Théories du portrait : de la Renaissance aux Lumières

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Théories du portrait : de la Renaissance aux Lumières

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des

HISTOIRES

ÉDOUARD

POMMIER

Théories du portrait De la Renaissan~e aux Lumières

1 Arte

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Gallimard

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ÉDOUARD POMMIER

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THEORIES DU PORTRAIT De la Renaissance aux Lumières 120 illustratio ns

Ouvrage fmblié avec le concours du Centre national du Livre

GALLIMARD

INTROD U CTION

Portraire

LA THÉORIE EST PARTO U T ?

Au musée communal de Crémone, le portrait, par Luigi Miradori *, peintre actif dans cette ville de 1640 à 1654, de Sigismondo Ponzone (ill. 1)1, appelle l'attention non seulement parce que ce petit garçon tient, de la m ain droite, le collier d'un chien presque aussi haut que lui, mais surtout par ce qu'il déroule de la main gauche une feuille sur laquelle on lit: Padre, che nel formarmi havesti parte prendimi hor[a] riformato ancor dall 'arte.

On pourrait traduire : « Père, qui avez pris part à ma formation , prenez-moi maintenan t, reformé encore par l'art. » La dédicace de ce tableau, qu'on date de 1646, ouvre, dans sa simplicité un peu gauche et n aïve, comme le mod èle lui-m ême, un abîme d e réflexions, qui justifie le pari d'une recherch e sur la théorie du portrait: l'enfant et son portrait, l' œ uvre de la Nature e t l'œuvre de l'Art, et l'ambiguïté du rapport de l'Art et de la Nature : le p ortrait est-il simplement le j eune Sigismondo « reformé », formé encore une foi s, un double, donc? Ou serait-il Sigismondo «reformé », tran sformé, transfiguré, ou retouché , amélioré ? La réponse est * Luigi Miradori, dit Il Genovesino, né à Gênes, connu d e 1639 à 1651, actif surto ut à Crémone.

2. Sir J os hua Reynolds ,

Francis Hastings, comte de Himtingclon, 1754. San Marin o, Huntington, États-U ni s,.

sans importance; c'est la question seule qui importe. Elle est au cœur de la théorie du portrait, qu'il ne faut pas seulement extraire des traités savants de la littérature, mais qu'il faudrait aussi traquer dans de modestes documents, une simple phrase, une dédicace, une réplique, une lettre. La théorie du portrait est partout. Et peut-être tout le monde en fait-il ? Le 9 mars 1476, Galeazzo Maria Sforza*, duc de Milan, écrit à son agent à Venise pour qu 'il envoie le plus vite possible Antonello da Messina, parce qu' il a vu de lui une « fig;ura cavala dal naturale » 2 , c'est-à-dire un portrait au naturel, un portrait réaliste. En septembre 1544, !'Arétin 3 écrit au grand peintre de Brescia, Alessandro Moretto **, pour le remercier du portrait qu'il a fait de lui et qui est si ressemblant que son esprit ne sait plus si le souffle vital est dans son corps ou dans son image. Le 20 juin 1754, un agent à Londres du comte d e Huntingdon 4, dont Reynolds a accepté de faire le portrait « à la russe » (ill. 2), écrit au peintre pour lui donner des détails sur la manière dont l'ambassadeur de Russie à Londres s'habille de peaux d'hermine 1. Luigi Miradori (Il Genovesin o), Sigismonclo Ponzone, 1646. Cremone , Museo Civico.

* Galeazzo Maria Sforza, beau-père d e l'empereur Maximilien et protecte ur de Bramante, est duc d e Milan d e 1466 à 1476. ** Alessandro Bonvicino, dit Moretto ( 1498-1 555) .

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3. Dans Gert ADRJAN I, Van Dyck. llalienisches Skizzenbuch, Vienne, 1965. Londres, British Museum.

et de zibeline. Voici donc de la théorie des arts par petites touches qui, les unes et les autres, renvoient au thème du portrait ressemblant, réaliste, naturel et répondent, à leur manière, au manifeste du jeune Sigismondo. Cette théorie anecdotique au quotidien, qu'il ne faut pas négliger parce qu'elle est la menue monnaie des débats qui s'étalent dans les traités, peut se faire émouvante quand soudain elle se charge d'humanité palpitante. Voici un de ces minuscules grands moments qui justifient l'écriture de l'histoire de l'art. Le 12juillet 1624, Van Dyck, alors âgé de vingt-cinq ans et à mi-parcours de son long séjour en Italie, consigne dans son carnet d'esquisses (ill. 3) 5 le compte rendu d'une visite qu'il fait, à Palerme, à la doyenne des artistes italiens, l'illustre portraitiste, Sofonisba Anguisciola (elle aussi de Crémone), alors âgée de quatre-vingt-seize ans et presque aveugle*; comme il se met à esquisser son portrait, elle lui conseille de ne pas laisser tomber la lumière de trop haut, qui risquerait alors de durcir les ombres de ses rides. Bouleversant dialogue, qui est en fait une discrète leçon de mise en pratique de la théorie du défaut atténué et qui vaut peutêtre des dizaines de pages de Lomazzo ou de Roger de Piles 6 . * D'une famille d 'artistes, Sofonisba Anguisciola ou Anguissola (1527-1625) séjourne à la cour d 'Espagne de 1559 à 1580 e t jouit d 'un e grande renommée de son vivant.

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Mais il n'y a pas que les princes, les écrivains et les peintres qui nous parlent du portrait au naturel. Voici un obscur, presque un anonyme, ce Marin Étienne ou Estienne, horloger à Caen 7 , dont on ne retrouve pas la trace dans la littérature et qui écrit, le 10 octobre 1697 (à un correspondant non identifié), une lettre sur les portraits, publiée à Caen dans un recueil de 1741. Texte tout à la fois insignifiant et passionnant, parce qu'il légitime une é tude sur la théorie «savante» du portrait, dans la mesure même où il montre que celle-ci a pénétré par capillarité jusqu'aux non-spécialistes, capables de recevoir et de diffuser un discours destiné aux artistes et aux amateurs. Notre horloger inconnu affirme que l'amitié est « la plus véritable et la plus légitime cause » du portrait, mais que son usage s'est développé, aussi, « pour conserver l'idée des hommes illustres» (aurait-il lu Alberti et Lomazzo ?) ; il s'intéresse longuement au nez, en se référant à un passage de la partie des notes sur la peinture de Léonard de Vinci, qui avait été traduite en français; quant aux parfaites proportions des plus belles statu es antiques, il reconnaît que les peintres ne peuvent pas les appliquer sans discrimination, sinon tous les portraits se ressembleraient... Voilà un bon sens qui ramène à Félibien. L'horloger inconnu confirme que la théorie du portrait est vraiment partout et que certains théorisent peut-être sans s'en apercevoir. Elle est en tout cas de tous les milieux et peut surgir à tout moment, de la Renaissance aux Lumières, toujours avec l'obsession, bien compréhensible, du rapport direct et fidèle qui doit pouvoir s'établir entre le portrait et son modèle.

DÉFINITIONS

Pour ordonner cette tentation des citations à profusion, il faudrait d'abord ouvrir les dictionnaires, qui commencent à se multiplier au XVI{ siècle. Mais avant les dictionnaires, il y a l'usage que nous connaissons bien pour la langue française du XVIe siècle 8 . Le verbe « portraire » a le sens de tracer et de dessiner: c'est le trait qu'on tire pour former le contour de quelque chose; de ce sens général dérive celui, plus précis, de « représenter», « peindre » ; le substantif « portrait », très employé lui aussi au XVIe siècle, a les sens, qui se superposent en quelque sorte, de tracé et figure de géométrie, de forme, figure, plan et disposition, de plan et projet, d'image et représentation, d'image comme ressemblance. Il s'agit donc encore, à cette époque, d'un terme au sens très général, lié à l'idée de représentation,

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qui se fait, au début, par un tracé. Le « trait » est bien inhérent au « portrait». Dans l'italien du xvl° siècle, on voit apparaître une distinction essentielle, entre imitare, « donner l'image de quelque chose », et ritrarre, « donner la copie littérale, trait pour trait, de quelque chose»; c'est pourquoi il est parfois difficile de traduire imitare par « imiter», dans la mesure où le terme français penche irrésistiblement du côté de « copier». La grande nouveauté du début du xvne siècle, c'est la spécialisation définitive du terme, qui se fixe sur la représentation de la personne humaine et, d'abord et plus généralement, par le substantif. On le constate simultanément en Espagne et en Italie, avec la publication, en 1611, du premier grand dictionnaire espagnol 9, qui définit le retrato comme l'image imitée d'un personnage, et la publication, en 1612, du dictionnaire italien de l'académie florentine de la Crusca 10 , qui parle d'une « figure tirée du naturel ». En fait, la Crusca prend acte d'une évolution imposée par la littérature artistique et, en particulier, par l'œuvre biographique monumentale de Vasari. En France, on constate la même évolution, avec un décalage dû à la date plus tardive de l'apparition des premiers dictionnaires. Il est d'ailleurs remarquable que le lexique spécialisé des termes de peinture, sculpture et architecture d'André Félibien 11 , dont la première édition est de 1676, précède d'une quinzaine d'années les grands ouvrages lexicographiques. Félibien part du verbe : « Portraire. Le mot de portraire est un mot général; qui s'étend à tout ce qu'on fait lorsqu'on veut tirer la ressemblance de qudque chose; néanmoins on ne l'emploie pas indifféremment à toutes sorte~ de sujets. On dit le portrait d'un homme, ou d'une femme, mais on ne dit pas le portrait d'un cheval, d'une maison ou d'un arbre. On dit la figure d'un cheval, la représentation d'une maison, la figure d'un arbre. » Félibien montre, en fait, que le verbe « portraire » est vieilli («ce n'est pas même un terme bien reçu parmi les savants peintres de dire qu'on va se faire portraire ») comme son doublet familier « se faire tirer » ( tirer un trait) et que cet usage est abandonné aux non-spécialistes. Or Félibien compose justement son lexique pour doter le français d'une terminold gie 1 artistique précise et claire, qui doit devenir un outil culturel et permettre à la réflexion sur l'art de se développer et de s'exprimer dans le milieu des lettrés et des « honnêtes gens», à l'imitation de ce qui s'était déjà passé en

Italie. Le portrait est dès lors, et définitivement, réservé à l'image de l'homme

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faite à sa ressemblance. Le contemporain italien de Félibien, Filippo Baldinucci *, lui aussi homme de grande culture, passionné des problèmes de l'art et fidèle, comme lui, à la tradition des biographies d'artistes, donne du portrait, ritratto, cette définition simple qu'il n'éprouve pas le besoin de justifier ni de préciser 12 : « figure tirée du naturel» (cavata dal naturale), dans u n contexte qui montre de façon péremptoire qu'il s'agit bien uniquement de la figure de l'homme 13 . Les dictionnaires généraux de la langue française, qui apparaissent autour du projet académique, sanctionnent l'option de Félibien, à commencer, en 1689, par celui de Richelet 14 : « Portrait. Ce mot se dit des hommes seulement et en parlant de peinture. C'est tout ce qui représente une personne d'après nature avec des couleurs. » L'année suivante, Furetière donne à peu près la même définition 15 : « Représentation faite d'une personne telle qu'elle est au naturel», et cette représentation est plus communément « l'ouvrage d'un peintre». Furetière donne quelques exemples de l'emploi du mot dans le langage courant; l'un d' eux est à la fois banal et chargé d'histoire: « Ce portrait est bien fait, il n'y manque que la parole. » L'Académie française 16 , enfin, dans son premier dictionnaire, en 1694, ratifie l'usage établi : « Image, ressemblance d'une personne, par le moyen du pinceau, du burin, du crayon. » Nous en sommes toujours au même point. Ces énoncés dans leur clarté, leur simplicité, leur évidence, semblent exclure débat et controverse : si le portrait est bien l'image de l'homme au naturel 17 , quelle place reste-t-il, au-delà des recettes d'atelier sur les moyens propres à garantir la ressemblance, à une théorie du portrait? Mais les dictionnaires seraient-ils un piège pour la pensée, et leur fonction réductrice les conduirait-elle à éliminer arbitrairement la complexité de la réalité, pou r n'en donner qu'une interprétation accessible et agréable au plus grand nombre de leurs lecteurs? Définir le portrait, comme le font Richelet * Filippo Baldinucci (1624-1696) joue un rôle essentiel dans la vie artistique de la Florence de la seconde moitié du xv11< siècl e ; il conseille le cardinal Léopold de Médicis pour la constitution de sa fameuse collection d 'autoportraits. Chargé de son classement et de sa présentatio n à la galerie des Offices, il est amené à reprendre, en l'étendant, la vaste entreprise biographique de Vasari: ce sont les Notizie de ' professori del disegno, Florence, 1681-1728 (entreprise mo numentale, en six volumes, dont trois posthumes publiés par son fils Francesco Saverio) . Linguiste, Baldinucci est l'auteur du premier dictionnaire de termes techniques dans le domaine des Beaux-Arts: Vocabolario toscano dell'arte del disegno, Florence, 1681. C'est à la demande de la re ine Christine de Suède qu'il écrit la Vila del cavaliere gio Lorenzo Bernini, scultore, architetto e pittore, Florence, 1682.

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et Fure tière, n'est-ce pas dire, au fond, ce que la moyenne des usagers désirait entendre, ceux que les Italiens désignent du terme de non intendenti, ceux qui ne connaissent pas, les non-spécialistes, ceux qui veulent cette « image ressemblante »? La définition, dans sa limitation même, est problématique. Qu'en serait-il de la réflexion sur les origines?

L'OMBRE , LA MORT , LA MÉMOIRE

Il n'est sans doute aucune affirmation de l'ancienne théorie de l'art 18 , qui puisse se passer d'une référence à !'Antiquité dont les aphorismes et les anecdotes biographiques échappés du naufrage d'une grande partie de la littérature artistique gréco-romaine, indéfiniment cités et glosés, ont nourri les raisonnements et enflammé les spéculations des théoriciens, du début du Quattrocento à la fin du siècle des Lumières. Deux passages de l' Histoire naturelle 19 de Pline l'Ancien ont fixé la doctrine canonique sur les origines de la peinture, qui apparaissent confondues avec celles du portrait. Au chapitre xv du livre XXXV, Pline l'Ancien évoque quelques traditions, égyptiennes et grecques, sur ce thème; sans se prononcer lui-même clairement, il conclut prudemment: « Tous reconnaissent qu'il [le principe de la peinture] a consisté à tracer, grâce à des lignes, le contour d'une ombre humaine»; c'est la thèse de la circumductio umbrae, de la circonscription de l'ombre. L'homme aurait donc remarqué son ombre portée e t en aurait fixé les contours: la peinture commence donf par l'observation d'un phénomène naturel qui amène l'homme à capter sa propre forme par un trait. Au commencement était l'image de l'homme et le trait. Au chapitre eu, Pline l'Ancien développe cette première notation, la rattache à une histoire et la mêle à l'origine d'une autre technique, celle du modelage en argile: le potier Butadès, à Corinthe, « dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d'un jeune homme; celui-ci partant pour l' étranger, elle entoura d'une ligne l'ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d'une lanterne; son père appliqua de l'argile sur l'esquisse, en fit un relief qu'il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l'avoir fait sécher ». La version « romancée » du mythe, version nocturne et dramatique, aboutit à la même conclusion 20 : la peinture commence par le portrait qui

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est un profil, tiré d'une image au naturel, l'ombre portée. Le mythe ramène toujours au trait, tracé au naturel, et donc aux premiers emplois et aux premières définitions que les dictionnaires donnent de ritratto, « portrait». Qu'il s'agisse de la version simple, ou de la version enjolivée, Pline l'Ancien, qui a recueilli de très anciennes légendes, a une longue descendance. La version courte est reprise par Quintilien qui en fait, sans ambiguïté, une légende « solaire » : c'est bien l'ombre portée d'un corps éclairé par le soleil - ce qui n'était pas tout à fait explicite chez Pline - qui déclenche l' invention 21. Leon Battista Alberti 22 , dans son traité fondateur achevé en 1435, cite presque textuellement Quintilien : « Il pensait que les premiers peintres avaient coutume de tracer le contour des ombres au soleil. » Léonard de Vinci accueille à son tour la légende 23 , en précisant qu'il s'agissait d'une ombre projetée sur un mur. Vasari, dans le prologue de Vies 24 , se réfère à Pline l'Ancien, dans une version qui remplace la jeune fille par un Lydien, Gigès: « Se tenant près d'un foyer, il regardait son ombre projetée sur le mur et, soudain, avec un morceau de charbon, il en fixa le contour sur le mur. » Le mythe des origines se retrouve au xvi{ siècle, dans le recueil de sources antiques, organisé brillamment par Franciscus Junius 25, en 1637, et dans le vaste système des biographies des peintres d 'André Félibien, dont le premier livre paraît en 1666 et contient, à la suite l'une de l'autre, la version simple, et la version sentimentale 26 : « Et pour donner plus de beauté à cette histoire, il y en a qui ont écrit que l'Amour, qui est en effet le grand maître des inventions, fut celui qui trouva celle-ci, et qui apprit à une jeune fille le secret de dessiner, en lui faisant marquer l'ombre du visage de son amant, afin d'avoir une copie des traits de la personne qu'elle aimait. » Deux ans plus tard, c'est Charles Perrault* qui, dans son poème La Peinture27, donne son expression la plus achevée au mythe de l'invention de la peinture et du portrait par une jeune fille amoureuse. Dans ce texte qui conjugue la célébration de la Peinture avec celle du règne de Louis XIV, de l'Académie royale de peinture et de son ami Charles Le Brun, Perrault confirme que l'origine de la peinture se confond avec celle du portrait et donne donc à ce genre un rang primordial, au moment même où les statuts * Charles Perrault (1628-1703), l'auteur des Contes (1697) , a joué un rôle important dans la vie culturelle, auprès de Colbert et de Le Brun, puis à l'Académie fran çaise, où la lecture de son poème Le Siède de Louis le Grand, en 1687, déclenche la querelle des Ancie ns et des Modernes, qu'il alimente des quatre volumes d e son Parallèle des Anciens et des Modernes (1688-1697).

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de l'Académie n ' assignent qu'un deuxième rang au portrait, considéré avec méfiance, compte tenu de son apparente soumission au réel, conçue comme une limite et une contrainte. En insistant sur le rituel douloureux de la séparation, Perrault, qui a transformé la fille du potier de Corinthe en bergère de l'île de Paphos, présente l'invention du portrait comme une réponse à une exigence mémoriale : Encore s'il m e restait de ce charmant visage Quelque trait imparfait, quelque légère image, Ce départ odieux, disait-elle en son cœur, Quelque cruel qu'il soit, aurait moins de rigueur. L'amour, invoqué dans le désespoir, lui fait voir l' ombre de son amant projetée par une chandelle, lui donne l' « inspiration » de fixer cette image et guide sa main pour retracer le contour de celui qui va disparaître : Sur la face du mur marqué de cette trace, Chacun du beau berger connut l'air et la grâce, Et l'effet merveilleux de cet événement Fut d'un art si divin l'heureux commencement. Voici donc le portrait arraché à l'ombre de la nuit, de la séparation et de la mort, et jailli de la rencontre entre la Nature, qui l'a préfiguré avec l'ombre sur le mur, et l'inspiration divine qui a vu l'œuvre de la Nature. Image mentale, préexistant à toute réalité (la bergère voulait garder « ·quelque légère image » de son amoureux; et elle n'a encore jamais vu d'image ... ), le portrait est signe d'une absence, expression d'une nostalgie, réponse à la mort. L'histoire que nous transmet Perrault, sous forme de pastorale apparemment très conventionnelle, est une belle et triste histoire : celle de la destinée humaine. Le portrait naît sous le signe d'une mémoire tragique. Mais les vers de Perrault sont aussi un discours sur l'essence et la finalité de la peinture, dont l'invention n'est pas seulement celle du portrait, mais aussi celle du dessin. Et la tension entre l'inspiration de l'Amour et le jeu des éléments naturels (lumière et ombre) serait l'expression poétique du compromis qui est inhérent à la doctrine académique. Le lien primordial entre la peinture, le portrait et la mort, illustré, chez

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Perrault, par une gravure en cul-de-lampe de François Chauveau (ill. 4) * et quelques années après par les gravures du traité de Joachim von Sandrart (ill. 5)2 8 , est d'autant plus frappant qu'une autre légende d'origine, plus tragique encore et qui concerne la mémoire, ramène au portrait 29 . L'anecdote transmise par Cicéron, Quintilien et Plutarque nous plonge dans un univers merveilleux et terrifiant : le poète Simonide de Cos, convié à un banquet qu'il devait animer de ses chants, est soudain appelé par deux mystérieux visiteurs restés sur le seuil du palais où avait lieu la fête; il sort et ne trouve personne, mais pendant son absence le toit de la salle du banquet s'effondre, écrasant les invités au point de les défigurer complètement. Comment les identifier pour leur rendre les honneurs funèbres? Heureusement, Simonide avait gardé en son esprit l'image de chaque convive à la place qu'il occupait autour de la table. La mémoire en tant qu'art, c'est-àdire exercice et technique, serait donc née de l'intuition d'un poète, fabriquant en lui-même une galerie de portraits avec leurs numéros d 'ordre. Le mur sur lequel la bergère trace le profil de l'être aimé avant son départ, comme une première étape d'un voyage vers la mort, se juxtapose à cet espace intérieur où le poète avait accroché l'image de ses commensaux, à l'instant où ils vont être rejoints par leur destin. En rapprochant ces deux légendes, on voit les deux modalités de l'imitation se disposer comme les volets d'un diptyque : l'imitation du réel directement appréhendé (le contour tracé par la bergère) et l'imitation du réel au deuxième degré, un réel transposé en son être intime par l'imagination du poète. La première part de la réalité pour la transmuer en mémoire par une copie fidèle et mécanique. La deuxième résulte de la vision intérieure du poète; parti de la réalité, il retourne à la réalité; il permet d'identifier les morts et de restituer leur visage perdu. Portrait de bergère et portrait de poète, imitation inspirée et imitation sage : tout un débat sur le portrait est déjà induit par cette confrontation originelle du dessin spontané et de la mémoire. Ce rapprochement est d' autant moins arbitraire que Plutarque attribue à Simonide une autre invention: celle de la comparaison entre poésie et peinture résumée par la célèbre formule selon laquelle la peinture serait une poésie silencieuse, et la poésie une peinture parlante; avec quelques siècles d'avance, c'est déjà une préfiguration del' Ut pictura poesis d'Horace 30 . L'égalité de dignité ainsi * François Chauveau (1613-1 676), élève de La Hyre, a une œuvre de graveur très importante. Il entre à l'Acadé mie royale en 1663.

LA

P E 1•N T V.R E· , 0 V X charme de l'Efjrit,; aimable Poëjie., 1 Conduits la vive ardeur dont mon ame efl faifie; Et me/lant dans mes vers la force la douceur, Vien loiier avec moy la . Peinture ta feur, .fl..!!,i par les doux attraits dont elle efl animée, En feduifant mes yeux a mon ame charmée.

•'

a

4. Fran çois Chauveau (d 'après Charl es Le Brun), « L'origin e de la pein ture dans Cha rles PERRA ULT, La Peinture-Poème, Paris, 1668.

»,

5 . « L' in venti on de la pe inture

»,

gravure, dans J oachi1n

VO N

SANORART,

Academia nobilissirnae artis pictoriae, Nuremberg, 1683.

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octroyée à la peipture face à la poésie rejaillit sur le portrait et rappelle le lien essentiel entre l'imitation et la mémoire.

POUVOIR DU PORTRAIT

Si !'Antiquité a légué à la Renaissance des mythes fondateurs sur lesquels on n'a cessé de gloser jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le corpus des textes doctrinaux sur l'art a sombré dans le gouffre de l'histoire 31 . On ne peut en retrouver que quelques reflets dans le miroir brisé des textes sur les vies des artistes et des anecdotes plus ou moins signifiantes qu'ils charrient comme les épaves éparses d'un discours pour toujours silencieux. Peut-être a-t-on investi, à la Renaissance et depuis lors, ces historiettes d'une surinterprétation, pourtant justifiée par la disparition du contexte théorique. De cette doctrine émiettée, quelques certitudes consensuelles émergent pourtant 32 . Le portrait apparaît d'abord comme un moyen de reconnaissance, puisqu'il offre des personnages de l'histoire une image ressemblante 33 : « Panainos, frère de Phidias, [... ] avait, dit-on, donné des portraits ressemblants des chefs qui commandaient dans cette bataille » (il s'agit de Marathon); Pline l'Ancien emploie ici l'expression « iconicos duces»: le portrait est au service de l'identification. Mais l'acte de reconnaître n'est pas incompatible avec un souci d'idéali~ation qui t_end à donner de la personne représentée une image harmomeuse temperant le réalisme impliqué par l'identification. C'est le m6rite d'~pell~, que Pli~: l'~cien met en valeur 34 : « Il peignit aussi le portrait du ro_i Antigon~ ~UI etalt borgne, en usant d'un moyen qu'il imagina le premie: ~our dissimuler cette difformité : il le fit de profil. Ainsi ce qui manquai~ a la personne semblait ne manquer qu'à la peinture et il ne montra du visage que le côté qu'il pouvait montrer tout entier. » Signe de. reconnaissance, le portrait sera aussi un moyen de connaissa~c_e. 3fonnaissanc~ de la vie intérieure: un contemporain d'Apelle, Aristeides_ , « le premier de tous, peignit l'âme et exprima les affections humaines, ~ussi bien celles que les Grecs nomment ethos que les passions ». Connaissance de la destinée de l'homme représenté: Pline rapporte 36 d'~pelle qu' « ~l a peint des portraits si ressemblants qu'on pouvait s'y ~eprendre. Ap10n le grammairien raconte à ce propos une anecdote incroyable. Un de ces hommes qui devinent la destinée d'après les traits du

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visage, qu'on appelle métoposcopes, aurait dit, d'après ces portraits, à quel âge les personnes représentées devaient mourir ou à quel âge elles étaient mortes ». Connaissance de l'histoire dans laquelle s'inscrit le personnage représenté 37 : « On dit de Timothée que, dans n'importe quelle guerre, il remportait la victoire; c'est pour cela que les peintres qui faisaient son portrait le représentaient endormi [ ... ]. Ils montraient ainsi que la Fortune faisait tout pour lui, sans qu'il se donnât aucune peine. » Au-delà des simples effets de connaissance, le portrait peut être investi d'un pouvoir d'illusion dont l'exemple le plus célèbre est rapporté par Plutarque 38 : un familier d'Alexandre, Cassandre, qui était terrorisé par le souverain, se trouvant brusquement après la mort de celui-ci face à sa statue à Delphes, est pris d'une terreur panique et saisi d' « un tremblement convulsif». La tradition rapportée par Plutarque contient en germe l'idée que le portrait n'est pas seulement signe de reconnaissance, mais présence même de son modèle auquel il se substitue. Pour Cassandre, qui l'a connu, le portrait d'Alexandre n'est pas seulement une image ressemblante d'Alexandre, mais Alexandre en personne. Du pouvoir d'illusion, on peut rapprocher le pouvoir exemplaire du portrait. Certes, les deux pouvoirs ne se superposent pas tout à fait, mais c'est sans doute parce qu'il y a illusion qu'il peut y avoir exemple; c'est parce que le portrait « est » la personne représentée qu'il parle de façon vivante au spectateur des exploits, des qualités, de l'histoire de ce personn age. Salluste apporte son témoignage 39 : «J'ai souvent entendu certes que [...] tant d'hommes illustres de notre cité allaient répétant que la vue des portraits de leurs ancêtres enflammait leur cœur d'un ardent amour pour la vertu. Ce n'est pas sans doute que cette cire, ces images eussent en soi un pareil pouvoir; mais au souvenir des exploits accomplis, une flamme s'allumait dans le cœur de ces grands hommes. » Le pouvoir exemplaire est lié à un pouvoir d'évocation: le portrait n' « est » pas seulement la personne, mais aussi la vie glorieuse de cette personne, une vie à imiter. C'est Suétone qui nous transmet l'anecdote célèbre de César, jeune questeur en Espagne, devant une statue d'Alexandre à Cadiz 40 : « Il se mit alors à gémir et, comme écœuré de son inaction, en pensant qu'il n'avait encore rien fait de mémorable à l'âge où Alexandre avait déjà soumis toute la terre, il demanda tout de suite un congé pour saisir, le plus tôt possible, à Rome, les occasions de se signaler. » Les Romains veulent imiter leurs glorieux ancêtres, César veut imiter

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Alexandre. Le portrait est dépositaire du message de la personne représentée et le rend non seulement perceptible, mais convaincant. Le portrait est donc le siège d'une force, mystérieuse, mais évidente. La valeur morale reconnue au portrait est sans doute un des facteurs qui expliquent l'importance de la tradition dont parle Pline l'Ancien: les familles conservaient, pendant des générations, les masques de cire moulés sur le visage des défunts; elles décoraient de portraits en médaillons les arbres généalogiques qu'elles faisaient peindre dans l'atrium de leurs maisons 4 1 . Cicéron considère qu'il est juste d'honorer par des statues la mémoire des citoyens qui se sont dévoués au service de la République 42 • Le souvenir, transmis par leurs portraits, des grands hommes du passé n'est pas seulement affaire de culte familial ou d'exaltation du sentiment patriotique. Il concerne aussi la transmission de la culture : Pline l'Ancien approuve l'usage, introduit par les rois d'Alexandrie et de Pergame, de constituer des collections de portraits des personnalités exemplaires du passé, écrivains, poètes et philosophes pour orner les bibliothèques 43 même s'il s'agit, comme pour Homère, de portraits reconstitués en vertu des traditions qui leur conféraient une valeur idéale. Pline le Jeune insiste, quant à lui, sur la nécessité de respecter scrupuleusement la vérité des visages des amis et des parents comme des grands hommes et de s'en tenir à une imitation stricte du modèle qu'il ne faut aucunement chercher à embellir, sans doute pour que sa valeur exemplaire soit encore plus authentique 44 . Mais cette exaltation du portrait, à laquelle concourent les textes allégués, est-elle sans partage et sans problème? Dans une lettre, Cicéron soutient qu'un simple écrit («libelle ») de Xénophon 45 à la louange d'Agé~ilas l'emporte sur tous les portraits et toutes les statues. Le portrait figuré est donc en concurrence avec l'histoire pour la célébration des grands hommes: c'est le début d'un débat qui ne cessera pas jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Le pouvoir évocateur et exemplaire de l'image est un pouvoir contesté. Et il n'est même pas certain que ce pouvoir, dans la mesure où il reste affirmé, soit lié à la perfection atteinte dans la ressemblance au modèle : l'une des plus célèbres des anecdotes léguées par les textes anciens sur l'art, celle du tableau de Zeuxis représentant un jeune homme tenant une grappe de raisin que les oiseaux viennent picorer, ne semble pas concerner le portrait 46 . Et pourtant, un passage de Sénèque le Rhéteur appelle l'attention : « Zeuxis effaça le raisin et conserva la partie la meilleure, non la plus ressemblante du tableau.» Si une première lecture de l'anecdote donne à

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penser qu'il s'agirait d'une ébauche de la hiérarchie des genres (le peintre réussit mieux à faire illusion avec une grappe de raisin qu'avec le visage d'un homme, qui, s'il avait été bien fait aurait dû effrayer les oiseaux: le portrait serait un art plus exigeant que la nature morte et, donc, lui serait supérieur), la remarque du peintre montre qu'il considère au contraire la représentation du jeune homme mieux réussie que celle de la grappe, mais moins ressemblante: la parfaite imitation du modèle ne serait donc pas le critère de la qualité du portrait, au contraire. Les textes anciens n'apportent pas de réponse, mais le problème est posé, et on ne réussira jamais plus à s'en débarrasser. Le portrait est-il copie virtuose, et donc trompeuse, du modèle? ou bien œuvre d'un pouvoir créateur qui est capable de se détacher du réel pour le corriger et le rendre conforme à sa vision idéale? À l'arrière-plan, c'est le problème des rapports entre l'Idée et la Forme qui apparaît, tel qu'il est évoqué par Sénèque 47 et qui est sous:jacent à tous les discours sur le portrait, d'Alberti à Diderot. Mais en dehors des rapports incertains entre la conception du portrait et la pensée philosophique, les textes de !'Antiquité livrent les éléments d'un débat sur la position de l'artiste. À lire Pline l'Ancien, à propos 48 d'Apelle, peintre et portraitiste officiel d'Alexandre le Grand , on a l'impression que le pouvoir inhérent au portraitiste, pouvoir au fond redoutable puisqu'il est celui de donner la vie et la survie, la gloire et l'exemplarité, est une réalité qui compte dans l'élaboration de la doctrine de la noblesse de la peinture. Le portrait est un moyen de faire carrière pour un peintre et de servir la cause de la peinture, art libéral. Il confère à l'artiste un statut privilégié : les récits des auteurs anciens sur les rapports entre Alexandre et Apelle illustrent la dignité que l'art du portrait octroie à celui 49 qui l'exerce: elle en fait presque un égal du souverain • Si Alexandre donne le monopole de son portrait peint à Apelle et celui de son portrait sculpté à Lysippe, c'est parce qu'il pense, affirme Cicéron, « que leur art ne serait pas une moindre cause de gloire pour lui que pour eux». Le prince et l'artiste se rejoignent en dignité : si Alexandre est invincible, écrit Plutarque, son image peinte par Apelle est inimitable. Et le seul prix dont le roi 50 puisse payer les mérites d'Apelle est de l'ordre du sacrifice : Alexandre lui accorde Campaspe, la favorite dont il est tombé amoureux en faisant son portrait. L'histoire d'Apelle et Campaspe aurait pu servir de prétexte à une exaltation du portrait. Mais la relation qui s'établit entre le peintre et son m odèle aboutit à en faire une exaltation exemplaire de la Peinture: le peintre, créant sous l'inspiration d'une force surnaturelle, reçoit la révéla-

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Théories du portrait

tion d'une beauté dont il est seul digne et devient l'égal du prince qm reconnaît le droit de l'artiste.

POÉSIE ET PORTRAIT

La poésie grecque et latine est parsemée de notations sur le portrait, qui situent l'ambiance culturelle dans laquelle il se développe et signalisent, sans y insister, le territoire du débat. Il n'y a pas à tenter ici un inventaire complet, qui serait forcément répétitif, mais seulement à montrer, avec quelques exemples, comment les poètes, et, en particulier, les auteurs des épigrammes recueillies dans l' Anthologie grecque 5 1 expriment, à propos du portrait, un certain nombre de lieux communs qui seront intégrés aux réflexions des théoriciens de la Renaissance et de l'époque classique. Sans doute nombreuses seraient-elles, les allusions à la mode d'un portrait naturaliste au point de tromper le spectateur. Le critère de cette parfaite ressemblance, c'est le portrait qui trompe l'animal familier du modèle 52 : « C'est de Thaumaréta que ce tableau montre les traits; comme il représente bien sa beauté rayonnante, sa grâce, la douceur de son regard! En t'apercevant, même la petite chienne qui garde la maison remuerait la queue, car elle croirait voir la maîtresse du logis. » Voici donc un peintre plus fort que Zeuxis, dont le portrait de jeune homme laissait indifférents les moineaux attirés par la grappe de raisin. Un autre indice de ce naturalisme réussi, c'est celui du verbe absent: on croirait que le portrait va parler. C'est le thème d'une ode d'Anacréon 53 :-le poète dicte au peintre le portrait de sa maîtresse, selon un procédé repris à la Renaissance, et conclut : « Arrête, arrête! Je le vois! 0, portrait, tu vas parler. » Dans une épigramme, le peintre est félicité pour le portrait d 'une 4 jeune fille 5 , « bien ressemblant; s'il l'avait doué de la parole, ce serait Agatharchis en personne». À défaut de lui donner la parole, c'est-à-dire le souffle vital, l'artiste fait pourtant vivre son modèle au-delà de la mort, et son pouvoir égale ainsi celui des dieux 55 : « De vivante que j'étais, les dieux m'ont faite bloc de pierre; et dans ce bloc de pierre, Praxitèle m'a rendue, de nouveau, vivante.» Après l'exaltation de la puissance du portraitiste, voici que le poète penche maintenant vers l'autre versant, celui des interrogations et des doutes sur la valeur du genre même qui s'appelle le portrait, indépendam-

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ment des qualités et de la virtuosité de l'artiste. Martial envoie à un ami lointain son portrait et un poème 56, « modeste [... ] cadeau», mais « il l'accueillera avec joie ; plus précise encore apparaîtra ma physionomie dans mes vers. Ces traits-là, ni les accidents de la vie, ni les années ne les effaceront jamais: ils vivront quand périra l'œuvre d'Apelle ». C'est peut-être l'une des premières manifestations de l'affrontement entre l'écrit et l'objet, quant à la pérennité et, donc, quant à la véritable valeur mémoriale et exemplaire, affrontement auquel Horace avait donné un départ spectaculaire, avec la formule fameuse sur la gloire immortelle qu'il se prépare par ses poèmes 57 : Exegi monumentum aere perennius.

Certes, il est banal de lire depuis Homère que la poésie assure l'immortalité à ceux dont elle célèbre les exploits. Mais avec l'épigramme, cette durée est opposée à la fragilité du tableau ou de la statue. L'homme n'est donc assuré de vivre que dans le portrait littéraire qui est fait de lui. Mortel, le portrait figuré resterait-il aussi superficiel ? Serait-il incapable de retenir l'essentiel de l'homme, c'est-à-dire la vie intérieure? L'artiste s'interroge et doute 58 : « Après avoir peint les formes, je voulais peindre aussi le talent; mais l'art ne s'est pas plié à mes désirs»; le peintre saisit les traits, mais échoue à représenter le caractère. Ailleurs, le peintre est reconnu inapte à montrer l'âme de Socrate 59 : « Peintre, qui as figuré les traits du philosophe, que n'as-tu su, dans la cire, mettre aussi une âme socratique ? » À un ami qui veut connaître l'identité d'un modèle, Martial répond 60 : « Tel était Marcus Antonius Primus dans la force de l'âge ; dans ce visage le vieillard revoit sa jeunesse. Pourquoi l'art ne peut-il retracer le caractère et l'âme ? Il n'y aurait pas sur la terre de peinture plus belle. » Comme le dit un autre poème de ]'Anthologie grecque 61 , «prisonnier» de la couleur, le peintre « ne capte que les formes». Nous n'avons donc recueilli des Anciens que les fragments épars d'un discours perdu. Mais ces pièces détachées n 'enjoueront pas moins un rôle décisif dans le montage, par les humanistes, puis par les classiques, d'un corpus doctrinal sur les arts plastiques, dans lequel va s'insérer le portrait. Placés les uns à côté des autres, ces éléments ne rentrent pas dans un ordre imposé qui serait forcément arbitraire. Il faut plutôt les garder tels quels, comme les témoins d'une tension qu 'il ne serait plus possible d'assumer

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dans l'équilibre d'une impérieuse synthèse. On peut parler du portrait en des termes contradictoires: un portrait si ressemblant qu'il fait illusion; mais une ressemblance qui laisse peut-être échapper l'essentiel, l'âme de l'homme, qui s'exprime mieux dans l'écrit des poètes ou des historiens. Et la précarité inhérente aux matériaux du portrait, la toile, le bois, le marbre, le bronze même, ne condamnerait-elle pas la valeur mémoriale du portrait à s'inscrire dans une durée dont le terme serait aussi incertain qu'inéluctable? Plutarque avait sans doute raison de rappeler que c'était le buste de Lucius Junius Brutus 62 qui avait inspiré à Marcus Brutus la volonté d 'assassiner César. Mais le poète n'avait pas tort de prétendre qu'aucun portrait ne pouvait être l'image du vrai Socrate. La célébration et le doute se font face.

I

THÉORIES ITALIENNES

CHAPITRE I

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PÉTRARQUE ET L ' IDÉE

En marge du passage de son manuscrit de l' Histoire naturelle, où Pline l'Ancien parle de l'urbanité d'Apelle, Pétrarque 1 a placé ce commentaire 2 : « Notre Simon de Sienne en a eu aussi, et de la manière la plus agréable. » Et pour le frontispice de son manuscrit de Virgile, le célèbre « Ambrosiano » , enluminé à sa demande par le même Simone Martini, Pétrarque a composé deux hexamètres qui comparent la gloire de Mantoue, patrie du poète, à celle de Sienne, patrie du peintre 3 . Ces deux textes montrent la haute estime en laquelle Pétrarque (ill. 6) tenait Simone Martini 4, mis tour à tour au même rang qu'Apelle, le peintre en qui se résume l'accomplissement de la peinture grecque, et que Virgile, dont l'œuvre est le paradigme de la poésie latine. Il reconnaît implicitement, du même coup, la noblesse de la peinture, dont la lecture de Pline l'Ancien lui avait précisément enseigné qu'elle pouvait être considérée comme un art libéral. Au-delà de toutes les contradictions qui peuvent être relevées dans son œuvre et, en particulier, dans le De remediis utriusque fortunae5, ces deux notations monu-ent qu'il faut prendre au sérieux le problème du rapport de Pétrarque avec les arts plastiques. Celui qui a apporté une contribution décisive à la formation de la pensée humaniste, par son exaltation de la grandeur de la Rome antique, par son culte des hommes illustres, par sa célébration de la virtù et de la gloire, a laissé, sans le vouloir expressément, les éléments d'une théorie du portrait, riche déjà de toutes les tensions qui la traversent jusqu'au xvne siècle, mais aussi de toutes les réminiscences d'une culture littéraire dont les références paraissent s'imposer spontanément.

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Le portrait ressemblant est un portrait vivant. En 1353, à Milan, Pé trarque se réjouit de contempler un portrait de saint Ambroise dans sa basilique 6 : «Je m'arrête souvent pour admirer cette image; c'est comme si elle était vivante et respirait; on dit que c'est un portrait très ressemblant [.. .] . Je ne saurais exprimer la gravité du visage, la majesté de l'expression, la tranquillité du regard; il ne lui manque que la voix pour qu'il te semble voir Ambroise vivant. » Derrière ce texte capital, qui légitime un genre de p ortrait qui existe à peine de son temps mais qui fera ensuite une longue carrière, on reconnaît l'ombre de Virgile, et le passage de l' Énéide sur les statues qui respirent 7. Du portrait vivant au portrait exemplaire : partisan de l'intervention impériale en Italie, Pétrarque envoie à Charles IV hésitant des monnaies à l'effigie de César, pour le rappeler à son devoir 8 . Sans doute connaissait-il l'an ecdote rapportée par Suétone 9 à propos de César incité à l'action par une statue d'Alexandre le Grand. Et il avait certainement lu Salluste 10 lorsqu'il écrivait: « Les statues des hommes illustres peuvent éveiller dans les âmes nobles le désir de les imiter. » Mais cette valeur exemplaire est assortie d 'une forte réserve; après avoir raconté l'histoire de César, il ajoute 11 : « Les statues rendent peut-être mieux les traits du corps, mais la gloire des hauts faits et des vertus, comme les qualités de l'âme, sont exprimées mieux et avec plus de vérité par les paroles que par les illustrations. Je ne croirais pas me tromper en disant que les statues sont des images des corps, mais les exemples des images des vertus. » En quelques phrases, Pétrarque ouvre un débat qui restera sans conclusion : exemplaire et vivant, le portrait peut-il avoir la même force que l'écrit? Est-il condamné à rester à la surface, alors que le texte peut aller au fond ? Mais qu'est-ce que le portrait? Pétrarque propose une réponse dans deux sonnets du Canzoniere, qui peuvent être datés de 1336 et qui évoquent le portrait de Laure, exécuté par Simone Martini à la demande du poète 12 . Ces vers célèbres représentent le condensé d'une théorie du portrait, la première dans la tradition occidentale, dont l'interprétation reste difficile et conflictuelle 13 . Tout est dit dans la seconde strophe du premier sonnet :

6. Andre a d e l Castagno , Pétrarque. Flore n ce, musée des Offices.

Certainement, mon ami Simon a été au paradis (Où cette noble dame s'est retirée) Il la vit là et fit son portrait sur papier Pour témoigner ici-bas de la beauté d e son visage

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Sous cette forme, la pensée de Pétrarque semble ne pas avoir de référence dans la littérature. Les seules remarques comparables concernent les images des dieux, mais jamais l'image d'un simple mortel, d'un personnage doté d'une réalité historique et visible. Pour expliquer la merveilleuse 14 beauté de Vénus Anadyomène d'Apelle, les Anciens expliquaient : « Apelle a vu Kypris en personne sortant nue du sein nourricier de la mer, et il l'a représentée telle qu'il l'avait vue»; c'est le portrait d'une appari15 tion. Et Cicéron comme Sénèque rapportent que Phidias , pour sculpter son Jupiter ou sa Minerve, formait « en son esprit [ ... ] la représentation sublime de la beauté; c'est celle qu'il regardait, c'est en elle qu'il se plongeait, et c'est en la prenant pour modèle qu'il dirigeait son art». Bien qu'il invoque Platon, Cicéron renverse en fait ses conceptions, en affirmant que l'artiste n'est ni l'imitateur du monde sensible ni l'interprète d'une essence métaphysique supérieure, mais qu'il possède en son esprit un modèle de beauté vers lequel il dirige son regard intérieur. Pétrarque va beaucoup plus loin que les auteurs antiques qu'il pouvait connaître. Ou, plutôt, il les interprète dans un sens chrétien. Simone Martini a eu le privilège de contempler l'image divine de Laure, cette image première qui réside dans la pensée du Dieu créateur et qui est infiniment plus belle que son incarnation terrestre. Le portrait de Laure témoigne de cette image idéale que le peintre n'aurait pu concevoir en regardant la Laure réelle et vivante, dont « le corps jette un voile sur l'âme ». Il surgit précisément de cette opposition entre alma, l'idée originale et pure, et vela, 16 le voile, le monde des apparences, qui offusque la véritable connaissance • L'image qu'offre le portrait est une réminiscence du monde des idées pures. Ce portrait est foncièrement ambigu: réalisé dans le monde des apparences, donc de l'imperfection, il renvoie à la perfection telle qu'elle peut être perçue en Dieu; il n'est pas fondé sur une ressemblance avec une personne vivante, mais sur l'identité de cette personne avec la pensée de son créateur. Le deuxième sonnet précise que c'est bien une pensée sublime, alto concetto, qui a guidé le stylet avec lequel l'artiste a tracé les traits du visage de Laure, qui apporte la paix au poète, parce que, incapable de répondre à ses paroles, elle semble les écouter. Ce texte qui, pour la première fois, raisonne du portrait à partir d'un tableau malheureusement perdu, écarte la représentation littérale du modèle. Imprégné de la pensée de saint Augustin, Pétrarque invente, avant même que le portrait ne soit devenu un genre de plein exercice dans l'his-

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toire de la peinture, le portrait idéal, le portrait de l'âme, non au sens que le xvi{ siècle donnera à cette expression pour désigner la vie intérieure, mais au sens de l'être essentiel, tel qu'il existe dans l'Idée créatrice de Dieu, avant même son incarnation dans un corps qui, tout à la fois, la révèle et la dissimule 17 . Il est intéressant de se reporter à la leçon que !'écrivain florentin Giovanni Battista Gelli * publie en 1549 sur le premier sonnet de Pétrarque 18 : « L'homme et toutes les choses, selon Platon, ont deux êtres: l'un (et c'est le premier et le plus parfait) réside dans leur idée qui est dans l'esprit de Dieu; l'autre est en eux-mêmes. Il en résulte que l'être que les choses ont dans l'esprit de Dieu, est leur être propre et véritable ; mais que celui qu'elles ont ici-bas est un portrait et une image du premier [... ]. Il ne faut donc pas s'étonner si mon ami Simon en avait fait un portrait bien meilleur que n'aurait fait Polyclète: ayant été au Paradis, il a vu Laure, dans l'idée qui réside dans l'esprit de Dieu, où elle est beaucoup plus parfaite et beaucoup plus belle qu'elle ne l'est sur la terre, dans son être corporel. » La Laure terrestre n'est donc qu'un« portrait», c'est-à-dire une réplique affaiblie et limitée de la Laure pensée en Dieu, dont le portrait de Simone Martini est une autre image. Il y a deux portraits de la vérité. Pour Pétrarque, la conception chrétienne de l'homme créature de Dieu fonde la supériorité intrinsèque de l'artiste moderne sur l'artiste de l'Antiquité. Simone Martini a réalisé ce que Polyclète n'aurait pu faire en contemplant Laure pendant mille ans. Ailleurs Pétrarque parle, toujours à propos du tableau de Simone Martini, d'une image 19 « que ne firent ni Zeuxis, ni Praxitèle, ni Phidias». L'artiste grec et l'artiste chrétien relèvent de deux systèmes de pensée qui les rendent incomparables. Mais ce portrait qui, au-delà de l'être de chair, montre ce qui est caché en lui, ce portrait qui n'est pas la vie incarnée est quand même un signe et une présence qui consolent le poète de l'impossible accomplissement. C'est précisément le reproche que lui adresse saint Augustin dans ce dialogue intérieur qu'il achève en 1342, le Secretum 20 : « Non content de l'image vivante de sa personne, cause de tous tes maux, tu as voulu en posséder une autre de la main d'un peintre illustre, pour la porter partout avec toi, comme une source éternelle de larmes. Dans la crainte sans doute qu'elles ne viennent à tarir, tu as recherché avec soin tout ce qui pouvait les exciter, te souciant fort peu du reste. » * Giovanni Battista Gelli (1498-1563) , membre de l'Académie florentine, publie en 1551 Tutte te lettioni Jatte nell'Academia Fiorentina, à Florence.

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Quelques années après avoir écrit les deux sonnets, Pétrarque franchit un degré dans l'ambiguïté de ses rapports avec le portrait de Laure. L'image idéale de la Laure vivante dans la pureté de la pensée divine seraitelle devenue un talisman, une sorte de fétiche, inspirateur, sinon de pensées malsaines, du moins d'une complaisance dans une morosité stérile et pécheresse et dans le regret remâché de la convoitise inassouvie? Le portrait serait-il porteur de sa propre condamnation, au nom des exigences rigoristes de la foi qui en fondait la valeur sur la sublimation de l'image terrestre? Les sonnets du Canzoniere et les diverses remarques de Pétrarque sur les modalités, les pouvoirs et les finalités du portrait ne constituent nullement la théorie d'un genre, même en sa première ébauche. Ils vont pourtant plus loin, en apportant, sans les agencer en une structure logique, les éléments avec lesquels vont jouer les débats sur le portrait jusqu'à l'époque classique: le thème du portrait vivant; celui du portrait exemplaire; celui du portrait idéal; celui du portrait immoral; celui du portrait, fondement de la supériorité des Modernes sur les Anciens. Dans sa biographie de Simone Martini, Vasari cite les deux sonnets de Pétrarque 21 en les assortissant d 'un commentaire qui évoque un problème déjà posé par le poète : celui de la supériorité de l'écrit ou de l'image. Pétrarque a éternisé la mémoire du peintre et a fait « plus pour la renommée de la pauvre existence de Simone Martini que ne le firent et ne le feront jamais toutes ses œuvres » : le portrait a disparu, mais la poésie est impérissable. Pétrarque avait inventé, sans le vouloir, le portrait d'un tableau, première forme du portrait littéraire qui avait déjà connu de brillants développements au moment où écrivait Vasari.

CENNINO CE

!NI ET LE RÉALISME

C'est par cet incipit: « Ici commence le livre de l'art», à la fois simple et solennel, que Cennino Cennini * ouvre son Libro dell'arte, le premier traité en italien sur les techniques de la peinture 22 . Au-delà des recettes très précises qu'il énonce et qui restent une source extrêmement précieuse pour la connaissance de la pratique picturale, l'ouvrage de Cennini annonce déjà la Renaissance par certaines de ses réflexions. On est très mal renseigné sur sa * Natif de Colle di Val d'Elsa (près de Florence), élève d 'Agnolo Galddi, Cennino Cennini (vers 1360-1420?) a écrit un Lib'ro dell'arte, dont le plus ancien manuscrit, posthume, est daté de 1437.

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vie. Né en Toscane vers 1370, il serait parti pour Padoue à l'âge de vingtcinq ans environ. Il est probable qu'il y a écrit son traité vers 1400. Très conscient du rôle historique de Giotto 23 (il « changea l'art de peindre; il le fit passer de la manière grecque à la manière latine, moderne ») dans la filiation duquel il se place, persuadé que le dessin est le fondement de l'art et qu'il existe un dessin mental qui permet d'aborder le dessin sur le papier 24, convaincu de la dignité de la peinture et de sa qualité d'art libéral 25 , Cennini ne consacre aucun passage de son traité aux genres de la peinture. On ne doit donc pas s'étonner de ne pas voir le portrait, qui n 'a pas encore conquis véritablement son autonomie, reconnu comme tel. Mais il faut relever des indications intéressantes pour les futurs débats sur le portrait. D'abord, la place hiérarchique qu'il attribue à l'imitation du visage de l'homme, puisque le peintre doit s'efforcer de donner l'illusion de la réalité 26 : « Quand tu as fait et peint des vêtements, des arbres, des constructions et des montagnes, tu dois passer à la peinture des visages. » S'agit-il d'une hiérarchie dans la difficulté ou d'une hiérarchie dans la dignité? Cennini reste dans le vague, mais son énumération fait déjà penser à la gradation de la pensée académique : nature morte, paysage, homme. Dans un autre passage, Cennini explique comment on peut effectuer le moulage d'un visage 27 : « Veux-tu avoir un visage d'homme ou de femme de n'importe quelle condition? Suis cette méthode. » Avec un grand luxe de détails, il fait la démonstration de toute l'opération et prend soin de préciser comme il faut s'y prendre pour que le sujet puisse respirer commodément. Il s'agit donc bien d'un moulage sur le vif, probablement en vue d'un portrait absolument réaliste, puisque l'art de mouler permet de « copier et imiter des choses d'après nature 28 ». Et pourtant, Cennini avertit son lecteur, dès le premier chapitre, que la peinture est un art d'imagination 29 qui permet de « trouver des choses qu'on n'a point vues, en leur donnant l'apparence d'éléments naturels et les fixer, avec la main, en faisant croire que ce qui n'est pas existe». Entre la vraisemblance, l'illusion, la reproduction mécanique du réel vivant, quelle serait la place du portrait dans un discours qui n'y fait pas référence? Du paradis de Simone Martini à l'atelier de Cennini, des voies bien diverses s'ouvrent à l'évocation du portrait.

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LEON BATTISTA ALBERTI: RESSEMBLANCE ET BEAUTÉ

En dédicaçant à Brunelleschi, en 1436, la version italienne du traité sur la peinture qu'il avait écrit en latin l'année précédente 30 , Leon Battista Alberti* avait certainement conscience que son « petit ouvrage » était une œuvre sans précédent et qu'il inaugurait, pour la Toscane, l'Italie et l'Europe occidentale, un genre nouveau, celui de la littérature artistique 31 . Revenu de l'exil qui avait longtemps tenu sa famille éloignée de Florence, il découvre les merveilles de ses amis, Masaccio et Ghiberti, Donatello et Brunelleschi, qui apportent un éclatant démenti à la thèse d'une nature « vieillie et fatiguée 32 », et dont le talent en fait les égaux des artistes de l'Antiquité; mais s'ils ont eu le mérite d'inventer « sans maître et sans aucun exemple », Alberti voudrait apporter « quelque commodité et utilité » aux peintres, ses contemporains, et à leurs successeurs. Telle est la finalité du « petit ouvrage » : enseigner aux artistes les principes dont la maîtrise leur permettra de continuer l'œuvre des géniaux inventeurs de la Renaissance florentine. Mais il s'agit aussi de légitimer la peinture comme activité noble e t libérale de l'esprit; d'en faire, au même titre que la poésie, la musique et la philosophie, une expression de l'humanisme ; et de montrer, à l'appui de cette revendication fondamentale, la dimension scientifique d'une création qui repose sur la connaissance précise de l'homme et du monde. Le portrait n'est pas traité en tant que tel, comme l'un des genres en.tre lesquels on cherchera, deux siècles plus tard, à ordonner les œuvres de peinture. Ce problème de catégorie ne retient pas Alberti. Les allusions au portrait sont inscrites dans la brillante célébration d'un art qui s'émerveillait de découvrir sa capacité à maîtriser la représentation du réel, et elles sont explicitées par des références à l'Antiquité, qui ne cesseront plus de hanter ses successeurs jusqu'à l'époque des Lumières. Alberti introduit le portrait dans la théorie de l'art par une réflexion d'une haute portée, en identifiant la « force tout à fait divine » de la pein* Leon Battista Alberti (1404-1472) représe nte le type de l'artiste humaniste (architecte) qui réfléchit sur les principes e t les modalités de la création. Le De Pictura, daté de 1435 (dont la première édition latine est de 1540 et la première édition italienne de 1547) , trace le modèle d 'un artiste idéal qui a urait recueilli l'expérience d e Masaccio et annoncerait les accomplissements de la fin du Quattrocento.

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ture à celle du portrait, image de l'homme 33 : c'est le pouvoir « non seulement de rendre présent, comme on le dit de l'amitié, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer après plusieurs siècles les morts aux vivants, de façon à les faire reconnaître pour le plus grand plaisir de ceux qui regardent dans la plus grande admiration pour l'artiste». Voici donc proclamée, du premier coup, la valeur mémoriale du portrait, appelé à triompher de la mort: « Les visages des défunts prolongent d'une certaine manière leur vie par la peinture 34 . » C'est pourquoi le spectateur d'un tableau d'histoire est d'abord attiré par le « visage d'un homme connu, même si d'autres figures plus brillamment exécutées ressortent davantage 35 ». Et c'est bien parce que le portrait est investi de ce merveilleux pouvoir de survie qu'à la fin de son traité Alberti adresse cette émouvante prière aux peintres qui l'auront lu avec quelque profit 36 : «Je demande de préférence comme récompense de mes travaux qu'ils peignent mon visage dans leurs histoires pour proclamer à la postérité que je me suis consacré à cet art et qu 'ils se souviennent avec reconnaissance du service que je leur ai rendu. » Le portrait-survivance rejoint parfois le portrait vivant: c'est ce que montre l'anecdote, empruntée à Plutarque 37 et complaisamment reprise par tant de successeurs d'Alberti, à propos de Cassandre, ce général d'Alexandre qui « se mit à trembler de tout son corps en regardant une image dans laquelle il reconnaissait Alexandre qui était déjà mort et voyait en elle la majesté du roi 38 ». Il faut préciser que Cassandre avait quelques motifs de redouter la vengeance de son maître défunt: en voyant son portrait, il découvre avec effroi une sorte de double corps du roi, celui d 'Alexandre, mort et survivant, et celui de la monarchie, immortelle. Le portrait vivant n'est pas seulement présence d'un être humain, mais aussi présence de la dignité et de la fonction qu'il incarne. Mais quelle est donc la caractéristique de cette image de l'homme, plus vivante que son modèle? En évoquant la grâce et la force qui marquent les portraits des tableaux d'histoire, parce qu'ils sont « pris à la nature », Alberti semble identifier leur pouvoir à leur fidélité au réel. Mais sa position est en fait plus ambiguë. Si l'on prend en compte cette quête de perfection morale qui, pour Alberti, correspond à la perfection des formes vers laquelle tend la nature 39 , on ne s'étonnera pas de constater qu'il recommande aux peintres de s'attacher « non seulement à la ressemblance des choses, mais d'abord à la beauté même. Car en peinture la beauté n'est pas moins agréable que recherchée». L'Antiquité lui offre un exemple canonique : celui de Démétrios qui n'atteignit pas le comble de la célébrité,

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« parce qu'il fut plus soucieux d'exprimer la ressemblance que la beauté 40 ». Ressemblance et beauté : voici donc, dès le texte fondateur d'Alberti, la tension, sinon la contradiction placée au cœur même de la relation de l'artiste avec son modèle, dans cette double exigence, qui deviendra plus tard le tourment des théoriciens. Elle se traduira par une double démarche : imitation et sélection. De ce problème lancinant, les textes antiques proposent à Alberti une solution à deux niveaux. Le niveau pratique de la correction des défauts qui sont contraires à la beauté et qui doivent être dissimulés, « tout en maintenant la ressemblance». Apelle a donné l'exemple 41 en ne peignant« l'image d'Antigone que du côté du visage où le défaut de l'œil n'apparaissait plus». La recette est surtout prônée pour le portrait des rois: il ne faut pas donner l'impression d'avoir voulu effacer un éventuel défaut physique, mais il faut le corriger. C'est ainsi que s'introduit, subrepticement, dans le raisonnement sur le portrait, le facteur discriminatoire de la hiérarchie sociale. Mais au-delà de la recette d'atelier qui fait appel au talent de prestidigitateur du peintre, il y a le niveau d'une réflexion théorique, dont l'exemple est donné par Zeuxis 42 , « le plus savant et le plus habile de tous les peintres». Invité par les habitants de Crotone à représenter une femme idéalement belle, il a réussi, selon Alberti, à éviter deux écueils : celui de se fier à son seul talent pour lui donner l'idée de cette beauté, celui d'en rechercher l'incarnation dans une seule personne réelle. D'où la fameuse histoire du choix des cinq jeunes filles, « parmi les plus belles de toute la jeunesse de cette ville pour reporter dans sa peinture ce qu'il y avait en chacune de beauté féminine accomplie». L'anecdote rapportée par Pline l'Ancien, commentée par Cicéron 43 et connue au Moyen Âge, met le peintre de portraits en position délicate. Elle semble signifier qu'il faut dépasser l'individuel pour parvenir à la beauté, et que l'artiste accomplit sa vocation et fonde sa supériorité lorsqu'il arrive à améliorer et achever une nature imparfaite et dégradée. Alberti insiste fortement sur l'équilibre à trouver entre le talent, ingenium, c'est-à-dire la part de l'imagination qui permet de concevoir l'Idée de la beauté, et le respect du modèle, exemplar, à imiter. C'était, certes, plus une façon de poser un problème que d'offrir une solution. . On revient ainsi à la question lancinante et fondamentale du portrait: la dualité de la ressemblance et de la beauté. La méthode, déduite de l'anecdote de Zeuxis à Crotone, d'une sorte de composition de la beauté

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par la sélection de parties choisies pour leur beauté et empruntées à un ensemble qui ne donne pas l'image de la beauté, enferme la théorie du portrait dans un labyrinthe dont elle n'est jamais vraiment sortie. Le génie d'Alberti est d'avoir édicté une législation pratiquement inapplicable, mais séduisante sur le plan des principes. Mais il est impossible de regarder les portraits de la Renaissance en oubliant les réflexions, commentarii, de celui qui avait conscience d'avoir été le « premier à mettre par écrit cet art très subtil », mais qui reconnaissait aussitôt que d'autres pourraient le dépasser studio et ingenio, par leur effort et leur talent 44 .

LE PORTRAIT ET LA MORT

On ne peut parler d'une véritable influence d'Alberti qu'à partir de la diffusion de son texte par l'imprimerie 45 , avec la première édition du De Pictura, en 1540, et surtout la première édition d'une version italienne, en 1547. Et il faut attendre 1548 pour qu'un livre porte un titre proche de celui du traité d'Alberti: c'est le Dialogo di pittura de Paolo Pino*. Mais sans poser ici le problème de la diffusion précoce de son manuscrit parmi les milieux humanistes, florentins en particulier, il faut être attentif à quelques remarques qui montrent à quel point des idées fondamentales d'Alberti pouvaient correspondre à certaines pratiques du portrait ou à certaines réflexions sur le portrait. Par exemple, le thème émouvant de la peinture qui fait survivre l'homme, au même titre que l'amitié, se retrouve dans une conception humaniste du portrait, comme le montre un poème dédié, en 1458, à un peintre qui a été en relation avec Alberti. Il s'agit de Mantegna, que l'écrivainJustus Pannonius (1434-1472) remercie du double portrait 46 qu'il a fait de lui avec Galeotto Marzio da Narni (1428-1497) : «Tuas fait nos visages pour qu'ils vivent des siècles. Tu as fait que l'un de nous puisse reposer dans le sein de l'autre, même si tout un monde nous sépare [ ... ]. À ces images, il ne manque que la voix. » Cette signification du double portrait 47 , gage de la survie de l'amitié au-delà de la mort, est confirmée par Érasme 48 dans une lettre qu'il écrit le 8 septembre 1517 à Thomas More pour lui annoncer l'envoi d'un tableau sur lequel il figure à côté de leur ami commun, Pierre Gilles : «Je t'envoie ce tableau, afin que nous soyons toujours auprès de toi, même si un jour * Connu à Venise de 1534 à 1565, Paolo Pino a laissé quelques peintures et surtout le Dialogo di pittura di messer Paolo Pino, nuovamente data in luce (publié à Venise en 1548).

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Théories du portrait

nous ne sommes plus. » Ici le portrait n'est pas seulement une assurance mutuelle sur la mort pour deux amis, mais aussi une assurance solidaire auprès d 'un ami commun. Comment savoir si le pouvoir qu 'Alberti confère au portrait de rendre présents les morts a été communément reconnu, à son époque ou ultérieurement? Des indices montrent que son affirmation n' est pas restée isolée. C'est ici qu' il faut prendre en compte des inscriptions énigmatiques, portées sur le « parapet », ce rebond fictif à la partie inférieure de la toile qui assure un effet de recul au portrait 49 : par exemple l'expression « Léa! souvenir» qui figure sur le Timothée d e Jan Van Eyck 50 ; et surtout les initiales mystérieuses « V.V. », placées sur des portraits de Giorgione (ill. 7), Titien et Dürer, et qui ont été déchiffrées, avec de bons arguments 51 comme l'abréviation de Vivus vivo, de Vivens vivo, résumant un dialogue du vivant au vivant qui semble destin é à réunir, dans la même survie, celle de l'œuvre d'art, au-delà de la mort, le modèle et l'artiste. Dürer a d'ailleurs paraphrasé Alberti, qu'il n'a sans doute jamais lu 52 : « Le portrait conserve égalem ent l'aspect des hommes après leur mort. » On rejoint ici l'une des expressions du mythe de l'invention de la peinture, comme le confirme l'œuvre maj eure de Baldassare Castiglione*, Le Courtisan, publiée à Venise en 1527: dans sa préface, l'auteur annonce que son livre est un «portrait », en forme de dialogue, de la cour d'Urbin 53 ; mais les personnages que Castiglione met en scène sont morts depuis quelques années et apparaissent, dans leurs conversations, comme embués d'une délicate et subtile nostalgie qui marque l'ouvrage d 'une tristesse imperceptiblement déchirante 54 . Le Courtisan est sans doute , dans le gem·e du portrait littéraire qui entretient avec le portrait peint un rapport de contamination mutuelle, la plus parfaite illustration du pouvoir du portrait * Né près de Mantoue, dans un e fam ille de viei lle noblesse, Baldassare Castiglione (14781529), d'abord familier de la cour des Go nzague, s'établit à Urbin en 1504. En 1513, il est à Rome, dans l' entourage de Léon X. Après la mort de sa femme en 1520, il enu·e dans les ordres. Envoyé par Clément VU comme non ce en Espagne en 1524, il meurt à Tolède. Peint par Raphaël en 1515-1516, Castiglione est l'homme d 'un livre, Tl Cortigiano, auquel il travaille de 1513 à 1524 et qui aura une quarantaine d 'éditi ons italiennes jusqu' en 1587. Écrit sous forme d'un dialogue, censé faire revivre quau·e soirées à la cour d 'Urbin, en 1507 (alors que l'auteur se trouvait en mission en Anglete rre), Le Livre du courtisan (première traduction française: Paris, 1537) est au fond une méditation sur l'équilibre de l'éthique e t d e l'esthétique dans le

comportement de l'homme en société. Nourrie de la rhétorique des An ciens, la pensée de Castiglione est une source essentielle d e la littérature artistique italienne et, par ses réfl exions sur la notion de la grâce, de la théorie des arts en Eurnpe jusqu'au siècle des Lumières.

7. Giorgione, Portrait de jeune homme. Be rli n, Staa tliche Museen , Gemalde Galerie.

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Théories italiennes

tel qu'il est évoqué dans le traité d'Alberti. Et il renforce les questions que posent un certain nombre de portraits de la Renaissance 55 : ont-ils été faits du vivant de leur modèle? Ou sont-ils des portraits mémoriaux, faits après la mort du modèle? Mais le portrait, dans sa recherche de perfection, peut-il atteindre son accomplissement du vivant du modèle? L'achèvement, au sens plein du terme, ne serait-il pas une course contre la mort, puisque le portrait se réalise dans un temps qui est celui de son sujet et dont le terme est la mort? C'est peut-être ce que suggère un texte curieux d'Érasme. Dans le Dialogus 56 ciœronianus , publié en 1528, un personnage veut prouver que l'imitation parfaite de Cicéron, unique modèle de !'écrivain et de l'orateur absolu, pose le même problème insoluble que l'imitation parfaite d'un modèle vivant par le peintre; pour appuyer son opinion, un autre personnage rappelle la mésaventure de l'artiste qui devait faire le portrait de leur ami Murius. Tourmenté du désir d'arriver à rendre la vérité totale de son modèle, le peintre multiplie les séances de pose. Le travail se déroule dans un temps qui s'écoule inexorablement: Murius change; un jour il est rasé, le lendemain sa barbe pousse, la fièvre lui donne des boutons, l'hi~er vient et le force à mettre des vêtements chauds et un bonnet, le rhume le fait pleurer. .. Le peintre court après un Murius qui se modifie constamment et vieillit. C'est la quête d'un impossible réalisme, parce que la réalité se transforme d'instant en instant. Il y a quelque chose de comique et aussi de tragique dans cette recherche éperdue du peintre qui ne peut pas arrêter le temps. Et c'est parce qu'il est incapable de traduire l'essentiel qu'il s'acharne sur une apparence condamnée à une évolution dont le se.ul terme est la mort: la dernière péripétie est celle d'un Murius soudain « vieillot ». L'apologue d'Érasme est divertissant, mais aussi original dans la mesure où les théoriciens de la Renaissance ne posent pas le problème du portrait par rapport à sa durée d'exécution. La prise de conscience ne semble s'opérer qu'à partir du xvue siècle, avec des artistes qui apportent une réponse par la série (les autoportraits de Rembrandt) et avec des théoriciens qui recommandent, comme Félibien et Roger de Piles, de faire le portrait d' « un seul souffle »; au bout, il faut choisir entre la minutie maniaque, qui conduit Maurice Quentin de La Tour à la folie, et l'instantané photographique. L'histoire de Murius montre peut-être que , si le portrait peut triompher de la mort, c'est parce que la mort triomphe du modèle et qu'il y a

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une sorte de complicité entre la mort et le portrait, lesquels accomplissent le même travail sur le modèle. Mais il est une autre forme de la victoire du portrait sur la mort: c'est le portrait vivant d'un mort. Vasari raconte une émouvante anecdote sur Luca Signorelli 57 : « Luca avait un fils adoré, d'une grande beauté de visage et d'allure. Ce fils ayant été tué à Cortona, Luca, éperdu de douleur, le fit mettre nu, puis, avec une grande force d'âme, sans gémir, sans verser une larme, le peignit ainsi, pour avoir sans cesse sous les yeux, à travers l'œuvre de sa main, celui que la Nature lui avait donné et qu'un sort funeste lui avait arraché. » Signorelli confie au portrait qu'il fait de son fils mort la mission qu'Alberti avait assignée à la Peinture. C'est une anecdote assez semblable que raconte Francisco de Holanda*, dans ses Dialogues, achevés en 1548, qui se font l'écho des conversations qu'il avait eues à Rome, dans le cercle de Michel-Ange, de Vittoria Colonna et de leurs amis. Il évoque un tableau qu'on lui avait montré au cloître des Célestins d'Avignon 58 : « Il s'agit d'une femme morte, fort belle durant sa vie, qu 'on appelait la belle Anne. Un roi de France, amateur de peinture (il peignait, si je ne me trompe), du nom de René, venant en Avignon, demanda si la belle Anne était toujours là; il désirait la voir, pour la copier d'après nature; il lui fut dit qu'elle était morte depuis peu de temps; ce roi fit alors déterrer le corps pour voir si d'après le squelette il était encore possible de trouver un indice de sa beauté. Il la retrouva comme elle avait été; habillée comme de son vivant, ses cheveux blonds disposés avec art autour d'un visage dont la beauté avait fait place à une tête de mort; toutefois, en ce propre état, le peintre-roi la trouva si belle qu'il la copia au naturel, en dessinant tout autour les gens qui la pleuraient et qui la pleurent encore. Telle est l'œuvre que je vis et qui a mérité d'être évoquée ici. » La mort, en son dénouement, peut encore inspirer une image de vie. Le portrait est mémoire d'une vivante à travers et au-delà de sa mort. Image de vie, destinée à transcender le temps, le portrait peut faire * Portugais, fils d 'un miniaturiste d'origin e hollandaise établi à Lisbonne, Francisco de Holanda (1518-1584) est envoyé en Italie par le roi Jean III. Son séjour à Rome de 1538 à 1540 est d'autant plus important qu 'il passe ces années dans le milieu de Michel-Ange qu'il a intimement connu; quatre Dialogues, achevés en 1548, se font l'écho des entretiens du cercle de San Silvestro, tand is que le Da pintura antigua est un traité complet dont l'enseigneme nt se confond avec le respect de la tradition classicisante. Francisco de Holanda ach ève à Porto, au début de 1549, en revenant d 'un voyage à Saintjacques-de-Compostelle, un u-aité complémentaire, Do tirar polo natural, qui est pe ut-êu-e le premier et certainement l'un des très rares textes exclusivement consacrés au ponrai t.

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hésiter la mort. C'est ce que l' écrivain aveugle Luigi Grotto * écrit, le 27 juillet 1582, à Tintoret, pour le remercier d'avoir fait son portrait (ill. 8) qu'il ne pourra jamais voir, mais qui est un gage de vie 59 : « Quand la Parque décidera de trancher le fil de ma vie, ne sachant distinguer entre mon portrait e t moi lequel est le véritable aveugle d'Adria, elle tiendra ses ciseaux longuement suspendus d'une main oisive et incertaine, de crainte de passer pour une sotte. » Le récit d'Érasme à propos de Murius et la lettre de Grotta sont des textes complémentaires où s'expriment la rivalité et la complicité du portrait avec la mort, comme un lointain écho du message d'Alberti. Le portrait rend la vie au modèle mort; le portrait met la mort en suspens, le portrait donne la vie à un modèle absent. C'est le sens d 'une anecdote racontée par Lucio Faberio dans l'éloge funèbre qu'il fait d'Agostino Carracci 60 , lors des obsèques solennelles du peintre en 1602: à la demande d'un certain Melchior Zoppio, celui-ci fait le portrait de son épouse défunte, Olimpia, qu'il n'avait jamais vue et dont il n'existait aucun portrait peint, dessiné ni gravé. D'après la description que lui en fait son mari, il réalise d'Olimpia un portrait si parfaitement ressemblant et vivant que Zoppio n e voudrait avoir d'autre sens que la vue, puisqu'en contemplant le portrait il entend la morte lui parler avec son regard. Le portrait du modèle absent est devenu présence vivante et parlante. « Qu'ils peignent mon visage dans leurs histoires » : Alberti aurait souh aité confier sa mémoire et sa survie au portrait. Sa prière n'a pas été entendue. Pourtant, sa hantise est de celles qui sont communément partagées: le dialogue, qu'il a engagé, du portrait et de la mort, hante les textes de Ja Renaissan ce.

ZEUXIS À C ROTONE

Au dilemme de la beauté et de la ressemblance, l'anecdote de Zeuxis à Crotone apportait une solution. Mais, en fait, il n'y a pas de solution. Il y a une interpré tation d'Alberti et celles qui ont suivi. Toutes s'inscrivent dans * Né à Adria, Luigi Grotto ou Groto (1541-1585) , aveugle au bout de huit jours, fait quand même d es études littéraires et laisse un e œuvre abondante qui témoigne d 'un esprit curieux, mais d ésordonné : Rime, Graziani, Lettere, deux pastorales, trois comédies et deux tragédies, d ont A driana (1578) , qui est la premiêre version théâtrale de l'h istoire d e Roméo et Juliette d 'après la nouvelle d e Matteo Bandello, 1554.

8. Tintoret, Luigi Grotta. Adri a, Museo Civico.

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une tradition qui remonte à Cicéron. La place qu'il fait à l'anecdote du célèbre peintre grec est un parfait exemple des transpositions qui s'opèrent constamment, dans !'Antiquité comme à la Renaissance, entre la théorie littéraire et la théorie artistique. Dans le De inventione, Cicéron traite de l'art de l'orateur: pour lui, le parfait orateur est celui qui est capable de prendre le meilleur de chacun des grands orateurs de l'histoire et d'en faire une synthèse vivante; l'histoire des jeunes filles de Crotone est invoquée à l'appui de son raisonnement. Il n'y a pas de modèle unique, « parce qu'en aucun individu la nature n 'a réalisé la perfection absolue 61 ». Il semble bien que Boccace soit le premier, dans son Commentaire de Dante 62 , à revenir sur l'anecdote de Zeuxis. Il l'interprète dans un sens encore plus problématique pour le portrait. En effet, pour lui, Zeuxis ne se contente pas de faire une sélection à l'aide des cinq modèles vivants: il s'aide de la description poétique qu'Homère a donnée d'Hélène, donc d'une évocation, qui est déjà une transfiguration du personnage. D'autre part, l'observation des visages, des statues, des attitudes de ses modèles l'amène, non à copier des parties de corps pour les recomposer en un ensemble, mais à imaginer dans son esprit ( « nella mente sua») une femme d'une beauté admirable, dans la mesure où son arte (sa capacité à produire, sa technique) peut mettre en œuvre ce que son ingegrw (son génie, sa capacité à concevoir) a imaginé 63 . L'esprit créateur, stimulé par la poésie, s'interpose donc entre la sélection sur nature et la composition de l'image parfaite. D'une autre façon encore, Raphaël s'éloigne de la possibilité théorique du portrait. Dans la lettre (si commentée) qu'il écrit, vraisemblablement vers 1514, à Baldassare Castiglione 64 , au moment où il travaille au décor de la Farnésine~ il s'inquiète du modèle dont il pourrait s'inspirer pour peindre Galatée. Après une allusion ironique à la méthode de Zeuxis ( « pour peindre une belle, il faudrait en avoir plusieurs, à condition que votre seigneurie m'assiste pour choisir la meilleure»), il ajoute qu'en l'absence de bons modèles et de bons juges, il préfère « se servir d'une certaine idée qui lui vient à l'esprit». Détruisant le subtil équilibre qu'Alberti avait cru établir entre l'idée et l'expérience en se référant à l'anecdote de Zeuxis, Raphaël donne la préséance à une représentation intime, qui ne semble avoir ni une origine métaphysique ni une valeur normative. La saveur néo-platonicienne de cette attitude est aisément reconnaissable. Mais la question reste entière : cette « certaine idée », est-elle une idée innée que le peintre porte en lui depuis toujours, ou une idée perfectionnée par l'observation et l'expérience de la réalité?

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Baldassare Castiglione, à qui Raphaël adressait cette remarque assez désinvolte, ne répond pas directement dans Le Courtisan 65. S'il fait allusion à l'anecdote, c'est seulement pour affirmer, à propos de cette présélection des cinq jeunes filles, que le peintre est« celui qui devait avoir le jugement le plus parfait en matière de beauté». On en revient alors à une référence à l'expérience concrète: le peintre est celui qui découvre la beauté dans la réalité des corps et des visages. Cette interprétation est confirmée dans le traité de Pino. Le peintre opère, dans ses modèles une sélection très matérialiste: il s'agit de choisir l'œil de l'une, la bouche d'une autre, la poitrine d'une troisième, et ainsi d'arriver à l'image parfaite 66 . Lodovico Dolce*, dans son traité de 1557, propose une interprétation moins littérale: l'essentiel est de ne pas se contenter seulement d' «imiter» la Nature, mais d'essayer de la« dépasser», et c'est un miracle, si l'on approche de ce but 67 . Aux dires de Danti **, dans son livre sur les proportions, publié en 1567, Michel-Ange aurait sérieusement mis en doute la validité du procédé de Zeuxis, sans le nommer : il aurait condamné le principe de sélection, en remarquant qu'il aboutirait à un composé sans véritable unité 68 . C'est le thème que développe finalement le Bernin 69 : il rejette vigoureusement la théorie d'une beauté qui serait accomplie par la combinaison de formes parfaites empruntées à différents personnages. Traitant de « fable » l'histoire de Zeuxis à Crotone, il disait dans son langage direct que « le bel œil d'une femme ne ferait pas bon effet sur le visage d'une autre et ainsi de la bouche et du reste». On pouvait penser que le bon sens du Bernin aurait porté un coup définitif aux spéculations récurrentes sur Zeuxis et les jeunes filles de Crotone. Pourtant au même moment, Bellori ***, dans sa conférence sur l'Idée * Polygraphe vénitien, Lodovico Dolce (1508-1568) a eu une intense activité littéraire de traducteur et de vulgarisateur. Il nous intéresse par son Dialogo della pittura, intitolato /'Aretino (Florence, 1557), qui a fait l'objet, en 1735, à Florence, d 'une réédition bil ingu e , avec la version françai se due au peintre Nicolas Vleugh els ( 1668-1 737) , alors d irecteur de l'Académ ie de France à Rome. ** Né à Pérouse dans une famille d'intellectuels (son frère est un mathématicien important), lui-même très cultivé, Vincenzo Danti (1530-1576) fait à Florence u n e carrière de sculpteur, au service de Cosme rc• . Il avait projeté un traité complet des arts, en quinze livres, dont seul le premier a été publié en 1567. Il y tente d'assimiler les notions de la Poétique d'Aristote, dont la première traduction italienne avait paru en 1536. *** Né à Rome, formé auprès de Francesco Angeloni (après 1559-1652, secrétaire du cardinal Aldobrandini), Giovanni Pietro Bellori (1619-1696) cultive la poésie, fréquente le peintre et théoricien français Charles Antoine Du Fresnoy (vers 1640-1645) , collectionne les antiquités, se lie d'amitié avec Poussin. En 1660, il commence la série des douze Vite, qu'il publie en 1672, avec une dédicace à Colbert; il y joint, en guise de préface, la conférence

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en 1664 70 , e t, un peu plus tard, Baldinucci, dans un discours académique de 1691 , défendent la validité de l'e nseignement qu 'Alberti avait tiré d e cette histoire. Il est vrai que le second donne une version raffin ée d e la leçon traditionnelle : il ne s'agit aucunement de faire une synthèse mécanique des éléments choisis; au contraire, Zeuxis « est parvenu, à force d'ajouter, de retrancher et d'additionner les proportions, à intégrer ces éléments dans cette belle totalité qu'il imaginait en pensée 71 » (ill. 9). L'anecdote de l'enfant aux raisins, dans le commentaire de Sén èque le Rhéteur, ramène au conflit entre la ressemblance et la beauté . Deux cent cinquante ans après Alberti, Baldinucci fait le m ême choix. Pendant cette longue période, le portrait, dans la mesure où il serait bien, selon les définitions d es dictionnaires, une image d 'après le nature l, serait-il resté un produit ambigu e t contesté de l'art divin de la peinture?

9. « Zeux is et les femmes de Cro ton e », gravure, dans J oachim VON SANDRART, Academia nobilissimae artis pictmiae, Nuremberg, 1683.

prononcée le 15 ma i 1664 à l'académ ie de Sain t-Luc, L 'idea del fJittore, clello seul/ore e dell' architetto scella dalle bellezze naturali sufxriori alla Natura. En 1663, il avait publié un e é tude d es collections romaines, Nota delli musei. L'idea est le manifeste d ' un idéalisme classique, très proche de la pensée acadé miqu e fran çaise . Bellori organ ise le «jumelage» d e l'acad é mie de Saint-Luc (dont il est recteur e n 1678) avec l'acadé mi e d e France à Rom e. En 1670, Clé me nt X le nomme comm issaire aux antiquités. Bibliothécaire de Christin e de Suède, il est me mbre honoraire de l'Acadé mie royale d e pe inture e t de scu lpture en 1689. En 1695, il publie la descrip tion des œuvres de Raphaë l a u palais du Vatican e t laisse e n manuscrit les vies d e Guido Reni, Andrea Sacchi , Carlo Maratti. Bello ri est le parfait exempl e d ' un e synthèse réussie entre l'érudition de l'a ntiquaire, la culture du théoricien d e l'an et la sensibi li té du co nn aisseur.

C H A PI T RE II

La gloire du portrait

CÉ LÉ BRATI ONS PO ÉTI Q

ES

Le p ortrait de Giovanna T ornabuoni d e Domenico Ghirlandaio (i ll. 10) prése nte un dé tail curieux : sur le mur de fond , derrière l'effigie du mo dèle, est peinte une fe u ille d e papier avec d eux vers la tins, qui sont un e 1 citation légèrement m odifiée d 'un e épigramme d e Martial : Art, p ourquoi n e p ourrais-tu re présenter le caractère e t l'âm e? Il n 'y aurait pas sur la terre d e pe inture plus belle.

10. G h irl a ndaio , Giovanna To·m abuoni. Madrid , co llec ti o n Thysse n-Bo rne misza.

Ce texte très court appelle l'atte ntion sur une form e d e comm entaire du portrait qui se d évelo ppe au Quattrocento, le p oème sur le portrait, e t sur les lien s de ce tte form e littéraire d e théorie artistique avec la tradition de la littérature antique. La citation de Ghirlandaio, qui se situe vers 1490, est loin d 'ê tre la première, m ais elle m on tre le rappor t très direc t qui a pu s' é tablir entre un poème e t un tableau , e t la nature d es problèmes qui peuven t être évoqués d an s le cadre d e ce genre littéraire . O n assiste e n effe t, à partir du milieu du xvc siècle, à une floraison de poèmes, le plus souvent e n italien , qui ont pour prétexte un portra it dont ils célèbrent les m ér ites. On serait te nté de voir dans ce ph én om èn e un e influe nce de Pétrarque et d e ses sonn ets sur le portrait d e Laure; ce rtes , la marque d e l'auteur du Canzoniere sur la poésie italienne est extrême ment forte. Mais les p oèm es sur le tableau de Simon e Martini ont un carac tère d e méditation intime (le p oè te s'adresse à lui-même, à Laure, à so n ami Simone) d ont son t d épourvus les textes du Qua ttro cento . Ils apparaissent dan s le m ilieu des cou rs d e l'Italie du ord, à Mantou e et à Milan , en parti-

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culier, à Urbin aussi, et ont un caractère encomiastique très appuyé, et à l'égard du peintre et à l'égard du modèle. Ils sont une forme de glorification solidaire de l'artiste et de son mécène, qui est généralement le prince, et montrent que l'un et l'autre se donnaient une sorte d'assurance mutuelle de survie. Mais leur principal intérêt est de soulever, sous une forme très concise, des questions fondamentales sur le portrait et d'être les premiers à le faire. Cette tendance semble se dessiner d'abord autour d'un artiste Pisanello 2, c'est-à-dire dans le milieu artistique et littéraire de Vérone 'et de Mantoue. Guarino Veronese, dans un sonnet de 1438 en l'honneur de Pisanello, exprime le souhait d'être inspiré par Apollon et comblé par les Muses, afin de mieux célébrer les mérites du peintre et lui permettre de survivre pendant des siècles 3. C'est donc bien de gloire et d'immortalité dont il s'agit, et le poète affirme sa préséance sur le peintre. Presque en même temps, l'éloge poétique se fait plus precis et concerne le portraitiste. Le premier exemple que je connaisse est celui d'un poète de la cour des Este à Ferrare, Angelo Galli, qui a écrit en 1442 un texte significatif sur les portraits de Pisanello 4 : « Celui qui ne veut pas être privé du monde, qu'il fasse faire son portrait au naturel par Pisanello qui représente l'homme de telle manière que tu diras: il n'est pas ici, et pourtant il vit!, parce que l'œuvre semble vivante et sensible. Ô peintre admirable et digne d'éloge, tu es presque l'égal de la Nature. » D'un seul coup, des thèmes essentiels sont ramassés en quelques vers. Le poème commence par un rappel de la thèse fondamentale d' Alberti : la valeur mémoriale du portrait, qui permet au modèle de rester dans .le ~o~de; il faut entendre : le monde des vivants. Ce portrait est un portrait reahste, del naturale; il semble vivant; le modèle est absent, mais il semble présent. En conclusion, le peintre est célébré comme le presque égal de la Nature; il est doté d'une force créatrice qui l'assimile à la natura naturans, selon la terminologie et la philosophie médiévale. . Au même moment, un autre poète, Ulisse Aleotti, illustre la compétition entre Pisanello etJacopo Bellini pour le portrait de Lionello d'Este 5 . « Quand le Pisan tenta, entre fameuses entreprises, de rivaliser avec la Nature, et de rendre en peinture l'image du jeune et illustre marquis Lionello [d'Este], il s'évertua encore à donner une forme appropriée à cette fi~ure; alors, le sort contraire, qui atteint toujours les gloires humaines de diverses offenses, fit en sorte que, de la belle rive salée [de Venise], arriva [à Ferrare] Jacopo Bellini, peintre très grand, nouveau Phidias, dans notre

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monde encore aveugle [aux grands talents], lequel a rendu avec vie la véritable image de Lionello, comme en jugea l'amour paternel [de Niccolo III d'Este], Bellini fut le premier, et Pisanello le second. » C'est toujours la même idée du peintre, capable, par le portrait, de rivaliser avec la Nature, et dont le critère de réussite réside dans la faculté de faire une image « vivante » de l'homme. L'éloge gagne encore en signification: celui qui représente« nos héros vivants », en dépassant Zeuxis et Apelle quand il peint un homme, c'est aussi l'artiste qui assure la gloire éternelle aux personnages dont il fait le portrait, comme le proclament deux textes des années 1447-1449. D'abord celui de Basinio *, assurant que les Gonzague resteront célèbres grâce à Pisanello 6 : « Toi qui crées de nobles figures des choses, Pisan us, qui fais comme si les hommes pouvaient vivre éternellement, toi, le meilleur des peintres qui sont, et qui ont jamais été, et même de ceux qui seront jamais dignes d'une grande gloire. Tu fais aussi que les héros auront un nom éternel. Aussi longtemps que Mantoue restera debout, aussi longtemps qu'il restera une descendance des Gonzague, Charles, tu seras célèbre par la grâce de Pisan us; et toi aussi, Sigismond, tu vivras dans ta figure éternelle [ ... ] . » Et peu après, un éloge de Porcellio qui reprend le thème sur un plan général 7 : « Si jamais nous estimons quelques-uns dignes des choses divines par leur génie, si jamais un peintre possède génie et art; c'est toi, Pisanus, qui crées des figures merveilleuses, et fais vivre les hommes d'une gloire perpétuelle. Dans·les choses les plus diverses, tu imites l'art et la nature, tant e t si bien que je jurerais voir la main de Phidias, de Praxitèle [ ... ]. » On voit comment, en quelques années, le succès de Pisanello à la cour des Este et des Gonzague a renversé la situation: du poète qui s'offre à donner l'immortalité au peintre, on passe à l'artiste qui l'assure au duc de Mantoue. Il semble bien que la maîtrise atteinte par Pisanello dans la représentation de l'homme, et particulièrement dans le portrait des grands, soit le fondement d'une gloire garantie par l'immortalité qu'il assure à ses modèles; et qu'elle soit aussi la démonstration de sa supériorité sur la génération des Cimabue et des Giotto et donc d'un progrès de la peinture, qui serait celui du printemps succédant à l'hiver. La célébration poétique du portrait, dont Pisanello paraît avoir été le premier bénéficiaire, est désormais un genre convenu. Vers 1460, le même Ale otti crédite Mantegna du même pouvoir, à propos du portrait (perdu) * Basinio de Parme (mort en 1457) fut poè te à la cour des Este à Ferrare, puis à la cour des Malatesta à Rimini.

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d'une religieuse dont il a fait une image « vivante et vraie 8 ». On comprend pourquoi Mantegna lui-même aurait refusé en 1477 de faire un portrait en l'absence du modèle, car « on ne peut faire un portrait au naturel sans voir le modèle 9 . » Cependant le souvenir de Simone Martini contemplant l'image de Laure au Paradis reste très présent. À en croire Filippo Nuvoloni (14411478), poète de la cour de Mantoue 1°, Mantegna lui-même aurait fait le détour par le Paradis « pour voir ce que la nature, et non seulement la nature, le Dieu éternel a fait, et pour le reproduire sur la terre avec des couleurs ». La maîtrise dans la représentation de la réalité de l'homme atteinte par les peintres du Quattrocento leur permet de se prétendre les égaux des peintres illustres de !'Antiquité grecque, à l'excellence exemplaire desquels on croyait sur la foi des textes, en particulier de l' Histoire naturelle de Pline l'Ancien. C'est ce que montre un poème en latin dans lequel, en 1466, le carme Ferabos * fait parler le portrait de Federico da Montefeltro, duc d 'Urbin, par Piero della Francesca (ill. 11) 11 : L'habile Timanthe, avec son grand art, n'a pas fait ce portrait, Ce n'est pas non plus Zeuxis, qui a trompé les oiseaux avec ses fausses grappes de raisin, Je ne suis pas l'œuvre de Parrhasius, et Euphranor ne m'a pas sculpté dans le marbre, Je n'ai pas été taillé dans un camée par Pyrgotèle, ni repoussé dans le métal par Mentor, Le grand Praxitèle n 'a pas été mon créateur, Lysippe ni Polyclète ne m'ont peint, Je ne suis pas né de la main du maître Phidias, C'est Piero qui m'a donné les nerfs, la chair et les os, Mais c'est toi, Prince, qui m'a doté d'une âme, venue de ce qui est divin en toi. Ainsi, je vis, je parle, et je me déplace de moi-même : La gloire du Roi dépasse donc celle de !'Artiste. Au-delà d'un étalage d'érudition destiné à mieux mettre en valeur le niveau de Piero della Francesca et à souligner que la « renaissance » est en * Né à Vé rone , Giovanni Andrea Fe rabos, carmélite, professeur de littérature, séjourne à la cour d'Urbin en 1466 et enseigne à Pérouse de 1467 à 1470.

11. Piero della Francesca, Federico da Montefeltro. Floren ce, m·usée des.Offices.

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réalité un «progrès» qui place la Toscane au-dessus de l'Antiquité, grâce au portrait, Ferabos introduit une nuance nouvelle dans cette liturgie poétique: il esquisse en effet une sorte de division du travail entre les peintres et le modèle. Piero a donné une image vivante et parfaite du prince « physique» (les nerfs, la chair, les os); mais c'est le prince lui-même qui a permis que son portrait soit aussi l'image de son âme. C'est la première fois qu'il est fait directement allusion au pouvoir du peintre d 'ê tre aussi peintre de l'âme, mais c'est pour transférer ce pouvoir à son modèle et commanditaire. L'éloge du peintre se transforme brusquement en éloge du prince, seul capable de donner à son image l'empreinte de sa vie intérieure. Devrait-on comprendre qu'il n'est de bon portrait que d'un bon modèle et que la hiérarchie de qualités d'un portrait serait un reflet de la place de son modèle dans la hiérarchie politique et sociale? Le poème de Ferabos n'est qu'une voix isolée, mais on en retrouvera l'écho un siècle plus tard ... On pourrait aussi croire que le poète de cour fait allusion à une sorte de coopération entre le peintre et le poème pour arriver à la perfection du portrait, c'est-à-dire, si l'on se réfère à Alberti, dont la présence et l'influence dans ce milieu sont un facteur à ne pas oublier, à réaliser le subtil équilibre entre la ressemblance et la beauté : le prince est représenté de profil ce qui permet de masquer un défaut physique (il était borgne) sans mentir ni manquer à la ressemblance. À la fin du Quattrocento, l'éloge du portrait prend la forme du défi à la Nature, par exemple dans un poème 12 de Bernardo Bellincioni * qui, à Milan, en 1492, chante la réussite du portrait de Cecilia Gallerani, maîtresse du duc Lodovico il Moro, par Léonard de Vinci (ill. 12). La Nature pourrait être jalouse du tableau, mais elle doit se consoler en pensant que, si elle n'avait pas créé Cecilia, le portrait n'existerait pas et qu'elle garde donc une certaine priorité : LE POÈTE

Pourquoi te mets-tu en colère? De qui es-tu envieuse, Nature? LA NATURE

De Vinci, qui a fait le portrait d'une de ces étoiles : Cecilia! elle est si belle aujourd'hui Que le soleil, face à ses beaux yeux, paraît ombre obscure. 12. Léonard d e Vinci , Cecilia Gallerani. Cracovie, Czartoryski Muzeum.

* Bernardo Bell incioni a été le protégé de Laurent le Magnifique, avant d 'ê tre poète de co ur à Mantoue, à Ferrare, puis à Mi lan auprès de Lodovico il Moro .

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LE POÈTE

L'honneur est pour toi, même si, par sa peinture Il fait qu'elle semble écouter sans parler: Pense donc que, plus elle paraîtra vivante et belle, Plus elle te fera gloire, dans les temps futurs Vous pouvez donc maintenant remercier Lodovico Et l'esprit et la main de Leonardo Qui a voulu donner quelque chose de toi à la postérité Celui qui ainsi la verra, même s'il est déjà trop tard Pour la voir vivante, dira: il nous suffit à nous De comprendre maintenant ce qui est nature et ce qui est art. L'aboutissement de ce rituel est peut-être le sonnet que Baldassare Castiglione écrit sur son portrait par Raphaël (ill. 13) et qui est censé se présenter comme une lettre que sa femme lui écrit alors qu 'il se trouve en mission loin de son foyer 13 • C'est la célébration la plus achevée de la valeur mémoriale d'un portrait vivant, qui arrive à se substituer à son modèle et qui devient à son tour présence consolante de l'absent interprétant lui-même l'effet de son image : ÉLÉGIE DANS LAQUELLE lL REPRÉSENTE SA FEMME IPP OLITA L I ÉCR IVA IT UNE LETTRE

Seule l'image peinte de la main de Raphaël me rappelle votre visage et soulage mes peines. J'en fais mon enchantement, je lui souris, je joue avec elle; je lui parle, comme si elle pouvait répliquer. Il me semble qu'elle me fait signe et m'approuve, qu'elle me réponde avec tes propres parole.s. Ton fils te reconnaît et salue son père en balbutiant. Je me console ainsi, et je passe les jours. Le poème nous entraîne ainsi aux confins du réel et de l'illusion, jusqu'à un état de confusion où le spectateur ne sait plus s'il est en face de la personne ou de son image. C'est le thème de l'hymne qu'Antonio Brocardo * élève à un buste de marbre de sa bien-aimée :

* Anton io Brocarda, poète vénitien, mort en 1531.

13. Raphaë l,

Baldassare Castiglione. Paris, musée du Louvre.

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Ô neige pure, ô marbre blanc si bien choisi; Où je vois, si le contemple intensément et fixement, Étinceler ce céleste sourire Qui me comble de joie et de délectation Tu n'es déjà plus rocher, car voici la poitrine Et le visage si gracieux de ma dame, Et ce regard si pur qui révèle Un lumineux paradis en sa belle présence Phidias, l'antique, si avec tous tes marbres, Tu as su faire jadis un beau visage, qui aurait vu en lui Actions, sourire, regard, mouvement et parole ? Comme moi qui , en cette pierre, discerne Toute la beauté de ma dame ? Et il me semble vraiment Qu'elle devise avec moi, et moi avec elle 14 . Brocarda ne révèle pas le nom du sculpteur. Et on peut se demander si finalement ses vers ne sont pas une célébration de l'imagination du poète amoureux, éveillée et stimulêe par l'œuvre d'art qui lui offre l'illusion de la beauté, de la parole et de la vie? Au commencement, il y a le buste portrait. Mais déjà certains textes poétiques laissent percer des interrogations sur la pertinence de cette célébration du portrait. Dans les dernières annfes du Quattrocento, Niccolo da Corregio se demande si la suprématie du créa5 teur 1 revient au peintre ou au poète. Le débat, le paragone, selon l'expression italienne, est bref: le poète a une vision intérieure (occhio interior) de la personne qu'il décrit; le peintre, lui, n'en a qu'une vision extérieure (de fuori), donc inférieure en dignité et en vérité. Quant au poète ferrarais Antonio Tebaldeo 16 , ami de Raphaël, il s'interroge sur le problème de la durée: est-il certain que l'immortalité soit assurée par les peintres? Dans les sonnets 91 et 228 de son recueil, il rappelle que les grandes œuvres de !'Antiquité ont disparu, et que, si les corps sont voués à la destruction, seule l'âme, qui leur est donnée par les poètes ( « gli poeti santi ») est promise à l'immortalité. Mais il est moins affirmatif dans un sonnet qu'il adresse à Raphaël en échange du portrait (aujourd'hui perdu) que ce dernier avait fait de lui; s'il remarque que nous avons accès aux écrits des Anciens, mais

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que nous ne connaissons aucun tableau de Zeuxis ni d'Apelle, il ajoute que, si le poème n'est pas un chef-d'œuvre, il disparaîtra plus sûrement encore que le tableau; de toute façon, Raphaël l'emporte sur Zeuxis par son art et par sa générosité. On peut recourir à Léonard de Vinci pour trancher provisoirement le débat ouvert par cette onde poétique qui. a sa source entre Ferrare, Mantoue et Vérone vers 1440. Dans le Codex Urbinas latinus 1270, compilé par Francesco Melzi après la mort de Léonard, on lit en effet le récit de la leçon que donne le roi de Hongrie Mathias Corvin sur le paragone du portrait et du poème 17 : « Pour l'anniversaire du roi Mathias; un poète apporta une œuvre composée en l'honneur du jour où ce roi était né pour le bien dl:! monde; et un peintre lui présenta un portrait de sa maîtresse. Le roi ferma sur-le-champ le livre, se tourna vers l'image et y posa le regard avec grand ravissement. » Et il explique au poète mortifié que le portrait « s'adresse à un sens plus élevé » que le poème, parce qu'il produit aussitôt sur l'esprit de celui qui le contemple un « accord harmonieux », suscité par « les divines beautés de ce visage». La démonstration de Léonard semble ne laisser aucune marge de doute sur la supériorité du portrait, celle de l'image sur le récit, qui, lui, exclut l' « accord simultané». Mais cette supériorité n'est pas inconditionnelle: car c'est de beauté qu'il est question, et non de ressemblance. Or le portrait de la femme aimée est-il encore un portrait comme un autre, même si cet autre est le prince?

PORTRAITS LITTÉRAIRES

« Situ veux définir la fonction propre du poète, tu trouveras qu'il n'est autre chose qu'un ramasseur de biens volés à diverses disciplines, dont il fait un composé menteur et, si tu veux l'exprimer plus civilement, un composé fictif 18 . » En face de l'opinion de Léonard, il y a la force de l'héritage antique: le portrait littéraire de la femme de l'empereur dans les Portraits (Eikones) de Lucien 19 . Dans le dialogue XXXVIII, Lykinos décrit l'apparence physique d 'une femme merveilleuse qu'il a aperçue, tandis que Polystratos, qui ne l'a point vue, en fait le portrait moral, les deux composant « une seule image [... ] un ouvrage dessiné sous l'inspiration des muses [... ] le plus exact des portraits, parce qu'il fait voir à la fois la beauté du corps et la vertu de

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l'âme », et, de surcroît, plus durable que les portraits des peintres ou des sculpteurs. Ce n'est pas seulement la redécouverte des eikones au Quattrocento qui pourrait expliquer la vogue du portrait d~ la femme idéale au début du Cinquecento. Dans la littérature du Moyen Age, il existe une convention traditionnelle de la description des personnages. Un texte fait d'ailleurs le lien avec !'Antiquité: c'est le portrait que Sidoine Apollinaire 20 trace de Théodoric II, vers 435. Le roi des Wisigoths, exemple d ' une créature parfaite de Dieu et de la ature, est décrit comme un être dont la beauté physique s'accorde aux qualités morales, dans un ordre qui ne changera plus et qui va de la chevelure au pied; on a voulu y voir l'ordre même de la création de l'homme. Le genre est considéré comme si important qu 'il est codifié dans deux « arts poétiques», celui de Mathieu de Vendôme, vers 1175, et celui de Geoffroi de Vinsauf, vers 1210, qui se réfère d'ailleurs explicitement à l'exemple de Sidoine Apollinaire 2 1. Mais, dès avant ces prescriptions, on trouve une description de la femme qui les anticipe dans Le Roman de 22 Thèbes , au milieu du xne siècle. Elles sont parfaitement appliquées par Chrétien de Troyes 23, et, jusqu'à la caricature, dans le double portrait de Maroie par Adam de la Halle dans le Jeu de la feuillée 24 . Comme en Italie, cette tradition inspire le portrait d'Emilia dans la Teseida de Boccace et aboutit à sa version la plus achevée, la description d'Alcina dans !' Orlando furioso de !'Arioste, Alcina dont la beauté dépasse toutes les autres comme le soleil est au-dessus des étoiles 25. Évoquée rapidement par Pietro Bembo*, dans son dialogue Gli Aso26 lani publié en 1505, l'image de la femme idéale est l'objet d'un traité de l'humaniste de Vicence, Gian Giorgio Trissino**, I ritratti, dédié en 1514 à Isabelle d'Este, duchesse de Mantoue, mais censé se référer à des événements antérieurs, situés vers 1507 27 . Suivant de près le modèle de Lucien, un personnage du dialogue de Trissino décrit pour ses interlocuteurs une femme d'une « divine beauté » qu'i l a aperçue il y a peu de temps: « C'est une grande affaire que vous me demandez, de peindre par mes paroles une si merveilleuse figure, tâche à laquelle auraient succombé dans la confusion Apelle, Phidias, et les autres peintres, antiques et aussi modernes. » * Né à Venise, Pietro Be mbo (1470-1547), éminent latiniste et helléniste, secrétaire de Léon X, historiographe de Venise, publia en 1530 des Rime d'inspiration pé trarquiste. Ses Asolani, dialogues sur l'amour, sont influencés par Platon. Il a joué un rôle important dans l'épa-

nouissement de la langue italienne. Paul III le fait cardinal en 1539. ** Protégé par Léon X, Clément VII e t Pau l IV, grammairien , poè te, Gian Giorgio Trissino (1 478-1550) publie en 1515 Sofonisba, la pre mière tragédi e réguli è re e n italien.

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À son auditoire tendu par la curiosité, Macro, qui parle pour Trissino, explique que cette femme ne peut être comparée à aucune des p lus belles femmes qu'ils ont rencontrées, les uns et les autres à Vicence ou à Milan, à Gênes ou à Florence. Macro leur annonce alors qu'il va procéder comme Zeuxis avec les cinq jeunes filles de Crotone pour faire le portrait d'Hélène 28 : « Suivant la leçon de Zeuxis, nous ferons, avec la continuité la plus convenable, un portrait composé de parties les plus excellentes » de cinq dames, nommément désignées, appartenant à des familles de l'aristocratie italienne. L'idée naturelle de la beauté doit être réalisée avec mesure, convenance, sens des proportions, chaque élément étan t adapté selon le critère du « ni trop ni trop peu ». Mais à ce montage systématique du corps qui n'est d'ailleurs pas figé comme une abstraction, mais qui sourit et qui se déplace avec noblesse, il manque, pour atteindre la perfection, un élément essentiel, la couleur : « Dans les parties que nous avons assemblées, la variété des couleurs n 'est pas aussi parfaite qu'il conviendrait. Le noir n'est pas parfaitement noir. Et les parties qui doivent être b lanches ne sont pas parfaitement blanches; et le rouge ne fleurit pas parmi elles comme il faudrait. En outre, elles ne s'accordent pas bien entre elles: le blanc de l'une est plus ou moins blanc que celui de l'autre; et ainsi il y a entre les autres couleurs des différences évidentes; on a donc besoin d'une personne qui se mette à colorer ces parties toutes ensemble; et pour ce faire, ne suffiraient, d 'aventure, ni Mantegna, ni Vinci, ni Apelle, ni Euph ranor, s'ils vivaient encore; mais nous ferons appel au plus noble de tous les peintres, Messire François Pétrarque, et nous lui confierons cette tâche. Il mettra d'abord les couleurs à la chevelure, la faisant toute d'or fin, comme celle de sa Laure ... » En confirmant ainsi la primauté de la poésie sur la peinture, Trissino se démarque de Lucien, qui recomposait l'image parfaite de la femme entrevue avec des éléments pris aux plus belles statues de !'Antiquité, et avec des couleurs empruntées aux peintres les plus célèbres, sous le contrôle, il est vrai, d'Homère , « le meilleur des peintres ». La perfection de la femme, selon Trissino, ne se réalise pas avec des œuvres d'art, mais avec d'autres femmes, c'est-à-dire avec la Nature, exaltée par un discours rhétorique et poétique. Mais le corps qui s'assemble au fil du dialogue n'atteint sa perfection qu e s'il est doté d'un habita, c'est-à-dire d'une certaine manière d'être: la coiffure (dont l'ordonnance est aussi importante que la beauté de la chevelure ) , la parure, les vêtements ( « une robe belle et riche de velours noir »),

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les gestes et la démarche, la façon de sourire en parlant et de découvrir « une ordonnance de dents égales et très blanches, qu'on peut comparer à la neige » ... Cette beauté en acte n'a de valeur que si elle est la révélation des qualités de l'âme, que ni un peintre ni un poète, mais seul un philosophe peut décrire, et qui s'exprime d'abord par la voix. Ces qualités se nomment prudence, douceur, force, tempérance, continence, justice, libéralité ( cette dernière peut être une expression de la culture, puisqu'elle se manifeste par la possession de collections de livres, de tableaux, d'antiquités ... ) et magnanimité, et sont empruntées à des héroïnes de la mythologie ou de l'Antiquité. Trissino, qui avait des raisons pertinentes de compter sur l'intervention en sa faveur d'Isabelle d'Este - il avait été banni de Venise en 1510 - , espère que ce portrait, « fait de paroles et de sentences dictées par les Muses», sera plus agréable à la marquise que s'il était fait de bronze, de marbre ou de couleurs, parce qu'il est ainsi assuré de durer. Le portrait idéal que Trissino propose d'une femme exceptionnelle comme Isabelle d'Este constitue un modèle pour l'avenir du portrait de la femme dans la peinture de la Renaissance 29 : fondé sur le principe de l' élection d'éléments réels, c'est-à-dire sur une certaine dose de naturalisme, il doit répondre à la conception d'une beauté faite de mesure et d'harmonie, image d'une valeur morale, elle aussi fondée sur l'assimilation par élection des exemples mythiques et historiques transmis par la culture de l'humanisme. Description d'un portrait qui n'existe pas, mais qui serait celui d'une femme qui existe, le récit de Trissino semble entraîner le peintre qui s'aviserait de le suivre sur la voie de la reconstitution d'une beauté fortement spjritualisée, mais préservée de l'abstraction par la contemplation des modèles vivants. Trissino sait que l'Isabelle, qui émerge peu à peu de son discours comme une image de synthèse, n'existe pas dans la réalité, ou qu'elle n'existe plus, telle qu'il l'a vue, puisque la description intervient plusieurs années après leur renc_ontre. C'est à ce titre que le récit est supérieur au tableau : son caractère immatériel en fait un souvenir qui ne porte pas la marque inquiétante d'une date, qui le ferait rentrer dans l'ordre du temps. Agostino Nifo* (qui écrit un traité sur le Beau 30 en 1529), formé par l'averroïsme de l'école de Padoue, réagit vigoureusement contre la tradition néo-platonicienne et rejette tout concept d'une beauté qui ne serait pas incarnée dans une matière, faite de figures, de lignes et de couleurs, * Agostino Nifo (né près de Salerne en 1469-1470, mort entre 1539 et 1546) enseigne, après avoir étudié à Padoue, à Salerne, Naples et Pise.

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c'est-à-dire dans un être humain capable de provoquer le désir, stimulé par la vue d'abord, mais aussi par les autres sens. Pour soutenir sa thèse, il décrit directement, sans recourir à la pseudo-devinette de Trissino, une femme bien réelle,Jeanne d'Aragon*, dont Raphaël avait commencé, quelques années avant, le portrait (ill. 14) peut-être achevé par Giulio Romano 31 : « L'illustre Jeanne, totalement belle, en son corps et en son âme. Belle en son âme, puisque telles sont l'excellence et la douceur de ses mœurs, qui sont celles d'une héroïne (qualités en lesquelles consiste précisément la beauté de l'âme, au point qu'elle semble née d'une origine qui ne serait pas humaine, mais divine). Belle en son corps, car la convenance des formes [c'est-à-dire la beauté du corps] est telle que Zeuxis, quand il décida de faire le portrait d'Hélène, ne serait pas parti patiemment à la recherche, parmi les habitants de Crotone, des diverses parties des jeunes filles pour représenter l'image unique d'Hélène, s'il avait eu le bonheur d'examiner la seule beauté de Jeanne et d'en étudier la perfection. » Suit une description minutieuse du corps, de moyenne stature, ni gras, ni maigre, avec toutes les étapes qu'on trouve chez Trissino, et souvent les mêmes adjectifs. Nifo conclut en remarquant que la beauté de Jeanne est telle qu'elle serait digne d'être placée parmi les habitants du ciel, mais que son existence est la preuve que la beauté existe dans l'être humain, dans la nature, et qu'elle est à la fois incorporelle et corporelle, parce qu'elle est dans le corps sans être attachée à aucune partie du corps. La position de Nifo 32 est intéressante parce qu'il est le seul à faire fi de l'anecdote de Zeuxis à Crotone: celle-ci prouve seulement que le peintre grec n'a pas rencontré une Jeanne d'Aragon. La beauté n'est pas une invention de l'esprit qui la reconstituerait par l'assemblage d'éléments pris dans le réel : la beauté existe réellement dans la nature. La beauté correspond simplement à un certain type humain. Le réalisme sensuel de Nifo est une étape importante dans la réflexion sur la beauté féminine dans le genre du portrait littéraire. Il ne s'agit surtout pas de la considérer comme la source d'une influence sur les peintres, à partir de sa diffusion à la faveur de la première édition du traité de Nifo en 1531. Écrit en latin, son traité n'a sans doute pas été beaucoup lu dans les ateliers. Mais il témoigne de l'existence d'un courant de pensée, qui pouvait libérer le portrait des contraintes théoriques transmises par les défi* Jeanne d 'Aragon, petite-fille de Ferdinand I"r, roi de Naples, fille de Ferdinand d 'Aragon, duc de Montalto, épouse d 'Ascanio Colonna, connétable de Naples, était célèbre pour son esprit et sa beauté (vers 1500-1577).

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nitions d'Alberti et l'interprétation dominante de l'histoire de Zeuxis: la beauté peut être vue en tant que telle dans la Nature. Sans adopter une position aussi radicale que celle de Nifo, le traité sur la beauté des femmes, écrit par Agnolo Firenzuola * en 1540, marque une évolution par rapport à la position de Trissino 33 . Certes, Firenzuola reste hanté par le même problème que l'humaniste de Vicence : il s'agit, là encore, d'un portrait idéal, celui d'une femme qu'il appelle justement la Chimère, et ce portrait est élaboré par la méthode de la sélection 34 . Il s'adresse aux dames de la bonne société de Prato, ville où il s'était fixé en 1534, pour faire sa Chimère avec des éléments empruntés à quatre d 'en tre elles, désignées par des pseudonymes, qui étaient sans doute transparents pour les contemporains 35. Mais on a bien le sentiment que son texte, pour littéraire qu'il soit, concerne les peintres: le deuxième discours (qui montre la fabrication du portrait conformément aux principes de l'harmonie exposés dans le premier) commence par une dissertation très technique sur les couleurs qu'il faut broyer à l'atelier avant de se mettre à l'ouvrage. La terminologie des nuances est très précise. Firenzuola montre sa volonté de ne pas en rester aux lieux communs : depuis Pétrarque, on sait que les cheveux sont d'or; c'est une image; en fait, chacun sait que les cheveux sont« blonds»; alors, comment obtient-on la couleur qui rend l'impression du blond? Et ainsi de suite. Si les explications concernant les couleurs passent des conventions de la poésie aux pratiques de l'atelier, celles qui se réfèrent aux formes du corps s'appuient sur une comparaison tout à fait nouvelle avec les formes des vases antiques 36 : « [ ... ] je veux vous montrer selon ma promesse en quelle sorte comme d'un vase antique naît la personne, le tronc de dessus les flancs et la gorge de dessus le rein et les épaules. Entendez donc. Voyez comme le col du premier vase se relève sur les épaules et quelle grâce donne au corps du vase la subtilité du col en récompense de celle qu'il reçoit dudit corps et combien ce destournement le fait beau, haussé et gentil. Regardez à cette heure ce second vase et voyez la rehaussure du col sur le corps du vase, c'est le corps de la Dame qui se lève sur les flancs. Et plus

14. Raphaël,jeanne d 'Aragon. Paris, musée du Louvre.

* Në à Florence, Agnolo Firenzuola (1493-1548), après des études de droit à Sienne et à Pérouse, entre dans les ordres, à Rome, en 1515. En 1526, il obtient de Clément VII la faveur d'être relevé de ses vœux. En 1534, il se fixe à Prato (près de Florence) et s'adonne à la littérature, dans un cercl e d'amis, où il mène joyeuse vie. Passionné pour la belle langue, il donne une version italienn e de L 'Âne d'ord'Apulée, considérée comme so~ chef-d'œuvre. Épicurien mélancolique, il écrit le Dialogo delle bellezze delle donne (Florence, 1548).

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les flancs se montrent en dehors, plus ils font le tronc droit et gaillard [ ... ]. Celles qui sont semblables au premier [vase ] sont les damoiselles qui ont la gorge longue, droite, les épaules larges et agréables ... » Ces indications sont explicitées par plusieurs gravures intégrées au texte de Firenzuola (ill. 15), qui montrent plusieurs types de vases, correspondant à des formes diverses de la beauté corporelle. Si le premier discours est consacré aux principes de l'harmonie et de l'ordre qui intègrent la notion de beauté et qui sont soumis au jugement de l'œil, parce qu'ils sont fondés sur la loi des proportions, exprimée par des figures géométriques simples, la suite du texte de Firenzuola n'en laisse pas moins place à une composition du portrait idéal qui tient beaucoup d'une sorte de jeu de société, auquel l'auteur se divertit visiblement et qui était destiné à faire rire, comme ce passage sur le front qui doit être « brillant»; Firenzuola s'explique 37 : « Nous avons dit "brillant"; car il ne faut pas que le front soit d'une blancheur délavée, sans aucun éclat: il doit reluire comme un miroir; il ne faut pas qu'il ait l'air d'avoir été lavé, ou fardé, ou barbouillé, comme celui de Bovinetta del Maleficio: si c'était un poisson pour la friture, on n'en donnerait pas plus d'un sou la livre, parce qu'on n'arriverait même pas à l'enfariner; mais elle n'est pas à vendre ni à frire.» Après avoir énuméré les qualités de toutes les parties du corps et surtout du visage qui concourent à la perfection du portrait, Firenzuola sait qu'il manque l'essentiel: ce qui donne l'unité et la vie à cet assemblage, ces attributs difficiles à définir qui dépassent les caractéristiques particulières, pour les fondre dans un tout harmonieux et en faire une personne réelle. Il tente donc de distinguer, avec une certaine précision, ces attributs qui sont la leggi,adria (une façon de se mouvoir), la vaghezza (une beauté qui suscite le désir), la venusta (la beauté qui, pour la femme, est l'équivalent de la dignité pour l'homme), l'aria (le signe de la santé de l'âme et de la pureté de la conscience) et la grazia (un rayonnement qui naît d'« un je ne sais quoi» caché et se révèle au peregrino ingegno, à l'esprit migrateur). La Chimère devra les réunir, car chacun des quatre modèles n'en possède qu'un dans sa plénitude (sauf la leggi,adria et la vaghezza, présentes chez Selvaggia). Ainsi s'achève ce portrait littéraire dont le résultat est encore plus beau que l'Hélène de Zeuxis, et qui n'a demandé que quatre modèles au lieu de cinq, ce qui prouve que les femmes de Prato sont aujourd'hui plus belles que les femmes de la Grèce antique ... Mais Firenzuola reconnaît que son propos était limité : il n'a cherché qu'à réaliser une image de beauté corporelle, sans s'occuper de la beauté

Voyez comme le col du premier \fa(e fc rc:..:: leuc: fur lc:s cfpaulc:s & quelle grace donne att corps du v~fc: la fubtilitédlicol en 'recompènfe -.1e celle: qu'il recoit dudir corps .& èôbic:n ce deftournement le foie beau rchau.tfé & gentil. Regardez à cdl:c: heure ce feco·nd vafe & voyc:i 1a rehantfeure du co'l for le corps du v~fc,c'e~ le corps de la Dante qui Œleue for les flancs. Et r,Ius le,s flancs Çe mon ~rem-en dch_ors:plus__ font ils le tronc drd1t & gaillard& fc ceint a moindre: :tour to'!.llrné a~ premier vafc f~nt les etpaulc~ à_ .la gorge,ce qrt1 ·ne peot aducmr en la figure de l'autre croiliefme auquel comme vous pouuez bien con!iderér il ny a ny gracc ny beauté. Celles qui font femblables au pre'mkr font les Dimoifelles quî one la gorge longue droite les efpaul-çs large.s & agreablcs.Les iemblables au fecond font celles qui font ·bien ffanquees, be.mté prirlèip:ile des femmes nues belles & qui ~nr beau corps droir&bien' proporcionn~. Les Jcmhl.iblcsau troifreCine font cerraines at15. Agnolo

F1RENZUOLA,

Vases antiques,

Discours sur la beauté cles clames, Paris, 1578.

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de l'âme, qui demanderait, dit-il, un peintre meilleur que lui et un esprit plus doué ... Il faut s'interroger sur l'écho suscité par le genre du portrait litté38 raire • L'essentiel m e paraît être qu'il concerne la représentation de la femme et qu'il la place sous le signe de la beauté, une beauté dont toutes les composantes sont exposées dans le détail très matériellement, m ais aussi assumées, chez Firenzuola, dans des qualités indéfinissables, absentes de l'anecdote de Zeuxis, parmi lesquelles la grâce était appelée à une longue survivance. Il met donc implicitement en question les conclusions de l'affaire de Crotone et prépare ainsi une réponse aux exigences qui apparaîtront un peu plus tard au sujet du dépassement de l'individuel et de l'accidentel dans le portrait. Les théoriciens ont évidemment lu ces textes. Un personnage du dialogue sur la peinture de Pino 39 explique à un peintre comment il faut représenter un corps de femme parfaitement beau en des termes qui résument en une demi-page le volume de Firenzuola. Quelques années plus tard, un autre théoricien vénitien, Dolce 40 , recommande aux peintres pour « dépasser la nature » , de lire la description d'Alcina dans !'Arioste : « Mais si les peintres veulent trouver sans effort un parfait exemple de belle femme, qu'ils lisent donc les strophes d'Arioste, dans lesquelles le poète décrit admirablement la beauté de la fée Alcine; ils se rendront compte alors que les bons poètes sont également des peintres. Les strophes (que j e conserve comme de très beaux joyaux dans le trésor de ma mémoire) sont les suivantes: "Les plus grands peintres ne pourraient imaginer de beauté plus parfaite". » Il est intéressant de noter qu'un siècle plus tard un peintre a pris. au sérieux les indications de Firenzuola et les a résumées sous le titre de « Perfections particulières qui font une femme très belle » : il s'agit de cet artiste tourmènté (il finit par se noyer dans le Tibre) qu'est Pietro Testa (161241 1650) • Il ne garde que l'essentiel. La page de Firenzuola sur la chevelure se réduit à une phrase : « cheveux blonds, fins, longs, relevés et arrangés avec simplicité ». Mais il est très précis dans ses références: ainsi la bouche e_ntr'ouverte ne doit laisser voir que cinq ou six dents de la mâchoire supéneure. Le texte de Firenzuola serait-il annonciateur d'un classicisme intransigeant, dont le principe de sélection serait l'une des données de base?

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CÉLÉBRATIONS HISTORIQ UES

Il est au moins une réalité sur laquelle la poésie et les traités littéraires portent un témoignage concordant: c'est celle du développement d 'un genre de peinture qui s'appelle le portrait. Mais si l'on fait abstraction du traité fondateur d ' Alberti, la littérature théorique et historique sur la peinture n'intervient chronologiquement qu'après les commentaires poétiques et les exercices littéraires, pour donner son point de vue sur le portrait. Elle ne se développe vraiment qu'à partir de 1540 environ. Mais, alors, elle identifie avec émerveillement le prodigieux développement, dont elle fait l'orgueilleux constat, de la peinture depuis Giotto, avec la maîtrise, progressant jusqu'à la p erfection, de la représentation d e la réalité e t, en particulier, de son obje t le plus achevé et le plus précieux, l'homme, grâce à l'application des connaissances techniques de la perspective et de l'anatomie. Le portrait devient le symbole de cette glorieuse conquête qui atteint sa plénitude avec Raphaël et avec Titien. Les Vies de Vasari*, dont la première édition est publiée en 1550, demeurent sans doute le plus beau monument qui ait jamais été élevé à la gloire des artistes. Sans entrer dans le détail de cet édifice imposant, qui atteste l'immense érudition et la prodigieuse activité de son auteur 42 , écrivain, peintre, sculpteur, architecte, m etteur en images de la politique des Farnèse, et surtout de Cosme 1er de Médicis, véritable créateur de la Toscane moderne, il faut rappeler la thèse qui en fait l'unité et en dessine l'ordonnance et dont Vasari a trouvé les premiers éléments dans la littérature florentine d e Boccace à Landino, dans les traités d'Alberti, dans les * Après un pre mier apprentissage à Arezzo, sa ville n ata le, auprès du peintre verrier français Guillaume de Marcillat, Giorgio Vasari (1511-1 574) se rend à Florence, o ù il travaille avec Michel-Ange e t Andrea d el Sarto. Peintre des Médicis d ès 1524, il séjourne ensuite à Rome, à Bologne, à Venise, à Naples. Dès 1546, il commence les Vi te, dont la première édition paraît e n 1550. En 1554, il e ntre d éfinitivem ent au service des gra nds-ducs de Toscane, Cosme le', puis de Fran cesco rc•·. C'est à ce titre qu 'il u·ansforme et déco re le Palazzo Vecchio et construit les Offices. Il est l' inspirateur d e l'Académi e du d essin (1563) et l'ordonnateur des funérailles d e Michel-Ange (1564). Il remani e les intérieurs de Santa Croce et Santa Maria Novella, réalise le Studiolo de François le,· et commence le décor, achevé par Zuccari, de la coupole de la cathédrale de Florence. En 1568, il publie la deuxième édition, remaniée et très augmentée , des Vite. Ses Ragionamenti, ex plicati ons dial oguées d e sès interventio ns au Palazzo Vecchio, paraissent après sa mort, en 1588.

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Commentaires de Ghiberti et dans la biographie de Brunelleschi 43 : la résur-

rection de la peinture, ensevelie pendant les siècles obscurs, par la main et l'esprit de Cimabue et Giotto; l'apprentissage de la maîtrise dans la représentation de l'homme et du monde, avec les peintres du Quattrocento, de Masaccio à Piero della Francesca; enfin l'arrivée au stade de la perfection, celle de Vinci, de Raphaël, de Michel-Ange, grâce auxquels l'Italie peut se vanter d'avoir égalé, sinon d épassé l'Antiquité. L'un des critères de ce progrès, c'est la faculté de donner l'impression de la réalité, comme le montre le préambule de la troisième partie des Vies, ces pages merveilleuses où Vasari évoque, avec un lyrisme contenu et une précision de connaisseur, les étapes de l'épanouissement de la peinture, de l'enfance de l'époque de Giotto, au printemps de celle de Masaccio et à la maturité triomphale du 44 xvf siècle • Les maîtres de la deuxième époque avancent dans l' « imitation plus exercée et ponctuelle de la nature », mais « le fini, l'extrême perfection manquaient dans les pieds et les mains, les cheveux et les barbes »; ils n'~vaient pas atteint« cette facilité faite de grâce et de délicatesse qui apparait entre le vu et le non-vu et que l'on retrouve dans la chair vivante». On ne peut qu'admirer la sensibilité avec laquelle Vasari tente de faire comprendre cette ascension vers une perfection qui se révèle dans l'image de l'homme traduite avec une vérité qui passe « entre le vu et le non vu », comme si cette perfection allait finir. par se consumer dans le tourment du portrait. Léonard de Vinci en est la première incarnation , lui qui « sut véritablement donner à ses figures mouvement et souffle », avant que Raphaël n'amène la peinture à son accomplissement: « Aux visaaes de J·eunes de • b ' vieux, de femmes, il a su donner la grâce, réservant la modestie a,.ux m~destes, la lascivité aux lascifs, et aux enfants, la malice dans le regard et le Jeu dans les attitudes. » . Mais Vasari, avec cette fine conscience du « caractère des temps » qui f~It de lui, un véritable_ historien 45 , reconnaît le mérite immense des pionmers et d abord de Giotto, en une page qu 'il faut relire 46 : « II ressuscita ~'art de _la belle peinture, telle que le pratiquent les peintres modernes, en mtrodmsant le portrait sur le vif, ce qui ne s'était pas fait depuis deux cents ans. ~i quelqu'un avait essayé, comme nous l'avons dit plus haut, personne d:pms longt:mps n'avait eu des résultats aussi bons et aussi heureux que Giotto. Parmi les portraits qu'il exécuta, on peut voir encore aujourd'hui, dans la chapelle du podestat de Florence, celui de Dante Alio-hieri son b ' cont~mporain et ami très intime, poète d'une célébrité comparable à celle de Giotto en peinture. »

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Et dans la préface de la deuxième partie, Vasari complète cette esquisse sur Giotto 47 : « Giotto en particulier [ ... ] commença à rendre la vivacité des expressions[ ... ]. Il commença à exprimer des sentiments: la crainte, l'espérance, la colère et l'amour [ ... ] . Il ne parvint à rendre ni toute la vivacité d'un regard par le galbe des yeux avec le détail des caroncules lacrymales, ni les chevelures dans toute leur souplesse, les barbes dans leur légèreté de plume, les mains avec leurs jointures et leurs muscles, ni les nus dans toute leur vérité. » Une idée fondamentale est exposée dans la biographie de Giotto: la peinture recommence avec le portrait au naturel, parce qu 'il donne l'illusion du réel, jusque dans les détails d'une barbe, et traduit le « non-vu », c'est-à-dire les sentiments propres à la vie intérieure. La célébration du portrait par Vasari, peintre lui-même, théoricien et historien, intègre dans la trame d'une séquence chronologique fortement structurée les intuitions éparses des poètes du Quattrocento. Après la gloire occasionnelle des sonnets de circonstance, c'est la gloire officielle du portrait parce que porteur de la gloire de la peinture italienne. Comme pour mieux établir la renommée de Giotto peintre de portraits, Vasari en fait le portraitiste de Dante 48 (ill. 16). C'est une rencontre hautement symbolique : Giotto et Dante, contemporains; Giotto et Dante, amis, Giotto et Dante, qui ont atteint la même célébrité, l'un dans la peinture, l'autre dans la poésie; Giotto et Dante, unis par le portrait que le premier a fait du second et par les vers que le second a écrits sur le premier au chant x du Purgatoire 49 . C'est une éclatante démonstration de la noblesse de la peinture, comme du pouvoir du portrait sur la mort; c'est la dédicace du « vivant au vivant » avant la lettre. Mais c'est aussi le portrait du grand homme, seul digne du grand peintre. Comme entre Piero della Francesca et Federico da Montefeltro, dans le poème de Ferabos, il s'établit chez Vasari une sorte d'échange entre Giotto et Dante. La grandeur du peintre de portrait réside aussi dans la grandeur de son modèle. Vasari énumère d'ailleurs d'autres portraits d'hommes illustres peints par Giotto : celui de Farinata degli Uberti à Pise; celui du pape à Avignon; celui d'un pape et d'un empereur à Lucques 5°. Retour à la nature et triomphe du portrait qui devient le triomphe de la peinture, mais aussi le triomphe de l'amitié de Giotto et de Dante. Cette entrée en gloire du portrait dans la grandiose vision que donne Vasari de ce qui est pour lui le début de la peinture italienne est confirmée à mesure de la marche des temps. Vasari note les « portraits d'après nature » qu'il attribue à Uccello au palais Médicis de Florence 5 1, et à Benozzo Gozzoli, à

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16. Anonyme, Portrait présumé de Dante. Florence, musée du Bargello.

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l'église de l'Aracoeli de Rome 52 ; les saints personnages de Masaccio, à la chapelle Brancacci, qui sont en réalité des portraits de contemporains, comme ce Florentin 53 représenté avec « une telle puissance de vérité que seule la parole semble lui manquer»; c'est le même éloge pour le portrait de Francesco del Pugliese par Filippino Lippi 54 , « si fidèle qu'il ne lui manque que la parole». À l'appui des éloges qu'il décerne au portrait réaliste, Vasari appelle un témoin insolite et prestigieux, Mahomet II, à qui la République de Venise avait envoyé Gentile Bellini, pour répondre au désir de l'empereur ottoman d'avoir un excellent portraitiste 55 : « Gentile ne tarda pas à faire un portrait du souverain si ressemblant qu'on le regarda comme un miracle »; à la requête du prince, Gentile « fit son autoportrait à l'aide d'un miroir, si ressemblant qu'il paraissait vivre. Il le porta au souverain : celui-ci en fut tellement émerveillé qu'il lui était impossible de ne pas croire que Gentile ne fût habité par quelque esprit surnaturel». Quant à Giovanni Bellini, il fit pour Pietro Bembo « le portrait tout frémissant de vie de la femme qu 'il aimait 56 ». Au début de l'ère de la perfection, Giorgione 57 fait du doge Leonardo Loredano un portrait « qui m'a donné l'impression de voir ce prince sérénissime vivant». Dans la vie de Léonard de Vinci, en qui s'accomplit l'épanouissement de l'histoire commencée avec Giotto, Vasari apporte sa contribution à l'élaboration du mythe de Mona Lisa 58 . Pour lui, ce portrait (n'est-il pas frappant que le tableau sans doute le plus célèbre de l'histoire de la peinture soit un portrait?) est le paradigme de l' « imitation de la n ature par l'art » et représente le comble du réalisme. Deux termes en expriment le caractère : vie et vérité. Vasari nous livre en passant une recette d'atelier: pour éviter que la fatigue ne s'empare du modèle et n' altère ses traits pendant les longues séances de pose, le peintre crée autour de la Joconde une ambiance de charme et de distraction, en faisant appel à des musiciens et à des bouffons. Ce « conditionnement » par la musique est-il un topos ou un véritable procédé technique? Quant à Sebastiano del Piombo, à l'égard de qui il se montre assez critique, lui reprochant sa paresse, il est racheté par son talent de portraitiste : « La vérité est que Sebastiano exécutait volontiers des portraits, genre dans lequel il était à l'aise et qui ne demande pas trop de temps 59 . » Il faudra se souvenir de cette remarque dont le ton désobligeant n'apparaît que comme une sorte de délassement pour un Vasari qui se serait soudain fatigué de décerner un concert d'éloges. Pourtant, il écrit du portrait de Marc Antonio Colonna par le même artiste qu'il est « si vrai qu'on le dirait vivant » ; et

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puis il y a Anton Francesco degli Albizzi (ill. 17) : « Il lui donna toute l'apparence de la vie [ ... ]. Le visage et les mains de ce portrait sont une merveille, pour ne rien dire de l'exécution des velours, des satins, des doublures et de tout le reste . La supériorité de Sebastiano del Piombo éclatait tellement dans la délicatesse et la qualité de ses portraits que celui d 'An ton Francesco fit s'extasier tout Florence.» Et enfin l'Arétin: « Une peinture extraordinaire; outre la ressemblance, il offre la particularité de cinq ou six sortes de noir; dans les vêtements, entre le velours, le satin, l'armoisin, le damas et le drap, sans compter par-d essus tous ces noirs une barbe encore plus noire, dont chaque poil est si bien représenté qu'on la croirait vraie.» En lisant ces descriptions, on peut se demander si on n'assiste pas soudain à un glissement de l'admiration de Vasari, tournée maintenant vers la glorification de détails matériels, comme s'il était fasciné par l'illusionnisme de la matière, associé à l'impression d e vie du visage humain; comme s'il devenai t le moineau de Zeuxis, trompé par les raisins du peintre. Ce soupçon est renforcé quand on constate que le portrait amène Vasari à couvrir d'éloges un artiste mineur, comme le médailleur Pastorino da Siena *, dont la technique donne à ses personnages « les couleurs de la réalité; dans les teintes des barbes, des cheveux, des chairs, rendus ainsi vivants de vérité ». Il parle du « portrait traité dans son style réaliste 60 ». Mais du vêtement d 'Anton Francesco degli Albizzi à la barbe de !'Aré tin, e n passa~ t par la chair des anonymes de Pastorino, ne verrait-on pas apparaître en filigrane le spectre d e la figure de cire? La question n e paraît pas impertinente si l'on revient un peu en arrière, c'est-à-dire au cas de Raphaël, qui, dans la perspective de Vasari, partage la gloire de Léonard et de Michel-Ange. Certes, « Raphaël fit aussi le merveilleux portrait de Bindo Altoviti [ill. 19} dans sa j eunesse »; et le portrait de Jules II est p eint « de façon si vraie qu'il inspirait le respect comme s'il é tait vivant » 61. C'est bien le moins. Mais on peut être intrigué par l'évocation du portrait de Léon X et des deux cardinaux (ill. 18)62 ; Vasari note un effet de trompe-l' œ il: « On ne dirait pas de la peinture, mais de la ronde-bosse »; et surtout, il paraît ne s'intéresser qu 'aux tissus et aux objets : « Le velours a son lustre, on croit entendre le froissement du damas brillant qui revêt le Pape, la doublure en fourrure est souple et moelleuse, l'or et la soie sont d'une incroyable vérité. Le livre en parchemin illuminé est plus vrai que nature. On ne peut dire la beauté de la sonnette d'argent 17. Sebasti ano del Piombo, Anton Francesco degli Albizzi. H ouston, Museum of Fine Arts, coll ectio n Samue l H. Kress.

* Il s'agit de Pastorino Pastorini (1508-1592), célè bre grave ur d e médailles, établi à Florence à par tir de 1576.

18. Raphaë l, L éon X et les cardinaux. Floren ce, musée des Offi ces.

19. Raphaë l, Bindo Altoviti. Washington , National Gall e ry of Art, coll ection Samuel H. Kress.

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ciselé. Dans la boule plaquée d'or du fauteuil se reflètent comme dans un miroir, si grande est sa clarté, l'éclairage de la fenêtre, les épaules du Pape et les murs de la pièce. Ces détails sont exécutés avec un tel soin qu'il est et sera impossible à aucun maître de faire mieux 63 . » La célébration du portrait glisse à l'éloge de la nature morte: voici un Vasari fasciné par des détails de matière et de reflets, cédant aux charmes trompeurs d'un réalisme illusionniste, avec une sorte de naïveté touchante. Mais, à ce moment, le portrait disparaît. Il faut pourtant, après avoir constaté ces fêlures - le portrait qui conviendrait à un artiste pressé comme Sebastiano del Piombo, le portrait qui est plus représentation des accessoires que de l'essentiel - , en revenir à notre point de départ. Au moment où il achève la première rédaction des Vies et fait du portrait selon Giotto la preuve de la résurrection de la peinture , Vasari répond à une enquête de l'érudit,juriste et théoricien Benedetto Varchi *, sur un paragone célèbre, le débat de la primauté entre la peinture et la sculpture 64 ; dans une lettre du 12 février 1547, parmi ses arguments en faveur de la supériorité de la peinture, il raconte une historiette destinée à faire fortune : « La peinture peut encore faire le portrait ressemblant de personnes vivantes d'après nature. Dans ce domaine, nous avons eu souvent bon nombre de nos regards égarés, comme il en advint par exemple avec le portrait du pape Paul III, lequel fut placé sur une terrasse au soleil afin d'être verni; nombreux furent ceux qui, le voyant au passage et le croyant là en personne, lui faisaient un signe de tête 65 . » Le portrait-illusion de Titien (ill. 20), qui trompe les hommes comme les raisins de Zeuxis trompaient les moineaux, réalise les promesses du p9rtrait au naturel de Giotto. De la résurrection à la perfection, la peinture italienne a accompli son cycle, qui part du portrait de Dante pour aboutir à celui de Paul III. C'est en fait Varchi qui nous révèle le nom de Titien: dans la deuxième conférence qu'il prononce devant l'Académie de Florence sur le paragone * Né à Florence, Benedetto Varch i (1503-1565), devenu nota ire après des études à Padoue et Bologne, délaisse la jurisprudence pour se consacrer à la philosophie et aux lettres. En 1543, il est membre de l'Académie des lettres qui vient d' être créée à Florence. Ses deux célèbres conférences de 1547, l'une sur un son net de Michel-Ange, l'autre sur le débat pour la primauté entre la peinture et la sculpture (le fameux paragone) sont éditées sous le titre d e Due /,ezioni di Benedetto Varchi (Florence, 1549) avec les réponses à l'enqu ête qu 'il avait lancée sur ce thème de Giorgio Vasari, Jacopo Pontormo et Andrea Bronzino (pour la peinture), de Benvenuto Cellini , Nicolo Tribolo et Francesco San Gallo (pour la sculpture) et Tasso del Battista (pour la marqueterie).

20. Titien, Paul Ill, tête nue. Naples, Gale rie nationale de èapoclim o nte.

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en cette même année 1547, il invoque les exemples de tableaux-illusion de la littérature antique qui prouvent la supériorité de la peinture, et ajoute 66 : « Nous avons eu d'assez nombreux exemples de ce genre à notre époque, comme récemment avec le portrait du pape Paul III de la main de Titien. » Mais Varchi va plus loin que Vasari et aborde un autre problème : celui de la capacité du peintre à exprimer la vie de l'âme 67 . En ce domaine, sa confiance va plutôt aux poètes, et il y aurait, selon lui, autant de différence entre poésie et peinture qu'entre âme et corps: certes, l'histoire montre que certains peintres ont réussi à exprimer les sentiments intérieurs, comme Giotto à l'époque moderne (ce qu'avait déjà dit Alberti dans le De Pictura et ce qu 'allait écrire Vasari dans les Vies), mais Varchi cite quelques vers de Molza * pour montrer que les poètes ont la préséance en ce domaine: La pensée élevée, qui est cachée en vous, Ne peut être exprimée avec la main ni le stylet Et les pensées ne peuvent paraître en couleurs Car elles sont autres que les sens nobles et respectables. Et comme Alberti, Varchi fait appel au jugement, discrezione, du peintre, pour imiter la nature à bon escient, c'est-à-dire en dissimulant les défauts du modèle, sans nuire à la ressemblance. On constate ainsi que l'hymne triomphal de Vasari n'a pas mis fin au débat ouvert en 1435: comment se contenter du prestige d'un portrait illusionniste? « Il ne lui manque que la parole»: mais ce portrait a-t-il quelque chose à dire, au-delà de la qualité de l'étoffe dont le modèle est revêtu? • La littérature artistique vénitienne du temps n'apporte pas davantage la réponse. Pino reprend les anecdotes de !'Antiquité sur le processus des peintres grecs et en ajoute même une qu'il semble avoir inventée: Simon (connu vers 500 avant notre ère) aurait fait un portrait d'Alcibiade (ce qui est historiquement impossible) tellement vivant qu'en le regardant ses soldats reprenaient courage 68 . Il est plus intéressant lorsqu'il raconte une histoire d'atelier dont il aurait été victime 69 : la mère d'une jeune fille dont il faisait le portrait lui reproche de lui avoir fait sous le nez une tache sombre qui n'existait pas en réalité; il réplique qu'il ne s'agit pas d'une tache sur la peau, mais d'une ombre que la lumière fait sous le nez; la femme ne veut * Né à Modène, Francesco Maria Molza (1489-1544) passe la plus grande partie de sa vie à Rome; poète et humaniste, il s'est surtout exprimé en latin.

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cependant rien entendre. L'anecdote fait surgir le pro~~ème des rappo_rts avec le modèle : ce dernier ne reproche plus au portraitiste de reprodmre les défauts qu'il faudrait dissimuler, mais de créer des défauts qui n'existent pas et qui sont, en fait, le résultat d'une imitation plus ~oussée du n~t~rel. C'est aussi le problème de la compétence en matière de Jugement artistique qui se trouve évoqué. Le portrait au naturel ne pourrait-il être compris que par les connaisseurs? . Dans son Dialogo de 1557, Lodovico Dolce reste conventionnel dans l'éloge de Raphaël 70 (les portraits de Jules II et de Léon X sont réputés « divins »), mais il est plus novateur en ce qui concerne Titien : après s'être acquitté de la louange obligée (« le vivant n'est pas plus vivant », dit-il de_ ses portraits 71 ), il ajoute qu'on se rend à Mantoue spécialement pour admirer les douze Césars qu'il avait peints d'après des médailles et des bustes pour Frédéric de Gonzague et qui étaient tellement réussis qu'on croyait voir les empereurs romains eux-mêmes et non des peintures. Le portrait-illusion monte encore d 'un degré: il n 'y a plus de terme de comparaison avec un personnage vivant et connu, mais seulement avec un do_cument i~~ermédiaire, et l'illusion se rapporte à une absence. Dolce releve que Titien n'a jamais voulu peindre que des grands personnages et des clients capables de lui assurer une large rémunération 72 . Le portrait est alors un moyen de faire carrière et de devenir le familier des princes : Titien retrouve auprès de Charles Quint les mêmes faveurs qu'Apelle auprès d'Alexandre le Grand; dans le diplôme du 10 mars 1533 par lequel il lui confère la dignité de comte palatin, !'Empereur donne officiellement à son peintre le titre d' « Appelle de notre siècle ». Apelles redivivus 73 : ce n'est pas seulement la Peinture qui ressuscite dans le portrait avec Giotto, c'est le plus grand peintre de !'Antiquité qui se réincarne dans le plus grand peintre du milieu du xvi° siècle.

PORTRAITS EMBLÉMATIQUES

« Un portrait de mon invention, selon mon imagination»: c'est en ces termes que Vasari commence dans une lettre le commentaire du portra~t qu'il fait en 1534 du duc Alexandre de Médicis (ill. 21). Dans une autre, il explique la signification du portrait qu'il fait, à peu près à la mê~e époque, de Laurent de Médicis (ill. 22) . Dans ces deux textes essentiels '4, qui anticipent sur les Vies, Vasari nous expose sa propre conception du portrait: ni

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le portrait en tant que genre ni le portrait tel que les autres le font, de Giotto à Titien, mais le portrait qu'il fait, lui, en tant que peintre au service des Médicis*. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'abord de faire un portrait ressemblant et reconnaissable, comme tous ceux que Vasari va célébrer dans les biographies des peintres italiens. Mais dans le cas de Laurent, mort en 1492, le portrait ressemblant ne se confond pas avec le portrait sur le vif, ou d'après le naturel, selon l'expression consacrée 75 . Le portrait réaliste peut l'être au second degré, dans la mesure où le peintre, lorsqu'il s'agit d'un personnage défunt qu'il n'a pas connu, doit recourir à la médiation d'un autre portrait, choisi parmi ceux qui lui ressemblent le plus. Un portrait peut donc représenter, au sens plein du terme, un modèle absent, s'il mérite qu'on lui fasse confiance, en fonction d'une tradition transmise depuis les témoins directs qui ont vu le modèle. Le rapport au réel et au vivant peut passer, selon Vasari, par une œuvre d'art qui est prise comme un document historique. La notion de réalisme n'est pas liée à la présence du réel. Cette présence physique serait-elle parfois une gêne? Dans son autobiographie 76 , Vasari le dit expressément en évoquant l'autre portrait, celui du duc Alexandre; il ne s'agit certes pas du visage, mais des armes que porte le prince: Vasari raconte que, « désespéré de ne pouvoir approcher la nature», il demande conseil à Pontormo qui lui répond simplement : « Tant que ces armes véritables et brillantes seront à côté de ton tableau, les tiennes te paraîtront toujours peintes [ ... ]. Ôte cette armure véritable et tu verras que celle que tu as peinte n'est pas aussi mauvaise que tu le penses.» La peinture, à côté de son modèle, ressemble toujours à une peinture. Mais à quoi ressemble la peinture, à côté d'une autre peinture qui lui sert de document? • Fidèle à une image de son modèle, exemple réussi d'un portrait en l'absence, reconnu donc comme une catégorie valable, le portrait de Laurent le Magnifique est aussi une invenzione. C'est la première fois, semble-t-il, que ce mot clef du discours des théoriciens italiens sur la peinture est employé à propos du portrait 77 . L' « invention » est la capacité du peintre de trouver les moyens de représenter une histoire en peinture,

21. Vasari, Ale andre de Médicis. Florence, musée des Offices.

* Le portrait de Laurent le Magnifique (1449-1492) et le portrait d 'Alexandre de Médicis (1511-1537), duc de Toscane de 1532 à son assassinat par Lorenzino de Médicis (dit

Lorenzaccio) , sont commandés à Vasari par son protecteur, Ottaviano de Médicis (14821546) : issu d'une branche latérale de la fam ille ducale, il ne joue aucun rô le politique, mais c'est un collectionneur et un mécène.

22. Vasari, La-urent de Médicis. Florence , musée des Offices.

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grâce, notamment, à la fréquentation des écrivains, c'est-à-dire à sa culture; on aboutit au paradoxe d'Alberti: « L'invention a ce pouvoir de réussir à plaire indépendamment de la peinture». Il en donne comme exemple le plaisir que peut apporter la lecture d'une description de la Calomnie 78 d'Apelle • Attribut essentiel du tableau d'histoire, l'invention établit un rapprochement entre celle-ci et la peinture de portraits; elle permet d'effectuer une lecture du portrait. C'est bien ce que propose Vasari: un déchiffrement, auquel il prend lui-même visiblement plaisir, de son portrait de Laurent le Magnifique 79 • Vasari ne donne aucun exemple de « lecture » des portraits qu 'il évoque dans les Vies. Aurait-il donc inventé et commenté une catégorie de portraits, qui finira par s'appeler le portrait historié? Elle se ramène pour le moment au portrait de Laurent, qui est accompagné d'une série d'objets, les masques, la lampe, le vase, les inscriptions, explicitant les qualités du modèle, le message politique, moral et culturel et le patrimoine de vertus qu'il veut transmettre à la postérité. Le jeu est le même avec le portrait du duc Alexandre, sauf qu'il s'agit d'un portrait au naturel, au sens premier du terme 80 . Là encore, Vasari se complaît à expliciter l'invention qu'il a faite , « seconda il mio capriccio», c'està-dire selon son imagination ou sa fantaisie, et à lui donner une « signification ». Surgit alors un défilé de motifs qui sont tous les emblèmes d'une politique, à un moment crucial de l'histoire de Florence et de la famille des Médicis: les armes montrent que le duc est prêt à défendre l'une et l'autre; sa position assise est le signe de la prise de possession de son pouvoir, le pouvoir restauré de la dynastie; les ruines, derrière lui, rappellent l'assaut de 1530, mais laissent apercevoir dans le lointain d'un ciel serein le pa.1wrama d'une Florence pacifiée et sereine. Son siège arrondi parle de la perpétuité du règne de sa famille; les corps sans bras ni jambes, qui décorent les pieds du trône , sont « les peuples qui, guidés par la volonté de celui qui :es commande, n'ont besoin ni de bras ni de jambes». Une écharpe rouge evoque le sang répandu des ennemis vaincus, et aussi celui des Médicis ... Et ainsi de suite. . L;s deux le ttres d e Vasari nous font assister à la genèse et à la justification d un nouveau genre de portraits : il ne s'agit pas du portrait avec un attribut, mais bien du portrait emblématique, c'est-à-dire du portrait dédoub~é, entre la représentation au naturel, directe ou indirecte, d 'un visage et d une ~ersonne, et la disposition de divers éléments, qui sont en principe des obJets, réels ou fictifs, mais qui peuvent être aussi un paysage et qui racontent une histoire, c'est-à-dire ont une relation avec le personnage

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représenté. Le portrait emblématique explicite donc, par des figurations extrinsèques au modèle, son caractère, sa biographie, ses actions, c'est-àdire soit des phénomènes invisibles, soit des phénomènes étalés dans un temps étranger à celui de l'élaboration du portrait. On entre dans un processus au bout duquel le portrait se transforme en un objet complexe à deux niveaux. À quoi correspond cette intellectualisation de l'acte de faire un portrait, à laquelle Vasari s'adonne avec un plaisir évident et qu'il propose en exemple? On a pu être tenté de voir dans cette nouvelle théorie du portrait un aveu d 'impuissance. Il faut bien s'en garder. Elle résulte plutôt d'un choix délibéré de Vasari, celui d'associer au portrait un langage que « beaucoup, à cause de son obscurité, pourraient ne pas comprendre », comme l'écrit le peintre dans la lettre sur le portrait d'Alexandre de Médicis: langage crypté, hiéroglyphique, conformément à une mode qui se répand largement à Florence, dans la seconde moitié du xve siècle et à laquelle Vasari n'est pas resté étranger. Dans la biographie de son ami Francesco Salviati 8 1, il nous raconte que, vers 1524, ils suivaient, en compagnie d'Hippolyte et d'Alexandre de Médicis, l'enseignement du célèbre Piero Valeriano*, un érudit qui travaillait à la préparation d'une édition commentée d'un texte grec d'époque alexandrine, les Hieroglyphica, attribués à Horapollo et prétendant donner la clef d'un langage figuratif, une interprétation des mystères de l'univers 82 . Les connaissances et les recherches de Valeriano ont certainem ent exercé une forte influence sur Vasari, comme elles ont fasciné tous les lettrés du siècle. Dans le même sens, il faut tenir compte de la rencontre, lors du premier séjour romain en 1532, de Paolo Giovio, qu'il devait retrouver souvent par la suite e t dont l'ascendant est avéré dans plusieurs circonstan ces, en particulier à propos de la décision d'entreprendre les Vies. Historien et érudit, amateur d'art et collectionneur, Giovio est aussi un spécialiste de la science des emblèmes, c'est-à-dire d 'une forme de ce langage figuré dont les Hieroglyphica sont une autre source 83 . Vasari fixa donc , dans ses deux lettres, la théorie d'une nouvelle forme de portrait: un portrait savant, qui associe à l'image au naturel du personnage un texte écrit dans une langue de signes, une sorte de code, qui fait du portrait un récit historique. C'est celui du rôle de Laurent le Magnifique, dans la fondation de la gloire d es Médicis, dont il illumine la dynastie de la lueur de ses vertus, et celui du rôle d 'Alexandre, dans la restauration, défi* Piero Valeriano (1477-1558) fut effectivement précepteur d'Hippolyte et d'Alexandre de Médicis de 1524 à 1529. Son édition des Hieroglyphica paraît à Bàle en 1556.

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nitive, de la domination de la famille sur une Florence soumise par la force et promise au bonheur octroyé par un régime absolutiste. En ce sens, les deux portraits sont bien d es peintures d'histoire. En fait, la démarche de Vasari avait un précédent dans le monde germanique. Il s'agit de la représentation de l'empereur Maximilien rer sur son trône, dite « mystère des lettres égyptiennes» qui couronne la gigantesque gravure sur bois (3,41 x 2,92 m, en 192 planches) dite Ehrenpforte, ou « Arc de triomphe » de l'empereur, réalisée de 1517 à 1519 sur un programme de l'astronome, poète et historiographe Johannes Stabius et d'après les croquis de Dürer, assisté de Willibald Pirckheimer pour l'iconographie 84 . Willibald Pirckheimer*, qui avait étudié aux universités de Padoue et de Pavie, traduit en latin le texte grec des Hieroglyphica 85 , qu'il dédie en 1514 à Maximilien. Dans cette dédicace, Pirckheimer décrit le portrait de l'empereur sur son trône, au sommet d'un échafaudage de symboles, empruntés au texte d 'Horapollo, et dont chacun illustre une des qualités du souverain. L'interprétation par le texte d'Horapollo est justifiée par la phrase qui introduit cette description : « On voit, dans un tabernacle, audessus de l'inscription, le mystère hiéroglyphique révélé par le roi Osiris, qui peut être expliqué dans le sens suivant 86. » Dürer guidé par Pirckheimer, Vasari inspiré par Valeriano et Giovio : le portrait au naturel est doublé d'un récit crypté.

PORTRAITS I-IYPERRÉALISTES

À l'extrême opposé de ce type de portrait intellectuel, Vasari nous do~ne aussi _la théorie du portrait hyperréaliste, qui va bien au-delà du portrait s~r le v1~ dont Giotto aurait été l'inventeur et qui n'est qu'une représentation fidele de la réalité, sans être la réalité elle-même. La célébration de cet autre genre de portrait est intégrée à la vie ~'~d~ea Verrocchio, un des artistes qui, dans la perspective vasarienne de l_h1st01~e, e~t une place importante dans la marche de l'art vers la perfect10n e t a qm le voyage de Rome apporte la révélation d'une Antiquité exem. * Après des études approfond ies aux universités de Padoue et de Pavie, Willibald Pirckheimer (1470-1530) revient à üre mberg, où il est conseille r de la municipalité de 1497 à l 522, _date à laquelle il se retire pour se consacrer à ses travaux d 'érudition . Ami de Dürer consei~le r de Maximilien l e', un instant séduit par Luther, il s'en détache vite. Ses œuvre~ completes n 'o nt été publiées qu'en 1610.

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plaire. Au prix d'une manifeste distorsion de la réalité, Vasari crédite Verrocchio de l'invention d'une tradition, qui lui est en réalité très antérieure 87 . Il s'agit de la coutume, attestée dès le XIVe siècle, qu'avaient les familles de la bourgeoisie florentine de donner en offrande, à l' église de la Santissima Annunziata, des figures de cire, obtenues par moulage, pour remercier la Providence d'une faveur ou d'une protection 88 . On sait que Cennini, au tout début du Quattrocento, avait décrit avec beaucoup de précision la technique du moulage du visage ou du corps entier. On peut se demander pourquoi Vasari place un procédé qui est à la frontière de la création artistique et de la production artisanale sous l'invocation du nom prestigieux de Verrocchio. On peut remarquer que le moulage est d'abord pour le sculpteur une affaire d'atelier: il utilise pour son travail des moulages de mains et de bras, de genoux et de torses. Mais, surtout, Vasari considère que le moulage des visages est extrêmement utile, parce qu'il livre de véritables documents historiques pour les générations futures; c'est ce qu'il laisse entendre dans ses Ragionamenti, ce récit en forme de dialogue au cours duquel il décrit au grand- duc Francesco rer les décors du Palazzo Vecchio sur l'histoire de Florence 89 . En ayant recours à la fiction d'un Verrocchio inventant l'art de modeler les visages en cire, Vasari a sans doute voulu renforcer l'idée que le progrès dans la maîtrise du réel est un aspect essentiel de l'art du Quattrocento, dans son ascension vers la perfection. Il montre même que Verrocchio enseigne cette technique à un certain Andrea Orsino 90 , dont il fait son disciple, mais qui appartenait en réalité à une famille d'artisans, tous modeleurs, cerajuoli, de père en fils. À propos des statues en cire que Laurent de Médicis avait commandées après avoir échappé à la conjuration des Pazzi, Vasari insiste sur le vérisme de ces effigies: « Il fait les têtes, les mains et les pieds, vides à l'intérieur, puis sur le vif; il peignit à l'huile la chevelure et tous les détails nécessaires pour rendre les statues naturelles, et il le fit si bien qu'elles ne représentaient plus les hommes de cire, mais des vivants, comme nous pouvons le constater en voyant chacune d'elles. » Dans la p lupart des cas, il s'agit de moulages d'un masque mortuaire, que les grandes familles florentines faisaient exécuter pour se constituer u ne galerie des ancêtres. C'est bien là la source de la fascination de Vasari: la figure de cire est le portrait d'un vérisme total d'une personne morte : « on voit dans toutes les maisons de Florence, sur les cheminées, les portes, les fenêtres et les corniches, une infinité de tels portraits, si naturels et bien faits, qu 'ils semblent vivants ».

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Vasari veut donc se rassurer, en plaçant ces morts bien vivants, qui ne sont pas des hommes de cire, sous le patronage emblématique de Verrocchio; mais aussi en évoquant Giovanni A. Montorsoli 91 , sculpteur, disciple de Michel-Ange, qui restaure, dans les années 1530, les statues votives de cire de !'Annunziata; et Giulio Romano 92 qui, à la demande de !'Arétin, va prendre le masque mortuaire de Jean de Médicis pour en faire le portrait. Pourtant, c'est la gêne qui domine en fin de compte; dans les Ragionamenti 93 , il reconnaît que cet art du portrait en cire est facile : on peut l'apprendre et l'exercer sans maître; et il conclut son exposé dans la vie de Verrocchio par cette remarque désabusée: « Bien que l'art de modeler la cire soit totùours pratiqué, il est actuellement en décadence, soit par manque de dévotion, soit pour une tout autre raison ... » On dirait que Vasari crédite cet art, qui est en réalité une technique, d 'avoir joué un rôle dans la conquête du réel au Quattrocento; de livrer des documents historiques utiles; de donner une force particulière au portrait mémorial, tel que l'évoquait Alberti. Document pour les familles et pour les historiens, pour ceux qui ont besoin de fixer leurs souvenirs et pour ceux qui ont besoin de témoignages précis sur les personnages du passé. Mais ces « hommes de cire» sont-ils encore des œuvres d'art? La fidélité littérale au réel, si elle est un témoignage pour l'histoire, relève-t-elle de l'art? Le texte ambigu de Vasari pose le problème. Entre le portrait hiéroglyphique, accompagné de sa grille de lecture, et les masques de cire, le portrait selon Vasari, le portrait retrouvé par Giotto, montre que l'imitation du modèle implique, par rapport à ce modèle, une distance que le moulage ne respecte pas. En 1537, Vasari, chargé par Ottaviano de Médicis de copier le Léon X de Raphaël, lui écrit 94 qu'il acc~pte volontiers cette mission, parce qu'ainsi il apprendra à « imiter ceux qui, avec tant de zèle, surent montrer à la nature que, s'ils ne pouvaient pas donner le souffle de la vie à leurs figures, ils pouvaient lui faire voir qu'ils ne lui é taient pas inférieurs dans la forme et la couleur ». Pour Vasari, un portrait de Raphaël est une création qui donne le sentiment du naturel. De la fidélité vériste au réel de l'image de cire, au portrait qui donne l'illusion du réel par sa puissance créatrice, c'est toute la distance du naturalisme au naturel. Le chef-d'œuvre est devenu modèle qui se substitue à son propre modèle. Il n'importe pas seulement à Ottaviano de posséder le portrait de Léon X, mais son portrait par Raphaël. Le portrait réalisé par un grand artiste s'impose comme un médiateur entre un modèle originel et le spectateur : il prend déjà une certaine autonomie, il a déjà sa vie propre, celle de l'œuvre d 'art.

CÉLÉBRATIO

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S POÉTIQUES II

La célébration du portrait par Vasari - puisque des cerajuoli à Raphaël c' est toujours de célébration qu'il s'agit et d'exaltation du pouvoir du peintre - pouvait se réclamer d'une des anecdotes les plus célèbres de !'Antiquité, celle d'Apelle et Campaspe. Il la connaissait fort bien, grâce à I' Histoire naturelle de Pline l'Ancien 95 , et il l'a choisie, avec cinq autres, pour illustrer, dans le grand salon de sa maison d'Arezzo 96, l'enseignement transm is aux artistes de la Renaissance par l'histoire de la peinture grecque. Le récit, déjà évoqué plus haut, un peu scabreux, au terme duquel Alexandre le Grand, après avoir chargé Apelle de faire le portrait de Campaspe, sa favorite, fait don de cette femme au peintre tombé amoureux de son m odèle, a été interprété par les théoriciens de la Renaissance comme une 97 glorification de la peinture et une preuve de sa noblesse : Alexandre reconnaît en Apelle son égal, parce qu' Apelle a découvert, mieux que ne l'aurait fait !'Empereur, la merveilleuse beauté de la courtisane. Le peintre est celui qui voit et qui fait voir: car c'est en regardant le portrait qu'Alexandre découvre et Campaspe et la relation qui s'est établie entre elle et le peintre. S'il est déjà intéressant de noter qu'un portrait a été un signe de reconnaissance de la noblesse de la peinture, question qui préoccupait tellement les théoriciens de la Renaissance, il n'est pas moins important de relever que, par cette anecdote, on découvre l'existence d'un portrait global, celui de la beauté extérieure et celui de la personnalité intérieure , un portrait présence, qui ne se prête peut-être pas à la description, à l'opposé de celle qui s'étale dans le jeu du portrait littéraire, mais qui s'offre au dialogue, comme celui dont Pétrarque avait donné l'exemple avec le portrait de Laure par Simone Martini. Le modèle finit par s'effacer derrière le portrait. La renaissance du pétrarquisme qui se dessine au début du XVIe siècle se manifeste par une nouvelle floraison poétique qui concourt à faire du portrait une œuvre d'art à part entière. Vasari est le témoin empressé de ces manifestations auxquelles il fait allusion dans les biographies de Giovanni Bellini 98 , puis de Titien, dont certains portraits trouvent des équivalents poétiques dans des sonnets, respectivement, de Pietro Bembo et de Giovanni della Casa 99 ; il s'en réjouit, comme dans le cas -de Simone Martini, pour le prestige et la pérennité que cette forme de célébration assure aux

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peintres : « Quelle plus grande récompense de leurs efforts peuvent désirer nos artistes que d'être célébrés par la plume de poètes illustres?» Bembo remercie Bellini du portrait (malheureusement perdu) de la femme aimée, en deux sonnets 100 , publiés dans les Rime en 1530. Aucun de ces poèmes ne constitue une description, ni du modèle ni du portrait : la gloire d~ tableau est au-delà de sa description, de son ekphrasis. Dans le premier, « 0, mon image, céleste et pure», Bembo voit d'abord une parfaite imitation de l'image de l'aimée qu'il porte gravée en son cœur, puis une effigie à laquelle le peintre a donné la vie, enfin une peinture qui reste muette, mais présente : e lle ne se dérobe pas au regard. Dans le deuxième : « Sont-ils là, ces beaux yeux, dans lesquels je me perds en les regardant sans défense », Bembo pose une série de questions inquiètes au portrait. Les yeux, les tresses, le visage sont-ils sa maîtresse même ou une illusion? Ils sont les deux à la fois, puisque du front Bembo voit s'envoler l'espoir et le plaisir, la crainte et le chagrin, et aussi apparaître, comme des étoiles au ciel, la beauté et la grâce, « la nature et l'art». C'est à peu près ce qu 'exprime Giovanni della Casa* dans deux son101 nets qui se réfèrent au portrait de sa maîtresse peint par Titien en 1543. Dans le premier, il voit son « idole ouvrir et tourner ses beaux yeux », sous une « nouvelle forme », c'est-à-dire comme un portrait; puis le portrait prend vie, au point que Della Casa ne sait plus distinguer l'être vivant du tableau et finit par douter de pouvoir exprimer, par son art d'écrivain, la vie cachée qu'il voit dans le tableau. Dans le deuxième, après s'être interrogé, comme l'avait fait Bembo, sur la réalité de la chevelure, des cils et des yeux, il se demande comment un visage aussi beau peut être enfermé dan~ un espace aussi petit. Les subtiles variations de Bembo et de Della Casa, et les interrogations ardentes qu'ils adressent au portrait de la femme aimée, montrent que ce portrait, à défaut de faire illusion et de tromper, stimule l'imagination du poète et l'amène à en inventer un équivalent littéraire . Les deux poètes ne sont pas des moineaux trompés par des raisins, ni des passants saluant le portrait du pape qu 'ils prennent pour Paul III en personne. Ils sont simplement fascinés par cette équivalence qui, à l'intérieur du cadre, s'établit * Florentin, Giovanni della Casa (1503-1556), après ses études à Bologne, entre dans les ordres et fréquente à Rome le même mil ie u que Firenzuola et Mo lza. D'abord au service du cardinal Farnèse, il est archevêque de Bénévent en 1544, puis nonce à Venise jusqu 'en 1549. Il achève en 1554 Il Galateo, un petit traité d'éducation qui fait en quelque sorte pendant au Cortzgiano d e Castiglione.

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entre la nature et l'art; il ne s'agit plus d'un concours de domination, mais d'une confrontation qui laisse les deux protagonistes en équilibre, pour l'émerveillement du spectateur qui voit ensemble, et tour à tour, la Nature et l'Art. Cette vision poétique, qui enrichit la vision historique de Vasari, se déploie avec la plus extrême virtuosité dans l'œuvre de l'Arétin *, qui porte le genre à la perfection. Doué d'une très vive sensibilité à la peinture et d'une véritable culture artistique, l' écrivain s'est épanoui au contact du théoricien vénitien Lodovico Dolce. Il faut relire ici un passage central de du traité de ce dernier sur la peinture, qui se présente justement comme un dialogue fictif entre !'Arétin et un certain Giovanni Fabriani **. Après avoir expliqué, d'une manière très conventionnelle, que « le peintre imite ce que l'œil lui montre à travers les lignes et les couleurs », et que, s'il ne peut peindre « les choses qui relèvent du toucher, telles que la froideur de la neige, ou du goût, telles que la douceur du miel », il peut représenter « les pensées et les affections de l'âme », et « toutes les passions», il conteste l'opinion de Fabriani, selon laquelle « les sujets peints semblent pourtant parler, créer, pleurer, rire et accomplir des actes de ce genre », et lui répond en introduisant une nouvelle donnée essentielle 102 : L'ARÉTIN

C'est l'impression que l'on ressent. Pourtant, ils ne parlent ni ne font ces actes dont vous parlez [ ... ]. FABRIANI

Les figures composées par des bons maîtres s'expriment presque de la même façon que les figures vivantes. 1

L ARÉTIN

Cela est dû au fait que les diverses attitudes représentées éveillent l'imagination de ceux qui les admirent, et non à l'effet ou aux propriétés de la peinture. * Protégé par les Médicis et Clément VII, Pietro Bacci, dit !'Arétin (1492-1556) , commence tôt une œuvre satirique qui dénonce les hypocrisies de la société et le fa it redouter des souverains eux-mêmes. Pour mieux protéger sa liberté, il se fixe à Venise en 1527. Homme de théâtre, poète, auteur, !'Arétin a laissé une correspondance abondante et très vivante. ** Après des études à Florence, Giovanni Fabriani (né en Toscane en 1516) s'établit à Venise en 1547. Professeur dans les milieux de l'aristocratie vénitienne, il est connu comme linguiste, grammairien et traducteur (Horace). JI meurt à Venise en 1580.

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Comme dit l'Arétin, dans Dolce, tout ce que le peintre représente, allégresse, douleur, crainte, colère, espoir, désir, est « au service de l' œil du spectateur». Au peintre de créer des personnages qui paraissent vivants, dont les expressions soient naturelles et dont les passions soient lisibles. Au spectateur de réagir avec son imagination qui complète l'illusion du tableau, parce que, dans la p ensée de la Renaissance, l'imagination est une capacité de créer des images mentales quand les sens sont stimulés. La peinture est comme une image mentale qui amène le spectateur à se figurer qu'en la regardant il voit la réalité. Même si le dialogue de l'ouvrage de Dolce est fictif, il est évident, compte tenu de ses liens avec l'Arétin, que ce dernier partageait les idées qui y sont soutenues et qu'il réagit devant les portraits de Titien avec son imagination 103 . L'effet du portrait est don c la conséquence d'une sorte de connivence entre le peintre et le poète, et d'une complicité dont le p eintre aurait pris l'initiative , grâce au génie qui lui est propre et à laquelle le poète-spectateur aurait répondu, tous deux se retrouvant pour d onner la vie au tableau: c'est le spec tateur qui donne une signification à l'illusion vivante que lui propose le peintre, parce qu'il est capable de lire le portrait avec sa fantasia, c'est-à-dire son imagination créatrice. Dans une lettre du 7 novembre 1537, adressée à Veronica Garnb arra 104 , l'Arétin célèbre le portrait par Titien de Francesco Maria della Rovere, duc d'Urbin (ill. 23): « En le voyant, j 'ai appelé la nature à témoigner, et lui ai fait reconnaître que l'art avai t pris sa place. Chaque ride, chaque poil, chaque trait le prouvent. » Un sonnet,joint à la lettre, précise la réaction du poète : Titien « sait montrer au-dehors tout concept invisible ». Aussi le noble duc dans cette image peinte Dévoile les palmes éparses dans son cœur Il porte la terreur entre ses deux sourcils, Courage dans les yeux et fierté sur son front Sous lequel rayonnent honneur et bon conseil.

23. Titie n , Francisco della Rovere. Flore nce, musée des Offices.

U n deuxième sonnet, consacré au portrait d e l'épouse du duc, Éléonore de Gonzague, établi sur ce schéma, dévoile les qualités proprement féminines que !'Arétin découvre sur le visage de la duchesse 105 : modestie,

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vertu, prudence, pudeur, beauté ... On retrouve la même démarche dans une lettre du 16 août 1540 sur le portrait, toujours par Titien, de Don Diego Hurtado de Mendoza (ill. 24) 106 . En octobre 1543, il félicite Titien 107 d'avoir réussi, dans le portrait perdu d'Isabella Querini Massola, à combiner la vérité du naturel et la représentation de l'esprit et de l'âme, des « pensées généreuses » et du « cœur sincère» : c'est bien pour cette raison que « le portrait n'est pas moins vrai que le vrai». Le sonnet, accompagnant une lettre de novembre 1548 sur un portrait de Charles Quint, reprend et enrichit le même thème 108 : le tableau est non seulement l'image de Charles, mais aussi celle de !'Empereur, c'est-à-dire celle de la valeur et du caractère, de la clémence et de la justice, de la grandeur et de la grâce. L'Arétin prolonge avec brio le thème de cette concordance, dans le portrait, de la Nature et de l'Art, inventé par Bembo. Dans une lettre de 1537 à l'impératrice Isabelle 109 , il célèbre Titien, « qui est aimé du monde grâce à la vie que son pinceau donne à l'image des hommes; mais détesté de la nature, parce qu'il fait honte aux sens vivants en montrant les mouvements de l'esprit par son art». Pour le plaisir de l'effet, la concordance est devenue concurrence. Ces avancées virtuoses n'empêchent pas l'Arétin de rester fidèle à la pensée fondatrice d'Alberti sur le portrait qui triomphe de la mort, comme il l'explique à Charles Quint, en octobre 1544, à propos du portrait d'Isabelle, récemment décédée, par Titien 110 : « Seule la terre a profité de sa vivante présence; morte, la terre et le ciel en profitent, puisque l'art miraculeux du peintre, avec l'accord de la nature qui n'a pas son pouvoir, '-'.t en dépit de la mort qui en a encore moins, l'a ressuscité en lui insufflant la vie des couleurs: Dieu possède la première et Charles la seconde. N ' est-il pas sublime, n'est-il pas vénérable, le génie qui, par un pouvoir inédit des ombres et des lumières, a conféré à l'image bénie le mouvement de la sensibilité? C'est ce qu'atteste la vérité de l'attitude qui permet de dire que cette belle effigie respire. » Cette fonction mémoriale, il l'avait résumée dès 1536, en écrivant à un correspondant: « En faisant votre portrait, Titien effacera les raisons que la mort croit avoir sur vous Il 1 . » Les considérations de l'Arétin sur le portrait ne sont pas un pur jeu de l'esprit. Elles sont le fait d'une personnalité qui avait appris les rudiments de la peinture et dont une constante familiarité avec des artistes illustres avait affiné la sensibilité et formé le jugement. Les tableaux dont il parle

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24. Titien , Don Diego Hurtado de Mendoza. Fl ore nce, palais Pitti.

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sont vraiment les œuvres réelles de peintres vivants. Quand il fait l'élorre du , t, portrait d'Eléonore de Gonzague d'Urbin 112 , il évoque l' « union des couleurs », grâce à laquelle Titien nous révèle les vertus de son modèle. C'est par des moyens propres à la technique du peintre qu'il a donné l'illusion de la réalité et révélé à l'imagination du spectateur la vie intérieure de ses personnages. L'âme est rendue présente par le jeu des lignes et des couleurs. Mais le pouvoir du peintre est tel, au moins tant qu'il s'agit de Titien, que le peintre n'a même pas besoin du modèle. Il a peint Isabelle, qu'il n'avait jamais rencontrée, « par absence» : c'est l'imagination du peintre qui donne vie et ressemblance à celle qu'il n'a vue qu'à travers l'image peinte par un autre. L'Arétin ne veut pas que le pouvoir du poète reste en deçà de celui du peintre 11 3 : le 15 août 1542, il annonce à Diego Hurtado de Mendoza qu'il a écrit son sonnet sans voir le tableau (caché par un rideau de soie, « comme une relique »), peint par Titien sans voir le modèle. On peut finalement se demander si la manière dont le poète célèbre le peintre ne porte pas le germe d'une altération du genre qu'est le portrait. L'Arétin insiste, en effet, sur le fait que le portrait de l'homme est une image de son pouvoir et de ses vertus héroïques, et celui de la femme une image de sa beauté et de ses vertus domestiques: c'est ainsi que le portrait semble dépasser la conquête du réel à laquelle il tendait depuis Giotto. La maîtrise dans la reproduction du modèle serait-elle maintenant menacée par une autre ambition, celle de réaliser des figures exemplaires, des images du pouvoir et de la beauté, qui représentent aussi une forme de réponse aux interrogations sur les limites de la ressemblance posées par Alberti un siècle avant? La paraphrase poétique, par !'Arétin, des portraits de Titien constitue un point d'équilibre fragile et un moment de grâce, qui se situe au-delà de la zone des turbulences polémiques sur la préséance de la poésie ou de la peinture. Un ami des deux artistes, Sperone Speroni *, publie à Venise en 1542 des Dialoghi, dans lesquels il ouvre le débat pour conclure le paragone sur une constatation de parfaite égalité 11 4 : « Titien n'est pas un peintre, et son talent n'est pas un art, mais un pur miracle [ ... ]. L'Arétin ne fait pas moins bien en paroles que Titien par ses couleurs[ ... ]. Il n'est pas facile de . * Né à Padoue, Sperone Speroni (1500-1588) suit les cours de Pomponazzi à Bologne et devient professeur de logique à l'université d e Padoue. Philosophe, homme de lettres, poète,

orateur, il publie des discours sur le théâtre, sur l'Énéide, et des Dialoghi (Venise, 1542) , qui eurent_plusieurs éditions au co u1·s du xv{ siècle, et dont une traduction française, Les Diawgues de messire Speron Sperone, italien, traduitz enfrançois par Claude Gruget, fut publiée à Paris, en 1551.

La gloire du portrait

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savoir si les sonnets sont nés des portraits, ou les portraits des sonnets. Ils sont nés sans doute ensemble [ ... ]. Je crois qu'être peint par Titien et loué par l'Arétin, c'est une nouvelle régénération.» Poésie et peinture sont associées dans une reconnaissance d'égale dignité, comme la Nature et !'Art, comme la réalité et l'imaginaire. Héritier de la tradition inaugurée par Pétrarque, !'Aré tin, poète, va plus loin que son compatriote, Vasari, historien et théoricien, dans sa vision du portrait, qui ne peut être ni un code à déchiffrer ni un morceau de nature qui trompe les moineaux-spectateurs, mais une réalité qui, parce qu'elle est proche de la vie, peut s'adresser à l'imagination de celui qui la contemple.

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CHAPITRE III

Fonction du portrait

S I GNIF ICATIONS DU RÉALISME

, , Le~ intuitions_ de l_' Arét~n ~e marquent pas une coupure radicale dans l evolut10n des reflex1ons 1tahennes sur le portrait. La célébration de l'_image réalisée et vivante se poursuit, avec au ssi bien ses justifications théonques que ses applications pratiques. ~a- défe~se _du réalis~e t~ouve ses fondements dans l'interprétation de la Poe~zque d Anstote qui devient, au milieu du xv{ siècle, une référence essentielle de la littérature italienne dans le champ des théories littéraires et ar_tistiques 1• Dans le milieu vénitien, un philosophe et médecin comme Girolamo Fracastoro *, dans un commentaire dialogué de la Poétique, o ppose frontale-?1ent le poète et le peintre de portraits 2 . Le poète c_ont~mple les umversaux, à la différence de ceux qui « contemplent le parucuher [.. .] comn:ie le peintre qui représente les traits du visage et l'es men:ibres c?mme il~ sont dans la réalité » : c'est le portraitiste. Mais il y a auss~ l: pemtre qm, semblable au poète, « ne veut pas imiter celui-ci ni c,~l~i-la, c~mme il est, avec beaucoup de défauts, mais qui, ayant contemplé l idee umverselle et suprêmement belle de son créateur, fait les choses co~me elles devraient être ». Il n'est pas encore question de hiérarchie, mais seulement d'~ne distinction rigoureuse : le poète et le peintre qui co~templent les umversaux et en font la référence de leurs œuvres, et le pemtre de po~tra!ts,_ dont le domaine propre est celui du particulier. ~e portrait reahste est également justifié par l'autorité d'Aristote, dans une importante vulgarisation de sa Poétique, composée par Lodovico Castelmath ~ N~ à Vé r~n e, Girnlamo Fraca~toro (1483-1553) é tudie à Padoue avec Pomponazzi les e ma uqu es, 1 astronomie et la med ecme . Il est sunout célèbre comme méd ecin.

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ve tro * et publiée après sa mort, en 1576. Le domaine de la poésie est celui de l'imaginaire; mais le domaine de la peinture est celui de la réalité visible de la nature 3 . La perfection de la peinture ne consiste pas à représenter des pe rsonnages dans leur perfection, que cette perfection soit celle de la beauté ou celle de la laideur ou celle de la médiocrité : ce serait un défaut du peintre, dont la seule mission est de représenter, « selon le vrai, la vie et le naturel ». Castelvetro maintient fermement la distinction entre la poésie et la peinture et la différence de leurs finalités. La peinture est chose matérielle , son objet est la matière, point de départ et point d'arrivée de son activité . Le seul problème, pour Castelvetro, est de déterminer si cette matière peut être connue immédiatement et directement de tous: c'est alors ce qu'il appelle « chose certaine et connue ». Appliqué au portrait, ce principe signifie que le portrait d'un homme « ce rtain et connu », com me Philippe Il , doit être parfaitement ressemblant, et ainsi il plaira à tous ceux qui p ourront faire la comparaison avec l'original. Tandis que le portrait d 'un homme « incertain et inconnu » intéresse moins, parce que le peintre n 'a p as eu à se donner beaucoup de mal pour imiter un modèle qui, de toute façon, a sa source lui au ssi dans la nature; quels que soient les défauts qui pourront être objectés à un portrait de ce genre, le peintre pourra toujours répondre qu'il les a trouvés dans la nature, dans les limites de laqu elle il lui suffi t de maintenir les traits de l' « homme incertain » . Justifié par de solides références au texte canonique d'Aristote, le réalisme du portrait est utilisé à des fins pratiques, quand on veut, pour des raison s précises, que la personne représentée soit immédiatement reconnue de tous. Le rôle signalétique du portrait se manifeste dans une coutume , florentine surtout, dont on trouve des exemples du xrve au xv,c siècle et en vertu de laquelle la Seigneurie commandait à un peintre de faire l'effigie d'un criminel en général condamné par contumace, sur la muraille du palais du Podestat, en signe d'infamie publique 4; il fallait que le personnage, livré à cet opprobre, fût reconnu de tous ; en 1440, la Seigneurie ordonne ainsi de faire le poru·ait ad natura/,e de Rinaldo degli Albizzi et de ses complices, qui avaient trahi Florence pour prendre le parti des Milanais ; * Né à Modène, Lodovico Caste lvetro (1505-1571), après des études de lettres et de droit à l'unive rsité de Sienne, fréquente les mili eux touch és par les idées de la Réforme. Devenu suspect, il s'enfuit e t se réfugi e à Chiave nna, en 1561 , d' où il voyage à Genève e t à Lyon . Ses Opere varie critiche ont fa it l'objet d 'une édition posthume à Berne, Lyon et Milan e n 1727. Mais son œ uvre la plus im portante, un commentaire de la Poétique d'Aristote, est publiée sous le tiu·e de Poetica d'Aristote/es volgarizzata e sposta, à Bàle, en 1576.

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il est probable que ce travail fut confié à Andrea del Castagno à qui Vasari, par suite d 'une confusion, attribue une commande de même na ture, passée en 1478 (Andrea é tait mort d e puis longtemps!) p ar Laurent de Médicis, à la suite de la conjuration des Pazzi ; Vasari insiste sur le « naturalisme » des figures 5 : « Il fit une si belle peinture que tout le monde en fut stupéfié : il est impossible de décrire l'art e t le jugem ent que révélaient les p ersonnages, représentés au naturel, pendus par les pieds dans d es attitudes étranges, diverses, mais d 'une grande beauté. » Cette sinistre besogne fit encore l'o bje t, e n 1530, d'une co mmission à Andrea del Sarto (ill. 25) qui la confia secrètem ent à un de ses é lèves, avec le résultat, selon Benedetto Varchi dans son Histoire d e Florence 6 , que les personnages « paraissaient si vivants et naturels que quiconque les avait vus une seule fois les reconnaissait immédiatement». Cette connotation macabre de la peinture dite d'infamie n 'es t évidemment pas la seule qui soit liée au portrait réaliste et qui le justifie. Sa fonction d'identification remonte à l'an ecdote d'Apelle, calmant la colère du roi Ptolémée en dessinant de m émoire, sur un mur, le portrait du bouffon qui l'avait invité à la cour à l'insu de son maître 7 . Cette histoire resurgit à la gloire de la peinture dans le grand traité d e Giovanni Battista Armenini *, publié en 1586 8 : voulant donner d es exemples « des effets éton nants de la peinture et des faits inouïs qui résultent d e sa puissance », il raconte un incident de la vie de Sodoma ** : insulté par un soldat espagnol de la garnison de Sienne, le peintre e n re tient si bien le visage que, rentré chez lui, il en fait un portrait de mémoire e t le montre, pour appuyer sa plainte, au commandant du détache ment, qui ide ntifie aussitôt le coupable 9 . On trouve des historiettes du m êm e genre, chez Baglione ***; en 1642 à propos * Né à Faenza, Giovanni Battista Armenini (1 537-1609) vit de 1550 à 1556 à Rom e où il se forme à la peinture (il collabore, à la demande de Jacopo Strada, à l' illustratio n d'un manuscrit sur les loges des Raphaë l), puis se rend à Milan (où il doit renco ntrer Lomazzo). Un document de 1564 montre qu ' il est enu·é dans les ordres. Il revie nt à Fae nza (la Pinacothèque conserve so n Assomption de la Vierge), où il se ra recteur d e l'église Saint-Thomas. ** Giova nni Antonio Bazzi, dit le Sodoma (Verceil, 1477-Sienne, 1549), qui a peut-être connu Léonard de Vinci à Milan , s'installe à Sienne en 1500. li achève les fresq ues de Signorelli à Monteolivetto, tt·availle au Vatican e n 1507 et à la Farn ésine, à Ro me, en 1516, pour le banquier siennois Agostino Chigi. Léon X lui donne des titres d e no blesse. Calomnié par Vasari, il semble avo ir été victime d 'un caractère trop original. *** Giovanni Baglione (1571-1 644), pe intre et écrivain , actif à Rome et à Man toue, fut l'ennemi personnel du Caravage. En dehors d'un guide, Le nove chiese di Roma (Rome, 1639), il publie, pour la période 1572-1 642, une importante série de biographies cl'arùstes classés par pontificats, en prétendant conùnuer l'œuvre de Vasari, Le vite de' jJitlori, scullori el archilelli ,(Rome, 1642) .

25. Andrea del Sarto, Homm e pendu par un pied (dessin). Florence, musée des Offices.

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d'Ottavio Le?ni IO, _célèbre pour ses portraits exécutés clandestinement, alla macchza, apres avoir vu une seule fois le modèle , co mme en passant, alla . . sfuggtta 11 , ,ou p ar. Bellon, dans sa biographie d 'Anni"bal Ca rrac h e 12 : pour montrer 1 attention _ . . qu 'il portait au spectacle du r e' e 1, 1·1 raconte que, tout Jeune en core (gwvznetto) , revenant d e Crémone à Bolocrne avec so n pere, , f . t:> 1·1 ~t capab~e de faire de m émoi~e, « d e façon naturelle, e t sur le vif », le V1sag~ et_1 a_spect des paysans qm les avaient attaqués e t dépouillés en route et qm , am s1 reconnus, durent rendre leur butin . • C omanm1 • • *-- (son traité • est publié Presque . _au même moment, G regono en 1591) m s1ste sur cette fon ction de reconnaissance : la minut·e d 1 i · , d' 1 ans a con ormite au mo. ele_est un critère de réussite du portrait, puisqu 'elle permet de « reconnaitre immédiatement » la pe rsonne représentée 13 , D_e ce portr~it iden~itaire , on peut déduire, dans les textes, d e.ux interpretations. U n e mterpretation qui pourrait ê tre qualifiée de facil e e t qui ~ouve s~ ~ource dans Vasari: c'est la fascination pour la catégorie de 1 hyp erreal~sm_e tromp_eur. E~le paraît encore s' exerce r sur une personnalité que se~ _theon es auraient du immuniser contre cette tentation : Federico Zu_c can :;, *_ Dans son ~raité de 1607, il veut démontrer l'excellence de la pem tu re , dont la finalité est l'imitation parfaite de la n a ture et po ve 1 M d , ur prour qu e es o ernes ne sont pas inférieurs aux Anciens il raconte deux anecdotes de portraits trompeurs: celui de Léon X par 'Raphaë l de t lequel un car d m · a1 s ' e, tait · agenomlle . , en lm. presentant , ,• van une b u 11 e a- signe r, et

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tique ; u: ~} à~:: t~~e ; ~e d;Égl~\prédi cateur célèbre, th éologien (un tra ité d e mysgorio Comanini ubl:e d 1 , ~m1 ier e a cour d es Gonzague, ami d e Torquato Tasso, Gre• tura pose le proGlèm1e deeslapofie mel_st _e nd 15181 e t 1609. So n traité Il Figino, overo del fi ne della pitina I e e a peinture (déle taf • c ion pure ou enseigne ment) et contien t de longues con ·ct - . s1 erat10ns sur 1e problè me d r· • • • .

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n~ ~:a~~e d es ~ xtes de P~aton et d~Ar::~~: u~é;i:u~)e~~t~:\: t : ~it:sé~=~ (entre un peintre de1 Mil~n : :e. orquato as~o, sous form e d e subtils e t savan ts di alogues Padoue Stefano G , , , b1 os10 _F1gino; ne ve rs 1550, disciple d e Lomazzo; un le ttré d e ,,; F d . uazzo, et un chanoine th eologie n de Brescia, Ascani o Martine ngo) xv,• si~cle eSaerc1aco__ ~uccda ri (1_540-1 609) est un e figure esse nti elle du maniérism e de la .fin du e peintre le co. nd UI·t d e Rorne a' FI ore nce, puis en France (1 572) à Anvers à ·L d . n 1ere d , on 1es, e no pour le déco r de l' E .uvea 1 u en fiItalie - , e n Espagne, ou- ·1i est appele- en 1585 par Philippe' II • S • •, scuna e t, en 111 a la cour d S archittetti (Turin 1607) t t. , ,, d . e avo1e. on traite Idea de' scultori, pittori e donne au dise ~ et la ' . o~ 1~preg1~_e, e pl_ato111sme, est re marqu able par l'impo rtance qu ' il l'artiste) et le~d1stm ct1 o n qu il etabht e ntre le disegno intemo (« idée» dans l'esp rit d e matière de l'œ~~,;~o estern o _(« for,me » que l'artiste donne à cette idée e n l'incarnant d ans la l'académie de Sain ~~L: 1~c~a; ~st 1 un des fonda_teurs, avec le _cardin al Fed erico Borro meo, d e one (1 593), d o nt JI es t le premier président.

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celui de Charles Quint par Titien , avec lequel Philippe, alors prince héritier, s'é tait mis à discuter d ' affaires 14 . On con state donc la p ersistan ce du topos des moineaux, qui se confonde nt maintenant avec les personnages placés au somme t de la hiérarchie de la socié té. On est moins surpris de voir Baglione s' extasier devant le réalisme minutieux d es portraits de Scipione Pulzone * : il faisait ses modèles « si vivants e t avec tant de soins qu' on aurait pu en compter tous les cheveux »; à propos d'un portrait du cardinal de Médicis , il écrit: « On voyait mêm e dans les pupilles des yeux le refle t des fen ê tres vitrées de la pièce e t d 'autres détails dign es d' ém erveiller et de rester en m émoire. Les p ersonnages 15 vivants n e se distinguaie nt pas d e leurs portraits • » 16 Filippo Baldinucci, dans sa biographie du Bernin publiée e n 1682 , cède e n core au charme de ces an ecdotes à propos du buste d e Pedro de Foix Montoya, que ce t Espagnol avait commandé pour sa future sépulture au grand sculpteur encore au début d e sa carrière (ill. 26) : « Celui-ci exécuta un portrait tellem ent vivant qu 'il n 'y a pas un visiteur qui , jusque de nos j ours, n 'en ait é té ém erveillé. Il se trouvait déjà à sa place définitive, lorsque plusieurs cardinaux et prélats vinrent voir ce tte œuvre si b elle; l'un d'eux s' écria: "C' est Montoya pé trifié" ; il avait à peine fini de parler que Montoya arriva. Le cardinal Maffeo Barberini, le futur Urbain VIII, qui était dans le groupe , alla à sa rencontre e t, le touchant, s' écria: "C'est le portrait de m on seigneur Mon toya"; et se tournant vers le buste : "C'est monseign eur Montoya ..." » Par une sorte de tour de magie, un échange s' opère, entre le p ersonnage et son portrait, entre la réalité e t sa représentation. Confronté à son modèle, c' est le portrait qui paraît plus vrai e t plus vivant. Mais il y a aussi de l'image réaliste une interpré tation plus élaborée : celle du pouvoir qu' elle exe rce sur le spectateur, e t qui n' est p as de tromper mais d 'impressionner, qui n'est pas d e suspendre le jugem ent par l'illusio n des sens mais de stimuler l'imagination et de dirige r la volonté du spectateur. Là aussi, les textes livraient tout un ré pertoire, où se côtoyaie nt Alexan dre le Grand e t César. En 1584, Francesco Bocchi **, l' érudit vicaire * Né à Gaè te, près d e Naples, actif à Rome, où il parti cipa au déco r du Gesù, Scipio ne Pulzone, d it Il Gaetano (vers 1550-1 598), est un représe nta nt presque archaïsant de la peinture de la Co nu·e-Réform e. ** Francesco Bocc hi (1548-161 3 ou 1618), flore ntin, fa it une carriè re ecclésiastique qui l'amène à la digni té de pro ton otaire apostolique et d e vicaire d e l' évêqu e de Fiesole. Type même de l' érudit local, célèbre par ses ora iso ns fun èbres et par ses BeUezze della cilla di Fiorenza (Florence, 1591) , premier vé ritable guide de la capitale toscane, il publie, en 1584, E ccellenza

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de Fiesole, publie un commentaire du Saint Georges de Do n atello • Reliant la connaissance d 'Aristote (e t n o tamment la distinction e ntre l' ethos, le caractère perman en t, e t le pathos, les ém otions passagères ou affetti) e t celle de Pé trarque (il cite, comme l' avait fait Dolce, le vers 12 du sonne t ccxxn, « Sur le fro n t, on lit le cœur »), Bocchi m ontre la difficulté du p ort.rait qui doit représenter à la fois l' ethos (qui, de surcroît, p eut ê tre instable ) et le pathos, syn thèse qu' il exprime par le term e d e « costume » : l'expression d e l'âme e t de l'é tat d 'âme, d ans un e situatio n , une fonction , un âge donnés. Donatello a réu ssi admirablem ent ce tte expression dans ce portrait d ' un h éros idéal qu 'est son Saint Georges, en lui donnant la faculté d 'exercer toute sa fo rce sur ceux qui le regardent. Pour Bocchi, le p ortrait peut donc être doué d 'une effi cacité exemplaire, beau coup plus irrésistible que celle d 'un récit moralisateur ; il cite le cas des portraits des an cê tres qui soutenaient le courage des an cien s Rom ains ; ce n e sont pas d es con seils et d es exhortations qui ont d écidé les conjurés à prendre les a rm es con tre César , mais les poru-aits d e leurs ancê tres. L'année su ivante, dan s so n traité sur la noblesse d e la pe inture, Romano Alberti* argume nte en faveur d e son thèm e fondamental en montrant que la pe in ture, e t notamment, le portrait, parce qu' il « n e restitue 18 pas les choses au passé, mais au p résent », surpasse en core l'éloquen ce • Après Leon Battista Alberti e t en mêm e temps qu 'Arm enini, c'est la conclusion qu 'il tire de l'histoire, rappo rtée par Plutarque, de Cassandre se m e ttant à trembler devant un e statue d 'Alexandre. C'est le p aradigme le plus saisissant du pouvoir du portrait, en accord, d 'ailleurs, avec la théorie d e Cicéron sur la sup ériorité de la perception visuelle par rapport à l'ouïe e t même par rapport à la réflexion , e t avec celle d e Quintilien qui parle d ' enargeia, e n latin illustratio ou evidentia, pour traduire le rayonnem ent e t la présence de certaines images 19 • Cette ligne aboutit à l'hypothèse d e Bellori, dan s sa con fére n ce de

26. Le B e rnin , Pedro de Foix Mon toya. Ro me, Santa Ma ri a de Mo nse rra to.

della statua di San Giorgio di Donatello scultore fiorientino posta nelte fa cciata di fuori d'Or San Mi chele. * Originaire d e Borgo San Sepolcro , peintre fo rt mal connu, é tabli d' abord à Rome, pui~ à Naples (o ù il polémique en fave ur de Torquato Tasso) , Rom ano Alberti (né vers le miheu du xvi° siècle, date de m ort inco nnue ) est e nsuite soldat a u service de Ve nise; enfin , on le retrouve à Rome, où il est no mmé en 1593 secrétaire de l'acadé mie de Saint-Luc, à l'instigation de Zuccari. Le Trattato della nobiltà della jJiUura (Rome, 1585) d ate du pre mier séjou r romain; il résume les arguments imaginés depuis ce nt cinquante ans, pou r fai re reco nnaîu·e 1~_noblesse de la peinture, art libéral au même titre que la poésie et l'histo ire. Al berti est aussi 1 edite ur des d iscours et d ébats à l'acadé mie de Saint-Luc en 1593-1 594, Origine e progressa dell 'Academia del dissegno de' pittori, scultori e architetti di Roma (Pavie, 1604).

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1664: ce n'est pas Hélène qui a provoqué la guerre de Troie, mais une statue qui donnait une représentation parfaite de sa beauté idéale 20 . Cette fois, le subtil équilibre, tissé par !'Arétin, entre la nature et l'art, à propos des portraits de Titien, est rompu 2 1.

PHYSIOGNOMONIE

Dans un traite destiné aux sculpteurs et publié à Florence en 1504, l'auteur pose une question peut-être impertinente, mais à laquelle il répond avec assurance : comment « imaginer l'apparence des morts d'après leurs caractères moraux bien connus » (par les livres d'histoire). Vasari s'était expliqué là-dessus, à propos des Florentins du Quattrocento qu'il avait dû représenter dans les grands cycles historiques du Palazzo Vecchio : il avait cherché des témoignages figurés, c'est-à-dire d'autres portraits de l'époque. Ce n'est pas du tout dans cette direction que s'engage l'auteur du De 22 sculptura de 1504 , Pomponius Gauricus*. À la question posée il répond simplement: les connaissances de physiognomonie. II convient de résumer ici l'origine et l'évolution de cette pseudo-science, bien que Gauricus semble être le seul théoricien de l'art à en parler d'une manière approfondie et bien que nous ignorions si des ~rtistes_ ont lu ce livre et en ont tiré quelques applications. Cependant, il est impossible de ne pas tenir compte de cette tradition qui est liée au portrait, même si elle ne l'a pas contaminé. On connaît à cet égard la position de Léonard de Vinci 23, contradict~ire par~e que faite d'un rejet («Je ne m'étendrai pas sur la physiognomôme fallaoeuse e t sur la chiromancie, car elles ne contiennent pas de vérité, et cela peut être prouvé, car ces chimères n'ont pas de bases scientifiques ») et d'une certaine curiosité(« Il est vrai que les traits des visages manifestent * _On co nnaît la vie de Pomponius Gauricus (vers 1480-vers 1530) surtout par ses écrits et p~r- les mformauons que donn e son frère Lucas, astrologue (mort en 1558) . Originaire de la '.·egion de Salerne, on le trouve à Venise et Padoue en 1501; il est à l'université de Padoue Jusqu'en 1505. Il séjou rne sans doute à Rome, puis il enseigne la poésie à Nap les, de 1512 à 1519. Il est mort dans des circonstances obscures, peut-être en exil. En plus d'un commentaire de l'Art foétique d 'Horace et de rec ueils de poésies en latin, il publie le De sculptura (Florence, 1504)• , resultat des contacts qui se d éveloppent à Padoue enu·e le milieu d es philosophes de l'U •n~versite et_ celui des _artistes, surtout des sculpteurs; ce tte ambiance assez spéciale fait l'originalite du traue de Gauncus, co nçu pour des humanistes (et non des artistes) par un lettré initié aux techniques de la sc ulpture (et, plus particulièrement, du bronze) .

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en partie la nature des hommes, leurs vices et leurs com?lexions [ ... ~, ceux qui ont les parties du visage très saillantes o~ très e~foncees so~t best1au~ et coléreux, dépourvus de raison [ ... ] on pe~t mterpret~r de la meme ,mam~re beaucoup d'autres parties du visage. ») Leonard se defend contre I_e~pnse d'une tradition qui lui semble manquer de sérieux scientifique, mais 11 r:ste séduit par un jeu de relations entre les traits du visage et c~t~x du ca.racter~, dont la connaissance pourrait être profitable au portra.1t1ste, tout pa.rtlculièrement. L'assurance de Ga.uricus et le scepticisme de Léonard se réfèrent à un bagage de connaissances qu'on plaçait sou_s l'a.utorit~ d'Aristote 24, à q~i on attribuait une formule définissant la phys1ognomorne comme « la sCience des passions naturelles de l'âme et des ré ~ercus~ions qu'el~es font subir au corps en se changeant en signes de physionomie »,- En fait,_ on_ ne trouve que d e rares mentions dans Arist~_te; le corpus ~ est constitue ~ans so~ entourage, a été développé au rr° s1ecle de notre ere par le soph1~te Pol~mon de Laodicée et au ive siècle par un médecin juif, Ada.mantlus, pms abrégé par un écrivain byzantin appelé le Pseudo-Polémon. De Polém?n vient une version latine, du u{ ou du rve siècle, dite du Pseudo-Apulee, connue au Moyen Âge. Mais en même temps, ce tronc c~m~un ~'origine grecque est enrichi par les apports de la science arabe qm a.Joute a la base aristo télicienne et médicale de la tradition grecque un ensemble de croyances astrologiques et occultes qui exercent, elles aussi, une forte influence sur l'Occident médiéval. Au xve siècle et au début du xvl°, les compila tions de Michele Sa.vona.rola * et de Bartolomeo Cocles (en _1504) livrent un énorme matériel documentaire qui tend à ramener la phys10gnomonie à la base médicale que lui avait donnée l'école d'Aristote et qui repose sur quelques idées claires et apparemment naturelles : le~ indications tirées de la ressemblance avec les animaux, l'influence des climats, la marque des passions habituelles, le rôle des humeurs, les caractères spécifiqueme nt masculins et féminins. Le texte d'Adama.ntius était resté à l'écart de ces grandes collectes. Gauricus le u-a.duisit en latin et l'incorpora presque littéralement à son traité de sculpture, un art qui est pour lui celui de la repré~entation ~u corps humain. Indifférent à l'anatomie, il recourt à la phys1?gnom~n_1e, qu'il considère comme une science des formes du corps mterpretee_s comme des expressions de l'âme. Cette science n'est pas seulement un aux1* Miche le Savonarola (1384-1468) , m édecin célèbre, g rand-père de Girolamo Savonarola.

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liaire précieux de la représentation exacte du réel et de la traduction concrète de la vie intérieure; elle intéresse aussi Gauricus parce qu'elle devrait permettre de reconstituer scientifiquement les traits des personnages illustres du passé dont on ne possède pas le portrait authentique et de soutenir ainsi la valeur mémoriale du portrait : on « pourrait imaginer l'apparence des morts d'après leurs caractères moraux bien connus». Gauricus renverse le rapport établi habituellement entre le portrait et les signes de physionomie. Au lieu de partir de portraits qui seraient porteurs d'une mémoire et d'un exemple, grâce à tout ce que le spectateur instruit pourrait en inférer au sujet du caractère et du comportement de la personne représentée, il part du discours que l'histoire ou la poésie tiennent sur un personnage, et qui nous permet de le « représenter réellement». Il s'appuie sur l'anecdote de Zopyre qui, au vu d'un portrait de Socrate, l'accuse de tous les vices ; à ses disciples indignés, Socrate répond que le personnage ainsi décrit est bien son personnage naturel, mais qu'il l'a dominé par la raison et la volonté. Les «signes» ne révèlent donc qu'une vérité possible parmi d'autres 25 . Gauricus trahit ainsi la fragilité de sa tentative de reconstituer un portrait mémorial à partir d'un récit. Après cette ouverture en porte à faux, Gauricus explique que la physiognomonie peut se diviser en sections traitant de la représentation des hommes selon les nations, les sexes et les caractères individuels, et introduit des considérations sur l'analogie entre formes humaines et formes ani26 males : « Adamantius pense que Prométhée, contraint d'ajouter à notre limon originel des particules empruntées un peu partout, a mis en nous la force du lion, la ruse du renard, la témérité du sanglier, la timidité ju lièvre, la lourdeur du bœuf, l'orgueil du cheval, la bouffonnerie du singe, la stupidité du mouton, la folie du bouc, la voracité du porc, la souplesse de la panthère, la férocité du tigre, la cruauté des ours, la propension au désespoir ~es éléphants, la rapacité des loups, et de même la nature des reptiles, des 01seaux et des animaux aquatiques, proportion variable suivant le bon pl~isir de Prométhée et les possibilités du limon. Ainsi, dit-il, celui que tu vois avec des yeux bruns et pas trop enfoncés, tu le jugeras fort et courageux: comme le lion qui présente ces caractères; celui qui a des yeux profon~ement enfouis, tu le diras simulateur, hypocrite, trompeur et plein de mahce, comme le singe; qui les a immobiles et fixes comme le bœuf sera sérieux et sobre; qui les a saillants, sera paresseux, inique, rancunier, 1~ véritable portrait d'un âne. » Vient ensuite la partie didactique qui traite méthodiquement des

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diverses parties du corps, des yeux aux pieds. En conclusion, Gauricus reprend son idée de départ : le sculpteur doit être physiognomoniste pour représenter correctement les grands hommes dont on ignore les traits. Pour donner une idée de la minutie des rapports proposés par Gauricus, on peut citer le début du paragraphe sur le nez 27 : « Si le bout du nez est mince, il annonce un penchant à la colère; s'il est gros et aplati, un tempéramen t criminel. Si tu vois un nez robuste, régulier, tu définiras, d'après l'exemple des lions et des molosses, un caractère fort et vantard ... » Le chapitre le plus développé est celui consacré aux yeux, traités selon les multiples combinaisons des catégories fondamentales : formes, mouvements, regar d s-98 . L'influence de cette méthode de traduire scientifiquement, sur le visage, les émotions, les tempéraments, les analogies animales ne semble pas avoir été très marquante. Certes, Pino considère la physiognomonie comme une science utile et cite le nom de Gauricus 29 ; Francisco de Holanda le résume dans son traité de peinture resté inédit 3°, Lomazzo l'utilise dans la partie de son Trattato consacrée à l'expression 31. C'est sans doute les considérations sur l'analogie animale qui devaient avoir le succès le plus durable; dans la mesure où l'on croit connaître les caractéristiques d'un animal, cette étude comparative permet de révéler les qualités ou les défauts cachés de l'homme. Ces spéculations connaissent un regain de faveur à la fin du xvr" siècle. C'est en 1586, en effet, que Giambattista Della Porta*, passionné de magie et de physique, publie son traité de Physiognomonie 32 , fondé sur le corpus traditionnel, enrichi de ses connaissances d'anatomie et de médecine. Le soustitre expliqu e fort bien le programme de l'ouvrage : « Le physionomiste ou l'observateur de l'homme, considéré sous le rapport de ses mesures et de son caractère, d'après les traits du visage, les formes du corps, la démarche, la voix, le rire, etc., avec des rapprochements sur la ressemblance de divers individus avec certains animaux. » La première partie est la plus importante: c'est l'examen méticuleux des parties extérieures de l'homme et des signes qu'elles présentent; la tête, occupant la place prépondérante, est étudiée selon les cheveux, les oreilles et la face, dont tous les détails donnent lieu à des comparaisons avec les animaux. La deuxième partie est composée * Né à Naples où il a passé la plus grande partie de sa vie, Giambattista Della Porta (vers 1~40-1615) écrit à l'âge de quinze ans un ouvrage sur la« magie naturelle». Médecin et physi0 :n, il élabore une des premières théories modernes de la vision, mais s'intéresse aussi à la scenographie et au théâtre.

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de quatre-vingt-un petits tableaux, qui décrivent l'homme selon ses caractéristiques intellectuelles et morales 33 . La clarté du développement, les nombreuses illustrations (ill. 27), les références aux portraits de personnages de l'Antiquité dont le caractère était connu par les textes, comme les empereurs romains, les comparaisons familières avec les animaux, peuvent expliquer la diffusion et l'influence du livre au xvr{ siècle. Le u·aité de Della Porta est à rapprocher de l'œuvre, restée longtemps inédite, de Girolamo Cardano * : elle fut publiée pour la première fois en français en 1658. Mais il faut laisser à son temps ce traité de Métoposcopie 34 qui prétend déterminer le caractère et la destinée de chaque homme en déchiffrant les lignes astrologiques qui parcourent son visage, suivant de multiples combinaisons (voir infra; ill. 69). Avec Cardan, on s'éloigne beaucoup de la relative rigueur de Pomponius Gauricus pour entrer dans un domaine qui confine à la magie. Et les trop sérieuses considérations de Della Porta sur le parallélisme des visages humains et des têtes d'animaux font sourire. Il n'en demeure pas moins que cette littérature, à la marge des propos théoriques sur le portrait, est révélatrice de la fascination exercée par les significations possibles du visage en rapport avec la représentation de toutes ses composantes 35 . Elle est à lire comme un témoignage des questions nouvelles qu'on se pose sur le rapport de l'artiste avec la réalité du modèle qu'il doit représenter, et sur son interprétation du dilemme entre beauté et ressemblance: la face de Socrate, prise en contre-exemple involontaire par Gauricus, n'a pas fini de jeter le trouble. PORTRAIT MÉMORIAL

Dans la biographie de Giovanni Bellini, Vasari met au compte de son talent la diffusion du portrait dans les familles de l'aristocratie vénitienne 36 : « De là vient la multitude de portraits que l'on trouve à Venise. Chez beau* Né à Pavie, J érôme Cardan (Girolamo Cardano, 1501-1576) étudie la médecine et les mathé matiques aux universités de Pavie et de Padoue, devient médecin de campagne, puis professeur de mathématiques à l'hôpital Saint-Ambroise de Milan. De 1543 à 1551 , il est professeur d e méd ecine à l'université de Pavie. De 1551 à 1553, il voyage e n Écosse et à Londres. De 1533 à 1559, il est à Milan , où il exerce la médecine (sans dogmatisme, il affirme qu 'il y a des malades plutôt que des maladies) et écrit plusie urs traités, d'astrologie, notamm ent. En 1560, le drame d'un de ses fils (criminel, il est condamné à mort) l'é loigne d e Milan. De 1562

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Craffiem &c11,rp0fam collum. . _ ~ibus collum craffum & plenum; 1racundi unt,& referuncuradiracundos tauros.SedPocmon& Adamantius non craffum & plenum, t ArHl:oteles, fed craffius &prolîxius collü ira. und.os, iaélabundos,& con~umaccs fign~6care 27. Giambattista DELLA

PORTA,

De Humana physiognomonia, Libri N, Urse ll is (Oberursel), 1601.

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coup de gentilshommes, on voit les frères et les grands-pères,jusqu 'à la quatrième génération : dans les plus nobles familles, on remonte encore beaucoup plus loin. C'est une coutume qui a toujours été appréciée, même dans !'Antiquité. Qui ne ressent un plaisir, un contentement infinis, en dehors de l' honorabillté et de l' embellissement qu 'ils procurent, à voir les portraits de ses ancêtres? Surtout s'ils se sont illustrés dans le gouvernement de l'État, par des actions d'éclat pendant la guerre ou la paix, dans les Lettres, ou par tout autre mérite remarquable e t reconnu. Dans quel autre but, comme nous l'avons dit ailleurs, plaçait-on dans !'Antiquité les images des hommes illustres dans des lieux publics, avec des inscriptions honorifiques, sinon pour enflammer l'âme de ceux qui viendraient ensuite du désir d'imiter leurs glorieux mérites? » Cette longue incidente nous livre les réflexions de Vasari sur l'usage mémorial du portrait - tout en mêlant deux ordres d'informations, empruntées à Pline l'Ancien. L' Histoire naturelle parle, en effet, des collections purement familiales des portraits des ancêtres, sous forme, souvent, de masques de cire; et ensuite des portraits d 'hommes célèbres, que Marcus Terentius Varron aurait été le premier à collectionner, au nombre de sept cents, au cours du r" 1 siècle avant notre ère 37 . Sur la gravure, publiée à Rome en 1697, d 'un bas-relief antique (ill. 28), on voit la Peinture, qui se tient à côté du chevalet, sur lequel est présenté un portrait, encourager Varron à illustrer des effigies des hommes illustres les volumes de son histoire, dont il tient en main un rouleau 38 . Les portraits vénitiens restent dans la sphère de la vie privée. Si les textes de l'Antiquité ont pu jouer un rôle dans le d éveloppement de ce tte. tradition, leur influence a été beaucoup plus décisive pour l'invention d'une autre pratique, celle des honneurs rendus aux hommes illustres. Pétrarque, qui commence à rédiger vers 1330 un De viris illustribus qu'il laisse inachevé à sa mort en 1374, est le premier à ressusciter dans la littérature un genre dont il avait trouvé le modèle chez Plutarque et les historiens romains. Au même moment, vers 1330, Giotto peint pour Robert J< 1 de Naples, au Castel Nuovo, une série malheureusement détruite de neuf h éros de la Bible et de à 1570, il enseign e à Bologne. En 1570, il est inquiété par l'inquisition (sans doute pour ses conceptions de l'â me, inspirées par la doctr ine p eu orthodoxe de Pomponazzi). Finalement, en 1571, il s'établit à Rom e, où il bénéficie de la protection de plusieurs cardinaux. Outre l'autobiographie qu ' il rédige en 1575, et qui est un jalon essentiel dans ce genre littéraire, il laisse une œ uvre importante , en la tin. On lui doit l'invention d 'un systèm e de suspension auquel il a laissé son nom et des travaux remarquables dan s le domain e des math é matiques.

28. Gravure d 'un bas-relief montrant la Peinture et Varron. Frontispice de Pietro SANT! BARTO U , Gli antichi sepolcri, Rome , 1697.

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l'Antiquité. C'est aux environs de 1370 qu'est réalisée la « salle des hommes illustres » du palais du Capitano à Padoue, sous l'influence directe de Pétrarque. Enfin, au Quattrocento, ce sont les séries d 'Andrea del Castagno, à Legnaia, et de Domenico Ghirlandaio, au Palazzo Vecchio de Florence: la première est composée de trois femmes de la Bible et de l'Antiquité, trois hommes d'État florentins et trois poètes (Dante, Pétrarque, Boccace); la seconde, de héros de l'histoire romaine 39 . Dans sa dédicace à Francesco de Carrara, seigneur de Padoue, du De viris illustribus qu'il avait complété, Lombardo della Seta, secrétaire de Pétrarque, explique la signification de ce déploiement de portraits 40 : « Ces héros, tu ne les as pas seulement dignement accueillis dans ton esprit et dans ton âme [... ] tu les as aussi magnifiquement placés dans la partie la plus belle du salon [ ... ] tu les as honorés de ton hospitalité, à la manière des Anciens, tu les as ornés d'or et de pourpre, avec des images et des inscriptions [ •.• ] si bien que tu pouvais avoir sans cesse sous les yeux ceux que tu t'étais engagé à aimer pour la grandeur de leurs exploits. » En conformité avec la tradition romaine, le portrait est chargé ici d'une exemplarité morale et politique, qui reste présente dans les autres cycles, même si l'identification avec les héros antiques est plus marquée pour Florence parce qu'elle s'affirme légitime héritière de Rome. Mais dans tous les cas connus depuis celui de Naples, aux alentours de 1330, jusqu'à celui de la deuxième série de la « salle des géants» de Padoue, remplaçant vers 1540 la première détruite par un incendie au début du xVTe siècle, la réalisation de ces ensembles est due à une initiative du pouvoir, royal, seigneurial ou municipal, et prend une signification essentiellement politique, liée à l'identité et au message que ce pouvoir veut proclamer à travers le choix des héros dont il se réclame. Une é tape très importante est franchie lorsque ce culte des grands hommes - comme c'était le cas à l'origine, si elle remonte bien à Varron - revient dans le domaine privé et est célébré par un particulier dans sa résidence, pour son plaisir et son édification personnelle et ceux de ses amis. C'est ce qui se produit au moment où l'humaniste, philosophe, médecin et historien, Paolo Giovio *, annonce, par une lettre du 28 août 1521 à * Humaniste et homme d 'Église (i l fut évêque d e Nocera), Paolo Giovio (1483-1552), qui a étudié la philosophie et la médecine à Padoue et Pa,~e, éc rit un De vi1is illustrim.ts et les vies de Léonard de Vinci, Rap haë l et Miche l-Ange (restées inédites jusqu'à la fin du xVI nc siècle). Protégé des Farnèse, il vit à la cour pontificale jusqu 'à la mort de Paul III en 1549, et se retire alors à Florence, auprès de Cosme !"'. Ses deux titres de g loire sont d 'avoir inspiré à Vasari l'entreprise des Vite et d 'avoir ré uni dans sa villa une collection de portraits, qu 'il appelle son « Musée ».

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son ami Marco Equicola, secrétaire du duc de Mantoue, son désir d~ consacrer deux pièces de sa demeure, placées sous l'invocation symbolique de Minerve et de Mercure, aux « portraits des grands hommes de lettres, afin que leur exemple et l' émulation de leur gloire induisent les ho~mes de valeur à la vertu». II ajoute qu'il s'est donné beaucoup de peme pour recueillir des portraits de Dante, Pétrarque, Boccace, Leon Battista Alberti, Marsile Ficin, Pic de La Mirandole et bien d 'autres écrivains, peints par les meilleurs artistes 41 . L'entreprise se concrétise vers 1540, au moment où il achève la construction d'une somptueuse villa, sur les bords du lac de Côme 42 , dont l'emplacement a été choisi non seulement parce qu~ c'est le li~u d'orig~ne de sa fami lle, mais aussi parce qu'il est proche des rumes de la villa de Plme le Jeune, « qui portent témoignage de cette antiquit~ ~acrée, donnent be~ucoup de lusu-e à l'édifice et lui confèrent une autonte so~enn_elle d~ glo~re et de merveilleux ». C'est donc un authentique lieu de memoire qrn est elu pour l'implantation de cette villa, conçue elle-même _comme -~n temple ?e la vertu, appelée museo et consacrée publicae hilaritatz, au plaisir du p~bhc, selon une formule qu'on trouve sur des monnaies de l'époque d'Hadnen et de Commode. Sans doute le terme de museo, qui commence à resurgir dans le langage des humani~tes après une longue éclipse, presque ;o:3'le, sembl:t-il, pendant le Moyen Age, a-t-il été c~oisi par rap~ort a~x ~rec~dents hell~nistiques: ces lieux d'études contenaient autour dune b1bhotheque_le~ ~01traits de ceux qui s'étaient illustrés dans les letu·es. Ils semblent avoir e_te le modèle de la bibliothèque d'Asinius Pollion à Rome, évoquée elle aussi par Pline l'Ancien. La collection des portraits, près de quatre cents, rassemblés par Giovio, constituait évidemment l'innovation la plus marquante de ce lieu de retraite et de travail. II explique que ces portraits, selon le topos venu de l'Énéide, sont des images tellement vivantes qu'elles paraissent « respi~er » ; que ce sont les « véritables représentations et les traits propres aux visages de ces hommes illustres ». Ces images, qui représentent des personnages historiques,_ ~t non des héros mythiques comme ceux qu'on trouvait dans les cycles a~te~'.eurs, s~nt réparties par Giovio en quatre classes, qui marquent sa volonte d mtrod~:re un ordre dans cette masse de documents iconographiques: la prem1ere classe est celle de « ceux qui se sont distingués par la noblesse et l'excellence de leur esprit », et qui sont rangés selon la date de leur mort, afin

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d'éviter toute hiérarchie; la deuxième classe est faite de vivants qui ont, eux aussi, « manifesté au monde le talent exceptionnel de leur esprit»; la troisième classe est constituée par les « artistes, auteurs des ouvrages les plus parfaits » et aussi par des « hommes charmants et spirituels qui, par leurs écrits et leurs paroles, ont su distraire les autres »; et la quatrième sera celle « des souverains pontifes, des rois, des ducs, qui, dans la paix et dans la guerre, ont acquis une gloire immortelle et ont laissé à leurs successeurs des exemples extraordinaires de leurs exploits, à imiter ou à éviter ». Ces précieuses indications, qui donnent une idée de l'ordonnance et du contenu de la villa, disparue au début du xvr{ siècle, sont apportées par Giovio dans un livre qu'il publie à Venise en 1546 et qui contient les textes explicatifs qui accompagnaient (ou devaient accompagner) les portraits, afin de compléter leur enseignement mémorial 43 ; consacré aux elogia des hommes de lettres, cet ouvrage est suivi en 1551 d'un second, consacré aux hommes de guerre 44 , l'un et l'autre sans les reproductions des portraits, qui seront partiellement publiés à Bâle en 1571 et 1577 (ill. 29)45 . Le caractère éminemment culturel de la sélection de Giovio est évident. Parmi les artistes, on trouve Michel-Ange, Léonard de Vinci, Andrea del Sarto, Baccio Bandinelli, Titien; le livre qui devait aussi leur être consacré n'a jamais été publié; Giovio précise que son intention était d'y inclure des gravures des meilleures œuvres de ces peintres et de ces sculpteurs. Le fait, souligné par Giovio, que les actions des hommes politiques, souverains et chefs de guerre sont à imiter ou à éviter démontre bieo. le caractère historique, voire encyclopédique de cette collection, qui n'est pas seulement un rassemblement de personnalités édifiantes (comme dans les grands cycles publics des xrve et xve siècles), mais l'illustration d'un livre d'histoire qui fait place aussi aux ennemis menaçants du moment, comme ces portraits des empereurs ottomans 46 , accompagnés d'ailleurs de légendes qui prouvent que le médecin Giovio ne restait pas insensible aux spéculations physiognomoniques. En témoigne le commentaire du portrait de Mehmet II : « Mehmet eut la face jaunâtre, les yeux de griffon, avec ce cruel et vraiment tartaresque regard, et le nez si aquilin qu'il semblait que la pointe touchât les lèvres. » Une quarantaine de portraits seulement survivent à la dispersion de la collection et à la ruine du Museo Gioviano. On connaît donc mal l'origine de ces œuvres, qui voulaient être des portraits «fidèles», réalistes: l'insis-

JtNDREAS' A V .R1A ' C~LAS~ fis pr.rfrdus. _ .

,

29 . Andrea Doria, dans Paolo G1ov10, Musaei Ioviani Irnagi"nes, Bâle, 1577.

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30. Bronzino, Andrea Doria, vers 1530-1540. Mi lan , Galeri e nation ale de Brera.

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tance mise par Giovio sur cet aspect montre bien que la fonction mémoriale et didactique du portrait est liée à sa conformité aussi rigoureuse que possible à son modèle. L'exemple que peut transmettre un personnage historique par son image est lié étroitement à la véracité de celle-ci, dans la mesure, précisément, où l'on est convaincu du rapport qui existe entre les traits extérieurs et la physionomie, la vie intérieure, voire la destinée de ce personnage. En fait, la provenance de ces tableaux était très hétéroclite : à côté de portraits de contemporains faits par des artistes connus, comme l'Andrea Doria en Neptune de Bronzino (ill. 30), il y a des copies d'œuvres disparu es et, peut-être, des portraits imaginaires, reconstitués selon la méthode que préconisait Pomponius Gauricus. La collection des portraits de Giovio est sans doute l'une des plus belles illustrations des réflexions de Leon Battista Alberti, et la première grande tentative de faire tenir un discours sur l'histoire universelle à une galerie de portraits, dans un souci apparent d'équilibre entre le texte et l'image 47 . Les lettres, qui font connaître la collection, du polygraphe Anton Francesco Doni 48 , écrites en 1543 et publiées en 1544 à Venise, la notoriété même de Paolo Giovio, ses propres ouvrages sur le « Museo » de 1546 et 1551, les recueils de gravures qui sortent des presses de Bâle à partir de 1571 ont assuré très tôt la célébrité et le prestige de cette suite de portraits sans précédent depuis la Rome antique. Sans doute a-t-elle contribué à familiariser le monde érudit avec l'emploi du terme de «musée ». Mais, surtout, elle a fait du portrait un auxiliaire bientôt indispensable du discours historique. C 'est ce que montre la décision de Vasari, ami de Giovio, qui a exercé sur lui une forte influence au point de l'amener à entreprendre la rédaction des Vies 49 . Dans la dédicace de la deuxième édition (1568) au grand-duc Cosme I er, il annonce qu'il a placé en tê te d e chaque biographie le portrait gravé de l'artiste, ajoutant à titre d'excuse: « S'ils ne possèdent pas ce don de ressemblance qu'avec sa vivacité apporte la couleur, il n'en est pas moins vrai que le dessin des traits a été pris sur le modèle et ne manque pas de naturel. » Et dans la dédicace aux artistes, il rappelle la valeur mémoriale de ce parti : « Afin de mieux raviver le souvenir de ceux que j 'honore tant, je n'ai épargné aucun effort, peine, ni dépense pour retrouver et placer en tête d e leur vie leur visage. » Mais dans la préface, il revient sur les insuffisances du portrait gravé, car « le dessin inférieur des gravures retire toujours quelque chose aux figures. Ils ne peuvent ni ne savent rendre avec minutie ces finesses qui en font la qualité ». Cette illustration est quand m ême utile pour mieux

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connaître les artistes, car ces gravures « les montreront mieux tels qu'ils furent que n e pourrait le faire aucune description ». Vasari exauçait donc le vœu exprimé, cent trente-trois ans avant, par Leon Battista Alberti à la fin de son traité De Pictura. Si l'on peut attribuer au souvenir du «musée» de Giovio l'apparition d'une galerie de portraits d'artistes dans le grand recueil dé Vasari, la collection de la villa du lac de Côme a suscité l'intérêt de plusieurs princes: d'abord e t surtout celui de Cosme l"r qui envoie un disciple de Bronzino, Cristofano dell' Altissimo 50 , copier la collection de Giovio à partir de 1552 (l'année m ême de la mort d e l'humaniste). En 1568, Vasari parle de deux cent quatre-vingts tableaux copiés et envoyés à Florence, où le grand-duc les fait d'abord présenter dans un salon du Palazzo Vecchio. Ils sont finalement installés dans le couloir des Offices à partir d e 1587 jusqu'en 1591 ; par un e lettre du 17 juillet 1597, Filippo Pigafetta, officier, géographe et diplomate*, rend compte au grand-duc Ferdinand 1er de l'ordonnance que, selon ses instructions, il venait de donner à cette collection (portraits de la famille de Médicis, des papes, des souverains de l' Europe; des hommes d e guerre e t des découvreurs du Nouveau Monde; des Florentins illustres dans tous les domaines de la vie publique, des lettres et des arts) . Dans une série de grands hommes incomplète , il propose de placer des portraits d 'artistes « qui manquent encore» : Michel-Ange, Raphaël, Andrea del Sarto et aussi Donatello 51 . Grâce à l'initiative de Cosme l r, la collection mémoriale de Giovio passe du domaine de la vie privée, partagé avec des amis e t des visiteurs illustres, au domaine de la vie publique et officielle, d e la représentation politique, mais aussi déjà, quasiment, de la publicité, puisque le guide de Florence de Francesco Bocchi en 1591 , en décrivant la collection de peintures et d'antiques des Offices et de portraits du corridor, indique que les fonctionnaires du grand-duc ont reçu l'ordre de la montrer à tous ceux qui demanderaien t à la visiter 52 . En 1584, dans son Traité sur l'art de la peinture, le p eintre et théoricien Giovanni Paolo Lomazzo, qui est sans doute le plus parfait représentant de la théorie des arts à l'époque du maniérisme et de la Contre-Réforme, conclut un chapitre consacré au portrait en rappelant que les grands princes contemporains et Paolo Giovio ont constitué des musées, avec des 0

* Après avo ir voyagé à Co nstaminople, e n Égypte, puis à Paris, à Londres, e n Espagne, de nouveau en Orient, le plus so uvent clans la suite d'ambassad es vé ni tie nn es, Filippo Pigafetta (1533-1604) entre en 1593 au se rvi ce du grand-du c Ferdinand d e Mé di cis.

. t res des statues e t des médailles montrant des hommes célè~re_ss3_ Il ;omatique de constater qu 'un simple évêque comme Giov10 est ~, apu r-01· d'Espagne au roi de France e t au grand-duc de Toscane, d~ns associe ' • C' t e- dire l nomenclature de ces galeries réservées au portrait. es ass z_ a h. . du Museo Gioviano » dans cette nouvelle forme l'importance 1stonque « , , l de célébration du portrait, consacré offici~lle m~nt dans s_on r?le d ~~ oliti ue e t moral, e t d e partenaire oblige du disco_urs h1,stonq~e. se~ e lq 1 t en 1435 par les réflexions cursives d Alberti se refer m~ p que e cyc e ouver , · d trait glorieusem ent cent cinquante ans après avec la cons,ecrati?n u por , comm e facteur d'intégration d ' une culture du musee ~m commence a s'affirmer de puis un siècle, entre Rome, Florence e t Vemse.

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Critique du portrait

CHAPITRE IV

Critique du portrait

CRITIQUE SOCIALE DU PORTRAIT

En juillet 1545, l'Arétin écrit à Leone Leoni, sculpteur et médailleur, qui commence alors une brillante carrière*. Apprenant la mort de son ami, l'érudit et poète Francesco Molza, il se console en regardant son portrait sur une médaille de Leoni: « Vous avez donné à son image tout l'esprit de votre savoir-faire, et elle est si remarquable que j'ai cru me trouver en sa 1 présence • » Jusqu'ici l'Arétin reste dans l'ordre de la célébration du pouvoir d'illusion du portrait. Et brusquement, l'éloge de la médaille devient conseil abrupt à Leoni: « Vous feriez grand tort à nos descendants si vous ne les faisiez pas héritiers de l'exemple glorieux d'un homme aussi célèbre. Faites donc les portraits de personnages de ce genre, mais ne faites pas les portraits de ceux qui à peine se connaissent eux-mêmes et que personne. ne connaît. Le ciseau ne doit pas tracer les traits d'une tête, avant que la renommée ne l'ait fait. Il ne faut pas croire que les lois des Anciens aient permis qu'on fasse des médailles de personnes qui n'étaient pas dignes. C'est ta honte, ô siècle, de tolérer que des tailleurs et des bouchers apparaissent vivants en peinture. » La position de l'Arétin est dure et tranchante : il institue une sorte de droit au portrait qui serait réservé à des personnalités susceptibles d'intéresser la postérité par l'exemple de leur vie. On voit comment le thème du portrait mémorial, pour la première fois semble-t-il, est exploité dans un sens littéral et restrictif: la mémoire ne se transmet pas dans l'ordre du * Né à Arezzo, architecte et sculpteur, Leone Leoni (1509-1590) a surtout travaillé à Milan. Remarqué par Charles Quint, il est appelé en Espagne par Phili ppe II pour travailler aux tombeaux de l'Escurial.

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privé, mais dans celui de la société tout entière. Le portrait ne concerne donc pas une lignée familiale, mais une collectivité, qui n'a rien à recevoir d'un tailleur ni d'un boucher. L'opinion émise par l'Arétin dans une lettre qui n'était pas destinée à la publicité soulève plusieurs questions. Son mépris « aristocratique » pour les hommes des métiers manuels est-il provoqué par une effective prolifération du portrait dans des classes quasi populaires? Cette opinion est-elle isolée ou relayée par les écrits des théoriciens? Il me paraît impossible de répondre à la première question, dans la mesure même où la disparition de nombreux portraits au cours du temps fausse d 'emblée toute éventuelle statistique. Le Tailleur de Giovanni Battista Moroni (ill. 31) *, vers 1560, est-il un exemple isolé 2 ? D'autre part, les Boucheries des Carrache 3, vers 15851590, constituent un thème rare, mais sont-elles des portraits? La réponse à la deuxième question s'étale dans le temps. Le 3 janvier 1549, le peintre, archéologue et théoricien portugais Francisco de Holanda achève un petit traité Do tirar polo natural 4 (« De l'art de tirer au naturel ») : on comprend dès les premières lignes qu'il s'agit de « tirer le porl:ait ». Malgré une traduction en espagnol achevée en 1563, ce traité n 'a été édité pour la première fois qu'en 1892. Il est peu probable qu'il ait reçu, en manuscrit, une large diffusion, en dépit des liens établis par Holanda avec le milieu italien et, en particulier, avec Michel-Ange, à la suite de son séjour à Rome, autour de 1540. Son influence est donc restée très limitée. Mais la culture très fortement « italienne » de son auteur le rend probablement assez représentatif des idées qui étaient dans l'air à l'époque où l'Arétin envoyait sa lettre à Leoni. D'autre part, il présente la caractéristique d'être le premier traité autonome consacré exclusivement à l'art du portrait 5 • Il s'ouvre sur une double déclaration programmatique qui met en cause le traitement social du portrait: d'une part, la grandeur qui réside dans le fait même de « tirer le portrait» : « L'art de tirer au naturel est ce que Dieu seul , dans son insondable sagesse, a fait comme Il sait le faire. Qu'un h omme terrestre veuille l'imiter est chose bien grande, et même la plus grande que puissent faire les hommes. » C'est bien par le portrait, art de représenter l'homme, que la peinture est un « art divin », parce qu'elle imite , à l'égard de l'homme, le geste créateur de Dieu. Aussitôt vient le corollaire de cette proclamation : « Le premier pré* Actif surtout à Bergame et Brescia, Giovanni Battista Moroni (1523-1578) a bén éfici é d 'u ne belle re nommée de portraitiste. Titien l'a beaucoup admiré.

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31. Giova nni Battista Moroni , Portrait d ' un taill e ur, vers 1560. Lo ndres, Na ti o nal Galle ry.

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cepte que j'établirai pour tirer au naturel est que le peintre excellent [... ] n e peigne que très peu de personnes, et celles-ci très soigneusement choisies, plaçant la perfection et tous ses soins plutôt dans le parachèvement d' œuvres rares que dans un grand nombre d'œuvres 6 . » Un peu plus loin, Holanda précise quelles seraient ces personnes « soign eusement » choisies 7 : seuls les princes et les rois méritent d'être « tirés au naturel », car il s'agit de transmettre une « heureuse mémoire ». Puis il ouvre un peu ce droit au portrait, en le concédant à « tout homme célèbre par les armes, ou par le dessin, ou par les lettres, ou par sa libéralité, ou par sa vertu singulière, et non pas n'importe quel homme». Il admet aussi qu'il y ait un droit au portrait dans les familles, et entre les personnes qui s' aim e nt d '« un amour très fidèle et très chaste ». Le métier de portraitiste, « ce grand office qui est d'imiter Dieu suprême dans ses œuvres » ne peut être exercé qu'à bon escient. Certes, H olanda se garde des expressions méprisantes de l'Arétin. Il n'en esquisse pas moins une réglementation du droit au portrait, fondé sur l'exemplarité du p ersonnage; car ce n'est même pas le prince en tant que tel qui a ce droit, mais celui qui mérite de rester en mémoire. Il est intéressant de noter qu e ce droit est fondé aussi sur le mérite « culturel ». Finalement, les catégories dignes du portrait selon Holanda recoupent presque exactement les « classes » entre lesquelles Giovio avait réparti sa collection : ce sont les portraits n écessaires au discours historique, bien que Holanda mette l'accent, de m anière traditionnelle et conformément à l'exemple des anciens Romains dont il se réclame, sur la valeur paradigmatique de ces portraits. Il fau t relever aussi la concession qu 'il fait à la légitimité privée du portrait qui conserve , en leur absence, provisoire ou d éfinitive, l'image des êtres chers ; il se montre ainsi l'héritier d'Alberti. La conclusion de Holanda reste cependant d'une tonalité restrictive : il y a peu de modèles dignes du portrait; on n'a besoin que d'un petit nombre de portraitistes. Il n'en donne pas moins une série de conseils pratiques, puisés certainement dans la fréquentation des ateliers : le peintre doit travailler seul d evant son modèle, dans le calme et l'intimité, pour mieux se concentrer; 'l'idéal serait qu'il puisse peindre de mémoire « avec les yeux de l'esprit plutôt qu'avec ceux du corps 8 ». Il insiste sur les aspects importants pour le rendu au naturel du visage : les yeux 9 ( « les portes de la lumière », la plus belle partie du « grand château » de la tête); les oreilles, élémen t décisif de la r econnaissance du modèle 10 . On retrouve curieusement ce d ernier détail à propos d'Agostino Carrache: il avait dessiné une

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oreille plus grande que nature, l'orrechione d'Agostino, pour mieux l' é tudier, et disait que « c'était une des parties les plus difficiles de la structure de l'homme et que, pour savoir si une tête avait été peinte par un bon peintre, il avait l'habitude de regarder tout de suite les oreilles 11 ». On serait enclin à penser que Holanda plaide pour un réalisme rigoureux, s'il ne remarquait soudain qu'une personne jeune devrait paraître encore plus jeune; et une personne âgée, un peu moins âgée; une personne belle, encore plus belle; et une personne laide, un peu moins laide 12 . Le portrait au naturel serait donc une rectification du naturel, pour répondre au principe du compromis entre la beauté et la ressemblance selon Alberti. Holanda insistant en conclusion sur son admiration sans restriction pour Michel-Ange 13 , sa théorie du portrait exemplaire reflète peut-être, au moins partiellement, les entretiens auxquels il avait participé dans l'entourage du maître. Connue ou confidentielle, sa codification sociale du portrait reste momentanément isolée. On trouve pourtant, dans le même sens, une réflexion de l'ami de l'Arétin, Lodovico Dolce, à propos de Titien, qu'il glorifie pour avoir pris soin de ne faire les portraits que des grands personnages 14 . En fait, il faut attendre 1584, avec la publication du Trattato de Giovanni Paolo Lomazzo *, premier système global des arts plastiques, pour lire une prise de position sur le problème social du portrait, qui développe, sans en avoir eu probablement connaissance, l'opinion de Holanda 15 . Le chapitre sur le portrait commence par un résumé de l'histoire du genre, dont la valeur est d'être lié aux mythes grecs des origines de la peinture, mais aussi au fait que, chez les Anciens, le portrait avait une fonrtion essentiellement mémoriale, la finalité du portrait étant de perpétuer par l'image le souvenir des princes et des êtres exemplaires, qui se confondent bien souvent, et ainsi d'être un exemplum virtutis.

* Né à Milan, disciple de Gaudenzio Ferrari, Giovanni Paolo Lomazzo (1538-1600) fait d'abord une carrière de peintre (portraits, paysages, grotesques, etc.). Devenu aveugle à l'âge de trente-trois ans, il se consacre à l'écriture. En dehors de son autobiographie en vers (publiée dans son recueil de Rime, Milan, 1587) et de livres sur les Muses et les songes, il compose deux traités considérables, Trattato dell'arte della pittura (Milan , 1584, avec trois autres éditions, une en 1584 et deux en 1585), puis ldea del tempio della pittura (Milan , 159 1). Si le :rai té avait l'ambition d 'étre une som me complète de l'art de peindre, l'Idée du temple est peutetre un ouvrage plus novateur, avec la théorie des sept "gouverneurs», c'est-à-dire des sept maîtres qui commandent aux diverses parties de la peinture et préfigurent la théorie des styles.

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À cet état « historique », Lomazzo oppose la dégradation du portrait dans le monde contemporain: le portrait s'est vulgarisé et transmet l'image de personnes qui ne méritent pas qu'on se souvienne d 'elles. À la dégradation du modèle, inculte, capricieux, exigeant, correspond la dégradation du genre : à modèle vulgaire, tableau médiocre. Le portrait a perdu toute dignité, et le peintre est livré au caprice de son modèle ignorant. Pour amorcer le redressement de cette situation de décadence, Lomazzo suit une double démarche : donner des préceptes et montrer les exemples de bons portraitistes qu'offre l'histoire de l'art au xvre siècle. Il se conduit ainsi à la fois en théoricien et en pragmatique. Les préceptes tournent autour de deux idées : que le peintre doit donner à voir la « qualité » de son modèle, c'est-à-dire le caractère essentiel lié à sa dignité, à sa fonction, à son activité. À l'empereur conviendront la noblesse et la gravité, même s'il ne possède pas ces qualités. À chaque personnage doit correspondre une caractéristique dominante, selon l'enseignement des artistes de la Renaissance: Giotto a exprimé la « profondeur » de Dante, Simone Martini la facilité de Pétrarque, Titien la faconde de !'Arioste, etc. Ensuite, le peintre doit soigneusement veiller à donner à son personnage l'attitude, les vêtements, les attributs, qui correspondent à sa« qualité », c'est-à-dire sa position dans la société; ainsi, il serait ridicule de représenter un marchand avec une épée, alors qu'on s'attend à le voir avec sa plume passée entre le bonnet et l'oreille. Lomazzo applique ainsi au portrait la notion du decorum, cette convenance dont Léonard de Vinci avait donné une parfaite définition 16 : « Que le roi soit barbu, plein de gravité dans l'air et les vêtements [ ... ] . Les gens de basse condition doivent être mal parés, en désordre et méprisables [ ... ] avec des gestes vulgaires et tapageurs. » Contemporain de Lomazzo, Giovanni Gilio * précise qu'à chaque catégorie d'âge, de fonction, de classe sociale correspondent des signes distinctifs 17 • Pour la femme, le decorum est simplement la beauté, qui implique que les erreurs de la nature soient corrigées, si besoin est: il faut que le peintre imite les poètes qui chantent les qualités de la femme aimée. Lomazzo en revient donc à l'exemple du portrait littéraire, avec ses artifices sélectifs de composition. * Natif de Fabriano, dans les Marches où il semble avoir passé toute sa vie chanoine Giovanni Andrea Gilio (mort en 158-4) a publié un traité de rhétorique, Tof1ica poetica (Venise'. 1580). Il assume l'interprétation rigoriste de l'enseignement du con cile de Trente dans ses Due dialoghi ... nel seconda si raggiona degli errori e degli abusi de' pittori circa. l'historie (Camerin o, 1564). Le livre, dédié au cardinal Alexandre Farnèse, est ce nsé rapporter le dialogue de six Jeunes le ttrés dans une ville au printemps de 1562. Il dénonce notamment les« erreurs » du Jugement dernier de Michel-Ange.

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Du mouvement d'humeur de l'Arétin, élitiste grisé par la pos1t10n sociale que lui a valu son talent littéraire, à la codification froidement systématique de Lomazzo, la distance est peut-être grande, mais la ligne est continue. On est en tout cas bien loin des émerveillements de Vasari devant les conquêtes du réalisme. La préoccupation majeure n'est plus l'émulation de la nature; c'est un stade dépassé. Le portrait rentre dans un ordre hiérarchisé de la société; il est en principe réservé aux détenteurs de l'autorité politique et aux personnalités exemplaires par leurs exploits ou leur savoir. Plus que représentation fidèle de leurs traits, il devient image de leur condition et de leur rang, conformément à des schémas simplistes qui semblent enfermer le portrait dans une grille rigide et qui sont destinés à lui restituer la dignité de ses origines antiques. Cet autoritarisme, qui tend à réduire le portrait à des signes distinctifs d'emplacement sur l'échelle sociale, est en fait corrigé par l'exposé de l'histoire de ce genre au xvre siècle que Lomazzo développe et par les louanges qu'il distribue à Léonard de Vinci et à Raphaël, à Giorgione et à Titien, parmi d'autres. Sa préférence pour les portraits codifiés 18 , qu'il appelle des « portraits intellectuels», ne l'empêche pas de reconnaître les beaux tableaux. Il n'est pas certain que l'enseignement doctrinal de Lomazzo ait été véritablement suivi. Car ses critiques contre la dégénérescence d'un art vulgarisé sont reprises presque textuellement un siècle plus tard, à Florence, par Baldinucci 19 : dans la biographie du portraitiste flamand de la cour des Médicis, Justus Susterman *, il dénonce avec virulence un abus qui s'est répandu « au point que dans les étuves, les gargotes, les ta~ernes et les abattoirs, il n'est personne de si basse condition qui n'ait son portrait»; en plus, ces êtres incultes se font représenter vêtus comme des princes; finalement, on a eu « une infinité de peintres plébéiens, qui [... ] ont rempli le monde de ces vulgarités et n'ont pas eu honte d'exposer [ ... ] les trognes de ces gens de basse condition, inconnus quant au talent, et de mauvaises mœurs ». Avec une verve outrancière, Baldinucci développe la critique que Lomazzo avait exprimée avec une autorité aussi ferme, mais en des termes plus retenus. Pris au piège d'une politique de classe, le portrait semble sous une surveillance qui, privée avec l'Arétin, confidentielle avec Holanda, devient publique avec Lomazzo : il est désormais admis que le portrait peut être mensonge pour convenance sociale.

* Justus Susterman (1597-1681) est peintre de la cour à Florence à partir de 1620.

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L'IMITATION EN CAUSE

Entre 1540 et 1580, le portrait entre dans l'ère de la méfiance et de la régulation. Mais il est au même moment soumis à une remise en cau~e fondamentale. On peut en trouver les premiers éléments dans de simples réflexions, qui prennent valeur d'avertissement lorsqu'elles émanent d'un grand artiste et qu'elles sont diffusées par l'ouvrage de référence du milieu du siècle, les Vies de Vasari. Deux mots de Michel-Ange ont une portée qui dépasse celle de l'anecdote. On lui montrait un jour un tableau où la figure la plus réussie était celle d'un bœuf et, comme on lui demandait pourquoi le bœuf paraissait plus vivant, il répondit avec désinvolture 20 : « Chaque peintre se peint luimême. » Certes, en s'exprimant ainsi, Michel-Ange coulait sa verve caus1 tique dans un lieu commun déjà ancien, celui de l' agni pintore dipinge se2 • Politien attribue cette brillante formule à Cosme l'Ancien qui semble l'avoir utilisée pour exalter la personnalité de l'artiste 22 : l'être qui investit toute son âme dans une création ne peut se contenter de faire la simple représentation de la nature. L'expression est reprise par Savonarole dans ses commentaires des sermons d'Ézéchiel 23 : il veut signifier que les philosophes parlent de Dieu en fonction de leurs propres concepts. Léonard de Vinci s'explique plus clairement à ce propos 24 : « Le peintre, qui aura les mains mal faites en donnera de semblables à ses figures, et il fera de même pour tous les autres membres, à moins qu'une longue étude l'en ait prévenu [ ... ]. Tout ce que tu as en toi de bon ou de mauvais transparaîtra en quelque manière dans tes figures. » Léonard dénonce ainsi la fascination de l'identique à laquelle le peintre est enclin à céder, comme si l'imitation tendait à glisser insidieusement vers l'auto-imitation. Michel-Ange s'inscrit dans cette tradition : lapersonnalité de l'artiste, jusque dans ses défauts ou ses médiocrités, s'impose au point d'imprégner toutes les figures qu'il peint. Entre le modèle et son image, le tempérament du peintre fait écran, qui rend vaine toute prétention à une représentation fidèle. Tout portrait est un autoportrait. Michel-Ange n'évoque pas seulement cette menace de dissolution du portrait dans la personnalité de son peintre. Remarquant qu'il n'a laissé que très peu de portraits, Vasari n'en cite qu'un seùl, celui de son jeune ami, Tommaso de' Cavalieri; ce portrait est perdu. On possède, en

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32. Michel-Ange, Andrea Quaratesi. Craie noire. Londres, British Museum.

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revanche, un portrait dessiné d'Andrea Quaratesi (1512-1585), d'une vieille fam ille florentine amie de Michel-Ange (ill. 32). Vasari rapporte encore ce tte autre déclaration de l'artiste 25 : « Il détestait représenter le vivant, s'il n'était pas d'une infinie beauté. » Opérant le renversement du délicat équilibre d'Alberti, il refuse de soumettre le portrait à la réalité d'un modèle, au nom d'une certaine idée de la beauté que l'artiste porte en lui et qu'il refuse de sacrifier à la vérité. Mais il y a plus inquiétant encore pour la raison d'être du portrait: qu'est-ce que la vérité? Michel-Ange dissocie, brutalement, la ressemblance au modèle de la fonction mémoriale; il est vain de prétendre que le modèle survivra dans la ressemblance. À propos des portraits de Julien (ill. 33) et de Laurent de Médicis à la sacristie de San Lorenzo, il écrit en 1544 qu'il s'était peu soucié de les représenter « comme la nature les avait formés et composés», mais plutôt de leur donner une telle grandeur que, dans mille ans, personne ne s'inquiéterait de savoir s'ils étaient, en réalité, conformes ou non à l'image qu'il avait donnée d'eux 26 . Le portrait s'efface derrière le monument, au sens étymologique et premier, l'objet porteur d'un souvenir. Alors qu'Alberti identifiait la gloire de peindre à sa fonction mémoriale, que restait-il désormais du portrait descriptif et réaliste, du portrait vrai, si le modèle était condamné, de toute façon, à disparaître derrière l'interprétation qu'en pouvait donner un artiste de génie? La notoriété de Michel-Ange prêtait-à ces propos fort peu respectueux du portrait une portée invitant à les prendre au sérieux. Ont-ils influencé Vasari ? On peut se le demander quand on les rapproche d 'une remarque insérée dans la biographie d 'Antonio del Ceraiuolo 27 : spécialiste de portraits d'après nature, « son extrême virtuosité lui permettait d'obtenir des ressemblances frappantes, bien que par ailleurs il fût médiocre dessinateur». Il est surprenant de constater que Vasari puisse associer un peintre, sur lequel il porte cette lourde condamnation, à l 'idée de portraits «fidèles ». D'autant plus qu'il lui oppose les maîtres: « Beaucoup d'excellents peintres font au contraire des portraits impeccablement peints, mais ne rappelant ni de près ni de loin la personne représentée. Un portraitiste doit s'efforcer de donner une image exacte de celui qu'il peint, sans chercher ce qui fait la perfection d'une figure. Mais quand les portraits offrent à la fois ressemblance et beauté, on peut dire que ce sont des œuvres exceptionnelles et que leurs auteurs sont de grands peintres. » Au-delà de l'espoir chimérique de résoudre l'équation d'Alberti, Vasari finit par opposer le grand peintre qui ne cherche pas à faire un portrait

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fidèle, mais un beau tableau, au peintre quelconque, seulement capable de fixer la ressemblance. De cette antinomie entre la vérité et la beauté (qui n'est plus celle de la personne, mais celle de l' œuvre), il restait à donner une explication théorique, au-delà de ce mouvement d'humeur. On a l'impression que la reproduction désormais parfaitement maîtrisée des apparences ne contente plus des esprits en quête de l'essence supérieure de la réalité. L'apparition de ce conflit, dans les années 1550-1560, est contemporaine de l'émergence d'une notion qui va désormais prendre une place centrale dans le discours artistique : celle que la langue italienne exprime par le terme de disegno, qui devrait se traduire en fran çais par le doublet «dessein-dessin». On exploite, comme pour beaucoup d'autres notions, une mention de Pline l'Ancien , qui rappelle que, en Grèce, les enfants nobles recevaient un enseignement de graphice, terme que Pétrarque reprend en l'interprétant comme la source unique des arts plastiques, Jons artium. L'expression va dorénavant rebondir d 'un théoricien à l'autre, de Cennini à Ghiberti, qui dans ses Commentari, vers 1450, fait du disegno le « fondement théorique » de la peinture et de la sculpture, et à Filarete* qui, dans son Traité d'architecture, quelques années plus tard, proclame que , si l'on ne comprend pas le disegno, on ne p eut rien entreprendre dans l'architecture. Mais la consécration vient au milieu du xv{ siècle, à l'occasion du grand débat lancé par Benedetto Varchi, avec ses Lezioni de 1547 (devant l'Académie florentine) sur la hiérarchie des arts: il tranche les querelles entre la Peinture et la Sculpture, en soulignant, avec l'appui de Vasari, qu'elles ont une seule origine, le d essin, qui se situe dans l'esprit de l'artiste, idée reprise en 1550 par l'auteur des Vies dans sa préface. La reconnaissance de l'importance du disegno est liée à l'autre débat, celui de la « noblesse des arts», c'est-à-dire de la place des arts graphiques dans le système hiérarchisé du savoir et l'organisation de la culture : les unifier sous l'égide du dessin, instrument de l'esprit, c'était faciliter la reconnaissance, plaidée par Varchi e t Vasari, de leur égalité de droit avec la poésie 28 . Un nouveau pas décisif est franchi dès 1549 avec la publication du Disegno d'Anton Francesco Doni ** qui fait du d essin un principe métaphysique,

33. Michel-Ange,Julien de M édicis, vers 1524-1530. Florence, San Loren zo,

o uvell e Sacristie.

* Antonio Averlino, dit Filarete (n é à Florence vers 1400), sculpteur (porte de bronze de Saint-Pierre de Rome, vers 1445) et architec te (Ospedale Maggiore d e Mi lan, commencé vers 1460), dédie en 1469 à Pierre Cosme de Médicis son Trattato di archilettura. ** Après avoir été quelque temps moine au couvent des Servites d e Florence , Anton Francesco Doni (15 13-1574) parcourt l'Italie, rencontre Paolo Giovio, Vasari, revient à Florence en 1545, songe à éditer les Vies d e Vasari, puis s'établit à Venise en 1547 e t vit de son

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une « spéculation divine », et le situe ainsi bien au-delà, non seulement de cette « commune origine» des arts, acceptée depuis le Quattrocento et diffusée aussi par Castiglione, mais encore de l' « opération intellectuelle », reconnue par Varchi 29 • Vasari, dans la deuxième édition des Vies en 1568, donnera la formule courante de la thèse de Doni : « Le dessin, père de nos trois_ a~ts [ ... ], élabore à partir d'éléments multiples un concept global. Celm-o est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature [ ... ]. De cette appréhension se forme un concept, une raison en