Traduire au Moyen Age : Tome 11, La traduction vers le moyen français
 9782503526553, 2503526551

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THE MEDIEVAL TRANSLATOR La traduction vers le moyen français

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The Medieval Translator Traduire au Moyen Age VOLUME 11

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CLAUDIO GALDERISI ET CINZIA PIGNATELLI (DIR.)

La traduction vers le moyen français Actes du IIe colloque de l’AIEMF Poitiers, 27-29 avril 2006

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Ce volume a été publié avec le soutien de la Région Poitou-Charentes, de la Mairie de Poitiers, du Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, du CNRS, des Conseils scientifiques de l’Université de Poitiers et de l’UFR de Lettres et Arts et du CESCM.

© 2007, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2007/0095/144 ISBN 978-2-503-52655-3 Printed in the E.U. on acid-free paper.

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Ouverture CLAUDIO GALDERISI Université de Poitiers – CESCM

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orsqu’il y a deux ans, l’Association Internationale d’Études sur le Moyen Français a enfin vu le jour, grâce à la détermination et à la clairvoyance de son président d’honneur, Giuseppe Di Stefano, il est apparu à tous que pour contribuer réellement à la diffusion de l’étude du moyen français, elle devait s’appuyer sur plusieurs pôles de recherches, représentatifs de sa pluralité, au Canada et aux États-Unis, bien sûr, mais également en Italie, en Belgique, en Espagne ou en Allemagne, et évidemment en France. J’ai souhaité que l’Université de Poitiers soit dès le début un des foyers de l’AIEMF. En accord avec les collègues du Centre d’Études supérieures de Civilisation médiévale, j’ai proposé que le laboratoire que j’ai l’honneur de diriger, et qui dès sa fondation s’est voulu la maison de tous les médiévistes, devienne le siège officiel de l’AIEMF ainsi que le lieu de sa première rencontre européenne. Permettez-moi, alors, de remercier tous ceux qui l’ont rendue possible. Et en premier lieu Giuseppe Di Stefano, qui a soutenu avec enthousiasme mon idée. Ma reconnaissance va également à tous les collègues présents à Montréal le 5 octobre 2004 qui ont accepté ma proposition. Je tiens à exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont contribué généreusement à la réussite de ce colloque, à commencer par la Présidente de la Région Poitou-Charentes, Madame Ségolène Royal, au Maire de Poitiers, Monsieur Jacques Santrot, au Président de l’Université, Monsieur Jean-Pierre Gesson. Un remerciement particulier va aux membres du bureau de notre association : à son président, Claude Thiry, à sa vice-présidente, Giovanna Angeli, à sa secrétaire Tania Van Hemelryck, qui ont contribué à la réalisation de ce projet.

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Mais ce colloque ainsi que la mise en route de l’AIEMF n’auraient pas été possibles sans le dévouement et l’efficacité de Cinzia Pignatelli, la trésorière de l’AIEMF, à qui va ma reconnaissance amicale. Traducere signifie en latin classique : « traversée, action de faire passer d’un point à un autre ». Les médiévistes connaissent bien les sens que les Arts poétiques latins du Moyen Âge attribuent au mot translatio : transfert de langues et de cultures, mais aussi transplantation de lettres d’un monde à un autre monde, greffe vitale du passé sur le présent, donation de sens du présent au passé. C’est tout naturellement que le thème de la traduction vers le moyen français m’a semblé à la fois symbolique et particulièrement porteur. L’étude de cette activité fondamentale peut en effet contribuer à mieux délimiter et définir notre domaine de recherches, à l’éclairer et à le valoriser davantage, y compris aux yeux des médiévistes pour lesquels le moyen français continue d’être seulement, malgré les travaux de Franco Simone, de Daniel Poirion, de Giuseppe Di Stefano et de tant d’autres, l’automne de la littérature médiévale. Environ deux tiers des traductions médiévales sont faites entre le XIVe et le XVe siècle. Bien avant que la Renaissance ne revendique son ouverture sur le monde de l’Antiquité, le Moyen Âge, et en particulier les clercs de ses deux derniers siècles ont greffé sur la langue et la civilisation françaises tout un pan de la culture et de la littérature du passé, jusqu’en à en modifier pour toujours le code génétique. Car la traduction a servi également à tester le langage, à opposer le sens à l’autorité textuelle ; elle a été souvent au service d’une inventio, qui s’y est dissimulée pour mieux s’insinuer dans les esprits et dans les mots. Réfléchir alors sur la traduction vers le moyen français, y compris celle de l’oc vers l’oïl, signifie à mon sens être au cœur de la genèse de ce moyen français, de sa double proximité : avec l’ancien français et avec le français moderne. Mais la réflexion sur la traduction pose également la question du pourquoi et du pour qui ces clercs ont traduit les œuvres de l’Antiquité, avec quels outils rhétoriques et linguistiques et surtout avec quelles conséquences. La traduction peut se révéler ainsi comme le critérium de cette évolution du même au même qui est au cœur des langues romanes, mais plus spécifiquement, me semble-t-il, du français et du moyen français. La traduction, la translatio, offre à la lettre et à la subjectivité qui la remplit un espace d’autonomie, de singularité, sous couvert d’humilité et de fidélité à la source. Cet espace est d’autant plus grand que ces translations ne sont pas toujours destinées aux indocti, aux illettrés, mais souvent à d’autres clercs, au Moyen Âge comme aujourd’hui serait-on tenté d’ajouter. Je dirai même que, sans l’expliciter ouvertement, un grand nombre de traductions médiévales subsument la question que l’on retrouve quelques siècles plus tard chez Walter Benjamin : « une traduction peut-elle être faite pour les

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lecteurs qui ne comprennent pas l’original ? 1 » La réflexion dubitative du philosophe allemand pourrait être lue comme une provocation élitaire. Elle soustend en réalité la question de la mystification de la lettre qu’opère toute traduction, en particulier, mais pas seulement, du côté de la langue maternelle du traducteur. Toute traduction est dans ce sens une traduction du même au même. Il ne faut pas croire cependant, lorsque on pense aux milliers de traductions que l’on recense entre le début du XIIIe siècle et la fin du Moyen Âge, que traduire n’a été qu’une modalité de l’activité créatrice. La part de la technique, de l’ars a été primordiale. Les prologues sont là pour attester de cette difficulté et de cette conscience ; ils rappellent une réalité que l’on a souvent tendance à sous-estimer. Translater en français une œuvre latine, mais également un texte vernaculaire, a requis à ces clercs, et en particulier aux écrivains français, un effort d’adaptation et de création remarquable 2. Cette création et cette adaptation nous révèlent le travail d’une langue en train non pas, comme l’écrivait Antoine Berman, de « chercher-et-trouver le non-normé de langue maternelle pour y introduire la langue étrangère et son dire » 3, mais d’écrire ce cœur, y compris à travers l’artifice de la traduction. La translatio pose à cette langue, à ce moyen français, un grand nombre de problèmes, que nos recherches nous permettent aujourd’hui de reformuler à la fois sur un plan théorique et historique. Son étude nous aide à mieux comprendre quelquesunes des frontières et des schèmes qui structurent notre diasystème actuel. Ces trois journées devraient nous permettre d’aborder quelques-unes de ces questions épistémologiques : celle du seuil disciplinaire entre sciences humaines et sciences exactes ; celle de l’importation des modèles culturels et éducatifs ; celle du rôle des élites et des universités ; celle du remodelage syntaxique et lexical de la langue française qu’opèrent les néologismes, le calque, les pérégrinismes, etc. ; celle, pour finir, de la traduction comme agent de définition des langues, de leurs confins et de leurs imbrications. C’est cette multiplicité de points de vue et d’objectifs que nous avons voulu mettre au cœur de notre colloque, en organisant nos trois journées de travail autour de trois axes : philologique, linguistique et épistémologique. C’est cette répartition qui organise également ce recueil. S’interroger sur l’utilitas, le plaisir, le confort éthique et moral, le sens et la portée de la traduction revient à éclairer l’histoire d’une langue et d’un diasystème par le bout de la lettre. Bout de la lorgnette, dira-t-on ; mais cette lorgnette nous révèle ce que la lettre écrite et donc muette ne peut plus nous

1 Walter Benjamin, « La Tâche du traducteur », in Mythe et Violence, trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 261-262. 2 Cf. Cesare Segre, « Jean de Meun e Bono Giamboni traduttori di Vegezio », in Lingua, stile et società, Milano, Feltrinelli, p. 271-300. 3 Antoine Berman, La Traduction et la lettre, ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999, p. 131.

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dire. La confrontation de la lettre source et de la lettre cible nous offre une lettre vivante, cette lettre vivante, dont Socrate raconte à la fin de Phèdre qu’elle est capable de « se porter secours à soi-même » 4. Un dernier mot. Le rôle joué par la traduction en moyen français apparaîtra encore plus clairement lorsque les médiévistes disposeront d’un répertoire global des traductions médiévales. Je crois que la plupart des collègues présents savent que les travaux de ce colloque s’inscrivent également dans le cadre d’un projet ambitieux, qui concerne l’histoire de la traduction médiévale : Translations médiévales : cinq siècles de traductions en français (XIe-XVe siècles). Étude et Répertoire 5. Je suis convaincu que les trois journées de notre IIe colloque de l’AIEMF apporteront une contribution fondamentale à la réalisation de cette œuvre.

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Platon, Phèdre, 274b.

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(Brepols, 2010). Il s’agira d’un corpus bibliographique et analytique des traductions dans les langues françaises du Moyen Âge (oïl, oc, anglo-normand, franco-vénitien, gascon), qui recensera, ordonnera et interprétera les informations bibliographiques sur les œuvres historiques, philosophiques, littéraires, théologiques et scientifiques traduites en français entre le XIe et le XVe siècle, afin d’offrir un répertoire exhaustif des textes translatés, de leurs traducteurs, de leurs sources, de leurs tradition textuelle, de leurs commanditaires et de leurs horizons de réception.

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Une esthétique de la traduction vers le moyen français ? CLAUDE THIRY Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve / Université de Liège

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e ne prends la parole que contraint et forcé par la persistance de l’organisateur de la rencontre. En effet, si j’ai sans doute quelque titre à figurer au sein de l’AIEMF, je ne m’en sens guère quand il s’agit de parler de traduction. On se trouve là devant un domaine précis, ciblé, qui possède ses spécialistes, dont je ne m’honore pas de faire partie. C’est pourquoi je me référerai souvent au chapitre que François Bérier a consacré à la question dans le t. VIII du GRLMA 1, et qui a constitué pour moi un bon guide, complété notamment par les actes des colloques de Mulhouse et de Copenhague 2 et d’autres travaux critiques, dont le dictionnaire de Paul Chavy 3. Mes propos seront donc des réflexions de profane, avec l’espoir qu’elles ne seront pas profanatoires, surtout face à des questions « axiales » posées dans un cadre clairement théorique (qui s’aventurera à prendre comme thème de communication la « Translatio absente » ?) et sur un plan – « littéraire et esthétique » –marqué en l’occurrence du sceau du brouillage ou de l’indécision. Ils

1 François Bérier, « La Traduction en français », chap. XIV, in La Littérature française aux XIVe et XVe siècles, éd. Daniel Poirion, Heidelberg, Winter, 1988 (Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, VIII/1), p. 219-265. 2

« Translatio médiévale », éd. Claudio Galderisi et Gilbert Salmon, Perspectives médiévales, Supplément au n° 26, 2000 ; Pratiques de la Traduction au Moyen Âge – Medieval Translation Practices, Actes du Colloque de l’Université de Copenhague, 25-26 octobre 2002, éd. Peter Andersen, University of Copenhagen, Museum Tusculanum Press, 2004. 3 Paul Chavy, Traducteurs d’autrefois. Moyen Âge et Renaissance. Dictionnaire des traducteurs et de la littérature traduite en ancien et moyen français, Paris – Genève, Champion-Slatkine, 2 vol., 1988.

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vont surtout poser des questions, peut-être naïves, sans nécessairement avancer des réponses que je ne possède pas. Le problème naît de deux limites, très floues à l’époque, et qu’il est malaisé de baliser : d’une part, celle entre traduction et adaptation, ou, plus généralement, du rapport omniprésent du texte à sa (ses) source(s) 4 ; d’autre part, celle entre texte « littéraire » et texte à visée non littéraire. Ainsi, les romans antiques s’inspirent (parfois lourdement) de récits latins, mais ne se présentent ni ne se conçoivent comme des « traductions » ; Marie de France déclare trouver sa matière dans les lais bretons, mais elle ne prétend pas les « traduire » ; le Roman de Renart n’est pas un calque de l’Ysengrinus, et ainsi de suite. L’Ovide moralisé résume sans doute, en la poussant à l’extrême, cette démarche : le point de départ est bien constitué par les fables des Métamorphoses, une œuvre incontestablement littéraire, qu’il faut d’abord exposer en français (Fr. Bérier la fait d’ailleurs figurer dans son corpus), mais qui pour l’auteur doit être dépassée, repensée, voire torturée en fonction d’une finalité seconde, la « moralisation », l’interprétation plus conforme aux cadres de pensée du temps. En règle générale, la « traduction », telle que nous l’entendons, est rarement de mise, en tout cas dans la sphère véritablement littéraire, qu’il faudrait d’ailleurs, on l’a suggéré, définir avec précision (le secteur didactique se présentant quelque peu différemment), et c’est bien là que gît la difficulté du sujet à traiter 5. L’une des questions posées en vue de cette rencontre concerne la « théorie » – voire « les théories » – de la traduction en moyen français, et elle pourrait, dans l’abstrait, constituer un bon point de départ. Mais cette « théorie » – notion amenée dans le cadre d’une réflexion elle aussi théorique sur le problème –, en tant que telle, n’existe pas 6, pas plus d’ailleurs que celle de la prose, 4 Cf. à ce sujet les réflexions de Jacques Monfrin, « Les translations vernaculaires de Virgile au Moyen Âge », in Lectures médiévales de Virgile, Rome, École française de Rome, “Collection de l’École française de Rome” (80), 1985, p. 189-249, en part. p. 189 sqq., repris dans : Jacques Monfrin, Études de philologie romane, Genève, Droz, “PRF” (230), 2001, p. 859 sqq. Voir aussi, du même : « Humanisme et traductions au Moyen Âge » [1964], ibid., p. 757 sqq., et « Les traducteurs et leur public en France au Moyen Âge » [1964], ibid., p. 787 sqq. 5 J. Monfrin, « Les translations vernaculaires… », art. cit., p. 189-190 : « Le propos des auteurs […] n’a été qu’exceptionnellement de faire passer une œuvre donnée, avec tous ses caractères, d’une langue dans une autre, et ceux-là mêmes se permettent toujours quelques retouches et quelques adaptations. Beaucoup, pour dire les choses en gros, utilisent le texte antique en ne s’attachant qu’au contenu, pour ce qu’il apporte d’information, sans se préoccuper de la forme, ni même de l’ordonnance et de l’esprit ». 6 Fr. Bérier, art. cit., p. 239 : « En l’absence de toute théorie qui puisse baliser l’avancement de son travail, le traducteur se retrouve la plupart du temps sur un terrain mouvant » ; cf. aussi p. 241 et 255. Cf. aussi Claude Buridant, « Translatio medievalis. Théorie et pratique de la traduction médiévale », Travaux de Linguistique et de Littérature, XXI/1, 1983, p. 81-136 ; en part. p. 94 : « il ne semble pas y avoir, au Moyen Âge, une véritable réflexion théorique sur la traduction, susceptible de nous éclairer sur ses principes fondamentaux et sa stratégie globale, même chez les plus grands d’entre eux ».

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medium préférentiel des traductions. Le moyen français voit bien apparaître les premiers essais de codification des formes (on n’ose parler déjà de genres) poétiques, mais ces tentatives ne prétendent pas à l’exhaustivité et ne prennent notamment pas en considération le dit, qui peut comme la prose accueillir des traductions. En revanche, ces « théoriciens » avant la lettre paraissent singulièrement rétifs à toute réflexion analogue sur la prose, a fortiori la prose d’emprunt. Si « théorie » de la traduction il y a, elle doit se chercher dans les déclarations des traducteurs eux-mêmes, quand ils prennent la peine de s’expliquer sur leur entreprise dans un prologue, ce qui n’est pas toujours le cas. À défaut, il faudrait alors la débusquer, de façon plus subreptice encore, dans tout le travail de glose, de commentaire linguistique interne qu’un traducteur glisse au fil de son texte, comme on a pu l’esquisser, très partiellement, à propos de la traduction du latin de Jacques de Guise par Jean Wauquelin 7 : tâche qu’il n’est pas possible de mener à bien ici, et qu’il faudrait faire progresser à coup de mémoires et de thèses, menant en bout de piste à une vue plus générale. Pour autant qu’ils s’expriment, les traducteurs considèrent leur production comme une tâche lourde et peu agréable, essentiellement utilitaire, comme un service rendu, à sa demande, au prince ou à une collectivité à édifier, ce qui remet à l’avant-plan, et dans toute son incertitude, le problème de la littérarité, que pose aussi le choix des textes traduits. Les traducteurs font-ils œuvre littéraire ? Essentiellement, non, s’il faut les croire, même s’il arrive à l’un ou l’autre d’admettre qu’il quitte son original pour mieux orner le langage français 8, ou qu’il entend promouvoir le français en tant que langue de savoir et augmenter la clarté du texte par rapport au latin. Pour le reste, la tendance assez généralisée à la brevitas, par exemple par des suppressions, relève moins d’une intention esthétique que du souci de ne pas lasser le lecteur : c’est de nouveau l’utilitaire, l’efficace, qui prime.

7 Cf. Claude Thiry et Tania Van Hemelryck, « Observations sur la langue et le texte de la traduction des Annales du Hainaut par Jean Wauquelin », in Les Chroniques de Hainaut ou les Ambitions d’un Prince Bourguignon, éd. Pierre Cockshaw, Bruxelles – Turnhout, KBR – Brepols, 2000, p. 51-56 ; au colloque de McGill : Claude Thiry, « Néologismes et créations verbales dans la traduction par Jean Wauquelin des Chroniques de Hainaut de Jacques de Guise », et Tania Van Hemelryck, « La ou les traductions françaises des Annales historie illustrium principum Hanonie de Jacques de Guise ? L’éclairage de la tradition manuscrite », in Traduction, dérimation, compilation. La phraséologie, Actes du Colloque international, Université McGill, Montréal, 2-4 octobre 2000, éd. Giuseppe Di Stefano et Rose M. Bidler, Le Moyen Français, 51-52-53, 2002-2003, respectivement p. 571-591 et 613-625 ; dans les Actes du colloque Jean Wauquelin de Tours (à paraître) : Claude Thiry et Tania Van Hemelryck, « La langue de Jean Wauquelin. L’exemple des Chroniques de Hainaut (Livre III) ». 8

Ainsi Sébastien Mamerot à propos de sa traduction du Romuleon : « sans y adjouster ne diminuer sinon en tant qu’il m’a semblé neccessaire a la seule decoration du langaige françois, et par especial du vray soissonnois », cf. Frédéric Duval, La Traduction du Romuleon par Sébastien Mamerot, Genève, Droz, “PRF” (228), 2001, p. 213.

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Faut-il considérer comme « théorie » les protestations de fidélité à l’original, assez courantes depuis les traducteurs de Charles V ? Elles devraient aller de soi, et elles ne fournissent de toute façon pas de véritable directive. Au demeurant, elles sont rarement appliquées de façon stricte, comme le souligne Claude Buridant : même dans le cas extrême où on se flatte de respecter scrupuleusement la lettre, on admet la liberté par rapport au texte pour le gloser, l’embellir ou accentuer son aspect moral : des préoccupations didactiques provoqueront des développements explicatifs, des préoccupations paragogiques, des développements moraux, des enjolivements rhétoriques aidant aussi à appuyer la leçon 9.

Dans leurs prologues, les traducteurs, même ceux qui se disent les plus fidèles, se réservent toujours une marge de manœuvre et, par le fait même, une possibilité d’adaptation 10. Comme le note Fr. Bérier, l’époque considère qu’elle peut tout traduire, quelles que soient la période d‘origine du texte matrice, son appartenance littéraire ou son orientation, à condition, en tout cas, que l’original soit en latin : la traduction d’une autre langue vulgaire vers le moyen français est, elle, beaucoup plus rare, sinon dans la situation de traduction intralinguale, que les organisateurs nous ont demandé de ne pas prendre en considération, et on ne peut pas vraiment invoquer comme exception le Decameron, l’original italien n’étant pas utilisé. On se bornera à noter, en réponse à la première question axiale, une nette prédominance des textes antiques ou, au contraire, assez proches dans le temps (« Moyen Âge roman »), voire quasi contemporains (osera-t-on ajouter aux cases prédéfinies pour la rencontre celle du « Moyen Âge gothique » ?), à l’exception importante de Boèce, qu’il faut sans doute placer à l’aube du « haut Moyen Âge ». Le Dictionnaire des traducteurs et de la littérature traduite en ancien et moyen français de Paul Chavy permet, moyennant un tri assez sévère – et, il faut bien l’avouer, fort fastidieux –, de se faire une idée plus précise du phénomène traductif. Il faut en effet dans un premier temps éliminer les redondances (doubles, voire triples, entrées) et les ouvrages qui sont des compilations à partir de sources diverses plutôt que des traductions proprement dites : l’index chronologique comporte 115 entrées pour le XIVe siècle et 294 pour le XVe, mais ces chiffres sont surfaits. Pour le seul XIVe siècle, il faut déjà retirer 15 entrées ; pour le XVe, il faut en enlever au moins 63. Mais l’ouvrage confirme la prédominance des modèles latins : sur les douze autres langues d’origine relevées dans l’index ainsi intitulé, quatre seulement sont représentées par des traductions sans intermédiaire latin, et encore les œuvres sont-elles peu nombreuses : sept viennent du catalan, trois

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Cl. Buridant, art. cit., p. 117.

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Sur ce point, cf. notamment l’analyse de Danielle Gallet-Guerne, Vasque de Lucène et la Cyropédie à la cour de Bourgogne (1470). Le traité de Xénophon mis en français d’après la version latine du Pogge, Genève, Droz, “THR” (140), 1974, p. 105-108.

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de l’espagnol, huit de l’italien, et une du provençal. Se trouve aussi confirmée la répartition chronologique des textes matrices. Le dépouillement des volumes fait également apparaître, par l’examen des entrées plutôt que par une vue d’ensemble qui fait défaut, la difficulté de la double question évoquée en ouverture : qu’est-ce qu’une traduction ? qu’est-ce qu’un texte, ou une traduction, littéraire ? Une compilation comme les Moralités de Jean Miélot, rassemblant un florilège de dits notables de philosophes et poètes latins, avec comme seul critère de choix le contenu moral, peut-elle être considérée comme une traduction, et les extraits des poètes peuvent-ils être considérés dans cette optique comme des morceaux littéraires 11 ? La situation se complexifie encore quand un texte au départ non littéraire fait l’objet d’une adaptation littéraire. Le cas des vies de saints est à cet égard exemplaire. Le propos de leurs auteurs d’origine (en latin) n’est clairement pas littéraire, mais, au sens large, historique (en dépit des enjolivements thématiques) et édifiant. Ce propos reste celui des traducteurs en prose française, à qui il ne faut pas demander de considérations ou d’infléchissements littéraires et esthétiques. Mais le Dictionnaire inclut aussi, dans la foulée, comme des « traductions », des mystères : or, aucune adaptation théâtrale, même lourdement dépendante de sa source, n’est une véritable traduction, alors qu’elle transfère le texte source vers la sphère de la littérarité. Ces textes dramatiques, devenus parfois très littéraires, sortent du corpus traductif. En témoigneraient de façon éloquente, outre les mystères de saints 12, dont certains sont de véritables réussites poétiques 13, le Mystère des Actes des Apôtres des frères Gréban, entré dans le Dictionnaire comme une « traduction » de saint Luc, ou l’Istoire de Troie la Grant de Jacques Milet, entré au même titre comme une traduction de Guido delle Colonne, ou encore le Mystère du roy Advenir de Jean du Prier, considéré comme une traduction de l’histoire de Barlaam et Josaphat 14. 11 Sur l’activité de Jean Miélot traducteur, voir ici même les communications de Sylvie Lefèvre et d’Anne Schoysman. 12 Ainsi les mystères de : sainte Agathe (fragments), saint Bernard de Menton, saint Denis, saints Crépin et Crépinien (en deux versions), sainte Agnès (perdu), saint André par Marcellin Richard, saint Laurent, saint Christophe, saint Quentin, attribué à Jean Molinet, saint Adrien, saint Genis, sainte Barbe, et saint Martin par André de La Vigne ; à quoi il faut adjoindre l’adaptation théâtrale de Barlaam et Josaphat dans les Miracles de Notre Dame par personnages, celle de Griseldis et la Patience de Job. 13 On songe notamment au Mystère de saint Martin d’André de La Vigne, éd. André Duplat, Genève, Droz, “TLF” (277), 1979, d’une versification particulièrement sophistiquée, mais qui ne se donne nulle part comme une traduction de Sulpice Sévère et qui n’en est d’ailleurs pas une (cf. l’étude des sources, p. 15-21). 14 Cf. Jehan du Prier, dit Le Prieur, Le Mystère du Roy Advenir, éd. Albert Meiller, Genève, Droz, “TLF” (157), 1970 ; son éditeur écrit à cet égard : « Si du Prier est fidèle aux données essentielles du récit, il n’en modifie pas moins profondément son modèle latin » (p. XIX) ; il considère le mystère comme une « refonte complète du Barlaam et Josaphat » (p. XX).

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On peut se demander par ailleurs – et cela ne contribue pas à simplifier le problème – si certains textes étaient encore perçus comme des traductions par leurs utilisateurs, et l’exemple du Mesnagier de Paris est de ce point de vue très éclairant. On sait que l’auteur a inclus dans sa première distinction deux longs récits exemplaires, qui sont tous deux des traductions : l’histoire de Griseldis, traduite en français par Philippe de Mézières d’après le latin de Pétrarque entre 1385 et 1389, et celle de Mélibée et Prudence d’Albertano da Brescia par Renaut de Louhans (ca. 1340 ?). L’origine de la première est clairement reconnue, puisque l’auteur l’introduit comme « ung exemple qui fut ja pieça translaté par maistre François Petrac qui a Romme fut couronné pouete » 15 (cette dernière précision pouvant témoigner d’un statut littéraire), et qu’il la conclut en des termes très proches 16. Cependant, dans son commentaire, où l’on notera qu’il ne fait pas état d’une traduction française, pourtant sûrement utilisée 17, l’auteur ne s’intéresse qu’au message moral, à la leçon de comportement que son épouse pourra en tirer. S’il émet un jugement, c’est encore par rapport au contenu : loin de lui l’idée d’imiter l’histoire, de soumettre sa femme à de telles épreuves, qui à ses yeux frisent l’invraisemblable : « Et me excuse se l’istoire parle de trop grant cruaulté, a mon adviz plus que de raison, et croy que ce ne fust onques vray » 18. On ne trouve rien de tel pour la seconde histoire, introduite de façon bien plus abrupte : « a ce propos est une histoire ou traictié qui dit ainsi » (p. 324), et semblablement conclue sans identification de source. Tout se passe comme si l’auteur avait cueilli « l’histoire » au hasard d’une lecture, sans se douter qu’elle a été elle aussi « translatée ». Serait-ce parce que la version française est plus ancienne, et a donc davantage circulé, que la toute récente rédaction de Philippe de Mézières ? Malgré l’abondance des ouvrages recensés, les textes proprement littéraires ne sont néanmoins pas légion, face à l’imposant effort de traduction de textes philosophiques, historiques, scientifiques (médicaux) ou, plus généralement, didactiques – y compris grammaticaux 19 –, et cela, sans doute en raison de la 15 Le Mesnagier de Paris, éd. Georgina E. Brereton et Janet M. Ferrier, trad. Karin Ueltschi, Paris, Le Livre de poche, “Lettres gothiques” (4540), 1994, p. 190. 16 Ibid., p. 230 : « ceste histoire fut translatee par maistre Françoiz Petrac, pouete couronné a Romme ». 17

Ibid., p. 193, note.

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Ibid., p. 232, et de poursuivre avec une déclaration de soumission à son modèle : « Mais l’istoire est telle, et ne la doy pas corriger ne faire autre, car plus sage de moy la compila et intitula ». Ce « plus sage de moy » est-il Pétrarque, ou Philippe de Mézières ? 19 Cf. Maria Colombo Timelli, Traductions françaises de l’Ars minor de Donat au Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles), Firenze, La Nuova Italia Editrice, “Pubblicazioni della Facoltà di Lettere e Filosofia dell’Università degli studi di Milano” (169), 19962e. À l’exception d’une seule, les dix versions recensées et éditées se trouvent dans des mss des XIVe et XVe siècles et dans des incunables. Elles ne sont pas, sauf erreur, relevées par Chavy.

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visée d’abord utilitaire que poursuivent les traducteurs. Il faut transmettre et franciser un savoir, plutôt qu’une esthétique : Valère Maxime et d’autres sont traduits pour la qualité morale des exemples qu’ils proposent, plutôt que pour la beauté de leur style, et il en va sans doute de même pour le Pétrarque du De remediis ou le Boccace du De casibus. Cette perspective ne paraît guère entrer en considération que dans certaines versions de la Consolation de Philosophie de Boèce – qui entendent par là s’affirmer supérieures à d’autres, notamment en reproduisant les passages en vers 20 –, mais c’est là un sujet qui sera traité par ailleurs au cours de ces assises 21. On traduit bien Ovide, il est vrai en vers, mais pour les sens seconds qu’on peut lui donner : il est moralisé. Horace ne paraît pas inspirer les traducteurs 22, pas plus que le Virgile des Bucoliques et des Géorgiques. Comme le note J. Monfrin au terme d’une revue du développement des traductions depuis le XIIIe siècle : « Il faut attendre la fin du XVe siècle et les premières années du XVIe pour que l’on entreprenne en France des traductions à caractère strictement littéraire » ; et il ne mentionne comme telles que deux versions du Térence et Octovien de Saint-Gelais pour sa traduction des Héroïdes et celle de l’Énéide 23. Le dépouillement du Dictionnaire de P. Chavy permet d’ajouter quelques œuvres, qui restent néanmoins minoritaires dans le corpus, et livre des résultats aléatoires, vu les difficultés d’utilisation de l’ouvrage, dont on ne donnera de nouveau qu’un spécimen. L’index chronologique (seul outil de recherche en l’occurrence) ne livre au XIVe siècle, comme traductions par Jean Le Fèvre de Resson, que celles des Lamentations de Matheolus (1370, M 068) et des Distiques de Caton, œuvres morales plutôt que littéraires. La consultation de l’article « Jean Le Fèvre » en fait apparaître deux autres : d’une part, celle de l’Ecloga Theoduli, faussement attribuée à Gottschalk de Mayence et considérée comme un texte d’enseignement, dont l’entrée, pourtant affectée d’un numéro (G 119), n’est pas reprise dans l’index ( !) et est vaguement datée « XIVe s. », alors que la période d’activité de Jean Le Fèvre peut être mieux circonscrite (les œuvres datées sont des années 1370-1380) ; d’autre part, celle de la 20

Cf. Fr. Bérier, art. cit., p. 236-237.

21

Cf. ici la communication d’Anna Maria Babbi et la conférence de Gilles Roques. 22 Pour Horace, le dictionnaire de Chavy ne recense rien avant le XVe s., et pour ce siècle, ne présente que deux entrées assez dérisoires : des extraits dans les Moralités, contenant aucuns bons mots des anciens philosophes de Jean Miélot (1456), dont le titre dit assez clairement que ce ne sont pas des considérations de mérite littéraire qui ont guidé les choix du compilateur, et quatre vers ( !) de l’Art poétique dans le Séjour d’Honneur d’Octovien de Saint-Gelais (H 107 et 108). À vrai dire, il s’agit d’une paraphrase glosante plutôt que d’une traduction : cf. Octovien de Saint-Gelais, Le Séjour d’Honneur, éd. Frédéric Duval, Genève, Droz, “TLF” (545), 2002, IV.i., v. 46-61. 23

J. Monfrin, « Les translations vernaculaires… », art. cit., p. 193-194. Il s’agit du Térence en prose de Guillaume Rippe (1466) et de celui en vers publié vers 1505 par Antoine Vérard. Saint-Gelais donne les Héroïdes en 1496 et l’Énéide en 1500 ; il aurait même traduit certains chants de l’Odyssée, mais le texte en est perdu (Chavy).

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Vetula, incontestablement un poème à caractère littéraire, qu’on ne trouvera pas sous Ovide (fût-ce pour en dénoncer l’attribution), mais bien dans un article « Richard de Fournival », non numéroté (donc absent de l’index !), où il est dit « Il a mis en vers fr. : – (Pseudo) OVIDE : La Vieille », alors que le texte de Richard est en latin ! Dès lors, on ne peut guère retenir, pour le XIVe siècle, que la traduction des Triomphes de Pétrarque (d’après l’italien, anonyme et inédite), celle de la Patience de Grisélidis par Philippe de Mézières (d’après le latin de Pétrarque), et l’auto-traduction par Eustache Deschamps de sa propre Complainte de l’Église, faite à la demande du duc de Bourgogne 24. Pour le XVe, la traduction de la Complaincte des bons François de Robert Blondel, par Robinet, en vers (1420, éd. Héron, Rouen, 1891, B 204), celle de Floridan et Elvide de Nicolas de Clamanges par Rasse de Brunhamel (avant 1418, éd. H. P. Clive, Oxford, 1959, C 203), de Paris et Vienne de Pierre de La Ceppède, par lui-même (1432, L 002), des romans de Philippe Camus, par lui-même (C 033 et 034), du Triumphe des Dames de Rodriguez de la Cámara, par Fernand de Lucène (R 067), des Facéties du Pogge par Guillaume Tardif (P 262) 25, d’Euryale et Lucrèce d’Æneas Silvius Piccolomini, par Maistre Antitus puis Octovien de SaintGelais (P 136 et 137), de recueils de fables, de Pamphile et Galatée en vers (sans auteur, attribution de la traduction à Pierre Gringore douteuse, P 011) et de la Nef des Fous de Sébastien Brant, par Pierre Rivière puis par Jean Drouyn (B 294 et 295). Peu de textes, et surtout peu de grands textes où pourraient se déployer des aspects littéraires et esthétiques, même là où on serait en droit de les attendre, comme chez Eustache Deschamps. Par contre, Végèce, Valère Maxime, Tite-Live, Aristote 26 sont régulièrement à l’ordre du jour, de même que l’édifiant Ars moriendi ou divers traités de chirurgie. Peut-on considérer de tels travaux comme « littéraires », surtout quand la visée esthétique paraît absente des préoccupations des traducteurs 27 ? Il est permis d’en douter, ce qui ne diminue en rien leur intérêt et leur importance pour le développement de la langue. Lorsque Claude Buridant analyse les modifications apportées par les traducteurs – y compris les « embellisse24 Eustache Deschamps, Œuvres complètes, t. VII, éd. Gaston Raynaud, Paris, Didot, “SATF”, 1891, p. 293-311 ; le texte latin est donné en bas de page. 25 Dorénavant consultables dans une version qu’il conviendra d’étudier : Guillaume Tardif, Les Facecies de Poge, éd. Frédéric Duval et Sandrine Hériché-Pradeau, Genève, Droz, “TLF” (555), 2003. 26 Sur Aristote, et en particulier les Problemata, voir en dernier lieu Michèle Goyens et Pieter De Leemans, « Traduire du grec au latin et du latin au français : un défi à la fidélité », in Pratiques de la Traduction…, op. cit., p. 204-224, et, ici même, la communication de Michèle Goyens et d’Elisabeth Dévière. Inutile de dire que la préoccupation esthétique est absente des réflexions d’Évrart de Conty sur son travail, alors qu’il en évalue les difficultés. 27 J. Monfrin, « Les translations vernaculaires… », art. cit., p. 210, il est vrai à propos de l’Histoire ancienne jusqu’à César : « L’auteur […] ne s’est pas soucié de poésie virgilienne. Il voulait seulement raconter l’histoire d’Énée… ».

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ments » –, il le fait en termes de « perspective didactique » (p. 111 ; cf. aussi p. 117 déjà citée), « d’efficacité pédagogique » (p. 113) ou d’un « effort d’explicitation » (p. 132). Selon lui, même le recours au vers, a priori, pourrait-on croire, un procédé « esthétique et littéraire », s’inscrit dans cette conception : Le vers, on le sait, a pour les médiévaux, des avantages mnémotechniques non négligeables pour retenir les estoires, et surtout graver dans les mémoires des leçons morales, en particulier quand ils se détachent sur fond de prose 28.

Il n’utilise l’expression « esthétique littéraire » qu’à propos du « rapport entre thème et variation ornementaire » (p. 123), concernant des textes qui ne sont pas de mise ici : « troubadours, trouvères et Minnesänger dans la lyrique courtoise, épopée, et adaptateurs courtois allemands ». Si l’on suit son raisonnement, la mise en vers en soi ne constitue pas véritablement un critère de littérarité. Pour la période du moyen français, et à de rares exceptions près – notablement celles de Boèce et de l’Ovide moralisé –, l’entreprise traductrice ne paraît vraiment se développer qu’à partir de la seconde moitié du XIVe siècle. Il est vrai qu’on ne traduit pas souvent d’initiative, et qu’une impulsion du pouvoir paraît dans bien des cas nécessaire : même si Jean le Bon a déjà passé quelques commandes (dont celle, non négligeable, de Tite-Live par Pierre Bersuire 29), celle-ci ne se manifeste vraiment qu’à partir de Charles V, avec en ordre principal les traductions d’Aristote par Nicole Oresme et Évrart de Conty ; elle est un peu moins dynamique sous ses successeurs, encore que les entreprises commencées sous son règne se poursuivent sous celui de Charles VI, notamment grâce aux intérêts de Jean de Berry 30. Mais ce seront alors, à l’époque des rois postérieurs, Philippe le Bon et, dans une moindre mesure, son fils Charles qui prendront le relais. La préférence des ducs de Bourgogne reste pourtant orientée majoritairement vers la production non littéraire, si l’on s’en tient à l’activité extralinguale et si l’on exclut par le fait même l’énorme phénomène des mises en prose, qui mériterait sans doute à lui seul tout un colloque 31. On note certes une plus grande variété dans le choix des textes matrices : Xénophon apparaît, via le latin, pour la Cyropédie et le Hiéron (respectivement par Vasque de Lucène et Charles Soillot) 32, ainsi que des auteurs espagnols pour des traités qui vont 28

Cl. Buridant, art. cit., p. 114.

29

Sur celle-ci, voir ici la communication de Marie-Hélène Tesnière.

30

J. Monfrin, « Les translations vernaculaires… », art. cit., p. 193, caractérise ce mouvement comme « la constitution […] de toute une bibliothèque documentaire [je souligne] de traductions d’œuvres les plus diverses, historiques, philosophiques, morales… ». Le littéraire n’est pas au rendez-vous ! 31 Se reporter globalement à Georges Doutrepont, La Littérature française à la cour des ducs de Bourgogne, Paris, Champion, “Bibl. du XVe siècle” (8), 1909. 32 Ibid., p. 179-180. À noter que, dans un ms. réalisé pour Charles le Téméraire, la Cyropédie accompagne la traduction de Végèce, l’Art de chevalerie, par Jean de Vignay (ibid., p. 131).

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alimenter les débats sur la vraie noblesse ou la dignité des femmes 33, ou encore des sujets liés au projet de croisade turque, motivés par la politique plutôt que la littérature 34. Mais la sélection reflète fondamentalement les mêmes préoccupations ou tendances intellectuelles que par le passé. L’une des plus monumentales traductions extralinguales effectuées alors, celle du Romuleon de Benvenuto da Imola, d’abord par Jean Miélot pour Philippe le Bon et ensuite par Sébastien Mamerot pour Louis de Laval-Châtillon, entend transmettre l’histoire antique, sans doute pour les enseignements qu’elle véhicule 35, et non le style humaniste de l’original, qui est d’ailleurs peu respecté. Ce dernier cas est éclairant, peut-être parce qu’il est l’un des rares, avec celui de la Cyropédie, à bénéficier d’une étude approfondie, même si l’accès au texte demeure partiel 36. Dans son prologue, et en dépit de ses protestations de fidélité, Mamerot entend clairement se réserver une marge de manœuvre, y compris pour le contenu : En faisant laquelle translation, j’ay observé a mon pouoir en pluseurs poinctz le texte et en aultres ensuivy l’entention du composeur et aussi celle des orateurs desquelz il a voulu entierement descripre les propres vers et aulres ditz en prose en cestui traictié, lequel je commençay dedans Troyes l’an mil .iiiic. lxvi. sans y adjouster ne diminuer sinon en tant qu’il m’a semblé neccessaire a la seule decoration du langaige françois et par especial du vray soissonnois 37.

Il a suivi le texte, certes, mais aussi « l’entention du composeur » : l’expression ouvre la porte à la glose, à l’interprétation, à l’explication de ce qui ne paraît pas assez nettement dit. Ainsi, Mamerot moralise explicitement, là où Benvenuto ne le fait pas, il christianise, il critique. Bref, il s’injecte dans son 33 Ainsi le Traité de noblesse de Jacques de Valère, traduit de l’espagnol par Hugues de Salve, et le Triomphe des dames de Juan Rodriguez de la Cámara, également traduit de l’espagnol par Fernand (et non Vasque) de Lucène, tous deux pour Philippe le Bon (ibid., respectivement p. 319 et 310-311). 34 Ibid., p. 259-262 ; à noter une traduction de l’italien : Advis sur la conqueste de la Grèce et de la Terre Sainte de Jean Torzelo, par l’entremise de Bertrandon de la Broquière. 35

Ni l’un ni l’autre des traducteurs ne s’explique sur ses objectifs : cf. Fr. Duval, op. cit., p. 212-213 (prologue de Mamerot) et 355 (prologue de Miélot). Sur Jean Miélot, cf. les communications citées ci-dessus, n. 11. 36 Le Romuleon en françois. Traduction de Sébastien Mamerot, éd. Frédéric Duval, Genève, Droz, “TLF” (525), 2000, offre les livres VII à X et propose, dans les notes critiques, de nombreux rapprochements commentés avec l’original latin (dont il ne paraît pas exister d’édition), avec quelques observations, très générales, de l’éditeur (cf. p. XIVXV). Il faut le compléter par l’ouvrage critique paru en 2001 (cf. ci-dessus, n. 8), qui livre des documents supplémentaires (notamment les prologues), des rapprochements plus développés entre le texte latin et ses deux traductions, appuyés par une édition synoptique de cinq chapitres, et un long chapitre (p. 301-348) sur la technique de Mamerot traducteur. 37

Fr. Duval, La Traduction du Romuleon…, op. cit., p. 213.

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texte. L’autre terme qui interpelle dans cette déclaration est « decoration ». Qu’entend-il par là ? Il ne précisera pas davantage, et c’est par l’examen interne de ses techniques que Fr. Duval apporte une réponse convaincante et détaillée, mais se situant essentiellement sur le plan linguistique. Tout en soulignant « l’attention portée à la langue d’arrivée » 38, Fr. Duval relève surtout un travail (essentiellement de clarification) sur le vocabulaire et la syntaxe et distingue bien un « souci stylistique » (et non esthétique) dans des procédés comme le rejet des répétitions, la substitution de catégories grammaticales, les périphrases ou l’emploi rhétorique de certains polynômes 39. On a pu relever, de façon embryonnaire, des procédés analogues dans la traduction de Jacques de Guise par Jean Wauquelin, mais cela suffit-il pour donner à une entreprise à caractère foncièrement historique une dimension « littéraire et esthétique » ? Quelques années plus tard, les réflexions de Vasque de Lucène vont dans le même sens. Le traducteur de la Cyropédie s’adresse à son destinataire, qui est aussi commanditaire, essentiellement pour établir l’utilité de son entreprise, dans une visée moralisante où l’esthétique n’a pas sa part. Dans son étude introductrice, l’éditrice s’attache à des figures de style assez analogues, qui visent essentiellement à une plus grande clarté en adaptant des tournures latines jugées trop elliptiques pour le moyen français 40. Quelques années plus tard encore, le traducteur anonyme du Liber parabolarum d’Alain de Lille pour Charles VIII, dont le texte n’est disponible que depuis peu, n’affiche pas une attitude sensiblement différente 41. L’original latin est en distiques, ce qui en fait, techniquement, un poème, mais sa finalité est pédagogique : l’œuvre est couramment enseignée dans les écoles 42. Le traducteur recourt semblablement au vers, mais considère son travail comme une « practique » (un exercice ; prologue, v. 25) qu’il dédie à Charles VIII. Il proteste, comme les autres, de sa fidélité, pour aller au devant de certaines objections à son entreprise (v. 26-33), soulignant qu’il respecte l’alternance des vers et de la prose : Le texte rigmeray, la prose Je feray selon les commens (v. 44-45)

À ses yeux, l’intérêt du livre réside dans « le sens moral et verité » de « ceste science » dispensée par Alain (v. 52-56) : il n’est pas question, à nouveau, de littérature. 38

Ibid., p. 328.

39

Ibid., p. 328-330 : deux pages seulement pour le « souci stylistique », mais neuf pour le vocabulaire et six pour la syntaxe. La section sur les « Fonctions stylistique et rhétorique des polynômes » est plus développée : cf. p. 438-451, où le facteur rythmique, notamment, est mis en évidence. 40

D. Gallet-Guerne, op. cit., p. 136-143.

41

Les Paraboles Maistre Alain en françoys, éd. Tony Hunt, London, Modern Humanities Research Association, “MRHA Critical Texts” (2), 2005. 42

Ibid., p. 1.

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La traduction en elle-même est certes globalement fidèle à la pensée d’Alain, mais se montre assez libre avec la lettre, ajoutant des explicitations (p. ex. I, 54) ou des « embellissements » (p. ex. I, 55), ou au contraire abrégeant (p. ex. II, 5) : l’auteur ne se comporte pas différemment des traducteurs en prose d’autres œuvres didactiques, sinon qu’il doit obéir en plus aux contraintes du vers. L’emploi du vers en soi ne constitue pas un indice de littérarité, comme l’indiquait déjà Claude Buridant : il s’explique en l’occurrence par un souci de fidélité à l’original, lui-même en vers, et par la préoccupation pédagogique de la mémorisation d’un savoir d’ordre moral. En revanche, il faut souligner l’exceptionnelle variété des formes strophiques utilisées (32 en tout, pour 249 strophes), y compris des dispositifs à refrain, dont 28 rondeaux triolets (non identifiés comme tels par l’éditeur) et des huitains enchaînés selon un schéma proche de celui d’un rondeau surdéveloppé (15 exemples dans le livre III), ainsi que la ballade finale (et une forme à refrain apparentée à la ballade, v. 14391474). L’auteur tient sans doute ainsi à démontrer son incontestable virtuosité technique – qui ne va toutefois pas jusqu’au raffinement des rimes 43 – mais on peut s’interroger sur ses motivations. Sont-elles d’ordre « littéraire et esthétique » ou, de nouveau, pédagogique ? La variété peut mieux capter l’attention que la répétition monotone d’un schéma toujours identique. Le recours aux rondeaux triolets se révèle de ce point de vue particulièrement efficace au service du « sens moral » que l’auteur a mis en exergue dans son prologue : en règle générale, il a placé dans le refrain la maxime du second vers du distique d’Alain de Lille, ce qui est une bonne façon de la marteler et de la faire retenir, et dans le couplet la « parabole », l’image ou la comparaison figurant dans le premier vers du distique. Mais pour quelle raison a-t-il ainsi privilégié ces distiques-là plutôt que d’autres ? La réponse se dérobe, faute, peut-être, d’une étude approfondie de ses techniques de traduction, que l’on ne peut qu’espérer : il y aurait là, incontestablement, matière à une belle communication dans un prochain colloque sur la question ! À peu près à la même époque, les traductions – proprement littéraires, celles-là – d’Octovien de Saint-Gelais sont encore inédites, à consulter dans des manuscrits ou imprimés d’époque. Le problème est, bien entendu, de taille, d’autant que les modèles utilisés restent à déterminer. On ne peut à cet égard que regretter que Jacques Monfrin ait arrêté son étude du retentissement de l’Énéide avant la véritable traduction de Saint-Gelais, sous prétexte qu’elle date de 1500 et n’appartiendrait de ce fait plus au Moyen Âge 44… En revanche, le même érudit fait davantage bien voir une autre situation qui vient encore compliquer un peu plus la question à examiner : l’existence de versions de versions. Ainsi, le Livre des Eneydes imprimé à Lyon par Guillaume Le Roy en 1483 est pour une bonne part constitué par une reprise, 43

Ibid., p. 40-41.

44

J. Monfrin, « Les translations vernaculaires… », art. cit., p. 220-221, faisant état d’une thèse en préparation à l’Université de Düsseldorf, estime qu’il faut « poursuivre une recherche qui pourrait éclairer les premiers développements de la Renaissance française », mais ne s’y livre pas lui-même.

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souvent fort proche, de l’Histoire ancienne jusqu’à César (deuxième décennie du XIIIe siècle), laquelle n’est pas une traduction mais une compilation de sources diverses reprenant notamment des éléments à l’Énéide. Dans la perspective d’un colloque sur la traduction vers le moyen français, quel peut être le statut d’un texte comme celui-là, dont la littérarité est de toute façon mise en question ? Tout en prétendant reproduire une traduction de Virgile 45, Guillaume Le Roy ne paraît pas avoir consulté (ou utilisé) le texte virgilien proprement dit, mais une adaptation-compilation française du XIIIe siècle, et une Histoire de Didon, partiellement inspirée de Boccace et dont des extraits ont été copiés en 1472 46. Non seulement il ne s’agit pas d’une traduction, mais l’apport du moyen français se limiterait aux innovations de l’imprimeur, qui ne sont sûrement pas guidées par des soucis « littéraires et esthétiques ». Par ailleurs, et l’on rejoint encore et toujours le problème du statut des textes, une œuvre véritablement littéraire – encore qu’elle se donne à lire comme historiographie – prétend être une traduction, d’un genre d’ailleurs un peu particulier : il s’agit de l’Histoire des seigneurs de Gavre. Dans son prologue, l’auteur prétend qu’il a « volu transmuer ceste presente histoire de langaige ytalien en langue franchoise », pour des raisons analogues à celles qui ont poussé les traducteurs de Tite-Live ou de Valère Maxime : perpétuer la mémoire de hauts faits qui peuvent servir d’exemples 47. Il s’agirait donc, exceptionnellement, d’une traduction d’une langue vulgaire vers le français, ce qui la rendrait d’autant plus intéressante. Mais les choses se compliquent à l’explicit. Annonçant la fin de « la vraye histoire des seigneurs de Gavre », l’auteur conclut : Ceste histoire a esté translatee de grec en latin, et du latin en flamenc ; depuis a esté transm[uee] en langaige franchois, le derrain jour de mars l’an mil . CCCC.LVI 48.

On se trouve non plus devant une traduction directe d’une langue romane méridionale, mais devant une traduction au troisième degré à partir d’un modèle en langue germanique ! Situation également intéressante, mais tout aussi fausse que la première : l’Histoire des seigneurs de Gavre n’est en fait pas une traduction, et la contradiction entre le début et la fin suffirait d’ailleurs à mettre en doute l’existence d’un modèle crédible. Ce problème ne paraît pas avoir retenu l’attention de l’éditeur (qui ne le commente pas), mais il n’est pas sans intérêt pour le présent propos. La contradiction me paraît pouvoir s’expliquer par des raisons structurelles. Lorsque l’auteur écrit son prologue, il pense sans doute à l’épisode italien qui constitue

45 « Ce present livre compilé par Virgille, tressubtil et ingenieux orateur et poete, intitulé Esneydes, a esté translaté de latin en commun langaige… », ibid., p. 211-212. 46

Ibid., p. 217-220.

47

Histoire des seigneurs de Gavre, éd. René Stuip, Paris, Champion, “Bibl. du XVe siècle” (53), 1993, p. 1. 48

Ibid., p. 220.

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la première grande aventure de Louis de Gavre. Quand il écrit sa conclusion, il a surtout en mémoire l’épisode athénien – Louis après tout devient duc d’Athènes – et la séquence finale, qui se déroule en Flandre. Comme il sait très bien qu’une traduction directe à partir du grec serait incroyable de son temps, il invente un intermédiaire latin… L’intérêt de ses déclarations est ailleurs : elles constituent en effet un témoignage – rare à ma connaissance – sur le prestige dont jouissaient les traductions. On se trouve avec l’Histoire devant un texte original, dépourvu de tout antécédent 49 ; or, l’auteur s’en invente pour donner plus d’autorité à son œuvre, et, ce faisant, il se situe non pas dans la lignée des metteurs en prose, pourtant très bien représentée de son temps et dans son milieu, mais dans celle des traducteurs/translateurs/ « transmueurs ». L’entreprise traductrice en sort incontestablement valorisée, même si l’auteur n’utilise pas, ou utilise peu, pour faire vraisemblable, certains procédés chers aux traducteurs, comme le binôme glosant 50. Resterait sans doute, comme spécimen de traduction littéraire d’une certaine ampleur se situant en moyen français, celle du Decameron par Laurent de Premierfait, dont il sera aussi question ici 51. Mais l’appréciation est de nouveau rendue malaisée : il s’agit d’une traduction au second degré, qui a dû transiter par une version latine de l’italien. Cette fois, l’entreprise n’est pas utilitaire, mais se veut délassante 52. Dans son prologue, Laurent affirme clairement que son entreprise sort de l’ordinaire et justifie à deux reprises la nécessité de lectures plaisantes pour se détendre d’occupations plus sérieuses. Il le fait une première fois en général à propos de la création des « fictions » 53, en 49

Dans son introduction, René Stuip va même jusqu’à récuser (avec raison) l’existence antérieure d’une version en vers aujourd’hui perdue : le roman « n’est pas un dérimage » (ibid., p. XX-XXI). 50 La brève étude de vocabulaire (ibid., p. 40) ne met en relief ni italianismes ni flamandismes (sinon chepier) particuliers, et n’aborde pas les latinismes. Certains mots considérés comme « relativement récents » (potestat) ou antérieurs aux exemples du Godefroy (escale), qui pourraient passer pour des italianismes, d’autant plus que leurs occurrences se situent dans l’épisode italien, sont en fait attestés en français depuis longtemps. 51

Sur Laurent de Premierfait traducteur au premier degré, voir ici même la communication de Stefania Marzano. 52

Cf. Fr. Bérier, art. cit., p. 235 et n. 73. Il donne la même finalité aux Héroïdes d’Ovide, mais sans citation à l’appui. 53

« Pour secourir doncques aux turbacions et mouvemens des folz hommes, jadiz fu et est licite et permis aux sages hommes de faire mesmement soubz fictions aucuns livres en quelque honneste langaige, parquoy les hommes perturbez et esmeuz pour aucuns cas prengnent en lisant ou en escoutant aucun soulaz et leesse pour hors chasser du courage les pensemens qui troublent et empeschent les cueurs humains » (éd. Giuseppe Di Stefano, Montréal, CERES, 1998, p. 1). Sur cette notion de délassement, voir la communication de Jean-Jacques Vincensini, prolongeant son article « Un prologue inédit du roman de Jean d’Arras, Mélusine ou La Noble Histoire de Lusignan. Notes sur l’aristotélisme moral et politique », in « Pour acquerir honneur et pris ».

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prenant pour exemple les comédies de Térence, et une seconde pour le cas particulier de Boccace, rappelant ses motivations, et la traduction souhaitée par Jean de Berry, soulignant que le duc a d’excellentes raisons de vouloir de temps à autre se distraire (p. 2-3). S’il est très explicite et éloquent sur l’origine et les finalités de sa traduction, Laurent l’est un peu moins sur les modalités. Il précise bien que, n’entendant pas le langage florentin, il a eu recours à un intermédiaire, « ung frere de l’ordre des cordeliers nommé maistre Anthoine de Aresche », qui l’a traduit pour lui en latin. Quant à son propre travail, déjà décrit comme pénible (« le long et grief labour », p. 2) et obligé 54, il se borne à expliquer qu’il n’a pas trahi le contenu mais qu’il n’a pas non plus toujours respecté le mot à mot, pour des considérations d’intelligibilité plutôt que pour des préoccupations « littéraires et esthétiques » : Je Laurens, assistent avec luy, ay secondement converty en françoiz le langage latin receu dudit frere Anthoine, ou au moins mal que j’ay peu ou en gardant la verité des paroles et sentences, mesmement selon les deux langages, forsque j’ay estendu le trop bref en plus long et le obscur en plus cler langaige, afin de legierement entendre les matieres du livre. (p. 3)

Son propos, comme ses préoccupations, sont semblables aux considérations des translateurs utilitaires de traités non littéraires ; on ne distingue, en l’occurrence, aucune spécificité : la particularité de l’entreprise de Laurent se situe au niveau de la finalité, pas de la technique. Laurent se permet les mêmes libertés que les traducteurs d’Aristote ou d’historiens, et pour les mêmes raisons, où l’esthétique n’a pas sa part. Tout ceci peut paraître bien décevant, mais découle d’un essai de réponse aux questions préliminaires posées de façon théorique, face à la matérialité du corpus et au témoignage des premiers intéressés, les traducteurs eux-mêmes. Nous avons nos préoccupations, formulées dans l’abstrait et avec recul ; ils avaient les leurs, et elles ne coïncident pas souvent. L’analyse interne menée sur la pâte même du texte livre de maigres résultats, comme en témoignerait par ailleurs, de façon partielle et provisoire, l’étude effectuée à propos de Jean Wauquelin. Faut-il pour autant renoncer à traiter le sujet imaginé par les organisateurs ? Les communications qui suivent démontreront bien entendu le contraire.

Mélanges de Moyen Français offerts à Giuseppe Di Stefano, éd. Maria Colombo Timelli et Claudio Galderisi, Montréal, CERES, 2004, p. 165-182. Avec une restriction toutefois, que confortent bien la citation qui précède et celle qui figure dans la note suivante : cette notion vise le contenu du texte et la pratique de la lecture, mais non le travail du traducteur. À la fin du siècle suivant, Guillaume Tardif ne s’exprimera pas autrement : cf. Les Facecies de Poge, éd. cit., p. 85-86. 54 « Et certain est que pour mon delit privé ne pour mon singulier plaisir je ne mis oncques le fardel sur mes espaules de translater ledit livre » (éd. cit., p. 2).

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ranslateur », mais aussi commentateur et surtout affabulateur, Pierre de Paris est sans doute l’un des traducteurs les plus originaux de la Consolatio Philosophiae de Boèce. Son Boèce de Consolation, comme il l’appelle, se trouve dans le manuscrit Vat. lat. 4788 de la Biblioteca Apostolica Vaticana 1. Le manuscrit a été composé pour « mesire Johan Coqueriau », d’une famille provençale qui résidait à Gênes. Le copiste, « maistre Ogier », donne la date du 20 septembre 1309 :

«

Et comense ensi lequel susdit livre je maistre Ogier ai contrescrit a vos me sire Johan Coqueriau en l’aun de grace m ccc viiii a .xx. jors de setembre. (f.1a)

Les informations sur Pierre de Paris sont bien parcimonieuses et ce que l’on sait de lui vient directement de son œuvre et, plus partiellement, des recherches d’Antoine Thomas, dans sa « Notice » introductive au manuscrit. Ogier l’appelle « maître ». Il résida à Chypre, où il dédia un Psautier français à Simon le Rat, qui était frère hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem et habitait lui aussi Chypre entre 1299 et 1310, jusqu’à ce qu’il devint prieur de l’ordre de France 2. Ce psautier, inédit, correspond au fr. 1761 de la BnF 3. Dans sa traduction1 « Notice sur le manuscrit latin 4788 du Vatican contenant une traduction française avec commentaire par maître Pierre de Paris de la Consolatio Philosophiae de Boèce par M. Antoine Thomas », in Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques, XL, 1923, p. 29-90. Ma transcription est réalisée à partir du manuscrit. 2

Ibid., p. 29-30.

3

Incipit : « Si coumence le sautier translaté dou latin en francés par maistre Pierre de Paris as preeres de frere Simon le Rat de la sainte maison de l’ospitau de la saint Jouhan de Jerusalem. E commence premierement par l’epistele que le devant dit mais-

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commentaire de la Consolation de Philosophie, Pierre affirme en plusieurs endroits avoir traduit la Politique d’Aristote, à l’époque où il demeurait à Chypre 4. Il dit aussi avoir écrit un petit traité sur le libre arbitre dédié à Amauri de Lusignan, frère d’Henri II 5, régent du royaume de Chypre en 1306, mort assassiné en 1310 6. Mais ces deux derniers ouvrages sont perdus. Venons-en maintenant à l’origine de Pierre de Paris et de sa langue. Cette insistance sur l’origine quasi chypriote de la rédaction peut signifier, selon Antoine Thomas 7, qu’au moment d’écrire la traduction de la Consolatio il était ailleurs. Peut-être en Italie, dans la mesure où on retrouve à l’intérieur du texte quelques indices d’une interférence, surtout lexicale, de l’italien. Mais je n’irai pas jusqu’à dire avec Antoine Thomas que « ce qui peut être tenu pour certain, d’après la qualité de son français où le dialecte de la Vénétie a laissé une forte empreinte » 8 est que « Pierre de Paris est né dans le domaine linguistique de l’Italie » 9 ; en vertu d’une certaine capillarité géographique, les rares savants à avoir travaillé sur ce texte n’ont pas hésité à le cataloguer comme s’il s’agissait d’une œuvre écrite en franco-vénitien. C’est le cas du répertoire des traductions françaises élaboré par Glynnis Cropp sous la direction de Maarten Hoenen et de Lodi Nauta (« written in a Franco-venitien dialect » 10) ; cette localisation a été établie seulement sur quelques mots, tels « maquari » correspondant à l’italien magari, ou « bellesse » (‘beauté’), variante très proche par ailleurs de la forme bellezza utilisée dans les dialectes toscans, tre Piere manda au desus nomé seignor. A ce que la maniere de son translat soit miaus counneue et comence ensy. Toutes les creatures… » Explicit : « Fenist est le sautier en lequel sont demoustrés les grans secrés de l’incarnassyon e de la mort e de la resurrextion dou fils de Dieu. Et dou jugement qui est a avenir. » 4 « Et qui vodra savoir ceste estoyre, si lise en la Politique de Aristo[te], que nous avons translatee en Chipre » (f. 11b) ; « Et nos meismes determinamez ceste question souffizaument en le livre de la Politique de Aristo[te], que nos translatames dou latin en franceis en Chipre » (f. 20a). 5

« Et se aucun viaut savoir coment toutes creatures reysonables usent dou franc arbitre, si lise au livre que nos feimes auci au seignor de Sur en Chypre, car nos avons determiné de ceste question en celuy livre assés soffizaument » (f. 2b) ; « Et ce demonstrer ne volons nos pas orendroit, car nos trespasseriens la matiere. Et d’autre par qui la vodra veir soffizaument, si lize en le livre que nos foymes en Chipre au seignor de Sur, car elle est iluques soffizaument determinee avec toutes les contrarietés qui peuent estre aleguees » (f. 43c) ; « Et d’autre part avons parlé de ceste matiere en .i. livre que nos feimes en Chipre au seig[or] de Sur » (f. 81d). 6

A. Thomas, art. cit., p. 33.

7

Ibid.

8

Ibid., p. 34.

9

Ibid..

10

Glynnis M. Cropp, « The Medieval French Tradition », in Boethius in the Middle Ages, latin and vernacular traditions of the Consolatio Philosophiae, éd. Maarten J.F.M. Hoenen and Lodi Nauta, Leiden – New York – Köln, Brill, 1997, p. 243-266, cit. p. 248.

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celui de Pise et celui de Luques. Mais ces termes sont très peu nombreux, et leur présence pourrait à la rigueur s’expliquer par le fait que l’auteur ait vécu en Italie, à défaut d’y être né. Le texte en question est encore inédit ; l’étude d’Antoine Thomas date de 1923. Gianfranco Folena 11 – qui par ailleurs juge comme excellents l’analyse linguistique et le glossaire de Thomas – avait déjà affirmé que « non sembra tuttavia necessario attribuire questa mescidanza a una origine italiana di Pierre : essa può ben essere dovuta all’ambiente mistilingue levantino » 12. On possède maintenant des éditions d’auteurs qui ont écrit dans une langue d’outremer, c’est le cas de la Chronique du Templier de Tyr, source historique et linguistique précieuse, rédigée dans les mêmes années que Boece de Consolacion, et récemment publiée par Laura Minervini 13. Pour citer quelques exemples, le mot ziaus pour ‘yeux’ est d’utilisation fréquente et presque exclusive, que ce soit dans la Chronique ou dans d’autres textes d’outremer, ou encore dans la Consolatio 14. La forme casal, qui est cette fois typique du vénitien, comme le souligne Antoine Thomas, mais qui est aussi attestée à partir du XIIe siècle en ancien français (Gdf, TL, FEW), est très répandue dans la langue d’outremer, où le casal représente le « noyau habité de la communauté rurale » 15. Je crois cependant qu’il faudrait examiner plus en détail les particularités linguistiques de ce texte. Je le situerai donc certainement parmi les textes rédigés outremer. Il existe aussi une traduction anonyme en latin du commentaire de Boèce de Pierre de Paris. Le manuscrit qui conserve cette traduction plus tardive se trouve à la Bibliothèque Municipale de Nice, sous la cote 42 (f. 74-159) 16. Le traducteur reste relativement fidèle au texte de Pierre de Paris, sauf dans la 11

Gianfranco Folena, « La Romània d’oltremare : francese e veneziano nel Levante », in Culture e lingue nel Veneto meridionale, Padova, Editoriale Programma, “Filologia Veneta”, 1990, p. 269-286, en particulier p. 283-284. 12

Ibid., p. 284 (note).

13

Cronaca del Templare di Tiro (1243-1314). La caduta degli Stati Crociati nel racconto di un testimone oculare, a cura di Laura Minervini, Napoli, Liguori, 2000. 14

Ibid., p. 439.

15

Ibid., p. 398 sq. ; sur casal cf. aussi G. Folena, art. cit., p. 276, sur le latin des documents vénitiens écrits après la première croisade : « Il primo segno di una lingua coloniale, nel trasferimento di un gruppo linguistico dal suo ambiente naturale in un ambiente linguistico circostante diverso, in questo caso senza possibilità di comunicazione col mondo linguistico circostante se non mediante un interprete o attraverso la formazione di una Notsprache, di una elementare lingua franca, a contatto con una realtà diversa, è l’evoluzione semantica referenziale, cioè nomi vecchi dati a cose nuove per associazione di similarità, ‘vino nuovo in otri vecchi’ : spesso con l’accompagnamento bilingue dell’ennesimo locale, in una sorta di equazione o tautologia che è il primo passo verso il prestito. […] Si vede subito come termini quali comune, casale, masera, statio acquistano in Terrasanta un contenuto referenziale nuovo ». 16 Incipit : f. 74r : « Incipit liber Anitii Manlii Torquati Severini Boetii, exconsulis ordinari patricii. De consolatione philosophica Liber primus incipit tragice. Hic incipit prologus factus per magistrum Petrum Parisiensem super principio istius libri. Et ad

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partie finale, où il fait des additions tirées des auteurs classiques ; d’autre part, il traduit aussi les références que Maistre Pierre fait à ses propres œuvres : cf. « Et d’autre part avons parlé de ceste matiere en .i. livre que nos feimes en Chipre au seignor de Sur ; et illeuc toute ceste question si est assés soffizaument esclarsie ; si nos somes ici passés por ceste rayson sanz nulle exposition » (f. 81d) traduit en : Et etiam quia de hac materia alias sufficienter tractavimus in quodam libro quem fecimus in Cipro domino Tyryen[si], sine expositione literam dimissimus. (f. 156a)

Je ne m’arrêterai toutefois ici ni sur cette version latine (sinon pour signaler un phénomène qui y est moyennement répandu) ni sur la fortune de cette traduction, presque négligée par les critiques. Pierre de Paris commence son œuvre par un accessus qui suit en partie la tradition des commentaires latins et qui a été repris par certains auteurs vernaculaires, avec les détails sur la mort de Boèce et sur l’étymologie de ses noms. Ensuite, puisqu’il est assez accoutumé à la rhétorique des prologues, il essaie dans le sien de procurer des pistes pour bien interpréter son travail : Et pour ce, sire, que vos par vos bontés avez mandé a moy, vostre petit serveor, par vos letres, que je translatasse cest livre dou latin en françois, je, qui sui dou tout vostre obeissant, si ay volu oir vos commandemens, comme de mon seignor especial, si ay en propos de translater cest livre le plus profitablement que je porray. Car come set chose que cest livre soit en aucune part cler et en aucune part oscur, je, vostre serveor, por cele rayson bee à espondre toute la letre en tous les leuz que besoing sera. Et non pas que icest livre en doye perdre por ce le nom de la translation, car je prendrai la lettre mot à mot droytement sans rie[n] changier, et puis si la exponeray clerement se mestier sera. (f.3c)

Pierre de Paris se propose donc d’appliquer une double lecture, celle de la ‘letre’ à travers la traduction, suivie d’une lecture ad sensum afin de rendre ‘profitable’ le texte. Parfois il propose des présentations différentes pour être sûr d’être bien compris. Il écrit par exemple : « Mais nos cuidons que ceste exposicion ne soit pas soffizant » (f.4c). Parfois, au contraire, il pense que le texte ne nécessite aucune explication : Por ce que ceste lettre est toute clere par soy, nos ensement nos somes passéz sans nulle exposition, car ja soit ce que l’on porroit parler par autre maniere de paroles, despuis que la lettre est clere et entendable par soy, si seroit confuzion de expondre la. (f. 81d) Tous ces vers sont clers et n’ont besoin de nulle exposition et por ceste rayson non en passons a tout sans nulle autre exposicion. (f. 88d)

À un autre moment, il ne sépare plus la traduction de l’exposition et mêle les deux, annonçant toutefois ce changement : delectationem hujus libri per modum prohemii, queritur que fuerit, inter creaturas a Deo creatas, prima quam Deus creavit… »

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La maniere dou translator, que il poursuyt en ceste prose. Et nos en ceste prose avons porseu la maniere meismes proprement que nos porsuymes en les .ii. proses derrenierement exposees, car nos avons entremehlees aucunes paroles por plus manifestement doner à entendre la lettre et por plus abregier l’œuvre. (f. 87d-88a)

En réalité, la dernière partie de la Consolation de la Philosophie est la plus difficile à commenter ; dans d’autres traductions, il arrive qu’elle soit abrégée, comme dans la version n. 8 attribuée à Bonaventura de Demena et conservée dans le manuscrit fr. 821 de la Bibliothèque nationale de France 17. Parfois le traducteur se rend compte de cette difficulté et la signale, comme dans une traduction tardive en vers, appelée Boece de confort : La matere du livre quint Est si fort quë onc homs n’avint A bien la scïence comprendre, Ne par vif engin bien entendre, Se non par la grace divine Qui bons cuers humains enlumine, Que c’est si parfonde matere Que Saint Augustin la compere, Combienc’on n’y puist pareil faire, A la mere, feu et ray solaire 18.

C’est le cas également de l’anonyme bourguignon, qui nous a livré la première traduction en ancien français de la Consolatio, accompagnée par un commentaire. Il écrit : Nos devoms saveir que cist quinz livres non est pas de la principel matere de Boece, mais il est aussi come dependantz, car l’enfermetez de Boece est ja sanee de tot en tot, e Philosophie aveit comencié amonester lui a la vertu, e nule autre chose ce remaneit se non li amonestemenz. Mais por ce que Boeces veit qu’il nen a ja mestier d’amonestement, prie Philosophie que li solge unes questions por ce qu’il en aveit parlé desus 19.

17 La numérotation des versions françaises de la Consolatio est celle d’Antoine Thomas et Mario Roques, « Traductions françaises de la Consolatio Philosophiae de Boèce », in Histoire Littéraire de la France, 37, 1938, p. 419-488 et 543-547, revue in L’« Orphée » de Boèce au Moyen Âge. Traductions françaises et commentaires latins (XIIe-XVe siècles). Textes réunis par J. Keith Atkinson et Anna Maria Babbi, Verona, Fiorini, “Medioevi”, 2000. 18

Il s’agit de la version n. 10. Cf. A Critical Edition of a Late Fourteenth Century French Verse Translation of Boethius’ De Consolatione Philosophiae : The Boëce de Confort, éd. Marcel M. Noest, Carmina Philosophiae, Journal of the International Boethius Society, vol. 8&9, 1999-2000, v. 9415-9424. 19

Del Confortement de Philosofie. A Critical Edition of the Medieval Prose Translation and Commentary of De Consolatione Philosophiae of Boethius Contained in MS 2642 of The National Library of Austria, Vienna, éd. Margaret Bolton-Hall, Carmina Philosophiae, Journal of the International Boethius Society, vol. 5&6, 1996-1997.

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En réalité, malgré le bon propos du début, où il dit livrer « la lettre mot à mot », Pierre de Paris suivra plutôt le vers sentencieux de l’anonyme picard (version n. 7) qui dit : « mot à mot, a poy ce faut » 20 ; il profite en effet de la traduction pour insérer dans le texte ses connaissances dans différents domaines. Il enrichit à sa manière le texte de Boèce en y ajoutant des éléments de son cru. Son but semble être essentiellement didactique. Son commentaire s’organise de différentes manières. Il utilise fréquemment l’artifice de l’explication fondée sur l’étymologie. Il faut dire que ses étymologies sont très fantaisistes. Très souvent il a recours au grec, qu’il considère comme la langue de la science par excellence. Lorsque Dame Philosophie se présente au malheureux Boèce dans son cachot (I. 1, 4), elle porte sur sa robe des lettres écrites en grec pour indiquer la praxis et la théorie 21 ; Pierre de Paris traduit et glose : « le .P. et le .T. estoyent greiois, et non pas fransoins ou latins ou d’aucune autre lengue. Car toute la science regna avant en Gresse que en nul autre leuc » (f. 6a). Ainsi, se trouve-t-on face à des explications extravagantes comme celleci, tirée de la première prose de la Consolatio : I. 1, 10 : « hunc uero Eleaticis atque Academicis studiis innutritum » (‘Mais lui, nourri de l’étude des Éléates et des Académiques’)

Et por ce laissiés cestui, enseigné et norri des estuides eleatices et des achadematicienes, c’est-à-dire des sciences celestiales ou devines, car eleos en gresois viaut dise « soleill » en franceis, et ycos vuet dire « science » et de ces .ij. mos eleos et ychos est compost cest nom eleatices, qui vaut autant à dire come « science dou sollail ». Et achadema en grezois vuet dire « liberal » ou « franc » en françois, et ycos vuet dire « science » et de ses .ij. mos, est assaver achadema et ycos est compost cest mot achadematiques, qui vaut tant a dire come « sciences liberales ». (f. 6d)

Cette attitude ‘didactique’ se retrouve tout au long de la traduction. Que l’on considère par exemple l’interprétation du mètre 6 du premier livre, v. 7-10, où l’on parle de la nécessité de s’adapter à la nature : Numquam purpureum nemus lecturus uiolas petas cum saeuis Aquilonibus strident campus inhorruit (‘Tu n’iras pas au bois roussi / pour y cueillir la violette / 20 Cf. la notice de Keith Atkinson dans L’« Orphée » de Boèce au Moyen Âge, op. cit., p. 45-47. 21 « Harum in extremo margine Π Graecum, in supremo uero Θ legebatur » (I. 1, 4, Anicii Manlii Severini Boethii Philosophiae Consolatio, edidit Lvdovicvs Bieler, Tvrnholti, Brepols, “Corpus Christianurum”, 1984), d’où seront dorénavant prises les citations du texte de la Consolatio. « On y lisait, brodée sur la frange inférieure, la lettre grecque Π, et en haut Θ » (Boèce, La Consolation de Philosophie. Introduction, traduction et notes par Jean-Yves Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, “La Roue à livres”, 2002).

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quand les sauvages aquilons / sifflent, hérissent la campagne’) Et ce puet l’on demostrer meismes des herbes, car certes manifeste chose est que, qui vodroit trover violettes, il perdroit son travaill, qui les sercheroit en le boys quant il est bien plain d’arbrez, car elles ne croissent pas entre les arbres, mais es pierres. Et est apellé le boys purpurain celuy qui est bien espés d’arbres, car il est auci reluisant come porpre. Et por ce que le vent qui est apelléz aquilon, que la layc gent apelle hoistre, seut dessecher les herbes et nuyre à la terre tant come il puet, la terre, en soy deffendant, si met cele humidité que elle a hors de soy, et de celle humidité vienent les violettes, et de se avient que les violetes ne puent pas croistre es boys, qui sont plain d’arbres, car le vent ne puet pas venter entre les arbres, et sont auci come un escu a la terre. Et come il soit chose que cele violettes ne pouent naistre hors de la terre, se non par la force dou vent d’oistre, certes et tels violettes ne peuent pas croistre es boys, ains croissent es champs, et por yce dit la Philosophie que le champ s’enfremist des cruels aquilons. (f. 21ab)

Si sa traduction n’est pas fidèle, comme a pu l’être celle, presque contemporaine, de Jean de Meun 22, et s’il ne traduit pas les passages les plus difficiles, en revanche, et c’est peut-être là la partie la plus intéressante de son travail, il ajoute des contes, de brèves anecdotes, des exempla. Il repère ses sources un peu partout : ici des textes vernaculaires, là des Vies des pères, ailleurs des classiques. La plus connue de ces insertions arbitraires est sans doute celle du Lai d’Aristote 23 dans une version très personnelle, où la maîtresse d’Alexandre qui chevauchera le savant philosophe est Alcibiade, considéré d’après des gloses fautives de Boèce comme une femme 24. Mais peut-on également repérer d’autres contes, comme celui qu’il attribue probablement, mais de manière erronée, à Marie de France (« si come l’en raconte en les fables que une feme fist ») : 22

V.H. Dedeck-Héry, « Boethius De Consolatione Philosophiae by Jean de Meun », Mediaeval Studies, XIV, 1952, p. 165-275. Cf. aussi La Consolation de la Philosophie de Boèce dans une traduction attribuée à Jean de Meun d’après le manuscrit Leber 817 de la Bibliothèque Municipale de Rouen, éd. Isabelle Bétemps, Michèle Guéret-Laferté, Nicolas Lenoir, Sylvain Louis, Jean Maurice, Carmelle Mira, Rouen, Publications de l’université de Rouen, 2004. 23 Pour l’attribution, cf. François Zufferey, « Henri de Valenciennes, auteur du Lai d’Aristote et de la Vie de saint Jean l’évangéliste », Revue de linguistique romane, 69, 2004, p. 335-357, et Alain Corbellari, La Voix des clercs. Littérature et savoir universitaire autour des dits du XIIIe siècle, Genève, Droz, “Publications romanes et françaises” (CCXXXVI), 2005, p. 10, n. 4. Cf. aussi Henri d’Andeli, Il ‘Lai d’Aristote’, a cura di Marco Infurna, Roma, Carocci, 2005. 24 Pour un sommaire de cette fausse interprétation d’après les gloses et les traductions de Boèce, cf. A. M. Babbi, « Le grec de Boèce et les clercs médiévaux : le malentendu », in La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental, XVe Colloque de la Villa grecque Kérylos à Beaulieu-sur-Mer (8 et 9 octobre 2004), éd. Jean Leclant et Michel Zink, Cahiers de la Villa « Kérylos », n. 16, Paris, diffusion de Boccard, 2005, p. 23-37.

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ANNA MARIA BABBI Et auci de .j. chat, se il avenist que aucun per son engin se feist servir a .i. chat en aucun office, si come en tenir une chandele ardant, si come l’en raconte en les fables que une feme fist ; et si avenist par aucune aventure que, en celluy point que le chat tenreit celle chandele, il veist .i. rat passer par devant soy certes se celui chat getast la chandele et corust aprés le rat, nul ne se devroit merveilller car tele est sa nature, ne de riens ne l’avroit changee. (f. 24bc)

Il suffit d’un vers pour qu’il s’arroge le droit, et la liberté, d’insérer une fable, de préférence tirée des « histoyres fableresses » (f. 69d). Par exemple, lorsqu’il commente le mètre 1 du IVe livre : « Sunt etenim pennae uolucres mihi » (‘Car je possède des ailes rapides’), sa pensée va tout de suite à Mercure et à la fable de Io dans le premier livre des Métamorphoses (v. I, 583-750). Il faut ajouter qu’il traduit parfois le texte ovidien avec précision : Parua mora est alas pedibus uirgamque potenti somniferam sumpsisse manu tegimenque capillis ; haec ubi disposuit, patria Iove natus ab arce desilit in terras. Illic tegumenque remouit et posuit pennas ; tantummodo uirga retenta est 25. (Met., v. 671-675) ‘Ne prenant que le temps de fixer des ailes à ses pieds, de saisir dans sa main puissante la baguette qui répand le sommeil et de couvrir sa chevelure avec son chapeau, sans autres préparatifs, le fils de Jupiter, du haut du séjour paternel, s’élance sur la terre. Là il enlève son chapeau et dépose ses ailes ; il ne garde que sa baguette.’ Mercurius prist ses elles, et prist une verge qui estoit de tel vertu que quiconques estoit feru, si dormoit et ne se pooit de puis esveiller ; et prist .i. chapiau de fiautre en sa teste, et prist son chalemiau, et en ensi faite guise descendi dou Ciel. Et quant il fu en Terre, si mist le chapiau hors de sa teste et osta ses pennes. (f. 69d)

Finalement, Pierre de Paris glose d’abord la lettre de la Philosophie à l’aide des Fables, et ensuite, en vertu d’une démarche qui utilise un syncrétisme par ailleurs fort répandu dans les commentaires du Moyen Âge, il rejoint l’enseignement des Écritures : Et por ce que par la influence de une estoyle, qui est molt resplendissable et qui blanchoie, vient le froit en les terres, si veut dire la Philosophie que auci come celuy Mercurius est au Ciel si est guyor de cele estoile, tout auci et celuy qui vodra aller en ciel si avra belles pennes et cleres et nettes et molt ligeres, par les queles il porra voler jusques au Ciel. (f. 69d)

Si la fable de Io est empruntée à Ovide, d’une manière un peu raccourcie et synthétique mais correcte, en revanche le mythe d’Orphée raconté dans le mètre 12 du IIIe livre est tout à fait fantaisiste. Il arrive que, conséquence fatale d’un ménage agité, Orphée tue lui-même Eurydice :

25 Ovide, Les Métamorphoses, Texte établi et traduit par Georges Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1967.

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Si avint que sa feme se corrosa à luy, et tant murent les rancures de l’.i. a l’autre que il la feri et l’ocist. (f. 68b)

Mais tout de suite après il court la chercher en Enfer puisqu’il ne peut plus dormir à cause de la douleur trop grande qu’il a dans son cœur. Tout se passe dans l’au-delà comme dans la tradition : on y côtoie les sempiternels habitants démoniaques ainsi que les pécheurs condamnés ad aeternum, tel Tantale, mais à cette différence près que la loi imposée par les puissances infernales au chantre thrace ne stipule pas la perte immédiate et définitive de son épouse au cas où il se retournerait, mais elle lui permet de la ramener au prix de son propre aveuglement 26 : Le seignor d’Enfer dist qu’il estoyent vancus por les dousors dou ditié que celuy avait fait : si disent tous ensemble que celuy avoit bien guaingné sa feme, si li rendirent par .i. tel covenant que jamais il ne verroyt des ziaus et seroit tous tens avuegle. Et il si prist sa femme par celuy covenant ; et estoit apelee Urrices. (68d)

La glose des derniers vers de ce mètre (« nam qui Tartareum in specus / uictus lumina flexerit, / quicquid praecipuum trahit / perdit dum uidet inferos », v. 55-58, ‘car si vers l’antre du Tartare / on s’abaisse à jeter les yeux, / tout ce qu’on portait de précieux, / on le perd, regardant en bas) est donc aussi différente de la glose des autres traductions. L’insertion d’extraits d’origine différente fonctionne comme une sorte – pour utiliser le terme d’Alberto Varvaro – de « phagocytation » 27, qui se produit quand une œuvre manque de cohérence interne : La ‘phagocytation’ d’un texte narratif dans un autre plus vaste n’est que le cas limite de l’activité de manipulation des textes par les copistes (ou editors) des textes, dont le comportement révèle une faible conscience de l’individualité du texte narratif 28.

La fragmentation du discours narratif et poétique de la Consolatio par l’ajout d’épisodes qui gonflent et surnourrissent pour ainsi dire le texte original en le permutant est peut-être la caractéristique la plus frappante de cette traduction de Pierre de Paris. Ce qui nous intéresse dans les traductions de la Consolatio n’est pas la restitution du texte latin, lui-même un palimpseste des œuvres classiques, mais la manière dont les auteurs en langue vernaculaire ont à leur tour lu le texte, en le modifiant et en l’enrichissant à travers les relais de l’exégèse, et avec ce désir quasi obsessionnel de le grossir sous l’accrétion infinie de savoirs antérieurs. 26 Le texte sur la fable d’Orphée est transcrit dans l’article de Antoine Thomas, « Notice… », cit. et édité par Keith Atkinson, in L’« Orphée » de Boèce au Moyen Âge, op. cit., p. 25-30. 27 Alberto Varvaro, « Élaboration des textes et modalités du récit dans la littérature française médiévale », Romania, 119, 2001, p. 1-75, maintenant in Identità linguistiche e letterarie nell’Europa Romanza, Roma, Salerno, 2004, p. 324. 28

Ibid., p. 325.

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Dans notre cas, il en résulte une narration qui est devenue, d’une certaine manière, un « collecteur » de fables insérées contre toute attente. Si pour les trois grands mètres mythologiques l’on « prévoit » une digression fondée sur le très riche matériel mythographique, qui avait déjà été développé par les commentateurs latins, les autres digressions ne laissent pas, elles, de paraître édifiantes, dans la mesure où elles arrivent inopinément, presque à contretemps et comme tirées d’un creuset de références hétérogènes, livrant de précieuses informations sur la culture d’un traducteur qui travaillait, comme le disait Richard Dyer, dans un « virtual vacuum » 29, dans une sorte de vide.

29 Richard Dyer, Boethian Fiction. Narrative in the Medieval French Versions of the Consolatio Philosophiae, Cambridge (Mass.), The Mediaeval Academy of America, 1976, p. 11.

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Du texte, de sa copie et de l’enluminure. À propos du ms. Wien 2617 du Livre de Thezeo GABRIEL BIANCIOTTO Université de Poitiers – CESCM

E

n composant le Teseida, poème qui puise aux formes et aux sources antiques, mais quelque peu foisonnant et sans grande homogénéité, d’un genre indécis entre récit chevaleresque (plutôt que véritable épopée, bien qu’y interviennent les dieux et le destin) et roman sentimental, le jeune Boccace, alors qu’il s’apprête probablement à quitter pour Florence les terres napolitaines de Virgile et de Stace, a enchaîné en continuité deux récits : une première partie évoque l’histoire des guerres de Teseo, roi d’Athènes, d’abord contre les Amazones, dont le vainqueur épouse la reine Ipolita, puis contre Creonte, le cruel roi de Thèbes ; mais ces épisodes ne servent que de prologue au récit de la lutte fratricide de deux jeunes Thébains survivants liés d’abord par une profonde amitié, Palamone et Arcita, pour la conquête d’Emilia, jeune sœur d’Ipolita ; affrontement dramatique au terme duquel, par accord entre les dieux, le vainqueur meurt, ayant obtenu la gloire, tandis que le vaincu Palamone reçoit en partage l’amour et peut épouser Emilia. L’œuvre a connu un succès certain en Italie, comme en témoignent plus de soixante manuscrits répertoriés 1, et une copie du poème a dû parvenir à la cour d’Anjou-Provence, peut-être dans la bibliothèque même de René, comme le manuscrit du Filostrato que découvre Louis de Beauvau dans le recet du roi. J’ai consacré déjà deux articles au Livre de Thezeo, traduction du Teseida, anonyme celle-là : l’un qui constitue une introduction d’ensemble aux problèmes généraux que pose cette version et à l’usage particulier qu’y fait le traducteur des gloses boccaciennes 2 ; l’autre qui consiste 1 Voir en dernier lieu Edvige Agostinelli, « A catalogue of the Manuscripts of Il Teseida », Studi sul Boccaccio, XV, 1985-1986, p. 1-83. 2 Gabriel Bianciotto, « Du bon ou du mauvais usage de la glose », in Translatio médiévale (Mulhouse, mai 2000), éd. Claudio Galderisi et Gilbert Salmon, supplément à Perspectives médiévales, n° 26, déc. 2000, p. 245-260.

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en une étude comparée des manuscrits en vue de hiérarchiser leurs leçons par rapport à l’original italien pour l’établissement du texte critique 3. Il me suffira de renvoyer sommairement à ces travaux pour évoquer les résultats qui me paraissent acquis. Bien que sa maîtrise de l’italien soit souvent un peu défaillante, le traducteur se situe sans aucun doute dans l’entourage très italianisé de René d’Anjou, comme le manifeste l’intervention du peintre du roi de Sicile Barthélemy d’Eyck sur le plus beau, et dans l’ensemble le plus sûr, des manuscrits du Thezeo, le cod. 2617 de la Nationalbibliothek de Vienne ; on peut situer chronologiquement l’œuvre après le Roman de Troyle, traduction par Louis de Beauvau du Filostrato de Boccace, qui a dû servir de modèle et à laquelle prologue et épilogue du traducteur semblent faire écho, mais sans doute au plus tard autour de 1457 : le Livre du Cœur d’Amour épris du roi René lui-même fait alors référence au personnage de Theseo, en utilisant la forme italianisée du nom du héros 4, bien que le contenu de la strophe ne renvoie pas au récit de Boccace 5. Je voudrais ébaucher ici l’examen de la délicate question de la genèse et de la structure du ms. 2617 (W1), qui présente le paradoxe d’être splendidement décoré – l’un des plus beaux manuscrits du XVe siècle selon François Avril 6 –, tandis que la copie, de plusieurs mains, donne le sentiment d’être relativement négligée, quoique le texte en soit assez sûr, résultat d’une élaboration complexe difficile à retracer. Dans l’étude d’une œuvre qui illustre l’inconvénient d’avoir inspiré de trop belles enluminures, et dont l’abord de la meilleure copie est troublé par l’imbroglio des interrogations codicologiques, l’approche critique est constituée par une tradition formée presque exclusivement de travaux d’historiens de l’art, qui ont fondé souvent leurs analyses sur une description du manuscrit W1 demeurée sur certains points superficielle, et pour l’essentiel à partir des seules peintures, sans généralement s’appuyer – ou très approximativement – sur un texte qui reste en très grande partie inédit et privé de varia lectio 7. Nous possédons du Livre de Thezeo deux manuscrits complets, appartenant l’un et l’autre à la Nationalbibliothek de Vienne, W1 (cod. 2617) et W2 (cod. 2632), où le texte du roman est encadré par un proème du traducteur suivi d’un poème liminaire, et par un épilogue. Deux autres, C (Chantilly, Musée Condé, 3 Gabriel Bianciotto, « Les manuscrits du Livre de Thezeo », in « Pour acquerir honneur et pris ». Mélanges de Moyen Français offerts à Giuseppe Di Stefano, éd. Maria Colombo Timelli et Claudio Galderisi, Montréal, CERES, 2004, p. 439-455. 4 Gabriel Bianciotto, Le Roman de Troyle, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 1994, vol. I, p. 331, note 81, p. 345-346, note 78. 5 Voir René d’Anjou, Le Livre du Cœur d’amour épris, éd. Florence Bouchet, Paris, Le Livre de Poche, “Lettres gothiques”, 2003, p. 306-308. 6 François Avril, « Manuscrits à peintures d’origine française à la Bibliothèque nationale de Vienne », Bulletin Monumental, 134, 1976, p. 337. 7 Anne-Marie Bianchi, « Le livre de Thezeo de Jean Boccace », Filigrana, 2, 1994, p. 261-291, a publié d’après W1 le texte du seul premier livre, sans varia lectio et sans notes.

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ms. 601 [905]) et O (Oxford, Bibl. Bodl., Douce 329), fournissent le roman seul, mais la seconde copie est clairement amputée du début et de la fin du texte : le ms. O doit avoir perdu plusieurs feuillets initiaux (la copie commence vers la fin de la table des rubriques du livre I : « Comment se partirent les dames de Thezeo… », et une foliotation ancienne semble débuter à .v. 8) ; manquent également plusieurs feuillets à la fin du texte 9 ; il est donc tout à fait possible que l’ouvrage originel ait été complet. Ces deux derniers manuscrits sont étroitement apparentés par des lacunes, des bouleversements et des fautes, mais sur quelques points ils ont conservé seuls des leçons primitives. Enfin un court fragment, p (Paris, BnF, nouv. acq. fr. 934), devait être une copie de qualité, proche de W1, mais qui rejoint par exemple O contre W1 / W2 sur une leçon plus proche de l’italien et sans doute originale 10. J’examinerai ici quelques aspects des rapports entre W1 et le reste de la tradition manuscrite, avant d’esquisser l’étude des principales questions que suscite la plus belle des copies du Thezeo.

1. La continuité textuelle Pour résumer brièvement les points qui me paraissent acquis, la comparaison de la traduction dans ses différentes copies avec l’original italien que peut représenter l’autographe de Boccace 11 (avec les réserves d’usage concernant les variantes du modèle utilisé par le traducteur) montre clairement qu’il n’existe qu’un seul état de la version, respecté globalement par toutes les copies, avec des variations conformes à ce que l’on constate d’ordinaire dans une tradition à manuscrits multiples : a) La continuité textuelle vis-à-vis de la source italienne est établie en premier lieu par l’examen des rubriques, qui définissent dans l’autographe du 8 En romain, avec le montant gauche du tracé formant boucle au dessus du caractère, plutôt que 6, ainsi que je l’avais lu d’abord sur le microfilm. 9

Le texte de O s’achève au bas du f. 130v ; les derniers mots correspondent à XII 73, 7.

10

VII 32, 6 « tutta di ferro era la stretta entrata / e le porte eran d’eterno adamante / ferrate d’ogni parte tutte quante », cf. W1/ W2 « l’entree et les portes de fer estoient et clouees… », Op « l’entree fut estroite et les portes de fer et clouees… ». Le fragment p s’éloigne de W1 sur des fautes rares et minimes : VII 38, 2 « sotil » / W1 « subtilement » / p « subitement ». Il partage des fautes en très petit nombre avec O : VII 32, 5 (sur un contresens du traducteur, à partir d’un modèle sans doute différent de l’autographe : « la luce che abborreva il luogo rio ») : W1 « …quant le vent de Borrea en celle partie regnoit » / « Boureau » O / « Boreau » p. 11 Florence, Bibl. Laurenziana, cod. Doni e acquisti 325. Cet autographe a fondé toutes les éditions modernes : Giovanni Boccaccio, Teseida, éd. Salvatore Battaglia, Firenze, Sansoni, “Autori classici e documenti di lingua pubblicati dalla R. Accademia della Crusca”, 1938 ; Teseida delle nozze d’Emilia, éd. Aurelio Roncaglia, Bari, Laterza, 1941 ; Teseida delle nozze d’Emilia, éd. Alberto Limentani, in Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, a cura di Vittore Branca, Milano, Arnoldo Mondadori, “Classici Mondadori”, 2 vol., 1964.

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Teseida des « chapitres » de longueur très variable et que le traducteur a dans leur quasi totalité conservées : pratiquement aucune ne manque par rapport à l’autographe, et les absences peuvent presque toujours recevoir une explication simple 12 ; il y a conformité globale des rubriques dans les quatre copies quant à la place et au contenu ; l’intervention du traducteur s’est bornée le plus souvent à amplifier les rubriques de Boccace 13 ; enfin, une partie au moins de l’œuvre, dans une vingtaine de cas environ, manifeste deux traditions des rubriques, une pour la table, l’autre pour l’intérieur du texte, celle-ci étant le plus souvent la plus proche du modèle italien. Dans les cas où un manuscrit est isolé, la comparaison avec les rubriques de l’autographe prouve qu’il s’agit d’une innovation de fantaisie : ainsi le ms. W2 introduit-il à chaque instant des expansions privées de tout support. b) De même, le traducteur a respecté d’assez près dans l’ensemble le contenu du poème : sans doute a-t-il réduit, glosé ou interprété des passages ou des strophes qu’il avait mal compris, ou supprimé de minimes développements qu’il jugeait probablement superflus, mais il a suivi l’œuvre dans sa continuité, et on ne constate aucun remaniement profond du texte original. Il existe donc un état unique de la traduction que reflètent toutes les copies : C et O supposent un modèle commun souvent fautif et déjà très lacunaire, mais en aucun cas un texte différent ; W2, à partir d’un modèle qui devait être de bonne qualité et assez proche de celui de W1, introduit de continuelles variantes sans équivalent dans le texte italien, mais qui demeurent de simple forme et superficielles. On constate la même homogénéité dans W1 et W2 en ce qui concerne 12 La quasi-totalité des rubriques de l’autographe sont passées dans la traduction, qui n’en diffère que dans les cas suivants : - I 108-9 : l’italien comporte deux rubriques distinctes aux strophes 108 : « Come Teseo rispose ad Ipolita e mostrò alle messaggiere le cave », et 109 : « Il tenore della risposta di Teseo » ; les deux rubriques ont dû paraître redondantes au traducteur (ou à son modèle), et réduites à « Comment Thezeo respondit a la royne Ypolite et monstra aux messagiers sa mine ». - IV : entre les chapitres viij et ix (str. 73, 2), le traducteur introduit une rubrique « Incidente », qui n’apparaît dans aucune table et figure dans le texte seulement dans W1 et W2, où il introduit l’histoire de Tireo (c’est-à-dire de Philomena), empruntée à la glose d’une strophe précédente (IV 54). - La rubrique précédant VI 14, qui porte sur une seule strophe : « Viene il re Ligurgo », n’a pas été traduite, mais le texte correspondant est présent. - La rubrique précédant IX 14 : « Come Agamenone, caduto Arcita, ritenne il campo », manque, mais le contenu de la strophe a été intégré sous la rubrique suivante (IX 15). - Manquent également les rubriques précédant les str. XI 41 : « Come Emilia mise il foco nel rogo d’Arcita, e quel ch’ella disse », 47 : « Come Palemone, tondutasi la barba, la gittò sopra ‘l rogo, e quel che disse », et 49 : « Quale ordine fosse servato per li circunstanti, ardendo la pira », mais dans un passage assez mal compris et souvent très réduit, la substance des strophes est dans l’ensemble conservée. 13 Par exemple I 40 : « Come Teseo navigando pervenne nel regno dell’Amazone », cf. « Comment Thezeo navigant avec son armee par mer vit premier aucunes des villes de la royne Ypolite et a ses gens donnoit hardement ».

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le prologue, le poème liminaire et l’épilogue. Enfin, aucune des quatre copies ne peut être considérée comme un original, ou comme issue directement d’un autre manuscrit conservé. c) La situation du ms. 2617 dans la tradition manuscrite du Thezeo est particulière dans la mesure où il s’agit à l’évidence de la copie généralement la plus correcte, la plus proche du modèle italien et la seule illustrée ; mais malgré sa qualité d’ensemble, W1 n’est pas pour autant exempt de fautes, qu’il peut partager ou non avec d’autres copies, alors qu’il est privé de bonnes leçons conservées ailleurs 14. Il n’a donc pas les caractéristiques d’un original et ne peut être considéré, en fonction d’hypothèses sur lesquelles je reviendrai plus loin, ni comme le témoin d’une traduction en cours d’élaboration (ce qui l’assimilerait du reste à un quasi-original), ni comme un chef de file.

2. Enluminures et espaces réservés W1 est donc le seul manuscrit enluminé du Thezeo qui nous soit parvenu, mais une copie contenant 34 peintures, vendue aux enchères à Londres en 1791, a disparu 15 ; deux autres copies, W2 et C, comportent des espaces réservés destinés à l’illustration. W1, manuscrit sans doute à peu près contemporain de la traduction, a reçu des enluminures exécutées par deux peintres différents, et les riches bordures sont probablement l’œuvre d’ateliers provençaux 16 travaillant dans la même période. La copie, peu fautive mais d’apparence assez négligée, est de trois mains : une principale (A), la plus soignée mais cependant irrégulière, et deux autres (B et C) intervenant presque toujours 17 sur des feuillets enluminés. Ce manuscrit a peut-être fait partie, comme un autre volume provenant du même atelier, le Cœur d’amour épris (Vienne, cod. 2597), de la bibliothèque de René d’Anjou, mais le premier possesseur avéré est Mar14

Voir sur ce point, Gabriel Bianciotto, « Les manuscrits… », art. cit., p. 448-454.

15

Felicitas Brachert, « Testo e immagine nel Théséide di Vienna – Biblioteca Nazionale Austriaca, cod. 2617 », Studi sul Boccaccio, 25, 1997, p. 276, note 2, précise « in un incendio », en renvoyant à son ouvrage antérieur : Giovanni Boccaccio, Von Minne, Kampf und Leidenschaft. Die Bilder der Wiener « Théséide ». Faksimile-Wiedergabe aller 17 Miniaturseiten aus Codex 2617 der Österreichischen Nationalbibliothek in Wien, Herausgegeben und kommentiert von Felicitas Brachert, Graz, ADEVA, 1989, p. 38 et 121, note 17 ; mais l’auteur y donne seulement le manuscrit vendu aux enchères comme disparu (« verschollene »), et non comme détruit. 16 François Avril, « Manuscrits à peintures… », art. cit., p. 337, a souligné l’aspect original des bordures, qui « donneraient … à penser que celles-ci ont vu le jour en Provence », apparentées à un livre d’heures de la Pierpont Morgan Library, ms. 358, qu’il considère comme un important jalon de la peinture provençale. Felicitas Brachert de son côté (fiche 101, in Boccaccio visualizzato. Narrare per parole e immagini fra Medioevo e Rinascimento, éd. Vittore Branca, Torino, Einaudi, 3 vol., 1999, t. III, p. 253257), identifie trois mains, toutes considérées comme d’origine provençale. 17 La plus notable des exceptions se situe aux deux premiers feuillets du cahier 10, f. 70-71, de la main B, qui constituent probablement un bifolium.

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guerite d’Autriche, fille de l’empereur Maximilien Ier et de Marie de Bourgogne, à laquelle la copie appartenait en 1520 18. Les deux peintres de W1 sont des artistes prestigieux qui ont travaillé l’un et l’autre dans l’entourage de René d’Anjou 19 : – Le maître du Livre du Cœur d’amour épris, que Otto Pächt voulait assimiler à René lui-même, et en qui l’on s’accorde à voir aujourd’hui, à la suite de Durrieu, puis de François Avril, Barthélemy d’Eyck, peintre attitré de René d’Anjou : œuvrant sans doute à ce moment en Provence, il a décoré essentiellement la première partie du manuscrit ; il est l’auteur de la scène de présentation du livre (14v) 20 ; de l’initiale ornée au début du livre I (17v : un clerc – Boccace, ou au moins « un florentin poethe » puisque le nom de l’auteur n’est pas cité – est assis devant une roue à livres), et dans la suite, de quatre autres enluminures simples (39r, 53r, 64r et 102r), d’une enluminure double (18v-19r), et d’une partie de l’image du feuillet de gauche d’une enluminure double (76v). – Le maître du Boccace de Genève, anonyme dont l’activité s’est exercée en Anjou de 1450 à 1470 environ, désigné me semble-t-il pour la première fois par François Avril 21 (de préférence au maître de Jouvenel des Ursins auparavant cité, attribution constamment reprise depuis) ; il a réalisé cinq enluminures simples (91r, 121r, 152r, 169r et 182r) et deux doubles (76v-77r et 138v-139r, la première – précédant le livre V – seulement en partie : l’enlumineur a achevé la peinture d’Emilia à la chasse commencée par Barthélemy d’Eyck, et peint en continuité sur le recto du feuillet de droite le combat à cheval de Palamon et d’Arcita). Felicitas Brachert suppose sans justification une distance d’une dizaine d’années entre l’œuvre de Barthélemy et celle du maître du Boccace de Genève 22, ce qu’aucun critique avant elle, à ma connaissance, n’avait avancé. François Avril s’est contenté de préciser que « les peintures de la seconde campagne ont nécessairement été exécutées un certain temps après les premières » 23, et probablement en Anjou. Mais est-il raisonnable de supposer que la 18

Marguerite Debae, La Bibliothèque de Marguerite d’Autriche – Essai de reconstitution d’après l’inventaire de 1523-1524, Louvain, Peeters, 1995, p. 497. 19

Sur les hypothèses concernant les peintres du Thezeo, voir Felicitas Brachert, Von Minne, Kampf und Leidenschaft…, op. cit., chap. « Die Illustratoren der Wiener Théséide : Barthélemy van Eyck und Coppin Delf ? », p. 46-58. 20

Voir cliché 1.

21

Boccace en France – De l’humanisme à l’érotisme, Paris, Bibliothèque Nationale, 1975 (notices rédigées par Florence Callu et François Avril), p. 64. 22

Boccaccio visualizzato, op. cit., p. 256.

23

François Avril, « Manuscrits à peintures… », art. cit., p.337 ; mais dans son article « De quelques reflets italiens dans les manuscrits enluminés à la cour de René d’Anjou », in « Il se rendit en Italie » – Études offertes à André Chastel, Roma, Edizioni dell’Elefante / Paris, Flammarion, 1987, p. 43, François Avril affirme peut-être plus

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copie récente d’un texte à la mode, peut-être commande royale, déjà en partie richement enluminée, ait pu demeurer longtemps inutilisable, amputée des pages de début et de fin dans plus de la moitié des livres ? Ou de même qu’une enluminure, peinte à demi ou esquissée par le premier artiste, soit restée dix ans durant inachevée entre deux ateliers, alors que le second peintre est déjà actif dès 1450, et que la circulation des hommes entre les terres d’Anjou et de Provence est constante ? En revanche, la confection de l’ouvrage me semble illustrer une constatation de François Avril et Nicole Reynaud reprise par François Boespflug et Yolanta Zaluska 24, selon lesquels les cas sont nombreux où les différents acteurs intervenant dans la fabrication d’un même manuscrit n’appartiennent pas au même atelier, certaines tâches étant sous-traitées par l’artiste qui a reçu la commande à d’autres ateliers de la même ville ou d’autres villes (ce sont alors les manuscrits qui se déplacent plutôt que les artistes eux-mêmes).

Une répartition des tâches entre les deux peintres me paraît donc très probable, peut-être due à la nécessité, tout au contraire, d’achever l’illustration du manuscrit dans des délais relativement courts. Comme on le verra, certains feuillets peints ont été réécrits, surtout ceux (mais pas uniquement) du maître du Boccace, après que les peintures aient été exécutées sur des feuillets vierges ; mais les feuillets remplacés ne se sont probablement jamais trouvés très éloignés, car les raccords de texte par les mains B et C sont parfaits, réalisés sans doute en Provence par des copistes travaillant auprès du maître d’œuvre du manuscrit, qui dans le même temps faisait exécuter les bordures, et ils ont dû suivre ligne à ligne le modèle de la copie primitive. Si W1 est la seule copie illustrée, l’existence d’espaces réservés pour la décoration de W2, plus nombreux que les enluminures de W1 et dans des passages du texte différents, a suggéré à Otto Pächt l’hypothèse que W2 correspondrait à un état antérieur du cycle d’enluminures, vaste programme iconographique commun inspiré peut-être d’un modèle italien, dû au maître du Cœur dont W1, incomplet dès le départ ou amputé, ne donnerait qu’une version abrégée 25. justement que le maître du Boccace de Genève « collabora au moins une fois » [c’est moi qui souligne] avec Barthélemy d’Eyck « dans la Théséide de Vienne ». 24

François Boespflug et Yolanta Zaluska, « L’enluminure en France au XVe siècle », in Art et société en France au XVe siècle, éd. Christiane Prigent, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, p. 301. 25 Felicitas Brachert, « Testo e immagine... », art. cit., p. 282-283, note 27, et Boccaccio visualizzato, op. cit., p. 256, a contesté cette hypothèse sans apporter de justifications. Elle considère surtout (ibid., p. 256-257), pour repousser l’idée de l’unité primitive du cycle d’enluminures, l’art de Barthélemy comme réaliste et riche en détails, fondé en grande partie sur un programme iconographique conforme à celui qu’aurait envisagé Boccace pour l’autographe, tandis que le monde du maître du Boccace de Genève serait « fiabesco, esotico » ; Ead., « Testo e immagine... », art. cit., p. 290-291 : « Il Maestro del Boccaccio di Ginevra ambienta l’historia pseudoantica del Teseida in un

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Rendant compte de la parution en 1974 du catalogue des manuscrits d’origine française de la Nationalbibliothek de Vienne, dont Otto Pächt a été le maître d’œuvre, François Avril abondait dans ce sens en écrivant : L’apport le plus nouveau du catalogue réside dans l’étude des cycles iconographiques de ces manuscrits [c’est-à-dire Livre du Cuer et Thezeo]. De cette étude, il ressort que les miniatures du manuscrit de la Théséide ne représentent qu’une version modifiée et contractée d’un cycle antérieur beaucoup plus ample, cycle probablement dû, lui aussi, au maître du Cœur, et dont l’existence est rendue probable par une autre copie de la Théséide, également conservée à Vienne, dont les illustrations prévues, mais non exécutées, révèlent un agencement différent de celui du cod. 2617 26.

La comparaison entre les trois copies W1, W2 et C ne me semble cependant pas étayer l’hypothèse d’une unité originelle des programmes iconographiques, mais mettre en évidence au contraire des logiques tout à fait différentes et incompatibles, comme en témoigne le choix de l’emplacement des peintures et des réserves dans ces manuscrits. Dans W1, si l’on excepte, au f. 14v, la scène de présentation de l’ouvrage en tête du prologue du traducteur (un jeune homme agenouillé remet le volume à une dame), les illustrations précèdent presque toutes le début d’un livre ; les deux seuls légers décalages se situent – au livre I, où une enluminure double (f. 18v et 19 : débarquement de la flotte des Grecs et combats contre les Amazones sous les murs d’une ville assiégée) est placée non pas au début du livre, qui s’ouvre par cinq strophes d’invocation de l’auteur aux muses, à Mars et à Vénus, mais au commencement du récit proprement dit de la guerre contre les Amazones (I 6) ; – au livre III, où l’enluminure (f. 53r) se trouve substituée à la rubrique absente (mais qui figure dans la table générale : « Comment Arcita et Palamon devindrent amoureux de Emilia ») correspondant à III 5, pour introduire l’instant focal du drame : Emilia, tressant une couronne de fleurs dans son jardin, est aperçue par les deux jeunes Thébains à travers les barreaux de leur prison. Dans tous les autres cas, l’enluminure est située en tête d’un livre, et illustre non pas directement une strophe, ou l’événement évoqué immédiatement à la suite, mais l’épisode central du livre qu’elle introduit, dédoublé par exemple au début du livre IX (f. 138v-139), qui conte les circonstances de la blessure d’Arcita, et le mariage du héros mourant avec Emilia : à gauche, la furie Herinis, en forme de dragon, fait tomber Arcita de son cheval, au milieu des morts mondo fiabesco meraviglioso, mentre Barthélemy d’Eyck la traspone in una realtà cortese stilizzata che, per il suo carattere realistico, non si differenzia in alcuna maniera dal presente dell’immagine della dedica (f. 14v). » Cependant, les différences de traitement me paraissent relever plus du thème de l’image que d’une vision différente du monde où évoluent les personnages. 26

François Avril, « Manuscrits à peintures... », art. cit., p. 335.

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et des blessés du champ de bataille ; à droite, la scène de mariage montre Arcita assis sur son lit, soutenu par un serviteur, un prêtre officiant entre les deux époux entourés d’une assemblée de barons et de dames. W2 se distingue par l’absence presque complète de rubriques à l’intérieur du manuscrit, et les seules quatre qui subsistent sont propres à cette copie 27 ; les chapitres (correspondant aux segments du texte déterminés dans la table initiale de W2 et dans les autres manuscrits par une rubrique) ne sont signalés le plus souvent que par le chiffre correspondant à celui de la rubrique dans la table, avec un très petit nombre d’oublis et d’erreurs. Le changement de livre est indiqué presque toujours par une brève mention rubriquée, de même module et semble-t-il de la même main que le texte, écrite à la suite sans le moindre espace en bout de ligne, débordant légèrement sur la marge, généralement sous la forme « livre iie » (f. 25v), « iije livre » (f. 35v), ou « le livre ixe » (f. 103v) ; dans deux cas seulement, le livre est précédé d’un incipit : « Cy commence le livre viije de l’istoire Theseo » (f. 89v), détaché au bas d’une colonne après un blanc de douze lignes ; « Cy commence le livre xje. Comment l’ame d’Arcita vole au ciel » (f. 126), précédant l’espace réservé du f. 126v. Les espaces réservés de W2 pour les enluminures ne coïncident qu’exceptionnellement avec la place des peintures dans W1, et figurent dans quatre cas seulement au début d’un livre (I, VIII, IX et XI). Les autres réserves se situent toutes à l’intérieur des livres 28, concentrées pour l’essentiel (14 sur 19) dans les livres VII à XI, leur emplacement suggérant un programme qui devait s’inspirer du contenu de la strophe ou de l’épisode qui suivent immédiatement, et qui prêtait à des illustrations particulièrement spectaculaires ou émouvantes : ainsi dans W2 une réserve est située avant la str. III 5, comme dans W1, mais plutôt que l’intention de peindre Emilia dans son jardin, épisode situé plus loin dans ce livre, j’y vois le dessein de représenter Phébus sur son char, entouré des symboles cosmogoniques qu’évoque cette strophe ; ailleurs le projet est très probablement la description du temple de Mars (VII 24), l’apparition de la « compagnie de Diane » à Emilia (VII 88), l’abattage de l’antique forêt pour le bûcher d’Arcita (XI 18), ou encore le cortège des rois allant ensevelir le héros (XI 37). Le programme non réalisé de W2 me semble donc avoir été fondé pour l’essentiel sur une recherche du pittoresque, rejoignant par là une tendance manifeste des variantes textuelles elles-mêmes. Le manuscrit de Chantilly (C), enfin, témoigne quant à lui d’un programme iconographique très ambitieux de 31 enluminures pour lesquelles des espaces 27

Ces rubriques sont les suivantes : f. 112v « Les nopces d’Arcita » (IX 81) ; f. 123 « Comment Arcita sacrifie au dieu Mercure » (X 92) ; f. 128v « Cy parle de la belle forest que Theseo fist coupper pour faire la sepulture d’Arcita » (XI 18) ; f. 131v « Comment le corps d’Arcita fut porté des roys en sepulture. Cappitre vije » (XI 37). 28

La liste des autres espaces réservés est la suivante : f. 31 (II 54) ; f. 37 (III 5) ; f. 62 (V 64) ; f. 76 (VII 24) ; f. 78 (VII 42) ; f. 82 (VII 88) ; f. 85 (VII 108) ; f. 102 (VIII 120) ; f. 107v (IX 30, 5 ; la coupure du texte se situe ici à l’intérieur d’une strophe) ; f. 113 (IX 81) ; f. 118v (X 52) ; f. 123v (X 92) ; f. 129 (XI 18) ; f. 131v (XI 37) ; f. 144 (XII 67).

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ont été réservés, mais seule a été réalisée une jolie bordure au recto du premier feuillet. Les réserves comptent en général la valeur de 14 à 20 lignes, sur des feuillets réglés d’environ 30 lignes par page. Le sens que l’on souhaitait donner à l’image est clair : l’espace réservé se situe dans presque tous les cas entre une rubrique et le début du chapitre qu’elle introduit ; l’image était donc destinée à illustrer le contenu précis de ce chapitre. Certains livres ne comportent pas d’espace initial accompagnant le premier chapitre (V, VIII, X) ; après l’espace placé au début du livre I, d’autres sont réservés après les rubriques de I 23, 57, 69 et 127. Au livre II, les espaces se situent après les rubriques situées aux strophes 1, 25, 40, 54, 74 et 85 ; dans la suite, on ne compte que deux ou trois réserves par livre, jusqu’au livre X, où le premier espace se rencontre au chapitre 67, et un second devant X 111 (f. 123v) non précédé d’une rubrique, prévue probablement au bas du f. 123r où se trouve un blanc de sept lignes. Puis, après sept rubriques propres à CO à la fin du livre X, celles-ci disparaissent dans le texte jusqu’à la fin du livre XII dans les deux copies (mais O possède une table des rubriques au début de XI et de XII), et on ne rencontre plus dans C qu’un dernier espace réservé au f. 141r, avant-dernier feuillet du roman.

3. W1, manuscrit « rapiécé » ? Le manuscrit W1 à l’évidence a été remanié à diverses reprises : de ce point de vue, les problèmes posés par cette copie sont assez semblables à ceux que soulève le ms. de Vienne, cod. 2597, du Cœur d’Amour épris, également très composite, avec des adjonctions de feuillets, et plusieurs niveaux d’intervention – quatre ou cinq dans son cas – de copistes et de correcteurs 29. W1 présente de même une structure matérielle complexe et difficile à analyser 30, qui reflète une histoire sans aucun doute marquée d’accidents divers : cahiers de constitution très irrégulière ; foliotation en apparence incohérente, avec la disparition de plusieurs feuillets, alors que d’autres ont été réécrits ; présence de plusieurs mains, pas toujours aisées à distinguer, et dont il est nécessaire d’établir la relation avec les peintures, à la fois sur les feuillets peints et dans les bifoliums auxquels ceux-ci appartiennent. D’où diverses hypothèses supposant une disparition de feuillets ou même de cahiers qui pourrait trahir un remaniement du texte lui-même au cours du travail de traduction. François Avril, qui avait pu examiner le manuscrit à Paris à l’occasion de l’exposition « Boccace en France » à la Bibliothèque Nationale en 1975, et qui avait constaté la disparition de feuillets et des anomalies dans la foliotation témoignant de remaniements, a ainsi suggéré 31 la disparition

29

Voir en dernier lieu Le Livre du Cœur…, éd. cit., p. 65-66.

30

La reliure du codex, restaurée en 1960, en très bon état et qu’il n’est évidemment pas question de démembrer, ne permet pas une bonne analyse de la structure des cahiers : les incertitudes tiennent surtout à l’impossibilité de distinguer dans certains cas feuillets doubles et feuillets simples collés. 31

François Avril, « Les manuscrits à peintures… », art. cit., p. 336.

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d’un cahier entier qui aurait pu contenir un prologue propre à W1, entre les f. 16 et 17, début de la traduction proprement dite ; Felicitas Brachert 32 affirme de son côté qu’une quarantaine de feuillets ont été supprimés et en partie seulement réécrits, témoignage d’une élaboration encore en cours. Des cahiers très composites 33 Le manuscrit est formé de 27 cahiers, de constitution très différente et qui manifestent dans l’état présent de la copie plusieurs suppressions ou remaniements de feuillets : il s’agit en général de quaternions (dans un cas, au cahier 5, constitué de 3 feuillets doubles et 2 feuillets isolés) ; mais l’on trouve aussi des cahiers de 9 feuillets (3 bifoliums + 3 feuillets isolés, cahier 21) ; 7 feuillets (3 bifoliums + 1 feuillet isolé : cahiers 7, 13, 25 ; ou encore 2 bifoliums + 3 feuillets isolés : 10 semble-t-il, 17, 23). Le cahier 11, qui porte l’enluminure double d’Émilie à la chasse à gauche, et du combat d’Arcita et de Palamon à droite, est même constitué d’un simple bifolium. Il y a alternance de cahiers sans illustration et de cahiers portant une enluminure ; font exception les cahiers 2 et 3, avec des peintures marquant le début de l’œuvre et le début du récit ; en revanche, les deux derniers cahiers, 26 et 27, sont dépourvus d’illustration. Les cahiers non illustrés sont le plus souvent des quaternions (1, 4, 12, 14, 16, 18, 22, 24, 26) : mais les cahiers 8 et 20 sont formés sans raison apparente de trois bifoliums seulement, de même que le cahier 27 et dernier ; le cahier 6, de 8 feuillets, est peut-être constitué de trois bifoliums et de deux feuillets collés (f. 41 et 48) ; le cahier 8, de 6 feuillets, de deux bifoliums et de deux feuillets collés (f. 58 et 59) ; le cahier 10 (7 feuillets) 32 Felicitas Brachert, Von Minne, Kampf und Leidenschaft..., op. cit., p. 42, pense que le caractère hétérogène de la copie « verschiedene Stadien der Übersetzung zu spiegeln scheint », et fait de W1 une version à part, ce que ne confirme pas la comparaison avec les leçons des autres copies, cf. Ead., « Testo e immagine… », p. 281. Sur l’analyse que donne Felicitas Brachert de la réduction du nombre des folios dans le manuscrit ainsi que des transformations que cette copie a subies, voir Von Minne, Kampf…, op. cit., p. 39, et p. 121, notes 1-3. 33 Madame Eva Irblich, Conservateur en chef du Département des Manuscrits à la Bibliothèque nationale de Vienne, a examiné attentivement à deux reprises la constitution matérielle du cod. 2617 : d’abord en 1983 à l’intention de Otto Pächt, puis lors de ma consultation du ms. en 2004, à l’occasion de laquelle elle a très aimablement repris pour moi l’examen de la copie. Je lui dois entièrement l’analyse de la structure des cahiers (que je ne puis reproduire ici), et le tableau comparatif des différentes foliotations, à partir desquels j’ai pu approfondir ma part personnelle de la recherche ; nous avons essayé de déterminer ensemble les mains des copistes. Madame Irblich avait prudemment précisé, à l’intention du professeur Pächt, qu’elle donnait la distribution en cahiers et leur composition sous toutes réserves ; nous avons pu vérifier en novembre 2004, avec son aide, les conclusions auxquelles elle avait pu aboutir, avec les mêmes restrictions, tout en les précisant sur quelques points ; la description que je donne ici est donc en partie hypothétique, dans la mesure aussi où l’identification des mains qui sont intervenues successivement est parfois délicate.

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est fait de deux bifoliums précédés de trois feuillets collés (ou d’un bifolium initial suivi d’un feuillet isolé : on peut se demander en effet si les f. 70 et 71, réécrits de la même main B, ne constituent pas un feuillet double). La situation la plus complexe se rencontre dans les cahiers comportant des enluminures où il serait important, pour un essai de chronologie dans l’histoire du manuscrit, de mettre en évidence la présence conjointe de la main du peintre et de celle d’un ou de plusieurs copistes : si les cahiers 2 et 19 sont de vrais quaternions, ce n’est pas tout à fait sûr pour 15, où il est possible que les f. 102 et 107 soient collés. Le cahier 5 est formé de trois bifoliums dans lesquels s’insèrent deux feuillets isolés (35 et 38, ce dernier blanc) ; le cahier 7 est fait de trois bifoliums suivis d’un feuillet isolé (55) ; le 9 (sept feuillets également) de deux bifoliums et de trois feuillets isolés ; le cahier 11, qui porte une enluminure double où l’on découvre la main des deux peintres du manuscrit, est un simple bifolium. Le cahier 13 était peut-être à l’origine un quaternion, mais un feuillet précédant l’enluminure de 91r, qui devait être blanc ou porter l’indication de l’incipit du livre suivant et la première rubrique, a disparu, comme en témoigne la foliotation ancienne du XVe siècle. Même situation au cahier 17 (de 7 feuillets), où l’on peut supposer aussi à l’origine un quaternion, mais un feuillet précédant l’enluminure du f. 121r là aussi a disparu : le f. 118 devait former à l’origine un bifolium avec 121, et 120 être suivi d’un feuillet blanc ; une fois le feuillet blanc découpé, 120 étant isolé, 121 a probablement été découpé et recollé avec 120. Le cahier 21, de 9 feuillets, est fait de trois bifoliums et de trois feuillets isolés ; le cahier 23 (deux bifoliums et trois feuillets isolés) a sans doute une histoire comparable à celle de 13 et 17 : un folio a disparu devant l’enluminure de 169r ; au f. 168v, la fin du livre X a été copié par la main A, mais l’explicit du livre X, l’annonce du livre XI et la rubrique du premier chapitre de ce livre, au bas du feuillet, qui devaient être destinés au feuillet disparu, sont de la main C. Cette situation est probablement encore celle du cahier 25 (trois bifoliums et un folio isolé), où un feuillet a disparu devant l’enluminure initiale du livre XII. Une foliotation « incohérente » ? Diverses foliotations apparaissent dans W1 : la première – sommaire – est indiquée par la table initiale 34 ; dans le corps du texte, deux foliotations sont superposées : l’une continue, au crayon, du XIXe siècle, correspondant à l’état moderne du manuscrit, de 1 à 195 ; l’autre à l’encre, du XVe siècle, de j à ijcx, parfois rognée, avec des ruptures, et où les deux derniers feuillets ne sont pas foliotés ; de plus, on trouve en bas de page une foliotation au crayon, peut-être du XVIIIe siècle, en partie décalée. Les feuillets portant les enluminures le plus souvent ne sont pas foliotés, ce qui ne permet pas toujours de déterminer quelle était leur place dans le cahier. 34 La table indique seulement le premier folio de chaque livre ; elle ne fait état ni du proème et du poème initial, ni de l’épilogue, mais fait débuter avec exactitude le livre I au f° XVII.

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– Les foliotations Un aspect déroutant du manuscrit est le décalage entre la foliotation médiévale, les indications de folios fournies par la table initiale et la foliotation moderne, décalage qu’avait perçu François Avril et qui l’avait amené à suggérer l’absence d’un cahier entier entre les f. 16 et 17, et une foliotation par la suite « habilement maquillée » 35 : 36 Livres I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII

Foliotation moderne 17v-37v 39r- 52r 52r (titre)-63r 64r-76 76v-90v 91-100v 101v (titre)-120v 121r-138r 138v-150v 151v (titre)-168v 168v (titre)-181r 182r-195v

Foliotation XVe s.

Table des matières

XVII

XVII

XXXIX

XLVII

LII

LXII

[LXIIII] 36 [LXXVI] [IIIIXXXI]

LXXV

CIIV

CXIII

[VIXXXIII]

VIXXXIIII

XX

VII

XIIV

IIIIXXVIII CIII

VIIXXXIIII

[VIIIXXVIV]

VIIIXXVII

IXXXIIIV

IXXXV

[IXXXXVIII]

IXXXXIX

On constate la coïncidence entre table initiale et texte au début du livre I, ce qui semble prouver que le manuscrit dès ce moment, outre la table (f. 1 à 13v), compte bien le prologue (14v-15v) et le poème liminaire (16-16v), sur quoi enchaîne le début du roman. Divergeant à partir du livre II, foliotations de la table et du texte se rejoignent à très peu près à partir du livre VIII et jusqu’à la fin ; mais il existe entre l’une et l’autre, du livre II au livre VII, une différence qui varie de 8 à 12 folios et que ne justifie en aucun cas une modification dans le contenu du texte, conforme à celui de l’ensemble de la tradition. Tout se passe comme si l’on avait alors calqué la foliotation d’une toute autre copie, décalage brusquement résorbé entre les livres VII et VIII : le foliotage du livre VIII intègre alors dans le décompte 11 feuillets supplémentaires – qui ne correspondent à aucune partie de texte –, en passant de CIII à CXV.

35 François Avril, « Manuscrits à peintures… », art. cit., p. 337. Madame Irblich a mis en lumière très explicitement ce décalage, et le tableau qui suit résulte directement de son relevé. L’explication complexe que propose F. Avril, fondée sur l’hypothèse de la disparition d’une partie importante du texte, me paraît peu convaincante : il n’est guère crédible qu’un cahier entier supposé disparu ait contenu un prologue supplémentaire propre à W1, et la parfaite coïncidence que l’on constate dans la foliotation de tout le début du manuscrit jusqu’au f. 90 laisse peu de place à un « maquillage ». 36 Entre crochets droits, je restitue le numéro des feuillets non foliotés, cas fréquent lorsqu’ils portent une enluminure.

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– Feuillets supprimés après la foliotation médiévale : Une partie des divergences entre les foliotations médiévale et moderne s’explique par la disparition de certains feuillets, tandis que d’autres ont été coupés et recollés : – La numérotation médiévale des feuillets est continue jusqu’à IIIIXXX ; le folio suivant portant l’enluminure n’est pas numéroté, mais après vient le IIIIXXXIII ; il faut donc supposer qu’un feuillet blanc (ou portant explicit du livre V, indication du livre suivant et rubrique), qui aurait dû être le f. 91, a disparu ; le feuillet enluminé serait alors le 92, et nous retrouvons notre actuel f. 92 correctement numéroté IIIIXXIII par la main du XVe siècle. – L’explicit du livre VI est donné au f. 100v ; le f. 101 est blanc au recto, et porte au verso l’incipit du livre VII et sa première rubrique ; 102r, enluminé, n’est pas folioté, mais le feuillet suivant dont le texte, qui enchaîne parfaitement sur celui de 102v, ne suppose aucune rupture, est folioté CXV, situation pour laquelle on n’a proposé jusqu’à présent aucune explication satisfaisante. La suite de la foliotation est cohérente à partir de cette « erreur » : CXVI, etc. – Le f. 120, avec le décalage de douze feuillets (1+11) créé précédemment, est folioté VIXXXII ; l’actuel 121 (folioté d’une main moderne), qui porte l’enluminure initiale du livre VIII, n’a pas de foliotation ancienne ; le feuillet suivant (122) porte le numéro VIXXXV, créant un nouveau décalage d’un feuillet. L’absence d’explicit du livre VII, d’incipit et de rubrique pour le début du livre VIII et d’espaces réservés correspondants montrent que ce nouveau décalage est lié à la disparition d’un feuillet destiné aux indications manquantes entre les f. 120 et 121. Même situation enfin au cahier 25 : le premier feuillet du cahier (178) est numéroté IXXXXIIII ; le f. 180 est le IXXXXVI ; le f. 181, de la main C, sur lequel s’achève le livre XI (sans explicit), n’est pas folioté et le verso est resté blanc. Le f. 182r est orné de l’enluminure liminaire du livre XII, sans incipit ni rubrique ; le feuillet qui suit, notre 183, est folioté IIC. On constate donc là encore le décalage d’une unité, probablement dû à la disparition d’un feuillet entre les f. 181 et 182 37. Il est donc clair que dans tous ces cas, les feuillets disparus devaient correspondre soit à des feuillets blancs, soit à des feuillets portant un explicit ou l’indication du début d’un nouveau livre suivi de la rubrique initiale. – Erreurs de foliotation Le problème est sans aucun doute différent aux f. 127-128, à l’intérieur d’un quaternion homogène, de la même main principale (cahier 18). Le f. 127 est marqué VIIXX, mais le suivant, 128, devient le VIIXXII, sans qu’il y ait de manque

37 Madame Irblich avait retenu que 181 et 182 constituaient un bifolium, et que 180 était isolé ; mais il conviendrait de vérifier si le bifolium primitif n’était pas 180-182, 181 de son côté formant un feuillet double avec le folio disparu.

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de texte, et dans la suite la foliotation enchaîne : VIIXXIII, etc. La main qui foliotait ici a été négligente, et a entraîné un nouveau décalage d’un feuillet. Le même phénomène a dû se produire encore dans la numérotation des feuillets 138 à 140 : notre f. 138 est « correctement » marqué VIIXXXII ; les f. 138v et 139r portent une double illustration, sans indication de folio, mais le f. 140, le premier du cahier 20, est folioté VIIXXXV ; or il n’y a pas lieu de supposer ici le manque d’un feuillet : l’explicit du livre VIII se trouve au bas de 138, le titre du livre IX et sa première rubrique sous l’enluminure de la page de gauche à 138v, et en fait, 133-138 et 132-139 constituent de vrais bifoliums. D’où une probable nouvelle erreur de foliotation. Même cas peut-être enfin dans le cahier 23, bien que celui-ci ait été remanié : le f. 168 est folioté IXXXIII ; le f. 169, non folioté, porte l’enluminure initiale du livre XI ; notre f. 170, le premier du cahier 24, est folioté IXXXVI, bien que l’explicit du livre X, l’incipit et la rubrique initiale du livre XI figurent au bas de 168v, et ne semblent pas supposer la disparition d’un feuillet. Cependant, la situation est un peu plus complexe ici dans la mesure où le cahier comporte trois feuillets isolés, dont le 169 : il se pourrait qu’un feuillet destiné à l’incipit du livre XI placé entre 168 et 169 ait disparu, ce à quoi le copiste C aurait suppléé en utilisant le bas de 168v. Au total, en dehors du décalage dans la foliotation au f. 103 (+ 11), dépourvu d’explication, dans lequel je verrai faute de mieux une étourderie de copie – à partir d’une mauvaise lecture de CII ? – ou la référence à un autre modèle, on dénombre quatre cas évidents de disparition d’un feuillet postérieure à la foliotation médiévale, et trois autres où le décalage dans la numérotation est probablement dû à la distraction d’un copiste, toujours pourtant sans la moindre perte de texte. La foliotation ancienne a été clairement mise en place après la réunion avec le corps de l’ouvrage non seulement de toutes les enluminures et de la plupart des feuillets réécrits 38, mais aussi de la table générale, du proème et du poème liminaire, et avant la disparition de feuillets blancs précédant les enluminures ; seuls les deux feuillets de la main B qui constituent l’épilogue – adjonction ultime ? – ne sont pas foliotés, à la différence des folios du proème et du poème liminaire, de la même main. Les différentes mains Trois copistes sont intervenus sur le manuscrit, si l’on ne tient pas compte de l’écriture de la table (f. 1-13v), qui semble être aussi celle de la plupart des rubriques 39. À côté de la main principale A, deux interventions successives, 38

Cependant, le fait que dans cinq cas (f. 50 et 51, 169v, 181 et 182v) une rubrique manque sur un feuillet réécrit semble montrer que les feuillets correspondants, bien qu’un espace y soit réservé pour les rubriques, étaient absents lors du travail du rubricateur, et donc que leur réunion au manuscrit ne s’est faite que par la suite. 39 L’écriture de la table est en général proche de la main A, quoique un peu plus anguleuse, au tracé plus vertical, utilisant plus d’abréviations ; mais l’identité du tracé

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moins appliquées, de B et C, ôtent de son unité graphique à la copie. Les cahiers dépourvus de peinture sont tous entièrement de la même main A, sauf le cahier 10, où les f. 70 et 71 (bifolium ou feuillets isolés ?) sont de B, de même que les deux derniers feuillets du manuscrit (194 et 195) ; à ces exceptions près, les mains B et C se situent toujours dans un cahier contenant une enluminure, les changements de main ne se produisant que sur des feuillets enluminés ou à leur proximité. Il s’agit sans le moindre doute de réécritures sur des feuillets peints ; cependant, le texte des folios réécrits s’ajuste parfaitement, sans la moindre discordance, au texte de la main A. On peut donc penser que les copistes B et C, copiant sur des feuillets enluminés vierges de toute écriture, disposaient du modèle des feuillets primitifs copiés de la main A, dont le respect leur a été strictement imposé. L’écriture de A 40 est en général régulière, très légèrement inclinée vers la droite (s long et f, hampe de p) avec une assez grande constance dans le respect de la justification à droite. Elle utilise peu de formes abrégées, y compris les tildes, et de r ronds ; le tracé de certaines petites majuscules, comme E et C, est caractéristique. Le copiste adopte comme signes de ponctuation soit le point, soit (beaucoup plus souvent) de fins traits verticaux séparant des segments de phrase, qui caractérisent A sans ambiguïté. La main principale aime les fioritures : hastes et hampes au haut et au bas des feuillets sont souvent décorées. Les contributions les plus notables de la main B 41 sont les f. 14v-16v contenant le proème et le poème liminaire, le f. 17v, début du premier livre du roman, ainsi que les f. 194r-195v, qui donnent le texte de l’épilogue ; mais on la trouve aussi dans diverses pages intérieures, sur des feuillets non réglés, et où fait défaut aussi en marge l’indication du numéro des chapitres. S’il semble bien que la main A figure au bas de l’enluminure de 102r, qui montre les trois héros en prière chacun devant la chapelle de son dieu, c’est B que l’on trouve au verso, de même que sur le f. 107 qui forme avec 102 un bifolium. B semble avoir comblé certains manques (par exemple, f. 63 et 70-71, feuillets peut-être endommagés dans leur premier état plutôt que perdus ?). La lettre est plus ronde que dans A, les abréviations sont assez peu nombreuses, et la ponctuation n’utilise pas comme A de fins traits séparant les segments de phrase, mais les remplace parfois par des points ; pas de fioritures dans les marges. La main

de certaines lettres, le goût pour les longues hastes, parfois ornées de fioritures dans la marge supérieure, donnent le sentiment d’une certaine parenté. Dans quelques cas, incipit et rubrique ont été tracés par la main C, que caractérise en général l’épaisseur du trait, un plus gros module, l’abondance des abréviations et la forme du tracé de certaines lettres. Lorsqu’il n’y a que quelques lignes d’une écriture serrée dans un espace restreint au bas d’une enluminure, il est difficile de déterminer la main, qui semble le plus souvent être celle de A. 40

Voir cliché 2.

41

Voir cliché 3.

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B a écrit correctement Pentheo (cahier 2), là où A utilise fautivement Peritheo. Le caractère relâché, généralement peu appliqué, de la main C 42 sur les feuillets réécrits me semble indiquer que la copie, postérieure à la peinture, a été exécutée en hâte, mais à partir de la copie primitive et en en respectant strictement les volumes, afin de permettre le rassemblement des cahiers et la constitution du manuscrit. Cette main se caractérise par la présence d’une réglure très apparente, l’épaisseur du trait, le grand nombre des abréviations, et la forme caractéristique de certaines lettres (abondance de r ronds, presque absents dans les autres mains, un tracé très caractéristique de s rond final, surtout à la marge droite, et de petites majuscules). Les petites capitales décorées qui accompagnent la main C sont des lettres de couleur inscrites dans un encadrement doré qui forme un rectangle régulier. Pas de numérotation des chapitres. La main C se retrouve seule sur des feuillets ou des bifoliums peints par le maître du Boccace de Genève (f. 76-77, 121 ?, 152, 169, 181-182), mais est intervenue dans quelques cas aux côtés d’un autre main (peut-être 91, 101108, 151). Enluminures, mains et bifoliums Malgré toutes les incertitudes subsistantes concernant la difficulté de distinguer dans plusieurs cas d’une part les bifoliums des feuillets simples collés, de l’autre les mains des copistes sur certains folios (particulièrement quand l’écriture s’inscrit dans un espace restreint sous l’enluminure), on peut tenter de résumer la situation des feuillets peints et des feuillets voisins portant en tout ou partie un des trois types d’écriture dans le tableau suivant : livre

folio

simple

bifolium

enluminure

peintre

main de la page

table

1-13v



x



proème

14v



x

x

MC

B

Proème / poème

15-16v



x





B

invocation

17v

x



x

MC

B Rubr.C ?

main du v° de la page

forme bifolium avec

main de ce feuillet

table blanc

11

table

9-10

table

blanc



– A

I

18v



x

x

MC

A

A

23



19



x

x

MC

A

A

22

A

II

39



x

x

MC

A

A

34

A A



52v



x





B

A

51

III

53



x

x

MC

B?

C

50

B



63



x?





B

blanc

64 ?

A /B

IV

64



x?

x

MC

A

B

63 ?

B



70-71



x?





B

B



B

42

Voir cliché 4.

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V

76v



x

x

MC/MB



C

77

C



77



x

x

MB



C

76

C

VI

91



x?

x

MB

– 43

C

88 ?

A



101v



x?





rubr. C ?

blanc

108 ?

A B

VII

102



x

x

MC

A

B

107

VIII

121

x



x

MB

A?

C





IX

138v



x

x

MB

rubrique

A

133

A



139



x

x

MB

A?

B?

132

A



151v



x





C

blanc

150

A

X

152

x



x

MB

C

C







168v



x





A rubr. C

A

165

A

XI

169

x



x

MB

C

C







181



x





C

blanc

182

C

XII

182



x

x

MB

C

C

181

C

épilogue

194



x





B

B

197

blanc



195



x





B

B

196

blanc

Cette synthèse, en dépit des points d’interrogation, manifeste avec évidence d’une part le lien prédominant des peintures du maître du Cœur d’amour épris avec la main A surtout, et dans une moindre mesure avec B (14v, 17v, 64, 102), tandis que les feuillets peints par le maître du Boccace de Genève portent le plus souvent la main C ; d’autre part, le fait que la main A se rencontre aussi probablement sur des feuillets enluminés par ce second peintre (88-91) et, avec certitude, une fois conjointement avec B (133-138v et 132-139). B et A apparaissent du reste sur les mêmes bifoliums (52, 64, 102, 132), sans qu’il soit toujours possible de préciser l’ordre de leur intervention, bien que l’on puisse penser que B est venu combler certaines lacunes de A. Quant à C, il est intervenu en dernier lieu (sans doute au moment où le maître d’œuvre du manuscrit collationnait l’ensemble des cahiers), sans manifester beaucoup d’application, d’abord seul sur des feuillets vierges d’écriture peints par le maître du Boccace, mais aussi sur des feuillets écrits par A (150-151, et peut-être 88-91, 101-108 et 121), ou par B (50-53).43 On peut certes romancer l’histoire d’un livre – tentation sensible, à mon sens, dans les travaux de Felicitas Brachert – lorsque des péripéties matérielles complexes sont difficiles à retracer avec précision. Pour m’en tenir à une attitude autant que possible « philologique » face au texte du Livre de Thezeo, tout ce que j’ai pu affirmer est le caractère homogène de la version, l’absence de variantes significatives entre les manuscrits, et donc la cohérence de la tradition, y compris en ce qui concerne prologue et épilogue. Quelles étapes d’autre part peut-on restituer avec quelque vraisemblance, et quelle circulation des feuillets écrits ou peints entre copistes et enlumineurs, dans l’élaboration 43

Un espace réservé de deux lignes sous l’enluminure n’a pas été utilisé.

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Du texte, de sa copie et de l’enluminure

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d’un manuscrit à peintures aussi exceptionnel que le cod. 2617 ? Un enjeu de ces spéculations sur l’histoire du manuscrit est sans doute d’essayer de comprendre, dans la mise en forme d’une copie de prestige, certains modes de collaboration entre scriptoria et ateliers de peintres, mais surtout pour moi d’établir la position précise de cette copie dans l’histoire du texte, et donc sa fiabilité. L’état présent de W1 reflète à mon sens non pas l’évolution d’une traduction en train de se faire – une « traduction en progrès » ? –, ou dont la structure actuelle témoignerait d’états successifs et d’amputations dus à des changements de projet de la part du traducteur, mais le cheminement d’un manuscrit que les nécessités de l’illustration, confiée à plusieurs ateliers contemporains ou successifs, ont à certains moments démembré, entraînant l’abandon de feuillets de la copie primitive, et des réécritures toujours soigneuses dans le respect du texte, à défaut de soin dans l’écriture et la présentation : la main principale a représenté un modèle de texte achevé, dont les deux autres copistes à des moments divers ont respecté ligne à ligne la disposition primitive dans des feuillets réécrits avec une parfaite habileté. La présence de la même main sur un feuillet peint par Barthélemy d’Eyck et sur ceux du maître du Boccace me semble prouver entre autres que la réécriture s’est faite dans un atelier provençal, avant l’assemblage des cahiers. Quant à la répartition des enluminures, on est en droit d’estimer sans doute que le peintre du Cœur a abandonné à mi-chemin la réalisation de son projet initial pour une raison indéterminée ; tout aussi plausible me semble un partage des rôles entre les deux peintres de René qui ont travaillé à distance : l’un, Barthélemy, en Provence, où les différents stades de la copie et les bordures seront également réalisés ; le maître du Boccace en Anjou. La circulation des feuillets à peindre pouvait se faire dans un délai relativement bref (les archives montrent qu’on ne mettait guère plus de dix jours pour se rendre d’une capitale à l’autre des deux provinces du royaume), manière de répondre à la hâte d’un commanditaire anxieux de découvrir dans son habit fastueux une œuvre d’origine illustre et d’un ton nouveau.

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CLICHE 1

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CLICHE 2

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CLICHE 3

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CLICHE 4

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Rhétorique et poétique des Isopets : les enjeux de la traduction des apologues en français JEANNE-MARIE BOIVIN Université Paris XII – Val de Marne

1. Problématique

L

es fables que nous a laissées le Moyen Âge constituent un corpus de traductions aussi facile à circonscrire que difficile à cerner, aussi mince qu’hétérogène. Dans le temps d’abord, entre le recueil de Marie de France, qui inaugure semble-t-il à la fin du XIIe siècle le genre ésopique en français, et l’Esope publié en 1480 par Julien Macho, leur composition s’étend sur une période beaucoup trop longue pour que les pratiques de traduction qu’elles recouvrent n’aient pas considérablement évolué, pour ne rien dire de la langue dans laquelle ces traductions ont été effectuées. Mais ces disparités sont les moindres du corpus que je me propose d’analyser, d’autant qu’elles peuvent être en partie atténuées et leur chronologie resserrée. Le recueil de Marie de France ne saurait en effet appartenir à mon sujet. On ignore tout de sa source directe – le recueil anglais d’« Alfred » – et on pourrait bien se méprendre sur sa source indirecte – le Romulus Nilantinus invoqué par Warnke pour les quarante premières fables. Tant que ces modèles n’auront pas été clairement identifiés, il sera un peu vain de gloser la part de création d’un auteur à qui, tant en raison du prestige des Lais que de la méconnaissance des autres Isopets, on a généralement trop prêté. Par ailleurs, ce recueil représente une pratique de l’apologue isolée au Moyen Âge, reflétant les préoccupations – politiques en particulier – d’un temps qui n’est pas encore celui des fables. Le temps des fables commence au milieu du XIIIe siècle : c’est celui des traductions et de la multiplication des œuvres didactiques, morales et allégoriques ; c’est un temps de récession, puis de crise, et de repli du politique sur la sagesse mesquine des peu héroïques « nations ». Les fables appartiennent à l’« automne du Moyen Âge », où elles se répandent dans toute la

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littérature et plus seulement dans celle (littérature renardienne et exempla) qui lui est apparentée. À l’autre extrémité de la chaîne des Isopets, celui de Julien Macho se situe sinon en dehors du moins aux marges de mon corpus. Sa source, l’Æsopus réuni dans les années 1475 par Heinrich Steinhöwel, comprenait, outre les principaux recueils latins du Moyen Âge – Romulus ordinaire, Anonymus Neveleti et Avianus –et des récits – renardiens et exemplaires – apparentés, huit facéties du Pogge et surtout une Vie d’Ésope et dix-sept fables ésopiques qui venaient d’être traduites du grec par Ranutio d’Arezzo. C’est dire que cette collection, et par voie de conséquence sa traduction, n’ont plus grand chose à voir, non seulement par leur composante humaniste, mais aussi par leur conception d’anthologie monumentale et par leur mode de diffusion (l’imprimerie), avec celles du Moyen Âge. Elles témoignent de l’évolution qui conduira l’apologue, lentement et sans solution de continuité, de la tradition médiévale à la production renaissante qui ne la supplantera que dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Mais même si l’on réduit le corpus des Isopets à ceux qui ont été tirés à partir du milieu du XIIIe siècle de collections latines bien répertoriées, soit à peine une petite dizaine de recueils, ceux-ci ne présentent aucune homogénéité. On trouve d’un côté les deux séries de recueils anonymes en vers qui ont été publiés par Julia Bastin dans les tomes I et II du Recueil général des Isopets et qui sont tirés de deux collections scolaires en distiques élégiaques des années 1200 : l’Isopet de Chartres (fin XIIIe s.) et l’Isopet II de Paris (fin XIIIe s. ou début XIVe s.) adaptent le Novus Æsopus d’Alexandre Neckam ; l’Isopet de Lyon (XIIIe s.) et l’Isopet I (fin XIIIe s. ou début XIVe s.) le Romulus appelé, du nom de son éditeur au XVIIe siècle, de l’Anonyme de Nevelet – mais aussi encore parfois dit, d’après une attribution hautement fantaisiste d’Hervieux, « Romulus de Walter ». L’Isopet I est suivi dans cinq manuscrits d’un Avionnet qui adapte dix-sept fables du poète latin du IVe s. devenu un des auctores scholastici favoris du Moyen Âge, Avianus. D’un autre côté on a conservé une traduction anonyme en prose (2e moitié du XIIIe s.) des Parabolae d’Eudes de Cheriton (ap. 1225), éditée par Pierre Ruelle dans le tome IV du Recueil général des Isopets (RgI), et quatre versions françaises, en prose également, des vingt-neuf fables insérées au XIIIe siècle par Vincent de Beauvais dans son Speculum historiale puis dans son Speculum doctrinale : deux de ces versions, celle contenue dans le Miroir historial de Jean de Vignay (c. 1330) et celle que l’on trouve dans une autre compilation imprimée en 1488 sous le titre La Mer des histoires, ont été éditées au début du XXe siècle 1 ; les deux autres, contenues dans le Manuel d’histoire de Philippe VI de 1 « The Ysopet of Jehan de Vignay », éd. Guy Everett Snavely, in Mélanges A.M. Elliott, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1911, t. 1, p. 347-374, et « Vingt [en réalité vingt-neuf] fables d’Ésope, traduction française du XVe siècle », éd. Hugues Vaganay, in Mélanges offerts à Émile Picot par ses amis et ses élèves, Paris, Morgand, 1913, t. 1, p. 67-82.

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Valois (c. 1330) et dans l’édition Vérard du Miroir historial (1495-1496) sont à paraître, avec les deux premières, d’après une édition également posthume de Pierre Ruelle, dans le tome V du RgI. Cet ensemble composite soulève la question du statut médiéval d’un genre depuis toujours, en fait depuis qu’Aristote l’a classé non dans sa Poétique mais dans sa Rhétorique, mal assuré de sa définition comme de sa vocation. Le choix de la prose ou du vers, auquel on peut donner à cette époque une valeur stylistique, semble tracer une ligne de partage assez nette entre des « fables-traductions » et des « fables-adaptations », dont les premières seraient en gros « utilitaires » – destinées à servir d’exempla – et les secondes « littéraires » – traduites semble-t-il pour le seul bénéfice de la littérature. La distinction entre des « fables-traductions » en prose et des « fables-adaptations » en vers a été proposée pour les recueils de la Renaissance par Gianni Mombello 2. Je ne sais si elle rend compte des disparités des fabliers humanistes, aussi significatives que celles des Isopets 3, mais en tout cas elle ne saurait être transposée à ces derniers. D’abord parce que toutes les traductions médiévales de fables sont des adaptations – même si elles sont de nature et d’ambitions très diverses –, ensuite parce que la vocation d’aucun des Isopets n’est parfaitement assurée. Les vingt-neuf fables de Vincent de Beauvais sont dans leur épilogue, comme celles du sermonnaire Eudes de Cheriton dans leur prologue, expressément destinées à des prédicateurs pour égayer leurs sermons. La vocation utilitaire de ces fables est répétée, avec le reste de l’épilogue et du prologue, dans leurs traductions dont on peut douter qu’elles aient jamais servi d’exempla. Outre leur style, sur lequel je reviendrai et qui ne se prêtait guère à la recitatio, on y note l’estompage progressif des têtes de chapitre et des promythia si caractéristiques des recueils de fables-exemples où ils servent d’index à leurs utilisateurs : contra calumniosos : « contre calumnieux », contra cupidos : « contre les couvoiteux » 4 … Les fables latines de Vincent étaient elles-mêmes 2

Dans Le Raccolte francesi di favole esopiane dal 1480 alla fine del secolo XVI, Paris – Genève, Champion – Slatkine, 1981, p. 9. 3

Voir les rectificatifs apportées par Paola Cifarelli à l’analyse des versions françaises des fables de Vincent de Beauvais suivant cette classification (qu’elle avait reprise dans son Catalogue thématique des fables ésopiques françaises du XVIe siècle, Paris – Genève, Champion – Slatkine, 1986) : « Deux traductions en Moyen Français des fables de Vincent de Beauvais », Reinardus, 14, 2001, p. 115-130. 4

Pour les promythia des fables 1 et 3 de Vincent de Beauvais et du traducteur de La Mer des histoires voir Vincentii Bellovacensis Romuleae fabulae, éd. L. Hervieux, in Les Fabulistes latins, t. II, Paris, Firmin – Didot, 2e éd. rev., 1894, p. 234-35, et « Vingt [en réalité vingt-neuf] fables… », éd. cit., p. 68. Ces promythia sont escamotés dans la première rédaction du Manuel d’histoire de Philippe VI citée par Gianni Mombello dans « Traductions françaises des fables du Speculum historiale (XIVe-XVe siècles) », Reinardus, 8, 1995, p. 49-61. Et les têtes de chapitre qui regroupaient les fables dans le Romulus de Vincent, et qui n’étaient que très partiellement restituées par Jean de Vignay, disparaissent dans les deux rédactions comme dans la Mer des histoires.

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du reste un monument ambigu : compilation – du Romulus ordinaire – comprise dans une plus vaste compilation – une histoire universelle – pour illustrer un moment de l’histoire de la Grèce – le règne de Cyrus –, elles remplissaient, outre la fonction que leur assigne l’actor dans l’épilogue, la double fonction morale (soulignant la valeur exemplaire de l’histoire) et ornementale de toutes les amplifications narratives qui interrompent le fil du Speculum. De cette dernière fonction témoignent les améliorations stylistiques apportées à la prose lâche du vieux Romulus. Les Isopets en vers apparaissent en revanche uniquement littéraires : comme Marie de France avait composé ses Fables pour le public aristocratique et courtois qui avait goûté les Lais, les auteurs anonymes des XIIIe et XIVe siècles les mettent en roman pour celui, plus large, des laïcs ou des clercs moyennement instruits qui ne comprennent pas le latin et pour qui sont traduites à cette époque nombre d’œuvres didactiques. Tirés de collections latines qui servaient à l’enseignement, ils semblent complètement détachés du milieu scolaire dont ils sont issus. Cependant certains manuscrits sont bilingues. Et on peut s’interroger sur les circonstances de la composition du très mal nommé Isopet III, prosification maladroite de 43 fables de l’Isopet I où Julia Bastin voyait « le devoir d’un écolier » 5. La vocation du recueil de Steinhöwel et de Macho est encore plus problématique. Cette « somme » de la tradition ésopique médiévale a-t-elle été conçue comme le répertoire de matériau qu’elle est devenue pour de nombreux épigones ? Et pour avoir servi à d’autres littérateurs, doit-elle se voir dénier toute dimension littéraire ? Son statut est encore plus ambigu que celui des recueils antiques en prose, dont les spécialistes ne parviennent pas à s’entendre sur le minimum de création requis par un genre qualifié par Gérard Genette de « presque exclusivement hypertextuel » 6. Car les questions que posent ces textes disparates ne sont évidemment pas propres au Moyen Âge mais au genre double de l’apologue, récit et moralité comme un corps et une âme par La Fontaine mêlés 7, un genre banal dont les histoires sont (pour citer encore La Fontaine) « sues de tout le monde » 8, et qui s’est tout au long de son histoire partagé entre une pratique discursive – l’utilisation des fables dans les tribunaux, les écoles et les cloîtres – et une pratique littéraire. Tout au plus ces questions se posent-elles avec une relative acuité à l’époque où ce genre passe dans la langue qui lui donnera son chefd’œuvre, un chef-d’œuvre auquel nul ne refuserait le qualificatif de « litté5 Julia Bastin, introduction au t. II du Recueil général des Isopets, Paris, SATF, 1930, p. XL. 6

Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, “Poétique”, 1982, p. 85.

7

La Fontaine, Préface générale des Fables, in Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1991, p. 9 : « L’apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme. Le corps est la fable ; l’âme, la moralité ». 8

Ibid., p. 7.

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raire ». Les Fables de La Fontaine sont aujourd’hui un des monuments les plus consensuels de la littérature française. Mais six ans après la publication du premier recueil, Boileau, comme avant lui Aristote, comme Horace surtout qui avait pourtant été un des premiers poètes fabulistes, exclut encore l’apologue de son Art poétique. L’accession de l’humble figure rhétorique dont on attribue l’invention à Ésope au statut et à la dignité poétique n’est à aucune époque allée de soi. Au Moyen Âge où, si l’on en croit Robert Bossuat, elle « sent » si fort encore « l’école et le prêche » 9, la question apparemment ne se pose même pas. En tout cas elle n’a pas été posée. Ce qui ne l’a pas empêchée d’être sommairement tranchée. Les médiévistes en effet – pas seulement Robert Bossuat – n’ont pas été tendres avec les Isopets. Dans les manuels d’histoire littéraire ils leur accordent au mieux quelques lignes, coincées entre deux développements sur d’autres formes brèves – Lais de Marie de France ou Roman de Renart – ou insérées par raccroc dans l’un d’entre eux. Certains se sont expliqués sur ce désintérêt. Dès les années 1880 Gaston Paris écrivait que la fable ésopique est « sauf une exception, restée trop fidèlement attachée aux exemples latins » 10. L’« exception » est le recueil de Marie de France. Je n’insiterai pas sur son absurdité pour le seul recueil dont on ne saurait apprécier la fidèlité (ou la belle infidélité) à un modèle latin ou anglais. Un siècle plus tard elle n’a plus cours chez Paul Zumthor, dont l’Essai de poétique médiévale condamne sans appel l’apologue comme le seul « genre latin assumé comme tel par la langue vulgaire » 11. Au défaut complet d’originalité qui lui est prêté – et qui serait unique dans l’histoire de la littérature en langue romane – Robert Bossuat en a entre-temps joint un autre auquel j’ai fait allusion : Trop étroitement fidèles aux modèles latins, les auteurs d’Isopets ne se renouvellent guère et leurs œuvres dégagent souvent plus d’ennui que d’agrément. L’intention morale implique un ton de gravité qui sent trop l’école et le prêche 12.

Tout le malheur des fables – ou si l’on veut leur unique défaut – vient de ce qu’elles sont des traductions, vulgaires à tous les sens du mot – si, comme l’affirment les éminents critiques que je viens de citer, la langue dans laquelle elles transposent le latin sophistiqué de leurs modèles n’est que l’instrument d’une vulgaire reproduction de ces derniers et d’une vulgarisation de l’enseignement d’Ésope peu différente de celle qui avait cours dans les écoles ou dans les églises et qui leur confère, par une insensible et semble-t-il irrésistible confusion, le label utilitaire de toutes les traductions. Un coup d’œil, même rapide, sur les Isopets en vers et sur leurs textes-sources suffit pour se rendre compte 9

Robert Bossuat, Le Moyen Âge, Paris, Del Duca, 1931, p. 112.

10

Gaston Paris, Histoire de la littérature française au Moyen Âge, Paris, Hachette, 2e éd. rev., 1890, p. 117. 11

Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 52.

12

Robert Bossuat, op. cit., p. 112.

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qu’aucun de ces reproches n’est fondé. Il y a loin de la brevitas et de la rhétorique compliquée des apologues latins généralement sérieux aux récits beaucoup plus simples et familiers, plus prolixes aussi et encore plus comiques, qui en ont été tirés – tout comme il y a loin des sentences frappées dans le moule efficace des distiques élégiaques gnomiques à leur adaptation verbeuse et souvent oiseuse dans les moralités en français. J’ai étudié dans un récent ouvrage 13 la mise en roman de recueils dont on peut suivre l’élaboration pas à pas, depuis leur lointaine source phédrienne, à travers la mise à plat du Romulus puis les prouesses métriques et rhétoriques des auteurs scolaires, et qui sont tout particulièrement représentatifs de l’Ésope médiéval : l’Isopet de Lyon et l’Isopet I-Avionnet adaptent, dans l’ordre où elles se succédaient dans de nombreux manuscrits, les deux branches de la fable médio-latine dans leurs deux recueils-phares. J’ai analysé le détail de leurs adaptations, la prégnance et la porosité des modèles que les apologues, dans leurs singuliers manuscrits bilingues, affichent à leurs côtés, la dialectique de la traduction et d’une trahison qui se manifeste autant par l’amplification, souvent considérable, du texte-source que par des innovations stylistiques (par exemple le style « marotique » et formulaire des fables) qui en changent l’esprit et la tonalité, enfin les influences (en particulier l’Esope de Marie de France) et les confluences (en gros toute la littérature qui depuis un ou deux siècles s’écrit en français) qui ont contribué à les orner et à les égayer. La traduction s’accompagne aussi d’une forte moralisation. Cette approche assez technique des fables se double d’une autre, moins assurée, des milieux où elles ont été composées et diffusées et s’achève sur un certain nombre de propositions pour une poétique médiévale de l’apologue dans les recueils latins et français. Mon propos n’est pas de revenir aujourd’hui sur ces analyses, dont je donnerai seulement une brève illustration, mais de mettre en évidence les enjeux de la traduction des apologues, ou plutôt des pratiques de traduction des apologues au Moyen Âge, puisqu’il est clair que dans cet ouvrage intitulé Naissance de la fable en français, et qui traite évidemment de la fable littéraire, je n’ai pas analysé les adaptations en prose d’Eudes de Cheriton ou de Vincent de Beauvais. La principale question que pose en réalité ce corpus disparate est celle de savoir si la fable littéraire (ou poétique si l’on préfère) naît avec d’autres formes littéraires mieux estampillées au Moyen Âge, et cette question se pose en dépit non seulement des doutes (pour ne pas dire davantage) exprimés par les médiévistes mais aussi de la thèse qui prévaut chez les lafontainiens, selon laquelle c’est La Fontaine qui a inventé en français la fable poétique.

2. Poétiques et pratiques de la traduction des fables en français La distinction entre différents types de recueils, rhétoriques et poétiques, si l’on veut faire court, ou, si l’on veut être plus précis, entre des compendia (« abrégés ») ou promptuaria (« magasins »), c’est-à-dire des collections de 13

Naissance de la fable en français, Paris, Champion, “Essais sur le Moyen Âge”,

2006.

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matériau ésopique plus ou moins brut pour des orateurs, professeurs, prédicateurs…, et des collections littéraires à proprement parler, est le serpent de mer des études sur les fables mais aussi bien l’écueil sur lequel elles viennent généralement se briser. Je n’aurai pas la prétention de tordre, mieux que les spécialistes de la fable antique ou classique, le cou au serpent ni d’éviter les écueils, mais du moins je ne chercherai pas à les esquiver en mettant en avant les spécificités de la production littéraire du temps des Isopets. Que la littérature médiévale soit infiniment plus bigarrée que celle de l’âge classique en particulier (qu’elle n’ait rien à voir avec les belles-lettres), que sa composante orale ne soit plus à démontrer et qu’elle ait donné en revanche leurs lettres de noblesse à des activités (la traduction et la compilation) aujourd’hui mal considérées, peut sans doute être rappelé à propos d’un genre constitutivement hybride, qui a toujours plus ou moins composé avec son originelle oralité et qui n’a jamais eu vocation à l’originalité – le transfert d’une langue dans une autre n’étant qu’une des modalités de la transformation hypertextuelle d’un matériau quasi-identique pendant plus de deux millénaires, qui peut aussi bien passer de la prose au vers ou du vers à la prose qu’à travers des types de réécritures bien répertoriées (dans les écoles) : contraction, expansion, invention d’un récit à partir d’une moralité ou d’une moralité à partir d’un récit… Bref, que l’esthétique de l’apologue soit mieux accordée au temps des Isopets qu’à celui de leurs critiques est aussi vrai que préjudiciable – même chez les médiévistes les mieux intentionnés – à la réputation des recueils. Mais cela ne change rien au fait qu’au Moyen Âge comme à toutes les époques il y a eu fable et fable et que cette évidence est aussi irréfutable que difficile à préciser et même à prouver. D’autres s’étant attelés avant moi, pour d’autres périodes, à la difficulté, je partirai de leurs analyses pour examiner les Isopets, du moins un corpus limité (par les limites de cet exposé) aux adaptations en prose de Vincent de Beauvais et à celles en vers de l’Anonymus Neveleti et d’Avianus. Je proposerai une définition de la fable poétique qui s’appuie non seulement sur le livre de Patrick Dandrey, La Fabrique des Fables 14, mais aussi sur le débat qui a opposé, au cours des entretiens de la fondation Hardt en 1983 sur la fable antique, Morten Nøjgaard et Francisco Rodriguez Adrados 15, ainsi que sur l’essai de mécanique générique proposé en 1985 dans la revue Poétique par Jean-Marie Schaeffer sous le titre « Æsopus auctor inventus. Naissance d’un genre : la fable ésopique » 16.

14

Poétique de La Fontaine (I). La Fabrique des Fables, Paris, PUF, “Quadrige”, 1996 (1re version Klincksieck, 1991). 15

Voir La Fable. 30es Entretiens sur l’Antiquité classique, Genève, Fondation Hardt, 1983. Certains points de ce débat figurent (guère clarifiés…) dans la monumentale Historia de la fábula greco-latina de Francisco Rodriguez Adrados, Madrid, Universidad Complutense, 1979-1987, 4 vol., trad. angl. revue par l’A. et Gert-Jan van Dijk, Leyde, Brill, 3 vol., 1999-2003. 16

Poétique, 63, sept. 1985, p. 345-364.

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Par fable « littéraire » ou « poétique » j’entendrai donc des apologues réunis, hors de toute visée utilitaire identifiable, en livres ou autres unités pourvus de prologues, épilogues etc. ; des œuvres composées, à la différence de répertoires (comme les fables d’« Ésope » classées par ordre alphabétique) ou de promptuaria (comme les plus anciennes fables grecques du papyrus Rylands ou les recueils médiévaux d’exempla, dont les promythia-indices – Προς τον πλούσιον..., Contre les malicieus... – indiquent les « applications »), par une instance auctoriale qui n’implique pas nécessairement de signature mais qui imprime aux récits, outre des préoccupations idéologiques, des ambitions esthétiques et des caractéristiques stylistiques modélisantes. C’est une définition empirique, élaborée à partir des recueils grecs, latins et français conservés, à des fins opératoires. Chaque critère pris séparément ou presque peut être contesté, mais mis bout à bout ils composent des pratiques fabulaires que personne ne confondrait. Je les appliquerai successivement aux Isopets. De tous, celui d’une visée utilitaire identifiable ou identifiée est sans doute le plus contestable. J’ai déjà évoqué les ambiguïtés de celle assignée par l’épilogue au recueil de Vincent de Beauvais dans les traductions et même dans le Speculum historiale. Et la vocation utilitaire du Romulus de l’Anonyme de Nevelet, dénuée, elle, de toute ambiguïté, ne l’empêche pas d’être un recueil artistiquement élaboré. On peut même penser que ce best-seller de la littérature scolaire médiévale a été, comme l’Æsopus d’Alexandre Neckam qui a eu moins de succès, mis en distiques élégiaques sophistiqués pour relever le niveau, assurément médiocre, des Romulus en prose que les écoles utilisaient. Il n’empêche. Globalement, si l’on considère l’histoire de l’apologue dans sa longue durée, les collections de fables à visées utilitaires plus ou moins affichées ont des ambitions littéraires moindres que celles où l’on n’en a pas identifié. Et l’analyse à laquelle j’ai soumis les Isopets permet d’exclure, contre certaines allégations mal informées, toute destination ou diffusion scolaire des recueils français. Même le soi-disant Isopet III n’a rien à voir avec l’école mais témoigne seulement de la – relative – démocratisation des livres de fables au XVe siècle entre des mains assez fortunées pour pouvoir les acheter mais insuffisamment cultivées pour pouvoir les transformer 17. La composition des recueils est un critère plus assuré, qui distingue nettement par exemple au Ier siècle les fables de Phèdre, qui sont les premières fables poétiques que l’on connaisse, de leurs modèles grecs groupés par ordre alphabétique. Mais là encore il y a composition et composition. Entre celle, sans faille bien qu’elle ne nous soit pas parvenue dans son intégrité, des cinq livres du poète latin tous pourvus d’un prologue et d’un épilogue, et les regroupements lâches des quatre livres du Romulus (dans sa version « ordinaire ») qui n’ont que deux prologues, il y a la distance qui sépare l’œuvre du fabuliste le plus original de l’Antiquité et peut-être de l’histoire de l’apologue d’une anthologie réunie en milieu scolaire vraisemblablement sans autre ambition que celle de servir à un enseignement (du latin) très élémentaire. Il reste que, comme le martèle Morten Nøjgaard, « le seul acte de constituer une anthologie est un 17

Voir sur ces questions J.-M. Boivin, op. cit.

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acte créateur » 18 et que l’anthologiste qui s’est dissimulé sous le pseudonyme du dernier empereur ou du premier roi de Rome a imprimé aux fables qu’il a léguées au Moyen Âge sa marque indélébile. Son corpus d’apologues phédriens a été repris par de nombreux recueils médiévaux sans changement et dans l’ordre qu’il leur avait donné. Ainsi l’Anonymus Neveleti versifie les trois premiers livres sans autre modification qu’une répartition plus rigoureuse des fables dans ceux-ci (3 x 20) et la substitution de fabliaux à deux d’entre elles. De ce point de vue la sélection opérée par Vincent de Beauvais dans les quatre livres innove davantage, mais les limites des ambitions de l’encyclopédiste – donner un florilège – apparaissent dans la reproduction (sans autre modification que de menues corrections stylistiques) non seulement des apologues mais aussi de la vieille dédicace du Romulus 19. L’actor n’intervient que dans l’épilogue pour mettre en garde les utilisateurs des fables. L’auteur de l’Anonymus Neveleti en revanche fait précéder son recueil d’un prologue original appliquant à l’apologue la dialectique horatienne du prodesse et du delectare, qui est un jalon important de la poétique subtile qui s’élabore, longtemps avant La Fontaine, dans les écoles du Moyen Âge 20. Les traducteurs de la petite compilation du Speculum historiale traduisent sans aucun changement le prologue et les apologues du Romulus puis l’épilogue de Vincent. Celui de l’Isopet de Lyon n’intervient pas davantage dans la (re)composition de son modèle dont il adapte intégralement la préface et le corpus de fables. Mais l’auteur de l’Isopet I-Avionnet non seulement procède à des suppressions et à des modifications dans l’ordre des fables de l’Anonymus mais surtout, en leur adjoignant une sélection de dix-huit fables d’Avianus, il livre, en même temps que sa traduction, une nouvelle anthologie qui inaugure les « livres de fables » en français composés de plusieurs collections. Il pourvoit son Avionnet d’un prologue et d’un épilogue originaux, moins cependant que l’épilogue qu’il ajoute à l’Isopet I et qui infléchit singulièrement, ou à tout le moins éclaire sous un jour très singulier, le prologue horatien de sa source 21. On a là véritablement l’œuvre d’un auteur, dont le destin illustre cependant la précarité, à cette époque, de l’appropriation par un individu du trésor collectif qui circule sous les noms d’Ésope ou de Romulus. En effet, entre les mains d’un remanieur désireux de l’offrir à la reine Jeanne de Bourgogne, l’anthologie connaît, quelques années après sa composition, différentes transformations – suppressions, ajouts et modification de l’ordre 18

Cf. La Fable, op. cit., p. 250-251.

19

Voir Vincentii Bellovacensis Romuleae fabulae, éd. cit.

20

Anonymus Neveleti, éd. Wendelin Foerster, in Lyoner Yzopet. Altfranzösische Übersetzung des XIII. Jahrhunderts in der Mundart der Franche-Comté ; mit dem kritischen Text der lateinischen Originals (sog. Anonymus Neveleti), Heilbronn, Henninger, “Altfranzösische Bibliothek” (5), 1882, prologue, p. 96. 21 Voir l’Isopet de Lyon et l’Isopet I-Avionnet dans le t. II du Recueil général des Isopets, op. cit., et J.-M. Boivin, op. cit.

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des fables – et surtout une amplification systématique des moralités. L’alourdissement du didactisme du recueil a été très préjudiciable à ses qualités littéraires. La seconde rédaction de l’Isopet I-Avionnet a objectivement défiguré un des plus intéressants et sans doute le plus réussi des Isopets, pour longtemps si l’on considère les éditions modernes qui ne donnent plus accès à sa première version. Cependant le second rédacteur a composé des récits pittoresques (ainsi les premières versions françaises de Conseil tenu par les Rats et du Cochet, le Chat et le Souriceau), et ses additions aux prologues et aux épilogues ne sont pas sans intérêt 22. Ce type de réécriture est en réalité aussi ancien que les fables et empêche de retenir comme critère de leur littérarité la clôture qui caractérise normalement les œuvres littéraires. La distinction opérée par Francisco Rodriguez Adrados entre des collections d’apologues littéraires « fermées » – comme celle de Phèdre – et des collections utilitaires « ouvertes » – comme les manuscrits d’« Ésope » (Augustana) qui peuvent contenir deux versions de la même fable et même parfois deux fois la même version d’une fable – ne peut être opérante au Moyen Âge où, si les recueils ont soigneusement évité les doublons, ils ont tous pu (non seulement l’Isopet I mais aussi par exemple l’Anonymus Neveleti) à un moment accueillir des récits composés « à la manière » des leurs, qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer 23. On remarquera toutefois que même les douze livres de La Fontaine, dont la tradition textuelle est relativement assurée, ont été composés sur une trentaine d’année et que leur organisation est discutée. D’une manière générale la composition des recueils de fables, toujours plus ou moins lâche et sujette à discussion, n’est qu’un des indices d’un contexte auctorial qui doit être autrement manifesté et précisé. La signature des œuvres n’est pas, comme on peut s’en douter pour le Moyen Âge, décisive. Seule de tous les traducteurs d’une collection autonome (et non d’une compilation comprise dans une plus vaste compilation) Marie de France signe son Isopet : Put cel estre que clerc plusur prendereient sur eus mun labur… 24

La crainte de se faire voler son travail, obsessionnelle chez la poétesse, pouvait apparaître justifiée, concernant le genre ésopique, voué depuis l’Antiquité, en même temps qu’à l’anonymat ou au pseudonymat, à la compilation (si l’on considère le pillage auquel s’est livré le remanieur de l’Isopet I-Avionnet). Mais elle n’a apparemment pas effleuré les autres fabulistes chez qui il faut chercher des formes d’énonciation auctoriale moins voyantes. Je n’entrerai pas dans les remodelages idéologiques du vieux matériau ésopique, l’infléchissement des narrations et des leçons vers des thèmes obsession22

Voir J.-M. Boivin, op. cit.

23

Voir ainsi les avis divergents émis sur les fables apparemment apocryphes de l’Anonymus Neveleti. 24 Marie de France, Fables, éd. et trad. Ch. Brucker, Louvain, Peeters, 1991, Épilogue, v. 5-6.

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nels de la féodalité et surtout de la fin du Moyen Âge. Ils constituent un sujet trop vaste et connexe à la question de la traduction. Mais au cœur de celle-ci je m’interrogerai sur les ambitions artistiques et les caractéristiques stylistiques modélisantes que les traducteurs ont ou non imprimées aux fables, à partir d’un échantillonnage représentatif. L’apologue Le Loup et la Grue figure dans presque tous les recueils latins et français du Moyen Âge. Vincent de Beauvais (annexe 2) reproduit, à quelques menues corrections près 25, celui du Romulus. C’est une petite narration sommaire et linéaire caractéristique des vieilles paraphrases qui gardent généralement la substance des apologues de Phèdre mais en perdent souvent le sel : la métonymie (annexe 1, v. 8) réduisant la grue à la longueur de son cou, la « périlleuse opération » du v. 9 et surtout l’acuité de la pointe (v. 11-12), émoussée dans un discours indirect et redondant (annexe 2, « O injuria meis virtutibus ») dont le trop d’ironie tue l’ironie. La traduction de Jean de Vignay (annexe 3) est, conformément aux partis pris bien connus de ce traducteur 26, si littérale qu’elle a presque les dimensions de l’original, dont elle mime, à une coordination et une subordination près, la syntaxe et l’ordre des propositions. Je ne donnerai que deux exemples de sa langue « fortement conditionnée de traduction » 27 : l’ablatif absolu « le lou gueri » et surtout l’inimitable « un en traversa griefment entre ses dens ». Mais le plus fâcheux pour l’apologue est le délayage de la pointe phédrienne (que La Fontaine saura si bien retrouver) dans les développements donnés à la réplique finale et particulièrement à l’adjectif ingrata qui devient, au milieu de la phrase, « et el ne m’en scet gré ». La version procurée cent cinquante ans plus tard dans la Mer des histoires par un chanoine de l’Oise (annexe 4) est plus verbeuse mais guère plus heureuse. Sans doute le rythme et l’allure de sa prose hypotactique peuvent-ils sembler mieux accordés au français et partant plus lisibles. Mais l’accroissement (d’environ un tiers) du texte latin est surtout le résultat de redoublements synonymiques (« le col et le bec », « aide et medecine », « faire et acomplir », etc.) dont le plus maladroit est celui du promythium (« maulvais garnemens et 25 Autant qu’on puisse en juger d’après le texte de Vincent édité par Hervieux et celui du Romulus édité par Thiele (Georg Thiele, Der Lateinische Äsop des Romulus und die Prosa-Fassungen des Phädrus, Heidelberg, Carl Winter, 1910, p. 32-35), il substitue par exemple à « sanus cum esset Lupus » « sanato Lupo » et supprime un passage obscur (« rogabat Gruis petitores reddi sibi promissa premia »). 26 Voir le célèbre prologue de sa traduction de Végèce et Claude Buridant, « Jean de Meung et Jean de Vignay traducteurs de l’Epitoma rei militari de Végèce. Contribution à l’histoire de la traduction au Moyen Âge », in Études de langue et de littérature françaises offertes à André Lanly, Nancy, Publications de l’Université de Nancy II, 1980, p. 51-69. Sur la probabilité d’une révision des fables par l’auteur, voir P. Cifarelli, art. cit. 27

Voir Gabriel Bianciotto, « Langue conditionnée de traduction et modèles stylistiques au XVe siècle », in Sémantique lexicale et sémantique grammaticale en Moyen Français, éd. Marc Wilmet, Bruxelles, Centre d’Études Ling. et Litt. Vrije Universiteit Brussel, 1979, p. 51-80.

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ingratz ») : la perte de l’antiphrase célèbre (rendue telle par La Fontaine) préfigure celle, définitive cette fois, de la pointe dans une dilution du discours du loup encore pire que chez Jean de Vignay et d’autant plus intempestive que le traducteur ajoute, à la fin du récit, une évaluation (« Par ainsi n’eut la povre grue… ») structurellement redondante avec la réplique finale évaluatrice. Cette perte, et celle de l’efficacité démonstrative qui en découle, étant la moindre d’une fable qui escamote aussi dans le récit l’image-emblème, qui a fait la fortune des illustrateurs mais garantissait aussi bien son efficacité narrative, de la grue plongeant sa tête dans la gueule du loup. Les deux autres traductions de l’apologue de Vincent que j’ai pu lire dans le tapuscrit de Pierre Ruelle apportent les mêmes enseignements. Plus ou moins littérales et plus ou moins succinctes, elles n’ajoutent ni ne retirent rien à leur modèle, du moins intentionnellement puisque l’on a vu que certaines maladresses lui ôtent de son tranchant, et se gardent de toute innovation thématique ou stylistique. Ni poétiques ni peut-être même rhétoriques, elles appartiennent à une catégorie ambiguë de fables-monuments, dépositaires fidèles, dans de vastes anthologies ou de courts florilèges, d’une mémoire d’Ésope dont on mesure mal la propension et la vocation à être réactivée par des locuteurs ou de plus amples narrateurs. L’Anonymus Neveleti tranche sur cette production prosaïque. La fable De Lupo et Grue (annexe 5) est représentative des cas (au sens donné par André Jolles à cette « forme simple », juridique à l’origine) rhétoriques de l’Anonyme. Je n’insisterai pas sur les figures du distique sentencieux et du récit mais surtout sur l’abstraction de celui-ci (renforcée par le présent, très rare dans les fables) et sur sa concision, supérieure à celle de Phèdre et essentiellement obtenue, comme on le voit aux vers 1 et 3, par une inversion de l’ordre de la narration. Des deux dimensions, narrative et démonstrative, des fables, l’Anonyme privilégie clairement la seconde. Dans les traductions la tendance va s’inverser, mais les traducteurs ne pouvaient plus ignorer les ambitions artistiques dont on pouvait doter le vieux matériau prosaïque. Ils reprennent à leur modèle le dispositif caractéristique des fables littéraires, qui ne sont plus rapportées à Ésope, comme chez Vincent de Beauvais, mais données en focalisation zéro, sous un titre (« De Lupo et Grue ») qui, contrairement au chapeau des fables-exemples, n’en déflore ni le sens ni l’intérêt. Et ils adoptent aussi la forme versifiée. La mise en vers des fables a été à toutes les époques un indice aussi élémentaire qu’incontournable de leur poéticité. Que les fabulistes aient toujours choisi le vers le plus prosaïque – l’octosyllabe au Moyen Âge, comme le sénaire de Phèdre ou le choliambe de Babrius, et jusqu’aux vers irréguliers choisis par La Fontaine parce qu’« ayant un air qui tient beaucoup de la prose » 28 – ne change rien à cette évidence. Pour le reste, le canevas (particulièrement sec) de l’Anonyme a été de toutes les façons amplifié et orné.

28 La Fontaine, Avertissement de ses premiers Contes, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 551.

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L’amplification la plus spectaculaire est celle de l’Isopet de Lyon (annexe 6). L’exemple latin devient un conte qui a presque sept fois la taille de son modèle. Le traducteur motive la donnée immotivée de la fable primitive (l’os coincé dans la gueule du loup) en inventant un prologue (v. 1-18) où le prédateur affamé met en pièce « un torel », et il orne le récit de circonstances nouvelles : le conseil des bêtes et des oiseaux (v. 21-24) qui désigne la grue pour retirer l’os est sans doute emprunté à la version de Marie de France (qui l’avait trouvé dans sa source ou inventé), tout comme la folie proclamée du loup (v. 41-44) de n’avoir pas « usey de son office » en tranchant le cou avec ses dents, qui réintroduit dans la réplique finale une ironie perdue (avec la pointe phédrienne) par la trop grande concision de l’Anonyme. Ces innovations thématiques se doublent d’innovations stylistiques caractéristiques : l’introduction de proverbes (v. 1-2) et d’un style « marotique » (avec l’euphémisation plaisante du massacre du taureau v. 9 : le loup « lui passe l’envie de courir ») associé à l’apologue depuis La Fontaine mais qui apparaît bien avant lui et bien avant Marot dans les premières traductions de fables en français. Le processus de recréation qui accompagne ce type d’adaptation est encore plus net dans l’Isopet I. Dans l’apologue beaucoup moins amplifié (où le modèle latin n’est pas tout à fait multiplié par quatre) de l’annexe 7, la grue reçoit (v. 7-9) un nom, « Ma Dame Hautene », un métier et des diplômes – une licence de médecine, voire un doctorat, puisque le loup l’appelle (v. 22) « fole maistresse » – obtenus à Montpellier. On est loin de l’espace et du temps non référentiels de la vieille fable et de ses allégories désincarnées. On est dans la comédie de caractères. De caractères sommaires – dans les limites du récit ésopique élémentaire ils n’ont pas le temps d’évoluer –, mais aussi pittoresques que comiques, et dont le comique et le pittoresque sont en grande partie tirés des correspondances de la physiognomonie comparée. Un animal haut, donc hautain, évoque le savoir hautain et pédant des médecins et une tradition satirique bien antérieure à Molière de docteurs au comportement « po saige ». Plus encore que « l’Opératrice » de la fable correspondante de La Fontaine 29, la grue préfigure « le héron au long bec emmanché d’un long cou » au « goût dédaigneux », rapproché par le fabuliste de « certaine fille un peu trop fière » refusant tous les maris et finalement contrainte, comme le héron de se rabattre sur « un limaçon », d’épouser « un malotru » 30. Le récit n’a plus rien à voir avec le modèle latin sérieux et abstrait dont on distinguait à peine au début les acteurs. Il préfigure les narrations « égayées » – c’est-à-dire ornées autant que gaies – de La Fontaine et les jeux anthropomorphiques et « sylleptiques » – pour reprendre une expression de Patrick Dandrey 31 – dont le fabuliste s’est fait une spécialité.

29

La Fontaine, Fables, III, 9 : Le Loup et la Cigogne, v. 9.

30

Ibid., IV, 3 : Le Héron. La Fille.

31

op. cit.

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Conclusion Ce type de récit montre assez que les Isopets ont écrit les premières pages de la fable poétique en français. Du moins certains Isopets, qui en ont côtoyé d’autres moins inspirés, ou inspirés par d’autres préoccupations – qui n’étaient au demeurant peut-être pas si éloignées des leurs. Pour conclure en effet, ou ne pas conclure, et achever de brouiller les clarifications que j’ai peiné à apporter, je voudrais souligner que les traductions médiocres des fables-exemples de Vincent de Beauvais ont été composées dans le même milieu – la cour de Jeanne de Bourgogne et de Philippe VI de Valois – que la seconde rédaction de l’Isopet I -Avionnet, et que les préoccupations pratiques exprimées dans l’épilogue du Speculum historiale sont en prise sur la poétique problématique élaborée par les recueils en vers latins et français 32. Dans ces réalisations disparates il faut sans doute voir des différences, non de nature, mais de degré, de réalisation de l’une ou l’autre postulation d’un genre originellement divisé. La fable poétique émerge lentement, au Moyen Âge comme aux autres époques, de pratiques discursives dont elle est née, avec lesquelles elle continue de coexister et auxquelles elle demeure ontologiquement liée. L’apologue – parmi les différentes définitions que je retourne en tous sens depuis quelques années je reviens souvent à celle d’Houdar de la Motte – est « une instruction déguisée sous l’allégorie d’une action » 33. Ou aussi bien le « piège à écoute », décrit par Louis Marin 34, d’une narration qui vaut pour « autre chose » – l’interprétation transcendante dont les modalités peuvent varier mais qui est toujours postulée. Que l’instruction soit formalisée dans une église ou dans une école, ou qu’elle soit insinuée par mégarde et délectation dans un auditoire plus informellement assemblé, c’est toujours le même piège et c’est la même tension, qu’aucune poétique, même la plus subtile, même la « sagesse de la gaieté » prêtée à La Fontaine 35, ne parvient tout à fait à supprimer.

32

Voir J.-M. Boivin, op. cit., deuxième partie, chapitre IV.

33

Houdar de La Motte, « Discours sur la fable » (1719), in Appendices des Œuvres complètes de La Fontaine, t. I, p. 935. 34

Louis Marin, « Le pouvoir du récit », in Le Récit est un piège, Paris, Minuit, 1978.

35

Voir P. Dandrey, op. cit.

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Annexes 1. Phèdre, I, 8 : Lupus et Gruis (Phèdre, Fables, éd. Alice Brénot, Les Belles Lettres, “CUF”, 1924, p. 6)

5

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Qui pretium meriti ab improbis desiderat, bis peccat : primum quoniam indignos adiuvat, impune abire deinde quia iam non potest. Os devoratum fauce cum haereret Lupi, magno dolore victus coepit singulos inlicere pretio ut illud extraherent malum. Tandem persuasa est iure iurando Gruis, gulaeque credens colli longitudinem periculosam fecit medicinam Lupo. Pro quo cum pactum flagitaret praemium : Ingrata es, inquit, ore quae nostro caput incolume abstuleris et mercedem postules.

2. Romulus de Vincent de Beauvais, 5 (Speculum historiale, livre IV, chap. 2-8) (Léopold Hervieux, Les Fabulistes latins, Paris, Firmin-Didot, 2e éd. rev., 1894, t. II, p. 234-35) [De Hesopo et fabulis eius moraliter fictis contra calumniosos et insidiosos, cupidos et incautos, Eusebius et actor] Item contra illos qui malos incaute iuvant, fabulam componit, dicens : Ossa dum lupus devoraret, unum ex illis transversum graviter in faucibus hesit. Lupus magno precio qui hoc malum extraheret invitavit. Rogabatur Grus longo collo ut medicinam prestaret Lupo : id egit ut caput mitteret et malum de faucibus extraheret. Sanato Lupo, Grus sibi reddi promissa premia petiit, et Lupus ait : O injuria meis virtutibus ! Ingrata est illa Grus, que caput incolumis extulit non vexatum dente nostro et mercedem postulat ! 3. Isopet de Jean de Vignay, 5 (Miroir historial, IV, 2-8) (G. E. Snavely, « The Ysopet of Jehan de Vignay », in Mélanges A.M. Elliott, Baltimore, 1911, p. 352) [De Esope et de ses fables faintes moralement contre les malicieus envieux] Et donc faint il contre ceulz qui aident as mauvés folement, et dit ceste fable. Si comme le Lou devouroit les os, un en traversa griefment entre ses dens. Le Lou promist grant pris a qui cel mal osteroit, et prioit la Grue au col lonc que elle li donnast medecine. Tant fist que ele mist son col en sa bouche et li osta le mal de la bouche et de la gorge. Le Lou gueri, la Grue demanda sa promesse, et le Lou li dist : O ! comme ç’a esté grant injure as vertus de moy que celle Grue retrait sa teste saine de ma gorge, et je estoie travaillié les dens, et el ne m’en scet gré et demande son loier. 4. Isopet de La Mer des histoires, 5 (Hugues Vaganay, « Vingt [en réalité vingt-neuf] fables d’Ésope, traduction française du XVe siècle », in Mélanges E. Picot, Paris, D. Morgan, 1913, p. 69) Contre ceulx qui font plaisir a maulvais garnemens et ingratz. Comme le Lou mengoit des os, l’ung se mist d’aventure de travers dedens son gosier, dont il fut si grevement moleste qu’il promist de donner grand pris a celluy qui pourroit tirer tel os. La Grue qui a le col et le bec longs fut priee tres instamment pour donner aide et medecine audit Lou, laquelle se efforca de ce faire et acomplir, dont finablement tira ledit os de la gorge

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dudit Lou. Apres ce, demanda estre remuneree comme le Lou avoit promis. A laquelle respondit : O miserable Grue, tu es moult ingrate de mes vertuz et forces ! Congnois que lors que tu avoyes ton col dedens ma gorge, je te eusse estranglee et devouree de mes dens se j’eusse voulu. Et pour ce ne demande aultre loyer et tu feras que saige. Par ainsi n’eut la povre Grue aultre remuneration du maulvais Lou. 5. Anonymus Neveleti, 8 (Lyoner Yzopet, éd. Wendelin Foerster, Heilbronn, Henninger, “Altfranzösiche Bibliotek” (V), 1882, p. 99-100)

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De Lupo et Grue Arta Lupum cruciat via gutturis osse retento. Mendicat medicam multa daturus opem. Grus promissa petit de faucibus osse revulso. Cui Lupus : An vivis munere tuta meo. Nonne tuum potui morsu precidere collum ? Ergo tibi munus sit tua vita meum. Nil prodest prodesse malis. Mens prava malorum Immemor accepti non timet esse boni.

6. Isopet de Lyon, 8 (Recueil général des Isopets, éd. Julia Bastin, Paris, SATF, t. II, 1930, p. 99-100)

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Dou Lou et de la Grue Fains fist issir de sa caverne Lo Lou cui la goule governe. Angoissous fut de maingier, Bien cuidoit de fain enraigier. Or se garde cui qu’il atiegne, Mors sera, mais que a sa main viegne. Un torel enmi le prel vit : Cil qui de rober se chevit Lo prant, si li toillit lo corre ; Sa froide pance tost en forre. Touz fut desmanbrez et deffait, De morseas mal tailliez en fait, De son vantre li ai fait fosse. Mal li avient, qu’il s’en enosse ; Quar tant ot soffert fain destroite Que la gorge l’an fut estroite, Si qu’avuec ce qu’il ere lous, Plus estoit quatre foiz golous. En maintes terres fait querir Mées, por sa vie guarir. Oiseas et bestes s’asamblarent, Per commun consoil acorderent Que la Grue deüst ce faire, Quar grant col ai por l’os fuer traire. Li Lous grant guierdon li promat Et sa foi en guaige l’an mat, Mais que, por Deu, sanz plus atendre Vuille sa garison entendre. Li Lous huevre sa goule toute,

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Rhétorique et poétique des Isopets

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La Grue son col dedanz bote, Fuer en trait l’os per sa maitrise : Li Lous fut gariz en tel guise. Mon loier me rent, dit la Grue, Quar je t’ai ta santey randue. En sorriant respont li Lous : Tu sez que je suis perillous ; Pansa que je te puisse mordre, Et ton grant col dou burc estordre. Se vuillisse ovrer per corrouz, A mes danz te fust li col rouz. Ne me fust jai tenuz a nice, S’eüsse usey de mon office ; Quar nuns ne doit mal gré savoir A celui qui fait son davoir. Tu viz donc per ma cortoisie : or recoignois de moi ta vie ; Ne me querir autre guierdon, Ta vie tient per mout grant don. A mavais trop petit sevient Dou bien que per autrui li vient. De mavais ne report on grace, Quelque service c’on li face.

7. Isopet I, 8 (ibid., p. 214-15)

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Comment la Grue garist le Loup Li Loups menja trop gloutement, Si fu malades durement, Car en la gorge l’i areste Un os qui li fist grant moleste. S’envoia par toute la terre Phisiciens et mires querre. De Monpellier estoit venue Ma Dame Hautene la Grue Qui de phisique avoit licence. Si fist certainne couvenance Combien au Loup devoit couster Se cel os li povoit oster ; Et li Loups li promet et jure Li bien paier de celle cure ; Mais de tant fu elle po saige Qu’elle n’en prist un po de gaige. Au Loup a fait ouvrir la bouche : Son bec boute ens tant qu’elle touche A l’os, si que a li le tire. Le Loup n’a plus mestier de mire. Celle voelt avoir sa promesse ; Li Loups li dist : Fole maistresse, Gardés de que vous me sivés. N’est-ce par moy que vous vivés ?

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JEANNE-MARIE BOIVIN Ne vous poi je mordre, cheitive, Et devourer trestoute vive ? Esparnay vous par ma franchise, Et ce pour loier vous souffise ! La moralité. Bien faire a mauvés rien ne vaut : Tost l’oublie et ne li en chaut.

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Commentaires pour le Prologue du Miroir historial de Jean de Vignay. Le dessein et la stratégie du traducteur LUDMILLA EVDOKIMOVA Institut de littérature mondiale, Moscou

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atherine Croizy-Naquet a consacré récemment un article aux prologues de Jean de Vignay. Elle n’analyse pas, cependant, les sources des citations et des paraphrases, qui en forment parfois les parties essentielles 1. À notre avis, il est important de retrouver les contextes d’où les citations sont extraites ; cela permet de mieux comprendre le sens véritable que Jean leurs attribue. Il existe, semble-t-il, une règle générale : la fonction d’une citation ou d’une paraphrase est non seulement de rappeler certaines paroles, mais aussi d’évoquer leur provenance et les circonstances dans lesquelles elles ont été prononcées. Si l’on prend en considération les contextes, cela éclaire la motivation de l’auteur lorsqu’il cite un jugement ; et en fin de compte nous comprenons mieux son dessein. Le Prologue du Miroir historial de Jean de Vignay illustre cette règle. Son début est formé par une suite de maximes qui condamnent l’oisiveté ; selon celles qui apparaissent à la fin, les enseignements moraux sont profitables à l’âme humaine. La manière d’accumuler les citations sur un certain thème rappelle les florilèges, qui sont construits souvent de cette manière. Cette ressemblance n’est pas due au hasard : Jean puise presque toutes les citations – à l’exception des bibliques – dans les florilèges du Speculum historiale, sur la traduction duquel il travaille. Certaines paraphrases des Pères de l’Église (Jérôme, Augustin) proviennent des œuvres destinées aux moines ; Jérôme s’adresse au jeune homme qui se prépare encore pour une vie monacale. Ainsi, en citant les « autorités » mentionnées, Jean se fait connaître à ces lecteurs : 1

Catherine Croizy-Naquet, « Constantes et variantes de l’exorde chez Jean de Vignay », in Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, éd. Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner, Paris, Presses Universitaires Sorbonne Nouvelle, 2002, t. 2, p. 37-58, surtout p. 41.

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jeune moine à l’époque, il fait allusion à sa propre vie, indique indirectement les motifs qui le poussent à entreprendre la traduction et les raisons qui lui font choisir le livre en question. La paraphrase de Jérôme remonte, à mon avis, à l’épître Ad Rusticum ; des extraits de cet écrit sont cités au 16e livre du Speculum historiale. Jérôme donne des enseignements moraux au jeune homme qui veut devenir moine, en lui signalant les moyens de lutter contre les tentations. Le moyen le plus sûr c’est le travail : le diable ne pourra pas attaquer le moine qu’il trouvera pris par un travail, et non pas oiseux. Les deux types de travail – intellectuel et manuel – aident dans cette lutte ; pourtant la lecture de la Bible a le rôle le plus important : elle est mentionnée au début du passage consacré au travail. Dans le Prologue du Miroir, Jean condamne brièvement l’oisiveté, comme s’il voulait résumer les propos de Jérôme ; le Prologue de la Légende dorée contient une citation presque exacte de son épître. Cette dernière circonstance ainsi que la parenté des deux prologues nous permettent de supposer que la première paraphrase remonte à la même épître. La comparaison du fragment du Speculum, avec sa traduction dans le Miroir, ainsi qu’avec les maximes des deux prologues nous en apporte des preuves. 2 3 Vincent de Beauvais, Spe- Jean de Vignay, Miroir his- Jean de Vignay, Prologue de culum historiale, livre 16 2 torial, BnF, NAF 15943, Prologue du Mi- la Légende Livre 17 roir historial, BnF, dorée 3 fr. 312 Adhuc de eodem. Cap. 22 Nunquam de manu et oculis tuis recedat liber. Corpus pariter animusque tendatur ad Dominum. Iram vince

Le chapitre 22. De ce meimes Onques de ta main et de tes yeux le livre ne parte. Ton cuer et ton courage tent ensemble a dieu. Vainc ton ire

Pour ce que oyseuse est chose nuysant et atraiement de tous vices selonc ce que messire saint Jerosme

Me sire saint Jherosme dit ceste auctorité : « Fais toujours aucune chose de bien

2 Le Speculum historiale est cité d’après l’édition Speculum quadruplex sive Speculum majus, Graz, Akademische Druck– und Verlangsanstalt, 4 vol., 1964-1965, (fac-sim. de l’éd. Douai, 1624). Je remercie vivement Jacqueline Cerquiglini-Toulet, directeur de l’UMR 8092 du CNRS, qui m’a offert le texte numérisé des manuscrits fr. 312 et fr. 313. Mes remerciements vont également à Giuseppe Di Stefano et Michel Zink, dont les remarques et les suggestions m’ont aidée à améliorer cet article. 3

Jacques de Voragine, La Légende dorée, Édition critique dans la révision de 1476 par Jean Batallier, d’après la traduction de Jean de Vignay (1333-1348) de la Legenda aurea (ca. 1261-1266), éd. Brenda Dunn-Lardeau, Paris, Champion, 1999. La citation des Remèdes d’amour d’Ovide (I, v. 139), qui apparaît au début du Prologue du Miroir provient du florilège d’Ovide du Speculum (livre 6, chap. 114) ; la paraphrase du Prologue est semblable à la traduction de ce vers qu’on trouve dans sa traduction du florilège d’Ovide ; voir Ludmilla Evdokimova, « Le Miroir historial, par Jean de Vignay, et sa place parmi les traductions littérales du XIVe siècle », in Eustache Deschamps à la cour de Charles VI, Colloque international, Vertus, 21-22 octobre 2005, à paraître.

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Commentaires pour le Prologue du Miroir historial de Jean de Vignay pacientia. Ama scientiam scripturarum, et carnis vitia non amabis. Nec vacet mens tua variis perturbationibus […]. Facito aliquid operis, ut semper diabolus inveniat te occupatum. […]. In desideriis enim est omnis ociosus.

par pacience, aime science d’escripture et hes vices du char. Ta pensee n’entende pas a diverses perturbacions. […] Fais aucune chose touz jours si que dyable te treuve occupé. […]. Tout oyseux est en desirriers.

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temoingne en ses que le dyable auctorites recitees ne te treuve en pluseurs livres oiseaux ». de divinité…

Ainsi, la condamnation de l’oisiveté qui ouvre le Prologue du Miroir et le contexte auquel elle semble être liée rappellent que la lecture des écrits spirituels et la méditation sont des armes efficaces dans la lutte contre les tentations. Par cela même, Jean de Vignay souligne qu’il suit la voie du salut et indique à sa destinatrice – Jeanne de Bourgogne l’épouse de Philippe VI 4 – les moyens les plus sûrs d’y accéder. La paraphrase d’Augustin qui suit plus bas fait allusion, à mon avis, au traducteur lui-même : en évoquant ces paroles, il signale que sa vie est conforme aux leçons des Évangiles et des Pères de l’Église. Dans ce cas, Jean indique le titre de l’ouvrage où il puise sa paraphrase : « Et vous pourrez se vous voulez trouver moult d’auctoritez qui font icest propos el livre De l’oevre des monies que missire saint Augustin fist ». Des extraits du traité d’Augustin, intitulé De opere monacorum, forment les chapitres 98-99 du 18e livre du Speculum historiale. Augustin blâme, lui aussi, l’oisiveté. En commentant la Deuxième épître aux Thessaloniciens de saint Paul (II Thess., III, 6-12), il prouve que les moines ne doivent pas refuser avec mépris le travail manuel. Selon lui, le moine doit 4 Dans le Prologue du Miroir, Jean caractérise le destinataire de sa traduction d’une manière assez floue ; dans le Prologue de la Légende dorée, les expressions que le traducteur utilise sont plus précises : « je, frere Jehan du Vignay, en fait et acompli Le miroer des histoires du monde et translaté de latin en françois a la requeste de trespuissant et noble dame Ma Dame Jehanne de Bourgoigne, par la grace de Dieu royne de France ». La question du destinataire du Miroir historial est débattue depuis longtemps. C. Knowles suppose que le Miroir est dédié à Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe VI (Christine Knowles, « Jean de Vignay. Un traducteur du XIVe siècle », Romania, 75, 1954, p. 359-361). Selon Laurent Brun et Mattia Cavagna, Jean travaille sur la traduction du Speculum entre 1315 et 1332 ; ainsi, le Miroir pourrait être dédié à Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe V (reine en 1317-1322), et à Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe VI (reine en 1328-1349) ; les auteurs de l’article penchent pour la première solution (voir Laurent Brun et Mattia Cavagna, « Pour une édition du Miroir historial de Jean de Vignay », Romania, 124, 3-4, 2006, p. 378-428, spéc. p. 394-398). Il s’ensuit de notre analyse que Jean écrit le Prologue du Miroir lorsqu’il termine (ou peu s’en faut) sa traduction. Il est vraisemblable, en effet, qu’à ce moment Jean a déjà traduit le 16e livre du Speculum (le florilège de Jérôme), ainsi que le 18e (le florilège d’Augustin) et le 28e (le florilège de Bernard). Rappelons que le Speculum contient au total 32 livres. D’autre part, si l’on se base uniquement sur le bon sens, il est difficile d’imaginer que le traducteur aborde un grand travail par la composition du prologue et, surtout, de la dédicace. Il n’est pas exclu, à notre avis, que la traduction du Speculum soit dédiée à l’épouse de Philippe VI.

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alterner les activités physiques et intellectuelles ; Augustin fait l’éloge des monastères où les frères remplissent des tâches diverses, en partageant leur temps entre le travail manuel et la lecture, la méditation, l’étude des Écritures. À la suite d’Augustin, Jean de Vignay cite les apôtres qui vivaient avec le fruit de leur propre labeur. Vincent de Beauvais, Speculum Jean de Vignay, Miroir historial, ms. Jean de Vignay, historiale, lib. 18, cap. 98-99 NAF 15943, livre 19, chap. 98-99 Prologue du Miroir historial, BnF, fr. 312 Idem in libro de opere Monachorum « Respice, inquit, volatilia coeli, quoniam non serunt », etc. (Matth, 6, 25). « Considerate lilia agri quomodo crescunt. Non laborant neque nent » (Matth, 6, 28). His verbis Evangelicis nonnuli non solum pigritiam, sed arrogantiam suam fovent qui operari nolunt. In eo autem quod dixit Apostolus qui non vult operari, non manducet (2 Thess 3, 10) ; opera, inquiunt, spiritualia debemus accipere, quae et nos facimus, legimus cum fratribus, et oramus, alloquimur eos, et consolamur, et talia opera si non faceremus periculose a Domino alimenta ipsa spiritualia sumeremus. Sed ne cuiquam praedicta verba liceret postea pro voluntate, non pro charitate interpretari, ipse exemplo suo docuit, quod praecepit. Non, inquit, panem gratis ab aliquo manducavimus, sed in labore, et fame die ac nocte operantes, etc. (2 Thess, 3, 8) […] Cap. 99. De illis qui nollunt operari propter pigritiam, vel arrogantiam […] Testem invoco Dominum Iesum in animam meam quoniam quantum attinet ad commodum meum, multo mallem per singulos dies certis horis, quantum in bene moderatis monasterijs constitutum est, aliquid manibus operari, et caeteras horas habere liberas ad legendum et orandum, aut aliquid divinis literis agendum […].

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Chap. 98. Du labour des cloistriers ou livre De l’euvre des moines « Regarde, dist il, les oyseaux du ciel qui ne filent ne ne sement, ne ne queillent », etc. (Matth, 6, 25). « Considerez les lis du champs comment ils croissent », etc. (Matth, 6, 28). Par ces paroles de l’Evangile sont aucuns qui tant seulement ne nourrissent pas en eulz peresce, mais orgueil ; qui ne veulent ouvrer contre ce que l’Apostre dist, que qui ne veult ouvrer, si ne menje point (2 Thess 3, 10). Et il dient : « Nous devons prendre oeuvres esperitueles, les quelles nous faisons. Nous lisons avec nos frere et ourons, nous les arresonnons, nous les confortons. Et se nous [ne fesons] tiex oeuvres, nous prendrions perilleusement les nourrissemens esperitueux de Dieu ». Mais se il plaisoit apres ce a aucun interpreter ces paroles non pas par sa volenté, mais pour charité, yceluy par son exemple enseigna ce qu’il commanda. Car il dist : « Nous ne menjons pas noient le pain d’aucun. Mais en travail et en fain jour et nuyt », etc. (2 Thess, 3, 8) […]

Et meismes monseigneur saint Augustin commande que chascun puissant de labourer se paine de faire le labour, de quoy il se saura entremettre afin que il ne soit oiseus. Et de ce nous donnerent les ap o s t re s example. Car combien que ils fussent establis de par Dieu a enseignier le peuple, quant ilz avoient preeschié, ilz se metoient a labourer et du propre gaaing de leur labour se vivoient.

Chap. 99 De ceuls qui ne veulent ouvrer pour peresce ou pour arrogance […] Je en apelle Dieu a tesmoing de m’ame que tant come il affiert a mon profit j’ameroie miex a certaines heures come il est establi es moustiers bien ordenez faire aucune chose de mes mainz et avoir ces autres heures franches a lire et ourer ou a aucune autre chose faire des lectres devines […].

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Commentaires pour le Prologue du Miroir historial de Jean de Vignay

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L’évocation du travail manuel dans le Prologue adressé à la reine semble déplacée, si l’on ne prend pas en considération le fait que Jean de Vignay établit, probablement, une analogie entre lui-même et les apôtres qui passaient du sermon au labourage. Il est connu que le traducteur fut moine hospitalier de l’Église de Saint-Jacques de Haut-Pas. Cette église est fondée à Paris, par les frères hospitaliers italiens, sous Philippe IV, en même temps qu’un hôpital 5. Jean de Vignay ne fait-il pas allusion au fait que lui, moine ayant le don de la parole et capable d’enseigner aux autres, ne refuse pas le travail à l’hôpital ? Le jugement de Bernard de Clairvaux, placé à la fin du Prologue, remonte, semble-t-il, au chapitre « De la formation du novice et de l’amour du Christ », qui entre dans le 28e livre du Speculum, formé entièrement par l’immense florilège du saint. Ce chapitre fait partie de l’opuscule intitulé L’Épître, ou Traité pour les frères de Montdieu de Guillaume de Saint-Thierry. Pourtant, durant une longue période, cet écrit a figuré parmi les œuvres de saint Bernard 6 ; le florilège de Bernard dans le Speculum en comporte des extraits. Jean de Vignay écrit que Bernard, « dans une épître », recommande d’écouter attentivement les « choses bonnes et profitables », d’y réfléchir « sagement » et, enfin, d’y obéir. Dans le chapitre cité de L’Épître pour les frères de Montdieu, il s’agit de l’utilité des ouvrages spirituels et de leur effet sur l’âme du novice ; la lecture de ces ouvrages, affirme l’auteur, est nécessairement suivie par la méditation. La lecture et la méditation purifient l’âme du novice, lui apprennent à s’approcher de Dieu : le moine qui, à travers la pensée de Dieu, aperçoit la beauté de l’homme, devient incapable de commettre un pêché. L’auteur de L’Épître limite le choix des livres utiles pour l’âme du novice, en remarquant qu’ils ne doivent pas être trop complexes. D’une part, la maxime citée par Jean de Vignay et le contexte d’où elle est probablement extraite, suggèrent que la traduction proposée à l’attention de la reine est claire et facile à comprendre ; d’autre part, en citant cette maxime, Jean de Vignay souligne que le Speculum est un écrit spirituel. Notons que le Speculum historiale contient, en effet, plusieurs chapitres consacrés aux sujets évoqués par l’auteur de L’Épitre pour les frères de Montdieu – notamment à la vie de Jésus et aux vies des saints – cependant, ils n’épuisent pas son contenu.

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Roger Aubert, « Chanoines hospitaliers de S. Jacques de Haut-Pas », in Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, t. 26, Paris, Letouzy et Ané, 1997, p. 603. 6 Dans la Patrologie Latine l’épître est attribuée à Guigues, Cinquième Grand Prieur des Chartreux. Voir PL, t. 184 : Cuigonis Prioris quinti majoris Carthusiae Epistola, seu Tractatus ad fratres de Monte Dei ; le florilège de Bernard dans le Speculum comporte des extraits du chap. 14 du Ier livre de l’Épître : « Quomodo animalis incipiens, seu tiro religiosus docendus sit appropinquare Deo per amorem et orationem ».

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Vincent de Beauvais, Speculum historiale, Jean de Vignay, Prologue du Miroir historial, lib. 28, cap. 103 BnF, fr. 314, chap. 103 De informatione novitii et amore Christi […] Animali vero et novo in Christo homini ad exercitanda eius interiora melius et tutius, proponuntur legenda et meditanda redemptoris nostri exteriora ; ad ostendendum in eis exemplum humilitatis, provocatio charitatis, et affectus intimae pietatis, et de scripturis sanctis et sanctorum tractatibus Patrum moralia quaeque et planiora. Proponenda etiam ei sunt gesta vel passiones sanctorum ubi nec laborandum ei sit in planitie historiali, et semper aliquid occurat, quod novicii animum excitet ad amorem Dei, et contemptum sui. Porro aliae historiae delectant quidem cum leguntur, sed non aedificant : quin potius mentem inficiunt, in tempore orationis vel spiritualis meditationis inutilia quaeque vel noxia de memoria scaturire faciunt. Lectionis quippe modum similis meditatio sequi solet. Difficilium etiam lectio scipturarum fatigat, et non reficit teneriorem animum, frangit intentionem, hebetat sensum. Docendus est etiam in sua oratione sursum cor suum levare, spiritualiter orare : a corporibus vel corporum imaginibus cum Deum cogitat, quam longe potest recedere. Admonendus est quanta potest puritate cordis intendere in eum qui sacrificium orationis suae offert. Hujusmodi tamen homini oranti vel meditanti, melius ac tutius (sicut iam dictum est) proponitur imago dominicae humanitatis, nativitatis, passionis, Resurectionis, ut infirmus animus, qui non novit cogitare nisi corpora, et corporalia, habeat aliquid cui se afficiat, cui etiam iuxta modum suum pietatis intuitu inhaereat. […] Visitans homo speciem suam non peccet, hoc est, humanam speciem in Deo cogitando, a vero non usquequaque recedat.

Et aussi comme messire s. Bernart dist en une epistre : « L’oreille bonne est celle qui volentiers escoute choses bonnes et proffitables. Et les choses oïes devise sagement. Et les choses devisees et entendues fait obedientement ».

Il est hautement significatif qu’en résumant le contenu du Speculum Jean de Vignay affirme que ce livre ne contient que « de vraies paroles » – celles de la Bible « et de pluseurs autres livres canonisiez de l’eglise de Romme, sanz ajouster ne mençonges ne bourdes, fors les auctoritez et les hystoires des sains anciens peres ». Le traducteur fausse ainsi – à dessein, semble-t-il – le contenu de son original. Outre les sujets mentionnés par Jean de Vignay, le Speculum contient un florilège immense d’écrivains et de philosophes de l’Antiquité, ainsi que des chapitres consacrés à l’histoire ancienne et moderne. Vincent de

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Beauvais, dans son Livret apologétique – introduction au Speculum majus – consacre à ces composantes diverses des chapitres séparés et souligne, en conclusion, qu’elles ne sont pas crédibles au même degré 7. L’intention de Jean de mettre en relief le caractère moral et chrétien du livre qu’il traduit découle de son explication du titre Miroir. La comparaison du livre avec le miroir figure dans le Livret apologétique de Vincent. Comme E. M. Jonsson le démontre, elle a une tradition éthique et théologique qui remonte d’abord à Sénèque, ensuite au Nouveau Testament (notamment à la Première épître aux Corinthiens (I Cor, 12, 13) qui oppose, dans une phrase célèbre, les possibilités de la vue charnelle et spirituelle) ; enfin, cette comparaison est utilisée par certains Pères de l’Église, en particulier par Grégoire de Nysse et Augustin 8. Le miroir apparaît, en premier lieu, comme l’instrument qui permet à l’homme d’apercevoir ses défauts et de s’en libérer. Plus tard, le fait de se regarder dans le miroir est assimilé, d’une manière métaphorique, à l’introspection : en se regardant dans le miroir, l’homme contemple son âme ; d’autre part, le même acte donne à l’homme la possibilité de voir d’une manière indirecte la réalité surnaturelle : l’homme en voit le reflet, lorsqu’il regarde au fond de son cœur. Au XIIe siècle, le mot « miroir » devient un terme-clé dans la polémique entre les théologiens cisterciens et victorins. Bernard et ses successeurs insistent sur la signification essentielle de l’introspection comme voie qui permet de s’approcher de Dieu ; au contraire, les Victorins accentuent la signification du « miroir extérieur », c’est-à-dire, de la connaissance du monde créé et de l’histoire de l’humanité dans toute leur diversité et plénitude : grâce à cette connaissance, l’homme aperçoit le reflet de la lumière du Créateur. Selon E. M. Jonsson, cette dernière signification du terme « miroir » est actualisée chez Vincent de Beauvais. Il n’y a pas de doute que Jean de Vignay utilise, dans son Prologue, la comparaison du livre avec le miroir sous l’influence du Livret apologétique ; il la modifie cependant en accord avec son dessein. Vincent souligne le caractère complet de son encyclopédie qui reflète – comme un miroir – la plénitude des mondes visible et invisible. Jean répète cette comparaison sous une forme simplifiée, mais il la place au second plan ; il met au premier plan une autre explication de la ressemblance du livre avec le miroir, 7 Capitulum 9 : De impari auctoritate eorum que excerpta sunt, cf. Serge Lusignan, Préface au Speculum majus de Vincent de Beauvais : réfractions et diffractions, Montréal – Paris, Bellarmin – Vrin, 1979, p. 125-126. 8 Pour la symbolique du miroir, ainsi que pour les types du livre-miroir et les doctrines philosophiques et théologiques auxquelles ils sont liés, voir l’excellent article de Einar Mar Jonsson, « Le sens du titre Speculum aux XIIe et XIIIe siècle et son utilisation par Vincent de Beauvais », in Vincent de Beauvais. Intentions et réceptions d’une œuvre encyclopédique au Moyen Âge, Actes du XIVe colloque de l’Institut d’études médiévales, 27-30 avril 1988, éd. Monique Paumier-Foucart, Serge Lusignan et Alain Nadeau, Ville Saint-Laurent (Quebec) – Paris, Bellarmin – Vrin, 1990, p. 11-32 ; voir également son livre consacré au même sujet : Le Miroir. Naissance d’un genre littéraire, Paris, Les Belles Lettres, 1995 (c. r. : Anita Guerreau-Jalabert, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 51, 1996, p. 154-155 ; version numérisée : http ://www.persee.fr/listRevues.do).

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aussi enracinée dans la tradition, mais plutôt éthique que théologique : le livre est pareil au miroir car il permet à l’homme de voir ses défauts. 9 Libellus apologeticus 9

Jean de Vignay, Prologue du Miroir historial, ms. fr. 312

Ut autem huis operis partes singule lectori facilius elucescant, ipsum totum opus per libros et libros per capitula distinguere volui, quod et Speculum majus apellari dercrevi : Speculum quidem, eo quod quicquid fere speculatione id est admiratione vel imitatione dignum ex hiis que in mundo visibili vel invisibli, ab initio usque ad finem, facta vel dicta sunt, sive etiam adhuc futura sunt, ex innumerabilis fere libris colligere potui, in hoc uno breviter continentur …

Car aussi comme l’omme ou la femme puet veoir el mireoir materiel en quoy l’en se mire toutes les taches et autres choses qui en lui sont apparens, aussi puet l’en veoir ou dit livre toutes les hystoires du monde des le commencement que nostre sires Ihucrist le forma de noient jusques au jour que le livre fu fait.

Ainsi, Jean essaie de combiner deux définitions diverses du livre-miroir, mais il ne réussit pas à les lier d’une manière parfaite. Il est clair toutefois qu’à la différence de Vincent, Jean attire l’attention du lecteur sur l’utilité éthique de son ouvrage, remarquable plutôt par sa capacité de guérir l’âme humaine que par sa complétude. Vincent de Beauvais, philosophe de l’époque de la scolastique, nivelle, d’une certaine manière, l’horizon de la culture, en juxtaposant des extraits des écrivains chrétiens et païens au sein du même volume ; Jean de Vignay est moins novateur : il explicite le sens moral des propos des auteurs païens, en les traduisant. Ce n’est pas un hasard s’il appelle sa traduction « l’exposition » : Et se aucune chose de faute y avoit par la debilité de mon sens, je pri et requier a touz ceulz qui orront ou lirront l’exposicion du livre que il leur plaise a souplier la bonne volonté pour le fait.

Le mot « exposition » ainsi que le verbe « exposer » apparaissent dans les prologues de certains traducteurs, mais toujours en même temps que d’autres termes. Ainsi, Nicole Oresme dans son prologue de la traduction de la Politique aristotélicienne caractérise son ouvrage en utilisant les verbes « translater » et « exposer » : « …ai je cest livre […] de vostre commandement translateé de latin en françoys, exposé diligeanment et mis de obscurité en clarté … » 10. À la différence de plusieurs auteurs, Jean de Vignay n’accompagne pas le mot « exposition » par d’autres termes. Par cela même, il met en valeur la signification des explications intégrées à sa traduction et il établit un lien, semble-t-il, entre son ouvrage et les commentaires qui se rapportent au genre de l’« expositio ». 9

Serge Lusignan, op. cit., p. 117.

10

Le Livre de Politiques d’Aristote, éd. Albert Douglas Menut, Philadelphia, American Philosophical Society, “Transactions of the American Philosophical Society”, (60/6), 1970, p. 44-45. François Bérier cite des exemples analogues : « Traductions en français », in GRLMA, Heidelberg, C. Winter, 8/1, 1988, p. 240.

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En accord avec cette déclaration du Prologue, Jean explicite le « sens caché » des paroles des anciens auteurs. L’analyse des deux chapitres qui comportent les « fleurs » des œuvres d’Horace nous en fournit des preuves. Des procédés de traduction simplifiée et littérale y coexistent ; cette coexistence est typique du Miroir historial dans son ensemble ; toutefois dans les florilèges des auteurs de l’Antiquité les calques sont plus nombreux que dans d’autres parties 11. Cela peut s’expliquer : en accord avec une tradition bien enracinée, Jean identifie les écrivains de l’Antiquité aux philosophes qui annoncent les vérités morales et religieuses sous forme allégorique. Les calques attestent que le traducteur transmet les paroles authentiques d’un auteur ancien, tandis que d’autres syntagmes de la traduction, qui n’ont pas d’équivalent dans l’original, représentent, pour ainsi dire, le commentaire. Le traducteur suit le choix des citations de son original, les abrègements sont rares 12. De plus, à la suite de Vincent, Jean introduit des liens syntaxiques entre les vers qui, dans un poème, ne se suivent pas ou bien entre les vers extraits de poèmes divers. Il se peut que les deux auteurs le fassent sans s’en rendre compte, puisque le choix des extraits des poètes classiques, comme on le sait, remonte presque entièrement à un florilège plus ancien – Florilegium gallicum – composé probablement à Orléans, au XIIe siècle 13. Si l’on compare le Miroir historial avec 11

Ludmilla Evdokimova, art. cit.

12

Dans l’édition du Speculum historiale de 1624, plusieurs citations des poètes classiques sont élargies considérablement, en comparaison de l’original dont Jean de Vignay dispose ; celui qui prépare l’édition tardive du Speculum veut, sans aucun doute, que le sens des citations soit plus clair pour les lecteurs ; de plus, les extraits des poèmes y sont plus nombreux. Ces conclusions s’imposent si l’on compare les florilèges du Miroir avec le Speculum conservé par le manuscrit le plus ancien (B. M. Douai 797 ; Stefan Schuler signale les numéros des vers d’Ovide, Horace, Virgile, Jubinal, Perse cités dans ce manuscrit : « Excerptoris morem gerere. Zur Kompilation und Rezeption klassisch-lateinischer Dichter im Speculum historiale des Vincenz von Beauvais », Frühmittelalterliche Studien, 29, 1995, p. 345-348). Les florilèges des poètes antiques du Speculum conservé par le manuscrit B.M. Douai 797 et ceux traduits par Jean de Vignay coïncident presque entièrement. M. Paumier-Foucart et M.-C. Duchenne notent que les florilèges anciens (notamment le Florilegium gallicum utilisé par Vincent de Beauvais) comprennent, dans la plupart des cas, des extraits très courts ; les florilèges de l’époque scolastique – des extraits plus larges (voir Monique Paumier-Foucart avec la collaboration de Marie-Christine Duchenne, Vincent de Beauvais et le Grand Miroir du monde, Turnhout, Brepols, 2004, p. 343). 13

Le Florilegium gallicum comporte une collection d’extraits en vers et en prose. Pour sa composition, sa provenance (l’Université d’Orléans), son influence, voir Richard H. Rouse, « Florilegia and Latin Classical Authors in Twelth and Thirteenth Century Orléans », Viator. Medieval and Renaissance Studies, 10, 1979, p. 131-160, surtout p. 136 sqq. B. Ullman identifie le manuscrit de ce florilège que Vincent de Beauvais utilise : BnF, Lat. 17903 (Berthold Louis Ullman, « Classical Authors in Certain Medieval Florilegia », Classical Philology, 27, 1932, p. 1-42). Pour les types des florilèges, ainsi que des classements divers de citations en usage au XIIe siècle, voir Birger Munk Olsen, « Les classiques latins dans les florilèges médiévaux antérieurs au XIIIe

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le Speculum de l’édition de 1624, on remarque que chez Jean de Vignay les « jonctions syntaxiques » entre les citations diverses sont plus nombreuses que chez Vincent. Pourtant, il est évident que le traducteur dispose d’un manuscrit où le texte des florilèges des poètes classiques est moins proche des rédactions modernes. Ainsi, il est impossible d’imputer au traducteur toutes les « jonctions syntaxiques » absentes de l’édition tardive du Speculum. Dans d’autres cas, il est plus facile d’apprécier le travail du traducteur. Ainsi, Jean renforce les liens entre les citations diverses par des moyens lexicaux. De plus, il omet certaines épithètes ou termes secondaires de la phrase, complète son texte par des syntagmes pour lesquels il n’y a pas d’équivalent dans l’original et choisit, en traduisant, un vocabulaire inadéquat. Des syntagmes « ajoutés » par le traducteur donnent un sens religieux ou moral aux paroles des poètes anciens ; parfois, Jean accentue une signification didactique d’un vers latin. L’analyse de deux chapitres du Miroir – ceux qui incorporent les extraits de l’Art poétique et des Satires d’Horace – illustre mes remarques. Le premier chapitre mérite que l’on s’y intéresse, puisqu’il permet d’apprécier une lecture du texte majeur de la littérature mondiale, lecture qui conserve encore son influence dans les années trente du XVIe siècle (lorsque le Miroir est réédité). Dans l’exposé de Jean de Vignay, l’Art poétique acquiert un sens chrétien. Ainsi, Jean lie par des moyens syntaxiques et lexicaux les deux vers qui se suivent, les transformant en une maxime sur la puissance de la mort et, à la fois, en une annonce du Jugement dernier : « Les fais mortiex periront et encore est la plaiderie soubz le juge » (« Mortalia facta peribunt » v. 68 ; « Et adhuc sub iudice lis est » v. 78). Jean insiste sur la différence entre le style sublime et le style comique, lorsqu’il traduit les vers célèbres sur la montagne qui accouche d’une souris. Chez Horace et chez Vincent, il s’agit dans ce cas d’un mauvais imitateur d’Homère qui crée une œuvre mineure, bien qu’il place au début une formule typique de l’épopée. Jean, quant à lui, oppose un poète qui prétend à une grandeur poétique et un moqueur intéressé par les sujets bas : Quid feret hic dignum tanto promissor hiatu ?/ Parturient montes, nascetur ridiculus mus, v. 138-139 – « Cestui prometeur convoitera aucune chose digne par

siècle », Revue d’histoire des textes, 9, 1979, p. 47-121 (Florilegium Gallicum : p. 76-83) ; 10, 1980, p. 115-164. Voir aussi Monique Paumier-Foucart, « Les flores antiques et médiévaux dans le Speculum historiale », Spicae. Cahiers de l’atelier Vincent de Beauvais, n° 1, 1978, p. 31-70 (renseignements généraux sur les auteurs et les ouvrages cités par Vincent de Beauvais). Pour les flores des poètes dans le Speculum, voir Stefan Schuler, art. cit., p. 312-348 (analyse les florilèges des poètes classiques). Voir, de plus, Monique Paumier-Foucart avec la collaboration de Marie-Christine Duchenne, op. cit., p. 87-92. Pour les rédactions différentes du Speculum voir, en particulier, Johannes B. Voorbij, « The ‘Speculum historiale’ : Some Aspects of its Genesis and Manuscript Tradition », in Vincent de Beauvais and Alexander the Great, éd. Willem Johan Aerts, Edmé Renno Smits, Johannes B. Voorbij, Gröningen, E. Forsten, 1986, p. 11-58 ; Monique PaumierFoucart avec la collaboration de Marie-Christine Duchenne, op. cit., p. 7-118.

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grant esbaiement. Les montaignes enfanteront. Un escharnisseur sera nez es basses choses ».

L’évocation horatienne des traits typiques du garçon et de l’adolescent (v. 158-165) se transforme en une invective violente dans la traduction. Dans ce cas, le traducteur subit, probablement, l’effet de plusieurs facteurs. Il suit sans doute un manuscrit défectueux du Speculum ou bien il ne comprend pas les vers d’Horace. C’est pourquoi dans le texte français apparaît la mention d’« une force » qui vit « en herbe », au lieu de « l’adolescent sans barbe » (« imberbus juvenis » v. 161) ; il se peut que Jean traduise le syntagme « in herbis vis », qu’il lit, par erreur, dans son manuscrit. Le « champ ensoleillé » (« aprici … campi » v. 162) disparaît de la traduction, mais on y trouve la mention des « petits sengliers » : Jean doit confondre les mots « apricus » (‘ensoleillé’) et « aper » (‘sanglier’). De plus, comme dans d’autres cas, le traducteur veut expliquer le sens moral de l’extrait : il établit un parallèle entre le garçon et le sanglier que le précepteur doit dompter. À la différence d’Horace, Jean condamne sévèrement son héros ; la remarque horatienne (l’adolescent abandonne vite ce qu’il aime) est remplacée par un ordre : « Laisse les choses aimées ! », ordonne le traducteur. Vincent de Beauvais, Speculum historiale, lib. 6, Jean de Vignay, Miroir historial, lib. 7, cap. 67 chap. 67, BnF, fr. 312 Reddere qui voces iam scit puer, et pede certo Signat humum, gestit paribus colludere, et iram Colligit, ac ponit temere, et mutatur in horas. Imberbis iuvenis tandem custode remoto, Gaudet equis, canibusque, et aprici gramine campi ; Cereus in vitium flecti, monitoribus asper, Utilium tardus provisor, prodigus aeris : Sublimis cupidusque, et amata relinquere pernix (v. 158-165).

L’enfant qui scet ja rendre les voix et a pié certain merche la terre et prent casser ire avec ses pers, il queult et met folement et est mué es oreilles. Force, vif en herbe ! En la parfin la garde ostee, elle s’esjoist as chevaus et as chiens ; et les petis sengliers par l’herbe du champ, le senglier convoitant estre tourné en cure par amonnesteurs. Tu, tardif pourvoieur de choses proffitables, sera fol larges, laisse les choses amees !

À la fin du chapitre, le traducteur rend un verdict sévère, en condamnant les poètes eux-mêmes (v. 376 ; 333-334). Comme dans d’autres cas, il unit les vers provenant de passages différents de l’Art poétique. De plus, il traduit probablement un extrait très court qui ne permet pas de bien comprendre les vers d’Horace. Chez Horace, un repas peut se passer des accessoires (la mauvaise musique, les parfums) qui sont comparés aux poètes médiocres ; le florilège du Speculum suggère l’idée qu’un repas peut se dérouler sans que les poètes y soient invités. Jean, quant à lui, parle non pas du repas (« cena »), mais de la « terre » et il étend la condamnation d’Horace à tous les poètes. Enfin, il éclaircit le sens moral de l’extrait : la terre peut se passer des poètes, croit le traducteur, puisqu’ils ne veulent pas mêler le profitable et le doux…

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Vincent de Beauvais, Speculum historiale, lib. Jean de Vignay, Miroir historial, lib. 7, 6, cap. 67 chap. 67, BnF, fr. 312 Offendunt : poterat duci, quia caena sine istis (v. 376) Aut prodesse volunt, aut delectare Poetae : Aut simul, et iocunda et idonea dicere vitae (v. 333-334 14).

Les poetes se courroucent car la terre povoit bien estre demenee sans eulz : ou euls ne vuelent proffiter ou deliter, ou dire ensemble les joieuses et convoitables choses de leur vies.

La traduction du chapitre qui regroupe les « fleurs » des Satires reflète la situation sociale du traducteur et de son destinataire. Jean de Vignay fait l’éloge d’un protecteur puissant et riche, lui donne des conseils et caractérise indirectement son propre métier. Ainsi, la traduction d’un extrait représente un panégyrique de la puissance et de la richesse. Dans son contexte primaire, cet extrait fait partie de l’apologie ironique d’un avare qui croit à la toute puissance de l’argent. 14 Dans la satire d’Horace, l’ironie est créée par le contexte et la ponctuation ; chez Vincent l’ironie s’efface totalement : la citation du Speculum exalte la richesse, il ne s’agit plus de blâmer l’avare. Jean de Vignay suit Vincent de près, en soulignant toutefois la force du pouvoir d’un homme riche qui domine les « choses divines et humaines » – flatterie qui n’est pas déplacée dans un livre destiné à une personne de la famille royale. Vincent de Beauvais, Speculum historiale, lib. 6, Jean de Vignay, Miroir historial, lib. 7, cap. 69 chap. 69, BnF, fr. 312 Virtus, fama, decus divina humanaque pulchris Divitiis parent, quis qui construxerit, ille Clarus erit, fortis, iustus sapiensque, etiam Rex Et quicquid volet (II, 3, v.95-98).

Vertu, renommee et honneur, choses divines et humaines obeissent a belles richesces et celui qui les aura faites, sera cler et fort, juste et sage et roy et quelque chose que il vouldra.

Ailleurs, en liant les vers de satires différentes (I, 3, v. 74-75 ; I, 3, v. 117-118 ; 85) et en suivant la ponctuation particulière du Speculum, le traducteur loue la clémence, qualité indéniable d’un juste monarque, et fait allusion, semble-t-il, aux enfants de sa protectrice, d’où le conseil de ne pas être trop sévère avec les personnes du « foible aage ». II, 2, v.

14 Nous citons les vers de l’Art poétique qui figurent dans le florilège du Speculum conservé par le manuscrit B. M. Douai 797 ; dans l’édition de 1624, la citation est plus longue et elle permet de comprendre que ce ne sont pas les poètes médiocres qui agacent pendant le repas solennel, mais la mauvaise musique et les odeurs désagréables : v. 372376 (ici le v. 373 précède le v. 372) : « Non homines, non Dii, non concessere columnae (373) / Mediocribus esse poetis. (372) / Ut gratas inter mensas simphonia discors / Et crassum unguentum et sardo cum melle papaver / Offendunt, poterat duci quia caena sine istis ».

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Vincent de Beauvais, Speculum historiale, lib. 6, Jean de Vignay, Miroir historial, lib. 7, cap. 69 chap. 69, BnF, fr. 312 Aequum est Peccatis veniam poscenti reddere. Rursus (I, 3, v. 74-75) Adsit regula peccatis, quae poenas irroget aequas (I, 3, v. 117-118). Tractari mollius aetas Imbecilla solet (II, 2, v. 85).

Droituriere chose est donner pardon de ses pechiez au requerant. Et de rechief soit regle laquelle doingne as pechiez paines egaulz. Mais foible aage seult estre traitié plus mollement.

Enfin, la traduction des deux citations semble être en corrélation avec la situation de Jean de Vignay-écrivain. Dans le premier cas (I, 3, v. 1-3), Jean utilise le lexique qui transforme la critique des chanteurs fâcheux en une diatribe contre les envieux 15. Dans le second cas, en liant trois citations diverses (I, 5, v. 32-33 ; I, 6, v. 16 ; II, 3, v. 110), le traducteur constate que les récompenses ne sont pas distribuées aux dignes, tout en suggérant que l’homme noble doit être libéral. Comme plusieurs auteurs médiévaux, Jean adresse à sa destinatrice une demande voilée de récompense. Vincent de Beauvais, Speculum historiale, lib. 6, Jean de Vignay, Miroir historial, lib. 7, cap. 69 chap. 69, BnF, fr. 312 Homo factus ad unguem (I, 5, v. 32-33). Populus quoque stultus honores Saepe dat indignis (I, 6, v. 16). Hic nummos aurumque recondit nescius uti Compositis, metuensque velut contingere sacrum (II, 3, v. 109-110).

L’homme fait a l’onge et le pueple fol donnent souvent honneurs as non dignes. Et celui muce deniers et or non sachant user des choses ordenees et doubtant a benir aussi comme chose sainte.

En conclusion, les florilèges du Speculum apparaissent comme une source importante de l’érudition de Jean de Vignay. On constate ensuite que le traducteur essaie d’effacer les différences entre les maximes des poètes et des Pères de l’Église. En découvrant au lecteur le sens moral des « fleurs » extraites des œuvres d’Horace, Jean de Vignay montre que ce poète a laissé des jugements raisonnables sur la vie humaine, ainsi que des conseils utiles pour le monarque chrétien. Certaines recommandations du traducteur semblent intéressées : si la reine les suivait, le traducteur pourrait en retirer profit. La traduction des « fleurs » horatiennes jette une lumière nouvelle sur la fin du Prologue du Miroir historial, permettant d’apprécier l’ambiguïté des paroles attribuées à saint Bernard que nous avons citées, c’est-à-dire, d’écouter attentivement les « choses bonnes et profitables », d’y réfléchir « sagement » et, enfin, d’y obéir.

15 Vincent de Beauvais, Speculum historiale, lib. 6, cap. 69 : « Omnibus hoc vitium cantoribus inter amicos/ Ut nunquam inducant animum cantare rogati,/ Iniussi nunquam desistant » (I, 3, v. 1-3). Cf. : Jean de Vignay, Miroir historial, lib. 7, chap. 69, ms. fr. 312 : « Cil vice est a tous chantans entre les amis que eulz n’amonnestent onques le courage du prié chanter ou quant il y est embatu, que ilz le delaissent ».

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La minéralogie selon Jean Corbechon FRANÇOISE FERY-HUE Institut de Recherche et d’Histoire des Textes

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e XIIIe siècle peut à bon droit être considéré comme le siècle de l’explosion minéralogique 1. C’était aussi celui qui marquait l’apogée du genre encyclopédique selon J. Le Goff 2. La rédaction du De proprietatibus rerum, achevée entre 1242 et 1247 par Barthélemy l’Anglais, en témoigne doublement à travers son livre XVI. Ce livre XVI du De proprietatibus rerum est consacré aux pierres, aux couleurs et aux métaux, toutes choses qui font l’ornement de la terre et sont engendrées par elle. Il se divise en cent quatre articles. Comment, environ 130 ans plus tard (en 1372), Jean Corbechon – ermite de Saint-Augustin et chapelain de Charles V – traite-t-il la matière réunie par Barthélemy dans son livre XVI ? L’utilisation faite par Corbechon des sources que citait Barthélemy 3, l’étude de la disposition alphabétique des articles et des principales techniques de traduction (étymologies, mini-gloses, binômes synonymiques) et une appro1 Voir Isabelle Draelants, « La science encyclopédique des pierres au XIIIe siècle : l’apogée d’une veine minéralogique », in Aux origines de la géologie de l’Antiquité à l’âge classique. Actes du Colloque de la Sorbonne (10-12 mars 2005), éd. Claude Thomasset, Joëlle Ducos et Jean-Pierre Chambon, à paraître. 2

Voir Jacques Le Goff, « Pourquoi le XIIIe siècle a-t-il été un siècle d’encyclopédisme ? », in L’Enciclopedismo medievale, éd. Michelangelo Picone, Ravenna, Longo, 1994, p. 23-40. 3 Barthélemy est cité ici d’après le manuscrit de base retenu pour l’édition en projet : Paris, BnF, lat. 16098. Les quatre autres témoins utilisés pour l’édition sont : Paris, BnF, lat. 16099 (f. 1r-234v) ; Copenhague, Kongelige Biblioteket, Gl. kgl. S.213 (f. 1r-395v) ; Cambridge, Fitzwilliam Museum, CFM 15 (f. 1r-347v) et Paris, Bibl. de la Sorbonne, 123 (f. 1r-305r) ; s’il n’a pas été possible de déterminer avec certitude de quels témoins

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che de la hiérarchie des éléments décrits amèneront à apprécier les originalités minéralogiques – heureuses ou malheureuses – du traducteur royal.

1. L’utilisation des sources citées Pour la composition des éléments minéralogiques, Barthélemy se référait explicitement aux Meteorologica d’Aristote, dans la traduction de Gérard de Crémone – la vetus –, et citait aussi sous le nom d’Aristote le De congelatione et conglutinatione lapidum d’Avicenne, traduit par Alfred de Shareshill. Corbechon cite lui aussi Aristote dans onze articles du livre XVI. Sur les quatorze citations contenues dans ces onze articles, six occurrences précisent le livre des « Méthéores » 4 concerné, deux renvoient aux « Méthéores » sans précision 5, et six occurrences 6 ne précisent pas le titre de l’ouvrage d’Aristote, soit qu’il s’agisse du De congelatione sous le nom d’Aristote, soit que Corbechon ait jugé inutile de préciser l’origine de la citation. Toutefois, l’autorité la plus citée par Corbechon est aussi la source principale 7 de Barthélemy pour ce livre XVI : Isidore de Séville, qui apparaît dans cent trente-deux occurrences (quatre-vingt neuf occurrences sans précision aucune et quarante-trois donnant une précision de livre et/ou de chapitre). Viennent ensuite Dioscoride avec cinquante-et-une occurrences, puis le « Lapidaire » avec quarante occurrences et Platearius avec vingt-cinq occurrences. Le « Lapidaire » désigne ici tantôt l’incontournable De Gemmis de Marbode – avec des vers 8 faciles à identifier dans le texte latin de Barthélemy –, tantôt le lapidaire de Damigéron-Évax – la source principale de Marbode –, tantôt le De lapidibus d’Arnoldus Saxo, à qui Barthélemy a beaucoup emprunté et qui s’inspirait aussi du lapidaire de Damigéron-Évax. L’imbroglio des sources minéralogiques atteint ici son maximum, dissimulé derrière le seul nom de « Lapidaire ».

Corbechon avait pu disposer pour sa traduction, ces cinq manuscrits devraient représenter assez correctement le texte sur lequel Corbechon s’est fondé. 4

Arène (1) : « Livre des proprietez des elemens » et « 4e livre des Metheores » ; argile (2) : « 4e livre des Metheores » ; or (4) : « fin des Metheores » ; plomb (80) : « 2e livre des Metheores » ; souffre (93) : « 4e livre des Metheores ». 5

Cristal (30) et étain (92).

6

Argent et vif argent (7), airain (36), fer (44), généralités sur les pierres (74).

7

Sur les deux sources principales et les sources secondaires du livre XVI, voir Michael C. Seymour et alii, Bartholomaeus Anglicus and his Encyclopedia, Aldershot-Brookfield, Ashgate Publishing Company, 1992, p. 172-173. 8 Voir Christel Meier-Staubach, « Text und Kontext : Steine und Farben bei Bartholomäus Anglicus in ihren Werk- und Diskurszusammenhägen », in Bartholomaeus Anglicus, De Proprietatibus rerum, Texte latin et réception vernaculaire. Lateinischer Text und volkssprachige Rezeption (Actes du colloque international – Akten des Internationalen Kolloquiums – Münster, 9-11 octovre 2003), éd. B. Van den Abeele et H. Meyer, Turnhout, Brepols, (“De diversis artibus”, 74, n. s. 37), 2005, p. 151-184, cit. p. 155.

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La difficulté d’identification des sources est encore accrue par le fait que la Materia medica de Dioscoride 9, si elle a pu être utilisée par Barthélemy à travers différentes formes (soit le Dioscorides Latinus per ordinem alphabeti, dans l’édition princeps de Colle, 1478, soit le Dioscorides Longobardus, conservé dans le manuscrit Munich, Bayerische Staatsbibliothek, cod. lat. 337, soit les citations de Dioscoride faites par Arnoldus Saxo 10), recouvre souvent de son nom le texte du lapidaire de Damigéron-Évax. Entre le « Lapidaire » et « Dioscoride », c’est toute la tradition minéralogique antérieure à Barthélemy qui est évoquée, sous un aspect faussement simplificateur : deux noms d’auteurs renvoient à un très vaste ensemble de textes constitués au cours des siècles par des emprunts réciproques. D’autres auteurs ont été mis officiellement à contribution dans une mesure plus modeste : Avicenne (douze occurrences), Constantin l’Africain (huit occurrences), saint Grégoire le Grand (sept occurrences : quatre sans précision et trois avec une mention de livre), saint Jérôme (trois occurrences : une sans précision et deux avec une mention de livre), Hermès (deux occurrences renvoyant au « livre d’alchimie » et une sans précision), saint Ambroise et Bède (deux occurrences sans précision, chacun). Toutefois, le nombre de citations « avouées » dans la traduction de Corbechon est inférieur au nombre qui figure dans le texte latin de Barthélemy ; mais l’absence d’édition critique du texte latin 11 interdit de donner un chiffre précis. Doit-on voir chez Corbechon une volonté de simplification rédactionnelle ou le sentiment que toutes les autorités ne sont pas bonnes à rappeler ? Il est trop tôt pour se prononcer. Il faut se contenter d’un exemple significatif, celui du corail : [32] Le corail croist en la mer Rouge et, tant comme il est couvert de l’yaue, c’est bois blanc et mol, mais si tost comme il est hors de l’yaue et qu’il est touchié de l’air, il rougist et devient pierre, sicomme dit Ysidore ou chappitre des rouges pierres. Le corail est en Inde aussi precieus comme sont les perles d’Orient par devers nous, ce dit Ysidore. Le corail resiste a la foudre, ce dit le Lapidaire et Ysidore. Il est une maniere de corail blanc et l’autre rouge, et n’est onques trové plus lonc que demi pié. Le corail rouge vault a estancher(r) le flux de sanc et contre le hault mal et contre les illusions des deables. Le corail mouteplie les fruis et despiece la fin et le commancement des besoignes. (Paris, BnF, fr. 16993, f. 230vb-231ra)

9

Voir Michael C. Seymour et alii, op. cit., p. 172 et Christel Meier-Staubach, « Text und Kontext… », art. cit., p. 156. 10

Voir Isabelle Draelants, « La science naturelle et ses sources chez Barthélemy l’Anglais et les encyclopédistes contemporains », in Bartholomaeus Anglicus. De Proprietatibus rerum, Texte latin et réception vernaculaire…, op. cit., p. 45-99, part. p. 71-72. 11 Le projet d’édition bilingue latin-français progresse : voir Baudouin Van den Abeele et Heinz Meyer, « État de l’édition du De proprietatibus rerum », in Bartholomaeus Anglicus. De Proprietatibus rerum, Texte latin et réception vernaculaire …, op. cit., p. 1-12.

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Cet article ne conserve pas de trace de la référence faite par Barthélemy à Zoroastre : « Ipsius est, ut ait Zoroastres, mira potestas. Fulmina tiphonas tempestatesque repellit a rate vel tecto quocumque geratur » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 155r) dont la traduction aurait dû se trouver entre « et Ysidore » et « Il est une maniere ». « Zoroastres » constituait-il une référence trop peu sûre aux yeux de Corbechon ?

2. L’ordre alphabétique et les techniques de traduction Pour le livre XVI du De proprietatibus rerum, Barthélemy adoptait un ordre alphabétique limité à la première lettre 12, choix qu’il avait annoncé dès son prologue vouloir appliquer aux objets physiques. Seuls quatre autres livres du De proprietatibus rerum, les livres 12 [oiseaux], 15 [provinces et pays], 17 [arbres et herbes] et 18 [animaux] offrent dans la présentation de leurs articles un ordre alphabétique assez net. Dans la grande majorité de l’encyclopédie – quatorze livres sur les dix-neuf –, les articles présentent les connaissances selon une organisation méthodique 13, qui s’adapte au sujet traité. Cette disposition alphabétique choisie par Barthélemy pour la minéralogie rompait totalement avec la tradition des lapidaires latins et français contemporains qui suivaient habituellement un ordre méthodique. Seul l’un des poèmes de Philippe de Thaon, appelé pour cette raison le Lapidaire alphabétique, composé entre 1113 et 1154, et décrivant soixantedouze pierres en soixante-dix-huit articles – six pierres sont décrites deux fois : l’agate, le béryl, le corail, l’hyacinthe, le ligure et la pyrite – adoptait, un siècle avant Barthélemy, cet ordre alphabétique, mais pour les seules pierres dites précieuses, quand Barthélemy choisit cet ordre tous matériaux confondus (minéraux divers, pierres précieuses et métaux).

12

En cela, Barthélemy ne suivait pas le modèle de Papias, que pourtant il connaissait bien (voir Bernard Ribémont, « Jean Corbechon, un traducteur encyclopédiste au XIVe siècle », Cahiers de Recherches Médiévales, 6, 1999, p. 75-98, part. p. 84). Cet emploi de l’alphabet a été relevé pour le De proprietatibus rerum et pour d’autres œuvres encyclopédiques par Karin Miethaner-Vent, « Das Alphabet in der mittelalterlichen Lexicographie. Verwendungsweisen, Formen und Entwicklung des alphabetischen Anordnungsprinzips », Lexique, 4 (La lexicographie au Moyen Âge), 1986, p. 83-112, part. p. 86-87. 13 Suivant l’ordo rerum ou suivant l’ordo artium, selon Christel Meier (« Organisation of Kwoledge and Encyclopaedic Ordo : Functions and Purposes of a Universal Literary Genre », in Pre-Modern Encyclopaedic Texts, Proceedings of the Second COMERS Congress (Groningen, 1-4 July 1996), éd. Peter Binkley, Leiden-New YorkKöln, Brill Academic Publishers, 1997, p. 103-126, qui classe les encyclopédies médiévales d’après leur fonction : encyclopédies politiques, d’enseignement scolaire, monastiques, destinées à la prédication, médicales, économiques, universitaires ou à usage domestique.

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Privilégiant dans son encyclopédie les sciences naturelles 14, Barthélemy se distinguait très nettement, par son choix de l’ordre alphabétique, de la méthode de classement adoptée par l’une de ses deux sources principales, les Etymologiae d’Isidore. En effet, ce dernier divisait son livre XVI (De lapidibus et metallis) en 27 chapitres, ce qui établissait un classement tantôt par genre, tantôt par couleur, puis une disposition non alphabétique à l’intérieur de ce classement. Dans sa traduction du livre XVI, Corbechon dispose les articles 15 en respectant l’ordre choisi par Barthélemy (« Primi ergo ab hiis que generantur in terra et in venis eius per ordinem alphabeti dicendum est », Paris, BnF, lat. 16098, f. 151v), c’est-à-dire un ordre alphabétique : « en les mectant selon l’ordre des lectres de l’a.b.c.d. » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 226a). Corbechon est ainsi amené à suivre, en français, un ordre alphabétique latin. Les bizarreries dues au respect de cet ordre alphabétique latin de départ s’expliquent par les noms latins des articles : ainsi l’or se trouve sous la lettre A et occupe la 4e position, car il vient de « aurum » ; le laiton est aussi en A et occupe la 5e place, car c’est l’« aurichalcum » latin ; l’airain ou cuivre occupe la 36e place après la lettre D et en tête de la lettre E, car c’est l’« es » latin ; la 87e place de l’émeraude, entre saphir (86) et sarde (88), est justifiée par son nom latin « smaragdinus ». La fidélité 16 de Corbechon à l’ordre alphabétique latin est fréquemment confortée par une étymologie. La méthode isidorienne avait eu une influence déterminante sur les encyclopédistes du XIIIe siècle 17. Aussi Barthélemy avaitil utilisé beaucoup d’étymologies en leur donnant, pour la minéralogie, une valeur de « connaissance technique » 18. Au fil de sa traduction, Corbechon se heurte aux difficultés posées par ces étymologies latines, voire gréco-latines. Sur les cent trois articles du livre XVI en français, cinquante seulement – donc moins de la moitié – présentent une étymologie. Corbechon adopte tantôt le décalque exact : [2] Arsille est une terre (…) Ceste terre est appellee arsile pour le lieu ou celle terre fut premierement faicte et ouvree en vaisseaus (Paris, BnF, fr. 16993, f. 226 va) correspond au latin : « Argilla est terra tenax, glutinosa et viscosa (…). Ab Argis sic vocata apud quos primo ex tali materia vasa fictilia sunt effecta » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 151v) ; 14 Comme le souligne Christel Meier, « Organisation of Knowledge … », art. cit., p. 106. 15 Dans le manuscrit de base retenu pour l’édition du texte français Paris, BnF, fr. 16993 (f. 225vb-241rb : pour le livre XVI), les articles sont numérotés de 1 à 104, car ce témoin passe de 39 à 41 sans lacune matérielle. 16

Caractéristique signalée par Bernard Ribémont, Le Livre des propriétés des choses. Une encyclopédie au XIVe siècle, Paris, Stock/Moyen Âge, 1999, p. 39. 17

Comme le rappelle Bernard Ribémont, « Jean Corbechon … », art. cit., p. 76.

18

Voir Claude Buridant, « Les paramètres de l’étymologie médiévale », Lexique, 14 (L’étymologie de l’Antiquité à la Renaissance), 1998, p. 11-56, part. p. 17.

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FRANÇOISE FERY-HUE [10] Achates est gemma nigra habens albas venas et dicitur achates a flumine ejusdem nominis existentis in Cilicia juxta quod est gemma primitus inventa (Paris, BnF, lat. 16098, f. 153r) est rendu par : Acate est une pierre noire qui a en soy blanches voines et est appellee achate pour ce qu’elle fut premierement trovee en une riviere de Sicile qui est nommee Achate (Paris, BnF, fr. 16993, f. 228va) ;

tantôt un appel au grec associé à une glose : [22] La queux est une pierre qui est ainsi appellee pour ce que on y aguise le fer pour mieulx tranchier, car queu en grec c’est copper en latin (Paris, BnF, fr. 16993, f. 229va) traduit « Cotis est lapis sic dictus, eo quod ferrum ad incidendum acuat. Cotis enim Greco sermone incisio dicitur » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 154r). [71] Oniche est une pierre d’Inde et d’Arabie, qui a en soy couleur mellee aussi comme a l’ongle d’une personne et, pour ce, est elle appellee oniche en grec, qui est a dire ongle en latin (Paris, BnF, fr. 16993, f. 235vb) correspond à « Onichum lapis est indicus et arabicus, permixtum in se habet colorem ad similitudinem humani unguis (…). Greci enim unguem onicem dicunt » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 158v) ;

tantôt un décalque non satisfaisant : [81] La poudre est ainsi appellee pour ce qu’elle est boutee et hurtee du vent (Paris, BnF, fr. 16993, f. 237rb) développe « Pulvis dicitur eo quod a vento pulsetur » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 159v).

Corbechon peut aussi jouer sur les mots et transformer l’étymologie en une propriété physique : [39] Dicitur ab emath quod est sanguis et thites quod est sisto (Paris, BnF, lat. 16098, f. 155v) devient : Ematice est une pierre qui a couleur de fer (…) et a vertu de restraindre le flux de sanc selon l’interpretacion de son nom (Paris, BnF, fr. 16993, f. 231vb232ra).

Dans quatre articles, Corbechon a éliminé l’étymologie latine qui faisait problème ; ainsi pour le laiton : [5] Leton (…) est un dur metal : par dessus il reluist aussi comme or (Paris, BnF, fr. 16993, f. 227ra) : rien ne correspond au latin « Aurichalcum (…) est dictum [eo] quod cum sit aes sive cuprum resplendet superficialiter sicut aurum, aes enim graeco sermone calco vocatur » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 152r).

Corbechon recourt à la formule « est a dire » pour traduire les mini-gloses que Barthélemy introduisait par « id est » ou « quod est », voire par « quasi » : [40] Et pour ce qu’elle mue ainsi la clarté du souleil, est elle appellee elitropie, qui est a dire conversion du souleil, sicomme dient Ysidore, Diascorides et le Lapidaire (Paris, BnF, fr. 16993, f. 232ra) traduit

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« et ideo quod ita videt solis posse mutare claritatem elitropia id est solis aversio nuncupatur, et hoc expresse dicit Isidorus et Diascorides et in lapidario dicit. » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 155v) ; [56] est appellee kameu qui est a dire embrasement, pour ce qu’elle est trovee en souffre et en lieus chaus et ardans (Paris, BnF, fr. 16993, f. 234rb) traduit « est autem sic dictus a cauma.tis quod est idem quod incendium, nam in locis sulphureis et calidis inuenitur » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 157v) ; [93] Souffre est une vaine de terre qui, en la composicion de sa nature, a moult de feu et, pour ce, est il appellé souffre selon Ysidore, qui est a dire seul ardant, car il est plain de feu (Paris, BnF, fr. 16993, f. 239rb) correspond à « Sulphur est vena terre aereitatis multum habens in sua composicione igneitatis et ideo vocatur sulphur secundum Ysidorem quasi solum urens usque enim ignis dicitur » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 161r).

Les réduplications synonymiques 19 sont nombreuses chez Corbechon qui les utilise à des fins explicatives du latin, avec une nuance parfois emphatique : [4] quant ilz [l’or et l’argent] sont joins et unis ensemble, on ne les puet separer (Paris, BnF, fr. 16993, f. 227ra) traduit « fit unio ita quod ab invicem non possunt ulterius separari » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 152r) ; [92] in eodem etiam dicitur quod stannum adustum generat colorem mineum sive vermilium sicut plumbum (Paris, BnF, lat. 16098, f. 161r) : Corbechon utilise une réduplication emphatique pour traduire adustum, mais simplifie ensuite le latin en supprimant mineum : « de l’estain brullé et ars est fait le vermeillon aussi comme du plomb » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 239ra) ;

ou bien pour opérer une rectification ou apporter une précision : [53] dans « [jacinthe] est tresdure a tailler, mais elle est vaincue et taillee du dyamant » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 233vb), la réduplication « vaincue et taillee » précise non invictus : « ad sculpendum est durissimus non tamen est invictus quam ad adamante » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 157r).

Un cas d’ablatif absolu est traduit par une subordonnée, Corbechon développant le substantif latin ustura par deux infinitifs français, avec une nette emphase : [4] « Item, ustura facta cum instrumento aureo melior est quam ex alia materia » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 152r) devient « Derechief, quant il couvient ardoir ou bruller un membre, et on le fait par un instrument d’or » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 227ra).

19 Voir Claude Buridant, « Les binômes synonymiques : esquisse d’une histoire des couples de synonymes du Moyen Âge au XVIIe siècle », Bulletin du Centre d’Analyse du discours, 4 (Synonymies), 1980, p. 5-79.

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Corbechon recourt volontiers à la formule « car quant » pour traduire une condition exprimée un ou plusieurs participes passés, voire par une subordonnée : [28] Ceste pierre [crisolite] aime le feu et le prant voulentiers, car, quant elle est pres du feu, elle est moult tost embrasee, sicomme dit Ysidore ou .XVIe. livre, ou chapitre des pierres dorees (Paris, BnF, fr. 16993, f. 230va) rend « et est ignis capacissimus qui si iuxta ignem fuerit citius inflammatus, ut dicit Isidorus lib. xvi c. de gemmis aureis » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 154v) ; [37] Cornieule est une pierre rousse et oscure, qui est proffitable et precieuse, car, quant on la porte pendue en son coul ou en son doit, elle apaise et adoucist les ires et les courroux (Paris, BnF, fr. 16993, f. 231ra) traduit « Corneolus lapis est rufus et obscurus, utilis tamen est et preciosus, qui in collo suspensus vel digito portatus, in disceptando surgentes mitigat iras » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 155r) ; [71] Ceste pierre [onyx] a moult de proprietés invisibles, car, quant on la porte pendue au coul ou en son doit, elle esmuet la personne a tristec(t)e et a paour, et monteplie les tençons et les noises (Paris, BnF, fr. 16993, f. 235vb) rend « hec gemma, scilicet onix, plures dicitur habere [effectus] noxios nam, ut dicit Diascorides, collo suspensus vel digito portatus, excitiat tristiciam et timores multiplicat, habentes commovet animos ad rixas » (Paris, BnF, lat. 16098, f. 158v).

Au delà de la technique d’écriture, l’art du traducteur s’exerce aussi sur la matière même du livre XVI, dans la classification des éléments.

3. La hiérarchie minéralogique La hiérarchie des éléments traités dans le livre XVI se fonde sur des caractéristiques physiques de base : la dureté, la cohésion (ou densité), le nombre et la nature des composants (eau, terre, métal…). Pour marquer cette hiérarchie, Barthélemy – et Corbechon à sa suite – faisait explicitement référence aux Meteorologica d’Aristote, voire au De congelatione et conglutinatione lapidum d’Avicenne qui a longtemps passé pour être d’Aristote. Nous avons vu plus haut qu’Aristote apparaît dans onze articles seulement sur les cent trois du texte de Corbechon et que les quatorze citations concernées se rapportent toutes à la composition des éléments. Ceux-ci peuvent être « classés » par ordre de complexification croissante. Tout en bas de l’échelle, nous trouvons la terre commune qui n’est pas traitée dans le livre XVI, mais est seulement évoquée dans l’un ou l’autre article, comme le composant de base. Au-dessus sont placées les terres spécialisées au nombre de sept : argile (2), orpiment (6) (un sulfure d’arsenic de formule As2S3), bitume (19), motte 20 de 20 La différence entre motte et poudre est nette : « [mote] est une assemblee de poudre ordonnee en un moncel (...) la terre liee ensemble c’est une mote et, quant elle est desliee, c’est poudre » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 232vb).

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terre (46), poudre (81), souffre (93) (le métalloïde de symbole S), terre « seillée » ou sigillée (97), cette dernière étant une argile de Lemnos que l’on trouvait dans le commerce en boulettes aplaties marquées d’un sceau (sigillum) et qui est à rapprocher de l’argile (2). À ces sept terres spécialisées s’ajoutent deux dérivés de la terre : le sable 21 (1) « plus dur que la terre commune et si est plus mol que les pierres, et se divise mieulx en pluseurs parties » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 226ra-rb) et le verre 22 (99), issu du sable (1) et de la cendre. Deux éléments sont inclassables, car leur nature (pierre ou terre) n’est pas exactement établie, mais ils semblent pencher plutôt du côté des terres : ce sont deux éléments que Barthélemy hésitait à classer « lapis seu vena terre ». Pour la terre d’Arménie (84), Corbechon décide qu’il s’agit d’une terre : « Rabii est autrement appellé morcel d’Armenie, et est une vaine de terre rouge » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 237va). En revanche, il respecte l’hésitation de son modèle pour l’azurite (102) : « Zumet est une pierre ou une vaine de terre dont on fait l’azur » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 241rb). Il faut noter que le souffre (93), un métalloïde, fait partie de ces terres spécialisées, donc des éléments de base ; il est dit « la matere de tous metaulx » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 239va). À un niveau supérieur, nous trouvons la pierre proprement dite, association d’une terre et d’eau, comme le précise l’article de généralités sur les pierres (74) : [74] La pierre n’est pas faicte de la terre toute seule, car elle est si seche que par soy elle ne se pourroit soustenir ensemble, mais elle est faicte de terre et de yaue meslez ensemble qui s’endurcissent et se restraingnent, et prannent diverses couleurs selon la diversité de la terre ou elles sont composees. (Paris, BnF, fr. 16993, f. 236ra)

La présence d’eau dans les pierres est le plus souvent implicite, mais, dans l’article « enidros » (41), Corbechon explique comment cette pierre réputée goutter et pleurer ne perd pas son eau de constitution, mais attire à elle la vapeur d’eau contenue dans l’air : 21

Barthélemy se démarquait ainsi d’Isidore qui avait consacré deux chapitres aux sables : le premier chapitre « de pulveribus et glebis terra », et le deuxième « de glebis ex aqua ». 22 Connu depuis le troisième millénaire au Moyen-Orient et en Égypte, le verre apparaît pour la première fois comme une technologie maîtrisée en Syrie et en Mésopotamie du Nord ; il est travaillé en Égypte à partir du règne de Thoutmosis III (14791425). Le verre antique est un matériau obtenu par chauffage au-dessus de 1000°C d’un mélange de silicate (du sable), d’un alcali servant de fondant (soude ou potasse) et d’un stabilisant (la chaux). La silice, intégralement fondue, passe d’un état cristallin à une structure amorphe. Le mélange est coloré par l’ajout d’oxydes ; le verre est recyclable à l’infini. Parmi les fondants, la soude végétale provenait du natron (carbonate de sodium : Na2CO3), la potasse était fournie par des cendres végétales (comme celles de la salicorne). Ce verre, qui sert notamment à imiter les pierres précieuses, correspond au 16e chapitre « de vitro » d’Isidore.

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FRANÇOISE FERY-HUE [41] Evidre est une petite pierre dont il ist goutes d’yaue continuelment et si n’en appetice point la pierre, sicomme dit le Lapidaire ; ceste chose est forte a veoir, mais je croy que ces goutes n’issent pas de la sustance de la pierre, mais viennent de l’air prochain, qui est esmeu par la vertu de la pierre, et, par la mutacion de l’air, la pierre est moiste et rent eaue qu’elle prant de l’air. (Paris, BnF, fr. 16993, f. 232ra-rb)

Il faut rattacher au groupe des pierres un élément composé, le mortier (24), encore appelé « ciment », qui est à la fois un dérivé du sable (1) – donc d’une terre – et de la chaux (23) – donc d’une pierre –, associés à de l’eau : « le mortier, que aucuns appellent ciment, est une conjunction attrempee de chaus, de sablon et d’yaue, qui est bonne pour joindre les pierres et pour pourgecter les parois et pour blanchir » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 229vb). La particularité du traitement des pierres – qui occupent le niveau 2 des éléments, le niveau médian – chez Barthélemy et Corbechon est l’introduction, dans le corps même du livre XVI et pas en tête de ce livre, de deux chapitres généraux sur les pierres (48 [les gemmes] à la lettre G et 75 [les pierres] à la lettre P chez Barthélemy ; respectivement 47 et 74 chez Corbechon) : il n’y a pas d’équivalent comme articles généraux pour les terres – niveau 1 – ni pour les métaux. Barthélemy distinguait la pierre simple, « lapis », de la pierre précieuse, « gemma ». Parmi les pierres simples, il plaçait : un article de généralités (75) et cinquante-deux articles différents – donc la moitié des cent quatre articles de son livre XVI –, avec une nette tendance à des groupements alphabétiques souvent importants. De la même façon, chez Barthélemy, les pierres dites précieuses bénéficiaient également d’un article de généralités (48), mais elles étaient moins nombreuses (vingt seulement). Corbechon conserve cet article de généralités sur les pierres précieuses (47) et le traduit fidèlement : [47] Les pierres precieuses qui reluisent sont appellees gemmes en latin, pour ce qu’elles sont cleres et reluisent comme la gome 23 qui ist des arbres, sicomme dit Ysidore : telles pierres, par leurs diverses couleurs, donnent grant beauté a l’or, quant elles y sont assises. Ces pierres sont appellees precieuses pour ce qu’il en est pou et qu’elles sont chieres.(…) et en treuve l’en aucunes es vaines de terre ou on fouist les metauls. Les autres viennent du parfont de la mer et ne scet on ou elles sont engendrees, et telles pierres sont trovees sus la rive de la mer et des grandes rivieres entre le sablon. Les autres sont engendrees dedens les corps des bestes, des oiseaus et des serpens, et de quelque lieu qu’elles viennent ont ilz tresgrant vertu, mais qu’elles soient vraies ; mais en aucunes c’est fort de savoir quant elles sont vraies, car aucune foiz les fausses sont si semblables aux vraies que ceuls qui mieulx s’i cognoissent y sont bien souvent deceuz (…). (Paris, BnF, fr. 16993, f. 233ra)

23 Il faut noter que Marbode empruntait déjà à Isidore l’étymologie de « gemma » comme provenant de la ressemblance avec la gomme des arbres.

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Mais Corbechon ne qualifie de « précieuses » que onze pierres seulement – et ce ne sont pas exactement les mêmes que les vingt citées comme telles par Barthélemy : escarboucle (25), cornaline (33), héliotrope (40), enydros (41), épistite (42), exacontalithos (43), jais (48), mède (66), pierre crapaudine (70), topaze (95), ydachite (100). Au nombre de ces onze pierres précieuses, figurent des pierres trouvées dans des mines ou dans le limon des rivières, ainsi que des pierres présentes dans le corps des animaux (pierre crapaudine [70]). Dans son choix personnel, Corbechon ne trahit pas l’esprit d’Isidore, mais il rompt nettement avec la hiérarchie établie par Barthélemy. Dans la complexification croissante des éléments, le degré supérieur – le niveau 3 – est occupé par les métaux, qui sont formés d’une terre spécialisée (le souffre) et d’un mélange d’eau et d’un élément très fin (le vif argent, qui n’est pas compté au nombre des terres, mais au nombre des métaux, et dont la nature – à la fois métal et constituant des autres métaux – pose un problème complexe). Si les Anciens 24 connaissaient sept métaux (or, argent, cuivre, fer, étain, plomb, mercure ou vif argent) et des alliages (bronze, laiton, electrum), nous ignorons s’ils en faisaient une seule et même famille. Distinguaient-ils métal et alliage ? Avaient-ils la notion de structure ? Le sens même du mot « metallum » a beaucoup varié à travers les siècles 25 et au terme de cette évolution, Isidore (XVI, 17, 2) énumérait encore sept métaux 26 : « septem sunt genera metallorum : aurum, argentum, aes, electrum, stagnum, plumbum, et, quod domat omnia, ferrum ». Ces métaux étaient réputés formés par la condensation de l’exhalaison humide, comprimée par la sécheresse du milieu environnant et solidifiée par le froid de ce milieu, la présence d’eau expliquant que beaucoup de métaux soient fusibles. Aristote reconnaissait des différences entre les métaux 27 : les uns étant fusibles, les autres seulement malléables, cette dernière propriété minimale permettant d’inclure le fer « malléable » et non fusible parmi les métaux. Mais, pour expliquer la rouille et la possibilité de brûler (« L’estain aussi deffent du feu les autres metauls, car le fer et l’arain sont ars et brulez sus le feu s’ilz ne sont gardez par l’estain non obstant qu’ilz soient plus durs » selon Corbechon, Paris, BnF, fr. 16993, f. 239ra), Aristote fut contraint de 24 D’après Robert Halleux, Le problème des métaux dans la science antique, Paris, Les Belles Lettres, “Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de l’Université de Liège” (209), 1974, p. 10. 25 Nous sommes ici bien loin de la chimie moderne, pour laquelle les métaux sont des substances très conductrices de chaleur et d’électricité (et d’autant plus conductrices d’électricité qu’elles sont plus froides), dont l’aspect caractéristique réside dans l’éclat métallique et dans deux propriétés : la malléabilité (laminée en feuilles) et la ductilité (étirée en fil) : 74 éléments de la classification périodique répondant à cette définition sont considérés comme des métaux. 26 D’après Robert Halleux, op. cit., p. 58. Isidore faisait suivre un chapitre de généralités (le 17e « de metallis ») de sept chapitres, un par métal : le 18e chapitre « de auro », le 19e « de argento », le 20e « de aere », le 21e « de ferro », le 22e « de plumbo », le 23e « de stagno » et le 24e « de electro ». 27

Voir Robert Halleux, op. cit., p. 100-102.

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réintroduire l’élément terreux dans la composition des métaux. D’où une échelle des différents métaux suivant leur proportion d’« eau » et de « terre » ; la gradation ancienne s’établit ainsi : des métaux les moins nobles (ceux où domine le souffre et un souffre grossier) aux plus nobles (ceux où il y a davantage de vif argent que de souffre). En décrivant dix métaux – et non plus sept – sans les faire précéder d’un chapitre de généralités, Barthélemy se distinguait nettement de sa source principale, Isidore. À la suite de Barthélemy, Corbechon ne rédige pas d’article général sur les métaux, mais il présente lui aussi, au milieu des pierres et des autres éléments, les métaux au nombre de dix : – six corps purs au sens moderne : l’or (4) (symbole chimique Au), l’argent (7) (symbole chimique Ag), le vif argent ou mercure (symbole chimique Hg), le fer (44) (symbole chimique Fe), le plomb (80) (symbole chimique Pb) et l’estain (92) (symbole chimique Sn) ; – trois alliages : le laiton (5) (alliage de cuivre Cu et de zinc Zn), l’airain (36) ou bronze (alliage de cuivre Cu et d’étain Sn, à forte proportion de cuivre), et l’électre (37) ou electrum (alliage naturel d’or Au et d’argent Ag) ; – un oxyde métallique : la ferruge (45) ou limaille de fer (oxyde métallique de type Fe2O3). Barthélemy et Corbechon possèdent ainsi en plus des métaux d’Isidore : un alliage qui est l’airain (36) et un oxyde métallique, la ferruge ou « limeure de fer » (45). Barthélemy traitait en deux articles distincts, mais qui se suivaient, l’argent (7) et le vif argent (8 chez lui), contrairement à Corbechon qui réunit les deux dans le même article (7), avec des conséquences que nous verrons plus loin, mais dont la première porte sur le nombre d’articles du livre XVI : cent quatre chez Barthélemy et cent trois chez Corbechon, d’où un décalage 28 d’un chiffre dans la numérotation. Dans la composition et donc la hiérarchie des métaux, le souffre, considéré comme une terre qui a des propriétés de feu (« une vaine de terre qui, en la composicion de sa nature, a moult de feu », Paris, BnF, fr. 16993, f. 239rb) est l’élément dominant dans trois corps purs au sens moderne : l’or (4), le fer (44), le plomb (80), et dans deux alliages : le laiton (5) et l’airain (36), auxquels nous pouvons ajouter par déduction : un autre alliage, l’électre (37) – où domine l’or – et l’oxyde métallique, la ferruge (45) – sous-produit du fer, dans lequel domine le souffre. Le vif argent – où l’eau est l’élément dominant, ce qui justifie l’aspect liquide, et où la terre est en moindre proportion – n’est élément dominant que dans deux métaux : l’argent (7) et l’estain (92) Il faut noter que le coloris de ces deux derniers métaux est de type « argenté », ceci explique cela : [92] estain est composé de bon vif argent et de mauvés souffre, et ces deux choses ne sont pas bien mellees, et pour ce il a la couleur d’argent et non pas la valeur ne la force. (Paris, BnF, fr. 16993, f. 239ra)

28 C’est la numérotation de Corbechon – sur un total de 103 articles –, qui a été privilégiée chaque fois que c’était possible.

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Au final, après cette répartition des articles selon trois niveaux de complexité croissante –des terres aux métaux –, il subsiste chez Corbechon – comme chez Barthélemy auparavant – deux articles totalement inclassables, et donc « isolés » : – le sel (94) de mer ou le sel gemme – notre moderne chlorure de sodium (NaCl) –, les deux types étant réunis dans le même article 94. Corbechon conserve les deux étymologies proposées par Barthélemy sans choisir entre elles : le sel qui « saute » hors du feu (étymologie tirée d’Isidore, XVI, 2, 6) et le sel qui tient son nom du soleil « solum » (selon le Canon d’Avicenne). Le sel n’est ni une poudre, ni une terre, mais il peut s’agglomérer et devenir dur comme une pierre : [94] Sel est ainsi appellé pour ce qu’il sault hors du feu quant on l’i gecte, car il fuit le feu combien qu’il soit de chaude nature, sicomme dit Ysidore. Les autres dient que le sel est denommé du souleil ou de la terre, qui en latin est appellee solum, pour ce qu’il est fait de l’yaue de la mer, qui est sechee et endurcie par la force du souleil. Aucune foiz on fait le sel de puis salez, dont on cuist l’eaue si fort qu’elle se convertist en sel par force de chaleur qui l’endur-[f. 239vb]-cist et la fait devenir espesse. Aucune foiz on le fait de la cresse qui croist par nuit a la lune sus le sablon de la mer. En aucuns pais on treuve les roches et les montaignes de sel, et le couppe on par pieces aussi comme pierres et puis le debrise l’en sicomme il est en Arabie et en Panonie. Ces pierres de sel sont si dures que on en fait les maisons en celui pais ou il croist. (…). (Paris, BnF, fr. 16993, f. 239va-240ra)

– le tartre ou lie de vin (98) – le tartrate acide de potassium (C4 H5 KO6) – : dans cet article, Barthélemy s’inspirait directement du Circa instans, qu’il citait explicitement, et décrivait un matériau qui n’était ni une poudre, ni une terre, mais un résidu coloré dans lequel l’encyclopédiste voyait une sorte de « pierre molle ». Corbechon évite de traduire ce détail de la « pierre molle », gênant pour la classification des articles, la pierre étant dure par nature : [98] Tartare est la lie du vin qui se tient entour le tonnel et la s’endurcist, et est ou pais de France appellee gravelle, et est de sa nature chaude et seiche ou tiers degré, et vault contre la roigne et la gratelle, et contre les ordures du chief, car elle a vertu de degaster, de nectoier et de laschier les humeurs, sicomme dit le Platea[i]re. (Paris, BnF, fr. 16993, f. 240va)

4. Les originalités « heureuses » ou « malheureuses » du traducteur L’une des originalités de Corbechon comme traducteur a déjà été évoquée à propos de la hiérarchie des éléments, c’est la distinction qu’il fait entre « pierre » et « pierre précieuse », distinction qui ne correspond pas à celle qu’avait établie Barthélemy entre « lapis » et « gemma ». Chez Barthélemy, sous l’appellation de « lapis » se retrouvaient la majorité des minéraux décrits soit cinquante-deux articles 29 – donc la moitié des cent 29 Dont il a fallu, rappelons-le, déduire deux éléments inclassables, car leur nature (pierre ou terre) n’est pas exactement établie, mais ils semblent pencher plutôt du côté

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quatre articles du livre XVI – qui réunissaient notamment : trente-quatre minéraux identifiables aujourd’hui (des gypses 30, de très nombreux quartz 31, des silicates 32, des carbonates 33, un nitrate 34, un phosphate 35, un sulfure 36, un corindon 37, des béryls 38, un corps pur 39, des roches métamorphiques 40, des oxydes métalliques 41, un bois fossilisé 42) et dix-huit pierres d’identification douteuse voire impossible, mais dont la présence est traditionnelle dans la minéralogie antique et médiévale (pierres associées à des animaux 43, pierres

des terres : « rabii (…) autrement appellé morcel d’Armenie » (84), « zumet » (102) ou azurite. 30

Alabastus / alebastre (3) et silenites / silenite (91).

31

Tous de formule générale SiO2 : ametistus / amestite (9), crisopassus (lapis) / crisopase (26), calcedonius / calcidone (27), cristallus / cristal (30), ceraunius / ceranie (31), corneolus / cornieule (33), onichinus / oniche (71), yris / yris (54), kaman / kameu (56), prassius / prasse (76), panteron / panteron (79), sardonis / sardone [= sardonyx] (89), à l’exception des deux opales de formule SiO2,nH2O : exacolitos / excolitere (43) et optalius / optallie (72). 32

Asbeston / abeston (11) et iacintus / jac(t)inte (53).

33

De formule CaCO3 : calcis / chaus (23) et corallus / corail (32).

34

Nitrum / nitre (69), une forme de salpêtre (KNO3).

35

Turcois / turcoise (96), un phosphate complexe [CuAl6(PO4)4(OH)8.5H2O].

36

Pyrites / pyrite (77), un sulfure de fer (FeS2). Il faut noter qu’un autre sulfure, l’orpiment (6) de formule As2S3, est lui considéré comme une terre spécialisée. 37

Carbunculus / charboucle (25), un rubis, variété rouge du corindon (Al2O3).

38

De formule BeAl2O4 : berillus / beril (20) et crisolitus / crisolite (28). Pour cette dernière pierre, une variété de chrysobéryl de couleur jaune pâle, l’appellation « chrysolite » est désormais interdite. 39

Adamas / dyamant (8), du carbone pur (C).

40

Cotis / queux (22), une pierre à aiguiser, parius / parie (75), marbre de Paros, et marmor / marbre (68). 41

Emathides / ematice (39), une hématite (Fe2O3), et magnes / aymant (61), une magnétite (Fe3O4). Rappelons qu’à côté de ces deux sources possibles de métal (le fer), un autre oxyde de fer, la ferruge ou limaille (45) est placée par Barthélemy, puis par Corbechon, parmi les métaux. 42

Gagates / gagate (48), du jais, variété de lignite fossilisée.

43

Alectoria / alectoire ou pierre du chapon (16), celidonius / celidoine ou pierre de l’hirondelle (29), ethides / echite ou pierre du nid de l’aigle (38), geratiten / geraticen (51), pierre qui écarte les mouches, ligurus / ligure (59) (issu de l’urine du lynx, dans lequel on a vu parfois une rose des sables, une citrine, de l’ambre jaune, voir un péridot vert), noset / crapoudine (70), pianites / pionice (78), pierre qui en engendre une autre, quirin / quirin (82), pierre du nid de la huppe, quandros / quandros (83), pierre de la tête du vautour, yerachiten / yrachite (101) qui protège de la morsure des souris, des mouches et du venin (différente de la geratiten [51]).

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associées à des prodiges 44). Toutes les possibilités offertes par le règne minéral se retrouvent ainsi sous l’appellation générique de « lapis ». En outre, Barthélemy raffinait sa hiérarchie des minéraux, car il qualifiait quatre articles de « lapillus » ou petite pierre ; c’étaient : le calculus / caillos (21), l’epestites / epistite (42), le kalcophanus / kalcophane (58) et le reiben / resten (85). Pour l’epistite (42) et le kalcophane (58), Corbechon traduit « lapillus » par « petite pierre » ; pour les deux autres seulement par « pierre ». En revanche, Corbechon qualifie l’améthyste (9) de « petite pierre » quand Barthélemy disait « lapis » et non « lapillus », et fait de même pour la célidoine ou pierre de l’hirondelle (29) et pour l’enidros (41). Corbechon va même jusqu’à appeler « trespetite pierre » – qualificatif qui ne figurait pas chez Barthélemy – les deux opales : une opale arlequine : exacolitos / excolitere (43) et l’opale classique : optalius / optallie (72). Par ailleurs, pour deux articles Barthélemy hésitait dans sa qualification : « lapis vel gemma » pour l’amiantos / amarite (18) (un mica, silicate d’aluminium et de potassium, isolant thermique infusible) et « gemma vel lapis » pour le medus / mede (66) (pierre magique, tantôt bénéfique, tantôt maléfique). Corbechon réduit l’alternative à son premier terme en traduisant « lapis vel gemma » par « pierre » dans le cas de l’amarite (18) et « gemma vel lapis » par « pierre precieuse » pour le mède (66). Le terme de « gemma » était attribué par Barthélemy à vingt minéraux, parmi lesquels nous pouvons en identifier quinze : sept quartz 45, un corindon 46, un béryl 47, un carbonate 48, trois silicates 49, un sulfure 50 et une concré-

44 Dyonisius / dionise, qui a l’odeur du vin, mais empêche l’ivresse (34), diadocos / dyadoque, qui réveille les diables et les fantômes (35), enidros / evidre, la pierre qui goutte (41), gallatides / galachide ou pierre de lait (49), menphitis / menophite, qui endort la douleur ou l’anesthésie (62), melanites / melanice, dont le jus est doux comme le miel (64), ydachideus / ydachite (100) (une géode qui fait du bruit et perd de l’eau, comme l’enidre [41]), zignites / zinguite, qui arrête les hémorragies, calme les forcenés et éteint le feu ardant (103). 45

Achate / acate (10), asterion / astrion (15), un cristal, asterites / asterite (17), un autre cristal, eliotropia / elitropie (40) ou jaspe sanguin, iaspis / jaspre (52), hyena / yene (55), une variété d’agate, sardius / sarde (88), une sardoine. 46 Saphyrus / saphir (86), la variété bleue du corindon (Al2O3), alors que la variété rouge sous le nom de carbunculus / charboucle (25) était seulement classée parmi les pierres (« lapis »). 47

Smaragdus / esmeraude (87), la variété « noble » du béryl (Be3Al2(SiO3)6).

48

Melochites / melochite (67), la malachite, un hydroxycarbonate de cuivre (Cu2(CO3) (OH)2). 49 Alabandina / alabandine (13), un grenat almandin (Fe3Al2(SiO4)3), solis gemma / pierre du souleil (90), une variété d’oligoclase appelée parfois « feldspath aventuriné » [(Na,Ca)(Al,Si)4O8] et topacius / toupaze (95) (Al2(F,OH)2SiO4). 50

Argirites / argurite (14), une pyrite (FeS2).

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tion calcaire 51. À ces quinze, il faut ajouter cinq pierres dont l’identification reste douteuse voire impossible, mais qui possèdent des propriétés magiques 52 traditionnelles. Si Corbechon explique au début de l’article de généralités (47) qui correspond au « De gemma » de Barthélemy : « Les pierres precieuses qui reluisent sont appellees gemmes en latin » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 233ra), il s’applique à traduire presque partout « gemma » par « pierre », comme s’il se refusait à faire usage du décalque « gemme ». Il réserve la qualité de « pierre précieuse » seulement à onze articles : dont huit étaient désignés par Barthélemy comme « lapis » – donc des pierres simples – : l’escarboucle (25), la cornaline (33), l’enydros (41), l’épistite (42), l’exacontalithos (43), le jais (48), la pierre crapaudine (70) et l’ydachite (100). Corbechon ne traduit « gemma » par « pierre precieuse » que dans trois cas : l’héliotrope (40), le mède (60) pour lequel Barthélemy hésitait (« gemma vel lapis ») et la topaze (95). La nette distinction établie par Barthélemy entre « lapis » et « gemma » – en dépit de deux hésitations « lapis vel gemma » et « gemma vel lapis » – semble avoir plutôt gêné Corbechon qui l’efface presque systématiquement dans sa traduction. Et cependant Corbechon s’efforce d’établir sa propre hiérarchie – différente – entre « pierre » et « pierre précieuse » sans expliciter en rien ses choix. Après la hiérarchie des pierres « modifiée » par le traducteur, deux articles sur les métaux mériteraient une étude approfondie. Le premier concerne l’argent et le vif argent que – contrairement à Barthélemy qui les plaçait dans deux articles distincts mais successifs – Corbechon réunit en un article unique (7), et l’électre ou electrum (37). Dans de nombreux articles sur les métaux, Corbechon insiste – comme son modèle, Barthélemy – sur l’importance du rôle joué par le vif argent 53 : [4] la matere dont l’or est fait, et les autres metaulx, c’est deslié souffre et vif argent, et y a plus de souffre, qui est terrestre, en l’or que de vif argent, qui participe plus de la moisteur de l’air (Paris, BnF, fr. 16993, f. 226vb) ; [36] l’arain, aussi comme les autres metaulx, est fait et composé de souffre et de vif argent, mais il y a plus de souffre qui est gros et terrestre, et n’est pas pur, mais est rouge et ardant, et le vif argent qui y est n’est ne trop gros ne 51

Margarita / la marguerite ou la perle (63), concrétion calcaire au reflet iridescent (CaCO3,C3H18N9O11 nH2O). 52

Absictus / absite (12) qui conserve la chaleur pendant sept jours, gellacia / galaxe (50) qui a la froidure de la grêle, lipparea / lipparee (60) qui attire les animaux sauvages, mirites / myrite (65) qui a la couleur de la myrrhe et orites / orithe (73) qui protège des morsures et empêche la grossesse. 53

Le terme de « vif argent » apparaît pour la première fois en 1275 dans le Roman de la Rose (d’après Jürgen Storost, « Mercure-Quecksilber, Astrologisches und astronomisches in der französischen Bezeichnung von Metallen », Beiträge zur Romanischen Philologie, 12, 1973, p. 367-379, part. p. 367).

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trop delié (Paris, BnF, fr. 16993, f. 231rb) ; [44] le fer (…) est engendré de gros vif argent et rude, qui n’est pas pur, et de gros souffre et terrestre, dont il y a plus que du vif argent (Paris, BnF, fr. 16993, f. 232rb).

D’autre part, Corbechon a aussi remarqué que l’argent pouvait être associé à l’or : quant on vuelt mesler or avec argent, on le doit garder de trois choses, c’est assavoir de poudre, de vent et de moisteur, car, se aucune de ces trois choses se mesloit entre l’or et l’argent, ilz ne se mesleroient point ensemble (…) et quant ilz sont joins et unis ensemble, on ne les puet separer (Paris, BnF, fr. 16993, f. 227ra).

Il connaît donc à la fois le vif argent et l’argent, et semble, dans sa traduction du livre XVI, les distinguer l’un de l’autre. Or la majorité des témoins manuscrits 54 du De proprietatibus rerum offrent un article court (le septième) pour l’argent, et un article beaucoup plus long (le huitième) pour le vif argent. Cette distinction formelle se retrouve dans l’édition incunable : De proprietatibus rerum, Cologne, Johann Koelhoff der Elder, 19 janvier 1483. Corbechon a dû mal interpréter la séparation formelle que faisait Barthélemy entre les deux métaux portant le nom d’argent : aussi fait-il se succéder dans son article 7 (Paris, BnF, fr. 16993, f. 227va-228ra) l’argent et le vif argent sans séparation aucune. Il commence, comme Barthélemy, par une définition où le vif argent entre dans la composition de l’argent : [7] Argent est un metal qui en grec est appellé argin. (…) L’argent est fait et composé de vif argent et de souffre blanc, mais il y a plus du vif argent que du souffre, et, pour ce, est il plus cler et moins pesant que l’or.

puis il présente le vif argent comme étant une forme d’argent et en même temps un élément constitutif de l’argent : Il est une maniere d’argent qui est cler, moiste et coulant, qui est appellé vif argent, et une autre maniere d’argent qui est dur et ferme, qui est fait et composé de vif argent et de souffre, qui n’art point, sicomme dit Aristote.

À cet endroit précis s’arrêtait l’article « de argento » de Barthélemy. Corbechon ajoute à la suite la définition du vif argent, qui marque habituellement le début de l’article « de argento vivo » chez Barthélemy : Le vif argent est une substance d’yaue avec une terre tres deliee, si fort et si subtilment meslez ensemble que on ne les puet separer. Le vif argent ne se tient point a ce qui le touche, aussi comme fait l’eaue, et ce lui vient pour la grant secheresce de la terre dont il est composé. La substance du vif argent

54 Le manuscrit retenu pour servir de base à l’édition du De proprietatibus rerum, Paris, BnF, lat. 16098, ne signale même pas le début de l’article « de argento » après l’article « de auripigmento » (f. 152v-153v).

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FRANÇOISE FERY-HUE est blanche pour la clarté de l’eaue et ce lui vient pour la secheresce de la terre et pour la grant clarté de l’yaue et de l’air qui en lui sont,

puis viennent les propriétés physiques et médicales du vif argent. Ensuite, Corbechon continue, sans transition, comme le faisait déjà Barthélemy, par les propriétés physiques et médicales de l’argent proprement dit, ce qui termine son article (7). Cette question du vif argent – notre moderne mercure, dont le symbole chimique Hg vient du latin hydragyrum signifiant argent liquide –, qui est le seul métal liquide 55 à la température ambiante, avait beaucoup troublé les Anciens. Dans la science antique 56, le vif argent était tenu pour une espèce d’argent 57, mais Aristote fut obligé de lui assigner une composition tout à fait différente, puisque le vif argent était réputé fait d’eau et de terre, l’air intervenant pour empêcher la solidification (« vif argent »), ce que Barthélemy relatait ainsi : Argentum autem vivum est secunda aqua mixta subtili terreno forti mixtione et indissolubili et habet hoc ex magna siccitate terrea que non liquescit in superficie plana et ideo non adheret tangenti sicut id quod est aquesum (Paris, BnF, lat. 16098, f. 152v).

L’attitude prudente de Barthélemy est ainsi conforme à l’enseignement d’Aristote, celle de Corbechon aussi. Cependant Corbechon, qui avait dans ses articles sur l’or (4), l’airain (36) et le fer (44) signalé le rôle du vif argent comme constituant des métaux d’une part et décrit l’association d’or et d’argent dans ses articles sur l’or (4) et sur l’électre (37) d’autre part, n’hésite pas dans sa description à passer d’un métal liquide à un métal solide : il ne paraît pas conscient de la différence fondamentale d’état physique entre les deux métaux et il suit servilement Barthélemy dans son association d’argent et de vif argent poussant la « logique » – si l’on peut dire – jusqu’à ne plus faire qu’un seul article des deux.

55

Si le mercure se rencontre bien à l’état natif sous la forme de gouttelettes qui accompagnent son principal minerai, le cinabre (HgS), sa production recourt, dès les origines, à des techniques totalement différentes des autres métallurgies. Corbechon mentionne deux modes de production : le sous-produit de la fonte de l’argent (« Le vif argent est trové es fournaises ou on font l’argent et en vielles ordures et en chambres privees et en limon de puiz. ») et, déjà décrite par Pline et Dioscoride (voir Robert Halleux, op. cit., p. 186-187), la sublimation du mercure : « On le fait aussi de vermeillon mis en un vaissel de fer ou de voire couvert d’une mille de terre, et doit estre le vaissel avironné de charbon ardant et adonc le vif argent en coulera » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 227vb). 56

La première attestation sûre du mercure se trouve dans le De anima (I, 3) d’Aris-

tote. 57

Voir Robert Halleux, op. cit., p. 108.

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Tout autre est le traitement réservé par Corbechon à l’électre (37) : il ne s’agit plus de faire un seul article en associant deux métaux considérés comme identiques, mais de simplifier le texte de Barthélemy. Celui-ci consacrait son trente-huitième article à l’electrum qu’il rangeait bien parmi les métaux, et dans lequel il distinguait trois variétés : la première étant le succin ou résine assimilée à l’ambre, la deuxième le métal à l’état natif et la troisième l’alliage de fabrication humaine qui associe trois parties d’or et une d’argent : Electrum est vocatum eo quod ad solis radium auro clarius luceat ac argento nam solum electrum dicitur efficacius. Et hoc metallum omnibus metallis [est nobilis] hujus tria sunt genera, unum quod ex prino arbore fluit quod succinum dicitur primo enim quando fluit de arbore est liquidum gummi, sed post induratur calore vel frigore in duriciem lapidis perspicui ut cristalli. Alterum genus metallum dicitur quod invenitur in preterio heme. Tertium fit de tribus [peciis] auris et una argenti (…) De electro autem artificiali (…) miscetur cum argento argentum ad claritatem crescit aurum autem cum claritate argenti temperatum virtutem suam non perdit, sed immo modo ad decorem quo admixti argenti aliquantulum expalescit. (Paris, BnF, lat. 16098, f. 155r-155v)

Corbechon fait bien de l’électre « un metal qui, encontre le souleil, reluist plus que ne fait or ne argent » (Paris, BnF, fr. 16993, f. 231va). Mais il élimine complètement la première variété citée par Barthélemy, la résine produite par un arbre, et il décrit deux variétés pour le métal : [37] Il est une espece d’electre qui est naturel et l’autre qui est fait par art. Celui [qui] est naturel est d’aucuns appellé metal (…). Electre artificiel est fait de trois parties d’or et la quarte partie d’argent. Et en ceste composicion la clarté de l’argent croist et l’or n’en pert point sa vertu. (Paris, BnF, fr. 16993, f. 231va)

Toutefois, Corbechon n’a pas remarqué que la fin de l’article de Barthélemy, tirée d’Isidore, concernait directement la résine – donc une « pierre » – et non plus le métal, et il a traduit ainsi, après le passage sur l’électre artificiel : [37] Le vray electre, quant il est eschaufé des dois en frotant, trait a soy les festuz et les fueilles, aussi comme l’aymant trait le fer a soy, sicomme dit Ysidore ou .XVIe. chappitre des rouges pierres. Derechief, le vray electre prant de legier toutes couleurs que on lui baille, sicomme dit Ysidore en celui chapitre. (Paris, BnF, fr. 16993, f. 231va-231vb)

Corbechon, qui semble avoir voulu au départ rectifier le texte de Barthélemy, pêcherait-il ici par inattention ? Il n’a pas remarqué que son modèle latin renvoyait d’abord au livre XV d’Isidore pour le métal à l’état natif, puis au livre XVI du même auteur pour la « pierre ». La référence à Isidore est, comme toutes les autres références faites par Barthélemy et Corbechon aux Etymologiae, exacte : Sucinus (…) fulvi cereique coloris, fertur arboris sucus esse et ob id sucinum appellari. Electrum autem vocari fabulosa argumentatio dedit. Namque Phaethonte fulminis ictu interempto sorores eius luctu mutatas in arbores popu-

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FRANÇOISE FERY-HUE los, lacrimis electrum omnibus annis fundere iuxta Eridanum amnem ; et electrum appellatum quoniam sol vocitatus sit Elector plurimi poetae dixere. Constat autem eum non esse sucum populi, sed pineae arboris (…) adtritu digitorum accepta caloris anima folia paleasque et vestium fimbrias rapiat, sicut magnes ferrum. Quocumque autem modo libeat tinguitur ; nam anchusae radice conchylioque inficiuntur. (Etymologiae, XVI, VIII, 6)

Ce passage des Etymologiae contient bien les détails relatifs au magnétisme et aux couleurs, et explique le glissement d’appellation de « succin » à « électre ». Cependant, il ne permet pas de justifier la confusion opérée par Corbechon. Bernard Ribémont 58 invitait à « ne pas conclure trop rapidement à l’indigence scientifique de Corbechon, même si l’on peut constater des faiblesses dans son travail ». Si nous souscrivons à cette suggestion, force est pourtant de reconnaître que Corbechon ne semble pas à son aise dans ce livre XVI. Malgré sa fidélité apparente à l’ordre alphabétique de Barthélemy, au texte de Barthélemy et à la classification des éléments d’Aristote, Corbechon paraît déconcerté par la distinction entre « lapis » et « gemma » au point d’introduire sa propre hiérarchie sans la justifier. Le monde minéral ne lui est pas familier et nous pouvons nous demander s’il a ou non disposé d’un ou plusieurs lapidaires français en prose – à côté de son modèle latin – : les possibles ressemblances textuelles ne permettent pas de conclure. Et que dire de ses rapports encore plus surprenants avec les métaux : entre la simplification abusive (argent) ou la rectification incomplète (électre), Corbechon se montre sensible aux difficultés d’ordre scientifique présentées par le texte de Barthélemy, mais il n’est pas formé pour les résoudre. D’où les inévitables maladresses du traducteur dépassé par les aspects techniques de son sujet. Dans ces conditions, nous devons nous interroger sur la version – ou les versions – de Barthélemy dont le traducteur a disposé pour sa traduction – cette version n’a pas encore pu être identifiée parmi la masse des témoins conservés du texte latin – et nous pouvons accorder à Corbechon le bénéfice du principe selon lequel « le bon traducteur n’est pas toujours responsable d’une mauvaise traduction ». Si Corbechon se montre dans l’ensemble un traducteur relativement consciencieux, un adaptateur parfois adroit, il n’est pas possible de lui attribuer une véritable « pensée minéralogique ».

58

Voir Bernard Ribémont, Le Livre des propriétés des choses…, op. cit., p. 40.

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Les Arts libéraux dans la traduction anonyme du Ludus super Anticlaudianum d’Adam de la Bassée JEAN-MARIE FRITZ Université de Bourgogne

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a traduction française anonyme du Ludus super Anticlaudianum d’Adam de la Bassée n’a guère suscité l’attention des médiévistes. Ce texte en octosyllabes à rimes plates avec insertions lyriques, conservé dans trois manuscrits de la BnF 1, est inédit à l’exception de quelques brefs extraits (des pièces lyriques précisément) publiés par Robert Bossuat dans un article paru en 1928 dans les Mélanges Jeanroy ; presque au même moment, l’abbé Paul Bayart avait donné le sommaire de l’œuvre à partir du manuscrit BnF, fr. 1634 dans sa longue introduction à l’édition du texte latin 2. Cette traduction a ceci d’original qu’elle adapte en langue romane un texte latin qui est déjà une adaptation de l’Anticlaudianus d’Alain de Lille. Il faut donc prendre en compte trois niveaux textuels : – l’Anticlaudianus du XIIe siècle, texte qui, on le sait, a connu une grande fortune dans la littérature vernaculaire dès le XIIIe siècle (Roman de la Rose de Jean de Meun, Anticlaudien d’Ellebaut qui adapte partiellement en octosyllabes le texte latin 3) ; 1

BnF, NAF 10047, f. 1r°-47r° (XIVe siècle) ; BnF, fr. 1634, f. 2r°-52r° (XVe siècle) ; BnF, fr. 1149, f. 124r°-166v° (XVe siècle). Nous désignerons ces trois manuscrits respectivement par les lettres A, B et C. 2 Robert Bossuat, « Une prétendue traduction de l’Anticlaudianus d’Alain de Lille », in Mélanges A. Jeanroy, Paris, Droz, 1928, p. 265-277 et Adam de la Bassée. Ludus super Anticlaudianum, éd. P. Bayart, Tourcoing, 1930, p. LXXIX-CVI (Bayart ignorait l’existence du ms. A). 3 Voir Ellebaut, Anticlaudien, éd. A. J. Creighton, Washington, The Cath. Univ. of Amer. Press, 1944. Pour le texte latin, voir Alain de Lille, Anticlaudianus, éd. R. Bossuat, Paris, Vrin, 1955.

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– le Ludus super Anticlaudianum, élaboré par Adam de la Bassée, chanoine de Lille, sans doute peu de temps avant sa mort en 1286 ; le clerc lillois réécrit le texte latin du siècle précédent en fonction de nouvelles exigences qu’il conviendra de déterminer ; ce Ludus ne connaîtra qu’une diffusion limitée comme l’atteste l’unique témoin manuscrit (Lille BM 397) ; – l’adaptation française que l’on peut dater de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe siècle, du moins pour la recension la plus ancienne. L’on peut se demander si le traducteur anonyme disposait, en plus du texte d’Adam de la Bassée, de celui d’Alain de Lille. La complexité de cette traduction n’est pas que liée à la dualité des hypotextes latins, mais tient aussi à la divergence des recensions : l’on peut nettement distinguer une recension courte représentée par les manuscrits B et C (BnF, fr. 1634 et 1149, respectivement 5700 et 5630 vers) et une recension longue, celle du manuscrit A (BnF, NAF 10047, 7024 vers). On pourra s’interroger sur la relation qu’il convient d’instaurer entre ces deux versions. Nous envisagerons pour cela deux passages de l’œuvre : le prologue et la description des Arts libéraux. Auparavant, il convient de revenir sur l’hypotexte immédiat et incontestable, le curieux Ludus super Anticlaudianum, qui joue le rôle d’interface entre le poème du XIIe siècle et l’Anticlaudien français. L’Anticlaudianus d’Alain de Lille est un poème écrit dans un latin dense, complexe, nourri de réminiscences classiques (Ovide, Virgile, Stace) et tardo-antiques (Claudien, Martianus Capella, Boèce …) et il était tentant de donner de ce texte difficile et séduisant une version allégée et plus abordable par les clercs du XIIIe siècle. C’est ce à quoi s’attachera Adam de la Bassée. Tout en conservant la trame du poème d’Alain de Lille, il en modifie considérablement la forme pour le rendre plus accessible : – des quatrains rythmés monorimes composés de vers de 13 syllabes remplacent les hexamètres d’Alain de Lille ; – le lexique est simplifié ; les mots rares (notamment d’origine grecque), les termes techniques de logique et de philosophie d’Alain disparaissent ; – les ekphraseis, si caractéristiques du style d’Alain, sont abrégées et stylisées ; – la dimension néo-platonicienne du récit, les soubassements philosophiques de l’œuvre sont gommés au profit de préoccupations morales et spirituelles : une longue litanie des saints se glisse contre toute attente dans le cours du Ludus 4 ; la figure mariale y occupe une place importante. Adam ne fait pas qu’élaguer ou simplifier ; il compense l’appauvrissement qu’il fait subir au texte original par des insertions lyriques tout au long de son Ludus : un cinquième de l’œuvre est ainsi composé de 38 pièces lyriques, toutes notées dans l’unicum de Lille. L’œuvre se présente donc à nous comme une 4

Éd. cit., p. 76-90.

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anthologie très variée de pièces lyriques latines sur des airs liturgiques ou profanes, latins ou même français. Le manuscrit prend même le soin d’expliciter ces emprunts, comme pour la chanson que l’allégorie de Musique consacre à la vanité de la mundi gloria et qui doit se chanter sur l’air d’une chanson de Sauvage de Béthune : « Super cantilenam quae incipit : Quant voi la flor paroir sor le rainsel ke li dous tans d’estet se reclarcit » 5. C’est dans ce cadre qu’il faut penser le terme de Ludus : Adam s’est amusé avec légèreté (l’expression « leviter jocari » apparaît dans le prologue en vers 6) à la fois à transformer les hexamètres en quatrains monorimes et à farcir l’austère poème d’Alain de chansons à sujets certes graves, mais sur des mélodies qui ne sont pas qu’empruntées à des hymnes liturgiques, puisque l’on y rencontre des airs de pastourelles, de rondeaux ou de chansons d’amour. Cette adaptation, P. Bayart l’avait déjà noté, est en fait très marquée par la littérature vernaculaire, particulièrement florissante dans le Nord de la France et à Lille en cette fin du XIIIe siècle : Adam écrit en latin, mais construit et pense son œuvre en français. Le Ludus nous apparaît ainsi comme une œuvre hybride, qui maintient la langue savante, mais manifeste de part en part l’emprise de la littérature d’oïl chez ce contemporain d’Adam de la Halle ou de Jacquemart Gielée. Plusieurs faits viennent à l’appui de cette thèse : – le terme de Ludus qui fait penser aux Jeux d’Adam de la Halle, même si l’on se situe avec Adam de la Bassée en dehors de tout cadre dramatique 7 ; – les insertions lyriques comme on peut les trouver dans Renart le Nouvel de Jacquemart Gielée ; – la présence du moi dans le cours du Ludus, difficilement concevable dans l’Anticlaudianus. Alain de Lille se contentait d’invoquer sa muse et d’adresser une prière à Dieu pour qu’il lui suggère les mots justes dans son évocation de la figure de Prudence 8. Adam fait au contraire allusion aux accidents de son existence, à sa maladie dans le prologue en prose, mais également dans celui en vers 9 ; allusion aussi à l’actualité avec la mention de Simon de Montfort ou de la marche au supplice de Pierre de la Broce en 1278 10 ; le poème est d’une certaine manière « incarné » : ainsi, dans le portrait de Logique, le sophiste (pseudologicus chez Alain, pseudo tout court chez Adam !) se jette dans la Seine, précision géographique absente du poème 5

Ibid., p. 54.

6

Ibid., p. 5.

7

L’on retrouve cependant des parties dialoguées comme un débat entre Spiritus et Caro avec changement métrique (huitains octosyllabiques au lieu des quatrains monorimes) : éd. cit., p. 26-30. 8

Anticlaudianus, V, 265 sqq., éd. cit., p. 131.

9

Ludus, éd. cit., p. 3-5.

10

Ibid., p. 143 (chap. 149, str. 8) et 141 (chap. 148). Notons que l’allusion à Pierre de la Broce disparaît de l’Anticlaudien francais (voir Ludus, p. XCIX), peut-être parce qu’elle n’était plus d’actualité à ce moment-là.

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du XIIe siècle 11. Quant à Fronesis, à son arrivée au Paradis, elle entend monter de la terre une voix pénitente qui invoque les saints et les saintes : il semble bien que ce soit la figure du poète qui fasse une fois encore irruption dans l’horizon du récit allégorique 12. Le Ludus transforme presque l’Anticlaudianus en un dit à insertions lyriques : lorsqu’on lit le poème d’Adam de la Bassée, l’on a parfois davantage l’impression de lire un texte français traduit en latin qu’une adaptation d’une œuvre latine du XIIe siècle. Même la dimension satirique, si importante dans le dit, est présente à travers une longue diatribe contre les clercs qui vivent dans et selon le siècle et cumulent les bénéfices 13. Autrement dit, le Ludus appelait presque une traduction française et cette entreprise représentait un travail minimal, puisqu’un premier effort d’adaptation avait en quelque sorte déjà été accompli par Adam. Cette traduction sera finalement réalisée dans le Nord de la France comme le soulignent la langue fortement teintée de picardismes, ainsi que la provenance de deux des trois manuscrits de l’œuvre 14 ; de plus, l’unique témoin du Ludus provient de la bibliothèque du chapitre de SaintPierre de Lille 15. Voyons alors comment a opéré le traducteur. Nous commencerons par le prologue, ou plutôt les prologues, car l’ouverture de l’Anticlaudien, au-delà des lieux communs concernant la justification de la mise en roman, est intéressante par l’écart qu’elle pose d’emblée entre les deux recensions de l’œuvre. Commençons par le manuscrit B : Prologue de B (f. 2r°) Aucunes gens vont arguant Aucuns clercs si font transmuant Latin en roumant pour entendre Le laie gent pour eaus apprendre, 5 Mes en ce ne puet nuls meffaire Quant il se scet proprement faire, Quar, de tant que li biens s’espant, Plus largement va on prisant Assés mieuls se bonne nature. 10 Et pour ce, quant en l’escripture Aucun exemple nous prendons Dont les pechiés nous reprendons, Les bonnes gens y ont plaisance 11

Ibid., p. 47 (chap. 33, str. 9).

12

Ibid., p. 76 : « ad quas [= Virgines] Fronesis perveniens audit eas postulari a spiritu poenitente et indigente favoris, tribus earum specialiter salutatis ». 13

Ibid., p. 32-33.

14

Les manuscrits A et B ; le copiste du manuscrit C a voulu manifestement supprimer les traits picards de son modèle. L’ex-libris en partie gratté du manuscrit A nous renvoie à Cysoing : « Che livre chy est appellés Antidyoclitien, ce que fist un moisne de Cysoin, natif du comté d’Artoix, de l’ordre des Freres Prescheurs » (f. 60v°). 15

Ludus, éd. cit., p. VIII.

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Moult plus fort quant ont retenance Dou bien qu’ont oÿ par escript, Quar on em prent le contrescript Pour ceulz qui le veulent avoir. Ainsi em puet on mieulz valoir. Le rose, quant elle est trouvee En plusieurs couleurs, n’est blasmee Pour ce ne li vins ensement Ne li pains noirs que nullement Au blanc ne se puet comparer Ne li chevaulz qui scet aler A plaisir en plusieur alure. Pour ce voit on sans represure C’on veult toutes roses flairier Et tous vins aussi essaier Et que tout li pain sont mengié Et tout li cheval chevauchié. Ainsi di jou de l’escripture C’on puet lire sans mespresure, En quel langue qu’elle soit mise. Pour ce ay me entente mise A .i. fort livre translater En roumant pour mon temps passer. Nom a Anticlaudianus, Ens ou quel livre ne puet nuls Qu’il n’y pourfite grandement, Quar on y voit generalment Tout quanques coers puet desirrer. Si prie s’on n’y veult errer Ou livre que nuls n’en mesdie, Ains le corrige sans envie.

Corr. 15. Ms. bien quant oy, corr. A. C : bien c’om y ot par e. 33. Ms. quelle (+ 1), corr. C.

Les quinze premiers vers sont constitués d’une série de lieux communs sur la légitimité de la diffusion du savoir des clercs vers les laïcs. Le second moment est plus intéressant, puisqu’il résonne comme un plaidoyer pour l’égale dignité des langues : le « roumant » n’est pas en dessous du latin, mais est une autre langue qui a sa valeur propre ; ce point de vue est justifié par des curieuses comparaisons avec les différents types de roses, de pains (noir ou blanc), de vins ou de chevaux : chaque genre mérite le respect (v. 19-30). La dernière étape du prologue revient sur les contours du projet, mais l’auteur, qui garde, il faut le noter, l’anonymat, reste vague : à une curieuse justification par le besoin de « passer son temps » (v. 36), s’ajoute le silence sur l’hypotexte immé-

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diat – Adam de la Bassée – pour ne mentionner que le texte premier, celui d’Alain de Lille 16. Examinons maintenant le prologue du manuscrit A ; il n’offre pas de variantes significatives pour les 35 premiers vers, mais diverge dans la conclusion, plus nourrie que celle du manuscrit B. A se relève d’emblée plus prolixe : Conclusion différente de A (f. 2r°a) : 34

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Et pour chou ai m’entente mise A un poete translater En roumant pour men tamps passer. Anticlaudïanus ot nom ; En sen tamps fu de grant renom (col. b) Et pour che qu’il est fais par vers Dont li latins est moult divers, Dedens les vers ai volut prendre Che que plus cler est a entendre. Et si y ay aussi quellies Les fleurs des sentences prisies Qui a mon ceur sont delitables Et a autrui sont pourfitables. Si me suy penés de monstrer Aucuns dis pour l’euvre parer Qui ou principal ne sont mie. Si prie qu’aucuns n’en mesdie, Ains le list ententïeument, Car on y voit generalment Tout bien et tout mal pour eslire Le bien du mal an souvent lire.

Le projet est ici mieux formulé, comme si l’auteur de cette recension avait voulu remédier à l’imprécision de la version B. Même si Anticlaudianus devient le nom du poète, l’adaptateur précise la nature de l’hypotexte : texte en vers et en latin, qui plus est dans un latin difficile (sens qu’il faut attribuer ici à divers au v. 40 17). Il définit surtout la nature de son travail et la double opération qu’il a réalisée : – d’abord opération de sélection, en fonction de ce qui est « cler a entendre » (v. 41-42) ; opération illustrée par la métaphore de la cueillette et soumise à deux critères : l’agréable et l’utile (delitables / pourfitables à la rime). Cette image du florilège figurait déjà dans le prologue en prose d’Adam de la Bassée : le clerc lillois affirme avoir cueilli les « fleurs parfumées » (flores

16 Ou du moins le traducteur se contente d’un titre, Anticlaudianus, qui ne permet pas de faire une distinction entre le poème d’Alain de Lille et le Ludus d’Adam de la Bassée. 17

Nous remercions M. Zink de cette suggestion de traduction.

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odoriferos) dans « le pré du très renommé maître Alain de Lille » (pratum famosissimi (…) magistri Alani de Insula) 18 ; – puis, opération inverse d’insertion de nouvelles composantes, de nouveaux dits qui ne figuraient pas dans le texte premier ou principal (v. 49) ; la fonction de ces ajouts est ornementale (« pour l’euvre parer »). La longue description des sept Art libéraux, et plus particulièrement de Musique, nous fournit un bon exemple de ce travail rhétorique d’ornatus préconisé par le prologue de la recension A. Le portrait des Arts constitue un des passages les plus célèbres de l’Anticlaudianus. Prudence fait construire un char qui la conduira jusqu’au ciel auprès de Dieu, et la réalisation matérielle en est confiée aux sept Arts libéraux : Grammaire dresse le timon, Logique l’axe, Rhétorique réalise le décor du timon ; les arts du Quadrivium fabriquent chacun une roue. Dans toute cette ekphrasis, Alain de Lille s’inspire de Martianus Capella, qui avait décrit les sept Arts sous les traits de sept jeunes filles que Phébus offre aux fiancés, Mercure et Philologie, en cadeau de mariage. Adam de la Bassée reprend le dispositif en le stylisant. On retrouve pour chaque art un petit portrait physique (attitudes, traits et couleurs de son visage), puis les attributs qu’elle tient dans sa main, le vêtement qu’elle porte, enfin les savants qui ont inventé et illustré l’art en question 19. Prenons l’exemple de Géométrie. Chez Alain de Lille, Géométrie incline la tête, porte une baguette, son attribut 20 ; suit une longue description de son manteau couvert de sable (pulveris imbre), sur lequel sont tracées les différentes figures géométriques, droite, courbe, carré, triangle, cube… ; l’ekphrasis s’achève par la mention des deux autorités en la matière : Thalès et Euclide. Adam de la Bassée suit d’assez près le plan d’Alain de Lille en procédant par condensation (simplification de la description du manteau, suppression de Thalès) ou substitution (la tête inclinée est remplacée par un visage pâle à force d’études 21) ; 65 hexamètres laissent place à 8 quatrains, soit une réduction 18 Ludus, éd. cit., p. 3. L’on peut noter que l’Anticlaudien ne conserve qu’un petit nombre des insertions lyriques d’Adam de la Bassée (voir Bossuat, art. cité). 19 La fortune iconographique des sept Arts libéraux est aussi riche que son devenir littéraire : voir, entre autres, Philippe Verdier, « L’iconographie des Arts libéraux dans l’art du Moyen Âge jusqu’à la fin du XVe siècle », in Arts libéraux et philosophie au Moyen Âge, Montréal, Institut d’Etudes Médiévales / Paris, Vrin, 1969, p. 305-355 ; Michael Masi, « Boethius and the Iconography of the Liberal Arts », Latomus, 33, 1974, p. 57-75. Notons que l’adaptation d’Ellebaut élude complètement cette ekphrasis des Arts libéraux : les « compaignes » de Prudence construisent le char sans qu’il soit fait mention des sept Arts (éd. cit., v. 990-1008). 20

Avec jeu paronymique : « Virgam virgo gerit » (Anticlaudianus, III, 477). On retrouve cette virga dans l’une des premières descriptions vernaculaires des Arts libéraux, celle du Roman de Thèbes : « Une verge ot Geometrie » (éd. G. Raynaud de Lage, Paris, Champion, 1966-1968, v. 4997). 21 Géométrie est par là-même une sorte de Melancolia. On connaît l’importance des symboles géométriques dans Melancolia de Dürer (voir Raymond Klibansky, Erwin

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d’environ de moitié 22. L’Anticlaudien français poursuit le mouvement et abrège encore le texte d’Adam (suppression de figures comme le cube/sterion en latin médiéval), tout en maintenant l’architecture générale du portrait et des détails comme le manteau couvert de sable, ici poree (v. 10) 23. Le seul ajout est curieux : Proclus, qui côtoie Euclide comme auctoritas antique 24. Ce détail n’est pas négligeable : la mise en roman ne consiste pas toujours en une élimination des traits d’érudition ; dans ce cas particulier, l’on assiste à un réinvestissement du texte vernaculaire par une référence savante 25. Si le portrait de Géométrie offre peu de variance entre les deux recensions A et B, il n’en est pas de même de celui de Musique. Chez Alain de Lille, le traitement de Musique est proche de Géométrie : mention de la cithare que Musique tient d’une main et qu’elle fait résonner de l’autre ; rappel du mythe d’Orphée ; longue description de sa robe, où sont représentés les grands principes énoncés par Boèce dans son De musica (trois types de musiques – musica mundana, humana, instrumentalis –, terminologie grecque des intervalles…) ; enfin, mention des autorités antiques : Timothée de Milet, théoricien de la musique cité par Boèce, Grégoire le Grand et un énigmatique Michel 26. Adam de la Bassée simplifie comme pour Géométrie l’ekphrasis du vêtement : suppression des références techniques tirées de Boèce, mais introduction d’une allusion au plain-chant. La grande innovation est une insertion lyrique, la première du Ludus, et particulièrement bienvenue en ce moment puisque l’on se situe sur le plan musical : Musica, toute joyeuse, entonne une chanson consacrée à la vanité du monde sur un air profane et français, celui de la chanson du trouvère Sauvage de Béthune : O quam fallax est mundi gloria, Pollicendo seducens hominem ! Trad. O combien trompeuse est la gloire du monde, qui séduit l’homme par des promesses 27 !

Panofsky et Friz Saxl, Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989, p. 505-524). 22

Ludus, éd. cit., p. 54-55.

23

Voir texte en Appendice I.

24

Proclus a laissé des Commentaires sur les Éléments d’Euclide, mais ce traité n’est pas connu du Moyen Âge latin. La source de notre adaptateur reste mystérieuse. 25

Autre exemple intéressant, qui joue sur les trois niveaux textuels, celui d’Astronomie : Atlas, qui figurait chez Adam de la Bassée, est remplacé dans le texte français par Albumazar, grand astronome arabe, qui figurait chez Alain de Lille (Anticlaudianus, IV, 63), preuve que le traducteur connaissait le texte d’Alain en plus de celui d’Adam (voir ms. A, f. 11v°a et ms. B, f. 14r°). 26

Anticlaudianus, III, 386-468. Michel est sans doute un souvenir des Premiers Analytiques (I, 33) d’Aristote (voir Anticlaudianus, éd. cit., p. 37). 27

Ludus, éd. cit., p. 54.

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Cette chanson clôt et couronne l’ekphrasis. Un déséquilibre est ainsi introduit entre les différents arts, puisque seule Musica a le privilège d’une insertion lyrique. L’Anticlaudien français va accentuer cette distorsion ; le développement sur Musique est considérablement amplifié jusqu’à devenir trois fois plus important que le portrait de Géométrie, alors que chez Alain de Lille les sept Arts étaient traités sur un relatif pied d’égalité 28. Le début reste fidèle aux modèles latins : Musique, au visage rayonnant, tient une harpe, traduction habituelle du latin cithara, même si disparaît la référence à Orphée qui figurait encore chez Adam. L’ekphrasis du manteau est complètement repensée ; les références abstraites aux lois de la musique telles qu’elles figuraient chez Adam et surtout Alain de Lille sont réduites à quelques vers (v. 17-20) et l’essentiel de la description est constituée d’une longue liste d’instruments de musique (v. 21-32). Plusieurs remarques sont à faire. La traduction est ici d’abord concrétisation ; on remplace un exposé théorique par une énumération bien concrète d’instruments de musique. La traduction est aussi actualisation : l’instrumentarium est récent, le texte enregistre les acquis du XIIIe siècle, comme la guiterne, ancêtre de la guitare, la douçaine, sorte de hautbois grave, ou le rebec, instrument à archet. Jean de Meun s’était déjà montré particulièrement à l’écoute des nouveautés organologiques dans son Roman de la Rose. Le cadre est mythologique, puisqu’il s’agit de l’histoire de Pygmalion, mais les instruments sont ceux de son époque : son texte nous offre ainsi les premières occurrences vernaculaires de la guiterne/quitarre, du luth et du rebec 29. Enfin, dernier fait remarquable dans ce passage de l’Anticlaudien, le traducteur, en développant une liste d’instruments de musique, se souvient d’un topos de la littérature romanesque, celui des « jongleurs en fête » qui est l’occasion pour le romancier d’énumérer des instruments de musique ; l’on trouve des listes particulièrement nourries dans le Cléomadès d’Adenet le Roi (1285) 30. Ce même souci de la copia par rapport au latin se retrouve dans la traduction de la Vetula du Pseudo-Ovide par Jean Le Fèvre : la simple typologie cassiodorienne (pulsus/ cymbales, tractus/lyre, flatus/flûte) du texte latin laisse place à un développement de 25 vers intitulé Comment Ovide se deduisoit et esbatoit de pluseurs et divers instrumens de musique ; une vingtaine d’instruments sont ainsi mentionnés par Ovide lui-même (qui a le statut de narrateur) souvent avec leur lieu 28 Pour le texte français, voir Appendice II. Une partie du portrait de Musique a été éditée à partir du manuscrit A par Francesco Novati, « Contributi alla storia della lirica musicale neolatina », Studi Medievali, 2, 1906-1907, p. 303-315 (voir p. 309-310 pour le passage en question). 29 Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. Félix Lecoy, Paris, Champion, 19651970, v. 21000-21001 : « Harpes a, gigues et rubebes, / Si ra quitarres (var. guiternes) et leüz ». 30

Sur ce topos, voir Pierre Bec, Vièles ou violes ? Variations philologiques et musicales autour des instruments à archet du Moyen Âge (XIe-XVe siècle), Paris, Klincksieck, 1992 et Silvère Menegaldo, Le Jongleur dans la littérature narrative des XIIe et XIIIe siècles. Du personnage au masque, Paris, Champion, 2005, p. 229-233.

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d’origine : on y retrouve des instruments de l’Anticlaudien, comme la cornemuse (chevrette ; cf. Anticl., v. 25) ou la flûte de Bohème (Behaingne ; cf. Anticl., v. 24), sorte de flûte traversière 31. La fin du portrait revient au texte d’Adam de la Bassée : maintien peu convaincant de la figure du Milésien (Mellisiex, v. 57), soit Timothée de Milet (que pouvait comprendre le lecteur du XIVe siècle ?) 32 ; maintien surtout de l’insertion lyrique avec une traduction qui se veut fidèle de la chanson latine. Fidélité trop grande peut-être, puisque l’on en conserve la structure strophique (huitain) et un dispositif de rimes voisin (ababbaab en latin, ababbcca en français), ce qui aboutit à un décalque du latin plutôt qu’à un équivalent vernaculaire. Notons de plus qu’aucun des trois manuscrits de l’Anticlaudien ne comprend de notation musicale. Cette fidélité étroite, voire maladroite, à l’hypotexte latin explique peut-être la réécriture que propose la version A. Ce portrait de Musique est en effet significatif de l’écart entre les deux recensions. Le manuscrit A présente des ajouts importants : 32 vers sur les 90 n’apparaissent que dans A (nous les avons indiqués en italiques dans l’édition proposée en Appendice II). En quoi consistent-ils ? D’abord en quelques instruments de musique, comme le psaltérion ou la muse à grand bourdon (v. 3132), soit une cornemuse ou musette, instrument pastoral qui figure déjà dans le Jeu de Robin et Marion d’Adam de la Halle 33. Plus originales sont les références à la notation musicale de l’Ars nova de Philippe de Vitry (peu après 1320) : longues, brèves et surtout minimes, semiminimes (v. 37-38), détail qui nous fournit un terminus a quo. Ces références savantes sont suivies de la mention d’une série de genres lyriques : motets, rondeaux, hoquets, estampies, chaces, ballades ; la plupart d’entre eux existent déjà à la fin du XIIIe siècle. Seule exception : la chace (cache, v. 42), qui tire son nom de sa forme en canon (les voix se poursuivent l’une l’autre), et non de l’objet même de la chanson (comme la caccia italienne qui évoque des scènes de chasse) ; elle n’apparaît qu’au milieu du XIVe siècle et n’est connue que par quelques témoins ; certains manuscrits du Lay de la Fontaine de Machaut portent la mention de chace au début des parties en canon 34. Enfin, le manuscrit A ne se contente pas de clore l’ekphrasis par la traduction littérale de la chanson latine O quam fallax est mundi gloria !, mais, après quatre octosyllabes de transition (« Musique a tant 31

Jean le Fèvre, La Vieille ou les dernières amours d’Ovide, éd. Hippolyte Cocheris, Paris, Aubry, 1861, p. 19-20. Pour le texte latin, voir Pseudo-Ovide, De Vetula, I, 64-70, éd. Paul Klopsch, Leiden, Brill, 1967, p. 196-197. 32 Notons que le copiste C, ou son modèle, a eu recours au texte latin d’Alain de Lille, puisqu’il réintroduit Grégoire le Grand et Micalus qu’avait écartés Adam de la Bassée (voir varia lectio au vers 58). 33

Voir Adam de la Halle, Le Jeu de Robin et de Marion, éd. Jean Dufournet, Paris, GF, 1989, v. 217. 34

Voir Guillaume de Machaut, Poésies lyriques, éd. Vladimir Chichmaref, Paris, 1909 (reprint Genève, Slatkine, 1973), t. II, p. 407. Sur la chace, voir V. E. Newes, « Chace », in The New Grove Dictionary of Music and Musicians, London, Oxford Univ. Press, 20012e, t. V, p. 408-410.

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ne se teut mie … », v. 71-74), place dans la bouche de Musique deux rondeaux religieux, l’un consacré à Dieu, l’autre à la Vierge, pièces lyriques originales, et non plus simple décalque du latin. Ce travail d’ornementation est conforme au projet énoncé en conclusion du prologue du manuscrit A. Concluons à propos de ces deux versions de l’Anticlaudien. Deux hypothèses peuvent être avancées. Ou la version primitive est celle de A, et BC procède par abrègement. Ou la version la plus ancienne est BC, et A n’est qu’un remaniement. La datation des manuscrits n’est pas d’un grand secours : A est du XIVe siècle, B et C sont du XVe siècle, mais, on le sait, cela ne prouve rien. L’examen précis de la tradition manuscrite montre que A altère B ; on le voit nettement pour Géométrie (voir Appendice I) : au vers 14, crombe (soit « courbe ») est manifestement la bonne leçon que A n’a pas comprise et a remplacée par tourble ; aux v. 28-29, seuls BC présentent un exposé satisfaisant sur le fil à plomb… Les exemples pourraient être multipliés. La seconde solution semble donc préférable. La version BC est élaborée sans doute assez peu de temps après le Ludus d’Adam de la Bassée, comme le prouve le manuscrit B, qui, bien que tardif, ne contient que des textes du XIIIe siècle (Dits de Baudoin de Condé, Voie de Paradis de Rutebeuf, Chronique abrégée des évêques de Liège jusqu’en 1293…) 35. La version du manuscrit A est plus tardive (au moins milieu du XIVe siècle), comme le prouvent les allusions à l’Ars nova et au genre de la chace ; il s’agit d’une version hybride qui, tout en conservant la recension primitive (maintien de la traduction de la chanson latine O quam fallax est mundi gloria !), cherche à proposer une solution plus élégante aux insertions lyriques en intégrant deux véritables rondeaux dans le cadre du portrait de Musique. Le même procédé a été observé à propos du Prologue : A ne substitue pas un nouveau prologue à l’ancien, mais modifie et étoffe simplement la conclusion.

35 Sur ce manuscrit B (BnF, fr. 1634), voir Edmond Faral et Julia Bastin, Œuvres complètes de Rutebeuf, Paris, Picard, 1977, t. I, p. 26-27. Le scribe serait wallon.

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APPENDICES I. LES ARTS LIBÉRAUX : GÉOMÉTRIE Texte de B (f. 13r°) :

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Ci fait Geometrie la tierce roe. La sisime des suers veult faire Se roe si qu’elle puist plaire ; On l’apelle Geometrie. De face est un peu appalie De son estude qui la presse ; N’est pas merveille, quar ne cesse D’une verge en sa main porter Pour ciel et terre mesurer. D’une vesture est afulee Qui semble par dehors poree, Mes pour ce ne lest elle a luire De clarté pour les cuers deduire. Li droite ligne est la lignïe Et li crombe y est desvoïe, Et ligne qui est de mesure Et ciercles de ronde figure. [v°] La appert la grant profondaice De la terre et la grant largece Par geometrie comptee, Que mesure est loiauls trouvee. La sont les figures quarrees En divers degrés mesurees ; Or sont lonc, or d’une grandeur. Triangles y est en honneur. La est la rieule et le compas, Li plons pesans qui pent em bas Et li esquire y est trouvee, Dont toute li euvre est quarree. Tele la pucelle jetta Le verge qu’en se main porta Et fist se roe si plaisant Que les autres aloit passant. En celle roe par poincture Laissa la virge la figure Des docteurs qui tel art trouverent, Prolus et Euclides le perent.

* Corrections 6. Ne pas m. Corr. C. A : N’est pas vermeille. 16. Et li ciercles (+ 1). Corr. C. 35. Des d. que art t. (-1). Corr. C. ** Variantes de A et C

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5. A : Par grant estude qui la presse. 6-8. C : que n’engresse. / Une v. en se main portoit / Dont c. et t. mesuroit. 8. A : compasser 14. A : Et li tourble. 16. A : Est chiercles. 20. A : Ou m. C : Car m. Après 20, A ajoute maladroitement deux vers : Li esquerre y est de grant pris / Entre instrumens grans et petis. 23. A : or sont de grandeur. C : Or sont long et d’une grandeur 26-27. A : Li plus pesans qui est en bas, / Quant li e. 28. A : Toute li oevre y est quarree. 29-30. A : Cheste gente vierge jeta / Le verghe jus qu’elle porta. 36. AC : Proclus. II.

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Texte de A (f. 10v°a). Les vers en italiques sont absents de BC.

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Aprés, la quinte des sereurs, Luisans de diverses couleurs, Des autres n’est point sourmontee De biauté : Musique est nommee, Car se vierge fache, luisans Comme cristauls resplendissans, Het amour plaine de weullie ; Pour chou est com vierge prisie. Une harpe ot en le senestre, Ou elle harpe de le dextre, De le quelle ist tel melodie Que li vipere s’i oublie. Au col li pendoit uns mantiaux Batus a or – n’ert nuls plus biaux Ou quel sont toutes mesurees Les acordances miex loees. La sont monstré trestout li ton Quel virtu il ont et quel non, Quel fin et quel commenchement Et quel moyen ont ensement. La sont orghenes, la sont vielles, La sont rebebes qui sont belles, Li tabours et li gros flagos, Le behaine qui sonne gros, Li chors, li trompe, li chievrete, Li ghisterne qui ceur rehete ; Les chimbales n’i falent mie, Li naquaire y sonnent a hie, Les douchainnes faitichement, Li frestel gracieusement ; On y voit le psalterïon Et le grant muse a grant bourdon. La sont tout plain chant de monstier Dont on peut Diex glorefïer ; La sont de cant toutes mesures Et de notes toutes figures, Longhes, brieves, menres, minimes,

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Et les rifflans semiminines Et toutes notes pour motés, Pour rondiaux et pour hoqués ; Y sont aussi et estampies, Caches et balades jolies, Courans et belement tenans Et aucune foys arestans ; La sont vois, son communaument, Soit bas ou hault moiiennement. De tel vesture ensi paree S’est li virge et toute aprestee Que se roe soit bien forgie D’arain, par quoy soit miex prisie. Du tout y met tres grant ferveur De ceur, de corps et de labeur Que li roe les autres passe De belle mesure et de grace. La laissa elle par painture De ses grans dotteurs le figure Entre les quels Mellisiex Estoit mis ens es plus haux liex. Quant Musique vit qu’acomplie Fu sa roe, s’en fu trop lie Et pour se goye miex monstrer [11 r°a] Comencha tantost a canter : He ! com dechoit du monde le veullie Les ceurs des gens qui y veulent entendre, En promettant a chiax lontaine vie, Dont vient li mors pour yauls sur .i. piet prendre ! Ensi li ame apalist comme cendre Pour qui Diex a toute cose cree[e]. Las ! pour quoy pert le grace ensi donnee ? Retoingne donc qu’elle ne soit perie. Musique a tant ne se teut mie, Mais en bien faisant sen devoir Vault encore ramentevoir Les biens Dieu, cantant liement 36 : Le Dieu d’amours, qui ne set dechevoir, Doit on amer sur tous principaument. Chou que j’ai vient de li ; s’ameray voir Le Dieu d’amours, qui ne set dechevoir. Ch’est Jhesucrist ou on prent sens pooir Si que, si tost c’on a entendement, Le Dieu d’amours, qui ne set dechevoir Doit on amer sur tous principaument.

36 Les deux rondeaux suivants ont été édités par Nico H. J. Van Den Boogard, Rondeaux et refrains du XIIe siècle au début du XIVe, Paris, Klincksieck, “Bibliothèque Française et Romane” (3), 1969, p. 42-43 (n° 49-50).

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Dame, ou fort jour du destroit jugement Priés vo fil qu’il ait de moy merchy. Pecheres suy, j’ateng grief jugement, Dame, ou fort jour du destroit jugement. Se par vous n’est atrais a sauvement Chiex povres corps, pour che de ceur vous pri : Dame, ou fort jour du destroit jugement Priés vo fil qu’il ait de moy merchi.

* Corrections 18 : ton ; corr. BC. 65. Des ceurs ; corr. B. C : Et cuers de gens. ** Variantes de B (f. 12v°) et C (f. 133r°b) B : Rubrique : Ci fait musique la .ii.e roe. 3. B : n’est nient s. 5. B : Que belle face l. (- 1) C : Car sa belle face l. 6. BC : Ens ou mirouer r. (C om. Ens) 7. B : N’est amour qui est aveullie. C : de folie 8. B om. com (-1). C : est la v. 9. B : a en le s. C : a en sa s. 10. BC : Et (C : Ou) elle chante de se dextre. 11. B : est. 14. BC : ne fu si biaus. 16. B : miex amees 18. B : ont ne quelle. 19. BC : fin ne quel. 20. BC : Ne quel m. 21. B : o. et la vielle. C : orgues et les v. 22. B : La rubebe qui tant est belle. C : Et ribebbes qui tant sont belles 23. B : li dous flajos. C : Et tabours et les doulx flaigos 24. B : Et li grans qui dit biaus mos (-1). C : Et Maro qui dit les beaux mos. 25. BC : et la chievrette. 28. C : Nacaires y s. 29. BC : Et les d. doucement. 30. B : Sonnent et g. C : Sonnant et g. 31-34 om. BC 37-42 om. BC 43. BC : et longuement. 45-46 om. BC 48. BC : Ceste vierge est et a. (B om. et) 50. BC : D’arain et que soit bien polie. 51. BC : Pour ce y mest si grant f. 52. B : De cuer et de corps tel labeur. 57. B : Millesius. C : musicien. 58. C : Milesïus, Gregorïen(x) / Furent portrait et Micalus, / Si fu li soubtil Orpheüs. 59. BC : voit. 60. BC : Est se roe, de ce est lie. 62. B : Tantost commencha. 63. B : Que deçoit. C : Haÿe soit du monde la volye. 64. B intervertit 64 et 65. 65. BC : Quar quant promet a. 66. B : Dont leur vient mors sur .i. pié p. C : la mort. 67. C : empalit. 69. BC : se grace. 70 om B. C : Retourne. 71-90 om. BC.

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Jean Miélot, traducteur de la première Lettre de Cicéron à son frère Quintus SYLVIE LEFÈVRE Université de Tours

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e travail que je présente est un chantier ouvert il y a deux ans avec des étudiants du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de Tours 1. Dans le cadre d’un séminaire-atelier, je souhaitais aborder la question de l’« humanisme » bourguignon du XVe siècle en partant de l’étude d’un cas : la première traduction française connue d’une lettre cicéronienne. C’était reprendre un dossier magistralement étudié par Robert Bossuat en 1938 2. Dans le sillage de son article fondateur, j’ai tenté d’aller un peu plus avant dans la connaissance que nous pouvons avoir de la pratique de Jean Miélot comme traducteur et plus particulièrement comme traducteur d’un texte antique. Translateur : tel est le rôle et le titre que Miélot adopte le plus souvent. Mais, au regard de la quinzaine d’adaptations de textes latins qu’il réalisa, la lettre à Quintus est l’unique texte antique traduit que l’on puisse compter à son actif. C’est aussi un de ses derniers travaux connus. Il date de 1468, or son obit dans les registres de la collégiale Saint-Pierre de Lille dont il était chanoine depuis 1454-1455 figure sous la date de 1472.

1. Un état des lieux Des deux manuscrits qui conservent cette traduction de la lettre à Quintus, le plus important a d’ailleurs été composé après 1470. Le Paris, BnF fr. 17001 1 Que soient remerciés de leur présence et de leur participation active Jacques Barcat, Ariane Martin, Bérengère Faussurier, Marc Maizaud, Carlo Di Donatello. 2 Robert Bossuat, « Jean Miélot, traducteur de Cicéron », Bibliothèque de l’École des Chartes, 99, 1938, p. 82-124. On trouve là une description des deux manuscrits, à compléter parfois par les travaux plus récents.

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est, en effet, constitué de trois livrets différents, dont l’écriture s’est échelonnée dans le temps et qui ont été réunis ensuite 3. Le premier compte essentiellement l’épître cicéronienne (f. 6-25v), les chapitres 2 et 3 du livre XIV des Genealogiae deorum gentilium de Boccace sous l’intitulé Invectives contre raillars, jengleurs et autres mespriseurs des ouvrages et estudes des clercz sciencieux et vertueux (f. 29-31) 4, un court traité sur l’établissement de généalogies (f. 32-33) 5, quatre pièces en vers latins adressées avant avril 1471 au roi de France (Louis XI), au duc de Bourgogne (Charles le Téméraire), au roi d’Angleterre (Édouard IV) et au comte de Warwick (Richard Neville) (f. 33v-34) 6, une indication de l’année de copie de cette page suivant les différentes ères et les pouvoirs en place (Lille, 1470, troisième année du règne ducal de Charles, âgé de trente-sept ans, etc.) (f. 34v). La seconde partie du volume conserve une Compilation des histoires de la Bible, adaptée surtout d’un ouvrage du franciscain Jean de Udine (f. 36-87) 7, puis des généalogies (f. 89-98) bibliques (Adam, Abraham, David, Jésus 3 C’est d’ailleurs moins entre eux que les trois éléments constitutifs présentent des différences chronologiques qu’à l’intérieur de chacun d’entre eux. La première partie, copiée sur un papier filigrané à l’écu aux trois fleurs de lys, avec lettre T appendue (cf. Charles Moïse Briquet, Les Filigranes. Dictionnaire historique des marques du papier dès leur apparition vers 1282 jusqu’en 1600, 1907, n° 1739 comme l’a bien vu R. Bossuat), est constituée de 3 cahiers (f. 1-14, 15-28 et 29-34). Pour les dates qui y sont portées, c’est la plus cohérente : 1468-1470. La seconde partie offre un filigrane italien à la tulipe (Briquet, op. cit., n° 6650 est le plus proche) et 5 cahiers (f. 35-54, 55-68, 69-89 –moins le f. 88 monté sur onglet, dont le filigrane le rattache à la troisième partie –, 90-97, 98106), auxquels il faut ajouter le bifolio final (f. 115-116 qui portent deux dessins aquarellés, variations sur les dessins des f. 41v-42). Les textes y sont datés entre 1460 et 1470. La troisième partie est copiée sur un filigrane au chariot (Briquet, op. cit., n° 3544 est le plus ressemblant) et ne compte qu’un cahier (f. 107-114). Ni l’œuvre ni la copie ne sont datées, et le papier dans ses variantes similaires a été utilisé entre 1434 et 1479 à Lucques. Mais on peut noter qu’il est attesté ailleurs et en particulier à Lille entre 1456 et 1474, ce qui resserre un peu la fourchette chronologique. 4

Gianni Mombello, « Per la fortuna del Boccaccio in Francia. Jean Miélot traduttore di due capitoli della Genealogia », Studi sul Boccaccio, 1, 1963, p. 415-444. 5

Anne Schoysman, « Jean Miélot, Jean Boccace et les généalogies. Note sur le ms. BnF, f. fr. 17001 », in « Pour acquerir honneur et pris ». Mélanges de Moyen Français offerts à Giuseppe Di Stefano, éd. Maria Colombo Timelli et Claudio Galderisi, Montréal, CERES, 2004, p. 483-489 (avec éd. du texte). 6 Gianni Mombello, « Quattro poesie latine di Jean Miélot », in Miscellanea di studi e ricerche sul Quattrocento francese, Torino, Giappichelli, 1967, p. 213-240 (avec éd. du texte). Voir en dernier lieu Livia Visser-Fuchs, « Sanguinis haustor – drinker of blood. A Burgundian view of England, 1471 », The Ricardian. Journal of the Richard III Society, 7/92, 1986, p. 213-219. 7

Datée de 1460 dans ce volume (f. 38v et 43), mais incomplète puisque s’arrêtant au sixième âge du monde qui en compte sept, cette compilation se retrouve aussi dans le ms. Bruxelles KBR II 239 où on lit (f. 2) : « Cest euvre fu translatee de latin en françois par Jo. Mielot (...) l’an mil CCCC LXIII ».

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Christ), de saints (f. 95v : saint Foursi, datée de 1463), de Louis XI (f. 96v, datée de 1470), de Charles comte de Charolais (f. 97v, datée de 1463, mais dans son arbre, il est désigné comme duc de Bourgogne) et, pour finir, un traité en vers illustré sur les Sept sacrements (f. 99v-106). La troisième enfin offre une copie du Mors de la pomme, sorte de moralité par personnages en vers et illustrée (f. 107-114v) 8. L’ensemble du manuscrit est autographe et Miélot en indique deux fois le caractère de minute (f. 3-4v, puis f. 36r-v). Il signe également plusieurs fois et de diverses manières : lettres de son nom dans un labyrinthe (f. 2v, 27), rébus (f. 5), dessins aquarellés d’auteur au travail (f. 7v, 39, 43v 9) ou remettant son œuvre au dédicataire (f. 5v, 42v). Miélot se donne aussi pour « celluy qui a pourtrait les lettres, cadeaulx ou caracteres de ce livret » (f. 2). De fait, il fut rémunéré par le duc Philippe le Bon à partir de 1448 pour ses « paines et occupations qu’il avoit a faire translations de livres de latin en françois, et iceulx escripre et istorier ». Miélot, s’il ne fut pas miniaturiste, mais se contenta de préparer par des dessins et des gouaches l’illustration de ses œuvres, fut bien un homme du livre dans toutes ses dimensions : de la composition littéraire, qu’il s’agisse de compilation, d’adaptation ou de traduction, jusqu’à la mise en page, en livre, au choix des écritures, à une esthétique du noir et du blanc qui pourra inspirer le livre imprimé 10. L’autre manuscrit est à la fois de plus petite taille (130 x 120 mm contre 390 x 280 mm) et de moindre dimension (98 contre 116 f.). Écrit sur parchemin, il est conservé à Copenhague (Kongel. Bibl., Thott 1090). Le volume contient quatre textes :

8 Trois éditions ont été fournies de ce texte attribuable à Miélot : F.-Ed. Schneegans, « Le mors de la pomme », Romania, 46, 1920, p. 537-570 ; Leonard P. Kurtz, Le Mors de la pomme, New York, Publications of the Institute of French Studies, 1937 ; Pasquale Morabito, Mors de la pomme, Messina, Peloritana, 1968. Jean-Marcel Paquette a donné une traduction moderne du texte, d’après l’éd. Schneegans dans Poèmes de la mort, de Turold à Villon, Paris, UGE, 1979, “Bibliothèque médiévale”, p. 225-249. Un autre manuscrit conserve, mais incomplet de la fin, ce texte : Milano, Ambrosiana S. 67 Sup., f. 176-195. Signalé par Angelo Monteverdi dans un compte rendu de l’éd. Schneegans (Archivum romanicum, 5, 1921), ce ms. de sept ans antérieur au fr. 17001 permettrait d’en combler les lacunes et de rétablir l’ordre normal des scènes. Il est dépourvu d’illustrations. 9 Dans ce dernier cas, il pourrait s’agir de Jean de Udine dont le prologue de dédicace à Bertrand, patriarche d’Aquilée, est traduit après ce dessin à la plume. 10 Voir Geneviève Hasenohr, « Vers une nouvelle esthétique », in Mise en page et mise en texte du livre manuscrit, sous la dir. de Henri-Jean Martin et Jean Vezin, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie/Promodis, 1990, p. 349-352 ; et tout récemment, dans la thèse d’histoire de l’art de Pascale Charron, Le Maître du Champion des dames, Paris, CTHS-INHA, “L’art et l’essai”, 2004, le chapitre intitulé « Jean Miélot, Germain Picavet et le milieu des scribes enlumineurs lillois » (p. 267-278) remet définitivement en cause l’idée d’une pauvreté artistique des livres créés à Lille.

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- le Débat d’honneur entre Hannibal, Alexandre et Scipion, traduction de la version latine par Giovanni Aurispa du douzième Dialogue des morts de Lucien (f. 1-12). Ce texte copié en 1449-1450 dans le ms. Bruxelles, KBR 9278-9280 porte ici « Explicit anno 68 ». Une édition en sera donnée par Colard Mansion sous le titre de Debat entre trois valeureux princes 11. Le texte est ici précédé d’un dessin représentant la remise du livre dans une chambre, en présence d’un groupe de courtisans. – le Débat de noblesse, traduction des Orationes de vera nobilitate de Buonaccorso da Pistoia († 1429) (f. 13-44v). Copié et daté de 1449 dans le ms. Bruxelles, KBR 9278-9280, le texte porte ici « Explicit anno 60 » 12. Colard Mansion en a donné une édition conjointe avec l’œuvre précédente, sous le titre de Controverse de noblesse 13. Ces deux textes ont été, en effet, copiés le plus souvent ensemble 14. – l’Épître de Tulle (explicit de 1468) (f. 45-66). Ce texte comme le précédent s’ouvre sur un dessin de copiste/auteur au travail, dont les détails reprennent pour l’essentiel (pupitre devant une banquette, fenêtre centrale, ouverture latérale vers une autre pièce carrelée de blanc et noir, livres éparpillés au sol) ceux du dessin aquarellé du ms. BnF, fr. 17001, au début de la lettre de Cicéron. – un Traité de viellesse et de jeunesse dédié à Louis de Luxembourg (daté de 1468) (f. 67-98) dont on ne connaît que cette copie. Il s’agit de la copie très légèrement remaniée d’un extrait de la Glose par Évrart de Conty aux Échecs amoureux en vers (commentaire des années 1370-80 ; le fragment équivaut aux lignes 176v44-183r26 de l’édition procurée par Bruno Roy et Françoise Guichard-Tesson 15) et non pas, comme le croyait Bossuat, d’un remaniement en

11 Non datée, l’édition de Mansion est datable des années 1475-1480. Antoine Vérard en donnera à son tour une impression en 1497. 12

Sur cette œuvre, voir ici-même l’étude d’Anne Schoysman.

13

Éditions des deux textes : Konrad Burger, Eine französische Handschrift der Breslauer Stadtbibliothek, Breslau, Städtisches Realgymnasium am Zwinger zu Breslau, 1901, p. 1-32 ; 1902, p. 1-25 ; Arjo Vanderjagt, in « Qui sa vertu anoblist ». The Concept of noblesse and chose publicque in Burgundian Political Thought, Groningen, 1981 (Débat d’honneur, p. 165-172 ; Débat de noblesse, p. 193-221). 14 Les deux textes sont réunis dans douze autres manuscrits : Bruxelles, KBR 92789280 : 1449-1450 (voir La Librairie des Ducs de Bourgogne II, Turnhout, Brepols, 2003, p. 78-82, illustration de Jean Le Tavernier) ; Bruxelles, KBR 10977-10979 : ca. 1467 au moins pour l’illustration (voir La Librairie des Ducs de Bourgogne II, op. cit., p. 202205) ; Aberystwyth, NLW 5024b ; Anvers, Musée Plantin-Moretus, 16. 6 ; Bruxelles, KBR 10493-10497 ; Londres, BL, Harley 4402 ; Oxford, Bodl., Lyell 48 ; Paris, BnF, fr. 1968, f. 1-40 ; BnF, fr. 5413 ; BnF, NAF 10722 ; Vienne, ÖNB 3391 ; Breslau, Stadtbibl. En outre, le Debat d’honneur figure seul dans Paris, BnF, NAF 10054, f. 3437 et le Debat de noblesse seul dans Bruxelles, KBR 14821-14840. 15 Françoise Guichard-Tesson et Bruno Roy, Évrart de Conty. Le Livre des eschez amoureux moralisés, Montréal, CERES, “Bibliothèque du Moyen Français” (2), 1993.

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prose d’un extrait des Échecs amoureux en vers 16. C’est à la fin de ce texte que Miélot révèle avec le plus de précision le lieu de sa naissance : « Gaissart lès Ponthieu, en l’eveschié d’Amiens », soit Gueschard, entre Abbeville et Amiens 17. Le prologue de ce texte commence par un dessin de remise de livre. Le dédicataire debout en armure devant une estrade surmontée d’un dais est entouré de deux groupes d’hommes. Un second dessin de copiste/auteur au travail ouvre le texte proprement dit. La mise en scène en est différente de celle des dessins du même type figurant au début des deux premiers textes du volume. Selon Hanno Wisjman, qui a étudié les relations de Miélot et du connétable de Saint-Pol – Miélot se dit ici son chapelain et serviteur –, ce livre de semi-luxe pourrait avoir fait partie des ouvrages offerts par l’auteur à son mécène des dernières années 18. Il aurait été écrit par un ou deux copistes et pourrait provenir de l’atelier Miélot. Mais on sait combien cette dernière question est délicate. Pierre Cockshaw en 1998 la résolvait par la négative dans le cas de Miélot, et d’autres 19. Sans éditer le texte, sinon le prologue de dédicace, Robert Bossuat en a donné une lecture critique très complète. Je n’en citerai que deux conclusions. La première concerne les rapports entre les deux manuscrits (p. 96) : la traduction (...) est donc fournie sous sa forme originale par le manuscrit (...) calligraphié et enluminé par le traducteur lui-même. La version du manuscrit de Copenhague, dépourvue du prologue, lui est certainement inférieure et peut être négligée.

Or, si écarter un manuscrit peut être à la limite compréhensible pour une étude telle que celle de Bossuat, cela ne l’est plus pour un travail d’édition. Il s’avère certes que les différences textuelles entre les deux volumes sont mini-

16

Cette copie dérive de l’exemplaire perdu désigné d’un g par les éditeurs d’Évrard de Conty. Ce dernier pourrait être le volume de l’œuvre attesté en 1420 dans un inventaire de Jean sans Peur, que Geoffroi Maupoivre, médecin du duc, avait reçu avant 1414 de Philippe Jossequin, gardien des joyaux du roi de France (ibid., p. xvii-xviii, xxiii). 17 À la fin de la traduction de la lettre à Quintus, figure un intitulé de fin où Miélot se présente comme « natif du diocese d’Amiens ». 18 Hanno Wijsman, « Le connétable et le chanoine. La place des écrits de Jean Miélot dans les ambitions bibliophiles de Louis de Luxembourg », in Archives et Bibliothèques de Belgique, éd. Renaud Adam et Alain Marchandisse (à paraître). Je remercie l’auteur de m’avoir fait part de ses conclusions avant parution. 19 Pierre Cockshaw, « À propos des “éditeurs” à la cour de Bourgogne », in Le Statut du scripteur au Moyen Âge. Actes du XIIe colloque scientifique du Comité international de paléographie latine (Cluny, 17-20 juillet 1998), éd. Marie-Clotilde Hubert, Emmanuel Poulle et Marc Smith, Paris, École des Chartes, “Matériaux pour l’histoire” (2), 2000, p. 283-289.

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mes, mais il arrive que le ms. Thott fournisse une meilleure leçon, voire deux coup sur coup 20 : Certes aussi des Gregois 1 mesmes font diligamment a eschever aucunes familiaritez, excepté de bien pou de gens s’il en y a quelques ungz dignes de la vielle Grece, telement sont ilz pluseurs fallacieux et legiers et par trop (14) longue servitude aprins a tres grande flaterie ; lesquelz universelement je dis qu’il fault estre liberalement adjointz et un chascun tres bon estre 2 conjointz par hospitalité d’amistié 1 aussi les Gregois Paris 2 un chascun tres bien estre Paris Atque etiam e Graecis ipsis diligenter cavendae sunt quaedam familiaritates praeter hominum perpaucorum si qui sunt vetere Graecia digni ; sic vero fallaces sunt permulti et leves et diuturna servitute ad nimiam adsentationem eruditi. Quos ego universos 1 adhiberi liberaliter, optimum quemque hospitio amicitiaeque 2 conjungi dico oportere. 1 universos ; universe ? Miélot 2 amicitiaeque Ω ; amicitiaque Aldus, etc.

La seconde conclusion de R. Bossuat porte sur la qualité générale du travail de Miélot, ici désigné comme un Advertissement fait au nouveau duc (p. 122) : La traduction de la première lettre à Quintus Cicéron laisse au lecteur une impression si décevante qu’il lui est permis de douter que l’étude en valût la peine. Lourd, confus, barbare et souvent inexact, l’“Advertissement” de Miélot n’était guère intelligible pour les profanes et l’on peut se demander si Charles le Téméraire, qui savait le latin, dit-on, y prit plaisir et en tira quelque profit.

On retrouve là implicitement une des oppositions générales que l’étude de la translatio médiévale pose entre les traductions de textes antiques, souvent laborieuses, voire erronées, et les traductions d’œuvres médiévales latines, plus facilement réussies. Or, pour en juger précisément et avec plus d’impartialité, il convient d’entrer plus avant que ne l’avait fait Robert Bossuat dans l’atelier de Miélot. Il ne s’agit pas de réhabiliter à toute force ce traducteur mais de réévaluer son travail en fonction du texte qu’il a pu avoir réellement sous les yeux, en fonction aussi des instruments qu’il cite ou que l’on peut lui supposer en relation avec son milieu historique et géographique et enfin des travaux des grammairiens modernes sur la langue médiévale en générale, du XVe s. en particulier. Cette étude idéale n’est guère envisageable sur de longs corpus ; ce que n’est pas la lettre à Quintus, heureusement.

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Le passage correspond au § 16 du texte latin procuré par Léopold-Albert Constans dans son édition de la Correspondance de Cicéron (Paris, CUF, t. 1, 1935), au f. 13v-14 du ms. de Paris. Dans le texte latin, je réintroduis les leçons que Miélot semble avoir eues sous les yeux. Je donnerai plus loin explication des sigles utilisés.

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2. L’atelier de Jean Miélot : manuscrit source, traducteur modèle, outils Le manuscrit source Sous Philippe le Bon, la librairie ducale possédait un certain nombre de textes de Cicéron : deux, voire trois copies du De officiis, du De amicitia et du De senectute, œuvres de loin parmi les plus répandues de cet auteur 21. Mais on y trouvait aussi les Epistole familiares, entrées dans la bibliothèque à la suite d’une confiscation 22. Les nombreux échanges entre la cour de Bourgogne et l’Italie auraient pu doter la librairie ducale de l’autre collection épistolaire, les Lettres à Atticus, recueil où se trouvent également rassemblées les lettres à Brutus et à Quintus. Mais aucun volume n’en figure dans les catalogues ducaux, et C. Van Hoorebeeck comme H. Wijsman m’ont attesté n’en connaître aucune trace dans les inventaires des bibliothèques des grands seigneurs ou fonctionnaires de la cour de Bourgogne qu’ils étudient. Pourtant, Miélot a dû avoir à disposition un volume des Lettres à Atticus, venu récemment d’Italie ou descendant de la tradition française et allemande du texte. Redécouverte à Vérone en 1345 par Pétrarque, cette collection épistolaire est conservée par plus d’une douzaine de copies d’origine italienne. Le manuscrit de Vérone, d’un âge vénérable, puisque probablement écrit en scripta continua, comme sa copie par Pétrarque ont disparu. En revanche, la copie que Coluccio Salutati se procura en 1393, dérivée d’un autre modèle, demeure (Florence, manuscrit médicéen 49, 18 = M1). Parmi ces manuscrits italiens, les éditeurs distinguent trois grandes familles (∆, Σ et Π) ou simplement deux (∆ et Σ qui « absorbe » Π). Le plus ancien date de la première moitié du XIVe s., mais n’offre qu’un choix de lettres réparties en onze livres (Milano, Ambrosiana E 14). Il a existé d’autre part une tradition française et allemande du texte, mais celle-ci s’est trouvée réduite à presque rien : le fragment de Würzbourg du XIe s. ne conserve plus que quelques lettres des livres VI, X et XI à Atticus ; l’édition bâloise de Cratander en 1528 conserve des leçons marginales et cinq lettres supplémentaires à Brutus, dérivées d’un manuscrit aujourd’hui perdu que l’on a longtemps identifié à un volume de Lorsch, avant de le rapprocher d’un livre qui figura à Fulda ; l’édition de Denis Lambin de 1565-1566 21 De officiis (cf. Joseph Barrois, Bibliothèque protypographique ou Librairies des fils du roi Jean, Charles V, Jean de Berri, Philippe de Bourgogne et les siens, Paris, Treutell et Würtz, 1830, n° 1071-1992) : Bruxelles, KBR 9764-9766 ; Paris, BnF, fr. 6609 (copié par Toussaint de Chenemont, peut-être vers 1440). De amicitia : Barrois, op. cit., n° 1054, Barrois, op. cit., n° 1065 ; et dans le Paris, BnF, fr. 6609. De senectute : Barrois, op. cit., n° 1059 ; et dans le Paris, BnF, fr. 6609. 22 Epistole familiares : avec le De paradoxis et le De officiis dans le Bruxelles, KBR 9764-9766. Ce volume est entré dans la bibliothèque ducale après 1449, avec quatre autres. Ces cinq livres, possessions du brugeois Godefroid de Wilde, ou le Sauvage († 1429), juriste et conseiller du duc, proviennent de la confiscation des biens de son fils Gossuin, décapité au terme d’un procès en sodomie le 2 ou le 9 septembre 1449 (La Librairie des Ducs de Bourgogne II, op. cit., p. 148-149).

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garde trace enfin d’un manuscrit qui appartint à l’imprimeur lyonnais Jean de Tournes, mort en 1564. On suppose qu’il pourrait s’agir d’un ancien manuscrit de l’abbaye de Cluny, présent dans le catalogue du XIIe s. de cette institution. Quelle que soit son origine, une copie de cette seule lettre à Quintus pourrait aussi avoir servi de modèle à Miélot. En raison même de son allure de petit traité sur les devoirs non seulement d’un bon gouverneur de province, mais de tout gouvernant, ce texte a longtemps joui d’une diffusion séparée. Ainsi dans l’imprimerie, de nombreuses éditions et/ou traductions jalonnent la longue période du XVIe au XXe s. Il resterait donc à pister et étudier les copies isolées de cette première Lettre à Quintus, puisque les éditeurs de la correspondance n’en tiennent pas compte. La base In principio m’a déjà permis d’en repérer quelques exemplaires à Bologne, Milan, Besançon ou Troyes. S’il est hasardeux d’espérer remettre la main sur le manuscrit latin qu’utilisa Miélot, il convient dès maintenant d’être attentif aux leçons qu’il eut, de façon plus ou moins évidente, sous les yeux et qui ne correspondent pas au texte cicéronien tel que nous le lisons, amendé par des générations d’éditeurs et de commentateurs : variantes trouvées par Salutati (M2) puis Niccolo Niccoli (M3) et conjectures de Leonardo Bruni (M4), héritiers successifs du manuscrit médicéen, corrections des deux éditions princeps de Rome (Rom) et Venise (I) en 1470, de l’édition parisienne de 1522 (A2) ou de celle de Cratander en 1528 (c ; le sigle C désigne les variantes marginales de cette éd.), sans parler des suivantes. Je ne prendrai que quatre exemples, en présentant successivement le texte latin que je reconstitue, avec un apparat critique ad hoc, la traduction de Miélot puis celle de Léopold- Albert Constans 23. 1. § 21 : His rebus nuper Cn. Octauius iucundissimus fuit, apud quem primus lictor qui fuit, tacuit accessu 1 1 lictor qui fuit, tacuit accessu (vel accensu) ΩI ; tacuit accensus sRomA2c qui fuit : quieuit Pantagathus ap. Man.2 (P. Manutius, Commentarius in Epistolas ad Brutum et ad Q. fratrem, Venezia, 1557 et 1562) Par ces choses, Gneus Octavius, un juge a Romme, fu nagueres tres aggreable car quant cellui qui fu le premier litteur ou sergant qui vint devers luy, il se teust en sa venue. C’est par là que naguère Cn. Octavius se fit tant aimer : à son tribunal, le premier licteur n’eut qu’à se reposer, l’accensus qu’à se taire.

Sur ce passage, Robert Bossuat est peu charitable pour notre traducteur (p. 114) :

23 Outre le travail de L.-A. Constans, je me suis servie de l’édition par Armando Salvatore des seules Epistulae ad Quintum fratrem, Milano, Mondadori, 1989. Son apparat critique est plus complet et plus précis. Les sigles que j’utilise empruntent à l’un et à l’autre. Ω désigne la concordance des mss. italiens (soit ∆ et Σ) ; s = Urbinas 322, de la famille ∆, ms. du XVe dont les variantes sont souvent des conjectures d’humaniste.

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L’accensus, huissier du gouverneur, chargé de citer les parties en justice, est un trop mince personnage pour que Miélot en ait jamais ouï parler. Soit qu’il ait usé d’un manuscrit fautif, soit plutôt que la confusion lui soit imputable, il lui substitue accessus, qu’il traduit en conséquence.

On le voit, s’il prête un talent d’émendation à Miélot, c’est pour lui attribuer une correction fautive. Or, si l’on considère la tradition textuelle, on constate qu’il a simplement dû lire la version la plus courante où non seulement l’huissier (accensus) a disparu derrière l’arrivée (accessus), mais où l’action du licteur – devenu le seul autre personnage de la phrase – est d’être (qui fuit) au lieu de se tenir coi (quieuit), comme l’accensus dans la version entièrement corrigée plus tard. 2. § 10 : Nam quid ego de Gratidio dicam ? quem certe scio ita laborare de existimatione sua ut propterea 1 amorem in nos fraternum etiam demo(n)strare 2 laboret 1 propterea Ω ; propter C 2 demonstrare Ω ; de nostra C Et que diray je de Gratidier lequel pour certain je scay tant labourer de son estimation que pour ceste cause il labeure pour demoustrer son fraternel amour en nous. De Gratidius, que dirais-je ? je sais du moins que s’il a le souci de sa réputation, l’affection qu’il a pour ses cousins le rend également soucieux de la nôtre.

Là encore, Miélot n’a fait que traduire la vulgate du texte cicéronien que les variantes de l’édition Cratander ont corrigée les premières, rendant à existimatio sa double présence dans la phrase (de nostra), et à l’amour familial son rôle de cause (propter) et non de but. 3. § 2 : dum imprudentiae 1 non nullorum negotiatorum resisto 1 imprudentiae ∑M1ms∫ ; impudentiae Mcbd 24 quant je resiste a l’imprudence d’aucuns marchans je voulais faire front aux prétentions éhontées d’un certain nombre de gens d’affaire

C’est donc par erreur que Robert Bossuat a enregistré (p. 111) parmi les latinismes introduits par Miélot impudence puisqu’il suit un manuscrit qui avait la leçon majoritaire imprudentiae. De manière générale, Miélot a eu sous les yeux la leçon la plus courante ou du moins une leçon bien représentée par la tradition. Mais au moins une fois, il possède une leçon rare qu’il partage avec les éditions anciennes :

24 ∫ = concordance des quatre éditions anciennes citées supra ; Mc = corrections d’une main non identifiée dans le ms. M ; m = Berlin, Hamilton 166, daté de 1408 ; b = Berlin, Hamilton 168, XVe s. ; d = Firenze, Laur. 217, XVe s.

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SYLVIE LEFÈVRE 4. § 12 quos uero aut ex domesticis coniunctionibus 1 aut ex necessariis apparitoribus 2 tecum esse uoluisti, qui quasi ex cohorte praetoris appellari solent, horum non modo facta sed etiam dicta omnia praestanda nobis sunt. 1 conuinctionibus ou coniunctionibus mss ∫ ; conuentionibus P ; conuictionibus Vict1 2 apparitoribus ∫ ; apparationibus ΩC ; apparitionibus Sal-Reg 25 Mais ceulx que tu as voulu estre avecques toy ou de tes sergans domestiques ou de tes amis appariteurs que l’en a accoustumé appeller de la cohorte pretoriane, de ceulx cy nous font a preferer non mie seulement leurs fais ains aussy tous leurs ditz. Mais ceux que tu as voulu avoir auprès de toi pour faire partie de ta maison ou pour être tes employés personnels, qui forment, comme on dit, une sorte de cohorte du préteur, ceux-là, nous sommes responsables non seulement de tous leurs actes, mais même de toutes leurs paroles.

Pour la première variante de ce passage, Miélot partage avec les manuscrits comme avec les quatre plus anciennes éditions un mot qui désigne un lien (convinctio ou coniunctio). Si le premier semble indissociable de la grammaire (la « conjonction » chez Quintilien), le second appartient bien au vocabulaire cicéronien des relations amicales ou des liens de parenté, mais il semble presque exclusivement utilisé de façon abstraite. Il en va de même de convictio qui, abstrait au singulier (« action de vivre avec, intimité »), n’est crédité par le Thesaurus linguae latinae 26 que d’une occurrence dans une lettre de Marcus Tullius, fils de Cicéron, à Tiron (Fam. XVI, 21, 4). Le même Thesaurus enregistre donc le passage de notre lettre à Quintus avec un pluriel comme un usage métonymique « de ipsis personis quibus familiariter utimur ». Pour le Gaffiot 27, cet usage pluriel fait de convictio un équivalent du masculin convictor (« convive, compagnon de table, familier ») que l’on rencontre dans la même lettre du fils de Cicéron (XVI, 21, 5 : « Utor familiaribus et cotidianis conuictoribus (...) hominibus et doctis et illi probatissimis »), mais aussi chez Horace, Pline, etc. Cependant, de la part de Piero Vettori en 1536, il s’agit bel et bien d’une émendation fondée sur peu de parallèles et qui semble inventer un usage par métonymie de convictio. De toute façon, Miélot a compris l’esprit du groupe nominal : domesticis est rendu par domestiques, adjectif attesté à la fin du XIVe s. pour désigner ce qui appartient à la maison ; coniunctionibus est traduit par sergans qui depuis le XIe et jusqu’au XVIe s. renvoie à un serviteur, homme de confiance d’un seigneur. C’est la seconde variante qui montre Miélot en accord, cette fois, avec les seules éditions anciennes. Celles-ci ont corrigé apparationibus des manuscrits 25 P = Paris, BnF, lat. 8536, XVe s. ; Vict1 = Petrus Victorius, Explicationes suarum in Ciceronem castigationum, Venezia, 1536, p. 25-27 ; Sal-Reg = Bartholomeus Salicetus et Ludovicus Regius, Epistolae ad Brutum, ad Quintum fratrem, ad Octavium et ad Atticum, Roma, 1490. 26

Leipzig, Teubner, t. IV.

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Felix Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, dern. éd. 2001.

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(repris en variante marginale dans l’édition Cratander), mot qui ne fait pas sens ici puisqu’il désigne « la préparation, l’apprêt, la recherche ». L’apparitor, lui, est bien attaché au service d’un magistrat, que soit ainsi désigné l’huissier ou, par extension, les licteurs, les scribes, etc. Et en français, le terme est usité depuis le XIVe siècle pour cette charge d’huissier dans une cour ecclésiastique. Il reste difficile de dire si Miélot a bénéficié d’un manuscrit corrigé comme le feront les éditeurs, ou s’il a lui-même corrigé le passage, à l’aide par exemple du paragraphe suivant où apparitor est présent dans l’ensemble de la tradition du texte. Il faudrait comparer avec d’autres lieux du texte susceptibles d’une pareille analyse pour distinguer les éventuelles qualités de correcteur de Miélot traducteur. On notera pour finir l’émendation différente proposée en 1536 par Salicetus et Regius. Ils ont fait eux le pari d’un autre mot, utilisé plus tard par Ulpien, Symmaque, Ammien Marcellin et Augustin, etc. pour désigner des « personnes, gens de service », alors même que Cicéron n’aurait usé de ce mot apparitio qu’au singulier au sens de « service, action de servir » si l’on en croit encore une fois le Thesaurus 28... Là encore, c’est l’idée de métonymie qui a joué. Un traducteur modèle : Laurent de Premierfait Robert Bossuat jugeait meilleure que celle de Copenhague la copie parisienne en raison de son caractère autographe, mais aussi parce qu’y est présent un prologue de dédicace, absent de l’autre volume. J’ai d’abord cru que des raisons circonstancielles pouvaient être à l’origine de cette disparition. Si le volume danois a bien été copié pour Louis de Luxembourg après 1468 et autour de 1470, alors la dédicace à Charles le Téméraire aurait pu sembler mal venue à un moment où le connétable se rapprochait plus ou moins ostensiblement de Louis XI 29. Mais c’était sans compter que le manuscrit de Paris porte in fine (114v) la signature grattée de Marie de Luxembourg († 1546), petite-fille du connétable qui hérita d’autres livres portant explicitement la marque de Louis 30. Ainsi les deux volumes conservés pourraient bien provenir de la famille du comte de Saint-Pol et le manuscrit de Paris plus sûrement encore que l’autre. 28 Familières XIII, 54 (un court billet au propréteur Thermus pour lui recommander le père de Marcilius « quod in longe apparitione singularem et prope incredibilem patris Marcilii fidem, apstinentiam modestiamque cognoui ». Sur les quatre manuscrits utilisés par Constans pour cette lettre, deux portent apparitione (D et H, plus les éditions anciennes) tandis que deux autres (M et V) ont apparatione. 29 Voir par ex. Bertrand Schnerb, L’État bourguignon 1363-1477, Paris, Perrin, 1999, p. 410-411. 30 Paris, BnF, fr. 1517 ; fr. 12556. En outre, elle a possédé les fr. 2695 (Livre des Tournois de René d’Anjou, livre ayant certainement appartenu à Louis de Luxembourg), fr. 5867 (Traité des anciens et des nouveaux tournois d’Antoine de La Sale, manuscrit de Louis ou de Jacques de Luxembourg), fr. 9223 (Album poétique de Jacques de Luxembourg).

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La coupe du prologue peut alors peut-être s’expliquer par son aspect de dédicace très formelle où se trouvent déclinés tous les titres de Charles le Téméraire : A tres hault, tres puissant et mon tres redoubté seigneur et prince, Charles par la grace de Dieu duc de Bourgongne, de Brabant, de Lothier, de Lembourg et de Luxembourg, conte de Flandres, d’Artois, de Bourgogne, palatin de Haynau, de Hollande, de Zeelande et de Namur, marquis du Saint Empire, seigneur de Frise, de Salins et de Malines...

titulature qui se trouve dans le manuscrit Thott à la fin du Débat de noblesse associée à la personne de Philippe le Bon 31 (f. 44v), et donc en vis-à-vis du début de la Lettre à Quintus (f. 45). Dans ce contexte livresque, faire disparaître le prologue peut-il être ressenti comme réaliser l’économie d’une répétition ? Cependant, le volume danois perd bien ainsi une information essentielle : non pas celle qui concerne la figure du dédicataire, mais celle du traducteurmodèle, Laurent de Premierfait 32 : (...) moy, Jean Mielot, prestre indigne, vostre tres humble orateur et serviteur, pour demerir benivolence et grace, ensieuvant le stile du tres renommé translateur maistre Laurens du Premierfait jadis clerc et serviteur de feu tres excellent, puissant et noble prince Jehan filz de roy de France, duc de Berri et d’Auvergne, conte de Poittou, d’Estampes, de Boulogne et d’Auvergne, lequel maistre Laurens translata en son temps en langaige françois ung petit traictié de vraye amistié que Marc Tulle Ciceron avoit par avant compilé en beau latin et plusieurs autres livres particuliers, j’ay, a l’ayde de Dieu et selon mon petit et rude entendement, entreprins de translater ou convertir de latin en cler langaige de France icelle tres belle epitre que le prince de toute eloquence latine, Marc Tulle Ciceron, escripvi a Quintus Ciceron son frere germain...

Miélot fait ici allusion à la seconde traduction cicéronienne de Premierfait. Après avoir achevé en 1405 son travail sur le De senectute pour le vieux duc Louis de Bourbon, oncle de Charles VI, le traducteur s’était attaché au De amicitia. Mais la mort du duc de Bourbon en 1410 interrompit son œuvre qu’il ne termina qu’en 1416 en la dédicaçant à Jean de Berry. De ces deux traductions, la première a été la plus divulguée. Ainsi la librairie bourguignonne en possédait-elle trois exemplaires 33. Pourtant ici, c’est bien au De amicitia que 31

Seule différence : l’absence du duché de Luxembourg dans cette œuvre traduite en 1449 (même datée ici de 1460), puisque cette seigneurie ne fut acquise par Philippe qu’en 1462. 32 Le premier article à avoir traité des « Prologues de Jean Miélot » est celui d’Anne Schoysman (L’analisi linguistica e letteraria, 1-2, 2000, p. 315-328). Je la remercie de me l’avoir communiqué. 33

Trois manuscrits du De senectute traduit sont attestés dans les inventaires ducaux : Barrois, op. cit., n° 839, volume sur papier (avec la traduction par Jean Courtecuisse de Martin de Braga) ; Barrois, op. cit., n° 1005, volume sur papier ; Barrois, op. cit., n° 1018-1953 = l’actuel Bruxelles, KBR 11127, sur parchemin.

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se réfère Miélot. Or si les inventaires ducaux enregistrent la présence de deux copies du texte latin, la traduction par Laurent de Premierfait en demeure « officiellement » absente 34. Mais en quoi Miélot a-t-il suivi le style de son modèle déclaré, car je ne pense pas, au contraire d’Anne Schoysman, que cette exceptionnelle mention relève simplement du « désir de se placer dans la lignée du plus illustre des traducteurs qui l’ont précédé » 35 ? D’abord, semble-t-il, en copiant pour la première fois les formules d’ouverture des prologues de dédicace de Premierfait 36. En effet, il semble que Miélot ait souvent réservé l’exposé complet des titres de son dédicataire au colophon plutôt qu’au prologue. On en a cité un exemple pour le Débat de noblesse, mais cela se retrouve par exemple aussi dans le Traité sur l’oraison dominicale (Bruxelles, KBR 9092, f. 269v-270, traduction datée de 1457). Si l’on compare les deux prologues de Premierfait : – De amicitia (La Haye, KB 128 C 3, ca. 1490, manuscrit d’Adolphe de Clèves) : [A] tres excellent, puissant et noble prince Jehan, filz du roy de France, duc de Bery et de Auvergne, conte de Poitou et d’Estampes, de Boulongne et de Auvergne droiturier, dont pour droitement et bien user de vostre dignité et puissance terrienne, victore desiree de vos ennemis manifests et [caichiez] (chargies), accroissement de bonnes meurs et entier accomplissement de vostre bonne esperance, et envers vous comme signeur et prince, moy Laurent le premier vostre clercq et serviteur desservir bienvueillance et amistié (...)

– De senectute (Paris, BnF, fr. 126, Rouen, ca. 1450) : A tres excellent, glorieux et noble prince Loys, oncle de roy de France, duc de Bourbon, conte de Clermont et de Forestz, seigneur de Beaujeu, grant chamberier et per de France, droitement et bien user de vostre dignité et puissance terrienne, victore desiree de voz ennemis manifestz et caichiez, accroissement de bonnes meurs et vertus et entier accomplissement de vostre bonne esperance

34 De amicitia en latin : Barrois, op. cit., n° 1054 ; Barrois, op. cit., n° 1065. Non répertorié dans les inventaires, un manuscrit conservé aujourd’hui à Paris (BnF lat. 6609, copie du De officiis, De amicitia, De senectute) porte cette mention : « Explicit feliciter manu Tousani de Chenemonte, viri nobilis ac illustrissimi Philippi ducis Burgundie familiaris camere ». On connaît par ailleurs un compte daté de 1440 où sont notés « 6 francs » pour « l’escripvain » Toussaint de Chenemont « pour acheter du parchemin pour faire certains livres » destinés au duc. Il a pu exister de même dans la collection ducale et sans qu’il y soit enregistré un exemplaire de la traduction de ce texte par Laurent de Premierfait. Miélot a pu aussi en avoir une copie par d’autres intermédiaires. 35

A. Schoysman, « Prologues de Jean Miélot », art. cit., p. 324.

36

Françoise Vielliard a fait la même remarque dans son compte rendu (Bibliothèque de l’École des Chartes, 2006, sous presse) de l’ouvrage dirigé par Carla Bozzolo, Un traducteur et un humaniste de l’époque de Charles VI. Laurent de Premierfait, Paris, Publications de la Sorbonne, “Textes et documents d’histoire médiévale”, 2004.

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SYLVIE LEFÈVRE et a vous comme seigneur et prince prompte et plaine obeissance de moy Laurent (...)

à celui de Miélot : A tres hault, tres puissant et mon tres redoubté seigneur et prince, Charles par la grace de Dieu duc de Bourgongne, de Brabant (...) droitturierement et bien user de vostre puissance terrienne, accroissement de toutes bonnes meurs et vertus et entier accomplissement de vostre bonne esperance, et envers vous comme seigneur et prince tres excellent, moy, Jean Mielot, prestre indigne, vostre tres humble orateur et serviteur, pour demerir benivolence et grace (...)

on s’aperçoit non seulement de la reprise des formules, mais aussi d’un mouvement de phrase plus particulièrement calqué sur l’incipit du prologue du De amicitia 37. Miélot s’est-il contenté de cet hommage en forme de clin d’œil ? R. Bossuat jugeait de l’influence de Premierfait à une même volonté de « traiter Cicéron (...) non comme un prétexte à gloses et à commentaires érudits, mais pour lui-même. Voilà pourquoi sa traduction est d’une si grande sobriété » 38. Certes, et cela est non négligeable. On peut toutefois se demander si le style de Premierfait ne dépassait pas pour Miélot la simple grammaire du texte pour englober aussi la disposition du livre. On sait grâce aux études de J. Monfrin que Laurent avait pour ces deux traités conçu des volumes où sa traduction devait suivre l’original latin : deux exemplaires bilingues du De senectute ont d’ailleurs survécu 39. Ne peut-on entendre comme une trace de la reprise de ce projet la référence à l’incipit du texte latin, qui achève la rubrique de l’intitulé de la traduction, rubrique modelée sur celles de Laurent, même si on ne saurait oublier qu’il y a là un dispositif partagé par d’autres traductions ? Comment maistre Jehan Mielot translate en cler langaige maternel icelle epitre que Tulle jadis envoia a son frere Quintus Ciceron ; et commence ou latin : Etsi non dubitabam quin hanc epistolam multi etc.

Si, dans sa traduction, Miélot ne fait aucun commentaire, sinon sémantique (doublets synonymiques, très courts et rares ajouts explicatifs), son prologue de dédicace se présente de façon étonnante avec une glose. Celle-ci porte 37 Cette même formulation de début de prologue se retrouve au début du Traité de viellesse et de jeunesse dans le ms. de Copenhague (f. 67r-v) : « Tres hault et puissant prince et mon tres redoubté seigneur monseigneur Loys de Luxembourg, conte de Saint Pol, de Ligney et de Conversent, seigneur d’Enguien, de Beaurevoir, de Bohain, conestable de France et chastellain de Lille, accroissement de toutes bonnes meurs et vertus, entier accomplissement de tous voz bons desirs et envers vous comme seigneur et prince, je, Jehan Mielot, prestre indigne, vostre tres humble chapellain et serviteur pour demerir benivolence et grace ». 38

Art. cit., p. 108.

39

Paris, BnF, lat. 7789 (volume de présentation à Louis de Bourbon, daté vers 1405) et Milano, Trivulziana 693.

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d’abord sur les termes de prologue/proheme/preface, et s’inscrit en deux colonnes d’inégale largeur, en petits caractères, sous le dessin représentant la remise de l’ouvrage au duc de Bourgogne, dont la rubrique est une véritable légende (f. 5v) : « [C]omment Maistre Jehan Mielot prestre indigne / chanoine de Lille, presente sa translation ». Prologue est une pourpalerie faicte avant la matiere que on pretend a dire en son ouvrage ; et est composé prologue de prothos en grec, c’est a dire premier en françois, et de logos en grec, c’est a dire sermon ou parole en françois. Et ainsi prologue vault autant a dire en françois comme la premiere parole ou sermon qui autrement est dit proheme, preface ou prelocution. Et de prologue est dit ce verbe prologizer, c’est faire ung prologue ou une pourpalerie avant sa matiere. [P]roheme est le premier sermon ou la premiere modulation que on fait en son ouvrage ; et est composé de pro ou de prothos, c’est a dire premier en françois, et de hemus, c’est a dire sermon ou modulation. Et ainsi proheme est le premier sermon ou modulation.

[P]reface selon Huguce c’est a dire prologue ou prolocution. Et pour ce dist on en la messe la preface ad cause de ce qu’elle est premise avant la consecration du corps et du sang de nostre Seigneur Jhesucrist. Et Papie dist que preface est la prelocution des livres qui pour instruire les oreilles des auditeurs est faicte avant toute la narration, si comme en la premiere locution est faicte avant toute la narration ou exposition de toutes choses faictes ou presque faictes.

Sur la page en vis-à-vis commence véritablement le prologue dont on a cité le début plus haut. Or la glose continue, mais alors elle se fait encadrante et ne porte plus sur le statut du texte d’ouverture, mais sur celui du dédicataire. Quatre des titres de Charles le Téméraire se trouvent, en effet, ancrés étymologiquement et historiquement par le commentaire (f. 6) : Duc de Bourgongne etc. Nota que les Bourgongnons furent jadis appellez Celtes, desquelz ung pueple d’une partie d’Espaigne sont nommez Celtiberiens pour ce que (que) jadis il advint que une grande multitude de Galx qui se appelloient Celtes et a present sont nommez Borguegnons, s’en ala en Espaigne ou elle conquist une grande terre et paiis qui siet sus ung fleuve d’Espaigne nommé Yberus, selon Ysidoire ou XIIIIe livre en la fin, qui aussi dist que de ce fleuve fu ja pieça Espaigne nommee Ybere ; de Celtes doncques et du fleuve Yberus sont nommees icelles gens Celtiberiens. Duc de Brabant etc. Nota que les Brabançons furent jadis appellez Rethiens et depuis furent nommez Nerviens ad cause de la cité de Nerve qui a present a nom Tournay, de Turnus qui fu ung vaillant chevalier de Troye la Grant et tant que par prouesse d’armes il mist a mort le fil de Evander, comme il appert par son epitaffe qui dist : « Filius Evandri, quem quondam lancea Turni militis occidit more sue, jacet hic in sarcofago soluto nature tributo ». Conte de Flandres etc. Nota que l’an mil IIC et L avant la fondation de Romme, ceulx que maintenant on appelle Flamens estoient lors nommez Rutheniens et selon aucuns on les appella jadis Cimbrois, mais Papie dist que ce sont

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Miélot souligne donc l’antériorité de l’existence des Flamens, anciens Rutheniens ou Cimbrois, et des Haynuyers, anciens Belgiens ou Propantiens, sur celle de Rome : on parle d’eux 1250 ans avant sa fondation ! Et même vaincus plus tard par la République romaine, leurs femmes se conduisirent héroïquement en préférant la mort. L’adresse du clerc se révèle ici parfaite, qui allie l’éloge du duc par la science des noms propres à la position d’énonciation qu’il donne à sa propre voix. Au seuil de l’œuvre, le prologue pose et impose la figure mais aussi le nom du traducteur. On n’a d’ailleurs sans doute pas assez remarqué le texte sur quoi s’ouvre le volume 17001 de Paris : la légende sur l’imposition par Dieu de son nom à Adam 40. Les quatre lettres sont fournies par quatre anges qui, envoyés aux quatre points cardinaux, y trouvent une étoile dont le nom offre sa première lettre pour former celui du premier homme. Or, juste après, en des caractères à peine plus gros que ceux qui sont utilisés par Miélot pour les gloses de son prologue à Cicéron, l’auteur-copiste soumet les lettres de son propre nom à une recherche dont il indique le mode à son lecteur (f. 2) : Samblablement, se aucun vuelt savoir le sournom de celluy qui a pourtrait les lettres cadeaulx ou caracteres de ce livret, il prendra son chemin vers orient puis vers midy en tirant vers occident et par le north vers septentrion jusques a tant qu’il parvendra au centre ou quel est la maison de Dedalus qu’on dist laberinthe, et en contournant par les chambrettes de ladicte maison de Dedalus cy aprés descripte, en chascune recueillant par ordre une seule lettre. En fin a l’ayde de Dieu, il obtendra son optat comme il appert bien a plain en le practiquant. 40 Robert Bossuat en a donné une transcription (art. cit., p. 86-87). Cette légende a connu des variantes dont la note 2 offre quelques éléments.

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De fait, au verso de ce folio, un labyrinthe à parcours unique et contraint permet de retrouver les six lettres de Miélot. D’entrée de jeu donc, dans ce volume autographe, la présence du maître d’œuvre est tout à la fois marginale puisque de l’ordre du para-texte, mais amenée à se démultiplier. Gloser les mots qui désignent le prologue est bien une manière d’attirer l’attention du lecteur sur ce lieu pour ainsi dire génétique du texte ; gloser les noms du dédicataire, une façon pour le signataire d’asseoir son autorité de savant. Ceci permet sans doute de comprendre la présence d’éléments de la glose sur prologue, proheme et preface qu’Anne Schoysman a relevée en marge de la dédicace à Philippe le Hardi dans un des deux volumes du remaniement par Miélot de l’Épitre Othea de Christine de Pizan : le manuscrit Aylesbury, Waddesdon Manor 8, datable vers 1455-1460, f. 2v 41. Même si Miélot ne « signe » pas son travail dans ce livre, puisque le 101e texte où il se dévoile en est absent, les gloses du prologue constituent une première trace, anonyme, de sa présence. On remarquera d’ailleurs que dans ces gloses aucun nom de lexicographe n’apparaît non plus, ni Papias, ni Uguccione da Pisa, alors qu’à l’orée de la lettre cicéronienne ces auteurs sont cités, aux côtés d’Isidore et du Romuleon, traduit par lui quelques années auparavant. Outils déclarés et autres Cette déclaration nous autorise aujourd’hui à confronter certains des choix de traduction de Miélot avec ces mêmes dictionnaires, mais aussi avec celui tout proche dans le temps et dans l’espace que réalisa Firmin Le Ver 42. Là encore, je ne prendrai qu’un seul exemple, mais particulièrement « sensible » : § 13 : Sit lictor non suae sed tuae lenitatis apparitor, maioraque praeferant fasces illi ac secures dignitatis insignia quam potestatis. Ton litteur, c’est a dire, ton executeur de justice, soit demoustrateur de doulceur, non pas de la sienne mais de la tienne ; les bastons et espees 1 que l’en porte devant toy soient enseignes de dignité plus que de puissance. 1 les banieres et espees Thott Que ton licteur soit le dispensateur de ta clémence, et non de la sienne ; que les faisceaux et les haches portent devant toi le symbole de ta dignité plus que de ta puissance.

41 Anne Schoysman, « Les deux manuscrits du remaniement de l’Épitre Othea de Christine de Pizan par Jean Miélot », Le Moyen Français, 51-53, 2002-2003, p. 505-528 (Actes du coll. intern. Traduction, dérimation, compilation. La phraséologie, éd. Giuseppe Di Stefano et Rose M. Bidler). Le texte de la glose est édité p. 509. 42 Firmini Verris dictionarius (1420-1440), éd. Brian Merrilees et William Edward, Turnhout, Brepols, “Corpus christianorum. Continuatio mediaeualis. Series in-4°” (1), 1994.

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Selon Robert Bossuat 43, « les attributs du licteur, fasces ac secures, sont assez curieusement représentés par les “bastons et espees” ». La consultation de Papias n’éclaire pas le texte de Miélot puisqu’on y trouve seulement la confusion, classique au Moyen Âge, de fasces (faisceaux) avec fasciae (bandes, rubans) 44. Balbi, en revanche, citant Uguccione da Pisa, écrit : « Et quandoque ipsi honores dicuntur fasces quasi a fascibus lignorum quia graves sunt pondere dignitatis et auctoritatis. secundum hug. » 45. Et Firmin Le Ver, à sa suite, et sans se référer d’abord à leur signification emblématique, propose comme équivalent français de fascis « charge, fais, faissel ou fagos ». Avec cet arrièreplan, les bastons du manuscrit de Paris trouvent sens. Mais on peut leur préférer la version du manuscrit Thott qui fait disparaître l’objet dans sa singulière matérialité au profit d’une transposition directe : les banieres. On retrouve ainsi la définition que Bersuire donna dans son lexique de Tite-Live, texte bien présent dans la librairie du duc 46 : Fasces estoient certainez ensegnes, gonfanons ou banierez que li consul et li empereur soloient faire porter devant eux en signe de royal ou de imperial juridicion, mes desqueles formes eles estoient nous ne savons.

La leçon de Copenhague cependant paraît plus facile et élimine une tentative de véritable traduction « archéologique ». On pourrait, certes, objecter que cet essai timide n’a pas été jusqu’à rendre correctement le terme accolé de secures. Les dictionnaires semblent sur ce mot d’un maigre secours. Papias seul apparemment confère à la chose le rôle de signa, même s’il situe ces derniers dans un cadre non romain « quae galli ante consules ferebant : quas hispani ab usu francorum per derivationem franciscae vocant ». Si Miélot transforme les haches en espees, c’est certainement parce qu’il s’agit là des seules armes liées à la dignité médiévale du chevalier et à la puissance du seigneur. De ce point de vue, bastons entrait peut-être aussi en résonance avec les verges et baguettes portées en signe de commandement. Notons, pour finir, que l’alliance et le lien entre fasces et secures avaient été très correctement décrits par Simon de Hesdin dès le début du livre premier de Valère-Maxime (BnF, fr. 9749, f. 6v 47), même s’il ne disait pas clairement de quoi étaient faits les fasces, 43

Art. cit., p. 114.

44

Papias, Elementarium doctrinae erudimentum (vers 1050), Venezia, 1491, facsimilé 1966 : « Fasces dignitates consulares : de fasciis enim purpureis et auratis coronae fiebant. fasces erant lanistae id est fasciolae purpureae : quibus redimibantur coronae lauri : quas qui gestabant in summis fascibus idest dignitatibus positi dicebantur ». 45

Johannes Balbi, Summa quae uocatur Catholicon (1286), Mayence, 1460, Gutenberg, fac-similé Farnborough, Gregg International Publishers, 1971. 46

Georges Doutrepont, La Littérature française à la Cour des ducs de Bourgogne. Philippe le Hardi, Jean sans Peur, Philippe le Bon, Charles le Téméraire, Paris, Champion, “Bibliothèque du XVe siècle” (8), 1909, p. 121, 124, 125, 127. 47 Citation faite par Marie-Hélène Tesnière, « Un remaniement du Tite-Live de Pierre Bersuire par Laurent de Premierfait (ms. Paris, B.N., fr. 264-265-266) », Romania, 107, 1986, p. 269.

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simplement traduits par le roman fais : « Et chascun tel signe estoit lié a une coingnie en signe de seignourie et de justice ». L’appareil critique pour l’édition d’une telle traduction peut vite devenir pléthorique, même si rares sont les cas où l’on puisse faire état de pareil luxe de détails en fonction des glossaires disponibles. Je voudrais, à présent, en venir au maniement de la langue cible elle-même et commenter rapidement quelques unes des premières lignes, dans le sillage de Robert Bossuat :

Marcus Quinto fratri salutem

1. Etsi non dubitabam quin hanc epistolam multi nuntii, fama denique esset ipsa sua celeritate superatura tuque ante ab aliis auditurus esses annum tertium accessisse desiderio nostro et labori tuo, tamen existimaui a me quoque tibi huius molestiae nuntium perferri oportere. Nam superioribus litteris non unis sed pluribus, cum iam ab aliis desesperata res esset, tamen tibi ego spem maturae decessionis afferebam, non solum ut quam diutissime te iucunda opinione oblectarem, sed etiam quia tanta adhibebatur et a nobis et a praetoribus contentio ut rem posse confici non diffiderem.

Comment maistre Jehan Mielot translate en cler langaige maternel icelle epitre que Tulle jadis envoia a son frere Quintus Ciceron ; et commence ou latin : Etsi non dubitabam quin hanc epistolam multi etc. Combien que je ne doubtaisse point que pluseurs messagiers et renommee mesmes enfin ne fust par sa legiereté a vaincre ceste epitre, et que par avant tu auroies a ouyr d’autres que la tierce annee est venue a nostre desir et a ton labeur, touteffois j’ai estimé de moy qu’il failloit que le message de ce desplaisir fust transporté devers toy. Car comme la chose samblast ja desesperee aux autres, par mes lettres precedentes, non unes seules mais pluseurs, toutesfois je te donnay esperance de tost partir, non pas seulement affin que moult longuement je te delictaisse par joieuse opinion, ains aussi pour ce que une tant grande contention se faisoit de par nous et de par les preteurs de te faire revenir, que je ne me deffioie pas que la chose ne se peust parfaire.

Comme ce dernier l’avait noté 48, Miélot rend souvent le participe futur (ici superatura), comme il le fait de l’adjectif verbal, par l’infinitif précédé de la préposition a. Dans l’esprit de Bossuat, il s’agit là d’une hésitation gênante du bon latiniste que serait par ailleurs Miélot pour son époque et son milieu. Mais la valeur d’obligation reconnue à la construction de l’infinitif régi par la préposition a, particulièrement après avoir ou faire, rejoint la valeur d’imminence présente dans la locution verbale estre a suivie de l’infinitif que Miélot sollicite souvent dans les deux cas. Cette tournure, attestée dès le Comput de Philippe de Thaon (v. 2859) est normalement construite avec un infinitif intransitif comme venir/avenir/nestre/estre. La seule particularité de cette phrase de Miélot pourrait être de déroger à cette habitude.

48

Art. cit., p. 118.

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Robert Bossuat comptait le second passage souligné parmi les exemples de maladresse du traducteur : Miélot transposerait les modes temporels du latin en français sans souci de la langue cible 49. Ainsi cum + subjonctif a ici un sens temporel, tandis que comme suivi de ce mode en français ne pourrait qu’être causal. Cependant Robert Martin et Marc Wilmet relèvent des subordonnées temporelles construites avec comme suivi du subjonctif, peut-être, notent-ils, sous l’influence du latin 50. Les exemples cités ne sont pourtant pas issus d’œuvres traduites : Croniques et conquestes de Charlemaine de 1458 ; la treizième des Cent Nouvelles nouvelles où se trouvent mêlés l’indicatif et le subjonctif : Et comme ung jour ensemble estoient, aprés les treshaulx biens que amour leur soufrit prendre, et se devisassent, en pourmenant par une sale, (...) pensez que plus d’un advis leur vint au devant...

ou l’Histoire de la fille du comte de Ponthieu (version en prose du XVe) : et comme ilz veissent qu’il estoit temps de mouvoir, ilz se partirent de leurs placez.

Ainsi, sans qu’il soit possible de justifier tous les choix du traducteur par des habitudes grammaticales de son temps, car il y a bien des erreurs, les travaux des linguistes sur le moyen français les éclairent souvent. Au bout du compte, il y a fort à parier que les qualités de notre traducteur, même pour cette œuvre antique, s’en trouveront réévaluées 51. Pour finir Dédiée à Charles le Téméraire, cette traduction d’une lettre pleine de conseils politiques, qui appelle à la modération et à la réflexion, a été considérée par Robert Bossuat et d’autres comme une manière détournée pour Miélot d’adresser un avertissement au nouveau prince. Cicéron pouvait bien apparaître comme le meilleur truchement possible. Lorsque à la fin des années 1450, Miélot donne une version des Moralités des philosophes, il marque l’œuvre de son empreinte en se mettant en scène dans le prologue. Un songe lui permet de rencontrer « véritablement » le plus grands des auteurs romains 52 : Et tandis que je pensoie a mettre ceste besongne a effect, a l’eure que on dist le premier sompne de la nuit, je m’endormi et lors me sambla que je vey venir devant moy ung homme de moult grant beauté, et le sieuvoit une compaignie de clers qui sembloient estre haultes personnes de corps et meurs de eage ; et tout prestement me vint en advis que c’estoit Tulle qui fu le souverain aornement de langaige latin. 49

Art. cit., p. 119.

50

Robert Martin et Marc Wilmet, Syntaxe du moyen français, Bordeaux, Sobodi, 1980, p. 58. 51

On pourrait aussi utilement comparer la traduction de Miélot à celles des siècles suivants. Voir les textes proposés en annexe. 52

Robert Bossuat, art. cit., p. 105 (d’après le Paris, BnF, fr. 12441, f. 2v).

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Passionné de culture et littérature antiques, réputé bon latiniste, comment le duc de Bourgogne aurait-il d’autre part pu lire ce travail de façon pratique ? Silencieusement ou plutôt à haute voix pour mieux saisir les méandres de la syntaxe ? Comme moyen d’accès à l’original latin ? Il est impossible de le dire. Et il reste à accomplir toute la fin d’un travail qui devrait aboutir à la mise en ligne de la version de Miélot en vis-à-vis du texte latin plus ou moins reconstruit ; le tout muni d’un commentaire et d’un dictionnaire latin-français de cette traduction, soit des outils pour explorer en parallèle d’autres traductions de la même époque. Enfin il conviendrait de comparer le travail de Miélot avec celui de l’Italien anonyme qui, au XIVe siècle, a vulgarisé le même texte avec un succès bien supérieur puisqu’on en conserve presque trente copies 53. Il est vrai que le milieu de création comme de diffusion de cette traduction n’a, semble-t-il, rien à voir avec celui de la cour bourguignonne et des littérateurs qui y sont exclusivement rattachés. C’est dans un milieu de marchands ou citadins-citoyens que ce travail est né et s’est répandu. Comme le remarquait Jacques Monfrin, on touche alors « à des conditions politiques et sociales différentes, mais aussi à des conditions diverses de culture » 54.

53 Volgarizzamento della prima Epistola di Cicerone al fratello Quinto, anonimo trecentesco, éd. Maria Antonia Piva, Bologna, Commissione per i testi di lingua, “Scelta di curiosità letterarie dal sec. XIII al XIX” (278), 1989. L’éditrice signale treize manuscrits. Massimo Zaggia dans un compte rendu paru dans la Rivista di letteratura italiana, 9, 1991, p. 611-616, en ajoute seize, tous du XVe siècle, et pense que le premier centre de diffusion peut être identifié à Florence. 54

Jacques Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », Journal des savants, 1963, p. 161-190, repris dans J. Monfrin, Études de philologie romane, éd. Geneviève Hasenohr, Marie-Clotilde Hubert et Françoise Vielliard, Genève, Droz, “Publications romanes et françaises” (230), 2001, p. 757-785, cit. p. 781.

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Annexe • Lettre politique de Cicéron à son frère Quintus, touchant le gouvernement de l’Asie, et le Songe de Scipion, du mesme autheur (traduits en français par Thomas Guyot), avec divers avis, touchant la conduite des enfans, en forme de préface. Paris, Veuve de Claude Thiboust et Pierre Esclassan, Marchand libraire, juré ordinaire de Paris, devant le College des trois Évesques, 1670, 2 vol., in-12 Monsieur, Encore que je ne doutasse nullement que plusieurs Courriers, ou qu’enfin mesme le bruit commun n’eut prevenu par sa vitesse ordinaire la lettre que je vous écris maintenant, & que diverses personnes ne vous eussent donné avis qu’on vous a continué encore pour une troisiéme année vostre gouvernement, c’est à dire vostre peine & mon regret pour vostre absence ; neantmoins j’ay cru que je devois aussi vous annoncer moy mesme cette mauvaise nouvelle. Il est/ vray que dans plusieurs lettres que je vous ay écrites cy-devant, je dis dans plusieurs, & non pas dans une seulement, lorsque tout le monde n’esperoit plus vostre retour, je ne laissay pas pour cela de vous donner esperance que vous reviendriez bien-tost : non seulement pour vous entretenir le plus long-temps que je pourrois dans cette agreable pensée, mais parce qu’en effet nous y travaillions si puissamment les Preteurs & moy, que je ne doutois nullement que nous n’en vinssions à bout. Maintenant donc que ny les Preteurs avec tout leur credit, ny moy avec tout mon soin, nous n’avons pû rien obtenir ; je vous avoüe qu’il est difficile de n’en estre pas extremement touché : mains neantmoins il ne faut pas que des hommes, comme nous, accoustumez à faire & à souffrir les plus grandes choses, se laissent surmonter & abbattre par la tristesse. • Lettre politique de Cicéron à son frère Quintus, touchant le gouvernement de l’Asie (traduite en français par Jean Le Comte). Paris, Veuve de C. Thiboust et P. Esclassan, Libraire-Juré, Imprimeur ordinaire de l’Université, ruë saint Jean de Latran, vis à vis le College Royal, 1697. In-12, 43 ff. Lettre de Ciceron a son frere. L’An de Rome 694 Je sçavois bien, mon frere, que ma lettre n’auroit ni la vitesse de la Renommée ni la diligence de plusieurs couriers, & que d’autres vous apprendroient avant moy, que vous avez encore une troisiéme année à travailler dans vôtre gouvernement, & nous encore tout ce temps à être privez de vôtre presence. Toutefois comme je vous avois jusqu’icy flaté dans plusieurs lettres de l’esperance d’un prompt retour ; je me suis cru obligé de vous mander aussi une si desagréable nouvelle. Il est vray que quand je vous écrivois toutes ces lettres, l’affaire étoit déja entierement desesperée de nos amis. Mais j’étois bien aise de vous entretenir le plus long-temps que je pourrois dans cette douce pensée : & de plus nous faisions jouër tant de ressorts les *Preteurs & moy, que je ne perdois pas tou-àfait l’esperance d’en venir à bout. Enfin la fortune a rendu inutile tout leur credit, aussi bien que tous mes soins. Je scay qu’il n’est pas aisé d’estre insensible à un coup si rude. Mais il ne faut pas aussi que nôtre courage accoûtumé à surmonter les plus grandes difficultez, & à braver les plus cruelles disgraces, se laisse vaincre & accabler par le chagrin.

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*Les Preteurs se joignoient à Ciceron, parce qu’ils souhaitoient que cette Province fût pour quelqu’un d’entre-eux au sortir de leur Preture. • Cicéron, Oeuvres complètes, traduites en français avec le texte en regard, éd. Jos.-Victor Le Clerc, Paris, Lefèvre, 1821-1825 ; 2e éd, Paris, Werdet et Lequien fils, 1823-27, Lettres à Quintus, t. 25, 1826 (trad. de M. Burnouf) Marcus à Quintus son frère, salut. Rome, 693 Sans doute beaucoup de messagers, et, le plus rapide de tous, la renommée ellemême aura devancé cette lettre, et d’autres vous auront appris avant moi qu’une troisième année ajoutée à vos travaux allait prolonger pour nous l’ennui de votre absence : j’ai cru devoir cependant vous annoncer moi-même ce fâcheux contretemps. Mes lettres précédentes, pleines de l’idée de votre prompt retour, vous en ont porté plus d’une fois l’espérance, lorsque personne ne l’espérait déjà plus ; je voulais entretenir en vous le plus long-temps possible une agréable illusion, et je faisais aussi, de concert avec les préteurs, des efforts au succès desquels je n’avais pas encore perdu toute confiance. / Maintenant que, par un malheur irréparable, ni le crédit des préteurs, ni l’activité de mon zèle n’ont pu rien obtenir, il est difficile, je l’avoue, de ne pas s’en affliger ; mais des âmes, exercées comme les nôtres à porter le poids des plus grandes affaires, ne doivent pas se laisser abattre et briser par la douleur. • Cicéron, Correspondance, t. I, éd. et trad. L.- A. Constans, Paris, CUF, 1935 Rome, début de 59. Marcus, a son frère Quintus, salut. Je ne doute point que cette lettre ne doive être devancée par maint messager, ni qu’au surplus la voix même de la renommée, avec cette promptitude qui lui est propre, ne te parvienne avant elle : tu sauras par d’autres, avant de la recevoir, qu’on a prolongé d’une troisième année tes travaux et les regrets que nous donne ton absence ; néanmoins, j’ai pensé qu’il fallait que cette fâcheuse nouvelle te fût annoncée par moi aussi. Dans mes lettres précédentes, dans plus d’une, quand d’autres avaient cessé de croire au succès, je n’en continuais pas moins de t’apporter l’espoir d’un prompt retour : je ne voulais pas seulement entretenir en toi le plus longtemps possible une attente agréable, mais nous faisions de tels efforts, et les préteurs de leur côté luttaient si énergiquement, que je ne cessais pas de croire le succès possible. Maintenant que, malheureusement, ni l’influence des préteurs ni notre zèle n’ont rien pu obtenir, il est bien difficile de ne pas être affligé de la chose ; cependant, il ne faut pas que des âmes comme les nôtres, qui ont été trempées par l’action et par la responsabilité des plus grandes affaires, se laissent briser et amollir par une contrariété.

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Un manuscrit exceptionnel des Décades de Tite-Live traduites par Pierre Bersuire MARIE-HÉLÈNE TESNIÈRE Département des Manuscrits, Bibliothèque Nationale de France

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a Bibliothèque Nationale de France a acquis en décembre 2004 un manuscrit exceptionnel des Décades de Tite-Live traduites par Pierre Bersuire 1. C’est l’objet du présent article de présenter à la communauté des chercheurs ce manuscrit jusque-là totalement inconnu, et d’en tirer les conclusions qui s’imposent quant à la tradition manuscrite et à la personnalité de Bersuire 2. Mais revenons un peu en arrière. Vers 1350, le roi Jean le Bon commande au bénédictin Pierre Bersuire la traduction des trois Décades alors connues de Tite-Live (Ire, IIIe et IVe Décades). Sans doute le souverain cherche-t-il à rassembler sa noblesse autour d’un idéal commun de vertu, car au même moment il institue l’Ordre des « Chevaliers de Notre-Dame de Noble Maison », autrement dit l’Ordre de l’Étoile 3. Pierre Bersuire achève sa monumentale traduction, quelques années plus tard, entre 1354 et 1359 : le terminus a quo de la traduction (1354) est fourni par le prologue de dédicace au roi, dans lequel Bersuire s’intitule « prieur a present de Saint-Eloy de Paris », fonction qu’il occupa à partir d’avril 1354 ; le terminus ante quem de la traduction est déduit d’un passage du Repertorium morale daté de 1359, dans lequel Bersuire parle

1 Vente Pierre Bergé et associés, Drouot Paris, 7 décembre 2004, catalogue n° 60, p. 59-63. 2 Ce manuscrit n’est pas répertorié dans la liste des manuscrits établie dans Charles Samaran et Jacques Monfrin, « Pierre Bersuire », Histoire Littéraire de la France, 39, 1962, p. 447-450. 3 Raymond Cazelles, Société politique, noblesse et couronne sous Jean le Bon et Charles V, Genève – Paris, Droz, 1982, p. 144-146.

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de sa traduction comme d’une œuvre achevée 4. Commandée par Jean le Bon, la traduction s’est diffusée à partir du règne de Charles V : on en conserve près de soixante-dix exemplaires, des manuscrits de luxe pour la plupart, généralement très illustrés 5.

1) Une traduction datée de septembre 1358 Le manuscrit qui porte la cote Nouvelle Acquisition Française 27401 est un exemplaire de luxe, de grand format : il mesure 37 cm sur 26 cm, et compte 266 feuillets. Il est incomplet, car il ne contient plus aujourd’hui que la IVe Décade et la moitié de la Ire Décade, présentées dans cet ordre par suite d’une erreur de reliure 6. Le manuscrit est couvert d’une reliure du XVIIIe siècle, en veau raciné portant les armes des Van der Cruysse de Waziers, une famille de bibliophiles de la région de Lille 7. La copie est soignée et homogène : elle est l’œuvre de deux scribes. Un premier copiste a écrit les trois premiers et le dernier cahiers de la Ire Décade (f. 159-194v et f. 255-266v) : son écriture perlée permet de l’identifier avec Raoulet d’Orléans, dont c’est un des plus anciens témoignages 8 ; Raoulet a décoré les réclames de ses cahiers de petites têtes amusantes ; sans doute a-t-il travaillé assez vite, car il a omis de compléter sa copie des annotations marginales qui devaient figurer sur son modèle. Un second scribe, dont l’écriture est

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C. Samaran et J. Monfrin, art. cit., p. 363, et Maria S. Van der Bijl, « Berchoriana : La Collatio pro fine operis de Bersuire, édition critique », Vivarium, 3, 1965, p. 149170. 5 Voir par exemple Marie-Hélène Tesnière, L’Histoire Romaine de Tite-Live : un miroir de sagesse antique pour le roi de France au XVe siècle [manuscrit 1265 de la bibliothèque de l’Assemblée Nationale], Paris, Assemblée Nationale, 2000, 117 p. 6

BnF, NAF 27401 : f. 1-157v : livres XXXI-XXXII, XXXIV-XL, 37 ; f. 159-266v : Prologue-dédicace, Lexique, livres I-IV, 42. Pour une présentation rapide de ce manuscrit voir M.-H. Tesnière, « Une traduction des Décades de Tite-Live pour Jean le Bon », Revue de la Bibliothèque nationale de France, 23, 2006, p. 81-85. 7 D’azur à la croix pattée et alésée d’argent, surmontée de deux étoiles du même, avec comme support deux cygnes portant à leur cou la croix de l’écu, cf. Eugène Olivier, Georges Hermal et R. de Roton, Manuel de l’amateur de reliures armoriées françaises, Paris, C. Bosse, t. 9, 1926, pl. 903-904. Voir aussi E. Olivier, « La Bibliothèque Van der Cruisse de Waziers », Archives de la Société française des collectionneurs d’ex-libris et de reliures, 1927, p. 1-11. 8 Parmi les plus anciens manuscrits attribuables à Raoulet d’Orléans figurent : le ms. Bruxelles, B.R. 10319 (Livre des neufs juges) de 1361 ; le ms. fr. 1348 de la BnF (Quadripartite de Ptolémée), de 1362-1363 ; le ms. fr. 5707 de la BnF (Bible Historiale), de 1362-1363. Voir à ce sujet Richard et Mary Rouse, Manuscripts and their makers : commercial book producers in medieval Paris, 1200-1500, London, Harvey Miller publishers, 2000, t. 1, p. 273, et t. 2, p. 121-122.

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carrée et en quelque sorte hachée, est responsable de la copie des autres cahiers de la Ire Décade et de l’ensemble de la IVe Décade (f. 195-242v et f. 1-158) 9. Fait exceptionnel, le manuscrit porte au dernier feuillet (f. 157v) de la IVe Décade un colophon ainsi libellé : « Explicit le tiers livre de-cade (addition interlinéaire la tierce entre de et cade) Titus Livius, l’an MCCCLVIII aprés la feste S. Mahieu apostre et euvangelistre ». Autrement dit, la IVe Décade de Tite-Live a été achevée peu après le 21 septembre 1358. Mais une question se pose : s’agit-il de la date de la traduction ou de celle de la copie ? C’est la date de la traduction : d’une part, un pied de mouche filigrané introduit le colophon comme tout autre élément textuel de la traduction ; d’autre part, le copiste s’est trompé sur l’endroit où insérer l’addition interlinéaire propre à corriger « le tiers livre decade » en « la tierce decade » ; on ne peut donc lui attribuer la paternité du colophon. De fait, Bersuire est le premier à traduire le terme bas-latin decas par le mot français « décade », comme en témoigne le prologue : « Ainsy donques, tres excellent segneur, me commandastes vous que les trois decades de Tytus Livius, esquels sont contenues les hystoires romaines, je translatasse de latin en françois… » 10. Cependant cette traduction n’a pas été immédiate ; Bersuire a d’abord forgé l’expression « livre decade », que l’on trouve également dans le Lexique : « Car si comme l’en trouvet ou primier livre decade combien que Romulus et ses compeignons […] fussent d’une condition… ». « Livre decade » désigne à proprement parler « un volume fait de dix livres ». Le « tiers livre decade » correspond donc au troisième volume fait de dix livres, c’est-à-dire à la IVe Décade, puisque le Moyen Âge ignore généralement la perte de la seconde Décade de Tite-Live. Pierre Bersuire achève sa traduction en septembre 1358, alors même que le roi Jean le Bon, son commanditaire, est prisonnier en Angleterre. Comme la Bible traduite par Jean de Sy, également commandée par Jean le Bon, la traduction des Décades de Tite-Live s’est poursuivie malgré l’absence du roi et le climat de guerre civile de la révolte parisienne 11. Qui plus est, le prieuré SaintÉloi semble avoir été mêlé aux « événements » parisiens : le 22 février 1358, il sert d’arsenal et de lieu de rassemblement aux émeutiers qui envahissent le Palais, tuent les maréchaux de Clermont et de Champagne, et imposent au dauphin le chaperon rouge et bleu ; le 20 juillet 1358, les conseillers d’Étienne

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BnF, NAF 27401 : IVe Décade : f. 1-156v : 13 cahiers de 12 ff., f. 157-158 : 2 ff. ; Ire Décade : f. 159-254v : 8 cahiers de 12 ff. ; le manuscrit s’arrête à la fin d’un cahier. 10

Cf. Trésor de la Langue Française, éd. Paul Imbs, puis Bernard Quémada, Nancy, CNRS, 1971-1994, t. 6, 1978, p. 791-792. Les manuscrits latins de Tite-Live utilisent rarement le mot decas pour désigner une partie des Décades ; ils lui préfèrent pars. Dans sa traduction de la Cité de Dieu en français, Raoul de Prelles emploie couramment le mot « decade ». 11 Cf. Dieu en son royaume : la Bible dans la France d’autrefois, XIIIe-XVIIIe siècle, éd. François Dupuigrenet Desroussilles, Paris, Bibliothèque Nationale – Éditions du Cerf, 1991, n° 3, p. 15.

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Marcel y établissent leur quartier général 12. Ce dernier est assassiné, le 31 juillet, au moment où le dauphin s’apprêtait à fuir en Dauphiné. Le manuscrit est de peu postérieur à la date d’achèvement de la traduction, comme a bien voulu nous le confirmer notre collègue François Avril, au vu de la décoration de la page-frontispice de la IVe Décade. Le titre du prologue est écrit en lettres d’or, ce qui est exceptionnel pour un texte profane. Le texte est introduit par une lettre historiée, représentant la défaite de l’armée romaine face aux Macédoniens 13 ; les chevaliers y sont représentés à la manière du roi Jean le Bon sur le Franc d’or de 1360 14. La page est décorée de quelques grotesques, toutes vêtues de rouge et de bleu. Un joueur de vièle avec son crochet à feu porte même le chaperon mi-partie rouge et bleu des Parisiens. À n’en pas douter, il faut voir là une évocation ironique – rare dans les manuscrits – de la « révolution parisienne ». La date, le caractère luxueux du manuscrit, la présence d’un des copistes royaux, tout permet d’affirmer que ce manuscrit est bien l’exemplaire de dédicace offert au roi Jean le Bon : la tradition textuelle le confirme. On imaginerait d’ailleurs volontiers que ce précieux manuscrit ait pu être offert au roi à son retour d’Angleterre, en décembre 1360, ou en janvier 1361, peut-être même lors de la venue de Pétrarque à Paris ! On ne sait ce qu’il devint par la suite, car il n’est mentionné ni dans l’inventaire de la Librairie de Charles V, ni dans celle de ses frères Jean de Berry et Philippe le Hardi.

2) La tradition manuscrite À la lumière de ce nouveau manuscrit, comment se présente la tradition manuscrite des Décades ? Elle s’organise désormais clairement en deux ensembles d’inégale importance : d’une part, les manuscrits copiés sous le règne de Jean le Bon, d’autre part, les manuscrits copiés à partir du règne de Charles V, c’est-à-dire tous les autres manuscrits. 12

Chroniques des règnes de Jean II et Charles V, éd. Roland Delachenal, Paris, Renouard, “Société de l’Histoire de France”, 1910, t. 1, p. 148-150 : « Le jeudy XXIIe jour du dit mois de fevrier, l’an mil CCCLVII, à matin […] le dit prevost des marcheans fist assembler à Saint-Eloy, près du Palais, tous les mestiers de Paris, armez, et tant que l’en estimoit bien qu’ilz estoient près de III mile tous armez… » et ibidem, p. 200 : « Et le landemain, jour de venredy, XXe jour du dit mois, pluseurs alerent vers Paris, qui y vouldrent entrer pour les besoignes qu’ilz y avoient a faire, les quelx l’en n’y voust laissier entrer […] Et y entra Mathe Guette, lors tresorier de France, qui fu en grant peril d’estre tuez ; et finablement en fu mis hors, après ce que il ot esté menez en la maison de la ville et à Saint-Eloy, devant le prevost des marchanz et les gouverneurs ». 13 Défaite du consul Publius Sulpicius, à Abydos, face à Philippe de Macédoine, cf. Tite-Live, XXXI, 18. 14 Monnaie émise en décembre 1360 pour financer la rançon du roi, représentant le roi en armure à cheval et au galop, levant l’épée, cf. BnF, Cabinet des Médailles, AF 711.

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Le premier ensemble réunit le manuscrit NAF 27401 de la Bibliothèque Nationale de France, dont nous avons vu qu’il était l’exemplaire de dédicace au roi, et le manuscrit Rawlinson C 447 de la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford, que nous avons pu identifier avec « l’original de Titus Livius en françois, la premiere translation qui en fut faite, escript de mauvaise lettre, mal enluminé et point ystorié » décrit dans l’inventaire de la Librairie de Charles V 15. Ces deux manuscrits sont les plus anciens témoins de l’œuvre de Bersuire : ils portent un découpage « ancien » du texte en chapitres et en paragraphes ; ils témoignent d’une scripta de l’Ouest et conservent des mots d’origine dialectale ; ils ne sont pas ou peu illustrés. Reprenons un à un ces trois points. – Premier point. Dans une des annotations marginales du Livre II, Bersuire se réfère à un découpage du texte de la traduction en chapitres et en paragraphes : L’establiment Servilius troveras sus en chapistre tiers qui se comence dementrez en secunt parapfe 16.

Or ce passage n’est repérable que dans les deux plus anciens manuscrits, où la mise en page correspond précisément à ce découpage textuel, les chapitres étant introduits par une lettre filigranée, les paragraphes par un pied de mouche 17. Cette ancienne capitulation, qui ne comporte aucun titre, se retrouve dans toute la traduction. On peut raisonnablement penser qu’elle remonte à l’original latin dont se servait Bersuire. Or, les manuscrits de la IVe Décade de Tite-Live étaient alors fort peu nombreux, et dérivaient tous du Vetus Carnotensis, découvert, au début du XIVe siècle, par Landolfo Colonna, chanoine de la Cathédrale de Chartres. Un repérage rapide dans les trois manuscrits que l’on en conserve aujourd’hui n’a donné que des correspondances ponctuelles 18. Pourtant, il existait alors à Paris une autre copie du Vetus Carnotensis 15 Voir M.-H. Tesnière, « À propos de la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire, le manuscrit Oxford, Bibliothèque Bodléienne, Rawlinson C 447 », Romania, 118, 2000, p. 449-498. 16

Cf. BnF, NAF 27401, f. 200. Cf. C. Samaran et J. Monfrin, art. cit., p. 402, n. 2.

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Dans le manuscrit d’Oxford, les chapitres et les paragraphes sont numérotés en marge ; dans le manuscrit BnF, NAF 27401, la numérotation des chapitres n’apparaît en marge, à l’encre très légère, que dans la IVe Décade, comme repère pour les rubriques à venir. 18 Le savant chanoine fit faire une première copie du précieux manuscrit appelé Vetus Carnotensis, à partir de laquelle il fit copier et enluminer à Rome vers 1309 un autre exemplaire, qu’il rapporta en Avignon vers 1328 : c’est le manuscrit Paris, BnF, lat. 5690. Cette version donna naissance à deux autres manuscrits : l’exemplaire complété par Pétrarque, le manuscrit Harley 2493 de la British Library de Londres, et un autre manuscrit, aujourd’hui conservé à bibliothèque de l’Escurial (ms. R.1.4). La capitulation utilisée par Bersuire ne correspond en particulier pas à la capitulation rubriquée du manuscrit lat. 5690. Voir un résumé commode de l’histoire de la IVe Décade de Tite-Live, dans L’Histoire Romaine de Tite-Live, Livre XXXI, éd. et trad. par André Hus, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. CXXVIII-CXXXIX.

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qui portait la capitulation de Bersuire, c’était l’exemplaire latin de Tite-Live qui appartenait à Raoul de Prelles 19. Le grand traducteur y fait référence au Livre V (chapitre 18) de sa traduction de la Cité de Dieu : Toutesvoies y ot il .I. autre qui fu appellé Publius Valerius Publicola […] lequel fu mort, li estant consul, en la bataille contre Herdonius, […] duquel parle Titus Livius en son troisieme livre de la premiere decade ou chapitre accipiunt, ou paragraphe trepidare 20.

Cette référence (cf. Tite-Live III, 18, 8) se retrouve facilement dans les deux plus anciens manuscrits de la traduction de Bersuire, où elle correspond effectivement à une division en chapitres et en paragraphes de la traduction 21. Le « Tite-Live de Raoul de Prelles » est signalé dans l’inventaire de la Librairie royale en 1380 22. – Second point. Remarquable par certains traits phonétiques de l’Ouest et quelques mots de vocabulaire régional, le texte des deux manuscrits témoigne de l’origine poitevine de Bersuire 23. Ces caractéristiques sont plus systématiques dans le manuscrit BnF, NAF 27401 : on retiendra en particulier quelques traits de l’Ouest : -er résultant de ariu (chevaler, plener, destrer) ; e résultant de e ouvert latin accentué libre (arrere, derrere, fer, perre) ; e résultant de a latin accentué libre précédé d’une consonne palatalisée (pité, moyté, ayder) 24. En ce qui concerne le vocabulaire régional, nous reprenons ici les conclusions d’un article récent où nous avions repéré ces mots dans le manuscrit d’Oxford 25. Le débord du Tibre où les jumeaux Romulus et Rémus sont déposés pour être noyés est une gace fousse, leçon que tous les autres manuscrits corrigent en fosse. De fait, gasse ou guace désigne dans les parlers modernes du Poitou, de la Vendée et des Deux-Sèvres, « un petit trou d’eau boueux », et à Roanne « un délaissé de la Loire » (cf. FEW XVII, p. 549-550 s. *wattja) :

19

Rappelons que Raoul de Prelles était un « familier » du doyen de la cathédrale de Chartres, et qu’il connaissait la IVe Décade de Tite-Live, cf. Robert Bossuat, « Raoul de Presles », Histoire Littéraire de la France, 40, 1973, p. 1-74. 20

BnF, fr. 22912, f. 255v.

21

BnF, NAF 27401, f. 224v (Accipiunt) et ms. Oxford, Bodleian Library, Rawlinson C 447, f. 45v. 22 Paris, BnF, fr. 2700, f. 33 : « Titus Livius qui fu de maistre Raoul de Prairez, en .II. volumes couvert de cuir jaune tout un », cf. Léopold Delisle, Recherches sur la Librairie de Charles V, Paris, H. Champion, 1907, t. 2, p. 160*, n° 976. 23 Né à Saint-Pierre-du-Chemin en Vendée, Bersuire a peut-être été moine à Maillezais, près de Fontenay-le-Comte. 24 Voir Jacques Pignon, L’Évolution phonétique des parlers du Poitou (Vienne et DeuxSèvres), Paris, Éd. d’Artrey, “Bibliothèque du Français Moderne”, 1960, passim. 25 M.-H. Tesnière, « À propos de la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire… », art. cit.

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(I. 4.4-7) Or estoyt lors ainssi avenu par divine ordenance que le fluve de Tibre estoyt hors de ses rives, si que l’en no pas [lire pot] aler jusques au cours de l’eve pour cause de paluz qui estoyent a l’entour. Si ont les porteurs mis les deus enfans en une gace fousse ou il avoit eve, qui selonc leurs avis souffisoyt bien au deus enffans noyer : ce fu en celuy lieu ou est orendroyt le fier Romulus dedens la cité de Rome, ou il n’avoyt leurez mes que desers et landes. Lourez avint, selonc que dit commune ronomee, que la ou le fluyve se retraysit en ses rives, il lessa les enfans a sec. Si vint une leue sitibunde des montaignes pour boyre au fluyve, et trova les enfans exposés a la rive, et se traysit vers eus, et par la volunté devine, ele leur extendit debonayrement ses tetez et les alayta ; si que Faustulus, maystres pastours des bestes du roy, les trova lechans o la langue les tetes de la beste, et, mouz de pité, il les porta a Laurence, sa feme, et les a fait norrir 26.

Le verbe d’origine poitevine enchoutir « salir d’ordure » est utilisé pour évoquer le fait que Tullie est éclaboussée par le sang de son père (cf. FEW III, p. 224-225 s. encaustum). La leçon n’est pas comprise par les autres manuscrits 27 : (I. 48.6) Si avint que l’en a comandé a Tullie que elle se partist d’ilecques pour cause de la temoute et du cri qui ilecques estoyt. Dont, la ou ele s’en aloyt pour se recollir a son hostel, et ele fut a la rue Ciprieyne – la ou l’en avoit fayt l’autre jour le temple de Dyane – elle fit tourner son char a dextre par une voye oblique apelee Urbieyne, afin d’aler en la motegne Esquilieyne ou estoyt son hostel, son charetier se arresta tout effreyé et retint les freyns de ses chevaus, et monstra a sa dame le corps du roy Servius son pere ilecques mort et detrenché. Ilecques avint une grant iniquité inhumayne et horrible, dont encores dure la memoyre, et pour laquele chose cele rue a nom encores la rue Escomenie ; car la dicte Tullie, faite desvee par les furiez ou forceneriez d’Enfer, venjans la mort de son primer mari et de sa seur avant par le ocis, fit passer son char au travers et par desus le corps de son pere, si que en son char enssallant du sanc de luy, elle, honie et tachee ou enthoucie [lire enchoutie] de celuy meyme sanc, porta a son hostel partie de la occision et du sanc d’iceluy. Par lesqueles forceneriez courrociees au mal comencement de cestuy royaume du dit Tarquinius assez tout aprés se enseust semblable fin et eyssue 28.

Pour désigner les traces de pas tournés à l’envers des bœufs que Cacus a entraînés dans son antre, nos deux manuscrits emploient le verbe trevirer qui

26

BnF, NAF 27401, f. 164.

27

BnF, NAF 27401 (J) et Oxford, Bodleian Library, C 447 (O) ont : « honie et tachee et enchoutie ». Les autres manuscrits ont : BnF, fr. 260 (A) « honnie et contagiee et encohaucie » ; BnF, fr. 263 (B) et 269 (C) « honnie et tachiee ou entouchiee » ; SainteGeneviève 777 (G) « honnie et touchiee ou arrousee » ; BnF, fr. 20312 ter (S) « honnie et cachiee ou enchoncie ». 28 BnF, NAF 27401, f. 182. On rapprochera « ensallant » de « salans » au sens de « jaillissant », attesté en Languedoc au XIVe siècle, cf. FEW XI1, p. 95 s. salire.

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renvoie en particulier au poitevin moderne detrévirai « tourner en sens opposé » (cf. FEW XIV, p. 393-394 s. vibrare) 29 : (I. 7.4-7) Renomee commune estoyt que Hercules qui o grant oust estoyt jadis alez guerroyer en Espaigne, quant il s’en venoyt aprés la victoyre que il avoyt eu du roy Gerion, estoit venuz en lieu desus dit, et ilecques avoyt amené beus de tres grant beauté, lesquels passé le fluyve du Tibre il fesoyt paytre en la ruve qui estoyt herbue. Si avint que li diz Hercules, las et debatuz du grant chemin qu’il avoyt fait, et saouz et repleinz de vin et de viande s’endormit illecques delés ses beus qui payssoyent. Et lors un pastours du paÿs apelés Catus, fors et puyssans, et de fere maniere, ot envie de ses beaus beus et les covoita mout. Et pour ce, afin que leur mestre qui dormoyt ne les peust trover, il tira et traysit touz les plus beaus d’yceux en arrerez a reculons par les queuoz jusques en la caverne ou il habitoyt. Et aynssi quant Hercules se esveylla, il ne sot quel part querre ses beus, quar il voyet les pas crevirez qui moustroyent que les beus estoyent bien eyssus hors, non pas entrés ens. Si comme doubteus et non certayns, il s’en prist a aler et a mener autre part son farat, mes, quant il les ammenoyt, auchunes des vaches du farat conmencerent a mugir par le desir de celes que eles lessoyent, et celes de la caverne leurs commencerent a respondre, si que la voiz fit Hercules retorner en arrer. Mes la ou il voulit entrer en la caverne, Cacus se mist au devant et le voussit deffendre, si que Hercules leva sa mace et le ferit et l’ocist en celuy lieu 30.

– Troisième point. Les deux plus anciens manuscrits n’ont pas été dotés de cycles iconographiques. Le manuscrit d’Oxford ne comporte aucune illustration. Le manuscrit BnF, NAF 27401 présente en tête du Prologue-dédicace une miniature représentant Bersuire au travail, et en tête de chaque Décade une lettre historiée, représentant, pour la Ire Décade, la découverte des jumeaux par Faustulus, pour la IVe Décade, la défaite des Romains face à Philippe de Macédoine. Le second ensemble réunit tous les manuscrits copiés à partir du règne de Charles V. Nous avons en effet pu montrer dans un article récent qu’il y avait eu, sous le règne de Charles V, une véritable « réédition » des Décades de Bersuire, dont témoignent les deux manuscrits de la Librairie du roi datables de cette époque : le manuscrit français 20312 ter de la BnF et le manuscrit 777 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, exemplaire personnel du roi 31. Présenta29

Les manuscrits J et O lisent « trevirez » ; les manuscrits BCJ ont « tremuez », le ms. G « creusés » ; le ms A a omis le verbe. 30

BnF, NAF 27401, f. 164v.

31

M.-H. Tesnière « Les Décades de Tite-Live traduites par Pierre Bersuire et la politique éditoriale de Charles V », in Quand la peinture était dans les livres : Mélanges … François Avril, éd. Mara Hofmann et Eberhard König, Caroline Zöhl, Turnhout, Brepols, 2007, p. 320-327. Le manuscrit Français 20312 ter est datable de 1370 environ ; on peut l’identifier (?) avec : « Titus Livius, en un grant volume, couvert de soie, a deux grans fermoers d’argent esmaillés de France », cf. Paris, BnF, ms. fr. 2700, f. 11v, et Léopold Delisle, Recherches…, op. cit., p. 161*, n° 978. Le manuscrit 777 de la Biblio-

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tion, langue, contenu, tout a été remanié pour produire un exemplar propre à être diffusé, faisant des Décades de Bersuire un pendant « antique » des Grandes Chroniques de France, qui consacre et légitime l’autorité du roi et de sa dynastie. Une présentation nouvelle facilite en effet l’accès à ce texte difficile : les chapitres ont été « redéfinis » pour faire place aux histoires exemplaires ; ils ont été dotés de titres, qui mettent l’accent sur les successions, la piété et les guerres ; les annotations marginales ont été insérées dans le texte en de petites colonnes intitulées « incidents » ; les manuscrits ont été dotés de cycles d’illustrations, comprenant – au minimum – une grande peinture en tête de chaque Décade et une miniature au début de chaque Livre. Le français – c’est la langue du roi de France – a été, ici et là, révisé : certains emprunts ont été retraduits, supprimés ou transformés ; les propositions participiales dérivant des ablatifs absolus latins ont été développées. Enfin et surtout, le contenu a été insensiblement remanié pour atténuer le caractère païen de l’Antiquité et assimiler des formes de pouvoir antique aux formes et aux fonctions de l’autorité royale. Cette révision a même pris des airs de censure : ainsi en déplaçant tout un paragraphe au début du Livre II, les paroles dures à l’égard des rois, qui dans le texte original étaient prononcées par le consul, personne d’autorité, sont mises dans la bouche des conjurés : le bannissement des rois de Rome apparaît alors justifié par le fait que les Tarquins ont voulu livrer la cité à l’ennemi 32.

3) Un savant « réformateur » ? La date d’achèvement de la traduction, 1358, et l’implication du prieuré Saint-Éloi dans les événements parisiens nous invitent à approcher la traduction sous un autre angle. Peut-on y trouver trace des événements contemporains ? Quelle personnalité « historique » attribuer à Bersuire ? De fait, notre traducteur n’a pas été insensible aux remous parisiens. Il s’en fait l’écho dans la traduction, lorsqu’il donne à certaines fonctions antiques – et pas n’importe lesquelles – des correspondants contemporains. thèque Sainte-Geneviève est datable de 1375 ( ?) ; on l’identifie avec « Titus Livius en françois en tres grant volume couvert de cuir, qui autrefoiz fu au roy, à .II. fermoers d’argent esmaillez a fleurs de lys, très bien ystorié et escript », cf. Paris, BnF, ms. fr. 2700, f. 12v, cf. L. Delisle, op. cit., p. 161*, n° 981. 32

Comme le signalaient C. Samaran et J. Monfrin, art. cit, p. 370, n. 4, la traduction française de Tite-Live de II. 2.3 à II. 2.11 (depuis initium a Prisco factum jusqu’à quo adjutore reges ejecerat) se trouve déplacée et insérée en II. I5.2 (entre cum iis pacis amitteret et Ager Tarquiniorum) ; les titres ont été rédigés en conséquence. Voir aussi M.-H. Tesnière, « L’image de Rome dans la traduction des Décades de Tite-Live par Pierre Bersuire : un miroir universel », in Frontiers in the Middle Ages, Proceedings of th Third European Congress of Medieval Studies (Jyväskylä, 10-14 June 2003), éd. Outi Merisalo with the collab. of P. Pahta, Turnhout, Brepols, “Textes et études du Moyen Âge” (35), 2006, p. 605-626.

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Ainsi, lorsque les patriciens nomment, à la mort de Servius Tullius, un interroi pour procéder à l’élection du nouveau roi, Bersuire l’identifie à un « régent » : (I. 32.1) Quant Tulles fut mors, l’empire de Rome, si come au comencement avoyt l’en ordené, fut devolu es peres, lesquels ont tantost esleu et nomé un interroy, c’est a dire un regent ; lequel fesant et celebrant les comices, c’est a dire la journee de l’election, le peuple si a creé et esleu un roy apelé Marc Aucie, lequel tanttost les peres confermerent. (I. 47.10) Ilecques comença Tarquins a dire vilenies du roy Servius et commença de sa premere lignee, en disant que il estoyt sers et filz de serve, et que emprés la non digne mort de son pere, sans faire celuy intervalle que l’en appellet « interregne », c’est le temps du regent avan le roy novel creé ou couroné, et aynssi sanz establir jour de election que l’en apeloyt « comices », et ainssi sans l’assentiment du peuple et sans l’auctorité des peres, par le don d’une fame il avoyt occupé le reaume.

Or, le régent c’est évidemment alors le dauphin Charles qui, d’abord lieutenant du royaume, prend le titre de régent en mars 1358 sous la pression d’Étienne Marcel et des états qui souhaitaient donner plus d’autorité à ses décisions. Le mot « régent » est alors relativement récent 33. On le retrouve à plusieurs reprises dans la traduction pour expliciter le mot « interroi » 34. Mais on trouve également d’autres formulations qui correspondent très exactement aux pouvoirs qu’avait alors le dauphin Charles, par exemple au Lexique : « auchune foiz eslisoient il un autre que il apeloient interroy, qui avoyt entre euls tout poeyr royal » ; ou encore au Livre I (17.10) : « Lors celuy qui estoit interroys, c’est a dire que cele journee avoit l’office et la digneté royal… » ; ou encore au Livre III (55.1) : « … celuy qui, aprez la resignation des dizhomez, avoit esté establiz gouverneur des negocez publiques juquez a la creation des consuls ». De même, au moment tout à fait particulier où les rois sont chassés de Rome, Bersuire assimile le préfet de Rome au prévôt : (I. 60.33) Lucez Tarquin li ourguelleus regna a Rome par l’espace de vint et cinc ans. Et fut tout le temps que l’en a regné a Rome, des le comencement jusques a la delivrence de cele et a la expulsion des roys, l’espace de deus cens et quarante et quatre ans. Lors a l’en creé et esleu deus consuls pour governer la cité. Et furent ordené les comicez, c’est le temps de eslire par Lucrecien, le prefect, c’est le prevost, de la cité…

33 Au sens institutionnel, le « régent » désigne « celui qui gouverne pendant la minorité ou l’absence du souverain », depuis 1316 ; au sens plus général de « celui qui administre et gouverne un état », il apparaît vers 1330 dans le Pelerinage de vie humaine de Guillaume de Digulleville, cf. Trésor de la Langue Française, op. cit., t. XIV, p. 649650, et FEW X, p. 204-205 s. regens. 34 Au livre III (8.2) : « uns des peres apelé P. Valerius qui avoyt esté interrex, c’est a dire regent de novel… ».

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Or, on connaît le rôle qu’Étienne Marcel, prévôt des marchands, joua dans la révolte parisienne. Celle-ci apparaît également en résonance dans la traduction, dans une note inscrite en marge du Livre III : « Ci comece la notable oroyson de Titus Quincius contre la desobeisance et contencion du plebe ». Elle attire l’attention du lecteur – en l’occurrence le roi – sur le discours de Quincius Capitolinus, en utilisant les mots « désobéissance » et « contention », ceux-là mêmes par lesquels les Grandes Chroniques de France désignent la révolte parisienne 35. Le discours de Titus Quincius Capitolinus a un accent de sincérité que seule procure une réalité vécue 36 : (III. 67.6) Quar certez la discorde des ordrez est le venin de ceste cité et les estrivemens et contentions des perez et du plebe, come noz n’eyons point de maniere ni de atrempance de segnourie, ni vouz de liberté, et come au perez ennuyent li magistrat plebeyen et au plebe li patricien […] Quant doncquez vendront vos discordez a fin, et quant leyera il que noz heyons une commune cité et un commun paÿs ! […] Seigneurs, disoit il, orendroit quant voz voz seez a l’entour de la court et quant voz tenez le marché pleyn de noyse et que voz remplissez voz chartrez de princepz romeyns, issez-voz en atout ces fiers couragez hors la porte Esquilie ! Et si ce voz n’ousez, regardez desus vos murs, vos champs gastez de fer et de fieu et vostre praye que l’en enmayne et les mesons ardans et fumans d’une part et d’autre ! Et pis i ha d’assez quant au bien commun, quar les champs sont bruslez, la cité est assegee, la gloire de la bataille est aus enemis demouree…

Une lecture rapide de la traduction nous convainc que Bersuire a été proche des idées de réforme prônées par les états 37. L’article « Perez » du Lexique en particulier en témoigne : Perez. Sachiez quar a Rome avoyt deus manieres de gens, nobles et non nobles. Car si comme l’en trouvet ou primier livre decade, combien que Romulus et ses compeignons qui fonderent Rome fussent d’une condition, c’est a savoir pasteurs et povre genz, toutesfoiz esleut le dit Romulus auchuns des plus souffisans lesquelz il tint entour soy et les tint en offices, et ceulz il apela « peres » et touz ceulz qui de eulz descendirent furent apelés « patricien ». Et ceulz eurent le senat et la juridiction et furent reputés nobles a respect des autres.

En effet, les conseillers qui entourent Romulus sont choisis parmi les plus compétents. Or, au chapitre de la réformation du royaume les états deman35 Jacques Krynen, « Entre la réforme et la révolution : Paris, 1356-1358 », in Les Révolutions françaises : les phénomènes révolutionnaires en France du Moyen Âge à nos jours, Paris, Fayard, 1989, p. 112. 36

BnF, NAF 27401, f. 245-245v.

37

Jacques Krynen, « Le vocabulaire politique en France à la fin du Moyen Âge : l’idée de réformation », in État et Église dans le genèse de l’État moderne, Actes du colloque organisé par le CNRS et la Casa de Velazquez, Madrid 30 novembre et 1er décembre 1984, éd. Jean-Philippe Genet et Bernard Vincent, Madrid, Casa de Velazquez, “Bibliothèque de la Casa de Velazquez”, 1986, p. 145-164.

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daient « l’élection », c’est-à-dire le choix des conseillers et des magistrats selon leur mérite ! Ce n’est pas un des moindres mérites de ce manuscrit exceptionnel que d’inscrire désormais la traduction des Décades de Tite-Live par Pierre Bersuire dans le contexte politique d’un État en train de se construire. De ce point de vue, le fait de traduire l’intégralité de l’œuvre de l’historien latin prend tout son sens. À la lumière des exemples, on a pu également constater combien est précieux ce manuscrit, qui présente un état de la langue parfaitement daté de 1358. Nous en préparons une édition.

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Paris, BnF, NAF 27401, f. 1 ; Prologue de la IVe Décade.

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Paris, BnF, NAF 27401, f. 157v ; fin de la IVe Décade avec colophon.

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Paris, BnF, NAF 27401, f. 159 ; Prologue-dédicace.

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Paris, BnF, NAF 27401, f. 162 ; début du Livre I.

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Les versions françaises de l’Epistola ad Alexandrum de dieta servanda : mise au point* ILARIA ZAMUNER CANDIANI Université de Poitiers et Université de Vérone

1. Ces lignes sont consacrées à l’Epistola ad Alexandrum de dieta servanda (ou Epistola Aristotelis de regimine sanitatis), correspondant à une partie du texte pseudo-aristotélicien Secretum secretorum (Secret des secrets). Connu en Europe occidentale à partir du XIIe siècle, le Secret des secrets se présente – que ce soit en latin ou en langue vernaculaire – sous l’aspect d’une long lettre écrite par Aristote à son disciple l’empereur Alexandre, après sa victoire sur Darius 1. Désirant mettre à mort les chefs perses, le jeune victo* Je souhaite remercier vivement Annick Lemoine et Jean-Jacques Vincensini qui m’ont aimablement aidée à exposer ce travail en français. 1 Je propose ici les points essentiels de la question. Je renvoie à la bibliographie pour d’ultérieures informations : à propos du livre et de son histoire, voir les recherches fondamentales de Mahmoud Manzalaoui : « The pseudo-aristotelian Kitāb Sirr alAsrar. Facts and Problems », Oriens, 23-24, 1970-1971, p. 147-257, et de Mario Grignaschi : « L’origine et les métamorphoses du Sirr-al-asrâr », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 43, 1976, p. 7-112 ; « La diffusion du Secretum secretorum (Sirr-al-’asrar) dans l’Europe occidentale », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 47, 1980, p. 7-70 et « Remarques sur la formation et l’interprétation du Sirr al-’asrār », in Pseudo-Aristotle. The Secret of Secrets, Sources and Influences, éd. William F. Ryan et Charles B. Schmitt, London, Warburg Institute, “Warburg Institute Surveys and Texts” (9), 1982, p. 3-33. Pour une mise au point, cf. Steven J. Williams, The Secret of Secrets. The Scholarly Career of a Pseudo-Aristotelian Text in the Latin Middle Ages, Ann Arbor, The University of Michigan, 2003, en particulier les chapitres 1-3, p. 7-108 (cf. notre c. r. dans Studi Medievali, s. 3a, 47/2, 2006, p. 722733). Je donne une vue d’ensemble récapitulative, avec une mise à jour de la bibliographie, dans mon article « La tradizione romanza del Secretum secretorum pseudo-aristotelico. Regesto delle versioni e dei manoscritti », Studi Medievali, s. 3a, 46/1, 2005, p. 31-116, en partic. p. 31-47.

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rieux demande conseil au Stagirite sur la conduite à tenir. Du fait de son vieil âge, le philosophe ne peut être présent aux côtés d’Alexandre, mais répond à sa demande par écrit. Il profite de cette lettre sur le bon gouvernement pour consigner dans un livre les conseils nécessaires à son disciple pour bien diriger son empire. En plus des enseignements d’ordre tactique-militaire (L73-L74) 2, le philosophe invite Alexandre à la prodigalité (L4-L5), à l’autocontrôle (continentia), à la sagesse (sapientia) et à la clémence (L19). Comme un Père de l’Église (selon l’image de Peter Dronke) 3, Aristote exhorte son disciple à éviter le carnalem amorem (L7-L8) ; il l’invite à la chasteté (L14) et lui intime, in fine, de soumettre son propre royaume à la loi divine et à vénérer sapientes et religiosos (L10). Suivent des instructions politico-morales, des conseils de nature hygiénique, diététique et pharmacologique (L27-L59), fondés essentiellement sur un savoir ‘médico-populaire’ 4. Le Lapidaire (De proprietatibus originalium et lapidum), l’Herbier (De vegetalibus) et la section dédiée à la Physionomie (L75-L76), manuel indispensable pour guider le roi dans le choix prudent de ses conseillers, complètent l’œuvre. Le Secret des secrets (en arabe Sirr-al-‘asrār), clairement apocryphe mais considéré authentique par beaucoup jusqu’à l’aube de la Renaissance, est une « reproduction of a Greek Vorlage », pour utiliser les mots de Steven James Williams 5. Traduit du Grec en arabe au VIIIe siècle, le texte de base (l’Ur-Sirr al-asrār) fut établi par un compilateur anonyme, le pseudo-Yahya ibn al-Bitriq, entre 850 et 900. Au cours des deux siècles suivants, un nombre considérable de réviseurs ont complété avec des additions et interpolations la forme primitive du pseudo-Yahya, en transformant le speculum principis en un traité encyclopédique sur les sujets les plus variés 6. Du Sirr-al-‘asrār, nous conservons deux rédactions issues d’un archétype commun : la première, de forme abrégée (SS/A ou Short Form), est constituée de huit (comme dans la composition originale) ou sept livres (maqalah), et la seconde, la version longue (SS/B ou 2

Les numéros entre parenthèse renvoient à la subdivision en chapitres proposée par Reinhold Möller dans l’édition de la version haute-allemande de Hiltgart von Hürnheim avec le texte latin en regard : Hiltgart von Hürnheim, Mittelhochdeutsche Prosaübersetzung des « Secretum Secretorum », éd. Reinhold Möller, Berlin, Akademie-Verlag, “Deutsche Texte des Mittelalters” (56), 1963, dorénavant : Möller. 3

Cf. l’« Introduzione » à Alessandro nel Medioevo occidentale, éd. Piero Boitani, Corrado Bologna, Adele Cipolla, Maria Luisa Liborio, Verona, Fondazione Lorenzo Valla et Arnoldo Mondadori Editore, 1997, p. XLV. 4 À ce sujet, je me permets de renvoyer à mon travail « Per l’edizione critica dei volgarizzamenti provenzali dell’Epistola ad Alexandrum de dieta servanda », in Scène, évolution, sort de la langue et de la littérature d’oc, Actes du Septième Congrès International de l’AIEO (Reggio Calabria-Messina, 7-13 juillet 2002), éd. Rossana Castano, Saverio Guida et Fortunata Latella, Roma, Viella, 2003, t. 1, p. 739-759, p. 740, note n. 7. 5

Williams, op. cit., p. 17.

6

Je tiens à signaler en particulier l’addition postérieure de l’ample section dédiée aux sciences occultes.

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Long Form), est organisée en dix livres et transmise en arabe à partir d’un nombre important de manuscrits 7. La version abrégée a donné lieu au XIIe siècle à une traduction latine, l’Epistola ad Alexandrum de dieta servanda de Johannes Hispalensis (Jean de Séville), et, au début du XIIIe siècle, à une traduction catalane, la Poridat de las Poridades (dénommée Ct1). La version longue fut traduite en latin par Philippe de Tripoli vers 1232. Le Secretum secretorum a donné lieu à de très nombreuses traductions en langue vernaculaire : citons, dans le domaine linguistique roman, une traduction aragonaise (dénommée Ar), trois castillanes (C1-3), deux catalanes (Ct1-3), douze françaises (F1-12), deux portugaises (Pt1-2) et quinze italiennes (I1-15) 8. Johannes Hispalensis (ou Jean de Séville), « a cleric in the Mozarabic Church », en utilisant encore les mots de Steven James Williams 9, et traducteur d’œuvres astrologiques (par exemple l’Introductorium maius d’Albumazar, 1133), transforme de l’arabe en latin les chapitres dédiés au regimen sanitatis (environ L29-L49 de l’édition de Reinhold Möller) et dédie le petit traité à Teresa, en latin Tharasia, souveraine du Portugal de 1112 à 1128. Par ailleurs, un certain Philippe, alors clerc auprès du siège oriental du Vatican, publie la version longue du Secretum secretorum, avec une dédicace à Guy de Valence (en Provence), évêque de Tripoli, une figure encore mal identifiée à ce jour. La traduction de Jean de Séville a été publiée pour la première fois par Hermann Suchier en 1883 et une deuxième fois par Johannes Brinkmann en 1914, dans les deux les cas, à partir d’un choix réduit de manuscrits 10. L’édition récente, publiée par Lucilla Spetia dans les Studi Medievali, a établi le texte de l’épître sur la base d’un seul témoin, le manuscrit MR 92 de la Bibliothèque Métropolitaine de Zagreb 11. En résumé, les diverses éditions se présentent comme suit : SUCHIER

London, BL, Arundel 459 ; Burney 350 ; Burney 360 ; Harley 978 ; Harley 2558 ; Harley 3719 ; Sloane 420 ; Sloane 430 Paris, BnF, Fonds de Sorbonne 955

7

À propos de la formation du livre Secretum secretorum, cf. Williams, op. cit., surtout le § 1, p. 7-30. 8

À ce sujet, voir Zamuner, « La tradizione romanza… », art. cit., p. 47-109, avec une mise à jour de la bibliographie (on donne en outre le regeste des tous les manuscrits aux p. 111-116). 9

Williams, op. cit., p. 40.

10

Hermann Suchier, « Epistola Aristotelis ad Alexandrum cum Prologo Johannis Hispanensis », in Id., Denkmäler provenzalischer Literatur und Sprache, Halle, Niemeyer, 1883, p. 473-480 (notes aux p. 530-531) et Johannes Brinkmann, Die apokryphen Gesundheitsregeln des Aristoteles für Alexander den Großen in der Übersetzung des Johann von Toledo, Leipzig, Druck von Metzger & Wittig, 1914 (éd. du texte aux p. 3946), dorénavant, respectivement : Suchier et Brinkmann. 11 Lucilla Spetia, « Un nuovo frammento dell’Epistola Aristotelis ad Alexandrum », Studi Medievali, s. 3a, 35/1, 1994, p. 405-434 (éd. du texte aux p. 426-432).

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ILARIA ZAMUNER CANDIANI

BRINKMANN SPETIA

Éd. A. Achillini (1501) 12 München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm. 527 Zagreb, Bibliothèque Métropolitaine, MR 92

Pour la version tripolitaine, on peut se référer à l’édition de Robert Steele (copie du Secretum secretorum édité et commenté par Roger Bacon) 13 et à celle de Reinhold Möller (source de la version haute-allemande de Hiltgart von Hürnheim) 14, toutes deux basées sur un codex unicus. STEELE MÖLLER

Oxford, Bodl. Libr., Tanner 116 Berlin, Staatsbibliothek, Lat. Berol 70

2. Les nombreux manuscrits conservés dans plusieurs langues vernaculaires et en latin attestent du succès du Secretum secretorum tout au long du Moyen Âge. Mais, alors que la version tripolitaine fut à l’origine de la plus grande partie des versions vernaculaires (à l’exception de la Poridat de las Poridades), l’Epistola ad Alexandrum a connu, en comparaison, un succès limité dans le contexte roman 15. Il n’existe en effet que quatre versions intégrales de l’épître : deux françaises (f1 et f2), une italienne (i1) et une provençale (p1) ; nous pouvons en outre recenser le Regimen sanitatis napolitain (i2), qui prend la forme d’une compilation de préceptes tirés de l’Epistola ad Alexandrum ainsi que du De regimine sanitatis salernitanum. À ces exemplaires doit être ajoutée une série de fragments en français et en provençal (dénommés f3 et p2), qui ne peuvent pas être associés aux versions connues 16. J’expose ici la tradition dans tous ses détails : 12

Aristotelis philosophorum maximi Secretum secretorum ad Alexandrum. De regum regimine ; de sanitatis conservatione ; de physionomia, Bononiae, imp. Benedicti Hectoris, 1501 (réimpr. 1516). 13 Secretum secretorum cum glossis et notulis, in Opera hactenus inedita Rogerii Baconis, éd. Robert Steele, Oxford, E Typographeo Clarendoniano, 1920, t. 5, p. 155-266. 14

Éd. cit., p. 1-164.

15

Ce chapitre est tiré de Zamuner, « Per l’edizione critica… », art. cit., § 2, p. 743750, avec quelques mises à jour. 16 À l’exception des versions f3a, f3b, f3c, i2, p1 et p2a, toutes les autres sont inédites. Cf. Tony Hunt, « Materia medica in MS London B.L. Add. 10289 », Medioevo Romanzo, 13, 1988, p. 25-37, p. 27-28 pour f3a ; Id., « Old French Translations of Medical Texts », Forum for Modern Language Studies, 35/4, 1999, p. 350-355, p. 351-354 pour f3b, p. 354 pour f3c ; Adolf Mussafia, « Ein altneapolitanisches Regimen sanitatis », Sitzungsberichte der Philosophisch-historischen Klasse der kaiserlichen Akademie der Wissenschaften (Wien), 106, 1884, p. 507-626 (i2) ; Livio Petrucci, « Un nuovo manoscritto del compendio napoletano del Regimen Sanitatis », Medioevo Romanzo, 2/3, 1975, p. 417441 (i2) ; La Regola salernitana. Testo campano del Due-Trecento, éd. Antonio Altamura, Napoli, Società editrice napoletana, 1977 pour i2 (Altamura ignore l’édition de Mussafia) ; Hermann Suchier, « Diätetik », in Id., Denkmäler…, op. cit., p. 201-213, notes aux p. 529-532 (p1) ; Id., « Provenzalische Diätetik auf Grund neuen Materials », in Festschriften der vier Fakultäten zum Zweihundertjährigen Jubiläum der vereinigten Friedrichs-Universität, Philosophische Fakultät, Halle-Wittenberg, 1894, p. 163-186,

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– Deux versions françaises (f1 et f2) et une tradition fragmentaire (f3) 17 : Paris, BnF, fr. 2045, s. XVe, f. 138r-141v (f1) Paris, BnF, fr. 2047, s. XVe, f. 3v-10r (f2) 18 London, BL, Add. 10289, Abbaye bénédictine de Mont Saint-Michel, s. XIIIe (T. Hunt : 1280), f. 125r-v (f3a) 19 Oxford, Bodl. Library, Rawlinson Poetry 241, première moitié du XIVe s., p. 207ra-209va (f3b) 20 Oxford, Bodl. Library, Bodley 9, s. XVe (T. Hunt), f. 73r-74v (f3c) 21 Paris, BnF, fr. 20040, XIIIe s., f. 150r-v (f3d)

– Une version italienne (i1) 22 et une réélaboration en napolitain (i2) : Città del Vaticano, BAV, Barb. Lat. 4110 (ancien XLVI.52), s. XIVe, p. 287-289, main de Filippo Benci (i1), dénommé V p. 173-186 pour p1 ; Carl Appel, Provenzalische Chrestomathie, mit Abriss der Formenlehre und Glossar, Leipzig, Fues’s Verlag, 1895, réimpr. Genève, Slatkine, 1974, p. 166168 (p1) ; Yole Scudieri Ruggieri, « La dietetica provenzale del ms. Vat. Barb. 311 », Atti della reale Accademia delle scienze di Torino, 65, 1930, p. 203-219, p. 205-218 pour p1 ; Wilhelm Wackernagel, « Provenzalische Diätetik », Zeitschrift für deutsches Alterthum, 5, [1845], p. 16 (p2a) ; Id., « Meinauer Naturlehre », Bibliothek des literarischen Vereins in Stuttgart, 22, 1851, p. V-IX, p. VII pour p2a ; Maria Sofia Corradini Bozzi, « Per l’edizione del corpus delle opere mediche in occitanico e in catalano : nuovo bilancio della tradizione manoscritta e analisi linguistica dei testi », Rivista di Studi testuali, 3, 2001, [mais 2004], p. 127-195, p. 163-165 pour p2a. 17 Cf. Paul Pansier, « Catalogue des manuscrits médicaux de France. IIIe Partie. Manuscrits Français », Archiv für Geschichte der Medizin, 2/6, 1909, p. 385-403 (p. 387) ; Jacques Monfrin, « Le Secret des Secrets. Recherches sur les traductions françaises suivies du texte de Jofroi de Waterford et Servais Copale », Positions des thèses soutenues par les élèves de la promotion de 1947, Paris, École des Chartes, 1947, p. 93-99 (p. 96) ; Id., « La place du Secret des Secrets dans la littérature française médiévale », in PseudoAristotle. The Secret of Secrets..., op. cit., p. 73-113 (p. 97) ; Zamuner, « Per l’edizione critica... », art. cit., p. 745 et 747-749, et Ead., « La tradizione romanza... », art. cit., p. 55-57. 18

Contrairement à ce que Jacques Monfrin a affirmé dans « La place du Secret des Secrets », art. cit., le ms. fr. 2047 transmet une version de l’Epistola plus ample et articulée : cf. la Table synoptique en Appendice. 19 Ce manuscrit est absent dans le catalogue dressé par Monfrin, « La place du Secret des Secrets », art. cit. 20 Ms. absent dans Monfrin, « La place du Secret des Secrets », art. cit., Zamuner, « Per l’edizione critica… », art. cit. et Ead., « La tradizione romanza… », art. cit. 21

Cf. note précédente.

22

Cf. Fabio Zinelli, « Ancora un monumento dell’antico aretino e sulla tradizione italiana del Secretum secretorum », in Per Domenico De Robertis. Studi offerti dagli allievi fiorentini, éd. Isabella Becherucci, Simone Giusti et Natascia Tonelli, Firenze, Le Lettere, 2000, p. 509-561, part. p. 553 (absent le ms. M) ; Matteo Milani, « La tradizione italiana del Secretum Secretorum », La parola del testo, 5, 2001, p. 209-253, part. p. 215218 et note n. 38 (absent le ms. V ; mais cf. aujourd’hui sa thèse de doctorat, Studio

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ILARIA ZAMUNER CANDIANI Firenze, BRicc., 1538 (ancien S.III.47), Bologna, s. XIVe (première moitiè), f. 75vb-77ra (i1), F Genova, BUniv., A.IX.28 (ancien Gaslini 47), s. XVe (1462-1485), f. 194r-196r, main de Filippo Benci (i1), G 23 London, BL, Sloane 416, s. XVe (1424-1456), f. 16r-17r (i1), L Milano, BAmbrosiana, I.166.inf., s. XVIe ex.- XVIIe in., f. 348r-350v, main de Cesare Rovida (U 1605), (i1), M Napoli, BN, XIII.C.37, s. XIVe, f. 51r-69v (i2) Napoli, BN, XIV.D.18, s. XVe, f. 19r-v (i2) Napoli, BN, XIV.G.11/4, s. XIVe ex., f. 1r-8v (i2)

– Une version provençale (p1) et une tradition fragmentaire (p2) 24 : Città del Vaticano, BAV, Barb. Lat. 311 (ancien X.129), Italie méridionale (main catalane), deuxième quart du XVe s., f. 19ra-22va (p1) Città del Vaticano, BAV, Barb. Lat. 3574 (XLIII.120), France s. XVIIe ex., f. 84rv (p1) London, BL, Harley 7403, s. XIIIe ex., f. 49r-62v (p1) London, BL, Add. 22636, composite, s. XIIIe-XVe, f. 46v (p1) Basel, Universitätbibliothek, D.II.11, s. XIVe in. et XVe, f. 163v (p2a) Siviglia, BCapitular y Colombina, 5-5-20, première moitié du XIVe s., f. 152v (p2b)

La tradition vulgaire de l’Epistola (à part la version i1, liée au phénomène de transcription et traduction de textes qui réunit Pise à Gênes entre le XIIe et le XIIIe siècles) 25 présente au niveau des manuscrits une série de points comfilologico ed edizione critica delle versioni italiane del “Secretum Secretorum” nell’ambito della tradizione mediolatina e romanza, Università di Torino, XVe cycle, en cours d’impression pour les Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie) et Zamuner, « La tradizione romanza... », art. cit., p. 107-109. L’Epistola en italien est parue dans L’Ethica d’Aristotile ridotta in compendio da Ser Brunetto Latini et altre traduttioni et scritti di quei tempi, Lyon, Giovanni de Tornes, 1568 (réimprimé plusieurs fois) et a été publiée par Francesco Puccinotti, Storia della Medicina, Livorno-Prato, 1850-1866, vol. II, parte I, Doc., p. 2 ; cf. Steele, éd. cit., p. XXXVI e Zinelli, art. cit., p. 553-554, note n. 194. 23 A.IX.28 est probablement un descriptus du Barb. Lat. 4110, mais le manuscrit de la Vaticane est presque illisible. 24 Cf. Clovis Brunel, Bibliographie des manuscrits littéraires en ancien provençal, Paris 1935, réimpr. Genève-Marseille, Slatkine, 1973, § 15, p. 5 ; § 21, p. 7 ; § 327, p. 9495 ; § 329, p. 95 ; § 355, p. 102 ; Zamuner, « Per l’edizione critica... », art. cit., §§ 2 et 3, p. 743-759 ; Ead., « La tradizione romanza... », art. cit., p. 57-60. À propos du ms. Vat. Barb. Lat. 311, voir en particulier notre article « Il ms. Barb. Lat. 311 e la trasmissione dei regimina sanitatis (XIII-XV sec.) », Cultura Neolatina, 64/1-2, 2004, p. 207-250. 25

Cf. Fabrizio Cigni, « Manoscritti di prose cortesi compilati in Italia (secc. XIII: stato della questione e prospettive di ricerca », in La Filologia romanza e i codici. Atti del Convegno (Messina, 19-22 Dicembre 1991), éd. Saverio Guida et Fortunata Latella, Messina, Sicania, 1993, vol. II, p. 419-441 (en partic. p. 435-437) ; Id., « Un volgarizzamento pisano dalla Legenda Aurea di Jacopo da Varazze (ms. Tours, Bibliothèque Municipale, n. 1008) », Studi mediolatini e volgari, 51, 2005, p. 59-129 (p. 69-71), XIV)

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muns qui portent à croire que cette tradition est le fruit d’un réseau spécial de connexions culturelles qui ont uni la France à l’Italie méridionale à partir de la fin du XIIIe siècle. À l’exception des manuscrits Harley 7403 et Rawlinson Poetry 241, aux sujets principalement religieux-édifiants 26, et du codex Barb. Lat. 3574 (composite du XVIIe siècle), la majorité des manuscrits recensés proposent des œuvres médico-pharmaceutiques, qui sont parfois identiques d’un manuscrit à l’autre. Par exemple : la traduction française du De viribus herbarum de Odo de Meudon (connu aussi sous le nom de Macer Floridus) accompagne l’épître dans le manuscrit en papier fr. 2045, témoin de la version f1, et dans le manuscrit fr. 2047, lui aussi en papier et témoin de la traduction f2. fr. 2045 (f1), f. 141v (Inc.) Cy commence la sorte et la nature des herbez et pour ce que l’armise est myre de toutes herbez (…) fr. 2047 (f2), f. 10r (Inc.) Cy aprés s’ensuiguentz les proprietés et les natures de pluseurs herbes (…) Armoyse dit le maistre (…)

De même, le spicilège de recettes médicales, connu sous le titre de Epistola Hippocratis ad Caesarem, apparaît dans le manuscrit anglais Add. 10289, dans le codex D.II.11 (partiellement) 27 et, de nouveau, dans le manuscrit fr. 2047. Mais, au-delà de la récurrence de quelques œuvres dans différents manuscrits, il semble intéressant de signaler quelques coïncidences de nature textuelle qui réunissent les manuscrits entre eux. Dans trois manuscrits, on trouve, sans solution de continuité, l’Epistola (fragmentaire) au début, au milieu ou à la fin des recueils de recettes médico-pharmaceutiques : dans le manuscrit D.II.11, recueil très connu de traités médico-chirurgicaux en langue provençale du début du XIVe siècle, les chapitres L30 et L31 de l’édition de Reinhold Möller sont transmis à la fin d’une collection de recettes médicales (illustration 1 : f. 163v) ; dans le manuscrit fr. 20040, semblable au manuscrit Harley 7403 pour quelques éléments codicologiques et paléographiques (cf. infra, § 4), la section L30,1-9 ouvre un spicilège de recettes médicales en français (illustration 2 : f. 150v) ; et, pour finir, le petit fragment de l’Epistola est enchâssé à l’intérieur d’un recueil de recettes médico-pharmaceutiques dans le manuscrit de Séville 5-5-20 (illustration 3 : f. 152v = f. 8v). Il existait donc une tradition particulière de manuscrits qui, dépositaire d’un texte déformé et parcellisé, autorisait le libre emploi de fragments de sujet diététique – dépourvus désormais d’une

et Fabio Zinelli, « Donde noi metremo lo primo in francescho. I proverbi tradotti dal francese ed il loro inserimento nelle sillogi bibliche », in La Bibbia in italiano tra Medioevo e Rinascimento. Atti del Convegno (Firenze, Certosa del Galluzzo 8-9 novembre 1996), éd. Lino Leonardi, Firenze, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, “Millennio Medievale” (10), 1998, p. 145-199, part. p. 152-153. 26

Voir à la fin de cet article la description des deux manuscrits.

27

Cf. Corradini Bozzi, « Per l’edizione del corpus... », art. cit., p. 157-163.

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propre autonomie – ainsi que des morceaux de recueils bien plus amples de recettes médicales 28. En outre, le petit traité Medicina Ypocratis quid usitare debeatur per singulos menses – recueil de prescriptions hygiéniques et diététiques pour chaque mois de l’année, inconnu au libelle pseudo-aristotélicien 29 – est interpolé à l’intérieur de l’Epistola dans la version provençale p1 (v. 321-384), dans le Regimen sanitatis napolitain (v. 553-582), dans le manuscrit Add. 10289 (f3a) 30 et dans la version française f1 (f. 140v-141v). La seule présence de la Medicina Ypocratis ne peut pas être considérée comme preuve de l’existence d’un original latin commun aux trois manuscrits ; de toutes les manières, le synchronisme textuel entre les différentes traditions linguistiques renvoie à une tradition spécifique de l’Epistola ad Alexandrum, dans laquelle les deux traités étaient compris comme étroitement unis. Pour résumer, on peut affirmer que tous les manuscrits sont liés en particulier par l’attention accordée au Regimen sanitatis, par la typologie de transmission des textes (dans certains cas semblable à la tradition des recueils de recettes médicales) et par le projet de recueillir des œuvres de caractère essentiellement médico-diététique. Ils semblent donc dériver d’une tradition liée en particulier à l’axe culturel Montpellier-Paris-Oxford, c’est-à-dire aux écoles médicales qui se sont développées dans les villes françaises et anglaises, à l’exemple des écoles de Salerne et de Bologne, entre la fin du XIIe siècle et la première moitié du XIVe siècle. En corollaire, on peut ajouter que, par rapport à la tradition manuscrite qui provient de la version de Philippe de Tripoli, toujours liée aux milieux impériaux, royaux, papaux et nobiliaires en général, 28 Sur la typologie textuelle des réceptaires d’époque médiévale, on pourra lire Claude De Tovar, « Contamination, interférences et tentatives de systématisation dans la tradition manuscrite des réceptaires médicaux français. Le réceptaire de Jean Sauvage », Revue d’Histoire des textes, 3, 1973, p. 115-191 et 4, 1974, p. 239-288 ; Tony Hunt, Popular Medicine in Thirteenth-century England, Cambridge, D.S. Brewer, 1989, surtout l’introduction ; Maria Sofia Corradini Bozzi, « La Fachliteratur occitanica : i codici di argomento medico-farmaceutico », in La Filologia romanza e i codici, op. cit., vol. II, p. 731-742 ; Ead., Ricettari medico-farmaceutici medievali nella Francia meridionale, vol. I, Firenze, Olschki, “Studi” (99), 1997 et Il “Thesaurus pauperum” in volgare siciliano, éd. Stefano Rapisarda, Palermo, Centro di studi filologici e linguistici siciliani, “Collezioni di testi siciliani dei secoli XIV e XV” (23), 2001, p. LVI sqq. 29

Cf. Hippocrates Latinus. Repertorium of Hippocratic Writings in the Latin Middle Ages, éd. Paul Kibre, New York, 1985, p. 124-128 (déjà paru dans Traditio, 31, 1975, p. 99-126 ; 32, 1976, p. 257-292 ; 33, 1977, p. 253-295 ; 34, 1978, p. 193-226 ; 35, 1979, p. 273-302 ; 36, 1980, p. 347-372 ; 37, 1981, p. 267-289 ; 38, 1982, p. 165-192), avec une ample liste de manuscrits latins, et Hunt, « Materia medica… », art. cit., p. 28 note 28. Karl Sudhoff, « Medizinische Monatsregeln für Aderlaß, Schröpfen, Baden, Arzneigebrauch und Auswahl der Speisen und Getränke aus einer Pariser Handschrift des 14. Jahrhunderts », Archiv für Geschichte der Medizin, 2, 1908, p. 136-139, offre une édition de ce texte sur la base du ms. Paris, BnF, lat. 10448. 30 Cf. Suchier, « Provenzalische Diätetik... », art. cit., p. 182-184 ; Mussafia, art. cit., p. 579-580 et Hunt, « Materia medica... », art. cit., p. 28-29.

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la tradition romane de l’Epistola ad Alexandrum se distingue par sa marginalité. La fortune limitée du bref traité pseudo-aristotélicien trouve une explication plus profonde, soit dans l’intérêt partiel des milieux scolastiques et universitaires, soit dans la faible considération des classes socialement élevées, plutôt orientées vers le Secretum Secretorum dans son caractère exhaustif (et, surtout, vers la section dédiée au speculum principis) que vers les conseils isolés, bien qu’autorisés, de nature médico-diététique. Aujourd’hui, de telles conclusions se trouvent renforcées par les résultats de la recherche de Steven James Williams sur la diffusion du Secretum secretorum dans les milieux universitaires et dans les studia mendiants 31. Nous savons avec certitude que quelques spécialistes font référence au bref traité : ainsi Henry de Winchester, professeur à l’école de médecine de Montpellier, dans son œuvre Medicinalis quaestiones (premier quart du XIIIe siècle), Gilbert l’Anglais dans son Compendium medicinae (ca. 1240) ou encore Pierre d’Espagne (pape en 1276 sous le nom de Jean XXI) dans De conservanda sanitatis, composé peut-être pendant son séjour à Sienne en qualité de professeur de médecine (ca. 1245). En outre, nous savons que, dans de nombreux manuscrits, l’Epistola ad Alexandrum formait un ensemble avec d’autres traités de caractère médical et diététique, en s’insérant finalement assez naturellement dans l’articella, le corpus destiné à la formation des étudiants de médecine 32 (voir par exemple le manuscrit London, Wellcome Historical Medical Library, 82) 33. Enfin le petit traité réapparaît encore dans les bibliothèques de deux médecins du XVe siècle : Thomas Fayreford 34 et Robert Marchall 35. En vertu de tout cela, Steven Williams n’exclut pas que la version de Johannes Hispalensis ait été l’objet de commentaires pendant les leçons universitaires (bien qu’elle n’appartienne pas aux lectures ‘ordinaires’) 36, ce qui atteste par conséquent que la plus grande circulation de l’Epistola eut lieu dans les milieux scolastiques et, en particulier, dans les écoles de médecine. 3. À ce stade, il convient de poser une question essentielle : est-ce que toutes les versions vulgaires dérivent de l’épître ou bien est-ce que quelques-unes extrapolent également des éléments de la version tripolitaine ? Ou encore : est-il permis de penser que le traité pseudo-aristotélicien, arrivé dans les mains de quelques traducteurs, peut avoir été, dans certaines circonstances, un texte 31

Cf. Williams, op. cit., part. le chapitres 6 et 7, p. 183-343.

32

Cf. infra, note n. 41.

33

Pour la description de ce ms., voir Williams, op. cit., p. 378.

34

À propos de ce personnage, cf. Peter Murray Jones, « Thomas Fayreford : An English Fifteenth-Century Medical Practitioner », in Medicine from the Black Death to the French Disease, éd. Roger K. French, Jon Arrizabalaga, Andrew Cunningham et Luis García-Ballester, Aldershot-Brookfield (USA) – Singapore- – Sydney, Ashgate, p. 156-183. 35

Williams, op. cit., p. 185-187.

36

Ibid., p. 189-190.

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remanié, également par le biais de la version tripolitaine ? En observant la Table synoptique en Appendice, nous remarquons que parfois les traductions ne correspondent pas parfaitement avec la version de Johannes Hispalensis (les discordances par rapport aux éditions de Suchier et de Brinkmann sont indiquées en caractère gras). Par exemple, le long prologue de Jean de Séville est réduit en trois textes à une brève introduction originale – avec ou sans rubrique – dans laquelle les personnages de Johannes Hispalensis et de la destinataire Teresa ou Tharasia, regina hispanorum, ont disparu. On peut comparer la version provençale p1, la version française f2 et le fragment f3d 37 : – Prologue original sans rubrique : p1 Qui vol auzir un bon tractat que ei novelament trobat e traig dels libres ancians que Ypocras e Galians escriuseron per rason fina de la nobla art de medicina, sesa entorn mi e auia o cada uns hom per son gran pro. El temps del meilhor rey c’anc fos, d’Alixandri, qu’era tant pros, c’ap donar e ab gailhardia acabava tot cant volia, en celh temps reinhet Galians, tot lo meilhor phisicians e·l plus savis e·l plus plasens que anc fos de negunas gens ; de tan gran subtilesa era tant fort malaute non trobera sol qu’el pogues ren far trazir non si duptava d’el guerir. De sciensia fon tant grans lums que ·c·lviij· volums sabem que fes et atrobet de phisica e·ls enseynet. E pueis trames per gran honor de tot cant sabia la flor en un petit de pargami al rey e dis lo enaissi : « Alexandri, si tu faras so que en es breu trobaras, e garda‹s› lo mieu mandament que non lo tengas en nient, 37 Pour les citations des textes dans cet article, j’ai utilisé les éditions critiques publiées (cf. supra, note n. 16), sauf pour la version p1, dont le texte provient de notre édition en cours. Pour tous les autres textes, on a directement consulté les manuscrits.

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tos temps estaras sans e sals e seras quitis de tos mals ; que malautia no·t venra ni ia meties obs non t’aura si non per failha de natura o qualsque mala creatura no t’aucia o no·t nafrava o ab verin no·t poizonava ; aquo non pot hom esquivar mais ab forsa de ben gardar.

– Prologue original sans rubrique, suivi par le chapitre L29, [1]-2 avec solution de continuité : f2 [3v] Ce sont les enseigneme(n)s que Ypocras envoia a l’empereur Alixa(n)d(re) pour lui maintenir et gouv(er)ner toute sa vie affin que il vesquist [4r] plux longuement (et) pour tenir son corps sain et haitie sens avoir besoing ou necessité de mire ou de phisiciein fors en ces accidens : c’est a scavoir, plaies, menbres busiés (et) telles semblables chouses les quelles l’en ne peut du tout eschevir.

– Prologue original avec rubrique, suivi par le chapitre L30, 1-9 avec solution de continuité : f3d [150r] ‘L’espistre qu’Aristotes envois au Roi Alixandre’. Aprés mout de paroles qu’Aristotes dist au Roi Alixandre, il li dist cest ansignement : Dans Rois – dist il – ce tu vues vivre hait‹ie› et sains, qua(n)t tu te leverai au matin…

Le prologue disparaît dans trois textes pour laisser la place à une rubrique qui est attachée sans solution de continuité aux chapitres L29 et L48. Voir la version française f1, la version italienne i1 et le fragment f3a. – Rubrique, suivie par le chapitre L29, 1-2 : f1 [138r] ‘Aristotilles au Roy Alixandre, salut’. Co(m)me adviei(n)gne(n)t ples(ur) corru(m)ptio(n)es... i1 (ms. Firenze, BRiccardiana, 1538) [f. 75vb] ‘De secreto ke Aristotele ma(n)dò ad Alixandro’. O Alexandro, con ciò sia cosa che l’omo sia corpo coruptibile conviene ke avegnano a lui coruptioni di corpo...

– Rubrique suivie par le chapitre L48, 2-3 : f3a [125r] ‘Ici sunt boens enseignemenz de phisique’. Un philosophe enseigna a un roi que boivre chascun matin ·II· sangloz d’eue chaude le rendroit si sain qu’il n’avroit mestier d’autre medecine. Un autre aferma que mengier a geun un poi de grains de mil profite mout. Quant tu leveras de dormir…

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Finalement, le prologue disparaît totalement dans quatre textes : dans le remaniement italien i2 et dans les fragments f3b, f3c, p2a et p2b. Bien que l’absence du prologue original de l’Epistola ad Alexandrum fasse penser à des exemplares latins dérivant du Secretum secretorum (version tripolitaine), on ne doit pas exclure l’existence d’une branche particulière de la tradition manuscrite latine de l’Epistola qui circulait dépourvue du Prologue de Johannes Hispalensis 38. Malgré cela, la présence dans quelques traductions de paragraphes et chapitres du regimen sanitatis, absents dans la version de Jean de Séville, fait penser à une contamination entre l’Epistola et la version tripolitaine : on peut remarquer dans la Table synoptique surtout la version française f2, qui amplifie l’Epistola originale, en traduisant quelques paragraphes – absents dans la version de Jean de Seville – des chapitres L32, L33, L37, L38, L39 et L40 (voir, dans les colonnes de gauche, les éditions de Suchier et de Brinkmann), et en ajoutant les chapitres L51, 7 et 13, et L52, 1, 2, 4, 8-10, 14, absents aussi dans l’Epistola. On retrouve ce même phénomène dans les traductions f3a et f3b, dans la version italienne i1 et dans le Regimen sanitatis napolitain (i2), mais de manière moins évidente que dans la version française f2 (voir, de nouveau, la Table synoptique). Il est clair qu’une réponse définitive dans ce sens ne pourra venir que de la seule comparaison entre la tradition romane de l’Epistola ad Alexandrum et l’édition critique du texte latin, édition fondée sur la tradition de l’ensemble des manuscrits. En effet, qui peut exclure que les chapitres ou paragraphes que nous trouvons seulement dans le Secretum secretorum et dans quelques traductions vers le Français et vers l’Italien ne soient en réalité déjà présents dans l’Épître, mais absents dans la tradition manuscrite analysée par Hermann Suchier et Johannes Brinkmann ? D’ailleurs, on peut même remarquer des différences entre les deux éditions de l’Épître. Signalons, par exemple, la présence du premier paragraphe du chapitre L33 dans la seule édition de Brinkmann et des paragraphes 1-4 du chapitre L49 uniquement dans l’édition de Suchier (voir à nouveau la Table synoptique). Malgré ces exemples, la possibilité d’une contamination demeure. Citons, à titre d’exemple, un passage de la version i1 en le comparant d’une part avec l’édition Suchier, et d’autre part avec l’édition Möller : i1 [G, f. 348r vs F, f. 75vb ; M, f. 348r ; L, f. 162r ; V, p. 287] Dunque, Re Allessandro, prima ti fa mestiere, quando tu ·tti lievi da dormire, un poco andare e ·lle tue membra un poco igualmente distendere e pettinare il chapo, perciò che l’astensione fortifica il corpo e ’l pettinare trae fuori i vapori e ·lle funmositadi aredente [FM asradente, L om.] il capo dello stomaco nel tempo che ·tti lievi da dormire.

38 Cf. Friedrich Wurms, Studien zu den deutschen und lateinischen Prasafassungen des pseudo-aristotelischen « Secretum secretorum », Hambourg, Universität Hambourg, 1970, p. 114-116, mss. 278, 279, 280, 286 e 287.

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Suchier 2, 11-15 Oportet te, o Alexander, cum a sompno surrexeris, modicum ambulare et membra tua modicum extendere et equaliter, caput pectere, quia extensio corroborat corpus et pectinacio extrahit fumositates, humores ad caput ascendentes tempore dormicionis a stomaco. Möller L30, 1 Alexander, cum a sompno surrexeris, modicum debes ambulare et membra tua equaliter extendere et tuum capud pectere, quoniam membrorum extensio corpus corroborat, et pectinatio capitis vapores ad capud ascendentes tempore dormitionis a stomaco deducit.

La juxtaposition des termes vapori et funmositadi dans la version i1 semble le résultat d’une opération de contamination entre l’Epistola, dans laquelle on trouve les mots fumositates et humores, et le Secretum secretorum, qui utilise le terme vapores. Ainsi, il me semble intéressant de poursuivre ce sondage de manière plus approfondie. Pour conclure sur ce point, d’autres suggestions peuvent provenir du cadre socioculturel qu’a récemment retracé Steven James Williams dans son étude sur le Secretum secretorum. Il n’existe pas de distinction nette entre les milieux au sein desquels circule l’Epistola, et les lieux où on lit le Secretum secretorum. S’il est vrai que la version de Jean de Séville n’a pas suscité un intérêt particulier du roi, des princes et des nobles en manière plus générale, il n’en demeure pas moins que le Secretum secretorum a fait partie des bibliothèques de médecins des XIIIe, XIVe et XVe siècles 39. Par conséquent, on peut penser qu’à l’intérieur de quelques scriptoria ou de bibliothèques médicales, les deux versions ont été contaminées alors qu’elles se trouvaient précisément dans les mêmes lieux de travail. 4. L’étude de la tradition romane de l’Epistola ad Alexandrum a permis de déterminer deux traductions intégrales de l’Epistola (f1 et f2) et une tradition fragmentaire (f3a, f3b, f3c et f3d) 40. À partir de l’analyse de la Table synoptique, il résulte clairement que les versions f1 et f2 sont profondément différentes : alors que la version f1, transmise par le manuscrit fr. 2045, ne semble pas s’éloigner de l’Épître, la version f2, transmise par le manuscrit fr. 2047, se révèle au contraire originale en plusieurs points (comme on l’a déjà suggéré plus haut, il est probable que f2 ait contaminé l’Épître avec la version tripolitaine ou peut-être, plus probablement, qu’elle soit la traduction d’un exemplaire latin déjà contaminé). Au niveau textuel, les deux versions apparaissent très différentes : si f1 semble suivre presque à la lettre la dictée latine, en revanche f2 innove souvent par rapport au texte original (toutefois, on rappellera que la comparaison se fonde sur les 39

Cf. Williams, op. cit., § 6, p. 227-239.

40

Les traductions f3b et f3c, signalées par Hunt, « Old French Translations », art. cit., sont aujourd’hui pour la première fois insérées à l’intérieur du cadre complet des traductions vers les langues romanes de l’Epistola ad Alexandrum de dieta servanda.

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éditions des textes latins et non pas sur les originaux, encore non identifiés). Voici un exemple : Suchier 2, 102-108 Nullum enim, tempus eo melius vel utilius ad minucionem et proficit in eo usus Veneris et motus corporis et solucio ventris et usus balnei ac sudoris et pocionis specierum ad digerendum, id est purgatoria accipienda sunt ; et quodcunque medicine ex purgatoria accipienda sunt ; et quodcunque medicine ex cura vel digestione vel minucione acciderit hoc tempus abilitate sua restaurat. Möller L37, 11-12 Nullum enim tempus est melius et utilius ad minutionem et proficit in eo usus et motus corporis et solutio ventris et usus balnei ac sudores et specierum potationes ad digerendum et purgatoria accipienda sunt. Et quicquid erroris causa medicine acciderit, hoc tempus humidatate sua restituet. f1 [139v] En nulz temps n’est si bon ne si p(ro)ffitable a seignier co(mm)e en p(ri)ntemps (et) mo(u)lt p(ro)ffit en ce te(m)ps le soluc(i)on du vent(re) (et) le baign(er) (et) prand(re) espicez po(r) aler a chambre. f2 [6v] En nul tempz n’est nulz si p(ro)fitauble saingnier ne pugier le ventre. Et sont en ce temps mo(u)lt p(ro)fitauble ly blaing, lez suurs (et) ly sorop et les medicine : c’est ass(avoir) ly bruvaiges medicinaux, et ly movement atempré du corps deva(n)t me(n)gier et boire lait de chievre a jeu(n).

Dans ce passage, on peut remarquer la tendance du traducteur de f1 à ne fournir que quelques éléments saillants du texte, sans laisser place à l’imagination ; au contraire, le traducteur de f2, au-delà d’une libre traduction du texte – voir par exemple comment le déplacement, à la fin du chapitre, du syntagme « lac caprinum » (Suchier 2, 103 et Möller L37, 10) : « boire lait de chievre a jeu(n) » –, amplifie et modifie le passage « motus corporis », qui devient « ly movement atempré du corps deva(n)t me(n)gier ». L’élément qui permet de distinguer nettement f1 de f2 est l’attribution du texte à une auctoritas différente : alors que le traducteur de f1 assigne correctement (ou mieux : en ligne avec le reste de la tradition) le texte à Aristote (voir la rubrique : « Aristotilles au Roy Alixandre, salut »), l’auteur de f2 attribue le regimen au célèbre médecin de l’Antiquité, Hippocrate : « Ce sont les enseigneme(n)s que Ypocras envoia a l’empereur Alixa(n)d(re) pour lui maintenir etc. » Au regard du caractère innovateur de f2, on pourrait penser que le remplacement d’Aristote par Hippocrate est l’œuvre du traducteur, mais il me semble, dans ce cas, qu’il est plus approprié de rapprocher ce changement de f2 à celui du traducteur anonyme de p1, qui assigne le regimen sanitatis à Galien, l’autre célèbre médecin de l’Antiquité (voir, supra, le passage cité). Bien que le recours aux plus hautes auctoritates médicales soit un expédient bien connu de la littérature médiévale 41 – que l’on retrouve donc sans surprise 41 Voir en particulier l’influence de l’articella, corpus médical constitué des Aphorismes et Pronostics de Hippocrate (avec un commentaire de Galien), l’Art de la Médecine

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dans nos deux exemples par poligenesi –, on peut peut-être reconduire ce phénomène dans f2 et p1 à une même matrice culturelle, liée, nous l’avons vu, aux milieux médico-scientifiques dont proviennent les deux traductions. En ce qui concerne la tradition fragmentaire (f3a, f3b, f3c et f3d), nous pouvons remarquer d’un point de vue textuel que le traducteur de f3a organise les chapitres selon son propre ordre (par exemple, L48 précède L30) et qu’il choisit de fournir uniquement les éléments qui rappellent le plus étroitement des conseils de caractère médical : Suchier 2, 15-21 et lavare, in estate cum aqua frigida, quia hoc constringit et retinet calorem corporis, et hoc erit quasi excitacio voluntatis ad comedendum... Möller L30, 2-3 In estate lava capud cum aqua frigida, quia hoc constringit et retinet calorem corporis vel capitis et erit quasi excitatio desiderii comedendi. f3a En esté leve ta chiere et tes mains d’eue freide sanz essuier – c’est enseignement contre paralisie.

Les traducteurs des fragments f3b et f3d s’efforcent de donner un texte très proche de la source latine, comme nous pouvons le voir dans les exemples suivants : Suchier 2, 102-108 Nullum enim, tempus eo melius vel utilius ad minucionem et proficit in eo usus Veneris et motus corporis et solucio ventris et usus balnei ac sudoris et pocionis specierum ad digerendum, id est purgatoria accipienda sunt ; et quodcunque medicine ex purgatoria accipienda sunt ; et quodcunque medicine ex cura vel digestione vel minucione acciderit hoc tempus abilitate sua restaurat. Möller L37, 11-12 Nullum enim tempus est melius et utilius ad minutionem et proficit in eo usus et motus corporis et solutio ventris et usus balnei ac sudores et specierum potatio-

de Galien (traduit par Constantin, avec le titre de Microtegni), l’Isagoge de Johannitius (Hunain ibn Ishaq) et les petits traités De urinis et De pulsibus, respectivement de Teofilo et de Filareto : cf. Nancy G. Siraisi, Medieval and Early Renaissance Medicine. An Introduction to Knowledge and Practice, Chicago-London, The University of Chicago Press, 1990, p. 58 e 71 ; Tiziana Pesenti, « Arti e medicina : la formazione del curriculum medico », in Luoghi e metodi di insegnamento nell’Italia Medioevale (secoli XII-XIV), éd. Luciano Gargan et Oronzo Limone, Galatina, Congedo, 1989, p. 155-177, part. p. 157, et Luis García Ballester, « The Construction of a New Form of Learning and Practicing Medicine in Medieval Latin Europe », Science in Context, 8, 1995, p. 75-102, part. p. 80 (réimpr. dans Id., Galen and Galenism. Theory and Medical Practice from Antiquity to the European Renaissance, éd. Jon Arrizabalaga, Monserrat Cabré i Pairet, Lluís Cifuentes et Fernando Salmón, Aldershot-Burlington, Ashgate, “Variorum Collected Studies Series”, 2002, § VII).

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ILARIA ZAMUNER CANDIANI nes ad digerendum et purgatoria accipienda sunt. Et quicquid erroris causa medicine acciderit, hoc tempus humidatate sua restituet. f3b Nul temps n’est meillur ne plus covenable a seigné e moltz profite en lui mocion de corps e solucion de ventre e movement de bayn e de suer e beveres des especes a digestion e tutes purgacions receveire. Car ceo qe par digestion ou par seigné deschet, ceo temps par sa moisture (a) restore. Suchier 2, 15-21 et lavare, in estate cum aqua frigida, quia hoc constringit et retinet calorem corporis, et hoc erit quasi excitacio voluntatis ad comedendum ; deinde induere vestimentis optimis et limpidissimis ; et orna te pulcriori ornatu, quia animus tuus letabitur in hujus aspectu et confortabitur, et dilatabitur virtus spledoris tui. Möller L30, 2-3 In estate lava capud cum aqua frigida, quia hoc constringit et retinet calorem corporis vel capitis et erit quasi excitatio desiderii comedendi. Deinde indue te vestimenta optima et orna te pulcherimo ornatu, quia animus tuus multum naturaliter delectabitur in huius pulchritudine et aspectu et virtus splendoris in te confirmabitur et dilatabitur etiam nimis. f3d Et leve ton chief d’iaue froide (et) tes me(n)s, [150va] et ton visage en esté quar ce restraint la soif (et) retrent la chalor naturel qui semo(n)t (et) donne talent de mangier. Aprés rev[e]st de belles robes quar li cuers c’e(n) esleesce de l’esgarder (et) la v(ir)tut ce delite de la resplendor.

f3c, en revanche, fournit seulement quelques points saillants : f3c Donc est bone de seygner et de laborer et de baygner et de suer. Dounc est bone de receyvre purgacion.

Pour conclure, voici quelques dernières observations sur la tradition fragmentaire. D’autres raisons permettent de rapprocher la tradition française f3a, f3b et f3d de la tradition provençale, et autorisent, en conséquence, à proposer une datation approximative. Les fragments sont transmis à l’intérieur de recueils au fort caractère didactico-moral et religieux, de même que la version p1 conservée dans le manuscrit London, BL, Harley 7403. Voici la description des manuscrits : London, BL, Add. 10289 (f3a) 42 : 1) le Roman du Mont Saint-Michel de Guillaume de Saint-Pair (f. 1r-64r) ; 2) la version rimée de l’Evangile de Nicodème composée par André de Coutances (f. 64r-81va) ; 3) recettes médicales (Inc. Ognement esprové por blanchir : Prenez la racine de livesche...) ; 4) La Venjance Nostre Seigneur (f. 82r-121r) ; 5) recettes médicales tirées pour la plupart de l’Epistola Ippocratis (f. 121v-125r) ; 6) le fragment de l’Epistola ad Alexandrum en fr., suivie de recettes médicales 42

Cf. Hunt, « Materia medica », art. cit., p. 25-27.

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et de fragments de traités de diététique et de traités sur les quatre humeurs et sur les urines (f. 125r-129r) ; 7) le Roman des Francesis de André de Coutances (f. 129va-132vb) ; 8) Le Chastoiement d’un pere à son fils, version A (f. 133ra172rb) ; 9) le Conte d’amors ou Compendium amoris de Robert de Blois (f. 172rb-175rb) ; 10) le fabliau Jouglet de Colin Malet (f. 175va-178vb). Oxford, Bodl. Library, Rawlinson Poetry 241 (f3b) 43 : 1) Sermons latins ; 2) Boon (Nicole Bozon ?), Proverbes de bon enseignement (Meyer, I, p. 2-3) ; 3) Vers latins ; 4) Poème La plainte d’Amour (Meyer, II, p. 4-5) ; 5) Poème sur l’amour de Dieu et sur la haine du péché (Meyer, III, p. 5-21) ; 6) Dialogue entre l’évêque saint Julien et son disciple (Meyer, IV, p. 21-27) ; 7) Everard de Gateley, Miracles de la Vierge (Meyer, V, p. 27-47) ; 8) Extraits du Manuel des péchés de William de Waddington (Meyer, VI, p. 4753) ; 9) Traduction française du Speculum Ecclesiae de Saint Edmond de Pontigni (Meyer, VII, p. 53-54) ; 10) Le mariage des neuf filles du diable (originale latin de Robert Grossetête ?) (Meyer, VIII, p. 54-72) ; 11) Fragment en français de l’Epistola ad Alexandrum (Meyer, IX, p. 72) ; 12) La Petit philosophie (Meyer, X, p. 72-77) ; 13) Le Lunaire de Salomon (Meyer, XI, p. 77-78) ; 14) Poème sur l’Antechrist et le Jugement dernier (Meyer, XII, p. 78-82). Paris, BnF, fr. 20040 (f3d) : 1) Vie des Pères (f. 1ra-104va) ; 2) Passion de Jésus-Christ (f. 105ra-118vb) ; 3) Les quinze signes de jugement dernier (f. 118vb-121rb) ; 4) Roman des Sept Sages (f. 121rb-135vb) ; 5) fragment de calcul en vers français (f. 136ra) ; 6) poème moral sur la cité divine et les sept péchés capitaux de Henris (f. 136ra147rb) ; 7) Rutebeuf, Chastie-Musart (f. 147rb-150ra) ; 8) petit texte sur les quatre humeurs : sang, flemme, colère noire, mélancolie (f. 150ra-b) ; 9) fragment en français de l’Epistola ad Alexandrum (f. 150ra-vb), suivie par des recettes médicales (f. 150va-156vb) ; 10) autre petit texte sur les quatre humeurs (f. 156vb-157va) ; 11) sermon en français (f. 157va-158vb). London, BL, Harley 7403 (p1) : 1) La légende de la croix (f. 36r-48v) ; 2) Epistola ad Alexandrum en provençal ; 3) Le repentir du pécheur (f. 63r-109v) ; 4) Raimon de Castelnou, Doctrinal (f. 111r-).

Ainsi, il semble opportun de proposer pour f3a, f3b et f3d une datation proche de la version p1 (c’est-à-dire environ 1288) 44, une datation proche également des manuscrits qui conservent au moins deux des fragments français et la version p1, soit le dernier quart du XIIIe siècle. La traduction f3c, transmise par le manuscrit Oxford, Bodleian Library, Bodley 9 (XVe s.), semble également se rattacher, pour deux raisons différentes, à une tradition voisine de celle à laquelle appartiennent f3a et f3d : premièrement, f3c, comme f3a et f3d, est inséré à l’intérieur d’un texte de caractère médical (en particulier il est précédé d’un bref texte sur les quatre tempéraments) ; 43 La description de ce manuscrit a été donnée par Paul Meyer, « Notice du Ms. Rawlinson Poetry 241 (Oxford) », Romania, 29, 1900, p. 1-84. 44 À propos de la datation de p1, cf. Zamuner, « Per l’edizione critica… », art. cit., p. 757-759.

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deuxièmement, le manuscrit Bodley 9 mélange des textes religieux et didactiques en français, en anglais et en latin, comme dans les quatre manuscrits que nous venons d’analyser 45. Par ailleurs, f3a, f3b, f3c et p1 peuvent être rapprochés, comme nous l’avons déjà observé, par leur intérêt commun pour le calendrier diététique : p1 et f3a introduisent le petit traité Medicina Ypocratis quid usitare debeatur per singulos menses, absent de l’Epistola, et f3b et f3c se limitent à offrir quelques chapitres relatifs au calendrier saisonnier (voir la Table synoptique). Si Marilyn Nicoud a observé dans l’article Diététique et saisons de 1998 46 qu’à partir du XIVe siècle la littérature diététique abandonne progressivement ce type de discours saisonnier pour laisser la place soit au facteur alimentaire soit à l’air 47, nous pouvons établir une datation ante quem des traductions étudiées ci-dessus – pas au-delà de la fin du XIIIe siècle –, étant donnée la disposition particulière du calendrier diététique dans cette tradition fragmentaire française.

45

Cf. Hunt, « Old French Translations… », art. cit., p. 354.

46

Marilyn Nicoud, « Diététique et saisons », in Le Temps qu’il fait au Moyen Âge. Phénomènes atmosphériques dans la littérature, la pensée scientifique et religieuse, éd. Claude Thomasset et Joëlle Ducos, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, “Cultures et civilisations médiévales” (15), 1998, p. 59-68, part. p. 65-68. 47 Tout ce que nous avons vu jusqu’ici sur les traductions françaises de l’épître en rapport avec le reste de la tradition romane semble délinéer un tableau culturel plutôt homogène et en étroite communication entre Angleterre, Nord de la France et Midi, à travers en particulier les écoles de médecine de Montpellier, Paris et Oxford. En outre, il n’est pas possible d’accepter ce qu’on écrit sur l’activité de vulgarisation scientifique dans le Midi (cf., par exemple, l’article publié par Joëlle Ducos, « L’écrit scientifique au Moyen Âge – langue d’oc et langue d’oïl », Garona. Cahier du CECAES, 15, 1999, p. 55-72), activité qui, devant la pénurie de manuscrits en langue occitane, semblerait substantiellement limitée. À vrai dire, il manque encore un travail systématique de recensement de tous les manuscrits scientifiques en langue occitane et, ensuite, une analyse des textes et manuscrits en rapport avec les milieux de production, travail que nous avons tâché de faire pour la tradition de l’Epistola ad Alexandrum. Il reste encore beaucoup à faire à ce sujet avant de parvenir à des conclusions.

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1-2

1

De gressu post ci- 32,1-4 1-2 bum

De motione ante 33,1-6 prandium

9-12

37, 1-12

38, 1-10

39, 1-11

De vere

De estate

De autumpno

7-11

7-10

[1]

[1]

De quatuor tempo- 36,1 ribus

7-9

7-10

9-12

1-4

De hora comeden- 35,1-4 1-4 di

34,1-4

1-7

31,1-7 1-7

De consuetudine servanda

De utilitate diete

1-12

1-12

30, 1-12

Prologo

Prologo

De modo dormidiendi

Brinkmann

Suchier

1-2

L,§

De regimine sani- 29,1-2 1-2 tatis

Möller

[1], 7-9

[1], 9-10

[1], 9-11

[1]

[1-4]

1-2

1, 3, 5-7

1-5, 7-11

1-2

[Prologo]

p1

f1

1-2

Rubrica

f2

[1]-2

[Prologo]

1

2-4

1-3

1-4

1-3, 5-6

[1], 7

[1], 7-10

1, 3-9

1, 3-10

[1], 10- 1, 3, 6-11 11

1-2, 4

1

1-2

1, 3, 6

1, 3-4, 9, 1-2, 3, 8, 1-2 11 11-12

p2

Table synoptique :

Appendice

1

1-2

Ru b r i c a + [Prologo]

f3a

[1]

f3c

1-11 7-10

1-10 7-10

1-12 9-11

[1]

f3b

f3d

1-9

Rubrica + [Prologo]

i1

7-9

[1], 7-10

[1], 9-12

1-4

2-3

1-2

1-7

1-12

1-2

Rubrica

i2

2, 7

2, 7

1-2, 10

[1]

3, 6

[Prologo]

Les versions françaises de l’Epistola ad Alexandrum de dieta servanda 183

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Med Ypocratis*

* MedYpocratis = Medicina Ypocratis quid usitare debeatur per singulos menses.

Med Ypocratis*

1-2, 4, 810, 14

De vino

52, 1-17

12

2-3

[1], 4

[1]-2

7, 13

1-4

1-4

1-2

1, 3, 5-12

De cognitione 51, aquarum 1-13

Med Ypocratis*

1

1-4

1-3

[1], 7-8

[2]-3, [7]

1-4

1

1, 4

1-3

[1], 7-8

De cognitione ci- 50, borum 1-11

De custodia caloris 49,1-4 1-4 naturalis

siqui- 48,1-7

1

De hiis que debili- 43,1-4 1 tant

Legitur dem...

1-4

7-9

De hiis que impin- 42,1-4 1-4 guant

7-10

1-3

40, 1-13

D e c o g i t a t i o n e 41,1-3 membrorum

De hyeme

1-3

1-3

1-13 7

1

1-4

1-3

7-9

Med Ypocratis*

9

2, 7

184 ILARIA ZAMUNER CANDIANI

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Les versions françaises de l’Epistola ad Alexandrum de dieta servanda

Illustration 1

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ILARIA ZAMUNER CANDIANI

Illustration 2

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Les versions françaises de l’Epistola ad Alexandrum de dieta servanda

Illustration 3

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Partie II

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Les régionalismes dans les traductions françaises de la Consolatio Philosophiae de Boèce GILLES ROQUES ATILF, Nancy

I

nutile de rappeler ici le succès qu’a rencontré au Moyen Âge la Consolatio Philosophiae de Boèce. Pour ne nous en tenir qu’au français et en laissant de côté les 258 vers du fragment de paraphrase limousin, datant du début du XIIe siècle, on en a recensé une bonne douzaine de traductions : 2 au XIIIe siècle ; 8 au XIVe siècle ; 2 au XVe siècle. Si 5 de ces traductions ne sont connues que par un seul ms., l’une d’elles, celle dont la publication par les soins de Glynnis M. Cropp est parue en 2006 1, est transcrite dans 65 mss. des XIVe et XVe siècles et elle fut imprimée au moins deux fois, à la fin du XVe siècle. Un écrivain aussi célèbre que Jean de Meun en a aussi donné une traduction et c’est elle qui a d’abord retenu l’attention, mais par une confusion qui lui attribuait, non sa propre traduction, mais celle qui avait eu la plus large diffusion. Ernest Langlois, l’éditeur du Roman de la Rose, a eu le mérite de démêler cet écheveau dans un article de la Romania 2. Ensuite, la rédaction du tome 37 de l’Histoire Littéraire de la France 3 a donné l’occasion à Antoine Thomas de passer en revue les 8 traductions antérieures au milieu du XIVe siècle, dans une contribution toujours utile mais inégale selon les traductions, contribution que Mario Roques compléta après la mort d’Antoine Thomas par une notice sur la traduction de Renaut de Louhans. La première traduction éditée a été, bien sûr, celle de Jean de Meun ; ce fut en 1952 qu’elle parut, œuvre posthume

1

Le Livre de Boece de Consolacion, éd. critique par Glynnis M. Cropp, Genève, Droz, “Textes Littéraires Français” (580), 2006. Sur ses régionalismes on verra mon compte rendu dans la RLiR 2007. 2

42, 1913, p. 331-369.

3

1938, p. 419-488 et 543-547.

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188

GILLES ROQUES

de Venceslas L. Dedeck-Héry 4. En 1976, Richard A. Dwyer a publié un élégant petit livre, Boethian Fictions : Narratives in the Medieval French Versions of the « Consolatio Philosophiae » 5, qu’il a illustré par des échantillons de plusieurs de ces traductions. En cette même année 1976, une thèse allemande de Rolf Schroth a fait connaître la traduction du ms. de Troyes, alors que, depuis quelques temps, les traductions françaises de Boèce étaient passées dans l’hémisphère Sud, plus particulièrement en Nouvelle-Zélande et en Australie, où ont été publiées récemment, coup sur coup, trois de ces traductions, tandis que deux autres sont prêtes pour la publication. Très récemment (en 2000), une jolie anthologie, L’« Orphée » de Boèce au Moyen Âge. Traductions françaises et commentaires latins (XIIe-XVe siècles) 6 a permis de faire le point sur l’état des travaux concernant les traductions de Boèce. Dans la suite de ce travail, j’adopterai les titres et la numérotation des versions de cette anthologie, qui contient une bibliographie complète. Je voudrais apporter ici un éclairage sur le vocabulaire régional de ces traductions, qui ont des origines géographiques assez précises et, pour certaines, connues depuis longtemps. Je laisserai d’emblée de côté les deux traductions en français plus ou moins transalpin, de Pierre de Paris (IV) et de Bonaventura de Demena (VIII). Je n’ai pas pu travailler sur Le Livre de Boece de Consolacion (VI), dans l’attente de l’édition de Glynnis M. Cropp. Par contre, j’examinerai en apéritif l’adaptation versifiée anglo-normande de Simund de Freine, dans la mesure où elle permet une comparaison éclairante avec les traductions en prose du XIIIe siècle. Le Roman de Philosophie de Simund de Freine est un poème anglo-normand de 1658 heptasyllabes, composé vers la fin du XIIe siècle 7. J’y ai relevé au total 9 mots régionaux. D’abord 4 mots uniquement attestés, aux XIIe et XIIIe siècles, en anglo-normand ; il n’y a de chacun qu’une attestation dans le Roman (sauf variance, qui revient 4 fois). En voici la liste, accompagnée pour chacun d’une petite description, accompagnée des renvois bibliographiques qui éclairent mes affirmations 8 :

4

Venceslas Louis Dedeck-Héry, « Boethius De Consolatione Philosophiae by Jean de Meun », Mediaeval Studies, XIV, 1952, p. 165-275. 5

Cambridge (Mass.), Medieval Academy of America.

6

Éd. J. Keith Atkinson et Anna Maria Babbi, Verona, Fiorini, “Medioevi” (2).

7

Les Œuvres de Simund de Freine, éd. John E. Matzke, Paris, Firmin-Didot, “SATF”, 1909. 8 Les sigles utilisés pour citer les textes, les dictionnaires et les revues sont ceux du DEAF (cf. DEAFBiblEl = version électronique, tenue régulièrement à jour, de la version imprimée DEAFBibl 1993, consultable sur le site http ://www.deaf-page.de/). Tous les sigles employés dans ce travail trouvent leur extension sous forme de notices bibliographiques sur ce site.

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Les régionalismes dans les traductions françaises de la Consolatio Philosophiae de Boèce

189

1) assensement m. « avis, conseil », mais qui signifie aussi parfois ailleurs « consentement » 9. Assez probablement première attestation (mot du XIIIe siècle). 2) entarïer v. a. « exciter, irriter » 10. Mot des traductions des Psaumes ou du Livre des Rois (là, sous la var. atarïer). Formation en en- sur afr. tarïier, lui très usuel et qui n’a pas de caractère régional. 3) parcele f. « division » 11 (env. 1300). 4) variance f. « variation » 12. À partir du milieu du XIVe, le mot se répand en picard, d’abord dans les épopées (TristNantS et FlorOctAlL dans RLiR 56, 645) 13. On trouve aussi 5 mots d’extension plus large, dont pour des raisons diverses nous avons des raisons de penser qu’ils ont aussi vécu dans l’ensemble du Royaume Plantagenêt. Sauf tolage, ils apparaissent chacun 2 ou 3 fois dans le Roman. Ce sont : 1) ciller « fouetter [du vent ; ailleurs aussi d’un fouet] » : anglo-normand et orléanais (?), cf. Gdf 2, p. 135b 14, TL 2, p. 431 15, AND2 454ab 16, FEW 2, p. 712b 17. L’emploi du mot dans Perceval de Chrétien de Troyes me paraît instructif. C’est la leçon des mss B (sille) et CFL (cille) pour « Et cil cingle de le roorte » PercB 626. Aucun des mss. qui porte cette lectio difficilior en face du plus usuel cingler ne peut passer pour anglo-normand. Et il n’est guère probable qu’ils la tiennent d’un ancêtre commun anglo-normand ou même occidental. D’autre part cette leçon est appuyée par l’emploi du substantif cillant « fouet », hapax clairement dérivé de ciller, dans un passage qui caractérise aussi l’attitude de Perceval un peu plus loin dans le même roman. Cette fois, la quasi-totalité des mss. appuient l’emploi de cillant, pour lequel les seuls mss. A (cinglant) et T (singlant), qui ont généralement eu les faveurs des éditeurs, ainsi que S (sin9 Voir RLiR 61, p. 283 ; cf. TL 1, p. 581, Gdf 1, p. 435b, FEW 25, p. 520b, AND2 201a. 10 Cf. TL 3, p. 558, Gdf 3, p. 250b, FEW 13, p. 107b, AND2 938b ; ajouter SEust6E 1141 et SFrançCR 2800. 11 Cf. AND 491a, Gdf 10, p. 272c-273a, FEW 7, p. 676a ; TL 7, p. 203 (n’a qu’un exemple du début du XVIe) ; v. MöhrenLand 218-19 ; ajouter R 118, 45, 8. 12

Cf. AND 844a et TL 11, p. 117.

13

Cf. Gdf 8, p. 148a et FEW 14, p. 176b.

14

Celui-ci donne aussi, outre 3 ex. anglo-normands, un ex. dans le sens figuré d’« exciter (un sentiment) » chez GGuiart (qu’on classera comme orléanais), mieux interprété que dans TL 2, p. 430, 42 ; l’existence de cillier chez GGuiart peut s’appuyer sur l’emploi par cet auteur de soi recillier « se précipiter » dans TL 8, p. 421 (notons que dans les deux cas (re)cille rime avec ille). 15

Qui n’a que des ex. anglo-normands, 7 ex. supplémentaires par rapport à Gdf.

16

Ciller1, 3 ex. nouveaux.

17 Donne des attestations dialectales dans les patois modernes de Normandie, Bretagne et Orléanais.

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GILLES ROQUES

glier), ont un dérivé de cingler : « Ne d’esperons rien ne savoit Fors de singlant (var. B sillent, CQHRL cil(l)ant, F cillante, M cillance, P cilande, U verge) ou de roorte » PercB 1189. Dans ce cas, je présente l’hypothèse que Chrétien aura utilisé un mot anglo-normand pour caractériser l’attitude du jeune Gallois, ce qui expliquerait aussi l’emploi d’un autre mot très rare, d’origine anglosaxonne (et sa présence dans Fergus se justifierait aisément), revelins « brodequins », dans le voisinage des passages où on lit ciller et cillant. 2) ciu adj. « aveugle » : anglo-normand, normand, tourangeau, ouest 18. Mot particulièrement fréquent dans les vies de saints mais qui se trouve aussi dans d’autres textes et également avec les sens de « ignorant ; obscur ». 3) hange f. « haine » (2x) : anglo-normand, normand 19. Ici employé à la rime et dans le syntagme porter hange. 4) primur (prem-) f. « début » (2x) : anglo-normand, normand (mais seulement dans ClefD) 20. Ici dans le syntagme a la primur, qui est très usuel. Le mot français primeur, dans les sens où nous le connaissons, s’est développé au cours du XVIIe siècle. 5) tolage m. « action d’enlever » : anglo-normand, normand (mais seulement chez Wace) 21. Le Del Confortement de Philosofie (I) 22 est une œuvre bourguignonne (1ère m. du XIIIe s.), comme l’a établi clairement Antoine Thomas, qui en a donné une étude linguistique solide 23. A. Thomas a aussi attiré l’attention sur le caractère régional du mot gromoisel « peloton (de fil) ». Nous voudrions à notre tour prolonger cette étude, en revenant sur les mots régionaux :

18 Voir TraLiPhi 35-36, p. 365 (et MélSmeets 261-62 ; RLiR 46, p. 30 et 50, 123-125), cf. Gdf 2, p. 142c, TL 2, p. 427-28, AND2 459b, FEW 2, p. 32b ; déjà dans ProvSalSanI (anglo-normand), ajouter PAbernRichR (anglo-normand). 19

Voir DEAF H 63-64 (sur plus d’une cinquantaine d’attestations, dont la grande majorité est anglo-normande, les seules exceptions apparentes étant CommPsIAG, JobGregF, DialGregF, FetRomF, auxquelles on ajoutera SBernCantG : on ne sera pas trop étonné par la présence d’un mot anglo-normand dans ces anciennes traductions wallonnes, alors que la langue de FetRomF mériterait une étude approfondie) ; cf. FEW 16, p. 179a (qui relève le mot dans les patois modernes de la Normandie à Nantes et au Maine, où il est très fréquent). 20 Voir RLiR 61, p. 284 et 68, 304 ; cf. TL 7, p. 1859-60, Gdf 6, p. 407b, FEW 9, p. 383a, AND 553b. 21

Cf. TL 10, p. 361, Gdf 7, p. 735, AND1 797b, FEW 13, 2, p. 19b, ajouter RobGrethEvA 15753 et ZrP 117, p. 322. 22

« Del Confortement de Philosofie » : A Critical Edition of the Medieval French Prose Translation and Commentary of « De Consolatione Philosophiae » of Boethius contained in MS 2642 of the National Library of Austria, Vienna, éd. Margaret BoltonHall (Carmina philosophiae, Journal of the International Boethius Society, vol. 5-6, 1996-97). 23

Histoire Littéraire de la France, t. 37, 1938, 429-432.

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Les régionalismes dans les traductions françaises de la Consolatio Philosophiae de Boèce

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1) gromoisel m. « peloton (de fil) » III, 12, 145. Gdf a en effet relevé gremisseaulx et son diminutif gremisseloz, dans des inventaires dijonnais de 1394 et 1397. Je peux leur ajouter grumisseaulx dans Prov. rimes F.M. 984 (Bourgogne, 1485-1490) et gremiseau dans CollMénage (1995), 25 (Dijon, 1571). Ce type lexical vit dans les patois de Franche-Comté, Bourgogne, ainsi qu’en francoprovençal et jusqu’en Provence (où il est attesté depuis le XVe) 24. 2) aguison f. « pointe (de la langue) » I, 1, 135. Hormis un emploi, tout différent, dans BozonC de acueson (de touz les senz) « ce qui aiguise », le mot n’est attesté que dans un autre texte : « qui (= les pics) fichent l’aguison de la langue es vers et les traient fuer et manjuent » ChaceOisIM 1, 39, 26 (début XIVe s., Franche-Comté ou régions limitrophes 25). Les attestations dialectales relevées dans FEW 24, p. 126b, qui se rattachent au sens d’« objet pointu », sont centrées en Bourgogne et dans ses abords immédiats. 3) rate f. « souris » II, 6, 21. Rate au sens de « souris » n’a pas été relevé au Moyen Âge. Pourtant TL, qui définit rat et rate par « Ratte », mot féminin en allemand − ce qui peut avoir masqué l’étrangeté de ce rate fém. en français − donne une série d’exemples tirés de l’Ysopet de Lyon 133, 147, où rate signifie sans aucun doute « souris », puisqu’il s’agit de la fable de la grenouille et de la souris. On sait que l’Ysopet de Lyon est franc-comtois. Or le FEW 10, p. 122a montre que l’aire de {rate} « souris » couvre tout l’Est de la France, de la Lorraine à la Provence en passant, en domaine d’oïl, par la Franche-Comté et la Bourgogne. 4) engluvieté f. « gloutonnerie » II, ii, 9. Engluvieté est un mot très rare, qu’il faut associer à engluveté « gloutonnerie », hapax dans Gdf 3, p. 173b, qui l’a relevé dans un ms. (Ars 5201, dernier tiers du XIIIe) de la trad. du Livre de la misère de l’homme par le Diacre Lothier 26 ; ce texte, qui mériterait bien d’être édité, est à localiser en Franche-Comté ou en Bourgogne. Gdf donne d’ailleurs comme entrée engluiveté, forme reconstituée sur la base de l’adjectif engluive, et cette graphie peut paraître préférable à engluvieté adoptée dans ConsBoèceBourgB II, ii, 9. L’adjectif engluive, dont il est le dérivé, est illustré par un exemple de Chrétien, « Morz covoiteuse, Morz anglove 27 » CligesF 5771, puis, avec la même rime, dans EvratGenèseB 2107 « la vil gent engluive < : diluive > » et app. II, 612, 26 « l’eve du grant deluive Qi la malvese gent engluive Noia », ce dernier exemple donnant naissance au verbe fantôme engluiver dans Gdf, qui arrête sa citation après engluive. Gdf a aussi relevé deux ex. de l’adj. angluves dans la trad. du Livre de la misère de l’homme, citée plus haut. Toutes les attestations de ces mots viennent de la Champagne (Chrétien, Évrat), de la Bourgogne (ConsBoèceBourgB) et de la Franche-Comté (trad. 24

Cf. FEW 4, 162b.

25

Cf. RLiR 60, 618-620.

26

Cf. R 16, p. 68.

27

anglove < : delove > S, anglouve < : louve > T, engluive < : deluive > P ; le mot n’est pas dans A (CligesM 5721 Morz trop es male et covoiteuse < : envieuse >), ni dans BCR (mais B a englime < : lime >).

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GILLES ROQUES

du Livre de la misère de l’homme). En conséquence, je soutiens l’hypothèse que la leçon de Chrétien est bien anglove, comme dans l’édition critique de Foerster, alors que la copie de Guiot offre une réfection qui gomme l’aspérité de ce mot régional, propre aux traductions. 5) habunde f. « abondance » I, ii, 15. Le mot ne se lit que dans OvMorB12, 2132 et 14, 3069, ce qui nous écarte guère de la Bourgogne 28, même si je l’ai trouvé, beaucoup plus tard, dans un Dit de 1456, qui serait d’Évreux 29 ; le FEW 24, p. 60a donne des attestations dialectales en Bourgogne, dans le Centre et en franco-provençal. 6) [maiscremoir] v. a. « craindre fortement » II, 1, 33. Ce verbe n’est attesté qu’une seule fois ailleurs 30, dans BibleBerzéL 966var, où il s’agit d’une var. isolée du ms. D. Il s’agit d’un texte bourguignon (Berzé est entre Cluny et Mâcon 31), composé entre 1225 et 1230, et de la variante d’un ms. (du début du XIVe s.), lui-même aussi nettement bourguignon (copié probablement à Saumur en Auxois), le ms. de Londres, Brit. Mus. Add. 15606 32. Dans le cas précis, sa leçon ne m’a pas paru inférieure à celle des autres mss. (senz mescremoir / sans moi cremir = « sans que j’éprouve des craintes »), de sorte qu’on pourrait se poser la question de savoir si le ms. bourguignon n’aurait pas pu garder des formes originelles. Il vaudrait sans doute la peine d’en procurer une édition. 7) feisance f. « action de faire » III, 11, 13 et IV, 2, 110. J’ai souvent présenté le mot faisance comme un mot de l’ouest et anglo-normand 33 à l’aide d’exemples très nombreux. Chez Jean de Meun, qui emploie le même mot fesance (III, 11, 12 et IV, 2, 109), on pourrait voir une confirmation de cette localisation. Mais dans la traduction bourguignonne, serait-ce une influence anglo-normande (iraient dans ce sens (soi) halegrer v. pron. « (se) réjouir » II, 7, 52 et durableté f. « caractère de ce qui est durable » II, 7, 52 cf. infra) ou plus simplement une création indépendante ? La langue de Boesces de Consolation 34 (II), qui date de la fin du XIIIe s., a été l’objet de plusieurs études. Antoine Thomas, au terme d’une étude un peu rapide 35, l’avait caractérisée comme « wallonne », ce qui voulait plutôt dire hennuyère. Son premier éditeur Rolf Schroth, en 1976, avait déclaré le ms. francien et le texte wallon occidental, ce qui se ressentait surtout de la propo28

Voir RLiR 39, p. 1-16.

29

Cf. RLiR 62, p. 555.

30

Cf. Gdf 5, p. 276b > FEW 13, 2, p. 238b et TL 5, p. 1604.

31

Sur la langue du texte v. F. Zufferey dans ActesCentreEtFrpr 2003, 39-57.

32

« langue … fortement dialectale » selon F. Lecoy, dans l’introduction (p. 9) ; « aussi remanié dans le détail qu’il l’a été dans la composition » (ibid., p. 14) 33

Cf. en dernier lieu RLiR 61, p. 282 et 68, p. 303.

34

Eine altfranzösische Übersetzung der « Consolatio Philosophiae » des Boethius (Handschrift Toyes 898), éd. Rolf Schroth, Francfort, Peter Lang, 1976. 35

Histoire Littéraire de la France, 37, p. 435-36.

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Les régionalismes dans les traductions françaises de la Consolatio Philosophiae de Boèce

193

sition d’A. Thomas. Kurt Baldinger, dans son excellent compte rendu de l’éd. Schroth 36, donne des arguments en faveur de la Flandre. Enfin J. Keith Atkinson, qui avait consacré une thèse, soutenue en 1976, à l’édition du même texte, a contesté cette localisation 37. Pour lui, la traduction vient du Hainaut et il invoque quelques faits lexicaux qui ne m’ont pas vraiment convaincu 38. Voici les mots régionaux que nous avons relevés : 1) bruec(h) m. « bourbier, fange » IV, 150 et IV, 283. Antoine Thomas avait le premier repéré dans ce texte ce mot régional, dont il avait réuni des exemples et dont il avait affirmé, un peu légèrement, qu’ils « émanent tous de textes wallons » : ce sont des emplois dans le Dialogue Gregore lo Pape, qui peut passer pour wallon, chez Froissart, qui est de Valenciennes, et dans les Estories Rogier de Wauchier de Denain, qu’on pourrait rattacher à la Flandre. On peut encore accroître les attestations de bruec, avec Demorer enmi le bruec del siecle PoèmeMorB 3477 (wallon, 1200) ; prec « mare, bourbier » RigomerF 11933 (picard [Tournai ?], milieu XIIIe), breucq « bourbier » Percef(2)R 1, 283, 6var (picard, 1471-77), breuch de tristeur ChastellTBoB 375v (flandrien/picard, 1465) et broecq « boue » qui se lit dans les Chroniques de Molinet. Au total, c’est un mot wallon, rouchi et flandrien. Les attestations dialectales réunies dans le FEW 15, 1, p. 301b couvrent exactement la même aire. 2) ahaner v. a. « cultiver » v, 23, 28 et 33, est picard, hennuyer et champenois 39. 3) copon m. « morceau » II, 517 est anglo-normand, picard, flandrien, champenois 40.

36

ZrP 94, 1978, p. 181-85.

37

R 102, 1981, p. 250-59.

38

Les mots cités par Atkinson sont des mots, et même plutôt des formes, assez clairement régionales mais elles ne se limitent pas au Hainaut : pour muiaus (de muel « muet », qui se rencontre largement dans le Nord et dans l’Est, jusqu’en Lorraine et en Champagne), la seule consultation du TL permet de constater que cette forme n’est pas cantonnée à la région de Mons. Ruee « roue » pour roe n’est pas limitée au wallon comme le veut Schroth (p. 69), ni au rouchi comme le veut Atkinson (p. 252), ni au flandrien comme le veut Baldinger (p. 182), qui puisent chacun dans le FEW 10, p. 490a une justification à leur localisation. À consulter TL et Gdf(C), ruee se lit dans MousketR (Hainaut, 1243), VillHonH (Cambrésis, 1235), RenNouv (Lille, 1290), RViol (Pas-deCalais, 1228), à Valenciennes en 1347 et à Tournai en 1335, rueie dans GregEz (lorr., fin XIIe) et à Metz en 1281, enfin on a ruede dans PsCambrM (anglo-normand, 1ère m. XIIe). Enfin les leçons yuwel et euwel, que propose Atkinson, sont moins plausibles que ynwel « égal » et enwel de Schroth, au vu du type {enval} que présente le FEW 24, p. 212a (wallon, Tournai, Lille). 39 Voir ma contribution, « L’intérêt philologique de l’étude des régionalismes : le cas du fabliau Le Vilain de Bailluel », in Variations Linguistiques, Koinè, dialectes, français régionaux, éd. Pierre Nobel, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2003, p. 28. 40

Cf. Gdf 2, p. 292bc, TL 2, p. 834, FEW 2, p. 870a, AND2 580a.

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4) goheriel m. « collier d’attelage » II, 61, est traité dans le DEAF G 943 : le riche relevé d’attestations médiévales couvre la Somme (Péronne), le Pas-deCalais (Montreuil-sur-Mer, Artois), le Nord (Valenciennes), Tournai, la Flandre. 5) maiement adv. « particulièrement » III, 219 et IV, 339, est picardo-wallon 41. 6) mortoire (substantif de genre indéterminé) « mort, massacre » II, 488 est picardo-wallon, aussi flandrien 42. 7) wain m. « automne » I, 90, à l’exclusion des sens de « regain » et de « moisson » et du syntagme fromage de gain « fromage fait avec du lait tiré après la moisson (époque où les laits sont gras) », est bien caractéristique des domaines picard, wallon et flamand 43. On peut leur adjoindre encore : op(p)rimes adv. « pour la première fois » I, 133, II, 155 et 200, III, 433, au pardefin adv. « pour finir » III, 227, tempiest m. « tempête ; malheur » I, 152-170-206 ; II, 119 44. S’il fallait indiquer une localisation de ce texte, je proposerais la Flandre, dont le parler se caractérise comme une langue assez « composite, constituée d’éléments français et d’éléments picards (et particulièrement du rouchi) avec quelques rares traces de wallon » 45. C’était déjà l’avis de K. Baldinger 46, et il l’avait illustré par un mot en effet remarquable, mienesse « doctoresse » I, 121, qui n’avait été relevé jusqu’alors que dans la traduction, faite en Flandre au cours du premier tiers du XIIIe s., de la Règle Cistercienne. La traduction de Jean de Meun (III), du début du XIVe s., est pauvre en mots régionaux. Par contre elle contient bien des mots typiques de Jean de Meun 47. Ernest Langlois avait déjà relevé 48 les passages parallèles entre le Roman de la Rose de Jean de Meun et la traduction de Boèce de Jean de Meun. On peut ajouter quelques mots rares communs aux deux textes. Antoine Thomas 49 avait signalé bestorneïs « renversement », qui ne se lit que dans ces deux œuvres. On peut lui adjoindre soi entresofrir « se tolérer mutuellement » et le 41

Cf. TL 5, p. 882.

42

Cf. TL 6, p. 313-14, Gdf 5, p. 419ab, FEW 6, 3, p. 136a.

43

Cf. TL 4, p. 49-50 ; Gdf 4, p. 195b ; DEAF G 52.

44

Voir ZrP 121, p. 148.

45

Reine Mantou, Documents linguistiques de la Belgique romane, Paris, Éditions du CNRS, 1987, p. XV. 46

ZrP 94, p. 183.

47

On renverra pour les références précises de chaque mot à l’ouvrage de Denis Billotte, Le Vocabulaire de la traduction par Jean de Meun de la Consolatio Philosophiae de Boèce, Paris, Champion, “Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge” (54), 2000. 48

R 42, p. 344-48.

49

Histoire Littéraire de la France, 37, p. 439 n. 3.

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syntagme les singulierez piecez « les individus », qu’on lit 3 fois dans le Roman. Contraignance « contrainte » n’est pas un mot très répandu (10 att.) mais il se lit aussi bien dans le Roman de la Rose (2 att.) que dans la traduction de Boèce (1 att.) et dans celle de La Vie et les Epistres Pierre Abaelart et Heloys (1 att.), ce qui irait dans le sens d’une attribution de cette dernière œuvre à Jean de Meun. Foloiable « insensé, erratique » est encore plus net : sur 9 attestations connues, 6, de surcroît les plus anciennes, viennent de ces trois mêmes œuvres, dont 4 de la Consolation, et il traduit le lat. vagus dans la Consolation comme dans les Epistres. Hanteiz « exercice ; présence » appuie encore le mot précédent : hormis un exemple douteux dans une var. de Renart, on ne le lit que dans les trois traductions, attribuables à Jean de Meun, de la Consolation, des Epistres et de Végèce. Li …vens de ploigeau « le vent du sud » (traduisant Auster) correspond à Li tierz vens principaus a non auster et je cuit qu’il apelent Plugeul de la traduction de Végèce. On peut encore signaler parjurement, qui se répand un peu à partir du XIVe siècle, mais dont les deux premières attestations se lisent dans le Roman et la Consolation. Pour les mots régionaux, je ne suis pas venu à bout de la caractérisation comme tel d’atenvraier « amoindrir » (TL : atenevoier et Gdf : atenvier), qui me paraît cependant avoir une teinte occidentale. Le cas paraîtrait plus clair avec durableté « caractère de ce qui est durable » 50. Mais le mot se lit aussi dans la traduction bourguignonne (cf. supra), où il fait figure de possible anglo-normandisme. Mais l’existence de pardurableté dans les traductions bourguignonne (II, 7, 52 ; V, 6, 17 et 205) et comtoise (V, 6, 14), ainsi que chez Jean de Meun vient obscurcir le panorama. Le Boeces de Consolacion (V), du premier tiers du XIVe s., est une œuvre bien réussie et elle a bénéficié d’une très remarquable édition par J. Keith Atkinson, avec un glossaire tout à fait excellent. Elle est très pauvre en mots régionaux. Comme elle contient des passages versifiés (près de 750 vers), l’éditeur a essayé d’utiliser les rimes pour localiser le texte. Le résultat est très maigre : il y a juste une rime unissant deux subjonctifs présents 3 en –oit (retournoit : courboit) qui soit probante. Elle nous entraîne en Bourgogne ou Franche-Comté, et l’éditeur opte (p. 43) pour « la région des Vosges aux environs de la Comté ». Pour ma part je vois moins de vosgien que de comtois. Mais il y a peu de mots régionaux à y glaner. J’ai juste noté encom(m)encement m. « commencement » 5, 3, 36 et 1, 6, 12 (var. de B) ; c’est un mot de l’est en général, du wallon (PoèmeMorB ; WatrS) au lyonnais (Florimont) en passant par la Lorraine (GregEzH ; DolopB ; JoinvilleM), la Champagne et la Franche-Comté (documents dans Gdf). Une variante du ms. picard offre un hapax curieux, muielet adj. « muet » : « Quant elle me vist du tout muet (var. A muielet, B muer, M Ø) et sanz office de langue » (I, 2, 5). Les variantes montrent d’ailleurs un grand désarroi. On 50 Je l’ai examiné dans RLiR 62, p. 228 (anglo-normand, angevin, poitevin, saintongeais, de la fin du XIIes. à la fin du XIIIe ; normand au XIVe avec Oresme ; s’étend hors de l’Ouest au XVe).

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sait que muet est une forme de l’ouest (mais ici c’est la forme du ms. de base de 1397, sans caractère dialectal net), en face de muel, forme du nord et de l’est, et de mu la forme commune. Cette forme muielet pourrait laisser supposer un modèle avant muet (dont muielet, sorte d’hybride, reflèterait le croisement avec muel), à moins qu’il ne s’agisse d’une répétition fautive du et qui suit l’adjectif, qui vaudrait alors muiel. La variante correspondante d’un ms. lorrain, muer, est tout aussi curieuse, et l’on peut en proposer trois interprétations : le verbe muer « être changé (sous le coup de l’émotion) », un verbe muer (non attesté) pour muir « devenir muet », et un dérivé de mu « muet ». Le Boece de confort (VII), de la première moitié du XIVe s., est la première traduction entièrement versifiée et c’est aussi la plus ample (plus de 12000 octosyllabes). L’abréviation qu’elle porte dans la Bibliographie du DEAF, ConsBoèceAnMeun, reflète une supercherie ou une erreur. Le poème se termine en effet, dans un des deux mss. de l’œuvre, par cette déclaration bien connue : Si m’excuse de mon langage Rude, malostru et sauvage, Car nés ne sui pas de Paris, Ne si cointes com fu Paris, Mais me raporte et me compere Au parler que m’aprist ma mere A Meün, quant je l’alaitoie, Dont mes parlers ne s’en desvoie, Ne n’ay nul parler plus habile Que celui qui keurt a no ville.

Et l’explicit du copiste flamand, en 1383, attribue naturellement la traduction à Jean de Meun. Mais la langue du texte est clairement et incontestablement septentrionale, en sorte qu’A. Thomas a proposé de corriger Meun en Menin, petite ville de la Flandre, à mi-chemin entre Roubaix et Courtrai. On peut plutôt y voir une supercherie du traducteur ou d’un interpolateur, ce qui diminue aussi la valeur de ce témoignage « sans équivoque » du prestige de la langue de Paris 51. En effet le ton est délibérément plaisant et la formule qui keurt a no vile souligne et contredit ironiquement le propos. La caractérisation de la langue comme septentrionale est tellement claire qu’A. Thomas ne l’a pas étudiée. Il a juste rassemblé en 6 lignes quelques « formes picardes » et d’autres « wallonnes » et cité une forme mainbourne, ind. prés. 3 de mainbourner (au lieu de mainbournir), type qui n’est représenté que dans les parlers modernes de Wallonie et du Hainaut.

51

Utilisé par Serge Lusignan, Parler vulgairement, Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris-Montréal, Vrin-Presses de l’Université de Montréal, 1987, p. 71 et repris par Claude Buridant, Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, Sedes, 2000, p. 26-27.

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Cette traduction est toujours inédite mais on peut en lire 1250 vers dans l’anthologie d’Atkinson/Babbi 52. Sur cette base voici les mots régionaux que j’ai relevés : 1) afflouir v. a. « affaiblir » 322 53. 2) sort m. « source » 1, 820. On lit le mot dans le Perceval de Chrétien : « Les le sort d’une fontenele » PercB 640 54. K. Busby commente en note : « sort paraît être un mot champenois ». On le retrouve dans un lai de la fin du XIIe s. dont l’auteur et le ms. de base de l’édition sont picards : « Devers le sors (var. Vers la sorsse) d’une fontainne » GraelentT 208 55. On en trouvera encore quelques attestations, que je cite ici : « Rubicons est un flueves qui petis est assez Quar de fontainnes sourt qui sours n’est pas moult lez » CesTuimAlC 409 (env. 1260, picardo-wallon) ; « Pour damage de son ghardin…et pour ses sors brisiés » MantouVoc ds BTDial 50, 163 (Ypres, fin XIIIe-déb. XIVe) ; « Fontaines y ot pluisours Douces et cleres de droit sours » JCondéS II 4, 102 56 ; « Comment elle est fonteinne et sort Dont toute sa joie descent » GuillMachH 2, 179, 570 (Dit dou Lyon) ; « Dessuz les sours de la fontaine » (Roman de Troie en prose 57) ; sourst (1495, Auxerre 58). Ce correspondant masc. de sourse – dont je ne jurerais pas qu’il n’a pas lui-même une origine régionale, de l’ouest y compris anglo-normand, en face de doiz – est très rare et se rencontre sous les deux formes sors et sort, d’où les deux vedettes dans TL. Le FEW 12, p. 460a en a réuni des attestations dialectales modernes en Wallonie, dans les Ardennes et en Gaumais. L’aire médiévale du mot paraît couvrir le Hainaut, la Wallonie, la Champagne et s’être étendue jusqu’au nord de la Bourgogne. 3) sourdon m. « source » 832, 835 auxquels Gdf 7, p. 527a ajoute un autre passage du même texte, cité d’après l’étude de Delisle. Toutes les attestations anciennes connues du mot sont dans Gdf 7, p. 527a, et elles sont liégeoises (1285), ou chez Watriquet de Couvin (wallon, 1320) et dans le Psautier de Metz (lorrain, 1365). On peut y ajouter LaurinT 8671 (3e tiers XIIIe, qui est assurément septentrional). Les attestations dialectales fournies par le FEW 12, p. 460a se situent en Wallonie, Ardennes et Lorraine, à quoi s’ajoutent des

52 L’« Orphée… », op. cit. Par un courciel en date du 7.7.2007, K.Atkinson me fait part du bon état d’avancement de son édition, qu’on peut voir paraître dans des délais raisonnables. 53 Cf. afloivir v. n. « s’affaiblir » wallon, XVe dans TilanderGlan 18 et afflowissement dans JStavelot dans GdfC 8, p. 42a. 54 Dans tous les mss. sauf A (doiz), P (rieu) et H (sorse +1) ; SU ont un texte différent ; Hilka édite sors, qui ne semble pas se rencontrer dans un des mss. 55 Texte cité d’après une édition des œuvres de Marie de France dans Gdf 7, p. 542a, d’où Marie dans FEW 12, p. 460a. 56

Dans TL 9, p. 920.

57

Dans R 108, p. 447b (ms. du XVe, non localisé par M.-R. Jung).

58

Dans Gdf 7, p. 542a.

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attestations dans le Berry et le Centre, qui ont, selon moi, une autre origine (croisement de sourgeon et du radical de sourdre). 4) assise dans donner d’- « donner à manger » 254. Assise f. « action de s’asseoir pour manger », d’où d’assise qui peut aussi prendre le sens de « d’emblée », est le parallèle d’assiette, qui est du français central. Les deux mots ont des sens très variés mais assise en ce sens peut être attribué au Nord. Voici les exemples que j’en connais : « Mais si n’iert pas, ainçois ravront Li gros poisson la lor assise, Qui or menjuent la menuise » VMortHélW 48, 11 (gloss. prob. erroné « cour de justice ») ; dans Perceforest, cité dans Gdf 1, p. 446b, on corne l’assise ; Froissart parle de li assise de la table du roi « l’ordre dans lequel sont installés les convives » SchelerFroissChr. Sont surtout remarquables par leur proximité sémantique avec le sens qui nous retient : « char de boef dont on fist assise au disner / char d’un mouton…dont fist assise avec poree au dit disner / mouton…duquel on fist l’assise dudit disner » (Tournai, 1396-1407 dans GdfC 8, p. 214c et 6, p. 289b) ; « puys mist la viande sur la table. Ilz eurent de premiere assise cormes emmmielllees et bayes » C. Mansion dans GdfC 8, p. 214c. 5) moie dans a grant moie « en abondance » 310. Moie f. « meule de blé » est employé plus généralement au sens de « tas » (dans le Pas-de-Calais, dans l’Aisne et même chez Joinville 59), et on trouve grant moie au sens de « grande quantité », relevé par TL 6, p. 120-21 dans des épopées tardives (HCap, BastC ; ajouter RenMontRV 1339). Ici c’est peut-être un avatar d’un croisement avec a moi « selon la mesure convenable », expression picarde assez répandue 60. 6) osse f. « os » 877. Le mot osse se lit dans DialGregF, JobGregF, SBernCantG (tous trois, fin XIIe, wallon), dans SBernAn1F (lorrain), dans JacAmRemK (2e tiers XIIIe, flandrien) 61. On peut aussi citer la rime veut (pour vëu) : eut (parfait 3 d’avoir) 963-64, avec maintien du t final. Il y a surtout une rime décisive dans un passage édité par Dwyer : « Et puis le soleil qui tout ce Essuoit et si le seschyeve, Au matin a l’oere qu’il lieve » ConsBoèceAnMeun2 99, 239, avec un impft. en –eve qui se rencontre en Bourgogne, Lorraine et Wallonie 62. C’est pourquoi si j’avais à établir une localisation de cette traduction, je soutiendrais le wallon. La traduction de Renaut de Louhans (IX), datée de 1336 ou de 1337, a eu un énorme succès, sous le titre de Roman de Fortune et de Felicité. Elle est conservée dans près de 40 mss et a été adaptée dans une version picarde, Böece de Confort (X), que nous examinerons après elle. Son auteur est connu, il s’agit de Renaut de Louhans, frère prêcheur du couvent dominicain de Poligny dans le Jura, auquel on doit aussi la traduction du Livre de Mellibee et Prudence, qui a été insérée dans le Ménagier de Paris. Renaut s’excuse lui aussi de son langage (17-20) : 59

Cf. Gdf 5, p. 356a.

60

TL 6, p. 420 s. v. mui.

61

Cf. TL 6, p. 1344.

62

Cf. RemAWall 82 qui cite quidievet dans PoèmeMorB.

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En françois (le romment) n’est pas proprement ; Nul n’en doit avoir desplaisance, Pour ce qu’a mon commencement Je ne fu pas norri en France.

Il est vrai qu’il emploie des rimes dans lesquelles Mario Roques 63 a facilement trouvé les « habitudes linguistiques de la comté de Bourgogne », ce qui confirme tout à fait l’origine louhannaise de Renaut. Inversement son texte n’est pas très riche en mots régionaux. Je n’en ai trouvé que 4 (tous omis par l’adaptateur du Böece de Confort) dans les 7914 octosyllabes de l’édition de Béatrice M. Atherton. Ce sont : 1) delire v. a. « trier » : « Pour ce felicité n’est ditte Car de touz maulx n’est pas delitte » 4978, Ø dans Böece de Confort. TL 2, p. 1333 n’ajoute rien à Gdf 2, p. 484b qui contient des attestations qu’on peut qualifier d’orléanaises : RenAndJ 37c (2e m. XIIIe), GGuiartW (1307) et doc. de 1408-9. Il y ajoute une attestation qui correspond à AalmaR 2842 (deligo, delire ou eslire) et qu’il vaut mieux ne pas essayer de localiser. Le FEW 3, p. 24ab donne des attestations dialectales nombreuses de delire « éplucher, trier » en Bourgogne (et même une précisément à Louhans), Champagne et Franche-Comté. 2) entorchonné adj. « vêtu de guenilles » : « Quant Orpheüs ot eschappees Ces deablesses entorchonnees » 5850, Ø dans Böece de Confort. TL 3, p. 611 n’ajoute rien à Gdf 3, p. 269b qui n’en a qu’une seule attestation, qu’on lit maintenant dans GirRossAlH 2373, œuvre composée par un moine bourguignon de Pothières (nord de la Côte d’Or), en 1334 ; il s’agit de Berthe, la femme de Girart, devenu charbonnier, qui vit de travaux de couture dans la poussière, « Maul vestue et chaucie et toute antorchenee ». La proximité dans le temps, l’espace et le milieu culturel de ces deux attestations est pour le moins remarquable. Ajoutons que le mot entorchoné ne se retrouve plus, excepté dans deux ou trois emplois sporadiques et indépendants dans des patois modernes, et suppose un sens de torchon « habits sales et fripés » qu’on ne trouve pas avant la fin du XVIIe siècle. Dans GirRossAlH le mot s’appuie, moins de 30 vers plus loin, sur une description de cette même Berthe, devenue religieuse en un couvent de nonnains et y effectuant les tâches serviles en subissant toutes sortes de mauvais traitements, faisant ses repas des eaux de vaisselles et des restes, et qui « D’un viez torchon covroit son chief » 2401. Ce fait tendrait à indiquer que le mot a été emprunté à l’épopée par Renaut, ce qui confirme aussi la chronologie relative des deux œuvres. 3) malcouré adj. « plein de ressentiment » : « Quant aucuns en son cuer a mis Soy vengier de ses ennemis Et tout malcourez (var. destrempés) fremist d’ire » 6155, Böece de Confort 7313 « Et tous destrempés fremist d’ire ». TL 5, p. 1280 est le seul dictionnaire à enregistrer un maucourer, dont il ne connaît qu’une attestation, qu’on traduira par « décourager », dans JoufrF 1465 64 (« Ce les malcore et les castie, Les chevaliers, d’amer les dames »), texte du milieu du XIIIe 63

Histoire Littéraire de la France, 37, p. 479-80.

64

Cf. R 94, 1973, p. 557.

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siècle et du sud-est d’oïl. Ce verbe a un correspondant dans l’ancien provençal malcorar « mettre en colère » et se rencontre avec les sens de « mécontenter » et réfl. « se tourmenter, perdre courage » dans les patois occitans et francoprovençaux 65. La base en est un afr. maucuer « ressentiment », hapax dans PartonG 4548 « Que ce ne puet estre a nul fuer Qu’onques aie vers lui mal cuer », mot qui n’est certainement pas picard contrairement à ce qu’indique le FEW 2, p. 1174b, mais est aussi attesté en apr. et dans les patois occitans. En tout cas le rapprochement avec Joufroi nous entraîne vers le sud-est d’oïl. 4) sapel m. « sapin » : « La doulceur de ses chalumeaulx Les chesnes et les grans sapeaulx Faisoit troter et courre en dance » 5800, Böece de Confort 6480 « les chesnes et les grans ourmiaus ». Ce dérivé de sap n’est pas très courant. On ne le lit pas dans TL, et si FEW 11, p. 214a tire de DC un alorr. sapeil « verge » (1295), celui-ci me laisse perplexe. Autrement, le mot commencerait son existence en 1402 à Neuchâtel, où il est attesté jusqu’au XVIIIe siècle. Gdf 7, 313c a relevé notre passage d’après une source indirecte, ce que le FEW n’a pu consigner que comme « mfr. sapel (hap. 15es.) » et il lui adjoint deux attestations de 1542, l’une franc-comtoise, l’autre poitevine (mais cette dernière pourrait contenir un autre mot). Les attestations dialectales modernes, sporadiques, nous conduisent dans les Vosges méridionales, en Franche-Comté, en franco-provençal. Si les mss. du Roman de Felicité ne semblent pas avoir bronché devant le mot, Böece de Confort l’a transformé en ourmiaus. Le Böece de Confort (X), qui est de peu postérieure à 1380, représente, pour une large part, une version picardisée du Roman de Renaut ; il vient d’être publié par M. M. Noest 66. On repère assez commodément ses picardismes, quand ils marquent un écart par rapport au texte du Roman de Felicité. C’est particulièrement net pour les rimes, où le remanieur n’a conservé aucune des nombreuses rimes comtoises de son modèle. Pour ce qui est du vocabulaire, il se montre aussi peu enclin à employer des régionalismes lexicaux que Renaut, et il élimine les 4 mots que nous venons de commenter. Il en ajoute fort peu. On peut juste citer les mots suivants : 1) soubiter v. a. « faire mourir de mort violente » : « Ainsy le vent d’aversité, Dont vient la nue de tristece, M’avoit si forment soubité Quel m’avoit troublé ma leece » 472, Roman de Felicité 499 « …M’avoit si fort revisité…. ». Revisiter avait le mérite de fournir une rime riche, mais pour le sens il est assez faible. Sobiter (aussi sub-) « (faire) mourir de mort violente » est un verbe clairement picard (Gautier d’Arras, Dit Moniot de Fortune, GCoinci, Adenet, SJulien, Girart d’Amiens, BaudSebourc, BelleHél 67). Il est employé dans un sens affai-

65

Cf. FEW 2, p. 1175a.

66

Marcel M. Noest, A critical edition of a late fourteenth century French verse translation of Boethius’De consolatione philosophiæ : The Böece de confort, s. l. 2001, in Carmina Philosophiae, Journal of the Int. Boethius Soc. 8-9, 1999-2000 ; voir mon compte rendu dans RLiR 66, 2002, p. 303-05. 67

Cf. Gdf 7, p. 491b, TL 9, p. 694, FEW 12, p. 337a.

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bli, qui a un écho dans le flandrien faire subiter « tourmenter, importuner (qn.) » 68. 2) averdir v. a. « faire reverdir » : « En esté li jour ont grant trait Et la vingne averdist sa treille < : merveille, desappareille, esveille > « 1106, Roman de Felicité 1062 « En esté les jours ont grant trait, Les arbres ont reprins leur fueille < : merveille, despueille, esveille > « . La rime -ueille : -eille n’est pas admise par l’adaptateur, et il est contraint de refaire son v. 1106, où il emploie le verbe averdir. On ne connaît que deux attestations de ce verbe (qui n’est pas dans TL) et elles sont déjà dans Gdf 1, p. 520a, celle de la Consolation au sens de « faire reverdir », et une autre au sens de « reverdir » chez l’Arrageois Andrieu le Contredit. Serait-ce un picardisme ? La réponse est donnée par raverdir, bien attesté, qui est clairement picard (cf. aussi raverdie) et qui s’est maintenu dans les patois picards et wallons 69. Mais il y a des mots qui font problèmes au plan de la géographie des attestations. Examinons les ici : soustement adv. « soudainement ». « Bien fust lors ma vie finee Se mort m’ëust pris soustement » 208, Roman de Felicité 209-212 « Ma vie fust a point finee ; Car la mort vient senz mandement ». Soustement « soudainement » est absent en picard ; c’est plutôt un mot l’ouest, ou du sud-est. Faut-il mettre le fait en rapport avec ce que nous dit l’auteur dans l’épilogue d’un ms. (Toulouse BM 822, f° 85), que « prieur fu empréz Savoie ». Irait dans ce sens un autre mot, sonjon m. « sommet ». Mais ce mot rare pose plusieurs difficultés, que nous allons essayer d’éclaircir. Voici la première attestation qu’on en lit dans le Böece de Confort : « Quiconques veult faire un chastel Ou un fort et durant hostel Cauteleusement sanz deffault, Si ne le face pas trop hault, Car peril est que ne l’empaigne Le vent qui court en la montaigne Quant il est assis ou sonjon < : sablon > « 2693 ; elle vient directement du Roman de Felicité : « Manoirs et hostel qui riens vault Ne doit pas estre assis en hault, Car peril est que ne l’empaigne Le vent qui court par la montaingne Quant il est assis en sonjon (var. L en son bon) < : sablon > « 2821. La forme pose problème, car TL ne connaît pas sonjon, mais seulement somon « sommet », dont il cite (9, p. 829) une unique attestation, dans la traduction poitevine des Sermons de Maurice de Sully : « il moilt le sommon de son dei merme », là où la version française a somet SermMaurR 24, 16. Il pourrait y en avoir une autre, puisque dans le passage correspondant du Boeces de Consolacion (V) on lit : « Qui seür manoir veult fonder Sanz vent et sanz peril de mer Ne l’asee pas ou somon (var. BM Ne l’aissie(st) pas ou soumeillon) Dou mont ne dessus le sablon » II, iv, 3. Cependant, si la graphie sommon des Sermons n’est pas ambiguë, somon pourrait être aussi lu sonjon. On imaginerait alors que l’éditeur du Boeces de Consolacion (V) aura choisi d’éditér somon, influencé qu’il aura été par la vedette de TL ; or il y a loin de la Franche-Comité au Poitou et cela doit 68

Cf. FEW, loc. cit.

69

Cf. FEW 14, p. 512a.

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GILLES ROQUES

inciter à la prudence. Et d’autre part, une forme sonjon, qui n’est ni dans TL ni dans GDF, ne se présente pas spontanément à l’esprit d’un éditeur. Cependant, K. Atkinson, que je remercie très vivement, a bien voulu m’envoyer des reproductions des deux mss (l’un sans coloration régionale, l’autre picard) qui ont le mot, et il m’a bien semblé, comme à lui, que sa lecture somon était paléographiquement justifiée. Les deux autres mss., lorrains, ont soumeillon et ce sont les seules attestations de ce mot. Les éditeurs du Roman de Felicité et du Böece de Confort ont choisi eux d’éditer sonjon. C’est qu’un cas dans chacun des deux textes paraît être dépourvu d’ambiguïté ; on lit en effet dans le Roman de Felicité : « Vers l’aigüe adresse sa voye Car il (Atheleus = Achéloos) ne veult plus que le voye ; En l’eaue fait de soy plungeon Ou plungiez est jusqu’au sangeon (var. somon BGL, sunrion N) » 6982, et dans ce cas il n’a pas été suivi par le Böece de Confort, qui donne : « …En l’yaue fist de ly plungon Ou se plunga jusqu’au menton… » 9229. Inversement, le Böece de Confort porte en un autre passage : « Et son (d’Arturus) char, que nommer on seut Böetes ou le chariot,…, Tost se lieve et couche plus tart Qu’autres estoilles de sa part Ou el est assise ou songon De la part de septentrion » 7929, alors que le Roman de Felicité n’a pas le passage en question. Mais il est assez vraisemblable que dans ce cas songon doit être lu son gon, traduisant le latin summo cardine. Sonjon est-il alors bien un mot régional ? Il apparaît d’abord en ancien provençal : « Achi met flors sus el somjon » (« Là il pousse des fleurs en son sommet ») SFoiT 58 (2e t. du XIe s., Aude ?). C’est un hapax, qui remonte à un type *SUMMIONEM, type surtout représenté en franco-provençal, où il est attesté, avec des graphies sans ambiguïté en Savoie (songion, 1341), dans l’Ain (songeon, 1356) et à Neuchâtel (songeon, 1360), et il s’est maintenu dans les patois modernes des mêmes régions 70. Pour Renaut de Louhans, on peut dire que Louhans étant à moins de 50 Kms de la zone dans l’Ain où sonjon est attesté en 1356, sa présence n’y détonne pas trop. L’étroitesse du domaine géographique du mot amène à penser qu’il est peu probable que le Boeces de Consolacion (V) ait eu sonjon et que la leçon somon, choisie par K. Atkinson, paraît finalement préférable et l’on verra dans somon une simple adaptation du latin summun. Enfin, il n’est dans le Boëce de Confort que dans un passage que reproduit strictement le texte du Roman de Felicité. Mais l’occasion me sera donnée de revenir encore une fois (et définitivement) sur ces mots sommon et sonjon dans le compte rendu annoncé dans la note 1 Supra. Nous avons relevé 9 mots régionaux de l’ouest ou anglo-normands dans le Roman de Philosophie de Simund de Freine, 5 mots régionaux bourguignons dans le Del Confortement de Philosofie (1re m. du XIIIe s.), 11 mots septentrionaux dans le Boesces de Consolation. Les résultats sont donc significatifs d’un usage assez large des mots régionaux dans ces textes de la fin du XIIe s. et du XIIIe s. qui sont par ailleurs très différents les uns des autres. Les textes du XIVe siècle en font un usage plus parcimonieux, à l’exception du Boece de Confort (VII), qui mériterait bien d’être édité. Si les trois traductions majeu70

Cf. FEW 12, p. 427a.

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res de ce siècle, la traduction de Jean de Meun, le Boeces de Consolacion et, sans doute aussi, le Livre de Boece de Consolacion, sont écrites dans une langue sans coloration régionale marquée, les œuvres de Renaut et de son adaptateur présentent à la rime de nombreux traits phonétiques typiques du lieu d’origine de leur auteur. Mais ces dernières ne font qu’un usage restreint des régionalismes lexicaux et même l’auteur du Böece de Confort, clairement picard, n’est cependant pas univoque dans la mesure où il adapte une œuvre comtoise.

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Quelques observations sur la traduction de l’ablatif absolu en moyen français ANDERS BENGTSSON Université de Stockholm

L

a fortune de l’ablatif absolu est en grande partie méconnue. On sait bien que les langues romanes ne descendent pas du latin de Cicéron, mais les manuels sur le latin vulgaire ne nous renseignent pas sur son sort. Ce qui nous reste, ce sont des indications fragmentaires. Il est par conséquent malaisé de savoir comment l’équivalent de l’ablatif absolu est entré dans la langue française, mais à partir du XIVe siècle il y est bel et bien présent. C’est que la proposition participiale détachée, presque inconnue en ancien français, n’apparaît qu’au début du XIVe siècle. La construction, que ce soit avec participe présent ou passé, apparaît au fur et à mesure que l’on s’approche de ce siècle. Si la construction est rare en ancien français, il faut attirer l’attention sur un fait remarquable dans son emploi, c’est que l’ablatif absolu peut se référer au sujet de la phrase principale 1. Ainsi s’explique la construction récurrente en ancien français « mei vivant », qui se rapporte au sujet, comme dans cet exemple tiré des Ducs de Normandie : « ice vos odtrei, mei vivant » 2. Mais comment cette construction est-elle donc entrée dans la langue française et pourquoi ? D’après les textes étudiés par Serge Lusignan, les notaires de la chancellerie avaient recours au latin pour représenter le français écrit 3, et les manuels didactiques du latin montrent que l’on apprenait les règles de la grammaire latine en les appliquant au français. L’exemple bilingue suivant illustre de 1 Louis Kukenheim, Grammaire historique de la langue française, Les syntagmes, Leiden, Universitaire Pers Leiden, 1968, t. II, p. 27. 2 Chronique des Ducs de Normandie par Benoît, éd. Carin Fahlin, Uppsala, Almqvist & Wiksell, 1951, v. 12865. 3 Serge Lusignan, La Langue des rois au Moyen Âge. Le français en France et en Angleterre, Paris, PUF, 2004, p. 139.

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façon évidente cette méthode : « Le maistre lisant les enfans profitent, magistro legente pueri proficiunt » 4. Si la grammaire latine a ainsi fourni le cadre conceptuel des règles du français de la chancellerie, il n’est pas si saugrenu de penser que cette construction pouvait facilement s’intégrer dans le vernaculaire. Ensuite, cette construction ne tarde pas à être observée dans la littérature, comme le note Ernst Gamillscheg 5. Ce dernier semble être d’avis qu’il s’agit là d’une imitation du latin ; citons à ce propos son exemple tiré de Joinville : « Quant je arrivai en Cypre, il ne me fu demurei de remenant que douze vins livres de tournois, ma nef païe ». D’autres grammairiens partagent cette opinion, tels que Kukenheim 6 et Brunot qui, lui, fait remarquer que le tour apparaît en particulier chez les auteurs historiques, à savoir Jean Froissart et Philippe de Commynes 7. C’est peut-être un trait important, sinon primordial, pour la description de la proposition participiale détachée, car la prose historique semble en renfermer un grand nombre. Un aspect important, qui est à même d’expliquer l’avènement de la construction et son grand succès, est sans doute la multiplication des traductions au XIVe siècle. C’est en effet lors du travail avec l’édition de la Vie de sainte Geneviève en prose que nous avons été frappé par les multiples occurrences de la proposition participiale dans la version II, traduite autour de 1370. La construction y est en effet récurrente, même si la résolution des ablatifs absolus latins est la règle : on y relève en tout une dizaine de propositions participiales. Ce qui frappe également le lecteur, c’est la maladresse des copistes des divers manuscrits de contrôle de cette version. Tous copistes confondus, la construction leur semble poser bien des problèmes : pour preuve les variantes plus ou moins malhabiles que nous allons montrer plus loin. Ce phénomène peut-il être dû au fait que la proposition participiale était une nouveauté pour le moyen français, comme le signale Christiane Marchello-Nizia 8 ? Une autre particularité du moyen français est sans doute la nominalisation ; selon l’étude de Charles Brucker 9, la prose du moyen français et du XVIe siècle 4 S. Lusignan, op. cit., p. 139. L’exemple en question est fourni par Maria Colombo Timelli, « La terminologie française de la syntaxe dans quelques manuels du XVe siècle », in Métalangage et terminologie linguistique. Actes du colloque international de Grenoble (mai 1998), éd. Bernard Colombat et Marie Savelli, Leuven, Peeters, 2001, p. 372. 5

Ernst Gamillscheg, Historische Französische Syntax, Tübingen, Niemeyer, 1957, p. 597. 6

L. Kukenheim, op. cit., p. 28.

7

Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, Armand Colin, 1905, t. II, p. 465. 8

Christiane Marchello-Nizia, La Langue française aux Nathan, 1997, p. 427.

XIVe

et

XVe

siècles, Paris,

9

Charles Brucker, « La valeur du témoignage linguistique des traductions médiévales : les constructions infinitives en moyen français », in Linguistique et philologie (applications aux textes médiévaux), éd. Danielle Buschinger, Paris, Champion, 1977, p. 336.

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se caractérise par l’expansion extraordinaire d’autres formes nominales du verbe, en l’occurrence le participe présent et le gérondif. Les occurrences du gérondif, qui n’entrent pas en ligne de compte dans notre étude partielle, s’avèrent justement nombreuses dans la version II de la Vie de sainte Geneviève, puisqu’on en compte pas moins de 35. Cela dit, la question que nous nous posons est donc la suivante : la construction peut-elle être due aux nombreuses traductions, et par là, à une influence directe de la langue latine ? S’il y a une construction susceptible d’être un calque linguistique dans une traduction, c’est justement la proposition participiale. C’est notamment grâce aux structures syntaxiques semblables dans le latin et le français, que le calque linguistique peut être poussé à son extrême, ce qu’a déjà noté Curt Wittlin 10. Un témoin parmi d’autres est la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire ; l’ablatif absolu donne lieu tantôt à une proposition avec verbe à mode personnel, tantôt à une proposition participiale calquée sur le latin 11. S’il faut supposer que la relatinisation affecte également la syntaxe, nous avons par conséquent affaire à une interférence syntaxique. Sachant également que l’ablatif absolu se retrouve surtout en position initiale de la phrase 12 et que l’équivalent de cette construction en français se retrouve de même en tête de phrase 13, la solution qui paraît s’imposer c’est de penser que la proposition participiale détachée est entrée dans l’usage grâce à la relatinisation, sans toutefois oublier l’adjonction d’un autre facteur : la nominalisation. Ce travail s’inscrivant dans un projet sur la proposition participiale détachée, nous donnerons uniquement ici les résultats préliminaires sur quelques traductions, notamment celles de Jean de Vignay. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la façon dont on traduisait l’ablatif absolu latin, une construction qui était sans doute étrangère au latin vulgaire et, partant, à l’ancien français.

De la chose de la chevalerie Un trait assez remarquable, mais qui n’étonne peut-être pas, est la grande diversité entre les traductions d’un même texte à l’égard de la traduction de l’ablatif absolu. On connaît le succès de l’œuvre de Végèce, l’Epitoma rei militaris, qui fit l’objet de plusieurs traductions. Celle de Jean de Meun est une

10 Curt J. Wittlin, « Les traducteurs au Moyen Âge : observations sur leurs techniques et difficultés » in Actes du XIIIe Congrès international de linguistique et philologie romanes, t. II, éd. Marcel Boudreault et Frankwalt Möhren, Laval, Presses de l’Université Laval, 1971, p. 602. 11 Jean Rychner, « Observations sur la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire (1354-1356) », in L’humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle, éd. Anthime Fourrier, Paris, Klincksieck, 1964, p. 177. 12

Alfred Ernout et François Thomas, Syntaxe latine, Paris, Klincksieck, 1951,

p. 89. 13

Chr. Marchello-Nizia, op. cit., p. 427.

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traduction bonne et claire selon l’éditrice 14, tandis que la traduction anonyme est très libre, sauf le second livre, d’après Outi Merisalo 15. Le laps de temps entre la première et la dernière traduction est d’un siècle : celle de Jean de Meun fut faite en 1284 16, alors que la traduction anonyme a été composée en 1380 17. Celle de Jean de Vignay, enfin, a été rédigée un peu avant 1320. L’apparence paléographique et la langue du manuscrit de base suggèrent pourtant un léger recul de la datation de l’œuvre de Jean de Vignay selon Leena Löfstedt 18, mais nous n’entrons pas dans le détail de la datation pour le moment. C’est donc à partir d’un échantillon tiré de la traduction de l’Epitoma rei militaris que nous avons relevé l’équivalent des ablatifs absolus qui y apparaissent, afin de dégager les caractéristiques des traductions. Plus précisément, il est question des deux premiers livres, dont le nombre de mots atteint 12000 mots environ, soit la moitié de l’œuvre. Afin d’établir une comparaison, nous avons inclus le texte de Jean de Meun dans cette étude. Celui-ci ne fera pas partie de notre corpus composé de textes en moyen français, mais il sera pour nous une bonne référence, pour des raisons que nous développerons ultérieurement 19. Précisons d’emblée que l’approche de Jean de Meun et de Jean de Vignay est loin d’être la même, comme l’a bien montré Claude Buridant 20. De prime abord, on se rend compte de la grande différence entre les deux traducteurs. Le prologue de Jean de Meun dans la traduction de Boèce s’en prend à la littérarité prônée au XIIIe siècle : « Car se je eusse espons mot a mot par le françois, li livres en fust trop occurs aus gens lais et li clers, neis moienement

14 Li abregemenz noble honme Vegesce Flave René des establissemenz appartenanz a chevalerie, traduction par Jean de Meun de Flavii Vegeti Renati Viri Illustris Epitoma Institutorum Rei Militaris [JM], éd. Leena Löfstedt, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 1977, p. 8. 15 Le Livre de l’art de chevalerie de Vegesce. Traduction anonyme de 1380 [Anon.], éd. Leena Löfstedt, Outi Merisalo, Elina Suomelä-Härmä, Renja Salminen, Lauri Juhani Eerikäinen, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 1989, p. 12. 16

Éd. cit., p. 8.

17

Éd. cit., p. 4.

18

Li livres Flave Vegece de la chose de chevalerie, traduction par Jean de Vignay [JV], éd. Leena Löfstedt, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 1982, p. 4. 19

Il serait également intéressant d’établir une comparaison avec l’autre traduction, toujours inédite, en ancien français : voir à ce sujet Lewis Thorpe, « Maistre Richard, a thirteenth century translator of the De Re militari of Vegetius », Scriptorium, VI, 1950, p. 39-50. 20

Claude Buridant, « Jean de Meun et Jean de Vignay, traducteurs de l’Epitoma rei militaris de Végèce. Contribution à l’histoire de la traduction au Moyen Âge », in Études de langue et de littérature françaises offertes à André Lanly, Nancy, Publications Université Nancy II, XXI : 1, 1980, p. 51-69.

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letré, ne peussent pas legierement entendre le latin par le françois » 21, alors que l’exorde de Jean de Vignay de la traduction de Végèce affirme le contraire : « Et ie, sanz nule presumpcion, par commandement, veil mettre le dit livre en françois selonz ce que ie porré, en ensivant la pure verité de la letre » 22. Prenons d’abord un exemple pertinent de nos relevés : « tecto corpore ». Jean de Meun, en bon traducteur, rend l’ablatif absolu par une temporelle, tandis que la traduction anonyme se sert de son côté d’une principale coordonnée. Très significatif, ce passage tiré de la traduction de Jean de Vignay démontre une littéralité qui est tout à fait apparente : (1) puncta autem tecto corpore infertur et aduersairum sauciat, antequam videat (I, l. 342-343) 23 (1a) mais li cox de pointe entre neis quant touz li cors est couvers et navre l’aversaire ainçois neis que il le voie (JM 1.XII.9-10) (1b) et li cops de pointe est faiz le cors tot covert, et navre a la foie l’aversaire ançois que il le voie (JV 1.XII.9-10) (1c) mais qui fiert de pointe, si tient le corps clos et couvert et peut ferir son adversaire ainçois qu’il voyt le coup (Anon. 1.XII.9-11)

Ainsi, il ressort des exemples relevés que la traduction de Jean de Vignay est très littérale, ce qui ne l’empêche pourtant pas d’utiliser parfois ailleurs une subordonnée temporelle, peut-être le procédé le plus fréquent pour rendre l’ablatif absolu latin dans les traductions. Voici les trois traductions du latin « praesertim hoste vicino » : (2) Castra autem, praesertim hoste vicino, tuto semper facienda sunt loco (I, l. 550-551) (2a) Len doit les herberges metre en lieu seur meismement quant li aversaire sont pres (JM 1.XXII.2-3) (2b) Et quant li aversaires est voisins l’en doit fere les herberges en seur leu (JV 1.XXII.2) (2c) Li chastel de l’ost ou les tentes doivent estre establies en lieu seur --- especialment quant les ennemis ne sont mie long (Anon. 1.XXII.2-4)

Il semble là que Jean de Vignay prenne l’adjectif latin vicino comme un substantif, ce qui ne rend pas tout à fait le sens de l’ablatif absolu. Cette observation va dans le même sens des remarques de Christine Knowles dans son article consacré à Jean de Vignay, où elle parle de la fidélité extrême dont fait preuve Jean dans sa traduction de Végèce 24. Le principe présenté dans le prologue de Vignay, « en ensivant la pure verité de la letre », tend à devenir, 21

« Boethius De Consolatione by Jean de Meun », éd. Louis Venceslas DedeckHéry, Mediaeval Studies, XIV, 1952, préf. l. 16-18. 22

Éd. cit., p. 38, l. 26-28.

23

P. Flavii Vegeti Renati Epitoma rei militaris, éd. Alf Önnerfors, Stuttgart, Teubner, 1995. Toutes les citations renvoient à cette édition. 24 Christine Knowles, « Jean de Vignay, un traducteur du XIVe siècle », Romania, 77, 1956, p. 372.

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comme le constate Knowles, un simple procédé de calque. Pour terminer l’étude du premier livre, citons encore un exemple de la traduction littérale de Jean de Vignay. À la fin de ce livre, dans le chapitre XXVIII, nous relevons l’ablatif absolu initial « Tot itaque consulibus, tot ducibus, tot exercitibus amissis », ce qui correspond chez Jean de Meun à une temporelle. Le traducteur anonyme, en rattachant la construction à la phrase précédente, la rend par une relative, d’où une certaine maladresse dans la traduction, puisqu’il ne suit pas la structure de la phrase latine. En ce qui concerne Jean de Vignay, le lecteur aura peut-être déjà deviné qu’il la rend par une proposition participiale détachée, tout comme tant d’autres ablatifs absolus qui font figure de syntagmes d’arrière-plan : (3) Tot itaque consulibus, tot ducibus, tot exercitibus amissis tunc demum ad uictoriam peruenerunt, cum usum exercitiumque militare condiscere potuerunt (I, l. 669-672) (3a) mais puis qu’il orent perdu tant de bons conseilleeurs et tant de bons dux et tant de bons olz et il se furent repris a l’usage et a l’exercite des armes, il revindrent parfaitement a victoire (JM 1.XXVIII.23-25) (3b) et ensint, perdus tant de dus et tant de conselz et tant de olz, en la fin, comme il orent apris la chevalerie, il orent victoire (JV 1.XXVIII.17-18) (3c) en laquele bataille tant de consules, tant de dux et tant d’ostz de Rommains furent mort et peri. Mais en la parfin, quant li Rommain se remistrent a l’excercitement des armes ilz orent par tout vitoire (Anon. 1.XXVII. 26-29)

Si nous en venons au second livre, les résultats sont les mêmes, bien que, parfois, un ablatif absolu dans la source latine puisse répondre à une subordonnée dans les trois traductions. La seule différence entre les deux livres est qu’il y a lieu de croire que la traduction anonyme datant de 1380 est plus littérale ; l’éditrice de ce même livre signale justement que celui-ci est plus fidèle au latin que les autres 25. Ce que l’on note d’emblée, c’est la ressemblance entre la première et la dernière traduction, qui se manifeste par la traduction de l’ablatif absolu « Deo auctore » dans le chapitre V. Jean de Meun le rend par un syntagme prépositionnel ; à l’instar de ce célèbre traducteur, l’anonyme choisit lui aussi ce procédé. En revanche, si la traduction de Jean de Vignay n’est pas fautive – l’origine du verbe otroier est bien auctoricare –, sa proposition participiale ne rend pas justice à la teneur de l’original. Ajoutons que, dans ce cas, il faut sans doute avoir recours au manuscrit latin qui peut avoir servi de source à nos traducteurs pour vérifier la leçon de départ. Nous sommes pour l’instant obligé de nous fier à l’édition critique. (4) Deo enim uel priuatus uel militans seruit, cum fideliter eum diligit qui Deo regnat auctore (II, l. 173-174) (4a) car cil sert bien a Dieu qui a celui obeist qui regne par l’auctorité de Dieu (JM 2.V.8-9) (4b) Car cil sert Dieu, qui que il soit, qui celui aimme feaument qui regne Dieu otroiant (JV 2.VI.8-9)

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Éd. cit., p. 12.

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(4c) car cellui sert, ou comme personne privee, ou comme chevalier, a Dieu qui aime cellui qui regne de l’auctorité de Dieu (Anon. 2.V.11-13)

En continuant à examiner la technique de traduction dans les trois œuvres, on parvient à la même conclusion : d’une part, fidélité extrême chez Jean de Vignay, d’autre part, ressemblances frappantes entre Jean de Meun et le traducteur anonyme. On n’a pas de difficultés à relever dans les deux premiers livres des cas qui sont à même de démontrer ces deux tendances. Ainsi, l’ablatif absolu « crescentibus stipendiis », dans le chapitre XXI, correspond à des principales d’une ressemblance frappante chez Jean de Meun et dans la traduction anonyme, mais on ne le retrouve pas chez Jean de Vignay, ce qui arrive de temps à autre sans raison apparente. (5) et rursus ab ea crescentibus stipendiis cum maiore gradu per alias recurrat ad primam (II, l. 553-555) (5a) et puis s’en retornent ariere a la premiere par toutes les autres moiennes ; et li croist len ses gages et est en greignor estat (JM 2.XXI.7-9) (5b) --- (JV) (5c) s’il se porte bien, l’en lui croist ses gaiges et l’envoye l’en par les autres cohortes jusques a la premiere en plus hault degré et en plus honnorable estat (Anon. 2.XX.11-13)

Ensuite, tout comme ces traductions se ressemblent, les traductions respectives de l’ablatif absolu « imperatore praesente » sont encore une fois similaires chez Jean de Meun et chez le traducteur anonyme. On ne s’étonnera pas de voir que, chez Jean de Vignay, la construction répond à une proposition participiale très littérale : (6) Hoc insigne uidetur imperii, quia classicum canitur imperatore praesente (576-577) (6a) Il y a une autre maniere de buisine qu’il apeloient clasique, et ceste sonne sanz plus quant li empereres est presenz (JM 2.XXII.7-9) (6c) Aprés, classique est apelé ce qui chante ou sone l’empereor present (JV 2.XXII.6-7) (6b) Il y a un autre instrument que on appelle classique, qui estoit proprement ordonné pour l’empire, car il ne sonnoit fors quant l’empereur estoit present (Anon. 2.XXI.9-11)

Il n’empêche que le traducteur anonyme s’écarte exceptionnellement de la traduction de Jean de Meun pour suivre en partie le procédé de traduire de Jean de Vignay. On relève effectivement dans la traduction anonyme une proposition participiale (où l’on notera le pronom relatif), introduite par une préposition, et un syntagme prépositionnel qui répondent aux deux ablatifs absolus qui se succèdent : « contextis ... monoxylis » et « superiectis ... tabulatis ». Fidèle à sa promesse du prologue, Jean de Vignay fournit à cet endroit deux propositions participiales (littérales), alors que Jean de Meun a choisi deux principales : (7) Scaphas quoque de singulis trabibus excauatas cum longissimis funibus et interdum etiam ferreis catenis secum legio portat, quatenus contextis isdem,

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ANDERS BENGTSSON sicut dicunt, monoxylis, superiectis etiam tabulatis, flumina sine pontibus, quae uadari nequeunt, tam a peditibus quam ab equitatu sine periculo transeantur (II, 677-682) (7a) Et portoit la legion avoec soi autres instrumenz, de tréz crues, qu’il apeloient scafes, c’est a dire naceles, ou il avoit chaaines de fer et les ioignoient ensemble et getoient desus tables de fust pour passer les fleuves qui ne pooient estre passé sanz pont (JM 2.XXV.16-18) (7b) Avec ce, la legion sieut porter escherfauz de tres dechevez ou il avoit longues cordes et aucunefoiz chenes de fer, por ce que ces choses iointes et ietees par desus tables forz et espesses et bien barrees, il puisse – cil a cheval, se mestiers est – passer les guez sanz ponz (JV 2.XXV.9-12) (7c) Aussi la legion doit faire porter avecques soy bateaux c’est a dire petites nacelles faites de trez de feust concavez et planez esquelz il doit avoir longues cordes ou chaiennes de fer par lesqueles mises ensemble ou par tables, dessus les fleuves ou il n’a nulz pons, puissent estre passez gens a cheval et gens a pié sans peril (Anon. XXV.21-25)

Étant donné que notre échantillon se réduit aux deux premiers livres, il est rare de relever des ablatifs absolus qui reviennent plus d’une fois ; l’ablatif absolu « commisso bello » en est pourtant un bel exemple. Il apparaît deux fois dans la source latine, d’abord dans le chapitre XIII et, un peu plus loin, dans le chapitre XVII, toujours dans le second livre. Si l’on compare d’une part les trois traductions et d’autre part les trois traducteurs, il est plutôt étonnant que la stratégie des traducteurs ne soit pas la même, car, si Jean de Meun rend cette construction par des temporelles, la fidélité de Jean de Vignay ne l’empêche pas de la rendre par une proposition participiale littérale dans le premier cas et par une temporelle dans le second. À l’instar de Jean de Meun, le traducteur anonyme nous fournit une temporelle dans le premier cas tandis que, dans le deuxième cas, « commisso bello » demeure sans traduction. (8) Sed antiqui, quia sciebant in acie commisso bello celeriter ordines aciesque turbari atque confundi, (II, 344-346) / Illud autem sciendum est et modis omnibus retinendum : commisso bello prima ac secunda acies stabat immota (II, 440-441) (8a) Mais li ancien, pour ce qu’il savoient que, quant la bataille est commenciee, les ordres sont tantost troublees et confuses (JM XIII.4-5) / Il est a savoir a garder en toutes manieres que quant il devoient bateillier, la premiere bataille et la seconde ne se mouvoient (JM XVII.2-3) (8b) Mes li ancien pour ce que il savoient que, assemblee la premiere bataille, li ordre se troublent tost (JV XIIII. 3-4) / C’est a savoir et a garder en toutes manieres et a retenir que quant la bataille premiere devoit assembler, ele estoit tote coie et la seconde ausint (JV XVII.2-3) (8c) mais les anciens guerriers qui savoient et consideroient comment tribulacion et desordonnonance se met en l’ost ligierement quant vient a la bataille (Anon. XIII.4-6) / --- (Anon.)

Afin de conclure la partie sur les traductions de l’Epitoma rei militaris, nous pouvons constater qu’un certain nombre d’ablatifs absolus en latin ont pu être

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relevés, qui ne sont pas traduits de la même manière. S’ils ne font pas défaut dans les traductions de ce traité militaire, ce qui arrive de temps à autre, on peut constater que Jean de Vignay conserve surtout les ablatifs absolus qui ouvrent un chapitre en assurant la transition avec ce qui précède, ce qu’a déjà signalé C. Buridant 26. Cela souligne, croyons-nous, le caractère anaphorique de la construction participiale. Parmi les trois traductions en français, il est hors de doute que la traduction dite de Jean de Vignay est la plus fidèle, chiffres à l’appui : elle contient 18 propositions participiales (plutôt littérales). Qu’en est-il de la traduction anonyme de 1380 ? On pourrait en effet supposer qu’elle contiendrait plusieurs exemples de propositions participiales, surtout dans le second livre, plus fidèle d’après l’éditrice. Or elle contient, à côté des neuf temporelles et des neuf syntagmes prépositionnels, deux exemples seulement, ce qui est très peu. On se serait peut-être attendu à plusieurs exemples de cette construction dans un texte datant de la fin du XIVe siècle, mais cela n’est donc pas le cas. Si nous en venons à la traduction de Jean de Meun, qui est pour nous une référence, il ressort de cette étude partielle de la traduction de l’œuvre de Végèce qu’elle est la plus variée de toutes, pour preuve quatorze temporelles, sept syntagmes prépositionnels, neuf principales et trois causales. Cela n’étonne peut-être pas, vu sa très bonne réputation en tant que traducteur : il appartient donc à la tendance qui admettait la liberté par rapport au modèle 27. Comme il ressort de cette étude, il est frappant qu’aucune proposition participiale détachée n’apparaisse chez lui. Par rapport à l’original latin, force est aussi de constater que la traduction de Jean de Vignay s’avère la plus remarquable en conservant le plus souvent les ablatifs absolus tels quels. À cet égard, il n’imite pas la traduction de Jean de Meun comme on aurait pu le supposer 28. Ce traducteur appartient, pour reprendre le terme de C. Buridant, à la tendance des « rigoristes » 29, soucieux d’un mot à mot plus ou moins étroit. Löfstedt ne manque pourtant pas de signaler la traduction littérale de ces constructions, mais aussi que cela ne choque pas 30. Rappelons que c’est une œuvre de jeunesse : Jean de Vignay devait avoir environ trente-cinq ans lors de la traduction de l’Epitoma rei militaris, et c’est probablement la raison pour laquelle il ne réussit pas à se dégager du calque linguistique. La volonté d’indépendance et d’originalité et la maîtrise des deux langues, qui sont des qualités primordiales pour un traducteur 31, lui manquaient peut-être à cet âge.

26

Art. cit., p. 58.

27

Cl. Buridant, art. cit., p. 56.

28

Cf. Chr. Knowles, art. cit., p. 454.

29

Art. cit., p. 56.

30

Éd. cit., p. 8.

31

C. J. Wittlin, art. cit., p. 602.

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La Vie de sainte Geneviève Le fait de rencontrer des traductions littérales de l’ablatif absolu n’est pas si rare qu’on pourrait le penser, ce qu’a déjà montré Jean Rychner dans son étude sur la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire. L’ablatif absolu y donne parfois lieu à une construction calquée sur le latin, comme le montrent ses exemples 32. On y observe par exemple « his rebus actis » qui correspond à « faictes cestes besoigne ». De même, les trois ablatifs absolus d’affilée, « pace…parta, exercitu in naves imposito…, magna parte navibus missa », répondent à « rendue paix…, mis tout l’ost es nefs et en galees…, mises grans parties des chevaliers es nefs ». Cela montre bien que la proposition participiale littérale n’est pas sans exemple dans la prose du moyen français, mais il est vrai que la haute fréquence de propositions participiales chez Jean de Vignay est remarquable. Si l’on examine à présent l’équivalent de l’ablatif absolu dans un autre genre de texte, à savoir l’hagiographie, un autre résultat se présente. Dans le texte que nous avons choisi pour cette étude, la Vie de sainte Geneviève, une traduction datant d’environ 1370, le traducteur se sert dans la moitié des cas d’une principale pour rendre l’ablatif absolu. En revanche, on y relève autant de temporelles, de syntagmes prépositionnels et de propositions participiales (onze, douze et dix respectivement). On peut aussi noter que trois gérondifs répondent à des ablatifs absolus. Cette version traduite nous fournit de même quelques occurrences de la locution « voiant tous ». Deux exemples correspondent à des ablatifs absolus dans le texte-source : le premier exemple, « voiant le pueple » 33, au singulier, correspond à « mirantibus cunctis » 34, le second, « voians pluseurs » 35, au pluriel, correspond à « multis qui astabant videntibus et mirantibus » 36. Cette locution ou, pour reprendre le terme de F. Brunot, cette formule de l’épopée 37, qui ressemble tant à une proposition participiale, n’apparaît pas avant le XIIe siècle d’après Aspland, qui l’a étudiée dans les œuvres en vers en ancien français. La locution, issue du latin, existe par conséquent dès l’ancien français, mais il est difficile de savoir si les auteurs la considéraient comme une proposition participiale. À l’origine, c’est en fait l’accusatif absolu, succédant à l’ablatif absolu, qui avait donné naissance à cette construction 38 : « advenientem regem, procedentem eum », etc. L’invariabilité du participe au pluriel tient au fait que les formes praesente, audiente, etc., étaient senties comme des pré32

J. Rychner, art. cit., p. 177.

33

La Vie de sainte Geneviève. Cinq versions en prose des XIVe et XVe siècles, éd. Anders Bengtsson, Stockholm, Almqvist & Wiksell International, 2005, p. 70, l. 6. 34

BnF, lat. 5667, f. 11.

35

Éd. cit., p. 77, l. 2-3.

36

BnF, lat. 5667, f. 16v.

37

F. Brunot, op. cit., p. 465.

38

L. Kukenheim, op. cit., p. 28.

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positions (=‘devant’), suivies d’un pluriel : praesente legatis 39. C’est justement cette valeur que l’on peut parfois constater chez certains auteurs médiévaux, qui semblent la considérer comme une préposition, c’est-à-dire « devant tous », ce qui s’observe parfois dans les textes tardifs. À la lumière de l’étude d’Aspland, selon qui l’usage de cette formule a cessé au XIVe siècle 40, on a là un domaine à explorer, car la situation pour les textes en prose en moyen français reste méconnue. En ce qui concerne la Vie de sainte Geneviève, il ne faut pourtant pas exclure la possibilité d’une logique claire derrière l’accord au pluriel, car nous avons bien affaire à un pronom indéfini au pluriel dans le second cas. Dans le premier cas, nous avons un substantif au singulier. Peutêtre le traducteur les considère-t-il tout simplement comme des propositions participiales détachées ? Cette fois, une autre optique nous guidera ; nous insisterons à présent sur la stratégie des copistes des manuscrits de contrôle à l’égard de la traduction de l’ablatif absolu. L’exemple suivant, où il s’agit de la traduction de « quo dicto » en latin, mérite quelques commentaires : (9a) Ce dit, saint Germain li tint la main sus la teste jusques atant qu’il fussent au moustier. (57.22) 41 (9b) Ce saint dit Germain ly tint la main sus la teste jusques atant qu’ilz fussent au moustier. (G)

On voit là la leçon dans le manuscrit de contrôle G 42, qui correspond à ce dit dans la Vie de sainte Geneviève. Ce n’est peut-être pas le fait que la proposition participiale apparaisse dans cette traduction qui s’avère intéressant, mais c’est plutôt le fait que les manuscrits de contrôle la traitent d’une autre manière. Le manuscrit G ne l’a visiblement pas comprise, car sa leçon, ce saint dit, où le participe passé veut dire ‘nommé’ ou ‘appelé’, signifie autre chose. Cette construction semble aussi avoir posé problème au copiste de P étant donné qu’il l’a carrément omise. On observe la même stratégie dans la traduction de « dissipato pravo consilio », ce qui est rendu par « leur mauvéz conseil lessyé » dans notre manuscrit de base, L (61.15) : (10a) Il doubterent Dieu et, leur mauvéz conseil lessyé, plus n’en firent. (61.15). (10b) Ilz doubterent Dieu et leur mauvais conseil laissierent, plus n’en firent. (GV)

39

Ibid..

40

Clifford William Aspland, « The So-called Absolute Construction in Old French, types “voiant touz, oiant toz”« , AUMLA : Journal of the Australasian universities language and literature association, 30, 1968, p. 164. 41

Les citations dans la section renvoient toutes à l’éd. cit. de Bengtsson.

42

G = Bibliothèque de Sainte-Geneviève, ms. 1131 ; P = BnF, fr. 416 ; V = Biblioteca Vaticana, Reg. Christ. 1728.

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Dans ce cas, les copistes de G et de V ont remplacé le participe passé par un verbe à mode personnel. Pour finir, en ce qui concerne l’ablatif absolu « quibus ad sua revertentibus », il correspond à « lesquels retournéz en leur pais » dans le manuscrit de base et dans la plupart des manuscrits de contrôle : (11a) Lesquels retournéz en leur pais, li freres ramenerent leur dame de Marisy (84.2-3) (11b) Lesquelz, quant furent retournés en leur pays, lez freres ramenerent la dame de Marisy (V)

Or, le copiste de V, très négligent il est vrai tout au long du texte, fait de cette construction une subordonnée temporelle. Dans ce cas, nous attirons l’attention sur le pronom relatif qui semble apparaître en combinaison avec une proposition participiale dans les traductions, ce sur quoi nous reviendrons dans la section suivante. Qu’il suffise de ces cas pour démontrer une certaine maladresse chez les copistes concernant les propositions participiales. Tout cela permet de penser que la construction était étrangère à plusieurs copistes.

Le Miroir historial de Jean de Noyal Il ressort de nos remarques préliminaires que la prose historique devrait renfermer un certain nombre de propositions participiales détachées. Pour cette étude partielle, nous avons choisi le Miroir historial de Jean de Noyal, dont la proximité chronologique avec la Vie de sainte Geneviève n’est pas sans intérêt. C’est que cette œuvre nous fournit effectivement de nombreuses occurrences de la proposition participiale détachée. L’intérêt d’étudier le Miroir historial réside aussi dans le fait qu’il s’agit d’une compilation car, à l’instar de bien des historiens du Moyen Âge, Jean de Noyal est un compilateur d’autres œuvres. Cela dit, la langue de son œuvre ne reflète pas forcément la langue de Jean de Noyal, mais plutôt celle de ses sources. En fait, nous n’avons étudié que la partie tirée de Guillaume de Nangis, ceci pour deux raisons. D’abord, son œuvre, la Chronique amplifiée des rois de France, y est majoritaire (environ les trois quarts du texte) 43 ; ensuite, fait remarquable, nous n’avons relevé des propositions participiales que dans cette partie, à deux exceptions près. Il est en outre frappant que Jean de Noyal ne se soit pas fondé sur la chronique latine de Guillaume de Nangis 44, mais il ait intégré tel quel le texte de la Chronique amplifiée des rois de France. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une traduction interlinguale, la langue de cette traduction mériterait une étude particulière. La stratégie prépondérante dans le Miroir historial de Jean de Noyal est le recours à une principale lorsque l’ablatif absolu latin est traduit. Cette première solution atteint les 25 occurrences ; au deuxième rang, on trouve les 43

Le Miroir historial, livre X : édition du ms. Paris, BnF, fr. 10138, éd. Per Förnegård, Stockholm, Stockholms universitet, 2005, p. XVIII. 44

Ibid., p. XIX.

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temporelles, avec 13 occurrences. Citons-en un exemple, où il est d’abord question d’une temporelle et de deux principales coordonnées, dont la première est introduite par le connecteur si : (12) Quo statim a nostris percepto, commoto exercitu, simul concurrentes, civitatem intraverunt et in ea, amoto igne, regis Franciae garnisionum posuerunt 45. (12a) Quant ce apparceurent les François, si se esmeut li os, courans ensemble et entrerent en la cité et en osterent le feu et misrent dedens la cité la garnison le roy de France. (éd. cit., 43c)

Plus intéressant est peut-être de rencontrer la proposition participiale huit fois dans notre échantillon, un chiffre qui avoisine celui de la Vie de sainte Geneviève, où nous en avions trouvé dix. Le cas suivant est significatif pour le style chez Jean de Noyal : (13) Quo ita reddito, rex inde progreditur ad Sanctum Johannem Angeliacum ; ubi oppidiani sibi timentes regi occurrunt pacifice. (éd. cit., p. 172) (13a) Lequel chastel par tel convenant rendu, le roy Loys s’en ala d’ilec a Saint Jehan d’Angeli, auquel cil dou chastel vinrent a l’encontre et le receuprent paisiblement et honorablement. (éd. cit., 3b)

Du point de vue syntaxique, le modelage étroit sur l’original se manifeste également à un autre égard, car on peut remarquer la traduction fidèle du pronom relatif quo, rendu par « lequel chastel » dans cet exemple. Ce n’est peut-être pas par hasard que ce pronom relatif y apparaît, car il semble que sa fortune soit liée à l’extension de la prose 46. On pourrait ajouter encore quatre exemples, où l’apparition du pronom relatif lequel est un dénominateur commun. Les périodes très longues dans le texte de Jean de Noyal se caractérisent par l’emploi de cette construction relative de « transition » 47. Elle semble particulièrement récurrente en moyen français et confère au texte une structure lourde. Visiblement formées d’après le modèle latin, ces constructions nous fournissent encore un indice du facteur de latinisation qui est à même d’expliquer l’abondance des propositions participiales dans les textes en moyen français. Une autre constatation dans notre étude est que le participe passé est de loin plus fréquent que le participe présent dans la traduction des ablatifs absolus, mais si l’on rencontre un participe présent, celui-ci se retrouve dans le Miroir historial :

45 Chronique latine de Guillaume de Nangis de 1113 à 1300 avec les continuations de cette chronique de 1300 à 1368, éd. Hercule Géraud, I, Paris, Renouard, 1843, p. 203204. 46

Chr. Marchello-Nizia, op. cit., p. 208.

47

Cf. Ulla Jokinen, Les Relatifs en moyen français. Formes et fonctions, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 1978, p. 122.

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ANDERS BENGTSSON (14) Sancto rege Franciae Ludovico apud Massoram Sarracenos expugnante, nostris, occulto Dei judicio, omnia successerunt in contrarium. (éd. cit., p. 205 48) (14a) Après en l’an de grace mil IIC et L, saint Loys, roy de France, les Sarrazins a La Massoire guerroiant et debatant, aux François, par la volunté de Dieu, vinrent toutes choses en contraire. (éd. cit., 45a)

S’y ajoutent deux occurrences de la formule anaphorique « (i)ce fait », que nous reproduisons ci-dessous. On observera que la deuxième occurrence ne correspond pas à un ablatif absolu dans la source latine, mais peut provenir de Jean de Noyal. En revanche, dans cette dernière occurrence, l’ablatif absolu « cautione accepta » est traduite et transformée en principale : (15) Quo patrato, post paucos dies tota Sicilia, Calabria et Appulia dominio regis Karoli se submisit. (éd. cit., p. 234) (15a) Et, ice fait, aprés I pau de jours, toute Puille, Calabre et Sezille soubmisrent en la seignourie du roy Charle. (éd. cit., 67d) (16) Postea cautione accepta a domino illius loci quod de caetero ab injuriis et exactionibus illicitis abstineret, illam eidem restituit, et ad portum Aquarum Mortuarum perveniens (éd. cit., p. 202) (16a) et aprés ce prinst bonne caucion dou seigneur de ice lieu que desores mais en avant se tenroit de prendre icés mauvaises exaccions et coustumes. Et lors, ce fait, le chastel li rendi et restabli, et puis s’en vint au port des Yaues mortes (éd. cit., 41b).

Dans le passage suivant, on ne s’étonne non plus de voir le premier ablatif absolu transformé en principale. Plus intéressant est sans doute l’apparition de la construction du type « voiant tous » que l’on avait déjà rencontrée dans la Vie de sainte Geneviève. À l’instar de ce texte, le Miroir historial de Jean de Noyal nous fournit un exemple de participe au pluriel ainsi que le pronom démonstratif suivi de la proposition relative. Il semble par conséquent que l’on considère cette construction non comme un syntagme prépositionnel mais comme une proposition participiale détachée : (17) Apud Iconium Turquiae civitatem, cum quidam joculator luderet cum quodam urso in loco communi, ursus, levato crure, super crucem quae ibi prope ipsum sculpta erat [in quodam pariete] minxit, sed statim videntibus omnibus ibidem expiravit. (éd. cit., p. 200) (17a) En l’an de grace aprés ensivant mil IIC XLVI, a Ycoine, une cité de Thurquie, comme I jongleur se jouast emmy la voye, li hours leva sa cuisse et pissa sur la crois, qui iluec pres estoit painte en une paroit. Mais li ours tout maintenant, voians ceulx qui la estoient, morut. (éd. cit., 40a)

En fait, c’est la seule occurrence de cette construction que nous ayons relevée dans notre échantillon. Mais le fait que nous l’ayons relevée indique peutêtre que nous en rencontrerons d’autres dans l’autre partie du texte. Sont relevées ensuite dans le Miroir historial de Jean de Noyal cinq syntagmes pré48 On trouve le texte latin dans la note 2 de l’édition de Géraud, qui fournit la variante des mss. BnF, lat. 4917-4920. Voir à ce propos l’éd. cit. de Förnegård, p. XVIII, n. 48.

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positionnels et quatre relatives, abstraction faite de trois autres subordonnées qui ne seront pas abordées ici. Telle qu’elle se présente dans le Miroir historial de Jean de Noyal, la Chronique amplifiée des rois de France de Guillaume de Nangis conserve un certain nombre d’ablatifs absolus, en les transposant en propositions participiales, souvent en combinaison avec une construction relative de transition. On a vu dans ce chapitre que la prose historique latine, en présentant des événements qui se succèdent et s’enchaînent, se caractérise par des ablatifs absolus, ce qui pourrait expliquer la haute fréquence de propositions participiales détachées dans le texte vernaculaire. Toujours est-il que la méthode employée le plus couramment dans le texte étudié ci-dessus est la résolution des absolus ablatifs en propositions principales, souvent coordonnées.

Les Merveilles de la Terre d’Outremer Retournons à présent encore une fois à Jean de Vignay. C’est peu après 1330 que Jean de Vignay traduisit l’œuvre latine d’Odoric de Pordenone, soit au moins dix ans après l’Epitoma rei militaris. Le point de départ pour une étude sur cette œuvre, pour laquelle nous nous sommes servi de l’édition de Trotter 49, est la question suivante : retrouve-t-on le même mimétisme en ce qui concerne la traduction de l’ablatif absolu ? On pourrait en effet supposer que le traducteur maîtriserait mieux l’acte de traduire une fois ces dix années écoulées. En parcourant les 22 premiers chapitres, ce qui nous donne à peu près 12000 occurrences – comme dans les œuvres précédemment analysées – nous avons été frappé tout d’abord par le nombre très bas d’emplois de la proposition participiale. Notre objectif principal étant de rendre compte de la façon dont on traduit l’ablatif absolu en moyen français, on ne tarde pas à s’apercevoir que l’approche du traducteur n’est pas du tout la même dans les Merveilles de la Terre d’Outremer. Jean de Vignay se sert ici de six temporelles, de trois principales, de quatre syntagmes prépositionnels et d’une relative pour rendre les ablatifs absolus de la source latine. Il suffit de comparer deux temporelles, qui illustrent sa façon de traduire l’ablatif absolu de caractère anaphorique : (18) Hoc dicto, Fr. Iacobus vocatus fuit de igne, et sic sanus et illesus exivit. (VIII, 9) 50 (18a) Et quant le peuple ot ce dit, Frere Jaques fu apelé pour issir hors du feu, et en issi hors, sainz et sanz lesion. (éd. cit., VIII, 80-81) (19) Hoc facto, tunc precepit ut si quis unquam offenderet aliquem Christianum, ipse penitus moreretur (VIII, 19)

49 Jean de Vignay, Les Merveilles de la Terre d’Outremer, éd. David Trotter, Exeter, University of Exeter, LXXV, 1990, p. XVII. 50 Les citations renvoient à Sinica Franciscana, I : Itinera et relationes fratrum minorum saeculi XIII et XIV, éd. Anastasius Van de Wyngaert, Firenze, Quaracchi, 1929.

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ANDERS BENGTSSON (19a) Et quant ce fu fait, il commanda que se il avoit onques mesfait a nul crestien, que il les requeroit de pardon. (éd. cit., VIII, 184-186)

À part les différents types de construction que nous venons de signaler, on observe seulement deux propositions participiales qui répondent à des ablatifs absolus en latin. La première occurrence semble littérale : (20) Unde sic illis audacter respondentibus, christianus ille qui eos associaverit et illi IIIIor homines mali multum ad invicem altercabant. (VIII, 16) (20a) Et donc ceulz ainssi hardiement responnans et tres fermement, celui crestien qui les avoit acompaigniez et ces autres .iiij. hommes tençoient mout ensemble. (éd. cit., VIII, 139-140)

Fait remarquable, la seconde apparaît dans un passage dont l’original latin renferme six ablatifs absolus en cascade : (21) Ipsa sic accesa, socius meus cum famulo exivit domum, me in ea cum ossibus remanente. Qui dum sic essem in domo, ea ardente, ossa fratrum accepi et in uno angulo ipsius me aptavi. Sic autem igne domum comburente, tres anguli ipsius domus fuerunt combusti, illo solo in quo eram remanente. Me autem sic in illo angulo residente, ignis desuper me aderat, non me ledens neque ipsius domus angulum comburens. (VIII, 22) (21a) Et la maison ainssi embrasee, mon compaignon issi hors avec le vallet, et je remés dedenz, moi et les os. Et si comme je estoie en la maison qui ja ardoit, je pris les os de ceulz freres et me mis en .i. anglet de la maison. Merveilles sont a dire. Quar les .iij. anglez de cele maison furent ars, et ne remaint de cele maison seulement fors celui elquel je estoie. Et la ou je estoie ainssi en cel anglet le feu estoit sus moi, et ne me fesoit nul mal, ne il n’ardoit point l’anglet de cele maison (éd. cit., VIII, 217-223)

La traduction de l’ablatif absolu dans les Merveilles de la Terre d’Outremer semble suggérer une approche toute différente de ce que nous venons de voir dans Li livres Flave Vegece de la chose de chevalerie. On assiste dans le passage traduit ci-dessus à une variation qui est peut-être le signe d’un traducteur d’expérience. Après la proposition participiale introduisant le passage, se succèdent une principale et une relative. Le quatrième ablatif absolu demeure sans traduction, mais le cinquième répond à un syntagme prépositionnel et le sixième enfin à une relative. La stratégie diffère d’autant plus qu’on peut noter que Jean de Vignay se sert à plusieurs reprises d’une proposition participiale détachée, qui ne répond pas à un ablatif absolu dans la source. Il est visiblement l’auteur de cette proposition participiale, à moins qu’elle ne provienne d’un autre manuscrit latin. L’occurrence dont il s’agit ici, « departant moi », apparaît quatre fois dans notre échantillon et sert évidemment à lier le début de ces chapitres avec ce qui précède. Par conséquent, après avoir imité à outrance l’ablatif absolu dans l’œuvre de Végèce, notre traducteur a créé une proposition participiale détachée à partir du participe adjoint latin recedens. Cette construction semble faire fonction d’anaphore à en juger par les exemples. Voici les deux premières occurrences, tirées des chapitres II et III :

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(22) De hac recedens ad quemdam montem qui vocatur Solissaculo. (II, 1) (22a) Et donc je, departant moi de cele cité, alai a une montaigne qui est apelee Sabisacalo. (éd. cit., II.1-2) (23) De ista contrata recedens me transtuli Tauris, civitatem magnam et regalem que Susis antiquitus dicebatur (III, 1) (23a) Et je, departant moi de ceste contree, me transportai a une grant cité roial de Thaure, qui est dite anciennement Sussis. (éd. cit., III.1-2)

D’un côté, la traduction de Jean de Vignay fait preuve de maturité, étant donné qu’il abandonne le mimétisme étroit que nous avions remarqué dans Li livres Flave Vegece de la chose de chevalerie. D’un autre côté, on s’étonne peut-être de l’introduction d’une proposition participiale détachée qui ne correspond pas à un ablatif absolu dans la source latine. C’est probablement par souci de variation qu’il introduit les chapitres en se servant d’une proposition participiale au lieu de la principale attendue. Il en est de même avec les deux autres occurrences qui introduisent les chapitres V et VI. En effet, les sept premiers chapitres de la source latine contiennent tous le participe adjoint recedens, qui est la plupart du temps rendu par une principale chez Jean de Vignay : « Je me departi » 51. À cela s’ajoutent donc les quatre occurrences de la proposition participiale détachée « departant moi ». Vu les limites de cette étude, nous ne saurions affirmer que c’est par souci de variation qu’il utilise cette proposition participiale, mais il est évident que cette construction fait fonction d’anaphore. Sans doute, un examen de toute l’œuvre nous fournira-t-il des exemples probants pour tirer une conclusion plus certaine sur la manière de traduire de Jean de Vignay. Or le calque linguistique, omniprésent dans la traduction du traité militaire de Végèce, n’apparaît pas dans cette œuvre. Pour finir cette partie consacrée à Jean de Vignay, nous attirons l’attention sur un autre témoignage concernant les traductions de Jean de Vignay. Il nous est transmis par la traduction des Otia imperialia de Gervais de Tilbury, où l’éditeur signale que l’ablatif absolu est le plus souvent résolu en une proposition à mode personnel 52. Nous n’avons pas encore étudié ce texte, mais le procédé de Jean de Vignay semble donc être le même que dans les Merveilles de la Terre d’Outremer. De nombreuses interrogations demeurent par conséquent sur Li livres Flave Vegece de la chose de chevalerie. Le cas du traité de Végèce serait-il exceptionnel dans la production de Jean de Vignay ? La traduction littérale des ablatifs absolus latins s’explique-t-elle tout simplement par la jeunesse du traducteur ? Se pose finalement la question de l’attribution de cette œuvre : est-ce bien Jean de Vignay qui en est le traducteur ou est-ce peut-être un autre ?

51

Cf. éd. cit., I, 4 ; III, 5 ; IV, 1 ; V, 2 ; VII, 2 ; VII, 3.

52

Cf. Les Traductions françaises des Otia imperialia de Gervais de Tilbury par Jean d’Antioche et Jean de Vignay : édition de la troisième partie, éd. Cinzia Pignatelli et Dominique Gerner, Genève, Droz, 2006, p. 122-123 ; la traduction par Jean de Vignay (ms. BnF, Rothschild 3085) est étudiée par D. Gerner.

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ANDERS BENGTSSON

Remarques finales Malgré l’espace limité que nous impose cette communication, nous avons tenté de faire un survol de la traduction de l’ablatif absolu latin dans quelques traductions du XIVe siècle. Deux constatations serviront de conclusion à cette communication. Il s’avère premièrement que par rapport à l’original latin, la traduction de Jean de Vignay de l’Epitoma rei militaris est la plus remarquable en conservant le plus souvent les ablatifs absolus tels quels. Force est de constater que la traduction anonyme n’est pas si littérale qu’on pourrait le supposer, surtout dans le second livre. En ce qui concerne la Vie de sainte Geneviève, les différentes manières de traduire l’ablatif absolu n’ont rien d’anormal. Cela dit, nous sommes loin de pouvoir donner des statistiques pour chaque solution de traduction, que ce soit une temporelle, peut-être le moyen le plus courant, un syntagme prépositionnel ou une proposition participiale détachée. En tout cas, il semble établi que la naissance de cette dernière construction est à rechercher au début du XIVe siècle et qu’elle parviendra à survivre au fil des siècles. Peut-être sa naissance est-elle due à la latinisation ou disons à la relatinisation pendant la période du moyen français. Et on peut se demander si le calque linguistique y joue un grand rôle. Le cas du traité de Végèce n’est probablement qu’un reflet de l’évolution du traducteur Jean de Vignay, mais il est si exceptionnel qu’il y a peut-être lieu de remettre en cause son attribution. Deuxièmement, nous avons noté que la locution figée « voiant tous » – de toute évidence, à l’origine, une proposition participiale – apparaît dans une traduction de 1370. Ce qui est remarquable, c’est qu’elle est attestée surtout dans l’hagiographie et qu’elle semble tout à fait insolite dans les autres œuvres. Fait propre au moyen français, c’est l’accord avec le syntagme nominal, ce qui indique peut-être qu’on le considère à l’époque comme une proposition participiale. Ainsi, les descendances de l’accusatif absolu et de l’ablatif absolu se sont mélangées en moyen français au point d’être considérées comme étant la même construction. Cependant, pour arriver à des conclusions plus sûres, il faudra surtout élargir notre corpus, mais aussi examiner la technique des traducteurs. Un examen minutieux des manuscrits latins qui ont servi de sources aux traductions sera également primordial pour un travail de ce genre. Mais il semble bien que l’équivalent de l’ablatif absolu, par l’intermédiaire des traductions, soit venu enrichir le patrimoine linguistique du moyen français.

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La tradition bilingue des traités pédagogiques de grammaire latine : de nouveaux témoignages (1510-1520) MARIA COLOMBO TIMELLI Università degli Studi di Milano

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ans un bref article paru dans le Gutenberg Jahrbuch en 1976, Rudolph Hirsch signalait un petit volume jusque là inconnu aux bibliographes, conservé à la University of Pennsylvania Library sous la cote FC.5.M 3118.511n, recueil factice de onze opuscules imprimés à Rouen et à Caen entre 1510 et 1520 1. L’attention de Hirsch s’adressant principalement aux aspects bibliographiques (liste des ‘items’, attribution aux éditeurs et aux imprimeurs sur la base de critères typographiques), on trouve néanmoins dans sa notice un rapide aperçu du contenu de ces livrets : des traités de théologie et de grammaire destinés selon le même auteur à l’instruction des clercs, « almost certainly at the University of Caen » (p. 190, sans autre justification). En effet, le recueil de Philadelphie réunit, sous une reliure de peu postérieure 2, quelques brefs traités de morphosyntaxe latine, rédigés en latin et en français, nouveaux témoins d’une tradition médiévale et tardo-médiévale, manuscrite et imprimée, qui remonte au XIIIe siècle et s’étendra au moins jusqu’à la fin du XVIe 3. Il s’agit de : – un Ars minor de Donat, imprimé à Caen vers 1510 par Laurent Hostingue pour Michel Angier (no 11 du recueil) ; ce livret de 16 feuillets contient aussi bien la version latine (incipit : « Partes orationis quot sunt ? Octo. », f. A1r-A7r, suivie de la conjugaison complète de amo, doceo, lego, audio, f. A7r-B3r), que

1 Rudolph Hirsch, « Rouen and Caen Imprints, ca. 1510-1520 », Gutenberg Jahrbuch, 1976, p. 190-193. 2

Ibid., p. 190.

3

Voir le Corpus représentatif des grammaires et des traditions linguistiques (tome 1), Histoire Épistémologie Langage, Hors-Série n° 2, 1998, notices 1205, 2101, 2102, 2201, 2204 (maintenant en ligne sur le site : http ://www.ens-lsh.fr/labo/ctlf).

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la traduction française (incipit : « Quantes parties d’oraison sont ? Huyt. », f. B3r-B8v) 4. – un traité de morphosyntaxe connu soit sous le titre, tardif, de Principia grammaticalia ou Principes de grammaire, soit sous l’incipit « Quot modis latinum incipitur ? » / « En / Par quantes manieres doit on commencer son latin ? ». Quatre fascicules sont ici en cause : le no 7 (Principia grammaticalia, uniquement en latin, Rouen, pour Raulin Gaultier, ca. 1512-1519, 8 feuillets), le no 8 (Principia grammaticalia magistri Johanni Morini, en français malgré l’intitulé dans la page de titre, Rouen, par Richard Goupil pour Raulin Gaultier, ca. 1510-1519, 8 feuillets ; le traité est désigné comme « Enseignemens grammaticaulx convertis en langue vulgaire » au début du texte, et comme « principes grammaticales [sic] en langue maternelle » dans l’explicit), le no 9 (Magistri Johannis Gobei Tilliani primaria grammatices [sic] principia, également en français, Caen, pour Michel Angier, après 1520 ?, 8 feuillets), le no 10 (incipit : « Par quantes manieres doit on commencer son latin a faire ? », Rouen, par Laurent Hostingue et Jamet Louis pour Raulin Gaultier, ca. 1510-1515, 8 feuillets). L’intérêt de ces imprimés anciens est multiple. Pour l’histoire de l’édition, ils attestent la diffusion des traductions françaises de ces traités en Province, en Normandie en l’occurrence : en dehors de Paris, on ne connaissait en effet jusqu’à présent qu’un incunable néerlandais pour l’Ars minor et un imprimé rouennais pour le Quot modis ? 5. Quant à l’histoire de la pédagogie, ils confirment la double circulation, latine et française, de ces manuels de niveau élé4 Comme on le verra, la présence des deux rédactions dans un même volume ne représente pas une exception dans la tradition du texte. 5 Voir Maria Colombo Timelli, Traductions françaises de l’Ars minor de Donat au Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles), Firenze, La Nuova Italia, 1996, p. 217-224 ; Ead., « Les Principia grammaticalia de Martin Morin, Rouen, s.d. [1498] – Introduction et édition », in « Pour acquerir honneur et pris ». Mélanges de Moyen Français offerts à Giuseppe Di Stefano, Montréal, CERES, 2004, p. 209-224. Par ailleurs, l’histoire de l’édition ne rentrant pas dans mes compétences, ni dans la thématique de ce Colloque, je me bornerai à signaler quelques références essentielles sur l’édition normande parues après l’article de R. Hirsch : Alain R. Girard, Le Premier siècle de l’imprimerie à Caen et en Europe. 1480-1980 : cinquième centenaire de l’imprimerie à Caen, Caen, Bibliothèque Municipale, 1980 ; Pierre Aquilon, Bibliographie normande, Baden-Baden, V. Koerner, fasc. 5, 1980 ; Id., Bibliographie normande : bibliographie des ouvrages imprimés à Caen et à Rouen au XVIe siècle, Baden-Baden, V. Koerner, fasc. 6, 1986 ; Id., avec la collaboration de Alain R. Girard, Bibliographie normande : bibliographie des ouvrages imprimés à Caen et à Rouen au XVIe siècle, Tome1, Baden-Baden, V. Koerner, 1992 ; Alain Girard, « Les incunables rouennais : imprimerie et culture au XVe siècle », Revue Française d’Histoire du Livre, 53, 1986, p. 463-525 ; Jean-Dominique Mellot et Élisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs-libraires : XVIe-XVIIIe siècle : état en 1995, Paris, Bibliothèque Nationale, 1997 ; Jean-Dominique Mellot, « ‘Miettes’ ou ‘créneau’ ? Le premier siècle de l’édition rouennaise (1485 - fin du XVIe siècle) », chapitre préliminaire de L’Édition rouennaise et ses marchés, vers 1600 - vers 1730 : dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, École des Chartes, 1998, p. 27-36 ; Catalogues régionaux des incunables

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mentaire et intermédiaire au-delà du seuil du XVIe siècle. L’histoire de la langue française est aussi concernée, et notamment l’histoire de la terminologie grammaticale et syntaxique, encore en cours d’élaboration et de fixation à cette date. Et enfin, l’histoire de la pensée linguistique trouve dans ces petits manuels de nouveaux témoignages de l’application des catégories de la morphosyntaxe latine à la langue ‘vulgaire’. Il n’est peut-être pas superflu de rappeler rapidement l’histoire et le contenu des deux manuels. L’Ars minor, traité catéchétique élémentaire que le titre oppose à l’Ars maior du même auteur, avait pour but à l’origine (IVe siècle) l’enseignement de la théorie – terminologie et analyse grammaticale – de la langue latine. Au cours des siècles 6, et encore davantage dans ses traductions en langue vulgaire, il prit la forme d’un manuel destiné à enseigner la grammaire du latin aux débutants. Grâce à une structure pyramidale souple 7 (huit chapitres, chacun consacré à une partie du discours et à ses ‘accidents’), susceptible d’intégrer un nombre pratiquement infini de notions, l’Ars minor connut aux XIIIe-XVe siècles des rédactions françaises relativement diversifiées 8, où d’assez nombreux compléments trouvaient place soit à la fin du traité donatien, dont l’unité était ainsi sauvegardée, soit à l’intérieur même des paragraphes concernés. Le manuel prenait en même temps l’aspect d’un texte diglossique, chacune des deux langues assumant des fonctions nettement séparées. Le français fournit la métalangue (définitions, formulation des règles, terminologie technique) et la traduction des exemples proposés 9. Le latin constitue quant à lui l’objet de l’enseignement et par conséquent la langue des exemples-modèles ; c’est aussi la langue des nombreux vers mnémotechniques tirés d’autres grammaires de référence, qui reformulent synthétiquement les règles et/ou donnent des listes

des Bibliothèques publiques de France, vol. XVII, Haute-Normandie, par Valérie Neveu, Genève, Droz, 2005. 6

Son succès se prolonge en effet sans interruption de la latinité tardive tout au long du Moyen Âge, et bien au-delà, couvrant au moins tout le XVIe siècle, comme l’attestent la richesse et la continuité de la tradition manuscrite, puis, dès le XVe siècle, imprimée. On se rapportera à Louis Holtz, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical. Étude de l’Ars Donati et sa diffusion (IVe-IXe siècle) et édition critique, Paris, C.N.R.S., 1981, en particulier p. 352-423 (témoins antérieurs au XIIe siècle) ; p. 509-510 (regards sur les éditions). 7

La définition est de Louis Holtz, op. cit., p. 4.

8

Une dizaine de textes ont été répertoriés et édités : cf. Thomas Städtler, Zu den Anfängen der französischen Grammatiksprache. Textausgaben und Wortschatzstudien, Tübingen, Niemeyer, 1988 ; et Colombo Timelli, Traductions françaises, op. cit. 9

La langue maternelle devient aussi la langue de référence pour certaines explications : un exemple emblématique est offert par la présentation des cas latins par les articles / prépositions français (cf. Colombo Timelli, Traductions françaises, op. cit., p. 35-36).

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de mots : leur présence dans les parties complémentaires des Ars minor français est assez régulière 10. Nettement moins connu, et malheureusement encore inédit dans sa rédaction latine, le Quot modis ? partage plusieurs des caractéristiques du Donat que je viens de dénombrer. Manuel anonyme remontant au XIIIe siècle 11, il connaît des traductions françaises à partir de la même époque ; la transmission du texte se fait elle aussi par de nombreux manuscrits et imprimés et se prolonge au moins jusqu’à la fin du XVIe siècle 12. Donnant le contenu de l’Ars minor comme acquis 13, s’adressant par conséquent à des apprenants de niveau intermédiaire, il présente sous la forme Q/R une série de problèmes de morphosyntaxe de la langue latine réunis autour de trois gros sujets : construction, régime, accord. Sa structure, qui imite sans doute celle de Donat, est cependant pyramidale en partie seulement ; le Quot modis ? apparaît plutôt comme un assemblage, discontinu par moments, de paragraphes centrés sur des questions diverses, et organisés selon une structure fixe : ‘règle / exemple(s) / vers mnémotechniques’ 14. Les différentes versions françaises, tout comme celles de l’Ars minor, présentent une diglossie accusée, où le français, langue de l’exposé, devient de plus en plus la langue de référence pour les catégories syntaxiques 15, et où le latin, objet de l’enseignement, trouve sa place privilégiée sinon exclusive dans les syntagmes et phrases modèles et dans les ‘versus’. Il n’est pas rare que les deux rédactions, latine et française, d’un même manuel, que ce soit l’Ars minor ou le Quot modis ?, voire que les deux traités soient transmis par les mêmes manuscrits : par exemple, le ms. BnF, NAF 1120, copié entre 1420 et 1440, contient, outre le célèbre Dictionarius bilingue 10

Il s’agit des plus célèbres manuels versifiés médio-latins : le Graecismus d’Évrard de Béthune, et le Doctrinale d’Alexandre de Villedieu ; d’autres sources n’ont pas été identifiées. Voir Colombo Timelli, Traductions françaises, op. cit., p. 48-70. 11 Le témoin le plus ancien semble être le ms. Berne, Bibliothèque de la Bourgeoisie, ms. 439 : cf. Brian Merrilees et Ann Dalzell, « Les manuscrits de l’Art mineur en ancien et moyen français », Archives et documents de la SHESL, Seconde série n° 4, 1990, p. 27-44, notamment p. 27-30 ; le seul témoin répertorié par Geoffrey L. Bursill-Hall (A Census of Medieval Latin Grammatical Manuscripts, Stuttgart – Bad Cannstatt, Frommann – Holzboog, 1981, p. 188, n. 207.8.6 : ms. Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 3794) est d’un siècle postérieur. 12 J’ai réuni les résultats d’une première enquête dans « Manuels français de syntaxe latine du XVe siècle : répertoire et typologie », Histoire Épistémologie Langage, XIX/2, 1997, p. 133-153. 13

Parfois explicitement ; voir par exemple la version imprimée par Martin Morin : « Quantes manieres de nom sont ? Deux. Quelles ? Le nom substantif et le nom adjectif. Le nom substantif est celuy qui se decline par une article, et cetera comme au Donnet » (éd. Colombo Timelli, « Les Principia grammaticalia », art. cit., p. 217, c’est moi qui souligne). 14 Une première tentative de classement in Colombo Timelli, « Manuels français », art. cit. 15 Toujours pour la rédaction imprimée par Martin Morin, cf. Colombo Timelli, « Les Principia grammaticalia », art. cit., p. 213-214.

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de Firmin Le Ver 16, un Ars minor latin, un Ars minor français, et une version française abrégée du Quot modis ? 17. Les deux manuels se séparent en revanche dans les éditions imprimées. Grâce à leur longueur (ou plutôt à leur brièveté : l’un et l’autre tiennent en 8 feuillets in-8 ou en 4 in-4), qui exigeait de faibles investissements par les imprimeurs, et à leur diffusion dans les écoles, qui assurait un débit facile, tant l’Ars minor que le Quot modis ? figurent parmi les premiers textes imprimés, non seulement en France 18 ; comme pour les témoins manuscrits, il arrive que la version latine et la traduction française du même texte soient imprimées par le même imprimeur / éditeur, parfois dans le même volume, comptant dans ce cas le double des feuillets (8 ou 16 en petit format). Bien que persuadée de la relative autonomie des traditions latine et française de nos traités, la traduction ‘première’ se situant en amont de cette bifurcation, le sujet de ce Colloque et la découverte du recueil de Philadelphie m’ont sollicitée à m’interroger une nouvelle fois sur le rapport qui s’instaure entre les deux rédactions au début du XVIe siècle et dans une région qui semble avoir donné naissance à une tradition textuelle locale en partie indépendante par rapport à celle de la capitale 19. Cinq opuscules sont ici en question. Le n° 11, dépourvu de page de titre et de frontispice 20, s’ouvre sur la célèbre question : « Partes orationis quot sunt ? Octo. » 21 ; il s’agit d’une rédaction latine étoffée de l’Ars minor (f. A1r-A7r), englobant la déclinaison complète de quelques substantifs 22, pronoms 23 et participes 24. Le traité est immédiatement suivi (f. A7r-B3r) de la conjugaison complète de amo, doceo, lego, audio, avec traduction (uniquement pour amo) de la première personne des temps / modes finis, et de la forme correspondante 16

Éd. par Brian Merrilees et William Edwards, Turnhout, Brepols, 1994.

17

Éd. in Colombo Timelli, Traductions françaises, op. cit., p. 195-204.

18

Sont conservés : deux incunables de l’Ars minor, l’un imprimé à Utrecht s.n., l’autre à Paris par Felix Baligault (édition in Colombo Timelli, Traductions françaises, op. cit., p. 217-224 et 225-230) et l’incunable rouennais de Martin Morin pour le Quot modis ? (éd. Colombo Timelli, « Les Principia grammaticalia », art. cit.,). 19

Les éditions parisiennes connues sont dues à : Estienne Jehannot, Antoine Denidel, Philippe Pigouchet, Nicolas de la Barre (toutes s.d., mais à situer entre l’extrême fin du XVe siècle et 1515). Suivront les éditions de Simon de Colines, Regnaud et Claude Chaudière, et celles, nombreuses, des Estienne à partir de 1546 et jusqu’en 1585. 20

Il est cependant complet, puisqu’il compte 16 feuillets, signés A8-B8.

21 ‘P’ lettrine décorée de la hauteur de 6 lignes ; la première ligne du texte (‘Artes oratio’) est en corps double. 22 Aux modèles donatiens – magister, musa, scamnum, sacerdos, felix – s’ajoutent ici manus et dies, témoignage du glissement progressif du système original des cinq ‘genres’ (masculin, féminin, neutre, ‘commun’ et ‘tout’) à celui des cinq déclinaisons sur la base du génitif singulier. 23

Ego, tu, sui ; ille, iste, ipse, hic, is, qui / quis ; meus, tuus, suus, noster, vester.

24

Legens, lectus, lecturus, legendus.

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pour les modes infinis. La version française de l’Ars minor prend la suite (f. B3rB8r) sans aucune interruption 25 : dans cette rédaction, relativement simple, les ajouts (cinq déclinaison nominales sur la base du génitif, quatre pronominales, plus trois brefs paragraphes sur le paradigme de Moyses, Iesus, Adam) prennent place à la fin de la matière donatienne. L’explicit au f. B8v, « Explicit Donatus », confirme par ailleurs que l’ensemble du livret était mis sous l’égide du grammairien latin : conscience de l’unité foncière des deux rédactions, ou nouvelle preuve d’une désémantisation en cours depuis le XIIIe siècle, je ne saurais trancher 26. Contenus dans le même volume, traitant du même sujet, dérivés d’une même source (vieille d’un millénaire !), cet Ars minor latin et sa version française accusent des discordances qui prouvent bien, si besoin était, que l’un ne constitue pas le modèle de l’autre ; la collation du paragraphe introductif et du chapitre consacré au nom dans les deux rédactions permet de mesurer les écarts : Partes orationis quot sunt ?

Quantes parties d’oraison sont ?

8 parties d’oraison : liste

8 parties d’oraison : liste

---

+ 4 parties déclinables : liste

---

+ 4 parties indéclinables : liste

---

+ régime des parties d’oraison

NOM

NOM

6 accidents : qualité, comparaison, genre, nombre, figure, cas 2 qualités : propre et appellative 3 degrés de comparaison : positif, comparatif, superlatif + nomina appellatiua comparantur régime du comparatif et du superlatif --4 genres (masc., fém., neutre, ‘commune’) + ‘omne’ + ‘epychenum’

6 accidents : qualité, comparaison, genre, nombre, figure, cas 2 qualités : propre et appellative 3 degrés de comparaison : positif, comparatif, superlatif --régime des 3 degrés (positif, comp., superlatif) + nom collectif (définition) 5 genres (masc., fém., neutre, ‘commun’, ‘tout’)

25 Incipit typographiquement identique à l’incipit latin : « Quantes parties d’oraison sont ? Huyt. » (‘Q’ lettrine décorée de la hauteur de 6 lignes ; ‘Vantes par’ en corps double). 26 Ce procédé, par lequel le nom de Donat en était venu à indiquer les rudiments dans n’importe quelle discipline, linguistique ou morale, est en effet bien attesté par les titres mêmes de quelques ouvrages : le Donatz proensals d’Uc Faidit (éd. par J.H. Marshall, Oxford University Press, 1969), le Donait françois (éd. par Pierre Swiggers, Revue des Langues Romanes, LXXXIX, 2, 1985, p. 235-251), le Donatus spiritualis de Jean Gerson traduit en français par Colard Mansion (ce dernier éd. par Maria Colombo Timelli, Milano, Istituto Lombardo Accademia di Scienze e Lettere, 1997), jusqu’au Donnet parodique contenu dans le Jardin de Plaisance (Ead., in Studi di filologia e letteratura francese in onore di Anna Maria Finoli, Pisa, ETS, 1995, p. 137-171). Voir aussi : J. Engels, « Les noms de quelques manuels scolaires médiévaux », Neophilologus, 54, 2, 1970, p. 105-112.

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La tradition bilingue des traités pédagogiques de grammaire latine 2 nombres (sing., plur.)

2 nombres (sing., plur.)

2 figures (simple, composée) + quattuor modis nomina componun-

2 figures (simple, composée) ---

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tur 6 cas (nominatif, génitif, datif, accusatif, vocatif, ablatif)

6 cas (nominatif, génitif, datif, accusatif, vocatif, ablatif)

---

+ 2 manières : substantif et adjectif

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+ 2 espèces : primitive et dérivative

La question qui nous intéresse ici, à savoir le rapport de transfert établi entre la langue classique et la langue ‘vulgaire’, peut être abordée au sein de la seule version française au niveau des exemples proposés aux élèves dans le but d’illustrer certaines définitions ou formations particulières du latin. Deux constatations préalables. Dans notre imprimé normand, tous les exemples ne sont pas traduits ; et, dans les exemples bilingues, le français suit le modèle latin, dans un ordre qui, bien qu’il nous paraisse ‘naturel’, n’était pas la règle au Moyen Âge et au-delà 27 : comme nous le verrons, les exemples proposés uniquement en français ou dans la séquence français / latin ne sont pas exceptionnels. En ce qui concerne la déclinaison nominale, on fait correspondre, par exemple, les formes synthétiques du latin et les formes analytiques de la langue moderne ayant recours au système prépositionnel : le nominatif, si comme magister / le maistre ; le genitif, si comme magistri / du maistre ; le datif, si comme magistro / au maistre ; l’accusatif, si comme magistrum / le maistre ; le vocatif, si comme o magister / o tu maistre ; l’ablatif, si comme a magistro / avec le maistre, par le maistre, sans le maistre ou a l’office du maistre (f. B3v) 28.

La même alternance entre formes synthétiques latines et formes périphrastiques françaises s’observe dans l’illustration des comparatifs, tant dans le chapitre du nom 29, que dans le chapitre sur l’adverbe : Le positif, si comme doctus / sage ; le comparatif, si comme doctior / plus sage ; le suppellatif, si comme doctissimus / tres sage (f. B3v). Le positif, si comme docte / sagement ; le comparatif, si comme doctius / plus sagement ; le suppellatif, si comme doctissime vel doctissimum / tres sagement (f. B5v).

Dans le paragraphe consacré aux ‘genres’ (les voix) du verbe, la traduction semble dictée par l’exigence de dépasser l’ambiguïté de certaines formes lati27 Voir la typologie dressée par Maria Colombo Timelli, « Tra insegnamento del latino e codificazione di una lingua volgare : rifacimenti francesi dell’Ars minor di Donato », in Italia ed Europa nella linguistica del Rinascimento, Modena, Panini, 1996, vol. I, p. 173-185 ; et Traductions françaises, op. cit., p. 30-37. 28

Cf. Colombo Timelli, Traductions françaises, op. cit., p. 35 et 39-40.

29

Dans la grammaire donatienne, l’adjectif qualificatif est classé comme un ‘nom appellatif’.

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nes ; en effet, alors que les exemples pour le verbe actif (lego), passif (legor), neutre (sto, curro) peuvent se passer de la forme française correspondante, celle-ci s’impose pour le déponent (loquor / je parle ; sequor / j’ensuy) et pour le commun (criminor / je blasme ou suis blasmé) (f. B5r). Les quatre Quot modis ? réunis dans le volume de Philadelphie peuvent être groupés selon au moins deux critères : en fonction du lieu d’édition et du nom de l’éditeur / libraire (Raulin Gaultier à Rouen pour les nos 7, 8, 10 ; Michel Angier à Caen pour le no 9), ou bien sur la base de la langue de rédaction (le latin pour le no 7, le français pour les nos 8, 9, 10). Quant au contenu et à son organisation, les écarts entre les quatre versions sont tels qu’ils découragent toute tentative de classement 30. Ce cadre est encore compliqué par le fait qu’un même éditeur, Raulin Gaultier, a fait imprimer, à quelques années de distance, le texte latin (no 7) et deux versions françaises différentes (nos nos 8 et 10), alors qu’une autre version française (no 9) circulait à Caen sans doute pendant les mêmes années 31. De toute manière, quelle que soit l’approche adoptée, la question du rapport entre les deux langues ne peut être éludée, tant elle est au cœur de ces textes. Même notre no 7, traité rédigé entièrement en latin pour enseigner la langue classique, ne manque pas de références explicites au français 32, par exemple à propos du verbe impersonnel : Quando debemus incipere per verbum impersonale ? Quando in gallico est unum verbum et postea non sequitur aliquod nomen vel pronomen quod possit esse suum suppositum, vel etiam quando in gallico dicitur l’en, on vel il (f. 1r).

Et encore : Verbum impersonale cognoscitur quando in principio sui significati dicitur gallice l’en, on vel il : legitur / l’en lit (f. 2r) 33. 30 Le problème se pose en effet de la reconnaissance d’une éventuelle ‘vulgate’ de notre traité : le nombre des témoins répertoriés invite à y réfléchir (une douzaine avant 1525 : quatre manuscrits (P2, Metz1, Metz4, L) et huit éditions que l’on peut associer sur la base du contenu (Jehannot et Pigouchet, Denidel et La Barre, Morin et Gaultier no 10, Gaultier no 8, Angier no 9). Cependant, la double typologie que j’avais moi-même reconnue en 1997 éclate avec ces impressions normandes, qui semblent des compilations de l’un et de l’autre groupe (en gros, groupe 1 : Metz1 et Metz4 ; groupe 2 : P2, L, Jehannot, Denidel, Morin et dérivés), tant pour la structure, qui n’est pas partout catéchétique, que pour les sujets abordés ; en plus, d’autres sources (Valla, comme on le verra) y sont mises à profit. 31

Les datations proposées par R. Hirsch, que j’ai reprises au début de ce travail, sont nécessairement floues. 32

C’est une version nettement plus brèves que les autres, bien qu’intercalée de nombreuses citations versifiées : 5 feuillets à peine contre 12 pour le no 8, 16 pour le no 10. 33

Une connaissance adéquate de la langue maternelle est également exigée comme base pour la composition et le thème, mais cela dans un texte complémentaire à notre manuel, désigné comme « Nature verborum » : « Pro aliqua instructione iuvenum, notandum est quod ad debite materiam componendum quinque principaliter requiruntur. Primo,

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Le dixième opuscule du recueil, un Quot modis ? sans indication de titre, offre un texte identique à celui publié par Martin Morin, à Rouen toujours, vers la fin du XVe siècle 34 ; il s’agit d’une rédaction bien plus riche que celles parues à Paris pendant les mêmes années, chez Estienne Jehannot et Anthoine Denidel par exemple : elle intègre en effet de nombreux paragraphes sur des questions tant de morphologie que de syntaxe 35. Qui plus est, le rapport entre latin et français y est complexe, dans la mesure où les deux langues changent continuellement de statut (métalangue, objet de l’enseignement, langue de référence) et de place (dans les exemples modèles). Prenons le début du traité, où il est question de l’organisation de la phrase latine, et plus en particulier du syntagme inaugurant des énoncés latins corrects. Pour tous les quatre cas envisagés, référence est faite à la langue maternelle des élèves : Quant commence l’en son latin a faire par le nominatif case / le vocatif case / l’ablatif case mis absolut / le verbe impersonel ? Quant au commencement du françoys… (f. A1r-v).

La même régularité ne se relève cependant pas au niveau des exemples appelés à illustrer la règle à peine énoncée. L’ordre latin / français, adopté pour le nominatif (« magister legit / le maistre lyt ») et pour le vocatif (« Petre, veni / Pierre, vien ; Petre, fac ignem / Pierres, fay le feu ; miserere mei, Deus / Dieu, aies merci de moy »), situe en première place la langue objet de l’enseignement et attribue au français la fonction de glose. Mais pour l’ablatif absolu et le verbe impersonnel cet ordre est inverti, le français s’imposant apparemment comme langue modèle : le maistre lisant, les enfans profitent / magistro legente, pueri proficiunt ; l’en chante la messe / cantatur missam ; on va aux vespres / itur ad vesperas ; il fault estudier / oportet studere (f. A1r-v).

Il ne s’agit bien entendu que d’apparence, puisque la sujétion de la structure française par rapport à la latine reste entière, tout au moins pour l’ablatif absolu. Il est néanmoins remarquable que la triade d’exemples illustrant le

quod pueri bene intelligant gallicum sue materie et sciant ipsum reducere ad bonum sensum si sit aliqua obscuritas. Secundo, requiritur ut ipsi cognoscant quot sunt orationes vel clausule in suo gallico et eas discernere abinvicem. Tercio, ut cognoscant verbum principale in qualibet oratione vel clausula. Quarto, ut sciant quid habent in latino pro quolibet vocabulo posito in gallico. Quinto, ut cognoscant naturam cuiuslibet dictionis posite in materia et principaliter verbi cuiuslibet clausule… » (f. 3v). Ces conseils pédagogiques, adressés manifestement aux maîtres, confirment que le fascicule, entièrement rédigé en latin, était destiné, comme on l’a dit, aux enseignants. 34

Édition par Colombo Timelli, « Les Principia grammaticalia », art. cit. Il est difficile de reconstruire clairement les relations entre imprimeurs et libraires rouennais à cette date. Ce qui est sûr, c’est que tant M. Morin que R. Gaultier ont collaboré avec M. Angier (cf. Léopold Delisle, Catalogue des livres imprimés ou publiés à Caen avant le milieu du XVIe siècle, Caen, 1903-1904, 2 volumes, II, p. XXXI-XLVI). 35

Voir Colombo Timelli, « Manuels français », art. cit., p. 149-151.

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verbe impersonnel ne dépend pas de la forme verbale du latin, mais plutôt des trois pronoms français : Quant au commencement du françois il n’y a point de nom substantif ne de pronom primitif, mais il y a ung verbe donc le françoys se commence par l’en ou on ou il (f. A1v) 36.

L’ordre français-latin dans la présentation des exemples se retrouve ailleurs : – à propos de l’infinitif verbal servant de sujet : « lire est chose moult utile / legere est multum utile » (f. A2r) ; – pour le régime du relatif et de son ‘antecedent’ : « homme qui court ne se siet pas / homo qui currit non sedet » (f. A3r) ; – quant aux différentes structures possibles pour exprimer en latin la relation nom + nom : « la chape du maistre / capa magistri ; homme Robert / homo Robertus ; Jehan le clerc / Johannes clerici » (f. A3r) ; – pour les traductions du ‘génitif ’ français : « Jehan Du Val venant du marché est aymé du maistre / Johannes De Valle veniens de foro diligitur a magistro » (f. A3r). De telles oscillations dans l’exposé peuvent être interprétées comme des expédients didactiques aidant la mémorisation, mais peut-être aussi comme des supports au thème sinon à la composition latine. Le français sert encore de référence pour certaines définitions : – comment reconnaître un adjectif neutre substantivé ? Celui-ci enferme « en [sa] signification ce françoys icy, chose » (f. A7r) ; – comment distinguer un verbe actif ? « On le congnoist a ce qu’il peut gouverner aprés luy selon bon françoys et sans preposition cest accusatif icy, hominem… » (f. A8r) ; – et, à propos du classement des adverbes, ceux « dont le françoys se termine en -ent […] sont de la qualité » (f. A8v). Le ‘versus’ latin qui suit répète exactement la même chose, dans un pot-pourri linguistique étonnant : « Ent quibus est finis adverbia sunt qualitatis ». Le glissement progressif des catégories grammaticales et syntaxiques du latin à la catégorisation du français est ainsi achevé. Ce transfert est encore confirmé à propos de la déclinaison nominale : Qui est le sens du nominatif ? Le, la, les. Qui est le sens du genitif ? De, du, da [sic], des. Qui est le sens du datif ? Au, aux, es. Qui est le sens de l’accusatif ? Le, la, les, ainsi que du nominatif. Qui est le sens du vocatif ? O tu, o vous. Qui est le sens de l’ablatif mis absolut ? Le, la, les. Qui est le sens de l’ablatif qui n’est point mis absolut ? C’est de, du, da [sic], des, ainsi que du genitif, ou le sens de aucunes prepositions, si come par, sans, en, eu, a et leurs semblables. (f. A3v) 36

Ce passage correspond à celui qui a été cité plus haut en latin, tiré du texte no 7.

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Cette équivalence entre la flexion d’une part et l’emploi des articles et prépositions de l’autre remonte au moins au début du XVe siècle : elle est attestée dans le Donait françois ainsi que dans certaines rédactions françaises de l’Ars minor 37. En somme, le mélange de références dans cette version du Quot modis ? (uniquement au latin 38 / uniquement au français / aux deux langues dans l’un et dans l’autre sens) implique évidemment que les mêmes catégories morphosyntaxiques sont applicables au latin et au français. La langue vulgaire s’impose alors non seulement comme l’appui à partir duquel l’élève a accès à une langue inconnue, mais aussi comme une langue qui, certes encore implicitement, est en train d’acquérir un statut et une ‘dignité’ grammaticale qui sont encore loin d’être proclamés apertis verbis 39. Les deux derniers manuels de notre petit corpus (nos 8 et 9) occupent une place à part en raison de leur relative originalité : l’un et l’autre représentent en effet – chacun avec ses péculiarités et malgré de profondes divergences – un chaînon dans le passage de la tradition médiévale du Quot modis ? à la nouvelle perspective philologique et humaniste à l’égard de la langue classique. Quelques traits communs se repèrent de prime abord : d’une part et d’autre, la paternité du traité est assumée par un maître de l’école locale, dont le nom apparaît dans l’intitulé et dans l’épître liminaire, qu’elle soit en vers ou en prose (et encore dans le colophon du no 8), et qui met en avant tant ses critiques aux textes en circulation que ses propres innovations et améliorations. Jean Morin de Lisieux, maître à Pont-l’Évêque et ‘auteur’ des Principia grammaticalia publiés à Rouen (no 8), s’insurge par exemple contre les « principia grammatica [sic] vulgaria, non solum mendis et erroribus, verum magno superfluo referta » ; il propose alors « altera puerilia latine grammatices principia, non prolixa, mendosa », qu’il destine à de jeunes élèves, « paulum aliquid ultra primas litteras progressi ». L’apprentissage de tels rudiments, enrichis d’exemples spéciale37

Pour le Donait françois on verra l’édition citée de Pierre Swiggers, p. 244, ou celle de Thomas Städtler, op. cit., p. 131 ; pour l’Ars minor en français, je renvoie à mon édition (Traductions françaises, op. cit.), p. 194 (ms. S, avant 1436) et p. 208 (ms. P3, 1488). Voir aussi le traitement de ce sujet dans les « Grammaires de Metz » : Simone Monsonégo et Odile Derniame, « Vocabulaire de la syntaxe au XVe siècle d’après quelques documents en français », in Mélanges de langue et de littérature françaises du Moyen Âge offerts à Pierre Demarolle, Paris, Champion, 1998, p. 175-192, en particulier p. 183. 38

Par exemple, pour illustrer le ‘suppost’ : « bonum est nos hic esse, istud mane est valde serenum » (f. A2r). 39 Colombo Timelli, Traductions françaises, op. cit., p. 10-11 ; Serge Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris – Montréal, Vrin – Presses de l’Université de Montréal, 1987 ; Idem, « Le latin était la langue maternelle des Romains : la fortune d’un argument à la fin du Moyen Âge », in Méthodologie de la traduction : de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Éditions du CNRS, 1992, p. 265-282.

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ment forgés, rendra par ailleurs ceux-ci capables de monter rapidement vers de plus hauts sommets 40 (f. 2r-v). Le ‘magister’ signant le manuel publié à Caen (notre no 9), tel Jean Goubey ou Legoubey (« Joannes Gobeus » en latin), originaire de La Tillaye (« Tillianus Lexoviensis ») 41, offre ses « principia exacte emendata ad veram studiosorum iuvenum erudicionem » (f. A1r). Les deux dédicataires, un « Guielmus Epularius » d’un côté, « magister litteratissimus et cultissimus » à Fauguernon (« gymnasioli falguerniaci », no 8), et de l’autre un « Stephanus Harus », « sapientissimus sacre theologie professor » 42 (no 9), confirment le milieu restreint pour lequel ces manuels sont conçus et à l’intérieur duquel ils circulent : un monde scolaire dont les élèves sont destinés à une formation intellectuelle pour laquelle le rudiment du latin constitue la base incontournable. Voilà donc deux maîtres qui récupèrent, indépendamment l’un de l’autre sans doute, un manuel traditionnel et bien connu de morphosyntaxe latine, et le mettent à jour pour leurs élèves ; à l’intérieur du texte, on le verra, ce sont les différences qui dominent, à tel point qu’à certains endroits il est difficile de reconnaître la matrice commune ; il est alors d’autant plus significatif de relever le recours parallèle et récurrent à des auctoritates non spécifiées : « selon les rhétoriciens / les grammairiens latins » (no 8), « selon les grammairiens / les theoriciens / rhetorique » (no 9) ; ainsi qu’une même allusion à quelques auteurs classiques, avec les mêmes citations à l’appui, à propos d’un emploi particulier du supin : Jean Morin Le dernier supin terminé en -u doit estre tousjours ordonné avec ung nom adjectif. Exemple : cela est difficile a entendre / hoc est difficile intellectu, id est ut intelligat. Et ne doit on jamais dire : venio lectu vel venio pransu, mais venio de legendo, venio de prandendo. Que le dernier supin doit estre tousjours ordonné avec ung nom adjectif est (et) prouvé par Virgille disant : nec facilis visu nec dictu affabilis ulli. Par Therence : sum extra noxam sed non est facile excusatu. Par Tulles : difficile dictu est quantopere consiliet animos comitas affabilitasque sermonis. (f. 7r)

Jean Goubey Le dernier supin terminé en -u veult estre prins passivement et tousjours mis aprés ung adjectif duquel il est gouverné, et venustement pour l’accusatif case du gerundif, ut : hoc est delectabile visu ; et ne doit on pas dire comme les ignares venio lectu, nec venio de legendo selon Laurens Valle ; mais on doit dire venio a lectione, vel a legenda lectione ; et est prouvé par Virgile : nec visu facilis, nec dictu effabilis ulli ; Therence, Sum extra noxam sed non est facile excusatu. (f. A5r-v)

40

« ab ipsis educati bicipitem Parnasum brevi sunt scansuri » (f. 2v). La dédicace est datée 1504. 41

Enseignant de grec, il fut syndic de l’Université de Caen : cf. Delisle, op. cit., II, p. CVII. 42

Etienne Haro, docteur en théologie, fut aussi proviseur du Collège de Justice à Paris, auprès duquel il créa deux bourses en faveur des enfants de chœur de la Cathédrale de Rouen (Charles de Robillard de Beaurepaire, Recherches sur l’instruction publique dans le diocèse de Rouen avant 1789, Évreux, P. Huet, 1872, p. 129 et p. 219-220).

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Ceci dit, tout sépare ces deux traités au niveau tant du contenu que de sa présentation. Les Principia de Jean Morin sont d’abord sensiblement plus brefs que ceux de Jean Goubey (13500 caractères contre 24000), ils adoptent la forme suivie plutôt que le système question / réponse 43, et organisent le contenu en de brefs paragraphes introduits par autant d’intitulés imprimés en corps plus gros, ce qui améliore sensiblement la lisibilité de la page et le repérage des différents sujets. Sur le plan linguistique, la présence du latin est paradoxalement réduite au minimum, avec évacuation totale des citations versifiées, ce qui pourrait confirmer que le texte est conçu pour des élèves ayant à peine dépassé leur Donat. Les références à la langue maternelle sont en effet explicites et constantes, surtout dans la première partie, où sont traités les ‘commencements’ de la phrase latine ; ce n’est qu’à partir du français que l’enfant saura construire des phrases latines correctes : On commence son latin par le nominatif case singulier ou plurier quant du françoys on peult former ung nom substantif ou ung pronom primitif, et aussi quant il y a audit françoys ses habitudes icy : le ou la en singulier et les en plurier… (f. 3r-v) 44

De même, tous les exemples modèles procèdent dans l’ordre français-latin, avec la seule exception des catégories grammaticales n’ayant pas de correspondance dans la langue vulgaire (par ex. le classement de l’adjectif sur la base des désinences, f. 5v-6r), et ce même pour l’ablatif absolu, évidemment calqué sur la structure syntaxique latine : le soleil levé nous irons a l’escole / orto sole ad scolam ibimus ; les maistres bien clers, les escoliers mieux profitent / preceptoribus perdoctis, scolastici proficiunt melius. (f. 4v)

Le tout premier paragraphe, dont je ne trouve aucune autre attestation dans les Quot modis ? conservés, attribue par ailleurs au français les mêmes parties du discours qu’au latin : On commence son latin par huyt manieres, c’est assavoir par le nom, par le pronom, par le verbe, par l’adverbe, par le participe, par la conjunction, par la preposition et par l’interjection.

43 Ce choix apparaît comme exceptionnel dans l’ensemble des manuels connus : on le retrouve dans deux manuscrits de Metz, classés M4 (éd. Städtler, op. cit., p. 142-147) et M5 (éd. Q.I.M. Mok, « Un traité médiéval de syntaxe latine en français », in Mélanges de linguistique et de littérature offerts à Lein Geschiere, Amsterdam, Rodopi, 1975, p. 37-53 ; et Städtler, op. cit., p. 148-152). 44 La correspondance entre les cas latins et les articles / prépositions françaises a été commentée plus haut (note 37). Le terme habitude apparaît cependant unique dans la tradition des Quot modis ? ; il ne se retrouve qu’ici et dans les Principia de Jean Gobet (f. A1v et A6r) ; l’acception grammaticale n’est pas attestée dans les dictionnaires historiques (cf. FEW 4, 370-371, s.v. habitudo).

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MARIA COLOMBO TIMELLI Exemple du nom : Dieu est bon / Deus est bonus. Du pronom : je suys chrestien / ego sum christianus. Du verbe : lys, Guillaume / lege, Guillerme. De l’adverbe : au jourd’uy (uiy) seroy batu / hodie verberabor. Du participe : les gens de bien sont a ouyr / audiendi sunt viri boni. De la conjunction : si Dieu me pardonne je seray sauvé / si Deus michi parcat salvabor. De la preposition : je voys au village / ad villam eo. De l’interjection : douleur a toy / hei tibi. (f. 3r)

Les Primaria grammatices principia publiés à Caen clôturent dignement notre parcours, dans la mesure où ils témoignent, de par leur contenu, de la fusion accomplie entre la tradition tardo-médiévale du Quot modis ? et la nouvelle approche humaniste de la langue et de la grammaire latine. J’ai déjà rappelé les renvois aux auctoritates qui s’y multiplient sous plusieurs formes ; en plus, l’introduction de certaines remarques par les adverbes synonymes ‘elegantement / venustement’ 45 prépare l’apparition du nom de Lorenzo Valla, cité au f. A5r : et ne doit on pas dire comme les ignares venio lectu, nec venio de legendo selon Laurens Valle ; mais on doit dire… 46

Le recours aux citations d’auteur (Salluste et Thérence au f. A3v ; Virgile et encore Thérence au f. A5r-v ; Ovide et Perse, puis Virgile et Ovide au f. A5v) confirme la transformation accomplie de l’ancien manuel : les phrases forgées par les maîtres pour montrer l’application de la règle s’accompagnent ici de modèles littéraires formant le canon des classiques latins. Un pas énorme est franchi, allant du latin médiéval au latin des sources 47. Les ‘versus’ traditionnels, parfois introduits par l’indication ‘Regula’, sont pourtant encore nombreux, ainsi que les exemples créés, souvent bilingues ; les écarts dans la structure syntaxique (et par conséquent l’autonomie de la

45

Par ex. : « Plus, selon rhetorique l’adjectif doit preceder son substantif et venustement entre iceulx on met aucune oblique ou aultre partie d’oraison, ut : magna viri virtus ; fausto sub sydere nata » (f. A3v) ; « Le premier supin mis tousjours aprés ung verbe ou ung participe signifiant motion est mué elegantement en accusatif case du gerundif ad precedant, ou au futur du participe terminé en -rus » (f. A5r). 46 La diffusion des Elegantiae dans l’Europe entière fut très vaste et immédiate ; imprimées très tôt (à partir de 1471), on en dénombre au moins 65 éditions avant 1520 en Italie, Allemagne, France (à Paris et Lyon). Cf. Joseph Ijsewijn et Gilbert Tournoy, « Un primo censimento dei manoscritti e delle edizioni a stampa degli Elegantiarum linguae latinae libri sex di Lorenzo Valla », Humanistica Lovaniensia, 18, 1969, p. 25-41 et 20, 1971, p. 1-3. 47 Sur le statut du latin au Moyen Âge, on peut encore renvoyer aux observations de Charles Thurot, Extraits de divers manuscrits latins pour servir à l’histoire des doctrines grammaticales au Moyen Âge, (Paris, 1869), Frankfurt am Main, Minerva, 1964, p. 500-504. Voir surtout : Christine Mohrmann, « Le latin médiéval. Langue morte ou langue vivante ? », Cahiers de Civilisation Médiévale, I, 1958, p. 265-294 ; et les remarques préliminaires de Bernhard Bischoff, « The Study of Foreign Languages in the Middle Ages », Speculum, XXXVI, 1961, p. 209-224.

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traduction française, quel que soit l’ordre de présentation) se font de plus en plus évidents : Qu’est requis a parfaicte oraison ? Troys choses sont requises a parfaicte oraison, c’est assavoir ung suppost, ung verbe et ung appost ; et doibt on selon rhetorique mettre l’appost au commencement, le suppost aprés, et le verbe a la fin. Exemple : sapience est la souveraine des vertus / summa enim virtutum sapientia est. (f. A2v)

Dans le manuel de Jean Goubey, on l’a vu, latin et français apparaissent de plus en plus comme deux langues autonomes : cependant, l’élégance de l’une, restituée à sa pureté classique, n’implique pas l’avilissement de l’autre. Dans un passage unique, non relevé dans les autres rédactions du Quot modis ?, voici en effet ce qu’on lit à propos du ‘nom substantif’ 48 : Il est a noter que les latins n’ont point d’articles, mais usent au lieu d’articles de ces troys pronoms icy : hic, hec, hoc, pour la discretion du gerre et des cases… (f. A3r)

Or, si le terme ‘article’ existe en français depuis au moins le XIIIe siècle 49, sa reconnaissance en tant que partie du discours sera bien plus tardive. Dans un panoramique sur la question, Pierre Swiggers signale dans la Grammatographia de Lefèvre d’Étaples (1529), très proche chronologiquement de notre traité, l’équivalence non explicitée entre les articles français et les démonstratifs latins 50. Une telle correspondance se trouve établie en toutes lettres dans le passage cité, où deux systèmes grammaticaux, l’un avec articles, l’autre devant en suppléer l’absence par d’autres formes, sont mis en rapport. Malgré leur apparence quelque peu décousue, les observations qui précèdent peuvent nous amener vers quelques rapides conclusions. L’heureux hasard qui a pourvu nos manuels d’une reliure unique dès le XVIe siècle nous permet d’avoir accès aujourd’hui à un corpus homogène de textes qui, épars, avaient toute chance de disparaître à jamais 51. Témoins importants de la survivance de la tradition grammaticale médiévale dans l’enseignement élémentaire du siècle de la Renaissance 52, ils en montrent en même temps l’évolution sous l’impulsion nouvelle déterminée par la redécouverte de l’An48 La grammaire d’origine donatienne reconnaît deus ‘manieres’ de nom, le substantif et l’adjectif : voir Colombo Timelli, Traductions françaises, op. cit., p. 109. 49

Städtler, op. cit., p. 169-170 ; il est aussi attesté dans des textes littéraires : ibid.,

p. 50. 50 Pierre Swiggers, « L’article en français : l’histoire d’un problème grammatical », Revue de Linguistique Romane, 49, 1985, p. 379-409, en particulier p. 381. 51 Dominique Coq, « Les tribulations des plaquettes gothiques », Revue de la Bibliothèque Nationale, 33, 1989, p. 47-53. 52 Survivance contre laquelle s’insurge Rabelais dans un passage célèbre du Gargantua (ch. XIII, « Comment Gargantua fut institué par un Sophiste en lettres latines ») :

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tiquité classique. La circulation bilingue de ces manuels, rédaction latine et version française, n’exclut pas, comme on l’a vu, le passage de l’une à l’autre de réflexions, exemples, citations, la frontière entre les deux langues et entre les textes étudiés étant nettement moins étanche qu’on est amené à le croire habituellement. Encore, la relation entre latin et français telle qu’elle se pose à ce premier stade de l’enseignement et à cette étape de la transmission textuelle marque profondément tous ces manuels, qu’il s’agisse de véritable diglossie (distribution des langues en fonction du contenu) ou de bilinguisme (traduction d’un seul et même ‘texte’, traité ou exemple). Et enfin, on ne peut manquer de souligner que c’est par le contact direct des deux langues – dans l’esprit de nos petits maîtres sortant peu à peu de l’anonymat et par conséquent dans celui de leurs élèves – que s’élabore la conception d’une dignité propre de la langue ‘vulgaire’.

« un grand docteur sophiste […] luy leut Donat, le Facet, Theodolet, et Alanus in parabolis… » (éd. Mireille Huchon, Paris, Gallimard, 1994, p. 43).

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Fonctions lexicales et rhétoriques de la réduplication synonymique dans La nef des folles (vers 1498) OLGA ANNA DUHL Lafayette College

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a réduplication synonymique est un procédé d’enrichissement du lexique 1 qui tire sa source des théories classiques de la traduction, discipline inséparable à l’origine de la grammaire et de la rhétorique 2. Selon Quintilien, par exemple, elle correspond à un exercice de rhétorique qui consiste, tout d’abord, à « remplacer les mots par des équivalents », et, ensuite, à paraphraser un texte de manière « plus libre » en « l’abrégeant » et en « l’embellissant » selon les caractéristiques du style du poète 3. Alors que les théoriciens des arts poétiques des XIIe et XIIIe siècles, et sur leurs traces, les prosateurs français des XVe et XVIe siècles, tendent à privilégier les fonctions exégétique et rhétorique de la synonymie 4, les traducteurs, quant à eux, préfèrent s’en servir dans le domaine du lexique, et cela à partir notamment du XIVe siècle, 1

Voir l’étude de synthèse de Claude Buridant, « Les binômes synonymiques : esquisse d’une histoire des couples de synonymes du Moyen Âge au XVIIe siècle », Bulletin du Centre d’Analyse du discours, 4, 1980, p. 5-79. 2 Rita Copeland, Rhetoric, Hermeneutics, and Translation in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge UP, 1991, p. 1-4, 21-36. 3 « versus primo soluere, mox mutatis verbis interpretari, tum paraphrasi audacius vertere, qua et breuiare quaedam et exornare saluo modo poetae sensu permittitur » (Institution oratoire, tome Ier, texte établi et trad. Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1975, 1, 9.2, p. 129). 4 Pour les racines latines et vulgaires de la réduplication synonymique, voir Leena Löfstedt, « La réduplication synonymique chez Jean de Meun dans sa traduction de Végèce », Neuphilologische Mitteilungen, 4, XXVII, 1976, p. 449-470 ; pour l’usage du procédé dans la littérature narrative du XVIe siècle, voir Alexandre Lorian, Tendances stylistiques dans la prose narrative française au XVIe siècle, Paris, Klincksieck, 1973, p. 65-92.

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lorsque la pratique de la traduction commence à prendre essor grâce à l’activité des premiers humanistes. Véhicule de transfert de sens d’une langue vers une autre (typiquement du latin vers le vernaculaire), la synonymie représente un facteur important du processus d’enrichissement du lexique de la languecible, dans la mesure où elle facilite l’assimilation de termes provenant de domaines aussi variés que la philosophie, les sciences, l’administration, le droit ou la pédagogie, domaines où le vernaculaire se révèle encore déficitaire. La nef des folles selon les cinq sens de nature, œuvre traduite du néo-latin en moyen français par Jehan Droyn (ou Drouyn) vers 1498 5, s’inscrit dans cette tradition, dans la mesure où elle fait un usage abondant de la réduplication synonymique tant sur le plan lexical que sur le plan rhétorique. On pourrait même dire qu’il s’agit d’un cas-limite du procédé, étant donné que la plupart des éléments sur lesquels celui-ci se fonde appartiennent à la base lexicale de l’ancien et du moyen français plutôt qu’à celle du latin, ce qui tire notre texte du côté d’une adaptation libre. Nous montrons qu’un bon nombre de synonymes qui entrent dans la composition de La nef des folles sont dépourvus des fonctions explicative et rhétorique qu’elles exercent, par exemple, dans la prose narrative vernaculaire du XVIe siècle 6, n’ayant d’autre utilité que de pousser les limites du texte au-delà de celles qui devraient correspondre à une traduction fidèle à l’original. Il n’est pas rare en effet que de tels synonymes présentent un plus grand nombre de caractéristiques communes avec le pléonasme et la tautologie qu’avec la périphrase explicative ou ornementale. Le texte-source de La nef des folles, œuvre du célèbre imprimeur humaniste Josse Bade, intitulé Stultiferae naues 7, reprend à sa manière propre les carac-

5 Jehan Droyn, qui vécut dans les dernières décennies du quinzième siècle et dans les premières décennies du seizième siècle, fut « bachelier en loys et en decret » connu surtout pour ses traductions et ses mises en prose de la Nef des fous de Sébastien Brant (Henri Guy, Histoire de la poésie française au XVIe siècle, vol. I : L’École des rhétoriqueurs, Paris, Champion, 1910, p. 367). La première édition de La nef des folles fut publiée à Paris, chez l’imprimeur Geoffroy de Marneff (qui diffusa également la première traduction en français de La nef des fous de Sébastien Brant), vers 1498. Elle fut la base d’une édition lyonnaise, publiée, selon toute probabilité, au début du XVIe siècle, disponible aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France, Paris (Rés. M.Yc. 750). Toutes nos citations sont tirées de cette dernière édition. Pour la tradition textuelle, voir notre article, « La Nef des folles selon les cinq sens de nature, ‘ translaté’ du latin en français par Jehan Drouyn (1498) : traduction, compilation, innovation », Le Moyen Français (Actes du Colloque International Traduction, dérimation, compilation ; La phraséologie), Montréal, CERES, 51-52-53, 2002-2003, p. 193-210. 6

Voir la note 4.

7

Les Stultiferae naues furent publiées en 1501 à Paris, par les frères Marneff. Le texte néo-latin est disponible en français moderne sous le titre de La Nef des Folles, Stultiferae naves de Josse Bade, prés. Charles Béné, trad. Odette Sauvage, Grenoble, Publications de L’Université des Langues et Lettres de Grenoble, 1979. Toutes nos citations sont tirées de cette édition.

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téristiques d’un apologue 8 imitant les subtilités rhétoriques et grammaticales du latin classique. Les difficultés qui se dressaient devant le traducteur ne sont donc pas négligeables : malgré d’importants progrès enregistrés dans le domaine de la traduction, grâce notamment aux travaux de Pierre Bersuire, de Nicolas Oresme, de Denis Foulechat ou de Laurent de Premierfait 9, le latin classique reste encore à ce tournant du XVIe siècle moins accessible que le latin médiéval 10. Confronté à la relative pénurie lexicale du français dans les domaines philosophique, scientifique et poétique, richement illustrés par le textesource, Droyn prend cependant une position extrême en ce qui concerne sa mission qui consistait notamment à combler certaines de ces lacunes : ne se contentant pas de greffer sur le texte non moins de dix chapitres tirés de la version française de la Nef des fous de Brant, qui ne figurent pas dans les Stultiferae naues, il tend à pousser le procédé de la réduplication synonymique jusqu’à la démesure. On peut considérer les Stultiferae naues comme la première étude humaniste consacrée à l’analyse du statut cognitif des cinq sens, qui se poursuit à la lumière des théories philosophiques et poétiques d’un nombre non négligeable d’auteurs classiques et néoplatoniciens, certes fortement imprégnées de la morale puriste de la devotio moderna qui marqua de son sceau l’esprit créateur de Bade dans ses années de formation 11. Riche en mots et expressions dénotant, entre autres, des aspects peu familiers de la connaissance sensorielle, ce texte représentait en effet une inestimable source d’enrichissement du lexique du vernaculaire. On s’étonnera donc que Droyn, à qui l’imprimeur avait confié la traduction de ce texte, ne fût guère tenté par une telle richesse, ne cherchant ni à en éclairer les difficultés lexicales et structurelles ni à doter sa propre langue de nouvelles realia ; lorsqu’il s’applique à forger des expressions synonymiques, il ne semble avoir d’autre but que de renforcer dans la mémoire des préceptes de conduite similaires à ceux que préconisait le discours didactique moralisant médiéval. Autrement dit, sous la plume de notre traducteur, la réduplication synonymique représente une sorte de passe-partout qui témoigne d’une intention moralisatrice bien définie : vulgariser l’apologue de Bade 8 Pour l’apologue, connu aussi sous le nom de « fable », voir Jean Vignes, « La fable », in Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au XVIe siècle, éd. Perrine Galand-Hallyn et Fernand Hallyn, Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et Renaissance” (348), 2001, p. 373-379. 9 Pour les contributions de ces traducteurs, voir Jacques Monfrin, « Humanisme et traducteurs au Moyen Âge », in L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle, Actes du colloque organisé par le Centre de philologie et des littératures romanes de Strasbourg (29 janvier-2 février 1962), éd. Anthime Fourrier, Paris, Klincksieck, 1964, p. 217-246. 10

XIVe

Voir à ce sujet Christiane Marchello-Nizia, Histoire de la langue française aux et XVe siècles, Paris, Bordas, 1979, p. 47.

11 Philippe Renouard, Bibliographie des impressions et des œuvres de Josse Badius Ascensius, Paris, 3 vol., 1908, t. 1, p. 8-9.

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en lui imprimant une orientation idéologique peu favorable aux femmes, l’épurer systématiquement des dimensions philosophique et esthétique qui font pourtant tout l’intérêt de cette œuvre. Comme le dit Droyn lui-même : « Et pour ce l’avons tourné [le texte de Bade] en françoys affin que les femmes le lisent plus à leur aise et aussi pour leurs disciplines salutaires et enseignemens de pure vie » (fol. lxxv v). Dans la mesure où elle se réduit le plus souvent à une technique d’amplification vide de sens, la réduplication synonymique va ici, paradoxalement, à l’encontre de sa fonction originelle : le procédé d’enrichissement du lexique cède le pas à un outil d’homogénéisation du discours. Sur le plan formel, le texte-source se présente comme un prosimètre structuré selon le principe horatien de l’utile dulci : si les parties en prose sont destinées à instruire le lecteur, les vers, dont la plupart s’accommodent de la forme de l’hexamètre classique, se chargent surtout de lui faire plaisir. Notre traduction est toute conforme à cette structure, même si, grâce aux nombreux passages moralisateurs surajoutés, le but instructif l’emporte sur le but esthétique. Néanmoins, dans sa propre traduction des parties versifiées, Droyn, peu sensible aux subtilités lexicales, syntaxiques et métriques des compositions poétiques de Bade, n’accorde qu’une place modeste aux synonymes : le procédé de la réduplication synonymique n’a d’autre but que de faire entrer l’hexamètre dans le moule de l’octosyllabe, sorte de degré zéro de la littérature vernaculaire du Moyen Âge. En revanche, le procédé s’avère fécond dans les parties en prose : comme le montrent les statistiques, la synonymie y représente 8,09 % de l’ensemble de la traduction. Après avoir relevé et répertorié les doublets contenus dans la traduction proprement dite (les chapitres tirés de La nef des fous de Brant n’ont pas été pris en considération), nous avons sélectionné pour cette étude ceux-là mêmes qui figurent, respectivement, dans les pièces liminaires (le « Prologue » et la « Déclaration de la nef »), dont on sait le rôle de garanties d’autorité, et dans le premier chapitre consacré au sens de la vue. Si les théories classiques, médiévales et humanistes d’inspiration néoplatonicienne accordent une place d’honneur au sens de la vue au sommet d’une hiérarchie imaginaire, supérieure à celles qu’occupent respectivement l’ouïe, l’odorat, le goûter et le toucher, c’est parce qu’il représente une sorte d’intermédiaire entre le monde sensible et la connaissance spirituelle 12. Les Stultiferae naues sont toutes conformes à cette conception hiérarchique. Pour souligner l’idée de la supériorité de la vue sur les autres sens, le traducteur, pour sa part, va jusqu’à mettre sur le même plan syntaxique les termes qui désignent la vue et ceux qui dénotent le processus cognitif dont elle est le véhicule, ainsi que le montre le couple synonymique « veoir et congnoistre », y compris les avatars morphologiques de cette formule : « labeure et regarde à congnoistre la condicion et vie tout ainsi que l’en peult veoir et congnoistre son effigie et semblance en ung mirouer » (fol. aiv v). On s’attendrait à ce que, grâce à ce statut privi12 Pour un survol de ces théories, voir l’ouvrage de synthèse de Louise Vinge, The Five Senses : A Study in a Literary Tradition, Lund, CWK Gleerup, 1975. Voir surtout les p. 15-21 pour la conception hiérarchique des cinq sens.

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légié au sein de la hiérarchie des cinq sens, la vue, et la perception visuelle en général, soient à l’origine d’un nombre significatif de nouvelles expressions synonymiques susceptibles d’en élargir l’aire sémantique. Mais en ayant recours au procédé de la réduplication synonymique pour expliquer les caractéristiques de la vue, Droyn ne fait le plus souvent que recycler des termes connus dans la langue, qui proviennent notamment du discours moral : si la vue permet d’accéder à la « béatitude éternelle », elle n’est pas moins la première à éveiller le désir des choses terrestres, la « concupiscence charnelle » 13, et cela en vertu de sa double nature, spirituelle et corporelle. Il est significatif que les cas de réduplication synonymique utilisés pour dénoter la vue représentent 10,07 % de tout le chapitre, alors que ceux qui servent à caractériser le plus bas des sens, le toucher, ne représentent que 7,50 % par rapport à l’ensemble du chapitre. On est en droit de supposer que c’est précisément cette nature double du sens de la vue qui se trouve à la base d’une telle disproportion. Sur le plan formel, la réduplication synonymique se définit comme un procédé qui consiste à mettre sur un seul plan syntaxique, à l’aide d’un élément de coordination ou de l’asyndète, deux, trois ou plusieurs termes qui appartiennent à une seule catégorie grammaticale, sont régis par un seul terme et s’appliquent à un seul référent 14. En ce qui concerne les catégories morphologiques auxquelles appartiennent les synonymes en question, les substantifs représentent les cas les plus nombreux, suivis en ordre décroissant par les adjectifs (ou participes passés), les verbes et les adverbes. On dispose par ailleurs de doublets d’adjectifs et d’adverbes qui dérivent de noms et de verbes, comme, respectivement, « doulx et delectable » et « doulceur et delectation ». En revanche, nous n’avons pas relevé de cas de couples synonymiques de mots-outils. Les termes qui entrent dans la composition d’un doublet sont reliés le plus souvent par les conjonctions « et » (91,12 %), « ou » (2,29 %) et leurs variantes négatives « ne … ne » (4,57 %) ; dans des cas isolés, ils sont réunis par l’asyndète. On pourrait évoquer également les gloses introduites par « c’est-à-dire » qui constituent le reste (2,02 %). Il faut noter cependant que le rapport de coordination ne correspond pas toujours à la structure syntaxique du latin. Nous avons divisé les séries de synonymes (mis en caractères gras à l’intérieur d’une citation, voir l’Appendice) en trois catégories : la première (A) contient des exemples tirés de la traduction proprement dite, la deuxième (B) réunit les cas de synonymie qui apparaissent dans les ajouts, tandis que dans la troisième (C) nous avons répertorié des formules figées qui figurent dans les deux premières catégories. À l’intérieur de ces dernières, nous avons fait une distinction révélatrice entre, d’une part, la fonction explicative (lexicale) des synonymes, d’autre part, la fonction rhétorique relevant d’un but moralisateur que leur attribue le traducteur. En revanche, la troisième catégorie est réservée

13

L’idée de la « concupiscentia carnis » comme source de la « concupiscentia oculorum » est tirée de I Joh. 2, 16. 14

Claude Buridant, art. cit.

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aux doublets à valeur emphatique et ornementale, y compris ceux qui sont dépourvus de toute fonction. En ce qui concerne la typologie des doublets explicatifs inclus dans la première catégorie, nous avons relevé des exemples composés de néologismes absolus que nous avons identifiés par un N majuscule – par exemple, un calque forgé par Droyn – dont un deuxième (ou un troisième) terme, attesté dans la langue, contribue à rendre les sens familiers (A1) ; appartiennent aussi à cette catégorie les exemples dont l’un des termes constitue un néologisme relativement connu, car attesté depuis le début du XVe siècle, mais qu’un deuxième ou troisième terme plus ancien rend davantage familier. Nous avons inclus dans une deuxième sous-catégorie (A2) les synonymes symétriques à quatre ou à plusieurs termes, qui consistent d’un binôme français composé de calques plus anciens, et d’un binôme latin. La troisième sous-catégorie (A3) est celle des exemples de réduplication synonymique explicative typiques où l’un des termes sert à préciser et à restreindre le champ sémantique de l’autre, parfois même à imprimer à ce dernier une nouvelle orientation : comme dans le cas des exemples relevés par Claude Buridant, de telles formules servent à illustrer la fonction « vectorielle » du procédé de la réduplication synonymique 15. On l’aura deviné, les néologismes absolus faisant partie de la sous-catégorie A1 sont peu nombreux. Les exemples que nous avons relevés proviennent dans la majorité des cas du « Prologue », ce qui permet de supposer que cette pièce liminaire s’adressait à l’origine à un lectorat plus sensible aux innovations en matière de langue que celui que visait la traduction proprement dite. Prenons par exemple le binôme « petis dictz et lucubracions », où « lucubracions », au sens de « élucubrations », ne sera attesté qu’au XVIe siècle 16 : Que chascun lecteur vueille supporter et exaucer noz petis dictz et lucubracions si elle[s] sont imparfaictes. (fol. aiv v) Pro temporis poenuria dicturi sumus, pedestri oratione, ut qui ab utriusque sexus fatuis facile capi desideramus. (p. 26)

Malgré la liberté que s’accorde Droyn lorsqu’il traduit ce passage, les « petis dictz et lucubracions » ne sont pas sans évoquer la formule horatienne pedestris sermone. Dans cette formule, dont Bade, qui connaissait à fond l’œuvre horatienne 17, offre ici sa propre variante, Horace fait état notamment du caractère accessible du langage familier caractéristique du style bas et du discours en prose. Or, tel qu’il apparaît dans le couple synonymique ci-dessus, le terme « lucubracions » évoque une digression, un discours élaboré, fruit d’un travail laborieux, c’est-à-dire un discours dont le sens est contraire à celui de 15

Ibid.

16

Walter von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch [FEW], Basel, Helbing & Lichtenhahn, 1922- (FEW). 17 Pour une liste des préfaces et des commentaires de Bade sur les œuvres d’Horace, notamment l’Ars poetica, voir Renouard, op. cit., t. 2, p. 496-497.

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la formule latine : voici une variante personnelle, teintée d’une certaine préciosité, du topos de modestie, plutôt qu’un exemple du souci d’exactitude de Droyn en matière de traduction. Les explications des significations philosophiques et scientifiques concernant la vue proprement dite témoignent elles-mêmes de la tendance qui consiste à vulgariser le texte de Bade. Par exemple, pour traduire le terme latin radius, utilisé par cet humaniste pour expliquer la théorie de la propagation de la lumière selon les Stoïques (p. 32), Droyn choisit le vieux terme « raiz » (fol. ci v), attesté déjà au XIIe siècle, au lieu de « radiation » dont on trouve pourtant la trace chez Pierre Gringore, son contemporain 18. Un raisonnement similaire se trouve, semble-t-il, à l’origine de la formule « ymages et representations », attestée dans la langue, qui sert ici à traduire le terme latin simulachra : Mais Epicurus cuyde que certains ymages et representations d’aulcuns corps procedant de tous les aultres corps et que cela entre dedans les yeulx des creatures. (fol. ci v) Epicurus [dicit] effluere semper ex omnibus corporibus simulachra quaedam corporum ipsorum, eaque sese in oculos inferre. (p. 32)

Cependant, le terme « représentations », composante du doublet « ymages et representations », n’est pas dépourvu d’intérêt : s’il est attesté déjà au sens artistique chez Oresme, il sera destiné plus tard à s’enrichir également d’une connotation scientifique, celle-là même d’une « image sur la rétine de choses vues », notamment chez Furetière (FEW). Or c’est le sens scientifique du mot qui sera retenu par Droyn. On dispose d’un domaine lexical où l’esprit créateur de Droyn se manifeste avec une vivacité plus marquée que dans celui de la connaissance sensorielle : c’est la navigation. En témoigne toute une série de synonymes désignant la « nef », terme qui tend à disparaître au XVIe siècle, au profit de « navire » 19, présent aussi dans notre traduction, à côté de « barque », « navicule », même « nef argonautique ». En outre, pour expliquer le terme latin scapha, utilisé par Bade pour désigner chacune des nefs folles, y compris celle de la « vue folle » (« Scapha stultae visionis ad stultiferam nauem perueniens », p. 31), Droyn a recours au calque « scaphe ou navicule » qui se fonde sur une expression de Bade : « La declaration de la premiere scaphe ou navicule des folles venant par le sens de la veue » (fol. bvi v). Bien qu’attesté au début du XVe siècle, le terme « scaphe » demeure plus rare que « navicule » dont on ne trouve trace, selon Huguet, que vers 1476 20. Droyn va même jusqu’à forger le calque 18 Ulla Jokinen, « Réduplication synonymique dans quelques poèmes politiques de Pierre Gringore », Le Moyen Français, 34, 1994, p. 103-122. 19 Georges Matoré, Le Vocabulaire et la société du p. 312-313.

XVIe

siècle, Paris, PUF, 1988,

20 Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, Paris, Champion (Didier), 1925-1967.

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« naverque » (fol. aiv v) pour traduire le latin « nauarcha » (p. 26), féminin de « nauarchus » désignant la « patronne » ou la « capitaine » de la « scaphe ». De tels exemples seraient-il symptomatiques de l’accueil favorable réservé ici à la navigation exploratrice de nouveaux horizons géographiques dont on sait l’actualité en cette fin du XVe siècle, et dont la Nef des fous de Brant rendait déjà compte à sa manière propre 21 ? À l’analyse, on s’aperçoit que le terme « scaphe » qui renvoie à la « barque » de la vue folle, ainsi que « navarque » désignant la « capitaine » de la « scaphe », n’ont ici d’autre valeur que celle de signifiants dépourvus de signifiés, on pourrait dire, dans la mesure où ils ne correspondent ni à une réalité ni à un concept, la navigation faisant partie a priori des métiers mécaniques réservés à l’homme. Au lieu d’illustrer la fonction explicative de la réduplication synonymique, de tels termes tendent, au contraire, à susciter chez le lecteur une double méfiance à l’égard tout à la fois de l’aventure maritime et des femmes usurpatrices d’un métier d’homme ; l’adjectif « folles » trouverait ainsi sa pleine justification. Les termes latins utilisés par Bade pour présenter Ève, notamment « nauarcha », utilisé au sens de « capitaine » des nefs folles, et « nouerca », au sens de « marâtre » (p. 28), sont de nature à suggérer une telle incongruité. Tout cela montre que lorsque Droyn fait usage de la réduplication pour expliquer un calque, c’est dans une moindre mesure pour enrichir la langue de nouveaux concepts, que pour mieux mettre en évidence la distance qui sépare le français des réalités dénotées par un tel calque. Le cas des doublets symétriques ou de la réduplication apparente (A2) est celui des synonymes qui constituent des traductions de synonymes latins. Ces derniers témoignent du souci stylistique de Bade qui cherche à imprimer à la prose latine une certaine cadence et une symétrie caractéristiques de ses modèles classiques. Comme dans les cas précédents, là aussi il faut distinguer entre les calques et les paires symétriques régulières. Les calques peuvent reprendre des infinitifs, comme, par exemple, dans le binôme « veoir et contempler » 22, dont les termes correspondent aux infinitifs latins videre et contemplari : Dont les Grecs ont voulu dire que ce n’est aultre chose que veoir et contempler en tant qu’envers eulx Dieu est appellé contemplateur et promect toutes choses. (fol. ci r) Quod Graeci omnia videre et contemplari esse ex eo putantur voluisse quae apud eos Deus ipse theon quasi contemplator et olim inspector apellatur. (p. 32)

21 Notamment au chapitre 66 (voir à ce sujet Edwin H. Zeydel, « Sebastian Brant and the Discovery of America », Journal of English and Germanic Philology, XLII, 1943, p. 410-411). 22

Ce doublet se fige au XVIe siècle en formule, notamment dans la prose de Jeanne de Flore (Alexandre Lorian, op. cit., p. 296). Le terme « contemplateur » est attesté dans la langue française (Randle Cotgrave, A Dictionary of the French and English Tongues, 1611-1682, reprint : Hildesheim, G. Olms, 1963).

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On dispose aussi d’adjectifs, comme c’est le cas dans le couple synonymique « (chose…) conjoincté et continuee », où « conjoincté » est attesté en ancien français (FEW), et qui correspondent aux termes latins « coniunctum continuatumque » : Platon grant philosophe dit qu’il cuyde que ce soit une maniere de feu et de lumiere qui sault des yeulx, icelle chose estre conjoincte et continuee avec la lumiere du soleil. (fol. ci v) Plato existimat genus quoddam ignis lucisque de oculis exire idque coniunctum continuatumque vel cum luce solis. (p. 32)

En ce qui concerne les paires non symétriques qui consistent de doublets dont ni l’un ni l’autre terme ne représente un nouveau calque mais dont l’un des termes semble plus familier que l’autre, là aussi la tendance à vulgariser le texte de Bade l’emporte sur le souci d’acclimater des réalités inconnues ou peu connues dans le vernaculaire. On n’a qu’à évoquer le binôme « feu et lumière » dont les deux volets, attestés dans la langue, correspondent au latin ignis lucisque : Platon grant philosophe dit qu’il cuyde que ce soit une maniere de feu et de lumiere qui sault des yeulx…. » (fol. ci v) Plato existimat genus quoddam ignis lucisque de oculis exire… (p. 32).

On pourrait relever également des doublets dont l’une des composantes est un calque relativement ancien, c’est-à-dire familier, comme le montre l’exemple suivant : « Oultre les choses qui sont dictes delicieusement et sagement » (fol. cvi r), traduisant le syntagme latin « Praeter quae sunt et alia multa deliciosissime et doctissime dicta » (p. 37) ; ou encore la formule « (apologues) joyeulses et delectables » qui correspond au syntagme latin « festiuos delectabiles (apologos) », où « delectables » est connu depuis le début du XVe siècle : Mais a commenté [Esope qui estoit de Ephrigie] par apologues joyeulses et delectables choses bien congneuez, salutaires et prudentes. (fol. aii v) Aesopus ille e Phrygia sed festiuos delectabiles que apologos commentus, res salubriter ac prospicientur, animaduersas. (p. 25)

Cependant, il convient d’évoquer également des exemples de réduplication symétrique avec une valeur explicative pleine, car notre texte n’en est pas entièrement dépourvu. Pour commencer, nous avons relevé le doublet « sens et raison » qui correspond aux termes latins a ratione ac sensu [abl. De ratio et de sensus] : j’en perdis sens et raison et fut insatiable et estrange en parolles (fol. cii v) id est a ratione ac sensu abalienauit (p. 33).

Le binôme « sens et raison », attesté dans la langue, sert ici à faire le point sur l’équivalence sémantique entre une capacité intellectuelle, ce à quoi se

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rapporte le terme « sens », et la connotation morale du terme « raison », cette dernière allant s’accentuer au XVIe siècle 23. Plus nombreux sont les exemples de la 3e sous-catégorie (A3), celle qui consiste de doublets correspondant à un seul terme latin, dont les composantes sont attestées mais dont l’une sert à restreindre ou à réorienter le sens de l’autre : on parle alors d’une fonction explicative « vectorielle », pour reprendre la formule de Claude Buridant 24. Nous évoquons à titre d’exemple un passage tiré de la VIIIe Bucolique de Virgile 25, l’un des modèles littéraires les plus admirés de Bade, dont cet auteur offre ici une paraphrase en prose. Virgile, sur les traces de Théocrite, qui représentait à son époque l’autorité en matière de genre pastoral, nous fait part d’un dialogue entre deux bergers, Damon et Alphésibée, lors duquel Damon, souffrant de l’infidélité de sa bien-aimée, s’abandonne à une plainte douloureuse, en évoquant sa première rencontre avec cette dame : hoc est post quam te sic vidi, o qualiter perii, qualiter me malus error, id est insanus amor abstulit (p. 33) ; Et incontinent que je te veis, je fuz perdu et me print et accueillit maulvaise erreur d’amour (fol. cii v).

Si Droyn choisit de traduire le latin abstulit par le binôme « me print et accueillit », c’est pour insister sur la double action de la « maulvaise erreur d’amour » dont fut victime ce personnage. On remarquera que, en dehors de la fonction explicative restrictive qu’il exerce auprès du verbe « prendre », équivalent ici de « saisir », le terme « accueillir » joue aussi le rôle de « renforçateur » 26, qui fait ressortir avec pathos la gravité morale de la concupiscence des yeux 27. Par ailleurs, on s’étonnera que Droyn évite de traduire le latin lachrymas par « larme », attesté dans la langue, bien adapté tout de même à rendre la signification d’une citation de Pline faisant le point sur la fragilité de l’être humain : Laquelle [Eve] mist incontinent par son peché l’homme au commancement de sa nativité nudz en pleurs, plains et gemissemens. (fol. bii v) [Natura dat] Solumque tot animalium ad lachrymas, et has protinus in vitae principio. (p. 28)

23 Charles Brucker, Sage et sagesse au Moyen Âge (XIIe et XIIIe siècle), Genève, Droz, 1987, p. 368-372. 24

Claude Buridant, art. cit.

25

Virgile, Bucoliques, éd. Henri Goelzer, Paris, Les Belles Lettres (41), s.d., p. 60-61, v. 37-38. 26

Claude Buridant, art.cit.

27

Un effet rhétorique similaire se dégage du binôme restrictif « grant et horrible » qui apparaît dans un ajout (B) où Droyn fait le point sur la gravité du même péché de concupiscence commis, cette fois, par David : « serai [c’est David qui parle] nectoié de grant et horrible peché » (fol. aiii v).

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Au terme « larmes », Droyn, dont le goût pour le pathétique ne devrait plus surprendre, préfère ici le trinôme « pleurs, plains et gemissemens » qui tend à se fixer en formule. Qui mieux est, Droyn omet tout un passage des Stultiferae naues où Bade affirmait, après avoir cité Pline, que, malgré sa fragilité, l’être humain n’est pas moins digne de recevoir le don du rire, ne serait-ce que lors du quarantième jour de sa vie (p. 28). Le cas le plus révélateur de la fonction explicative des synonymes est celui des doublets associés à la notion de « folie » : si « folz et hors du sens », qui prend ici la forme d’une glose, rend l’essentiel du binôme latin dementes atque insani 28, en revanche, « follie et imbecillité » n’est qu’une surenchère par rapport au latin imbecillitatis : Tant comme la teste sera en vertu, laquelle est le membre principal de souveraine follie et imbecillité sur toutes les bestes du monde, de tant plus elle aura plus griefve reproche. (fol. bii v) Qui diu palpitans vertex, summe inter cuncta animalia imbecillitatis indicium. (p. 28)

On pourrait s’interroger sur la raison pour laquelle Droyn fait ici usage du procédé de la réduplication synonymique en ajoutant le terme « follie » à « imbecillité », étant donné que ce dernier, attesté dans la langue depuis Bersuire (FEW), correspondait parfaitement au latin imbecillitatis. Peut-être, l’utilité d’une telle formule consisterait-elle plutôt à orienter le discours dans une direction opposée à celle que devrait indiquer un binôme explicatif : au lieu de varier les connotations du terme « folie » en puisant à la source du texte de Bade qui en fournit une gamme entière (stultitia, ignavia, fatuitas, furor, dementia, insanitas, imbecillitas), le traducteur préfère lui attribuer le statut d’indicateur universel d’une déficience mentale et morale, sorte de métonymie de tous les vices. C’est ce qui ressort également de l’analyse des binômes dont l’une des composantes est une variante morphologique de « folie » (« follement et imprudemment » ou « meschamment et follement »), mais qui se rapportent à un terme de morale, comme, par exemple, imprudenter : Desquelz yeulx elle (Dido) regarde follement et imprudemment, pource que les regars estoient fixez en sa poictrine. (fol. civ v) (Dido) (letos oculis) imprundenter aspexisse videtur quia haerent infixi pectore vultus. (p. 37) Finablement ceulx qui ayment meschamment et follement ilz ont regardé ce qu’ilz ne devoient pas aimer. (fol. cvi v) Denique omnes infoeliciter amantes quia imprudenter quod amare non debebant inspexerint philocapti sunt. (p. 37)

28 « Pource nous autres sommes tant folz et hors du sens » (fol. cii r), cf. « Quocirca tam dementes atque insani sumus » (p. 33).

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Notons toutefois que notre traducteur n’ignore guère la formule « demence et fatuité » dont il limite pourtant l’usage au « Prologue » : « Ce livret est fait et composé à la salutaire doctrine de sapience et de commodité, pour expurger la vanité de demence et de fatuité » (fol. aiv v). Cependant, la tendance à moraliser le discours à l’aide de synonymes restrictifs peut prendre des formes extrêmes, comme par exemple lorsque Droyn s’attache à culpabiliser les femmes : J’ay grant pitié et honte quant je pense à la grant follie et frivolle des femmes (fol. biii v) ; Miseret atque etiam pudet aestimantes quantum sit friuola animalium superbissimi origo (p. 29).

Ce n’est pas un hasard si l’expression friuola animalium (tirée de Pline) se traduit ici par « follie et frivolle des femmes », plutôt que par « frivolité d’un être vivant », qui est pourtant plus proche du sens originel du syntagme latin (à noter aussi que Droyn préfère le « je » à la troisième personne, ce par quoi il cherche à gagner de la crédibilité auprès du lecteur). Oresme avait déjà fait le point sur l’insuffisance du français lorsqu’il s’agissait pour le traducteur de rendre en français le sens du mot « animal » (‘être animé en général’) ; le mot « beste », que l’on utilisait à cet effet, ne recouvrait que la catégorie à laquelle appartenait un « être animé non raisonnable » 29. Or la relative pauvreté lexicale du français semble jouer en faveur des sentiments misogynes de Droyn qui fait ici une analogie implicite entre « animal », « beste » et « femme ». Certes, sur le plan formel, les doublets explicatifs que nous avons relevés ne s’écartent guère de la tradition ; mais dans la mesure où les synonymes ne font que diluer le sens d’un terme moins familier au lieu de le préciser, la démarche n’a d’autre effet que d’appauvrir le lexique en le polarisant selon l’axe du bien et du mal qui sert de paradigme au discours moral au Moyen Âge. Une tendance similaire se dégage de l’analyse des doublets qui figurent dans les ajouts du traducteur. La catégorie consacrée aux ajouts, que nous avons désignée par la lettre B, présente de l’intérêt dans la mesure où elle contient non seulement le plus grand nombre de néologismes, mais aussi les doublets les plus banals, les plus proches en effet du style formulaire. Si les premiers, dont on trouve les exemples les plus nombreux dans le « Prologue », témoignent du pédantisme du traducteur, les seconds, qui figurent pour l’essentiel dans la traduction proprement dite, tendent à moraliser, et implicitement à uniformiser le discours. Que ce soit par la typologie ou par la forme même de tels doublets, Droyn est soucieux de gommer la différence qui sépare ses propres ajouts de la traduction proprement dite. Nous avons relevé le binôme « egritudes et perturbations » au sens de « troubles », où « perturbation » est attesté chez Oresme (FEW) mais « egri-

29

XIIIe

Serge Lusignan, Parler vulgairement : les intellectuels et la langue française aux et XIVe siècles, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 19872 (19861), p. 164.

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tudes » (du latin aegritudo), désignant une maladie ou un trouble, semble un néologisme forgé par Droyn : « les egritudes et perturbations intollerables des mortelz » (fol. aiv r). En outre, on dispose du binôme « proclivez et enclins », où le terme « proclivez » attesté en 1568 (FEW) aurait pu sortir de la plume de notre traducteur : « Comme ainsi qu’il fust qu’il redardast iceulx hommes mortelz proclivez et enclins aux vices » (fol. aiv v). Relativement nouveau est le binôme « effigie et semblance » (où les deux termes sont attestés, notamment « effigie » qui apparaît au XVe siècle [FEW]) : « labeure et regarde à congnoistre la condicion et vie tout ainsi que l’en peult veoir et congnoistre son effigie et semblance en ung mirouer » (fol. aiv v) 30. On dispose également du couple « laceree et tranquillee » où « laceree », attesté chez Bersuire au sens de « mettre hors d’état » (FEW), contribue à compléter le sens de « tranquillee » : « tresfructueux enseignemens par lesquelz les playes de la pensée laceree et tranquillee seroient garies mieulx que par Esculapius » (fol. aiv r). Enfin, le binôme « (hommes) saiges et litterés » sert à orienter le champ sémantique de « sagesse » vers le travail intellectuel, en le soustrayant ainsi au domaine des valeurs chevaleresques auquel il appartenait au préalable : (…) à garir les egritudes et perturbations intollerables des mortelz, plusieurs saiges et litterés hommes escripuirent et ont escript tresfructueux enseignemens. (fol. aiv r)

Les termes latins voluptuosum ac delectabile (« nihil sine muliebri sexu plene voluptuosum ac delectabile », p. 25), que Droyn traduit par la formule antiphrastique « ne plus voluptueulx ne plus delectable que le sexe feminin », semblent poser les jalons du discours antiféministe qui sera recyclé également dans les ajouts : « Par ceste maniere est donnee aux folles femmes volupté et delectation charnelle » (fol. biii r) 31. D’autres personnes, en revanche, qui « desirent et convoitent tous genres de jeux folacieulx et vaines plaisances sans penser à Dieu qui les a faitz et crees à son ymage » (fol. biii r), sont condamnées à tomber victimes de la concupiscence des yeux, continue à moraliser Droyn. D’autre part, le péché originel représente tout à la fois la cause des « liens, peines et lamentables tribulacions », des « peines et labeurs » 32, de la « povreté et misere » et même des « maladies, labeurs et angoisses » 33. On 30

Le binôme « effigie et semblance » devient trinôme chez Hélisenne de Crenne (« la semblance, effigie ou similitude ») (Lorian, op. cit., p. 297). 31

Hélisenne de Crenne donne la variante « plaisir et delectation » (Lorian, op. cit., p. 85). 32

C’est une formule figée attestée chez Chastellain et présente encore chez Sébillet.

33

« Chascune creature comme nous à l’heure de nostre naissance recepvons les liens, peines, et lamentables tribulations par tous noz membres » (fol. bii v) ; « Qui est celluy qui n’a point donné peines et labeurs à telle premiere follie dont nostre mere Eve nous a obligés ? » (fol. biii v) ; « Et si n’est beste au monde qui tant ait de povreté et de misere que la femme, car par elles se font souvent noises et occisions, discors, tençons et batailles » (fol. biii r) ; « Nous autres mortels sommes obligez et subjectez à plusieurs maladies, labeurs et angoisses » (fol. bi v).

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dispose même d’exemples de synonymies à quatre termes utilisés pour décrire les effets pernicieux de ce péché. Par exemple, pour traduire le dilemme qu’éprouve Bade lorsqu’il lui faut dire si Ève fut un bon parent ou une mauvaise marâtre, à savoir « ut non sit fatis aestimare : parens ne melior, an tristior nouerca fuit » (p. 28), Droyn préfère la tournure suivante : « on n’est à croire ne à exprimer si Eve nostre premiere mere nous a esté bonne et prouffitable ou si elle nous a esté maulvaise et triste marrastre » (fol. bii r). Alors que l’adjectif « bonne » peut être considéré comme un « renforçateur » de l’idée de l’efficacité pour la connaissance du péché originel, « maulvaise » rappelle que la « tristesse » n’est autre qu’un vice dont l’homme reçut la punition comme conséquence de l’acte d’Ève. De tels exemples, tout en faisant évidemment état du pathos du sermonneur, montrent à quel point la véhémence de la rhétorique du blâme l’emporte sur les visées esthétique et ludique de l’apologue de l’humaniste. Nous avons vu qu’un grand nombre de doublets utilisés par Droyn représentent des formules figées, parfois même « irréversibles », que l’on trouve aussi, à quelques exceptions près, chez les prosateurs de la fin du XVe siècle et ceux du XVIe siècle 34. Si certains exemples relevés, qu’ils appartiennent à la traduction ou aux ajouts, sont de nature à conférer au discours un certain pathos, comme dans les cas évoqués au préalable, d’autres demeurent des formules pléonastiques ou tautologiques vides de sens et d’utilité esthétique. Les exemples de ce genre fourmillent. En voici quelques-uns : « on ne donnera point moins de nom et de gloire à Maistre Estienne Brant alemant » (fol. aii v), cf. « (…) neque minor gratia Sebastiano Brant Alemanno » (p. 25) ; « plaisirs et soulas » 35 ; « Ce livret est fait et composé à la salutaire doctrine de sapience » (fol. aiv v) ; « La tressalutaire medicine, laquelle aux couraiges esperiz et perturbés conferoit et donnoit (…) nourrissemens tresjoyeulx » (fol. aiv r) ; « le regart et la vue » et les multiples variantes de cette formule : ex. « Le roi David pour le regart et la veue de la Bersabee semblablement il la congneut charnellement » (fol. cv r), cf. « David regi propter male visam Bersabem » (p. 35) ; « Les aultres ont innumerables manieres et façons par tous leurs membres de desordonnée luxure » (fol. biii r) ; enfin, le doublet « belle(s) et plaisante(s) » : Aux filz de Dieu voiant les filles des hommes estre belles et plaisantes prindrent chascun la sienne pour femmes et les eslirent à leurs plaisirs. (fol. civ v) Filliis Dei qui videntes filias homini quae essent pulchrae, acceperunt sibi vxores ex omnibus quas elegerunt. (p. 35) 34

Jacques Chocheyras, « Le redoublement de termes dans la prose du XVIe siècle : une explication possible », Revue de Linguistique Romane, 33, 1969, p. 79-88. 35

« Cinq folles s’efforcerent d’actraire toutes manieres de gens en leurs navires en leur promettant les plaisirs et soulas de ceste presente vie mortelle » (fol. aiv r), cf. « Illae vero contra in scaphas suas omne mortalium genus allicere conabuntur, suauia praesentis vitae polliciturae oblectamenta » (p. 26).

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Il est significatif que la formule « belle(s) et plaisante(s) », composée d’un qualificatif du type « bon » dont le sens est rendu plus précis grâce à un terme explicatif 36, apparaisse non seulement dans la traduction (fol. civ v), où elle sert à vulgariser le latin « pulchrae » 37 (dont Droyn procure par ailleurs un calque), mais aussi dans un ajout (fol. cv r). Cela montre encore une fois que le procédé de la synonymie n’a le plus souvent d’autre effet que l’amplification dépourvue de toute utilité lexicale. Nous avons pu constater que sous la plume de Droyn, le procédé de la réduplication synonymique ne manque pas à la fonction primordiale qu’il lui revenait d’exercer dans une traduction, à savoir servir d’explication pour des termes et des réalités inconnues dans la langue-cible. Néanmoins, comme le montrent les exemples relevés dans cette étude, le procédé n’est pas sans conférer à la traduction un pathos caractéristique de la rhétorique du blâme qui tend à lui ôter les dimensions ludique et esthétique par lesquelles se distingue l’apologue de l’humaniste. Même si certains binômes utilisés par Droyn font état du plaisir sensoriel, c’est moins pour faire connaître le fonctionnement des cinq sens, que pour mieux condamner le péché de concupiscence. En fait, la tendance à privilégier le signifiant aux dépens du signifié, ainsi que le voisinage des formules rhétoriques du blâme font tomber le discours dans l’automatisme qui frôle souvent le ridicule. On n’est pas loin du début du XVIe siècle, lorsque s’impose la traduction de type renaissant, plus fidèle à l’original que celle qui se développe au Moyen Âge, et où notre procédé ne trouve plus de place parmi les figures de la création verbale : comme le stipule Pierre Fabri, dans l’Art de rhétorique (1524), il appartient désormais à la catégorie des vices de langage 38. Néanmoins, de telles formules, dans la mesure où elles ne font que surcharger le discours de termes vides de sens, montrent à quel point le traducteur en général et le nôtre en particulier est encore un interpres, c’est-àdire un manipulateur de sens qui cherche à s’imposer comme un auteur original au prix même d’offrir à ses lecteurs un texte génériquement modifié, pourrait-on dire, plus proche en effet du didactisme sobre de la Nef des fous de Brant que de la varietas de l’esthétique humaniste illustrée par les Stultiferae naues de Bade.

36

Alexandre Lorian, op. cit., p. 83.

37

Paraphrase de Virgile, L’Énéide, VI, trad. Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres,

1980. 38 Pierre Fabri, Le Grand et vrai art de pleine rhetorique, Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 127.

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Appendice

La nef des folles selon les cinq sens de nature, trad. Jehan Droyn, Paris, chez Geoffroy de Marneff, vers 1498 (BnF, Rés. mYc 750).

Josse Bade, Stultiferae naues, Paris, chez Geoffroy de Marneff, vers 1501, prés. Ch. Béné, trad, O. Sauvage, Grenoble, Publications de l’Université des Langues et Lettres de Grenoble, 1979.

Fol. (fr.) Page (lat.)

A (traduction)

1

Que chascun lecteur vueille supporter et exaucer noz petis dictz et lucubracions (N) si elle[s] sont imparfaictes

Pro temporis poenuria dicturi sumus, pedestri oratione, ut qui ab utriusque sexus fatuis facile capi desideramus

2

Mais Epicurus cuyde que certains ymages et representations d’aulcuns corps procedant de tous les aultres corps et que cela entre dedans les yeulx des creatures

Epicurus [dicit] effluere semper ex omnibus corporibus simulachra quaedam corporum ipsorum, eaque sese in oculos inferre Scapha stultae visionis ad stultiferam nauem perueniens

3

La declaration de la premiere scaphe ou navicule des folles venant par le sens de la veue

4

Dont les Grecs ont voulu dire que ce n’est aultre chose que veoir et contempler en tant qu’envers eulx Dieu est appellé contemplateur et promect toutes choses

Quod Graeci omnia videre et contemplari esse ex eo putantur voluisse quae apud eos Deus ipse theon quasi contemplator et olim inspector apellatur

(32)

Plato existimat genus quoddam ignis lucisque de oculis exire idque coniunctum continuatumque vel cum luce solis

ci v

5

Platon grant philosophe dit qu’il cuyde que ce soit une maniere de feu et de lumiere qui sault des yeulx, icelle chose estre conjoincte et continuee avec la lumiere du soleil

Plato existimat genus uoddam ignis lucisque de oculis exire….

6

Platon grant philosophe dit qu’il cuyde que ce soit une maniere de feu et de lumiere qui sault des yeulx….

aiv v (26)

ci v (32) bvi v (31)

A2

7

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Oultre les choses qui sont dictes delicieusement et sagement

ci r

(32) ci v (32) Praeter quae sunt et alia multa deliciosissime et doctissime dicta

cvi r (37)

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Fonctions lexicales et rhétoriques de la réduplication synonymique dans La nef des folles (vers 1498) Aesopus ille e Phrygia sed festiuos delectabiles que apologos commentus, res salubriter ac prospicientur, animaduersas

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8

Mais a commenté [Esope qui estoit de Ephrigie] par apologues joyeulses et delectables choses bien congneuez, salutaires et prudentes

9

(…) j’en perdis sens et raison et fut insatiable et estrange en parolles

(« ut uidi, ut perii, ut me malus abstulit error » Virgile, VIIIe Bucol., v. 41) (…) id est a ratione ac sensu abalienauit

cii v

10

Et incontinent que je te veis, je fuz perdu et me print et accueillit maulvaise erreur d’amour

« Ut uidi, ut perii, ut me malus abstulit error », hoc est post quam te sic vidi, o qualiter perii, qualiter me malus error, id est insanus amor abstulit [Natura dat] Solumque tot animalium ad lachrymas, et has protinus in vitae principio

bii v

11

Laquelle [Eve] mist incontinent par son peché l’homme au commancement de sa nativité nudz en pleurs, plains et gemissemens

12

Pource nous autres sommes tant folz et hors du sens

Quocirca tam dementes atque insani sumus Qui diu palpitans vertex, summe inter cuncta animalia imbecillitatis indicium

13

Tant comme la teste sera en vertu, laquelle est le membre principal de souveraine follie et imbecillité sur toutes les bestes du monde, de tant plus elle aura plus griefve reproche

(Dido) (letos oculis) imprundenter aspexisse videtur quia haerent infixi pectore vultus

14

Desquelz yeulx elle (Dido) regarde follement et imprudemment, pource que les regars estoient fixez en sa poictrine

15

Finablement ceulx qui ayment meschamment et follement ilz ont regardé ce qu’ilz ne devoient pas aimer

Denique omnes infoeliciter amantes quia imprudenter quod amare non debebant inspexerint philocapti sunt

J’ay grant pitié et honte quant je pense à la grant follie et frivolle des femmes

Miseret atque etiam pudet aestimantes quantum sit friuola animalium superbissimi origo [Plinius]

aii v (25) cii v (33)

A3

16

(33)

(28) cii r (33)

bii v (28) civ v (37) cvi v (37) biii v (29)

B (ajouts) 17

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(…) et serai [David] nectoié de grant et horrible peché

aiii v

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18

Ce livret est fait et composé à la salutaire doctrine de sapience et de commodité, pour expurger la vanité de demence et de fatuité

aiv v

19

(…) à garir les egritudes (N) et perturbations intollerables des mortelz, plusieurs saiges et litterés hommes escripuirent et ont escript tresfructueux enseignemens

aiv r

20

Comme ainsi qu’il fust qu’il redardast iceulx hommes mortelz proclivez (N) et enclins aux vices

aiv v

21

(…) et labeure et regarde à congnoistre la condicion et vie tout ainsi que l’en peult veoir et congnoistre son effigie et semblance en ung mirouer

aiv v

22

(…) tresfructueux enseignemens par lesquelz les playes de la pensée laceree et tranquillee seroient garies mieulx que par Esculapius

aiv r

23

(…) à garir les egritudes et perturbations intollerables des mortelz, plusieurs saiges et litterés hommes escripuirent et ont escript tresfructueux enseignemens

aiv r

24

Par ceste maniere est donnee aux folles femmes volupté et delectation charnelle

biii r

25

Les aultres desirent et convoitent tous genres de jeux folacieulx et vaines plaisances sans penser à Dieu qui les a faitz et crees à son ymage

biii r

26

Chascune creature comme nous à l’heure de nostre naissance recepvons les liens, peines, et lamentables tribulations par tous noz membres

bii v

27

Qui est celluy qui n’a point donné peines et labeurs à telle premiere follie dont nostre mere Eve nous a obligés ?

biii v

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28

Et si n’est beste au monde qui tant ait de povreté et de misere que la femme, car par elles se font souvent noises et occisions, discors, tençons et batailles

biii r

29

Nous autres mortels sommes obligez et subjectez à plusieurs maladies, labeurs et angoisses

bi v

(…) neque minor gratia Sebastiano Brant Alemanno

30

(…) on ne donnera point moins de nom et de gloire à Maistre Estienne Brant alemant

31

Cinq folles s’efforcerent d’actraire toutes manieres de gens en leurs navires en leur promettant les plaisirs et soulas de ceste presente vie mortelle

Illae vero contra in scaphas suas omne mortalium genus allicere conabuntur, suauia praesentis vitae polliciturae oblectamenta

32

Ce livret est fait et composé à la salutaire doctrine de sapience

33

La tressalutaire medicine, laquelle aux couraiges esperiz et perturbés conferoit et donnoit (…) nourrissemens tresjoyeulx

34

Le roi David pour le regart et la veue de la Bersabee semblablement il la congneut charnellement

35

Les aultres ont innumerables manieres et façons par tous leurs membres de desordonnée luxure Filliis Dei qui videntes filias homini quae essent pulchrae, acceperunt sibi vxores ex omnibus quas elegerunt

36

Aux filz de Dieu voiant les filles des hommes estre belles et plaisantes prindrent chascun la sienne pour femmes et les eslirent à leurs plaisirs

Ammoni propter sororem Thamar, etc.

37

Amon eut sa seur par concupiscence nommée Thamar qui fut si belle et si plaisante…

C

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aii v (25)

aiv r (26) aiv v

aiv r David regi propter male visam Bersabem, etc.

cv r (35)

biii r

civ v (35)

cv r

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Le développement du vocabulaire médical en latin et moyen français dans les traductions médiévales des Problemata d’Aristote ∗ MICHÈLE GOYENS – ELISABETH DÉVIÈRE Katholieke Universiteit Leuven

I

l existe aujourd’hui une abondante littérature sur les langues de spécialité modernes et leurs caractéristiques 1, qui nous fournit des informations intéressantes susceptibles d’être confrontées aux langues de spécialité émergeant ou se développant au cours du Moyen Âge. On peut en effet se demander dans quelle mesure celles-ci répondent déjà aux exigences des langues de spécialité modernes, ou révèlent leur stade évolutif précoce. Les caractéristiques les plus importantes que l’on relève à propos de ces langues portent sur le lexique, ce qui semble bien évident, ainsi que sur la syntaxe de la phrase et du texte. Dans le cadre de la présente étude, nous nous intéressons essentiellement au vocabulaire des langues de spécialité, qui doit répondre à plusieurs exigences. Une première est la « monoréférentialité » : dans un contexte donné, un seul sens est admis (absence de polysémie). Une deuxième caractéristique importante concerne l’absence de connotation émotive : les termes spécialisés doivent avoir une fonction essentiellement dénotative, dotés de traits distinctifs qui permettent objectivement de caractériser la classe des éléments auxquels on réfère. À ces critères s’ajoute celui de la précision, auquel on peut associer la transparence : le discours spécialisé évite ainsi le recours à un langage figuré (métaphores, euphémismes) et préfère *

Cette communication s’inscrit dans le cadre du projet de recherche OT/O5/15 (K.U.Leuven), « Science in text and context. The medieval translations of Aristotle’s Problemata and the development and positioning of medical vocabulary ». Directeur : Michèle Goyens. Co-directeurs : Pieter De Leemans, José Lambert, Baudouin Van Den Abeele. 1 Une synthèse récemment publiée par M. Gotti résume celles-ci en se focalisant sur l’anglais. Cf. Maurizio Gotti, Investigating Specialized Discourse, Bern, P. Lang, “Linguistic Insights : Studies in Language and Communication” (8), 2005.

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utiliser des lexies qui révèlent immédiatement le sens, comme dans le cas des composés sulphate et sulphite, dont les éléments -phate et -phite montrent la fonction distinctive des deux termes, associés toujours au soufre ; ou encore l’élément thermo- dans des composés tels que thermomètre ou thermodynamique etc. qui garde toujours le même sens. Il faut ajouter à cela une caractéristique importante qui concerne la présence régulière de séries lexicales sémantiquement homogènes, formant un paradigme dérivationnel, comme pour fart, farter, fartage (« corps gras pour enduire les semelles des skis » 2). Précisons d’emblée qu’aujourd’hui même, les langues de spécialité ne répondent pas toujours à ces critères. Dans la présente contribution, nous aimerions confronter ces caractéristiques dans l’étude d’un segment du vocabulaire médical au Moyen Âge, à savoir le champ sémantique des fièvres, et vérifier si nos traducteurs utilisent déjà une langue de spécialité. Nous utilisons à cet effet un corpus assez particulier de textes de traduction.

1. Présentation du corpus : les Problemata aristotéliciens et leurs traductions médiévales Nous avons déjà eu l’occasion de présenter de façon détaillée, dans le cadre des colloques sur le moyen français ou d’autres réunions, les Problemata et leurs traductions et commentaires, et la façon de travailler des traducteurs 3. Nous ne reviendrons pas sur ces aspects, si ce n’est dans le cadre de l’étude spécifique menée ici. Rappelons seulement que la médecine prend une place centrale dans les Problemata d’Aristote 4 : la première partie du travail y est 2

Voir Pierre Lerat, Les Langues spécialisées, Paris, PUF, “Linguistique nouvelle”, 1995, p. 72. 3

Voir en particulier Michèle Goyens et Pieter De Leemans, « Traduire du grec au latin et du latin au français : un défi à la fidélité », in Pratiques de traduction au Moyen Âge, Actes du colloque de l’Université de Copenhague, 25 et 26 octobre 2002, éd. Peter Andersen, Copenhague, Museum Tusculanum Press, Université de Copenhague, 2004, p. 204-224 ; Pieter De Leemans et Michèle Goyens, « La transmission des savoirs en passant par trois langues : le cas des Problemata d’Aristote traduits en latin et en moyen français », in La Transmission des savoirs au Moyen Âge et à la Renaissance. Vol. 1. Du XIIe au XVe siècle, dir. Pierre Nobel, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2005, p. 231-257. La traduction en moyen français par Évrart de Conty a été étudiée pour la première fois par Françoise Guichard-Tesson, « Le métier de traducteur et de commentateur au XIVe siècle d’après Évrart de Conty », Le Moyen Français, 24-25, 1990, p. 131-167 ; et Françoise Guichard-Tesson, « Le souci de la langue et du style au XIVe siècle : l’autographe des Problèmes d’Évrart de Conty », Le Moyen Français, 33, 1993, p. 57-84. 4 Il s’agit en réalité d’une compilation, dont certaines parties sont attribuées à Aristote lui-même, tandis que d’autres ont été rédigées à des périodes postérieures. Cf. Aristote. Problèmes, éd. et trad. Pierre Louis, Paris, Les Belles Lettres, “CUF”, 3 vol., 1991-1994, ici vol. I, p. XXIII-XXXV. Les extraits grecs seront cités dans cette étude d’après cette édition.

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presque entièrement consacrée, et plusieurs sections ultérieures reprennent ce thème. La première traduction intégrale en latin fut réalisée par Barthélémy de Messine autour de 1260, qui se basa sur l’original grec et mania une méthode de traduction très littérale, mot à mot 5. Cette traduction fut à l’origine du commentaire monumental par le médecin italien et philosophe Pietro d’Abano (vers 1310) 6. En se fondant sur la traduction de Barthélémy et le commentaire de Pietro (qui acquit assez vite le statut d’ouvrage de base), Évrart de Conty, médecin de Charles V et collègue de Nicole Oresme, fit sa propre traduction des Problèmes. Ce texte en moyen français offre en premier lieu une traduction personnelle des deux textes source, mais est en outre complétée par le commentaire personnel d’Évrart, d’où, dans sa traduction, une distinction entre la partie texte, qui correspond en gros au texte livré par Barthélémy de Messine, qu’il reformule régulièrement en s’inspirant du commentaire de Pietro d’Abano, et la partie glose, le commentaire à proprement parler, également greffé sur celui de Pietro mais complété par des considérations personnelles. Vu la thématique diversifiée, les Problemata et leurs traductions et commentaires en latin et en moyen français se prêtent bien à l’étude de divers lexiques spécialisés, en particulier celui de la médecine, qui y prend, comme il a déjà été précisé, une place importante. La formation du vocabulaire scientifique en français – en médecine notamment – se réalise depuis à peu près le XVIIIe siècle selon des procédés linguistiques fixes (décrits, entre autres, par Henri Cottez 7), en particulier au moyen de deux signes simples qui n’existent pas de façon autonome dans le vocabulaire français et que Henri Cottez appelle “formants”. Citons par exemple leucocyte, dont ni leuco–, ni –cyte ne sont utilisés de façon autonome en français, à la différence de composés tels que gagne-pain. Au Moyen Âge, lorsque, sous l’influence d’une activité intense de traduction de traités scientifiques, naquit le besoin d’un vocabulaire adapté à la langue cible, les procédés étaient moins uniformes. Ceci vaut en premier lieu pour les langues vernaculaires, dans lesquelles les termes (scientifiques) nouveaux étaient souvent formés par le biais d’emprunts au latin. Ce besoin naît toutefois aussi en latin même : le traducteur qui voulait traduire un texte scientifique grec ou arabe en latin, devait trouver un équivalent pour le lexique spécialisé de son texte source. Pour cela, il pouvait recourir au vocabulaire existant, mais il devait tout aussi souvent proposer un nouveau terme ; dans ce dernier cas, il recourait souvent à 5 Il n’existe pas pour l’instant d’édition critique de la traduction latine des Problèmes de Barthélémy de Messine, dont la tradition comporte une quarantaine de manuscrits (cf. les manuscrits répertoriés dans Georges Lacombe (et alii), Aristoteles Latinus : Codices, Cambridge, Cambridge University Press, “ Corpus philosophorum Medii Aevi”, 1955-1957, 2 vol.). 6 Nous utilisons la version incunable suivante du texte : Petrus de Abano. Expositio problematum Aristotelis cum textu, Venise, 1482. 7 Henri Cottez, Dictionnaire des structures du vocabulaire savant : éléments et modèles de formation, Paris, Le Robert, “Les usuels du Robert”, 1980.

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des emprunts. Afin de cerner les procédés mis en œuvre par Barthélémy de Messine et Évrart de Conty dans la traduction du vocabulaire médical, nous nous sommes intéressées au lexique de la fièvre. Après une brève présentation du cadre conceptuel dans lequel celui-ci évolue, nous présentons les termes grecs du texte de départ et analysons ensuite les choix de traduction successifs en latin et en moyen français.

2. Le concept de « fièvre » dans l’Antiquité et au Moyen Âge Les textes médicaux médiévaux recensent de nombreuses variétés de fièvres qui sont généralement regroupées en trois grandes catégories : les fièvres éphémères, d’une durée d’un jour, les fièvres étiques, longues et épuisantes, et les fièvres humorales, qui constituent le groupe le plus important. L’étiologie des fièvres humorales ou putrides repose sur la théorie des quatre humeurs corporelles que sont le phlegme, la bile jaune, la bile noire et le sang. Chaque humeur correspond en effet à un type de fièvre nommée selon sa périodicité. Le phlegme est responsable de la fièvre quotidienne, dont l’accès est journalier. La bile jaune provoque la fièvre tierce, dont les accès se présentent à nouveau après deux jours. La fièvre quarte, qui possède une périodicité de trois jours, provient de l’altération de la bile noire. Excepté la fièvre sanguine, qui est toujours continue, les fièvres humorales se produisent de manière continue ou intermittente selon que les humeurs se putréfient à l’intérieur ou à l’extérieur des vaisseaux 8. Outre ce cadre général, nous mentionnerons encore un type particulier de fièvre putride : la fièvre ardente ou causus, d’après une translittération du grec kaàsoj. La littérature médicale médiévale s’accorde à décrire le causus comme une fièvre particulièrement chaude accompagnée d’une soif intense. Avicenne la décrit en outre comme étant plus chaude à l’intérieur du corps qu’en surface 9. Cette description correspond à la définition qu’en donne Aristote dans les Problèmes (I, 29 et XIV, 3) et remonte au traité hippocratique Des affections (I, 11). La doctrine relative à cette fièvre est cependant loin d’être uniforme. Rhazès 10 la présente comme une variété de fièvre tierce particulièrement chaude. Avicenne et Isaac Israeli distinguent pour leur part deux types de causus, l’un flegmatique, l’autre cholérique ou bilieux 11. La position de Pietro d’Abano, telle qu’elle apparaît dans son Commentaire aux Problèmes d’Aris8 Cf. Danielle Jacquart, La Médecine médiévale dans le cadre parisien : XIVe-XVe siècle, Paris, Fayard, 1998, p. 379-391. Pour un aperçu des divergences d’opinion concernant la fièvre, cf. ibidem, p. 380-391. 9

Liber Canonis... translato a magistro Gerardo Cremonensi, Venise, 1490, IV, fen. 1, tract. 2, cap. 41. 10

Albubetri Razis filii Zacharie liber, 1497, X, Capitulum de causonide.

11

Liber Canonis, op. cit., IV, fen. 1, tract. 2, cap. 40 ; Opera omnia Ysaac, 1515, V, cap. 7.

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tote, est englobante et permet de concilier les différentes approches. Pietro d’Abano établit une distinction entre le causus au sens strict, d’origine cholérique ou flegmatique, et un causus au sens large englobant la fièvre tierce et le causus au sens strict 12. Schéma : La classification du causus d’après Pietro d’Abano causus au sens large

fièvre tierce (cf. Rhazès)

causus au sens strict

causus flegmatique (cf. Avicenne, Isaac Israeli)

causus bilieux (cf. Avicenne, Isaac Israeli)

3. Le vocabulaire de la fièvre dans les Problemata d’Aristote 3.1. Notion générique Le terme générique pour désigner la fièvre en grec est pureto/j, dérivé de pu/r, « feu » 13. Ce substantif, très fréquent dans les Problèmes 14, y est accompagné du verbe dénominatif pure/ttw 15, « avoir de la fièvre », et de l’adjectif puretw&dhj 16, « qui cause des fièvres ». 3.2. Notions spécifiques Mentionnons ensuite trois désignations plus spécifiques. Premièrement, le substantif kau=soj 17, dérivé du verbe kai//w, « brûler », qui apparaît seul ou 12

Petrus de Abano. Expositio problematum Aristotelis, op. cit., I, 20.

13

Sur le vocabulaire grec de la fièvre, cf. Françoise Skoda, « Les noms grecs de fièvres », Lama (Documents du Centre de recherches comparatives sur les langues de la Méditerranée ancienne), 10, 1989, p. 226-238. 14

I, 6, 8, 859b7, 10, 22, 27 ; I, 8, 860a5, 11 ; I, 12, 860b22 ; I, 19, 20, 861b13, 33, 34, 38, 862a1 ; I, 23, 862a20 ; I, 55, 866a8 ; I, 55, 866a13, 23, 29 ; I, 56, 866a31, 35 ; I, 56, 866b2 ; III, 17, 873b20 ; VII, 8, 887a23 ; XI, 22, 901b11 ; XIV, 2, 909a25 ; XXVI, 50, 946a7 ; XXIV, 4, 963b36. 15

I,

6, 859b5 ; I, 37, 863b ; III, 26, 875a12 ; XI, 22, 901b9, 10.

16

I,

23, 862a17 ; XXVI, 50, 946a4, 6.

17

I,

20, 861b34, 862a2 ; I, 29, 861b25, 31, 33, 34 ; XIV, 3, 909a22, 25.

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juxtaposé au terme générique pureto/j, est connu uniquement en grec ancien pour son sens médical de « causus » ou « fièvre ardente » 18. Les désignations de fièvres particulières sont réalisées ensuite à l’aide d’adjectifs. Ainsi, les lexies dialei/pwn pureto/j 19 et tetartai=oj pureto/j, qui associent chaque fois le terme général pureto/j à un adjectif, signifient respectivement « fièvre intermittente » et « fièvre quarte ». Conformément à un procédé attesté par ailleurs dans la langue médicale grecque 20, Aristote utilise également l’adjectif seul pour désigner un type de fièvre particulier, à savoir tetartai=oj 21, « fièvre quarte ».

4. La terminologie employée par Barthélémy de Messine et sa réception par Pietro d’Abano 4.1. Notion générique Le terme générique latin de la fièvre est febris. Parallèlement au grec, il entre, dans la traduction de Barthélémy, dans une série morphologique aux côtés du verbe febricitare et de l’adjectif febrilis. Si le verbe febricitare est d’usage courant dans les textes médicaux médiévaux, certains auteurs préfèrent cependant utiliser febrire 22. 4.2. Notions spécifiques 4.2.1. « Fièvre quarte » Parmi les notions plus spécifiques, celle de « fièvre quarte » est fort répandue et désignée dans les textes médicaux médiévaux par l’adjectif quartana, issu d’un calque morphologique du grec tetartai=oj 23. Nous remarquons ici l’extrême fidélité du traducteur qui utilise l’adjectif quartana seul, conformément au grec tetartai=oj, ou accompagné du substantif febris, lorsque le texte source associe tetartai=oj au substantif pureto/j 24.

18

Cf. Françoise Skoda, art. cit., p. 232.

19

I,

20

Cf. Françoise Skoda, art. cit., p. 228.

21

I,

55, 866a23. 19, 861b18 I ; I, 56, 866a31, 35.

22

Voir par exemple Burgundio de Pise, qui utilise systématiquement febrire comme équivalent à puršttw. Cf. Burgundio of Pisa’s Translation of Galen’s ΠΕΡΙ ΤΩΝ ΠΕΠΟΝΘΟTΩΝ ΤΟΠΩΝ “De interioribus”, Edited with Introduction and Indices by Richard J. Durling, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, “Galenus Latinus” (2), 1992. 23

I,

19, 861b18 I.

24

I,

56, 866a31, 35.

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4.2.2. « Fièvre intermittente » L’expression dialei/pwn pureto/j, qui renvoie au concept de « fièvre intermittente », est traduite chez Barthélémy par febris interpolata. Pour désigner cette modalité des fièvres putrides, on rencontre également dans la littérature médiévale les adjectifs circularis et periodica 25. Si l’adjectif interpolata semble plus fréquent dans les textes médicaux latins du Moyen Âge, on remarque également qu’il fournit une transposition plus fidèle du grec dialei/pwn, puisqu’il s’agit dans les deux cas d’une forme participiale, composée d’une base (leip- / pol-) et d’un élément préfixal (dia – /inter-). 4.2.3. « La fièvre ardente » La traduction du terme kau=soj désignant la « fièvre ardente » est soumise à une certaine instabilité terminologique chez Barthélémy de Messine. En effet, sur les trois extraits (I, 20 ; I, 29 ; XIV, 3) où il est question de la fièvre ardente, on relève quatre dénominations différentes : febres causonides uel adustiuas, causon, adustio. 4.2.3.1. Lexie spécialisée avec réduplication synonymique L’expression febres causonides uel adustiuas (I, 20) correspond à puretou\j kau/souj dans le texte édité par Louis, l’adjectif adustiuas introduit par la coordination disjonctive uel ayant pour vocation d’expliciter ou de proposer une alternative à l’adjectif causonides. (1) I, 20 Aristote : Toi=j d’a)raiote/roij puretw~n ginome/nwn, tou\j a)po\ plei/sthj a)peyi/aj ginome/nouj puretou\j kau/souj sumbai/nei gi/nesqai, dia\ to\ toi=j toiou/toij e)skeda/sqai me\n ma=llon kata\ pa=n to\ sw=ma ta\ ugra\ h2 toi=j puknosa/rkoij, sunistame/nhj de\ th=j sarko\j au0tw~n u9po\ tou= xeimw~noj qermaino/mena ta\ u9gra\ puretou\j poiei=n. (Éd. Louis, p. 17.) Barthélémy de Messine : Rarioribus autem febribus superuenientibus, que a plurima indigestione sunt facte, febres causonides uel adustiuas contingit fieri, propter id quod talibus dispersa sunt quidem magis secundum totum corpus humida quam densis carnibus, constituta autem ipsorum carne ab hyeme calefacta humida febres fieri 26.

25 Cf. Vincentius Bellovacensis. Speculum quadruplex sive speculum maius, Duaci, 1624, [réimpr. Graz, 1965], II, 14, 9 ; Liber Canonis, op. cit., Canon, IV, fen. I, tract. II, cap. 34 (periodica). 26 Pour les extraits cités, nous avons consulté les manuscrits suivants : Patavinus, Bibl. Universitatis, 1418, anno 1293, f. 1r-56v [A.L.2 1524] ; Vaticanus, Bibl. Apost. Vat., Chigi G. V. 131, saec. XIIIex., f. 131r-183r [A.L.1 366] ; Patavinus, Bibl. Antoniana, Scaff. XVII, 370, saec. XIVin., f. 1r-61v [A.L.2 1503] ; Vaticanus, Bibl. Apost. Vat., Vat. Lat. 2112, saec. XIV, f. 1r-34v [A.L.2 1854] ; Venetus, Bibl. Naz. Marciana, Lat. VI, 43 (= 2488), saec. XIV, f. 191v-258r [A.L.2 1603] ; Caesenas, Bibl. Malatestiana, Plut. VI Sin. 2, saec.

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MICHÈLE GOYENS – ELISABETH DÉVIÈRE Quand les fièvres se manifestent chez les sujets aux fièvres plus poreuses, il arrive que ces fièvres qui résultent d’une insuffisance de coction, se transforment en fièvres ardentes, du fait que chez les gens ainsi constitués, plus que chez ceux dont les chairs sont denses, les liquides se répandent dans tout le corps, et comme leur chair se resserre sous l’effet de l’hiver, les liquides échauffés amènent les fièvres. (Trad. Louis, p. 17)

Selon nous, le choix d’une forme adjectivale (causonides / adustiuas) suggère que le texte grec qui servit de base à la traduction de Barthélémy possédait la variante kau/stouj, forme participiale de kai/w, « brûler », telle qu’elle apparaissait dans le manuscrit Ap 27 et non kau/souj, préféré par Louis dans son édition. En effet, comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, la méthode de traduction de Barthélémy de Messine est une méthode de traduction ad uerbum. Une telle méthode implique le respect de la catégorie grammaticale à laquelle le terme appartient. Si Barthélémy de Messine avait lu puretou\j kau/souj, il aurait donc très probablement traduit par une expression constituée comme en grec de deux substantifs juxtaposés. En ce qui concerne la réduplication synonymique, faisons remarquer que tous les manuscrits ne présentent pas la leçon febres causonides uel adustiuas, mais on trouve également les variantes febres causonides 28 et febres adustiuas 29 sans adjonction de terme synonyme. Etant donné les traces de transmissions horizontales à travers l’ensemble de la tradition manuscrite des Problèmes latins, il est difficile, dans l’état actuel des recherches, de savoir avec certitude si nous avons affaire à un cas authentique de traduction double par Barthélémy. Ce binôme pourrait être également le résultat d’une glose insérée dans la traduction manuscrite ou encore provenir d’une version ultérieure de la traduction de Barthélémy de Messine. Notons toutefois que l’adjectif adustiuus est couramment employé par Barthélémy et son emploi à cet endroit serait caractéristique de sa méthode de traduction. En effet, ce dérivé s’intègre dans la traduction des Problèmes à l’intérieur d’une série morphologique et sémantique comprenant adurere, urere, adustio, subadustio, adustiuus, parallè-

XIVex., f. 1r-202v, cum commentario Petri de Abano usque ad particulam XI, [A.L.2 1291] ; Caesenas, Bibl. Malatestiana, Plut. VI Sin. 3, saec. XIVex., f. 1r-191v, cum commentario Petri de Abano a particula XII ad finem [A.L.2 1292] ; Assisiensis, Bibl. Communalis, 663, saec. XIV [A.L. 2 1267], f. 2r-77r ; Scorialensis, Bibl. Monasterii, f. I. 11, saec. XIV, ff. 1r-30v [A.L. 2 1216]. 27 Cf. la variante de Ap mentionnée par Louis dans Aristote, Problèmes, éd. cit., vol. 1, p. 17 (Le manuscrit Ap est en réalité une reconstruction du manuscrit utilisé par le scribe Apostolios pour les copies de deux manuscrits conservés : le Parisinus gr. 1865 et le Parisinus suppl. gr. 204. Au sujet de ce manuscrit perdu, cf. Louis, Problèmes, éd. cit., p. XLIII-XLV). 28 Cf. Vaticanus, Bibl. Apost. Vat., Chigi G. V. 131, saec. XIIIex., fo. 6v. ; Assisiensis, Bibl. Communalis, 663, saec. XIV, fo. 4r. ; Scorialensis, Bibl. Monasterii, fo. I. 11 : saec. XIV, fo. 1v. 29

Cf. Patavinus, Bibl. Antoniana, Scaff. XVII, 370, saec. XIVin., fo. 2v.

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lement au grec kai//w, kau=ma, kau=soj, u(pe/kkauma, kaustiko/j. Il est donc possible que cette double traduction remonte à Barthélémy de Messine. Comparons à présent ces dénominations à la terminologie médicale employée dans d’autres textes. La lexie febres causonides apparaît dans le Canon d’Avicenne 30. On trouve également l’adjectif seul chez Vincent de Beauvais 31 et chez Rhazès 32. Par contre, la deuxième expression, (febres) adustiuas, n’est pas attestée pour désigner la fièvre ardente, ce qui indique qu’elle possède une valeur explicative. Nous constatons par ailleurs l’habitude courante de gloser le terme causon, qui désigne la « fièvre ardente », soit par un adjectif formé sur une racine latine, soit au moyen d’une périphrase 33. Ainsi, Pietro d’Abano glose quant à lui l’adjectif causonides par l’adjectif incensiuus, dérivé du verbe incendere, « brûler », dans son commentaire à cet extrait des Problèmes : febres causonides id est incensiuas siue adustiuas 34. 4.2.3.2. Lexème spécialisé autonome Dans la suite de l’extrait I, 20, kau=soj, « fièvre ardente », est traduit par le terme causon : (2) I, 20 Aristote : H 9 ga\r panto\j tou= sw&matoj u9perba/llousa qermo/thj e0sti\ pureto/j : e0piteinome/nh de\ dia\ to\ plh=qoj th=j e0nuparxou/shj au0toi=j u9gro/thtoj kau=soj gi/netai. (Éd. Louis, p. 17-18.) Barthélémy de Messine : Totius enim corporis excedens caliditas est febris. Distensa autem propter multitudinem humiditatis existentis ipsis causon fit. 30

Cf. Liber Canonis, op. cit., IV, fen. 1, tract. 2, cap. 42.

31

Vincentius Bellovacensis. Speculum, op. cit., II, 14, 12, col. 1289 : tertiana et causonide. 32

Albubetri Razis filii Zacharie liber, op. cit., X, Capitulum de causonide.

33

Cf. Illos vero qui causon id est nimio igne laborant... (Gariopontus, Galeni pergameni passionarius, Lyon, 1526, fo. 88v). Barthélémy l’Anglais : De continua : …que dicitur causon. quia membra spiritualia urit et incendit. Quandoque etiam in aliis uenis putrescit (De proprietatibus rerum fratris Bartholomei Anglici, per Petrum Ungarum, 1482, VII). Papias : causos incendiosos. graecum est (Papias grammaticus, Vocabulista, Venise, 1496, réimpr. Torino, 1966). Isaac Israeli : proinde vocauerunt primam causon propter suam ustionem... (Omnia opera Ysaac, op. cit., IV, cap. 1, fo. 210r). De même dans des sources postérieures à la traduction de Barthélémy. Cf. par ex. Canonica Michaelis Savonarole, Venise, 1498, fo. 51r : Et ideo dictum est causon a caumate : quod interpretatur incendium : siue febris incensiua : siua arsiua : siue adurens. 34 Petrus de Abano. Expositio Problematum Aristotelis, op. cit., I, 20. Cet emploi apparaît également chez Vincent de Beauvais : Vincentius Bellovacensis. Speculum, op. cit., II, 14, 14, col. 1291 : Quartana quidem, et tertiana assidua, et interpolata, consumuntur per vomitum, et solutionem ventris, aut sudorem, aut urinae prouocationem. Incensiua uero per huiusmodi consumitur, et per fluxum sanguinis narium. Principium quidem prolongatur in tertiana, status in conclusa, et declinatio in incensiua.

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MICHÈLE GOYENS – ELISABETH DÉVIÈRE Car l’excès de chaleur de tout le corps est la fièvre. Quand cette chaleur s’accroît encore par suite de l’abondance de l’humidité qui est en eux, la fièvre devient une fièvre ardente. (Trad. Louis, p. 17-18)

Ce choix de traduction revient en XIV, 3 : (3) XIV, 3 Aristote : Dia\ ti/ e0n th|= yuxrota/th| w#ra| oi9 kau=soi ma=llon gi/nontai ; 2H dio/ti a0ntiperii/sthmi to\ yu=xoj ei!sw th\n qermo/thta, e0n de\ tw|~ qe/rei tou0nanti/on sumbai/nei, ta\ ei!sw yuxro/tera ; O 9 de\ kau=soj pureto\j tw~n e!cw kateyugme/nwn ta\ e!sw qermo/thti u9perba/llei. (Éd. Louis, p. 51) Barthélémy de Messine : Propter quid in frigidissima regione causones magis fiunt ? Aut quia repercutit frigus intus caliditatem ? In estate autem contrarium accidit : interiora sunt frigidiora. Causon et febris exterioribus infrigidatis interiora facit calidiora. Pourquoi est-ce dans la saison la plus froide que se produisent surtout les fièvres ardentes ? Est-ce parce que le froid retient par contraste la chaleur à l’intérieur, tandis qu’en été c’est le contraire qui se produit, les parties internes étant plus froides ? Or la fièvre ardente est une fièvre qui, pendant que les parties externes se refroidissent, rend excessive la chaleur des parties internes. (Trad. Louis, p. 51)

Malgré sa ressemblance formelle avec le grec kau=soj, il ne s’agit pas d’une translittération (ou calque phonologique) à laquelle aurait procédé Barthélémy de Messine. Un calque phonologique aurait plutôt donné causos ou causus, qu’on relève dans l’Articella. Or, c’est la forme kau=soj qui figure dans les Problèmes d’Aristote. Le choix de causon indique en réalité une bonne connaissance du vocabulaire médical latin par notre traducteur qui se conforme ici à l’usage le plus fréquent, et que l’on retrouve notamment dans le Canon. 4.2.3.3. Néologisme En I, 29, le concept de « fièvre ardente » est rendu par adustio. (4) I, 29 Aristote : Dia\ ti/ tou= me\n fqinopw&rou kai\ tou= xeimw~noj oi (kau=soi ma=llon gi/nontai e0n tai=j yuxrai=j w#raij, tou= de\ qe/rouj ta\ r9i/gh e0noxlei= kauma/twn o!ntwn ; 2H o#ti tw=n kata\ to\n a!nqrwpon h9 xolh\ me/n e0sti qermo/n, to\ de\ fle/gma yu/xron ; ‘En me\n ou]n tw~| qe/rei to\ yuxro\n a0nalu/etai, kai\ diaxuqe\n r9i/gh kai\ tro/mouj paraskeua/zei : e0n de\ tw|~ xeimw~ni to\ qermo\n upo\ th=j w#raj kratei=tai kateyugme/non. Oi9 de\ kau=soi ma=llon e0noxlou=si tou= xeimw~noj kai\ tou= fqinopw&rou, o#ti dia\ to\ yu=xoj to\ qermo\n ei!sw suste/lletai, o9 de\ kau=soj e!swqe/n e0sti kai\ ou0k e0pipolh=j : ei0ko/twj ou]n oi9 kau=soi tau/thn th\n w#ran gi/nontai. (Éd. Louis, p. 20) Barthélémy de Messine : Propter quid autumno et hyeme adustiones magis fiunt in frigidis temporibus, estate uero rigores impediunt adustionibus entibus ? Aut quia eorum que sunt secundum hominem colera quidem est calida, flegma autem frigidum ? In estate

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quidem igitur frigidum resoluitur et diffusum rigores et tremores parat. In hyeme uero calidum a tempore uincitur infrigidatum. Adustiones uero magis molestant hyemis et autumni quia propter frigus calidum intrinsecus contrariatur. Adustio autem intrinsecus est et non superficialis. Merito igitur adustiones hoc tempore fiunt. Pourquoi à la fin de l’automne et en hiver les fièvres ardentes se produisentelles surtout dans les périodes froides, et pourquoi en été est-on secoué de frisson en pleine chaleur ? Est-ce parce que chez l’homme la bile est chaude et le phlegme froid ? Donc en été le froid se disperse et une fois diffusé il occasionne des frissons et des tremblements, tandis qu’en hiver le chaud est dominé par la saison et se trouve refroidi. Quant aux fièvres ardentes, elles sont plus pernicieuses en hiver et à la fin de l’automne parce que, en raison du froid, le chaud se concentre à l’intérieur et que la fièvre ardente vient de l’intérieur et ne siège pas en surface. Il est donc naturel que les fièvres ardentes surviennent en cette saison. (Trad. Louis, p. 20)

En latin médiéval, adustio est un lexème fortement polysémique dont le sens premier est celui d’« incendie » 35. Dans la littérature médiévale médicale, il peut désigner par métaphore des « brûlures cutanées » 36, l’opération de « cautérisation » 37, à propos des fièvres l’« échauffement » 38 des humeurs donnant lieu aux différentes sortes de fièvres putrides, et à partir de ces acceptions respectives, par métonymie, la « cicatrice » 39 résultant d’une brûlure ou d’une cautérisation, ou encore le « résultat de la combustion » 40. Le terme adustio est polysémique également dans la traduction de Barthélémy. À côté de la notion courante d’« incendie » (XII, 3, 906b29 41), on trouve trois acceptions proprement médicales. Premièrement, Barthélémy de Messine 35 Cf. Mittellateinisches Wörterbuch bis zum ausgehenden 13. Jahrhundert, ed. Otto Prinz, München, Beck, 1959, vol. 1, col. 281, s. v. adustio. 36 Cf. Mittellateinisches Wörterbuch, op. cit., vol. 1, col. 281, s. v. adustio. Cf. aussi Practica Jo. Serapionis, Lyon, 1525, I, 6, fo. 4r : De soda accidente ex adustione solis. V, 11, fo. 61v : De adustione ignis. 37

Cf. Mittellateinisches Wörterbuch, op. cit., vol. 1, col. 281, s. v. adustio.

38

Cf. Vincentius Bellovacensis. Speculum, op. cit., II, 14, 2, col. 1282 : corpora quoque calida et sicca, praeparata sunt ad febres calidas, et incipiunt ephemerae prius ; deinde festinant ad putredinem et adustionem ; Practica Jo. Serapionis, op. cit., VI, 15 fo. 64v : ex adustione humorum ; fo. 65r : adustione flegmatis. 39

Cf. Mittellateinisches Wörterbuch, op. cit., vol. 1, col. 281, s. v. adustio : Gloss. med. p. 74, 13 scharas : adustiones. 40

Cf. Mittellateinisches Wörterbuch, op. cit., vol. 1, col. 281, s. v. adustio : Tract. de aegr. cur. p. 92, 29 urina erit rubea et tenuis in superficie cum aliquo nigrore et adustione apparens. Albert. M. animal. 1, 608 splen est evacuatorium sanguinis et adustionis eius cinereae. 3, 119 licet… colera, quam…vocavimus adustam, etiam sit adustio cinerea.

$O sumbai/nei kai\ peri\ th\n neo/kauston u#lhn…braxei=sa/ te ga\r h9 u#lh kai\ tw~| e0no/nti qermw~| pe/yasa th\n e0n au0th=| ginome/nhn a0tmi/da a0fi/hsin. Ou!te polu\ to\ u#dwr dei= ei]nai : e00kklu/zei ga\r to\ polu\ li/an, kai\ sbe/nnusi th\n qermo/thta th\n e0nupa/rxousan a0po\ th=j purw&sewj ewj. (Éd. Louis, p. 35). 41

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utilise le terme adustio pour traduire kau=ma, dérivé de kai//w également et qui signifie l’« échauffement » caractéristique de la fièvre : (5) I, 8 Aristote : !En te ou=n a)e/ri pni/gh gi/netai qermainome/nou tou= a)e/roj dia\ pa/xoj, kai\ e)n toi=j sw&masin w9sau/twj pni/gh kai kau/mata, ata to\ d’e)n sw&mati kau=ma pureto/j e)sti, e)n d’o)fqalmoi=j o)fqalmi/ai. (Éd. Louis, p. 12) Barthélémy de Messine : In aere quidem prefocatio fit calefacto aere propter grossitiem et in corporibus simul prefocatio et adustiones. Adustio autem in corpore febris est, in oculis uero obtalmie. Dans l’air, un étouffement survient quand l’air s’échauffe par suite de son épaisseur, et dans les corps se produisent de la même manière étouffement et échauffements. Dans le corps, l’échauffement, c’est la fièvre, dans les yeux, les ophtalmies. (Trad. Louis, p. 12)

Ensuite adustio est employé comme équivalent de kau=ma qui désigne cette fois la brûlure résultant de l’action de cautérisation : (6) I, 35 (= I, 36, 863a31 Louis) Barthélémy de Messine : Propter quid autem nutritiuorum adustiones 42 cito sanantur ? Pourquoi les brûlures [par cautérisation] des membres de la nutrition se guérissent-elles rapidement ?

En recourant au terme adustio dans l’extrait I, 29, Barthélémy ajoute un sens nouveau aux différentes acceptions de adustio, à savoir celle de « fièvre ardente ». Selon Pietro d’Abano, Barthélémy emploie le terme adustio afin de calquer la forme du terme grec qui renvoie à la notion de brûlure ou d’incendie (incendium). (7) I, 20 Pietro d’Abano : Notandum quod causon potest accipi pro omni febre in qua est feruor magnus. Et adustio secundum quod nomen causonis incendium importat ita quod nomine causon comprehendatur causon uerus tertiana continua et sinocus uel potest accipi causon solum pro causone uero cuius materia est colerica aut est flegmatica salsa secundum Hyp. i. iiii. reg. acut. Quod accidit et circa nouiter adustam siluam... Madefacta enim silua existenti calido digerens uaporem qui in ipsa est dimittit. Neque multam aquam oportet esse. Inundat enim multa ualde et extinguit caliditatem que est ab adustione. « C’est ce qui se produit pour la forêt qui vient de brûler... Car c’est quand la forêt a été mouillée et qu’elle est échauffée par la chaleur qu’elle renferme, qu’elle laisse échapper la vapeur qui se forme en elle. Il ne faut pas, d’un autre côté, que l’eau soit en grande quantité. Car trop abondante elle submerge et éteint la chaleur que développe l’action du feu ». (Traduction Louis, p. 35) 42 Notons que la traduction de Barthélémy repose sur une variante différente du texte édité par Louis.

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Notons que causon peut désigner toute fièvre intense. Et [on emploie] adustio, car le terme causon porte en lui la notion d’incendie, de sorte que causon comprend le vrai causus, la fièvre tierce continue et le synoche, ou désigne uniquement le vrai causus dont la matière est colérique ou à base de flegme salé, selon Hippocrate, dans le Régime des maladies aiguës i. iii 43.

Il serait cependant étonnant que Barthélémy de Messine ne traduise pas ici kau=soj par causon comme il le fait en I, 20 et en XIV, 3, d’autant plus que la fièvre ardente est décrite de façon très similaire dans les trois extraits en question où apparaît le terme kau=soj. La fièvre ardente est expliquée en effet dans les Problèmes selon le principe de l’antipéristase. Selon ce principe, comme le froid extérieur resserre les pores de la peau, la chaleur intérieure du corps ne peut plus s’échapper ni le froid pénétrer à l’intérieur, et il s’ensuit une augmentation de la chaleur corporelle. La chaleur interagissant avec l’humidité, elle s’accroît encore davantage, d’où l’apparition de fièvres ardentes (I, 20). Ce principe explique pourquoi les fièvres ardentes se produisent surtout en hiver et pourquoi l’intérieur du corps brûle, tandis que la peau est froide (I, 29 ; XIV, 3). À la lumière de ces données, selon nous, l’emploi de adustio doit s’expliquer par la présence d’une autre variante dans le manuscrit dont disposait Barthélémy, telle kau/stoi qui apparaît dans le manuscrit Laurentianus LXXXVII, 4 du XIIIe siècle 44. Dans ce passage, adustio pouvait facilement être perçu au sens de « fièvre ardente » par un lecteur averti comme Pietro d’Abano, grâce tout d’abord au contexte dans lequel il apparaissait et grâce à la lexie explicative febres adustiuas en I, 20. En outre, un tel néologisme était soutenu par l’existence dans la

43

Petrus de Abano. Expositio problematum Aristotelis, op. cit., ad I, 20. Cf. aussi le commentaire ad XIV, 3 : Notandum quod per causones duo possunt intelligi : aut causon uerus factus ex colera rubea, cuius materiam existit in locis propinquis cordi, ut uisum est prima particula, uel febre continua conclusa ex humore ardente interius generata. Unde febris dicitur incendium... Hyeme fieri egritudines interiora adurentes. Et componitur hic talis sermo illo tempore quo calor exterius uincitus a suo contrario et fortificatus interius uehemente, contingit adustionem fieri. « Notons que causon peut recouvrir deux notions disctinctes : soit le vrai causus à base de bile rouge, dont la matière se trouve dans la région du cœur, ainsi que nous l’avons vu dans la première partie, soit une fièvre continue intérieure générée à partir d’humeur en ébullition dans le corps. C’est pourquoi on appelle cette fièvre incendium [“incendie”]... En hiver se produisent des maladies intérieures ardentes. Cette affirmation s’applique à la saison où la chaleur étant vaincue à l’extérieur par son contraire et renforcée à l’intérieur, il se produit une fièvre ardente. » 44 Cf. la variante de Ca dans l’apparat critique de Louis, Aristote. Problèmes, éd. cit., vol. 1, p. 20.

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langue médicale de locutions du type febres adurentes 45, febris comburens 46, febris adusta 47 utilisées pour désigner la « fièvre ardente », mais également par des explications relevant du champ sémantique de la « brûlure », apparaissant dans le contexte immédiat du terme causon comme suite normale du récit 48 ou à titre de métalangage 49. Néanmoins, du point de vue terminologique, ce choix de traduction implique un manque de précision, étant donné la forte polysémie de adustio et en particulier l’emploi de adustio pour désigner le processus d’ébullition lors de fièvres putrides 50. Ce manque de précision a peut-être gêné Pietro d’Abano. Ainsi, au début de son commentaire à l’extrait I, 29, Pietro d’Abano glose adustiones par une expression plus englobante et floue elle aussi, à savoir egritudines adustiue dont ferait partie la fièvre ardente : (8) I, 29 Pietro d’Abano : In autumno et hyeme magis contingunt egritudines adustiue sicut causones. Et febres continue huiusmodi adurentes sepulte. En automne et en hiver se produisent davantage de maladies ardentes comme les causus. Et les fièvres continues de ce genre brûlent à l’intérieur.

45 Liber regiminis acutorum, dans Articella, Venise, 1483, fo. 106v : Iuuamentum autem balneationis secundum plurimum in periplemonia est plus quam fit in febribus adurentibus. 46 Practica Jo. Serapionis, op. cit., VI, 12, fo. 64v : Et si est intra eas insidua aut febris comburens que nominatur causon. 47 Vincentius Bellovacensis. Speculum, op. cit., II, 14, 13, col. 1290 : Febris autem quae est ex putredine cholere, motus est tertianus, nisi sit species eius quae dicitur adusta, cuius motus est occultus valde, et est sicut inseparabilis conclusa… Causon quoque febris est ex genere tertiane, sed ea fortior, et maioris incendii. Liber Canonis, op. cit., IV, fen. 1, tract. 2, ca. 40 : De febre adusta est ista que nominatur faricos id est causon. 48

Commentum Galieni super quarto rigiminis acutarum, dans Articella, op. cit., fo. 109r : ...causon febrem inuenio medicos dicentes quando calor facit ardere hominem… ; Vincentius Bellovacensis. Speculum, op. cit., II, 14, 13, col. 1290 : Causon quoque febris est ex genere tertiane, sed ea fortior, et maioris incendii. 49 Cf. Barthélémy l’Anglais : De continua : …que dicitur causon. quia membra spiritualia urit et incendit. Quandoque etiam in aliis uenis putrescit. (De proprietatibus rerum fratris Bartholomei Anglici, op. cit., VII). Papias : causos incendiosos. graecum est (Papias grammaticus, Vocabulista, op. cit.). Isaac Israeli : proinde vocauerunt primam causon propter suam ustionem... (Omnia opera Ysaac, op. cit., IV, cap. 1, fo. 210r.) De même dans des sources postérieures à la traduction de Barthélémy : Et ideo dictum est causon a caumate : quod interpretatur incendium : siue febris incensiua : siua arsiua : siue adurens (Canonica Michaelis Savonarole, op. cit., fo. 51r) ; Causon febris incensiua super alias. (Simonis Genuensis Synonyma medicinae sive Clavis sanationis, 1473, s.v. causon). 50 Cf. par ex. Vincentius Bellovacensis. Speculum, op. cit., II, 14, 2, col. 1282 : corpora quoque calida et sicca, praeparata sunt ad febres calidas, et incipiunt ephemerae prius ; deinde festinant ad putredinem et adustionem.

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5. La terminologie utilisée par Évrart de Conty Le développement du vocabulaire scientifique dans les langues vernaculaires est un sujet d’actualité. En particulier celui du lexique médical a déjà fait couler de l’encre. Dans ce qui suit, nous nous concentrons exclusivement sur les moyens mis en œuvre par Évrart de Conty pour rendre les notions relatives à la fièvre discutées dans les paragraphes précédents 51. 5.1. Notion générique Nous analysons dans un premier temps la façon dont la notion générique relative à la fièvre, que Barthélémy de Messine rend à l’aide des termes febris, febricitare et febrilis, est rendue dans la traduction d’Évrart de Conty 52. 51 Dans le cadre de cette contribution, nous ne pouvons fournir d’aperçu détaillé sur les études déjà consacrées à l’évolution du vocabulaire médical français. Nous en mentionnerons uniquement quelques-unes qui nous paraissent d’une importance incontournable pour notre propos. Citons à cet égard le travail réalisé dans le prolongement de l’édition de textes de thématique médicale en ancien et moyen français. Sans oublier le travail plus ancien sur la Chirurgie de maître Henri de Mondeville (La Chirurgie de maître Henri de Mondeville. Traduction contemporaine de l’auteur, publiée d’après le ms. unique de la Bibliothèque nationale, éd. A. Bos, Paris, Firmin Didot, “Société des anciens textes français”, 2 vol., 1897-1898) et le Régime du corps d’Aldebrandin de Sienne (Le Régime du corps de maître Aldebrandin de Sienne. Texte français du XIIIe siècle, publié pour la première fois d’après les manuscrits de la Bibliothèque Nationale et de la Bibliothèque de l’Arsenal, éd. Louis Landouzy et Roger Pépin, Paris, Champion, 1911 ; ce texte convient toutefois moins à la recherche effectuée ici), nous pensons entre autres aux éditions et études suivantes : Les Amphorismes Ypocras de Martin de Saint-Gille, éd. Germaine Lafeuille, Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et de Renaissance” (IX), 1954 ; et Les commentaires de Martin de Saint-Gille sur les Amphorismes Ypocras, éd. Germaine Lafeuille, Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et de Renaissance” (LXVI), 1964 ; les études de Sylvie Bazin-Tacchella, notamment « Traduction, adaptation et vulgarisation chirurgicale : le cas de la Chirurgia Parva de Guy de Chauliac », in Traduction et adaptation en France à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance. Actes du Colloque organisé par l’Université de Nancy II, 23-25 mars 1995, éd. Charles Brucker, Paris, Champion, “Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance” (10), 1997, p. 91-104 ; l’édition en préparation par la même spécialiste des différentes traductions françaises de la Chirurgie de Guy de Chauliac ; Sabine Tittel, Die « Anathomie » in der « Grande Chirurgie » des Gui de Chauliac. Wort- und sachgeschichtliche Untersuchungen und Edition, Tübingen, Niemeyer, “Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie” (328), 2004 ; Albucasis : Traitier de Cyrurgie. Édition de la traduction en ancien français de la Chirurgie d’Abū’l Qāsim Halaf Ibn ‘Abbās al-Zahrāwī du manuscrit BNF, français 1318, éd. David Trotter, Tübingen, Niemeyer, “Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie” (325), 2005. Le lecteur se reportera aussi aux bibliographies des éditions de Sabine Tittel et David Trotter. 52 Précisons que, pour cette analyse, nous avons comparé la terminologie du texte étudié ici avec les données des dictionnaires (Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, composé d’après le

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À l’instar de febris dans les textes latins, on relève chez Évrart de Conty de nombreuses fois le terme fievre(s), déjà attesté depuis 1155 53. Le terme est régulièrement utilisé dans les textes de l’époque 54. Citons quelques cas de correspondance entre Barthélémy de Messine et Évrart de Conty 55 : (9) I, 6 Barthélémy de Messine : Propter quid ab egritudinibus que sunt a colera (febricitant maxime in estate) acuta a colera existentia hyeme fiunt magis ? Aut quia cum febribus existentia acuta sunt propter id quod uiolenta sunt. Uiolentia autem extra naturam est. [...] Flegmasia autem excessus caliditatis existens facit febres. In estate quidem igitur sicce et calide sunt egritudines. [...] Évrart de Conty : Pour quoy est ce que on est en esté plus malade de fievres et de maladies coleriques, et en yver, il est plus de maladies aguës et soudaines et perilleuses pour la multitude de la matere ? Aristotes respont a ce et est ses textes moult obscurs et par aventure corrumpus par le vice des escrisans. Toutefois il samble qu’il woelt dire ainsy premierement, en general, que les maladies et les fievres sont aguës et perilleuses pour aucunes dispositions contraires a nature qui li font violence. [...] [...] Pour ce dont, dit il, que les humeurs et les materes chaudes et seches hadépouillement de tous les plus importants documents manuscrits ou imprimés qui se trouvent dans les grandes bibliothèques de la France et de l’Europe et dans les principales archives départementales, municipales, hospitalières ou privées, Paris, Vieweg, 1880-1902 [sigle GOD] ; Adolf Tobler et Ehrhard Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, Berlin/Wiesbaden, Fr. Steiner, 1915ss. ; Walter von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, Bonn, Klopp – Bâle, Zbinden, 1928ss. [sigle TL] ; les ressources informatisées de l’ATILF : le Trésor de la langue française informatisé (http ://www.atilf.fr/tlf.htm) [sigle TLFi], et le DMF1 : ATILF/Équipe « Moyen français et français préclassique », 2003-2005, Dictionnaire du Moyen Français (DMF). Base de Lexiques de Moyen Français (DMF1), site Internet (http ://www.atilf.fr/blmf). Le DMF1 se base sur le dépouillement d’une série de textes (voir la bibliographie sur le site) et le Lexique de la langue scientifique réalisé sous la direction de D. Jacquart et Cl. Thomasset. Nous avons en outre comparé nos matériaux avec des textes non repris dans le DMF1, à savoir la Cyrurgie d’Abulcasis (éd. cit.), la Chirurgie d’Henri de Mondeville (éd. cit.), antérieurs au texte d’Évrart, et le premier traité (sur l’anatomie) de la Grande Chirurgie de Gui de Chauliac (éd. cit.), datant entre 1363 et le deuxième tiers du XVe s. (cf. éd. cit., p. 51). 53

Cf. TLFi, qui relève le sens pathologique et le sens figuré d’« état d’agitation ».

54

Citons par exemple le Livre de Ethiques de Nicole Oresme, Le Livre de la vertu du sacrement de mariage de Philippe de Mézières, le Miracle de saint Ignace, etc. Voir DMF1, sous fièvre. 55

Nous citons le texte d’Évrart de Conty selon la transcription qu’en ont faite Françoise Guichard-Tesson et Michèle Goyens d’après le ms. autographe, Paris, BnF, fr. 24281, en préparation à l’édition de la première section (à paraître dans les “Classiques français du Moyen Âge”).

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bondent en esté pour le excessive chaleur du tans, pour ce se font lors les fievres et les maladies coleriques ; [...] (BnF, fr. 24281, fol. 12v32-51)

Pour rendre l’idée d’avoir de la fièvre, Barthélémy de Messine utilise le verbe febricitare. Alors que le verbe fievriier est attesté avant Évrart 56, celui-ci préfère recourir à une périphrase au lieu d’un verbe simple, à savoir estre malade de fievres. Cette périphrase vise peut-être à rendre le trait sémantique de fréquentatif perçu dans le verbe latin en –itare, le prédicat estre malade impliquant une certaine durée. Pour un exemple, nous pouvons renvoyer aux formes soulignées dans le passage (19) cité précédemment. La notion causative relative à la fièvre est rendue chez Barthélémy de Messine par un adjectif, febrilis, « qui cause des fièvres ». Ici aussi, Évrart de Conty utilise des périphrases impliquant le substantif fievre : (10) I, 23 Barthélémy de Messine : Propter quid haustri sicci et non aquosi febriles sunt ? Aut quia humiditatem et caliditatem extraneam faciunt ? Sunt enim humidi et calidi natura. Hic autem est febrile. Febris enim est quidam excessus ex hiis utrisque. [...] Évrart de Conty : Aprés ce met Aristotes .1. autre probleme de la mutation de l’air par les vens et demande ainsy . Pour quoy est ce que li vent austrin, c’est a dire meridional, quant il sont sec sans ploeuve, sont generatif de fievres ? C’est, dit il, pour ce que li vent austrin sont chaut et moiste et engendrent de lor nature humidités et chaleur estrange qui enclinent et disposent a fievre, car fievre n’est autre chose que uns excés et une superhabondance de chaleur et de humidités estrange. [...] (BnF, fr. 24281, 30r14-24)

En ancien et en moyen français, il existe une forme adjectivale dérivée de fievre, à savoir fievros (fevros), attestée depuis 1155 (TLFi) avec le sens de « qui a de la fièvre ». Selon les dictionnaires, cette forme acquiert le sens de « qui provoque la fièvre » plus tardivement, avant 1593 57. Au début du XVIe siècle (depuis 1520), on trouve également la forme savante febrile « qui a rapport à la fièvre ; causé par la fièvre » (TLFi), un emprunt au latin avec francisation de la terminaison. Quoi qu’il en soit, Évrart de Conty n’utilise pas fievros, qui avait un sens différent, et préfère recourir à une périphrase composée du substantif fievre et d’un verbe tel que engendrer, ce qui lui permet de préciser le sens et d’éviter le néologisme.

56

III,

57

Cf. TLFi et GOD (vol. IX, col. 617b), qui cite Amyot.

Dans les Dialogues de Saint-Grégoire, cf. TL (vol. p. 790).

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col. 1834), GOD (vol.

III,

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On peut résumer que, pour ces notions génériques, Évrart de Conty crée une série construite autour du sb. fievre : le substantif seul, ou comme complément d’un verbe ou d’un adjectif, selon les nuances à exprimer. 5.2. Notions spécifiques 5.2.1. « Fièvre quarte » Pour rendre la notion spécifique de « fièvre quarte », Évrart suit fidèlement son modèle 58. Dans les passages qui correspondent à la partie Texte, lorsque Barthélémy de Messine utilise quartana seul, le traducteur lui aussi utilise l’adjectif substantivé seul, quartaine ; lorsqu’il est accompagné de febris, lui aussi ajoute le substantif, soit fievre quartaine. Il est donc clairement influencé par son modèle ; citons un exemple : (11) I, 57 Barthélémy de Messine : Quartanis febribus oportet non attenuare sed ignem in cordibus facere inducentem. Évrart de Conty : [...] Il ne convient pas, dit il, en ciauls qui ont fievres quartaines, restraindre ne asoubtillier la diete, ains convient ançois acroistre et conserver le fu, c’est a dire la chaleur naturele et les esperis du pacient. (BnF, fr. 24281, fol. 55r17-25)

Signalons que, dans sa Glose, Évrart de Conty a en outre recours à la forme quarte (une fois, dans la partie I, 56 Glose). Du point de vue lexicologique, les deux termes sont déjà utilisés à l’époque d’Évrart de Conty : on en rencontre des exemples dans Le Livre de la vertu du sacrement de mariage de Philippe de Mézières (1384-1389) ou chez Guillaume de Machaut (1377, l’Appendice de sa Poésie lyrique) 59. 5.2.2. « Fièvre intermittente » La notion de « fièvre intermittente », exprimée par le syntagme febris interpolata chez Barthélémy de Messine, est rendue servilement par le syntagme fievres interpolees dans la traduction d’Évrart, complété par une glose : (12) I, 56 Barthélémy de Messine : Interpolatis autem febribus parari oportet. Évrart de Conty : Aprés ce moustre Aristotes comment on doit gouverner ciauls qui ont fievres interpolees, c’est a dire fievres qui ne sont mie continues, mais par certains interval-les 53r35 traveillent le pacient ; et dit ainsi que en tels fievres, il convient appareillier et ordener ce qui est au malade necessaire (...) (BnF, fr. 24281, fol. 53r32-36) 58

Voir les problèmes 19 et 57 de la section I.

59

Voir, pour ces exemples et d’autres, le DMF1.

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Le participe interpolé est déjà utilisé en rapport avec la fièvre dans les Amphorismes Ypocras de Martin de Saint-Gille 60, mais ne semble pas attesté ailleurs dans ce contexte 61. La glose c’est a dire fievres qui ... qu’Évrart ajoute au terme peut d’ailleurs servir d’indice d’un emploi peu fréquent. 5.2.4. « Fièvre ardente » Comme il a été montré dans ce qui précède, la notion de « fièvre ardente » est exprimée de différentes manières dans le texte latin. On trouve une réduplication synonymique (febres causonides uel adustiuas), et deux termes utilisés seuls (adustio et causon). Dans le cas de la réduplication synonymique, Évrart de Conty reste près de son modèle : (13) I, 20 Barthélémy de Messine : Rarioribus autem febribus superuenientibus, que a plurima indigestione sunt facte febres causonides uel adustiuas contingit fieri, propter id quod talibus dispersa sunt quidem magis secundum totum corpus humida quam densis carnibus, constituta autem ipsorum carne ab hyeme calefacta humida febres fieri. Évrart de Conty : En ciaus ausy qui sont de rare composition et qui n’ont pas les chars si solides ne si compactes pour le indigestion des superfluités des tans passés, se font fievres causonides, c’est a dire fievres ardans, de grant inflammation et de grant adustion. Et c’est pour ce que les humidités superflues en tels 27v45 personnes rares sont plus esparses par tout le cors qu’en ciauls qui sont de plus compacte composition. (BnF, fr. 24281, fol. 27v40-46)

Évrart rend ici la réduplication synonymique à l’aide d’une dénomination accompagnée d’une glose explicative. Cette manière de procéder peut se comprendre de plusieurs façons. Ainsi, la glose explicative peut avoir pour but de traduire le deuxième élément de la réduplication synonymique latine. Or, l’adjectif français causonide accompagnant le substantif fievre pour rendre fidèlement le syntagme febres causonides, ne semble pas attesté avant Évrart de Conty 62. Si celui-ci introduit un nouveau terme, il doit donc l’expliquer à l’aide de sa glose. Signalons par ailleurs que dans la partie Glose de ce Problème, il utilise la variante causonique, qui se retrouve dans des textes postérieurs à sa traduction 63.

60 Voir les Commentaires de Martin de Saint-Gille sur les Amphorismes Ypocras, éd. cit., p. 280. Chose curieuse, le DMF1, qui a dépouillé ce texte, ne reprend pas ces cas. 61 Les dictionnaires (cf. FEW vol. IV, col. 759b, TLFi, DMF1) mentionnent un autre exemple du participe, relevé dans la traduction de Tite-Live par Bersuire, utilisé cette fois pour caractériser des cris. 62 Voir GOD (vol. II, 4b) ; le TLF et le FEW ne donnent pas d’information à cet égard. Le terme causon existe toutefois avant notre texte : il est attesté dans les Amphorismes Ypocras (cf. DMF1) ; voir infra. 63

Voir le DMF1.

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Lorsque Barthélémy de Messine utilise adustio seul, dans I, 29, Évrart recourt à une périphrase tout en évitant le substantif fievre ; citons un cas : (14) I, 29 Barthélémy de Messine : Propter quid autumno et hyeme adustiones magis fiunt in frigidis temporibus, estate uero rigores impediunt adustionibus entibus ? Évrart de Conty : Pour quoy est ce que en antompne et en yver, qui sont tans froit, [32v15] se font plus de maladies de grant chaleur et de grant adustion, et au contraire, en esté, qui est tans de grant chaleur et de grant adustion, se font plus rigeurs et frichons ? (BnF, fr. 24281, fol. 32v14-16)

Apparemment, Évrart de Conty ne comprend pas ce terme au sens de « fièvre » : en effet, il le traduit cette fois à l’aide d’une périphrase plus vague, maladie de grant chaleur et de grant adustion, une formulation qui se trouve déjà chez Pietro d’Abano. Le terme adustion n’est effectivement pas attesté, à son époque, pour désigner un type de fièvre, mais désigne uniquement une « brûlure, inflammation », ou encore la « cautérisation » 64. Les dictionnaires donnent toutefois relativement peu de références, et Évrart de Conty est toujours de la partie. Puisque pour la dénomination latine adustio le sens de « fièvre ardente » n’est pas courant à son époque (cf. ci-dessus § 4.2.3.3.), il semble bien comprendre d’après le contexte qu’il doit s’agir d’une affection du corps humain, puisqu’il rend adustio par maladie ; il complète celui-ci par le complément déterminatif de grant adustion, auquel il associe le trait sémantique de « chaleur » bien attesté en son temps, témoin aussi la réduplication synonymique de grant chaleur et de grant adustion. Est-il étonnant qu’il n’ait pas établi un lien avec le 20e Problème, où il s’agissait de la fièvre ardente ? Suivant le propos de Pietro d’Abano, qui classe dans le causos toutes les fièvres décrites par Aristote, il préfère ici ne pas recourir à une forme adustion, qui l’obligerait à élargir le sens de ce terme 65, mais utiliser une circonlocution faisant intervenir l’idée de brûlure du substantif adustion. Dans sa partie Glose, il donne d’ailleurs de nombreuses illustrations, à l’instar de Pietro d’Abano, faisant intervenir des fièvres diverses, ce qui montre qu’il suit Pietro d’Abano et qu’il interprétait le texte à la manière de celui-ci. Enfin, lorsque Barthélémy de Messine utilise le terme spécifique causon, Évrart recourt de nouveau à des périphrases : (15) I, 20 Barthélémy de Messine :

64 Voir GOD (vol. VIII, col. 36c), FEW (vol. XXIV, col. 188a), DMF1. On relève adustion encore dans la Chirurgie de Mondeville (éd. cit.), mais également dans un contexte non relatif à la fièvre. 65 On notera que c’est précisément ce qu’avait fait Barthélémy de Messine : voir ci-dessus § 4.2.3.3.

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Totius enim corporis excedens caliditas est febris. Distensa autem propter multitudinem humiditatis existentis ipsis causon fit. Évrart de Conty : (...) car fievre n’est autre chose que une excessive chaleur estendue par tout le cors. Pour la multitude dont de tels superfluités putrescibles ainsy esparses par tout le cors se font les fievres causonides desus dites et les grans chaleurs. (BnF, fr. 24281, fol. 27v49-52) (16) XIV, 3 Barthélémy de Messine : Propter quid in frigidissima regione causones magis fiunt ? Aut quia repercutit frigus intus caliditatem ? In estate autem contrarium accidit : interiora sunt frigidiora. Causon et febris exterioribus infrigidatis interiora facit calidiora. Évrart de Conty : Pour quoy est ce que grans chaleurs et grans fievres agües et ardans se font es regions tres froides plus que es regions chaudes ? A ce respont Aristotes et dit ainsi que c’est pource que la froidure du tans et de la region repercute et assamble, et per consequens fortefie la chaleur de dedens, mais en esté et es regions chaudes, les parties de dedens sont froides, et pource, dit il, que en tels grans chaleurs et en tels grans fievres ardans les parties de dehors sont froides, pource sont les parties de dedens plus chaudes et plus ardans excesivement quant li tans ou la region s’y acorde. (BnF, fr. 24281, fol. 240r49-58)

Quoique le terme causon, un emprunt au grec, soit attesté aussi en français du temps d’Évrart au sens de « fièvre ardente » 66, celui-ci préfère recourir à des périphrases, fievres causonides desus dites et de grans chaleurs, grans fievres agües et ardans et tels grans fievres ardans, où les adjectifs précisent le type de fièvre 67. Ce procédé ne lui est pas étranger : il utilise, aussi dans d’autres cas, un substantif de sens plus général, en y ajoutant un adjectif qui le précise 68. Signalons par ailleurs l’emploi du sb. adustion au sens de « cautérisation », pour lequel Évrart semble recourir à un néologisme de sens, qu’il explique par une glose :

66 Voir par exemple : « En esté, oultre telz maladies, il vienent fievres continues, causon, tierces, vomite, [...] », Martin de Saint-Gille, Les Amphorismes Ypocras, éd. cit., p. 69. Voir aussi GOD (vol. II, col. 4ba) et TL (vol. II, col. 73). On trouve le terme également dans le Régime du corps d’Aldebrandin de Sienne (éd. cit., p. 26). Voir aussi le DMF1. 67

Pour causonide, voir le commentaire donné ci-dessus.

68

Voir par ex. notre étude sur la traduction de la notion de « bile noire » : maladie melancholique ou complexion melancholique au lieu de melancholie (Michèle Goyens, « Le développement du lexique scientifique français et la traduction des Problèmes d’Aristote par Évrart de Conty (c. 1380) », Thélème (numéro supplémentaire), 2003, p. 199-217.

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MICHÈLE GOYENS – ELISABETH DÉVIÈRE (17) I, 35 Barthélémy de Messine : Propter quid autem nutritiuorum adustiones cito sanantur ? Évrart de Conty : Pour quoy est ce que les adustions, c’est a dire les ignitions ou les cauteres qui sont fait es membres nutritis, se garissent tost ? (BnF, fr. 24281, fol. 36v24-25)

En effet, le sens de « cautérisation » n’est pas attesté avant lui 69. Néanmoins, comme adustion a le sens de brûlure, son utilisation dans ce contexte n’exige pas une vraie extension sémantique, mais plutôt une interprétation selon le contexte.

6. Conclusion La langue utilisée par Barthélémy de Messine et Évrart de Conty répondelle déjà aux exigences d’une langue de spécialité, ou manifeste-t-elle des aspects de débutante ? Premièrement, nos deux traducteurs se rejoignent sous le critère des séries lexicales sémantiquement homogènes : chez Barthélémy de Messine, on relève à cet effet de vraies séries morphologiques, construites autour d’un noyau lexical accompagné d’affixes (adurere – adustio – subadustio – adustiuus). Évrart de Conty ne crée pas de séries morphologiques à proprement parler, mais construit des séries autour d’un noyau substantival, comme dans le cas de fievre, autour duquel il construit des périphrases verbales telles que estre malade de fievre, avoir fievre, entrer en fievre, estre en fievre, et des périphrases adjectivales comme generatif de fievres, qui engendre fievre, etc. Cette façon de procéder du traducteur français doit sans doute être imputée à son souci d’être clair et un désir d’éviter ici le néologisme. Ce dernier procédé ne lui est toutefois pas étranger : d’autres études en effet ont révélé chez ce traducteur une certaine habitude à introduire facilement des néologismes 70. Du point de vue de la monoréférentialité, nous avons constaté que l’objectif n’était pas toujours atteint dans le texte de Barthélémy, le terme adustio étant polysémique. Ajoutons à cela la présence de termes synonymiques pour exprimer la notion de « fièvre ardente », résultant d’une fidélité extrême au texte de départ. Le vocabulaire latin des fièvres spécifiques indique cependant que Barthélémy recourt également à un vocabulaire commun constitué d’emprunts qui fonctionnent comme monosèmes dans la langue d’arrivée (quartana, causon, interpolata). De manière générale, nous remarquons qu’Évrart 69

Cf. FEW (vol. XXIV, col. 188a) ; GOD (vol. VIII, col. 36c).

70

Voir par exemple M. Goyens, op. cit., et Joëlle Ducos, « Traduction et lexique scientifique : le cas des Problèmes d’Aristote traduits par Évrart de Conty », in Traduction et adaptation en France à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, Actes du Colloque organisé par l’Université de Nancy II, 23-25 mars 1995, éd. Charles Brucker, Paris, Champion, “Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance” (X), 1997, p. 237247.

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évite la polysémie de même que les néologismes trop innovateurs, mais se plie aux caractéristiques du lexique du français, en préférant des périphrases construites autour d’un terme clé tel que fievre ; il crée un néologisme (de sens : adustion) quand le sens courant du terme ne s’éloigne pas trop de la nouvelle signification, tout en ajoutant une glose explicative. En ce qui concerne le critère de la transparence, ce critère est rempli dans la mesure où les auteurs, fidèlement à leur modèle, s’expriment dans une langue non figurée. Pour conclure, nous ajouterons qu’une différence importante entre les deux traductions des Problèmes consiste en la présence de gloses dans le cas d’Évrart de Conty, contrairement au texte latin, à l’exception peut-être de la réduplication synonymique uel adustiuas. Cette différence tient aux fonctions respectives des deux traductions étudiées ici. Dans le cas de Barthélémy de Messine, il s’agit d’une traduction à vocation universitaire, destinée à être commentée et visant à fournir un accès direct au texte grec. Il en résulte un véritable effort de l’auteur pour utiliser un langage technique en se conformant à une terminologie, mais également une fidélité extrême au texte de départ. Évrart de Conty s’adresse quant à lui à un public moins instruit, mais curieux de nouvelles connaissances 71, d’où le besoin d’expliquer les termes médicaux spécifiques, d’autant qu’une terminologie plus ou moins uniforme en moyen français n’avait pas encore vu le jour.

71

Cet aspect a déjà été relevé dans plusieurs études ; voir par exemple les contributions dans le recueil Aristotle’s Problemata in different times and tongues, Pieter De Leemans et Michèle Goyens éds, Leuven, Leuven University Press, “Mediaevalia Lovaniensia, series I, studia” (39), 2006.

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La traduction du De casibus virorum illustrium de Boccace par Laurent de Premierfait (1400) : entre le latin et le français STEFANIA MARZANO University of Toronto

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e XVe siècle s’ouvre avec la première traduction complète d’une œuvre de Boccace. En effet, Laurent de Premierfait, dont le travail s’inscrit dans le sillage de la « politique des traductions » de Charles V 1, termine en 1400 la traduction du De casibus virorum illustrium, première œuvre de Boccace à avoir été diffusée en France, exception faite de quelques nouvelles du Decameron dont la circulation en langue française a d’abord été le fait de deux illustres compatriotes du prosateur italien : Pétrarque et Christine de Pizan 2. Pour Laurent de Premierfait, que ses contemporains admiraient sur1

Politique grâce à laquelle bon nombre de traductions ont vu le jour, en France, au siècle ; cf. Jacques Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », in L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle, Actes du colloque de Strasbourg (janvier 1962), éd. Anthime Fourrier, Paris, 1964, p. 217-246 (à consulter désormais dans Études de philologie romane, éd. Geneviève Hasenohr, Marie-Clotilde Hubert et Françoise Vielliard, Genève, Droz, 2001, p. 757-837, plus particulièrement p. 768-769). e

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Pétrarque, à qui l’on attribuera, pour l’avoir traduite, la célèbre histoire de Griselde (X, 10) ; et Christine de Pizan, qui traduit les nouvelles de Bernabò de Gênes (II, 9), de Ghismonde (IV, 1) et d’Elisabeth de Messine (IV, 5), pour les inclure dans son Livre de la Cité des Dames (cf. Elie Golenistcheff-Koutouzoff, L’Histoire de Griseldis en France au XIVe et XVe siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1975 [1933], p. 33-88 ; Carla Bozzolo, « Il Decameron come fonte del Livre de la cité des Dames », in Miscellanea di studi e ricerche sul Quattrocento francese, éd. Franco Simone, Torino, Giappichelli, 1967, p. 124). Sur la réception de Boccace en France on verra les actes du célèbre colloque de Certaldo (Il Boccaccio nella cultura francese. Actes du colloque de Certaldo (septembre 1968), éd. Carlo Pellegrini, Firenze, Olschki, 1971), et notamment, pour ce qui nous intéresse ici, les articles de Giuseppe Di Stefano, « Il Trecento », p. 1-47 ; Franco Simone, « Giovanni Boccaccio “fabbro” della sua prima fortuna francese », p. 49-80 ;

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tout en tant que poète de langue latine 3, il s’agit là du début d’une brillante carrière de traducteur 4. Protégé par d’influents mécènes – les ducs de Berry et de Bourbon notamment – il a travaillé jusqu’à sa mort, qui survient à Paris en cet annus horribilis 1418. L’abondance des manuscrits qui nous transmettent les traductions de Laurent de Premierfait est un signe du succès qu’elles ont connu 5. et Gianni Mombello, « I manoscritti di Dante, Petrarca e Boccaccio in Francia », p. 81209. 3 Voir à ce sujet Francesco Picco, « Une épître inédite d’Antonio Loschi à Laurent de Premierfait », in Études italiennes, 3, 1933, p. 240-253. Gilbert Ouy a récemment retrouvé et édité cinq de ces poèmes que l’on croyait perdus : « Poèmes retrouvés de Laurent de Premierfait. Un poète engagé au début du XVe siècle », in Préludes à la Renaissance : aspects de la vie intellectuelle en France au XVe siècle, éd. Carla Bozzolo, Paris, Éditions du C.N.R.S., 1992, p. 207-242. 4 L’activité de traducteur de Laurent de Premierfait et ses rapports avec les milieux humanistes de Paris et d’Avignon sont bien connus, et ce grâce aux travaux des fondateurs : Henri Hauvette, De Laurentio de Primofato qui primus Johannis Boccacci opera quaedam transtulit ineunte seculo XVo, Paris, Hachette, 1903 ; Id., « Les plus anciennes traductions françaises de Boccace », in Études sur Boccace (1894-1916), Torino, Bottega d’Erasmo, 1968 [1907-1909], p. 151-294 ; Alfred Coville, Gontier et Pierre Col et l’Humanisme en France au temps de Charles VI, Paris, Droz, 1934 ; Id., Recherches sur quelques écrivains du XIVe et du XVe siècles, Paris, Droz, 1935 ; Franco Simone, Il Rinascimento francese, Torino, Società Editrice Internazionale, 1961 ; Jacques Monfrin, art. cit. ; Id., « Les traducteurs et leur public en France au Moyen Âge », in L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle, op. cit., p. 5-20 (à consulter désormais dans Études de philologie romane, op. cit., p. 787-801) ; Id., « La connaissance de l’Antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire dans la France du XVe siècle », in The Late Middle Ages and the Dawn of Humanism outside Italy, Louvain, “Mediaevalia Lovanensia” (Series I/Studia I), 1972, p. 131-170 (à consulter également dans Études de philologie romane, op. cit., p. 803-837) ; Gianni Mombello, art. cit. ; Giuseppe Di Stefano, art. cit. ; Carla Bozzolo, Manuscrits des traductions françaises d’œuvres de Boccace, Padova, Antenore, 1973. 5 À titre indicatif, nous sont parvenus pas moins de quatre-vingt manuscrits des deux versions (1400 et 1409) de la traduction du De casibus virorum illustrium : une première liste de soixante-neuf manuscrits a été fixée par Carla Bozzolo en 1973 dans Manuscrits…, op. cit. ; Marie-Hélène Tesnière en dénombre aujourd’hui au moins quatre-vingt (cf. « I codici illustrati del Boccaccio francese e latino nella Francia e nelle Fiandre del XV secolo », in Boccaccio visualizzato : narrare per parole e per immagini fra Medioevo e Rinascimento, éd. Vittore Branca, Torino, Einaudi, 1999, vol. III, p. 3). Pour cette traduction nous devons à Patricia M. Gathercole une édition partielle de la version de 1409 (cf. Patricia M. Gathercole, Laurent de Premierfait’s Des cas des nobles hommes et femmes : Book I, translated from Boccaccio : a critical edition based on 6 manuscripts, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1968) ; cette même version a récemment fait l’objet d’une thèse de l’École des Chartes (cf. Céline Barbance (Guillot), Édition critique du Cas des nobles hommes et femmes (Livre I et VI) de Laurent de Premierfait et commentaire linguistique, Thèse de doctorat, Paris, École des Chartes, 1993 ; un article en a été tiré : Id., « La Ponctuation médiévale : quelques remarques

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En effet, le récit des malheurs des gens riches et célèbres – de Adam et Ève à Jean le Bon, en passant par Œdipe – avait de quoi captiver un vaste public qui pouvait en apprécier la valeur exemplaire et y puiser un certain réconfort moral, particulièrement en ces années difficiles d’instabilité politique, de guerres et d’épidémies. De toute évidence, à cette époque, tout le monde parlait des aléas de Fortune : déjà, en 1360, le discours que Pétrarque livre, à Paris, peu après le Traité de Brétigny, avait cueilli l’air du temps et vraisemblablement marqué les consciences 6 ; quelques décennies plus tard, le livre Des cas (ou de la ruyne) des nobles hommes et femmes ferait partie de ces textes qui alimentent le débat faisant suite à l’assassinat du Duc d’Orléans 7. Notre traducteur offre deux rédactions de son ouvrage, en 1400 puis en 1409 ; cela n’est pas étonnant de la part d’un professionnel de la traduction qui, au cours de sa carrière, sera souvent appelé à revoir ou à remanier les travaux d’autres traducteurs 8. La version de 1409 éclipsera cependant celle sur cinq manuscrits du début du XVe siècle », Romania, 113, 3-4, 1992-1995, p. 505-527). Pour ce qui est de la traduction du De senectute, nous connaissons pas moins de vingtsept manuscrits (cf. Stefania Marzano, Édition critique du Livre de vieillesse de Laurent de Premierfait (1405), Mémoire de maîtrise, Montréal, Université McGill, 2003, en cours de publication ; Ead., « Laurent de Premierfait, entre le latin et le français », in L’Écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, dir. Tania Van Hemelryck et Céline Van Hoorebeeck, Turnhout, Brepols, 2006, p. 229-238). De plus, pas moins de quatorze manuscrits nous conservent la traduction du De amicitia ; signalons à cet effet que Françoise Vielliard et Frédéric Duval travaillent actuellement à l’élaboration d’un catalogue des traductions des classiques faites au Moyen Âge en français et en occitan ; des notices détaillées des manuscrits qui conservent les traductions du De amicitia et du De senectute ont été établies dans le cadre de ce projet, qui a été présenté en 2003 lors du congrès de Besançon (cf. Frédéric Duval et Françoise Vielliard, « La transmission des auteurs classiques dans les traductions en français et en occitan du XIIIe au XVe siècle », in La Transmission des savoirs au Moyen Âge et à la Renaissance, vol. 1 (Du XIIIe au XVe siècle), éd. Pierre Nobel, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2005, p. 263-284). Nous renvoyons également à la thèse doctorale de Caroline Boucher (La Mise en scène de la vulgarisation : les traductions d’autorités en langue vulgaire aux XIIIe et XIVe siècles, Thèse de doctorat, Paris, École Pratique des Hautes Études, 5e section, 2005 ; en cours de publication) : la traduction du De amicitia de Laurent de Premierfait y occupe une place de choix. Enfin, quinze témoins nous transmettent aujourd’hui la traduction du Decameron (cf. Boccace, Decameron, traduction (1411-1414) de Laurent de Premierfait, éd. Giuseppe Di Stefano, Montréal, CERES, 1998). 6

Voir ce que Pétrarque lui-même en dit dans l’épître intitulée « Ad Petrum Pictavensem, priorem Sancti Eligii Parisiensis » dans ses Lettres familières (cf. Familiarium rerum, t. 4, 13, éd. Vittorio Rossi et Umberto Bosco, Firenze, Sansoni, 1968, p. 136-138). 7 On verra à ce sujet Alfred Coville, Jean Petit. La question du tyrannicide au commencement du XVe s., Paris, Picard, 1932. 8 Entre 1408 et 1410, par exemple, Laurent de Premierfait remanie la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire (cf. Marie-Hélène Tesnière, « Un remaniement du “TiteLive” de Bersuire par Laurent de Premierfait », Romania, 107, 1986, p. 231-281 – qu’il

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de 1400, et remportera un véritable succès de librairie, ce dont témoignent le nombre et la valeur artistique des manuscrits qui nous en sont parvenus : des quatre-vingt manuscrits qui nous conservent aujourd’hui le texte de la traduction, seulement sept sont à mettre au compte de la rédaction de 1400. Qui plus est, le succès de la traduction du De casibus virorum illustrium 9 dépassera bientôt les frontières françaises – le Fall of Princes de John Lydgate, paraphrase versifiée de la traduction, date des années 1430 10 – et se poursuivra jusqu’à la fin du XVIe siècle, grâce à l’imprimerie – une première édition sort des presses de Colard Mansion à Bruges dès 1476 11. Or, au sujet du rapport entre ces deux versions et des motifs de cette double rédaction, il y a des « certitudes » que se transmettent depuis quelques générations les spécialistes et qui ont peut-être fait perdre de vue la traduction originale de 1400 ; cependant, d’après ce que nous permet de constater l’édition de la première traduction de Laurent de Premierfait, il s’agirait là d’un cas légèrement différent 12. Le propos de cette contribution, qui rendra compte des premiers résultats de l’édition de la traduction du De casibus, sera d’aborder cette première version non plus exclusivement en rapport avec le bestseller de 1409, mais plutôt à la lumière du Livre des Cent Nouvelles (1411-1414) et du Livre de vieillesse (1405), dont les éditions désormais disponibles mettent en relief la technique de traduction de Laurent de Premierfait. Il va sans dire que ces résultats sont préliminaires et qu’ils ne manqueront pas d’évoluer avec la progression du travail, mais ils permettent d’ores et déjà de présenter, d’une part, la méthode adoptée pour l’édition de cette traduction, et de défendre, d’autre part, le choix de la version à éditer.

est désormais possible de consulter dans Un traducteur et un humaniste de l’époque de Charles VI : Laurent de Premierfait, éd. Carla Bozzolo, Paris, Publications de la Sorbonne, “Textes et doc. d’hist. médiévale” (4), 2004, p. 181-223) ; au sujet des abrégés de la Thébaïde et de l’Achilléïde, on verra Carla Bozzolo et Colette Jeudy, « Stace et Laurent de Premierfait », Italia medioevale e umanistica, 22, 1979, p. 413-447 (également réimprimé dans Un traducteur et un humaniste…, op. cit., p. 145-179) ; à propos du Commentum Terentii on consultera Carla Bozzolo, « Laurent de Premierfait et Térence », in Vestigia. Studi in onore di Giuseppe Billanovich, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1984, I, p. 93-129 (p. 145-179 dans Un traducteur et un humaniste…, op. cit.). Enfin, peu avant sa mort en 1418, Laurent de Premierfait complète, au service de Charles VI, la révision de la traduction par Nicole Oresme des Œconomica d’Aristote (cf. Jacques Monfrin, « Humanisme et traductions… », art. cit., p. 776). 9

Désormais : De casibus.

10

Cf. Emil Koeppel, Laurent de Premierfaits und John Lydgates Bearbeitungen von Boccacios De Casibus Virorum Illustrium, Munich, 1885. 11

Cf. infra.

12

Je prépare actuellement une thèse de doctorat à l’Université de Toronto, sous la direction de Brian Merrilees, consacrée à l’édition critique de la première traduction du De casibus virorum illustrium (1400) par Laurent de Premierfait.

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Il s’avère qu’en 1409, pour Laurent de Premierfait, il s’agissait de passer d’une traduction semilatina 13, faite de calques et de latinismes – même syntaxiques – à un texte plus proprement français, ce qui par ailleurs pouvait se produire par l’acte de copie (la tradition manuscrite des premiers Decameron et De senectute français le montre assez bien). La nouvelle édition « revue et augmentée » de Laurent de Premierfait éloigne effectivement le texte de l’original de Boccace ; or, un copiste fait souvent de même, et notamment dans un contexte de rapide évolution linguistique, mais on se garderait bien d’attribuer de telles copies à l’auteur 14. Des cas des nobles hommes et femmes (1400) : témoins, auteur, date Le texte de la première traduction du De casibus virorum illustrium nous est conservé dans pas moins de sept manuscrits 15 : Paris, BnF, fr. 132 (fin XVe s.) ; fr. 597 (3e quart du XVe s.) et fr. 24289 (1er quart du XVe s.) ; Londres, BL, Add. 11696 (3e quart du XVe s.) ; Baltimore, Walters Art Mus., 315 (3e quart du XVe s.) ; Venise, BN Marciana, App. 44 (après milieu XVe s.). Un septième manuscrit, vendu chez Sotheby en 1971, est désormais conservé à Bruxelles, KBR, ms. IV 920 (1er quart du XVe s.) 16. La première édition de cette traduction apparaît dès 1476, à Bruges, et sort des presses de Colard Mansion ; l’exemplaire dont s’est servi l’imprimeur, pour cette publication, soit le ms. Paris, BnF, fr. 132, faisait partie de la bibliothèque de son protecteur, Louis de Gruthuyse ; cette édition, qui se trouve à présent à la Bibliothèque municipale d’Amiens (H. 4425), est célèbre pour ses illustrations, Colard Mansion y ayant fait l’essai de ses planches gravées en taille douce 17. 13

Sur ce concept on consultera Giuseppe Di Stefano, La Découverte de Plutarque en Occident : aspects de la vie intellectuelle en Avignon au XIVe siècle, Torino, Accademia delle Scienze, 1968. 14 Pour une discussion de la notion de rédaction « intentionnelle » (versus rédaction d’auteur), on verra Giuseppe Di Stefano, « Le Lais Villon et le manuscrit de l’Arsenal », Romania, 105, 1984, p. 526-551 ; ainsi que Id., De Villon à Villon : le Lais François Villon, ms. Arsenal 3523, Montréal, CERES, 1988, p. 7-13. 15 Nous renvoyons, pour une description plus détaillée, à la liste fixée par Carla Bozzolo (Manuscrits…, op. cit.). 16 Nous devons à Marie-Hélène Tesnière d’avoir signalé la présence de ce témoin particulièrement intéressant – qui date, avec le ms. Paris, BnF, fr. 24289, du 1er quart du XVe siècle – à la Bibliothèque Royale de Belgique (cf. « I codici illustrati… », art. cit., p. 67). Nous tenons à remercier Michiel Verweij, du Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Royale de Belgique, qui nous en a fait parvenir une très utile description. 17 Cf. Florence Callu et François Avril, Boccace en France : de l’humanisme à l’érotisme, Paris, Bibliothèque Nationale, 1975, § 117. On verra également Henri Michel, L’Imprimeur Colard Mansion et le Boccace de la Bibliothèque d’Amiens, Paris, 1925 ; ainsi que Seymour de Ricci, « Le Boccace de Colard Mansion (1476) », Gutenberg Jahrbuch, 2, 1927, p. 46-49.

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Le nom de Laurent de Premierfait est mentionné dans les manuscrits de Venise et de Baltimore. Pour cette traduction, il n’existe, à notre connaissance, ni prologue du traducteur, ni dédicace ; par contre, l’épître de Boccace à Mainardo de’ Cavalcanti, qui tient lieu de prologue dans l’original latin, est contenue dans trois manuscrits : Venise, BN Marciana, App. 44 ; Londres, BL, Add. 11696 et Paris, BnF, fr. 132. Ces deux derniers exemplaires portent un titre légèrement différent : Du dechiet des nobles hommes (Paris, BnF, fr. 132) ou De la ruyne des nobles hommes (Londres, BL, Add. 11696). Nous devons à un certain Jean Lamelin, conseiller en parlement et auteur, en 1431, d’un abrégé extrait de la première traduction du De casibus, de nous conserver la date de la traduction de Laurent de Premierfait 18. Parmi ces témoins, et d’après la comparaison aussi bien avec le texte de Boccace qu’avec les deux autres témoins actuellement à ma disposition – soit les mss Paris, BnF, fr. 597 (sigle BN2) et Paris, BnF, fr. 132 (sigle BN3) – le ms. Paris, BnF, fr. 24289 (sigle BN1) se détache pour sa qualité ; à ce stade de la recherche, aucun autre manuscrit ne garde un texte plus proche du texte de départ 19.

Prémisses pour l’édition de la traduction du De casibus 1) Le classement des témoins Dans l’édition d’une traduction, lorsque le texte de départ original est disponible, on se trouve – selon la méthode introduite par Giuseppe Di Stefano dans son édition du Decameron – en « situation optimale » pour le classement des témoins, l’original latin occupant une fonction archétypale 20. En effet, la qualité de BN1 est assurée par la comparaison des variantes des autres témoins et par la confrontation avec le latin ; par exemple, pour la 18 Cet abrégé nous est transmis par deux manuscrits : Paris, ms. Mazarine 3880 et Baltimore, Walters Art Mus. W314. Dans Mazarine, on lit : « Lequel livre de Boccace fut translaté de latin en franchois par Laurent, famillier et clerc de noble et saige home Jehan Chanteprime, conseiller du roy de France nostre sire, le samedi XIII jour de novembre de l’an MIIIC » (cf. Henri Hauvette, De Laurentio…, op. cit., p. 4). 19 Une prochaine publication rendra compte des résultats de la collatio avec les autres manuscrits de la tradition que nous sommes obligée de passer ici sous silence : pour des raisons de conservation, les mss. Londres, BL, Add. 11696 et Venise, BN Marciana, App. 44 ne nous sont pas d’accès immédiat, et la réception récente du microfilm du ms. Baltimore, Walters Art Mus., 315 en a rendu impossible l’étude approfondie dans le cadre de cette communication. En ce qui concerne KBR, ms. IV 920, nous en attendons incessamment une copie dont la collatio sera décisive pour le choix du manuscrit de base. 20

Nous renvoyons à l’éd. cit. du Decameron, p. XIV, note 42, pour la démonstration entourant les leçons du type « marato/marito/amy ». Se référer également à : G. Di Stefano, « Tradurre il Decameron nel Quattrocento : quale Decameron ? », La Parola del Testo, I, 2, 1997, p. 272-278.

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traduction du De casibus, la leçon de l’original latin integritate tranche en faveur de la leçon « enterineté » (et non « extremité ») ; timore en faveur de la leçon « espoventeur » (et non « puanteur ») ; il en va de même pour ululatus (« ulemens » et non « habillemens »), fuga (« fuite » et non « faute ») ou encore coniugium (« mariage » et non « mirage »). Ce manuscrit n’est toutefois pas sans reproche, et il arrive de trouver dans les autres témoins une meilleure leçon, que vient conforter la leçon de départ de Boccace : ainsi pour asinas (« anesses »), celeri (« isnellement ») et ferunt (« portent ») qui relèguent les leçons « messes », « nullement » et « pourtant » (adverbe) dans l’apparat critique. BN1 contient cependant beaucoup moins de fautes de copies, de sauts du même au même ou de lacunes textuelles que les manuscrits de contrôle. En tout cas, aucun des trois témoins ne semble être la copie directe de l’un des deux autres. Il arrive néanmoins que certaines leçons de BN1 paraissent lacunaires ou fautives. Voici deux exemples 21 : a) Au Livre I, chapitre X, consacré à Theseus, on lit, dans BN1, cet éloge à la cité d’Athènes : Atheines, jadiz cité noble, nourrisse de philosophes, poetes et orateurs, une cité de Grece anoblie de noble tiltres... (fol. 9 v.)

Au même passage, dans BN2, il y a cette phrase plutôt incohérente : Atheines, jadiz cité noble, nourrisse de philosophes, poetes et orriteurs, ung oueil de Grece, des nobles tiltres…

BN3 en revanche est plus clair : Atheines, jadiz cité noble, nourrisse de philosophes, poetes et orateurs, ung oeil de Grece anobly…

Le mystère de cet œil de Grèce est résolu en ayant recours au latin, car on y trouve : Athene civitas, phylosophorum poetarum et oratorum olim egregia altrix, alter Grecie oculos…

On aurait donc dû lire, ou comprendre : « deuxième œil de la Grèce ». b) Un peu plus loin, en conclusion du chapitre XIII du Livre I, qui narre l’histoire de Priam et de Hécube, on lit, dans BN1 : Tele fut doncques la fin de si noble et si haulz roys ; et ce que mains aages avoient amassé, une seule journée la gecta en pouldre et en flambe. (fol. 14 v.)

21

Nous soulignons.

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Dans BN3 on trouve plutôt : [...] une seule journée la gecta en pouldre et fable.

C’est en faveur de cette dernière leçon que tranche la leçon in cinerem et fabellam de l’édition du De casibus de Boccace. Il est cependant toujours délicat de juger si ces leçons apparemment fautives, lacunaires ou incomplètes de BN1 sont volontaires ou déterminées par l’état textuel de la (ou des) source(s) ; on peut donc légitimement se demander quel De casibus Laurent de Premierfait avait sous les yeux.

2) L’archétype latin L’identification du texte de départ est effectivement une variable importante dans l’édition d’une traduction : la nature du discours concernant la qualité du travail effectué par le traducteur en dépend. Pour des raisons pratiques, on a souvent recours à l’édition du texte qui fait autorité 22. Or, les chances que Laurent ait connu un tel texte sont à peu près nulles. En d’autres mots, des leçons authentiques du texte de départ ont pu être tout à fait inconnues de Laurent de Premierfait ; inversement, le traducteur a pu avoir sous les yeux un manuscrit plus ou moins altéré ou enrichi de variantes, ce qui n’est pas sans compliquer la reconstruction du texte de départ. Il n’est toutefois pas impossible que l’édition de la première traduction du De casibus aide éventuellement à l’identification de la copie utilisée par le traducteur, pourvu qu’elle n’ait pas été détruite ou perdue. On sait qu’il existe du texte de départ de Boccace au moins deux étapes rédactionnelles ; le terminus ad quem est fixé à 1356, date de la bataille de Poitiers dont le récit clôt le dernier livre. Dès 1375 on retrouve une première copie du De casibus à Avignon, parmi les Libri ystoriales de Grégoire XI 23 ; or, nous savons que Boccace a travaillé son texte jusqu’aux environs de 13731374, et c’est à ce moment qu’il dédie son œuvre à Mainardo de’ Cavalcanti (ce qui constitue l’archétype des manuscrits β diffusés en Italie). Selon Vittorio Zaccaria, il semblerait qu’en 1370 Boccace ait complété une première rédaction du De casibus ; certains chapitres ont pu être successivement au moins remaniés ; des ajouts ou des suppressions ont pu être effectués par Boccace à même l’exemplaire de travail – c’est peut-être une des raisons pour lesquelles il ne diffusa pas cette première version tout de suite. Or, une fois diffusée, cette version sans la dédicace constitue l’archétype des manuscrits α, que l’on retrouve essentiellement dans les bibliothèques étrangères : vraisemblablement, l’exemplaire α a été prêté à quelqu’un qui l’a fait immédiatement parvenir en France, où il a pu finir entre les mains de Laurent de

22 Dans le cas qui nous occupe ici, il s’agit de l’édition de Pier Giorgio Ricci et Vittorio Zaccaria, in Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, t. 9, dir. Vittore Branca, Milano, Mondadori, 1984. 23

Cf. Gianni Mombello, art. cit., p. 87-88.

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Premierfait. C’est ce qui expliquerait peut-être l’absence de la lettre à Mainardo dans les manuscrits les plus anciens 24.

3) Le choix de la version à éditer L’impression qui ressort d’une lecture en parallèle de tous les témoins actuellement retenus de la version de 1400 avec la version de 1409 connue par la transcription de Gathercole, c’est que la traduction de 1400 reste toujours très proche de la lettre et du récit du De casibus, ce qui présente un avantage certain, du moins, comme nous venons de l’expliquer, pour le classement des témoins. Certes, la version de 1400 peut paraître moins claire que la version de 1409, et notamment parce qu’elle suit de près le latin. Or, nous savons que la rédaction d’un texte extrait directement du latin sera naturellement semilatina, et que chaque copiste successif sera tenté de la soustraire de l’emprise du modèle de départ 25. Par ailleurs, la langue – et en particulier le moyen français – évolue rapidement, rendant nécessaire l’intervention linguistique qui modernise la traduction et dont le but est d’adapter le texte pour le lecteur à qui est destinée la copie. Ainsi, là où en 1400 Laurent de Premierfait avait « ensuivi precisement et au juste les sentences prinses du propre langaige de l’auteur qui est moult soubtil et artificiel », le traducteur se propose, neuf ans plus tard – et a priori pour pallier l’ignorance qu’il constate dans les rangs « de ceulz qui se dient clercs et hommes letrez » – à « mettre en cler langaige les sentences du livre et les histoires qui par l’auteur sont si briément touchees que il n’en met fors seulement les noms » en les « assom[ant] selon la verité des vieilz historians qui au long les escrivirent », chose qu’il espère accomplir « briément senz delessier que tres pou le texte du (sic.) l’auteur » 26. Manifestement, la rédaction de 1409, à peu près deux fois plus longue, n’est pas à proprement parler une traduction, mais s’apparente plutôt à un commentaire, à une paraphrase de la traduction originale, et le texte du De casibus s’en trouve par conséquent « dilué » 27 ; cette deuxième rédaction est d’ailleurs conçue dans un esprit nouveau, et ce projet de révision s’accompagne, dans plusieurs manuscrits – certains illustres – d’un programme iconographique

24 Pour la discussion détaillée concernant les deux rédactions de Boccace, cf. Vittorio Zaccaria, Boccaccio narratore, storico, moralista, mitografo, Firenze, Olschki, 2001, p. 59-64. 25

Cf. Decameron, éd. cit., en particulier le chapitre III intitulé « Traduction et lexicographie », p. 49-67. 26

Cf. éd. Gathercole, op. cit.

27

« Le texte du De casibus est dans une certaine mesure libéré du calque et en même temps passablement dilué » (Decameron, éd. cit., p. XIX, n. 88).

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complexe dont l’étude est de première importance pour l’histoire de la réception du texte 28. Enfin, un lexique bilingue (latin-moyen français) de l’édition de la traduction du De casibus, avec les leçons et variantes respectives, de la version de 1400 et 1409, donnerait le genre de résultat suivant : Boccace

1400

1409 (avec variantes)

casus

choiz

tresbuchemens desrochemens

captiva

cheitive

mescheante

lubricus

glichant

dissolu

prefectura

chevecennerie

capitainnerie gouvernement

tractare

tirer

mener

On constate qu’il est difficile, voire hasardeux, de trancher entre une rédaction d’auteur ou de copiste : ici, l’argument du « rajeunissement lexical » 29 n’est pas sans appel, et des sondages effectués dans le Dictionarius de Firmin Le Ver 30 suggèrent plutôt la coexistence de plusieurs de ces termes pour un même lemme latin. Il faudrait plutôt, et en premier lieu, faire le travail qui s’impose sur la tradition manuscrite de la version de 1409 31. 28

Nous renvoyons aux travaux de Marie-Hélène Tesnière : « La réception des Cas des nobles hommes et femmes de Boccace en France au XVe siècle », in Autori e lettori di Boccaccio, Actes du colloque de Certaldo (septembre 2001), éd. Michelangelo Picone, Firenze, Franco Cesati Editore, 2002, p. 387-402 ; Ead., « La perception du temps à la fin du Moyen Âge : l’exemple des Cas des nobles hommes et femmes de Boccace », Revue de la Bibliothèque Nationale de France, 4, 2000, p. 58-64 ; Ead., « I codici illustrati… », art. cit. Voir aussi Anne Hedeman, « Visual translation : Illustrating Laurent de Premierfait’s French Versions of Boccaccio’s De casibus », in Un traducteur et un humaniste…, op. cit., p. 83-113. L’étude que Christine Schwall-Hoummady consacre à la traduction du Decameron interroge les possibilités narratives des images et réfléchit à la relation entre le texte et son iconographie : Christine Schwall-Hoummady, Bilderzählung im 15. Jahrhundert. Boccaccios Decamerone in Frankreich, Frankfurt am Main, Peter Lang Verlag, 1999. Voir enfin François Avril, « Boccace et ses illustrateurs au Moyen Âge », in Boccace en France : de l’humanisme à l’érotisme, op. cit., p. 9. 29 Cf. Christiane Marchello-Nizia, La Langue française aux XIVe et XVe siècles, Paris, Nathan, 1997 (en particulier le dernier chapitre consacré au lexique). 30

Éd. Brian Merrilees et William Edwards, Turnhout, Brepols, 1994.

31

Carla Bozzolo va jusqu’à suggérer qu’une édition de la version de 1409 ne saurait avoir de manuscrit de base : « si l’on examine les cinq manuscrits les plus anciens [de la traduction de 1409], le BnF, fr. 226, l’Ars. 5193, le Genève fr. 190, les BnF, fr. 131 et fr. 16994, on peut dire qu’aucun d’entre eux n’est la copie de l’un des quatre autres. Toute édition Des cas doit donc tenir compte de tous ces manuscrits : il ne saurait y avoir de manuscrit de base. Une enquête plus approfondie serait nécessaire pour établir les

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Le rendement de la traduction Dans le cadre de mon édition du Livre de vieillesse, j’ai eu l’occasion de m’intéresser au rapport que Laurent de Premierfait entretenait avec sa traduction et au lien qui s’établissait entre le texte classique et son rendement en moyen français. La technique de traduction habituelle de Laurent de Premierfait, telle que nous l’observons dans les traductions du Decameron et du De senectute, est caractérisée par une grande fidélité à l’original. Cela est particulièrement vrai de la traduction du De casibus dans sa première version de 1400 : c’est une traduction rédigée ad verbum (mot à mot) ; elle est semilatina (c’est-à-dire caractérisée par des calques lexicaux et syntaxiques) ; on y trouve peu de gloses ou de digressions, le traducteur se limitant pour l’essentiel à ajouter un complément d’information aux noms propres ou aux realia, selon une habitude de la prose médiévale 32, ou à recourir aux dittologies 33. Or, même quand Laurent de Premierfait traduit ad sententiam, comme dans le cas du De senectute, il y a inévitablement des traces de calques : l’influence du modèle latin sur le lexique est donc partout notable et conditionne les choix opérés par le traducteur dans de nombreux cas ; ces mécanismes et procédés stylistiques sont par ailleurs largement étudiés, et ne se limitent pas aux traductions, mais caractérisent l’ensemble des œuvres originales des XVe et XVIe siècles 34.

véritables relations de ces cinq exemplaires par rapport à l’original (ou aux originaux) perdu » (Manuscrits…, op. cit., p. 21-22). 32

Les noms propres sont rarement laissés sans épithète (ex. « Bruttus de Romme », « Agag roy des Amalechites », « Euripedes tragicien »), tout comme les realia (ex. pour traduire scorpio, terme désignant un instrument de torture, Laurent explique : « scorpions, c’est adire bastons qui ont au bout poinçons ou plombees » (fol. 22 r.). 33 Les dittologies, caractérisées généralement (mais pas exclusivement) par le calque + l’expansion sémantique, ajoutent également un complément d’information au terme traduit : par exemple « meritis : bienfaiz et merites », « adverteret : regardast et advisast », « inertia : negligence ou paresse » (on consultera le chapitre intitulé « Traduction et lexicographie » dans Giuseppe Di Stefano, Essais sur le moyen français, Padova, Liviana Editrice, 1977, p. 47-96). 34 Cf. notamment Jens Rasmussen, La Prose narrative française du XVe siècle : étude esthétique et stylistique, Copenhague, Munksgaard, 1958 ; Alexandre Lorian, Tendances stylistiques dans la prose narrative française au XVIe siècle, Paris, Klincksieck, 1973 ; Gabriel Bianciotto, « Langue conditionnée de traduction et modèles stylistiques au XVe siècle », in Sémantique lexicale et sémantique grammaticale en moyen français, éd. Marc Wilmet, Bruxelles, Vrije Universiteit Brussel, 1979, p. 51-80 ; Catherine Deschepper, « ‘Mise en prose’ et ‘translation’ : la traduction intralinguale des romans de Chrétien de Troyes en moyen français », Thèse de doctorat, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2003 ; Theo Venckeleer, « Les phénomènes d’information plurielle en français médiéval : aspects lexicologiques et lexicographiques », in Actes du 20e Congrès international de linguistique et philologie romanes, Université de Zurich (avril

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Il faut rappeler que dans deux des vingt-sept manuscrits qui nous conservent la traduction du De senectute subsiste la disposition originale bilingue, comprenant à la fois le texte latin et le texte français ; rares sont les manuscrits ainsi composés qui nous soient parvenus : il n’en existerait que pour le De senectute, pour les Facta et dicta memorabilia de Valère Maxime, et pour le De consolatione de Boèce 35. Le prologue de la traduction du De amicitia par Laurent de Premierfait annonce aussi cette disposition, comme par ailleurs celle du Decameron, mais il semble qu’aucun témoin ne subsiste. En ce qui concerne le rendement de la traduction du De senectute, j’ai pu observer – grâce au relevé systématique des dittologies et à l’étude des gloses, du métalangage érudit, des citations, des insertions et des suppressions – que, dans la conception de Laurent de Premierfait, le texte latin reste au premier plan et la traduction un moyen d’accès au texte original ; les exemplaires bilingues qui nous sont parvenus de ce travail – et dont celui que j’ai édité constitue le volume de présentation au duc de Bourbon (probablement autographe) – témoignent de ce fait 36. C’est dans ce sens que Jacques Monfrin faisait observer que, dans ses traductions, Laurent de Premierfait avait su imposer un rapport nouveau dans l’édition du texte classique et de sa vulgarisation 37. Cela ne doit pas nous surprendre, car si Laurent de Premierfait a beaucoup œuvré pour la langue française, il n’en demeure pas moins que parmi ses contemporains il était surtout connu et admiré en tant que poète de langue latine, et ce, des deux versants des Alpes. La première traduction du De casibus avait-elle pour but d’être présentée en édition bilingue ? Cela n’est pas impossible. Henri Hauvette n’exagérait peut-être pas en affirmant que la traduction de 1400 était incompréhensible sans le recours au latin 38 : la logique d’une traduction mot à mot impliquait peut-être, dans la conception du traducteur, la présentation de l’œuvre en édition bilingue. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà rappelé, ces traductions s’inscrivaient dans une politique culturelle visant à rendre accessible des

1992), éd. Gerold Hilty, Tübingen, Francke, 1993, p. 337-348 ; Jesse Mortelmans, « Escrire et mettre par memoire. La fausse objectivité dans les chroniques en moyen français », in L’Écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, op. cit., p. 239-250. 35

Cf. Jacques Monfrin, « La connaissance de l’Antiquité… », art. cit., p. 805.

36

Cf. Stefania Marzano, « Laurent de Premierfait, entre le latin et le français », art. cit., p. 232-234. 37 « Avec les traductions exécutées par Laurent de Premierfait, nous rencontrons, semble-t-il, quelque chose d’assez nouveau. Le français, au moins dans la conception première, est un moyen d’accès au latin que le lecteur trouve dans le même volume. Le texte original reste donc au premier plan. Faut-il mettre ces conceptions nouvelles en relation avec le mouvement humaniste auquel fut mêlé Laurent ? Cela est assez vraisemblable » (Jacques Monfrin, « Humanisme et traductions… », art. cit., p. 776). 38

Cf. Henri Hauvette, De Laurentio…, op. cit., p. 75.

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textes jugés utilitaires à un public de moins en moins préparé ; une édition bilingue pouvait donc répondre aux besoins d’une cour cosmopolite 39. Nous espérons que l’édition de la première traduction de Laurent de Premierfait puisse éventuellement informer une édition de la version de 1409, et permettre peut-être aussi de mieux situer dans son contexte la réception du De casibus en France : car enfin, comme le faisait remarquer Franco Simone dans son Rinascimento Francese, si, au XVe siècle, Boccace a été lu, discuté, traduit et paraphrasé, chacun de ces moments constitue autant d’étapes de son extraordinaire succès français, puis européen.

39

Consulter à ce sujet Serge Lusignan, Parler vulgairement : les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris – Montréal, Vrin – Presses de l’Université de Montréal, 1987 ; Id., La Langue des rois au Moyen Âge : le français en France et en Angleterre, Paris, PUF, 2004.

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Le moyen français dans les traductions de Jean d’Antioche CINZIA PIGNATELLI Université de Poitiers – CESCM

L

a langue de Jean d’Antioche a été explorée à plusieurs reprises par l’équipe dirigée par Willy van Hoecke à l’Université de Leuven, lors des travaux préparatoires à l’édition de la Rettorique de Marc Tulles Cyceron 1, traduction de l’ensemble formé par le De inventione de Cicéron et la Rhetorica ad Herennium (longtemps attribuée au même auteur mais rédigée 1 La liste des travaux de Licence et de Doctorat dirigés par Willy Van Hoecke entre 1972 et 1995 comprend (en plus des éditions partielles) des études sur la détermination du nom, le système des possessifs, l’évolution des démonstratifs, l’interrogation, la négation, la subordonnée concessive, la coordination copulative, la réduplication synonymque, les néologismes, certains champs sémantiques, etc. La plus ample de ces recherches a donné lieu à la publication de Michèle Goyens, Émergence et évolution du syntagme nominal en français, Berne, Peter Lang AG, 1994. En attendant la parution de l’édition critique du texte (cf. Willy Van Hoecke, « Problèmes de traducteurs. La négation ‘partielle’ du latin au français », in Pratiques de traduction au Moyen Âge, Actes du colloque de l’Université de Copenhague, 25 et 26 octobre 2002, éd. Peter Andersen, Copenhagen, Museum Tusculanum Press, 2004, p. 131), nous avons obtenu de son auteur l’aimable autorisation d’utiliser une version intermédiaire de l’édition numérique de la partie de la Rettorique correspondant aux deux livres du De inventione (Rett. I et II) ; le fichier informatique que nous avons eu en main (constitué par Lene Schoesler de l’Université de Copenhague à la suggestion de Michèle Goyens) met en regard le texte d’ancien français avec son modèle latin dans l’édition de E. Stroebel (Stuttgart, Teubner 19151, reprint 1965), et la traduction en français moderne de Henri Bornecque (Paris, Garnier, 1932), ce qui permet une comparaison aisée de la traduction de Jean d’Antioche avec le texte cicéronien. Une version électronique provisoire de l’ensemble de la Rettorique, dans la transcription de W. Van Hoecke, que celui-ci a très généreusement accepté de nous transmettre pendant la rédaction de notre article, nous servira pour quelques incursions dans le texte de la traduction de la Rhetorica ad Herennium (Rett. III-VI), que nous avons, par économie de moyens, renoncé à explorer en entier.

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probablement par un contemporain de celui-ci 2) ; d’après les indications répétées à plusieurs reprises dans le manuscrit Chantilly, Musée Condé 483 (anc. 590), que Léopold Delisle est enclin à considérer comme un manuscrit original 3 et qui est le seul à nous avoir transmis cette œuvre, la traduction fut composée par Jean d’Antioche à Acre, à la fin du XIIIe siècle, vraisemblablement avant la chute de la citadelle en 1291 4, à la requête de Guillaume de Saint-Étienne, frère hospitalier de la maison de Saint-Jean de Jérusalem. Nous mêmes nous sommes déjà attachée à la description de la langue de la traduction du livre de la compilation de maystre Gervaise (l’encyclopédie de Gervais de Tilbury connue sous le titre de Otia imperialia, dorénavant O. I.) : celleci à la fin du ms. BNF, f. fr. 9113 est signée du nom de maystre Harent d’Anthioche ; non seulement la proximité des anthroponymes, mais aussi certains arguments historiques avancés par Delisle 5, ainsi que quelques preuves linguistiques et extralinguistiques que nous croyons avoir mises en évidence plus récemment 6, semblent autoriser l’identification de ce traducteur avec le Johan d’Antioche, que l’en apele de Harens qui signe la traduction cicéronienne. Si l’on accepte l’attribution de la traduction des Otia imperialia au traducteur de la fin du XIIIe siècle, la distance temporelle avec le ms. 9113, copie du XVe siècle et seul témoin à nous l’avoir conservée, apparaît particulièrement gênante pour nous garantir la fidélité à la langue de son auteur. La parution toute récente d’une édition partielle de ce texte par nos soins chez Droz 7, et 2

Cf. Rhétorique ad Herennius, éd. Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. X.

3

« Notice sur la Rhétorique de Cicéron transmise par maître Jean d’Antioche, ms. 590 du Musée Condé », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale et autres bibliothèques, t. 36, 1899, p. 207-265. 4

La table initiale, qui semble due à la main d’un correcteur C2, porte la date M. et

CCC. LXXXII (f. 1r°) (reproduite aussi par le relieur au dos du volume), probablement une

mauvaise transcription de la date M. CC. LXXXII inscrite dans la rubrique précédant le premier chapitre (f. 13r°) par une deuxième main R. Du fait que LXXXII apparaît deux fois mais que le manuscrit semble bien avoir été constitué au XIIIe siècle et non à la fin du XIVe, Léopold Delisle (« Maître Jean d’Antioche, traducteur et Frère Guillaume de Saint-Étienne, hospitalier », Hist. Litt. de la France, t. 33, 1906, p. 1-22) retient la date de 1282. Toutefois, à la fin du prologue (f. 12v°) le copiste C1 du manuscrit trace la date M. CC. LXXII, très proche mais plus précoce, et qui, du fait même de remonter à la première main, mériterait, d’après Willy Van Hoecke (communication personnelle), autant sinon plus de confiance. 5

« Maître Jean d’Antioche... », art. cit., p. 17-19.

6

Cinzia Pignatelli, « Un traducteur qui affiche ses croyances : l’ajout d’exempla au corpus des Otia imperialia de Gervais de Tilbury dans la traduction attribuée à Jean d’Antioche », in « Pour acquérir honneur et pris ». Mélanges de Moyen Français offerts à Giuseppe Di Stefano, Textes réunis et publiés par Maria Colombo et Claudio Galderisi, Montréal, Éd. CERES, 2004, p. 47-58. 7 Cinzia Pignatelli et Dominique Gerner, Les Traductions françaises des Otia imperialia de Gervais de Tilbury par Jean d’Antioche et Jean de Vignay : édition de la troisième partie, Genève, Droz, 2006.

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la coïncidence avec ce Colloque qui se veut consacré au Moyen Français, nous fournissent une occasion pour faire le point sur la langue de ce manuscrit, où nous essaierons de mettre en évidence le rapport entre quelques traits du moyen français attribuables au(x) copiste(s) et le fonds originel du traducteur de la fin du XIIIe siècle.

La méthode Nous avons choisi d’abord quelques phénomènes graphiques et morphologiques reconnus comme typiques du moyen français (la date du manuscrit 9113 rentrant selon toutes les écoles dans cette notion chronologique 8), et nous avons soumis le texte numérisé de la traduction des Otia préparé pour notre édition à des interrogations binaires visant à comptabiliser la fréquence de ces phénomènes par rapport aux formes correspondantes attestées pour le français du XIIIe siècle. Les usages linguistiques du manuscrit de la Rettorique de Marc Tulles Cyceron (un original ou en tout cas un exemplaire moins contaminé par des copistes tardifs) constitueront une pierre de touche intéressante dans la comparaison entre les deux états de langue, comparaison que nous avons voulu étoffer dans un deuxième temps par une enquête sur des éléments de vocabulaire et des techniques d’expression récursives. Les deux textes numérisés en format texte ont été traités grâce à l’aide d’un programme de concordances téléchargeable gratuitement, le Simple Concordance Program de Alan Reed (www.textworld.com/scp) 9.

Autour de la graphie Les premières interrogations portent sur des phénomènes purement graphiques. Le ms. 9113 présente de nombreux graphèmes étymologisants, dont on sait qu’ils se répandent dès le XIIIe siècle. Le préfixe ad- étant mis en évidence dans la graphie surtout à partir du XVe siècle 10, cela explique dans le manuscrit de la traduction des Otia imperialia la présence de 383 formes 11 commençant 8 Cf. par exemple Pierre Guiraud, Le Moyen français, PUF, 19804, p. 5 sqq. ; Christiane Marchello-Nizia, La Langue française aux XIVe et XVe siècles, Nathan, 1997, p. 3-6 et la périodisation qui y est discutée. 9 Un simple programme de concordances permet d’étudier et quantifier facilement tout phénomène dont l’expression passe par une séquence de caractères bien définis, alors que, par exemple, une recherche portant sur les occurrences de cas sujet masculin non-marqué ou sur la postposition du sujet nominal nécessiterait des programmes d’interrogations plus élaborés. 10

Charles Beaulieux, Histoire de l’orthographe française. I. Formation de l’orthographe, Paris, Champion, 1927, p. 186. 11

Dans nos tableaux nous avons préféré détailler les résultats pour chacun des trois livres des O. I., l’expérience nous ayant appris qu’un phénomène linguistique n’est pas représenté avec la même fréquence au début, à la fin ou au milieu d’un texte. Les résultats des interrogations sont présentés sous la forme de rapports A (forme innovante,

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par la séquence adv- (contre 43 formes en av-), dans les mots de la famille de ADVERSARIUM, ADVENIRE, ADVOCARE, ADVERTERE ; pour ces mêmes mots, sur les 252 occurrences qu’en offre le ms. de Chantilly, seul adversaire recourt 4 fois avec la graphie étymologisante (qui alterne d’ailleurs avec aversaire). On ne peut attribuer qu’au(x) copiste(s) de moyen français le foisonnement de d quiescents, qui entraîne des formes comme advenir (III : LXIII, 15 ; CI, 111) pour a venir, ainsi que la graphie faussement étymologisante advis (pour avis, agglutination de la préposition a et de l’a. fr. vis dans l’expression ce m’est a vis 12) et la graphie analogique (ou destinée à faciliter la lecture) adveons, imparfait du verbe avoir (III : XII, 14). Otia I

adv- : av-

Otia II

Otia III

Rett. I-II

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

95 : 15

86

93 : 15

86

195 : 13

94

4 : 248

1,5

De même, l’usage de p discriminant devant un u à valeur consonantique dans le radical du mot neveu ou dans certaines formes conjuguées des verbes recevoir, escrivre, decevoir 13, est une pratique totalement ignorée par le scribe du ms. de Chantilly, et ne peut être attribuée qu’aux copistes tardifs de la traduction des Otia. Otia I

-pv- : -v-

Otia II

Otia III

Rett. I-II

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

5:9

36

13 : 8

62

9:5

64

0 : 75

0

L’emploi de la graphie y pour i dans le ms. de Chantilly semble surtout signaler l’hiatus (ex. hayne, trayne, nyer, deymes, feymes) ; à proximité des voyelles avec lesquelles [i] forme une diphtongue, celui-ci est presque toujours graphié i (ex. aime, compareison, otroie) ; lorsque l’autre voyelle diphtongale est un u subséquent (formes du verbe siuvre et désinence de noms latins comme Julius), la graphie est toujours i ; lorsque le u précède, seulement dans 15 cas sur 1180 la graphie est y, soit pour indiquer un hiatus non encore réduit soit pour des raisons esthétisantes (qui en favorisent l’apparition en position finale ou initiale absolue), soit parce que le scribe lui attribue une valeur diacritique caractéristique du moyen français) : B (forme traditionnelle, installée depuis l’ancien français) ; les pourcentages sont arrondis à l’unité inférieure (si les décimales sont comprises entre 1 et 4) ou supérieure (dans le cas de décimales comprises entre 6 et 9). 12 « littéralement ‘cela est pour moi à titre d’opinion’, qui a concurrencé l’expression de même sens ce m’est vis » (Trésor de la langue française [TLF], éd. Paul Imbs, puis Bernard Quémada, Nancy, CNRS, 1971-1994). 13

Rappelons que la distinction graphique entre u et v ne se mettra en place qu’à l’apparition de l’imprimerie. Les deux graphèmes utilisés par le copiste du ms. 9113 sont des variantes positionnelles, l’une apparaissant à l’initiale, l’autre à l’intérieur du mot (dans notre transcription toutefois u a une valeur vocalique et v consonantique).

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(qui sera reconnue par l’auteur de l’Orthographia gallica 14 avant 1377) à proximité immédiate de m/n/u. Les lieux qui, seuls ou associés entre eux, ont motivé l’apparition du graphème y chez le scribe du XIIIe siècle sont aussi ceux où les copistes tardifs de la traduction des Otia imperialia privilégient encore ces emplois, tout en leur accordant plus d’ampleur : ÿ devant m/n/u, en position initiale absolue 15 : ex. dans O. I. III : 13 yn- (ex. Ynde 16) vs. 16 in- (ex. incarnacion), 24 ym- (ex. ymage) vs. 3 im- (ex. imperfeccion), 13 yu- (ex. yver) vs. 0 iu-. ÿ après m/n/u, en position finale absolue 17 : 55 -my (ex. ennemy) vs. 0 –mi, 1062 –uy (ex. cestuy) vs. 1 lui + 1 cestui 18, 29 –ny (ex. pugny) vs. 1 –ni (Neni, toponyme asiatique). 14

« Quandoque i stat immediate ante vel post m, n vel u, potest mutari in y ut legibilior sit vel stare in sua natura » (règle T 17, citée par Christiane Marchello-Nizia, La Langue française..., op. cit., p. 115). 15 Le rôle discriminant et/ou esthétisant de y est amplifié dans cette position dans le ms. 9113, cf. par exemple :

ym : im (tous) ym- : im- (init.) yu : iu (tous) yu- : iu- (init.) yn : in (tous) yn- : in- (init.)

Otia I A:B 34 : 47 15 : 6 30 :158 4:0 72 :904 3 : 29

Otia II Otia III % de A A:B % de A A:B 42 87 : 99 47 70 : 24 71 30 : 15 67 24 : 3 16 43 : 261 14 44 : 188 100 5:0 100 13 : 0 7 305 : 2541 11 118 :1451 9 91 : 72 56 13 : 16

% de A 74 89 19 100 7,5 45

Rett. I-II A:B 14 : 88 5:4 0 : 416 0:1 20 : 915 0 : 68

% de A 14 55,5 0 0 2 0

16 À propos des noms propres d’origine étrangère, rappelons que les copistes y remplaçaient volontiers i par y, cf. Orthographia magistri Parisius de Altedo, XIIIe s. : « Haec figura y secundum Priscianum et Ugucionem solum in dictionibus ponitur peregrinis, id est graecis vel barbaris vel ab eis detortis » (cité par C. Beaulieux, op. cit., p. 163). 17

Le rôle discriminant et/ou esthétisant de y est amplifié dans cette position dans le ms. 9113, cf. par exemple :

my : mi (tous) -my : -mi (fin.) uy : ui (tous) -uy : -ui (fin.) ny : ni (tous) -ny : -ni (fin.)

Otia I A:B 36 : 247 8:0 293 : 568 209 : 1 27 : 214 14 : 0

Otia II % de A A:B % de A 13 136 : 550 20 100 21 : 0 100 34 781 : 1154 40 99,5 480 : 0 100 11 29 : 486 6 100 8:1 89

Otia III A:B 68 : 268 26 : 0 543 : 897 373 : 1 18 : 312 7:0

% de A 20 100 38 100 5 100

Rett. I-II A:B 1 : 359 0 : 15 15 : 1180 3 : 277 14 : 669 0:7

% de A 0 0 1 1 2 0

La graphie mylieu (isolée, contre des centaines de formes de graphie traditionnelle comme amiable ou mignotie) dans le ms. de Chantilly ne peut pas être justifiée par le rôle discriminant de y : une volonté d’indication de l’origine composée de ce substantif est assez vraisemblable de la part du scribe du XIIIe siècle. 18 Qui est d’ailleurs une erreur de copiste pour c’estoit ! On exclut naturellement du décompte les occurrences de la séquence qui, où le groupe qu n’est qu’un vestige de

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Une autre nouveauté graphique facilement quantifiable est l’apparition du –s- dans la désinence de P4 du parfait de l’indicatif : si le ms. de Chantilly ne l’utilise qu’1 fois sur 19, le copiste du XVe siècle s’en fait une règle, en généralisant ce qui à l’époque du traducteur ne devait être considéré que comme un lapsus calami justifié par l’analogie : Otia I

-smes : -mes

Otia II

Otia III

Rett. I-II

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

0:1

0

4:1

80

29 : 0

100

1 : 18

5

Cas particulier du phénomène qui voit s’affaiblir les consonnes finales à partir de la fin du XIIIe siècle 21, l’affaiblissement du [l] implosif final après [i] explil’ancienne labio-vélaire, ainsi que celles de gui, où le u ne sert qu’à indiquer la prononciation vélaire du graphème g. 19

Cf. lyon chez Guiot, emploi signalé mais mal compris par C. Beaulieux, op. cit.,

p. 51. 20 Il s’en est donc failli de peu que la forme savante amome, qui devait figurer dans le ms. original de la traduction des Otia (lat. amomus), lue amoine par un premier copiste ignare de botanique, ne devienne amoyne voire aynoyne sous la plume d’un copiste successif aux goûts trop systématiques ! La graphie très régulière fluyn (57 occurrences) pour flum (3 occ.) s’explique d’ailleurs probablement par la décomposition, à une étape intermédiaire, de cette dernière forme en fluin (6 occ.). Il est certain que si le scribe de la version qui précède le ms. 9113 avait eu conscience de la valeur diacritique des différentes réalisations graphiques du [i], on se serait évité, dans la version qui nous est parvenue, des confusions de jambages qui ont donné lieu à des formes aberrantes comme Jetsemain pour Jethsemani, Instinian pour Justinian, etc. 21 L’absence de certaines désinences dans le ms. 9113 est vraisemblablement la conséquence de ce phénomène phonétique (sans que l’on puisse absolument exclure une négligence de la part du scribe) : pour -t de P3 cf. mis (IX, 6) et devoyas XXXIV, 7) (subj. impf.), il y ay (LXVI, 2) (subj. prés.) ; pour -(n)t de l’ind. prés. P6 cf. son (XXIV, 7 etc.), on (CIII, 4), les cosses des feves se hausse (XIV, 3), elles... destourbe (CX, 2), etc. ; pour R final de l’infinitif cf. virent fery la dame (XCIX, 12), pour le guery (XXIII, 4), doit… demouré (LVII, 10) ; marque du pluriel : les aultres place (IX, 4), pierre precieuses (XXIV, 7), les espirituels commandement (XXXV, 7), eschardes moniale (LXIII, 2), on trouve les enfans… getté (LXXXVI, 11), nos chevalier (XCVII, 10), les meffait (CIII, 113) ; très nombreuses sont aussi les graphies inverses, avec des consonnes finales non étymologiques superflues : ung peut (< PAUCUM) (XXX, 5 ; Add I, 100), une boucherys (XII, 1), paroil (< *PARETE) (XLIII, 1), cort (< CORPUS) (CII, 1), fort (< FORIS) (LII, 15), vert (< VERMIS) (LVI, tit.), paysant (LXI, 4), genoult (LXXIII, 2), veuls (< VOTOS) (LXXXVI, 24), saint (< SANUM)

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que la graphie qu’i pour qu’il (III : LVI, 8 ; CIII, 60), et a comme conséquence la graphie inverse quil(z) pour qui : inconnue du copiste de la traduction de Cicéron, la graphie quil(z) revient 13 fois sur 820 dans la troisième partie de la traduction des Otia où, par son emploi des graphies innovantes, le copiste se montre particulièrement inattentif ou plus libre par rapport au modèle copié. Otia I

quil(z) : qui

Otia II

Otia III

Rett. I-II

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

5 : 489

1

1 : 1087

0

13 : 807

1,5

0 : 1032

0

À la frontière de la morphologie Certains changements graphiques, qui n’ont pas forcément un impact sur la prononciation, témoignent toutefois d’alignements qui se mettent en place en moyen français dans les systèmes morphologiques : c’est le cas non seulement pour le –s- de la P4 du parfait de l’indicatif que nous avons signalé plus haut et qui rapproche graphiquement les désinences des deux personnes faibles, mais aussi pour la forme de pronom personnel ilz/ils qui concurrence la forme traditionnelle il, en généralisant une marque de pluriel (–s, -z ou –x), même lorsque la forme remonte à un ancien cas sujet. Le manuscrit du XIIIe siècle utilise toujours et exclusivement la graphie il, alors que le ms. 9113 ne le connaît plus que 7 fois sur 606 22 ; fait significatif, ce même manuscrit connaît aussi 14 occurrences de la graphie inverse ilz pour le singulier (ex. ilz leurs deist, ilz y a, ilz nous estoit advenu) 23. Otia I

ilz/ils : il

Otia II

Otia III

Rett. I-II

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

141 : 3

98

215 : 1

99,5

250 : 3

99

0 : 152

0

Parmi les nouveautés morphologiques introduites dans la langue de Jean d’Antioche par les scribes successifs on constate aussi la forme nen pour l’impersonnel on : inconnue dans la traduction de Cicéron, elle atteint jusqu’à 5% des occurrences dans la troisième partie des Otia transmise par le ms. 9113 : (C, 6), enfert (Add III, 6), filz (< FECIT) (LXXXV, 8), se sont apperceut (LXXXVI, 11), l’ung d’eust (XCVI, 5), sont pour son (CIII, 120), appareillier (p. pa.) (LIX, 9), avoient… trouver (XXIV, 26), il est envoyer (LVII, 20), j’ay servyr (Add I, 65), estre livrer (LXIII, 9), ont ja accomplir (CIII, 77), luy fut demander (CIII, 111), moy mesmez l’oïr maintenir (CIII, 127), sur pour sus (XXIII, 8) (tous les exemples sont tirés de notre édition chez Droz de la troisième partie du texte). 22 En III : LXVI, 21, LXXXII, 2 et CXV, 5 toutefois le –z final est un rajout successif du scribe, signe possible d’une correction sur la forme initialement copiée d’après la source qui n’en avait pas. 23 Pour l’emploi de ilz avec un verbe impersonnel cf. C. Marchello-Nizia, La Langue française..., op. cit., p. 223.

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CINZIA PIGNATELLI

Otia I

nen : on

Otia II

Otia III

Rett. I-II

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

2 : 118

2

2 : 128

1,5

12 : 240

5

0 : 40

0

Quant au pronom régime indirect, masculin et féminin, utilisé devant une forme verbale conjuguée, le ms. de Chantilly ne connaît que li, alors qu’au XVe siècle luy l’a supplanté dans une écrasante majorité de cas : Otia I

lui : li (préV.)

Otia II

Otia III

Rett. I-II

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

102 : 13

89

130 : 7

95

216 : 40

84

0 : 135

0

Dans la diachronie représentée par les deux manuscrits nous avons pu mesurer l’évolution de deux derniers phénomènes morphologiques : la variance des formes est déjà sensible dans la copie la plus ancienne, mais connaît une forte accélération dans la plus récente. Le rapport global entre les formes avec ou sans –e analogique des adjectifs épicènes féminins (et des adverbes de manière correspondants) se renverse entre les deux époques, mais avec des pourcentages très différents pour chaque lexème 24, signe que chez le(s) scribe(s) de moyen français les deux systèmes, le traditionnel et l’analogique, cohabitent sans que le plus récent n’ait encore supplanté l’autre et n’entraîne la nécessité ou l’automatisme de corriger les formes transmises par le manuscrit source : Otia I

Otia II

Otia III

Rett. I-II

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

-elle : -el

26 : 8

76

43 : 4

91

98 : 15

87

45 : 309

13

-ale : -al

7:2

78

5:0

100

2:0

100

5 : 58

8

-ellement : -elment

8:7

53

5:4

55,5

12 : 4

75

1:4

20

-alement : -alment

0:3

0

3:8

27

1:4

20

0:2

0

grande : grant

1 : 57

2

0 : 122

0

0 : 96

0

0 : 37

0

Pour les époques des deux manuscrits nous possédons fort heureusement des données chiffrées sérieuses que nous pouvons utiliser comme terme de 24 Pour la commodité de la recherche nous avons examiné seulement les adjectifs en –el, -al (et les adverbes dérivés en –ment) et l’adjectif grant, et nous ne nous sommes intéressée qu’à la variation dans l’emploi des formes adjectivales antéposées (par ailleurs majoritaires), en donnant comme acquise la différence de fonctionnement, signalée par John Palsgrave, Lesclaircissement de la langue françoyse, Paris 1530 (réimpr. Genève, Slatkine, 1972), f. LXXIX-LXXX, entre formes antéposées et postposées au substantif féminin.

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comparaison et qui confirment les résultats que nous avons obtenus : pour les formes de grant nos résultats coïncident avec ceux issus des tests effectués pour le XIIIe siècle par Anthonij Dees 25 et pour le moyen français par Christiane Marchello-Nizia 26. Les tendances constatées par cette dernière au XVe siècle 27 se confirment aussi dans le ms. 9113 pour les adjectifs en –el et –al (coexistence des formes avec et sans –e, prédominance des formes en –e, mais maintien majoritaire des adverbes en –alment sur ceux en –alement). En revanche pour le XIIIe siècle le pourcentage des formes analogiques en –e dans le ms. de Chantilly peut paraître surprenant, se rapprochant des plus bas constatés par Dees dans le fonctionnement des lexèmes tel et quel 28. Or ce retard dans l’adoption des formes innovantes n’est pas un phénomène isolé. Dans la série des démonstratifs, le manuscrit de Chantilly emploie en effet pour l’adjectif féminin pluriel les formes (i)cestes, (i)celes dans un pourcentage écrasant par rapport à la forme analogique ces. Ce pourcentage aussi est curieux, puisque d’après les enquêtes de Dees 29, dès le XIIIe siècle cestes et celes resteraient majoritaires seulement dans les régions de l’Ouest dans lesquelles la forme de masculin ces ne s’est pas développée (Bretagne, Poitou, Anjou, Berry, Orléanais) 30. Comme pour le phénomène analysé ci-dessus, le français de cette traduction de Jean d’Antioche, composée outremer, montre par ce biais aussi un caractère conservateur qui n’est pas du tout insolite dans le fonctionnement d’une langue se développant loin de la mère-patrie 31. Or dans le ms. 9113, dont la langue devrait se ressentir de l’implantation progressive du modèle d’Île-de-France, la forme innovante ces, malgré une tendance à l’accroissement, fait encore bon ménage avec les formes longues traditionnel-

25 Atlas des formes linguistiques des textes littéraires de l’ancien français, Tübingen, Niemeyer, 1987, c. 114. 26

La Langue française..., op. cit., p. 126-128.

27

Ibid., p. 129-130.

28

Atlas des formes et des constructions des chartes françaises du 13e siècle, Tübingen, Niemeyer, 1980, c. 98 et 100. 29 Atlas des formes et des constructions..., op. cit., c. 75 ; Atlas des formes linguistiques..., op. cit., c. 28. 30 Atlas des formes et des constructions..., op. cit., c. 66. Les sondages de Christiane Marchello-Nizia pour l’ancien français (L’Évolution du français. Ordre des mots, démonstratifs, accent tonique, Paris, Colin, 1995, p. 150-151) offrent d’ailleurs seulement 1 celes et 4 cestes déterminants contre des centaines de ces. 31 Cf. par exemple Mildred K. Pope, From Latin to modern French, Manchester, Manchester Univ. Press, 1934, § 1070 ; Benedek Elemér Vidos, Manual de lingüistica romanica, Madrid, Aguilar, 1968, p. 192 sqq. ; Gianfranco Folena, « La Romània d’oltremare », in Id., Culture e lingue nel Veneto medievale, Padova, Ed. Programma, 1990, p. 282 sq.

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les 32, que le copiste s’attache manifestement à préserver malgré leur aspect archaïque : Otia I

ces : (i)cestes, (i)celles

Otia II

Otia III

Rett. I-II

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

12 : 7

63

32 : 27

54

25 : 24

51

37 : 120

23,5

La syntaxe etVS Dans son manuel sur le français des XIVe et XVe siècles, Christiane Marchello-Nizia 33 signale un phénomène qui, d’après des études chiffrées, « connaît une relative ampleur en moyen français et qui, pour certains [...], est un des traits de la langue de cette époque : c’est la postposition du sujet quand la proposition (indépendante ou principale) commence par et » ; on remarquera que dans les propositions à ordre etVS « le sujet postposé est assez rarement un sujet pronominal : il s’agit le plus souvent d’un syntagme nominal ou du pronom on ». Dans la traduction cicéronienne la postposition du sujet on, pourtant très fréquente, n’est jamais entraînée par la conjonction initiale et ; dans la traduction des Otia en revanche, la construction etVSon/nen totalise 14,5 de tous les cas de CVSon/nen relevés : le fait que cette fréquence soit comparable à celle qu’offrent d’autres textes en prose des XIVe et XVe siècles 34, et que par ailleurs cette construction ne soit pas tributaire de la syntaxe du latin puisqu’elle se retrouve à la jonction entre deux propositions indépendantes, auxquelles elle garantit une forme d’enchaînement narratif (ex. et dit on... passim ; y a deux pertuys, et souffle nen par l’ung I : XX, 67), nous amène à y voir une touche que le copiste de moyen français aurait apportée à des articulations de phrases qui étaient probablement structurées autrement dans le manuscrit du XIIIe siècle. Otia I A:B etVon : CVon 12 : 52

Otia II

Otia III

Rett. I-II

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

A:B

% de A

19

5 : 37

12

9 : 63

12,5

0 : 37

0

32 Pour le moyen français les résultats de C. Marchello-Nizia (L’Évolution du français..., op. cit., p. 156) ne sont pas utilisables à une fin de comparaison puisqu’ils ne considèrent que les différentes formes morphologiques, sans distinction liée à leur position ou leur fonction ; retenons toutefois que d’après le même auteur (C. MarchelloNizia, La Langue française..., op. cit., p. 156) les emplois de cestes, celes en moyen français semblent marqués, comme par exemple devant l’adjectif mesmes (1 occ. dans O. I. III) ou devant un numéral (4 occ. dans O. I.). 33

La Langue française..., op. cit., p. 415.

34

Cf. ibid.

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Les difficultés du vocabulaire Sur le front du vocabulaire les comparaisons paraissent improbables, entre deux textes de genre tellement différent : un traité de rhétorique qui expose l’argumentation à développer dans un procès et met en jeu un vocabulaire de type juridique, d’un côté, et une encyclopédie qui, de l’autre, voulant offrir à son lecteur du début du XIIIe siècle l’état des connaissances en cosmogonie, histoire et géographie, et le distraire par un recueil de mirabilia, fait appel à un vaste répertoire de nominalia on ne peut plus concrets. Nous avons pourtant dans ce domaine aussi essayé de trouver des dénominateurs communs à la langue des deux manuscrits, même si le premier d’entre eux remonte probablement à l’époque de composition de la traduction, alors que dans l’autre la langue du traducteur est censée avoir été polluée par les interventions de copistes successifs, dont nous savons au moins que le dernier est de cent à cent cinquante ans plus jeune que Jean d’Antioche. Pourtant sa marge de manœuvre dans les choix lexicaux est plus limitée que dans la graphie, la morphologie ou la syntaxe, puisque, si la forme peut changer, les référents auxquels le message renvoie sont censés rester identiques. Comment reconnaître alors dans sa copie les éléments qui appartiennent à la langue du traducteur ? Un premier indice nous sera fourni par des lexèmes que, en préparant notre édition de la traduction des Otia imperialia contenue dans le ms. 9113, et dès que l’on accepte l’attribution de cette traduction au Jean d’Antioche actif à la fin du XIIIe siècle, nous avons identifiés comme des hapax, des néologismes ou des attestations très proches de la première. Leur présence dans un ms. du XVe siècle pourrait bien entendu entacher le caractère de précocité qu’on leur reconnaît en revanche volontiers dès lors qu’ils figurent sous la plume d’un auteur de la fin du XIIIe siècle. Si ces formes se retrouvaient aussi dans un manuscrit plus proche de l’époque de la traduction, on serait, du moins pour celles-là, davantage rassuré sur leur paternité. La traduction contenue dans le manuscrit de Chantilly, lui-même daté de la fin du XIIIe siècle et peut-être issu de la plume même du traducteur, nous servira de pierre de touche pour une dizaine de ces formes qu’elle partage avec la traduction des Otia imperialia. Affermance dans le sens, non attesté ailleurs, de ‘fermeté, solidité, résistance’ est une forme que Jean d’Antioche semble affectionner, puisqu’on la retrouve dans la traduction des Otia imperialia (III : Pro 25) pour traduire le lat. firmitas, tout comme elle correspond au lat. firmitudo dans la traduction de Cicéron (Rett. II, 58). L’attribution d’un nouveau sens à un terme déjà existant 35 motive dans la traduction des O. I. le recours à une accumulation synonymique où un mot plus courant lui sert de support (a tel affermance en luy et dure en

35

Affermance dans le sens déjà attesté (depuis environ 1190, cf. Walter von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch [FEW], Bonn – Leipzig – Bâle – Nancy, 1922-, t. 24, p. 252a) de ‘affirmation’ est utilisé par Jean d’Antioche dans Rett. II, 10 (lat. affirmatio).

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telle maniere pour lat. in eis tanta est firmitas 36), procédé de traduction sur lequel les copistes successifs ne sont évidemment pas intervenus. Randonnement est, quant à lui, une néo-formation, obtenue par dérivation à partir de la base déjà attestée randon 37. Jean d’Antioche s’en sert pour traduire le substantif latin impetus ou l’adjectif impetuosus et pour désigner plus exactement le ‘cours impétueux d’une rivière’ ou, par métaphore, ‘les révolutions du sort’. La combinaison, non attestée ailleurs, de cette forme et de ce sens, remonterait au cru du traducteur (cf. Rett. II, 17 ; VI, 147) et serait admise sans contredit par le copiste du XVe siècle (O. I. II : XII, 65 ; III : XXVIII, 11 ; XC, 19). Chose publique pour lat. res publica est un calque encore incompréhensible à la moitié du XIVe siècle, étant donné que Pierre Bersuire en fait un motvedette dans le glossaire qui accompagne sa traduction de Tite-Live vers 1355 38 et par lequel il se propose de définir les mots du vocabulaire antique qui n’ont pas d’équivalent dans la langue française. Pourtant dès la fin du XIIIe siècle dans ses traductions Jean d’Antioche opte pour le même calque (Rett. I, 1, 4, 5, 11, 23, 32, 56, 68, etc. ; O. I. II : XV, 16 ; XVI, 106, 108 ; XIX, 2), tout en prenant le soin de gloser sa première occurrence dans le traité cicéronien par un binôme synonymique (chose publique ou comune). Le verbe distinguer, calque du lat. distinguere, n’a plus rien d’une nouveauté dans le ms. du XVe siècle (O. I. I : III, 9 ; VI, 16-17 ; X, 30 ; III : XXXV, 8), mais fait figure d’innovation sous la plume du traducteur (ou du copiste) de la fin du XIIIe siècle (Rett. I, 76 ; II, 44 ; V, 132, etc.) : TLF 39 en date en effet la première attestation de 1310 (Roman de Fauvel). De même, mesprisement (même sens que la variante asuffixale mespris) serait d’après FEW 40 une forme du XIVe siècle, alors qu’elle figure non seulement dans la traduction des O.I. (II : XX, 20 ; III : XXXV, 14 : lat. contemptus), mais aussi dans la Rettorique (I, 22 : lat. id. ; III, 81 : lat. contemptio) ; dans ce texte, en I, 104, elle est même la conséquence d’une mélecture ou d’une mésinterprétation du lat. contentio ‘comparaison’. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’adjectif rodien ‘relatif à l’île de Rhodes’ n’est enregistré qu’à partir de 1547 par TLF (op. cit. ; mais cf. Jean de Vignay : rodoien) : dans les traductions de Jean d’Antioche il figure pourtant non seulement dans le ms. 9113 (O. I. II : XII, 13) mais aussi dans le ms. de Chantilly (Rett. I, 47), dont la proximité chronologique avec l’époque de la traduction semble garantir davantage la fidélité aux choix lexicaux du traducteur. 36 Le texte latin des Otia est cité d’après Gervase of Tilbury, Otia Imperialia (Recreation for an Emperor), éd. S. E. Banks et James W. Binns, Oxford, Clarendon Press, 2002. 37

Cf. FEW, op. cit., t. 16, p. 662.

38

Cf. Hist. litt. de la France, t. XXXIX, 1962, p. 383.

39

Op. cit., qui reprend la citation de Adolf Tobler et Erhart Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch [TL], Berlin-Wiesbaden, 1915-2002, t. 2, p. 1958. 40

Op. cit., t. 9, p. 373b.

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La construction habiter avec pour ‘coucher, avoir des relations charnelles avec qqn.’ (lat. concubare, coire cum, etc.) est datée par le FEW 41 du XVIe siècle : dans notre copie du XVe siècle (O. I. I : XVII, 7 ; XXI, 1 ; XXIII, 5) on pourrait éventuellement soupçonner une variante du copiste de l’expression de même sens habiter à (attestée depuis le XIIIe s. 42) ; toutefois sa récurrence dans la traduction cicéronienne (Rett. I, 44, 73-75) nous incline à penser que l’emploi de la préposition avec faisait déjà partie de la langue de Jean d’Antioche. Ces lexèmes ou constructions non attestés, à notre connaissance, avant le XIVe siècle, et pourtant utilisés dans les manuscrits des traductions de Jean d’Antioche (restés, il est vrai, inédits à ce jour), confèrent aussi un certain intérêt à l’écho que se font, d’un texte à l’autre de notre traducteur, des formes marquées par leur rareté 43 : l’hypothèse de l’origine commune de ces deux 41 Ibid., t. 4, p. 369b (qui cite Frédéric Godefroy, Dict. de l’anc. langue franç. et de tous ses dialectes du XIe au XVe siècle [Gdf], Paris, 1880-1902, t. 4, p. 495). 42

Ibid.

43

« Dans l’état actuel des dictionnaires de l’ancienne langue, qui ne donnent aucun indice sur la diffusion des mots » (Frédéric Duval, La Traduction du Romuleon par Sébastien Mamerot. Étude sur la diffusion de l ’histoire romaine en langue vernaculaire à la fin du Moyen Âge, Genève, Droz, 2001, p. 429) nous ne pouvons juger de la rareté d’un mot qu’au faible nombre des exemples cités, « étant bien entendu que la date d’apparition n’a qu’une valeur toute relative » (ibid.). Ex. : trouveur dans le sens de ‘inventeur’ (lat. inventor dans O. I. I : XX, 117 ; Rett. I, 16, 43 ; II, 6 ; VI, 134, 177) n’est répertorié par le FEW (op. cit., t. 13, p. 319a) qu’à partir de 1380 dans l’Aalma, même si le cas sujet troverre est enregistré par TL (op. cit.) dans la Bible d’Évrat (XIIe s., mais ms. du début du XIIIe). Escolorgier ‘glisser’ semble utilisé par Jean d’Antioche comme une équivalence mécanique de glossaire (le verbe figure en effet comme traduction du lat. labor et elabor dans l’Aalma du ms. BnF, fr. 13032 partiellement éditée par Mario Roques, Recueil général des lexiques français du Moyen Âge (XIIe-XVe siècle). I. Lexiques alphabétiques, Paris, Champion, 1936-1938, 2 vol.), dans deux passages où le caractère synthétique du latin fait probablement obstacle à l’intelligibilité du sens : dans O. I. III : XCIII, 9 il est utilisé au part. passé substantivé pour désigner ‘ceux qui se sont écartés momentanément de la foi, les pécheurs’ (lat. lapsis ; la seule autre attestation connue de cette forme dans un syntagme non verbal se trouve d’ailleurs dans une traduction de la fin du XIIe siècle, les Dialogues de saint Grégoire, dans le syntagme li cors de l’escolorgiet enfant < corpus elapsi pueri, signalé par TL, op. cit.) ; dans Rett. II, 70 il traduit le lat. delabor (in relationem criminis delaberemur > nos seriens escoulorgiez au raportement de blahme) où, accessoirement, la forme déponente ne semble pas comprise en tant que telle, mais traduite comme un passif (dans la traduction de la Rhetorica ad Herennium (Rett. VI, 147) le verbe est utilisé deux fois dans le même passage à la forme pronominale, pour traduire dilapsa et devolant). Pour terminer, même une variante graphique, discort pour descort ‘discorde, querelle’, pourrait constituer un indice pour attribuer le choix de cette forme au traducteur plutôt qu’aux copistes : alors que Gdf (op. cit.) ne date que de 1314 la variante avec i prétonique, elle se trouve non seulement dans la traduction des O. I. (II : XIX, 15 ; III : XXV, 6 ; XXXV, 24 pour lat. pugna, scisma) mais déjà dans le manuscrit de la fin du XIIIe siècle de la traduction cicéronienne, où il figure dans le binôme synonymique plain de discencion et discort pour traduire l’adjectif lat. seditiosus (Rett. I, 91).

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traductions en sort renforcée, alors que l’éloignement chronologique entre les deux manuscrits qui nous les ont transmises pouvait susciter des doutes quant à la fidélité à la langue du traducteur qu’ils sont censés nous transmettre.

L’emploi de l’itération lexicale 44 La réduplication synonymique, où un mot courant soutient un mot savant, sert souvent au traducteur pour acclimater des néologismes calqués sur le latin ou pour préciser le sens d’un terme latin polysémique 45. Ce qui a attiré notre attention c’est le large recours, de la part de Jean d’Antioche, à la coordination disjonctive ou pour relier les deux termes du binôme synonymique 46 : dans la traduction du De inventione le procédé est tellement systématique que le décompte en est fastidieux (mais moins encombré par des éléments parasites comme ce serait le cas avec la conjonction et) : sur environ 5000 mots que contient le texte, presque 200 (soit presque 4%) sont des ou utilisés à l’intérieur de binômes synonymiques pour gloser par un mot courant un néologisme calqué sur le latin 47 (A) ou une néo-formation, obtenue par dérivation ou 44 Pour la terminologie utilisée ici cf. Anders Melkersson, L’Itération lexicale. Étude sur l’usage d’une figure stylistique dans onze romans français des XIIe et XIIIe siècles, Göteborg, Acta Universitatis Goteburgensis, 1992. 45

Voir Claude Buridant, « Les binômes synonymiques, Esquisse d’une histoire des couples de synonymes du Moyen Âge au XVIIe siècle », in Synonymies. Bulletin du centre d’analyse du discours, Univ. Lille III, n° 4, 1980, p. 5-79. 46 Procédé relativement rare si, par exemple, il n’atteint que 3% du total des binômes synonymiques relevés par Melkersson dans son dépouillement de onze romans en vers des XIIe et XIIIe siècles (op. cit., p. 95) et 5,25% dans les polynômes synonymiques utilisés par Sébastien Mamerot pour traduire le Romuleon au XVe siècle (F. Duval, op. cit., p. 421). 47 Le mot technique ou le néologisme, calqué sur le latin, et d’habitude introduit en première position (sinon nous le marquons par un * postposé), ne paraît compréhensible que s’il est soutenu par un terme plus courant ; voici une liste des binômes les plus représentatifs de ce type (tout en étant sensible à la valeur toute relative d’une date de première attestation, nous considérons comme néologisme chez Jean d’Antioche tout lexème que les principaux dictionnaires historiques du français n’enregistrent pas avant 1260) : preuve ou argumentacion* pour lat. argumentatio (argumentacion est enregistré en 1320 par FEW, op. cit., t. 25, p. 207b) ; delivrance ou deliberatives* manieres pour lat. deliberatio (l’adj. deliberatif est daté de 1372 par TLF, op. cit.) ; exorde ou comencement (4 occ. pour lat. exordium ; exorde apparaîtrait en 1488, cf. ibid.) ; imprudence ou desporveance (1 occ.) et imprudence ou mesconoissance (2 occ.) pour lat. imprudentia (imprudence n’est attestée que depuis 1370, ibid.) ; oratoire ou rethorien pour lat. oratorius (l’adj. oratoire n’est enregistré qu’au début du XVIe s., ibid.) ; voluntaire ou de volunté (2 occ. pour lat. voluntarius ; voluntaire daterait de 1370 d’après FEW, op. cit., t. 14, p. 610b) ; vulgal ou comun pour lat. vulgaris (la forme vulgal est attestée ca. 1270, ibid., p. 643a). Dans clemence ou pitouzet (pour lat. clementia), clemence, introduit par Brunet Latin (TLF, op. cit.), fait probablement encore figure de nouveauté dans le français du 4e quart du XIIIe siècle ; dans le binôme empereor ou consele* (pour lat. consul), consele

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composition à partir d’une base déjà attestée, éventuellement avec attribution d’un nouveau sens 48 (B) ; les deux lexèmes utilisés pour traduire un terme savant du latin peuvent être déjà implantés dans la langue mais constituer un doublet forme savante-forme populaire 49 (C) ; l’itération lexicale peut certes avoir un caractère paraphrastique et lexical, lorsqu’elle sert à atteindre une représente une nouvelle attestation de forme, concile étant attesté en 1213, console chez Brunet Latin et consul seulement en 1370 (ibid.) ; dans turbacion ou troublement (pour lat. titubatio, lu peut-être turbatio ?), le deuxième terme, attesté au XIIIe siècle dans le syntagme troublement de l’air (FEW, op. cit., t. 13, 425a), semble soutenir le premier, qui n’est enregistré que vers 1300 (ibid., p. 421a). Les binômes en ou servant à acclimater un néologisme constitueraient 8,5% du total. 48 Ex. (pour la valeur de * voir note précédente) : amentoivement ou recordance pour lat. memoria (FEW, op. cit., t. 6, p. 732 sqq. ne connaît que amentevance vers 1195 et ramentoivement à partir de la fin du xVe s.) ; desfiance ou desseurtance* pour lat. diffidentia (desseurtance, non attesté, serait à rapprocher de seürtance ‘assurance, caution’, formée sur le modèle de seürance mais avec la racine de seürté, cf. ibid., t. 11, p. 389 sqq., part. n° 9) ; doutouzeté ou doutance pour lat. ambiguus (doutouzeté, dérivé de dotos, semble un hapax) ; ensiute ou ensivement pour lat. consecutio (dans le sens de ‘action de suivre, d’imiter’ ibid., t. 4, p. 711a connaît ensiwement dans l’Hystoire Job du XIIIe s. et ensuite en 1543, mais ensuitez ‘conséquences’ seulement dans la Chronique de Jacques Dex vers 1435) ; estude ou estudiement* pour lat. studium (estudiement serait un dénominal introduit en français par Brunet Latin, contemporain de Jean d’Antioche, cf. Gdf, op. cit., t. 3, p. 661) ; nientsachance ou mesconoissance pour lat. inscientia (FEW, op. cit., t. 11, p. 197a ne connaît que la variante nonsachance) ; invencion ou treuve (3 occ. pour lat. inventio ; invencion dans le sens de ‘ruse, expédient’ est attesté depuis le Psautier de Cambridge, mais dans le sens de ‘découverte, action d’inventer’ il n’apparaît que vers 1500, cf. TLF, op. cit. et FEW, op. cit., t. 4, p. 789a) ; nombrer ou nombrement* pour lat. enumeratio (dans le sens de ‘décompte’ nombrement ne serait connu que depuis 1461, FEW, op. cit., t. 7, p. 235b) ; provable ou de preuve pour lat. conjecturalis (FEW, op. cit., t. 9, p. 403a ne connaît l’adjectif, sous la forme proubable, que depuis environ 1285 ; sa substantivation à 2 reprises dans le binôme la preuve ou la provable pour lat. coniectura ne se comprend à nos yeux que comme conséquence de l’équivalence coniecturalis = provable) ; publique ou dou commun peuple (publique ne prend qu’en mfr. le sens de ‘qui est commun, à l’usage de tous’ FEW, op. cit., t. 9, p. 507, comme ici, où il se rapporte à une prostituée) ; saoulté ou saouler pour lat. satietas (la forme contractée saoulté pour saouleté est rare, cf. Gdf, op. cit., t. 7, p. 313 ; TL, op. cit., t. 9, p. 170 ; FEW, op. cit., t. 11, p. 247a) ; dans briefté ou abregement (pour lat. brevitas), abregement peut encore être considéré comme une néo-formation, ses apparitions dans des acceptions différentes s’échelonnant tout au long du XIIIe siècle (FEW, op. cit., t. 24, p. 25b). Les binômes coordonnant par ou des néo-formations ou des nouvelles attestations de sens à un terme plus disponible représentent 8,5% des structures examinées. 49 10% du total : ex. preuve ou esprovement pour lat. approbatio (2 occ.) ; constitucion ou establissance pour lat. constitutio ; delectacion ou delit pour lat. delectatio ; discripcion ou difinicion (2 occ. pour lat. definitio et descriptio) ; esgart ou dilegence pour lat. diligentia ; eloquence ou faconde de parler pour lat. eloquentia ; indignacion ou desdeing pour lat. indignatio ; instituye ou establie pour lat. instituere ; negacion ou deneance pour lat. negatio ; ocision ou murtre pour lat. occidi ; opinion ou cuidance (2 occ. pour lat.

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plus grande précision dans le rendu du vocabulaire latin, par exemple en désambiguïsant un terme polysémique 50 (D) ou en exprimant des nuances pour lesquelles un seul terme est insuffisant 51 (E) ; mais elle peut parfois ressortir uniquement à la rhétorique, en tant que figure stylistique qui par la tautologie crée un effet de renforcement et d’élégance 52 (F), surtout lorsqu’il opinio) ; pecune ou monnoie (3 occ. pour lat. pecunia) ; vigile ou veille pour lat. vigilia ; vituperacion ou vitupere pour lat. vituperatio. 50

Les binômes qui répondent à cette motivation (« fonction restrictive et vectorielle » d’après C. Buridant, art. cit., p. 7-10) constituent 30% du total. C’est typiquement le cas pour le mot cause, équivalent du latin causa : en tant que terme de droit il est précisé par plait (cause ou plait, 6 occ.), alors que le sens de ‘raison, motif’ est renforcé par achaison (12 occ.) ou achaisonement (1 occ.) ; cf. lat. res : chose ou matiere (3 occ.) ; lat. ratio : raison ou ordenance (1 occ.) ; lat. caput : chief ou chapitre (1 occ.) ; lat. casus : cas ou aventure (1 occ.) ; lat. actio : action ou ouvraigne (3 occ.) ; lat. affectio : affection ou eschangement (2 occ.) ; lat. ordo : ordenement ou ordenance (2 occ.). Lorsque le lat. controversia indique ‘une querelle, un affrontement’, Jean d’Antioche le traduit par controversie ou contredit (2 occ.), alors que dans le sens technique de ‘débat en justice, procès’ il lui préfère le binôme controversie ou plait (12 occ.), mais aussi cause ou plait (1 occ.) ; la combinaison hybride plait ou contredit (4 occ.) est habilement utilisée pour les occurrences de sens ambigu. Le lat. facultas est traduit 2 fois par faculté ou science (sens dans lequel faculté est attesté depuis 1210, cf. TLF, op. cit.), et 2 fois par faculté ou pooir (sens dans lequel faculté serait un néologisme, sa première attestation ne remontant qu’à 1370, ibid.) ; la traduction de facultas par posibilité ou pooir (1 occ.) introduit un autre néologisme, posibilité n’étant attesté que depuis environ 1275 (FEW, op. cit., t. 9, p. 239a). 51

La synonymie n’est donc pas parfaite : C. Buridant, art. cit., p. 7, parle de « binômes synonymiques de type irréversible ». C’est notamment le cas lorsque les mots latins ressortissent au vocabulaire juridique (dampnee ou menee en jugement pour lat. adducta in iudicium ; lignage ou cousinage pour lat. cognatio ; otreance ou priere pour lat. deprecatio (4 occ.) ; comprovee ou receue en jugement pour lat. probari) ou rhétorique (alargir ou acroistre pour lat. amplificatio ; comparee ou mize en comparaison pour lat. comparabitur ; exponue ou mise (2 occ.) pour lat. explicare et exponere) ou lorsqu’il s’agit de traduire un préfixe verbal (puploié ou comun pour lat. pervulgato). 52 Environ 16% des occurrences : ex. aprochier ou entrer pour lat. accedere ; consachant ou consentant pour lat. conscius ; atraie ou tire pour lat. continere ; outrage ou felonie pour lat. contumelia ; prise ou trovee pour lat. deprehensa ; devision ou departement pour lat. digressio ; mener ou traire pour lat. (in)ducere (2 occ.) ; pechié ou grant mau pour lat. facinus ; science ou savoir pour lat. facultas ; ydel ou image pour lat. imago ; sauveté ou sauvement pour lat. incolumitas (2 occ.) ; mahaing ou domage pour lat. incommodum ; trovees ou porpencees pour lat. inventarum ; region ou province pour lat. regio ; esloignee ou ostee pour lat. remota ; savoir ou estre sage pour lat. sapere ; emblé ou ravy pour lat. subripui (2 occ.) ; poine ou torment pour lat. supplicium ; transporter ou translater pour lat. transferre (4 occ.) ; variable ou treschangeable maniere pour lat. varie ; mot ou parole pour lat. verbum ; ancieneté ou viellesse pour lat. vetustas ; venjance ou vengement pour lat. vindicatio. La fonction rythmique n’est pas à exclure : les binômes synonymiques pouvant être utilisés pour introduire un parallélisme ou pour équilibrer une phrase (cf. F. Duval, op. cit., p. 441 sqq.), nous avons souvent remarqué

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s’agit de traduire une forme verbale latine qui n’exprime pas une temporalité bien définie 53 (G) ; les cas les plus intéressants sont ceux où l’emploi de ou reflète une réelle hésitation de la part du traducteur, soit sur le plan lexical 54 (H) soit sur le plan syntaxique 55 (I).

que le deuxième terme du binôme a un nombre de syllabes supérieur au premier, et que dans cette position Jean d’Antioche préfère, dans un ordre quantitativement décroissant, les suffixes -ment, -cion, -ance. 53 2,6% des occurrences : ex. quant il regarde ou regardera pour lat. considerabit ; eussent il fait ou feroient pour lat. accidisset ; n’apartenoit ou n’apartient pour lat. pertinuisse ; qui jugent ou jugeront pour lat. qui iudicent ; recovrerons ou devons recovrer pour lat. recuperetur. 54

Ce procédé totalise 4,7% des occurrences. Le traducteur sait par exemple que litterae en latin est un pluralia tantum, utilisé à la forme exclusive du pluriel (qu’il désigne une ou plusieurs missives), d’ou sa traduction prudente de litteris par en la lettre ou es letres (Rett. I, 56) ; de même, il préfère une formule qui a le plus d’étendue possible : fiz ou enfans pour liberi (Rett. I, 35), sachant que ce mot latin désigne la progéniture, mais sans donner d’indication sur son âge ou son sexe ; il connaît aussi la polysémie du mot genus et il n’arrive pas à trancher sur le sens à lui attribuer en Rett. I, 32s. et I, 94 : general maniere lui semble convenir dans tous les cas, et c’est en effet le sens ‘genre, type’ qu’il faudrait retenir dans le premier passage, où dans le doute il ajoute pourtant ou commencement (6 occ.) ; dans le deuxième cas genus mulierum désigne plutôt la lignée des femmes, et le terme lignee est bien proposé par Jean d’Antioche, avec la conséquence que c’est cette fois-ci l’extension ou general maniere qui est de trop ! 55 Nombreux sont les passages où le traducteur n’arrive pas à choisir entre deux solutions syntaxiques, la faute indubitablement à l’ambiguïté des cas latins, qui n’explicitent pas la relation avec le verbe de façon aussi claire que les prépositions dans une langue analytique comme le français, et peut-être aussi au manque dans cette dernière d’une tradition qui constitue une référence quant à la forme des locutions prépositives ; d’où les binômes suivants, qui n’ont que la forme des binômes synonymiques examinés jusqu’à présent et pourraient passer inaperçus grâce à la récurrence de cette structure, mais où la conjonction ou exprime un véritable dilemme traductologique (9% du total) : en comandant ou par comandement pour lat. praecipiendo (Rett. I, 2), priveement ou de leu privé pour lat. ex privato (I, 11), de joieus ou de joye pour lat. iocandi (I, 25), en pays ou par pays pour lat. patria (I, 35), de ceste distinction ou par ceste distinction pour lat. hac distinctione (I, 75), d’usance ou par usance pour lat. usu (I, 80), de celes meismes choses ou par celes meismes choses pour lat. ex iisdem locis (I, 80), par le vice ou dou vice pour lat. vitiis (I, 94), as autres ou contre autres pour lat. in alios (II, 28), de semblable ou par semblable maniere pour lat. ex pari (II, 33), selonc l’opinion ou de l’opinion pour lat. ex opinione (II, 55), a la cause ou por la cause pour lat. causa (I, 56), des comandemenz ou par les comandemenz pour lat. praeceptis (II, 76), par les parties ou des parties pour lat. ex partibus (II, 121), par le comun escrit ou dou comun escrit pour lat. ex communi praescripto (II, 132), d’acoustumance ou par coustume pour lat. consuetudo (II, 160). L’exemple tu feys coustume d’ami ou ta coustume a ton ami (I, 85) n’est qu’un cas extrême où l’hésitation face à la difficulté du texte latin, par ailleurs particulièrement synthétique (amico se morem gessisti cf. trad. mod. ‘tu as agi par complaisance pour ton ami’), aboutit malgré tout à l’incompréhension de la part du traducteur.

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L’attribution de ce procédé (accumulation synonymique par coordination disjonctive) au traducteur ne paraît pas soulever de doutes : ÿ il est trop systématique pour pouvoir être un tic de copiste ; ÿ la plupart des binômes synonymiques se justifient par la difficulté de la forme latine que le traducteur avait sous les yeux, alors qu’ils ne seraient plus « motivés » sous la plume d’un copiste. Une preuve supplémentaire serait constituée par les quelques cas où le binôme provient d’une mauvaise lecture du manuscrit latin : quel accion ou quel ouvraigne (I, 43) provient d’une mélecture *actio pour pactio ; por le flum ou par le flum (I, 80) est une hésitation d’interprétation autour d’une leçon *pro fluvio, qui n’a effectivement pas de sens étant donné que le texte latin doit se lire pro Fulvio ; au premier leu ou au premier livre (II, 28) ressemble à une hésitation de lecture autour du lat. in primo libro (lu *loco ?). Il nous a paru intéressant de vérifier l’emploi de ce procédé dans l’autre traduction attribuée à Jean d’Antioche, et transmise par le ms. BnF, fr. 9113. Ici le pourcentage des binômes synonymiques avec coordination disjonctive n’a rien de comparable avec leur fréquence dans le ms. de Chantilly (134 ou dans cette fonction sur 19000 mots), peut-être à cause du type de lexique moins abstrait qu’offre le texte des Otia imperialia, qui a moins besoin d’être précisé par des termes de soutien qui en cerneraient le sens. Les motivations pour l’emploi du binôme disjonctif restent toutefois les mêmes : ÿ (A) : versatiles ou tournable pour lat. versatilis (I : Tab 15) 56, yemal ou yvernal pour lat. hiemalis (I : X, 35) 57, basilique ou esglise pour lat. basilica (II : IX, 34) 58, agringentin ou grigent pour lat. agrigentinus (III : II, 1) 59 [3% des structures analysées] ; ÿ (B) : de butemey ou d’argile (I : XXIV, 13) 60 pour lat. bituminata ; entailleure ou embossement* pour lat. caelatura (III : XXVIII, 25) 61 [1,4% des structures analysées] ; ÿ (C) : ex. grace ou benefice (II : XVIII, 86) pour lat. beneficio ; querelle ou question (II : XIX, 54) pour lat. quaestio ; espitre ou lettres (III : XXVI, 3) pour lat. epistola ; mancions ou heberges (II : XXII, 57) et mansions ou manoirs (II : XXII, 42) pour lat. mansiones ; mouvable ou sensible pour lat. motabilis (I : IX, 9) ; ostacle ou empeschement (II : XII, 65) pour lat. obstaculum ; suffra56 Cette occurrence, à propos d’une épée ‘à deux tranchants’, permet de reculer la première attestation de versatile, que TLF, op. cit., n’enregistre, dans le même contexte, qu’en 1330 chez Guillaume de Digulleville. 57

Hyemal : 1488 (FEW, op. cit., t. 4, p. 426a).

58

Basilique ‘église chrétienne’ 1495 ; ‘édifice civil rectangulaire’ 1530 (TLF, op. cit.).

59

Agrigentin : 1776 (ibid.).

60

Butemey, hapax, apparaît comme une variante de betumoi (1160), betume (1190), bitumme (XVe s.), etc. (ibid., s. bitume). 61 Embocer ‘tailler en bosse’ est attesté chez Palsgrave (Gdf, op. cit.), mais nous n’avons trouvé aucune trace du déverbal.

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gans ou obeissans (II : IX, 58) pour lat. suffraganeus [6% des structures analysées] ; (D) : ex. lat. coluit : coultivent ou aourent (I : XVIII, 18) ; lat. costa : costes ou escardes (I : VIII, 3) ; lat. plagas : pestillences ou playes (II : XIV, 27) ; lat. materia : partie ou matere (III : Pro 4) ; lat. termines : bournes ou grosses pierres (III : Pro 26) ; lat. causa : rayson ou cause (III : XXX, 10) ; lat. ordo : ordonnance ou ordre (III : XXX, 11) ; pastores est traduit par pasteurs ou bergiers en I : XX, 1, mais par prestre ou pasteur en III : CIII, 138 [6,7% des structures analysées] ; (E) : messagiers ou coureurs pour lat. cursores (III : LVII, 22) ; (F) : ex. loy ou droit pour lat. lex (I : Pro 5), raye ou resplandit pour lat. radians (I : IV, 7), tentes ou loges pour lat. tentoria (I : XX, 1), tolu ou ravy pour lat. rapere (I : XX, 88), partit ou depart pour lat. dividit (II : V, 2), bourcs ou villes pour lat. burgi (II : VII, 4 et XVI, 26), fluyn ou riviere pour lat. flumen (II : XIII, 10 et 13), taille ou tribut pour lat. tributarii (II : XVIII, 6), sana ou guerit pour lat. liberavit (II : XXII, 18), art ou est ou feu pour lat. ardet (III : Pro 19), joye ou esbatement pour lat. gaudia (III : Pro 7), enflammee ou alumee de feu pour lat. accensus (III : III, 1), rompu ou couppé pour lat. secantur (III : IV, 4), ancien ou viel pour lat. antiquitas (III : IX, 1), arenes ou sablon pour lat. harenae (III : XXVII, 2), lassez ou recrus pour lat. fatigati (III : LX, 2), sonner ou retentir pour lat. sonum (III : LXXXI, 7), tonneaux ou uches pour lat. doleae (III : XC, 12), ne feust pourry ou corrompu pour lat. incorruptum (III : XCVIII, 1), voye ou chemin pour lat. locus (III : CIII, 111), lumiere ou chandoile ardant pour lat. lucerna (III : CVII, 3), caillee ou engelee pour lat. coagulata (III : CXXII, 2) 62 [16% des structures analysées] ; (H) : ex. tours ou chasteaulx pour lat. castra (II : XVII, 14), meure ou commence a meurer (III : XXX, 7) pour le verbe lat. de forme inchoative maturescere ; pere ou maistre remonterait à une hésitation de lecture patris/patronus pour lat. patricius (II : XXII, 77) ; empirer ou estre grevees (III : LXXXIII, 9) semble un tâtonnement pour cerner le signifié du lat. fascinari [3% des structures analysées] ; (I) : ex. de Dieu ou de par Dieu (I : Pro 60) pour lat. per Deum ; en la Probatique ou sur la Probatique pour lat. in Probatica (II : XXII, 43) ; en chassant

62 Comme on peut le vérifier par la variété des exemples, le binôme synonymique à valeur stylistique est globalement mieux représenté dans cette traduction que dans celle du De inventione ; on frôle par exemple l’accumulation synonymique avec consumee ou gastee ou apetissee pour L : consumitur (III : Pro 18) ; le procédé se constate aussi dans des additions au noyau narratif par lesquelles le traducteur ajoute des précisions ou des explications au texte traduit : ex. compaignons ou voysins est une glose à collateraux (I : VII, 7), memoire ou hystoire en la fin des Lombards (II : XVII, 122) est un renvoi à l’intérieur d’un chapitre additionnel, deslye ou desvelope (III : LVI, 15) figure dans un excursus sur la fabrication de la soie par le vers à soie, discort ou trayson représente un changement de catégorie grammaticale par rapport à l’adj. latin prava (II : XIX, 40)... Certes le traité cicéronien se prêtait moins aux fioritures, mais nous pensons aussi que l’emploi de ce type de binôme pourrait être une preuve d’une plus grande liberté du traducteur dans cette phase de sa production, et donc un argument supplémentaire pour attribuer à la traduction des Otia imperialia une date postérieure à celle de Cicéron (cf. infra).

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À ces emplois déjà constatés dans la traduction du De inventione s’en ajoutent d’autres plus spécifiques au texte des Otia imperialia et aux réalités qu’il met en scène : ÿ (J) : Gervais de Tilbury fait souvent référence à des realia de l’Antiquité latine, que le traducteur du XIIIe siècle tente d’approcher par un binôme synonymique dont les termes ne sont que des équivalents approximatifs du mot de civilisation, qui gomment la différence entre le monde romain et la société contemporaine : pape ou evesque pour lat. pontifex (I : Pro 60), baings ou estuves pour lat. terme (II : IX, 19) [1,4% des structures analysées] ; ÿ (K) : lorsque Gervais propose des étymologies qui devraient aider à justifier ou à comprendre le sens des mots savants ou techniques qu’il introduit, Jean d’Antioche essaie de rendre par un binôme synonymique la valeur de cette base étrangère (pour laquelle il n’existe souvent pas non plus d’équivalent précis dans le latin de Gervais) : ex. Ciel vault tant a dire en latin comme casse ou retrait de solail (I : I, 32) pour lat. ‘casa’ ; et vault tant a dire comme ‘entour’ ou ‘en tournoyant’ (I : VI, 2) pour lat. ‘circum’ ; Fison vault autant a dire, si comme dit Ysidre, comme ‘compaignie ou muance de chiere’ (I : XI, 3) pour lat. ‘caterva’ ; Albanie, qui vault tant a dire comme ‘blanche’ ou ‘blanchoiant’ (II : V, 36) pour lat. ‘albedine’ ; riffeis en gregoys vault tant a dire comme ‘bruyt’ ou ‘noyse’ (II : VII, 6) pour lat. impetus ; Gaule vault tant a dire comme ‘blanche’ ou ‘blanchissant’ (II : X, 5) pour lat. a candore ; Elle est appellee Arle ainsy comme ‘autel’ ou ‘sacrifiement de Dieu’ (II : X, 67) pour lat. ara ; mauviron en gregoys sy est ‘noir’ ou ‘noirsure’ (II : XI, 36) pour lat. nigredine ; comme en marché ou foyre (II : XXIV, 79) ressemble à une tentative d’adapter la glose latine de Sarracenice Meddan ‘plateam’, Latine ‘forum’ sonat à la réalité contemporaine63 [6,7% des structures analysées] ; ÿ (L) : les nombreux noms propres (de lieu, de peuples...) contenus dans le texte latin constituent un système très fragile, dans la transmission duquel la culture générale et la calligraphie des copistes jouent souvent un rôle plus important que l’intelligence du contexte. On constate souvent dans leur traduction le recours à un binôme où les deux formes sont coordonnées par la conjonction ou : si nous ignorions l’inclination de Jean d’Antioche pour ce procédé, on pourrait penser à la manifestation d’un doute du copiste face à la difficulté de déchiffrer le manuscrit copié. En regardant de plus près on remarque pourtant que dans la plupart de ces binômes les deux formes mises en concurrences par le biais de la conjonction disjonctive sont des variantes morphologiques interchangeables, l’une plus fidèle à la forme latine, l’autre pouvant être soit une adaptation selon les critères phonétiques du français soit son équivalent dans l’onomastique médiévale (des confusions de jambages, des échanges ou des pertes de graphèmes étant toujours possibles dans le passage d’une transcription à l’autre) : ex. 63

Pour ‘figue’ ou ‘fic’, donné comme équivalent du grec sic (II : XII, 35), v. infra.

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Gadra ou Gades pour lat. Gadira (II : I, 5), Perchia ou de Perce pour lat. Parthia (II : IV, 15), Lice ou Licie pour lat. Lisia (II : VI, 16), Albe ou Albie pour lat. Albia (II : VII, 29), Boecie ou Boece pour lat. Boetia (II : VII, 74), Brutus ou Bruc (< Brut) pour lat. Brutus (II : X, 115), Barbarie ou Barbarique pour lat. Barbarica (II : XI, 17), Cors ou Corsin pour lat. Corso (II : XII, 102), Ebesau ou Abesa pour lat. Abesia (II : XIII, 17), Josias ou Josué (II : XV, 34), Trusses (< Trasses ?) ou Trassois pour lat. Trachas (II : XV, 56), Stichie ou Sticie pour lat. Scichia (II : XXI, 11) ; templum Fetal ou de Destinee pour lat. templum Fatale (II : IX, 16), de Terre Blanche ou de Terre Albe pour lat. de Terra Alba (II : XII, 116), Edesane ou Nohais pour lat. Edissa (II : IV, 19), Clodius ou Clovis pour lat. Clodius (II : X, 49), Eduens ou Doc pour lat. Eduense ‘Autun’ (II : X, 81), Ebron ou Ebredune pour lat. Ebredunense ‘Embrun’ (II : XII : 73), Dyosopole ou Rames pour lat. Diospolis (II : XXII, 24), etc. ; parfois l’opposition porte sur une initiale (ex. Racides ou Facides pour lat. Fasidem II : III, 76, Stripendes ou Synopendes pour lat. Cenopodes II : III, 49, Ottoidoire ou Seledoire pour lat. Octodorum II : X, 92), un graphème intermédiaire (ex. Jenesse ou Geneve pour lat. Gebennensis II : VII, 21) ou une finale (ex. Castanalin ou Caston pour lat. Castavalli II : IV, 159, Caraen ou Caraeis pour lat. Careni II : X, 121)64. On a de temps en temps l’impression que l’hésitation que semble exprimer le binôme pourrait être le fruit d’un travail de collation de la part du traducteur entre deux manuscrits latins : les deux formes du binôme Carme ou Cirve (II : XII, 105) correspondent par exemple aux deux variantes que donnent pour le nom du fils d’Hercule respectivement le ms. N (Carmo) et le ms. I (Cyrno) ; Arbades ou Arcades (II : XV, 11), préfet de Mède nommé dans les Chronica de saint Jérôme, est appelé Arbaces par le ms. N et Arbades par le ms. C ; le fait que le noms des Huns soit traduit par Hynoys ou Hymoyz (II : XVI, 53) montre que la forme Humorum portée par le ms. autographe N et par ses descendants ne peut pas être considérée comme satisfaisante et que même le traducteur a dû la mettre en balance avec la forme Hunorum fournie par exemple par le ms. B 65 [21% des structures analysées].

64

Chez Sébastien Mamerot il arrive que « la copule ou [...] indique l’hésitation entre deux graphies (Jurgutte ou Jugurtte) » (F. Duval, op. cit., p. 422). Il ne faut pas oublier que certains suffixes et certaines syllabes utilisés de manière récurrente font souvent l’objet d’une abréviation dans les manuscrits, ce qui laisse au lecteur-copiste une certaine latitude d’interprétation ; le nom d’un animal mythologique, l’unicorne ou rhinocéros blanc (lat. monoceros), a probablement dû subir ce genre d’amputation pour se retrouver dans le manuscrit du XVe siècle sous la forme monocos ou monocorne (II : III, 62), déformation probable d’un précédent monoc(er)os ou monocorne, binôme où le traducteur aurait, selon une pratique évoquée plus haut, adopté deux variantes morphologiques, l’une plus fidèle au latin, l’autre francisée. 65

On complètera le choix des variantes latines fournies par l’édition de Banks & Binns (éd. cit.) par l’apparat critique de Gervasii Tilleberiensis Otia Imperialia ad Ottonem IV Imperatorem ex MSStis, éd. Gottfried Wilhelm Leibniz, in Scriptores rerum brunsvicensium, Hanovre, 1707-1710, t. I, p. 881-1006 + intr. non paginée ; t. II, p. 751-787.

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D’autres types de binômes synonymiques avec coordination disjonctive mettent en évidence des caractéristiques de la langue du traducteur qui n’étaient pas apparues dans la traduction du De inventione : ÿ (M) : Jean d’Antioche utilise ce procédé non seulement dans la transposition du texte latin de Gervais, mais aussi dans sa récriture d’autres sources : par exemple dans la transcription du passage de Brunetto Latini que Jean d’Antioche copie et interpole au ch. XVII de la secunda decisio des O. I., ce dernier ne peut pas se retenir d’introduire un couple synonymique là où il n’y en avait pas dans le modèle (il vit et apperceut pour il connut de Latini). ÿ (N) : les termes savants du latin sont transposés moins volontiers par des « cognates » (néologismes, néo-formations, mots savants récemment introduits dans la langue, de même étymologie que le terme latin à traduire) appuyés par un terme courant (cf. A, B, C) que par des binômes où les deux lexèmes appartiennent au registre non-marqué [10% des structures analysées] : ex. deffaulte ou appetissemens pour lat. exinanitiones (I : V, 18), angles ou parties du monde pour lat. climata (I : X, 11), parties ou porcions pour lat. divisione (I : XX, 136), porcion ou partage pour lat. particio (II : II, 4), pointe ou contree pour lat. angulus (II : X, 99), tourment ou debat pour lat. concursus (II : XII, 92), places ou sieges pour lat. accubitus (II : XXII, 55), espices ou herbes fleyrans bon pour lat. aromata (III : III, 6), figures ou ymages pour lat. effigies (III : IV, 3), taille ou figure pour lat. celatura (III : XXVIII, 8), tertres ou haultes roches pour lat. promontoria (III : XXX, 5), gaangnable ou plantureuse pour lat. fertilis (III : LXXIII, 10) ; voutes ou columpnez (III : XII, 4) montre un changement de catégorie grammaticale pour rendre l’adjectif savant du latin columpnis subterraneis. Jean d’Antioche ne se contente donc pas ici d’une francisation superficielle du vocabulaire latin mais montre, par la rareté des « cognates », qu’il a fait des efforts afin de s’adapter à son destinataire et au génie de la langue d’arrivée 66 ; ÿ (O) : le binôme sert à « soutenir » un lexème marqué diatopiquement, que Jean d’Antioche prend ici plus volontiers la liberté d’utiliser, ce à quoi l’autorisent d’un côté une traduction dense en mots de la vie matérielle et de l’autre une plus grande aisance acquise dans le maniement de la langue [2% des structures analysées] : ex. dans le binôme seyn ou faude pour lat. sinus (I : XVII, 3 ; III : LVII, 20), faude dans le sens de ‘giron’ est un lexème ignoré par la langue d’oïl mais courant en occitan sous la forme fauda jusque dans le Jura 67 ; pour le mot grec sic, donné par Gervais comme 66 Cf. Curt J. Wittlin, « Les traducteurs au Moyen Âge : observations sur leurs techniques et difficultés », in Actes du XIIIe Congrès international de linguistique et philologie romane, Québec, Presses Université Laval, 1976, t. II, p. 603. 67 Cf. apr. falda, Jura fauda, neuch. faude XVIe s., occ. fauda (FEW, op. cit., t. 3, p. 382-383) ; cf. aussi Glossaire des patois de la Suisse romande [GPSR], fondé par Louis Gauchat, Jules Jeanjaquet, Ernest Tappolet, Neuchâtel – Paris, V. Attinger, 1924-, t. 7, p. 582b. Certains régionalismes de la traduction des O. I. sont analysés dans Cinzia Pignatelli, « Italianismes, provençalismes et autres régionalismes chez Jean d’Antioche traducteur des Otia imperialia », in “Qui tant savoit d’engin et d’art”. Mélanges de philologie médiévale offerts à Gabriel Bianciotto, Textes réunis et publiés par Claudio

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étymon du nom Sicile, Jean d’Antioche propose la traduction ‘figue’ ou ‘fic’ en romant (II : XII, 35) : le deuxième terme de ce binôme synonymique est une variante régionale du premier, utilisée à Draguignan 68 ; dans le binôme souspiral ou espirement pour le lat. spiramine (II : XII, 65), souspiral ‘orifice, ouverture’ est à signaler comme un mot attesté pour la première fois (1150) avec ce suffixe dans un texte anglo-normand 69, rare en afr. avant le XIVe siècle 70, attesté auparavant essentiellement dans des épopées de la Croisade conçues sur place et presque contemporaines des événements, où il pourrait faire « couleur locale » 71, ou dans Le Livre de la fontaine de toutes sciences de Sydrac le Philosophe, lui-même composé en Orient après 1268 72 : cette diffusion très particulière en fait l’un des nombreux régionalismes qui composeraient le français d’outremer, koiné franque formée à partir des traditions linguistiques de ses locuteurs et où ces contributions d’origine différente obtiennent une dignité à laquelle elles n’auront jamais accès dans les variétés continentales du français. Jean d’Antioche fait partie de ce flux migratoire qui renforça la présence occidentale en Terre Sainte tout au long du XIIIe siècle : son nom semble d’ailleurs indiquer son passage, avant Saint-Jean d’Acre, par la Commanderie que les Hospitaliers possédaient à Antioche et qu’il dut probablement quitter lorsque la ville tomba aux mains des Mamelouks en 1268.

L’emploi des procédés de type N et O, qui montrent une autonomie incontestable du traducteur par rapport au texte latin ainsi qu’une certaine liberté par rapport au modèle du français littéraire, nous ferait pencher pour une datation de la traduction des O. I. postérieure à celle, davantage conditionnée

Galderisi et Jean Maurice, Université de Poitiers/Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale avec la collaboration du Centre d’étude et de recherche « Éditer / Interpréter » de l’Université de Rouen, 2006, p. 367-377. 68 Cf. Frédéric Mistral, Lou Tresor dóu Felibrige ou Dictionnaire provençal-français, Aix-en-Provence, Veuve Remondet-Aubin, 1878-1886. 69 Les Proverbes de Salemon de Sanson de Nanteuil, éd. C. Claire Isoz, London, Anglo-Norman Text Society, 1988-1994. Une forme sospiriel est toutefois attestée dans le judfr. du XIe s. (TLF, op. cit.). 70

On le trouve avec le sens de ‘orifice d’aération d’une grotte mystérieuse’ vers 1235 dans le roman arthurien Guiron le Courtois (éd. R. Trachsler, Alessandria, Dell’Orso, 2004) et dans le sens de ‘ouverture qui laisse passer l’air dans un vêtement’ chez Guillaume de Digulleville (1330-1358, références ds Corpus de la littérature médiévale [CLM], éd. C. Blum, CD-ROM, H. Champion, 2001). Le mot ne commence à se répandre avec le sens moderne de ‘soupirail, ouverture pour donner l’air ou le jour à des pièces enterrées’ que vers 1380 (TLF, op. cit.). 71

Cf. ‘orifice qui donne accès à des repaires de païens’ ca. 1200 ds Les Chétifs (TLF, op. cit.) ou fin XIIIe s. dans le Cycle de la Conquête de Jérusalem (cf. The Old French Crusade Cycle. 8. The Jerusalem continuations : The London-Turin version, éd. Peter R. Grillo, Tuscaloosa – London, University of Alabama Press, 1994, v. 17885, 17910, 18738). 72 Le Livre de la fontaine de toutes sciences de Sydrac le philosophe, éd. Ernstpeter Ruhe, Wiesbaden, Dr. Ludwig Reichert Verlag, 2000.

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par le modèle latin et par le procédé du calque (à la fois syntaxique et lexical) du traité de rhétorique cicéronien. Alors que dans le manuscrit de Chantilly certaines erreurs de traduction dans les binômes synonymiques prouvent une mauvaise lecture du texte latin ou l’utilisation d’une mauvaise version du texte latin (v. supra), et pourraient confirmer l’hypothèse d’un manuscrit autographe, dans le ms. 9113 les erreurs semblent plutôt devoir être attribuées à la phase de retranscription des binômes, ce qui indique que l’itération lexicale est souvent la victime d’une mauvaise compréhension dans la transmission du texte et que, par conséquent, elle appartient à la strate la plus ancienne d’élaboration du texte. En I : XXIV, 7 le ms. 9113 porte *tondrai ou hosteray pour lat. auferam, où tondrai est une faute manifeste de transcription pour toudrai (< toldrai), dans lequel le copiste du XVe siècle ne reconnaît pas la forme verbale que, à cause de son évolution phonétique la rendant méconnaissable, le traducteur du XIIIe siècle avait cru bon devoir épauler par hosteray (v. oster) ; terrebinte ou glander se justifie comme binôme synonymique qui appuie le calque du lat. terebintus (II : XXIV, 105), mais lorsque le copiste n’a plus sous les yeux le mot latin correspondant il ne se gêne pas de déformer le lexème qu’il ne connaît pas, en le transcrivant comme *terrebuite ; le deuxième terme du binôme chasser ou bersailler, choisi par le traducteur comme équivalent du lat. venandi (II : VII, 41), pose sûrement une difficulté au copiste, qui le transcrit approximativement, et sans le comprendre, sous la forme *bevaier ; c’est le cas aussi pour haterel dans le binôme mon haterel ou ma haultesse utilisé pour traduire le lat. vertice (II : XXII, 33) : le copiste, ne le comprenant pas, le transcrit comme s’il s’agissait du nom de la montagne en question, *Monthaterel ; en II : V, 8 mont Caucas *apportes ou entrés est une leçon inacceptable : le traducteur avait sûrement mis portes ou entrés pour traduire le lat. portis, mais l’un des copistes, qui n’a plus le texte latin comme référence, a fini par agglutiner, probablement sous dictée, le premier substantif avec la forme verbale a qui le précédait. Encore plus symptomatique apparaît l’incompréhension de la conjonction ou comme lien entre les deux membres du binôme : en II : V, 2 l’hésitation graphique mont Ynabe ou Ymabe, qui équivaut à une double proposition de traduction, très fréquente dans la transcription de l’onomastique (v. supra) de la part du traducteur, n’est plus comprise par le copiste, qui en fait un *mont Ynabeon Ymabe pour le moins redondant ; comme nous l’avons vu plus haut (cf. C), le binôme espitre ou lettres de III : XXIV, 3 est une solution stylistique pour rendre le lat. epistola ; répété par le traducteur dans une formule d’enchaînement narratif au début du même chapitre, son sens ne semble pas parfaitement compris par le copiste, qui transcrit espitre au lettres.

Entre antiquité et modernité Les quelques phénomènes par lesquels notre œil de philologue a été attiré et que l’instrument informatique nous a aidée à comptabiliser nous ont permis d’avancer dans la mise en relation des deux traductions attribuées à Jean d’Antioche, déjà tentée par d’autres biais. Les résultats nous autorisent à des

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conclusions provisoires, qui devront bien entendu être confirmées par des recherches ultérieures conduites sur d’autres aspects de la langue des deux textes. ÿ La récurrence de certains lexèmes marqués et de constructions assez caractéristiques comme les binômes synonymiques avec coordination disjonctive laisse entrevoir les mêmes idiosyncrasies derrière la rédaction des deux traductions ; ÿ une plus grande autonomie par rapport au modèle lexical latin semble indiquer que la traduction des Otia est une œuvre plus mûre et donc postérieure à la composition de la Rettorique ; toutefois, étant donné la présence dans la traduction du texte de Gervais non seulement de provençalismes qui semblent provenir d’une expérience langagière intime (Jean d’Antioche pouvant être originaire de Provence comme le furent aussi plusieurs des Maîtres qui régirent l’Ordre depuis la Terre Sainte jusqu’à la fin du XIIIe siècle 73), mais aussi d’italianismes et régionalismes dont le mélange n’aurait rien d’étonnant dans le français d’Orient au XIIIe siècle, il serait vraisemblable que Jean d’Antioche l’ait composée quand il était encore l’un des prêtres attachés à l’hôpital de Saint-Jean de Jérusalem à Acre, avant donc la prise de la citadelle par les Infidèles en 1291 74 ; ÿ l’apport des copistes successifs, et en particulier de celui du XVe siècle, à la traduction des Otia imperialia, semble assez médiocre, du moins à en juger par les phénomènes que nous avons étudiés : peu sensible dans la syntaxe (où les constructions etVSon, typiques du moyen français, se répandent imperceptiblement aux articulations entre deux propositions indépendantes), il se manifeste dans la graphie, avec la grande profusion de lettres adventices, et dans la morphologie où, par exemple, la forme du pronom atone indirect de 3e personne est mise au goût du jour, mais sans que les formes innovantes du féminin des adjectifs épicènes ou des démonstratifs féminin pluriel en fonction de déterminants ne supplantent intégralement les formes traditionnelles de la version originale ; dans le vocabulaire ou les choix stylistiques, l’empreinte du copiste ne peut se reconnaître avec certitude que dans les cas, assez nombreux ici, où son incompréhension donne lieu à des formes aberrantes inacceptables pour le sens. Mis à part quelques innovations lexicales dans lesquelles elle se montre assez précoce, la langue de Jean d’Antioche ainsi identifiée dans la traduction des Otia imperialia a donc encore tout du français du XIIIe siècle, jusque dans son caractère lexicalement composite, qui échappe au modèle du français écrit d’origine centrale qui serait en train de se répandre aux dépens des dialectes 73

Cf. C. Pignatelli, « Italianismes... », art. cit., p. 371s.

74

L’intérêt que Willy Van Hoecke manifeste pour la date 1272, inscrite par le copiste dans le prologue de la traduction de la Rettorique dans le ms. de Chantilly (alors que deux autres dates, 1282 et 1382, remontent au rubricateur, v. supra n° 4), serait d’autant plus justifié si cette traduction se confirmait comme une entreprise précoce de Jean d’Antioche.

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d’autrefois. La modernité de Jean d’Antioche réside plutôt dans sa conception de la traduction, qui trouve son expression dans la célèbre postface à la Rettorique cicéronienne : ... la maniere dou parler au latin n’est pas semblable generaument a cele dou françois, ne les proprietez des paroles, ne les raisons d’ordener les araisonemenz, et les diz dou latin ne sont pas semblables a celes dou françois, et ce est comunaument en toute lengue. Quar chascune lengue si a ses proprietez et sa maniere de parler ; et por ce nul translateour o interpreteor ne porroit jamais bien translater d’une lengue a autre s’il ne s’enformast a la maniere et as proprietez de cele lengue en qui il translate. Por laquele chose il covint au translateor de ceste science de translater aucune fois parole por parole, et aucune fois et plus sovent sentence por sentence ; et aucune fois, por la grant oscurté de la sentence, li covint il sozjoindre et acreistre. Autresi li covint en aucun leu en l’elocucion de changier et muer exemples por la discordance de letres et de sillabes qu’il trova entre les deus lengues 75.

À la fin du XIIIe siècle, dans un Proche Orient quotidiennement menacé par les attaques des Infidèles, au sein des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem pour lesquels l’activité littéraire ne devait pas représenter une préoccupation majeure, un traducteur isolé du mouvement culturel promu par la cour royale ou par la noblesse se charge de transposer en français des œuvres de l’Antiquité latine, et s’adonne à une réflexion linguistique courageuse, de laquelle il ressort que toutes les langues ont la même dignité et que si, par exemple, le latin et le français diffèrent, « ce n’est pas que l’une soit inférieure à l’autre, mais plutôt qu’il est dans la nature même des langues de diverger de la sorte... chacune ayant en quelque sorte son génie propre » 76. Alors que la plupart de ses successeurs se plaindront des carences du lexique de la langue vernaculaire, ce traducteur des Otia montre une confiance totale dans la possibilité de tout transposer en français (même là où, confronté à la même tâche, Jean de Vignay au milieu du XIVe siècle se confinera à la simple citation des auteurs antiques) : cette assurance, qui l’amène à défier ceux qui à première vue croiraient trouver des fautes dans sa traduction, se fonde sur une conviction qui refuse la pure et simple transposition “mot à mot”, le calque syntaxique et la reprise aveugle des figures stylistiques, mais vise plutôt l’interprétation et l’éclaircissement du sens, autrement dit l’adaptation à la langue-cible, dans une attitude qui deviendra une sorte de topos dans les préfaces des traducteurs royaux au XIVe siècle 77.

75

Cité d’après la transcription de L. Delisle, « Maître Jean d’Antioche... », art. cit., p. 7 sq. 76 e

XIII

Serge Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux et XIVe siècles, Paris-Montréal, Presses de l’Univ. de Montréal, 19872, p. 144.

77

Ibid., p. 142-149.

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Jean Miélot traducteur du Débat de la vraie noblesse de Buonaccorso da Pistoia ANNE SCHOYSMAN Università di Siena

A

u service de Philippe le Bon à partir de 1448, Jean Miélot est “secrétaire” chargé de « faire translations de livres de latin en français et iceulx escripre [copier ou faire copier] et historier [illustrer ou faire illustrer] » 1. Mais si son activité de traducteur est abondante, peu nombreuses sont les études linguistiques consacrées à son œuvre. Le premier à s’être intéressé à la langue de Miélot est Robert Bossuat, qui a donné en 1938 une étude sur la traduction de l’Epître de Cicéron à son frère Quintus sur les devoirs d’un gouverneur de province, datée de 1468 et conservée dans le ms. parisien BnF, fr. 17001 2. Robert Bossuat affirmait que cette traduction laisse une impression décevante :

1 Paul Perdrizet, « Jean Miélot, l’un des traducteurs de Philippe le Bon », Revue d’Histoire littéraire de la France, XIV, 1907, p. 473 ; version plus détaillée de cette étude : Paul Perdrizet, « Notice sur Jean Miélot », in « Speculum humanae salvationis ». Texte critique. Traduction inédite de Jean Miélot (1448), éd. Paul Perdrizet et Jean Lutz, Mulhouse, Ernest Meininger, 1907, p. 107-112. Sur Miélot, voir aussi : Georges Doutrepont, La Littérature française à la cour des ducs de Bourgogne, Paris, Champion, 1909, p. 138-143, et pour la bibliographie plus récente, Frédéric Duval, La Traduction du Romuleon par Sebastien Mamerot. Étude sur la diffusion de l’histoire romaine en langue vernaculaire à la fin du Moyen Âge, Genève, Droz, 2001, p. 353-356 ; Anne Schoysman, « Les deux manuscrits du remaniement de l’Épitre Othea de Christine de Pizan par Jean Miélot », Le Moyen Français, 51-53, 2002-2003, p. 524-526 ; et l’Orientation bibliographique de la notice sur J. Miélot dans La Librairie des Ducs de Bourgogne. Manuscrits conservés à la Bibliothèque royale de Belgique, vol. 1 (Textes liturgiques, ascétiques, théologiques, philosophiques et moraux), éd. Bernard Bousmanne et Céline Van Hoorebeeck, Turnhout, Brepols, 2000 (dorénavant LDB). 2 Robert Bossuat, « Jean Miélot, traducteur de Cicéron », Bibliothèque de l’École des chartes, XCIX, 1938, p. 82-124. Sur cette traduction, voyez aussi l’étude de Sylvie Lefèvre dans le présent volume.

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ANNE SCHOYSMAN Chaque fois que Miélot exerce ses talents sur un écrit latin du Moyen Âge, il ne manque ni d’aisance ni de précision. Le passage au français du latin médiéval, dont la forme et l’esprit sont étroitement apparentés à ceux de la langue vulgaire, s’effectue spontanément, sans recherche apparente. Il en va différemment lorsqu’il s’agit d’un texte classique, où la forme du raisonnement, les subtilités de la syntaxe et du style résistent à la transcription littérale 3.

Aussi Bossuat conclut-il qu’il convient d’« établir une distinction nécessaire entre les traductions issues de la littérature latine du Moyen Âge et celles qui procèdent des chefs-d’œuvre de l’antiquité classique » 4. Parmi les textes latins médiévaux traduits par Jean Miélot, Bossuat cite le Miroir de la Salvation humaine 5, le Débat d’honneur 6 et la Controversie de noblesse, « dont les qualités littéraires », dit-il, « sont loin d’être négligeables » 7. Je m’arrêterai ici sur ce dernier texte. La Controversie de noblesse est la traduction du traité intitulé De nobilitate, œuvre de Buonaccorso da Pistoia o Buonaccorso da Montemagno dit le Jeune, mort avant la quarantaine en 1429, petit-fils d’un Buonaccorso da Montemagno contemporain de Pétrarque. Outre son De nobilitate, le jeune Buonaccorso, juriste à Florence, nous a laissé des poèmes latins mêlés avec ceux de son grand-père dans une soixantaine de manuscrits, et plusieurs oraisons 8. Le De nobilitate de Buonaccorso a eu un énorme succès : les manuscrits se comptent par dizaines, et nous en connaissons deux vulgarisations en italien : l’une est anonyme ; l’autre est due à l’humaniste Giovanni Aurispa. Ce texte se présente comme une joute oratoire entre deux jeunes Romains, Publius Cornelius Scipion et Gaius Flaminius ; chacun cherche à démontrer sa véritable noblesse pour obtenir la main d’une jeune fille, Lucrèce. Les deux jeunes gens sont aussi beaux et forts l’un que l’autre, mais de condition différente : Publius 3

Ibid., p. 123.

4

Ibid., p. 124.

5

Traduction du Speculum Humanæ salvationis de Ludolphe de Saxe, attribué erronément à Vincent de Beauvais ; cf. « Speculum humanae salvationis », op. cit., et Paul Perdrizet, Étude sur le « Speculum Humanae Salvationis », Paris, H. Champion, 1908. 6 Sous le titre de Débat d’Honneur, Miélot traduit une adaptation en latin du XIIe Dialogue des morts de Lucien ; ce texte de l’humaniste italien Giovanni Aurispa est anonyme dans la version de Miélot, et comme la tradition manuscrite (latine et française) le transmet le plus souvent conjointement avec la Controversie de noblesse de Buonaccorso da Pistoia, on a longtemps cru (Perdrizet, Doutrepont) qu’il s’agissait d’un texte du même auteur. 7

Robert Bossuat, art. cit., p. 123.

8

Voyez Le Rime dei due Buonaccorso da Montemagno, éd. Raffaele Spongano, Bologna, Patron, “Rimatori inediti o rari”, 1970 ; Prose del giovane Buonaccorso da Montemagno, éd. Mons. Giuliari, Bologna, Commissione per i testi di lingua, “Scelta di curiosità letterarie inedite o rare dal sec. XIII al XIX” (CXLI), 1874 [rist. 1968] ; Buonaccorso da Montemagno, De nobilitate, in Prosatori latini del Quattrocento, II. Buonaccorso da Montemagno, Lapo da Castiglionchio, Poggio Bracciolini, éd. Eugenio Garin, Milano – Napoli, Ricciardi, 1952 [rist. Torino, Einaudi 1976-77], p. 141-165.

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Cornelius Scipion appartient à la gens Cornelia, et possède tous les biens de fortune, caractéristiques de la condition noble ; Gaius Flaminius n’est pas issu d’une famille illustre, mais de parents honnêtes et vertueux ; il vit modestement, il est courageux, entièrement voué à sa patrie, à ses études, et il revendique sa “vraie noblesse” par ces vertus morales et individuelles. C’est ainsi que prend forme la controverse, chacun des deux faisant une oraison pour plaider sa “véritable noblesse”. L’originalité de ce texte n’est pas dans sa matière. Le débat sur la nature de la noblesse et ses liens avec la vertu traverse tout le Moyen Âge : que l’on pense à Dante, à Coluccio Salutati, à Cristoforo Landino, pour ne citer que quelques célèbres textes italiens 9. Nouvelle est toutefois la forme oratoire du texte : après une brève introduction où est exposée la situation de la vertueuse Lucrèce, les deux discours s’adressent à la fois à Lucrèce et aux sénateurs romains chargés de juger de la noblesse des jeunes hommes. Le texte de Buonaccorso n’offre aucune conclusion, mais la structure rhétorique de l’ensemble laisse entendre que c’est Gaius Flaminius qui l’emportera : son discours, le second, se présente comme une réfutation de celui de son rival ; il est beaucoup plus long et il occupe la position privilégiée de la fin du texte. On remarquera que dans l’introduction sont décrits trois attributs de la noblesse : l’ascendance familiale, la richesse et la vertu, alors que les deux oraisons vantent, d’une part, la famille et la richesse (Publius Cornelius), et de l’autre, la vertu (Gaius Flaminius), sur laquelle cette bipartition permet de mettre l’accent. La version la plus ancienne de la traduction du De nobilitate par Jean Miélot est conservée dans le ms. de Bruxelles KBR 9278-80 10, f. 10r-43v, sous le titre de Controversie de noblesse (colophon, f. 43v), ou Debat de noblesse (Prologue de l’acteur, f. 14v) ou declamacion ou debat de vraie noblesse (Prologue du translateur, f. 10r). Jean Miélot attribue le texte de sa traduction à Buonaccorso dans le colophon, daté de 1449 : Cy fine la controversie de noblesse plaidoiee entre Publius Cornelius Scipion d’une part, et entre Gayus Flaminius d’aultre part, laquelle a esté faitte et composee par ung notable docteur en loix et grant orateur nommé Bonne Surse [sic] de Pistoye, puis par le commandement de treshault, trespuissant et tresexellent prince, Phelippe, par la grace de Dieu duc de Bourgongne […], a esté laditte controversie ou debat de noblesse translatee en françois par Jo. Mielot, le moindre des secretaires d’icellui seigneur, l’an de grace mil iiijc xlix. [KBR 9278-80, f. 43v] 9 Charity Cannon Willard, « The concept of True Nobility at the Burgundian Court », Studies in the Renaissance, 14, 1967, p. 33-48. 10 Pour la description de ce ms., LDB, vol. II (Textes didactiques), éd. Bernard Bousmanne, Frédérique Johan et Céline Van Hoorebeeck, Turnhout, Brepols, 2003, p. 78-82 (notice de Frédérique Johan). Une transcription – pas toujours fiable – du De nobilitate d’après ce ms. se trouve dans Arie J. Vanderjagt, ‘Qui sa vertu anoblist’. The concepts of Noblesse and Chose publicque in Burgundian Political Thought. Including FifteenthCentury French Translations of Giovanni Aurispa, Buonaccorso da Montemagno, and Diego de Valera, Meppel-Groningen, Miélot & Co., 1981.

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Miélot traduit un prologue de dédicace de Buonaccorso (Prologue de l’acteur sur le debat de noblesse translaté de latin en cler françois, 14v-15v) 11 et les trois parties du De nobilitate (l’introduction qui expose la situation de Lucrèce, les deux discours des prétendants). Cet ensemble est précédé d’un Prologue du translateur (f. 10r-13r), où nous apprenons que cette traduction a été commandée par Philippe le Bon 12. L’ensemble de la traduction de Miélot comporte donc cinq parties, scandées par cinq belles illustrations (f. 10r, 14v, 16r, 18r, 26r). La miniature du f. 10r est attribuée à Jean Le Tavernier 13, les autres à son atelier. Sur le plan méthodologique, pour confronter la traduction de Miélot avec le texte latin de Buonaccorso, il nous faut tenir compte de deux difficultés assez typiques pour ce genre de textes. La première est que nous ne connaissons pas le manuscrit latin de départ. Le De nobilitate a joui d’une énorme diffusion. La recensio n’a jamais été effectuée : elle est compliquée par l’anonymat du texte dans beaucoup de témoins et par des attributions erronées, le sujet ayant été traité par plusieurs (Leonardo Bruni, Poggio Bracciolini, Cristoforo Landino) dans le milieu humaniste italien aux XIVe et XVe siècles. Mais si la nonidentification du texte latin de départ est une condition commune à la grande majorité des traductions en moyen français (c’est le cas pour le Romuleon traduit par Miélot puis par Sebastien Mamerot et édité par Frédéric Duval 14, ou pour l’épître de Cicéron traduite dans le ms. BnF, fr. 17001), l’abondance des manuscrits permet de cerner avec une assez grande précision la vulgate latine. Pour le De nobilitate, nous pouvons ainsi recourir à l’édition partielle donnée par Eugenio Garin, qui a publié en 1952 le discours de Gaius Flaminius sur la base d’une édition florentine de 1718, corrigée à l’aide de deux manuscrits 15. La seconde difficulté à laquelle se heurte l’étude linguistique de 11

Dédié dans certains manuscrits latins à Carlo Malatesta, seigneur de Rimini, dans d’autres au duc d’Urbin Guidantonio di Montefeltro. 12 Ce Prologue du translateur présente par ailleurs l’intérêt d’insérer un passage tiré du livre XIV de la Genealogia Deorum de Boccace, passage repris dans le ms. de Miélot BnF, fr. 17001 (datable entre 1463 et 1470), f. 29-31 (cf. Anne Schoysman, « L’écriture mythographique de l’histoire à la cour de Bourgogne : les Genealogie deorum gentilium de Boccace exploitées par Jean Miélot, remanieur de l’Épitre Othea de Christine de Pizan », in Écritures de l’histoire (XIVe-XVIe s.). Actes du colloque de Bordeaux (septembre 2002), éds Danielle Bohler et Catherine Magnien Simonin, Genève, Droz, 2005, p. 73-82) ; nous avons ici un premier témoignage, bien plus précoce (1449), de la connaissance du texte de Boccace en milieu bourguignon. 13

Comme d’autres dans le même volume manuscrit : cf. LDB, vol. II, op. cit., p. 79, 81, 82. 14

Sur le ms. latin base de la traduction du Romuleon de Mamerot, cf. Fr. Duval, op. cit., p. 305. 15

Éd. cit. Garin se base sur l’unique édition antérieure du texte : Prose e Rime de’ due Buonaccorsi da Montemagno, éd. Giovambattista Casotti, Firenze, G. Manni, 1718, qui offrait pour le De nobilitate (p. 1-96) le texte latin et une vulgarisation italienne en regard. Garin déclare corriger le texte latin de Casotti sur la base des mss. Laur. Ashb.

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la Controversie de noblesse est que le texte rapporté par le manuscrit le plus ancien, KBR 2978-80, n’est probablement pas autographe 16. Toutefois, la non-autographie des traductions ne constitue évidemment pas un obstacle dans la perspective réaliste où l’on étudie la traduction telle qu’elle a été effectivement diffusée ; et d’autre part, si l’on isole les éléments ponctuels douteux – phonétiques ou morphologiques le plus souvent –, la non-autographie n’empêche pas de porter un jugement d’ensemble sur le lexique et la syntaxe. Si l’on confronte, pour le discours de Gaius Flaminius (second discours), le texte de la vulgate latine du De nobilitate de Buonaccorso (édition Garin, p. 142-164) avec le texte de la Controversie de noblesse traduite par Jean Miélot (KBR 9278-80, f. 27r-43r), on peut faire les constatations suivantes. Les déterminants sont adaptés et variés : – digniora indignioribus praestant > aucunes choses plus dignes precedent autres choses moins dignes (27v) (avec différenciation « aucunes » / « autres ») ; – patres conscripti > mes peres conscriptz (27v) ; dulcis Lucretia > O ma doulce amie Lucrece (42r) (avec ajout de l’adj. possessif au vocatif) ;

des périphrases verbales rendent les participes présents ou les sujets abstraits du latin : – Hoc tota eius tandem oratio continuit, de se nihil commemorans > c’est tout ce que son oroison contenoit, en laquelle il ne faisoit mencion quelconques de soy meismes (27v) – in quorum disciplinis quantum profecerim, aliorum sit iudicium > Et me rapporte au jugement des autres, combien j’ay prouffité en leurs disciplines (36v) ;

l’ablatif complément de manière ou de moyen est rendu par le gérondif : – vitam moresque suos silentio praeteriit > et en soy taisant il trespassoit sa vie et ses meurs (27v) ;

181, XVe s., anonyme, et BN Firenze, Conv. I, ix, 4 (ms. du Couvent de San Marco), et améliorer le texte italien sur la base du ms. Magliab. VI, 187 (« che probabilmente servì per l’edizione », dit Garin), avec le contrôle d’un ms. de la seconde version existante de la vulgarisation, le ms. Palat. 51 de la BN de Firenze. Le texte publié par Garin correspond aux p. 40 sq. dans l’éd. Casotti. 16

Le catalogue LDB, vol. II, op. cit., p. 80, est indécis : « il n’est pas certain […] qu’il s’agisse du manuscrit autographe et que ces mentions [les colophons] fassent réellement référence au moment et au lieu de la copie du texte ». Le ms. KBR 9278-80 est cependant le meilleur dont nous disposions. Si le ms. de Copenhagen, Thott 1090, sort de l’atelier de Miélot à Lille, il est toutefois plus tardif (dates dans les prologues : 1460, 1468), et « il ne semble pas que le manuscrit ait été écrit par l’auteur » (Le Siècle d’or de la miniature flamande. Le mécénat de Philippe le Bon, Catalogue de l’exposition organisée au Palais des Beaux-arts, Bruxelles [1959], éd. Léon M. J. Delaissé, Bruxelles – Amsterdam – Paris, 1959, n° 83).

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le supin est traduit par un substantif : - nihil memoratu dignum > riens qui fust digne de recordacion (27v) ;

le gallicisme “c’est … que” résout l’antéposition du COD : – Hoc tota eius tandem oratio continuit > c’est tout ce que son oroison contenoit (27v) ;

les connecteurs sont mis en évidence, placés en début de proposition 17 : – Ausus est itaque Cornelius > Lors Cornelius Scipion s’est enhardy (27v) – Nihil enim aliud est nobilitas, nisi… > Car vraie noblesse n’est aultre chose se non… (27v) – Ego vero… > Et quant a moy… (27v).

Très fréquemment, le traducteur tend à préciser son texte par l’ajout de connecteurs, d’adjectifs, d’adverbes : – Audistis > vous avez bien ouy (27r-v) – Nihil enim aliud est nobilitas > car vraie noblesse n’est aultre chose (27v) ; nobilitatis gloria > grace de vraie noblesse (28v) – ut nostrum nobiliorem elegit > quant elle a eslut a espoux le plus noble de nous deux (27v) – homo […] dignior est > l’omme est plus noble creature (27v) – sententia patrum > la sentence des peres conscriptz (32v) – liberalibus studiis dedita > habandonnee […] aux .vii. ars liberaulx (41r).

Certains noms propres sont complétés par rapport à la vulgate latine : – Cornelius > Cornelius Scipion (27v) ; Marius > Marius Arpinas (29v),

et un bon nombre de gloses explicatives sont ajoutées : – Deinde nonne tantum illi claruit ingenium, ut ad summum tunc huius urbis imperium perduxit ? > Et depuis son engin se esclarcy tant qu’il le esleva lors au souverain empire de nostre cité, c’est assavoir a la dignité de consule (29r) – mater obstetrix [Socratem] genuit > sa mere fu mere aleresse, c’est adire une femme qui reçoit les enfans au saillir hors du ventre de leur mere (30r) – Num eorum et parentibus dulcius non genuisse > ne seroit ce pas aussi plus doulce chose a leurs parens, c’est assavoir a pere et a mere, qu’ilz ne les eussent oncques engendrez ? (32r-v) – […] de pirates, c’est a dire de escumeurs de mer (37r) – decem ex rostratis navibus > a .x. nefs rostrees, c’est a dire ayans grans et longs becqs (37v) ;

certaines interventions apparaissent, par rapport à la vulgate latine, comme l’ajout de gloses plus consistantes :

17 Selon les caractéristiques générales de la langue : cf. Christiane Marchello-Nizia, Histoire de la langue française aux XIVe et XVe siècles, Paris, Bordas, 1979, p. 332.

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– Cum Sillanum filium meum immeritum pecuniam in provincia diripuisse constet, non iniuria paternis laribus et reipublicae munere et omnium civium societate indignum iudico > pour ce qu’il est certain que Sallanus mon fil indigne et desloyal a desrobé en Prouvence une tresgrant somme d’argent, je le juge et non sans cause inhabille de non plus habiter es maisons paterneles, de non plus avoir les honneurs de la chose publicque et de non plus hanter la compaignie de tous les citoiens de Romme, et en oultre je lui commande qu’il se parte incontinent de ma presence sans jamais retourner (33r) – […] de laquelle [noblesse] le propre siege est le courage humain dequoy nulle partie ne se laisse aux successeurs. Les corps sont ensevelis et sont estains ensemble avecques la vie (33v) – […] le fleuve nommé Abbulla [sic 18] lequel on appelle maintenant le Tybre ad cause d’un empereur de Romme nommé Tyberius qui fu noyé dedens ledit fleuve (34v).

Si une longue série de réduplications à tendance synonymique – je n’en citerai que quelques exemples – constituent une caractéristique bien connue du moyen français, elles n’en sont pas moins l’indice d’un certain soin apporté à la traduction, non seulement par la recherche de précision que permet un équivalent en deux termes, mais aussi, peut-être surtout, par l’adaptation à l’“esprit” du moyen français que requiert la transformation du terme latin en binômes ou en polynômes : – praedicavit > il a dit et exauchié (27v) – fortia facta > les fortz et haultains fais (27v) ; egregia facta > les nobles et haultains fais (31v) – in propria nostra animi virtute > en la propre et vraie vertu du courage (27v) – clari nobilesque evaserunt > sont devenus nobles, riches et puissans (28v) – obscuros > tres obscurs et descongneus (30v) – sordidas reliquias > les ordes et vilaines posteritez (30v) – pacem foedissimam > tres orde et diffamee paix (31v) – variis suppliciis damnati sunt > condempnez a souffrir pluiseurs gehines et divers tourmens (32v) – flagitiosos > vicieux et mauvais (33r) – viro clarissimo nostrae reipublicae > trescler et tresprouffitable à nostre chose publicque (34r) – vitium procacitatis > vice d’infameté et de desvergongne (36r) – vir clarissimus > tresnoble et tresvaillant homme (37r) – ad ornatum > pour soy aourner et oultrecuidier (40v),

avec une recherche stylistique qui va jusqu’à la réduplication d’éléments grammaticaux différents en latin : – late patefecit > a manifestement et amplement declairié (27v) – turpissime supplex iunctis manibus vitae spatium rogavit > ad jointtes mains il pria et requist deshonnestement a genoulx […] qu’il eust la vie sauve (30v31r). 18

Albia dans l’édition Casotti/Garin, éd. cit.

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Quant au lexique, il apparaît soigné. Miélot ne recourt pas systématiquement au latinisme. Les interprétations restrictives par rapport au champ sémantique latin ne sont pas rares : – opinionem (Lucretiae) > opcion (27v) [il s’agit de la décision, prise par Lucrèce, de choisir pour époux le plus noble des deux prétendants 19, en réponse au choix que son père lui demandait de faire]. – in falsis fortunae bonis > es decepvables biens de fortune (27v),

de même que les traductions différenciées sont indice d’une attention particulière, comme, par exemple, pour le terme abiectus : – turpis abiectusve > lait, failli et reprochié (28r) – Nec quisquam tam inops, tam vilis aut tam abiectus est, qui ab initio nascendi non parem cum Regum aut Imperatorum filiis habeat animum > En verité il n’est nul tant soit povre, tant vil, ne tant rebouté qui dés le commencement de sa naissance ne ait pareil courage avec les enfans des roys et des empereurs (28v) – parentibus abiectis orti > nez de povres parens (28v).

Même procédé pour animus, généralement traduit par « courage (humain) », sauf quand il s’agit de l’âme chrétienne, qui distingue les hommes des bêtes : – Constat igitur ex sola animi virtute veram nobilitatem defluere > C’est doncques certaine chose que vraie noblesse sourt de la seule vertu de courage (28r) – […] nobilitatem, cuius propria sedes est animus > de laquelle le propre siege est le courage humain (33v) – illustrium animorum affectus > affectueux desir de nobles hommes (41r) – Sicut igitur homo animi praestantia dignior est reliquis animantibus, ita quidem claritudine animi homo hominem antecellit > ainsi que l’omme est plus noble creature que toutes les aultres bestes par l’excellence de son ame, semblablement ung homme sourmonte d’autant ung aultre par une noblesse de courage (27v) – exutis animis > quant leurs ames sont separees hors de leurs corps (39v).

Si les latinismes servent évidemment la traduction des institutions romaines (patres conscripti > peres conscriptz, 27v ; consul > consul, plur. consaulx, 29v) et une bonne partie du lexique abstrait et moral véhiculé par le latin ecclésiastique (continentia > continence, 43r ; excellentia > excellence, 27v ; [gloriosus], f. gloriosa > glorieux, 34v ; honestas > honnesteté, 43r ; industria > industrie, 32r ; ingenium > engin, 29r, 30r, etc. ; magnanimitas > magnanimité, 43r ; maiestas > magesté, 29v ; virtus > vertu, passim), il faut souligner que le vocabulaire abstrait lié au thème principal du discours de Gaius Flaminius (la noblesse acquise par vertu et non pas par hérédité) évite le calque du latin même là où il eût été possible :

19 Le même mouvement de restriction sémantique s’observe dans la vulgarisation italienne : cf. éd. Casotti, éd. cit., p. 41 : elezione ; pour le texte latin, Casotti donne : concionem, corrigé par Garin (éd. cit.).

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– genus, -eris, n. n., ligna(i)ge (27v, 28r, 30v, 36r…) – gloria (nobilitatis), grace (de vraie noblesse) (28v) – gloriosus, plein de lignie (34r) – ignavia > fetardie (28r, 30v), nicheté vicieuse (43r, en opposition avec virtus, vertu) – eruditio, enseignement de doctrine (43r) – ignorantia, folie (43r, en opposition avec eruditio) – indignus > inhabille (33r) – infestus > vicieux (41v) – miser > meschant (28r) – moderatio > attemprance (28r) – intemperantia > desattemprance (28r) – praestantia, n.f., excellence (27v) – probitas > preudommie (29v, 30v),

et on constatera combien ressort la richesse du champ sémantique du mot noblesse à partir des différentes bases latines traduites. À côté de : – nobilitas, -atis, f. > noblesse (27v, 31v, 33r), nobilité (30r) ; nobilis > noble (28r etc.) – ignobilitas > non noblesse (28v) ; ignobilis > non noble (28r, 30r),

nous trouvons : claritas > noblesse (31v) ; claritudo (animi) > noblesse (de courage) (27v) illustrium virorum claritudinem > la clere noblesse de tant et si enluminez hommes (30r) clarus, noble (29v), cler (38r), noble et vertueux (33v) ; clarissimus, trescler (31v), tresnoble (32v) (homo) dignior, plus noble (creature) (27v) egregius (vir), (l’omme) vertueux et noble (40v) fortiter > noblement (29v) illustris (animus), noble (courage) (40v).

La traduction de diverses formes latines par le même mot noblesse et ses dérivés n’est donc pas une solution de facilité, mais elle permet d’insister sur le thème principal du texte. Plutôt qu’y voir un appauvrissement du lexique en français, on pourra tirer de la comparaison systématique avec la base latine d’utiles informations sur les champs sémantiques de mots abstraits comme noblesse, exactement comme l’étude des redoublements synonymiques permet de cerner les champs sémantiques (par ex. : clari nobilesque evaserunt > sont devenus nobles, riches et puissans, 28v ; vir clarissimus > tresnoble et tresvaillant homme, 37r). Comment juger de la qualité d’une traduction comme celle-ci ? Les exemples relevés montrent une attention évidente à éviter les calques du latin, à adapter la traduction à la syntaxe analytique du français, et plaident en faveur d’un certain soin apporté par Miélot à son texte. Mais il est vrai que nous n’avons pas d’autre traduction du De nobilitate avec laquelle comparer le travail du secrétaire de Philippe le Bon. Or, dans son étude sur la traduction

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française du Romuleon de Benvenuto da Imola, Frédéric Duval a pu comparer les traductions qu’en ont données Miélot (1460) 20 et Mamerot (1466), et il conclut à « la supériorité incontestable » de la seconde sur le Romuleon bourguignon, notamment parce que Mamerot recourt moins fréquemment que Miélot aux « cognates », ces mots apparentés « que le traducteur rend par des mots de même étymologie dans la langue d’arrivée » et qui sont « un très bon indice de la qualité d’une traduction. Plus les cognates seront rares, plus le traducteur aura travaillé son texte afin de s’adapter à son destinataire et au génie de la langue d’arrivée » 21. Mais malgré la démonstration de Frédéric Duval pour le Romuleon, les exemples cités dans la traduction du De nobilitate de Miélot suffisent à montrer que celui-ci n’était certainement pas un traducteur négligent. Peut-être faudra-t-il prendre en compte d’autres facteurs : la Controversie de noblesse est un texte court, l’une des premières traductions de Miélot pour Philippe le Bon, alors que le volumineux Romuleon est traduit une bonne douzaine d’années plus tard, dans des conditions différentes, après que Miélot est devenu chanoine de la collégiale Saint-Pierre à Lille (14531472). Nous disposons du reste de plusieurs indices qui montent combien peut varier la nature, ou, si l’on veut, la qualité de différentes traductions du même traducteur : alors que dans le Romuleon par Miélot « les binômes et les paraphrases […] sont pour le moins exceptionnels » 22, dans la Controversie de noblesse ils sont fréquents : la liste que nous en avons donnée n’est pas complète, et ne couvre qu’une quinzaine de feuillets du manuscrit. Frédéric Duval remarque, en outre, que Les conclusions de A.-M. Heinz qui a travaillé sur le vocabulaire de Miélot dans Le Miroir de la Salvation humaine et L’Advis directif pour faire le voyage d’oultremer divergent […] des nôtres [pour le Romuleon] puisqu’elles font valoir les scrupules d’un Miélot extrêmement attentif à ne pas abuser des latinismes et sa volonté d’expliquer chaque mot qu’il jugerait peu compréhensible. La longueur du Romuleon et son appartenance au genre de la compilation médiévale ont peut-être contribué à ce laisser-aller du traducteur 23.

Et il n’est pas indifférent de souligner que c’est essentiellement sur la matière lexicale de la traduction que portent ces jugements : les insuffisances de la 20

Pour la datation de la traduction du Romuleon par Miélot, cf. Fr. Duval, op. cit., p. 354-355. 21

Fr. Duval, op. cit., p. 312-313, et p. 353-362 pour l’analyse linguistique de la traduction du Romuleon par Miélot. Sur les cognates, cf. C. J. Wittlin, « Les Traducteurs au Moyen Âge : observation sur leurs techniques et leurs difficultés », in Actes du XIIIe Congrès International de linguistique et de philologie romane, Québec, Université de Laval (29/8–5/9/1971), 1976, t. II, p. 603. Fr. Duval, op. cit., p. 357, conclut : « La traduction de Miélot est myope et l’exercice d’école consistant à repasser de son texte à celui de Benvenuto est d’une déconcertante facilité ». 22

Fr. Duval, op. cit., p. 358.

23

Ibid. ; cf. Annemarie Heinz, Der Wortschatz des Jean Mielot, Übersetzer im Dienste Pilipps des Guten von Burgund, Wien, W. Braumüller, 1964.

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traduction de la syntaxe latine que Robert Bossuat déplorait dans la traduction de la Lettre à Quintus de Cicéron par Miélot sont un problème pratiquement inexistant pour la traduction du latin humaniste de Buonaccorso 24. Mais je voudrais m’arrêter maintenant sur un autre aspect, paradoxal et contradictoire, qu’il s’agit de soupeser avec circonspection en matière de traduction. À côté des éléments relevés, et qui caractérisent positivement la version de Miélot, on est frappé par le fait que le texte transmet bon nombre de leçons fautives par rapport à la vulgate du texte latin. Bien évidemment, dans les conditions de transmission que nous avons décrites (manuscrit latin non identifié, manuscrit français non autographe), il est extrêmement délicat de décider s’il faut attribuer ce qui nous apparaît comme une erreur de traduction au traducteur, ou à la mauvaise qualité du manuscrit latin de départ, ou encore à la distraction du copiste. Sur ce point, l’étude de Frédéric Duval sur le Romuleon en français, dont le texte latin de base n’a pas pu être identifié non plus, pourra encore nous servir ici de repère méthodologique. Frédéric Duval observe avec raison que, si Mamerot fait preuve d’une grande attention à éviter les calques du latin, à soigner la syntaxe française de sa prose, à recourir aux redoublements synonymiques et même à commenter son texte, sans se limiter à translater et mectre de latin en françois de la manière la plus économique, c’est-à-dire la plus rapide, il n’y a pas de raison de lui attribuer systématiquement des cas de confusion de mots latins, des omissions de mots, des incompréhensions dues à une mauvaise ponctuation, des déformations de noms propres 25. Puisque la Controversie de noblesse de Jean Miélot présente une situation semblable, nous tendrons de même à ne pas attribuer à Miélot des passages qui, s’il avait eu sous les yeux le texte latin le meilleur possible – celui dont nous disposons aujourd’hui dans l’édition Garin –, feraient du secrétaire de Philippe le Bon un très mauvais traducteur. En voici quelques exemples. Certaines leçons erronées sont attribuables au scribe : – Tustulane (pour « Tusculane ») (29r) – Timbrois (pour « Cimbrois ») (29v, 30r) – De Mostenes (pour « Demostenes »)(30r) – sectaire (pour « secretaire », lat. scriba) (31r) – Sallanus (pour « Sillanus ») (33r)

Une lacune du texte latin ou de la copie peut expliquer des leçons comme : – Nam cum in optimis artibus diu exercitatus animus, iustitia, pietade […] claruit […], cum in sanctissimis litterarum studiis educatus fuerit, tum profecto praeter ceteros nobilis, pollens, illustris ac clarus habetur > Et quant il se aura longuement exercité en tresbonnes ars […], et qu’il aura esté nourry es tressainttes estudes de lettres et qu’il sera reputé cler, noble, preu, et vaillant 24 En général, la syntaxe de Miélot traducteur correspond aux caractéristiques de la syntaxe décrite par Frédéric Duval dans son analyse de la traduction française du Romuleon, op. cit., p. 322-328. 25

Fr. Duval, op. cit., p. 305-307.

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ANNE SCHOYSMAN oultre tous les aultres nobles (27v-28r). [La proposition principale en latin, introduite par tum en corrélation avec cum introduisant les subordonnées qui précèdent, est traitée comme une subordonnée en français : on peut imaginer soit la lacune de tum, soit la mélecture de tum, lu cum]. – Quod et Cornelius ipse, cum de maioribus suis loqueretur, paulo antea dicebat > laquelle chose Cornelius meismes disoit ung peu devant quant il parloit des meurs [lacune : de ses ancêtres] (28r)

Plus souvent, on peut supposer une détérioration du texte latin : – Nemo […] naturae largitionem accusare potest > ne il n’est homme qui […] puist accroistre la grant largesse de nature, laquelle baille le courage egal a chascun par soy (28v) – Ortus Tullii Hostilii nonne agreste tugurium habuit ?[…] Nonne Tullius quoque Servius in servitute natus atque adultus summum etiam huius imperii fastigium habuit ? > Tullius Hostilius eut à sa naissance une povre maisoncele champestre […] et ja soit ce qu’il feust né et parcreu en servitude et soubz nom de servitude, ce non obstant il obtint la souveraine haultesse de ceste chose […] (29r). [Après avoir parlé de Tullius Hostilius, le texte français semble considérer que Tullius Servius est la même personne, soubz nom de servitude] – Superioris Africani filius Scipio, nonne paternam probitatem ignavia sua superavit > Stiplo, qui fu fil du grant Scipion Affrican, ne separa il pas par sa fetardie la preudommie de son pere (30v) – si illos eruditi generosos vocant […] ; si ignavi sunt aut secordes, etiam eos eruditi degeneres dicant > se les rudes gens appellent leurs enfans nobles […] ; s’ilz sont parescheux et faillis de courage, que les sages bien endoctrinez les appellent bastars (33v). [La seconde occurrence du mot eruditi, à quelques mots de distance, est traduite « sages bien endoctrinez »] – Euripides […] ac Demosthenes […] ambo parentes non modo viles, verum etiam ignotos habuerunt > Euripides […] et Demostenes […] fu reputé lui et ses parents non pas seulement vilz mais descongneus (30r) – ne rursus Galli urbem invaderent, item contra Cimbros Marius consul designatus est, et consulatus, quia id bellum protrahebatur, pluries est dilatatus > et lors que ceulx de Gaule assaillirent nostre pays cestui Marius consul de rechief envoyé contre lesdis Timbrois fu pluiseurs fois eslevé à l’estat de consulat pour ce qu’il se transportoit à icelle bataille (30r) – [vulgus] quod maximos saepe in errores dilabitur cuius opinio raro cum sapientia convenit > pour ce que tressouvent il [le menu peuple] enchiet en tresgrans labeurs et est son opinion rare et foible quant il se assemble en conseil de sagesse (34r) – Quales enim mores tui sunt ? quales vitae habitus ? > Quelles sont tes meurs ? Quelles sont les habitacions de ta vie ? (38v) – Putas illorum beneficiis claritudinem consequi, cum tu ipse ignavus sis ? > Tu cuides aussi acquerir noblesse par les benefices de tes predecesseurs, et toutesfois tu ne quiers malice et laidure (39r) – Inquire maiorum tuorum mensularias rationes [les livres des comptes, les inventaires des biens] ; nunquam ibi virtutem descriptam invenies > Lis et enquiers les livretz et les mençongieres raisons de tes ainsnez, et tu ne trouveras jamais que vertu y soit escripte (39v)

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– Necesse est enim ut, si egregiis titulis fulgere cupias, tu te ipsum facias illustrem > Certes il n’est point necessité se tu vuelz resplendir de notables tiltres que tu faces toy meismes cler et ennobly de vertu (39v) – Satis enim quotidiani victus exprobatus agellus mihi affert. Quod si quis illum casus diripiet, virtutem mihi eripere non poterit ; qua mille mihi ad vitae commoda aditus patebunt > Mon petit champ que j’ay bien esprouvé me apporte assez de biens pour mon vivre cotidien ; mais se aucun le vouloit avoir d’aventure, il le me porroit aiseement oster. Par ainsi je ne sauroie trouver nulle aultre maniere pour vivre honnestement et secourir a mes necessitez. (42v)

Parfois, la méprise semble due à une ponctuation erronée ou mal interprétée : – Ausus est itaque Cornelius, ut se nobiliorem faceret(,) in genere atque in opibus constituere nobilitatem > Cornelius Scipion s’est enhardy de soy faire le plus noble en lignage et de attribuer noblesse aux richesses (27v) [Compléments attribués à une proposition voisine] – Magna ergo esse potest, Corneli, honesti et clari pauperis liberalitas > La liberalité doncques de Cornelius Scipion et d’un povre cler et noble puet bien estre grande (35v) [Vocatif interprété comme génitif. Il est inconcevable que G. Flaminius, qui prononce ces mots, loue la libéralité de Cornelius Scipion et l’associe à un « povre cler et noble »].

Mais rarissimes sont les passages où la tournure syntaxique de la traduction est plus synthétique et plus obscure que le texte latin ; dans ces cas isolés, comme dans l’exemple suivant, on ne peut pas exclure une traduction malheureuse, mais il est plus vraisemblable que le texte latin – de toute évidence fort corrompu – que Miélot avait sous les yeux y soit pour quelque chose : – Nemo est in hac urbe, quinimmo in orbe terrarum, quem unquam me odisse norim, nisi forte sit hostis populo romano > Certes il n’est homme en celle cité ne par tout le monde aussi qui me hayst oncques que je sache se non d’aventure le pueple romain. (38r)

La conclusion à tirer de tout ceci est moins banale qu’il n’y paraît à première vue : pour défiguré que soit le texte français par rapport à la vulgate latine du De nobilitate, nous ne pouvons pas nous limiter à juger la traduction sur des méprises de ce genre, sans évaluer les éléments linguistiques certainement dus au traducteur, comme l’usage des déterminants, des connecteurs, les traductions analytiques des tours synthétiques du latin. Nous sommes souvent loin de la lettre de la vulgate latine telle que nous la reconstituons aujourd’hui, mais Miélot donne un texte toujours lisible. Si l’intérêt qui s’est manifesté à la cour de Philippe le Bon pour la littérature humaniste a suscité les travaux de traducteurs manifestement doués, comme Miélot, au niveau de la diffusion latine circulaient des textes très corrompus 26. Il est vrai que les modalités de la pénétration des manuscrits italiens dans le Nord sont souvent aléatoires : les déplacements sont liés aux occasions 26 Sylvie Lefèvre (dans ce présent volume) aboutit à des conclusions comparables pour la traduction de l’épître de Cicéron.

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commerciales et diplomatiques. Il est probable qu’un manuscrit latin du De nobilitate soit parvenu à la cour de Bourgogne par l’intermédiaire d’un certain Jean Jouffroy, qui avait voyagé en Italie avant de rentrer, en 1441, en Bourgogne, où Philippe le Bon l’avait engagé pour effectuer diverses missions politiques en Europe 27. Nous savons qu’en 1447, Jean Jouffroy avait rencontré l’humaniste italien Giovanni Aurispa, auteur d’une vulgarisation italienne du De nobilitate ainsi que du texte que Miélot traduira sous le titre de Debat d’honneur 28. Est-ce suite à cette rencontre que Jouffroy aurait rapporté en Bourgogne ces deux textes ? quoi qu’il en soit, peu de temps après Philippe le Bon en commanda à Miélot la traduction. Mais s’il est possible que Jouffroy ait rencontré Aurispa, il faut certainement renoncer à l’idée séduisante des deux hommes penchés ensemble sur la lettre du texte : Miélot a travaillé sur un exemplaire fort corrompu. Ce qui fait l’intérêt de ces deux traductions de Miélot, le Debat d’honneur et la Controversie de noblesse, c’est qu’elles se situent « à l’orée d’une profonde mutation du fonds textuel d’histoire romaine, amorcée par une pénétration progressive de l’humanisme italien dans la culture savante » 29. On peut dire que c’est avec ces textes que l’humanisme italien des années 1430-1440 fait son entrée à la cour de Bourgogne. Entrée gâtée par la mauvaise qualité de la vulgate latine, et brillamment sauvée par Jean Miélot : pour les textes humanistes italiens traduits à la cour de Bourgogne, il ne faudra pas oublier qu’un “bon” traducteur n’est pas toujours responsable d’une “mauvaise” traduction.

27

Arie J. Vanderjagt, op. cit., p. 154-155. Sur Jean Jouffroy, voir C. Fierville, Le Cardinal Jean Jouffroy et son temps, 1412-1473, Paris, 1874. 28

Cf. supra, note 6.

29

Fr. Duval, op. cit., p. 245. C’est dans ce même contexte qu’apparaît le Romuleon français.

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Les compétences linguistiques des traducteurs des traités de fauconnerie : étude des traces latines dans les textes en ancien et en moyen français AN SMETS K.U. Leuven

Introduction

A

ctuellement, nous connaissons 37 traités de fauconnerie en ancien et surtout en moyen français, dont 11 traduisent une source latine 1. Étant donné que certains textes ont été traduits plus d’une fois, et cela de façon indépendante, le nombre de traductions monte à 18. 14 d’entre elles présentent des traces de leur source sous forme de noms latins pour, par exemple, certains oiseaux, maladies ou ingrédients médicaux 2. Dans la présente contribution, nous examinerons d’abord la nature des termes restés en latin, ensuite nous essayerons de déterminer les causes de ce maintien et quelles peuvent en être les conséquences pour la compréhensibilité du texte en question.

1 Pour plus d’informations sur la littérature cynégétique, voir Baudouin Van den Abeele, La Littérature cynégétique, Turnhout, Brepols, “Typologie des sources du Moyen Âge occidental” (75), 1996 et plus particulièrement Id., La Fauconnerie au Moyen Âge. Connaissance, affaitage et médecine des oiseaux de chasse d’après les traités latins, Paris, Klincksieck, “Sapience” (10), 1994 pour le domaine latin et An Smets et Baudouin Van den Abeele, « Manuscrits et traités de chasse français du Moyen Âge. Recensement et perspectives de recherche », Romania, 116, 3/4, 1998, p. 316-367 pour le domaine français. Le corpus qui se trouve à la base de la présente contribution est présenté dans une table en annexe, avec l’explication des sigles que nous employons dans le texte et les notes. 2 Les traductions ne contenant aucun mot latin sont la première version française du traité d’Adélard de Bath et les traductions d’Alexander medicus, de Gerardus falconarius et de Guillelmus falconarius (seconde version).

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1. Quels termes ? Les termes latins dans les traductions françaises des traités de fauconnerie peuvent être groupés en six catégories : la materia medica (1.1), les maladies (1.2), les oiseaux (1.3), les parties corporelles (1.4), les formulations (proverbiales, magiques,…) (1.5) et une dernière catégorie regroupant les termes restants (appelés ‘autres’) (1.6). 1.1. La materia medica Cette catégorie, regroupant les substances d’origine végétale, animale, minérale ou les preparata qui sont employés dans les recettes médicales, est de loin la plus nombreuse. Le chiffre le plus élevé se trouve dans la première traduction française du De falconibus d’Albert le Grand (AGfr I) : 40 noms totalisant 52 occurrences. Ensuite viennent la première traduction de Dancus rex (25 noms, 28 occurrences) et de Guillelmus falconarius (11 noms, 13 occurrences) et la version française de Moamin (12 noms, 26 occurrences), alors que les autres textes contiennent moins de dix éléments appartenant à cette catégorie 3. En outre, dans certains textes, surtout la première traduction de Dancus rex et de Guillelmus falconarius, il ne s’agit pas de termes isolés, mais de séquences entières en latin, comme dans les exemples suivants : (1)

Dfr I, 5.3 Dfr I, 14.3

sanc du paon et muscatum et mirabalanos et gariofilos et cynamomum et cinciber 4 cire rouge et muscatum et mirabalanos citrinos et salgenmam et rue 5

1.2. Les maladies En ordre d’importance quantitative, la seconde catégorie est celle des noms de maladies, bien que les chiffres soient déjà moins élevés : huit noms dans la première traduction de Dancus et six dans celle de Guillelmus, trois noms dans la première version française du De falconibus (AGfr I) et un seul nom dans sept autres textes 6. 3 7 termes latins : AGfr III ; 3 termes latins : AGfrm ; 2 termes latins : Dfr II, Ghfr ; 1 terme latin : AGfr II et Pfr. Cette catégorie est absente dans Afr II, Ffr I et II et RH. 4 Traductions en vieux français de Dancus rex et Guillelmus falconarius, éd. Gunnar Tilander, Karlshamn, E.G. Johanssons, “Cynegetica” (12), 1965, p. 13. De telles énumérations en latin ne sont pas exceptionnelles, comme le montre l’exemple suivant, tiré d’une traduction anglo-normande de la Practica brevis : « oximel compositum (…), þat is componyd of þe rotys ffeniculi, petroselini, apii, or ells of þe rotys raphani or squilliticum » (Tony Hunt, Anglo-Norman Medicine. Volume I. Roger Frugard’s Chirurgia, the Practica brevis of Platearius, Cambridge, D.S. Brewer, 1994, p. 157). 5

Éd. cit., p. 15.

6

Afr II, AGfr II, AGfrm, AGfr III, Dfr II, Pfr et Ffr I.

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Les compétences linguistiques des traducteurs des traités de fauconnerie

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Par rapport à la catégorie précédente, où il y a une grande variété parmi les termes latins, ce sont souvent les mêmes noms qui reviennent ici, comme (malum) agrum et les variantes de furcinus dans Dancus et Guillelmus, et surtout les différentes variantes pour fellera dans les traductions des traités d’Adélard de Bath et d’Albert le Grand et les versions françaises de Dancus et de Guillelmus (cf. infra). 1.3. Les noms d’oiseaux Dans certaines traductions, des noms d’oiseaux sont restés sans traduction. Cela arrive pas moins de cinq fois dans la version française de l’Epistola (alietus, frogerelliuz, gerfeum, nisus et suppiucium ?) et également dans la première (aeriphilus et alietus) et la seconde (girofalco) traduction du traité d’Albert le Grand et dans la première traduction du traité de Frédéric II (falco) et de Guillelmus (abarello). 1.4. Les parties corporelles Quantitativement, la dernière catégorie est celle des noms désignant des parties corporelles, comprenant les termes ou les séquences suivants : in summitate occuli et pennas dans la première traduction du traité d’Albert le Grand, armus / armus locatus et scia dans celle du traité de Frédéric II et ala et spatula dans celle de Dancus. 1.5. Les formulations Une catégorie un peu particulière est celle des formulations. Il s’agit de séquences entières en latin, qui ont un caractère magique (2), religieux (3) ou proverbial (4) : In nomine Domini volatilia sint sub pedibus tuis 7 Quem iniquus homo ligavit, Dominus per adventum suum absolvit 8 AGfr I et III XIX.26 Vicit Leo de tribu Juda, radix David, alleluia 9

(2)

AGfr III IV.2.22 AGfr III IV.2.23

(3)

Ffr I 85.124

Deo gratias 10

7 An Smets, « Des faucons » : les quatre traductions en moyen français du De falconibus d’Albert le Grand. Analyse lexicale d’un dossier inédit (Thèse de doctorat), Leuven, K.U.Leuven, departement linguïstiek, 2003, II, p. 733. Une édition des traductions françaises du De falconibus paraîtra en 2007 ou en 2008 dans la collection “Bibliotheca cynegetica”. 8

Ibid., II, p. 733.

9

Ibid., II, p. 131 et p. 733.

10

Federico II, De arte venandi cum avibus. L’art de la chace des oisiaus. Facsimile ed edizione critica del manoscritto fr. 12400 della Bibliothèque Nationale de France, éd. Laura Minervini, Napoli, Electa, 1995, p. 567.

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AN SMETS

(4)

Ghfr 67.3 - 5

Explicit liber. / Deo gratias. / Qui me scribebat, Angelus de Franch[o]nia nomen habebat 11

RH 23

[Bonum quanto communius,] tantio dignius 12

1.6. Les autres termes La dernière catégorie regroupe tous les termes qui n’appartiennent pas à une des divisions précédentes et est dès lors très diversifiée. En effet, elle contient aussi bien des instruments (in ampulla vitrea et cum cultello dans la première traduction de Dancus) ou des indications de mesure (les variantes de aureus dans le Ghatrif français, cicere dans la première traduction du De falconibus…) que des formes verbales (abluta et accipe dans la première traduction de Guillelmus, concussis dans celle du traité d’Albert le Grand,…) ou des chiffres (unum, tria et tribus et novem dans la première traduction de Dancus,…), pour ne citer que quelques exemples.

2. Les causes du maintien des termes latins Il est évidemment impossible d’indiquer pour chacun des plus de 150 termes latins qui se présentent dans le corpus pourquoi le traducteur a gardé la forme latine, surtout quand il s’agit de termes bien connus ou de séquences qui ne semblent pas problématiques comme « donec digeret » 13 ou « in ampulla vitrea » 14. Parfois il s’agit tout simplement d’inattention de la part du traducteur (ou du copiste) 15, mais dans d’autres cas des explications plus précises peuvent être avancées, dont la première est l’ancienneté du texte (2.1). D’autres causes du maintien du latin sont des difficultés de compréhension dues à des formes corrompues (2.2), la préférence pour le latin dans un contexte déterminé (2.3) ou pour des raisons de précision (2.4) ou encore le recours à l’étymologie (2.5). 2.1. La chronologie Les premiers traducteurs, qui réalisaient leur travail à une époque où le vocabulaire scientifique en langue vernaculaire se trouvait encore à ses

11

Moamin et Ghatrif : traités de fauconnerie et des chiens de chasse. Édition princeps de la version franco-italienne, avec 3 planches hors texte, éd. Håkan Tjerneld, Stockholm, C.E. Fritze – Paris, J. Thiébaud, “Studia romanica holmiensia” (1), 1945, p. 299. 12 Le Débat du faucon et du lévrier, éd. Gustav Holmér, Stockholm, Almqvist & Wicksell, “Acta universitatis Stockholmiensis, Romanica Stockholmiensia” (8), 1978, p. 37. 13

Gfr I, 15.3, éd. cit., p. 26.

14

Dfr I, 14.5, éd. cit., p. 15.

15

Par exemple, AGfr I contient une seule fois la forme penas (I.12 ; éd. cit., II, p. 46) et plus de 50 fois le mot pen(n)e(s).

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débuts 16, ont eu recours plus souvent au latin que leurs confrères qui vivaient un ou deux siècles plus tard. Nous avons étudié ailleurs ce phénomène pour les traductions françaises et italiennes du De falconibus 17, et cette observation vaut aussi pour les autres textes du corpus qui ont été traduits plusieurs fois. Ainsi, nous comptons 55 noms ou séquences en latin dans la première traduction de Dancus et 25 dans celle de Guillelmus, contre 3 et 0 noms dans la seconde traduction de ces mêmes textes. Pareillement, le premier traducteur du De arte venandi a gardé cinq noms latins et le second un seul. La seule exception à cette règle est constituée par les traductions du traité d’Adélard de Bath : pas de mots latins dans la première traduction, contre trois dans la seconde (la forme corrompue cellera (cf. infra) et les adjectifs d’origine anglaise milda et stritura). 2.2. Les formes corrompues Quand le modèle employé par le traducteur comporte une forme corrompue, il est évidemment difficile de fournir une traduction exacte, étant donné que le traducteur se trouve face à une forme incorrecte qu’il ne sait pas toujours corriger. Un terme difficile, qui a clairement posé beaucoup de problèmes, est le nom fellera / filera, indiquant une maladie du fiel, appelé fel en latin. On le rencontre chez Adélard de Bath (5) et dans Dancus rex (6) et Guillelmus falconarius (7). (5)

A 16 Afr II

Prius intellege quia a felle fellera dicitur 18 Cellera est ditte du fiel

16

Sur l’importance des traducteurs pour le développement lexical, voir entre autres Peter F. Dembowski, « Learned Latin Treatises in French : Inspiration, Plagiarism, and Translation », Viator, 17, 1986, p. 255-269, part. p. 261-263 ; Lys Ann Shore, « A Case Study in medieval nonliterary Translation : scientific Texts from Latin to French », in Medieval Translators and their Craft, éd. Jeanette Beer, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, “Studies in Medieval Culture” (25), 1989, p. 297-327, part. p. 307-308 ; Michel Ballard, De Cicéron à Benjamin. Traducteurs, traductions, réflexions, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 84-86 ; Joëlle Ducos, « Traduction et autorité. Le cas des Météorologiques d’Aristote », Bien dire et bien aprandre, 14, 1996, p. 207-218 ; Michèle Goyens, « Le développement du lexique scientifique français et la traduction des Problèmes d’Aristote par Évrart de Conty (c. 1380) », Thélème, 189, 2003, p. 189-207. 17 Cf. An Smets, « L’hétérolinguisme à l’époque médiévale : l’exemple du De falconibus d’Albert le Grand et de ses traductions romanes », Revue belge de philologie et d’histoire (à paraître). 18

Adelard of Bath, Conversations with his Nephew. “On the Same and the Different”, “Questions on Natural Science” and “On birds”, éd. Charles Burnett, Italo Ronca, Pedro Mantas España et Baudouin Van den Abeele, Cambridge, University Press, “Cambridge Medieval Classics” (9), 1998, p. 256.

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AN SMETS

(6)

D 7.1 – 2 Dfr I 7.2 Dfr II 7.1 et 4

De gutta fi lera. Ad falchonem qui habet guttam fi leram 19 Le faucon qui a la goute silere 20 De fallera. (…) une goutte qui s’appelle fallera 21

(7)

Gu 7.1 – 2 Gufr 7.2

De gutta philera. Quando habet phileram 22 Quant il a fileram 23

Les traducteurs ont clairement eu du mal à traduire ce terme. La seule forme soi-disant française est « goute silere » dans la première traduction de Dancus, mais c’est un terme incompréhensible hors contexte, parce qu’il est basé sur la forme corrompue silera au lieu de filera (confusion entre et long). D’ailleurs, ces formes corrompues se trouvaient effectivement dans les manuscrits latins et ne sont donc pas dues à une erreur d’interprétation de la part des traducteurs, comme le montrent les variantes mentionnées par G. Tilander pour le passage du Dancus rex : silera dans les manuscrits COX et phalera dans le manuscrit T 24. Dans la partie thérapeutique, Albert le Grand mentionne également plusieurs fois la fellera, à partir de matériaux empruntés à différentes sources 25 : (8a) AG XVIII.8 AGfr I AGfr II

quaedam alia gutta quae silera a nonnullis vocatur 26 Il i a encores une goute qui est apelee d’aucuns silera 27 goulte 28

19 Dancus rex, Guillelmus falconarius, Gerardus falconarius. Les plus anciens traités de fauconnerie de l’Occident publiés d’après tous les manuscrits connus, éd. Gunnar Tilander, Lund, C. Blom, “Cynegetica” (9), 1963, p. 68. 20

Éd. cit., p. 14.

21

Ibid., p. 34.

22

Dancus rex, éd. cit., p. 142.

23

Traductions en vieux français, éd. cit., p. 25.

24

Éd. cit., p. 68.

25

Le paragraphe XVIII. 7 est basé sur Dancus rex (chap. 7), les paragraphes XXI. 4 et 23 sur le Tractatus de austuribus, et le paragraphe XXIII. 32 (indirectement) sur l’Epistola (chap. 32). Cf. Baudouin Van den Abeele Les Traités de fauconnerie latins au Moyen Âge (Thèse de doctorat), Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, Faculté de Philosophie et Lettres, Département d’Histoire, 1991, p. 341-344. Toutefois, dans l’exemple 8d, la relative « quam infirmitatem felleram supra vocavimus » est un ajout d’Albert le Grand, étant donné qu’elle ne figure pas dans sa source, le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré (5.50 ; Thomas Cantimpratensis, Liber de Natura Rerum, éd. Helmut Boese, Berlin, de Gruyter, 1973, p. 200), ni dans la source de celui-ci, l’Epistola ad Ptolomeum (32 ; Van den Abeele, Les Traités…, op. cit., annexes p. 53). 26 « De animalibus libri XXVI. Nach der Kölner Urschrift », éd. Hermann Stadler, Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, 15-16, 1916-1920, p. 1475. 27

Éd. cit., II, p. 111.

28

Ibid., p. 419.

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Les compétences linguistiques des traducteurs des traités de fauconnerie AGfrm AGfr III

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il est une maniere de goutte, qui est appellee par les faulconniers sylera 29 Il est encores une autre goute qui est appellee scilerre 30

(8b) AG XXI.4 AGfr I AGfr III

Contra infirmitatem autem asturis quae fellera vocatur 31 Contre la maladie de l’ostoir qui s’apelle folera 32 il a une malladie qui se nomme en latin felera 33

(8c) AG XXI.23 AGfr I AGfr III

Iterum autem contra felleram asturis 34 contre la fiellee 35 contre la maladie dicte fillera 36

(8d) AG XXIII.20

Si felle laborat quam infirmitatem felleram supra vocavimus 37 Quant li oysiaus est travaillé du fiel, laquelle maladie l’on apele faleram 38 s’il a maladie nommee feliere, qui vient du fiel 39 Quant il souffre la maladie du fiel procedant, qui se nomme fellera 40

AGfr I AGfr II AGfr III

Ici aussi, les ‘vraies’ traductions sont rares : à nouveau scilerre, cette fois-ci dans la traduction la plus récente (8a), fiellee dans la première traduction (8c) et feliere dans la seconde (8d). Le substantif fiellee n’est pas propre à la première traduction, mais figure dans d’autres textes du XIIIe au XVe siècle, où il a généralement le sens figuré d’‘amertume’ 41. Pour la maladie en question, la plupart des traités de fauconnerie qui le mentionnent recourent cependant dès la fin du XIIIe siècle à feliere, un terme savant qui se présente également dans la seconde traduction 42. 29

Ibid., p. 601-602.

30

Ibid., p. 724.

31

Éd. cit., p. 1485.

32

Éd. cit., II, p. 144.

33

Ibid., p. 739.

34

Éd. cit., p. 1487.

35

Éd. cit., II, p. 151.

36

Ibid., p. 742.

37

Éd. cit., p. 1491.

38

Éd. cit., II, p. 163.

39

Ibid., p. 430.

40

Ibid., p. 748.

41

W. von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine darstellung des galloromanischen sprachschatzes, Bonn, K. Schroeder – Basel, R.G. Zbinden, 1922-, t. III, p. 445. 42 Gunnar Tilander, Glanures lexicographiques, Lund, C.W.K. Gleerup – London, H. Hilford – Paris, E. Droz – Oxford, University Press – Leipzig, O. Harrassowitz, “Acta regiae societatis humaniorum litterarum Lundensis” (16), 1932, p. 107-108.

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AN SMETS

Dans tous les autres cas (8/11), les traducteurs ont opté pour la forme latine, qui est en outre souvent déformée (fillera, folera, silera, …). Il est probable que ces formes corrompues soient la cause du maintien du latin, parce que, même si le substantif fellera n’était pas très fréquent, son sens n’était pas difficile à deviner, comme il est indiqué ci-dessus. Il est toutefois plus difficile de repérer ce sens à partir des formes comme falera, follera ou silera. Un autre exemple d’une forme corrompue est le nom grivilem qui figure dans l’Epistola : (9)

Epistola 18.2 Pfr 18.4

sanguinem cuiusdam parvi animalis quod dicitur grivilem (…) sanguinem muris qui dicitur garii prengnés sanc de soriz qui est dicte garry

Ensuite, ce passage a servi de source à Thomas de Cantimpré (10), dont le texte a plus tard été utilisé par Albert le Grand (11) : (10) TC 5.50

accipe sanguinem parvuli animalis gruile vel sanguinem muris ratti 43

(11) AG XXIII.25

sanguinem parvuli animalis quod gruile vocatur vel sanguinem ratti muris 44 une petite bestelete qui est apelee gruile ou le sanc d’une soris 45 sang de merisengne ou de souriz 46 une petite beste qui est en latin gruile nommee ou sang de soris 47

AGfr I AGfr II AGfr III

Le nom grivis ou grivilis ne figure pas dans les dictionnaires consultés, ni la forme gruile qui se présente d’abord chez Thomas de Cantimpré 48. Différentes hypothèses d’identification ont été avancées 49, dont la plus probable est

43

Thomas Cantimpratensis, éd. cit., p. 200.

44

Éd. cit., p. 1491.

45

Éd. cit., II, p. 165.

46

Ibid., p. 431.

47

Ibid., p. 748.

48

Comme le nom se trouve probablement au génitif, la forme de base est sans doute gruila. 49 H. Stadler a proposé l’identification gruile = gryllus (‘grillon’) (avec un point d’interrogation), laquelle a été rejetée par K. Lindner, qui proposait une identification de gruile avec la belette naine. Cf. « De animalibus libri XXVI… », éd. cit., p. 1653 et Kurt Lindner, Von Falken, Hunden und Pferden : Deutsche Albertus-Magnus-Übersetzungen aus der ersten Hälfte des 15. Jahrhunderts, Berlin, W. de Gruyter, “Quellen und Studien zur Geschichte der Jagd” (7-8), 1962, p. 208-209. Sur ces différentes hypothèses, voir également Smets, art. cit.

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d’interpréter gruile comme une erreur pour glis (ou gliris au génitif) 50, un terme général désignant le loir, le rat, la souris ou encore la musaraigne 51. À l’époque médiévale, la traduction de ce nom corrompu posait des problèmes aux traducteurs, qui ont essayé de résoudre ce problème de différentes façons 52. Ainsi, le passage est tout simplement omis dans la version française de l’Epistola, alors que le premier et le dernier traducteur français du De falconibus ont gardé la paraphrase latine sans traduire le nom gruile. Il y a cependant une différence nette entre les deux versions, étant donné que le dernier traducteur a ajouté l’indication en latin, tandis qu’un lecteur de la première traduction pourrait supposer que gruile est un substantif français. Le second traducteur du De falconibus est le seul à avoir cherché une traduction convenable, à savoir merisengne. Celui-ci indique un petit mammifère, la musaraigne, qui était appelée mus araneus en latin. Comme il s’agit d’un animal voisin de la souris, et qu’en outre ‘musaraigne’ est un des sens possibles de glis (cf. supra), c’est une solution plausible. D’autres exemples des formes latines corrompues dans les traductions françaises sont candria (AGfr I, XIX.8 53 : erreur pour camandria), cerula et cerulanus (AGfr I, XXI.19-25 54 : formes corrompues de cerusa), petra asinina (Dfr I, 29.4 55 :

50

Cf. Liber de natura rerum (4, 46 ; éd. cit., p. 136-137).

51

Cf. Eugène Rolland, Faune populaire de la France. Noms vulgaires, dictons, proverbes, légendes, contes et superstitions, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose, 1967, I, p. 36. Signalons d’ailleurs que l’auteur suggère (ibid., p. 20-21 et 36) glirem comme l’étymon du provençal garri (‘rat’ ou ‘souris’), un terme qui se trouve dans le passage concerné de l’Epistola, mais qui n’a pas été repris par Thomas de Cantimpré. Nous remercions M. Baudouin Van den Abeele et M. Alessandro Vitale Brovarone pour leurs suggestions d’identification par rapport à ce passage. 52

Les traductions non françaises de l’Epistola ont également recours à des transcriptions du nom énigmatique : la version catalane contient grull (cf. Antonio Lupis et Saverio Panunzio, « La Pistola a Tolomeu emperador d’Egipte en la tradició venatòria medieval romànica i l’estructura epistolar del gènere venatori », in Miscellània Antoni M. Badia i Magarit 7, Barcelona, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, “Estudis de Llengua i Literatura Catalanes” (15), 1987, p. 13-54, p. 37) ou gruil (cf. Luis Garcia Ballester, « The Epistola Aquilae, Symachi et Theodotionis ad Ptolomeum regem Aegypti de avibus nobilibus and its 14th century catalan Version », Episteme, 9, 1975, p. 263) et la version italienne également gruil (Lupis et Panunzio, art. cit., p. 48). De même, les traductions italiennes du De falconibus contiennent gruile (ms. London, Wellcome Historical Medical Library, 307, fol. 6-11v) et gruiel (ms. Dresden, Sächsische LB, Ob 21, fol. 107v–153v). 53

Éd. cit., II, p. 126.

54

Ibid., p. 149 et 152.

55

Éd. cit., p. 21.

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corruption de petra armenica 56 ou de petra assia 57), siurtini et surtiu (Dfr I, table I et I.1 58 : corruption de furcinum) ou encore frogerellius et suppiucium ( ?) (Pfr 6.12 et 8.9 : corruption de fragellus et de supraiunceum). 2.3. La préférence pour le latin dans un contexte déterminé D’après le témoignage de Guillaume Tardif, auteur d’un traité de fauconnerie à la fin du XVe siècle, ses contemporains avaient parfois l’habitude d’employer des noms latins pour désigner des ingrédients médicaux : (12) Les noms des Medecines, qu’on nomme drogues, qui ne sont en l’usage François, sont escrites en la langue de laquelle usent les Apothicaires 59

Il ne faut donc pas s’étonner que la catégorie de la materia medica (1.1) constitue le groupe le plus nombreux. Toutefois, la citation mentionnée cidessus n’aide pas à déterminer pourquoi un certain ingrédient est plutôt désigné par son nom latin que français, à moins de rencontrer le maintien du terme latin dans les différentes traductions d’un seul texte, comme c’est par exemple le cas pour centrumgalli (‘sauge-verveine’) dans la première et la dernière traduction du De falconibus (XXI. 21) 60. Adam des Aigles confirme que le centrumgalli, dont il a francisé le nom en chentregale 61, était un ingrédient qu’on se procurait chez les pharmaciens : (13) Se vostre faulcon a la pierre, savez a quoy le conoystrez ? (…) Sy vous l’an vollez guerir, fettez luy ceste medisine. Prenez de la chen[tr]egale que troverez ches les apotiqueres 62

C’est une indication sur l’origine de la substance, étant donné que les produits exotiques devaient être achetés. B. Van den Abeele mentionne 23 substances exotiques qui figurent dans les traités de fauconnerie latins, 11 d’entre elles figurent dans au moins une traduction française sous la forme latine 63. 56

Éd. cit., p. 268.

57

Martin-Dietrich Glessgen, Die Falkenheilkunde des Moamin im Spiegel ihrer volgarizzamenti. Studien zur Romania Arabica, Tübingen, M. Niemeyer, “Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie” (269-270), 1996, II, p. 865. 58

Éd. cit., p. 12.

59

La Fauconnerie de Guillaume Tardif, Poitiers, Engelbert de Marnef, et les Bouchets, frères, 1567 (réimpression Neuilly-sur-Seine, s.d.), p. LA. 60

Éd. cit., II, p. 150 et 741.

61

Adam des Aigles, Traité de fauconnerie, éd. Åke Blomqvist, Karlshamn, E.G. Johanssons, 1966, p. 24-25. Toutefois, la forme c(h)entregale ne figure pas dans les dictionnaires classiques d’ancien et de moyen français, ni les variantes centregalle, chaintregalle et chaintegalle. 62

Ibid., p. 25.

63

mirabolanus (AGfr I et Dfr I et II), mumia (Dfr I et II et Gufr I), olibanum (AGfr I et AGfrm), bolus, casia fistula, dragantum et thamarindus (AGfr I), cinciber, cynamomum et

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Un autre contexte bien précis est celui des formulations (1.4, exemples 2 à 4). Il est bien possible que les traducteurs aient opté pour le latin, soit parce qu’ils avaient l’habitude de ces formulations latines comme Deo gratias, soit parce qu’ils croyaient pouvoir augmenter de cette façon la force magique des incantations. 2.4. La précision Dans certains cas, l’ancien ou le moyen français ne disposaient pas encore d’une forme adéquate pour rendre un terme (technique) bien précis, ou si elle existait déjà, celle-ci était encore peu connue ; pour cette raison, les traducteurs ont parfois opté pour le maintien du latin accompagné d’un terme français. Cela se constate par exemple pour le substantif armus (‘humérus’) dans la première traduction du De arte venandi, pour lequel le traducteur propose une seule fois un équivalent français, à savoir armon (14b) 64 : (14a) F I, 160 Ffr I I, 28.58

vertebrum primi ossis ale, quod os medici dicunt armum, locatur et iocat 65 li tours dou premier os de l’eile, le queil os li fisicien appellent armum locatum 66 et nous l’apelons ‘caillier’67

(14b) F I, 161 Ffr I I, 29.6

quoddam os, quod medici vocant armum 68 uns os que li fisicins appellent armon, c’est li cailliers 69

(14c) F I, 164 Ffr I I, 29.12

pars illa, in qua est armus 70 celle partie en la queile est li armus, c’est li cailliers 71

(14d) F I, 185

Hoc autem os refertus illi ossi in alis, quod dicitur armus 72 Cist os est raportez a cel os des eiles qui est apelez armus, c’est a dire li cailliers 73

Ffr I I, 36.5

gariofilus (Dfr I) et ciminum (Gufr I). 64 Toutefois, le nom armon ne figure pas dans les dictionnaires classiques d’ancien et de moyen français, au moins pas avec le sens anatomique. 65 Federico II di Svevia, De arte venandi cum avibus, éd. Anna Laura Trombetti Budriesi, Roma – Bari, Laterza, 2000, p. 166. 66 Cette séquence est défectueuse, étant donné que le traducteur n’a pas considéré la phrase relative comme une unité se terminant avec armus (cf. Federico II, éd. cit. 1995, p. 584). 67

Ibid., p. 471.

68

Federico II di Svevia, éd. cit., p. 168.

69

Federico II, éd. cit., p. 471.

70

Federico II di Svevia, éd. cit., p. 170.

71

Federico II, éd. cit., p. 471.

72

Federico II di Svevia, éd. cit., p. 184.

73

Federico II, éd. cit., p. 474.

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AN SMETS

2.5. Les explications étymologiques L’exemple le plus courant dans ce domaine concerne l’étymologie du nom gerfaut. Frédéric II explique l’origine de ce nom de la façon suivante : (15) F R II.5

Girofalco enim dicitur a iero, quod est sacer, inde gerofalco, id est sacer falco, vel a gyrio, quod est dominus, inde girofalco id est dominus falco secundam grecam linguam 74.

ce qui devient dans les traductions françaises : (16) Ffr I II, 6.6-7

Ffr II II, 5.7

Gerfaus est diz de ‘gero’, qui vaut autant a dire conme ‘sains’, et de ‘falco’, qui vaut autant a dire en latin com ‘faucons’ en franssois. Ancor gerfaus si vient de ‘gyri’, qui vaut autant a dire conme ‘sires’, et de ‘falco’, qui vaut autant a dire conme faucons 75 Gerfaulx est dit de ‘gero’, griu, qui segneffie en latin ‘saint’ et de ce gerfault est dit ‘sains faulcons’, ou il est dis de ‘giri’ qui vault autant comme ‘sires’, et ainsy gerfaux est ‘sire des faulcons’ en la langue greçoise 76.

Une explication complètement différente se lit chez Albert le Grand : (17) AG VI. 1

Genus secundum nobilium falconum est gyrofalconum genus (…). Dicitur gyrofalco a girando quia diu gyrando acriter praedam insequitur 77.

ce que les traducteurs ont rendu de la façon suivante : (18) AGfr I

AGfr II

AGfr III

La seconde maniere de faucons nobles est des gerfaus. (…) Est apelés gerfaus de girer, pour ce que en volant apres sa proie, il gire longuement en l’eir 78 Le second faulcon en noblesse et vaillance aprés le sacre est nommé girofalco, en commun vulgal gerfault. Girofalco ou gerfault vault autant a dire comme falcon tournoiant, car de sa proprieté il ensuit moult aigrement et fort sa praie, comme grues et cynes, en tournoiant et girant 79 Le genrre noble et second du faulcon est le gerfault (...). Et est dit gerfault a girer qui vault autant a dire que

74

Federico II di Svevia, éd. cit., p. 1110.

75

Federico II, éd. cit., p. 499.

76

Édition critique et analyse lexicale de la seconde traduction française du De arte venandi cum avibus (BN fr. 1296), éd. Magali Toulan (Thèse de Doctorat), Strasbourg, Université Marc Bloch, 2004-2005, I, p. 9. 77

Éd. cit., p. 1458.

78

Éd. cit., II, p. 59.

79

Ibid., p. 405.

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tourner, car quant on le lasche, il tourne hastivement au monter pour plus tost attaindre sa proye 80

Frédéric II avance donc deux explications, toutes les deux d’origine grecque. D’après la première, gyrofalco est un autre nom pour hierofalco, du grec ιερός (‘admirable, puissant’ ou même ‘sacré’), et un gerfaut serait donc dans ce cas un faucon admirable ou sacré. Dans le deuxième cas, gyro est la latinisation du grec κύριος (‘maître’) et le gerfaut serait donc le maître parmi les faucons. D’autre part, Albert le Grand suggère que le nom girofalco vient du verbe girare (‘tourner’), parce qu’il s’agit d’un oiseau qui tourne autour de sa proie avant de l’attaquer. Cette explication semble plausible du point de vue de l’étymologie populaire 81, et on pourrait penser à des explications semblables qui figurent chez Isidore de Séville ou ailleurs. Toutefois, elle ne correspond pas à la réalité biologique et doit donc être écartée 82. Quoi qu’il en soit 83, pour chacun des textes il y a un seul traducteur qui a jugé nécessaire de garder le nom latin (falco ou girofalco) afin de pouvoir bien expliquer l’origine du terme en question 84. Il est toutefois clair que dans ces cas-ci, le maintien du latin ne signifie pas que le traducteur ne connaissait pas la forme vernaculaire correspondante, étant donné qu’il l’intègre dans son commentaire. D’autres noms latins qui figurent dans des explications étymologiques sont alietos et aeriphilos dans la première traduction du De falconibus 85, mais cette fois-ci ces noms latins ne sont pas accompagnés de leur équivalent vernaculaire. Finalement, un exemple similaire se rencontre dans l’Epistola, où l’auteur du texte latin donne quelques noms vernaculaires (latinisés) pour les oiseaux rapaces qu’il décrit, et ensuite le traducteur a gardé à son tour les noms latins originaux (parfois déformés) : (19) P 6.12

Nota quod nisus a laycis sperwer verius dicitur ; fragellus vulgariter esurillus nominatur. Alietus vero secundum vulgum moschetus nominatur 86.

80

Ibid., p. 700.

81

Von Wartburg, op. cit., XVI, p. 43.

82

Hugo Suolahti, Die deutschen Vogelnamen : eine wortgeschichtliche Untersuchung, Strassburg, Trübner, 1909, p. 334 et Lindner, éd. cit., II, p. 180. 83

Pour les hypothèses actuelles sur le nom gerfaut, voir David Dalby, Lexicon of the Mediaeval German Hunt, Berlin, de Gruyter, 1965, p. 63. 84

Nous ne considérons pas les formes gero et giri / gyri comme des mots latins, étant donné qu’il s’agit de transcriptions (déformées) des mots grecs, comme le signale Frédéric II. 85

Éd. cit., p. 55-56.

86

Van den Abeele, Les Traités…, op. cit., annexes p. 49.

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AN SMETS Pfr

Nisus est espervier, frogerelliuz est esmerillon, alietus mouchet.

Conclusion : le maintien du latin = problèmes de compréhension ? La réponse à cette question doit être nuancée. D’une part, les formes corrompues sont généralement incompréhensibles hors contexte ou si on ne peut pas recourir à un modèle correct. Toutefois, soulignons que dans ces cas ce ne sont généralement pas les traducteurs qui sont à blâmer, étant donné que leur modèle est défectueux. D’autre part, dans le cas des explications étymologiques ou des précisions comme armus cité ci-dessus, où en outre les termes latins sont accompagnés d’un équivalent français, il n’y a aucun problème de compréhension. De même, les formulations stéréotypées ne devaient pas poser de problèmes non plus et si jamais dans le cas des incantations celui qui devait les prononcer ne les comprenait pas (complètement), cela ne devait pas avoir des conséquences sur l’effet souhaité. Restent les séquences comme « donec digeret » citée ci-dessus et les éléments de la materia medica. Dans le premier cas, il est difficile de savoir comment un lecteur contemporain, qui ne connaissait pas le latin, réagissait devant des passages comme « donec digeret », « in ampulla vitrea » ou encore « amplas spatulas ». Dans certains cas, le contexte a certainement pu l’aider, mais dans d’autres cas il a probablement dû sauter les passages en question. Quant à la materia medica, le témoignage de Guillaume Tardif nous apprend que l’emploi des noms latins n’avait rien d’exceptionnel et se faisait probablement parfois de façon presque inconsciente, mais rien ne permet de dire que cela est le cas pour tous les noms latins qui se présentent dans notre corpus. Tenant compte de ces considérations, nous pouvons dire que sur les 14 traductions qui contiennent un ou plusieurs mots latins, deux se montrent assez problématiques, à savoir la première traduction de Dancus et de Guillelmus (datant de 1284), vu les passages assez nombreux en latin que ces traductions contiennent. De même, le lecteur de la première traduction du De falconibus devait posséder une assez bonne connaissance du latin botanique pour comprendre tous les ingrédients. Dans toutes les autres traductions, par contre, le lecteur pouvait rencontrer un problème sporadique, mais sans trop de conséquences pour l’ensemble du texte. Cela signifie aussi que les traducteurs se sont généralement montrés à la hauteur de leur tâche, qui pourtant n’était pas toujours évidente 87.

87 Cf. l’opinion favorable de M. Salvat sur les traducteurs du De proprietatibus rerum de Barthélémy l’Anglais, disant que malgré « leurs déficiences philologiques, (…), ce dont ils rendent compte est traduit, en fait, fidèlement et souvent avec pertinence ». Voir Michel Salvat, « La traduction des ouvrages scientifiques latins au XIVe siècle », in L’Écriture au savoir. Actes du colloque de Bagnoles-de-l’Orne (avril 1990), Le MesnilBrout, Association Diderot, l’encyclopédisme & autres, 1991, p. 107-114, cit. p. 113.

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Les compétences linguistiques des traducteurs des traités de fauconnerie T/O Afr

(auteur et) titre Adélard de Bath, De avibus tractatus :

édition / manuscrit(s) employés

date (1120-1130)

- version anglo-normande - ms. London, BL, Harley 978, fol. - 2e m. XIIIe s. 116v-117 : « Fragment d’un traité de (vers) (Afr I) fauconnerie anglo-normand en vers », éd. Gunnar Tilander, Studier i modern sprakvetenskap 15, 1943, p. 26-44 - version française (prose) - ms. Lyon, BM, 765, fol. 178-180v : - XIVe s. transcription personnelle (Afr II) AGfr Albert le Grand, De falconi- An Smets, « Des faucons » : les quatre (années 1240) bus : traductions en moyen français du De falconibus d’Albert le Grand. Analyse lexicale d’un dossier inédit (Thèse de doctorat), Leuven, K.U.Leuven, departement linguïstiek, 2003, vol. II - Des faucons I (AGfr I)

- fin XIVe s.

- Des faucons II (AGfr II)

- m. XVe s.

- Des medecines des faucons (AGfrm)

- 2e m. XVe s.

- Des faucons III (AGfr III)

- début XVIe s.

Alfr

Alexander medicus

Sources inédites des Auzels Cassadors (XIIe s.) XIVe s. de Daude de Pradas. Grisofus Medicus. Alexander Medicus. Deux traités latins de fauconnerie du XIIe siècle publiés avec des traductions en vieil italien de Grisofus et une traduction en vieux français d’Alexander, éd. Gunnar Tilander, Lund, C. Blom, “Cynegetica” (10), 1964

Dfr

Dancus rex

Traductions en vieux français de Dan- (XIIe s.) cus rex et Guillelmus falconarius, éd. 1284 Gunnar Tilander, Karlshamn, E.G. Johanssons, “Cynegetica” (12), 1965

Pfr

Epistola Aquile, Symachi et ms. Lyon, BM, 765, fol. 180v-186 : (XIIe s.) XIVe s. Theodotionis ad Ptolomeum transcription personnelle regem

Ffr

Frédéric II de Hohenstaufen, De arte venandi cum avibus : - Chace Oisiaus I

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(1220-1245) Federico II, De arte venandi cum avi- - début XIVe s. bus. L’art de la chace des oisiaus. Facsimile ed edizione critica del manoscritto fr. 12400 della Bibliothèque Nationale de France, éd. Laura Minervini, Napoli, Electa, 1995

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AN SMETS - Chace Oisiaus II

Édition critique et analyse lexicale de - 2e m. XIVe s. la seconde traduction française du De arte venandi cum avibus (BN fr. 1296), éd. Magali Toulan (Thèse de Doctorat), Strasbourg, Université Marc Bloch, 2004-2005

Gefr

Gerardus falconarius

ms. Lyon, BM, 765, fol. 186-187v : (XIIe s.) XIVe s. transcription personnelle

Ghfr

Ghatrif, traduction par Da- Moamin et Ghatrif : traités de faucon- (vers 1240) niel Delau nerie et des chiens de chasse. Édition 1249-1272 princeps de la version franco-italienne, avec 3 planches hors texte, éd. Håkan Tjerneld, Stockholm, C.E. Fritze – Paris, J. Thiébaud, “Studia romanica holmiensia” (1), 1945

Gufr

Guillelmus falconarius

Mfr

Moamin, traduction par Da- ms. Venezia, B. Marziana, App. 14 : (vers 1240) niel Delau Moamin et Ghatrif : traités de faucon- 1249-1272 nerie et des chiens de chasse. Édition princeps de la version franco-italienne, avec 3 planches hors texte, éd. Håkan Tjerneld, Stockholm, C.E. Fritze – Paris, J. Thiébaud, “Studia romanica holmiensia” (1), 1945

RH

Robert du Herlin, Le debat du Le Débat du faucon et du lévrier, éd. faucon et du levrier Gustav Holmér, Stockholm, Almqvist & Wicksell, “Acta universitatis Stockholmiensis, Romanica Stockholmiensia” (8), 1978

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Traductions en vieux français de Dan- (XIIe s.) cus rex et Guillelmus falconarius, éd. 1284 cit.

XVe

s.

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Entre traduction et commentaire érudit : Simon de Hesdin « translateur » de Valère Maxime ANDREA VALENTINI

S

imon de Hesdin a été le premier auteur à traduire en français l’œuvre de Valère Maxime, laquelle, comme chacun sait, a connu un énorme succès tout au long du Moyen Âge 1. Un manuscrit contenant la traduction des quatre premiers livres a été copié entre 1375 et 1380 ; il s’ouvre sur une grande miniature divisée en quatre cadrans, où l’on voit Valère Maxime en train d’écrire en haut à gauche, Simon de Hesdin en train de traduire en haut à droite, Simon de Hesdin qui offre le livre à genoux en bas à droite, le roi Charles V qui reçoit le livre en bas à gauche. Le manuscrit a été enregistré dans l’inventaire de la librairie du Louvre de 1380 ; il est actuellement conservé à la Bibliothèque nationale de France, sous la cote fr. 9749 2. Au début et à la fin du premier livre on lit les rubriques suivantes : « Ci commence la translation du premier livre de Valerius Maximus avec la declaration d’iceli et addicions pluseurs, faite et compilee l’an mil .CCC.LXXV. par frere Symon de Hesdin, de l’ordene de l’Ospital de Saint Jehan de Jherusalem, docteur en theologie » 1 Sur l’immense tradition manuscrite du texte de Valère Maxime ainsi que de ses traductions et de ses commentaires, voir la liste, non exhaustive, compilée par Dorothy Mary Schullian, « A Revised List of Manuscripts of Valerius Maximus », in Miscellanea Augusto Campana, Padova, Antenore, 2 vol., 1981, t. 2, p. 695-728. On y trouve quelque cinq cents témoins latins, complets ou fragmentaires, et quelque cent cinquante commentaires et traductions. 2 Sur ce manuscrit, voir La Librairie de Charles V [les notices du catalogue sont rédigées par François Avril et Jean Lafaurie], Paris, Bibliothèque Nationale, 1968, p. 109. Dans une note de l’inventaire de la librairie du Louvre de 1380, on lit que le codex a été remis au duc d’Anjou, frère du roi Charles V, le 6 mars de la même année : voir Léopold Delisle, Recherches sur la librairie de Charles V, roi de France, 1337-1380, Paris, Champion, 2 vol., 1907 (réimpression anastatique Amsterdam, Gérard Th. van Heusden, 1967), t. 1, p. 284.

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ANDREA VALENTINI

(f. 1ab) et « Ci fine la translation du premier livre de Valerius Maximus avec la declaration d’yceli et additions pluseurs, faite et compilee l’an mil .CCC.LXXV. par frere Simon de Hesdin, de l’ordene de l’Ospital de saint Jehan de Jherusalem, docteur en theologie » (f. 76a). Des sources parallèles confirment l’appartenance de Simon de Hesdin à l’ordre des Hospitaliers, tout comme ses études et sa carrière universitaire 3. Simon de Hesdin a continué sa traduction jusqu’au quatrième chapitre du septième livre (sur un total de neuf livres de Valère Maxime) : si pour les quatre premiers livres l’on dispose du manuscrit BnF, fr. 9749, très correct, en revanche, on ne peut en dire autant pour les livres cinq à sept. Selon la liste citée ci-dessus de Dorothy Mary Schullian, il existerait cinquante-neuf témoins, complets ou fragmentaires, de la traduction de Simon de Hesdin 4. Cette traduction a été interrompue après 1378, puisqu’on y cite un événement de cette année à savoir une embuscade dressée contre les Hospitaliers par les Épirotes à Arta 5. On ne peut savoir si l’interruption est due à la mort de

3 Sur Simon de Hesdin voir Anthony Luttrell, « Jean and Simon de Hesdin : Hospitallers, Theologians, Classicists », Recherches de théologie ancienne et médiévale, 31, 1964, p. 137-140. 4

Quarante-huit manuscrits témoignent de la traduction de Simon terminée par celle de Nicolas de Gonesse (voir ci-dessous), dont un est aujourd’hui démembré en deux parties, la première étant conservée à la Bibliothèque de l’Université de Paris, ms. 51, la seconde à la Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5775. Onze manuscrits ne témoignent que de la traduction de Simon : deux d’entre eux, en plus du ms. BnF, fr. 9749, contiennent uniquement les quatre premiers livres, signe peut-être que ce dernier manuscrit a eu une circulation indépendante, bien que limitée (Paris, BnF, fr. 291 et Londres, British Library, Harl. 4430). Le codex BnF, NAF 6367 est un témoin du passage I, i, ext. 7 – III, v, praef. : c’est donc un manuscrit acéphale et mutilé, et il n’a pas nécessairement de liens de parenté avec les autres manuscrits partiels. Enfin, un manuscrit signalé en 1830 à la Biblioteca Real da Corte de Lisbonne serait aujourd’hui introuvable ; un autre, contenant les livres VI-IX, a été détruit à Tours pendant la Seconde Guerre Mondiale. 5 Il arrive que Simon de Hesdin ajoute, à la suite de quelques chapitres, des exempla tirés d’autres sources : dans l’un de ceux-ci, à la suite de VII, iv, Simon fait une comparaison entre une embuscade dressée contre les Romains par les Latins et celle dont nous venons de parler. Du moins c’est l’interprétation que Luttrel (art. cit., p. 139) a cru pouvoir donner de la phrase suivante : « Ainsi furent ceulx de larcena/garies a telx de n(ost)re Religion », qu’on lit dans le manuscrit Bnf, fr. 282 (f. 284d), dont nous parlerons plus bas. Or cette phrase pose indubitablement des problèmes textuels : « larcenagaries » est écrit sans interruption, mais une barre oblique a été tracée entre le a et le g ; de plus, le i semble avoir été écrit sur grattage. Dans un autre manuscrit, toutefois, on lit la même phrase dans la forme suivante : « ainssi firent ceulx de larre nagueres a ceulx de n(ost)re Religion » (BnF, fr. 286, f. 330c) ; ce manuscrit appartient peut-être à une autre famille, étant donné qu’il témoigne uniquement de la traduction de Simon de Hesdin, tandis que dans le fr. 282 on lit aussi celle de Nicolas de Gonesse. Cette deuxième leçon semble confirmer l’interprétation de Luttrel, sauf pour le nom de la ville : mais d’une part le r, le t et le c prêtaient facilement à des échanges dans les gra-

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Entre traduction et commentaire érudit

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Charles V, dédicataire de l’œuvre, en 1380 6, ou à la mort de l’auteur, en 1383 7. La traduction a été menée à terme par Nicolas de Gonesse entre le début de 1400 et septembre 1401 8. Si dans quarante-huit manuscrits la traduction de Simon de Hesdin est complétée par celle de Nicolas de Gonesse, on vient de le voir, deux manuscrits ne contiennent que cette dernière 9. D’habitude, pour étudier les livres V-VII de Simon, ainsi que la continuation de Nicolas, on utilise le manuscrit enregistré parmi les livres du duc de Berry, dédicataire de la traduction de ce dernier, le 1er janvier 1402 (aujourd’hui conservé à Paris, BnF, fr. 282). Ce codex a l’avantage d’être chronologiquement très proche de la composition de l’œuvre de Nicolas de Gonesse, mais il a été copié par un scribe plutôt négligent 10. Le travail sur le classement des témoins des livres V-VII de Simon de Hesdin, ainsi que de la traduction de Nicolas de Gonesse, est encore entièrement à faire. En revanche, on l’a vu, pour les quatre premiers livres on dispose d’un texte assez sûr ; ainsi, puisque dans la présente contribution nous nous proposons d’analyser l’œuvre de Simon de Hesdin, et seulement celle-ci, du point de vue des procédés qu’il emploie dans sa tâche de traducteur, et non pas d’un point de vue philologique, se limiter à l’analyse des quatre premiers livres ne pose pas d’inconvénients. La traduction de Simon de Hesdin (ainsi que celle de Nicolas de Gonesse, d’ailleurs) se présente comme une alternance de traduction et de commentaire : les exempla en lesquels est divisée l’œuvre de Valère Maxime sont introduits par une explication, qui peut occuper jusqu’à plusieurs colonnes ; on peut trouver de brèves gloses mêlées au texte traduit dans chaque paragraphe ; enfin, une explication supplémentaire est souvent ajoutée à la fin de l’exemplum. Cette présentation du texte ne nous surprend pas : elle est typique de bien des œuvres latines commentées, ainsi que de nombre de traductions françaises 11 ; mais,

phies médiévales, de l’autre les noms propres étaient les plus exposés aux fautes des copistes. 6

Le 16 septembre.

7

A. Luttrell, art. cit., p. 139.

8

Comme l’a démontré Giuseppe Di Stefano, « Ricerche su Nicolas de Gonesse traduttore di Valerio Massimo », Studi Francesi, 9, 1965, p. 201-221, aux p. 210-213. 9

Nous continuons de nous baser sur la précieuse liste de Dorothy Mary Schul-

lian. 10 Comme le reconnaît Giuseppe Di Stefano, Essais sur le moyen français, Padova, Liviana Editrice, 1977, à la p. 19, et on vient de voir un exemple de cette négligence dans la n. 5. 11

Voir Charles Brucker, « Pour une typologie des traductions en France au XIVe siècle », in Traduction et adaptation en France. Actes du Colloque organisé par l’Université de Nancy II, 23-25 mars 1995, réunis et présentés par Charles Brucker, Paris, Champion, 1997, p. 63-79.

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ANDREA VALENTINI

d’après ce qu’écrit Charles Brucker, les gloses de Simon de Hesdin seraient les plus amples parmi celles qu’il a analysées 12. Le style de Simon de Hesdin participe visiblement de cette tendance à l’évolution emphatique de la prose française du Moyen Âge, qui, commencée déjà avec les romans du XIIIe siècle, atteindra son sommet au XVe siècle 13. La traduction de Simon, comme celles de la plupart des traducteurs français, est analytique et tend à l’explicitation, et se différencie nettement, par exemple, des traductions italiennes contemporaines ou un peu antérieures, qui sont synthétiques et tendent à une imitation du texte latin allant parfois au-delà de la concision du texte latin lui-même 14. Voyons quelques exemples de ce style analytique. Dans le passage suivant, le texte latin n’a qu’une seule proposition principale (le verbe est en caractères droits) : Cuius cum in urbe pulcherrimum templum haberent, Gracchano tumultu moniti Sibyllinis libris ut vetustissimam Cererem placarent, Hennam, quoniam sacra eius inde orta credebant, quindecimviros ad eam propitiandam miserunt. (I, i, 1c) 15

Simon de Hesdin dilate le passage outre mesure, en introduisant trois principales, chacune avec des subordonnées : 12 En plus des gloses de Simon de Hesdin, il a pris en considération celles des traductions suivantes : Monnaies (1365), Ethiques (1370), Politiques (1373), Economiques (1374) et Ciel et monde (1375), toutes de Nicole Oresme, et Policratique de Denis Foulechat (1372 ; ibid., p. 73-76). 13 Sur la prose du XVe siècle voir au moins Jens Rasmussen, La Prose narrative française du XVe siècle. Étude esthétique et stylistique, Copenhague, Ejnar Munksgaard, 1958, en particulier sur les phrases étendues et prolixes p. 42-54. 14 Sur les traductions italiennes, voir au moins les travaux classiques de Francesco Maggini, I Primi volgarizzamenti dei classici latini, Firenze, Le Monnier, 1952 et de Cesare Segre, introduction à Volgarizzamenti del Due e Trecento, Torino, UTET, 1953, p. 11-46 (repris dans Id., Lingua, stile e società. Studi sulla storia della prosa italiana, Milano, Feltrinelli, 1963 [réimpr. 1991], p. 49-78). Encore de Cesare Segre, voir l’étude comparative des traductions de Végèce par Bono Giamboni et par Jean de Meun, de laquelle on peut dégager quelques caractères fondamentaux des traductions italiennes et françaises valables aussi pour les traductions postérieures au XIIIe siècle (« Jean de Meun e Bono Giamboni traduttori di Vegezio. Saggio sui volgarizzamenti in Francia e in Italia », Atti dell’Accademia delle Scienze di Torino, 87, 1952-1953, t. 2, p. 119-153, repris dans Id., Lingua, stile e società, op. cit., p. 271-300). 15

Texte latin d’après Valerius Maximus, Memorable Doings and Sayings, Edited and Translated by David Roy Shackleton Bailey, Cambridge (Massachusetts) – London, Harvard University Press, “Loeb Classical Library” (492), 2 vol., 2000.Cette édition présente l’avantage de proposer une traduction anglaise, souvent utile pour éclairer le style obscur de Valère Maxime, et d’être plus récente que celle de Briscoe, à laquelle elle apporte quelques corrections ; cette dernière, toutefois, reste indispensable pour la richesse de son apparat critique : Valeri Maximi Facta et dicta memorabilia, Edidit John Briscoe, Stuttgart – Leipzig, Teubner, “Bibliotheca scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana”, 2 vol, 1998.

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Et ja fust il que la dieuesse eust un tres bel temple en la cité de Romme, toutefois furent il admonnesté par un appellé Graccus, qui estudioit ou savoit les livres de Sebille, que il placaissent et apaisassent Cerés, l’anciene dieuesse. Pour quoy il envoierent .XV. hommes en une cité de Calabre, qui avoit non Herna ou Henna, pour ce que il creoient que les sacrefices de celle dieuesse eussent la eu leur commencement. Et ce firent il pour la dieuesse apaisier et que elle leur fust propice et debonnaire. (BnF, fr. 9749, f. 5a) 16

Dans ce passage, de plus, il est à observer que « tumultu » du texte latin est devenu « nutu », « signe de tête » et, par conséquent, « volonté », dans quelques témoins de Valère Maxime, comme on le voit dans l’apparat critique de l’édition Briscoe ; Simon a omis le substantif, comme s’il traduisait simplement « Gracchano » ou, mieux, « Graccho », à moins qu’il ne lût vraiment de cette façon dans son manuscrit : mais une omission de sa part ne nous étonnerait pas, parce que, s’il a tendance à rendre les phrases plus amples, il a également tendance à traduire librement. Voici un autre exemple : Excepta namque in freto a civibus suis piraticam exercentibus magni ponderis aurea cratera, quam Romani Pythio Apollini decimarum nomine dicaverant, incitato ad eam partiendam populo, ut comperit curavit Delphos perferendam. (I, i, ext. 4) Car, quant ses citoiens pirates orent osté aus Romains un grant galice ou hanap d’or de grant pois, que les Romains en nom de disme envoioient a Apollo Phitus et li avoient dedié, ja soit que li peuples vousist que il fust parti entr’eulz, quant il sot que on le portoit a Apollo, il le fist porter a Delphos. (f. 17d)

La traduction de Simon de Hesdin confirme son caractère centrifuge : à la proposition relative « quam Romani Pythio Apollini decimarum nomine dicaverunt », déjà traduite avec analyse du verbe, « que les Romains en nom de disme envoioient a Apollo Phitus et li avoient dedié », le traducteur ajoute une spécification qui paraît inutile : « quant il sot que on le portoit a Apollo ». Voici un troisième exemple : Qui, cum gladiatorium munus Syracusis ederetur, inter quietem retiarii se manu confodi vidit, idque postero die in spectaculo consessoribus narravit. (I, vii, 8) Car, quant il estoit a Siracuse ou temps des jeux gladiatores, il songa que reciarius le tuoit ; et l’endemain il se ala asseoir avec les autres pour veoir les jeux et compta son songe a ceuls lesquelz estoient prochains ou pres de soy. (f. 51d)

Cette traduction montre qu’un complément de lieu, « in spectaculo », peut être rendu par une période formée d’une principale et d’une proposition finale : « il se ala asseoir avec les autres pour veoir les jeux ».

16 Par la suite, on indiquera uniquement les feuillets, le manuscrit que nous citons étant toujours le même.

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Un dernier exemple, tiré du quatrième livre : O rem publicam pariter Africani morte miseram et Macedonici tam humana tamque civili lamentatione felicem ! Eodem enim tempore et quantum amisisset principem et qualem haberet recognovit. (IV, i, 12)

La traduction française est décidément plus prolixe, parce qu’elle anticipe les épithètes de la république, qui sont expliqués ensuite ; de plus, le sujet est répété dans la dernière phrase : O chose publique mescheant et eureuse ensemble ! Mescheant de la mort de l’Affricant, et eureuse de si humaine et civile lamentacion du Macedonien. La chose publique recongnut en un meismes temps et quel prince elle avoit perdu et quel li estoit demoré. (f. 187d)

Comme la plupart des traducteurs médiévaux, Simon de Hesdin évite les propositions nominales 17. Voyez l’exemple suivant : dans la source on trouve une phrase ample, avec uniquement deux principales coordonnées, que nous mettons en évidence au moyen du gras, et plusieurs subordonnées (en caractères droits), dont la plupart sont soit des propositions nominales, soit des constructions de cum suivi du subjonctif. urbe enim a Gallis capta, cum flamen Quirinalis virginesque Vestales sacra onere partito ferrent, easque pontem Sublicium transgressas et clivum, qui ducit ad Ianiculum, escendere incipientes L. Albanius plaustro coniugem et liberos vehens aspexisset, propior publicae religioni quam privatae caritati sui ut plaustro descenderent imperavit, atque in id virgines et sacra imposita omisso coepto itinere Caere oppidum pervexit, ubi cum summa veneratione recepta. (I, i, 10)

En revanche, dans la traduction française on trouve six principales, souvent coordonnées entre elles, qui régissent plusieurs subordonnées, la plupart des-

17 La répugnance pour les propositions implicites dans la prose médiévale a été analysée, entre autres, par Claude Buridant, « Le rôle des traductions médiévales dans l’évolution de la langue française et la constitution de sa grammaire », Médiévales, 45, automne 2003, p. 66-84. À la p. 75 de l’article, Buridant résume quelques conclusions auxquelles est arrivée Lena Löfstedt dans ses études sur la traduction du Decretum de Gratien, conclusions valables également pour d’autres traductions médiévales ; il signale, en particulier, une « efflorescence [...] de subordonnées françaises représentant des participes latins, dont le plus souvent des relatives (adjectives), mais aussi des temporelles ». Il faut toutefois signaler que plus on progresse dans les techniques de traduction, plus on assiste à une imitation même stylistique des procédés latinisants, y compris des propositions nominales. Voir quelques contributions sur le sujet dans ce même volume et, en ce qui concerne l’emploi d’une construction calquée sur l’ablatif absolu dans la traduction de Tite-Live par Bersuire, Keith Val Sinclair, The Melbourne Livy. A Study of Bersuire’s Translation Based on the Manuscript in the Collection of the National Gallery of Victoria, Victoria, Melbourne University Press, 1961, p. 40-42.

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quelles sont des propositions relatives, dont la prolifération est connue en moyen français 18. Quant Romme fu prise des Gals, le prestre ou prestres du temple Quirinal, c’est a dire de Romulus, et les vierges de Veste, partirent pour emporter le saint fais, c’est a dire leurs ydoles. Et quant il orent passé li pont qui est appelé Sublicius et il descendoient le pendant qui maine au mont qui est appele Janiculus, Lucius Alvanius les choisi, qui menoit sa femme et ses enfans en .I. char, qui fu plus enclins a servir les diex que il ne fu a sa propre charité, c’est a dire a sa femme et a ses enfans. Car tantost il leur commanda a descendre du char et y fist monter les vierges et mettre les sains ou ydoles, et laissa le chemin que il avoit commencé et les mena en un chastel que on appeloit Ceretem, ou il furent recheu a grant honneur. (f. 9c)

Aussi, dans le passage suivant, un ablatif absolu et un participe au nominatif se référant à qui (se référant à son tour à Apollon, dont on parle immédiatement avant) deviennent-ils une proposition temporelle et une relative dans la traduction française : qui, Carthagine a Romanis oppressa veste aurea nudatus, id egit ut sacrilegae manus inter fragmenta eius abscisae invenirentur. (I, i, 18) Lequel, quant Carthage fu destruite par les Rommains, fu despoulliés de son vestement d’or, mais il fist que les mains sacrileges furent trouvees coupees entre les pieces de ses vestemens. (f. 14c)

Un dernier exemple : Perterritus deinde taetro visu et nomine horrendo servos inclamavit, sciscitatusque est ecquem talis habitus aut intrantem cubiculum aut exeuntem vidissent. Quibus adfirmantibus neminem illuc accessisse, iterum se quieti et somno dedit, atque eadem animo eius observata species est. Itaque fugato somno lumen intro ferri iussit puerosque a se discedere vetuit. (I, vii, 7) Lors, espouenté de sa hideuse figure et de son horrible nom, prist a appeler ses vallés et, quant il furent venus, il leur demanda se ils avoient veu un tel homme entrer ne issir de leens, et ilz li respondurent que non. Lors s’en alerent et il reprist a dormir. Si li vint telle vision comme par avant, pour quoy il s’esveilla et rappela ses vallés et leur fist aporter de la lumiere et les fist demourer avec soy. (f. 51b)

Les deux ablatifs absolus que nous avons soulignés sont rendus par des verbes finis, comme on le voit 19. On remarquera en passant les ajouts qui nous

18

Voir entre autres Charles Brucker, « La relative dans la phrase des traducteurs du siècle », in Le Moyen français. Approches du texte et du discours. Actes du VIIIe Colloque international sur le moyen français (Nancy, 5-7 septembre 1994) publiés par Bernard Combettes et Simone Monsonégo, Paris, Didier Érudition, 1997, p. 415-430. e

XIV

19 Dans ce passage, toutefois, le participe « perterritus » est maintenu : « espouenté ».

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paraissent absolument inutiles, du type de ceux qu’on a déjà vus ci-dessus : « quant il furent venus », « lors s’en alerent », « et rappela ». À propos des propositions nominales, nous voudrions analyser brièvement ici une construction que Simon de Hesdin utilise couramment. Le traducteur emploie souvent une proposition temporelle introduite par la conjonction « quant » pour traduire une construction de cum suivi du subjonctif ou un ablatif absolu ou une proposition nominale formée d’un participe se référant à un nom, éventuellement sous-entendu. De plus, cette temporelle est presque toujours précédée de la conjonction « car » à valeur le plus souvent adverbiale, qui quelquefois cherche à rendre enim, nam ou un pronom relatif du texte latin, mais qui d’autres fois paraît avoir été ajoutée par une sorte d’habitude acquise. Voici un exemple où la construction en question traduit un ablatif absolu et où dans le texte latin on trouve l’adverbe namque : namque Gallis Capitolium obsidentibus… (I, i, 11) Car, quant les Gals asseoient le Capitole… (f. 10a)

Dans le passage suivant, c’est un cum suivi du subjonctif qui est rendu par cette construction, et l’on trouve enim dans le texte latin : Nausimenis enim Atheniensis uxor, cum filii ac filiae suae stupro intervenisset… (I, viii, ext. 3) Car, quant la femme d’un homme d’Athenes, qui avoit nom Nassimenis, trouva son filz et sa fille ensamble ou fait de luxure… (f. 68c)

Encore un exemple avec un adverbe dans le texte source et où « car, quant… » est employé pour rendre deux participes passés respectivement au nominatif et à l’accusatif (leur position est intervertie dans la traduction) : missus enim ad eum occidendum in privata domo Minturnis clausum servus publicus, natione Cimber… (II, x, 6) Car, quant il estoit enclos a Minturnes en une petite maison, et un serfs publique, […] lequel estoit cymbre de nation, […] fu envoyé pour li tuer… (f. 139a)

Voici en revanche deux passages où il n’y a pas d’adverbes dans le texte latin (on trouve un cum suivi du subjonctif dans le premier cas, où la traduction est loin d’être littérale, et un participe passé au nominatif dans le deuxième cas) : Cum ei sorte evenisset ut bellum cum rege Perse gereret, et domum e curia regressus… (I, v, 3) Car, quant il venoit de la court, ou il avoit esté ordené qu’il feroit la bataille contre le roy Perseus et il fu a son hostel… (f. 27c) Patria pulsus a Dionysio tyranno Megaram petierat. (IV, i, ext. 3) Car, quant il fu bouté hors de Syracuse par Denys le tyrant, il s’en ala a Megare. (f. 189bc)

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Un fait encore plus intéressant est que Simon peut employer la construction « car, quant » pour traduire simplement des syntagmes nominaux du texte latin, signe qu’il pouvait l’utiliser indépendamment de la présence dans la source d’un cum suivi du subjonctif ou d’un participe apposé à un nom ou d’un ablatif absolu. Voici deux exemples : dans le premier, Simon traduit « quod in funere matris suae » (I, viii, ext. 5) par « Car, quant on portoit sa mere pour ensevelir » (f. 68d) ; dans le deuxième, le simple « qui censor » (IV, i, 10a) est traduit « Car, quant il estoit censeur » (f. 187b). Nous voulons enfin en venir au dernier point de cette intervention, celui de Simon traducteur-commentateur. En réalité, nous ne nous proposons pas d’analyser ici le commentaire qui accompagne la traduction : nous nous contentons de rappeler que Simon de Hesdin garda toujours à l’esprit le célèbre commentaire latin de Denis de Bourg-Saint-Sépulcre 20, qu’il a même traduit à la lettre ici et là, tout en ajoutant des explications qui lui venaient d’autres sources ; de plus, il cite le nom de Denis, même s’il le fait uniquement pour prendre ses distances par rapport à lui, comme l’a montré Giuseppe Di Stefano 21. En revanche, nous nous proposons d’analyser de petites gloses mêlées au texte sans qu’elles soient signalées, ainsi que quelques passages du texte qui relèvent plus d’un commentaire que d’une traduction. Nous ferons préliminairement remarquer que, dans le manuscrit fr. 9749, les gloses sont introduites par la mention « glose » ou tout simplement par un « g » et, dans le quatrième livre, par la mention « Le translateur », rubriquée ; la traduction, quant à elle, est introduite par la mention « t(i)exte » ou par un « t », et par la mention « Laucteur » dans le quatrième livre, toujours rubriquée. (Cette distinction a permis à quelques copistes d’extrapoler le texte seul : c’est par exemple la démarche du copiste du manuscrit BnF, fr. 287). Mais, jusqu’au sixième chapitre du premier livre, les brèves gloses insérées directement dans le texte, distinctes donc des longues explications qui précèdent et qui suivent les exempla, ne sont pas précédées de la mention « glose ». D’ailleurs, une traduction exégétique, qui éclaire le texte difficile de Valère Maxime, est le but que se propose Simon de Hesdin ; il ne sera pas inutile de transcrire ici un passage de la préface de sa traduction : Item il est assavoir que m’entente n’est, ne ne fu onques, de translater cest livre de mot a mot, car ce seroit aussi comme impossible de translater le en celle maniere et que sentence y fust trouvee entendable ne delitable, au mains 20 Pour une mise au point assez récente sur ce commentaire, ainsi que pour un panorama des commentaires de Valère Maxime au XIVe siècle, voir Giuseppe Di Stefano, « Dionigi da Borgo San Sepolcro e Valerio Massimo », in Dionigi da Borgo Sansepolcro fra Petrarca e Boccaccio. Atti del convegno, Sansepolcro, 11-12 febbraio 2000, a cura di Franco Suitner, Città di Castello, Petruzzi Editore, 2001, p. 147-164. 21 Voir Giuseppe Di Stefano, « Tradizione esegetica e traduzioni di Valerio Massimo nel primo Umanesimo francese », Studi Francesi, 7, 1963, p. 401-417, aux p. 409-410. Ainsi, Nicolas de Gonesse, qui utilisera le commentaire de Denis de Bourg-Saint-Sépulcre et celui de Luc de Penne, ne citera Denis qu’une fois : voir Giuseppe Di Stefano, « Ricerche… », art. cit., p. 214-221.

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ANDREA VALENTINI en la plus grant partie ; et les causes si sont la brieve et estrange maniere de parler, la difficulté du latin et le merveilleus stille du livre. Et pour ce est mon entente de translater le de sentence a sentence, et de faire de fort latin cler et entendable rommant, si que chascun le puist entendre, et ou la sentence sera obscure, pour l’ingnorance de l’ystoire ou pour autre quelconques cause, de la declairier a mon pouoir. (f. 1d-2a) 22

Reprenons un moment le passage tiré de I, i, 10 : « flamen Quirinalis » est traduit « le prestre ou prestres du temple Quirinal », avec l’ajout « c’est a dire de Romulus » ; « virginesque Vestales sacra onere partito ferrent » est également traduit et expliqué : « et les vierges de Veste partirent pour emporter le saint fais, c’est a dire leurs ydoles » ; « propior publicae religioni quam privatae caritati » est explicité « qui fu plus enclins a servir les diex que il ne fu a sa propre charité, c’est a dire a sa femme et a ses enfans ». Voici deux exemples qui montrent que Simon ressent souvent le besoin d’expliquer surtout des vocables abstraits : « ad custodiam religionis » (I, i, 14) est traduit « a garder religion, c’est a dire foy, loy, reverence et honneur des diex » (f. 11b) ; un peu plus loin Simon donne à peu près la même explication pour le même mot : Ominum etiam observatio aliquo contactu religioni innexa est... (I, v, praef.) Le observation ominum, c’est a dire de telles paroles ainsi comme j’ay dit devant, touchent aucunement religion, c’est a dire la foy et l’onneur des diex... (f. 26c)

Les exemples de cette tendance à ajouter des gloses pourraient être nombreux ; en voici encore deux : « parricidis » (I, i, 13) est glosé aus parricides, c’est a dire a ceulz qui tuent leur pere ou leur mere (f. 10d). post illud nefarium opus natalem suum celebrans... (I, v, 7) Car, aprés la maudite et desloial oeuvre, c’est a dire l’occision de Jule Cesar, quant il celebroit en Grece son natal... (f. 31c)

Dans ce dernier passage, de plus, il est à noter que Simon de Hesdin ajoute dans sa traduction « en Grece », qu’il tire de ce qu’on lit peu après, « cum 22 Ces mots expliquent aussi le caractère non littéral de la traduction de Simon de Hesdin. Cette conception d’une traduction qui tend plus à éclairer qu’à traduire, du moins dans les intentions, était typique de nombre de traducteurs surgis du même humus qui alimenta Simon : voir ce que Denis Foulechat écrit dans la préface de sa traduction du Policraticus de Jean de Salisbury : « la haute et noble rhetorique des poetes anciens entrelace les mos et quiert estrange gramoir et tient sentences suspensives parfondes et obscures » ; elle « pour les petis entendemens est du tout oubliee en la commune escole », et pour cela le traducteur a décidé de « le mettre clerement senz muer la sentence, afin que toutes gens le puissent entendre » (cité par Delisle, op. cit., t. 1, p. 87 ; voir les propos semblables de Nicole Oresme dans sa préface de la traduction de l’Éthique dans Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours. I. De l’époque latine à la Renaissance. Préface de la nouvelle édition par Gérald Antoine, Paris, Librairie Armand Colin, 1966, p. 568).

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Graecum versum expromere vellet », ou, plus probablement, du commentaire de Denis de Bourg-Saint-Sépulcre, « in Grecia natallem suum celebrans » 23. Voici pour finir deux exemples, qui montrent que ces gloses pouvaient avoir aussi une valeur philologique : « foculo imposuisset » (I, i, 7) est traduit et expliqué le mist ou petit feu ou, selonc autre lectre, ou lieu ou le feu avoit esté. (f. 8a)

Et surtout : Decesserat autem catellus, quem puella in deliciis habuerat, nomine Persa. (I, v, 3) Et c’estoit un chienet que la fille amoit moult, qui avoit nom Persa ou Perseus (car aucun livre appellent celi roy Persa, les autres Persés, mais Orose l’appelle Perseus). (f. 27c)

En effet, si l’on vérifie la tradition de Valère Maxime, on remarque qu’il y a des manuscrits qui témoignent de la leçon « Perse » pour le nom du roi, d’autres « Persa » 24, alors qu’on trouve la forme « Perseus » dans les Histoires contre les païens d’Orose 25. Simon montre ailleurs qu’il est bon philologue : dans nos exemples on a vu « Herna ou Henna » et « le prestre ou prestres ». Mais surtout, il comble une grosse lacune dans le texte de Valère Maxime au moyen de l’œuvre de Jules Paris, à l’instar des philologues modernes. Nous nous expliquons : le texte des Facta et dicta memorabilia présente une lacune entre I, i, ext. 4 et I, iv, ext. 2, lacune dont on ne soupçonnait pas l’existence au Moyen Âge 26 et qui est comblée par les éditeurs modernes précisément au moyen des épitomés de Jules Paris et de Népotien. Et voici ce qu’écrit Simon de Hesdin pour justifier son choix : Aucun livre finent yci le chapitre et meisme celi qui le commenta n’en commenta plus 27, ains laissa tout le remenant de cest chapitre, et tout le chapitre

23 Nous citons du ms. BnF, lat. 5858, f. 10d. Il s’agit d’un codex du XIVe siècle, dans lequel les Commentarii sont copiés dans les amples marges, tout autour du texte, qui semble toutefois appartenir à une tradition différente, comme l’indiquent quelques leçons discordantes par rapport au commentaire. 24

« rege Perse » G P ; « rege Persa » A : pour les sigles des manuscrits voir l’éd. Briscoe citée, t. 1, p. XXXII. 25

IV, xx, 34, 36, 37, 38, mais « Persen » à VII, ii, 9 : Orose, Histoires (contre les Païens), éd. Pierre Arnaud-Lindet, Paris, Les Belles Lettres, 3 vol., 1990-1991. 26

Les deux parties du premier chapitre, De religione et De neglecta religione, étaient considérées comme deux chapitres différents. Le présumé chapitre III, en réalité le V, De ominibus, débute ainsi par l’exemplum d’un étranger, alors que d’habitude les exempla des étrangers suivent ceux des Romains, mais il s’agit en réalité du dernier exemple du chapitre IV. Denis de Bourg-Saint-Sépulcre se limite à expliquer l’anomalie de la façon suivante : « Incipit ergo absolute ab ystoria quadam et secundo ostendit quod talia divina providencia eveniunt, ibi : Ominum etc. » (BnF, lat. 5858, f. 9c). 27

Visiblement Denis de Bourg-Saint-Sépulcre.

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ANDREA VALENTINI de simulee religion et tout le chapitre des auspices, excepté un exemple de iocaro etc. 28 Et aussi defaut tout en mon livre. Mais j’en ay trouvé en un autre livre, si ne sai se c’est du livre ou non. Si en mettrai aucuns exemples qui me samblent assés bons, car j’ay plus chier a faillir par plus que par pou. (f. 17d18a)

Par la suite, en effet, il transcrit la plupart des exempla relatés par Jules Paris : il dit, d’ailleurs, qu’il « en mettr[a] aucuns exemples » 29. À partir du septième chapitre du premier livre, nous l’avons déjà dit, presque toutes les gloses brèves sont introduites par la mention « glose » rubriquée : même auparavant d’ailleurs, elles sont facilement repérables, vu qu’elles sont presque constamment précédées de « c’est a dire ». Le fait d’insérer des explications directement dans le texte, tout en les signalant plus ou moins explicitement, participe de cette volonté de rendre le texte plus clair, plus « entendable », comme écrit Simon de Hesdin lui-même dans sa préface. Enfin, les binômes synonymiques, qu’on a souvent rencontrés dans nos exemples (« estudioit ou savoit », « placaissent et apaisassent », « propice et debonnaire », « galice ou hanap », « envoioient… et li avoient dedié », « sains ou ydoles », etc.) et qu’on trouve à foison dans la traduction de Simon de Hesdin comme dans la plupart des traductions médiévales, sont aussi liés à ce besoin de clarté (mais pas seulement) : sur ce point, toutefois, nous nous limitons pour l’instant à renvoyer à l’excellente étude de Claude Buridant 30. En conclusion : quand on lit l’ouvrage de Simon de Hesdin, on a souvent l’impression de se trouver devant le travail d’un « docteur », comme Simon lui-même se définit dans les rubriques citées ci-dessus, c’est-à-dire devant l’œuvre d’un homme de l’université, d’un exégète, plus que devant celle d’un véritable écrivain. Si d’une part le traducteur a une haute conscience de soi, comme on le comprend en lisant sa signature contenue dans les rubriques, d’autre part on a l’impression qu’il est conscient que son rôle est justement celui d’un « translateur », bien distinct de celui de l’« aucteur », et que son but est simplement celui de rendre intelligible le texte de Valère Maxime, qui seul est important : d’où une traduction parfois monotone, qui tend à respecter plus le signifié que le signifiant, au détriment du style ; d’où les brèves gloses insérées dans le texte et les traductions qui parfois ressemblent à des explications. Nous rappelons, pour finir, les conclusions auxquelles est parvenu Jacques Monfrin dans un essai célèbre, qui comparait les traductions françaises avec

28 « Deiotarus », héros de l’exemple I, iv, ext. 2, avec lequel reprend le témoignage de Valère Maxime. 29

I,

i, ext. 7 ; I, ii, 1, 2, 3, 5, ext. 1, 2, 3 ; I, iv, 1 (f. 18b-23a).

30

Claude Buridant, « Les binômes synonymiques. Esquisse d’une histoire des couples de synonymes du Moyen Âge au XVIIe siècle », Bulletin du Centre d’analyse du discours, 4, 1980, p. 5-79, en particulier p. 20-33.

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les traductions italiennes et espagnoles 31 : les premières, dit-il, avaient souvent des fins utilitaires, elles devaient servir à quelque chose. C’est moins le cas de Valère Maxime que de certaines traductions qu’on pourrait vaguement qualifier de techniques (Végèce, certaines œuvres d’Aristote, les ouvrages rhétoriques de Cicéron), mais notre auteur latin pouvait avoir du moins une utilité morale, à laquelle d’ailleurs son œuvre doit son succès non seulement en France, et non seulement aux XIVe et XVe siècles. Pour cela, il fallait qu’elle fût entièrement compréhensible.

31 Jacques Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », in L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle. Colloque organisé par le Centre de philologie et de littératures romanes de l’Université de Strasbourg, du 29 janvier au 2 février 1962, actes publiés par Anthime Fourrier, Paris, Klincksieck, 1964, p. 217-246, repris dans Id., Études de philologie romane, Genève, Droz, “Publications romanes et françaises” (230), 2001, p. 757-785.

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La langue des traducteurs : langue ou métalangue ? GIUSEPPE DI STEFANO McGill University

1. Le chapitre sur la traduction est bien nourri. Depuis les travaux d’Henri Hauvette 1, qui fait sans doute figure de pionnier dans le domaine, d’autres spécialistes ont porté leur contribution personnelle. Qu’il me soit permis de citer au moins les noms du regretté Jacques Monfrin 2 ainsi que ceux de collègues qui plus récemment sont revenus sur la production, riche et variée, des traducteurs : Claude Buridant 3, Maria Colombo Timelli 4, Nelly Labère 5... C’est une muflerie que de le rappeler, mais je me suis occupé autrefois de la réception de Valère-Maxime dans les langues vulgaires ainsi que, plus récemment, de l’édition de la première traduction en langue française du Decameron de Boccace, ce qui m’a valu, sans doute, de prendre la parole dans cette rencontre, chose que je fais d’autant plus volontiers que c’est l’occasion pour nous d’honorer Gabriel Bianciotto, qui (faut-il le rappeler ?), est le savant éditeur

1 Henri Hauvette, « Les plus anciennes traductions françaises de Boccace », in Études sur Boccace, Torino, Bottega d’Erasmo, 1968 (mais 1907), p.151-209. 2 Jacques Monfrin, « Les Traducteurs et leur public en France au Moyen Âge » et « Humanisme et traduction au Moyen Âge », in L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle, Actes publiés par Anthime Fourrier, Paris, Klincksieck, 1964, p. 5-20 et 217-246. 3 Claude Buridant, « Translatio medievalis : théorie et pratique de la traduction médiévale », Travaux de linguistique et de littérature, XXI, 1983, p. 81-136. 4 Maria Colombo Timelli, « Traductions françaises de l’Ars minor de Donat au Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles) », Firenze, La Nuova Italia, 1996. 5 Nelly Labère, « Du jardin à l’étude », Rassegna Europea di Letteratura Italiana, 20, 2002, p. 9-52.

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du Roman de Troyle, une traduction du Filostrato de Boccace, entre adaptation et innovation 6. 2. La première question à poser dans l’étude de la traduction est celle du bilinguisme des traducteurs. Dans la section de la traduction du latin vers une langue vulgaire, il va de soi que le traducteur est un lettré qui possède les deux langues, ce qui peut se refléter sur l’ensemble de sa production. Qu’on pense à des prédicateurs de la trempe de Jean Gerson ou de Jean Courtecuisse. Ils peuvent prendre la parole sur le même thème dans l’une ou dans l’autre langue, le choix étant dicté par le statut de l’auditoire : le latin lorsqu’il s’agit de prendre la parole devant des clercs, le français lorsqu’il faut le faire devant le roi et/ou les autres fidèles 7. De ce fait, tout texte rédigé en langue vulgaire peut garder la trace bien visible d’une source latine réelle ou tout simplement potentielle, dans la mesure où le latin est la « langue de travail » d’un lettré et la langue vulgaire l’outil de communication au quotidien. Si nous rencontrons dans le texte des Secrets des femmes (mss. Arsenal 2889, Vat. 1264, Mazarine 3636) des termes du type inficir, nous pensons automatiquement au latin inficio, qui l’a produit, car le petit traité en question vient, directement ou indirectement, du latin d’Alexandre le Grand ; cela est d’autant plus vrai que les copistes qui ont fait passer le texte de la langue du traducteur à une langue, celle des lecteurs, plus dégagée de la servitude envers le texte d’origine, ont régulièrement remplacé inficir, qui répond à la définition de calque, avec infecter, qui est le terme qui aura définitivement sa place dans la langue française. Dans d’autres productions, la présence du texte latin est moins évidente, mais non moins réelle du fait même du bagage linguistique et culturel de l’auteur. Qu’on prenne comme exemple les oraisons de Gaston Febus 8 ; il s’agit de textes rédigés ou en latin ou en français ; dans les textes en français, qui ne se présentent pas explicitement comme des « traductions », on rencontre des termes comme (ne) decipe (ma...), (je) cogite... ; on peut faire des remarques semblables à la lecture des Ysopets ou du Violier des histoires romaines, textes pour lesquels le modèle latin peut être postulé comme plus présent dans la rédaction du texte en langue française. Il s’agit, dans ces cas, de mettre le bon équilibre sur un texte dérivé qui est communiqué comme une œuvre originale. 3. Le calque est la caractéristique la plus notable de la traduction. Fournir une traduction étymologique d’un terme, c’est avant tout exploiter la voie la plus économique, le chemin le plus court qui lie le texte de départ et le texte 6

Le Roman de Troyle, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 1994.

7

Cf. Gilbert Ouy, Gerson bilingue : les deux rédactions, latine et française, de quelques œuvres du chancelier parisien, Paris, Champion, 1998. 8 Le Livre des oraisons, éd. G. Tilander, Karlshamn, Johansson, “Cynegetica”, 1975.

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d’arrivée. Dans ces conditions, une traduction peut être dénoncée, selon la langue du texte d’origine, comme « semi-grecque » ou « semi-latine ». Si nous reprenons, comme exemple, la traduction du De ira de Plutarque faite (en 1373) par Simon Atumano pour le cardinal Pierre Corsini, il est facile de souscrire à la dénonciation, d’autant plus que certains critiques n’ont pas hésité à affirmer péremptoirement que Simon ne connaissait pas suffisamment la langue latine ou qu’il ne la connaissait nullement. Certes, le texte latin déploie un ensemble de mots, surtout des mots composés et à préfixe, qui sont le calque de mots grecs : anamodicum, coefferunt, cointentet, perargutus, suffosse... Une analyse intertextuelle plus attentive, néanmoins, montre que la version latine jouit en même temps des ressources liées aux couleurs de la rhétorique, sous la forme de l’adnominatio ou d’autres jeux phonétiques du type alia talia, tale totum totaliter, encia decencia, tibia sine et arma sume, sonat sonora sompni, utar utique... De ce fait, la surcharge du calque, aussi bien lexical que syntaxique, répond à l’obligation, souvent imposée par le mécène commanditaire de la réalisation, de faire du texte d’arrivée un moyen d’initiation et d’accès au texte de départ par ce niveau de fidélité, rattachée à la conversio ad verbum. Cela est sans aucun doute vrai lors de la redécouverte en France de la littérature grecque à partir de la fin du XIVe siècle ; c’est sans doute vrai également pour les textes en langue latine mis en langue vulgaire : l’existence de manuscrits dans lesquels le texte de départ et le texte d’arrivée sont copiés face à face, ou bien sont étroitement liés dans les copies manuscrites, le montre assez. Le remède apporté à la surcharge de calques dans les versions « semi-grecques » et « semi-latines » par les lectures et les copies successives d’une traduction nous amène dans un champ qui se situe à l’autre extrémité du terrain linguistique. On connaît la réaction de Coluccio Salutati devant la traduction du De ira préparée par Simon Atumano. L’humaniste florentin oppose à la conversio ad verbum, pratiquée par l’école à laquelle se rattache Simon Atumano, la conversio ad sententiam, par laquelle, en principe, on traduit moins des mots que des contextes ; dans une épître adressée à Antonio Loschi, Coluccio lance le mot d’ordre : « res velim non verba consideres », ce qui revient à dire qu’il faut tenir compte moins du simple mot (à mot) que de l’ensemble du contenu d’un texte, manente sententia : pourvu que le fond du texte reste le même dans les deux langues. Pour un humaniste comme Coluccio Salutati, qui ne possédait guère la langue grecque, l’approche au texte de départ par la médiation de la traduction, très fidèle, revient à un exercice qui habille la même traduction à l’aide des ressources fournies par le latin humaniste, très élégant certes, mais qui éloigne considérablement la rédaction latine du vrai texte d’origine, après avoir donné la chasse à la mediocritas verborum ainsi qu’à tout ce qui appartient au sermo humilis. L’interjection pape !, qui figure néanmoins dans des textes « parlés » signés par Plaute, par Térence ou chez Perse, devient, dans le latin de Coluccio Salutati, ce quo usque tandem..., qui a été bien mijoté dans la cuisine de l’orateur qui répond au nom de Cicéron. On sait que le traducteur est, par définition, un traître à cause de ses choix : que dire alors d’un rédacteur qui manipule une traduction ? Il n’en reste pas moins qu’on

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peut à juste titre opposer une traduction qui, par son extrême littéralité, a besoin de l’original en face pour être bien comprise, à une rédaction qui est un chef d’œuvre et un modèle d’élégance humaniste. Comme j’ai pu le signaler à d’autres occasions, c’est la version de Coluccio Salutati (vers 1395), élégante révision de la traduction littérale fournie par Simon Atumano, que Nicolas de Gonesse introduira comme « addition » au chapitre De ira, dans sa traduction de Valère-Maxime (vers 1400), ce qui, somme toute, donne un texte à lire au troisième niveau d’intervention – une traduction en quelque sorte « à six mains ». 4. Si le calque est la caractéristique principale de la langue des traducteurs, la guerre aux calques est la caractéristique principale de la langue des copistes des traductions – ces copistes qui donnent une vie au texte après le texte. Il y a belle lurette que nous savons que dans chaque copiste se cache un rédacteur et que, de ce fait, toute copie présente une série d’interventions, volontaires et involontaires, qui éloignent progressivement le texte de l’original. On sait qu’au XVIe siècle ceux qui lisaient le Decameron dans les copies les plus récentes, manuscrites ou imprimées, de la traduction de Laurent de Premierfait, n’étaient plus en mesure de reconnaître le texte de Boccace. Un copiste a tendance à adapter, par exemple, la langue du traducteur à la langue des lecteurs auxquels la copie est destinée, selon le critère de la géographie ou de la chronologie. Dans le cas des calques, il faut tenir compte avant tout aussi bien du statut du texte de départ que de la nature du calque introduit dans le texte. Nous venons de citer le nom de Laurent de Premierfait : il est l’auteur de la première traduction du Decameron en langue française. Pour des raisons sur lesquelles je ne reviens pas présentement, le traducteur n’a pas travaillé sur un texte en langue toscane mais plutôt sur un intermédiaire en langue latine, qui n’a pas été retrouvé, mais qui a sans aucun doute existé. À ma connaissance, la traduction « à quatre mains », je veux dire le passage d’un texte d’une langue vernaculaire à une autre par un intermédiaire en langue latine, semble plutôt rare dans le domaine qui nous intéresse ; au delà des raisons fournies par le traducteur dans le prologue, et qui convergent sur la non-maîtrise ou la non-connaissance de la langue de Boccace, il y a lieu de se demander s’il n’y a pas eu le projet ou le désir sous-jacent de confier le texte du Decameron, au premier niveau, à une langue qui dépasse les frontières d’une langue vernaculaire. C’est d’ailleurs le sort qui a été réservé séparément à certaines nouvelles du recueil (la nouvelle de Griselda, par exemple), qui ont eu une très bonne diffusion en langue latine. Quoi qu’il en soit, le nœud de la question reste le même dans la mesure où les calques, dans le texte d’arrivée, seront des calques de la langue latine plutôt que des calques de la langue toscane. D’où la nature des interventions des copistes qui ont travaillé directement ou par copies interposées sur le sub-original, qui nous est parvenu et que nous avons placé à la base de notre édition 9 : ils remplacent, par exemple, chief avec teste, occire 9 Boccace, Decameron, traduction (1411-1414) de Laurent de Premierfait, Montréal, CERES, “Bibliothèque du Moyen Français” (3), 1999.

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avec tuer, linceulx (it. lenzuola, lat. linteum ou linteola) avec draps (du lit), notice (it. conoscente, mais lat. noticia) avec congnoissance, ce qui est une restitution fausse et involontaire 10. Je me permets de faire noter aussi que ce type d’analyse sur la langue des manuscrits des traductions offre l’occasion de mesurer le degré d’authenticité d’une leçon et de bien structurer l’arbre généalogique après avoir mieux défini le rapport bi-univoque qui rattache le manuscrit du texte réellement utilisé par le traducteur et le texte authentique de la traduction. Si dans la tradition du texte d’origine desiderio s’oppose à pensiero, la présence de pensement dans la version française permet de faire à coup sûr le choix et de la leçon et du manuscrit qui la porte. De même, si le texte de départ a pecorone, tandis que dans la tradition manuscrite du texte d’arrivée berbiois/brebyois est en concurrence avec baboin, on écartera facilement cette dernière leçon, d’autant plus qu’on peut postuler, vu qu’il s’agit d’exemples tirés de la tradition manuscrite de la première traduction du Decameron, le passage par un dérivé du latin berbex, qui est la voie la plus brève pour traduire le dérivé de pecora. Du même coup, la recherche de l’exemplaire (ou tout simplement de sa tradition) sur lequel le traducteur a travaillé, permettra de faire la bonne part aussi sur des coupures, des additions, voire des commentaires qui vivifient l’ensemble de la tradition manuscrite, prise dans son déploiement diachronique. La bonne connaissance du lien entre le texte d’arrivée et la tradition (dans les cas les plus chanceux, de la copie) suivie par le traducteur évite de définir comme intervention de l’auteur de la traduction ce qui est tout bonnement un état de la tradition (ou de la copie) connue et utilisée par le traducteur. Une analyse de cette nature a permis d’établir sans aucun doute que Laurent de Premierfait et Antoine Le Maçon, qui est l’auteur d’une nouvelle traduction du Decameron, faite au milieu du XVIe siècle, suivent deux traditions différentes de la complexe transmission du texte de Boccace, comme les travaux de Vittore Branca l’ont montré. D’où, là encore, la variance notable entre les deux traductions, bien au delà de la simple diachronie linguistique, qui fait qu’on rencontrera, dans la traduction la plus récente, par rapport à l’original de la première traduction, plus de testes que de chiefs, plus de tuer que d’occire, plus de sortir que d’yssir. 5. En tant qu’acte de communication, le calque a un rendement sémantique très faible surtout lorsqu’il introduit un néologisme. Le cas optimal se produit lorsque un mot du texte de départ vient du latin et la langue d’arrivée possède un mot qui a la même origine. Pour un traducteur, rendre uccidere par occire, avec ou sans le passage obligatoire par occido, est un choix qui s’impose tant et si longtemps que, dans l’usage, occire n’a pas sonné comme un archaïsme. Dans la même veine, comare (lat. commatrem), donne commere, scapolare (lat. scapularium) donne scapulaire, vegghiare (lat. vigilo) donne veiller. Plutôt, il 10 Voir par exemple C. J. Wittlin, « Qui a tué occire ? », Le Moyen français (Actes du colloque Du manuscrit à l’imprimé, Actes réunis par G. Di Stefano et R. M. Bidler, préface de K. Baldinger), 22, 1988, p. 51-60.

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faut souligner qu’à plusieurs reprises les traducteurs des textes en langue latine se plaignent, dans leurs préfaces, de la « pauvreté » et de l’« estrangeté » (‘l’altérité’) de la langue française par rapport à la langue de départ. Ils notent aussi la « briefté » de la langue latine par rapport à la langue française, ce qui, en d’autres mots, revient à souligner la difficulté de passer d’une langue à structure éminemment synthétique à une langue à structure éminemment analytique, et que l’emploi du calque a des limites bien précises en ce qui est de l’accès immédiat au texte. Un traducteur bien expérimenté comme Nicolas Oresme, à qui nous devons la mise en latin de textes du corpus de l’Aristote latin, fait justement remarquer que les phrases mulier est homo ou homo est animal ont bien un sens en latin, tandis que leur transfert en langue française, femme est homme ou homme est beste, est faux. Le conflit des énonciations devient alors un conflit entre civilisations, l’« estrangeté » justement. Pour rendre l’ordre militaire, la langue latine possède le terme miles qu’on rend d’habitude par chevalier en français : mais, conceptuellement, chevalier ne traduit pas miles, pas plus qu’evesque et duc ne traduisent guère respectivement pontifex et dux. C’est comme voir le passé avec les lunettes du présent, le diachronique comme un fait synchronique. Traduire devient alors un acte impossible. Pour rendre possible l’impossible, le traducteur opère généralement en praticien de la langue, mais aussi, en alternance, en théoricien de la traduction ; il développe un métalangage interne à la traduction qui définit les mots utilisés. Lorsque un traducteur rencontre des noms de peuples italiques dans le texte en langue latine, il fait une traduction au degré zéro du passage et utilise les propres termes de la langue latine en connaissance de cause, car il avoue : « et pource que je ne le say proprement mettre en romant, je les nomme en la maniere comme il (c. à.d. Valère-Maxime) les nomme ». Et s’il rencontre le mot socer, le même traducteur s’aperçoit qu’il n’a « point de propre terme en françois » ; alors, il suggère que le terme parisien monseigneur ou celui de sa propre région d’origine sire font bien l’affaire pour indiquer « le pere de la femme d’aucun ». On le voit, il s’agit alors moins de traduire que de faire comprendre un texte à l’aide de la glose et par l’insertion d’un métalangage. Il est à noter que l’ancienne langue possède quand même avec socre le calque de socer, mais un tel terme n’a pas pris une place stable dans la langue française, qui est allée volontiers vers les mots composés (ex. beau-père) pour indiquer les liens familiaux. Le traducteur a du mal à rendre des mots à acception ludique ainsi que les groupes de mots figés. On n’a qu’à faire une lecture comparative de la nouvelle de frère Cipolla, qui garde à plusieurs égards les traits d’un sermon joyeux. Le plus souvent, la polysémie propre à l’acception ludique est réduite à une lecture à sens unique. Qu’on pense à l’emploi de pennati (‘qui a des ailes’, mais aussi ‘ustensile’) par Boccace et sa traduction et par Laurent de Premierfait (pennates) et par Antoine Le Maçon (serpettes). Il n’en reste pas moins que, dans le cas des groupes de mots figés, la traduction de Laurent de Premierfait et celle d’Antoine Le Maçon sont très bien représentées aussi bien dans notre

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Dictionnaire des locutions en moyen français 11 que dans le Dictionnaire érotique : Ancien français – Moyen Français – Renaissance de R. M. Bidler 12, tandis qu’on attend une disparition des expressions idiomatiques dans le passage d’un texte à l’autre. Par le biais du Decameron en langue française, par contre, des locutions comme mettre le diable en enfer, calque de l’expression utilisée par Boccace (III, 10), figurent aussi bien chez Premierfait et chez Le Maçon que, dans ce cas spécifique et pas moins de deux fois, dans Les Facétieuses journées de Gabriel Chappuys (I. 2, VIII, 3) 13, ainsi que dans le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville (LXX). Dans le cas des acceptions libres, le transfert d’une langue à une autre est bien plus facile pour les mots à représentation iconique du type bâton, épée, fente... ainsi que pour les couplets du type oiseau vs. cage, clé vs. serrure... Les deux traducteurs du Decameron ont bien tiré leur épingle du jeu, c’est bien le cas de le souligner, dans ce domaine. 6. Le développement d’un métalangage dans le champ d’une traduction rend aisé le passage d’un texte à l’autre, d’une langue à l’autre, d’une civilisation à l’autre. Le texte d’arrivée fournit avec les mots un ensemble d’informations sur les mots. La traduction de ninfa par un simple calque aurait un rendement nul, si le traducteur n’ajoutait au calque l’équivalent le plus proche dans la langue française, ce qui donne, dans le texte d’arrivée, « les ninfes des montaignes que nous appelons fees », avec l’ajout encyclopédique « et les appelle on Orcades, selon Ysidore ». En ce qui est de nynphe, qui, au sens propre, désigne exclusivement une réalité païenne, je fais remarquer que le mot figurait déjà chez Jean de Meung (v. 17 929) avec le statut de calque, vu qu’il s’agit d’un passage d’origine ovidienne. On peut donc créer une sorte de dictionnaire bilingue, définitionnel et encyclopédique, dans lequel le mot latin trouve un répondant immédiat en langue française, qui à son tour jouit d’une glose qui renvoie à la langue courante ; si le calque produit un néologisme, le traducteur va chercher dans l’usage une sorte de quasi-synonyme pour faire le jumelage entre les deux termes. Voici quelques exemples tirés de la traduction de Valère-Maxime : – magister equitum : maistre des gens de cheval que nous appelons connoistable (mais passim maistre de chevalerie) ; – aruspex : aruspice, c’est a dire comme divinateur (passim divineur) et interpreteur des responces des dieux ; – carnifex : occiseur ou bourrel ; – forum : marché c’est a dire en la court ou on traitoit les jugemens... marché a present ne signifie mie le lieu ou on vent les choses vendables, mais le lieu ou on traitoit les causes ;

11

Montréal, CERES, “Bibliothèque du Moyen Français” (1), 1991.

12

Montréal, CERES, 2002.

13

Éd. Michel Bideaux, Paris, Champion, “Textes de la Renaissance”, 2003.

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– urna : il estoit pour lors de constume qu’on ardoit les corps des morts et les cendres on preservoit en un certain vaissel qu’on appeloit vase. Ce procédé peut être porté à la limite lorsqu’il s’agit de traduire certains mots techniques ou sectoriels : le texte d’arrivée alors présente moins une traduction qu’une définition. Le mot refe (« filo di canapa o di lino », comme le dit le Dizionario della lingua italiana) du Decameron est rendu par sa définition fil de lin ; le mot romagnolo (« grosso panno di lana greggia ») est rendu directement par tres gros et rudes draps. Dans ces cas, le passage par le calque, avec les traits d’un néologisme qui ne produit pas de sens, aurait de toute façon exigé une glose explicative. 7. L’accumulation des termes dans la langue d’arrivée répond à la nécessité de rendre la compréhension du texte possible par approximations successives, additionnelles, englobantes. Selon le vœu du traducteur, le « fort latin » doit devenir « entendable roman ». La formule la plus simple, et celle qui a attiré le plus souvent l’attention des spécialistes de la traduction, est la présence, statistiquement très élevée, des dittologies 14 : dans la traduction de Valère, moderatio devient moderation et atrempance, iniussu suo devient sans son sceu et sans son congié, recreatum devient recrea et conforta, et ainsi de suite. À tout prendre, le fonctionnement d’une dittologie, dans une traduction, est le suivant : le premier terme sert, encore une fois, à faire le transfert immédiat d’une langue à une autre, car il est le calque du mot du texte de départ, et peut ne pas avoir un bon rendement sémantique ; le deuxième terme est formellement indépendant du premier, étant rattaché à tout autre étymon. Le lien entre les deux termes se fait justement au niveau sémantique. C’est ainsi que, chez Laurent de Premierfait, curare est rendu par curer et guerir. Or, curer a une acception ouverte : en tant que terme de médecine, qui convient parfaitement au passage, il est un mot plutôt « savant », tandis que, dans l’usage, son sens glisse vers « nettoyer ». De ce fait, curer et guerir ne sont pas synonymes : guerir, qui à lui seul traduirait bien curare, doit être vu comme une glose de curer, et son actualisation sémantique. Le recours anormalement élevé à la dittologie doit être vu alors comme une technique de traduction qui vise à expliciter certains « silences » qui peuvent

14

Voir par exemple Guido Favati, « Nascita e morte dell’iterazione sinonimica come dittologia », in Omaggio a Guerrieri-Crocetti, Genova, Bozzi, 1971, p. 257-285 ; R. Vallet, « À propos des redoublements d’expression dans la prose de Jean Lemaire de Belges », Revue de Linguistique Romane, XLI, 1977, p. 383-398 ; Gabriel Bianciotto, « Langue conditionnée de traduction et modèles stylistiques au XVe siècle, in Sémantique lexicale et sémantique grammaticale en moyen français, éd. Marc Wilmet, Bruxelles, Vrije Universiteit Brussel, 1979, p. 51-80 ; Claude Buridant, « Les binômes synonymiques : esquisse d’une histoire des couples de synonymes du Moyen Âge au XVIIe siècle », Bulletin du Centre d’Analyse du Discours, 4, 1980, p. 5-79.

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être perçus dans le texte de départ ou qui peuvent s’introduire dans le texte d’arrivée. Toutefois, il faut remarquer que la dittologie apparaît comme un trait bien constant dans les textes rédigés en langue française. À juste titre, ce trait a attiré notamment l’attention des éditeurs de recueils de nouvelles. Je pense aux remarques de K. Kasprzyk dans l’introduction à son édition du Grand Parangon de Nicolas de Troyes 15, ou, plus récemment, aux remarques de Michel Bideaux tout au long de son édition des Facétieuses journées de Gabriel Chappuys 16. Certes dans le cas des recueils de nouvelles on peut penser toujours à l’impact d’un texte d’origine qui a fini par se développer comme une caractéristique du genre littéraire « nouvelle ». Toujours est-il que ce trait dépasse largement la prose du genre pour être reconnu comme un trait et de la production en prose et de la production en vers. Plus, la surcharge de dittologies ne se rencontre pas exclusivement dans la production en langue française. Pour rester sur notre terrain, on notera que le Decameron, rien qu’au début de la « Dimostrazione » de l’auteur, présente les couplets grave e noioso... vide o altrimenti conobbe... dannosa e lacrimevole... sospiri e lacrime... aspra e erta... bellissimo e dilettevole... la dolcezza e il piacere. Ce qui me fait dire que, même si la dittologie est une nécessité dans l’art de la traduction, elle existe indépendamment de la traduction en tant que réalisation du cursus aussi bien en langue italienne qu’en langue française.

BIBLIOGRAPHIE

:

Giuseppe Di Stefano, La Découverte de Plutarque en Occident ; aspects de la vie intellectuelle en Avignon au XIVe siècle, Torino, Accademia delle Scienze, 1968 ; Id., Essais sur le moyen français, Padova, Liviana editrice, 1977 ; Id., « Tradurre il Decameron nel Quattrocento : quale Decameron ?, La Parola del Testo, I, 2, 1997, p. 272-278 ; Joëlle Ducos, « Traduction et lexique scientifique : le cas des Problèmes d’Aristote traduits par Evrart de Conty », in Traduction et adaptation en France, éd. Charles Brucker, Paris, Champion, 1997, p. 237-248 ; Gianfranco Folena, Volgarizzare e tradurre, Torino, Einaudi, 1994 ; Sylvie Lefèvre, « Nicole Oresme, Cicéron et Varron ou les risques de la traduction », in Translatio médiévale, éd. Claudio Galderisi et Gilbert Salmon, Perspectives médiévales, 26 (supplément), 2000, p. 83-104 ; Stefania Marzano, « Laurent de Premierfait : entre le latin et le français », in Texte, Codex & Contexte : l’écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, par Tania Van Hemelryck et Céline Van Hoorebeeck, Turnhout, Brepols, 2006, p. 229-248 ; André Vernet, « Les traductions latines d’œuvres en langues vernaculaires au Moyen Âge », in Traduction et traducteurs au Moyen Âge, éd. Geneviève Contamine, Paris, CNRS, 1989, p. 225-241.

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Paris, Didier, 1970.

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Éd. cit.

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Alphonse X de Castille traduit en français pendant le Moyen Âge. Quelques textes CARLOS ALVAR Université de Genève

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a figure d’Alphonse X de Castille et Léon (né en 1221, roi de 1252 à 1284) a eu une portée internationale en raison des aspirations de ce dernier au trône impérial. Sa politique de protection des lettres et son élan pour les études scientifiques donnèrent à Alphonse X une extraordinaire renommée d’homme savant, à l’intérieur et à l’extérieur de la Péninsule Ibérique. En outre, l’intérêt dont il fit preuve à tout moment pour l’astronomie et l’astrologie firent du roi castillan un modèle d’érudition, désireux de connaître les vérités occultes. L’activité d’Alphonse X comme promoteur et cultivateur des sciences et des lettres est d’une envergure extraordinaire. En effet, son nom apparaît devant des traités scientifiques, des ouvrages de lois, des compilations historiques, des compositions poétiques, lyriques et narratives, d’amour et de raillerie, et des chansons religieuses. Il n’est donc pas étonnant que tout au long du Moyen Âge, certaines des œuvres qui circulaient sous le nom du roi de Castille et Léon aient été traduites en français. Toutefois, l’histoire des traductions de ces textes conserve toujours un halo de mystère, correspondant à l’image que l’on avait du monarque parmi les cultivateurs des sciences occultes 1. 1 Certaines œuvres scientifiques de la période alphonsine ont survécu seulement grâce aux traductions qu’on a fait d’elles en latin : c’est le cas du Quadripartito de Ptolémée ou du Liber de mundo et coelo ; toutes deux sont difficiles à dater. De la première, on ne connaît pas le traducteur en castillan, même si l’on sait que la version latine a été réalisée par Egidius de Tebaldis, selon ce que lui-même indique –sans toutefois préciser la date – dans le long prologue (cf. Evelyn S. Procter, « The Scientific Works of the Court of Alfonso X of Castille : The King and his collaborators », Modern

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1. Le Livre de l’Échelle de Mahomet La plus ancienne de ces traductions est celle du Libro de la escala de Mahoma (Livre de l’Échelle de Mahomet), dont on a perdu l’original arabe, de même que la version en castillan 2 ; toutefois on peut connaître les circonstances de la traduction et le contenu de celle-ci grâce aux textes en latin et en français qui ont permis sa conservation 3. Le prologue de la version française n’est pas beaucoup plus prolixe en détails que son correspondant latin, en effet les deux traductions entretiennent une relation étroite : Et ceo livre translata Habraym, juif et fisicien, de arabic en espaignol par le comandement du noble seignour Don Alfons, por la grace nostre sire Diex Rois des Romeins tot ades acresciant, et rois ausinc de Castelle, de Tollede, de Lion, de Gallice, de Sebile, de Cordoe, de Murce, de Gien et de Algarbe ; et departi ce livre par lxxxv. chapitres, por ce qe hom poust plus legierment demostrer les choses, que en lui se contienent, ad celx qui en demandassent, et lor poust plus tost respondre des choses demandees. Et si com ce livre estoit par le devant dit Habraym translatez [d’] arabic en espaignol, tot ausinc par chasqune chose ie Bonaventure de Sene, notaire et escriven mon seignour le Roy devant nomez, par son comandemanet le tornei

Language Review, 40, 1945, p. 12-29 (en particulier p. 21 sqq.). Pour ce qui est du Liber de mundo et coelo, le traducteur fut Abrache le juif ; il s’agirait d’Abraham, el alfaquí (c’est-à-dire ‘le médecin’), qui a aussi participé à la retraduction de la Escala de Mahoma (1264) et à la version de la Açafeha (1277) ; cf. D. Romano, « Le opere scientifiche di Alfonso X e l’intervento degli Ebrei », in Convegno internazionale 9-15 Aprile 1969. Oriente e Occidente nel Medioevo : Filosofia e scienze, Roma, Accademia Nazionale dei Lincei, 1971, p. 677-711, en particulier p. 691-92 ; José Luis Mancha, « La versión alfonsí del Fi hay’at al-’alam (De configuratione mundi) de ibn al-Haytam », in « Ochava espera » y « Astrofísica ». Textos y estudios sobre las fuentes árabes de la astronomía de Alfonso X, éd. Mercé Comes, Honorino Mielgo et Julio Samsó, Barcelona, Agencia Española de Cooperación Internacional, 1980, p. 133 sqq. ; voir, en plus, J. Samsó, « El original árabe y la versión alfonsí del Kitab fi hay’at al-’alam de Ibn al-Haytam », in Id., Islamic Astronomy and Medieval Spain, Aldershot (UK), Variorum, 1994, p. 115131. 2 En réalité, quelques passages de la version castillane semblent subsister dans le texte apologétique de saint Pierre Pascal (Pedro Pascual, vers 1227-1300), évêque de Jaén (1296), Sobre la secta mahometana. Formé à l’Université de Paris, celui-ci entre dans l’Ordre de la Merced (1251) ; il est fait prisonnier par les Maures de Grenade (1298), qui lui donnent la mort pour ses critiques de l’Islam. Autant Enrico Cerulli (Il « Libro della Scala » e la questione delle fonti arabo-spagnole della « Divina Commedia », Città del Vaticano, Bibl. Apost. Vat., 1949) que José Muñoz Sendino (La Escala de Mahoma. Traducción del árabe al castellano, latín y francés, Madrid, Minist. Asuntos Exteriores, 1949) rassemblent en appendice le texte apologétique de San Pedro Pascual contre les musulmans. 3 Édition du texte latin et traduction en français moderne dans Le Livre de l’Échelle de Mahomet. Liber Scale Machometi, éd. et trad. Gisèle Besson et Michèle BrossardDandré, Paris, Le Livre de Poche, “Lettres gothiques”, 1991.

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de espaignol en françois, atant poi com ieo en sai. [...] Et, se au torner au françois que ieo fais, a nul defaute, qu’il ne soit si ad droit torne come il convient, si pri touz celx qui droit françois sevent, qu’il le me pardoignent, quar mieulz vault qu’il l’aient issinc qe se il n’aussent point 4. Quem quidem librum Abraham, iudeus physicus illustris et excellentis viri domini Alfonsi Dei gracia Romanorum regis semper augusti, Castelle, Tolleti, Legionis [...] regis, de mandato ipsius domini, de arabica loquela in hispanam transtulit, ut vitam et scienciam Machometi declararet dividens librum per certa capitula et distinguens, ut querentibus de his que in eo continetur facilius possint quesita ostendi et cicius eis satisfieri de quesitis. Et prout idem liber, ut superius est expressum, per memoratum Abraham translatus est, et in certa videlicet octuaginta et quinque divisus capitula et distinctus, sic ego Bonaventura de Senis, prefati domini regis notarius atque scriba, de mandato eiusdem domini, librum ipsum velut ingenii ministrat debilitas et litterature paucitas eloquentie suffragatus [...] de hyspano converti eloquio per singula in latinum.[...] Et licet in huiusmodi conversionis labere merito possim de insufficiencia et elocucionis ruditate redargui, tamen avidus in cunctis domini mei toto posse obedire mandatis, presentem laborem iocundo assumpsi animo, et imitans supradicte translacionis exemplar, conversionem huiusmodi pro viribus fideliter consummavi 5.

Les mots du traducteur nous donnent quelques informations importantes : ainsi, nous apprenons que l’original arabe a été traduit en castillan par un juif, probablement le médecin Abraham Alfaquín (autrement dit, ‘le médecin’), dont on sait grâce à des documents qu’il a été traducteur d’Alphonse X pendant trente ans et responsable de la version castillane du Liber de mundo et coelo et du Tratado de la açafeha (1277) 6. En revanche, on ne sait rien de l’original en arabe. Il pourrait s’agir d’un livre complet et achevé, ou d’un recueil de différents matériaux informes, provenant de sources diverses, que le traducteur aurait rendus cohérents. En effet, la littérature qui parle de l’ascension (mi’rāj) de Mahomet au ciel comprend non seulement des textes de tradition érudite, mais également un grand nombre de textes populaires, certains d’entre eux dérivés de la tradition juive du midrash 7 ; dans ce cas, Abraham aurait agi comme d’autres collaborateurs du roi, en réunissant tous les matériaux connus sur le thème dont il s’occupait, pour former avec ceux-ci la plus complète compilation existante. Il en fut ainsi avec les Cantigas de Santa María, avec les Libros del saber de astronomía, et quelques années plus tard avec la General Estoria y la Estoria de España. Cependant, il est étonnant qu’Abraham – ou Bonaventure, lorsqu’il se réfère au travail du savant juif – ne fasse pas allusion à ce travail de compilation, ce 4

J. Muñoz Sendino, éd. cit., p. 251-253 ; E. Cerulli, éd. cit., p. 24-26.

5

Le Livre de l’Échelle de Mahomet, éd. cit., p. 78-80.

6

Voir supra n. 1.

7

J.-P. Guillaume, « Le texte sous le texte : les sources du Livre de l’Échelle et le thème du mi’rāj dans l’imaginaire islamique », in Le Livre de l’Échelle de Mahomet, op. cit., p. 39-53.

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qui, par prudence élémentaire, oblige le philologue à considérer qu’Abraham s’est trouvé avec le livre déjà formé. Malgré tout, le labeur d’Abraham a été au-delà de la traduction, en effet, il divisa le livre en chapitres, selon une habitude fréquente parmi les traducteurs de la cour du roi castillan : et porque este libro en el aravigo non era capitulado, mandólo capitular [el rey] et poner los capítulos en compeçamento del libro, segont es uso de lo fazer en todos los libros, por fallar más aína et más ligero las razones et los judizios que son en el libro ; et esto fízolo maestre Johan a su servitio. [Alfonso X, Libro de las Cruzes ]

Les mots de Bonaventure de Sienne pourraient induire à penser qu’il fit équipe avec Abraham, mais je crois qu’il s’agirait d’une conclusion précipitée. On est informés que tout au long du Moyen Âge, les traducteurs travaillaient par couple. C’est également le cas à la cour d’Alphonse X, où les couples étaient normalement formés d’un juif et d’un chrétien, qui se répartissaient le travail de la manière suivante : le premier se limitait à traduire de l’arabe au castillan ; le second perfectionnait l’expression, car ce n’était déjà plus nécessaire de retraduire du romance au latin. Des équipes de ce genre apparaissent pour le moins dans les versions du Lapidario, du Libro de las estrellas fixas, du Libro del Alcora, du Libro de las Cruzes, et de Açafeha. Cependant, la collaboration entre les membres de l’équipe s’exprime de manière claire, en limitant la responsabilité ou la portée du travail de chacun d’eux, comme cela est manifeste dans les exemples du XIIe siècle que nous allons voir. L’un d’eux correspond aux années entre 1177 et 1179 et se réfère au grammairien Étienne d’Anse et au copiste Bernard Ydros, qui réalisèrent la version française des Évangiles pour Valdés, selon le témoignage d’Étienne de Bourbon, qui connut personnellement les deux clercs : Quidam dives rebus in dicta urbe, dictus Waldensis, audiens evangelia, cum non esset multum litteratus, curiosus intelligere quid dicerent, fecit pactum cum dictis sacerdotibus, alteri ut transferret ei in vulgari, alteri ut scriberet que ille dictaret, quod fecerunt... [Il y avait dans la dite ville un riche propriétaire appelé Valdés, qui, comme il n’était pas lettré, désireux de comprendre ce que disaient les Évangiles en les écoutant, se mit d’accort avec les dits prêtres : l’un le transposerait à la langue vulgaire, et l’autre écrirait ce que celui-là lui dicterait ; et ainsi firent-ils...]

C’est une méthode semblable à celle utilisée au milieu du XIIe siècle par Iohannes Avendehut Hispanus et Dominicus Gundissalinus lorsqu’ils traduisent le traité De Anima, d’Avicenne, selon ce qu’il ressort des remarques de Juan Hispano, qui font penser à une traduction ad verbum, mot par mot : me singula verba vulgariter proferente, et Dominico Archidiacono singula in latinum convertente [Moi, en disant chaque mot en langue vulgaire et Domingo, archidiacre, modifiant chacun d’eux en latin]

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Cependant, il faut rappeler que la division en chapitres et épigraphes, de même que l’incorporation des gloses nécessaires, est le dernier maillon dans le travail. Auparavant, la correction linguistique du texte a été menée à bien, et l’exactitude scientifique du contenu a été vérifiée, processus auquel le roi pouvait prendre part de manière directe, comme cela est indiqué en certaines occasions (Libro de la ochava espera, Libro del alcora). Tout semble montrer que Bonaventure de Sienne s’est trouvé face à un livre matériellement terminé, et c’est alors qu’il commença son travail de traducteur, peut-être en faisant équipe avec quelque greffier de moindre rang. Par ailleurs, il faut rappeler qu’à la cour de Castille, sous le règne d’Alphonse X, la langue d’arrivée des traductions était le romance, non pas le latin, ce qui fait que le processus intellectuel se terminait avec les corrections de la langue castillane, avant l’« édition » du texte (division en chapitres, commentaires, copie au propre, ajout d’illustrations si besoin, etc.) 8. En ce qui concerne Bonaventure de Sienne, il faudrait l’identifier avec le gibelin toscan qui s’est présenté à la cour de Castille peu après 1256, probablement comme émissaire de sa ville pour soutenir les prétentions impériales d’Alphonse X ; le guelfe florentin, Brunetto Latini, qui rentrait de sa mission en 1260, se déplaça pour les mêmes raisons. Tout ce que dit le traducteur ne doit néanmoins pas toujours être interprété de manière littérale. En effet l’expression de ses propres limites fait partie des topiques caractéristiques des prologues des traductions, car étant « notaire et scribe » il devait avoir des connaissances de latin et de rhétorique supérieures à celles qui étaient habituelles à la cour, et il est évident que sa maîtrise du français n’était pas négligeable, bien que les éventuelles erreurs aient pu être cachées par la main d’un copiste anglo-normand 9. Le prologue de la version française, de la fin du XIIIe siècle ou début du XIVe siècle, indique que le traducteur du texte fut Bonaventure de Sienne, de l’espagnol au français, sous l’ordre du roi Alphonse 10, et la conclusion ajoute quelques informations de grand intérêt :

8 Marie-Thérèse d’Alverny, « Les traductions à deux interprètes, d’arabe en langue vernaculaire et de langue vernaculaire en latin », in Traductions et traducteurs au Moyen Âge, Paris, CNRS, 1989, p. 193-201 ; Carlos Alvar, « La traducción en la Edad Media española », in Hispanismo en la Argentina. En los portales del siglo XXI, éd. César Eduardo Quiroga Salcedo et alii, San Juan, Universidad Nacional de San Juan, 2002, vol. I, p. 21-32, en particulier p. 22-24. 9

Cf. JacquesMonfrin, « Les sources arabes de la Divine Comédie et la traduction française du livre de l’ascension de Mahomet », Bibliothèque de l’École des Chartes, 109, 1951, p. 277-291, même si Monfrin ne croyait pas que Bonaventure de Sienne était le traducteur de l’œuvre en français. Ce copiste anglo-normand pourrait être le deuxième membre de l’équipe de traduction de Bonaventure, correcteur du français du notaire italien. 10 Le texte français cité au début de cette épigraphe se conserve sur un seul manuscrit : Oxford, Bodleian, Laudensis Misc. 537.

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CARLOS ALVAR Le livre fu de espaignol en françois tornez l’an Nostre Sire Diex mil ducenz et sessant et quatre, ou mois de may 11.

Si l’on admet l’unité chronologique du prologue et de la conclusion, Bonaventure de Sienne aurait réalisé sa version de l’espagnol au français au cours du mois de mai 1264, mais il est également possible que cette date soit indépendante des mots du début. Autrement dit, le copiste aurait « rajeuni » le texte de la traduction française, en lui donnant la date de la version latine. Ceci est le point de vue de J. Monfrin, qui soutient la prééminence de la traduction latine, réalisée par Bonaventure de Sienne, tandis que le texte français, postérieur, serait complètement étranger au notaire italien 12. Il n’y a pas lieu ici de réviser les conjectures de J. Monfrin, mais il suffira de dire que les prologues ne laissent pas la place au doute, et l’unanimité des témoignages encore moins ; Bonaventure de Sienne s’attribue aussi la traduction en latin : Et prout idem liber, ut superius est expressum, per memoratum Abraham translatus est, et in certa videlicet octuaginta et quinque divisus capitula et distinctus, sic ego Bonaventura de Senis, prefati domini regis notarius atque scriba, de mandato eiusdem domini, librum ipsum velut ingenii ministrat debilitas et litterature paucitas eloquentie suffragatus [...] de hyspano converti eloquio per singula in latinum 13.

En tous les cas, cette traduction en français a été réalisée pour satisfaire les désirs du roi de Castille et pour que les gens connaissent la vie de Mahomet et ses « arts » (escience), de manière à ce qu’ils prennent de la distance avec les tromperies qu’il y a dans le livre et qu’ils gardent la foi comme de bons chrétiens. Il est en effet surprenant que le roi de Castille, qui possédait le texte en arabe, en castillan et en latin, décide qu’il soit en plus traduit en français, une langue qui ne faisait pas partie du cadre politique « national », et qui n’était pas non plus de culture internationale. Avec raison, Monfrin se demande quels motifs (politiques ou culturels) avait Alphonse X pour solliciter la traduction dans une langue qui ne lui appartenait aucunement. Peut-être faut-il chercher la réponse dans les prétentions impériales du roi castillan et dans la situation de bilinguisme des intellectuels du Nord de l’Italie ; utiliser le français, en plus du latin, était une option politique qui pouvait satisfaire une partie des rivaux toscans : Dante garde le silence au sujet du français ; Brunetto Latini et beaucoup d’autres l’utilisent. La question, alors, n’est pas de savoir quel était le niveau de connaissances qu’avait Bonaventure de Sienne du français, mais de

11

Muñoz Sendino, éd. cit., p. 488 ; Cerulli, éd. cit., p. 224.

12

J. Monfrin, art. cit., en particulier p. 289.

13

Les éditions de Cerulli et Muñoz Sendino présentent le texte en latin et en français côte à côte, p. 24-26 et 251-253, respectivement.

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se rendre compte qu’en offrant toutes les versions, Alphonse X cherchait certainement à être « politiquement correct » 14. Le thème choisi pour ce jeu diplomatique, un texte considéré sacré par les musulmans, pouvait servir à consolider l’orthodoxie du roi devant le Saint Siège, responsable de la vacance impériale. Cela se passe à un moment où les controverses avec l’Islam commencent à prendre une certaine importance. Ramon Llull écrira son Libre del gentil quelques années plus tard, en 1272, et le traité apologétique de saint Pierre Pascal contre la secte mahométane vers 1298. Dans ces ouvrages, il ne fait que rassembler une longue tradition d’affrontements culturels.

2. Tables alphonsines 2.1. Au début du XVe siècle, l’extraordinaire bibliothèque formée par Charles-Quint contenait une traduction de la plus célèbre œuvre du roi castillan : Item les Tables Alphons, roy de Castelle, translatées en françois du commandement du roy Charles le quint, et sont en un cayer de parchemin sans aiz, royées par dessus de vert et de jaune, très bien escriptes de lettre de forme, à deux coulombes et enluminées d’or, commençant ou IIe foillet dessus dictes, et ou derrenier table du moyen, et sont signées au dos dudit derrenier foillet CHARLES 15.

L’annotation appartient à l’inventaire de 1411, et le livre figure également dans l’inventaire de 1413, mais après cette date il disparaît. En tous les cas, l’état de l’inventaire est suffisant pour savoir que la traduction du texte a été réalisée en plein XIVe siècle, sous l’ordre du roi français, et qu’il s’agissait d’un livre de luxe. Nous ne pouvons cependant pas savoir si la langue de l’original utilisé par le traducteur anonyme de Charles-Quint était le castillan ou le latin, car il y eut assez rapidement une version latine de l’œuvre alphonsine. Les Tables forment la troisième et dernière partie des Libros del saber de astrología, et peut-être qu’elles sont chronologiquement antérieures au reste (élaborées en 1263 et 1272), œuvre originale de Yehudá ben Moshé et de Ishaq ben Sid, connu comme le rabbin Çag Aben Çayd de Tolède 16. Ces Tables de calcul astronomique ont pour base les coordonnées de Tolède, et sont, de loin, le travail scientifique le plus important de ceux réalisés à la cour d’Alphonse X, comme en témoignent les nombreuses adaptations, versions et éditions qui en ont été faites à partir de la traduction latine, ou en

14 Carlos Alvar, « Las inquietudes lingüísticas de L’Entrée d’Espagne », in Studi in onore di V. Bertolucci-Pizzorusso, Pisa, sous presse. 15 Léopold Delisle, Recherches sur la librairie de Charles V, roi de France, 1337-1380, Paris, 1907 [Reprint Amsterdam, Gérard Th. van Heusden, 1967], p. 117. 16 Cf. D. Romano, art. cit., p. 689-691, et les considérations qu’on y fait à propos du nom de ce juif savant.

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prenant comme modèle les calculs qu’elles contiennent, et ce tout au long du Moyen Âge et une partie du XVIe siècle. Il faut toutefois remarquer qu’elles ne sont pas conservées de manière complète, en effet seuls l’introduction et les canons (ou « mode d’emploi ») des Tables alphonsines nous sont parvenus. Elles suivaient le modèle d’autres tables élaborées par Azarquiel sur la base de travaux de al-Battaní et de Maslama de Madrid. La version arabe des Tables d’Azarquiel a été perdue, mais leur traduction latine réalisée par Gérard de Crémone (vers 1114-1187) a survécu 17. Autour de 1320, Jean de Saxe et d’autres astrologues de Paris élaborent de nouveaux canons en latin. Ces derniers rencontrent un franc succès étant donné leur utilisation dans les Universités 18, ce qui génère leur impression en 1483 et leur traduction en latin et en castillan peu après, par un traducteur inconnu 19. 2.2. L’inventaire des livres qui ont appartenu à Charles-Quint (1337-1380 ; roi dès 1364) et à son fils Charles VI (1368-1422 ; roi dès 1380) rassemble un total de 1239 ouvrages, dont environ 200 concernent l’astronomie et l’astrologie, ce qui montre le grand intérêt que les deux monarques portaient à cette matière 20. Parmi les titres de la bibliothèque du Louvre se trouvaient un grand nombre des livres cités jusqu’ici, presque tous en latin ou en français, ce qui rend difficile de savoir à partir de quelle langue les Tables ont été traduites. Ainsi, en latin, il y en a trois exemplaires (n. 592, 593 et 594). Ils se trouvaient déjà tous dans la bibliothèque royale lorsque Gilles Malet effectua l’inventaire de 1373, et y étaient encore cinquante ans plus tard, selon l’inventaire de 1424. Ils étaient cependant de valeur bien différente : le prix du premier d’entre eux fut estimé par les libraires de l’Université de Paris à 4 salaires en l’an 1424, la valeur du deuxième exemplaire était réduite de moitié et le troisième n’avait aucune valeur pour ces taxateurs. 17 José M. Millás Vallicrosa, « La obra astronómica de Azarquiel y las Tablas Toledanas », in Estudios sobre historia de la ciencia española, Madrid, CSIC, 1949, p. 125176. Voir aussi Fernando Gómez Redondo, Historia de la prosa medieval castellana, Madrid, Cátedra, 1998, vol. I, p. 637 sqq. 18 Alfonso X, Les Tables alphonsines avec les Canons de Jean de Saxe, éd. et trad. Emmanuel Poulle, Paris, Sources d’histoire médiévale, 1984. 19 Owen Gingerich, « The Alfonsine Tables in the Age of Printing », in De Astronomia Alphonsi Regis, Barcelona, Universidad, 1987, p. 89-95. La traduction castillane se trouve à la Bibliothèque de El Escorial, T-iii-29 et a été éditée par José Martínez Gázquez, Murcia, Universidad, 1989. 20 Delisle, Recherches…, op. cit., vol. II, n. 556 à 729. Sur l’intérêt de Charles-Quint pour l’astrologie, et en général sur le rôle de cette science à la fin du XIVe siècle, voir L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science, New York, Columbia University Press, 1934, vol. III, p. 585 sqq. ; voir aussi le non moins classique livre de E. Garin, Lo Zodiaco della vita. La polemica sull’astrologia dal Trecento al Cinquecento, Roma-Bari, Laterza, 1976.

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Les Tables traduites en français (n. 595) disparurent après l’inventaire de 1413 ; pour cette raison nous ne connaissons pas leur valeur, mais tout suggère qu’il s’agissait d’un volume que Charles-Quint avait en haute estime, étant donné qu’il en avait demandé la traduction et qu’il en avait signé le dernier folio. Des éléments comme l’aspect extérieur, le parchemin, la belle écriture, la double colonne, la présence de dorures ne font que corroborer la valeur que son propriétaire leur donnait. En latin, il y avait deux exemplaires des Canones Tabularum Alphonsi (n. 596 et 597), qui arrivèrent probablement à la bibliothèque après 1380. Il faut en outre tenir en compte d’autres Canons « super Tabulas Toletanas » (n. 598) et « sur les tables de Alphonse, roy de Castille », réalisés par Jehan de Linières (Johannis de Ligneriis) (n. 599 et 600) 21. 2.3. Le 12 mars 1254, à six heures et demie du matin, à la demande du roi, la traduction du Libro conplido en los judizios de las estrellas qu’Aly Aben Ragel (ou Ali ben abi Riya) avait composé autour de l’an 1037 avec le titre de Kitab al-bari´ fi ahkam al-nuyum commença à la cour d’Alphonse X. Le traducteur fut le même Yehudá ben Moshé ha-Kohén qui avait terminé la version du Lapidario quatre ans auparavant ; pour mener à bien son travail, il compta sur la collaboration d’un autre traducteur et d’un correcteur qui s’occupait de la révision linguistique du texte et de l’exactitude astronomique de son contenu 22. Le Libro conplido est un manuel qui tente de réunir les connaissances fondamentales de l’Astrologie, en commençant par les bases ; ainsi, il est d’un intérêt majeur de par ses abondantes définitions et de par sa clarté didactique, surtout dans les chapitres du début. Le Libro conplido donne des informations et des explications très variées : le thème central est la prédiction correcte basée sur l’influence des astres ; tout ce qui va se passer est susceptible d’être deviné ou prédit, et les astres ont de

21

Je ne peux ici m’attarder sur ces versions, ni sur la présence de volumes avec des traités d’Azarquiel (n. 567), Alchabiz dans la traduction latine de Juan Hispalense ou Avendehut Hispanus (n. 585, 602, 646, 653 à 658, 685, 692 ; 644, 645, 657, 691 ter ; de Gérard de Crémone (n. 572) ; du Liber Razielis (n. 699 et 700), etc. Certains d’entre eux sont reliés avec d’autres traités de tradition hermétique, et qui reflètent une possible origine hispanique. 22 Libro conplido de los judizios de las estrellas de Aly Aben Ragel : Biblioteca Nacional de Madrid, ms. 3065 (provenant du scriptorium royal) ; Biblioteca de Catalunya, ms. 981 ; Biblioteca de Santa Cruz (Valladolid), ms. 253 ; Archivo de la Catedral de Segovia, ms. 115 ; Bibl. Vaticana, Barb. Lat. 4363 (copie tardive, XVIIe s.) ; Aly Aben Ragel, Libro conplido de los judizios de las estrellas, éd. Gerold Hilty, Madrid, RAE, 1954, qui est complétée maintenant pour les parties non publiées : Aly Aben Ragel, El libro Conplido en los Iudizios de las Estrellas. Partes 6 a 8. Traducción hecha en la corte de Alfonso el Sabio, éd. Gerold Hilty, Zaragoza, Instituto de Estudios Islámicos y del Oriente Próximo, 2005 ; F. Gómez Redondo, Historia de la prosa medieval castellana, op. cit., p. 387-407.

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l’influence sur tout. De cette manière, des traits de la vie quotidienne, le reflet de préoccupations en tout genre, qui concernent autant les affaires que l’amour et la désillusion, les batailles ou les affaires de mariages, des invitations et des messages, surgissent de l’aride topographie astronomique. Selon les astres et avec l’aide de Dieu, on peut tout deviner : il ne faut donc pas s’étonner du succès de ce manuel d’astrologie. Il fut traduit en latin au moins deux fois, l’une d’elle au XIIIe siècle, par Egidius de Thebaldis et Petrus de Reggio, tous deux italiens, notaires de la curie impériale d’Alphonse X. Il y eut également une version en judéo-portugais, conservée dans un texte écrit en portugais mais en caractères hébreux, au début du XVe siècle (1410-1411), en plus de trois traductions en hébreu, une en allemand, chacune des versions partiellement en anglais et en hollandais, et peut-être deux de plus perdues (en français et en catalan). Il est intéressant de constater que toutes les versions, sauf celle écrite en portugais avec des caractères hébreux, ont été réalisées en se basant sur la traduction latine de Egidius de Thebaldis et Petrus de Reggio. Le texte en judéo-portugais peut, par conséquent, nous être très utile pour reconstruire les parties qui manquent à l’original en castillan 23. L’autre version fut réalisée par Alvarus (Ovetensis). Il n’y a rien d’exceptionnel, en effet, à trouver deux exemplaires de la traduction française dans la bibliothèque de Charles-Quint, au Louvre (n. 638 et 639), et un exemplaire en latin qui y arriva probablement après 1380. Dans le château de Melun, il y avait un autre exemplaire, mais il est impossible de savoir s’il était écrit en français ou en latin.

3. Livre des formes, figures et ymages La bibliothèque de Charles VI contenait, au moins à partir de 1411, Trente neuf cayers en papier du livre des formes, figures et ymages qui sont ès cieux, translatez d’espagnol en françois par Pierre Leraut, jadiz maistre des pors et passaige en la senechaucie de Beaucaire, du commandement de Monseigneur le duc de Berry, dont le premier cayer commence Au nom du pere et du filz. Et sont touz yceulz cayers liez en une couverture de parchemin 24.

La liasse a été considérée sans valeur par les libraires de l’Université de Paris, qui estimèrent la bibliothèque en 1424. Comme le suggère L. Delisle 25, ce silence au sujet du prix est peut-être dû au fait que le volume appartenait au Duc de Berry, puisqu’il est cité dans l’inventaire de la bibliothèque qui a eu lieu après sa mort : Un petit livre des Images du ciel et du monde, escript en françois, de lettre de forme.

23

Aly Aben Ragel, Libro conplido..., éd. cit. 1954, p. 60 sqq.

24

L. Delisle, Recherches…, op. cit., vol. II, n. 616.

25

Ibid., p. 304*, n. 173.

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Parmi les livres de Charles VI, il y avait un volume entre les années 1411 et 1413 qui n’est pas cité dans l’inventaire de 1424, et qui ne fut par conséquent pas estimé : Un livre d’astronomie, qui semble estre de arte notoria, escript en espagnol, de lettre de forme, à deux coulombes, très parfaitement bien figuré, et de bonnes couleurs d’enlumineure de Boulongne, et contient en tout cinq cayers, dont le premier commence ou IIe foillet en rouge lettre estas son las figuras, et ou derrenier ocio aniello de mercurio. Couvert d’une pel de parchemin 26.

Il est possible que la traduction de Pierre Leraut – au sujet duquel je n’ai rien réussi à savoir – ait été réalisée à partir de cet original, étant donné que les dates de son arrivée et de sa sortie de la bibliothèque royale coïncident avec celles de la version française. Entre 1276 et 1279, un nouveau recueil castillan de lapidaires a été réalisé à la cour d’Alphonse X : il s’agit du Libro de las formas et de las imágenes : Et fue començado este libro en el año xxvº de su regno, et la era de Çésar de mill e trezientos e catorze años, et la del Nuestro Señor Jhesu Christo en mill et dozientos et setaenta et seis años ; et acábase en el xxviiº año de su regno, et la era de Çésar en mill et trezientos et xvii años, et la del Nuestro Señor Jhesu Christo en mill et dozientos et setaenta et ix años 27.

Cette collection, dont seulement l’index et le prologue ont survécu (en tout quatorze folios), était formée de onze textes différents : dix d’entre eux sont des traités sur les propriétés des pierres en rapport avec les corps célestes (d’après les signes qui étaient gravés sur les pierres, on les convertissait en talismans). Le seul traité de la collection qui échappe à ces caractéristiques est le troisième, qui s’occupe de l’influence des étoiles, des planètes et des constellations sur les hommes qui sont nés sous leur signe 28. Chaque traité du Libro de las formas est d’un auteur différent, généralement difficile à identifier : Aboláys, Timtim (Tumtum), Pythagore, Yluz, Yluz et Belienus (Belenus ou Apolonius de Tiana), Pline et Belienus, Utarit (Hermès ?), Ragiel (Aly Aben Ragel), Yacoth, et Aly ; seul le dernier traité est anonyme.

26

Ibid., n. 714.

27

Escorial, ms. h-I-15, in Lapidario and Libro de las formas & de las imágenes, éd. Roderic C. Diman et Lynn W. Winget, Madison, Seminary of Hispanic Medieval Studies, 1980, p. 151 ; F. Gómez Redondo, Historia de la prosa medieval castellana, op. cit., p. 620 sqq. 28 Anthony J. Cárdenas, « Alfonso X´s Libro de las formas de las ymagenes : Facts and Probabilities », Romance Quarterly, 33, 1986, p. 270-74.

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4. Livre des secrets de nature C’est à l’époque d’Alphonse X que doit remonter l’original méconnu du Livre des secrets de nature 29. Selon le prologue et l’explicit, le roi castillan demanda que l’on traduise l’œuvre du grec au latin : Ci comence le Livre des secrets de nature, sus la vertu des oyseauls et des poissons, pierres et herbes et bestes, lequel le noble roy Alfonce d’Espaigne fit transporter de grec en latin.

L’auteur, – l’explicit l’affirme – est Aaron et le livre a parcouru un long chemin depuis l’Orient jusqu’à ce qu’il arrive dans les mains du roi Alphonse, après être passé par la Perse et Athènes, l’itinéraire évident de la translatio studii : Yci fenist le livre des secres de nature lequel fit Aaron. Et apres vint al (... ?) le roy de Perse, et apres fu porte a Athenes [...] dont il vint a la notice du noble roy Alfons d’Espaigne, lequel le fit translater de grec en latin, et chier le tint et garda 30.

Le texte fait partie d’un codex du XIVe siècle, de tradition hermétique, qui commence par un Calendrier de la Reine – probablement Jeanne de Navarre (1272-1305), femme de Philippe le Beau (1268-1314) –, suivi par le Livre des secrets de nature, et qui inclut, en outre, divers autres traités d’alchimie, avec des œuvres de Bernard de Trévise, Arnaldo de Vilanova ou Jean de Meun. Nous ne savons rien de l’auteur, du traducteur ou de la date de l’original, et nous ignorons si Alphonse X a réellement quelque chose à voir dans l’histoire textuelle ou s’il s’agit d’une attribution sans fondement. Le contenu du Livre nous autorise à penser à la véracité de l’information, bien qu’aucune information qui permette de contraster les mots du prologue et de l’explicit n’ait été conservée. L’œuvre parle des propriétés et des vertus des animaux, végétaux et minéraux, en établissant cinq sections selon leur contenu : oiseaux, poissons, pierres, herbes et arbres, et animaux à quatre pattes. Dans chaque section, les êtres se présentent selon une hiérarchie. De cette manière, l’aigle préside la section des oiseaux ; la baleine, celle des poissons ; le carboncle est la première des pierres ; et finalement, le lion, suivi de la licorne, sont les animaux les plus importants parmi ceux à quatre pattes. Chaque être est brièvement présenté, et ensuite il est expliqué pour quelle maladie sert chacune de leurs parties, transformant le tout en une claire imitation de la Materia Medica de Dioscoride : L’aigle a tel nature qu’elle est tant noble et tant vertueuse, car il n’est oysel qui ose regarder la vertu du soleil fors que lui. Mais elle renouvelle sa jonesce, car quant elle est vieille elle se renouvelle et Dieux lui a done maintes vertus contre toutes enfermetes humaines, car elle ne a riens sur soy qu’il ne ait 29

Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 2872, fol. xxxi vº a (actuel fol. 38 rº a).

30

Ibid., fol. l rº b (actuel fol. 56 vº b).

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vertus tant est merveilleuse et pour ce est dit roy de touz les oyseauls. En son chief porte .ij. pierres de grant vertu. Item les temples de l’aigle guairist toute cefalargie qui les porte sur soy. Item le droit oeul de l’aigle donne bonne fortune a cil qui le porte et donne victoire... 31 [L’aigle a une telle nature par laquelle il est si noble et si valeureux, en effet, il n’y a pas d’autre oiseau qui ose regarder la force du soleil à part lui. En plus, il renouvelle sa jeunesse, car quand il est vieux, il se renouvelle. Et Dieu lui a donné de nombreuses vertus contre les maladies humaines, car il n’y a rien en lui qui n’ait pas quelque vertu, tellement il est merveilleux. Pour cela, on l’appelle le roi des oiseaux. Dans sa tête, il a deux pierres de grande vertu. En outre, les tempes de l’aigle soignent tout maux de tête de celui qui en a. En plus, l’œil droit de l’aigle porte bonheur à celui qui le porte et lui donne victoire...].

On ignore si à la cour alphonsine a été menée à bien la traduction en espagnol d’aucun texte apparenté à la Materia Medica de Pedanius Dioscoride d’Anazarba ou au Physiologus. L’œuvre de Dioscoride était connue dans l’Espagne musulmane dès le IXe siècle, mais devint particulièrement importante au Xe siècle 32 : en l’an 948, Constantin VII Porfirogeneta, empereur byzantin, envoya à ‘Abd al-Rahman III (912-961), calife de Cordoue, un magnifique codex de la Materia Medica en grec. Deux ans plus tard, face à l’impossibilité de trouver dans le califat quelqu’un qui sache le grec, l’empereur byzantin confia au moine Nicolas la traduction de l’œuvre, travail difficile, étant donné l’abondance de noms de plantes et de médicaments pas toujours connus des locuteurs d’autres langues. Nicolas y travailla dix ans, mais sa version resta incomplète, à cause de l’absence de certaines équivalences lexicales. Cependant, cette traduction ne s’est pas diffusée. En effet, une version effectuée un siècle auparavant par Hunayn ibn Ishāq (Johannitius, dans la tradition latine) restait en vigueur. Hunayn est également connu dans la littérature espagnole médiévale pour ses Máximas morales de los filósofos, et pour apparaître en tant que personnage dans la version castillane (du milieu du XIIIe siècle) de Bonium ou Bocados de oro, une collection de proverbes réunie au XIIe siècle par Mubassir ibn Fātih, et probablement en relation avec des cercles hermétiques égyptiens. Quelques-unes des traductions alphonsines de traités astrologiques (le troisième Lapidario, Picatrix, Libro de Raziel, etc.) se rapprochent de la tradition hermétique. Il est établi que le roi castillan a toujours montré un grand intérêt pour les vertus des pierres, comme cela se reflète dans le fait que, encore infant, il fit traduire le Lapidario d’Abolays, ouvrage qui était tombé dans ses mains en 31

Ibid., fol. xxxij rº a (actuel 38 vº a).

32

Cf. Cesar E Dúbler, La “Materia Medica” de Dioscórides. Transmisión medieval y renacentista, Barcelona, CSIC, 6 vol., 1953-1959. Hunayn ibn Ishāq, médecin nestorien au service des califes al-Ma’mūn et al-Mutawakkil (847-861), excellent et prolifique traducteur du grec au syrien et à l’arabe, n’est pas étranger à la diffusion de la science médicale et de Dioscoride. Parmi les traductions de Hunayn on trouve la Materia Medica de Dioscoride, auparavant déjà traduite en arabe par Istifān ben Bāsīl.

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arabe en l’an 1244 et qui était déjà traduit en 1250, grâce à Yhuda Mosca le Jeune, médecin et l’un des plus actifs collaborateurs du roi, aidé par le clerc Garci Pérez, grand connaisseur du savoir astronomique 33. Trois lapidaires de plus ont été traduits à l’époque d’Alphonse X, tous à caractère astronomique ou zodiacal, apparentés à la tradition hébraïque, kabbalistique et stellaire de Henoch. Il n’est pas surprenant que la Materia Medica de Dioscoride apparaisse dans le Lapidario de Alphonse X : un long chemin unit le texte grec et la traduction faite en Castille 34. Pour ce qui est du Physiologus, on peut signaler qu’il était déjà connu par Isidore de Séville, car il l’emploie dans les Etymologiae, mais les témoignages directs ne sont pas plus nombreux, et il n’a été conservé aucune traduction latine de cette collection 35. Une autre possibilité est que la matière de notre ouvrage provienne d’une encyclopédie médiévale (Tomás de Cantimpré, De natura rerum, vers 1240 ; Bartolomeus Anglicus, De proprietatibus rerum, vers 1240 ; Vincent de Beauvais, Speculum historiale, vers 1250 ; Brunetto Latini, Livres dou Tresor, 126364 ; Alberto Magno, De animalibus, a. 1280). Cependant, seul le Tresor de Brunetto Latini eut une certaine diffusion en Castille, étant donné que son auteur se rendit à la cour d’Alphonse X en tant qu’ambassadeur de Florence en 1260, comme il a déjà été indiqué. Cette œuvre a été traduite en castillan à l’époque du roi Sancho IV, entre 1285 et 1295 36. Toutefois, toute l’application médicale des propriétés des êtres cités est absente dans la tradition encyclopédique du Moyen Âge. Il est encore plus surprenant d’affirmer qu’une traduction directe du texte grec au latin a été réalisée en Castille, étant donné qu’au XIIIe siècle, ce n’était pas un procédé habituel. À moins de comprendre que l’itinéraire s’est effectué à l’inverse de ce qui est affirmé dans l’explicit – il passerait de la Grèce à la 33 Alfonso X, Lapidario (según el manuscrito escurialense H.I.15), Introd., éd. et notes de S. Rodríguez M. Montalvo, Madrid, Gredos, 1981. On rencontre aussi dans la tradition occidentale la préoccupation pour les pierres et pour le pouvoir que montraient les astres sur elles. À partir du XIIe siècle, on assiste à une floraison abondante de lapidaires autant en latin (Arnoldus Saxo, Alberto Magno et, surtout, Marbode de Rennes), qu’en romance (Philippe de Thaon consacre trois cents vers de son Bestiaire aux propriétés des pierres), bien que les lapidaires de la tradition occidentale remontent en définitive à l’Apocalipsis, avec de rares ajouts (voir Emmanuel Poulle, Les Sources astronomiques (Textes, tables, instruments), Turnhout, Brepols, “Typologie des sources du Moyen Âge Occidental” (39), 1981). 34

Marcelino V. Amasuno, La “Materia Medica” de Dioscórides en el “Lapidario” de Alfonso X el Sabio. Literatura y ciencia en la Castilla del siglo XIII, Madrid, CSIC, 1987. 35

Sur la diffusion médiévale du Physiologus et d’autres bestiaires, voir l’excellent travail de Nicasio Salvador Miguel, « Los bestiarios y la literatura medieval castellana », in Fantasía y Literatura en la Edad Media y los Siglos de Oro, éd N. Salvador Miguel et alii., Madrid – Frankfurt, Iberoamericana, 2004, p. 311-336. 36 Carlos Alvar, « Textos técnicos traducidos en Castilla (siglos XIII a XV) », Butlletí de la Societat Castellonenca de Cultura, 74, 1998, p. 235-255, en particulier p. 246.

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Perse –, il faudra considérer que les paroles de l’explicit sont erronées ou carrément fausses.

Conclusions Tout au long du Moyen Âge, différents textes du roi de Castille Alphonse X ont été traduits en français. L’importance de ces versions est due dans certains cas à la perte de l’original en castillan, comme pour le Libro de la Escala de Mahoma et pour l’hypothétique original du Livre des secrets de nature. Dans d’autres cas, les traductions renvoient à l’intérêt existant à la fin du XIVe siècle pour l’astronomie et l’astrologie : il n’est pas surprenant d’apprendre l’existence de ces versions dans la bibliothèque d’un roi tant enclin au savoir des étoiles comme l’était Charles-Quint. Certaines de ces traductions sont bien connues par les spécialistes de l’œuvre d’Alphonse X et par les historiens de la traduction, mais la plus grande partie des textes que j’ai cités (ceux qui se trouvent dans la bibliothèque des rois de France et le manuscrit des Secretos de la Naturaleza) étaient passés inaperçus jusque là, ou n’avaient pas été présentés ensemble. Dans les pages précédentes, j’ai à peine réalisé une ébauche de ce que purent être ces traductions. La localisation et l’identification des versions appartenant à Charles-Quint et Charles VI ne seront pas faciles, car parfois on en a perdu la piste depuis plus de cinq cents ans. Peut-être qu’à un moment donné une étude sur ces livres pourra être menée ; jusque-là, nous devrons nous limiter à spéculer avec les références et à rallonger la liste de la littérature perdue 37.

37

Traduction de Sarah Finci (Université de Genève).

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La traduction en moyen français chez les dames de la haute noblesse à la fin du Moyen Âge : entre outil de savoir et instrument de pouvoir 1 OLIVIER DELSAUX Université catholique de Louvain (G.R.M.F.)

C

ette communication a pour but d’examiner l’éventuelle spécificité du rôle des dames de la haute noblesse de la fin du Moyen Âge, par rapport à leur époux, dans les entreprises de traduction en moyen fran-

çais 2.

Quelles sont les sources à notre disposition ? En partie les mêmes que celles des princes, à savoir des inventaires après décès et des comptes. Cependant, la plupart des dames n’ayant ni compte ni bibliothèque propre, les volumes qui ont dû leur appartenir sont perdus dans la masse des librairies de leur mari. Un autre vecteur de source est alors le retour aux mss. qui sont parvenus jusqu’à nous et qui porteraient des marques d’appartenance. Aussi, un inventaire étant un document avant tout administratif, les mss. y sont identifiés par leurs aspects extérieurs. Dès lors, il est souvent difficile de distinguer un texte original d’une traduction, d’une part parce que la mention en françois ou en latin, qui n’est pas systématique – soit 1 Limité par le nombre de signes à notre disposition, nous avons dû nous résoudre à ne donner à lire que notre contribution au colloque, sans pouvoir faire référence à l’ensemble des sources utilisées. 2 Un des intérêts d’étudier ce phénomène par le biais des bibliothèques féminines réside dans le fait qu’une princesse reçoit beaucoup moins de présents et bénéficie de moins d’héritages qu’un prince ; dès lors, sa librairie ne contient généralement qu’une collection volontairement formée. C’est pourquoi, nous n’avons pas pris en compte les 1300 à 1500 livres d’Anne de Bretagne, dont une grande partie vient des collections de son époux Charles VIII, ainsi que la librairie de Marguerite d’Autriche et celle d’Anne de Beaujeu.

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que ça allât de soi soit que cela n’intéressât personne – ne vaut que si l’on a pu identifier l’œuvre en question (mais que faire devant la mention une Vie de saint, à une époque où les titres se présentent très rarement de façon stable ?), et d’autre part parce qu’un titre d’item en français n’induit pas nécessairement que le texte soit en français également 3. Nous avons pris en compte toutes les traductions, principalement de textes latins, commandées, copiées, reçues ou simplement présentes dans les librairies des dames de la haute noblesse vivant en France et en Bourgogne aux XIVe et XVe siècles ; soit environ une trentaine de personnes. Néanmoins, afin d’éviter un trop grand gauchissement de la perspective en isolant des dames auxquelles nous pouvons attribuer uniquement quelques livres, nous avons travaillé en priorité sur les librairies pour lesquelles il est possible de croire que nous connaissons la majeure partie de leur contenu. Par ailleurs, quand nous ne pouvions être certain d’être en face d’une traduction, nous nous sommes abstenu de prendre cette attestation en considération.

Est-ce que cette volonté des dames de traduire serait due à une plus grande méconnaissance du latin que les princes ? Beaucoup ont répondu par l’affirmative, sans doute trop vite. En effet, d’une part, comme l’a bien montré Monfrin 4, il faut bien distinguer latin et latin, et si certaines princesses « possédaient » un certain latin, un latin commun, elles n’en avaient pas une maîtrise suffisante pour accéder à un latin littéraire, complexe et recherché, nécessaire à la lecture in extenso de TiteLive. D’autre part, il semble 5 que les femmes aient eu du moins une moins bonne connaissance du latin que leurs époux. Ainsi, même une des femmes les plus instruites de la fin du Moyen Âge, Christine de Pizan, lorsqu’il existait une traduction française d’un ouvrage latin, se servait en priorité de cette dernière

3 Albert Derolez, Les Catalogues de bibliothèques, Turnhout, Brepols, “Typologie des sources du Moyen Âge occidental” (31), 1979. 4 Jacques Monfrin, « La connaissance de l’Antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire dans la France du XVe siècle », [1990], auj. in Id., Études de philologie romane, éd. Geneviève Hasenohr, Marie-Clotilde Hubert et Françoise Vielliard, Genève, Droz, “Publications Romanes et Françaises” (CCXXX), 2001, p. 830 et « Les traducteurs et leur public en France au Moyen Âge », [1994], auj. in Id., Études…, op. cit., p. 799. Voir aussi Serge Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, Vrin, 1986, p. 81-90. 5 Geneviève Hasenohr, « L’essor des bibliothèques privées aux XIVe et XVe siècles », in Histoire des bibliothèques françaises. I. Les bibliothèques médiévales du VIe siècle à 1530, sous la dir. d’André Vernet, Paris, Promodis – Éditions du Cercle de la Librairie, 1989, p. 245 ; Susan Groag Bell, « Medieval Women Books Owners : Arbiters of Lay Piety and Ambassadors of Culture », in Women and Power in the Middle Ages, éd. M. Erler et M. Kowaleski, Athens (Georgia), UP, 1988, p. 165.

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plutôt que de l’original 6 ; notons que la poétesse, qui a beaucoup écrit sur le rôle moral et social des dames (« Livre des trois vertus », « Livre de la Cité des dames »…), ne fait aucune allusion aux traductions que ces dernières auraient pu commander. De plus, les premiers humanistes considéraient l’enseignement du latin aux jeunes filles comme une perspective de progrès qui permettrait à notre civilisation de se détacher des « lourdeurs barbares » du Moyen Âge 7. Aussi, dans une traduction offerte à Marguerite d’York, duchesse dont le seul ouvrage en latin qu’elle commandât était destiné à l’archiduc Philippe, il est dit : « Mais pour ce que pluseurs non clercs, femmes et aultres simples gens […] n’entendent pas latin » 8. De même, dans une autre traduction offerte à l’épouse du Téméraire, on trouve : « je veul escripre en françois plus qu’en latin et plus aux femmes qu’aux hommes » 9. On peut d’ailleurs noter que l’auteur du Ménagier de Paris recommande à sa jeune épouse uniquement « pluseurs bons livres en françois » 10. Ensuite, dans un ms. de la traduction du Miroir historial de Vincent de Beauvais dédiée à Jeanne de Bourgogne, la miniature ouvrant le manuscrit est scindée en deux parties : on voit à gauche saint Louis rendant visite à Vincent de Beauvais rédigeant le livre latin, tandis qu’à droite, de façon symétrique, on voit Jeanne de Bourgogne, petite-fille de Louis IX, rendre visite à Jean de Vignay rédigeant la traduction du Miroir ; peut-être, voulait-elle ainsi se revendiquer comme une émule de ce roi, mais en allant plus loin, puisque, par l’emploi du vernaculaire, elle offrait l’œuvre à un public plus large 11. De plus, dans certains testaments, les ouvrages en latin sont plutôt réservés aux hommes tandis que ceux en français sont donnés en priorité aux femmes ; Marie de Berry reçoit de son père uniquement des livres en français. De même, dans l’inventaire après décès de Gabrielle de La Tour, comtesse de Montpensier, on ne trouve presque aucun livre en latin tandis que dans la partie du

6 Gabriella Parussa, « Christine de Pizan. Une lectrice avide et une vulgarisatrice fidèle des ‘rumnigacions du latin et des parleures des belles sciences’ », in Traduction et adaptation en France. Actes du Colloque organisé par l’Université de Nancy II 23-25 mars 1995, éd. Charles Brucker, Paris, Champion, “Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance” (X), 1997, p. 161. 7

S. G. Bell, art. cit., p. 166-7.

8

Ms. Bruxelles, B.R. 9.272, fol. 216 v°, cité dans P. Cockshaw, « Some Remarks on the Character and content of the Library of Margaret of York », in The Visions of Tondal from the library of Margaret of York, éd. Thomas Kren et Roger S. Wieck, Malibu, Paul Getty Museum, 1990, p. 58. 9

Ms. Bruxelles, B.R. 9.305, fol. 30, cité dans Cockshaw, art. cit., p. 58.

10

Le Mesnagier de Paris, éd. Georgine E. Brereton et Janet M. Ferrier, Paris, L.G.F., “Lettres gothiques” (I), 1994, III, 118, p. 129. 11 Christine Knowles, « Jean de Vignay. un traducteur du XIVe siècle », Romania, 75, 1954, p. 353.

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document qui concerne les livres hérités de son mari, on trouve une quarantaine d’ouvrages en latin. Enfin, 14% des textes du corpus sont écrits en latin ; soit en moyenne 5% de chaque librairie. Néanmoins, seulement 16 textes ne sont pas des œuvres liturgiques ou paraliturgiques. Par ailleurs, ils s’agit toujours d’œuvres médiévales systématiquement présentes dans les librairies des princes. Parallèlement, chez Charles V, on a 30% de textes en latin non liturgiques 12 ; chez Charles d’Orléans, 17 % 13. Tout ceci corroborerait donc l’idée selon laquelle les femmes maîtrisaient un certain latin, mais pas suffisamment pour prétendre tout lire dans cette langue. Ceci tient peut-être au fait que même si l’instruction de ces princesses était parfois assez poussée, elle n’était sans doute pas particulièrement orientée vers la maîtrise du latin, langue dont les usages étaient avant tout juridiques, scientifiques et théologiques alors que ces domaines leur étaient, dans l’esprit de l’époque, à priori peu destinés. Comme le confie Antoine Dufour à Anne de Bretagne dans les Vies des femmes célèbres : « La plupart des nobles dames de France ne entendent le langage latin » 14. Néanmoins, il faut sans doute réduire l’écart entre hommes et femmes. Ainsi, si Christine de Pizan a salué la connaissance du latin de Charles V, elle ajoute juste après « pour ce que peut-estre n’avoit le latin, pour la force des termes soubtilz, si en usage comme la lengue françoise fist de theologie translater etc. » 15. Malgré tout, il est difficile de dire que ces éléments d’analyse soient l’indice d’un goût immodéré des femmes pour la littérature vernaculaire. En effet, 15% du corpus est composé de traductions ; soit environ 20% en moyenne de chaque librairie. Chez Charles V, on a environ 31% de traductions. Il y a donc bien eu volonté d’accéder à un certain savoir, mais par l’intermédiaire indispensable d’une traduction. Aussi, contrairement à ce que l’on trouve chez les hommes, il n’y a pas de doublon, c’est-à-dire la présence dans une même librairie d’un ouvrage en latin et de sa traduction.

12

Léopold Delisle, Recherches sur la librairie de Charles V, t. II, passim.

13

Pierre Champion, La Librairie de Charles d’Orléans, Paris, Champion, “Bibliothèque du XVe siècle” (XI), 1910, p. XVI. Dans l’inventaire de Bruges de 1467 de la librairie des ducs de Bourgogne (Joseph Barrois, Bibliothèque protypographique ou Librairies des fils du roi Jean, Charles V, Jean de Berri, Philippe de Bourgogne et les siens, Paris, Treutell et Würtz, 1830, p. 424 sqq.), sur environ 900 textes, 130 sont en latin, mais 80 sont des livres de chapelle ou des bibles. 14

Éd. Gustave Jeanneau, Genève, Droz, “T.L.F.” (168), 1970, p. 1.

15

Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, éd. Suzanne Solente, Paris, Champion, “Société de l’histoire de France (Série antérieure à 1789)”, 1936, § III, 12.

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Par ailleurs, les autres langues sources ne sont pas absentes. On trouve un certain nombre de traductions à partir de l’espagnol 16 et à partir de l’italien 17 tandis que les traductions à partir de langues germaniques ne sont pas bien représentées. Les princesses étaient prédisposées à être les agents de tels projets de traductions d’une langue vernaculaire vers le moyen français puisque, en se mariant avec un prince ou un roi, elles rejoignaient de facto leur époux et ses terres, suivie par leur cour, leur langue et leur littérature d’origine ; on trouve néanmoins peu de livres en langues originales. On trouve aussi des traductions du moyen français vers une langue romane, comme la traduction portugaise du Livre des trois vertus de Christine de Pizan offerte par Isabelle de Portugal à sa petite-nièce 18.

Quel est le contexte historique dans lequel se développent ces traductions ? Les traducteurs sont souvent des protégés des princesses – dans ce cas il arrive que leur formation ait été financée par celles-ci –, ou bien de leur mari, voire de leurs enfants, mais ils travaillent la plupart du temps exclusivement 19 pour elles, du moins pendant une certaine période (que l’on pense à David Aubert) 20. Parfois, ce clerc, ou moins souvent ce moine, est venu dans les « bagages » de la princesse 21. Aussi, certains traducteurs restent fidèles à l’entourage féminin d’une première patronne. Enfin, souvent, les commandes de traductions ou de copies de traductions se concentrent sur un moment particulier, le veuvage 22. Marie de Clèves, troisième épouse de Charles d’Orléans, 16 Charity C. Willard, « Isabel of Portugal and the French Translation of the ‘Triunfo de las doñas’ », Revue belge de philologie et d’histoire, XLIII, 1965, n° 3, p. 961-969. 17 Jacques Monfrin, « Étapes et formes de l’influence des lettres italiennes en France au début de la Renaissance », [1970], auj. in Id., Études de philologie…, op. cit., p. 843. 18 Claudine Lemaire, Michèle Henry et Anne Rouzet, Isabelle de Portugal. Duchesse de Bourgogne, Bruxelles, Bibliothèque royale Albert Ier, 1991, p. 54. La duchesse fut également l’instigatrice de la traduction en portugais de l’Imitation de Jésus-Christ. Marguerite d’York encouragea William Caxton à traduire du français et puis à imprimer l’Histoire de Troye (cf. S. Groeg, « Margaret of York, Simon Marmion, and ‘The Visions of Tondal’ », in The Visions of Tondal…, op. cit., p. 158). 19

Anne-Marie Lecoq, François Ier imaginaire. Symbolique et politique à l’aube de la Renaissance française, Paris, Macula, “Art et Histoire”, 1987, p. 72. 20

Richard E. F. Straub, David Aubert, escripvain et clerc, Amsterdam, Rodopi, 1995, p. 150. 21

Monique Sommé, « Les Portugais dans l’entourage de la duchesse de Bourgogne, Isabelle de Portugal (1430-1471) », Revue du Nord, 77, avril-juin 1995, p. 324. 22 Ce moment de relative « indépendance » correspond régulièrement à un approfondissement de la vie de la princesse dans la dévotion et la spiritualité ; les traductions des reines et princesses étant globalement celles de textes d’inspiration morale ou spirituelle, celles-ci sont assez naturellement centrées sur cette période. Mahaut d’Artois commande avant la mort de son mari uniquement des œuvres profanes et vernaculaires (un Ogier, un Roman de la violette, un Roman de Renart, un Perceval…), tandis que,

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commande avant la mort du duc un exemplaire des poésies de son mari, un Tristan en prose, un Lancelot-Graal et des œuvres de Chartier, puis à la mort du duc, acquiert des traductions du Miroir ystorial, des Métamorphoses d’Ovide, de la Légende dorée et du Livre des Anges de Francesc Eixemenis. On observe ainsi un intérêt relativement constant pour les traductions, avec un certain ralentissement dans la période fin du XIVe-début du XVe siècle ; ce qui n’a pas nécessairement été le cas chez les hommes. Néanmoins, le caractère fragmentaire et provisoire de nos données ne nous autorise pas à faire correspondre ce léger ralentissement avec les troubles politiques, même si d’une part, l’on peut constater que presque la moitié des commandes de traductions de notre corpus est issue de librairies postérieures à 1440 et que, d’autre part, on remarque une absence de la demande entre le début du XIVe siècle et le milieu du XVe siècle ; il est possible que notre perspective soit quelque peu biaisée puisque l’on peut observer une baisse générale de la production des livres de 1350 à 1450 23. Ce constat en amène un autre, à savoir que les entreprises de traduction et les copies de ces dernières ne sont pas des affaires de couple, si royal fût-il. Ainsi, on ne connaît aucune traduction commandée par Jeanne de Bourbon, l’épouse de Charles V, ni même copiée pour elle. À l’inverse, Jeanne de Bourgogne, à qui furent sans doute destinées près de six traductions, est l’épouse de Philippe VI qui n’est pas particulièrement connu comme mécène-traducteur. Une seule exception, et non des moindres : les ducs de Bourgogne et leurs épouses. Plus que l’influence du mari, c’est celle des parents qui semble la plus décisive. Isabelle de Portugal est née dans une famille de lettrés extrêmement cultivés et a été influencée dans le choix de certaines de ses traductions par ses frères Pedro et Duarte 24. Elle a ouvert la voie à sa bru Marguerite d’York, dont le père et l’oncle étaient par ailleurs tous deux traducteurs. Chez les hommes, cela semble être moins le cas ; certes, il y a bien Philippe le Bon et le Téméraire, mais Charles V n’eut pas vraiment de continuateur dans les personnes de Charles VI ou Charles VII, voire Louis XI. En ce qui concerne les foyers de traduction, les Flandres semblent avoir été un terreau fertile à l’éclosion des traductions chez les femmes de la noblesse. Si l’on additionne les traductions commandées par les dames d’obédience bourguignonne, on voit qu’elles ont commandé plus de la moitié des traductions du corpus. À l’inverse, après Charles V, si l’on additionne les traductions commandées, copiées ou acquises par les reines de France jusqu’à Anne de

pendant son veuvage, elle commande la copie d’une Bible en latin et celle d’un Boèce, tout en acquérant des vies de saints ainsi que des livres d’Heures et d’oraisons. 23 Carla Bozzolo et Ezio Ornato, Pour une histoire du livre manuscrit au Moyen Âge. Trois essais de codicologie quantitative, Paris, CNRS, 1983, p. 97-98. 24 Charity C. Willard, « Isabel of Portugal, patroness of humanism ? », in Miscellanea di studi e ricerche sul quattrocento francese, éd. Franco Simone, Torino, Giappichelli/Università degli Studi di Torino, 1967, p. 527-9.

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Bretagne non comprise, on voit qu’elles ont possédé, à elles toutes, autant de traductions que la seule duchesse d’Orléans, Marie de Clèves. Finalement, on peut constater une sorte de glissement que Jacques Monfrin avait déjà pu suggérer pour les princes : les traductions se développent en France stricto sensu au XIVe siècle et dans le Nord au XVe siècle.

Typologie des textes Si l’on suit certaines études ou éditions basées sur des traductions commandées par des dames, l’on voit que les translations sont généralement très littérales et émaillées de gloses plus pédagogiques que lexicologiques ou encyclopédiques, sans grand souci rhétorique ou esthétique dans la langue du texte. Les manuscrits ont une très belle apparence externe : grand format, vélin, mise en page sophistiquée, lettrines, peu d’abréviations, belle reliure et surtout toujours un grand nombre d’illustrations ou de décorations (ce qui n’est pas le cas des mss. latins de ces mêmes personnes). Le corpus contient soixante-douze entrées. Les traductions les plus fréquentes nous informent des grandes tendances : la Légende dorée (6 librairies), Métamorphoses d’Ovide, Miroir des dames et Livre des Echecs (5 librairies), Miroir Historial (4 librairies). La plupart sont des « best-sellers » de la littérature médiévale 25, que l’on retrouve d’ailleurs systématiquement dans les collections des princes. Les tendances lourdes sont la morale et la religion, avec une certaine propension pour tout ce qui est somme pratique et/ou encyclopédique. La spécificité féminine se révèle sans doute dans la présence du Livre des femmes nobles et renommées de Boccace et surtout dans celle du Miroir des dames, manuel de morale chrétienne particulièrement destiné aux princesses et aux reines et qui apparaît réellement comme un ouvrage de référence, depuis Jeanne de Navarre qui en commanda la traduction, après que la version latine lui eut été dédiée 26, jusqu’aux nombreuses copies que l’on retrouve, copiées ou acquises, dans notre corpus ; notons que l’original latin n’eut aucune diffusion chez les dames. Les textes dont la traduction a été commandée par une dame recoupent globalement ceux de la catégorie précédente ; lorsque ce n’est pas le cas, ces textes correspondent aux tendances précédemment décrites. Si l’on tient compte de la date de composition des textes sources, l’on voit que les traductions d’auteurs de l’Antiquité classique ne représentent qu’un peu plus d’un dixième des entrées, avec un certain privilège accordé à Ovide et Tite-Live, mais qui n’a rien d’original. La traduction a été avant tout pour les princesses et les reines un adjuvant nécessaire à la lecture des œuvres de référence du Moyen Âge. Néanmoins, le haut Moyen Âge est assez négligé (avec moins d’un dixième des textes et encore, ce sont la Consolation de Boèce 25

J. Monfrin, « La connaissance de l’Antiquité… », art. cit., p. 804.

26

Anne Dubrulle, « Le Speculum dominarum de Durand de Champagne. Édition critique », in Positions des thèses soutenues par les élèves de la promotion 1987. École nationale des Chartes, 1988, p. 71-74.

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et la Cité de Dieu) tandis que le bas Moyen Âge ne représente qu’un peu plus de deux dixièmes des textes. Il semble que ce soit le Moyen Âge central avec deux tiers des entrées qui domine 27, ce qui est conforme aux librairies masculines. En ce qui concerne le contenu des textes, il est intéressant de constater que l’on trouve peu de textes d’inspiration entièrement profane visant le divertissement ; Roman de Troyle présent chez Marie de Clèves et Teseida 28. En outre, les ouvrages scientifiques autres que les encyclopédies sont très rares, même s’il est vrai qu’ils ont été jusqu’à présent fort peu étudiés 29. Par contre, l’Histoire semble avoir particulièrement intéressé les princesses 30, des Commentaires de César aux trois premières décades de Tite-Live en passant par les Grandes Chroniques de France et la traduction du De temporibus. Cet intérêt pour les phases historiques de la civilisation semble aller de pair avec une certaine attention portée aux textes politiques, autant la Cité de Dieu et Végèce que Gilles de Rome. Nous ne revenons pas sur la littérature d’inspiration morale ou didactique, très bien représentée, avec un nombre non négligeable de traductions de Boccace (le De casibus virorum et le De claris mulieribus) et de Pétrarque (De vita solitaria et De remediis utriusque fortunae), des textes d’« humanistes » certes, mais des textes dont le style général ne déparait pas tellement dans la culture médiévale française de l’époque 31. Enfin, plus d’un tiers des textes traduits est composé de textes religieux ; certaines librairies sont composées uniquement de ce type de texte (Bonne de Luxembourg). En premier lieu viennent les Saintes Écritures, puis les textes hagiographiques sans un privilège particulier accordé aux saintes. On trouve peu de textes des Pères de l’Église (surtout saint Augustin, mais seulement la Cité de Dieu), mais un certain nombre de textes de penseurs comme saint Bernard et saint Bonaventure ; les contributions plus contemporaines ne sont pas absentes avec Gerson, Henri Suso et Thomas a Kempis. Globalement, les textes traduits relèvent d’une piété fervente et active, d’une spiritualité ascétique et mystique doublée d’une attention démesurée à la morale, plus que de 27 Ce qui peut sans doute s’expliquer par le fait que cette période semble avoir été particulièrement féconde en recueils, sommes et autres encyclopédies qui semblent particulièrement appréciées par le public féminin. 28

Traduction du Filostrato de Boccace, cf. Carla Bozzolo, Manuscrits des traductions françaises d’œuvres de Boccace au XVe siècle, Padova, Antenore, “Medioevo e Umanesimo” (15), 1973, p. 29 et 34. La Teseida du ms. Wien, 2617 a peut-être été offerte à Jeanne de France, fille de Charles VII. 29

Dans le corpus, on trouve un seul traité d’astrologie et un traité de médecine, mais de nombreux « Au sujet des propriétés des choses » ; les traductions de traités de géographie ou de récits de voyage sont quasiment absentes. 30 Colette Beaune et Élisabeth Lequain, « Femmes et histoire en France au XVe siècle : Gabrielle de La Tour et ses contemporaines », Médiévales, 38, printemps 2000, p. 111-136. 31 Franco Simone, « La présence de Boccace dans la culture française du XVe siècle », The Journal of Medieval and Renaissance Studies, I, n° 1, 1971, p. 20.

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réflexions théoriques sur des points dogmatiques de doctrine scolastique comme chez les hommes ; ces traductions annoncent et/ou participent de la devotio moderna. Dans les grandes lignes, les textes traduits figurant dans ces librairies n’ont rien de très original et les collections sont homogènes. En confrontant notre corpus avec quelques librairies de femmes de la basse noblesse et de la bourgeoisie 32, l’on peut noter que les livres écrits en latin sont encore moins nombreux et que les traductions des Saintes Écritures, d’hagiographies et de traités ascétiques sont encore plus présentes alors que l’on trouve avec difficulté les rares traductions d’auteurs antiques et les quelques livres moraux ou historiques. Ensuite, en comparant avec les librairies des princes, l’on peut constater certaines absences chez les dames plus que l’inverse. Ainsi, notre corpus ne contient pas de traductions de Cicéron, de Jean de Salisbury, de Frontin, de Térence, de Suétone, de Plutarque et très peu de traductions latines d’auteurs arabes ou hébreux… Par contre, ce que l’on retrouve à l’identique, c’est la dynamique qui semble avoir guidé le choix des textes traduits. Chez les dames, l’intérêt pour les Auteurs relève moins d’une curiosité pour un texte en tant que tel, ancré dans une époque, que d’une attention à son côté « pratique » et à son contenu. Ainsi, on trouve des textes juridiques comme les Institutes de Justinien, des règles de santé, des livres d’édification morale, des encyclopédies, le répertoire de mythologie que constituait les Métamorphoses, le résumé de l’histoire antique que sont les textes de Tite-Live ; enfin, significativement, d’Aristote, on trouve des traductions du Ciel et du monde (Marie de Berry) et des Éthiques (Marguerite de Flandres), mais ni l’Organon ni la Métaphysique. Jacques Monfrin 33 a décrit le même phénomène chez les princes : on privilégiait le fond et non la forme.

32 Véronique Flammang, « Compte de tutelle de Loyse de Layé, veuve du chancelier Hugonet –1479 », Bulletin de la Commission royale d’Histoire. Académie royale de Belgique, t. 169, 2003, p. 151-162 ; Bertrand Schnerb, « Piété et culture d’une noble dame au milieu du XVe siècle : l’exemple de Marguerite de Bécourt, dame de Santes », in Au cloître et dans le monde. Femmes, hommes et sociétés (IXe-XVe siècles). Mélanges en l’honneur de Paulette L’Hermite-Leclercq, éd. Patrick Henriet et Anne-Marie Legras, Paris, P. U. Sorbonne, “Cultures et civilisations médiévales” (XXIII), 2000, p. 235-245 ; Françoise Autrand, « Bibliothèques privées sous Charles VI », Annales, t. 28/1, 1973, p. 1219-1244 ; Pierre Cockshaw, « La famille du copiste David Aubert », Scriptorium, 22, 1968, p. 285 ; Marie-Thérèse Caron, « Vie et mort d’une grande dame : Jeanne de Chalon, comtesse de Tonnerre (vers 1388-vers 1450) », Francia. Forschungen zur Westeuropäischen Geschichte, 8, 1980, p. 176 ; Dominique Vanwijnsberghe, ‘De fin or et d’azur’. Les commanditaires de livres et le métier de l’enluminure à Tournai à la fin du Moyen Âge (XIVe-XVe siècles), Leuven, Peeters, 2001, n° 68, 94, 98, 173, 230 et 242. 33

« Humanisme et traduction… », art. cit., p. 174.

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Que peut-on supposer des enjeux de ces traductions ? Premièrement, certaines dédicataires commandent ou font copier des traductions de textes d’un saint ou, plus souvent, d’une vie de ce saint qui en réalité est leur saint patron ; Charles v, né le jour de la sainte Agnès, fit traduire une Vie de cette sainte. Louise de Savoie 34, dévote de saint Jérôme, a commandé une traduction de trois textes latins sur le saint-traducteur 35. Par ailleurs, les dons de certaines traductions à tel ou tel ordre ou à telle ou telle congrégation ou couvent s’inscrivent également dans cette tendance ; les dames lèguent ces dernières aux couvents qu’elles ont protégés et/ou qui maintiennent le culte de leur saint patron. Les princesses voyaient probablement ces donations comme une manière de fournir à des religieuses (il s’agit la plupart du temps de communautés féminines) l’accès à un savoir spirituel voire pratique à une époque où les laïcs, moins latinisés, participaient de plus en plus à la vie spirituelle et où donc les ouvrages spirituels traduits semblaient nécessaires à ces organisations. Deuxièmement, les traductions peuvent correspondre aux préoccupations de la vie personnelle des dédicataires. Renaut de Louhans copie au début du XIVe siècle pour une grande « dame cui Fortune a esté contraire », probablement à la suite du décès de son époux, une traduction de la Consolation de Boèce 36. Troisièmement, ces traductions ont pu jouer un rôle pédagogique important. Les épouses de princes et de roi, étant généralement chargées d’encadrer l’éducation des enfants, du moins celle de base, commandaient pour eux des traductions ou des copies de traductions. Ces fournitures scolaires de luxe pouvaient également prendre la forme d’un legs testamentaire au bénéfice de tel ou tel parent. Ainsi 37, Blanche de Navarre veilla à l’éducation politique de son neveu en lui offrant une traduction du Livre du gouvernement des princes de Gilles de Rome ainsi qu’une traduction du Livre des eschaz, tandis qu’à sa fille elle préféra léguer une traduction de la Bible et de prières en français, et qu’elle soutint l’instruction morale de sa sœur, en lui offrant une traduction du Miroir des dames.

34

Cl. Lemaire, M. Henry, et A. Rouzet, Isabelle…, op. cit., p. 54.

35

A.-M. Lecoq, François Ier…, op. cit., p. 72. Isabelle de Portugal, très attachée à sainte Elizabeth, aurait également commandé une traduction de la vie de celle-ci à Robert Gaguin. Marguerite d’York, qui a développé une grande dévotion pour sainte Colette, commanda une Vie de cette sainte. 36 François Bérier, « La traduction en français », in Grundriss des Romanischen Literaturen des Mittelalters, VIII, 1, Heidelberg, Winter 1988, p. 219-265, p. 235. 37 Aussi, on voit Marguerite d’York léguer à sa « petite-fille », Marguerite de Savoie, des traductions (Marguerite Debae, La Bibliothèque de Marguerite d’Autriche, Louvain, Peeters, 1995, p. 152 et 264), principalement de textes moraux et spirituels.

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Quatrièmement, un des enjeux majeurs de ces traductions est leur visée politique ; ce qui évidemment recoupe les enjeux des traductions commandées par les princes. Jeanne de Laval, épouse de René d’Anjou, commanda deux traductions de la vie de saint Honorat, descendant légitime des rois hongrois. Selon AnneMarie Legaré, en revivifiant ce saint, Jeanne aurait voulu rappeler les anciennes relations dynastiques entre les maisons d’Anjou et de Hongrie 38 et ainsi réaffirmer les racines hongroises de son mari à une époque où Louis XI essayait d’obtenir la succession du trône de Hongrie. Isabelle de Portugal est sans doute le meilleur exemple de cette volonté d’agir par la traduction. La duchesse serait l’instigatrice de la traduction à partir de l’espagnol du Triomphe des dames, exécutée pour la cour de Bourgogne par Fernand de Lucène. Ce texte, conçu comme une réponse au Corbeau de Boccace, évoque cinquante raisons de la supériorité des femmes sur les hommes. Un exemplaire original de la traduction a été offert à Philippe le Bon 39 ; une copie en a été offerte à Isabelle de Portugal 40 et est précédée d’une lettre où il est dit : Affin, ma tres redoubtee dame, que mieulx puisses corriger la evident erreur d’aucuns de vostre maison, nommez les ‘compaignons du cabaret’, les queulx veullent ygnorer les femenines vertus prenent souvent leur passe temps apres vin et espices a deviser du noble sexe tant loable.

Cette traduction serait un avertissement, à peine voilé, destiné à son mari à propos de certains débordements dans son comportement et dans ceux de son entourage. Après le mari, vint le tour du fils. Au début du règne de Charles, fort de sa victoire de Montlhéry et rêvant de reconstituer le « royaume du milieu », mais en butte aux émeutes à Gand, détruisant Dinant puis massacrant et pillant la Cité ardente, le jeune duc semblait devoir être guidé et modéré dans sa fougue ambitieuse voire violente. On pense qu’Isabelle suggéra à Vasque de Lucène la traduction du De rebus gestis Alexandri magni de Quinte-Curce, qui ne fut achevée qu’en 1468. Ce texte est un éloge de la prudence et de la modération qui ont manqué à Alexandre et qui semblent manquer à son émule ; dans l’épilogue, il est dit : « Vous pourrez en prendre garde et ce faisant, éviter les égarements qui tournèrent les grands biens d’Alexandre à déclin et à déchéance » 41. Enfin, le texte trahit la préoccupation essentielle de la duchesse,

38

« Reassessing women’s libraries in late medieval France : the case of Jeanne de Laval », Renaissance Studies, 10, n° 2, 1996, june 1996, p. 221. 39

Ms. Bruxelles, B.R. 10.778 ; cf. Delisle, op. cit. (notice par B. Bousmanne).

40

Ms. Bruxelles, B.R. 2.027.

41

Traduction en fr. mod. par Olivier Collet in Splendeurs de la cour de Bourgogne. Récits et chroniques, éd. Danielle Régnier-Bohler, Paris, Laffont, “Bouquins”, 1995, p. 566.

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à savoir la croisade 42, ce qui est révélateur de la place qu’Isabelle cherchait à occuper à la cour de Bourgogne 43. Une seconde traduction, attribuée explicitement au comandement de Charles le Téméraire, trahit la main de la duchesse. Il s’agit du Traitté des faiz et haultes prouesses de Cyrus de Xénophon traduit en 1470 par Vasque de Lucène à partir de la traduction latine du Pogge. Dans cette traduction, Vasque, et sans doute à travers lui la duchesse, veut montrer à Charles que se faire craindre de son peuple et susciter de la haine n’est pas un bon choix 44. Isabelle qui avait eu tant de peines à faire vivre cet unique enfant, puis à l’instruire et à l’éduquer, continuait par manuscrits interposés, et en se servant des goûts bien connus de Charles pour les grandes figures de l’Histoire ancienne, à veiller avec anxiété sur la conduite de son fils à une époque où beaucoup craignaient que le jeune prince ne sache pas gérer avec sagesse les tâches qui lui incombaient. Enfin, alors que Charles était entièrement préoccupé par le siège de Neuss qui annonçait déjà son déclin, son épouse Marguerite d’York continua l’entreprise d’advertissement d’Isabelle en faisant traduire en moyen français par David Aubert Les Visions de Tondale, histoire d’un chevalier qui à peine mort voit son âme entamer un voyage dans les supplices de l’enfer pour enfin accéder au Paradis. Le but de la duchesse a peut-être été de persuader son époux d’abandonner sa vie faite de combats et de violence, pleine de fausses apparences, pour se tourner vers son mariage et vers des valeurs plus spirituelles 45. Devant la vanité de cette entreprise, la duchesse se consacra définitivement à la dévotion et la traduction d’ouvrages spirituels et ascétiques. À travers nos observations, nous avons souvent pu mettre en valeur le rôle important qu’ont joué les duchesses de Bourgogne du XVe siècle dans la commande de traductions. Peut-on donner une explication à ce phénomène ? Peutêtre. Dans le duché de Bourgogne moins imprégné par la loi salique, les dames avaient des moyens de contrôle réels à l’intérieur du pouvoir et, comme leur époux, elles avaient parfaitement compris que la traduction était un moyen de propagande et une manière de s’affirmer politiquement, non seulement à l’intérieur du duché, mais surtout par rapport à la couronne de France, tout en rappelant leur origine commune, notamment à travers l’héritage du roitraducteur Charles Le Sage. Cette différence de contexte politique explique peut-être pourquoi il fut difficile à Anne de Bretagne de suivre, sans se heurter 42

Ibid., p. 627.

43

Que l’on pense notamment au « Vœu du faisan » pour comprendre l’importance de la croisade dans les préoccupations des mâles bourguignons. 44 Louise de Savoie commanda également pour son fils, François Ier, une traduction du 1er livre de la Cyropédie. Cf. Danielle Gallet-Guerne, Vasque de Lucène et la cyropédie à la cour de Bourgogne (1470). Le traité de Xénophon mis en français d’après la version latine du Pogge. Étude. Édition des Livres I et V, Paris, Droz, “Bibliothèque du XVIe siècle” (140), 1974, « Introduction », p. 40. 45 W. Blockmans, « The devotion of a lonely duchess », in The visions of Tondal…, op. cit., p. 44.

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à de nombreuses résistances, la voie des duchesses du Nord, femmes politiques par le livre. Vu ces éléments d’analyse, on peut dire que les traductions commandées par les dames ne les rendent pas faiseuses de savoir, mais avant tout faiseuses de pouvoir. Même si à cette époque certaines princesses eurent des rôles de régente ou exercèrent des pouvoirs spéciaux, leur action n’est ici ni directe ni de face, mais biaisée, feutrée. D’une part parce qu’une traduction ne se présente que comme une interface, un intermédiaire pour accéder à un texte qui est prétexte, prétexte d’une belle histoire, de l’accès à un savoir ancien et nécessaire, et d’autre part parce que ces dames demandent à faire advenir entre le texte et sa traduction, entre le texte et son commentaire, non pas des conseils pratiques de gouvernement et de stratégie militaire – du moins pas en premier lieu –, mais des valeurs morales. La politique pour ces dames est surtout une pédagogie. Pour conclure, on peut dire que pour le domaine qui nous concerne, il n’y a pas vraiment à proprement parler à la fin du Moyen Âge de traduction moderne et humaniste, du moins pas avant le dernier quart du XVe siècle. Néanmoins, les dames vont être partie prenante de ce mouvement. En effet, parmi les textes qui pour Monfrin marquent le démarrage des traductions qu’il dit humanistes 46, figurent une traduction commandée par Louise de Savoie et certaines traductions composées à l’instigation d’Isabelle de Portugal. De plus, les dames du XVe siècle, par l’éducation des enfants qu’elles encadrent, préparent l’éclosion de la pleine Renaissance ; en choisissant comme précepteurs pour leurs enfants de grands latinistes de l’époque, elles montrent qu’elles cherchent à accélérer le rapprochement entre milieux de cour et milieux universitaires, rencontre qui sera sans doute un des moteurs de l’essor de l’humanisme au XVIe siècle. En outre, ces princesses cherchent à développer leurs propres compétences intellectuelles en puisant dans un savoir jadis réservé aux érudits, savoir qu’elles diffusent en faisant don de traductions à leur entourage féminin. D’ailleurs, en privilégiant la traduction d’ouvrages religieux d’inspiration plus spirituelle que dogmatique, elles annoncent la Renaissance où, si la pensée scolastique ne survécut pas, la spiritualité ascétique, elle, bénéficia encore d’un certain intérêt. Enfin, et surtout, elles tendent à inscrire leur propre vision du monde dans un domaine pour lequel elles n’étaient à priori pas destinées, à savoir la politique.

46

J. Monfrin, « La connaissance de l’Antiquité… », art. cit., p. 824 et 837.

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Princesse

Décès

Unités Sources principales outre les études textuelles et les éditions de traductions en ancien et en moyen français 47

Marguerite d’Anjou

1299

5

Jeanne de Navarre

1305

3

Clémence de Hongrie Mahaut d’Artois Jeanne de Bourgogne

1328 1329 1348

47 28 17

Bonne de Luxembourg

1349

3

Blanche de France Marie duchesse de Bar Jeanne d’Évreux Jeanne de Bourbon Blanche de France Blanche de Navarre Marguerite de Flandres Valentine de Milan

1358 1364 1371 1378 1390 ? 1398 1405 1408

4 13 8 17 4 37 146 49

Marguerite de Bavière

1424

32

Marie de Berry

1434

47

Remarques éparses dans une étude biographique 48 L. Delisle, Recherches sur la Librairie de Charles V, op. cit. Inventaire après décès 49 Étude sur les comptes de son hôtel 50 Études modernes dans les éditions des traductions qui lui ont été offertes L. Delisle, Recherches sur la Librairie de Charles V, op. cit. Ibid. Ibid. Ibid. ibid. ibid. Inventaire après décès 51 Inventaire après décès 52 Remarques éparses à partir d’inventaires partiels 53 Remarques éparses à partir d’inventaires partiels 54 L. Delisle, Recherches sur la Librairie de Charles V, op. cit.

47 Pour des compléments d’information, voir Anne-Marie Genevois, Jean-François Genest et Anne Chalandon, Bibliothèques de manuscrits médiévaux en France. Relevé des inventaires du VIIIe au XVIIIe siècle, Paris, CNRS, 1987 et Colette Beaune et Élodie Lequain, « Femmes et histoire en France au XVe siècle… », art. cit. 48 Sharon Michalove, « Women as Book Collectors and Disseminators of Culture in Late Medieval Europe », in Reputation and Representation in Fifteenth-Century Europe, éd. Douglas L. Biggs et alii, Leiden, Brill, 2004, p. 66. 49 J.-P. Boudet, « Les livres de Clémence de Hongrie », in Former, enseigner, éduquer dans l’Occident médiéval, 1100-1450, t. II, Textes et documents, éd. Patrick Gilli, Paris, Sedes, “Regards sur l’Histoire. Histoire médiévale”, 1999, p. 76-85. 50

Jules-Marie Richard, « Les livres de Mahaut Comtesse d’Artois et de Bourgogne. 1302-1329 », Revue des questions historiques, 40, 1886, p. 235-241. 51 Léopold Delisle, « Testament de Blanche de Navarre. Reine de France », Mémoires de la société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, XII, 1885, p. 1-64. 52 Patrick de Winter, La Bibliothèque de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne (13641404). Étude sur les manuscrits à peintures d’une collection princière à l’époque du « style gothique international », Paris, CNRS, “Documents, études et répertoires publiés par l’institut de recherche et d’histoire des textes”, 1985. 53

Pierre Champion, La Librairie de Charles d’Orléans, op. cit., p. 68-74.

54

Gabriel Peignot, Catalogue d’une partie des livres composant la bibliothèque des ducs de Bourgogne au XVe siècle, Dijon, Lagier, 18412e.

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La traduction en moyen français chez les dames de la haute noblesse à la fin du Moyen Âge Isabeau de Bavière Marguerite d’Écosse

1435 1445

19 3

Marie d’Anjou

1463

6

Marguerite de Bretagne Isabelle de Portugal

1469 1471

15 8

Gabrielle de La Tour Yolande de Savoie Marie de Bourgogne

1474 1479 1482

203 81 4

Charlotte de Savoie Marie de Clèves Agnès de Bourgogne

1483 1487 1488

81 32 8

Marguerite de Rohan

1496

6

Jeanne de Laval Marguerite d’York

1498 1503

20 36

409

Inventaire partiel 55 L. Delisle, Recherches sur la Librairie de Charles V, op. cit. Remarques éparses dans une biographie moderne 56 Inventaire après décès 57 Études sur l’activité culturelle de la duchesse et sur les mss. de la Librairie des ducs de Bourgogne (cf. Ch. C. Willard, art. cit.) Inventaire après décès 58 Inventaire après décès 59 Remarques éparses dans les études concernant les librairies de Marguerite d’York et Marguerite d’Autriche Inventaire après décès 60 Inventaire après décès 61 L. Delisle, Recherches sur la Librairie de Charles V, op. cit. Remarques éparses dans l’étude de l’inventaire de la librairie de son mari 62 Reconstitution moderne de sa librairie 63 Reconstitution moderne de sa librairie 64

55 Vallet de Viriville, « La bibliothèque d’Isabeau de bavière. Reine de France », Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, 13e série, janvier 1858, p. 663-687. 56 Bernard Chevalier, « Marie d’Anjou, une reine sans gloire, 1404-1463 », in Autour de Marguerite d’Écosse. Reines, princesses et dames du XVe siècles, Actes du colloque de Thouars (23 et 24 mai 1997), éd. Geneviève et Philippe Contamine, Paris, Champion, “Études d’histoire médiévale” (4), 1999, p. 81-98. 57 Arthur de La Borderie, « Notes sur les livres et les bibliothèques au Moyen Âge en Bretagne », Bibliothèque de l’École des Chartes, 23, 1872, p. 39-50. 58 L. Boislisle, « Inventaire des bijoux, vêtements, manuscrits et objets précieux appartenant à la Comtesse de Montpensier. 1474 », Annuaire-bulletin de la société de l’histoire de France, 1880, p. 269-309. 59

Sheila Edmunds, « The medieval library of Savoy », Scriptorium, p. 318-327.

XXIV,

1970,

60

Alexandre Tuetey, « Inventaire des biens de Charlotte de Savoie », Bibliothèque de l’École des Chartes. Revue d’érudition consacrée spécialement à l’étude du Moyen Âge, 26e année, 6e série, 1865, p. 338-366. 61

P. Champion, op. cit., annexe I.

62

Gustave Dupont-Ferrier, « Jean d’Orléans. Comte d’Angoulême d’après sa bibliothèque (1467) », in Mélanges d’histoire du Moyen Âge de la Bibliothèque de la faculté des lettres de Paris, III, 1897, p. 39-92. 63

A.-M. Legaré, art. cit.

64

The Visions of Tondal…, op. cit., p. 109-111.

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OLIVIER DELSAUX

Jeanne de France [Anne de Beaujeu] Suzanne de Bourbon

1505 1506 1521

13 326 4

Louise de Savoie

1531

10

[Anne de Bretagne]

[1514]

[Marguerite d’Autriche]

[1530]

[13001500] [c. 400]

Remarques éparses dans une biographie 65 Inventaire après décès 66 Remarques éparses dans l’inventaire de son époux, le connétable de Bourbon 67 Inventaires de son époux et de son fils ainsi que biographies modernes 68 Étude moderne de l’inventaire de sa bibliothèque 69 Étude moderne de l’inventaire de sa bibliothèque 70

65

Jeanne de France (1464-1505). Duchesse de Berry, fondatrice de l’ordre de l’Annonciade, Bourges, Bibliothèque municipale, 2002. 66

Les Enseignements d’Anne de France, duchesse de Bourbonnais et d’Auvergne, à sa fille Suzanne de Bourbon, éd. Alphonse-Martial Chazaud, Moulins, Desrosiers, 1878, p. 213-258. 67 A. Le Roux de Lincy, « Catalogue de la bibliothèque des ducs de Bourbon, en 1524 », in Mélanges de littérature et d’histoire recueillis et publiés par la société des bibliophiles françois, Paris, Potier, 1850, t. I, p. 43-144. 68

A.-M. Lecoq, François Ier…, op. cit. ; R. de Maulde de la Clavière, Louise de Savoie et François Ier. Trente ans de jeunesse, Paris, Perrin, 1895, p. 238 ; E. QuentinBauchart, La Bibliothèque de Fontainebleau et les livres des derniers Valois à la Bibliothèque nationale (1515-1589), Paris, 1891 [Genève, Slatkine, 1971]. 69 Arthur de La Borderie, « Inventaire du mobilier du château de Nantes, au temps de la duchesse Anne de Bretagne », Archives de Bretagne, 2, 1884, p. 109-110 et 114115. 70

M. Debae, La Bibliothèque de Marguerite d’Autriche, op. cit.

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Traduction et écriture personnelle dans les Lamentations de Matheolus TIZIANO PACCHIAROTTI Università di Genova

L

’édition des Lamentations de Matheolus et du Livre de Leësce de Jean Le Fèvre a été établie par Van Hamel entre le XIXe siècle et le début du XXe siècle 1. Elle met de l’ordre dans une quantité considérable de matériaux contenue dans dix manuscrits, mais deux d’entre eux – le ms. de Carpentras et celui de Londres – ont été découverts après l’achèvement du travail et ils n’ont pas reçu la juste attention dans la forme finale de l’édition 2. Ces circonstances nous amènent à considérer la nécessité d’actualiser ce texte important. En abordant ici quelques questions relatives à la traduction vers le moyen français, mon intention est d’initier les travaux pour une nouvelle édition critique de cette œuvre. Suite à l’édition de Van Hamel, les Lamentations de Matheolus ont joui d’un intérêt discontinu, mais dont l’attention a été circonscrite à peu de spécialistes. Et pourtant, notre texte s’insère dans le riche débat littéraire né à partir de la composition du Roman de la Rose, dans lequel le « je » du poète intervient directement dans le texte pour se confronter à la casuistique amoureuse 3.

1

Les « Lamentations de Matheolus » et « Livre de Leësce » de Jehan Le Fèvre de Ressons, éd. Anton-Gerard Van Hamel, Paris, Émile Bouillon, 1892-1905. 2

Ibid., t. II, p. XXVII-XLVII.

3

Comme l’a rappelé Armand Strubel, dans le Roman de la Rose « la lecture littérale du poème est impossible. La compréhension passe nécessairement par le détour d’une traduction implicite. Il faut chercher au ‘je’, aux figures qu’il croise, aux lieux et aux actions, des équivalents » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. Armand Strubel, Paris, Le Livre de Poche, “Lettres gothiques”, 1992, p. 10-11).

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Nous nous arrêterons sur quelques points qui concernent cette problématique. Dans la tentative d’éclaircir les termes qui caractérisent la traduction des Lamentations, il sera utile de s’arrêter sur la distinction des catégories référentielles qui définissent les éléments de réécriture entre plusieurs textes. En empruntant les définitions faites en son temps par Cesare Segre, à propos de la parodie et de la satire, nous pouvons ici reprendre la distinction entre le plan intertextuel (des rapports entre texte et texte) et le plan interdiscursif (entre le texte, les énoncés et les discours), plans entre eux jamais tout à fait distincts 4. Dans le cas des Lamentations, ceux-ci nous aident à clarifier la “pluridirectionnalité” référentielle de la réécriture et la position qu’y prend le traducteur. Sur le plan général de l’intertextualité, nous pouvons affirmer que la reconstruction d’un Urtext est rendue difficile par l’absence d’une condition fondamentale, cela revient à dire la constatation d’une réciprocité équilibrée entre deux traditions manuscrites. Si d’une part nous pouvons nous servir d’un nombre consistant de témoins français, d’autre part nous ne pouvons pas vérifier avec certitude sur quel texte latin Le Fèvre a vraiment travaillé, et nous devons nous limiter à un unique exemplaire de référence, le manuscrit d’Utrecht 5. Van Hamel a estimé que ce témoin est à son tour la reproduction d’un manuscrit plus ancien, qui contenait déjà toutes les annotations marginales et interlinéaires 6. Mais cette observation se base sur une conjecture. Dans ce contexte, il est donc utile de s’arrêter sur quelques réflexions structurelles qui approfondissent les relations entre les deux traditions. La traduction de Jean Le Fèvre fait apparaître une liberté réitérée de transposition du latin. En plusieurs occasions, il ajoute des parties inexistantes ou, moins fréquemment, élide des morceaux. Une vérification de la métrique et des contenus montre que parfois sa transposition présente des vers français que Van Hamel attribue au texte latin, mais qui ne figurent pas dans la version d’Utrecht 7. Cette approche générale nous permet ainsi de constater que, si la traduction de Jean Le Fèvre n’est pas toujours fidèle à l’original, elle reflète la tendance très répandue aux XIVe et XVe siècles de se rapprocher de l’original de façon encore approximative 8. 4 Cesare Segre, « Intertestuale – interdiscorsivo. Appunti per una fenomenologia delle fonti », in La Parola ritrovata. Fonti e analisi letteraria, éd. C. Di Girolamo e I. Paccagnella, Palermo, Sellerio, 1982, p. 15-28 ; cf. Nicolò Pasero, « Satira, parodia e autoparodia : elementi per una discussione (in particolare su Guido Cavalcanti e Adam de la Halle) », in Formes de la critique : parodie et satire dans la France et l’Italie médiévales, éd. Jean-Claude Mühlethaler avec la collaboration d’Alain Corbellari et de Barbara Wahlen, Paris, Champion, 2003, p. 27-28. 5

Les « Lamentations de Matheolus »…, éd. cit., t. I, p. I-VI.

6

Ibid., p. V.

7

Ibid., t. II, p. LIV sqq.

8

Jacques Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », in L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle. Colloque organisé par le

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Toutefois, en se concentrant sur les modalités personnelles employées par le traducteur, on peut objecter qu’une telle explication n’est pas tout à fait satisfaisante, car elle a tendance à dépouiller l’opération de Le Fèvre dans son intention, en subordonnant donc l’intervention du traducteur par rapport au texte à traduire. Si nous nous en tenons au prologue, lieu privilégié du « je » qui écrit pour exprimer ses propres lignes programmatiques, il en ressortira de façon assez claire que Jean Le Fèvre a l’intention d’avancer sur un plan de la réécriture, qui s’avère ambivalent, et qui est orienté d’une part vers la véritable traduction en français et d’autre part finalisé à la recontextualisation de la structure thématique et discursive du Matheolus selon un projet personnel. Ces lignes programmatiques sont définies dès les premiers vers des Lamentations. Dans le texte latin, l’auctor manifeste sa propre conscience d’auteur : Ut sibi provideant hunc ipsis scribo libellum, Ne mecum subeant grave connubiale duellum. (v. 5-7)

Dans le texte français le côté explicite de cette intention personnelle déplace l’emphase sur l’acte de la traduction : Translateray l’euvre du sage Qui tant se plaint de mariage. (v. 55-56)

La conséquence la plus importante de la superposition entre l’identité de l’auteur et l’identité du traducteur, est que Jean Le Fèvre renverse l’apparente subordination instaurée entre l’imaginaire Maistre Mahieu et sa propre transposition française : Aussi ne m’en vueil je pas taire, Pour ce qu’il fait a ma matere. (v. 57-58)

À partir de ces prémisses, nous pouvons déjà entrevoir comment la traduction remplit la fonction de dédoubler l’objet littéraire auquel se réfère le « je » qui écrit. D’une part, Jean Le Fèvre prend en considération « comme [Mahieu] les beaux vers appliqua / Ou si belle rhetorique a » (I, v. 51-52) ; il met en exergue qu’il s’agit d’un « beau livre de bon metre » (v. 69), en exagérant l’érudition poétique et la maîtrise rhétorique de son maître. La formule de la « belle rime » et des « beaux vers » met donc en évidence le caractère exemplaire et moral de la composition littéraire, que le traducteur réalise selon le cliché qui assimile le proème à la forme de la prière 9. Mais en même temps, il s’éloigne de l’auteur de la version latine, car les effets que sa traduction vise font converger la matière traitée vers le genre du dit. En effet, Jean affirme que « Chacun en dira a sa guise » (v. 66), « Mais quant cest dit sera veü » (v. 87). Et plus loin Centre de philologie et de littératures romanes de l’Université de Strasbourg, du 29 janvier au 2 février 1962, actes publiés par Anthime Fourrier, Paris, Klincksieck, 1964, p. 217-246, repris dans Id., Études de philologie romane, Genève, Droz, “Publications romanes et françaises” (230), 2001, p. 757-785. 9 Monique Léonard, Le Dit et sa technique littéraire, des origines à 1340, Paris, Champion, 1996, p. 75-77.

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il affirme « Qu’a paine puis je ma parole / Metrifier, dittier, rimer » (v. 176-77), et définit sa traduction « dittié » (v. 206). Cette opposition ne signifie pas du reste un refus de la rhétorique au sens large, surtout si nous tenons compte de l’avis exprimé par l’auteur des Règles de la Seconde Rhétorique, qui encore au XVe siècle situe Jean Le Fèvre parmi les versificateurs les plus importants du XIVe siècle 10. Le cliché de la « belle rime » constitue en effet un topique préliminaire de nombreux dits. Il s’agit d’une figure de rhétorique, à travers laquelle l’auteur annonce à son propre public qu’il propose une matière riche et difficile, qu’il devra aborder par des moyens humbles et simples 11. Pourtant, son engagement au sujet du refus de la rhétorique de son « maître » semble constituer l’un des points fondamentaux de son programme de traduction : Par les figures de grammaire Ne me pourray cy excuser, Se ma doleur me fait muser. Rien ne me vaudroit sistole, Paragoge, diastole, Ne brieve longue ou longue breve… (I, v. 186-191)

en justifiant son choix comme il s’ensuit : Puisque je parleray françois (I, v. 194)

La traduction est donc polarisée autour de l’opposition entre la réflexion philosophique du traducteur (« ma doleur me fait muser ») et l’habileté rhétorique de l’auteur, choix qui fait allusion à une rivalité entre les différents courants de pensées philosophiques. En tenant compte des conflits qui au XIIIe siècle opposent les universités et les ordres religieux, et qui sont mentionnés dans la version latine 12, nous pouvons penser que pour Le Fèvre la traduction du Matheolus constitue également l’occasion de prendre position au sujet des canons philosophiques de la littérature de son époque. Si nous croyons au prologue, nous ne pouvons pas négliger l’allusion faite au Roman de la Rose, dans des vers entièrement focalisés sur le rapport mariage-jalousie : Pluseurs volumes et leüs, Tant versifiés com en prose, Neïs le livre de la Rose, Qui dit en cueillant la soussie, Ou chapitre de jalousie : 10

Geneviève Hasenohr, Le Respit de la mort par Jean Le Fèvre, Paris, Picard, 1969,

p. LIV. 11

Ibid., p. 78 sqq.

12

Van Hamel nous rappelle que le ms. d’Utrecht porte en marge deux notices historiques : l’une à propos du décret de bigamie et du concile de Lyon (1272-1273), l’autre à propos des querelles de l’Université de Paris avec les religieux, entre les années 12521255 (éd. cit., t. I, p. IV).

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« Nul n’est qui mariés se sente, S’il n’est fols, qu’il ne s’en repente ». Il dist voir, mais ne m’en souvint. (I, v. 20-27)

L’accord exprimé par Jean Le Fèvre avec ce passage réévalue évidemment le Roman de la Rose, surtout à la lumière des influences néo-platoniciennes qui renaissaient sous l’impulsion de l’École de Chartres 13. De même que dans le contexte satirique, l’allusion à la jalousie comme condition paradigmatique du mariage renvoie évidemment à l’idéal courtois du service d’amour, que Guillaume de Lorris défend encore 14, et que Jean de Meun a en revanche tendance à dépoétiser grâce à des démonstrations discursives articulées 15. Cette prise de distance implicite à l’égard de Jean de Meun est du reste caractéristique dans l’argument des Lamentations. Dans le livre II, Jean Le Fèvre intervient à la première personne pour s’éloigner de cette position, ainsi évitet-il de traduire une longue séquence que Mahieu prononce contre la malhonnêteté des Ordres mendiants et en particulier des Jacobins (v. 1264-1361) 16. Le choix de l’omission est expliqué en renvoyant à la lecture du passage de Jean de Meun : Combien que Mahieu, en son livre, En ait assés versifié, En leurs meurs diversifié. Si fist maistre Jehan de Meun ; Tous les reproucha un et un, Ou chapitre de Faulx Semblant. (II, v. 1794-1799)

Dans le Roman de la Rose, Jean de Meun s’élève contre l’hypocrisie des Ordres prêcheurs et des Ordres mendiants (v. 10992-11045), en tant que partisans des coutumes malhonnêtes et usurpatoires des lois d’amour, qui au contraire doivent tomber seulement sous la juridiction de Nature 17. Dans le chapitre du « Faulx Semblant » indiqué par Le Fèvre, nous avons en effet une longue critique de ces ordres religieux : J’entens des faus religieus, Des felons, des malicieus, Qui l’abit en vuelent vestir Et ne vuelent lor cuers mestir. (v. 11022-11026)

On ne peut pas du reste ignorer que Jean Le Fèvre utilise ce moment de la traduction également pour dissimuler la symétrie diffamante établie, aussi bien 13 Cf. Winthrop Wetherbee, Platonism and Poetry in Twelth Century : the literary influence of the School of Chartres, Princeton, Princeton University Press, 1972, p. 255265. 14 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, traduction en français moderne par André Lanly, Paris, Champion, 1975, t. II, p. XV. 15

Ibid., p. XII.

16

Éd. cit., t. II, p. LXXXII-LXXXIII.

17

Le Roman de la Rose, trad. cit., p. XVIII-XX.

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par Mahieu que par Jean de Meun, entre la malhonnêteté des Ordres religieux et celle des procureurs complaisants, charge dont Jean Le Fèvre lui-même était investi 18 : Ut prelatorum Jacob ipsi jus jacobitant, Sic curatorum « chit ! » emunt venduntque, maritant. Procuratores non invenio meliores. (v. 1334-1336)

Ce type d’opération réitérée prouve que la traduction de Le Fèvre véhicule une intention de réécriture, qui cherche à passer à travers une langue « autre ». Nous avons déjà démontré la “confusion” entre les plans intertextuel et interdiscursif, entre l’objectivisation de la traduction et la subjectivité du traducteur. La relation entre ces deux plans peut être éclaircie si nous regardons la traduction non seulement à la lumière de la convergence avec les intentions de l’auteur, mais aussi et surtout en mettant en évidence les facteurs d’extranéité qui rapprochent autant l’auteur que le traducteur des problématiques communes de l’expression linguistique. Pour essayer de rétablir cet équilibre, il faudrait en effet tenir compte du lien asymétrique qui concrétise la relation bipolaire entre auteur et traducteur, condition analogue à celle entre traducteur et copiste. Comme l’a rappelé Giuseppe di Stefano, la tradition manuscrite des Lamentations constitue un des exemples les plus significatifs de l’expérimentation linguistique qui naît de l’instabilité syntaxique. Le caractère non univoque de l’interprétation, témoigné par le développement des variantes, « est ici la conséquence directe de l’impossibilité de défendre linguistiquement et de manière univoque le texte dans sa lecture, dans sa compréhension », de sorte que « la variante devient le témoignage d’une pratique différente, d’un différent état de langue » 19. Cette constatation est d’autant plus importante si nous contextualisons les facteurs d’instabilité de la syntaxe moins par rapport au caractère univoque de la traduction qu’à sa prédisposition de départ à prendre les formes d’un texte « autre ». Cela signifie que les paramètres des variables, au sens le plus large du terme, seront d’autant plus élastiques que la traduction du texte latin a été conçue en expérimentant des solutions linguistiques qui, même en conservant le message initial intact, se dédoublent et se libèrent du latin 20. Un type d’intervention qui fonctionnalise cette opération est exemplifié par l’acquisition d’images et de lieux littéraires qui dérivent d’autres textes, et qui scandent les phases de réécriture chez Le Fèvre. Un exemple clair est constitué par l’utilisation d’expressions proverbiales, qui non seulement ont la caractéristique de mettre en relation la forme littéraire des textes concernés par la

18 Voir la reconstruction biographique et littéraire de la vie de Jean Le Fèvre dans Hasenohr, op. cit., p. IX-LIII. 19 Giuseppe Di Stefano, « Flexion et versification », in Id., Essais sur le Moyen Français, Padova, Liviana Editrice, 1977, p. 122. 20 Cf. ibid., p. 101. Ici on a une situation analogue à celle indiquée par Giuseppe Di Stefano et qui concerne l’opposition formelle vers-prose.

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traduction, mais qui permettent à l’auteur d’imposer son point de vue à la forme finale de l’écriture, comme cela se produit aux vers où il dit 21 : En elle a trop amere fueille, En elle est la rose amortie, Car elle point plus qu’une ortie. (I, v. 709-710)

au lieu de : Est dolor iste gravis formam conjunx inimice Sumpsit et urtice rabiem lactuca suavis. (v. 314-315)

Les vers renvoient clairement au passage du Roman de la Rose où le poète sent le parfum de la rose mais ne peut pas accéder à elle : Lés la haie m’estuet remaindre Qui estoit au rosier joignans, Fete d’epines bien poignans. (v. 1802-1804) 22

Il se produit ainsi que la base intertextuelle de la traduction s’enrichit grâce à celle interdiscursive ; en réélaborant le contenu des énoncés, le traducteur les actualiser à la lumière d’une sensibilité de lecture différente. Le processus de réécriture est ainsi établi non seulement à travers un système, qu’il soit univoque ou plurivocal, mais sur la base de leur combinaison réciproque. Ainsi que l’affirme Van Hamel lui-même, le poème de Jehan Le Fèvre contient un grand nombre de développements, de citations, de vers, de rimes qui viennent directement du Roman de la Rose. Mais il faut les mettre à peu près tous sur le compte du traducteur 23.

Nous pouvons en effet confirmer que Mahieu utilise quelques citations présentes dans le Roman de la Rose, telles que la comparaison de l’anguille et celle de la nasse. Mais pour Van Hamel, ces citations sont, finalement, indépendantes du texte de Jean de Meun 24. Nous devons d’un autre côté souligner que l’analyse de Van Hamel est construite sur l’idée centrale que la version française des Lamentations constitue exclusivement une traduction et que chaque variante discursive est vérifiable seulement à la lumière de la version de Mahieu. En renonçant à exagérer la caractéristique de dialogue et de réciprocité que la traduction instaure nécessairement entre les deux pôles littéraires, l’opération de réécriture de Le Fèvre en vient de cette manière à être privée de sa propre autonomie 21 Cf. au mot « Rose » in Giuseppe Di Stefano et Rose M. Bidler, Toutes les herbes de la saint-Jean. Les locutions en Moyen Français, Montréal, CERES, 1992 : « La rose e l’ortie, la rose et les espines » (Ysopet, épil.). 22

Le Roman de la Rose, éd. Daniel Poiron, Paris, Garnier-Flammarion, 1974, p. 86.

23

Les « Lamentations de Matheolus »…, op. cit., t. II, p. CXLVII.

24

Ibid., p. CXLVIII.

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créative. Pour l’éditeur, la tirade contre les béguines et les Ordres mendiants (v. 1277 sqq.) et celle contre les « religieux » (v. 4497) ne semblent pas constituer pour Mahieu une allusion aux vers de Jean de Meun 25, mais, comme nous l’avons vu plus haut, c’est Jean Le Fèvre qui se préoccupe dans sa traduction de concrétiser cette relation. De façon analogue, le même mécanisme se répète dans le Roman de la Rose par rapport à une partie du sermon de Genius à Nature, centré sur la curiosité féminine. Ce sermon est le résultat de l’assemblage de deux passages séparés entre eux : l’un d’eux apparaît seulement dans la traduction de Le Fèvre (II, v. 1107-1242), l’autre est présent dans le texte latin de Mahieu (v. 1155 sqq.). Si Van Hamel a cru pouvoir attribuer le passage de Le Fèvre à l’original latin, établissant donc une référence univoque entre les Lamentations et Jean de Meun, il est possible d’objecter que le traducteur a voulu signaler une distinction stylistique entre sa propre écriture et celle de Mahieu, en prenant ses distances des tons excessivement antiféministes de Jean de Meun 26. L’intervention du traducteur est pensable de nouveau sur les deux plans du texte et du discours. D’un côté Le Fèvre reprend un extrait dans lequel la curiosité féminine n’est pas à proprement parler une raison de satire antiféministe, car cela constitue une sorte de preuve d’amour à travers laquelle est testée la solidité du rapport conjugal. Ceci est évident surtout dans l’insistance sur les termes de cette fidélité qui, même étant située dans un quotidien domestique, fait encore référence à l’amour inconditionnel d’inspiration courtoise, et surtout, à la préoccupation de maintenir intacte sa propre réputation sociale, base fondamentale des valeurs aristocratiques 27. D’un autre côté, la référence à Jean de Meun est confirmée dans la traduction française par le calque de divers énoncés que Le Fèvre a utilisés en les alternant avec les vers de Mahieu. Par exemple : Si laissai pour vous pere et mere (Roman de la Rose, v. 17400 et Lam. II, 1117) ; Nuos Fist deus estre en une char (Roman de la Rose, v. 17375 et Lam. II, 1119) ; Et quiconque dit a sa fame Ses secrez il en fait sa dame (Roman de la Rose, v. 17285 et Lam. II, 1237-1238) ; Et puis le baise de rechief (Roman de la Rose, v. 17475 et Lam. II, 1126) 28.

Malgré les apports évidents de Jean Le Fèvre, Van Hamel n’a jamais renoncé à défendre l’auteur contre l’accusation de faire référence à la version latine de 25

Ibid.

26

Cf. ibid., p. CXLIX.

27

Jean Batany, « Miniature, allégorie, ideologie : ‘Oiseuse’ et la mystique monacale récupérée par la ‘classe de loisir’ », in Études sur le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, éd. Jean Dufournet, Paris, Champion, 1984, p. 33. 28

Les « Lamentations de Matheolus »…, op. cit., t. II, p. CXLIX.

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Traduction et écriture personnelle dans les Lamentations de Matheolus

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Mahieu. Si des rapports avec le Roman de la Rose nous passons au contexte général des sources, le Matheolus s’ouvre enfin à un champ de citations vraiment ample. D’une part, celui-ci rentre dans la vaste production de textes satiriques contre les femmes, parmi lesquels nous trouvons dits, fabliaux, exemples et débats. Jean Le Fèvre a pu enrichir le répertoire utilisé par Mahieu en ajoutant des références littéraires qui n’apparaissent pas dans le texte latin 29. Dans un contexte de fonctions littéraires, au contraire, la femme rentre, au même niveau que le vilain, dans cette catégorie de figures qui ont le rôle de mettre en évidence un conflit d’opinions sur un sujet social problématique. Dans ce contexte, l’aptitude irrépréhensible de la femme (ou du vilain) constitue soit un topos littéraire soit un dispositif qui fait émerger le mauvais fonctionnement d’un champ de relations, d’une institution comme le mariage, pendant une phase de transformation. Ici la traduction, c’est-à-dire la distance entre l’auteur et le traducteur, constitue le contexte transformateur de ce dispositif 30. La rétractation de la condamnation féminine que Jean Le Fèvre fera avec le Livre de Leësce confirme la possibilité de ce changement de point de vue, dans lequel évidemment même l’auteur-sujet repense son placement personnel dans la topique satirique de l’époque. Ce cadre général est confirmé dans la seconde moitié du XVe siècle par Pierre Michaut, qui place Matheole à côté de « Juvenal et Jehan de Meun, acteur de la Rose » en tant qu’auteurs antiféministes du « Faulx Parler » (IV, v. 22-27) 31. Mais ceci sous-entend une distinction entre le plan intertextuel et celui de la réécriture, car alors qu’il condamne Matheole, il donne implicitement son approbation à l’opération personnelle de Jean Le Fèvre, le laissant en dehors de la querelle des auteurs. Nous pouvons donc conclure en confirmant le caractère de réciprocité que la traduction institue entre les textes dérivants de différentes traditions littéraires. Dans le cas des Lamentations de Matheolus, ce rapport se complique à cause de sources littéraires que Mahieu n’avait pas prises en compte ou qu’il ne connaissait pas. Quand il n’adhère pas pleinement à l’original, Le Fèvre utilise fréquemment un type d’écriture personnelle, dans laquelle le traducteur endosse les traits d’un « point de vue » externe, d’un observateur, c’est-à-dire qu’il met en évidence les “moments” problématiques qui existent entre deux traditions littéraires. Il s’agit de traditions qui ne peuvent pas être reconduites exclusivement à l’intérieur d’un paradigme textuel binaire et univoque : elles sont conçues et organisées selon de multiples plans culturels qui, d’une fois à l’autre, nous donnent les significations des nouveaux contextes littéraires.

29

Ibid., p. CXXXVIII sqq.

30

Cf. Gian Carlo Belletti, Saggi di Sociologia del testo medievale, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1993. 31 Voir « Le Procès d’honneur féminin de Pierre Michault », éd. Barbara Folkart, Le Moyen français, 2, 1978, p. 46.

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C

es pages visent à attirer l’attention sur quelques résultats partiels d’une sorte de sondage pratiqué dans certaines traductions en moyen français, dans le but de voir quel éventail de valeurs cohérentes les traducteurs affichaient pour justifier leur labeur. Dans cet éventail, l’une d’elles sera plus attentivement appréciée. Peut-être moins souvent mise sur le devant de la scène que les autres, elle pourrait, cependant, être considérée comme la pierre de touche d’une nouvelle vision du pouvoir, plus précisément d’une forme de civisme princier caractéristique du Moyen Âge flamboyant. On s’efforcera surtout d’en observer quelques témoignages proprement littéraires. La voie est d’autant plus engageante que les mises en français des auctoritates étaient à cette époque non seulement les « matrices de la pensée savante de l’époque », mais « un véritable mouvement littéraire » 1. Quelle en est l’éthique, de quelles traditions s’inspirent ces Lettres, quelle place réservent-elles à la fiction ? Les réponses viendront de la lecture des prologues 2, des prohesmes

1 Serge Lusignan, « La topique de la Translatio Studii et les traductions françaises de textes savants au XIVe siècle », in Traduction et traducteurs au Moyen Âge, Actes du Colloque international du CNRS, organisé à Paris par l’IRHT (26-28 mai 1986), éd. Geneviève Contamine, Paris, Édition du CNRS, “Documents, études et répertoires”, 1989, p. 303-315, cit. p. 304 et p. 305. 2 Ces documents sont porteurs d’une indéniable valeur stratégique et sémiotique : « Le prologue est une entreprise de construction d’un sens, tout spécialement dans une œuvre narrative où les faits bruts ont besoin d’un certain éclairage pour apparaître chargés de la signification que l’auteur leur donne. C’est vrai pour les œuvres historiques, dont l’utilité repose sur l’utilisation éthique ou eschatologique des données, c’est vrai aussi des œuvres de fiction qui pourraient sembler oiseuses si leur sens profond ne les justifiait pas. Avec plus ou moins de précautions oratoires, l’auteur affirme donc que son ouvrage a un sens » (Pascale Bourgain, « Les prologues des textes narratifs », in

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dédicatoires et de quelques épilogues. On ne l’ignore pas, s’interroger sur la légitimité des traductions en moyen français n’a rien de nouveau. À propos du prologue de la traduction des Éthiques par Nicole Oresme, Jacques Monfrin remarquait qu’il « introduit une notion fort importante qui cependant n’avait jamais été clairement exprimée jusque-là en notre domaine, celle de la légitimité de la traduction (…) Est-il bon de traduire en langue vulgaire ? » 3. L’un des lieux communs favoris de ces avant-textes 4 répond : le choix des traductions porte essentiellement sur des textes utilitaires. Aucun des prologues dédicatoires n’omet, en effet, « de démontrer l’utilitas de l’œuvre pour son destinataire royal » 5. « Royal », simple remarque en passant, est peut-être exagéré. Les connaissances en question peuvent être transmises, certes à des personnages considérables, mais qui peuvent être d’un rang relativement humble. L’important est qu’il soit un supérieur du traducteur. Jean d’Antioche, par exemple, exécute la traduction du De Inventione libri duo et de Ad Herennium libri quatuor à la requête d’un chevalier de l’Hôpital Saint-Jean de Jérusalem, Guillaume de Saint-Étienne 6. Certes, offrir au « Prince » des ouvrages savants destinés à son instruction n’a rien de nouveau dans l’occident médiéval. Depuis le haut Moyen Âge, profondément marqués par la Bible et l’augustinisme, les clercs ont constam-

Les Prologues médiévaux, Actes du Colloque organisé par l’Academia Belgica et l’École française de Rome, avec le concours de la FIDEM (Rome, 26-28 mars 1998), Turnhout, Brepols, “Textes et études du Moyen Âge”, (15), 2000, p. 245-273, cit. p. 252). 3 « Humanisme et traduction », in L’humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle. Colloque organisé par le Centre de philologie et de littératures romanes de l’Université de Strasbourg, du 29 janvier au 2 février 1962, actes publiés par Anthime Fourrier, Paris, Klincksieck, 1964, p. 217-246, repris dans Id., Études de philologie romane, Genève, Droz, “Publications romanes et françaises”, (CCXXX), 2001, p. 757-785 (cit. p. 771). 4 S. Lusignan dégage ainsi les stéréotypes de ces prologues : « le traducteur le plus souvent se nomme et fait l’éloge de son commanditaire. Après s’être excusé des déficiences de son travail, il aligne un certain nombre de remarques, les unes portant sur l’utilité de l’œuvre pour son destinataire, les autres sur la difficulté de rendre le texte latin en français (…). L’asymétrie entre les deux langues et les deux cultures est cependant trop grande pour que l’on puisse ‘traduire’ au sens où nous l’entendons maintenant » (art. cit., p. 304). Pour les « loci communes » dans les textes en latin, comme « Requests and dedications (...) Incompetences (notamment Deficency in style et Apology for defective style), Assistance et Other form of modesty (comme Nocturnal studies) », voir Tore Janson, Latin prose Prefaces, Studies in Literary Conventions, Acta Universitatis Stockholmiensis, “Studia Latina Stockholmiensis”, (XIII), 1964. 5

S. Lusignan, art. cit., p. 307.

6

Voir Léopold Delisle, « Notice sur la Rhétorique de Cicéron traduite par Maître Jean d’Antioche Ms. 590 du Musée de Condé », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, 36, 1899, Paris, Klincksieck, p. 207-265.

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ment assimilé mission royale et devoir moral conforté par l’instruction 7. L’utilitas nourrit les traductions du XIIe siècle, celles de Jacques de Venise ou d’Abélard de Bath qui, selon Jacques Le Goff, « comblent les lacunes qu’a laissées l’héritage latin dans la culture occidentale : la philosophie et surtout les sciences ». L’utilitas justifie donc déjà ces traductions qui sauvent l’hellénisme antique « au terme de ce long périple par l’Orient et l’Afrique » 8. On le sait, les racines de cette valeur sont profondes. Le premier prologue du translateur du Policratique de Denis Foulechat 9, par exemple, mentionne le chapitre 3 des Proverbes : « Beatus homo qui invenit sapienciam et qui affluit prudencia », avant de citer saint Ambroise puis Boèce, éclairant ainsi l’union de la sagesse et de la « prudence » inscrite dans ces deux traditions. Mais, au long des XIIIe et XIVe siècles, surviennent des problèmes nouveaux : le partage des pouvoirs avec la puissance spirituelle, la définition de la souveraineté royale par rapport à celle de l’empereur ou la légitimation de la lignée nouvelle des Valois 10. Leur solution engage l’approfondissement de la pensée politique. D’où, constat très banal, l’insistance sur deux ordres de valeurs utilitaires. Selon le premier, de nature éthique, l’ouvrage traduit contribue à la formation morale ou politique du destinataire. Ce thème nourrit un genre didactique précis, le « Miroir des Princes ». On se souvient des premiers mots du Livre de l’informacion des princes, traduction par Jean Golein de l’anonyme De informacione principum 11 : [2ra] (…) Regnabit rex et sapiens erit et faciet iudicium et iusticiam in terra Jeremie .xxiii. le glorieus prophete Jheremie qui fist le livre des lamentacions et pleurs sur la destruction du [2rb] royaume des juifs en demonstrant la cause d’icelle ruine pour le fol et mauvais gouvernement des roys qui lors regnoient (…). Le roi regnera et fera sage et fera jugement et justice en terre.

Une seconde série d’arguments, de nature historique cette fois, accentue la valeur des modèles incarnés par les grands rois du passé. S’ils ont marqué leur époque, c’est qu’ils avaient le souci de l’étude. L’histoire montre donc par des exemples illustres la validité du principe selon lequel l’éthique royale exige la sagesse. Jean Corbechon, dans sa dédicace à Charles V du Livre des propriétés des choses, illustre la proximité des deux ordres d’arguments. Il célèbre ces exemples historiques que furent Salomon, Alexandre, Jules César, l’empereur Théodose et « le glorieux roy de France saint Charles (…) [qui] pour l’amour 7 Voir Jacques Krynen, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge (1380-1440), Paris, Picard, 1981, et Joël Blanchard et Jean-Claude Mühlethaler, Écriture et pouvoir à l’aube des temps modernes, Paris, Puf, “Perspectives littéraires”, 2002. 8

Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, “Histoire”, 1985, p. 22.

9

Éd. Charles Brucker, Genève, Droz, “Publications romanes et françaises” (CCIX), 1994, p. 82. 10

Voir S. Lusignan, art. cit., p. 305.

11

Conservé en deux rédactions latines et deux traductions en langue d’oïl. L’une de ces deux rédactions date des années 1297-1314, l’autre semble antérieure.

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qu’il avoit a sapience (…) fist transporter et translater l’estude de Rome a Paris » 12. On le voit, l’idée est familière, la translatio studi fonde ce lieu commun de la pensée historiographique médiévale. Et, dans une certaine mesure, les sources des deux valeurs évoquées ont pour illustration commune l’histoire politique de Rome. On pense au prologue de la traduction, par Pierre Bersuire, des Décades de Tite-Live qui en fait « un traité d’éducation politique, militaire et morale (...) Ce sont des thèmes anciens », insiste Jacques Monfrin, « dont il faut souligner ici la continuité ; nous les trouvons déjà dans la préface des Faits des Romains, aussi bien que dans celle de l’Histoire de César, de Jean de Thuin » 13. Base de la culture laïque pendant tout le Moyen Âge, les Faits des Romains (daté de 1213) disent en effet : Chascuns hons a cui Dex a donee raison et entendement se doit pener que il ne gast le tens en oiseuse et que il ne vive comme la beste (…) car ou recort des oevres anciennes aprent l’an que l’en doit fere et que l’en doit lessier. [3] Por ce escrivons nos ilueques les gestes as Romains 14.

Un mot maintenant d’un troisième élément de fond de décor, les valeurs linguistiques propres, on l’a dit, aux traductions de cet âge 15. Translater une œuvre latine en français du XIVe siècle a dû représenter un effort considérable 16. La liste est bien connue des plaintes suscitées par la langue latine : sa « brieve et estrange maniere de parler (…) le merveilleus stille du livre » comme le dit Simon de Hesdin face au texte de Valère Maxime 17. Les traducteurs achop-

12 Transcription de Bernard Ribémont, « Jean Corbechon, un traducteur encyclopédiste au XIVe siècle », Cahiers de Recherches Médiévales (XIIIe-XIVe siècles), 6, 1999, p. 75-98, cit. p. 96-98. 13

« Les traducteurs et leur public en France au Moyen Âge », [1994], auj. in Id., Études…, op. cit., p. 789. 14 Li Fet des Romains, compilé ensemble de Saluste et de Suetone et de Lucain, texte critique, introduction de Louis-Ferdinand Flutre et Kornelis Sneyders de Vogel, Genève, Slatkine, 1977 (repr. de l’éd. 1935), p. 1-2. Christine de Pizan indique que Charles V « [e]n yver, par especial se occupoit souvent a ouir lire de diverses belles hystoires de la Sainte Escripture, ou des Faits des Romains, ou Moralités de philosophes » (Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, éd. Suzanne Solente, Paris, Champion, “Société de l’Histoire de France”, 1926-1940, p. 47). 15

« Ce qui semble nouveau à partir de la fin du XIIIe siècle est que l’on adresse au roi des ouvrages didactiques en français » (S. Lusignan, art. cit., p. 306). 16

« La complessità espressiva e sintattica dei testi è per loro una difficoltà da vincere in servizio della precisione o dell’evidenza narrativa. Cosí l’Oresme lamenta certe impossibiltà di resa semantica del latino dell’Ethica (…) e il Foulechat e Simon de Hesdin, dopo una compunta espressione di lode alla haulte et noble rhetorique od al merveilleux stille dei loro autori » (Cesare Segre, « Jean de Meun e Bono Giamboni traduttori di Vegezio », in Lingua, stile e società, Milano, Feltrinelli, “Campi del sapere”, p. 271-300, cit. p. 276-277). 17

Transcription de BnF, fr. 9749, 1vb.

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pent sur ces « constructions si trenchies et si brieves, si suspensives » 18 que Bersuire rencontre chez Tite-Live. Marie-Hélène Tesnière l’a montré 19, quand Laurent de Premierfait (si c’est bien lui) remanie le même Bersuire, il se range parmi « lez nousviaus escrivans [qui] cuident et opinent dire et reciter tousjours aucune chose vraie et plus certaine ou la rudece de l’ancienne matere sormonter » 20. D’autres difficultés surgissent, de nature lexicale 21 et syntaxique 22, par exemple : « ne les proprietez des paroles ne les raisons d’ordener les araisonemez et les diz dou latin ne sont pas semblables a celes dou françois » constate Jean d’Antioche, traducteur de la Rhétorique de Cicéron 23. L’embarras de l’établissement du texte mérite d’être également souligné : dans le prologue des Remèdes et confors de maulx de fortune, traduction de Sénèque, Jacques Bauchant l’avoue : « Il m’a esté assez duret en translation, tant pour ce que je n’ay peu trouver vrais exemplaires ne du tout semblables (…) tant pour ce que le stile est grief et estranger quant a moy » 24. 18

Transcription Arthur Piaget, in Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, II. Moyen Âge, des origines à 1500, dir. Louis Petit de Julleville, Paris, A. Colin, 1896 (Kraus repr., Nendeln, Liechtenstein, 1975), p. 261. 19 « Un remaniement du ‘Tite-Live’ de Pierre Bersuire par Laurent de Premierfait », Romania, 107, 1986, p. 231- 281. 20 Traduction de « aut scribendi arte rudem vetustatem superaturos credunt ». Le texte latin que suit Bersuire est une révision datant du XIIIe (ibid., p. 240). 21 « [S]i a pluseurs motz qui ne se pueent pas bonnement translater en françois sans adicion ou declaracion » selon le traducteur de la Cité de Dieu, Raoul de Presles (cité par S. Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, Vrin / Montréal, Presses de l’Université de Montréal, “Études médiévales”, 1987, p. 146). 22 À propos du latinisme dans le vocabulaire aux XIVe et XVe siècles, Fernand Brunot observe : « Au XIIIe siècle (…) on ne voit pas d’effort systématique pour naturaliser des mots latins. Or c’est là ce qui caractérise les latinismes de l’époque nouvelle. À tort ou à raison, soit éblouissement des chefs-d’œuvre qui leur sont révélés, soit paresse d’esprit et incapacité d’utiliser les ressources dont leur vulgaire dispose, ils se sentent incapables de l’adapter à des besoins nouveaux et ils le déclarent. Ils ont désormais une doctrine et un système » (Histoire de la langue française des origines à nos jours, I. De l’époque latine à la Renaissance, Paris, A. Colin, 1966, p. 567). 23

Cité par J. Monfrin, « Humanisme et traduction », art. cit., p. 765.

24

Léopold Delisle transcrit le ms BnF, fr. 1090, Recherches sur la librairie de Charles V, roi de France, 1337-1380. Partie II. Inventaire général des livres ayant appartenu à Jean de France, duc de Berry, Amsterdam, Gerard Th. van Heusden, 1967, p. 90. L’idée est également formulée par Oresme dans l’« excusacion et commandacion » de sa traduction : la force de la science du texte à traduire « ne puet pas estre bailliee en termes legiers à entendre. Mais y convient souvent user de termes ou de mots propres en la science qui ne sont pas communelment entendus ne cogneüs de chascun » (éd. cit., p. 100). On trouve l’argument sous la plume de Vasque de Lucène : « En aucuns lieux je n’ay peu translater clause a clause ne mot a mot, obstant la difficulté et la briefté du latin » (mentionné par Jean Rychner, « Observations sur la traduction de Tite-Live par

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Au-delà de ces difficultés, la valeur de ces traductions tient à leur objectif : « faire », comme le dit Simon de Hesdin, « de fort latin cler et entendable commant si que chascun le peut entendre ». Lorsqu’il adresse Li Livres de confort de philosophie à Philippe le Bel, Jean de Meun précise ainsi sa motivation : « Ja soit ce que tu entendes bien le latin, mais toutevoies est de moult plus legiers a entendre le françois que le latin » 25. Le plaisir ressenti au bon usage de la langue française enrichit celui du travail bien fait. Fiers de leur labeur, les traducteurs revendiquent, écrit Jean Rychner, « comme s’ils affrontaient une épreuve malaisée, le statut de héros linguistique » 26. On touche ainsi à ce qui semble être une nouvelle valeur, subjective ou psychologique : la traduction est « proffitable » pour le traducteur lui-même. Complétant la conscience d’avoir surmonté les tracas de son travail, un autre sujet de fierté est parfois suggéré : vis-à-vis de son dédicataire princier, le traducteur médiéval se hisse à la hauteur du savant ancien qu’il traduit : Aristote 27 pour Alexandre, Sénèque pour Néron 28, Alcuin pour Charlemagne 29. Grâce à cette héroïque victoire, les traductions peuvent afficher un objectif sensiblement

Pierre Bersuire (1354-1356) », Journal des Savants, oct.-déc. 1963, p. 242-267, cit. p. 257, qui cite lui-même Robert Bossuat, « Vasque de Lucène traducteur de Quinte Curce », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 8, 1946, p. 197-245, cit. p. 212). Au contraire, remarque Claude Buridant, « Jean de Vignay se propose de suivre au plus près ‘la pure vérité de la lettre’ comme il le dit à deux reprises (…). Ce faisant, Jean de Vignay s’inscrit dans une longue tradition qui a son point de départ dans les toutes dernières années du XIIe siècle » (« Jean de Meun et Jean de Vignay, traducteurs de l’Epitoma rei militaris de Végèce. Contributions à l’histoire de la traduction au Moyen Âge », in Études de langue et de littérature françaises offertes à André Lanly, Nancy, Publications Université Nancy II, 1980, p. 51-70, cit. p. 53). Témoin de cette tradition, Mahieu le Vilain, translateur des Meteores, affirme : « je vous oï n’a guerez dementer comment vous porriez savoir aucune chose des dis Aristote, que il dist en .I. de sez livrez que l’en apele Metheores, (…), je me sui entremis a translater vous le devant dit livre en franchoiz mot a mot au miex que je porrai ». Nous tenons à remercier notre collègue Joëlle Ducos de nous avoir fourni sa transcription de ce texte. 25

Voir De Consolatione translated by Jean de Meun, éd. Venceslas L. Dedeck-Hery, Medieval Studies, 14, 1952, p. 168. 26

Art. cit., p. 257.

27

On pense à la traduction de l’Éthique. Les premiers mots de Nicole Oresme sont les suivants : « Du commandement de tres noble et tres excellent prince Charles, par la grace de Dieu roy de France, je propose translater de latin en françois aucuns livres lesquelx fist Aristote le souverain philosophe qui fu docteur et conseillier du grant roy Alexandre » (éd. cit., p. 97). Comme Oresme le serait avec Charles. 28

Modèle de Jean Courtecuisse : « J’ay pensé translater (…) aucuns de plusieurs volumes dittiez et escrips par tres excellent philosophe Seneque de Cordoue, maistre de l’empereur Neron » (trad. de la Formula honestae vitae de Martin de Braga (ou de Brega, pseudo–Sénèque), éd. Hans Haselbach, Berne – Francfort, Publications universitaires européennes, Série 13, “Langue et littérature française” (30), 1975, p. 464. 29

Foulechat, Policratique, éd. cit., p. 84.

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différent : non seulement mettre en cause la prééminence du latin pour exprimer la pensée savante, mais octroyer à la langue vulgaire le pouvoir éminent de procurer du plaisir à tous ceux qui lisent des « choses pesantes et de grant auctorité ». Laurent de Premierfait le déclare dans les premières lignes de sa traduction du Decameron : Pour mon deleict privé ne pour mon singulier plaisir je ne mis oncques le fardel sur /2v/ espaules de translater ledit livre, mais pour hors tirer et expriendre par moine et aide de la grace de Dieu aucun commun prouffit et honneste delectacion 30.

Dans son prologue de la traduction des Éthiques, Nicole Oresme propose une claire illustration de cette nouvelle conception : « Et comme dit Tulles en son livre de Achadémiques, les choses pesantes et de grant auctorité sont delectables et bien aggreables as genz ou langage de leur païs » 31. N’est-ce pas une façon de nouer l’aridité de la connaissance, le souci de l’action, d’une part, la satisfaction et le plaisir, de l’autre ? Mais cette relation n’est encore que le fruit d’une pratique linguistique. Le décor ainsi grossièrement planté, arrivons où nous voulions en venir, à cette utilitas singulière que l’on placera donc sur le devant de la scène : le « repos ludique », la « détente enjouée » ou, selon l’expression de Laurent de Premierfait, l’« honneste leesse » 32. Particulièrement estimable aux yeux de certains traducteurs, elle est cousine de toutes les valeurs utilitaires relevées ci-dessus, mais elle joue sa petite musique dans les partitions qui légitiment les traductions par la tonalité originale dont elle nuance les arguments éthiques et linguistiques. Son intérêt vient, par ailleurs, de la riche tradition d’où elle surgit pour s’inscrire dans les textes savants et fictionnels du Moyen Âge flamboyant. Comme la valorisation du plaisir « delectable » que l’on vient de lire y engage, repartons de l’illustre traduction commentée du Livre de Ethique d’Aristote par Nicole Oresme 33, véritable « tournant (…) pour la pensée et la diffusion d’Aristote » et, plus largement, « pour l’histoire des idées politiques de ce temps » 34. Sa mise en français d’Aristote énonce, et pour cause, notre valeur-vedette en son Livre IV : « Ou .xxv. chapitre, il détermine d’une vertu qui est vers gieus et esbatemens », mais les commentaires originaux du tra30 Boccace, Decameron. Traduction de la version latine de Laurent de Premierfait, éd. Giuseppe di Stefano, Montréal, éd. CERES, 1999, “Bibliothèque du Moyen Français” (3), p. 3. 31 Le Livre de Ethique d’Aristote, éd. Albert D. Menut, New York, Stechert, 1940, p. 101. 32

Boccace, Decameron, éd. cit., p. 3.

33

Selon A. D. Menut, « Le Livre de Ethique, Nicole Oresme’s translation of the Nicomacean Ethics, has come down to us in seventeen manuscripts and in one edition, now very rare, printed at Paris for Antoine Vérard in 1488 » (éd. cit., p. 44). 34 Jeannine Quillet, « Nicole Oresme traducteur d’Aristote », in Nicolas Oresme. Tradition et innovation chez un intellectuel du XIVe siècle, éd. Pierre Souffrin et Alain P. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 81-91, cit. p. 81.

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ducteur donnent à son texte une dimension particulièrement remarquable. Car, à ce stade de son travail, Oresme fait un commentaire éclairant : dans une perspective spiritualiste ou, si l’on veut, intellectuelle, il juge nécessaire le repos et la récréation, des esprits comme de la pensée : Et pour ce est en tel cas tres utiles et tres proffitable gieu et esbatement pour teles sollicitudes deposer a temps, jusques a tant que la pensee soit aussi comme reposee et recrëee, et que les esperis repreignent leur vigueur 35.

Le chapitre 11 de son Livre X insiste de nouveau sur la finalité du repos, le travail : Mais selon Anatarxes le philosophe et selon verité, la droite ordenance est que l’en doit jouer afin que l’en estudie et non pas estudier afin de jouer. Car gieu est semblable a repos ; et pour ce que les gens ne pueent pas tousjours labourer, ilz ont mestier de repos. Et doncques repos n’est pas la fin humaine. Car repos est fait et ordené pour operacion 36.

Oresme commente alors en des termes qui posent la délicate question de la morale de l’« oyseveté » : « Aristote entent que repos est pour ouvrer en ceste vie en laquelle oysiveté est mal ». Comme cette traduction commentée en porte témoignage, notre valeur s’enracine dans la tradition éthique aristotélicienne partagée par les intellectuels de ce temps parmi lesquels, bien sûr, nos traducteurs. Même grossier, un éclairage du contexte entourant les recours au Stagirite paraît nécessaire pour débroussailler cette tradition 37. On rappellera quelques faits relativement connus. Le premier est, en quelque sorte, un constat d’impureté : les auteurs médiévaux n’abordent la pensée d’Aristote qu’inextricablement mêlée au platonisme et à l’augustinisme. Et elle ne leur parvient qu’à travers des apocryphes ou des commentateurs, aussi prestigieux soient-ils. Or cet entrelacement d’écrits plus ou moins parcellaires, de gloses, de « panachages » théoriques et de commentaires aux origines diverses induit des torsions peu fidèles à la lettre des textes aristotéliciens. Deuxième remarque : si les médiévaux ignorent jusqu’à la notion d’« aristotélisme », c’est que la connaissance des écrits d’Aristote est à la fois lente et sélective. On le sait, « l’opus aristotelicum n’a été véritablement disponible qu’aux confins des XIIe et XIIIe siècles » 38. La censure n’y est pas pour rien, notamment contre l’averroïsme qui imprègne l’aristotélisme médiéval. 35

Éd. cit., p. 270.

36

Ibid., p. 517.

37

La notice « Aristotélisme médiéval » rédigée par Alain de Libera, pour le Dictionnaire de Philosophie, Paris, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 2000, p. 104112 offre un précieux accès à cette épineuse question. Voir également Fernand van Steenberghen, La Philosophie au XIIIe siècle, Leuven, Peeters/Éd. de l’Institut supérieur de Philosophie, “Philosophes médiévaux”, t. XXVIII, 1991. 38 Alain de Libéra, art. cit., p. 122a. « La pénétration massive des œuvres d’Aristote dans le monde latin par le canal des traductions a influencé profondément l’histoire de

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L’ouvrage traduit par Oresme, le Livre de Ethique, offre une nette illustration de ce processus d’assimilation tourmenté. Ce texte, en effet, a beaucoup moins intéressé le Moyen Âge que les œuvres de philosophie naturelle, de métaphysique et encore moins que les écrits d’Aristote sur la logique. Voici comment un commentateur éminent, Georg Wieland évoque son statut marginal : During the Middle Ages the Nichomachean Ethic received less attention than Aristotle’s writings on natural philosophy and metaphysics, and still less than his logical writings (…), it was apparently not until the second half of the fourteenth century that it was adopted as a regular textbook in the Arts faculties 39.

Dans « Le dossier Aristote dans l’œuvre de Vincent de Beauvais. À propos de l’Éthique » 40, Jacqueline Hamesse observe les sources aristotéliciennes du Speculum historiale. Validant l’affirmation précédente de G. Wieland, elle note que « au chapitre 84 du Livre III » l’auteur « énumère la liste des œuvres d’Aristote connues au début du XIIIe siècle », avant de constater que « l’Éthique ne figure pas dans cette énumération » 41. Cette marginalité tient à l’histoire 42. la pensée médiévale. (…) En traduisant en latin deux traités de l’Organon : les Catégories et le Peri Hermenias, ainsi que l’Isagoge de Porphyre, Boèce a donné à l’aristotélisme un essor considérable » (Jacqueline Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis. Un florilège médiéval. Étude historique et édition critique, Louvain, Publications universitaires, “Philosophes médiévaux”, t. XVII, 1974, p. 7). 39

« The reception and interpretation of Aristotle’s Ethics », in The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, éd. Norman Kretzmann, Anthony Kenny, Jan Pinborg, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 657-672, cit. p. 657. F. van Steenberghen constate l’absence de l’Éthique dans les lectures universitaires : « Il est assez étrange que le nouveau règlement [de la nation anglaise, composante de la faculté des arts de l’Université de Paris] ne fasse pas mention d’autres ouvrages d’Aristote. Ainsi, l’omission de l’Éthique est surprenante : les succès de 1215 autorisaient la lecture de l’Éthique et la littérature philosophique antérieure à 1250 comporte plusieurs commentaires de cet ouvrage ; il faut conclure du silence des statuts de 1252 que l’enseignement de l’Éthique était demeuré facultatif, conformément aux stipulations de 1215 » (op. cit., p. 170). Sur la connaissance médiévale de l’Éthique à Nicomaque, lire également Concetto Marchesi, L’Etica Nicomachea nella tradizione latina medievale, Messina, 1904. 40 In Vincent de Beauvais, Intentions et réceptions d’une œuvre encyclopédique au Moyen Âge, sous la direction de Serge Lusignan, Monique Paulmier-Foucart et Alain Nadeau (Cahiers d’études médiévales, cahier spécial 4), 1990, p. 197-217. 41

Ibid., p. 199.

42

L’article d’Auguste Peltzer, « Les version latines des ouvrages de morale conservés sous le nom d’Aristote en usage au XIIIe siècle » (Revue néoscolastique de philosophie, XIII, 1921, p. 316-341 ; p. 378-412) rappelle les « trois ou plutôt quatre ouvrages sur la morale qui circulaient alors sous le nom d’Aristote » (p. 323) : l’opuscule Des vertus et des vices, « les dix Livres de la Morale à Nicomaque, les deux Livres de la Grande Morale et les sept Livres de la Morale Eudémienne (…) la seule que les scolastiques paraissent n’avoir connue qu’en partie. Abstraction faite des Livres IV-VI identiques aux Livres

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Dans l’introduction de son édition du Livre de Ethique d’Aristote de Nicole Oresme, Albert D. Menut présente ainsi la chronologie de l’apparition en Occident de ce texte de morale : « Before the middle of the thirteenth century five different versions of this treatise were extant » 43 : Ethica vetus (antiqua), du XIIe siècle, qui ne contient que les deuxième et troisième livres ; Ethica nova, du début du XIIIe siècle, joint le livre I à des fragments des livres II à X ; Translatio arabica, première version complète de l’Éthique à Nicomaque traduite de l’arabe à Tolède, en 1240 par Hermann l’Allemand, et qui contient la Paraphrase d’Averroès ; Summa Alexandrina, un abrégé des Livres de l’Éthique, traduction d’un original arabe en 1243-1244, également par Hermann l’Allemand ; enfin, Vetus translatio (Liber Ethicorum, Translatio antiqua), première traduction en latin d’un original grec des dix Livres de l’Éthique à Nicomaque, faite autour de 1245-1247 par Robert Grosseteste. Bref, l’Éthique à Nicomaque n’est vraiment connue qu’au milieu du XIVe siècle, moment où le processus d’assimilation de l’aristotélisme à la doctrine chrétienne officielle s’achève 44. On peut aller maintenant directement à la source de ces arguments, à l’Éthique à Nicomaque, rappelant que, parmi les livres du duc de Berry inventoriés en 1402, on trouve un « livre d’Éthiques » et deux « livres d’Éthiques et Politiques » (l’un étant une traduction de Nicole Oresme) 45. Deux passages de l’Éthique retiennent l’attention. Le premier, au chapitre 8 du Livre IV, s’ouvre sur une exposition du « repos convenable » : [1127 b 33] Comme le repos a sa place aussi dans l’existence, et que ce repos est rempli par la distraction et le jeu, il semble qu’il y a là encore un genre de

V-VII

de la Morale à Nicomaque, personne, en effet, n’a signalé jusqu’ici de manuscrit latin du XIIIe ou du XIVe siècle où l’on trouve autre chose de la Morale Eudémienne que le fragment du Livre VII, conservé dans le Liber de bona Fortuna » (p. 317-318). 43 Éd. cit., p. 38. « On ne connaissait de l’Éthique d’Aristote à la fin du XIIe siècle que la traduction des livres II et III sous le nom d’Ethica vetus. Il faut attendre le début du XIIIe siècle pour avoir la traduction d’un livre supplémentaire, le livre I, sous le nom d’Ethica nova. Quand Vincent de Beauvais entreprend la première rédaction de son œuvre, l’Occident latin ne connaît donc que trois livres de l’Éthique. Il faut attendre les années 1246-1247 pour voir l’achèvement par Robert Grosseteste d’une traduction gréco-latine de l’ensemble des dix livres de l’œuvre » (Jacqueline Hamesse, art. cit., p. 203). Selon Auguste Peltzer : « Dérivées tantôt du grec, tantôt de l’arabe, les traductions commencent par faire connaître quelques livres et quelques parties de cette Morale [Éthique à Nicomaque]. Plus tard, elles apportent tout l’ouvrage d’Aristote, d’abord en paraphrase et en abrégé, puis en son texte intégral, accompagné de plusieurs commentateurs grecs » (art. cit., p. 324). 44 On sait que, en 1346, le pape Clément VI encourage à enseigner Aristote et ses commentateurs. Voir Luca Bianchi et Eugenio Randi, Vérités dissonantes, Paris, Cerf, “Pensée antique et médiévale”, 1993, notamment le chapitre III, « L’aristotélisme des théologiens ». 45

L. Delisle, Recherches…, op. cit., p. 248.

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relations de bon goût, consistant à dire et à entendre ce qui convient et comme il convient 46.

Situé au chapitre 6 du Livre X [1176 b 34], le second fragment éclaire la valeur de ce repos bien particulier : il n’est pas une fin, « sa raison d’être est l’activité » 47. « Repos », « délassement » ou encore « enjouement » traduisent le terme employé par Aristote, eutrapelia 48. On retrouve cette notion en dehors de l’Éthique à Nicomaque, au Livre VIII de La Politique (chapitre 3) : [1337 b 38] (l’homme qui travaille a besoin du délassement [eutrapelia] et le jeu est en vue du délassement, alors que la vie active s’accompagne toujours de fatigue et de tension), pour cette raison nous ne laisserons les amusements s’introduire qu’en saisissant le moment opportun d’en faire usage 49 (…) l’agitation que le jeu produit dans l’âme est une détente et, en raison du plaisir qui l’accompagne, un délassement.

Au Livre VII (14, 1333 a 30) Aristote avait pris soin de distinguer eutrapelia – conçue comme délassement temporaire au cours du travail – et skolè (« loisir »), éclairant ainsi une question passablement obscurcie par les siècles sur laquelle nous reviendrons ultérieurement avec moins de risques de nous égarer : la distinction, l’opposition même, entre l’eutrapelia et cette disposition que le latin nomme l’otium. Annotant l’affirmation suivante d’Aristote, « Le loisir en revanche, semble contenir en lui-même le plaisir, le bonheur et la félicité de vivre », Jules Tricot 50 fournit une précision qui mérite notre attention : L’activité du jeu est un délassement dans le travail (…) une ‘soupape de sûreté’. Le mouvement que l’âme en reçoit (…) est pour elle une détente (…). Le loisir, au contraire, étant un plaisir et un bonheur par lui-même (auto), n’a nul besoin de l’activité du jeu. 46 Trad. Jean Voilquin, Paris, GF Flammarion, 1965, p. 116. La traduction de J. Tricot (Paris, Vrin, “Bibliothèque des textes philosophiques”, 1994, p. 206-207) dit : « Comme il y a aussi des moments de repos dans l’existence, et qu’une forme de ce repos consiste dans le loisir accompagné de l’amusement, dans ce domaine également, il semble bien y avoir un certain bon ton des relations sociales, qui détermine quelle sorte de propos il est de notre devoir de tenir et comment les exprimer ». Le traducteur donne un titre suggestif à ce chapitre : « Le bon goût dans l’activité du jeu ». 47 Jean Voilquin, trad. cit., p. 275. Trad. J. Tricot : « s’amuser en vue d’exercer une activité sérieuse, suivant le mot d’Anacharsis, voilà, semble-t-il, la règle à suivre. Le jeu est, en effet, une sorte de délassement, du fait que nous sommes incapables de travailler d’une façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. Le délassement n’est donc pas une fin, car il n’a lieu qu’en vue de l’activité » (trad. cit., p. 507). 48 Cf. René Antoine Gauthier et Jean Yves Jolif, L’Éthique à Nicomaque. Tome 2, 1re Partie, Commentaire Livres I-V. Leuven, Peeters, “Aristote, Traductions et études”, 2002, p. 316. 49

Note du trad. J. Tricot : « c’est-à-dire pendant le travail sérieux » (La Politique, Paris, Vrin, “Bibliothèque des textes philosophiques”, 1995, p. 557). 50

Ibid., n. 5.

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Le chapitre 14 du Livre VII de la Politique éclaire le sens de ce contraste : « La vie prise dans son ensemble est en outre divisée en deux parts, affaires et loisirs, guerre et paix » 51. Jules Tricot observe ici, soulignant lui-même les notions qui lui paraissent essentielles : « La skolè, souvent jointe à la diagogè, est (…) la vie contemplative, l’activité noble et désintéressée (…). La skolè, que nous traduisons faute d’un meilleur terme, par loisir (otium), n’est donc pas la flânerie » 52. Gardons en mémoire cette nette distinction aristotélicienne et revenons à notre parcours, quittant un instant les traductions pour un commentaire illustre et remarquable, celui d’Albert le Grand. Après avoir discuté la notion d’eutrapelia dans la Lectio XIII (323, 92) de Super Ethica 53, le maître de Cologne commente les lignes liminaires (1127 b 33) qui ont retenu notre attention au Livre IV, chapitre 8 de l’Éthique dans sa Lectio XV (344, 63). Il redit que des jeux honnêtes sont nécessaires au repos, à la récréation ou encore au réconfort et en vient à éclaircir sa glose par un motif, celui de « l’arc qui ne peut sans cesse être tendu ». Les Vitae Patrum, dit-il, en seraient la source : Propter quod legitur in VITIS PATRUM quod cum quidam sagittator vidisset fratres in eremo in aliqua recreatione, male aedificatus fuit. Quod cum intelexisset sanctus pater, vocat eum et dixit : Tende ulterius, et tetendit, et iterum dixit : Plus tende ; qui dixit : Frangitur, si plus tendo. Tunc ait, quod similiter oporteret remitti aliquando a studio virtutis, ne virtus bona frangatur 54.

51

L. 30-31. Voir Robert Joly, Le Thème philosophique des genres de vie dans l’Antiquité classique, Bruxelles, Palais des Académies, “Classe des Lettres et des sciences morales et politiques”, Mémoires, XXIX, 3, 1956. Le projet est ainsi défini : « Nous allons étudier dans ces pages l’une de ces constructions du rationalisme grec : des aspects multiples de la vie quotidienne, les Grecs ont dégagé la théorie des genres de vie : théorétique, pratique, apolaustique, etc., c’est-à-dire contemplative, active, jouisseuse, etc. » (p. 7). « Aristote affirme ici (Politique, 1324 a 32 sq.) qu’il y a deux vies morales, la vie pratique et la vie contemplative » (p. 15). 52 La Politique, op. cit., p. 528, n° 2. Étudiant « la montée en puissance des ordres monastiques et la redécouverte d’Aristote » au XIIe siècle, Christian Trottmann met au jour les « nouvelles lignes de partage à l’époque scolastique et à la fin du Moyen Âge » qu’induisent ces phénomènes nouveaux dans la distribution des « béatitudes » et des modes de vie correspondants (« Vita activa, vita contemplativa. Enjeux pour le Moyen Âge », in Vie active et vie contemplative au Moyen Âge, Actes du séminaire de Rome, 5 décembre 2003, Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, III, 2005/1, p. 7-25, cit. p. 20). 53 Opera Omnia, tomus XIV, pars I. Super Ethica. Commentum et Quaestiones. Libri Quinque Priores, éd. Wilhelmus Kübel, Monasterii Westfalorum in aedibus Aschendorf, 1968-1972, p. 277-278. J. Hamesse (art. cit., p. 205) renvoie à l’article de Odon Lottin, « Saint Albert le Grand et l’Éthique à Nicomaque », in Aus der Geisteswelt des Mittelalters, Studien und Texte Martin Grabmann zur Vollendung des 60. Texte und Untersuchungen, Supplementband III, Münster, 1935, p. 611-626. 54

Super Ethica, éd. cit., p. 293a, 10.

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On l’a remarqué, l’anonyme frère met lui-même au jour le sens de sa comparaison qui figure les conditions évitant de briser la vertu. Le commentaire sollicite finalement saint Augustin pour justifier de nouveau l’idée selon laquelle, parfois, c’est le propre des bons esprits de se détendre, ou de « se ressourcer », dans le jeu : « Et ideo dicit AUGUSTINUS in MUSICA sua, quod bonarum mentium est quandoque resolvi in ludum. Et hoc dicit COMMENTATOR et ARISTOTELES in TEXTU ». Lisons maintenant un commentaire très attendu, celui proposé par saint Thomas, élève d’Albert le Grand et comme lui ouvert à la reconnaissance des œuvres d’Aristote. La Lectio 16 de ses Sententia Libri Ethicorum est consacrée aux lignes 1127 b 33-1128 a 26 composant le premier fragment que nous avons extrait de l’Éthique à Nicomaque. Voici le passage qui nous intéresse 55 : si igitur ludus nullam rationem boni posset habere, non esset circa ludum aliqua virtus, habet autem aliquam rationem boni in quantum utilis humanae vitae ; sicut enim homo indiget a corporalibus laboribus interdum desistendo quiescere, ita etiam indiget ut ab intentione animi qua rebus seriis homo intendit interdum anima hominis requiescat, quo quidem fit per ludum.

Plus fidèle qu’Albert le Grand au texte d’Aristote, saint Thomas n’use pas de comparaison illustrative et a garde d’oublier l’argument central du Stagirite, qu’il transcrit sans commentaire vraiment novateur : le repos et le jeu favorisent les moments de conversation où peuvent se manifester bon goût et entente sociale. Nous voici conduit vers les traductions en moyen français qui s’inspirent de la tradition aristotélicienne valorisant le « repos convenable » ou la « détente (enjouée) ». Quel panorama culturel dessinent-elles ? Cette question avertit que nous tentons de reprendre à nouveaux frais, et dans une direction particulière, certaines pistes proposées par Joël Blanchard dans une étude ainsi engagée : Nous verrons (…) comment cette valorisation du loisir, illustrée par des comportements nouveaux du roi, se fait à partir d’une réflexion sur l’idée de ‘recreaction’. Cette réhabilitation s’appuie sur la redécouverte et l’actualisation de traditions culturelles qui remettent au goût du jour un discours médical et philosophique (aristotélicien essentiellement) 56.

55

Thomas d’Aquin, Sententia Libri Ethicorum. Opera Omnia, tomus, XLVII, Paris, Éd. du Cerf, 1969, p. 256-257. L’introduction de René A. Gauthier offre une clef d’entrée vers le « problème critique » puis le « problème historique » posés par « l’initiation de saint Thomas à l’Éthique d’Aristote » (p. XV). Voir le chapitre « The recreational Justification » de l’ouvrage de Glending Olson, Literature as Recreation in the Later Middle Ages, Ithaca & London, Cornell University Press, 1982. 56 « Le corps du roi : mélancolie et recreation. Implications médicales et culturelles du loisir des princes à la fin du Moyen Âge », in Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Âge, Actes du colloque organisé par l’Université du Maine, les 25 et 26 mars 1994, éd. Joël Blanchard, Paris, Picard, 1995, p. 199-211, cit. p. 199. Ce programme ambitieux s’ouvre sur des considérations originales consacrées au « lieu de loisir ou de

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Parmi les nombreux livres de morale attribués à Aristote, divers florilèges ont particulièrement favorisé l’expansion de ses thèses 57. On connaît cent cinquante-trois manuscrits des Parvi flores, recueil renvoyant plus ou moins fidèlement aux idées de l’Éthique à Nicomaque. Ainsi peut-on lire, dans Sequuntur auctoritates IIII Libri Ethicorum Aristotellis, l’item 80 : « Requies et ludus in vita videntur esse necesssaria », et conformément au Livre X de l’Éthique, l’item 205 affirme : « Non potentes continue laborare, requie indigent » 58. Certains ouvrages usurpaient le nom du Stagirite pour se placer sous son autorité, notamment le Secret des Secrets 59. Fidèle à la finalité de l’eutrapelia, ce « livre recreacion (…) manifestation d’une volonté politique du roi de construire des lieux réservés au loisir [qui] illustre un point de vue neuf sur le loisir conçu comme un des intérêts spécifiques de la vie du prince » (p. 201). Cette valorisation du loisir s’exprime dans le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, qui s’inspire « de la traduction d’un passage des Facta et Dicta Memorabilia de Valère Maxime par Nicolas de Gonesse » (p. 202). Pour la mise en scène littéraire, dans l’Antiquité, de l’espace du loisir, voir K. Sara Myers, « Docta Otia : Garden ownership and Configurations of Leisure in Statius and Pliny the Younger », Arethusa, 38/1, 2005, p. 103-129. Les textes de ces deux auteurs reflétaient, déjà au Ier siècle, « the circumstances of leisure and the pursuit of literature (…). Pliny, (...) writes of his own estates, in a manner that is meant to illustrate his own qualities as both writer and aristocrat and to validate his leisure time – in opposition to his activities as an active and successful politician » (p. 103-104). 57

Autre source aristotélicienne, les Dictz moraux des philosophes translatez de latin en françoys par noble homme Messire Guillaume de Tignonville, chevalier, conseiller et chambellan du roy (avec Les Dictz des saiges. Le Secret des secretz de Aristote), traduction Galliot Du Pré (1491-1561), Paris, 1581. Ces Dictz (écrits avant 1402) étaient sans doute connus de Christine de Pizan. Ils sont traduits par G. de Tignonville d’après la version latine du texte arabe de Abu al-Wafa al-Mubassir ibn Fatik. Le chapitre XIII s’ouvre sur ces mots : « Cy commencent les dictz moraulx de Aristote philosophe ». Le troisième texte de cette édition est la traduction d’un seul chapitre du Secret des Secrets du pseudo-Aristote. 58

Voir J. Hamesse, art. cit., p. 238 et p. 247.

59

« Le célèbre Secret des Secrets et le non moins célèbre Régime de santé (De Regimine sanitatis), fragment du précédent, tous deux également traduits de l’arabe, le premier par Philippe de Tripoli, vers 1243, le second par Jean de Séville, vers la seconde moitié du XIIe siècle » (Alain de Libera, art. cit., p. 105b). Le duc de Berry a possédé « un petit livre en françois, escript de lettre de court, du gouvernement des rois et des princes, appellé le Secret des Secrets, que fit Aristote ». La bibliothèque ducale a connu cinq autres livres intitulés simplement du Gouvernement des rois (et des princes) (Relevé de L. Delisle, op. cit., p. 250, n° 164). « Historians have long recognized that the SS [Secret of Secrets] was not only one of the most widely diffused of the Aristotelian pseudepigraphs during the Middle Ages (indeed we know now that the SS survives in more manuscripts than any other Aristotelian work, genuine or spuritous), but even one of the most popular books on the entire period as well » (Steven J. Williams, The Secret of Secrets, The scholarly career of a pseudo-Aristotelian text in the Latin Middle Ages, Ann Habor, The University of Michigan Press, 2003, p. 1). Pour le rôle de la version tripolitaine du Secret des Secrets comme vecteur de connaissances scientifiques « tra la Curia romana e la corte di Federico II », voir Ilaria Zamuner, « Il ms. Barb. Lat. 311 e la tras-

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de bonnes meurs » évoque les « esbatemens du roy » reposé, en l’occurrence, par les complexités de l’art musical : Il affiert bien que le roy aucuneffoiz avec ses privéz et feaulx se delite et face esbatemens et diverses et pluiseurs manieres de menestriers et orgues et pluiseurs manieres d’instrumens et chansons et dances. Car quant humaine creature est ennuiee, naturellement se delite nature en telz esbatemens et le corps en prent force et vigueur 60.

Dans cette exploration des expressions médiévales de l’eutrapelia aristotélicienne, Christine de Pizan et les références auxquelles s’adosse son Livre du corps de policie méritent une attention particulière. Le chapitre 32 du Livre I, intitulé « Comment il est loisible que le bon prince aprés grant labour prenne recr[e]acion d’aucun esbatement » est un véritable plaidoyer. Certes, Christine a précédemment critiqué les « oyseulx » soutenant que, « comme les choses diverses du royaume ou du pays soient en grant pluralité et foison, [le prince] ne sera mie oyseulx » et, en conséquence, « doit a toute heure estre occupez en vertueuses œuvres » 61. Cependant, elle écrit ce chapitre parce qu’elle pense que « le prince, et semblablement tout homme chargé de gra[n]s et nottables occupacions, doit aucune fois cesser de œuvre et reposer en oysiveté » 62. Il ne faut pas voir là une contradiction puisqu’il est « deux manieres de oyeuses » : celle « par quoy vertu s’esvanouist », illustrée par Ovide qui dit « en son livre de Remede d’Amours : Se tu ostes de toy oiseuse, les ars du dieu d’amours sont peries », et l’autre « qui est sans vice » 63. Toutefois, pour illustrer cette seconde missione dei regimina sanitatis (XIII-XV sec.) », Cultura Neolatina, LXIV, fasc. 1-2, 2002, p. 207-250. 60 Ms. Baltimore, Walters Arts Gallery, W 308, chapitre XIX, trad. et éd. par Denis Lorée (doc. électr., adresse : uhb.fr/alc/medieval/S2.htm). 61 Éd. Angus J. Kennedy, Paris, Champion, “Études christiniennes” (I), 1998, p. 47 et p. 46. 62

Ibid., p. 53, l. 15-18.

63

L. 24-27. Voir, ci-dessous, le texte de Nicolas de Gonesse qui inspire Christine de Pizan. Ce double sens fait évidemment penser à l’ambivalence du personnage de Oiseuse dans le Roman de la Rose de Jean de Meun. Jean Batany a montré que « le nom et le portrait d’Oiseuse sont, par définition, un refus de l’action. Les romans courtois ont habitué le public à voir la valeur des héros s’éprouver par l’effort et la violence. L’adjectif oiseus est normalement péjoratif » (« Miniature, allégorie, idéologie : ‘Oiseuse’ et la mystique monacale récupérée par la ‘classe des loisirs’ », in Études sur le Roman de la Rose, textes recueillis par Jean Dufournet, Paris, Champion, “Unichamp”, 1984, p. 7-36, cit. p. 19). Là, elle relève de la « recreantise ». Mais « dans le monde de l’amour, le mot oiseuse ne peut plus être péjoratif (…). L’arc de Cupidon ne peut agir sans Oiseuse ». Car, pour aimer, l’esprit doit être « détaché des préoccupations du monde, souci de la guerre (…), souci du négoce ou du travail manuel (…), Otia si tollas, periere Cupidinis arcus » (p. 20). J. Batany découvre au-delà des frontières de la littérature amoureuse, dans la vie monastique, la double valeur, positive et négative, de oiseuse : « l’otium des moines (…) soigneusement défini par la tradition monastique : il ne s’agit pas de la coupable otiositas, qui mène à des vices comme l’acedia, la passivité par dégoût

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valeur, à ce stade où l’on pouvait attendre une référence à Aristote, Christine s’appuie sur Valère Maxime qui affirmerait : « Ce qui n’a aucune fois repos ne peut par nature longuement durer » 64. C’est plus loin, au chapitre 5 du Livre III, que l’on trouve, sans que le terme eutrapelie soit explicitement cité, une claire justification de la nécessité de se « réposer et estre en oyseuse » 65 qui la conduit à mentionner Aristote. Il n’est pas seul : la démonstration 66 prend appui sur Valère puis sur Caton avant de justifier, grâce à l’Éthique à Nicomaque et Sénèque, la nécessité de la « recreacion » pour ceux qui souhaitent « acquerir sapience » : Aussi met Aristote ou .iii.e livre d’Ethiques une vertu moderant et atrempant l’omme entre labour et jeux, par laquelle l’omme use de l’un et de l’autre atrempeement, a laquelle chose Seneque s’accorde en son livre de Transquilité de coraige, qui dit que les champs fertiles sont tost espuisiez par fertilité continuele et non entrerompue. (…) Et pour ce donna nature aux hommes inclinacion de jouer et esbatre aucune fois 67.

Très proche du Livre du corps de policie par sa date de rédaction (14061407), par la source livresque qu’il partage – la Summa collationum sive collectionum ou Communiloquim 68 – et par les projets moraux qu’il affiche, Le de la vie (c’est ce qui correspond en gros, pour le moins, à la recréantise du chevalier) ; il s’agit du souci de maintenir son autonomie spirituelle, vis-à-vis du corps (par l’ascèse) et vis-à-vis de la société (par le refus des ‘affaires séculières’) » (ibid., p. 23). 64

Le Livre du corps de policie, éd. cit., p. 53, l. 31-32.

65

« Ceste oyseuse ne doit mie estre de cesser de toute œuvre corporelle, mais se entendre en aucune œuvre joyeuse et esbatant, par laquelle l’entendement sot recreé, car par longue entente a l’estude les vertus sensitives de l’omme sont lassees, et elles ne sont mie ramenees a leur repos et transquilité par cesser de toute operacion » (éd. cit., p. 99, l. 12-18). 66

« Et pourtant le remede de tel travail est de resjoir son esperit en aucun jeu ou esbatement. Et tout ainsi que viandes delicieuses plaisent plus se aucun entre deux on prent des grossez, aussi est-ce que operacions d’estude est mieux nourrie quant entre deux aucune fois on y applique jeux » (ibid., l. 20-25). Cette comparaison se devine également dans le Prologue du translateur du Decameron par Laurent de Premierfait : « selon ordre de Nature, aprez griefves et pesantes besognes traictees par labour corporel ou par subtilité d’engin, il affiert que chascun home / refreschisse ses forces ou par confort de viandes ou par aucune honeste leesse, en quoy l’ame prengne delectacion » (éd. cit., p. 3). 67

Le Livre du corps de policie, éd. cit., p. 99.

68

Ouvrage du franciscain anglais Jean de Galles (mort vers 1304). Voir Evencio Beltran, « Christine de Pizan, Jacques Legrand et le Communiloquium de Jean de Galles » (Romania, 104, 1983, p. 208-228, cit. p. 208) qui établit d’autres convergences rapprochant les deux auteurs : « un manuscrit de l’Archiloge Sophie (…) a été confectionné dans l’un des ateliers familiers à Christine et, qui plus est, écrit par l’un des copistes de ses propres ouvrages » (p. 208-209). L’article d’E. Beltran, qui éclaire le contexte permettant de comprendre la nature de l’ouvrage et de sa réception, rappelle que Christine de Pizan et Jacques Legrand « sont nés à peu près à la même date et ont déployé leur

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Livre de bonnes meurs 69 de Jacques Legrand (écrit pour le duc de Berry) prodigue de salubres avis pour préparer sa mort en toute sérénité. Le chapitre qui touche notre sujet, situé au Livre II, s’intitule : « Comment et en quoi les princes se doivent employer ». Il s’ouvre sur les termes du plaidoyer de Christine. Comme elle, il cite Sénèque et Caton 70. À la différence, cependant, de l’auteur du Livre du corps de policie, pour comparer l’être humain à la corde qui doit être parfois détendue, Legrand recourt à un petit exemplum qui met en scène saint Jean dans un récit inspiré non pas d’Albert le Grand, mais, dit-il, de Cassien : saint Jehan l’euangeliste (…) s’esbatoit a une perdix ; laquelle chose voiant un joenne homme qui passoit son chemin tenant un arc en sa main, lui dist que il estoit moult esbahy comment il se jouoit comme feroit un homme mondain veu qu’il estoit reputé de si sainte vie. Lors lui respondit saint Jehan en lui demandant pourquoi son arc n’estoit tousjours tendu. Et il dist que se il estoit tousjours tendu il ne seroit pas si soupple ne si fort pour traire la saette. Ainsi est il, dist lors saint Jehan, du corps humain qui ne puet pas tousjours traveillier. Et pour ce lui doit on aucun alegement donner. Par quoi il appert comment honnestes esbatemens nul ne doit reprouver, mais qu’ilz soient prins en temps et en lieu et selon la condicion de la personne 71.

activité à Paris autour des cours princières, grosso modo entre 1390 et 1415. (…) Pour démontrer la dette importante de Christine de Pizan envers le Communiloquium, je prendrai quelques extraits du Chemin de long estude et du Livre du corps de policie empruntés également par Legrand dans le Sophilogium » (p. 208-213). À propos de leurs rencontres sur « la sagesse des gouvernants ou des rapports entre culture et politique » (p. 213), E. Beltran observe : « il est frappant de constater à quel point certaines de leurs idées et leurs attitudes face à la situation vont de pair » (p. 223). L’auteur ne tient pas à faire un inventaire systématique de ces rapprochements. Les passages que nous retenons ne sont pas choisis par E. Beltran. 69

Archiloge Sophie, Livre des bonnes meurs, éd. E. Beltran, Paris, Champion, “Bibliothèque du XVe siècle” (XLIX), 1989. « Un petit livre en françois, (…), intitulé Des bonnes meurs » fut offert « à Monseigneur, le 4 mars 1410 par frère Jacques Le Grant, augustin » observe L. Delisle (op. cit., p. 245, n° 134). Voir également Émilie Devriendt, « Éléments pour la définition d’une prose poétique : à propos de l’Archiloge Sophie de Jacques Legrand », Revue d’Histoire littéraire de la France, 6, 1997, p. 963-985. 70 Dans un développement consacré à la double valeur du jeu, cet ouvrage souligne combien il peut être honteux de s’y adonner (aux dés par exemple) ; mais, pondérant sa critique, Legrand précise : « par ces paroles je ne vueil mye dire que les princes et les chevaliers ne se puissent esbattre a aucun jeu honneste, car, comme dit Senecque en son livre de tranquilité, jadis les philosophes prenoient aucuns esbatemens, comme il appert de Socrates et de Chaton : car aussi comme la corde qui tousjours tent finablement rompt, aussi l’omme sanz repos en pourroit longuement perseverer » (éd. cit., p. 360). 71 Ibid., p. 359-360. Glending Olson rappelle les occurrences de ce motif, notamment chez Dante et dans quelques exempla, avant de citer le texte de Cassien et de saint Antoine (Verba seniorum). (Literature as Recreation…, op. cit., p. 91-92).

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Legrand avait-il lu Cassien ou la traduction en français de ses Collations due à Jean Golein 72 ? : On raconte comme il [saint Jean] tenist une fois une perdiz en sa main et la plumast, et ung veneur la regardast. En grant admiracion lui demanda comment lui, qui estoit homme de si grant renommee, se occupoit en cy ville chose, comme tenir et a plumer une perdrix et qu’il feist choses si humbles et petites. Et desiroit souverainement a scavoir responce de son admiration. Adoncques, sainct jehan lui demanda que c’estoit qu’il portoit en sa main. Et le veneur lui respondi que c’estoit ung arc. Et lors dit saint Jehan qu’il le laissast toujours tendu. Et le veneur luy respondy qu’il en seroit plus mol et ne pourroit estre asséz roide, ne gecter bien la saiecte, quant temps seroit de traire a la sauvagine, et ne pourroit droit ne fort traire. Lors, dit sainct Jehan, ainsy est il de moy et de tous devostz, que s’ilz n’avoient aucun solaz ou reposant esbatement, ilz ne pourroient traire fort ne droit s’ilz estoient continuellement tenduz, si nous convient reposer a la fois, afin que la vertu espirituelle gecte plus devotement, plus fermement, la saiecte d’oroison.

Deux des auctoritates régulièrement invoquées, Sénèque et Ovide, ont une place particulière sur notre chemin. Selon le chapitre VI du De Otio, bien que privés de tout gouvernement de la chose publique – la précision est notable –, trois grands hommes, Cleanthe, Chrysippe et Zenon, loin de mener une vie d’oisifs « paresseux » 73 ont rendu leur repos plus utile à l’humanité que l’agitation laborieuse des autres. Le De tranquilitate le dit en d’autres mots : l’otium et l’étude sont des havres recommandés à ceux qui affrontent le mauvais temps qui s’abat sur la chose publique 74. Sénèque ajoute cette comparaison qu’utilise Christine de Pizan : il n’est pas bon de forcer un sol fertile, car on l’épuisera bien vite en le faisant produire sans relâche 75. 72 Datée de 1370. Nous transcrivons le manuscrit BnF, fr. 175, 244 ra. Incomplet, le second manuscrit de la BnF qui donne ce texte (NAF 6367) ne comporte que dix conférences, celle qui nous intéresse est manquante. 73

Voir Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Aubier, “Collection historique”, 2003 : « Que l’acédie soit un péché en perpétuelle transformation, le plus instable de tous les vices capitaux, celui qui est destiné plus qu’aucun autre à changer au fil du Moyen Âge, est évident dès le début » (p. 128). L’acédie est un « péché compris (…) entre l’oisiveté du corps et l’inquiétude de l’âme » (p. 131). Le chapitre « Hors du monastère : l’acédie entre tristesse et mélancolie » montre quel est, à compter du XIIIe siècle, le principal reproche adressé à ce vice : l’oisiveté. Paresseux et indolents, fainéants et inactifs, les acédiques des textes pastoraux sont des oisifs qui échappent à la loi de l’activité imposée par Dieu : « L’oisiveté, observe le Speculum morale, est la mère de tous les vices, la marâtre des vertus et l’occasion de tentations » (p. 146). 74 Ad Serenum. De tranquillitate animi (doc. élect., adresse : thelatinlibrary.com/sen/ sen.tranq.shtml, p. 149-150). 75 « 4. Nec in eadem intentione aequaliter retinenda mens est, sed ad iocos deuocanda. Cum puerulis Socrates ludere non erubescebat, et Cato uiuo laxabat animum curis publicis fatigatum, et Scipio triumphale illud ac militare corpus mouebat ad numeros, non

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Ces quelques citations convainquent de lire les pages de Christine de Pizan et de Jacques Legrand comme une réplique de cet « aristotélisme hétérodoxe » 76 où s’enchevêtrent, on l’a dit précédemment, la pensée d’Aristote et divers héritages teintés d’augustinisme ou de néoplatonisme. Vu parfois comme un poison, l’otium de Sénèque 77, rappelons-le, n’était pas, à strictement parler, l’eutrapelia aristotélicienne. Au contraire, sans doute. Mais le syncrétisme des opinions de Christine, des sources qu’elle sollicite et des auteurs qui inspirent ses ouvrages, invite à ne pas s’acharner à maintenir, au sein de cette tradition littéraire en tout cas, la distinction des deux notions. D’autant que l’établissement du sens d’otium recèle bien des difficultés. Nous nous trouvons, écrit Jean-Marie André,

molliter se infringens (...). 5. Danda est animis remissio : meliores acrioresque requieti surgent. Vt fertilibus agris non est imperandum (cito enim illos exhauriet numquam intermissa fecunditas), ita animorum impetus assiduus labor franget ; uires recipient paulum resoluti et remissi » (ibid., ch. XVII, 4 et 5). 76 Fernand van Steenberghen, dans son chapitre VIII, fixe la date de naissance de « l’aristotélisme hétérodoxe (…) entre 1260 et 1265 » (op. cit., p. 325). L’auteur précise que « l’aristotélisme n’a survécu à l’état pur ni chez les Arabes, ni chez les Latins ; lorsqu’il a pénétré en Occident, sa forme était déjà liée à celle du néoplatonisme grécoarabe. Siger [de Brabant] n’a pas échappé à la loi commune, car son aristotélisme est manifestement un aristotélisme néoplatonisant, un aristotélisme qui s’élargit et se complète sous l’action des divers cours néoplatoniciens » (p. 351). La phénomène n’est pas nouveau : « Les philosophes latins de la première moitié du XIIIe siècle s’inspirent principalement d’Aristote, mais les lacunes et les obscurités du système d’Aristote appelaient des compléments et des commentaires, que la tradition néoplatonicienne devait lui procurer. Ce syncrétisme de deux philosophies si opposées dans leur inspiration et dans leur méthode avait déjà été réalisé par les Arabes et par les Juifs, c’est même un des traits dominants de leur philosophie. La chose était pratiquement inévitable, car les lacunes de la métaphysique d’Aristote appelaient des prolongements que seul le néoplatonisme pouvait fournir. La fusion des deux philosophies a été facilitée et s’est même imposée aux esprits du fait que deux écrits néoplatoniciens, la Théologie d’Aristote et le Livre des causes, ont circulé très tôt, chez les Arabes, sous le nom d’Aristote, qui se vit attribuer ainsi les idées essentielles du platonisme » (p. 170). 77 « L’otium désigne aussi à l’époque de Cicéron la tranquillité des existences privées, l’apolitisme serein. (...) Il est dans son sens le plus romain détente passagère, négation et récompense du negotium » écrit Jean-Marie André, « Les origines de l’otium : conjectures étymologiques et réalités sémantiques », in Recherches sur l’otium romain, “Annales littéraires de l’Université de Besançon” (52), 1962, p. 5-25, cit. p. 6-7. Du même auteur : « Otium, retraite et conversion à la sagesse chez Sénèque. L’évolution des dialogues aux lettres », ibid., p. 27-81, notamment le développement « Sénèque et l’opposition doctrinale des genres de vie » (p. 32-37). Éclairant les relations entre aristotélisme et stoïcisme, l’auteur poursuit : « Sénèque combat donc sur deux fronts : contre les negotia et contre les déviations hédonistes de l’otium complaisamment énumérées » (p. 41).

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JEAN-JACQUES VINCENSINI en présence d’un mot qui dans sa longue destinée, des origines au Ier siècle de notre ère, où la notion paraît stabilisée, n’a cessé de s’enrichir et de se charger de sens. Il a suivi l’évolution culturelle d’une nation longtemps hostile à la spéculation et à la philosophie pure (...) lorsque la cité primitive a conquis l’Italie et le bassin méditerranéen (...) le mot otium devient un slogan politique 78.

Il serait, d’ailleurs, sans doute plus judicieux de parler « des sens » hétérogènes de ce terme controversé. Et ce choc des significations conduirait à s’intéresser au partage entre vie active et vie contemplative, distinction léguée par Aristote et la tradition platonicienne, à la pensée chrétienne médiévale 79 – mais ce n’est pas notre sujet – ou, plus proche de nos préoccupations, à se pencher de nouveau sur les fameuses valeurs antithétiques de l’otium, des deux « oiseuses » qu’oppose le Livre du corps de policie : Parmi les griefs faits à la rhétorique philosophique, il en est un qui touche de plus près notre étude : elle constitue un dilettantisme à l’usage des oisifs (...).

78

« Les origines de l’otium… », art. cit., p. 5-6. Pour Jean Leclercq également : « Le vocabulaire de l’otium conserve, certes l’ambiguïté qu’il a depuis les origines, et tel traité d’alors met en garde contre les dangers qu’il peut présenter s’il conduit à la paresse ou à l’acédie. (…) Le témoin le plus remarquable de la persistance de cette tradition est alors le traité De Otio religioso commencé par Pétrarque en 1347 à l’intention de son frère Gérard » (Otia Monastica, études sur le vocabulaire de la contemplation au Moyen Âge, Rome, “Studia Anselmiana” (51), 1963, p. 145-146). 79 « Sénèque fut beaucoup lu au Moyen Âge : on pensait même qu’il était devenu chrétien. À vrai dire, les textes qui viennent d’être cités ne parlent guère que d’un certain calme mental, fait de l’absence de désirs et de craintes. Ce n’est point là cette paix intérieure qu’on trouvera dans les auteurs chrétiens » (ibid., p. 18). C’est que le repos, conçu comme loisir favorable à la réflexion, est bien souvent repris,, avec un sens beaucoup plus élevé, par la tradition patristique : « il ne s’agit plus seulement d’étudier et de se cultiver, mais de prier, de s’élever vers Dieu. S. Jérôme, en ses lettres, a plus d’une fois parlé de ce calme intérieur et extérieur qui est l’un des moyens de parvenir à la perfection : absence de toute indignation, endroit propice à la prière, tranquillité de la campagne, silence qu’il est difficile de trouver dans les villes (...). L’idée du repos et celle de la vie des moines sont fréquemment associés (…) Pour quelle raison quies et ses dérivés trouvent-ils ce terrain de prédilection dans le vocabulaire monastique, sinon parce que la vie des moins est ordonnée à la contemplation ? » (ibid., p. 24-25). Selon C. Trottmann, l’idée des deux genres de vie « rencontre dès les premiers écrits patristiques une thématique inscrite dans les Écritures sous les figures de Marthe et Marie. (…). Dans quelle mesure le schème duel de Marthe et Marie, ‘vie active/vie contemplative’ s’accommode-t-il avec le schème ternaire hérité des sociétés indo-européennes : le chevalier, le prêtre, le paysan ? » (art. cit., p. 7). L’auteur insiste alors sur le rôle de Grégoire le Grand, chez qui « la rencontre des deux thématiques de la vie active et de la vie contemplative d’une part et du statut de la philosophie d’autre part, est la plus explicite. Reprenant le schème origénien déjà relevé des trois sagesses philosophiques et scripturaires, il en fait non plus seulement trois domaines de spéculation, mais trois genres de vie » (ibid., p. 13).

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Or la philosophie publique, celle qui suscite des vocations de ‘commis-voyageurs’, apporte un passe-temps aux oisifs qu’elle méduse et qu’elle amuse 80.

Quant à Ovide, à la suite de ses Remèdes d’Amour, illustrant la « mauvaise oiseuse », on serait conduit vers ses Héroïdes par une probable méprise de Christine de Pizan. En effet, la référence du Livre I (chapitre 32) qui illustre la « bonne » oiseuse ne serait pas de Valère Maxime comme elle l’écrit, mais de cette épître d’Ovide 81. Ses vers font redécouvrir le topos de « l’arc tendu » et en exposent les profondes racines historiques. Ce motif donne chair à l’idée selon laquelle n’est pas durable ce qui manque de l’alternance du repos puisque celui-ci répare les forces et restaure les membres flapis. Suit la preuve par l’arc : si tu ne cesses jamais de le tendre, il se relâche. À cet instant, Phèdre reproche à Hyppolite de ne se consacrer qu’à la chasse, à Diane : Quod caret alterna requie, durabile non est ; Haec reparat uires fessaque membra noua ; Arcus (et arma tuae tibi sunt imitanda Dianae) Si numquam cesses tendere, mollis erit 82.

Voici alors le texte de Valère Maxime, soucieux de distinguer ici deux formes de repos selon qu’il est préjudiciable ou favorable à la vertu : De Otio laudato Otium, quod industriae et studio maxime contrarium videtur, praecipue subnecti debet, non quo evanescit virtus, sed quo recreatur. (…) ; his [les hommes ainsi plus actifs], ut tempestiva laboris intermissione ad laborandum fiant vegetiores (…). Ut enim in rebus seriis Scaevolam, ita et in [scaelus] lusibus hominem agebat, quem rerum natura continui laboris patientem esse non sinit 83. 80

J. Leclercq, op. cit., p. 68-69. Également : « Le désir d’écarter le poison de l’otium, d’éviter la déviation fatale de l’inertia et de l’‘ennui’, donne au dialogue son unité profonde (...). La pensée du philosophe se veut un balancier : elle doit ouvrir la république de l’univers aux meilleurs, mais elle craint que le culte de l’otium ne constitue pour les pessima ingenia le paravent de la mollesse » (p. 49). 81 « Comme ils [Hesdin et Gonesse] l’indiquent aussi, la citation attribuée par Christine à Valère (53-31-32) est en fait une citation d’Ovide : Quod caret alterna requie duraliter non est (Heroides 4-89) » (Le Livre du corps de policie, éd. cit., p. 159, n. 53). 82 Éd. Henri Bornecque, trad. Marcel Prévost, Paris, Les Belles Lettres, 19915e, 4, l. 89-90. 83 Faits et paroles mémorables, trad. Cl. A. F. Frémion, Paris, éd. C. L. Panckoucke, “Bibliothèque Latine-Française”, 1885 (Livre VIII, chapitre 8, p. 162-164). Il n’est pas inintéressant d’y lire la traduction de cet extrait du De Otio laudatio (titre traduit « Du repos – et non ‘loisir’ – convenable »), pour apprécier la riche transposition de Nicolas de Gonesse : « Le repos, bien qu’il paraisse fort contraire au travail et à l’étude, doit prendre place immédiatement à leur suite. Je ne parle point du repos qui étouffe la vertu, mais de celui-ci qui la réveille et la ranime (…) ; ceux-ci, après une interruption convenable, retourneront au travail avec plus d’énergie. Dans les affaires sérieuses, c’était Scævola ; dans les jeux et les amusements, c’était l’homme à qui la nature ne permet pas de supporter un travail continuel » (p. 163-165).

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Rien de plus. Christine ne peut donc effectivement pas renvoyer à Valère. Mais, comme l’écrit Angus Kennedy lui-même, la traduction glosée de Nicolas de Gonesse et Simon de Hesdin est « la source principale de Christine » 84. Nicolas de Gonesse 85 métamorphose le texte de Valère Maxime : Le viiie. chapitre qui est de oiseuse 86. (…) Translateur. Valerius (…), en ce chappitre present il vuet determiner de oiseuse qui semble aucunement estre contraire a estude et industrie. Et, premiers, Valerius declaire de quelle oyseuse il vuet parler, secondement a son propos il met exemples. Quant au premier il dit ainsi. Aucteur. Oiseuse, qui semble maimement estre contraire a industrie et a estude doit principallement estre estre adjouste. Translateur. C’est assavoir a la matiere du chapitre precedent. Acteur. Non pas icelle par laquelle vertus s’esvanuit, mais par laquelle elle est recree. L’une est a eschiver aux pareseus, l’autre est a appeter aucune fois aus nobles et aus excellens. A iceulx Translateur. c’est assavoir [325 rb] aus pareseus. La premiere est a eschiver Acteur. affin qu’il ne facent leur propre vie enervee, c’est a dire foible et impotent a toutes œuvres de vertus et la rendent encline a voluptés et acomplir les inclinations de la sensualité. De telles oiseuses dist Ovides, en son livre de Remedes d’amours : Otia si tollas, periere Cupidinis artes 87. Se tu ostes telles oyseuses, les ars du dieu d’amours sont periees. Acteur. aux autres. Translateur. C’est assavoir aux nobles et excellens est a appeter l’oiseuse seconde Aucteur. affin que par attrempee intermission de labeur, il soit fait plus vif a labourer. Translateur. Par oiseuse moderee les vertus natureles sont recrees et sont plus fortes et plus esveilles a l’ouvrage. Et pour tant dist Ovides : quod caret alterna requie, durabile non est, ce qui ne a aucune foys repos ne puest longuement durer.

Bref, quand Christine prétend citer Valère, elle cite quasiment mot à mot la transposition de Nicolas de Gonesse. Celui-ci commente alors l’ouvrage qu’il traduit dans un texte que reprend de près Christine 88 en son Livre III (chapitre 5), texte où elle trouvait la référence de l’Éthique à Nicomaque : [325 va] (…) ceste oiseuse n’est mie cessacion de toute œvre corporele, mais est œvre joyeuse et esbatant, par laquelle l’entendement est recrees. Car par longue attencion d’estude, les vertus sensitives dedans sont lassees et elles ne sont mie ramenees a leur repos et leur transquilité par cessacion de toute operacion. (…) Et pour tant le remede de la fatigacion de l’entendement est 84

Le Livre du corps de policie, éd. cit., p. XV.

85

Pour des précisions sur la vie de ce traducteur, voir Hélène Millet, « Nouveaux documents sur Nicolas de Gonesse traducteur de Valère-Maxime », Romania, 102, 1981, p. 110-114. 86

Nous transcrivons le manuscrit BnF, fr. 282, 325 rb.

87

Et non arcus. On l’a vu, Christine écrit ars. Le premier conseil donné par Ovide pour échapper à l’amour est, en effet, de poursuivre une vie active : « Fac monitis otia prima meis / Haec ut ames faciunt ; haec, ut fecere, tuentur ; / Haec sunt iucundi causa cibusque mali ; Otia si tollas, periere Cupidinis arcus ». 88 On a remarqué que, allégeant Nicolas de Gonesse, elle omettait l’énoncé « qu’il appelle eutrapelie » et ne citait pas les sentences d’Ovide et de « Chaton » en latin.

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soy occuper en œuvres de jeux et de esbatement. Et tout ainsi que viandes delicieuses delitent et plaisent plus se aucuneffois entre deux grosses viandes et rudes sont prinses, ainsi est ce a ce propos que operacion d’estude ou de vertus est mieulx nourie quant on desiste aucune fois d’icelle en soy appliquant aux jeux et esbatemens. Et pour tant dit tresbien Cathon : interpone tuis interdum gaudia curis 89. C’est a dire : entremest a tes cures aucunes fois joyes. Et pour ce Aristote, ou quart livre des ethiques mest une vertu moderant et attrempant l’homme es actions de jeu, qu’il appelle eutrapelie 90, par laquele l’homme ensuit les [326 ra] jeux attrempeement et par raison quant il est neccessaire et eschive la superhabodance en iceulx. A laquelle chose Seneque s’acorde en son livre de la tranquilité du courage qui dist que tout ainsi que les champs fertiles sont tantost espuisies par fertilité continuele et non entrerompue, ainsi continuel labeur de courages ront leur force. De trop acoustumance de labeur nait ebetacion d’entendement, et pour ce nature donna aus hommes inclinacion de se jouer et esbatre aucune foiz.

À quels enseignements conduisent ces pages ? Le « repos » ou la « détente enjouée » sont des pièces importantes sur l’échiquier des valeurs léguées par la tradition philosophique, aristotéliciennes et stoïciennes notamment, transmises aux penseurs médiévaux de la chose publique. Il n’est donc pas étonnant que, chevilles ouvrières de ce mouvement de pensée, les traducteurs en fassent l’une des vertus les plus « proffitables » de leur argumentaire. Mais comment se fait ce recours ? Car les textes offrent des usages plus ou moins nets ou « purs » de cette valeur : il lui arrive d’être comme refusée, elle 89

Livre III, Distique 6, Distiques de Caton en vers latins, grecs et français, trad. Du Moulin, Paris, Fuchs, 1802. On remarque que le distique V se termine sur ce vers : Ubi animus languet, corpus consumitur iners. Du Moulin traduit infidèlement : « L’oisiveté de l’âme est la perte du corps ». Traduction de Jean Lefèvre : « Soies appert et eschive peresce / Et oyseuse qui le courage blesce. / Quant courage languist dedans et hors, / La peresce degaste tout le cors » (éd. Jakob Ulrich, « Der Cato Jean Lefevre’s », Romanische Forschungen, XV, 1904, p. 70-106, cit. p. 91). Rabelais, entre autres, émaille de cette célèbre sentence de Caton son Tiers Livre, chapitre XL. Également dans la Préface (datée de 1696) du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (Paris, Desoer, 1820). Glending Olson observe que « all the elements of the idea [de l’articulation entre delectatio et utilitas] in its simplest form are present (...) in this verse from the immensly popular Disticha Catonis » (Literature as Recreation…, op. cit., p. 95). 90

C’est nous qui soulignons. Le recours au terme grec confirme une remarque de F. Brunot : « Auprès des latinismes, les hellénismes semblent bien peu de chose. (…) Dans quelle mesure la langue populaire admit-elle ces nouveaux mots ? Les textes prouvent que l’absorption fut très lente » (Histoire de la langue française des origines à nos jours, I, op. cit., p. 576-577). Le mot ne disparaît cependant pas si vite. Dans son chapitre « De l’honnêteté des paroles et du respect que l’on doit aux personnes » de l’Introduction à la vie dévote, saint François de Sales écrit : « Mais quant aux jeux des paroles qui se font des uns aux autres avec une modeste gaieté et joyeuseté, ils appartiennent à la vertu nommée eutrapélie par les Grecs, que nous pouvons appeler bonne conversation ; et par iceux on prend une honnête et aimable récréation sur les occasions frivoles que les imperfections humaines fournissent » (Œuvres, texte présenté par André Ravier, Paris, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1992, chapitre XXVII, p. 207).

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greffe parfois explicitement sa sérieuse et socialisée signification sur le prologue qui l’accueille ; elle peut prendre, selon des degrés intermédiaires, plus ou moins riches en associations de valeurs, l’allure de la plus légère recreacion 91. Ce sont donc les figures de l’inscription « littéraire » de la « détente » qui vont nous intéresser maintenant. Pour commencer voyons, comme en négatif, quelques traductions qui, peu soucieuses de louer le repos du prince accablé de soucis politiques, vont directement au profit scientifique. On pense à la transposition de Végèce exécutée par Jean de Meun. Son prologue des Establissemens de chevalerie déclare, un peu hautain : « Si ne convient il pas en ceste oevre user de biauté de paroles » 92. On a également à l’esprit le laconisme des Problèmes qui assemblent, dit simplement Évrart de Conty, « diverses sciences delitables a exposer. » Plus incertaine, la traduction des Météores due à Mahieu le Vilain : A Johan d’Eu (…). Comme je me soie aperceu que vous vous delitez es perfections des sciences autressi comme se la nature de vouz fust disposee a ce et a estre parfaite de la plus noble perfection que homme puist avoir en toute sa vie et ne voulés pas sanz pluz estre parfait en vertus qui apartiennent a home en tant comme il est raisonnable 93.

« Delitables », les découvertes scientifiques ne peuvent-elles détendre ? On pourrait également, mais dans un autre domaine, citer la traduction de L’Esguillon d’amour divine. Simon de Courcy expose simplement la liste de vertus qui l’ont persuadé, on l’a déjà vu, de traduire et de escripre l’esguillon d’amour divine de latin en françois (…) par telle maniere que en solitairement lisant (…) ce doulz esguillon d’amour divine ainssi translaté te sera doctrine et oroison 94.

Sur le versant opposé paraissent quelques exemples de la « détente » affichée par des prologues qui choisissent d’en faire, ce qui n’allait pas de soi, un argument original de légitimité. Il ne s’agit donc pas de translations où elle n’est présente que parce qu’est transposé ce que dit l’œuvre antique. Traité de morale qui connut un incroyable succès, la mise en français de la Formula Honestae Vitae de Martin de Braga (ou de Brega) par Jean Courtecuisse débute par un prologue du translateur qui dit : après les « cures des aministracions des choses temporeles », le prince doit « oïr (…) les escriptures et la belle

91 « Le loisir, ce n’est pas seulement du temps passé, c’est aussi un critère moral. Déjà dans l’Antiquité l’évergétisme pratiqué modérément recommandait le bon prince à l’attention de tous. L’équilibre entre otium et negotium est un thème hérité de l’Antiquité par le Moyen Âge, mais on observe à la fin de cette époque une réactivation de la réflexion sur ce sujet » (J. Blanchard, art. cit., p. 199). 92 Éd. Ulysse Robert, Paris, F. Didot, “SATF”, 1897, p. 4. Claude Buridant évoque « sa traduction de Végèce, commençant ex abrupto » (art. cit., p. 55). 93

Transcription inédite de Joëlle Ducos.

94

Manuscrit BnF, fr. 926, 3ra.

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doctrine que les sages nous ont laissee jadiz » 95. Le prologue des éditions de ce traité « Des quatre vertus » est encore plus explicite : Et tendant ad ce faire ce que prenez plaisir a eviter ouyseveté et occuper vostre temps a choses les plus honnestes (…), c’est que, après la deue administration de voz œuvres temporelles touchant le bien et utilité de vostre royaume, vostre recreation est veoir et oyr plusieurs belles escriptures 96.

Un prologue différent, figurant dans la version de ce traité publiée chez Vérard sous le titre Les œuvres de Senecque translatees de latin en françoys par maistre Laurens de Premierfait, dit : « Iceulx, roy et princes, ont demouré et sont encores esloingnez et distrais de l’estude des sciences et lectres » 97. Mais les savants « Miroirs des Princes » n’épuisent pas l’expression littéraire de notre vertu. On la repère en effet dans les ouvertures de textes à vocation mixte, « polygénériques » diraient certains, dus à ces nouveaux écrivains qui se livrent « à une réflexion politique et morale, souvent enrobée sous les formes de la littérature » 98. L’auteur poursuit en invitant à regarder, témoin de cette écriture, le Songe du Vergier. La mise en français du Somnium Viridarii par Évrard de Trémaugon dit simplement 99 : Tres soverain et tres redoubté Prince, oyés doncques, par maniere de recreacion et de esbatement, mon songe et la vision laquelle m’est apparue en mon dorment.

Ce Songe offre ainsi, semble-t-il, l’exemple d’une « recreacion » qui peut se satisfaire du plaisir du prince et qui, loin de stimuler son action politique, aide à en oublier la « cure ». Alors, eutrapelia ou non ? On l’a déjà vu avec les textes savants, la question se pose souvent, quand la vertu sollicitée est associée à d’autres valeurs, perdant ainsi sa « pureté ». Vers 1282, Jean d’Antioche traduit, titre qui retient l’attention, les Otia imperialia de Gervais de Tilbury 95

Éd. cit., p. 353-354. Sur Nicolas de Braga/Brega, voir également Charles L. Lohr, « Medieval Latin Aristotle commentaries », Traditio, XXVIII, 1972, p. 141-396, part. p. 301-303. 96

Éd. cit., p. 459.

97

Ibid., p. 464, l. 12-13. En conséquence, « il est advenu que a grand difficulté et par moult long exercice ilz entendroient les soubtilz livres des anciens auteurs et philosophes ». Jean de Vignay, dans le Miroir Historial, envisage l’oisiveté d’un point de vue matériel : « chascun puissant de labourer se paine de faire le labour de quoy il se saura entremectre afin qu’il ne soit oiseux et de ce nous donnerent les apostres exemple » (cité par Catherine Croizy-Naquet, « Constantes et variantes de l’exorde chez Jean de Vignay », in Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, études recueillies par Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, II, p. 37-58, cit. p. 41). 98 Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, Puf, “Premier cycle”, 1992, p. 313. 99

Éd. Marion Schnerb-Lièvre, Paris, CNRS, “Sources d’histoire médiévale”, 1982,

p. 3.

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et en fait le Livre de grant delict 100. Son prologue ne se borne pas à suivre le texte latin 101, il commente, plutôt stoïcien : « [1r] (…). Et pour ce ay je volonté de ordonner aulcunes choses sur le gouvernement de vostre magesté imperial pour oster vostre grant occupacion et pour recevoir consolacion » 102. Mais Jean de Vignay traduit à son tour les Otia, qui deviennent Les Oisivetés des Emperieres. Plus aristotélicienne, l’originale « lettre que l’aucteur envoia pour presenter le livre a l’emperiere » déclare : Je vous envoie ceste petite oeuvre que j’ai faite a oster l’exiveté emperial, a fin que vous l’esprouvez, et veez se ce est chose a presenter a si excellente hautesce 103.

Dans le Prologue du translateur du Livre des Cent Nouvelles de Jehan Boccace, Laurent de Premierfait donne une version inaltérée de l’eutrapelia : vous duc, prince et seigneur d’une grant et notable partie du monde, emploiez vostre corps et engin en haultes et diverses besongnes touchans vous, voz amis et aussi voz subgiez. Chose expediente est oyr ou lire escriptures meslees de choses serieuses ou soulacieuses voz cusançons mondaines 104.

Et l’auteur de souligner la nécessité de l’eutrapelia pour alléger ce qui pourrait bien devenir une activité fastidieuse, la lecture ininterrompue et lassante du texte biblique, en illustrant son propos du motif de l’« arc tendu », dont il met au jour une vertu originale, de nature pédagogique cette fois : Certes engin humain est naturelement comparé a ung arc entezé et tendu : combien qu’il soit bien poly et bien cordé, neantmoins il ne peult continuelement traire ne descocher les flesches, ains le convient destendre et abatre la corde (…). Ceste chose j’ay veue et esprouvee es escolles de toutes generales estudes, car les maistres et docteurs ou milieu de leurs leçons racomptent aux escoliers aucunes fables ou nouvelles joyeuses, afin que par interposees paroles de honnestes soulaz et esbatement les liseurs et escouteurs resveillent et rafreschissent leurs sens et entendemens a vigoureusement lire et escouter le remenant des leçons ordinaires 105.

La traduction du Decameron laisse voir à l’horizon les textes narratifs les plus fictionnels et les plus féeriques également concernés par l’utilité de la détente et du jeu convenable. Mais, avant de les regarder, une étape, que l’on 100 Voir, pour la troisième partie, Les Traductions des Otia Imperialia de Gervais de Tilbury par Jean d’Antioche et Jean de Vignay, éd. Cinzia Pignatelli et Dominique Gerner, Genève, Droz, “Publications romanes et françaises” (CCXXXVII), 2006. 101 « Quia ergo optimum nature fatigate remedium est amare novitas et gaudere variis nec decet tam sacras aures spiritu mimorum fallaci ventilare » (éd. Hans Zimmermann, Vat. lat. 933 ; doc. électr., adresse : fh-augsburg.de/~harsch/chronological). 102

Transcription par C. Pignatelli sur le manuscrit BnF, fr. 9113.

103

Les Traductions des Otia Imperialia…, éd. cit., p. 415.

104

Boccace, Decameron, éd. cit., p. 3.

105

Ibid., p. 4.

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ne peut pas ne pas évoquer, doit encore être franchie. Le cadre dans lequel notre « eutrapelie » trouve son site n’en sera que plus clair. Il convient en effet de distinguer le profit ludique mais convenable, du topos traditionnel du récit traduit du latin attestant les compétences du narrateur qu’il faut divulguer pour les rendre profitables et que le lecteur puisse s’en « déduire ». Il sert depuis l’aube de la narration médiévale 106 jusqu’à l’Ovide moralisé 107 et au Roman de Jehan d’Avesnes. Celui-ci, plus modeste cependant que ses prédécesseurs – nous sommes au milieu du XVe siècle – annonce : [1 v] (…) je quis finalement tant que je m’arestai a ung ancien livre en latin quy contenoit plusieurs histoires, (…), neantmoins que je ne fuisse pas stillé de translater de latin en franchois (..) sy prins la plume (…) en mon rude et mal aorné langage je l’escripvy 108.

À l’inverse, il existe des traductions qui, à l’instar des Distiques de Caton exécutée par Jean Lefevre, offrent aux laïcs des exemples « notables » 109 et – autre topos récurrent – dont le « profit » ruine les prétentions des fables, attrayantes certes, mais dont le contenu imaginaire ne vaut rien. La critique du topos précédent ne fait pas de doute : Seingnors vos qui metez voz cures Es fables et es aventures (…) Dites moi, com bien vos profite La fable, quant el vos est dite ? Prandre i povez une risee, Tandis com elle est devisee, Mes puis qu’a conter est remese, N’en vaust le profit une frese 110.

Ces deux topoi traditionnels contraires conduisent à cet enseignement, qui n’a rien de très original : tout « esbatement » n’est pas propice au travail et à la convivialité mesurée. Aux côtés des fables, les « Miroirs des Princes » – eux aussi ! – peuvent en fournir des exemples. On pense au Segret des Secrets adaptation de Jofroi de Waterford et de Servais Copale qui, aux alentours de

106 Voir Francine Mora, « Les Prologues et les épilogues de Hue de Rotelande », in Seuils de l’œuvre…, op. cit., I, p. 98-114. 107 « Qui le sens en porroit savoir, / La veritez seroit aperte, / Qui souz fables gist couverte / (…) / Mes les mutacions des fables / Qui sont bones et profitables » (v. 53-54) ; « Et maint profiter i porront » (v. 58) (éd. Cornelis de Boer, tome I, Wiesbaden, Martin Sändig, 1966). 108 Jehan d’Avesnes, romanzo del XV secolo, éd. Anna Maria Finoli, Milano, Cisalpino-Goliardica, 1979, p. 11. 109

Éd. cit., v. 32.

110

Ibid., v. 1-2 et 5-10.

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1300, célèbrent la vertu du vin : il « fait oblier cure et cussencions » 111. L’eutrapelia, elle, ne vise ni à fuir la réalité au profit de la fable et de l’illusion, ni à faire passer le temps ni à favoriser l’oubli. Au contraire, aurait-on envie d’écrire. Le panorama mieux dégagé, venons-en aux œuvres d’invention qui non seulement prennent au sérieux les avertissements du traducteur de Caton, mais louent les mérites de la détente honorable. Dans cette perspective, nous nous arrêterons pour considérer un témoin fictionnel remarquable, un prologue du roman en prose de Jean d’Arras, Mélusine, que l’on n’attendait peut-être pas ici. Pour des raisons qui lui sont propres, il condense plusieurs des valeursclichés que l’on vient de voir. Parmi les dix manuscrits complets qui conservent ce roman, un seul ne partage pas les idées qui orientent, chez les autres, la lecture du récit. En premier lieu, les neuf copistes solidaires prétendent s’inspirer des « vrayes coroniquez » 112 et du livre fournis par le comte de Salisbury et le duc de Berry. En second lieu, ces neuf leçons revendiquent l’autorité de « David le prophete » 113, de saint Paul 114 et d’Aristote pour justifier l’existence des phénomènes merveilleux que l’on trouve sur la terre. Reste donc une version. Il s’agit d’un manuscrit du milieu du XVe siècle déposé à Vienne, V. Ce témoin original de la tradition mélusinienne retient seulement l’attention pour son « avant-texte » et son insolite contenu thématique 115 : [1va] (…) a nulz [roys et princes seignourissans, aians de la police le gouvernement] ne puelt plus prouffiter et appartient plus prouffiter et appertement 111

« En sorquetot li vins ne fait pas bien al cors seulement, mais fait al anlme ensement, car il tout al anlme tristece, si la change en leesce ; (…) Ly vins fait oblier cure et cussencions ; auz desputans donne sens et raison » (transcription Albert Henry, « Un texte œnologique de Jofroi de Waterford et Servais Copale », Romania, 107, 1986, p. 137, cit. p. 12). 112 Mélusine ou La Noble Histoire de Lusignan. Roman du XIVe siècle. Nouvelle éd. et trad. Jean-Jacques Vincensini, Paris, Librairie Générale Française, “Lettres Gothiques”, 2003, p. 110-112. 113 Cf. « Ta justice / montagne si haute / Ton droit est un immense abîme » (Psaume 36, 7) et : « Il (le criminel) ne fait rien pour comprendre / ni pour agir mieux » (ibid., 4) (La Bible. Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001, trad. Olivier Cadiot). 114

Épître aux Romains, I, 20 : « Car ce qui, de lui, est invisible, l’éternité de sa puissance et de sa divinité, ses œuvres, depuis la création du monde, l’ont rendu intelligible et par là pleinement visible, afin de rendre les hommes inexcusables » ; I, 28 : « Et comme ils n’ont pas trouvé bon d’avoir de Dieu garder une vraie connaissance, Dieu les a livrés à une intelligence détraquée, autorisant les actes de pire indécence » (La Bible, éd. cit., trad. Marie Depussé). 115 Jean-Jacques Vincensini, « Un prologue inédit du roman de Jean d’Arras, Mélusine ou La Noble Histoire de Lusignan. Notes sur l’aristotélisme moral et politique », in « Pour acquerir honneur et pris ». Mélanges de Moyen Français offerts à Giuseppe di Stefano, textes réunis par Maria Colombo Timelli et Claudio Galderisi, Montréal, éd. CERES, 2004, p. 165-182. Les « valeurs linguistiques », en revanche, ne nous étonnent pas.

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que a ceulx qui ont la cure et le gouvernement de la chose publique, ausquels il affiert user de repos convenable. Tesmoingnant le saige philozophe Aristote en son livre de Ethique, en disant en ceste maniere : en seant et reposant l’ame est faicte saige et prudente. (…). Touteffois, puisqu’il [Jean de Berry] a volu (…) cueillir les fleurs de ceulx de quoy la renommee est noble et vigoureuse, c’est assavoir de ceulx de Luseignen qui de la chose publique ont esté en leurs temps (…) de cellui prince ay voulu obtemperer et obeir en recepvant de lui un petit livres (…) lequel livre en plain et rude stille de latin en françois ay translaté 116.

Le manuscrit de Vienne fait un choix philosophique, éthique et littéraire. Les neuf autres témoins en appellent à la métaphysique et à la science naturelle d’Aristote pour fonder la vérité des amours entre un mortel et une fée. Sollicitant une source peut-être plus novatrice 117, le prologue de Vienne rompt avec cette tradition et témoigne d’un autre courant aristotélicien, d’inspiration morale et politique, illustré par l’une de ses valeurs symboliques, le repos enjoué et l’honnête détente de l’homme politique. Il faudrait écrire, plus précisément, du « prince ». Notre prologue, en effet, ne se soucie pas de l’« honneste leesse » des laïcs ou, dans une perspective chrétienne, du repos ouvrant sur la contemplation. Du coup, la merveilleuse saga des Lusignan prend l’allure didactique du genre littéraire des « Miroirs des Princes ». Ainsi amorcé, le roman offre au prince dédicataire, et aux lecteurs, une vision très particulière. Car, comparé à la tradition bigarrée qui pouvait le nourrir, l’original prologue de V témoigne de sa fidélité à la conception aristotélicienne de l’eutrapelia. Moins influencé que d’autres par l’éclectisme et l’attraction stoïcienne 118, il ne confond pas « repos » et « tranquillité » et réserve le premier à ceux qui portent le fardeau de la chose publique, ignorant – contrairement à Sénèque, par exemple, cité solidairement par Christine de Pizan et Jacques Legrand – les hommes privés de ce poids. Bref, il offre une interprétation informée des thèses aristotéliciennes. On en voudrait pour preuve supplémen116

« Toilette » minimale pour ces lignes à la syntaxe ampoulée et à la graphie, parfois, obscure ; on s’est borné à les ponctuer grossièrement. Le lexique chargé de cet extrait confirme l’observation de F. Brunot : « les auteurs sont quelquefois véritablement infestés de latinismes ; on en jugera par cette page d’Oresme (…) : ‘Politique est celle qui soustient la cure de la chose publique, et qui par l’industrie de sa prudence et par la balance ou pois de sa justice…’ » (op. cit., p. 569). Voir Robert Taylor, « Les néologismes chez Nicole Oresme, traducteur du XIVe siècle », in Actes du 10e Congrès international de linguistique et de philologie romanes, Paris, Klincksieck, 1965, t. 2, p. 727-736, et J. Quillet, qui rappelle « la grande richesse des néologismes forgés par l’évêque de Lisieux dans le domaine du vocabulaire français de l’éthique et de la politique. On a pu dire à juste titre à ce propos que son langage a produit ‘un effet de modernité’ » (« Nicole Oresme… », art. cit., p. 86). 117 Puisque, on l’a dit, l’Éthique à Nicomaque n’est vraiment connue qu’au milieu du XIVe siècle. 118 Comme l’écrit J. Blanchard : « L’idée de ‘recreation’ est autant stoïcienne qu’aristotélicienne » (art. cit., p. 204).

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taire la distinction entre la « sagesse » et la « prudence » (« en seant et reposant l’ame est faicte saige et prudente », l. 12), soigneusement établie par le Stagirite, et sur laquelle la version de Vienne fonde le repos de l’âme. Vertu intellectuelle 119, la prudence aristotélicienne fonde une idée de la morale et de la pratique détachée des thèses platoniciennes 120. Elle comble l’hiatus entre « les lois morales, rigides uniformes, intangibles, et la mobilité des actes multiples et disparates » 121. L’image du destinataire du roman se dessine ainsi avec netteté : le texte de Vienne invite à donner une tournure princière et éminemment politique à la valorisation laïque et urbaine de cette vita civilis. Car Aristote éclaircit sa définition de la « prudence » en s’écartant des aspirations universelles, préférant énumérer empiriquement les personnages que l’opinion considère comme prudents et qui ont le privilège d’allier habileté pratique et droiture morale, clairvoyance et héroïsme. Exemple : Périclès. Bon économe et bon politique, il figure ces héros qui convoitent non leur bonheur personnel, mais la vie heureuse de la communauté qu’ils dirigent. Tel est le portrait idéal que le « prince seignourissan », Jean de Berry, aperçoit dans le miroir flatteur que lui tend le singulier prologue du manuscrit de Mélusine 122. Il est temps de conclure. Argument ressassé 123, les diverses valeurs « proffitables » permettent aux auteurs de fiction de se justifier aux yeux des clercs 119

Voir Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote, Paris, PUF, “Quadrige”, 19772e, et James Donald Monan, « La connaissance morale dans le Protreptique d’Aristote », Revue philosophique de Louvain, 58, 1960, p. 185-219. 120 « dirons encore d’ycelle [de prudence] selon les termes d’Aristote, qui dit que prudence est es hommes ce qu’ilz deliberent par raison des choses agibles, dont proprement prudence est rigle de conseil » (Christine de Pizan, Le Livre des fais et bonnes meurs, II, éd. cit., p. 167-168). « Il est donc pour Aristote deux pics qui les [les vertus morales] surmontent toutes : prudence (‘phronesis’) et sagesse (‘sophia’) et deux bonheurs correspondants : celui plus parfait de la vie contemplative du philosophe et celui moins parfait de la vie active de l’homme prudent » (C. Trottmann, art. cit., p. 9). 121 Henri-Dominique Noble, Thomas d’Aquin, Somme théologique, La Prudence, Paris – Tournai, Desclée et Cie, 1925, p. 8. 122 Portrait royal ? On songe à la « recreacion » que, selon Christine de Pizan, le roi Charles V prenait régulièrement : « Après son dormir estoit un espace avec ses plus privez en esbatement de choses agreables, visitant joyaulx ou autres richeces ; et celle recreacion prenoit affin que soing de trop grant occupacion ne peust empeschier le sens de sa santé, comme cil qui le plus du temps estoit occupé de negoces laborieux » (Le Livre des fais et bonnes meurs, éd. cit., p. 46-47). J. Blanchard commente en ces termes : « Le loisir est donc au sens propre une ‘recréation’, un élément régulateur de la vie du prince. (…). Cette valorisation du loisir, à condition qu’il ne soit pas excessif, entre dans un équilibre nouveau des activités du prince » (art. cit., p. 202). 123

Évoquant le « contenu des prologues » dans « Les prologues des textes de dévotion en langue française (XIIIe-XVe siècles) : formes et fonctions » (in Les Prologues médiévaux, Actes du Colloque organisé par l’Academia Belgica..., op. cit., p. 593-638), Geneviève Hasenohr éclaire « ce qui était sans aucun doute l’essentiel aux yeux des

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qui jugent néfastes certains textes narratifs (Vitium). Ces derniers, on pense au manuscrit de Vienne, utilisent alors la détente-eutrapelie comme un trompel’œil vertueux (Virtus). Non pas que le lecteur soit dupé par la distraction qu’elle paraît énoncer, non qu’il se soucie de savoir si le copiste ment ou non en prétendant traduire un original latin : parmi les ouvrages acquis après 1401 par Jean de Berry ne trouve-t-on pas deux livres de l’Istoire de Lesignen en latin ? Peut-être la détente lui donne-t-elle l’impression de le leurrer par sa présence marquée dans des prologues qui n’ont aucun effet sur la narration qui suit ? Plus sûrement, son artifice vient de ce que, vraie et « légitime » valeur des traductions les plus savantes, elle devient un levier légitimant, via la vertu du repos princier, l’assimilation d’un roman, écrit à la gloire d’une serpente féerique et de ses monstrueux fils, à l’estimable rang de « miroir des Princes ». Revenons à des considérations plus générales. Au service, donc, de bien autre chose que d’une simple justification apologétique, le recours à la « détente enjouée et honnête » pose une nouvelle question littéraire intéressante. Elle concerne les genres littéraires à cette époque flamboyante. Serge Lusignan écrivait, en 1987 que, « Dans le contexte médiéval (…) où la frontière entre le domaine latin et le domaine français semblait nettement définie autant qu’étanche », les traductions d’auctoritates sont des ruptures 124. Pour ce qui concerne le champ littéraire, notre petite enquête conduit à des conclusions identiques. Un constat, très général, semble faire l’accord de tous : la prose romanesque médiévale a tendance à gommer la distinction entre la fiction, le didactisme et l’histoire. C’est ce qu’observe justement Claudio Galderisi : Au début du XVe siècle, l’articulation esthétique entre histoire et roman est désormais chose faite […], non seulement la fiction se voit affublée de l’habillage de la chronique, mais elle est en plus soumise à une intention idactique et pédagogique 125.

Sous bien des aspects, le travail des traducteurs précise cette idée. En effet, différentes en cela des narrations du début de Moyen Âge, celles que nous avons regardées s’adossent à de nouvelles valeurs venues de traditions récemment mises à jour, comme l’eutrapelia et ses transpositions en français, bien sûr. Signe de l’effacement des frontières génériques de ce temps : le moment où les textes fictionnels respectent mieux la lettre aristotélicienne (Decameron, contemporains, (…) toute l’argumentation topique conçue pour amener le lecteur à la conclusion qu’il est nécessaire non seulement d’écrire, mais d’écrire ce qui va l’être tel que cela va l’être, à la seule fin de l’aider à son salut. C’est la matière commune à tous les prologues, et la manière de la traiter est moins stéréotypée qu’on ne pourrait le craindre, les ‘vrais écrivains’ et les ‘vrais penseurs’ sachant leur donner une touche personnelle » (p. 606). Parmi eux, ne faut-il pas compter l’original copiste du manuscrit déposé à Vienne ? 124

Parler vulgairement, op. cit., p. 140.

125

« Mélusine et Geoffroi à la grand dent. Apories diégétiques et réécriture romanesque », Cahiers de Recherches Médiévales, 2, 1996, p. 73-84, cit. p. 74.

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Mélusine) que bien des textes didactiques. Bref, on peut se demander si le succès de certaines des traductions que l’on assigne généralement à la défense de l’utilitas du savoir moral et politique ou à la satisfaction née du bon usage de la langue française, ne viendrait pas également du plaisir des commanditaires à se faire copier des ouvrages qui les présentaient en hommes d’état, sages et prudents. Il serait alors moins étonnant de faire du repos un instrument déterminant de l’art de gouverner et de celui d’écrire.

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Conclusions MICHEL ZINK Membre de l’Institut – Collège de France

M

oyen Âge, moyen français : notre domaine est le moyen. L’intermédiaire. C’est pourquoi le thème du colloque était pertinent : la traduction est un intermédiaire, un médium, un pont, un moyen. Notre objet général est, au sein de l’âge moyen, entre l’Antiquité et les Temps modernes, le français moyen entre l’ancien français et le français moderne. Le sujet particulier de notre colloque était la traduction « vers le moyen français », vers le français intermédiaire : quel intérêt spécifique présente la traduction vers le moyen français – plutôt que vers l’ancien français, vers le français moderne ou vers n’importe quelle langue ? Cet intérêt particulier est triple, comme la conférence inaugurale de Claude Thiry a su le faire sentir. 1) La période du moyen français est celle de l’humanisme, c’est-à-dire de l’attention nouvelle et savante portée à la latinité classique. Cet esprit humaniste, rien ne le marque mieux que l’association de la traduction et de l’otium studiosum, dont vient de parler Jean-Jacques Vincensini. Certes, comme l’a souligné Claude Thiry, la traduction médiévale reste fondamentalement adaptation, transposition ; elle intègre sa propre glose. Elle est « entre traduction et commentaire érudit » pour reprendre l’heureuse formule d’Andrea Valentini à propos de la traduction de Valère Maxime par Simon de Hesdin. Anna Maria Babbi nous a montré le souci de Pierre de Paris, traducteur de la Consolation de Philosophie de Boèce de « rendre le texte profitable par une double lecture, littérale et ad sensum ». Mais plusieurs communications nous ont fait toucher du doigt un effort nouveau vers la traduction exacte des textes classiques, un souci proprement humaniste de leur littéralité – ainsi, déjà, dans la traduction de Végèce, attribuée à tort ou à raison à Jacques de Vignay, au regard de celle de Jean de Meun

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à la fin du XIIIe siècle, mais aussi, il faut le dire, de celle de l’anonyme de 1380, comme l’a montré Anders Bengtsson. S’agissant même de la traduction d’un texte latin moderne, Tiziano Pacchiarotti a fait ressortir la tension chez Jean le Fèvre, traducteur des Lamentations de Matheolus, entre cette tendance de son temps au respect de l’original d’une part, et d’autre part son implication personnelle et son projet propre, mettant en jeu une nouvelle intertextualité avec le Roman de la Rose. Cette exactitude des traducteurs ne peut apparaître que si l’on prend la peine de reconstituer le texte qu’ils ont eu sous les yeux, et qui n’est pas celui que nous livrent les éditions critiques modernes (sans parler même du cas particulier du Décaméron de Laurent de Premierfait et de son intermédiaire latin perdu) : l’éblouissante et rigoureuse démonstration de Sylvie Lefèvre nous l’a d’autant mieux montré à propos de Jean Miellot, traducteur de Cicéron, qu’Anne Schoysman nous a fourni avec un soin égal le point de comparaison constitué par la traduction d’un texte moderne par Jean Miellot. Tout autour, les exposés de Ilaria Zamuner Candiani, de Ludmilla Evdokimova, de Stefania Marzano étayaient et confirmaient ces démonstrations. Que la période du moyen français invente la traduction littérale et lui trouve des mérites, l’admirable communication de Marie-Hélène Tesnière en a apporté la preuve irréfutable sous la forme d’une citation. Le catalogue de la librairie Charles V, nous a-t-elle dit, répertorie la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire en ces termes : « L’original de Titus Livius en français ». L’original en français : comment mieux définir l’exactitude d’une traduction littérale ? Comment douter après cela que l’époque en ait eu le sentiment et le goût ? Mais cela n’empêche pas la traduction littérale de Pierre Bersuire de suggérer un parallèle entre le récit de Tite Live et l’actualité la plus brûlante par des choix lexicaux que Marie-Hélène Tesnière a détectés avec une perspicacité prodigieuse. La traduction littérale n’est pas un renoncement à la pensée, mais un effort vers une pensée plus rigoureuse. 2) La période du moyen français voit les lettres françaises manifester un intérêt nouveau pour les littératures dans les autres langues européennes. Il y avait eu un temps ou la langue d’oc et même la langue d’oïl étaient pratiquées comme langues littéraires au-delà de leurs frontières linguistiques naturelles. Il y avait eu un temps où les romans français s’inspiraient des récits celtiques, où les romans allemands s’inspiraient de romans français, où un roi norvégien faisait traduire en norrois toute la littérature française. Avec les deux derniers siècles du Moyen Âge le moment vient où la littérature française s’inspire ou prétend s’inspirer des littératures des péninsules italiennes et ibériques. Certes, Claude Thiry a eu raison de souligner que les traductions de Boccace concernent l’œuvre latine ou se font par le truchement du latin (nous avons tous à l’esprit les analyses érudites et pénétrantes de Giuseppe Di Stefano sur ce point) et aussi que les sources espagnoles ou italiennes que se donnent les romans sont généralement imaginaires. Il n’empêche : on s’intéresse à Boccace et à Pétrarque et le prestige italien ou ibérique est tel qu’on ment pour s’en parer ; le mensonge est un indice plus sûr de ce prestige que ne le seraient les sources réelles.

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Si la traduction vers le français est importante à l’époque du moyen français, c’est pour une part qu’on assiste alors à un déplacement du centre de gravité littéraire de l’Europe au détriment du français, bien qu’Olivier Delsaux ait mentionné des traductions de Christine de Pizan en espagnol. Sans être au centre de notre colloque, cette situation est apparue à travers la forte présence des sources italiennes et des influences italiennes : que l’on pense à la communication de Gabriel Bianciotto sur le Livre de Thezeo et son enluminure. 3) Le moyen français vient après l’ancien français. Cette lapalissade est un fait majeur qui n’a peut-être pas occupé dans notre colloque la place qui aurait pu être la sienne, mais dont plusieurs communications brillantes ont cependant permis de prendre la mesure. Claude Thiry a explicitement exclu les mises en prose du champ de notre colloque, en opposant les « traductions intra-linguales » aux « traductions extra-linguales ». À juste titre : on ne pouvait parler de tout, et ce champs immense aurait exigé d’être exploré pour lui-même. Cependant, nous avions là la meilleure raison d‘étudier la traduction vers le moyen français et non vers d’autres états du français. Le moyen français est le premier état du français à être conscient du fait qu’il succède à un état antérieur (les prologues des mises en prose, précisément, le répètent à satiété). La nécessité d’une modernisation des textes anciens pour qu’ils restent lisibles, le sentiment d’un changement de la langue, l’idée qu’il peut être nécessaire de traduire du français en français : voilà le fait nouveau. Certaines communications, je le répète, nous l’ont bien fait sentir, et plus que toutes celle de Cinzia Pignatelli, montrant dans les traductions de Jean d’Antioche le passage de l’ancien au moyen français. D’une certaine façon aussi (mais cette communication magistrale était tellement riche qu’on ne peut guère la ranger sous une seule rubrique) celle de Jean-Marie Fritz, portant sur « l’adaptation d’une adaptation » : certes il ne s’agissait pas d’une traduction du français au français, mais Jean-Marie Fritz a admirablement montré la « modernité » d’Adam de la Bassée et celle de son traducteur (« Adam écrit en latin, mais pense et conçoit son œuvre en français » - une œuvre envahie par « la présence du moi »). Tels sont donc, me semble-t-il, et après vous avoir tous entendus, les trois traits du moyen français qui rendent particulièrement intéressante l’étude de la traduction « vers lui ». Mais Claude Thiry a posé au début du colloque une question supplémentaire qui lui a même fourni son titre : celle de l’esthétique de la traduction. À cette question, Jeanne-Marie Boivin a répondu en montrant les variations, dans les traductions françaises des fables latines, du sec exemplum à l’amplification réfléchie et efficace du poème. Olga Anna Duhl, de son côté, a évoqué au début de sa communication l’alternative copia / brevitas. Il est certain que la question est difficile, et pas seulement touchant les traductions. Peut-on supposer une équivalence entre le vers et « l’esthétique littéraire » d’une part, la prose et « l’utilitaire » de l’autre ? Certainement pas. L’opposition même, voire la simple distinction, entre « l’esthétique littéraire » et « l’utilitaire » a-

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t-elle un sens ? L’utilitaire se confond-t-il avec le profit moral ou intellectuel ? Au reste, l’effet esthétique est présent jusque dans l’extrême sécheresse de l’exemplum – la sécheresse est un effet en soi (les Nouvelles en trois lignes de Fénéon le montrent assez !) et l’amplification prête au docere. Qu’il s’agisse de traductions ne change rien à l’affaire. La recherche de l’effet peut se nicher partout : dans la sécheresse, dans l’abondance, dans la légèreté, dans la lourdeur, dans le style professoral, dans le style pédant, dans le style traduction (celui de l’Abbé Lantaigne, dans L’orme du mail d’Anatole France, décrivant au cardinal les poufs de la préfète), dans les fameux doublets marquant sous la forme de la reprise ou de l’hésitation une recherche de l’exactitude qui est la revendication de la recherche. L’esthétique est si fuyante qu’elle pourrait n’être nulle part. Elle est en réalité partout, y compris dans le refus ostentatoire de l’esthétique. Elle est partout dès lors que se manifeste cette « conscience de soi de la traduction » que certains ont mise en évidence et que l’on est peut-être en droit, en effet, d’associer de façon particulièrement étroite au moyen français. Mais cette question de l’esthétique est si difficile, si évanescente et si omniprésente, que les plus sérieux d’entre nous ont eu raison de se cramponner à un terrain plus solide. D’un côté, la lexicographie, qui a évidemment tout à gagner d’une approche par l’étude des traductions, c’est-à-dire pour la confrontation et la comparaison des langues. Sous la férule du régent Roques, nous avons bénéficié de communications particulièrement rigoureuses, portant en particulier sur des lexiques scientifiques ou techniques : celle de Françoise Féry-Hue, celle de Michèle Goyens et Élisabeth Dévière, celle d’An Smets. Chaque fois se posait, bien entendu, la question de la compréhension du latin, du maintien ou de la transposition des termes ou des expressions du latin dans la traduction. C’est pourquoi la communication de Maria Colombo-Timelli, qui remontait aux sources de l’apprentissage du latin et qui portait sur une collection unique de manuels, s’est révelée particulièrement féconde. Enfin, les deux communications que nous avons entendues au début de cet après-midi ont abordé avec bonheur une question essentielle : celle de la « culture impliquée » par des traductions. Du côté de la réception des traductions, celle d’Olivier Delsaux a mis en évidence le rôle des grandes dames, grandes consommatrices des livres, mais en traduction plutôt qu’en latin. Qu’on nous permette pourtant de revenir avant de finir sur la question de la « conscience de soi de la traduction » et de préciser pourquoi elle me parait caractéristique du moyen français (ou plus exactement de cette période du Moyen Âge) et d’un changement dans l’appréciation du fait littéraire. Le fait saillant est, malgré tout, me semble-t-il, l’apparition de traductions littérales et l’amorce (soit par la nature du texte, soit par sa disposition dans le manuscrit) d’une distinction entre le texte traduit et sa glose. Ce mouvement, nous a-t-on dit, se manifeste en Italie plus tôt qu’en France, comme il est naturel, puisque le respect du texte original participe de l’esprit humaniste. C’est l’indice d’une inversion de l’esprit et du mouvement de la traduction, c’est l’indice d’une renverse, comme pour la marée. La traduction est une mise à distance

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autant qu’une appropriation. Rendre le texte-source compréhensible tout en le préservant, c’est en rendre manifeste la distance (surtout la distance dans le temps), et la rendre manifeste dans son immanence, c’est-à-dire dans la nature même du texte dont la différence est préservée. Comme nous l’a rappelé ce matin Giuseppe di Stefano « traduire du latin classique au français, c’est passer d’une civilisation à une autre ». Et Andrea Valentini nous a montré que le moment où la traduction devient consciente d’elle-même est celui où le traducteur mesure la distance qui le sépare de l’auteur. La littérature vit de la mémoire, elle est mémoire. Elle était jusqu’alors mémoire de ses récits. Au moment où la langue prend conscience de son propre passé, elle prend du même coup conscience, au regard du latin, que la mémoire ne se préserve que dans l’altérité.

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Table des matières Claudio GALDERISI, Ouverture

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PARTIE I

Claude THIRY, Une esthétique de la traduction vers le moyen français ? Anna Maria BABBI, Pierre de Paris traducteur de la Consolatio Philosophiae Gabriel BIANCIOTTO, Du texte, de sa copie et de l’enluminure : à propos du ms. Wien 2617 du Livre de Thezeo Jeanne-Marie BOIVIN, Poétique et rhétorique des Isopets : les enjeux de la traduction des apologues en français Ludmilla EVDOKIMOVA, Commentaires pour le Prologue du Miroir historial de Jean de Vignay. Le dessein et la stratégie du traducteur Françoise FÉRY-HUE, La minéralogie selon Jean Corbechon Jean-Marie FRITZ, Les Arts libéraux dans la traduction anonyme du Ludus super Anticlaudianum d’Adam de la Bassée Sylvie LEFÈVRE, Jean Miélot, traducteur de la première Lettre de Cicéron à son frère Quintus Marie-Hélène TESNIÈRE, Un manuscrit exceptionnel des Décades de Tite-Live traduites par Pierre Bersuire Ilaria ZAMUNER CANDIANI, Les versions françaises de l’Epistola ad Alexandrum de dieta servanda : mise au point

7 23

33

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75 89

109

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PARTIE II

Gilles ROQUES, Les régionalismes dans les traductions françaises de la Consolatio Philosophiae de Boèce

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Anders BENGTSSON, Quelques observations sur la traduction de l’ablatif absolu en moyen français

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Table des matières

Maria COLOMBO TIMELLI, La tradition bilingue des traités pédagogiques de grammaire latine : de nouveaux témoignages (1510-1520)

223

Olga Anna DUHL, Fonctions lexicales et rhétoriques de la réduplication synonymique dans La nef des folles (vers 1498)

239

Michèle GOYENS et Elisabeth DÉVIÈRE, Le développement du vocabulaire médical en latin et moyen français dans les traductions médiévales des Problemata d’Aristote

259

Stefania MARZANO, La traduction du De casibus virorum illustrium de Boccace par Laurent de Premierfait (1400) : entre le latin et le français

283

Cinzia PIGNATELLI, Le moyen français dans les traductions de Jean d’Antioche

297

Anne SCHOYSMAN, Jean Miélot traducteur du Débat de la vraie noblesse de Buonaccorso da Pistoia

323

An SMETS, Les compétences linguistiques des traducteurs des traités de fauconnerie : étude des traces latines dans les textes en ancien et en moyen français

337

Andrea VALENTINI, Entre traduction et commentaire érudit : Simon de Hesdin « translateur » de Valère Maxime

353

PARTIE III

Giuseppe DI STEFANO, La langue des traducteurs : langue ou métalangue ?

369

Carlos ALVAR, Alphonse x de Castille traduit en français pendant le Moyen Âge. Quelques textes

379

Olivier DELSAUX, La traduction en moyen français chez les dames de la haute noblesse à la fin du Moyen Âge : entre outil de savoir et instrument de pouvoir

395

Tiziano PACCHIAROTTI, Traduction et écriture personnelle dans les Lamentations de Matheolus

411

Jean-Jacques VINCENSINI, Des valeurs qui légitiment de « translater en françois » des textes latins

421

Michel ZINK, Conclusions

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