Traité de sujets musicaux: Vers une épistémologie musicale 2747556166, 9782747556163

Cet ouvrage se veut concilier la sensibilité de l'oreille aux exigences de la raison et répondre ainsi à la questio

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Traité de sujets musicaux: Vers une épistémologie musicale
 2747556166, 9782747556163

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Yizhak SADAI

TRAITÉ DE SUJETS MUSICAUX

Essai

Vers une épistémologie musicale

L’Itinéraire

U Fliarmattan

TRAITÉ DE SUJETS MUSICAUX Fers une épistémologie musicale

in memory of William H. Conger Class of 1953

Musique et Musicologie : les Dialogues Collection dirigée par Danielle Cohen-Levinas Série - coédition avec l’Itinéraire Cette collection a pour but d'ouvrir la musicologie et l’esthétique au présent de la création musicale, en privilégiant les écrits des compositeurs et les réflexions croisées entre des pratiques transverses ; musique et arts plastiques, musique et littérature, musique et philosophie, etc. Il s'agit de créer un lieu de rassemblement suffisamment éloquent pour que les méthodologies les plus historiques cohabitent avec des théories et critiques les plus contemporaines. L'idée étant de "dé-localiser" la musique de son territoire d'unique spécialisation, de la déterritorialiser, afin que naisse un Dialogue entre elle et les mouvements de pensées environnants.

Déjà parus

Essais

Marie-Raymonde LEJEUNE LÖFFLER, Les mots et la

musique au XIC siècle, à l’exemple de Darmstadt, 1946-1978, 2003.

Yizhak SADAÏ

TRAITÉ DE SUJETS MUSICAUX_,

Vers une épistémologie musicale

ML hMS Isnf L’Harmattan 5-7, rue de l’ÉcoIe-Polytechnique 75005 Paris France

L’Harmattan Hongrie Haigita U. 3 1026 Budapest HONGRIE

L’Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE

ÜNIVERSiTV

Llü

.,..V

© L’Harmattan, 2003 ISBN : 2-7475-5616-6 EAN : 9782747556163

A la mémoire de Raphaël Sidi, mon premier professeur de musique.

REMERCIEMENTS

Ce [Traité d’harmonie] est né de ce que m’apprirent mes élèves. Arnold Schönberg

Ce livre est le fruit d’une réflexion alimentée par des questions qui m’ont préoccupé pendant de longues années, stimulée par d’innombrables discussions, précieuses et fructueuses, avec mes étudiants et mes collègues. Certains d’entre eux vont se recoimaître dans les pages qui suivent. Je ne saurais trop les remercier — tous en bloc, de peur de n’oublier quelqu’un dans ime liste qui serait longue à établir. Je remercie Universal Edition d’avoir mis gracieusement à ma disposition la partition de Répons de Pierre Boulez. Surtout, je remercie affectueusement Léla, mon épouse, pour l’intérêt authentique qu’elle a porté à mon travail, pour les questions les plus pertinentes et embarrassantes qu’un non professionnel de la musicologie aurait pu inventer et, enfin, pour la foi qu’elle a eu en cet Ouvrage.

La musique est peut-être l'exemple unique de ce qu’aurait pu être — s’il n'y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées — la communication des âmes.

Marcel Proust

La musique [est] le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent, et qui garde la clé de leur progrès.

Claude Lévi-Strauss

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AVANT PROPOS

« Votre discours est passionnant mais incompréhensible pour ceux qui ne possèdent pas l’oreille d’un musicien, et encore plus passionnant, mais de peu d’utilité pour les musiciens qui pensent avoir la connaissance intuitive de ce que vous énoncez parfois sous forme de théorie », me disait un compositeur renommé. Je me suis efforcé quant à moi, de concilier tout au long des pagés qui suivent, la sensibilité de l’oreille aux exigences de la raison, afin de rendre mon propos aussi utile qu’intelligible. D’ailleurs, sans une telle prise de position de base, tout discours sur la musique me paraît radicalement incomplet. Le titre de mon livre n’est pas sans évoquer le Traité des objets musicala de Pierre Schaeffer. Si cette coïncidence finit par créer une association entre les deux ouvrages, elle ne pourrait avoir de sens, en ce qui me concerne, que du fait de la grande amitié que je portais à Pierre Schaeffer et des affinités intellectuelles qui nous liaient, tant sur un plan général, que sur celui de l’accès à xme connaissance du phénomène musical. Les sujets.traités dans les pages qui suivent font partie d’im champ thématique qui s’étend du Discours de la méthode et de la théorie systémique de la musique tonale à la phénoménologie du style ef à la perception musicale. Ces thèmes, que j’avais déjà abordés lors de nombreux séminaires et conférences, et dans divers articles.

impliquent deux paradigmes distincts, deux sortes d’orientations. La première, de nature systémique, aboutit à une théorie rationaliste, rassurante par son haut potentiel de prédictibilité. La deuxième, elle, porte stir la perception musicale et nous dévoile des énigmes et des paradoxes qui nous obligent à accepter, de bon gré ou non, le principe d’tme radicale incertitude. C’est en abordant à travers la grille d’une irréductible dialectique, la composition, l’interprétation, l’analyse, la sémantique, la pédagogie, et l’axiologie musicales, que le présent ouvrage incite le lecteur à une expérience musicale doublée d’un constant appel à la remise en question de nos repères tìiéoriques. Ce parcours est noum dans certains chapitres par des dialogues et des discussions, parfois passionnées. Les idées qui m’ont parues importantes, ainsi que certaines citations verbales ou musicales, se répètent parfois dans des contextes distincts qui élargissent leur sens.

Yizhak Sadaï Tel-Aviv, juin 2003

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Chapitre I Fondements épistémologiques d’une science de la musique

1. Prélude La musique n ’est pas musique de par le fait que tu en parles : elle est musique parce que c’est elle qui parle.

Cette idée, inspirée d’un texte d’Antonio Machado*, nous conduit au centre d’une réflexion qui porte sur le statut du discours musicologique et sur les rapports qui se créent entre la musique même et les discours sur la musique. Une telle réflexion, indissociablement Uée au projet d’une mise en ordre des coimaissances relatives au phénomène musical, implique la considération d’une typologie des discours sur la musique. Ces derniers se répartissent, de l’Antiquité à nos jours, sur deux axes essentiels : im premier, qui porte sur les mystères du sensible, que l’on peut qualifier de métaphysique ; et un

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dexixième, qui s’érige sxir les bases du rationalisme traditionnel et prend un caractère qui se veut scientifique. Tandis que les discours appartenant à la première catégorie portent sur le sujet, sur l’homme qui fait la musique et qui l’écoute (« Je crois la question de la musique centrale à celle de la signification de l’homme, de l’accès qu’il peut avoir — ou ne pas avoir — à l’expérience métaphysique^ »), ceux de la deuxième catégorie s’attachent à des données - objectives recherchées dans l’œuvre musicale, en laquelle les auteurs de ces discours voient un objet à analyser intégrable à l’esprit et à la démarche scientifique (« Lorsque la nature nous fournit l’objet brut qu’est un son [écrit Pierre Barbaud dans son ouvrage significativement intitulé La musique, discipline scientifique^, l’homme [...] en fait [...] un être soumis au calcul^ »). Ces deux approches, apparemment inconciliables, relèvent en grande partie de la nature du phénomène musical, qui investit l’homme dans son intégrité : les deux hémisphères du cerveau (en termes anatomiques) ou, en d’autres termes si l’on préfère, le corps, l’âme et l’esprit. La musique se dessine ainsi comme im lieu de rencontre privilégié où le sensible et l’intelligible, la sensibilité et la raison semblent s’être donné rendez-vous.

2. Le scientisme

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Le scientisme a nourri l’étonnante ambition de constituer une science de l’homme sans l’homme et de nier la spécificité de l’homme en le référant à des normes qui ne sont pas les siennes. Georges Gusdorf

La disjonction du sujet et de l’objet caractérise le paradigme de la science traditionnelle. Cette disjonction qui touche au cœur de nos préoccupations nous mène à découvrir quelques erreurs dont l’une 12

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consiste à appliquer aux hommes des critères valables pour les choses et réciproquement.

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Il est de toute évidence [écrit Ernesto Sabato] que la rage ou la mesquinerie n’ajoutent rien au théorème de Pythagore. Mais il est non moins évident que la raison est aveugle en ce qui concerne les valeurs et ce n’est pas à travers elle, ni par l’analyse logique ou mathématique que nous apprécions un paysage, une statue ou un amour, [...] Si la raison est universelle, si le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, pour tous et à toutes les époques, si ce qui était estimé par tous paraît être synonyme de La Vérité, l’individuel devenait donc l’erreur par excellence. Ainsi fut discrédité le subjectif, tandis que l’homme concret était guillotiné (souvent sur la place publique et pour de bon) au nom de l’Objectivité, de l’Universalité, de la Vérité et, argument plus tragi-comique, au nom de l’Humanité'*.

Ce texte de Sabato, dont l’auteur est non seulement écrivain, p'eintte et philosophe, mais aussi physicien, homme de science, nous incite à prendre conscience d’tme idéologie qui s’est créée autour de la sbiencè. Cette idéologie que nous allons qualifier de scientiste, et qui n’est pas sans rapport avec un certain type de discours sur la musique, correspond à une attitude que la société moderne a prise vis-à-vis de la s'ciénce. Elle exprime une foi absolue, une croyance mystique, quasi religieuse, que les masses de la société occidentale ont adoptée par rapport à l’image (déformée) et par rapport à l’idée (dénaturée) qu’elles se font de la science. Rien de surprenant, dans ime ambiance scientiste comme celle qui règne de nos jours, que l’argument qui connote' le prestige et l’autorité de la science soit employé, systématiquement, en des circonstances où l’on observe une nîanipulation des masses. Ainsi, on n’est plus étonné d’entendre que tel parfum est meilleur qu’un autre et (argument décisif, sans aucun doute) que cela a été prouvé “scientifiquement”. Mais le malheur, à bien observer les choses, est que le scientisme a trouvé son épanouissement non seulement dans les

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milieux publicitaires, économiques ou politiques, mais aussi, et surtout, dans les institutions censées produire et transmettre du savoir et de la connaissance. Il conviendrait avant de parcourir un échantillon de thèses en sciences sociales, prises au hasard, de réfléchir au témoignage de Thomas Kuhn, selon lequel la façade du bâtiment de sciences sociales de Tuniversité de Chicago porte l’inscription suivante : « Sans la possibilité de mesurer, le savoir n’est qu’une peau de chagriné On ne peut voir en cette inscription autre chose que le reflet d’ime ignorance qui s’ignore. Car, comme le dit Friedrich von Hayek® : On ne peut transposer aveuglement la recherche systématique de la mesure à un domaine où ne se trouvent pas les conditions spécifìques qui lui donnent son importance dans les sciences de la nature ; ce serait faire preuve d’un préjugé parfaitement vain. On peut y voir la source des pires aberrations et des absurdités produites par le scientisme dans les sciences sociales. Il a non seulement fréquemment conduit à retenir les aspects des phénomènes les plus étrangers à leur étude, parce qu’ils se trouvaient être mesurables, mais aussi à effectuer des “mesures”, à leur affecter des valeurs numériques absolument dépourvues de sens. [...] il n’est que trop facile « de se précipiter pour mesurer quelque chose sans considérer ce que l’on va mesurer ou ce que veut dire la mesure. A cet égard, certaines mesures récentes sont du même type logique que la détermination de Platon suivant laquelle “un souverain Juste est sept cent vingt-neuf fois plus heureux qu’un souverain injuste”’. »

On résiste mal, en lisant le texte de Hayek, à la tentation d’évoquer les innombrables statistiques qui se réfèrent à des mesures de toutes sortes, dans un domaine comme celui qui se réclame des sciences cognitives de la musique par exemple, et qui conduisent justement « à retenir les aspects des phénomènes les plus étrangers à leur étude ». On ne peut non plus s’empêcher d’observer certains autres phénomènes liés au scientisme, et de penser, en compagnie de Pierre Bourdieu®, que le plus redoutable obstacle au progrès de la science (ou à la construction d’une véritable science dans un domaine comme la musique) réside dans

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le fmt que les savants jouissent du statut que leur confère une activité de recherche — très souvent conforme aux normes instaurées par le protocole scientiste — et qui les prédispose à professer la supériorité de leur, savoir, plutôt qu’à déterminer la nature de ses limites.

3.'Typologie des discours sur la musique Ì

Les deux types de discours que nous avons qualifiés. de scientifique ou métaphysique se subdivisent, chacun, en deux groupes : pn premier, comportant des discours externes qui visent le phénomène musical de l’extérieur ; et un deuxième, comportant des discours internes qui se construisent sur une vue de l’intérieur. Les discours du premier groupe abordent l’objet musical d’un point de vue extérieur à la musique {celui de la physique, de la linguistique, etc.), tandis que ceux du deuxième groupe se construisent sm une observation directe de l’objet musical, de l’intérieur^. Ceci n’exclut pas pour autant, en un deuxième temps, la possibiüté de l’éventuel déploiement de divers types de rapports (paradigmatiques) entre la musique et d’autres phénomènes (liés à la biologie, à la linguistique, etc.). ‘ La distinction entre discours scientifique et discours métaphysique étant posée, on peut tracer un schéma de classification concernant les divers types de discours sur la musique (encadré 1).

TYPES DE DISCOURS SUR LA MUSIQUE ÉPISTÉMOLOGIQUE-MÉTHODOLOGIQUE THÉORIQUE-ANALYTIQUE COGNITIF-PERCEPTIF HISTORIQUE-PHILOSOPHIQUE ESTHÉTIQUE-POÉTIQUE

Ëncadré 1 15

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Chaque type de discours dans l’encadré 1 est tributaire d’un ensemble de conditions, de caractéristiques, qui démarquent son champ de pertinence et qui fixent les limites de sa validité. Le discours épistémologique, par exemple, porte sur les fondements d’une connaissance du phénomène musical et sur les éléments d’une science de la musique. Il implique : - une interrogation sur la nature, la validité et lesjimites des différents types de connaissance du fait musical ; - un questionnement sur les bases d’une éventuelle science de la musique ; - im examen des théories qu’une science de la musique pourrait mettre en place. Le discours méthodologique, par contre, est de nature prescriptive. Il se construit autour de la question comment, exprimant ainsi le souci d’une certaine efficacité, contrairement au discours épistémologique qui, lui, tourne autour de la question pourquoi — posant à la base une constante interrogation sur tel ou tel type de démarche méthodologique, théorique, ou analytique et sur le sens ou la validité de cette démarche. Le potentiel de scientificité dans chaque catégorie de discours est présenté dans l’encadré 1 dans un ordre décroissant de haut en bas (et de gauche à droite). Ainsi, un discours théorique portant sur la notion de “hiérarchie”, en rapport avec divers types d’analyses musicales, est doté a priori d’un potentiel de scientificité plus élevé qu’un discours esthétique concernant la “narrativité”, par exemple, ou la “luminosité” dans telle ou telle œuvre musicale. Nous approchons ainsi, d’une certaine manière, la distinction poppérienne entre une théorie scientifique (réfutable par des contre-exemples) et ime théorie métaphysique (formulée de telle manière qu’il est, a priori, impossible de la réfuter). Une telle constatation nous incite à considérer quelques critères de scientificité et à examiner leur validité et leur degré de pertinence en rapport avec une science de la musique.

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4. Références scientifiques, critères de scientifîcité 4. 1. Les sens et la raison La philosophie et la méthodologie des sciences opposent deux manières d’accéder au savoir et à la connaissance : l’une par la pensée, l’autre par l’observation. Tandis que la première conduit au rationalisme classique, la seconde aboutit à un empirisme qui n’admet que les sens comme moyen d’accès aux véritables fondements de la connaissance. Les empiristes prétendent que la connaissance vient toutè de l’observation, de l’expérience faite de sensations, et que c’est en procédant par raisonnement inductif que l’esprit humain organise les informations obtenues par les sens et par les perceptions en ime forme de savoir scientifique. Les rationalistes, par contre, qui rejettent la doctrine empiriste, voient dans la raison Tunique moyen convenable d’accéder aux fondements du savoir, et dans la géométrie euclidienne le seul modèle capable d’illustrer la conception de ce savoir. Karl Popper ne se situe pas en dehors de ce débat lorsqu’il écrit : [...] à aucune étape du développement scientifique nous ne commençons sans quelque chose qui ressemble à une Aéorie, c’està-dire une hypothèse, une opinion préconçue ou un problème [...] qui en quelque façonnos observations [...]‘°.

L’empirisme et le rationalisme classiques ne devraient nous intéresser que s’ils exprimaient, chacun, une attitude qui n’est pas sans relation avec certains discours sur la musique. La rivalité entre ces deux approches ressort clairement d’un texte de Nicolas Ruwet. Nattiez est un empiriste, un positiviste, qui croit à la validité de la démarche inductive [...] Quant à moi, j’ai des doutes sérieux sur la validité et l’intérêt des démarches inductives, j’adopterais une démarche plus rationaliste et plus « théorique » [...]. Pour Nattiez, l’objet central de la sémiologie musicale est de fournir une classification, une taxinomie des faits musicaux. [...] On arrive ainsi

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à dégager, à partir du ou des « messages » le « code » qui leur est sous-jacent. La construction d’une théorie hypothético-déductive (d’une « grammaire » du corpus considéré) est conçue comme une procédure de validation, synthétique, qui, à partir du code reconstitue les messages ; [...] Une lecture plus sérieuse de Popper m’a convaincu que l’idéal de la table rase est illusoire et que, quoi que nous fassions, dès que nous réfléchissons sur quelque sujet que ce soit, nous l’abordons toujours avec des théories préconçues*'. J’aimerais, quant à moi, introduire une parenthèse pour dire que l’empirisme et le rationalisme, au-delà des divergences mises en relief par Ruwet, sont inévitablement complémentaires. Car, comme le^ dit Gaston Bachelard : [...] l’empirisme a besoin d’être compris ; le rationalisme a besoin d’être appliqué. [...] Penser scientifiquement, c’est se placer dans le champ épistémologique intermédiaire entre théorie et pratique [...] Connaître scientifiquement une loi naturelle, c’est la connaître comme phénomène et comme noumène'^. La question suivante, apparemment vaine et cependant légitime, peut se poser en poussant les choses un peu loin. L’accès à la connaissance du phénomène musical peut-il se faire sans que nous ayons recours aux sens, à la perception musicale ? Peut-on imaginer, en général, une possibilité d’accès à cette connaissance en l’absence d’une référence au sens auditif que constitue l’oreille (physique et musicale) ? Cette interrogation soulève ime multitude de questions qui relèvent — à l’intérieur du discours sur la musique — d’une dichotomie impliquant le théorique et l’observable, l’observé et l’observateur.

4. 2. De l’objectivité Tenons-nous dorénavant mieux en garde, messieurs les philosophes, contre cette 18

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fabulation de concepts anciens et dangereux qui a fixé un « sujet de connaissance, sujet pur sans volonté, sans douleur, libéré du temps », gardons-nous des tentacules de notions contradictoires telles que “raison pure ", “esprit absolu ”, “ connaissance en soi Friedrich Nietzsche

Une connaissance scientifique, quelle qu’elle soit, ne peut se construire qu’à partir d’une relation entre un objet et un sujet — entre ce qui est observable ou pensable, d’une part, et celui qui observe ou qui pense, d’autre part. Cette inévitable relation entre l’objet par rapport auquel se détermine un champ d’investigation et le sujet qui se penche sur ce même objet pour l’étudier, en vue d’en atteindre une connaissance scientifique, est à l’origine d’une vieille dispute qui s’éternise. Cette querelle à laquelle les musicologues n’ont pu échapper, et à laquelle ils n’ont pu rester indifférents, tourne autour de l’objectivité.

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La tendance vers une connaissance des choses aussi objective que possible se fait sentir de nos jours dans toutes les branches du savoir humain ; elle doit nécessairement influer aussi sur l’étude du beau [écrit Eduard Hanslick en 1854]. [...] Pour que l’étude du beau ne conduise pas à un résultat illusoire, il faut qu’elle s’approche de la méthode des sciences naturelles, assez, au moins, pour saisir vraiment l’œuvre d’art et pour en découvrir la partie objective [...]*^.

L’objectivité que la méthode des sciences naturelles est censée garantir est devenue l’idéal dans presque tous les domaines de la connaissance. On constate ainsi que les sciences humaines n’hésitent pas, au nom de l'objectivité, à intégrer le monde humain dans le monde des objets et à rejeter systématiquement la subjectivité, la conscience et l’introspection, à les considérer comme pratiquement inexistantes. Ainsi, pendant que les behavioristes poursuivaient l’idéal de fonder la psychologie sur les mêmes bases que la physique*^.

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Bertrand Russel déclarait que T introspection ne peut guère servir de référence scientifique, puisqu’elle n’obéit pas aux lois de la physique. Enfin, Raymond Aron annonce que « La plupart des sociologues français [...] cherchent à rapprocher leur discipline du modèle, à leurs yeux unique et définitif, de la science : la physique». L’objectivité étant posée comme idéal dans les sciences naturelles, aussi bien que dans les sciences sociales (et musicales), il conviendrait que l’on s’y arrête pour prendre conscience, d’une part, de ses limites dans tm domaine comme celui de la physique et, d’autre part, de son degré de pertinence dans un domaine comme celui de la musique. L’idée d’une science qui serait une description objective du monde dans lequel il n’y a pas de sujets — une science qui fournit « une connaissance sans connaisseur, une cormaissance sans sujet connaissant », selon le mot de Popper’® — devient utopique du fait que toute connaissance et toute compréhension proviennent, qu’on le veuille ou non, du traitement subjectif d’un observateur possédant un système nerveux qui lui est propre. Les découvertes de la physique moderne apportent deux nouvelles idées, fondamentales en ce qui concerne l’objectivité de l’observation. Tandis que la première consiste à dire que l’observation est relative au système de coordonnées de l’observateur (Einstein), la seconde affirme que l’observation affecte l’objet observé jusqu’à détruire l’espoir de prédiction de l’observateur en imposant le principe d’une incertitude radicale (Heisenberg). Toutefois, si nous admettons qu’une description de l’objet implique celui qui le décrit, nous avons bien besoin — l’ethnomusicologie ne serait pas la seule à en témoigner — « [d’j une description de celui qui décrit ou, autrement dit, il nous faut une théorie de l’observateur’^ ». Il existe une idée selon laquelle les méthodes appliquées à diverses disciplines scientifiques dépendent toutes d’ime méthodologie plus générale, d’une rationalité qui traite de la même mamère tous les objets de la connaissance. Toutefois, il n’en reste pas I

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moins que chaque discipline implique un mode de pensée qui lui est propre et qu’il y a dans chaque discipline un degré d’objectivité et de ri^eur que la nature de l’objet ne permet pas de dépasser. Ainsi, il serait déraisonnable d’appliquer des critères de scientificité valables en chimie à une science de la musique ou de prétendre à im même degré d’objectivité ou de rigueur dans deux domaines aussi distincts et éloignés. On rencontre ici deux démarches fondamentalement opposées. ■Càr si les sciences de la nature s’interdisent de s’intéresser à la relâtion de l’homme aux choses, en éliminant par un principe de fond les conceptions et les perceptions que l’homme peut avoir des choses, une science de la musique ne pourrait procéder qu’en intégrant aux fondements de son paradigme la relation de l’homme à la musique. Pourtant, on observe de plus en plus souvent, en relation avec diverses recherches en musique, la revendication d’une objectivité dont on a souvent du mal à comprendre le sens et la nature. Car, si l’attitude Objectiviste privilégie les objets et les éléments d’un corps de savoir auxquels sont confrontés les individus indépendamment de leurs croyances ou autres états subjectifs, et si « la connaissance en ce sens objectif est totalement indépendante de l’affirmation de quiconque prétendant connaître», selon le mot de Popper^^, elles ne nous mèneraient, en ce qui concerne la musique, qu’à la considération et à l’étude d’éléments dépourvus de sens et d’intérêt. Par ailleurs, si un phénomène ou une connaissance sont considérés comme objectifs en cela qu’ils ne dépendent pas, pour leur existence, de l’esprit humain, peut-on prétendre à ime objectivité de ce genre par rapport à la musique ? Cette question, aussi absurde qu’elle paraisse, nous rapproche d’une problématique que crée la nature de l’objet musical, voire — pour simplifier —, le statut ontologique de l’œuvre musicale. Dans un livre intitulé Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ? Roman Ingarden procède à une argumentation pénétrante**. Malgré toutes les difficultés que provoque la distinction entre une œuvre musicale et ses exécutions, il faut pourtant reconnaître qu’elle

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est justifiée. En effet, on peut porter toute une série de jugements valables sur une exécution particulière d’une œuvre musicale, mais qui, appliqués à l’œuvre concernée sont faux. Et à l’inverse, plusieurs jugements concernant une œuvre musicale particulière deviennent faux lorsque appliqués aux interprétations de la même œuvre. [...] il est possible qu’une interprétation particulière comporte des caractéristiques qui ne conviennent pas et ne peuvent pas convenir à l’œuvre musicale. L’inverse — les propriétés de l’œuvre ne correspondant pas à ses exécutions — est possible également. [...] l’œuvre musicale aurait-elle alors toutes ces propriétés qui sont significatives pour une exécution particulière ? Et l’inverse : est-ce que toutes ces propriétés qui sont attribuées à l’œuvre [...] peuvent aussi correspondre à ses interprétations [p. 47] ? . [...] L’œuvre musicale n’a pas de localisation déterminée dans l’espace, contrairement à ses exécutions particulières. Une telle localisation n’est déterminée ni par le contenu de l’œuvre, ni par sa partition [p. 52]. [...] Et si l’œuvre musicale n’était rien d’autre qu’une partition ? Cette pensée viendra probablement à tous les chercheurs qui ont tendance à « réduire » toutes sortes d’objets à des choses ou à des procédés matériels dans le sens positiviste [p. 65].

Quoi qu’il en soit — sans avoir la moindre intention d’alléger le poids que prend l’interrogation d’Ingarden —, on se sent obligé d’admettre que l’élément le plus stable de l’œuvre musicale reste apparemment sa partition. Ceci explique peut-être le fait que les discours analytiques (qui, généralement, abordent l’œuvre musicale par sa partition) prerment un caractère plus objectif que les discours non analytiques qui font abstraction de la partition. Toutefois, le fait que l’œuvre musicale se prête à des analyses différentes l’une de l’autre démontre bien que l’objectivité de l’acte analytique est relative. Cette dernière remarque sur laquelle nous reviendrons ne doit guère nous étonner ; car le propre de l’œuvre musicale, comme celui de toute œuvre d’art, est de toujours se prêter à une multitude d’interprétations qui, bien que contradictoires dans certains cas, sont souvent aussi valables les unes que les autres. On comprend donc aisément qu’une analyse portant sur la structure d’une œuvre musicale

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possède, a priori, xai degré d’objectivité moins élevé que celui de l’analyse d’une substance chimique, par exemple. Cela est lié au fait qu’à côté de l’objectivité qui se trouve dans les rapports entre les éléments détectables dans la partition, il existe en analyse musicale une part de subjectivité — inévitable — qui réside dans les choix de l’analyste.

4. S. La pensée catégorielle L’attitude impliquant que l’oeuvre musicale est pensée et analysée en catégories distinctes prédéterminées, comportant chacune im élément mesurable, quantifiable, provient sans doute de la « tendance [évoquée par Ingarden] à “réduire” toutes sortes d’objets à des choses ou à des procédés matériels dans le sens positiviste ». Parmi ces catégories citons la durée des sons (formatrice du rythme), la hauteur (élément constitutif de la mélodie et de l’harmonie), l’intensité (constituant des nuances), etc. Mais ce qui fait le malheur d’une ^alyse simpliste qui se limite à ce genre de considérations (et ce qui fait le bonheur de la musique, par ailleurs) c’est que l’œuvre musicale implique, outre des éléments comme ceux que nous venons d’énumérer, des composantes supplémentaires — énergétiques, spatiales, gestuelles, etc. Ces aspects de la musique, dont on ne saurait décrire l’essence sans avoir recours au langage métaphorique, correspondent à ime réahté phénoménale qui échappe à toute approche positiviste, à tout essai de mesure ou de définition formelle, à toute tentative de classement par catégories démarcables. L’impossibilité d’un tel classement provient de ce que la contenance de ces composantes musicales dépasse celle des catégories élémentaires comportant chacime un paramètre déterminé. En fait, les phénomènes auxquels je me réfère représentent des catégories hybrides, des intercatégories, ou, en d’autres termes, le résultat d’ime interaction entre plusieurs paramètres. Prenons par exemple un aspect particulier

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de la musique que nous allons désigner par le mot cinéticité, faute de mieux. Cette notion que l’on aurait tendance à associer au rythme et à classer par conséquent dans une catégorie de composantes élémentaires, se rapporte pourtant à im autre phénomène qui, lui, implique, outre le rythme, un facteur mélodique. Considérons à ce propos une séquence de durées (ex. 1). Le phénomène rythmique qui se crée à partir de cette séquence de durées change ^dicalement lorsque l’on fait habiter les durées par des sons possédant une hauteur déterminée. Ainsi, les exemples 2 et 3 représentent la même séquence de durées, mais ils produisent, chacun, im mouvement “rythmique” différent de l’autre. Exemple 1

L’exemple 2 représente un mouvement relativement retenu. Cela est dû à une configuration mélodique particulière qui produit en fait, à partir d’im rythme en doubles croches, un mouvement en blanches pointées comme l’indique la portée inférieure. L’exemple 3, par contre, crée, outre im mouvement en doubles croches, une

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sensation de chute qui s’oppose au retenu rythmique que l’on découvre dans l’exemple 2. Les différences ressenties entre les exemples 2 et 3, en ce qui concerne le flux rythmique, ne proviennent visiblement pas d’ime rythmie particulière, mais d’un phénomène distinct, plus complexe, qui résulte d’une interaction entre les durées et la hauteur des sons*® Ce phénomène, désigné par le terme çlnéticité, correspond à une des nombreuses catégories hybrides, ou intercatégories, de composantes musicales que l’on aurait intérêt à thematiser, à théoriser. Une telle tentative nécessite — comme l’exige une phénoménologie expérimentale — la mise en place d’une méthode de description qui soit apte à décrire les phénomènes que représentent les diverses intercatégories. Car on ne peut traduire de tels“ phénomènes en un langage formel, pas plus que l’on ne saurait démontrer leur existence en dehors d’xm vécu subjectif. Prenons comme exemple la relation qui se crée entre un accord de dominante et un accord tonique. Nous sommes en mesiue de définir la structure dé ces accords ainsi que- les fapports d’intervalles qui se créent entre leurs composantes respectives. Cependant, nous ne pouvons démontrer èn aucun cas, de manière à satisfaire aux exigences d’une approche positiviste, l’existence d’un phénomène aussi familier que la tension qui se crée entre un accord de dominante et un accord tonique, eWpour cause. Car, un tel phénomène (dont on ne saurait nier la spécificité) ne laisse aucune trace détectable ou démontrable par une analyse du type positiviste. Signalons par ailleurs que la théorisation dé tels types de phénomènes implique une pensée qualitative, cofnplexe, qui présuppose de nouvelles approches méthodologiques et théoriques.

4. 4. De la définition Une définition des termes utilisés dans le discours scientifique est indispensable, certes. Pourtant, ce fait sur lequel tout le monde

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Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

semble être d’accord est loin d’être respecté dans les discours sur la musique. Il n’est guère question de chercher des définitions précises dans, un énoncé à caractère métaphysique ou poétique, cela va sans dire. Il en est de même pour des phénomènes comme ceux que nous avons évoqués dans la section précédente, pour lesquels nous avons adopté le langage métaphorique sans pour autant renoncer à une description claire et exhaustive de leur quintessence. Ce sur-quoi nous insistons, par contre, porte sur la nécessité de définir des termes techniques employés dans des discours qui se veulent scientifiques. Or, c’est dans cette catégorie de discours que l’on rencontre .le plus souvent des mots utilisés comme termes techniques, que persoime ne prend le soin de définir. Cela crée, on ne peut s’empêcher de le dire, des énoncés flous ou, pire encore, des énoncés qui prêtent à confusion.

4.4.1. Dé f in it io n ANALYTIQUE,

d é f in it io n s y n t h é t iq u e

Avant d’aborder la définition de concepts relatifs à la musique, il conviendrait de discerner définition analytique et définition synthétique. Tandis que la première fournit la description d’un objet préexistant à la définition, la seconde prend le droit de décider, d’ellememe, des propriétés de l’objet qu’elle pose. Les deux types de définitions se présentent ainsi comme un outil scientifique — avec cette différence que la définition synthétique crée des notions et des concepts, tandis que la définition analytique décrit des objets et les résume. Il découle de ce que nous venons de dire que la définition analytique est réfutable, tandis que la définition synthétique ne l’est pas. Une définition de Veau, par exemple, de laquelle il ressort que l’objet défini est un “liquide qui s’évapore à une température de 11 °C, qui gèle à une température de 4 °C, et qui correspond à la composition chimique H3O” est incontestablement fausse. Ceci étant, considérons la définition suivante. “Nous allons désigner par centrino l’ensemble

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Fo n d e m e n t s é pis t é m o l o g iq u e s

des notes contenues dans la dernière mesure d’une partition.” La notion de centrino peut être acceptée ou rejetée en fonction de l’intérêt ou de l’utilité qu’elle présente ; mais sa définition ne peut en aucun cas être réfutée, car l’existence d’une observation susceptible de l’invalider est impossible. C’est le propre de toute définition synthétique — qui, en tant que telle, échappe à toute tentative de réfutation. La question qui se pose, toutefois, est de savoir si les définitions qui portent sur des concepts de la théorie musicale sont du type synthétique ou du type analytique. À bien observer les choses, on constate que la plupart des concepts utilisés en théorie musicale se définissent d’ime manière qui n’est ni tout à fait synthétique ni tout à fàit analytique. Prenons par exemple la notion de rythme que l’on pourrait définir comme “les rapports de durées entre des sons qui se succèdent (séparés, ou non, par des silences)”. ,Exemple 4

J= 40

Exemple 5 J» 40

La définition ci-dessus, qui semble bien décrire le phénomène rythmique, nous mène à admettre que les exemples 4 et 5 représentent le même rythme, étant donné qu’ils impliquent les mêmes rapports de durées (1:1;6:1;1;2). Cependant, la durée globale de l’exemple 5 est huit fois plus élevée que celle de l’exemple 4. On se demande, par 27

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

conséquent, si l’on peut continuer à dire que les exemples 4 et 5 représentent le même lythme — non du point de vue de la définition, bien entendu, mais du point de \me de Vexpérience qui se produit. Si la réponse est positive, notre définition de rythme aura le statut d’ime définition analytique. Sinon, cette même définition pourrait acquérir le statut de définition synthétique — si l’on juge utile de l’intégrer dans un cadre théorique quelconque. À première vue, on devrait pouvoir dire que les exemples 4 et 5 sont identiques du point de vue rythmique, si l’on tient compte de deux composantes distinctes : le rythme (considéré comme “rapports de durées entre des sons qui se succèdent”) et le tempo (admis comme terme qui exprime la durée absolue d’une valeur rythmique déterminée)^“. Cependant, d’un autre point de vue, on aurait pu dire que le phénomène rythmique représente un tout qui, en tant que tel, implique, outre les rapports de durée (désignés par le terme rythme), une durée absolue (déterminée par le tempo). Si cela en était le cas, il aurait fallu introduire un terme approprié pour désigner le phénomène que créerait Vinteraction entre le rythme et le tempo — dont on ne pourrait saisir le sens, en éprouvant son effet, qu’en écoutant, par exemple, le même rythme en deux tempi nettement différents. Notre intention n’est pas d’entamer ici une étude sur la phénôménologie du rythme, mais de susciter une réflexion sur la nature des définitions attribuées à certains termes musicaux. Supposons ainsi, dans le contexte d’une telle réflexion, que nous introduisions le terme temporythmie pour évoquer le phénomène que créerait 1 interaction r3^thme/tempo. Bien qu’un tel phénomène soit trop vague pour se prêter à une définition précise, on pourrait malgré tout se poser la question de savoir si le terme temporythmie correspondrait à une définition analytique, ou à une définition synthétique. Si l’idée exprimée par temporythmie correspond à l’expérience d’un phénomène ressenti, que l’on parvient à définir, la défimtion sera qualifiée d’analytique. Si, par contre, la temporythmie

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ì

Fo n d e m e n t s é p is t é m o l o g iq u e s

ne correspond pas à un phénomène perçu (résultant de l’interaction rythme/tempo), la définition serait synthétique. Il existe en théorie musicale des notions qui demandent à être révisées, redéfinies. Prenons par exemple le terme modulation, défini dans le domaine de l’hamionie tonale comme “la transition d’un ton (ün centre tonal) à un autre”. Si cette définition inclut la transition de do majeur à sol majeur par exemple, elle ne couvre pas celle de do majeur à do mineur (ou, inversement, de do mineur à do majeur) car dans ce type de processus le centre tonal reste inchangé^^ Reste à voir ài le terme modulation doit être redéfini de manière à inclure “un changement de mode sur le même ton”, ou si l’on doit introduire im terme distinct — modation, par exemple — pour désginer un tel changement de mode (ex. 7). Exemple 6

Minorisation^*

r M------------------------ ----------------------------- U----- ----------------------------- U-----117^ ^XT

(^V«lriiote21. Exemple 7

Modation

La nécessité d’une définition corrective est ressentie non seulement par rapport à la modulation, en tant que processus, mais aussi par rapport aux divers types de modulation : diatonique, chromatique, enharmonique (exemples 8 à 10). A première vue, ces trois types de modulation semblent couvrir tous les types de modulations possibles du point de vue du mouvement mélodique impliqué par le processus transitoire (mouvement diatonique.

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Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

chromatique, enharmonique). Cependant, il existe un quatrième type de modulation (ex. 11), non mentionné dans les traités d’harmonie. Ce type de modulation, que je désigne par le terme diachromatique^^, se construit sur un mouvement qui n’est ni diatonique, ni chromatique, ni enharmonique. Il s’agit d’un mouvement qui se crée entre deux sons dont le premier est non altéré, le second altéré (par exemple, en do majeur : do-ré b, ré-sol ff, etc.). __

Exemple 9

Modulation chromalque

a 13 V Í i J) ‘-f-T r ^ Exemple 10

Modulation enharmonique

fe;l

.1

[i)—J -----H j

t

... Exemple 11

1

lÜ------ff_ _ .¡à1-----r— 'T r Y 1 1 f r

Modulation diachromatique

j _

I 'i

r 1

n

fpi]

ij^

J

30

I?»-' ■'

Fo n d e m e n t s é p is t é m o l o g iq u e s

La révision de certaines notions relatives à la théorie musicale peut aboutir à la conception de nouvelles propositions théoriques et — aussi surprenant que cela puisse paraître — à de nouvelles attitudes vis-à-vis de la création et de l’interprétation musicales^'*.

4. 4. 2. Le s TERMES NON DÉFINIS, LE CAS DE LA SYNTAXE

La catégorie de termes non définis ou mal définis peut être représentée par le mot syntaxe, évoqué souvent en relation avec le style musical^^. En musique, le mot syntaxe est utilisé de manière imprécise et ambiguë, pour le moins que l’on puisse dire. Il est évident que l’on ne peut parler de syntaxe qu’en présence de règles explicites. Qr on remarque que le mot syntaxe est employé dans les discours sur la musique sans que l’on ait pris la peine de l’expliquer, de s’interroger sur ce qu’il signifie d’un point de vue musical ou, enfin, d’expliciter les règles qu’il implique. Commençons par préciser à ce propos que certaines musiques sont poly-syntaxiques, en ce sens où elles impliquent une syntaxe spécifique pour chacun de leurs constituants (rythme, mélodie, harmonie, etc.). En tel cas, la syntaxe musicale se distingue formellement de la syntaxe linguistique qui, elle, ne porte que sur des unités significatives. Par conséquent, la seule syntaxe en musique qui puisse être comparée à la syntaxe linguistique serait celle qui — dans le style classique, par exemple — vise les syntagmes (les constituants immédiats) de la phrase musicale^^. Signalons par ailleurs que la notion de syntaxe musicale doit être distinguée de toute une série de procédures compositionnelles, avec lesquelles on a souvent tendance à la confondre. Ceci étant, nous allons nous arrêter sur la notion de syntaxe pour essayer d’insister sur la nécessité de définir certains termes qui, sinon, risquent de se transformer en passe-partout. Prenons à titre d’exemple la musique de Palestrina, par rapport à laquelle on peut discerner trois types de syntaxe :

31

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

1) la syntaxe mélodique (gouvernée par des principes comme : le changement de direction après un saut important ; la succession d’im intervalle donné par im intervalle plus petit en direction ascendante ou, inversement, la succession d’un intervalle donné par un intervalle plus grand en direction descendante ; etc.) ; 2) la syntaxe rythmique (impliquant des durées longues au départ, suivies par ime accélération progressive) ; ____ 3) la syntaxe harmonique (trop complexe pour être décrite dans le contexte présent). Il devient donc évident que lorsque l’on parle de syntaxe en tant que déterminant stylistique — du style de Palestrina par exemple — il convient de préciser de quelle syntaxe il s’agit : celle qui gouverne le rythme, contrôle la mélodie, ou assure les progressions harmoniques. Ceci étant, une théorie du style devrait intégrer à son cadre de référence un système corrélationnel apte à décrire, outre le fonctionnement de chaque syntaxe à son propre niveau, le type de relations qui se créent à un niveau intersyntaxique entre la totalité des syntaxes impliquées. Ce système corrélationnel devrait mettre en évidence des rapports comme ceux qui se créent, par exemple — dans une musique comme celle de Palestrina^’ —, entre une blanche pointée, son emplacement sur un temps fort, l’apparition d’un saut de quarte ascendante vers la blanche pointée et, enfin, le fait que cette dernière représente le point culminant dans son environnement immédiat (exemples 12 à 14). ^ Exemple 12

Example 13

G. Palestrina, Papae Marcela

G. Palestrina, Repleatur os meum Laude

Fo n d e m e n t s é p is t é m o l o g iq u e s Example 14

G. Palestrina, Dies Sanctifìcatus

4. 5. Lois sociales, lois scientifiques Une réflexion sur les de deux types de définitions présentés dans § 4. 4. 1, mène, d’une certaine manière, à la considération de deux catégories de lois : les lois sociales et les lois scientifiques. Ces deux catégories sont opposées l’une à l’autre à plusieurs égards. 1) Tandis que les lois sociales expriment ime volonté (celle du législateur), les lois scientifiques (lois de la nature) ne dépendent, pour ainsi dire, que d’une volonté qui leur est propre ou, si l’on préfère, de la volonté de Dieu. Par conséquent, les lois scientifiques n’ont rien à faire ni avec les désirs de ceux qui les découvrent ni avec les besoins de ceux qui souhaitent en faire usage. 2) Les lois sociales mettent en place certaines restrictions relatives au comportement des individus. De ce fait, leur formulation implique souvent des interdits (conformes à la volonté du législateur), en opposition avec les lois scientifiques qui, elles, ne peuvent pas impliquer d’interdits. 3) Les lois sociales restent en vigueur indépendamment du fait qu’elles soient ou non respectées (la loi qui limite la vitesse des véhicules, par exemple, reste en vigueur malgré les innombrables transgressions qu’elle subit). Il n’en est pas de même des lois scientifiques — celles de la physique par exemple — où il suffit d’un phénomène contradictoire pour que la loi soit invalidée. Reste à savoir si le statut des énoncés théoriques relatifs à la musique est celui des lois sociales ou celui des lois scientifiques. À bien observer les choses, on remarque que les propositions de la théorie musicale se divisent en deux catégories : une première, comportant des énoncés du même type que ceux qui expriment une loi 33

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

sociale ; et une autre, qui comporte des propositions revêtant la forme d’ime loi scientifique. La première catégorie peut être représentée par la règle qui interdit les quintes parallèles. Une telle règle acquiert le statut de loi sociale, parce qu’elle exprime une volonté qui préconise ime “conduite musicale” déterminée par rapport à un style musical donné. Par conséquent, l’emploi du mot interdit devient parfaitement légitime^*. De surcroît, le fait que la règle de quintes consécutives reste en vigueur par rapport à certains styles (ne serait-ce que dans les classes d’écriture), malgré les innombrables transgressions qu’elle subit, prouve bien son caractère de loi sociale, non scientifique. La catégorie de lois scientifiques, quant à elle, peut être représentée par un énoncé du type : “la note sensible est attirée par la tonique”. Malgré le fait qu’un tel énoncé se prête mal à une vérification du type positiviste, il prend le caractère d’un énoncé scientifique^^.

4. 6. La falsifiabilité Un des critères fondamentaux de scientificité réside, selon Karl Popper, dans la possibilité de tester une théorie, de la réfuter, de l’invalider par une observation négative, par un contre-exemple. Dans cette optique, poppérienne, pour être scientifique une théorie doit avoir assez de contenu et être formulée de telle manière que l’on puisse imaginer des contre-exemples susceptibles de l’infirmer. Cela revient à dire qu’un énoncé est réfutable si la logique permet de présupposer l’existence d’un énoncé d’observation qui lui soit contradictoire, c’est-à-dire, qui l’invaliderait s’il se révélait vrai. Les énoncés suivants (A et B) ne sont pas réfutables parce qu’il n’existe aucime observation qui puisse les réfuter. (A) Les accords dans la musique de Bach se subdivisent en deux groupes ; un premier, comportant des accords contenant la note fait ; et un deuxième, contenant des accords qui ne comportent pas la note

fait. 34

Fo n d e m e n t s é pis t é m o l o g iq u e s

(B) Toute œuvre d’art est une sublimation de la libido.

L’énoncé A représente une tautologie formellement vraie qui rend l’existence d’un contre-exemple susceptible de l’invalider logiquement impossible. L’énoncé B, par contre, ne peut être considéré comme vrai ni comme faux, car il n’existe aucun moyen de le tester. Par conséquent, B n’est pas réfutable non plus. Toutefois, A et B représentent deux catégories distinctes. Tandis que A manque du contenu susceptible d’apporter une information, B appartient à la catégorie des énoncés qui ont un contenu à caractère métaphysique capable de dynamiser et d’enrichir l’activité cognitive. La métaphysique [...] est « une science en formation », elle est capable d’exciter cette curiosité créatrice, « ce don de l’étonnement » qui est au principe de toute connaissance. [...] Popper discerne dans « l’absence d’un programme de recherche métaphysique » la raison essentielle de la somnolence, de la léthargie dont souffre selon lui la physique contemporaine^“.

C’est dans le principe de falsifiabilité (de réfiitation) que Popper voit un critère de démarcation déterminante entre la science et la non science. Ce principe, bien qu’il porte essentiellement sur les sciences exactes, n’en est pas moins applicable à la théorie musicale. Cependant, on ne rejette pas une théorie musicale dotée d’un certain contenu, sous prétexte qu’elle est infirmée par quelques contreexemples, avec la même facilité que l’on expédie une théorie qui a trait aux sciences dites “exactes”. Car, si en physique il sufiit d’une observation négative pour réfuter toute ime théorie, cela n’en est sûrement pas le cas pour les sciences sociales (ou musicales). Cette discrimination entre les sciences “dures” et les sciences “molles” provient d’un écart de rigueur dans l’approche de deux objets aussi distincts que la physique et la musique, par exemple. Notons, toutefois, qu’il existe des théories capables d’atteindre une approximation de la vérité ; elles représentent la plupart des “bonnes théories” en sciences sociales (et en sciences musicales). 35

TKAITÉ DE SUJETS MUSICAUX

Une théorie sera réputée «approcher» la vérité lorsque [...] ses contenus de « vérité » semblent l’emporter sur ses contenus de « fausseté ». C’est ainsi qu’une théorie, même partiellement réfutée, peut conserver une part importante de « vérisimilarité » [néologisme introduit par Popper pour désigner l’état d’approximation de la vérité qu’une théorie est susceptible d’atteindre]^'. Une théorie partiellement réfutée acquiert par conséquent im statut autre que celui d’ime théorie métaphysique, irréfutable a priori. Le progrès de la connaissance scientifique se fait, dans tme optique falsificationiste, par le rejet d’une théorie réfutée, par le remplacement de celle-ci par une nouvelle théorie qui, à son tour, sera critiquée, testée, éventuellement réfutée, et ensuite remplacée par une troisième théorie — meilleure que la précédente —, et ainsi de suite^^. Ce principe, pleinement accepté par la communauté scientifique, est rarement retenu et mis en œuvre en musique. Cela contribue non seulement à fireiner le progrès de la théorie musicale, mais, pire encore, à retenir et à propager des assertions fondamentalement erronées. Dans son Twentieth Century Harmony, Vincent Persichetti écrit : « La quarte juste sonne consonante dans un environnement dissonant et dissonante dans un environnement consonant^^. ». Cet énoncé est illustré par deux fiugments de musique (exemples 15 et 16).

Les exemples 15 et 16 semblent, à première vue, corroborer l’assertion à laquelle ils se rapportent. Pourtant, on peut démontrer en utilisant les mêmes exemples musicaux qu’il n’existe aucim rapport de 36

FOSDEMENTS ÉPISTÉMOLOGIQUES

cause à effet entre l’état consonant d’un environnement musical et 1^ dissonance de la quarte ou, inversement, entre l’état dissonant d’im autre environnement et la consonance de la quarte. Les exemples 17 et 18 représentent, respectivement, une modification des exemples 15 et 16 à l’endroit précis où apparaît la quarte finale.

dissonant , O_____

consonant

La quarte consonante de Persichetti (ex. 15) est remplacée dans l’exemple 17 par une quarte plutôt dissonante, tandis que la quarte dissonante (ex. 16) est remplacée dans l’exemple 18 par une quarte consonante. Dans les deux cas, le facteur qui détenmne la consonance ou la dissonance de la quarte (et qui représente selon Persichetti l’état consonant ou dissonant de l’environnement précédant la quhrte) est inchangé. En fait, on constate que la dissonance de la quarte dans l’exemple 16 .ne provient pas de la quarte, ni de l’état consonant de l’environnement qui la précède, mais d’un autre facteur, qui semble échapper à Persichetti. Ce facteur réside dans une double collision qui se crée, d’ime part, entre \e fa ^ dans la quarte finale (voix supérieure) et le faifqni le précède (voix inférieure) et, d’autre part, entre le do II dans la même quarte (voix inférieure) et le do ft qui le précède de deux notes (ex. 16). Ce type de collision que produit le rapport d’une octave diminuée est susceptible de créer à lui seul, dans certains cas, une dissonance par rapport à n’importe quel intervalle härmonique. Cela peut être prouvé, conune le montre l’exemple 19, en remplaçant la quarte do-fa par une tierce ré-fa, qui paraît être aussi

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Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

dissonante que la quarte. En tout cas, si la tierce ré-fa est ressentie comme dissonante, cela n’est dû qu’à la collision qui se produit entre le^^ et le^ûf d’une part, et entre le doit (voix inférieure) et le ré, d’autre part.

Les propos sur la musique ne manquent pas de propositions erronées. Dans certains cas, dans les traités d’harmonie en particulier, la déficience des assertions est difficilement discernable; car les énoncés sont soutenus, “corroborés”, par des exemples de musique. Or, le rapport entre une proposition et l’exemple musical qui l’accompagne est souvent accidentel, et il n’est pas difficile de s apercevoir que l’on peut fournir pour chaque proposition, aussi absurde soit-elle, un exemple de musique concordant pour la corroborer.

4. 7. La reproductibilité Lors d’une de mes conférences sur le sens et la signification en musique, je présentais un document sonore emprunté à Robert Francés, ancien professeur de psychologie à l’Université de Paris X. Le document comportait un extrait de VÉlégie pour violon de Stravinsky, accompagné d’un texte qui, selon Francés, représente une interprétation sémantique de l’extrait musical. Cette interprétation était fournie par des étudiants en psychologie à qui on avait demandé de décrire les sentiments qu’avait provoqué chez eux l’écoute de la musique de Stravinsky. Un psychologue renommé, présent à ma conférence, intervint en disant que l’expérience de Francés manquait de rigueur et de scientificité, car elle n’était pas reproductible, dit-il (à 38

Fo n d b m e n t s é p is t é m o l o g iq u e s

se demander ce qui pourrait bien être reproductible dans l’écoute d’une musique). Quoi qu’il en soit, l’essentiel n’est pas ici de savoir si une expérience comme celle de Francés est reproductible ou non, mais de pouvoir évaluer l’efifet que peut produire une critique à son égard (celle que nous venons de citer, précisément) sur la conception du paradigme d’une science de la musique^“*. Dans une telle perspective, ce qui importe est de savoir si l’on peut arriver à déplacer l’importance que l’on attribue à la maîtrise technique de certaines opérations ou de certaines notions relatives à la science vers un lieu où l’on devrait s’interroger, avant tout, sur la pertinence de ces notions à im domaine comme celui de la musique. Ainsi, la question qui se poserait serait de savoir si les informations que procurent des expériences comme celle de Robert Francés, devraient être rejetées, ignorées, sous prétexte qu’elles ne s’accorderaient pas à certains critères forgés au départ pour les sciences exactes. Cette question paraît superflue, du reste, car c’est précisément cette connaissance intuitive de la musique que possède l’homme qui fait la musique ou qui l’écoute qui est niée de nos jours, rejetée comme référence, du fait des préjugés scientistes. On s’aperçoit, pourtant, qu’une telle attitude risque paradoxalement d’arrêter le progrès d’une science de la musique sous prétexte de le favoriser. On y reviendra. Les réflexions concernant les critères de validité ou de pertinence, en musique, induites par la notion de reproductibilité, se rapportent à un ensemble d’outils, de concepts ou de supports scientifiques privilégiés^^ comme, par exemple; la logique, la statistique, la prédictibilité, et même, oserait-on le dire, les préceptes du Discours de la méthode.

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TXAITÉ DE SUJETS MUSICAUX

4. 8. La statistique La statistique, amplement utilisée dans les sciences exactes, pourrait aussi 1 être dans une science de la musique. Elle peut fournir des données numériques sur un ensemble d’éléments, permettre d’observer certaines caractéristiques d’une catégorie de faits et, enfin, nous renseigner sur les corrélations possibles entre deux ou^lusieurs caractères déterminés simultanément. On peut, de cette manière, parvenir à la découverte d’une éventuelle chaîne causale : par exemple, la relation entre le taux de dissonances et celui des notes altérées en musique tonale. On remarque ainsi que la statistique prend un rôle non seulement Hang les processus de vérification, mais aussi dans la découverte de certaines règles empiriques. Cependant, la statistique ne peut nous informer ni sur les propriétés des éléments auxquels elle s’applique ni sur leur action. Supposons, pour prendre un exemple simple, que nous soyons mums d ime connaissance théorique permettant de prévoir la lïéquence approximative à laquelle apparaît un accord déterminé dans un corpus d œuvres spécifique. La statistique peut confirmer une telle prévision ou, inversement, réfuter la théorie même qui la sous-tend. Toutefois, elle ne peut nous renseigner ni sur le sens qu’acquiert un accord donné, lü sur le fonctionnement du système tonal. Nous rencontrons ainsi, d’une certaine manière, un problème semblable à celui auquel s’était heurté, en linguistique, l’analyse distributionnelle. « L’échec des tentatives de construire des procédures de découverte fondées sur la distribution a souvent été interprété [selon le mot de Nicolas Ruwet] comme une preuve qu’il est impossible de construire une grammaire sans faire appel au sens^^. »

4. 9. La prédictibilité En musique, la prédictibilité se présente comme une notion à

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Fo n d e m e n t s é pis t é m o l o g iq u e s

la fois évidente et indétenninée. En mathématiques on peut démontrer, une fois le problème bien posé, par exemple pour les corps finis, qu’on a obtenu la liste complète des objets qu’on cherche. Mais il n’ÿ a aucun théorème qui permet de déduire d’un premier thème le reste de la symphonie de Beethoven^’. Nous entendons ici, en d’autres termes, qu’en musique il est impossible d’établir à partir d’un fragment donné une liste complète des possibilités de continuation.

Bergson n’était pas insensible à ce genre de problème lorsqu’il disait : Le peintre est devant sa toile, les couleurs sont sur la palette, le modèle pose ; nous voyons tout cela, et nous connaissons aussi la manière du peintre ; prévoyons-nous ce qui apparaîtra sur la toile ? Nous possédons les éléments du problème ; nous savons, d’une connaissance abstraite, comment il sera résolu, car le portrait ressemblera sûrement au modèle, et sûrement aussi à l’artiste ; mais la solution concrète apporte cet imprévisible rien qui est le tout de l’œuvre d’art^*. ' L’énoncé de Bergson peut être illustré par un extrait de musique (ex. 20). Exemple 20

R. Schumann, Humoreske, op. 20 (mes. 709-712)

Assai vivace

L’extrait de Schumann (ex. 20) représente une séquence de

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Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

progressions harmoniques engendrée, en quelque sorte, par le système tonal. Nous pouvons dire, par conséquent, que « nous possédons les éléments du problème, et que nous savons, d’une connaissance abstraite, comment il sera résolu». Cependant, Schumann apporte « cet imprévisible rien, selon l’expression de Bergson, qui est le tout de [cette musique] ». Il s’agit d’un fa, tout au début, qui prend la forme d’ime pédale et qui agit, tout au long de l’exemple 2û,_çomme un élément chimique transformant l’harmonie, un cliché dépourvu d’intérêt, en un phénomène particulier (voir, par exemple, les dissonances que crée le fa au premier temps de la deuxième mesure). L’idée de Bergson serait contrée par une logique qui détermine la prédictibilité dans le fonctionnement des systèmes et dans le fonctionnement des automates. Le rêve des modélisateurs serait de pouvoir anticiper les prochains états d’un objet, à partir de la seule connaissance de ses états antérieurs^^. Ce que la logique des automates exprime de manière imagée c’est la mémoire minimale du passé nécessaire à la détermination du futur'*®.

Cette idée paraît être non seulement le rêve des systémiciens, des automaticiens, mais aussi celui de certains théoriciens et analystes en musique. Cela ne devrait pas nous étonner outre mesure caria prédictibilité occupe en musique xme place privilégiée. Qu’elle soit abordée sur un plan analytique ou autre — du point de vue du musicien professionnel ou celui du simple auditeur —, la musique, du fait qu’elle se produit sur l’axe temporel, implique un facteur de prédictibilité indissociable des systèmes d’attente qui déterminent nos conduites perceptives. Toutefois, la nature et le degré de prédictibilité varient d’un type de musique à l’autre : d’ime musique codifiée par un système tel que le système tonal, par exemple, à une autre qui ne Test pas. Ce propos peut être illustré par un fragment de musique (ex. 21).

42

Fo n d e m e n t s é pis t é m o l o g iq u e s Exemple 21 -ü—n JT il---------------------:----------i-----------------------------------------------. 1 i II 11-----------1------ 1---- 3----

»

! f

*1

i1

m ’

11 zcd O ^

i

J



- -Il

L’attente provoquée spontanément par le fragment a (ex.21) est celle des deux mesures qui constituent le fragment b. Elle est déclenchée, dans le cas qui nous concerne, par l’assimilation d’un modèle syntagmatique précompositionnel“**. De surcroît, on peut dire en ligne générale que l’assimilation de structures précompositionnelles crée im système d’attente, xm genre de prédictibilité, par rapport à certains événements dans l’œuvre musicale. Ceci étant, la question est de savoir si l’on peut parler de détermination eh musique, d’xm certain déterminisme dans la progression d’une œuvre musicale, ou si, au contraire, on doit accepter l’idée d’ime indétermination fondamentale. Cette question devrait être posée séparément, une fois de plus, par rapport à deux types de musiques : - celles dont l’organisation s’articule au niveau systémique, précompositionnel“'^, et au niveau compositionnel, comme dans le cas de la musique tonale 1, -et celles qui sont dépourvues de propriétés systémiques et sont uniquement structurées par des procédés compositionnels.

4. 10. La logique de l’incertitude La structure cachée de la donnée logique ne s'avère être autre chose que la structure même de l’expérience [...] le contradictoire se révèle le fondement même de l’entendement [...] Stéphane Lupasco

43

Tr a it é DE SUJETS m/sicAvx

Il y a une sorte de logique presque sensible et presque inconnue. Paul Valéry

La démarche logique, dans son geste fondamental, se construirait selon John Locke sur « la faculté innée de percevoir la cohérence ou Tincohérence dans les idées"*^ ». Cette formule de Locke représente l’essence d’une idée qui circule de nos jours''dans d’innombrables débats allant de la philosophie à l’épistémologie génétique. Le mot significatif dans l’énoncé de Locke, du point de vue des sciences cognitives, est le mot “inné”, qui soulève la question de savoir s’il existe des connaissances acquises antérieurement à toute logique, ou si l’acquisition de coimaissances logiques suppose l’intervention d’instruments formateurs plus ou moins isomorphes aux appareils logiques. Pour Bachelard «l’esprit doit se plier aux conditions du savoir. Il doit créer en lui une structure correspondante à la structure du savoir'*^. ». La logique, la perception de cohérence, n’ont jamais été exclues d’une réflexion sur la musique. Cependant, il est difficile de prouver qu’il existe en musique une relation fixe, de cause à effet, entre la présence (ou l’absence) de “logique” conçue par le compositeur ou détectée par l’analyse, et la perception de cohérence (ou d’incohérence) dans une œuvre musicale donnée. Qu’il suffise d’évoquer les cas dans lesquels le compositeur met en œuvre un dispositif sophistiqué de procédures “logiques” pour n’aboutir qu’à des résultats peu convaincants du point de vue de la cohérence ressentie, ou d’autres cas, où l’on perçoit une cohérence musicale profonde dont on ne saurait expliquer la cause. Une telle observation suggère l’idée d’une relation complexe, indéterminée, entre le conçu et le perçu. 4.10.1. Qu e s t io n D’IDENTITÉ: is o m o r p h ie , é q u iv a l e n c e

Les deux premières mesures dans l’exemple 22 se répètent à

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Fo n d e m e n t s ÉPISTÉMOLOGIQUES

une note près. La représentation de cette répétition se fait ainsi, suivant le principe d’identité, par un symbole A, pour désigner les deux premières mesures, et le même symbole (A ou A') pour désigner les deux mesures qui suivent. Exemple 22

R. Schumann, Aibum à la Jeunesse, op. 68, n‘ 18

Allegro ma non troppo

--------- A-------

r r ■

C

V-

Cependant, il se crée entre les mesures 1-2 et les mesures 3-4 une opposition sur le plan discursif, voire sur le plan formel. Cette dernière provient de ce que les deux premières mesures sont perçues comme im antécédent par rapport aux deux mesures qui suivent, entendues, elles, conune conséquent. De ce point de vue, si l’on représente les deux premières mesures par le symbole A, on devrait représpter les deux autres par un B. Ce type de phénomènes peut être illustjré par un exemple supplémentaire, conçu à partir de la Sonate op. 2, n° 1, de Beethoven (ex. 23).

Exemple 23

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Tr a it é DE suJETS MUSICAUX

Les deux fragments identiques désignés par un A (en haut de la portée) sont perçus comme non identiques sur le plan discursif ; et il en est de même pour les deux fragments marqués par un B. De par leur emplacement sur l’axe syntagmatique et les rapports qui en résultent, le A qui représente le fragment initial est entendu comme un antécédent par rapport au B qui suit (entendu comme une sorte de conséquent). Par contre, le A qui représente le fragment terminal est entendu comme un conséquent par rapport au B qui le précède (entendu, lui, comme antécédent). Dans de telles conditions, peut-on continuer à dire que A=A, ou doit-on accepter, en général, l’idée que dans certaines situations AM ? Nous voici face à un problème soulevé par la phénoménologie de la perception musicale, qui nous oblige à réviser, en ce qui concerne la musique, la notion di'identite^^. Un premier pas en cette direction nous mènerait à adopter une distinction entre la structure d’un fragment donné (que nous désignons par des symboles A, B, etc.), d’une part, et la fonction assmnée par ce même fragment, ou le sens que celui-ci acquiert, d’autre part. Nous allons utiliser à cette fin le terme isomorphie pour désigner deux structures matériellement identiques, et le terme équivalence pour exprimer ime ressemblance, une analogie fonctionnelle ou “sémantique”. On peut dire ainsi, par rapport à l’exemple 23, que les fragments marqués par A (en haut de la portée) sont isomorphes (de même que les fragments marqués par B). On constate, par contre, que le fragment désigné par A (mesures 1-2) et le fragment désigné par B (mesures 5-6) sont équivalents, de même que le fragment désigné par B (mesures 3-4) et celui désigné par A (mesures 7-8). Les rapports d’isomorphie sont exprimés par des symboles A, B, etc. (ex. 23, en haut de la portée) ; les rapports d’équivalence, par des symboles a, ß, etc. (ex. 23, en bas de la portée). Nous allons poursuivre ce propos avec un extrait de Mo2art (ex. 24a).

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FONDEMímS ÉPISTÉMOLOGIQUES

Exemple 24a

W. A. Mozart, Concerto pour piano, K. 271

Exempte 24b ^ ■

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» r> ^1 |l|

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(•) Voir note 48.

À première vue — d’après certaines analyses'*^ —, l’exemple 24a se décompose en deux séquences identiques de trois mesures chacune (mesures 1-3 et mesures 4-6), comme l’indique le découpage en haut de la portée supérieure. Cependant, ime écoute spontanée nous ferait entendre im fragment de quatre mesures (mesures 1-4) qui se répète dans les mesures 4-7, comme le montre le découpage en bas de la portée inférieure“*’. Dans ce cas, si l’on fait abstraction de la superposition du piano et de l’orchestre, le mi h qui apparaît sur le premier temps de la quatrième mesure est entendu comme la fin du premier fragment (mesures 1-4) et, en même temps, comme le début du deuxième firagment (mesures 4-7). Cette manière d’entendre le mi b — comme la fin du premier fragment — est soutenue par un trille qui apparaît sur le ré et qui entraîne une résolution sur le mi b. Le lien qui se crée ainsi entre le ré et le mi b détermine la formation d’ime unité de quatre mesures, au lieu de trois“*®. Quoi qu’il en soit, la

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Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

représentation symbolique de la répétition se ferait, dans tous les cas, par un symbole A, pour désigner le fragment initial et par le même symbole (A) pour désigner le fragment qui suit. Cependant, on aurait tort de croire que les deux fragments acquièrent le même sens musical. Le mi b qui apparaît tout au début représente une tonique neutre, tandis que le mi b analogue dans la quatrième mesure assume la résolution d’une dominante qui le précède. De ce fait, la répétition est entendue à travers ime dynamique perceptive différente de celle impliquée par le fragment initial. Reste à savoir comment exprimer cette différence sur le plan de l’analyse. Nous allons essayer de répondre à cette question en nous appuyant, ime fois de plus, sur la distinction entre identité, d’une part, et isomorphie/équivalence, d’autre part. On peut dire ainsi que les fragments désignés par A ne sont pas identiques, bien qu’ils soient parfaitement isomorphes. Cette idée peut être exprimée en utilisant, par exemple, le symbole A a pour marquer le fragment initial et le symbole pour désigner le fragment suivant, étant entendu que les caractères latins se rapportent à la structure matérielle, tandis que les caractères grecs portent sur une fonction syntaxique ou un aspect sémantique. Il s’ensuit donc que deux caractères identiques tirés de l’alphabet grec expriment une équivalence fonctionnelle ou sémantique, par rapport à des fragments qui peuvent être isomorphes, aussi bien que non isomorphes.

4. 10. 2. DEL'INDÉCIDABILITÉ

Les observations que nous avons pu faire, et qui dévoilent, en partie, les éléments d’une “logique” de la perception musicale, nous mettent face à un principe d’incertitude, peu compatible avec l’esprit de la logique aristotélicienne. Ce faisant, de telles observations nous font découvrir une espèce de logique plus adéquate à la musique. Cette logique, “plurivalente”, mieux adaptée à la complexité du phénomène musical, nous permet, par la force d’une rationalité plus

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Fo n d e m e n t s é pis t é m o l o g iq u e s

étendue que celle de la logique classique, d’intégrer à notre raisonnement, lorsque cela est nécessaire, les concepts d’ambiguïté, d’incertitude, de contradiction, et d’indécidabilité'*^. Les situations d’indécidabilité que l’on rencontre souvent en analyse musicale ne proviennent pas forcément d’un défaut de la méthode analytique, mais plutôt de l’objet que représente le donné à analyser. Une telle situation se présente dans la Sonate, K. 309, de Mozart (ex. 25a). Exemple 25a

W. A. Mozart, Sonate pour piano, K. 309 (mes. 10-21)

Exemple 25b

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Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

L’exemple 25a nous pennet de remarquer qu’un même accord, qui apparaît à deux reprises (mesures 15 et 18, encadrés) prend im sens différent à chacun des deux endroits. Ce double sens provient de deux facteurs dont le premier réside dans la structure de l’accord.Cette dernière implique, du fait qu’elle comporte deux sons seulement {la et do) une harmonie ambiguë oscillant entre fa majeur et la mineur. Le deuxième facteur impliqué par le double sens de-Laccord concerné correspond au fait que ce dernier occupe dans chacime des deux situations une autre position sur l’axe syntagmatique. Dans la mesure 15 l’accord encadré est entendu comme im IVô v u la sousdominante qui le précède. Dans la mesure 18, par contre, ce même accord peut être interprété, du fait qu’il est précédé d’une dominante, comme un Vr formant, à première vue, une cadence rompue. Mais chez Mozart les choses ne sont jamais aussi simples. On constate ainsi en écoutant cet extrait, et en l’analysant attentivement, qu’un VI® dans la mesure 18 (à la place de l’accord encadré) aurait entraîné deux paires de quintes parallèles : une première, entre le VI® et l’accord qui le précède ; une autre, entre le VI® et l’accord qui suit (ex. 25b). Ce fait élimine, sans doute, toute interprétation qui confère à l’accord encadré un statut de VI®. De surcroît, l’alternance d’intensité entre un forte et un piano crée un conditionnement qui mène à entendre l’accord encadré dans la mesure 18 (marqué forte) de la même manière que nous entendons l’accord encadré dans la mesure 15 (marqué, lui aussi, yôrte)^°. Cela revient à dire que du point de vue des alternances d’intensité on aurait tendance à entendre le premier accord dans la mesme 18 comme un IVe, plutôt que comme un VI®. Cependant, il existe im détail supplémentaire dont on devrait tenir compte. Il s’agit du trille siu: la note si (mesure 17) qui entraîne, a priori, une résolution de la dominante sur un VI®, plutôt que sur xm IVfi. On voit bien que des observations comme celles que nous venons de faire aboutissent à l’expérience d’une indécidabilité fondamentale qui nous rapproche du concept des logiques plurivalentes. Ce dont il s’agirait, dans le cas qui nous concerne, correspondrait (en faisant

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Fo n d e m e n t s é pis t é m o l o g iq u e s

^Ijstraction de certaines contraintes hautement techniques) à un genre dp logique quadrivalente qui se construit sur les notions de vrai, faux, ni vrai, ni faux. Car, n’avons-nous pas dit par rapport à l’accord encadré dans la mesure 18 qu’il est à la fois : un VI®, un non VI®, un IVe, un non IVô o u , si l’on veut, que chacune de ces deux harmonies est vraie, fausse, ni vraie, ni fausse. Un autre cas d’indécidabilité se présente dans la deuxième mesure de l’exemple 25a. La question qui se pose, simple en apparence, porte sur la. définition (ou l’explication) de l’harmonie encadrée qui a de quoi séduire et troubler les harmonistes les plus éclairés. A première vue, compte tenu du do/f dans la première mesure, qui se conduit comme ime sensible par rapport au ré, on aurait Jehdance à entendre ce dernier comme la fondamentale d’un II®. Mais dans ce cas, comment expliquer le soH Peut-on prétendre qu’il représente une quarte non résolue qui se substitue à un ^ ? Une telle explication serait déficiente, étant donné que cette même quarte (résolue) apparaît à la voix supérieure. Ceci étant, peut-on affirmer que l’on a affaire à un V® (accord de tierce et quarte), et non pas à im II® ? Je crains qu’aucun musicien ne preime le risque de trancher cette question et de “résoudre” le problème en déformant la nature du phénomène qui se présente par une démarche simplificatrice.

4. 10. 3. De U CONTRADICTION

Le type d’ambiguïté que nous avons pu observer dans la Sonate de Mozart, et qui crée une situation d’indécidabilité, apparaît dans une multitude de phénomènes ayant trait à la perception — auditive, aussi bien que visuelle. Prenons par exemple les fameux “sons paradoxaux” de JeanClaude Risset, perçus à la fois comme ascendants et descendants^^ ou certains dessins de Maurits Cornelius Escher dans lesquels une surface (A) est perçue comme étant à la fois plus élevée et plus basse qu’une

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Ts AITÉ DE SUJETS MUSICAUX

autre surface (B). Ce genre de phénomènes, qui impliquent une contradiction au niveau de la perception, nous éloigne non seulement de la logique aristotélicienne, mais aussi, et surtout, du paradigme de la science classique, même si cette dernière parvient à fournir ime explication à ce phénomène perceptif. La science traditionnelle a toujours rejeté la contradiction par un principe de fond qui consiste à voir en elle une eneur de raisormement que l’on se doit d’éliminer. Pourtant, en ce qui concerne la musique, on peut dire que le contradictoire n’existe et ne s’impose que parce qu’il y a des éléments, des relations et des ordres qui se contredisent. Par conséquent, ce qui impose l’acceptation de la contradiction dans certains cas (semblables à ceux que nous avons pu observer) n’est pas im manque de rationalité, comme le dit pertinemment Edgar Morin'^®, mais une rationalité plus exigeante et plus puissante que celle qui prescrit son élimination et qui, ce faisant, va jusqu’à nier la réalité pour échapper à la contradiction. Il n’est pas sans intérêt de rappeler, comme le fait Edgar Morin, que l’idée de contradiction et d’incertitude, qui apparaît depuis le siècle dernier au centre du débat épistémologique, ne représente en fait qu’un écho à Héraclite qui déjà à l’époque exprimait sa pensée philosophique en des termes contradictoires. Car ne disait-il pas « Vivre de mort, mourir de vie. Joignez ce qui concorde et ce qui discorde, ce qui est en harmonie et ce qui est en désaccord. Bien et mal sont tout un. Le chemin du haut et le chemin du bas sont un et le même. ». C’est ainsi qu’Héraclite d’Éphèse pensait, il y a 25 siècles, que tous les changements dans l’univers provenaient d’une interaction d’oppositions complémentaires. Pourrait-on dire que l’idée selon laquelle « le chemin du haut et le chemin du bas sont un et le même » n’évoque pas les fameux sons de Jean-Claude Risset, perçus à la fois comme ascendants et descendants, ou que cette même idée ne se rapporte pas aux illusions optiques que créent certains dessins d’Escher dans lesquels le chemin du haut et le chemin du bas sont vraiment un et le même.

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Fo n d e m e n t s ÉPISTÉMOLOGIQUES

4. 11. Le réductionnisme, Discours de la méthode Le deuxième précepte du Discours de la méthode de Descartes ptescrit de « diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour des mieux résoudre . » Leibniz fut un des premiers à remarquer que cette règle de Descartes est de peu d’utilité (tant que « l’art de diviser » reste inexpliqué), car en divisant le problème en parties inappropriées on peut en accroître la difficulté. La disjonction, la réduction, et la simplification qui ressortent du Discours de la méthode ont de quoi séduire les esprits analytiques et de quoi troubler ceux qui adoptent une vue synthétique ou holistique. Néanmoins, la question qui se pose est de savoir si le deuxième précepte de Descartes est, oui ou non, adéquat à la musique. Notons, pour commencer, que ce précepte s’accorde parfaitement avec un type de théories unidimensionnelles, des théories qui visent, chacune, une composante déterminée (le rythme, la mélodie, l’harmonie, etc.). L’appui que les auteurs de telles théories peuvent découvrir dans le deuxième précepte de Descartes, en ce qui les concerne, provient d’une idée selon laquelle la somme de connaissances acquises dans des tranches séparées, démarcables, d’un phénomène, quel qu’il soit, nous rapprocherait de la connaissance du phénomène donné dans son intégrité. Or rien de tout cela n’est valable pour la musique. Car la somme de connaissances acquises séparément par rapport à un rythme, à une mélodie, à une harmonie, etc., n’explique, en aucun cas, Ventièreté que représente l’œuvre musicale, dans laquelle ces éléments fusionnent. De surcroît, le phénomène que produit un élément isolé — un rythme, par exemple — peut se transformer radicalement lorsque ce même élément se trouve associé à un autre. Revenons à ce propos à la séquence de durées que représente l’exemple 1. Le phénomène rythmique qui apparaît à travers cette séquence de durées peut changer de manière considérable, on a pu le constater, lorsque l’on fait habiter les durées par des hauteurs de sons, comme le démontrent les exemples 2 et 3 .

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Tr a it é DE SUJETS m u s ic au x

Ainsi, voit-on qu’en musique la considération d’un élément donné, isolé du phénomène global, ne fait, dans certains cas, que déformer la nature de l’élément concerné. Car, comme le dit pertinemment Paul Valéry, en rapport avec une autre méthode — celle de Léonard de Vinci —, « Celui qui se représente un arbre est forcé de se représenter un ciel ou im fond pour l’y voir s’y tenir». Nous allons essayer maintenant d’aborder la connaissanca d’un phénomène global, à partir d’une étude de ses constituants. Supposons, pour toucher au fond du problème, que nous soyons en possession d’une théorie ayant le statut d’xme sorte de “grammaire générative”, capable d’expliquer tous les phénomènes relatifs au rythme d’un style musical donné. Admettons, en plus, que nous soyons en possession d’une autre théorie du même type, capable d’expliquer le phénomène mélodique, et d’une tierce théorie qui, elle, vise l’aspect harmonique. Armés de ces trois théories, imaginons que nous entreprenions l’analyse d’ime œuvre musicale. Le rythme de l’œüvre imaginée est présenté dans l’exemple 26, la mélodie dans l’exemple 27, l’harmonie dans l’exemple 28. Exemple 26

^"ïcr'rr'rcr'rr'rcr'rr'rcr'r^" Exemple 27

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Fo n d e m e n t s é pís t é m o l o g iq u e s

Exemple 28 w

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Les trois éléments que représentent les exemples 26 à 28 se transforment, lorsqu’ils sont réunis, en une musique qui n’est rien d’autre que le deuxième mouvement de la Septième Symphonie de Beethoven. La question qui se pose est de savoir comment atteindre une meilleure connaissance de cette musique à partir d’éléments examinés séparément^^, « en divisant chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait fequis pour les mieux résoudre », comme le suggère le deuxième précepte du Discours de la méthode. Une telle question eipbarrassante, sans doute, n’a encore été abordée par aucune théorie. Pu reste, cela ne doit guère nous étonner, car l’approche d’un tel problème nécessite d’autres méthodes et d’autres outils que ceux qui sont employés par la science traditionnelle. En attendant, essayons de « conserver la profondeur de la magie musicale », comme dirait Wittgenstein, le temps de chercher à comprendre ce qu’elle signifie. Cela permettrait au moins de préserver la réalité, de ne pas la déformer

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TMITÉ DB SUJETS MUSICAUX

par une démarche réductionniste. Mais tout cela nous éloigne, curieusement, du Discours cartésien. Car dans la Règle V des Règles pour la direction de l‘esprit on lit : Et nous l’observerons fìdèlement [la méthode], si nous réduisons par degrés les propositions complexes et obscures à des propositions plus simples, et si ensuite, partant de l’intuition des plus simples de - toutes, nous essayons de nous élever par les mêmes degrés^jusqu’à la connaissance de toutes les autres^®.

Cette règle de Descartes a fait ses preuves dans certains domaines, sans doute. Mais le malheur est qu’elle a été appliquée un peu partout, sans discernement. Dans le Discours de la méthode il est écrit : Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre^’.

Ce texte de Descartes laisse donc entendre que ce qui est valable pour la géométrie l’est aussi pour la musique. Pourtant, lorsque l’on essaye d’appliquer la Règle V des Règles pour la direction de l’esprit à la musique on découvre qu’elle est, à part pour un certain type d’analyses, de peu d’utilité. Car c’est en suivant cette règle et en essayant de réduire les énoncés musicaux complexes, parfois obscurs, à des énoncés plus simples, que l’on perd de vue les aspects de la musique qui échappent à toute tentative de classement en catégories démarcables^*. C’est ainsi que l’on tourne le dos aux vrais problèmes que pose la complexité musicale et que l’on finit par étudier autre chose que le phénomène auquel on croit se référer. 56

Fo n d e m e n t s é pis t é m o l o g iq u e s

5. Du paradigme d’une science de la musique La démarche réductionniste prócède par l’élimination de toute idée considérée comme dérangeante. Tel est par exemple le cas d’xrn phénomène comme la temporalité musicale (à ne pas confondre avec la durée d’une musique) que la pensée réductrice ignore et met à l’écart.- Mais peut-elle agir autrement face au faisceau de qualités non démarcables, non quantifiables, que représentent des phénomènes comme la musicalité, la temporalité ou la spatialité musicales qui, par nature, résistent à toute tentative de réduction. On se demande ainsi, si l’on peut envisager une science de la musique en éliminant de son cadre de référence des notions comme celles que nous venons d’évoquer, pour satisfaire aux canons âùalytiques de la méthode. Par ailleurs, on se pose la question de savoir quels devraient être les éléments formateurs d’une science de la musique qui pourrait satisfaire aux exigences de la raison et à celles de la sensibilité. Cette question ne peut être abordée ni à un niveau théorique ni à un niveau méthodologique. Elle ne peut être considérée qu’au niveau d’un paradigme, au sens d’un principe d’autorité axiomatique, d’un ensemble de schèmes de pensée, de présupposés ou de croyances, communs aux membres d’un groupe donné de chercheurs^^. Un tel paradigme, si l’on essaye de l’imaginer, devrait être suffisamment souple pour intégrer à ses structures de base des catégories conceptuelles qui se forment autour de l’intuitif, de l’indéterminable et de l’irrationalisable, à côté de catégories conceptuelles antinomiques qui, elles, impliquent le rationnel, le théorisable et le définissable. On comprend le malaise que l’on pourrait avoir à imaginer une science qui se construit sur les bases de telles données. Car il paraît, à première vue, impossible de « logifier la contradiction », selon le mot d’Edgar Morin, ou de scientifier l’irrationalisable. Pourtant, certaines logiques plurivalentes rejjrésentent des paradigmes qui acceptent, quand cela est jugé inévitable, les indéterminations, les incertitudes, les ambiguïtés, ou les contradictions.

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Tr a it é DE s u j e t s m u s ic au x

Il y a en musique quelques circonstances dans lesquelles la démarche réductrice est élucidante^®, mais il y en a bien d’autres dans lesquelles elle devient obscurcissante, et il en est de même pour la démarche opposée que l’on qualifie de globaliste. Le paradigme d’une science de la musique devrait faire appel à deux tj^es de références : le premier, issu du rationalisme classique et des méthodologies qui en découlent; le deuxième, comportant des éléments qui nous obligent, si on les accepte, à conférer un statut “paradigmatique” à l’ambiguïté, à l’incertitude, et à la contradiction. C’est ainsi qu’ime science de la musique pourrait être admise de droit dans la catégorie des disciplines qui impliquent ce que l’on appelle de nos jours la pensée complexe^*.

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Chapitre II Une théorie systémique de la musique tonale

// existe une passion pour comprendre, comme il existe une passion pour la musique. Albert Einstein

L’investigation de la musique tonale suscite ime théorisation de l’identique et une phénoménalisation du singulier. Cette double action qui permet de découvrir des éléments identiques derrière ime diversité de singularités, d’une part, et de déceler des spécificités disparates dans ce qui apparaît comme identique, d’autre part, implique, outre une approche phénoménologique, une vue systémique gui est à la source de notre théorie de la musique tonale. La dualité non réductible entre le systémique et le phénoménologique, qui apparaît à travers cette double approche de la musique tonale, s’associe à un paradigme qui évoque l’idée d’un structuralisme phénoménologique.

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

1. Introduction à une théorie systémique de la musique tonale

La théorisation est liée à la possibilité de plonger le réel dans un virtuel imaginaire, doté de propriétés génératives, qui permettent de faire des prévisions. [... Il faut] se mettre dans la peau des choses pour pouvoir s‘identifier par empathie à n 'importe quelle entité du monde extérieur. Et cette espèce d'identification transforme un phénomène objectif en une sorte d'expérience concrète et mentale. René Thom

La théorie systémique de la musique tonale a des répercussions épistémologiques importantes. La systémique (théorie des systèmes), associée à la cybernétique et à la théorie de Tinformation, renvoie ici à l’étude d’im type particulier de systèmes musicaux que j’appelle, par commodité de langage, “systèmes naturels”. Les systèmes de ce type, que l’on découvre dans la musique tonale, dans la musique de magnâm dans le raga, etc., sont marqués, comme les langues naturelles et les organismes biotiques, par le fait qu’ils se créent spontanément, ou comme le dit François Jacob, « d’une manière qu’aucmie volonté n’a choisie, qu’aucime intelligence n’a conçue ». L’auto-organisation et le fonctionnement des systèmes musicaux queje qualifie de “naturels” impliquent trois types de processus : 1) des processus génératifs' ; 2) des processus de transformation^ ; 3) des processus d’autoréglage^.

La théorie systémique de la musique tonale met en relief des faits qui échappent à la théorie traditionnelle. Elle fournit, de surcroît. 60

Us e t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n al e

par rapport à divers phénomènes, une auto-explication que la théorie traditioimelle (celle de l’harmonie, par exemple) remplace par des règles normatives. On remarque toutefois que ces dernières se heurtent, fort souvent, à la réalité que représentent les œuvres musicales. Les concepts et les propositions impliqués par la théorie systémique se présentent dans un ordre de complexité croissant. Ceci étant, si nous insistons sur l’importance de certaines notions apparemment simples, c’est qu’elles constituent le cadre axiomatique d’ime théorie à caractère hypothético-déductif et que, en tant que telles, elles acquièrent un sens théorique autre que celui que leur confèrent des théories à caractère non hypothético-déductif. La théorie systémique vise en premier lieu les données précompositionnelles engendrées par le système tonal. Ces dernières se divisent en trois catégories : 1) des données matérielles (structures mélodiques ou harmoniques)'* ; 2) des données processussionnelles transformation ou d’autoréglage)^ ;

(processus

de

3) des données “informationnelles” ayant trait à des processus auto-explicatifs^. Le mot “naturel” que j’emploie dans le présent chapitre, et que l’on ne peut dissocier du débat culturaliste, prête à certains mâlentendus. Je tiens donc à préciser que le “naturel” auquel j’associe certains systèmes musicaux n’entraîne pas forcément le postulat de ddnnées innées, de données rmiverselles, ou de données physiques (la série des harmoniques, par exemple, dont je fais sciemment abstraction’). Le sens que j’attribue au “naturel”, dans le présent contexte, est semblable à celui que prend ce mot dans la notion de langue naturelle. Par conséquent, je désigne par “naturels” des systèmes musicaux dont la codification est intériorisée de la même manière — intuitive — que l’est le système de règles de la langue.

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Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

De ce point de vue, on peut dire que la musique sérielle constitue un cas radicalement différent. Car, si les systèmes musicaux que je qualifie de naturels se “codifient d’eux-mêmes”, à partir d’une activité musicale collective, le sérialisme, lui, résulte d’ime conception aprioriste. Cela explique largement le fait que le principe qui consiste à établir une successivité entre la note n et la note « + 7 de la série parvient difficilement à créer im code comparable aux-codes des systèmes naturels*, du point de vue du rôle que chacun de ces codes assume dans l’orientation de l’écoute^. À la suite d’une telle constatation, on aurait peut-être tendance à considérer le sérialisme comme un système artificiel. Signalons toutefois qu’une telle conception serait erronée, car le sérialisme ne représente à proprement parler qu’un procédé, une méthode de composition et, en tant que tel, il n’aurait que peu à voir avec la notion de système. Cette distinction,impliquée par l’approche systémique, entre un “système musical” et une “méthode de composition” est importante, car elle permet, entre autres, d’aborder des problèmes de structuration et d’orientation perceptive à un niveau précompositionnel.

2. Théorisation du code tonal Toute organisation systémique implique une fonctionnalité relationnelle. Il serait donc ertone, en ce qui concerne la musique, d’évoquer l’idée d’organisation systémique par rapport à une échelle de sons dont les composantes ne sont pas liées les unes aux autres par des relations fonctionnellesLa tonalité de do majeur par exemple, tributaire d’une codification systémique fortement structurée, ne pourrait en aucrm cas être exprimée par les éléments constitutifs de la gamme (les sons do, ré, mi, fa, sol, la, si) si ces derniers se comportaient comme un assemblage de sons dépourvus de propriétés fonctioimelles. Nous allons essayer de démontrer ceci à partir d’un tétracorde contenant les sons sol, la, si, do (ex. 1).

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Un e t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n al e

Exemple 1

L’exemple 1, tant qu’il se présente comme un assemblage de sons dépourvus de propriétés fonctionnelles, ne peut déterminer aucune tonalité. Cependant, à partir d’un comportement mélodique approprié, d’un ductus mélodique impliquant une codification systémique, il devient possible de former en utilisant les quatre sons de l’exemple 1, et rien d’autre que ces quatre sons, cinq tonalités distinctes : sol majeur, do majeur, la mineur (éolien), fa majeur (lydien), et mi mineur (exemples 2 à 6). Exemple 2

Mélodie en sol majeur

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Mélodie en do majeur

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Exemple 4

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Mélodie en la mineur (éolien)

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63

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Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x Exemples

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Mélodie en mi m neur m"

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Les exemples 5 et 6 nous permettent de constater qu’ime tonalité peut se former (ou être évoquée) en l’absence du-son que représente la tonique. Cela veut dire, de manière générale, que la formation d’une tonalité ne tient pas seulement à la présence de certains sons appartenant à la gamme correspondante, mais plutôt à l’application d’un code. Nommons-le, pour la première fois ; le code tonal. C’est par l’action du code tonal qu’un assemblage de quatre sons (ex. 1) se transforme, dans les exemples 2 à 6, en xme entité tonale — en ime tonalité qui implique, en tant que telle, des relations fonctionnelles. Reste à savoir, évidemment, quelle est la structure du code tonal et quels sont les mécanismes par lesquels se sont formées les tonalités que représentent les exemples 2 à 6. Reste à savoir, en d’autres termes, comment le code tonal parvient, lorsqu’il est appliqué à quatre sons seulement, à établir des rapports fonctionnels appropriés à cinq tonalités distinctes. La structure du code tonal, simple en apparence, ne représente rien d’autre que la somme des attractions entre les divers sons de la gamme, comme le montrent les exemples 7 et 8. Ces attractions se créent dans la gamme majeure ou mineure entre deux groupes de sons ; 1) les sons stables, à savoir le 1", le 3®, le 5®, et le 8® ; 2) les sons dynamiques, représentés par les 2®, 4®, 6® et 7® sons de la gamme majeure ou mineiure. Le 2® son de la gamme est attiré par le 1®^, le 4® par le 3®, le 6® par le 5®, le 7® par le 8®.

64

Un e t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n al e

Exemple 7

Le code tonal

sons stables

s sons dynamiques

Le code tonal, que forme la totalité des attractions entre les sons stables et les sons dynamiques (ex.7), constitue le facteur déterminant de ce qu’il conviènt d’appeler le phénomène tonal, notamment la sensation de tonalité au niveau d’un vécu musical. Le code tonal représente, autrement dit, un élément sans lequel aucime tonalité ne peut être établie. Ceci étant, on découvre que l’idée selon laquelle une tonalité est exclusivement affirmée par l’utilisation de toutes les notes de la gamme correspondante (Schönberg) est fondamentalement erronée. Le fait que l’ensemble des notes en do majeur soit identique à celui d’un ré dorien, mi phrygien, fa lydien, etc., démontre bien que la totalité

65

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

des éléments constitutifs d’une gamme n’est guère suffisante — ni nécessaire, comme nous l’avons démontré” — à l’affirmation de la tonalité à laquelle une échelle de sons peut être associée. Il en est de même pour la gamme chromatique. En appliquant un ductus harmonique approprié à une séquence chromatique de douze sons, on peut établir vingt-quatre tonalités distinctes (douze dans le mode majeur, douze dans le mode mineur). Prenons, à titre d’ex^ple, un fragment chromatique (et ses équivalents enharmoniques) de cinq notes descendantes (ex. 9). Un tel fragment, lorsqu’il est harmonisé de manière appropriée, peut représenter les tonalités de do majeur, ré h majeur, ré mineur, mi b mineur, et mi majeur (exemples 10 à 14). Exemple 9 zm Exemple 10

Exemple 11

do majeur

ré bémol majeur

66

Us e t h é o r ie s y s t é m iq u e d e 14 m u s iq u e t o n al e Exemple 13

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ml bémol mineur

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„ Il nous serait difficile d’avancer sans revenir au code tonal pour dire que l’on n’a jamais trop insisté sur le rôle qu’il assmne dans le fonctionnement du système tonal et que l’on n’a pas encore évalué, à sa propre mesure, l’étendue de son potentiel théorique*^. On découvre cependant qu’ime notion comme celle de code tonal, lorsqu’elle est placée à la base d’une théorie à caractère hypothético-déductif, devient particulièrement intéressante et féconde. Le code tonal assume trois types de fonctions : 1) il assure l’orientation de l’écoute, agissant ainsi comme un code de communication (§ 2. 1.) ; 2) il se manifeste comme une sorte de “code génétique” — déclencheur de processus génératifs —, en ce sens où il agit comme source énergétique première, comme point de départ dans l’(autô-)organisation du système tonal (§ 2. 3.) ; 3) il engendre des processus “informationnels”, autoexpliéatifs, concernant le fonctionnement du système tonal (§ 2. 2.). i

2. Ì. Un code de communication Les fonctions communicatives du code tonal ne peuvent être 67

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

appréhendées qu’à partir d’une hypothèse selon laquelle ce code est intuitivement intériorisé par des sujets exposés à l’écoute de la musique tonale*^. Une idée similaire a été énoncée par Noam Chomsky. Tout se passe comme si le sujet parlant, inventant en quelque sorte sa langue au fur et à mesure qu’il s’exprime ou la redécouvrant au fur et à mesure qu’il l’entend parler autour de lui, avait assimilé à sa propre substance pensante un système cohérent de règles^ un code génétique, qui détermine à son tour l’inteiprétation sémantique d’un ensemble indéfini de phrases réelles exprimées ou entendues. Tout se passe en d’autres termes, comme s’il disposait d’une ‘granunaire génératrice’ de sa propre langue'^.

L’idée qui ressort de l’énoncé de Chomsky fait partie de la théorie systémique de la musique tonale. Notre théorie comporte un postulat selon lequel, une fois assimilé, le code tonal se transforme en un système d’orientation qui détermine les stratégies d’écoute. L’action du code tonal sur l’orientation de l’écoute musicale peut être démontrée à partir d’un extrait de musique (ex. 15). Exemple 15

La présence d’un accord de fa ^ majeur à la fin de l’exemple 15 crée une sorte de “dissonance cognitive” semblable à celle que pourrait créer la séquence l’école va à je (au lieu de je vais à l’école). Ce sentiment a pour origine l’assimilation du code tonal, qui règle notre orientation d’écoute, ou, si l’on préfère, l’intériorisation d’im « système cohérent de règles » (selon le mot de Chomsky). Ceci étant, dans le cas qui nous concerne le code tonal provoque l’attente d’un accord de do majeur, du fait que ce dernier est impliqué par

68

Un e t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n a l e

l’attraction qu’exercent les sons stables de l’accord tonique sur les sons,(fynamiques de l’accord de dominante (ex. 16). Exemple 16

7------------ »8

B.............-

2. 2. Processus auto-explicatifs engendrés par la notion de code tonal Nous allons revenir à l’exemple 16 pour mettre en relief le potentiel explicatif qui s’attache à la notion de code tonal, en procédant du simple au complexe. Commençons par observer que l’application du code tonal à la résolution de l’accord de septième de dominante et de ses renversements aboutit à l’ensemble complet des résultats prescrits par les règles ad hoc de l’enseignement traditioimel : 1) la résolution de la septième et du triton ; 2) le triplement de la fondamentale dans le I®*" degré (ex. 16) ; 3) la doublure de la tierce dans un VI® (ex. 17, a) ; 3) la résolution de l’accord de seconde en un accord de sixte (ex. 17, b). 'Exemple 17

69

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

On remarque ainsi que la mise en pratique du code tonal remplace de manière particulièrement efficace la totalité des règles concernant les résolutions de l’accord de septième de dominante et de ses renversements. Vues de cette manière, à travers la grille du code tonal, ces résolutions ne reflètent rien d’autre que les mécanismes impliqués par le fonctionnement du système tonal — chose que les règles ad hoc nous font perdre de vue. ___ Nous allons essayer maintenant de dévoiler le rôle que joue le code tonal dans la détermination tonale de certains accords. Exemple 18a

domaleur

Exemple 18b tonalité Indéterminée

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Exemple 18d

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ré mineur

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Les exemples ci-dessus (18a à 18d) démontrent le poids des conséquences que peut avoir la mise en œuvre du code tonal sur la détermination tonale d’un accord du type septième de dominante. Lorsque la note si apparaît à la voix supérieure, l’affiliation de l’accord sol-si-ré-fa à la tonalité de do majeur ne peut être prouvée qu’à partir de la résolution du si vers un do, suivant le code tonal (ex. 18a). La non résolution du si (lorsqu’il est placé à la voix supérieure) exclut la tonalité de do, sans fonder pour autant ime tonalité, quelle qu’elle soit (ex. 18b). La détermination tonale des accords présentés dans l’exemple 18b ne peut se faire qu’à partir de la résolution du si, suivant les exigences du code tonal, en une tonalité dont la gamme comporte la totalité des sons contenus dans les accords concernés. Les 70

ÜNB THÉORIE SYSTÉMIQUE DE LA MUSIQUE TONALE

gamines qui comportent les accords de l’exemple 18b sont la mineur éVré mineur (mélodiques). Par conséquent, dans le premier cas le si doit se résoudre en im la, suivant le code tonal (ex. 18c), tandis que dans le deuxième cas il doit atteindre un ré, en passant par im doit, conformément au code tonal du mode mineur mélodique’^ (ex. 18d). On constate ainsi que les tonalités de do majeur, la mineur, et ré n^ine.ur ne s’affirment, dans les exemples concernés, qu’à partir d’im duc^s mélodique établi par le code tonal. Nous allons poursuivre la démonstration du rôle qu’assume le code tonal dans la détermination d’une tonalité, en prenant comme exemple, une fois de plus, un accord du type septième de dominante (exemples 19a et 19b). Exemple 19a

do n»]eur

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Exemple 19b

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î4=i--= f------ À i

Les exemples 19a et 19b montrent qu’un changement dans la disposition d’un accord de do majeur, lorsque celui-ci est précédé d’Un accord de septième de dominante, entraîne un changement de ton, voire la formation d’une autre tonalité. Tandis que les deux accords de l’exemple 19a représentent une cadence parfaite en do majeur, dans l’exemple 19b ces mêmes accords créent une cadence à la sous-dominante*^ en sol majeur. On remarque ainsi que les tonalités de do majeur et sol majeur sont inférées par la conduite de la voix supérieure, uniquement. Dans l’exemple 19a, la note si progresse vers un "do, se comportant ainsi comme rme sensible en do majeur. Dans i’exemple 19b, par contre, la note si progresse vers im sol. Cette conduite mélodique, lorsqu’elle apparaît à la voix supérieure, exclut la tonalité de do, tout en attribuant aux notes si et sol un statut de sons stables dans la tonalité de sol majeiu. Il convient de noter à ce propos 71

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

que la cadence à la sous-dominante apparaît généralement avec une doublure de la tierce dans l’avant dernier accord, qui représente un T' (ex. 20, a et 6)*^. Exemple 20

La doublure de la note si dans l’exemple 20, a et b, s’oppose aux règles normatives de l’harmonie traditionnelle. Pourtant, elle joue un double rôle dans l’interprétation tonale de l’accord dans lequel elle se présente : 1) elle exclut la tonalité de do majeur, étant donné que le si représenterait dans un tel contexte la note sensible qui, comme telle, ne devrait pas être doublée ; 2) elle évoque la tonalité de sol majeur, dans laquelle le si représente im son stable'®. On découvre ainsi, une fois de plus, quel est le rôle que jouent des facteurs fonctionnels (la doublure, parmi d’autres) dans la détermination tonale d’une séquence mélodique ou harmonique.

2. 2. 1. Pr o c e s s u s AUTO-EXPLICATIFS CONCERNANT LA DOUBLURE

La théorie systémique parvient à démontrer que la doublure de tel ou tel autre son (qui peut être décisive dans la détermination tonale d’un accord donné) est rigoureusement déterminée par la structure du système tonal. Prenons, par exemple, l’accord solsi-ré. Cet accord, lorsqu’il se presente a trois voix, sans doublure, peut être considéré comme un

72

Un e t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n a l e

V® en âo majeur, comme un VI® en si mineur, comme un VII® en la mineur mélodique, etc. Cependant, la doublure de tel ou tel autre son de l’accord — la doublure seule et rien d’autre — peut éliminer une des tonalités évoquées et en déterminer ime autre. La doublure de la note si, par exemple, exclut la tonalité de do majeur, tout en impliquant celle de si mineur dans laquelle l’accord sol-si-ré avec une doublure de la tierce représente un VI® dans le contexte d’une cadence rompue (ex. 21). La doublure de la fondamentale, par contre, qui' serait parfaitement adaptée à la tonalité de do majeur, exclut celle de la mineur dans laquelle le sol représente une note directiormelle’^, tendâncielle, dont la doublure est évitée (sauf dans lès cas où l’accord représente une dominante secondaire*^). La doublure appropriée en la mineur est celle du ré, donc de la quinte, comme le montrent les exeiñples 22 à 24.

Exemple 21 fi

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la mineur

73

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

la mineur

VII

La doublure de la quinte dans un VII® en mineur mélodique découle d’une propriété systémique qui n’a rien à voir avec les règles normatives (contrapunctiques) relatives à la conduite des voix, ni avec les principes “naturalistes” tirés de la série des harmoniques. De surcroît, il convient de remarquer que la doublure de la quinte dans l’exemple 23 entraîne des quintes parallèles (entre les deux premiers accords) et des octaves parallèles (entre les deuxième et troisième accords). Ces mouvements parallèles (qu’aucun professeur d’écriture n’aurait tolérés) sont causés indirectement, dans le cas qui nous concerne, par l’effet d’une régularité systémique qui impose une doublure de la quinte dans un VII® en mineur mélodique. En ce qui concerne la doublure, en général, nous allons essayer de mettre en relief l’incompatibilité qui se crée entre les faits qui ressortent des œuvres musicales et les règles formulées dans les traités d’harmonie.

74

Un e t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n al e

Des vues erronées sur la doublure : Schönberg, Andreani, Piston Ce ne sont point ceux qui m’attaquent que je redoute ; mais bien ceux qui me défendront. André Gide

il m’est difficile, vu l’admiration que j’ai pour Arnold Schönberg et le .respect que je porte à ses positions morales et artistiques dans les domaines de la musique et de l’enseignement musical, d’entamer une critiqué à l’égard de son Traité d’harmonie^^. Pourtant, il s’agit de révéler quelques erreurs fondamentales, surprenantes, oserais-je le dire, qui figurent dans ce traité renommé. On ne pourrait comprendre la désorientation que l’on remarque chez Schönberg par rapport à la théorie de l’harmonie tonale, qu’en tenant compte d’ime vue dogmatique qu’il exprimait à l’égard de certaines idées qu’il défendait obstinément. Ma critique ici portera sur l’attitude de Schönberg à l’égard de la doublure. La répartition entre quatre voix des trois sons de l’accord exige que l’on double l’un d’entre eux. Ce sera, en premier lieu, le son fondamental, que l’on nomme aussi la fondamentale. En second lieu, la quinte et seulement en dernier lieu la tierce. Cela en raison de la hiérarchie naturelle des harmoniques. Désire-t-on reproduire par synthèse le son de la grande harmonie des origines, c’est-à-dire .atteindre xm son dont l’harmonie rqxpelle celle que déjà possède le ,, matériau donné par la nature, on devra alors, à l’instar de la nature, procéder de la même façon. Le son désiré sera d’autant plus proche du modèle naturel que l’on accordera aussi plus souvent à la fondamentale une place de choix au sein de l’accord, cela en vertu même de sa présence fréquente dans la série des harmoniques. C’est aussi pour la même raison que le redoublement de la quinte est plus approprié dans la composition de l’accord que celui de la tierce. Cette dernière — déjà très en évidence par le fait qu’elle caractérise le mode de l’accord majeur ou mineur — sera aussi très rarement doublée. Comme nous excluons ici toute considération d’effets sonores ou autres, nous choisirons toujours pour la position des accords le redoublement qui se révélera absolument nécessaire. Nous 75

I

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

nous bornerons donc au commencement — étant donné le caractère superflu du redoublement de la quinte et de la tierce — au strict redoublement de l’octave^'. Le texte ci-dessus met en évidence la foi que Schönberg avait dans les “lois de la nature”, la série des harmoniques^^. Nous n’avons nullement l’intention de contester une telle foi — qui constituerait la base d’un paradigme (Thomas Kuhn) —, bien queTïôîrs soyons persuadés par rapport au cas qui nous concerne que changer de' croyance c’est changer de paradigme. D’ailleurs, peu importe si Schönberg croyait en la série des harmoniques, en la série dodécaphonique, ou atix codes kabbalistiques. Ce qui nous intéresse, pour ce qui est de l’harmonie traditionnelle, et ce sur quoi nous allons nous attarder, ce sont les déductions théoriques d’une part, et les résultats concrets — les données musicales — d’autre part, auxquels Schönberg parvient par la vertu dé certaines croyances qu’il tient de toute évidence pour des lois absolues. La position de Schönberg envers la doublure — simpliste, pour le moins que l’on puisse dire — reflète unè orientation dépoxume de toute considération fonctionnelle. Ainsi, en disant « la répartition entre quatre voix des trois sons de l’accord exige que l’on double [...] en premier lieu, le son fondamental, [...] en second lieu, la quinte et seulement en dernier lieu la tierce », Schönberg fait abstraction totale de la fonction tonale du son doublé — notamment, du fait que le son doublé serait im son stable ou un son dynamique (la note sensible ou la tonique, par exemple), un son altéré ou un son non altéré, etc. C’est ainsi que' Schönberg aboutit — “logiquement”, de son point de vue (bien que ses prémisses soient erronées) — aux conclusions suivantes. Quant à la question de savoir lequel des sons du VIT degré est le plus approprié au redoublement, nous répondrons que c’est naturellement la fondamentale, ne serait-ce déjà que parce qu’il nous a toujours été donné jusqu’ici de travailler avec le redoublement exclusif du son fondamental et qu’ensuite c’est à l’état fondamental que tous les

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I

76

Um THÉORIE SYSTÉMIQUE DE LA MUSIQUE TONALE

accords paraissent ici. Mais il en va autrement de la tierce et de la quinte. La tierce semble ici toute désignée étant donné le caractère ni majeur ni mineur mais diminué de l’accord du VIT degré. La tierce n’ayant pas ici le pouvoir de déterminer le mode, elle attire donc beaucoup moins l’attention. La quinte, par contre, en tant que dissonance, apparaît comme le son le plus singulier de l’accord ce qui, pour cette raison déjà, exclurait son redoublement. Mais à cela s’ajoute le fait qu’en tant que dissonance à résoudre elle est soumise à im mouvement obligé : elle doit descendre. Or, si on la doublait, son octave à l’autre voix devrait donc, elle aussi, descendre, ce qui entraîne alors un certain mouvement de voix [des octaves parallèles] sur lequel on ama beaucoup à dire plus tard. [...] La quinte ne sera donc pas doublée^^. L’énoncé ci-dessus est triplement erroné. ' 1) Schönberg commet une erreur flagrante lorsqu’il conclut sur base de son premier argument («le son désiré sera d’autant plus proche 4u modèle naturel que l’on accordera aussi plus souvent à la fondamentale une place de choix au sein de l’accord [...] ») que dans un Vn® il convient de doubler la fondamentale. Cette affirmation est indiscutablement fausse ; car, si l’argument sur lequel elle se construit peut avoir (du point de vue de Schönberg) un certain sens par rapport à l’accord parfait, il devient formellement inacceptable par rapport à un accord de quinte diminuée pour la simple raison que ce dernier n’a sûrement rien ,à voir avec le modèle naturel que représente la série des harmoniques. 2) Schönberg commet une erreur théorique, pas moins grave. Elle réside dans le fait que la doublure de la fondamentale d’un VII® équivaut à la doublure de la note sensible. Or, une telle doublure entraîne, par la force du code tonal, des octaves parallèles auxquelles Schönberg n’était pas insensible. Car, ne dit-il pas : « [...] si on la doublait [la quinte du VII® degré], son octave à l’autre voix devrait, elle aussi, descendre, ce qui entraîne alors un certain mouvement de voix [des octaves parallèles] ».

77

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

3) Toutefois, c’est d’un point de vue musical que Schönberg commet l’erreur la plus surprenante lorsqu’il propose les enchaînements harmoniques que représente l’exemple 25^'*. Exemple 25

L’exemple 25 contient des enchaînements qui n’appmissent nulle part (sauf dans le Traité d’harmonie de Schönberg)^^. Ces enchaînements sont tellement étrangers à l’harmonie traditionnelle qu on se demande où Schönberg a bien pu les rencontrer. En fait, le Vn degré n’apparaît que très rarement sous forme d’accord de quinte ; il apparaît généralement en premier renversement comme accord de sixte. Ceci étant, le son doublé dans les cas que révèle la musique tonale est celui de la tierce (ex. 26) ou de la quinte (exemples 27 et 28), contrairement à ce qui ressort des préceptes de Schönberg.

Exemple 26

w. A. Mozart, Requiem

78

Um THÉORIE SYSTÉMIQUE DE IA MUSIQUE TONALE

'Andante con moto

Les prémisses posées par Schönberg à l’égard de la doublure sont-déroutantes. Elles mènent, premièrement, à des conclusions qui se heurtent à la réalité que révèle la musique tonale, nous avons pu le constater, et elles créent, de plus, des énoncés théoriques déconcertants, comme le prouve le commentaire de Schönberg sur l’exemple 29. Exemple 29

L’exemple 24 [ex. 29] nous met en présence d’un cas nouveau. L’accord du II® degré est ici en position de sixte, le^ — nécessaire à la préparation de la quinte diminuée — se trouve donc à la basse [...]. La qmnte diminuée ne peut donc pas être préparée si le fa n’apparaît pas aussi en l’une des voix supérieures. On devrait alors 79

Tr a it é DE SUJETS MVsicAVX

doubler la tierce, ce qui nous amène à constater comment un précepte [celui qui interdit la doublure de la tierce dans un accord de sixte] peut être suspendu par nécessité^®. Le commentaire de Schönberg ne constitue qu’une série d’erreurs induites systématiquement l’une de l’autre. 1) On constate, en examinant la manière dont l’accord de sixte du VII® degré se présente dans les œuvres de Bach, de Mozart, etc., que la préparation de la quinte diminuée est rigoureusement superflue (cf. exemples 26 à 28) ; une telle constatation montre bien que le point de départ dans le raisonnement de Schönberg est factuellement faux. 2) Schönberg ressent le besoin de justifier la doublure de la tierce dans un accord de sixte du II®, alors que cette doublure est pratiquement la seule qui existe en musique tonale (exemples 30 et 31). 3) La justification, absurde en soi, de la doublure de la tierce dans un accord de sixte du II® se construit dans le raisonnement de Schönberg sur une “nécessité imaginaire” — celle de préparer la quinte du VII® — qui ne correspond à aucxme réalité. Exemple 30

Exemple 31

R. Schumann, Scènes d'enfants, op. 15, n° 6 (mesures 3-4)

J. s. Bach, Wer weiss, wie nahe mir j

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80

doublure de la tierce

Un e t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n a l e

Schönberg construit sa théorie sur une foi inébranlable en certains principes qu’il associe à la nature, faisant abstraction des faits 4ué révèlent les oeuvres musicales. C’est ainsi que Schönberg aboutit à des énoncés théoriques et des enchaînements harmoniques (ex. 25) qp’aucun musicien ne pourrait accepter^’. Ces réflexions sur le Traité d’harmonie de Schönberg nous aiderons à mettre en lumière, dans les pages qui suivent, l’efficacité de certains processus auto-explicatifs, propres à la théorie systémique, concernant la doublure. Dans le cadre de la théorie conventionnelle, la doublure de tel ou tel autre son est prescrite soit par des règles issues de la série des haimoniques (Schönberg), soit par des règles relatives à la conduite dèS’voix (la prévention de quintes ou d’octaves parallèles — Eveline Andréani), soit par des règles ad hoc visant des cas particuliers (“on ne double jamais la tierce, sauf dans des cas où...”, etc.). Prenons par exemple la doublure de la tierce dans un VI® que représente l’accord final d’une cadence rompue (ex. 32). Exémple 32 -

8

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A

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------------

VI

Dans VAntitraité d’harmonie d’harmonie d’Eveline Andréani, on lit : Dans la cadence rompue, V-VI, on doit impérativement doubler la tierce de l’accord du (impossible, sinon, d’éviter les quintes consécutives.. .)^*.

Le précepte ci-dessus s’accorde parfaitement avec la pratique de la musique tonale. Cependant, l’explication (classique) de la

81

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

doublure en question (« impossible, sinon, d’éviter les quintes consécutives ») est erronée. Remarquons, pour commencer, qu’un VI® dans une cadence rompue peut apparaître avec une doublure de la fondamentale sans que cela entraîne des quintes consécutives (ex. 33). Exemple 33

-f---i X,. „ Notre remarque sur les quintes consécutives est accessoire. Ce sur quoi nous aimerions insister, par contre, porte sur la non considération (dans l’explication d’Eveline Andréani) d’un .élément décisif concernant la doublure de la tierce. Cet élément, qui n’a rien à voir avec les quintes consécutives, et qui transforme la doublure de la tierce dans le VI® d’une cadence rompue en une nécessité, se situe à l’intersection de deux facteurs de nature systémique. Le premier facteur concerne l’emplacement du VI® sur l’axe syntagmatique. Précédé d’un accord de dominante, le VI® acquiert la fonction d’un accord tonique. De ce fait la doublure du son tonique (que représente la tierce du VI®) apparaît comme une nécessité Le deuxième facteur qui transforme la doublure de la tierce dans le VI® d’une cadence rompue en une nécessité, a pour origine le code tonal qui, s’appliquant à la résolution d’un accord de dominante en un VI®, entraîne, lui aussi — inévitablement — la doublure de la tierce (cf. ex. 17, a). Il est surprenant de voir à quel point des facteurs systémiques qui déterminent la doublure de tel ou tel autre son dans un accord sont passés inaperçus dans les traités d’harmonie — allemands (Arnold Schönberg), français (Eveline Andréani) ou américains (Walter Piston). L’exemple 34a est tiré du traité d’harmonie de Walter Piston^“.

82

Un e t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n a l e Exemple 34a il

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Exemple34b Oomineur

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Exemple34c lamineur

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* doublure de 1 I fondamentale

* douldure d B la tierce

J. s. Bach, Peutita, Passepled I

Exemple 35

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* doublure de la tierce

Le deuxième accord figurant dans l’exemple 34a apparaît chez Piston^’ avec une doublure de la fondamentale (conformément à une règle normative), alors qu’il devrait se présenter avec ime doublure de ia tierce. Cette dernière s’impose du fait de trois facteurs qui visiblement échappent à l’attention de Walter Piston : 1) les faits relatifs aux doublures qui ressortent des œuvres musicales ; 2) les mécanismes qui déterminent le fonctionnement du système tonal ; 3) les exigences d’une oreille acculturée. La relation de ces facteurs à la nécessité que représente la doublure de la tierce dans le deuxième accord de l’exemple 34a peut être démontrée de manière empirique (par une analyse distributionnelle ou par des tests d’écoute) ou de manière théorique (par une approche purement déductive). Dans le premier cas, on constate que la doublure de la fondamentale d’un VI®, dans le contexte que représente l’exemple 34a, est pratiquement inexistante, et que dans un tel contexte le VI® se présente généralement avec une doublure 83

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

de la tierce (exemples 34c et 35). De surcroît, on remarque que la doublure de la fondamentale dans le deuxième accord de l’exemple 34a est rejetée (par une écoute musicale) dans le ton de la mineur, et que l’accord concerné est intuitivement interprété en la tonalité de do majeur (ex. 34b). Les faits que nous venons d’évoquer — empiriquement vérifiables — peuvent être expliqués dans le cadre de- la théorie systémique par im processus qui prend la forme de la démonstration d’un théorème (encadré). 1) Un ni® peut représenter la tonique ou la dominante, étant donné qu’il a deux sons en commxm avec le et deux sons en commun avec le V®. 2) Le in® dans le mode mineur représente un accord de quinte augmentée, donc un accord dissonant. 3) Un accord dissonant ne peut pas représenter la tonique (cette dernière implique un accord consonant). Il s’ensuit que le III® dans le mode mineur est un accord de dominante. 4) Un VI® peut représenter la tonique ou la sous-dominante (il a deux sons en commxm avec le I“ et deux sons en commxm avec le IV®). 5) Le VI® dans l’exemple 34a est précédé d’xme dominante (xm III® en la minexir). De ce fait, il assume la fonction d’xm accord tonique. Par conséquent, le VI® en question doit apparaître avec xme doublxire de la tierce (le son tonique) — c.q.f.d.______

2. 2. 2. Le STATUT DES PROCESSUS AUTO-EXPLICATIFS Les processus auto-explicatifs inhérents à la théorie systémique sont comparables à ceux de la géométrie euclidienne. Car ils permettent d’établir, à partir d’xm nombre restreint de données, des raisonnements déductifs qui aboutissent à des conclusions, d’xme part, formellement logiques et, d’autre part, parfaitement adéquates à une

84

Un e t h é o j u e s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n a l e

réalité qui se présente aussi bien au niveau des œuvres qu’au niveau des exigences de l’oreille du musicien. Une telle idée peut être illustrée par im enchaînement de deux , accords, aussi simple qu’instructif (exemples 36a à 36c). Exemple 36a

Exemple 36b “do majeur'(faux)

Exemple 36c la mineur (correct)

-~M-------------------------------------------------------------------------------------------------1------ï VsL/ ^ n - ——————Z *r S U » O

^

VI

'T'

1-------m--------s

,

'

vu,

I

II,

Les deux accords dans l’exemple 36a appartiennent, du point de vue de l’ensemble des sons qu’ils comportent, à deux tonalités : do majeur, où ils représentent un VI® et un Vile (ex. 36b) ; et la mineur, où ils constituent un I® et un Ilg (ex. 36c). Cependant, l’exemple 36a n’évoque que le ton de la mineur. Le ton de do majexir (ex. 36b) est spontanément écarté par la force d’un savoir empirique — d’une connaissance intuitivement acquise par accumulation d’expériences itératives — des faits suivants. En musique tonale (non modale) im saut de quinte à la basse (ex. 36a) implique généralement deux accords fondamentaux (ou deux renversements), plutôt qu’un accord fondamental et im renveréement^^. Par conséquent, on aiurait tendance à entendre le deuxième accord dans l’exemple 36a comme un accord fondamental. Or, cet accord ne se comporte comme im accord fondamental que dans la tonalité de la mineur en laquelle il représente im IIô qui se substitue à im IV® (ex. 36c). Dans le ton de do majeur, par contre, ce même accord est entendu comme un renversement (Vile) qui, en tant que tel, s’accorde mal avec le saut de quinte à la basse (ex. 36b). Des faits comme ceux que nous venons d’évoquer se transforment en un savoir intuitif qui peut agir, entre autres, comme déterminant, éliminateur/sélecteur, de tonalité. Dans ime perspective

85

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

cognitiviste, on pourrait admettre que le type de savoir intuitif que nous postulons par rapport à la musique tonale provient d’une stmcture régulatrice qui assure, de manière symétrique, le fonctionnement du système tonal et celui de notre orientation par rapport à la musique tonale.

2. 3. Propriétés génératrices du code tonal, cellules mélodiques' primaires Le code tonal engendre im nombre restreint de microstructures mélodiques prédéterminées. Ces dernières, queje désigne par cellules mélodiques primaires^^, constituent le matériau des mélodies réelles. Cela veut dire, en d’autres termes, que toute mélodie tonale est constituée d’un nombre limité d’éléments fixes engendrés par le code tonal. Je vais tenter d’expliciter cet énoncé à partir de trois cellules mélodiques primaires : 1) la cellule formatrice (c. f.) — une suite de deux sons stables^“* non identiques (ex. 37) ; 2) la cellule connective (c. c.) — une suite de deux sons stables, joints par un ou deux sons dynamiques suivant le modèle de la note de passage (ex. 38) ; 3) la cellule prolongatrice (c. p.) — une suite de deux sons stables identiques, séparés par im ou trois sons dynamiques suivant le modèle de la broderie (ex. 39). Exemple 37 A «.

Exemple 38

Cellules formatrices (do majeur) b.

c. '

tf.

e.

Cellules connectives (do majeur)

86

f.

Un e Exemple 39

t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n al e

Cellules prolongatrices (do majeur)

b.

i

c.

d.

Les cellules mélodiques présentées dans les exemples 37 à 30 se construisent sur une opposition entre sons stables et sons dynamiques. Cette opposition, qui définit le caractère systémique des cellules mélodiques primaires, permet d’introduire une distinction çntre ces dernières et d’autres configurations mélodiques qui leur seraient identiques du point de vue morphologique, mais différentes du fait qu’elles ne se construisent pas sur des oppositions entre les sons stables et les sons dynamiques. La formation de mélodies réelles à partir de cellules mélodiques primaires est illustrée par quelques extraits de chorals de Bach (exemples 40 à 43). Exemple 40 - Æ

7t—m--------m--------=--------r~

-If

1

1

V* a*

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I

,

I

~~i—\--------------r\' r .......r

r\ ~i

' tf:' '



TT? '^''r ^ I

n



m

cTpI

Exemple 43

87

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

Les mélodies que représentent les exemples 40 à 43 sont engendrées, à partir de cellules mélodiques primaires, par im processus de conjonction qui consiste à lier une cellule à une autre. Néanmoins, il existe un autre type de mélodies qui, elles, se décomposent en “strates” comme si elles étaient formées de deux ou plusieurs voix (ex. 44). Exemple 44

J. S. Bach, Partite II pour violon, Chaconne (mesures 33-36)

■R

R

ff

Le type de mélodie stratifiée, que j’appelle mélodie polyphonique (ex. 44), implique un processus inclusif semblable à 35 celui que les linguistes appellent enchâssement . La musique tonale est une musique de tensions (tonus) ; elle s’articule sur une donnée tensionnelle : le code tonal.

L’exemple 45 montre les liens qui peuvent s’établir entre la mélodie polyphonique, la tension tonale, et la structure formelle.

m 0 fi 11

r Tl

k

ni*

—1

88

------ ------- .t -41

Un e

t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n al e

Les quatre premières mesures de l’exemple 45 constituent ime polyphonie mélodique à deux voix (ex. 46a). Exemple 46a

lit

Exemple 46b

Chacune des voix présentée dans l’exemple 46b sur une portée appropriée est constituée de cellules mélodiques primaires. (La voix supérieure est formée d’une cellule prolongatrice, deux cellules formatrices, et une cellule connective ; la voix inférieure comporte deux cellules connectives.) La continuité dans l’extrait de Mozart est déterminée par un phénomène que j’appelle la tension tonale. Cette dernière, engendrée par les attractions qu’exercent les sons stables sur les sons dynamiques, joue un rôle crucial dans l’organisation formelle de l’exemple 45. Commençons par obsen^er, à ce propos, que le ré dans la tepisième mesure (ex. 45) ne fait partie d’aucune des deux voix présentées dans l’exemple 46b. Cette note dynamique, qui d’après le cpde tonal doit se résoudre sur un doit, reste irrésolue durant la prèmière phrase, créant ainsi une tension qui accroît l’attente de la résolution. Ceci étant, le ré réapparaît dans la mesure 5, au long de laquelle il s’étend par un ornement, avant d’atteindre xai do ff dans la haesure 6. Par ailleurs, on rencontre au début de la sixième mesure un sift qui se présente comme une sensible par rapport au doit qui suit. Ce siitnQ fait qu’accroître l’attente d’un doit, provoquée au départ par

89

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

la non résolution du ré. Les mesures 7 et 8 assument un rôle semblable à celui des mesures 5 et 6. Un examen des quatre premières mesures de l’exemple 45 révèle que la note la dans la troisième mesure est d’ime durée trop brève pour assurer la résolution du si qui apparaît déjà dans la deuxième mesure et qui, lui par contre, est doté d’une durée relativement longue. Ce si, dont la résolution ne se fait pratiquement pas dans^ la. première phrase, se résout sur un la dans la mesure 8, de la même manière dont s’effectue la résolution du ré. Car, le si réapparaît dans la mesure 7 où il s’étend — lui aussi par un ornement — jusqu’au début de la mesure 8 où il se résout sur un la !. Ceci étant, notons bien que le la l¡ est précédé d’un la ft qui accroît la tension créée par la non résolution du si, de la même manière que le si^ dans la mesure 6 accroît la tension déclenchée par la non résolution du ré. La première phrase dans l’exemple 45 se termine sur un mi ft (mes. 4). La résolution de ce dernier s’effectue sur undans la mesure 11. A ce propos, notons le soltf (mesures 9-10) qui crée ime tension orientée vers faft cA qui, ce faisant, assume un rôle analogue à celui du si ft qui accroît l’attente de do ft dans la mesure 6. L’analyse que nous venons de présenter révèle quatre types de rapports paradigmatiques, qui se distinguent selon les critères suivants. 1) Sons dynamiques non résolus au cours de la première phrase. Cet axe d’équivalences s’établit entre le si (mes. 2), le ré (mes. 3), et le mi ft (mes. 4) — exemple 47, a. 2) Reprise et ornementation des sons dynamiques non résolus. Cet axe d’équivalences se construit entre, d’une part, la mesure 5 qui reprend et prolonge le ré et, d’autre part, la mesure 7 et le début de la mesure 8 qui reprennent et prolongent le si (ex. 47, b). 3) Amplification de tension. Ce rapport d’équivalences se forme entre le sift (mes. 6), le la^ (mes. 8), et le sol tf (mesures 9-10) — exemple 47c. Ces trois sons altérés qui précèdent la résolution des sons dynamiques représentent, chacun, un genre de note sensible par rapport à la note de résolution {la ft = si b ).

90

Um THÉORIE SYSTÉMIQUE DB LA MVSIQVE TONALE

4) Résolution des sons dynamiques. Cet axe d’équivalences se crée entre le do/f (mes. 6), le la II (mes. 8), et \q fait (mes. 11) — exemple 47, d. Exemple 47 c.

d.

i Jî Mk

#=

.f

.. , “ Jf* ^



J*. Z..--Z- .... ..

â

Ej#

^-5

■i La figure ci-dessous présente les niveaux impliqués par la génération de mélodies tonales, voire les liens entre le code tonal et les mélodies réelles (fig. 1).

Figure 1

2" 4. Le code tonal et l’Ursatz f

Les cellules mélodiques primaires peuvent évoquer, à première vue, certains aspects de la théorie schenkerienne^®. Il ne s’agit, en fait. 91

Tr a it é d b s u j e t s m u s ic a u x

que d’une apparence qui risque de fausser la relation entre deux théories distinctes, fondamentalement différentes l’une de l’autre. Les cellules mélodiques primaires représentent une donnée précompositionnelle engendrée par le code tonal et constituent des éléments réels, “discrets”, qui n’ont pas d’équivalent dans la théorie schenkerienne^®. De surcroît, la théorie schenkerienne et la théorie- systémique que nous proposons par rapport à la musique tonale, diffèrent en lem: structure et divergent par leurs objectifs et leurs inférences épistémologiques. Un premier élément qui sépare la théorie systémique de la théorie schenkerienne réside dans le point de départ : le code tonal, pour la première ; VUrsatz^^, pour la seconde. Le code tonal se manifeste et agit — du fait qu’il implique des oppositions entre sons stables et sons dynamiques — comme rm générateur de tension. À ce niveau, et de ce point de vue, la théorie systémique se présente comme une théorie “tensiormelle” (conformément à l’idée de ton, de tonus, qui ressort, étymologiquement et phénoménologiquement parlant, de la notion de tonalité). On arrive ainsi à expliquer la nécessité de continuation dans un extrait comme celui de Mozart (ex. 45) et à fournir une explication des sons altérés {sift, la ft, sol !}) à partir de la non résolution de certains sons dynamiques — autrement dit, à partir du concept de tension qui dérive de la notion de code tonal. La théorie schenkerienne, quant à elle, se construit sur l’idée d’une œuvre musicale engendrée par le déploiement compositionnel d’une structure fixe, statique : YUrsatz, posé comme axiome. Cette théorie reste ainsi inopérante par rapport aux faits liés à des phénomènes tensionnels, énergétiques, etc. (et d’autres faits dont il sera question dans le chapitre VT). La différence entre le code tonal et VUrzatz réside, pour l’essentiel, dans le fait que le premier correspond à une réalité phénoménologiquement observable, tandis que le second représente l’idée d’une structure sous-jacente dont on ne pourrait démontrer

92

Un e

t h é o r ie s y s t é m iq u e d e ¡a m u s iq u e t o n a l e

l’existence qu’à partir d’une série de procédures réductrices. Il est donc, peu plausible que VUrlinie^^ et les divers processus de prolongation (qui selon la théorie schenkerienne engendrent les piélôdies réelles) soient assimilables de la même manière purement intuitive que l’est le code tonal. De surcroît, il paraît difficile d’admettre, d’un point de vue cognitif, qu’un enfant crée ses petites mélodies (chose qu’il est parfaitement capable de faire en certains cas) à partir d’une intériorisation de VUrlinie et de divers types de prolongation que l’analyse seulement est capable de révéler'*®. Ces réflexions nous mènent à . présumer que les principes posés par là théorie schenkerienne, concernant la musique tonale, ne peuvent êtrè co'façus ni concevables par le compositeur, car ils seraient écartés par certains processus mentaux liés à la création musicale. I Par contre, le fait qu’un enfant acculturé à la musique tonale (moyennement doué pour la musique) parvienne à enchaîner au piano une suite d’accords dans le style tonal — le fait qu’il soit, par exemple, apte à résoudre convenablement im accord de septième de dominante sans avoir étudié les règles d’harmonie — renforce l’hypothèse d’une intériorisation intuitive du code tonal, voire de l’assimilation d’im ductus mélodique et d’un ductus harmonique'**.

3. Séquences harmoniques précompositíonnelles * Les données précompositíonnelles engendrées par le système tonal se situent à divers niveaux. Outre des données “iùformationnelles” qu’il génère, fournissant ainsi ime image de sa propre structure et une auto-explication de son fonctionnement, le système tonal engendre divers types de structures syntaxiques et divers types de structures matérielles. On distingue parmi celles-ci : les cellules mélodiques primaires (présentées dans le présent chapitre) ; la structure des accords de l’harmonie tonale (déterminée par un principe fixe, le principe tiercieï) ; certaines séquences

93

Tr a it é DE SUJETS MVsicAüx

harmoniques d’un contenu prédéterminé. Ces dernières couvrent un spectre stylistique qui s’étendant de Jean-Sébastien Bach à Frédéric Chopin et au-delà. Pointant, le fait qu’elles constituent ime donnée systémique, précompositionnelle, passe souvent inaperçu. Prenons, à titre d’exemple, le début de la Sonate, K. 332, de Mozart (ex. 48). Exemple 48

w. A. Mozart, Sonate, K. 332

L’approche conventionnelle se réfère à l’harmonie de l’exemple 48 comme si elle était inventée, composée, par Mozart. En fait, cette harmonie n’a rien de particulier à voir avec Mozart, pour la bonne raison qu’elle représente une donnée précompositionnelle. On remarque ainsi que la structure harmonique de l’exemple 48 (présentée dans l’exemple 49) apparaît, à quelques légères variations près, comme un pattem d’ouverture dans les œuvres de Bach, Brahms, Schumann, Chopin, etc. (exemples 50 à 53).

94

Un e

t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n a l e

Exemple 50 J. S. Bach,

Exemple 51

Le clavecin bien tempéré I, Prélude XI

J. Brahms, EIn deutsches Requiem (mesures 15>19)

rr

rrrr rrrr r

Exemple 52

R. Schumann, Quintette, op. 44 (*)

Allegro brillante -------------------— ------------- i-g---------------

[-&

a 91

^,

r

f--------------------L-------------------^----------------

■c------------- h \----------------» Z

^

(*) transposé en fa majeur.

Exemple 53

F. Chopin, Mazurka, op. 6, n° 4 (*)

Presto ma non troppo

95

M. P-

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

La séquence harmonique que représente l’exemple 54 fait partie de la même catégorie de données précompositionnelles que l’exemple 49, car elle couvre im spectre stylistique qui s’étend, lui aussi, de Jean-Sébastien Bach à Frédéric Chopin, et au-delà (exemples 55 à 59). Exemple 54

&

__

U

»

S

I

Exemple 55

J. S. Bach,

Le clavecin bien tempéré I, Prélude I

.. .............y kyd

?iw



Exemple 56

■■

y iyy



1 1

f

t—



G. Rossini, Il Barbiere dl Siviglia

96

I

Un e Exemple 57

Éxemple 59

t h é o r ie s y s t é m iq v e d e IA m u s iq u e t o n a l e

W. A. Mozart Concerto pour piano, K. 453

F. Chopin, Concerto pour piano, n° 1 (mesures 385*39^

Allegro maestoso

4. Transformation et processus d’autoréglage Les propriétés les plus significatives d’un système sont, sans aucun doute, celles de la transformation et de Vautoréglage.

97

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

4.1. Transformation du système tonal Si le propre des totalités structurées tient à leurs lois de composition, elles sont donc structurantes par nature et c 'est cette constante dualité ou plus précisément bipolarité de propriétés d’être toujours et simultanément structurantes et structurées qui explique en premier lieu le succès de cette notion [de transformation] qui [...] assure son intelligibilité par son exercice même. Jean Piaget

Par transformation du système tonal je me réfère aux changements qui ont transformé le mode majeur et le mode mineur, d’une gamme diatonique de sept sons en une gamme chromatique de douze sons. Ces changements peuvent être considérés comme le résultat d’un processus déclenché par des différences oppositionnelles, contrastives, entre le mode majeur et le mode mineur. Nous rejoignons ici Jean Piaget, lorsqu’il dit que «Le système synchronique de la langue n’est pas immobile : il refoule ou accepte les innovations en fonction des besoins déterminés par les oppositions ou liaisons du système'*^. ». Les oppositions entre le mode majeur et le mode mineur se manifestent dans les 3®, 6® et 7® notes, qui forment, avec la première note de la gamme, des intervalles majeurs dans le mode majeur ou des intervalles mineurs dans le mode mineur. Le point de départ dans le processus transformationnel du système tonal peut être marqué par une infiltration de notes majeures dans le mode mineur, créant ime majeurisatîon de ce dernier, et inversement, de manière symétrique, par une pénétration de notes mineures dans le mode majeur.

4.1.1. Min o r is a t io n DU MODE MAJEUR

La minorisation du mode majeur 98

créée par l’introduction

Un e

t h é o r ie s y s t é m iq u e d e l a m u s iq u e t o n a l e

dea 3®, 6® et 7® notes baissées (mi h, la h et si h en do majeur) — tràisfoime l’échelle du mode majeur en une échelle de dix sons (ex. 60). Exemple 60

---------

Mode mineur

---

Mode majeur mlnorisé ^

^-------------..

La transformation représentée par l’exemple 60 implique, outre l’extension du matériau sonore et la formation d’accords cohtenant des sons altérés, une réorganisation du code tonal et mi changement dans le comportement de certains accords. A cela s^ajoutent les processus d’autoréglage (§ 4. 2), indissociablement liés ^ cette transformation. Nous abordons ainsi ime idée formatrice de la notion de système, définie comme «une totalité organisée, faite d’éléments solidaires liés les uns aux autres par un ensemble de relations et ne pouvant être définis que les uns par rapport aux autres en fonction de léur place dans cette totalité'*^. »

ha 6* note baissée La définition ci-dessus . attire notre attention sur les changements profonds causés par la minorisation du mode majeur. Ces changements impliquent, entre autres, de nouvelles interrelations (produites par l’introduction de sons altérés) et une nouvelle place que prennent dans la nouvelle totalité les sons non altérés. On observe ainsi que la 6® note baissée produit un changement dans la conduite de la 6® note non altérée et que cette dernière crée, dans le contexte de la gamme majeure minorisée, un mouvement chromatique descendant (la-la h en do majeur). Ce mouvement, entre la 6® note non altérée et

99

^

TSAITi DE SUJETS MVSICA VX

la 6® note baiss^e, pent jouer un role decisif dans la determination tonale de la sequence harmonique dans laquelle il apparait. On remarque par exemple que les enchainements figurant dans I’exemple 61, a a g, sont interpret^s intuitivement dans la tonalite de do majeur, malgre le fait qu’ils peuvent etre consider6s comme appartenant aussi k la tonalite de fa majeur ou a celle de si b majeur (dans le cadre d’une gamme minorisee representde par I’exemple 60). Exemple 61 a.

b.

c.

d.

®-

I--, I =T1 rff-r- f-ff-ff

pJ-U-

f.

J

g. ■:!

,,

.

j-tj



-------------- 1

L interpretation tonale evoquee par rapport a I’exemple 61, entraine I’hypoth^se d’lme sorte de regie preferentielle^^. ■ Cette demiere nous mfenerait a interpreter un mouvement chromatique descendant, entre deux accords tributaires d’une morphologie conforme a celle des accords figurant dans I’exemple 61, comme un mouvement de la 6® note non alt6r6e a la 6® note baiss6e, plutot que comme un mouvement de la 3® note non alter6e a la 3® note baissee ou de la 7 note non alter6e a la 7® note baiss6e (dans le cadre d’une gamme minorisee). II decoule d’une telle regie qu’un mouvement chromatique descendant qui se presente dans les conditions ci-dessus (et qui est interprete par consequent comme im mouvement entre la 6® note non alteree ^ la 6® note baiss6e) suffit a lui seul k determiner la tonalite de la sequence harmonique dans laquelle il s’insere. Car il est tautologiquement evident qu’au moment ou Ton decide qu’une certaine note represente la 6® (ou n’importe quelle autre) note de la

100

Us e t h 6o r ie s y s t 6m q u e d e l a m u s iq u e t o n a l e

gamme, on determine, automatiquement, une tonalit6. La question qui se pose, toutefois, serait de savoir s’il y a correspondance entre la forme que prend I’explication ci-dessus et les proc'essus cognitifs (inconscients) qui ddtermineraient diez le musicien 1’identification d’lme tonalitd h. partir d’un mouvement chromatique comme celui que nous venons d’examiner. Quoi qu’il en soit, le mouvement de la 6® note k la 6® note baiss6e prend, a la lumiere de ce qui vient d’etre dit, le statut d’une donn^e syst^mique, plut6t que celui d’lm trait stylistique, comme on aurait tendance k le croire. Cette affirmation pent Stre consolidee, entre autres, par le fait que les formations mdlodico-harmoniques que repr^sente I’exemple 61 apparaissent dans des musiques aussi differentes, d’un point de vue stylistique, que celle de Bach, Beethoven, Mendelssohn, Richard Strauss et Rimsky-Korsakov, (exemples 62 a 67). Exeinple 62

J. S. Bach, Herzilebster Jesu

4-4

y--'' >p i ” r 1 Exemple 63 A

1

Presto P 1/ t*

I^J

j..

J--H

r-" r--f—

F. Mendelssohn, Chants sans paroles, op, 85, n° 3 (mesures 7-9) ■■■ --

-J7] 0

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101

P

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4=^

Tr a it e d e s v j e t s m u s ic a u x

Exemple 64

L. van Beethoven, Symphonle, n° 1, op. 21 (mesures 19-25)

Allegro con brio 1

J-

"'h-n

——

p

Moderato

•i

V

MNH tr->rsf

Exemple 65 fl

_ mtt

R. Strauss, DSdIcace, op. 10, n° 1 (mesures 7-8) J)

J

U

J-

-1 -

11, CJ

-L.

LLT .-■

'tJ Ll T

4=4 z ~'

^----

---------- ---- ig-------- y----------.1------- ------------- zll

Exemple 66 R. Schumann, Seines d'enfants, op. 15, n° 7 (mes. 7) Lento, con gnm espressione

rh=f\

' J .r........^" =#

—J.—

. l,.^



0^’

Exemple 67 N. Rimski-Korsakov, Chant hindou

'i.

--

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....... ..^ ' ■ .....

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i

If

fT-

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C 102

Us e THiORiE sxsrimQUE d e l a u u s iq u e t o n a l e

4. 2. Processus d’autoreglage Lorsqu’on parvient a reduire un certain champ de connaissances a me structure autoregulatrice, on a I'impression d’entrer en possession du moteur intime du systeme. Jean Piaget

Le systeme tonal agit comme line structure organique, en ce sens oil il s’auto-organise dans le but de conserver I’^quilibre qui assure son intdgrite. Cette auto-organisation implique un processus d’autoreglage qui repr^sente une caract^ristique fondamentale des syst^mes naturels, en gen^ral'*^, et du systeme tonal (“naturel” au sens que nous lui avons donne) en particulier. La transformation du mode majeur, crede par Tintroduction des 3®, 6®, ou 7® notes baiss6es, pent provoquer dans certains cas, outre une minorisation prononc^e, une atteinte a I’^quilibre modal. En tels cas, lorsque I’equilibre modal du mode majeur est menace par I’infiltration de notes baissees, le systeme tonal d^clenche un processus correctif — un processus de compensation, d’autordglage. Ce dernier consiste en I’introduction dans le mode majeur de notes alt6rees a tendance oppos^e : des notes Haussees qui orient une hyper-majeurisation. La premiere ^tape dans ce processus implique I’introduction d’une 4® note haussde (fa/f en do majeur)'*’. La 4® note haussee, dont Tapparition dans le mode majeur cree Une hyper-majeurisation a caract^re lydien, s’avere d’une capacity fegulatrice remarquable dans les cas ou I’dquilibre modal est menace par im processus de minorisation. Quoi qu’il en soit, on remarque, d’un point de vue distributionnel, que la 4® note haussee apparait, dans la plupart des cas, dans un environnement de minorisation. Ceci pent etre constate dans des extraits de musique dont le spectre stylistique s’6tend de Jean-Sebastien Bach a Johannes Brahms et au-dela (exemples 62,66 et 68 k 70).

103

Tr a it &d b s u j e t s u u s ic a v x

Exemple 68 L. van Beethoven, Symphonie, n* 1, op. 21 Adagio molto ^

hri

T

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—1 ----5— J

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1----------

—ryt^

--------- dl—Li 1

Exemple 69 W. A. Mozart, Requiem, Agnus Dei (mesures 11-14)

J. Brahms, Sapphische Ode, op. 94, n° 4 (mesures 13-16) w

M

a_

...u

« .iL .

Poco lento

if

-----------

Exemple 70

w

r—

f

4. 2. 1. LESACCORDSDESIXTEAUGMENTEE L’associativit6 de la 4* note haussee aux 3®, 6®, ou 7® notes baissees se presente non seulement sur I’axe de successivites, dans des accords qui se succMent (exemples 68 a 70), mais aussi de mani^re simultanee, dans des accords Isolds. Ce type d’associativitd apparait dans un ensemble d’accords qui contient, entre autres, la catdgorie des accords de sixte augmentde (ex. 71).

104

UNE THiORIESYSltUlQUEDBU MUSIQUE TOtULE

Exemple 71

1

1

“t IT "

1

----H

■ A

1 1 ' 11 k»'yc ILU'ttU___ ___ __

u . iJAJ___ ___ _ r am

M M__ " X

r- ________

X

L’exemple 71 comporte la totality des accords de sixte augment6e, y compris ceux qui ^chappent au classement traditionnel. La lisle des accords de sixte augmentee “officiellement reconnue” se limite gdndralement ^ trois accords: I’accord de sixte (italien), I’accord de quinte et sixte (allemand), et I’accord de tierce et quarte (fran9ais). L’accord de seconde, par exemple, qui devrait corapldter la liste des renversements possibles des accords de sixte augmentee, ne figure gu^re dans I’inventaire officiel. Cependant, cet accord — que constitue le troisieme renversement de 1’accord encadrd dans If’exemple 71 — ne repr^sente rien d’autre que le fameux accord de Tristan. On constate ainsi, que les accords de sixte augmentee (y compris I’accord de Tristan) s’expliquent, pour la premiere fois — par un processus auto-explicatif propre k la theorie systdmique —comme 1’inevitable produit d’une transformation (la minorisation du mode majeur) et un processus d’autoreglage.

4. 2. 2. Pr o c e s s u s d ’a u t o r e g l a g e a u -d e l A d e l a q u a t r ie m e n o t e h au sse e

Les processus d’autoreglage se manifestent au niveau des dqnnees systdmiques, precompositionnelles'*®, aussi bien qu’au niveau des oeuvres individuelles. Une telle constatation entraine I’hypoth^se que les processus d’autoreglage sont ressentis comme une n^cessite, et qu’ils sont assimil^s et intdriorisds de la meme manidre, intuitive, que I’est le code tonal.

105

TSAITtDBSVJETSMVSICAUX

Cette hypothese peut etre verifiee par quelques exemples eloquents (exemples 72 a 78). Exemple 72

L. van Beethoven, Sonate pour piano, op. S3

Allegro con brio Lmrw^m m m i m m m

wa j j

j JM J

LJJtm pp

L mm

m m m m /

IB a ■ ■ a ■

.IJlDllMllllllliJJliiJ]

-------------------- ^—

^--iQ r P /decresc.



—i----------------------

■~ F ▼

Exemple 73

106

t

••

1

J 3

xs p

^

TJ

UNE THiORIBSYSriMIQUBDBU MUSIQUE TONALE

Les treize premieres mesures dans I’exemple 72 repr&entent une minorisation. Cette demiere, creee par Tapparition de notes baiss^es (lal>, sih, mib') d^clenche — de maniere pr^visible, dans le cadre de la theorie systemique — un processus d’autor^glage qui, lui, implique Tapparition de notes hauss^es {fa^, doff, solff, etc.). Ce processus d’autoreglage se manifeste par le fait que le deuxieme theme apparait (de maniere plutdt surprenante pour un esprit normativiste, non systdnjique) en la tonalitd de la m^diante, mi majeur, au lieu de sol majeur (ex. 73). II ne serait pas depourvu d’interet de remarquer que le meme schema apparait dans une autre senate de Beethoven (exemples 74 et 75). Exemple 74

L. van Beethoven, Senate pour piano, op. 31, n° 1

Allegro vivace

i m



) ■

.....

-4----- 4

4---^'

tm

b-Jl 1—----- ---------- L^l--- i----

W J: [u-i: liJ'"......

\

107

rhi



TSAITiDESUJBTSMUSICAUX

Exemple 75

—ft" IjT

__

t___ L_

La minorisation causae dans I’exemple 74 par un VII® degrd baisse (mesures 12-19) entrame un hyper-majeurisation, on s’y attendait. Cette demiere, qui implique Tapparition de notes haussees, est realisee, comme dans I’exemple 73, par Tapparition du deuxi^me theme a la mediante — en la tonality de si majeur (ex. 75) au lieu de

re majeur.

Le ph^nomene que nous sommes en train d’examiner pent etre observe en de nombreux exemples"*®, parmi lesquels on trouve la Troisi^me Symphonie de Brahms (ex. 76). Les notes baissees (Iai>, reh, mib, solb) declenchent un processus d’autoreglage identique k celui que I’on a pu observer dans les deux senates de Beethoven. L’autoregulation s’effectue id, comme dans les exemples precedents, par Tapparition du deuxidme th6me en la tonalite de la mediante, la majeur (ex. 77), au lieu de do majeur. Le ton de la majeur implique. 108

UNE THiORIE SYSTiMQUE DE U MUSIQUE TONALE

par rapport a la tonality principale, des notes haussdes (si dofi, solf) dont la fonction est de neutraliser les notes baiss^es qui produisent une minorisation dans le cadre du premier theme. Exemple 76

J. Brahms, Symphonie, n° 3, op. 90

Allegro con brio

f

^■ P p

f

^

.-F-^

H

‘L



lw‘.

..

It ... d-

Exemple 77

faM-

3^

r r rrrj

t f' rr-^

r

A ce propos, il convient de noter que la mediante reprdsente la seule tonalitd qui puisse neutraliser (par les notes hauss6es qu’elle 109

TRAITtDESVJETSMVSlCAVX

entraine) une minorisation du mode majeur, sans se heiirter aux principes d’organisation tonale 6tablis par les compositeurs de I’epoque classique^®. L’extrait suivant (ex. 78) pr6sente un processus d’autor6glage li6 a ime s^rie de transformations paradigmatiques.

Les troisieme et quatrieme mesures dans Texemple 78 sont entendues en sol majeur, malgre le fait qu’elles refletent une certaine ambiguity tonale^’. Lefa^ (mes. 3 et 4) est entendu ainsi comme une septieme note baissee, errant une minorisation. Les mesures 7 et 8 revelent, elles aussi, une ambiguity tonale semblable a celle que Ton ressent dans les mesiues 3 et 4. L’accord de mi majeur (encadr^) est interprete ^ premiere vue comme un degre en mi majeur ou un V® en la mineur. Cependant, cet accord n’est rien d’autre que I’accord final d’rme cadence rompue en sol — e’est-a-dire, paradoxalement, un representant de la tonique en sol majeur^^. La representation d’lme tonique en sol majeur par xm accord de mi majeur (liee, dans le cas qui nous conceme, a un processus d’autoreglage) implique xme serie de transformations virtuelles, voire de substitutions paradigmatiques, comme le demontre I’exemple 79.

110

UNETHiOmSYSitMIQUEDElA MUSIQUE TONALE

Exemple 79

a.

J

-----« . . ------jlj

-=^

1

7 _t__ 2_L-----1 =4 J := f===

b.

J

■*1

-------- Il ----- s=4 =f F#====^

c.

T====^ t

9 d.

______________________________________

■#

'

f

«*r

w ■

J

J

y

M______

nm

«*__■

y------------------------------------------------ ,------------------------------ iprp--------------------------- , L—________________________________ ________ P Ltl______________________________________________

L’apparition d’un sol/f dans I’accord de mi majeur, au lieu de soklf (dans un accord de mi mineur) cr6e par rapport a la tonality de so/.,majeur une hj^er-majeurisation. Cette demi^re fait partie d’lm prqcessus d’autor^glage dont le but est de neutraliser la minorisation que cree le ^ dans les mesures 3 et 4. II semble opportun d’attirer aussi I’attention sur le re^ qui apparait dans le dernier accord de la septi^me mesure, en signalant qu’il fait, lui aussi, partie du processus d’autoreglage. Notons enfin que le sol/^ et le re/ — dont le role est de neutraliser le/a/f — apparaissent a des endroits analogues k ceux du fa h Les extraits suivants (ex. 80) illustrent la structure de base (a.), la

111

TRAITi DE SUJETS MVSICAUX

transformation caus6e par la minorisation (i.) et, r autoregulation effectuee par ime hyper-majeurisation (c.).

enfin,

Exemple 80 A

S'

VL\J ^ «

t)

uti

^----------if

\ ^

n**

__________________________________ a



]

XT “

o

..

...

----------------------------------------------A--------------

Des particularit^s comme celles de Taccord de mi majeur dans r extrait de Schumann (“expliquees” par la theorie conventionnelle comme une anomalie) se presentent dans le cadre de la theorie systemique comme la consequence d’lme propriete du systeme tonal, plutot que le choix plus ou moins arbitraire de tel ou tel autre compositeur. Ainsi, dans le cadre th^orique qui nous conceme, le choix qui caracterise Schumann par rapport ^ I’exemple 78, ne porte pas sur I’accord de mi majeur, mais sur le fa If. L’accord de mi majeur n’est pas, pour ainsi dire, tributaire d’un “libre choix”, mais d’une n^cessit6 liee au principe d’hom^ostasie. Ce principe, qui r^gle le fonctionnement du systeme tonal, sugg^re en quelque sorte, ou impose a I’oreille du compositeur, en des circonstances comme celles que nous avons pu observer, un accord de mi majeur. II en est de meme pour le deuxieme th^me de la Senate op. 53 de Beethoven, qui apparait dans le ton de mi, au lieu de sol, etc. Une telle infraction k la norme, que Ton range dans la categorie “exceptions a la r^gle”, devient dans le cadre de la theorie systemique non seulement explicable, mais, plus que cela : parfaitement previsible.

112

Chapitre III L^’modele syntagmatique-paradigmatique f

1. La notion de syntagme, la notion de paradigme Le concept de paradise, introduit en musique par Nicolas Huwet (en relation avec le module paradigmatique*), semble etre un des plus fdconds que la theorie et I’analyse musicales aient pu emprunter a diverses disciplines. La notion de paradigme prend depuis ses origines divers sens en divers domaines. En linguistique, elle s’associe a la notion de syntagme, suggdrant ainsi un modele a deux dimensions que nous allons appeler le modele syntagmatique-paradigmatique. L’opposition syntagme/paradigme, issue de la linguistique modeme, permet de naettre en relief deux types de rapports entre les 61dments de fa langue: )

1) des rapports syntagmatiques, qui se situent sur I’axe de

TRAITtDESVJETSMVSICAVX

successivites (axe syntagmatique, horizontal) ; 2) des rapports paradigmatiques, qui se orient sur I’axe des substituabilitds (axe paradigmatique, vertical). Le rapport syntagmatique est in prcesentia [ocnt Ferdinand de Saussure]; il repose sur deux ou plusieurs termes 6galement presents dans une serie effective. Au contraire le rapport associatif [paradigmatique] unit des termes in absentia dans xme s^rie mnemonique virtuelle^. Le rapport syntagmatique s’etablit, en d’autres termes, entre des unites apparaissant effectivement dans un enonce. Dans la phrase “mon petit chat est gris”, le rapport entre les unites mon!petit!chat est de nature syntagmatique. Le rapport paradigmatique, par contre, est entretenu par des unites susceptibles de commuter. II implique une unit6 realisee dans im enonce et d’autres unites, absentes de l’enonc6 considere, susceptibles de la remplacer sans que I’enonce perde son caractere d’enonce grammatical. Ainsi, le mot petit, dans la phrase “mon petit chat est gris”, est en rapport paradigmatique avec les mots

grand/viei4x/beau/etc. En musique, le modele syntagmatique-paradigmatique s’applique a deux niveaux: 1) I’analyse de structures precompositionnelles; 2) I’analyse d’oeuvres individuelles.

2. La th^orie des fonctions harmoniques sous I’angle du modMe syntagmatique-paradigmatique^ La th6orie traditionnelle des fonctions harmoniques, publi^e en 1893 par Hugo Riemann, a ete con9ue sur base de trois fonctions : la tonique (T), la sous-dominante (SD), et la dominante (D). Nous allons tenter ici de montrer de quelle maniere cette th^orie peut etre

114

LE MODiLE SYNTAGMATIQUE-PARADIGMATIQjUE

r&xamin^e et reformul^e de mani^re avantageuse a la lumiere du modele syntagmatique-paradigmatique. Un premier pas en cette direction consiste i dire que le rapport entre les trois fonctions (T, SD, et D) est un rapport syntagmatique. Ce dernier implique, nous le verrons, 1’apparition des trois fonctions dans im ordre determine — T-SD-D-T — que nous appelons cycle fonctionnel. Les composantes du cycle fonctionnel — tonique, sousdominante, dominante — sont repr6sentees, chacune, pay des accords correspondant a certains degr6s de la gamme majeure ou mineure (tableau 1).

Cycle fonctionnel T-----► SD------► D-------- ► T

i

i

i

1

VI

II

III

VI

III

VI

VII

III

I

rv

V

I

Tableau 1 Le tableau ci-dessus represente im module syntagmatiqueparadigmatique par excellence. Le cycle fonctionnel T-SD-D-T constitue Taxe syntagmatique, tandis que le rapport entre les degres associes h ime mSme fonction (situds dans ime meme colonne) met en place I’axe paradigmatique. Ainsi, chaque degre represente par un

115

TRAiri DESUJETS MVSICAVX

accord apparaissant effectivement dans une sequence harmonique donn^e pent etre remplace par un autre degre situ6 dans la m6me colonne sans que cela affecte la granunaticalite de la sequence concemee (ex. 1). Exemple 1

T

SD

D

T

La sequence a dans I’exemple 1 represente le cycle fonctionnel par les degres principaux (I®, IV®, V®). Dans b, le I®"^ degre (associe a la tonique) est remplac6 par un III®. Dans la sequence c, le IV® (repr^sentant de la sous-dominante) est remplace par un II®. Dans d, le I®^ (repr^sentant de la tonique finale) est remplace par un VI®. Enfin,

116

LEMODkLESYNTAGMATIQUE-PARADIGMATJQUE

dans la sequence e, I’accord de septieme de dominante est remplace par un accord de septieme diminude. La s6rie de transformations paradigmatiques que represente I’exemple 1, ^boutit a la mise en place de deux sequences harmoniques (a et e) qui n’ont aucun Element en commun. Cependant, on constate que les transformations paradigmatiques n’affectent pas la grammaticalite des sequences impliquees; elles ne modifient que leur aspect “semantique”.

2.1. De I’cvceparadigmatique Le tableau des fonctions harmoniques (tableau 1) montre que le III® et le VI® constituent des accords bi-fonctionnels, en ce sens ou ils representent, chacim, deux fonctions distinctes. Le VI® represente la’ tonique ou la sous-dominante (il a deux sons en commun avec le I®^ et deux sons en commun avec le IV®); le III® represente la tonique ou 1&( dominante (il a deux sons en communs avec le I®*^ et deux sons en commim dvec le V®). La fonction de ces accords et celle d’autres accords bi-fonctionnels (le VII7, par exemple — ex. 6) est determinee par la combinaison de trois facteurs : 1) I’emplacement de I’accord sur I’axe syntagmatique; 2) la doublure de tel ou tel autre son de I’accord; 3) le son de I’accord qui apparait a la voix superieure. Exemple 2

fe"-'-....... :o-11-'-:=: ---- g------------ «----- - » -------- 0

1

VI

Vt

VI

T

SD

D

T

117

TRAIltDESVJETSMUSICAUX

Le premier VI® dans I’exemple 2 repr^sente la sous-dominante, car il se substitue k un IV®. Le deuxieme VI®, par centre, represente la tonique (il se substitue a un I®*). Le fait que deux accords qui reprdsentent im mSme degre assument deux fonctions distinctes dans I’exemple 2, est lid, outre la place que chactm de ces accords occupe sur I’axe syntagmatique, a la disposition de chaque accord (le son qui apparait k la voix superieure) et a la doublure d’un son different pour chacun des accords conceraes. Le premier VI® apparait entre la tonique et la dominante, en un lieu rdserve k la sous-dominante. Ceci etant, I’aspect sous-dominant de cet accord est affermi par la doublure de la fondamentale (la note la) et par la localisation de cette demiere a la voix superieure. Le deuxieme VI®, par centre, apparait a la suite d’une dominante, ^ un endroit rdservd k la tonique. La fonction tonique de ce VI® est confirmee par la doublure de la tierce (le son qui reprdsente la tonique) et par la localisation de ce dernier a la voix superieure. L’axe paradigmatique met en Evidence 1’interchangeability des accords reprdsentant une meme ’ fonction. Ceci ytant, le modele paradigmatique que represente le tableau 1 peut etre dlargi de maniere k rendre possible, dans certains cas, le remplacement d’un accord, representant d’une fonction donnde, par un accord associe a ime autre fonction : par exemple, le remplacement d’un I®*^ par im IVe (ex. 3). Ce genre de substitution presuppose, par rapport aux accords impliqu^s, des transformations morphologiques qui constituent le lien entre le substitue et le substituant'*, comme le montre I’exemple 4,akc. Exemple 3

I I

IV

V,

IV,

T

SD

D

T

118

LBMODkl£SYSTAGMATIQVE-PARADIGMATIQVE

L’accord de IVe dans Texemple 3 represente la tonique, bien qu’il soit associd, au depart, ^ la sous-dominante. Cette “mutation” est li^e a la conjonction de trois facteurs : 1) le fait que I’accord soit placd k un endroit reserve 4 la tonique; 2) le fait qu’il apparaisse avec une doublure de la quinte; 3) le fait que le son double (qui reprdsente la tonique) soit situ6 a la voix supdrieure. Le rVe dans I’exemple 3 se substitue ainsi a un 1“ le lien entre les deux accords dtant un VI® virtuel avec une tierce doublee et une transformation qui consiste a remplacer la quinte du VI® par une sixte (ex. 4, a a c). Exemple 4 a.

structure de base

-------------1*----------- ftS--------

-o-

------------ -- ------------ o-------1

IV

V

7 b. premt&re transformation ------------------------------------------y ®--------

1

-o-

^------1 C.

IV

V

7

VI

deuxi6me transformation

-------------------------------------u TTT^^-------------- ------------ ----------1

>

>

■V.

119

TRAITiDESVJETSMVSICAVX

L’absence d’une vision syntagmatique-paradigmatique des fonctions harmoniques a cr66 des malentendus importants. Examinons a ce propos Texemple 5 et le commentaire qui I’accompagne, tir^s du

Traite d'harmonie d’Arnold Schonberg. Example 5

'

\>^

J

J

i

1^

A

(h -l(|-) V

o _o

p—

IV

1

Les anciens semblent s’etre a peu pres donne conune regie d’enchainer I’accord de septieme diminu^e [premier accord dans I’exemple 5] a n’importe quel autre accord, done aussi a I’accord de quarte et sixte du I" degre. Cependant, qu’on le considere comme Vir degre (de do mineur) ou V®, sa presence ici affaiblit I’effet de la dominante qui suivra. [...] Et puis, le Vlf degre n’est en fait qu’un substitut du V®, ce qui nous donne la succession de fondamentales suivante : VII (=V), I, V, I [.. Ce commentaire est radicalement errone. Le VII® degrd dans I’exemple 5 n’est pas une dominante, contrairement a ce que Schonberg laisse entendre, mais une sous-dominante. La realisation de cette demiere se fait dans I’exemple 5 par I’emplacement du VII® degrd sur I’axe syntagmatique (voir la ligne de la far-sol-do) et par la distribution des sons {fa k la basse, lah kXz. voix supdrieure). Le fait que le^ et le la h soient placds a la basse et a la voix supdrieure, respectivement, transforme le VII® en une sous-dominante (en un ddrivd de I’accord de quinte et sixte du II®). Par consequent, I’exemple 5 reprdsente la suite SD-D—T, et non I>-T-E>-T (V—I-V-I), comme I’affirme Schonberg. (L’accord de quarte et sixte reprdsente quant a lui, incontestablement, la dominante, et non la tonique comme I’implique I’dnoncd de SchSnberg.) 120

LE m o d u l e STNTAGMATIQUE-PASADIGMATIQVE

Notons, neanmoins, que lorsque le VII® se presente avec la fondamentale a la basse on k la voix superieure, il devient un accord de dominante (ex. 6). Exemple 6 —H----------d—1— 1 ------Jr Liii_a UJ_______ m___ ___ ________________ U.V3 ^ V L_T___ ___y g___l_I&U 1 “ a y ^ 9^ uh i*,—p---------75---------------u.------ ----------- (------------L\------------p----------VII

I

VII

I

D

T

SD

T

Le premier accord dans I’exemple 6 reprdsente la dominante, tandis que Tavant dernier (rm VII® egalement) repr^sente la sous-dominante en une sorte de cadence plagale.

2, 2. De I'axe syntagmatique 2.2.1. Le

c y c l e f o n c t io n n e l

L’dnonc6 selon lequel la suite des trois fonctions harmoniques s’effectue dans im ordre d6termind (T-SD-D-T), que nous appelons cycle fonctionnel, necessite quelques explications. II est evident, s’inon, qu’im tel enoncd pent etre invalid^ par certaines successions tcomme I-V, IV-I, ou V-IV) qui sont aussi frequentes que les successions “normales” (I-IV, IV-V, V-I). Commen9ons par pr^ciser, a ce propos, qu’un accord associ6 k une fonction harmonique 4etermin6e n’est qu’im representaht potentiel de cette fonction. En d’autres termes, tout se passe comme s’il etait muni d’un “g^ne fonctionnel” qui peut se realiser, en certaines conditions, mais qui peut aussi ne pas se realiser. Dans le premier cas, la fonction

121

TRAITi DE SUJETS UUSICA VX

harmonique sera confirmee — repr^sent^e en action comme tonique, sous-dominante, ou dominante —tandis que dans le deuxieme cas elle restera non confirmee. II se cree ainsi une hierarchic entre deux categories d’accords: 1) des accords structuraux, dont le g^ne fonctionnel est realise, qui acquikent le statut de fonction harmonique dans le cycle fonctionnel; 2) des accords subordonnds, dont le gene fonctionnel n’est pas realisd, qui n’acquierent pas le statut de fonction harmonique dans le cycle fonctionnel. On arrive ainsi a dissiper une confusion possible entre deux concepts : d’une part, le representant d’une fonction (qui est un repr^sentant potentiel); d’autre part, la fonction m6me qui ne se manifeste en tant que telle que lorsqu’elle est representee, confirmde, par un accord appartenant a la categoric des accords structuraux.

Les accords structuraux La realisation du gene fonctionnel d’lm accord donne — la confirmation de la fonction harmonique correspondante — ne pent se faire qu’a partir des faits suivants. 1) La fondamentale de I’accord est situee ^ la basse. Cela implique, outre des accords fondamentaux,. certains renversements comme I’accord de sixte (ou de quinte et sixte) du II®, I’accord de quarte et sixte (cadentiel) du I®"^, etc., dans lesquels la basse se comporte comme tme fondamentale. 2)L’accord est mis en relief par son emplacement sur un temps fort et/ou par I’approche ou I’abandon de la basse par un saut de quarte ou de quinte. 3) La fonction harmonique dvoquee par I’accord concemd fait partie d’un cycle fonctionnel effectif. Prenons par exemple un V® qui remplit les conditions posdes dans les paragraphes 1 et 2. Si le V® en 122

LEMODilMSVNTAGMATIQVE-PARADIGUATJQVE

question n’est pas precede d’un accord de sous-dominante qui remplit, lui aussi, ces memes conditions, le g^ne fonctionnel du V® restera non realisd, la dominante evoqufe par le V® restera non confirm^ (ex. 7). Exemple 7

I

V

I

■p-------------------------------------------------------------------

L’exemple 7 ne comporte pas de cycle fonctionnel, de par I’a^sence de sous-dominante. Par consequent, le V* n’assume pas le rolq de dominante. II ne realise en fait que la prolongation d’lm se transformant ainsi en un accord subordonne a la tonique.

Les accords subordonnds Les accords dont le gene fonctionnel n’est pas realise assument la prolongation d’lme fonction confirmee — a laquelle ils sont subordonn6s. Les accords de cette catdgorie reprdsentent des renversements, et/ou des accords dont la note de la basse est integree dans ime succession de secondes, et/ou des accords qui transgressent la< successivite des functions harmoniques que represente le cycle fonctionnel (exemples 7 k 9). Exemple 8

J. S. Bach, An WasserflOssen Babylon 1



rj

.

-l.-1-

Ti------ H------ jd------ 0----1 1 1 1

J J J i

r

I

I

V,

I,

IV,

,- l------------- 1- -........ ------ ------- jJ

7?^ 0

V

V.

I

T----------------------------------------------------------------------

123



~

TRArriDESVJETSMVSICAUX

I

V

VI

V



I

IV

6

------------------------------------

L’exemple 8 represente une prolongation de la tonique. La non realisation d’un cycle fonctionnel est due ici a I’absence de sousdominante. Le IVg ne prend pas le r61e d’une sous-dominante confirmee, car - il constitue un renversement, - il apparait sur un temps faible, - la basse de I’accord est englobee dans un mouvement de secondes, - la doublure de la tierce rend I’accord moins stable qu’un accord avec une doublure de la fondamentale. L’exemple 9 represente, lui aussi, une prolongation de la tonique. Le VI® ne se confirme pas comme une sous-dominante; il apparait plutdt comme un accord de passage entre un V® et un Vg Ceci etant, il serait errone d’inteipreter le VI®'en question comme un accord subordonne k la dominante. En fait, il est subordonne h la tonique; car en absence de sous-dominante confirmee — en I’absence d’un cycle fonctioimel — il serait impropre de parler de dominante. Les exemples 10 k 12 representent, contrairement aux exemples 7 a 9, la realisation d’un cycle fonctionnel.

124

!!

LBMODkLBSVNTAGMATIQVE-fARADIGMATIQVE

I VI IV VII, I IV T--------------------------------------- -SD

^eftiple 11

V D

I T

J. S. Bach, Nun blttm bitten wtr dm helllgm Gelet

J '

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1

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V

1

JLa premiere mesure dans les exemples 10 et 11 reprdsente une prolc|ngation de la tonique; la deuxi^me mesure dans I’exemple 10, de m^ine que les deuxieme et troisieme mesures dans i’exemple 11, repr^sentent la sous-dominante, la dominante et la tonique. ^ L’exemple 12 repr^sente le cycle fonctionnel de mani^re diffi^ente. Example 12

J. S. Bach, An WasserflOssen Babylon

i fi 125

TRAlTiDESUJETSMUSICAVX

La sous-dominante dans Texemple 12 est prolongee par une succession de secondes qui se presente a la basse et qui s’dtend entre un do (fondamentale d’un IV®, sur un temps fort) et un la (fondamentale d’un II®, sur un temps fort egalement). La basse de cette sous-dominante est typiquement approchde par un saut de quinte (sol-do) et abandonnee par un saut de quinte (la-re). Le V® et le Ve (mes. 1) se presentent ainsi comme des accords subordonnes a la sousdominante, et non comme des accords de dominante. II conviendrait done d’enregistrer une difference qualitative entre le V® dans la premiere mesure et le V® dans la deuxieme mesure. Cette difference provient d’une hierarchie qui confdre au premier V® le statut d’un accord subordonne ; au deuxieme V®, le statut d’un accord structural. Le VI® dans la premiere mesure de I’exemple 12 m^rite quelques explications. II pent 6tre interprete, du fait qu’il est precedd d’un V® et par rdfdrence a I’enchainement V-VI dans une cadence rompue, comme im accord tonique. Une telle interpretation serait erronee pourtant, car un VI® qui represente la tonique apparait avec une doublure de la tierce, ce qui visiblement n’est pas le cas de I’accord qui nous conceme. Quoi qu’il en soit, notons la doublure de la fondamentale (mi) au lieu de la tierce (sol). Cette doublure assume dans le VI® de I’exemple 12 un role structural ddtache de toute consideration ayant trait a la melodic ou a la conduite des voix, contrairement a ce que Ton aiuait pu supposer. Ce que nous venons de dire peut etre corrobord par deux observations. La premiere nous mene a constater que la doublure de la fondamentale entraine ime succession quinte-octave (entre la basse et le tenor) qui, pour le moins que I’on puisse dire, est peu conforme aux regies relatives a la conduite des voix. (Une doublure de la tierce par contre, avec un sol au tenor, aiuait cre^ sans doute meilleur rapport d’intervalles entre les voix.) Une autre observation nous ferait remarquer qu’une doublure de la tierce amdliore la ligne m^lodique du tenor, qui souffire d’lme certaine defaillance causae par la doublure de la note mi. On ne saurait 126

LEMODtLESYNTAGMATIQUE-PARADIGMATIQUB

done expliquer la doublure de la fondamentale dans le VI® de Fexemple 12 autrement que par le fait qu’on a affaire a un syntagme sous-dominant, exprimd par la totality des reprdsentants de la sousdominante : un IV®, im VI®, et un II® (lids par im V® et un Ve). On constate, une fois de plus, que certains ddtails que Ton aurait tendance a negliger — la disposition d’un accord, la doublure, etc. — jouent un role capital dans la determination fonctionnelle de I’accord concemd. I

2. '2. 2. LE CYCLE PARA-FONCTIONNEL La discrimination entre les accords dont le gene fonctionnel est rdalisd, d’une part, et les accords dont le gene fonctionnel n’est pas r,dalisd, d’autre part, entrame la formation de deux types de suites: 1) le cycle fonctionnel, constitud de fonctions confirmdes (ex.‘ 13); 2) le cycle para-fonctionnel, dans lequel la suite T-SD-D-T est reprdsentde par des fonctions non confirmdes (ex. 14, a et bf. Ces deinieres seront marqudes en italiques, en caracteres minuscules :

t-s‘d-d-t.

Example 13

Cycle fonctionnel

127

Tb a it £d e s u j e t s m u s ic a u x

Exemple 14

Cycles para-fonctlonnels

a.

b.

II

g

o



I

IV.

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I

I

Hz

Vi

I

t

sd

d

t

t

sd

d

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------- h----■' ==j J

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1

139

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1 Tr a it 6d e s v j e t s m u s ic a u x

Exemple 25b t.

L

.-/.j p.._ f

A

1

>f

I*

p

1 f

Le mi! (encadre) dans 1’exemple 25a represente, d’apres la theorie de Tharmonie tonale, ime note etrangere k I’accord de sih. Cependant, le mi Ij en question est perfu comme xme composante de rharmonie, plutot que comme une note etrangere. Une r^ecriture paradigmatique permet de mettre en evidence un rapport d’equivalence entre le re (mes. 1), le la (mes. 2) et le mi I (mes. 3). Le fait que le la et le re soient entendus comme des elements constitutifs de leurs accords respectifs, et que le mill maintienne un rapport d’Equivalence avec ces notes, nous mene a entendre le mill de la meme maniere que Ton entend le la et le re, c’est-^l-dire comme un constituant de rharmonie. L’extrait suivant, dont Tanalyse est empruntEe a Nicolas Ruwet’^, rEvele un probleme du meme type (exemples 26a a 26c).

140

Le

m o d u l e s y n t a g m a t iq u e -p a r a d ig m a t iq v e

*

E^emple 26a

J.-P. Rameau, Les Fites d'Hibi

r-4-,-----t a..... -« t .g 1_2 1 t" JT t :—73—1---' —15 1 ---1r _

t™ ^

__________

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F

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-J=h-jp ij X/------p---------—«-- si#— U inf r b

j r- j—t /

^

..-fe.....V.......1

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If-

-j|

Exemple 26b

^1-------Exemple 26c F#=Ft=F

P*

.

M

M

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1'.....-

-

l^-^

.................."•'TO

r

1

T-f-4

1----------- Ley

La premiere question qui se pose en rapport avec I’exemple 26a, est de savoir quel est le statut des accords encercles (mesures 5 et 6). L’accord de fa majeur est tout a fait consonant. Par contre, celui de la sixidme mesure constitue un accord de quinte diminu^e, c’est-^dirp im accord instable qui, selon la theorie de Rameau, ne pourrait pas figurer vraiment dans la basse fondamentale. «Or, les deux accords [encercles] sont pris dans deux figures successives qui sont des repetitions rythmiques I’une de I’autre. Cela leur confere, d’un

141

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

certain point de vue, le même statut, bien que la théorie de l’harmonie les distingue nettement'^. » Pour nous permettre d’avancer, notons que l’accord de fa majeur se présente dans une situation particulière : d’abord sur un levé (mes. 4) et ensuite sur im premier temps (mes. 5). Or, « il est en général exclu qu’un même accord consonant puisse se présenter successivement, comme c’est le cas ici, d’abord sur im levé, et ensuite sur le premier temps de la mesure suivante*^“».-Ceci étant, la structure de base pourra apparaître « si on reconnaît que la seconde phrase (mesures 5-8) constitue ime répétition variée de la première^^ ». Car il est clair, dans la première phrase, que les accords qui tombent sur le premier temps des mesures 1 et 2, et qui correspondent aux accords encerclés dans la deuxième phrase, représentent des appoggiatures longues qui sont résolues chaque fois sur le troisième temps. L’harmonie fondamentale de la première phrase correspond par conséquent à l’exemple 26b, tandis que celle de la deuxième phrase — compte tenu des rapports que les deux phrases entretiennent l’une avec l’autre, et de certaines particularités que nous avons pu observer — devrait correspondre à l’exemple 26c. La conclusion à laquelle Nicolas Ruwet nous mène, à juste titre, est qu’un accord tout à fait consonant, l’accord encerclé de fa majeur, ne constitue en fait qu’une dissonance à double appoggiature sur un accord de sol. Un phénomène similaire apparaît dans l’exemple 27. Exemple 27

L. van Beethoven, Sonate pour piano, op. 10, n* 3, lit

Le la encadré (mes. 5) constitue la fondamentale d’un accord de sixte. Cependant, il entretient un rapport d’analogie avec le ré

142

! V¡ ¡í''

í

LB m o d è l e SYNTAGMATIQUE-PARADIGMATIQUE

P ig&cerclé (mes. 2) et avec le sol encerclé (mes. 6). De ce fait, le la en I fuestion est entendu de la même manière que le ré (et que le jo/, a posteriori), c’est-à-dire comme une sorte de dissonance qui se résout âjnm sol. I Í.; Des observations comme celles qui nous mènent à conclure qu’une fondamentale se conduit comme ime sorte de une dissonance ou qu’un accord de fa majeur se comporte comme une double : appoggiature sont considérées comme déroutantes par ceux qui font ièstraction d’une phénoménologie de l’écoute. Pourtant, une analyse paradigmatique ou autre — qui tourne le dos à l’écoute musicienne ^t condanmée à passer à côté de l’essentiel. Je vais poursuivre cette idée en m’appuyant sur un extrait de Schumqnn (ex. 28). > Exemf)(e 28

R. Schumann, Album pour la ¡eunesse, op. 88, n° 41

Mon attention a été attirée par l’accord encadré — un accord de 5o/, mineur avec un do qui se présente à première vue comme une appoggiature (ou un retard). Cependant, il se produit à cet endroit uii fdiénomène particulier, inclassable. De par une caractéristique que l’on pourrait qualifier de “sémantique”, faute de mieux, le do n’est pas étendu comme une appoggiature, comme une note étrangère, mais flutôt comme un constituant de l’harmonie. Cela veut dire, en d’autres tenues’, que le do ne peut être omis sans affecter le caractère essentiel de l’harmonie, alors que le si b peut être éliminé sans affecter l’essence harmonique de l’accord concerné.

143

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

Mendelssohn aurait sans doute pu harmoniser le fragment en question de la manière suivante (ex. 29). Exemple 29 9

1.....

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1—^

¡

—bJ--------------■t

Tt«

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^ —nfia z:

5-

'f

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Dans le contexte de l’exemple 29, le si I] dans l’accord encadré est entendu, paradoxalement, comme ime note étrangère, comme une note de passage oserait-on dire, tandis que le do qui le précède est entendu comme une composante de l’accord. Cette manière d’entendre l’accord encadré étant suggérée, la question soulevée est de savoir comment interpréter l’accord encerclé dans l’exemple 28 (mes. 3), compte tenu du rapport d’équivalence qui se crée entre les mesures 1 et 3. Cette question est importante dans la mesure où elle nous mène à constater qu’une application automatique du modèle paradigmatique peut aboutir à des conclusions erronées. Ainsi, vu le rapport d’équivalence qui se crée entre les mesures 1 et 3, on aurait pu avoir tendance à interpréter l’accord encerclé de la même manière que l’on a interprété l’accord encadré : le fa comme constituant de l’accord, le mi comme note étrangère. Or, rien de tel ne concerne l’accord encerclé. Ce dernier est entendu, conformément à l’explication proposée par la théorie traditionnelle, comme un accord de do majeur avec un retard, contrairement à la manière dont on entend l’accord encadré. On constate ainsi que certaines analyses paradigmatiques confirment ce qui est entendu (exemples 25 à 27) et que d’autres, qui

144

Le m o d è l e SrNTAGMATIQUE-PAEADTGMATIQUE

s’appuient sur des équivalences comme celle qui ressort de l’exemple 28, risquent de créer un fossé entre ce qui est vu et ce qui ¿st entendu. Néanmoins, l’analyse paradigmatique permet de découvrir des faits qui passent souvent inaperçus, aussi bien par l’œil qife par l’oreille, comme le montrent les exemples 30a à 32g. „ Èx^ple 30a

W. A. Mozart, Quatuor à contea, K. 465, III (mesuras 17-20)

Allegretto

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cJ ^ ..

f=f=Ÿ^ H .. Exemple 30b r-Oe ^.4

f

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r

r*1------ -------------------------------------------- PT-r *

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r



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Une analyse paradigmatique de l’exemple 30a révèle que Mozart connaissait la polymétrie. On découvre ainsi que la mélodie se déroule sur un lythme en 5/4 et que l’harmonie, par contre, engendre un rythme en 3/4, comme le montre l’exemple 30b. Ceci étant, ce passage soulève quelques problèmes subtils. Si l’on se posait la question de savoir, par exemple, quelles sont les harmonies implicitement entendues à chaque fois qu’apparaît un soupir, on se trouverait face à une impasse, surtout si l’on espérait trouver une réponse à cette question dans divers rapports paradigmatiques. Une analyse paradigmatique comme celle de l’extrait de Rameau (ex. 26a) serait de peu d’utilité à cet égard ; car elle ne peut fournir, dans le cas qui nous concerne, que des renseignements “négatifs”. Essayons ainsi de voir quelle est 145

Tr a it é DE SVJETS MUSICAUX

l’harmonie sous-jacente qui accompagne le do et le si dans la première mesure. Si l’on se référait à l’endroit auquel ces deux notes réapparaissent (mes. 3) pour chercher une réponse, on verrait que l’on ne pourrait en tirer aucmi renseignement ; car l’accord de do majeur, qui apparaît dans la mesure 3, serait exclu dans le contexte de la première mesure. On pourrait s’interroger de même sur ce que représente l’harmonie sous-jacente qui accompagne le sölet le ré dans la mesure 2. L’accord de sixte qui se présente à l’endroit correspondant, tout au début, serait inacceptable dans la deuxième mesure pour des raisons rythmico-harmoniques, qui tiennent de l’évidence. Enfin, le même problème se pose par rapport à l’harmonie qui accompagne le si et le la dans la mesure 3. Le mérite d’rme approche syntagmatique-paradigmatique, dans ce cas, n’est pas de fournir des réponses, mais, bien au contraire, de nous faire remarquer ce qu’une répétition chez Mozart peut entraîner comme problèmes et comme complexité. Quoi qu’il en soit, on serait fort embarrassé, avouons-le, si l’on devait harmoniser les petites notes accompagnées d’un soupir, en respectant le style de Mozart. L’analyse paradigmatique permet, en certains cas, la mise en relief de phénomènes délicats. Cependant, certains faits qui impliquent des rapports paradigmatiques, échappent à une réécriture automatique — entre autres, parce que cette dernière ne permet pas de repérer des variables qui se présentent simultanément. Tel est le cas de l’exemple 31.

Exemple 31

J. s. Bach, Christus, der uns selig macht

rß—-J--------J--------- J---------J---------T¡l-------- H---------- ]------------A. •* *--------- ----------- »--------T-a------------- 1 vvy »I-w 1---------1n---------- 1--------- iny------------- 1 «Í ’'1 I --------- 1 1 y---- --TT»--------^ JJ______ À__ nà

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146

Le MODÈLE SYNTAGMATIQUE-PAKADIGMATIQUE

il j—^—J=î= J 1/ *

I fé==¿= i f- T ■ r. . . . . . . . . J____ J—ijJ--------t-------

Au niveau du chant, les deux phrases présentées dans l’èî^émple 31 sont identiques du point de vue rythmique et presque identiques du point de vue mélodique. Ceci étant, on ne saurait saisir le âens de l’ensemble des éléments qui séparent les deux phrases, ni la relation qui les lie, qu’à partir d’une observation qui porterait sur des dorinées qualitatives. Cette dernière nous permet de remarquer que la çadence de la première phrase (mes. 2) est moins stable, plus tendue, què celle de la deuxième (mes. 4). De surcroît, le début de la première phrase (mes. 1) est moins tendu que celui de la deuxième (mes. 3). Il s’ensuit donc que le début de la première phrase — relativement stable, détendu — est contrasté par ime cadence tendue ; et, inversement, que le début de la deuxième phrase, tendu, est contrasté par une cadence stable, détendue. Il s’établit ainsi, entre le début de la première phrase et la cadence de la seconde, et entre la cadence de la première phrase et le début de la deuxième, un rapport d’équivalence au niveau d’une tension, d’un degré de stabilité (ou d’instabilité). Une telle constatation met en évidence le fait que deux unités équivalentes d’un çe^in point de vue peuvent être opposées d’un autre point de vue — ce qui poiurait changer la forme de la réécriture paradigmatique. Ce qu’il nous reste à voir maintenant, ce sont les éléments qui opposent les deux cadences (mes. 2 et mes. 4). La tension dans la première cadence et la détente dans la seconde se construisent, chacune, par la combinaison d’un nombre de propriétés qui s’opposent dans les deux cas. En premier lieu, on remarque des intervalles de secondes à la basse de la première

147

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

cadence, en opposition avec des sauts de quarte et de quinte dans la deuxième. Ceci étant, signalons l’accord de sixte sur le premier temps (première cadence), en opposition avec un accord de quinte (deuxième cadence). Notons ensuite les croches (ténor et basse) dans la première cadence, en opposition avec les noires dans la deuxième. Un trait distinctif supplémentaire apparaît dans la dissonance de l’avant dernier accord (première cadence), qui s’oppose à l’accord consonant dans la deuxième cadence. Notons, enfin, la doublure de la quinte dans l’accord final de la première cadence, en opposition avec une doublure de la fondamentale dans l’accord final de la deuxième. La mise en évidence des éléments inventoriés n’aurait de sens que dans la mesure où, conjointement, ils créeraient une opposition qualitative — tension/détente — de la manière suivante : - les secondes à la basse sont plus dynamiques, moins stables, que les sauts de quarte ou de quinte ; - l’accord de sixte est plus tendu que l’accord de quinte ; - les croches sont plus dynamiques, moins stables, que les noires ; - la dissonance de l’avant dernier accord produit, évidemment, une tension plus élevée que la consonance de l’accord correspondant ; - l’accord avec ime doublure de la quinte est moins stable que ce même accord avec une doublure de la fondamentale. Inutile d’insister sur l’importance de tels détails, insignifiants en apparence, et sur le seris que peut prendre la juxtaposition de deux phrases, équivalentes d’un certain point de vue, dans im choral de Jean-Sébastien Bach. L’exemple suivant pose, lui aussi, un problème que l’on ne pourrait appréhender sans avoir recours à l’analyse paradigmatique (exemples 32a à 32g).

148

Le MODÈLESYNTAGMATIQUE-PARADIGMATIQVE

Exemple 32a

F. Chopin, Mazurka, op.67, n° 4

M=4 ---------- ii=À=

t jt —y—

Lr--------------------------------- "r—^^

Exemple 32c r-Q 1 K rn -fth J -Jt< r é ^ èî ' « ' h

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■»=n----------------

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Exemple 32d

11

^ , ■!- - - - - - - __ __- - - - - - m - - - - - 1- - - - a----^ n.-—ï«—*—=----^- - - - - - - - - - P- - - - - - - - - -j- - - - - - - - - - - •y ^ U=H—— ——

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Exemple 32e

149

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x Exemple 32f

ir"*i

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Exemple 32g

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L’harmonie de la deuxième mesure dans l’exemple 32a est interprétée à première vue comme un accord de septième de dominante. Cependant, de par un phénomène que j’appelle pédale imaginaire, le la à la basse de la première mesure se prolonge jusqu’à la troisième mesure, comme le montre l’exemple 32b. Il se crée ainsi, dans la deuxième mesure, im phénomène qui représente la superposition de deux harmonies : un I et un V. Ce phénomène, que l’on appelle strates harmoniques, particulièrement caractéristique de l’harmonie de Chopin, se présente de manière réelle dans la troisième mesure de l’exemple 32c. Nous allons poursuivre l’analyse de cette mazurka en mettant en relief quelques problèmes liés à la notion de pédale imaginaire. Une question intéressante qui se pose est de savoir 150

Le m o d è l e SYNTAGMATIQVE-PARADlGMAnQVE

quçlle est la basse entendue pendant les soupirs encerclés dans l’exemple 32e : un mi, comme l’indique l’exemple 32f, ou un la, qui apparaît au début de l’exemple 32e (avant la double barre) et qui se manifesterait comme une pédale imaginaire tout au long des quatre jttesures qui suivent (ex. 32g). La réponse à cette question n’est pas facile, car chacune des deux possibilités est parfaitement compatible ayqc le style harmonique de Chopin. Essayons donc de rechercher la réponse au problème qui se pose dans les facteurs formels. Les mesures 6 à 9 dans l’exemple 32e représentent une variation des mesures 2 à 5. Étant donné, dans le fragment qui s’étend des mesures 6 à 9, que la basse change après trois mesmes, on aurait tendance à croire que l’interprétation correcte des mesures 2 à 5 dans l’exemple 32e se trouve dans l’exemple 32f, et non dans l’exemple 32g. Cependant, un examen des exemples 32c et 32d révèle quelques données supplémentaires. Le passage présenté dans l’exemple 32c réapparaît cinq mesures plus tard avec une variation harmonique, comme le montre l’exemple 32d. Tandis que l’exemple 32c représente une Unité de quatre mesures, du point de vue de la durée que prend la note la à la basse (le la de la première mesure se prolonge par la force d’unb pédale imaginaire), l’exemple 32d se subdivise en une unité de trois mesures et une autre, d’ime mesure. Le fait que nous venons de mettre en relief, projette une autre lumière sur les mesxues 2 à 5 dans l’exemple 32e. Ceux qui avaient choisi l’option de l’exemple 32f, pom créer une équivalence du point de vue du rythme harmonique, pourraient opter maintenant pom* l’exemple 32g. Cette démarche peut être justifiée par ime éqmvalence qui se crée au niveau du rythme de la basse entre, d’xme part, l’èxemple 32g et, d’autre part, les exemples 32c et 32d. Cette équivalence réside dans une opposition entre deux firagments ; le premier s’étale sur xme unité de quatre mesures (exemple 32g, mesures 1-4 et exemple 32c) ; le second, de la même taille, se subdivise en ime unité de trois mesures et une unité d’une mesure (exemple 32g, mesures 6-9, et exemple 32d). 151

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

5. D’un paradigme syntaxique Exempte 33

Le schéma figmant dans le haut de l’exemple 33 — qui n’est pas sans évoquer les fameux arbres de la grammaire générative en

Le MODÈLESYNTAGMATÍQVE-PAKADJGMATIQVE

lingûistique — représente la structure syntaxique, précompositionnelle, de, milliers de phrases musicales couvrant un champ stylistique qui s’étend de Jean-Sébastien Bach à Dmitri Chostakovitch''*. Ces phrases de huit mesures (ex. 33) se subdivisent en trois parties : - - un syntagme initial (SI) ; - un syntagme médian (SM) ; - un syntagme terminal (ST). À un autre niveau, plus proche de la “structure de surface”, elles comportent les unités suivantes : - im motif initial désigné par A (mesures 1-2) ; - une unité de deux mesures — répétition (ou variation) rythmique du motif initial — désignée par A’ (mesxures 3-4) ; - une imité d’une mesure (comportant généralement un élément thématique de A) désignée par a (mes. 5) ; - une autre unité d’une mesure — répétition (ou variation) de la cipquième mesure — désignée par a’ (mes. 6) ; - im motif cadentiel désigné par B (mesures 7-8)*^. Le modèle représenté par l’exemple 33 s’applique à ime catégorie de phrases bien plus importante que ce que l’on aurait eu tendance à imaginer. Certaines phrases de huit mesures qui n’ont apparemment rien à voir avec le modèle concerné, ne représentent en fait qu’une transformation de la stmcture de base, comme le démontre l’exçtt^île 34a.

153

Tr a it é d e s u j e t s m u sic a u x

La phrase de huit mesures (ex. 34a) comporte une unité de trois mesures et cinq unités d’ime mesure. Cependant, cette phrase dérive du modèle que représente l’exemple 33, par ime permutation qui consiste à déplacer la première mesure de la phrase vers l’endroit réservé à l’avant-dernière mesure. Ainsi, en amenant au début de la phrase la mesure encadrée, en respectant l’ordre des auttes mesures tel qu’il est, on obtient le modèle syntagmatique de base, comme le démontre l’exemple 34b. Des tests que nous avons pu effectuer démontrent que des sujets acculturés à la musique tonale ont plus de difficultés à mémoriser la phrase de Mozart (ex. 34a) que la phrase adaptée au modèle syntagmatique de base (ex. 34b). De telles constatations suscitent une interrogation se rapportant à la cognition musicale. La question qui se pose, que l’on ne saurait ignorer, est de savoir si Mozart était, oui ou non, conscient de la transformation effectuée. En supposant que cette transformation ait été faite sciemment, on admettrait que la phrase a été conçue au départ de la manière dont elle se présente dans l’exemple 34b. Cela entraîne évidemment toute une série de questions concernant la manière dont Mozart composait. Si l’on présume, par contre, que la phrase telle qu’elle se présente dans l’exemple 34a a été conçue spontanément, sans référence au modèle de base, on serait obligé d’admettre que Mozart aurait intériorisé, outre la structure du modèle syntaxique que représente l’exemple 33, certains principes de transformation qui ont ime importance majeure, d’un point de vue cognitif Enfin, le modèle syntaxique qui nous concerne (ex. 33) englobe, outre la structure d’un type de phrases de huit mesures, la structure sous-jacente de certaines phrases dont le cadre formel dépasse celui de huit mesures. Tel est le cas de l’exemple 35a qui comporte dix mesures, et de l’exemple 36a qui comporte treize mesures. Dans des phrases de ce type, les expansions (encadrées dans les exemples 35a et 36a) peuvent être repérées à partir d’une réécriture de la phrase, conformément au modèle de huit mesures (exemples 35b et 36b). 154

Le m o d è l e s y n t ag m at iq v e -p ar ad ig m at iq v e Í

î';

Exemple 35a

W. A. Mozart, Sonate pour piano, K. 283

»

ExeiViple 35b

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A

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¡^1 “

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L van Beethoven, Sonate pour piano, op. 7

Exemple 36b

Il convient de remarquer que les expansions détectées par une réécriture de la phrase peuvent être supprimées sans que cela affecte la

155

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

grammaticalité de la phrase, sans que la phrase perde son caractère de phrase bien formée (exemples 35b et 36b). Exemple 37

L’exemple 37 représente une “réduction” d’une phrase de dix mesures (ex. 35a) en une phrase de huit mesures. Cependant, contrairement à l’exemple 35b qui représente, lui aussi, xme réduction de la même phrase, le résultat obtenu dans l’exemple 37 est celui d’une phrase mal formée. Cette malformation est due au fait que la sélection des mesures prélevées (la quatrième et la sixième en l’occurrence) s’est faite dans l’exemple 37 sans tenir compte de la structure syntaxique sous-jacente. Cette dernière, qui apparaît sous forme de schéma dans l’exemple 33, se présente comme une “structure de sm-face” dans l’exemple 35b.

156

Chapitre IV Questions de pédagogie Dialogue ouvert aux jeunes enseignants* t

1. Préambule Toute connaissance que n 'a pas précédé une sensation m'est inutile. André Gide Il voulait tout savoir mais il n ’a rien connu. Gérard de Nerval

Jonathan Silver : Vous avez consacré une importante partie de votre activité professionnelle à l’enseignement ; vous avez largement * Dialogue entre Jonathan Silver, jeune enseignant, ancien élève d’Yizhak Sadaï, et Yizhak Sadaï.

Tr a it é d b s u j e t s m u s ic a u x

contribué à la formation de compositeurs, de chefs d’orchestre, de musicologues, d’enseignants. Comment pourrait-on, d’après vous, aborder de nos jours le sujet de la pédagogie musicale ? Yizhak Sadaï ; Au sens profond, la pédagogie touche à une problématique qui relève d’une philosophie de l’éducation, d une part, et d’une épistémologie musicale et cognitive, d’aufre part. Les multiples facettes de cette problématique m’ont mené à discerner trois étapes concernant l’apprentissage. Je les désigne, faute de mieux, par information, savoir, et connaissance. Cette tripartition présuppose, pour ma part, deux types d’approches fondamentales : une approche de l’abstrait, du théorique (de ce qui est classable en catégories prédéterminées) pour ce qui relève de Vinformation ; et une approche du singulier, du phénoménal (de l’inclassable) pour ce qui aurait trait a la connaissance. JS : Vous dites souvent que la connaissance dérive du savoir et que le savoir implique une information, dans la plupart des cas. YS ; En effet. Ceci étant, dans im domaine comme la musique une information qui ne mène pas au savoir est condanmée à rester inopérante. De surcroît, on n’acquiert de savoir authentique, qu’à partir d’une expérience : musicale, intellectuelle, spirituelle, émotionnelle, etc. Or, c’est précisément cette expérience que la pédagogie moderne (fixée, essentiellement, sur l’information) semble ignorer, et que les enseignants, soucieux de transmettre une information efficace (adaptée aux conditions des épreuves et des concours) semblent négliger. JS : Comment expliqueriez-vous la différence entre information,

savoir, et connaissance ? YS : Je prendrai l’exemple le plus simple qui me vienne à l’esprit : l’accord parfait (de do majeur). Au niveau de Vinformation, un tel concept peut être représenté par une définition rigoureuse. Mais une définition ne procure aucrm savoir, au sens où je l’entends. Car Hans le cas qui nous concerne, le savoir consiste à pouvoir reconnaître un accord parfait en diverses dispositions, en diverses orchestrations. 158

Qu e s t io n s DE PÉDAGOGIE

dans» diverses fonctions harmoniques, etc. Un tel savoir se construit, yous, le savez bien, par un processus assez long qui transforme ririformation — la définition de l’accord parfait — en une image auditive. Cela implique, comme tout savoir authentique, une intériorisation, une pénétration' du sujet dans l’objet et de l’objet dans le sujèt. „ Le stade de la connaissance, quant à lui, est lié à ime double matqration : celle d’une sensibilité particulière et celle d’une certaine forine d’intelligence. La connaissance provient d’une interrogation du savoir et d’une mise en question de l’information^. On découvre ainsi, par la force de la connaissance, que le premier accord dans l’exemple L,et-le premier accord dans l’exemple 2 (encadrés) représentent deux phénomènes séparés, différents l’un de l’autre, bien qu’ils répondent à unetaême définition. Exemple 1

L. van Beethoven, Sonate pour piano, op. 111

'Arietta ' 'Adagio molto (e) semplice cantabile

ni

t=^ t -tt----------------

Exemple 2

----- ^--------

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W. A. Mozart, Sonate pour piano, K. S45

Allegro ^_____ fL.

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J— —J #J il—r—a—i—a—i—a—t—a—n —1—#—M '#■ t—’-0—H

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159

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

JS : Vous parliez lors de l’un de vos coius d’un “énoncé philosophique” qui ressort de VArietta de Beethoven (ex. 1), en attirant l’attention sur le sens, la signification, du premier accord. • YS : En effet, il serait bien triste d’imaginer un musicien qui n’est pas sensible à la particularité de cet accord — liée à remplacement de la quinte dans le grave et à l’espacement qui se crée entre les voix médianes. Mais supposons que nous ayons "affaire à un musicien sensible à cet égard. Aurait-il le courage de remettre en question les fondements de son savoir "Ì Autrement dit, prendrait-il l’initiative de repenser la relation entre l’abstrait que représente la notion “accord de do majeur”, et le concret — les phénomènes, différents l’un de l’autre, que créent les accords initiaux dans les exemples 1 et 2 ? JS : Ce que vous dites est dérangeant. Car, on finit par se demander s’il faut tourner le dos à la catégorisation, à l’abstraction, à la théorisation de certaines notions — celle de Vaccord parfait en l’occurrence —, en faveur d’une phénoménalisation ; ou si, au contraire, on devrait faire abstractipn de certains phénomènes pour préserver la théorie. YS : On pourrait dire, en poussant les choses un peu loin, que cela nous mène à la question de savoir si nous pouvons placer les accords concernés (exemples 1 et 2) sous xm même titre, si nous ne devons pas créer deux catégories distinctes (ou un nombre indéfini de “catégories” pour couvrir la totalité des cas particuliers) ou, enfin, si nous ne devons pas renoncer, en ce qui concerne la musique, à une catégorisation, en général... JS : Il est surprenant d’entendre ce que vous venez de dire, vous qui émettez des énoncés théoriques à caractère hypothéticodéductif (dans le chapitre II du présent ouvrage, par exemple). Vous insistez sur l’importance d’une orientation phénoménologique, c’est vrai, et vous dites que l’abord de la musique tonale suscite une théorisation de l’identique et une phénoménalisation du singulier, fort bien. Mais comment conjuguer ces deux approches au sein de la 160

I.

Qu e s t io n s d e p é d ag o g ie

pratique pédagogique ? YS : Il faut commencer par faire comprendre aux étudiants qu’il existe en musique des phénomènes inclassables, par rapport auxquels le rationalisme classique reste trompeur et déroutant. Cela dit^ les deux approches que vous évoquez se conjuguent d’elles-mêmes, dans le cadre d’rme triade irréductible qui devrait orienter un projet dq pédàgogie destinée à la formation de musiciens professionnels. Cette trihde comporte : J - ime oreille musicale (discriminatrice et fonctioimelle, contextuelle), pour commencer ; - ime sensibilité qui porte sur le musical, le poétique, ^artistique, pour continuer ; - et enfin, une intellectualité qui touche à la philosophie, aussi bien qu’à la théorie, à l’analyse, etc. JS : Il semble, pour ne rien vous cacher, que vous adhérez à cette triade par inclination personnelle. ,i YS : Je pense qu’un musicien - entend (parce qu’il sent et parce qu’il sait), - sent (parce qu’il entend et parce qu’il sait), - sait (parce qu’il entend et parce qu’il sent). C’est un tout : un indivisible et irréductible tout. JS : Vous parlez souvent d’enseignement oral et de l’impossibilité de remplacer cet enseignement par des textes écrits. YS ; C’est vrai, et cela me paraît évident. On ne peut pas décrire la particularité d’un accord joué au piano : la résonance, l’espace, la temporalité, etc., pas plus qu’on ne peut construire im discours sur ce genre de phénomènes, en l’absence de commxmication braie, sans qu’il y ait im contact direct entre l’étudiant et l’enseignant. JS : À propos de votre triade, je me souviens d’une étudiante qui vous demandait ce que vous penseriez de la trajectoire : intellectualité sensibilité —► écoute. Dans le sens inverse, que vous préconisiez, disait-elle {écoute —♦ sensibilité intellectualité), le parcours est plus évident. 161

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

YS : Ce dernier parcours me fait penser à une idée d’Antonio Machado, que l’on peut paraphraser de la manière suivante : « de la musique au percept, du percept au concept, du concept à l’idée, de l’idée à la théorie ». Pour ce qui est du parcours opposé, évoqué par l’étudiante, il conviendrait d’abord de préciser ce que l’on entend par le mot intellectualité. Ce mot couvre, en ce qui concerne la musique, un intérêt et une aptitude pour des domaines aussi distincts que les spéculations numériques, les préoccupations métaphysiques, les travaux théoriques ou analytiques, la réflexion philosophique, etc. Ceci étant, j’avais demandé à l’étudiante si elle était intellectuellement capable d’imaginer une musique spirituelle, “sacrée”, à tel point qu’il serait “interdit” de l’exécuter, de la concrétiser. (J’avais à ce momentlà en tête le concept judaïque de Dieu — invisible et inconcevable.) JS : «Le deuxième mouvement du Quintette à cordes de Schubert», répondit-elle, si j’ai bonne mémoire... et vous disiez que cette musique constitue une merveilleuse fusion de spiritualité et de sensualité, dont on ne retrouve le caractère que dans certains passages de Mozart. YS ; C’est cela, en effet. Mais nous ne sommes là qu’au premier stade du parcours : celui de V intellectualité. Pour passer de l’intellectualité à la sensibilité, j’avais suggéré à l’élève de s’imprégner de l’idée de spiritualité, de sacré, et d’essayer de réaliser au piano l’extrait de Schubert. Une semaine plus tard, je remarquais que l’élève avait vécu une forte expérience. Elle exprimait au piano quelque chose de religieux, bien que la musique de Schubert sonnât mal. La jeune pianiste était absorbée par l’idée que je lui avais suggérée, au point où elle n’écoutait plus le résultat concret. J’ai attiré son attention sur ce fait (je lui avais parlé de chefs d’orchestre concentrés à tel point sur l’idée qu’ils se font de la musique qu’ils dirigent, qu’ils n’entendent plus l’orchestre). J’ai donc proposé à l’élève de se concentrer sur la réalité acoustique de son interprétation et de passer ainsi au stade de l’écoute. Une semaine après, je lui demandais de bien vouloir me montrer le résultat de son travail. Ce 162

Qu e st io n s d e p é d ag o g ie

q^e j’ai pu entendre était une pure merveille. Je n’aurais jamais cru (pie l’on pouvait aboutir à un tel résultat en deux semaines de travail. “ JS : Et voilà une leçon de musique... YS : J’étais heureux d’avoir réussi à guider cette jeune i|iqsicienne dans une triple expérience : d’intellectualité, de sensibilité^ eX. à'écoute musicale. J’étais satisfait d’avoir eu aussi la possibilité (i’|l]ustrer le sens de la triade que j’avais proposée. ,ç.»v

•>

*

*

2.X.e contexte historique JS : Le siècle précédent a été le témoin de transmutations musicales sans précédent. Aucune époque n’a connu en musique des événements aussi divers et antinomiques que ceux qui sont apparus au siècle dernier — commençant avec l’impressionnisme néo-modal et s’æshevant sur des musiques faites à l’aide d’ordinateurs, en passant par l’expressionnisme de Schönberg, le silence de John Cage, le séfialisme intégral, le graphisme de Bussotti, la musique aléatoire et, ^ieh entendu, l’expérimentalisme des musiques électro-acoustiques, spectrales et autres. Cette accélération dans l’évolution des styles^ n’évoque-t-elle pas l’allure à laquelle évolue le domaine de la tqclipologie ? YS : Oui, si l’on veut, mais il y a une différence. Tandis qu’en technologie, on peut parler de progrès de manière objective (les ordinateurs d’aujourd’hui sont plus performants que ceux des années 80), la notion de progrès serait difficilement applicable en musique, toqt, au moins dans le domaine de la création. Car on ne peut dire que la musique de Chopin soit meilleure que celle de Bach, ou que les œuvres de Schönberg soient plus réussies que celles de Mozart. * JS : On observe, en théorie musicale et en musicologie, im activisme prolifique stimulé par des idées ou des concepts empruntés à d’autres disciplines (le cognitivisme, la grammaire générative, l’analyse paradigmatique, etc.). Comment incorporer de telles 163

Tr a it é DE SUJETS MvsiCAVX

innovations dans un cursus destiné, par exemple, à la formation de professeurs d’écriture ou de composition ? YS : Les concepts théoriques que vous évoquez ne sont pas dépourvus d’intérêt. Car, paradoxalement, il n’existe rien de plus pratique qu’une bonne théorie appliquée avec sagesse (il n’y a qu’à évaluer le spectre d’applicabilité du modèle syutagmatiqueparadigmatique présenté dans le chapitre III). Ceci étant, on ne trouve de bonnes théories que parmi celles qui s’accordent avec la réalité que dévoilent les œuvres musicales et avec les exigences d’une oreille de musicien. Toutefois, ce n’est pas en incorporant les ordinateurs à l’enseignement de la composition, au détriment de l’harmonie, du contrepoint, ou de l’orchestration, que Ton va créer de meilleurs musiciens. Ce n’est pas non plus en remplaçant les cours d’écriture ou d’analyse par un cours d’informatique, d’herméneutique ou de linguistique que Ton va forcément élever le niveau des étudiants, ou que Ton va créer de meilleurs professeurs de musique. Certaines idées qùi relèvent de telles disciplines peuvent s’avérer fécondes en ce qui nous concerne ; mais il faut savoir les aborder avec précaution — d’un point de vue qui défend l’idée d’une irréductible spécificité de la musique. JS : Ce que vous dites semble parfait, mais nous savons que la réalité est différente. En fait, tout se passe comme si le monde des enseignants était divisé en deux camps — avec quelques belles exceptions, heureusement. Il y a, d’une part, les traditionalistes qui continuent à enseigner les règles scholastiques de l’harmonie et du contrepoint, comme cela se faisait il y a plus de cent ans, sans aborder le moindre problème compositionnel, stylistique, ou autre ; et d’autre part les modernistes (“progressistes éclairés”), qui ont tendance à minimiser, voire à supprimer, l’enseignement des disciplines traditionnelles (l’écriture avec tout ce que cela comporte). YS : Dans les deux cas, la musique est rare, dirait le poète ; «encore plus rare que Tamour»... Ceci étant, l’enseignement 164

QVESTÍOm DE PÉDAGOGIE

normatíviste, stérile et stérilisant (n’hésitons pas à le dire), n’a fait que durcir les positions de certains “modernistes” de 68 qui, pour leur part, croyaient pouvoir accéder à la composition musicale par l’infçrmatique, en livrant à des sourds, incapables d’harmoniser ou d’orchestrer le moindre fragment de musique, «des mots de passe eu Lisp ou en Q-Lisp », comme le disait si bien Pierre Schaeffer. Cette conjoncture a encouragé des jeunes gens (peu doués pour 4 pjusique) à entamer des études de composition — parce qu’ils étaîènt un peu mélomanes, parce qu’ils avaient entendu parler d’informatique musicale ou, enfin, parce qu’ils savaient citer en 68 quelques idées à la mode. Or, il y avait parmi eux, des personnes incapables d’enchaîner deux accords ou, à plus forte raison, d’écrire line pièce dans le style de Bach ou de Mozart, comme cela se faisait autrefois. Que ces jeunes veuillent devenir des compositeurs, cela les regarde, je leur souhaite du plaisir. Mais il y a une question qui se pose et qui devrait nous préoccuper. Elle consiste à savoir si l’on peut un j'ôur confier à ces mêmes gens, qui n’ont jamais intériorisé une tradition et une culture musicale, l’enseignement de la composition ou de la musique, tout court. JS : La formation de professeurs d’écriture (et de composition, indirectement) paraît être de toute première importance, car c’est de cette formation que dépendra la qualité de l’enseignement musical à l’avenir, et le caractère que prendra la musique dans les prochaines décennies. Reste à savoir, évidemment, ce que l’on entend par ime bonne formation. ^ YS : Je pense, pour ma part, qu’une formation en matière d’écriture musicale devrait poser quatre principes de fond : 1) une tentative de revaloriser, de revitaliser, de “reinT^s|caliser”, si j’ose dire, l’enseignement de certaines disciplines traditionnelles qui se perdrent (l’harmonie, le contrepoint, la fugue, la composition d’im Lied, d’une sonate, etc., en une diversité de styles) ; 2) un réexamen des méthodes concernant l’enseignement des disciplines traditionnelles ;

Tr a it é d e s u j e t s m u sic a u x

3) l’intégration à cet enseignement d’une pensée compositionnelle globale et étendue (dont il en sera question dans le chapitre VIII) ; 4) l’initiation des étudiants, futurs professeurs, à certaines idées-clé de la pensée contemporaine, notamment celles qui se sont avérées particulièrement propices à l’abord de la musique. C’est ainsi que l’on pourrait envisager une pédagogie fondée sur trois axes essentiels : tradition/modemité, intuition/réflexion, création/ expérimentatioa

3. De l’idéologie à la pratique JS : Les idées que vous exprimez paraissent difficilement réalisables. Il m’a fallu, personnellement, de longues aimées pour saisir les relations entre les multiples aspects de votre enseignement : l’aspect philosophique (ayant trait à l’esthétique, d’une part, à l’axiologie et à l’épistémologie, d’autre part), l’aspect théorique (systémique) et analytique, la pratique musicale (l’écriture, la composition, l’interprétation) et, enfin, la phénoménologie de l’écoute, qui fût pour moi une grande découverte, une expérience intellectuelle et musicale qui m’a profondément marqué. YS : La phénoménologie de la perception musicale vous a probablement marqué du fait qu’elle nous oblige à intégrer à notre substance pensante un principe d’incertitude, d’imprédictibilité. JS : Il y a de cela aussi, sûrement, mais les sujets que vous abordez dans vos cours dépassent largement des systèmes de référence prédéfinis. Je me souviens, par exemple, de l’un de vos cours pendant lequel vous analysiez la mazurka op. 17, n° 4 de Chopin (dont vous reprenez brièvement l’analyse dans le chapitre IX). Vous mettiez en lumière des rapports entre cette pièce de Chopin et la musique de jazz (vous réalisiez certains passages au piano et vous imitiez, en chantant, je m’en souviens, la trompette de Miles Davis). 166

Qu e s t io n s d e p é d ag o g ie

YS : J’ai touj9urs été frappé par un genre de prémonition que Ton découvre chez certains artistes (Chopin en l’occiirrence). JS : Vous évoquiez, à propos de prémonition artistique, certains dessins d’Alfred Kubin datés de 1903. « On dirait qu’ils sont tirés d’vm film documentaire siu la deuxième guerre mondiale, disiezvous. On a l’impression qu’ils ont été créés dans un camp de concentration... ». ^ Puis, vous citiez, à propos de prémonition artistique, des textes littéraires, en évoquant l’intertextualité et votre notion de mythophore...

4. L’écriture JS : Vous parliez de l’intégration d’ime pensée musicale globale, généralisée et étendue, à des disciplines traditionnelles ayant tr^it à l’écriture : le contrepoint modal, l’harmonie, etc. Comment peut-on mettre une telle idée en pratique ? 4

4-, 1. Le contrepoint modal YS : On observe fort souvent, hélas, que l’enseignement du contrepoint modal (se réclamant du style de Palestrina) est détaché de considérations stylistiques ou compositionnelles. Ce genre d’approche Pédagogique, qui réduit l’enseignement de l’écriture à un ensemble de règles, ne fait que confondre l’objectif et la méthode, la stratégie et la tactique. JS : Quels seraient, d’après vous, les objectifs que devrait viser l’enseignement du contrepoint modal ? YS : H y en aurait quatre : 1) l’acquisition de techniques d’écriture contrapxmtique ; 2) l’assimilation de la modalité (la fonctionnalité des modes) ;

167

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

3) l’acquisition de techniques adaptées à l’écriture de lignes mélodiques étendues ; 4) la familiarisation de l’élève avec des problèmes formels, compositionnels, stylistiques et esthétiques. JS : Qu’entendez-vous par « assimilation de la modalité » ? YS ; Les modes ecclésiastes sont tributaires d’une fonctionnalité particulière. Cette dernière implique uñe conduite mélodique et harmonique, un ductus, qui varie d’un mode à im autre. Par conséquent, une compréhension approfondie de la modalité nécessite l’intériorisation intuitive d’un ductus mélodique et harmonique, spécifique à chaque mode. Voilà ce que j’entends par une assimilation de la modalité. JS : À cet égard, vous discernez, me semble-t-il, les éléments qui caractérisent la structure d’une échelle et ceux qui caractérisent le comportement mélodique ou harmonique du mode correspondant. Or, on enseigne que le mode dorien est caractérisé par une sixte majeure (rm si en ré dorien), que le mode phrygien sur mi est càractérisé par un fa, et ainsi de suite, sans faire la moindre distinction entre la structure d’tme échelle et le comportement d’un mode. YS : Ce que vous dites est vrai, d’autant plus que les exemples que vous citez sont particulièrement pertinents. On remarque ainsi, dans le mode dorien (ex. 3), que la note si, caractéristique d’une échelle dorienne sur ré, n’apparaît qu’une seule fois (!) et que la note fa, par contre, caractéristique d’une échelle phrygienne sur mi, apparaît dix-huit fois (I). Il en est de même pour le mode phrygien (ex. 4). La note fa, caractéristique d’une échelle phrygienne sur mi, n’apparaît qu’une seule fois, alors que la note si, caractéristique d’ime l’échelle dorieime sur ré, apparaît dix-sept fois.

168

Qu e s t io n s DE PÉDAGOGIE Exempte 3

Kyrie dans le mode dorten

Eùmple 4

Kyrie dans le mode phrygien

» H

JS : Cette constatation est surprenante... YS : Je veux bien l’admettre ; mais votre étoimement montre bien à quel point les étudiants sont peu familiarisés avec le ductus mélodique et harmonique.

4- 1. 1.

TEMPORAUTÈ MUSICALE, LA BONNE DURÉE

JS : Je me souviens que vous parliez de la bonne durée d’im cantus firmus, évoquant ainsi la notion de temporalité musicale. YS : La temporalité musicale est un phénomène auquel il convient de sensibiliser les étudiants aussitôt que possible. 169

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

JS : Oui, mais la question est de savoir comment s’y prendre pour la présenter. YS : Il suffît, pour fîxer l’attention sur l’essentiel de la temporalité musicale, de faire remarquer qu’une musique qui dure trois minutes peut être trop longue, et qu’une autre, qui dure quatorze minutes peut nous paraître trop coiute. ____ JS : Vous introduisez ainsi une distinction entre la durée d’ime musique, celle du chronomètre, d’une part, et un temps psychologique subjectif, un temps vécu dans le cadre d’une expérience musicale,

, ^

d’autre part. YS ; C’est exact. JS : C’est à ce propos que vous parliez de la bonne durée, qui crée le sentiment d’un parfait équilibre temporel. YS : La notion de “bonne durée” est associée à une musique ressentie, au niveau d’;m temps musical vécu, comme n’étant ni trop longue ni trop courte. JS : Mais qu’est ce qui fait qu’ime musique soit ressentie comme trop longue ou trop courte, sinon la diuée objective ? YS : L’expérience temporelle dépend d’un ensemble de facteurs entre lesquels se créent des corrélations d’une grande complexité. Je citerais, à titre d’exemple, le rapport entre une accumulation d’énergie et une décharge d’énergie. Si on décharge plus que l’on n’accumule, il se crée le sentiment d’ime musique trop longue ; et inversement, si l’on accumule plus que l’on ne décharge, la durée de la musique risque de paraître trop courte. JS : Qu’est ce qu’une accumulation ou une décharge d’énergie ? YS : Ces termes, difficiles à définir, peuvent être appréhendés dès que l’on attire l’attention sur le phénomène qu’ils désignent. Ainsi, le ^fragment a dans l’exemple 5 (inspiré d’une fugue de Bach) est intuitivement associé à une accumulation d’énergie, contrairement au fi-agment b qui, lui, évoque une décharge.

170

Qu e s t io n s d e f è d a g o g ie Exemple S

JS : L’exemple 5 est éloquent sans doute. Mais vous disiez que la temporalité est tributaire « d’un ensemble de facteurs entre lesquels se créent des corrélations d’une grande complexité ». Pouvez-vous donner un exemple d’ime telle conjoncture ? YS : Je vous propose de considérer, à ce propos, deux thèmes musicaux : celui d’un menuet de Mozart et celui d’une symphonie de Mahler. Poxirriez-vous imaginer, à partir du premier, ime œuvre dont les dimensions seraient celles d’ime symphonie de Mahler ou, inversement, à partir du second, une pièce qui aurait les dimensions d’un menuet de Mozart? Cette question étant posée, pourrait-on à partir d’une liste finie de facteurs déterminés établir des corrélations inter^actorielles aptes à expliquer une telle incompatibilité ? • JS ; Je saisis bien la nature du problème... Mais comment aborder la temporalité, comment introduire sur le plan pratique la notion de “bonne durée” en enseignant le contrepoint modal ?

Du cantus firmas

YS : La temporalité peut être abordée aussitôt que l’on approche l’écriture d’un cantus firmus (dès que l’étudiant saisit que ce dernier constitue une mélodie non firagmentable, une “essence mélodique”, etc.). Il suffit, pour éveiller le sentiment d’une bonne (ou d’une mauvaise) durée, d’entreprendre l’écriture de tous les canti firmi possibles, du plus long au plus court, à partir d’un début donné de 171

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic au x

trois notes {ré-mi-fa, par exemple, dans le mode dorien) et en posant comme condition le critère d’un équilibre parfait du point de vue de la dmée ressentie (ex. 6). Exemple 6

/

!

L’exemple 6 nous permet de faire deux observations. La première porte sur ce que je continue d’appeler, faute de mieux, la “bonne durée”. On remarque ainsi, une constante temporelle qui se manifeste à travers le sentiment de durée bien équilibrée. Ce sentiment se crée par rapport à chacim des canti firmi dans l’exemple 6, malgré les différences qui existent en termes de durées objectives. La deuxième observation, dans ce même exemple, porte sur une corrélation entre l’étendue du cantus firmus, d’une part, et la hauteur du

172

Qu e s t io n s DE PÉDAGOGIE

point culminant, d’autre part ; plus ce dernier est élevé, plus la durée augmente. JS : Il est intéressant de voir que le cantus le plus court (a) est aussi bien équilibré que le cantus le plus long (J). Ceci étant, on remarque que l’exemple 6, a se heurte à une règle qui interdit la réitération du point culminant (la note fa, en l’occurence). YS: Dans le cas qui nous concerne, le deuxième fa est entendu comme im prolongement du premier, plutôt que comme une réitération. Par ailleurs, on ne peut créer un autre cantus, à partir des trois notes données (ré-mi-fa), qu’en introduisant une note plus haute que le fa, comme le montrent les canti firmi dans l’exemple 6. JS : Que diriez-vous du cantus suivant (ex. 7) qui comporte le même nombre de notes que l’exemple 6, al Exemple 7

I

YS : Je dirais qu’il est loin d’être satisfaisant, car il ne représente en fait que le schéma d’mie échelle ascendante et descendante. JS : Le cantus suivant (ex. 8) est-il plus réussi ? Exemple 8

YS : Non. Car il se subdivise en deux fragments de quatre notes (ré-mi-fa-sol et do-fa-mi-rê), formant ainsi une “symétrie” peu compatible avec la structure d’un cantus fiirmus réussi. JS : Pourrait-on éliminer cette symétrie en insérant un ré entre le sol et le do (ex. 9) ? Exemple 9

173

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

YS : L’insertion d’un ré dans l’exemple 9 anéantit, sans doute, la symétrie qui se crée dans l’exemple 8. Cependant, le ré inséré représente Iz. finale et il ne devrait, en tant que tel, réapparaître qu’à la fin. L’apparition de la finale avant la fin du canins, fi’eine le flot mélodique et crée, dans la plupart des cas, un arrêt qui “verrouille” le canins avant qu’il n’ait atteint le stade de clôture. JS : Que diriez-vous alors du canins suivant qui apparaît dans le traité de Jeppesen(ex. 10)^ ? Exemple 10

YS : L’ouvrage de Jeppesen est, sans doute, im des meilleurs, sinon le meilleur en la matière. Cependant, je ne peux m’empêcher de dire que l’exemple 10 constitue im canins firmns déficient, et pour cause : l’apparition de la finale (le ré encerclé) avant la fin, et la réitération des notes fa-mi—ré (encadrés). JS : Vos remarques sont convaincantes, sans doute, mais il n’en reste pas moins que les répétitions de certaines notes dans un caninsfirmns sont inévitables.

Une petite parenthèse

YS : Je n’ai jamais prétendu qu’ime bonne ligne mélodique soit caractérisée par un manque de répétitions. Elle l’est, entre autres, par le fait que les notés répétées se présentent à chaque fois ôang un autre environnement. Examinons, à ce propos, deux mélodies dans un style plus récent : l’une de Bartók (ex. 11), l’autre de Webern (ex. 12).

174

Qu e st io n s d e p é d ag o g ie

Exemple 11

B. Bartók, Mikrokosmos I, n° 1

Exemple 12

A. Webern, Passacaille, op. 1 '

Molto moderato

PPP

L’exemple 11, construit à partir d’un ensemble de cinq sons, comporte treize notes. Cependant, les notes répétées se présentent toujours dans un contexte différent. La note do, la tonique, apparaît deux fois : ime fois au début, ime fois à la fin (comme dans un cantus firmus). La note ré apparaît trois fois : une première fois, comme une note de passage ascendante (mes. 1) ; une deuxième fois, sur un temps fort (mes. 4), abordée par un mouvement descendant, suivie d’un silence ; une troisième fois, comme une note de passage descendante (mes. 7). La note mi apparaît à quatre reprises : une première fois, conune une ronde (mes. 2), abordée et abandonnée par un mouvement ascendant ; la deuxième fois, comme une note de passage descendante (mes. 3) ; la troisième fois, sur un temps fort, après un silence (mes. 5), abandonnée par un mouvement ascendant ; enfin, une quatrième fois, sur un temps fort également (mes. 7), abordée et abandonnée par un mouvement descendant ; la note fa apparaît trois fois : une première fois, sur un temps fort (mes. 3), abordée par un mouvement ascendant, abandoimée par un mouvement descendant ; une deuxième fois, sur un temps faible, comme une note de passage ascendante (mes. 5) ; une troisième fois, comme une note de passage descendante (mes. 6). Enfin le sol, point culminant, apparaît une seule fois, sur im temps fort (mes. 6). La mélodie de Webern (ex. 12) est plus simple du point de vue 175

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

de l’analyse qui nous concerne ; car, à part la tonique (ré), qui apparaît une fois au début et une fois à la fin (comme dans un cantus firmus), aucune autre note n’est répétée. JS : Ce genre de parenthèses que vous ouvrez souvent, pour renvoyer d’un cantus firmus à un extrait de Webern, d’un extrait de Palesrtina à une oeuvre de Nono, ou d’une pièce pom piano de Schumann à une pièce de Schönberg, ont été pour moi~ aussi profitables que l’étude approfondie de certains détails techniques. YS : Les parenthèses peuvent être profitables, comme vous le dites, mais il ne faut jamais oublier de les fermer pour revenir à l’endroit où on les avait ouvertes.

4.1.2. Le d u c t u s m é l o d iq u e

Revenons donc à l’exemple 10. Il suffit de remplacer le ré (encerclé) par im do (ex. 13) pour changer complètement l’allure du cantus firmus concerné. Il en est de même pour l’exemple 9 : en remplaçant le ré par im mi, on obtient un cantus tout à fait satisfaisant (ex. 14). Exemple 13

------ e----- ------- --

.....IMI----------------- “

Exemple 14 ........ - O

»

—2------e-------

—*»■ -M—....

JS : Le mi que vous introduisez dans l’exemple 14, à la place d’un ré, crée une sorte d’arpège (sol-mi-do) qui contredit ime règle interdisant ce genre de figures mélodiques. YS : Ce que vous dites touche à la notion de ductus mélodique. 176

Qu e s t io n s DE PÉDAGOGIE

L’accord de do majeur, tel qu’il se présente dans l’exemple 14, s’accorde parfaitement avec la conduite mélodique du mode dorien'*. L’exemple 15, par contre, qui représente le même cantus firmus, dans le mode phrygien, semble moins adapté au ductus mélodique de ce dernier. Ceci étant, je peux vous citer maints exemples d’“arpèges”, que l’on trouve dans la musique de Palestrina et dans celle de ses contemporains. Exemple 15

JS : Comment arrive-t-on à distinguer le ductus mélodique d’un mode donné de celui d’un autre mode ; y aurait-il des règles explicites qui déterminent la conduite de chaque mode ? YS : La connaissance du ductus mélodique ou harmonique d’un mode s’acquiert de la même manière, intuitive, dont on saisit certaines particularités d’ime langue : par exemple, l’ordre dans lequel apparaissent le substantif et V adjectif én langue française. On dit, par exemple, “un beau gosse”, au lieu de “un gosse beau” ; mais on dit “im ^osse intelligent”, et non pas “un intelligent gosse”. De la même manière, on n’entend pas “ma mère grande”, ni “ma grande mère” — tant et si bien qu’il faut détourner ces expressions et dire “ma mère qui est grande”. Enfin, on dit “une forte femme” et “une femme forte”, mais cela désigne deux choses distinctes. Des particularités de ce genre, caractéristiques de la “conduite de la langue française”, s’assimilent de manière intuitive. Il en est de même pour le ductus mélodique ou le ductus harmonique des divers modes. 4. 1. 3. De U LONGUE LIGNE MÉLODIQUE

JS : L’exercice qui consiste à construire un maximum de canti firmi bien formés à partir de trois notes données (ex. 6) semble 177

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

toucher, outre à la notion de bonne durée, à d’autres aspects de la composition. YS : Cet exercice porte surtout sur une technique d’extension, généralisable et applicable, en principe, à tous les styles musicaux — en particulier à ceux de la musique contemporaine. JS : Vous citiez parmi les objectifs que devrait poursuivre l’enseignement du contrepoint modal, « l’acquisition d’une Technique adaptée à l’écriture de lignes mélodiques étendues », J’avais fait à ce propos un canon à la quinte qui avait, peut-être, le mérite d’exposer “une ligne mélodique longue et étendue” (ex. 16). Exemple 16

178

Qu e s t io n s DB PÉDAGOGIE 18

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c

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-----------------

YS : Les contraintes imposées par les règles du contrepoint modal, d’ime part, et un canon à la quinte, d’autre part, ne facilitent pas notre tâche, certes. Il ne s’ensuit pourtant pas, forcément, que votre canon soit parfaitement réussi. On sent, en divers endroits, ime perturbation dans le continuum, causée par la récurrence de certaines figures rythmico-mélodiques (encadrées). Je propose ainsi, de modifier le rythme de la voix inférieure dans les mesures 9 et 10, comme le montre l’encadré (ex. 17). Exemple 17

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U

JS : Les modifications que représente l’exemple 17 assouplissent le flux mélodique, sans aucun doute. Par ailleurs, il est étonnant de voir comment, en musique, une modification à un endroit précis, portant sur un paramètre doimé, peut entraîner une série de modifications à d’autres endroits, sur d’autres paramètres. YS : Ce que vous dites me surprend à chaque fois de nouveau. On pourrait citer à ce propos des milliers d’exemples, les uns plus intéressants que les autres. Mais il est non moins intéressant de voir (dans le contexte du contrepoint modal justement) comment on peut améliorer le flot d’une ligne mélodique, en modifiant soit les durées

179

Tj u it é d e s u j e t s m u s ic a u x

(le rythme), soit les hauteurs (les intervalles mélodiques). Auriez-vous une mauvaise ligne mélodique à nous proposer ? JS : J’en ai en profusion ; prenons l’exemple 18. Exemple 18

YS : Votre ligne mélodique est bien rigide, en effet. Néanmoins, nous pouvons essayer de l’assouplir par deux procédés distincts : 1) une modification des durées en préservant les intervalles mélodiques (ex. 19, a) ; 2) une modification des intervalles mélodiques en préservant les durées (ex. 19, b). Exemple 19 A

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Un exercice intéressant consisterait - à prendre une ligne mélodique quelconque (ex. 20, a).

ISO

Qu e st io n s d e p é d ag o g ie

- à maintenir la durée des notes de la ligne a en changeant les hauteurs (ex. 20, b), - à préserver les hauteurs de la nouvelle mélodie (b) en changeant les durées (ex. 20, c), - à sauvegarder les durées de la mélodie c en modifiant les hauteurs (ex. 20, d), - et ainsi de suite (ex. 20, aâd). Exemple 20

. etc. ...

d.

Il convient de remarquer, pendant qu’on y est, qu’entre a et b, ô et c, c et i/ il y a un élément commun (respectivement : durées. 181

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

hauteurs, durées), tandis qu’entre a et c, a et d, b Qid il n’en existe aucun. Ceci étant, l’exercice en question développe chez l’étudiant un sens de la corrélation entre le rythme et la mélodie — entre une séquence de durées et une séquence de hautems — et, ce faisant, il débouche sur une technique d’écriture applicable à une variété de> styles. _ JS : A ce propos, comment abordez-vous la composition dans le cadre du contrepoint modal ? YS : Il serait souhaitable de l’aborder à partir d’un fait : d’une donnée matérielle, d’un contexte, etc. Cela dit, dans la composition d’un motet, par exemple, on peut organiser les diverses sections en planifiant — outre les relations thématiques — l’ambitus, les registres, l’intensité du mouvement, la densité de la texture, etc. Mais on peut aller plus loin. Prenons par exemple un motet à trois voix (soprano, ténor et basse) qui comporte quatre sections. On peut envisager la construction d’un tel motet à partir d’un cantus firmus sous-jacent (ex. 21). Exemple 21

A_ _ _ _ I Le cantus qui figure dans l’exemple 21 est divisé en trois fragments (a, b, c) comportant trois notes chacun. Le firagment b représente l’inversion de a en mouvement rétrograde, créant ainsi un contraste saillant : descente et montée, en b ; montée et descente, en a. Cependant, aucun des deux fiugments {a ou b) ne comporte l’intervalle de seconde. Le firagment c, par contre, contient exclusivement des secondes, créant ainsi ime compensation, un contraste de “nécessité”. Les relations que nous venons d’observer dans la structure de ce cantus firmus peuvent être utilisées pour la construction d’un motet de la manière suivante. La première section 182

Qu e s t io n s d e p é d a g o g ie

sera basée sur le fragment a, la deuxième sur b, la troisième siu c. Dans la quatrième section, le cantus firmus sera présenté en son entièreté. Il sera confié au ténor, en augmentation rythmique, tandis que le soprano et la basse présenteront, chacun, un contrepoint fleuri. JS : Ce projet est séduisant. Mais la stratégie compositionnelle que vous déployez semble être beaucoup plus élaborée, plus sophistiquée, plus moderne, que celle des compositeurs de la Renaissance. YS ; Ce que vous dites est vrai. Mais cela découle, en partie, du fait (qu’on a tendance à oublier) que nous possédons à notre époque une coimaissance et une culture musicales beaucoup plus étendues que celles des compositeurs du seizième siècle — qui ne connaissaient même pas la musique de Jean-Sébastien Bach. Ceci étant, les études de contrepoint — comme celles d’autres disciplines musicales (que ce soit l’harmonie, l’orchestration, l’analyse, ou la composition) — devraient inciter l’étudiant à une réflexion musicale et compositioimelle élargie, je ne saurais trop le répéter. Une telle approche devrait dépasser le strict propos du contrepoint modal (pour le cas qui nous concerne) sans, pour autant, négliger le moindre détail technique ou stylistique. /

4. 2. L‘harmonie : le style choral de Bach JS ; Comment abordez-vous, sous ime telle optique, l’enseignement de l’harmonie ? YS ; Prenons, par exemple, l’harmonisation d’un chant dans le style choral de Bach. Ce sujet, généralement inclus dans le cursus des études d’écriture, ne pourrait être justifié que si la manière de l’aborder permet à l’étudiant d’acquérir, outre une connaissance du style impliqué, des aptitudes musicales plus générales — par exemple, im sens des rapports entre le détail et le contexte^ —, transférables dans des champs stylistiques autres que le style directement concerné. 183

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

JS : Un tel projet pédagogique implique, disiez-vous autrefois, outre une solide approche théorique de la musique tonale, l’introduction de quelques idées plus générales. Pouvez-vous illustrer ces dernières ? YS : Prenons un extrait de choral (ex. 22). Exemple 22

C/

Le fragment a dans l’exemple 22 (fourni par un élève) ne pose apparemment aucun problème. Cependant, il nous incite à aborder im thème essentiel ; celui d’une forme de cohérence que j’appelle nécessité interne^. Pour appréhender la notion de nécessité (ou de non nécessité) interne, il suffit de comparer le fragment a au fragment b. Dans la première phrase du fragment b, le mouvement en noires crée une accumulation d’énergie qui entraîne l’attente d’une décharge énergétique (cf. ex. 5). Cette dernière s’effectue par un mouvement en croches dans la phrase suivante. Ainsi, la deuxième phrase du fragment b crée im contraste de complémentarité, im genre de dialectique, entendue comme nécessité interne — contrairement à la deuxième phrase du fragment a, qui apparaît comme une possibilité, mais non pas comme une nécessité. JS ; Vous abordez des notions comme Véquilibre énergétique, Vespace et la temporalité, le sens et la signification, la cohérence 184

Qu e s t io n s DE p é d ag o g ie

interne ou, mieux encore, ce que vous appelez “le hasard ou la nécessité”. De tels concepts, sont-ils musicalement appréhendés par les étudiants, améliorent-ils la qualité de leurs travaux ? YS : Je vais vous présenter quelques exemples qui vous donneront la possibilité d’en juger. Example 23

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L’harmonisation illustrée par l’exemple 23, réalisée par un étudiant, reflète, outre xme maîtrise stylistique, une approche compositionnelle qui n’apparaît pas toujours dans les travaux d’harmonie. Commençons par observer l’effet que produit le passage astucieux d’im mouvement continu en croches, tout au long du choral, à xm rythme en noires qui se présente dans la dernière phrase. JS : C’est vraiment merveilleux, on dirait un choral de Bach.

185

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

Mais la question qui se pose est de savoir si ce changement de rythme sur lequel vous attirez l’attention n’est pas le fruit du hasard, le résultat d’une intuition, plus qu’il ne serait le produit d’rme réflexion, comme vous avez l’air de le penser. YS : Je crois que cela serait la conséquence des deux : d’rme “intuition réfléchie”, si j’ose dire, et d’une “réflexion intuitive”. Le fait de familiariser l’étudiant avec un problème musical, de~flaider à en prendre conscience, de l’inciter à y réfléchir, produit avec le temps un savoir intuitif qui apparaît de manière spontanée, aussi bien dans la création, dans la composition, que dans l’interprétation. C’est à ce propos que je disais qu’un musicien sent parce qu’il sait, et sait parce qu’il sent. Quoi qu’il en soit, le type d’approche compositionnelle dont nous parlons par rapport à l’exemple 23 se manifeste aussi en relation avec la structuration de Vespace — un phénomène sur lequel j’ai beaucoup insisté^. On observe ainsi l’ouverture d’un espace par im éloignement des voix atteignant l’intervalle d’une octave entre le soprano et l’alto (mesures 2, 3, 4, 5) et celui d’une octave (mes. 4) et d’une onzième (mes. 5) entre l’alto et le ténor. Cet espacement entraîne une compensation qui apparaît dans la phrase suivante, en laquelle on observe im rétrécissement de l’espace effectué par le croisement des voix : soprano et alto (mesure 7) ; alto et ténor (mesure 8). J’aimerais, pendant que nous y sommes, attirer l’attention sur trois particularités supplémentaires qui donnent une idée de ce que pourraient être les relations entre le détail et le contexte. La première consiste à éliminer la note la dans la mesure 4 (marquée par un x). Cette note de passage est parfaitement idiomatique, et de ce fait elle n’aurait probablement pas attiré une remarque de la part du professeur. Cependant, elle empêche la mise en évidence de l’alto dans la mesure 5 et, ce faisant, elle anéantit l’effet d’ime ouverture d’espace qui se produit au début de la mesure 5 entre le soprano et l’alto. La deuxième particularité porte sur im problème de relations tonales qui est, pour le moins que l’on puisse dire, subtil et délicat. Il s’agit de certaines

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Qu e s t io n s d e p é d ag o g ie

doublures, notamment celle du fa if et celle du si (mes. 4, troisième et quatrième temps). Bien que dans le contexte immédiat ces doublures apparaissent dans le ton de ré, elles renvoient au ton principal du choral, le ton de si, dans lequel les notes doublées représentent, respectivement, la dominante et la tonique. JS : J’entends que ces doublures sont très musicales, mais j’avoue que j’éprouve quèlques difficidtés à suivre votre explication. Croyez-vous que l’élève était conscient des relations tonales dont vous parlez ? YS : J’en suis certain ; car le même phénomène se produit, exactement de la même manière, dans l’exemple 24b (écrit par le même élève). La quatrième mesure dans l’exemple 24b représente une cadence à la sous-dominante* dans le ton de ré. Cependant, la doublure du faff et celle du si dans les deux derniers accords de la cadence évoquent, ime fois de plus, le ton principal du choral, le ton de si, dans lequel les notes doublées représentent, comme dans l’exemple 23, la dominante et la tonique. Cette particularité, pertinente en musique tonale, peut mener à la considération de divers types de complémentarité ou de compensation qui ne sont pas dissociés de faits que l’on rencontre, entre autres, dans des œuvres de musique contemporaine. C’est dans une telle optique, une fois de plus, que l’on parvient à élargir le champ de référence d’une discipline traditionnelle comme l’harmonie, et à intégrer son enseignement dans un cadre qui implique une pensée musicale et compositionnelle plus stimulante et plus féconde. JS : J’attends avec impatience la troisième particularité que vous avez annoncée en rapport avec l’exemple 23. YS : Cètte particularité réside dans la cadence de la deuxième phrase (mes. 6). JS : Mais cette cadence n’a rien de particulier. Elle figure sur la liste des cadences idiomatiques, caractéristiques des chorals de Bach. YS : C’est précisément en cela que réside le paradoxe. Car, bien qu’elle fasse partie des expressions idiomatiques, des structures 187

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

“toutes faites”, on s’aperçoit, lorsqu’on l’écoute d’une oreille attentive, que cette cadence est musicalement étrangère à la phrase dans laquelle elle apparaît. Par ailleurs, la cadence optionnelle (ossia) qui, hors contexte, serait peu compatible avec le style des chorals de Bach, s’avère être parfaitement adaptée au contexte spécifique du choral qui nous concerne. JS : On a l’impression que ce type de phénomène faituppel à un genre de sensibilité qui ne serait pas forcément de nature musicale. YS : J’estime, en effet que le problème dont nous parlons touche à im type d’expressivité qui se situe quelque part entre le poétique et la rhétorique musicale, à un endroit où la poésie et la musique devraient se rencontrer... JS : Auriez-vous un commentaire plus technique concernant la préférence qui s’impose, d’après vous, à l’égard de la cadence en ossia ? YS : La seule chose que je serais en mesure de dire, renvoie à la ligne mélodique de l’alto. Les sauts en croches, si-mi-la, dans la cadence originelle semblent moins adaptés à la mélodie de l’alto que le mouvement en secondes dans la cadence en ossia. JS : Peut-on aborder, dans le cadre d’un cours d’harmonie, des problèmes qui touchent au sens ou à la signification ? YS ; La sémantique musicale (à laquelle je consacre le chapitre XI) est un sujet complexe. Néanmoins, je vais tenter de montrer comment des problèmes ayant trait à ce sujet peuvent être abordés dans le cadre d’un travail d’harmonie.

L’exemple 24a, proposé par un élève, est peu convaincant, bien qu’il soit correct du point de vue harmonique et stylistique. Ce qui. 188

Qu e s t io n s D£ PÉDAGOGIE

curieusement, laisse à désirer, c’est la cadence. JS : Mais, une fois de plus, cette cadence apparaît dans les chorals de Bach. YS : Sûrement, mais le problème qui se pose ici est d’ordre sémantique, contextuel, et non syntaxique. La deuxième note de la mélodie dans la deuxième mesure (si en croche) constitue d’un point de vue syntaxique une broderie. Cependant, dans le contexte présent la figure mélodique dottsi-doK (encadré) prend, d’un point de vue sémantique, un caractère déclamatoire, non ornemental. On saisit bien la nature de cette caractéristique, en comparant la cadence de l’exemple 24a à celles de l’exemple 24b (encadrés).

Dans l’exemple 24a le fragment doit-si-doit est harmonisé comme s’il s’agissait d’vm ornement. Dans l’exemple 24b, par contre, l’harmonisation met en relief le caractère déclamatoire de cette même figure mélodique, de deux manières distinctes : 1) par l’introduction d’une dissonance (soi) — première phrase ; 2) par im changement d’harmonie à chaque croche (dernière phrase).

189

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic au x

Les fanatiques de l’enseignement formel, soucieux de défendre la rigueur de leur méthode, auraient probablement taxé un tel commentaire de “subjectivisme excessif’. Ce dont il pourrait être pourtant question, ne correspond à rien d’autre qu’à un jugement intersubjectif qui se formerait autour d’un sens musical. Quoi qu’il en soit, on peut dire, en paraphrasant Merleau-Ponty, que si l’objectivisme réussissait à priver l’enseignement musical du recours au sens, il ne le préserverait de la musicalité qu’en lui fermant l’intelligence de son objet.

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Chapitre V Phénoménologie de la perception musicale

1. Introduction

Il y a un invisible dans le visible, quelque chose qui n’est pas vu d'abord, tant voir c 'est toujours voir plus qu ‘on ne voit. Maurice Merleau-Ponty

Les phénoménologies de la musique — celle d’Emest Ansermet* et celle de Pierre Schaeffer^, par exemple — sont aussi distinctes l’une de l’autre que le sont les diverses tendances issues de la phénoménologie husserlienne. La mise en ordre d’une définition couvrant l’ensemble des sens qu’a pris la phénoménologie au cours de son histoire pose un problème qu’il ne nous appartient pas d’aborder. Retenons toutefois

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

l’énoncé typique de Merleau-Ponty selon lequel «c’est en nousmêmes que nous trouverons l’unité de la phénoménologie et son vrai sens^. » La phénoménologie se présente, pour l’essentiel, comme une méditation sur la connaissance et comme une méthode d’appréhender, à travers des faits empiriques, des essences saisies par l’intuition à l’occasion d’exemples singuliers étudiés d’une manière concrète. On peut voir ainsi que la méthode qualifiée de “phénoménologique” est prescrite par l’essence des objets et par la possibilité d’une expérience correspondante. Ceci étant, certains philosophes comme Max Scheler opposent la méthode à Vattitude. Tandis que la première constitué un élément de base de la science, la seconde implique un processus de contemplation visant des faits qui ne peuvent être scientifiquement observés. La contemplation, que Scheler associe à l’intuition, correspond à une expérience réelle impliquant une activité de l’esprit. On aboutit ainsi à une phénoménologie qui semble parfaitement adaptée à l’abord du musical en tant que phénomène.

2. La phénoménologie du point de vue du musicien Il existe deux manières d’associer la phénoménologie à la musique : celle du philosophe et celle du musicien. Tandis que le premier décide a priori d’aborder le phénomène musical à travers la grille de la méthode phénoménologique, le second aboutit (a posteriori) à la phénoménologie par la force d’une expérience musicale. Cette dernière révèle souvent des incompatibilités entre la manière dont certains faits musicaux sont perçus et la manière dont ils sont expliqués par les théories et les approches analytiques conventionnelles. La phénoménologie se présente ainsi comme un lieu de réorientation pour le musicien, comme ime ressource de déconstruction, dirait Jacques Derrida, puisqu’elle permet de défaire les sédimentations spéculatives de certaines théories. De surcroît. 192

Ph é n o m é n o l o g ie DB LA p e r c e p t io n m u s ic a l e

l’expérience musicale entraîne chez certains musiciens phénoménologues une réflexion a posteriori, suivie d’un processus expérimental, voire d’une théorisation, concernant des faits qui chez le philosophe non musicien passent inaperçus. En tels cas, l’attitude phénoménologique du musicien aboutit à une double réalité : une expérience musicale en un premier temps ; et ime activité expérimentale (dans le sens scientifique du terme) en un deuxième temps. C’est en nous en tenant à cela, en tout cas, que nous allons aborder une phénoménologie musicale, en nous épargnant, certes, le débat philosophique et son vocabulaire hautement technique qui, de toute manière, ne peuvent que nous éloigner de notre propos initial. La phénoménologie musicale couvre un champ d’observation qui s’étend, dans un ordre croissant de complexité, de la perception du son à l’identification d’un style musical, en passant par des phénomènes comme la temporalité et par des lieux qui comportent d’insolubles paradoxes et de profondes contradictions.

La perception musicale a des raisons que la raison ne connaît pas. Revenons aux sons “paradoxaux” de Jean-Claude Risset (cités dans le chapitre I), entendus comme étant à la fois ascendants et descendants'*, ou à certains dessins de M. C. Escher dans lesquels une surface (A) est perçue comme étant à la fois plus élevée et plus basse qu’une autre surface (B). De tels phénomènes nous mettent face à une réalité perceptive qui se heurte, apparemment, aux fondements de la logique classique. Faut-il chercher une explication (que l’on peut atteindre, peut-être) à cette perception “distordue”, associée à l’illusoire ? Préfererait-on, sinon, faire abstraction de la perception, nier son existence pour éliminer une contradiction dérangeante ? La phénoménologie de la perception nous incite à neutraliser en un premier temps, à mettre en suspens, toute explication

193

Tr a it é DE SUJETS MusiCAVX

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concernant l’objet perçu, opposant ainsi le sens du logos à celui de V expérience. De toute manière, le fait que nos perceptions déforment ou non la réalité du monde physique, a peu d’importance en ce qui concerne la musique ; à moins d’admettre que la musique ne se réduise à un objet physico-acoustique, qui doit être appréhendé en tant que tel, ou qu’elle ne se situe, en tant que musique, en dehors de la conscience d’un conçu ou d’un perçu. ~ ~ De plus, la phénoménologie de la perception nous incite à accepter certains paradoxes et à admettre certaines “contradictions perceptives”. Signalons toutefois que ce type de contradiction n’est pas le seul auquel on devrait consentir. Niels Bohr avait déjà introduit l’acceptation d’une contradiction par le biais de la rationalité scientifique, lorsqu’il proposa le couplage de deux notions contraires : onde et corpuscule (qu’il déclara complémentaires). Cette démarche, qui crée une réorientation épistémique de fond, n’est pas née d’une pensée incohérente, on ne saurait trop le dire, mais d’une “incohérence de la réalité”. Telle “incohérence” n’est pas sans évoquer celle de la perception musicale, qui nous mène à accepter dans certains cas, le principe d’une imprédictibilité, voire d’une incertitude fondamentale.

3. L’espace musical^ Le fait d’évoquer Vespace musical nécessite, semble-t-il, ime sorte de justification. Ceci correspond au besoin que Ton éprouve de légitimer la thématisation d’une notion vague et précaire comme celleci. Cet acte de légitimation consisterait à suggérer quelques points de repère qui donneraient à la notion à'espace musical un contenu plus ou moins précis. Signalons toutefois, qu’accepter le discours sur l’espace musical entraîne l’acceptation, a priori, du principe de la métaphore. Cette condition s’impose du fait que la notion à'espace

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Ph é n o m é n o l o g ie DE LA PERCEPTION MUSICALE

comporte, normalement, une possibilité de démarcation et de mesure, voire de présentation numérique, qui n’existe guère lorsque l’on considère le terme espace dans im domaine comme celui de la musique^. Ici, la notion d’espace se manifeste essentiellement comme une image mentale, impalpable, donc comme appartenant à cette catégorie de phénomènes qui échappent à toute tentative de mesure, de quantification. Toutefois, on se demande si un phénomène tel que Vespace musical devrait être mis en doute sous prétexte qu’il ne laisse aucune trace objective ou qu’il répond par conséquent mal, à une approche apparentée à la méthode scientifique. Cette interrogation a le mérite de mettre en relief le fossé épistémologique qui s’étabüt entre les exigences d’ime approche positiviste, d’ime part, et les préceptes d’ime phénoménologie de l’art, d’autre part. On ferait bien d’écouter à ce propos Gaston Bachelard, qui a formé toute sa pensée en s’attachant aux thèmes fondamentaux de la philosophie des sciences. Le philosophe [...] doit oublier son savoir, rompre avec toutes ses habitudes de recherches philosophiques s’il veut étudier les problèmes posés par l’imagination poétique’. Fidèles à nos habitudes de philosophe des sciences, nous avions essayé de considérer les images en dehors de toute tentative d’interprétation personnelle. Peu à peu, cette méthode, qui a pour elle la pmdence scientifique, m’a paru insuffisante. [...] comment une image parfois très singulière peut-elle apparaître comme une concentration de tout le psychisme ? Comment aussi cet événement singulier et éphémère qu’est l’apparition d’ime image poétique singuUère, peut-il réagir — sans aucune préparation — sur d’autres âmes, dans d’autres cœurs [...] Il nous est appam alors que cette transsubjectivité de l’image ne pouvait pas être comprise, en son essence, par les seules habitudes des références objectives. Seule la phénoménologie — c’est-à-dire la considération du départ de Vimage dans ime conscience individuelle — peut nous aider à restituer la subjectivité des images et à mesurer l’ampleur, la force, le sens et la transsubjectivité de l’image*.

195

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

Ce préliminaire nous incite à dire que le phénomène que nous traitons correspond à ime réalité vécue dont on ne saurait décrire la nature qu’en termes qui expriment l’idée d’un espace ; « cet espace m’a toujours rendu silencieux », disait Jules Vallès, témoignant ainsi d’une expérience particulière dont on aurait tort de mettre en doute l’ampleur et l’authenticité. Pourtant, le regard des poètes ne nous permet pas plus d’avancer dans l’investigation de l’espacemusical que ne le font les exigences d’un rationalisme scientiste qui implique le support de la quantification et le goût inébranlable pour le nombre, les diagrammes et la mesure. Nous devrions donc chercher un moyen terme qui nous permette d’aborder l’espace musical d’un point de vue mieux adapté. Ce point de vue devrait nous mener, en premier lieu, à décrire le phénomène concerné, puis à établir la liste de ses éléments formateurs et, enfin, à étudier les rapports qui se créent entre les facteurs impliqués. Si nous avons choisi la musique tonale comme cadre de référence privilégié, c’est pour essayer de mettre en relief certains aspects de l’espace musical qui passent' souvent inaperçus. Ces derniers sont plus subtils, sans doute, moins remarquables, que les constituants d’un espace à caractère géométrique — stéréophonique, quadriphonique — créé par divers modes de diffusion et de localisation de haut-parleurs ou par divers engins électroniques (réverbérants, modulateurs d’amplitude, etc.). On arrive ainsi à une distinction, a priori, entre deux types d’espaces musicaux : un premier, que l’on poiurait qualifier de physique, en quelque sorte, et un autre, qui n’apparaît qu’à travers certaines images mentales.

3. 1. Le spectre harmonique —démarqueur d’espace Supposons que l’on écoute en situation acousmatique — au moyen d’un haut-parleur ou d’instruments de musique situés derrière un rideau — deux sons successifs ; un son de flûte à bec en piano, et 196

Ph é n o m é n o l o g ie DE LA p e r c e p t io n m u s ic a l e

un son grave de trombone en forte. Essayons d’imaginer que la source de laquelle proviennent ces deux sons soit un tqbe. Si l’on essaie d’évaluer la taille (le diamètre) de ce tube imaginaire on constate qu’elle correspond à l’espace acoustique associé à chacim des deux sons évoqués. Un groupe d’étudiants en musique avait comparé la taille du tube imaginaire correspondant au son grave du trombone à celle d’un tonneau, alors que celle du tube associé au son de la flûte à bec était comparé à la taille d’un crayon. On remarque ainsi que l’ampleur de l’espace considéré résulte de la conjugaison de trois paramètres acoustiques : la fréquence, l’intensité et, surtout, le spectre harmonique. Le fait que les sons graves possèdent un spectre étendu et que les sons aigus produisent xm spectre harmonique restreint (par rapport à nos facultés perceptives) entraîne ime série de phénomènes empiriquement observables. La pratique musicale révèle, par exemple, une corrélation entre deux éléments : 1) la durée des sons dans ime séquence mélodique ; 2) le registre instrumental des sons impliqués — plus précisément, la densité de la masse sonore que constitue leur spectre harmonique. La corrélation entre durée et registre de hauteur reflète une optimisation, une régulation, qui consiste à placer des passages rapides dans le registre aigu (des figures caractéristiques de petite flûte, par exemple) et, inversement, à réserver le registre de sons graves à des passages relativement lents (typiques de la contrebasse, fin tuba, etc.). Le rapport entre la durée d’un son, d’une part, et la densité de sa masse sonore, d’autre part, se transforme en un élément décisif dans la formation de ce que nous appelons l’espace musical. Considérons, à ce propos, un extrait de musique (ex. la) et ce même extrait transposé de deux octaves vers le grave (ex. Ib).

197

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX Exemple la

J. S. Bach, Le clavecin bien tempéré I, Prélude II

Exemple 1b

Bien que Ton ait affaire à une simple transposition, on constate, lors d’une exécution concrète, que les exemples la et Ib créent l’image de deux espaces différents l’un de l’autre. La sensation d’mi espace saturé que créé l’exemple Ib est liée, sans doute, au fait que les sons graves comportent une masse sonore plus dense que les aigus. On pourrait dire ainsi que les sons graves, lorsqu’ils sont associés à une musique rapide, produisent ime surcharge (en termes de masse sonore) qui se traduit en l’image d’un espace satmé. Il se 198

Ph é n o m é n o l o g ie OB LA p e r c e p t io n m u s ic al e

formerait ainsi un point de rencontre entre Vespace que crée un son donné en fonction du registre dans lequel il se situe, et ime temporalité qui émergerait de la durée du son que réclament, dans certains cas, les registres des hauteurs. La densité de la masse sonore agit sur ce qu’il convient d’appeler Vespace musical, certes. Mais l’espacement des voix (la taille des intervalles qui se créent entre les sons dans im accord, par exemple) agit aussi. Signalons, toutefois, qu’un tel espacement (qui peut être détecté visuellement sur la partition) ne prend un sens — celui d’un espace musical — qu’en fonction du rôle harmonique, orchestral, ou autre, qu’il assume (ex. 2). Exemple 2

W. A. Mozart, Concerto pour piano, K. 488 (mesures 92-94)

Andante

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Via. Vie. eCb.

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On remarque dans l’exemple 2 un effet singulier qui se produit par l’entrée d’un ré (mes. 2, encadré). Ce ré, abandonné brusquement par un saut de douzième, apparaît dans un espace qui a été largement ouvert dans la mesure précédente par un saut de sixte descendante (violoncelles et contrebasses). 199

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

3. 2. La direction de la basse, élément d’architecture spatiale Le spectre harmonique, dont nous avons pu observer l’influence sur certains aspects de l’espace musical, est à la source d’im principe de spatialisation, caractéristique de la musique tonale. Le fait que le champ de fréquences qui se situe au-dessus de la fondamentale d’un son donné soit occupé par des harmoniques, alors que~eelui qui se trouve au-dessous de cette fondamentale reste libre, explique l’effet d’ouverture d’espace qui se produit lors d’un changement de registres de Vaigu vers le grave (ex. 3, mesures 2-3)®, ainsi que la tendance descendante que l’on observe dans la direction de la basse en musique tonale (exemples 4 à 6). Exemple 3

Barbara, Une petite cantate

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rrrrrm-nn1 Exemple 4 W. A. Mozart, Concerto pour piano, K. 488 (mesures 229-235)

200

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1

Ph é n o m é n o l o g ie DE LA p e r c e p t io n m u sic a l e

Exemple 5

F. Chopin, Prélude, op. 28, n° 20 (mesures 9-12)

Largo

Exempte 6

A. Berg, Sonate pour piano, op. 1

Le lien que Ton découvre entre la direction descendante de la basse (exemples 3 à 6) et l’ouverture d’im espace, particulièrement ressentie aux endroits de sauts descendants, est caractéristique d’im corpus d’œuvres qui s’étend de Jean-Sébastien Bach à Oscar Peterson et au- delà^°. De surcroît, on redécouvre dans ce contexte une relation (évoquée dans le chapitre III) entre une série de faits concernant le registre de la basse. On remarque ainsi : 201

Tr a it é d e s u j e t s m u sic a u x

1) que la basse située dans le registre médian apparaît en début de phrase, qu’elle implique des accords inversés et qu’elle représente ime ligne mélodique formée de secondes (exemples 4 à 6) ; 2) que la basse située dans le registre grave, par contre,, apparaît à la fin de la phrase, qu’elle implique des accords fondamentaux et qu’elle représente une ligne mélodique comportant des sauts de quintes ou de quartes (exemples 4 à 6)". ——

3. 3. Spatialisation tonale L’espace musical se crée, entre autres, à partir d’un élément particulier, qui prend son origine dans les rapports entre diverses tonalités. L’abandon d’im centre tonal, le degré d’éloignement de la tonique causé par divers types de modulations, etc., peuvent créer l’effet d’un espace singulier, comparable à celui que produit un changement d’éclairage sur une scène de théâtre. Considérons à ce propos xme Mazurka de Chopin (ex. 7). Exemple?

F. Chopin,Mazurka op.7, n°4(mesures25-36)

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Ph é n o mé n o l o g ie DB LA p e r c e p t io n m u sic a l e

On ressent dans l’exemple 7 (mesures 4-5) im effet provoqué par im changement inattendu de tons (de ré h majeur à la majeur). Cet effet, que l’on pourrait associer à une ouverture d’espace, ne résulte pas uniquement d’un éloignement de la tonique (causé dans l’exemple 7 par une déviation de huit quintes ascendantes), mais aussi d’un changement d’intensité (l’apparition d’impianissimo en sotto voce) et, surtout, du fait que le changement de ton se fait de manière subite. Ce dernier point peut retenir l’attention si l’on remarque que le même degré d’éloignement (huit quintes ascendantes) produit un effet moins marquant lorsque le changement de ton s’effectue sur une diurée plus importante (ex. 8). Exemple 8

R. Wagner, Die Walküre, Acte III

Divers groupes d’étudiants en musique ont trouvé l’extrait de la Walkyrie de Wagner (ex. 8) moins saisissant sur le plan de la spatialité que la Mazurka de Chopin (ex. 7). Cependant, les deux extraits impliquent le même degré d’éloignement tonal (de ré b k la dans l’exemple de Chopin, éelab k mi dans la Walkyrie de Wagner). Ce témoignage nous rapproche d’une hypothèse suivant laquelle l’effet provoqué par ime déviation tonale —la transition d’un ton à un autre — serait inversement proportionnel à la durée de la transition.

203

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic au x

Cela voudrait dire, en d’autres termes, que plus la déviation est directe et immédiate, plus son effet est marquant. Il est évident, toutefois, qu’une déviation tonale implique, outre le cadre temporel dans lequel elle s’effectue et ime distance déterminée entre deux tons, des facteurs comme l’intensité du son, le registre, etc., qui agissent, eux aussi, sur le phénomène que nous dénommons espace musica/.

3. 4. De quelques variables culturelles L’espace musical implique, entre autres, quelques éléments sous-jacents que l’on pourrait qualifier de “culturels”. Ainsi, en comparant — du point de vue spatial (à partir d’ime écoute) — ime œuvre comme Wozzeck à une autre comme Pelléas et Mélîsande de Debussy, on découvre deux espaces distincts. Tandis que Berg et Schönberg parviennent à créer — par l’omniprésence de douze sons — le sentiment d’un espace saturé, étouffant (correspondant parfaitement à un état d’âme expressionniste'), Debussy, lui, réussit à évoquer dans certaines de ses œuvres l’image d’un espace grandement' ouvert et aéré. Cet écart que l’on ressent entre une œuvre expressionniste et une œuvre impressionniste, au niveau de la spatialité, n’est pas sans relation à une composante ethnoculturelle liée à l’aspect phonétique de la langue. On sait, par exemple, que la langue française s’oppose à l’allemand par des valeurs phonétiques*^, par la manière d’accentuer le mot*^ et par le type de résonances phonatoires qui se créent dans chacune de ces deux langues. Essayons d’imaginer une œuvre comme Pierrot lunaire chantée en italien ou une œuvre vocale de Debussy chantée en hollandais, pour saisir le rôle que peuvent prendre ces aspects de la langue dans la formation de l’espace musical caractéristique du style expressionniste ou du style impressionniste.

204

PHÉSOMÉNOLOGIE DEH PERCEPTION MUSICALE

Ivanka Stoïanova avait signalé*'*, parlant de l’aspect spatial dans la musique de Luigi Nono, que ce dernier utilise dans certaines de ses œuvres — pour obtenir un espace ouvert — une partie vocale comportant uniquement des voyelles (les consonnes étant ressenties comme élément absorbant, atténuateur de résonance, “restricteur” d’espace). Ceci étant, il y a des langues qui évoquent un espace ouvert, du fait qu’elles sont phonétiquement plus “ouvertes”, plus claires que d’autres. On peut opposer, de ce point de vue, l’italien (ressenti comme langue ouverte) à l’anglais ou à l’hébreu. Toutefois, on ne pourrait dissocier une telle observation du fait que l’espace se manifeste dans la musique italienne comme trait caractéristique, stylistiquement distinctif, depuis plus de 400 ans. La spatialité apparaît manifestement chez Giovanni Gabrieli, bn le sait, et elle continue à apparaître sous diverses formes dans la musique contemporaine — celle de Dallapiccola, Nono, Fellegara, etc. N’oublions pas que la spatialité dans la musique de Giovanni Gabrieli a été précédée en Italie par des recherches sxu: l’espace pictural, sur la perspective. On pense, bien sûr, à Piero Della Francesca, à son traité de la perspective, au traité d’architecture de L'éoü Alberti et aux recherches d’Antonello da Messina sur des effets spatiaux. De telles considérations mènent, sans aucim doute, à l’hypothèse d’rme composante ethnogéographique*^ en ce qui concerne l’orientation et la relation que l’on peut avoir par rapport à la notion à’espace musical. Les phénomènes que nous avons pu observer nous mènent à dire que l’espace musical se détermine, au niveau d’un vécu, par l’interaction d’im réseau de facteurs impliquant des éléments acoustiques, psychologiques et musicaux dont on coimaît à peine l’étendue et la nature. L’effet d’une ouverture d’espace peut se produire par un changement d’intensité ou de registre, par une altération du timbre instrumental, ou par une déviation tonale. Dans de telles conditions, on ne devrait plus s’étonner que le 205

Tk a it é d e s u j e t s m u s ic au x

terme espace musical soit employé pour désigner des réalités diverses, des effets disparates. Mais on a le droit de s’interroger, tout de même, sur ce qu’il y aurait de commun entre xm extrait de Debussy qui crée le sentiment d’une ouverture d’espace, et un extrait de musique électroacoustique dans lequel la spatialité est façonnée par des engins électroniques. La seule manière de répondre à une telle interrogafiôn'serait de dire que l’on perçoit, dans les deux cas, im phénomène particulier qui suggère l’image d’un espace. On comprendrait ainsi que la préhension et l’investigation d’un tel “espace” nécessitent une double démarche : une démarche phénoménologique qui implique l’observation et la prise de conscience du phénomène concerné, et ime démarche analytique qui se pencherait sur ses éléments formateurs.

4. Équivalences perceptives 4. l. La notion de basse-ténor Le registre de la basse (éyoqué dans la section 3. 2.) est lié, entre autres, à un phénomène que je désigne par le terme basse-ténor, et queje vais essayer de représenter par certains faits. Supposons que nous voulions entreprendre une transcription pour piano de l’exemple 9a. Exemple 9a

J. S. Bach, Partite II, Sarabartde

206

PHÉNOMÉSOLOaiEDELA PERCEPTION MUSICALE

En transposant la voix inférieure d’une octave vers le grave, comme on serait porté à le faire, on obtient, à peu près, le contenu de l’exemple 9b. Exemple 9b

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La ligne de la voix inférieure dans ta dernière mesure de l’exemple 9b est identique à celle de l’exemple 9a (transposée d’ime octave vers le grave). Cependant, le dernier accord dans l’exemple 9b est inacceptable. La note la (encadrée) ne peut être correctement harmonisée dans le registre dans lequel elle apparaît*^ ; elle doit être remplacée par un ré (ex. 9c). Exemple 9c

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Le phénomène que nous venons d’observer nous mène à discerner deux types de voix inférieures : rme basse et une basseténor. Tandis que la première peut être transposée d’ime octave vers le grave sans que cela entraîne une distorsion, la seconde, lorsqu’elle est transposée vers le grave, risque de dénaturer l’harmonie. On constate ainsi que la voix inférieure dans l’exemple 9a représente une basseténor, alors que celle de l’exemple 9c constitue une basse, tout court. La nature des distorsions provoquées par la transposition d’une basse-ténor vers le grave est imprévisible. De ce fait, il devient impossible, comme le démontrent les exemples 10 et 11, de formuler

207

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

des règles concernant les modifications qui s’imposent lors d’ime telle transposition. Exemple 10a

Joblm, Samba de urna nota sa

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Exemple 10b

Exemple 10c ^4^

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La voix inférieure dans l’exemple 10a {ré-ré b-dosi) ne constitue pas ime basse, mais une basse-ténor, car elle ne peut être transposée vers le grave sans que cela entraîne une distorsion de l’harmonie (ex. 10b). On observe, par ailleurs (dans l’exemple 10c), qu’une véritable basse — qui se situe dans le grave et qui exprime correctement l’harmonie — implique des sons différents de ceux que comporte la voix inférieure dans l’exemple 10a. L’extrait suivant (exemples lia à lld) révèle le même type de phénomène.

208

Ph é n o m é n o l o g ie DE LA PERCEPTION MUSICALE Exemple lia I

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Exemple 11b

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Tr a it é DEsüJETS MUSICAUX

Le mi situé à la voix inférieure de l’accord final (ex. lia) n’est pas une basse, mais une basse-ténor. Ceci devient clair lorsque l’on transpose cette note d’une octave vers le grave (ex. 11b). L’emplacement de la note mi dans le grave affecte l’harmonie originelle (telle qu’elle est perçue dans l’exemple 1 la). La vraie basse de l’accord concerné serait un do (ex. 11c). Signalons, toutefois, que le do ne peut apparaître que dans xm registre grave — appoprié à ime basse, et non à une basse-ténor — et que la transposition du do une octave plus haut (ex. 1 Id) entraîne une distorsion aussi importante que celle du mi dans le registre grave. Les exemples 1 la et 1 le sont perçus comme étant plus proches l’un de l’autre que ne le sont les exemples 1 la et 1 Ib ; ceci, malgré le fait que l’exemple 11c entraîne une modification plus importante, par rapport à l’exemple lia, que celle que crée l’exemple 11b. De même, on perçoit que les exemples 9a et 9c sont plus proches l’un de l’autre que 9a et 9b, et que les exemples 10a et 10c sont plus proches l’un de l’autre que 10a et 10b. Des observations comme celles que nous venons de faire nous incitent à dire qu’il se crée entre les exemples 9a et 9c, 10a et 10c, llaetllcun rapport ô l équivalence perceptive. L’extrait suivant (ex. 12) nous met face à une particularité qui évoque le même type de phénomène. Exemple 12 R. Schumann, Album pour la Jaunessa, op.68, n° 42 Sostenuto

Le premier accord dans l’exemple 12 est expliqué par l’analyse traditionnelle comme un VI® en fa majeur. Cependant, ce 210

Ph é n o m é n o l o g ie DE LA p e r c e p t io n m u s ic a l e

que l’on perçoit est différent. Du fait que la note inférieure du premier accord n’est pas ime basse mais un ténor (la basse n’apparaît que dans la mesure 2) et étant donné le registre dans lequel elle apparaît, le ré n’est pas entendu comme la fondamentale d’un VI, mais plutôt comme une note ajoutée à un accord de fa majeur. Ce que nous venons de dire pedt être corroboré par les faits suivants. 1) La suite Vl-Ve-I (qui serait compatible avec le style de Moussorgski) est plutôt inconcevable dans le style de Schumann’’. 2) En admettant que le premier accord représente un I“ (en fa majeur) avec une note ajoutée (ré) à la voix inférieure, on obtient la séquence I-Ve-I qui, elle, est parfaitement idiomatique. 3) Dans l’édition revue par Clara Schumann’* on observe xm contraste de nuance dans le premier accord de l’exemple 12, entre le fa (marqué forte) et le ré (marqué piano). Cette opposition de nuance au sein d’un même accord (la seule que je connaisse dans l’œuvre pianistique de Schumann) — qu’elle soit introduite par Clara ou par Robert, peu importe — traduit, sans doute, l’intention d’attribuer à l’accord concerné un sens harmonique particulier : celui d’un I“ avec une note ajoutée’^.

4. 2. Perception complémentaire, pédale imaginaire La phénoménologie de la perception musicale nous fait découvrir qu’il existe des cas dans lesquels on perçoit des éléments qui n’apparaissent pas dans la partition, pas plus qu’ils n’apparaissent dans une exécution concrète. Ce dont il s’agit ne provient pas d’une pathologie provoquant des symptômes hallucinatoires, mais d’un conditionnement de l’écoute créé par divers facteurs dont la liste serait longue et difficile à établir. Le phénomène auquel je me réfère, et queje désigne, faute de mieux, par perception complémentaire, se manifeste nettement à travers ce qu’il convient d’appeler une pédale imaginaire.

211

Tr a it é tíE SVJETS MUSICAUX

Revenons à ce propos à une maTurka de Chopin (ex. 13)^®. Exemple 13

F. Chopin, Mazurka, op. 67, n’ 4

Aüegietto

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L’harmonie dans la deuxième mesure du fragment a (ex. 13) se présente, à première vue, comme un accord de V7. Cependant, il se crée là (par perception complémentaire) une pédale imaginaire qui nous fait entendre la deuxième mesure de la manière dont elle est représentée par le fragment b. L’extrait suivant, tiré d’une musique de variétés, montre les conséquences pratiques que peut avoir la non considération du phénomène que représente la pédale imaginaire (ex. 14a). Exemple 14a

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Ph é s o m é n o w g ie d e l a p e r c e p t io n m u s ic a l e

Ixemple 14c

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'* , Les notes si b et làb qui apparaissent à la basse dans l’exemple l‘4a créent, chacune, une pédale imaginaire, comme on peut le voir dans l’exemple 14b. On constate ainsi que les notes mi b eX fa (qui se présentent sur un troisième temps dans l’exemple 14a) ne constituent pâs ime basse mais un ténor. En transposant ces notes d’une octave vers le grave (ex. 14c) on aboutit à une distorsion de l’harmonie, du fait que le mi b et le fa se comportent dans l’exemple 14c comme une basse, au lieu d’un ténor. Il se crée ainsi une discordance entre 14a et I4c et un rapport d’équivalence perceptive entre 14a et 14b.

Face au réel, ce qu 'on croit savoir clairement offusque ce qu 'on devrait savoir. Gaston Bachelard

4^ 3. Histoire d’un choral Exemple 15

J. J....... fl y ^ f ^1 /1 r r ■'r r J . 7^.... J.... i--- ==ÿ==d=====J ^ r " ^r O à qui nous L’exemple 15 a été soumis à un groupe de musiciens 213

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

avions posé la question de savoir s’il pouvait être extrait d’un choral de Jean-Sébastien Bach. Les réponses obtenues indiquaient nettement qu’il était impossible d’inscrire cet extrait de musique dans le style choral de Bach, à cause d’un facteur fort surprenant : le registre (!) relativement grave. Il s’avère ainsi, aussi curieux que cela puisse paraître, que c’est le’ registre, dans ce cas précis, qui est à la source du rejet de la référence au style choral de Bach. Ce rejet porte, en premier lieu, sur l^accord final (quinte et sixte de dominante). De par une conjoncture particulière (le rapport entre la disposition de l’accord et le registre dans lequel il apparaît), les musiciens avaient quelques difficultés à interpréter l’accord en question comme faisant partie du lexique harmonique des chorals de Bach. La deuxième cause de ce rejet est liée à l’enchaînement des deux premiers accords — plus précisément, aux quintes parallèles entre la basse et la voix supérieure. L’histoire de ce choral commença au moment où un étudiant me le présenta comme un travail en harmonie. Après avoir exprimé une réaction semblable à celle des musiciens que j’avais interrogés, et après avoir écarté, moi aussi, la phrase de ce choral d’un point de vue stylistique, l’élève, fort embarrassé, me dit : «je ne veux, en aucun cas, discuter avec vous de problèmes d’harmonie, mais cette phrase, dit-il, est de Jean-Sébastien Bach » ; et sm ces mots, l’élève me tend la partition de l’extrait originel (ex. 16). C’est moi qui avais raison, et c’est lui qui disait la vérité. La phrase de Bach est vraiment identique à celle de l’élève, mais elle se présente en la majeur, tandis que celle de l’étudiant (ex. 15)

apparaît en mi b. J., s. Bach, Jesu Leiden, Pein und Tod

Exemple 16

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214

Ph è n o u é s o l o g ie d e l a p e r c e p t io n m u s ic a l e

Il suffit d’écouter les deux versions pour apprécier l’influence que peuvent avoir la tonalité et le registre sur le jugement et la reconnaissance spontanés d’un style. La version originelle, en la majeur, parvient non seulement à créer une sonorité parfaitement compatible avec le style choral de Bach, concernant l’accord final (quinte et sixte dq dominante), mais aussi à neutraliser l’effet de quintes parallèles, qui pourtant reste gênant dans la tonaüté de mi h majeur^*. Pour obtenir dans l’accord final de l’exemple 15 une sonorité équivalente à celle de ^’exemple 16, on devrait modifier l’espacement entre les voix — remplacer la position large (ex. 17, a) par une position serrée (ex. 17, b).

Exemple 17

On remarque, une fois de plus, im rapport d’équivalence perceptive entre deux éléments distincts (ex. 17, b et c) et une discordance entre deux éléments isomorphes (ex. 17, a et c). Qui aurait pu prévoir quels seraient les effets d’une transposition anodine comme celle que nous venons de considérer, avant d’en faire l’expérience. La phénoménologie de la perception musicale nous mène, somme toute, à prendre conscience de certaines réalités, inclassables a priori. Ce faisant, elle nous met à l’abri d’une erreur qui consiste à ignorer, à écarter du champ de nos connaissances, certains phénomènes, sous prétexte qu’ils se prêtent mal à une explication dans l’immédiat. Notons, néanmoins, qu’une approche phénoménologique

215

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic au x

n’exclut en rien, en un deuxième temps, une explication des faits musicaux, voire rme théorisation concernant les phénomènes perçus. Ce que la phénoménologie prescrit, somme toute, en ce qui nous concerne, c’est la misé en suspens d’un jugement sur le perçu, le temps de saisir ce qu ’il est.

216

h í

Chapitre VI L’analyse pourquoi, òòmment, pour qui

1,; Préambule // faut analyser le “il faut" du désir analytique comme désir de défaire une composition. Jacques Derrida

«Platon se bouche les oreilles [...] pour mieux analyser», écrit Jacques Derrida dans La pharmacie de Platon^. On pourrait croire que cette phrase a été tirée d’un discours sur l’analyse musicale marquant ime position critique à l’égard d’im certain type d’analyse. L’analyse musicale a pris diverses directions dans les dernières déceimies, allant de la phénoménologie expérimentale à la théorie des ensembles, et passant par la sémiologie, la psychologie cognitive, la statistique, l’informatique, etc. Face à une telle diversité d’approches.

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

il est tout à fait normal que l’analyste exprime une préférence ou une réticence pour telle ou telle autre méthode analytique. Néanmoins, il conviendrait de signaler que le choix d’une méthode, quelle qu’elle soit, condamne l’analyste à analyser l’œuvre musicale d’un point de vue particulier, immanent à la méthode adoptée, à privilégier un aspect déterminé de l’œuvre et à perdre de vue d’autres éléments, qui échapperaient à son dispositif analytique. Une théorie n’est jamais plus qu’une hypothèse prise sur une réalité donnée [écrit Célestin Deliège, en rapport avec la théorie de Heinrich Schenker] et pour être recevable, une telle hypothèse n’a pas à afficher l’ambition d’atteindre tous les paramètres de la réalité qu’elle vise^. Cet énoncé pourrait laisser entendre que la musique se prête à une décomposition en paramètres, et que l’analyse d’un ou plusieurs paramètres pourrait rendre compte d’une certaine réalité. Or, le problème provient justement du contenu que l’on assigne au mot réalité. Le vécu musical, par exemple, constitue une réalité correspondant à un tout ; elle n’a rien à voir avec la réalité que représente une partie des paramètres, ni avec la “somme des réalités” couverte par la somme des paramètres que l’on pourrait analyser séparément"*. Il convient de noter, par ailleius, que certaines analyses . aboutissent à des paradoxes (non dépourvus d’intérêt) par rapport à ce que Deliège appelle « une réalité donnée ». Un tel paradoxe se présente dans les exemples 1 et 2 que nous empruntons à Eugene Narmour^.

218

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L 'a n a l y s e m u s ic al e , p o u r q u o i , c o mm e n t , p o u r

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Exemple 1

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La portée supérieure (A) dans les exemples 1 et 2 représente la mélodie réelle qu’on appelle structure de surface. Le niveau intermédiaire (B) constitue la structure médiane qui est (de manière un lieu surprenante) identique dans les exemples 1 et 2. La portée infériemre (C) représente la structure sous-jacente qui, elle aussi, est identique dans les deux cas. On constate ainsi que l’analyse^ de ces deux mélodies, fort différentes l’une de l’autre, aboutit aux mêmes résultats et aux mêmes schémas analytiques. Nous y reviendrons. On a donc beau admettre que «pour être recevable, ime hypothèse n’a pas à afficher l’ambition d’atteindre tous les paramètres de la réalité », on a quand même quelques difficultés à comprendre par quels paramètres évasifs la réalité musicale des deux mélodies analysées s’est volatilisée et, de plus, de quelle réalité s’agit-il en fait : celle que représente l’exemple 1 ou celle que représente l’exemple 2. Il est évident qu’une méthode analytique, quelle qu’elle soit, ne peut viser qu’une partie des éléments d’une œuvre donnée et que. 219

Tr a it é d e s u j e t s m u sic a u x

par conséquent, aucune analyse ne peut rendre compte de l’œuvre prise en sa totalité. Ce qui a l’air moins évident, par contre, c’est que la somme de toutes les analyses possibles, couvrant tous les paramètres musicaux, ne peut guère nous rapprocher d’ime véritable connaissance de l’œuvre. Bien au contraire, ce serait justement la somme de toutes les approches analytiques possibles et imaginables qui nous éloignerait le plus d’une telle intention. Qui veut reconnaître et décrire [une musique] commence par chasser l’esprit : alors [l’analyste] a entre les mains toutes les parties ; mais, hélas ! que manque-t-il ? rien que le lien spirituel’. Revenons à ce propos aux exemples 26 à 28 du chapitre I. Ces trois exemples représentent, respectivement, le rythme, la mélodie et l’harmonie du début du deuxième mouvement de la Septième Symphonie de Beethoven. Peut-on, en analysant chacim de ces éléments séparément — un rythme banal, tme mélodie élémentaire, et une harmonie rudimentaire — aboutir à une analyse “synthétisante” qui ait un sens ? Autrement dit, peut-on en réunissant ime diversité d’analyses portant sur des éléments distincts, parvenir à une connaissance qui nous permette, dans le cas qui nous concerne, de comprendre par quel mystère un alliage de données aussi primaires que celles que nous venons d’évoquer se transforme en une musique sublime ? Pour essayer de comprendre par quel mystère la combinaison de données aussi simplistes que celles des exemples 26 à 28 se transforme en la musique de la Septième Symphonie, il nous faudrait postuler deux choses : 1) l’existence d’une structure régulatrice capable de contrôler l’ensemble des corrélations entre la totalité des paramètres impliqués ; 2) la conception d’xme théorie qui puisse expliquer le fonctionnement d’une telle structure hypothétique. Un tel projet, dont la mise en œuvre n’est pas pour demain.

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L'a n a l y s e MUSICALE, p o u r q u o i, c o m me n t , p o u r

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entraîne une pensée intercatégorielle qui se construit sur la notion de catégorie hybride, àHnîercatégorie^.

2. Au cœur du problème L’analyse musicale devrait pouvoir rendre compte de l’une de dèux choses au moins : 1) la manière dont la musique est faite ; 2) la manière dont la musique est entendue. Cela présuppose, dans le premier cas, une correspondance entre les procédés analytiques et des processus compositionnels pouvant être présents à l’esprit du compositeur ; ou bien, dans le deuxième cas, ime concordance entre le modèle analytique et les mécanismes qui déterminent la perception de l’œuvre analysée. Malgré le fait que les outils analytiques se soient perfectioimés, ce serait une erreur de croire quede telles correspondances aient vraiment été établies. Ainsi, ce que beaucoup d’analyses parvieiment à inettre en lumière ne correspond guère à “ce qui est fait” (conçu par le compositeur), ni à ce qui est entendu. Elles ne démontrent, en fait, que ce qui est démontrable par la méthode analytique.

3. De l’analyse schenkerienne La théorie de Heinrich Schenker, aboutissant à la fameuse “analyse schenkerienne” a été induite, paraît-il, de la notion de forme, dans les sens divers qui ont été attribués à cette dernière par les romantiques allemands. August Wilhelm von Schlegel distinguait déjà, un siècle avant Schenker, la forme mécanique de la forme organique. Tandis que la première est le fruit d’une intention qui s’applique à n’importe quel matériau, sans tenir compte de ses 221

Tr a it é d e s u j e t s m v s ic a v x

qualités, la seconde — nettement reflétée par la philosophie sousjacente à la théorie schenkerienne — serait innée et se déploierait de rintérieur. La théorie de Schenker se construit sur l’idée que toute œuvre tonale est “engendrée” à partir d’rme structure fondamentale prédéterminée, VUrsatz. On ne peut s’empêcher de reconnaître en cette idée la notion de Urform en laquelle Goethe voyait, outre un modèle qui permet de prolonger les lignées végétales, tme-loi valable pour tout ce qui vit. UUrsatz, pour en revenir à notre propos, comporte deux éléments : 1) une ligne mélodique, Urlinie (ligne fondamentale®), qui descend par mouvement conjoint depuis la tierce, la quinte, ou l’octave de l’accord tonique jusqu’à sa fondamentale ; 2) une composante harmonique, Bassbrechung (arpégiation de la basse), que constitue la basse fondamentale de I-V-I. Le V® de l’arpégiation de la basse est associé toujours à l’avant-dernière note de la ligne descendante, donc au 2® degré (ex. 3). Exemple 3

Ursatz A

.

A

A

A

3

2

1

A

A

5

4

A

A

A

87

4

JU

S

L’essentiel de la théorie schenkerienne pourrait se résumer de la manière suivante'®. 1) VUrsatz constitue la structure sous-jacente de toutes les œuvres (tous les chef-d’œuvres) de musique tonale. 2) Les éléments de VUrsatz sont déployés, prolongés, et ornés

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L’a n a l y s e MUSICALE, p o u r q u o i , c o mm e n t , p o u r

qui

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de diverses façons, de sorte à engendrer la structure de sinface de chaque œuvre. Pour ce qui est de l’analyse schenkerienne, elle se fait en sens inverse : on part de l’œuvre, que l’on décompose, pour arriver à VÜrsatz. Cette décomposition de l’œuvre implique un processus de réduction qui consiste à identifier ce qui est ornement et à l’éliminer progressivement pour faire apparmtre VUrsatz. La réduction se fait en plusieurs étapes, car des éléments qui paraissent structurellement importants par rapport à certains ornements peuvent s’avérer être eux-mêmes les ornements d’autres éléments plus importants. Les analyses que représentent les exemples 4 et 5 sont effectuées par Heinrich Schenker". Exemple 4

RBk OfMf*eall>Spl«]«»* Nr.Jt

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Tr a it é d e s u j e t s m u sic a u x

Exemple S Choj^U, KKtafna 0p4S,2

5. 1. Réflexions critiques sur Vanalyse schenkerienne Résumer une thèse, c'est retenir l’essentiel. Résumer (ou remplacer par un schéma) une œuvre d'art, c 'estperdreJ'essentiel. Paul Valéry

« L’analyse ne fait qu’expliquer irne démarche naturelle qui correspond à la question [...]: comment c'est fait ?», écrit Jean Molino*^. Cette question comporte une ambiguïté que Molino nous fait remarquer à juste titre. En ce qui nous concerne, il y a deux manières possibles, au moins, de comprendre la question « comment c’est fait ». Tandis que l’une porte sur l’objet fini et rime avec les constatations qui découlent de tel ou tel autre type d’analyse, l’autre

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L'a n al y s e MUSICALE, p o u r q u o i , c o m me n t , p o u r

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correspond à la manière dont l’objet a été réellement fabriqué. > Ceci étant, il est plus qu’évident, pour revenir à l’analyse schénkerieime, qu’aucune œuvre musicale n’a été créée d’après les schémas que ce type d’analyse foiunit (Schenker était le premier à l’avoir reconnu). Au lieu de montrer « coimnent c’est fait », comment c’est fabriqué, l’analyse schenkerieruie ne fait que montrer comment ça'marche, c’est-à-dire, coimnent il faut procéder pour démontrer que l’œuvre analysée est réductible à VUrsatz. La conversion de la théorie schenkerienne en une méthode analytique et l’application de cette dernière à la pratique de l’analyse musicale entraînent, à mon sens, une erreur de fond. Cette dernière, précisons-le, n’a rien à voir avec la validité de la théorie. Elle provient simplement d’une contusion entre deux démarches qu’il convient de distinguer : 1) la “corroboration” d’une théorie par ime série d’analyses ; 2) l’analyse d’une œuvre, dont l’objectif serait de révéler la spécificité, la phénoménalité, de l’œuvre analysée. Dans de telles conditions, il devient évident que l’analyse schenkerieime ne constitue pas une analyse, à proprement parler, mais ime démarche à caractère corroboratif De surcroît, aucune analyse de ty¡)e schenkerien n’a réussi à montrer comment une œuvre est faite — ce qui est fort logique, vu que toutes les œuvres tonales sont faites (selon le lemme schenkerien) de la même manière, suivant le même principe. Plus loin, dans son article « Analyser », Jean Molino écrit : Lorsque deux analystes étudient le même objet avec deux méthodes différentes, on constate qu’en fait ils n’étudient pas exactement le même objet [...]'^. J’ajouterais, pour ma part, que lorsqu’un seul analyste aborde avec la même méthode deux objets différents, on a souvent l’impression qu’il se penche sur un seul et même objet. Cela est lié au

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TitAITÉ DE SUJETS MUSICAUX

fait que certaines procédures analytiques désindividualisent l’œuvre analysée en masquant ses traits caractéristiques par les empreintes de la méthode. Quoi de plus semblable, après tout, de plus saillant,' qu’une série de représentations graphiques d’analyses schenkeriennés* portant sur deux, trois, ou trente œuvres distinctes. Plus on avancé dans la hiérarchie des niveaux de réduction dans ce type d’analyse, plus la présentation des œuvres analysées devient la même-(exemples 1 et 2), jusqu’à ce que l’on arrive à VUrsatz qui, lui, est identique, par définition, dans toutes les œuvres tonales. Rien de surprenant, en de telles conditions, que l’analyse schenkerienne ne soit pas en mesiure de dévoiler les traits caractéristiques d’une œuvre, pas plus qu’elle n’est capable de spécifier ce qui distingue une symphonie de Mozart d’ime musique de variétés. Pourtant, les partisans de l’analyse schenkerienne prétendent que la spécificité d’une œuvre se manifeste par la manière dont s’effectuent les déploiements, les prolongations et les ornements que l’on observe à travers les divers niveaux qui relient la structure de surface à VUrsatz. Si cela était vrai, si la différence entre deux œuvres (un concerto de Vivaldi et rme sonate de Brahms, par exemple) ne s’exprimait que par la manière dont s’effectuent les déploiements et les prolongations, on devrait se poser la question de savoir ce que deviennent les éléments les plus caractéristiques d’une œuvre musicale, à savoir, le rythme, les motifs, la thématique, l’harmonie (au niveau de l’enchaînement des accords, pas à pas), etc. On arrive ainsi à mieux comprendre la réaction de Schönberg devant une analyse de VHéroïque de Beethoven effectuée par Schenker : « Tout cela est fort intéressant, dit-il, mais où ont disparu toutes ces petites notes qui font la musique et que j’aime tellement ?». On se demande, d’ailleurs, quel musicien serait en mesure de reconnaître à travers les diverses prolongations et ornements que nous présente l’analyse schenkerienne les traits distinctifs, caractéristiques, d’ime œuvre musicale. Souvent Schenker ne tient pas compte des données auditives les plus 226

L’a n al y s e MUSICALE, p o u r q u o i, c o m me n t , p o u r

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qui

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évidentes, ce qui, manifestement, condmt à traiter cavalièrement certains phénomènes rythmiques [écrit Charles Rosen]. Qu’un morceau soit rapide ou lent ne change en rien ses analyses, et ses diagrammes ne font aucune distinction, sur le plan formel, entre premier et dernier mouvement, alors que justement leur organisation rythmique diffère tant. Lacune difficilement défendable, à moins de prétendre que la démarche rythmique d’un morceau n’affecte en rien ses structures harmoniques [...]’^. Célestin Deliège exprime ime autre position. [...] l’intérêt majeur de l’argumentation [relative à la théorie schenkerieime] est qu’elle place la forme de l’œuvre musicale en relation directe avec la perception de l’auditeur. L’œuvre n’est plus appréhendée à partir des seules catégories rédactionnelles qui la façonnent même de l’extérieur et a priori [...] mais elle est perçue à partir des catégories génératrices de son contenu latent et réel'*.

On est un peu surpris d’entendre ici conclure que l’œuvre musicale « est perçue à partir des catégories génératrices », donc à partir des diverses étapes de déploiements. Célestin Qeliège poursuit ainsi son argùmentation : Nous écoutions une œuvre — une sonate, par exemple — en référence à des consignes dictées par une philosophie essentialiste et idéaliste ; elle nous est désormais proposée [depuis l’apparition de la théorie de Schenker] à travers les couches les plus profondes de son organisation structurale interne'*. Il semble, pourtant, que ce serait justement la philosophie édifiée à partir des concepts de la théorie schenkerienne qui nous proposerait comme référence (souvent de manière dogmatique, il faut le reconnaître) des consignes dictées par le rationnel de cette théorie. Je ne connais, quant à moi (argument empiriste, dirait-on), aucun musicien, parmi les mieux initiés à la théorie schenkerienne, qui soit

Tr a it é d e s v j bt s m u s ic a u x

capable de percevoir une œuvre musicale « à partir des catégories génératrices de son contenu latent et réel ».

3. 2. La grammaire générative Nous aimerions nous attarder maintenant sur une remarque intéressante que fait Nicolas Meeùs sur l’aspect génératif de la théorie schenkerienne. La conception organiciste de Schenker semble bien avoir quelque chose en commun avec le « rationalisme » chomskyen tel qu’il a été décrit par exemple par Massimo Piattelli-Palmarini : tous deux conçoivent les structures qu’ils étudient comme régies exclusivement par des lois intrinsèques. De l’autonomie de fonctionnement du langage, Chomsky déduit que les mécanismes qui le régissent dans le cerveau humain ne peuvent qu’être innés. Schenker lui aussi a été amené à envisager une forme d’innéisme, celui qu’implique la pratique « géniale » du système tonal. [...] Mais la notion schenkerienne du génie se différencie bien entendu fondamentalement du présupposé innéiste de Chomsky. La fonction linguistique que vise la grammaire chomskyenne est ^ phénomène anthropologique universel ; c’est à ce titre, et à ce titre seulement, qu’une structure cognitive innée peut être envisagée. Le génie musical dont parle Schenker, au contraire, est un phénomène particulier, individuel, et qui n’implique en outre qu’un langage particulier localisé dans le temps et dans l’espace, en 1 occurrence le langage tonal‘®.

La remarque de Nicolas Meeùs est pertinente sans doute. Ceci étant, l’idée d’un présupposé innéiste concernant la musique mérite quelques précisions. L’écart entre la position innéiste de Chomsky et la position constructiviste de Piaget mis à part'’, on peut dire que l’apprentissage de certaines musiques se fait de manière semblable à celui des langues naturelles. Ce que j’entends par là correspond à la

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L'a n a l y s e MUSICALE, p o u r q u o i , c o mm e n t , p o u r

qui

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faculté (innée ou non, peu importe) d’intérioriser les lois qui déterminent le fonctionnement d’im système musical’®, de la même manière, intuitive, que se fait l’intériorisation d’un système de règles constituant ce que les linguistes appellent « le savoir linguistique iijiplicite des sujets parlants ». Noam Chomsky écrit : [...] l’étude du langage humain m’a amené à considérer qu’ime capacité de langage génétiquement déterminée, qui est une composante de l’esprit humain, spécifie une certaine classe de

^

«grammaires humainement accessibles». [...] Au sein d’une certaine communauté linguistique, des enfants dont les expériences personnelles varient acquièrent des grammaires comparables largement sous-déterminées par les données qui leur sont accessibles. (...] L’enfant connaît la langue ainsi déterminée par la grammaire qu’il a acquise. Cette grammaire est une représentation de sa « compétence intrinsèque »‘®.

L’énoncé de Chomsky est valable en lignes générales pour la musique, mais cela demande à être expliqué. Le fait qu’tm enfant afiicain intériorise les structures rythmiques d’une musique africaine, mais n’intériorise pas le ductus de l’harmonie tonale, ou qu’im enfant européen pressente l’arrivée d’une cadence parfaite, mais pas celle d’une configuration rythmique que les indigènes présagent dans une musique afiicaine, illustre la notion de compétence particulière par laquelle les linguistes désignent les règles spécifiques d’une langue donnée. La compétence particulière se distingue ainsi de la compétence universelle, qui serait formée de règles innées soustendant les grammaires de toutes les langues. Le postulat d’im modèle analogue, fournissant la structure sous-jacente générale de toutes les musiques, serait de peu d’utilité car il ne pourrait conduire qu’à des observations trop générales. Néanmoins, revenons à la compétence particulière, en relation avec la théorie schenkerienne, et signalons, en passant, que cette

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Tr a it é d e s o j e t s m u s ic a u x

dernière évoque l’idée d’une grammaire générative bien avant que celle-ci ne se soit manifestée dans le domaine de la linguistique. Cependant, le fait qu’un parallélisme entre la théorie schenkerienne et la grammaire générative puisse être suggéré — à un niveau idéique —, ne signifie pourtant pas que la théorie schenkerienne atteigne le statut d’une théorie générative, ou que VUrsatz et les divers processus de déploiement soient intériorisables ou assimilables^®.. Le grand mérite de la théorie schenkerienne, d’ordre épistémologique plus que théorique, réside, à mon sens, dans le fait qu’elle entraîne implicitement une distinction entre le précomposé — ce qui est fourni par le système tonal (dont le contenu varie d’une théorie à une autre^*) — et le composé^ ce qui est créé par le compositeur. Reste à voir, en ce qui concerne la musique tonale, quels sont les éléments précompositionnels et le système de règles dont on pourrait supposer qu’ils soient intériorisables, et quelle serait la théorie qui pourrait les expliciter.

4. Dialogue 1* : démarcation du champ analytique Roy Nachon : La distinction entre le précomposé et le composé que vous introduisez dans le cadre de votre théorie systémique (chap. II) semble avoir des répercussions sur la démarcation du champ analytique. On se pose ainsi la question de savoir quels seraient, en musique tonale, les éléments sur lesquels l’analyse devrait s’orienter et quels seraient ceux qui devraient être considérés comme étant en dehors de son champ d’intervention, étant entendu que l’analyste n’a pas à s’occuper de données précompositionnelles. Yizhak Sadaï : Il est évident que l’analyste n’a pas à s’occuper de données précompositionnelles et qu’il n’a pas à analyser la * Dialogue entre un étudiant, Roy Nachon, et Yizhak Sadaï.

230

P

L’ANAirSEMUSICALE, POURQUOI, COMMENT, POUR QUI ?

Structure de la gamme majeure ni celle de l’accord parfait. Cependant, Ife système tonal engendre une variété de données préconq)ositionnelles bien plus étendue que celle que l’on aurait pu imaginer. RN : Parmi les éléments précompositionnels que vous présentez dans le chapitre II, ceux qui m’ont le plus interpellé sont les processus de transformation et les processus d’autoréglage. YS : En effet, ce sont les propriétés systémiques les plus intéressantes et les plus ignorées. Le fait que la composition de la musique tonale se greffe sur un ensemble de données précompositionnelles (pour en revenir à votre première remarque) crée un problème qui porte sur un élément essentiel de la définition de l’analyse. Car, pour démarquer le champ d’intervention de l’analyse de.'la musique tonale, il faudrait que l’on puisse dissocier les données cO^positiomielles des données précompositioimelles. Or c’est précisément là que l’analyse entre dans me impasse épistémologique. Car, il n’est pas du tout évident que l’on puisse tracer une fi'ontière qui marque l’endroit où se terminent les données précompositionnelles d’pne œuvre tonale et celui où apparaissent les données compositionnelles. RN : Est-ce que cela voudrait dire que certains analystes assignent im statut compositionnel à des éléments précompositionnels, èp leur attribuant une spécificité qu’ils considèrent comme caractéristique de l’œuvre analysée ?, YS : Tout à fait. Imaginons ime analyse qui porte sur la segmentation de la première phrase de la Sonate pour violon et piano de César Franck (ex. 6, a). Exemple 6

a.

; C. Franck, Sonate pour violon et piano ; b ; W. A. Mozart, Sextuor, K. 522, Il

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic au x

On découvre au début une unité de deux mesures^^ voire un motif initial que nous allons marquer par un A. Ce motif est suivi d’une autre imité de deux mesures qui représente une variation du motif initial et que nous allons désigner par un A’. La cinquième mesure crée une unité indépendante que nous allons marquer par un a. La sixième mesure représente une répétition de la cinquième mesure et elle sera désignée, en bonne logique, par un a également. Signalons, enfin, les deux dernières mesures qui constituent une cadence (syntagme terminal), désignée par un B. Cette analyse, que je prends à titre d’exemple, pourrait nous faire croire que les données que nous venons de passer en revue sont spécifiques à la Sonate de Franck et qu’elles résultent d’un processus compositionnel particulier, caractéristique de cette œuvre. En fait, l’acte compositionnel de Franck ne touche en rien aux données que nous venons de mettre en lumière ; car, ces dernières ne représentent rien d’autre que les constituants d’un modèle syntagmatique, d’une structure syntaxique précompositionnelle conforme à celle présentée dans le chapitre On remarque d‘ailleurs que l’extrait de Mozart (ex. 6, b) incarne la même structure syntaxique. Les éléments que nous venons de considérer en relation avec les extraits de Franck et de Mozart sont de nature formelle, non matérielle ; ils sont, autrement dit, indépendants de configurations rythmiques, mélodiques ou harmoniques. Par conséquent, la structure syntaxique dans laquelle ils s’intégrent, et que l’on rencontre dans des milliers de phrases, peut être représentée par un schéma qui prend la forme d’un arbre^^. RN : Les exemples 37 à 80 que vous présentez dans le chapitre II démontrent bien que la composition de la musique tonale se fait à partir d’une diversité de données précompositionnelles. Mais en soustrayant ces dernières d’une œuvre donnée, ne devrait-on pas pouvoir repérer ce qui est composé et, ce faisant, arriver à séparer le précomposé du composé ?

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L’a n a l y s e MUSICALE, p o u r q u o i, c o m me n t , p o u r

qui

?

YS : Pour arriver à séparer le préconqjosé du conçosé, l’analyste dejvrait avoir toutes les données précompositionnelles présentes à l’esprit, ce qui évidenunent n’est pas toujours le cas. Du reste, le préçpmposé et le composé sont imbriqués de telle manière qu’il est souvent impossible de les séparer. Le rapport entre le précomposé et le composé est une des manifestations de ce que j’aurais nommé, en m’inspirant de Cornelius Castoriadis, la nature magmatique de la musique. [La musique] n’est ,pas un ensemble, ni xme hiérarchie bien ordoimée d’ensembles, mais un magma. On peut en extraire des ensembles, on peut y construire des ensembles, mais ces extractions ou constmctions ne l’épmseront ni ne la recouvriront jamais^. Il n’est pas du tout évident que l’on puisse distinguer dans une œuvre de Mozart, par exemple, ce qui est composé de ce qui est engendré par le système. Revenons à ce propos à l’exemple 2 du chapitre V. L’harmonie de cet extrait apparaît dans des milliers de fragments de musique tonale, se présentant ainsi comme une donnée pr^ompositionnelle. La mélodie de la flûte comporte des cellules mélodiques prédéterminées engendrées par le système tonal^^. On pourrait se demander si l’originalité de cet extrait ne résiderait pas dans la partie du piano, si cette dernière ne représentait, elle aussi, une donnée précompositionnelle : ime suite de cellules formatrices engendrées par le système tonal ou, si l’on préfère, l’arpégiation d’un accord tonique. La question qui se pose ainsi serait de savoir où s^achèvent (dans un extrait comme celui de l’exemple 2, chapitre V) les données précompositionnelles, et où apparaît le niveau compositionnel. Bergson n’aurait pas été insensible à ce genre de problèmes lorsqu’il disait que l’analyse est une opération qui ramène l’objet à des éléments déjà connus, c’est-à-dire communs à l’objet qu’on étudie et à d’autres que l’on croit déjà connaître^*^.

233

Tr à it é d e s u j e t s m u s ic a u x

5. De ce qui échappe à T analyse formelle Peut-on prétendre démontrer, en termes analytiques, où réside la spécificité d’une musique qui nous émerveille, et en quoi cette musique différerait d’une autre, qui nous laisse plutôt indifférents et dont l’analyse, pourtant, révèle à peu près les mêmes données^^? Peut-on imaginer ime analyse capable de démontra-en quoi une musique de Mozart — celle de l’exemple 5a dans le chapitre VU par exemple — serait meilleure que la plus médiocre des musiques, et en quoi elle serait mieux structurée^’ ? Une telle interrogation nous obligerait à admettre que les méthodes analytiques connues à l’heure actuelle ne permettent pas de rendre compte de certaines particularités — “phénoméniques” — des œuvres analysées, pas plus qu’une théorie, quelle qu’elle soit, ne pourrait démontrer quelles seraient les correspondances entre les structures que dévoile l’analyse d’une partition et ce qui apparaît dans la dynamique d’im vécu musical. RN : Je comprends bien, mais est-ce que de telles correspondances — bien qu’elles soient indéterminées, non connues, à l’heure actuelle — existeraient, d’après vous ? YS : Il devrait y avoir correspondance, certes, entre un vécu musical et certains éléments qui pourraient être mis en lumière par certains types d’analyses (reste à savoir lesquels). Ceci étant, il paraît difficile d’admettre qu’il y ait correspondance entre les éléments qui ressortent d’une analyse fondée sur la théorie des ensembles, par exemple, et ce que je continue d’appeler le vécu musical. Par ailleurs, il existe des éléments objectifs qui influent sur le vécu musical et qu’une analyse formelle ne pourrait détecter. RN ; J’avoue que j’ai quelques difficultés à vous suivre ; car j’ai du mal à comprendre pourquoi xme donnée objective serait non détectable par une analyse formelle. YS : Imaginez une musique de Bach, jouée à l’orgue, puis cette même musique interprétée par un ensemble de musique de pop 234

L’a n al y s e MUSICALE, p o u r q u o i, c o m me n t , p o u r

qui

?

faisant appel à la guitare électrique et au synthétiseur électronique. Ces deux exécutions vont créer, à partir de structures formelles identiques, des expériences opposées chez un même auditeur. Dans le premier cas, le sentiment serait celui d’une musique savante, sérieuse, spirituelle. Dans le deuxième cas, par contre, l’expérience serait celle que provoque une musique sensuelle, légère et distrayante. Peut-pn continuer à dire que ces expériences, fondamentalement différentes, sont dues à des connotations que l’on associe à certains timbres instrumentaux ? Si c’en était le cas, on devrait commencer par s’interroger sur le rôle que prennent, dans la détermination d’expériences tellement opposées, les stmctures formelles de l’œuvre — les stmctures stables, détectables par me analyse de la partition. L’énoncé suivant, de Jean-Jacques Nattiez, nous incite à poursuivre dans me autre voie. S’attendre à ce que l’analyse soit l’équivalent de notre rapport vécu avec la musique, c’est tout simplement se méprendre sur ses objectifs. L’analyse vise à ime meilleure connaissance de l’objet, elle n’en est en aucune façon un substitut^. La question qui se pose serait de savoir de quelle comaissance et de quel objet il s’agit. L’objet auquel se réfère Nattiez représente le donné à analyser : m objet de laboratoire qu’il conviendrait de ne pas confondre avec l’objet musical que constitue le donné à entendre. Je vais me référer à ce propos à une expérience qui consiste à faire écouter deux fois m même extrait de musique : me mélodie de Guy ReibeP interprétée au marimba, et cette même mélodie interprétée par une cantatrice (durée de la mélodie: 14 secondes). Les deux extraits représentent le même objet du point de vue du donné à analyser, étant domé qu’ils correspondent, tous les deux, à la même suite de symboles de notation. Cependant, deux groupes d’étudiants en musique, l’m à l’miversité de Tel-Aviv, l’autre à l’miversité de New York, ont spontanément affirmé, après avoir écouté ces deux extraits.

1 Tr a it é DE svjETSMUsicAVX

qu’il s’agissait de deux musiques différentes. Les deux fragments étaient entendus (vaguement) comme identiques du point de vue mélodique, mais, selon l’expression des étudiants, «différents du point de vue de la musique qui émerge ». Ces témoignages soulèvent quelques questions qui visent directement le statut de la connaissance évoquée par Nattiez, et la nature de Y objet auquel elle se réfère. La première question est de savoir si la connaissance de l’objet analysé se réfère à un objet musical, à im donné à entendre. Si oui, la question qui se poserait alors serait de savoir auquel des deux extraits, cette connaissance s’applique : au premier ou au deuxième ? La tripartition sémiologique de Jean Molino^® semble répondre à ce type de questions par un renvoi systématique au point de départ adopté par l’analyste : 1) la description de l’objet dans sa réalité matérielle (analyse du niveau neutre) ; 2) la description des stratégies de production (la poïétique) ; 3) la description des stratégies de perception (Yesthésiqué). Cependant, à bien réfléchir on voit que cette démarche ne fait qu’accroître le paradoxe. L’analyste qui se situe du côté de Yesthésique et qui étudie la perception aurait affaire, dans le cas présent, à deux objets différents, tandis que celui qui observe le niveau neutre et qui analyse la mélodie telle qu’elle apparaît sur la partition aurait affaire à un seul objet. Nous sommes donc en droit de nous demander quel est, dans le cas présent, Yobjet de la connaissance évoqué par Nattiez, et quelles sont la nature et la portée de ce qu’il appelle une « connaissance de l’objet ». Cette question étant posée, il conviendrait d’examiner les écarts qui se créent entre deux types de connaissances : celle de Yobjet à analyser (au niveau neutre) et celle de l’objet qui correspond à un donné à entendre. Le rapport entre ces deux types de connaissances ne coïncide pas tout à fait avec la relation neutre/esthésique. Car si l’esthésique se réfère, entre autres, à l’effet global que la musique est capable de produire (y compris la jouissance et la contemplation). 236

I

L’a n a l y s e MUSICALE, p o u r q u o i , c o mm e n t , p o u r

qui

?

l’objet que représente le donné à entendre n’implique, au sens que je ldi assigne, que des éléments qui sont pertinents d’un point de vue purement musical. Ceci étant, certains éléments du donné à entendre — analysables à partir d’une écoute — échappent à l’analyse du niyeau neutre, pour la simple raison qu’ils échappent à la notation. Il se crée ainsi un fossé entre ce que l’on perçoit par l’œil et que l’on analyse, d’une part, et, d’autre part, ce que l’on perçoit par l’oreille et qu’on n’analyse pas (au niveau neutre). Revenons à ce propos à une mazurka de Chopin (ex. 7), présentée dans im autre contexte dans les chapitres III et V. Exemple 7 Il

Allegretto

F. Chopin, Mazuria, op.67, n* 4

Iâ C-

T Nous avions dit, je résume, que l’harmonie de la deuxième mçsure (ex. 7, a) est interprétée (au niveau neutre) comme im accord de septième de dominante et qu’elle peut être présentée, par conséquent, avec im mi à la basse (ex. 7, b). Nous avions constaté, cependant, que la version originelle produit im effet différent. La note la, qui apparaît à la basse de la première mesure, se prolonge par la

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Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

force d’une pédale imaginaire qui, en tant que telle, échappe à la notation. Ainsi, les trois premières mesures sont entendues comme le suggère l’exemple 7, c, et non l’exemple 7, b. Il découle d’ime telle constatation : 1) que l’exemple 7, c, évident pour un auditeur familiarisé avec la musique de Chopin, ne peut être abordé à partir d’une analyse du niveau neutre ; "' 2) que l’exemple 7, b, qui résulte d’rme analyse du niveau neutre, s’avère inacceptable dans le style de Chopin. Il en est de même pour la transcription d’une Partite de JeanSébastien Bach (chap. V, ex. 9a). La version de l’exemple 9c, jugée comme adéquate, contredit les données que révèle ime analyse du niveau neutre. Par contre, la transcription présentée dans l’exemple 9b, qui résulte d’une analyse du niveau neutre (concernant la ligne dé la basse), est jugée inadéquate. Le niveau neutre est un niveau d’analyse où on ne décide pas a priori si les résultats obtenus par une démarche explicite sont pertinents du point de vue de l’esthésique et/ou de la poiétique. [...] « Neutre » signifie ici que l’on va jusqu’au bout de l’application d’ime procédure donnée, indépendamment des résultats obtenus^*. Entre les deux [la poïétique et l’esthésique] se situe l’étude du niveau neutre ou immanent, c’est-à-dire l’étude de structures dont on ne préjuge pas a priori qu’elles sont pertinentes poïétiquement ou esthésiquement’^. Faut-il entendre par ce que dit Nattiez que pour effectuer une analyse du niveau neutre il faut avoir les oreilles bouchées (comme «Platon [qui] se bouche les oreilles [...] pour mieux analyser^S> ? Car, il est clair que pour ne pas (pré-)juger de la pertinence perceptive d’une structure, on est obligé de neutraliser (de mettre en suspens) l’écoute musicale. Ceci étant, peut-on effectuer une analyse musicale en supprimant l’activité de l’écoute ? La position de Nattiez est bien plus nuancée.

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L’a n a l y s e MUSICALE, p o u r q u o i , c o m m e n t , p o u r q u i ?

Si l’analyse musicale consiste à montrer comment une œuvre fonctionne, il n’est pas possible de la réduire à une seule de ces trois dimensions. Les configurations immanentes ne contieiment pas à elles seules le secret des processus compositionnels et des comportements perceptifs^“*. Lorsque le musicologue propose des interprétations, établit des constats ou entreprend des analyses, il se situe de facto du côté de l’esthésique [...f*. Je vais tenter de montrer concrètement pourquoi et comment il est nécessaire de déborder la seule analyse immanente (dite « analyse du niveau neutre » [...]) [.. .]^®.

6. iDialogue II RN : Votre attitude à l’égard de l’analyse du niveau neutre semole réservée, pour le moins que l’on puisse dire. YS : Je n’ai rien contre l’analyse du niveau neutre, à condition de relativiser son importance (comme le fait, d’ailleurs, Jean-Jacques Nattiez, en l’opposant à la poïétique et à l’esthésique), et à condition de 'reconnaître certaines défaillances potentielles que l’on a tendance à dissimuler. Nattiez dit que « l’analyse du niveau neutre est im outil qui permet de vérifier s’il y a communication entre les processus poïétiques et les processus esthésiques^’. ». Notons, cependant, que certaines observations permettent de mettre en relief les écarts importants qui se créent entre ce que dévoile l’analyse du niveau neutre et ce que révèle une analyse du donné à entendre. RN : En quoi l’analyse de l’objet que représente le “donné à entendre” dififère-t-elle, en fait, de l’analyse esthésique ? YS : L’analyse du donné à entendre, telle que je la conçois, implique une description de l’objet perçu. L’analyse du niveau esthésique, par contre, porte, selon Jean-Jacques Nattiez, sur « la description des stratégies de perception». Ce sont deux concepts voisins, peut-être, mais pas identiques.

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6.1. Théorique OU empirique RN : Vous exprimez pour le moins une double attitude à l’égard de l’analyse musicale. On remarque, d’une part, le goût prononcé que vous avez pour certaines analyses formelles (dont on trouve l’exemple dans les chapitres H, III et VIII) et, d’autre part, la réticence que vous manifestez à l’égard d’un certain formalisme. YS : Ce que vous dites demande à être expliqué. Pour ce qui est de mes propres analyses (celles que vous évoquez), elles ne visent, dans le contexte où elles s’inscrivent, qu’à l’explication ou à la démonstration d’une proposition théorique^®, ou à la mise en relief de telle ou telle autre particularité de l’œuvre analysée^^. Ceci étant, tandis que l’analyse du niveau neutre se propose d’aller «jusqu’au bout de l’application d’une procédure donnée, indépendamment des résultats obtenus^' », quitte à chercher en un deuxième temps des correspondances entre le neutre et Vesthésique, le type d’analyse auquel j’adhère implique a priori une vérification constante des résultats à partir d’une écoute musicale. Il s’agit en fait de deux paradigmes distincts. Ceci étant, mon attitude envers l’analyse musicale dérive d’une idée plus générale qui consiste à dire, comme le suggère Gaston Bachelard, que l’empirisme a besoin d’être compris, et que le rationalisme demande à être “senti” et appliqué. Ceci présuppose, pour ma part, une vérification et une remise en question de tout énoncé théorique concernant la musique à partir de données empiriques faisant appel à l’écoute musicale. RN ; Je regrette de vous contredire, mais vous parvenez, malgré ce que vous venez de dire, à réfuter ou à établir des énoncés théoriques de manière tout à fait conforme à la méthode rationaliste. Je me contenterai de citer deux démonstrations que vous présentez dans le chapitre II : l’une, autour de l’exemple 34a (tiré du traité d’harmonie de Walter Piston) ; l’autre, autour de l’énoncé « le mouvement, entre la 6® note non altérée et la 6® note baissée, peut jouer un rôle décisif dans la détermination tonale de la séquence 240

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hanôonique dans laquelle il apparaît» (§ 4. 4. 1). Le caractère théorique, non empirique, de ces démonstrations est bien confirmé par l’apparition du fameux c.q.f.d. dans la première démonstration et par Tàboutissement à une tautologie formelle dans la seconde. YS : Il est vrai que l’argumentation dans les exemples,que vous citez prend la forme, plus ou moins, d’une démonstration logicom^thématique. Mais la réflexion argumentative est déclenchée, on peut le voir, par des observations purement empiriques.

6. 2. Certitude de l’incertitude RN : Vous évoquez souvent, en rapport avec la perception musicale, un principe d’incertitude que vous illustrez à partir d’ime relation — incertaine, indéterminée — entre le “neutre” et l’esthésique. Pourriez-vous illustrer ce même principe à partir de la relation qui se crée entre le poïétique et l’esthésique ? YS : Pour découvrir une indétermination dans la relation poïétique/esthésique, il suffit de savoir qu’il y a en musique des cas oùi’on perçoit une grande cohérence dont le compositeur ne saurait expliquer la cause et d’autres cas, dans lesquels des projets, des programmes, voire des algoriüimes compositionnels, fort séduisants par leur logique, aboutissent à des résultats décevants. De surcroît, il y a des cas dans lesquels im processus compositionnel déterminé produit un effet opposé à celui que l’on aurait pu prévoir. Prenons l’exemple trivial d’une symétrie créée par un mouvement rétrograde (ex. 8). Èxemple 8

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La mélodie que représente l’exemple 8 comporte une symétrie créée par un acte compositionnel délibéré. Cependant, on perçoit en écoutant cette mélodie, un flux parfaitement “asymétrique”. Le fait de découvrir ce genre d’incompatibilité entre le poïétique et l’esthésique, et de constater l’inverse dans d’autres cas, n’évoque-t-il pas l’idée d’une profonde incertitude ? Dans un livre intitulé The Mathematical Basis of the Arts, Joseph Schillinger propose une méthode de composition basée sur des procédures mathématiques. Les variations connues sous les termes inversion, mouvement rétrograde, etc. s’inscrivent dans la théorie de Schillinger sous le nom àHnversions géométriques. This method of geometrical inversion, when applied to the composition of melodic continuity, offers much greater versatility — yet preserves the unity more — than any composer in the past was able to achieve. For example, by comparing the music of J. S. Bach [ex. 9] with the following illustration [ex. 10], the full range of what he could have done by using the method of geometrical inversions becomes clear. In Invention No. 8,' from his Two-Part Inventions, during the first 8 bars of the leading voice (upper part after the theme ends), the first 2 bars fall into the triple repetition of an insignificant melodic pattern lasting one and one-half times longer than the entire theme'*®. Les exemples 9 et 10 accompagnent le texte de Schillinger. Exemple 9

J. S. Bach, Invention 8

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Ex»inple 10

--- -- fri* 1*1* r rj 1 1' —



L’exemple 10, conçu par Schillinger, est certes décevant d’un point de vue musical. Cependant, cet exemple met en lumière deux éléments d’observation qui ne sont pas dépourvus d’intérêt. Le prender réside dans le fait que les procédures compositionnelles sont explicitées et qu’elles sont, par conséquent, détectables par ime analyse du niveau neutre. Le deuxième concerne la possibilité de comparer au niveau esthésique la version de Bach à celle de Schillinger obtenue par des inversions géométriques. RN : Mais ces opérations sont très simplistes, très mécaniques ; rien d’étonnant que le résultat soit décevant. YS : Les opérations en elles-mêmes sont simplistes, certes, mais cela ne veut rien dire. Car, il y a des cas dans lesquels des opérations semblables peuvent aboutir à un résultat satisfaisant, et d’autres cas, comme l’exemple proposé par Schillinger, dans lesquels le résultat est plus que décevant. (Voilà un élément d’incertitude.) RN : Il se crée, en fait, un genre de paradoxe ; car, si l’on écoute le discours de Schillinger (en faisant abstraction du résultat que représente l’exemple 10), on aurait de bonnes raisons de croire que les procédures compositionnelles qu’il propose — plus que simplistes — seraient plus élaborées que celles que l’on découvre, par une analyse du niveau neutre, dans la pièce de Bach. YS : Je suis bien d’accord, mais nous sommes là en train de prendre, comme dit Marx, les choses de la logique pour la logique des 243

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

choses. Pour ce qui est de l’extrait de Bach (ex. 9), la logique des choses réside en cela que les répétitions évoquées par Schillinger (mesures 4-6) jouent un rôle essentiel dans l’éqmlibrage énergétique. Ceci étant, on se trouve, une fois de plus, face à im phénomène qui échappe à l’analyse formelle. RN : Pourquoi l’équilibrage énergétique échapperait-il à l’analyse formelle ? ~“ YS : Parce qu’il ne laisse aucune trace objective et parce qu’il ne se manifeste que sous forme d’une sensation au niveau de l’esthésique'*'. RN : Mais les doubles croches qui effectuent l’équilibrage énergétique dans les mesures 4 à 6 constituent une trace objective, puisqu’elles apparaissent dans la partition (ex. 9). YS : Elles sont présentes en tant que doubles croches, mais elles ne peuvent être interprétées, à partir d’une analyse formelle, comme un élément qui assume un équilibrage énergétique. RN : L’exemple 10, obtenu par des inversions géométriques, trahit manifestement le style de Bach (il ne faut pas être im grand musicien pom s’en rendre compte). Cependant, Schillinger n’a pas l’air préoccupé par une telle défaillance (qu’il semble ignorer). YS : Souvent, lorsque l’on veut faire passer un message, une thèse ou une théorie, on devient peu sensible à la réalité des résultats auxquels on aboutit. Mais la musique, voyez-vous, ne peut pas se laisser prendre, heureusement, au filet d’une intelligence analytique caractérisée, comme dirait Bergson, par ime «incompréhension naturelle'*^ » de la musique. Ceci étant, le commentaire de Schillinger concernant la pièce de Bach (ex. 9) nous incite à remarquer deux choses sur lesquelles je m’étends dans le chapitre X. La première consiste à dire que les données mises en relief par l’analyse ne coïncident pas forcément avec la qualité de la musique ressentie au niveau de l’écoute. La seconde (à laquelle je réserve une place importante dans le chapitre X) revient à dire que l’analyse n’est en mesure de fournir aucun 244

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rènseignement permettant de porter im jugement de valeur objectif sur une œuvre musicale^^. Í RN : Voulez-vous suggérer que les données qui ressortent de l’analyse — d’une œuvre de Beethoven, d’une part, et d’ime chanson de variétés, d’autre part — ne constituent pas im élément de jugement objectif sur la qualité des musiques concernées ? YS ; Oui, c’est précisément cela que je veux dire (et que j’essaye de démontrer ailleurs'*^). Un Lied de Schubert qui nous émerveille n’est pas forcément “mieux structuré” qu’une chanson de variétés qui nous écœure. Pour ceux qui en doutent, je suis prêt à entreprendre des analyses démonstratives, à condition qu’ils soient, qux; capables de fournir des critères explicites en ce qui concerne les “bonnes” ou les “mauvaise” structures (je développe tout cela dans le chapitre X).

6: ß. Autour du rigoureux, "recherches sans risques ” RN : Voudriez-vous dire par là que les structures visées par l’analyse n’ont de sens, d’un point de vue scientifique, que si elles concordent avec les mécanismes qui structurent l’expérience d’un vécu ? YS : Ce n’est pas du tout cela que je veux dire ; mais il n’en est pas moins que votre remarque reste tout de même intéressante... Elle évoque en tout cas l’idée d’une science de la musique, construite au' sein d’une relation étroite entre la musique et celui qui l’écoute, entre l’auditeur et le donné à entendre. RN : Croyez-vous que la conception d’une telle science soit possible ? YS : Cela nécessiterait la mise en place d’une méthodologie qui accorde la même importance aux exigences de la sensibilité et à celles de la raison. Mais qui pourrait vouloir se lancer dans ime telle aventure à une époque où l’on recherche le confort intellectuel que peuvent procurer des méthodologies établies, toutes faites. 245

Tr a it é DB SUJÈTSMVSICAVX

“prestigieuses” et rassurantes par leur rigueur apparente... C’est à cause de cela, justement, que l’on finit par ignorer des problèmes de fond, par les écarter comme s’ils n’existaient pas et par s’embarquer dans des “recherches sans risques” pour ainsi dire. RN : Sans risques ? YS : Oui, sans risques, au sens où ce type de recherches se trouve protégé par une culture dont le mérité“ essentiel est d’encourager l’imitation d’im protocole et d’un langage scientiste (souvent mal appropriés). RN : Ce que vous dites semble toucher les sciences sociales plus que les sciences exactes. YS : Cela va de soi. On remarque, toutefois, deux tendances opposées. Il se crée, d’une part, dans les disciplines dites “molles” (y compris la musicologie) une adhésion croissante aux principes du rationalisme classique et d’autre part, dans les sciences “dures”, la recherche d’un nouveau paradigme, d’im autre type de rationalité. «Il y a une sorte de logique presque sensible et presque inconnue », disait Paul Valéry'*^. Ce que je trouve rassurant, pour ma part, c’est le fait que l’intuition de certains poètes soit confirmée par celle des mathématiciens. Ainsi, René Thom professe avec vigueur que « tout ce qui est rigoureux est insignifiant'^^ ». Il s’agit, rassurez-vous, d’une idée qui porte sur un nouveau type de rigueur, sin un nouveau type de rationalité scientifique. On se rapproche ainsi de la notion mathématique du qualitatif, évoquée par les systémiciens'*^. L’idée d’une mathématique du qualitatif est particulièrement séduisante, inspirante, et prometteuse de par le potentiel de ses répercussions épistémologiques, sinon de par la possibilité, immédiate d’utiliser son dispositif opérationnel, inexistant pour le moment.

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L ’ANALYSEMUSICALE, POURQUOI, COMMENT, POUR QUI ?

T. 'L’analyse : un art ou une science ? [...] l’analyse d’œuvres musicales [...] restera toujours un art (où la part d’intuition est essentielle) plutôt qu’ime science [écrit Nicolas Ruwet] — étant entendu qu’elle bénéficiera des apports théoriques plus généraux“*’. La position de Ruwet est nettement contrée par celle de Nicolas Meeùs. V,;

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[...] l’analyse n’est pas un art parce que ses productions ne peuvent avoir le caractère achevé et définitif de l’œuvre d’art ; elle doit être une science parce que ses productions, comme toute œuvre scientifique, peuvent et doivent rester à tout moment offertes à la réfutation, à la « falsification »‘*®.

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Je vais, quant à moi, introduire un troisième point de vue, selon lequel l’analyse musicale n’est ni un art ni une science, mais plutôt un genre ^'artefact qui implique tous les deux ; ceci, à condition d’admettre que l’analyse musicale puisse contribuer à la réi^itation (et à la conception) de certaines théories relatives à la musique, d’une part, et contribuer à l’interprétation (et à la création) musicale, d’autre part. Nous allons essayer, toutefois, de voir de quel point de vue on pourrait considérer l’analyse musicale comme une science, et de quels autres points de vue elle échapperait à une telle définition. Commençons par observer une situation banale : le fait qu’il existe des analyses distinctes, divergentes et contradictoires d’une même œuvre musicale. Si l’on adopte le point de vue de la science classique qui implique le principe logique du tiers exclu, on devrait conclure, lorsqu’il y a deux analyses contradictoires, que l’une des deux au moins est fausse. Reste à prouver que la logique bivalente est àdéquate à l’analyse m\isicale plus que ne l’est un autre type de logique, à caractère polyvalent, selon laquelle il pourrait y avoir deux 247

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

analyses, apparemment contradictoires, qui seraient toutes les deux vraies. Admettons toutefois que nous adoptions la logique classique qui nous mène à conclure, lorsqu’il y a deux analyses contradictoires, que Time des deux, au moins, est fausse. Cette conclusion reste vide de sens tant que l’on n’a pas défini les critères qui permettent de décider qu’une analyse est juste ou qu’elle est fausse. Or, quoi que l’on dise, de tels critères n’ont pas été définis'*®. Supposons pourtant que l’on parvienne à démontrer qu’une analyse est fausse d’après des critères explicites. La question qui se poserait, d’ordre épistémologique, serait de savoir si, en analyse musicale, le vrai ou le faux ont le même sens et le même statut qu’en logique (ou en sciences exactes), et si ils ne devraient pas être considérés en fonction d’autres critères qui, eux, porteraient sur le sens et la valeur de la démarche analytique elle-même : sa finalité et son utilité. Paul Valéry avait probablement songé à ce problème lorsqu’il disait : « [...] je développais une méthode sans lacunes. [...] — Pour quoi ? — Pour qui ? — A quelle fin^° ? ». On voit bien, dans un tel contexte, que le faux ou le vrai prennent un autre sens. Car, comme le dit pertinemment René Thom, «Ce qui limite le vrai, ce n’est pas le faux, c’est Vinsignifiant^^. ». Schönberg ne connaissait pas René Thom. Pourtant, dans une lettre adressée à Rudolph Kolisch il ne parle que de ce qui pourrait être significatif dans l’analyse, et de ce qui est visiblement insignifiant Tu as bien trouvé la série de mon troisième quatuor à cordes [écrit Schönberg] [...] Tu as dû te donner un mal incroyable [...] Crois-tu donc qu’il y a une quelconque utilité à savoir cela ? Je n’arrive pas bien à me l’imaginer. Je ne samais trop mettre en garde contre le danger qu’il y a à surévaluer ces analyses [...] J’ai déjà essayé à plusieurs reprises de faire comprendre cela à Wiesengrund [Adorno], ainsi qu’à Alban Berg et à Webern, mais ils ne me croient pas. La seule analyse que je puisse, quant à moi, envisager est celle qui fait ressortir les idées et montrer leur représentation^^.

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La pensée de Schönberg à l’égard de l’insignifiant et du si^ificatif dans l’analyse, rejoint celle de Pierre Boulez, pour qui « L’analyse peut être courte, fulgurante, intuitive [...] elle est parfois le fait d’une rencontre inspirée, surprenante^^. ». Les témoignages de Schönberg et de Boulez nous laissent entendre que les critères de scientificité dont nous aurions tendance à faire usage (à tort ou à raison) sont de peu d’utilité en ce qui concerne l’attialyse musicale, tant qu’ils restent détachés des considérations qui devrâient définir le sens, l’utilité et la finalité de la démarche analytique, en tant que telle.

8. Deux conceptions de l’analyse musicale L’idée de René Thom (« ce qui limite le vrai, ce n’est pas le faux, c’est Vinsignifiant ») nous incite à repenser les critères de “sèièntificité” en matière d’anàlyse musicale sous l’angle de l’opposition Sighificatif/insignifiant et sous l’angle de la finalité que l’on assigne à l’analyse musicale. Cela nous mène à discerner deux catégories d’analyses qui évoquent, métaphoriquement parlant, le rapport qui se èréefait entre les mathématiques dites “pures” et celles que l’on dénomme “appliquées”. La première catégorie comporte des analyses (ÿqi se construisent sur des modèles plus ou moins formalisés. Ces analyses, que l’on peut qualifier d’“hermétiques” (faute de mieux) et que l’on peut dénommer “l’analyse pour l’analyse”, restent détachées (cqfnme “l’art pour l’art”) de tout avantage pratique du point de vue du musicien. La deuxième catégorie, par contre, comporte des ^alyses — destinées aux musiciens — que j’appelle des analyses Quvertes. Ces dernières, dont la finalité serait de dévoiler des éléments et des problèmes qui changent à chaque fois — ne coïncidant pas forcément avec im modèle préconçu — traitent, outre du formel, des aspects esthétiques, stylistiques, sémantiques, etc.

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Cette distinction étant posée, on découvre souvent, nous avons pu le constater, que l’analyse hermétique met en relief la spécificité et les vertus de la méthode, plus qu’elle ne fournit une véritable connaissance de l’œuvre. C’est à ce type d’analyse, probablement, que Pierre Boulez fait allusion lorsqu’il écrit : Il existe un circuit fermé de l’analyse, ime coimaissance repliée sur elle-même qui ne peut être d’aucun secours dans l’invention [ni dans l’interprétation], une connaissance rationnelle, détaillée, séduisante par son apparente logique, mais absolument vide quand on considère son potentiel d’intuition^'*. L’énoncé de Boulez convient parfaitement à certaines analyses qui se construisent sur des théories préconçues : la théorie des ensembles (set theory), par exemple. Il y a peu de musiciens qui pourraient témoigner d’avoir découvert à partir d’un tel type d’analyse quoi que ce soit de révélateur sur une œuvre musicale. Ceci étant, je ne veux en aucun cas laisser entendre qu’une analyse construite sur un modèle formalisé soit forcément insignifiante, ou, inversement, qu’ime analyse partant de l’intuition devienne automatiquement révélatrice ou inspirante. Ce que je veux dire — et ce qui ressort des témoignages de Schönberg et de Boulez — c’est qu’une analyse verrouillée par des principes conçus a priori, et qui refuse d’accorder un statut à l’intuition de l’analyste, est condamnée à rester inintéressante, voire stérile et stérilisante du point de vue du musicien.

9. Critères de scientificité Je vais reprendre ici deux critères de scientificité : la falsifiabilité et la reproductibilité, présentées sous un autre angle dans le chapitre I. 250

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9., 1. La falsifiabilité ’ Le critère de falsifiabilité évoqué par Nicolas Meeùs (§ 1) est applicable à certains types de théories qui peuvent engendrer des ahalyses, mais pas aux analysés mêmes.’ Ce, dernier point ressort de ce qu’il n’est pas aisé de démontrer qu’une analyse est fausse, nous l’avons déjà dit. Toutefois, une analyse peut être plus riche en contenu ou plus intéressante qu’une autre, et de ce point de vue Nicolas Meeùs â raison de dire que l’analyse musicale n’est jamais achevée et qu’elle n’est jamais définitive. On aurait pu dire ainsi, dans l’optique d’une épistémologie évolutionnaire (introduite par Popper^^), qu’une analyse plus riche et plus intéressante finit toujours par en remplacer une autre, moins riche ou moins intéressante. Mais l’objectivité impliquée pâi une telle affirmation reste malheureusement suspecte. Car, chaque analyste a pu constater que certaines analyses qui lui paraissent intéressantes ne le sont guère pour d’autres, et inversement. On peut donc dire que la préférence que l’on pourrait avoir à l’égard d’une analyse, quelle qu’elle soit, est de la même nature que celle que l’on kûrait pour l’interprétation d’ime œuvre donnée par tel ou tel autre interprète.

9. 2. La reproductibilité Les connaissances empiriques qui se sont accumulées dans le domaine de l’analyse musicale nous permettent de postuler qu’aucune analyse n’est reproductible dans sa globalité, dans la totalité de ses détails. Toutefois, il convient de préciser que la non reproductibilité de l’analyse d’ime œuvre dormée est due à la nature de l’objet que représente le donné à analyser, plus qu’elle n’est due à un défaut de là méthode. Elle découle d’une ambiguïté, d’une plurivalence, immanente à certains phénomènes tels que la tonalité (pour prendre

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un exemple facile) qui, elle, se présente parfois (chez Schumann, chez Liszt,* chez Chopin, etc.) de manière ambiguë, à tel point qu’il devient impossible de retenir la tonique, ne serait-ce que par une approche intuitive^®. Cette ambiguïté, caractéristique de la musique (et de l’œuvre d’art, en général) fait que l’analyste se trouve souvent, inévitablement, dans une situation où il ne peut qu’éprouver le véritable sens de l’indécidabilité^^. -— Tout cela semble nous éloigner de l’idée de reproductibilité. Cette dernière supposerait que deux ou plusieurs analystes aient été interpellés par le même problème, qu’ils aient été concernés par les mêmes détails, et qu’ils aient été capables de mettre en œuvre, à partir d’une première découverte, des procédures analytiques qui aboutissent à des résultats identiques. Ceci étant, on voit — du point de vue de la reproductibilité — que l’analyse musicale est plus proche de l’art (celui de l’interprétation, de l’exécution, musicale) qu’elle ne l’est de la science, étant entendu que l’interprétation d’une œuvre musicale n’a pas un « caractère achevé et définitif » (toute œuvre musicale se prête à rm nombre infini d’interprétations) et qu’aucime exécution d’une œuvre déterminée n’est reproductible dans la totalité de ses détails.

10. De IMntuition Ce sentiment, cette intuition de l’ordre mathématique qui nous fait deviner des harmonies et des relations cachées Henri Poincaré De l'intuition on peut passer à l'analyse. Henri Bergson

La notion à'intuition, largement sacrifiée de nos jours à celle 252

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de l’intellect, pose des problèmes d’ordre métaphysique, philosophique, qu’il ne nous appartient pas d’aborder. Signalons seulement qu’un appel à l’intuition ne devrait pas évoquer l’idée d’un subjectivisme fantaisiste ; car ce dont il s’agit, par rapport à l’analyse musicale, porte bien sur autre chose. Qu’il suffise, par exemple, d’admettre que la composition d’ime œuvre musicale implique ime intuition et ime part de rationalité, intimement liées, pour poser le postulat que le couplage d’un même type d’intuition et d’un même type de rationalité pourrait constituer un instrument adéquat à l’analyse de l’œuvre concernée. Une telle analyse, qui ne se bornerait pas à résoudre un problème en l’insérant dans un modèle déjà formulé, mais qui au contraire, s’efforcerait de construire, de découvrir en quelque sorte, im modèle inhérent à l’œuvre et aux problèmes qu’elle pose (et qui varient d’une œuvre à l’autre), serait “complémentaire”, symétriquement opposée d’une certaine manière, à la démarche créatrice. C’est dans ce genre d’optique que l’on devrait repenser, “réhabiliter”, la notion àüntuition en lui conférant, par la force d’une détermination paradigmatique, le statut de “déclencheur de procédures analytiques”. En analyse musicale, l’intuition ne serait rien d’autre qu’une connaissance de l’individuel qui sert de fondement au raisonnement discursif. Vue de cette manière, elle aurait un statut semblable à celui que Popper aurait accordé à la métaphysique, en laquelle il voyait un facteur capable de stimuler l’activité cognitive.

11. Pour conclure L’analyse fait ses calculs à la manière de la prêtresse sibylle, elle attend ainsi que lui soient données les équations qu 'elle cherche. Virgile

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L’analyse musicale met l’analyste devant des options délicates, qui réclament de sa part une compréhension profonde de ce qu’est le phénomène musical dans l’infínie multiplicité de ses aspects, de ce qu’est un modèle, et surtout de ce que sont les rapports qui lient un modèle à la réalité complexe que représente l’œuvre musicale. Cette réalité, on ne saurait trop le dire, échappe à toute analyse du fait que l’œuvre musicale a toujours quelques propriété? dont ne dispose aucrme de ses parties.

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Chapitre VII Du style musical^

1. Question de méthodologie* L’approche du style musical pose des problèmes que l’on ne saurait aborder sans avoir recours à une pensée complexe. Cette dernière n’est pas dissociée de certaines observations délicates, impliquant entre autres des variables cachées (cf. § 3. 3), ni d’une Relation, difficile à définir, qui se créerait entre l’observateur et l’observé. Ceci pourrait inciter à l’adoption d’un paradigme qui laisse en xm premier temps les questions de méthodologie ouvertes. On se refuserait ainsi, a priori, d’accepter ou de rejeter dans le cadre d’un tel paradigme, toute référence préconçue ayant trait, par exemple, à des notions comme la mise en série, la segmentation/paradigmatisation, le corpus/contre corpus, etc.

* Les dialogues sont tenus par un groupe d’étudiants de l’Université de TelAviv (E) et Yizhak Sadaï.

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

Néanmoins, en ligne générale, la question du style musical peut être abordée de deux manières: 1) par une approche analytique qui se réclame d’une méthodologie “dîne”, prédéfinie ; 2) par une approche phénoménologique — “holistique”, au sens d’une interprétation globaliste, intuitive. Étudiant (E) .• Peut-on qualifier cette deuxième approche de “molle” ? Yizhak Sadaï : On peut la qualifier de “molle”, pas au sens péjoratif mais par opposition à ce que l’on désigne par “dur”. La différence entre l’approche analytique et l’approche que je qualifie de “globaliste-holistique”, faute de mieux, réside en cela que les défenseurs de la première s’efforcent d’exorciser ce que les adeptes de la seconde tentent d’exalter. Les premiers fuient l’équivocité, l’ambiguïté et l’ubiquité, tandis que les seconds voient en elles des manifestations capables d’enrichir l’activité cognitive. H existe, selon Popper, un continuum naturel entre les mythes et les fables, les hypothèses et les théories, les imes et les autres apparaissent « comme le produit d’une intuition quasiment poétique

C’est sur ce point que l’on devrait insister pour dire qu’une approche que l’on aurait tendance à qualifier de “molle”, peut donner naissance à des théories authentiquement scientifiques^. Ceci étant, identifier le style d’un extrait de musique, veut dire, dans une optique phénoménologique, l’entendre soudain comme du Mozart ou du Chopin. Dans une telle optique, on comprend que reconnaître un style ne signifie nullement expliquer son émergence par des causes autres que lui, mais, comme le dirait Roman Ingarden, « prendre conscience de ce qu’il est, distinguer ses propriétés, élaborer des concepts correspondants et le décrire'* ». Vu de cette manière, le style musical se présente comme appartenant à cette catégorie de phénomènes dont

256

Du STYLE MUSICAL

l’intelligibilité est assurée par leur exercice même et par une disposition particulière de celui qui les observe. Commençons par considérer un collage qui présente, en alternance, ides passages du Prélude VI du Clavecin bien tempéré^ vol. I, de Bach et des passages de la Kreisleriana de Schumann (ex. 1). Exemple 1

257

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

E : On se demande si ce sont les passages de Bach qui rappellent dans l’exemple 1 le style romantique ou, au contraire, si ce sont les passages de Schumaim qui évoquent le style baroque- à moins que nous n’ayons affaire à un style qui n’est ni baroque ni romantique. YS : Cette question n’est rhétorique qu’en apparence,* car elle suscite, en fait, une réflexion sur les termes baroque et romantique. Notons à ce propos la ressemblance que l’on découvre entre certains passages de Händel et certains passages de Brahms. On remarque que

258

Du STYLE MUSICAL

l’extrait de Händel (ex. 2) évoque le style de Brahms et que l’extrait de Brahms (ex, 3) évoque le style de Händel.

Exemple 3

J. Brahms, Sonate pour violon et piano, op. 108

E : L’apparition d’un tracé mélodique typiquement brahmsien dans une Sonate de Händel (ex. 2) est surprenante. YS : Elle est surprenante, d’autant plus que ce tracé mélodique (marqué par une montée de neuvième) apparaît avec les mêmes notes (encadrées) aussi bien dans la Sonate de Händel (ex. 2) que dans celle de Brahms (ex. 4).

259

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX Exemple 4 J. Brahms, Sonate pour violon et piano, n° 2, op. 100 (mesures 26 - 29) Allegro amabile

creso.

E : Les exemples 2 et 4 possèdent des éléments communs observables, voire définissables. L’exemple 3, par contre,-est plus problématique. Car s’il est vrai que VAdagio de la Sonate de Brahms crée une atmosphère qui évoque le style de Händel, il n’en reste pas moins qu’il est difficile de relever dans cet extrait de musique des éléments précis caractéristiques du style hândelien. YS : La question qui se pose est de savoir comment on parvient, en général, à reconnaître le style de Brahms ou celui de Schumann, et par quel coup de magie on arrive à discerner ces styles de celui de Händel et de celui de Jean-Sébastien Bach, respectivement. Cette question, à laquelle il n’est pas aisé de répondre, se présente comme le problème central, le noyau dur, de tout projet cognitiviste concernant le style musical. E ; On se demande, par ailleurs, si l’approche analytique permettrait de distinguer le style de la Kreisieriana, par exemple, du style d’un prélude du Clavecin bien tempéré sans avoir recours à une connaissance intuitive (que l’analyste est censé avoir) des styles concernés. YS ; On ne peut répondre à cette question sans tenir compte du fait que la réalisation de la tâche qu’elle implique présupposerait la mise en place d’une liste finie de paramètres (et de corrélations inter paramétriques) susceptibles d’agir comme déterminants stylistiques.

1. 1. La leçon de Wittgenstein La mise en place d’un modèle corrélationnel englobant la totalité des paramètres impliqués par l’identification d’un style 260

DVSTTLB MUSICAL

comme celui de Schumann ou de Bach n’est pas pour demain. De surcroît, un tel modèle serait inopérant par rapport à quelques phénomènes, très simples en apparence, comme, par exemple, celui que représente l’exemple 5a. Exemple Sa

W. A. Mozart, Concerto pour piano, K. 453 (mesures 126-133)

Allegro ft H_________ ____________________________________________________________________________-

XX

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

Le fragment de musique figurant dans l’exemple 5a suffit non seulement à évoquer le style de Mozart, mais également à produire une expérience singulière, que l’on ne pourrait associer à une musique autre que celle de Mozart. Cependant, cet extrait ne représente que l’arpégiation d’une suite d’harmonies engendrée par le système tonal. De ce fait, cette séquence harmonique apparaît dans des milliers de musiques, dont le spectre stylistique s’étend d’Antonio Vivaldi à Gilbert Bécaud. Il devient donc évident que l’on ne pourrait exprimer, en termes analytiques, en quoi cet extrait de Mozart qui nous enchante, diffère d’une autre musique qui nous écœure et qui, elle, comporte exactement les mêmes éléments rythmiques et harmoniques (ex. 5b). On aimerait savoir, à la suite de telles observations, si ce n’est pas une réflexion sur ce type de “mystère” qui a mené Wittgenstein (rationaliste-logicien au départ) à adopter ime attitude non rationaliste, non analytique, dans son rapport avec la musique. C est de par une telle attitude, en tout cas, que le philosophe viennois transforme certains concepts, celui de Vexpression par exemple, en des espaces clé de sa philosophie. Pour Wittgenstein, comprendre une phrase musicale c’est saisir son expression, laquelle expression échappe à toute description, à toute standardisation, à toute mesure. Dans Leçons sur l’esthétique, Wittgenstein écrit : On peut chanter une chanson avec ou sans expression. Alors pourquoi ne pas faire abstraction de la chanson ? Auriez-vous encore l’expression dans ce cas ? [...] Considérez un visage — c’est l’expression de ce visage qui est importante et non sa couleur, sa taille, etc. Soit, donnez-nous l’expression sans le visage^.

262

DV STYLE MUSICAL

La position de Wittgenstein à l’égard de l’expression nous rapproche, d’une certaine manière, d’une meilleure compréhension de la nature du problème que pose l’analyse de l’extrait de Mozart. Ainsi, nous pourrions prolonger la réflexion sur l’exemple 5a dans les termes suivants. Si. l’analyse se limite à dire que l’extrait de Mozart représente une suite d’accords de septième en quintes descendantes, et qu’une étude, un exercice technique pour débutants, représente strictement les mêmes données, et s’il n’y a que cela qui soit important, donnez-nous cette étude (ou l’extrait que représente l’exemple 5b) à la place de Mozart, et qu’on n’en parle plus. Si, par contre, on admet que la chose importante se situe ailleurs, on se demande de droit quelle est la nature de cette chose et où est cet ailleurs. Je connais les réponses, im peu hâtives, selon lesquelles cette chose importante résiderait en des détails comme le registre, la direction (ascendante/descendante) de l’arpégiation, etc. Une telle réponse serait dépourvue de contenu analytique, car elle ne propose qu’une description de l’œuvre, identique à celle que fournit la partition.

2. Identification de styles, points de repère E : On se demande comment l’on parvient, dans des conditions comme celles que vous venez de décrire, à identifier un style musical ? YS : L’identification du style par une approche analytique présuppose, je l’ai déjà dit, la connaissance d’irn ensemble exhaustif de facteurs et de corrélations interfactorielles stylistiquement pertinents. La reconnaissance du style par une écoute spontanée, détachée d’une analyse de la partition, se ferait, par contre, à partir d’un réseau de facteurs dont l’analyse en termes de traitement de données présuppose une sorte d’algorithme cognitif

263

THAITÉ DE SUJETS MUSICAUX

E : II y a quelque chose de troublant dans ce que vous venez de dire. Car il semblerait que vous faites appel, d’ime part, à une approche intuitive et que, d’autre part, vous introduisez une démarche qui, elle, évoque des processus effectués par ordinateur. YS : Je n’ai nullement le désir d’associer l’idée d’un appareil cognitif — analyseur d’un réseau de facteurs ayant trait à la reconnaissance intuitive de styles musicaux — à des processus d’ordinateur, pas plus queje n’ai l’intention de placer une telle idée au sein d’un cognitivisme connexionniste. Ce à quoi j’aspire, c’est la découverte des étapes et des points de repère impliqués par l’identification intuitive de styles. Dans une telle perspective, je commencerais par dire que la difficulté dans l’identification de styles ne provient pas d’une surcharge d’information à traiter, comme on aurait pu le croire. Certaines observations montrent, au contraire, que plus le nombre de facteurs impliqués par ime musique est élevé, plus l’identification du style devient aisée, voire spontanée dans certains cas. On remarque ainsi qu’il est moins commode de discerner le style de Mahler de celui de Bartók, par exemple, à partir d’un extrait monodique (exemples 6 et 7), qu’à partir d’une texture polyphonique.

Exemples

G. Mahler,Symphonie,n* 10

264

DV STYLE MUSICAL

Exemple 7

B. Bartók, Quaduor à cordes, n° 6

——

----f—^ L’écart stylistique entre le début de la Dixième Symphonie de Mahler (ex. 6) et le début du Sixième Quatuor à cordes de Bartók (ex. 7) a été évalué par un groupe d’étudiants en musique comme étant pratiquement insignifiant. Par contre, la suite de ces mêmes œuvres, présentant une texture polyphonique, a été associée à deux styles nettement distincts. Pour mieux saisir cet état de choses, imaginons un auditeur connaissant la mélodie de Händel (ex. 8), mais ne connaissant pas celle de Haydn (ex. 9) ni celle de Mozart (ex. 10). Pourra-t-il identifier le style de Haydn ou de Mozart à travers leurs mélodies ? Autrement dit, pourra-t-il conclure en l’absence d’éléments comme l’harmonie, que les exemples 9 et 10 ne sont pas de Händel ? Exemple 8

y

Ju'z...

Exemple 9

y^

G. F. Händel, Le Messie

1

&=r=\k«— J. Haydn, Quatuor à cordes, op. 20, n° 5, Finale

il,«—

265

a

Md

1

Tr a h é d e s u j e t s m u s ic au x Exemple 10

W. A. Mozart, Requiem, Kyrie (*)

Allegro

(*) transpoêé en fa mineur

À bien examiner les données que présentent les exemples 8 à 10, on arrive à la conclusion que l’identification de style en de telles conditions devient formellement impossible.

3. Stylème, Gestalt, variables cachées Des constatations comme celles que nous venons de faire m’ont incité à réaliser l’esquisse d’un premier schéma concernant les processus d’identification de styles (fig. 1).

Figure 1 266

DVSTYie MUSICAL

Le schéma figurant à la page précédente (fig. 1) relève d’im postulat selon lequel l’auditeur averti posséderait une compétence stylistique qui lui permet, en un premier temps, de classer de manière intuitive une œuvre musicale dans une catégorie de style assez large, comportant, par exemple, le style baroque, romantique, ou néoclassique. Après avoir démarqué un tel champ stylistique, l’auditeur projetterait sur l’œuvre concernée des suppositions ou des connaissances plus ponctuelles, permettant de réduire le cadre stylistique, de mieux focaliser le style de l’œuvre concernée. Il se déclencherait ainsi un genre d’algorithme qui implique, comme l’indique le schéma (fig. 1), des processus de démarcation, élimination, de sélection, à'identification.

3.1. Le styîème musical E : La reconnaissance de style se produit souvent de manière immédiate, sans processus d’élimination ou de sélection, etc. Comment expliquer cette identification de style, spontanée, à partir de votre schéma ? YS : L’identification immédiate de style ne pourrait se faire que par la détection d’un stylème — im élément mélodico-rythmique, harmonique, ou autre (le timbre instrumental particulier de Miles Davis, par exemple) — dans lequel l’auditeur reconnaîtrait un déterminant univoque d’un style donné. E : Pouvez-vous donner quelques exemples autres que celui d’im timbre instrumental ? YS : Je vais essayer d’expliquer la notion de stylème, telle que je l’entends, à partir d’une idée selon laquelle “le style, c’est ce qui rend singulières les choses les plus communes”. On se demande ainsi s’il existe quelque chose de plus commun en musique tonale qu’une cadence parfaite (ex. 11).

267

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

Exemple 11

La cadence parfaite, dont la “structure noyau” est présentée dans l’exemple 11, peut prendre un caractère singulier. Elle peut se transformer en un déterminant le style d’un compositeur particulier. On reconnaîtrait ainsi, à travers des cadences qui constituent un déploiement de l’exemple 11, le style de Palestrina (ex. 12), celui de Mozart (ex. 13) et celui des chorals de Bach (ex. 14a). Exemple 12

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1

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Exemple 13

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268

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Du STYLE MUSICAL

Essayons maintenant d’introduire dans la cadence de Bach (ex. 14a) une note de passage : un /a à la voix de l’alto (ex. 14b). Exemple 14b

On constate, curieusement, que la note la à l’alto dénature la cadence originelle de sorte que l’exemple 14b ne peut plus être associé au style choral de Bach. Le cas que nous venons d’examiner est intéressant dans la mesure où il démontre qu’ime note de passage suffit à transformer un stylème en un élément formellement opposé. E : En quel sens est-il formellement opposé ? YS : En ce sens où il exclut un style musical que le stylème détermine de manière univoque (tandis que l’exemple 14a détermine le style choral de Bach, l’exemple 14b l’exclut). E : Comment peut-on expliquer que l’exemple 14b, qui serait bien adapté au style de certains compositeurs russes, soit rejeté dans le Style choral de Jean-Sébastien Bach ? ‘ YS : Le rejet d’une telle cadence ne peut être expliqué par pcune approche théorique. Car il n’existe aucune théorie de l’harmonie — pas plus qu’il n’existe ime théorie du style — capable d’expliquer la cause du rejet intuitif de la cadence modifiée. La seule chose que l’on puisse dire c’est que les cadences dans les chorals de JBach prennent le statut d’ime expression idiomatique qui ne supporte aucun changement. Ainsi, on peut dire que la relation qui se crée entre les exemples 14a et 14b est du même type que celle qui se produit entre une expression idiomatique comme “faites attention !” et une autre, comme “faites de l’attention”, qui est dépourvue de sens. Le stylème se présente conune un élément distinctif, facteur

269

Tr a it é DE SUJETS MvsiCAVx

séparateur, entre deux champs stylistiques qui peuvent être proches l’un de l’autre au point de créer une intersection importante comme, par exemple, l’intersection Haydn/Mozart. Prenons, par exemple, les champs stylistiques que forment, respectivement, le début de Tristan (ex. 15) et un extrait de la Neuvième Symphonie de Bruckner (ex. 16), “intersectés” à plusieurs égards. Le style brucknerien s’établit de manière définitive dans les mesiues 5 à 7. Cependant, il s’annonce déjà clairement avec l’apparition de l’accord de ré majeur (mes. 5), qui forme avec l’accord qui le précède un enchaînement presque stylémique, voire im genre de stylème brucknerien.

270

Du STYLE MUSICAL

Exemple 16 1 ^f|l

1^^::

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A. Bruckner, Symphonie, n° 9, Adagio -H-I--------------- P 1

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3. 2. La Gestalt E : Dans votre schéma (fíg. 1) on rencontre la Gestalt', à quoi correspond-elle ? YS : Le terme de Gestalt, tel queje l’emploie ici, s’applique à des structures mélodiques, harmoniques, ou syntaxiques, précompositionnelles qui couvrent im champ stylistique relativement étendu (le style classique, par exemple, le style romantique, etc.). Au niveau syntaxique, on rencontre le modèle de phrases de huit mesures présenté dans le chapitre III. Ce modèle est “gestaltique”, en ce sens où il s’applique à un corpus d’œuvres musicales allant de JeanSébastien Bach à Dmitri Chostakovitch®. E : Comment peut-on considérer un modèle qui s’applique à la iqusique de Bach, aussi bien qu’à celle de Chostakovitch, comme étant stylistiquement pertinent ou stylistiquement distinctif? YS : Le potentiel de discernement et de détermination stylistique d’ime Gestalt est inversement proportionnel à l’étendue du champ stylistique auquel la Gestalt s’applique, cela va sans dire. La Gestalt représentée par le modèle syntaxique que nous venons d’évoquer est dotée d’une capacité ségrégative relativement faible du 271

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

fait qu’elle s’applique à un champ stylistique étendu. Cependant, cette Gestalt agit, incontestablement, comme un élément séparateur entre le style de Schubert, par exemple, et celui de Stockhausen. Sur le plan harmonique, il existe des Gestalten qui représentent, d’ime part, des structures abstraites — le cycle fonctionnel, par exemple — et, d’autre part, des éléments concrets dont la “structure de surface” est parfaitement déterminée^rE ; Quelle distinction faites-vous entre un élément “gestaltique” (gestaltisché), qui implique une “structure de surface” déterminée, et un élément stylémique qui, lui aussi, implique ime “structure de surface” déterminée ? YS : Considérons, pour répondre à cette question, l’extrait suivant (ex. 17). Exemple 17 .F-' "TjT--------- U " ”

I

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n

“U--------------- ---------------O------------------------------

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I

La séquence harmonique qui figure dans l’exemple 17 représente un contenu précis, autrement dit, une “structure de surface” déterminée. Cependant, cette séquence harmonique se comporte comme une Gestalt, et non comme un stylème. Car, contrairement au stylème, qui s’applique à un style individuel, la séquence harmonique concernée couvre un champ stylistique qui s’étend de Jean-Sébastien Bach à Frédéric Chopin et au-delà*. Le rôle que prend une telle

Gestalt dans l’identification de style serait, par conséquent, celui d’un filtre — éliminateur/sélecteur —contrairement au stylème qui, lui, agit comme identificateur, déterminant ultime d’im style particulier. E : En quoi consiste le rôle de filtre (éliminateur/sélecteur) que vous attribuez à la Gestalt de l’exemple 17 ?

272

Du STYLE MUSICAL

YS : En ce que cette Gestalt écarte les styles de Wagner, Franck et Debussy par exemple, et qu’elle retient, entre autres, ceux de Bach, Mozart, et Chopin, d’où cette double action d’élimination/sélection.

3. 3. Les variables cachées E : Comment peut-on, à partir d’une Gestalt comme celle de l’exemple 17, identifier le style de Bach par exemple, ou même le distinguer de celui de Chopin ? YS : Il nous faudrait pour cela passer à un troisième niveau d’observation : les variables cachées, que je vais essayer d’illustrer p^r quelques extraits de musique (exemples 18 à 20 ; 40 et 41) Exempte 18

W. A. Mozart, Concerto pour piano, K. 453

Andante

ff ---------- 1------------- Y—

\

«If

1

—î»—F——

-JUUiJ-

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- rT r r r ~vT T ~T T —* I-----------------------Il2---------------------.Vs

r r ~P ~r~

iff P rr ~

---------------------------- 1------

Exemple 19 F. Chopin, Concerto pour piano, n°1, op. 11 (mesures 385-392) (*)

273

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

8«. if=N

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ß f

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f

1 Il2---------------------------------------- V* --------------------------------------- I----------

Exemple 20

F. Chopin, Scherzo, op. 31 (mesures 5-9)

La Gestalt que représente la séquence harmonique de l’exemple 17 s’applique, entre autres, à la musique de Mozart (ex. 18), aussi bien qu’à celle de Chopin (ex. 19). Par conséquent, cette Gestalt devient inopérante lorsqu’il s’agit de distinguer le style de Mozart de celui de Chopin. Ceci étant, supposons pour atteindre le niveau de variables cachées, que nous n’ayons pas identifié le compositeur de l’exemple 18, ni celui de l’exemple 19, et que nous devions par rapport à chacun de ces exemples, trancher entre Mozart et Chopin. Si l’on examine l’exemple 18, on observe deux choses : premièrement, qu’il n’existe apparemment aucun filtre capable d’éliminer le style de Chopin, nous y reviendrons ; deuxièmement, qu’il n’y a aucun élément stylémique apte à déterminer le style de Mozart. L’exemple 19, par contre, représente une situation différente ; car, bien que l’harmonie concorde avec le style de Mozart, ce dernier est écarté par ime configuration rythmico-mélodique (encadré). Les observations que nous venons de faire pourraient mener à 274

Du STYLE MUSICAL

l’hypothèse selon laquelle il y aurait en musique des déterminants stylistiques qui représentent, métaphoriquement parlant, ce que les physiciens appelaient autrefois, en relation avec la mécanique quantique, des variables cachées. La notion de variables cachées (bien qu’elle soit caduque en physique) se réfère ici à des déterminants stylistiques qui ne sont pas observables sous forme d’éléments isolés, mais qui deviennent apparents, voire décisifs dans la détermination d’un style donné, lorsque leur action se conjugue à celle d’im autre élément. Revenons à l’exemple 18, à ce propos, et essayons de l’èxaminer à la loupe. L’attention de qxxiconque recherche une distinction entre le style de Mozart et celui de Chopin sera attirée, probablement, par le registre et la densité du premier accord. On constate en fait, à bien observer les choses, que cet accord agit comme un filtre qui élimine le style de Chopin, par la jonction de deux facteurs ; * 1) la densité sonore créée par la partie grave (encadré) ; J 2) le fait que l’accord est en position de quinte et que la quinte est triplée. La combinaison de deux (ou plusiems) facteurs comme ceuxci, constitue — et pour cause — ce que je désigne par variables cachées (cf. exemples 40 et 41). Car, si l’on considère l’accord concerné d’un point de vue morphologique, on découvre que cet accord existe, à une note près, dans la musique de Chopin comme le montre l’accord final de l’exemple 20. Dans ce cas, l’accord apparaît dans le registre aigu, chose qui réduit sensiblement sa densité par rapport à ce qui se produit dans l’exemple 18. Par ailleurs, si l’on change d’angle d’observation et que l’on examine la situation du point de vue du registre, on constate qu’il y a dans la musique de Chopin jimie quantité considérable d’accords situés dans le grave ; mais ces accords se présentent en une position (relative à la note de la voix supérieure) ou en une densité autres que celles de l’accord qui nous cqnceme. 275

TSAITÉ DE SUJETS MUSICAUX

On voit donc que Ton peut parvenir à détecter les traits pertinents à un style par la considération de certains micro-éléments et que l’on arrive aitisi, pour ce qui est de l’exemple 18, à éliminer le style de Chopin et, ce faisant, à opter pour celui de Mozart. Quoi qu’il en soit, on peut dire que l’identification des styles se fait — à moins qu’elle ne soit immédiate et spontanée à partir de la détection d’un stylème — par des filtres qui passent-d!un champ stylistique relativement étendu à un deuxième niveau, représenté par des Gestalten, et du niveau des Gestalten à un troisième niveau, caractérisé par des micro-éléments comme ceux que nous venons d’examiner.

4. La notion de constante stylistique On découvre chez certains compositeurs, dès leurs toutes premières œuvres, des éléments particuliers qui se manifestent comme des traits stylistiquement pertinents à l’ensemble de leur œuvre. La notion de constante stylistique, issue d’ime telle observation, entraîne une vue diachronique de certains éléments significatifs du style d’un compositeur, ou indicateurs de la direction que prendra l’évolution créatrice de ce dernier. Prenons comme exemple l’intégrale des œuvres de Stravinsky et celle des œuvres de Webem. Malgré les variations non négligeables qu’a pu subir le processus créatif chez ces compositeurs, on reconnaît spontanément, dans chacime de leurs œuvres, \me empreinte que l’on ne pomrait qualifier que de constante stylistique. E : Cette constante stylistique, est-elle analysable, définissable ? YS : Cela dépend des cas. Il serait plus aisé de définir, à partir d’une analyse, des constantes stylistiques dans la musique de Webem, que dans celle de Stravinsky. De surcroît, on peut détecter dans la musique de Webem certaines constantes stylistiques qui se manifestent déjà, en tant que telles, dans ses toutes premières œuvres. 276

DV STYLE MUSICAL

Examinons à ce propos la Passacaille op. 1 (ex. 21). Exemple 21

A. Webern, Passacaille, op. 1

sourdine

Le thème de la Passacaille que représente l’exemple 21 comporte un ensemble d’éléments qui se transforment par la suite en constituants essentiels du style webemien. Conunençons par prendre note de la condensation du thème de la Passacaille, construit de huit notes seulement. La quantité de silences par rapport à la quantité de hôtes qui figurent dans ce thème et la nuance ppp dans laquelle on peut voir la limite entre le son et le silence, deviennent, elles aussi, des traits pertinents au style ultériem de l’écriture webemienne. Des timbres instrumentaux produits par le pizzicato et la sourdine font évidemment aussi partie de ce que l’on pourrait appeler des constantes stylistiques dans la musique de Webern. Ce qui est moins évident et ce qù’il serait important de noter, sans doute, c’est que les tendances stylistiques dont il est question se manifestent dans l’opus 1 qui est une œuvre tonale. Or, c’est précisément à cause de cela que la notion de constante stylistique devient intéressante, non seulement dans le cadre des études stylistiques, mais surtout dans celui d’une approche plus générale qui s’interrogerait sur la stylogénèse en musique, c’està-dire, sur les instruments formateurs du style musical. E : La musique de Webern est caractérisée, outres les éléments que vous venez d’énumérer, par une structuration typiquement webemienne. Peut-on détecter une telle tendance dans les premières œuvres de Webern ? YS : En poursuivant l’analyse de la Passacaille op. 1, on constate (avec René Leibowitz®) que le thème comporte trois éléments : ime cellule initiale de trois notes (a) ; le mouvement

277

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

rétrograde du renversement de la cellule initiale en transposition (b) ; ime unité de deux notes qui représentent la dominante et la tonique d’une cadence en ré mineur (c). À ce propos, j’aimerais signaler deux choses concernant les constructions caractéristiques de Webern. La première consiste à dire que le mouvement rétrograde du renversement implique dans l’exemple 21 une équivalence d’octaves. Celle-ci, qui entraîne la notion de c/asse de hauteurs se hransforme en un principe de base dans les œuvres dodécaphoniques. La deuxième chose, qui paraît beaucoup plus importante en ce qui concerne la notion de constante stylistique, consiste à faire remarquer que les six premières notes du thème impliquent un procédé de constmction qui a donné plus tard naissance à un type particulier de séries. Ces dernières, qui représentent un trait caractéristique des œuvres plus tardives de Webern, se construisent à partir d’une séquence de trois, quatre, ou six notes, suivie d’un mouvement rétrograde, d’un renversement, ou d’une transposition de la séquence initiale, comme le montrent les exemples 22 et 23. Exemple 22

A. Webern, la série de la Symphonie, op. 21

Exemple 23 A. Webern, la série du Quatuor à cordes, op. 28 _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ ^_ _ _ _ I _ _ _ PQ___ _ k«_ _ ks_ _ lui. A ____ I_ _____ kû__ ____ ÌU1 ft

..1

Les données que nous venons de considérer se présentent comme étant, à la fois, stylisées et stylisantes. Elles sont stylisées du fait qu’elles impliquent des relations significatives entre divers éléments, comme nous avons pu le constater ; et elles sont stylisantes en ce sens où elles agissent, probablement par le biais de processus cognitifs propres à la musique, sur la direction que prend l’évolution stylistique dans l’œuvre de Webern. Une telle idée ne peut être conçue 278

Du STYLE MUSICAL

qu’a posteriori, à partir d’un examen “rétrospectif’. Signalons, toutefois, que la Passacaille de Webem ne permet pas de reconnaître le style webemien à l’écoute spontanée, malgré ce qui ressort de l’analyse, alors que les œuvres ultérieures de Webem permettent d’établir une identification stylistique de manière intuitive.

5. Particularités du style classique et du style romantique E : Vous avez parlé de constantes stylistiques. Mais en évoquant la notion de constante on évoque, en même temps, la notion âë variables. Car on ne peut parler de constantes stylistiques à propos d*é certains éléments d’un style donné, qu’en admettant qu’il y ait des éléments qui varient et qui, eux, impliquent un processus évolutif. Poûvez-vous proposer quelques points de repère par rapport à ces derniers ? YS : Je prendrai comme exemple quelques éléments qui ont trait au passage du style classique au style romantique.

5., 1. Le style normalisé L’évolution du style musical entre l’époque classique et 1! époque romantique est liée à im processus transformationnel du système tonal qui implique, pour l’essentiel, tme chromatisation. Ce processus, de nature systémique, aboutit à la transformation du mode majeur et du mode mineur en deux structures distinctes l’une de l’autre comportant, chacune, les douze sons de l’échelle chromatique’®. Ceci étant, les douze sons de la gamme chromatique “majeme” ou “mineure” se transforment, on le sait, en vingt et im

279

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

éléments distincts, par la force d’un principe d’enharmonisation propre à la musique tonale. E : On est surpris, un peu troublé, par des notions comme gamme chromatique “majeure”, gamme chromatique “mineure”, et par l’idée de « deux structures distinctes l’une de l’autre comportant, chacune, les douze sons de l’échelle chromatique». On se pose carrément la question de savoir comment deux gammes-comportant le total chromatique de douze sons peuvent être distinctes l’une de l’autre ? YS : Votre question serait certainement légitime au cas où vous attribuerez au mot structure le sens d’xme morphologie dépourvue de fonctionnalité. Or, la différence entre ime gamme chromatique “majeure” et une gamme chromatique “mineure” se situe au niveau d’une fonctionnalité, d’un ductus mélodique et harmonique, que j’ai essayé d’illustrer en partie dans le chapitre II (exemples 10 à 13). Quoi qu’il en soit, on rencontre pas plus tard que dans la Fantaisie, K. 475, de Mozart rnilah k côté d’un latí, Mxxmih k côté d’un mi ft, en passant par la l¡ et mi à se demander ce qui pourrait bien encore être inventé sur le plan du chromatisme. Une telle observation devient embarrassante, sans doute, pour quiconque essaie d’expliquer l’évolution du chromatisme par les schémas d’une chronologie linéaire. Cependant, de telles constatations nous incitent à adopter l’idée d’une marginalité, à faire abstraction, en un premier temps, de certaines déviations stylistiques et à entamer l’investigation du style musical à partir de données qui ressortent de ce qu’il convient d’appeler, faute de mieux, le style normalisé. Je suis parfaitement conscient de la réaction et du rejet que peut entraîner la notion de style normalisé. Elle devrait pourtant être saisie comme un artefact provisoire qui correspond à l’idée immédiate, à l’image originelle, que l’on a d’un style donné.,

280

Du STYLE MUSICAL

5. 2. Le chromatisme fonctionnel C’est dans ie cadre de ce que nous avons désigné comme style normalisé que l’on peut établir quelques corrélations entre la croissance du chromatisme, d’une part, et certaines caractéristiques du style classique ou du style romantique, d’autre part. Le chromatisme, côhsidéré comme référence stylistique, peut être abordé de deux manières ; - d’im point de vue quantitatif, reposant sur des données statistiques ; - d’un point de vue qualitatif, impliquant une vue contextuelle ét fonctionnelle. Les analyses statistiques peuvent être utiles, certes. Cependant, Ips traits pertinents d’un style donné sont déterminés, du point de vue du chromatisme, par certaines caractéristiques relatives au comportement des notes altérées. E : En quoi consiste la différence dans le comportement des notes altérées, en ce qui concerne le style classique et le style romantique ? YS : Le chromatisme du style classique diffère du chroinatisme romantique à plusieurs égards. De manière générale on pourrait dire, en un langage métaphorique, que le chromatisme classique est un chromatisme “dur”, dans le cadre du style normalisé, et que le chromatisme romantique, par contre, porte im caractère de “mollesse”, de fluidité, d’instabilité. Cette différence s’exprime de plusieurs façons. Une première observation nous ferait découvrir que le chromatisme du style classique crée une harmonie relativement stable, comportant pour l’essentiel des accords parfaits ou des accords de sixte (exemples 24 et 25), et que le chromatisme romantique, par cdntre, crée une harmonie fluide, impliquant généralement des accords instables : des accords de septième diminuée, des accords de quinte augmentée, etc. (ex. 26).

281

Tr a it é DÉ SUJETS MUSICAUX

Exemple 24

Exemple 25

L. van Beethoven, Sonate pour piano, op. 53

Allegro con brio -M-K-m-M-m

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Exemple 26

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Une deuxième observation nous fait découvrir que le chromatisme classique, lorsqu’il apparaît sous forme d’échelle

282

DV STYLE UVSICAL

ascendante ou descendante, est généralement inséré entre deux notes stables (la 1^ et la 3®, la 3® et la 5®, ou la 5® et la 8® notes de la gamme majeure ou minexire), c’est-à-dire, entre deux éléments constitutifs de l’accord tonique (exemples 27 à 29). Ëxemple27

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Exemple 29

W. A. Mozart, Ich wûrd auf meinem Pfad, K. 340

Moderato

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E : On remarque, en effet, qu’un mouvement chromatique encadré par deux notes stables n’est pas déstabilisant du point de vue tonal. YS : n est en tout cas moins déstabilisant qu’un chromatisme qui apparaît en dehors d’un tel encadrement et qui, lui, est caractéristique de 283

1

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

certaines œuvres romantiques comme celles de Liszt, Wagner, Franck, ou Reger (exemples 26 et 30). R. Wagner, Die Walküre, Acte III

Exemple 30

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Il existe enfin un troisième élément qui sépare le chromatisme classique du chromatisme romantique. Cet élément, qui apparaît dans le style classique, implique im processus de compensation, d’autoréglage, dont le rôle est d’affermir la tonalité dans une section de l’œuvre qui se situe avant ou après l’apparition d’tm chromatisme prononcé. L’exemple 31a représente un cas typique à'harmonies errantes, de tonalité presque indéfinie.

Exemple 31a

L. van Beethoven, Quatuor, op. 59, n"" 3

Introduzione Andante con moto

284

DuSTYLE MUSICAL

L’exemple 31a, dont on a quelques difficultés à identifier la tonalité, est suivi d’un passage particulièrement stable du point de vue tonal, voire statique du point de vue harmonique (ex. 31b). 4üC

Exemple 31 b

L. van Beethoven, Quatuor, op. 59, n° 3 (mesures 14-35) (*)

285

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

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L’exemple 32 illustre le cas inverse. Des harmonies stables et statiques qui apparaissent au début (mesures 101-124) sont suivies d’un passage instable du point de vue tonal. Ce dernier, qur comporte onze classes de hauteurs, exprime ime tonalité indéfinie (mesures 125-135). Exemple 32

W. A. Mozart, Symphonie, K. 550, IV (mesures 101-135) (*)

(») transcrit à deux voix.

286

DV STYLE MUSICAL

Les observations que nous venons de faire nous permettent de voir que le chromatisme classique n’est pas un facteur déstabilisant de la tonalité, mais, au contraire, un élément structurant. E : En quoi est-il structurant et en quoi difîère-t-il, sur le plan s^cturel, du chromatisme romantique ? YS : Le chromatisme est généralement associé au processus transformationnel et au processus d’autoréglage*“ qui ont marqué, d’un point de vue purement structural, l’évolution du système tonal. Ceci étant, le chromatisme classique crée ime dimension particulière qui fait défaut au chromatisme romantique. Cette dimension, qui se manifeste au niveau de l’œuvre individuelle, implique une opposition structurante entre stabilité tonale et instabilité, comme on peut le voir dans les exemples 3 la à 32. Il n’en va pas de même pour un autre type de chromatisme, que l’on peut qualifier de romantique, et que l’on trouve dans certaines œuvres de Wagner, Reger, Franck, et Liszt. Ce chromatisme, qui accroît sensiblement l’expressivité aux dépens de

287

Tr a it é d b s u j e t s m u s ic a u x

certains principes de structuration, agit, contrairement au chromatisme classique, comme im factem déstabilisant. Ainsi, le chromatisme romantique conduit non seulement à la dégradation du système tonal, mais aussi, inévitablement, à la transformation, voire la dissolution, de certaines formes musicales comme la forme sonate, par exemple.

Être classique c ’est détester toute surcharge.

Maurice Barrés E : De quelle manière le chromatisme de l’époque romantique a-t-il influencé l’évolution des formes musicales ? YS : Le chromatisme romantique, avec tout ce que cela comporte, entraîne un élargissement des dimensions temporelles de certaines formes musicales. On remarque ainsi que le premier mouvement de la Sonate pom: piano op. 11 de Schumaim comporte 419 mesures, alors qu’une sonate de Haydn n’en comporte, en moyenne, que moins de la moitié. (La sonate de Liszt en si minem comporte 760 mesures !) L’extension des dimensions temporelles dans la musique romantique n’est pas dissociée d’ime accxmmlation de tensions tonales qui se créent par la tonicisation de certains degrés altérés, souvent éloignés de la tonique originelle. On observe, par ailleurs, des changements dans l’emplacement de certains événements énergétiques et tensionnels. On constate ainsi que le climax dans les œuvres romantiques apparaît souvent vers la fin de l’œuvre, plutôt que vers le milieu, comme cela se fait normalement dans le cas de la musique classique. On peut dire, en résumé, que ce qui distingue le style romantique du style classique ce n’est pas le chromatisme en luimême, mais le type de relations qu’il entretient avec d’autres éléments auxquels il est lié de manière directe ou indirecte.

288

DV STYLE MUSICAL

5. 3. Affaiblissement de la cadence et du cycle fonctionnel On remarque dans la musique romantique, outre des ç|iangements dans la structure de certaines formes musicales, des changements — tout aussi significatifs, probablement — dans certaines structures harmoniques comme la cadence et le cycle fonctionnel. Si l’on compare les cadences du style classique à celles du style romantique, on découvre souvent des changements qui indiquent un affaiblissement de la cadence, indissociablement lié à une déstabilisation du système tonal. Ces changements, que l’on observe dans les cadences romantiques, peuvent être décrits de la manière suivante : 1) l’accord de dominante est souvent remplacé par un accord de sous-dominante (exemples 33 et 34) ; 2) dans certains cas, la cadence (dont l’accord final constitue un renversement) apparaît dans un registre relativement aigu — fait qui lui confère un caractère moins décisif (ex. 35). Exemple 33

F. Chopin, Mazurka, op. 30, n°4

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R. Schumann, FrauenUebe und Leben, op. 42, n° 3

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

Exemple 35

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F. Chopin, Mazurka, op. 17, n°4 —Í—t— 3

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Les signes d’un affaiblissement tonal, que l’on observe en l’absence d’ime dominante dans la cadence, se manifestent également dans les structures harmoniques de niveau supérieur, notamment dans le cycle fonctionnel T-SI>-D-T^’. On remarque ainsi, dans le style romantique, que le cycle fonctionnel apparaît souvent sans la tonique initiale, ce qui veut dire que l’œuvre débute à la sousdominante (exemples 36 à 38). Exemple 36

R. Schumann, Faschingsschwank aus Wien, op. 26, Il

290

Du STYLE MUSICAL

Exemple 37 R. Schumann, Album pour la Jeunesse, op. 68, n° 21 Lento e con espressione__________________ pk-if—

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5. 4. Classicisme/romantisme E : Le fait de commencer une œuvre à la sous-dominante, en particulier sur un accord dissonant (exemples 36 à 38), crée rme atmosphère d’instabilité, d’anxiété, que l’on peut associer au romantisme, contrairement au sentiment de stabilité que l’on associe au classicisme. , YS : L’origine du mot romantisme renvoie au substantif roman qui désignait autrefois ime langue vulgaire, par opposition au latin qui é(ait considéré comme une langue noble, classique, donc synonyme d’éloquence maîtrisée, de discipline et de rigueur. Il se crée ainsi une s divergence entre classicisme et romantisme que l’on peut exprimer par des couplés du type raison/intuition, spiritualité/sensualité, détente/tension, rigueur/fantaisie, objectifi'subjectif, forme/contenu, visible/caché, etc.

291

1

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

La mise en opposition du classicisme et du romantisme date, toutefois, du début du XIXe siècle. C’est à cette époque, en tout cas, que Friedrich Schlegel oppose l’adjectif romantisch à la littérature classique, celle de l’Antiquité et de son héritage moderne. Schlegel parvint à présenter ainsi le romantique comme une antithèse radicale à la tradition du classicisme.

5. 5. De l’ambiguïté E : Vous avez évoqué, à propos du style romantique, un ramollissement de la tonalité. Peut-on associer ce phénomène aux ambiguïtés que l’on observe dans certaines œuvres romantiques ? YS : Oui, sans aucun doute. Mais il faut tenir compte du fait que le mot “ambiguïté” prend deux sens distincts par rapport à la tonalité. Le premier concerne des cas où il est difficile, voire impossible, de détecter un centre tonal (exemples 30 et 31a). Le second, par contre, porte sur des cas où l’on observe deux tonalités distinctes, concurrentes, dont aucune ne peut être déterminée comme principale (ex. 39). Exemple 39

R. Schumann, Album pour la jeunesse, op. 68, n* 41

292

Dü STYLE MUSICAL

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. Au lieu de se résoudre dans sa propre tonalité. 323

Tr a it é DB SUJETS MUSICAUX

la dominante de sol atteint — simultanément, d’ime certaine manière — les deux tonalités auxquelles elle avait déjà abouti séparément : fa et sol b. On remarque ainsi que l’accord qui apparaît dans la mesure 26 (ex. 15c) peut être interprété de deux manières : 1) conune un accord de fa avec une triple appoggiature {sibré b-sol b) ; 2) comme un accord de sol b avec une appoggiature (la b) et une note ajoutée (fa). L’ambiguïté harmonique que l’on observe dans la mesure 26 (ex. 15c) peut être expliquée à partir d’une procédure compositionnelle, on vient de le voir; il n’en reste pas moins qu’elle rappelle l’ambiguïté que l’on rencontre chez Mozart^®.

5. 1. La pédagogie selon deux enSeigneurs .■ Schönberg (« élève de Mozart ») et Ligeti La dichotomie tradition/modemité est reflétée, entre autres, par les approches pédagogiques concernant l’enseignement de la composition musicale. On remarque ainsi que la méthode présentée dans les traités de composition de Schönberg^' diffère radicalement de celle de Ligeti. Ces deux méthodes, que nous allons examiner de plus près, me paraissent représentatives et instructives du fait qu’elles ont été conçues par des compositeurs qui ont non seulement marqué l’évolution de la musique post-tonale, mais qui ont aussi insisté sur l’importance que l’on devrait attribuer à une connaissance approfondie de la musique tonale. Dans Models for Beginners in Composition Schönberg écrit : Le but essentiel de ce traité est de développer un sens de la forme, une compréhension de la technique et de la logique de la construction musicale^^.

324

De LA COMPOSmOSMUSICALE

Centré sur la musique tonale et sur les formes classiques, ce traité met l’accent sur le concept de variation. La variation est l’outil le plus important pour la production d’une logique en dépit de la variété“. La variation est ce genre de répétition qui change certaines caractéristiques d’ime imité, d’un motif, d’une phrase, d’un segment, d’ime section, ou d’une plus grande partie, mais préserve d’autres. Changer tout empêcherait toute répétition, et pourrait causer ainsi l’incohérence“. Vu de cette manière, le principe de variation semble pouvoir s’appliquer à tous les types de musiques, y compris les musiques dites “répétitives”^^. Ceci étant, il existe, bien entendu, une différence entre lés types de variations impliquées par la musique tonale par exemple, et celles qui résultent de processus propres à la musique contemporaine. Ces derniers sont évoqués par Gyôrgy Ligeti dans le texte ciàfessous, traitant, lui aussi, de problèmes pédagogiques.

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Dans l’enseignement traditionnel [...] les domaines de la composition qui se trouvaient au premier plan lors des exercices étaient la mélodie et l’harmonie, tandis que le rythme, la dynamique et le timbre recevaient moins d’attention. C’est pourquoi, en guise de compensation, j’ai conçu des exercices qui se concentraient principalement sur des aspects du rythme, de la dynamique et du timbre^®. [...] Le premier exercice était le suivant. On devait choisir une hauteur dans le registre médian, par exemple dans la moitié inférieure de l’octave d’indice trois. [...] Dans cet exercice, c’est précisément le fait de garder une hauteur unique qui, en excluant toute activité mélodique ou harmonique, permet la concentration sur les nuances les plus subtiles du rythme, de la dynamique et du timbre“. [...] Pour expliquer aux étudiants la composition avec des complexes sonores, j’ai eu recours au modèle suivant, très simple. Nous prenions un cluster de douze sons remplissant l’octave d’indice 325

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

trois. À l’intérieur de ce cluster, nous conduisions l’une des voix instrumentales, selon un mouvement de ganune ascendante, de dos à sh ; en même temps, un autre instrument jouait une gamme allant de ré bémols à sij, puis faisait un saut descendant jusqu’au doj au moment où le premier instrument atteignait le sh ; un troisième instrument coirunençait son mouvement ascendant sm réz, atteignait le sh avant le second instrument, effectuait un saut jusqu’au do^ et amorçait déjà un nouveau mouvement vers le ré bémoly. Etc.“ Les extraits de musique réalisés conformément aux procédés décrits par Ligeti ne sont pas sans évoquer les masses sonores que l’on rencontre dans la musique de Xenakis. C’est un univers de nuages de sons, d’espaces sonores en évolution continue, que l’on perçoit comme une matière sonore lisse ou granuleuse, animée d’un perpétuel changement interne [écrit Nicole Lachartre à propos de la musique de Xenakis]. Cet univers est régi par des lois de probabilités (lois de Poisson, lois de Laplace-Gauss), qui contrôlent les caractéristiques traditionnelles des sons, durées, intensités, timbres, hauteurs, mais aussi de nouvelles caractéristiques du fait musical : densité des nuages de sons, vitesse des glissandi, degré d’ordre“. Ligeti illustre son propos pédagogique par les travaux de ses élèves. J’ai choisi, parmi ceux-là, un travail de Sune Smedeby (ex. 16) que Ligeti explique de la manière suivante. L’exemple [16], de Sime Smedeby, présente un complexe de douze sons avec des variations internes ; toutefois, ce complexe ne forme pas un cluster : les hauteurs sont étagées selon un plan structurel déterminé. La notion des hauteurs, des durées et des timbres est évidente à la lecture de la partition, de même que celle de la d)mamique, l’épaisseur de chaque figure indiquant l’intensité^®.

326

De LA COMPOSITION MUSICALE

! La méthode décrite par Ligeti est plus séduisante pour un jeune compositeur que celle de Schönberg, cela ne fait aucim doute ; car elle est plus directe, plus immédiatement adaptée au caractère de la musique des années 60. Ceci étant, la question qui se pose est de savoir si les principes sous-jacents impliqués par cette méthode — les techniques compositionnelles, la manière de penser la musique, etc. — sont applicables, transférables, à d’autres styles. Il ne s’agit pas de savoir si les recettes de fabrication de clusters modulants sont applicables à la composition d’une fiigue ou d’ime sonate, bien èn^endu, mais de s’interroger sur la nature des aptitudes compositionnelles que l’on peut acquérir par un apprentissage construit sur le traitement de ce genre de matériau.

5. 2. De quelle complexité s'agit-il ? E : Voulez-vous laisser entendre, en nous incitant à cette réflexion, que les principes de composition abordés par la méthode d’enseignement de Schönberg (fixée sur la musique tonale) auraient un potentiel d’extensibilité plus important, du point de vue “cognitif

327

Tr a it é DE s u j e t s m u s ic a u x

compositionnel”, que ceux qui sont impliqués par la méthode de Ligeti ? YS : Tout d’abord, je pense que la rigueur intellectuelle nous oblige à introduire une distinction entre une méthode d’enseignement telle qu’elle est présentée dans les traités de composition de Schönberg et dans les écrits de Ligeti, et une approche pédagogique que l’on découvre dans un enseignement oral, infiniment plus ample et plus riche, que ce soit chez Schönberg ou chez Ligeti. E : Laissons, si vous le voulez bien, pom un instant les approches pédagogiques et les méthodes d’enseignement de côté. Pensez-vous que les principes compositionnels qui se dégagent d’une oeuvre comme le Concerto de Stamitz (ex. 3) aient im potentiel d’extensibilité, de transférabilité, plus important que ceux que l’on découvre dans une pièce de Webem, dont la complexité est bien plus élevée. YS : Les œuvres de Webem impliquent des processus compositionnels d’une complexité plus élevée que celles de Stamitz, sans aucun doute. Ceci étant, je ne suis pas sûr que la musique de Webem soit plus complexe que celle de Stamitz, pour la simple raison que la musique tonale implique une complexité (détachée de processus compositionnels) inhérente à la stracture du système tonal. Toute musique tonale comporte a priori un degré de complexité considérable (bien plus élevé que l’on n’aurait tendance à le croire), du fait qu’elle se greffe sur un système fortement stmcturé. Ceci étant, quiconque connaîtrait la trajectoire qu’a suivi l’évolution stylistique de Webem, Schönberg ou Ligeti (puisque nous n’avons évoqué qu’eux) sait bien que ces compositeurs ont commencé à composer en écrivant de la musique tonale, dont ils avaient intériorisé non seulement les codes et les stmctures fondamentales, mais également les techniques compositionnelles. On pourrait donc admettre que c’est précisément par le fait d’une extensibilité cognitive — d’ime éventualité de transfert potentiellement immanente aux principes compositionnels de la musique tonale — que des compositeurs 328

DELA COMPOSITION MUSICALE

comme ceux que nous venons de citer sont parvenus, chacun à sa manière, à la conception de procédés originaux qui n’ont rien à voir, en apparence, avec la musique tonale. ' Le témoignage suivant de Gyôrgy Ligeti est particulièrement pertinent à cet égard.

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Il est certes exact que le créateur d’aujourd’hui ne peut utiliser directement les disciplines traditionnelles dans son activité compositionnelle, mais par ailleins — j’en ai moi-même fait l’expérience — des études académiques rigoureuses peuvent bien être exploitées, même aujourd’hui. Si, en effet, l’on reçoit une formation sur des techniques parvenues à maturation — qui ne peuvent donc être que traditionnelles —, on en retire, même si la technique correspondante ne peut plus être employée en elle-même, un bénéfice indirect inappréciable ; on acquiert une familiarité avec le caractère conséquent de la pensée musicale, ainsi qu’ime sensibilité, un sens du niveau compositionnel^'.

E : Et si l’on posait une autre hypothèse, selon laquelle des procédés compositionnels impliqués par la musique contemporaine auraient d’un point de vue pédagogique un potentiel d’extensibilité “cognitive compositionnelle” aussi important, sinon plus, que celui que vous présumez pour la musique tonale ? Que répondriez-vous, par exemple, au commentaire suivant de Ligeti, concernant des travaux comme celui de Sune Smedeby (ex. 16) ?

*

Ils [les étudiants] ont appris ainsi à reconnaître les particularités de chaque matériau par rapport à son exploitation, tout en apprenant à trouver les procédés adéquats pour le traiter et le transformer afin d’atteindre l’objectif souhaité“.

YS : La position de Ligeti par rapport à l’importance que l’on devrait accorder à une véritable connaissance de la musique traditionnelle est nette. Ceci étant, je vais essayer de répondre à votre question en me référant uniquement aux exercices que Ligeti propose.

329

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

faisant abstraction du contexte pédagogique général, particulièrement riche, qui encadre son enseignement. Vus de cette manière, hors contexte, je commencerais par me demander si de tels exercices, centrés sur une seule note ou un cluster (statique ou modulant), peuvent aboutir à ime composition musicale satisfaisante. Cette question se pose parce que les processus compositionnels et le potentiel de développement d’un matériau tel que les-clusters sont extrêmement réduits. Ils se limitent en fait, en passant par quelques degrés intermédiaires, à une alternance entre le cluster le plus dense et l’unisson, entre un ppp et un entre le registre aigu et le registre grave, etc. On se demande donc de droit si en de telles conditions on peut concevoir des processus discursifs donnant naissance à une rhétorique musicale convenable.

6. « Sonate, que me veux-tu ? » Je vais essayer maintenant d’illustrer une démarche qui consiste à repenser la composition de la musique classique dans l’optique d’une pensée contemporaine, en ayant recours à des notions comme le continu/discontinu (en rapport avec divers types de variation — § 6. 2), la conflictualité (en rapport avec la forme sonate, par exemple), etc. E : Quelle serait l’utilité ou la finalité d’une telle démarche ? YS : Toujours la même, en ce qui me concerne : celle d’élargir le champ de vision portant sur certains aspects généralisables de la composition. Le regard de Pierre Boulez sur les chorals variés de Jean-Sébastien Bach en est un très bel exemple. La tendance à la prolifération, je la sais dangereuse parce qu’elle peut entraîner toujours vers le même type de densité, c’est-à-dire une densité extrême à tout moment, une tension ou une variation extrêmes. Dans beaucoup de cas, il m’a donc fallu réduire, élaguer les possibilités, ou alors les mettre les unes à la suite des autres de 330

De l à

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c o m p o s it io n m u s ic a l e

manière à en faire ime évolution dans le temps, et non pas une superposition qui aurait été trop compacte. [...] Je crois que les œuvres de Jean-Sébastien Bach sont le grand modèle. En particulier, la manière dont il arrive à façonner toute une forme à partir de très peu de chose, de très peu d’idée. Ce qui m’a beaucoup impressionné, et ce qui m’impressionne encore peut-être le plus dans toute son œuvre, ce sont les chorals variés et les chorals figurés. [...] On rencontre ainsi de longues textures, pratiquement continues sur toute leur étendue ; elles sont tout à fait extraordinaires ! Voyez, par exemple, les Chorals du Dogme ; ils sont absolument prodigieux de ce point de vue. Pour moi, c’est le sommet^^ !

6.1. Le contraste de complémentarité Le premier mouvement de la sonate classique (la forme sonate) se construit, nous dit-on, sur une opposition entre deux thèmes. Cette òpposition, que l’on devrait considérer d’un point de vue formel et d’im point de vue psychologique (esthésique), pourrait être revue dans une perspective faisant appel à des notions comme le contraste de complémentarité, la conflictualité, etc. E ; Qu’entendez-vous par contraste de complémentarité ? YS : Par contraste de complémentarité j’entends une opposition entre deux éléments (appartenant à une même famille, à ime même catégorie d’objets) dotée d’une potentialité génératrice : biologique, idéique, énergétique, etc. Tel serait le cas d’une opposition entre le mâle et la femelle en biologie, entre le oui et le non en dialectique, entre deux charges électriques de signes opposés en physique, etc. Le contraste de complémentarité implique ainsi une opposition, d’un certain point de vue, et une similitude, d’un autre point de vue. E : Et en musique ? YS : En musique, les contrastes de complémentarité peuvent être aussi nombreux que subtils et significatifs. Nous allons examiner

331

Tr a it é DB SUJETS MVsiCAVx

en premier lieu, en rapport avec la Sonate op. 2, n° 1, de Beethoven, trois types de contrastes de complémentarité qui se produisent : - entre les constituants du motif initial (le syntagme initial^“*) du premier thème (ex. 17a) ; entre les constituants du motif initial du deuxième thème (ex. 17b) ; - entre le motif initial du premier thème et celui-du deuxième thème. Exemple 17a

Le motif initial du premier thème (ex. 17a) comporte deux éléments — A encadré, B encerclé — qui s’opposent l’un à l’autre d’après les critères suivants : 1) la direction de la mélodie — ascendante pour A, descendante poiu" B ; 2) la taille des intervalles — des sauts pour A, des secondes pour B ; 3) le caractère de la mélodie — harmonique (accord de quarte et sixte) pour A, mélodique (ornemental) pour B ; 4) le rythme — des diurées identiques pour les notes de A, des durées distinctes pour les notes de B ; 5) l’articulation—staccato pour A, liaison pour B.

332

I'

De LA COMPOSITION lUaSICALB

Les contrastes que nous venons d’énumérèr se transforment en une sorte de générateur, en une sorte de source de prolifération et de développement, comme nous pourrons le voir par la suite. Le motif initial du deuxième thème (ex. 17b) comporte, lui aussi, deux éléments : A encadré, B encerclé. Ces éléments se, 4istinguent, l’im de l’autre, d’après les critères suivants : 1) la direction de la mélodie — descendante pour A, ascendante pour B ; 2) le caractère de la mélodie — harmonique (accord de ^ominante) pour A ; non harmonique, mélodique, poin B ; 3) le rythme — des durées identiques pour les notes de A, des durées distinctes pour les notes de B. La complémentarité entre les deux thèmes implique des ressemblances, aussi bien que des oppositions. Ces deux composantes de la complémentarité se traduisent par les faits suivants. 1) Une ressemblance entre les deux thèmes ressort du rythme identique impliqué par les six premières notes de chaque thème (exemples 17a et 17b). 2) Le début du deuxième thènie (fa h-mi b-ré b) constitue une variation de la fin du premier thème {la b-sol-fa) ; 3) La fin du deuxième thème (la quarte mi b-la b) évoque la quarte du début du premier thème {do-fa). Le staccato sur la dernière ffôte du deuxième thème {lab) consolide le lien entre les deux quartes (la quarte do-fa est marquée, elle aussi, par un staccato). On voit donc l’identité, la ressemblance et, en même temps, l’opposition ; identité au niveau du rythme (pour A) ; ressemblance au niveau des constituants mélodiques ; opposition au niveau de la localisation du matériau (un constituant de l’élément B du premier thème apparaît dans l’élément A du deuxième thème et, inversement, un constituant de l’élément A du premier thème apparaît dans l’élément B du deuxième thème). Il se crée, de par les faits que nous venons d’énumérer, un contraste entre les deux thèmes au niveau de la forme que prennent 333

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

leurs contours mélodiques. Tandis que le premier thème s’annonce par une montée suivie d’une petite descente, le deuxième thème commence par ime descente suivie d’une petite montée. Ceci étant, le contraste le plus saillant serait celui qui apparaît au niveau de l’allure et de l’expressivité. Le premier thème est marqué par un staccato sur les cinq premières notes, alors que le second prend un caractère lyrique soutenu par des liaisons. -—

6. 2. De la variation continue E : Vous avez évoqué plus haut, en rapport avec des processus de variation, la notion de continu/discontinu. Pourriez-vous expliquer de quoi il s’agit ? YS : Prenez par exemple deux photographies : l’ime, d’une personne âgée de soixante-dix ans ; l’autre, de cette même personne à l’âge de dix ans. Les changements que cet individu aura subi durant la période qui sépare les deux images sont d’une telle ampleur qu’il serait probablement impossible de réaliser qu’il s’agit d’une même personne. Ces changements se sont effectués de manière continue. On pourrait les observer si 1 on photographiait cette même personne une fois tous les cinq ans ou une fois tous les ans j mais on ne pourrait plus les percevoir à travers deux photographies prises à l’intervalle d’un mois, d’une semaine ou, enfin, à l’intervalle de vingt-quatre heiues. Cela vous donne une idée de ce que représente un processus de transformation continue, que l’on rencontre, par ailleurs, en musique électroacoustique (dans la modulation de fréquence par exemple) ou en musique spectrale. E : Pourrait-on parler de transformation continue en relation avec des œuvres de musique tonale ? YS : Il y a dans certaines œuvres du répertoire classique des variations qui évoquent l’idée de transformation continue, bien qu’au sens strict du terme elles soient discontinues.

334

DELA COMPOSmONMUSICALE

Revenons à ce propos à la Sonate op. 2, n° 1, de Beethoven. Exemple 17c a

—era 1 y ... i' —p-rticf----3

L’exemple 17c montre que le début de l’œuvre comporte déjà une variation, le deuxième encadré (b) étant une transposition du preinier (à) une^ octave plus haut. i E : Un acte analytique “atomiste” comme celui-ci est plutôt surprenant, venant de vous qui faites souvent appel à une approche s^thétique “holistique”. Du reste, comment peut-on décomposer un accord arpégé en deux parties pour dire que la deuxième représente une variation de la première ? J YS : Une approche holistique, si déjà vous employez ce terme, consiste à considérer le détail en ses manifestations les plus subtiles et à établir ime relation entre le détail et l’ensemble du tout dans lequel il s’inscrit. La décomposition d’un accord arpégé est certainement impensable, voire inadmissible, dans le cadre d’une analyse conventionnelle. Par contre, si l’on vise les micro-variations dans une optique qui implique l’idée de transformation continue (le terme variation permanente serait mieux adapté dans le cas qui nous concerne), ce découpage devient parfaitement légitime. De surcroît, le fâit d’énoncer que l’encadré b dans l’exemple 17c représente une transposition du premier encadré, ne veut dire en aucun cas que les éléments impliqués ne représentent pas ensemble une unité irréductible du point de vue harmonique. Ceci étant, il convient de remarquer que l’encadré b dans l’exemple 17c se transforme en un nouvel élément dans la mesure 5 (ex. 17d, portée inférieure, encerclé).

335

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

Exemple 17d

L’encadré dans la portée inférieure de l’exemple 17d est entendu comme ime transformation de l’encadré figurant dans la portée supérieure. De ce fait, l’encerclé dans la portée inférieure est entendu comme ime transformation, une contraction, de l’encerclé figurant dans la portée supérieure (représentant l’élément b dans l’exemple 17c). Notons, toutefois, que ce dernier subit une variation supplémentaire dans la mesure 7 (ex. 17e). Exemple 17e

La septième mesure dans l’exemple 17e comporte deux éléments : le déploiement de l’encadré qui apparaît dans les mesures 1 et 2 ; et le rappel de l’encerclé qui apparaît dans la mesure 4.

336

De LA COMPOSITION lUUStCALE

L’exemple 17f montre que les mesures 7 et 8 (présentées en to^sposition) engendrent, à leur tour, le matériau du pont (mesures 16-18), ainsi que celui du deuxième thème (mesures 20-22). Exemple 17f mes. 7

mes. 20

Les faits que nous venons d’observer illustrent le sens que j’attribue à la notion de variation continue par rapport à la musique classique. 3 E : Vous employez tantôt le mot variation, tantôt le mot transformation. Quelle différence faites-vous entre les deux ? YS : Il n’y a pratiquement pas de différence de contenu. Cependant, chacun de ces termes évoque, par la force de certaines connotations, deux approches théoriques distinctes. Tandis que le mot variation fait partie de la terminologie classique, le mot transformation fait appel à une pensée moderne, mieux adaptée à l’idée de processus continu, transformation continue, etc. Ceci étant, je tiens à préciser que le terme “transformation continue” (inspirant et évocateur en soi) doit être remplacé, en ce qui concerne la musique tonale, par “transformation (ou variation) permanente”, faute de mieux. Car même dans les cas comme celui de la Sonate de

337

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

Beethoven, que nous venons d’analyser, la variation, aussi permanente soit-elle, reste discontinue à proprement parler.

6. 3. De l’analyse à la composition E ; Vous avez évoqué, lors de l’un de vos-séminaires, une sonate dans le style classique (celui des Sonatines de Clementi, disiezvous) écrite par notre camarade Niv Hoffinann à la suite d’une série de discussions sur des problèmes d’analyse. Pourriez-vous montrer ce que Niv aurait pu tirer d’une telle discussion ? YS ; Ce dont il s’agit n’est qu’un exercice comportant des lacunes, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais l’intérêt de ce travail est de montrer le type de bénéfice que l’on pourrait tirer d’un certain type d’analyse sur le plan de l’écriture (et sur le plan de la composition). Pour ce faire, nous allons soumettre le travail de Niv Hoffinann (ex. 18a) à une analyse comme celle de la Sonate de Beethoven (toute proportion gardée !). Exemple 18a

n.

Hoffmann, Sonate pour piano

De LA COMPOSITION MUSICALE

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

La première idée thématique qui émerge de l’exemple 18a s’étend sur une unité de deux mesures comportant quatre éléments : a, b, c, d (ex. 18b). Le début du deuxième thème (mesures 19-22) comporte, lui aussi, quatre éléments : e,f, g, h (ex. 18b).

340

DELA COMPOSITION MUSICALE

Exemple 18b

E : La segmentation présentée dans l’exemple 18b apparaît comme arbitraire. L’encadré a, par exemple, pourrait s’étendre jusque la première note (re) de l’encadré b. L’encadré / pourrait, lui aussi, s’étendre jusqu’à la première note (si) de l’encadré suivant. Etc. YS : Votre remarque est parfaitement légitime. Mais ce dont vous devriez tenir compte, c’est que toute segmentation reste plus ou moins arbitraire, y compris celles qui reposent sur des principes que l’on aurait pris le soin d’expliciter^^. Ceci étant, les démarcations dans l’exemple 18b ne portent pas forcément sur des unités distinctes, ’conçues (ou perçues) comme telles, mais sur des éléments qui se transforment par la suite en une sorte de générateur thématique. ’' Inspiré par certaines idées qui ressortent de l’analyse de la Sonate op. 2, n° 1, de Beethoven, Niv Hoffinann construit le deuxième thème de sa Sonate à partir des éléments du premier thème. L’encadré e, qui aimonce le début du deuxième thème, dérive de l’élément b. L’accord de quinte diminuée (/) correspond à l’encadré d. Enfin, L’élément final du deuxième thème (A) ne constitue qu’une variation de l’encadré c.

341

TSAITE DE SVJETS MUSICAVX

Les contrastes entre les deux themes se orient essentiellement au niveau du contour m^lodique et au niveau de la temporality. Le premier th^me implique une montee au d^but, suivie d’une descente, alors que le deuxi^me commence par une descente, suivie d’lme montye. De surcroit, le deuxiyme thyme dybute par des duryes relativement longues cryant un ralentissement, voire un contraste temporel, par rapport au theme principal. Notons, enfin, im contraste au niveau de raccompagnement. Ce dernier, continu dans le deuxiyme thyme, se prysente de maniyre discontinue dans le premier. Les contrastes entre les deux thymes ytant exposys, j’aimerais attirer 1’attention sur une technique de variation que Niv Hoffmann utilise en s’inspirant de la notion d’ertveloppe^^. L’exemple 18c montre trois types de parenty thymatique ; 1) entre les mesures 3-4 et 14-15 (encadrys); 2) entre les mesures 20-21 et 25-26 (encadrys); 3) entre les mesures 19-20 et la mesure 27 (encerciys). , ExempleISc mes.3 =Mrr7r-

g

bHmes. 13

P

ft r ^ #

m

kt

-........

‘ip



f

J

1 * ! 1 ' 1 ' ! 1 ' —1—1-------------- 1-------- 1----------- 1-

Une remarque importante, concemant ce travail de Niv Hoffmann, porte sur Tapparition un peu abrupte d’lm accord arpygy 342

De l a ^ c o m po s it io n m u s ic a l s

dSi^s la mesure 25. Cet accord (appuye par un sforzandd) peut 6tre ressenti comme un element accidentel, de par une maladresse d^Venture dans la mesure pr^eddente. J’avais signal^ cette particularite 4 Hoffinann au moment ou il m’avait montr6 les trente-deux premieres mesures de I’exemple 18a, mais 16gerement, de maniere un peu ambigue; car j’avais une idee plus gendrale, plus importante qu’une r^marque de detail a lui communiquer k cet egard. Mon idee, je I’ai d^couvert plus tard, rejoignait en gros l’6nonc6 de Pierre Boulez;

V.,

Que faut-il r^server quaud on compose ? Avant tout, je dirais — mSme si cela peut paraitre paradoxal — la possibility de Vaccident, de la deviation. [...] L’accident, tel que je le cou9ois, consiste a pouvoir integrer I’imprevisible dans le prdvu, k modeler la deduction sur I’objet, a enchdner un ensemble de deductions a un autre par une autre necessite que le remplissage d’un cadre formel preetabli, par une necessity interne de transition^’.

i On pourrait dire ainsi, que composer e’est order, entre autres, un probleme et essayer de le resoudre^®. Pour en revenir k notre propos, je dirais que la meilleure maniere de trailer le “probldme” que erde I’accord. arpdgd dans la piece de Niv Hoffinann serait de thdmatiser cet accord, de le “probldmatiser” en lui attribuant un statut privildgid dans le ddveloppement. J’ai done suggdrd a Hoffinann (qui avail introduit entre temps une correction, ossia, pour essayer d’assouplir Tabraptement de I’accord arpdgd) d’entamer le ddveloppement par un accord arpdgd (ex. 18d, mes. 33) et de supprimer Vossia dans la mesure 24 pour “maintenir le probldme” sous sa forme originelle. fExemple 18d mes. 33

mes. 25 pjf; H,

jg --------

fp ^

r

mf A—— --------- J-i---------1^ T~~ ---- —=—--------------

343 ■m-



TnAITiDESUJETSMUSICAVX

II convient de remarquer, en passant (ex. 18d), un lien entre r accord arp6gd dans la mesure 25 et celui du debut du ddveloppement (mes. 33). Ce lien, particuli^rement effectif du point de vue perceptif, consiste en T accentuation des accords concemds, respectivement par un et un j^. La th^matique qui s’dtablit dans les mesures 33 a 34 (ex. 18d) se construit, outre I’accord arp6ge dans la mesure 25, sur im autre element du premier thfeme : I’encadre c (ex. 18b). Ceci dtant, il se crde entre ce dernier et les mesures 33 34 une complementarite singuli^re qui mdrite que I’on s’y arrete. L’dlement c du premier theme est precede d’une echelle ascendante dans le cadre d’lme octave (re-re). Le motif dans les mesures 33 a 34, par centre, implique une octave descendante

(faft-faif). En pla9ant les deux elements, Tun sous I’autre — le motif c avec r echelle qui le precMe (mesures 1-2) et le motif qui apparait dans les mesures 33 a 34 — on ddcouvre ime sorte d’dquivalence rythmique qui n’apparait pas en surface. Les exemples 18e et 18f parvierment ainsi a illustrer un lien thdmatique “cachd” qui se cree entre les mesures 1 a 2, d’une part, et 33 k 34, d’autre part. Example 18e

V

-j

i-*

j—

—L Prf■^-pVr-r-l

Exemple 18f

M—

344

De l a c o m po s it io n m v s ic a l e Exernple 18g mes. 25

............ II 5^ Exemple 18h mfs.33

iC-Pv.

4^

1

^

fP Revenons maintenant sur les accords arp^g^s. L’accord qui apparait dans la mesure 25 est suivi d’une 6chelle descendants (ex. 18g, encadr6). Si I’on admet que la demidre note de cette 6chelle {sol^ dans la mesure 26) rejoint d’une certaine mani^re \t fa ^ dans la mesure 33 (ex, 18h), on pourrait “projeter” I’^chelle descendante qui apparait dans les mesures 25 a 26 sur la mesure 33, comme I’indique la fl^che. On ddcouvrirait ainsi, outre un Element qui associe les deux accords dipeg^s, un rapport d’inversion presque int6grale entre les extraits figurant dans les exemples 18e et 18h. E : Votre analyse nous mene a croire que Niv Hoffinann est un grand compositeur (sourires...). YS : l r ■’LL!

terminate

r, i \h

i

> ’[J I IT ^ Le rapport de duree entre Vinitiale et la terminale n’est pas constant. Ces deux unites peuvent Stre d’une mSme duree (ex. 4, d); rinitiale peut etre plus longue que la terminale (ex. 4, b) ; enfin, la terminale peut etre plus longue que Tinitiale (ex. 4 c). Ceci 6tant, on disceme, d’apr^s le nombre de notes que comporte la terminale, deux types de motifs : 1) les motifs masculins, dont la terminale comporte une seule note (ex. 4, atXb)\ 2) les motifs feminins, dont la terminale s’dtale sur plusieurs notes (ex. 4, c). Les encadres dans T exempie 5 representent des motifs feminins, etant donne que leur terminale comporte plus d’une note. Les encadres dans I’exemple 6, par contre, representent des motifs masculins ; leur terminale comporte une seule note.

379

TRAITi DE SUJETS MUSICA VX

Exemple 5 a.

Motifs Mminins J. S. Bach, Le clavecin blen tempiri II, Prilude XII

b.

C. Franck, Variations symphoniques

Exemple 6

Motifs masculins

a.

J. 8. Bach, Concerto pour violon

b.

L. van Beethoven, Senate pour piano, op. 10, n° 2

C.

W. A. Mozart,

Symphonie, K. 550, III (maures 7-11)

DE L ’iNTERPRiTA TION

II existe, neanmoins, un rapport enp-e les motifs masculins ou f^minins, d’une part, et une forme d’ex^cution musicale specifique, d’autre part. Celle-ci implique I’incorporation d’un type d’accent musical a I’ensemble des elements d’expression et d’articulation. Ce type d’accent, que nous allons designer par le terme appui, differe de I’accent conventionnel. Ce dernier, marqu6 par im > ou par un correspond a rm geste “physique”. L’appui, par contre, que nous allons repr&enter ,ici par un a , marque une sorte d’inflexion qui deriverait. d’une intention interpretative, et qui resulterait d’une visee mentale plus que physique. L’analyse d’un corpus d’executions musicales que je qualifie de “stylisees”, faute de mieux, montre que dans les motifs feminins I’appui se fait sur la premiere note de la terminale (ex. 5), tandis que dans les motifs masculins il se fait sur la premiere note de I’initiale (ex. 6). Une telle constatation aurait le merite de nous liberer d’un precepte fort repandu, d’apres lequel ce sont toujours les temps forts qui doivent etre accentues. C’est a cause de ce precepte, que Ton arrive a entendre une Sonate de Mozart, par exemple, comme si c’etait une marche militaire (ex. 7a). Exemple 7a

W. A. Mozart, Sonate pour piano, K. 283

L’exemple 7a cr^e ime redundance intolerable au niveau de raccentuation. Ceci etant, on constate dans I’exemple 7b que cette redundance est neutralisee, eliminee, par un changement des lieux ou apparaissent des appuis. Tandis que dans les mesures 1 a 4 I’appui se presente sur la. premiere note de Vinitiale, s’agissant de motifs 381

TXAITi DE SUJETS MVSICA VX

masculins, dans les mesures 5 et 6 il apparait sur la terminale, etant donne qu’il s’agit de motifs feminins.

6. Appui, tempo, liaison, et contexte E : Le principe des appuis que vous associez aux executions “stylisees”, est-il toujours acceptable, toujours convaincant ? YS : En musique, le mot “toujours” ne devrait etre utilise que pour dire que Ton peut toujours rencontrer une conjoncture, un contexte, apte a renverser les normes et les principes les mieux etablis. Un des exemples parmi ceux qui me viennent a 1’esprit est celui de la cadence optioraielle {pssia) qui apparait dans I’exemple 23 du chapitre IV. ' ' ' L’appui, la liaison, la nuance et le tempo, entre autres, dependent d’un faisceau de facteurs dont I’un des plus importants est I’harmonie. On peut dire, en ligne generate, qu’une harmonie singuliere attire spontanemfent un appui ou meme, parfois, un ralentissement (ex. 8). Exemple 8 L. van Beethoven, Symphonie, n° 5, op. 67 (mesures 196-203) Allegro con brio A

^

c 4

t.

1

k

1--6

J1

C

=F=fl i ■

(f

)

k r

1

r ■1----------

L-^

■c

V

La deuxieme mesure et la sixieme mesure dans I’exemple 8 representent un accord de sixte avec une note ajoutee, un do, crdani une harmonie particuliere. II ne serait pas depourvu d’interet de faire remarquer qu’a cet endroit precis Arturo Toscanini ralentit le tempo de 20%, passant subitement de 106 a la blanche k 84 (!)^^. 382

DE L ‘iNTERPRiTATION

J’aimerais essayer maintenant de montrer comment une harmonic comportant ime note ajoutee attire im appui k im endroit qui contredit les normes etablies en rapport avec les motifs fdminins ou masculins (exemples 9a et 10). Example 9a

J. Briihms, Variations sur un thitne de J. Haydn, op. S6a (mesures 4-7)

Andante

i

If-

f *1

^

#»*

Hr



f



tlJ ~

i

if

m

P-O-

Exemole 9b

,hr!

1 ll ■

-

rmi

fP-

-J

f ^ A

1

-i-\j^rm fin

L’encadr^ dans Texemple 9a represente im motif feminin. De ce fait, I’appui devrait 6tre plac6 sur la premiere note de la deuxieme mesure (marquee par iin ^). Cependant, Tinitiale du motif represente un accord de septieme sur miJ^ avec une note ajdutde, un do (encercle). L’interprete sensible a la particularite de cette harmonic placerait I’appui sur I’initiale, marquee par un dans I’exemple 9b. Une telle execution permet, outre la mise en relief d’une singularite harmonique, la liberation d’xm elan cinetique. Cette demiere devient possible par relimination d’une redundance que cr6e dans I’exemple 9a im appui placd constamment sur un temps fort. L’exemple 10 represente un cas du meme type.

383

TSAITiDESUJETSMVSICAUX Exemple 10

R. Schumann, Quintatts, op. 44

In modo dWa Marcia

. L’encadr6 dans la mesure 6 (ex. 10) est entendu comme un motif masculin. De ce fait, I’appui devrait se faire sur I’initiale que represente la croche do. Cependant, la terminale du motif constitue un accord de septieme, sur re avec ime note ajoutee, si Ij. Cette demiere cr^e ime harmonie singuliere, attirant un appui sur la terminale (encercle), nous y reviendrons.



6. 1. Symetrie et redondance E : Vous dvoquiez, lors de Tun de vos cours, tme “redondance” causde en musique classique par rme sorte de symdtrie inherente a la structure de la periode ou de la phrase (r^pdtition de certaines configurations rythmiques), etc. Devrait-on, lors de I’exdcution d’rme oeuvre, marquer ce type de symetrie ou devrait-on, au contraire, essayer de I’att^nuer ? YS : La repetition en musique est ime “necessite vitale”. Cependant, elle pent creer, dans certains cas, outre un effet de

384

De l ’in t e r p Mt a t io n

symetrie, un sentiment de lassitude, g6nant, que nous aliens designer, faute de mieux, par “effet de redondance”. L’interprete devrait 6tre attentif a eviter tout ce qui risque de creer un tel effet. Ceci dtant, diverses variations parviennent a neutraliser I’effet pesant que pourraient cr6er certaines repetitions ou certaines “sym^tries”. C’est de ce type de variations que I’interprdte devrait pouvoir s’inspirer pour essayer de reduire au maximum le risque d’une redondance qui existe, a priori, dans toute execution. Revenons k ce propos a I’exemple 10, oil Ton observe deux types de variation harmonique : 1) un contraste cadentiel entre le premier accord dans la mesure 5 (un VI) et le premier accord dans la mesure 9 (un I); • 2) im contraste entre I’accbrd encercld dans la mesure 2 (un IV) et r accord encercle dans la mesure 6 (im II? avec une note ajoutee). Cette demibre variation pent inciter I’interprete a articuler les deux phrases de maniere distincte. Dans la premiere phrase I’appui serait place sur une croche (le do marque par un dans la meure 2); dans la deuxieme phrase, par contre, il serait place — nous I’avons deja suggdre — sur I’accord encercld, marque egalement par un ^ (mes. 6). Cette difference d’articulation contribue sans doute a relimination d’une symbtrie, d’une redondance possible, qui pourrait apparaitre ati niveau de I’execution. E : Mais dans les cas ou la symbtrie n’est pas “asymbtrisbe” par des variations compositionnelles, I’interprbte doit-il essayer de I’attenuer, de la neutraliser ? YS : L’interprete devrait tenter de supprimer tout effet de redondance importune, je I’ai deja dit. Cela implique, entre autres, I’attbnuation de certaines symetries qui risquent de ffeiner le flux musical. Prenons comme exemple un extrait pour violon (ex. 11a), congu dans le but d’illustrer ce propos.

THAITi DE SUJETS MUSICA VX

Example 11a

i

L’exemple 11a est marqu6 par une subdivision en unites de deux mesures. Une execution qui accentue cette subdivision ne pourrait qu’amplifier la redondance resultant du processus sequentiel. Par centre, certaines liaisons et certaines nuances qui s’opposeraient k la subdivision originelle pourraient att^nuer la redondance et I’effet qui en r&ulte(ex. 11b). E : Les liaisons et les nuances introduites dans I’exemple 1 lb n’impliquent-elles pas I’idee d’une “interpretation corrective”, d’une tentative d’amdliorer Tobjet foumi par le compositeur ? YS : L’interpretation musicale doit viser I’objet concret que

386

DEL’iNTERfROTATION

repr&ente le donn6 a entendre. C’est pour cela que I’interpr^te devrait pouvoir disposer d’un degr6 de liberty qui lui permette de modifier, d’adapter a sa mani^re de sentir et de comprendre, certaines domi6es concemant le tempo, les nuances, ou les liaisons; ceci a condition, bien entendu, de pouvoir justifier telle ou- telle autre dfeiarche modificatrice par ime execution convaincante. ' E : Vous parliez d’lme tradition d’interpretation “stylisee” en rapport avec I’emplacement de Tappui. Mais on d^couvre, helas, ime autre tradition d’interpretation — moins “stylisee” — qui, elle, entraine une sorte de mouvement sinusoidal: crescendo/diminuendo, accelerando/ritardando, etc. Ce type d’ex6cution que I’on pourrait qualifier de “romantique” (au sens pdjoratif) aboutit souvent a une redundance non moins gSnante que celle que vous avez evoquee en relation avec I’exemple 1 la. YS : Le style d’inteipretation que vous qualifiez de “romantique” cree souvent des redundances que Ton devrait essayer d’eviter. Prenons par exemple un extrait de la Kreisleriam (ex. 12a). Exempls 12a

R. Schumann,

Krelgleriana, op. 16, Intermezzo II

Tr a it 6 d e s u j e t s m v s ic a u x

L’exemple 12a comporte un potentiel de redondance, qui risque de se realiser lors de I’exdcution de I’ceuvre. Cette redondance, provenant d’lme repetition (transposition) du fragment mdlodique qui s’etend sur une dur^e de trois noires (encadrd), est neutralisee par le compositeur de deux mani^res : 1) par la juxtaposition d’une unite de trois noires (main droite) et ime imite de six noires demarquee par une liaison (main gauche); 2) par im phrase (main droite) qui implique une unite de neuf doubles croches accolees par une liaison, d’lme part, et une imite de trois doubles croches non liees, d’autre part. En depit de cela, la repetition de la figure encadree est soulignee souvent, helas, par des ex6cutions qui emploient les memes moyens d’expression a chaque fois que cette figure reapparait. On entend ainsi un crescendo a chaque fois que la mdlodie monte et un diminuendo a chaque fois qu’elle descend. La redondance qui se cree, inevitablement, par ce genre d’exdcution pourrait etre evitee par la conception d’un “phrase de nuances” non symetrique, qui s’opposerait (et se superposerait) au cycle de trois (ou six) noires. Une telle idee ressort de I’exemple 12b, dans lequel le phrasd de nuances (exprime par des liaisons en lignes discontinues) implique les unitds suivantes : - une noire {f - diminuendo); - neuf noires (p); - deux noires {crescendo); - trois noires (p); - huit noires {crescendo - ff).

388

J)E L’lSTERPR&TATlON Exemple 12b

L3

6. 1. 1. NOTATION, CONVENTION E : Les nuances indiquees dans Texemple 12b different de celles que comporte la version originelle (ex. 12a). Schumann n’etaitil pas sensible au probleme que vous relevez ? YS : Les nuances indiquees par Schumann (ex. 12a) n’entrainent aucime redondance. Cette demi^re ne resulte que de certaines executions ou Ton entend, comme je I’ai dej^ dit, un crescendo k chaque fois que la ligne melodique monte et im diminuendo a chaque fois qu’elle descend. Ceci etant, une conception d’asym6trie concemant les nuances, comme celle qui ressort de

389

TRAITiDESUJETSMUSICAVX

rexemple

12b, aurait 6t6 plutot inconcevable a I’^poque de

Schumann. E : Inconcevable au niveau de la notation (comme ce serait le cas de la Mazurka de Chopin, ex. 3c) ou au niveau de I’ex^cution ? YS : Votre question est fort a propos; car il faut distinguer dans certains cas, dans les oeuvres romantiques en particulier, la maniere de noter de la mani^re d’ex6cuter envisagee par le compositeur. Rien de plus instructif ^ cet 6gard que I’extrait suivant, tir6 du Concerto pour violon de Brahms (ex. 13a). Exemple 13a

J. Brahms, Conesrto pour violon, op.77 (mesurss 304-312)

Example 13b

Les exemples 13a et 13b montrent Tecart qui se cr^e entre la manidre de noter et la maniere d’interpreter. Les cinq premieres mesures dans 1’exemple 13a sont entendues comme trois mesures de 5/4 (ex. 13b). Le fait que Brahms ait opt6 pour une notation en 3/4 ne reflate rien d’autre que les normes 6tablies et consenties a son 6poque. L’extrait suivant illustre, lui aussi, im aspect que Ton pourrait, peut-6tre, qualifier de normatif (ex. 14a).

390

DE L’lSTERPR&TATION ExempI* 14a

J. Brahmt, Quatuor pour piano, op. 25

AUegro

Les liaisons dans Texemple 14a, qui portent sur quatre noires (poxu- les sept premieres mesures)^'*, entrainent une sorte de redondance au niveau de I’expression et des appuis dans certaines executions. Ceci dtant, on peut concevoir une autre forme de liaison, asymetrique, qui, elle, aboutit k ime strategie d’expression plus recherchee (14b). Example 14b

Les quatre premieres mesures de I’exemple 14b sont divisees en deux parties, demarqudes par ime liaison. La premiere partie implique dix notes qui occupent ime dur6e de dix noires, tandis que la seconde comporte cinq notes qui s’dtalent sur une dur^e de six noires. Cette opposition de duree (10:6) qui se cr^e entre les deux parties, permet de concevoir un contraste au niveau de Texpression. Les dix premieres notes peuvent 6tre joules piano, par exemple, de maniere retenue, distante, senza calore, en une nuance stable, tandis que les cinq notes qui suivent pourraient 6tre joules avec une expressivity plus soutenue, avec im vibrato plus intense et un crescendo/diminuendo ad^quat. L’idee d’un rapport de durye 10:6, qui ressort de I’exemple 14b, peut ytre “yiaborye” et appliquye a la continuation de Toeuvre. On obtient ainsi dans I’exemple 14c, k partir d’lme forme de liaison qui 391

Tr a it e d e s u j e t s m v s ic a u x

implique le rapport 6:5 (d6riv6 de 10:6), une unite de six noires suivie de trois unitds de cinq noires. Example 14c

7. Logique et interpretation E : Le resultat obtenu dans I’exemple 14c est convaincant d’un point de vue musical; mais la procedure appliqu6e, con9ue a partir d’lm rapport de dm^e 10:6, semble parfaitement arbitraire. Du reste, on ne pent, dans im tel cas, dtablir aucune relation de cause a effet entre la “logique” et le resultat. Car d’autres procedures, aussi “logiques” que celle impliquee par I’exemple 14c, peuvent aboutir a des resultats moins convaincants, voire inacceptables d’un point de vue musical. YS : Ce que vous dites tient de I’dvidence. Cependant, il faut distinguer, d’une part, I’application aveugle, lors de rexdcution d’une oeuvre, d’un precede predetermine et, d’autre part, I’idde d’une stratdgie d’execution. II en est de meme dans le domaine de la composition. Revenons k ce propos a I’exemple 10 dans le chapitre VI. Ce n’est pas parce que les procedures propesdes par Schillinger aboutissent k un rdsultat inacceptable que I’on va renoncer a I’idde d’organisation, de strategie, de procedures compositionnelles. La seule chose que I’on puisse dire e’est que toute idde aprioriste doit etre mise k 1 epreuve d’une dcoute musicale : celle du compositeur ou celle de I’interprete, selon les cas.

DE L ’iSTERPRiTATION

8. Du rapport composition/interpr^tation , E : La strategie d’execution dont vous parlez, doit-elle — peutelle — impliquer la mise en relief de strategies compositionnelles ? YS : Ce sent deux choses fondamentalement distinctes, bien qu’interd^pendantes, nous en avons ddja parle^^. II est evident qu’une strategie d’execution ne pent se construire qu’a partir d’un donn6 a ex^cuter que repr^sente I’objet foumi par le compositeur. Mais il n’en reste pas moins qu’aucune execution ne pent projeter certains types de strategies impliqu^es par la composition d’une oeuvre musicale. Ceci etant, I’interprete peut mettre en relief certaines relations entre divers elements de I’ceuvre qu’il decouvre, qui ne sont pas congues de maniere deiiberee par le compositeur. Signalons enfin qu’ime reflexion sur 1’interpretation musicale peut impliquer des notions qui sont, apparemment, extrinseques a la musique. Prenons comme exemple le couple continu/discontinu, associe k des notions mathematiques. La consideration de tels concepts en rapport avec I’interpretation musicale peut avoir, nous le verrons, des repercussions sur un plan tout a fait pratique. Le continu/discontinu se manifeste en musique essentiellement au niveau de I’intensite du son, au niveau des nuances^®. Ceci etant, on constate que le mode continu {crescendo, diminuendo) et le mode discontinu (la transition directe d’une valeur d’intensite k une autre) representent, chacun, im trait pertinent du point de vue stylistique, aussi bien au niveau de la composition qu’au niveau de I’execution. On observe ainsi, dans une oeuvre conune Structures pour deux pianos {Structure Id) de Pierre Boulez, que le mode continu n’existe pratiquement pas et que les nuances se construisent sm une echelle de dix valeurs d’intensite. Ceci 6tant, une interpretation guidee par I’idee de remplacer le continu par le discontinu peut s’averer interessante et convaincante dans certains cas (exemples 15a et 15b) .

393

TRAITiDESVJETSMVSICAVX

ExemplelSa

A. Berg, Concerto pour violon

Bien que les nuances se pr^sentent, dans le d^but du Concerto pour violon de Berg, sur une echelle de valeurs discretes ipp, p, mp, mf.f), il se produit dans I’exemple 15a un crescendo du d^but a la fin. Ceci etant, on pourrait penser k une conception qui associerait la configuration des nuances a une opposition entre deux types d’intervalles porteurs chacun d’une charge symbolique. Les intervalles concemes impliqueraient une quinte, d’une part, associ^e k la candeur de Manon Gropius (a qui I’ceuvre est dediee sous forme de Requiem) et un triton, d’autre part, qui ressort du choral Es ist genug de Bach (cit6 par Berg, et associ^ ^ la maladie, k la souffrance et a la mort de Manon). Le contraste entre la quinte et le triton pent etre exprim6 par deux nuances opposees, en altemance : un pianissimo pour les quintes (mesures 2-3 et 6-7) et un forte (ou

394

DE L ‘iNTERPBiTA TJON

fortissimo) pour les fragments relatifs au triton^’ (mesures 4-5 et 8-9), comme cela se presente dans I’exemple 15b. E: II est int6ressant de voir a quel point cette conception de nuances accentue I’aspect dramatique de I’ceuvre, au detriment de I’aspect lyrique. Mais, une fois de plus, comment peut-on justifier la non consideration des nuances indiqu^es par le compositeur ? YS : Elle ne peut etre justifiee, dans le cas qui nous conceme, que par la force d’une perspective historique. Berg ne connaissait pas le s6rialisme integral. Or, c’est justement Tapparition de ce dernier qui nous permet de consid^rer aujourd’hui les nuances conraie im parametre autonome, comme un element compositionnel structure et structurant, jouissant du meme statut que les autres “parametres”. On voit done, une fois de plus, que c’est la perspective historique qui nous permet aujourd’hui, soixante-dix ans apres la composition de I’ceuvre concemee, de concevoir ime interpretation construite sur une mise en relation (inter-parametrique) de nuances et de certains types d’intervalles. E: Mais jusqu’ou peut-on aller avec cette «perspective historique » ? YS : II serait absurde et ridicule de reviser par exemple les nuances d’un Nocturne de Chopin, suivant les principes du serialisme integral. Une telle demarche serait depourvue de sens, car elle ne pourrait etre justifiee - ni par la mise en relation d’eiements formels, - ni par la mise h. I’epreuve des rdsultats obtenus, au niveau de recoute. Ceci etant, on ne peut fixer, par definition, les limites d’une perspective historique.

395

TRAITiDESUJETSMUSICAVX

9. De la physique k la m^taphysique Ce qui peut bien avoir ete combine comme un amalgame est regu comme une qualite. [...] II arrive encore, dans le cos des perceptions les plus complaisantes aux associations et aux souvenirs, qu "un contexte ideal pour ainsi dire infmi conditionne I’inexprimable de la qualite. Vladimir Jankelevitch

E : « Ce qui peut bien avoir ete combind comme un amalgame est re9u comme une qualite», dites-vous, en citant Vladimir Jankelevitch. Ne pourrait-on pas imaginer une qualite ou concevoir ime idde et essayer de les realiser par un amalgame ? YS : Cela depend de ce que Ton entend par amalgame et de ce que Ton entend par qualite. J’ai souvent songe a ime interpretation musicale inspiree par I’idee de la “congelation du temps”..., la transformation d’un evenement musical, pendant I’execution, en un monument, en une “statue”. Je me suis modestement limitd k im extrait symbolique : le theme de VArt de la fugue. Peut-on executer ce theme en creant le sentiment que nous avons affaire a un objet monumental figd comme une statue dans le temps et dans I’espace ? C’est une tentative honorable sans doute, realisable peut-dtre ; ^ condition d’etre saisi soimeme par un tel sentiment, par I’inspiration d’une telle qualite d’execution. Ce n’est qu’a posteriori, apres avoir ete impregne par cette idee, apres avoir essaye d’imaginer le theme de VArt de la fugue sous cette perspective (metaphysique, il faut le dire), que j’ai essaye d’analyser “I’amalgame qui cree la qualite”. Cette analyse a degage les elements suivants : 1) un tempo relativement lent (M. = 74 la noire); 396

Z>£ L ’INTERPRETATION

2) une nuance stable imp sans la moindre fluctuation d’intensitd); 3) divers degres de liaison/non-liaison, en fonction de la duree des sons, la .taille des intervalles et la direction (ascendante ou descendante). Ayant relevd ces elements dans 1’execution que j’imaginais, je les ai proposes a quelques interpr^tes, sans ddvoiler le but de mon experience, pour essayer de voir quel etait le degre de pertinence de ces parametres a, la qualitd particuli^re de Texecution k laquelle j’aspirais. Les rdsultats ^taient d'^cevants, ce qui, je I’avoue, ne m’a ^ere etonne. Le,s elements que j’avals presents dtaient presents, mais ils ne produisaient guere le phenom^ne auquel je les avals associes. Ce n’est qu’en un deuxi^me temps, lorsque je suis passd de la “physique” ^ la metaphysique, de la definition de parametres a la description d’rm projet d’interpretation en termes metaphoriques tels que le “temps fige”, que les r6sultats s’etaient ameliores. « L’inexprimable de la qualite », dont parle Jankelevitch, est ressenti dans I’interpr^tation des grands interpretes — au travers d’une infinite de details, souvent “contradictoires”, qui se superposent dans I’acte de I’ex^cution : un cri d’emotion en pianissimo, un murmure en fortissimo, etc. On distingue ainsi un pianissimo chez Beethoven d’lm pianissimo chez Debussy, aussi bien que le pianissimo de Claudio Arrau de celui d’Arthur Rubinstein. On aurait 1’impression, au premier abord, que de telles differences sont r6ductibles a une dimension acoustique, somme toute, et qu’elles seraient par consequent analysables, voire mesurables. Une telle idee reste, d’apr^s moi, deroutante et depourvue de sens. E : Les elements que vous evoquez sont parfaitement analysables par des outils acoustiques. Pourquoi une telle id^e seraitelle depoiuvue de sens ? YS : Allons plus loin encore dans la direction que vous prenez

397

Tr a it e d e s v j e t s m u s ic a v x

pour essayer d’expliquer le fondement de mon objection. La theorie et la pratique de I’enregistrement numerique nous permettent de dire que toute oeuvre musicale enregistree en numerique est reductible (dans les nuances les plus subtiles de son execution) a un paquet de nombres. Fort bien; mais Facte inverse — la reconstitution de la musique enregistree a partir d’une “montagne de nombres” — est impossible, impensable, de toute evidence. On ne pourra jamais savoir quelles sequences de nombres reprdsentent une harmonie, le timbre du basson, un crescendo ou un accelerando. Par ailleurs, les enregistrements de deux executions d’un meme inteiprete, d’une meme oeuvre, correspondent a des sequences de nombres completement differentes. L’interprete projette sa personnalite, ses gouts et son temperament dans F interpretation. Comment expliquer, sinon, que Rubinstein fut si peu attire par la musique de Bach (on aurait du mal a Fimaginer interpretant L ’art de la fugue, par exemple) et qu’un Arthur Schnabel fut si peu attire par la musique de Rachmaninov ? Mais il existe aussi les gouts et la sensibilite d’une epoque : celle d Alfred Cortot et celle de Glenn Gould, pour prendre un exemple frappant. C est cet aspect de Fhistoricite — cette dimension accumulative permettant de comparer, de differencier divers types d’interpretation — qui enrichit Finterpretation musicale du cote de la reflexion et du cote de Fex^cution.

398

Chapitre X Du jugement de valeur

1. Criteres du beau et jugement de valeur Peut-on evaluer ime oeuvre d’art, juger de sa qualite en termes objectifs ? Peut-on etablir une criteriologie ou une axiologie concemant les oeuvres d’art ? De telles questions, relatives au gout et au concept du beau, ne sont pas dissoci^es d’une dialectique qui met en opposition science et jugement, objectivisme et subjectivisme.

De gustibus et coloribus non disputandum pronaient dejd les scolastiques, reconnaissant h. chacun le droit a son propre sentiment. Pourtant on discute, non seulement les gouts, mais aussi la maniere de defendre leur bien-fonde. On decouvre ainsi, dans un corpus d’enonces (insuffisants, poiu le moins que Ton puisse dire), des arguments de toutes sortes faisant appel a I’esthetique, I’^thique, la rh^torique, la s6miotique, et la theorie de I’information. Ceci dtant, nous en sommes toujours au stade premier ou se trouvaient nos ancetres, en ce qui conceme la possibilite d’une approche scientifique

TSAIT6 DE SUJETS lUUSICAVX

en mati^re de jugement esth^tique. Cela ne devrait gu^re nous 6tonner, du reste, compte tenu du fait qu’une science qui porte sur le jugement esthetique ne pent se construire que sur du subjectif, quoi que Ton dise. Le langage qui sert ^ enoncer les jugements esth^tiques est bien souvent vague et confus [^crit Carl Dahlhaus]. Les logiciens puristes, resolus h. enfermer dans des definitions stables tons les concepts dont ils s’emparent, devraient plutot laisser de cote I’esthetique et son histoire qui toutes deux les ddsesp^reraient*.

Discussion* Tal Greenfeld : Voulez-vous faire entendre qu’il n’y aurait pas de criteres objectifs permettant de prouver que le Requiem de Mozart ait une valeur estiietique supdrieure h celle d’une musique de pop ? Yizhak Sadai': C’est exactement ce que j’aimerais faire entendre en fin de compte, bien qu’un tel ^nonc6 demande a etre expliqu^ et, peut-etre, nuancd. Je commencerais par dire que le fait d’adopter ou de repousser tel ou tel autre critere de jugement esthdtique represente, par lui-m6me, un acte parfaitement subjectif. TG : Votre position subjectiviste est trds nette k cet egard. Cependant, d’autres que vous, qui se rdclament d’un certain objectivisme, proposent des definitions du beau fondles sur des critdres qu’ils prdsentent comme objectifs. [...] la valeur esthdtique d’un objet [dcrit Eddy Zemach] reprdsente le degrd d’unite dans sa diversity. Des objets dot^s de valeur esthetique, c’est4-dire des objets dont les qualit6s atteignent une haute unite, mais comportent, en meme temps, un maximum de richesse et de vari6t6, seront qualifies de beata. Cette definition du beau, qui implique I’unite dans la pluralite, est, a ce qu’il parait, la Dialogue entre Tal Greenfeld, jeune compositeur et mathematicien, et Yizhak Sadai'. 400

Du j u c e m e n t d e v al e v r



definition la plus ancienne du terme beaute et la plus acceptee pour le moment^,

YS : Ce genre de definitions auxquelles on pourrait en ajouter d’autres, impliquant la complexite, la coherence, la symetrie, la rigueur, etc., sont insuffisantes. En fait, elles sont intellectuellement si mediocres qu’il est dtonnant de voir qu’elles peuvent Stre prises au sdrieux. Prenons i litre d’exemple un extrait de Ligeti (ex. 1) et un extrait de L ’offrande musicale (ex. 2). Exemple 1 G. lAgttx, Apparitions (douze premiers violons)

Exemple 2 J. S. Bach, L'offrande musicale, Ricercare i 6 (mesures 18'23)

401

THAITi DE SUJETS MVSICA UX

Qui pourrait nous dire lequel des deux extraits (I’exemple 1 ou I’exemple 2) possMe un degr^ plus elev6 d’unit^, de variate, ou de complexity ? Du reste, qui pourrait expliciter les entires et les procedures par lesquels on parviendrait k dvaluer le degr6 d’unit6 ou de complexity d’lme oeuvre musicale^ ? Cette question ytant posye, supposons, pour faire avancer les choses, que Ton puisse yvaluer la complexity d’une oeuvre musicale de manidre objective. On devrait retenir, dans ce cas-la, que le fait de choisir I’unity, la variyty ou la complexity comme criteres du beau, reprdsente en soi un acte parfaitement arbitraire. Car on pourrait proposer du m8me droit des criteres opposys, comme la simplicite par exemple. Pour Plotin, et pour Schopenhauer aussi, le beau s’attache* a des qualitys simples (dans Part, disaient-ils, la simplicity est essentielle). « En art, J’aime la simplicity » disait aussi Erik Satie. On voit done que de tels criteres (complexity, simplicity) peuvent etre rejetys de par leur imprycision et leur caract8re rydproquement contradictoire. Supposons. pourtant que I’on puisse poser des crityres objectifs concemant les yidments constitutifs du beau (nous y reviendrons). Cela n’est guere suffisant pour porter un jugement objectif sur la valeur d’une oeuvre d’art. Car la ou im tel pose comme ryfyrence le beau, d’autres peuvent proposer, du meme droit, des ryfyrences d’une autre nature qui, elles, n’ont rien k voir avec le beau. Citons a titre d’exemple I’yveil des sens ou de I’esprit (musiques sensuelles ou spirituelles) ou, selon le mot de Karl Popper, ime musique “objective” (celle de Bach, dit-il) ou “subjective” (celle de Beethoven)'*; ou encore, I’expression dans I’oeuvre musicale d’une iddologie sociopolitique (ryfSrence dominante en U.R.S.S. sous le rygime politicoculturel d’Andrei Jdanov), etc. En de telles conditions, sans nous ryfyrer k autre chose pom le moment, peut-on prouver que la Neuvieme Sjnnphonie de Beethoven ait une valeur supyrieiure a celle d’lme musique de jazz par exemple ? TG : N’8tes-vous pas en train de dyfendre I’idye que tout est esthytiquement acceptable ?

402

DVJVGEMBNTDB VAIEVK

YS : Vous 6tes en train de confondre, semble-t-il, deux attitudes distinctes: ime premiere, que Ton pourrait qualifier de “relativiste-egalitariste”, selon laquelle “tout dgale tout”; et une autre, qui rejette I’idee de I’existence de entires objectifs permettant de determiner la valeur d’une oeuvre d’art. TG : Peut-on trouver un moyen terme, pour faire avancer les choses ? YS: Jean-Jacques Nattiez dcrit, faisant reference a Jean Molino; Le jugement de valeur est [...] ce que nous dmettons le plus • spontanement lorsque nous disons qu’une ceuvre nous plait ou ne nous plait pas TG : Get enonce semble bien correspondre a I’id^e essentielle que vous defendez, en ce qui conceme le jugement de valeur. YS : Oui, en effet. Mais dans im autre ouvrage Nattiez dcrit: [...] Molino rappelle que les traditions platonicienne et n^oplatonicienne reconnaissent trois « conditions objectives du Beau » [...]. On pourrait bien sur objecter que ces crit^res sont ceux de I’Antiquitd [...]. Molino fait alors im saut de deux mille ans et retrouve chez Beardsley, xm esthdticien contemporain, trois « canons g^n^raux » de la beaute : « 1) le canon d’unitd ; 2) le canon de . complexity; 3) le canon d’intensitd »®. TG : Les « canons generaux » de Beardsley me rappellent la definition du beau propos^e par Eddy Zemach. YS: Les canons de Beardsley (comme les entires de Zemach, d’ailleurs) sont, en feit, de peu d’utilitd tant qu’ils restent vagues, mal definis. Molino releve nettement ce dernier point. [...] ces notions [symytrie, yquilibre, balance, et les notions dialectiquement opposyes — asymytrie, dysyquilibre, rupture, etc.] 403

TJL4IT£ d e s u j e t s m u sic a v x

posent de d^licats probl^mes ; d’abord elles sont le plus souvent floues. [...] Enfin, et c’est sans doute le plus grave, leur validity n’est pas assiur^e ; conune on I’a souvent remarque, il est facile de construire des contre-exemples

1.1. La coherence selon Monroe C. Beardsley Nous aliens essayer d’examiner id quelques idees tirees de I’ouvrage de Monroe Beardsley®. What conditions contribute to the coherence of music? [...] We know that the coherence of a melody is enhanced by certain factors: if it is all in the same key, it will tend to be more coherent than if it changes key; if the intervals are mostly small, it will tend to be highly coherent; if there are similarities, parallelisms, and echoes in its melodic and rhythmic figures, they will tend to make it cohere®. L’^honce ci-dessus peut etre r^futd par les exemples 3 et 4. Example 3

A. Bruckner, Symphonie, n° 7

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Exemple 4

Selon Beardsley, la m^lodie qui figure dans.l’exemple 4 devrait 6tre plus coh&ente que celle de I’exemple 3 ; car: - elle ne devie pas de la tonality initiale, contrairement ^ I’exemple 3; - elle comporte de petits intervalles, alors que I’exemple 3 est caract6ris6 par quelques intervalles 6tendus; - elle cree des similarites, des parallelismes et des 6chos rythmiques et m^lodiques plus saillants que la m^lodie de Texemple 3, Ceci etant, qui oserait comparer I’incomparable : Tabominable m^lodie de I’exemple 4 a celle de I’exemple 3 ? TG : Les exemples 3 et 4 r^futent apparemment la th^orie de coherence de Beardsley. Mais la coherence n’est qu’un des criteres de jugement esth^tique proposes par Beardsley.

1. 2. Les canons de Beardsleyface a Beethoven et a Accolcy Nous allons aborder maintenant les trois “canons generaux” de la beaute; le canon d’unit^, le canon de complexity, le canon d’intensity’°. First, there are reasons that seem to bear upon the degree of unity or disunity of the work: ... it is well organised (or disorganised). ... it is formally perfect (or imperfect). ... it has (or lacks) an inner logic or structure and style. Second, there are those reasons that seem to bear upon the degree of complexity or simplicity of the work: ... it is developed on a large scale.

405

TKAITi DE SUJETS MUSICA UX

... it is rich in contrasts (or lacks variety and is repetitious). ... it is subtle and imaginative (or crude). Third, there are those reasons diat seem to bear upon the intensity or lack of intensity of human regional qualities in the work: ... it is full of vitality (or insipid). ... it is forceful (or ugly). ...it is tender, ironic, tragic, graceful, delicate, richly comic". Nous basant sur les canons de Beardsley, essayons de porter un jugement sur deux oeuvres distinctes: le Concerto pour violon de Beethoven (ex. 5a) et le Concerto pour violon d’Accolay (ex. 6a). Exemple 5a L. van Beethoven, Concerto pour violon, op. 61 (mesures 89-101) Allegro ma non tiroppo ± ,r>rJ^ri

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TRAITi DE SVJETS MVSICAVX

Exemple 6a

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On pourrait convenir sans doute, sur base d’un jugement (inter-) subjectif, que le Concerto pour violon de Beethoven est un chefd’oeuvre, alors que celui d’Accolay, connu essentiellement par les professeurs de violon, n’est qu’une pidce mediocre, plutot insignifiante. La question qui se pose, toutefois, serait de savoir si un tel jugement pent etre corrobore par une analyse qui se r6ftre aux canons de Beardsley: unite, complexite, intensite. On constate, curieusement, qu’une telle analyse ne mene qu’a la triste conclusion que le Concerto d’Accolay est bien meilleur que celui de Beethoven. Commen9ons par observer, par rapport k ce dernier, les Elements figurant dans I’exemple 5b : - I’arpdgiation d’un accord de septieme de dominante (a) ; - une repetition du motif encercle (b); - un fi’agment (banal) de tierces descendantes (c) ; - ime repetition (ime de plus) d’lm motif anodin (d) ; - un passage de tierces ascendantes (e); - tme “gamme” (f). Le materiau du Concerto de Beethoven (ex. 5b) est, on le voit bien, identique a celui que I’on rencontre dans de funestes exercices de violon pour debutants. Revenons maintenant au Concerto d’Accolay (ex. 6a) qui commence, lui aussi, par un arpege (encadrd). Ce dernier est complete par un motif meiodique (encercle) developpe dans les mesures 3 et 4, comme le demontre I’exemple 6b. On observe ainsi un contraste de compiementarite « dont les qualites atteignent une haute imite, mais 409

TRAITA DE SUJETS MUSICA vx

comportent en m6me temps un maximum de richesse et de varidtd », selon le mot d’Eddy Zemach^. De surcroit, on d6couvre dans le Concerto d’AccolaJ? des variations non ndgligeables, d’un point de vue compositionnel, qui peuvent etre mises en relief par ime r6ecriture paradigmatique (ex. 6b). Exemple 6b

L’exemple 6b nous permet de constater, entre autres, que leS fiagments a et b, tires respectivement de la premiere et la deuxi^me portde du meme exemple, entretiennent un rapport d’inversion. TG : On est stup6fait face a la rdalitd que d6voile votre analyse. On n’aurait jamais cru qu’une oeuvre comme celle de Beethoven comporte des elements rythmiques, m^lodiques et harmoniques aussi anodins. YS : Peut-on pretendre maintenant, en fondant notre jugement sur le canon d’unitd de Beardsley et sur les donnees que d6voile I’analyse des exemples 5a et 6a, que le Concerto de Beethoven soitmieux organise que celui d’Accolay ("it is well organised or disorganised"), qu’il atteigne une perfection formelle plus haute que celle du Concerto d’Accolay ("it is formally perfect or imperfect") ou, enfin, qu’il fasse preuve de logique interne, d’lme structure ou d’un

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Du j v g e m e n t d e v al e v r

style pliis elabor^s que ceux qui caract^riseqt le Concerto d’Accolay ("it has or lacks an inner logic or structure and style") ? Peut-on dire, pour ce qui est du canon de complexity, que le Concerto de Beethoven soit plus riche en contrastes, moins rdpytitif, plus subtil ou plus imaginatif que celui d’Accolay ? Et, enfin, pom ce qui est du canon d’intensite, peut-on affirmer que le Concerto de Beethoven incame, dans les termes de Beardsley, plus « de vitality, de tendresse, d’ironie ou de dyiicatesse » que le Concerto d’Accolay ? TG : Les questions posdes de cette manidre entrainent des rdponses ndgatives, incontestablement. Ceci ytant, on se demande comment expliquer la grandeur du Concerto de Beethoven, d’lme part, et comment expliquer, d’autre part, le sentiment de mydiocrity que crye le Concerto d’Accolay, compte tenu des qualitys compositionnelles qui ressortent d’lme analyse de ce dernier ? YS : Votre question concemant le Concerto de Beethoven pent 6tre posye aussi par rapport au deuxiyme mouvement de la Septieme Symphonie'^. On voit bien, quoi que I’on dise, que I’analyse est incapable de foumir des ryponses satisfaisantes d ce genre de questions. On pourrait dire, toutefois, que de beaux yiyments peuvent composer ime totality laide et, inversement, que des yidments laids peuvent cryer une belle totality. Mais la aussi on ne possede aucun critere objectif pour juger de la beauty des yidments, pas plus qu’on n’en possdde pour juger de la beauty de la totality. La raison du beau dchappe a la raison, pourrions-nous dire en saluant Pascal, contraints de nous faire k ridde qu’il n’existe aucun concept capable de donner lieu ^ ime dymonstration de la beauty. La position de Kant est tout a fait claire h cet dgard. Le jugement de gout ne peut absolument pas etre determiny par des arguments probants [...]. [...] une preuve a priori dtablie selon des rdgles dyterminees peut encore moins determiner le jugement portant sur la beauty. Lorsque quelqu’un me lit rm poyme de sa composition ou me conduit i un spectacle qui pour finir ne satisfait pas mon godt, il aura beau en

411

iRAITt DB SUJETS MUSICA UX

appeler a Batteux ou i Lessing, ou invoquer d’autres critiques du gotit encore plus celebres et plus anciens [...] je me boucherai les. oreilles, ne voudrai entendre ni raison ni raisoimement et pr6f6rerai croire fausses toutes les regies des critiques [...] plutdt que de laisser determiner mon jugement par des arguments probants a priori, puisqu’il s’agira d’rin jugement de gout et non de I’entendement ou de la raison‘s.

2. Le beau et le sublime II conviendrait, toutefois, d’introduire une distinction kantienne entre, respectivement, le beau et le sublime, en relation avec les Concertos d’Accolay et de Beethoven (exemples 5a et 6a). Dans Observations sur le sentiment du beau et le sublime, on lit: L’aspect d’lme chaine de montagnes dont les sommets enneigds s’el^vent au-dessus des nuages, la description d’un ouragan ou celle que fait Milton du royaume infernal, nous y prenons un plaisir mel6 d’effroi. Mais la vue de pres parsemds de flexus, de valines ou serpentent des ruisseaux [...] la description de I’Elysee ou la peinture que fait Homdre de la ceinture de Vdnus nous causent aussi des sentiments agreables, mais qui n’ont rien que de joyeux et de souriant. II faut, pour Stre capable de recevoir dans toute sa force la premiere impression, poss6der le sentiment du sublime, et pour bieh gohter la deuxieme, le sentiment du beau. [...] La nuit est sublime, le join est beau. [...] Le sublime 6meut, le beau charme. [...] Le sublime est toujours grand, le beau peut aussi 6tre petit. Le sublime requiert la simplicite, le beau supporte Tomement'^. Ne peut-on affirmer, a la lumiere de ce que dit Kant, que la Neuvieme Symphonie de Beethoven fait partie du sublime et que la Quatrieme Symphonie de Mendelssohn se classe dans la cat^gorie du beau; que le Concerto pour violon d’Accolay est beau, peut-etre, mais que celui de Beethoven est sublime {La grande fugue... elle aussi est sublime). 412

DVJUGEMEliTDE VALEVR

■ TG : En fait, il y, a quelque chose de “pas beau” dans les demises oeuvres de Beethoven. On a parfois Timpression que Beethoven n’est ni un tres grand melodiste ni un tres grand hannoniste. Pourtant, il est un des plus grands compositeurs que nous ayons connus. YS : «Dieu, ^pargne-nous tant de beaute», disait le poete espagnol Rafael Cansinos-Assens, invoquant, parait-il, le sublime. Mais le sublime ne suppQrte ni de “belles melodies”, ni de “belles harmonies” (regardez les harmonies qui ressortent du Concerto pour violon de Beethoven ...). D’ailleurs, « s’il importe d’etre sublime en quelque genre, c’est surtout en mal», dit Diderot. TG : Ou situeriez-vous VArt de la fugue, dans le sublime ou dans le beau ? YS : Kant associait le sublime au concept de mathematique, aussi bien qu’a celui de Vinflni. Au demeurant, peut-on echapper a line sensation d’infini, evocatrice d’un ordre mathematique (“non aprioriste”), en ecoutant VArt de la fugue ? TG : Pourquoi “non aprioriste” ? YS ; Parce qu’il semble impossible d’atteindre les qualites musicales de VArt de la fugue a partir de procedures madiematiques et que ce n’est ni par ime organisation unidimensionnelle basee sur des principes tels que le fameux nombre d’or, ni par Tusage d’algorithmes, aussi sophistiqu6s soient-ils, que Ton atteint le beau ou le sublime^^. En art, il faut que la mathematique se mette aia ordres des fantomes. Leon-Paul Fargue

Dans son Abrege de musique Descartes definit les conditions du beau k Taide de proportions mathematiques. 1° Tous les sens sont capables de quelque plaisir. 2° En vue de ce plaisirest requise une certaine proportion de Tobjet avec le sens 413

TXAUt DE SUJETS MVSICA UX

meme. [...] 5° Nous disons que les parties d’un objet entier sont moins diffdrentes entre elles, parmi lesquelles la proportion est plus grande. 6° Cette proportion doit Stre arithmetique et non geometrique'^. Le sixieme prdcepte de Descartes est de peu d’utilitd pour la musique tant que les dldments auxquels il se rdftre restent indefinis. Une variation rythmique qui implique des proportions geometriques est aussi frequente et aussi aisdment per9ue comme telle, qu’une autre, basde sur des “valeurs ajoutdes” par exemple. De surcroit, les intervalles de hauteur impliquent un rapport gdometrique. Ceci etant, Descartes ecrit en s’adressant au Pere Mersenne : [...] ni le beau ni I’agreable ne signifient rien qu’un rapport de notre jugement a I’objet, et pour ce que les jugements des hommes sont si differents, on ne pent dire que le beau ni I’agrdable aient aucune mesme detenhinee*’.

3. Le entire de la syntaxe Les criteres de jugement esthetique mdritent d’etre examines du point de vue des musicologues dgalement. Ces demiers expriment, eux aussi, comme certains philosophes, la conviction de pouvoir fonder le jugement d’une oeuvre musicale sur des critdres objectifs. La position de Jean-Jacques Nattiez est significative a cet dgard. N’est-ce pas, au niveau de la finesse d’dcriture, ce qui fait la difference entre Bach et Haendel, ce qui fait la superiorit6 de Debussy sur Satie, de Wagner sur Humperdrinck ? On rencontre la meme idee chez Leonard Meyer. The sensuous-associative [aspect] is of minor importance in the consideration of value. Music must be evaluated syntactically. And 414

DUJUGEMENTDB VALEUR

indeed it is so. For who is to say which of two works has greater sensuous appeal or evokes more poignant associations? The matter is completely subjective. And if we ask, "Why is Debussy's music superior to that of Delius?" the answer lies in the syntactical organization of his music, not in its superior sensuousness*’. Mayer voit en ^organisation syntaxique un critdre objectif de jugement esthdtique. Fort bien, mais ce critere reste inoperant tant que les 616ments lies k la syntaxe et les entires d’tme “bonne organisation syntaxique” restent ind^finis. Notons, par ailleurs, que la nature des elements impliques par I’organisation syntaxique d’une oeuvre donnde vafie selon I’angle sous lequel la “syntaxe” est abordee. Deux observations d’une m§me oeuvre—I’une, par la theorie g^n^rative de Lerdahl et Jackendoff, I’autre par le modele d’implication-realisation d’Eugene Narmour — d^voilent des donn^es de nature differente. Par consequent, la qualitd de I’organisation syntaxique mise en relief par une analyse selon Lerdahl et Jackendoff pourrait 6tre celle d’un chefd’oeuvre (en supposant que les criteres d’une bonne organisation syntaxique soient etablis), tandis que celle qui est revdiee par le module d’implication-realisation, portant sur le mdme objet, pomrait 6tre celle d’une oeuvre mediocre. Sur quel type d’organisation syntaxique devrions-nous construire un jugement esthetique objectif: celui qui ressort d’une analyse selon Lerdahl et Jackendoff ou celui que reveie ime analyse fondee sur le modele d’implicationrealisation ? Supposons, enfin, qu’il puisse y avoir un jugement fonde sur la “sommation” de tous les types de donnees syntaxiques pensables, foumis par la totalite des analyses possibles (bien qu’ime telle idde ne puisse etre que rejetde par son absurdite immanente). Si Ton arrivait 4 evaluer la qualite de tous les types d’organisations syntaxiques en attribuant k cette qualite une valeur numerique, on aboutirait, en calculant la moyenne des nombres obtenus, a une repartition proche de la fameuse courbe de Gauss, la courbe en cloche. Cela voudrait dire que plus le nombre d’eiements syntaxiques considerds est dlevd. 415

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Tr a it A d e s u j e t s m v s ic a u x

plus I’ecart entre les r^sultats obtenus devient insignifiant pour la majorite des oeuvres analysees.

3. 1. Schubert “sophistique"ou “primittf” ? If we ask, "What is the fundamental difference between sophisticated art music and primitive music" [...] then we can point to the fact that primitive music generally employs smaller repertory of tones, that the distance of these notes from the tonic is smaller, that there is a great deal of repetition, though often slightly varied repetition, and so forth^**. En suivant I’enonce de Meyer, ne devrious-nous pas classer dan^ la catdgorie des “musiques primitives” le deuxieme mouvement du Quintette a cordes de Schubert (ex. 7), considdre, par ailleurs, comme un sommet de la musique classique ?

416

Du j u g e m e n t d e v a l e v r

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, Quoi de plus “primitifapr^s tout, que la partie du premier violon ou celle du premier violoncelle ? Quoi de plus rudimentaire sur le plan harmonique qu’une sequence d’accords parfaits en quintes ascendantes regime a un rythme fixe qui impose un changement d’harmonie au premier temps de chaque mesure ? De surcroit, la partition presentee dans I’exemple 7 n’incame rien de remarquable sur le plan de l’« organisation syntaxique », selon le mot de Meyer, ou sur le plan de la « finesse d’ecriture », selon I’expression de Nattiez. On decouvre le meme genre de texture, le m6me type d’organisation ou de finesse d’ecriture, a un degr^ de complexity apparemment plus eleve, dans certaines musiques de film (celles de Michel Legrand par exemple). Ainsi, peut-on voir en la notion d.’organisation syntaxique qui est aussi floue que les notions foumies par les esthyticiens, un crityre objectif de jugement de valeur ?

S. 2. Debussy meilleur que Mozart, mais moins bon que Beethoven ? Apres avoir introduit une distinction entre immediate gratification 417

iRAITt DE SVJETSMVSICAUX

et delayed gratification, associ6s respectivement au pleasurable et au good^\ ainsi que le principe de psychic economy^^, Meyer aboutit a la conclusion suivante.

i

Musical information is then evaluated both quantitatively and’ qualitatively. Hence two pieces might, so to speak, yield the same amount of information but not be equally good because one is less* elegant and economical than the other^. [...] The reason for contending that Beethoven's Ninth Symphony is a great work, while Debussy's Afternoon of a Faun is only excellent, should now be clear. If we ask fiirther about value per se, apart from considerations of greatness, it seems that Debussy may be the more elegant work, but the Beethoven is better. On the other hand. The Afternoon of a Faun is clearly a better work than the Mozart C Major Piano Sonata. And the greatest works would be those which embody value of the highest order with the most profound — and I use the word without hesitation—content^'*. TG : II vous est difficile, apparemment, d’accepter I’idee de Meyer. YS : J’ai quelques difficult6s k accepter non seulement I’idee, mais aussi la mania*e dont elle est formulae. Quoi qu’il en soit, je serais tent6, quant k moi, de prendre une autre position (“subjectiviste” bien entendu) et de dire, par exemple, que la Neuvieme Symphonie incame le sublime, alors que VApr^-midi d’un faune se situe dans la catdgorie du beau. Une telle classification (personnelle) ne porte que sur le caractere de la musique et elle ne peut qu’exclure, a priori, toute tentative de jugement objectif Ceci dtant, il serait tout k fait legitime de distinguer une musique a caractdre sensuel d’une autre, qui cree une experience spirituelle, a condition de ne pas prendre telle distinction pour un critere de jugement de valeur. On ne peut done affirmer qu’une piece d’Oskar Peterson ait une moindre valeur qu’un Adagio de Beethoven, sous prdtexte qu’elle cree une experience sensuelle, contrairement k VAdagio de Beethoven qui, lui, cr6e une experience spirituelle. On ne peut non plus dire que la 418

DVJVGEmSTDE VALEUR

miisique de Jean-S6bastien Bach soit sup6rieure k celle de Beethoven, sous pr^texte qu’elle est consid^r^e comme objective (par Karl Popper, par exemple), alors que celle de Beethoven est consid^r^e (par Popper, toujours) comme subjective^^. TG : Ne peut-on affirmer, tout de m8me, que la Messe en si minem: de Bach ait une valeur sup^rieure k celle de Twinkle, twinkle little star (cit6 par Meyer) ? Indeed the tune "Twinkle, twinkle little star" possesses style, unity, variety, and so forth. And if we then ask is Bach's B minor Mass better than "Twinkle, twinkle" — using only these technical categories — we shall, I am afraid, be obliged to answer that they are equally good [...]. But for now, it seems for me that, granting listeners who have learned to respond to and understand both works, the statement that these works are equally good is preposterous and false^®. YS : Je crois que toute oeuvre musicale comporte des propridtds, des variables cach^^^ entre autres, qui determinent sa valeur absolue. Mais cette croyance ne me permet pas de ddfinir la nature de ces proprietds, pas plus qu’elle ne me permet de les transformer en entires a priori de jugement objectif. Je ne coimais aucun crit^re, ddfmissable a priori, qui me permette de prouver, par exemple, que VArietta de la Senate op. Ill de Beethoven (ex. 8) ait une valeur supdrieure a celle d’une Sonatine de Kuhlau (ex. 9). Exemple 8

L. van Beethoven, Senate pour piano, op. 111

Arietta

419

TRAITiDESVJETSMVSICAUX

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F. Kuhlau, Sonatina pour piano, op. 88, n° 2

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Du j v g e m e s t d e

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TG : Les exemples 8 et 9 repr^sentent incontestablement deux qualit6s de musiques impossibles k comparer. YS : Nous sommes bien d’accord et nous pouvons dire, .pour ce qui est de ce cas particuiier, que nos gouts concordent. Cependant^ nous ne pouvons mettre le doigt sur rien de precis qui puisse expliquer cet 6cart de quality, que nous ressentons de maniere tellement nette, entre les deux pieces. Le caractere expressif des deux pieces est marqu6 cantabile. Elies sont dans le ton de do et elles modulent, toutes les deux, vers le ton de la. Ceci etant, peut-on affirmer que VArietta de Beethoven possdde im degr6 de complexity ou un degr^ d’unity plus yievds que la Sonatine de Kiihlau ? TG : On pourrait dire, peu-etre, que Ton ressent dans la Sonatine de Kuhlau une- sorte de symetrie, ime redondance, qui n’apparaitpas dans VArietta de Beethoven. De plus, on constate dans la premiere phrase Tapparition un peu genante de la tonique a cinq reprises (le do apparait dans les mesmes 1,2,3,4,6). YS : Admettons que vos remarques soient pertinentes en ce qui conceme les exemples 8 et 9, Cela ne nous permet pas de les gyneraliser de maniere a les transformer en entires a priori. Car, il est facile de trouver des “symetries” dans des musiques que Ton juge meilleures que d’autres, comportant des “asymytries”, et il en est de meme pour la ryapparition de la note tonique. Le dybut de la Senate op. 2, n° 3, de Beethoven illustre bien ce que je viens de dire (ex. 10).

Exemple 10

L. van Beethoven, Sonate pour piano, op. 2, n° 3

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La symetrie qui apparait dans les quatre premieres mesnres de I’exemple 10 est evidente. De surcroit, on remarque que la tonique apparait, a pen pres, le meme nombre de fois que dans la Sonatine de Kuhlau (le do a la voix sup6rieure, double a la basse, apparait dans les mesures 4, 5, 6, et 7). Vous voyez done que les criteres que vous utilisez pour I’exemple 9 ne sont pas valables pour I’exemple 10. Car, malgre les repetitions et Tapparition de la tonique a quatre reprises, on n’a pas un sentiment de redondance ou de quoi que ce soit de genant. Jean Molino resume le type de probldmes que nous traitons de la maniere suivante: [...] je prends une oeuvre dont I’analyse a fait apparaitre la richesse, la complexity et I’lmity dans Torganisation de tous les niveaux et j’en fabrique une autre en respectant les relations retenues comme pertinentes; serait-elle aussi belle, aussi valable que I’autre^* ?

4. Du goiit personnel «[...] le goOt est im jugement synthetique qui saisit le particulier dans sa singularite et cela dans Timmediatety du premier contact », ecrit Jean Molino^®. Ceci ytant, il n’en est pas moins que le goOt evolue, comme I’affirme le tdmoignage de Charles Rosen. A dix-sept ans, je me trouvai confronte pom la premiere fois i une oeuvre de Bartdk d’une dur6e importante, le Cinquieme Quatuor, et je fus pris d’un malaise physique. Je me rappelle tr^s bien un

422

Dv j u g e m e s t d e

v al e u r

sentiment de naus^e. [...] Aujourd’hui le Cinquieme Quatuor n’est plus pour moi qu’une soince de plaisir L’accumulation de T experience — un entrarnement de Tecoute, un elargissement de la quantite et du spectre stylistique des oeuvres ecoutees — contribue sans doute revolution du gout et aii rafifinement des facultds relatives an jugement esthetique. Ceci etant, la direction que prend revolution du goflt musical est essentiellement determinee par le type de musique que I’on dcoute. Quelqu’un qui a acquis une culture musicale construite sur la musique de Chostakovitch, de Prokofiev ou de BChatchatourian, axira probablement du mal a apprdcier la musique de Webern, et inversement. Toutefois, il existe une “preformation” du gout musical, une predisposition esthetique personnelle a priori (innee ou acquise, peu importe) qui reste indifferente a 1’entrarnement. Parmi les musiciens qui connaissent a fond la musique de Schdnberg et celle de Stravinsky, par exemple, il y a ceux qui aiment I’une mais n’aiment pas I’autre. II y a d’excellents musiciens qui n’aiment pas la musique de jazz, par exemple, et d’autres, non moins bons, qui prennent un immense plaisir ^ recouter. En telles conditions, peut-on dire que le professionnalisme en musique peut servir de garantie ou de reference en matiere de goiit ? Peut-on dire que le gout d’un musicien soit forcement meilleur que celui d’un non musicien ? Tout cela semble bien nous eloigner de I’idde utopique d’une possibilite de jugement de valeur. Le malaise qui resulte d’un tel bilan trouve son expression dans cet dnonce de Carl Dahlhaus ; Jamais les criteres esthetiques, ni seuls ni pris dans leur contexte, ne sufifisent i rendre compte d’un jugement sur une ceuvre musicale. La tentative de fonder toute la critique musicale uniquement sur la raison serait vouee I’echec ou menerait au fanatisme. Mais conclure des limitations et des imperfections d’une critique rationnelle a son incompetence, et vouloir qu’elle cede le pas ^ I’irrationalite du jugement de gout, rien ne serait plus errone^*.

423

Tr a it s DESVJETSUUSICAVX

L’enonc6 de Dahlhaus peut se resumer de la maniere suivante : 1) la critique rationnelle, limitee ’et imparfaite, est insuffisante; 2) r irrationality du jugement de gout est inacceptable. N’aurait-on pas tendance a aboutir k la risible conclusion que le jugement de valeur devrait se faire par une approche qui associe aux criteres esthetiques (insuffisants quant a eux seuls) im jugement intuitif (inacceptable par son irrationality) ? Cette question ytant posye, je serais tenty de conclure, en revenant a ma position de dypart, lygyrement nuancye par 1’expression de Jean Molino : [...] je crois qu’il est souhaitable de faire appel ^ toutes les dimensions dans lesquelles s’exerce le jugement de gout avec ses diffyrentes raisons, sans oublier cet irrationnel qui est au debut et a la fin : le sentiment de plaisir et leje ne sait quoP^.

424

Chapitre XI La semantique musicale

1. La terminologie La semantique est d^finie comme T etude du sens des unites linguistiques et de leurs combinaisons. En ce qui nous conceme, nous allons utiliser ici les termes de semantique musicale ou semantique (comme substantif ou adjectif) pour designer tout ce qui a trait au sens ou a la signification par rapport a la musique. La question (dpineuse) qui se pose, toutefois, est de savoir de quoi Ton parle quand on evoque, en rapport avec la musique, le sens ou la signification.

Discussion* Etudiant (E) : Vous utilisez les mots sens et signification. * Les dialogues sont tenus par un groupe d’^tudiants de TUniversite de TelAviv (E) et Yizhak Sadat.

TttAni DE SVJETS MUSICA VX

Comment les distinguez-vous Tun de Tautre ? Yizhak Sadai : Depuis Saussure, on a tendance k designer par signification la relation entre un signifiant et nn signifid. Cette convention, si on I’adopte, nous permettrait d’opposer sens k signification pour designer deux types de sdmantiques concemant la musique. Dans le present chapitre, nous allons nous rdferer au mot sens pour designer une s^mantique interne, intrinseque, qui se d^gage de certaines relations formelles (syntaxiques) et au root signification pour evoquer ime semantique exteme, extrinseque, qui renvoie a autre chose qu’a la musique. Je tiens k pr^ciser, toutefois, que sens et signification s’entremelent fort souvent et qu’il n’est pas toujours ais6 de distinguer semantique interne et semantique exteme. E: Pouvez-vous donner un exemple de semantique interne (designde par le mot sens') ? YS : Je propose que nous examinions a ce propos le cas de la cadence rompue commentde par Nicolas Ruwet. L’analyse suffisamment pouss6e [...] devrait permettre de ddgager des stmctures musicales qui sont homologues d’autres stmctures, relevant de la rdalite ou du vecu; c’est dans ce rapport d’homologie que se devoile le «sens» d’une oeuvre musicale. Prenons un exemple simple : soit un fragment musical tonal compose de deuX parties A et A’ ; A se termine sur ime cadence rompue, A’ commence de la meme maniere que A et se termine sur une cadence parfaite. Dans le cadre du systeme tonal, il est clair que la premiere partie sera interpretde comme xm mouvement mend jusqu’^l un certain point et interrompu ou suspendu, et la seconde comme la reprise du meme mouvement, cette fois mend jusqu’^ son terme. On voit dans ce cas que la simple description permet de ddgager une certaine stracture [...] qui est homologue d’un ensemble inddfini d’autres structures qui peuvent se retrouver dans le rdel ou le vdcu'. Poxir Ruwet, la sdmantique du fragment concemd provient d’un rapport d’homologie entre la stmcture du fragment musical 426

La st!ua n t iq u e m v s ic al e

(«mouvement esquiss^ et suspendu, puis repris et men6 a son terme ») et des « structures qui peuvent se retrouver dans le r6el ou le vecu».

, . ‘ Je vais tenter, quant k moi, de pr6senter 'une s^mantique qui se construit (toujours dans le cadre d’une cadence rompue) sur une opposition formelle entre deux accords d’un meme degre (ex. 1). Example 1 --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------... "

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L’exemple 1 contient deux accords de VI®. L'e premier reprdsente la sous-dominante; le second, la tonique^. De ce fait, les accords en question impliquent, chacun, une continuation plus ou moins pr6d6termin6e, cr6ant chez I’auditeur des attentes plus ou moins sp6cifiques. Le premier VI® declenche I’attente d’un accord de dominante, tandis que le deuxieme VI® cree le sentiment d’une resolution de tension et d’une cldture provisoire que I’auditeur associe a ime certaine detente. Le sens qui se cree autour de cette opposition entre la sous-dominante et la tonique, avec tout ce que cela comporte, tient apparenunent k une semantique intrinseque. Cependant, cette demiere ne pent dtre depouiliee de certaines significations (extrinseques) qu’on lui adjoint par 1’interpretation, la traduction, des donnees formelles en des termes comme la tension, la detente, I’attente, la cldture, etc. On voit done que sens et signification s’entremelent et qu’il n’est pas toujours facile de les separer. E: Leonard Mayer qualifie d’“absolutiste” ce que vous 427

TSAITE DE SUJETS MVSICA VX

designez par sens, et de “referentialiste” ce que vous designez par signification^. YS : Oui, en effet. Ceci etant, Mayer avait bien senti le besoin de cemer le mot sens (meaning) en se rdferant a la ddfinition suivante de Morris Cohen'*: * . anything acquires meaning if it is connected with, or indicates, or refers to, something beyond itself, so that its full nature points to and is revealed in that connection^”. D’apres la ddfmition de Morris Cohen, I’oeuvre musicale n’acquerrait de sens que « si elle se relie, ou indique, ou se rapporte k quelque chose qui est au-dela d’elle-meme ». Par consequent, si le mot meaning se rapporte a une semantique intrinseque, que nous ddsignons par sens, il s’ensuit que I’oeuvre musicale (en son entierete) est depourvue de sens — dtant donne, par ddfmition, que ce qui est en dehors de cette entieretd, au-dela de I’oeuvre, ne peut pas etre intrinseque. Si, par centre, le mot meaning se rapporte a une sdmantique extrinseque, que nous ddsignons par signification, il ne pourrait dtre appliqud, en principe, qu’^i une musique a programme. Pierre Schaeffer avait exprimd quelques rdserves par rapport au terme signification. Lorsqu’il s’agissait de musique, nous avons dvitd d’employer le terme “signification”, trop directement evocateur d’un code, ou de la* liaison signifid-signifiant, purement arbitraire [...]. Par contre, nous pouvons difficilement nier que la musique ait un sens ; qu’elle soit une communication de I’auteur avec im auditeur en ddpit de sa difference essentielle avec le langage [... ] ^. Une idde semblable est exprimde par Leonard Meyer. Not only does music use no linguistic signs but, on one level at least, it operates as a closed system, that is, it employs no signs or symbols referring to the non-musical world of objects, concepts, and human desires. [...] Unlike a closed, non-referential mathematical system, 428

La s e m a s t iq u e m v s ic a l e

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music is said to communicate emotional and aesthetic meanings as well as purely intellectual ones’.

L’id^e d’une s^mantique musicale ne peut etre justifiee qu’en admettant que la musique nous communique quelque chose. Or, cette vertu de communication que Ton attribue a la musique ne tient pas de I’dvidence. Quelques ann^es apres la publication du Traite des ohjets musicaux, Pierre Schaeffer me dit d’un air serieux, leg^rement d^9u (je cite de meihoire) : « Je pense que la musique ne communique rienet que Monsieur Bach n’a rien a communiquer a Monsieur Schaeffer.». La seule chose que Ton puisse affirmer c’est que la musique (a moins qu’elle ne soit “codee” par un code particulier) est incapable de transmettre une information referentielle.

2. Au cceur du probl^me Pour lire un poetne comme il faut, je veux dire poetiquement, il ne suffit pas, et, d’ailleurs, il n’est pas toujours necessaire, d’en saisir le sens.

Henri Bremond

Tout le monde semble etre d’accord pour dire que la musique est en mesure de provoquer des Emotions, de creer des associations psychologiques de toutes sortes, d’eveiller des sentiments, etc. Ce qui a donne lieu k d’indpuisables discussions et ce sur quoi les avis sont partag^s, porte sur la question de savoir si la musique peut exprimer des idees ou des sentiments, ou si elle peut seulemenrprovoquer des Emotions et eveiller des sentiments. Ecoutons k ce propos le mot d’un- compositexu' et celui d un philosophe.

429

4.

TlUnt DESUJETSMUSICAVX En 1911 Debussy ^crivait: Le bruit de la mer, la courbe d’un horizon, le vent dans les feuilles, le cri d’un oiseaU, deposent en nous de multiples impressions. Et tout ^ coup, sans qu’on y consente le moins du monde, I’un de ces souvenirs se r6pand hors de nous et s,'exprime en langage musical. II porte en lui-meme son harmonie^. Le propos de Debussy ne contredit pas celui d’Adorno qui dit: La musique vise un langage depourvu d’intentions. II n’y a‘ cependant entre elle et le langage signifiant aucune separation firanche, comme entre deux domaines distincts. [...] Une musique vide de toute intention, reduite h un simple enchainement de phenomtoes sonores serait pareille ii un kaleidoscope acoustique. Mais si elle ne faisait, a I’inverse, que vouloir dire quelque chose elle cesserait d’etre musique, et toumerait faussement a la parole®. E : Qu’est-ce que la musique peut bien exprimer alors ? YS : Cette question a stiscit^ des rdponses interessantes, decevantes, compldmentaires ou contradictoires. Pourtant, «on est oblige de croire que la musique exprime quelque chose, et on est condanm6 k ne jamais savoir quoi»(Eduard Hanslick)'® .

3. La musique et le verbe La semantique musicale a suscite divers types de rapprochements entre musique et langue. Monroe Beardsley cite a ce propos I’dpigraphe qui apparait dans le dernier quatuor a cordes de Beethoven; “Der schwer gefasste Entschluss ” (La difficile decision), suivi de deux phrases qui apparaissent respectivement sous les notes, au debut du Grave et de VAllegro : ‘‘Muss es sein ? " (Est-ce que cela doit etre ?) et “Es muss sein!” (Cela doit etre !) — ex. 2”.

430

La SiMANTIQVB MUSICALS

Exemple 2

L. van Beethoven, Quatuor h cordes, op. 135

Der schwer gefasste Entschluss

Grave

es

Muss

sein?

Allegro

Es

muss

Es

seln!

muss

sein!

Beardsley propose deux types d’interpretations concemant rexemple'2 : le premier voit dans le texte la resignation au destin ; le second se construit sur le postulat d’une homologie entre la forme de la phrase linguistique et le profil de la melodie qui I’accompagne. II se cr6erait ainsi, selon Beardsley, deux analogies : - dans le Grave, entre le trace de la melodie ascendante et la forme d’xme phrase interrogative ; - dans VAllegro, entre le caractere r^solu de la melodie descendante et la forme d’une phrase declarative. E: Ce genre d’approche, n’a-t-il pas d^j^ existe^ en rapport avec la musique vocale, celle de Jean-Sebastien Bach par exemple ? YS : Oui, avec cette difference que dans les oeuvres vocales le texte est chante, articuie, tandis que dans le Quatuor de Beethoven oU ne pent parvenir a la connaissance du texte, ni k celle d une relation hypothetique texte/musique, qu’^ partir d’un acces a la partition. E: On ne peut neanmoins nier le fait que le texte dans une oeuvre vocale prenne un r61e essentiel dans la s6mantisation de I’oeuvre. YS : Cela va sans dire. Mais il conviendfait de ne pas confondre ime s6mantique qui pourrait se d^gager de la mi^ique (sans relation au texte) et une autre qui appartient au texte d une oeuvre

431

Tr a it s d b s u j e t s m u s ic a u x

vocale et que Ton assigne souvent a la musique. Imaginons que Ton retire le texte d’une oeuvre vocale. Assignerait-on a la musique seule la meme s6mantique qu’on lui attribuerait avant de supprimer le texte ? Et si Ton incorporait a cette meme musique rm autre texte ? N’attribuerait-on pas a la musique une autre semantique, bien que la semantique intrinseque reste inchangee ? Prenons, par exemple, rinterpretation de Beardsley concemant VAllegro de I’opus 135 de Beethoven (ex. 2). Le caract^re resolu que Beardsley attribue a la melodic (conformement a celui de la phrase declarative « Cela doit etre ! »), ne deviendrait-il pas hesitant, incertain, si I’on associait k cette meme melodic un autre texte qui, lui, prend la forme d’une phrase interrogative — “Ferais-je ? pourrais-je ? ”. Pourtant, la semantique qui se d6gagerait du trace melodique devrait etre la m6me. Signalons, par ailleurs, que I’assemblage d’une musique et d’lm texte (dans le cas d’un Lied, par exemple) cree un probleme a priori. Si Ton admet que la poesie constitue un objet fini, autonome, pourvu d’rme forme, d’un rythme et d’un sens qui lui sont propres, et que la musique constitue, elle aussi, un objet fini, construit sur des principes sp6cifiques a la musique, on pourrait se poser la question de savoir quelle est la nature, le statut semiotique, de I’objet que represente un Lied de Robert Schumann, par exemple, 6crit sur un texte de Heinrich Heine. La question qui se pose, en d’autres termes, est de savoir ce que nous sommes census entendre en dcoutant un tel Lied:

- un poeme dont le temps interne se cree a partir d’une interaction entre les Elements s^mantiques et les elements formels d© la poesie; - ime musique qui a son propre temps (qui n’est pas forcdment celui du poeme); - une “synthase” de poeme et de musique ? Par ailleurs, peut-on dire que la musique de Schumann ajoute un sens a un poeme de Heine ou, inversement, qu’un poeme de Heine ajoute un sens a la musique de Schumann ? 432

La SiMASTtQVE m u s ic a l s

E : On pent dire qu’ils se “semantisent” mutuellement: que le teXjte sdmantise la musique et que la musique semantise le texte. YS : Je veux bien Tadmettre, sans entrer dans le ddtail, mais cela ne nous aide pas k definir la nature de I’objet que constitue Passemblage d’un po^me et d’une musique.

4. Renvoi au son

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La seule musique a toujours existe dans les bruits de la nature, I’harmonie du vent dans les arbres, le rythme des vagues de la mer, le timbre des gouttes de pluie, des branches cassees, du choc des pierres, des cris d’animaux. Olivier Messiaen

La musique peut non seulement dvoquer ou imiter divers sons ou bruits de la nature (ceux des arbres, du vent, ou de la pluie). Elle les utilise, tels quels, en les captant dans leur dtat “riaturel” et en les enregistrant, comme cela se fait depuis 1’apparition de la musique concrete. Messiaen [dit Pierre Schaeffer] ecoute les sources sonores naturelles, s’en inspire, et enfin les transcrit k I’orchestre, non comme pouvait le faire Debussy (en sugg^rant rme impression), mais d’une maniere objective*^. > La question qui se pose est de savoir si le sens d’tme oeuvre comme Oiseaux exotiques ou Catalogues des oiseaux renvoie imiquement aux oiseaux. Le titre de certaines pieces de musique concrete — Etude aux chemins defer. Etude aux tourniquets, et Etude aux casseroles de Pierre Schaeffer, Variations pour une porte et uh soupir de Pierre Henry, etc. — indique, sans doute, la source du

433

Tx a it £d e s v j e t s m v s ic a u x

mat^riau sonore. Cependant, Pierre Schaeffer ne cessait de dire, k juste titre, qu’il serait errone de limiter Tdcoute d’une musique concrete a 1’identification de la source du materiau sonore. Tout ph^nom^ne sonore peut etre pris (tout comme les mots du’ langage) pour sa signification relative, ou pour sa substance propre. Tant que pr^domine la signification, et qu’on joue sur elle, il y a litt&ature et non musique. Mais comment est-il possible d’oublier la signification, d’isoler Ten-soi du phenomfene sonore'^ ?

5. Du symboiisme musical La musique comporte, entre autres, des elements de sens ou de signification, qui se prStent mal ^ un rangement en categories semantiques predeterminees. Parmi ces elements se trouvent ceux que nous allons designer, faute de mieux, par un terme flou et ambigu, suggestif et evocateur; le symbole. C’est en admettant que la musique soit un symbole inacheve ("an unconsummated symbol", selon le mot de Susanne Langer*"*) et en acceptant que «le symbole implique quelque chose de vague, d’inconnu, ou de cachd » (Carl Jung)*^, que nous allons essayer d’examiner certains elements musicaux susceptibles d’assumer la fonction ou d’atteindre le statut de symbole. Les symboles que Ton aurait tendance a voir dans certains dldments musicaux ne sont pas forcement de nature imiverselle (archetypale). Certains elements acquierent, du fait d’une codification purement culturelle, un caractere symbolique, latent, qui peut se manifester en certaines circonstances. C’est le cas, par exemple, du dualisme qui se cr6e entre le mode majeur et le mode mineur (avec tout ce que cela comporte). E : Faut-il admettre que le mode majeur symbolise la rigueur, la vigueur, la joie et la gaitd, et que le mode mineur, par contre, dvoque la mollesse, la tristesse, la melancolie, etc. ?

434

I

La StMASTIQVE mSICALE

YS : Le mode majeur et le mode mineur peuvent cr6er des ambiances oppos^es, conformes aux adjectifs que vous dvoquez. Se r^f^rant k un test, Robert Frances 6crit: Les r6sultats montrent que ceux qui expriment le mieux les propri6t6s du mode majeur sont: Idger, vif, gai, joyeux, clair ; pour le mineur: pathdtique, mdlancolique, plaintif, affligd, lugubre, etc.*®. Essayons d’imaginer, quant h nous, la Marche funebre de VHeroi'que dans le ton de mi majeur, au lieu de do mineur, ou la Marseillaise (qui fut intitulde Chant de guerre pour I’armee du Rhin) dans le ton de si l> mineur. On comprendrait ainsi les anciens Grecs qui attribuaient deja des caractdristiques morales aux divers genres, modes et rythmes de leur systeme. Robert Frances nous fait remarquer ce propos que le genre chromatique resserre Fame (selon Ptolemde) tandis que le diatonique la dilate et la fortifie. Ne pourrait-on illustrer cette idde en associant la musique de Schonberg au “genre chromatique” et celle de Stravinsky ou de Messiaen au “genre diatonique” ? L’ambiance que peut creer ime oeuvre musicale k partir de Fopposition majeur/mineur depend d’un grand nombre de facteurs, certes. Ceci dtant, Faspect symbolique de cette opposition ressort de maniere particulikement pr^gnante lorsqu’xm motif donnd apparait tantdt en majeur, tantdt en mineur (exemples 3 a 6). •

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Exempie 3

D. Scarlatti, Sonata, Longo 465 (mesures 94-102)

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435

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TRAiri DESVJETSmSlCAVX

Exemple 4 F. Schubert, Moments musicaux, op. 94, n” 1 (mesures 4-5) Moderate

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W. A. Mozart, Senate pour piano, K. 332 (mesures 56-59)

Allegro

Exemple 6

L. van Beethoven, Symphonie, n° 2, op. 36 (mesures 33-40)

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436

La siMa n t iq u e m u s ic a l s

Les exemples 3^6 expriment Topposition majeur/mineur de manidre directe. Ce faisant, de tels extraits de musique se pr^sentent coimne s’ils assumaient une fonction “mdta-musicale”, qui consisterait a renforcer, en quelque sorte, le statut de symbole attribue k Topposition majeur/mineur. E : Les exemples que vous citez sont prdgnants du fait qu’ils sent pr6sent6s en s6rie. Du reste, on a Timpression que le symbolisme se forme, en partie, par une repetition, une accumulation, d’un type particulier d’ev6nements. YS : II devrait y avoir une relation entre la charge symbolique que Ton impute a certains elements et I’accumulation des faits particuliers auxquels ils sont associ^s. On pourrait dvoquer les traits symboliques attribuds a certains intervalles : la primaritd de I’octave, la puretd de la quinte, le caractere diabolique du triton, etc. Le triton, qui divise Toctave en deux parties dgales, s’avdre 6tre un intervalle tendu, instable, etc. C’est h, cause de ces caraetdristiques singulieres, probablement, que cet intervalle a dtd associd ^ un dtat dmotionnel particulier (d’anxidtd, de peine ou d’instabilitd), chose qui explique, d’un certain point de vue, la place privildgide que le triton occupe dans la musique romantique (« Qui sait quel sublime symbole est le triton », disait un illustre romantique, Frie^ch Novalis).

5.1. Laparenthese d’un miroir E : La charge symbolique que prend le triton, n’aurait-elle pas ses origines dans le diabolus in musica ?

437

TRArriDESVJETSMVSICAUX

YS : II serait difficile d’etablir les origines d’un symbole. Du reste, « Le symbole est k tous », disait Lacan. Pour un analyste, aborder la question du plagiarisme dans le registre symbolique doit etre d’abord centre sur I’idde que le plagiarisme n’existe pas. Iln'yapas deproprietesymbolique^^. «On ne saurait etre plus clair», dit, a ce propos, Mikkel Borch-Jacobsen, se referant k Lacan

:

Vous croyez voler les pensees d’autrui, mais c’est parce que vous supposez a autrui un savoir qu’il n’a pas. Comprenez plutdt que les idees n’appartiennent a personne et que nul ne saurait jamais pensef par lui-meme : ga pense, sans vous... J’aimerais evoquer, ^ propos de ce qui vient d’etre dit, le symbole du miroir avant de revenir au symbolisme musical. Mon attention fut un jour attiree par Timportance que prennent dans la littdrature espagnole et latino-am6ricaine la cecite et le miroir. Les extraits ci-dessous sont tires de quelques podmes pris au hasard.

Yo, de nino, temia que el espejo Me mostrara otra cara o una ciega mascara

(Depuis mon enfancej’avals peur que le miroir Ne me montre un autre visage ou un masque aveugle) Jorge Luis Borges

No se cudl es la cara que me mira Cuando miro la cara del espejo

(Je ne sais quel est le visage qui me regarde Quand je regarde le visage du miroir) Jorge Luis Borges

J'eus pourtant, I'indiscutabie sensation que le miroir n’avait pas reflete mon visage.

438

La SiUANTlQVE MVSICALB-

Sur la surface floue, une autre figure que la ntietme me regardait dans la penombre. Virgilio DiSz Grulldn (traduit de I’espagnol par Guillermo Pina-Contteras et Franfoise Mirouneau) Siempre fuiste mi espejo; quiero decir que para verme tenia que mirarte (Tu as toujours dtd fnon miroir; je veux dire que pour me voir je n’avais qu’^i te regarder) Julio Cortdzar El ojo que ves no es ojo porque tu lo veas; es ojo porque te ve (L’oeil que tu vois n’est pas un ceil parce que tu le vois; c’est un ceil parce qu’il te voit) Antonio Machado Mis ojos en el espejo son ojos ciegos que miran los ojos con que los veo (Mes yeux dans le miroir sont des yeux aveugles qiii regardent les yeux avec lesquels je les vois) Antonio Machado Espejo ciego (Miroir aveugle) Octavio Paz

E : On a du mal d croire que les extraits que vous citez ne sont pas tirds d’une seule oeuvre. YS ; On aurait pu croire, en effet, qu’il s’agit d’un mythe, d’une oeuvre collective. E : Peut-on associer au miroir un contenu mythique ? 439

TKAlTiDESUJETSJUUSICAUX

YS : La psychanalyse consid^re le stade du miroir chez I’enfant comme Tavenement dii narcissisme dans le plein sens du mythe. Ceci 6tant, dans un entretien avec Roger Caillois, Borges dit: J’ai quelques lubies... Ce sont les miroirs, aussi. Dans les miroirs, il y a les idees de Valter ego, du double, de Pythagore, du doppelganger, du fetch dcossais. Ce sont quelques manies, dont je me suis servi. Ces manies-la ont constitue, pour moi une sorte de tradition personnelle. Je ne saurais dcrire sans elles . On est surpris d’entendre Borges parler de tradition personnelle la ou il n’y a que tradition collective. Etait-il “inconscient” du fait que le miroir et la cdcite apparaissent comme une idee fixe, non seulement dans ses propres ecrits et ceux de ses confi’eres argentins, devenus aveugles comme lui (Ernesto Sabato, Paul Groussac, Jose Marmdl), mais aussi dans ceux d’autres ecrivains de langue espagnole, non argentins. Quoi qu’il en soit, le temoignage de Borges nous permet de mieux comprendre Lacan, lorsqu’il dit que « nul ne saurait jamais penser par lui-meme : ga pense [tout seul...]».

5. 2. Symbolisation personnelle, resonances culturelles En art, le poids symbolique d’un objet (le miroir, le triton, cites a titre d’exemples) est grandement determine par la distribution de I’objet dans diverses oeuvres, par son apparition reiterative dans des contextes significatifs, par sa capacite de se transformer en “signifiant”. La valeur symbolique du triton, par exemple, est largement determin^e par Tapparition de cet intervalle dans des conjonctures singuli^res, dans des contextes particuliers comme, par exemple, le choral Es ist genug, dans lequel Jean-S6bastien Bach exprime par un fragment de quatre notes encadrees d’un triton un cri de desespoir (ex. 7).

440

La s Lm a n t iq u e m u s ic a l s

Exemple 7

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La charge symbolique que le triton prend dans la phrase cidessus (ex. 7), s’intensifie par I’apparition de cette meme phrase, deux siecles plus tard, dans le Concerto pour violon de Berg. Ici, le choral Es ist genug est associ6, une fois de plus, ^ un cri de desespoir. E: Mais cette charge symbolique, purement culturelle, que vous attribuez au triton dans le contexte Bach/Berg n’existe’que pour ceux qui connaissent le choral Es ist genug dans les deux versions. YS : Le cultural implique par le symbole, ou plus precisement par la relation symbole/culture, peut 6tre vu de deux mani^res, pour le moins. • Pour le psychanalyste, le symbolique (au sens lacanien) represente la culture dans laquelle nait le sujet, et il se manifeste a travers le langage, c’est-a-dire la memoire, I’histoire et les interdits. (Le diabolus in musica ferait partie de ces demiers.) D’un autre point de vue, culturel, lui aussi, on peut dire qu’il y a des symboles et des sens qui se creent par des resonances culturelles propres a chaque individu. Prenons, par exemple, Paix et guerre de Raymond Aron. Ce titre prend a priori un sens plus ou moins specifique, chez celui qui connait le roman de Tolstoi Guerre et paix. Le mot pendule peut, lui aussi, se transformer en symbole — par resonance culturelle — chez celui qui connait Le pendule de Foucauld d’Umberto Eco et Particle de Pierre Caminade «Le pendule de Val6ry». Le «paysan de Berlin», evoqu^e par Walter Benjamin, prend un sens singulier, associatif, pour celui qui connait Le Paysan

de Paris de Louis Aragon. Etc.

Les resonances culturelles concernent aussi la musique, cela va sans dire. Dans une oeuvre comme Wozzeck, par exemple, on detecte un element symbolique particulier lorsque Pon reconnait la citation de Revelge de Mahler. De meme (a propos de Mahler et de resonances 441

Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

culturelles), qui connaît Des Knaben Wunderhom, d’une part, et la place qu occupait le cor dans le monde symbolique de Mahler, d’autre part, entendrait dans la Septième Symphonie (mes. 23, ex. 8a) une métamorphose, un rappel, de la fameuse quinte de cors (ex. 8b). Exemple 8a

E . La citation de la melodie de Revelge dans Wozzeck représente un exemple (“objectif’) de symbolisation intentionnée. La symbolisation de la quinte de cors, par contre, dans la Septième Symphonie de Mahler ne peut être saisie qu’à partir d’une interprétation personnelle — la vôtre, en l’occurrence. YS : Des symbolisations comme celles que nous venons de considérer (que je dénomme “symbolisations personnelles”) présupposent une bipolarité qui implique, d’une part, im compositeur qui “symbolise” (Berg ou Mahler, en l’occurrence) et, d’autre part, un auditeur qui “décode”. Ceci étant, pour ce qui est de la Septième Symphonie de Mahler, il conviendrait de noter un autre rappel de la quinte de cors (mesures 136-138, ex. 8c), plus suggestif que l’exemple 8a.

442

La s é m a n t iq u e m u s ic al e

E : II existe dans certaines œuvres des “symbolisations secrètes”, un genre de code secret, que l’artiste crée volontairement. Comment peut-on décoder ce genre de symboles ? YS : Il existe des codes personnels qui sont pratiquement indéchiffrables. Tel est, par exemple, le cas de la Suite lyrique où Berg exprime sa relation à Hanna Fuchs par un code qui traduit les initiales H, F, A, B en notes musicales {si, fa, la, si b). Dans le Concerto pour violon, par contre, Berg introduit une symbolisation, moins personnelle, basée sur le caractère de certains intervalles. La quinte (intervalle pur) symbolise la pureté et l’innocence (celle de Manon, fille d’Alma Mahler, qui meurt à la suite d’une pénible maladie). La tierce, associée à des fragments de danses tyroliennes, symbolise le lieu de l’action, l’environnement de Manon. Le triton, enfin, symbolise la souffrance et la lutte de la jeune fille contre la maladie et la mort. La détection et le décryptage d’ime telle symbolisation présupposent, évidemment, une analyse de l’œuvre et une connaissance de son “programme”. Par ailleurs, il conviendrait de remarquer certains passages dans le Concerto pour violon (exemples 9a et 9c) qui évoquent ime autre pièce de Berg : Warm die Lüfte, op. 2, n° 4 (exemples 9b et 9d).

Exemple 9a

A. Berg, Concerto pour violon (mesures 24-27)

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A. Berg, Warm die Lüfte, op. 2, n* 4 (mesures 5-7)

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Tr a it é DE SUJETS MUSICAUX

Exemple 9c

A. Berg, Concerto pour violon (mesures 182-184)

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Exemple 9d

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A. Berg, Warm die Lüfte, op. 2, n° 4 (mes. 17)

Bien que nous ayons affaire à deux œuvres différentes, à tout point de vue, on observe une similitude entre les exemples 9a et 9b, et entre les exemples 9c et 9d. Les tierces descendantes au début des exemples 9a et 9b, sont suivies d’im triton (encadré) qui apparaît, dans les deux cas, à la fin. On constate, par ailleurs, que le texte d’Alfred Mombert (ci-dessous)^', d’après lequel Berg compose son Lied op. 2, n° 4, évoque, d’une certaine manière, le “programme” du Concerto pour violon (composé vingt-sept ans plus tard). La brise est tiède L’herbe reverdit sur les prés ensoleillés Ecoute ! Ecoute ! Le rossignol trille.

l’environnement de Manon

Unefille en robe grise

Manon

Ses tendres joues sont malades Ses yeux gris brillent de fièvre

la maladie de Manon

Meurs ! L'un meurt, l’autre vit : C’est ce qui rend le monde si profondément beau.

la mort de Manon

E : On peut voir dans ces correspondances que vous mettez en

444

La s é m an t iq u e m u s ic a l e

lumière une coïncidence ou le résultat d’ime association non consciente qui se serait créée dans l’esprit de Berg. YS : C’est en ce genre de “coïncidence” que se cache souvent im sens profond et c’est ce genre de coïncidence, précisément, qui nous mène parfois sur de nouvelles voies de réflexion. À propos de coïncidence, connaissez-vous l’accord de Prométhée ? E ; Oui, il est bien connu. YS : De quel accord parlons-nous, en fait ? E : L’accord qui ouvre le Prométhée de Scriabine, marqué par une prédominance d’intervalles de quarte (ex. 10). YS : Moi, je pensais justement à un autre accord de Prométhée en quarte : celui de Liszt (ex. 11). Exemple 10

A. Scriabine, Prométhée

Exemple 11

F. Liszt, Prométhée

Allegro energico ed agitato assai

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La portée supérieure de l’exemple 10 représente, en transposition d’xme seconde plus haut, l’accord de Liszt (ex. 11). Ne trouvez-vous pas cette coïncidence surprenante ?

445

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x

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E : Elle est assez surprenante, en effet. On se demande, cependant, si Scriabine ne connaissait pas le Prométhée de Liszt. YS : Je ne connais aucun document qui pourrait nous faire croire que Scriabine connaissait le Prométhée de Liszt quand il composa le sien. Mais supposons qu’il ait connu le Prométhée de Liszt. L’hypothèse d’im “plagiat” serait écartée, non seulement par ceux qui affirment que « le plagiarisme n’existe pas » (Lacan); mais par une approche plus pragmatique qui repousserait une telle idée, s’agissant de deux œuvres qui portent le même titre. E : Comment expliquer alors ce type de coïncidence ? YS : Je ne peux, à l’heure actuelle, qu’attirer l’attention sur d’autres cas de “coïncidences”. Prenons comme exemple la scène du meurtre dans deux œuvres aussi distinctes que Wozzeck (ex. 12) et Pelléas et Mélisande de Debussy (ex. 13). Les deux scènes sont accompagnées d’une musique qui se construit, dans les deux cas, autour de la note si^^.

446

La s é ma n t iq u e m u s ic al e

Exemple 13

C. Debussy, Pelléas et Méllsande (fin du 4e acte)

La note si, associée au meurtre, apparaît de manière significative, curieusement, avant la scène du meurtre, aussi bien dans Wozzeck que dans Pelléas et Mélisande. Dans Wozzeck, le si apparaît de manière discrète, presque allusive, à deux reprises avant le meurtre : à la fin du deuxième acte (ex. 14) et à la fin de la première scène du troisième acte (ex. 15). Exemple 14 Wozzeck

3

Ei-ner nach dem An-demi

(fin de l’Acte II)

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Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x Exemple 15

Acte III (mesures 71-76)

Dans Pelléas, la note si se manifeste de manière bien prononcée dans le début du troisième acte (ex. 16) — donc, ici aussi comme dans Wozzeck, avant qu’elle n’apparaisse dans la scène du meurtre. Exemple 16

C. Debussy, Pelléas et Méllsande, Acte III

448

La s é m a n t iq u e m v s ic a l b

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Enfin, notons après la scène du meurtre, dans les deux œuvres, l’apparition d’une échelle chromatique descendante sur un trémolo d’une tierce mineure (exemples 17 et 18).



Exemple 17

A. Berg, Wozzeck, Acte III (mesures 222*224)

Exemple 18

C. Debussy, Pelléaa et Mélisancte (fln du 4e acte)

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449

TRAHÉ DB SUJETS MUSICAUX

6. Au seuil des archétypes Les coïncidences que nous venons d’observer en rapport avec un même type d’événement dans deux œuvres aussi distinctes que Wozzeck et Pelléas et Mélisande nous rapprochent de l’idée de structures archétypales issues, selon Jung, d’un inconscient collectif. Cette idée, aussi fragile que séduisante, doit être abordée et manipulée avec précaution. Car on ne peut parler d’archétypes (musicaux) que dans la mesure où ces derniers dépassent les frontières d’une culture donnée. E ; Pouvez-vous citer l’exemple d’un archétype musical conformément à cette définition ? YS : Je ne peux donner des exemples qui soient strictement conformes à la définition du terme archétype, mais je peux citer, par contre, des cas qui évoquent l’idée de structure archétypale. Un premier exemple porte sur une musique d’Esquimaux dont le début consiste — exactement de la même manière que dans Aventures de Gyôrgy Ligeti — en ime séquence de soupirs suivis d’un rire spontané^^. Ce type de coïncidences amène diverses hypothèses, dont celle de structures archétypales. Je vais, quant à moi, adopter une autre hypothèse, plus “empirique”. Cette dernière présuppose une relation de complémentarité (ou de “cause à effet”) entre un élément doté d’un profil particulier (les soupirs, en l’occurrence) et un autre

450

La s é ma n t iq u e m u s ic al e

élément qui suit et qui est doté, lui aussi, d’un profil singulier (les rires, dans le cas qui nous concerne). E ; Peut-on trouver ce genre de relation dans des musiques faisant usage d’un matériau conventionnel, moins insolite ? YS : Ce genre de relation peut être observé dans d’innombrables couplés de musiques allant de Beethoven et Mahler à Stravinsky et Varèse (exemples 19a à 21d). Ce que l’on observe dans de tels exemples, comme dans le couplé Aventures de Ligeti/musique d’Esquimaux, c’est qu’un élément singulier qui apparaît au début de deux œuvres différentes entraîne par la suite un autre élément singulier qui apparaît, lui aussi, dans les deux œuvres du couplé concerné. Cela veut dire, en d’autres termes, que s’il y a ressemblance entre deux œuvres sur le plan du matériau, du geste ou de l’événement musical que représente leur début, il y aura ressemblance aussi, sur un même plan, dans leur continuation. On découvre ainsi entre la Neuvième Symphonie de Beethoven et la Première Symphonie de Mahler (dans les collages que représentent les exemples 19a et 19b) le même type de relation qui apparaît entre l’extrait de musique des Esquimaux et Aventures de Ligeti,

Exemple 19a

Tk MTÉ DE SUJETS MUSICAUX

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Exemple 19b Beethoven

454

La s é m a n t iq u e m u s ic al e

Le début de la Neuvième Symphonie (mesures 1-16, ex. 19a) représente une thématique amorphe (des quintes et des quartes descendantes en pp, sotto voce) dans un espace acoustique largement ouvert. Cette thématique amorphe est suivie d’un élément saillant en# (mesures 17-35) qui retombe sur la thématique initiale (mesures 36-46). Dans la mesure 47 on passe à la Première Symphonie de Mahler où l’on trouve la même tonalité, la même intensité (pp), le même type de spatialité et de temporalité, le même type de thématique (amorphe) construite sur les mêmes intervalles (des quartes descendantes). Dans la mesure 55 de l’exemple 19a Mahler introduit im nouvel élément, en triolets, avant de reprendre dans la mesure 64, comme le fait Beethoven dans la Neuvième Symphonie, la thématique du début. Ceci étant, la similitude entre les débuts de ces deux symphonies (ex. 19a) entraîne par la suite — tout comme dans l’extrait de Ligeti et celui des Esquimaux—une similitude entre deux autres fragments que l’on trouve dans l’exemple 19b. Les deux fragments “collés” dans l’exemple 19b représentent, chacun, un genre de cantus firmus. Ces fragments sont confiés à un instrument aussi peu probable que la contrebasse (contrebasse solo dans ,1a symphonie de Mahler, contrebasses et violoncelles dans celle de Beethoven). Le rapport entre la similitude des mélodies à la contrebasse, d’ime part, et celle des débuts des deux symphonies, d’autre part, est du même type que celui qui se crée entre la similitude des soupirs, d’une part, et celle des rires, d’autre part, dans Aventures de Ligeti et dans la musique des Esquimaux. E : L’exemple 19b est impressioimant, car il est peu probable, d’im point de vue statistique, que deux monodies qui prennent le caractère d’un cantus firmus et qui apparaissent dans deux œuvres aussi distinctes que la Neuvième Symphonie de Beethoven et la Première Symphonie de Mahler soient jouées à la contrebasse. YS : Certes, mais ce sur quoi il faudrait insister, porte sur le rapport entre la similitude de deux mélodies (ex. 19b) et la ressemblance de deux débuts (ex. 19a). Ce type de rapport que j’ai 455

TBAITÉ d e s u j e t s MUSICA UX

désigné par “complémentarité” (ou “rapport de cause à effet”), faute de mieux, peut être observé dans deux autres couplés (exemples 20a à 20d). Exemple 20a

R. Schumann, Concerto pour piano, op. 54

Exemple 20b

E. Grieg, Concerto pour piano, op. 16

Exemple 20c

R. Schumann, Concerto pour piano (mesures 4*11)

456

La s é m an t iq v e m v s ic a l e

E. Grieg, Concerto pour piano (mesures 19-26)

Le Concerto pour piano de Schumann commence par un geste de “chute” (ex. 20a) suivi d’un fragment lyrique (ex. 20c), exactement comme le Concerto pour piano de Grieg, dans lequel on observe un geste de chute (ex. 20b) suivi d’un fragment expressif (ex. 20d). On remarque, en plus, que les deux œuvres se présentent dans la même tonalité. , ,, ^ Les exemples suivants portent sm Amériques de Varese et sur Le sacre du printemps de Stravinsky (exemples 21a à 21d).

457

Tr a it é d e s u j e t s m u s ic a u x Exemple 21a

E. Varèse, Amériques

Moderato poco lento

458

,LA s é m a n t iq u e MVSICALE

26

3 -------------------

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10

43

3

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