Théorie et pratique de l’anarchosyndicalisme 9782805900655, 2805900650

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Théorie et pratique de l’anarchosyndicalisme
 9782805900655, 2805900650

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Théorie et pratique de l'anarchosyndicalisme

LES ÉDITIONS ADEN Édition Gilles Martin, Hélène Hiessler, Emine Karali, Julie Matagne Graphisme et couverture Emine Karali Dépôt légal Janvier 2010

Les Éditions Aden 44, rue Antoine Bréart 1060 Bruxelles Belgique Tél 00 32 25370062 Fax 00 32 2 53446 62 [email protected] www.aden.be

Édition originale Anarcho-Syndicalism: Theory and Practice. An Introduction to a Subject Which the Spanish War has Brought into Overwhelming Prominence, Secker & Warburg, Londres, 1938 © Noam Chomsky pour la préface, 1989 © Normand Baillargeon pour la présente traduction française, 2010

RUDOLF ROCKER

THÉORIE ET PRATIQUE DE L'ANARCHOSYNDICAUSME PRÉFACE DE NOAM CHOMSKY Traduit de l'anglais et présenté par Normand Baillargeon

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Remerciements Le travail et la générosité de plusieurs personnes ont grandement aidé à réaliser ce livre. Chantai Santerre a aimablement revu et corrigé une première version de ma traduction et ses commentaires et suggestions m'ont été fort utiles. AK Press et Noam Chomsky, par l'entremise d'Anthony Arnove, ont généreusement autorisé la traduction et la reproduction de la préface que Chomsky signait à l'œuvre de Rocker en 1989 -et dont il conserve l'entier copyright. Gaël Cheptou, Jérôme Anciberro, Freddy Gomez et Monica Gruszka ont traduit des textes de Rocker et/ou écrit sur lui dans les deux numéros que la revue À Contretemps a consacrés à Rocker : leur travail m'a été très précieux. Que toutes reçoivent ici l'expression de ma plus vive reconnaissance.

Introduction de Normand Baillargeon

Le sinistre développement de notre système économique actuel, qui conduit à une formidable accumulation de la richesse entre les mains de minorités privilégiées et à un appauvrissement constant de la grande masse des gens, [...] a sacrifié Vintérët général de la société humaine aux intérêts privés d'individus et il a de la sorte systématiquement mis à mal les relations entre les êtres humains. Les gens ont oublié que l'industrie n'est pas une fin en soi et qu'elle ne doit être qu'un moyen pour assurer aux humains leur subsistance matérielle et leur permettre d'accéder aux bienfaits de la haute culture intellectuelle. Le règne de l'impitoyable despotisme économique commence là où l'industrie est tout et l'être humain n'estrienet il est aussi désastreux que n'importe quel despotisme politique. Les deux proviennent de la même source et s'alimentent mutuellement. Rudolf Rocker Militant exemplaire, Rudolf Rocker (1873-1958) est une des plus riches personnalités du mouvement anarchiste et Fauteur de certains de ses écrits théoriques les plus importants et les plus remarqués, au nombre desquels il faut compter son chef-d'œuvre, Nationalisme et culture. Le présent ouvrage, par lequel il s'impose comme un des théoriciens majeurs de l'anarchosyndicalisme, a quant à lui été rédigé à la demande pressante d'Emma Goldman (18691940). Il est paru en anglais en 1938 et a ensuite été réédité

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et augmenté en 1947* : c'est de cette dernière édition qu'une traduction française vous est proposée ici. La petite histoire de la genèse de ce texte mérite d'être brièvement contée". En 1936, Fredric Warburg (1898-1981) lance à Londres une maison d'édition appelée Secker and Warburg. Il se passionne à cette époque pour la Guerre d'Espagne et cette passion va grandement influencer les choix éditoriaux de la jeune maison d'édition, qui sera antifasciste mais aussi anticommuniste. On le devine : certains des titres publiés porteront sur les tragiques événements qui se déroulent alors en Espagne, envisagés dans une perspective antifasciste et antistalinienne - l e plus célèbre d'entre eux étant Homage to Catalonia (Hommage à la Catalogne), de George Orwell, publié par Secker and Warburg en 1938. Le jeune éditeur en vient bientôt à vouloir connaître et faire connaître les idées qui animent les révolutionnaires espagnols et il propose à des anarchistes anglais de publier un bref ouvrage sur le sujet. Ceux-ci informèrent de cette commande Emma Goldman (1869-1940), qui se trouvait alors en Angleterre. Goldman contacta à son tour Rudolf Rocker et lui proposa en ces termes de rédiger l'ouvrage : Nous avons en ce moment désespérément besoin d'un ouvrage en langue anglaise sur le syndicalisme. Sa publication ferait énormément de bien. [...] Rudolf, mon cher, tu devrais rédiger ce livre. Et tu devrais le faire le plus rapidement possible. Après tout, un court ouvrage sur Tanarchosyndicalisme n'est pas un I. ROCKER, R.f Anancho-Syndicaiism : Theory and Practice. An Introduction to a Subject Which the Spanish War Has Brought into Overwhelming Prominence, Secker and Warburg, London, 1938. La deuxième édition est parue chez Modem Pubiishers, Indore City, India, 1947. II. Je dois ces informations à l'introduction de Nicolas Walter à l'édition de l'ouvrage de Rocker parue chez AK Press, Édimbourg et Oakland (2004), p. iv-xvi.

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traité scientifique ou une œuvre philosophique profonde. Pour atteindre la masse, son ton doit rester léger. Quoi qu'il en soit, tu es Thomme de la situation - et personne d'autre. J'espère que tu vas te mettre au travail. Ce serait une honte, ne crois-tu pas, de refuser une pareille occasion de présenter nos idées à un vaste public en Angleterre et aux États-Unis111 ? Rocker, occupé à d'autres travaux, et en particulier à son maître ouvrage, le monumental Nationalism and Culture™, qui paraîtrait cette même année, était bien entendu très intéressé, mais aussi tourmenté, par ce qui se passait en Espagne. Il avait d'ailleurs publié, vraisemblablement vers la fin de 1936, un petit ouvrage pour expliquer au grand public la nature et la signification de la Guerre d'Espagne et, en 1937, il en publierait un autre, sur le même sujetv. Il accepterait néanmoins la tâche que lui confiait Goldman et rédigerait l'ouvrage, en allemand, de juin à octobre 1937. Ce texte serait à sa demande traduit en anglais par Ray E. Chase et paraîtrait en mars 1938. Les critiques furent généralement très bonnes, mais le livre se vendit bien mal, tout comme Homage to Catalonia au demeurant, qui ne rencontra pas immédiatement, lui non plus, ses lecteurs. En 1947, un journaliste indien anarchiste et éditeur republiera le livre de Rocker et lui demandera à cette occasion un épilogue pour en actualiser le propos. Comme je l'ai rappelé plus haut, Rocker rédigera cet épilogue, ici repris et par lil. Cité par Nicolas Walter (2004), p. vii. IV. Nationalism and Culture, Rocker Publications Comitee, Los Angeles, 1987. Il a été traduit en français par Jacqueline Soubrier-Dumonteil: Nationalisme et culture, Éditions Libertaires, Paris, 2008. V. The Truth about Spain, Frei Arbeiter Stimme, New York, 1936? ; The Tragedy ofSpain, Frei Arbeiter Stimme, New York, 1937, traduction française de Jacqueline Soubrier et fort intéressant avant-propos de Miguel Chueca: La tragédie de l'Espagne, Éditions CNT-Région parisienne, 2006.

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lequel cet ouvrage, désormais reconnu comme un classique de l'anarchosyndicalisme, a pris sa forme définitive1. •

Qui était Rocker ? En quoi était-il la personne qualifiée pour rédiger l'ouvrage que lui commandait Goldman ? Qu'y apporte-t-il donc qui en fait un classique ? Je souhaite répondre à ces questions dans les pages qui suivent. Pour cela, je commencerai par retracer sommairement le parcours de Rudolf Rocker.

Une vie de militant Rocker est né à Mainz [Mayence], en Allemagne, le 25 mars 1873. La famille compte trois garçons, dont il est le deuxième. Son père est mort quand il n'avait pas encore 5 ans et sa mère, qui s'était remariée, est décédée quand il en a eu 14. Rocker fut alors mis en pension dans un orphelinat et l'expérience, qu'il décrit dans ses mémoires, l'a indéniablement marqué - il s'est d'ailleurs enfui par deux fois. Au sortir de l'orphelinat, Rocker devient apprenti dans un atelier de relieur, comme son frère aîné et son oncle Cari Rudolf Neumann, surnommé Le professeur. Ce dernier exercera une profonde influence sur l'adolescent. Il lui fait découvrir la littérature, la philosophie, les sciences naturelles, l'histoire, mais aussi la pensée politique et le socialisme, dont il est un ardent défenseur.

I. Rocker composera en 1946 une version abrégée de son livre (comprenant quelques modifications mineures) sous le titre Anarchism and Anancho-Syndicalism. Cet essai sera ensuite repris, en tout ou en partie, dans plusieurs anthologies.

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La découverte du socialisme et'de l'anarchisme Cette influence se fait sentir dans les décisions que prend le jeune homme au début de l'année 1890 : d'abord, celle de s'inscrire à la Fachverein fur Buchbinder (Association professionnelle des relieurs), puis celle de s'inscrire au Parti social-démocrate d'Allemagne11, qui est alors le seul parti d'opposition radical du pays. Comme on va le voir, il n'y restera pas longtemps : mais ce bref passage au sein d'un parti politique sera riche d'enseignements qu'il n'oubliera plus. Surtout, il va lui ouvrir la voie vers l'anarchisme. Il est utile de rappeler ici qu'au moment où Rocker y entre, le Parti social-démocrate tombe sous le coup de lois antisocialistes, en vigueur depuis 1878 et pour quelques mois encore, et qui le condamnent à une existence semiclandestine111 sans toutefois l'empêcher de prendre part aux élections, dont l'une doit justement se tenir en septembre et à laquelle travaille le jeune militant. Comme Rocker va rapidement le découvrir, ce parti à l'existence fragile est en outre traversé de dissensions, parfois graves et profondes, en plus d'être en relation conflictuelle avec d'autres organisations et d'autres militantismes dont Rocker, pour le moment, ne soupçonne pas l'existence. Il s'éveille à tout cela en participant aux activités d'un groupe de lecture composé de jeunes militants, le Freiheit. Il y découvre bien vite qu'il existe au sein du Parti socialdémocrate, redoutée par sa direction, une opposition informelle basée à Berlin et appelée les Jungen. Ses membres contestent notamment le paternalisme du parti, son mode de fonctionnement autoritaire, son opportunisme, sa II. Fondé en 1875 sous le nom de Sozialistische Arbeiterpartei (Parti ouvrier socialiste), c'est en 1890 qu'il est rebaptisé Soziaidemokratische Partei Deutschiartds (Parti socialdémocrate d'Allemagne). III. Bertrand Russell leur consacre un chapitre éclairant dans son : German Social Democracy.

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mentalité petite-bourgeoise, sa bureaucratie sclérosante et son parlementarisme sans nuances, toutes critiques dont Rocker se sent d'emblée très proche. Il découvre aussi, à travers le Freiheit, l'existence d'autres formes de radicalisme politique et lit en particulier des ouvrages et des brochures anarchistes, se trouvant très souvent en accord avec les idées qui y sont exposées. Les relations entre les Jungen et la direction du parti, qui exige inconditionnellement unité, discipline et loyauté, se feront de plus en plus tendues et en 1891 Rocker sera, à l'instar des Jungen, expulsé du parti. Le livre que vous allez lire contient de nombreux passages où Rocker rappelle les précieux enseignements concernant la voie parlementaire qu'il tirera de cet épisode et que la suite des choses ne fera que confirmer à ses yeux. Au mois d'août 1891, Rocker est à Bruxelles pour assister, en tant que délégué de la Fachverein fur Buchbinder, au Congrès socialiste international qui doit s'y tenir. La confrontation qui s'y est jouée entre le militant batave Domela Nieuwenhuis et Wilhelm Liebknecht est épique et symbolise les profondes et irréductibles dissensions qui caractérisent alors la gauche : le premier, qui deviendra anarchiste, préconise le recours à la grève générale, tandis que le deuxième, co-fondateur du Parti social-démocrate d'Allemagne, s'y oppose vigoureusement. Rocker assiste à tout cela et des lectures - particulièrement celles de Bakounine et de Kropotkine-, des rencontres et des discussions achèvent sa conversion aux idées des anarchistes, au moment même où ceux-ci se font signifier, sous des prétextes fallacieux, qu'ils ne peuvent participer au Congrès. Revenu en Allemagne, Rocker prend part aux activités du très modeste mouvement anarchiste qu'on y trouve : celui-ci

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est en effet désorganisé, atomisé et sa pensée encore peu développée. À la fin de l'année 1892, Rocker, qui aura bientôt 20 ans, sait qu'il devra accomplir sous peu son service militaire, une perspective qu'il a en horreur. Il songe donc sérieusement à partir et à voyager, quand un ami l'informe qu'il est sur le point d'être arrêté pour ses activités militantes. Rocker n'hésite pas et part aussitôt pour Paris, où il arrive en novembre 1892. Il ne reviendra en Allemagne que plus d'un quart de siècle plus tard.

Les années parisiennes et la question de la «propagande par le fait» Rocker arrive à Paris quelques mois à peine après l'exécution de Ravachol (François Claudius Koënigstein, 1859-11 juillet 1892) et les quelque deux années qu'il y passera en gagnant sa vie de travaux de reliure seront marquées par la rencontre d'anarchistes juifs d'Europe centrale et de Russie, mais aussi par les débats concernant l'expropriation1 et surtout la «propagande par le fait», qui divisent alors passionnément les anarchistes -cet épisode de l'histoire de l'anarchisme dure de 1892 à 1894, justement les années durant lesquelles Rocker sera à Paris. I. « En cette période agitée, où l'on croyait fermement que la révolution était proche, il y eut quelques petits malfaiteurs qui, pour se rendre importants ou pour d'autres raisons, justifiaient leurs pratiques au nom des idéaux libertaires. Ainsi fleurit le type dit des anarchistes cambrioleurs, qui firent beaucoup parier d'eux. Leur nombre fut pourtant inversement proportionnel à la notoriété dont ils jouissaient. Quand la certitude fut acquise que leurs forfaits étaient condamnés plus lourdement par les tribunaux que ceux des malfaiteurs ordinaires, ils ne tardèrent pas à se raréfier. Parmi eux, il exista sans doute quelques natures rebelles agissant pour des motifs respectables, mais elles n'étaient pas les plus nombreuses. » [Mémoires, vol. 1.] ». Cité par Freddy Gomez, «Rudolf Rocker ou l'apatride conséquent» [http://www.avoixautre.be/spip. php?article2080].

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Les rencontres avec les anarchistes juifs ont lieu au Café Charles, 2 boulevard Barbès, et elles auront un grand impact sur la suite de sa vie, comme nous le verrons. Quant aux débats internes qui secouent le mouvement, ils sont pour Rocker l'occasion de découvrir et d'affirmer des aspects caractéristiques de son militantisme et de sa conception de l'anarchisme. Il rejette avec force la «terreur injustifiée» qu'il juge inhumaine, clame son dégoût pour Émile Henry [1872-1894]1, craint les effets terriblement négatifs que les meurtres commis en son nom auront sur l'anarchisme, mais, en même temps, admet une certaine fascination (qu'il dira plus tard juvénile) pour les martyrs, pour des personnalités comme Ravachol et surtout Auguste Vaillant [1861-1894] (à l'exécution duquel il assiste d'ailleurs) et reconnaît que les gestes posés ont pu aboutir à quelque chose en attirant l'attention sur les immenses injustices de l'ordre social existant. Mais surtout, par-delà cette attitude qui, comme tant d'autres à cette époque, n'est pas exempte d'une certaine ambivalence, il affirme la nécessité d'un anarchisme vécu au grand jour, incarné dans les luttes sociales, politiques et économiques auxquelles il prend une part active en affirmant ses valeurs propres, ses idéaux et son amour de la liberté, en même temps qu'une visée de transformation intellectuelle et morale des êtres humains menée par la propagande, par les idées et par les gestes à travers lesquels se construit, peu à peu et dès à présent, la société de demain. Les fameuses «lois scélérates» et le Procès des trente, parmi lesquels, outre des voleurs et des bandits, on retrouve notamment Jean Grave, Sébastien Faure et Paul Reclus, vont à la fois mettre un terme à cet épisode du mouvement I. Pour venger l'exécution d'Auguste Vaillant, Henry a lancé le 12 février 1894 une bombe au Café Terminus de la Gare Saint-Lazare par laquelle il a tué une personne et en a blessé vingt autres. Il déclarera avoir voulu frapper indistinctement puisque, dira-t-il, «il n'y a pas d'innocents».

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anarchiste et l'amener à se renouveler en s'engageant dans de nouvelles directions. Parmi elles, cet ajiarchosyndicalisme que Rocker pratiquera et théorisera bientôt. En novembre 1894, un camarade arrivé d'Angleterre assure à Rocker qu'un médecin complaisant du consulat d'Allemagne à Londres accepte, pour un pot-de-vin, de rédiger un certificat de recommandation d'exemption du service militaire. Rocker y voit la possibilité de retourner en Allemagne sans avoir à subir ce supplice redouté. Il décide donc de partir pour Londres.

L'exil à Londres Rocker y arrive le ier janvier 1895, persuadé que son séjour dans l'île sera de courte durée et qu'il ne tardera pas à revenir en Allemagne. Mais il apprend vite que seuls des médecins allemands travaillant en Allemagne peuvent lui délivrer un certificat exemptant du service militaire et qu'en conséquence, il serait immanquablement arrêté comme déserteur s'il retournait dans son pays natal. Rocker recommence donc à pratiquer son métier dans cette ville, où il lui faudra passer un temps indéterminé, et il se familiarise peu à peu avec elle. Il fréquente notamment les quartiers défavorisés de l'East End, où il découvre une extrême misère qui le frappe de plein fouet : « J'ai vu de mes yeux des milliers d'être humains qui n'en étaient plus guère. Affamés, sales et pouilleux, ils portaient des haillons qui laissaient apercevoir leur peau, se nourrissaient dans les poubelles et de restes abandonnés sur les marchés". » Et encore : « Il y avait alors à Londres des milliers de personnes qui n'avaient jamais dormi dans un lit et qui s'enfouissaient II. Rocker, R., Im Sturm, Londoner Gruppe Freie Arbeiter Stimme, London, 1952, p. 89. Cité par Graur, Mina (1997), p. 70.

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plutôt dans un trou crasseux du sol où la police ne viendrait pas les déranger1. » Il y a alors dans l'East End de Londres une importante communauté d'immigrants juifs, parfois anarchistes, provenant majoritairement de Russie et de Pologne. Ayant fui les persécutions et les pogroms dans leurs pays d'origine (décuplés en Russie après l'assassinat du tsar Alexandre II en 1881), ils travaillaient typiquement comme tailleurs dans des sweatshops où les conditions étaient terribles. Rocker se lie à eux, apprend le yiddish et, dès 1896, commence à écrire pour la revue que publie la communauté, le Arbeter Fraint, (L'ami de l'ouvrier). En octobre 1898, on lui offre d'en prendre la direction, ce qu'il accepte11. Le bénévole qu'il a d'abord été auprès de la communauté juive y devient peu à peu un précieux compagnon de route avant de finir par faire figure d'une sorte de «missionnaire laïc» ou de «rabbin anarchiste», comme l'appellera non sans raison sa biographe. Rocker se fait une très haute idée de la tâche qui est la sienne. Tout d'abord et dans l'immédiat, organiser cette communauté et surtout améliorer les conditions de travail de ses membres ; ensuite, améliorer les relations, au sein du mouvement syndical, entre les travailleurs juifs et les travailleurs anglais ; enfin, éduquer cette communauté, et l'éveiller, en particulier, aux idéaux socialistes libertaires111. Il conservera toujours ce triple idéal à la fois politique, économique et pédagogique : intimement lié à une très haute idée de la liberté, il tend déjà vers ce que Rocker ne cessera de donner comme une dimension essentielle de l'anarchisme tel qu'il le conçoit. Dans les pages qui suivent, il I. Ibid, p. 90. Cité par Graur, Mina (1997), p. 71. II. Rocker rédigera (le plus souvent seul) et éditera aussi, jusqu'en 1903, Zherminal, un bimensuel de 16 pages dont le premier numéro est paru le 16 mars 1900. Zherminal reparaîtra brièvement en 1905. III. Fishman, W. J., (1966), p. 46.

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écrit encore : « Qui cherche inlassablement à tout mécaniser finit par devenir lui-même une machine et par perdre toute sensibilité humaine. L'anarchisme moderne est né de cette compréhension et c'est de là qu'il tire aujourd'hui sa force morale. Seule la liberté peut inspirer de grandes choses aux êtres humains et inspirer des transformations sociales et politiques. [...] La liberté est l'essence même de la vie, la force active derrière chaque avancée intellectuelle et sociale, l'inspiratrice de toute vision pour l'avenir de l'humanité. La philosophie anarchiste donne sa plus haute expression à l'idéal d'affranchir l'être humain de l'exploitation économique et de l'oppression intellectuelle et politique qui est la première condition de l'avènement d'une culture et d'une société plus élevée, et d'une nouvelle humanité. » Un des résultats concrets de ce souci pédagogique sera l'inauguration le 3 février 1906, en présence de Kropotkine, du Jubilee Street Club, unç institution qu'on décrirait aujourd'hui comme un centre communautaire d'éducation pour adultes, dont les cours et les activités sont offerts à tous les travailleurs sans exception. Dans le vaste bâtiment qui l'abrite et qui a été «payé avec les centimes mis de côté par les esclaves des sweatshops™ », on trouve une bibliothèque, une salle de lecture, un grand hall pouvant accueillir huit cents personnes, ainsi que des salles de classe dans lesquelles on enseigne un programme riche et vaste, qui va bien au-delà de l'anarchisme ou même de la sociologie et de l'histoire puisqu'on y aborde aussi les sciences, l'anglais, la littérature et l'art (enseignements dont Rocker se charge volontiersv), la rhétorique et d'autres sujets encore. IV. Fishman, W. J., (1966), p. 47. V. La liste des écrivains abordés par Rocker dans ses cours est impressionnante et comprend, par exemple, Ibsen, Gorki, Zola, Wilde, Tolstoï, Swift, Nietzsche, Mokher Serafim et An-Ski -parmi de nombreux autres. Ses cours sur l'art, donnés eux aussi au Jubilee Street Club, se prolongent par des visites aux musées londoniens. [Graur, Mina, (1997) p. 100-101 et note 59.J

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Au printemps 1912, les travailleurs des sweatshops mènent une grande et mémorable grève votée unanimement et Rocker, désormais un des leaders de la communauté, joue un rôle de tout premier plan dans le succès qui la couronne. Les deux années qui suivent sont celles où son influence est la plus grande. Mais il doit faire face à de nouveaux arrivants, habitués à lutter par les armes contre la terreur tsariste et qui préconisent la propagande par le fait plutôt que le militantisme associé à l'éducation que préconise Rocker. L'un de ces nouveaux venus, tenu en très haute estime par les partisans de la propagande par le fait, s'appelle Peter the Painter. L'histoire le verra réapparaître sur le devant de la scène : ce sera en URSS, comme agent de la Tchéka. La guerre déclarée, Rocker sera emprisonné en décembre 1914 comme ennemi étranger, au camp d'internement Alexandra Palace. L'Arbeter Fraint sera interdit de publication, le Jubilee Club sera fermé et le mouvement anarchiste juif anglais ne s'en remettra jamais tout à fait. En prison, Rocker donne des cours et attend patiemment d'être libéré. Il ne le sera qu'en mars 1918, dans le cadre d'un échange de prisonniers organisé par la Croix-Rouge qui lui permet d'aller en Hollande, où il retrouve enfin son épouse et son fils. La guerre est terminée et Rocker pense qu'une nouvelle société peut émerger en Allemagne et désire travailler à son avènement. Il part donc pour Berlin, où il arrive en novembre 1918.

Le retour en Allemagne et le dernier exil Rocker assiste en 1919 à l'échec de l'insurrection spartakiste et à l'écrasement des Conseils en Bavière ; il travaille au sein de la FAUD, la Freie Arbeiter Union Deutschland (Union libre des travailleurs allemands), dont il rédige la déclaration

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de principes et qui promeut les idéaux anarchosyndicalistes. Elle sera, en 1923, à l'origine de la nouvelle Association internationale des travailleurs. Certains de ces événements sont contés par Rocker dans les pages qui suivent et il n'est donc pas utile de nous y arrêter trop longuement. Disons simplement que si son activité est débordante, Rocker doit aussi assister, impuissant, à l'inexorable montée du nationalsocialisme et au déclin des organisations libertaires. Il quitte l'Allemagne début mars 1933 ; il espérait rester en Europe mais partira finalement pour les États-Unis. C'est de là qu'il suit, avec tout l'intérêt que l'on devine, le déroulement de la Guerre d'Espagne, cette sanglante coupure qui scinde en deux le siècle. J'ai déjà mentionné que Rocker lui consacre deux ouvrages et on aura deviné qu'il fait tout ce qu'il peut pour inciter les ouvriers américains à appuyer cette cause juste et cruciale. C'est durant cette guerre qu'il rédige l'ouvrage que vous allez lire.

La querelle de la Deuxième Guerre mondiale et les dernières années Rocker savait aussi bien que quiconque que la défaite des révolutionnaires en Espagne serait le prélude à une catastrophe sans nom qui déferlerait à l'échelle internationale. Face à cette défaite, il défendra un point de vue résolument interventionniste et militera pour la participation des anarchistes à la lutte contre le nazisme, adoptant en cela une position semblable à celle qu'avait prise Kropotkine à propos de la Première Guerre mondiale et qu'il avait alors combattue. Rocker soutient notamment que, cette fois, les torts ne sont pas partagés par tous les partis en cause ; que la guerre résulte d'actes d'agression par l'Allemagne nazie ; qu'en comparaison de la vie qu'on peut espérer dans cette Allemagne,

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qui est l'incarnation de l'absolutisme, de la répression, de la barbarie et du racisme, la vie dans les pays capitalistes reste préférable ; et qu'en conséquence, et pour l'avenir même du mouvement, la lutte contre l'Ordre Nouveau est «le premier devoir de notre temps1». On lui en fera reproche, en certains cas très sévèrement, tout particulièrement chez les anarchistes, que la question divise profondément". Dans ses Mémoires, Rocker explique sa position en disant : « Je désirais la défaite de l'Allemagne : non que les défauts, les contradictions et les injustices inhérentes au système capitaliste me fussent soudainement devenus acceptables, mais simplement parce que je n'avais pas perdu le sens des proportions111.» Rocker mourra aux États-Unis le n septembre 1958, dans un monde devenu largement étranger aux idéaux qu'il aura défendus, sans cacher son peu d'espoir de les voir réalisés bientôt. Le 15 mai 1952, dans une lettre à Boris Yelensky, il écrira : « Il me semble que notre mouvement tout entier est devenu un vaste foyer de querelles personnelles - et pas seulement ici, aux États-Unis, mais dans tous les pays. On y trouve tant d'amertume, tant de présomption et une si forte tendance à minorer le bon travail d'autrui ou à en dire du mal, qu'il n'est pas étonnant que notre mouvement soit entré dans la phase de son histoire la plus critique depuis l'époque de la Première Internationale. Les idées I. Rocker, R., «Gebet fun Shaeh», Freie Arbeiter Stimme, 11 novembre 1941. Cité par Graur, Mina (1997), page 225. il. Pour des positions critiques de celle de Rocker, voir par exemple: Prudhommeaux, André, [1946], « Rudolf Rocker et la position anarchiste devant la guerre », Agone, 35/36, 2006, p. 301-306. Ce texte est accessible à: (http://revueagone.revues.org/604J; ou encore: Graham, Marcus, The Issues in the Present War, Freedom, London, 1943. Il faut rappeler que Rocker eut l'appui de plusieurs militants et organisations anarchistes, notamment, parmi les plus célèbres, d'Abad de Santillan, de Gregoiy Maximoff et du Freie Arbeiter Stimme. Rapporté par Graur, Mina (1997), p. 225. III. Cité et traduit par Freddy Gomez: «Rudolf Rocker ou l'apatride conséquent», A Contretemps, 27, juillet 2007, « Rudolf Rocker, 1 : Mémoires d'anarchie». Ce texte est accessible à: [http://acontretemps.org/spip.php7rubrique39].

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fondamentales de l'anarchisme ne mourront jamais et elles demeureront une source d'inspiration: mais je doute fort qu'un renouveau de l'esprit libertaire émanera des rangs du mouvement actuelIv. »

Une pensée vivante Certaines des choses qui font l'importance et l'intérêt de ce livre devraient à présent être manifestes. Pour commencer, à l'évidence, il a tout d'un précieux témoignage sur des événements d'une profonde signification historique et rapporté par un acteur de tout premier plan. Il constitue en outre une formidable réfutation de tant de préjugés contre lesquels l'anarchisme et l'anarchosyndicalisme en particulier ont eu et ont encore à lutter : l'absence d'organisation, le caractère utopique, l'inapplicabilité à une économie et à une société modernes... Tous sont ici battus en brèche. De plus, nous nous trouvons manifestement devant une pensée vivante, riche et généreuse. Cependant, on se tromperait lourdement, à mon sens, si on n'y voyait que cela et ce serait également se tromper lourdement sur l'auteur, sur ses intentions et sur les combats qu'il a menés de ne lire les pages qui suivent que comme tin témoignage ou, pis encore, comme un simple programme qu'il ne s'agirait que de reprendre afin d'en compléter la réalisation. Mais la pensée de Rocker insiste si fortement sur le caractère organique et inattendu du développement des idées et des pratiques quand elles se déploient librement que cette mise en garde est sans doute inutile, comme il est inutile de rappeler le fait que les idées qu'il avance s'inscrivent dans leur historicité, que leurs racines plongent dans le sol des circonstances et des luttes menées IV. Cité par Graur, Mina (1997), p. 245.

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qui les alimentent et qu'elles enrichissent. Cette perspective «organiciste» est une constante de la pensée de Rocker et il y revenait encore quelques années avant sa mort, en 1952 : « L'anarchisme et l'idée de liberté en général sont des idées, non pas absolues, mais seulement relatives et sont dès lors soumises à de continuelles transformations. [...] Les idées absolues conduisent toujours au despotisme de la pensée et là où leurs représentants ont eu le pouvoir, au despotisme de fait1. » Il s'ensuit cette absence de plan préétabli définitif que Chomsky souligne à raison ; mais il s'ensuit aussi que les idées mises en avant par Rocker doivent être actualisées et que leur incomplétude, leurs imperfections et leurs carences ne doivent pas nous étonner puisqu'elles sont inévitables et nous apparaissent à la lumière des avancées de la liberté. Ces idées, en somme, sont autant d'invitations à reprendre et à perfectionner, dans l'action et par la pensée, la tâche d'émancipation. Parmi ces carences, les questions du sexisme, du racisme et des différentes formes de la domination culturelle sont notoirement absentes du livre, de même que les préoccupations écologiques et tout l'arrière-plan d'une réflexion critique sur la science et la technologie qu'elles engagent et présupposent. Malgré tout, certains thèmes développés par Rocker semblent bien être des constantes et des éléments qu'il convient de méditer à notre tour : sa préoccupation pour l'organisation, par laquelle l'anarchisme s'inscrit efficacement dans les combats de notre temps ; son souci de déployer l'anarchisme dans des directions intellectuelles, morales et pédagogiques ; et son refus de laisser réduire la problématique I. Rocker, R. « Ein offenes Wort», Die Freie Gesselschaft, n° 35,1952, p. 334. Cité et traduit par Chaptou, G., «La Liberté par en bas. De l'anarchosyndicalisme au pragmatisme libertaire», À Contretemps, 28, Octobre 2007, accessible à: [http://acontretemps.org/ spip.php?article165],

INTRODUCTION _II

humaine à sa seule dimension écorfomique en négligeant ce que son biographe appellera les «aspects plus profonds de l'humanisme socialiste, par exemple les idéaux de l'esprit et les valeurs culturelles" ». Où en était précisément Rocker sur toutes ces questions et sur l'anarchisme en général à la fin de sa vie ? Je soupçonne qu'il était vraisemblablement proche de ce pragmatisme libertaire et antidogmatique dont parle Gaël Chaptou, préconisant de sortir de ce qu'il appellera «la vision prolétarienne du monde» et appelant de ses vœux, avec prémonition, une «fédération européenne». Ses interrogations, ses doutes, ses remises en question d'alors sont précieux et très certainement féconds. Mais pour mieux juger de tout cela, il faudra que ses trop nombreux textes encore inaccessibles en français soient rendus disponibles. Je terminerai donc par un souhait que je reprendrai à un ou une camarade anonyme signant simplement Anarcho, qui a publié en 2008 une recénsion de l'ouvrage que vous allez lire. Il (ou elle) déplorait qu'il n'existe toujours pas, en langue anglaise, d'ouvrage réunissant les grands textes de Rocker et permettant une vue d'ensemble de ses écrits les plus importants. Il n'en existe évidemment pas non plus en langue française. J'espère que cette lacune sera bientôt comblée, ce qui aidera grandement à faire en sorte que cette œuvre soit rendue à ceux et à celles à qui elle appartient, c'est-à-dire, pour reprendre les mots qui ouvrent la préface de Chomsky qui suit, à toutes «les personnes qui se préoccupent de liberté et de justice». Normand Baillargeon

Saint-Antoine-sur-Richelieu, juin 2010

II. Graur, M., op. cit. (1997), page 157.

Préface de Noam Chomsky

Les personnes qui se préoccupent de liberté et de justice vont accueillir comme un événement de grande importance cette nouvelle publication trop tardive de Théorie et pratique de l'anarchosyndicalisme, de Rudolf Rocker. En ce qui me concerne, j'ai découvert les écrits de Rocker durant les premières années de la Seconde Guerre mondiale, dans des librairies et des locaux anarchistes de New York; quelques années plus tard, sur les rayons poussiéreux d'une bibliothèque universitaire où il n'avait jamais été emprunté, je suis tombé sur le présent ouvrage. Dès cette époque, j'ai trouvé ce livre inspirant et j'y suis depuis souvent revenu. Il me sembla immédiatement - et il me semble toujours - que Rocker indiquait la voie à suivre pour parvenir à un monde meilleur, à un monde qui était à notre portée et qui pourrait fort bien être la seule alternative à la «catastrophe universelle» vers laquelle nous voguions « toutes voiles dehors » - ainsi qu'il le constatait à l'aube de la Deuxième Guerre mondiale. Et puisque les États ont désormais acquis la capacité d'exterminer toute société humaine et puisqu'ils s'en serviront si l'ordre social actuel se développe dans les directions qu'il a prises, la catastrophe à venir sera bien pire que tout ce que Rocker a pu imaginer.

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Ce qu'il envisage est profondément différent de tout ce que Ton trouve dans les courants dominants de la pensée politique et sociale moderne et s'oppose même à ceux-ci. En poussant les gens à croire à l'illusion fatale que leur salut ne peut venir que d'en haut, ces différents courants de pensée, comme l'a bien vu Rocker, détruisent cette tendance à se prendre soi-même en mains, tout cela au détriment de la conscientisation et du travail constructif nécessaire à la création des «prémisses de la nouvelle société», pour reprendre les mots de Bakounine. Les tendances dominantes de la pensée politique et sociale moderne, on ne s'en étonnera pas, visent toutes à maintenir les gens en état de subordination. Il est inutile de nous arrêter ici à ces prétendus États « socialistes » ou aux mouvements marxistes-léninistes. Mais au sein même des démocraties industrielles, cette façon de voir et de penser est fermement ancrée parmi les élites -quelles que soient, par ailleurs, leurs allégeances politiques - et elle est même souvent articulée de manière très explicite et consciente. Selon ce point de vue, le rôle du public doit être de ratifier des décisions qui ont été prises ailleurs, d'adhérer à des doctrines qui ont été conçues pour lui par des supérieurs et, de manière générale, de demeurer passif en accomplissant son devoir. Tout le monde n'exprimera pas ces idées avec la clarté de Juan Bravo Murillo, que Rocker cite ici1, mais ses mots, aussi durs soient-ils, expriment parfaitement des manières de penser courantes parmi les élites. Selon la conception exposée par Rocker, les gens doivent prendre en mains leur travail et leur vie : ce n'est qu'à travers leurs luttes que les gens ordinaires pourront comprendre I. «Chez les travailleurs, nous n'avons pas besoin d'hommes qui sont capables penser: ce qu'il il nous faut, ce sont des bêtes capables de trimer. » (Chapitre V.)

PRÉFACE. 2 7

leur nature propre qui, à l'heure acfuelle, est annihilée et déformée par des structures institutionnelles conçues pour garantir obéissance et soumission. Et ce n'est que de cette manière que les gens développeront des normes éthiques plus humaines, «un sens nouveau de ce qui est juste», «la conscience de leur propre force et de leur importance en tant qu'ils sont un facteur social dans la vie de leur époque»; ce n'est que de cette manière, enfin, qu'ils prendront conscience de leur capacité à actualiser ce qui cherche à naître «au cœur le plus intime de leur nature». S'engager directement dans l'œuvre de reconstruction sociale est une condition préalable à l'appréhension de cette nature et constitue l'indispensable fondement sur lequel elle pourra s'épanouir. Rocker nous rappelle le développement de ces idées, des combats menés pour les implanter, et il met en évidence leur signification fondamentale. Son approche est loin d'être utopiste : il ne s'agit pas d'un discours abstrait, mais bien d'un guide pour l'action, qui tire les leçons des succès et des échecs passés. Comme tout anarchiste sérieux, Rocker «rejette tout plan et tout concept absolus ». En s'appuyant sur les avancées de notre connaissance et de notre compréhension, il est parfaitement conscient du fait qu'on ne saurait fixer « de terme définitif au développement humain » et qu'on ne peut qu'envisager « une perfectibilité sans limite des arrangements sociaux et des conditions de la vie humaine qui tendent inlassablement à s'exprimer de manière plus complète ». Des riches leçons que nous enseigne l'histoire, aucune n'est aussi évidente que celle qui nous rappelle que, bien souvent, nous n'avons pas même conscience des formes d'oppression dont nous sommes les victimes - et parfois les agents - et

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cela jusqu'au moment où les combats sociaux finissent par émanciper notre conscience et notre jugement. Rocker exprime à maintes reprises sa conviction que les gens ordinaires sont tout à fait capables de se construire un monde où seront satisfaits leurs besoins, un monde où ils pourront créer et prendre part à une culture émancipatrice au sein de communautés libres, un monde où ils pourront découvrir, par leur propre réflexion et à travers leurs engagements, les formes institutionnelles d'organisation qui seront les plus aptes à satisfaire ces aspirations à la liberté, à la justice, à la compassion et à la solidarité qui sont profondément ancrées en eux à un quelconque moment historique donné. Une telle vision demeure aussi inspirante aujourd'hui qu'elle l'était quand elle a été proposée il y a un demi-siècle et elle conserve toute sa valeur pour stimuler notre pensée et notre action de façon constructive. Noam Chomsky

Cambridge, Massachussetts

Chapitre 1

Les buts et les finalités de l'anarchisme

L'anarchisme contre le monopole économique et contre le pouvoir étatique; les précurseurs de l'anarchisme moderne; William Godwin et son ouvrage sur la Justice politique; P. J. Proudhon et ses idées sur la décentralisation politique et économique; l'œuvre de Max Stirner, L'Unique et sa propriété; M. Bàkounine, le collectiviste fondateur du mouvement anarchiste ; P. Kropotkine, le défenseur de l'anarchocommunisme et de la philosophie de L'entraide; anarchisme et révolution; l'anarchisme comme synthèse du socialisme et du libéralisme ; l'anarchisme contre le matérialisme économique et contre la dictature; l'anarchisme et l'État; l'anarchisme en tant que tendance historique; liberté et culture.

L'anarchisme est une tendance intellectuelle distincte de notre époque. Ses partisans militent pour l'abolition des monopoles économiques et de toutes les institutions politiques et sociales coercitives qui existent au sein de notre société. En lieu et place de l'organisation économique capitaliste actuelle, les anarchistes préconisent une libre association de toutes les forces productives fondée sur le travail coopératif et dont la seule fonction serait de satisfaire les besoins de chaque membre de la société, une telle économie n'ayant plus en vue la satisfaction des intérêts particuliers de

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minorités privilégiées au sein de l'union sociale. En lieu et place de l'actuelle organisation étatique et de sa mécanique morte d'institutions politiques et bureaucratiques, les anarchistes aspirent à une fédération de libres communautés liées les unes aux autres par des intérêts économiques et sociaux communs et arrangeant leurs affaires entre elles, par des ententes mutuelles et des contrats libres. Quiconque étudie avec un peu d'attention le développement social et économique du système social actuel reconnaîtra sans mal que de tels buts ne sont pas de simples idéaux utopiques conçus par des innovateurs à l'imagination fertile, mais qu'ils sont le résultat auquel on parvient logiquement si on examine les carences sociales qui se manifestent de façon de plus en plus claire et malsaine. Le capitalisme monopolistique moderne et l'État totalitaire ne sont en fait que les derniers termes d'un développement qui ne pouvait aboutir à un autre résultat. Le sinistre développement de notre système économique actuel, qui conduit à une formidable accumulation des richesses entre les mains de minorités privilégiées et à un appauvrissement constant de la grande masse des gens, a préparé la réaction politique et sociale actuelle et lui a rendu de grands services. Il a sacrifié l'intérêt général de la société humaine aux intérêts privés des individus et il a de la sorte systématiquement mis à mal les relations entre les êtres humains. Les gens ont oublié que l'industrie n'est pas une fin en soi et qu'elle ne doit être qu'un moyen pour assurer aux humains leur subsistance matérielle et leur permettre d'accéder aux bienfaits de la haute culture intellectuelle. Le règne de l'impitoyable despotisme économique commence là où l'industrie est tout et où l'être humain n'est rien, et il est aussi désastreux que n'importe quel despotisme politique.

L F J BUTS ET LES FINALITÉS DE L'ANARCHISME

Tous deux proviennent de la même Source et s'alimentent mutuellement. La dictature économique des monopoles et la dictature politique de l'État totalitaire sont les conséquences prévisibles des mêmes visées politiques. Toutes deux voudraient forcer les innombrables expressions de la vie sociale à se régler sur. le rythme mécanique de la machine et forcer tout ce qui est organique à avancer au rythme de la machine inanimée de l'appareil politique. Par le biais de notre système social moderne, tous les pays ont été intérieurement divisés en classes sociales hostiles les unes aux autres et, l'espace de la culture commune ayant été détruit, en nations antagonistes ; classes et nations s'affrontent donc et leurs guerres incessantes rendent la vie sociale en état de perpétuelle convulsion. La dernière guerre mondiale et les terribles effets qu'elle a eus, qui sont le produit des luttes pour le pouvoir économique et politique, sont aussi la conséquence logique de cette situation intolérable qui nous conduira inévitablement à une catastrophe universelle si une nouvelle avenue n'est pas bientôt empruntée. Le seul fait que la plupart des États soient aujourd'hui obligés de dépenser entre cinquante et soixante-dix pour cent de leurs revenus annuels à des fins de supposée «défense» et pour le remboursement de vieilles dettes de guerre suffit à prouver que la situation actuelle est intenable et devrait rendre clair aux yeux de chacun que la prétendue protection que l'État accorde aux individus est bien trop cher payée. Cette bureaucratie politique sans âme, qui ne cesse de croître et qui supervise et encadre l'existence des êtres humains depuis le berceau jusqu'au tombeau, ne cesse de créer des obstacles à la solidarité et à la coopération et anéantit toute possibilité de nouveau développement dans

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cette direction. Un tel système, par chacune de ses actions, sacrifie le bien-être de larges segments de sa population et même de nations tout entières à l'appétit de pouvoir et aux intérêts économiques de petites minorités : il conduit donc, nécessairement, à la dissolution de tous les liens sociaux et à un permanent état de guerre de tous contre tous. Ce système a provoqué cette immense réaction intellectuelle et sociale qui trouve aujourd'hui son expression dans le fascisme moderne ; son obsession pour le pouvoir surpasse de loin celle des monarchies absolutistes des siècles passés et elle aspire à soumettre au contrôle de l'État toutes les sphères de l'activité humaine. De la même manière que, pour les divers systèmes théologiques, Dieu est tout et l'être humain n'est rien, pour ces théologies politiques modernes, l'État est tout et l'être humain n'est rien. Et tout comme derrière «la volonté de Dieu» on trouve toujours cachée la volonté des minorités privilégiées, on ne trouvera aujourd'hui derrière «la volonté de l'État» rien d'autre que les intérêts égoïstes de ceux qui se croient autorisés à interpréter à leur guise cette volonté et à l'imposer au peuple. •

Il reste certes énormément de travail de recherche historique à faire en ce domaine, mais dans chacune des périodes de l'Histoire qui nous sont connues, on trouvera des idées anarchistes. On les rencontre chez le sage chinois Lao-Tseu1 (Livre de la Voie et de la Vertu11) et plus tard chez des philosophes grecs comme les hédonistes111, les cyniquesIV et I. Lao Tseu (VÎ* siècle av. J.C.) est un philosophe chinois qui est à l'origine du taoïsme. [Sauf mention contraire, toutes les notes sont du traducteur.] II. Rocker réfère ici au Dao De Jing qu'on attribue à Lao Tseu. III. Rocker pense sans doute ici à Epicure (vers 342 av. J.-C. - 270 av. J.-C.) et aux enseignements de l'épicurisme. IV. L'école philosophique cynique a été fondée par Antisthène (vers 444 av. J.-C. - 365 av. J.-C.).

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d'autres défenseurs de ce qu'on appelle «le droit naturel»v, tout particulièrement ZénonVI qui, en se situant à l'extrême opposé de Platon, fonde le stoïcisme. On les retrouve dans les enseignements des gnostiquesVH, de CarpocratevlH à Alexandrie, et elles eurent au Moyen-Âge, en France, en Allemagne et en Hollande, une indéniable influence sur certaines sectes chrétiennes qui furent presque toutes victimes des plus sauvages persécutions. Dans l'histoire de la Réforme en Bohème, elles trouvèrent un ardent défenseur en la personne de Pierre de ChelciceIxqui, dans son ouvrage The Net of Faith, formule sur l'Église et l'État un jugement similaire à celui de Tolstoï plus tard. Parmi les grands humanistes, on retiendra le nom de Rabelais qui, à travers la description qu'il propose de l'heureuse Abbaye de Thélème (Gargantua)t offre le tableau d'une vie libérée des contraintes de l'autorité. Parmi les autres précurseurs de la pensée libertaire, nous ne mentionnerons ici que La Boétie, Sylvain Maréchal et surtout Diderot, dont les nombreux écrits sont parsemés d'énoncés émanant d'un esprit profond libéré de tous les préjugés autoritaristes. C'est toutefois à l'histoire récente qu'il allait incomber de donner une forme plus précise à la perception anarchiste de la vie et de relier celle-ci aux processus immanents de l'évolution sociale. Cela serait accompli pour la première fois dans le splendide ouvrage de William Godwin [17561836] intitulé: Concerning Political Justice and its Influence upon General Virtue and Happiness, paru à Londres en 1793. V. Cette idée a d'abord été développée dans le cadre du stoïcisme ancien. VI. Rocker pense ici à Zénon de Citium (vers 335 av. J.-C. - 264 av. J.-C.), le fondateur du stoïcisme. VII. Mouvement religieux et ésotérique qui professait durant les deux premiers siècles de notre ère diverses doctrines affirmant notamment le caractère mauvais de l'univers créé. VIII. Philosophe gnostique (11e siècle). IX. Écrivain et penseur religieux tchèque (1390-1460), hostile à l'Église, à ses hiérarchies, à son autorité et prônant des communautés évangéliques non violentes.

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Le livre de Godwin, pourrait-on dire, est le fruit mûri de cette longue évolution des idées du radicalisme social et politique en Angleterre qui progresse de manière continue depuis George Buchanan1, puis Richard Hooker11, Gerrard Winstanley111, Algernon Sidneylv, John Lockev, Robert WallaceVI et John Bellersvn, jusqu'à Jeremy BenthamVHI, Joseph PriestleyIX, Richard Pricex et Thomas PaineXI. Godwin a très tôt compris que la cause des maux sociaux est à chercher non dans la forme de l'État mais dans son existence même. De la même manière que l'État n'est qu'une caricature d'une véritable société, il transforme en caricatures de leur être véritable les humains qui sont maintenus sous son éternelle tutelle : il y parvient en les contraignant à constamment réprimer leurs inclinaisons naturelles et en les assujettissant à des choses qui répugnent à leurs pulsions intérieures. Ce n'est que de cette manière qu'il est possible de modeler des êtres humains sur la forme préétablie de bons sujets. Un être humain normal et dont le I. George Buchanan (1506-1582) est un poète, humaniste, historien et dramaturge écossais. II. Richard Hooker (1554-1600) est un théologien anglais. III. Gerrard Winstanley (1609-1776) est un réformiste protestant anglais qui prônait une sorte de communisme chrétien. IV. Algernon Sidney (1623-1683) est un homme politique anglais. Il sera exécuté pour trahison pour sa participation à un complot visant à assassiner Charles II d'Angleterre. V. John Locke (1632-1704) philosophe empiriste et théoricien du libéralisme et du concept de tolérance. VI. Robert Wallace (1773-1855) est un homme politique écossais partisan de réformes électorales. VII. John Bellers (1654-1725) est un quaker et éducateur anglais. Il est l'auteur de Proposais for Raising a College offndustry of Ail Useful Trades and Husbandry (1695). VIII. Jeremy Bentham (1748-1832) est un juriste, philosophe et réformateur social. Il est le fondateur de l'école utilitariste. IX. Joseph Priestley (1733-1804) chimiste, philosophe, théologien, éducateur, et politicologue anglais, il laisse une œuvre immense qui a fortement influencé les utilitaristes. X. Richard Price (1723-1791) est un philosophe, pamphlétaire et militant anglais. XI. Thomas Paine (1737-1809) est un philosophe, écrivain et militant né en Angleterre et un des pères fondateurs des États-Unis. On consultera à ce sujet le chapitre qu'Hobsbawm lui consacre dans Rébellions: la résistance des gens ordinaires (éditions Aden, 2011).

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développement naturel n'aurait pas été entravé façonnerait spontanément son environnement de manière à ce qu'il satisfasse ses besoins innés de paix et de liberté. Mais Godwin a aussi compris que les êtres humains ne peuvent vivre naturellement et librement les uns avec les autres que lorsque les conditions économiques adéquates sont satisfaites et que l'individu n'est plus exploité par un autre : les représentants du simple radicalisme politique ont presque entièrement négligé ce point. C'est pourquoi ils ont été conduits à faire de plus en plus de concessions au pouvoir de l'État qu'ils désiraient pourtant réduire au minimum. L'idée d'une société sans État que défendait Godwin suppose la propriété sociale de toute la richesse naturelle et sociale et la poursuite de la vie économique par la libre coopération des producteurs : en ce sens, il est le véritable fondateur du futur anarcho-communisme. L'œuvre de Godwin a exercé une très forte influence sur les groupes de travailleurs les plus avancés et sur les personnes les plus éclairées parmi l'intelligentsia libérale. En outre, et c'est ce qui est le plus important, Godwin a insufflé au jeune mouvement socialiste anglais, qui allait trouver en Robert Owenxu, John GrayXH1 et William ThompsonXIV ses promoteurs les plus réfléchis, cet indéniable esprit libertaire qu'il a longtemps conservé et qu'il n'a jamais possédé en Allemagne ou dans de nombreux autres pays. Une influence plus grande encore sur le développement de la théorie anarchiste sera toutefois exercée par un des intellectuels les plus doués dont puisse se féliciter le socialisme et certainement le plus versatile de tous, Pierre-Joseph Proudhon [1809-1865]. Proudhon était complètement XII. Robert Owen (1771-1858) est un réformateur social anglais et un des fondateurs du socialisme et du mouvement des coopératives. XIII. John Gray (1799-1883) est un économiste et utopiste anglais. XIV. William Thompson (1775-1833) est un philosophe et réformateur irlandais.

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immergé dans la vie sociale et intellectuelle de son époque ; elle a inspiré son attitude générale face à toutes les questions qu'il a abordées. Pour cette raison, il ne convient pas de le juger, comme l'ont fait plusieurs de ses successeurs, d'après ses propositions concrètes, qui portaient la marque des besoins de son temps. Parmi les nombreux penseurs socialistes de son époque, il est celui qui a le mieux compris la cause des dysfonctionnements sociaux et qui en avait de surcroît la vision la plus large. Il était l'opposant déclaré de tous les systèmes et il voyait dans l'évolution sociale une éternelle impulsion vers des formes plus élevées de vie intellectuelle et sociale ; Proudhon était convaincu qu'on ne pouvait, en se fondant sur des formules abstraites et générales, fixer de bornes à cette évolution. Avec la même détermination que celle avec laquelle il s'érigeait contre l'État centralisateur et les politiques économiques entravant le processus naturel de l'évolution de la société, Proudhon s'est opposé à cette tradition jacobine qui avait, durant toute cette période, dominé la pensée aussi bien des démocrates français que de la plupart des socialistes. Guérir la société de ces deux cancers lui semblait être la grande tâche que devait accomplir la révolution au xixe siècle. Proudhon n'était pas communiste. Il condamnait la propriété, ce privilège des exploiteurs, et défendait la propriété collective des moyens de production réalisée à travers des liens contractuels librement consentis entre des groupes industriels, mais à condition qu'elle ne conduise pas à l'exploitation d'autrui et que l'entier produit de son labeur individuel soit garanti à chacun. Ce mode de fonctionnement fondé sur la réciprocité (la mutualité1) garantit à tous la jouissance de droits égaux en contrepartie de serI. En français dans le texte.

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vices équivalents. Le temps de travail moyen requis pour quelque produit que ce soit devient la mesure de sa valeur et constitue la base des échanges mutuels. Ainsi le capital ne peu^plus être usuraire et sa valeur est circonscrite par celle du travail : rendu accessible à tous, il cesse d'être un moyen d'exploitation. Une telle économie rend superflu tout appareil politique coercitif. La société devient une réunion de libres communautés qui organisent leurs affaires selon leurs besoins, soit par elles-mêmes, soit en association avec d'autres : dans une telle société, la liberté d'un être humain trouve dans celle des autres non sa limitation, mais sa garantie et sa confirmation. Plus l'individu est libre, indépendant et entreprenant, plus la société devient meilleure. Ce type de fédéralisme dans lequel Proudhon voyait l'avenir immédiat ne fixe aucune limite aux possibilités ultérieures de développement et offre l'horizon le plus large à toute activité sociale ou individuelle. À partir de cette conception de la fédération, Proudhon a également combattu les aspirations de l'activisme politique du nationalisme naissant dont Giuseppe Mazzini", Giuseppe Garibaldi111, Joachim LeleweP et d'autres constituaient les plus fervents défenseurs. Sur ce chapitre, il s'est montré plus lucide que la plupart de ses contemporains. Proudhon a exercé une forte influence sur le développement du socialisme, tout particulièrement dans les pays latins. Mais il a aussi influencé ce qu'on a appelé l'anarchisme individualiste, qui a eu en Amérique de solides représentants, parmi lesquels Josiah Warrenv, Stephen Pearl AndrewsVI, William II. Giuseppe Mazzini (1805-1872), philosophie et politicien italien, il est un des principaux créateurs de la république italienne unitaire moderne. III. Giuseppe Garibaldi (1807-1882) est un militaire et patriote révolutionnaire italien. IV. Joachim Lelewel (1786-1861) est un historien, politicien et révolutionnaire polonais. V. Josiah Warren (1798-1874) est un inventeur, musicien et surtout anarchiste individualiste américain. VI. Stephen Pearl Andrews (1812-1886) est un anarchiste individualiste américain.

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B. Greene1, Lysander Spooner11, Francis D. Tandy111 mais aussi Benjamin R. TuckerIv. Tous défendront des idées similaires, même si aucun d'eux n'atteindra l'ampleur de vision qu'on retrouve chez Proudhon. Une voix unique de l'anarchisme a été donnée à entendre dans le livre de Max Stirner [1806-1856], Der Eirtzige und sein Eigentum [L'Unique et sa propriété]. Certes il est vrai que Stirner a rapidement sombré dans l'oubli et qu'il n'a pas exercé d'influence sur le mouvement anarchiste en tant que tel, mais sa pensée devait connaître une résurrection imprévue cinquante ans plus tard. Le livre de Stirner est avant tout une œuvre philosophique qui traque dans toutes ses ramifications la dépendance des êtres humains vis-à-vis de ces pouvoirs supposés supérieurs et il n'hésite pas à tirer les conséquences des connaissances acquises en dressant son inventaire. Cet ouvrage est celui d'un révolté conscient et réfléchi qui ne révère aucune autorité quelle qu'elle soit : pour ces raisons il constitue une très forte incitation à penser par soi-même. En Michael Bakounine [1814-1876], l'anarchisme allait trouver un représentant d'une puissante énergie révolutionnaire. Bakounine a puisé son inspiration en Proudhon, mais sur le plan économique, à l'instar de l'aile collectiviste de la Première Internationale, il défendra la propriété collective des terres et de tous les autres moyens de production et voudra restreindre le droit de propriété privée au produit entier du travail individuel. Bakounine était également un adversaire du communisme, qui possédait à son époque cet aspect résolument autoritaire, encore présent de nos jours I. William B. Greene (1819-1878) est un pasteur et anarchiste individualiste américain. II. Lysander Spooner (1808-1887) est un avocat, philosophe, abolitionniste et anarchiste individualiste américain. III. Francis D. Tandy (?-?) est un anarchiste individualiste américain et le théoricien du socialisme volontaire exposé dans : Voluntary Socialism (1896). IV. Benjamin R. Tucker (1854-1939) est un anarchiste individualiste américain.

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dans le bolchévisme. Dans un des qifatre discours qu'il prononce au Congrès de la Ligue pour la Paix et la Liberté à Berne en 1868, il dira : « Je ne suis pas un communiste parce que le communisme réunit en l'État toutes les forces de la société et s'y absorbe ; parce que le communisme conduit inévitablement à la concentration de tous les biens entre le$ mains de l'État tandis que je souhaite l'abolition de l'État, la complète élimination du principe d'autorité et de la tutelle gouvernementale qui, sous prétexte de moraliser et de civiliser les êtres humains les a jusqu'à présent maintenus en esclavage, opprimés, exploités et ruinés.» Bakounine était un révolutionnaire convaincu et ne croyait pas qu'un arrangement à l'amiable pourrait mettre un terme à la lutte des classes. Il lui apparaissait clairement que les classes dominantes s'opposaient aveuglément et obstinément à toute réforme, même mineure, et pour cette raison ne voyait de salut que dans une révolution sociale internationale qui abolirait toutes les institutions ecclésiastiques, politiques, militaires, bureaucratiques et judiciaires du système social actuel et qui mettrait en place une fédération d'associations de travailleurs libres capable de combler les besoins quotidiens. Comme bon nombre de ses contemporains, Bakounine pensait que la révolution était imminente et, pour cette raison, a concentré son immense énergie à unir les forces véritablement révolutionnaires et libertaires tant au sein de l'Internationale qu'à l'extérieur de celle-ci pour protéger la révolution d'une plongée dans la dictature ou d'un retour aux anciennes institutions. Pour toutes ces raisons, Bakounine est devenu, dans un sens tout particulier, le créateur du mouvement anarchiste moderne. En Pierre Kropotkine [1842-1921], l'anarchisme a trouvé un remarquable défenseur qui s'est assigné la tâche de faire

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la jonction entre les concepts sociologiques de l'anarchisme et les réalisations des sciences naturelles modernes. Dans un ingénieux ouvrage intitulé L'entraide. Un facteur de Xévolution, il s'est engagé dans le combat contre ce supposé darwinisme social dont les promoteurs tentaient de démontrer que la théorie darwinienne de la lutte pour la survie, dans la mesure où elle fait de la lutte des forts contre les faibles une loi d'airain à laquelle l'être humain est assujetti au même titre que tout processus naturel, conduisait à l'inévitabilité des conditions sociales actuelles. En fait, ce darwinisme social était fortement influencé par la doctrine malthusienne selon laquelle la table de la vie ne peut accueillir tout le monde et les individus qui ne peuvent y être servis doivent se faire à cette idée. Kropotkine a montré que cette conception de la nature comme le terrain d'un combat mené sans restriction aucune n'était qu'une caricature de la vie réelle et que, parallèlement à la lutte brutale pour la survie menée bec et ongles, il existait aussi dans la nature un principe qui s'exprimait dans la réunion sociale des espèces les plus faibles et la survie de races par l'évolution d'instincts sociaux et de l'entraide. En ce sens, puisqu'il hérite de l'espèce cet instinct qui seul lui a permis de survivre dans un environnement hostile et lui a rendu possible un degré de développement inouï, ce n'est pas l'homme qui crée la société mais la société qui fait l'homme. Cette seconde tendance de la lutte pour la survie est de loin supérieure à la première, comme on peut le constater en remarquant la régression des espèces privées de vie sociale qui ne dépendent que de leur force physique. Cette conception est aujourd'hui de plus en plus admise dans les sciences naturelles et dans la recherche en sciences

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sociales, qui a ouvert de toutes noifvelles perspectives à la spéculation concernant l'évolution humaine. Le fait est que même sous le pire des despotismes, la plupart des relations qu'un être humain entretient avec ses semblables résultent d'un consentement libre et de cette coopération solidaire sans lesquels la vie sociale serait impossible. Sans cela, même les dispositions d'un État les plus fortement coercitives ne parviendraient pas à maintenir l'ordre social, ne serait-ce qu'un seul jour. Parce qu'elles proviennent du plus profond de la nature humaine, ces formes de comportements naturels sont toutefois contrariées et handicapées par les effets de l'exploitation économique et de la tutelle gouvernementale, qui représentent dans la société cette lutte brutale pour la survie, devant être dépassée par son autre forme, à savoir l'entraide et la libre coopération. La conscience de la responsabilité personnelle et cette autre précieuse richesse que nous a léguée l'antiquité la plus ancienne et qui est à Tôrîgine de toute éthique sociale et de toutes nos idées dé justice sociale, la capacité de compassion envers autrui - tout cela se développe au mieux dans la liberté. Tout comme Bakounine, Kropotkine était un révolutionnaire. Mais à l'instar d'Élisée Reclus1 et d'autres, il ne voyait dans la révolution qu'une phase particulière du processus évolutif qui survient lorsque le développement naturel des nouvelles aspirations sociales est à ce point contraint par l'autorité que celles-ci doivent briser par la violence l'ancienne carapace avant de pouvoir jouer leur rôle en tant que nouvelles données de la vie humaine. À la différence de Proudhon et de Bakounine, Kropotkine préconisait la propriété collective non seulement des moyens de production I. Élisée Reclus (1830-1905) est un géographe et militant et théoricien anarchiste français.

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mais aussi des produits du travail : il était d'avis que dans l'état actuel des choses, une mesure exacte de la valeur du travail individuel était impossible mais qu'une organisation plus rationnelle du travail permettrait de garantir une relative abondance à tout être humain. Kropotkine se fit ainsi l'un des plus brillants promoteurs de l'anarcho-communisme, défendu avant lui par Joseph Dejacque1, Elisée Reclus, Errico Malatesta11, Carlo Cafiero111 et d'autres et préconisé aujourd'hui par la grande majorité des anarchistes. Un mot doit être dit de Léon Tolstoï [1828-1910] qui, partant des principes du christianisme primitif et des principes éthiques des Évangiles, arriva lui aussi à l'idée d'une société sans autorité. Tous les anarchistes ont en commun cette aspiration à une société libérée de toutes les institutions politiques et sociales coercitives faisant obstacle au développement d'une humanité libre. En ce sens, mutualisme, collectivisme et communisme ne doivent pas être conçus comme des systèmes fermés ne pouvant connaître de nouveaux développements, mais simplement comme des hypothèses économiques proposant des moyens par lesquels une communauté peut conserver sa liberté. Tout progrès social dépend de libres expérimentations et de mises à l'épreuve concrètes, lesquelles, dans une société formée de communautés libres, auront toutes les occasions de se tenir : pour cette raison, il est très probable que dans la société à venir, différentes formes de coopération économique coexisteront. Il en va de même pour les différentes méthodes de l'anarchisme. La plupart des anarchistes contemporains sont convaincus qu'une transformation de la société ne peut I. Joseph Dejacque (1821-1864) est un militant et écrivain anarchiste français à qui on doit le mot libertaire. II. Errico Malatesta (1853-1932) militant et théoricien anarchiste italien. III. Carlo Cafiero (1846-1892) militant et théoricien anarchiste italien.

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survenir sans de violentes convulsions révolutionnaires. La violence de celles-ci, bien entendu, dépendra de la force de la résistance que les classes dominantes opposeront à la mise en œuvre des nouvelles idées. Plus l'idée d'une réorganisation sociale dans l'esprit de la liberté et du socialisme inspirera de gens, moins les douleurs accompagnant la naissance de la société engendrée par la révolution sociale à venir seront pénibles. •

L'anarchisme moderne se situe à la convergence de deux importants courants intellectuels qui ont caractérisé la vie intellectuelle européenne à partir de la Révolution française : le socialisme et le libéralisme. Le socialisme moderne se développa lorsque des observateurs clairvoyants de la vie sociale perçurent de plus en plus clairement que les constitutions politiques ou même les changements formels du gouvernement ne pourraient jamais atteindre le cœur de ce grand problème que nous appelons «la question sociale». Ses partisans comprirent que, nonobstant n'importe quelle belle hypothèse, l'accroissement de l'égalité sociale entre les êtres humains ne pourrait se réaliser tant que les gens resteraient divisés en classes sociales déterminées par la possession (ou la privation) de biens, celles-ci interdisant, par leur existence même, toute possibilité de faire advenir une authentique communauté. On comprit ainsi que ce n'était que par l'élimination des monopoles économiques et par l'établissement de la propriété commune des moyens de production, autrement dit par une complète transformation des conditions économiques et des institutions sociales associées à celles-ci, que la justice sociale deviendrait possible, que la société pourrait devenir une véritable communauté

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et que le travail humain cesserait d'être au service de l'exploitation, permettant au contraire de garantir l'abondance à chacun. Mais sitôt que le socialisme se mit à rassembler ses forces et à constituer un mouvement apparurent des différences d'opinion dues aux environnements sociaux des divers pays. C'est ainsi que de multiples conceptions politiques allant de la théocratie au césarisme et à la dictature influencèrent diverses factions du mouvement socialiste. Par ailleurs, deux grand courants de pensée politique exercèrent une influence décisive sur le développement des idéaux socialistes : le libéralisme, qui stimula fortement la réflexion des esprits d'avant-garde - notamment dans les pays anglo-saxons et en Espagne- et la démocratie, entendue au sens défini par Rousseau dans son Contrat social et qui trouvera dans le jacobinisme français ses représentants les plus influents. Alors que les théories sociales du libéralisme partaient de l'individu et s'efforçaient de limiter autant que possible l'activité de l'État, la démocratie se basait sur le concept rousseauiste collectiviste et abstrait de «volonté générale» qu'elle souhaitait associer à l'État national. Le libéralisme et la démocratie sont des concepts éminemment politiques et dans la mesure où l'immense majorité de leurs partisans adhéraient aussi au droit de propriété au sens traditionnel du terme, face à des développements, économiques incompatibles en pratique avec les principes fondateurs de la démocratie et, plus encore, avec ceux du libéralisme, ceux-ci ont été contraints de renoncer à l'une comme à l'autre .^La démocratie avec sa devise selon laquelle «tous les citoyens sont égaux devant la loi», et le libéralisme avec son « droit de chaque homme sur sa propre personne », tous deux ont fait naufrage sur les récifs de l'économie capitaliste. Dès lors que des millions d'êtres humains sont

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contraints pour vivre de vendre leur force de travail à une petite minorité de possédants, dès lors qu'ils ne peuvent manquer de sombrer dans la plus sordide misère s'ils ne trouvent pas d'acheteur, la prétendue « égalité devant la loi » n'est qu'un pieux mensonge puisque les lois sont faites par ceux-là même qui accaparent les richesses de la société. De la même manière, on ne saurait parler du «droit de chaque homme sur sa propre personne » puisque ce droit cesse d'exister quand un homme est contraint de se soumettre au diktat économique d'un autre, faute de quoi il mourra de faim. L'anarchisme a en commun avec le libéralisme cette idée que le bonheur et la prospérité de l'individu doivent constituer la norme dans toute question sociale. De plus, avec les grands représentants de la pensée libérale, il considère qu'il convient de limiter le plus possible les fonctions du gouvernement. Les partisans de l'anarchisme ont soutenu cette po-v sition jusqu'à ses ultimes conclusions logiques et souhaité éliminer de la vie de la société toutes les institutions de pouvoir politique. Quand Jefferson exprime le concept central du libéralisme par les mots : « Le meilleur Gouvernement est celui qui gouverne le moins», les anarchistes, avec Thoreau, répondent: «Le meilleur Gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout. » À l'instar des fondateurs du socialisme, les anarchistes^ demandent, en économie, l'abolition de tous les monopoles et la propriété collective de la terre et de tous les autres moyens de production, dont l'utilisation doit être accessible à tous sans distinction : c'est queTia liberté personnelle"et sociale n'est concevable que sur la base d'une entière égalité des avantages économiques^ Au sein du mouvement socia& liste, les anarchistes représentent le point de vue selon lequel

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la guerre contre le capitalisme doit être simultanément une guerre contre toutes les institutions du pouvoir politique, car, au cours de l'histoire, l'exploitation économique a toujours marché main dans la main avec l'oppression politique ,et sociale. L'exploitation et la domination de l'homme par l'homme sont inséparables et chacune est la condition de l'autre. Dans une société, tant et aussi longtemps que se font face avec animosité un groupe de possédants et un groupe de non-possédants, l'État sera indispensable à la minorité possédante afin de protéger ses privilèges. Lorsque cet état d'injustice sociale prend fin et est remplacé par un ordre des choses supérieur qui ne reconnaît pas de droits privilégiés et qui a comme fondement la communauté des intérêts sociaux, le gouvernement des êtres humains doit céder la place à l'administration des affaires économiques et sociales - pour reprendre les termes de Saint-Simon : « L'administration des choses remplacera le gouvernement des hommes. » Ceci invalide la théorie de Marx et de ses disciples selon laquelle l'État, sous la forme d'une dictature du prolétariat, est une étape transitoire nécessaire à l'avènement d'une société sans classes - étape après laquelle l'État, ayant éliminé tous les conflits de classe, se dissoudra lui-même et disparaîtra du tableau. Cette conception, qui se méprend complètement à la fois sur la nature de l'État et sur la signification dans l'histoire du pouvoir politique, n'est que la conséquence logique de ce prétendu matérialisme historique qui n'envisage tous les phénomènes historiques que comme les inévitables effets des modes de production d'une époque donnée. Sous l'influence de cette théorie, on en est venu à considérer les différentes formes de l'État ainsi que les autres institutions sociales comme une « superstructure juridique et politique »

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érigée sur l'édifice économique de la société et à croire qu'on détenait là la clé de tous les processus historiques. Dans les faits, cependant, chaque époque de l'histoire nous fournit des milliers d'exemples de manières par lesquelles, en raison de luttes pour le pouvoir politique, le développement économique d'un pays a été retardé durant des siècles et contraint d'adopter des formes déterminées. Avant l'ascension de la monarchie ecclésiastique, sur le plan industriel, l'Espagne était le pays le plus avancé d'Europe et détenait la première place dans presque tous les secteurs de la production économique. Mais un siècle après le triomphe de la monarchie chrétienne, la plupart de ses industries avaient disparu et celles qui sont restées n'ont survécu que dans les conditions les plus misérables. Dans presque toutes les industries, on revint aux méthodes de productions les plus primitives. L'agriculture s'effondra, les canaux et les voies navigables tombèrent en ruines et de vastes étendues du pays se transformèrent en déserts. L'Espagne, aujourd'hui encore, ne s'est toujours pas remise de cette régression. La soif de pouvoir politique d'une certaine classe avait ainsi laissé le développement économique en friche durant des siècles. En Europe, la monarchie absolue, avec ses oiseuses «ordonnances économiques» et «législations industrielles » punissant sévèrement toute dérogation aux méthodes de production prescrites et ne permettant aucune invention, a freiné le progrès industriel des siècles durant et entravé son développement naturel. En outre, après la [Première] Guerre mondiale, ne sont-ce pas des considérations de pouvoir politique qui empêchèrent de sortir de la crise économique universelle et qui firent en sorte que les destins de pays tout entiers fussent remis entre les mains de généraux

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et d'aventuriers jouant à la politique ? Qui pourrait soutenir que le fascisme moderne était la conséquence inévitable du développement économique ? En Russie, cependant, là où la supposée «dictature du prolétariat» était devenue réalité, la soif de pouvoir politique d'un certain parti a empêché toute construction d'une économie véritablement socialiste et a conduit le pays à l'esclavage sous la domination d'un capitalisme d'État oppressif. La «dictature du prolétariat», en laquelle des âmes naïves ne voient qu'une étape transitoire mais nécessaire vers le socialisme réel, est aujourd'hui devenue un despotisme effrayant dont la tyrannie ne le cède en rien à celle des États fascistes. f h la lumière des enseignements de l'histoire, l'affirmation selon laquelle l'État doit continuer à exister jusqu'à ce que les conflits de classes et les classes elles-mêmes disparaissent semble presque être une plaisanterie de mauvais goût. Tout pouvoir politique présuppose une forme particulière d' pgr 1avage humain et existe pour sa perpétuation. De la même manière que tout État doit, extérieurement et dans sa relation avec les autres États, créer des antagonismes artificiels qui justifient son existence, il doit aussi, intérieurement, comme condition essentielle à sa perpétuation, maintenir la division de la société en castes, en ordres et en classes. L'État n'est capable de rien d'autre que de maintenir d'anciens privilèges ou d'en créer de nouveaux: c'est là toute jsa substance et sa pleine signification. Un nouvel État créé par une révolution sociale peut mettre un terme aux privilèges détenus par les anciennes classes dirigeantes, mais il ne peut le faire qu'en mettant aussitôt en place une nouvelle classe privilégiée indispensable au maintien de son autorité. En Russie, le développement de

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la bureaucratie bolchévique sous la prétendue dictature du prolétariat - laquelle ne fut jamais autre chose que la dictature exercée par cercle restreint sur le prolétariat et sur l'ensemble du peuple russe - n'est qu'un nouvel exemple d'une expérience historique qui n'a cessé de se répéter à maintes reprises. Cette nouvelle classe dirigeante, qui aujourd'hui est en train de se transformer rapidement en une nouvelle aristocratie, se tient à l'écart de la grande masse des paysans et des travailleurs russes, aussi clairement que les castes et les classes privilégiées des autres pays s'isolent de la grande masse du peuple. On objectera peut-être que la nouvelle «commissarocratie» russe ne peut se comparer aux puissantes oligarchies financières et industrielles des États capitalistes. Mais cette objection ne saurait tenir. Car ce n'est ni la taille ni l'étendue des privilèges qui comptent, mais leurs effets immédiats sur la vie quotidienne de l'individu moyen. Un ouvrier américain qui travaille dans des conditions relativement décentes, lui permettant de se nourrir, de se vêtir et de se loger humainement, et qui peut encore, après cela avoir accès à quelques plaisirs culturels, aura moins de ressentiment pour les millions des Mellon et des Morgan1 que n'en aura celui qui gagne à peine de quoi subvenir à ses besoins les plus élémentaires pour les privilèges d'une petite caste de bureaucrates, quand bien même ceux-ci ne seraient pas des millionnaires. Les hommes qui possèdent à peine de quoi se procurer assez de pain sec pour combler leur faim, qui habitent dans de sordides taudis qu'ils doivent même parfois partager avec des étrangers et qui, pourfinir,sont forcés de travailler dans des conditions qui poussent à l'extrême leur productivité, ne peuvent que s'indigner, plus vivement I. J. P Morgan (1837-1913) est un financier et banquier américain, tout comme A. W. Mellon (1855-1937).

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