Temporalités khmères : de près, de loin, entre îles et péninsules 9783034338042, 9783034338066, 9783034340939, 9783034340946

Dans un précédent volume dont ce livre est en partie la continuation, une série d’enquêtes linguistiques, ethnographique

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Temporalités khmères : de près, de loin, entre îles et péninsules
 9783034338042, 9783034338066, 9783034340939, 9783034340946

Table of contents :
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Table des matières
Grégory Mikaelian: In Memoriam Joseph Deth Thach (1975–2020)
Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian, Joseph Thach: Introduction
Étudier la temporalité des Khmers
De près, de loin, entre îles et péninsules
Tour d’horizon
Daniel Lebaud: Notion de temps, activité de langage et linguistique
1. Temps : une notion problématique
2. Temps : quel statut ?
3. Temps, temporalisation, temporalité
3. 1. Augustin d’Hippone (dit Saint Augustin)
3. 1. 1. Trois présents
3. 1. 2. Esprit, mémoire, mesure des temps
3. 2. Benveniste, le langage et l’expérience humaine : trois temps, un seul présent
3. 3. La « lente érosion de l’autorité professorale » d’Eirick Prairat
4. Retour vers le futur
Bibliographie
Sylvain Vogel: Entre lexique et grammaire : intervalles de temps et temporalisation en bunong, l’unité maŋ « nuit »
1. Distribution et sémantisme
1. Les indices de repérage4
2. Le syntagme de quantification
2. Les unités maŋ et maŋ-rʔaːŋ
1. maŋ
2. maŋ rʔaːŋ
3. Les méronymes de maŋ « nuit »
1. Les méronymes de maŋ dans le système moderne
2. Les méronymes de maŋ dans le système traditionnel
Conclusion
Bibliographie
Entretien avec Maurice Bloch mené par Cécile Barraud, Grégory Mikaelian: Temps implicite, temps explicite. Peut-il y avoir une compréhension spécifique du temps et de la temporalité en des lieux particuliers ?
Présentation
Le social transactionnel et le social transcendantal
L’imagination sociale de l’État
Entretien
André Iteanu: Le big man et le temps
Pas de calendrier, pas de temps
Ce qu’il convient de synchroniser
Des bribes de temps
La perfection de la synchronisation
Conclusion
Bibliographie
Cécile Barraud: Clock and Watch… horloge et veille. Rythme de la vie à Tanebar-Evav (Îles Keys, Moluques, Insulinde)
Les espaces temporels ou quelle orientation donner aux activités
Le défilement socio-cosmique ou l’orientation de la vie ordinaire
La veille
Éléments pour une comparaison
Derniers cheminements
Tableau des lunaisons
Bibliographie
Dana Rappoport: Le temps de chanter. Pratiques musicales et perception du temps en Indonésie orientale (Lamaholot, île de Florès)
Vocabulaire
Saisons et constellations
Antériorité et postériorité dans le langage musical
1. Chanter les séquences des activités agraires
2. Chanter les séquences du temps diurne
3. Chanter l’origine du riz
Ce que la musique fait à la perception du temps
Annexes
Bibliographie
Ang Chouléan: Le terrain ethnographique à l’appui. Le premier mois dans l’ancien Cambodge et la fête des prémices du riz
Le mois de kārttika
Les deux bouts du cycle rizicole
Ouverture des travaux rizicoles
Fin des travaux rizicoles
La fête des prémices du riz
Addenda
Bibliographie
François Macé: Le temps des dieux et le temps des hommes dans les premiers textes japonais
Maintenant et jadis
Yo
Inishihe
Le Kojiki
Premier livre
Rupture ou continuité
De l’âge des souverains au temps des héros
Des souverains ordinaires, le IIIe livre
Des dates, pour quoi faire ?
Le Nihon shoki
Le temps des dieux
Les souverains humains
Deux visions du passé
Généalogie des souverains
Le bouddhisme
Un seul temps ne suffit pas
Bibliographie
Luís Filipe F. R. Thomaz: Les calendriers indiens et leurs fondements astronomiques
Les complications astronomiques
Le calendrier védique et son héritage
L’époque classique
Le savoir astronomique
Les calendriers
Le compte des années
Bibliographie
Éric Bourdonneau et Louise Roche: Même les montagnes ont une histoire. Des images, un tas de sable et un labyrinthe : introduction au Prasat Pābhuon (Baphuon, XIe siècle)
Se mettre en chemin, entrer dans le « labyrinthe »
Le temple-montagne, pivot des mondes ? « L’ontologie cosmologique » en question
Pour une nouvelle histoire du temple-montagne
Les premiers temps : quelle centralité ?
L’« à-peu-près » du Baphuon
Vers un « affermissement » du monde
Angkor Vat et le Bayon : un double aboutissement
Traverser la forêt et gravir la montagne : sur les flancs du temple, le tumulte des images
Tas de sable et de paddy, buttes de terre et gâteaux de riz
Bhnaṃ khsāc'
Un « croître-ensemble »
Bhnaṃ éphémères
Tertres angkoriens
Des jeux numériques pour ruser avec le temps ?
Cūḷāmaṇi et Tribhuvanacūḍāmaṇi
Bibliographie
Ashley Thompson: Revenons, revenants : mémoires d’Angkor
De la nagara à Angkor
Détour autour de la mémoire
Preah Khan de Kompong Svay
Prasat Kombot
Angkor Vat
Bibliographie
Grégory Mikaelian: Le serpent des origines à l’âge du chaos. Cosmogonies et concaténations temporelles dans le royaume khmer du XVIIe siècle
Le serpent des origines
Le roi et la nāgī
La Fortune royale, la princesse céleste et l’épée
Le roi des nāga
Les voies dédoublées du salut : entre l’envol du garuḍa et la reptation du nāga
Le Rāmakerti ou la voie du Garuḍa
Le Traibhed ou la voie du nāga
Les chemins de la souveraineté
Conclusion
Bibliographie

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Temporalités khmères

Nasir Abdoul-Carime / Éric Bourdonneau / Grégory Mikaelian / Joseph Thach (éds.)

Temporalités khmères : de près, de loin, entre îles et péninsules

Bern · Berlin · Bruxelles · New York · Oxford

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ISBN 978-3-0343-3804-2 (Print) E-ISBN 978-3-0343-3806-6 (E-PDF) E-ISBN 978-3-0343-4093-9 (EPUB) E-ISBN 978-3-0343-4094-6 (MOBI) DOI 10.3726/b17684 © Peter Lang SA, Editions scientifiques internationales, Bern 2021 Wabernstrasse 40, CH-3007 Bern, Switzerland

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Table des matières

Grégory Mikaelian 7 In Memoriam Joseph Deth Thach (1975–2020) ..............................    Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian, Joseph Thach Introduction ....................................................................................   25 Daniel Lebaud Notion de temps, activité de langage et linguistique ........................   37 Sylvain Vogel Entre lexique et grammaire : intervalles de temps et temporalisation en bunong, l’unité maŋ « nuit » .......................................................   71 Entretien avec Maurice Bloch mené par Cécile Barraud et Grégory Mikaelian Temps implicite, temps explicite. Peut-il y avoir une compréhension spécifique du temps et de la temporalité en des lieux particuliers ? ...   97 André Iteanu Le big man et le temps .....................................................................  107 Cécile Barraud Clock and watch … horloge et veille. Rythme de la vie à Tanebar-Evav (Iles Kei, Moluques, Insulinde) ..................................  133 Dana Rappoport Le temps de chanter. Pratiques musicales et perception du temps en Indonésie orientale (Lamaholot, île de Florès) .................................  167 Ang Chouléan Le terrain ethnographique à l’appui. Le premier mois dans l’ancien Cambodge et la fête des prémices du riz ..........................................  197 François Macé Le temps des dieux et le temps des hommes dans les premiers textes japonais ...........................................................................................  221

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Table des matières

Luís Filipe F. R. Thomaz Les calendriers indiens et leurs fondements astronomiques ..............  247 Éric Bourdonneau et Louise Roche Même les montagnes ont une histoire. Des images, un tas de sable et un labyrinthe : introduction au Prasat Pābhuon (Baphuon, e XI  siècle) ........................................................................................  275 Ashley Thompson Revenons, revenants : mémoires d’Angkor .......................................  345 Grégory Mikaelian Le serpent des origines à l’âge du chaos. Cosmogonies et concaténations temporelles dans le royaume khmer du e XVII  siècle ......................................................................................  377

In Memoriam Joseph Deth Thach (1975–2020) Grégory Mikaelian

« Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible »1

L’idée d’un livre qui aborderait les temporalités du monde khmer dans ses spécificités est née il y a plusieurs années. C’était au cours d’une conversation avec notre collègue et ami Joseph Deth Thach, que nous appelions simplement Deth. Une de ces conversations menées à bâtons rompus que nous tenions régulièrement depuis qu’il enseignait le khmer et la linguistique aux Langues’O. Pour être à chaque fois nouvelles, elles n’en respectaient pas moins une dialectique immuable  :  interrogeant l’étymologie d’un mot khmer, nos hypothèses s’affrontaient le temps de rompre une lance  ; bientôt confrontés au mur de notre commune ignorance et des conditions de celle-ci, s’imposait à nous le constat du dépérissement des études khmères illustré par l’actualité du moment, toujours prodigue en la matière ; cet inventaire de mauvais augure portait Deth à formuler une idée par laquelle nous – lui, l’auteur de ces lignes, d’autres amis et collègues – pourrions contribuer à y remédier. Tout au moins savait-il nous en persuader, le temps qu’il grille une cigarette ou, plus rarement, une pipe. Une fois les brumes de la fumée dissipées, certaines de ces idées mues par l’impulsion qu’il savait leur donner convergeaient dans une direction commune, bientôt suivie d’entreprises dont il garantissait toujours les conditions matérielles : programmes d’enseignement, journées d’étude, séminaires, colloques et, finalement, livres collectifs. L’apparente facilité, à certains égards déconcertante, avec laquelle il orchestrait des énergies disparates habituées aux solitudes plus qu’aux grands ensembles nous faisait parfois oublier qu’il y dépensait lui-même une énergie considérable, moindre, toutefois, que la volonté qui la commandait. Se défiant de l’individualisme consubstantiel à nos métiers comme de l’injonction des tutelles à nous fondre dans des équipes toujours plus vastes, Deth savait 1

Pindare, 3e Pythique, 61–62, exergue de Camus, Albert, Le Mythe de Sisyphe, 1942.

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parler collectivement de ce qui faisait obstacle à notre quête du sens pour mieux l’enjamber. Ironie d’un sort funeste, l’idée d’une réflexion sur les temporalités khmères achève aujourd’hui de prendre corps peu après son décès intervenu le 28 février dernier. Sa brusque disparition nous met en demeure de remettre sur le métier l’immarcescible question de la destinée humaine, confrontée à l’imprévu. * Deth fut conçu dans les affres de la guerre, quelques mois avant la chute de Phnom Penh intervenue le 17 avril 1975. Provinciaux dont les racines familiales plongent dans le terroir de la province de Kratié, ses parents sont engagés aux côtés d’une des factions républicaines installées aux affaires depuis la destitution du prince Sihanouk, le 18 mars 1970. L’espace social cambodgien est alors constitué de clientèles faites d’allégeances personnelles étayées d’alliances matrimoniales et de solidarités territoriales, rivant des familles et parfois même des villages entiers au destin de potentats dont la surface et la renommée sont promesses de largesses autant que de protection, dans un monde où les dangers sont réels et constants. En temps de guerre, or celle-ci s’était installée depuis le début des bombardements états-uniens sur le Cambodge à la fin des années 1960, entrer dans une clientèle devient une nécessité. Chou Hieng, le père de Deth, était né à Kandal Stoeng, dans la province de Kandal, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y passa sa petite enfance avant de venir vivre à Phnom Penh lorsque ses parents s’y installèrent au milieu des années 1950. Mais la petite patrie de ses ascendants le rattachait au sruk de Prey Prasap, à Kratié, d’où était pareillement issue son épouse, Vin Kimroeun. Comme il est fréquent dans la société cambodgienne, les jeunes gens qui se fréquentaient à l’occasion des visites de Hieng partageaient des liens de cousinage. Hieng l’épouse peu avant la destitution du Prince, après laquelle il est aussitôt mobilisé pour la guerre. Au cours de l’opération Chenla II qui débute en août 1971, le hasard des affectations le met au service du colonel Dien Del, qui commandait alors la 2e Brigade. Leurs chemins se séparent à l’issue de la campagne et Hieng trouve à s’employer au Secrétariat du Bureau des Opérations militaires. De son côté, Dien Del monte en grade et devient Brigadier-général à la tête de la 2e Division. Quand ce dernier devient gouverneur de Kandal en même temps que Commandant des forces territoriales de cette province, il demande à Hieng de devenir son secrétaire particulier. En cette fin d’année 1974, le jeune homme et son

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In Memoriam Joseph Deth Thach (1975–2020)

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épouse sont loin de pouvoir anticiper la suite prochaine des événements. Deux filles, Boramy et Moliroath, étaient déjà nées de leur union. Un troisième enfant s’annonçait, quand la chute advint. Au lendemain du 17 avril, Hieng, Kimroeun et leurs filles sont déportés à Stung Trang, dans la province de Kampong Cham. Chacun s’efforce de dissimuler le passé militaire de Hieng, sous peine d’exécution sommaire. Lorsque son épouse parvient à terme au mois d’octobre, Hieng s’avise de l’envoyer à Prey Prasap, dans le village de Russey Keo où se trouve sa bellemère. Kimroeun peut ainsi accoucher dans la maison de sa mère avant de repartir un mois plus tard avec cette dernière et son nouveau-né pour Stung Trang, où les attend le reste de la famille. Hieng et Kimroeun choisissent de l’appeler Serey Deth – « le feu de la liberté » –, nom qui ne dit pas toute une destinée mais qui trace une ligne d’horizon en ces temps d’asservissement. C’est en vain que les soupçons des cadres locaux qui pèsent sur eux durant ces mois et ces années d’oppression s’exerceront sur la famille, qui doit ruser plus souvent qu’à son tour. Lorsque l’offensive de l’armée vietnamienne chasse les Khmers rouges et les pousse à se retrancher sur la frontière khméro-thaïlandaise en janvier 1979, les parents de Deth ne reviennent pas immédiatement s’installer à Phnom Penh. Des rumeurs circulent en effet, qui prédisent que les Sereika, un groupe de résistants, pourraient prendre d’assaut la capitale. En août, quand la situation paraît stabilisée, les membres de la famille s’entassent sur un radeau de fortune pour descendre le Mékong jusqu’à Phnom Penh, où ils vivotent, comme d’autres, pendant deux ans. Dans un Cambodge exsangue, la débrouillardise tient lieu de boussole sous la férule débonnaire de la soldatesque vietnamienne, qui quadrille la capitale. Ces jeunes années sont pour Deth celles de l’apprentissage du bilinguisme, déjà, ainsi qu’il le raconte dans un court essai autobiographique : « Partout dans la ville on parlait khmer et vietnamien. […]. Quelques mois plus tard je fus inscris dans une école maternelle où l’on nous enseignait des chansons en vietnamien et en cambodgien pour célébrer la victoire, l’amitié du peuple khmer et du peuple vietnamien, et le nouveau parti communiste khmer. Tous les jeudis et les samedis après-midi, avec les autres classes de la maternelle, nous allions chanter ces chansons à la radio nationale, pour participer aux concours nationaux des enfants-chanteurs. À la maison je ne pouvais chanter ni parler en vietnamien, à cause de l’exécration que mes parents éprouvaient à l’égard de ce peuple, disant qu’il était notre ‘ennemi héréditaire’. Tous les soirs ils m’apprenaient à lire et à écrire le khmer, ainsi que le calcul. Cependant, je ne pouvais m’empêcher de braver cette interdiction, lorsque je jouais avec mes voisins vietnamiens.

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Grégory Mikaelian

Cette langue fut pour moi […] langue de distraction et de joie »2. À côté de la norme écrite et du parler transgressif, il découvre aussi le langage de l’imaginaire, quand, au moment de s’endormir, sa grand-mère lui lit des contes khmers dont les phrases résonnent de formes désuètes. Elle trouve aussi les mots pour apaiser la douleur de la perte  qui s’installe après le décès accidentel de la petite Moliroath, au début de l’année 1980. En octobre, la petite Leakhena vient au monde, qui lui fait découvrir la relation d’aînesse sous un nouveau jour : cadet pour son aînée Boramy, il devient à son tour un aîné pour sa petite sœur Leakhena. Pendant que la vie reprend progressivement ses droits, à Phnom Penh et dans les provinces, la résistance à la présence vietnamienne s’organise sur la frontière khméro-thaïlandaise. Si elle est mue par le profond sentiment d’indépendance des Cambodgiens comme par le souvenir lointain d’une précédente occupation vietnamienne, au XIXe  siècle, elle est surtout permise et même encouragée par les rivalités géopolitiques entre grandes puissances. Dans le cadre de la guerre froide qu’ils mènent contre l’Union Soviétique, elle-même soutien du Vietnam, la République Populaire de Chine et les États-Unis secondés par la Thaïlande font le choix de soutenir les Khmers rouges, en leur prodiguant appui diplomatique, armes, subsides, ravitaillement  et positions de repli sur la frontière khmérothaïlandaise. Le besoin de justifier le fait de stipendier des criminels de guerre pour servir leurs intérêts les poussent à camoufler cette guerre par procuration  derrière le paravent d’une «  résistance nationale  », bientôt dirigée par le prince Sihanouk. Les différentes factions qui la composent, Khmers rouges, Sihanoukistes et diverses obédiences républicaines réunies autour d’un ancien ministre des Finances, Son Sann jouent par ailleurs une partition connue en terrain cambodgien : face à l’envahisseur, un prince fédère les énergies pour bouter les forces d’occupations étrangères hors du pays. Ce faisant chacune de ces factions suit son propre dessein : les Khmers rouges œuvrent à reconquérir le pouvoir, le prince Sihanouk à recouvrer sa couronne, Son Sann et ses affidés à retrouver une place de choix au sein de la bourgeoisie phnompenhoise. Quant aux pièces secondaires ainsi qu’aux pions de cet échiquier géant, maquisards et familles réfugiées dans les camps, elles agissent ou réagissent autant par conviction que par réflexe social : le clientélisme qui drape le monde khmer et lui donne cette couleur surannée faite d’honneur et de trahison se tisse d’une trame de fidélités qui protègent autant qu’elles obligent.

2 Thach, Joseph Deth, Journal d’apprentissage de l’initiation à l’Indonésien, lundi 8 mai 2000, inédit, p.  Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

In Memoriam Joseph Deth Thach (1975–2020)

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Alimenté par les grandes puissances, le brasier de la guerre s’enflamme à nouveau, prolongeant les souffrances du Cambodge et des Cambodgiens pour une décennie. La famille de Deth vivra intensément ces déchirures, dans un mélange de peur et de courage propre aux militants qui œuvrent alors de part et d’autre des lignes de front, s’exposant à défendre ce qu’ils croient chacun à leur manière être une juste cause. Un temps réfugié aux États-Unis après la chute de Phnom Penh puis passé par la France en 1977, Dien Del participe à la formation du Front National de Libération du Peuple Khmer (FNLPK), créé en octobre 1979 par Son Sann et le général Sak Sutsakhân, dernier Président de la République avant qu’elle ne s’écroule sous les obus des maquisards khmers rouges. Nommé commandant de l’Armée Nationale de Libération du Peuple Khmer (ANLPK), Dien Del fait prévenir Hieng que la résistance s’organise. Une fois que l’information lui est parvenue avec quelque assurance de véracité, la famille de Deth quitte Phnom Penh en 1981 : «  Un dimanche matin, pendant que toute la ville était encore plongée dans le calme avant l’heure du réveil […] », Deth et les siens se dirigent vers la gare de Phnom Penh. « Après deux journées de train et une de marche »3, la famille parvient sur la zone frontalière, dans un des camps contrôlés par le FNLPK, d’abord à Nong Chan, puis à Banteay Ampil, où se trouve installé le quartier général du Front. Là, Deth intègre une école de fortune, où il suit durant quelque temps une scolarité primaire en khmer. Tant bien que mal, car les trimestres se comptent alors en saisons militaires : durant la saison des pluies, les maquisards parviennent à pénétrer dans l’intérieur du pays à travers les lignes ennemies. Mais quand vient la saison sèche et que les blindés de l’armée d’occupation peuvent de nouveau circuler, les camps reçoivent en retour une pluie d’acier. La petite Vichheka naît à la fin de la saison des pluies de 1982, au mois de novembre, entre deux accalmies. La grande offensive de saison sèche menée par l’armée vietnamienne à la fin de l’année 1984 aura raison de cette alternance. Tous les camps du FNLPK sont détruits et les maquisards suivis des populations qu’ils contrôlent doivent trouver refuge du côté thaïlandais. Nong Chan tombe le 18 novembre, Baksei le 9 décembre, Sok San le 12 décembre, Rithyssen le 25 décembre, puis, le 5 janvier 1985, c’est au tour du quartier général d’Ampil de ployer sous les bombardements. En France, la bataille fait la une des journaux télévisés. Évacuée avant l’attaque, la famille en réchappe et trouve à se réfugier de l’autre côté de la frontière, dans la province

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Ibid., p. 3.

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Grégory Mikaelian

thaïlandaise de Sa Keo, à Site 2, camp qui se grossit vite du déplacement des camps du FNLPK consécutif à la débâcle. Situé à 80 kilomètres d’Aranyaprathet, étendu sur 8  km2, il se divise en plusieurs quartiers qui sont autant de petits camps séparés, dont un, Ban That, accueille des Vietnamiens et des Khmers krom qui fuient le régime socialiste vietnamien. Deth et sa famille sont installés dans le nord de Site 2, dans le camp d’Ampil où résideront plus de 20.000 personnes. La mère de Deth travaille à la rédaction de la radio de Site 2, installée quant à elle au sud, dans le camp de Rithyssen. Les activités de son père au sein du Front l’amènent à se rendre régulièrement dans la ville d’Aranyaprathet, à proximité de laquelle s’est déplacé le quartier général de l’ANLPK. La plupart du temps, Deth est sous la garde de sa cousine, Bang Ny. Au camp, les distractions sont rares. Il affectionne les représentations de théâtre qui s’y donnent de temps à autre, un théâtre traditionnel de marionnettes de cuir dont il fera un cheval de bataille culturel par la suite. Mais il supporte mal l’enfermement : un soldat thaïlandais qui le surprend à traverser clandestinement la frontière le rattrape et lui fait découvrir la valeur d’une liberté qui s’use à mesure que l’on s’en sert. Il est forcé de la trouver ailleurs. Ce sera dans les langues, et d’abord le thaï que les adultes pratiquent au quotidien. Deth écoute, saisit les mots à la volée, et l’apprend si bien que ses parents finissent par lui enseigner à déchiffrer cette langue, en plus de lui enseigner à lire l’anglais4. À partir de septembre 1988, il suit même un enseignement d’anglais prodigué par une jeune volontaire américaine qui prendra soin de lui à son arrivée en France le temps que s’établisse le contact avec une famille d’accueil. C’est sa mère qui l’introduit dans cette classe réservée aux employés de la radio du camp, et dans laquelle il va rapidement se distinguer comme le plus doué des élèves. Après le nouvel an khmer d’avril 1989, Hieng et Kimroeun cherchent à exfiltrer les plus âgés de leurs enfants vers un pays tiers pour leur assurer un avenir. Mais n’ayant que le statut de « personnes déplacées », ils ne peuvent y prétendre. Une solution se profile toutefois grâce aux pères jésuites qui, circulant d’un secteur à l’autre de Site 2, ont accès au secteur des Vietnamiens de Ban That qui sont éligibles au statut de «  réfugié politique ». Après avoir été pourvus de papiers d’identité portant une date de naissance fictive, une ville natale vietnamienne et un patronyme factice, Thach – nom typique de la minorité khmère du Sud-Vietnam – Deth et

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Ibid., p. 3.

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In Memoriam Joseph Deth Thach (1975–2020) 13

Boramy sont confiés aux pères qui facilitent les démarches de parrainage auprès d’une famille française. Il leur faut attendre plusieurs mois à Ban That durant lesquels les jésuites demeurent le seul lien entre les enfants et leurs parents, avant qu’ils ne soient convoyés dans le camp de transit de Phanat Nikhom, où il leur faut encore attendre de longs mois, dans la solitude. Le SIPAR, une ONG française, leur dispense des cours d’alphabétisation qui leur permettent d’apprendre les rudiments de la langue avant de partir pour Paris. Ils y parviennent au mois de décembre 1990 où ils sont recueillis par une famille marseillaise de vieille souche provençale, qui les élèvera dans la tradition catholique et la chaleur d’une famille nombreuse. Deth entre alors dans sa quinzième année. Il est vite inscrit en classe de 5e au collège Saint Joseph les Maristes, dans le 6e arrondissement de Marseille. Plus tard ses collègues le connaîtront plus volontiers sous le prénom de Joseph qu’il choisira à l’occasion de son baptême chrétien. Depuis qu’il vit à Marseille, Deth découvre et s’approprie de nouvelles langues, tandis qu’il se déprend du khmer et du thaï, sans en oublier ni les structures ni la phonologie. C’est d’abord le français châtié de sa famille d’adoption, qui tient à se démarquer de l’accent marseillais, mais aussi le parler phocéen des enseignants et de ses camarades de classe. La tâche est rude pour rattraper un retard scolaire aggravé par la barrière d’une langue qu’il connaît à peine. Mais il travaille d’arrache-pied. Sa famille d’adoption le guide et le soutient si bien qu’il parvient, palier par palier, à gravir la pente. L’anglais qu’il connaît déjà bien lui est plus facile, l’espagnol ne lui pose pas de difficultés. Il se passionne en outre pour le latin, dont il ressent peut-être intuitivement l’importance pour comprendre les fondements culturels de sa famille d’adoption. On retrouve ici cette soif de savoir orientée à la connaissance et l’appropriation de ce qui fait l’autre pour mieux s’en approcher par-delà ce qui sépare. La foi catholique qu’il endosse durant ces années procède de ce rapprochement mimétique en même temps qu’elle témoigne de la sincérité de son engagement et de son réel attachement. Il y trouve en outre une conduite de vie, en ces années décisives, même si le chemin du dogme vient parfois contraindre le feu qui l’habite. Lycéen, la lecture de Sénèque viendra compléter celle des Écritures et le nourrira longtemps dans sa quête d’un art de vivre qui tienne compte de son aspiration pour le monde autant que de sa volonté de vivre. En attendant, les vacances des années collèges lui apprennent ce qui enracine les Français à leur terre,  et lui donnent l’opportunité de s’y attacher : ce sont la variété des paysages, des calanques méditerranéennes aux montagnes alpines, mais aussi la monumentalité du pouvoir incarnée Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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par les châteaux des rois, à Blois, ou encore la beauté des édifices religieux, devant l’abbaye romane de Paray-le-Monial. C’est là que se tiennent les camps de jeunesse de la Communauté de l’Emmanuel, un groupe charismatique qui vient d’être reconnu par le Saint Siège. Deux étés de suite, il s’y rend en compagnie de jeunes venus de toute l’Europe. Il y rencontre un continent chrétien, mais aussi une pensée de l’universel abstrait et de la paix perpétuelle qui interroge le monde violent et concret qu’il a connu. Il en visite la source  :  après les criques phocéennes aux contours homériques, il se rend à Rome, où le Saint-Siège s’adosse aux splendeurs de l’ancien imperium dont il s’émerveille après les avoir lues sous la plume des Anciens. Quand il entre au lycée, la ville de Marseille, son soleil et les poissons du Vieux Port lui sont désormais familiers. Un peu comme le Marius de Pagnol qu’incarnait Pierre Fresnay dont Raimu refusa qu’il tienne le rôle avant que l’acteur parisien ne démontre qu’à force de travail il pouvait passer pour marseillais. Mais, plus âgé que ses camarades de classe, il sort déjà de l’adolescence quand s’impose à lui, comme aux jeunes gens de son âge, l’injonction sociale à dire son être au monde pour y trouver place. Émerge du même coup l’épineuse question de ses racines et de son histoire individuelle. ‘Asiatique’, ‘réfugié’, ‘d’origine cambodgienne’… aisément mobilisables, les mots du collectif recouvrent trop vite un parcours personnel dont la mémoire, en vrac, ne permet pas encore de retracer la cohérence. Dilemme vécu par nombre d’enfants cambodgiens placés dans des familles d’accueil, qu’il aborde avec le volontarisme qu’on lui connaît. Deth va ainsi chercher à renouer avec une atmosphère cambodgienne en même temps qu’il s’imposera, de plus en plus consciemment, un nouveau défi : se réapproprier sa langue et sa culture natales qu’il venait justement de mettre à distance pour mieux se pénétrer d’une autre. En même temps qu’il commence à se documenter sur son pays, il cherche à revoir ses parents et fait en sorte de se rendre au Cambodge au cours de l’été 1994. Après la fermeture des camps commandée par le processus de paix qui finit par aboutir suite à de longues négociations entre factions, la chose devient justement possible. Le processus électoral au terme duquel des élections générales devaient se tenir en mai 1993 prévoyait que les réfugiés cantonnés dans les camps soient rapatriés au Cambodge pour qu’ils puissent y participer. Leur retour s’effectue par vagues, entre mars 1992 et mars 1993, date à laquelle Site 2 ferme définitivement ses portes. Les parents de Deth se rendent d’abord à Phnom Penh, puis retournent dans le village de leurs aïeux pour retrouver les leurs. L’espoir que suscite le processus de réconciliation nationale les pousse à tenter l’aventure électorale au sein Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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du Parti Démocrate Libéral (PDL), fondé par Sak Sutsakhân. Hieng se présente même à la députation dans la circonscription de Kratié. L’échec qu’il rencontre est celui, général, du PDL, qui n’obtiendra aucun siège. Dans son écrasante majorité le peuple choisira celui des partis dont le candidat ressemble à Sihanouk – le FUNCINPEC est alors dirigé par son fils Ranariddh, le portrait de son père au même âge – parce que ce dernier personnifie le retour de la concorde. L’année suivante, et après s’être réinstallé à Phnom Penh, Hieng retrouve son fils. En plus de la joie indicible de le revoir, il lui découvre un style flamboyant qui le porte à tenir tête à la doxa du  lieu. En cet été 1994, elle a pour nom Dien Del. Le général les reçoit chez lui avec chaleur, mais peine à justifier ses sentiments anti-sihanoukiens face aux arguments historiques du tout jeune homme. D’autant qu’il joue sur plusieurs registres langagiers : s’il utilise la langue analytique de Descartes, encore pratiquée par l’ancien diplômé des écoles militaires françaises, il ne répugne pas à recourir aux formes expressives du khmer, convenant à des répliques plus tranchées. Car Deth redécouvre qu’il parle khmer, en même temps qu’il renoue avec l’ambiance militarisée de son enfance. La menace khmère rouge subsiste de même que les tensions factieuses qui imposent encore des déplacements sous protection armée. Lorsque son père lui fait découvrir la côte cambodgienne et ses plages de sable blanc où ne s’aventurent guère les touristes, ils doivent être accompagnés de gardes du corps. Deth retrouve aussi ses anciens amis de fortune qu’il avait connus dans les camps. Inscrits en Faculté de Droit, ils sont censés suivre un enseignement en français qu’ils ne comprennent pourtant pas. Deth leur fait classe quotidiennement en même temps qu’il apprend d’eux un peu de ce Cambodge qu’il ne connaît pas encore. Circonspect, il observe un monde nouveau dont il n’a pas les codes et où se jouent des jeux dont il ne sait pas encore les règles. Quand en juin 1996 Deth passe son baccalauréat scientifique, il ajoute le khmer à ses options. Diplôme en poche, il hésitera plusieurs mois avant de trouver la voie qui se révélera la sienne. La Légion qui l’avait tentée le refuse, à cause de sa myopie. N’importe, il profite des heures creuses en caserne pour dévorer la valise de livres qui lui tient lieu de barda. En septembre, il trouve à s’employer comme animateur au sein de la congrégation de l’œuvre Timon-David, fondée au milieu du XIXe siècle dans le sillage du catholicisme social pour aider à l’éducation des jeunes issus des milieux populaires de Marseille. Arrive la rentrée universitaire et les premiers pas dans le supérieur. Mais son passage par Aix-en-Provence n’est pas concluant. Inscrit en Faculté d’histoire, une matière dont il est pourtant féru, il ne trouve guère à se captiver. Le Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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cours d’histoire de l’Asie qui s’y donne est indigent, et il ne rencontre pas d’enseignant qui pourrait l’exalter, lui pour qui l’incarnation du savoir est nécessaire. En même temps qu’il continue de s’occuper à la congrégation tout au cours de l’année, il médite la suite. En mai 1997 il monte à Paris et rencontre le directeur de la section khmère des Langues’O. Alain Daniel lui assure de pouvoir l’inscrire à la rentrée universitaire prochaine. Durant l’été, le Cambodge fait à nouveau la une des journaux quand advient le « coup de force » des 6–7 juillet par lequel le second Premier ministre Hun Sen évince manu militari le premier Premier ministre d’obédience FUNCINPEC, ainsi que d’autres partis d’opposition. Ses parents échappent de justesse à une opération d’assassinats ciblés au sein de leur quartier résidentiel où demeurent nombre de chefs militaires de l’opposition, et parviennent à se mettre hors de danger. En août, Deth, rassuré, se rend de Marseille à Mont de Marsan à vélo, et se régale du paysage occitan. En septembre il est installé dans une nouvelle résidence universitaire, dans le sud de Paris, à Anthony. Étudiant en LEA à Paris III, il est également inscrit aux Langues’O, en siamois et en khmer. Ici, le ton n’est plus le même : venu d’une France girondine et conservatrice, il découvre un Paris jacobin et progressiste. Dans les locaux décatis de l’OTAN où sont logées l’Université de Paris-Dauphine et les Langues’O se croisent des mondes bigarrés. D’un côté les futurs cadres subalternes de la finance et de la gestion, ceux qui viennent d’être recalés aux grandes écoles. De l’autre côté, le phalanstère des Langues’O, jamais en retard d’une excentricité. On y côtoie pêle-mêle un chanteur de rock alternatif professant, entre deux complaintes électriques sur les déboires d’une Brigitte Bardot cambodgienne, des dialectes taïs enseignés nulle part ailleurs, un héritier de la principauté de Battambang en costume trois pièces prodiguant des leçons de khmer en même temps que de maintien, un ancien juriste reconverti dans l’enseignement du siamois à l’humour aussi dévastateur que son taux d’alcoolémie, et toute une faune étudiante qui se passionne pour des langues dont la plupart des gens ne soupçonnent pas même qu’on puisse les apprendre : des jeunes missionnaires javanisant fumeurs de kretek, des grand-mères nées en Indochine qui veulent apprendre le khmer ou le viêt qu’elles n’ont jamais pu parler, des diplomates japonais qui se forment aux langues avant de prendre un poste à Phnom Penh, des maris français qui cherchent à comprendre leurs épouses cambodgiennes, des dames khmères qui se retrouvent en cours de littérature comme au salon de thé pour se gausser de leurs maris français, de jeunes Khmers nés en France qui se cherchent, ou de jeunes Français qui se perdent dans l’humanitaire, ou dans le journalisme. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Parmi cette faune, Deth redécouvre les langues de son enfance par le truchement de la norme écrite et des grammaires qui sont censées enseigner cette norme. Intuitivement, il mesure l’écart qui sépare l’oralité de l’écriture et l’inadéquation des grammaires qui laissent en suspens nombre de mots structurants pour la langue, faute de pouvoir en rendre compte de manière adéquate dans les termes biaisés des catégories grammaticales indo-européennes. Une fois son diplôme de langue khmère obtenu, en 2000, il se rend durant une année à l’université de Silapakorn, à quelques kilomètres de Bangkok, pour y terminer son cycle de siamois tout en y enseignant le français. Dans le même temps, il poursuit son cursus de cambodgien en s’inscrivant en maîtrise de linguistique sous la direction de Michel Aufray, un spécialiste des langues océaniennes qui assure également des cours de théorie linguistique. Ce remarquable pédagogue lui révèle sa vocation de linguiste. L’été suivant, Deth rentre en France, célèbre ses fiançailles sur les terres de sa famille d’adoption puis remonte à Paris pour soutenir son mémoire de maîtrise sur les déterminants nominaux. On y trouve déjà les fondements de ce qui fut sa ligne de mire scientifique tout au long de son enseignement : écrire une grammaire du khmer qui s’affranchisse enfin des catégories syntaxiques européennes pour prendre en compte la singularité de sa langue natale, dans ses dimensions aussi bien orale qu’écrite. Après une revue critique de la manière dont a été défini l’adjectif dans les grammaires françaises à partir d’un vocabulaire latin lui-même hérité du grec ancien, et de la manière dont les grammaires du khmer ont fait usage de cette terminologie pour la langue khmère, il analyse une série d’énoncés faisant usage de ces mots khmers appartenant à la classe des adjectifs ainsi définie pour montrer que leur fonctionnement ne correspond justement pas à celui que leur attribue la définition adjectivale. Il poursuit l’année suivante en inscrivant un DEA sur les déictiques spatiaux tandis qu’il vit de divers petits emplois, dont une mission d’interprétation pour la Commission de recours des réfugiés. C’est à cette époque qu’il est introduit dans le cénacle de Madame Pou, la doyenne des études khmères. Retraitée depuis plusieurs années, elle continue d’assurer la formation de rares khmérisants zélés qui s’efforcent de passer par les fourches caudines d’une discipline spartiate. Son respect vétilleux ouvrant la porte d’un savoir qui n’existe nulle part ailleurs, Deth trouve comme à son habitude une clef pour actionner la serrure. Au fil de l’apprentissage de la lecture et de la compréhension des eulogies royales inscrites sur les stèles lapidaires en vieux khmer, ou des codes de conduite gravés sur ôles de latanier en khmer moyen, des mondes insoupçonnés se Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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révèlent alors à lui : celui de la diachronie des mots et de l’actualisation du passé dont ils se chargent à travers les modifications phonologiques et sémantiques qui s’observent au cours de l’évolution de la langue écrite ; mais aussi le monde de la cour qui se veut l’héritière de ce passé. Issue de l’aristocratie palatiale, Madame Pou lui fait entrevoir les habitus d’un milieu qui tranche avec celui des gens d’armes dont il est issu, ou celui des notables provinciaux qu’il a adopté. Elle parraine sa cooptation à la Société Asiatique de Paris, et demande à Jean-Pierre Drège, alors directeur de l’École française d’Extrême-Orient, d’être son second parrain. Au moment de rédiger son mémoire de DEA, Deth peut désormais mobiliser trois atouts rarement réunis  :  une connaissance intime de la langue qu’il étudie, ce qui est loin d’être le cas de tous les linguistes ; une perspective historique généralement ignorée ; et une théorie linguistique on ne peut plus attentive à la singularité des langues. En effet nourri de la théorie d’Antoine Culioli à laquelle l’avait introduite Michel Aufray, et dont il suit bientôt les principaux lieutenants, son mémoire porte sur les déictiques spatiaux. Ces termes qui situent l’énonciateur dans l’espace relativement aux objets du monde qui l’entourent font partie de ces «  petits mots  » de base parmi les plus employés mais pour lesquels les descriptions grammaticales sont les plus indigentes. En étudiant leurs formes écrites depuis les premières inscriptions en vieux khmer jusqu’aux dictionnaires contemporains, il démontre leur plus grande richesse à l’oral qu’à l’écrit, mais surtout qu’ils ne marquent pas seulement la distance entre l’objet ou le point de l’espace et l’énonciateur mais aussi la stratégie énonciative de ce dernier ; en exposant la structure morphologique des formes déictiques, il découvre que chaque élément qui les compose recèle potentiellement une valeur sémantique  ; ainsi de l’aperture vocalique plus ou moins grande des déictiques qui mesure la distance subjective de l’énonciateur à son objet. Inscrit en première année de thèse, il se lance dans un questionnement plus ardu sur les marqueurs de l’indéfinition en khmer. Il obtient aussitôt une bourse doctorale pour effectuer des enquêtes linguistiques au Cambodge. À Phnom Penh, il mène ses recherches dans le cadre du Département de français de l’Université Royale de Phnom Penh (URPP), où il est chargé de Travaux Dirigés en linguistique. Mais bientôt advient une rupture sentimentale, qui lui fait renoncer à sa thèse ainsi qu’à ses bourses. Il trébuche, et dévale la pente. Un premier état de sa recherche part en fumée quand il la jette au feu. Il continue malgré tout d’enseigner à l’URPP, cette fois dans un département de Sciences du langage, ainsi qu’à l’Institut national de l’Éducation qui forme les jeunes enseignants de khmer, et vit à nouveau de petits emplois comme la traduction de Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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textes scientifiques des langues européennes vers le khmer. Le temps fait son office, et les Culioliens le persuadent de reprendre le chemin de la recherche. Il s’y réattelle en 2005, et remonte peu à peu la pente. Plus que jamais impliqué dans le devenir des études khmères il fonde, avec un ami linguiste, l’Institut pour le Développement des Sciences sociales au Cambodge dont l’existence fut éphémère mais qui agrégea pour un court moment des talents qui se retrouveront en d’autres circonstances. Tout en vivant de traductions et d’autres petits emplois, il fonde l’année suivante une troupe de théâtre, Kok Thlok, dont il assure l’organisation des tournées en province ainsi que la recherche de subsides. Il finit par soutenir sa thèse en septembre 2007, peu après le décès de son directeur. Elle porte principalement sur deux des marqueurs de l’indéfinition en khmer mais ouvre des perspectives sur quantités de thèmes de recherche  :  la réduplication, la morphologie, le concept de négation notamment. Il obtiendra le prix de la meilleure thèse de l’INaLCO. Après sa soutenance, il reste deux ans au Cambodge durant lesquels il vit de plusieurs contrats postdoctoraux. Il forme à la traduction dans le cadre du Center for Khmer Studies, à Siem Reap, se penche sur une analyse linguistique des inscriptions vieux khmer, dans le cadre de l’École française d’Extrême-Orient, et donne plusieurs communications  :  sur l’indéfinition ou sur le passif, mais aussi sur la particule ta dans l’expression vieux khmer kamrateṅ jagat ta rāj(y)a. Avec cette particule, il accède au cœur de la relation au divin dans l’Ancien Cambodge puisqu’elle détermine la compréhension même du culte tutélaire de la royauté angkorienne, sur laquelle quantité d’historiens et d’archéologues sud-est asiatiques se sont justement trompés faute de n’en retenir qu’une formulation sanskrite (le fameux Devarāja). Il ouvre ainsi le monde des études khmères à des perspectives nouvelles en montrant le potentiel que recèle une analyse linguistique précise du corpus des textes anciens. C’est là en partie l’origine d’un séminaire que nous animions en commun et qui porte depuis sa fondation en 2013 sur l’étude historique et linguistique des sources textuelles du Cambodge ancien et moderne5. C’est aussi durant ces années qu’il porte Kok Thlok à une reconnaissance nationale en obtenant une audience au palais royal, à l’issue de laquelle le jeune roi vient à aider financièrement la troupe. En 2009, il est recruté comme maître de conférences de khmer et de linguistique aux Langues’O. Il intègre un laboratoire de linguistique,

5 Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian, Joseph Thach, Langue, histoire et sources textuelles du Cambodge ancien et moderne, EHESS-INALCO, 2013–2019. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Structure  et Dynamique des Langues, tout en devenant chercheur associé au Centre Asie  du Sud-Est qui regroupe des spécialistes de diverses disciplines travaillant sur cette aire culturelle. Aux Langues’O, le département de khmer passe à la vitesse supérieure lorsque Deth met en place les jalons d’une grammaire approfondie du khmer dans le cadre même de son enseignement. Ses communications ou ses articles en reflètent la variété : le système verbal, le passif, la pluralité, les démonstratifs, les particules énonciatives, les classificateurs, la préfixation, les appellatifs et les pronoms personnels, les emprunts aux langues étrangères. De leur côté, les Culioliens qui sont en minorité dans le champ académique de la linguistique trouvent en lui un défenseur convaincu qui porte cette théorie jusque dans les instances de la linguistique sud-est asiatique, où elle était pour ainsi dire inexistante. Assez rapidement, il va mettre en œuvre un vaste programme de coopération entre les Langues’O et l’Université Royale des Beaux-Arts de Phnom Penh (URBA), dont la Faculté d’archéologie enseignait le cursus d’études khmères le plus complet qui soit depuis la réouverture du Cambodge au tournant des années 1990. L’objectif de ce programme baptisé ‘Humanités’ (en khmer, ‘Manusastra’) était d’offrir aux étudiants de la Faculté d’archéologie une formation complémentaire en sciences sociales mais prodiguée en français, langue dans laquelle la quasi-totalité du savoir scientifique sur le Cambodge est consigné depuis les premières études coloniales. En leur donnant les fondamentaux de l’histoire, de l’anthropologie et de la linguistique à travers un cursus centré sur la connaissance du monde khmer ou plus largement sud-est asiatique tout en maintenant ouvertes les fenêtres comparatives, ce programme visait d’une part à contribuer à la formation de futurs collègues enseignantchercheurs, et d’autre part à permettre aux futurs cadres de la conservation, de la culture ou de l’enseignement de se réapproprier la connaissance du patrimoine cambodgien pour agir en connaissance de cause (Musée national, Conservation d’Angkor, Autorité pour la Protection et la Sauvegarde du Site d’Angkor, Ministère de la culture, Institut national de Pédagogie). Pour financer ce qui sera une licence bientôt suivie d’un magistère délivrés à la fois par les Langues’O et par l’URBA, Deth ira frapper aux portes de nombreuses institutions dont il ne sortira jamais sans un engagement sérieux de financement. Fin négociateur, il parvient à convaincre en s’appuyant sur les contradictions internes à l’institution qu’il sollicite autant que sur son allant. S’y ajoute une série de projets associés qui lui permettent de connecter ce projet de formation à la recherche en train de se faire, d’organiser des colloques, des journées

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d’études, des séminaires, et de faire paraître plusieurs livres, dont celui-ci et d’autres encore à venir6. L’interrogation scientifique qui accordait entre elles ces multiples initiatives portait, dans le sillage de la théorie de l’énonciation, sur la quête d’une façon khmère de dire le monde. À travers une série d’enquêtes pluri-disciplinaires sur les représentations des Cambodgiens comparées à celles de leurs voisins proches ou lointains  –  la mémoire collective, les représentations de l’espace et les conceptions du passé, la manière de vivre la temporalité – il avait particulièrement à cœur d’accéder aux « gestes mentaux » structurant la sémantique même des mots employés par les locuteurs d’hier et d’aujourd’hui pour dire ce monde. C’est dans cette perspective que ce livre aurait dû abriter le dernier état de son enquête sur les mots appartenant au champ sémantique du rapport que les hommes entretiennent au passé, (‘mémoire’, ‘héritage’, ‘tradition’, ‘coutume’). Deth aurait voulu y publier la seconde étape de ses réflexions7 sur les différents modes de présence du passé à travers l’analyse des unités thloap et daԑl, qui fondent en khmer la sémantique des notions de « tradition » et d’« héritage ». Si ce thème de la conscience du passé lui importait plus qu’un autre, c’est peut-être en raison du rapport tout à la fois intérieur et distancié qu’il cultivait à l’égard de sa propre expérience du régime khmer rouge et de la guerre qui suivit : parce qu’il était exigeant envers lui-même, comprendre cette expérience impliquait pour lui l’effort et l’honnêteté intellectuels de la relativiser à l’aune des expériences collectives du peuple khmer envisagées dans la longue durée de ses deux millénaires d’histoire. Il est ainsi à son honneur d’avoir défendu le parti d’étudier la longue mémoire du monde khmer quand la facilité eut consisté à suivre la doxa académique, obnubilée par ces terribles années. En 2014, il a le bonheur de voir naître Célestin, fils dont le prénom khmer, Aruna, était aussi celui du prince Yukanthor, qui déclencha la fameuse affaire éponyme lorsqu’il se rebella contre les autorités coloniales en 1900. Détaché au Cambodge auprès de l’Institut pour la Recherche et le Développement depuis septembre 2017, il était retourné à Phnom

6 La liste de ses publications est consultable à cette adresse : https://aefek.fr/page20html. 7 Une première étape paraîtra à titre posthume à la fin de l’année 2020 sous le titre « Temporalité en khmer contemporain. Emplois de thloap et son appréhension en termes de temporalité  », [in] J.  Thach et H.  de Penanros (éds.), Du temps et de l’aspect dans les langues. Approches linguistiques de la temporalité, Berne, Peter Lang, coll. Études contrastives. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Penh en famille, avec son épouse Pascaline, sa fille adoptive Chandra, et le petit Célestin. Il espérait pouvoir s’extirper de la gestion quotidienne du projet Manusastra qui n’avait cessé de croître en taille et en lourdeur depuis que s’y était agrégé un financement européen auquel la recherche de subsides moins précaires l’avait acculé. Il devait même préparer une habilitation à diriger des recherches qui l’aurait replongé dans la logique de la langue et la magie des mots. Quelques mois avant son décès, il était retourné avec des amis le long de la frontière sur la trace des anciens camps où il vécut avant de venir en France. La mémoire vive des lieux dont il fit preuve alors étonna tous ses compagnons de voyage. ** Deth était de ceux qui, mécontents de leur ligne de chance, n’hésitent pas à s’entailler la main pour la rallonger. De son exil à Kratié durant le régime khmer rouge, à l’expérience des camps de la frontière khmérothaïlandaise, et jusqu’à sa percée dans le monde académique – celui de la linguistique culiolienne comme celui des études khmères – il n’aura cessé d’attirer à lui la Fortune en lui souriant, comme pour mieux la saisir. Fils de Kratié, un temps Phnompenhois, enfant de la guérilla passé par les camps aux confins du Cambodge et de la Thaïlande, marseillais d’adoption, parisien de profession, résident massicois puis de nouveau Phnompenhois, Deth n’avait d’autre patrie que l’archipel des amitiés, qui ne reconnaît pour frontière que celles de la fidélité. La grande empathie qu’il suscitait auprès de personnalités très diverses provenait justement de cette étonnante capacité à saisir la Fortune par les cheveux. Il n’est qu’un seul luxe, dit Camus, pour les conquérants, c’est celui des relations humaines, au premier chef desquelles figurent les amitiés : « […] ce sont les vraies richesses puisqu’elles sont périssables. C’est au milieu d’elles que l’esprit sent le mieux ses pouvoirs et ses limites  »8. Telle était peut-être la raison profonde du sourire de Deth, invitant à goûter aux joies de la Fortune en sa compagnie. À ceux qui le suivaient s’offrait bientôt un rire noctambule et rabelaisien, fusant aux côtés d’une dive bouteille dont le mouvement oscillatoire venait rythmer une disputatio sur l’étymologie d’un mot, la syntaxe d’une phrase, le double sens grivois d’une chanson de Sin Sisamoth, la valeur de tel auteur, la vacuité de tel autre…. Lors d’une messe célébrée à son intention, un ami d’enfance évoquait la fêlure intérieure que masquait ce sourire enjôleur. Cette fêlure, suggérait cet ami, était celle des séparations qu’il dut affronter au cours de son existence, et qu’il n’aurait pas aimé voir évoquer. Peu de gens la 8

Camus, A., op. cit., p. 122.

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In Memoriam Joseph Deth Thach (1975–2020)

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connaissaient : Deth est toujours resté discret sur sa vie durant le régime khmer rouge comme sur la période des camps qui lui fit suite, répugnant à verser dans la sensiblerie ou l’apitoiement victimaire dans lesquels nombre de Cambodgiens se sont laissés enfermer en arrivant dans un pays tiers. Sa pudeur naturelle y répugnait plus encore, car s’il était homme à s’intéresser au sort des autres, il dédaignait qu’on s’inquiétât du sien. Reste que les cicatrices laissées par ces sourdes déchirures l’avaient rendu sensible aux trahisons dont une vie bien pleine n’est jamais avare. Aujourd’hui, sa pudeur s’est éteinte. Est-ce le trahir que de situer en cette fêlure l’origine même de son energeia ? Sans jamais devenir faille, la fêlure se muait parfois en une pente raide qu’il dévalait rapidement, avant de la remonter, toujours, patiemment, sourire aux lèvres. Tel Sisyphe donc, mais un Sisyphe heureux, à l’instar de celui que décrit Camus dans un essai philosophique qui avait fini par devenir son livre de chevet. Un Sisyphe heureux et conquérant, armé de vigueur, de colère et d’étonnement. La vigueur attirait à lui nombre d’entre nous pour mieux goûter la saveur du moment. Jamais loin de la vigueur, la colère en éloignait certains : elle criait sa résistance à l’ordre indu des choses, aux manquements à l’honneur dont il avait un sens aigu, comme son besoin viscéral de rester libre des liens qui assujettissent. L’étonnement qu’il manifestait face à la diversité du monde et la soif de connaissances qui l’habitait le nourrissaient, aux dires de son père, depuis son enfance. Ces dispositions de l’âme furent le moteur d’une intensité de vie peu commune dans le monde académique. « Ce qui compte dans la vie ce n’est pas de vivre le mieux, mais de vivre le plus »9. *** Enthousiaste au sens étymologique du terme, Deth portait la flamme de l’instant présent à son point d’incandescence, comme s’il allait nous quitter le lendemain. Il était à l’image du nom qu’il a conservé en toutes circonstances par-delà ses changements d’identité : « Deth », ou comme le disent les textes classiques, la lumière ardente de Śiva rayonnant à la surface du monde  ; de cette lumière de feu qui meut les héros des épopées, Arjuna sur le Kurukṣetra, ou le bouillant Achille lors du siège de Troie. Éblouis, nous avions presque fini par le croire invincible. La leçon archaïque qu’il nous assène est celle des conditions mêmes de l’intensité, qui ne se peut vivre qu’aux dépens de la durée. 23 mai 2020

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Ibid., p. 86.

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Introduction Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian, Joseph Thach

Dans un précédent volume dont ce livre est en partie la continuation, une première série d’enquêtes linguistiques, ethnographiques et historiques proposait d’illustrer quelques aspects des représentations du passé chez les Khmers. Six études de cas s’y voyaient mises en perspective en regard des contributions de trois spécialistes d’autres aires culturelles que l’Asie du Sud-Est, apportant un contre-point comparatif pour chacune des disciplines concernées1. Ce fut une manière de premier jalon qui amenait à nous interroger plus avant sur la question de la temporalité, selon des modalités semblables. Le colloque qui s’en est suivi s’est tenu à Paris durant l’automne 20172. Cinq contributions portant sur la Péninsule indochinoise ont d’abord paru dans un dossier de la revue Péninsule en 20183, tandis que le présent ouvrage regroupe le reste des contributions. Elles concernent le monde khmer pour une moitié d’entre elles. L’autre moitié concerne l’au-delà de la péninsule indochinoise, et elle est à lire comme une invite à porter le spectre du comparatisme expérimental4 à

1 Abdoul-Carime, Nasir ; Mikaelian, Grégory ; Thach, Joseph (éds.), Le passé des Khmers. Langues, textes, rites, Berne, Peter Lang, 2016, 262 p. 2 «  Temps et temporalité en Asie du Sud-Est  », colloque international organisé par l’Association d’Echanges et de Formation pour les Etudes khmères (AEFEK), l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) et CAMNAM (Programme Emergence de la Ville de Paris) tenu à l’INALCO du 29 novembre au 2 décembre 2017, avec le soutien de l’Université Royale des Beaux-Arts (URBA) de Phnom Penh, l’Institut de Recherche et Développement (IRD), l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), et les laboratoires du CASE (UMR 8170)  et du SeDYL (UMR 8202). 3 Cf. le dossier « Temps et temporalités », [in] Péninsule, n° 77, 2018 (2), p. 5–150, avec les contributions d’Aurore Candier sur la Birmanie, d’Emmanuel Poisson et de Huy Linh Dao sur le Vietnam, de Guido Sprenger sur le Laos, et de Marie-Sybille de Vienne sur le Brunei. 4 Détienne, Marcel, «  L’art de construire des comparables. Entre historiens et anthropologues », Critique internationale, vol. n° 14, 2002 (1), p. 68–78. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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l’échelle eurasiatique, depuis la péninsule qui est la nôtre jusqu’à l’Inde, et de Madagascar au Japon en passant par l’Insulinde.

Étudier la temporalité des Khmers La temporalité est le caractère de ce qui est temporel, soit l’« être dans le temps ». Elle renvoie à la perception à chaque fois particulière de la durée, condition universelle que l’homme éprouve et ressent où qu’il vive. Elle se manifeste ainsi collectivement par la propension à construire des institutions pour durer par-delà l’horizon biologique, à commencer par celles qui constituent l’État, ce produit d’une « imagination sociale » qui est le propre de l’homme5. Une façon de questionner la temporalité en terres cambodgiennes consiste alors à s’interroger sur la manière dont cet être collectif que sont devenus les Khmers à travers l’institution royale est parvenu à se perpétuer tout en changeant (et à changer tout en se perpétuant), au cours des deux derniers millénaires. Rappelons qu’en Péninsule indochinoise et parmi les premières sociétés politiques constituées en État, seule la maison royale khmère existe toujours comme tel, les Môns et les Chams ayant été absorbés par d’autres États plus récemment institués (la Birmanie et la Thaïlande pour les premiers, le Viêtnam pour les seconds). D’autres populations à l’espace social plus restreint se sont longtemps maintenues dans une relation distanciée aux États, avant d’être absorbées par eux6. C’est le cas de celle qui se désigne aujourd’hui par l’ethnonyme Bunong, représentée dans ce volume, et qui a fini par être absorbée par les royaumes khmer et vietnamien. Au Cambodge, les Bunongs vivent au sein de communautés villageoises subsumées sous la catégorie de « minorité nationale », tandis que certains de leurs ancêtres, devenus Khmers, avaient choisis ou furent contraints d’intégrer les institutions royales cambodgiennes. Entre société sans État et ambitions impériales, l’être collectif que se sont donnés les Khmers à travers une royauté qui perdure par-delà les ruptures historiques interroge l’inscription du lien social dans la durée. Une autre vertu que l’on peut reconnaître à l’étude de la temporalité et qui est susceptible elle aussi de porter ses fruits en terres cambodgiennes tient au fait qu’elle favorise une approche holiste de la morphologie

5 Voir infra l’entretien avec l’anthropologue Maurice Bloch. 6 Sur quoi v. Scott, Curtis James, The Art of Not Being Governed. An Anarchist History of Upland Southeast Asia, New Haven & London, Yale University Press, 2009, 442 p. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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sociale7. Questionner la temporalité d’une société oblige en effet à s’écarter des catégories traditionnelles de l’entendement académique – le « social », le « politique », le « religieux » – dans la mesure où ces derniers sont entièrement déterminables par la relation qu’elles entretiennent à ce que la tradition européenne  –  et à sa suite académique  –  appelle le « temps ». Or « temps » est lui-même si bien enraciné dans cette tradition qu’il surdétermine notre compréhension  –  celle des acteurs du champ académique s’entend – du phénomène de la temporalité. Si bien que les phénomènes sociaux qui en relèvent paraissent tout à la fois partout mais nulle part précisément, et qu’on doive s’efforcer de les retrouver dans le monde extra-européen précisément quelque part, mais globalement nulle part. On pourrait enfin convoquer une troisième vertu à l’étude de la temporalité des Khmers, plus réflexive celle-ci. Devenu un sujet central des sciences sociales avec l’accélération du rythme de la vie humaine induite par l’industrialisation des systèmes productifs occidentaux, la temporalité des sociétés présentes et passées a fait régulièrement l’objet de réflexions approfondies depuis l’entre-deux-guerres. La nouvelle vague d’accélération qu’accompagne le dernier stade de la mondialisation capitaliste a elle-même donné lieu à un renouvellement de cette question8. Or en cette matière comme en d’autres, les études khmères et plus largement sud-est asiatiques demeurent en retrait du rythme général des sciences sociales et c’est en quelque sorte à un exercice de synchronisation que nous avons voulu nous essayer.

De près, de loin, entre îles et péninsules Le prisme comparatif retenu dans cet ouvrage fait fond sur une double perspective insulaire et péninsulaire, celle de terres encerclées ou bordées par la mer. Aux propos concernant le royaume khmer, lui-même sis au cœur de la péninsule indochinoise, il appose en effet ceux de spécialistes

7 Sur quoi v.  Barraud, Cécile  ; Iteanu, André  ; Moya, Ismaël (dir.), Puissance et impuissance de la valeur. L’anthropologie comparative de Louis Dumont, Paris, CNRS Editions, 2016, 366 p. 8 Inter alia  :  Hartmut, Rosa, Accélération.  Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010, 486 p. ; Schmitt, Jean-Claude, Les rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 2016, 718  p.  ; Baschet, Jérôme, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris, La Découverte, L’horizon des possibles, 2018, 318 p. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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de la péninsule indienne, des îles insulindiennes, japonaises, papoues et malgache. Cette juxtaposition qui pourra paraître artificielle n’en trouve pas moins plusieurs échos dans l’historiographie de l’Asie du Sud-Est, et notamment dans les diverses tentatives de définition de cette aire culturelle. On connaît ainsi le rôle déterminant de la mer dans la définition d’une Asie du Sud-Est conçue comme carrefour de civilisations entre Inde et Chine. Le grand orientaliste Paul Mus y voyait un sous-ensemble de l’Asie des moussons, rendu historiquement cohérent par les vagues saisonnières d’échanges maritimes venues connecter les arrière-pays forestiers producteurs de biens exportables à leur centre politique, lesquels recherchaient de leur côté les biens de prestige apportés par les marchands et les ambassades qui abordaient régulièrement sur la côte9. Efficace et suggestive, l’équation masquait toutefois plusieurs aspérités, dont le rôle des espaces nippon et océanien, le premier ayant participé des cultures sud-est asiatiques quand le second tint un rôle dans leur élaboration10. De son côté, l’historien Denys Lombard définissait cette aire culturelle comme une « zone des détroits », ordonnée à mettre en relation les « môles » civilisationnels indiens et chinois11. Pour éclairante et fructueuse qu’ait été là aussi cette vision « thalassique », notamment dans le fait qu’elle y intégrait le monde malgache comme une extension maritime de l’Asie du Sud-Est, elle n’en procédait pas moins d’un relatif déséquilibre aux dépens de la Péninsule indochinoise, dont la singularité était en quelque sorte subsumée dans celle de l’Archipel insulindien. Plusieurs analyses ont fait la critique positive de ce déséquilibre12. 9 Mus, Paul, « Projet d’un ouvrage sur les civilisations d’Asie du Sud-Est », [in] Serge Thion (édition, introduction et bibliographie de) Paul Mus, L’angle de l’Asie, Paris, Hermann / CNRS, Collection Savoir, 1977, p. 109–121. 10 Sur la dimension sud-est asiatique du Japon, v. inter alia Przyluski, Jean « Préface », [in] Nobuhiro Matsumoto, Le japonais et les langues austro-asiatiques, Paris, AustroAsiatica, Documents et travaux I, publiés sous la direction de J.  Przyluski, Paris, 1928, p. vii–x. Lombard a traité cursivement du « glacis » mélanésien de l’Asie du Sud-Est dans la partie conclusive de son essai d’histoire globale du carrefour javanais (surtout pour en relativiser la portée), v. Lombard, Denys, Le carrefour javanais. Essai d’histoire globale, t. III, Les royaumes concentriques, Paris, Editions de l’EHESS, 1990, p. 151–152. 11 Lombard, D., De la vertu des aires culturelles et de celles des aires culturelles asiatiques en particulier, Leiden, IIAS, 1994, 15 p. 12 Victor Liberman désolidarise ainsi la Péninsule indochinoise et l’Archipel insulindien dans sa somme d’histoire comparative (Lieberman, Victor, Strange Parallels. Southeast Asia in Global Context, c. 800–1830, Cambridge, Cambridge University Press, 2  vol.  2003–2009:  Volume 1:  Integration on the Mainland, 2003, 484  p.  ; Volume Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Il en résulte qu’appréhender le cœur de la Péninsule indochinoise en regard d’espaces péninsulaires ou insulaires auxquels ils sont ou ont été directement et indirectement associés à travers divers types de relations n’est pas incongru. D’autant que certains de ces espaces partagent des similarités qui favorisent les rapprochements comparatifs  :  ainsi de « l’archipel matrilinéaire » qui se laisse observer depuis le monde malgache jusqu’aux îles nippones en passant par une partie de l’Insulinde et, bien sûr, le monde khmer. On n’oubliera pas non plus que la « modernité » technique et son successeur historique qu’est le capitalisme industriel ont abordé la Péninsule indochinoise par la mer. Les modifications du rythme de la vie quotidienne qu’ils impliquent  –  du «  boom  » marchand des XVIe–XVIIIe siècles à l’apparition des machines à vapeur puis à essence aux XIXe–XXe   siècles  –  congruent alors avec une tendance séculaire au rapprochement des centres politiques vers la mer et les grands ports fluviaux branchés sur la côte13. Ce rapprochement n’est lui-même pas sans évoquer des propos plus systémiques sur les relations qu’entretiennent logiques terrestres, logiques maritimes et temporalités  :  les affinités récemment identifiées entre le monde post-moderne de la vitesse et l’élément liquide à travers la notion de « société liquide » rappellent en les prolongeant celles qui rapprochent les cultures océaniques et le monde capitaliste14. Dans quelles mesures l’entrée dans un « âge du commerce » a fait basculer la Péninsule indochinoise (mais plus largement l’Asie du Sud-Est) dans un nouveau rythme est alors un questionnement légitime.

2: Mainland Mirrors: Europe, Japan, China, South Asia, and the Islands, 2009, 947 p.). De son côté, Jacques Népote singularise la Péninsule indochinoise en y voyant moins une zone de contact qu’un terminus des courants d’échanges culturels (Népote, Jacques, «  La Péninsule sud-est asiatique et les communications inter-asiatiques  », Péninsule, vol. n° 32, 1996 (1), p. 140–154). 13 Lombard, Denys, «  Pour une histoire des villes du Sud-Est Asiatique  », Annales, ESC, 1970, vol. n° 4, p. 842–856 ; IDEM, « À propos de l’histoire des villes d’Asie du Sud-Est. Nouvelles considérations  », [in] Cités d’Asie, Cahiers de la recherche architecturale, vol. n° 35–36, 1994, p. 99–106 ; Bourdonneau, É., Indianisation et formation de l’État en Asie du Sud-Est : retour sur trente ans d’historiographie. Matériaux pour l’étude du Cambodge ancien, Paris, Université de Paris I, Thèse d’archéologie, 2005, p. 243–246. 14 Bauman, Zygmunt, La vie liquide, Paris, Fayard, Pluriel, 2013, 266 p. ; Braudel, Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe–XVIIIe  siècles, Paris, Armand Colin, Destins du Monde, 1967, 464 p. ; Weber, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi de Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, Pocket, Agora, [1904] 1994, 287 p. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Tour d’horizon Dans les pages qui suivent, trois linguistes, cinq anthropologues et six historiens se prêtent au jeu de confronter les matériaux de leur spécialité au problème de la temporalité. Daniel Lebaud commence par aiguiser les outils notionnels dont nous disposons pour en disserter  :  en français, les mots «  temps  » et « temporalité » recouvrant les notions éponymes n’ont rien de transparents au regard de l’usage qu’en font les locuteurs, si bien que la portée universelle d’une pensée de la temporalité se trouve nécessairement lestée par la représentation spécifique du monde qu’induit l’usage de la langue dans laquelle elle s’exprime, en l’occurrence la langue française. Ce point de méthode étant posé, Sylvain Vogel pénètre dans la complexité des marqueurs de temporalité en bunong, langue mônekhmère parlée par des groupes tribaux réduits à l’état de minorité ethnique dans les hauteurs forestières du Cambodge (ou ce qu’il en reste). À partir d’une analyse de l’unité «  nuit  » (maŋ), il montre qu’il existe deux systèmes de temporalisation distincts qui recourent cependant aux mêmes indices de repérages (les unités grammaticales aɜ, nɜh, taɜ) permettant la localisation relative des entités temporelles  :  un système traditionnel, fondé sur des éléments du lexique commun associant une entité temporelle à un comportement animal ou une impression visuelle (par exemple : « tête, début ») combinés à l’intervalle « jour » (naːr) ; et un système plus récent, conçu au contact des Khmers, fondé sur une unité de mesure quantitative – par exemple « heure » (mɔːŋ) – combinée à l’intervalle « nuit » déterminé par des numéros ordinaux. Cette dernière temporalisation renvoie à des pratiques sociales en relation avec le monde moderne, en l’occurrence la division de la journée de travail en créneaux horaires. S’il était encore parmi nous, Joseph Thach aurait quant à lui continué d’explorer deux modes de présentification du passé dans la langue khmère, en étudiant les unités thloap et daɛl, marqueurs dont l’usage renvoie en partie aux notions de « tradition » et d’« héritage ». Les valeurs temporelles et aspectuelles que peuvent revêtir ces marqueurs ou leurs dérivés n’étaient pour lui qu’une des modalités de leur usage. Il aurait montré que c’est en réalité dans et par le discours – soit la totalité du texte dans lequel elles viennent trouver place – que se construit la valeur temporelle de thloap et daɛl. Pour introduire la partie anthropologique, Cécile Barraud et Grégory Mikaelian ont demandé à Maurice Bloch, ethnographe bien connu du monde malgache en même temps qu’anthropologue cognitiviste, de préciser sa position sur la temporalité des sociétés humaines. Dans Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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l’entretien dont on lira la transcription, il souligne à la fois ce qui constitue leur spécificité de primates doués de langage  –  insistant sur les invariants anthropologiques qui se retrouvent dans n’importe quelle société  –  et ce qui construit leur singularité  –  en précisant à quel niveau de l’organisation sociale et de la conscience se situent les variations ethnographiques qui se font jour dans la manière de faire durer les sociétés par-delà le biologique. Suivent trois articles qui mènent l’enquête de la variété des constructions de la temporalité dans les mondes papou et austronésien. André Iteanu, délaissant la «  comparaison frontale  » pour une méthode expérimentale à la manière de Marilyn Strathern, aborde la question de la temporalité chez les Orokaivas de Papouasie-Nouvelle Guinée tout en considérant les autres sociétés mélanésiennes. Il y repère des instruments de la synchronisation sociale comme le croît du taro, des porcs et des palmiers, qui permettent la tenue de grands cycles d’échanges accompagnant le façonnement des big men. À l’inverse de sociétés dans lesquelles le calendrier est posé comme hiérarchiquement supérieur, unifiant la majorité des mouvements topographiques sous la forme d’un comput temporel, en Mélanésie, le rituel apparaît comme une valeur dominante qui subordonne certaines manifestations de la temporalité pour les combiner à des mouvements topographiques dans le cadre d’une synchronisation englobante. Depuis la frontière du monde papou, dans l’archipel de Kei de l’est indonésien, Cécile Barraud commence par rappeler la prégnance de l’horloge dans les sociétés européennes industrialisées avant d’aborder une société traditionnelle pour laquelle la succession des astres reste déterminante. Elle étudie le processus par lequel, à Tanebar-Evav, les mouvements de la lune et l’observation de ses déplacements figurent comme le point d’ancrage rythmant la dynamique quotidienne de la société, notamment les activités agraires. Aux bruits de la sirène commandée par l’horloge qui accélère le rythme de l’activité humaine dans les usines du monde moderne, elle oppose alors les veilles de Kei qui imposent le silence pour faire croître et mûrir le millet. Dana Rappoport se penche quant à elle sur la société des Lamaholot, sur l’île de Flores,  pour examiner les relations qu’y entretiennent la pratique du chant rituel et le phénomène de la temporalisation. L’analyse se concentre sur la notion de rythme, centrale pour le chant comme pour la temporalité. Elle distingue trois types de temporalité associés à la pratique du chant : celle des plantes, celle des planètes et celle des humains. Le chant rythme ainsi la mise en mouvement de la communauté pour les différentes étapes de la culture du riz (suivant le déroulement des saisons), Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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de même qu’il rythme les heures de la journée de travail agraire (suivant cette fois la révolution cosmique). Il inscrit enfin la communauté dans la durée de son existence, en scandant la succession des ancêtres associés aux étapes des migrations qui en sont à l’origine, donnant à voir une profondeur immémoriale. Pour clore ce panorama des pratiques de synchronisation, Ang Chouléan aborde le calendrier cambodgien sous l’angle de l’ethnohistoire. Rapprochant les sources chinoises du XIIIe  siècle des rites agraires encore pratiqués annuellement dans le monde khmer, de Surin, dans l’actuelle Thaïlande, à la région d’Angkor, il parvient à démontrer qu’un changement du premier mois de l’année astrologique est bien intervenu durant l’époque moyenne (XIV–XVIIIe siècles), en même temps que le bouddhisme theravāda achevait de s’installer dans le royaume. Si de nos jours, marggasira (novembre-décembre) est le premier mois lunaire du calendrier cambodgien, les mémoires de l’émissaire Zhou Daguan à la cour du roi d’Angkor datées de la fin du XIIIe siècle en font le deuxième mois de l’année, après le mois de kārttika (octobre-novembre), aujourd’hui le dernier mois de l’année. C’est justement dans ce mois qui était jadis le premier de l’année qu’intervient le rite annuel de la « Salutation à la Lune », précisément le soir de la pleine lune de kārttika. Il correspond à une fête des « prémisses du riz » par laquelle on donnait à consommer le tout premier riz moissonné aux enfants, pour leur donner force et vigueur et les faire croître, et c’est probablement à cette date que débutait jadis la nouvelle année, comme en Inde du Sud. Si depuis ce changement elle débute officiellement à la mi-avril, durant le mois lunaire de caitra (cetr) le plus souvent, mais de temps à autre au mois suivant, durant le mois de vaiśākha (bisākh), les paysans considèrent généralement bisākh comme le premier mois de l’année car il voit tomber les toutes premières pluies, marquant ainsi le commencement des premiers labours par lesquels on « réveille le sol ». Début des labours aujourd’hui, premières moissons jadis, dans les deux cas le calendrier astrologique a tenté d’asseoir son emprise sur le cycle rizicole, mais dans une relation inverse au commencement. Pour les historiens de l’Asie, le bouddhisme est justement un observatoire privilégié. « Fait international asien »15, il affecte notamment le rapport des sociétés qui l’adoptent à la temporalité, selon des modalités qui constitutent alors un domaine d’étude en soi. L’interrogation porte notamment sur l’aptitude du bouddhisme à unifier les différentes temporalités (celle de la royauté et celle du peuple, ou encore celles

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Mus, Paul, « Angkor vu du Japon », [in] Serge Thion, op. cit., p. 124.

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associées aux croyances pré-bouddhiques), éventuellement favorisée par la relative centralisation étatique qu’il permet. François Macé commence par se pencher sur les milieux lettrés japonais du VIIIe siècle dont les écrits ne sont pas toujours affectés par l’imaginaire bouddhique tandis que leurs pratiques funéraires le sont déjà. Étudiant les deux sources principales qui relatent les évènements du passé, les Annales de l’histoire du Japon (Nihon shoki, 720) et le Récit des faits anciens (Kojiki, 712), il donne à voir la diversité des imaginaires en présence. Ce sont alors deux conceptions distinctes du passé au sein d’un même milieu qui se révèlent : dans la première, qui suit le modèle chinois en recourant à la chronologie, les évènements sont datés depuis le règne du premier empereur humain, induisant l’historicisation de récits que l’on considérerait ailleurs comme légendaires ou mythiques ; dans la seconde, on s’abstient à l’inverse de presque tout repère chronologique, dans un schéma de pensée qui relève du récit mythique. Un des facteurs d’unification des temporalités consiste en la diffusion et l’usage d’un même calendrier fondé sur les révolutions astrales. Force est pourtant de constater que le calendrier bouddhique ne s’est pas imposé partout. La royauté khmère se distingue ainsi de ses voisines en maintenant jusqu’à nos jours l’usage de l’ère śaka pour le décompte linéaire des années, empruntée au brahmanisme. Débutant en soixante dix huit, elle marque l’éviction de la dynastie des Śakas, d’origine iranienne, par la dynastie Kushana, d’origine tokhare. La tâche des historiens qui cherchent à établir la cohérence des calendriers khmer et sud-est asiatiques pour mieux établir les correspondances entre les dates gravées sur les épigraphes lapidaires (ou celles qui sont inscrites sur les manuscrits plus tardifs) et le calendrier grégorien est alors rendue compliquée par le fait qu’en Inde même, une multiplicité de calendriers a toujours prévalu. Luís Filipe F. R. Thomaz expose la complexité de ces calendriers indiens qui tendent à unifier, à l’échelle d’une ou de plusieurs régions, les pratiques rituelles, astrologiques et agraires. Éric Bourdonneau et Louise Roche  se penchent sur la notion de temple-montagne à travers l’exemple du Baphuon, édifié au XIe  siècle. Ils réfléchissent sur le sens spatial et temporel de cette architecture monumentale, qui a donné les plus fameux spécimens de l’art khmer, Angkor Vat et le Bayon au XIIe siècle. Ce qui était jusqu’ici postulé comme une règle – la centralité du temple-montagne au sein du dispositif urbain de la capitale royale angkorienne – se révèle alors une exception. Ce n’est en effet qu’avec le bouddhisme de Jayavarman VII et l’érection du Bayon que le temple-montagne s’inscrit véritablement au cœur géométrique de la capitale. Pas plus qu’il ne le faisait jadis, il n’incarne alors la manifestation Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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d’une «  ontologie cosmologique  » immuable, ordonnée à combattre le temps destructeur et favoriser l’éternel retour. Loin de ces interprétations datées prorogées par l’historiographie, les auteurs en tiennent pour une histoire longue du temple-montagne, faite d’écarts et de glissements de sens successifs : décentrés, les temples-montagnes n’étaient précisément pas des axis mundi  ; ils étaient bien en revanche à l’image du mont Meru de la cosmologie indienne, près du centre mais pas au centre, ce décentrement permettant de suggérer le caractère divin de la royauté sans jamais l’affirmer et de jouer de cette suggestion avec un effet de réalisme accru  :  à chaque souverain son temple-montagne pour expérimenter ces approximations suggestives comme autant de fictions magnifiant la grandeur royale. Si l’expérience bouddhique du Bayon est alors celle, inédite, d’un centre géométrique, ce n’est toujours pas un mont Meru qui s’impose en tant que tel mais à l’inverse le point de dissolution de toute réalité ontologique : le Buddha étant « au-delà de toute expérience divine », comme le rappelait Paul Mus, ce qui sort de cette colonne de pierre l’associant à l’image du roi ne sont pas les êtres, mais la vérité sur eux « […] qui justement les dissout, en tant que substances ou êtres métaphysiques ». La parfaite homothétie entre capitale et sanctuaire fait alors de ce centre du royaume le lieu même de la « réversibilité » de la temporalité bouddhique, celui du passage de la servitude karmique à la libération du saṃsāra. Revenant sur la mémoire d’Angkor dans la conscience des Khmers après l’abandon du site comme capitale, et plus spécifiquement sur la place qu’y occupe le Bayon, Ashley Thompson  opère une relecture de plusieurs stèles lapidaires datables de la haute époque moyenne en regard d’un extrait du nagarasutta. L’analyse cherche à dégager le caractère bouddhique d’une temporalité qui se cristallise dans les imaginaires autour de la capitale abandonnée, les textes canoniques instituant justement la découverte par le Buddha d’une nagara abandonnée comme métaphore de son cheminement vers la libération karmique. Chemins en direction du nirvāṇa et réminiscences de l’ancienne capitale se rejoignent alors pour éclairer les compositions architecturales de la fin d’Angkor et de la haute époque moyenne, inspirées par le souvenir du temple-montagne de Jayavarman VII. Révisant ses premières interprétations formulées dans sa thèse en 1999, l’auteur s’arrête notamment sur la composition monumentale des quatre statues du Buddha debout regardant aux orients  –  le Buddha Catumukh dont on trouve des exemples dès le XIIIe   siècle  –  comme une étape supplémentaire dans le processus d’anthropomorphisation du temple-montagne dont les tours à visages du Bayon ont constitué le tournant spectaculaire que l’on sait. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Grégory Mikaelian se penche enfin sur le roi des nāga, une figure importante de la temporalité bouddhique telle qu’elle se met en place entre le XIIIe et le XVIIe siècle, laquelle vient à son tour retravailler cette figure présente de longue date dans l’Ancien Cambodge. Autrefois à l’origine du cosmos, le roi des nāga devient pour les textes curiaux et monastiques du XVIIe  siècle l’allégorie d’un stade liminaire à partir duquel émerge ce qui importe aux hommes : non seulement le cosmos, mais encore le territoire, le bouddhisme et la royauté. Le roi n’est alors souverain que parce qu’il descend du roi des nāga en lignée utérine. La position d’héritier de ce dernier qui est dit « aussi vieux que la terre » parce qu’il en est à l’origine autorise le prince à se dire maître des existences humaines en tant qu’il en est, lui aussi, l’aîné. Il lui est dès lors loisible de restaurer la gloire angkorienne et la pureté bouddhique dégradées depuis les temps mythiques de la fondation du royaume. Cette renaissance aux vertus karmiques libératoires l’associe alors au Buddha, lui-même désigné comme «  l’aîné du monde  » par son éveil qui en fait le premier-né de l’univers. La magie de la réversibilité bouddhique s’opère alors dans la personne même du souverain, à la fois maître de la temporalité et potentiellement libéré de cette dernière. La prégnance de la figure du nāga s’expliquerait aussi par la place grandissante de cette activité dissolvante pour les hiérarchies traditionnelles qu’est le commerce maritime, et qui décida les rois du Cambodge à quitter Angkor et déplacer la capitale au bord des Quatre-bras. Issu du monde de la mer, lieu de l’indistinction, le roi des nāga est en même temps celui qui délimite la terre, absorbant les eaux qui la recouvrent en un acte fondateur, avant de la détruire à la fin du kalpa. Qualifié de « maître du territoire », il incarne une dimension chthonienne plus accusée de la souveraineté, jusqu’à figurer sur le sceau du ministre en charge des relations avec les puissances étrangères abordant par voie de mer.

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Notion de temps, activité de langage et linguistique Daniel Lebaud*

1. Temps : une notion problématique Comme il devait être beaucoup question de temps et de temporalité au cours des quatre journées du colloque – ces deux mots y figuraient dans le titre même : Temps et temporalité en Asie du sud-est – il nous a paru opportun, dans une perspective essentiellement linguistique, d’introduire quelques éléments généraux de réflexion à propos d’un terme, d’une notion et d’un objet très problématiques1. Nous le savons, la notion de temps et la nature du temps  –  qu’elle soit supposée objective ou subjective, cyclique ou continue, dissociable ou non de l’espace, lisse ou granulaire –, voire même son existence2, sont des questions très disputées et depuis fort longtemps, en philosophie (Héraclite, Parménide, Platon, Aristote, Leibniz, Kant, pour ne nommer que des « Grands Anciens »), en théologie (Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin, également « Grands Anciens ») et en physique et astrophysique3 (Galilée, Newton, Boltzmann, Planck, Einstein, Hawking, …), dans les sciences humaines et sociales4, si ce n’est finalement dans toutes les disciplines. * Professeur honoraire, UBFC à Besançon, ELLIADD, EA 4661. 1 L’objet de notre propos est la notion de temps et non l’unité lexicale en français temps et ses dérivées temporalité, temporalisation, temporel, … : l’analyse sémantique des UL en français est à faire et est certainement cruciale pour la compréhension des emplois de ces UL. Il est d’ailleurs important de souligner que séparer notion et unités lexicales dans une langue est loin d’être anodin : nous supposerons que la diffusion et la prédominance de la science occidentale rend possible, pour les emplois non idiomatiques, une relative transparence entre les langues (et cultures) qui se sont appropriées les concepts, les notions, le lexique de cette science. 2 Einstein a écrit : « Pour ceux qui croient en la physique, la distinction entre passé, présent et futur n’est qu’une illusion obstinément persistante.  » cité par Rovelli, Carlo, L’ordre du temps, Paris, Flammarion, 2018, p. 130. 3 Voir pour des discussions récentes les écrits de Hawking, Klein, Lachièze-Rey, Luminet, Rovelli. 4 Voir, par exemple, Elias, Dubar, Chesnaux, la revue Temporalités, Hartog, l’ouvrage de synthèse Les temporalités dans les sciences sociales (Octarès éditions, Toulouse, 2013). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Ces questions ont donné lieu à des milliers de publications5 et continuent à en solliciter6  ; cependant, il semblerait que pour de nombreux linguistes contemporains (nous pensons tout particulièrement à tous ceux qui se réclament de la linguistique cognitive) elles ne méritent pas une attention particulière. Certes, il y a, dans l’espace de la linguistique cognitive, des discussions importantes sur le rapport espace et temps, sur la possible priorité de l’un sur l’autre, sur les rapports de la perception (visuelle de façon tout à fait privilégiée7) et de l’expérience sensori-motrice à la cognition en général, au langage en particulier8, etc., sans que pour autant ne soit interrogé le statut ontologique du temps. Par exemple, il semble que Desclés et Guentchéva, dans Référentiels aspectuo-temporels : une approche formelle et cognitive appliquée au français posent comme allant de soi que le temps est un existant en soi. Ainsi trouverons-nous des syntagmes comme «  Que le temps avance ou que l’énonciateur soit en mouvement […] ; […] puisque le temps, fuyant, déplacerait sans cesse tout repère […] ; […] L’énonciation est donc un processus qui se déroule dans le temps au sein du référentiel énonciatif. […], (p. 1676) » ; « […] il [‘T0’] constitue ‘le premier instant du nonréalisé’, sa projection sur un référentiel externe, le temps physique par exemple, est un instant tm qui, lui, change avec le flux du temps (p. 1679) ; […] (le processus énonciatif ) consomme du temps et ne peut être réduit 5

Johannes Fabian, en 1982, écrit : « la seule bibliographie que j’ai pu trouver (Zelkind et Sprung 1974) compte plus de 1100 titres traitant de recherches sur le Temps, mais il est urgent de la compléter et de l’actualiser. », v. Le temps et les Autres, Anacharsis, [1983] 2016, p. 21. 6 Le dernier en date, dans l’espace francophone, au moment où nous rédigeons cet article : L’ordre du temps de Carlo Rovelli (op. cit.). 7 « One can observe a parallel between the coherence through time in linguistic discourse and that in visual perception » (Talmy, Leonard, Toward a Cognitive Semantics, Cambridge, MIT Press 2000, vol.  1, p.  90–91)  ; «  Numerous aspects of construal that are quite important linguistically can reasonably be interpreted as general conceptual analogs of phenomena well-known in visual perception  » (Langacker, Ronald, Grammar and conceptualization, Berlin, New York, Mouton de Gruyter, 1999, p. 206). 8 Même si Langacker manifeste une certaine retenue pour ce qui est de ces rapports : « I never claimed […] that all conceptual or semantic structures are visuo-spatial in nature, nor should my frequent use of spatial diagrams be so construed […]. Moreover, while it is evident that space and vision play a major role in the metaphorical structuring of others domains. I  make no specific claim concerning the nature of the extent of their primacy. » (op. cit., p. 203, cité par Guillaume Desagulier (Figures, forces en linguistique cognitive  :  pour une redéfinition du concept de représentation dans une Grammaire de Constructions Floue. Théorie, littérature, épistémologie, Presses universitaire de Vincennes, 2007, p. 8). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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à un instant ponctuel […] (p. 1681) ». La conclusion est propre à avérer notre jugement (nous soulignons le passage significatif ) : En introduisant différents types de référentiels dans l’analyse des marqueurs aspecto-temporels, nous sommes conduits à des analyses cohérentes, et sur le plan cognitif relativement simples et naturelles, ce qui permet de rattacher l’analyse du temps appréhendé au travers de ses catégorisations par les langues, aux analyses entreprises par la physique (temps de l’univers), la 9 biologie (temps de la vie), la psychologie (temps de la conscience).

Pour dire les choses assez brutalement, pour les linguistes auxquels nous référons, l’existence du temps est supposée, avec souvent bien des ambigüités : c’est un existant, un quelque chose donné, quelle qu’en soit la nature (physique ou mentale), constituant un couple indissociable avec l’espace10 (l’espace et le temps) ou dérivé de l’espace11 (postulat de la théorie localiste et hypothèse de la métaphore conceptuelle), un quelque chose donc que les langues, puisqu’il constitue notre milieu vital, ont vocation à représenter, à exprimer. Il suffit de voir, à ce titre, l’abondance de formulations du genre L’expression du temps (ou de l’espace) en français12, en chinois, en russe … ; L’expression du temps à travers l’espace13). On va alors proposer de décrire avec divers formalismes ou différentes

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Desclés, Jean-Pierre ; Guentchéva, Zlatka, « Référentiels aspectuo-temporels : une approche formelle et cognitive appliquée au français », [in] Neveu F., Muni Toke V., Durand J., Klinger T., Mondada L., Prévost S. (éds.), Paris, Institut de linguistique Française. CMLF 2010, 978-2-7598-0534-1, Sémantique, DOI 10.1051/ cmlf/2010259, 2010, p. 1676. 10 Il semblerait qu’Aristote et Thomas d’Aquin, à sa suite, fassent figure d’ancêtres de référence – ignorés ? – pour cette conception : voir Labrie, Robert, « Note sur la définition aristotélicienne du temps », Laval théologique et philosophique, vol. n° 10 (1), 1954, p. 36–43 ; Nys, D., « La notion de temps d’après saint Thomas d’Aquin », Revue néo-scholastique, 4e année, n° 13, 1897, p. 28–43 ; Pigler, Agnès, « Plotin. La théorie aristotélicienne du temps nombre du mouvement et sa critique plotinienne », Philopsis, 2003, http://www.philopsis.fr. 11 Citons par exemple De Mulder, Walter, «  La métaphore espace/temps à l’épreuve : l’évolution de venir de », Cahiers Chronos, vol. n° 21, 2010, p. 65–83. 12 Voir l’ouvrage emblématique de Vandeloise, Claude, L’Espace en français. Sémantique des prépositions spatiales, Paris, Seuil, 1986, 244  p. Et toujours du même auteur le titre, ô combien significatif, « Quand dans quitte l’espace pour le temps. Approches sémantiques des prépositions », Revue de Sémantique et Pragmatique, vol. n° 6, 1999, p. 145–163. 13 Cf. Langue française, n°  179, 2013 (3). Ce numéro de Langue française est particulièrement intéressant en ce qui concerne les enjeux et les hypothèses fondamentales des grammaires cognitives, spécialement pour tout ce qui touche aux rapports de l’espace et du temps. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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schématisations, les façons singulières qu’auraient les langues de le/les représenter, les discours de l’/les exprimer. Il se pourrait que ces linguistes soient coupables, comme Jean de Saint-Thomas, commentateur d’Aristote, de tomber dans la facilité : La fausse conception du temps dans laquelle s’enracine l’erreur de Jean de Saint-Thomas14 est très répandue. Notre intelligence procède en effet en partant du plus connu de nous. Or l’être qui jouit d’un esse fixum nous est plus connu que celui dont l’être est tout entier dans la succession. C’est pourquoi l’homme se représente le temps à la façon d’un continu stable. Et il choisit la ligne de préférence à la surface ou au corps parce que le temps lui apparaît comme la distance séparant un événement passé de l’instant présent. C’est aussi de cette façon que le mathématicien représentera le temps dans sa définition du mouvement. En effet, le temps y tenant alors lieu d’une des coordonnées, il est représenté par une ligne15.

2. Temps : quel statut ? Il serait bon, par prudence épistémologique, quand on emploie dans un énoncé théorique le terme temps, d’adopter une position réflexive16 qui conduise à interroger cet emploi : – a-t-on affaire à une notion ou un concept bien établi(e) et nécessaire, dans un cadre théorique également robuste ? Si la réponse est positive alors l’emploi est légitime. Tel est le cas d’acaryote en biologie des organismes ; – a-t-on affaire à une notion évidemment «  confuse  », surchargée de préjugés enracinés dans des systèmes de croyance obsolètes, ou à une notion inscrite dans des théories philosophiques ou scientifiques bien articulées et situables ? L’emploi ne peut être légitime que rapporté à des contextes dûment circonstanciés qui pourront en faire varier très significativement, voire radicalement, le contenu conceptuel. Le phlogistique de Stahl et l’atome constituent de bons candidats à cette situation cognitive : le premier ne peut être pris en compte que dans la conception de la chimie antérieure à Lavoisier  ; le second, bien qu’ayant connu des bouleversements conceptuels considérables depuis 14 « Il est certain, écrit [Jean de Saint-Thomas], que le temps désigne pour tous quelque chose qui appartient à la durée de ces choses qui durent dans le changement et la succession. », v. Labrie, R., loc. cit., p. 37. 15 Labrie, R., loc. cit., p. 43. 16 À l’instar d’Augustin et Thomas d’Aquin à sa suite (voir Nys, D., op. cit.). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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son introduction par Leucippe et Démocrite – pensons aux théories formulées au cours des XIXe et XXe  siècles par Dalton, Thomson, Rutherford, Bohr et Schrödinger –, appartient à une histoire toujours actuelle en physique ; – est-on face à une expression dont la consistance et la légitimité sont problématiques, soit parce qu’elle pourrait ne renvoyer à rien de spécifique ou d’identifiable, soit parce qu’elle pourrait être une exportation incontrôlée d’un champ conceptuel à un autre ou encore qu’elle serait floue en l’état  ? Si la réponse est positive dans l’un et l’autre cas, on emploie alors l’effaceur (rasoir) d’Occam. Autrement, si on a de bonnes raisons de penser que l’expression dit quelque chose dont on ne peut faire l’économie, alors on s’engage dans la production d’une définition, en s’assurant d’en respecter les procédures de bonne formation. Ainsi faudra-t-il veiller, lorsque l’on vise à définir temps ou lorsqu’on l’emploie dans un énoncé théorique : – à ne pas confondre temps, continuité, durée, succession, chronologie, voire même causalité ; – à ne pas renvoyer d’une notion à l’autre, de façon circulaire. Ce qui tend justement à être le cas, comme on peut aisément le constater dans les entrées de dictionnaires, dans le Trésor de la Langue Française (TLF) ; par exemple : TEMPS, subst. Masc., I. − Milieu indéfini et homogène dans lequel se situent les êtres et les choses et qui est caractérisé par sa double nature, à la fois continuité et succession. A. − [Le temps est une durée] […] – B. − [Le temps est une succession] –  1. Instant repérable dans une succession chronologique (liée à une expérience personnelle ou collective) fixé par rapport à un avant, le passé et un après, le futur. […] – 2. Période associée à des états, des événements ponctuels, successifs. […] CONTINUITÉ, subst. fém. – Fait d’être continu. – A.− [Dans l’espace] Fait de ne pas être interrompu. […]

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– B.− [Dans le temps] – 1. Fait de durer sans interruption ou presque. SUCCESSION, subst. fém. – Série de personnes, de choses, d’événements, de phénomènes qui se suivent sans interruption dans le temps ou sans intervalle dans l’espace ; […] DURÉE, subst. fém. – A.− Absolument –  1. [En parlant du temps absolu, indéfini, non mesuré, et p. oppos. à la dimension spatiale] Continuité indéfinie du temps, du devenir. […]

Si temps est un substantif du point de vue grammatical, est-il pour autant une substance17, un existant, du point de vue ontologique ? Si l’on dit que le temps est un milieu, on peut alors accepter qu’il soit une substance : l’air, l’eau sont bien aussi des milieux qui ont une existence indépendante de ce qui peut y trouver place – en accusant le trait, disons que ce n’est pas le bateau qui crée l’eau en navigant, pas plus que la respiration ne le fait pour l’air – et qui sont susceptibles de supporter une variété d’accidents18. Si c’est une continuité, une succession, une durée, les choses sont beaucoup moins claires : une continuité est une continuité de quelque chose, une succession est une succession de quelque chose, idem pour une durée19. Continuité, succession, durée sont en fait des modes d’existence de quelque chose (unique ou multiple20) et rien en soi : des accidents de la/ de substance(s) et non des substances. Dans le premier cas (milieu), ce qui est défini est en fait le temps universel et absolu de Newton21. Nous retrouvons dans le TLF, mais de

17 Substance étant entendu dans le sens suivant : « B. Ce qui existe par soi-même sans supposer un être différent dont il soit un attribut ou une relation. » (Lalande, André, Vocabulaire technique et critique de la Philosophie, Paris, Presse Universitaire de France, 1972, p. 1048). 18 L’air (sec à basse altitude) et l’eau (pure) sont des corps définissables, en principe, de façon rigoureuse. 19 « […], une durée réelle successive et continue ne peut être que la persistance d’un être dont les parties s’écoulent les unes après les autres, s’enchaînent sans interruption de manière à confondre en réalité les limites que l’esprit seul peut leur assigner. » (Nys, D., op. cit., p. 30). 20 Une succession doit mettre en jeu, à la différence d’une durée ou d’une continuité, au moins deux entités, deux événements, deux états dissociés. 21 [In] Principia Mathematica, 1687. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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façon beaucoup moins précise, la définition de l’Encyclopédie Diderot & d’Alembert : TEMS, s.  m. (Métaphysique.) succession de phénomenes dans l’univers, ou mode de durée marqué par certaines périodes & mesures, & principalement par le mouvement & par la révolution apparente du soleil. « Le tems absolu est le tems considéré en lui-même, sans aucun rapport aux corps, ni à leurs mouvemens ; ce tems s’écoule également, c’est-à-dire qu’il ne va jamais ni plus vîte, ni plus lentement, mais que tous les degrés de son écoulement, si on peut parler ainsi, sont égaux ou invariables. […]

Le temps newtonien de la mécanique classique, temps absolu qui s’écoule, identique pour tous, homogène et indifférent à tous les objets et tous les phénomènes, ne change pas au cours du temps sa façon d’être temps : tous les instants du temps ont le même statut, et chaque instant est unique. Aucune différence qualitative n’est en conséquence inscrite dans le cours du temps. Si Newton suppose un sens du temps22, une irréversibilité de principe, les lois de la mécanique qu’il établit, donc les phénomènes dont elles constituent la légalité, sont idéalement réversibles (voir le démon de Laplace). En fait, ce qui est irréversible dans ce cadre théorique ce sont les événements effectifs : ce qui s’est produit ne peut pas être remis en cause et l’effet ne peut précéder la cause dans l’ordre de l’effectivité ; si deux événements sont causalement liés on peut les classer causalement : un est dans le futur causal de l’autre. Mais rien, cependant, n’interdit d’aller de l’effet à la cause ou de la cause à l’effet dans l’ordre des lois de la mécanique classique23.

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Eddington introduira en 1927 l’expression flèche du temps. Pour ce qui est de la non orientation du temps, voir Rovelli, C., op. cit., p.  99–110. Notons que Stephen Hawking de son point de vue d’astrophysicien (physique quantique), distingue trois sortes de flèches du temps  :  «  L’accroissement du désordre, ou entropie, avec le temps est un exemple de ce que l’on appelle la ‘flèche’ du temps, indiquant une direction au temps. Il y a au moins trois flèches du temps différentes. D’abord, il y a la « flèche thermodynamique » du temps, la direction du temps dans laquelle le désordre ou l’entropie croît. Ensuite, il y a la « flèche psychologique ». C’est la direction selon laquelle nous sentons le temps passer, dans laquelle nous nous souvenons du passé mais pas du futur. Enfin il y a la «  flèche cosmologique  », direction du temps dans laquelle l’univers se dilate au lieu de se rétracter.  » (Hawking, Stephen, Une brève histoire du temps, Paris, Flammarion, Champs, [1988] 1989, p. 187) Hawking conclut en disant : « Pour résumer, les lois de la physique ne font pas de distinction entre les directions passées et futures du temps. Cependant il y a au moins trois flèches de temps qui distinguent effectivement le passé du futur. » (ibid., p. 196). Principe de conservation de l’information, ce que viendra précisément remettre en cause la loi de l’entropie et la flèche du temps thermodynamique.

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Il convient, à ce point, de souligner que les linguistes qui endossent l’existence du temps sont ou newtoniens, s’ils postulent que le temps – et l’espace – sont une réalité en soi, ou kantiens, s’ils en font une forme a priori de la sensibilité. Rappelons que Kant, dans la Critique de la Raison Pure (1781, 1788) prend acte de la dissociation opérée par Newton entre le cadre spatio-temporel des événements et les événements eux-mêmes mais rejette la thèse que le temps et l’espace soient des réalités absolues (des choses en soi) pour en faire les formes a priori de la sensibilité, conditions de la constitution des phénomènes. Ci-dessous quelques extraits  –  certainement bien connus  –  pour ce qui est de la définition kantienne du temps et de l’espace :

a) L’espace ne représente ni une propriété des choses en soi, ni ces choses dans leur rapport entre elles, […] b) L’espace n’est rien autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c’est-à-dire la condition subjective de la sensibilité sous laquelle seule nous est possible une intuition extérieure. […] Ce prédicat n’est joint aux choses qu’en tant qu’elles nous apparaissent, c’està-dire qu’elles sont des objets de la sensibilité […] (p. 58–59) […]





a) Le temps n’est pas quelque chose qui existe en soi, ou qui soit inhérent aux choses comme une détermination objective, et qui, par conséquent, subsiste, si l’on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition ; […] b) Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-même et de notre état intérieur. […] c) Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace, en tant que forme pure de l’intuition extérieure, est limité, comme condition a priori, simplement aux phénomènes externes. […] (p. 63) Le temps n’est donc qu’une condition subjective de notre (humaine) intuition (qui est toujours sensible, c’est-à-dire qui se produit en tant que nous sommes affectés par les objets), et il n’est rien en soi en dehors du sujet. […] Toutes les choses en tant que phénomènes (objets de l’intuition sensible) sont dans le temps, alors le principe a sa véritable valeur objective et son universalité a priori. […]

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Au contraire, nous combattons toute prétention du temps à une réalité absolue, comme si ce temps, sans avoir égard à la forme de notre intuition, appartenait absolument aux choses, à titre de condition ou de propriété. (p. 64)24.

Newtoniens ou kantiens, tous ces linguistes supposent une flèche du temps – ce qui est clairement attesté dans l’ensemble des schématisations proposées – mais cette flèche est faite du bois des modalités. En effet, tous supposent une dissymétrie modale passé/futur, donc une hétérogénéité qualitative de principe du temps  :  le passé est en effet régulièrement associé au certain et le futur au non certain25. Le temps serait modal par nature et les langues auraient inscrit dans leurs formes mêmes (les formes verbales en particulier) cette propriété (voir Benveniste, Desclés et Guentchéva, Guillaume, Gosselin, Bres, etc.) : la raison d’être de cette propriété repose, pensons-nous, sur une conception fondamentalement représentationaliste26 du langage. Citons quelques propos représentatifs : – de Benveniste27 d’abord : Ce contraste [formes spécifiques ou non, nombre de formes, formation des paradigmes, DL] entre les formes du passé et celles du futur est instructif par sa généralité même dans le monde des langues. Il y a évidemment une différence de nature entre cette temporalité rétrospective, qui peut prendre plusieurs distances dans le passé de notre expérience, et la temporalité prospective qui n’entre pas dans le champ de notre expérience et qui à vrai dire ne se temporalise qu’en tant que prévision d’expérience. La langue met ici en relief une dissymétrie qui est dans la nature inégale de l’expérience.28 24 Kant, Emmanuel, Critique de la Raison Pure, Paris, Presses Universitaires de France, [1787] 1967. 25 Avec tout ce que le certain et le non certain pourraient engendrer de variations modales : inéluctabilité, fatalité, impuissance, désespoir, doute, espoir, crainte, désir, etc. 26 Représentation est ambigu et peut correspondre à des thèses très divergentes : d’une part, on peut envisager un rapport de représentation entre le monde et le langage, c’est la thèse représentationaliste (on va du monde vers le langage), très largement dominante dans le champ de la linguistique, ou la thèse culturaliste (on va du langage vers le monde) ; d’autre part, on peut envisager un rapport de représentation entre une activité mentale qui échappe à toute observation directe possible et le langage (les énoncés sont alors les traces formelles observables de l’activité mentale) : c’est la thèse culiolienne. Dans ce cas le langage n’est pas en prise directe avec le monde. Ce qui n’exclut pas qu’il y ait des rapports entre le langage, les langues et le monde, mais ceux-ci, soutenons-nous, échappent à l’activité du linguiste dont les observables sont constitués par des ensembles de formes (des énoncés). 27 Remarquons, c’est crucial, que Benveniste parle de temporalité, temporalisation et non de temps ; Guillaume, Desclés et Guentchéva, avec un certain flottement, et Gosselin, franchement, en revanche, invoqueront le temps. 28 Benveniste, Émile, « Le langage et l’expérience humaine », [in] Problèmes de langage, 3–13, Paris, Gallimard, nrf, collection Diogène, 1966, p. 10. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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– de Guillaume ensuite : La spécificité du futur, ce sans quoi il ne serait pas lui-même, est d’emporter en soi, inséparablement, un certain quantum d’hypothèse, […]. Le futur est du temps qu’on suppose, qu’on imagine, non du temps qu’on a, qu’on tient. […] La spécificité du passé, ce sans quoi il ne serait pas non plus lui-même, est d’emporter en soi, inséparablement, un certain quantum de réalité (de 29 non-hypothèse) […].

– de Gosselin encore : La question qui se pose, à partir du moment où l’on abandonne la dichotomie exclusive entre temporalité et modalité, est celle de l’articulation de ces dimensions, c’est-à-dire de l’interaction entre temps, aspect et modalité. Nous avancerons deux propositions en réponse à cette question : Toute modalité est située dans le temps et présentée sous un certain aspect. Le temps possède une structure intrinsèquement modale, caractérisée par son asymétrie, qui oppose le possible à l’irrévocable.30

– de Desclés et Guentchéva enfin : Le référentiel REN [référentiel énonciatif] a une structure non symétrique où le repère fixe T0 introduit une coupure continue entre : (i) l’ensemble totalement ordonné des instants réalisés, d’où le domaine modal du certain réalisé et (ii) l’ensemble ordonné, mais non linéairement (en termes mathématiques, c’est un demi-treillis) des instants non encore réalisés et des instants visés dans un futur possible, constituant ainsi le domaine modal non-certain du non-réalisé.31

Dans le second cas (durée, succession, continuité), d’une façon ou d’une autre, il faut un observatoire (humain ou non, un Système de Coordonnées selon les termes d’Einstein32) avec une forme de mémoire33, quelle qu’elle soit ; observatoire à partir duquel pourra se constituer une série (une succession ordonnée d’événements) ou une

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Guillaume, Gustave, Langage et Science du langage, Paris, Nizet, Presses de l’Université de Laval, [1964] 1984, p. 202. Gosselin, Laurent, « De la distinction entre la dimension temporelle de la modalité et la dimension modale de la temporalité  », Cahiers de praxématique, vol.  n°  47, 2006, p. 2. Desclés, J.-P. ; Guentchéva, Z., loc. cit., p. 1679. Einstein, Albert & Infeld, Léopold, L’évolution des idées en physique, Paris, Flammarion, [1936] 1983, p. 147. Faculté particulièrement thématisée par Augustin (Augustin d’Hippone (Saint Augustin), Les confessions, Paris, Gallimard, nrf, Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres, vol. I, 1998, livres IX, X et XI).

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durée (un intervalle mesurable ou vécu, par exemple, défini par deux événements E1 et E2  qui correspondent, respectivement, au début d’un procès P et à la fin de P : j’ai dormi d’une traite de 23h à 7h ; E1 = s’endormir et E2 = se réveiller). Sans aller plus loin dans les commentaires, il ressort qu’il faudrait procéder à un véritable décorticage de la notion de temps en dégageant, sans doute, des notions plus primitives34, celles de durée, succession, continuité, simultanéité, datation, dans la mesure où ces notions figurent invariablement, avec des pondérations diverses, dans les définitions que l’on peut trouver  :  la notion de temps, en conséquence, serait une sorte de synthèse instable de toutes ces notions plus primitives. Ce que l’on entend en bruit de fond dans cet extrait de l’Encyclopédie Diderot & d’Alembert : Comme le tems absolu est une quantité qui coule d’une maniere uniforme & qui est très-simple de sa nature, les Mathématiciens le représentent à l’imagination par les plus simples grandeurs sensibles, & en particulier par des lignes droites & par des cercles, avec lesquels le tems absolu paroît avoir beaucoup d’analogie pour ce qui regarde la succession, la similitude des parties, &c.

Il semblerait, à lire et écouter les physiciens et astrophysiciens, que la notion de durée soit la plus fondamentale35 et la plus importante : quand on prétend mesurer du temps, en fait on mesure une durée. L’exemple par excellence de ce glissement est donné par l’horloge36 : une horloge

34 Ce qui ne signifie pas que chacune de ces notions soit primitive en elle-même, ce qui apparaît clairement pour datation. 35 Que la notion de durée soit fondamentale est inscrit dans une longue tradition, ainsi Nys écrit-il, dans son étude sur la notion de temps chez Thomas d’Aquin  :  «  La première notion renfermée dans le concept de temps est la notion de durée. La durée ne s’applique évidemment qu’aux êtres existants. » (Nys, D., op. cit., p. 29) 36 «  Les masques paraissent incarner les esprits. De même, les horloges paraissent incarner le ‘temps’. On dit souvent d’ailleurs qu’elles indiquent le temps. Mais nous poserons la question : qu’est-ce qu’indiquent au juste les horloges ? […] L’idée que les horloges ‘indiquent’ ou ‘enregistrent’ le temps prête à confusion. Les horloges et les instruments de mesure du temps en général, qu’ils soient ou non de fabrication humaine, se ramènent à des mouvements mécaniques d’un type particulier que les hommes font servir à leurs propres fins. […] C’est grâce à cette uniformité de leur vitesse que de tels mouvements peuvent être utilisés par les hommes aux fins les plus variées : comme étalons de mesure, comme instruments d’orientation, comme cadres de référence pour une multitude d’autres séquences de changement qui passent d’une position à la suivante d’une manière plus ou moins régulière et non répétable. » (Elias, Norbert, Du temps, Paris, Fayard, Librairie Arthème, 1996, p. 132–133). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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mesure une durée (matérialisée par des unités conventionnelles37) qu’elle convertie en temps par le biais d’une addition par rapport à un instant donné : on ne mesure jamais que des durées et pas le temps38. La durée constituerait alors une notion primitive ; la durée est toujours la durée de quelque chose, ne serait-ce que celle d’un parcours des aiguilles sur le cadran d’une horloge analogique. Par ailleurs, on a tendance, parce que dans la plupart des situations de la vie ordinaire « ça marche », à passer de la durée à la datation puis au temps. Une durée est, d’abord, la mesure d’un procès établie entre deux dates, au sens large, objectivement définies relativement à un référentiel conventionnel ou naturel ; une datation situe un procès ou une série de procès sur le référentiel et permet alors de définir du temps : Combien de temps dure ce film ? ; Tu as le temps, inutile de courir ! ; […] et pendant ce temps-là tu faisais la fête …. Mais ce transfert qui semble aller de soi est remis en cause : – objectivement, avec de solides preuves empiriques même si celles-là 39 relèvent de situations limites, par la théorie de la relativité , laquelle si elle reconnaît l’existence de la durée, comme durée propre, démontre que, précisément, dans certaines situations limites, il est impossible de construire la notion de temps, parce que la synthèse des durées 40 propres est impossible  ; – subjectivement, la durée vécue, sujette à de très fortes variations selon les personnes et les circonstances, n’est pas homologue à une datation, stable parce que fixée par un système de coordonnées objectivé, et ne

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Unités conventionnelles qui en général reposent sur des données réelles, des phénomènes naturels  :  cycles naturels normalisés (année, nombre d’oscillations de l’atome de césium, cf. «  La seconde est la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état fondamental de l’atome de césium 133 », Bureau international des poids et mesure). Comme nous le verrons par la suite dans un extrait de Saint Augustin. «  Les changements deviennent de plus en plus marqués à mesure que la vitesse augmente. Il suit de la transformation de Lorentz qu’un bâton se réduirait à rien, si sa vitesse atteignait la vitesse de la lumière. De même, le rythme d’une horloge en mouvement, comparé à celui des horloges devant lesquelles elle passe, se ralentit, s’arrêterait tout à fait, si elle venait à se mouvoir avec la vitesse de la lumière […] » (Einstein, A. & Infeld, L., op. cit., p. 180). Cas de l’expérience par Hafele et Keating de deux horloges atomiques embarquées à bord de deux avions de ligne en 1971 visant à une vérification expérimentale de la dilatation des durées dans certaines circonstances. Depuis cette variation a pu être validée de façon beaucoup plus précise grâce au progrès réalisé dans la construction des horloges atomiques.

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correspond dès lors, de ce point de vue, à rien de bien établi en terme de temps. Pascal le dit très bien : Ceux qui jugent d’un ouvrage sans règle sont, à l’égard des autres, comme ceux qui ont une montre à l’égard des autres. L’un dit : « Il y a deux heures » l’autre dit  :  «  Il n’y a que trois quarts d’heure.  » Je regarde ma montre, et je dis à l’un : « Vous vous ennuyez », et à l’autre : « Le temps ne vous dure guère » ; car il y a une heure et demie ; et je me moque de ceux qui me disent que le temps me dure à moi, et que j’en juge par fantaisie : ils ne savent pas que j’en juge par ma montre.41

On peut soutenir, sans trop prendre de risques et sans qu’il soit besoin de plus argumenter, que la notion de temps n’est ni une « idée simple »42, ni une « idée claire et distincte » : elle mérite, pour ce qui concerne notre champ disciplinaire, une attention toute particulière43. Si l’on peut raisonnablement arguer que les langues ne sont ni physiciennes classiques, ni physiciennes quantiques, pas plus qu’elles ne sont physiciennes relativistes, il n’en reste pas moins que les problématiques qui ont cours dans les différentes disciplines, des sciences « dures » aux sciences « molles », doivent nous conduire à interroger, dans le champ de la linguistique, les emplois et les contenus conceptuels des termes temps, temporalité et temporalisation. Les linguistes sont fortement invités à se demander si temps est une notion consistante ou une simple expression nominale, le signifiant d’une notion floue44 ou incertaine, qui voilerait d’autres notions effectivement opérantes. 41 Pascal, Blaize, Les pensées, Paris, Gallimard, Livre de poche, § 25, « Les règles du jugement, diversité et unité », [1670] 1962, p. 28. 42 «  Mais pour peu qu’on y réfléchisse, on s’aperçoit aisément que cette notion, apparemment si simple, renferme des idées bien diverses, sinon incompatibles. On y découvre en effet l’idée de durée, qui pour tous est synonyme de persistance d’être, et l’idée de succession continue qui nous représente l’être soumis à un renouvellement, à un changement ininterrompu. » (Nys, D., op. cit., p. 28). 43 Les articles d’André Iteanu et de Sylvain Vogel qui figurent dans ce volume, respectivement Le big man et le temps et Entre lexique et grammaire. Temporalisation et localisation d’intervalles en bunong : l’unité na :r, nous paraissent offrir un très bel exemple de la nécessité de cette attitude critique et réflexive. 44 En physique quantique, il semblerait que les notions de temporalité et de temps et le flou entretiennent de très cordiaux rapports, comme l’écrit Rovelli  :  «  Les deux sources de flou  –  celle due au fait que les systèmes physiques sont composés de zillions de molécules, et celle due à l’indétermination quantique – sont au cœur du temps. La temporalité est profondément liée au flou. Le flou est le fait que nous soyons ignorants des détails microscopiques du monde. Le temps de la physique, en définitive, est l’expression de notre ignorance du monde. Le temps est ignorance. » (Rovelli, C., op. cit., p. 163–164) Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Ce qu’écrit Elias mérite toute notre attention, et devrait nous conduire à effectuer une étude approfondie de l’unité lexicale temps et des unités apparentées en relation avec les notions qu’elles désignent : Toute réflexion sur le problème du temps est entravée par la forme de substantif revêtue par ce concept. […], penser et s’exprimer à l’aide de substantifs réifiants est une convention qui peut rendre considérablement plus difficile la perception du nexus des événements. Cette convention linguistique rappelle la tendance des Anciens à personnifier des abstractions, tendance qui n’a pas complètement disparu de nos jours. L’action juste devenait la déesse de la justice. Il existe de nombreux exemples de la pression qu’exerce une langue socialement standardisée sur les locuteurs individuels pour les contraindre à recourir à des substantifs réifiants. Pensons à des phrases comme : « le vent souffle » ou « la rivière coule » ; le vent serait-il donc autre chose que l’action même de souffler, la rivière autre chose que de l’eau qui s’écoule ? Y a-t-il un vent qui ne souffle pas, une rivière qui ne coule pas ?45

La fin de cet extrait résonne très fort avec ce que nous visons à faire entendre à propos de temps : un substantif qui nomme la relation entre un procès (ou une série de procès) et un référentiel.

3. Temps, temporalisation, temporalité Afin d’étayer notre questionnement, nous examinerons, en emploi, les termes et notions qui nous intéressent  :  pour ce faire, nous ferons, à chaque fois, une très brève «  explication de texte  », focalisée sur les termes en discussion, d’un passage du livre XI des Confessions de Saint Augustin, d’extraits de Le langage et l’expérience humaine de Benveniste et d’un texte d’Eirick Prairat paru dans Le Monde du 31 octobre 2018. L’intérêt de chacun de ces trois textes repose sur la variété des points vue qu’ils mobilisent46 : le premier, théologico-philosophique, a pour thème explicite la question du temps et de sa mesure ; le deuxième, linguistique, l’expression du temps dans les langues  ; et le troisième, qui ressortit aux sciences de l’éducation, recourt aux notions en jeu pour aborder la question de l’autorité professorale.

45 Elias, N., op. cit., p. 49. 46 Nous supposerons que l’on peut, eu égard à notre problématique, faire l’économie de la prise en compte du contexte historique et des conditions de production de ces textes. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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3. 1. Augustin d’Hippone (dit Saint Augustin) 3. 1. 1. Trois présents Nous savons qu’Augustin distingue trois présents : XX. 26. En revanche, ce qui m’apparaît comme une évidence claire, c’est que ni le futur ni le passé ne sont. C’est donc une impropriété de dire : « Il y a trois temps : le passé, le présent et le futur. Il serait sans doute plus correct de dire : « Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. » En effet, il y a bien dans l’âme ces trois modalités du temps, et je ne les trouve pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision directe ; le présent du futur, c’est l’attente.47

Rappelons que pour l’auteur « le présent n’a aucune étendue » : Et si l’on conçoit un point du temps, indivisible en particules si minimes soient-elles, celui-là seul mériterait le nom de «  présent  »  ; et pourtant il s’envole si rapidement du futur vers le passé qu’il est dépourvu de toute extension de durée. Car s’il a quelque extension, il se divise en passé et futur ; or le présent n’a aucune étendue.48

Soulignons au passage, même si le contexte historique, les problématiques et les objectifs sont totalement différents, combien les propos de Benveniste qui suivent rappellent ceux d’Augustin49 : On arrive ainsi à cette constatation  –  surprenante à première vue, mais profondément accordée à la nature réelle du langage  –  que le seul temps inhérent à la langue est le présent axial du discours, et que ce présent est implicite. Il détermine deux autres références temporelles  ; celles-ci sont nécessairement explicitées dans un signifiant et en retour font apparaître le présent comme une ligne de séparation entre ce qui n’est plus présent et ce qui va l’être. Ces deux références ne reportent pas au temps, mais à des vues sur le temps, projetées en arrière et en avant du point présent50. Telle paraît être l’expérience fondamentale du temps dont toutes les langues témoignent à leur manière.51 47 48 49

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Augustin d’Hippone (Saint Augustin), op. cit., Livre XI, p. 1045–1046. Ibid., p. 1043. Propos qui sont eux-mêmes à entendre dans l’espace philosophique d’Aristote et sa conception du temps : « le temps est le nombre du mouvement selon l’avant et l’après » (Physique, IV, ch. 11, 219 b 1). De même, pourrions-nous entendre une sorte de mélodie aristo-augustinienne dans nombre de propos de Sartre dans la partie de L’être et le néant consacrée à la question de la temporalité : voir par exemple Sartre, Jean-Paul, L’être et le néant, Paris, Gallimard, nrf, 1943, p. 150, 179–180, 181–182. C’est nous qui soulignons. Benveniste, E., loc. cit., 1966, p. 9–10.

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Les Confessions relève bien du [plan du] discours au sens de Benveniste : le texte commence par  un psaume, puis enchaîne par une adresse à Dieu : « Te louer, voilà ce que veut un homme ! … ». Il en sera ainsi dans l’ensemble du texte, tout informé par l’intersubjectivité, quand bien même les deux protagonistes occupent des positions strictement incommensurables, d’un côté un être qui n’est que finitude, Augustin, de l’autre, Dieu, OMNI(scient, potent, présent) : Voilà comment tu nous appelles à comprendre ce qu’est le Verbe, Dieu auprès de toi, Dieu, lui qui est de toute éternité, et par qui tout est dit de toute éternité. Ici, pas de parole qui s’achève, ni de parole suivante différente, permettant un énoncé complet ; mais au contraire, tout y est dit simultanément et de toute éternité. Sans quoi, il y aurait alors temporalité et changement, au lieu de la véritable éternité et de la véritable immortalité.52

Une intersubjectivité très singulière donc – sans doute partagée par tous ceux qui s’inscrivent dans une croyance en l’existence d’une transcendance, d’une autre Cité, d’une autre vie après la vie terrestre, etc. –, mais qui, cependant, est redevable des propriétés que dégage Benveniste53 : L’intersubjectivité a ainsi sa temporalité propre, ses termes, ses dimensions. Là se reflète dans la langue l’expérience d’une relation primordiale, constante, indéfiniment réversible, entre le sujet parlant et son partenaire. En dernière analyse, c’est toujours dans l’acte de parole dans le procès de l’échange que renvoie l’expérience humaine inscrite dans le langage.54

Il est alors très tentant, en raison de ce faisceau de convergences, de mettre en relation les temps et le présent du présent du philosophe-théologien avec le temps linguistique et le présent du linguiste : « [Le temps linguistique] a son centre – un centre générateur et axial ensemble – dans le présent de l’instance de parole. »55 Ce sur quoi nous voulons porter notre attention est le fait que le temps, les temps dont il est question n’ont aucune existence indépendante de l’activité énonciative d’un sujet, n’y préexistent pas : c’est en effet par

52 Augustin d’Hippone (Saint Augustin), op. cit., Livre XI, p. 1035. 53 Il s’agit bien d’intersubjectivité et non d’interlocution : le discours se construit entre Augustin et Dieu (en fait la représentation qu’Augustin a de Dieu, fondée sur les textes sacrées et sa foi ; Augustin participe de Dieu, en quelque sorte) ou entre soi et une représentation de soi, ce qui est souvent le cas dans les Confessions : Augustin, souvent, s’interpelle, se fait et énonciateur et co-énonciateur.  Nous en aurons un exemple dans un extrait que nous mentionnerons plus après. 54 Benveniste, E., loc. cit., 1966, p. 13. 55 Ibid., p. 8. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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le fait même qu’un sujet énonce (par pensée ou par parole, puisqu’il y a de la confession dans l’air !) que le/du temps advient. Mais ne s’agit-il pas alors plutôt de temporalisation, puisqu’il s’agit d’un processus (l’activité énonciative)  ? La temporalisation est en effet consubstantielle à toute énonciation d’un énoncé dès lors que celle-là s’inscrit de toute nécessité dans une durée  :  elle a une source  –  donc un début  –  un sens (celui qu’impose la matérialité du signifiant56) et un terme. Le substantif temps ne vient-il pas alors essentiellement nommer des moments, des époques de ce processus après coup  ? Ce qu’Augustin désigne d’ailleurs par un pluriel : les temps57. Et, finalement, le seul « temps » est le présent, instant insaisissable58 entre le « déjà » et le « pas encore » – pour reprendre le titre du livre VI des Confessions –, entre la mémoire et l’attente : […] et ainsi les forces vives de mon activité se trouvent distendues entre deux pôles : la mémoire – en raison de ce qui est déjà proféré – et l’attente – en raison de ce qui va l’être. Et cependant mon attention est là, présente, elle par qui transite le futur pour se faire passé. A mesure que se développe ce mouvement, plus s’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à tant qu’il n’y ait plus attente et que l’action achevée soit tout entière passée dans la mémoire.59

L’attention n’est rien de plus et rien de moins que cette tension dynamique entre le « ne plus » et le « pas encore », cet état de distension de l’esprit en activité – activité épilinguistique dans notre vocabulaire – qui permet la transformation du « pas encore » en « ne plus ». La note rédigée par l’éditeur du texte, Lucien Jerphagnon, est éclairante : Pour exprimer l’activité de l’esprit qui permet ce «  passage  » du futur au passé par le présent, Augustin utilise deux termes recouvrant deux notions qu’il distingue légèrement : intentio, qui désigne la « tension intérieure de 56 Aussi globale ou fulgurante la pensée soit-elle, elle génère de la durée, et la langue mise en discours constitue, pour reprendre une problématique des philosophes grammairiens du XVIIIème, une analyse de la pensée. Voir pour une discussion approfondie de cette problématique, v. Mercier, Daniel, L’épreuve de la représentation, Paris, Les Belles Lettres, Annales Littéraires de l’Université de Besançon n° 589, 1995, chap. 3, p. 63–104. 57 Ce que l’on entend bien dans les syntagmes Au temps des dinosaures, le bon vieux temps, autre temps autre mœurs, le temps des cerises, les temps anciens, en ces temps difficiles, … 58 Le temps sans temps en quelque sorte  ! «  l […] le passé n’est plus, l’avenir n’est pas encore, quant au présent instantané, chacun sait bien qu’il n’est pas du tout, il est la limite d’une division infinie, comme le point sans dimension. » dit Sartre, en évoquant un paradoxe (Sartre, 1943 : 150). 59 Augustin d’Hippone (Saint Augustin), op. cit., Livre XI, p. 1054. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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l’esprit », et attentio qui désigne « l’attention portée par l’esprit à un objet extérieur ; […]60

3. 1. 2. Esprit, mémoire, mesure des temps Portons alors un instant notre attention sur l’extrait suivant des Confessions (livre XI) : 36. C’est en toi, mon esprit, que je mesure les temps. Ne me fais pas d’objection bruyante, je veux dire : « Ne te fais pas d’objection bruyante », dans le flot désordonné de tes impressions. C’est en toi, dis-je, que je mesure les temps. L’impression que fait le défilé des choses sur toi et qui y demeure, une fois qu’il est passé, c’est la présence même qui permet ma mesure, et non pas le défilé des choses qui l’a provoquée. C’est elle que je mesure quand je mesure les temps. Donc, ou bien les temps c’est cela, ou bien je ne mesure pas les temps. Mais quoi ? Lorsque nous mesurons des silences et que nous disons : « Tel silence a duré aussi longtemps que tel son  » n’est-il pas vrai que notre esprit considère avec attention la mesure de ce son – comme s’il continuait à résonner  –, pour pouvoir émettre une appréciation quantitative sur les intervalles de silence ? Et de fait, tout en poursuivant mentalement, la voix et les lèvres au repos, poèmes, vers, discours, nous apprécions toute l’étendue de leurs déroulements, les rapports réciproques de leurs durées, et cela tout comme si nous les proférions à haute voix. Quelqu’un veut-il émettre un son un peu long, d’une durée mentalement prédéterminée ? Il en prend la mesure, en silence, puis le confie à sa mémoire, et alors seulement il le laisse résonner jusqu’au terme fixé. Mais que dis-je, il résonne ? Non, il a résonné ; il va résonner. Le son déjà passé a résonné ; le son restant va résonner, et se dérouler jusqu’au bout, cependant que la tension interne de mon esprit dans le présent fait passer le futur dans le passé  – qui s’accroît de tout ce que perd le futur –, jusqu’à tant que, par épuisement du futur, tout ne soit plus que du passé.61

Nous avons souligné ce qui relève de la mémoire et mis en gras les expressions nominales qui se rapportent au «  temps  ». Le texte, nous semble-t-il, parle de lui-même  :  l’esprit et la mémoire, convoqués par l’activité énonciative – toujours au « présent » – d’Augustin, conditionnent la possibilité de mesurer l’impression produite par le « défilé des choses » et promeuvent à l’existence «  les temps  » (en fait, le passé et le futur, le présent constitutif du processus énonciatif permettant le passage de

60 Ibid., p. 1437, note 1. 61 Ibid., p. 1053–1054. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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l’un à l’autre). Nous tenterons l’hypothèse que le pluriel62 (les temps) est marque de l’actualisation de différents processus (le défilé des choses) dans une situation d’énonciation origine générée par l’activité de l’esprit et la mobilisation de la mémoire (d’Augustin, ici, mais de tout sujet imaginable également). Il nous paraît clair que ce qui est en jeu ici, du point de vue de notre problématique, c’est la temporalisation. Temporalisation qui engendre des temporalités discernées selon l’avant et l’après du processus énonciatif, précisément du repère temporel origine63  ; temporalités qui elles-mêmes seront nommées passé ou futur. Nous pouvons, en toute logique pensons-nous, faire l’hypothèse que temps est la désignation du résultat d’un processus : – énonciatif  ; cf. «  Longtemps je me suis couché de bonne heure  »  ; «  Demain, à cette heure-ci je serai loin  »  ; «  Macron a d’abord été banquier, puis ministre, avant d’être président de la République » ; – psychologique, affectif ; cf. les notions d’ennui, impatience, surprise, regret parce que le temps semble ne pas passer ou ne pas passer assez vite ou, au contraire, passer trop vite ou qu’il est déjà passé ; – physique (durée, période, moment (opportun))  ; cf. les expressions temps de vol, de la floraison, des cerises, de la retraite, de rentrer les géraniums, de changer de mode de vie, … donc d’une temporalisation ; et non pas un existant qui conditionne, de quelque manière que ce soit, l’existence d’un procès64.

62 Le pluriel comme opérateur d’individuation d’une notion, voir Jarrega Jomeer, Maria, Le rôle du pluriel dans la construction du sens des syntagmes nominaux en français contemporain, Thèse de doctorat, Université Paris X-Nanterre, 2000, 441 p. 63 Nous souscrivons, avec des désaccords théoriques importants cependant, au commentaire de Desclés et Guentchéva sur l’absence de distinction, donc de rupture, chez Augustin entre l’ordre de l’énonciation et l’ordre du monde : « Sans cette rupture aucun dialogue réussi entre un énonciateur et son co-énonciateur ne pourrait avoir lieu, puisque le temps, en fuyant, déplacerait sans cesse tout repère temporel stable de référence, rendant ainsi impossible tout ajustement inter-énonciateurs, car ce qui n’était encore que futur deviendra passé, et ce qui est présent ne sera plus présent … Dans ses Confessions (livre XI), Saint Augustin ne distinguait pas le référentiel de l’énonciation de la référence externe, les deux référentiels étant, dans son analyse, confondus : […] » (Desclés, J.-P. ; Guentchéva, Z., loc. cit., p. 1676). 64 Pensons, à titre d’exemple, à la problématique de la création continuée telle qu’elle est formulée par Descartes dans la troisième des Méditations Métaphysiques, à propos de la preuve a posteriori de l’existence de Dieu. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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En conséquence, ce n’est ni le temps (et l’espace) absolu de Newton – le temps et l’espace formant la scène sur laquelle adviennent tous les phénomènes physiques – ni le temps (et l’espace) comme forme a priori de la sensibilité de Kant – le temps et l’espace étant conditions de possibilité de la constitution des phénomènes. Au point où nous sommes arrivés, nous pouvons avancer que temps ne désigne rien qui soit homogène ou indépendant de procès (états, événements ou processus)  :  temps65 serait alors une façon de qualifier – selon différentes modalités : périodes, moments, impressions, etc. – le résultat de processus différenciés de temporalisation, à savoir de la mise en relation d’un procès ou d’une série de procès à un référentiel. Rappelons que Temporalisation est le déverbal de temporaliser, verbe nécessairement transitif, dont nous retiendrons le premier membre de la définition proposée par le TLF et rejetterons l’autre, parce qu’elle suppose l’existence indépendante du temps : TEMPORALISER, verbe trans., PHILOS. Rendre temporel, placer dans la dimension du temps.

Au bout du compte, nous nous reconnaissons bien dans les propos suivants de Dubar : En quoi, cependant, le point de vue relativiste einsteinien peut-il concerner les sciences humaines et sociales ? De plusieurs manières : […] en prenant acte du fait que le temps est bien, pour la physique comme pour l’histoire ou les autres sciences sociales, «  une façon que nous avons de mettre de l’ordre dans les événements » […], façon qui n’est jamais absolue, définitive ou unique. De ce point de vue, passer du terme «  temps  » à celui de « temporalités » multiples (la newtonienne n’est pas l’einsteinienne) est une avancée cognitive  :  le temps chronologique de l’horloge  n’est pas la seule temporalité existante : le temps propre d’Einstein ou le temps biographique de Proust (ou le temps de l’après coup de Freud ou encore le temps social de Durkheim) renvoient à d’autres temporalités en tant que « mises en ordre des événements ».66

65 Rappelons-le, nous ne travaillons pas sur des unités lexicales en français, cependant il est certain que l’appréhension/compréhension d’une notion et la façon dont nous pouvons en parler ne peuvent se faire hors des langues, hors des catégorisations que celles-là imposent, du français en l’occurrence. Disons, alors, que notre appréhension/ compréhension de la notion de temps est sujette à une inévitable « pollution » par notre « écolangue ». 66 Dubar, Claude, « Marc Lachièze-Rey, Voyager dans le temps. La physique moderne et la temporalité », Temporalités [En ligne], vol. n° 19, 2014. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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3. 2. Benveniste, le langage et l’expérience humaine : trois temps, un seul présent Commençons par un rapide commentaire du passage suivant : Des formes linguistiques révélatrices de l’expérience subjective, aucune n’est aussi riche que celles qui expriment le temps, aucune n’est aussi difficile à explorer, tant les idées reçues, les illusions du «  bon sens  », les pièges du psychologisme sont tenaces. Nous voudrions montrer que ce terme temps recouvre des représentations très différentes, qui sont autant de manières de poser l’enchaînement des choses, et nous voudrions montrer surtout que la langue conceptualise le temps tout autrement que ne le fait la réflexion.67

Les différentes formulations de Benveniste conduisent à penser que : 1°) le temps est un existant  ; 2°) les langues sont dans un rapport de représentation avec cet existant. Un syntagme nous paraît particulièrement significatif de cette conception : « … la langue conceptualise le temps tout autrement que … ». Cependant, quelques lignes plus loin, nous lisons : Plus générale et, si l’on peut dire, naturelle est une autre confusion qui consiste à penser que le système temporel d’une langue reproduit la nature du temps « objectif », si forte est la propension à voir dans la langue le calque de la réalité. Les langues ne nous offrent en fait que des constructions diverses 68 du réel.

Devons-nous en conclure à un questionnement sur l’ontologie du temps ? Certainement pas : le temps fait partie « du réel ». C’est bel et bien un existant ! De plus, il s’opère, selon nous, comme un décrochage conceptuel : « … ce terme temps recouvre des représentations très différentes, qui sont autant de manières de poser l’enchaînement des choses … » ; temps n’est plus alors, nous semble-t-il, un existant mais le nom que l’on donne à des « manières de poser l’enchaînement des choses ». La difficulté qui se fait jour ici, repose sur le passage de « le temps » à « ce terme temps » : il y a là un jeu entre l’être temps (dont l’appartenance au réel est postulée) et l’attribution du substantif temps (qui peut nommer tout autre chose que ce qui relève du réel) qui tend à brouiller la logique du propos. Mais continuons notre parcours du texte. Nous savons que Benveniste pose l’existence de trois sortes de temps :

67 Benveniste, E., loc. cit., 1966, p. 4–5. 68 Ibid., p. 5. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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– Le temps physique Le temps physique du monde est un continu uniforme, infini, linéaire, segmentable à volonté. Il a pour corrélat dans l’homme une durée infiniment variable que chaque individu mesure au gré de ses émotions et au rythme de sa vie intérieure. C’est une opposition bien connue et sans doute n’est-il pas nécessaire de s’y arrêter ici.69

– Le temps chronique Du temps physique et de son corrélat, la durée intérieure, nous distinguerons avec grand soin le temps chronique qui est le temps des événements, qui enveloppe aussi notre propre vie en tant que suite d’événements. Dans notre vue du monde, autant que dans notre existence personnelle, il n’y a qu’un temps. Il faut nous efforcer de le caractériser dans sa structure propre et dans notre manière de le concevoir.70 […] Dans le temps chronique, ce que nous appelons temps est la continuité où se disposent en série ces blocs distincts que sont les événements. Car les événements ne sont pas le temps, ils sont dans le temps. Tout est dans le temps, hormis le temps même. Or le temps chronique, comme le temps physique, comporte une double version, objective et subjective. Dans toutes les formes de culture humaine et à toute époque, nous constatons d’une manière ou d’une autre un effort pour objectiver le temps chronique. C’est une condition nécessaire de la vie des sociétés, et de la vie des individus en société. Ce temps socialisé est celui du calendrier.71

– Le temps linguistique Autre chose est de situer un événement dans le temps chronique, autre chose de l’insérer dans le temps de la langue. C’est par la langue que se manifeste l’expérience humaine du temps et le temps linguistique nous apparaît également irréductible au temps chronique et au temps physique. Ce que le temps linguistique a de singulier est qu’il est organiquement lié à l’exercice de la parole, qu’il se définit et s’ordonne comme fonction du discours. Ce temps a son centre – un centre générateur et axial ensemble – dans le présent de l’instance de parole. Chaque fois qu’un locuteur emploie la forme grammaticale de « présent » (ou son équivalent), il situe l’événement comme contemporain de l’instance du discours qui le mentionne. Il est évident que ce présent en tant qu’il est fonction du discours ne peut être localisé dans une division particulière du temps chronique, parce qu’il les admet toutes et n’en appelle aucune. Le locuteur situe comme « présent » tout ce qu’il implique 69 Ibid., p. 5. 70 Ibid., p. 5. 71 Ibid., p. 6. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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tel en vertu de la forme linguistique qu’il emploie. Ce présent est réinventé chaque fois qu’un homme parle parce que c’est, à la lettre, un moment neuf, non encore vécu. […] Le présent linguistique est le fondement des oppositions temporelles de la langue.72

Là encore pourrons-nous relever nombre de formulations ambiguës qui laissent en suspens une définition stable du temps, qu’il soit unique ou triple. Soulignons quelques-unes de ces ambiguïtés : – temps physique : d’un côté le temps newtonien indifférent au monde des humains, de l’autre ce temps vécu par un sujet sous la forme de la durée. Opposition bien connue, certes : mais comment se fait cette articulation antagoniste ? Toute durée étant durée de quelque chose, de quelle durée s’agit-il  ? Et le temps comment se donne-t-il  ? De quelle « matière » est-il fait qu’une sorte de transsubstantiation puisse opérer ? Par quel miracle ? – temps chronologique  :  la formulation suivante «  Car les événements ne sont pas le temps, ils sont dans le temps. Tout est dans le temps, hormis le temps même.  » Est-elle vraiment compréhensible, hors, encore une fois, des postulats de la physique newtonienne  ? Que serait un événement sans temps  ? Est-ce seulement pensable  ? Qu’est-ce que pleuvoir ou faire beau, dormir ou se réveiller, naître ou mourir, aimer ou détester, philosopher ou mentir, être jupitérien ou président de la république, s’oxyder ou cristalliser sinon des procès qui, notionnellement ou actuellement, sont générateurs de temps73. Ici apparaît, encore une fois, l’affirmation de l’existence en soi du temps, du temps comme étant littéralement le contenant de tout événement. « Ce temps socialisé est celui du calendrier. » dit encore Benveniste, la formulation est élégante, mais est-elle pour autant claire ? Ne serait-il pas plus exact de dire que le temps chronique est généré par la mise en relation d’un référentiel institutionnel (un calendrier par exemple) et de procès ; cette mise en relation s’opère, par ailleurs, via une mise en relation plus fondamentale (qui pourra prendre de multiples valeurs) du référentiel à un référentiel origine, spécifiquement la situation d’énonciation (en un sens pragmatique). – Le temps linguistique : retenons d’abord que ce temps est « également irréductible au temps chronique et au temps physique ». Il est donc 72 Ibid., p. 8–9. 73 Nous sommes dans une situation comparable à celle des termes dits « compacts » – les accidents aristotéliciens  –  comme bonté, blancheur ou courage, qui ne peuvent s’actualiser, exister donc, autrement que via un hypokeimenon, un support (substance). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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d’une toute autre nature, en conséquence il ne sera pas newtonien ; en effet  «  Ce que le temps linguistique a de singulier est qu’il est organiquement lié à l’exercice de la parole, qu’il se définit et s’ordonne comme fonction du discours. Ce temps a son centre  –  un centre générateur et axial ensemble – dans le présent de l’instance de parole. » Donc ce temps est produit par le processus énonciatif, ce que nous avons souligné supra. Ce que l’on nomme présent est en fait le nom de la relation entre un dire (le dire de quelque chose) et la profération même de ce dire : « Ce présent est réinventé chaque fois qu’un homme parle parce que c’est, à la lettre, un moment neuf, non encore vécu. » Et futur, passé, entre autres désignations, sont les noms de périodes définies relativement à ce présent de l’énonciation, selon diverses modalités. Ces périodes, ou « temps », ne sont rien de plus et rien de moins que le résultat de la temporalisation générée par le processus 74 énonciatif , de mises en relation entre procès et repères produits par ce processus : donc, pris sous l’aspect qualificatif, des temporalités. Puisque nous revendiquons notre appartenance au champ disciplinaire de la linguistique, nous tenons à souligner – mais pour montrer la pertinence de ce soulignement il nous faudrait étudier en détail cet article ainsi que ceux qui traitent de l’énonciation – le caractère référentialiste de la théorie benvenistienne de l’énonciation. En effet : – si le temps linguistique est généré par l’exercice de la langue par un locuteur, donc un être de chair et d’os ; – si un énoncé est rapporté à un locuteur, au moment où il profère cet énoncé et au lieu de cette profération ; – si le présent comme forme (ou son équivalent)  «  situe l’événement comme contemporain de l’instance du discours qui le mentionne » ; – si les langues possèdent des séries de formes qui sont dédiées à la mise en relation entre un locuteur, son/ses interlocuteur(s), son énoncé et la situation de production de cet énoncé ; – alors on introduit la notion de deixis, et ce faisant on établit une relation directe entre le monde et les productions langagières. Ce qui en soit n’est pas scandaleux et même très rassurant pour notre vie ordinaire.

74

Ce qui résonne dans la belle formulation de Simone de Beauvoir dans ses Entretiens avec Sartre : « [le passé] définit la situation qu’on dépasse, ça vous l’avez dit souvent : le présent c’est la reprise du passé vers un avenir » (De Beauvoir, Simone, La cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Août–septembre 1974, Paris, Gallimard, nrf, 1981, p. 531).

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Mais alors, on risque d’orienter fortement l’analyse linguistique du côté du monde (réel ou imaginaire), et tendre à attribuer des propriétés à ce monde, à ceux qui l’habitent actuellement, pour rendre compte des propriétés des énoncés. On risque fort, alors, de faire des formes linguistiques l’expression de ces propriétés : « Des formes linguistiques révélatrices de l’expérience subjective, aucune n’est aussi riche que celles qui expriment le temps »75.

3. 3. La « lente érosion de l’autorité professorale » d’Eirick Prairat Faut-il parler d’une crise de l’autorité professorale ? Dans son acception la plus commune l’idée de crise nous renvoie à l’idée d’une situation aigüe, à celle d’un point de cristallisation. Il est préférable, nous semble-t-il, de parler d’érosion, car ce terme enferme l’idée d’une temporalité plus lente. Il y a dans le concept d’érosion une dimension moins éruptive qui rend finalement mieux compte de l’évolution et de la transformation des rapports d’autorité dans le champ de l’éducation. Comment comprendre ce procès qui est au travail depuis plusieurs décennies déjà dans nos sociétés. […] D’un point de vue anthropologique, l’érosion de l’autorité professorale est à lire à l’aune de l’importance qu’a pris le présent dans nos sociétés. Nous sommes dans des sociétés où le temps  –  investi, habité, valorisé  –  s’est rétréci à la dimension du présent. Nous sommes coincés entre un passé, qui n’est pas oublié mais qui ne parle guère, et un avenir vidé des grandes espérances séculières qui ont longtemps structuré la première modernité. Passé lointain, avenir incertain, l’homme post-moderne vit dans un temps resserré. Ce sacre du présent fragilise l’autorité des éducateurs et des maîtres, car le temps fait autorité. La question de l’autorité n’est pas une question d’ordre, mais de temporalité. Si elle a rapport à l’ordre, c’est indirectement, c’est parce que le temps ordonne, c’est parce que le temps a une puissance distributrice. Si le magister fait autorité, c’est parce qu’il vient de plus loin ; c’est son antériorité, son antécédence qui lui donne autorité. A  proprement parler, il n’est pas au-dessus, mais en avance. En ce sens, l’autorité de l’éducateur n’est pas une autorité déléguée, mais une autorité inscrite dans l’ordre de succession des places qui garantit le fil de la continuité générationnelle. L’érosion de l’autorité apparaît alors comme l’envers d’une autre difficulté, la difficulté à transmettre. Car lorsque le présent et ce qui l’accompagne (la mode, la consommation la publicité, la médiatisation

75 Nous pourrions y ajouter l’espace. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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…) s’imposent aussi fortement, alors la culture des pères et des mères cède le pas devant le culte des pairs.76

Dans cet extrait, on trouve une accumulation de termes qui renvoient à des processus et, de façon tout à fait corrélée, à la temporalité, mentionnons les plus remarquables77 : – processus : point de cristallisation, dimension moins éruptive, érosion (4 occurrences, évolution, transformation, procès […] au travail, [la culture des pères et des mères] cède le pas [devant le culte des pairs ; – temporalité  :  [l’idée] d’une situation aigüe, temporalité plus lente, [question de] temporalité, plusieurs décennies, le présent, le temps (4 occurrences), un temps (resserré), présent (4 occurrences), avenir (2 occurrences), passé (2 occurrences), antériorité, antécédence, en 78 avance  ; – termes mixtes  :  l’ordre de succession des places, le fil de la continuité générationnelle. Nous n’irons pas dans le détail de l’analyse : nous nous contenterons d’en évoquer quelques éléments. Le deuxième paragraphe de l’extrait semble poser l’existence du temps et des différentes périodes qui y sont associées  –  le présent, le passé et l’avenir79  –  indépendamment de ce qu’ils localisent. Les deux phrases suivantes peuvent, légitimement, être comprises dans ce sens : – le temps – investi, habité, valorisé – s’est rétréci à la dimension du présent ; – Car lorsque le présent et ce qui l’accompagne (la mode, la consommation la publicité, la médiatisation …) s’imposent aussi fortement […] Mais il est également légitime d’interpréter, dans le contexte de ces phrases, présent quasi étymologiquement, à savoir : ce qui se tient, existe 76

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Prairat, Erick, La lente érosion de l’autorité professorale, Le Monde, 31 octobre 2018, p. 23. Nous ne retiendrons pas la morphologie verbale, les adverbes, non plus que des noms comme mode, consommation, etc. Ces trois dernières expressions relèvent de la chronologie, c’est-à-dire d’une relation d’ordre entre des procès indépendante du repère temporel constitutif du processus énonciatif. Nous assimilerons avenir et futur, tout en étant conscient que l’un et l’autre ne sont pas équivalents, dans la mesure où ce n’est pas pertinent pour notre propos, compte tenu de sa généralité.

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(se produit, pouvons-nous ajouter) devant soi. Ce qui a permis, d’ailleurs, la réactivation assez récente de présentisme par François Hartog80, et c’est bien dans le sens de cet auteur que Prairat utilise présent. Et le/un temps fait référence de fait aux activités et préoccupations des contemporains, à ce à quoi ils sont soumis instant après instant. Finalement, la notion centrale est bien celle de temporalisation qui définit, engendre des temporalités, dont le présentisme. Il nous semble acceptable de conclure ici que temps ne fait que nommer des temporalités générées par divers processus et indissociables de ceux-là, dont le processus énonciatif  –  corrélé à des références pragmatiques obvies – qui nous permet d’identifier le présent qu’invoque le texte avec notre présent : ce que nous vivons, expérimentons, ressentons, pensons, ou non81, hic et nunc. Ilya Prigogine, Isabelle Stengers disent très bien ce que nous cherchons à montrer, en corrélant à chaque fois un processus à l’emploi de temps : Nous ne pouvons penser à une naissance absolue du temps. Nous pouvons parler du temps de notre naissance, de celui de la fondation de Rome, ou de celui de l’apparition des mammifères, et même de celui de la naissance de l’univers. Mais la question de savoir « quand a commencé le temps » échappe plus que jamais à la physique, comme elle échappe sans doute aux possibilités de notre langage et de notre imagination. Nous ne pouvons penser l’origine du temps, mais seulement les « explosions entropiques » qui le présupposent et qui sont créatrices de nouvelles temporalités, productrices d’existences nouvelles caractérisées par des temps qualitativement nouveaux. Le temps « absolu »82 qui précède toute existence et toute pensée, nous situe donc en ce lieu énigmatique qui hante la tradition philosophique, entre le temps et l’éternité.83

4. Retour vers le futur Au terme de ce parcours sans doute un peu sinueux, nous ne formerons aucune hypothèse générale en ce qui concerne la réalité (l’objectivité) du 80 Hartog, François, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, 2003, 272 p. 81 Au sens où le lecteur peut être en désaccord avec les thèses soutenues par l’auteur. 82 À mettre, vraisemblablement, en rapport avec la durée (temps ou ère) de Planck, limite absolue de ce qui est pensable par la physique actuelle : valeur « arrondie » à 10–43 s. 83 Prigogine, Ilya ; Stengers, Isabelle, Entre le temps et l’éternité, Paris, Flammarion, Champs, p. 170. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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temps ou de l’espace, pas plus que nous ne méconnaîtrons que l’activité de langage soit en prise directe, en relation nécessaire avec toutes nos capacités sensori-motrices, avec toutes les interactions avec notre environnement matériel et social, nos pratiques physiques et culturelles. Cependant, il nous semble légitime de soutenir, au moins pour ce qui est de l’étude du langage appréhendé à travers la diversité des langues, des textes et des situations84, et peut-être des sciences humaines et sociales en général, que rien ne justifie de poser le temps comme un existant, sur le mode newtonien en tout cas, ni de faire de la notion de temps une notion primitive. Il revient au linguiste de rendre compte, rationnellement, de la façon dont les énoncés produisent des valeurs référentielles (qui sont des représentations langagières produites dans et par les langues et non des réalités mondaines à représenter85) et non de la façon dont ils correspondent ou non au monde (l’analyse linguistique n’a que faire, soutiendrons-nous, de la problématique de la vériconditionnalité), de la façon dont les énoncés s’énoncent et non de la façon dont les sujets s’énoncent86. Pour ce qui est de notre thème, il se manifeste dans nombre de travaux de linguistique une conception du monde – non explicitée – qui informe l’analyse linguistique, dans laquelle domine une représentation newtonienne du temps et de l’espace composée, de façon plus ou moins aléatoire, à des notions diverses relevant de l’expérience humaine de la durée, de la vie, de la mort, de la finitude propre à notre espèce87, de la 84

Nous tenons, comme une forme d’hommage, à reprendre la formulation du dernier tome (tome IV) de Pour une linguistique de l’énonciation  :  «  La linguistique est la science qui a pour objet l’activité de langage, appréhendée à travers – je dis bien ‘à travers’ – la diversité, au début je disais la diversité des langues, et même des langues naturelles, pour les distinguer des langues artificielles. Puis j’ai supprimé ‘naturelles’. À travers la diversité des langues, donc, puis m’étant aperçu que je n’avais pas enfoncé le clou, j’ai ajouté : et des textes. Et je pourrais même ajouter : et des situations. C’està-dire à travers la diversité de tout ce qui présente de la diversité, et qui a à voir avec le langage.  », v.  Culioli, Antoine, Pour une linguistique de l’énonciation, Limoges, Lambert-Lucas, t. IV, 2018, p. 40. 85 À représenter selon la théorie représentationaliste dont le modèle est celle des grammairiens philosophes ; pour une analyse détaillée de cette conception du langage et des langues, v. Mercier, D., op. cit. 86 « Il y a deux façons de concevoir l’énonciation : d’un côté on thématise la façon dont un sujet s’énonce ; de l’autre la façon dont un énoncé s’énonce (dont il a la forme qu’il a). », v. De Vogüe, Sarah, Culioli après Benveniste : énonciation, langage, intégration, Université de Paris X-Nanterre, LINX, n° 26, 1992, p. 80. 87 « Ma chronologie personnelle fait que je vieillis, mon âge s’accroît, l’écoulement de mon temps propre est continu et orienté » dit Lachièze-Rey, Marc, Voyager dans le temps. La physique moderne et la temporalité, Paris, Seuil, 2013, p. 170. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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capacité à se souvenir, à projeter, à espérer ou désespérer, etc. Cet arrière fond idéologique surdétermine bien des analyses des formes verbales des langues à morphologie verbale riche : le français constitue un exemple remarquable. Nous nous autorisons à reprendre mot pour mot la synthèse suivante, extraite de notre article Temps, modalité et futur simple de l’indicatif en français : Pour synthétiser, nous dirons que dans le champ linguistique, il y a, de façon assez hégémonique, une soumission de l’analyse du langage et des langues à la logique de deux idées :

1) le temps existe et a quelques propriétés générales : – le temps s’écoule selon une orientation (du passé vers l’avenir) ; – le temps n’est pas homogène : opposition modale entre le certain/passéprésent et le non certain/futur ; – le temps est représentable (ou ne peut être représenté que) sous une forme spatiale (une ligne orientée (suite de points) : une flèche) ;



2) les langues ont vocation à représenter le temps (et l’espace) et le font de façon relativement homologique, avec des contraintes culturelles spécifiques plus ou moins fortes : – il existe en conséquence dans nombre de langues des formes dédiées, en totalité ou en partie, à la représentation/expression du temps ; – selon le cadre théorique, on aura un relatif équilibre entre espace et temps ou une prévalence de l’espace sur le temps (qui alors empruntera à l’espace ses outils de représentation : thèse localiste) ; – les langues qui ont une riche morphologie verbale auront des formes dédiées à telle ou telle valeur temporelle ; – pour ces langues, toute divergence des valeurs des formes temporellement dédiées sera traitée comme une métaphorisation, un effet stylistique.88

Dans la logique générale de notre propos, il nous paraît épistémologiquement sage d’éviter toute préconception du temps et de s’en tenir, pour ce qui est de l’analyse proprement linguistique, à la temporalité comme résultat d’un processus de temporalisation, donc une propriété d’un quelque chose qui est construite au travers de l’activité langagière  :  la temporalité est générée dans et par l’énonciation, comme processus énonçANT qui produit

88 Lebaud, D., «  Temps, modalité et futur simple de l’indicatif en français  », [in] Hélène de Penanros et Joseph Thach, Du temps et de l’aspect dans les langues. Approches linguistiques de la temporalité, à paraître en 2019. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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un énoncÉ89, objet éminemment temporel : un Zeitobjekt90. Dès lors, le temps pas plus que l’espace, considérés du point de vue de l’activité de langage (sans soutenir, nous insistons, quelque thèse générale que ce soit concernant ces deux notions), donc des énoncés (formes linguistiques produites) qui en résultent, ne sont extérieurs aux énoncés, ne leur préexistent : ils sont proprement des résultats interprétatifs du processus énonciatif qui génère tel ou tel énoncé. Pour ce qui nous concerne, par souci de cohérence théorique, nous parlerons donc bien plutôt de temporalisation, temporalité que de temps. Et quand nous invoquerons le temps, ce sera, comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, comme terme nommant une relation et non une substance ; une relation entre un procès ou une série de procès et un référentiel.

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&

énonciation énoncée (résultat = énoncé)

D’un côté on a donc un processus, l’énonciation énonçante, qui est invisible pour le linguistique et de l’autre un ensemble de formes qui forment un énoncé, l’énonciation énoncée qui est ce qui s’énonce dans ce qui est dit. C’est à partir de l’énoncé que le linguiste s’attèlera à reconstruire le processus, mais il ne dira rien du locuteur-sujet. (Communication orale lors de la séance introductive du séminaire TOPE 2016–17, novembre 2016, à Paris 7-Diderot). 90 Concept de Zeitobjekt dû à Husserl : « Par objets temporels, au sens spécial du terme, nous entendons des objets qui ne sont pas seulement des unités dans le temps, mais contiennent aussi en eux-mêmes l’extension temporelle », v. Husserl, Edmund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Presses universitaires de France, [1927] 1991, §. 7, p.  36. C’est le cas du son, «  objet minimal  ». «  En vertu de sa nature temporelle, le son n’est pas seulement un objet qui dure, mais un objet qui est fait de durée, qui est son propre déroulement temporel », v. Barbaras, Renaud, Introduction à la philosophie de Husserl, Paris, Vrin, 2015, p. 186. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Entre lexique et grammaire : intervalles de temps et temporalisation en bunong, l’unité maŋ « nuit » Sylvain Vogel*

Nous examinons ici l’unité maŋ «  nuit  » dans le cadre d’un essai de description des principales unités temporelles de la langue bunong contemporaine. Dans notre description des unités nam «  année  » et naːr «  jour  », nous avons montré que deux modes de temporalisation coexistent dans la langue contemporaine, qui se manifestent par une conceptualisation distincte de la dimension temporelle telle qu’elle est exprimée par les unités linguistiques renvoyant à des intervalles. Ces unités sont associées à un ensemble très restreint de termes grammaticaux, à savoir les indices de repérage aз, nзh et taз ; ces derniers constituent un système de repérage des intervalles temporels dénotés, qui permet de les localiser sur la « ligne orientée »1 du temps. Dans notre approche nous montrerons que la distribution d’une unité permet de déterminer, non seulement la position de l’intervalle dénoté sur la ligne du temps mais encore, dans une certaine mesure, de décrire son sémantisme.

* Linguiste rattaché à l’Université Royale des Beaux-Arts, membre du projet CAMNAM-SeDyl. Nous remercions tous ceux qui ont participé, d’une façon ou d’une autre à cet article : Joseph Thach pour nous avoir intégré dans le groupe de recherche qu’il dirige, Daniel Lebaud pour ces précieuses critiques, nos amis bunong, en particulier Loohn, pour leur aide et leur patience. Enfin m’est agréable d’exprimer ma plus vive reconnaissance à la Fainting Robin Foundation qui a en grande partie financé ces recherches et, en particulier, à son fondateur Peter Maguire pour sa généreuse hospitalité lorsque, invité en Caroline du Nord par ses soins, il m’a accordé pendant un mois l’hospitalité au sein de sa famille. Sans eux cet article n’aurait jamais vu le jour. 1 Dans le sens que nous lui donnons ici la séquence « ligne orientée du temps » renvoie à une analogie : le temps est comparé à une ligne spatiale orientée sur laquelle sont localisables des intervalles temporels dans un rapport de simultanéité, d’antériorité ou de postériorité. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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1. Distribution et sémantisme Par distribution nous entendons les différents types d’association (déterminé /déterminant) entre une unité ou une séquence temporelles (désormais Xt), appartenant au lexique, et un ou plusieurs indices de repérage (désormais Indrp), appartenant à l’ensemble des termes grammaticaux. Nous inclurons dans l’ensemble des termes grammaticaux les numéraux ordinaux  :  la position qu’ils occupent dans le syntagme nominal, permet de distinguer le syntagme de quantification des autres constructions de ce syntagme, leur association, en tant que déterminant, à certaines unités temporelles confère aux séquences ainsi formées des caractéristiques linguistiques différentes des unités simples ; de ce fait ils jouent un rôle de structuration comparable aux unités grammaticales. Au niveau du sémantisme nous distinguerons entre « intervalles » et « moments ». Les intervalles sont des entités temporelles pourvues d’une durée  :  typiquement un intervalle est compatible avec une séquence de type Xt associable avec l’un au moins des deux types de quantification que nous distinguons ici. Les moments, entités dont la durée n’est pas envisagée, sont incompatibles avec les deux types de séquences citées supra, elles ne permettent pas de définir des sous-intervalles délimitant Tp2 par rapport à Tø3, d’où leur incompatibilité avec les séquences de type Xt-aз {nзh/taз}, ni de quantifier une durée, d’où leur incompatibilité avec le syntagme de quantification NUM (1)/(1…n)-Qt (Xt). Notre étude repose sur la distinction de plusieurs distributions révélatrices de plusieurs types de fonctionnement et de caractéristiques sémantiques génériques différentes.

1. Les indices de repérage4 Seules trois unités d’un ensemble qui en compte sept sont concernées5, elles permettent de localiser Tp et Tø sur la ligne orientée du temps dans les modalités détaillées ci-dessous.

2 Tp renvoie à l’intervalle qui localise le procès donné par le verbe et ses compléments. 3 Tø renvoie au moment de l’énonciation. 4 Les séquences détaillées ci-dessous s’appliquent à un grand nombre de termes temporels non seulement les holonymes de base tels que nam «  année  » et naːr « nycthémère » mais aussi aux méronymes tels que oːj « matin », maŋ « nuit » et aux séquences formées à partir de khaj « mois », pзh « semaine », etc. 5 À savoir  :  aз «  le premier, ceci, dans l’espace du locuteur  »  ; taз «  qui suit, postérieur » ; taː « là, à un endroit accessible » ; tiː « de l’autre côté, plus haut, en Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Xt ø : désigne une unité linguistique qui dénote un « pôle » temporel (intervalle ou moment) localisant le sous-intervalle temporel associé 6 au procès exprimé par le verbe et ses actants (désormais Tp). Xt-aз  :  Tp et Tø sont deux-sous intervalles de Xt  ; les deux sousintervalles ne sont pas repérés l’un par rapport à l’autre » Xt-aз {nзh/taз} : Tp et Tø sont deux sous-intervalles de Xt ; le premier (Tp) est repéré dans un rapport respectivement d’antériorité et de postérité par rapport au second (Tø). Cette dernière séquence présente les caractéristiques suivantes  :  Xt est toujours suivi directement de l’indice aз  ; les indices nзh et taз en revanche peuvent s’attacher à la séquence Xt-aз ou suivre le groupe verbal (désormais GV). Ci-dessous des phrases illustrant les différents types de placement : (i) Xt-aз {nзh/taз} (1) maŋ aз {nзh/taз}… mɔh ɟa:n mrɛː [nuit Indrp {Indrp/Indrp} quoi faire de-toi] « Cette nuit avant maintenant, tu as fait quoi ? » / « Cette nuit à partir de maintenant, tu vas faire quoi ? » (1’) mɔh ɟa:n mrɛː maŋ aз {nзh/taз}… [quoi faire de-toi nuit Indrp {Indrp/Indrp}] « Tu as fait quoi, cette nuit avant maintenant ? » / « Tu vas faire quoi, cette nuit après maintenant ? »

(ii) Xt-aз… GV {nзh/taз}… (2) maŋ aз mɔh ɟa:n mrɛː nзh/taз… [nuit Indrp quoi faire de-toi Indrp/Indrp] « Cette nuit, tu as fait quoi parmi les choses à faire, avant maintenant7 ? » / «  Cette nuit, tu vas faire quoi parmi les choses à faire, à partir de maintenant ? »

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face… » ; riː « là-bas au loin, ailleurs… » ; nεj « du côté de l’interlocuteur, le même que le précédent… » ; nзh « d’avant, antérieur ». Nous ne nous occuperons pas ici des modes de procès. Nous appelons « procès » toute situation, dynamique ou statique, bornée ou non, associée à l’événement dénoté par le groupe verbal. Nos traductions sont des gloses approximatives, elles ne prétendent pas rendre compte, de façon précise, de la différence qui sépare les deux types de séquence.

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Nous n’examinerons pas ici en détail ce qui différencie ces deux types de séquences. Nous considérons seulement que la double possibilité de placement des indices de repérages nзh et taз corrobore l’idée que les indices correspondent à des opérations distinctes  qui peuvent porter sur des segments différents de la phrase : Xt-aз pose une entité comme repère  ; X8-{nзh/taз} pose X comme une entité repérée dans le temps. L’unité linguistique déterminée, dans la séquence de forme (Xt-aз {nзh/ taз}), correspond à Xt ; en revanche dans la séquence Xt-aз ….GV {nзh/ taз} les indices nзh/taз peuvent porter exclusivement sur l’unité mrɛː ou sur l’ensemble du groupe verbal9 posant l’un de ces deux constituants comme repérés dans le domaine du temps. Xt-nзh/taз  :  l’intervalle Xt comprend l’intervalle associé à Tp  ; Tø, en revanche, est extérieur à l’intervalle Xt. Les indices nзh/taз localisent l’intervalle Xt (associé à Tp), dans sa totalité, comme antérieur (nзh) ou postérieur (taз) à Tø.

2. Le syntagme de quantification Le syntagme de quantification a la forme NUM-Qt (Xt). Ce syntagme se trouve dans des contextes et des distributions très variés. Il se compose généralement d’un nom (ou d’une unité spécialisée) fonctionnant comme quantificateur ou classificateur précédé d’un numéral ordinal. Selon le contexte le syntagme de quantification permet de dénombrer des individus, des instances d’un procès, de déterminer par le biais d’unités de mesure une quantité, une durée, ou une distance. La langue oppose ainsi des séquences telles que : ŋaːn baːr [assiète 2] « deux assiettes » ; b̤aːr ŋaːn [(riz) 2 assiette] « deux assiettées de (riz) ». Le même type de distinction se retrouve dans de nombreux domaines. Une unité temporelle dénotant un intervalle donné peut, selon sa construction comme syntagme de quantification ou non, localiser un procès ou en définir la durée. Dans le cas de la localisation, l’intervalle correspondant à Tp (localisé dans Xt)

8 Nous écrivons bien X, et non pas Xt ; X ne renvoie pas ici à une unité temporelle, cf. infra : mrɛː nзh [de-toi Indrp ] « ce qui relevait de toi ». 9 Ce point de vue est corroboré par les différentes positions que les indices nзh et taз peuvent occuper dans la proposition. Nous ne pouvons pas développer cette question ici. La séquence mrɛː nзh peut renvoyer à une situation spécifique du référent de mrɛː insérée dans la dimension du temps dans la mesure où elle est liée à un procès donné par le verbe (ɉaːn « faire ») : « les choses à faire par toi à un moment donné respectivement antérieur ou postérieur à Tø ». Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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est un sous-ensemble de Xt ; dans le second cas les deux intervalles (Xt et Tp) se confondent : Xt donne la mesure de Tp. Nous distinguerons les séquences de type NUM (110…n) Xt de celles de type NUM (1) Xt. Dans le premier cas Xt fonctionne comme une unité de mesure ; dans le second il ajoute au statut d’intervalle singulier (unique) de localisation celui d’intervalle de délimitation de durée11.

2. Les unités maŋ et maŋ-rʔaːŋ Nous regroupons ces deux unités parce qu’elles renvoient au même intervalle  :  elles se différencient non pas au niveau de l’extension de l’intervalle (quantitatif ) dénoté mais à celui du mode (qualitatif ) de conceptualisation de celui-ci.

1. maŋ Cette unité est avec naːr «  jour clair  » et oːj «  matin  » un des trois méronymes premiers12 de l’holonyme de base naːr « nycthémère » ; elle peut être employée en complémentarité avec naːr « jour clair » ou avec les méronymes du jour clair : oːj « matin » et keːŋ maŋ [imminent nuit] « soir ». Dans tous les cas de figure son extension est déterminée de façon précise et constante : sa borne initiale correspond à la borne finale de naːr « jour clair » ou de keːŋ maŋ « soir », c’est-à-dire à 18 h dans les deux cas ; sa borne finale correspond à la borne initiale de naːr « jour clair » ou de keːŋ « matin », c’est-à-dire à 6 h dans les deux cas. Les limites de cette unité sont donc invariables, contrairement à celles de bon nombre d’autres13. Ci-dessous sa distribution :

10 Le numéral ordinal « 1 » a deux formes distinctes selon qu’il est employé ou non dans un syntagme de quantification : ŋaːn muaːj [assiette 1] « une assiette » et d̤uː ŋaːn [1 assiette] « une assiettée ». 11 La langue permet ainsi d’opposer mɔh ɉaːn mrɛː ntriː / duː ntriː [quoi faire de-toi hier ¨ / 1 hier] « Qu’as-tu fait (à un moment donné de l’intervalle correspondant à) hier ? » / « à quoi as-tu utilisé l’intervalle correspondant (intégralement) à hier ? ». 12 Par « méronyme premier » nous entendons une unité lexicale spécifique (et non une séquence) renvoyant à un intervalle localisé dans le cadre d’un intervalle dénoté par un holonyme ; par opposition aux « séquences », méronymes elles aussi, mais ayant généralement une distribution différente. 13 Tout particulièrement l’unité naːr « nycthémère, jour clair, intervalle entre matin et midi… ». Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Localisation (i) Xt-aɜ (1) mɔh ɉaːn mrɛː maŋ aɜ [quoi faire de-toi nuit Indrp] « Tu fais quoi cette nuit ? »

Cette question ne présuppose aucune localisation de Tp par rapport au moment de l’énonciation pris comme repère14, elle implique seulement son inclusion dans Xt. Elle peut correspondre à : - « Tu fais quoi cette nuit ? / Quel est ton programme pour cette nuit ? » - « Tu es en train de faire quoi ? » - « Tu viens de faire quoi ? »

(ii) Xt-aɜ {nɜh/taɜ} (2) mɔh ɉaːn mrɛː maŋ aɜ nɜh/taɜ [quoi faire de-toi nuit Indrp Indrp/indrp] « Tu as fait quoi cette nuit avant maintenant ? » / « Tu vas faire quoi cette nuit à partir de maintenant ? » (3) mɔh ɉaːn mrɛː maŋ nɜh/taɜ [quoi faire de-toi nuit Indrp/Indrp] « Qu’as fait la nuit passée ? » / « Tu vas faire quoi la nuit qui vient ? »

Comme le montrent nos traductions, le comportement de maŋ correspond en tous points aux caractéristiques sémantiques des différents types de séquences détaillées plus haut. La phrase (1)  correspond au cas où Tp et Tø appartiennent à Xt dans un rapport de localisation non marqué. Elle dépend des données pragmatiques pour être interprétable. La phrase (2) impose la situation suivante : Tp et Tø appartiennent l’un et l’autre à Xt ; le moment où la question est posée (Tø) délimite Tp : le procès est posé respectivement comme passé ou futur. La phrase (3) implique que Tø est extérieur à Xt : Xt (maŋ) renvoie à une nuit qui précède ou suit le moment où la question est posée.

14 En d’autres mots : Tø repère Xt (maŋ) intervalle auquel appartient Tp. Mais dans le cadre de Xt, Tp est indépendant de Tø. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



Entre lexique et grammaire 77

Quantification (i) NUM (1…n) Xt (4) g̤ɔp lɛʔ ɉaːn kaːr maː paŋ b̤aːr (pɛː… poan…) maŋ (naŋ15) [je AUX faire travail avec il 2 (3…4…) nuit] « J’ai déjà travaillé avec lui deux (trois… quatre…) nuits »

Les séquences de cette forme sont typiques de l’emploi d’une unité méronyme en tant qu’unité de mesure  :  l’intervalle dénoté, bien que défini essentiellement par sa localisation16 dans le cadre de l’holonyme auquel il appartient, est considéré comme quantitativement assez stable pour délimiter des durées. (ii) NUM (1) Xt (5) gɔp ̤ uc ɲeːt maː paŋ d̤uː maŋ (naŋ) aɜ… [je vouloir boire PREP il 1 nuit Indrp] « Je veux passer cette nuit-ci à boire avec lui » (6) mɔh ɉaːn mrɛː d̤uː maŋ (naŋ) aɜ nɜh/taɜ [quoi faire de-toi 1 nuit Indrp Indrp/Indrp] « Qu’as-tu fait dans l’intervalle correspondant à cette nuit avant maintenant » / «  Que vas-tu faire dans l’intervalle correspondant à cette nuit à partir de maintenant » (7) mɔh ɉaːn mrɛː d̤uː maŋ (naŋ) nɜh/taɜ [quoi faire de-toi 1 nuit Indrp/Indrp] « À quoi as-tu employé la nuit passée ?» / « À quoi vas-tu employer la nuit qui vient ? »

Les séquences ci-dessus, sont identiques à (1), (2), (3) à l’antéposition du chiffre (1) près ; comme ces dernières elles renvoient, dans les conditions pragmatiques d’une question directe, à des instances singulières17. De ce fait le numéral (1) n’apporte aucune information au niveau du nombre : il permet simplement, du fait de sa position antéposée, typique du

15 Dans le syntagme de quantification naŋ peut remplacer la forme générale maŋ sans changement de sens. 16 En d’autres termes une séquence de type NUM (1…n)-oːj renvoie à un intervalle localisé dans un nyctémère qui peut fonctionner comme unité de mesure. 17 Rappelons que les unités lexicales n’ont pas de marques distinctives de nombre (singulier/pluriel). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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syntagme de quantification, de transformer un intervalle de localisation en intervalle de mesure. Généralité Nous distinguons ici la généralité de la répétition. La généralité, dans le sens que nous lui donnons ici, renvoie à un ensemble d’occurrences indépendantes d’un repère défini et distribuées sur une période indéterminée. Deux types de séquences sont attestés  :  aː-Xt et ø-Xt. Comme les autres méronymes premiers18 de naːr « nycthémère », maŋ est compatible avec les deux : (8) aː/ø naːr g̤ɔp ɉaːn kaːr taː miːr aː/ø maŋ g̤ɔp g̤uʔ taː ɓɔːn [aː/ø jour je faire travail PREP essart aː/ø nuit je rester PREP village] « Le jour je travaille aux essarts, la nuit je reste au village. »

Répétition Par «  répétition  » nous entendons une série illimitée d’occurrences singulières. Deux types de séquences sont attestés : ap-Xt (ap-Xt) et Xtø+Xtø. (9) khaj taː waːj b̤uː han b̤roʔ b̤riː ap maŋ (ap maŋ) [mois PREP cigales eux aller marcher forêt chaque nuit (chaque nuit)] « La saison sèche ils vont chasser chaque nuit, (chaque nuit). » (10) khaj taː waːj b̤uː han b̤roː b̤riː maŋ maŋ [mois PREP cigale ils aller marcher forêt nuit nuit] « Pendant la saison sèche ils vont chasser nuit après nuit »

Nous n’examinerons pas ce qui distingue les deux types de séquences.

2. maŋ rʔaːŋ Cette séquence est parallèle au niveau de sa composition et de son sémantisme à naːr rmaŋ [jour-r-nuit] «  toute la journée du matin au soir ». Comme nous l’avons déjà noté, elle renvoie au même intervalle que maŋ : ce qui distingue les deux unités ne relève pas du domaine du quantitatif (durée de l’intervalle) mais de celui du qualitatif, i.e. de la façon dont est conceptualisé l’intervalle dénoté et de ses caractéristiques fonctionnelles. La séquence maŋ-rʔaːŋ [nuit+r-clair] est une séquence

18 Les séquences telles keːŋ maŋ [imminent nuit] «  soir  » en revanche ne sont pas compatibles avec l’emploi de la préposition aː. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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«  liée  » dont les composants sont inséparables, nous la représenterons donc comme suit : Xt-r-Yt’. Dans cette formule, Xt renvoie à une unité temporelle, en l’occurrence maŋ, Yt à une unité temporelle différente, qui fonctionne par rapport à X comme complémentaire (noté t’) au niveau de la délimitation quantitative de l’intervalle temporel. Le préfixe /r-/ établit la relation sémantique entre les deux. Ce préfixe est très fréquemment (mais pas uniquement) employé devant une base verbale : une unité de type r-V implique que le procès dénoté par le verbe est vu comme atteignant sa borne intrinsèque, et aboutissant à un état résultant qualitativement distinct de l’état précédent (ex. d̤uː / rd̤uː « partir/faire partir ou enlever (une personne ou un animal)  »  ; pɛh «  balayer  » /rpɛh «  nettoyer en balayant, balayer jusqu’à ce que ce soit propre »). La séquence maŋ+rʔaːŋ s’interprète de ce point de vue comme « maŋ (intervalle sombre) nuit »… qui s’étend sans interruption jusqu’à la limite donnée par l’occurrence d’un intervalle défini comme aːŋ « clair », qualitativement distinct. Dans le domaine du temps, notons l’opposition noːk « moment » / rnoːk « laps de temps, période… » qui met en œuvre le même fonctionnement du préfixe /r-/. Du point de vue de la temporalisation proprement dite maŋ rʔaːŋ renvoie à un intervalle massif  19, pris en bloc : les points sont posés comme des entités qualitativement indistinctes les unes des autres se succédant sans interruption possible du début à la fin de l’intervalle. Alors que maŋ renvoie à un intervalle composite dans lequel on peut distinguer des sous-intervalles localisés dans un ordre donné et conceptualisés différemment, maŋ rʔaːŋ renvoie à un intervalle monolithique sans aucune sous partie distinguable : les séquences de type *b̤oːk maŋ rʔaːŋ [tête/début nuit-r- clair] ou *maŋ rʔaːŋ jruː [nuit-r-clair profond] etc. sont impossibles. Elles sont courantes avec maŋ qui renvoie à un intervalle décomposable en sous-parties spécifiques, cf. infra.

19 Pour la distinction que nous faisons entre « massif » et « composite » voir Otman, Gabriel, «  Le traitement automatique de la relation partie-tout en terminologie  », Faits de langues, vol. n° 7, 1996, p. 43–53 et Jackiewicz, Agata, « L’expression lexicale de la relation d’ingrédience (partie-tout) », Faits de langues, n° 7, 1996, p. 53–63. En somme, une entité temporelle définie dans le cadre de maŋ rʔaːŋ, correspond à une « portion » d’un tout (une portion est qualitativement indistincte du tout, ex. une goutte de sang) ; une entité temporelle définie dans le cadre de maŋ correspond à un « élément » d’un « objet composite » (non homogène), ex. le frein, le guidon … d’une bicyclette ; les « éléments » sont qualitativement distingués et reconnaissables dans un objet. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Localisation (i) Xt-aɜ (11) mɔh ɉaːn mrɛː maŋ rʔaːŋ aɜ [quoi faire de-toi nuit-r-clair Indrp] « Que fais-tu pendant toute la nuit ? »

(ii) Xt-aɜ {nɜh/taɜ} (12) mɔh ɉaːn mrɛː maŋ̤ rʔaːŋ aɜ *nɜh/?taɜ20 [quoi faire de-toi nuit-r-clair Indrp *Indrp/?Indrp] Ces séquences sont en général refusées du fait que Xt présenté comme un intervalle de type massif et insécable ne saurait être subdivisé en deux intervalles distincts, localisant respectivement Tø et Tp. (13) mɔh ɉaːn mrɛː maŋ rʔaːŋ nɜh/taɜ [quoi faire de-toi nuit-r-clair Indrp/Indrp] « Qu’as-tu fait pendant toute la nuit passée ? » / « Que vas-tu faire pendant la nuit qui vient jusqu’à l’aube ? »

La séquence (13) ci-dessus n’implique pas une segmentation de l’intervalle dénoté par Xt (maŋ rʔaːŋ), elle est, de ce fait, acceptable. Quantification (i) Qt NUM (1…n): (14) pɜh b̤ah kɜːj aɜ nɜh gɔp ɲeːt maː paŋ b̤aːr maŋ rʔaːŋ [semaine PREP derrière Indrp Indrp je boire avec lui 2 nuit -r- clair] « La semaine dernière j’ai passé deux nuits entières à boire avec lui »

Dans ce cas de figure la séquence naːr rʔaːŋ est utilisée comme unité de mesure. (ii) Qt NUM (1) (15) gɔp uc ɲeːt maː paŋ d̤uː maŋ rʔaːŋ taɜ [je vouloir boire avec Il 1 nuit-r-clair Indrp] « Je veux passer la nuit qui vient toute entière, à boire avec lui ! » (16) gɔp lɛʔ ɲeːt maː paŋ d̤uːmaŋ rʔaːŋ nɜh [je boire avec il 1 nuit-r-clair Indrp] « J’ai passé la nuit dernière toute entière à boire avec lui ! » 20

Selon certains locuteurs Xt aɜ taɜ est acceptable, à la rigueur, au sens de « Pendant tout ce qui reste de la nuit, à partir de maintenant jusqu’à la fin, que vas-tu faire ? ».

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Les phrases (17) et (18) renvoient à une situation telle que l’intervalle Xt n’est pas subdivisé en segments distincts. Selon certains locuteurs une séquence de type (18) est possible dans les conditions exposées en (12) : (17) *mɔh ɉaːn mrɛː d̤uː maŋ rʔaːŋ aɜ nɜh [Quoi faire de-toi 1 nuit-r- clair Indrp Indrp (nɜh)], (18) ?mɔh ɉaːn mrɛː d̤uː maŋ rʔaːŋ aɜ taɜ [Quoi faire de-toi 1 nuit-r- clair Indrp Indrp (taɜ)], « Que vas-tu faire à partir de maintenant jusqu’au bout de la nuit ? »

3. Les méronymes de maŋ « nuit » D’une part, cette unité fonctionne comme méronyme premier de naːr «  nycthémère  », d’autre part elle fonctionne comme holonyme par rapport à un ensemble d’unités méronymes renvoyant à des intervalles qu’elle ordonne et localise dans le cadre de l’intervalle qu’elle dénote. Bien que l’unité « nuit » fasse partie des unités appartenant au système traditionnel elle est structurée, dans la langue contemporaine, de deux façons  :  elle regroupe deux séries de séquences  méronymes, que nous distinguons comme relevant soit du « système moderne » soit du « système traditionnel ». Le type de séquence, composé du terme de mesure mɔːŋ et d’une sous-classe des numéraux ordinaux illustre la conceptualisation des méronymes d’un holonyme, quel qu’il soit, dans le système moderne : une séquence à fonction de méronyme se compose d’un terme de mesure (qui dénote un intervalle de durée non localisé) auquel l’adjonction, en tant que déterminant, d’un numéral ordinal assigne une localisation dans le cadre d’un intervalle dénoté par un holonyme. Nous illustrerons la distribution de ces séquences à partir de mɔːŋ pram [heure 5] « cinq heures ». Localisation (i) Xt-aɜ (24) mɔh ɉaːn mrɛː mɔːŋ pram aɜ [quoi faire de-toi heure 5 Indrp] « Tu fais quoi là21 à cinq heures ? »

21 L’emploi du terme « là », renvoie, dans l’emploi que nous en faisons ici, à Tø, cf. « Tu vas où là ? ». Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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(ii) Xt-aɜ {nɜh / taɜ} (25) mɔh ɉaːn mrɛː mɔːŋ pram aɜ nɜh/taɜ [quoi faire de-toi heure 5 Indrp Indrp/Indrp] « Tu as fait quoi là, à cinq heures, jusqu’à maintenant ? » / « Tu vas faire quoi là, à cinq heures, à partir de maintenant ? »

(iii) Xt-nɜh / taɜ (26) mɔh ɉaːn mrɛː mɔːŋ pram nɜh/taɜ [quoi faire de-toi heure 5 Indrp/Indrp] « Tu as fait quoi, tout à l’heure là, à cinq heures ? » « Tu vas faire quoi là, tout à l’heure, à cinq heures ? »

Quantification

(i) Qt-Num (1) (27) mɔh ɉaːn mrɛː d̤uː mɔːŋ pram aɜ [quoi faire de-toi 1 heure 5 Indrp] « Tu fais quoi pendant tout l’intervalle désigné par ‘cinq heures’ »

1. Les méronymes de maŋ dans le système moderne Nous avons montré ailleurs22 que le système moderne ne comprend pas d’unités méronymes proprement dites ; en revanche il constitue des séquences à fonction de méronyme en associant une unité de mesure à une sous-classe des numéraux ordinaux. Ce procédé est à l’œuvre ici. Les méronymes de maŋ sont formés par association entre l’unité mɔːŋ « heure » et les numéraux ordinaux délimités par les chiffres de 1 à 12. Le terme mɔːŋ fonctionne comme une unité de mesure définie dans le cadre du temps « simple » relevant uniquement de la dimension de la quantité, indépendant de toute localisation dans le cadre d’un cycle temporel qualitativement différencié (chaud/froid ; clair/obscur…) ; les séquences de type mɔːŋ+NUM (1…12) renvoient en revanche à des intervalles localisés dans l’intervalle maŋ23 et présentent la distribution typique des méronymes. Le point de vue exposé supra rend compte de la distribution du terme mɔːŋ nu (mɔːŋ-ø), des séquences de type mɔːŋ-aɜ [heure Indrp] 22 Vogel, S., « L’unité naːr en bunong, entre lexique et grammaire, temporalisation et localisation d’intervalles en bunong », à paraître. 23 Ainsi que de naːr « jour clair ». Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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« cette heure, l’heure qu’il est en ce moment » comme de celles de type mɔːŋ-NUM (1…12) « une heure… douze heures ». (i) mɔːŋ ø [heure ø] (19) gɔp lɛʔ ɉaːn kaːr maː paŋ baːr (pɛː… poan …) mɔːŋ [je AUX faire travail PREP il 2 (3…4…) heure] « J’ai déjà travaillé pour lui deux (trois… quatre…) heures.

Cette séquence qui n’est employée (dans le cadre fixé par cet article) qu’en syntagme de quantification illustre l’emploi « basique » de mɔːŋ-ø unité réservée à la fonction d’unité de mesure. (ii) mɔːŋ + déterminant Le rôle du déterminant ici est de permettre de référer à un intervalle localisé ; d’où une distribution différente de celle de mɔːŋ-ø [heure-ø]. La séquence mɔːŋ aɜ [heure Indrp] « cette heure, l’heure qu’il est » localise l’intervalle mɔːŋ par rapport au moment de l’énonciation ; les séquences de type mɔːŋ NUM (1…12) localisent les intervalles mɔːŋ dans le cadre de l’intervalle dénoté par l’holonyme maŋ. (iii) mɔːŋ-Indrp (aɜ) (20) mɔh ɉaːn mrɛː mɔːŋ aɜ [quoi faire de-toi heure Indrp] « Que fais-tu à l’heure qu’il est ? » (21) mɔh ɉaːn mrɛː mɔːŋ aɜ nɜh/taɜ [quoi faire de-toi heure Indrp Indrp/Indrp] « Qu’as-tu fait à l’heure qu’il est avant maintenant ? » / « Que vas-tu faire à l’heure qu’il est à partir de maintenant ? » (22) mɔh ɉaːn mrɛː d̤uː mɔːŋ aɜ [quoi faire de-toi 1 heure Indrp] « Tu l’emploies à faire quoi l’heure qu’il est ? » (23) mɔh ɉaːn mrɛː d̤uː mɔːŋ aɜ nɜh/taɜ [quoi faire de-toi 1 heure Indrp Indrp/Indrp] «  À l’heure qu’il est, tu as utilisé l’intervalle précédant le moment où nous parlons, à faire quoi ? » / «  À l’heure qu’il est, tu vas utiliser l’intervalle qui suit le moment où nous parlons à faire quoi ? »

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Les phrases ci-dessus illustrent l’emploi de mɔːŋ dans une série de séquences qui dénotent un intervalle localisé par rapport à Tø  :  ces séquences ont une distribution identique à celle des méronymes. Leur emploi est exclu d’une situation relevant de la vie traditionnelle  ; elles peuvent être utilisées dans des contextes contraints, par exemple dans le cadre d’une division des activités en fonction d’une « journée de travail » dont les parties sont définies par le temps de l’horloge. (i) mɔːŋ+NUM (1…12) (28) mɔh ɉaːn mrɛː d̤uː mɔːŋ pram aɜ nɜh/taɜ [quoi faire de-toi 1 heure 5 IndrpIndrp/Indrp] « Tu as utilisé l’intervalle correspondant à ‘cinq heures’, avant maintenant, à faire quoi ? » / «  Tu vas utiliser l’intervalle correspondant à  ‘cinq heures’, à partir de maintenant, à faire quoi ? » (29) mɔh ɉaːn mrɛː d̤uː mɔːŋ pram nɜh/taɜ [quoi faire de-toi 1 heure 5 Indrp/Indrp] « L’intervalle correspondant à ‘cinq heures’, passé par rapport au moment où nous parlons, tu l’as utilisé à faire quoi ? »/ «  L’intervalle correspondant à ‘cinq heures’, à venir par rapport au moment où nous parlons tu vas l’utiliser à faire quoi ? »

Les séquences ci-dessus renvoient à des intervalles singuliers (l’intervalle localisé entre quatre heures et six heures du jour localisant Tø) ; ils sont donc incompatibles avec la quantification supérieure à « 1 » : la séquence ø-mɔːŋ pram [ø heure  5] renvoie à un intervalle de localisation, la séquence d̤uː mɔːŋ pram [1 heure 5] renvoie à un intervalle en fonction de localisateur, affectée à une fonction de délimitation de la durée.

2. Les méronymes de maŋ dans le système traditionnel Comme nous l’avons vu, dans le système moderne, dont la base constitutive est le temps quantifié, la conceptualisation des méronymes de maŋ est fondée sur un seul modèle : l’assignation d’une place à un intervalle défini in abstracto comme une unité de mesure, par le biais de la relation d’ordre linéaire qui régit la suite des numéraux ordinaux. Toutes ces séquences ont exactement le même type de fonctionnement et de ce fait la même distribution. Il en va tout autrement dans le système traditionnel. Nous

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donnons ci-dessous les principales séquences24 renvoyant à des parties de l’intervalle maŋ dans le cadre du système traditionnel, nous établirons leur distribution et examinerons leur mode de conceptualisation. Soit b̤oːk maŋ [tête nuit] « le début de la nuit ». Cette séquence renvoie au début de la nuit, c’est-à-dire à l’intervalle situé approximativement entre 18  h et 20  h. Une première constatation s’impose, la séquence b̤oːk maŋ [tête nuit] ne correspond pas à une dénomination spécifique25, mais à une séquence analytique dans laquelle le terme b̤oːk désigne la partie initiale et qualitativement distinguée (essentiel… meilleur…)26 d’une entité (objet  … intervalle de temps…). Dans cette acception b̤oːk alterne avec tɜːm [base, origine…] et correspond à l’antonyme b̤ut « arrière, arrière-train… ». Nous exposons ci-dessous la distribution de cette séquence. Localisation (i) ?Xt-aɜ (30) ?mɔh ɉaːn mrɛː b̤oːk maŋ aɜ ʔ [quoi faire de-toi début nuit Indrp] Cette séquence n’est attestée, généralement, que dans le sens de Loc. A27 : « Tu fais- quoi aujourd’hui au début de la nuit » et non pas au sens de « Tu fais quoi en ce ‘début de nuit’ où nous sommes ».

24 Dans le cadre du système traditionnel, contrairement au système moderne, les séquences renvoyant à des entités temporelles varient beaucoup ; les séquences citées ici sont, ou plutôt étaient, courantes dans les villages autour de Senmonorum. 25 Comme par exemple oːj « matin » et non pas *b̤oːk naːr [tête jour]. 26 Le terme b̤oːk très polysémique, il renvoie à la tête d’un humain ou d’un animal, à la partie avant d’un objet orienté (voiture… charriot….), dans ces acceptions il s’oppose à b̤ut « derrière, arrière », cf. supra, alors que tɜːm « base » s’oppose à coːŋ « bout ; fin… ». Employé dans un syntagme de classification il correspond soit au classificateur pour les éléphants et parfois les véhicules ; soit à une « première instance de…(voyage, naissance…)  ». Dans le vocabulaire religieux b̤oːk précède les termes dénotant l’objet ou la matière (alcool, riz, tabac, buffle…) grâce à laquelle le sacrifice est réalisé. Notons que le « début d’une matinée » se dit tɜːm oːj [base matin] et non pas *b̤oːk oːj, ce qui implique une conception différente des deux intervalles. 27 Certains locuteurs (ici symbolisés par Loc. A) peuvent interpréter XT-aɜ comme le « méronyme appartenant à l’holonyme qui le comprend et qui renvoie à l’intervalle localisant Tø » ; dans ce cas de figure Tø n’appartient pas à Xt : « le début de la nuit du jour où nous sommes » et non pas « en ce début de nuit où nous sommes ». À titre de comparaison, en français, la séquence « ce matin » peut correspondre au cas où Tø appartient à l’intervalle dénoté par « matin », ex. : « Tu fais quoi là, ce matin ? » ou au cas où cet intervalle ne localise pas Tø mais est compris dans la journée, ex. : « Tu as fait quoi ce matin » (question posée le soir). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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(ii) ?Xt-aɜ nɜh/aɜ (31) ?mɔh ɉaːn mrɛː b̤oːk maŋ aɜ nɜh/taɜ [quoi faire de-toi début nuit Indrp Indrp/ Indrp] Ces séquences n’existent qu’au sens spécifié supra, spécifique de Loc. A : «  Qu’as-tu fait dans le nycthémère  où nous sommes au début de la nuit ? » / « Que vas-tu faire dans le nycthémère où nous sommes au début de la nuit28 ? »

Dans les acceptions reçues le moment de l’énonciation est extérieur à l’intervalle dénoté par Xt (qui localise Tp). (iii) Xt-nɜh/taɜ (32) mɔh ɉan mrɛː b̤oːk maŋ nɜh/taɜ [quoi faire de-toi début nuit Indrp/Indrp] « Qu’as-tu fait au début (déjà) passé de la nuit où nous sommes ? » / « Que vas-tu faire au début à venir de la nuit »

Ces séquences qui correspondent toujours (dans le parler du Loc. B) au cas où Tø est extérieur à l’intervalle Xt sont courantes. Quantification Aucune forme de quantification n’est attestée : *NUM(1…n)/*NUM(1). Généralité (33) b̤oːk maŋ b̤uː waj ŋkɔːc b̤riː [début nuit eux habitué raconter-histoire] « Le soir, on raconte des histoires » (34) *aː b̤oːk maŋ b̤uː waj ŋkɔːc b̤riː [PREP début nuit eux raconter-histoire] La séquence aː-Xt est impossible, comme avec tous les méronymes composés de plus d’une unité.

Répétition

(35) ap b̤oːk maŋ (ap b̤oːk maŋ) b̤uː waj ŋkɔːc b̤riː [chaque début nuit (chaque début nuit) eux habitué raconter-histoire] « À chaque début de nuit, ils racontent des histoires »

28

Et non pas  :  «  En ce début de nuit où nous sommes tu as fait quoi  ? /…tu vas faire quoi ? ».

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(36) b̤oːk maŋ b̤oːk maŋ b̤uː waj ŋkɔːc b̤riː maː kɔːn [début nuit début nuit eux revenir village PREP enfant] «  Début de nuit après début de nuit ils racontent des histoires  aux enfants » ŋguːl maŋ [moitié nuit]29 « la partie centrale de la nuit » / minuit

Cette séquence peut renvoyer au laps de temps compris entre 20  h et 2  h, c’est-à-dire à un intervalle, non pas simplement à une frontière  ; ou à minuit30. Elle a la même distribution que b̤oːk maŋ : elle n’est pas acceptée avec Xt-aɜ et Xt-aɜ {nɜh/taɜ} dans l’acception du Loc. B et elle n’est pas compatible avec la quantification. (i) ɉruː maŋ [profond nuit] « la nuit profonde (9 à 14 h) » Cette séquence n’est pas employée, en contexte non contraint, dans les séquences de type Xt-aɜ ou Xt-aɜ {nɜh/taɜ}, ni dans le cadre de la quantification ou de la répétition (cf. infra). Ci-dessous des exemples d’emploi : (37) b̤uː ɲeːt / ɲkɔːc b̤riː tɔt ɉruː maŋ (activités nocturnes) [eux boire/ raconter histoire jusque profond nuit] « (Chez les Bunong) on boit / raconte des histoires jusque tard dans la nuit » (38) lɛʔ ɉruː maŋ d̤iː maː b̤ic [AUX profond nuit convenable REL se-coucher] « C’est déjà la nuit profonde, il convient d’aller dormir » (39) ɉruː maŋ taɜ han b̤ic d̤oː kɔːn [profond nuit Indrp aller dormir enfant] « Il va faire nuit (profonde) va dormir, mon enfant ! »

29 Cette séquence peut aussi être interprétée dans son sens littéral « la moitié de la nuit », dans ce cas il y quantification et non datation : maj ɲeːt maŋ r?aːŋ(?)-moː ŋguːl maŋ dɜːm [toi boire nuit-r-clair]-[NEG moitié nuit seulement] « Vous avez bu toute la nuit jusqu’à l’aube ? -Non, la moitié de la nuit seulement ! » 30 Dans la langue et la société traditionnelle (avant l’introduction de la montre) l’intervalle dénoté par cette séquence était difficile à déterminer avec précision par manque de repère naturel, contrairement à ŋguːl naːr [moitié soleil] «  midi  » déterminé par rapport à la position du soleil. Il est probable que l’analogie avec ŋguːl naːr [moitié soleil] « midi » ainsi que l’usage général de la montre aient promu l’acception de « minuit ». Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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(40) ɉruː maŋ taɜ d̤iː maː han b̤ic kɔːn [profond nuit Indrp convenable REL aller dormir enfant] « Il va faire nuit (profonde) il faut que tu ailles dormir, mon enfant ! »

Notons qu’aucune des séquences supra n’implique un intervalle localisant Tp ; la séquence en question renvoie plutôt à un « moment » défini qualitativement, dont les caractéristiques (sombre, impropre à la vision…) permettent ou imposent un certain comportement. (ii) pɔːk rmɔːt « entre deux heures et trois heures de la nuit » Le sens des unités composant cette séquence n’est plus connu. Elle renvoie à un intervalle suivant celui dénoté par (ŋ)guːl maŋ, correspondant approximativement à « entre 2 h et 3 h ». Sa distribution, très réduite, correspond à celle des séquences qui suivent. (iii) nd̤raːw iar [chant coq] « le chant du/des coq(s) » Les séquences formées sur ce modèle permettent de distinguer de façon approximative et très intuitives trois moments entrent 3  h et 5  h. La distinction se fait par addition d’un syntagme de quantification : (41) d̤uː tɜʔ/tɔːŋ(31) nd̤raːw iar [1 fois/ instance de… chant coq] « Au premier chant du coq » (42) b̤aːr tɜʔ/tɔːŋ nd̤raːw iar [2 fois/ instance de… chant coq] « Au deuxième chant du coq » (43) pɛː tɜʔ/tɔːŋ nd̤raːw iar [3 fois/ instance de… chant coq] « Au troisième chant du coq »

31 Les termes tɜʔ «  fois  » et tɔːŋ «  tuyau  » (employé en fonction de nom) «  instance de (cri… parole…) en fonction de classificateur/quantifieur  » sont employés ici dans un syntagme de quantification (NUM+Cl/Qt). Ils renvoient à des instances de l’événement impliqué dont le nombre est donné par NUM : gɔp uc ŋɜːj d̤ uː tɜʔ/d̤ uː tɔːŋ maː maj [je vouloir dire 1 « fois » / 1 « instance de… » PREP toi] « Je veux te parler une fois/te dire un mot ». Notons que les séquences de type (NUM) tɜʔ/tɔːŋ nd̤raːw iar ne correspondent pas ici à « trois instances de chant de coq » mais à « la troisième instance de chant de coq ». Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Ces séquences ne sont plus guères employées dans la langue contemporaine. Les seules phrases, perçues comme « naturelles » par les locuteurs sont celles qui permettent de délimiter un intervalle par marquage des bornes antérieurs et postérieures comme ci-dessous : (44) maŋ nɜh gɔp b̤ic b̤oːk maŋ jɜːŋ maː gɛh rɜːj b̤ɜh ŋguːl maŋ tɔt pɛː tɔːŋ nd̤raːw iar d̤ɜːm [nuit Indrp je se-coucher début nuit mais obtenir dormir PREP moitié nuit jusque 3 instance de… chant coq] « La nuit dernière je me suis couché au début de la nuit, mais je n’ai réussi à dormir que de minuit au troisième cri du coq »

Toutes ces séquences, qui  –  à l’exception de b̤oːk maŋ «  début de la nuit », ŋguːl maŋ « partie centrale de la nuit/ minuit » et maŋ ɉruː « nuit profonde » – ne font plus partie de l’usage de la majorité des locuteurs à l’époque actuelle, ont une distribution commune : elles sont incompatibles avec toute forme de quantification (*NUM (1)/(1…n)  :  les séquences de type *Xt-aɛ *Xt-aɛ {nɜh/taɜ} et même avec *Xt-nɜh/taɜ. Les entités temporelles auxquelles elles renvoient ne sont pas des intervalles mais des « moments » (ou des « points ») placés dans un ordre déterminé les uns par rapport aux autres : elles ne permettent pas de délimiter des durés (quantification), ni même de définir un intervalle localisant Tp (a fortiori Tø) ; elles posent des repères par rapport auxquels une situation ou une action est « associée ». C’est ainsi que dans Xt+PROP, PROP renvoie à la généralité, la phrase se glose par « C’est le moment X, d’habitude on sort…/ il convient de sortir », mais non par : « *C’est le moment X, on est en train de sortir ». Les séquences de type Xt, suivies d̤iː maː +PROP, ne localisent pas le procès dénoté par la proposition dans l’entité temporelle dénotée par Xt, elles renvoient à une « association » souhaitée entre la survenue (une instance…) d’un moment défini dans le temps nocturne et l’entité temporelle liée au procès dénoté par la proposition. Dans les emplois de type b̤ɜh Xt… tɔt Xt’, les moments dénotés par Xt et Xt’ permettent de définir un intervalle du fait qu’ils renvoient respectivement à une borne antérieure et une borne postérieure. La fin de l’intervalle maŋ est délimitée par keːŋ aːŋ (imminent clair] et keːŋ oːj [imminent matin]. La première indique un intervalle intermédiaire, dont on ne sait s’il appartient au jour clair ou à la nuit (im Zwilicht32) ; le second est attribué au jour clair. La distinction entre les 32 Cf. le terme allemand Zwilicht [double-lumière] ou l’expression française  «  entre chien et loup » qui renvoient à un intervalle dont la luminosité ne permet pas de décider s’il appartient au jour ou à la nuit. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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deux intervalles désignés ne relève pas tant de la délimitation quantitative (l’extension de l’intervalle) ni de l’antécédence du premier par rapport au second mais plutôt de l’appréciation de la luminosité telle qu’elle est perçue par le locuteur. Expressifs Les expressifs, nombreux en Bunong, sont des séquences qui renvoient à des impressions auditives, visuelles, etc…. Il existe un certain nombre d’expressifs renvoyant à des impressions visuelles qui ne renvoient pas intrinsèquement à un intervalle de temps33, mais qui sont souvent associés aux séquences y renvoyant, nous en citons deux particulièrement courantes : (i) (ŋɔː) nchɔr-wɔr [sombre EXPR] Cette séquence renvoie à un moment, appartenant à l’intervalle b̤oːk maŋ [tête nuit] « début de la nuit », où les objets et les êtres ne sont perçus que comme des formes indistinctes. (ii) (ŋɔː) ceːk-kɔ-lak [sombre EXPR] Cette séquence renvoie à un moment appartenant à l’intervalle ɉruː maŋ [nuit profond] « nuit noire » où il est impossible de distinguer quoi que ce soit. Ces expressifs sont généralement employés en association avec l’unité maŋ et n’ont pas d’indépendance syntaxique  :  ils sont toujours employés comme déterminants du terme ŋɔː « sombre ». Ci-dessous des phrases illustrant les types d’emplois : (45) ŋɔː maŋ nchɔr-wɔr moː-laŋ chaɜ trɔːŋ [sombre nuit EXPR à-peine voir chemin] « Il fait nuit, il fait sombre, on voit à peine le chemin » (46) ɉruː maŋ ŋɔː ceːk-kɔ-lak moː chaɜ trɔːŋ waʔ [profond nuit sombre EXPR NEG voir chemin PART] « C’est la nuit profonde, il fait sombre, on ne voit pas le chemin »

Comme on peut le constater l’unité maŋ « nuit » fonctionne de façon très différente de naːr « nycthémère/ jour clair… » ; l’intervalle auquel elle renvoie est stable : quelque soit l’entité par rapport à laquelle il est déterminé, il est compris entre approximativement 18  h et 6  h. Les entités distinguées en son sein sont très différentes de celle du jour clair tant au niveau de leur conceptualisation qu’à celui de leur fonctionnement. Il n’existe pas d’unité 33

Elles peuvent renvoyer à la luminosité, dans une chambre fermée (ɉroːw) par exemple, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

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méronyme spécifique délimitant un intervalle nocturne. Seules deux séquences renvoient à des types34 d’intervalles, b̤oːk maŋ et ŋguːl ̤ maŋ, toutes deux composées d’unités non spécifiques  :  b̤oːk se rend par «  tête  », dans d’autres contextes par « début » ou « extrémité saillante ». Le terme ŋguːl ̤ se rapporte à la « moitié » dans n’importe quel domaine quantifiable. La nuit est un intervalle moins « socialisé » que le jour : il n’y a pas d’activités spécifiques liées à des parties spécifiques de la nuit. D’autre part la lune (khaj) n’est pas utilisée, contrairement à naːr « soleil » comme position de repérage. D’où, probablement, l’absence de termes de localisation spécialisés et d’unité de mesure renvoyant à un intervalle nocturne. Les séquences de type NUM tɜʔ/tɔːŋ nd̤raːw iar [NUM Qt chant coq  ], tout comme les séquences de type expressif, dénotent par le biais d’une fonction pragmatique. Le chant du coq, auquel renvoie la séquence lexicale, renvoie à son tour à trois moments successifs localisés dans l’intervalle séparant ŋguːl ̤ maŋ [moitié nuit] « partie centrale de la nuit comprise entre 10 h et 2 h / minuit » de oːj « matin ». Les séquences expressives, associées à des séquences temporelles, singularisent de brefs moments en spécifiant les impressions visuelles ressenties en fonction du degré de luminosité.

Conclusion Notre étude illustre, comme celles qui précèdent, l’existence dans la langue bunong contemporaine de deux systèmes de temporalisation des intervalles. Les entités appartenant à l’intervalle dénoté par maŋ « nuit » relevant du système moderne consistent en la détermination de l’unité de mesure mɔːŋ « heure » par une sous-classe des numéraux ordinaux (NUM (1…12)). En termes de conceptualisation cela équivaut à délimiter des intervalles, fonctionnant comme unités de mesure, définis dans le seul domaine du quantitatif et de les ordonner sur une ligne orientée par le biais des numéraux ordinaux. Ce même type de procédé est employé dans l’ensemble des intervalles structurés dans le cadre du système moderne (année, mois, semaine, jour, nuit). Les entités déterminées dans le cadre du système traditionnel sont conceptualisées de façons diverses  :  par détermination à partir du lexique commun (b̤oːk «  tête, début  » ŋguːl « moitié ») par le biais d’une fonction pragmatique35 (association entre 34

35

Rappelons que ces entités bien qu’elles peuvent comprendre Tp ne sont pas susceptibles de comprendre Tp et Tø. Nous examinons la dénotation par le biais d’une fonction pragmatique dans le cadre de la description du terme naːr « nycthémère, jour clair ».

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une impression visuelle ou un comportement animal avec une entité temporelle). Les entités ainsi déterminées sont essentiellement des moments, aucune n’est utilisée comme unité de mesure, aucune n’inclut Tp et Tø. Les unités grammaticales (essentiellement les indices de repérage aɜ, nɜh, taɜ (permettant la localisation des entités temporelles sur la ligne orientée du temps) sont communes aux deux systèmes ; elles fonctionnent dans l’une et dans l’autre avec une parfaite régularité. Reste la question du pourquoi de l’existence de deux systèmes de temporalisation, en parallèle, dans un même état de langue. Les séquences relevant du système traditionnel renvoient à une temporalisation complexe (com-plex)36 ; celles relevant du système moderne renvoient à une temporalisation de forme simple (sim-plex) ; ces deux modes de conception du temps renvoient à des pratiques sociales différentes. Nous traitons de cet aspect dans notre article sur le terme naːr « nycthémère, jour clair » qui définit des intervalles diurnes au sein desquels cette distinction joue un rôle beaucoup plus important que pour ceux distingués pour l’intervalle nocturne. Liste des termes techniques et des abréviations Comprendre : ici au sens de « faire partie de… ; être localisé dans… » ; un intervalle dénoté par une unité méronyme est compris dans l’intervalle dénoté par son holonyme. Dans cette acception ce terme se distingue de « inclure ». Deixis : mode de repérage caractérisé par le fait que Tø est pris pour repère. Entité (temporelle) : terme global ne distinguant pas entre « intervalle » et « point » ou « moment ». Holonyme  :  unité linguistique dénotant un intervalle supérieur «  totalisant  », au sein duquel sont regroupés et organisés des intervalles inférieurs. Inclure  :  désigne la localisation d’un point dans un ensemble  :  un point (x) appartient à l’ensemble formé par (les points de) X. Par exemple : (le point) Tø est inclus dans l’intervalle dénoté par Xt. Indrp.  (indice de repérage)  :  (ici) unité grammaticale permettant de localiser par repérage une entité temporelle par rapport à une entité prise comme repère.

36 Par «  com-plex  » nous entendons «  fondé sur des paramètres multiples  » (chaleur, luminosité…) ; au contraire de « sim-plex » « fondé sur le temps purement quantitatif délimité par l’horloge » Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Méronyme  :  unité linguistique renvoyant à un intervalle inférieur localisée dans le cadre d’un intervalle supérieur dénoté par un holonyme (ex. : « matin », « soir » par rapport à l’holonyme « jour »). NUM : numéral ordinal réduit ici à l’ensemble des nombres naturels. Point : entité temporelle considérée en dehors de toute durée propre, par ex. (ici) Tø Qt  :  quantification, le syntagme de quantification est caractérisé en bunong par l’ordre NUM (1…n) Xt, i.e le numéral ordinal précède l’unité lexicale servant en général d’unité de mesure ou de classificateur. C’est ainsi que, à partir du terme ŋaːn, on distingue en bunong les séquences suivantes : ŋaːn muaːj [assiette 1] « une assiette  » de (piaŋ) d̤uː ŋaːn [(riz) 1 assiette] «  une assiettée de riz  ». Notons que l’unité s’exprime par d̤uː dans le syntagme de quantification, par muaːj ailleurs. Les autres nombres ont la même forme partout. Qt.1  :  quantification de type 1.  Dans ce cas de figure NUM peut correspondre à n’importe quel numéral ordinal  :  (Qt) NUM (1…n) Xt, dans ce cas Xt correspond à une unité de mesure. Qt.2  :  quantification de type 2.  Dans ce cas NUM est limité à (1) : (Qt) NUM(1) Xt, Xt renvoie à un intervalle de datation en fonction de détermination d’une durée, associée en général à une appréciation subjective de la part du locuteur. Locuteur  :  participant à un échange verbal qui émet un message, employé en relation à «  interlocuteur  » (à qui le message est adressé). Nous ne distinguons pas ici entre les termes « locuteur » et « énonciateur ». Repère : point à partir duquel est définie la position d’un autre point, Repéré : point dont la position est définie par rapport à un repère. Tø  :  entité localisant l’acte d’énonciation (le moment où l’on parle). Dans le cadre de cet article nous considérons Tø comme un point (nous faisons abstraction de la durée (réelle) de l’acte d’énonciation). Tp : Intervalle temporel localisant le procès ou l’événement prédiqué par le verbe et ses compléments. Xt : unité ou séquence linguistique renvoyant à une entité temporelle (moment ou intervalle).

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Bibliographie Études ethnographiques et littérature orale Bourdier, Frédéric, « De la Sésan à la Srépok : racines et destin des populations indigènes du nord-est du Cambodge (Ratanakiri et Mondulkiri)  », [in] Khmer Studies, Proceedings of International Conference on khmer Studies, Phnom Penh, 26–30 August 1996, vol. 2, 1996, p. 1059–1076. Condominas, George, Nous avons mangé la forêt de la Pierre-Génie Gôo (Hii saa Brii Mau-Yaang Gôo), Paris, Mercure de France, [1957] 1974, 502 p. Condominas, George, L’exotique est quotidien, Paris, Plon, 1965, 538 p. Guérin, Mathieu, Des casques blancs sur le plateau des verbes. La pacification des aborigènes des hautes terres du Sud-Indochinois, Paris, Université Paris VII, Denis Diderot, thèse d’histoire, 2003, 332 p. Guérin, Mathieu, Paysans de la forêt à l’époque coloniale : la pacification des habitants des hautes terres du Cambodge, Bibliothèque d’histoire rurale. AHSR, Caen, 2008, iv+357 p. Maurice, Albert-Maurice, Les Mnong, des hauts plateaux (Centre-Vietnam), Paris L’Harmattan, Coll. Recherches Asiatiques, 1993, 2 vol., 743 p. Phillips, Richard L., & Diêu, Mui, Nkoch bri : rhi ɉaw nau vay bu nong [Mnong Bunar and Vietnamese, Saigon, Department of Education, 1971, 100 p. Scheer, Catherine, La réforme des gongs. Dynamique de christianisation chez les Bunong protestants des hautes terres du Cambodge, Paris, École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, thèse de doctorat d’anthropologie, 2014, 575 p. Vogel, Sylvain, 2008 : Poèmes et chants des Phnong de Mondulkiri, Phnom Penh, Funan, 2008, 193 p. Vogel, Sylvain, (en collaboration avec le photographe Joe Garrison), Aspects de la culture traditionnelle des Bunong du Mondulkiri, Phnom Penh, UNESCO, 2011, 194 p. Vogel, Sylvain, Voix du Mondulkiri Historique, Phnom Penh, UNESCO, 2015, 697 p.

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Linguistique générale Benveniste, Émile, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Tell, t. I, [1965–1972] 1976, 364 p. ; t. II, [1965–1972] 1980, 294 p. Charolles, Michel, La référence et les expressions référentielles en français, Paris, Ophrys, 2002, 258 p. Creissels, Denis, Éléments de syntaxe générale, Paris, PuF, 1995, 332 p. Culioli, Antoine, Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et représentations, Paris, Ophrys, 1991, t. 1, 225 p. Guillaume, Gustave, Temps et verbe : théorie des aspets, des modes et des temps (suivi de) Architectonique du temps dans les langues classiques, Paris, Honoré Champion, [1929] 1984, xxi+134+66 p. Jackiewicz, Agata, « L’expression lexicale de la relation d’ingrédience (partietout) », Faits de langues, n° 7, 1996, p. 53–63. Jakobson, Roman, Essais de linguistique générale I, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, 260 p. Nguyen, Phu Phong, Questions de linguistique vietnamienne. Les classificateurs et les déictiques, Paris, Presses de l’EFEO, Monographie n° 180, 1995, 186 p.

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Conceptions du temps Aristote, Physique (trad. Henri Carteron), Paris, les Belles Lettres, 1961, 171 p. Aristote, Traité du temps, physique, Livre IV, 10–14, Introduction, traduction et commentaire par Catherine Colobert, Paris, éd. Kimé, 1995,126 p. Chenet, François, Le Temps, Temps cosmique, Temps vécu, Paris, Armand Colin, 2000, 240 p. Conen, Paul F., « Die Zeittheorie des Aristoteles », Munich, C. H. Benck, Zetemata, vol. 35, 1964, vii+185 p. Desanti, Jean-Toussaint, Réflexions sur le temps, variations philosophiques 1, Paris, Grasset, 1992, 221 p. Dubois, Jacques-Marcel, Le temps et l’instant selon Aristote, Paris, Desclée de Brouwer, 1967, 479 p.

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Temps implicite, temps explicite. Peut-il y avoir une compréhension spécifique du temps et de la temporalité en des lieux particuliers ? Entretien avec Maurice Bloch mené par Cécile Barraud et Grégory Mikaelian

Présentation Immergé dès son jeune âge dans le bain de l’anthropologie par ses ascendances familiales  –  sa grand-mère était la cousine germaine de Marcel Mauss  –  Maurice Bloch fut également tôt frotté aux sciences dures, notamment à la biologie, par le truchement de son beau-père et de sa mère. Il a par la suite forgé son expérience de l’altérité autour de ce qui pourrait apparaître aux néophytes comme un grand écart entre deux démarches pourtant complémentaires. D’un côté, il explicite la singularité d’un terrain ethnographique qui se situe dans son cas à la jointure entre plusieurs mondes, et de ce fait rétif aux classements par aires culturelles : Madagascar, cette Asie dans l’Afrique, qu’il étudie dans un premier temps sous la direction de spécialistes de l’Asie du Sud-Est comme Edmund Leach (Birmanie) et Stanley Tambiah (Sri Lanka, Thaïlande), son directeur de thèse, en pratiquant l’observation participante d’un Bronislaw Malinowski. Il en est depuis devenu l’un des principaux spécialistes. De l’autre côté, son goût pour la logique formelle l’oriente à la suite de Claude Lévi-Strauss vers la quête des invariants de l’humanité, nourrie chez lui par une approche cognitive de l’anthropologie. Elle s’efforce de dégager les universaux de l’espèce humaine quant au sens des rites, au fonctionnement de la mémoire, à la transmission des pratiques ou relativement à la temporalité. C’est tout particulièrement sur ce point que nous avons souhaité l’interroger. Cette approche lui permet d’intégrer des savoirs peu ou pas pratiqués par les anthropologues  –  ceux des psychologues de la cognition par exemple  –  et d’en faire son miel pour une compréhension affinée du terrain qu’il étudie. Elle lui permet aussi d’énoncer des propositions de portée universelle concernant le fonctionnement de l’espèce humaine. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Incidemment, la critique de la démarche anthropologique qu’autorise à formuler certains résultats des expériences menées par les spécialistes de la cognition l’amène à retracer les filiations de pensée qui orientent les démarches scientifiques, à commencer par celles des anthropologues. Ainsi quand il retrouve Ludwig Wittgenstein et l’école de Vienne derrière l’approche participante de Malinowski, ou encore lorsqu’il réinscrit Edward Evan Evans-Pritchard dans une démarche «  religieuse  » en réaction aux propositions de Darwin. L’entretien qu’on va lire et qui fait suite à l’intervention de Maurice Bloch au colloque sur Temps et temporalité en Asie du Sud-Est1 s’est tenu dans son bureau parisien, en face du Collège de France, à la fin du mois de juin 2019. Il reproduit assez bien sa démarche personnelle puisque la cinquantaine de questions que nous lui avons posées au long de l’entretien cherchent d’abord à préciser son appréhension de la temporalité chez l’être humain, abordent ensuite différents terrains ethnographiques (l’Occident, Madagascar, l’Asie du Sud-Est), pour finalement revenir aux propositions anthropologiques. Ce va et vient entre l’anthropologie et l’ethnographie n’était pas prévu, mais il s’est en quelque sorte imposé naturellement au fil de l’entretien. Trois thèmes y ont été abordés  :  sa définition de la temporalité et son approche des phénomènes de temporalisation au sein de l’espèce humaine ; le rôle et le fonctionnement de l’État dans ces phénomènes ; et comment la mémoire individuelle, partant la perception du passé, est en partie façonnée par le groupe. Pour chacun de ces thèmes, l’anthropologue a bien voulu tout à la fois préciser sa démarche et souligner les vertus de cette démarche pour la pratique des sciences humaines (en particulier pour l’approche ethnographique ou historique des sociétés). Nous ne nous arrêterons ici que sur les deux premiers thèmes de l’entretien, ramenés ci-dessous aux principaux échanges auxquels ils ont donné lieu.

Le social transactionnel et le social transcendantal Pour Maurice Bloch, la temporalité d’une société procède d’une tension entre deux rythmes qui se nient  l’un l’autre  :  celui, fluide, linéaire et rapide de l’interaction sociale au quotidien, et celui des rôles sociaux dont

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Bloch, Maurice, « Can there be a specific understanding of time and temporality in particular places ? », intervention inédite, 30 novembre 2017.

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la vocation est inversement de transcender ce premier rythme pour faire durer les hommes en société. D’un côté, le rythme fluide de l’interaction entre les individus : à ce niveau d’analyse, l’entendement de la durée est universel, sans effet de variation culturelle. Les micro-interactions entre les individus sont alors des « transactions » qui font qu’ils se représentent empiriquement la durée de manière fluide et linéaire. De l’autre côté, le rythme transcendantal que formalisent les rôles institutionnels et sociaux (le mariage, les maisons, les clans, la royauté sacrée, l’État, etc.), lesquels ne relèvent pas de la fluidité mais cherchent au contraire à la ralentir ou à la suspendre. Les enfants apprennent tôt à jouer ces rôles et cette faculté, liée à l’imagination sociale, est le propre des primates hominidés. L’imagination partagée du social a pour vocation de transcender la mutation du corps, la fluidité des micro-interactions individuelles qui forment les transactions sociales, pour la freiner, la fixer ou la nier. Les rituels ont eux-mêmes pour fonction d’extérioriser et d’objectiver l’imagination sociale venant comme prendre en main les transactions empiriques qui font les relations quotidiennes entre les individus : ainsi « le rituel de circoncision malgache déclare haut et fort que la temporalité de la vie individuelle humaine est dépassée par quelque chose qui dure beaucoup plus longtemps. » (cf. infra). Les objets matériels  –  les maisons, les temples, les palais, les paysages, etc. dont on trouve un usage extensif en Asie du Sud-Est  –  constituent la manifestation extérieure de cette imagination sociale. La compréhension sociale du temps est donc transactionnelle, ce sont les interactions entre les gens qui impliquent une compréhension linéaire de la temporalité. Il y a alors  fluidité  des interactions, qui s’opposent aux rôles, aux institutions (parenté, etc.), soit des choses qui durent, qui sont transcendantales et mystérieuses et qui semblent nier ce qui advient dans le flux des interactions. Des objets matériels comme les maisons transcendent  la fluidité des transactions  entre individus  :  étant là ces objets peuvent nier le flux biologique/transactionnel des relations sociales empiriques, et  constituent la manifestation extérieure de cette imagination sociale.

L’imagination sociale de l’État Le deuxième thème abordé concerne l’État en tant qu’il est une forme particulière de ces rôles sociaux destinés à transcender le rythme biologique des groupes humains.

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Le propos ne consiste pas tant à réitérer les typologies plus ou moins établies  –  par exemple le contraste entre les sociétés sans État, l’État moderne ou cet entre-deux qu’est l’État segmentaire2  –  qu’à décrire le processus par lequel la formation de l’État qui procède elle-même de l’imagination sociale en vient à parasiter de précédents rôles sociaux institués par les rituels, pour fabriquer de nouveaux rites détournés de leur signification première. Une autre opération que mène l’État consiste à synchroniser les rituels  –  par exemple les rituels d’initiation  –  à l’échelle de son espace social élargi. Les temples de pierre paraissent une marque caractéristique de ces tentatives de synchronisation qui font contraste ici avec le bois des sociétés à maison, le bois figurant ici une sorte d’intermédiaire entre le biologique humain et la pétrification, à la frontière en quelque sorte de l’organique et de l’inorganique. La guerre inter-étatique est ambivalente à cet égard. Si elle participe du rituel archaïque – dans certaines sociétés sans État le rituel et la guerre se confondent  –  elle est aussi une vaste opération de synchronisation qui, tout en détruisant les vies humaines, fait durer les États (à tout le moins les vainqueurs), et singulièrement les États modernes assis sur la technique bureaucratique et la technologie militaire.

Entretien (GM) Quelle est votre idée de ce qu’est le temps, pourriez-vous la résumer ?

Mon point de départ est très différent de celui des historiens, et aussi de la plupart de mes collègues anthropologues français, anglais, américains. La compréhension du temps, en tant que durée, en tant que le passé est passé, que le présent est présent, et que le futur est futur, est inscrite dans notre héritage génétique. C’est le cas de tous les primates et probablement, de tous les animaux. Donc il serait très étonnant qu’à ce niveau absolument 2 À partir de la notion de société segmentaire élaborée par les africanistes (Southall, Aidan, Alur Society in Processes and Types of Domination, Cambridge, Heffer, 1956, 456  p.), les historiens de l’Inde ancienne et moderne ont élaboré la notion d’État segmentaire (Fox, Richard, G. Kin, Clan Raja and Rule: State-Hinterland Relations in Pre-Industrial India, Berkeley, University of California Press, 1971, xiv–187 p. ; Stein, Burton, « The segmentary state in South Indian history », [in] Richard G. Fox (ed.), Realm and Religion in Traditional India, Durkham, Duke UP, 1977, p. 3–51). Pour une critique historiographique de ses usages en Inde, v. Subrahmanyam, Sanjay «  Les aventures de l’‘État segmentaire’  », Critique internationale, n°  3, printemps 1999, p. 44–54. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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fondamental les humains soient très différents des chimpanzés ou de l’orang-outang. (CB) Les chimpanzés ont la notion du passé, du présent et du futur ?

Ils n’en ont pas la notion, mais la perception du temps est implicite dans la manière dont ils agissent, ce qui est certes très différent de ce que pourrait vouloir dire la phrase « en avoir la notion » : cela, c’est propre aux humains. (CB) Et c’est dans leurs actions ?

Le temps est déjà implicite dans leurs actions. Ils ne pensent pas que quelque chose qui s’est passé dans le passé va se passer dans le futur. Ils organisent leurs actions en termes de cause et d’effet inscrits dans la temporalité. Reconnaître cette toile de fond biologique est un point de départ très différent des études culturalistes que l’on rencontre souvent en anthropologie et en histoire. Le temps qui organise l’action et organise nos relations avec d’autres individus est totalement non explicite et ne devient pas réflexif automatiquement. Cela veut dire que la plupart des « notions de temps » facilement étudiées par les anthropologues et par les historiens sont déjà un stade supérieur car présentées comme explicites. D’abord cela a demandé une prise de conscience explicite de ce qui est implicite. Une société qui se baserait uniquement sur l’inscription de la durée dans l’action, n’aurait aucune représentation explicite de continuité à long terme. Ce que nous étudions normalement en tant qu’anthropologue ce sont des gens qui s’imaginent explicitement une continuité à long terme, mais ce n’est pas la compréhension du temps implicite. Des événements inscrits simplement dans le temps implicite comme les naissances et les morts sont des obstacles pour la construction explicite du long terme. La résolution du problème posé par la nécessité de créer le long terme explicite est possible grâce à des rituels. À Madagascar et en Asie du SudEst, les rituels sont une négation de l’irréversibilité de la naissance et de la mort. Mais pour nier il faut d’abord représenter ce que l’on nie et donc le rendre explicite. (GM) En vous lisant, on a le sentiment que le point de jonction entre votre approche et celle des anthropologues ou des historiens peut se faire plus facilement qu’on ne le pense au premier abord ; ceci étant vous posez les approches comme procédant de démarches radicalement différentes, mais est-ce qu’on ne retrouve pas dans ce que vous dites des choses qu’étudient aussi les historiens …

Si, sûrement, mais il est très difficile pour les historiens et pour les anthropologues de prendre en compte l’effort nécessaire pour que la Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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représentation explicite de l’implicite devienne ensuite un objet explicite construit simplement pour être nié. C’est ici que nous nous trompons si souvent. Les anthropologues prennent ce qui est la négation de la durée pour le cognitif de la durée. (CB) Ils n’ont pas trouvé l’implicite finalement.

À l’inverse des psychologues de la connaissance, les anthropologues ne savent pas étudier l’implicite. Le problème est qu’ils sont tellement attirés par ce qui pourrait être explicite qu’ils transforment la négation en une théorie cognitive de base. Prenons l’exemple des études psychologiques sur de très jeunes enfants. Comme il n’est pas question de leur poser des questions sur leur théorie du temps, les psychologues observent simplement ce qu’ils font implicitement, ou comment ils réagissent implicitement à certaines situations. Par contre les anthropologues ont tendance à se baser directement ou un peu indirectement sur ce que les gens qu’ils étudient pourraient dire explicitement. C’est-à-dire sur les négations du temps implicite. (GM) Vous disiez dans un de vos livres que le processus cognitif de base ne peut pas s’exprimer de manière linéaire par le langage. Si on considère le logos, le langage qui est exprimé sur les actions, cela signifie-t-il qu’on l’a déjà transformé ?

Oui, on l’a déjà transformé. Si on regarde un jeune enfant apprendre à marcher, on observe qu’il arrive à marcher, on ne lui demande pas ce qu’il est en train de faire. (GM) Dans ces conditions, quelle est la valeur que vous accordez à ces gloses sur les pratiques que les anthropologues peuvent collecter auprès de leurs informateurs, ou que les sources textuelles livrent aux historiens ?

Prenons l’exemple de la grammaire que l’on utilise en parlant. Un enfant apprend la grammaire et il l’utilise. C’est ce que les psychologues du développement étudient. Les anthropologues par contre font ce que l’on pourrait enseigner à l’école : quand on essaye d’enseigner la grammaire à un enfant à l’école, on lui enseigne quelque chose de complètement différent de ce qu’il sait déjà. Quand on essaye d’enseigner la grammaire, on demande à des enfants de réfléchir sur ce qu’ils savent déjà mais au deuxième degré. Beaucoup d’anthropologues, et probablement des historiens aussi, croient qu’ils peuvent accéder aux notions de temps de ceux qu’ils étudient en imaginant ce qu’ils pourraient dire. Mais ce qu’ils étudient est l’effort explicite de combattre la temporalité implicite de leurs

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interlocuteurs. Combattre l’implicite ressenti est une caractéristique des sociétés humaines. Le niveau fondamental est tellement implicite que des disciplines comme l’anthropologie ou l’histoire considèrent le deuxième degré comme si c’était le premier. Ce que l’on peut étudier avec nos méthodes qui se concentrent sur l’explicite, ce sont en fait des constructions faites pour combattre le temps. (GM) Une fois qu’on l’admet, on peut le prendre en compte assez facilement, et en tirer parti pour l’analyse des sociétés ; une fois que vous avez mis au point cet universel, ce fonctionnement selon deux temporalités qui se nient, etc., peut-on dire que l’anthropologue, lui, va s’attacher à trouver la spécificité d’une société au niveau de la transcendance, par exemple ?

Toutes les manifestations qui ont intéressé les anthropologues et les historiens appartiennent à une famille de négation de la cognition implicite du temps. On peut expliquer cela plus simplement, si l’on compare les hommes avec les chimpanzés. Les chimpanzés vivent avec la cognition du temps mais ils ne font pas, en plus, des constructions qui nient cette réalité. Cela a des implications sur ce que vous venez de dire sur la spécificité des sociétés. Tous les humains vivent dans le temps de la même manière mais ils résistent à leur temporalité implicite différemment. (CB) Et comment peut-on savoir que c’est différent, puisque c’est implicite, et que suivant les sociétés ce qui est implicite est différent ?

Prenons un exemple très simple  :  le mariage catholique tel qu’il est pratiqué en France. Ce rituel transforme le fait implicite que la femme et l’homme vont avoir des relations sexuelles et produire des enfants en quelque chose de très différent. Le rituel nie la temporalité implicite pour créer un système de rôles imaginaires qui devrait durer éternellement. La temporalité de la relation est niée et remplacée par l’irréversibilité des relations qui sont créées par un système de négation explicite qui pourra faire partie de l’État. Le mariage est donc une prise en main de l’implicite pour le rendre explicite et ensuite le nier. Mais pas complètement parce qu’une négation complète causerait d’autres problèmes. Il faut préserver la force de la temporalité implicite pour d’autres structures. Par exemple pour l’État. Les États se précipitent et accaparent les rituels d’initiation pour les organiser et les synchroniser. Mais une fois que l’État a incorporé les rituels d’initiation, un autre phénomène a lieu. Les États ont généralement une durée de vie relativement courte, mais le parasitisme qu’ils opèrent sur les rituels

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reste et cela devient ce qu’on pourrait appeler, en français, une religion. Dans beaucoup de pays d’Asie du Sud-Est, et en Europe on trouve des systèmes de reproduction dans le temps qui ont été parasités par l’État et qui ensuite se perpétuent après la mort de l’État parasitaire. Et alors un autre stade est créé. Ces systèmes de négation du temps ont une relation différente avec les nouveaux États qui se créent au fil du temps. Les systèmes religieux me paraissent être ce qui reste quand le parasitisme direct de l’État a disparu comme phénomène vraiment actif. Une relation indirecte s’installe avec ce que nous pourrions appeler des États fantômes. Alors ces nouveaux États essayent de se débarrasser de ce qui reste des États précédents, ou bien ils veulent incorporer leur première négation du temps. (CB) Et la religion là-dedans ?

Ainsi se crée ce que nous pourrions appeler la religion. Cela me paraît comporter deux stades : la négation de la temporalité implicite qui est parasitée par l’État, puis quand l’État s’effondre, parce qu’il a créé une telle transformation dans les mécanismes de base, la structure de la négation reste. Ce reste peut alors devenir un danger pour les nouveaux États ou au contraire une prise de guerre, une désirable prise de guerre. (GM) Dans cette perspective-là, mais en revenant aux sociétés sans États, le propos d’un Pierre Clastres3 qui explique le refus conscient de ces sociétés de voir leurs structures rituelles être parasitées par les États vous paraît-il pertinent ?

Le problème est la notion de « conscient », mais j’accepte plutôt l’idée de Clastres. Les sociétés sans État ne sont pas des sociétés avant l’État, ce sont des sociétés qui font tout pour résister à l’État qui les menace. Dans votre questionnaire, vous parliez de Leach. Les Kachin, là sur leurs montagnes, ne sont pas simplement des restes de peuples primitifs… ce sont des gens qui font tout pour continuer à résister aux États des plaines4. Un contraste trop accusé entre les sociétés à État et les sociétés sans État serait bien sûr trop simpliste. Cela se passe d’une manière très pratique. À Madagascar, chez les gens que j’ai étudiés, les États ont continuellement essayé de les contrôler. Et quand les États sont assez faibles les gens font tout ce qu’ils peuvent pour faire obstacle à ces envahisseurs. 3 Clastres, Pierre, La société contre l’État, Paris, Les Éditions de Minuit, Critique, 1974, 192 p. 4 Leach, Edmund R., Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie. Analyse des structures sociales kachin, préface de R. Firth, postface de J. Pouillon, Paris, François Maspero, Bibliothèque d’anthropologie, [1964] 1972, 399 p. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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(GM) Lorsque vous dites que le problème dans la formulation, c’est la conscience, est-ce qu’une conscience de ce que c’est que l’État n’est pas nécessaire pour le refuser ?

Prenons l’exemple de Madagascar. L’État merina par exemple est premièrement militaire mais cette structure militaire est accompagnée d’un ensemble de palais et de rituels. Lorsque l’on était dans un village de forêt périphérique, tout cela ne concernait pas les gens. Ce qui les concernait n’était pas la construction idéologique de l’État mais ses représentants qui venaient imposer avec des soldats des impôts et des manières de vivre. Pour les forestiers l’État auquel on résiste n’est pas une notion abstraite mais des gens qui veulent vous contrôler et vous exploiter. Dans un des livres que j’ai écrit, je voulais précisément montrer comment l’État, avec succès, mais pas pour très longtemps, avait réussi à synchroniser les rituels d’initiation5. Revenons à la manière dont l’État construit son éternité en utilisant des monuments. En d’autres termes comment l’État utilise la capture du temps des systèmes de parenté pour ses propres fins. Le stade premier est de construire des maisons gigantesques en pierre : des palais ou des temples qui sont aussi les tombeaux des puissants. Ainsi les ruines Maya sont de grandes piles de pierres qui sont des tombeaux et des lieux de pouvoir. On ne pourrait voir de démonstration plus claire de la nécessité pour l’État de prétendre durer en s’appropriant la conquête initiale du temps de la parenté. Plus intéressant que la pierre est le rôle du bois dans ce genre de logique. L’État veut durer et c’est tout. La manière dont les systèmes de parenté essayent de durer est plus compliquée car il leur faut aussi gérer la reproduction. Ainsi le bois entre en scène. (GM) À une époque, dans les années 30, les anthropologues ont beaucoup comparé les constructions de l’Amérique précolombienne (comme celle des Maya d’Amérique centrale) et les temples d’Angkor et tous ces temples indianisés d’Asie du Sud-Est6. Et on a dit aussi de l’architecture, notamment celle des Cam indianisés du Viêt Nam, que c’était une architecture palaffitique, c’est-à-dire qu’elle était au départ une architecture lacustre en bois, dont on a ensuite reproduit les formes en pierre. Ça ressemble assez à ce que vous dites …

Oui, le bois et la pierre sont très intéressants. Le bois s’est transformé. La plante se transforme en bois et ainsi peut se transformer en quelque chose qui est proche de la pierre. Mais il y a aussi une autre possibilité, et c’est là sa très grande subtilité. À l’encontre de la pierre le bois pourrit. Il 5 Bloch, M., La violence du religieux, Paris, Odile Jacob, 1997, 225 p. 6 Paul Rivet, notamment. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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y a beaucoup de cultures où la pourriture du bois fait partie du cycle du bois, et dans ces systèmes le bois devient un intermédiaire entre le corps et la pierre. Tous ces magnifiques objets océaniens dans les musées sont faits pour pourrir, et les mettre dans un musée pour qu’ils durent, c’est aller un peu à l’encontre du processus qu’ils indiquent. Une société qui n’est pas limitée à l’organicité du corps humain peut se lancer dans toutes sortes de contradictions. (CB) Faut-il comprendre que le bois est plus permanent que la pierre ?

Le bois peut durer plus longtemps que les gens, mais il n’est pas éternel, parce que s’il était éternel, il perdrait la relation qu’il peut avoir avec le corps humain et sa reproduction. (CB) Les temples du Japon, brûlent et on les remplace.

Et c’est un des cas, précisément, où l’on cherche à résoudre ce problème  :  comment avoir continuité et non continuité. Les temples royaux du Sud du Japon que l’on reconstruit continuellement à l’identique sont une réflexion sur la continuité dans le temps et la non continuité essentielle de la vie humaine. (GM) Entre le fait de reconstruire une maison à l’identique en matériau périssable sur des siècles et le fait de s’inscrire dans les siècles en édifiant un grand templemontagne, qu’il soit maya ou khmer, n’y a-t-il pas la même visée, paradoxalement obtenue par des modalités assez différentes ?

Oui. Il n’y a pas tellement de possibilités ouvertes aux humains. Par exemple dans les Andes, on essaye de remplacer les humains par des montagnes, mais le problème des montagnes, c’est que ce n’est plus du tout humain… donc un système comme celui du Japon veut montrer la pérennité dans l’organique.

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Le big man et le temps André Iteanu*

Dans un chapitre exagérément agressif à l’encontre du livre d’Alfred Gell, Anthropology of time, C. R. Hallpike propose une description intéressante du temps, tel qu’il est compris sur son propre terrain chez les Konso d’Éthiopie1. Cette société, comme de nombreuses autres, possède un calendrier lunisolaire qui requiert que le rapport entre les douze lunaisons nommées et le cycle solaire soit régulièrement réajusté, pour que le même mois soit, chaque année, systématiquement associé à certains phénomènes naturels, comme la floraison de certaines plantes ou la position d’étoiles dans le ciel. Aussi, Hallpike s’étonne de ce que ses informateurs ne soient pas sensibles à cette question : Je fus cependant originellement incapable de découvrir comment ils faisaient cet ajustement et quand je leur expliquais le problème, ils ne comprenaient pas de quoi je parlais2.

Néanmoins, quelques années plus tard, il parvient, affirme-t-il, à résoudre le mystère : Les Konso ne connaissent pas ce que je conceptualise comme deux cycles se déplaçant à des vitesses distinctes et ne sont intéressés que par l’idée que les premières pluies doivent arriver au cours d’un mois donné, et si cela ne se produit pas, ils répètent simplement le mois qui s’est achevé3.

L’argument général de Hallpike revient à dire qu’au regard de l’universalité de la temporalité, le calendrier lunisolaire des Konso n’est pas une solide mesure scientifique du temps, comparable à celles que nous connaissons en Occident, puisqu’il est réajusté en fonction d’un événement aussi aléatoire que la pluie. Ou pour le dire autrement, au lieu de regarder *

Directeur de recherches au CNRS, Directeur d’études à l’EPHE, membre du Centre Asie du Sud-Est (UMR 8170, CNRS/EHESS/INALCO). 1 Hallpike, Christopher Robert, On Primitive Society, and Other Forbidden Topics, AuthorHouse, 2011, 448 p. 2 Ibid., p. 265 (toutes les traductions sont de l’auteur). 3 Ibid., p. 265. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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André Iteanu

un calendrier pour savoir si les précipitations sont arrivées tôt ou tard cette année, les Konso calquent leur calendrier sur ces pluies. Ce qui perturbe Hallpike est que ses informateurs utilisent la météorologie, un phénomène hautement contingent, comme repère de synchronisation temporelle, alors que le cycle solaire auquel nous accordons la qualité d’un mouvement immuable4 lui paraît beaucoup plus fiable. Lors de mon premier terrain en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en 1980, j’ai été troublé d’une façon similaire par les propos d’un homme de Milne Bay, appelé Titus, qui était l’un des contremaîtres de la plantation industrielle de palmier à huile qui commençait alors à envahir la province Oro. Il portait quotidiennement à son bras une montre très sophistiquée, pourvue de plusieurs écrans et de multiples boutons. Un jour, je me suis aventuré à lui dire que cet objet était intéressant. Il m’a répondu : « Cette montre m’est très utile, car, si elle indique midi, alors que je pense qu’il est dix heures, je sais que quelqu’un a fait de la sorcellerie pour modifier le cours du temps. » Titus, au lieu de considérer le temps de la montre comme objectif et fiable et son impression de la temporalité comme aléatoire et variable, comme je l’aurais fait, me disait l’inverse. Dans ces deux exemples, comme dans le temps euro-américain, les événements se succèdent de façon irréversible. Chez les Konso, une fois les pluies arrivées, les mois s’égrènent jusqu’aux précipitations de l’année suivante. En Papouasie, midi est toujours après dix heures, pour ceux qui savent se servir d’une montre. Par contre, on est frappé de ce qu’il n’existe pas une conception universelle du temps, mais que chaque société possède, dans ce domaine, ses propres priorités. Choisir de prédiquer son calendrier sur un élément ou un événement donné, c’est juger que celui-ci est, selon le cas, plus important, plus solide ou plus durable que toutes les autres choses et qu’on peut donc se reposer sur lui, en posant, par exemple, comme les Konso, que les premières pluies marquent le moment ou commencent à s’égrener la suite des mois nommés. Selon le cas, cet élément ou événement peut faire partie du registre de l’agriculture, de l’astronomie, de la météorologie, de la religion ou autres. La seule chose que requiert l’établissement d’un calendrier est que la pensée distingue au moins deux domaines hiérarchisés (par exemple, celui des lunes et celui des premières pluies) entre lesquels une synchronisation va s’opérer5. 4 Dans un autre cadre de référence, du fait de l’expansion de l’univers, le cycle solaire varie constamment. 5 J’adopte ici un point de départ similaire à celui de Bronislaw Malinowski dans « Lunar and Seasonal Calendar in the Trobriands », The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, vol. 57, 1927, p. 203–215. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Dans la plupart des cas, la relation hiérarchique posée par le choix d’un étalon calendaire n’est pas toute puissante, mais est contredite par d’autres étalons ayant cours dans les registres secondaires. Ainsi, sur un plan supérieur, les Konso synchronisent leur calendrier en fonction des premières pluies, mais ensuite, sans tenir compte des pluies ultérieures, ils utilisent la succession des mois nommés de ce calendrier pour organiser d’autres types d’activités, comme l’agriculture. Si l’on suivait Hallpike, on pourrait penser que ce type de temporalité hiérarchiquement construite n’a cours que dans les sociétés où le calendrier n’est pas le produit d’une observation scientifique. Or, la présente définition du temps inclut aussi bien le comput calendaire occidental qui n’est capable de synchroniser les événements en termes d’heures, de jours, de mois et d’années que parce qu’il est lui-même synchronisé en fonction d’un ou plusieurs cycles ou circonstances qui lui sont externes : la position des planètes dans le ciel, ou une mésaventure cosmique, comme la création du premier homme du calendrier hébraïque. Décrire la temporalité d’une société, quelle qu’elle soit, pourrait donc se résumer à comprendre l’ordre des valeurs qui, à l’aide d’un étalon calendaire, permet de rendre homogène toutes les successions non récursives au fil desquelles certains événements se produisent avant d’autres : c’est-à-dire toutes les actions, quand elles sont considérées du point de vue du temps. Cependant, dans certaines configurations sociales, telles que celles que l’on trouve en Mélanésie, où le temps n’est pas unifié et où il n’existe que sous la forme de fractions disparates, cela ne fonctionne pas. Tout se passe là comme si la temporalité était une dimension secondaire, un peu comme la couleur en Euro-Amérique, fondamentale dans certaines circonstances bien circonscrites (rituel, défilé de mode, etc.), mais incapable à la fois de justifier ses fragmentations (pour la couleur, les limites entre les diverses couleurs, pour le temps, les mois, les jours, les saisons, etc.) et d’obliger tous les éléments naturels et sociaux à s’évaluer, c’est-à-dire être comparables, en fonction d’elle (se mesurer). Dans ce qui suit, je vais décrire une telle configuration de façon à tenter d’enrichir le regard comparatif que l’on peut porter sur la temporalité.

Pas de calendrier, pas de temps De nombreuses sociétés, notamment en Mélanésie, n’ont pas de calendrier, parmi elles les Trobriandais, décrit par Malinowski, les Umeda chez qui Gell a travaillé et les Orokaivas que je fréquente depuis plusieurs décennies. Avant la colonisation, ces sociétés n’avaient pas de datation et Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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pas de période pouvant être associée à une année solaire. La plupart d’entre elles se référaient à des lunaisons, mais celles-ci n’étaient ni comptées de manière systématique ni nommées ni évaluées en nombre de jours. Il n’y avait pas de calcul d’âge des personnes. Ces sociétés avaient souvent très peu de nombres : les Orokaiva ou les Umeda, par exemple, n’utilisaient que deux chiffres, le un et le deux, qu’ils additionnaient, si nécessaire, jusqu’à un maximum de cinq6. Les rituels n’étaient pas accomplis à un moment déterminé par un calendrier. Cependant, cela ne signifiait pas qu’ils n’avaient rien à voir avec le temps. Peut-être était-ce même l’inverse. Gell a longuement développé l’idée que les Grands Hommes mélanésiens tiraient leur autorité de la manipulation du temps dans la pratique des dons et contre-dons qui forment souvent dans ces sociétés la trame des rituels7. Aussi, je présenterai rapidement ici quelquesuns des exemples qu’il a utilisés afin de mettre en lumière en quoi son interprétation est différente de la mienne. Comme tous les anthropologues le savent, dans l’échange Kula, des bracelets sont donnés dans une direction le long d’une chaîne d’îles de la région Massim de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et ils sont compensés par des colliers qui se déplacent dans le sens inverse. Pour ce faire, comme Malinowski l’a montré8, les big men qui pratiquent l’échange Kula voyagent régulièrement dans les îles voisines pour y donner et recevoir ces objets qu’ils considèrent comme ayant une grande valeur. Cependant, les plus importants d’entre eux sont plus ambitieux. Leur but est d’attirer vers eux des objets qui se trouvent dans des îles plus lointaines, aux mains de gens qu’ils n’ont pas rencontrés et qu’ils ne connaîtront sans doute jamais. Pour les influencer dans ce sens, ils comptent sur leur réputation qui circule d’île en île en narrant leurs exploits dans la pratique de l’échange Kula. Construire une telle réputation requiert un travail considérable et sans relâche. Gell affirme qu’à cette fin les opérateurs Kula emploient des techniques de bulle financière, soit en multipliant fictivement la valeur de leurs actifs en tardant à rendre les dons qu’ils ont reçus, soit en promettant en secret le même objet à plusieurs partenaires à la fois9. Dans le premier cas de figure, ils augmentent le nombre d’objets en leur possession à un 6 Lean, Glendon, Counting systems of Papua New Guinea and Oceania, Unpublished PhD thesis, Papua New Guinea, University of Technology, Lae, PNG, 1992, 21 vol. 7 Gell, Alfred, The anthropology of time:  cultural constructions of temporal maps and images, Oxford, Berg, 1992, 341 p. 8 Malinowski, B., Argonauts Of The Western Pacific, London, G. Routledge & sons, ltd, 1922, 527 p. 9 Gell, A., op. cit., p. 280–313. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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temps donné, dans le second, ils multiplient le nombre de leurs débiteurs potentiels. Gell affirme, en outre, que la même stratégie opère dans les grands systèmes d’échange des Highlands comme le Tee ou le Moka, au cours desquels sont offerts des centaines de cochons, de monnaies de coquillages et maintenant d’énormes quantités d’argent émis par le gouvernement. Car dans les deux cas, dit Gell : La stratégie des big man, qui consiste à bloquer le remboursement des dettes internes [contractées auprès de proches] pour financer des partenariats externes avec d’autres grands hommes, est essentiellement identique, et toutes deux ont trait à l’exercice d’un contrôle suprême du temps. Il y a un lien intrinsèque entre la transcendance locale fondée sur la morale de l’échange et la transcendance locale fondée sur le contrôle du rythme des temporalités collectives10.

De ce fait, Gell considère que le contrôle exercé sur le temps repose sur une exigence universelle : le principe financier selon lequel les flux positifs de trésorerie à l’intérieur d’une organisation [une entreprise] dépendent de ce que l’on fait en sorte que les dettes dues à l’organisation soient compensées marginalement plus vite que les dettes dues par elle11.

Certes, d’un point de vue formel, certaines pratiques des big men ressemblent à celles des commerçants ou des financiers occidentaux. Mais, comme l’a montré Mauss, l’échange mélanésien n’est pas, comme en Occident, prédiqué sur le désir ou le besoin d’accumuler des richesses12. Aussi, la rationalité purement économique qu’invoque Gell est trop étroite pour rendre compte de ce qui est en jeu dans les manipulations opérées par les grands hommes sur le temps. L’exemple suivant, tiré de la pratique des Orokaivas illustre cette différence. Ici, les rituels de mariage commencent invariablement lorsqu’une fille célibataire part en secret dormir pour la première fois dans le village de son fiancé. Ses parents qui sont censés être surpris et fâchés par sa disparition vont, aux premières lueurs de l’aube, réclamer le prix de la fiancée aux parents du garçon. À cette occasion, ils demandent tant de biens que leurs futurs beaux-parents ne sont jamais capables de les satisfaire entièrement, quoi qu’ils s’y soient préparés de longue date. 10 Ibid., p. 283. 11 Ibid., p. 282. 12 Mauss, Marcel, « Essai sur le don », [in] Sociologie et Anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1950, p. 145–284. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Les parents des filles, en particulier les femmes, humilient ceux du garçon en criant. «  Ne vous asseyez pas, ne parlez pas, ne riez pas, donnez-nous d’abord tout ce que nous vous demandons. » De nombreux spectateurs, parents de la fille ou non, du même village ou non, viennent s’installer à proximité pour assister à ces échanges généralement amusants, mais qui peuvent aussi, d’une seconde sur l’autre, provoquer une tension intense, quasiment palpable. Cependant, certains de ces spectateurs sont là pour d’autres raisons. Ils ont un ou des biens de valeur, un cochon ou peut-être un peu d’argent, qu’ils souhaitent investir dans un mariage. Leur idée est la suivante : « J’ai en ma possession un bien de valeur et tout le monde le sait. Si un de mes parents proches le demande, je suis obligé de le lui donner. Je ne doute aucunement qu’il me rendra un objet équivalent à un moment ou un autre. Mais, dans ce cas, je n’aurai aucun contrôle sur la date à laquelle se produira ce retour. C’est ce parent qui en décidera. Or ce moment ne me conviendra probablement pas, car je n’aurais pas alors besoin de cet objet. Ce bien me sera seulement utile, dans quelques années, quand mon fils, ayant grandi, se mariera et que je devrai payer le prix de la fiancée pour lui. Je dois donc trouver une stratégie pour augmenter mes chances d’obtenir un retour au bon moment. À cette fin, la meilleure chose à faire est d’investir le bien dans une union dont l’époux a une sœur d’un âge proche de celui de mon fils13. Ainsi, plus tard, quand celle-ci se mariera à son tour, ses parents me rendront l’objet que j’ai investi dans le mariage de son frère. Je pourrai alors l’utiliser pour marier mon propre fils. » Par conséquent, lorsque les parents de la fiancée réclament un bien (cochon, parure de coquillage, argent…) du genre que ce spectateur possède, il se lève et le donne. Les parents du garçon n’ont aucun contrôle sur ce genre de comportement. Ils ne peuvent pas refuser que l’on donne un bien à leur place lorsqu’ils ne peuvent le faire eux-mêmes. Par contre, ils seront obligés de rendre ce bien à celui qui l’a offert. En fait, ces retours se font souvent au moment d’un autre mariage dans lequel les donneurs d’aujourd’hui seront récipiendaires d’un prix de la fiancée, par exemple celui de la sœur cadette. En fin de compte, les parents du fiancé donnent non seulement tout ce qu’ils ont aux parents de la fille, mais du fait de ces prestations incontrôlables, ils se retrouvent aussi à devoir rendre plus tard tout ce qui a été donné à leur place lors de cette cérémonie.

13 On ne mesure pas l’âge en fonction du temps mais en fonction de la maturité de la personne. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Les économistes appellent « préférence pour l’illiquidité » la stratégie que poursuit dans ces conditions le donneur d’un bien précieux14. Cet arrangement consiste à privilégier un bien momentanément indisponible à un objet immédiatement encaissable. En France, on fait un tel choix, par exemple, lorsque l’on investit de l’argent dans des obligations d’état indisponibles pour une période de cinq ou dix ans. Les investisseurs acceptent alors de se séparer de leurs liquidités pour un temps déterminé, car ces actions sont considérées comme très fiables et ils ont de grandes chances de retrouver à terme leur mise augmentée par un intérêt conséquent. Dans ce cas, l’objectif est donc bien la capitalisation. Dans le contexte du mariage Orokaiva, au contraire, une telle préférence n’est pas sans danger. En effet, le but n’est pas de récupérer son bien plus tard, ce qui est relativement certain quoi que l’on fasse, mais de s’assurer que le retour sera synchronisé avec l’événement au cours duquel on veut disposer du bien. À cette fin, pour optimiser ses chances de succès, le donneur doit connaître la sœur du marié et être convaincu qu’elle ne va pas mourir avant son union. Il doit estimer si elle ne va pas se marier très jeune, ou au contraire au-delà de l’âge habituel ou encore avec un étranger qui ne paiera pas de prix de la fiancée du tout. Il lui faut aussi connaître les parents de cette femme pour savoir s’il est probable qu’ils rendront avec ponctualité ce qu’on leur a donné. Enfin, il lui faut jauger son propre fils pour évaluer dans combien de temps il a des chances de se marier15. Investir dans l’illiquidité est donc hautement incertain même pour un Orokaiva bien informé. Cependant, il n’existe aucune autre alternative. Un objet dont on n’a pas immédiatement besoin est immanquablement réclamé par un proche, ce qui revient à perdre le contrôle du moment où l’on pourra le récupérer pour l’utiliser. La seule chose qui compte est d’avoir un bien en sa possession quand on en a besoin. Le cas du mariage orokaiva peut sembler singulier. Mais, en Mélanésie, la dynamique que l’on vient de décrire et qui le sous-tend ne l’est pas. La nécessité d’avoir les choses au bon moment est universelle. Elle s’exerce au 14 Moya, Ismaël, De l’argent aux valeurs : femmes, économie et société à Dakar, Nanterre, Publication de la Société d’ethnologie, 2017, 352 p. 15 La langue française utilise sans cesse le mot et la notion de temps. J’ai souvent été gêné dans la rédaction de ce texte par le fait de devoir utiliser ce mot alors que pour les Mélanésiens, il s’agit d’autre chose. Dans le présent cas, l’évaluation de la probabilité du mariage du fils ne se fait pas en termes de temps. Le père ne pense pas «  il se mariera dans 5 ans », car l’idée d’année est absente. Ce qu’il évalue est la maturité de son fils par rapport à celle de la sœur du marié. Il s’agit d’une synchronisation entre deux personnes dont la trajectoire devrait être plus ou moins semblable. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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quotidien. En voici quelques exemples. Je possède un gros cochon dont je n’ai pas besoin maintenant et qui risque de mourir tant il est vieux, et tu en as un petit qui sera gros plus tard, quand j’en aurai besoin. Je t’échange donc mon gros cochon contre ton petit. Moralité, en Mélanésie, les petits cochons peuvent valoir plus que les gros, si leur maturité tombe au bon moment. De même pour les arbres destinés à la construction des maisons, les taros, les ignames, les bananes, les lianes, etc. Chacun de ces objets n’a d’intérêt que quand on en a besoin, et là, il devient indispensable sur l’heure. L’absence de calendrier qui limite la capacité de prévoir à moyen et à long terme, par exemple en matière d’agriculture, va ici de pair avec des pratiques sociales d’échange qui permettent de synchroniser des événements ou la construction d’une maison avec la disposition, à ce moment précis, des biens indispensables à la réussite de l’entreprise. Faire ce que font les partenaires de l’échange Kula, ou les big men des Highlands, c’est-à-dire retarder le retour de certains biens ou promettre ce que l’on ne pourra tenir, ou encore ce que font les Orokaiva qui investissent leurs biens dans les mariages ne revient pas, comme Gell l’affirme, à augmenter son capital en jouant sur la vitesse de circulation des biens, ni comme le pensent les économistes à une préférence pour l’illiquidité destinée à protéger des richesses, mais à tenter de synchroniser un ensemble d’événements, malgré la nature imprévisible de la vie. Ce n’est pas non plus comme le soutient Weiner un moyen de donner-pourgarder (keeping-while-giving)16, car étant donné la nature des biens en jeu ici, il n’y a d’autre choix que de donner. Ce que l’on fait dans ces trois formes d’échange est de tenter de garder le contrôle sur le moment où l’on donne un bien et sur celui où il doit revenir. Donner est donc une offre de synchronisation et en fait, la seule décision que l’on puisse vraiment prendre en Mélanésie, dans ce contexte. Dans tous ces exemples, celui qui agit utilise l’échange pour synchroniser deux sortes d’événements. L’échangiste Kula ne peut espérer influencer la trajectoire de l’objet précieux qu’il convoite que si celle-ci est concomitante avec la circulation d’une réputation solide acquise grâce à divers dons. Dans le Tee, le big man doit synchroniser l’aide des proches de façon à constituer par addition les volumineuses prestations qu’il doit donner aux partenaires plus éloignés. Dans le mariage orokaiva, le retour du bien investi doit être synchronisé avec le moment où l’on compte utiliser ce bien. Ces trois exemples mettent en lumière la difficulté, dans

16 Weiner, Annette B., Inalienable Possessions:  the paradox of keeping-while-giving, Berkeley, University of California Press, 1992, 264 p. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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ces sociétés, de parvenir à synchroniser plusieurs événements malgré les pressions exercées par les proches ou ceux à qui on est redevable. La question principale n’est donc pas de gagner du temps ou des biens, comme dans un système capitaliste, car les biens ou le temps ne valent rien au mauvais moment et au mauvais endroit. La quête du big man consiste à mettre les choses au bon endroit, au bon moment.

Ce qu’il convient de synchroniser J’étais loin d’avoir compris cette particularité mélanésienne lorsque j’ai commencé à réfléchir sur la notion de temps17. J’essayais alors d’analyser les rituels orokaiva, dont les plus importants sont des rites de passage : naissance, initiation, mariage et funérailles. Ce qui me frappa dans ces rituels était que bien qu’ils marquassent les étapes de la vie des femmes et des hommes, ils n’avaient rien à voir avec l’âge des candidats, ne devaient pas être accomplis à des dates précises et ne faisaient pas référence à une forme ou une autre de temporalité comptabilisée ressemblant à la nôtre. Cette absence a continué à me hanter pendant des années en Europe parce que dès que je mentionnais l’initiation à un interlocuteur, il me demandait à quel âge on passait cette épreuve. Les Orokaiva ne s’en soucient guère. L’idée d’âge elle-même est presque inconnue chez eux, sauf parmi les plus jeunes et les rares adultes qui ont vécu en ville. Si l’on souhaite se référer à un moment particulier de sa propre histoire, on désigne de la main ou par son nom un enfant ou un adolescent dont la « taille » et la maturité (heka) sont semblables à celle qu’on avait alors. Après le mariage, la taille ne varie plus et les détails biographiques que l’on évoque sont toujours « j’étais marié et j’avais déjà X enfants ». C’est éventuellement alors la taille des enfants qui est à nouveau retenue  :  « Mon aîné ressemblait à un tel ». Dans le développement des personnes, ce n’est donc pas le temps qui est retenu, mais la taille physique et la maturité. Ce trait est largement répandu en Mélanésie et figure entre autres dans le terme même de big man qui est la traduction littérale d’expressions présentes dans nombre de langues de la région, où big traduit grand(e), gros(se), vieux(vielle), important(e). Ce penchant des Orokaivas pour la dimension topographique plutôt que temporelle est bien rendu par un contraste marqué dans les modes

17 Iteanu, André, « L’espace et le temps des autres », [in] L’espace et le temps aujourd’hui, Paris, Seuil, 1983, p. 273–288. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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individuels de perceptions. Pour un Orokaiva, l’espace est orienté par rapport au mont Lamington, localement appelé Sumbrimpa. Toute personne, indépendamment de son âge et de son sexe, est capable d’indiquer à tout moment du jour et de la nuit la direction à prendre pour aller vers cette montagne, même si on ne la voit pas. Ceci est vrai, même lorsqu’il (elle) se trouve dans un endroit inconnu, par exemple la capitale, Port Moresby. Je n’ai jamais vérifié si les directions qu’indiquaient mes interlocuteurs étaient correctes, mais eux n’en doutent pas18. À l’inverse, toute question posée en Oro-anglais sur l’heure qu’il est ou sur quand adviendra un événement à venir reste toujours sans réponse19. Il est facile de contraster cette posture avec celle euro-américaine dans laquelle chacun se sent toujours en mesure d’évaluer plus ou moins l’heure du jour, alors que beaucoup d’Occidentaux déclarent en même temps ne pas avoir le sens de l’orientation. Bref, les Orokaiva se conçoivent avant tout comme orientés dans l’espace, alors que nous nous pensons avant tout comme positionnés dans le temps. Cette particularité m’a amené à passer systématiquement en revue, chez les Orokaivas, les contextes que nous considérons en Euro-Amérique comme liés à, ou régis par, le temps. Très brièvement, voici ce que j’ai trouvé20. Avant l’introduction du calendrier occidental, les Orokaivas n’avaient pas de mot ou d’expression générale désignant le temps, et aujourd’hui ils continuent d’utiliser le terme anglais time. Ils ont un mot pour le soleil qui désigne aussi la lumière du jour (iji), un pour la couleur noire et la nuit (mume). Ils utilisent avant (mahon), maintenant (oroho) et après (ambota ou evito  :  après avoir dormi). Leurs temps verbaux, qui sont au nombre de cinquante, opposent le passé immédiat au passé et au futur. Un temps spécial est réservé aux récits de type mythique (oho). 18 L’erreur de direction est même une chose suspecte. Lors de mon dernier séjour sur le terrain en 2017, je marchais en tête de file dans la forêt et je me suis trompé deux fois de chemin à des croisements. Le soir, un ami proche m’a demandé : « Tu t’es trompé deux fois de chemin aujourd’hui, est-ce que tu es malade ou tu as des ennuis ? » 19 En orokaiva, on peut suggérer la notion d’heure en disant iji, un terme qui signifie le soleil, lumière, ou le jour. Par exemple : iji do oi ? « Quelle heure est-il ? » Si l’on veut poser une question sur le moment où se produira quelque chose, il faut spécifier iji time. Mais ça ne sert généralement à rien et je n’ai jamais entendu un Orokaiva poser une telle question. 20 On trouvera des descriptions plus détaillées de ces questions dans Iteanu, A., « L’espace et le temps des autres », loc. cit. ; « Synchronisations among the Orokaiva », Social Anthropology, vol.  7 (3), 1999, p.  265–278 et «  Orokaiva  :  le temps des hommes », [in] B. PIettre (dir.), Le temps et ses représentations, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 209–232. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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De nombreux temps verbaux sont dits dépendants, c’est-à-dire qu’ils situent très exactement les actions les unes par rapport aux autres, mais n’ont pas vocation à placer l’énoncé par rapport à d’autres événements du contexte21, entre autres des événements ou circonstances naturels qui pourraient avoir vocation calendaire. Les Orokaivas ne mesurent pas le temps. Les lunes ou les jours n’ont pas de nom et il n’existe pas d’année solaire ou une autre durée constituée par l’addition de jours, de mois ou d’une autre période répétitive. Les nuits et les lunes ne sont utilisées que dans le but de fixer des rendez-vous, par exemple, entre deux ou plusieurs personnes22. On distribue alors à tous les participants des lianes sur lesquelles on trouve un même nombre de nœuds. La consigne est de défaire chaque soir, ou à chaque pleine lune, un des nœuds. Quand il n’y a plus de nœuds, le temps du rendezvous est arrivé. Ce dispositif est différent d’un calendrier en ce qu’il ne mesure pas le temps en général, mais synchronise seulement la présence de X personnes à un endroit donné. De telles cordes à nœuds ne sont jamais utilisées à d’autres fins que les rendez-vous. Alors que bien souvent les généalogies marquent de manière prééminente la temporalité, ici cet aspect n’est que secondaire. Telles qu’elles sont énoncées par les intéressés, elles sont constituées d’une liste de noms personnels, suivis chacun par un nom de village, et par le nom d’un cochon qui a été tué au cours de l’initiation organisée dans ce village. Chaque nom personnel n’apparaît qu’une seule fois dans la liste, par exemple il n’y a qu’un seul Okapi, en dépit de ce que ce nom ait été porté par de nombreuses personnes au cours du temps puisque les enfants reçoivent les patronymes de leurs aînés ou des morts. De ce fait, les noms personnels sont rarement oubliés. Par contre, le souvenir des villages ne perdure qu’environ deux générations (voir infra), et les noms des cochons sont rapidement oubliés. Si bien que la longueur des généalogies dépend de la performance régulière d’initiations au cours desquelles on tue de nouveaux cochons dont les noms prendront la place de ceux que l’on a oubliés. À défaut, le nombre de noms séparant les vivants de l’ancêtre apical diminue. Cette réduction est de mauvais augure, car les Orokaiva pensent que si aucune initiation ne sépare plus les vivants des origines, le monde fera retour à la condition décrite par les mythes où les hommes et les femmes sont nomades et perpétuellement en guerre, où on se marie 21 Iteanu, André et Schwimmer, Éric, Parle et je t’écouterai. Récits et traditions des Orokaïva de Papouasie-Nouvelle-Guinée, Paris, Gallimard, 1996, 272 + 24 p. 22 Ceci est très proche de ce qui se passe chez les Trobriandais, voir Malinowski, B., loc. cit. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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avec son germain, où les pères mangent leurs enfants et où les animaux et les plantes se transforment en personnes et inversement23. En conséquence, le déploiement des généalogies que nous figurons comme prenant place dans un temps linéaire, orienté du passé au présent et irréversible est compris chez les Orokaiva comme une distance (« un espace ») de taille variable, représentée par les rituels d’initiation mémorisés, qui sépare l’ancêtre apical et le monde contemporain. Cet espace n’est pas irréversible puisque la vie civilisée peut toujours retourner à l’indifférenciation mythique. De nos jours, les initiations collectives ont disparu. Mais les Orokaivas ont adopté l’usage des noms de famille. La récitation des généalogies qui était souvent liée aux disputes foncières a donc laissé place à un système de nomination intergénérationnel (les noms de famille) qui leur permet, selon eux, de mieux défendre leurs droits fonciers. Ce changement étant très récent (cinq ans au plus), je suis pour l’instant incapable de dire s’il est associé à une transformation des représentations liées à la temporalité. Enfin, comme chez les Ok des montagnes, décrits par Frederick Barth24, les rituels orokaivas sont au cœur des transformations sociales, mais d’une manière qui les met hors temps. Les rites de passage, dont nous avons précédemment parlé, connaissent de nombreuses variantes, mais ils sont considérés par les intéressés comme possédant une forme canonique se répétant à l’identique au fil des générations. Par contre, les rituels que j’appelle « rituels circulants » sont conçus comme importés d’ailleurs et radicalement originaux25. Avant la colonisation (fin du XIXe  siècle) et pendant ses premières décennies, ces cultes circulants émergeaient autour d’un prophète et de sa vision, comme le fameux culte Baigona décrit par Williams vers 192026. Ils traversaient les barrières de langue et parcouraient, comme les échanges Kula, de grandes distances, au gré de l’expansion de la 23 Iteanu, A. et Schwimmer, É., op. cit. ; Iteanu, A., « L’espace et le temps des autres », loc. cit. ; Vevehupa, Lucien, « L’homme qui ne devait pas mourir. Autobiographie d’un homme Orokaiva : Lucian Vevehupa », Revue Terrain, 2018, https://journals. openedition.org/terrain/16688. 24 Barth, Fredrik, Cosmologies in the making: a generative approach to cultural variation in inner New Guinea, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1987, xi + 100 p. 25 Iteanu, A., « Continuity and breaches in religion and globalization, a Melanesian point of view  », [in] Michel Picard (ed.), Regionalization in South East Asia and beyond, Basingstoke, New York, Pelgrave Macmillan, 2017, p. 251–277. 26 Filer, Colin, « Custom, Law and Ideology in Papua New Guinea », The Asia Pacific Journal of Anthropology vol. 7 (1), April 2006, p. 65–84. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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réputation de leurs prophètes. Ensuite, ils étaient repris par des disciples locaux, ayant acquis les rudiments des discours, des invocations (souvent dans des langues inconnues) et des pratiques rituelles liées à ces cultes. Les villageois y adhéraient massivement, car ils promettaient des effets miraculeux à la chasse, la pêche, dans les jardins, la guérison des maladies, la réincarnation des morts et la capture du pouvoir des Blancs27. Ces mouvements avaient une vie limitée et lorsqu’ils venaient à disparaître, certaines de leurs pratiques (des chants, des danses, des incantations, des idées, du vocabulaire) étaient reprises et intégrées dans les rites de passage locaux. Depuis lors, des cultes nouveaux n’ont jamais cessé de traverser des régions entières de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. D’abord, ce fut ceux que l’on baptisa les Cultes du Cargo qui visaient à l’acquisition de la richesse par la communication avec les ancêtres installés dans le monde des Blancs28. Puis, comme dans tout le Pacifique, les églises évangéliques ont pris la suite. Comme les anciens cultes, elles apparaissent localement, venant d’on ne sait où, connaissent une certaine notoriété, puis disparaissent graduellement. Comme précédemment, certains éléments rituels, esthétiques, ou idéologiques apportés par ces églises sont dès lors détachés d’elles et utilisés dans les rituels de passage. C’est notamment le cas de la commensalité chrétienne29. Pour ceux qui les pratiquent, les rituels de passage ne sont pas altérés par ces incorporations, mais au contraire enrichis. Ils continuent à être fidèles à la pratique des ancêtres que l’on appelle maintenant kastom30, tout en restant au goût du jour et en accord avec l’univers des significations actuelles. Du point de vue du temps, les rituels de passage représentent donc la référence stable par rapport à laquelle tous les autres cultes et généralement toutes les autres pratiques vont et viennent, apparaissent et disparaissent, laissant à chaque fois une trace particulière. Par conséquent, les nouvelles activités, comme les plantations de rapport, le travail rémunéré et la

27 Williams, Francis Edgar, Orokaiva magic, London, Oxford University Press, H. Milford, 1928, 231 p. ; Waiko, John D., Be Jijimo: a history according to the tradition of the Binandere people of Papua New Guinea /​Unpublished PhD thesis, – Australian National University, 1982, 474 p. 28 Worsley, Peter, The Trumpet Shall Sound, New York, Schocken Books, 1968, 300 p. 29 D’autres éléments sont aujourd’hui régulièrement intégrés aux rituels de passage, comme des danses ou des décorations corporelles vues dans des films ou lors du Festival des arts du Pacifique. 30 Filer, Colin, « Custom, Law and Ideology in Papua New Guinea », The Asia Pacific Journal of Anthropology vol. 7 (1), April 2006, p. 65–84. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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politique, qui imposent entre autres de nouvelles formes de temporalité, sont également comprises comme autant de cultes qui, à leur disparition, viennent enrichir les pratiques rituelles de passage. À l’inverse de Hodge qui plaide pour un temps ouvert au renouveau31, le cas orokaiva montre que le changement social ou culturel se produit dans certaines sociétés en dehors de la temporalité au sens propre, dans le domaine des rites et des relations sociales que ceux-ci engendrent. Il suggère que la conception deleuzienne défendue par Hodge reste conformiste en ce qu’elle prend pour acquis l’existence d’un domaine du temps dominant et surdéveloppé qui pose que le temps et la liberté ne font qu’un. En somme, elle ne tient pas compte de ce que d’autres sociétés ne donnent pas au temps une valeur fondamentale, mais en distribue certains aspects dans des registres distincts et hétérogènes. À l’issue de cette recension, j’avais donc l’impression que, comme chez les Trobriandais, il y avait chez les Orokaiva une  relative indifférence au temps32.

Des bribes de temps Cependant, si nous envisageons le temps d’une autre façon, à rebroussepoil, non pas comme ce qui dure, mais comme ce qui est fugitif et mobile, les choses prennent une autre tournure. Contrairement aux pratiques rituelles qui se développent loin de ce que nous appelons le temps, des bribes de temporalité apparaissent chez les Orokaiva dans trois registres importants de la vie sociale qui ne sont pas unis par un étalon commun de mesure. D’abord, dans la manière de concevoir les villages. Ceux-ci sont animés par un constant mouvement de création et de dislocation orienté vers un objectif commun : la réalisation d’un rituel d’initiation, une tâche qui prenait de 8 à 15 ans. Une fois le cycle cérémoniel terminé, les villages se disloquaient progressivement au gré du décès des habitants ou de leur départ pour rejoindre des parents ou établir une résidence séparée. Tout au long de ce mouvement, la croissance des cocotiers plantés en périphérie des villages mesure leur ancienneté. Dès qu’ils formulent le projet de s’installer quelque part, les Orokaivas plantent des cocotiers

31 Hodges, Matt, « Rethinking time’s arrow Bergson, Deleuze and the anthropology of time », Anthropological Theory, vol. 8, 2008, p. 399–429. 32 Malinowski, B., loc. cit. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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et des aréquiers à la lisière de la parcelle qu’ils comptent occuper. De ce fait, tout village est dès son installation bordé d’une haie de palmiers. Par la suite, pendant environ deux générations, la hauteur de ces palmiers permet à chacun d’évaluer la maturité du village. Un village entouré de jeunes palmiers vient d’être récemment établi. Chacun s’y sent à l’aise, car aucune sorcellerie n’est à craindre. Mais la nourriture y est rare et aucun cadeau sérieux ne doit être escompté, car on y « économise » les ressources pour l’initiation à venir. Dans un village entouré de palmiers de taille moyenne, l’abondance est omniprésente et la coopération, maximale, car le rituel est en cours. Lorsque les palmiers sont plus hauts encore, les visiteurs doivent rester sur leurs gardes et ils feraient mieux de ne pas accepter à manger et même de s’asseoir par crainte de la sorcellerie. Lorsque les palmiers sont immenses, probablement, plus personne n’habite à leur pied et on a une bonne chance de voler quelques noix d’arec ou de coco. Plus tard, enfin, les palmiers deviennent dangereux à grimper, car leur sommet risque de se briser et c’est ainsi qu’ils finissent par mourir. Aujourd’hui, alors que les cérémonies d’initiation sous leur forme collective ont disparu, les villages sont divisés en de nombreux petits hameaux qui s’égrènent le long des routes. Cependant, les cocotiers continuent de représenter l’ancienneté de ces établissements familiaux. La deuxième mesure, qui est pour nous d’une durée plus courte, est celle associée à la croissance des cochons domestiques ou sauvages. Ceux-ci peuvent vivre, selon notre calendrier, jusqu’à vingt ans. Néanmoins, ce qui compte pour les Orokaiva n’est pas leur âge chronologique, mais leur taille, entre autres parce que celui qui reçoit un cochon doit en rendre un de corpulence égale. Pour mémoriser ou indiquer la dimension d’un porc, le locuteur pince son propre corps entre le pouce et l’index à la hauteur de l’échine de l’animal. Les porcelets sont mesurés sur le mollet. Les cochons plus grands, du genou jusqu’à la taille. Pour les spécimens plus gros encore, on fait un geste qui figure les défenses du porc en pointant les index recourbés vers le haut à la hauteur de la bouche. On ne mesure rien d’autre de cette façon. Comme dans le cas des cocotiers, on conçoit que les cochons grandissent de façon irréversible, un des traits que nous avons définis comme une caractéristique du temps, ce qui permet d’appareiller les porcs donnés et reçus par l’entremise d’une mesure sur le corps des personnes. Enfin, on trouve une autre forme d’évaluation d’un temps d’une durée encore plus courte dans la culture du taro. Celle-ci implique la synchronisation de différentes étapes du travail des jardins, avec l’épanouissement successif de certains arbres, dans un ordre irréversible. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Selon notre calendrier, il s’agit d’une activité cyclique bisannuelle. Pour les Orokaivas, il s’agit plutôt d’une sorte de course dont les concurrents sont des arbres lancés à la poursuite des jardiniers. À chaque étape de cette course, la récolte peut être compromise. En effet, les pousses des taros que l’on a mangés ou laissés dans les jardins ne repoussent pas s’ils sont plantés au-delà d’une certaine durée. Mais la forêt ne peut être coupée pour ouvrir un jardin que peu de temps avant les premières pluies. Aussi, comme chez les Konso, il n’est pas simple de déterminer à quel moment cela se produira. Pour réussir leur culture, les Orokaiva suivent donc un certain nombre de règles. « Quand les fleurs de l’arbre garepa rougissent, le taro commence à mûrir et de nouveaux jardins doivent être ouverts pour replanter les boutures. Plus tard, lorsque les fleurs du puga jaunissent, c’est la haute saison et on doit finir de planter rapidement avant que l’arbre sera n’arrive pour tuer toutes les jeunes pousses non encore abritées dans le sol. » Comme l’arbre sera sonne le glas des pousses, il est dit être un sorcier, « un homme qui apporte la faim ». Le propriétaire d’un jardin doit donc toujours le précéder dans sa course. Ces règles ne sont cependant qu’approximatives et pour les affiner, on demande souvent l’aide d’une personne âgée et d’expérience. En ce qui concerne le temps, il faut noter que la floraison des arbres n’est pas un phénomène régi par un mouvement unique. Bien qu’ils mûrissent toujours dans le même ordre, les espèces ont chacune leur propre dynamique (agency en anglais). La fleur rouge de l’arbre garepa tire sa couleur du sang humain que les moustiques y déposent. L’épanouissement du sera est, lui, mû par des pratiques de sorcellerie33. Cependant, ces repères obéissent tous à notre définition du temps en combinant irréversibilité et synchronisation. Les Orokaivas mesurent donc différents processus de développement que nous évaluerions en termes de temps à l’aide d’étalons hétérogènes. Ils synchronisent diverses actions ou événements en fonction de la maturité de leur culture principale, le taro, ou de la croissance de leurs animaux domestiques les plus valorisés, les porcs, ou encore de la hauteur des palmiers qui entourent leur village, mais ils n’ont aucun moyen de comparer ces différentes évaluations. Aucun Orokaiva ne dira jamais que trois gros cochons « durent » aussi longtemps qu’un palmier. Cependant, ces appréciations, aussi disparates qu’elles puissent être, sont cruciales pour organiser le moindre rituel et les échanges qui les accompagnent. À cette occasion, la tâche du grand homme (embo okose)

33 Je n’ai pas de données concernant le puga. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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est de réunir en un seul endroit, au même moment, des invités qui ont chacun leur « volonté » propre (uje) ainsi que beaucoup d’objets qui, comme les palmiers, les cochons et le taro, se développent selon leur propre cours, indépendamment les uns des autres. Il s’agit là d’un exploit particulièrement ardu lorsqu’on ne dispose pas d’une forme unifiée de temps.

La perfection de la synchronisation Une fête orokaiva exige que l’organisateur rassemble presque tout ce qui existe dans sa société en un même lieu et à un même moment. Il doit synchroniser, comme nous l’avons vu, l’acmé du village avec la croissance de ses propres cochons et une grande récolte de taros. Ces biens prennent des années à être synchronisés, car une récolte de taro adaptée à une fête qui exige la multiplication des plants pendant plusieurs années successives peut être compromise par une sécheresse, une saison des pluies prolongée ou une infection par un insecte. Un porc domestique peut disparaître, être tué par un voisin, tomber dans un ravin… Tous ces fléaux découlent, dit-on, de la détérioration des relations sociales que les organisateurs de rituels doivent absolument éviter. Pendant la croissance des cocotiers, des porcs et des taros, les Orokaivas sont relativement sereins, car ce sont des éléments qu’ils savent parfaitement maîtriser. Cependant, lorsque le jour du rituel approche, les tâches que l’on doit accomplir deviennent de plus en plus nombreuses et leur succession de plus en plus rapide. Il est par conséquent toujours plus difficile de les synchroniser convenablement. D’abord, pour organiser un rituel, il ne suffit pas d’avoir d’énormes quantités de taros et de grands cochons, il faut aussi disposer de l’aide de nombreuses personnes. Les premières à intervenir sont les jeunes femmes qui acceptent de rapporter des charges démesurées de légumes des jardins éloignés jusqu’au village. Ce travail peut prendre une semaine entière ou plus et est extrêmement pénible. À la suite de tels voyages, j’ai souvent vu des jeunes-filles s’aliter, incapables de manger ou même de se tenir debout, du fait de l’excès de poids transporté. Cependant, les légumes du donneur de fête ne représentent qu’une partie modeste de ce qui sera offert. Ses parents, ses proches et même ses connaissances plus éloignées doivent l’aider en apportant leurs propres taros. Nul ne peut ni les y forcer ni fixer le moment auquel ils le feront. Pour les y inciter, l’organisateur et toute sa famille ne peuvent que les

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saluer joyeusement en criant à plein poumon Oro Oro Oro « Bienvenue, bienvenue » chaque fois que quelqu’un passe devant leur maison. Le taro est relativement résistant à la chaleur et à la pluie, il peut donc être laissé en pile sur les plateformes cérémonielles pendant plusieurs semaines avant d’être donné. Les bananes par contre noircissent rapidement. La durée de péremption des noix de coco fraîches est encore plus courte, car elles doivent être consommées le jour où elles ont été cueillies. Pour mettre en œuvre cette collecte, l’organisateur a besoin de l’aide de garçons adolescents capables de grimper au sommet des palmiers. Le délai dans lequel les cochons domestiques doivent être capturés et tués est plus court encore. Comme ceux-ci vivent en liberté, des jeunes gens solides doivent les traquer dans la brousse, les abattre et les rapporter au village. Dans la chaleur de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, la viande de porc doit être cuite au plus tard quelques heures après la mort de l’animal pour rester mangeable. Néanmoins, il arrive souvent que les porcs ne puissent être capturés le jour d’un rituel et j’ai également vu plusieurs cas où ayant été tués trop tôt, ils ont dû être enterrés au lieu d’être cuits, car les vers commençaient à proliférer sur leur carcasse. Le jour des festivités, les enfants plus jeunes, garçon et filles (de 7 à 12 ans), doivent accepter de rapporter de grandes casseroles d’eau de la rivière. Enfin, de nombreuses femmes doivent cuisiner des monceaux d’aliments et les servir aux visiteurs, au bon moment et avec le sourire. En somme, tous les âges et les deux sexes doivent coopérer, pour que les choses se produisent au bon moment, c’est-à-dire simultanément. Outre la nourriture, un rituel comprend aussi souvent des danses, des clowns et une décoration très élaborée des corps des participants et du village. Il est impossible de décrire tout cela en détail ici. Cependant, il est utile d’expliquer brièvement ce que j’appelle synchronisation dans ce contexte. Les danses sont exécutées par des groupes de douze à cinquante personnes, femmes, hommes et enfants. L’organisateur invite un certain nombre de ces groupes à se produire lors de sa fête. En retour, il les nourrira et leur donnera des cadeaux alimentaires crus à rapporter chez eux. Avant de se produire, les groupes de danseurs doivent s’entraîner assez longuement et rassembler tout l’attirail nécessaire à la décoration corporelle. Eux-mêmes ne disposent jamais d’assez de plumes ou de bijoux de coquillages et doivent donc chercher de tels objets auprès de leurs parents et amis avant le jour de la cérémonie. Pour chaque groupe de danse, un très grand nombre de plumes et de bijoux de coquillages doivent donc converger de manière discrète à partir de villages parfois éloignés vers celui où la fête aura lieu et où ils deviendront visibles sur Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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le corps des danseurs. À cet égard, l’organisation d’un groupe de danse s’apparente à la Kula où il faut attirer des objets qui se trouvent souvent au-delà des limites des relations personnelles. Enfin, et d’après mon expérience, ceci est le plus difficile, il faut réunir tous les récipiendaires des dons, le bon jour, sans l’aide d’un calendrier. Il s’agit là d’une tâche d’autant plus complexe que le nombre de personnes à qui un don sera donné dépend de la quantité de nourriture recueillie et celle-ci repose, à son tour, sur l’aide apportée par les proches dont on ne peut connaître précisément l’ampleur avant le jour même. Aussi, de nouveaux récipiendaires sont souvent invités au dernier moment. Si les convives arrivent trop tôt à la fête, par exemple, quelques jours plus tôt, et doivent attendent dans le village du donneur, on doit les nourrir et on entame alors la nourriture destinée à être donnée. S’ils arrivent trop tard, les aliments finiront par pourrir et ils ne verront ni les cérémonies ni les réjouissances. Parce que s’assurer que les invités éloignés arrivent au bon moment est extrêmement difficile, les donneurs de fête inexpérimentés n’invitent à leurs cérémonies que des parents proches, des co-villageois et des gens du voisinage. Comme dans la Kula, seuls les Grands Hommes tentent de contrôler l’action de partenaires lointains. Dans ce qui précède, je n’ai rien dit de vraiment nouveau et tous ceux qui sont allés en Papouasie-Nouvelle-Guinée ou d’ailleurs, dans n’importe quel endroit où l’on organise de grands rituels, savent combien ceux-ci sont difficiles à réussir. Cependant, mon but était d’insister ici sur les contraintes temporelles, un élément crucial qui a été largement éclipsé par la magnificence de ce qui est donné et reçu. Cette interprétation est bien entendu légitime puisque les Mélanésiens eux-mêmes mettent souvent en avant la générosité des donneurs et l’abondance des prestations. Cependant, selon la place que l’on occupe dans une cérémonie de don, la perspective change. Du point de vue d’un organisateur ou de celui d’un récipiendaire principal, la quantité de nourritures donnée apparaît comme secondaire par rapport aux objectifs de synchronisation. Pour le dire brièvement, ce qui est donné appartient déjà au passé alors que la seule chose qui compte est que tout soit au bon endroit au bon moment. Cette inversion des priorités transparaît dans l’attitude des récipiendaires principaux qui est absolument surprenante aux yeux d’un Occidental. Dès qu’il arrive dans le village du donneur de fête, le futur récipiendaire d’un don s’assoit tranquillement à l’écart pour mâcher de la noix de bétel en bavardant avec des amis. Il regarde attentivement tout ce qui se passe en commentant la qualité de l’organisation et l’esthétique du spectacle et du village. Quand on appelle son nom et que le porc et les légumes qui lui sont destinés sont entassés sur le sol au bas de l’estrade, Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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il ne les regarde même pas, mais continue à discuter comme si de rien n’était. Rapidement, les femmes et les aides qui l’accompagnent chargent les aliments dans plusieurs sacs en cordes et s’en vont. Ce n’est qu’ensuite que le récipiendaire se lève pour partir, sans même un regard pour le donneur. Il en est ainsi, car les cadeaux correspondent à une logique de l’échange qui n’a rien là de remarquable. Ce qui fait de quelqu’un un grand organisateur de fête n’est pas qu’il rende ce qu’on lui a donné, ce qui est la moindre chose, mais que tout soit parfaitement au bon endroit, au bon moment. Chaque Orokaiva est capable de synchroniser un petit rituel pour ses parents et ses voisins proches (généralement des funérailles) et en organise beaucoup au cours de sa vie. Mais, synchroniser un grand événement, typiquement un rituel d’initiation, impliquant des invités et des danseurs venus de loin requiert la capacité de rassembler un grand nombre d’éléments distincts possédant chacun son agencéité34 propre, à la fois humaine et non humaine. J’ai décrit plusieurs de ces éléments sans prétendre être exhaustif : les invités, les aides, le taro, les cochons, les plumes et ainsi de suite. Contrôler la bonne synchronisation de tous ces objets, sans l’aide d’un principe unificateur, comme un type ou un autre de calcul du temps, surtout quand on doit les solliciter à partir de lieux lointains (jardins ou invités éloignés), est, à bien des égards, similaire à ce que font les partenaires d’échange de la Kula. Dans les deux cas, il est impossible d’exercer une pression directe sur ces objets ou ces partenaires distants et on ne peut que s’appuyer sur sa réputation pour les attirer. Cette posture qui demande que l’on soit en permanence à l’écoute et au service de ses relations est, à l’encontre de ce qu’affirme Gell, le contraire de ce nous considérons en Occident comme le pouvoir.

Conclusion Bien qu’au fil des années, j’ai écrit plusieurs articles sur le temps, des données ethnographiques rebelles m’ont amené à reconsidérer mes positions pour proposer une analyse plus inclusive. Puisque chez les Orokaivas, je n’ai pas réussi à dégager une catégorie unifiée de temps 34 Le terme agencéité est souvent utilisé pour traduire la notion anglaise d’agency que l’on trouve aujourd’hui dans de nombreux travaux d’anthropologie. Ce terme implique que l’objet qu’il désigne (personne, animal ou chose) est un agent, caractérisé, non par une volonté propre, mais par un destin unique fruit d’une dynamique propre. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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et qu’il existe très peu de notions ou de mots qui en parlent, je n’ai pas travaillé de la manière habituelle, en combinant des descriptions ethnographiques avec la façon dont les informateurs voient et parlent des choses que je décris. Dans ce contexte, je n’ai pas non plus pu recourir à ce que Candea appelle la « comparaison frontale »35, parce que tous ceux qui ont adopté cette stratégie ont évidemment réussi moins bien que ceux qui se sont libérés de la référence explicite aux catégories occidentales. J’ai donc construit de l’extérieur une question concernant le temps pour voir ce qu’il en émergerait. Il s’agit là d’une pratique que Marilyn Strathern et d’autres appellent une expérimentation36. L’examen de l’exemple Konso et des quelques mots orokaiva qui se rapportent au temps m’ont amené à adopter une définition minimale de cette notion basée sur deux de ses dimensions les plus classiques. La première est l’irréversibilité (avant et après). La seconde, l’existence d’une synchronisation entre deux domaines distincts (en même temps). À l’analyse des exemples mélanésiens, il est d’abord apparu qu’il n’existe pas une conception unifiée du temps qui permettrait d’établir un comput universel de tous les phénomènes. La littérature anthropologique sur la Mélanésie reconnaît depuis longtemps cette particularité. Pour la contourner, la plupart des auteurs ont distingué deux types de pratiques : d’une part, les manipulations que les big men exercent sur la vitesse, la direction et l’amplitude de la circulation des biens d’échange, bref, une anthropologie politique, de l’autre, le temps, tel qu’il est construit par les rituels, soit, une anthropologie symbolique. Les deux domaines ont souvent été considérés comme incompatibles et traités séparément. Bien que Gell affirme que son travail sur le temps lie ces deux préoccupations, je pense qu’il reste largement du côté du pouvoir. Aussi, j’ai repris à mon tour l’ambition d’unifier ces deux registres. En prenant pour exemple principal les Orokaivas, mais en gardant d’autres exemples mélanésiens ou non à l’esprit, j’ai d’abord montré, en combinant rituels de passage et rituels circulants, comment les deux dimensions se combinent lorsque les rituels produisent et développent des relations durables qui intègrent et s’approprient ce que nous appellerions le changement social. Ensuite, j’ai suggéré qu’il existe chez les Orokaivas diverses formes de comput temporel, liés à des objets singuliers considérés comme ayant 35 Candea, Matei, «  De deux modalités de comparaison en anthropologie sociale  », L’Homme 2, n° 218, 2016, p. 183–218. 36 Strathern, Marilyn, Partial Connections, Walnut Creek, CA, AltaMira Press, 1991, 188 p. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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chacun sa propre agencéité. Ici comme dans le reste des données, le temps est néanmoins secondaire par rapport à la dimension topographique. J’ai donc décrit comment les palmiers, les cochons et le taro, qui font partie intégrante de la construction des événements rituels, sont mesurés dans le temps par des formes hétérogènes de synchronisation qui ne sont pas rassemblées en un principe unificateur. Malinowski a expliqué ce phénomène en proposant que certains biens font l’objet d’un comput temporel à l’exclusion d’autres parce qu’ils sont indispensables pour la survie matérielle des membres de la société37. Mon analyse a pris un autre cours, car les Orokaivas insistent toujours, au contraire, sur l’idée que la culture du taro est principalement destinée aux dons rituels et non à l’alimentation. Pour clore ma description des aspects temporels Orokaivas, j’ai donc montré que le travail principal accompli par le big man pour préparer une cérémonie de don consiste à synchroniser les trois dynamiques temporelles du taro, des porcs et des palmiers, avec beaucoup d’autres mouvements qui n’ont rien à voir avec la temporalité, mais sont appelés à converger vers un endroit déterminé à un moment donné afin de garantir le succès de l’entreprise. En somme, le talent du big man est avant tout de synchroniser des éléments disparates dont certains sont liés au temps, tandis que d’autres ne le sont pas. Ma définition du big man englobe donc celle qui considère celui-ci comme un personnage principalement généreux. En effet, la majorité des biens qu’il offre ou qu’il donne à voir ne lui appartient pas en propre. Ces richesses considérables de nourritures, de coquillages ou d’argent étaient précédemment cachées dans les maisons ou les jardins des uns ou des autres. À l’occasion des fêtes, elles ne font que transiter par le big man, comme transitent par les partenaires kula les bracelets et les colliers de grande valeur, que les villageois peuvent alors enfin voir de leurs propres yeux. Le grand homme n’invente pas ou ne produit pas tous les biens qu’il rassemble, il les rend visibles, au même endroit, au même moment. Chaque cérémonie représente donc une sommation de la société et des relations qui la constituent, du point de vue d’un homme ou d’un groupe donné. C’est pourquoi je vois la capacité du grand homme à synchroniser tout ce qui a une valeur comme la synthèse de ce que Gell appelle la manipulation des objets de valeur pour l’acquisition du pouvoir et la construction du temps rituel. En synchronisant ce qui

37 Malinowski, B., loc. cit. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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répond habituellement à des logiques différentes (agency), le big man combine tous les mouvements spatiaux et temporels pour produire une cérémonie parfaite. Même l’argent, dont l’acquisition est toujours problématique pour les villageois mélanésiens, tant ils en ont peu, suit le même schéma. Pour eux, leur manque d’argent ne découle pas du fait que celui-ci n’existe qu’en quantité insuffisante dans le monde. Ils pensent au contraire qu’il est illimité. Par contre, ces masses monétaires refusent obstinément de se laisser synchroniser par les grands hommes et par la plupart des autres Mélanésiens (à l’exception des hommes politiques). S’ils y parvenaient, beaucoup de ceux qui se plaignent de manquer d’argent, n’envisageraient pas de le garder pour eux-mêmes, mais le feraient aussitôt circuler plus loin. Ce qu’ils souhaitent en somme est, comme pour la Kula, que l’argent transite par eux. Finalement, que nous apprend cette incursion dans le temps de la Mélanésie  ? J’ai commencé par décrire des sociétés dans lesquelles le temps procède d’une hiérarchie entre des domaines prédiqués sur des valeurs indiscutables. Dans ce contexte, le « calendrier » est par définition hiérarchiquement supérieur aux autres domaines parce qu’il est religieusement fixé ou réputé « naturel » ou « scientifique » et prend en charge la majorité des mouvements topographiques qu’il unifie sous la forme d’un comput temporel. Inversement, lorsque les calendriers sont absents, ou sous-évalués, comme en Mélanésie, d’autres domaines, comme les rituels, peuvent prendre en charge certaines manifestations du temps et les combiner à des mouvements topographiques dans le cadre d’une synchronisation plus englobante, par exemple, lors de cérémonies d’échange. J’ai donc essayé de montrer qu’ici, en l’absence d’un calendrier, lorsque le rituel a valeur dominante, il peut organiser ce qui constitue ailleurs « le flux du temps » en un ensemble de mouvements hétérogènes incluant des manifestations du temps et d’autres qui n’en sont pas. Dans cette position suprême, le rituel subordonne donc le temps comme tous les autres mouvements qui caractérisent l’ordre social.

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André Iteanu

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Clock and Watch… horloge et veille. Rythme de la vie à Tanebar-Evav (Îles Keys, Moluques, Insulinde) Cécile Barraud*

En anglais, une telle opposition dans le titre de ce chapitre ‘sonnerait’ bien. Les deux termes sont en effet apparemment très proches l’un de l’autre. Pourtant elle ouvre tout un champ de possibilités du fait de la polysémie du mot watch. Avant d’être « montre », le premier sens de la forme nominale est « observation continue » ou « garde », « vigilance », surveillance, « veille ». Sous sa forme verbale, elle signifie « regarder avec attention, surveiller, veiller sur, prendre soin de, observer ». En français, on traduit watch d’abord par « montre », ce qui dans ce titre opposerait l’horloge et la montre, mais ce n’est pas là le propos. Il faut se contenter d’une seule des significations de watch pour établir un contraste avec l’horloge et abandonner l’idée de « montre » comme mesure du temps pour garder l’idée de « veille », de « veiller sur » et « prendre soin de ». Les veilles sont des actions qui s’exercent dans une certaine durée, non obligatoirement comptabilisée ou comptée, comme celle répétitive de l’horloge dont les aiguilles tournent pour se retrouver toujours au même endroit. Cette notion de «  veille  » se révèlera importante dès lors que, dans une perspective comparative, le plus difficile est de se débarrasser des notions usuelles pour évoquer le temps. Comment est-on passé en anglais de clock, horloge, pendule, chronomètre (mesure du temps) à watch, où l’idée de « mesure du temps » est plus floue ? Une horloge fait du bruit, sonne, comme une cloche, pour

* Anthropologue, chercheur honoraire au Centre Asie du Sud-Est (UMR 8170, CNRS/EHESS/INALCO). Je tiens à remercier Hélène Blanchard pour sa recherche de l’article introuvable de P. Bourdieu, Jos D. M. Platenkamp et Ms. Osterheider de l’Université de Münster pour la copie des pages de l’ouvrage de Snouck Hurgronje, ainsi que Céline Vauclair qui, en 2016, m’a aidée à y voir clair dans le ciel et à trouver des cartes. Merci à Gregory Mikaelian pour sa lecture attentive et ses pertinentes remarques. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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marquer les heures qui passent. « Une montre est différente d’une horloge en ce qu’elle doit être ‘regardée’ au lieu d’être ‘écoutée’»1. Cette idée de contraster horloges et veilles m’est venue en lisant l’article de Nancy Munn, «  Anthropology of Time:  A Critical Essay  », que je cite longuement2. Elle y évoque, non seulement « la signification cosmo-politique » des changements de calendriers (par exemple, pendant la Révolution Française, «  le système décimal est… une autre vision de la fondation socio-cosmique du pouvoir politique »). Elle évoque aussi la régulation du temps de travail au XIXe siècle (marchandisation du temps), «  un contrôle sur le temps comme mode de gouvernance fondant la personne et l’activité quotidienne sur un ordre du monde plus large »… « Le développement du ‘temps standard’ avec l’accentuation croissante des horloges et des montres substitua les autorités industrielles et scientifiques liées à l’efficacité et à l’utilité aux lignes directrices religieuses pour diviser la journée, qui étaient fondées dans la ‘loi naturelle’ de ‘Dieu’ »… « Avec comme conséquence que l’autorité humaine se mélange à celle de l’horloge et que le temps de l’horloge devient une expérience qui touche le corps pour fusionner l’espace du corps et le temps »… « Les gens sont articulés par cette temporalisation dans un ordre socio-cosmique plus large, un temps du monde ayant des valeurs et des pouvoirs particuliers ». Ne dit-on pas que nos gouvernants sont les maîtres de l’horloge et du calendrier ? Si nos sociétés sont rythmées par les coups de l’horloge (clock) des différents pouvoirs (usines, entreprises, écoles, etc.), d’autres sociétés utiliseraient le terme watch, « veille », comme le font les villageois lors de leurs activités agricoles : ils veillent sur les plantes, sur la terre, ils en prennent soin, car ils en sont les gardiens. Leur temps est donc rythmé par ces actes (watch) et non par l’horloge (clock). L’horloge était autrefois un cadran solaire, qui utilisait exclusivement le soleil dans le déroulement du temps. Watch est plus large, puisque les activités sociales sont une forme de « veille » sur l’environnement, les gens, les interrelations3. 1 « A watch differs from a clock in needing to be ‘watched’ instead of listened to », [in] Skeat, Walter, Concise etymological dictionary of the English language, Oxford, Clarendon Press, 1911. Et encore : « montre (clock dial) vient de ‘montrer’, to show ». « Clock : make a noise, ring, to sound a bell », p. 94. 2 Munn, Nancy, «  The Cultural Anthropology of Time:  A Critical Essay  », Annual Review of Anthropology, 1992, vol. n° 21, p. 109–111. 3 Voir aussi Bourdieu, Pierre, « The attitude of the Algerian peasant toward time », [in] Pitt-Rivers, J. (ed.) Mediterranean Countrymen, The Hague, Mouton, Recherches Méditerranéennes, 1963, p. 55–72 : « Free from the concern for schedules, and ignoring the tyranny of the clock,… the peasant works without haste… », et « The alarm clock and the watch… do not regulate the whole of life ». Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Outre la mise en contraste du temps de l’horloge, la réflexion de Nancy Munn met l’accent sur l’empreinte du temps sur les corps, par l’autorité «  inattaquable des sonneries des usines  »… «  segmentant les corps en unités spatio-temporelles »4. Il y a donc un pouvoir donné par le contrôle sur le temps et les calendriers, comme le soulignent entre autres Alfred Gell ou Maurice Bloch5. Inspirées de l’analyse de Nancy Munn, comment ne pas contraster ces variations occidentales sur le temps, liées à des formes d’autorité ou de pouvoir, avec le déroulement des activités dans une société encore largement rythmée non seulement par la succession des astres, mais aussi par ses traditions et configurée selon un système de représentations exprimé dans son langage, quel que soit le statut attribué au terme « représentations » ?6 La société de Tanebar-Evav de l’archipel de Kei des Moluques7 du sud-est est l’une d’elles, comme le sont de nombreuses sociétés de l’est de l’archipel insulindien. Pour concevoir la différence avec le comput du temps tel qu’il s’effectue dans les sociétés occidentales, on distinguera dans cette analyse les activités quotidiennes des activités cérémonielles.

Les espaces temporels ou quelle orientation donner aux activités Si l’on veut parler de temporalité dans les sociétés d’Asie du Sud-est, il faut commencer par évoquer l’espace. Tous les villages de l’archipel de Kei font référence à un village originaire fortifié (oho tom, litt. : « village histoire »), situé généralement,

4 Munn, N., op. cit., p. 112, citant ici le Foucault de Surveiller et punir (Foucault, Michel, «  Dociles bodies  », [in] Discipline and Punish, New  York, Vintage Books, 1979, p. 54). 5 Bloch, Maurice, « The past and the present in the present », Man, 1977, vol. n° 12 (2), p. 278–292 ; Gell, Alfred, The Anthropology of Time: Cultural Constructions of Temporal Maps and Images. Oxford, Berg, Explorations in anthropology, 1992, 341 p. 6 Voir les discussions par Gell de l’approche sociologique de Durkheim du temps comme représentation collective, l’opposition que fait Bloch entre temps universel et temps rituel, ou la proposition de Munn de considérer le mouvement du temps comme mouvement des activités quotidiennes en plus du processus socio-cosmique (Gell, op. cit., 109, Bloch, op. cit., Munn, N., op. cit.). 7 Tanebar-Evav (ou Tanimbar-Kei en indonésien) est le nom d’une île, comprenant un seul village du même nom, située au sud-ouest de l’archipel de Kei, dans les Moluques du sud-est, en Insulinde, Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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pour les villages côtiers, quelque part en haut dans la forêt (selon la légende, c’est un lieu, entouré de murs, avec des ouvertures et une échelle pour y pénétrer, tous pourvus d’un nom propre, dont ne se souviennent de nos jours que les plus âgés des habitants). Ce mot tom peut être associé à un autre, qui signifie « vrai, ancien » (tuar tom) en une expression qui en renforce l’authenticité. Cette même expression tuar tom qualifie la maison8 d’où viennent les épouses, la maison qui montre le chemin9: il y a une certaine profondeur temporelle dans cette expression tuar tom, « depuis des générations », si ce n’est une historicité dans le mot tuar en dehors de l’idée de fondement. À Tanebar-Evav, une petite proéminence au centre de l’île, appelée Vu’ar Masbaït, « montagne Masbaït » (et son contenu – tous les habitants, vivants et morts, les déités, le territoire de l’île, la mer alentour récifs et haut fonds compris, les bas-fonds, et les eaux profondes de la pleine mer), à laquelle sont dédiées les cérémonies agraires, celles de la culture du millet10, est considérée comme le fondement de ce que l’on peut peutêtre appeler l’histoire (avec une minuscule), les petites histoires, récits, contes ou mythes résumés dans le terme tom : dans les contes, tom a le sens de : « il était une fois… ». Un autre mot pour exprimer cette idée est itin, le pied d’un arbre et le fondement des choses, des « vraies » traditions adat, la base des généalogies (les ancêtres sont à la base de l’arbre, les descendants sont en haut). L’horizon lui-même est considéré comme « le pied du ciel  », lan itin  ; itin se rapporte aussi aux petites histoires des ancêtres. Tout ceci exprime une idée de verticalité et de croissance vers le haut liée à l’histoire. Itin est aussi associé au mot « racine », wa’ar, forme figurée pour dire « fondement » et s’emploie avec tom dans l’expression itin tom ngān formas (« le fondement de l’histoire, branches, racines »). Formas comme tom évoque l’histoire, les traditions. Itin est souvent utilisé lors des mariages, car il faut connaître et savoir clairement où est son origine (itin kān, la base de la tige). En cas de 8

Comme dans de nombreuses sociétés de l’Insulinde, la « maison » désigne à la fois un lieu d’habitation et un groupe social, voir Barraud, Cécile, Tanebar-Evav. Une société de maisons tournée vers le large. Cambridge-Paris, Cambridge University Press-Maison des Sciences de l’Homme, 1979, 283 p. 9 La maison d’où viennent les femmes données en mariage de façon préférentielle depuis des générations s’appelle mang oho tuar tom, litt.  :  «  les gens du village du fondement vrai de l’histoire », ou itin, « le pied de l’arbre ». 10 La montagne est liée à l’existence des premières maisons, aux premiers habitants du village, selon leur propre récit, les autochtones issus de l’île même, par opposition aux étrangers intégrés ensuite. La montagne est aussi le lieu de l’arbre mythique porteur des biens précieux, utilisés dans les échanges. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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conflits, il faut être capable de se souvenir de l’origine de la maison, de ses membres, de la terre qui lui a été allouée, etc. D’où l’importance de l’idée « d’authenticité » dans ces petites histoires. Le centre de tout est représenté sur le plan spatial vertical par le lieu tangible du centre du village, la montagne, et sur le plan temporel comme « le pied », « le fondement », « le vrai »11, auxquels s’identifient l’île, le village, et toute la société, le tout auquel se rapportent toutes les parties, comme en une sorte de métonymie. L’identification à la montagne, espace vertical et «  pied, fondement  » est aussi, comme on le verra, le centre des activités rituelles pendant le cycle agraire. Entre verticalité et horizontalité, l’opposition u/mur «  devant/ derrière » , applicable à l’espace comme au temps (comme locution), avec un adverbe na’a, « à », « avant-arrière » (comme nom) est particulière. Dans l’espace, avec un point de référence, l’opposition u/mur signifie : « devant », « à l’avant/derrière », « à l’arrière » – par exemple pour décrire le voilier (proue/poupe), la maison, le village, l’île, etc…12. L’arrière est aussi qualifié par le terme mirin qui signifie « le dos » d’un corps, mais est aussi utilisé pour parler de la forêt par rapport au village, de la mer par rapport à l’île, de l’extérieur de la maison par rapport à son entrée, etc., donc variable selon le point de référence. Cette opposition spatiale u/mur qualifie aussi des positions dans la temporalité. En référence à une durée et à une succession, comme par exemple celle des générations, et non plus à un point fixe comme dans l’espace, les morts anciens (tuv har u)13 sont avant/devant, par rapport 11 « Vrai » veut dire ici « conforme », « authentique », « certain », « reconnu par tous ». Il ne s’agit pas ici de véracité ou de vérité historique. 12 « Certaines choses, comme les gens et les voitures, ont un avant et un arrière inhérents, alors que d’autres n’en ont pas », v. Lakoff, George et Johnson, Mark, Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 51. 13 Dans son dictionnaire, Geurtjens propose que har viendrait du malais hari, qui signifie « jour, journée », et har oe (ancienne orthographe à partir du néerlandais : oe/u) ou ded oe, signifierait « autrefois », v. Geurtjens, Henricus, Woordenlijst der Keieesche Taal, Weltevreden, Albrecht & Co, Bataviaasch Genootschap van Kunsten en Wetenschappen, 1921, p.  15. Tuv, signifie aussi «  de la même génération  », ou la distance entre deux générations, dans le sens de deux choses liées l’une à l’autre, comme une jointure, un lien, u tatuv o’o : « je suis du même âge que toi ». On retrouve cette même idée de l’absence d’espace dans une relation, dans les expressions avec teran « ensemble », comme tuv teran ou tuv har, « ami, compagnon », ou encore dans tev teran « répéter, parler sans interruption ». Par contre, on dira dar u et dar mur pour une distance de plus de deux générations. Tuv est aussi le nom du prix à payer à la famille de la victime d’un meurtre. Tuvan signifie « fermer ». On retrouve chez Barnes (Barnes, Robert, Harrisson, Kédang. A Study of the Collective Thought of an Eastern Indonesian People, Oxford, Clarendon Press, 1974, p. 141), cette idée de « jointure », Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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aux morts récents, derrière (tuv har mur, ou nit en général). Dans le cadre de la temporalité de la suite des générations, il n’y a rien d’incongru à placer les morts récents « derrière » ; cela ne signifie pas « derrière soi » mais ceux qui suivent les premiers. Il faut alors plutôt concevoir les deux termes u/mur comme signifiant « avant-après », la référence n’étant pas la personne qui parle, mais le temps passé lui-même, les morts d’avant, anciens, les morts récents, qui viennent après, à l’arrière, dans un comput sans point de référence. Et logiquement, dans la succession des âges, le terme mur, « arrière », «  derrière  » qualifie aussi ce qui est «  à venir  »  :  na’a mur veut dire «  plus tard  », ce qui vient après (donc «  derrière  » ce présent actuel), « postérieur » : batang na’a mur, « attention à ce qui peut advenir plus tard »14. Un jeune homme est famur, « récent », ou vavetak, il vient juste d’advenir, car il vient après, derrière ou encore vavetak idean, «  juste hier », pour parler d’une personne plus jeune que la personne qui parle. Dans une perspective verticale, les ancêtres sont en bas, à l’image du pied de l’arbre, le fondement, la base, la racine, les descendants sont en haut  ; mais dans une perspective horizontale, les ancêtres sont devant, comme les vigies du voilier, ils ouvrent la voie, ils précèdent, la proue fend la mer avant la poupe. Déjà noté, il faut remarquer ici l’importance du rapport au corps, c’est-à-dire les repères spatiaux qui marquent ou font référence au corps, comme mesure, aspects développés par Munn, Bourdieu et discutés par Gell (voir plus bas, la brasse comme expression de la succession des jours). Plus horizontales encore, à l’image du voilier qui avance, sont les expressions de la durée, espaces temporels ou instant, époque, période, le moment où s’accomplit l’action, l’antériorité, la simultanéité, la postériorité (dans les dictionnaires, ces termes sont souvent liés au temps de travail et aux salaires). Dans la succession des événements, des actions, dans la durée, le terme général tevat, « moment », « quand », indique « à l’époque de » ; tevat lalan « il y a longtemps » ; vetak, indique un moment court dans le passé proche, ou « juste advenu », « à l’instant », qui « vient juste de se passer » ;

à propos des séquences de temps à Kédang. Il évoque l’idée de segments de bambous, unis par une jointure, pour remplacer les schémas de Hubert et Mauss, et de Leach, sur la succession des phases profane-sacré-profane, dans les cycles de temps. 14 Il y a cette même difficulté conceptuelle en anglais comme le remarquent Lakoff et Johnson dans un passage à propos du temps dans leur ouvrage. Le temps, en anglais, est structuré par la métaphore « le temps est un objet en mouvement. Et le futur est conçu comme se déplaçant vers nous », v. Lakoff, G. et Johnson, M., op. cit., p. 51. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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tevat vavetak, laps de temps court utilisé aussi pour un moment proche, qui va/vient juste (de) se passer meran/idean vavetak, « juste demain/juste hier ». On dit aussi «  le moment venu  », tevat yoan (on dirait «  le bon moment »), ou bien le moment non encore advenu tevat hob, avec un qualificatif de durée, courte, lointaine, proche etc. … Ce terme est équivalent de har, noté ci-dessus pour parler des morts anciens et récents, har ‘u et har mur. Y sont associées les expressions : « à quel moment », « quand ? » haran be, dans le passé ou dans l’avenir, haran yi’i, « en ce moment précis », « ce moment-ci », « à l’instant » ou « il y a un moment », « aujourd’hui », et encore ilang, « période de temps déjà écoulée, tout à l’heure, passé » (équivalent de tevat vavetak), et aussi mananat, « il y a longtemps », lalan, « autrefois ». Très frappante est la réponse systématique à la question : « as-tu fait ceci ? » ou « es-tu allé à ? » par hob, « pas encore ». Est-ce alors plutôt un « à venir », qu’une potentialité ?15 Pour désigner les aînés de maisons (par l’image de ceux qui conduisent le voilier), on dit nvar u, qui «  portent devant  », qui veillent sur les obstacles, comme aussi le frère de la mère au mariage de la fille de sa sœur, « porte en avant » nvar u, dans le sens de : « initier l’échange ». Ils ont un haut statut, on dirait « nobles » par rapport aux gens du commun, et ils sont appelés aussi mel, qui veut dire à la fois « la droite », « grandir, pousser à la verticale ». Peut-on voir dans le fait qu’ils sont à l’avant (du voilier), qu’ils ouvrent la voie, qu’ils protègent des écueils, un rapport spécifique à la temporalité (ici horizontale et verticale), quelque chose de comparable à ce que dit Pelras sur la société Bugis de Sulawesi où il montre que la dimension temporelle se trouve liée à la noblesse (le long des lignes généalogiques et de l’héritage du sang et des charges politiques) tandis que la dimension spatiale discontinue est inscrite pour les gens du commun, qui n’ont pas de longues généalogies, à travers de très vastes réseaux matrimoniaux s’étendant même au-delà du pays Bugis lui-même16. 15 Peut-on comparer avec ce que dit Bourdieu (loc. cit., p. 61–62) ? Discutant la notion de « potentialities, as distinct from possibilities », il exprime l’attitude du paysan algérien vis-à-vis de ses activités à venir par l’idée de «  forthcoming  ». Il explique  :  «  The ‘forthcoming’ is the concrete horizon of the present… in contrast to the impersonal future, the realm of abstract and indeterminate possibilities ». 16 Sur ce point, on peut aussi se référer à l’article de Kaartinen sur les frontières de l’humanité, où il discute des notions d’espaces et de temps en relation à celles des esprits (Kaartinen, Timo, «  Boundaries of humanity. Non-human others and animist ontology in Eastern Indonesia  », [in] Kaj Århem and Guido Sprenger (eds), Animism in Southeast Asia, London, Routledge, 2016, p. 228). Il y évoque les relations aux voyages et aux interactions avec les étrangers, qui donnent un certain prestige aux aînés des maisons. Il souligne que : « Their authority rests on being able Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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À Kei, en ce qui concerne les nobles, outre la profondeur généalogique temporelle de l’origine des maisons, il faut ajouter l’horizontalité du mouvement spatial vers l’avant qui caractériserait les nobles, comme les ancêtres (ils sont devant, ils veillent et conduisent le voilier). En dehors de ces espaces linéaires verticaux et horizontaux, on peut exprimer les moments répétitifs de façon spatiale, comme la succession des jours, sans pour autant évoquer un cycle17. On ne compte pas les jours mais les nuits, avec cette particularité, assez courante, d’inclure dans la définition d’une journée (un jour) la nuit qui la précède (la veille au soir). Quand aujourd’hui on dit « ce soir » ide ou de yi’i (c’est-à-dire la nuit avant le jour d’aujourd’hui), cela désigne « la veille au soir », celle qui a marqué la nuit précédant ce « aujourd’hui » dont on parle. On compte les nuits, avant et après, avec un système connu aussi d’une mesure de longueur, rev (la brasse)18, trois fois ou plus, répété. Sans préciser si c’est la nuit ou le jour, on peut dire, hier, avant-hier, avant-avant-hier, ou demain, après-demain, après-après-demain, etc. On peut préciser ou non l’idée de « soir », ide, « hier » idean, « avant-hier soir », de rev ruan (litt. soir deux rev), ou « avant-avant-hier », de rev tolòn (litt. soir trois rev) et donc « hier soir », de idean, « le soir de la veille de ce jour », etc. ; et pour le futur, en comptant seulement le nombre de rev : « demain », meran, mais « après-demain », rev ru (deux rev) « aprèsaprès-demain », rev tel (trois rev) etc. … ou en ajoutant le terme « soir », ide, on dit « demain soir », de meran, « après-demain soir », de rev ru. C’est une suite de « avant » et de « après », jour ou soir, décrite par un nombre de brasses et cela pourrait logiquement aller à l’infini. Mais il to look at society from the outsider’s perspective »… « It is through them that elements of the outside world, such as disembodied soul-particles and free spirits, are integrated in the center of social space ». Comparativement, pour Christian Pelras (Pelras, Christian, « Ancestor’s blood: genealogical memory, genealogical amnesia and hierarchy among the Bugis ». [in] H. Chambert-Loir and A. Reid (eds), The potent dead in Indonesia, Allen and Unwin, Hawaï University Press, 2002, p.  123–125), chez les Bugis, les notions de temps et d’espace s’articulent autour de l’opposition nobles/non nobles, comme les « récits historiques » à Roti (Fox, James, Joseph, « ‘Standing’ in Time and Place: The Structure of Rotinese Historical Narratives » [in] Anthony Reid and David Marr (eds.), Perceptions of the Past in Southeast Asia, Singapore, Heinemann, 1979, 436 p.). 17 Voir les discussions sur l’usage de l’idée de cycle par opposition à celle de linéarité, dans Barnes, R. H., op. cit., p. 140–142, à propos du schéma de Leach, 1968, p. 227. 18 rev est une mesure de longueur, la brasse, utilisée dans tous contextes, comme la construction des maisons, des bateaux, etc. Voir aussi Coppet, Daniel de, «  1, 4, 8 ; 9, 7. La monnaie : présence des morts et mesure du temps », L’Homme, 1970 (1), p. 17–39, pour un exemple révélateur de la brasse comme mesure des espaces, du temps et de la monnaie. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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s’agit toujours de mesures spatiales qui expriment ce décompte des jours (ce que dans notre société occidentale nous appellerions un décompte temporel). Avec un tel système, il n’y a pas de noms pour les jours, les semaines ou les heures (autres que ceux introduits par la langue indonésienne)19.

Le défilement socio-cosmique ou l’orientation de la vie ordinaire La succession des astres est bien connue à Tanebar-Evav puisque tous connaissent (ou connaissaient) la position de la lune dans la série des lunaisons (l’emplacement dans le ciel où elle apparaît au coucher du soleil, et l’emplacement déterminé par la morphologie de l’île). Les activités agricoles sont calquées sur cette succession, sinon fixées par elle. Des rituels accompagnent chaque phase de ces activités sans que l’on puisse parler d’un véritable « calendrier rituel »20. Quels sont les repères principaux21 ? Le plus évident est la variation des moussons. Deux termes, yàt tumur et yàt varat, désignent les moussons 19 Il est intéressant de savoir qu’une mesure de temps, l’heure, a pu être aussi une mesure d’espace. P.Y. Manguin, dans une note sur l’origine du mot, jam, « heure », écrit que « dans son sens usuel, le terme [zām] indique en effet, à bord des navires, les veilles qui divisent en huit la durée du jour et de la nuit… soit trois heures. La durée d’un parcours en mer était ainsi indiquée… » : « il y a tant de zām de route ». Par extension, le terme a pu parfois être utilisé pour désigner une unité de longueur. Le zām est alors une mesure de distance, celle parcourue par le navire en une veille (Manguin, Pierre-Yves, « Note sur l’origine nautique du mot jam », Archipel, 1979, vol. 18 (1), p. 97–98). 20 Ceci pose la question du pouvoir de contrôle du temps, discutée par Gell (Gell, A., op. cit., Part III, et surtout chapitres 29 et 30)  mais aussi par Nancy Munn. D’après une citation de Munn (Munn, N., op. cit., p. 110), renvoyant à une citation de Burman sur Simbo, dans les Îles Salomon (les manipulations par le gardien du calendrier, des bracelets et des coques de noix de coco pour définir les cycles lunaires, «  qui régulaient le mouvement même du temps  » (Burman, Rickie, «  Time and socioeconomic change on Simbo, Solomon Islands  », Man, 1981, vol.  n°  16 (2), p. 259), peut-on considérer le « mouvement du temps qu’ils contrôlent (les bracelets et noix de coco), comme le mouvement des activités quotidiennes des gens en plus de celui du processus cosmique » ? Il n’y a pas à Tanebar-Evav de gardien du calendrier, mais comme on le verra, de long processus de décisions prises par les aînés et officiants tout au long des rituels (ci-dessous). Peut-on parler de contrôle ou de pouvoir ? 21 Je ferai tout au long de cette partie référence à l’ouvrage de Robert H. Barnes (op. cit.) sur Kédang, île de Lembata, à l’est de l’île de Florès (Insulinde), remarquablement renseigné sur les questions des phénomènes cosmologiques comme sur le cycle annuel avec ses étapes saisonnières. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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d’est et d’ouest, mais l’usage est de dire plutôt tumur/varat pour parler du changement des vents. Le terme yàt désigne surtout un espace, la forêt non défrichée depuis longtemps, la grande forêt (opposée à la jachère récente, le taillis). Le terme yàt peut exprimer l’âge : yàt fir ? « Quel âge avez-vous ? », c’est-à-dire : combien de yàt ? La forêt ou la jachère récente sont défrichées à chaque nouvelle période de culture en un emplacement différent du territoire de l’île, et on peut savoir l’âge en comptant dans l’ordre les déplacements sur le territoire des lieux de la culture et donc le lieu cultivé lors de la naissance d’un enfant, par exemple. On peut ainsi donner une liste (limitée) de noms de lieux pour se remémorer le passé. Enfin, en association avec un des mots qui définit la société, yàt-haratut, il signifie « tout le monde ». Le mot yàt indique aussi un moment de la journée, comme dans smer yàt, qui signifie très tôt le matin. Ce terme désigne donc à la fois des périodes larges, celles des moussons (mais pas des événements saisonniers précis22) et des espaces. On peut se poser la question de savoir si c’est le lieu de la culture qui est à l’origine de la notion de « période de mousson » yàt, avec le retour régulier des événements ou l’inverse ? Il n’y a pas de terme conceptualisant ce que nous appelons le cycle lunaire, mais les informations sur les lunaisons successives sont fournies et spécifiques. Rappelons que les étoiles, les constellations, la lune, apparaissent chaque nuit à un emplacement différent du ciel nocturne, et leur « chemin » va d’ouest en est au cours d’une lunaison. La position de la lune à son lever change chaque nuit : elle apparaît à l’ouest les premiers jours, et disparaît à l’est à la fin de la lunaison où elle devient invisible. Chaque nuit successive, elle apparaît donc un peu plus vers l’est au coucher du soleil, mais au cours d’une même nuit, le chemin observé va bien sûr d’est en ouest. Tout ceci est facilement observable sur une île au sud de l’équateur, dont le ciel est peu encombré de lumières nocturnes comme l’étaient encore les campagnes françaises au XIXe  siècle. À TanebarEvav, on compte les nuits de lune (dans une même lunaison) à partir du moment où elle apparaît le soir à l’ouest, puis chaque nuit successive de plus en plus haut dans le ciel, suivant un chemin d’ouest en est, jusqu’au dernier jour où elle apparaît à la fin de la nuit à l’est.

22 On peut contraster encore avec le calendrier « annuel » exposé dans Barnes, ordonné selon les signes « naturels » (pluies, vents), les phases de croissance des cultures, et un terme pour dire année tun, qui n’indique pas une saison (Barnes, R. H., op. cit., p. 126–136 et sqq.). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Le comput cosmologique du temps est établi par les lunaisons en conjonction avec la constellation du Scorpion. La constellation des Pléiades est par contre assez peu mentionnée, contrairement à ce qui existe dans la plupart des sociétés de l’Est insulindien23. La conjonction est exprimée ainsi : le Scorpion « mange » la lune (ou l’inverse). Barnes fait une allusion à cette possibilité de « manger » ou de « mordre » Antarès, lorsqu’il traduit le terme pour «  mois de mai  » («  15e étape de la lune montante »), mais n’a pas l’air convaincu24. À Tanebar-Evav, toutes les lunaisons successives sont nommées et décrites (mais non numérotées) mettant presque toujours en relation la conjonction de la lune selon son âge (comptage du nombre de nuits depuis son apparition, 1ère nuit, 2e etc… jusqu’à la 25e nuit, etc…) jusqu’à la nouvelle lune, avec la position de la constellation du Scorpion (sa tête et sa queue, décrites comme penchée, plongeant, etc.), même lorsque cette constellation disparaît (plus ou moins, en avril, elle est alors « en dessous » et, à la 7e nuit, « le Scorpion mange la lune au-dedans de la terre »). La constellation du Scorpion est appelée par un nom double yè-far. Yè signifie le requin, tandis que far est la raie. Dans les textes, leurs deux parties sont souvent distinguées, la « queue » (le requin) est en l’air et la tête (la raie) en bas, ou l’inverse. L’étoile Antarès (rouge) est considérée comme le foie/cœur de la raie (le foie est yatan, mais on dit souvent vuanyatan, le « cœur-foie ») de la constellation, les deux dernières étoiles de la queue du scorpion sont comme une épine qui peut piquer, un couteau ; ce sont deux yeux dont celui de droite a un défaut (elles sont d’une luminosité différente) (à l’observation à l’œil nu, l’étoile de droite, Lesath υ est moins bien visible que l’autre, Shaula ou λ25). À l’est on voit d’abord apparaître la raie, puis le requin. À l’ouest, la queue du requin apparaît, mais la raie a déjà la tête dans la mer, agite l’eau de mer et arrose tout, il y a du vent et de la pluie, mais quand le cœur de la raie « descend » dans l’eau (nsu tahat), la mer est calme, il n’y a pas de vent. 23 Barnes, R. H., op. cit., et Rappoport, Dana, «  Le temps de chanter. Pratiques musicales et perception du temps en Indonésie orientale (Lamaholot, île de Flores) », dans ce volume. 24 Ni d’ailleurs par un commentaire d’un passage du livre de Arndt (Arndt, Paul, Religion auf Ostflores, Adonara und Solor, Wien-Môdling, Missionsdruckerei St. Gabriel, Studia Instituti Anthropos, vol. I, 1951 p. 148) cité en note 2 (Barnes, R. H., op. cit. p. 120) qui emploie le mot « manger un ». 25 cf. le site internet – Le cosmographe, « Portrait de la constellation du scorpion » : Lesath (Upsilon Scorpii) dérivé de l’arabe « las’a » signifiant « morsure par un animal venimeux » telle une raie qui a 13 épines dorsales, et un long dard empoisonné sur le dessus de la queue, évoqué dans les proverbes. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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La pleine lune se situe dans une constellation spécifique chaque mois. Après une succession de douze lunaisons, deux ou trois fois lorsque la pleine lune ne se trouve pas dans la constellation liée à la lunaison en question, on intercale un mois entier pour permettre à la lune suivante de retrouver sa place. Il existe donc un repérage des années de treize lunes qui implique un décalage de la correspondance entre la lunaison et la période de culture (on dit que la lune apparaît deux fois, au début de la lunaison puis à la fin, soit le1er jour, et le 29e jour, sans changer de nom). À Kédang26, ils ne font pas attention aux conjonctions avant la levée simultanée de la pleine lune et d’Antarès de la constellation du Scorpion autour du mois de mai. Pendant la saison des pluies, dit Barnes, le passage du temps n’est pas compté en mois, mais par la série des tempêtes (nommées). Dans leur décompte, la saison sèche est caractérisée par le chiffre du jour où la lune vient en conjonction avec Antarès, période où les mois sont alors numérotés27. Cela signifie que les Kédangese ont un calendrier basé sur l’année sidérale28. Et le nom des périodes a une relation directe avec les activités agricoles, contrairement à Tanebar-Evav (cf. ci-dessous). La lunaison, comme la lune, s’appelle vulan. Douze lunaisons se succèdent, et la première mentionnée correspond plus ou moins au mois de mars, appelé urat. Puis se succèdent vulan but, tinim’a, hamyamin, tumur vulan, nga voho, ngatuar, farehe, fani’i, amarar, toar, ta’urun. Cette énonciation est assortie de commentaires, sur la conjonction ou non avec la constellation du Scorpion, sur le nombre de nuits avant/après la conjonction, et sur un décompte très précis du nombre de nuits depuis la nouvelle lune, de sa position dans le ciel quand elle apparaît, suivant qu’elle est ascendante ou descendante, et aussi du lieu de l’île où elle apparaît et elle disparaît, pour chacune des lunaisons29. Étant donné que le mouvement observé au cours d’une seule nuit va d’est en ouest, le Scorpion par exemple dans cette même lunaison, apparaît à l’est et va 26 Barnes, R. H., op. cit., p. 120. 27 On peut se référer aux pages 117–123 de l’ouvrage de Barnes, R. H., op. cit., pour l’excellente et éclairante description des conjonctions avec Antarès tout au long de la saison sèche. 28 Ibid., p. 118–119. 29 Par exemple : la 2ème nuit, elle apparaît juste au-dessus de la montagne du nord est ; dans le mois urat, le Scorpion « mange » la lune la 7e nuit ; dans le mois nga voho, la 7e nuit, le Scorpion est là, mais renversé ; en fani’i, la 1ère nuit, la lune mange le Scorpion (ou l’inverse, ce qui prouve bien qu’il s’agit d’une conjonction), la 27e nuit la lune mange le Scorpion du côté est, dans le mois amarar, la 23e nuit, à l’aube, le Scorpion apparaît/mange, côté est. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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vers l’ouest où on le voit à l’envers en fin de nuit. À la fin, la constellation disparaît de l’horizon ouest (na mam, elle « disparaît » dans la mer). Alors que chez Barnes le calendrier annuel est fondé sur l’alternance saison des pluies/saison sèche, avec des noms pour chaque étape et des détails sur les phénomènes naturels et la croissance des plantes30, à Tanebar-Evav la succession des lunaisons donne un canevas (et non un calendrier) et fournit de rares indications sur les étapes de la culture du millet. Il y a en outre des commentaires accompagnant la description des lunaisons (cf. Tableau des lunaisons) à propos des vents, de l’état de la mer, de la pluie, de l’intensité du soleil, de l’ampleur des marées, parfois une prévision (bonne ou mauvaise) concernant les mariages et la naissance des enfants (remarque socio-cosmologique). Le nom des lunaisons ne donne que rarement des indications sur les tâches agricoles, sauf les lunaisons du défrichage, du mûrissement, de la rentrée des récoltes. On compte aussi le nombre de nuits dès le début de la nouvelle lune, 1ère nuit, 2e, 3e nuit, jusqu’à onze nuits, et la 14e nuit, c’est la lune au zénith vulan kolanit (à peu près le milieu de la lunaison), puis elle commence déjà à « descendre » (nra) à l’est au moment de son lever, on dit encore qu’elle se « retourne vers l’est » (nwelak), puis il fait nuit plus longtemps (dedan baloat, longue nuit) pendant 16 nuits, puis la lune et le soleil « font route ensemble » (vulan ler, hirru den)31. En 1978, dans la lunaison farehe (plus ou moins octobre), la première nuit, il y a eu conjonction, à l’ouest, et la 29e nuit, il y a eu une nouvelle conjonction à l’est, na’an fa ru, « elle mange deux fois ». Cette année-là, il y eut treize lunaisons (vérifiable sur les sites d’astronomie). À ces décomptes sophistiqués de la conjonction spatiale dans le ciel de la lune avec certaines constellations, s’ajoutent des détails sur la position de chaque nouvelle lune par rapport à l’espace et à l’orientation de l’île (par exemple, au début de urat – à peu près le mois de mars, on dit que la lune descend du côté est de la montagne Iya’a, le mois suivant on la voit au milieu de cette même montagne) ; des qualificatifs sur la position de la lune dans le ciel au cours d’une lunaison (c’est le début de la nouvelle lune mais on ne la voit pas encore, in mama, litt. : « elle arrive » ; la 1ère nuit, la nouvelle lune « surgit » à l’horizon nvot ou nvot ngatil ; puis elle 30 Barnes, R. H., op. cit., p. 129 et sqq. 31 Mes propres données ne me permettent pas de confirmer que les conjonctions n’adviennent que les jours impairs, comme à Kédang ou à Atjèh, d’après Snouck Hurgronje (De Atjèhers, Batavia, Landsdrukkerij, vol. I, 1893, p. 272–273) cité par Barnes (op. cit., p. 120). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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monte rat, puis plus haute, karatat, après son lever, elle est comme à l’oblique nhiar, puis au zénith la 14e nuit, nafru ou kolanit (litt. : « milieu du ciel »), puis elle penche/se retourne vers l’est, nwelak, descend, nra, et disparaît, nhirit). La 15e nuit, la lune repose sur la montagne (éminence situé dans la forêt à l’est), puis commencent ce qu’on appelle de baloat, les « longues nuits », où la lune apparaît tard dans la nuit pendant quatorze nuits. Les nuits de lune, il y a de la lumière dans le ciel, « le ciel est clair », comme à l’aube (lanit nhalan)32. La lune est doublement repérée, temporellement par le nombre de nuits, spatialement par les positions sur le territoire. Que conclure de cette plus ou moins fastidieuse énonciation détaillée des lunaisons et de leur spécificité  ? Que vaut ce que dans la société occidentale, nous appellerions ce «  décompte du temps  », est-ce une mesure du temps  –  time reckoning33  –  ou un «  calendrier  » comme ceux souvent présentés par les anthropologues ? À Tanebar-Evav, aussi surprenant que cela puisse paraître, ce n’est pas la succession des lunaisons, si précise soit-elle, par rapport à laquelle se fixent les étapes de la culture et des activités. Comme à Rindi, «  des parties de l’année sont exceptionnellement indiquées par des phrases qui font référence à des activités ou événements annuels autres que ceux mentionnés dans certains des noms donnés dans la liste des douze mois »34. Les lunaisons sont d’abord des déplacements dans les espaces du ciel et de la terre (ramenée à la configuration de cette île particulière), comme des jalons ou repères immuables qui entraînent les actions des humains. La lune et les constellations dessinent le ciel toutes les nuits. Ces déplacements sont parfaitement observés, repérés, au point qu’un néophyte risque de s’y perdre (les vents, les moussons, l’oscillation des marées lors de chaque lunaison, les conjonctions, la visibilité ou non et la position de la constellation des Pléiades durant ces lunaisons). Plusieurs étoiles connues de l’hémisphère sud dont les noms donnent des indications sur les vents et les pluies sont utilisées pour se diriger en mer vers d’autres îles, mais je n’ai pas d’informations précises quant à leur rapport aux lunaisons. À la fin de ce défilement, il faudrait ajouter 32 halan : « lumière, propre, être libre/disponible, content, être enceinte aux premières règles non advenues », et aussi « y voir clair » dans une explication. 33 Munn, N., op. cit., p. . 102. 34 Forth, Gregory L. « Time and Temporal Classification in Rindi, Eastern Sumba », Bijdragen tot de Taal-, Land en Volkendunde, vol.  n°  139 (1), 1983, p.  61. Voir Bourdieu (loc. cit.) sur le peu de correspondances entre le calendrier et l’exécution des activités agricoles. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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un autre type de mesure du mouvement, celui donné par les termes décrivant les allures du voilier, dans cette relation à la mer, qui sont autant de directions dans l’espace.

La veille À cette horloge astronomique, immuable, incontrôlable, incessante, répétitive, répond une autre « horloge » ou mesure, plus aléatoire, plus ou moins dépendante des éléments mis en jeu par les lunaisons, mais sans leur correspondre terme à terme. Ces éléments sont essentiellement les vents de la mousson et les pluies qu’elle entraîne et décident des déplacements linéaires sur le territoire. Tout en connaissant le nom de la lunaison où se situent les événements à venir, nul usage n’est fait des conjonctions de la lune et du Scorpion pour initier les activités. Ce n’est pas telle ou telle conjonction suivant les décomptes ci-dessus qui sert de base de calcul mais le «  bon moment » en fonction des pluies et des vents. Seule précision, le défrichage (bien évidemment à peu près toujours à la même période) doit avoir lieu après la pleine lune ou après la nouvelle lune, celle de ngatuar, août–septembre35, au moment où le vent commence à tourner (donc, combinaison du vent et d’une certaine lune repérée). Les « aînés » des maisons se réunissent pour la première fois sur la véranda de la maison du «  millet  » pour effectuer la divination avec la noix de coco36, qui doit permettre de choisir à la fois l’emplacement des nouveaux jardins sur le territoire de l’île et le nombre de jours avant le début du défrichage (stak). Cet acte marque le début de la nouvelle période de culture des jardins de millet. Chaque séquence de travail ou de rituel porte un nom : ta stak, ta fnge, ta ót yaf, ther do’òt, ta tuv, ta fwarut, ta frengin, ta stèè, ta fdi’ar, défrichage, brûlis (divination), demande de la pluie, paiement pour les meurtres, semailles, visites dans les jardins, désherbage, chasse aux porcs sauvages (divination), récolte. La période de culture est ouverte par les deux responsables rituels tuan tan ou «  gardiens de la terre  »37, appartenant à deux maisons, dédiées à la culture et aux rituels pour le millet. Comme en témoignage de 35 Cf. le Tableau des lunaisons. 36 La noix est cassée en deux parties, dont une partie, celle qui contient les trois « yeux » est tenue dans la main, les doigts sur les yeux laissant voir des « nervures » (veines, artères), droite, gauche et du milieu, dont l’espacement ou le regroupement indique le nombre de jours avant de commencer, et le lieu par rapport à l’année précédente. 37 Ce nom vient de l’indonésien tuan tanah, généralement traduit par « maître de la terre  ». La traduction par «  gardien de la terre  » est plus appropriée, car l’idée de « maître » entraîne celle de « propriétaire » (voir tous les dictionnaires), ce qui n’est Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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l’importance d’une continuité, l’un des deux est en fonction pendant trois périodes de suite, puis l’autre le « remplace » (nlalin) pendant trois périodes puis le premier effectue à nouveau trois périodes. Ils agissent cependant toujours ensemble pour effectuer les rituels, prononçant en principe ensemble les invocations. Cette suite de neuf périodes se termine par à un autre rituel de grande envergure38, couronnant la 9e période, pour induire, comme chaque période de culture, le renouveau du « contenu » de la montagne, c’est-à-dire toute la société des vivants et des morts, but ultime du rituel. Les « gardiens de la terre » font des offrandes adressées au dieu Soleil-lune, à la terre-mère, aux esprits dont les deux principaux sont les gardiens du village, aux morts, aux « disparus » en forêt – qui n’ont pas eu de funérailles, en certains lieux nommés comme les trois caps de l’île (rituel appelé tun wahan ou tul wahan : tul, « dire », wahan, « limite, bordure », c’est-à-dire, tout l’espace de l’île), aux trois places du village, aux biens précieux conservés dans certaines maisons («  nourrir l’or  »), mais aussi des offrandes en compensation du « meurtre » des animaux et des arbres tués ou brûlés pendant le défrichage puis pour empêcher les insectes et les vermines d’envahir les jardins, et le rituel sob mitu au dieu, pour la réussite du millet. À tous, on demande invariablement dans l’invocation de « veiller », batang, sur la société, d’aller dans tout le monde alentour chercher la chance, la pluie, les principes de vie39, le millet et les porcs sauvages (« ouvrir les réserves » où se trouvent les porcs afin qu’ils pénètrent dans l’île). Ces demandes sont faites aussi, par des aînés de maisons, qui ont un rapport avec certains lieux du territoire de l’île, notamment avec les « disparus ». Ainsi l’île est comme dessinée par les incessants déplacements sur les trajets des lieux d’offrandes à une multiplicité d’instances, à des moments précis, comme seuls repères ou jalons du déroulement du rituel, pendant toute la période de la culture. Le même parcours, les mêmes offrandes et invocations sont effectués par les gardiens de la terre à chaque divination précédant une étape, avant le brûlis et avant la chasse aux porcs. Ils font aussi trois fois le tour des absolument pas le cas, l’idée de « propriété » étant étrangère à cette culture comme à bien d’autres de la même région v. Barraud, Cécile, « De la résistance des mots. Propriété, possession, autorité dans des sociétés de l’Indo-Pacifique  », [in] André Iteanu (éd.), La cohérence des sociétés. Mélanges en hommage à Daniel de Coppet, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2010, p. 83–146. 38 Il n’a pas été effectué depuis de longues années, et je ne l’ai donc pas vu, mais son souvenir est suffisant pour que les villageois puissent le décrire avec beaucoup de détails. 39 D’autres auteurs (Barnes, Forth) parlent « d’âme », j’ai opté pour « principe de vie », moins connoté. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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jardins trois jours de suite après les semailles, pour veiller sur eux, on dit ra li’ik ve’e, ils « regardent les jardins », ou ra hol, « rendent visite aux jardins »40. Cette intense activité rituelle, cette accélération (on dirait presque agitation41) autour de la croissance du millet s’accompagne de façon paradoxale dès le début du processus c’est-à-dire dès la première divination concernant les jardins, d’une décroissance du bruit et des mouvements. On insiste sur le fait que, tout de suite, le bruit est interdit dans le village du haut42, et le nom du millet ne doit pas être prononcé. Ainsi, quand la période est venue, tevat yoan « le juste moment »43, ou encore nutun yoan, (« jusqu’à suffisance »), nutun kanutun (« jusqu’à la jointure »)44, avec la décroissance du bruit dans l’espace du village, une veille commence dans la maison que l’on considère comme le centre du rituel du millet, où se trouve le grenier collectif. Une première distinction s’établit entre l’intérieur du village et la forêt, c’est-à-dire au-delà des murs, où le silence s’étend au fur et à mesure de la culture du millet : depuis l’interdiction d’aller dans les jardins, de faire du bruit dans le village du haut (et surtout ne pas faire de grandes fêtes), jusqu’à culminer en un silence total, interdit de tout bruit, pendant la chasse aux porcs avant la moisson, où le village est vidé de ses habitants. Tout au long du déroulement de la culture, et pendant certaines périodes, d’autres interdits (sur le ramassage du bois, sur certaines nourritures, mais

40 Hol, « rendre visite », taf ’hol, « raconter une histoire », hol af, « parler ». Rendre visite aux malades, veiller les morts en chantant et pleurant, rendre visite à une femme après l’accouchement et lui porter des cadeaux, tout ceci se dit hol. Hol signifie aussi « regarder, surveiller » (le feu, la cuisson, les enfants). 41 En effet, si ces rituels sont bien conduits par les deux gardiens de la terre, de nombreux villageois sont impliqués dans la fabrication des offrandes, le tressage des paniers en feuilles de cocotiers, la collecte de quelque nourriture, etc. …, et parfois les accompagnent en forêt pour porter les offrandes. 42 Une partie du village est construite en haut de la falaise, l’autre partie est en bas devant le rivage. Dans le village du haut, se déroule la majeure partie du rituel autour de certaines maisons, dédiées au millet. Récemment, les «  enceintes  » du monde moderne ayant réussi à se frayer un chemin jusque dans l’île, lorsqu’une fête techno se déroule dans le village du bas, le son monte bien sûr. Et la nouvelle coutume de se fêter mutuellement le Nouvel An bien arrosé trouble aussi le silence imposé. 43 En Birman, le terme «  moment  » semble de même traduire l’idée qu’il est temps de faire une action ou une activité, sans qu’une décision formelle soit nécessaire (Bénédicte Brac de la Perrière, communication personnelle). 44 Plus qu’un décompte qui déciderait du début de l’action, il s’agit d’un moment atteint, comme un passage, souligné par l’idée de « jointure » kanutun, d’interstices bien ajustés l’un à l’autre. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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surtout le bruit) sont rajoutés. Il faut veiller sur le millet comme sur un enfant qui va naître. À partir des semailles, personne ne doit pénétrer dans les jardins de millet, en dehors des gardiens de la terre, qui au contraire vont souvent littéralement « rendre visite » aux jardins (pour vérifier l’état de la croissance). Puis d’après la hauteur des mauvaises herbes au milieu des pousses de millet, ils déclarent qu’il est temps de les enlever. Sorte de ponctuation dans la séquence, trois ou quatre jours sont accordés pour aller désherber les parcelles. Les interdits sur certaines nourritures et les relations sexuelles, les interdits de passage, de bruit, vont en s’intensifiant jusqu’à la fin de la chasse, pour « veiller » sur le millet. La seconde distinction s’opère au moment de la chasse aux porcs, au cœur du rituel, pendant toute la durée de la chasse, de quatre à sept jours environ. L’île entière est «  fermée  », «  interdite  » (nuhu yotót) à toute arrivée de l’extérieur par la mer en provenance des îles voisines. Une annonce, autre ponctuation, est faite en ce sens dans tous les alentours. Puis s’ajoute une troisième distinction, à l’annonce de l’ouverture de la chasse (l’appel), comme encore une ponctuation, une fois le village luimême vidé de ses habitants (toutes les activités des femmes et des enfants s’effectuent hors les murs du village), pendant toute la durée de la chasse, quand les hommes chassent en forêt. Eux-mêmes respectent un silence total le matin du départ. Les deux gardiens de la terre font une veille, ra batang, dans la maison du millet (avec aussi le gardien de l’esprit Adat, l’un des deux esprits les plus importants dans cette société). Ils sont tous les trois confinés sans bouger dans la maison centrale, le grenier collectif. La veille demande immobilité et silence, pour protéger le millet, mais aussi les chasseurs en forêt afin d’éviter qu’ils ne se fassent blesser par un porc. Le village vide doit garder ses portes grandes ouvertes pour laisser le passage aux principes de vie, des vivants, des porcs, du millet, à la chance, aux bonnes choses qui doivent entrer et pénétrer dans la maison du millet où veillent les Tuan Tan. La chasse terminée, les porcs sont offerts aux déités, l’île s’ouvre, la marée est haute, dit-on, on a accosté. Quelle que soit la sophistication de certains calendriers, on retrouve dans une certaine mesure ce dispositif dans d’autres régions du Sud-Est insulindien, à des phases différentes des cultures ou des moussons, avec des périodes de calme, d’interdits et d’expulsion des puissances mauvaises, toutefois moins formelles et plus courtes que celle évoquée à TanebarEvav ci-dessus, et le dispositif n’est pas appelé « veille ». Barnes45 note au début de la saison des pluies, le nettoyage des sources, puis le nettoyage du village, et la fermeture des portes du village ; après la 45 Barnes, R. H., op. cit., p. 135–139. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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plantation du maïs et le rejet des fautes en mer, suit une période de calme à respecter où le bruit est exclu pendant quatre jours (avec paiement lors d’infractions). Tout ceci est en relation avec la croissance du maïs. Barnes note que les interdits et le calme sont très semblables aux restrictions qui suivent la naissance d’un enfant (comme à Kei, ci-dessous). À Sumba Est, dans son décompte des lunaisons, Forth46 décrit une période dangereuse, sous de mauvais auspices (signifiant des maladies, pas de cérémonies de mariage, pas de chants ni de danses)47 qui survient à la fin des récoltes, de fin mai à début août, marquée par des restrictions et du calme. Il renvoie dans une note à diverses parties de Sumba Est où les noms pour cette période évoquent le calme, les prohibitions mais aussi « ce qui est respecté ». Il y a aussi des périodes de transition (dans une journée, un mois, une année, comme une jointure (ci-dessus pour Tanebar-Evav) qui toutes sont considérées comme sujettes à de mauvais auspices et à des interdits. On retrouve ailleurs, par exemple à Savu, ces périodes de calme (« d’abstinence », dit l’auteur), d’arrêt des activités sociales, « d’expulsion des puissances malfaisantes  » (novembre-décembre) qui surviennent selon les sociétés de Savu, avant la pleine lune précédant l’équinoxe de printemps, après les récoltes et ouvrant la saison des fêtes (Cuisinier)48. Ainsi, alors que la culture du millet à Tanebar-Evav est un moment d’activité rituelle intense, parallèlement, par étapes, la diminution des activités quotidiennes s’intensifie, en l’immobilité de la veille.

Éléments pour une comparaison Maintenant un petit exercice comparatif  :  on peut contraster l’intensification du travail, accompagnée dans les pays industrialisés au XIXe siècle de l’intensification des cadences, de l’efficacité, du bruit sur les chaînes automatiques des usines, etc., et leur empreinte sur les corps49, avec ce qui se passe dans une société comme Tanebar-Evav, où l’intensification du travail des jardins et du travail rituel s’accompagne au 46 Forth, G. L., loc. cit., 1983, p. 69. 47 Il ajoute (ibid., p. 63) que les cérémonies liées à la vie (grossesses, naissances, jeunes enfants) n’ont jamais lieu pendant cette période, comme les « mauvaises » lunaisons pour les mariages et les enfants à Tanebar-Evav, mentionnées plus haut. 48 Cuisinier, Jeanne, «  Un calendrier de Savu  », Journal Asiatique, t.  244, 1956, p. 115–116, 118. 49 Munn, N., op. cit., p. 110–111. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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contraire d’un ralentissement (du bruit, des cadences), pour « veiller » sur les corps des jardins, des personnes, des porcs, de l’île, et entraîner une récolte abondante, preuve de la réussite, en considérant les mouvements (ralentissements, calme, silence) à l’inverse de ceux observés dans une usine, mêlés à des contraintes sur les corps (les interdits, l’absence de mouvements, etc…). Le résultat escompté n’est pas un profit commercial. Il s’agit bien pourtant de «  travail  » (comme le montre le nom urat de la première lunaison de l’année, qui signifie, veine, artère, travail, etc.). On utilise aussi l’expression ni enan, le «  résultat  » de la peine, de l’activité, le « prix », la « valeur » à en recevoir50. Ici, concernant le rituel, enan est l’efficacité du résultat, inversement proportionnel à l’intensité de la « veille », du calme, de l’absence de bruit, du ralentissement de toutes activités. L’objectif affiché s’exprime aussi dans la formule  :  ót maren, « faire le travail collectif » pour le roi de la montagne Masbaït, le contenu de la montagne, c’est-à-dire toute la société51, dont la renaissance s’opère après chaque nouvelle période de culture. La renaissance du « roi » (une récolte réussie) glorifiera ainsi le nom de ce roi et celui de la société. On dit : « la société aura un nom », reconnu dans les îles alentours. Le résultat signifie « la bonne marche du voilier, avec bon vent et mer calme ». Le système des clocks, horloge, mesure régulière, s’oppose à l’organisation des watches, les «  veilles  »52 destinées à l’observation des jardins, de la croissance du millet et à la prospérité de la société, en gardant le silence et l’immobilité pour la réussite. Cette réduction du bruit et du mouvement, surtout pour les responsables de la conduite du rituel, est identique à celle qu’observe une femme après l’accouchement : elle reste confinée dans sa maison, sans bouger, pendant deux ou trois semaines, jusqu’à la cérémonie de nomination de l’enfant53 où elle commence par aller se baigner à la limite du village, à la porte du mur qui ferme la baie (précisément le mur qui tinte comme une cloche à l’approche d’ennemis

50 Comme on le dit du résultat de toute activité : enan « le prix » ; enan balbe ? « Quel prix ? » ; enan correspond aux résultats des discussions dans les échanges de mariage, mais c’est aussi le prix de ce que l’on achète lors d’une transaction commerciale. 51 Peut-on ici parler à la suite de Gell (Gell, A., op. cit., chap.  22) d’«  opportunity costs » ? 52 En anglais : « assister à, regarder ; observer ; surveiller ; regarder attentivement, avec attention ». 53 Barraud, C., « Kei Society and the Person: an Approach through Childbirth and Funerary Rituals », Ethnos, 1990, (3–4), p. 214–231. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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ou en cas de danger)54. Le même type de veilles a lieu à l’occasion du premier voyage d’un voilier qui va être vendu dans les îles alentour, effectuées par un jeune garçon et une petite fille : le garçon part avec le voilier et reste assis à veiller, tandis que la fille reste confinée dans la maison du propriétaire du voilier, sans bouger, jusqu’au retour des voyageurs (sur un autre voilier !). La « veille » pour le millet est un moment de silence, d’attention, de concentration qui s’oppose aux battements des horloges ou aux sonneries des cloches. Cette opposition entre « veille » et « sons de cloches » est d’autant plus remarquable, et assez ironique, dans ce village entouré d’un mur (dans la baie), qui tinte comme une cloche55 (lutur ngil rov oho, « le mur qui tinte et entoure le village »). Au-delà du mur, il n’y a pas d’interdit concernant la religion, et horloges et cloches peuvent sonner. Ceci est à comprendre dans le contexte de la configuration des valeurs. La pérennité de la société s’appuie sur ce mouvement, dans les deux sens, vers le territoire de l’île et vers l’au-delà de ce territoire : faire venir du monde alentour tous les principes de vie, rejeter dans le monde au-delà les mauvaises choses, les querelles, les infractions, etc. Pour le permettre, il faut « suspendre le temps » par la veille. La « fermeture » de l’île au moment le plus intense du rituel (chasse aux porcs), cette suspension du mouvement des personnes, des bateaux etc…, vient en complément de l’absence de bruit. Une horloge est toujours en mouvement, mais dans une veille, il doit y avoir à la fois arrêt du mouvement et arrêt du bruit (dans notre métaphore, le tic-tac de l’horloge)56. Une horloge ou un calendrier servent de mesure du temps, une veille n’en est pas une et ils s’opposent en cela. « Veiller sur », batang, c’est « prendre soin de », « faire attention à », « être concerné par »57.

54

« A wall, even in those days! Encounters with religions and what became of the tradition », [in] M. Picard (ed.), The Appropriation of Religion in Southeast Asia and Beyond, Switzerland, Palgrave Macmillan, 2017, p. 185–216. 55 De nos jours, la cloche de l’église protestante, bien que située dans le village du bas, ne devrait pas sonner pendant le moment le plus intense du rituel, les jours de chasse. Cela a engendré bien des tensions. 56 On ne peut comparer avec «  l’arrêt  » du temps social, suite à Durkheim, prôné par Leach dans son schéma d’une séquence rituelle, impliquant un arrêt avec une inversion (Leach, Edmund R., « Deux essais concernant la représentation symbolique du temps », [in] Critique de l’anthropologie, traduit de l’anglais par Serge Thion et Dan Sperber, Paris, P.U.F. [1966] 1968, p. 227–228) voir détails ci-dessous note 60. 57 Barraud, C., «  Welcome to Tanebar-Evav  –  can one be incorporated in a village society? », [in] Jos D. M. Platenkamp & Almut Schneider (eds.), Integrating Strangers in Society. Perspectives from Elsewhere, Cham, Palgrave Macmillan, 2019, p. 147–164. IDEM,

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Contrairement aux mouvements inéluctables de la lune et des constellations, et le retour immuable des lunaisons, qui passent par-dessus nos têtes (au propre et au figuré), le moment de la culture du millet a un début et une fin, tout en se reproduisant à peu près aux mêmes périodes. Peut-on ici utiliser la formule de Barnes à propos des Kédang de l’île de Lembata  ? Il souligne l’imprécision des époques exprimées par «  un/une autre » jour/semaine etc. Mais il propose l’analyse du calendrier comme une suite de séquences supposées revenir à peu près au même moment tous les ans, qu’il décrit alors comme un cycle d’événements (« cycle » pour lui n’est pas synonyme de « cercle géométrique »). Pour revenir au point de départ, il faut suivre la séquence jusqu’à qu’à ce qu’elle soit complète sans en inverser la direction. D’où sa présentation du temps comme « orienté, irréversible et répétitif  ». En dehors du fait que les habitants de Tanebar-Evav ne se rapportent pas vraiment au calendrier lunaire tel que décrit ci-dessus pour fixer les séquences agricoles et rituelles, on peut utiliser cette formule de Barnes58. Les séquences se reproduisent de manière identique, cycle lunaire après cycle lunaire. Mais en l’absence de calendrier rituel, ou non rituel, agricole, sociocosmique, etc.., l’organisation des activités agricoles et rituelles, fondée presqu’indépendamment des phénomènes naturels sur le plan du comptage (lunaison, constellation), et la coordination des activités non rituelles ou quotidiennes ne peuvent pas être contrastées en termes «  d’activités saisonnières  », ou d’opposition «  rituel/non rituel  »59. Cette vision ou ce type d’opposition ne convient pas à Kei, où la succession des événements, en dehors du cycle lunaire, pourrait être exprimée plutôt dans les termes analysés ci-dessus, c’est-à-dire le passage du mouvement à l’immobilité, du bruit au silence, moments résumés par le terme « veiller sur », rythmés par les séquences de la culture. Plutôt que de cycle, on pourrait parler d’une courbe sinusoïdale60, comme celle que suit la constellation du Scorpion au cours des lunaisons, 58 Barnes, R. H., op. cit., p. 127. 59 Cette remarque concerne le « temps écologique » chez Evans-Pritchard commenté par Munn (Munn, N., op. cit., p. 96) pour laquelle l’opposition rituel/non rituel dans les événements saisonniers et dans les relations entre les activités, est le « mouvement du temps ». Le temps écologique est identifié essentiellement avec les concepts de mesure du temps qui « évoquent des ‘activités sociales’ ou une ‘relation entre activités’ ». Faute de place, il n’est pas possible de discuter les propositions de Bloch et la distinction qu’il fait entre « structure sociale » et « communication rituelle » (Bloch, M., loc. cit., p. 278–292). 60 Barnes prend l’idée de «  vague  » pour évoquer «  une pensée exprimée en termes d’oppositions complémentaires » dans sa discussion de la proposition de Leach de lier Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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visible au zénith puis disparaissant sous ou à « l’intérieur de la terre ». Ce sont les différents moments sur cette courbe qui caractérisent le déroulement des activités et non une quelconque opposition rituelle/non rituelle fondée sur un calendrier.

Derniers cheminements Dans la succession de ces pages, j’ai proposé une hypothèse de travail pour transcrire certains faits liés au déroulement de la vie des habitants d’un petit village, en contrastant le rythme des mouvements avec le rythme de la veille. J’ai ainsi essayé de répondre aux questions que posent les anthropologues, parfois confrontés à l’absence de calendriers, de décompte des lunaisons, de mesures du temps, heure, jour, semaine, année, ou comme dans le cas présent, à l’absence de correspondances entre lunaisons et activités. L’hypothèse n’est certes pas développée à la manière des propositions qu’ont pu faire les auteurs consultés qui ont traité de l’anthropologie du temps, Gell, Munn, Bourdieu, Leach, Forth, Cuisinier, Bloch, etc., et même celle de Barnes. Mes propositions de comparaison sur un

au mot « temps » à la fois les échanges rituels d’une série de mariages, l’identification des générations alternées (Radcliffe-Brown), le mariage comme symbole de l’alliance entre groupes par ailleurs opposés (Lévi-Strauss), comme possibles métaphores du temps et de la répétition. Pour Leach en effet, ces traits caractéristiques ont en commun avec les concepts de temps qu’ils peuvent être représentés comme des paires opposées liées par un dessin en zig-zag (Leach, E. R., loc. cit., p. 222). Il fonde cette idée sur le fait que dans certaines sociétés primitives, le processus temporel n’est pas perçu comme une «  succession de durées d’époques  », … mais qu’au contraire le temps entre dans l’expérience comme quelque chose de discontinu, une répétition de renversements répétés, une suite d’oscillations entre pôles opposés (ibid., p. 214) qui peuvent être représentés par un zig-zag. Plus loin (ibid., 227), il se sert d’un schéma durkheimien pour montrer qu’il s’agit d’alternance entre types généraux de comportement, parmi lesquels une des phases, celle de l’inversion des rôles, est un moment où «  le temps normal s’est arrêté, le temps sacré est joué à l’envers  » (ibid., 230). Je rejoins ici pour Tanebar-Evav cette proposition de séquences, que j’appellerai «  suspendues  » et non «  arrêtées  », mais pas du fait de l’inversion des rôles. S’il y a bien des complémentarités entre les différentes activités sociales à Kei, il ne s’agit pas d’un système d’oppositions complémentaires et d’inversions rituelles. Pour Barnes au contraire, l’ordre social à Kédang est un bon système basé sur une opposition complémentaire, et le temps est conçu comme une répétition (de certains phénomènes naturels), résultant d’une non réversibilité (Barnes, R. H., op. cit., p. 142). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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sujet insaisissable et mes appels à ces auteurs sont autant de pistes qui demanderaient à être poursuivies. Si j’ai distingué dans mes titres de section d’une part les espaces temporels qui donnent leur cadre spatial aux activités et d’autre part le défilement socio-cosmique qui oriente la vie, celle de la succession des nuits et des jours, celle des lunaisons, qui semble bien éloigné des activités, c’est afin d’éviter d’opposer systématiquement ce qui serait d’un ordre rituel à un autre qui serait non rituel. Un tel type d’opposition ne permet pas plus de percevoir le « temps » que les vents et les marées et même les positions de la lune, du moins dans le cas étudié ici. Le plus difficile dans un tel exercice est d’éviter les mots que nous utilisons d’habitude pour parler du temps, la catégorie «  temps  » ellemême, ou d’évoquer la perception du temps sans parler du temps. Qu’on le veuille ou non, l’idée de temps renvoie à celle qui est infusée dans les sociétés occidentales, culturellement et philosophiquement, et il est difficile de s’en détacher pour comprendre le défilement des activités dans des sociétés autres, appelé « temps » le plus souvent. Marcel Granet, qui a décrit avec une formidable précision la pensée chinoise propose une solution  :  «  Les notions auxquelles les Chinois attribuent une fonction de catégories dépendent pour l’essentiel des principes sur lesquels repose l’organisation de leur société… leur analyse se confond avec une étude de morphologie sociale (par exemple pour les idées de Temps, d’Espace et même de nombre) »61. J’ai essayé d’examiner ces principes en rappelant le cadre dans lequel les habitants de Tanebar-Evav se reconnaissent comme une société. Ce sont les mouvements d’une part, les veilles d’autre part, indissolublement liés puisque de la veille dépend la suite des mouvements. Ils ne parlent pas du temps qui passe, ils s’appliquent seulement à répéter les gestes, les paroles, les déplacements de ceux qui les ont précédé sur leur sol et ce faisant, à travers les travaux quotidiens comme à travers les séquences des cérémonies, leur localisation, les officiants qui les conduisent, les participants, les invocations, les types d’offrandes, ils font référence explicitement ou non aux événements du passé, ancrés sur le territoire de l’île mais surtout veillent sur leur futur et celui de leurs descendants. Cette petite société ne se désintéresse pas de son passé et de son futur malgré l’absence de grands récits mythiques, de royautés, de grandes cosmogonies ou d’épopées historiques et généalogiques, tels qu’on en trouve plus à l’ouest de

61 Granet, Marcel, La pensée chinoise, Paris, Albin Michel, 1934, Livre II, chap. 1, « Le temps et l’espace », p. 23–24. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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l’Indonésie (à partir des Petites îles de la Sonde, comme le Bei Gua, Itinéraire des ancêtres de Louis Berthe chez les Bunaq de Timor). Il n’y a pas de mythe fondateur à Tanebar-Evav, mais des évocations de l’arrivée d’esprits et de migrants, des petits récits de guerre inter-villages, des contes sur des animaux fantastiques, un récit de la rencontre avec l’Islam il y a trois siècles, etc., qui suffisent à inscrire les habitants de Tanebar-Evav dans un vaste monde qui les dépasse et auquel ils font appel pour glorifier leur nom après une récolte réussie. Sur le plan de l’archipel de Kei, seul un récit unificateur, appelé mythe par les Keiyois, renvoie à une lointaine rencontre avec des personnes venues de Bali. Ceci m’a amenée à proposer que la dynamique de la société, et qui en fait peut-être sa spécificité, est fondée sur des mouvements et des déplacements, incluant aussi bien le territoire de l’île que le monde alentour. Les séquences des activités sont alors autant de marques spatiales et de jalons de la construction passée et future de la société. Comparativement à d’autres sociétés de l’Est insulindien, il y a des formes différentes. Chez les Bunaq, les itinéraires des ancêtres assurent une linéarité, une continuité jusqu’aux vivants. Les chemins ouverts par les alliances dans d’autres sociétés, comme chez les Bugis, retracent un parcours et une histoire menant aux vivants. À Tanebar-Evav, la configuration est autre. S’il y a des parcours, des alliances, des déplacements rituels et des mouvements sur le territoire de l’île, ils ne sont pas linéaires (ni circulaires d’ailleurs) et ne projettent pas une ligne menant du passé vers le futur, mais des jalons dans l’espace terrestre et céleste, sortes de pauses permettant de se repérer à tous moments des activités quotidiennes ou rituelles. C’est ainsi que peuvent faire sens les irrégularités ou les incohérences par rapport aux lunaisons, qui ne deviennent significatives que rapportées aux moussons et aux travaux des jardins. J’ai été étonnée et surprise dans mon analyse de constater le contraste, presque inexplicable, entre une connaissance relativement précise des lunaisons, et l’absence presque totale de références formelles à ces mêmes lunaisons pour les travaux agraires. Bien des auteurs l’expriment comme un contraste entre le «  calendrier  » et les activités pratiques. Pour Tanebar-Evav, cette connaissance des lunaisons est sans doute un des points d’ancrage dans ce plus vaste monde alentour, celui les îles Kei et au-delà, comme une sorte de dôme universel recouvrant la spécificité des mouvements dans ce territoire qui les différencie des autres territoires et sociétés, sous un ciel commun. Plus à l’est, dans des sociétés mélanésiennes (Damon, Burman et bien d’autres, en référence aux travaux de Malinowski)62, les incohérences 62 Damon, Frederick H., « Calendars and Calendrical Rites on the Northern Side of the Kula Ring », Oceania, vol. 52, n° 3, 1982, p. 221–239 ; Burman, Rickie, « Time Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Cécile Barraud

entre le calcul des mois et les saisons de la culture sont fréquentes. En conséquence, la question du contrôle sur le temps, pour pallier ces incohérences, est une question récurrente chez les auteurs cités dans ce chapitre, et à sa suite celle du contrôle du pouvoir, notamment dans l’ouvrage de Gell63. À Tanebar-Evav, la perception du temps est liée aux étapes des travaux agricoles ponctuées de rituels conduits par les responsables de la culture, les officiants aînés des maisons. Cela leur attribue-t-il un pouvoir ou un contrôle sur le temps  ? Ils décident de différentes manières (divination, cérémonies propitiatoires) du début de la séquence, mais non de son contenu, qui est immuable. Le déroulement des activités n’est pas soumis à un pouvoir mais reflète, comme dirait Granet64 (ci-dessus), « …les principes sur lesquels repose l’organisation de leur société… ». Outre celle du contrôle et du pouvoir, beaucoup de questions restent en suspens. J’ai essayé de répondre à Gell lorsqu’il pose que : « La question est de savoir comment l’ethnographe identifie le ‘concept de temps’ dans telle ou telle culture. » Mais existe-t-il vraiment partout ? Gell dit encore que : « L’anthropologie du temps consiste à développer des moyens de représenter les multiples façons par lesquelles le temps devient important dans les affaires humaines ». Munn, pour sa part, à la fin de son article, conclut avec l’idée d’une « ‘temporalisation’ qui considère le temps comme un processus symbolique produit continuellement dans les pratiques quotidiennes  ». Comment en effet, ajoute Gell, se détacher du temps « pesant » des événements du monde réel ? Les représentations rituelles du temps ne fournissent pas une « vue du monde » (weltanschauung), ne peuvent être cohérentes que dans leur relation implicite avec la pratique65. C’est ce que j’ai voulu montrer. Les questions classiques de l’anthropologie du temps portent aussi sur la notion de durée, si importante dans nos propres réflexions occidentales sur le temps, de cyclicité ou de linéarité. Pour Bloch, qui cherche à décrypter les systèmes cognitifs, par exemple, la preuve d’un temps statique ou cyclique vient d’un type spécial de communication, qu’on peut qualifier de rituelle, opposée à la notion de durée dans le temps des activités pratiques (agriculture, etc…). Pour Forth, en référence à Leach, il n’y a pas d’incompatibilité entre les représentations cyclique et and socioeconomic change on Simbo, Solomon Islands », Man, 1981, vol. n° 16 (2), p. 251–268. 63 Gell, A., op. cit., p. 314, 326. 64 Granet, M., op. cit. 65 Gell, A., op. cit., p. 326. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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linéaire de la notion de temps. Les commentaires des anthropologues sur les questions de la durée, la cyclicité, la linéarité montrent qu’elles ne sont pas encore résolues. Autre question récurrente, celle de savoir si ce sont les rituels et les représentations qui déterminent les notions de temps ou bien plutôt les activités sociales pratiques. L’enjeu est de comprendre les calendriers comme systèmes de connaissance, entre autres chez Bourdieu et Bloch, discutés par Gell, et la possibilité du changement social. Dans son ouvrage qui s’apparente à une somme, Gell examine les différentes analyses du temps en anthropologie en commençant par Durkheim, puis en s’appuyant sur la psychologie et la linguistique. Il traite aussi de la philosophie, et des processus cognitifs permettant d’appréhender le temps, qu’il contraste ensuite avec les pratiques. Résumées ci-dessus, toutes ces questions sont traitées dans l’anthropologie du temps, sans arriver à des propositions qui pourraient englober la question du temps et expliciter les différences entre les sociétés. La question est peut-être mal posée. En se fondant sur les données de terrain des anthropologues, en les comparant, on parviendra peut-être à des débuts de propositions.

Bibliographie Arndt, Paul, Religion auf Ostflores, Adonara und Solor, Wien-Môdling, Missionsdruckerei St. Gabriel, Studia Instituti Anthropos, vol.  I, 1951, 248 p. Barnes, Robert, Harrisson, Kédang. A Study of the Collective Thought of an Eastern Indonesian People, Oxford, Clarendon Press, 1974, 350 p. Barraud, Cécile, Tanebar-Evav. Une société de maisons tournée vers le large. Cambridge-Paris, Cambridge University Press-Maison des Sciences de l’Homme, 1979, 283 p. Barraud, Cécile, «  Kei Society and the Person:  an Approach through Childbirth and Funerary Rituals », Ethnos, 1990, (3–4), p. 214–231. Barraud, Cécile, « De la résistance des mots. Propriété, possession, autorité dans des sociétés de l’Indo-Pacifique », [in] André Iteanu (éd.), La cohérence des sociétés. Mélanges en hommage à Daniel de Coppet, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2010, p. 83–146. Barraud, Cécile, « A wall, even in those days! Encounters with religions and what became of the tradition », [in] M. Picard (ed.), The Appropriation of Religion in Southeast Asia and Beyond, Switzerland, Palgrave Macmillan, 2017, p. 185–216.

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Cécile Barraud

Barraud, Cécile, « Welcome to Tanebar-Evav – can one be incorporated in a village society ? », [in] Jos D. M. Platenkamp & Almut Schneider (eds.), Integrating Strangers in Society. Perspectives from Elsewhere, Cham, Palgrave Macmillan, 2019, p. 147–164. Berthe, Louis, Bei Gua. Itinéraire des ancêtres. Mythes des Bunaq de Timor, Editions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1972, 501 p. Bloch, Maurice, « The past and the present in the present », Man, 1977, vol. n° 12 (2), p. 278–292. Bourdieu, Pierre, «  The attitude of the Algerian peasant toward time  », [in] Pitt-Rivers, J. (ed.) Mediterranean Countrymen, The Hague, Mouton, Recherches Méditerranéennes, 1963, p. 55–72. Burman, Rickie, «  Time and socioeconomic change on Simbo, Solomon Islands », Man, 1981, vol. n° 16 (2), p. 251–68. Coppet, Daniel de, « 1, 4, 8 ; 9, 7. La monnaie : présence des morts et mesure du temps », L’Homme, 1970 (1), p. 17–39. Cuisinier, Jeanne, «  Un calendrier de Savu  », Journal Asiatique, t.  244, 1956, p. 111–119. Damon, Frederick, H., « Calendars and Calendrical Rites on the Northern Side of the Kula Ring », Oceania, vol. 52, n° 3, 1982, p. 221–239. Forth, Gregory L., « Time and Temporal Classification in Rindi, Eastern Sumba  », Bijdragen tot de Taal-, Land en Volkendunde, vol.  n°  139 (1), 1983, p. 46–80. Forth, Gregory L., « ‘Time’ and the expression of temporality in Eastern Sumba », Ethnos, 1982, vol. n° 47, (3–4), p. 232–248. Fox, James, Joseph, «  ‘Standing’ in Time and Place  :  The Structure of Rotinese Historical Narratives  » [in] Anthony Reid and David Marr (eds.), Perceptions of the Past in Southeast Asia, Singapore, Heinemann, 1979, 436 p. Gell, Alfred, The Anthropology of Time: Cultural Constructions of Temporal Maps and Images. Oxford, Berg, Explorations in anthropology, 1992, 341 p. Geurtjens, Henricus, Woordenlijst der Keieesche Taal, Weltevreden, Albrecht & Co, Bataviaasch Genootschap van Kunsten en Wetenschappen, 1921, 196 p. Granet, Marcel, La pensée chinoise, Paris, Albin Michel, 1934, 585 p. Kaartinen, Timo, «  Boundaries of humanity. Non-human others and animist ontology in Eastern Indonesia  », [in] Kaj Århem and Guido

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Sprenger (eds), Animism in Southeast Asia, London-New York Routledge, 2016, p. 219–235. Lakoff, George et Johnson, Mark, Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, 250 p. Leach, Edmund, Ronald, «  Deux essais concernant la représentation symbolique du temps », [in] Critique de l’anthropologie, traduit de l’anglais par Serge Thion et Dan Sperber, Paris, P.U.F. [1966] 1968, p. 210–230. Manguin, Pierre-Yves, « Note sur l’origine nautique du mot jam », Archipel, 1979, vol. n° 18 (1), p. 95–103. Munn, Nancy, «  The Cultural Anthropology of Time:  A Critical Essay  », Annual Review of Anthropology, 1992, vol. n° 21, p. 93–123. Pelras, Christian, «  Ancestor’s blood:  genealogical memory, genealogical amnesia and hierarchy among the Bugis  ». [in] H.  Chambert-Loir and A.  Reid (eds), The potent dead in Indonesia, Allen and Unwin, Hawaï University Press, 2002, p. 117–131. Rappoport, Dana, « Le temps de chanter. Pratiques musicales et perception du temps en Indonésie orientale (Lamaholot, île de Flores)  », dans ce volume. Skeat, Walter, Concise etymological dictionary of the English language, Oxford, Clarendon Press, 1911, XV–663 p.

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Cécile Barraud

Tableau des lunaisons Nom des lunaisons

Repères mensuels approximatifs

Traduction Commentaires des villageois (marées, état de la mer, pluie, soleil, état des cultures, vents)

Conjonction avec la constellation du Scorpion

Urat

+ ou – mars

« travail », mais aussi « veine », « artère », « nervure de noix de coco »

Les pousses sont toutes sorties de terre, les épis ont plusieurs « branches », la mousson d’ouest est encore un peu active, il y a deux vents (les vents est et ouest se battent). La marée du soir est bonne.

à la 5 nuit, le Scorpion apparaît au crépuscule dans la mer, e la 19 nuit, il « mange » à l’est.

Vulan but

+ ou – avril

Lune « (vents) collés »

Le vent d’est commence, mais les vents restent « mélangés, collés » (ra but), la marée basse de la nuit est immense, celle du jour est faible.

Le Scorpion Bonne lunaison est « dans » pour les enfants et la terre, mais les mariages. on dit que la 9e nuit, le Scorpion « mange » (conjonction avec la lune) à « l’intérieur de la terre ».

Tinim’a

+ ou – mai

Il y a beaucoup de pluie, tout est mouillé et moisi, tout pourrit (le bois, les vêtements).

le Scorpion Mauvaise lunaison suit le même pour les mariages. chemin que la lune (yè-far den enmehe hov vulan).

e

Événements liés

La nuit, on va recueillir les civelles (les alevins d’anguilles) qui apparaissent brutalement sur la côte est pendant deux ou trois nuits (et que l’on mange cuites au four de pierre).

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Nom des lunaisons

Clock and watch … horloge et veille 163

Repères mensuels approximatifs

Traduction Commentaires des villageois (marées, état de la mer, pluie, soleil, état des cultures, vents)

Hamyanin + ou – juin

Conjonction avec la constellation du Scorpion

Événements liés

Il y a encore de la pluie et de la pourriture des graines de différentes sorte de pois qui sont en fleurs, il faut trier ce qui est bon et ce qui est mauvais. La marée basse du jour est faible, celle de la nuit est importante.

le Scorpion apparaît à l’est e la 15 nuit de lune.

Cette lunaison est mauvaise aussi pour les enfants et pour les mariages.

Bonne lunaison pour les mariages.

Tumur vulan

+ ou – juillet

Lune « mousson d’est »

Soleil. C’est une bonne lunaison, il fait chaud, c’est la sécheresse, trop chaud, les grains sont secs et vides, c’est le milieu de la mousson d’est. La marée basse est importante mais ne dure pas longtemps, avant que la marée ne remonte.

À la 7e nuit, la lune est en conjonction avec la queue du Scorpion, la 9e nuit, le Scorpion est au milieu du ciel.

Nga voho

+ ou – août

Bonne lunaison

Il y a une grande marée basse de jour, une marée haute de nuit.

Pendant 7 Bonne lunaison nuits, la queue pour les mariages. du Scorpion semble être à « l’intérieur » du village, inversée dans le ciel, puis recule.

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Cécile Barraud

Nom des lunaisons

Repères mensuels approximatifs

Traduction Commentaires des villageois (marées, état de la mer, pluie, soleil, état des cultures, vents)

Conjonction avec la constellation du Scorpion

Événements liés

Ngatuar

+ ou – septembre

Tuar Soleil. Torride, manche du le vent n’est pas coupe-coupe fort, et la marée basse du soir est importante. Le vent commence à tourner.

le Scorpion a la tête en bas, donc sa queue apparaît plus haut.

Le défrichage des jardins commence (tuar, taktuar, évoquerait la position basse du corps sur le manche des coupe-coupe pour tailler les arbres et arbustes). Il doit avoir lieu après la pleine lune ou après la nouvelle lune.

Farehe (lik-lak)

+ ou – octobre

Lik-lak « n’importe quoi »

La 3e nuit la lune et le Scorpion sont en conjonction. Les Pléiades apparaissent à l’ouest (ndat Kor, « arrivent à Kor », visibles au cap nord-ouest.).

C’est la période de mise à feu des jardins.

Les vents se disputent quelquefois, viennent de tous les côtés (nord, sud, est, ouest), sont faibles, mais la mer est calme ; à la nouvelle lune, la marée est basse le matin, à la fin de la lune, la marée du matin est haute.

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Clock and watch … horloge et veille 165

Nom des lunaisons

Repères mensuels approximatifs

Traduction Commentaires des villageois (marées, état de la mer, pluie, soleil, état des cultures, vents)

Conjonction avec la constellation du Scorpion

Événements liés

Fani’i

+ ou – novembre

Les pluies commencent à tomber. Après la première nuit de la nouvelle lune, le vent d’ouest arrive, c’est une bonne lunaison.

Le « cœurfoie » de la raie (far) descend, le requin (la queue du Scorpion) n’est pas encore descendu. On voit encore la constellation à l’ouest, mais elle a presque disparu. Au coucher du soleil, les Pléiades apparaissent à l’est. 

C’est l’époque des semailles : on plante les graines des pois, puis on sème le millet (nsavur yanan/warin, nsavur : « envoyer à la volée » comme les éclaboussures d’eau de mer en bateau ; « enfant/ cadet ») ; Protection par naban iroan, « médecines », et rejet des choses mauvaises à l’extérieur de l’île.

Amarar

+ ou – décembre

S’il pleut, le vent vient de l’ouest, la mer est calme.

Quand la lune apparaît la 25e nuit à l’aube à l’est, le Scorpion est là.

« La nourriture est blanche » – bina rasmarar le millet a poussé, devient blanc à cause du soleil, on mange le maïs, et ce qu’on a semé pousse ou meurt, cela dépend du soleil.

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Cécile Barraud

Nom des lunaisons

Repères mensuels approximatifs

Traduction Commentaires des villageois (marées, état de la mer, pluie, soleil, état des cultures, vents)

Conjonction avec la constellation du Scorpion

Toar

+ ou – janvier

C’est une bonne lunaison, le vent vient d’ouest. À l’aube, la marée basse est encore importante. Il y a des pluies.

La 23 nuit, le Scorpion est soit au milieu du ciel, soit il est déjà descendu. Au coucher du soleil, les Pléiades se trouvent au zénith.

Les tiges de millet se démultiplient, plusieurs épis apparaissent. L’interdit total de bruit est posé sur la place du village Tamo, où se trouve la maison des Gardiens de la terre et le grenier de millet, après la première annonce publique, vo’o maroat, avant la chasse aux porcs.

Ta’urun

+ ou – février

La marée basse du soir est importante, donc la 17e nuit, on va attraper les civelles avec des tamis sur la côte est.

Au milieu de la nuit le Scorpion est au zénith, la 5e nuit, conjonction au sud-ouest, et la 21e nuit, conjonction à l’est.

Les grains (millet et autres graines) sont mûrs et sont vite rentrés dans les cabanes de jardin, ta uruk na’a sar. C’est une mauvaise lunaison, pas de mariages possibles et beaucoup de disputes.

e

Événements liés

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Le temps de chanter. Pratiques musicales et perception du temps en Indonésie orientale (Lamaholot, île de Florès) Dana Rappoport*

Cet article aborde la question du temps au prisme de l’oralité, dans une petite société de l’Est indonésien1. Presqu’île située à la pointe orientale de l’île de Flores, en Indonésie orientale, peuplée d’environ 12 000 personnes, Tanjung Bunga est composé d’une vingtaine de villages dispersés le long des côtes. Les habitants vivent principalement de la culture du riz et du maïs, qui dépend des précipitations annuelles. Le temps des personnes semble principalement régulé par la vie des céréales, ponctuée de nombreux rituels, chacun caractérisé par des chants différents. Cette variété musicale pose question : en quoi des chants, tous distincts selon le moment où ils sont exécutés, affecteraient-ils la perception du temps ? La question concerne les chants coutumiers et non pas les chants importés de l’Occident. Depuis la seconde partie du XXe  siècle, les conversions au monothéisme catholique ont imposé aux villageois un autre temps, venu se surimposer  au temps agraire traditionnel2. L’importation de la semaine comme unité temporelle, pourtant absente de leur vocabulaire3, marquée par les chants de l’ordinaire de la messe ajoutée à celle des rituels * Directrice de recherche au Centre Asie du Sud-Est (UMR 8170, CNRS/EHESS/ INALCO). 1 Il résulte de plusieurs missions de terrain menées depuis 2006 dans le canton de Tanjung Bunga à l’est de l’île de Flores. Je remercie Grégory Mikaelian pour ses commentaires sur une précédente version de cet article, ainsi que ma collègue Cécile Barraud pour ses remarques éclairées. 2 La majorité des Lamaholot suivent le culte catholique, la région ayant été christianisée dès le XVIe  siècle par les Portugais, v.  Steenbrink, Karel, Catholics in Indonesia 1808–1942 : A Documented history. Volume 1: A Modest Recovery 1808–1903, Leiden, KITLV Press, 2003, p.  7. Néanmoins, le culte de la Vierge (Bunda Maria) ne se célèbre qu’à Larantuka et Wuré, par des populations malayophones parlant le malais de Larantuka, tandis qu’à l’intérieur des terres, les rituels ancestraux préchrétiens prédominent. 3 Une semaine correspond à l’expression « sept jours déjà » (leron pito kaé). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Dana Rappoport

extraordinaires des grands offices (Pâques et Noël), ont modifié le rapport des gens au temps dans une mesure qu’il conviendrait d’étudier mais qui excède les limites de la présente analyse. Pourquoi analyser la perception du temps par le détour des formes musicales ? D’une part, car la majorité des pratiques musicales à Tanjung Bunga dépend d’un calendrier rituel très souple dont les dates ne sont jamais fixées à l’avance ; d’autre part, car la musique est l’art du rythme par excellence, lequel est, comme on le sait, une composante fondamentale de ce que nous appelons, en Occident, « le temps ». Or, si cette formule va de soi, on questionne pourtant rarement la manière dont la musique influe sur la perception du temps. Toute musique immerge ceux qui la font et ceux qui l’écoutent dans un flux sensible, qui caractérise toute organisation musicale et qui détermine ce qui est appelé vulgairement le «  temps musical  ». Mesuré ou non, le temps musical se manifeste par des rythmes, des métriques et des périodes4. Il est structuré par des événements, des procédés de variations et de transformations. Le temps musical dont il sera question ici porte sur une musique cyclique, formée de périodes plus ou moins longues, constituées d’un même contenu musical répété par des paires de chanteurs différents. Les répertoires, quasi exclusivement vocaux, se distinguent les uns des autres par leurs mélodies et leurs paroles. Je souhaite introduire cette réflexion sur le temps par deux remarques préliminaires issues de mon expérience vécue sur le terrain. Rappeler d’abord la nécessité pour l’ethnographe de renoncer à sa montre. Prendre un rendez-vous avec un interlocuteur à une heure précise est peine perdue malgré l’usage des montres. Si deux parties s’accordent sur une heure, on sait d’avance qu’elle ne sera jamais respectée. Les gens se donnent rendezvous non pas à une heure précise mais dans une séquence temporelle impartie. Ainsi, on se donne rendez-vous au petit matin, ou bien le matin, l’après-midi, la fin d’après-midi, le soir. La séquence importe donc toujours plus que le point, même si les gens savent lire l’heure (désormais constamment affichée sur leur téléphone portable). D’autre part, l’ethnographe est surpris par la longueur accordée aux événements : un

4 En musique, une période est définie comme une «  boucle de temps fondée sur le retour de semblables à des intervalles semblables ». Elle sert d’armature temporelle aux événements rythmiques (Arom, Simha, « Structuration du temps dans les musiques d’Afrique Centrale : périodicité, mètre, rythmique et polyrythmie », [in] La boîte à outil d’un ethnomusicologue, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, [1984] 2007, p. 287). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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chant peut durer douze heures d’affilée, un rituel plusieurs semaines, un entretien toute une journée. Pour saisir comment la musique affecte la perception des durées, j’examinerai à la fois les pratiques musicales et les répertoires musicaux selon plusieurs échelles d’observation : à l’échelle macro de l’année agraire, à l’échelle micro d’une journée agraire et enfin, à l’échelle d’un mythe agraire, chanté quatre fois par an. Avant de plonger dans l’observation des pratiques elles-mêmes, il convient de faire un détour par le vocabulaire relatif au temps.

Vocabulaire En lamaholot occidental5, deux termes correspondent à la notion générale de temps, nuan et ékan6. Employé seul, nuan désigne la période d’antan (« autrefois, dans mon enfance ») ; accouplé à un déterminant, il réfère à des périodes de l’année (nuan warat « saison des pluies7 », nuan kolin’ « saison sèche », nuan nobo « le temps de s’asseoir », se rapportant au temps libre après la moisson). Le second terme, ékan, polysémique, englobe à la fois un lieu et un moment : un lieu (ékan amun’ « espace vide », tana ékan « la terre » en tant qu’espace) mais aussi un moment, une ambiance (ékan kolin’ « saison des palmes, saison sèche », ékan gulen « le matin », ékan miten « l’obscurité », ékan owa « la fin du jour », ékan nokok « la nuit »). Quand les deux termes (nuan et ékan) sont apposés, ils sont synonymes (nuan ékan kolin’ « la saison sèche », ékan nuan matung nalan « la saison du sarclage et des fautes8 »), ce qui semblerait indiquer que le temps est pensé avec l’espace. L’association de l’espace au temps, sensible dans le terme ékan, est courante. Par exemple, «  l’espace lointain  » (ékan doan) peut désigner non pas seulement un lieu éloigné mais aussi « le temps ancien », et donc 5 Le groupe linguistique lamaholot a été segmenté en dix-huit langues et trente-trois dialectes s’étendant sur plusieurs îles, de la pointe orientale de l’île de Flores aux îles d’Adonara, Solor, Lembata incluant également les côtes des îles de Pantar et d’Alor. Il a été réparti en trois sous-groupes : l’ouest (Flores), le centre (Solor et Adonara) et l’est (Lembata). Les dialectes de l’ouest sont considérés comme dominants (Keraf, Gregorius, Morfologi dialek Lamalera, Ende, Arnoldus, 1978, p. 8–10). 6 Dans cet article, les termes précédés de l’abréviation ind. sont en indonésien, tandis que les autres sont en lamaholot (dialecte Tanjung Bunga). Dans cette région, tous les habitants sont bilingues. 7 Littéralement, la saison de l’ouest. 8 Mois de février correspondant à la période de soudure. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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la profondeur temporelle. Cette combinaison entre l’espace et le temps surgit dans ce distique  bien connu quand quelqu’un souhaite signifier son lien à un être aimé : Doan one’ kodi hukut  léla matik sama péten

Loin dans l’intériorité persiste le souvenir longtemps dans la profondeur demeure la mémoire9

Ce distique d’octosyllabes, aux termes appariés, évoque le sentiment d’attachement intensifié par la séparation des êtres dans l’espace et entretenu par la mémoire. L’éloignement spatial est associé à la longue durée pour signifier une distance, qu’elle soit temporelle ou spatiale, par le biais de l’association entre doan « loin » et léla « longtemps ». Le recours à l’espace lointain pour évoquer le temps long produit ici un effet émotionnel soutenu. Alors que nuan et ékan désignent le temps en général, les Lamaholot utilisent plusieurs mots pour mesurer les durées tels que le jour (ara, leron), le matin (gulen), le midi (leron) et l’après-midi (punget, baun, owa), l’heure (dahu’ « frapper »), les lunes ou les mois (wulan), l’année ou l’âge (sun), le passé (kaé, lela, nolon, wia), le futur (semuri « dans un instant », nian « plus tard », bauk, béta « demain », bauk rua « après demain »), le temps présent (kia’, pali). Par ailleurs, on relève une extrême segmentation des moments de la journée correspondant au degré d’intensité du soleil10, une segmentation dont il sera question plus bas.

Saisons et constellations Sur cette presqu’île, les habitants se coordonnent dans le temps selon l’alternance des saisons climatiques et (beaucoup moins souvent désormais) selon les constellations. L’année est composée de deux saisons : la saison des pluies (de décembre à avril) et la saison sèche (de mai à novembre). En décembre, le vent se lève et les orages arrivent de l’ouest, raison pour laquelle ils parlent de «  saison occidentale  » (nuan warat). Avril laisse ensuite place à de longs mois de sécheresse lors desquels la population endure la chaleur et le manque d’eau. Les cinq premiers mois de l’année civile (de la croissance à la moisson du riz) sont 9 Littéralement « loin à l’intérieur toujours se souvenir, longtemps dans le tréfonds sans cesse se rappeler » (Bapa’ Kobus, c. p., 2011). 10 Cette segmentation particulière est aussi relevée chez les voisins Kédang de l’île de Lembata, par Barnes, Robert Harrisson, Kédang : A Study of the collective thought of an eastern Indonesian people, Oxford, Clarendon Press, 1974, p. 113. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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nommés par des noms liés à l’activité agraire : en janvier, lune de sarclage (wulan matun), en février, lune des transgressions (wulan nalan), en mars, lune des fleurs de maïs (wulan kasa), en avril, bonne lune (wulan muren), puis en mai, lune de la fleur de lontar et de la terre sèche (kolin’ wai’ tana mara’). À partir du mois de juin, les sept mois suivants sont nommés par des nombres correspondant à un décompte des jours de conjonction entre la lune et deux constellations particulières, les Pléiades (Wuno) et le Scorpion (Pari)11. Les mois se nomment alors « lune onze », « lune neuf », « lune sept », « lune cinq », « lune trois », « lune un » puis enfin « lune sans manger » (cf. Annexes, fig. n° 1). La référence aux lunaisons n’est donc pas systématique : elle n’était utilisée qu’une moitié de l’année, pour repérer le retour de la saison des pluies. Comme dans de nombreux endroits d’Indonésie et d’autres parties du monde12, les saisons sont pensées en fonction de l’astronomie, relativement à deux constellations principales  :  les Pléiades (Wuno) et le Scorpion (Pari). Dans les villages lamaholot, le balancement s’opère autour de leur apparition et de leur disparition. À la saison sèche, la constellation du Scorpion (Pari), formée de cinq étoiles, monte dans le ciel puis redescend progressivement au fil des mois pour finir par «  se noyer » dans la mer en octobre, tandis qu’en novembre surgissent les sept Pléiades (Wuno), qui annoncent la saison des pluies et des semis. Le mouvement de ces deux constellations est constant et progressif : chaque mois, elles apparaissent à un point différent dans le ciel sans jamais se rencontrer. Quand le Scorpion est du côté du Levant, les Pléiades sont du côté du Couchant. «  [Quand] Wuno monte à la nouvelle lune, disent-ils, Pari descend se coucher » (Wuno géré gitan, Pari lodo’ léré)13. Ce mouvement contraire indique le changement : l’espace, par la position de la constellation, est donc un repère temporel. Le décompte des mois commence à la saison sèche, en juin, quand le ciel est tout à fait dégagé. Il se fait à partir de la conjonction entre le croissant lunaire et ces deux constellations. Il s’agit donc de calculer le nombre de nuits nécessaire à la conjonction entre la constellation du Scorpion (Pari) et les « doigts de la lune ». À partir du premier croissant de lune, il faut compter onze jours pour que Pari se trouve dans les doigts de la lune, puis 11 Sur l’importance de la conjonction entre la lune et la constellation du Scorpion comme indicateur de comput cosmologique du temps, voir la contribution de Cécile Barraud dans ce volume. 12 Barnes, R. H., Kédang […], op. cit., p. 117. 13 En malais, Pari désigne la raie, qui donne sa forme à la constellation du Scorpion, tandis que Wuno n’a pas d’autre sens connu que la constellation des Pléiades. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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neuf, puis sept, puis cinq, puis trois. Ces décomptes ne sont pas tout à fait identiques selon les réponses, mais le modèle reste le même : un compte décroissant et impair permet d’anticiper la saison des pluies. L’imparité n’aurait pas de fondement physique mais relèverait d’une raison culturelle ayant trait à l’incomplétude14. Cette présentation générale du vocabulaire et des manières de compter les mois de l’année ne permet pas encore de saisir le rapport des humains au temps. Pour cette raison, et parce que la pratique vocale dans cette société est étroitement associée au temps, j’invite à présent le lecteur à observer la manière dont les gens chantent tout au long de l’année. Trois cas seront distingués, chacun présentant un lien particulier avec la perception de l’écoulement de la durée. La distinction se fonde sur une triple approche, d’une part, par l’observation des pratiques musicales selon les saisons, d’autre part, par l’examen des mélodies selon les heures du jour au sein d’un seul répertoire, et enfin, par l’analyse du contenu sémantique du mythe d’origine du riz chanté quatre fois par an à certaines périodes de l’année.

Antériorité et postériorité dans le langage musical Tout d’abord, il importe de souligner la spécificité de la tradition chantée dans la partie lamaholot occidentale  :  les gens n’y chantent qu’en duo polyphonique. L’art des duos, mentionné dès les années 193015, puis décrit et enregistré ponctuellement dans deux villages16 se décline de manière variée en six dialectes musicaux17. Cet art a été appelé « le style balkanique de Tanjung Bunga »18, car la qualité des intervalles et le tressage des voix produit un langage musical qui s’apparente à certaines polyphonies des

14 Barnes, R. H., Kédang […], op. cit., p. 121 ; IDEM, « Number and number use in Kédang », Man, vol. n° 17, 1982, p. 1–22. 15 Kunst, Jaap, Music in Flores. A Study of the vocal and instrumental music among the tribes living in Florès, Leyde, Brill, 1942, p. 8. 16 Messner, Gerald Florian, «  Jaap Kunst Revisited. Multipart-singing in three East Florinese villages fifty years later, a preliminary investigation », The World of Music, vol. n° 31 (2), 1989, p. 3–48 ; Yampolsky, Philip, Music of Indonesia 8. Vocal and Instrumental Music from East and Central Flores, Smithsonian/Folkways SF CD 40424, 1995, 70 mn. 17 Rappoport, Dana & Simonnot, Joséphine, Songs from the island of Flores and Solor/ Indonésie  :  Chants des îles de Flores et Solor, Lausanne, VDE-Gallo, Archives internationales de musique populaire (AIMP) t. XCV, 2010, 65 mn. 18 « Indonesia/General/Musical Overview/Genres and ensembles », Grove Music Online, Philip Yampolsky, consultation 2 novembre 2020. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Alpes Dinariques et de Bulgarie occidentale19. Dans cette presqu’île, le chant à deux voix est pratiqué dans la plupart des formes vocales, et jusque dans les récits mythiques20. Les duos procèdent souvent deux par deux. Le premier duo, le plus expert, choisit les paroles et le second les complète, sur un même motif mélodico-rythmique. De forme cyclique, les chants s’ouvrent par une introduction en solo, alterné en imitation  :  une des voix lance une formule à laquelle l’autre répond sur un tuilage puis le duo commence, les voix s’entremêlent et finissent ensemble. Le premier duo est nommé « enfants de la source » (ana’ puken) et le second « enfants du bout  » (ana’ wutun). Ces termes récurrents, qui désignent non seulement les chanteurs mais aussi les strophes, marquent l’importance, dans leur langage musical, de la complémentarité entre antériorité (celui qui commence) et postériorité (celui qui suit). Elle est mise en abyme à trois niveaux : au niveau d’un duo (un chanteur commence toujours avant l’autre), au niveau de la relation entre les duos (un duo commence toujours avant un autre) et au niveau de la spatialisation des chants sur les files de travail agraire (les hommes chantent un répertoire à la « source » et les femmes chantent un autre répertoire « au bout »). La préséance dans les actions musicales excède le cadre du langage musical. Par exemple, les clans souverains (raja tuan) d’un territoire coutumier ne peuvent jamais commencer les activités en même temps : l’un commence, l’autre suit. Ce principe est nommé nika léun nika doré « sème devant sème suivant ». Le clan maître de la terre commence, le clan cadet suit. Mon hypothèse serait que la perception du temps dépendrait, dans un cadre plus général, d’une relation d’autorité entre des personnes, entre des clans.

1. Chanter les séquences des activités agraires Dans cette contrée aride, les populations vivent en grande majorité de la culture du riz et du maïs, deux céréales dont la croissance dépend d’une série d’activités agraires, de l’abattis-brûlis à la moisson. Chacune des périodes agraires est ponctuée par des chants distincts. L’aspect saisonnier des musiques, qui est le plus immédiatement perceptible aux yeux de l’ethnographe, s’impose comme point de départ pour amorcer de façon concrète les multiples dimensions de la perception du temps. 19 Messner, G. F., Do they sound like bells or like howling wolves? Interferential diaphony in Bistritsa, Bern, Peter Lang, 2013, p. 224. 20 Des exemples sont disponibles dans Rappoport, D.  & Simonnot, J.  Ibid., plage 10 et sur la toile en accès ouvert, https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/ CNRSMH_I_2011_012/. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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La saison commence par l’ouverture de nouveaux champs. Chaque année, chaque clan souverain doit assurer l’ouverture d’un champ cérémoniel (man bélen’ «  grand champ  »), un champ annuel dont la culture sera assurée alternativement par un des lignages du clan souverain en question et dont les rituels exécutés dans ce champ vaudront pour les autres champs du territoire coutumier. Ce champ rituel implique des invitations, des chants, des offrandes animales et des dépenses conséquentes tout au long de l’année agraire21. En août, quand la terre est encore sèche, c’est le temps de la chasse. Jusqu’en octobre, de nouvelles parcelles sont défrichées : pendant qu’arbres et arbustes sont abattus, le chant d’abattage (berasi tiné) est exécuté par les hommes aux champs. Puis le bois est découpé et brûlé : les cendres viennent alors fertiliser la terre et les hommes chantent « le chant de coupe » (berasi buko). À la fin du mois d’octobre, la saison des semis s’ouvre par le remisage de la graine au grenier rituel, moment lors duquel le mythe d’origine du riz est chanté par la collectivité des clans22. Dans ce mythe, une jeune sœur est mise à mort par son frère puis se métamorphose en riz23. Lorsque la mousson arrive en décembre, il est temps de faire le rituel des semailles (sikat tubak « semer en poquet »). La veille, pendant la nuit, les clans se rassemblent sur la place de danse pour chanter et danser le mythe d’origine du riz. Le lendemain, hommes et femmes vont semer dans le champ cérémoniel avant de faire de même dans leur propre champ. À l’aide de longs bâtons, les hommes piquent la terre pour y former des trous qui seront remplis par les graines déposées par les femmes. Hommes et femmes chantent des chants distincts : les hommes cheminent d’abord vers le champ en exécutant le « chant de route » (berasi panalaran) puis chantent le «  chant de semailles  » (berasi sikat) tandis que les femmes chantent le berasi naruk. La jeune fille incarnant le riz est amenée au milieu du champ pour y être offerte – en fait, l’offrande est celle d’un cochons décapité. Fin janvier- début février, à peine un mois après les semis, riz et maïs ont déjà amorcé leur croissance en même temps que toutes les

21 Quand un des lignages n’a pas les réserves suffisantes pour assurer tous les rituels de l’année, alors aucun rituel n’a lieu et personne ne chantera dans l’année. 22 Le rituel se nomme buka keban, «  ouvrir le grenier à riz  » ou bien dokan gurun, « envelopper et enfermer la graine ». Le chant se nomme opak gurun gawak be’ola tugu (« récit de l’enveloppement de la nourriture du champ »). 23 Rappoport, D., «  Songs and sorrow in Tanjung Bunga:  Music and the myth of the origin of rice (Lamaholot, Flores, Indonesia) », Bijdragen tot de Taal-, Land- en Volkenkunde, vol. n° 170 (2–3), 2014, p. 215–249. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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plantes indésirables qu’il est nécessaire de sarcler. Le désherbage (batun keremet « désherber ») donne lieu aux chants de sarclage (berasi keremet, goé). Vers le mois d’avril, le riz est prêt à être moissonné (geta tahan, « moissonner le riz ») mais il faut attendre le signal du rituel d’ouverture de la moisson, donné par le clan souverain. Si la moisson est abondante, les gens peuvent décider d’organiser un rituel plus important (polo’ man) lors duquel le mythe d’origine du riz est chanté à nouveau toute une nuit. Le lendemain, tous les clans viennent moissonner dans le « grand champ » cérémoniel. Hommes et femmes chantent du matin au soir des répertoires polyphoniques distincts (berasi panalaran, najan, lian kenolon, berasi ina waé, berasi, lian naman). Une partie du riz tout juste moissonné est immédiatement foulée au pied par des jeunes hommes qui chantent en cercle (répertoire haman, «  fouler  »), puis le riz est stocké dans un grenier au centre du champ. Entre juillet et septembre, le riz est battu (pula’ tahan, « battre le riz »), une activité qui s’accompagne à nouveau du mythe d’origine du riz et du chant lian semogon. En somme, d’octobre à avril, dix répertoires vocaux sont pratiqués à chaque étape de la culture du riz, chacun ayant trait à une activité particulière (cf. Annexes, fig  n°  2). La plupart partage des similitudes de forme  (chants à deux voix constitués de phrases musicales courtes répétées) et de contenus (relatifs au mythe d’origine du riz). Un seul, parmi les dix, diffère considérablement des autres car il est exécuté à quatre reprises pendant l’année : le mythe d’origine du riz est chanté lors des semis, de la moisson, du battage et du remisage. Il mobilise le plus grand nombre de personnes  ; par sa forme linéaire, il induit un autre temps qui sera décrit plus bas. Les chants qui viennent d’être nommés sonnent l’ouverture d’activités collectives ; tous les deux mois (octobre, décembre, février, avril, juin), ils marquent une synchronisation collective dont l’étalon est la croissance du riz. Le signal de cette synchronisation est toujours donné par le clan souverain (raja tuan) maître de la terre (tuan tana), qui par ce fait manifeste son autorité24. Outre cette ponctuation des saisons en musique, l’année est pensée selon le principe puro léa’ « interdire libérer » qui consiste peu ou prou à « fermer » puis « ouvrir » le territoire coutumier. La période de fermeture du territoire coutumier, appelée « saison du sarclage et des fautes » (ékan nuan matun nalan), commence avant les semailles, par un sacrifice animal

24 Cette idée de synchronisation comme un des traits de l’autorité se retrouve dans beaucoup d’endroits, voir Iteanu, « Le big man et le temps », dans ce volume. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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précédé d’une parole rituelle versifiée. L’objectif consiste à protéger la tranquillité de Tono Wujo, la divinité du riz, afin de lui permettre de croître en paix. Le mois de janvier correspond au sarclage (matun) et le mois de février aux fautes (nalan). Considéré comme mois de l’infortune et du désespoir, février est le mois le moins propice aux naissances (tenues pour malheureuses), et il vaut mieux ne pas être né en ce mois de soudure. C’est le temps des vagues sur la mer et du vent sur la terre alors que dans les champs, rien n’est encore sorti de terre. Les gens, souvent affamés, se mettent à voler ici et là, dans les champs, dans les maisons ; ils « volent » aussi des femmes (ind. curi perempuan « voler une femme »), commettent des adultères (ind. bawa lari « enlever »). Dans cette période difficile, caractérisée par le manque et le resserrement, une série de restrictions est appliquée : toute animation est interdite, aucune musique n’est autorisée, les champs ne sont plus ensanglantés par des offrandes animales, les transactions de mariage sont reportées25, on ne doit pas aller pêcher en mer, il est interdit d’allumer du feu sur la plage. Ne sachant pas encore si le riz mûrira, les humains vivent ce temps d’incertitude dans un état dysphorique, ce qui explique la tristesse sensible dans les chants de semailles et de sarclage26. À la mi-mars, quand le riz est mûr, la fin des interdits (léa’ « libérer des interdits  ») marque l’ouverture d’une longue période de réjouissance appelée « le bon temps » (nuan murén)27. Une fois la subsistance assurée, le territoire est ouvert (buka duli pali « ouvrir les champs cultivés »). Les gens ont alors le droit de chanter, de moissonner, de faire ce qu’ils veulent ; ils peuvent désormais planifier les travaux de leur maison cérémonielle, anticiper les prochaines alliances de mariages, régler les conflits laissés en plan. Certains nommaient cette période « le temps assis » (nuan nobo) car libérés de la crainte de la disette, après la moisson, les vieux invitaient les jeunes à s’asseoir ou à s’allonger sur les plates-formes en bambou afin de s’entraîner aux chants de moisson (najan)28.

25 En indonésien de l’Est, bélis réfère au prix de la mariée, échangée en pays lamaholot contre une à plusieurs défenses d’éléphant (ind. gading). 26 Rappoport, D., loc. cit., 2014. 27 Léa’ : libération de la période de restriction, reprise des échanges de sociabilité. 28 Depuis les années 1980, en raison des recompositions spatiales et des nouveaux besoins économiques poussant les paysans à chercher d’autres moyens de subsistance, les paysans ne restent plus « assis » après la moisson. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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La conception de l’année en deux temps est décrite ainsi par un paysan : D’octobre à mars, nous sommes dans un temps de fermeture. Nous pensons à cette saison en nous demandant quel sera notre destin, quel sera le résultat de la moisson ; nous sommes comme en deuil. Mais en mars, on sait si la moisson a donné ou pas. Le riz, qui a déjà fleuri, blondit. Alors les gens peuvent s’animer. Le temps de fermeture empêche les réjouissances car on ne sait si on pourra manger. On ne peut pas aller faire la marée, ni aller chasser. On laisse les animaux tranquilles, tant dans la mer que dans la forêt, on les laisse vivre joyeusement, dans le but que gibiers et poissons abondent lorsque nous « ouvrirons ». De plus, pendant ce temps de fermeture, on est tenus de rester aux champs pour veiller sur le riz, on peut seulement chanter le chant de sarclage (berasi kremet) qui est un chant triste, un chant où on demande de l’aide, mais on ne peut en aucun cas chanter le najan, un répertoire alors strictement prohibé à cette période, celui-ci étant associé à la moisson. Ce temps de fermeture se clôt par un rituel (puro léa’) qui ouvre alors les champs (buka duli léa’ pali) pour que les gens puissent chanter, s’animer, chasser, pour qu’ils aillent faire la marée29.

Des chants spécifiques caractérisent donc respectivement les deux grandes périodes de l’année : à la fermeture du territoire sont associés les chants de semailles et de sarclage (berasi sikat et kremet) et à l’ouverture, sont exécutés presque tous les autres répertoires (cf. Annexes, fig n° 2). Cette succession distingue ainsi deux ensembles esthétiques strictement séparés, qui ne se recouvrent jamais. Dans ces derniers, tant la forme (par les structures mélodico-rythmiques) que le contenu des chants (par les paroles) révèlent des états émotionnels inversés. La croissance du riz est donc organisée socialement selon un ordre successif, rythmé, sur le plan biologique, par le développement de la plante, et sur le plan social, par le rituel dont la musique fait partie intégrante. La succession de ces stases au contenu différent (tant par l’activité que par les émotions) est elle-même englobée en deux grandes phases, la phase des interdits et la phase de réouverture des échanges (cf. Annexes, fig n° 1).

2. Chanter les séquences du temps diurne Si la musique apparaît pour l’instant comme révélateur d’une opération de synchronisation des clans fondée sur le rythme du croît des plantes et de la révolution des astres, elle peut aussi segmenter des séquences 29 Bapa’ Krowé, c. p., Waiklibang, avril 2017. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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plus courtes. Pour tous les répertoires, les mélodies et les paroles varient en fonction de la place du soleil dans le ciel, en unités de trois à huit moments. Au minimum, les répertoires segmentent la journée en trois moments en fonction de la lumière  :  les chants du matin (gulen), du midi (leron) et de la fin du jour (owa, punget). Ces trois moments sont subdivisés davantage lors de la moisson30. C’est pourquoi j’expliciterai ici à présent l’étroite relation entre la musique et les moments de la journée pendant la moisson. Alors que la langue indonésienne divise la journée en cinq moments, une journée sur la presqu’île de Tanjung Bunga se répartit en onze moments, presque tous ponctués, à la moisson, par des chants distincts. Le répertoire najan (chants de moisson des hommes) est constitué de huit chants qui diffèrent selon la place du soleil dans le ciel, permettant alors de circonscrire huit moments dans la journée : l’aube, le lever du soleil, le soleil qui réchauffe, le plein soleil, la pause, le soleil déclinant, le soleil couchant, le crépuscule (cf. Annexes, fig n° 3). Hogo ko (« Lève-toi ») se chante à l’aube. Lero weli géré (« Le soleil monte là-bas ») est chanté ensuite, au lever du soleil. Puis, tout au long de la matinée, Wajako (« Présente vite la noix d’arec ») est échangé entre duettistes, pour résister à la pénibilité du travail. Quand le plein soleil (lera leron) arrive, le chant Adé koli’ circule entre toutes les bouches. Enfin, au moment où le soleil entame son lent déclin, vers deux ou trois heures de l’après-midi, ils chantent alors Ongeno (« Rappelle les chiens ») puis vers 16 heures, ils passent à Kukak maten tobi turu’ (« Le merle dort sur le tamarinier »). Enfin, « quand le soleil est déjà froid », quand la fin du jour arrive, c’est alors Kolo turu’ (« Je rentre dormir »), puis, au crépuscule, ils adressent une supplique à leur sœur, transformée en végétal comestible, dans le chant Biné’ koré’ léro («  Sœur, quand le soleil se couche  »). La nuit, un autre répertoire est alors chanté jusqu’à l’aube, il s’agit du mythe d’origine du riz. Bien que selon les lieux, les catégories soient nommées de manière variée, partout sur cette presqu’île, ce rapport entre la musique et les « heures » prédomine. Dans le répertoire de chants de moisson en duos masculins décrit ci-dessus, le temps est marqué sur le plan sémantique par certains mots : le chant de l’aube invite au réveil (Hogo ko, « Lève-toi »). Le second chant évoque le soleil déjà levé (Wéli géré, géré lera, « Le soleil s’est levé »), la chaleur du midi est évoquée par la sécheresse de la feuille de palme (Adé koli’ tepo), la sonnerie du retour est annoncée par le sommeil, et le retour 30 Si le séquençage de la journée en période de moisson est le plus grand de tous les travaux agraires, c’est peut-être parce que c’est l’activité qui nécessite la plus grande intensité de travail et la plus grande main-d’œuvre, de l’aube au crépuscule. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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(Kolo turu’, «  je veux revenir  »), enfin, l’évocation du soleil couchant ferme la journée avec le chant le plus triste (Biné koré’ lero lera,  «  Ma sœur, quand le soleil se couche  »). L’écoulement temporel est sensible par des actions à mener (se lever, rentrer) mais aussi par des sensations de variation de chaleur. Le chant, qui évoque incidemment la course du soleil, synchronise les humains dans leurs perceptions physiques et émotionnelles  ; il rythme un ordre de succession de stases, reliées au soleil, qui permet in fine de mesurer le temps écoulé. Musicalement, les six modèles mélodiques de ce répertoire se distinguent en fonction de la progression de la lumière31. En marquant l’avancée du soleil, le chant vient intensifier des émotions spécifiques. Si jusqu’à midi, les émotions matinales sont en général euphoriques, dès que le soleil commence à refroidir, il en va autrement. Parmi les différents moments de la journée, les chants du soleil couchant ont une valeur particulière. Celui des femmes à Keka’ est appelé tuan nuan (« le jour tombe ») ou banu léko owa (banu léko de l’après-midi). Il évoque un instant particulier : Piku nuan pé kaé lera pelau’ buno bauk

Le temps est venu le soleil se couche

Go balélé ilé raé nuan pelau’ lodo nokok

Je vois là-bas la montagne l’instant s’assombrit

Go balélé woka raé tuan nuan o tana bajo

Je vois là-bas la colline le jour tombe sur la terre bajau

Tobi légo bala légo

Tobi légo bala légo32

Seul, le locuteur regarde au loin le soleil se coucher. Alors que cet instant serait magnifié par un européen, ici, le ressenti est tout autre. Le lieu et le moment génèrent un retour sur soi, une prise de conscience d’un ici et d’un ailleurs et du poids inéluctable de notre finitude dont la perception se cristallise à la fin du jour. En élargissant l’observation à tous les répertoires chantés, il apparaît que les chants du crépuscule suscitent des émotions dysphoriques car ils « sonnent » l’heure de la séparation entre les humains et la plante, considérée comme un être cher (un enfant ou une sœur). Au moment du déclin du soleil, vers quatre heures, le changement de luminosité annonce le retour au village, et donc un déplaisir. Tous les chants crépusculaires abordent ce retour qui n’est pas vécu comme un

31 Les autres répertoires musicaux segmentent les journées en trois : le matin, le midi et l’après-midi (gulen, leron, owa). 32 Vers de fioritures vocales, sans signification. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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moment de détente, de relâchement ou d’arrêt du travail contrairement à ce que l’on pourrait supposer ; car dans le champ, est laissé un être aimé, une sœur, qui n’est d’autre que le riz. Ce moment marque une double séparation, d’une part, d’avec la jeune sœur (le riz) et d’autre part, d’avec ses compagnons de chant et de travail, renvoyant chacun à sa solitude. Le remède à cette peine qui s’annonce est l’exécution du dernier chant. Ces chants crépusculaires (najan perawi, banu léko owa, punget), exécutés quand la lumière faiblit, constituent une catégorie en soi, même si chacun varie selon l’activité agraire33. Considérés comme les plus tristes, ces chants sont une adresse (perawi) à l’être aimé. Les paroles évoquent la séparation (« tes frères demandent congé, toi, plie les jambes et attends »). Au coucher du soleil, avec ces chants, gravité et mélancolie sont ressenties. Ce n’est pas seulement la supplique qui rend triste, mais c’est le chant associé à l’instant lui-même, au passage du jour à la nuit, propice aux émotions dysphoriques comme je l’ai constaté lors des séances d’écoute avec les chanteurs. Lors de ces séances qui consistaient à connaître leur jugement de goût, je remarquais que leurs réponses variaient selon l’heure du jour. Si les séances se tenaient à la tombée du jour vers six heures du soir, la musique pouvait déclencher les larmes – tel fut le cas, à ma grande surprise, sur une chanson de Bob Dylan (Blind Willie Mctell), un soir calme du mois de juillet. Ce mouvement des émotions, ancré dans la relation des humains à la plante anthropomorphisée, est cristallisé par la synchronisation du chant à la course du soleil. Autrement dit, la musique déclenche des émotions qui ne demandaient qu’à surgir. En outre, elle active aussi la perception de la fuite du temps : Quand nous chantons, nous chantons avec nos sentiments propres et le plus souvent, nous sommes tristes, extrêmement tristes. Car nous pensons aux temps qui ont passé, aux temps anciens. Aujourd’hui, nous ne sommes que dans le présent, et le passé, nous le laissons partir. Goé et Leko Lau sont les chants les plus tristes, qui parlent de la situation de notre temps. En chantant, nous nous propulsons dans les temps anciens, nous le chantons, cela nous afflige, comme de vieilles histoires (…). Nous rappeler les temps anciens nous rend triste. Quand nous chantons, nous imaginons, nous méditons, nous nous sentons tristes (Bapa’ Lego, c. p., 19 janvier 2007)

33 Wodon gokok aux semailles, Oé Bala lors du désherbage, Khonga punget à la moisson. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Le chant génère de la nostalgie en réactivant les souvenirs du passé, grâce au pouvoir de la musique de faire surgir deux temporalités simultanément, présente et passée.

3. Chanter l’origine du riz Parmi la dizaine de répertoires chantés à Waiklibang, l’un d’entre eux se nomme opak moran34, «  narration chantée  ». Exécuté plusieurs fois par an, ce répertoire réfère aux temps anciens. Il est composé de trois types de narration : le chant de l’origine du riz (opak moran laran Tono Wujo), le chant de l’origine des clans (opak usu asa), le chant des armes tranchantes (opak suri’ kada)35. Il se distingue par la taille des narrations, qui excède deux à trois mille vers organisés en distique d’hexasyllabes. Ces narrations constituent des récits de parcours : celui du riz, qui sous l’apparence d’une jeune femme progresse d’Ouest en Est, celui des migrations des clans jusqu’à leur installation sur le territoire coutumier. Dans ces sociétés de tradition orale, l’histoire n’est jamais écrite : seul le récit chanté fixe l’histoire des groupes, par la récitation de séquences de noms de lieux parcourus pendant la migration, des lieux dont on ne sait s’ils ont vraiment existé ou pas. Savoir énoncer le chemin dans le bon ordre sans omettre aucune étape du parcours est un défi pour tous les orateurs qui risquent leur vie en cas de faute performative36. Ces récits sont chantés selon une même et unique forme musicale qui met en jeu sept chanteurs et trente danseurs, selon une succession complexe de voix chantées. Plusieurs orateurs, assistés de paires de chanteurs, se succèdent toute la nuit selon une alternance de séquences narratives et de chants différents de 22 heures à 6 heures du matin. Chaque chant se distingue par son nom, sa variété de pas, ses configurations mélodicorythmiques, ses structures chorégraphiques progressant toutes sur une ligne centripète disjointe. Le récit de la fille mise à mort et métamorphosée en riz, que je nomme « mythe d’origine du riz », exemplifie la longue durée. Appelé quelquefois «  récit de la route de Tono Wujo  » (opak moran laran Tono Wujo), du nom de cette jeune femme, ce chant d’origine des semences développe 34 Appelé aussi Opak bélun, bélun pourrait être issu de bélén’ «  grand  ». Opak bélun signifierait alors « grand récit ». 35 Rappoport, D., «  Why do they (still) sing stories? Singing narratives in Tanjung Bunga (Eastern Flores, Lamaholot, Indonesia) », Wacana, Journal of the Humanities of Indonesia, vol. n° 17 (2), 2016, p. 163–190. 36 Ibid. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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un mythème répandu dans toute l’Asie du Sud-Est insulaire selon de nombreuses variantes37, celui de la mise à mort d’un être humain (enfant, femme ou homme) qui se transformera en végétal comestible. Chez les Lamaholot, ce récit s’organise autour d’un enjeu primordial : celui de la survie d’une société menacée d’extinction par la famine. Autrefois, les humains, qui ignoraient encore l’agriculture, avaient faim ; ils mangeaient des fèves, ingéraient leurs excréments et buvaient leur urine38. Pour assurer la survie du groupe, une fille (nommée de plusieurs noms : Tono Wujo, Nogo Ema, Nogo Gunu, Bési Paré, biné ana’) se résolut à mourir. Après avoir préalablement préparé le champ en ayant pris soin de couper et de brûler tous les arbres du champ, elle ordonna à ses sept frères de la mettre à mort. Transpercé à mort par le cadet, son corps se métamorphosa huit jours plus tard en riz et autres végétaux comestibles. Des moissons de ce champ, les frères remplirent sept greniers ; avec la vente de ce riz, ils achetèrent des défenses d’éléphant (pour se marier). Une femme paya donc pour sept hommes afin qu’ils puissent prendre femme. Mais ces sept frères ne s’entendaient plus. Ils se battaient, et c’est pourquoi Tono Wujo, honteuse, partit pour être partagée dans tous les villages. Tel est le cœur de ce mythe chanté. Dans cette narration formée de 2 200 vers, il importe de souligner que le nœud dramatique n’apparaît qu’au vers 1052. Avant cela, la moitié du mythe est consacrée aux ascendants de Tono Wujo. Fille de Pati Sogen La Galio et de Tonu Gowin Bura, elle est la petite fille de Koka Tuli Sanganara et de Kluke Sina Jawa Mau, sa grand-mère, un esprit de terre (nitun). Enfin, elle est aussi l’arrière-petite-fille de Resi Doan Dowo Homo et de Uto Watan, à Lio. Une grande partie du récit concerne la généalogie de son père, de ses grands-parents et de ses arrière-grandsparents. Ainsi, la moitié du mythe concerne la période de fondation, au temps où les humains n’étaient pas même humains mais « esprits de terre » (nitun). Cette période est évoquée par la nomination des lieux et des noms des ascendants de Tono Wujo, sur quatre générations avant elle, dans un temps et un espace lointains. Tono Wujo est issue de l’union d’un humain avec un esprit terrestre (nitun) du côté maternel. Au début du récit, la place du grand-père paternel de la jeune fille du riz est rappelée par le nom du domaine cérémoniel, des ancêtres, des pierres cérémonielles, des esprits, des montagnes et des terres. Puis le récit raconte en détail son 37 Mabuchi, Toichi, «  Tales concerning the origin of grains in the insular areas of eastern and southeastern Asia », Asian Folklore Studies, vol. n° 23 (1), 1964, p. 1–92. 38 Tukan, Simon Suban, Masyarakat Lewolema dalam interpretasi mitos Nogo Ema Besi Pare, Ledalero, mémoire de master, 1996, p. 97. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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voyage d’Ouest en Est, de Lio jusqu’au lieu d’énonciation de l’orateur. La mémoire des routes est fixée par la récitation de séquences de migration, définies par des noms de lieux énumérés dans un ordre fixe, dont voici un exemple : Lewo Wato Maé tana Belan Burak

Village de la Bonne Pierre terre du Bambou Blanc

Raja Pati Mangu Tuan Boli Lio

Raja Pati Mangu Souverain Boli Lio

Tonu Osé Longo Wujo Laju Burak

Tonu Osé Longo Wujo Laju Burak

Nuba Sogé Sara Boro béla Kéwa Kala Midi

Nuba Sogé Sara Boro béla Kewa Kala Midi39

Guna Siga Buga déwa Tuli Nara

Guna Siga Buga déwa Tuli Nara40

Ilé Wato Téna woka Wai’ Wuri

Montagne de la Pierre Bateau montagne de la Rivière Wuri

Duli Kébo Lolon Buto pali Hulu Hala Lolon

Champ des huit palmiers champ Hulu Hala Lolon

Extrait du récit chanté opak bélun gurun gawak béola tugu, vers 143–156 (enregistré à Ratulodong, rituel dokan gurun, 8 novembre 2006)41

Les noms de village, de montagnes, de souverains, de champs cultivés et la mention des attributs de souveraineté (pierres cérémonielles plantées, nuba nara, et pierres auxiliaires mobiles, guna déwa) réfèrent à un temps ancien, celui des grands-parents de Tono Wujo. Le village Wato Maé, à Lio (donc très loin du lieu d’énonciation), est le village du grand-père de Tono Wujo. Alors qu’il n’y a aucun déterminant temporel, seuls les noms de lieux et d’êtres réfèrent aux temps anciens42. Les ancêtres de Tono Wujo sont issus de la région de Lio. Pendant toute la première partie, le récit se déroule à Lio, entre les deux villages des grands-parents paternel

39 Nom des pierres cérémonielles d’un territoire coutumier. 40 Guna déwa désigne les esprits auxiliaires d’une personne, d’un clan ou d’un groupe de clans. 41 https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2007_006_001_232/, consulté le 18 décembre 2018. 42 Tout comme à Kei, la liste des noms de lieux permet de se remémorer le passé, voir Barraud « Clock and watch…horloge et veille », dans ce volume. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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(Wato Maé) et maternel (Kajo Tapo), le second village se situant sous la terre. Ce n’est qu’après la métamorphose de la sœur en riz, au vers 1462, que Tono Wujo part de Sikka jusqu’à l’Est de Flores, en passant par un grand nombre de villages. Neuf lieux, d’Ouest en Est, sont alors nommés par des noms de lieux à rallonge43. À chaque nom de lieu est associé un souverain. Durant son parcours, la fille se fait violer à plusieurs reprises. D’un des viols naît un enfant qui sera jeté à la mer. Ne se sentant jamais à l’aise dans les villages, elle poursuit sa route jusqu’à son arrivée au lieu d’énonciation du narrateur dont le dernier évoque alors, à la fin de l’histoire, ses propres ancêtres qui auraient rencontré la jeune femme. Ainsi le mythe chanté se raccorde alors à la réalité vécue. La fonction principale de cette topographie consiste à établir la préséance d’un groupe sur le territoire et sa fonction secondaire consiste à stocker des connaissances sur les relations et les interconnexions entre les événements passés et les noms secrets des esprits et des lieux parcourus au cours des migrations. James Fox utilise le terme de « topogénie » pour désigner une succession ordonnée de noms de lieux, montrant que dans les sociétés d’Insulinde orientale, les topogénies sont aussi communes que les généalogies et que certaines sociétés austronésiennes préfèrent la topogénie à la généalogie car les successions de générations ne se perçoivent que par la migration des personnes dans l’espace44. Un chanteur de ce mythe m’explique que ce récit, visant à augmenter la fertilité des champs, est chanté afin d’accueillir la divinité du riz en ces lieux. Nous voulons accueillir Tono Wujo à son village d’origine. Nous y allons donc en volant, pas en marchant. Une fois là-bas, nous nous déplaçons de Lio à l’Est de Flores, de sorte que l’histoire qui se termine dans notre village commence par le récit de ses clans, son temple, sa plage, ses montagnes, ses esprits (nitun), ses journées ; nous racontons tout, il ne faut pas se tromper, c’est pourquoi un seul homme le sait. (Anton Siku Mukin, 68 ans, p.  c., Karawutun, mars 2006).

43 Lewo Krowé Tana Tukan Henga Rua Hama (vers Maumere), puis Lewo Peli Bugit Bojan Tana Peli Tulé Walén, puis Lewo Keluok Wojon Tobo Tana Napen Hapén, puis Lewo Raé Tapo Toban Tana lewo Rahang, puis Kawaliwu, Lewotala, Oka, Wéru, Watuwiti, Riang Koli, Lamanabi. 44 Fox, James J., « Genealogy and topogeny: Toward an ethnography of Rotinese ritual place names  », [in] J.  Fox (ed.), The poetic power of place. Comparative perspectives on Austronesian ideas of locality, Canberra, Australian National University, Research School of Pacific and Asian Studies, Dept. of Anthropology, 2006, p. 89. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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À Flores, ce mythe est non seulement dansé, chanté, mais il est aussi «  représenté  » par une ou deux filles qui personnifient la semence, des semailles à la moisson. Par le biais du rituel qui permet de rejouer le nœud dramatique, le temps ancien devient soudainement actuel par une mise en présence. Tout se passe comme si le rituel, par le biais du récit et de la personnification, rendait présent le temps ancien. Ainsi, ce mythe d’origine du riz est comme raccordé à l’histoire individuelle de chaque village où le riz personnifié en jeune femme serait arrivé.

Ce que la musique fait à la perception du temps L’ethnologue Robert Barnes remarque que dans la société Kédang, voisine des Lamaholot, le concept de cycle n’existe pas. Leur temps, dit-il, orienté, va dans une seule direction ; irréversible, il est pourtant répétitif. Les choses avancent le long d’un chemin sans jamais revenir en arrière. « The orderly way to return to the starting point is by proceeding through a sequence to its completion without ever reversing the direction »45. Il en est peut-être de même sur la presqu’île de Tanjung Bunga  où le temps est pensé en termes de séquences et de succession de séquences que la musique délimite. Le retour du même chaque année n’est pas, à ma connaissance, représenté sous forme de cycle. L’étude des répertoires vocaux révèle une distinction entre trois types de temporalités : celle qui est liée au rythme de la culture du riz, celle qui est liée au rythme d’une journée de travail agraire et le passé lointain du mythe. Dans les deux premiers cas, le chant agit en premier lieu telle une horloge qui sonnerait les mises en mouvement du collectif lors des différentes étapes de la culture du riz. Ce temps est ponctué par une succession de répertoires musicaux, récurrents, qui s’insèrent dans une macro-période46, formée par la fermeture et l’ouverture du territoire (puro-léa’). Dans ces deux premiers cas, le chant isole et colore chacune des séquences agraires d’une nuance émotionnelle différente, en synchronisant les corps au sein d’une communauté d’émotions. Chaque répertoire produit un type d’affect lié aux représentations collectives de la nature astrologique (l’ensoleillement) et de la culture agraire (la maturation du riz). Enfin, en ce qui concerne le troisième cas, le récit

45 Barnes, R. H., Kédang […], op. cit., p. 128. 46 En musicologie une macro-période forme un cycle constitué par la récurrence de périodes de dimensions variées (Arom, S., loc. cit., p. 289). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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des migrations passées depuis les origines de l’homme, le chant scande une succession territoriale, et non plus une succession chronologique. Cet itinéraire territorial se conjugue toutefois avec les noms d’ancêtres de la divinité du riz, dans une succession de toponymes et de patronymes, permettant alors de saisir une profondeur temporelle, sur le mode des « topogénies », répandues en Asie du Sud-Est. Deux commentaires s’imposent  :  tout d’abord, le contraste entre le temps vécu et le temps figuré. Quand la musique accompagne les rituels agraires, le chant structure un temps vécu : il ponctue les saisons et les heures du jour, relativement au temps cosmique. Il renvoie à une expérience partagée des saisons. Or quand la musique, au moment des rituels agraires, convoque le mythe d’origine du riz, le chant ne correspond plus à un temps vécu, mais il convoque un temps ancien « imaginé »47. Car tout ce qui est raconté dans le chant relève de l’extraordinaire48 : la communication avec les esprits, la métamorphose d’une femme en végétal comestible, l’ascendance non humaine de Tono Wujo, qui vient des esprits terriens. Néanmoins, temps vécu et imaginé se combinent à la fin du récit mythique  –  ce que Ricœur nomme l’entrecroisement de la fiction et de l’histoire. En effet, le chanteur de mythe inscrit les clans souverains du lieu d’énonciation dans la continuité du temps imaginé  en les reliant réellement à Tono Wujo, l’esprit du riz. Ainsi, malgré cette dichotomie apparente entre temps vécu et temps imaginé, les trois temporalités évoquées (celle des plantes, celle des astres et celle des humains) se combinent lors du rituel en se superposant dans une même journée. Prenons l’exemple de la moisson : les répertoires de moisson (najan pour les hommes et banu léko pour les femmes) sont chantés exclusivement une fois par an, en avril–mai, par les paysans alignés sur la «  file de moisson ». À la source de la file, les hommes chantent le najan, pendant qu’à l’autre extrémité, les femmes chantent le banu léko  –  la source (puken) étant toujours plus importante que le « bout » (wutun). Variant en fonction de la marche du soleil, les chants inscrivent les humains dans le temps agraire de la culture du riz et dans l’instantanéité du présent, en rythmant la marche du temps diurne. Ainsi plusieurs chants sont chantés 47 Ricœur, Paul, Temps et récit. Le temps raconté, Paris, Seuil, vol. 3, 1983, p. 330. 48 Pour prendre femme, Pati Sogen La Galio doit se rendre chez les aïeux maternels de sa future femme, qui habitent dans la terre sous les pierres, car ce sont des esprits. Grâce à l’aide des esprits auxiliaires, il arrive à pénétrer sous terre et découvre deux villages. Il demande à prendre Tonu Gowin Bura en mariage : en échange, il devra honorer les esprits de terre en leur donnant régulièrement à boire et à manger. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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sur la même ligne tout au long de la journée. À la nuit tombée, le mythe d’origine du riz, chanté toute la nuit, convoque non plus le présent mais le passé des origines pensé comme une suite linéaire en fonction des territoires qui séparent le lieu d’énonciation du lieu de fondation, en une progression du lointain passé vers le présent de l’énonciateur. Cette combinaison de temps musicaux différents  –  la sonnerie du présent, la réminiscence du passé – dans un même espace social agit à différentes échelles. En chantant, les humains sont pris dans différents types de temporalités. La nuit, ils sont reliés au passé qui enracine leur présent dans une histoire au long cours alors que le jour, ils sont ramenés à leurs émotions présentes tournées vers l’anticipation des difficultés du futur (celui de la séparation). Cette superposition de temporalités par la pratique musicale introduit une variété de conscience à soi et au groupe. Elle agit en intensifiant la conscience d’appartenance au groupe, par le partage de visions et d’émotions communes variant selon les saisons. Elle inscrit l’ensemble du groupe (l’alliance des clans d’un même territoire coutumier) dans un lien au passé en le reliant au présent, un présent double, le présent de l’écoulement des saisons agraires et le présent immédiat. Le chant laisse entrevoir plusieurs formes de présentification du temps : celle des saisons (en fonction des lunes) et celle de l’instant (en fonction du soleil). L’étude de la musique révèle que le chant participe à la construction de trois types de temporalités. Il sonne non seulement les périodes de la croissance du riz mais il sonne aussi les heures d’une journée de travail au champ, de l’aube au crépuscule, et enfin, il active certaines fois la réminiscence d’un temps ancien dont la profondeur est exprimée par l’espace. Ces trois temporalités, qui peuvent se superposer, fabriquent une variété d’affects et de représentations collectives partagées. Cependant, le temps de chanter dépend non pas seulement de la croissance de la plante mais aussi de l’autorité des clans souverains maîtres de la terre qui décident du début des actions collectives, de la date d’ouverture et de fermeture du territoire (puro léa’). En outre, la disparition avancée des pratiques musicales sur cette presqu’île laisse place à une autre manière de percevoir le flux temporel de l’existence collective, probablement davantage centrée sur la vie du Christ qui s’accompagne aussi de chants, elle aussi rythmée par l’alternance entre émotions dysphoriques et euphoriques, Pâques et Noël devenant les deux pôles de ce nouveau temps. Un autre type d’autorité s’ajoute alors au contrôle du temps coutumier par les clans souverains. Néanmoins, les notions de complémentarité entre « source » et « bout », d’antériorité et de postériorité, d’avant et d’après, perdurent nettement dans les rituels, ce qui indique leur importance dans l’équilibre Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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de cette société, fondée sur la « paix sociale » entre les clans, entre ceux qui commencent et ceux qui suivent, paire hiérarchique minimale essentielle au maintien de l’ordre social.

Bibliographie I. Sources Rappoport, Dana, collectage : Chants à deux voix : https://archives.cremcnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2011_012/ Mythe d’origine du riz  :  https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/ CNRSMH_I_2007_006_001_232/ Rappoport, Dana & Simonnot, Joséphine, Songs from the islands of Flores and Solor/Indonésie : Chants des îles de Flores et Solor, Lausanne, VDE-Gallo, Archives internationales de musique populaire (AIMP) t. XCV, 2010, 65 mn. Yampolsky, Philip, Music of Indonesia 8.  Vocal and instrumental music from East and Central Flores, Smithsonian/Folkways SF CD 40424, 1995, 70 mn.

II. Critique Arom, Simha, «  Structuration du temps dans les musiques d’Afrique Centrale  :  périodicité, mètre, rythmique et polyrythmie  », [in] La boîte à outil d’un ethnomusicologue, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, [1984] 2007, p. 5–36. Barraud, Cécile, 2019, « Clock and watch… Horloge et veille », dans ce volume. Barnes, Robert Harrisson, Kédang:  A Study of the collective thought of an eastern Indonesian people. Oxford, Clarendon Press, 1974, 350 p. Barnes, Robert Harrisson, « Number and number use in Kédang », Man, vol. n° 17, 1982, p. 1–22. Fox, James Joseph, «  Genealogy and topogeny:  Toward an ethnography of Rotinese ritual place names », [in] J. J. Fox (ed.), The poetic power of place. Comparative perspectives on Austronesian ideas of locality, Canberra, Australian National University, Research School of Pacific and Asian Studies, Dept. of Anthropology, 2006, p. 89–100. Iteanu, André, « Le big man et le temps », dans ce volume.

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Le temps de chanter 189

Keraf, Gregorius, Morfologi dialek Lamalera, Ende, Arnoldus, 1978, 306 p. Kunst, Jaap, Music in Flores. A  Study of the vocal and instrumental music among the tribes living in Florès, Leyde, Brill, 1942, 164 p. Mabuchi, Toichi, « Tales concerning the origin of grains in the insular areas of eastern and southeastern Asia », Asian Folklore Studies, vol. n° 23 (1), 1964, p. 1–92. Messner, Gerald Florian, « Jaap Kunst Revisited. Multipart-singing in three East Florinese villages fifty years later, a preliminary investigation », The World of Music, vol. n° 31 (2), 1989, p. 3–48. Messner, Gerald Florian, Do they sound like bells or like howling wolves? Interferential diaphony in Bistritsa an investigation into a multi-part singing tradition in a middle-western Bulgarian village, Bern, Peter Lang, 2013, 420 p. Rappoport, Dana, « Songs and sorrow in Tanjung Bunga: Music and the myth of the origin of rice (Lamaholot, Flores, Indonesia) », Bijdragen tot de Taal-, Land- en Volkenkunde, vol. n° 170 (2–3), 2014, p. 215–249. Rappoport, Dana, « Why do they (still) sing stories? Singing narratives in Tanjung Bunga (Eastern Flores, Lamaholot, Indonesia) », Wacana, Journal of the Humanities of Indonesia, vol. n° 17 (2), 2016, p. 163–190. Ricœur, Paul, Temps et récit. Le temps raconté, Paris. Seuil, vol. 3, 1983, 533 p. Steenbrink, Karel, Catholics in Indonesia 1808–1942:  a Documented history. Volume 1:  A Modest Recovery 1808–1903, Leiden, KITLV Press, 2003, 528 p. Tenzer, Michael, « A cross-cultural topology of musical time. Afterword to the present book and to analytical studies in world music », [in] John & Michael Tenzer Roeder (ed.), Analytical and cross-cultural studies in world music, Oxford University Press, 2011, p. 415–439. Tenzer, Michael, « Generalized representations of musical time and periodic structures », Ethnomusicology, vol. n° 55 (3), 2011, p. 369–386. Tukan, Simon Suban, Masyarakat Lewolema dalam interpretasi mitos Nogo Ema Besi Pare, Ledalero, mémoire de master, 1996, 165 p.

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Annexes Fig. 1 :  noms des mois à Waiklibang (Wulan-wulan kiwan) Nom des Traduction lunes Wulan matun Lune de sarclage Wulan nalan Lune des transgressions Wulan kasa Lune des fleurs de maïsa

Wulan muren’b

Bonne Lune

Kolin’ wai’ tana maran’

Lune de la feuille de lontar et de la terre sèchec Lune 11

Wulan pulo to’un Wulan hiwan Lune 9 Wulan piton

Lune 7

Wulan lema

Lune 5

Wulan telon

Lune 3

Wulan to’u

Lune 1

Wulan gan také’

Lune sans manger

a b c

Commentaires Janvier. Sarclage. Animation interdite. Chants de sarclage bérasi krémet, goé. Février. Animation interdite. Disette incitant les gens à voler. Multiples interdictions. Mi-mars. Ouverture cérémonielle des champs (léa’, buka duli pali). Premier maïs, premiers légumes. Préparation de la moisson. L’animation peut reprendre. Mi-avril. muren’ « juste, bon, bien ». Entre la pluie et la saison sèche, tous les produits de la terre surgissent : maïs, riz, vin de palme et autres. Animation autorisée, répertoires najan, bau léko, opak moran. Sentiment de libération. Mai. Début de la saison chaude.

Juin. La constellation du Scorpion (Pari) rencontre le croissant de lune au 11ème jour de la nouvelle lune. Juillet. La constellation Pari rencontre le croissant de lune au 9ème jour de la nouvelle lune. Août. La constellation Pari rencontre le croissant de lune au 7ème jour de la nouvelle lune. Les animaux de terre circulent. Mois où la subsistance est assurée par la chasse (ind. cari nasib « chercher un [bon] destin »). Septembre. La constellation Pari rencontre le croissant de lune au 5ème jour de la nouvelle lune. Octobre. La constellation Pari rencontre le croissant de la lune au troisième jour de la nouvelle lune. Début des interdictions (puro). Chant berasi tiné- buko. Novembre. La constellation Pari se trouve un seul jour dans le croissant de la nouvelle lune. Apparition des Pléiades (Wuno) ; la pluie arrive. Chants de semailles berasi sikat. Décembre. La constellation Pari a plongé dans la mer et n’est plus visible.

Wata’ kasan’ : « fleurs de maïs ». Ou bien wulan maran’ (« lune sèche »), ou wulan balu (à Keka’). Besi wolo wuan tuak duli wai’.

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Le temps de chanter 191

Fig. 2 :  le calendrier agraire et musical à Waiklibang MOIS

NOMS

ACTION

CHANTS

Août

Héwan hoton « chasser surgir »

Chasser Chercher la bonne fortune Définir les limites des champs Abattre les arbres

Ø

Bulun « mettre des signes » Septembre Tiné’ « couper »

Octobre

Seru’ man « brûler le champ » Putun « nettoyer les cendres »

Brûler la forêt

Dokan gurun « enserrer, envelopper »

Remiser la graine

Nettoyer les cendres

DESCRIPTION

Ø

•Berasi tiné’ buko « chant d’abattis brûlis » Ø

Chant masculin à deux voix. Chaque paire chante un octosyllabe d’un distique sur une matrice de 10 temps.

• Berasi idem tiné buko « chant d’abattis brûlis » • Haman opak Danses en chaîne sur belun la place de danse, mythe d’origine du riz. Chant organisé en trois groupes 2+2+1 (opak, hode’ ana, nukun). • Nama nigi Danse en chaîne « difficile » féminine sur une matrice de 16 temps. • Nama neron Danse en chaîne féminine incluant les chants lian kenolon, lelen, lian maneron. •Go’ok Chant masculin à deux voix. La première voix chante les paroles, la seconde en ostinato sans paroles. •Soka Danse féminine collective au son du gong et du tambour à l’aube. •Hédung Danse masculine collective au son du gong et du tambour.

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Fig. 2 (suite) MOIS

NOMS

lendemain Ulan awo « restes de brûlis » « prêt à semer » Lete rauk duli pali « refroidir les champs » Puro lewo « interdire le village » Décembre Sikat tubak ou Sikat man « semer en poquets »

ACTION

CHANTS

DESCRIPTION

Rafraîchir les champs

Goé

Chant masculin à deux voix (pratiqué aussi lors du sarclage).

• Haman opak belun • Berasi sikat chant de semailles

Mythe de l’origine du riz dans une longue chaîne dansée, avec une requête spéciale pour faire venir la pluie.

•Berasi panalaran « chant de marche »

Chant à deux voix sur un temps non mesuré, à une tessiture élevée et dans une polyphonie contrapuntique. Chant masculin à deux voix. La première voix chante les paroles, la seconde en ostinato sans paroles. Répertoire masculin en parallélisme, 4 mélodies distinctes selon matin ou après-midi (Déo Kébo, Obarik, Batu Puken ua lolon, Wuan Koli). Chœur unisson avec duos masculins.

Fermeture jusqu’en avril Semer

Helonikat « renouveler les semis »

•Go’ok

Janvier

Batun kremet « sarclage »

Février

Demande de pluie Rekan kawo « manger le maïs nouveau » Uten’ lakan « retenir interdire »

Mars

Avril

Nettoyer le champ en retirant les mauvaises herbes

• Goé

• Gokén Moisson du maïs

Ø

Retenir le riz qui ne doit pas sortir

Ø

Préparation de l’ouverture de la moisson, demandes d’autorisations aux entités invisibles.

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Le temps de chanter 193

Fig. 2 (suite) MOIS

NOMS

ACTION

CHANTS

Avril ou Mai

Geta’ ou polo man (piton hora « cracher sur les corbeilles »)

Moisson du riz

HOMMES Mythe de l’origine du • Haman opak dansé riz en chaîne. bélun • Gokén Chœur avec duo, mythe d’origine du riz. •Lian semogon Chant masculin à deux parties avec chœur en répons. •Najan Répertoire masculin à deux voix – 8 modèles mélodico-rythmiques selon les heures du jour. •Berasi Chant de route panalaran masculin à deux voix en contrepoint. •Haman Répertoire de chants de foulage, par les jeunes hommes. •Go’ok Répertoire de chant masculin à deux voix avec ostinato. FEMMES Duos féminins • Berasi geta’ constitués de Léko lau, Epan puken, Témoa, Kakako, Bau léko léra géré, To kéto, Musang… •Lian kenolon Duos et chœurs de femmes • Haman opak Chant du mythe belun d’origine du riz, dansé en chaîne. •Lian semogon Chant masculin à deux parties avec chœur en répons. •Go’ok Chant masculin à deux voix. Ø

Léa’ « rupture des interdits »

Juillet

Pula’ tahan « fouler le riz »

Fouler

Août

Rekan wata wu’u « Manger le maïs nouveau »

Nourrir les pierres guna déwa et la pierre d’affût

DESCRIPTION

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Dana Rappoport

Fig. 3 :  le chant de moisson à Waiklibang selon les heures du jour Lamaholot

heure

Nokon mo

3h

Gulen wati, Ekan dahé’

5h

Gulen, Lera géré kia’

7–8 h

Tonga widé, Lera plate

10 h

Leron, Rera lega’

12 h

Ketohé

14 h

Français

Noms des répertoires et titres des chants Encore la nuit Lian naman, « Chant sur la place de danse » Pas encore le matin, Najan gulen wati, aube « L’appel de l’aube » Chant : Hogo ko, « Lève-toi » Matin Najan gulen, le soleil se lève « L’appel du matin » Chant : Léro weli géré, « Le soleil se lève » Chant : Honi hora o mako-mako, « Mets les corbeilles » Regarder vers le Najan wajako, haut, soleil chaud « L’appel de la noix d’arec » Chant : Wajako wua Tonu béra wajak kaé Chant : Limakolimako Chant : Raé ilé o ilé Chant : Tuen duli-duli Soleil de midi, Najan lera leron, soleil au milieu « L’appel de midi » Najan kolin’ tepo, « L’appel de la feuille de palmier » Chant : Adé koli’ tepo Chant : Woi é kuna soko Voix haute Najan ketohé, « L’appel de la voix haute » Chant : Ongéno ié asu obon balik Chant : Ténalé ténalé to Ema’ olé Bapa’

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Le temps de chanter 195

Fig. 3 (suite) Lamaholot

heure

Lera owa, Owa

15 h

Wai doé nuan

16 h

Rera baun lera léré

17 h

Ekan béruren

18 h

Nokon

19 h

Nokon doan

3h

Français

Noms des répertoires et titres des chants Soleil de Najan lera owa, l’après-midi lera lere’, « L’appel Après-midi du soleil déclinant » Chant : Kukak maten tobi turu’, « L’oiseau dort sur le tamarinier » Eau loin temps Ø (encore le temps d’aller chercher l’eau au loin) Soleil bas soleil Najan lera lere’, tombant « L’appel du soleil couchant » Chant : Kolo turu’ ko ho, « Rentrer dormir » Moment d’obscurité Najan perawi’, crépuscule « L’appel de la supplique » Chant : Biné’ koré’ léro lera, « Sœur, quand le soleil se couche » Nuit Lian naman, « Chant sur la place de danse » Nuit lointaine Lian naman, « Chant sur la place de danse »

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Le terrain ethnographique à l’appui. Le premier mois dans l’ancien Cambodge et la fête des prémices du riz Ang Chouléan*

Le présent article va traiter deux sujets, de prime abord sans lien l’un avec l’autre. L’un concerne la fête des prémices du riz. Sans considération sur la date de sa célébration, la fête ne présente pas de difficulté particulière quant à comprendre sa signification. L’autre sujet, que l’on va traiter en premier, est relatif à un point du calendrier resté en suspens, presque énigmatique, que, dans l’ensemble, les auteurs donnent l’impression d’éluder. Il n’y a pas eu, au départ, une quelconque idée de ma part de lier les deux sujets ou de les confronter. D’ailleurs, le calendrier n’a retenu mon attention que très modérément, étant donné mon ignorance quasi-totale en la matière, et surtout l’absence de besoin d’en parler. Si j’ai affaire au calendrier jusqu’ici, c’est seulement dans la mesure où il découpe et répartit les activités des villageois, dictées avant tout par les travaux de la riziculture, et en conformité avec les obligations socio-bouddhiques. En d’autres termes, c’est au calendrier dans ses dimensions pratiques, tel qu’il est vécu quotidiennement par les gens ruraux, que de temps à autres j’avais affaire1. Il se trouve que, étudiant le rite des prémices du riz, la problématique s’est posée d’elle-même, qui aboutit à imbriquer les deux questions en un seul sujet de recherche, dont le traitement relève d’une approche d’ethnologie historique2. Voici comment elle s’est présentée  :  le rite des prémices du riz a lieu la nuit de la pleine lune du mois de kārttika * Professeur à la Faculté d’Archéologie de l’Université Royale des Beaux-Arts (Phnom Penh). 1 La profonde pénétration et l’enracinement du calendrier indien dans les couches les plus populaires a été brièvement signalée dans Ang, Ch., «  Bringing India to Cambodia: Two Examples of Bridge », [in] Anna L. Dallapicolla & Anila Verghese (eds.), India and Southeast Asia: Cultural Discourses, Mumbai, The K R Cama Oriental Institute, 2017, p. 72. 2 On peut y voir aussi un exemple pour certaines questions d’histoire de l’importance du recours à la recherche sur le terrain du présent. Ou plus simplement un rappel de l’importance de la pluri-disciplinarité. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Ang Chouléan

(aujourd’hui pālisé en kattika, prononcé /kadȣk/)3. Qu’il tombe en plein milieu de ce mois lunaire ne doit pas nous étonner. C’est le moment où le tout premier riz vient d’être moissonné. Pour la signification symbolique, on célèbre la plénitude et l’abondance de la récolte en cours (même si parfois, c’est de la simulation), ce qui explique le choix de la pleine lune. Pourtant nous voilà en plein dilemme : dans le Cambodge moderne, et sans doute depuis assez longtemps, kārttika est le dernier mois de l’année, alors que dans l’ancien Cambodge tout porte à croire qu’il en était le premier, comme on le verra dans un instant. Certes, le décalage ou la différence est de seulement un mois, mais d’un point de vue symbolique, les deux positions se trouvent être aux antipodes. Selon que le mois est le premier ou le dernier, cela ne manque pas d’affecter la signification du rite.

Le mois de kārttika La plus détaillée des études sur les calendriers en usage chez les Cambodgiens est sans doute celle que Michel Antelme a publiée il y a quelques années. Cependant, cet auteur préfère l’ignorer au profit d’une autre étude amendée, mise à jour, encore plus fouillée, qu’il entreprend de publier prochainement4. C’est ainsi que je m’abstiendrai de citer l’écrit existant, que je trouve pourtant très utile, tout en précisant que le point qui nous préoccupe ici n’y est pas traité. Un bref rappel en quelques points : – Le système calendaire est importé de l’Inde dès le début de l’histoire du Cambodge, d’où les noms des mois systématiquement en sanskrit à l’origine, et usités pendant très longtemps, avant d’être pālisés dans les temps assez récents. Les mois s’organisent en quinzaines claire et obscure, et comportent soit vingt-neuf soit trente jours. Aujourd’hui, du moins, le premier jour de la quinzaine claire est le premier jour du mois. Par conséquent, le jour de la pleine lune en constitue le milieu. – De nos jours le nouvel an official tombe la plupart du temps sur le 13 avril, au mois lunaire de caitra (cetr) le plus souvent, de temps à autre au

3 Octobre-novembre. 4 Antelme, Michel, « Le calendrier et le découpage du temps chez les Khmers (avec comparaison lexicale avec les pays voisins ». À paraître. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



Le terrain ethnographique à l’appui 199

mois suivant, vaiśākha (bisākh)5. En général les paysans considèrent bisākh comme le premier mois, sans autre souci du détail. Cette considération correspond parfaitement au cycle de la riziculture, car normalement bisākh est le mois où tombent les toutes premières pluies, faisant ainsi démarrer les premiers labours dits « réveiller le sol » (ṭās’ ṭī). – Mais dans les pratiques d’astrologie6, c’est du mois de mārgaśira (māgasir~migasir) qu’on fait partir l’année. Ce mois lunaire s’étale le plus souvent sur novembre–décembre et plus rarement sur décembre–janvier. On vient de dire que le système calendaire global adopté par les Khmers depuis l’aube de leur histoire est indien7. Or dans certaines régions de l’Inde le nouvel an d’aujourd’hui, sanctionné par des fêtes et autres célébrations, est celui qui trouve son écho au Cambodge et dans les pays voisins comme le Laos et la Thaïlande, c’est-à-dire globalement à la mi-avril. En regardant d’un peu plus près, on se rend compte que, si l’on considère le Tamil Nadu, la situation est du même genre que celle connue au Cambodge puisque, de plus, l’année astrologique commence dans un tout autre mois, à savoir le mois de kārttika8, précisément le mois choisi au Cambodge pour la fête des prémices du riz. Il ne s’agit pas d’un cas indien particulier ou isolé, puisque le classique The Rites of the TwiceBorn nous enseigne également que kārttika est le premier mois en Inde9. Ce qu’il y a de dissemblable entre le Tamil Nadu et le Cambodge, du moins en apparence, c’est simplement le fait qu’il y aurait un écart d’un mois dans le départ des nouvelles années astrologiques des deux contrées respectives, kārttika pour les Tamoul et mārgaśira pour les Khmers (cf. ci-dessus). Soulignons que ces deux mois se suivent, le premier précédant le second. Suivant cette logique, le premier mois tamoul correspond au 5 Pour l’année 2019, les trois jours de la période du nouvel an se situent dans la quinzaine claire de cetr, mais en 2018, ils commençaient au dernier jour de la quinzaine sombre du même mois pour se prolonger dans les deux premiers jours de la quinzaine claire de bisākh. 6 Divination et calcul de toutes sortes, à commencer par le choix d’un jour faste, celui du mariage, par exemple. 7 Ce système est décrit dans Renou, Louis et Filliozat, Jean, L’Inde classique, Paris, École française d’Extrême-Orient, Paris, 1953, t. II, p. 720. Voir également l’article de Luís Filipe F. R. Thomaz dans le présent volume. 8 Octobre-novembre. Je remercie infiniment madame Vasudha Narayanan, professeur de l’Université de Floride, elle-même d’origine tamoule, de m’avoir apporté son éclairage sur ce point. 9 Sinclair Stevenson, Margaret, The Rites of the Twice-Born, London, Oxford University Press, 1920, p. 264, entre autres. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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dernier mois khmer actuel. À l’appui de ce décalage, provisoire il faut le préciser, faisons intervenir le dictionnaire de Monier Williams qui fait de kārttika le douzième mois10. Le dictionnaire sanskrit-français, lui, n’en indique pas la position11. On constate donc une petite discordance dans les classiques de l’indianisme. Mais pour ce qui concerne l’ancien Cambodge, un élément décisif semble nettement peser sur un des plateaux de la balance. En effet, Zhou Daguan, du corps de l’ambassade de Chine, ayant résidé à Angkor pendant environ un an, a parlé du calendrier khmer dans lequel, avec quelques trous de mémoire certes, il décrit ou mentionne des rites et des festivités12. À l’écouter, le nouvel an, un événement de tout premier plan, intervient au mois de kārttika. En d’autres termes : comme en Inde du Sud. Évidemment, ce point n’a pas échappé à différents auteurs sauf que toute référence à l’Inde semble absente, ou négligée. Voici quelques relevés : – En parlant d’une notice administrative sur le 1er jour de l’an, qui tombe le 4ème jour de la quinzaine claire de caitra (cetr) et correspondant au 13 avril de l’année 1910, Adhémard Leclère précise en note « (…) Cependant, il est une autre manière de compter, peu employée maintenant, mais qui toutefois n’a pas disparu de tous les documents : d’après cette manière, le mois de Mekasé13 qui, en fait, est le 9è de l’année se trouve être le premier (…)14 ». Contra l’auteur, il y a sans doute lieu de rétablir l’importance de ce cycle commençant par mārgaśira (ici Mekasé), qui n’est pas « peu employé », mais pris en compte dans tous les calculs astrologiques, lesquels restent toujours fréquents et importants dans la vie des Khmers. – Certes, en 1933, George Cœdès a livré son commentaire, éclairant comme toujours, sur les festivals et rites décrits ou mentionnés par 10 Monier Williams, Monier, A Sanskrit-English Dictionary, Londres, Oxford University Press, 1899. 11 Stchoupak, Nadine, Nitti, Luigia, Renou, Louis, Dictionnaire Sanskrit-français, Paris, Librairie Maisonneuve, 1959. 12 Ses mémoires ont été publiés par Paul Pelliot, d’abord en 1901 dans le BEFEO, ensuite sous une forme plus fouillée mais qui reste largement inachevée, comme œuvre posthume, en 1951 grâce à George Cœdès et Paul Demiéville qui ont mis ses papiers en ordre, cf. Pelliot, Paul, Mémoires sur les coutumes du Cambodge de Tcheou Ta-kouan, version nouvelle suivie d’un commentaire inachevé (œuvre posthume), Paris, Adrien Maisonneuve, 1951, 178 p. 13 mārgaśira, (migasir), ci-dessus. 14 Leclère, Adhémard, Cambodge. Fêtes civiles et religieuses, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1917, p. 76. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Zhou Daguan avec indication des mois correspondants dans le calendrier khmer. Pourtant, il se contente d’indiquer que le calendrier en question suivait l’année kārttikadi, une des traditions indiennes, celle où kārttika était le premier mois, passant sous silence (ou considérant comme un sujet à part ?) le fait que depuis longtemps le premier mois devient au Cambodge mārgaśira, à savoir celui qui suit kārttika15. – Plus que les autres auteurs, Éveline Porée-Maspero accorde une attention méritée à ce point16 : « (…) on peut déduire qu’il fut une époque où le changement d’année n’avait pas lieu en cetr-pissakh17 mais où l’année commençait au mois de Mikasé18 qui porte actuellement le N° 1 »19. Plus loin : « (…) Il est probable que, au XIIIè s., l’année commençait après les cérémonies qui duraient une quinzaine20, d’où l’erreur de Zhou Daguan, qui dut penser qu’il en était de même au Cambodge qu’en Chine, où les fêtes suivent le jour de l’an  ». Plus loin encore21  :  «  Ainsi, au XIIIè s., lorsque l’année commençait véritablement avec le mois qui porte encore, de nos jours, le n°  1, l’on avait coutume d’accomplir en phalkun et cetr (4ème et 5ème mois) des rites qui ont lieu, actuellement, au nouvel an. Ceci, déjà, suffit à faire supposer que les fêtes actuelles du col chnam (thmei), ‘entrée dans l’année (nouvelle)’, ne sont point des rites de passage, mais des rites saisonniers. » (…) « C’est donc avec une grande prudence qu’il faut étudier les rites du nouvel an, puisque celui-ci, qui tombe toujours le 12 ou le 13 avril, correspond à la fin de la saison sèche, les premières pluies, au Cambodge, arrivant à la fin d’avril ou au début de mai ». La remarque est d’une grande pertinence, en ce qui concerne la distinction entre rites de passage et rites saisonniers. Néanmoins, un problème reste à résoudre : Zhou Daguan dit bien que le premier mois est kārttika, et non le mois qui suit. Que le démarrage de l’année se fasse à l’issue de la quinzaine festive comme le pense madame 15 Cœdès, George, «  Études cambodgiennes. XXXI. Nouvelles notes sur Tcheou Ta-kouan », T’oung Pao, vol. XXX, 1933, p. 226–227. 16 Porée-Maspero, Éveline, Études sur les rites agraires des Cambodgiens, Paris-La Haye, Mouton & Co, t. I, 1962, p. 39–40. 17 L’actuel nouvel an festif de la mi-avril. 18 mārgaśira (migasir). 19 C’est-à-dire qui, selon le calendrier astrologique, continue aujourd’hui de porter le n° 1. 20 Tcheou Ta-kouan clôt sa description des réjouissances du nouvel an par « Il en est ainsi pendant quinze jours et puis tout cesse », v. Pelliot, P., op. cit., p. 21. 21 Porée-Maspero, É., op. cit., t. I, p. 45. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Porée-Maspero, on resterait quand même dans kārttika, puisque chaque mois commence au premier jour de la quinzaine claire (mais à ce propos, cf. infra). – De la sphère des lettrés traditionnels, l’on doit retenir sur la question l’ouvrage en trois volumes publié par l’Institut bouddhique intitulé braḥ rājabidhī dvādasamās22, qui s’ouvre comme il se doit par une considération sur le calendrier. Les auteurs étaient bien informés des mémoires de Zhou Daguan, dans lesquels, encore une fois, il est dit que le premier mois est kārttika. Nos lettrés se contentent de dire que dans l’ancien temps migasir (mārgaśira) était le premier mois de l’année, ce qui fait que notre petite difficulté reste irrésolue. Mais, avec toute la prudence qui s’impose, un détail pourrait néanmoins nous intéresser. Parlant des toutes théoriques «  saisons lunaires  », au nombre de trois23, ils nous apprennent que « la saison des rosées (fraîches)  » (hemant raṭūv) commençait le 1er jour de la quinzaine obscure de kattik (kārttika) et se terminait le jour de la pleine lune de phalguna, avec cette précision en note : « au temps du Buddha le début des mois débutait par la quinzaine obscure »24. Y aurait-il eu, au Cambodge, une tradition consistant à faire débuter le mois par la phase décroissante de la lune ? La simple mémoire des Cambodgiens n’est pas en mesure de répondre à la question, mais le fait de se référer « au temps du Buddha » ne le fait pas plus. Néanmoins, les lettrés de l’Institut bouddhique ont le mérite de ne pas éluder le fait que Zhou Daguan parle de kārttika, et non de mārgaśira comme premier mois. Un dernier mot sur l’œuvre posthume de Pelliot, publiée en 1951. La partie qui nous occupe correspond à la rubrique 13 des mémoires de Zhou Daguan qui en comportent quarante. Or Pelliot n’a pu apporter son très riche commentaire que jusqu’à la rubrique 3.  Aurait-il fait une remarque sur ce décalage s’il avait disposé de plus de temps ? Plus récemment encore, on ne décèlera pas non plus sur ce point d’attention particulière chez Peter Harris, l’auteur de la traduction anglaise de Zhou Daguan25. Cet auteur qui a consacré environ quatre pages de notes à ce chapitre 13 se contente de dire que le nom du premier mois transcrit en 22 Krasem, Jhịm (dir.), braḥ rājabidhī dvādasamās, Phnom Penh, Institut bouddhique, 1944–1960, 3  vol. ou Cérémonies royales des douze mois (t.  I  :  1944, t.  II  :  1951 et t.  III  :  1960). Plusieurs lettrés de l’Institut bouddhique et du Palais royal ont contribué à sa publication, dont notablement l’uk ñā Jhịm Krasem. 23 Tout en mentionnant les « saisons solaires » au nombre de quatre. 24 Krasem, Jhịm (dir.), op. cit., t. I , p. 1. 25 Harris, P., op. cit., 2007. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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chinois correspond bien à kārttika26. En tout état de cause, à ce stade de la réflexion, il nous est difficile de voir une quelconque erreur dans l’affirmation de Zhou Daguan sur le premier mois. Quand il parle du neuvième mois comme étant choisi pour être dédoublé dans les années embolismiques, l’année débutant de kārttika, cela tombe en āṣāḍha. Et c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui27. Parvenu à ce point du raisonnement la question peut se poser en ces termes : si la fête des prémices du riz était célébrée dès l’ancien Cambodge (ce que nous croyons), quel était son sens symbolique, vu la date choisie ?

Les deux bouts du cycle rizicole Il ne s’agit pas ici d’une étude détaillée de cette fête. On ne trouvera ni une description complète du déroulement observé dans tel ou tel lieu, ni la présentation des différentes formes qu’elle peut prendre selon les régions du Cambodge28. Cette fête n’est pas connue, encore moins pratiquée, dans les pays voisins, où pourtant l’importance du riz est la même. Mais précisons tout de suite qu’elle l’est ou l’était chez les populations d’origine khmère de ces pays, par exemple les Khmers de Surin (actuel nord-est thaïlandais) jusqu’à tout récemment29. Il convient de souligner ce point qui permet déjà de sentir une certaine profondeur historique de la tradition. La fête ne peut être pleinement comprise que placée dans le rituel du cycle rizicole dans son ensemble30. Un détour s’avère donc indispensable : autant que faire se peut, on essaiera d’abréger ce complexe rituel à son ossature élémentaire. Le cycle rituel en question ne tient compte que du riz «  lourd  » (dhṅan’)31, le plus prisé. Les travaux rizicoles débutent généralement dans le courant du mois de mai, où normalement les premières pluies 26 Ibid., p. 112–115. 27 Dans les années qui comportent treize mois, celui d’āṣāḍha est dédoublé en paṭhamasāḍha et tutiyāṣāḍha. 28 La fête est décrite avec plusieurs variantes dans Porée-Maspero, É., op. cit., t. II, 1964, p. 407–414. 29 Sur Surin, je tiens les informations du professeur Naraset Pisitpanporn, de l’Université de Mahidol (Bangkok), à qui j’exprime mes remerciements. Quant au Kampuchea Krom (le sud de l’actuel Vietnam) il semble que le rite continue d’être pratiqué, mais j’en ignore le déroulement. 30 L’ouvrage de référence pour cela reste celui d’Éveline Porée-Maspero (op. cit.). Cependant le point soulevé ici n’a pas été traité par cet auteur. 31 Souvent rendu par « tardif », par opposition au riz « léger » (srāl), ou « hâtif ». Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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commencent à tomber, pour se terminer vers les premières semaines de décembre. Chacun des deux bouts du cycle est sanctionné par un rite spécifique, portant un nom qui varie selon les endroits. Dans nombre de régions, le faste est donné au rite de clôture du cycle, de préférence au rite d’ouverture. Mais dans d’autres, les deux revêtent la même importance, sans que les déroulements en soient les mêmes. Dans la capitale, où la riziculture est inexistante, le Palais organise le seul rite de l’ouverture, où le roi (ou la personne à qui il délègue cette tâche) trace symboliquement, mais très solennellement le Premier Sillon32, ouvrant la voie à tous ses sujets pour entamer le nouveau cycle qui arrive. Il est bien connu que les gens en Asie du Sud-Est établissent un parallèle entre le riz et l’être humain, la complexité et le raffinement culturaux du riz élevant ce dernier au-dessus de toutes les plantes, de même que l’homme est le plus culturel de tous les êtres. Le riz étant l’élément de base de la nourriture, celle qui nourrit, il n’est pas étonnant qu’il soit conçu comme féminin : nāṅ (Dame) à l’état du riz non cuit, braḥ me ou braḥ mras’ (Mère nourricière) quand il est cuit. À travers les deux rites – ouverture et clôture – ce parallèle est particulièrement mis en relief dans certaines régions du Cambodge. À ma connaissance le village de Sambor, dont est tiré le nom du fameux site historique de Sambor Prei Kuk, en donne la meilleure illustration33. Tout y est cohérent, au point que le village possède deux anak tā34, comme pour souligner les deux bouts du cycle rizicole. C’est la raison pour laquelle je prends ce village comme étude de cas. Jusqu’à il y a une trentaine d’années, les environs immédiats de la «  Forêt des tours  » (Prei Kuk, translit. brai guk) ne comptaient que ce village unique, acculé à sa limite nord-est. Le village possède deux génies tutélaires anak tā comme il vient d’être dit. L’un voit sa maison implantée

32 La date choisie chaque année est fixe et tombe sur le 4e jour de la quinzaine obscure de Bisākh. 33 Sur ce cycle rituel du village de Sambor, complexe, riche et visiblement très ancien, combinant à merveille l’animisme et le site brahmanique du VIIe  siècle, ignorant totalement le bouddhisme, je n’ai produit jusqu’ici que des communications orales, en signe avant-coureur, v. par exemple « Rice Cycle, Human Cycle: an Example from Sambor Prei Kuk, Cambodia », Seminar and Performances, SEAMEO-SPAFA, Mai 2015, Bangkok. 34 Ce génie, auquel une abondante littérature scientifique est consacrée, est trop bien connu pour demander un développement ici. Rappelons simplement que, ancêtre parfois réel, mais le plus souvent légendaire d’une communauté villageoise, il est intimement lié à l’agriculture, en particulier à la riziculture. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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à un endroit considéré comme la porte du village (cf. fig. n° 1, point 1), d’où son nom anak tā dvār (« anak tā de la Porte »). Le deuxième, vu comme l’ancêtre fondateur de la communauté, est le anak tā cās’ sruk, l’«  Ancien du Village  ». Sa maison se dresse à la sortie immédiate du « groupe nord » du complexe des temples35 exactement sur l’axe est-ouest, encore bien visible en vue aérienne (cf. fig. n° 1, point 2). Le premier est donc le gardien, et le second le maître des lieux. Bien hiérarchisés, les deux anak tā jouent pleinement leurs fonctions respectives dans les deux rites, l’un ouvrant, l’autre clôturant le cycle. À la différence de beaucoup d’autres régions, y compris les plus proches, on ne décèle à Sambor nulle empreinte du bouddhisme dans les deux rites du cycle rizicole. Ici on a affaire à l’animisme pur, où les anak tā font valoir leurs pleines prérogatives quant à l’agriculture. On ne peut pas dire non plus que, de quelque manière, le brahmanisme se fasse sentir, l’implantation de l’« Ancien » sur le site du VIIe s. souligne simplement l’idée d’« ancienneté », l’assise historique de la communauté villageoise.

Fig. 1 

35 Les archéologues ont l’habitude de grouper les tours en trois « groupes » : nord, centre et sud. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Ouverture des travaux rizicoles La fête a lieu au mois de bisākh (mai). Les dates que j’ai pu relever dans différentes années précèdent même celle fixée pour le Premier Sillon par le Palais. Vers 3 heures de l’après-midi, la masse des villageois s’assemble exclusivement dans l’aire du anak tā dvār. La présence des enfants est tout à fait notable. Sur la fig. 2 on en voit quelques-uns qui se dirigent vers la maison du génie, tenant soit un bouquet de feuilles spéciales symbolisant les jeunes semis qui surgiront bientôt de la pépinière, soit un bol contenant les « âmes du riz », à la manière des dix-neuf « âmes » (bralịṅ) réunies dans notre corps pour l’animer, car les futurs plants doivent être bien chargés de grains. Non seulement les enfants se remarquent par leur nombre, mais visiblement ils font l’objet d’attentions toutes particulières de la part des adultes. Entre autres sollicitudes, ces derniers leur nouent des fils de coton autour des poignets pour leur bonne santé (cf. fig. n° 3). On n’a que trop tendance à oublier que le but premier de cette ligature est de réunir la totalité des dix-neuf âmes dans le corps de la personne. Nous voyons donc déjà le parallèle entre l’âme des enfants et l’âme du riz. Mais l’opération cruciale en faveur des enfants est le fait que, marquant la fin du rite, on applique sur leur front un fluide particulier, lourd de

Fig. 2  Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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signification. En effet, alors que tout le monde se cantonne dans la zone du anak tā de la Porte36, seules quelques personnes sont déléguées à se rendre devant la maison de l’Ancien du Village37. Là, prenant un fragment de brique trouvé par terre38, on le frotte en y versant un peu d’eau contre une des dalles de la chaussée en grès sortant tout droit du « groupe nord » mentionné plus haut (cf. fig.  n° 4). Le fluide obtenu est collecté en le plaquant sur des feuilles d’un arbre particulier. Ce groupe de quelques

Fig. 3   

36 Cf. figure n° 1, cercle jaune 1. 37 Cf. figure n° 1, cercle jaune 2. 38 Les débris de brique se trouvent partout dans la zone des monuments, ceux-ci étant ruinés à différents degrés. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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personnes reviennent à la zone du anak tā de la Porte où, impatiemment, les enfants les attendent. À chacun d’eux on appliquera le fluide de brique sur le front (cf. fig. n° 5). Par ce geste, on affirme que dorénavant le anak tā Ancien du Village les reconnaît comme membres de la communauté et le cycle de la riziculture dont c’est ici l’ouverture n’amènera pas chez eux de phénomène indésirable comme le gros tonnerre et la foudre.

Fig. 4   

Fig. 5   

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Nous voyons ainsi une double fusion. D’abord, celle entre les monuments du VIIe siècle et l’Ancien du Village, la maison de celui-ci étant bâtie à l’entrée immédiate de la zone de concentration des tours, côté oriental qui plus est. Ensuite, le fluide de brique, substance matérielle de ce double ancêtre brahmanico-animiste, pénètre même matériellement le corps de tout jeune ou nouveau membre de la communauté. Au-delà d’un rite d’ouverture de la « Porte » où sont assignés les enfants, l’entrée de la mousson et l’absence symbolique des adultes39 soulignent le parallèle, presque l’identité, entre les enfants et les premiers semis qui vont naître.

Fin des travaux rizicoles Au Cambodge, lorsque toutes les rizières du village sans exception ont été moissonnées, et tous les travaux connexes (battage, engrangement…) accomplis, on peut choisir une date dans une marge de temps assez large pour célébrer l’achèvement du cycle. À Sambor, c’est toujours à l’intérieur du mois de puss (sk. puṣya), le plus souvent dans janvier, que la date est choisie. La fête est d’une plus grande ampleur par rapport à l’ouverture. Par conséquent, elle demande une plus longue préparation et occasionne plus de frais et de labeur. Faisons abstraction de tous les détails, voire même des séquences importantes dès lors qu’elles n’intéressent pas directement notre propos. Ici, les deux anak tā sont concernés, et la cérémonie nécessitera des séances de prise de possession avec toute l’organisation humaine et matérielle que cela comporte. Il faut signaler que le chef de tous les médiums est un homme. Il est dit possédé le long de la cérémonie, mais on ne constate chez lui aucun signe extérieur attribuable à un état de transe. Le reste des médiums sont toutes des femmes. La première partie, prélude à la seconde, visiblement plus importante, se déroule dans l’aire de la « Porte », c’est-à-dire du anak tā dvār. Cette fois-ci les enfants ne font l’objet d’aucun égard particulier, contrairement à ce que nous avons vu dans le rite d’ouverture du cycle. Ils viennent, nombreux certes, mais en simples spectateurs. À travers une courte séquence de possession, on remarque tout de suite l’importance des médiums, à savoir plusieurs femmes âgées du village, le chef, on l’a dit, ne présentant aucun comportement suggérant la possession. Puis, de la « Porte », et en cortège solennel, on traverse des rizières asséchées pour 39 Toutes les opérations sont destinées aux enfants : ligature des poignets, application du fluide de brique. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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se rendre devant « l’Ancien » le anak tā cās’ sruk, dont l’abri est dressé sur l’abord immédiat de la zone des temples. C’est chez l’Ancien que le rite apparaît grandiose. Les femmesmédiums de tout à l’heure et d’autres encore qui viennent les rejoindre s’en donnent à cœur joie dans une longue séance de possession. L’alcool de riz provenant de la collecte de toutes les maisonnées, totalement absent dans le rite d’ouverture des travaux rizicoles, est ici en quantité abondante. Plus qu’une fête des adultes, nous constatons là carrément la fête des gens âgés, notamment des femmes (cf. fig.  n°  6). Il n’y a là rien d’étonnant. On a dit plus haut que le riz est féminin et, au bout de sa trajectoire – le riz cuit – est une mère. À l’inverse, les enfants sont symboliquement asexués, et c’est ainsi que sans distinction ils ont tous été les vedettes lors du rite de l’ouverture. Même l’œil le moins attentif ne manquerait pas d’être frappé par la mise en parallèle du riz et de l’être humain : le début du cycle, la « porte », les enfants d’une part, la fin du cycle, le site des monuments antiques, les personnes âgées de l’autre. C’est du moins la leçon qu’on peut tirer du village de Sambor.

Fig. 6   

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La fête des prémices du riz Dans le Cambodge d’aujourd’hui, généralement en novembre, a lieu chaque année dans la capitale un évènement grandiose combinant deux fêtes en tout point différentes, à la fois par la forme et par le sens : course des pirogues / flottage des lumières d’une part et « avalage » du riz nouveau / salutation à la lune d’autre part. À la campagne, les deux fêtes restent bien distinctes et se célèbrent avec un intervalle d’un mois l’une de l’autre40. Ce qui intéresse notre propos, c’est la fête des prémices du riz, la deuxième. En général, elle est connue sous le nom de ak aṃpuk, « Avalage de l’aṃpuk41 », ou plus complètement de ak aṃpuk sambaḥ braḥ khae, « Avalage de l’aṃpuk et Salutation à la Lune ». Mais dans les provinces du nord, depuis Siem Reap (voire même depuis Kampong Thom) jusqu’à Surin (Thaïlande), lorsque les Khmers de cette province la pratiquaient encore, on la désigne par ak braḥ khae, « avalage de la Lune » ou, surtout, sous une forme causative paṅ-ak braḥ khae « faire avaler la Lune »42. Il importe de souligner dès maintenant que l’appellation abrégée, réduite à son essence, est simplement (puṇy) braḥ khae, « (fête de la) Sainte Lune ». On a dit que cette fête à caractère joyeux ne se rencontre guère dans les pays voisins. Elle ne semble pas non plus remonter à une tradition indienne quelconque, bien qu’en Inde les phases de la lune jouent un rôle essentiel dans la détermination des dates pour les rites, et que des formes de vénération de la lune se retrouvent dans des fêtes populaires, mais non consignée dans les textes43. Arrêtons-nous un instant sur les mots. Le premier élément de l’expression paṅ-ak braḥ khae (« faire avaler la lune  »), a pour racine ak. «  Avaler  » est plutôt un pis-aller, car trop faible. Le mot français le plus proche serait «  ingurgiter  », qui désigne le fait d’avaler quelque chose d’une quantité plutôt massive, avec l’idée de se forcer à le faire et renvoyant à la position de la tête qui se plie vers l’arrière, regardant le haut, afin de mieux faire descendre la chose dans la gorge. Paṅ-ak, forme causative, signifie donc « faire ingurgiter ». Par

40 Sans le souligner expressément, les anciens auteurs n’ont pas manqué d’être frappés par le caractère répétitif de la course des pirogues à Phnom Penh depuis le temps du roi Norodom, v.  Leclère, A., op. cit., p.  255  ; Porée-Maspero, É., op. cit., t.  II, 1964, p. 378–381. 41 Le riz tout récemment moissonné puis grillé et pilé. 42 Encore une fois, je tiens les informations sur Surin du professeur Naraset Pisitpanporn. 43 Varenne, Jean, « La lune, mythes et rites dans l’Inde », [in] La lune, mythes et rites, Paris, Editions du Seuil, Collection Sources Orientales, 1962, p. 242 et 256. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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conséquent, l’expression entière gagne à se rendre par « faire ingurgiter la Lune ». En plaçant les deux appellations côte à côte, nous avons deux éléments permu­tables : l’aṃpuk et la lune. Mais, d’abord, qu’est-ce que c’est que l’aṃpuk ? D’abord, c’est du riz fraîchement moissonné qu’on grille alors que les grains sont encore enfermés dans leurs balles, puis pilés pour enlever ces derniers. Symboliquement, il se distingue tout à fait du riz moissonné entreposé dans le grenier, qu’on garde comme provision pour la consommation annuelle. Il est important de noter que toutes les rizières ne sont pas encore moissonnées lorsque, par ci par là, vers le mois de novembre, apparaissent les prémices grillés et pilés. Contrairement au riz de provision, ce riz nouveau n’a pas été mis à sécher au soleil pour pouvoir être gardé longtemps. Au grillage, les prémices gardent encore le teint vert de leur fraîcheur (cf. fig. n° 7) et dégagent un parfum typique de riz tout nouveau. Le grillage suivi du pilage44 se fait encore dans les cours de certaines maisons avec la participation du voisinage45, dans une atmosphère de gaité et de fête (cf. fig. n° 8). Cette coutume est aujourd’hui en perdition. L’opération vise précisément à fournir les prémices du riz à la pagode, puisque c’est là que va avoir lieu la fête de l’avalage. Invariablement, la fête a lieu le soir de la pleine lune de kārttika, précisément le mois dont nous discutons la position dans l’année. Elle continue à se célébrer dans la cour des pagodes, alors que la coutume de le faire parallèlement dans les maisonnées, on l’a dit, est en voie d’extinction. En dehors des réjouissances accompagnant ce genre de fête joyeuse (film, théâtre, aujourd’hui manège pour les enfants…) elle comporte plusieurs séquences rituelles  :  récitation des stances par les moines et les fidèles, égouttage des bougies en vue de la prédiction sur le régime des pluies dans le prochain cycle rizicole, et l’avalage de l’aṃpuk. Selon les pagodes et selon les régions, l’accent est mis en particulier sur l’un ou l’autre des deux derniers rites. Pour ce qui nous concerne, c’est le dernier qui nous intéresse46.

44 En réalité, l’opération est encore plus complexe en raison de deux vannages successifs qui suivent le pilage. 45 De nos jours, on achète volontiers de l’aṃpuk tout prêt, car il se trouve des villages spécialisés dans sa fabrication. 46 Les enquêtes dont je résume ici le résultat ont été conduites dans la région d’Angkor, en particulier en zone rurale. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Fig. 7   

Fig. 8   

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Ce rite culminant la fête se fait à minuit  :  khae traṅ’, «  lune en position verticale » car, dit-on, c’est à ce moment que l’astre est dans sa plénitude absolue avec sa lumière la plus resplendissante. Tout le monde avale l’aṃpuk, le premier riz grillé et pilé, accompagné de banane, de jus de coco… La foule le fait de la manière qui convient à chacun. Il n’y a pas de règle précise pour cela. Tel n’est pas le cas de l’avalage rituel : on répartit des adolescents en deux rangées se faisant face, l’une composée de garçons, l’autre de jeunes filles. Entre les deux on dispose une rangée d’aṃpuk, de bananes, de noix de coco placés sur des plateaux. À tour de rôle, il s’agit pour un camp de prélever une partie de tout cela pour le « faire ingurgiter » à l’autre. Souvent l’officiant dirigeant le rite enjoint aux gens du camp qui reçoit de prendre garde à se pencher la tête en arrière de manière à bien voir la lune, au moment où la bouche grandouverte est en train de recevoir la nourriture47. Dès lors, même si la règle n’est pas toujours appliquée au pied de la lettre, le sens de « ingurgiter la Lune » devient limpide. Symboliquement, en effet, on ingurgite la lune par aṃpuk interposé. Plus que le simple fait d’avaler, ingurgiter renvoie à l’idée d’abondance, tout comme la pleine lune à son point culminant de minuit. Mais la relation synonymique des deux appellations différentes de la même fête mentionnées plus haut, d’une part, et l’équivalence, voire l’identité symbolique, entre l’aṃpuk et la lune, de l’autre, demandent à être justifiées. Quel est le moyen terme rendant possible cette relation ? Les adolescents, filles d’un côté et garçons de l’autre, qui se les font ingurgiter mutuellement : l’aṃpuk réellement, la lune symboliquement. Ayant vu comment on identifie riz et êtres humains à Sambor Prei Kuk, nous n’avons aucune réticence à le faire ici. Les adolescents ne sont ni de tout jeunes enfants, ni des vieux ou même de simples adultes. Or quittons un instant les Khmers et regardons du côté des populations autochtones non touchées par l’indianisation. Nous avons au moins un témoignage, à propos des Brou, population animiste mônkhmère des hauts plateaux de Ratanakiri. Jacqueline Matras rapporte que le tout premier riz, portant le même nom que chez les Khmers, /mok/48, y est regardé comme doté d’une valeur particulière. Il est même appelé / brah mok/, le Saint Riz en quelque sorte, dans le contexte de la fête des prémices chez cette population, qui « est aussi la fête des adolescents qui

47 Ce fait est aussi mentionné dans les Cérémonies des douze mois (Krasem, Jhịm (dir.), op. cit., t. III, p. 129). 48 aṃpuk se prononce /mok/ avec accentuation sur le /m/ dans la conversation courante chez les Khmers des provinces du nord. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



Le terrain ethnographique à l’appui 215

l’organisent et [qui] en sont les principaux acteurs ». Les Brou considèrent le /brah mok/ «  comme une fête de la jeunesse et n’effectuent le rituel [des prémices du riz] que si garçons et filles sont assez nombreux dans le village pour que l’on puisse compter sur de prochains mariages au cours de la saison sèche »49. Évidemment, le calendrier Brou étant tout autre que l’indo-khmer, et le cycle du riz de montagne n’étant pas le même que celui des rizières de la plaine, la comparaison Brou-Khmers s’arrête ici. Elle suffit néanmoins largement à démontrer le parallèle entre les prémices du riz et l’adolescence. Retournons chez les Khmers. L’idée générale est la fleur de l’âge, la pleine force à son épanouissement, non encore entamée, en rien diminuée50. Tel est, en comparaison, l’aṃpuk, le tout premier riz, qui n’est déjà plus le paddy des semis, mais pas encore le grain séché au soleil et un temps conservé. Il est le tout premier riz comestible puisque, sommairement grillé puis pilé pour être débarrassé de sa balle, on peut l’ingurgiter. Non seulement il est mangeable, mais il dégage un parfum que ne peut avoir le riz de provision gardé un tant soit peu longtemps. Il y a donc jusqu’ici concordance : la fleur de l’âge, le tout premier riz. Et la notion de cycle s’y trouve bel et bien. C’est le commencement d’un cycle qui n’est pas le cycle entier du riz et de l’être humain, mais celui de la partie active ou fonctionnelle de leur existence. L’aṃpuk est le riz tout juste parvenu à un état consommable, le jeune garçon ou la jeune fille arrive au seuil de l’état de pleine vigueur physique. La pleine lune à son zénith n’est pas en reste, et la concordance ci-dessus s’enrichit encore d’un troisième élément. Quelque chose, pourtant, empêche cette concordance d’être sans faille, tant que kārttika est considéré comme le dernier mois de l’année, ainsi qu’il l’est aujourd’hui. La pleine vigueur ci-dessus mise en relief s’accorde bien avec la pleine lune, mais l’emphase sur le commencement trouve un répondant tout à fait contraire au dernier mois de l’année. La logique impose que la fête des prémices du riz ait lieu à la première pleine lune du premier mois. Rappelons-nous, l’appellation abrégée de la fête se résume à « braḥ khae » (supra), d’où ressort clairement l’identité entre 49 Matras-Troubetzkoy, Jacqueline, Un village en forêt. L’essartage chez les Brou du Cambodge, Paris, SELAF, 1983, p. 314–315. 50 Ne perdons pas de vue que, traditionnellement, c’est dans des occasions comme la fête des prémices de riz, du nouvel an et d’autres encore qui revêtent les mêmes caractères de jovialité et de gaîté sociales, que les adultes laissent les jeunes « s’observer », voire, comme c’est ici le cas, en provoquer l’opportunité. Adhémard Leclère note que parfois jeunes gens et jeunes filles se tapent mutuellement le dos, prétexte à mieux faire descendre l’aṃpuk qui vient d’être avalé (Leclère, A., op. cit., p. 287). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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l’aṃpuk, qui est le premier riz, et la pleine lune, qui ne pourrait être que la première pleine lune. En repoussant d’un mois le mois de kārttika, de sorte qu’il devienne (en fait  :  re-devienne) le premier mois, détournerait-on le sens d’une tradition pour le besoin d’une démonstration  ? Je ne le pense pas. En effet, il est infiniment peu probable que Zhou Daguan ait commis une erreur. Ses dires sont confirmés par les traditions indiennes dont le Cambodge hérite de tant d’éléments  –  à commencer par le calendrier précisément  –  et confirmés par le terrain ethnographique. Toute éventuelle réserve sur ce point du calendrier n’a pas ou n’a plus de raison d’être. Par la même occasion, l’ancienneté du rite des prémices du riz s’affirme d’elle-même. Rappelons que le rite continue d’être pratiqué par les populations d’origine khmère jusqu’à ces dernières décennies en territoires passés sous la juridiction des pays voisins depuis pas mal de temps, surtout concernant Surin, alors que la nation concernée l’ignore. Rien que dans ce contexte, son ancienneté au moins relative apparaît déjà clairement. Maintenant que la difficulté est levée, apparaît une interrogation nouvelle, pour l’instant sans réponse  :  à quelle époque eut lieu le glissement rétrograde de kārttika de sa position de premier mois à celle de dernier mois ? La présente note pourrait tout à fait se terminer ici. Il se trouve qu’en novembre 2017, observant la fête des prémices du riz dans une zone assez en retrait de la région d’Angkor51, un élément supplémentaire de confirmation est apparu, dont je m’abstiendrai de faire état ici s’il n’était que répétitif, c’est-à-dire s’il n’était pas d’une autre nature. Il s’agit d’une prière versifiée assez courte déclamée pied par pied par un officiant, et que répètent les fidèles. Le texte ne semble pas doté d’une valeur poétique particulière. De ce que j’ai pu saisir à travers le haut-parleur, je ne relève aucun archaïsme, ni rien qui fasse penser à un texte relativement ancien. Et pourtant kārttika y est bien présenté comme le premier mois. Les mots et les pieds présentés en italique dans les deux strophes extraites ci-dessous (Addenda, 1) ont directement trait à notre discussion. Et comme s’il fallait encore une preuve ultime, mais sur un registre plus léger, on52 m’a rappelé une chanson populaire assez bien connue dont l’extrait se trouve présenté dans Addenda, 2.

51 Village de Skun, monastère de Popél. 52 Mon ami Siyonn Sophearith. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



Le terrain ethnographique à l’appui 217

Addenda 1. Prière à l’occasion de la fête des prémices du riz, novembre 201753 […] braḥ candr tārā braḥ candr gaṅ’ rath

braḥ mān mettā pāṃṅ chatr abhiramy gaṅ’ loe bimān

braḥ mahā uttam braḥ mahā uttam

thṅai beñ pūrṇamī pān cek aṃpuk

khae kattịk chnāṃ thmī samrāp’ punmān (?) thvāy ṭal’ amcās’

khñuṃ adhiṭṭhān caṃṇī dī thkān (?)

[…] Ô Seigneur des astres monté dans son char

Lune bienveillante d’une supériorité sans égale surmonté d’un beau parasol d’une supériorité sans égale assis dans son palais.

En ce jour de pleine lune du mois de kattik54 [où ces bananes et cet aṃpuk commence] la nouvelle année, ces paires de ? je les offre au Seigneur

me concentrant ces nourritures ?

2. Extrait d’une chanson populaire intitulée « Yap’ oey yap’ yan’ » yap’ oey yap’ yan’ khae kattik chnāṃ thmī

paṅ geṅ pae pan’ paṅ nịṅ cūl stī

oy pān juop srī yak srī jā gū

[…] Tard dans la nuit je me couche en faisant des vœux de te rencontrer Quand arrivera le mois de kattik je ferai la demande en mariage pour t’avoir comme [où commence] la nouvelle année compagne de ma vie

53 Chaque point d’interrogation signifie que le pied en question est transcrit sans certitude en raison de la difficulté rencontrée dans le son du haut-parleur, enregistré avec les moyens du bord. 54 Notre kārttika. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Bibliographie Ang, Chouléan, «  saṃbaḥ braḥ khae  », KhmeRenaissance, vol.  n°  8, 2013, p.  37–42 (http://www.yosothor.org/publications/others/content-header. html, KhmeRenaissance, Chap. II, n° 50). Ang, Chouléan, « ak braḥ khae », KhmeRenaissance, vol. n° 11, 2016, p. 104– 106. (http://www.yosothor.org/publications/others/content-header.html, KhmeRenaissance, Chap. VI, n° 48). Ang, Chouléan, « Bringing India to Cambodia: Two Examples of Bridge », [in] Anna L.  Dallapicolla & Anila Verghese (eds.), India and Southeast Asia:  Cultural Discourses, Mumbai, The K R Cama Oriental Institute, 2017, p. 71–82. Antelme, Michel, « Le calendrier et le découpage du temps chez les Khmers (avec comparaison lexicale avec les pays voisins », en cours. Cœdès, George, « Études cambodgiennes. XXXI. Nouvelles notes sur Zhou Daguan », T’oung Pao, vol. XXX, 1933, p. 224–230. Harris, Peter, Zhou Daguan. A Record of Cambodia. The Land and its People, translated with an introduction and notes by, Chiang Mai, Silkworm Book, 2007, 150 p. Krasem, Jhịm (dir.), Braḥ rājabidhī dvādasamās, Phnom Penh, Institut bouddhique, 1944–1960, 3 vol. Leclère, Adhémard, Cambodge. Fêtes civiles et religieuses, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1917, 661 p. Matras-Troubetzkoy, Jacqueline, Un village en forêt. L’essartage chez les Brou du Cambodge, Paris, SELAF, 1983, 429 p. Monier-Williams, Monier, A Sanskrit-English Dictionary, Londres, Oxford University Press, 1899, 1333 p. Pelliot, Paul, « Mémoires sur les coutumes du Cambodge », BEFEO, t. II, 1902, p. 123–184. Pelliot, Paul, Mémoires sur les coutumes du Cambodge de Zhou Daguan, version nouvelle suivie d’un commentaire inachevé (œuvre posthume), Paris, Adrien Maisonneuve, 1951, 178 p. Porée-Maspero, Éveline, Études sur les rites agraires des Cambodgiens, Paris-La Haye, t. I, Mouton & Co, 1962, 584 p. Renou, Louis et Filliozat, Jean, L’Inde classique, Paris, École française d’Extrême-Orient, Paris, 1953, t. II, 758 p.

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Sinclair Stevenson, Margaret, The Rites of the Twice-Born, London, Oxford University Press, 1920, 474 p. Stchoupak, Nadine, Nitti, Luigia, Renou, Louis, Dictionnaire Sanskritfrançais, Paris, Librairie Maisonneuve, 1959, 897 p. Varenne, Jean, « La lune, mythes et rites dans l’Inde », [in] La lune, mythes et rites, Paris, Editions du Seuil, Collection Sources Orientales, 1962, p. 231–260.

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Le temps des dieux et le temps des hommes dans les premiers textes japonais François Macé*

Maintenant et jadis Pour commencer, je partirai de deux poèmes tirés du Man.yôshû, la première anthologie poétique en japonais achevée après 759. Voici le premier : Le Kaguyama / pour l’amour de l’Unebi / au Miminashi / s’était mesuré / dès l’âge des dieux / il en allait ainsi ce semble / et jadis déjà / il en allait de la sorte / en ce monde toujours / les épouses / l’on dispute ce semble1

Ce poème est attribué au Prince Naka no ôe, futur empereur Tenchi (626–672). Il aborde de façon ironique deux des types de temps qui seront au cœur de cet exposé. Il associe d’abord deux expressions de l’âge des dieux, « le temps des dieux », kamiyo et un terme plus flou, « jadis », qui rend ici inishihe, « autrefois », « le temps jadis », un passé lointain et indéfini qui peut s’appliquer aussi bien au temps des dieux qu’à celui des hommes.

Yo Kamiyo, tout d’abord, est littéralement « l’âge/le temps » (yo), « des dieux » (kami). Ce yo signifie selon les contextes, « vie, âge, génération, règne ». Il est transcrit le plus souvent par les sinogrammes 世 (chinois shi) et 代 (chinois dai). Dans les premiers textes, les deux sinogrammes sont employés indifféremment. Notons que l’une des étymologies possibles

* Professeur émérite à l’Institut national des langues et civilisations orientales. 1 Man.yôshû, livre I, poème 13, [in] Sieffert, René (Traduction), Man.yôshû I, Paris, Publications Orientalistes de France, 1997, p. 63. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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de l’anthologie du Man.yôshû se trouve être le «  recueil des dix mille générations » en se basant sur la lecture yo2. L’expression japonaise kamiyo ou kamuyo se retrouve dans un emploi restreint dès les premiers ouvrages, Kojiki et Nihon shoki que nous aborderons bientôt : (…) Ensemble, on les appelle les sept générations du temps des dieux.3

Il s’agit des générations qui font suite aux cinq premiers dieux, les Koto amatsu kami (« les dieux particulièrement célestes »). La série de sept se clôt avec le couple primordial Izanaki-Izanami. L’expression ne couvre donc pas ici l’ensemble du temps des dieux. Dans le poème cité ci-dessus, les deux vocables kamiyo et inishihe s’opposent à utsusemi, « en ce monde » alors qu’on s’attendrait à trouver un composé en yo, une expression parallèle à kami yo pour désigner le temps des hommes. La notion existe bien, mais les termes utilisés sont divers et renvoient plus au temps présent qu’à l’humanité dans sa profondeur historique. Le plus simple de ces termes est certainement yo que nous venons de rencontrer dans kami yo, mais pris cette fois isolément : En ce bas monde / sur la voie des plaisirs / la plus pure joie / semble bien devoir être / de pleurer dans son ivresse4.

«  En ce bas monde  » traduit le japonais yo no naka, au milieu de ce monde, qui est un calque d’une expression bouddhique5. Je reviendrai en conclusion sur l’empreinte du bouddhisme. L’important pour le moment est de retenir l’opposition entre le temps des dieux, kamiyo, et notre temps, kono yo, que l’on trouve dans un autre poème de cette série en l’honneur du sake6. Il faut maintenant se

2 3

4 5 6

Une autre hypothèse plus fidèle à la graphie 葉 propose « recueil des dix mille feuilles » en référence probablement au grand nombre de poèmes compris dans l’anthologie, en réalité 4.516. Yamaguchi, Yoshinori & Kônoshi, Takamitsu (éd.), Kojiki, Shôgakkan, Shinpen Nihon koten bungaku zenshû, 1998, p. 30, (toutes les citations du Kojiki seront faites à partir de cette édition). On trouve une expression similaire dans le Nihon shoki, livre I, « C’est ce que l’on nomme les sept générations du temps des dieux ». Sauf mention particulière, les traductions sont de mon fait. Man.yôshû, livre III, poème 347, [in] Sieffert, R., op. cit., I, p. 301. Seken, 世間 chinois shijian, sanscrit loka. 13 poèmes où Ôtomo no Tabito (665–731) fait l’éloge du sake. Cf. Man.yôshû, livre II, poèmes 338–350, [in] Sieffert, R., op. cit.

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retourner vers l’autre expression, inishihe, cet autrefois qui semble bien englober le temps des dieux et le passé des hommes.

Inishihe En dehors du Man.yôshû, le Kojiki et le Nihon shoki sont nos deux principales sources pour essayer d’appréhender comment les anciens japonais, du moins la petite minorité qui avaient accès à l’écrit, concevaient ce passé, inishihe. Ces deux ouvrages presque contemporains du début du VIIIe siècle traitent dans un même élan le temps des dieux, kami yo, et le temps des hommes. Puisqu’ils abordent la même matière, on les cite souvent ensemble surtout quand il est question du temps des dieux comme par exemple dans des expressions comme kiki shinwa, les mythes du Kojiki et du Nihon shoki. On se trouve, en réalité, en présence d’une vision plurielle. D’une part, au Japon comme ailleurs, le temps des dieux n’est pas perçu de la même façon que le temps des hommes, ce qui est presque une évidence dès qu’il est question de dieux. Mais, à la différence de la Chine par exemple, les récits des deux temps sont réunis dans les mêmes ouvrages. D’autre part, le Kojiki et le Nihon shoki n’abordent ni le temps des dieux, ni celui des hommes d’une manière identique. Ici se pose la question de l’histoire en tant que vision du passé à côté d’autres conceptions des temps anciens.

Le Kojiki Commençons par le Kojiki, « récit des faits anciens » ou « récit des temps anciens ». Le titre Kojiki 古事記 est en sino-japonais, sa lecture japonaise est furukotofumi où ko 古 est lu furu, « vieux, ancien ». Ce ko, isolément peut aussi se lire inishihe. Il s’agit bien d’un récit sur le passé, celui des dieux et celui des hommes. L’ouvrage est daté selon sa préface de 712, sous le règne de l’impératrice Genmei, dévote bouddhiste soit dit en passant. Il est écrit dans une langue hybride entre le chinois et le japonais, mais était lu, vocalisé, en japonais. Il se compose de trois livres. Cette division en trois a très tôt été interprétée par les modernes comme celle du temps des dieux, suivi du temps des héros, puis de celui des hommes ordinaires, à l’image du schéma grec illustré par les Travaux et les jours d’Hésiode qui situe clairement

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ces demi-dieux entre les grands commencements et l’humanité actuelle. Examinons maintenant le contenu des trois livres.

Premier livre Le premier livre se divise lui-même nettement en deux. Le début développe un récit continu depuis la séparation du Ciel et de la Terre, jusqu’à la généalogie d’un des fils de Susanowo, Ohotoshi. Le pays est achevé. Le récit repart donc dans la deuxième partie depuis la Haute plaine céleste pour décrire la descente du Petit-fils céleste. C’est là que se situe l’origine de la vie brève, le Petit-fils céleste ayant choisi la belle Dame des arbres en fleur Ko no hana no sakuya hime. S’ouvre alors une période qui se situe dans le temps des dieux mais où la mort est présente, du moins annoncée. En effet, le Petit-fils céleste disparaît simplement du récit. Le processus d’humanisation est cependant enclenché. Le temps se rétrécit. Son fils cadet se rendra au pays du dieu de la mer. On ne parle pas non plus de sa mort mais de sa tombe à l’ouest de la montagne de Takachiho7. Il n’est rien dit, dans le Kojiki de la mort ni de la tombe de son fils dont les seuls titres de gloire sont d’avoir donné naissance à quatre enfants dont le dernier sera le premier souverain humain.

Rupture ou continuité Examinons maintenant le passage de l’âge des dieux à celui des héros ou de façon plus générale au temps des hommes. Une première surprise nous attend à cette césure. S’il n’y avait pas le changement de livre, du 1er au 2e, on ne noterait aucune coupure dans le récit entre la fin du Temps des dieux et le début de celui des hommes. La césure est moins marquée que celle que nous avons observée entre la fin des aventures d’Ohokuninushi et le récit de la descente du Petit-fils céleste. Jinmu, le premier souverain humain est le fils du dernier personnage cité dans le premier livre. Ses aventures qui le conduisent du sud de Kyûshû jusqu’au Yamato, centre du Japon antique, lui font rencontrer de nombreux dieux plus ou moins accueillants. Le récit ne marque donc aucune rupture par rapport aux récits précédents du premier livre à cette nuance près qu’il se déroule uniquement sur terre sans aucune excursion 7 Kojiki, op. cit., p. 136–137. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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dans l’au-delà comme celle du grand-père de Jinmu au royaume du dieu de la mer. Du point de vue de la narration, la césure apparaît après ce premier épisode. Elle est constituée par une généalogie de huit souverains sans le moindre récit. La narration reprend avec le 10e souverain, Sujin, qualifié de « premier souverain à gouverner le pays », titre qui est donné à Jinmu dans le Nihon shoki. On est donc en présence de deux premiers souverains humains comme si Jinmu était considéré comme encore trop près des dieux, la véritable séparation, l’humanisation complète des souverains s’opérant seulement à la 9e génération. En résumé, la première partie du premier livre se clôt sur la descendance d’Ohotoshi, un des fils de Susanowo. Bien que se déroulant en partie sur terre, il n’y est question que de dieux dont aucune descendance humaine n’est mentionnée. La mort est certes présente avec celle d’Izanami mais elle n’affecte pas la lignée principale. Dans la seconde partie du temps des dieux, cette lignée est représentée par des personnages qui sont tous qualifiés de mikoto, majesté. Cette appellation peut certes s’appliquer aussi bien aux hommes qu’aux dieux, ainsi Ame no uzume est qualifiée indifféremment dans le même passage de kami ou de mikoto. Toutefois aucun membre de la lignée qui donnera les souverains ne se voit accolé le titre de kami. De plus, leurs épouses sont toutes des filles de kami. Pourtant aucune de ces femmes n’a reçu l’honorifique mikoto, ni le titre de kami. Ce sont toutes des Hime, terme qui fait couple avec le masculin hiko et correspondra plus tard aux princesses de nos contes. Les personnages se trouvent bien entre les dieux et les hommes. Ils peuvent encore se rendre dans un au-delà et y prendre femme. Cependant la frontière se ferme après leur retour sur terre. Le récit du temps des dieux peut se lire comme une suite de fermetures, celle du pays de Yomi, celle de la Haute plaine céleste d’où Susanowo est expulsé, celle du pays de la mer, ce qui définit la terre habitable. Dans le même temps, on passe d’un temps où la durée est indéterminée à une existence limitée. Le Kojiki rapporte que : Hiko hohodemi (le grand-père de Jinmu) vécut 580 ans dans le palais de Takachiho8.

C’est la seule indication chiffrée pour ces temps intermédiaires, mais sa seule présence indique que désormais le temps est compté. En fait,

8 Kojiki, op. cit., p. 146. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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cette période d’humanisation du temps, de sa transformation à mesure humaine se poursuit encore au début du temps des hommes. Au début du IIe livre, Jinmu continue d’être un mikoto, comme dorénavant tous les membres de la lignée des souverains. Toutefois, processus d’humanisation oblige, il n’épousa pas la fille d’un couple divin, mais Isuke yorihime, le fruit de l’union d’un dieu, Ohomonnushi, et d’une humaine. Le premier souverain se trouve cependant encore proche du temps des dieux. Un texte postérieur d’un peu moins d’un siècle, le Kogoshûi (807), explique que du temps du premier souverain, dieux et hommes vivaient encore au même niveau, sur le même plancher, c’est-à-dire que le miroir, présence sur terre d’Amaterasu, se trouvait dans le même palais que le souverain. Cette situation ne sera plus possible neuf générations plus tard, même pour un homme exceptionnel comme le souverain. Le miroir, autrement dit Amaterasu, sera déposé dans le lointain sanctuaire d’Ise. Nous avons vu que ces générations intermédiaires ne sont l’objet d’aucun récit. Les commentateurs modernes expliquent facilement cette inclusion par la nécessité pour les auteurs antiques de rallonger les listes généalogiques afin de faire le raccord avec le temps des dieux. Ceci s’avère partiellement pertinent pour le Nihon shoki, chronologie oblige, comme nous le verrons bientôt, mais un peu moins pour le Kojiki. Si on se place du point de vue des rédacteurs, comment justifier cette succession de noms sans récit, si ce n’est pas la nécessité d’un espace tampon entre les deux régimes de temporalité, temps des dieux incommensurable et temps des hommes où les générations ne peuvent dépasser certaines limites. Jinmu le premier souverain se trouve clairement à la charnière de ces deux temporalités d’où la situation ambiguë de son récit, en continuité avec le temps des dieux et pourtant déjà séparé. Il meurt à 137 ans. Les Japonais ne sont pas les premiers à avoir été confrontés à ce problème. La Bible énumère les patriarches qui relient Adam à Noé sans le moindre récit.

De l’âge des souverains au temps des héros 137 ans est certes un bel âge. Il paraît toutefois bien raisonnable comparé aux 969 ans de Mathusalem9. Il en est de même pour l’âge des souverains des temps obscurs. Jinmu, le plus âgé est suivi des 6e et 7e respectivement

9 Ou Metoushèlah, Génèse 5, 27. Il avait de qui tenir, Adam vécut 930 ans, Seth 912, Enosh 905, Qénan 910, Mahalalel 895, Yered 962, Hénok 365 puis fut enlevé par Dieu. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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âgé de 123 et 106 ans, le 5e aurait eu 93 ans. Ce sont des âges presque normaux. Jeanne Calment a bien vécu 122 ans. Les autres oscillent entre quarante cinq et soixante trois. Rien d’exceptionnel donc. Nous verrons que le Nihon shoki est bien plus généreux pour ces neuf premiers souverains. Dans le IIe livre du Kojiki, semble se dessiner une amorce de décrue à partir de Sujin le 10e souverain détenteur du record de longévité avec ses 168 ans. Suivent des souverains de 153, 137, 95, 52 ans. Ce dernier, Chûai étant mort à la suite d’une sanction divine, fait figure d’exception. C’est un accident. Car sa veuve, l’impératrice Jingû vécut 100 ans et leur fils remonta à un bon niveau avec 130 ans. En dehors de l’accident de Chûai, tous les souverains actifs du IIe livre ont atteint les cent ans ou s’en sont approchés. Je pense que ce n’est pas un hasard si Seimu qui ne vécut que 95 ans est aussi celui dont le récit est le plus court, à peine douze lignes, une longueur comparable à celle consacrée à Annei le 3e souverain. Les souverains du IIe livre sont donc pourvus d’une longévité supérieure à la normale sans être extraordinaire. C’est sous leur règne que s’effectuèrent les dernières conquêtes relatées dans le Kojiki. Jinmu s’empara du Yamato à partir de Kyûshû. Yamato takeru, sous le règne de son père Keikô, soumit le sud de Kyûshû, Izumo et les provinces de l’est. Enfin Jingû, la veuve de Chûai aurait conquis les royaumes de la péninsule coréenne. Leurs exploits sont à la mesure de leur longévité, exceptionnels certes mais à peine supérieurs à celle d’un homme ordinaire. Les dieux interviennent encore à chaque règne mais avec parcimonie. Ils envoient une épée pour faire sortir Jinmu de sa léthargie, Ils suscitent une épidémie pour qu’on établisse leur culte. Ils provoquent la mort de Yamato takeru et de Chûai. Ils accompagnent Jingû dans sa conquête outre-mer. Enfin ils font un échange de nom avec Ôjin. Par contraste, on ne note qu’une seule intervention divine dans le IIIe livre.

Des souverains ordinaires, le IIIe livre Avant d’aborder le IIIe livre, il nous faut examiner la transition entre les IIe et IIIe livre. Le traitement du règne d’Ôjin à la fin du IIe et de celui de Nintoku au début du IIIe n’est guère différent. Il n’y est fait mention d’aucun événement majeur hormis une ou deux querelles de princes. La césure est marquée ici par l’introduction à la fin du règne d’Ôjin et

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avant le tableau de sa descendance qui clôt le IIe livre10, de deux récits indépendants qui n’ont aucun rapport avec Ôjin et qui rompent le fil des successions et du récit. Leur insertion à cet endroit reste pour moi une énigme. Le IIIe livre, un peu délaissé par les chercheurs, contient la majorité des chants contenus dans le Kojiki. Les règnes des Nintoku ou de Yûryaku sont de véritables romans poétiques. Plus que les affaires de gouvernement, ce sont les affaires de cœur qui occupent la première place pour les deux souverains qui dominent la période. Les amours incestueuses du prince Karu et de sa sœur, la lumineuse Sotohori, sont surtout le prétexte à un émouvant échange de poèmes. Toutefois, tout n’est pas rose en ce monde et la partie centrale du IIIe livre est occupée par un enchaînement de vengeances et de meurtres. On pourrait croire que les souverains du dernier livre du Kojiki, les plus proches de l’humanité ordinaire, ont une longévité raisonnable. C’est presque toujours le cas, à l’exception de Yûryaku qui fait une rechute à 124 ans. Le Livre III se termine par une liste généalogique de dix souverains, sans le moindre récit, qui amène jusqu’à l’année 628, date de la mort de l’impératrice Suiko, 33e souveraine, soit un peu moins d’un siècle avant la rédaction du Kojiki. Le récit, lui, s’arrête avec le règne de Kenzô, 23e souverain, qui serait mort en 487 selon la chronologie du Nihon shoki, autrement dit, plus de deux siècles avant l’achèvement du Kojiki. Des événements aussi importants que l’arrivée du bouddhisme, ou celle du calendrier chinois sous le règne de Kinmei sont passés sous silence11. Si l’on en croit le Nihon shoki, tous ces faits eurent lieu pendant ces dix règnes qui closent l’ouvrage. Les hypothèses n’ont pas manqué pour expliquer l’étrange manière dont se termine le Kojiki. L’une d’elle fait intervenir l’existence d’un premier ouvrage compilé sous le règne de Suiko et qui aurait disparu dans l’incendie de la résidence des Soga au moment de leur chute en 645. Toutefois, cela n’explique pas l’absence de récit pour les dix derniers règnes, ni celle d’événement marquant pour les règnes de Nintoku et de Yûryaku. Pour comprendre ce traitement, il faut repartir des koji du titre Kojiki  :  les faits anciens ou les événements du passé renvoient à l’inishihe, que nous avons vu dans le premier poème, c’est-à-dire à un

10 Pour les autres souverains, le tableau de la descendance se situe au début des notices et non à la fin. 11 On ne trouve que deux exceptions, le changement de lignée à la mort de Buretsu, décédé sans enfant, et la révolte d’Iwawi sous le règne de Keitai traitée en deux lignes. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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passé considérable surtout si l’on songe qu’il se situe à une époque où le Japon n’avait pas encore basculé dans le monde de l’écriture. D’un autre côté, il est tentant de proposer un parallèle entre cette liste de dix derniers souverains et celle des huit premiers entre Jinmu et Sujin. L’effet tampon est probablement le même, la dernière liste isole le temps passé tout en le raccordant aux temps historiques qui commencent vraiment avec le règne de Suiko mais sont relativement éloignés du présent. Le but du Kojiki n’est pas de retracer l’histoire. Nous allons voir qu’il se désintéresse des dates. Il veut rendre compte des temps anciens qui ont donné naissance au sol japonais, à ses dieux, à la lignée des souverains. Une fois les limites établies entre les au-delàs et notre monde, entre le Yamato et les barbares, et quand la succession des souverains est assurée, autrement dit quand l’ordre est établi, récit comme histoire ne sont plus nécessaires.

Des dates, pour quoi faire ? Le Kojiki, malgré son absence de visée historique, comporte des dates. Celles-ci posent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. Ces dates apparaissent sous forme de note à la fin des notices relatives à tel ou tel souverain. Il est impossible de savoir si ces notes figuraient dans le texte original ou si elles furent ajoutées plus tard par un copiste. La seule certitude, c’est qu’elles figurent dans toutes les familles de manuscrits. Elles ne concernent que les décès des souverains, mais tous n’en bénéficient pas. On comprend que la première apparaisse pour le décès de Sujin. C’est un élément de plus pour marquer le caractère humain de ce « premier souverain à gouverner le pays ». On ne compte que quinze dates, pour trente trois souverains. Si l’on met de côté les souverains antérieurs à Sujiin, on arrive au ratio de quinze sur vingt-trois. Je n’ai pas trouvé d’explication pour l’absence de date pour Suinin, Keikô ou encore Kinmei pour ne citer que des souverains marquants alors que Seimu, figure un peu falote, en bénéficie. Ces dates sont données dans le système chinois du cycle sexagésimal. Comme aucun point de départ n’est mentionné et qu’elles ne sont pas continues, il est impossible de donner une date équivalente dans notre système de datation. En partant des dates plus assurées des derniers souverains, les commentateurs japonais proposent des équivalences à soixante années près pour Sujin ou Seimu. Il est à noter que ces dates ne commencent à se rapprocher de celles du Nihon shoki qu’à partir

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d’Ingyô, le 19e souverain. Elles ne coïncident qu’à partir d’Ankan, le 27e, autrement dit, à la fin de la liste finale. À l’évidence, Kojiki et Nihon shoki ne partageaient pas les mêmes sources relatives à la chronologie.

Le Nihon shoki Nous avons vu que le Kojiki et le Nihon shoki partageaient presque la même matière. Tous les deux commencent au début de l’univers et se terminent à une époque que l’on peut qualifier d’historique. Le Nihon shoki se termine par l’abdication de l’impératrice Jitô en 697. Il fut présenté à la cour en 720, autrement dit, ses derniers livres concernent des événements dont des témoins étaient encore vivants au moment de sa rédaction. Il s’agit d’une histoire immédiate à l’instar de la Guerre du Péloponnèse. Les modèles revendiqués sont les histoires officielles chinoises, particulièrement les Mémoires historiques, l’Histoire des Han et celle des Han postérieurs. Plus précisément, ce sont les parties annalistiques de ces histoires qui servirent de références, c’est-à-dire le ki, 紀 (chinois ji) de son titre. Le Nihon shoki était conçu pour être poursuivi et il le fut. C’est la première des six histoires officielles japonaises, Rikkokushi. Il était composé de trente livres dont vingt huit couvrent le temps des hommes et sont traités à la manière des histoires chinoises avec un recours systématique à la chronologie. Tous les évènements sont datés depuis les 45 ans de Jinmu au moment où il décide de partir vers l’est là où il établira le premier palais. Cela se passa nous dit le Nihon shoki, une année du tigre de l’aîné du bois, kôin, kinoe no tora, qui correspondrait à l’année 667 avant notre ère12. Cette équivalence est possible parce qu’à la différence du Kojiki, désormais la chronologie est continue. Dorénavant tous les événements sont datés, non seulement l’année mais aussi le mois et le quantième du mois dans le système sexagésimal13. Il apparaît ainsi que le premier souverain mit 7 ans avant de pouvoir célébrer son avènement le premier jour du premier mois de l’année shin.

12 Cette année était une Grande année 太歳 taisai, taisui. Cycle de 12 ans de Jupiter. 13 Ce souci de précision est à rapprocher de la construction en 660 de la première horloge à eau 漏刻 rôkoku, par le prince Nakanoôe, futur Tenchi (Nihon shoki, livre XXVI, Saimei 6–5) : « ce mois-là », [in] Sakamoto, Tarô ; Ienaga, Saburô ; Inoue, Mitsusada  ; Ôno, Susumu (éd.), Nihon shoki, Iwanami shoten, Nihon bungaku taikei, vol. II, p. 342–343. (Toutes les références au Nihon shoki seront faites à partir de cette édition.) Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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yû 辛酉 ka no to no tori, coq du cadet du métal. Cette date correspond à l’année 660 avant notre ère14. Depuis le XVIIIe siècle au moins, aucun historien ne croit à l’historicité de cette date. Même un savant aussi soucieux et fier du passé du Japon que Motoori Norinaga (1730–1801) récusait cette date pour la bonne raison que le Nihon shoki lui-même notait l’arrivée des premiers écrits chinois sous le règne d’Ôjin, le 15e souverain, et celle du calendrier sous celui de Kinmei, le 29e15. En outre, à l’époque de Heian déjà, Miyoshi no Kiyoyuki (847–919) avait fait observer que cette année shin.yû était une année de révolution selon une des conceptions calendaires chinoises, celle des trois révolutions. Il adressa à la cour un Avis sur les révolutions 革命勘文 Kakumei kanmon, pour demander en 900 un changement de nom d’ère pour l’année suivante, une année du coq. Cet avis est notre principale source d’information sur le système chinois issu des commentaires ésotériques des Classiques, Shin.i 讖緯 chenwei. Les années du coq du cadet du métal formaient un cycle de 60 ans nommé gen, lui-même pris dans un plus grand cycle de 21 gen soit 1260 ans. Au final, selon ce système, le point de départ du calcul serait l’an 9 du règne de l’impératrice Suiko, en 601 de notre ère. Bien qu’elle ne fasse pas l’unanimité des historiens, cette hypothèse reste la meilleure pour expliquer le choix de 660 avant notre ère. Miyoshi devait considérer que la fondation du pays avait bien eu lieu cette fameuse année du coq. Un événement aussi considérable ne pouvait pas s’être déroulé une année ordinaire. C’est probablement ce qu’avaient dû penser les premiers lettrés responsables de l’historisation de la tradition japonaise. Pour eux, ces premiers événements étaient réels, mais longtemps le Japon n’avait pas possédé d’instruments intellectuels, écriture et calendrier, pour noter le passé. Il leur revenait de pallier cette absence. Le monde sinisé avait donc apporté non seulement l’écriture et le calendrier, mais aussi l’idée qu’un événement du passé pour être reconnu comme vrai devait être daté. Les compilateurs du Nihon shoki ou leurs sources ont donc fabriqué une chronologie pour faire coïncider leur

14 Cette date a été retenue comme point de départ de l’ère impériale en 1873, comput utilisé parallèlement aux ères liées aux règnes jusqu’en 1945. De nos jours encore, le 11 février, est un jour férié, jour anniversaire de la fondation du pays. Le 11 février correspondrait au 1er jour du 1er mois dans le calendrier luni-solaire de l’année 660. 15 Selon le Nihon shoki, le premier calendrier aurait été apporté au Japon en 554 par des gens de Baekje sous le règne de Kinmei (Nihon shoki, XIX, Kinmei 15–2, [in] op. cit., vol. II, p. 109). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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tradition qui ne pouvait être que véridique et les nouvelles exigences d’historicité mais aussi les croyances calendériques venues de Chine. L’effet de réalité est assuré. En outre, cette chronologie dotait le Japon ou plutôt la lignée de ses souverains d’une certaine profondeur historique. Se trouve déjà sous-jacente l’idée de la spécificité japonaise par rapport à la Chine, l’existence d’une seule lignée de souverain depuis l’origine des temps. Le titre même de l’ouvrage est une sorte d’étendard de cette spécificité : au lieu de porter le nom d’une dynastie comme en Chine, il renvoie à celui d’un pays, le Yamato, transcrit avec les sinogrammes nihon 日本 riben signifiant origine du soleil, l’Est par rapport à la Chine, mais aussi le lieu où est né le soleil, ancêtre de la famille régnante. Il est toutefois remarquable que la chronologie japonaise, pour fantaisiste qu’elle soit en ses débuts, ne cherche pas à rivaliser avec la déjà très longue histoire chinoise. L’année 660 avant notre ère correspond à la 17e année du règne du roi Hui des Zhou orientaux au début de la période des Printemps et des Automnes. Auparavant il y avait eu les dynasties des Zhou occidentaux, celles des Shang et des Xia. Actuellement l’historicité de cette dernière est sujette à caution, mais pour les lettrés chinois, contemporains des rédacteurs du Nihon shoki, elle ne faisait pas de doute. Yu le Grand serait ainsi devenu roi en 3700 avant notre  ère selon le comput traditionnel. Qui plus est, les Mémoires historiques, par ailleurs si rigoureux, rapportent le récit des cinq empereurs, ce qui repousserait les débuts de l’histoire chinoise dans un passé encore plus lointain, avec l’Empereur Jaune, Huang Di. Il n’est pas impossible que les rédacteurs aient choisi cette date relativement récente, pour faire preuve d’une certaine modestie face à d’éventuels lecteurs chinois. Cela dit la rédaction des premiers livres ne devaient pas faire illusion aux yeux des historiens chinois. Le caractère artificiel de la chronologie est bien trop évident. On y trouve de fréquentes incohérences. Toutefois, ce n’est pas le plus important.

Le temps des dieux Comme le Kojiki, le Nihon shoki commence par le récit des origines. C’est ici qu’apparaît l’écart décisif d’avec les Mémoires historiques, modèles de l’historiographie chinoise. En effet, ceux-ci commencent par les cinq empereurs. Il s’agit d’hommes, certes extraordinaires, mais hommes malgré tout avec un nom de famille et un nom personnel comme tout bon Chinois, et non de dieux. Par ailleurs, ces cinq premiers souverains illustrent la prégnance du système des cinq phases puisqu’ils sont chacun

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placé sous le signe d’une des phases à commencer par l’Empereur Jaune Huang Di sous le signe de la terre16. Le récit japonais ne commence pas par des hommes mais avec les débuts de l’univers, la séparation du Ciel et de la Terre, le temps des dieux. Bien sûr, il existe en Chine aussi des récits de ce type. Cependant, ils appartiennent à d’autres catégories d’écrits, certainement pas au genre historique. Il est vrai que la nuance est parfois ténue. Au VIIIe siècle, Sima Zheng 司馬貞 (679–732) rajouta au début des Mémoires un chapitre sur les trois souverains où sont évoqués les débuts de l’univers et dont les figures principales possèdent un caractère humain parfois difficilement perceptible. Toutefois, même dans ce chapitre rajouté, il n’est question que d’un lointain passé et non d’un temps différent de celui des hommes. Les deux premiers livres du Nihon shoki sont donc consacrés au temps des dieux. Ils reprennent à peu près les mêmes éléments que le Kojiki. La grande différence réside dans l’insertion de nombreuses variantes à la suite d’une version principale. Pendant longtemps j’ai cru que cela était dû à une sorte d’esprit critique de la part des rédacteurs qui, en alignant les variantes, relativiseraient le message du récit. Je pense maintenant que je me trompais. Les mythes, puisque c’est de cela dont il s’agit, existent sous forme plurielle. Le récit du Kojiki ne présente qu’une variante qui n’a pas vocation à représenter une vérité unique. Les variantes du Nihon shoki bien loin de relativiser, étoffent au contraire, donnent une autre épaisseur aux récits en proposant des échos, des ramifications. Le premier livre, divisé en huit épisodes, s’arrête exactement à la coupure que nous avons observée dans le récit du temps des dieux du Kojiki. Dans le deuxième livre, le Nihon shoki rapporte la descente du Petit- fils céleste, et donc le processus d’humanisation. Très logique, il mentionne dans sa version principale la mort et le nom des tombes des trois générations de cet âge intermédiaire, de ses descendants de dieux destinés à mourir alors que le Kojiki, nous l’avons vu, est beaucoup plus allusif : Longtemps après, Sa Majesté Amatsu hiko hiko Ho no ninigi décéda et fut inhumé dans l’auguste tertre du Mont E à Himuka en Chikushi17.

16 Chavannes, Edouard (traduction de), Les Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien, Paris, Adrien Maisonneuve, 1967, t. I, p. 25–96. 17 Nihon shoki, livre II, vol. I, p. 143. 久之天津彦彦火瓊瓊杵尊崩、因葬筑紫日向 愛之山陵。 Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Par la suite, longtemps après, Sa Majesté Hiko hohodemi décéda et fut inhumé dans l’auguste tertre au sommet du Mont Takaya à Himuka18. Longtemps après, Sa majesté Hiko nagisa take ugaya fuki ahezu décéda dans le palais de la province de l’ouest et fut inhumé dans l’auguste tertre au sommet du Mont Ahira19.

C’est cette vision qui s’imposa20. Les précisions sur l’emplacement de la tombe ont le même effet que celles sur la date de décès. Elles ancrent le récit dans la réalité. La transition entre les deux temps, le temps des dieux et celui de l’historicisé s’opère sous une forme particulièrement nette dans le Nihon shoki. On passe d’un temps incommensurable à un temps presque à mesure d’homme. Le Shoki évalue le temps entre la descente sur terre du Petit-fils céleste et les 45 ans du premier empereur humain, Jinmu, soit les trois générations, père, grand-père et arrière-grand-père de celui-ci, qui font la transition entre le temps des dieux et celui des hommes, à 1.792.470 années21. Là où le système chinois basé sur les multiples de 10.000 permet de jongler avec des chiffres parfois astronomiques et une grande économie de moyen, quartorze caractères ici, la lecture japonaise s’étend sur deux lignes. Les anciens japonais ne possédaient pas les moyens linguistiques et mathématiques de traiter les grands chiffres et donc de concevoir de longues durées. Le Shoki écrit en chinois utilise cette langue pour rendre cette idée d’un grand laps de temps22. Toutefois, malgré son importance, cela reste un temps quantifiable. Il faut noter, en outre, que ce million et quelques années ne concernent que la période intermédiaire entre le temps des dieux et celui des hommes. Il n’est pas question de calculer l’âge du monde depuis la séparation du ciel et de la terre ou de 18 Nihon shoki, livre II, vol. I, p. 169. 後久之彦火火出見尊崩、葬日向高屋山上陵。 19 Nihon shoki, livre II, vol. I, p. 185. 久之彦波瀲武鸕鷀草葺不合尊崩西洲之宮、 因葬日向吾平山上陵。 20 Les Règlements de l’ère Engi, Engishiki (Xe siècle) comportent un registre des tombes impériales et princières. Tout au début de cette liste, figurent trois tombes lointaines, celles du Petit-fils céleste, de son fils et de son petit-fils, toutes les trois situées dans la province de Himuka (Hyûga) dans le lointain Kyûshû. 21 一百七十九萬二千四百七十餘歳, en lecture japonaise : momo yorozu tose amari nana so yorozu tose amari kokono yorozu tose futa chi tose amari yo ho tose amari nana so tose amari Nihon shoki, livre III, op. cit., vol. I, p. 188–189. 22 Presque à la même époque Sima Zheng dans son supplément aux Mémoires historiques parle de trois millions deux cent soixante-seize mille années depuis la grande séparation jusqu’à la prise du lin (capture de l’animal fantastique). Chavannes, E., op. cit., p. 20–21. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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l’enfantement des îles de l’archipel. Que la logique biblique soit étrangère au monde japonais n’est pas une découverte extraordinaire. Par contre, le décalage entre les deux plus anciens textes japonais quasi-contemporains est plus étonnant.

Les souverains humains Par contraste avec le « longtemps après » des trois premières générations, le Nihon shoki précise que le premier souverain humain, Jinmu, mourut à l’âge de 127 ans, la soixantième année de son règne qui avait commencé une année shin.yû. Il mourut donc une année heishi 丙子 (585 avant notre ère). Le Shoki donne même le jour, un jour du dragon de l’aîné du bois (甲辰 kôshin /kasshin) soit le 11e jour du 3e mois. L’apparition de la chronologie, même si elle est capitale, n’est pas le seul élément qui différencie le Shoki du Kojiki. L’ampleur des deux ouvrages n’est pas comparable. Là où le Kojiki traite le temps des hommes en deux livres, le Shoki en consacre vingt huit. Si l’on s’en tient à la seule partie commune, celle des récits du Kojiki, le Shoki propose quinze livres face aux deux livres du Kojiki. Non seulement le temps traité est plus long mais de plus, dans les parties communes, le Shoki est plus disert. À l’opposé du Kojiki, le Shoki met l’emphase sur le passé le plus récent. Les 150 dernières années de Keitai à Jitô occupent presque la moitié de l’ouvrage, quatorze livres sur trente, et exactement la moitié si l’on ne tient compte que des souverains humains. Comme on pouvait le prévoir les temps les plus proches de la rédaction sont aussi les plus détaillés, autrement dit la tendance exactement inverse de ce que l’on observe dans le Kojiki où les règnes les plus récents n’apparaissent que sous forme de généalogie. Toutefois, comme dans le Kojiki, le règne de Jinmu est suivi de huit souverains qui ne bénéficient de presque aucun récit. Comme nous l’avons vu, dans son cas, ces souverains permettent de combler le fossé entre la date choisie pour le début de l’Histoire, moins 660, et le temps présent, celui de sa rédaction. On notera qu’en comparaison du Kojiki, les centenaires sont plus nombreux, cinq sur huit contre seulement deux dans le Kojiki, et qu’une honnête longévité perdurera jusqu’à Nintoku à l’exception commune aux deux ouvrages, de Chûai. Cette longue série de centenaires fait contraste avec les âges des souverains des temps historiques de la dernière partie du Nihon shoki. La doyenne, Suiko, est morte à 75 ans, suivie d’une autre femme, Kôgyoku qui régna deux fois et vécut 67 ans. Le premier homme

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de ce palmarès, Kôtoku, fait jeu égal avec la dernière impératrice de la liste, Jitô et ses 58 ans. Il est bien évidemment impossible de connaître l’évolution de l’espérance de vie dans le Japon archaïque. Tout laisse à penser que les centenaires devaient être rares s’ils ont jamais existé. Les premiers textes ne peuvent certainement pas être pris pour des sources fiables sur les questions de démographie et de longévité. Les chiffres donnés sont là pour signifier autre chose  :  le passage très progressif d’un temps bénéficiant encore de la vitesse acquise du temps des dieux, autrement dit la perte progressive de la longévité. Alors que le Kojiki attribue 124 ans à Yûryaku, le Shoki se contente de noter un règne de 23 ans et probablement un âge de 62. La période de transition se prolonge donc pour le Kojiki jusqu’à Yûryaku, le 21e, et un peu plus tôt pour le Shoki avec Nintoku, le 16e.

Deux visions du passé À partir d’une matière en grande partie identique, le Kojiki (Récit des faits anciens ou temps anciens) aborde le temps des hommes en deux livres seulement. Et surtout, il s’abstient de presque tout repère chronologique. De plus, en ne retenant qu’une partie des informations disponibles, il fait entrer les évènements présentés comme historiques dans le Nihon shoki, dans un schéma de pensée que je qualifierai de mythique. La démonstration serait un peu trop longue ici23. Mais on repère jusque dans le troisième livre des échos au temps des dieux comme l’apparition des héritiers auprès d’un feu ou le corps lumineux de la princesse Sotohori. C’est le temps des dieux qui informe tout ce lointain passé. D’un autre côté, la transition entre le temps immuable des dieux et le temps par définition limité des hommes est très progressive. D’une part, le processus commence dès le temps des dieux avec les trois générations à partir du Petit-fils céleste. D’autre part, cette transition se poursuit par le temps des héros où la longévité est encore généreuse et le pays est encore en voie de formation. Surtout, cela se termine par quelque chose qui ressemble à une fin de l’histoire. Le dernier souverain à bénéficier d’un récit, Kenzô renonce à la vengeance au nom de la raison kotohari, sur les conseils de son frère aîné. Il reprend la figure de Nintoku, le souverain bienveillant qui inaugurait le IIIe livre. 23 Se reporter à Macé, F., Kojiki shinwa no kôzô [Structure des mythes du Kojiki], Chûôkôron, 1989, 240 p. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Enfin, nouveau renversement de perspective, si les dates sont rares dans le Kojiki, celui-ci note scrupuleusement à la fin de chaque notice le nom et l’emplacement de la tombe des souverains, tombes encore visibles en théorie pour les contemporains. En outre, la dernière liste généalogique rattache ce lointain passé idéal à un passé plus récent d’à peine un siècle celui de l’impératrice Suiko. La concordance avec les dates du Nihon shoki pour les derniers souverains n’est donc pas fortuite. L’important est bien de démontrer que les souverains actuels tirent leur légitimité de leurs attaches avec les dieux et les souverains des premiers temps. La finalité du Nihon shoki est exactement la même, avec des moyens très différents. Le recours à la chronologie eut pour conséquence l’historicisation de récits qu’ailleurs on considérerait comme légendaires ou mythiques, phénomène comparable à ce qui s’est passé à Rome ou en Chine. Ici aussi l’humanisation est progressive. Les aventures de Jinmu ont beau être datées avec précision, elles n’en appartiennent pas moins à un temps où les dieux intervenaient encore directement dans les affaires des hommes. Les discussions entre les dieux de la Haute plaine céleste sur le meilleur moyen d’aider Jinmu évoquent celles des dieux de l’Olympe sur le destin des héros de la guerre de Troie. Le lien avec le foisonnant temps des dieux est non seulement maintenu, mais il est même plus développé puisqu’il occupe le double de place que dans le Kojiki. La chronologie continue depuis les 45 ans de Jinmu jusqu’à l’abdication de Jitô, rattache directement ce lointain souverain qui pouvait encore vivre sur le même plancher que les dieux avec les souverains contemporains. La similitude des noms renforce cette affirmation de la continuité.

Généalogie des souverains En effet, malgré leurs divergences flagrantes, Kojiki et Nihon shoki possèdent nombre de points communs dont la même liste de souverains n’est certainement pas le moindre. L’hypothèse la plus simple est que cette liste avait été fixée probablement bien avant la rédaction des deux ouvrages et faisait l’objet d’un consensus ou d’un contrôle plus strict que les récits. Lors des funérailles des souverains, nous savons que l’on procédait à la lecture de la liste de succession des souverains24. Celle-ci une fois mise par écrit ne devait plus évoluer contrairement aux récits. 24 Nihon shoki, livre XXX, Jitô 2-11-11, [in] op. cit., vol. II, p. 493. Kôgyoku, 1-12-14, [in] op. cit., vol. II, p. 244, pour les funérailles de Jomei. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Or on retrouve le même type de nom posthume comportant l’expression yamato neko pour les souverains contemporains de la rédaction du Kojiki et du Nihon shoki, Jitô, Monmu, Genmei, Genshô et pour plusieurs des premiers et obscurs souverains Kôrei, Kôgen, Kaika auxquels on peut rajouter Jinmu et Itoku. Cette affirmation du Yamato est à rapprocher du titre même du Nihon shoki lu à la japonaise Yamato bumi maki no tsuide. Il s’agissait de mettre en valeur le Japon, Yamato, vis-à-vis de la Chine. C’est le moment où les ambassades japonaises en Chine s’efforçaient de faire remplacer dans les documents diplomatiques le wa/wo 倭 jugé péjoratif par nihon/riben 日本 pour rendre le japonais yamato. Il est impossible de savoir quand exactement les noms des premiers souverains furent choisis définitivement. On sait que les généalogies sont évolutives, surtout dans les sociétés en marge de l’écriture comme ce fut longtemps le cas du Japon. Il est fort probable que ce fut à la fin du VIIe siècle au moment où se mit en place l’État antique régi par les codes. Visiblement la généalogie qui se fixa alors ne fut pas fabriquée ex nihilo. Elle garde les traces de plusieurs states. Après le groupe inaugural aux noms assez pompeux, probablement fixé en dernier, on trouve deux groupes, l’un comportant l’expression iri hibo, l’autre tarashi hiko qui correspondent en gros au IIe livre du Kojiki, celui de l’âge des héros. À partir du 15e, Ôjin, jusqu’au 26e, Keitai, les noms posthumes des souverains sont d’une grande simplicité, tel Homuta, Anaho, Woke, Wohodo. Ce sont en fait leur nom personnel sans aucun embellissement. On peut supposer qu’ils étaient déjà bien fixés et ne pouvaient être modifiés. À partir des descendants de Keitai qu’on considère actuellement comme le fondateur d’une nouvelle lignée, les noms posthumes sont plus élogieux, trace d’un nouveau statut des souverains. Ainsi, la simple liste des noms des souverains est scandée par des temps différents. La parenté entre les noms des premiers souverains et les derniers n’est pas seulement la trace de la fabrication tardive des premiers, elle est aussi la marque de la volonté des souverains du début du VIIIe siècle de se rapprocher des origines divines. L’emploi d’ame, céleste, dans les noms de Kôgyoku, de son frère Kôtoku et de ses fils Tenchi et Tenmu renvoie aux générations intermédiaires entre Amaterasu et le premier souverain humain. Le rapprochement ne peut être fortuit. En effet, c’est aussi l’époque où des poèmes du Man.yôshû désignent clairement le souverain comme un dieu :

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Notre Grand Seigneur / parce qu’il est un dieu / plus haut que tonnerre / des nuages du ciel / a choisi de s’abriter.25

Ce poème de Kakinomoto no Hitomaro date de la fin du VIIe ou du début du VIIIe siècle26. Un peu plus tard vers 740, un autre poète chante le souverain comme dieu visible, akitsukami : Dieu manifeste / notre Souverain Seigneur / dedans les Huit Iles / du Monde sous le Ciel / des pays possède / en grand nombre certes […].27

Le souverain japonais de ce début de l’antiquité rentre donc dans le club relativement fermé des rois divins au même titre que le pharaon ou l’inca-inti28. Ces hommes divinisés répondent aux dieux qui prennent apparence humaine et sont désignés par la même expression akitsukami ou une expression de même sens, arahitogami. À Yûryaku qui demandait qui il était à un personnage lui ressemblant rencontré en montagne, le dieu Hitokotonushi, répondit : Je suis un dieu à apparence humaine.29

Le Kojiki rapporte la même histoire. C’est la seule apparition divine dans le troisième livre : Je suis empli de crainte, comme vous êtes, Grand dieu, apparu à mes yeux, je ne vous ai pas reconnu.30

Le Kojiki emploie ici l’expression utsushi omi très proche d’utsusemi que nous avons rencontrée dans le premier poème cité pour désigner le temps présent. Si la notion de présent est commune aux deux expressions, le contexte suggère une compréhension de ce présent complètement différente. Dans le cas de l’apparition d’un dieu ou de celle d’un homme comme dieu, on assiste à une sorte de court-circuit entre le temps

25 Man.yôshû, III, 235, [in] Sieffert, R., op. cit., vol, I, p. 241. 26 A des barbares qui voyant sa noble apparence lui demandait s’il était un dieu, le prince Yamatotakeru répondit : « Je suis le fils d’un dieu à l’apparence humaine ». Les rédacteurs du Nihon shoki lui font ainsi répondre qu’il était fils du souverain. Nihon shoki livre VII Keikô 40, Iwanami I p. 306. 27 Man.yôshû, VI, 1050, [in] Sieffert, R., op. cit., vol, II, p. 367. 28 Curieusement dans son essai, Maurice Godelier, ignore le Japon, v.  Godelier, Maurice, Au fondement des sociétés humaines Flammarion, Champs essais, 2010, p. 226. 29 Nihon shoki, livre XIV, Yûryaku 4–2, [in] op. cit., vol. I, p. 466–467. Le même épisode se retrouve dans le Kojiki. 30 Kojiki, op. cit., p. 348–349. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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primordial et le présent. Le poème par contre joue sur le mode badin de l’opposition entre temps des dieux et le présent. Mais il suggère aussi une autre dimension en utilisant pour transcrire utsusemi, le présent, les sinogrammes « vain » et « cigale », qui renvoient à une conception bouddhique du temps présent.

Le bouddhisme En effet, comme si le problème du temps n’était pas suffisamment complexe, il nous faut rajouter une autre dimension, le bouddhisme. Il ne faut pas oublier qu’au début du VIIIe siècle, les lettrés au Japon dont ceux qui ont rédigé le Kojiki et le Nihon shoki, étaient si ce n’est des dévots, au moins de fidèles bouddhistes. Ils connaissaient et devaient partager dans une certaine mesure les conceptions bouddhiques du temps. Faut-il rappeler que les deux impératrices qui reçurent le Kojiki et le Nihon shoki, Genmei (661–721) et sa fille Genshô (680–748), étaient de si ferventes bouddhistes qu’elles se firent incinérer selon les rites de cette religion. Le Nihon shoki relate l’arrivée du bouddhisme au Japon, et note ses progrès jusqu’à ce qu’il devienne une religion quasi-officielle. Il rapporte le texte de l’Exhortation en 17 articles, Jûshichi jô kenpô, de 604 qui demandait à tous les sujets de vénérer les trois trésors, le Bouddha, la Loi et la Communauté. En 701, les Codes, Ritsuryô, sorte d’organigramme des rouages de l’État, comportaient un code relatif aux moines et aux nonnes, sôniryô. Le bouddhisme était donc considéré comme partie intégrante de l’État. Malgré cette présence massive, le Kojiki n’y fait quant à lui aucune allusion. C’est une des questions qu’il me faudra tenter d’aborder si ce n’est de résoudre. En dehors des textes officiels, nous avons la preuve de cette pénétration des conceptions bouddhiques dans les poèmes contemporains ou très légèrement postérieurs à nos deux textes. Nous retrouvons ici le poème cité au début de l’exposé : En ce bas monde / sur la voie des plaisirs / la plus pure joie / semble bien devoir être / de pleurer dans son ivresse.31

Sieffert rend yo no naka par « En ce bas monde ». Il justifie la nuance péjorative qu’ajoute le bas, par l’origine bouddhique de l’expression et les sous-entendus tout aussi bouddhiques des autres textes de cette série

31 Man.yôshû, livre III, poème 347, [in] Sieffert, R., op. cit., vol, I, p. 301. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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de treize poèmes où Ôtomo no Tabito (665–731) fait l’éloge du sake. Pourtant l’opposition n’est pas tant entre ce monde-ci et un quelconque séjour céleste comme le suggère l’expression française, mais un destin post-mortem moins attrayant. Si en cette vie / du moins j’ai connu la joie / en la vie prochaine / peu me chaud que je devienne / bestiole ou bien oiseau.32

En effet, ce que le poème met en regard de «  cette vie  » kono yo que l’on pourrait aussi traduire par le monde présent, le temps présent, c’est une vie future, komu yo, un temps à venir qui n’a rien de céleste. On aura reconnu la croyance bouddhique aux six voies de renaissance, en l’occurrence la voie des animaux. Il faut souligner que les expressions japonaises yo no naka, kono yo, komu yo sont notées par des composés chinois, 世間 shijian, 今世 jinshi, le monde de maintenant, 来生 laisheng la vie future, dont ils donnent en quelque sorte la lecture. Certains de ces composés sont des termes de traduction du sanscrit comme shijian pour loka, Il en ressort l’impossibilité de déterminer si l’on a affaire à une conception indigène du temps ou un reflet de systèmes de pensée venus du continent. En fait la question n’est pas pertinente. Au moment de la transcription de ces poèmes, les élites japonaises baignaient dans la culture chinoise depuis au moins deux siècles. La lecture japonaise de sinogrammes porteurs d’une certaine conception du temps illustre bien la coexistence de plusieurs notions à la même époque et chez le même individu. Il est clair que les poèmes d’éloge du sake font référence à la conception bouddhique des trois temps 三世 sanze, (Traiyadhvika, traikāla) passé, présent, avenir, tout en la tournant apparemment en dérision, ce qu’il serait imprudent de prendre comme une preuve d’incroyance. On se trouve dans la même incertitude à propos d’une des expressions les plus utilisées dans le Man.yôshû pour parler du monde présent, utsusemi, traduite dans le premier poème cité ci-dessus par « en ce monde », assez curieusement il est vrai, alors que comme nous venons de le voir, les deux caractères choisis 虚蝉 « vide », « vain » et « cigale » évoquent le caractère éphémère de la vie. Par contre, dans le poème suivant, utsusemi est rendu de façon neutre phonétiquement, mais la traduction tient compte du contexte, celui du regret d’un être cher :

32 Man.yôshû, livre III, poème 348, [in] Sieffert, R., op. cit., vol, I, p. 301. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Dans ce monde vain / ainsi vont les choses que / vers cette montagne / qui m’était indifférente / s’en vont mes pensées d’amour.33

En effet, même si l’étymologie du terme semble être ce qui est visible, donc ce qui est présent, dans le Man.yôshû, l’expression utsusemi est souvent transcrite à l’aide de sinogrammes à connotations négatives, 空 kong « vide », 虚 xu « vain », 鬱 yu « triste », preuve indirecte de la pénétration de la conception pessimiste de notre monde venue du bouddhisme. Ce détour par le Man.yôshû permet de rappeler qu’il faut garder à l’esprit que les auteurs du Kojiki et du Nihon shoki devaient partager les croyances de leur temps et donc les conceptions bouddhiques de l’existence. S’il fallait une preuve supplémentaire, la tombe d’Ô no Yasumaro, rédacteur du Kojiki suffirait. Il s’agit d’une tombe à incinération. Ce mode de sépulture se répandit à la cour à partir de l’incinération selon les rites bouddhiques de l’impératrice Jitô en 703.

Un seul temps ne suffit pas Ce n’est donc pas moins de quatre conceptions du temps qui étaient partagées par les Japonais lettrés au VIIIe siècle : le temps mémoriel, le temps intemporel, le temps historique, le temps cyclique. Ce sont surtout les trois premières conceptions qui apparaissent dans nos deux sources principales, le Kojiki et le Nihon shoki. Elles ne sont pas simplement juxtaposées. Elles s’entremêlent. Le temps des dieux reste présent. Le poème suivant souligne cette continuité entre cet âge des dieux et le présent : De l’âge des dieux / est venue la tradition / que le vaste / pays de Yamato / est des dieux souverains / le pays prestigieux […].34

Cette continuité est actualisée par la figure du souverain, descendant direct des dieux et dieu lui-même. Le Sumera mikoto japonais, le tennô s’affirme comme divin : Au commencement du Ciel et de la terre / sur les bords de la rivière céleste (Hisakata) / les huit cent myriades les mille myriades de dieux / s’assemblèrent en une divine assemblée / décidèrent en une divine décision / que Majesté Hirume / qui illumine le Ciel / règne sur le Ciel / sur le pays / de la plaine de

33 Man.yôshû, livre III, poème 482,, [in] Sieffert, R., op. cit., vol, I, p. 389. 34 Man.yôshû, livre V, poème 894, [in] Sieffert, R., op. cit., vol, II, p. 239. Poème de Yamanoue no Okura (660–733). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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roseaux / aux riches épis / comme auguste divinité règne / jusqu’aux confins où se rejoignent le Ciel et la Terre / le descendant du soleil / qui brille dans les hauteurs / écartant les huit nuées / des nuages célestes/ on le fit descendre divinement / au palais de Kiyonmi hara / où vol l’oiseau / avec fermeté / avec majesté ils gouvernèrent le pays / ces souverains / ils écartèrent la porte de roc de la plaine céleste et montèrent divinement […].35

On assiste dans ce poème à une série d’assimilations depuis Amaterasu, jusqu’au prince en passant par Le Petit-fils céleste, les différents souverains, le père du prince, ce qui rend la traduction si délicate. Les temps anciens décrits dans le Kojiki sont le gage et l’image d’un monde ordonné tel qu’il est maintenu dans le présent par le souverain. De même que la poésie japonaise classique s’efforce de ne pas utiliser le vocabulaire chinois, de même le Kojiki s’emploie à évoquer un passé avec le minimum d’allusions à la civilisation continentale. Il ne pouvait pourtant pas passer sous silence la péninsule coréenne qu’il fait annexer par l’impératrice Jingû, ce qui lui permet de rapporter l’arrivée de l’écriture chinoise36 et de ses textes comme un tribut envoyé de Baekje. Cette coquetterie mise à part, l’important est bien d’avoir inclus dans ce passé constitutif du présent, l’écriture chinoise comme si sans celle-ci le Japon ne serait pas ce qu’il doit être. En outre, bien que cela ne soit d’aucune utilité dans la structure du récit, le ou les rédacteurs du Kojiki n’ont pu s’empêcher d’inclure quelques dates qui font figure d’embellissement tout en démontrant la force du modèle historiographique chinois. Par contre, nous avons vu que le bouddhisme est complètement passé sous silence. L’explication la plus simple étant que son arrivée était trop récente pour figurer parmi les éléments fondateurs du Japon antique. Pourtant, quand on voit l’importance du bouddhisme dans le Japon du VIIIe siècle, on ne peut se satisfaire de cette simple explication. Le Kojiki, écrit pour être lu en japonais, se place du côté autochtone de la civilisation de Nara. Il se met du côté de ses dieux. Or ceux-ci coexistent avec le panthéon bouddhique, mais dans des espaces séparés. L’exemple d’Ise est bien connu. Le bouddhisme y est interdit, mais on en parle malgré tout avec des mots de substitution. Le Kojiki ne parle pas du bouddhisme, par contre nous avons vu que le Nihon shoki retrace son histoire. La chose est un peu paradoxale du 35 Man.yôshû livre II, poème 167, [in] Sieffert, R., op. cit., vol, I, p. 179 ; pour une autre traduction et un commentaire, v. Macé, F., La mort et les funérailles dans le Japon ancien, Paris, Publications Orientalistes de France, 1986, p.  143. Chant funéraire, banka de Kakinomoto no Hitomaro pour la mort du prince Kusakabe en 689. 36 Kojiki, Ôjin, Shisô taikei, op. cit., p. 214–215. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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point de vue du bouddhisme où l’histoire du monde actuel, éphémère par définition, n’a a priori guère d’importance. Cependant son passage par la Chine l’avait fait entrer dans le monde de l’histoire. En adoptant le temps historique chinois, le Nihon shoki aurait pu se couper de l’ancienne vision du passé telle qu’elle apparaît dans le Kojiki et dans les poèmes du Man.yôshû. J’ai longtemps pensé que l’inclusion des deux premiers livres relatifs au temps des dieux en se rapprochant du schéma du Kojiki représentait une sorte de dérive par rapport à la pensée historicisante chinoise. Toutefois, le premier chapitre des Mémoires historiques consacré aux cinq empereurs et le chapitre introductif sur les trois souverains rajoutés par Sima Zheng montre qu’en Chine non plus on ne pouvait commencer abruptement par une dynastie d’hommes ordinaires. Les deux premiers livres du Nihon shoki en paraissent moins artificiels. Ses rédacteurs ont donc réussi à combiner subtilement le temps des dieux indigènes et celui des premiers souverains avec la vision chinoise des Sages souverains de la haute antiquité. Ils n’en oublient pas de mettre en valeur la spécificité japonaise affirmée au prix de quelques arrangements, comme l’unicité de la lignée divine de ses souverains. Sous le règne de Kôtoku, en 646, le Nihon shoki note dans les proclamations impériales plusieurs appellations pour désigner le souverain qui sont probablement anachroniques mais nous renseignent sur les usages du début du VIIIe siècle. De son vivant, il se proclamait : Le souverain auguste fils de Yamato qui gouverne le monde en tant que dieu présent. Akitsu mikami to ame no shita shirasu Yamato neko no sumeramikoto.37

Trente-six ans après la rédaction du Nihon shoki, l’empereur Shômu sera célébré à sa mort en 756 comme un bouddha. On procéda aux rites funéraires comme s’il s’agissait d’un bouddha (…) L’empereur s’étant retiré du monde. On ne lui offrit donc pas de nom posthume38.

37 Nihon shoki livre XXV, Kôtoku taika 2-2-15, [in] op. cit., vol.  II, p.  283. Avec la variante simplifiée de Taika 1-7-2 (p. 271 et 272) 明神御宇日本天皇, et un peu plus loin, Taika 2-3-20 (p. 291) Akitsu mikami to yashima guni shirasu sumeramikoto. 38 Shoku nihon gi, Tenpyô Shôho 5-5-19, [in] op. cit., vol. III, p. 162. Sur les funérailles de Shômu, v. Macé, F., « Devenir dieu ou bouddha. Les enjeux des funérailles des souverains japonais au début de l’Antiquité (686–756)  », [in] Caiozzo, Anna, Mythes, rites et émotions – Les funérailles le long de la route de la soie, Paris, Honoré Champion, 2016, p. 423–442. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Finalement on lui en donna un par la suite. Toutefois, le bouddhisme s’affirmait au cœur même du pouvoir et le Kojiki était oublié.

Bibliographie I. Sources 1. Sources japonaises Aoki, Kazuo  ; Inaoka, Kôji  ; Sasayama, Haruo  ; Shirafuji, Noriyuki (éd.), Shoku nihon gi, Iwanami shoten, Shin nihon bungaku taikei, t. III, 1994, 667 p. Kurosaka, Katsumi (éd.) Engishiki zenpen, Yoshikawa kôbunkan, Shintei zôhô Kokushi taikei, 1977, 322 p. Sakamoto, Tarô ; Ienaga, Saburô ; Inoue, Mitsusada ; Ôno, Susumu (éd.), Nihon shoki, Iwanami shoten, Nihon bungaku taikei, 2  vol., 1969  :  (I) 654 p. ; (2) 627 p. Takagi, Ichinosuke  ; Gomi, Tomohide  ; Ôno, Susumu (éd.), Manyôshû, Iwanami Shoten, Nihon bungaku taikei, 4  vol., 1969  :  (I) 374  p.  ; (II) 478 p. ; (III) 480 p., (IV) 506 p. Yamaguchi, Yoshinori  ; Kônoshi, Takamitsu (éd.), Kojiki, Shôgakkan, Shinpen Nihon koten bungaku zenshû, 1998, 462 p.

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II. Critique Godelier, Maurice, Au fondement des sociétés humaines, Paris, Flammarion, Champs essais, 2010, 330 p. Macé, François, « Devenir dieu ou bouddha. Les enjeux des funérailles des souverains japonais au début de l’Antiquité (686–756)  », [in] Caiozzo Anna (éd.), Mythes, rites et émotions – Les funérailles le long de la route de la soie, Paris, Honoré Champion, 2016, p. 423–442. Macé, François, Kojiki shinwa no kôzô [Structure des mythes du Kojiki], Chûôkôron, 1989, 240 p. Macé, François, La mort et les funérailles dans le Japon ancien, Paris, Publications Orientalistes de France, 1986, 596 p. + XCVII p.

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Les calendriers indiens et leurs fondements astronomiques Luís Filipe F. R. Thomaz*

Comme chacun sait, en Asie du Sud-Est l’on ne dispose pas de documents écrits avant la diffusion de l’influence indienne dans les premiers siècles de notre ère. On ignore, partant, les méthodes utilisées par ces populations pour computer le temps. On peut toutefois s’en faire une idée par analogie avec ce qui se passe chez les peuplades des zones reculées de la région qui n’ont guère subi et assimilé cette influence. Dans les royaumes de la côte méridionale de Timor, par exemple, on donne des noms, parfois descriptifs, parfois plutôt poétiques, aux successives lunaisons de l’année, sans pour autant avoir un vrai calendrier. En fait, tous les peuples qui vivent de l’agriculture ont besoin d’un système, ne serait-ce qu’approximatif, de comput du temps, pour déterminer d’avance le moment propice pour des travaux comme les semailles, le repiquage et la moisson des céréales, de même que les nomades qui pratiquent la transhumance en ont besoin pour choisir l’époque de leurs déplacements. En revanche, la nécessité d’une ère pour dénombrer les ans ne se sent, en général, que chez des populations plus ou moins urbanisées et organisées en États, qui aiment à garder la mémoire de leurs fastes. Voilà pourquoi chez maintes populations rurales, comme par exemple parmi les natifs de Timor, nombre de gens ne connaissent pas exactement leur propre âge. La base du comput du temps est partout la succession régulière d’événements dictés par le mouvement des astres, comme le jour, la lunaison et l’an ; on peut y ajouter la semaine, grosso modo correspondante à la durée d’une des phases de la lune, quoique, comme nous le verrons plus bas, cette unité de temps, d’origine babylonienne, ne soit pas universelle et n’ait été souvent adoptée qu’à une époque assez récente,

* Ancien professeur associé à la Faculté des Sciences Sociales et Humaines de l’Universidade Nova de Lisboa ; ancien directeur de l’Institut des Études Orientales de l’Université Catholique Portugaise. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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sous l’influence de l’une des religions du tronc abrahamique, judaïsme, christianisme ou islam. Ailleurs, on utilisait d’autres subdivisions du mois, purement conventionnelles, comme le cycle des nundinales, qui réglaient dans la Rome antique les marchés qui se tenaient tous les neuf jours, à Java, celui des cinq jours, ou le marché journalier se tenait successivement au centre, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest de chaque ville, et en Chine le cycle des dix troncs célestes, qui dictaient les jours labourables et ceux du repos. La semaine n’y apparaît qu’à la fin du VIIIe siècle, quand les chrétiens nestoriens venus par la vieille Route de la Soie l’introduisirent ; mais son usage se confina longtemps à l’astrologie. Conventionnelle aussi, comme ces cycles, est la sous-division du jour en 24 heures, celle de l’heure en 60 minutes et de chacune de celles-ci en 60 secondes, d’origine babylonienne, où celle du jour solaire en 8 yāmas, 30 muhūrtas, 124 lavas ou 603 kalās, adoptée en Inde antique. Cette dernière est d’origine spéculative, choisie pour mesurer en nombres entiers à la fois le jour solaire, le jour sidéral et le tithi, dont on reparlera bientôt. En fait, quand il est question de construire un calendrier cohérent et, tant qu’il se peut faire, rigoureux, sourdent force difficultés, dues au fait que les unités naturelles de temps ne sont pas exactement divisibles les unes par les autres : l’an ne contient pas un nombre exact de jours (d’où, dans notre calendrier, la nécessité de recourir à l’intercalation périodique d’années bissextiles), ni de lunaisons, tout comme celles-ci ne correspondent pas à un nombre entier de jours. De la pluralité de solutions adoptées pour résoudre ce problème vient la multiplicité des calendriers en usage, qui peuvent se classer en deux grands groupes, tous les deux présents en Inde  :  d’une part les calendriers solaires, où l’on renonce à maintenir la correspondance entre le mois civil et la lunaison, attribuant à celui-là une durée conventionnelle de 30 ou 31 jours au lieu de 29 ½ ; et les calendriers luni-solaires, où pour garder la coïncidence entre les mois et les lunaisons (dont douze complètent la somme de 354 jours), on doit intercaler de temps en temps une année embolismique, i. e. de treize mois. Le calendrier musulman en représente une sorte de cas aberrant : comme l’on y a renoncé aux mois intercalaires, l’année ne compte que 354 jours au lieu de 365, les mois se promènent cycliquement par les saisons de l’an, et le nouvel an avance annuellement de 11 jours par rapport au calendrier astronomique, en sorte qu’au bout de trente deux équinoxes du printemps l’on a déjà compté 33 ans, soit trois ans en plus par siècle. Ces caractéristiques lui confèrent, peut-être, davantage de

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force comme calendrier rituel, mais le rendent tout à fait inutilisable pour des fins comme l’astrologie ou l’agriculture. Voilà pourquoi les traités arabes d’agronomie se réfèrent normalement au calendrier solaire copte, utilisé par les chrétiens d’Égypte. Les difficultés augmentent si l’on avance un peu plus dans l’étude du cours des astres et tient à introduire dans le calendrier des précisions supplémentaires. Ce fut notamment le cas en Inde, où l’astrologie a toujours joué un rôle important, justifié par la croyance dans l’efficace des rites ex opere operato, indépendamment des intentions subjectives des célébrants ou de leurs dispositions intérieures. Cette croyance, que véhiculent déjà les anciens brāhmaṇas ou traités rituels, considérés comme autant d’appendices au Veda, se perpétue notamment au sein de l’école Mīmāṁsā, la plus conservatrice et la plus brahmanique des six écoles de philosophie hindoue réputées orthodoxes ou darśanas. Selon sa doctrine, les rites, pourvu qu’ils soient scrupuleusement observés dans tous leurs détails, y compris l’heure convenable pour leur célébration, produisent infailliblement les effets que l’on en attend. Peut-être, l’aspiration des brahmanes à être tenus comme indispensables, non seulement à la société mais à l’ordre cosmique même, a contribué à la complication du système, qui ainsi tendit de plus en plus à devenir pour ainsi dire ésotérique et, partant, l’apanage d’une élite assez restreinte. Une autre source de complication des calendriers indiens est la coexistence de plusieurs usages divergents, selon les écoles et les régions, voire avec les différentes dynasties qui se sont succédées ici et là, car l’Inde ne connut jamais que des unifications politiques épisodiques et précaires. Il y a ainsi un vif contraste entre les systèmes de comput du temps de l’Inde, où le seul pouvoir stable était l’autorité morale et intellectuelle des brames, et celui de la Chine, où l’État jouait depuis longtemps un rôle central, son pouvoir étant en même temps civil et religieux, puisque l’empereur était considéré Fils du Ciel et que la distinction entre noblesse et sacerdoce n’existait pas. Le caractère officiel du calendrier est déjà consigné par le Shu Ching 書經, le « Livre des Documents », l’un des cinq Classiques ou textes fondateurs de l’école confucéenne, qui rapporte que le mythique empereur Yao 堯 – l’un des « héros civilisateurs » du Céleste Empire, qui aurait régné entre 2357 et 2258 A. C. – a chargé deux astronomes d’établir une fois pour toutes les lignes maîtresses du calendrier, source lui aussi de l’harmonie cosmique dont le Fils du Ciel était censé être garant. Rien de tel en Inde.

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Les complications astronomiques Avant d’entrer dans les détails, il convient, de rappeler quelques notions de cosmographie indispensables à la bonne compréhension de ce qui suit. La première est la distinction entre révolution sidérale et révolution synodique d’une planète. La question se posait, bien entendu, pour toutes les planètes visibles à l’œil nu, mais pour l’organisation d’un calendrier, seules la Terre et la Lune sont prises en compte. Certes, dans les systèmes géocentriques qui ont partout dominé jusqu’au XVIIe siècle, on imaginait que c’était le Soleil qui tournait autour de la Terre, quand c’est exactement le contraire qui se passe ; mais pour des fins de chronométrie, cette précision n’a guère d’importance. En revanche, ce qu’il faut bien noter est la différence entre jour solaire ou jour astronomique et jour sidéral : le premier correspond à l’intervalle entre deux passages du soleil par le méridien du lieu, le second à celui de deux passages de la même étoile fixe par le méridien du lieu. À raison de la translation de la Terre, le dernier est plus court que le premier, en sorte que dans une année il y a grosso modo 365 jours vrais, mais 366 jours sidéraux, la différence correspondant au tour que la Terre réalise entretemps autour du Soleil. C’est le jour sidéral qui correspond à la vraie période de rotation de la Terre, le jour solaire résultant plutôt de l’effet combiné de la rotation avec la translation de notre planète ; mais, bien entendu, c’est de ce dernier que l’on se sert dans tous les calendriers. Quant à la Lune il faut, pareillement, distinguer sa révolution sidérale de sa révolution synodique : la première, qui découle de la seule translation de la Lune autour de la Terre, correspond à l’intervalle entre deux passages de la Lune par la même étoile fixe et dure 27 jours, 7 heures, 43 minutes et 11,5 secondes ; la deuxième, qui dépend de l’effet conjugué de la translation de la Lune et de celle de la Terre, que la Lune doit accompagner, correspond à l’intervalle entre deux nouvelles-lunes successives et dure 29 jours, 12 heures, 44 minutes et 2,9 secondes. C’est celle-ci qui dicte les phases de la Lune et qui, partant, se trouve à l’origine de la semaine et du mois. Il faut toutefois remarquer que ni la durée du jour solaire ni celle des phases de la Lune ne sont constantes. Le fait a été noté depuis longtemps, mais l’explication n’en a été donnée que par Kepler (1571–1630), dans les dernières années du XVIe siècle. De ses trois lois de la révolution des planètes seules les deux premières nous intéressent ici. La première nous dit que les planètes décrivent autour du Soleil – et de même, la Lune autour de la Terre – des ellipses, dont le Soleil occupe l’un des foyers. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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Les astronomes de l’Antiquité avaient déjà noté, en Inde comme dans le Monde hellénistique, que les orbites des planètes (parmi lesquels, à l’époque, l’on classait aussi le Soleil) n’étaient pas rigoureusement circulaires, comme a priori on s’y attendrait, le cercle étant censé être la figure géométrique la plus parfaite. On résolvait le problème grâce à la théorie des épicycles : les planètes ne décriraient pas directement des cercles autour de la Terre, mais autour d’un référant, i. e. un point immatériel qui, lui, décrirait des cercles autour de la Terre. Les astronomes indiens attribuaient cette irrégularité à l’action du pravaha ou « vent cosmique », considéré comme le moteur universel. La deuxième loi de Kepler nous apprend que le rayon vecteur dirigé du Soleil aux planètes balaie des aires égales en temps égaux (fig. n° 1) ; les planètes, y compris la Terre, se meuvent donc plus vite dans leur périhélie, i. e. quand elles se trouvent plus près du Soleil, que dans leur aphélie, comme on peut le voir dans la fig. n° 1. Il en va de même pour la Lune, dans son mouvement autour de la Terre ; en ce cas, on parle de périgée et d’apogée, ce qui s’employait aussi pour la distance relative de la Terre au Soleil quand l’on supposait que c’était celui-ci qui tournait autour de celle-là, les termes demeurant, en tout cas, équivalents, car tout mouvement est relatif. C’est essentiellement de cette différence de vitesse que résulte l’inégalité de la durée des jours de l’année et celle des phases de la Lune. Néanmoins, à

Fig. 1 :  l’aire définie par les points P1, P2 et C (le foyer de l’orbite) étant égale à celle définie par les points P3, P4 et C, la planète met le même temps à parcourir le trajet P1–P2 et le trajet P3–P4 ; elle se meut donc plus vite entre P1 et P2, i. e. au périhélie (Π), qu’entre P3 et P4, à l’aphélie (A). Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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ce facteur vient s’additionner un autre, de nature purement mathématique. En effet, dans son mouvement apparent, le Soleil ne se déplace pas sur l’équateur céleste (qui est la projection de l’équateur terrestre sur la sphère céleste), mais sur l’écliptique, dont le plan forme avec celui de l’équateur un angle de c. 23° 30’. Quant à la Lune, elle se déplace sur un plan qui forme avec l’écliptique – sur laquelle il oscille au long d’un cycle de 18 2/3 – un angle qui, le même cycle durant, varie entre 5° 0' 1'' et 5° 17' 35''. Revenant au Soleil, il faut rappeler qu’il se déplace sur l’écliptique, mais que le midi astronomique à n’importe quel lieu de la Terre se définit par le passage de celui-là par le méridien du lieu. Comme les méridiens sont perpendiculaires à l’équateur, et que dans un triangle sphérique le sinus de chaque côté est directement proportionnel au sinus de l’angle opposé, les segments de l’équateur qui séparent deux midis consécutifs au même lieu sont plus courts près de équinoxes (où les méridiens interceptent l’écliptique avec un angle de ± 66° 30', dont le sinus est ± 0,91706, cf. fig. n° 2, cas a) que lors des solstices (où les méridiens sont perpendiculaires à l’écliptique, le sinus étant donc égal à l’unité, cf. fig. n° 2, cas b). C’est de la conjugaison des deux sinusoïdes qui représentent le comportement des deux variables dont on vient de parler que résulte l’équation du temps, qui donne pour chaque jour de l’année la différence entre le temps moyen que mesurent nos horloges et le temps vrai, défini par les passages du Soleil au méridien. À présent, le décalage est nul le 15 avril et le 14 juin, atteignant un maximum de + 14 minutes le 14 février et un autre de –16 minutes le 2 novembre. Néanmoins, ces dates changent sensiblement au cours des siècles, à cause de la précession des équinoxes et de la récession du périhélie terrestre (ou, si l’on préfère, du périgée du Soleil).

Fig. 2 :  Q-Q’ représente l’équateur céleste, E-E’ l’écliptique, A, B, C, L, K, et M les positions successives du Soleil sur l’écliptique et a, b, c, l, k et m leurs projections respectives sur l’équateur, Aa, Bb, Cc, Ll, Kk et Mm étant des méridiens célestes. Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



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La précession des équinoxes a été découverte par Hipparque (c. 190–125 A. C.) : en comparant ses propres observations astronomiques avec celles de Timocaris, faites à Alexandrie entre 295 et 272 A. C., il a remarqué qu’il y avait un décalage systématique entre les coordonnées des étoiles qu’il avait observées et celles déterminées un siècle plus tôt par son devancier. Notons, en passant, qu’il y a deux systèmes de repérage des astres sur la sphère céleste  ; en Occident, comme en Inde, on se servait surtout des coordonnées zodiacales, i. e. mesurées sur le zodiaque (la zone où l’écliptique coupe la sphère céleste), la latitude, qui peut varier de 0° à 90° dans chaque hémisphère, et la longitude, mesurée de 0° à 360° sur l’écliptique à partir du point vernal (le point où se trouve le Soleil à l’équinoxe du printemps boréal, en mars), qui constitue l’une des deux intersections de l’écliptique par l’équateur céleste. Il y a, cependant, une différence entre l’astronomie indienne et l’occidentale (y compris l’arabe) : tandis qu’en Occident on compte la longitude céleste à partir de la position actuelle, toujours changeante, du point vernal, les astronomes indiens la mesurent à partir de la position qu’il occupait en l’an 3600 du kaliyuga, correspondant à l’an 499 de notre ère. Pour utiliser leurs observations, il faut y introduire une correction selon la règle suivante : elle est en degrés égale à la différence en ans entre la date de l’observation et le commencement du kaliyuga (18 février 3102 A. C.) multiplié par 3 /200. L’autre système, celui des coordonnées équatoriales, qu’utilisait l’astronomie chinoise, était moins usité en Occident  ; les coordonnées sont en ce cas la déclinaison (distance angulaire de l’astre à l’équateur) et l’ascension droite, mesurée de 0° à 360°, à partir du point vernal, mais cette fois sur l’équateur. Hipparque se rendit compte de ce que le décalage entre ses observations et celles de ses prédécesseurs montrait que le point vernal avait changé, rétrogradant annuellement sur l’écliptique un arc auquel il attribua la mesure de 36''. En fait, l’amplitude de la rétrogradation est un peu plus grande : 50'',26 à l’an, ce qui entraîne que tous les ans l’équinoxe a lieu c. 20 minutes plus tôt que dans l’année précédente et de ce fait l’année tropique (l’intervalle entre deux équinoxes du printemps consécutifs) est 20m plus courte que l’année sidérale (l’intervalle entre deux conjonctions du Soleil avec la même étoile fixe). Ce phénomène résulte d’un mouvement de l’axe da la Terre, qui, tout en gardant la même inclination de 23' 30' par rapport à l’écliptique, décrit, dans une période de 26.000 ans, un mouvement circulaire, dessinant ainsi dans l’espace un cône dans chaque hémisphère (fig. n° 3).

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Fig. 3 :  le mouvement de précession des équinoxes. T représente la Terre, P le pôle nord céleste, P1 le pôle de l’écliptique. Les petites ellipses qu’on observe sur la trajectoire du pôle nord correspondent au mouvement dit de nutation, dont la périodicité est de 18 2/3 ans, identique à celle de la rotation des nœuds de la Lune, et l’amplitude de seulement 18'' ; ce mouvement ne fut découvert qu’en 1736 par l’astronome anglais Bradley, et ne nous intéresse donc pas ici.

On ne sait pas exactement si la précession des équinoxes a été découverte en Inde indépendamment de sa découverte par Hipparque ou si sa connaissance y fut introduite dans les premiers siècles de notre ère avec la traduction en sanskrit d’œuvres astronomiques grecques. Nous savons, néanmoins, que les astronomes indiens, qui l’appellent ayanāṃśa, lui attribuent une valeur de 54'' à l’an, plus proche de la réalité (50'',26) que celui que lui prêtait Hipparque (36''). En revanche, se méprenant au sujet de la chronologie relative des anciennes observations sur lesquelles ils se sont basés, ils se sont trompés en imaginant qu’il s’agissait d’une libration ou oscillation pendulaire, dont l’amplitude serait de 108°, quand en fait il s’agit d’un mouvement séculaire, toujours dans le même sens. Quant à la récession du périhélie de la Terre, elle n’a été notée qu’un peu plus tard, sa valeur étant très réduite  :  11'',7  à l’an. Elle résulte d’un mouvement de la ligne des apsides (i. e. l’axe majeur de l’ellipse que constitue l’orbite terrestre, jadis conçue comme le produit de la combinaison d’un cycle avec un épicycle) dans le sens direct  ; l’année anomalistique (i. e. l’intervalle entre deux passages de la Terre au périhélie), dont la durée est de 365 jours, 8 heures, 13 minutes et 48,61 secondes, est ainsi un peu plus longue que l’année sidérale et, a fortiori, que l’année

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tropique. Il y a 2000 ans, le périhélie (qui aujourd’hui a lieu le 1er janvier) et l’aphélie (maintenant le 1er juillet) avaient lieu 6,5 jours plus tôt. Le moment des périgées du Soleil et de la Lune a été noté de bonne heure, leur distance à la Terre – qui est inversement proportionnelle au sinus du demi-diamètre apparent de l’astre – étant facilement observable à l’œil nu. En Inde les siddhāntas (traités d’astronomie) les plus anciens situent le périgée du Soleil (ou périhélie de la Terre) à la longitude céleste de 78°, l’imaginant fixe. Les traités les plus récents notent déjà sa mobilité, mais lui prêtent un cycle de l’ordre des 11 millions d’ans, ce qui est très supérieur à sa durée réelle (c. 59.000 ans).

Le calendrier védique et son héritage On connait le calendrier utilisé à l’époque védique par les références qu’y fait la Saṃhitā, ou texte poétique du Veda originel, ainsi que par la littérature para-védique, notamment les brāhmaṇas ou traités rituels ; mais on le connaît aussi par le plus ancien traité indien d’astronomie et chronométrie qui nous soit parvenu, le Jyotiṣa Vedāṅga ou « appendice astronomique du Veda  », dont il existe deux recensions  :  l’une, plus courte, en 36 ślokas (distiques de 2 x 16 syllabes), considérée comme un appendice au R̥ gveda, l’autre en 43 ślokas, en appendice à l’Atharvaveda. On dirait que ce traité a été rédigé en Afghanistan ou à l’extrémité septentrionale de l’Inde, car il donne comme durée maximale du jour naturel (intervalle entre le lever et le coucher du Soleil) 18 muhūrtas (14 heures et 24 minutes), et comme durée minimale 12 muhūrtas (9 heures et 36 minutes), ce qui correspond exactement aux limites observables à une latitude de 35° 24', la durée du jour naturel pouvant être calculée grâce à la formule : 2 arc cos (tg ϕ. tg δ) d = ————————— 15

 

où d est la durée du jour naturel en heures, ϕ la latitude du lieu en degrés et δ la déclinaison du Soleil, en degrés aussi, au jour en question. Néanmoins, il n’est pas impossible que le Jyotiṣa Vedāṅga se borne à reproduire des calculs faits par les Chaldéens, en Haute Mésopotamie ou en Iran. Les détails sur le calendrier védique ne nous intéressent guère ici, car, à l’époque où la culture indienne gagna l’Asie du Sud-Est il était déjà tombé

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en désuétude. Il suffit de dire qu’il était un calendrier de type solaire, où l’année se composait de douze mois de trente jours, la différence de cinq jours 1/4 entre l’année civile et l’année tropique étant compensée par l’insertion d’un mois supplémentaire de vingt-cinq ou vingt-six jours tous les cinq ans. Cette période de cinq ans, appelée yuga, « union », était censée correspondre à cinq révolutions du Soleil, soixante deux révolutions synodiques ou soixante sept révolutions sidérales de la Lune, 1800 « jours solaires » (saura dina ou arka dina, unité mathématique correspondante à 1/360e de l’année), 1830 jours rituels (sāvana dina, période pendant laquelle on fait les trois sāvanas ou libations, du matin, de midi et du soir), 1835 jours sidéraux et 1860 tithis ou « jours lunaires », dont on va parler ensuite. On peut aussi définir le saura dina comme le temps mis par le « Soleil moyen » – un soleil imaginaire, qui n’obéit pas à la seconde loi de Kepler et se meut à une vitesse uniforme, mais qui, pourtant, dicte l’heure de nos montres – pour augmenter de 1° son ascension droite. Le tithi, souvent utilisé aussi bien en astrologie que dans la datation des inscriptions, en Inde comme dans les pays indianisés, est, comme le saura dina, une abstraction mathématique. Il peut se définir comme le trentième de la lunaison, ou, en d’autres termes, le temps pendant lequel, après une nouvelle-lune, i. e. une conjonction de la Lune avec le Soleil (dite amāvāsiyā, « cohabitation »), la Lune s’écarte du Soleil de 12°, mesurés sur l’écliptique. À raison de la variabilité des vitesses des deux astres, un tithi peut durer de 21 heures, 34 minutes et 24 secondes à 26 heures, 6 minutes et 24 secondes, sa durée moyenne étant de 23 heures, 37 minutes et 28,092 secondes. En moyenne, elle est donc plus courte que le jour solaire, mais peut éventuellement le dépasser, de sorte qu’un jour civil peut correspondre jusque à 3 tithis différents. Dans les datations, surtout en Asie du Sud-Est, l’on utilise quelques fois le tithi moyen ; mais le plus souvent on se réfère au tithi réel, ce qui nécessite l’utilisation des tables fournies par les siddhāntas. Dans l’Inde antique on n’utilisait pas encore nos subdivisions du jour, en heures, minutes et secondes, qui sont d’origine chaldéenne, mais le muhūrta, équivalent à 1/30e du jour solaire (donc, 48 minutes), la nāḍikā, équivalente à un demi muhūrta (donc, 24 minutes) et correspondant à 10,05 kalās, chacune desquelles se subdivise en 124 kāṣṭhās, et chacune de celles-ci en cinq akṣāras. Le jour solaire, qui peut aussi être subdivisé en 124 lavas, compte 603 kalās, tandis que le jour sidéral n’en contient que 549. De toute évidence ces bizarres subdivisions ont été adoptées parce qu’elles mesuraient à la fois le jour solaire, le jour sidéral et le tithi, qui correspondent ainsi, respectivement, à 126, 124 et 122 lavas, Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access



Les calendriers indiens et leurs fondements 257

tandis que la permanence moyenne de la Lune dans chaque nakṣatra ou « maison lunaire » (dont on va parler ensuite) est de 610 kalās. On peut aussi diviser le jour en 60 ghaṭikās de 24 minutes, celle-ci en 60 palas (équivalentes, donc, à 24 secondes chacune), chaque pala en 60 vipalas de 0,4 secondes, et chaque vipala en 60 prativipalas de 0,006 secondes. On utilisait aussi le prāṇa, « respiration », qui était calculé en 10 vipalas, donc, en 4 secondes. Une autre unité astronomique, celle-ci très importante, qui remonte à l’époque védique est le nakṣatra ou « maison lunaire », souvent utilisé dans les datations. Nakṣatra signifie à la fois « étoile » et « constellation », mais s’emploie aussi en astronomie avec le sens technique de « maison lunaire, zone du zodiaque ». On nomme zodiaque la bande de 8°, de part et d’autre de l’écliptique, où se meuvent toutes les planètes visibles à l’œil nu. Les chaldéens l’ont divisée en douze sections, correspondants aux « maisons du Soleil » successives que celui-ci parcourt pendant l’année sidérale, ce qui fait que chaque «  maison  » ou «  signe du zodiaque  », nommée d’après la constellation principale qui s’y trouve, correspond à un mois. Toutefois, la détermination du signe où à un moment donné se trouve le Soleil ne peut jamais se faire directement, la lumière de l’astre du jour rendant invisible les étoiles qui se cachent derrière. Les astronomes indiens ont créé un autre système, basé sur l’observation de la Lune, dont la lueur n’arrive pas à offusquer celle des étoiles. Ils ont ainsi divisé le zodiaque en 27 ou 28 nakṣatras correspondants aux constellations sur lesquelles se projette la Lune au cours de sa révolution sidérale de 27 jours 7 heures, 43 minutes et 11  ½ secondes. Le 28e nakṣatra qui ne correspond qu’à ce résidu de 7 heures et quelques, n’est pas toujours pris en considération ; il devrait nécessairement être moins étendu que les autres, mais en fait celui que l’on amoindrit est le 20e. On ne sait pas exactement si la notion de 宿 hsiu, qui correspond précisément à celle de nakṣatra dans l’astronomie chinoise, est d’origine indienne ou non ; celle de manzil al-qamr (au pluriel manāzil), « station de la Lune, mansion lunaire » de l’astrologie arabe (qui pour le reste est de souche babylonienne et hellénistique), l’est, assurément. Chaque nakṣatra est mis sous la tutelle d’une divinité hindoue (Agni, dieu du feu, pour le premier, Prajāpati pour le second, etc.) et possède un symbole propre (le rasoir pour le premier, la brouette pour le second, etc.). Il n’est pas oiseux de donner la liste des noms des 28 nakṣatras, douze de leurs noms étant utilisés pour désigner les mois lunaires, non seulement en sanskrit mais aussi dans maintes langues modernes de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est – où, notamment, le 14e nakṣatra donna son nom à la bien connue fête de la Naissance du Bouddha : Nasir Abdoul-Carime, Éric Bourdonneau, Grégory Mikaelian and Joseph Thach - 978-3-0343-4093-9 Downloaded from PubFactory at 06/23/2021 01:52:44PM via free access

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Luís Filipe F. R. Thomaz

Ordre Nom du Nakṣatra

Signification

Correspondance

1

Kṛttikāḥ

Les tressés

Les Pléiades

2

Rohinī

La Rouge

Aldébaran et les Hyades, part du Taureau

3

Mṛgaśiras

Tête de cerf

λ de l’Orion

4

Ārdrā

L’humide

Bételgeuse, α de l’Orion

5

Punarvasū

Les rénovatrices

Les Jumeaux

6

Puṣya

Florissant

γ et δ

7

Āśleṣāḥ

Les environnants

α du Cancer et une partie de l’Hydre

8

Maghāḥ

Les généreux

Regulus, plus α et autres du Lion

9

Pūrvaphalgunī

La grise antérieure

α et θ du Lion

10

Uttaraphalgunī

La grise postérieure

β et autres du Lion

11

Hasta

La main

Cinq étoiles du Corbeau

12

Citrā

Peinte, bariolée

L’Épie, α de la Vierge

13

Svāti ou Niṣṭyā

?

Arcturus, α du Bouvier

14

Viśākhe

Les deux branches

α et β

15

Anurādhāḥ

Les favorables

β et δ du Scorpion

16

Jyeṣṭhā [