste et sous celle du langage ? La causalité pré-paternelle dont parle Kristeva signifie-t-elle une économie féminine primaire du plaisir et de la signification ? Pouvons-nous inverser le sens même de cette causalité et considérer que cette économie sémiotique est produite par un discours qui la précède ?

Dans le dernier chapitre du volume I de l’Histoire de la sexualité, Foucault nous met en garde contre l’usage de la catégorie de sexe comme une « unité fictive… [et un] principe causal ». Il considère que la catégorie fictive de sexe permet d’inverser le rapport de cause à effet si bien que c’est le sexe qui finit par être la cause de la structure et de la signification du désir : La notion de « sexe » a permis de regrouper selon une unité artificielle des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des conduites, des sensations, des plaisirs et elle a permis de faire fonctionner cette unité fictive comme principe causal, sens omniprésent, secret à découvrir partout : le sexe a donc pu fonctionner comme signifiant unique et comme signifié universel 18. Pour Foucault, le corps n’est « sexué » en aucun sens précis du terme avant d’être pris dans un discours qui donne corps à une certaine « idée » de sexe naturel ou essentiel. Le corps ne prend sens dans le discours qu’en situation de pouvoir. La sexualité est une organisation historiquement singulière du pouvoir, du discours, des corps et de l’affectivité. C’est à ce titre que Foucault considère que la sexualité produit « le sexe » comme un concept artificiel qui reproduit et dissimule en effet les relations de pouvoir responsables de sa genèse. Le cadre d’analyse de Foucault offre une façon de résoudre quelques-unes des difficultés épistémologiques et politiques qui venaient de la manière dont Kristeva concevait le corps féminin. Lorsque Kristeva défend l’idée d’une « causalité pré-paternelle », nous pouvons comprendre exactement l’inverse. Kristeva suppose que le corps maternel précède le discours et qu’il agit comme une cause dans la structure des pulsions. Mais Foucault soutiendrait sans doute que la production discursive du corps maternel comme prédiscursif est de ces relations de pouvoir spécifiques qui produisent le trope du corps maternel. Si l’on comprenait le corps maternel de cette façon, on cesserait d’y voir le fondement caché de la signification, la cause tacite de toute culture. On considérerait plutôt qu’il est l’un des effets ou conséquences de la sexualité comme système dans lequel le corps féminin doit endosser la maternité comme son essence propre et la loi de son désir. Si nous acceptons le cadre d’analyse de Foucault, nous devons désormais considérer que l’économie libidinale maternelle est produite par une organisation historiquement singulière de la sexualité. De plus, le discours de la sexualité, lui-même traversé par des relations de pouvoir, devient le véritable fondement du trope qu’est le corps maternel pré-discursif. La formulation de Kristeva subit un profond renversement : on cesse d’interpréter le Symbolique et le sémiotique comme des dimensions du langage qui résultent du refoulement ou de la manifestation de l’économie libidinale maternelle. Au lieu de cela, on considère que cette même économie est une réification qui reproduit le caractère obligatoire pour les femmes de l’institution de la maternité, tout en la dissimulant. En réalité, lorsque les désirs soutennant l’institution de la maternité sont transmués en pulsions pré-paternelles et pré-culturelles, cette institution trouve alors une légitimité durable dans les structures invariantes du corps féminin. En fait, la loi paternelle qui permet et requiert que le corps féminin soit avant tout caractérisé par sa fonction reproductive est inscrite sur ce corps comme une loi naturelle. En maintenant l’idée que la maternité est une loi biologiquement nécessaire, une opération subversive qui préexiste à la loi paternelle elle-même, Kristeva contribue à la rendre systématiquement invisible et, par conséquent, à créer l’illusion de son inévitabilité. À cause de sa vision restreinte, exclusivement prohibitive, de la loi paternelle, Kristeva est incapable d’expliquer comment la loi paternelle produit certains désirs comme s’il s’agissait de pulsions naturelles. Elle essaie de parler d’un corps féminin, lui-même produit par la loi qu’il est censé miner. Les critiques émises ici sur la conception que Kristeva se fait de la loi paternelle n’invalident pas nécessairement son idée générale selon laquelle la culture ou le Symbolique se fonde sur une répudiation du corps des femmes. Ceci dit, j’aimerais suggérer que toute théorie dans laquelle la signification se fonde sur le déni ou le refoulement du principe féminin devrait examiner si ce principe se trouve vraiment hors des normes culturelles par lesquelles il est refoulé. Autrement dit, il me semble que le refoulement du féminin ne requiert pas qu’on fasse une distinction ontologique entre le processus psychique du refoulement [the agency of repression] et son objet. En réalité, on pourrait analyser le refoulement comme ce qui produit l’objet qu’il vient à nier. Cette production pourrait bien être produite pas l’action même de refouler. Comme le montre clairement Foucault, le mécanisme du refoulement a une logique culturelle paradoxale : il prohibe en même temps qu’il produit, ce qui fait de la « libération » une question particulièrement sensible. Le corps féminin libéré du carcan de la loi paternelle pourrait s’avérer n’être qu’une autre incarnation de cette

loi, passant pour subversive mais qui permet la reproduction et la prolifération de la loi. Pour éviter l’émancipation de l’oppresseur au nom des opprimées, il faut tenir compte de toute la complexité et subtilité de la loi et revenir de l’illusion d’un corps vrai au-delà de la loi. Si la subversion est possible, elle se fera dans les termes de la loi, avec les possibilités qui s’ouvrent/ apparaissent lorsque la loi se retourne contre elle-même en d’inattendues permutations. Le corps construit par la culture sera alors libéré non par un retour vers son passé « naturel » ou ses plaisirs originels, mais vers un futur ouvert et plein de possibilités culturelles.

Foucault, Herculine et la politique de la discontinuité sexuelle La critique généalogique de Foucault permet de faire la critique des théories lacaniennes et néolacaniennes, qui considèrent que les pratiques sexuelles marginalisées dans la culture ne sont pas intelligibles par cette même culture. Foucault n’entretient plus l’illusion d’un Eros libérateur ; il analyse la sexualité comme ce qui est saturé de pouvoir et propose une critique des théories qui revendiquent l’existence d’une sexualité avant ou après la loi. Cependant lorsque nous considérons les occasions textuelles où Foucault critique les catégories de sexe et la sexualité en tant que régime de pouvoir, il est clair que sa propre théorie maintient, sans le reconnaître, un idéal d’émancipation, de plus en plus difficile à maintenir, même selon les propres termes de l’appareil critique foucaldien. La théorie de la sexualité que Foucault présente dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité se trouve, en quelque sorte, contredite par son introduction, brève mais substantielle, aux mémoires de Herculine Barbin, un hermaphrodite vivant dans la France du XIXe siècle. On a assigné à Herculine le sexe « féminin » à la naissance. Alors qu’elle/il vient d’avoir vingt ans et après s’être confessé·e à des médecins et à des prêtres, la loi l’oblige à changer de sexe. Foucault, qui dit avoir trouvé ses mémoires, les publie avec les documents médicaux et légaux discutant des critères décisifs pour lui attribuer son « vrai » sexe. La publication contient aussi une nouvelle satirique d’un auteur allemand, Oscar Panizza. Foucault rédige une introduction à la traduction anglaise du texte original dans laquelle il s’interroge sur la nécessité de l’idée de vrai sexe. De prime abord, une telle interrogation semble prolonger son enquête généalogique sur la catégorie de « sexe » qui conclut le premier volume de l’Histoire de la sexualité 19. La théorie de la sexualité que Foucault élabore dans ce cadre peut être confrontée à ce qu’il dit dans son introduction à la traduction anglaise des mémoires de Herculine. Il nous dit, dans l’Histoire de la sexualité, que la sexualité est coextensive au pouvoir, mais il n’arrive pas à voir quelles sont les relations concrètes de pouvoir qui construisent tout en condamnant la sexualité de Herculine. En réalité, il semble avoir une vision romantique de son monde des plaisirs comme les « limbes heureuses (sic) d’une non-identité » (introduction à la traduction anglaise, p. XIII ; « Le vrai sexe », p. 121), un monde qui excède les catégories de sexe et de l’identité. Le fait que Herculine reprenne un discours sur la différence sexuelle et les catégories de sexe dans ses propres écrits autobiographiques nous conduira à une lecture différente, à l’opposé de l’appropriation romantique de Foucault qui est aussi chez lui un refus de ce texte. Dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité, Foucault suggère que le « sexe » unique (on est d’un sexe et donc pas de l’autre) est un construit (a) produit à des fins de régulation sociale et de contrôle de la sexualité, (b) qui dissimule et unifie artificiellement une variété de fonctions sexuelles disparates et sans lien les unes avec les autres, et (c) qui passe ainsi dans le discours pour une cause, une essence intérieure qui produit et, simultanément, rend intelligibles toutes sortes de sensations, de plaisirs et de désirs en des termes spécifiques du sexe. Autrement dit, on ne peut pas réduire, de manière simple ou causale, les plaisirs corporels à cette prétendue essence spécifique du sexe, mais on peut facilement les interpréter comme des manifestations ou des signes de ce « sexe » 20.

Pour contester l’idée fausse selon laquelle le « sexe » serait à la fois univoque et causal, Foucault se lance dans un contre-discours où le « sexe » est pris pour un effet plutôt que pour une origine. Au lieu de considérer que le « sexe » est la cause et la signification premières, permanentes des plaisirs corporels, il propose d’envisager la « sexualité » comme un système historique, ouvert et complexe, de discours et de pouvoir produisant ce qu’on appelle de manière trompeuse le « sexe », notion qui participe d’une stratégie pour camoufler et donc perpétuer les relations de pouvoir. Une façon de perpétuer le pouvoir tout en le camouflant, c’est d’établir un rapport extérieur ou arbitraire entre, d’une part, le pouvoir — conçu en termes de répression ou de domination — et, d’autre part, le sexe — conçu comme une énergie débridée mais retenue qui n’attend que d’être relâchée ou de s’exprimer librement. Pour utiliser ce modèle juridique, il faut supposer que le pouvoir et la sexualité sont ontologiquement distincts, mais aussi que le premier travaille toujours et seulement à dompter ou à libérer un sexe fondamentalement intact, auto-suffisant et distinct du pouvoir lui-même. Lorsque le « sexe » est essentialisé de cette manière, il finit par avoir une immunité ontologique qui le protège des relations de pouvoir et de sa propre historicité. Résultat, on confond la sexualité et le « sexe » dans l’analyse, et cette inversion trompeuse de la causalité empêche d’étudier la production historique de la catégorie de sexe. Selon Foucault, il ne suffit pas de recontextualiser « le sexe » dans les termes de la sexualité ; il convient aussi de repenser le pouvoir juridique comme une construction produite par un pouvoir productif qui, en retour, dissimule le mécanisme de sa propre productivité.

La notion de sexe a assuré un retournement essentiel ; elle a permis d’inverser la représentation des rapports du pouvoir à la sexualité et de faire apparaître celle-ci non point dans sa relation essentielle et positive au pouvoir, mais comme ancrée dans une instance spécifique et irréductible que le pouvoir cherche comme il peut à assujettir (p. 204-205). Dans l’Histoire de la sexualité, Foucault s’oppose ouvertement aux modèles d’émancipation ou de libération sexuelles, parce qu’ils entrent dans un modèle juridique qui ne reconnaît pas la production historique du « sexe » en tant que catégorie, c’est-à-dire comme un « effet » qui masque les relations de pouvoir. Le problème qu’il aurait avec le féminisme commence aussi là : là où les féministes prennent la catégorie de sexe et donc, selon lui, la réduction binaire du genre, comme point de départ pour leur analyse, Foucault considère que son projet vise à analyser la manière dont la catégorie de sexe et la différence sexuelle sont construites dans le discours comme des traits nécessaires à l’identité corporelle. Le modèle juridique de la loi structurant le modèle féministe de l’émancipation suppose, selon lui, que le sujet de l’émancipation, le « corps sexué » en un sens, n’a lui-même pas besoin d’être déconstruit de façon critique. Comme le relève Foucault à propos de certaines tentatives humanistes de réformer la prison, le sujet criminel qui est émancipé pourrait bien être plus profondément captif que ne l’imaginait l’humaniste au départ. Pour Foucault, être sexué·e, c’est être assujetti·e à un ensemble de régulations sociales, c’est faire que la loi gouvernant ces régulations constitue à la fois le principe formateur du sexe, du genre, des plaisirs et des désirs d’une personne et le principe herméneutique d’interprétation de soi. La catégorie de sexe est donc inévitablement régulatrice et toute analyse qui pré-suppose cette catégorie reproduit de manière non critique cette stratégie régulatrice comme un régime de savoir-pouvoir et contribue à la légitimer. En éditant et en publiant les mémoires de Herculine Barbin, Foucault tente manifestement de montrer comment un corps hermaphrodite — ou, pour le dire autrement, intersexuel — dévoile indirectement et réfute les stratégies régulatrices de la catégorisation sexuelle. Parce qu’il pense que le « sexe » unifie les fonctions et les significations corporelles qui ne sont pas nécessairement liées entre elles, il prédit que la disparition du « sexe » aura pour effet positif de disperser les différentes fonctions, sens, organes, processus somatiques et physiologiques ainsi que de faire proliférer des plaisirs hors du cadre d’intelligibilité mis en œuvre par des sexes univoques dans un rapport binaire. Le monde sexuel où réside Herculine est, selon Foucault, l’un de ceux où les plaisirs du corps ne désignent pas d’emblée le « sexe » comme la cause première et le sens ultime ; c’est un monde, dit-il, où « des sourires flottant en l’absence du chat » (introduction à la traduction anglaise, p. XIII). En réalité, ce sont des plaisirs transcendant franchement la régulation qui leur est imposée, et nous pouvons voir que Foucault est ici plein d’indulgence sentimentale pour le discours de l’émancipation que son analyse dans l’Histoire de la sexualité cherchait précisément à déstabiliser. Si l’on suit ce modèle foucaldien de la politique de la libération sexuelle, renverser le « sexe » a pour effet de relâcher la multiplicité sexuelle primaire, une idée qui n’est pas si éloignée du polymorphisme primaire postulé en psychanalyse ou de la notion de Marcuse d’un Eros bisexuel originel et créatif avant d’être refoulé par une culture instrumentale.

La différence significative entre la position de Foucault dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité et son introduction à la traduction anglaise de Herculine Barbin, est déjà perceptible sous la forme d’une tension irrésolue dans l’Histoire de la sexualité elle-même (lorsqu’il parle des plaisirs « buissonniers » et « quotidiens » de l’échange sexuel intergénérationnel existant avant l’imposition des diverses stratégies régulatrices [p. 44]). D’un côté, Foucault veut soutenir qu’il n’y a pas de « sexe » en soi qui ne soit pas produit par les interactions complexes entre discours et pouvoir, et pourtant on dirait qu’il y a une « multiplicité de plaisirs » en elle-même qui n’est l’effet d’aucun échange en particulier entre discours/pouvoir. Autrement dit, Foucault invoque le trope d’une multiplicité libidinale prédiscursive qui suppose en effet une sexualité « avant la loi », et même une sexualité n’attendant que de se libérer du carcan du « sexe ». D’un autre côté, Foucault met ouvertement l’accent sur le fait que sexualité et pouvoir sont coextensifs et que nous ne devons pas penser qu’accepter le sexe revient à refuser le pouvoir. Dans son cadre anti-juridique et anti-émancipateur, le Foucault « officiel » soutient que la sexualité est toujours située dans des matrices de pouvoir, qu’elle est toujours produite ou construite dans des pratiques historiques spécifiques, à la fois discursives et institutionnelles, et que le recours à une sexualité avant la loi est une prétention illusoire et complice de la politique de la libération sexuelle. Les mémoires de Herculine nous donnent la possibilité de lire Foucault contre lui-même, ou peut-être vaut-il mieux dire, de révéler le paradoxe constitutif qui consiste à appeler à la liberté en contestant le discours de l’émancipation. Herculine, qui s’appelle Alexina tout au long du texte, raconte l’histoire tragique de sa vie pleine d’injustices, qu’elle/il a vécue dans la tromperie, le désir ardent et, inévitablement, dans l’insatisfaction. Petite fille déjà, nous dit-elle/il, elle/il était différent·e des autres filles. Cette différence provoque des états tantôt d’angoisse, tantôt de suffisance au cours de son histoire, mais elle est là comme un savoir tacite avant que la loi ne joue un rôle actif dans son histoire. Dans ses mémoires, Herculine ne parle pas directement de son anatomie, mais les rapports médicaux que Foucault joint en annexes laissent raisonnablement penser qu’elle/il avait ce qui est décrit soit comme un petit pénis, soit comme un grand clitoris, qu’elle/il avait une sorte de vagin se terminant en « cul-de-sac », comme le disent les médecins, et plus encore, qu’elle/il n’avait visiblement pas de seins. Elle/il arrivait aussi, semble-t-il, à éjaculer, mais les

documents médicaux ne l’expliquent pas complètement. Herculine ne parle jamais de son anatomie en ces termes, mais elle/il parle de son problème comme d’une erreur de la nature, se dit sans foyer métaphysique, d’un désir insatiable et d’une solitude absolue qui devient, avant son suicide, ouvertement de la rage — d’abord contre les hommes, puis finalement contre le monde entier. Herculine raconte de manière elliptique ses relations avec les filles à l’école, avec les « mères » au couvent, et finalement sa très grande passion pour Sara qui devient son amante. Terrassée d’abord par la culpabilité, puis par une maladie génitale non identifiée, Herculine révèle son secret à un médecin et à un prêtre, une série de confessions qui l’obligent dans les faits à se séparer de Sara. Les autorités délibèrent et mettent à exécution la transformation légale d’Alexina en homme, suite à quoi Herculine est obligé·e par la loi de s’habiller en conséquence et d’exercer les différents droits qu’ont les hommes dans la société. Écrits sur un ton sentimental et mélodramatique, ses mémoires donnent l’impression d’une crise permanente qui culmine dans le suicide. On pourrait considérer qu’avant la transformation légale d’Alexina en homme, elle/il était libre de jouir de ces plaisirs, indépendamment des pressions juridiques et régulatrices de la catégorie « sexe ». Foucault semble vraiment penser que ses mémoires donnent un aperçu du champ des plaisirs non régulés avant l’imposition de la loi selon laquelle on ne peut être que d’un seul sexe. Mais son interprétation est tout à fait erronée dans la mesure où il méconnaît le fait que ces plaisirs sont toujours déjà ancrés dans la loi omniprésente mais implicitement ; on pourrait même dire qu’ils sont produits par la loi même qu’ils sont censés défier. Il faut bien sûr résister à la tentation de donner une vision romantique de la sexualité de Herculine comme si elle consistait en un jeu utopique de plaisirs précédant l’imposition et la limitation du « sexe ». Il est toujours possible cependant de se poser l’autre question foucaldienne : quelles pratiques sociales et quelles conventions produisent la sexualité sous cette forme ? En poussant plus loin la question, nous nous donnons, je crois, la possibilité de comprendre quelque chose sur (a) la productivité du pouvoir — c’est-àdire sur la manière dont les stratégies régulatrices produisent des sujets qu’elles viennent à assujettir ; et (a)sur le mécanisme spécifique par lequel le pouvoir produit la sexualité dans le cadre de ce récit autobiographique. La question de la différence sexuelle ré-émerge sous un jour nouveau lorsque nous nous dispensons de réifier métaphysiquement la sexualité multiple et lorsque nous analysons, dans le cas de Herculine, les structures narratives concrètes ainsi que les conventions politiques et culturelles qui produisent et régulent les tendres baisers, les plaisirs diffus et les frissons contrariés et transgressifs propres au monde sexuel de Herculine. Au nombre des diverses matrices du pouvoir qui produisent la sexualité entre Herculine et ses partenaires, on peut compter les conventions de l’homosexualité féminine, à la fois encouragée et condamnée par le couvent et l’idéologie religieuse concomitante. S’il est une chose que nous savons de Herculine, c’est qu’elle lit, et même beaucoup, que son éducation française du XIXe siècle comprend une formation dans les classiques et le romantisme français, et que son propre récit se déroule dans le cadre établi de conventions littéraires. En réalité, ces conventions produisent et interprètent pour nous cette sexualité que Foucault et Herculine placent tous deux hors de toute convention. Les récits romantiques et sentimentaux d’amours impossibles semblent aussi produire toutes sortes de désirs et de souffrances dans ce texte. C’est aussi ce qu’on peut lire dans les légendes chrétiennes sur la vie infortunée des saints, dans les mythes grecs sur des androgynes suicidaires, auxquels il faut apparemment ajouter la figure même du Christ. Que ces positionnements se situent « avant » la loi comme une sexualité multiple ou « hors » la loi comme une transgression non naturelle, ils le sont invariablement « dans » un discours qui produit la sexualité, puis dissimule cette production en configurant une sexualité indomptable et rebelle « en dehors » du texte lui-même. Bien sûr, on est constamment tenté·e d’expliquer les rapports sexuels que Herculine entretient avec des jeunes filles par l’aspect masculin de sa double nature biologique. Si Herculine désire une fille, cela pourrait-il avoir un rapport avec les hormones ou les chromosomes ou la présence anatomique d’un pénis perforé faisant penser à un sexe masculin, plus discret, qui déboucherait sur une disposition et un désir hétérosexuels ? Les plaisirs, les désirs, les actes n’émanent-ils pas en quelque sorte du corps biologique ? Et n’y a-t-il pas moyen de comprendre que cette émanation découle nécessairement de ce corps et qu’elle exprime ce dernier dans ce qu’il a de spécifiquement sexué ? Peut-être est-ce parce que le corps de Herculine est hermaphrodite qu’il est particulièrement difficile de distinguer conceptuellement entre, d’une part, la description de ses caractères sexuels primaires et de son identité de genre (l’idée qu’elle/il se fait de son propre genre qui, soit dit en passant, change tout le temps, et est loin d’être claire) et, d’autre part, l’orientation et les objets de son désir. Elle/il suppose elle/lui-même à divers moments que son corps est la cause de son trouble du genre et de ses plaisirs transgressifs, comme s’ils étaient tous deux des résultats et des émanations d’une essence qui tomberaient en dehors de l’ordre naturel/métaphysique des choses. Mais au lieu de comprendre son corps anormal comme la cause de ses désirs, de son trouble, de ses aventures amoureuses et de ses confessions, nous pourrions voir dans ce corps, entièrement mis en texte ici, le signe d’une ambivalence irrésolue produite par le discours juridique sur le sexe unique. Nous n’arrivons pas à trouver de la multiplicité à la place de l’univocité comme l’aurait fait Foucault ; en revanche, nous sommes confronté·e·s à une ambivalence fatale, produite par la loi prohibitive qui, avec tous les effets positifs de sa diffusion, n’en culmine pas moins dans le suicide de Herculine.

Si l’on suit les révélations de Herculine faites, sur le mode narratif de la confession, il semble que sa prédisposition sexuelle soit ambivalente depuis le début, que sa sexualité récapitule l’ambivalence ayant structuré sa production ; cette ambivalence s’exprime d’une part comme une injonction institutionnelle de poursuivre l’amour des différentes « sœurs » et « mères » de la famille élargie qu’est le couvent et, d’autre part, comme une prohibition absolue que cet amour aille trop loin. Foucault suggère involontairement que les « limbes heureuses (sic) d’une nonidentité » de Herculine ont pour conditions de possibilité une formation historiquement spécifique de la sexualité, à savoir « son [parlant de Herculine] existence confinée à la compagnie quasi exclusive des femmes ». Cet « étrange bonheur », comme Foucault le décrit, était à la fois « de rigueur et interdit » par les conventions du couvent. Il suggère apparemment ici que cet environnement homosexuel, structuré comme il l’est par un tabou érotisé, plaide subtilement en faveur de ces « limbes heureuses (sic) d’une non-identité ». Foucault s’empresse alors de retirer sa suggestion selon laquelle Herculine participe à une pratique qui s’inscrit dans des conventions de l’homosexualité féminine, insistant sur le fait que ce qui se joue, c’est la « non-identité » plutôt qu’une variété d’identités féminines. Pour que Herculine puisse occuper la position discursive de la « femme homosexuelle », il faudrait, pour Foucault, mobiliser la catégorie sexe. Or c’est précisément le contraire dont Foucault voudrait nous convaincre : le récit de Herculine devrait nous amener à rejeter cette catégorie. Mais peut-être Foucault veut-il jouer sur les deux tableaux à la fois ; en réalité, il voudrait indirectement suggérer que la nonidentité est produite dans des cultures homosexuelles — à savoir que l’homosexualité sert à renverser la catégorie sexe. Voyez comment Foucault invoque cette catégorie tout en la refusant lorsqu’il décrit les plaisirs de Herculine : l’école et le couvent « ser[ven]t de révélateur[s] aux tendres plaisirs que découvre et provoque la non-identité sexuelle, quand elle s’égare au milieu de tout ces corps semblables » (introduction à la traduction anglaise, p. XIV, « Le vrai sexe », p. 121). Foucault suppose ici que la similarité de ces corps conditionne les limbes heureuses (sic) de leur non-identité, une formulation difficile à accepter à la fois logiquement et historiquement, mais aussi comme une description adéquate de Herculine. Est-ce la conscience de leur similarité qui conditionne le jeu sexuel des jeunes filles au couvent ? Ou est-ce plutôt la présence érotisée de la loi interdisant l’homosexualité qui produit ces plaisirs transgressifs dans l’injonction du confessionnal ? Herculine continue à tenir son propre discours sur la différence sexuelle même dans ce contexte apparemment homosexuel : elle/il relève et prend plaisir à sa différence d’avec les jeunes filles qu’elle/il désire et pourtant cette différence n’est pas une simple reproduction de la matrice hétéro-sexuelle du désir. Elle/il sait que sa position dans cet échange est transgressive, qu’elle/il « usurpe » une prérogative masculine, comme elle/il le dit, et qu’elle/il conteste ce privilège au moment où elle/il le reproduit. Le langage de l’usurpation suggère qu’elle/il reprend des catégories dont elle/il se sent inévitablement éloigné·e, ce qui montre aussi que l’on peut dénaturaliser ces catégories et les rendre fluides une fois détachées du lien qui les attache au sexe dans un rapport de cause ou d’expression. L’anatomie de Herculine ne tombe pas en dehors des catégories de sexe, mais elle confond et redistribue les éléments constitutifs de ces catégories ; en réalité, le libre jeu des attributs a pour effet de révéler le caractère illusoire du sexe comme substrat d’une substance durable auquel ces différents attributs sont censés s’appliquer. De plus, la sexualité de Herculine constitue un ensemble de transgressions du genre qui mettent en cause la distinction même entre l’échange érotique hétérosexuel et lesbien, soulignant les points de convergence ambiguë et les lignes de partage qui existent entre eux. Mais il semble que nous sommes forcé·e·s de nous demander s’il n’y a pas, même au niveau d’une ambiguïté sexuelle constituée dans le discours, certaines questions à poser sur le « sexe » et, même, sur sa relation au « pouvoir », qui limite le libre jeu des catégories sexuelles. Autrement dit : à quel point ce jeu est-il libre, selon qu’on le voit comme une multiplicité libidinale prédiscursive ou comme une multiplicité constituée dans le discours ? Foucault conteste d’abord la catégorie de sexe, parce qu’elle unifie et stabilise artificiellement un ensemble de fonctions et d’éléments sexuels ontologiquement séparés. Dans un geste quasi rousseauiste, Foucault construit la binarité d’une loi culturelle artificielle qui réduit et déforme ce que nous pourrions voir en tant qu’hétérogénéité naturelle. Herculine elle/lui-même parle de sa sexualité comme de « cette lutte incessante de la nature contre la raison » (p. 116). Un survol rapide de ces « éléments » disparates montre toutefois qu’ils sont totalement médicalisés en termes de « fonctions », de « sensations », voire de « pulsions ». Ainsi, l’hétérogénéité que Foucault invoque est elle-même constituée par le discours médical auquel il donne le statut de loi juridique répressive. Mais quelle est cette hétérogénéité que Foucault semble exalter, et à quoi sert-elle ? Si Foucault avance que les contextes homosexuels plaident pour la non-identité sexuelle, il semble identifier les contextes hétérosexuels précisément comme ceux où l’identité est constituée. Nous savons déjà qu’il considère généralement les catégories de sexe et de l’identité comme des effets et des instruments du régime sexuel régulateur, mais on ne sait pas vraiment si cette régulation est reproductive ou hétérosexuelle, ou autre chose encore. Cette régulation produit-elle les identités masculine et féminine dans un rapport binaire symétrique ? Si l’homosexualité produit la non-identité sexuelle, alors elle ne dépend plus d’identités semblables ; en réalité, il n’est plus possible de la décrire de cette façon. Mais si l’homosexualité est censée désigner la place d’une hétérogénéité libidinale innommable, peut-être pouvonsnous nous demander si l’on n’a pas plutôt affaire à un amour qui ne peut ni n’ose dire son nom. En d’autres termes Foucault, qui n’a accordé qu’un seul entretien sur la question de l’homosexualité et qui s’est toujours refusé à se confesser dans son propre travail, nous présente néanmoins la confession de Herculine

sur un mode didactique sans être le moins du monde décontenancé. Est-ce une confession « par procuration » qui suppose une continuité ou un parallèle entre sa vie et celle de Herculine ? Sur la quatrième de couverture de l’édition française (1978), Foucault note que Plutarque considérait que les personnages illustres menaient des vies parallèles, lesquelles parcouraient en quelque sorte des droites qui finissaient par se rencontrer à l’infini. Il observe que certaines vies sortent du chemin menant à l’infini et qu’elles risquent de disparaître dans l’obscurité sans qu’on puisse jamais les recouvrer ; ce sont des vies qui ne suivent pas, si l’on peut dire, le « droit » [straight] chemin, celui qui fait entrer dans une communauté éternelle de grandeur, mais des vies qui en dévient et risquent de devenir tout à fait irrécouvrable. « Ce serait, écrit Foucault, comme l’envers de Plutarque : des vies à ce point parallèles que rien ne peut plus les faire se rejoindre. » Ce qui nous renvoie clairement à la séparation entre Herculine — son prénom d’adoption en tant qu’homme (malgré un suffixe curieusement féminin) et Alexina — le « nom féminin » de Herculine. Mais cela nous renvoie aussi à Herculine et à son amante, Sara, lesquelles sont précisément séparées et dont les chemins se séparent si ostensiblement. Mais il se pourrait aussi que les vies de Herculine et de Foucault soient parallèles — mais non « droites » [straight] en aucun sens du terme — comme peuvent l’être précisément les différentes lignes de la main. En réalité, peut-être que le parallèle entre Herculine et Foucault ne doit pas être pris littéralement, mais au sens où tous deux contestent précisément la littéralité en tant que telle, et en particulier lorsqu’il est question des catégories de sexe. Dans la préface à l’édition en langue anglaise, Foucault suggère qu’il y a des corps en quelque sorte semblables, sans tenir compte de la spécificité hermaphrodite du corps de Herculine ni de la manière dont elle/il se présente elle/il-même comme très différent·e des femmes qu’elle/il désire. En effet, après toutes sortes d’échanges sexuels, Herculine adopte le langage de l’appropriation et du triomphe, lorsqu’elle/il déclare que Sara est sa propriété éternelle : « Sara m’appartenait désormais…!!! » (p. 61). Alors pourquoi Foucault résisterait-il au texte dont il veut précisément se servir pour soutenir cette idée ? Dans le seul entretien que Foucault a accordé sur le thème de l’homosexualité, l’interviewer, James O’Jiggins, observe « une tendance de plus en plus marquée, dans les cercles intellectuels américains, en particulier parmi les féministes les plus convaincues, à distinguer entre l’homosexualité masculine et l’homosexualité féminine ». Cette position, nous dit-il, veut que des choses physiquement très différentes se passent lors de ces deux types de rencontres et que les lesbiennes tendent à préférer la monogamie ou autres formes de couples, contrairement aux hommes gais. Foucault répond par le rire, suggéré entre crochets «[Rires]» : « Je ne puis qu’éclater de rire 21. » Cet éclat de rire, on s’en souvient, accompagnait aussi sa lecture de Borges dans la préface à Les Mots et les choses : Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée — de la nôtre :… ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l’Autre 22. Ce passage renvoie à une encyclopédie chinoise qui ne fait pas la distinction aristotélicienne entre les catégories universelles et les cas particuliers. Mais il y a aussi le « fou rire » de Pierre Riviere qui, en tuant les membres de sa famille — ou peut-être est-ce la famille qui meurt pour Foucault —, semble nier précisément les catégories de la parenté et, par extension, du sexe 23. Et il y a, bien sûr, le rire désormais célèbre de Bataille qui, nous dit Derrida dans L’Écriture et la différence (1967), désigne cet excès échappant à la maîtrise conceptuelle de la dialectique de Hegel 24. Il semble ainsi que Foucault rit parce que la question institue précisément la binarité qu’il cherche à déstabiliser, cette binarité monotone du Même et de l’Autre qui encombre non seulement l’héritage de la dialectique, mais aussi la dialectique du sexe. Mais il y a bien sûr encore, le rire de la Méduse qui, nous dit Hélène Cixous, secoue la surface impassible constituée par le regard pétrifiant et qui révèle que la dialectique du Même et de l’Autre opère à travers l’axe de la différence sexuelle 25. En un geste qui rappelle délibérément le récit mythique de la Méduse, Herculine écrit elle/lui-même que «[l]a froide fixité de [s]on regard semble glacer » (119) les personnes qu’elle/il rencontre. Mais c’est évidemment Irigaray qui dénonce cette dialectique du Même et de l’Autre comme une fausse binarité, l’illusion d’une différence symétrique consolidant l’économie métaphysique du phallogocentrisme, l’économie du même. De son point de vue, l’Autre et le Même portent la marque du masculin ; l’Autre n’est que l’élaboration négative du sujet masculin, le sexe féminin finissant par être irreprésentable : autrement dit, dans cette économie de la signification, il est le sexe qui n’en est pas un. Mais ce sexe n’en est pas un aussi au sens où il élude la signification univoque caractéristique du Symbolique, et parce qu’il n’est pas une identité substantive, mais toujours et seulement une différence dans un rapport indéterminé à l’économie qui rend le sexe absent. Il n’est pas « un », au sens où il est multiple et diffus dans ses plaisirs et son mode de signification. En réalité, il se pourrait que les plaisirs de Herculine portent la marque distinctive du féminin dans sa polyvalence et leur refus de se soumettre aux tentatives réductrices de la signification univoque. Mais n’oublions pas le rapport que Herculine entretient au rire, comme on peut le voir, semble-t-il, en deux occasions : tout d’abord, lorsqu’elle/il craint que l’on rie d’elle/il (p. 30), puis, plus loin, quand elle/il rit avec mépris du médecin, pour lequel elle/il n’a plus de respect depuis qu’il a échoué à parler aux autorités idoines de l’irrégularité naturelle qu’il avait pu observer (p. 82). Pour Herculine, le rire intervient ainsi pour

exprimer soit l’humiliation soit le mépris, deux positions qui sont, sans équivoque, liées à une loi accablante, à laquelle elle/il est assujetti·e soit comme son instrument soit comme son objet. Herculine ne tombe pas hors de la juridiction de cette loi ; même son exil s’explique comme une punition. À la toute première page, elle/il rapporte que sa « place n’était pas marquée dans ce monde qui [la/le] fuyait » (p. 9). Et elle/il parle de son sentiment précoce d’abjection, plus tard mis en acte [enacted] d’abord comme une petite fille dévouée ou une amante qu’il faut traiter comme une « chienne » ou une « esclave », et puis finalement, sous une forme absolue et fatale, lorsqu’elle/il est exclu·e et qu’elle/il s’exclut elle/lui-même entièrement du domaine des êtres humains. En s’isolant avant son suicide, elle/il prétend s’élever au-dessus des deux sexes, mais sa colère vise plus directement les hommes dont elle/il cherche à usurper le « titre » dans son intimité avec Sara et qu’elle/il accuse, dès lors franchement, de lui interdire, pour ainsi dire, la possibilité de cet amour. Elle/il commence son récit par deux phrases qui forment chacune un paragraphe distinct. Ces deux paragraphes « parallèles » suggèrent une incorporation mélancolique du père perdu et la colère liée à l’abandon est différée à travers l’instauration structurelle de cette négativité dans son identité et son désir. Avant de nous dire qu’elle/il fut elle/lui-même abandonné·e par sa mère, subitement et sans en avoir été avisé·e, elle/il nous apprend les raisons cachées pour lesquelles elle/il a passé plusieurs années dans une maison pour enfants abandonnés et orphelins. Elle/il parle des «[p]auvres êtres, frustrés dès le berceau des caresses d’une mère ». Dans la phrase suivante, elle/il parle de cette institution comme d’un « asile de la souffrance et du malheur », puis, dans la phrase d’après, elle/il parle de son père « qu’une mort foudroyante vint ravir trop tôt à la douce affection de [sa] mère » (p. 11). Bien que la pitié qu’elle/il exprime pour les autres qui perdent soudainement leur mère ait pour effet de détourner doublement notre attention de son propre abandon, c’est par un tel détournement qu’elle/il établit une identification, laquelle resurgit plus tard dans le triste sort du père et de la fille frustrés des caresses d’une mère. Les détournements du désir sont sémantiquement multipliés, si l’on peut dire, lorsque Herculine tombe amoureux/se d’une « mère » après l’autre, puis des « filles » de ces différentes mères, ce qui scandalise beaucoup ces dernières. En réalité, Herculine oscille entre le fait d’être l’objet d’adoration et d’excitation pour toutes ces femmes, et un objet de mépris et d’abandon, l’effet contradictoire d’une structure mélancolique laissée entièrement à ellemême. Si la mélancolie comprend la récrimination de soi, comme le soutient Freud, et si cette récrimination est une sorte de narcissisme à l’envers (s’occuper du moi », même sur le mode du reproche), alors on peut considérer que Herculine tombe constamment dans l’opposition entre le narcissisme négatif et le narcissisme positif ; ainsi elle/il se présente à la fois comme la créature la plus abandonnée et la plus oubliée sur terre, mais aussi comme celle/celui qui ensorcelle toute personne qui l’approche, même celle/celui qui convient mieux aux femmes que n’importe quel « homme ». Elle/il parle de l’orphelinat comme de ce premier « asile de la souffrance », une demeure qu’elle/il retrouve figurativement à la fin de son récit dans le dernier « refuge de la tombe ». Tout comme ce premier refuge procure une communion magique et une identification avec le père-fantôme, le tombeau de la mort est déjà occupé par le père qu’elle/il espère précisément retrouver en mourant : « La vue d’un tombeau me réconcilie avec la vie. J’y éprouve je ne sais quoi de tendre pour celui dont les ossements sont là à mes pieds » (p. 123). Mais cet amour, formulé comme une sorte de solidarité contre la mère qui l’a abandonné·e, n’est lui-même pas du tout purifié de la colère d’avoir été abandonné·e : le père, « là à ses pieds », a auparavant pris des dimensions accrues au point de devenir la totalité des hommes qu’elle surplombe et prétend dominer (p. 119) — et dont elle/il rit avec mépris. Plus haut, elle/il dit du médecin qui découvrit l’anomalie de sa condition : « J’aurais voulu le voir à cent pieds sous terre!!! » (p. 80). L’ambivalence de Herculine découle ici des limites de la théorie de Foucault sur les « limbes heureuses (sic) d’une non-identité ». Comme si Herculine pressentait la place qu’elle/il allait occuper chez Foucault, elle/il se demande si elle/il n’est pas le « jouet d’un rêve impossible » (p. 91). La prédisposition sexuelle de Herculine, c’est, depuis le début, l’ambivalence et, comme on l’a dit plus haut, sa sexualité récapitule l’ambivalence qui a structuré sa production. Cette ambivalence s’exprime d’une part comme une injonction institutionnelle de poursuivre l’amour des différentes « sœurs » et « mères » de la famille élargie qu’est le couvent et, d’autre part, comme une prohibition absolue que cet amour aille trop loin. Sa sexualité n’est pas hors la loi, mais elle est la production ambivalente de la loi, dans laquelle l’idée même de prohibition balise les terrains psychanalytiques et institutionnels. Ses confessions de même que ses désirs relèvent tant de l’assujettissement que de la provocation. Autrement dit, l’amour prohibé par la mort ou l’abandon, ou les deux, est un amour qui fait de la prohibition sa condition et son but. Après s’être soumis·e à la loi, Herculine devient un sujet juridiquement sanctionné en tant qu’« homme », et pourtant la catégorie de genre se révèle moins fluide qu’on pouvait le penser à partir de ses références aux Métamorphoses d’Ovide. Son discours d’« hétéroglossie 26» met en cause la viabilité de la notion de « personne » dont on pourrait dire qu’elle préexiste au genre ou qu’elle change un genre pour un autre. Si Herculine n’est pas activement condamné·e par les autres, elle/il se condamne elle/ lui-même (elle/il va même jusqu’à s’établir « juge » [p. 120]), révélant que la loi juridique est de fait plus puissante que la loi empirique qui effectue sa conversion de genre. En réalité, Herculine ne peut jamais incarner cette loi précisément, parce qu’elle/il n’arrive pas à donner à la loi l’occasion de se naturaliser dans les structures symboliques de l’anatomie. En d’autres termes, la loi n’est pas seulement une contrainte culturelle imposée à une nature fondamentalement hétérogène ; elle requiert la conformité à sa propre notion de « nature » et

acquiert sa légitimité par le biais de la naturalisation des corps sur un mode binaire et asymétrique, et dans lesquels le Phallus, même s’il n’est absolument pas identique au pénis, fait de celui-ci son instrument naturalisé et son signe. Les plaisirs et les désirs de Herculine ne renvoient nullement à une innocence bucolique qui s’épanouit et prolifère avant l’imposition d’une loi juridique. Pas plus qu’elle/il ne tombe entièrement en dehors de l’économie signifiante de la masculinité. Elle/il est « hors » la loi, mais elle contient en elle son « dehors ». En fait, elle/il incarne la loi non pas comme un sujet avec des droits, mais comme la preuve accomplie [an enacted testimony] que la loi a une étrange capacité de ne produire que des rébellions, dont elle peut garantir qu’elles échoueront d’elles-mêmes — par fidélité à la loi —, et des sujets qui, pour être complètement assujettis, n’ont d’autre choix que de réitérer la loi qui les a créés.

Post-scriptum non scientifique 27 Dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité, Foucault semble situer la chasse à l’identité au sein même des formes juridiques du pouvoir qui prennent leur essor vers la fin du XIXe siècle, avec l’avènement des sciences de la sexualité, dont la psychanalyse. Bien que Foucault révise son historiographie du sexe au début du deuxième volume, L’Usage des plaisirs, et cherche à découvrir les règles répressives/créatrices de la formation du sujet dans des textes de l’Antiquité grecque et romaine, son projet philosophique qui est d’exposer la production régulatrice d’effets d’identité reste le même. On peut trouver un exemple actuel de cette chasse à l’identité dans les développements récents en biologie cellulaire, un exemple qui, incidemment, confirme la pertinence d’une critique foucaldienne. La récente controverse autour de la découverte du premier commuteur (master gene) de la différenciation sexuelle, le gène qui code pour le sexe ou Testis-Determining Factor (TDF), par une équipe de recherche du MIT, offre une occasion rêvée d’interroger le caractère univoque du sexe. En utilisant des techniques très sophistiquées, l’équipe du Dr Page a localisé le TDF dans une séquence spécifique du chromosome Y. Lorsque les résultats de la recherche ont été publiés dans la revue Cell (nº 51), le Dr Page a prétendu avoir découvert « le commuteur binaire dont dépendent tous les caractères sexuels dimorphiques 28» . Voyons les idées que cette découverte permet de soutenir et pourquoi il faut continuer à poser toutes sortes de questions dérangeantes sur la décidabilité du sexe. Selon l’article de Page, « The Sex-Determining Region of the Human Y Chromosome Encodes a Finger Protein 29», de l’ADN a été prélevé dans un groupe de personnes très inhabituel : certaines portaient deux chromosomes X mais étaient, médicalement parlant, de sexe mâle ; d’autres étaient de constitution chromosomique XY, mais, médicalement parlant, de sexe femelle. On ne nous dit pas exactement sur quelle base on assigne à ces individus un sexe opposé au sexe chromosomique. Mais on peut supposer que des caractères primaires et secondaires évidents rendaient effectivement ces dénominations pertinentes. Page et ses collègues firent l’hypothèse suivante : il doit y avoir une séquence d’ADN déterminant le sexe mâle qu’on n’arrive pas à observer comme on le fait d’habitude avec le microscope ; cette séquence doit s’être en quelque sorte déplacée de son emplacement habituel, du chromosome Y à un autre chromosome, là où on ne s’attendrait pas à la trouver. Si et seulement si nous pouvions (a) supposer l’existence de cette séquence indétectable d’ADN et (b) prouver qu’elle a été « transloquée » (c’est-à-dire déplacée), nous pourrions comprendre pourquoi un individu dit mâle XX sans chromosome Y détectable était de fait toujours de sexe mâle. De la même manière, nous pourrions expliquer le fait curieux que des individus dits femelles pouvaient porter un chromosome Y, si ladite séquence d’ADN s’était déplacée à un autre endroit. Certes Page et ses collègues tirent leurs résultats d’une population limitée, mais ils fondent en partie leur recherche sur une spéculation, selon laquelle 10 % au moins de la population porte des variations chromosomiques qui n’entrent pas parfaitement dans les catégories de femelles XX et de mâles XY. Par conséquent, ils considèrent que leur « premier commuteur » fournit une base plus solide que les anciens critères chromosomiques pour comprendre la détermination du sexe et, donc, la différence sexuelle. Hélas pour Page, un problème récurrent hante les déclarations faites au nom de la découverte de ladite séquence d’ADN. En fait, on a trouvé exactement la même séquence d’ADN censée déterminer le sexe mâle sur les chromosomes X des individus dits femelles. En réponse à cette curieuse découverte, Page a d’abord déclaré que ce n’était peut-être pas la présence de la séquence du gène chez les individus mâles par opposition à son absence chez les individus femelles qui était déterminante, mais le fait qu’il soit actif chez les mâles et passif chez les femelles (Aristote n’est pas mort !). Mais cette suggestion reste à l’état d’hypothèse et, si l’on en croit Anne Fausto-Sterling, Page et ses collègues oublient de préciser dans l’article paru dans Cell que les individus dont on a prélevé l’ADN n’étaient pas sans ambiguïtés anatomiques y compris au niveau de l’appareil reproductif. Je cite Fausto-Sterling dans son article « Life in the XY Corral » : Les quatre individus mâles XX étudiés étaient tous stériles (pas de production spermatique), avaient de petits testicules totalement dépourvus de cellules germinales, c’est-à-dire des cellules précurseurs pour le sperme. Ils avaient aussi des niveaux élevés d’hormones et des niveaux bas de testostérone. Sans doute furent-ils classés comme étant du sexe mâle à cause de leurs organes génitaux externes et de la

présence de testicules. […] De la même façon […] les organes génitaux des deux individus femelles XY étaient normaux, [mais] leurs ovaires étaient dépourvus de cellules germinales (Fausto-Sterling, 1989, p. 328). Voici des cas où, clairement, les parties détachées du sexe ne soutiennent pas la cohérence identifiable ou l’unité habituellement désignée par la catégorie de sexe. Cette incohérence perturbe aussi l’argument de Page car on ne voit pas bien pourquoi nous devrions d’emblée accepter que ces individus sont des mâles XX et des femelles XY, lorsque c’est précisément la désignation de mâle et de femelle qui est en jeu et que l’on a implicitement tranché la question en recourant aux organes génitaux externes. En réalité, si les organes génitaux externes étaient des critères suffisants pour déterminer ou assigner un sexe, alors la recherche expérimentale du premier commuteur ne serait guère nécessaire. Mais considérons cet autre problème lié à la manière de formuler, de tester et de valider cette hypothèse en particulier. Vous noterez que Page et ses collègues assimilent la détermination du sexe à celle du sexe mâle ainsi que la formation du testicule. Des généticiennes comme Eva M. Eicher et Linda L. Washburn (1986) mentionnent, dans l’Annual Review of Genetics, que la détermination ovarienne n’est jamais examinée dans la littérature sur la détermination du sexe et que le sexe femelle est toujours défini en termes d’absence ou de passivité. Comme le facteur déterminant le sexe mâle est soit absent, soit passif chez le sexe femelle, tout déterminant actif pour ce dernier est, par définition, exclu comme objet de recherche. Eicher et Washburn suggèrent toutefois que la détermination du sexe femelle est un processus actif et qu’un préjugé culturel, même une série de préjugés de genre sur le sexe et sur ce qui peut en faire un objet d’étude valable biaisent et limitent les recherches sur la détermination du sexe. Fausto-Sterling cite Eicher et Washburn : Certains chercheurs ont mis un accent excessif sur l’hypothèse que le chromosome Y était impliqué dans la formation du testicule en présentant l’induction de tissus testiculaires comme un événement actif (génétiquement contrôlé, dominant) alors que l’induction de tissus ovariens est présentée comme un événement passif (automatique). Il ne fait pas de doute que l’induction de tissus ovariens est un processus aussi actif, génétiquement contrôlé du développement que l’est l’induction de tissus testiculaires, ou, d’ailleurs, l’induction de n’importe quel processus de différenciation cellulaire. On n’a presque rien écrit sur les gènes impliqués dans l’induction de tissus ovariens à partir de la gonade indifférenciée (Eicher et Washburn, 1986, citées in Fausto-Sterling, 1989, p. 325). De manière similaire, tout le champ de l’embryologie a été critiqué pour s’être focalisé sur le rôle central du noyau dans la différenciation cellulaire. Les chercheuses féministes en sciences ont critiqué les présupposés nucléocentriques de la biologie moléculaire de la cellule. À l’opposé d’une orientation de recherche qui viserait à montrer que le noyau maîtrise ou dirige le développement d’un organisme, on trouvera un programme de recherche qui considère que le noyau n’a de sens et de prise que dans un environnement cellulaire. Selon Fausto-Sterling, « il ne faut pas se demander comment le noyau d’une cellule change au cours de la différenciation, mais plutôt comment les interactions dynamiques entre le noyau et le cytoplasme se transforment au cours de la différenciation » (1989, p. 323-324). La structure de la recherche menée par Page concorde parfaitement avec la tendance générale en biologie moléculaire de la cellule. Le cadre théorique refuse dès le début d’envisager que ces individus puissent implicitement mettre en cause la force descriptive des catégories de sexe existantes ; la question est de savoir comment le « commuteur binaire » est activé, et non de savoir si décrire les corps en fonction de deux et seulement deux sexes convient au travail de recherche. De plus, le fait de se centrer sur le « premier commuteur » suggère qu’il faudrait voir dans le sexe femelle une absence du sexe mâle ou, tout au plus, une présence passive, qui, chez les hommes, serait active. Cette thèse est, bien sûr, soutenue dans un contexte de recherche où la possibilité que les ovaires contribuent activement à la détermination du sexe n’a jamais été sérieusement envisagée. Il ne faut pas conclure ici à l’impossibilité de produire des énoncés valides et démontrables à propos de la détermination du sexe ; la conclusion, c’est plutôt que la recherche sur la détermination du sexe est fondamentalement structurée par des présupposés culturels concernant le statut relatif des hommes et des femmes, et par le rapport binaire qu’est le genre lui-même. Distinguer le sexe du genre devient une tâche d’autant plus difficile une fois que nous avons compris que les significations genrées structurent les hypothèses et le raisonnement de ces recherches biomédicales qui visent à établir que le « sexe » précède les significations culturelles qu’il prend. En réalité, la tâche se complique encore davantage lorsque nous réalisons que le langage de la biologie participe à d’autres formes de langage et qu’il reproduit cette sédimentation culturelle dans les objets que cette science prétend découvrir et décrire dans un langage neutre. N’est-ce pas par pure convention culturelle que Page et d’autres décident qu’un individu XX à l’anatomie ambiguë est mâle, une convention qui tient les organes génitaux pour le « signe » définitif du sexe ? On pourrait soutenir que les divergences entre les différents « niveaux biologiques » du sexe ne peuvent être résolues à l’aide d’un seul déterminant, et que le sexe, en tant que catégorie comprenant une variété d’éléments, de fonctions et d’aspects chromosomiques et hormonaux, n’opère plus dans le cadre théorique binaire qui va pour nous de soi. Il ne s’agit pas ici d’invoquer les exceptions, le bizarre, pour simplement

relativiser les thèses soutenues au nom de la vie sexuelle normale. Comme Freud le suggère dans Trois Essais sur la théorie sexuelle, c’est l’exception, l’étrange qui fournit la clé d’interprétation pour comprendre comment l’univers banal et évident des significations sexuelles est constitué. Ce n’est qu’à partir d’une position délibérément dénaturalisée que nous pouvons voir comment l’apparence de naturalité est ellemême constituée. Nos présupposés sur les corps sexués — le fait qu’ils soient de l’un des deux sexes — et ceux sur les significations qui sont censées adhérer à ces corps ou qui découlent du fait que ceux-ci sont sexués de telle ou telle façon, sont soudain fortement ébranlés par ces inversions de sexe, lesquelles n’arrivent pas à se conformer aux catégories qui naturalisent et stabilisent pour nous le champ des corps en fonction de conventions culturelles. Par conséquent, l’étrange, l’incohérent, ce qui tombe « audehors », nous permet de comprendre que le monde de la catégorisation sexuelle ne va pas de soi, qu’il est construit, qu’il pourrait même l’être autrement. Il se peut qu’on ne soit pas immédiatement d’accord avec l’analyse de Foucault — selon laquelle la catégorie de sexe est construite au profit de la sexualité comme système régulateur et reproducteur. Toutefois, on relèvera avec intérêt que Page voit dans les organes génitaux externes, ces parties anatomiques essentielles à la symbolisation de la sexualité reproductive, les déterminants univoques et a priori d’attribution du sexe. On pourrait dire que la recherche de Page est prise entre deux discours qui, en l’occurrence, s’opposent : d’une part le discours culturel qui prend les organes génitaux externes pour les signes certains du sexe, ceci à des fins reproductives, et d’autre part le discours qui cherche à établir le principe mâle comme actif et cause unique, même comme sa propre cause. Le désir de déterminer le sexe une fois pour toutes et de le déterminer comme un sexe plutôt que l’autre, semble donc venir de l’organisation sociale de la sexualité reproductive, qui construit des identités claires et sans équivoque ainsi que des positions pour des corps sexués l’un en fonction de l’autre. Le corps mâle étant en général représenté comme l’agent actif dans le cadre de la sexualité reproductive, la difficulté dans la recherche de Page consiste, en quelque sorte, à concilier le discours de la reproduction avec le discours de l’activité masculine, deux discours qui fonctionnent normalement de concert dans la culture, mais qui se trouvent ici séparés. Il n’est pas inintéressant de relever que Page tient absolument à ce que la séquence active d’ADN ait le dernier mot, le principe de l’activité masculine recevant de fait la primauté sur le discours de la reproduction. Mais cette primauté ne serait qu’une apparence si l’on en croit la théorie de Monique Wittig. La catégorie de sexe relève de l’hétérosexualité obligatoire, un système qui, manifestement, opère en imposant la sexualité reproductive. Dans la conception de Wittig, vers laquelle nous allons maintenant nous tourner, les termes « masculin » et « féminin », « mâle » et « femelle » existent uniquement dans le cadre d’une matrice hétérosexuelle ; en réalité, il s’agit de termes naturalisés qui maintiennent cette matrice cachée et la prémunissent par conséquent contre une critique radicale.

Monique Wittig : désintégration corporelle et sexe fictif « Le langage projette des faisceaux de réalité sur le corps social. » Monique Wittig

« On ne naît pas femme : on le devient », comme l’écrivait Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe. Voici une drôle d’expression, pour ne pas dire une expression absurde, car comment peut-on devenir femme si on ne l’est pas déjà d’entrée de jeu ? Et qui est ce « on » qui fait advenir ce devenir ? Y a-t-il un être humain qui devient son genre à un moment donné ? Est-on en droit de supposer que cet humain n’était pas son genre avant de le devenir ? Comment « devient »-on un genre ? Quel est le moment ou le mécanisme de construction du genre ? Et, question peut-être plus pertinente encore, quand ce mécanisme entre-t-il en jeu sur la scène culturelle pour transformer le sujet humain en un sujet genré ? Y a-t-il un seul être humain qui ne soit pas, si l’on peut dire, déjà genré à la base ? La marque du genre semble conférer aux corps leur « qualité » de corps humains ; un nouveau-né ne devient humain que lorsqu’on a répondu à la question de savoir si c’était un garçon ou une fille. Les figures corporelles qui n’intègrent aucun genre tombent en dehors de l’humain, elles constituent même le domaine du déshumanisé et de l’abject contre lequel l’humain se constitue lui-même. Si le genre est omniprésent, prédéfinissant ce qui est humain de ce qui ne l’est pas, comment peut-on dire d’un humain qu’il devient son genre, comme si le genre était un post-scriptum ou un ajout culturel de dernière minute ? Évidemment, Beauvoir voulait simplement dire que la catégorie « femme » était un accomplissement culturel susceptible de variation, un ensemble de significations qui étaient prises ou reprises au sein d’un champ culturel, et que personne ne naissait avec un genre — que le genre était toujours acquis. Par ailleurs, Beauvoir voulait aussi dire que l’on naissait avec un sexe, en tant que sexe, en tant qu’être sexué, et que le fait d’être sexué et le fait d’être humain étaient coextensifs et simultanés ; le sexe est un attribut analytique de l’humain ; il n’y a pas d’humain qui ne soit pas sexué ; le sexe est l’un de ses attributs nécessaires. Mais le sexe n’est pas la cause du genre, et le genre ne peut pas se comprendre comme le reflet ou l’expression du sexe ; en réalité, pour Beauvoir, le sexe relève du fait immuable, le genre est acquis. S’il est impossible de changer de sexe — c’est du moins ce qu’elle pensait — le genre est, quant à lui, la construction culturelle et variable du sexe. Il est cette myriade de possibilités ouvertes sur la signification culturelle permise par le corps sexué. La théorie de Beauvoir a des conséquences, semble-t-il, radicales qu’elle-même n’arrivait pas à

imaginer. Par exemple, si le sexe et le genre sont parfaitement distincts, cela implique qu’on peut être d’un certain sexe, mais prendre le genre opposé ; autrement dit, le terme « femme » n’a pas besoin de renvoyer à la construction culturelle du corps féminin comme le terme « homme » n’a pas besoin de traduire des corps masculins. Formulée aussi radicalement, la distinction sexe/genre suggère que les corps sexués permettent toutes sortes de genres différents ; de plus, cela implique que les genres ne doivent pas nécessairement se limiter au nombre de deux. Si le sexe ne limite pas le genre, alors peut-être y a-t-il des genres, des façons d’interpréter culturellement le corps sexué, qui ne sont absolument pas limités par la dualité apparente du sexe. Relevons aussi cette autre conséquence : si le genre est quelque chose que l’on devient — mais une chose qui ne peut jamais être —, alors le genre est lui-même une sorte de devenir ou d’activité. Dans ces conditions il ne faudrait pas envisager ce genre comme un nom, une chose substantive ou encore un marqueur culturel statique, mais plutôt comme une sorte d’action continue et répétée. Si le genre n’est pas attaché au sexe par un lien de causalité ou d’expression, alors le genre est une sorte d’action susceptible de proliférer au-delà des limites imposées par l’apparente dualité des sexes. En réalité, le genre serait une sorte d’action culturelle/corporelle nécessitant un nouveau vocabulaire qui institue et fasse proliférer toutes sortes de participes présents, des catégories expansibles et ouvertes à la resignification qui résistent aux restrictions que la grammaire, binaire et substantivante, impose au genre. Mais comment faire pour qu’un tel projet devienne culturellement possible et pour qu’il ne subisse pas le même sort que les projets utopiques, impossibles et vains ? « On ne naît pas femme. » Monique Wittig reprend cette expression dans un article éponyme 30. Mais quelle sorte de reprise et de re-présentation de Beauvoir nous offre Monique Wittig ? Wittig soutient deux thèses qui nous rappellent Beauvoir et, en même temps, la distinguent de celle-ci : dans sa première thèse, Wittig soutient que la catégorie de sexe n’est ni invariante ni naturelle, mais qu’elle est un usage spécifiquement politique de la catégorie de nature qui sert les fins de la sexualité reproductive. Autrement dit, il n’y a pas de raison de diviser les corps humains en sexes mâle et femelle sinon pour remplir les exigences économiques de l’hétérosexualité et donner à l’institution de l’hétéro-sexualité une touche de naturalité. Par conséquent, pour Wittig, il n’y a pas de distinction entre le sexe et le genre ; la catégorie de « sexe » est elle-même une catégorie genrée, pétrie de politique, naturalisée et non naturelle. La deuxième thèse de Wittig peut être résumée par la déclaration suivante, plutôt contre-intuitive : « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Dans la perspective de Wittig, une femme n’existe que comme un terme qui stabilise et consolide un rapport binaire et à un homme : l’hétéro-sexualité. Elle soutient qu’une lesbienne, parce qu’elle refuse l’hétérosexualité, n’est plus définie par ce rapport oppositionnel. En réalité, une lesbienne transcende, selon elle, l’opposition binaire entre la femme et l’homme ; une lesbienne n’est ni une femme ni un homme. De plus, une lesbienne n’a en fait pas de sexe ; elle se situe au-delà des catégories de sexe. En refusant par le biais du lesbianisme ces catégories, la lesbienne dévoile (les pronoms en deviennent problématiques) la constitution culturelle contingente de ces catégories et le présupposé tacite mais non moins durable de la matrice hétérosexuelle. Par conséquent, nous pourrions dire que, pour Wittig, on ne naît pas femme, on le devient, mais plus encore : on ne naît pas avec le sexe femelle, on devient du sexe femelle. Plus radicalement encore, on peut, si on le choisit, devenir ni femelle ni mâle, ni femme ni homme. Dans cette optique, la lesbienne semble être un troisième genre ou, comme on va le voir, une catégorie qui rend le sexe et le genre tout à fait problématiques en tant que catégories politiques stables de description. Wittig considère que la discrimination linguistique du « sexe » assure l’opération politique et culturelle du maintien de l’hétérosexualité obligatoire. Pour elle, l’hétérosexualité n’est pas un rapport réciproque ou binaire au sens habituel du terme ; le « sexe » est toujours déjà femelle et il n’y a qu’un seul sexe, le femelle. Être de sexe mâle veut dire ne pas « être sexué » ; « être sexuée », c’est toujours une façon d’être particularisée et dépendante d’une relation, et les hommes dans ce système constituent la personne universelle. Pour Wittig, le « sexe femelle » n’implique ainsi pas d’autre sexe comme c’est le cas du « sexe mâle » ; le « sexe femelle » ne fait que s’impliquer lui-même, pris dans le piège du sexe si l’on peut dire, enfermé dans ce que Beauvoir appelait le cercle de l’immanence. Le « sexe » étant une interprétation politique et culturelle du corps, il n’y a pas de distinction sexe/genre qui suive des lignes toutes tracées ; le genre est intégré dans le sexe, et ce dernier se révèle avoir été du genre depuis le début. Wittig soutient que, dans cet ensemble de relations sociales obligatoires, les femmes deviennent ontologiquement le sexe ; elles sont leur sexe et, inversement, celui-ci est nécessairement femelle. Wittig considère que « le sexe » est une entité discursivement produite mise en circulation par un système de significations qui oppresse les femmes, les gais et les lesbiennes. Elle refuse de participer à ce système de significations et de croire à la possibilité d’endosser une position réformiste ou subversive de l’intérieur du système ; car l’invoquer un peu, c’est l’invoquer et le confirmer dans sa totalité. Son objectif politique consiste donc à renverser tout le discours sur le sexe, même à renverser toute la grammaire qui institue le « genre » — ou « sexe fictif » — comme un attribut aussi essentiel aux humains qu’aux objets (en particulier dans la langue française 31). Dans ses écrits théoriques et littéraires, elle appelle à une réorganisation fondamentale de la description des corps et des sexualités sans recourir au sexe et, en conséquence, sans recourir aux différenciations pronominales qui régulent et distribuent l’accès autorisé à la parole dans la matrice du genre. Wittig considère que les catégories discursives comme le « sexe » sont des abstractions imposées par la force sur le champ social, lesquelles produisent une « réalité » réifiée ou de second ordre. Bien qu’il semble que les individus aient une « perception directe » du sexe, telle une donnée objective de l’expérience, Wittig soutient qu’un tel objet a été violemment façonné comme tel et que

l’histoire ainsi que le mécanisme de ce façonnement violent ne sont plus visibles dans cet objet 32. Par conséquent, le « sexe » est un effet de réalité produit par un processus violent ; cet effet vient alors camoufler le processus initial. On ne voit que le « sexe » et c’est ainsi que le sexe est perçu comme la totalité de ce qui est. De plus, il ne paraît pas avoir une cause, car celle-ci a totalement disparu de notre champ de vision. Wittig réalise combien sa position est contre-intuitive, mais l’exploitation politique de l’intuition est précisément ce qu’elle cherche à expliquer, à dévoiler et à mettre en cause : [le] sexe [est] appréhend[é] comme une donnée immédiate, une donnée sensible, un ensemble de « traits physiques ». I[l] nous appara[ît] tout constitu[é] comme s’i[l] existai[t] avant tout raisonnement, appartenai[t] à un ordre naturel. Mais ce que nous croyons être une perception directe et physique n’est qu’une construction mythique et sophistiquée, une « formation imaginaire » qui réinterprète des traits physiques (en soi aussi indifférents que n’importe quels autres mais marqués par le système social) à travers le réseau de relations dans lequel ils sont perçus 33. En apparence, les « traits physiques » non marqués par un système social sont là en un sens au-delà du langage. Cependant il n’est pas sûr qu’on puisse parler de ces traits sans reproduire la réduction qu’opèrent les catégories de sexe. Ce sont les catégories de sexe qui donnent à ces traits innombrables une signification sociale et une unité. En d’autres termes, le « sexe » impose une unité artificielle sur un ensemble d’attributs discontinus. Entité à la fois discursive et perceptive, le « sexe » dénote un régime épistémique historiquement contingent, un langage qui façonne la perception en imposant les relations à travers lesquelles les corps physiques sont perçus. Y a-t-il un corps « physique » avant le corps appréhendé par la perception ? Impossible de trancher pareille question. Le fait de rassembler des attributs sous la catégorie de sexe est suspect, mais la distinction des « traits » eux-mêmes l’est aussi. Le fait que le pénis, le vagin, les seins et autres traits soient nommés parties sexuelles est un acte qui réduit le corps érogène à ces parties et, de ce fait, fragmente le corps pris comme totalité. En réalité, l’« unité » que la catégorie de sexe impose au corps est une « désunité », une fragmentation, une compartimentation et une réduction de la sensibilité érogène. Ainsi, on ne s’étonnera pas de voir Wittig accomplir [enact] textuellement le « renversement » de la catégorie de sexe en détruisant et en fragmentant le corps sexué dans Le Corps lesbien. De la même manière que le « sexe » fragmente le corps, le renversement lesbien du « sexe » prend pour modèles de domination les normes d’intégrité corporelle différenciées selon le sexe dictant ce qui l’« unifie » et le rend cohérent en tant que corps sexué. Dans ses écrits théoriques et littéraires, Wittig montre que l’« intégrité » et l’« unité » du corps, souvent vues comme des idéaux positifs, servent des fins de fragmentation, de réduction et de domination. Le langage jouit du pouvoir de créer ce qui est « socialement réel » à travers les actes locutoires des sujets parlants. Il semble y avoir deux niveaux de réalité, deux ordres ontologiques dans la théorie de Wittig. L’ontologie socialement constituée émerge à partir d’une autre plus fondamentale que l’on pourrait dire pré-sociale et prédiscursive. Alors que le « sexe » appartient à une réalité (de second ordre) produite discursivement, une ontologie pré-sociale explique la constitution du discours lui-même. Wittig refuse clairement le présupposé structuraliste qui admet un ensemble de structures universelles de la signification censées précéder le sujet parlant et orchestrer la formation de ce sujet et de sa parole. Dans sa conception, il y a des structures historiquement contingentes, définies comme hétérosexuelles et obligatoires, qui donnent aux individus mâles le droit à la parole et le refusent aux individus femelles. Mais cette asymétrie socialement constituée dissimule et viole une ontologie pré-sociale constituée de personnes unifiées et égales entre elles. Wittig soutient que les femmes ont pour tâche d’endosser la position du sujet autorisé à parler — ce qui est, si l’on peut dire, leur « droit » ontologique — et de renverser à la fois la catégorie de sexe et le système d’hétérosexualité obligatoire duquel elle provient. Pour Wittig, le langage est une série d’actes, répétés à travers le temps, qui produisent des effets de réalité qui finissent par être abusivement perçus comme des « faits ». Prise dans son entier, la pratique répétée de nommer la différence sexuelle a créé cette apparence de division naturelle. L’acte de « nommer » le sexe est un acte de domination et de compulsion, un performatif institutionnalisé qui crée la réalité sociale et légifère sur elle en exigeant que la construction discursive/perceptive des corps se fasse selon les principes de la différence sexuelle. Par conséquent, Wittig conclut que «[n]ous avons été forcés dans notre corps et dans notre pensée de correspondre, trait pour trait, avec l’idée de nature qui a été établie pour nous… “homme” et “femme”… sont des catégories politiques (pas des données de nature 34)». La catégorie de « sexe » force le « sexe » en tant que configuration sociale des corps à travers ce que Wittig nomme un contrat imposé. En conséquence, la catégorie de « sexe » est un nom qui asservit. Le langage « projette des faisceaux de réalité sur le corps social », mais ceux-ci ne sont pas facilement mis de côté. Wittig poursuit : « Il l’emboutit et le façonne violemment 35. » Elle soutient que la « pensée straight » et les discours des sciences humaines qui la rendent si évidente « nous opprime tous — lesbiennes, femmes et hommes homosexuels », parce que ces discours « prennent pour acquis que ce qui fonde la société, toute société, c’est l’hétérosexualité 36». Le discours devient oppressif lorsqu’il exige que le sujet parlant ne puisse parler que s’il participe aux termes mêmes de cette oppression — c’est-à-dire qu’il considère comme allant de soi l’impossibilité ou l’inintelligibilité même du sujet parlant. Pour Wittig, cette hétérosexualité

fonctionne dans le discours sur le mode de l’évidence de sorte à transmettre une menace : « Tu seras hétérosexuel(le) ou tu ne seras pas 37. » Elle considère que les femmes, les lesbiennes et les gais ne peuvent pas endosser la position du sujet parlant à l’intérieur du système linguistique de l’hétérosexualité obligatoire. Parler à l’intérieur de ce système, c’est être privé de la possibilité de parler. Par conséquent, le simple fait de parler dans ce contexte est une contradiction performative, la revendication linguistique d’un soi qui ne peut pas « être » dans le langage qui le réclame. Le pouvoir que Wittig accorde à ce « système » du langage est énorme. Selon elle, les concepts, les catégories et les abstractions peuvent exercer une violence physique et matérielle contre les corps qu’ils prétendent organiser et interpréter : « Ce pouvoir qu’a la science ou la théorie d’agir matériellement sur nos personnes n’a rien d’abstrait si le discours qu’elles produisent l’est. Il est une des formes de la domination, son expression dit Marx. Je dirais plutôt un de ses exercices. Tous les opprimés le connaissent et ont eu affaire à ce pouvoir 38. » Le pouvoir qu’a le langage de travailler sur les corps est à la fois la cause de l’oppression sexuelle et le chemin pour en sortir. Le langage ne travaille ni magiquement ni inexorablement : « Il y une plastie du langage sur le réel 39. » Il exerce et transforme sa puissance d’agir sur le réel à travers des actes de parole, qui, à force d’être répétés, deviennent partie intégrante des pratiques et, pour finir, des institutions. La structure asymétrique du langage identifiant l’homme au sujet parlant au nom de l’universel et une femme qui parle à une position « particulière » et « intéressée » n’est pas du tout intrinsèque à des langages particuliers ou au langage en tant que tel. On ne peut pas comprendre ces positions asymétriques comme si elles venaient de la « nature » des hommes ou des femmes, car, comme le disait déjà Beauvoir, cette nature-là n’existe pas : « Il faut bien comprendre, nous dit Wittig, que les hommes ne sont pas nés avec une capacité pour l’universel qui ferait défaut aux femmes à la naissance, réduites qu’elles seraient par constitution au spécifique et au particulier. Que l’universel ait été approprié historiquement, soit. Mais un fait de telle importance en ce qui concerne l’humanité n’est pas fait une fois pour toutes. Il se refait, se fait sans cesse, à chaque moment, il a besoin de la contribution active, hic et nunc, de l’ensemble des locuteurs pour prendre effet sans relâche. Il s’agit d’un acte perpétré par une classe contre l’autre et c’est un acte criminel. Ainsi donc, des crimes sont commis dans le langage au plan des concepts, en philosophie et en politique 40. » Irigaray soutient que « le sujet est toujours déjà masculin » ; Wittig conteste, elle, l’idée que « le sujet » est un territoire exclusivement masculin. La plasticité même du langage empêche selon elle que la position de sujet se fixe comme étant masculine. En réalité, le présupposé selon lequel un sujet parlant absolu définit, pour Wittig, le politique des « femmes », qui s’il est atteint, fera réellement et entièrement disparaître la catégorie « femme ». Une femme ne peut utiliser la première personne « je », car en tant que femme, le sujet parlant est « particulier » (relatif, intéressé, positionné), et l’invocation du « je » suppose la capacité à parler au nom de l’humain universel et à ce titre : « Un sujet relatif est inconcevable, un sujet relatif ne pourrait pas parler du tout 41. » Partant présupposé que « tout parler » présuppose et convoque implicitement tout le langage, Wittig décrit le sujet parlant comme quelqu’un pour qui « parler, dire je, [c’est] se réapproprier tout le langage » (p. 133). Ce fondement absolu du sujet qui dit « je » prend des dimensions quasi divines dans la discussion de Wittig. Dire « je » est un privilège qui établit un soi souverain, un centre de plénitude et de pouvoir absolus ; parler définit « l’acte suprême de la subjectivité ». Cette entrée dans la subjectivité correspond au renversement réel du sexe et, donc, du féminin : « Aucune femme ne peut dire je si elle ne se prend pas pour un sujet total — c’est-à-dire sans genre, universel, entier 42. » Wittig poursuit avec une analyse étonnante sur la nature du langage et de l’« être » qui inscrit son propre projet politique dans la tradition onto-théologique. Dans sa conception, l’ontologie primaire du langage donne à chaque personne la même chance d’établir sa subjectivité. Lorsque les femmes essaient de constituer leur subjectivité par la parole, elles doivent, concrètement, s’atteler à une tâche dont le succès dépend de leur capacité collective à rejeter les réifications du sexe qui les enferment et les réduisent à des êtres incomplets ou relatifs. Puisque cette réduction vient d’avoir dit « je » comme un sujet à part entière, les femmes parlent en sortant de leur genre. On peut considérer que les réifications sociales du sexe masquent ou biaisent une réalité ontologique antérieure ; cette réalité est l’égalité d’accès, avant le marquage par le sexe, à utiliser le langage en affirmant sa subjectivité. En parlant, le « je » prend la totalité du langage, parlant ainsi virtuellement à partir de toutes les positions — c’est-à-dire sur un mode universel. « Le genre…, écrit Wittig, travaille sur ce fait ontologique pour l’annuler » ; elle veut dire ici que le principe premier d’égal accès à l’universel peut avoir ce statut de « fait ontologique 43». Ce principe d’égalité d’accès est cependant lui-même fondé sur un présupposé ontologique d’unité des êtres parlants en un Être qui précède l’être sexué. Pour Wittig, le genre « tente d’établir… une division dans l’être même 44» mais que « l’être en tant qu’être n’est pas divisé ». Dans ce cas, dire « je » en toute cohérence présuppose non seulement la totalité du langage mais aussi l’unité de l’être. On ne le verra nulle part ailleurs aussi bien qu’ici, Wittig se place elle-même dans la tradition de la quête philosophique de la présence, de l’Être, de la plénitude totale et permanente. Par contraste avec une position derridienne qui considérerait toute signification en fonction d’une différance 45 opérationnelle, Wittig soutient la thèse que parler est un acte qui requiert et invoque une identité fonctionnant apparemment sans interruption. Cette fiction fondationnaliste constitue son point de départ pour critiquer les institutions sociales existantes. Reste cependant la question cruciale de savoir quelles relations sociales sont soutenues par ce présupposé sur l’Être, l’autorité et la position de sujet universel. Pourquoi valoriser

l’usurpation de cette conception autoritaire du sujet ? Pourquoi ne pas continuer à décentrer le sujet et ses stratégies épistémiques universalisantes ? Wittig critique le fait que la « pensée straight » universalise son point de vue, mais elle semble universaliser à son tour « la » pensée straight, sans voir les conséquences totalitaires d’une telle théorie des « performatifs souverains 46». Politiquement parlant, la division de l’Être — une violence exercée contre le champ de la plénitude ontologique dans sa conception — entre l’universel et le particulier conditionne une relation d’assujettissement. Il faut comprendre la domination comme le déni d’une unité préalable et primaire de toutes les personnes sous la forme d’un être pré-linguistique. La domination prend place à travers un langage qui, dans son action sociale et sa « plastie », crée une ontologie artificielle, de second ordre, une illusion de différence, de disparité ; en conséquence, la hiérarchie devient la réalité sociale. Paradoxalement, Wittig ne reprend nulle part le mythe aristo-phanien sur l’unité originaire des genres 47, car le genre est un principe de division, un instrument d’assujettissement qui résiste à l’idée même d’unité. De manière significative, ses romans suivent une stratégie narrative de désintégration, suggérant que la formulation binaire du sexe a besoin de se fragmenter et de proliférer au point où la binarité elle-même se révèle être contingente. Le libre jeu des attributs ou des « traits physiques » n’est jamais une destruction absolue car le champ ontologique biaisé par le genre est celui de la plénitude continue. Wittig critique la « pensée straight » pour son incapacité à se libérer de la pensée de la « différence ». Faisant provisoirement alliance avec Deleuze et Guattari, Wittig s’oppose à la psychanalyse qu’elle perçoit comme une science fondée sur une économie du « manque » et de la « négation ». Dans « Paradigmes », l’un de ses premiers essais, Wittig estime que le renversement du système binaire du sexe pourrait ouvrir un champ culturel comprenant de nombreux sexes. Dans cet essai, elle parle de l’Anti-Œdipe : « Pour nous, il existe semble-t-il non pas un ou deux sexes mais autant de sexes (cf. Guattari/Deleuze) qu’il y a d’individus 48. » Cependant, la prolifération illimitée des sexes implique logiquement la négation du sexe en tant que tel. S’il y a autant de sexes qu’il y a d’individus, autant dire que le terme « sexe » n’aurait plus aucune portée générale. Le sexe deviendrait un attribut tout à fait particulier sans utilité descriptive, et ne permettrait plus aucune généralisation. Les métaphores de la destruction, du renversement et de la violence opérant dans les écrits théoriques et littéraires de Wittig ont un statut ontologique difficile. Les catégories linguistiques façonnent la réalité de manière « violente », créant des fictions sociales au nom du réel, mais il existe, semble-t-il, une véritable réalité, un champ ontologique de l’unité contre lequel ces fictions sociales sont jaugées. Wittig refuse la distinction entre un concept « abstrait » et une réalité « matérielle », arguant que les concepts sont formés et mis en circulation à l’intérieur de la matérialité du langage et que ce langage façonne matériellement le monde social 49. Par ailleurs, ces « constructions » sont comprises comme des distorsions et des réifications qu’il faudrait juger à l’aune d’un champ ontologique antérieur d’unité et de totale plénitude. Les constructions sont donc « réelles » dans la mesure où elles sont des phénomènes fictifs qui gagnent en puissance dans le discours. La puissance de ces constructions est toutefois désamorcée à travers des actes locutoires qui font implicitement recours à l’universalité du langage et à l’unité de l’être. Wittig soutient qu’« une œuvre d’art peut fonctionner comme une machine de guerre », même une « parfaite machine de guerre 50». La stratégie principale de cette guerre consiste à empêcher les femmes, les lesbiennes et les gais — tou·te·s celles et ceux qui ont été particularisé·e·s à travers une identification au « sexe » — d’occuper la position de sujet parlant et d’invoquer le point de vue universel qui lui est propre. La question de savoir comment un sujet particulier et relatif peut parler en sortant de la catégorie de sexe marque les différentes appréciations de Wittig sur les travaux de Djuna Barnes 51, de Marcel Proust 52 et de Nathalie Sarraute 53. Machine de guerre, le texte littéraire est à chaque fois dirigé contre la division hiérarchique du genre, le clivage entre l’universel et le particulier au nom de la possibilité de revenir à une unité préalable et essentielle à ces termes. Universaliser le point de vue des femmes revient à établir la possibilité d’un nouvel humanisme. La destruction est donc toujours une restauration — c’est-à-dire la destruction d’un ensemble de catégories qui introduisent des divisions artificielles dans une ontologie unifiée. Les œuvres littéraires maintiennent néanmoins un accès privilégié à la richesse ontologique initiale. Le clivage entre la forme et le contenu correspond à la distinction philosophique tracée arbitrairement entre la pensée abstraite, universelle et la réalité concrète, matérielle. De même que Wittig recourt à Bakhtin pour transformer des concepts en réalités matérielles, elle recourt plus généralement au langage littéraire pour restaurer l’unité du langage en tant que forme indissociable du contenu : « À travers la littérature, les mots nous sont rendus entiers 54» ; « le langage existe tel un paradis fait de mots visibles, audibles, palpables, au goût agréable 55». Par-dessus tout, les œuvres littéraires sont autant d’occasions pour Wittig de réinventer les pronoms qui, à l’intérieur des systèmes de signification obligatoire, confondent le masculin et l’universel, et particularisent toujours le féminin. Dans Les Guérillères 56, elle essaie d’éliminer tous les pronoms personnels « il » « ils », ainsi que tous les autres « il » de manière à ce que « elles » représentent le général, l’universel. « Le but de cette approche, écrit Wittig, n’est pas de féminiser le monde mais de rendre les catégories de sexe obsolètes dans le langage 57. » Dans une stratégie qui est délibérément une provocation impérialiste, Wittig soutient que c’est seulement en reprenant l’universel et le point de vue absolu, en lesbianisant le monde entier qu’on pourra vraiment détruire l’ordre obligatoire de l’hétérosexualité. Le j/e du Corps lesbien est censé établir la lesbienne non comme un sujet clivé mais comme le sujet souverain qui peut mener, sur le plan linguistique, la guerre

contre un « monde » qui a lancé une attaque sémantique et syntaxique contre la lesbienne. Pour Wittig, il ne s’agit pas d’attirer l’attention sur les droits des « femmes » ou des « lesbiennes » en tant qu’individus, mais de s’opposer à l’épistémè hétérosexiste globalisante par un contre-discours ayant un pouvoir et un impact équivalents. Il n’y pas à endosser la position de sujet parlant pour pouvoir être reconnu en tant qu’individu dans un ensemble de relations linguistiques réciproques ; ce qui importe plutôt, c’est que le sujet parlant devienne plus que l’individu, qu’il devienne une perspective absolue qui impose ses catégories sur tout le champ linguistique connu sous le nom de « monde ». Wittig soutient que seule une stratégie de guerre qui soit de taille à rivaliser avec l’hétérosexualité obligatoire arrivera effectivement à mettre en cause l’hégémonie épistémique de cette dernière. Selon Wittig, parler est idéalement un acte de puissance, un acte de souveraineté qui implique simultanément un rapport d’égalité avec les autres sujets parlants 58. Cet idéal ou premier « contrat » linguistique opère à un niveau implicite. Le langage offre une double possibilité : on peut l’utiliser soit pour réclamer une universalité qui inclut vraiment tout le monde, soit pour instituer une hiérarchie qui n’autorise que quelques personnes à parler, et réduit toutes les autres au silence du fait qu’elles sont exclues du point de vue universel. Ces dernières ne peuvent « parler » sans que leur parole ne soit immédiatement délégitimée. Avant ce rapport asymétrique au discours, il y a toutefois un contrat social idéal, dans lequel chaque acte de parole [speech act] fait à la première personne présuppose et affirme une réciprocité absolue entre les sujets parlants — la situation de parole idéale selon Wittig. Biaisant et masquant la réciprocité idéale, tel est cependant le contrat hétérosexuel qui se trouve au centre des écrits théoriques ultérieurs de Wittig 59, bien qu’il les traverse tous 60. Implicite mais toujours opérant, le contrat hétérosexuel ne se réduit à aucune de ses apparences empiriques. Wittig écrit : Quand je pose le terme hétérosexualité, je me trouve en face d’un objet non existant, un fétiche, une forme idéologique massive qu’on ne peut pas saisir dans sa réalité, sauf dans ses effets, et dont l’existence réside dans l’esprit des gens d’une façon qui affecte leur vie tout entière, la façon dont ils agissent, leur manière de bouger, leur mode de penser. Donc j’ai affaire à un objet à la fois réel et imaginaire 61. Comme chez Lacan, l’idéalisation de l’hétérosexualité semble, dans les termes mêmes de Wittig, exercer un contrôle sur les corps pratiquant l’hétérosexualité, lequel est finalement impossible, même voué à faillir sous sa propre impossibilité. Wittig semble croire que ce n’est qu’en quittant définitivement les contextes hétérosexuels — à savoir en devenant lesbienne ou gai — qu’on peut renverser ce régime hétérosexuel. Mais on ne peut aboutir à cette conséquence politique que si l’on considère que toute « participation » à l’hétérosexualité est une répétition et une consolidation de l’oppression hétérosexuelle. Les possibilités de re-signifier l’hétérosexualité elle-même sont refusées précisément parce qu’elle est comprise comme un système total nécessitant un changement profond. Les options politiques qui découlent d’une conception aussi totalisante du pouvoir hétéro-sexuel sont (a) le conformisme absolu ou (b) la révolution radicale. Supposer l’intégrité systématique de l’hétérosexualité est extrêmement problématique à la fois pour les termes dans lesquels Wittig comprend la pratique hétérosexuelle et pour sa conception de l’homosexualité et du lesbianisme. Étant absolument « hors » de la matrice hétérosexuelle, l’homosexualité est conçue comme si elle n’était pas du tout conditionnée par les normes hétérosexuelles. Cette purification de l’homosexualité, qui représente une sorte de modernisme lesbien, est aujourd’hui remise en cause par de nombreux discours gais et lesbiens, qui comprennent la culture homosexuelle comme embarquée dans les structures plus larges de l’hétérosexualité, alors même qu’elle est dans une position subversive de resignification par rapport aux configurations culturelles de l’hétérosexualité. Wittig semble refuser l’idée d’une hétérosexualité volontaire, ou optionnelle. Pourtant, même si l’hétérosexualité est présentée comme obligatoire ou comme allant de soi, il ne s’ensuit pas que tous les actes hétérosexuels sont absolument déterminés. De plus, la disjonction radicale que fait Wittig entre hétérosexuel et homosexuel reproduit le genre de binarité disjonctive qu’elle-même définit comme le geste philosophique de division caractéristique de la pensée straight. Pour ma part, je suis convaincue que la disjonction radicale posée par Wittig entre l’hétérosexualité et l’homosexualité n’est tout simplement pas vraie, qu’il y a des structures psychiques de type homosexuel dans le cadre de relations hétérosexuelles, et des structures psychiques de type hétérosexuel dans les sexualités et les relations gaies et lesbiennes. De plus, il y a d’autres centres de discours/pouvoir qui construisent et structurent les sexualités gaies, lesbiennes et straight. L’hétérosexualité n’est pas le seul dispositif obligatoire de pouvoir donnant forme à la sexualité. L’idéal d’une hétérosexualité cohérente que Wittig décrit comme la norme et le standard du contrat hétérosexuel est un idéal impossible, un « fétiche » comme elle le relève elle-même. D’un point de vue psychanalytique, on pourrait soutenir que cette impossibilité se trouve exposée en vertu de la complexité et de la résistance d’une sexualité inconsciente qui n’est pas toujours déjà hétérosexuelle. En ce sens, l’hétérosexualité offre des positions sexuelles normatives qui sont intrinsèquement impossibles à incarner, et l’échec répété à s’identifier pleinement et sans incohérence à ces positions révèle que l’hétérosexualité est non seulement une loi obligatoire, mais

aussi une comédie inévitable. En fait, j’aimerais proposer une manière de voir l’hétérosexualité comme étant simultanément un système obligatoire et une comédie intrinsèque, une constante parodie d’ellemême, qui soit une alternative gaie/lesbienne. Manifestement, la norme de l’hétérosexualité obligatoire opère avec la force et la violence que décrit Wittig, mais selon moi ceci n’est pas la seule façon dont elle opère. Pour Wittig, les stratégies de résistance politique à l’hétérosexualité normative sont assez directes. Seuls les individus en chair et en os non engagés dans une relation hétérosexuelle dans le cadre strict de la famille ayant pour fin ou télos la sexualité reproductive, contestent réellement et activement les catégories de sexe ; en tout cas, ces individus ne vivent pas en conformité avec les présupposés normatifs et les fins de cet ensemble de catégories. Être lesbienne ou gai revient, pour Wittig, à ne plus connaître son sexe, à être engagé·e dans une confusion et une prolifération des catégories faisant du sexe une catégorie d’identité impossible. Aussi émancipatrice qu’elle puisse paraître, la proposition de Wittig annule les discours dans les cultures gaies et lesbiennes qui font proliférer des identités sexuelles spécifiquement gaies et lesbiennes en s’appropriant et en redéployant les catégories de sexe. Les termes queen 62, butch, fem, girl, même les reprises parodiques de dyke, queer et fag redéploient et déstabilisent les catégories de sexe et les catégories qui, au départ, dénigraient l’identité homosexuelle. Tous ces termes pourraient être compris comme des symptômes de la « pensée straight », des modes d’identification avec la version que l’oppresseur donne de l’identité de l’opprimé·e. Par ailleurs, le terme « lesbien » a certainement été en partie arraché à ses significations historiques et les catégories parodiques servent à dénaturaliser le sexe lui-même. Quand le restaurant gai du coin ferme pour les vacances, les propriétaires mettent un écriteau où l’on peut lire : « Elle est épuisée et a besoin de repos. » Que des hommes gais reprennent précisément le féminin pour parler d’eux-mêmes élargit le champ d’application de ce terme pour révéler la relation arbitraire entre le signifiant et le signifié, et pour déstabiliser et enrôler le signe. S’agit-il d’une « appropriation » colonisatrice du féminin ? Je ne le pense pas. Cette accusation suppose que le féminin appartient aux femmes, ce qu’on trouvera fort suspect. Dans les communautés lesbiennes, l’« identification » avec le masculin de l’identité butch n’est pas une simple assimilation du lesbianisme à l’hétérosexualité. Comme l’expliquait une lesbienne fem, elle aime que ses boys soient des girls, ce qui veut dire qu’« être une girl » met en contexte et donne un autre sens à la « masculinité » de l’identité butch. Résultat, cette masculinité, si on peut l’appeler ainsi, se manifeste toujours en opposition au « corps féminin » culturellement intelligible. C’est précisément cette juxtaposition dissonante et la tension sexuelle que cette transgression génère qui constituent l’objet du désir. En d’autres termes, l’objet (et il n’y en a clairement pas qu’un seul) du désir lesbien fem n’est ni un corps féminin hors de tout contexte ni une identité masculine distincte et pourtant superposée à ce même corps. C’est la déstabilisation du rapport entre le corps et l’identité, le féminin et le masculin qui devient érotique. De la même façon, certaines femmes hétérosexuelles ou bisexuelles pourraient bien aimer que le rapport entre la « surface » et le « fond » s’inverse : en effet, elles pourraient préférer que leurs girls soient au fond des boys. Dans ce cas, la perception de l’identité « féminine » serait plaquée sur un « corps masculin », mais les deux termes perdraient, en se juxtaposant, leur stabilité interne et ce qui les distingue l’un de l’autre. Il est clair que cette façon de penser les échanges du désir marqués par le genre admet une plus grande complexité pour le jeu du masculin et du féminin, tout comme l’inversion entre premier et arrière-plan peut constituer une production hautement complexe et structurée du désir. De manière significative, le corps sexué en tant que « fond » et l’identité butch ou fem en tant que « surface » peut changer, s’inverser et faire toutes sortes de dégâts érotiques. Aucun des deux ne peut prétendre au statut de « réel » bien que l’un et l’autre puissent s’ériger en objet de croyance par le biais de la dynamique de l’échange sexuel. L’idée que la butch et la fem seraient des « répliques » ou des « copies » conformes de l’échange hétérosexuel sousestime la charge érotique de ces identités : celles-ci resignifient les catégories dominantes qui les rendent possibles en y introduisant de la dissonance et de la complexité. Il est possible que les femmes lesbiennes nous rappellent quelque chose de la scène hétérosexuelle, si l’on peut dire, tout en la déstabilisant. Dans le cas des deux identités, butch et fem, l’idée même d’une identité originale ou naturelle est mise en question. En effet, c’est précisément cette question qui, incarnée dans ces identités, devient une source de signification érotique. Wittig ne discute pas la signification des identités butch/fem, mais sa notion de sexe fictif fait penser à une dissimulation qui naturalise la cohérence genrée censée exister au milieu des corps sexués, les identités de genre et les sexualités. De manière implicite, la description que fait Wittig du sexe comme catégorie fictive conduit à l’idée que les divers éléments constitutifs du « sexe » pourraient bien voler en éclats. Lorsque la cohésion corporelle se désintègre ainsi, la catégorie de sexe ne peut plus opérer sur un plan descriptif dans un domaine culturel donné. Si la catégorie de « sexe » est établie à travers une série d’actes répétés, cela implique alors, à l’inverse, que l’action sociale des corps dans le champ culturel est susceptible de reprendre le pouvoir de réalité que ces actes répétés ont précisément investi dans la catégorie. Pour pouvoir reprendre ce pouvoir, il faudrait qu’il soit pris au sens d’une opération rétractable de la volonté ; en effet, il faudrait que le contrat hétérosexuel soit soutenu par un ensemble de choix, tout comme le contrat chez Locke ou Rousseau présupposait le choix rationnel ou intentionnel de ceux censés gouverner. Mais si le pouvoir ne se réduit pas à la volition et que l’on rejette le modèle classique libéral et existentiel de la liberté, alors on peut, d’après moi comprendre les relations de pouvoir comme des contraintes constitutives de la possibilité même de volition. En conséquence, le pouvoir ne peut être ni

retiré ni refusé, mais seulement redéployé. En effet, d’après moi, les pratiques gaies et lesbiennes devraient plus se centrer sur le redéploiement subversif et parodique du pouvoir que sur le fantasme irréalisable de transcender complètement ce pouvoir. Alors que Wittig envisage clairement le lesbianisme comme un refus absolu de l’hétérosexualité, j’aimerais soutenir l’idée que même ce refus constitue un engagement et, au bout du compte, une dépendance radicale à l’égard des termes que le lesbianisme prétend transcender. Si la sexualité et le pouvoir sont coextensifs, et si la sexualité lesbienne n’est pas moins construite que d’autres formes de sexualité, alors il n’est aucune promesse de plaisir infini hors du carcan de la catégorie de sexe. La présence structurante de dynamiques hétérosexuelles dans les sexualités gaies et lesbiennes ne veut pas dire que celles-ci soient déterminées par, dérivées de, et réductibles à celles-là. La présence de ces normes ne constitue pas seulement un lieu de pouvoir indéniable, mais elles peuvent devenir — deviennent — le lieu de contestation et de parade/parodie sapant les prétentions de l’hétérosexualité obligatoire à la naturalité et à l’originalité. Wittig appelle à une position au-delà du sexe qui renvoie sa théorie à un humanisme problématique qui se fonde sur une métaphysique de la présence tout aussi problématique. Néanmoins ses œuvres littéraires semblent accomplir [enact] une forme de stratégie politique différente de celle à laquelle elle nous incite dans ses écrits théoriques. Dans Le Corps lesbien et Les Guérillères, la stratégie narrative permettant de raconter la transformation politique ne cesse d’utiliser le redéploiement et la transvaluation, employant des termes initialement oppressifs pour mieux les déposséder de leurs fonctions de légitimation. Wittig est elle-même « matérialiste », mais ce terme acquiert un sens précis dans son système théorique. Elle veut dépasser le clivage entre matérialité et représentation caractéristique de la pensée « straight ». Le matérialisme n’implique ni de réduire les idées à la matière ni de voir la théorie comme un reflet de sa base économique, au sens strict du terme. Le matérialisme de Wittig prend les institutions sociales, en particulier celle de l’hétérosexualité et leurs pratiques pour base de l’analyse critique. Dans « La pensée straight » et « À propos du contrat social », elle analyse l’institution de l’hétérosexualité comme fondatrice des ordres sociaux à domination masculine. La « Nature » et le domaine de la matérialité sont des idées, des constructions idéologiques, produites par ces institutions sociales pour soutenir les intérêts politiques du contrat hétérosexuel. En ce sens, Wittig est une idéaliste classique pour qui la nature est prise en tant que représentation mentale. Un langage de significations obligatoires produit cette représentation de la nature pour pousser plus loin la stratégie politique de la domination et rationaliser l’institution de l’hétérosexualité obligatoire. Contrairement à Beauvoir, Wittig ne voit pas dans la nature une matérialité résistante, un moyen, une surface ou encore un objet ; c’est une « idée » inventée pour renforcer le contrôle social. Le Corps lesbien nous montre la « plastie » même de la prétendue matérialité du corps à travers des figures du langage ; cette « plastie » re-présente les parties du corps comme des constructions sociales radicalement nouvelles de la forme (et de l’anti-forme). De même que le langage ordinaire et scientifique propage l’idée de « nature » et naturalise ainsi l’idée de corps sexués de manière distincte, de même le langage propre à Wittig défigure et reconfigure autrement les corps. Elle cherche à montrer que l’idée de corps naturel est construite et à offrir tout un ensemble de stratégies de construction, déconstruction et reconstruction des corps permettant de contester le pouvoir hétérosexuel. Les contours et la forme mêmes des corps, leur principe unificateur, les parties qui les composent sont toujours figurés par un langage pétri d’intérêts politiques. Pour Wittig, le défi politique consiste à s’emparer du langage comme d’un moyen de représentation et de production, de le traiter comme un instrument construisant toujours le champ des corps et qu’il faudrait utiliser pour déconstruire et reconstruire les corps en dehors des catégories oppressives du sexe. Si la multiplication des possibilités de genre met au jour et déstabilise les réifications de la binarité du genre, en quoi consiste cet accomplissement [enactment] subversif ? Comment comprendre qu’un tel accomplissement constitue une subversion ? Dans Le Corps lesbien, l’acte de faire l’amour arrache littéralement le corps des partenaires. En tant que sexualité lesbienne, tous ces actes accomplis en dehors de la matrice reproductive produisent le corps lui-même comme un centre incohérent d’attributs, de gestes et de désirs. Et dans Les Guérillères de Wittig, le même genre d’effet de désintégration, voire de violence, émerge dans la lutte entre les « femmes » et leurs oppresseurs. Dans ce contexte, Wittig prend clairement ses distances avec celles et ceux qui voudraient défendre l’idée d’un plaisir, d’une écriture ou d’une identité « spécifiquement féminins ». Elle se moque presque de celles et ceux qui brandissent le « cercle » comme emblème. Pour Wittig, il ne s’agit pas de préférer le côté féminin à celui masculin de la binarité, mais de déstabiliser cette binarité en tant que telle à travers la désintégration spécifiquement lesbienne des catégories qui la constituent. Cette désintégration se voit en toutes lettres comme dans le cas de la lutte armée dans Les Guérillères. Les textes de Wittig ont été critiqués pour cet usage de la violence et de la force — des notions qui, en apparence, semblent contraires aux objectifs féministes. Mais relevons que la stratégie narrative de Wittig ne consiste pas à identifier le féminin à travers une stratégie de différenciation ou d’exclusion en partant du masculin. Une telle stratégie consolide la hiérarchie et les binarités à travers une transvaluation des valeurs où les femmes représentent dorénavant le domaine valorisé. Au lieu d’une stratégie qui consolide l’identité des femmes par un processus de différenciation fonctionnant sur l’exclusion, Wittig propose une stratégie de réappropriation et de redéploiement subversif des « valeurs » qui, au départ, semblaient précisément attachées au domaine masculin. On pourrait bien objecter que Wittig a assimilé les valeurs masculines ou,

bien entendu, qu’elle est « identifiée comme mâle », mais la notion même d’identification ré-émerge dans le contexte de sa production littéraire comme étant infiniment plus complexe que l’emploi non critique de ce terme le laisse supposer. La violence et la lutte dans son texte sont, de manière significative, recontextualisées, avec des significations autres que dans des contextes d’oppression. Il ne s’agit pas d’un simple « renversement des rôles » où les femmes exerceraient désormais de la violence contre les hommes, ni d’une simple intériorisation des normes masculines par laquelle les femmes retourneraient la violence contre elles-mêmes. La violence textuelle vise l’identité et la cohérence de la catégorie de sexe, une construction sans vie, une construction faite pour étouffer le corps. Parce que cette catégorie est un construit naturalisé qui semble rendre inévitable l’institution de l’hétérosexualité normative, la violence textuelle de Wittig s’exerce [is enacted] à l’encontre de celle-ci non à cause de son hétérosexualité, mais de son caractère obligatoire. Relevons de même que la catégorie de sexe et l’institution naturalisée de l’hétérosexualité sont des constructions, des fantasmes ou des « fétiches » socialement institués et régulés, des catégories non pas naturelles, mais politiques (des catégories qui prouvent que le recours au « naturel » est toujours politique). Par conséquent, le corps déchiré, les guerres déclarées entre les femmes sont des violences textuelles, correspondant à la déconstruction de faits construits qui font si l’on peut dire toujours déjà violence aux possibilités du corps. Mais c’est ici que nous pourrions nous demander : que reste-t-il du corps, qui, ayant reçu sa cohérence de la catégorie de sexe se désintègre, devient chaotique ? Est-il possible de remembrer ce corps, de remettre ensemble ses pièces détachées ? Peut-on concevoir une capacité d’agir qui n’exige pas de recomposer un corps cohérent ? Le texte wittiguien ne se contente pas de déconstruire le sexe et d’offrir une façon de désintégrer la fausse unité désignée par la catégorie de sexe ; il met aussi en acte [enacts] une capacité d’agir, en quelque sorte corporelle et diffuse, émergeant de différents centres de pouvoir. En effet, la capacité d’agir, comme ressource personnelle et politique, ne vient pas de l’intérieur de l’individu, mais des échanges culturels complexes dans lesquels sont pris les corps, où l’identité est toujours changeante. Dans ce contexte dynamique, cette dernière est même construite, désintégrée et re-diffusée par des relations culturelles. Pour Wittig, être femme veut aussi dire, comme le soutenait Beauvoir, devenir femme. Mais, comme ce devenir n’est pas du tout un processus stable, on peut devenir un être impossible à décrire de manière adéquate comme un homme ou une femme. Je ne pense pas ici à la figure de l’androgyne, ni à quelque hypothétique « troisième genre », ni même à une transcendance de la binarité. Au lieu de cela, nous avons affaire à une subversion de l’intérieur dans laquelle la binarité est à la fois présupposée et propagée jusqu’à perdre tout son sens. La puissance des écrits littéraires de Wittig, leur gageure linguistique, c’est d’offrir une expérience qui transgresse et dépasse les catégories de l’identité ; c’est une lutte érotique qui vise à créer de nouvelles catégories sur les ruines des anciennes, de nouvelles façons d’être un corps dans le champ culturel, ainsi que des langages descriptifs entièrement nouveaux. En réponse à l’idée de Beauvoir selon laquelle « on ne naît pas femme : on le devient », Wittig soutient qu’au lieu de devenir femme, on (tout le monde ?) peut devenir lesbienne. En refusant la catégorie « femme », le féminisme lesbien de Wittig semble se couper de toute forme de solidarité avec les femmes hétérosexuelles et admettre implicitement que le lesbianisme est la conséquence nécessaire, logiquement ou politiquement, du féminisme. Prescrire de cette façon le séparatisme n’est certainement plus possible. Mais même si cela était politiquement désirable, quels critères utiliser pour décider de la question de l’« identité » sexuelle ? Si devenir lesbienne est un acte, une façon de quitter l’hétérosexualité, une auto-désignation contestant les significations obligatoires qu’ont les femmes et les hommes dans le cadre de la matrice hétérosexuelle, qu’est-ce qui empêche que le nom de lesbienne finisse par devenir une catégorie tout aussi obligatoire ? Qui peut revendiquer d’être lesbienne ? Qui peut le savoir ? Si une lesbienne rejette la disjonction radicale défendue par Wittig entre les économies hétérosexuelle et homosexuelle, cesse-t-elle d’être lesbienne ? Et si c’est un « acte » qui fonde l’identité comme un accomplissement performatif de la sexualité, y a-t-il certains actes qui permettent plus que d’autres d’accéder au statut de fondement ? Peut-on accomplir l’acte avec une « pensée straight » ? Peut-on considérer que la sexualité lesbienne conteste non seulement la catégorie de « sexe », de « femme », de « corps naturel », mais aussi de « lesbienne » ? De manière intéressante, Wittig suggère un rapport nécessaire entre le point de vue homosexuel et le langage figuratif, comme si être homosexuel·le revenait à contester la syntaxe et la sémantique imposées qui construisent le « réel ». Exclu du réel, le point de vue homosexuel, s’il en est un, pourrait bien considérer que le réel est constitué à travers une série d’exclusions, de marges invisibles, d’absences non figurées. Quelle erreur tragique serait-ce alors de construire une identité gaie/lesbienne par les mêmes moyens d’exclusion, comme si l’exclu n’était pas, du fait même de son exclusion, toujours présupposé, voire requis pour la construction de cette identité. Paradoxalement, une telle exclusion institue précisément la relation de totale dépendance qu’elle cherche à dépasser : le lesbianisme aurait alors pour condition nécessaire l’hétérosexualité. Le premier qui se définit en excluant totalement cette dernière se prive de la capacité de resignifier précisément la matrice hétérosexuelle qui la constitue nécessairement en partie. Résultat, cette stratégie lesbienne consoliderait l’hétérosexualité obligatoire dans ses formes oppressives. La stratégie la plus insidieuse et efficace serait de s’approprier et de redéployer entièrement les catégories mêmes de l’identité, non pas simplement pour contester le « sexe » mais aussi pour faire

converger les multiples discours sexuels là où est l’« identité », afin de rendre cette catégorie sous toutes ses formes, problématique.

Inscriptions corporelles, subversions performatives « Garbo “se mettait en drag” chaque fois qu’elle campait un personnage sombre et glamour, chaque fois qu’elle tombait dans les bras d’un homme ou s’en arrachait, chaque fois qu’elle laissait simplement son cou gracieusement incliné… porter le poids de sa tête jetée en arrière… Jouer la comédie, quel art éblouissant ! Tout est jeu de rôle [impersonation] que le sexe derrière les personnages soit vrai ou non. » Parker Tyler, « The Garbo Image », cité in Esther Newton, Mother Camp.

L’idée qu’il y aurait un « vrai sexe », des « genres distincts » et des sexualités spécifiques a constitué pour de très nombreuses féministes un point de référence stable dans leur travail théorique et politique. Ces catégories identitaires sont des constructions servant de point de départ pour faire émerger la théorie et donner forme à la politique elle-même. Dans le cas du féminisme, la politique est apparemment faite pour exprimer les intérêts, les perspectives des « femmes ». Mais la catégorie « femme » n’est-elle pas une construction politique qui précède et préfigure la manière dont les intérêts et le point de vue épistémique des femmes seront politiquement formulés ? Comment façonne-t-on leur identité ? Est-ce un façonnement politique qui se fonde sur la morphologie et la frontière même du corps sexué comme s’il était une surface ou un lieu d’inscription culturelle ? Comment comprendre que ce lieu soit défini comme le « corps féminin » ? Le « corps » ou le « corps sexué » est-il le fondement inébranlable sur lequel opèrent le genre et les systèmes de sexualité obligatoire ? Ou serait-ce plutôt que le « corps » est façonné par des forces politiques ayant stratégiquement intérêt à faire en sorte qu’il reste fini et constitué par les marqueurs du sexe ? La distinction sexe/genre et la catégorie de sexe semblent présupposer que le « corps » existe en général avant de prendre sa signification sexuée. Ce « corps » apparaît souvent comme un simple véhicule prenant une signification par l’inscription d’une source culturelle supposée « extérieure » au corps. Toute théorie envisageant le corps comme un construit culturel devrait tout de même mettre en question la généralité suspecte de ce construit lorsque le « corps » est représenté comme passif et pré-discursif. Il existe des précédents chrétiens et cartésiens à de telles conceptions qui, avant l’émergence des biologies vitalistes du e XIX siècle comprenaient le « corps » comme autant de matière inerte dépourvue de signification. Plus précisément, le corps signifiait un vide profane, l’état de la chute : la tromperie, le péché, les métaphores prémonitoires de l’enfer et de l’éternel féminin. À de nombreuses reprises, dans les œuvres de Sartre et de Beauvoir, le « corps » est représenté comme un fait silencieux, en attente de signification que seule une conscience transcendante, au sens cartésien, c’est-à-dire radicalement immatérielle, est en mesure d’attribuer. Mais qu’est-ce qui établit ce dualisme pour nous ? Qu’est-ce qui distingue le « corps » non signifié de la signification elle-même comme l’acte d’une conscience radicalement désincarnée ou plutôt comme l’acte qui désincarne fondamentalement la conscience ? Dans quelle mesure le dualisme cartésien corps/esprit, présupposé dans la phénoménologie, est-il adapté au cadre structuraliste où il apparaît sous la forme de l’opposition nature/culture ? Si l’on considère le langage du genre, dans quelle mesure ces dualismes problématiques opèrent-ils encore dans les descriptions censées précisément nous faire sortir de cette binarité et de sa hiérarchie implicite ? Comment les contours du corps sont-ils clairement marqués comme base ou surface évidente, sur laquelle les significations de genre s’inscrivent comme sur des faits bruts, dépourvus de valeur avant toute signification ? Pour Wittig, la naturalité du « sexe » est établie par une epistèmé culturelle singulière. Mais par quels moyens mystérieux le « corps » a-t-il été admis comme une donnée prima facie sans aucune généalogie ? Même dans l’essai de Foucault portant spécifiquement sur la question de la généalogie, le corps est représenté en tant que surface et comme la scène d’une inscription culturelle : « le corps est la surface gravée des événements 63». L’enquête généalogique consiste, d’après lui, à « dévoiler un corps entièrement imprimé par l’histoire ». Mais il poursuit sa phrase en parlant du but de « l’histoire » — à comprendre manifestement ici au sens où Freud entend la « civilisation » — qui est la « destruction du corps » (p. 148). Les forces et les pulsions multidirectionnelles constituent précisément ce que l’histoire détruit et préserve en même temps à travers l’Entstehung (événement historique) de l’inscription. Vu comme un « volume en constante désintégration » (p. 148), le corps est toujours pris d’assaut, objet de destruction dans les termes mêmes de l’histoire. Et l’histoire est une pratique signifiante qui requiert l’assujettissement du corps pour créer des valeurs et des significations. Cette destruction corporelle est nécessaire pour produire le sujet parlant et ses significations. Il s’agit d’un corps, décrit dans le langage de la surface et de la force, affaibli par un « seul et même drame », celui de la domination, de l’inscription et de la création (p. 150). Ce n’est pas le modus vivendi d’un genre d’histoire plus qu’un autre ; c’est, pour Foucault, l’« histoire » (p. 148) dans son geste caractéristique et répressif.

Foucault écrit que «[r]ien dans l’homme [sic] — pas même son corps — n’est assez stable pour pouvoir servir de base à la reconnaissance de soi ou pour comprendre les autres hommes [sic]» (p. 153), mais il relève néanmoins la constance de l’inscription culturelle comme un « seul et même drame » qui se joue sur le corps. Si la création des valeurs, ce mode historique de la signification, requiert la destruction du corps — tout comme l’instrument de torture, dans « La colonie pénitentiaire » de Kafka, détruit le corps sur lequel il écrit —, alors, avant cette inscription, il doit y avoir un corps stable, identique à lui-même, soumi à cette destruction sacrificielle. Pour Foucault tout comme pour Nietzsche, on peut dire que les valeurs culturelles résultent d’une inscription sur le corps, entendu au sens de simple véhicule, voire de page blanche ; pour que cette inscription ait un sens, il faut toutefois que ce moyen soit lui-même détruit — c’est-à-dire transvalué de part en part en un domaine sublimé de valeurs. Si l’on reste dans le registre métaphorique de cette idée de valeurs culturelles, l’histoire vient à être représentée comme un instrument d’écriture implacable, et le corps comme le moyen devant être détruit et transfiguré pour que la « culture » puisse émerger. En maintenant un corps préexistant à son inscription culturelle, Foucault semble admettre une matérialité antérieure à la signification et à la forme. Cette distinction étant fondamentale pour l’enquête généalogique telle qu’il la définit, elle se trouve elle-même exclue comme objet d’analyse. Dans son analyse de Herculine, Foucault souscrit parfois à l’idée d’une multiplicité prédiscursive de forces corporelles qui percent la surface du corps pour perturber les pratiques régulant la cohérence culturelle du corps imposée par un régime de pouvoir sur ce corps compris comme une vicissitude de l’« histoire ». Si l’on refuse de présupposer que la perturbation vient d’une sorte de source précatégorielle, reste-t-il possible de donner une explication généalogique de la démarcation du corps en tant que pratique signifiante ? Cette démarcation n’est initiée ni par une histoire réifiée ni par un sujet. Ce marquage résulte d’une structuration diffuse et active du champ social. Cette pratique signifiante trace un espace social pour le corps qui lui est propre en fonction de grilles d’intelligibilité régulatrices. Dans son livre intitulé De la souillure, Mary Douglas montre que le « corps » en tant que tel est circonscrit par des marquages qui visent à établir des codes spéciaux de la cohérence culturelle. Tout discours qui établit les frontières du corps a pour but d’instituer et de naturaliser certains tabous portant sur les limites, les postures et les modes d’échange convenables qui définissent de quoi sont constitués les corps : Les croyances relatives à la séparation, la purification, la démarcation et le châtiment des transgressions ont pour fonction d’imposer un système à une expérience essentiellement désordonnée. C’est seulement en exagérant la différence entre intérieur et extérieur, dessus et dessous, mâle et femelle, avec et contre, que l’on crée un semblant d’ordre 64. Douglas reprend apparemment à son compte la distinction structuraliste entre une nature intrinsèquement insoumise et un ordre imposé par des moyens culturels, mais on peut re-décrire le « désordre » dont elle parle comme un lieu d’insoumission et de désordre culturels. En supposant que la distinction nature/culture a nécessairement une structure binaire, Douglas ne peut pas se tourner vers une autre configuration culturelle où de telles distinctions deviennent malléables ou prolifèrent du cadre binaire. Son analyse n’en offre pas moins un point de départ possible pour comprendre le rapport qui institue les tabous sociaux et maintient les frontières du corps en tant que tel. Son analyse montre que ce qui constitue la limite du corps n’est jamais simplement matériel. Des tabous et transgressions attendus donnent toujours sens à la surface, la peau. Dans son analyse, les frontières du corps constituent même les limites du social en tant que tel. Si l’on reprenait sa conception dans une perspective poststructuraliste, on pourrait dire que les frontières du corps constituent les limites de ce qui est socialement hégémonique. Douglas considère qu’il y a, dans toutes les cultures, des pouvoirs de pollution, inhérents à la structure même des idées. Ils sanctionnent toute infraction symbolique à la règle qui veut que telles choses soient réunies et telles autres séparées. Il s’ensuit que la pollution est un type de danger qui se manifeste plus probablement là où la structure, cosmique ou sociale, est clairement définie. Les « polluants » ont toujours tort. D’une manière ou d’une autre, ils ne sont pas à leur place, ou encore ils ont franchi une ligne qu’ils n’auraient pas dû franchir et de ce déplacement résulte un danger pour quelqu’un 65. Dans Policing Desire : AIDS, Pornography, and the Media 66, Simon Watney a bien compris que la personne atteinte du sida était l’incarnation même de « la personne qui pollue ». La maladie est non seulement représentée comme la « maladie des gais », suite aux réactions hystériques et homophobiques dans les médias ; elle est aussi construite en continuité avec le statut pollué de l’homosexuel pour devenir une modalité spécifique de la pollution homosexuelle. Que la maladie se transmette par l’intermédiaire de fluides corporels fait penser, au sein du graphisme des nouvelles à sensation propre au système de significations homophobes, les dangers que les frontières corporelles perméables représentent pour l’ordre social en tant que tel. Douglas relève que « le corps humain… c’est le modèle par excellence de tout

système fini. Ses limites peuvent représenter les frontières menacées ou précaires 67». Et elle pose une question que l’on aurait pu s’attendre à lire chez Foucault : « Pourquoi les déchets corporels sont-ils des symboles de danger et de pouvoir 68 ? » Pour Douglas, tous les systèmes sociaux sont vulnérables à leurs marges et toutes les marges sont, en conséquence, considérées comme dangereuses. Si le corps est une synecdoque pour le système social en tant que tel, ou un lieu où convergent des systèmes ouverts, alors tout ce qui est perméable sans être régulé devient un lieu de pollution et de danger. Puisque le sexe anal et oral entre hommes instaure clairement certaines formes de perméabilités corporelles non admises par l’ordre hégémonique, l’homosexualité masculine constituerait un lieu de danger et de pollution avant que le sida n’entre dans la culture et indépendamment de lui. De la même manière, le statut « pollué » des lesbiennes, indépendamment de leur moindre chance de contracter le virus, fait ressortir les dangers de leurs échanges corporels. De manière significative, être « hors » de l’ordre hégémonique ne signifie pas être « dans » un état de nature, sale et désordonné. Paradoxalement, dans l’économie homophobe de la signification, l’homosexualité n’est le plus souvent ni civilisée ni naturelle. La construction de contours corporels stables dépend de points fixes de perméabilité et d’imperméabilité corporelles. Les pratiques sexuelles qui, dans des contextes tant homosexuels qu’hétérosexuels, ouvrent des surfaces et des orifices à la signification érotique ou en ferment d’autres réinscrivent les frontières du corps le long de nouvelles lignes culturelles. Le sexe anal entre hommes en est un exemple, comme le remembrement du corps dans Le Corps lesbien de Wittig. Douglas fait allusion « à un type de pollution sexuelle qui traduit le désir de conserver le corps (physique et social) intact 69», suggérant que « le » corps est une idée naturalisée, découlant elle-même des tabous qui rendent ce corps fini en vertu de ses frontières stables. De plus, les rites de passage gouvernant les différents orifices corporels présupposent une construction hétérosexuelle d’échanges, de positions et de possibilités érotiques genrées. Lorsque de tels échanges sont déréglés, les frontières déterminant précisément ce qu’est un corps s’en trouvent déstabilisées. En réalité, l’analyse critique retraçant les pratiques régulatrices par lesquelles les contours corporels sont construits constitue précisément la généalogie du « corps » dans sa finitude, ce qui donnerait un tour encore plus radical à la théorie de Foucault 70. Dans Pouvoirs de l’horreur, Kristeva parle de l’abjection en partant de la manière dont l’idée structuraliste, selon laquelle un tabou crée des frontières est utilisée pour construire un sujet fini à travers une série d’exclusions 71. L’« abject » désigne ce qui est expulsé du corps, délesté sous la forme d’excrément, rendu littéralement « Autre ». On dirait une expulsion d’éléments étrangers, mais l’étranger est en fait établi à travers cette expulsion. La construction du « non-moi » en tant qu’abject établit les frontières du corps qui sont aussi les premiers contours du sujet. Kristeva écrit : La nausée me cambre, contre cette crème de lait, et me sépare de la mère, du père qui me la présentent. De cet élément, signe de leur désir, « je » n’en veux pas, « je » ne veux rien savoir, « je » ne l’assimile pas, « je » l’expulse. Mais puisque cette nourriture n’est pas un « autre » pour « moi » qui ne suis que dans leur désir, je m’expulse, je me crache, je m’abjecte dans le même mouvement par lequel « je » prétends me poser 72. Les frontières du corps, de même que la distinction entre intérieur et extérieur, sont établies par l’éjection de quelque chose qui fait d’abord partie de l’identité avant d’être transmuté en altérité souillante. Comme Iris Young l’a suggéré en utilisant les travaux de Kristeva pour comprendre le sexisme, l’homophobie et le racisme, la répudiation des corps du fait de leur sexe, leur sexualité et/ou leur couleur consiste en une « expulsion » suivie d’une « répulsion » qui fonde et consolide les identités culturellement hégémoniques le long des axes de différenciation sexe/ race/sexualité 73. Young reprend le travail de Kristeva de sorte à montrer comment la répulsion est susceptible de consolider des « identités » fondées sur le fait que l’« Autre », ou ensemble d’Autres, est institué par l’exclusion et la domination. La division en mondes « intérieur » et « extérieur » chez le sujet constitue une bordure et une frontière maintenues par un fil ténu à des fins de régulation et de contrôle sociaux. La frontière entre l’intérieur et l’extérieur se confond lorsque les excréments passent de l’intérieur à l’extérieur, et que cette fonction d’excrétion devient, pour ainsi dire, le modèle pour les autres processus de différenciation de l’identité. C’est en fait le mode sur lequel les Autres deviennent de la merde. Pour que les mondes intérieur et extérieur restent tout à fait distincts, il faudrait que la surface entière du corps atteigne un degré absolu d’imperméabilité, ce qui est impossible. Le fait de rendre sa surface étanche constituerait la frontière apparemment ininterrompue du sujet, mais cette enceinte volerait nécessairement en éclats, précisément à cause de la souillure fécale tant redoutée. Indépendamment de leur force contraignante, les métaphores spatiales de l’intérieur et l’extérieur restent des termes linguistiques qui facilitent et articulent un ensemble de fantasmes aussi redouté que désiré. L’« intérieur » et l’« extérieur » n’ont de sens qu’en référence à une frontière médiane qui tente de se stabiliser complètement. Et cette stabilité, cette cohérence, est en grande partie déterminée par des ordres culturels autorisant le sujet et le forçant à se différencier de l’abject. En conséquence, « l’intérieur » et « l’extérieur » sont les deux termes d’une distinction qui stabilise et consolide la cohérence du sujet. Lorsque ce dernier est mis en cause, la signification et la nécessité de ces termes s’en trouvent ébranlées. Si le « monde intérieur » ne désigne plus un topos, alors la stabilité interne du soi, et même le théâtre

intérieur de l’identité de genre, deviennent également suspects. La question décisive n’est pas de savoir comment cette identité s’est intériorisée, car l’intériorisation n’est pas un processus ou un mécanisme qu’on peut reconstruire par langage descriptif. Demandons-nous plutôt : quelle est la position stratégique qui a permis au trope de l’intériorité et la disjonction entre intérieur/ extérieur de prendre dans le discours public, et pour quelles raisons ? Dans quel langage l’« espace intérieur » est-il figuré ? De quelle sorte de figuration s’agit-il, et quelle figure du corps donne sens à cet espace ? Comment se fait-il qu’un corps puisse figurer à sa surface l’invisibilité de sa profondeur cachée ?

De l’intériorité au genre performatif Dans Surveiller et punir, Foucault met en cause le discours de l’intériorisation qui participe du régime disciplinaire de l’assujettissement et de la subjectivation des criminels 74. Dans l’Histoire de la sexualité, Foucault rejette l’idée d’un vrai sexe qui émanerait de l’intérieur, qu’il tient alors pour une croyance psychanalytique. Son intention est différente lorsqu’il critique la doctrine de l’intériorisation dans le cadre de son histoire de la prison. On pourrait voir dans Surveiller et punir une tentative de sa part de récrire la doctrine de l’intériorisation de Nietzsche dans La Généalogie de la morale sur le modèle de l’inscription. Dans le cas des prisonniers, écrit Foucault, la stratégie n’a pas été de réprimer leurs désirs, mais d’inscrire la loi prohibitive dans leur corps, comme si elle constituait leur essence même, leur donnait leur style et leur nécessité. Cette loi n’est pas littéralement intériorisée, mais incorporée ; cela implique qu’elle soit signifiée sur la surface des corps, ceux-là mêmes qu’elle produit. Elle devient l’essence de ce qui constitue leur soi, le sens de leur âme, leur conscience, la loi de leur désir. En fait, la loi est à la fois tout à fait apparente et tout à fait cachée, car elle ne semble jamais extérieure aux corps qu’elle assujettit et subjective. Foucault écrit : Il ne faudrait pas dire que l’âme est une illusion, ou un effet idéologique. Mais bien qu’elle existe, qu’elle a une réalité, qu’elle est produite en permanence, autour, à la surface, à l’intérieur du corps par le fonctionnement d’un pouvoir qui s’exerce sur ceux qu’on punit 75. La figure de l’âme intérieure, comme si elle se logeait vraiment « à l’intérieur » du corps, doit se comprendre comme une inscription à la surface du corps, même si elle signifie d’abord par son absence, par la force de son invisibilité. La structuration d’un espace intérieur est un effet produit par un processus de signification dans lequel le corps devient une enceinte vitale et sacrée. L’âme est précisément ce qui manque au corps ; par conséquent, le corps se présente comme un manque signifiant. Ce manque qui est le corps représente l’âme comme une entité invisible. L’âme est ainsi une signification de surface qui met en cause et déstabilise la distinction même entre intérieur et extérieur, une figure de l’espace psychique intérieur inscrite sur le corps comme une signification sociale qui ne cesse de se nier comme telle. Pour reprendre les termes de Foucault, l’âme n’est pas emprisonnée par et dans le corps, comme le laisserait penser l’imagerie chrétienne : c’est l’« âme [qui est la] prison du corps 76». Le fait de re-décrire les processus intra-psychiques comme une politique de la surface du corps implique de re-décrire le genre comme la production disciplinaire de figures fantasmatiques par le jeu de la présence et de l’absence sur la surface du corps, la construction du corps genré à travers une série d’exclusions et de dénis, d’absences signifiantes. Mais qu’est-ce qui détermine le texte apparent et caché de la politique du corps ? Quelle est la loi de prohibition qui crée la stylisation corporelle du genre, la figuration fantasmée et fantastique du corps ? Nous avons considéré plus tôt que le tabou de l’inceste et le tabou antérieur de l’homosexualité étaient les moments fondateurs de l’identité de genre, les prohibitions qui créaient l’identité selon les grilles culturellement intelligibles d’une hétérosexualité idéalisée et obligatoire. Cette production disciplinaire du genre a pour effet de stabiliser artificiellement le genre, servant par là les intérêts de l’hétérosexualité et les fins régulatrices de la sexualité reproductive. La construction de la cohérence masque les discontinuités du genre traversant les contextes hétérosexuels, bisexuels, gais et lesbiens où le genre ne découle pas nécessairement du sexe, et où le désir, la sexualité en général ne semblent pas dépendre directement du genre. De plus, aucune de ces dimensions de la corporéité significative ne s’y exprime et ne s’y reflète l’une dans l’autre. Lorsque la désorganisation et la désagrégation du champ des corps dérèglent la fiction régulatrice de la cohérence hétérosexuelle, le modèle « expressif » ou du « reflet » semble perdre sa force descriptive. Cet idéal régulateur se révèle être une norme et une fiction prenant les apparences d’une loi développementale régulant le champ sexuel qu’elle est censée décrire. Mais si l’on accepte de comprendre l’identification comme l’accomplissement d’un fantasme ou d’une incorporation 77, il apparaît clairement que cette cohérence est désirée, voulue, idéalisée, et que cette idéalisation résulte d’une signification corporelle. En d’autres termes, les actes, les gestes et le désir produisent l’effet d’un noyau ou d’une substance intérieure, mais cette production se fait à la surface du corps en jouant sur les absences signifiantes, suggérant sans jamais révéler que le principe organisateur de l’identité en est la cause. De tels actes, gestes et accomplissements [enactments], au sens le plus général, sont performatifs, par quoi il faut comprendre que l’essence ou l’identité qu’ils sont censés refléter sont des fabrications, élaborées et soutenues par des signes corporels et d’autres moyens discursifs. Dire que le

corps genré est performatif veut dire qu’il n’a pas de statut ontologique indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité. Si cette réalité est constituée comme une essence intérieure, cela implique que cette intériorité est précisément l’un des effets d’un discours fondamentalement social et public, de la régulation publique du fantasme par la politique de la surface du corps, du contrôle des frontières du genre entre intérieur et extérieur ; c’est ainsi que cette intériorité institue l’« intégrité » du sujet. En d’autres termes, les actes, les gestes, les désirs exprimés et réalisés créent l’illusion d’un noyau interne et organisateur du genre, une illusion maintenue par le discours afin de réguler la sexualité dans le cadre obligatoire de l’hétérosexualité reproductive. S’il est possible de situer la « cause » du désir, du geste, de l’acte à l’intérieur du « soi » chez l’acteur ou l’actrice, alors les régulations politiques et les pratiques disciplinaires qui produisent ce genre apparemment cohérent sortent de fait du champ de vision. Le fait de passer d’une origine politique et discursive de l’identité de genre à un « noyau » psychologique exclut qu’on analyse la constitution politique du sujet genré et les idées toutes faites sur l’indicible intériorité de son sexe ou de sa véritable identité. Si la vérité intérieure du genre est une fabrication et si l’idée qu’il y aurait un vrai genre est un fantasme construit et inscrit à la surface des corps, alors il semble que les genres ne peuvent être ni vrai ni faux, mais produits comme les effets de vérité d’un discours de l’identité première et stable. Dans Mother Camp : Female Impersonators in America, l’anthropologue Esther Newton montre que la structure du jeu de rôle [impersonation] révèle l’un des mécanismes clés de la construction sociale du genre 78. Dans le prolongement de son travail, j’aimerais suggérer que le drag subvertit fondamentalement la distinction entre l’espace psychique intérieur et extérieur. En outre cette pratique tourne en dérision le modèle « expressif » du genre et l’idée qu’il y aurait une vraie identité de genre. Newton écrit : Dans sa version la plus complexe, [le drag] est une double inversion qui dit « les apparences sont trompeuses ». Le drag dit [drôle de personnification de la part de Newton] « mon apparence “extérieure” est féminine mais mon essence “intérieure” [le corps] est masculine ». Au même moment, il symbolise l’inversion contraire ; « mon apparence “extérieure” [mon corps, mon genre] est masculin mais mon essence “intérieure” [moi-même] est féminine 79». Ces deux énoncés contradictoires prétendent également à la vérité et, de ce fait, déstabilisent les significations de genre dans le discours du vrai et du faux. L’idée qu’il y aurait une identité de genre originale ou primaire est souvent objet de parodie dans les pratiques drag, dans le travestissement et la stylisation sexuelle des identités butch/ fem. Les féministes ont souvent considéré que ces identités parodiques étaient dégradantes — pour les femmes dans le cas du drag et du travestissement — ou que les jeux de rôles sexuels reproduisaient de manière stéréotypée et sans prendre de distance critique les normes hétérosexuelles — tel serait le cas des identités butch/fem. Mais le rapport entre l’« imitation » et l’« original » est, je crois, plus complexe que cette critique féministe ne le laisse généralement penser. De plus, cela nous donne une idée de la manière dont le rapport entre l’identification primaire — c’est-à-dire les significations originales attribuées au genre — et l’expérience subséquente du genre pourrait être reformulé. La performance drag joue sur la distinction entre l’anatomie de l’acteur ou actrice de la performance [the performer] et le genre qui en est l’objet. Mais, en réalité, nous avons affaire à trois dimensions contingentes de la corporéité signifiante : le sexe anatomique, l’identité de genre et la performance du genre. Si l’anatomie de l’acteur ou actrice de la performance est déjà distincte de son genre, et si l’anatomie et le genre de cette personne sont tous deux distincts du genre de la performance, alors celle-ci implique une dissonance non seulement entre le sexe et le genre, mais aussi entre le genre et la performance. Si le drag produit une image unifiée de la « femme » (ce qu’on critique souvent), il révèle aussi tous les différents aspects de l’expérience genrée qui sont artificiellement naturalisés en une unité à travers la fiction régulatrice de la cohérence hétérosexuelle. En imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même — ainsi que sa contingence. En fait, une partie du plaisir, de l’étourdissement dans la performance, vient de la reconnaissance que le rapport entre le sexe et le genre est entièrement contingent vis-à-vis des configurations culturelles que peuvent prendre les unités causales censées naturelles et nécessaires. En lieu et place de la loi de cohérence hétérosexuelle, nous voyons le sexe et le genre être dénaturalisés à travers une performance qui reconnaît leur clarté et met en scène le mécanisme culturel qui fabrique leur unité. L’idée que je soutiens ici, à savoir que le genre est une parodie, ne présuppose pas l’existence d’un original qui serait imité par de telles identités parodiques. Au fond, la parodie porte sur l’idée même d’original ; tout comme la notion psychanalytique d’identification de genre renvoie au fantasme d’un fantasme — la transfiguration d’un Autre qui est toujours déjà une « figure » au double sens du terme —, la parodie du genre révèle que l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original. Plus précisément, on a affaire à une production dont l’un des effets consiste à se faire passer pour une imitation. Cette déstabilisation permanente des identités les rend fluides et leur permet d’être signifiées et contextualisées de manière nouvelle ; la prolifération parodique des identités empêche que la culture hégémonique ainsi que ses détracteurs et détractrices invoquent des identités naturalisées ou essentielles. Les significations de genre reprises par ces styles parodiques participent manifestement de la culture misogyne dominante, mais elles n’en sont pas moins dénaturalisées et « enrôlées » par la parodie qui met en scène leurs conditions de production. En tant qu’imitations déstabilisant en effet la signification

de l’original, elles imitent le mythe même de l’originalité. Au lieu de considérer l’identité de genre comme une identification originale servant de cause déterminante, on pourrait la redéfinir comme une histoire personnelle/culturelle de significations reçues, prises dans un ensemble de pratiques imitatives qui renvoient indirectement à d’autres imitations et qui, ensemble, construisent l’illusion d’un soi genré originel et intérieur ou encore qui parodient le mécanisme de cette construction. Si l’on en croit Fredric Jameson dans « Postmodernism and Consumer Society », l’imitation qui tourne en dérision l’idée d’original relève plus du pastiche que de la parodie : Le pastiche, c’est, comme la parodie, l’imitation [imitation] d’un style particulier ou unique, porter un masque stylistique, parler dans une langue morte : mais c’est une pratique neutre d’imitation [mimicry], sans la motivation ultérieure de la parodie, sans l’impulsion satirique, sans le rire, sans cette impression encore latente qu’il existe quelque chose de normal comparé à ce qui est imité et plutôt comique. Le pastiche, c’est la parodie absolue, la parodie qui a perdu son humour 80. Or perdre le sens de ce qui est « normal » peut devenir l’occasion rêvée de rire, surtout lorsque le « normal », l’« original », se révèle être une copie, nécessairement ratée, un idéal que personne ne peut incarner. C’est pourquoi on éclate de rire en réalisant que l’original était de tout temps une imitation. En soi, la parodie n’est pas subversive il faut encore chercher à comprendre comment certaines répétitions parodiques sont vraiment perturbantes, sèment réellement le trouble, et lesquelles finissent par être domestiquées et circuler de nouveau comme des instruments de la domination culturelle. Faire une typologie des actions ne serait vraisemblablement pas suffisant, car la déstabilisation parodique, même le rire parodique, dépend d’un contexte et de conditions de réception qui permettent d’entretenir les confusions subversives. Il est évidemment impossible de savoir à l’avance ou exactement quelle performance inversera la distinction entre l’intérieur et l’extérieur et forcera à repenser radicalement les présuppositions psychologiques de l’identité de genre et de la sexualité. Quelle performance nous forcera à repenser la place et la stabilité du masculin et du féminin ? Et quel genre de performance accomplira et révélera la nature performative du genre lui-même de manière à déstabiliser les catégories naturalisées de l’identité et du désir ?

Si le corps ne relève pas de l’« être » mais consiste en une frontière variable, une surface dont la perméabilité est politiquement régulée, une pratique signifiante dans l’un des champs culturels de la hiérarchie de genre et de l’hétérosexualité obligatoire, quel langage nous reste-t-il alors pour appréhender cet acte corporel, le genre, qui constitue sa signification « intérieure » à sa surface ? Sartre aurait peut-être parlé de cet acte comme d’un « style d’être », Foucault comme d’une « stylistique d’existence ». Dans la lecture que j’ai faite plus tôt de Beauvoir, j’ai suggéré que les corps genrés étaient autant de « stylisations de la chair ». Ces styles ne sont jamais entièrement stylisés en eux-mêmes, car ils ont une histoire qui conditionne et limite les possibilités. Prenons par exemple le genre comme un style corporel, un « acte », si l’on peut dire, qui est à la fois intentionnel et performatif — le terme « performatif » renvoyant ici au caractère « dramatique » et contingent de la construction de la signification. Pour Wittig, le genre consiste en des exercices du « sexe », le « sexe » opérant comme une injonction obligatoire pour qu’il fasse du corps un signe culturel, pour qu’il se matérialise selon une possibilité historiquement déterminée, et que cela se fasse non pas une ou deux fois, mais à la manière d’un projet continu et répété. La notion de « projet » rappelle la situation de contrainte sous laquelle la performance du genre se fait toujours sur différents modes. Par conséquent, en tant que stratégie de survie au sein de systèmes obligatoires, le genre est une performance aux conséquences clairement punitives. Les distinctions de genre font partie intégrante de ce qui « humanise » les individus dans la culture d’aujourd’hui. En effet, on ne manque généralement pas de punir celles et ceux qui n’arrivent pas à faire leur genre [to do their gender] comme il le faut. Il n’y a pas d’« essence » qui exprime ou extériorise le genre ni d’idéal objectif auquel le genre aspire. Le genre n’étant pas un fait, il ne pourrait exister sans les actes qui le constituent. Il est donc une construction dont la genèse reste normalement cachée ; l’accord collectif tacite pour réaliser sur un mode performatif, produire et soutenir des genres finis et opposés comme des fictions culturelles est masqué par la crédibilité de ces productions — et les punitions qui s’ensuivent si l’on n’y croit pas ; la construction nous « force » à croire en sa nécessité et en sa naturalité. Les possibilités historiques matérialisées par différents styles corporels ne sont autres que ces mêmes fictions culturelles régulées de manière punitive qui se sont réalisées autrement et ont été détournées sous la contrainte. Admettons que le phénomène particulier du « sexe naturel », de la « vraie femme » ou de n’importe quelle fiction sociale prédominante et contraignante soit un effet sédimenté des normes de genre et que ce processus de sédimentation a produit avec le temps un ensemble de styles corporels, qui, une fois réifiés, prennent la forme naturelle de corps sexués sur un mode binaire. Si ces styles sont produits par des actes et s’ils produisent des sujets genrés avec cohérence se faisant passer pour leurs propres créateurs, quelle sorte de performance serait en mesure de révéler que cette « cause » apparente est un « effet » ? Dans quels sens peut-on parler du genre comme d’un acte ? Comme c’est le cas pour d’autres comédies sociales de type rituel, l’action du genre requiert une performance répétée. Cette répétition reproduit et remet simultanément en jeu un ensemble de significations qui sont déjà socialement établies ; et telle est la

forme banale et ritualisée de leur légitimation 81. Les corps qui mettent en œuvre ces significations en se stylisant sur des modes genrés sont certes ceux d’individus particuliers, mais cette « action » est publique. Ces actions comportent des dimensions temporelles et collectives, et leur caractère public n’est pas sans conséquence. Au fond, la performance est réalisée avec le but stratégique de maintenir le genre à l’intérieur de son cadre binaire — un but qui ne peut être attribué à aucun sujet en particulier, mais qu’il vaudrait mieux comprendre comme ce qui fonde et consolide le statut de sujet. Il ne faudrait pas concevoir le genre comme une identité stable ou un lieu de la capacité d’agir à l’origine des différents actes ; le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes. L’effet du genre est produit par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l’illusion d’un soi genré durable. Cette façon de formuler les choses extrait la conception du genre d’un modèle substantiel de l’identité au profit d’une conception qui le voit comme une temporalité sociale constituée. De manière significative, si le genre est institué par des actes marqués par une discontinuité interne, alors l’apparence de la substance consiste exactement en ceci : une identité construite, un acte performatif que le grand public, y compris les acteurs et actrices elles/eux-mêmes, viennent à croire et à reprendre [perform] sur le mode de la croyance. Le genre est aussi une norme que l’on ne parvient jamais entièrement à intérioriser ; l’« intérieur » est une signification de surface et les normes de genre sont au bout du compte fantasmatiques, impossibles à incarner. Si le fondement de l’identité de genre est la répétition stylisée d’actes et non une identité qui fonctionne apparemment sans interruption, alors la métaphore spatiale du « fondement » sera évincée et se révélera être une configuration stylisée, même un mode genré sur lequel le temps prend corps. On verra alors que la permanence d’un soi genré est structurée par des actes répétés visant à s’approcher de l’idéal du fondement substantiel pour l’identité, mais qui, à l’occasion de discontinuités, révèlent l’absence, temporelle et contingente, d’un tel fondement. Il convient précisément de chercher les possibilités de transformer le genre dans le rapport arbitraire entre de tels actes, dans l’échec possible de la répétition, toute déformation ou toute répétition parodique montrant combien l’effet fantasmatique de l’identité durable est une construction politiquement vulnérable. Or si les attributs de genre ne sont pas « expressifs » mais performatifs, ils constituent en effet l’identité qu’ils sont censés exprimer ou révéler. La différence entre « expression » et performativité est cruciale. Si les attributs et les actes du genre, les différentes manières dont un corps montre ou produit sa signification culturelle sont performatifs, alors il n’y a pas d’identité préexistante à l’aune de laquelle jauger un acte ou un attribut ; tout acte du genre ne serait ni vrai ni faux, réel ou déformé, et le présupposé selon lequel il y aurait une vraie identité de genre se révélerait être une fiction régulatrice. Si la réalité du genre est créée par des performances sociales ininterrompues, cela veut dire que l’idée même d’un sexe essentiel, de masculinité ou de féminité — vraie ou éternelle —, relève de la même stratégie de dissimulation du caractère performatif du genre et des possibilités performatives de faire proliférer les configurations du genre en dehors des cadres restrictifs de la domination masculine et de l’hétérosexualité obligatoire. Les genres ne peuvent être ni vrai ni faux, ni réalités ni simples apparences, ni des originaux ni des imitations. Dans la mesure où l’on porte de manière crédible ces attributs de genre, on peut les rendre vraiment et absolument incroyables.

1. Première parution de cette section, « Julia Kristeva et sa politique du corps », dans le numéro spécial consacré à la philosophie féministe française de la revue Hypatia, vol. 3, hiver 1989, p. 104-118. 2. Julia KRISTEVA, La Révolution du langage poétique, Seuil, Paris, 1974, p. 121. 3. Ibid., p. 22. 4. En français dans le texte. (N.d.T.) 5. Julia KRISTEVA, « D’une identité à l’autre » in Polylogue, Seuil, Paris, 1977, p. 149-72 ; première publication : Tel Quel, été 1975, p. 158. Écholalie : « répétition automatique des paroles (ou chutes de phrases) de l’interlocuteur, observée dans certains états démentiels ou confusionnels » ; glossolalie : « langage utilisé par certains psychopathes ou dans un but ludique, constitué de néologismes organisés selon une syntaxe rudimentaire » (Petit Robert). (N.d.T.) 6. Ibid., p. 161. 7. Ibid., p. 160. 8. Ibid., p. 162. 9. Ibid. (souligné par l’auteure). 10. Julia KRISTEVA, « Maternité selon Giovanni Bellini » dans Polylogue, op. cit., p. 409-36; première publication in Peinture, nº 10-11, décembre 1975, p. 411. 11. Ibid. 12. Ibid., p. 412 (soulignée par nous). Pour une analyse extrêmement intéressante des métaphores reproductives pour décrire le processus de créativité poétique, voir Wendy OWEN, « A Riddle in Nine Syllables : Female Creativity in the Poetry of Sylvia Plath », Ph. Dissertation, université de Yale, département d’anglais. 13. En anglais : « performed in the name of law ». (N.d.T.) 14. Kristeva, « Maternité selon Giovanni Bellini », p. 410. 15. Ibid., p. 411.

16. Gayle RUBIN, « The Traffic in Women : Notes on the “Political Economy” of Sex », op. cit., p. 182. 17. Voir PLATON, Le Banquet, 209a : « Il appartient à l’âme d’être féconde comme d’enfanter » ; à propos de la fécondité de l’âme, il écrit qu’elle est le propre du poète. Ainsi les créations poétiques sont comprises comme des formes sublimées de l’envie d’enfanter. 18. Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, vol. I, p. 204. 19. Michel FOUCAULT (éd.), Herculine Barbin dite Alexina B [Mes souvenirs] présenté par Michel Foucault, Gallimard, Paris, 1978 ; Michel FOUCAULT (éd.), Herculine Barbin, Being the Recently Discovered Memoirs of a Nineteenth-Century Hermaphrodite, traduction par Richard McDongall, Colophon, New York, 1980. 20. « La notion de “sexe” a permis de regrouper selon une unité artificielle des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des conduites, des sensations, des plaisirs et elle a permis de faire fonctionner cette unité fictive comme principe causal. » M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité, vol. I, p. 204. Voir supra, chapitre 3, section 1, où le passage est cité. 21. « Sexual Choice, Sexual Act : Foucault and Homosexuality », trad. James O’Higgins, première parution in Salmagundi, vol. 58-59, automne 1982-hiver 1983, p. 10-24 ; réédité in Michel Foucault, Politics, Philosophy, Culture : Interviews and Other Writings, 1977-1984, éd. Lawrence Kritzman, New York : Routledge, 1988, p. 291. M. FOUCAULT, Dits et Écrits II, Gallimard, Quarto, 2001, p. 1143. 22. Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Gallimard, Paris, 1966, p. 7. 23. Michel FOUCAULT, Moi, Pierre Riviere ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère : un cas de parricide au XIXe siècle, Gallimard, Paris, 1973. 24. Jacques DERRIDA, « De l’économie restreinte à l’économie générale : un hégélianisme sans réserve » in L’Écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 369-407. 25. Voir Hélène CIXOUS, « Le rire de la Méduse », L’Arc, 61 (spécial Beauvoir), Paris, 1975. 26. Terme introduit par Mikhail Bahktin ; pour le dire vite, représentation de voix multiples, de plusieurs langues (dialectes sociaux), dans un même texte. (N.d.T.) 27. Le titre anglais, Concluding Unscientific Postscript est repris de Sören Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes philosophiques (Butler, communication personnelle), nous avons choisi de ne pas suivre cette traduction et de garder ici « non scientifique » pour mieux anticiper le propos dans les pages qui suivent. (N.d.T.) 28. Cité in Anne FAUSTO-STERLING, « Life in the XY Corral », Women’s Studies International Forum, 12(3), 1989, Special Issue on Feminism and Science : In Memory of Ruth Bleier, éd. Sue V. Rosser, p. 328. Toutes les autres citations dans cette section sont tirées de l’article de Fausto-Sterling et des deux articles qu’elle cite : David C. PAGE et al. « The Sex-Determining Region of the Human Y Chromosome Encodes a Finger Protein », Cell, nº 51, p. 10911104, et Eva EICHER et Linda WASHBURN, « Genetic Control of Primary Sex Determination in Mice », Annual Review of Genetics, 20, p. 327-360. 29. C’est par l’étude d’inversions de sexe que les biologistes purent progressivement cartographier la région la plus probable du chromosome Y jouant le rôle de Testis-Determining Factor : d’abord des intervalles du chromosome Y, puis des intervalles de plus en plus petits et enfin des gènes situés dans le locus présumé du TDF. Le ZFY (zincfinger protein) mis en évidence par l’équipe de Page sera candidat au rôle de TDF de 1987-1989 avant d’être supplanté par un nouveau candidat, le SRY (Sex-determining Region de Y), en 1990 (cf. Andrew H. SINCLAIR, et al. « A Gene from the Human Sex-determining Region Encodes a Protein with Homology to a Conserved DNA-binding Motif », Nature, 346, 1990, p. 240-244). (N.d.T.) 30. Publié dans Feminist Issues, vol. 1, nº 2, hiver 1981, p. 48. 31. Wittig relève que « l’anglais quand on le compare au français passe pour être dépourvu de genre, alors que le français a la réputation d’être un langage fortement marqué par le genre. Il est vrai que l’anglais ne donne pas la marque du genre aux objets inanimés, aux choses ou aux êtres non humains. Mais dans la mesure où les catégories de la personne sont touchées, on peut dire que, à la fois, l’anglais et le français pratiquent le genre autant l’un que l’autre » (« La marque du genre », p. 127). 32. Bien que Wittig elle-même ne conteste pas ce point, sa théorie pourrait rendre compte de la violence exercée à l’encontre des sujets sexués — les femmes, les lesbiennes, les hommes gais, pour n’en citer que quelques-un·e·s — comme l’exercice violent d’une catégorie construite dans et par la violence. En d’autres termes, les crimes sexuels commis contre ces corps les réduisent effectivement à leur « sexe », réaffirmant et renforçant par là la réduction de la catégorie elle-même. Parce que le discours ne se réduit ni à l’écriture ni à la parole, nous devrions aussi comprendre que le viol, la violence sexuelle, « casser du pédé » mettent en acte la catégorie de sexe. 33. Monique WITTIG, « On ne naît pas femme », p. 54-55. 34. Ibid., p. 52, p. 57. 35. M. WITTIG, « La marque du genre », p. 129. 36. Première citation, traduite par nos soins ; pour les deux citations, cf. M. WITTIG, « La pensée straight » (op. cit., p. 68-69). (N.d.T.) 37. Ibid., p. 72. 38. Ibid., p. 70. 39. «La marque du genre », p. 129. 40. Ibid., p. 132. 41. Voir M. WITTIG, « La marque du genre », art. cit., p. 133. 42. Voir ibid. 43. Ibid. 44. Ibid. 45. En français dans le texte. (N.d.T.) 46. Cf. chapitre 2, « Performatifs souverains », in Le Pouvoir des mots, op. cit. (N.d.T.) 47. Cf. Le Banquet de Platon. (N.d.T.) 48. M. WITTIG, « Paradigmes », p. 107-108. Notons toutefois qu’il existe une différence fondamentale entre d’un côté Wittig qui accepte de faire recours au langage valorisant l’autonomie et l’universalité du sujet parlant, et, de

l’autre côté, Deleuze qui fait un effort nietzschéen pour décentrer le « je » parlant du pouvoir linguistique. Bien que tous deux se montrent critiques envers la psychanalyse, la critique que fait Deleuze du sujet en recourant à la volonté de puissance se rapproche davantage du discours psychanalytique lacanien et post-lacanien où le sujet parlant est désintégré par le sémiotique/l’inconscient. Pour Wittig, il semble que le sujet individuel formule luimême en toute auto-détermination la sexualité et le désir, alors que pour Deleuze, ainsi que pour celles et ceux qui défendent contre lui la psychanalyse, le désir de nécessité décentre et désintègre le sujet. « Loin de supposer un sujet, le désir ne peut être atteint qu’au point où quelqu’un est dessaisi du pouvoir de dire Je. » Gilles DELEUZE et Claire PARNET, Dialogues, Flammarion, Paris, 1977, p. 108. 49. Elle attribue à plusieurs reprises cette intuition forte à l’œuvre de Mikhail Bakhtin. 50. M. WITTIG, « Le cheval de Troie », p. 120, p. 123. 51. Voir « Le point de vue : universel ou particulier ». 52. Voir M. WITTIG, « Le cheval de Troie ». 53. Voir M. WITTIG, « The Place of Action », in Three Decades of the French New Novel, Lois Oppenheimer (éd.), International University Press, New York, 1985. 54. M. WITTIG, « Le cheval de Troie », p. 124. 55. M. WITTIG, « The Place of Action », p. 135. Dans cet essai, Wittig distingue entre un « premier » et un « second » type de contrat social : dans le premier, le rapport est de parfaite réciprocité entre les sujets parlants ; ils y échangent des mots qui « garantissent » à chacun la libre et entière disposition du langage (p. 135) ; dans le second type de contrat, les mots fonctionnent pour exercer une force ou une domination sur les autres, pour priver vraiment les autres du droit et de la faculté sociale de parler. Dans cette forme « dépravée » de réciprocité, Wittig soutient que l’individualité elle-même s’efface lorsque quelqu’un s’adresse à nous dans un langage qui exclut celles et ceux qui écoutent en tant que locutrices ou locuteurs potentiel·le·s. Wittig termine l’essai de la manière suivante : « le paradis du contrat social n’existe que dans la littérature, où les tropismes, par leur violence, sont capables de contrer toute réduction du “je” à un dénominateur commun, pour déchirer la trame serrée des lieux communs et empêcher continûment ce matériel de s’organiser en un système de signification obligatoire » (p. 139). 56. Monique WITTIG, Les Guérillères, Minuit, Paris, 1969. 57. « La marque du genre », p. 136-137. 58. Dans « À propos du contrat social », une communication présentée à Columbia University en 1987 avant d’être publiée, Wittig inscrit sa propre théorie sur un contrat linguistique primaire à la suite du contrat social de Rousseau. Elle n’est pas très claire sur ce point, mais elle semble comprendre le contrat pré-social (préhétérosexuel) comme une unité de volonté — c’est-àdire comme une volonté générale au sens romantique où l’entendait Rousseau. Teresa de Lauretis utilise de manière très intéressante la théorie de Wittig dans « Sexual Indifference and Lesbian Representation », in Theatre Journal, vol. 40, nº 2 (mai 1988) et « The Female Body and Heterosexual Presumption », Semiotica, nº 67, vol. 3-4, 1987, p. 259-279. 59. M. WITTIG, « À propos du contrat social ». 60. Voir M. WITTIG, « La pensée straight » et « On ne naît pas femme ». 61. M. WITTIG, « À propos du contrat social », p. 82. 62. En français, la « folle ». 63. Michel FOUCAULT « Nietzsche, Genealogy, History » in Language, Counter-Memory, Practice : Selected Essays and Interviews par Michel Foucault, trad. Donald F. Bouchard et Sherry Simon, Donald F. Bouchard (éd.), Ithaca, Cornell University Press, 1977, p. 148. Les appels dans le texte renvoient à cet article. 64. Marie DOUGLAS. De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou. Préface de Luc de Heusch. Postface inédite de l’auteur, La Découverte, Paris, 2001, p. 26. (Texte original : Purity and Danger, Londres, Boston and Henley, Routledge and Kegan Paul, 1969.) 65. Ibid., p. 128. 66. Simon WATNEY, Policing Desire : AIDS, Pornography and the Media, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1988. 67. M. DOUGLAS, De la souillure, p. 131. 68. Ibid., p. 136. 69. Ibid., p. 154. 70. Foucault, dans son essai intitulé « A Preface to Transgression » (in Language, Counter-Memory, Practice), fournit une juxtaposition intéressante avec l’idée de Mary Douglas que les frontières du corps sont constituées par le tabou de l’inceste. D’abord écrit en l’honneur de Georges Bataille, cet essai porte en partie sur la « souillure » [dirt] métaphorique des plaisirs transgressifs et l’association des orifices interdits à la tombe couverte de terre [dirt-covered]. 71. Kristeva discute du travail de Mary Douglas dans une courte section de Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Seuil, Paris, 1980, p. 80-82. Reprenant les intuitions fortes de Douglas dans sa réinterprétation de Lacan, Kristeva écrit : « La souillure est ce qui choit du “système symbolique”. Elle est ce qui échappe à cette rationalité sociale, à cet ordre logique sur lequel repose un ensemble social, lequel se différencie alors d’une agglomération provisoire d’individus pour constituer en somme un système de classification ou une structure » (p. 80). 72. Ibid., p. 10-11. 73. Iris Marion YOUNG, « Abjection and Oppression : Dynamics of Unconscious Racism, Sexism and Homophobia », communication donnée à la Society of Phenomenology and Existential Philosophy Meetings, Northwestern University, 1988. In Arleen B. DALLERY et Charles E. SCOTT, avec Holley ROBERTS (éds), Crisis in Continental Philosophy, SUNY Press, Albany, 1990, p. 201-214. 74. Des parties de la discussion qui suit ont paru dans deux contextes différents : dans mon article « Gender Trouble, Feminist Theory, and Psychoanalytic Discourse » in Linda J. NICHOLSON (éd.) Feminism/Postmodernism, Linda J. Nicholson, Routledge, New York, 1989) et dans « Performative Acts and Gender Constitution : An Essay in Phenomenology and Feminist Theory », Theatre Journal, vol. 20, nº 3, hiver 1988.

75. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975, p. 34. Souligné par nous. 76. Ibid. 77. En anglais : « as an enacted fantasy or incorporation ». (N.d.T.) 78. Voir le chapitre intitulé « Role Models », in Esther NEWTON, Mother Camp : Female Impersonators in America, University of Chicago Press, Chicago, 1971. 79. Ibid., p. 103. 80. Fredric JAMESON, « Postmodernism and Consumer Society », in Hal FOSTER (éd.), The Anti-Aesthetic : Essays on Postmodern Culture, Bay Press, Port Townsend, Wa, 1983, p. 114. 81. Voir Victor TURNE, Dramas, Fields and Metaphors, Cornell University Press, Ithaca, 1974. Voir aussi Clifford GEERTZ, « Blurred Genres : The Refiguration of Thought », in Local Knowledge, Further Essays in Interpretative Anthropology, Basic Books, New York, 1983.

Conclusion

De la politique à la parodie Les féministes peuvent-elles faire de la politique sans « sujet » pour la catégorie « femme » ? Telle est la question philosophique qui a ouvert la discussion. L’enjeu n’est pas de savoir s’il est toujours pertinent ou non, à court terme ou provisoirement, de parler des femmes comme si elles étaient les référents des revendications faites en leur nom. Le « nous » féministe n’est jamais qu’une construction fantasmatique qui poursuit ses propres fins, sans reconnaître la complexité interne et l’indétermination du terme. Ce « nous » ne se constitue lui-même qu’en excluant une partie de celles et ceux qu’il cherche au même moment à représenter. Le caractère ténu ou fantasmatique du « nous » n’est toutefois pas une raison suffisante de sombrer dans le désespoir ; le désespoir n’est du moins pas la seule chose qu’il nous reste. L’instabilité fondamentale de la catégorie « femme » met en question les limites de la théorie politique féministe en termes de fondement ; elle inaugure de nouvelles configurations, non seulement au niveau des genres et des corps, mais aussi sur le plan politique. Dans le raisonnement fondationnaliste typique de la politique identitaire, il faut qu’une identité préexiste aux intérêts et à l’action politiques. Pour ma part, je soutiens que nous n’avons pas besoin d’un·e « acteur ou actrice caché·e derrière l’acte », puisque celui/celle-là se construit de toutes sortes de manières dans et par l’acte. Il ne s’agit pas de renouer avec une théorie existentialiste de la constitution de soi par ses actes, étant donné que ce cadre théorique maintient une structure prédiscursive à la fois du soi et de ses actes. Or c’est précisément la variabilité discursive dans la manière de se construire réciproquement qui m’a intéressée ici. En général, on pose la question de savoir où se trouve la capacité d’agir en relation avec la viabilité du « sujet », par quoi il faut comprendre que le « sujet » a une forme stable d’existence antérieure au champ culturel qu’il négocie. Néanmoins, si le sujet est culturellement construit, il n’en perd pas pour autant sa capacité d’agir, qu’on a l’habitude de se représenter comme une aptitude à l’action réfléchie, qui reste inaltérée malgré son ancrage culturel. Dans ce modèle, la « culture » et le « discours » situent le sujet, mais ne le constituent pas. Cette façon de nuancer et de situer le sujet préexistant semblait nécessaire pour pouvoir mettre la capacité d’agir en un lieu qui ne soit pas entièrement déterminé par cette culture et ce discours. Mais ce type de raisonnement suppose à tort (a) qu’il serait impossible d’établir cette capacité d’agir sans recourir à un « je » prédiscursif, même s’il faut chercher ce « je » là où plusieurs discours convergent, et (b) qu’être constitué·e par le discours revient à être déterminé·e par lui, une détermination qui forclôt toute capacité d’agir. Même dans les théories qui maintiennent un sujet fortement nuancé ou situé, le rapport épistémologique que le sujet entretient avec son environnement discursivement constitué reste un rapport d’opposition. Le sujet ayant un ancrage culturel négocie ses constructions, même lorsque celles-ci fondent précisément sa propre identité. Chez Beauvoir, par exemple, il y a un « je » qui fait son genre 1, qui devient son genre, mais ce « je », qui a toujours un genre, n’est jamais pour autant un lieu où la capacité d’agir peut être totalement identifiée à celui-là. Ce cogito ne relève jamais entièrement du monde culturel qu’il négocie, si courte soit la distance ontologique qui sépare le sujet de ses prédicats culturels. Les théories de l’identité féministe qui combinent plusieurs prédicats — la couleur, la sexualité, l’ethnicité, la classe et les « capacités physiques » [ablebodiedness] — finissent toutes sur un « etc. » embarrassé. En alignant cette liste d’adjectifs, ces positions essaient d’englober un sujet situé, mais sans jamais réussir à boucler définitivement la liste. Cet échec est toutefois instructif si l’on se demande quel élan politique peut venir de cet « etc. » exaspéré. C’est le signe que le processus de signification s’épuise mais qu’il n’en finit jamais. C’est le supplément 2, l’excès indissociable de tout effort de poser une identité une fois pour toutes. Or cet et cetera qui n’en finit pas se présente comme un nouveau départ pour la théorie politique féministe. Si l’identité est affirmée à travers un processus de signification, si elle est toujours déjà signifiée et qu’elle continue à signifier en circulant dans différents discours enchevêtrés, alors on n’arrivera pas à régler la question de la capacité d’agir en recourant à un « je » préexistant à la signification. En d’autres termes, les conditions de possibilité pour dire « je » sont données par la structure de la signification, les règles qui décident quand il est légitime ou non d’invoquer ce pronom, les pratiques qui établissent les termes de l’intelligibilité permettant à ce pronom de circuler. Le langage n’est pas un véhicule externe ni un instrument dans lequel je verse un soi et dont je tire un reflet de ce soi. Le modèle hégélien de la reconnaissance de soi repris par Marx, Lukács et, aujourd’hui, par les différents discours de la libération, présuppose une possible adéquation entre le « je » qui confronte son monde, y inclut son langage, comme

un objet, et le « je » qui est au monde comme un objet. Mais la dichotomie sujet/objet, renvoyant ici à la tradition épistémologique occidentale, conditionne la problématique de l’identité qu’elle cherche précisément à résoudre. Quelle est la tradition discursive qui établit le « je » et son « Autre » sur le mode de la confrontation épistémologique, et, par conséquent, comment déterminer la possibilité de connaître et la capacité d’agir, et où les chercher ? Quelles capacités d’agir sont forcloses par le fait de poser un sujet épistémologique, étant donné que les règles et les pratiques, gouvernant l’invocation de ce sujet et régulant à l’avance sa capacité d’agir, sont exclues de l’analyse et de toute intervention critique ? Le fait que le point de départ n’ait pas nécessairement besoin d’être épistémologique se trouve sans cesse directement confirmé par les opérations banales du langage ordinaire — très bien documentées en anthropologie — où la dichotomie sujet/objet apparaît comme une imposition philosophique, étrange et contingente, même violente. Le langage de l’appropriation, de l’instrumentation et de la distanciation propre au mode épistémologique relève aussi d’une stratégie de domination qui dresse le « je » contre un « Autre », et qui, après avoir réussi à les séparer, crée toutes sortes de faux problèmes sur la possibilité de connaître et de recouvrer cet Autre. Les discours politiques de l’identité tenus aujourd’hui sont sur le plan épistémologique les héritiers de cette opposition binaire. On peut y voir un mouvement stratégique au sein d’un ensemble de pratiques signifiantes, qui établit le « je » dans et par cette opposition, et réifie cette opposition comme une nécessité, faisant disparaître le dispositif discursif ayant constitué la binarité elle-même. En passant d’un discours épistémologique sur l’identité à un discours situant la problématique dans les pratiques de signification, il devient possible d’analyser le mode épistémologique même comme l’une de ces pratiques signifiantes possibles et contingentes. De plus, un tel déplacement permet de reformuler la question de la capacité d’agir et de la faire porter sur la manière dont fonctionnent la signification et la resignification. Autrement dit, ce qui est signifié en tant qu’identité ne l’est pas à un moment précis après lequel cette identité serait simplement là, telle une pièce inerte du langage substantiel. Les identités pouvant apparaître comme autant de substantifs inertes, les modèles épistémologiques tendent à prendre cette apparence pour point de départ théorique. Cependant, le « je » substantif n’apparaît en tant que tel qu’à travers une pratique signifiante qui cherche à camoufler ses propres rouages et à naturaliser ses effets. De plus, il faut beaucoup de travail pour devenir une identité substantive, car ces apparences sont des identités produites selon des règles et dépendent de leur invocation continue et répétée. Ces règles conditionnent et limitent les pratiques culturellement intelligibles de l’identité. Si l’on comprend vraiment l’identité comme une pratique, de surcroît signifiante, on en vient à concevoir les sujets culturellement intelligibles comme les effets d’un discours comportant des règles et qui s’insère dans les actes signifiants, courants et ordinaires, de la vie linguistique. Pris abstraitement, le langage renvoie à un système ouvert de signes par lequel l’intelligibilité est constamment créée et contestée. En tant qu’organisations historiquement singulières du langage, les discours se présentent au pluriel, coexistant dans les mêmes cadres temporels, et instituant des convergences imprévisibles et involontaires à partir desquelles se créent des modalités spécifiques de possibilités discursives. En tant que processus, la signification retient en elle-même ce que le discours épistémologique appelle la « capacité d’agir ». Les règles qui gouvernent l’identité intelligible, c’est-à-dire qui rendent possibles et restreignent les conditions intelligibles de dire « je », sont en partie structurées par les matrices de la hiérarchie de genre et de l’hétérosexualité obligatoire, et opèrent par la répétition. Lorsqu’on dit du sujet qu’il est constitué, cela veut simplement dire que le sujet est une conséquence des discours suivant des règles et gouvernant l’invocation intelligible de l’identité. Le sujet n’est pas déterminé par les règles qui le créent, parce que la signification n’est pas un acte fondateur, mais un processus régulé de répétition. Celuici se cache alors même qu’il applique ses règles, produisant précisément par là des effets substantivants. En un sens, toute signification se fait dans l’orbite d’une compulsion à la répétition ; il faut donc voir dans la « capacité d’agir » la possibilité d’une variation sur cette répétition. Si les règles gouvernant la signification ne sont pas purement restrictives, mais qu’elles permettent aussi d’affirmer d’autres domaines d’intelligibilité culturelle, c’est-à-dire d’ouvrir de nouvelles possibilités en matière de genre qui contestent les codes rigides des binarités hiérarchiques, alors ce n’est que dans les pratiques répétées de la signification qu’il devient possible de subvertir l’identité. L’injonction à être d’un certain genre produit nécessairement des ratés, une variété de configurations incohérentes qui, par leur multiplicité, excèdent et défient celle-là même qui les fait advenir. De plus, l’injonction à être d’un certain genre peut prendre différents chemins discursifs : être une bonne mère, être un objet hétérosexuellement désirable, être un·e travailleur ou travailleuse capable. Cela revient à signifier une multiplicité de garanties en réponse à toutes sortes d’exigences simultanées. La coexistence ou la convergence de telles injonctions discursives permet une reconfiguration et un redéploiement complexes ; ce n’est pas un sujet transcendantal qui y rend possible l’action. Il n’y a pas de soi qui précède la convergence ou qui reste « intègre » avant d’entrer dans ce champ culturel opposé. Il n’y a que la possibilité de reprendre les outils là où ils ont été laissés, le fait que l’outil soit là permettant précisément qu’on le « reprenne ». Qu’est-ce qui constitue une répétition subversive dans les pratiques signifiantes du genre ? J’ai suggéré (« je » déploie la grammaire qui gouverne le genre littéraire de la conclusion philosophique, mais vous noterez que c’est la grammaire elle-même qui déploie et rend possible ce « je », au moment même où le « je » qui se dit ici avec insistance répète, redéploie et — comme les critiques en jugeront — conteste la grammaire philosophique qui le rend possible tout en le restreignant), par exemple, que la distinction

sexe/genre faisait passer le sexe pour « réel » et « factuel », pour le fondement matériel ou corporel sur lequel le genre intervenait à la manière d’une inscription culturelle. Mais le genre ne s’inscrit pas sur le corps, comme l’instrument de torture — l’écriture, dans « La colonie pénitentiaire » de Kafka — s’inscrit luimême de manière inintelligible sur la chair de l’accusé. Il ne s’agit pas de se demander quelle est la signification de cette inscription, mais quel est le dispositif culturel qui réunit l’instrument et le corps, quelles interventions sont possibles dans cette répétition rituelle ? Le « réel » et les « faits sexuels » sont des constructions fantasmatiques — des illusions de substance — que les corps sont forcés d’approcher, mais sans jamais y parvenir. Comment est-il alors possible de montrer le fossé séparant le fantasmatique du réel et révélant que le réel est fantasmatique ? Cela rend-il possible une répétition qui ne soit pas entièrement contrainte par l’injonction à reconsolider les identités naturalisées ? Dans la mesure où les surfaces corporelles sont accomplies en tant que nature, elles peuvent donner lieu à une performance dissonante et dénaturalisée qui révèle le statut précisément performatif du naturel. Les pratiques parodiques peuvent servir à mobiliser et consolider à nouveau la distinction même entre une configuration de genre privilégiée et naturalisée, et une autre apparemment dérivée, fantasmatique et mimétique — une copie ratée, si l’on peut dire. Et il ne fait pas de doute qu’on a utilisé la parodie pour promouvoir une politique du désespoir, qui soutient l’exclusion apparemment inévitable des genres marginaux du naturel et du réel. Mais le fait de ne pas arriver à devenir « réel » et à incarner le « naturel » est, à mon avis, un échec constitutif de tous les accomplissements du genre pour la bonne raison que ces lieux ontologiques sont fondamentalement inhabitables. Par conséquent, il y a un rire subversif dans l’effet de pastiche produit par des pratiques parodiques, faisant de l’original, l’authentique et du réel eux-mêmes des effets. La perte des normes de genre aurait pour conséquence de faire proliférer les configurations du genre, de déstabiliser l’identité substantive et de priver les récits naturalisants de l’hétérosexualité obligatoire de leurs personnages principaux : l’« homme » et la « femme ». De même, la répétition parodique du genre révèle l’illusion de l’identité comme une profondeur irréductible et une substance intérieure. En tant qu’effet d’une performativité subtile, soutenue politiquement, le genre est en quelque sorte un « acte » qui ouvre sur des clivages, la parodie de soi, l’autocritique et des présentations hyperboliques du « naturel » qui, dans leur exagération même, en révèlent le statut fondamentalement fantasmatique. J’ai tenté de montrer que les catégories de l’identité supposées au fondement de la politique féministe, c’est-à-dire nécessaires à faire du féminisme une politique identitaire, tendent à limiter et, en même temps, à prédéterminer les possibilités culturelles que le féminisme est précisément censé mettre au jour. Il conviendrait de concevoir les contraintes tacites produisant le sexe culturellement intelligible comme des structures politiques créatrices et non comme des fondements naturalisés. Paradoxalement, le fait de reconsidérer l’identité comme un effet, c’est-à-dire comme étant produit ou créé, ouvre des possibilités en ce qui concerne la « capacité d’agir », qui étaient insidieusement forcloses par des positions tenant les catégories de l’identité pour fondatrices et fixes. Dire qu’une identité est un effet veut dire qu’elle n’est ni fatalement déterminée ni complètement artificielle et arbitraire. Le fait que le statut constitué de l’identité continue à être pensé en fonction de cette fausse opposition révèle que le discours féministe de la construction culturelle reste inutilement prisonnier du dualisme entre le libre arbitre et le déterminisme. La construction ne s’oppose pas à la capacité d’agir ; elle est la scène nécessaire à cette dernière et elle constitue les termes mêmes dans lesquels cette question se pose et devient culturellement intelligible. La tâche majeure du féminisme n’est pas d’établir un point de vue extérieur aux identités construites. Ce serait une prétention vaine construite par un modèle épistémologique qui prétend désavouer sa propre localisation culturelle et s’ériger donc lui-même comme un sujet global, une position déployant précisément les stratégies impérialistes que le féminisme se doit de critiquer. La tâche majeure consiste plutôt à repérer les stratégies de répétition subversive permises par ces constructions pour affirmer les possibilités locales d’intervention en participant précisément à ces pratiques de répétition qui constituent l’identité, gardant toujours ouverte la possibilité de les contester. Cet essai théorique a tenté de localiser le politique dans les pratiques mêmes de signification qui établissent, régulent et dérégulent l’identité. Cependant, on ne peut mener à bien pareille entreprise qu’en introduisant un ensemble de questions qui élargissent la notion même du politique. Comment ébranler les fondements qui couvrent d’autres configurations culturelles du genre ? Comment déstabiliser les « prémisses » de la politique identitaire et en restituer la dimension fantasmatique ? Pour répondre à de telles questions, il a fallu faire une généalogie critique de la naturalisation du sexe et des corps en général. Il a aussi fallu reconsidérer le fait que le corps était représenté comme muet, antérieur à la culture, en attente de signification. Une telle représentation correspond à celle du féminin qui attend de recevoir l’inscription-en-tant-qu’-incision du signifiant masculin pour entrer dans la langue et la culture. Dans le cadre d’une analyse politique de l’hétérosexualité obligatoire, il était nécessaire de mettre en question la construction du sexe en tant que binarité hiérarchique. En considérant le genre comme l’effet d’un accomplissement, on a interrogé la fixité de l’identité de genre comme une profondeur intérieure que différentes formes d’« expression » seraient censées extérioriser. On a vu que la construction implicite du désir primaire restait hétérosexuelle au moment même où elle se présentait sur le mode de la bisexualité originelle. On a aussi vu que la distinction sexe/genre maintenait en place les stratégies d’exclusion et de hiérarchisation en tenant le sexe pour prédiscursif, en posant la sexualité avant la culture,

et surtout en la construisant dans la culture comme prédiscursive. Finalement, le paradigme épistémologique postulant la priorité de l’être sur l’action érige un sujet global et globalisant qui désavoue sa propre localisation de même que les conditions nécessaires à toute action locale. Si l’on considère les « effets » de la hiérarchie de genre et de l’hétérosexualité comme les fondements de la théorie ou de la politique féministe, non seulement on en fait une mauvaise description, mais on tient aussi les pratiques signifiantes permettant cette mauvaise description par la métalepse 3 hors de la portée d’une critique féministe des rapports de genre. Entrer dans les pratiques répétitives de ce terrain de signification n’est pas un choix car le « je » qui pourrait y entrer est toujours déjà dedans. Ainsi, une capacité d’agir ou une réalité extérieure aux pratiques discursives qui donnent à ces termes leur intelligibilité ne sont pas possibles. La question n’est pas de savoir s’il faut ou non répéter, mais comment le faire. Il s’agit dès lors de répéter en proliférant radicalement le genre, et ainsi de déstabiliser les normes du genre qui soutiennent la répétition. Il n’y a pas d’ontologie du genre sur laquelle construire une politique, car les ontologies de genre opèrent toujours comme des injonctions normatives dans des contextes politiques établis. Ceux-ci déterminent ce qui peut qualifier en tant que sexe intelligible ; ils invoquent et consolident les contraintes reproductives pesant sur la sexualité, et posent les exigences normatives qui rendent le sexe ou les corps genrés culturellement intelligibles. L’ontologie n’est donc pas un fondement, mais une injonction normative qui opère insidieusement en se faisant passer dans le discours politique pour son fondement nécessaire. Déconstruire l’identité n’implique pas de déconstruire la politique mais plutôt d’établir la nature politique des termes mêmes dans lesquels la question de l’identité est posée. Cette forme de critique ébranle le cadre fondationnaliste dans lequel le féminisme s’est développé en politique identitaire. Ce fondationnalisme contient un paradoxe interne qui est de présupposer, de fixer et de contraindre les « sujets » qu’il souhaite précisément représenter et libérer. Il ne s’agit pas de célébrer chaque nouvelle possibilité en tant que telle ; il s’agit plutôt de re-décrire celles existantes, mais qui se trouvent dans des domaines culturels prétendûment inintelligibles et impossibles. Si les identités ne sont plus stabilisées comme les prémisses d’un syllogisme politique, et si la politique n’est plus comprise comme un ensemble de pratiques dérivées d’intérêts censés appartenir à des sujets prêts à l’emploi, une nouvelle configuration politique pourrait bien naître des cendres de l’ancienne. Les configurations culturelles du sexe et du genre pourraient se multiplier ou, plutôt, la manière dont elles le font déjà pourrait pénétrer les discours qui structurent culturellement la vie intelligible, révélant de la sorte la dualité du sexe et son caractère fondamentalement non naturel. Quelles autres stratégies locales de contestation du « naturel » pourraient nous conduire à dénaturaliser le genre en tant que tel ?

1. En anglais : « an “I” that does its gender ». (N.d.T.) 2. En français dans le texte. (N.d.T.) 3. Voir note 19, p. 35. (N.d.T.)

Index Abject (L’), 1-2 ABRAHAM, Nicolas, et TOROK, Maria, 1-2 Am I that Name ? (D. Riley), 1, 2 n. 3 Anti-Œdipe (G. Deleuze et F. Guattari), 1 ANZIEU, Didier, 1 n. 53 Approches psychanalytiques de la différence sexuelle, 1-2, 3-4 « À propos du contrat social » (M. Wittig), 1 n. 59, 2

Banquet (Le) (Platon), 1 BARNES, Djuna, 1 BATAILLE, Georges, 1 BEAUVOIR, Simone de, 1, 2, 3-4, 5 n. 44, 6, 7, 8-9, 10, 11 Berdache, 1 n. 8 BHABHA, Homi, 1, 2 n. 25, 3 n. 34 Binarité : et du sexe, et du genre, 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8-9 Biologie, cellulaire, 1-2 Bisexualité, 1, 2, 3-4, 5-6, 7-8, 9 BORGES, Jorge, 1 Butch/fem, identités, 1, 2, 3-4

Chromosomes, 1-2 CIXOUS, Hélène, 1 Colonie pénitentiaire (La) (F. Kafka), 1 n. 1, 2, 3 Complexe d’Œdipe, 1-2, 3-4 Corps : et binarité du sexe, 1-2, 3, 4-5 ; comme frontière, variable, 6, 7, 8-9, 10 ; construction du, 11-12, 13-14, 15, 16, 17-18 ; inscription sur le, 19-20, 21-22 ; maternel, 23, 24-25 ; perméabilité du, 26 ; « souvenir », 27-28 ; comme surface, 29, 30-31 Corps lesbien (Le) (M. Wittig), 1, 2, 3-4, 5 COTT, Nancy F., 1 n. 5

DELEUZE, Gilles, et GUATTARI, Félix, 1 DERRIDA, Jacques, 1, 2 n. 2, 3 n. 1, 4, 5 DESCARTES, René, 1, 2 Desire in Language (J. Kristeva), 1 « Deuil et mélancolie » (S. Freud), 1-2, 3-4 DEWS, Peter, 1 n. 61 Différence, 1, 2-3, 4-5, 6, 7 DOUGLAS, Mary, 1, 2-3 Drag, 1, 2-3, 4, 5-6

Écriture et différence (J. Derrida), 1 Écriture féminine, 1 EICHER, Eva, et WASHBURN, Linda L., 1-2 ENGELS, Friedrich, 1-2 Éros et civilisation (H. Marcuse), 1 Espace intérieur, 1-2, 3-4 Espace vide, 1 « Être », 1, 2-3, 4-5, 6-7

FANON, Frantz, 1 n. 26 FAUSTO-STERLING, Anne, 1-2 Fêlure, 1, 2 Féminisme : débats sur, 1, 2 ; cadre fondationnaliste, 3-4 ; et patriarcat, 5-6 ; et politiques, 7, 8-9 ; et différence sexuelle, 10-11 ; femmes comme sujet du, 12-13, 14-15, 16-17

Femmes : qui « sont » le Phallus, 1-2, 3-4 ; catégorie de, 5-6, 7-8, 9-10 ; comme objets d’échange, 11-12 ; comme « sujet du féminisme », 13-14, 15-16, 17-18 FERENCZI, Sandor, 1 FOUCAULT, Michel : sur les catégories sexuelles, 1, 2-3, 4-5, 6-7, 8-9 ; sur la généalogie, 10, 11-12 ; sur l’homosexualité, 13, 14, 15-16 ; sur l’inscription, 17-18 ; hypothèse répressive, 19, 20, 21-22 FRANKLIN, Aretha, 1 FREUD, Sigmund, 1 n. 21, 2-3, 4, 5 n. 20, 6-7

GALLOP, Jane, 1 n. 56 GARBO, Greta, 1 GEERTZ, Clifford, 1, 2 Généalogie de la morale (La) (F. Nietzsche), 1, 2, 3 Genre : catégorie de, 1-2 ; construction du, 3-4, 5-6, 7-8, 9-10 ; incroyable, 11 ; dans le langage, 12-13 ; inversion du, 14, 15-16 ; comme performativité du, 17-18 ; comme régulatoire, 19-20, 21-22, 23-24 ; vs sexe, 25-26, 27-28, 29-30, 31-32 Généalogie, féministe, 1-2, 3-4 Génétique, sexe et, 1-2 Guérillère (Les) (M. Wittig), 1-2, 3-4 GUILLAUMIN, Colette, 1 n. 44

HAAR, Michel, 1-2 HEATH, Stephen, 1-2 HEGEL, G.W.F., 1 n. 22, 2, 3 n. 19, 4, 5 Herculine Barbin, dite Alexin B. (M. Foucault), 1-2, 3-4 Hétérosexualité, obligatoire, 1-2, 3-4, 5-6, 7-8, 9-10 Hétérosexuelle, matrice, 1, 2, 3-4, 5-6 Histoire de la sexualité (L’), La volonté de savoir vol. 1 (M. Foucault), 1, 2, 3-4, 5, 6-7 Histoire de la sexualité (L’), L’usage des plaisirs vol. 2 (M. Foucault), 1, 2 n. 10, 3-4, 5-6 Homosexualité : selon Foucault, 1, 2-3 ; selon Freud, 4-5 ; selon Lacan, 6-7 ; selon Kristeva, 8-9 ; et mélancolie, 10-11 ; selon Riviere, 12-13 ; contre les tabous sur, 14-15, 16-17, 18-19 ; selon Wittig, 20-21 HOOKS, bell, 1 n. 28 HUSSERL, Edmund, 1

Idéal du moi (L’), 1-2 Identification du genre, 3-4, 5-6 Identité : catégorie d’, 1-2 ; construction de l’, 3-4 ; politiques de l’, 5-6 ; Imitation, 1, 2-3 Inceste, tabou de, 1, 2-3, 4 n. 25, 5-6, 7-8, 9-10, 11 « Incorporation » de l’identité, 1-2, 3-4 Intériorisation, 1 n. 48, 2-3 IRIGARAY, Luce, 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12

JAMESON, Fredric, 1, 2 n. 62, 3 Jeu de rôle, 1 n. 7, 2 « Joan Riviere and the Masquerade » (S. Heath), 1 JONES, Ernest, 1 Jouissance, 1, 2

KAFKA, Franz, 1, 2 n. 2, 114 n. 1, 3, 4 KANT, Immanuel, 1 KLEIN, Melanie, 1, 2 n. 40 KRISTEVA, Julia : sur l’abject, 1-2 ; sur Lacan, 3-4, 5-6 ; sur le lesbianisme, 7-8 ; et le corps maternel, 9, 1011 ; sur la mélancolie, 12 ; et orientalisme, 13 ; sur le refoulement, 14-15, 16-17 ; sur le Symbolique, 18-19, 20-21

LACAN, Jacques : selon Kristeva, 1-2, 3-4 ; et la sexualité lesbienne, 5-6 ; et la loi paternelle, 7, 8, 9-12 ; et la mascarade, 11-12 ; sur le Phallus, 13-14 ; sur la différence sexuelle, 15-16 ; sur le Symbolique, 17, 18-19, 20-21, 22 LACLAU, Ernesto, 1 n. 4, 2, 3 n. 34 Langage : et culture, 1 ; le genre dans, 2, 3-4 ; poétique, 5-6 ; et identité, 7-8 ; et pouvoir, 9-10 LAURETIS, Teresa de, 1 n. 58 LEIBNIZ, Gottfried, 1 Lesbianisme : et le corps, 2, 3, 4-5, 6-7 ; identités dans le, 8, 9-10, 11-12 ; Lacan sur le, 13-14 ; et inversion de l’hétérosexualité, 15, 16-17 ; vs catégorie de femme, 18, 19-20, 21-22 LÉVI-STRAUSS, Claude, 1, 2-3, 4-5

« Life in the XY Corral » (A. Fausto-Sterling), 1-2 « Littéralisation », 1-2 LOCKE, John, 1 Loi, 1, 2, 3-4, 5-6, 7-8 Loi paternelle, 1 n. 58, 2-3

MACCORMACK, Carol, 1 Malaise dans la civilisation (S. Freud), 1 MARCUSE, Herbert, 1 « Marque du genre (La)» (M. Wittig), 1-2 MARX, Karl, 1, 2, 3 Mascarade, féminité en tant que, 1-2 Mélancolie : et du genre, 1, 2 n. 25, 3-4 Le Moi et le ça (S. Freud), 1-2, 3-4, 5 Moi corporel, 1 n. 53 « Morale des esclaves », 1-2 Mother Camp : Female Impersonators in America (E. Newton), 3, 4 Mots et les choses (Les) (M. Foucault), 1

NEWTON, Esther, 1, 2 n. 27, 3, 4 NIETZSCHE, Friedrich, 1, 2, 3, 4, 5, 6

« On ne naît pas femme » (M. Wittig), 1-2 OWEN, Wendy, 1 n. 52, 2 n. 12

PAGE, David, 1-2 PANIZZA, Oscar, 1 « Paradigmes » (M. Wittig), 1 Parenté, 2, 3-4, 5-6, 7-8 Parodie, 1 n. 7, 2-3, 4-5, 6-7 Pastiche, 1, 2 Patriarcat, 1-2 « Pensée straight (La)» (M. Wittig), 1, 2 Performativité, performatif, 1 n. 7, 2-3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10 Personne, conception universelle de la, 1 Phallogocentrisme, 1-2, 3, 4, 5 Phallus, 1-2 Platon, 1, 2, 3 Pleasure and Danger (C. Vance), 1 n. 59, 2 n. 27 Plaisirs, prolifération des, 1-2 Policing Desire : AIDS, Pornography, and the Media (S. Watney), 3 Politiques : et « être », 1-2 ; de coalition, 3-4 ; féministe, 5-6, 7-8 ; de l’identité, 9-10 « Postmodernism and consumer society » (F. Jameson), 1 Pouvoir : et catégorie de sexe, 1-2, 3-4 ; et langage, 5-6 ; interdit comme, 7-8 ; et volonté, 9 Pouvoirs de l’horreur (J. Kristeva), 1 Prédispositions, (bi-)sexuelles, 1-2 PROUST, Marcel, 1

Redéploiement des catégories, 1-2 Refoulement, 1-2, 3-4, 5-6 Représentation, problèmes de, 1-2 Révolution du langage poétique (J. Kristeva), 1 RILEY, Denise, 1 RIVIERE, Joan, 1, 2-3 ROSE, Jacqueline, 1, 2, 3 RUBIN, Gayle, 1, 2 n. 4, 3-4, 5

SARRAUTE, Nathalie, 1 SARTRE, Jean-Paul, 1, 2, 3, 4 SAUSSURE, Ferdinand de, 1-2 Savoir local, savoir global (C. Geertz), 1 SCHAFER, Roy, 1 Deuxième Sexe (Le) (S. de Beauvoir), 1-2, 3, 4, 5 SEDGWICK, Eve Kosofsky, 1 n. 14, 2 n. 11 Sémiotique, 1-2

Sexe : catégorie de, 1-2, 3-4 ; « fictif », 5-6, 7-8 ; et génétique, 9-10 ; vs genre, 11-12, 13-14, 15-16, 17-18 ; et identité 19-20 ; comme projet, 21-22 « The Sex-Determining Region of the Human Y Chromosome Encodes a Finger Protein » (D. Page), 1-2 Sexes et parentés (L. Irigaray), 1 Sexualité, 1-2, 3-4, 5, 6-7, 8-9, 10-11, 12-13, 14-15 Sida, 1, 2 Signification, économie masculiniste de la, 1-2 Soleil noir : dépression et mélancolie (J. Kristeva), 1 Souillure (De la) (M. Douglas), 1, 2-3 SPIVAK, Gayatri Chakravorty, 1, 2 n. 35, 3 n. 25, 4 n. 23 STOLLER, Robert, 1 Styles corporels, 1-2 STRATHERN, Marilyn, 1 Structuralisme, 1, 2, 3-4 Structures élémentaires de la parenté (Les) (C. Lévi-Strauss), 1-2 Sujet, 1-2, 3, 4-5, 6-7, 8-9, 10, 11-12, 13-14, 15-16 Substance, métaphysique de la, 1-2, 3, 4 Surveiller et punir (M. Foucault), 1 Symbolique, 1-2, 3-4, 5-6, 7, 8-9

Totem et tabou (S. Freud), 1 Trois essais sur la théorie sexuelle (S. Freud), 1, 2, 3 « Traffic in Women » (G. Rubin), 1, 2-3 Transsexualité, 1, 2, 3-4 Tristes tropiques (C. Lévi-Strauss), 1 TYLER, Parker, 1

Unité, 1-2 Universalité, 1, 2, 3-4

VANCE, Carol S., 1 n. 60, 2 n. 27

WALTON, Shirley, 1 n. 27 WATNEY, Simon, 1 WITTIG, Monique : et de Beauvoir, 1-2 ; et catégorie de sexe, 3-4, 5-6, 7-8, 9-10 ; et contrat hétérosexuel, 11-12, 13-14, 15-16 ; et Lacan, 17-18 ; et langage, 19 n. 47/52, 20 n. 47, 21, 22-23, 24-25 ; comme matérialiste, 26-27, 28-28, 30 « Womanliness as a Masquerade » (J. Riviere), 1-2

YOUNG, Iris Marion, 1

ZIZEK, Slavoj, 1, 2