Sur les traces des Alains et Sarmates en Gaule 9782296816305, 9782296556126

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Sur les traces des Alains et Sarmates en Gaule
 9782296816305, 9782296556126

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Sur les traces des Alains et Sarmates en Gaule: Du Caucase à la Gaule (IVe - Ve siècle)
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Sur les traces des Alains et Sarmates en Gaule

Du même auteur : Aux éditions Errance et Actes Sud / Errance Les Alains (avec V. Kouznetsov), 2 eme éd., 2005 ; éd. turque Alanlar, Istanbul. Les chrétiens disparus du Caucase (avec V. Kouznetsov), 1999. Armes et guerriers barbares, 2001. Les Scythes, 2ème éd., 2011. Les Sarmates, 2002. Les Nomades, 2ème éd., 2003. Les Cosaques, 2004. Les Cimmériens, 2004. [Traduction et présentation de :] Khétagourov, Kosta, OSSOBA, essai ethnographique (avec L. Arys-Djanaïéva), 2005. Les Indo-Européens, 2ème éd., 2006 ; éd. Italienne : Gli Indoeuropei, Milan, 2011. Les Saces, 2006. De l'épée scythe au sabre mongol, 2008. Les Amazones, 2009. Les tamgas, une « héraldique » de la steppe, 2011. Le dossier Attila, 2007 (avec K. Escher). Aux éditions Terre Noire Histoire des Cosaques, 1995. Aux éditions l'Harmattan Le prince Igor, 2001. [Introduction et commentaire de] Guillaume Le Vasseur de Beauplan, Description d'Ukranie, 2002. Ukraine, une histoire en questions, 2008. Scythes, Sarmates et Slaves, 2009. Skoropadsky et l'édification de l'Etat Ukrainien (1918), 2010. La « Constitution » ukrainienne de 1710, 2010. Armes et guerriers du Caucase, 2008. Témoignages anciens sur les Tcherkesses, 2009. Contes populaires ossètes (avec L. Arys-Djanaïéva), 2010. Aux éditions du Portail Les armes cosaques et caucasiennes, 1990. Les armes orientales, 1992. Le catalogue de la collection d'armes de l'empereur de Russie Alexandre II,

1993. Les armes traditionnelles de l'Europe centrale, 1996.

Aux éditions LEMME edit Sarmates et Alains face à Rome, 2010. La campagne d'Attila en Gaule, 451 apr. J-C., 2011.

VOIX DU CAUCASE

Iaroslav LEBEDYNSKY

Sur les traces des Alains et Sarmates en Gaule Du Caucase à la Gaule, ive-ve siècle

L' eemattan

ID L'Harmattan, 2011 5-7, rue de 1'Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55612-6 EAN : 9782296556126

REMERCIEMENTS Une grande partie des données exposées ici a été rassemblée au fil des travaux conduits dans le cadre du cercle de recherche GALLIA-SARMATIA, depuis sa fondation en 1993. C'est l'occasion de remercier tous ceux qui s'y sont associés et continuent à le soutenir. Nous souhaitons également exprimer notre reconnaissance à nos collègues Katalin Escher et Michel Kazanski, qui nous ont à diverses reprises procuré une documentation précieuse, ainsi qu'à Jean-François Garnier pour avoir permis la publication des lames à encoches de Sainte-Livrade-sur-Lot.

« Car l'afflux des steppes a marqué les Gaules de son empreinte ; son influence f...] y fut grande, on ne le sait pas assez. » Edouard Salin (1950)

INTRODUCTION La fin de la période romaine et les « Grandes Invasions » des IVe-Ve siècles ont été marquées par la pénétration et l'installation en Gaule de groupes « barbares » d'origines et de statuts divers. Nombre d'entre eux se sont établis définitivement dans le pays et comptent parmi les ancêtres des Français. Les plus connus sont évidemment les Francs, dont le nom a finalement remplacé la vieille appellation des Gaulois. Les Burgondes, les Bretons insulaires, ont de même rebaptisé les vastes portions de l'ancienne Gaule qu'ils ont occupées et réorganisées. Les Wisigoths d'Aquitaine ont laissé un souvenir au moins local. Même les Huns et Vandales, dont la présence en Gaule a été très brève, se sont inscrits dans la mémoire historique à raison des méfaits qui leur étaient prêtés. Les Sarmates et Alains, cavaliers de langue iranienne venus des steppes ukraino-russes, de la plaine hongroise et du Caucase septentrional, n'ont pas laissé de souvenirs aussi forts. l'implantation et l'action en Gaule de ces intrus exotiques avaient pourtant été très remarquées en leur temps : au début du Ve siècle, des dizaines de colonies sarmates étaient éparpillées dans tout le pays. Les Alains furent les acteurs principaux de la grande invasion de 407-409. Dans les années 440, il y avait au nord de la Loire un véritable royaume alain, avec Orléans pour capitale. Au moment de l'invasion d'Attila en 451, Sarmates et Alains contribuèrent à 7

la défense de la Gaule, et les Alains de la Loire prirent une part aussi controversée que décisive à ces évènements. Assez naturellement, ces peuples ont moins intéressé la science et le public en France et dans le reste de l'Occident qu'en Europe orientale, où les Slaves se sont longtemps cru descendants des Sarmates et où vivent encore aujourd'hui les Ossètes, derniers héritiers linguistiques des Alains. Pourtant, la question de leurs traces et de leur influence en Gaule intrigue depuis longtemps divers spécialistes et amateurs (nous verrons le rôle des « érudits locaux » dans ces recherches) : historiens, archéologues, toponymistes, anthropologues, folkloristes. Au XIXe siècle et bien plus tard, on a hardiment cherché les descendants des cavaliers des steppes sur la base du type physique et même du caractère, mais aussi de certaines pratiques culturelles comme la « déformation » (le modelage) du crâne des enfants. La piste toponymique a été explorée assez tôt et a livré un matériel abondant — bien que toujours controversé et d'utilisation délicate. Au XXe siècle, l'archéologie a recherché les vestiges matériels des Sarmato-Alains de Gaule. Les travaux sur ce thème reflètent d'ailleurs bien, non seulement l'enrichissement de la connaissance au fil des découvertes et le progrès général de la discipline, mais aussi des effets de mode et des inflexions idéologiques. Dans la première moitié du XXe siècle, on a souvent cru pouvoir assigner une étiquette ethnoculturelle précise aux trouvailles. Dès 1930, L. Franchet avait proposé d'associer aux Alains de la Loire toute une série de boucles en bronze provenant des environs de Vendôme et de Blois. Le monumental ouvrage d'E. Salin sur La civilisation mérovingienne (1950-59) attribue sans 8

hésitation divers objets et ensembles archéologiques de France aux Sarmates et aux Alains (comme d'autres aux Burgondes, Wisigoths, Saxons... sans parler évidemment des Francs et Alamans). Au cours des dernières décennies, les archéologues sont devenus beaucoup plus prudents sur ces questions, au point parfois de douter de la possibilité même de telles identifications. Cette attitude était motivée, non seulement par la prise de conscience du caractère composite de beaucoup de peuples et de cultures de l'époque des « Grandes Invasions », mais aussi par la mise en cause des interprétations traditionnelles, de l'impact, voire de la réalité humaine, de ces dernières. Du coup, les éléments sarmatoalains disparaissaient dans des catégories plus vagues de traditions ou de vestiges « orientaux » ou « danubiens ». Il nous semble aujourd'hui que les réserves et les précautions nécessaires n'excluent pas les tentatives d'attribution ethnoculturelle précise, d'autant que les connaissances sur les Sarmato-Alains n'ont cessé de progresser grâce aux recherches effectuées en Europe orientale et centrale. Les termes de comparaison sont à la fois plus nombreux et plus fiables que ceux dont on disposait il y cent ou même cinquante ans. La synthèse de toutes ces données sur les Sarmates et Alains en Gaule n'avait jamais été faite. L'ouvrage fameux de B. Bachrach (A History of the Alans in the West, 1973) a un cadrage différent, puisqu'il se limite aux Alains mais les étudie dans tout l'Occident romain. En Russie, différents auteurs ont tenté un recoupement des sources historiques, toponymiques et archéologiques — mais avec des erreurs et des exagérations qui en rendent les conclusions douteuses. Le présent ouvrage est ainsi, à notre connaissance, le premier exposé complet sur ce thème. Nous avons voulu livrer au public le maximum d'informations de toute nature, ainsi que des éléments d'interprétation et de discussion. 9

Ce travail nous paraît utile à un moment où l'intérêt pour les Sarmato-Alains dépasse les seuls cercles de spécialistes : des expositions, des publications ont popularisé leur nom, et même le grand public, depuis un ridicule film « historique » de 2004 (Le roi Arthur, d'A. Fugua), a entendu parler des théories qui font d'eux les précurseurs des chevaliers médiévaux et les créditent d'apports conséquents à la légende arthurienne. En France, cet intérêt est plus grand encore dans les localités où leur présence est supposée (un bon indice en est le nombre croissant de lieux, d'établissements ou d'équipes sportives qui portent le nom des Sarmates !). Mode d'emploi : Le livre est organisé en trois grands chapitres. Le premier est un rappel des faits, basé sur les sources des IV e-Ve siècles et certains textes (notamment hagiographiques) plus tardifs. Le second présente les vestiges archéologiques qui peuvent, avec une certaine vraisemblance, être attribués aux Sarmates et Alains de Gaule — mais aussi ceux qui leur ont été faussement associés, parce que ces erreurs peuvent être instructives. Le troisième rassemble les éléments d'ordre linguistique et culturel, la part principale revenant au débat sur les toponymes supposés contenir les noms des Sarmates et Alains, voire des mots de leur langue. Par commodité, les illustrations ont été regroupées en planches à la fin du volume. Les chiffres romains entre crochets dans le texte renvoient aux numéros de ces planches [pl. I], [pl. II], etc. Nous avons tenté d'illustrer la plus grande partie de ce qui est évoqué dans l'ouvrage. De ce fait, on y trouvera divers objets faussement ou très hypothétiquement attribués aux Sarmato-Alains : leur présence ici n'implique pas que nous reprenons ces hypothèses à notre compte !

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Note terminologique Dans cet ouvrage, le nom de « Gaule » est pris dans sa plus grande acception, comme désignant l'ensemble des territoires compris entre l'Atlantique, la Manche et la mer du Nord, le Rhin, les Alpes, la Méditerranée et les Pyrénées. Il s'agit donc essentiellement de la France actuelle, avec certaines régions limitrophes en Allemagne occidentale, en Italie et en Suisse. Au début du Ve siècle, ce territoire était partagé entre deux « diocèses », celui des Gaules au nord et celui des SeptProvinces au sud, divisé chacun en plusieurs provinces. -Diocèse des Gaules : Germanie Première Germanie Seconde Belgique Première Belgique Seconde Lyonnaise Première Lyonnaise Seconde Lyonnaise Troisième Lyonnaise Quatrième (Senonaise) Grande Sequanaise Alpes Pennines et Grées -Diocèse des Sept provinces : Aquitaine Première Aquitaine Seconde Viennoise Narbonnaise Première Narbonnaise Seconde Novempopulanie Alpes Maritimes 11

Le tout était placé sous l'autorité du préfet du prétoire des Gaules, dont la compétence administrative s'étendait également aux diocèses de Bretagne (la Bretagne insulaire) et d'Espagne. Carte : [pl. I].

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I- DONNÉES HISTORIQUES La présence en Gaule et le rôle militaire des Sarmato-Alains sont attestés par des sources du IV e et surtout du V e siècle. Nous les resituerons dans leur contexte historique général, avant de présenter en détail les données concernant les colonies de Sarmates gentiles puis celles relatives à l'installation des Alains lors des Grandes Invasions. 1-Les Sarmates et Alains jusqu'au Ve siècle Nous ne pouvons retracer ici toute la riche histoire des Sarmates et Alains jusqu'à la période qui a vu leur installation en Gaule. Nous nous bornerons à rappeler certains faits essentiels pour présenter ces peuples et leurs cultures et éclairer la suite de notre exposé. Sarmates et Alains appartenaient à la vaste constellation des peuples « scythiques » qui dominèrent, dans l'Antiquité, de grandes parties des steppes eurasiatiques. Ces cavaliers nomades, de type europoïde, parlaient des langues de la branche iranienne de la famille indo-européenne (ce qui ne veut pas dire qu'ils venaient de l'actuel Iran, comme on le lit trop souvent dans les travaux de vulgarisation !). Leurs cultures s'inscrivent plus largement dans le cadre d'une vraie « civilisation des steppes », portée aussi par d'autres groupes de population — notamment ceux de langue altaïque. Cette civilisation nomade et pastorale, mode d'exploitation spécialisé d'un environnement particulier, s'est formée au tournant des He et Ier millénaires av. J.-C. sur un immense espace allant de l'Ukraine à la Chine du Nord. Des VIIIe/VIIe au Ille siècle av. J.-C., les principales cultures nomades de la steppe eurasiatique présentent une grande homogénéité. On parle d'un « stade scythe », illustré en Ukraine par les Scythes au sens strict, en Asie Centrale par 13

les Saces (Saka), en Sibérie méridionale et Mongolie occidentale par des populations de même origine. A cette époque, les sources signalent en Russie méridionale, entre les domaines scythe et sace, le peuple des Sauromates, ancêtres au moins partiels des Sarmates. Au Ill e siècle av. J.-C., la fin de la période scythe est marquée par l'expansion à partir de la Mongolie des Xiongnu, représentants de nouveaux ensembles nomades à dominante mongoloïde et de langue majoritairement altaïque (turco-mongole), et dans l'ensemble de la steppe par divers mouvements migratoires — dont celui des Sarmates. Issus des Sauromates et de tribus apparentées venues de l'est, les Sarmates remplacèrent les Scythes en Ukraine entre le III e etlI'siècav.J-CLurntgdeposiv chemin vers l'ouest, se heurta aux Daces de l'actuelle Roumanie et entra en contact avec le monde romain sur le Danube. A cette époque comme plus tard, les Sarmates étaient un ensemble de tribus ou de confédérations tribales indépendantes, un peu sur le modèle des Coumans médiévaux ou des Turkmènes modernes. Au siècle de notre ère, la plus occidentale de ces tribus, celle des lazyges, s'installa dans la plaine hongroise en accord avec Rome.

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Au I' siècle également, les sources romaines commençaient à mentionner la présence et l'activité guerrière d'un nouvel ensemble nomade — celui des Alains. La science actuelle n'est toujours pas en mesure de déterminer si ces premiers Alains étaient une nouvelle formation tribale sarmate, ou une autre population nomade iranophone venue d'Asie Centrale, ou encore une élite intertribale de guerriers qui se serait imposée à divers groupes sarmates. Ils étaient apparemment porteurs de diverses innovations culturelles d'origine centreasiatique (la cavalerie de lanciers cuirassés, l'emploi des tamgas, signes héraldiques abstraits, un nouveau style décoratif à « or et turquoises »...). Mais ils sont par ailleurs 14

indissociables de l'ensemble sarmate au sens le plus large du terme. Le premier foyer des Alains était la région du cours inférieur du Don, en Russie méridionale. De là, ils organisèrent des campagnes de pillage, vers l'ouest jusqu'au Danube, vers le sud au-delà du Caucase. Comme l'expose Ammien Marcellin à la fin du INT' siècle, ils « alanisèrent » divers peuples des steppes, dont une grande partie des tribus sarmates. Les r-IIe siècles correspondent à l'apogée de ce monde nomade sarmato-alain, qui s'étendait alors du Danube à l'Oural. Au tournant des II e et Ille siècles, cet espace fut coupé en deux par l'installation en Ukraine et MoldavieValachie des Goths, Germains orientaux sédentaires. A la fin du IVe et au début du V e siècle, il tomba entièrement sous la domination des Huns, représentants de cette vague de nomades asiatiques, de langue probablement altaïque, venue de l'est et qui refoulait progressivement les peuples « scythiques ». A le veille de ces invasions hunniques, il existait donc deux noyaux sarmato-alains principaux : l'un dans la plaine hongroise ; l'autre entre les cours inférieurs du Don et de la Volga et le nord du Caucase. Le premier, celui de la « Sarmatie » danubienne, avait été fondé par les lazyges. Bien que les sources ne soient pas toujours claires, il semble que d'autres populations sarmates (Roxolans ?) et peut-être des Alains aient pénétré ensuite dans la plaine hongroise. Au Iv e siècle, les Romains connaissaient dans la région plusieurs groupements tribaux sarmates désignés par de nouveaux noms ou sobriquets, dont les Argaragantes qui auraient été les « maîtres », et les Limigantes, leurs « esclaves » (il s'agit respectivement de tribus dominantes et soumises). Les textes et l'archéologie 15

montrent que ces Sarmates avaient d'étroits contacts, se traduisant par des influences culturelles mutuelles, avec les peuples germaniques voisins. Ils avaient commencé à se sédentariser dès le He siècle. Ils restaient néanmoins un peuple de cavaliers. Dans le second noyau, celui de Russie méridionale et du Caucase septentrional, les Sarmato-Alains demeuraient majoritairement des nomades, vivant dans des chariots et des tentes, élevant surtout chevaux et moutons. Il existe cependant des témoignages sporadiques de sédentarisation. 2- Les Sarmato-Alains et Rome Un point important, dans la perspective de notre sujet, est la question des relations entre Rome et les Sarmato-Alains. Elles peuvent être qualifiées d'agitées. Comme d'autres « Barbares » frontaliers, les Sarmato-Alains étaient tantôt des ennemis, tantôt des alliés ou une ressource militaire pour l'armée impériale. Le front sarmato-romain principal était celui du Danube. D'innombrables « guerres sarmates » eurent lieu sur ce fleuve frontière du I' au Iv e siècle, et plusieurs empereurs des III' et Ive siècles reçurent le titre de sarmaticus (« vainqueur des Sarmates ») ou sarmaticus maximus. Du côté de leurs territoires orientaux, les Romains durent affronter notamment le grand raid alain de 135 en Cappadoce. L'armée romaine put ainsi faire l'expérience des talents de guerriers et surtout de cavaliers des nomades. A partir du début de notre ère, sur un modèle connu antérieurement en Asie Centrale, les Sarmato-Alains avaient ajouté à la cavalerie légère d'archers montés, traditionnelle dans les steppes, une cavalerie lourde de lanciers cuirassés, dont l'arme principale était la lance longue. Les Romains 16

adoptèrent toute la panoplie de ces combattants d'élite, jusqu'à leur enseigne-manche à air serpentiforme à tête de monstre, mais ils enrôlèrent aussi, directement, des unités sarmates. Le premier recrutement important eut lieu en 155. Les Sarmates iazyges de Hongrie, vaincus par Marc-Aurèle, durent lui fournir 8000 cavaliers, dont 5500 furent envoyés en garnison en Bretagne insulaire. Jusqu'au V e siècle, les sources attestent l'emploi de troupes sarmates, et aussi l'installation en territoire romain de colonies de Sarmates vaincus ou ralliés. En 334, l'empereur Constantin aurait même accordé l'asile à 300 000 (!) Sarmates danubiens, chassés par une révolte de leurs tribus vassales qu'ils avaient armées pour lutter contre la poussée vers l'ouest des Goths (Anonyme Valésien, VI, 32). Le recrutement d'Alains, lui, ne commença que plus tard, au moment de leur entrée massive en territoire romain lors des invasions hunniques. L'irruption des Huns dans les steppes d'Europe orientale, dans les années 370, mit en route la première vague de ce qu'il est convenu d'appeler les Grandes Invasions. Après les Alains du Don, les Goths orientaux d'Ukraine (Ostrogoths) furent vaincus par les Huns en 375. L'année suivante, leurs cousins de Moldavie-Valachie (Wisigoths), gagnés par la panique, demandèrent et obtinrent asile en territoire romain, où, maltraités par les autorités locales, ils se révoltèrent. Ils furent alors rejoints au sud du Danube par une horde polyethnique composée d'Ostrogoths, d'Alains et de Huns. En 378, tous ces Barbares coalisés infligèrent la catastrophique défaite d'Andrinople à l'armée romaine orientale, et l'empereur Valens lui-même périt sur le champ de bataille. Après cela, ils négocièrent des traités leur garantissant terres et subsides en échange de leur service dans les troupes impériales. Tantôt alliés (« fédérés »), tantôt révoltés, ils furent par la suite un facteur militaire et politique 17

très important dans la vie de l'empire. En ce qui concerne plus particulièrement les Alains, ils furent probablement installés en 380 dans les provinces pannoniennes, à l'ouest du grand coude du Danube, par l'empereur d'Occident Gratien, avec leurs camarades ostrogoths et huns (Zosime, IV, 34, 12 ; Jordanès, Getica, XXVII, 141). Une seconde vague d'Alains, numériquement plus importante, partit vers l'Occident en 406 et participa, avec les Vandales et d'autres, à la grande invasion des Gaules en 407409. Ces mouvements sont peut-être une conséquence du déplacement du centre de la domination hunnique, des steppes ukrainiennes vers la plaine hongroise — si ce transfert s'est bien produit au début du V e siècle (O. MaenchenHelfen, 1973 ; E. Demougeot, 1969-1979 ; I. B6na, 2002). La présence de Sarmates et d'Alains en Gaule, au V e siècle, s'inscrit donc dans une longue histoire de contacts et en reflète deux volets différents. Les colonies sarmates relèvent encore de la tradition d'établissement de petits groupes barbares par l'autorité impériale. Les Alains, au contraire, sont déjà de ces groupes nombreux de « fédérés » avec lesquels le pouvoir romain affaibli a dû négocier des accords.

3-Les colonies sarmates de Gaule

Tant pis, donc, pour l'image romantique du Barbare, oeil rapace et torche au poing : c'est le pouvoir romain qui a installé des Sarmates en Gaule. L'existence de nombreuses colonies sarmates sur le sol gaulois est documentée par des sources irréfutables des IV' et V e siècles. Les conditions de leur formation et leur histoire en Gaule sont malheureusement obscures, et leur statut pose certains problèmes. 18

Formation Comme on le verra en détail plus loin, la source la plus précise sur les Sarmates de Gaule est la célèbre Notice des dignités (Notitia Dignitatum Imperii Romani), qui constitue une sorte d'annuaire militaire et administratif des deux parties de l'empire romain. La situation qui y est décrite correspond au règne d'Honorius en Occident (395-423), la rédaction pouvant dater du début du V e siècle. On dispose cependant d'une mention légèrement antérieure, dans le poème d'Ausone « La Moselle » (Idylles, X). Ausone, mort en 394/5, mentionne « les champs mesurés naguère aux colons sauromates » (arvaque Sauromatorum nuper metata colonis — nous suivons la traduction habituelle, mais la construction est curieuse, litt. : « et les champs des Sauromates naguère mesurés à des colons », ou « et les champs naguère mesurés aux colons des Sauromates » ?). Les « Sauromates » ne peuvent guère être, dans le contexte du IVe siècle, que des Sarmates ; cette forme ancienne puisée dans les auteurs grecs était parfois utilisée en littérature, notamment pour des raisons de versification. Ce qui est intéressant — outre la localisation de ces « champs » dont nous reparlerons, c'est le caractère récent, d'après le poète, de leur attribution. Les sens donnés par les dictionnaires pour l'adverbe nuper sont « naguère, nouvellement, dernièrement, récemment ». Faut-il traduire cela en années, en décennies ? En outre, il ne s'agit ici que d'un groupe particulier de Sarmates, en Gaule orientale, et ce que dit Ausone ne peut être généralisé à l'ensemble des colonies attestées par la Notice des dignités dans d'autres régions. Il est évidemment tentant de mettre en relation l'apparition de Sarmates en Gaule avec l'émigration, réputée massive, des tribus dirigeantes des Sarmates danubiens en 334. Même si les Sarmates recueillis à cette date par Rome furent installés, 19

d'après nos sources, dans les Balkans (« Petite-Scythie » aux bouches du Danube, Thrace, Macédoine) et en Italie, on peut imaginer qu'une partie d'entre eux fut redéployée ensuite en Gaule. Mais ce n'est qu'une hypothèse. Compte tenu de la fréquence des guerres sarmato-romaines, les empereurs avaient de nombreuses occasions de recruter des Sarmates capturés ou vaincus. Ce fut notamment le cas en 359, au moment où les Sarmates limigantes demandèrent qu'on les installe en territoire romain, même dans des provinces éloignées, où ils pourraient recevoir des terres comme colons et accepter « le nom et le fardeau des tributaires » (Ammien Marcellin, XIX, 11, 6). Selon A. Barbero (2009), cette date est la plus vraisemblable pour l'installation en Gaule de Sarmates, et des Taifales avec lesquels ils cohabitaient plus tard dans le Poitou (cf infra). Néanmoins, la suite du texte d'Ammien Marcellin (XIX, 11, 10-15) montre que les pourparlers entre l'empereur et les Sarmates entraînèrent un massacre de ces derniers plutôt que leur transfert. Selon saint Jérôme (« A Ageruchia », Lettres, CXXIII, 15), des Sarmates — distincts des Alains dont nos parlerons plus loin — auraient participé à l'invasion des Gaules en 407. L'énumération de peuples barbares qui figure dans ce texte est évidemment un procédé littéraire, ce qui ne veut pas dire qu'elle est imaginaire (I. Lebedynsky, « Des Sarmates... », 2009). Certains de ces Sarmates auraient pu, comme les Alains de Goar, passer au service du gouvernement romain occidental. Ces incertitudes sur la date d'établissement en Gaule des Sarmates empêchent l'identification de ces derniers. L'ethnonyme « Sarmates » a plus de chances de s'appliquer à des Sarmates de la plaine hongroise ; c'est avec ces derniers que les Romains avaient eu le plus de rapports — et de heurts — jusqu'aux évènements de 376 et surtout de 407. Les tribus nomades d'Europe orientale étaient plutôt cataloguées 20

comme « Alains ». Les Sarmates sédentarisés de Hongrie étaient aussi les plus faciles à fixer au sol, puisqu'ils avaient déjà des traditions agricoles et pouvaient cultiver ou faire cultiver les « champs » évoqués par Ausone et qui devaient assurer leur subsistance. Localisation La Notice des dignités mentionne un certain nombre d'unités de cavalerie et de colonies sarmates dans la partie occidentale de l'empire : un cuneus à Bremetennacum / Ribchester en Angleterre, une ala (« aile » de cavalerie) à Scenae Mandrorum près de Thèbes en Egypte, et surtout une série de « préfectures » de Sarmates définis comme gentiles en Italie du Nord et en Gaule. Nous reviendrons plus loin sur ce statut de gentiles (on peut retenir pour l'instant qu'il s'agit de populations « étrangères », non-romaines), mais il convient d'abord de voir dans quelle mesure la Notice permet de situer les Sarmates sur le territoire gaulois [pl. II]. Le texte énumère six préfectures, mais il est malheureusement coupé au début du sixième nom. Les mentions elles-mêmes sont plus ou moins claires : ❑ Praefectus Sarmatarum Gentilium et Taifalorum Gentilium Pictavis in Gallia. La traduction est simple : « le préfet des Gentiles sarmates et des Gentiles taifales à Poitiers en Gaule ». Les Sarmates se trouvent ici associés à des Taifales, peuple danubien très mal connu que l'on classe habituellement parmi les Germains orientaux. Comme les Sarmates, ils étaient tantôt alliés, tantôt ennemis de Rome, et certains combattaient dans l'armée impériale. On sait, d'après une source byzantine du XI e siècle, qu'après une guerre en 329330, Constantin II installa des prisonniers taifales en Grande Phrygie (Siméon Métaphraste, Vie de saint Nicolas, XVII). 21

Après 377, le général romain Frigeridus établit d'autres vaincus de même origine en Italie, à Modène, Reggio et Parme. Comme dans le cas des Sarmates, ces sources sont muettes sur la Gaule mais permettent d'imaginer, très généralement, une installation au cours du IV' siècle. On traduit habituellement Pictavis par « à Poitiers » plutôt que « dans le Poitou » (l'ancien territoire des Pictones). Il ne s'ensuit pas que tous les Sarmates en question aient été cantonnés à Poitiers même, qui était seulement le siège de leur préfet ; la comparaison avec les autres préfectures montre bien qu'il s'agissait de commandements regroupant diverses colonies qui pouvaient être éparpillées. ❑ Praefectus Sarmatarum Gentilium a Chora Parisios usque. Cette mention a donné lieu à des interprétations curieuses, Chora étant apparemment compris par certains comme le terme grec désignant le territoire qui entoure une ville, la chôra (xcimpa) — en l'occurrence celle de Paris. En réalité, il s'agit de la Cure, affluent de l'Yonne, et plus précisément du camp fortifié romain de Cora situé sur cette rivière. Ce camp, dont subsiste un rempart de 250 m de long flanqué de sept tours, protégeait une portion de la Voie d'Agrippa, la route de Lyon à Boulogne qui passait par Autun. La forme a Chora Parisios usque est parfaitement claire, et l'on traduira donc : « le préfet des Gentiles sarmates de Cora à Paris ». Ici, comme dans les deux cas suivants, le texte définit une zone à l'intérieur de laquelle devait se trouver une série de colonies sarmates subordonnées à un même préfet. ❑ Praefectus Sarmatarum Gentilium inter Renos et Tambianos provinciae Belgicae Secundae Les commentateurs sont unanimes à rétablir « *inter Remos et Ambianos » ; on a donc : « le préfet des Gentiles sarmates entre Reims et Amiens de la province de Belgique Seconde ».

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Praefectus Sarmatarum Gentilium per Tractum Rodunensem et Alaunorum. Cette mention est la plus mystérieuse. Un tractus était une zone soumise, indépendamment du découpage provincial traditionnel, à un commandement militaire particulier. L'exemple le plus connu en Gaule est le Tractus armoricanus et nervicanus, en Gaule du Nord-Ouest, dont nous reparlerons à propos des Alains. Ici, le *Tractus Rodunensis semble renvoyer au nom de la ville de Roanne (Rodoumna au IIe siècle, Roidomna au IVe siècle). E. Demougeot (1969-79) a cependant proposé Rotomagus / Rouen, A. Vincent (1937) Ruteni / Rodez, et C. Jullian avait envisagé, avant d'y renoncer, Redones / Rennes (avec Alauna I Alleaume près de Valognes). On pourrait envisager aussi un *Tractus Rhodanensis le long du Rhône. Une autre possibilité est que le nom soit coupé et qu'on doive lire per Tractum *Castrodunensem ; Castrodumnum pourrait alors désigner Châteaudun en Eure-et-Loire — mais aussi Saint-Florentin dans l' Yonne, dont c'était l'ancien nom ! La formule et Alaunorum est également problématique. Ce peut être une coquille pour et *Alanorum « et des Alains » (la ressemblance avec la forme 'Akativat [ExôOat] figurant une fois dans Ptolémée doit être une coïncidence). Faut-il alors comprendre que cette préfecture associait des Sarmates et des Alains, tout comme, dans le Poitou, la première citée combinait colonies sarmates et taifales ? On peut l'admettre, même si l'on ne connaît pas par ailleurs d'autres Gentiles alains. L'autre possibilité est que le terme ait été, comme bien d'autres de cette liste, estropié. On a proposé * Velaunorum « des Vellaves ( Vellavi, Velauni) », tribu gauloise qui a laissé son nom au Velay. Il faut signaler enfin l'hypothèse émise indépendamment par V. Durant (1876) et A. Longnon, qui proposaient de lire per Tractum *Virodunensem et *Catalaunorum, ce qui renverrait à la région de Verdun et Châlons mais nécessite une réfection radicale du texte. ❑

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Dans l'ensemble, l'hypothèse roannaise est celle qui nécessite le moins de corrections par rapport à la source. E. Fournial (1973) s'est efforcé de lui trouver une confirmation toponymique (cf. chap. III, 1) [pl. 'OUM. ❑ Praefectus Sarmatarum Gentilium Lingonas. « Le préfet des Gentiles sarmates à Langres ». Comme dans le cas de Poitiers ci-dessus, il faut imaginer plusieurs établissements de Sarmates subordonnés à un même responsable, siégeant lui-même à Langres. ❑ Praefectus Sarmatarum Gentilium Au... La dernière mention de la Notice est estropiée. Certaines éditions restituent, de façon plus ou moins affirmative, le nom d' Augustodunum (Autun). Autun figure ailleurs dans le texte à propos des fabriques d'armement qui y étaient installées : Augustodonensis loricaria, balistaria et clibanaria (armures, artillerie et équipements pour la cavalerie lourde), et Augustodonensis scutaria (boucliers). Cela fait assurément de la ville un site stratégique, mais ne prouve pas formellement que l'on ait installé là des Sarmates. La mention d'une production destinée à la cavalerie lourde n'est pas forcément un indice : les cavaliers cuirassés sarmates étaient habituellement appelés « cataphractaires » et non « clibanaires », ce dernier terme visant plutôt des cavaliers « super-lourds » sur le modèle perse sassanide ; il n'est d'ailleurs pas sûr que les Sarmates de Gaule aient formé des unités cuirassées. La sixième préfecture sarmate de la Notice pourrait être cherchée aussi bien à Augustonemetum (Clermont-Ferrand), Augusta Treverorum (Trèves), Augustobona (Troyes), Autissiodorum (Auxerre), Aureliani (Orléans), etc. Pire encore, dans certaines éditions, le nom mutilé n'est pas Au..., mais An... On a proposé Andecavis (Angers) mais, là aussi, les candidats sont nombreux.

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La coupure du nom montre qu'une partie du texte a été perdue, et fait penser que la liste des préfectures pouvait plus longue — nous ignorons de combien. Pour ceux qui admettent l'existence de toponymes remontant au nom des Sarmates (cf chap. III, 1), il y a une comparaison intéressante à faire : en Italie, où la Notice énumère une quinzaine de préfectures de Sarmates gentiles, on a identifié assez peu de ces noms. En Gaule, il y en a au contraire un nombre assez important, ce qui suggère qu'il devait exister davantage encore de préfectures que dans la péninsule. Rien ne garantit, cependant, que ces commandements avaient des importances et des effectifs similaires. Les informations subsistantes montrent en tout cas l'existence de nombreuses colonies sarmates, situées plutôt dans l'intérieur de la Gaule que sur le Limes rhénan. On y ajoutera celles signalées par Ausone le long de la Moselle ; le poème les situe entre Tabernae, localité mal identifiée, et Nivomagus / Neumagen, plus largement entre Bingen et Trêves, dans le Hunsrück. K. Zangemeister (1892) cite une liste de localités gauloises tirée de la Cosmographie de Julius Honorius, datée du IV e ou Ve siècle : Argentaria (Strasbourg), Sauromata (ou Sauromato, Sauromatum selon les manuscrits), Nemauso (Nîmes ! Interpolation ?), Lingones (Langres), et en déduit l'existence d'établissements sarmates sur le versant occidental des Vosges. On ne peut pas tirer grand-chose de ces mentions imprécises. J.-R. Trochet (1993) a défendu l'idée que les implantations de Lètes puis d'envahisseurs germaniques en Gaule du Nord avaient laissé des traces encore visibles dans l'aménagement de l'espace, les techniques et le vocabulaire agricoles. A notre connaissance, aucune recherche de ce genre n'a encore été menée à propos des Gentiles sarmates — qui auraient pu au 25

moins laisser une empreinte dans l'organisation du terroir, à en juger par l'arpentage qu'évoque Ausone. Statut et usage militaire des Sarmates

gentiles

Contrairement aux Sarmates d'Angleterre et d'Egypte, ceux de Gaule (et d'Italie) sont tous désignés par l'appellation de Gentiles. Le terme dérive de gens, dont le sens va de « famille, clan » à « nation ». Il a été utilisé comme un équivalent du grec 'cOvticof et de l'hébreu goyim au sens de « non-croyants », « étrangers païens », « gentils ». Dans le latin administratif des IV e-Ve siècles, il se réfère expressément à des groupes de Barbares « étrangers », c'està-dire non citoyens, établis en territoire romain. Il ne s'appliquait apparemment qu'aux Sarmates, aux Taifales et aux Suèves. L'interprétation traditionnelle est que les Gentiles, comme les « Lètes » (Laeti) germaniques également nombreux en Gaule, formaient des colonies ethniques, qui fournissaient une sorte de milice territoriale affectée à des tâches de surveillance. Les noms de certaines préfectures (de Cora à Paris, de Reims à Amiens, sur un tractus...) peuvent suggérer par exemple une fonction de protection et de contrôle de routes stratégiques. Cette vision a été radicalement remise en cause par A. Barbero (2009). Son argumentation s'applique essentiellement aux Lètes de diverses origines, mais vaut aussi pour les Gentiles. Selon lui, le sens initial de « Lète » est : captif (romain) libéré et rapatrié dans l'empire. Les premières « préfectures » de Lètes auraient été chargées de leur réinstallation sur des terres vacantes. Ensuite, au EV e siècle,aurntéoiespurgl'avéd groupes de Barbares captifs ou ralliés, auxquels on aurait appliqué (avec un statut différent) l'appellation de Lètes. 26

« Des foyers entiers de population, accompagnés de leurs familles, étaient placés dans des zones dépeuplées, sur des terres publiques ou tout du moins confisquées ». C. Jullian, dans sa monumentale Histoire de la Gaule, avait déjà développé une vision assez semblable. Mais, selon A. Barbero, ces Lètes et Gentiles n'étaient pas les communautés territoriales militarisées, les espèces de « cosaques » que l'on imagine habituellement. Ils formaient seulement des îlots de population étrangère, occupés à mettre en valeur les terres qu'on leur avait attribuées, sous la surveillance des « préfets ». A défaut de former une milice locale, ils étaient soumis à la conscription générale dans les unités régulières de l'armée romaine. « L 'hypothèse selon laquelle chaque préfecture correspondait, non seulement à un encadrement administratif, mais également à une unité militaire basée dans la même zone et placée sous le commandement du praefectus, n'est donc pas [...] étayée par des sources. En revanche, nous possédons divers témoignages qui permettent de penser que les communautés d'immigrés [...] étaient soumises au recrutement sous sa forme habituelle. » Cette démonstration s'appuie surtout sur des éléments négatifs : l'auteur conteste l'identification des tombes à armes de la fin du Iv e siècle en Gaule du Nord-Est comme « tombes de Lètes » et signale qu'il n'est pas question dans les sources — à une exception près en 361, d'après un passage d'Ammien Marcellin — d'unités militaires létiques. Il semble pourtant y avoir des recoupements possibles entre les Lètes localisés en Gaule par la Notice des dignités et les vestiges archéologiques, par exemple en Normandie : « Le mobilier funéraire provenant de Pouligny, à 7 km au nord de Bayeux, donne un corps à la présence des Laeti 27

Batavi qui sont mentionnés dans la Notitia Dignitatum. » (C. Pilet e. a., 1993). Une « constitution » impériale de 400, souvent citée, semble se référer au recrutement des Lètes et Gentiles dans l'armée. Ce texte — qui ne cite pas expressément la Gaule mais la concerne apparemment — a fait l'objet d'interprétations radicalement opposées. Selon l'une, il s'agirait des problèmes posés par les Sarmates gentiles et d'autres souhaitant échapper à leur condition en s'engageant dans l'armée régulière. Ce n'est pas tout à fait ce qui ressort d'une lecture attentive (nous citons l'original latin et notre traduction) :

« Quisquis igitur laetus alamanna sarmata vagus vel filius veterani aut cuiuslibet corporis dilectui obnoxius et florentissimis legionibus inserendus testimoniales ex protectoribus vel cuiuslibet dignitatis obtinuit vel eas, quae nonnunquam comitum auctoritate praestantur, ne delistiscat, tirociniis castrensibus inbuatur.» « Donc si quelque Lète, Alaman, Sarmate, vagabond, ou fils de vétéran, ou membre de tout corps constitué, soumis à la conscription et destiné aux florissantes légions, a obtenu des protecteurs [titre de certains officiers], soit des certificats attestant quelque mérite, soit ceux qui parfois sont établis de par l'autorité des comtes, qu'il ne se dissimule pas, mais qu'il soit formé à l'apprentissage de la guerre.» (Constitution de l'empereur Honorius, 30 janvier 400 ; Code Théodosien, VII, 20, 12). On peut d'ailleurs comprendre aussi bien « ...Lète alaman, Sarmate vagabond... » suivant la ponctuation que l'on ajoute. Les termes tirociniis castrensibus de la dernière partie ne renvoient pas, comme certains traducteurs l'ont cru, aux castrenses, c'est-à-dire à des soldats en garnisons dans des camps ; l'expression se retrouve par exemple chez Florus où 28

les ennemis « tirocinia militum imbuebant », « faisaient l'éducation du soldat ». Il semble donc bien s'agir, sinon de déserteurs, du moins de gens et notamment de Sarmates « réformés » par complaisance. D'aucuns ont toutefois imaginé que les cerficats en question étaient justement destinés à permettre l'enrôlement dans les « florissantes légions », plus prestigieux que le service dans de supposées milices locales. Pour en revenir à la théorie d'A. Barbero, il faut noter, d'une part que les divers Lètes et Gentiles de Gaule et d'Italie relevaient de l'autorité militaire (E. Fournial, 1973), d'autre part qu'on pourrait quand même avoir des témoignage de service militaire des Gentiles sarmates. En 435, en effet, les Burgondes du Rhin envahirent le nordest de la Gaule. Ils furent vaincus par le généralissime romain ocidental Aetius (et probablement achevés, peu après, par l'attaque des Huns qui devait inspirer la légende des Nibelungen ; cf. K. Escher, 2006). Dans le panégyrique d'Avitus, prononcé en 456, Sidone Apollinaire rappelle la participation de son héros à cette campagne et compare ses talents guerriers à ceux de divers « Barbares » :

« Tu surpasses là-bas l'Hérule à la course, le Hun dans le lancer du javelot, le Franc à la nage, le Sarmate dans l'usage du bouclier, le Salien dans le combat à pied, le Gélon dans le maniement de la faux. Tu surpasses enfin, par l'endurance aux blessures, ces guerriers qui, dans l'affliction, cachent leurs larmes dans le sang de blessures volontaires, se labourent les joues de leur lance et rouvrent, sur leur visage menaçant, les rouges cicatrices de leurs plaies. » (Poèmes, VII, 235-240). Bien que Sidoine ne le dise pas clairement, il semble que tous ces gens soient au service de Rome. C'est sûr dans le cas des 29

Huns, dont Aetius faisait grand usage à l'époque. Il est donc fort possible que le « Sarmate » qui figure dans le texte soit issu des colonies de Gentiles de Gaule — bien qu'il puisse évidemment s'agir d'une allusion à d'autres Sarmates de l'armée impériale. Il est clair que l'énumération des peuples relève d'un procédé littéraire classique, dont l'auteur fait encore usage un peu plus loin à propos de l'armée d'Attila en 451 (ibidem, VII, 319-325) ; pour que la flatterie ait un sens, il fallait néanmoins qu'elle ne soit pas sans rapport avec la réalité. On remarque aussi que le Sarmate est ici caractérisé par l'usage du bouclier, a priori peu typique des cavaliers de la steppe. L'emploi de cette protection est cependant mentionné, chez les Sarmates de la plaine hongroise, par Ammien Marcellin (XVII, 12, 10 et 13, 7) et il est attesté par l'archéologie, sous forme d'umbos coniques d'influence germanique, à partir de la seconde moitié du IVe siècle. Lors de l'invasion d'Attila en 451, l'armée péniblement rassemblée par Aetius pour l'arrêter comprenait divers Barbares, dont des Sarmates (Jordanès, Getica, XXXVI, 191). Comme les autres contingents cités avaient été recrutés sur place, il doit s'agir des Sarmates gentiles de Gaule, bien qu'il y ait pu y avoir aussi ceux des colonies semblables du nord de l'Italie. L'assimilation des Sarmates de Gaule Si les Sarmates de 451 sont bien les Gentiles des préfectures gauloises, il s'agit de leur dernière mention. Le fait qu'ils aient encore été considérés comme un groupe distinct au milieu du Ve siècle semble indiquer qu'ils avaient conservé une certaine personnalité ethnoculturelle. Jusqu'à l'extinction de l'autorité romaine, cette conservation avait d'ailleurs été garantie par l'interdiction, sous peine de mort, des mariages mixtes entre « Romains » et Gentiles (constitution impériale du 28 mai 370). La différence de religion devait également y 30

contribuer — mais nous ne savons absolument pas quand les Sarmates de Gaule se convertirent au christianisme. On peut se demander si les Sarmates ne s'assimilèrent pas, dans un premier temps, aux peuples germaniques qui se partagèrent finalement les provinces gauloises dans la seconde moitié du Ve siècle, plutôt qu'à la majorité gallo-romaine. Les lois des Burgondes et des Francs mentionnent l'intégration à ces peuples-armées d'autres « Barbares » qui représentaient évidemment un renfort bienvenu (ainsi, chez les Francs, le «Barbare qui vit sous la loi salique ». Les Sarmates de la préfecture de Poitiers auraient pu se fondre dans l'ensemble wisigoth, ceux de Langres dans l'ensemble burgonde, ceux entre Reims et Amiens dans l'ensemble franc... Il faut signaler à ce propos que les Taifales de Gaule, qui partageaient avec les Sarmates la préfecture de Gentiles du Poitou, apparaissent encore comme une population particulière dans la seconde moitié du VI e siècle (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, IV, 18 et V, 7, citant le pagus du Poitou qu'on appelle « Theifalie »). Dans le silence des sources, il n'est pas exclu que certains Sarmates, eux aussi, aient pu conserver une forme d'identité ou du moins le souvenir de leur origine jusqu'au début de la période mérovingienne. 4-Les Alains en Gaule : de l'invasion à la stabilisation

L'histoire des Alains en Gaule est plus fournie et mouvementée que celle des Sarmates [pl. III], et leur statut a été différent. Les Alains dans les troupes occidentales de Gratien (380383) La première présence d'Alains sur le territoire gaulois remonte peut-être au recrutement, par le césar d'Occident 31

Gratien, de troupes parmi les populations barbares installées comme « fédérés » dans les provinces pannoniennes en 380 (cf supra, 2). D'après Sextus Aurelius Victor, contemporain des évènements, Gratien avait un engouement particulier pour ces Alains. A lire son texte, il semble qu'il ait même adopté leur tenue et que son favoritisme envers eux ait déclenché une révolte fatale contre lui : «Car, tandis qu'il négligeait l'armée, et qu'il préférait au vieux guerrier de Rome une poignée d'Alains qu'il avait achetés au poids de l'or, il se laissa tellement captiver par l'entourage, j'ai presque dit par l'amitié des Barbares, que souvent il marchait revêtu du même costume qu'eux : imprudence qui souleva contre lui la haine des soldats romains. A cette époque, Maxime, qui a saisi le pouvoir en Bretagne, passe dans la Gaule, où, reçu par les légions irritées contre Gratien, il défait ce prince, et le tue bientôt après. Gratien était alors âgé de vingt-neuf ans. » (Sextus Aurelius Victor, Abrégé de la vie des empereurs romains, XVII, « Gratien »). Zosime (Histoire nouvelle, IV), au Ve siècle, fait à peu près le même récit : « Ayant suivi les conseils de ceux qui ont accoutumé de corrompre les moeurs des princes, il [Gratien] reçut les Alains et d'autres étrangers, les mit parmi ses troupes, leur fit des présents, et les considéra si fort, que ses soldats en conçurent de la jalousie et de la haine, et commencèrent à se soulever, et principalement ceux qui étaient en GrandeBretagne... » En tout cas, il est possible que des Alains aient accompagné Gratien en Gaule — et qu'ils aient été les derniers 300 hommes restés fidèles quand l'armée l'abandonna (Zosime, Ibidem) et qu'il fut assassiné à Lyon (25 août 383). 32

La grande invasion des Gaules (407-409)

L'entrée massive d'Alains en Gaule ne se produisit cependant que lors de la grande invasion de 407-409. Les envahisseurs barbares qui franchirent le Rhin le 31 décembre 406 / janvier 407, probablement à la hauteur de Mayence, étaient selon Jérôme « le Quade, le Vandale, le Sarmate, les Alains, les Gépides, les Hérules, les Saxons, les Burgondes, les Alamans et — ô Etat endeuillé ! — des Pannoniens ennemis » (« A Ageruchia », Lettres, CXXIII, 15). En fait, le gros des forces barbares se composait des Alains et des Vandales, probablement aussi des Quades / Suèves qui créèrent ensuite, comme eux, un royaume en Espagne. Les autres n'étaient représentés que par de petits groupes qui accompagnaient ces forces (Sarmates, Hérules ?), ou étaient des barbares frontaliers qui profitèrent de l'occasion pour faire du butin ou occuper des terres à l'ouest du Rhin (Francs, Burgondes, Alamans). En ce qui concerne les Alains, deux questions se posent. La première est celle de leur provenance. En 406, il y avait des Alains un peu partout en Europe orientale et centrale : outre leur foyer principal en Russie méridionale et au Caucase du Nord, ils sont attestés par l'archéologie dans la steppe ukrainienne, en Crimée, probablement dans le noyau danubien de l'empire hunnique (trouvailles de lames à encoches en Hongrie). Comme on vient de le rappeler, des Alains avaient été installés en Pannonie par Gratien. Il est impossible de dire de quelle communauté provenaient les Alains entrés en Gaule. Il se peut, d'ailleurs, qu'ils aient été originaires de régions diverses, et cela rejoint la deuxième question. Dès leur arrivée, en effet, ces Alains nous sont présentés comme divisés en deux fractions, dirigées par des chefs appelés Goar et Respendial. Goar, comme on va le voir, passa dans le camp romain, tandis que Respendial demeurait 33

associé aux Vandales. Cette division se produisit-elle lors du choix de ces alliances opposées, c'est-à-dire au moment d'entrer en Gaule, où y avait-il déjà deux groupes distincts d'Alains — dont l'un aurait pu être composé de « fédérés » de Pannonie ? On a remarqué que le nom de Respendial était à peu près identique à celui de PHEHINAIAAOE / Rhêspindialos, attesté à Olbia (sud-ouest de l'Ukraine) ; on ne peut cependant pas en conclure grand-chose. Notre seule source sur ces évènements de 406-407 est un passage de Grégoire de Tours (Histoire des Francs, II, 9), emprunté à l'historien du V e siècle Renatus Profoturus Frigeridus. Il en ressort que « Goar étant passé du côté romain » (Goare ad Romanos transgresso), Respendial « détourna ses troupes du Rhin» (avant de l'avoir franchi ?) pour secourir les Vandales attaqués par les Francs et qui se trouvaient en fâcheuse posture. Les Francs vaincus, les Alains de Respendial, avec les Vandales affaiblis par la perte de 20 000 hommes et de leur roi Godigisèle, reprirent leur marche en avant et franchirent le Rhin. On ignore dans quelle mesure le ralliement de Goar et l'attaque des Francs résultaient de démarches des autorités romaines de Gaule, tardivement informées de la menace d'invasion. Pour mémoire, il est possible aussi (même si ce n'est pas l'interprétation la plus probable et la plus couramment adoptée) que la phrase de Grégoire de Tours signifie simplement que Goar avait déjà traversé le Rhin et que Respendial s'apprêtait à le faire, quand les Francs attaquèrent les Vandales. Le verbe transgredior peut s'entendre aussi bien au propre qu'au figuré : traverser, ou embrasser une cause. En Gaule, les deux groupes d'Alains demeurèrent séparés. Celui de Respendial participa au saccage du pays, qui dura deux ans. Les premières régions touchées furent naturellement l'est, puis le nord-est, de la Gaule. Jérôme (« A 34

Ageruchia », Lettres, 00(111, 15) cite Mayence, Worms, Reims, Amiens, Anas, Thérouanne, Tournai, Spire, Strasbourg. En 407, l'usurpateur Constantin III, proclamé empereur par les légions de Bretagne insulaire, débarqua en Gaule avec ses troupes, mais il se préoccupa au moins autant d'assurer son propre pouvoir que de lutter contre les Barbares. Ceux-ci ravagèrent, toujours selon Jérôme, la plupart des provinces : « l'Aquitaine, la Novempopulanie, la Lyonnaise, la Narbonnaise ». Comme l'écrivit ensuite Orientius : « Dans les bourgs, les domaines, les campagnes, aux carrefours, dans tous les cantons, çà et là tout le long des routes, c'est la mort, la souffrance, la destruction, le deuil. Un seul bûcher a réduit en fumée la Gaule entière. » (Avertissement, II). Enfin, au début de l'automne de 409, les envahisseurs franchirent les Pyrénées et passèrent en Espagne. Les aventures ultérieures des Alains du groupe de Respendial, dans la péninsule ibérique puis en Afrique du Nord, ne nous concernent plus ici. Goar et l'usurpation de Jovin (411-413) Grégoire de Tours, qui signale comme on l'a vu que le chef alain Goar s'était rallié aux Romains, ne dit rien des conditions de cet accord. Goar obtint probablement un genre de foedus, un pacte d'alliance lui assignant des terres et lui garantissant des subsides en échange du service de ses hommes. Si c'est le cas, ce traité fut d'ailleurs l'un des premiers conclus en Gaule avec un groupe barbare. Les Alains de Goar étaient certainement demeurés au nordest de la Gaule après 407. C'est en effet là qu'on les retrouve, en 411, quand leur chef, jouant les « faiseurs de rois » ou plutôt d'empereurs, contribua de façon décisive à l'usurpation de Jovin.

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En 411, Constantin III, que nous avons vu débarquer de Bretagne insulaire en 407, se trouvait dans une situation désespérée. Arles, sa dernière capitale, fut assiégée d'abord par son propre général Gerontius, révolté contre lui, puis par l'efficace généralissime de l'empereur légitime Honorius, Constance. Mais avant même la victoire de Constance et l'exécution de Constantin HI, un nouvel usurpateur fut proclamé en Gaule du Nord-Est, probablement en juillet ou août 411, à l'initiative d'un groupe d'aristocrates locaux. Il s'agissait de Jovin, originaire de Narbonne et fils d'un autre Jovin qui avait été chef de la cavalerie romaine en Gaule dans les aimées 360 (R. Scharf, 1993). D'après Olympiodore (fr. 18), la proclamation de Jovin fut faite « à Moundiakon en Germanie Seconde» ('sv MouvÔtaicCo Trlç `ctipaç rEpjlaviaç), par « Goar l'Alain» et «Gunthiarios » (Gundahar), «phylarque » — lift. «chef tribal » — des Burgondes. Probablement, et bien que d'autres hypothèses aient été avancées, il s'agit de Moguntiacum / Mayence, qui se trouve cependant en Germanie Première (autres hypothèses et démonstration : J. Vannerus, 1936). Par la suite, Jovin recruta aussi des Francs et des Alamans, et voulut s'allier avec les Wisigoths d'Athaulf passés d'Italie en Gaule (Athaulf était le beau-frère et successeur du roi Alaric, mort peu après pris Rome en 410). Ce qui nous intéresse ici est la position de Goar. Son soutien à l'usurpateur ne doit pas être vu comme une révolte contre Rome. Dans le contexte de la lutte confuse entre les forces de Constantin III et celles d'Honorius, Goar trouva opportun de se doter d'un partenaire « romain » plus proche, dont il pourrait tirer « légalement » divers avantages et sur lequel il aurait un certain contrôle. Ce calcul devait être aussi celui du roi burgonde, qui cherchait probablement à faire entériner par un empereur complaisant son occupation, depuis 407, de territoires à l'ouest du Rhin. Il est possible que les deux hommes se soient connus depuis 36

cette date et qu'ils aient été alliés. En tout cas, en 411, ils agirent ensemble. Les sources ne nous révèlent pas le rôle de Goar et de ses Alains dans la suite de la brève carrière de Jovin. L'usurpateur se brouilla avec les Wisigoths en prenant à son service Sarus, chef d'une autre bande de Goths et rival du roi wisigoth Athaulf. Ce dernier offrit alors ses services au général légitimiste Constance — c'est-à-dire à l'empereur Honorius. Au nom d'Honorius, il vainquit les armées de Jovin, captura l'usurpateur à Valence et le livra au préfet du prétoire des Gaules, Dardanus, qui le fit exécuter à Narbonne en 413. L'affaire de Bazas (414) Des Alains figurent ensuite dans un curieux épisode des complexes relations romano-barbares en Gaule, mais il n'est pas certain qu'il s'agisse de ceux de Goar. A son arrivée en Gaule en 412, Athaulf traînait dans ses bagages deux personnalités importantes : la princesse Galla Placidia, demi-soeur de l'empereur Honorius et otage des Wisigoths ; et un usurpateur supplémentaire : Attale, qu'Alaric avait proclamé en Italie en 409 pour faire pression sur Honorius. Véritable pantin des Wisigoths, Attale avait été déposé dès 410 pour faciliter les négociations avec le gouvernement occidental légitime. Au début de 414, Athaulf épousa à Narbonne Galla Placidia (Attale dirigeait les chants pendant la cérémonie !). Son but était clairement d'intégrer les Wisigoths aux structures impériales et de leur y assurer une place éminente. Il s'efforça de contrôler l'Aquitaine, et Constance, le généralissime d'Honorius, fit de son mieux pour l'en empêcher au moyen d'un blocus. Finalement, par dépit, 37

Athaulf restaura Attale comme « empereur » fantoche puis quitta la Gaule pour l'Espagne, ravageant au passage une partie du sud-ouest. L'une des villes dont les Wisigoths essayèrent de s'emparer durant ces évènements était Bazas, entre Bordeaux et Toulouse. Le détail des opérations nous est connu par une source unique mais précise : le poème autobiographique de Paulin de Pella, l'Eucharisticos. Paulin y conte que, devenu plus ou moins contre son gré ministre d'Attale, il s'installa ensuite à Bazas. Après avoir été victime d'une tentative d'assassinat, il s'y trouva bloqué par l'approche des Wisigoths. Il tenta alors de négocier un sauf-conduit pour luimême et sa famille auprès du roi des assiégeants, qu'il connaissait depuis peu (il l'avait probablement rencontré lors de la proclamation d'Attale et de sa propre nomination). Son interlocuteur refusa mais, pour des raisons et à des conditions que Paulin ne précise pas, accepta subitement de se ranger du côté des Bazadais et de défendre la ville. Et au détour du texte de l'Eucharisticos, nous apprenons que les assiégeants étaient en fait des Alains : « De tout le camp accoururent en même temps, en rangs pressés, les femmes des Alains qui se joignirent à leurs maris en armes. La première, l'épouse du roi est livrée comme otage aux Romains et on lui adjoint le fils chéri du roi [...J. Les murs de la cité sont défendus par les soldats alains qui, après l'échange de serments, sont prêts à combattre pour notre défense, eux qui naguère nous avaient assiégés comme ennemis. Etonnant est l'aspect de la cité, dont une grande foule d'hommes et de femmes confondus parcourt de tous côtés les remparts sans porter d'armes, tandis qu'à l'extérieur de nos murs, et comme rivés à eux, les troupes barbares sont retranchées derrière leurs chariots et leurs armes. La horde des Goths pillards massée tout autour de la ville, se voyant amputée d'une partie non négligeable de ses 38

forces, douta aussitôt de pouvoir demeurer sur place sans risque depuis qu'en son sein des ennemis s'étaient soudain tournés contre ses propres entrailles et, n'osant plus rien tenter, de son propre mouvement elle prit le parti de se retirer à la hâte. Sans plus tarder, suivant leur exemple, nos "troupes auxiliaires", comme nous les appelions, s'en allèrent aussi, résolues à demeurer fidèles à la paix conclue avec les Romains, partout où la fortune leur en fournirait l'occasion. » (Eucharisticos, 378-380 et 383-398 ; trad. C. Moussy ; autre trad. in V. Kouznetsov et I. Lebedynsky, 2005). Donc, à Bazas, des Alains qui formaient précédemment « une partie non négligeable » de l'armée d'Athaulf passèrent dans le camp romain. Mais quels Alains ? Ce pouvait être ceux de Goar, passés après la défaite de Jovin au service de son vainqueur Athaulf. Dans ce cas, on s'explique assez bien pourquoi Goar, préférant malgré tout rester en Gaule dans un cadre « romain », aurait saisi l'occasion de quitter les Wisigoths. Mais il pourrait s'agir d'autres Alains, entrés en Gaule avec les Wisigoths (il y avait déjà des Alains dans l'armée d'Alaric en 401/2, d'après Paulin de Nole, Natalicium), ou encore d'un groupe issu de celui de Respendial, recruté en Espagne par Gerontius et revenu en Gaule avec lui quand le général se révolta contre son maître Constantin III... Aucune de ces hypothèses ne peut être démontrée. Le roi alain de Bazas pouvait être Goar ou quelqu'un d'autre, et Paulin a malencontreusement oublié de le nommer. Une théorie veut même qu'il n'y ait pas eu de roi alain, et que le personnage qui négocia avec Paulin ait été le roi wisigoth Athaulf (S. Pérévalov, 2000). Ce dernier aurait profité de l'affaire de Bazas pour se débarrasser d'une hypothétique épouse alaine (devenue superflue après le mariage avec Gallia Placidia) et des troupes fidèles à cette dernière. Le vers 379, « Prima uxor regis Romanis tradita obses », traduit plus haut par « La première [...], l'épouse du 39

roi est livrée aux Romains comme otage », peut aussi se comprendre comme « La première épouse du roi est livrée comme otage aux Romains ». L'idée est ingénieuse mais nous paraît excessivement romancée. La seule chose certaine est que le groupe alain en question était nombreux, avait son propre roi, et se déplaçait avec femmes et enfants dans ses chariots. Paulin ne dit pas non plus ce qu'il advint exactement de ces Alains. Divers commentateurs ont supposé qu'on leur avait attribué des terres dans la région, et qu'ils pourraient être à l'origine du groupe installé ensuite à Valence (cf. infra). C'est parfaitement gratuit. Le terme sors du vers 398 ne peut pas être traduit par « terres allouées » (sortes) : il est clair qu'il s'agit bien du « sort ». De plus, Paulin n'était, pour le gouvernement occidental légitime, qu'un complice de l'usurpateur Attale, et n'avait aucun mandat pour négocier un foedus avec des Barbares. Le sort des Alains de Bazas a dû être décidé par Constance. Si c'étaient ceux de Goar, ils ont pu retourner tout simplement dans leurs cantonnements de Gaule du Nord-Est. Si c'en étaient d'autres, ils ont pu être installés n'importe où en fonction des nécessités et des terres disponibles. On a discuté plus haut le sens de la mention Praefectus Sarmatarum Gentilium per Tractum Rodunensem et Alaunorum dans la Notice des Dignités. L'une des interprétations possibles est que la préfecture de Sarmates gentiles du Tractus de Roanne (?) a été renforcée, au début du Ve siècle, par des Alains. La guerre burgonde (435) Entre 415 et 440, les sources restent muettes sur les Alains de Gaule. On a noté que l'Alethia du poète marseillais Claudius Marius Victor (mort vers 425) contenait une allusion au culte des ancêtres pratiqué selon lui par les Alains. En déduire qu'il y avait des établissements alains près de Marseille (B. 40

Bachrach, 1973) est bien hardi. Dans les années 430, l'homme fort de l'Occident romain, Flavius Aetius, s'appuya surtout sur des contingents de Huns, qu'il utilisa notamment en Gaule. On s'attendrait à voir les Alains du groupe de Goar, probablement demeurés en Gaule du Nord-Est (ou revenus là après l'épisode de Bazas, s'ils y ont participé ?) impliqués dans la guerre de 435 entre l'armée romaine occidentale et les Burgondes qui avaient envahi la Gaule Belgique (sur ces évènements : K. Escher, 2005, 2006). L. Hambis (1972) écrit, en parlant de ces Burgondes : « Il semble que les Alains sous la conduite de leur roi Goar se joignirent à eux. » Il n'indique pas ses raisons, et son assertion ne s'appuie sur aucun texte d'époque. Si Goar était encore vivant en 435, et si ses Alains se trouvaient encore en Gaule du Nord-Est, il aurait pu être tenté de rejoindre son allié de 411, le roi burgonde Gundahar. D'un autre côté, ce que nous discernons de sa politique depuis 407 suggère qu'il cherchait plutôt à s'inscrire dans le cadre romain, si bien qu'il aurait pu combattre sous les drapeaux d'Aetius. Nous avons signalé, à propos des Sarmates, la liste des probables auxiliaires « barbares » de l'armée d'Aetius en 435 que donne Sidoine Apollinaire (Poèmes, VII, 235-240, cf. supra, I, 3). Les Alains n'y apparaissent pas — mais ne cachent-ils pas derrière l'une des appellations archaïques ou des périphrases dont le poète est coutumier ? D'une part, Sidoine mentionne « ces guerriers qui, dans l'affliction, cachent leurs larmes dans le sang de blessures volontaires, se labourent les joues de leur lance et rouvrent, sur leur visage menaçant, les rouges cicatrices de leurs plaies ». Ces guerriers sont souvent identifiés comme des Huns, chez qui l'automutilation lors des rites funéraires est attestée par Jordanès (Getica, XLIX, 255) ; des pratiques 41

semblables sont d'ailleurs signalées chez d'autres peuples de la steppe, comme les Scythes et les Türks. Mais alors, pourquoi avoir cité sous leur vrai nom les Huns quelques lignes plus haut ? Ne peut-il s'agir des Alains qui, peut-être, se labouraient tout autant les joues que les Huns (d'autant que la lance avec laquelle le font les guerriers évoqués par Sidoine n'est pas une arme hunnique très caractéristique...) ? D'autre part, qui sont les « Gélons » du panégyrique ? Les Gélons historiques sont présentés par Hérodote (IV, 108), au Ve siècle av. J.-C., comme un groupe de colons grecs installé chez les Boudines (à l'est du cours moyen du Don ?) où ils auraient construit une ville de bois appelée Gelônos. Leur identité et leur existence même sont problématiques, mais, en tout état de cause, ils avaient sûrement disparu depuis longtemps à l'époque romaine. Ils n'en poursuivaient pas moins une carrière posthume dans la littérature géographique et poétique. La question a été étudiée par O. MaenchenHelfen (1973). Au I' siècle av. J.-C., Virgile les décrit comme des archers (Enéide, VIII, 725) tatoués (Géorgiques, II, 115), et Horace (Carmina, II, 20, 19) en fait les « Gélons ultimes », un peuple des limites du monde connu. Au l e` siècle de notre ère, Sénèque (OEdipe, 470) affirme qu'ils boivent du lait mêlé de sang de cheval, coutume classiquement attribuée aux nomades, et Stace (Achilléide, II, 419) oppose les Gélons armés d'arcs aux Gètes armés de faux. A l'époque qui nous intéresse, c'est-à-dire aux IV e et Ve siècle,Géonaprstdiquemnasl textes en compagnie, ou à la place, d'autres peuples des steppes, et il n'est pas toujours possible de dire quand leur nom est un simple ornement littéraire destiné à étoffer une énumération de Barbares exotiques, et quand il est utilisé, par souci d'élégance archaïque, à la place d'un ethnonyme contemporain. Ammien Marcellin, dont les connaissances 42

ethnogéographiques ne sont pas à la hauteur de son talent d'historien, les cite parmi les nations voisines des Alains et soumises à ces derniers au point de porter leur nom (XXXI, 2, 14). Ce sont « les Gélons féroces — race belliqueuse ! — qui se font des vêtements et des couvertures de cheval avec les peaux des ennemis vaincus qu'ils écorchent. » Il en fait les voisins des Agathyrses qu'Hérodote, lui, situait beaucoup plus à l'ouest, peut-être dans l'actuelle Roumanie. Claudien les mentionne plusieurs fois à côté des Sarmates et Alains (Contre Rufin, I, 305-313) ou des Sarmates, Alains et Huns (Panégyrique de Stilicon, I, 94-96). Par commodité poétique, il inverse les armes caractéristiques décrites par Stace, attribuant l'arc aux Gètes et la faux aux Gélons, qui se tatouent (Contre Rufin, I, 313). D'après O. Maenchen-Helfen, Végèce (Abrégé de l'art militaire, III, 26), s'inspirant d'une formulation de Claudien, y remplace les Gélons par les Huns et les Alains : « Vous dont les Huns et les Alains voudraient pouvoir imiter la grâce et l'habileté à manier un cheval ». C'est dans le fil de cette tradition qu'il faut replacer le texte de Sidoine Apollinaire, qui rappelle celui de Végèce (l'empereur présenté comme surpassant tous les Barbares dans l'art de la guerre) et emprunte à Claudien l'attribution de la faux, comme arme typique, aux Gélons — alors que c'était bien, en fait, celle des Géto-Daces de l'époque des guerres daciques de Trajan. On peut, dès lors, éliminer cet accessoire du débat : ce n'est, ni l'espèce de fauchard dont des générations d'illustrateurs ont affublé leurs reconstitutions de Huns (là-dessus, cf. David B. et I. Lebedynsky, 2007-2008), ni la très hypothétique arme d'hast que les Alains auraient pu équiper de leurs lames à encoches (I. Lebedynsky, De l'épée..., 2008). Pour le reste, il est possible que Sidoine ait désigné des Alains par le nom de Gélons : c'est ce que croit L. Hambis (1972) : « Sidoine Apollinaire donne à penser que cette armée [d'Aetius] était composée d'Alains, de Francs et d'Hérules ». On ne sait trop 43

de quels Alains il s'agit dans l'esprit de l'auteur, qui a écrit un peu plus haut que ceux de Goar étaient du côté des Burgondes. Il est tout aussi possible que les Gélons ne soient qu'une fioriture littéraire. Installation d'Alains dans le Valentinois et en « Gaule Ultérieure » (440-442) Les Alains reparaissent dans les sources à partir de 440. A cette date, selon la Chronique des Gaules (chap. CXXIV), « Les campagnes désertes de la ville de Valence sont données, pour être partagées, aux Alains que commandait Sambida. » C'est la seule mention de ce chef, et la position précédente de ses hommes n'est pas précisée. Un peu plus loin, la même Chronique des Gaules (CXXVII) rapporte pour l'année 442: « Les Alains, auxquels des terres de Gaule Ultérieure ont été transférées par le patrice Aetius pour être divisées avec les habitants, subjuguent par les armes les récalcitrants et, les propriétaires ayant été expulsés, s'emparent de la terre par la force. » Une fois de plus, la source tait la provenance de ces Alains. Vraisemblablement, ils se trouvaient déjà en Gaule et étaient issus du groupe de Goar — d'autant que, comme on le verra, il est possible que Goar lui-même ait reparu lors d'évènements un peu postérieurs. Cela n'exclut pas que d'autres Alains aient pu entrer en Gaule à diverses occasions, mais les chroniqueurs n'évoquent pas d'immigration massive de ce type après 407. Les deux mentions de la Chronique des Gaules ne se réfèrent probablement pas à la même région. Dans le premier cas, il s'agit de Valence sur le Rhône (d'autres identifications, comme Valençay dans l'Indre proposée par M. Le Glay, ne sont pas convaincantes). Dans le second, la « Gaule 44

Ultérieure », Gallia Ulterior, doit être comprise comme la Gaule au nord de la Loire. C'est en ce sens que la Chronique des Gaules utilise cette expression à propos de la révolte bagaude de Tibatto en 435, et qu'on la retrouve au Vie siècle chez Grégoire de Tours (Histoire des Francs, II, 9). Donc, soit les Alains de Sambida, après avoir été cantonnés près de Valence, ont été transférés deux ans plus tard au nord de la Loire ; soit la Chronique décrit l'installation de deux groupes différents d'Alains, ce qui paraît plus probable. Cette installation a d'ailleurs pu être simultanée (440), la date de 442 ne correspondant qu'à l'expulsion des propriétaires gallo-romains par les Alains. Vers la même époque, Aetius installa les Burgondes, affaiblis en 436/7 par leur invasion manquée de la Gaule Belgique et l'attaque des Huns, dans la Sapaudia rhodanienne (date traditionnelle : 443 ; cf. K. Escher, 2005, 2006). Les territoires alains de Gaule Ultérieure peuvent être situés plus précisément au nord du cours moyen de la Loire : ils devaient être limitrophes de l'Armorica que les Alains furent chargés de mettre au pas à la fin des années 440 (Vie de saint Germain, cf. infra), et en 451, le roi alain Sangiban résidait à Orléans (Jordanès, Getica, XXXVII, 194). Nous avons tenté d'en cerner les limites sur la base de la toponymie (I. Lebedynsky, « Gallia Ulterior... », 2003 ; V. Kouznetsov et I. Lebedynsky, 2005 ). Ce travail reste bien entendu hypothétique, compte tenu des incertitudes pesant sur le matériel toponymique lui-même (cf. chap. III, 1). Divers auteurs (déjà A. Thierry, 1865) ont situé les Alains, pour des raisons inconnues, en Sologne, c'est-à-dire au sud d'Orléans et de la Loire. Il est possible qu'ils aient été chargés de contrôler les têtes de pont sur la rive méridionale, qui probablement n'était pas incluse dans le territoire wisigoth (si les frontières de celui-ci suivaient, au nord, les limites provinciales entre l'Aquitaine et la Lyonnaise), mais le gros de leurs établissements se trouvait à l'évidence sur la rive 45

septentrionale : Jordanès évoque « la partie des Alains établie au-delà de la Loire » (trans (lumen Ligeris ; Getica, XLIII, 226). Pour cet auteur qui écrivait en Italie, « au-delà » ne pouvait signifier que « au nord ». Les Alains de Valence devaient être chargés de contrôler et protéger la voie de Lyon vers Arles et l'Italie. Ceux du nord de la Loire étaient stratégiquement placés dans une région particulièrement troublée. En proie aux révoltes bagaudes (dirigées contre l'injustice sociale et fiscale et endémiques en Gaule depuis le Ill e siècle), toute la Gaule Ultérieure avait fait sécession en 435, selon la Chronique des Gaules, sous la conduite du chef rebelle Tibatto. La répression conduite en 437 par les auxiliaires huns de Litorius, lieutenant d'Aetius, n'avait pas définitivement réglé le problème, comme la suite le montra. Les Alains avaient sûrement pour mission de rétablir ou maintenir l'ordre. Leur nouveau territoire se trouvait aussi aux confins de l'Aquitaine occupée par les remuants et peu sûrs Wisigoths (ces derniers, entrés comme on l'a vu en Espagne en 415, y étaient repassés au service d'Honorius et avaient combattu pour son compte, avant de revenir en Gaule du Sud-Ouest et d'y recevoir des terres en 418). L'importance accordée à ces Alains de Gaule Ultérieure par Aetius se déduit de la façon dont le texte précité de la Chronique des Gaules relate leur installation. Comme dans la région de Valence, il était prévu que les terres ou leurs revenus soient partagés, suivant une pratique bien attestée lors de l'implantation de groupes barbares. Quand les propriétaires s'y opposèrent, les Alains les chassèrent et s'emparèrent de tous leurs biens fonciers et, chose remarquable, le gouvernement romain occidental laissa faire. Nous avons formulé ailleurs (I. Lebedynsky, « Gallia Ulterior... », 2003) quelques hypothèses sur le mode de vie 46

de ce qui paraît avoir formé, au nord de la Loire, un véritable petit royaume alain. Les terres confisquées en 442 permettaient aux Alains d'entretenir les troupeaux de chevaux nécessaires à la remonte de leur cavalerie, peut-être de conserver des formes d'élevage transhumant. Mais, très probablement, ils avaient confisqué aussi la main-d'oeuvre servile ou dépendante et lui faisaient cultiver les champs pour leur compte. Ils percevaient peut-être également des subsides du gouvernement romain. Après ces implantations de 440-442, il n'est plus question dans les sources des Alains de Valence (ce qui pourrait d'ailleurs accréditer la thèse de leur déménagement en Gaule Ultérieure — mais comme nous l'avons dit, ce n'est pas pour nous la plus vraisemblable). En revanche, les Alains de la Loire jouèrent un rôle politico-militaire important sur leur nouveau territoire. La campagne d'Armorique L'Armorica romaine n'était pas une province, mais une vaste

zone couvrant les façades maritimes occidentale et septentrionale de la Gaule (celtique *are-morica «qui fait face à la mer »). Il existait au V e siècle un Tractus armoricanus et nervicanus, commandement dont la compétence se serait étendue de l'embouchure de la Gironde aux confins de la France et de la Belgique actuelles. Cette grande « Armorique » correspondait donc à une partie non négligeable de la « Gaule Ultérieure ». La Vie de saint Germain évêque d'Auxerre (Vita Germani), rédigée vers 480 par Constance de Lyon, nous apprend que, peu avant la mort du prélat en 448, il avait intercédé en faveur des Armoricains rebelles que le pouvoir romain avait livrés aux Alains : 47

« A peine était-il rentré chez lui de son expédition au-delà de la mer, que dejà une délégation du Tractus d'Armorique sollicitait la fatigue du bienheureux évêque. En effet, le puissant Aetius qui gouvernait alors l'Etat, irrité par l'orgueilleuse insolence de la région, avait livré ces lieux à Eochar, le très féroce roi des Alains, qui les convoitait avec toute l'avidité de sa cupidité barbare. Et c'est ainsi qu'à un peuple très belliqueux et à un roi serviteur des idoles s'oppose un vieillard seul, et pourtant plus grand et plus fort que tous par le secours du Christ. Il se met en route en hâte, sans retard, car les préparatifs de guerre s'achevaient. Le peuple [alain] s'était dejà ébranlé, et sa cavalerie bardée de fer encombrait toute la route. Notre prélat pourtant se portait au-devant, jusqu'à ce qu'il parvînt au roi lui-même, qui suivait [l'armée]. Il aborde celui-ci qui était déjà bien avancé en chemin et se confronte au chef armé parmi ses troupes. D'abord, il implore la paix par l'intermédiaire d'un interprète ; puis il fait des reproches ; enfin, tendant la main, il se saisit des rênes et arrête sur place toute l'armée. Le roi très féroce en conçut, par la volonté de Dieu, de l'admiration au lieu de colère. Il s'étonne devant cette constance, il respecte ce qui est vénérable, il est ému par la persévérance de l'autorité. Le roi retourne avec son armée au cantonnement du temps de paix. Il promet la tranquillité totale de la paix, à la condition que la grâce que lui-même avait offerte serait sollicitée de l'empereur ou d'Aetius. Dans cet intervalle, par le mérite et l'intercession du prélat, le roi fut retenu, l'armée rappelée, les provinces épargnées par les ravages. [Germain] eût réglé comme il le souhaitait l'affaire de la région armoricaine, obtenant la grâce et la sécurité permanente, si la perfidie de l'erreur n'eût poussé un peuple changeant et indiscipliné à reprendre la rébellion. » (Vie de saint Germain, 28).

Germain se rendit bien à Ravenne, où, poursuit la Vie, il mourut entouré des soins de la régente Galla Placidia. La date 48

de ce décès, le 31 juillet 448, est connue, ce qui permet de dater la campagne des Alains en Armorique de cette année-là ou, au plus tôt, de 447. L'historicité de l'épisode ne fait aucun doute. Non seulement il est conté de façon très prosaïque, mais encore d'autres sources reflètent la situation difficile de la Gaule Ultérieure à cette époque. D'après le Panégyrique de Majorien par Sidoine Apollinaire (Poèmes, V, 209-211), le futur empereur secourut en hiver (447-448 ?) la ville de Tours « qui redoutait la guerre ». En 448, le médecin Eudoxe, l'un des chefs bagaudes, se réfugia auprès du roi hun Attila (Chronique des Gaules). Il y avait donc bien, à ce moment, une grande opération conduite à l'initiative du gouvernement romain pour écraser la rebellion. Plusieurs détails du récit très vivant de la Vie de saint Germain retiennent l'attention (sur la valeur d'exemple littéraire et hagiographique de l'épisode, cf. I. Lebedynsky, « Hagiographie... », 2008). D'abord, le roi des Alains, le « très féroce » Eochar, pourrait être le Goar de 407 et 411. Différentes versions de son nom figurent dans les éditions : Eochar, Eocharic... mais aussi Goar. Ces diverses formes peuvent être ramenées à un même prototype alain (cf. annexe 1). On ne peut cependant démontrer sur cette seule base l'identité du chef de 407 et du roi de 448. Même si les deux noms ne font qu'un, il reste la possibilité qu'il ait été assez répandu pour que deux personnages distincts l'aient porté — peut-être même deux membres d'une même famille. Son usage en milieu goth pourrait suggérer une telle diffusion (cf chap. III, 2). On a noté que Germain s'était adressé à Eochar «par l'intermédiaire d'un interprète », ce qui pourrait faire penser que le roi parlait mal le latin. Est-ce vraisemblable, peut-on se demander, après plus de quatre décennies de séjour en Gaule et une certaine implication, comme en 411, dans la 49

politique de l'empire ? Mais, d'une part, Eochar pouvait affecter de préférer sa langue — comme il avait conservé ses dieux. D'autre part, l'interpraetor auquel eut recours Germain n'était pas forcément un « interprète » au sens linguistique du terme. Il pouvait s'agir d'un genre de porteparole : Onégèse, bras droit d'Attila, est ainsi présenté par la Vie de saint Loup comme l'interpraetor du roi hun. Une chose est sûre : Eochar, comme probablement ses Alains, était païen. L'expression de « serviteur des idoles » ne peut s'appliquer, par exemple, à un chrétien arien comme les Germains orientaux, qui aurait plutôt été traité d'hérétique. On remarque enfin que Constance, plutôt que de mettre en scène l'un des miracles dont il a farci sa Vie de saint Germain, restitue la vérité psychologique de la confrontation entre le prélat et le roi barbare. En un sens, Germain ne risquait pas grand-chose : Eochar n'allait pas tuer ou maltraiter un dignitaire de la religion officielle de l'empire. Mais le courage et l'assurance de l'évêque forcèrent sûrement le respect du roi qui, en bon alain, devait avant tout admirer la bravoure. Germain, qui s'était rendu deux fois en Bretagne insulaire pour soutenir les catholiques locaux contre les hérétiques pélagiens et les envahisseurs barbares, et qui n'hésitait pas à servir de conseiller militaire à ses ouailles sur le champ de bataille, était bien l'homme idéal pour intervenir en faveur des Armoricains. L'invasion hunnique (451) Les informations suivantes sur les Alains de Gaule concernent leur participation aux évènements de 451. Au printemps de 451, Attila, roi des Huns et dominateur de la plupart des Barbares d'Europe centrale et orientale, envahit la 50

Gaule. Outre le butin attendu de cette expédition, il comptait probablement vaincre les Wisigoths d'Aquitaine qu'il considérait comme des fugitifs (presque trois quarts de siècle après leur départ !) et faire de la Gaule un gage dans le règlement de son conflit avec le gouvernement romain occidental (détails dans K. Escher et I. Lebedynsky, 2007, I. Lebedynsky, La campagne..., 2011). Après avoir traversé en la dévastant une partie de la Gaule septentrionale, les envahisseurs mirent le siège devant Orléans qui commandait l'un des points de passage possibles vers le sud. A partir de là, les sources livrent deux versions assez différentes des évènements, dont l'une mentionne le rôle stratégique des Alains. Selon Jordanès, qui écrivait au VI e siècle d'après des documents romains et des traditions [ostro]gothes, Orléans était la résidence de Sangiban, roi des Alains (ce qui pourrait indiquer l'existence d'une « cour » analogue à celle des rois wisigoths à Toulouse et la récupération par le pouvoir alain de l'administration romaine). Ce personnage envisagea de livrer la ville à Attila mais en fut empêché par l'arrivée de l'armée romano-wisigothe de secours, commandée par Aetius et le roi wisigoth Théodoric :

«Car Sangiban, roi des Alains, épouvanté par la crainte de l'avenir, promet de se rallier à Attila, et de faire passer sous son pouvoir Orléans, ville de la Gaule où il se tenait alors. Dès qu'ils l'apprennent, Théodoric et Aetius entourent cette même ville de hauts retranchements, font garder le suspect Sangiban et le placent avec ses propres gens au milieu de leurs auxiliaires. » (Jordanès, Getica, )(XXVII, 194). Les témoignages d'origine « gauloise » rapportent au contraire que la défense d'Orléans fut animée par son évêque Aignan ; qu'au terme d'un dur siège, la ville capitula ; et 51

qu'au moment même où les Huns commençaient à la piller, les secours arrivèrent et chassèrent les assiégeants (Sidoine Apollinaire, Lettres, VIII, 15 ; Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, 7 ; Vie de saint Aignan). Il n'y est pas question des Alains. Il est douteux que le siège et la quasi-chute d'Orléans soient une invention : Sidoine était contemporain des évènements. Il en va de même du personnage de Sangiban et du rôle des Alains. Sangiban devait être le successeur d'Eochar. Si ce dernier peut être identifié à Goar, il devait être âgé au moment de sa campagne d'Armorique. B. Bachrach (1973) suppose que, puisque les Alains étaient hostiles, selon Ammien Marcellin (XXXI, 2, 22), aux vieillards affaiblis, Goar / Eochar aurait pu être déposé et remplacé par un roi plus jeune. Tout cela est pure imagination. Nous ne connaissons rien des relations entre ces divers personnages, et on ne peut en outre tout à fait exclure que Sangiban soit un titre plutôt qu'un nom (cf. annexe 1). On a relevé aussi la ressemblance entre Sangiban et Sambida (le chef des Alains de Valence en 440, cf supra). D. Jalmain (1984) en déduit que les Alains impliqués dans les évènements de 451 auraient en réalité été ceux du Valentinois, ce qui nous paraît hautement improbable. On peut combiner les deux versions de la façon suivante : l'armée d'Attila a bien fait le siège d'Orléans, qui devait être la « capitale » des Alains de la Loire. Peut-être ceux-ci composaient-ils la garnison. Les assiégeants paraissant sur le point de l'emporter et les secours tardant à venir, Sangiban envisagea — qu'il ait été ou non précédemment en contact avec Attila — de rendre la ville. C'est peu après cette reddition que l'armée de renfort surgit, semant la panique chez l'ennemi qui commençait le pillage. Si cette arrivée de dernière minute paraît trop miraculeuse, on peut préférer penser qu'Attila est tombé dans un piège, dont l'appât aurait 52

été une fausse offre de capitulation de Sangiban. Le résultat est là : les assiégeants furent pris au dépourvu et se replièrent vers l'est. Quoi qu'il en soit, Sangiban et ses Alains participèrent ensuite, dans le camp « romain », à la bataille de Mauriacus ou des « Champs Catalauniques » (fin juin 451, près de Troyes ?) qui mit un terme à l'invasion d'Attila. Selon Jordanès (Getica, XXXVIII, 198) : « Théodoric tenait l'aile droite avec ses Wisigoths, Aetius l'aile gauche avec les Romains, plaçant au centre Sangiban, dont nous avons dit plus haut qu'il commandait les Alains, afin, manifestant leur prudence militaire, d'enfermer celui-ci, aux dispositions duquel ils ne se fiaient guère, dans la masse de leurs fidèles. » Cette position centrale était peut-être due plutôt au rôle militaire des Alains. Si ceux-ci disposaient de leurs lanciers lourds traditionnels (auxquels font allusion la Vie de saint Germain précédemment citée, mais aussi un autre passage de Jordanès, Getica, L, 261), ils pouvaient constituer une pièce essentielle du dispositif d'Aetius. Dans la suite de son récit, Jordanès insiste d'ailleurs sur leur importance dans la harangue imaginaire d'Attila à ses troupes : « Nous savons combien les armes des Romains sont légères I...] : dédaignant leur armée, attaquez les Alains, fondez sur les Wisigoths... ». On ignore quelles pertes subirent les Alains et si leur roi Sangiban, qui n'est plus mentionné après la bataille, y survécut. Dernières nouvelles des Alains de Gaule Après 451, l'histoire des Alains de Gaule est très mal documentée. En 452/3 se produisirent des évènements que les sources rapportent de façon très confuse. Jordanès (Getica, 53

XLIII, 226-228) met en scène une seconde invasion de la Gaule par Attila, spécifiquement tournée contre les Alains : 226 « Car, revenant par des routes différentes de celles prises auparavant, il résolut de soumettre à sa domination la partie des Alains établie au-delà de la Loire, afin de paraître plus terrible après avoir changé par eux la face de la guerre. Donc Attila, s'avançant depuis les provinces de Dacie et de Pannonie où les Huns résidaient alors avec diverses nations soumises, marcha au combat contre les Alains. 227 Mais Thorismund, roi des Wisigoths, devina avec une égale subtilité la ruse d'Attila, parvint le premier, avec toute l'exactitude possible, chez les Alains, et là vint tout préparé au-devant des manoeuvres d'Attila qui survenait déjà. Le combat engagé, il lui ôta l'espoir de la victoire, à peu près de la même façon qu'auparavant aux Champs Catalauniques, il le chassa de ses terres sans triomphe et le força de se réfugier dans ses propres domaines [...J. 228 Quant à Thorismund, ayant repoussé loin des Alains, sans aucun dommage pour les siens, les troupes des Huns, il se rendit à Toulouse... » Cette nouvelle campagne de Gaule n'a jamais eu lieu et résulte évidemment d'un dédoublement du récit de celle de 451. Le texte a néanmoins l'intérêt de confirmer la présence des Alains au nord de la Loire, et de souligner leur importance dans l'équilibre des forces. Pour le reste, deux autres textes suggèrent qu'une guerre a bien eu lieu à ce moment, mais entre Alains et Wisigoths. D'après Grégoire de Tours (Histoire des Francs, II, 7), « Thorismond, de qui nous avons parlé plus haut, remporta une bataille sur les Et les Consularia Italica confirment : Alains. ». «Thorismodus roi des Goths, après la mort de son père, dompta les Alains par la guerre. »

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Thorismond, fils et successeur de Théodoric Ier, a régné brièvement en 451-453. Il a pu profiter de l'invasion de l'Italie par Attila en 452 pour attaquer les Alains. Les conséquences de sa victoire sont inconnues : les Wisigoths, en tout cas, ne semblent pas avoir étendu leur domination au nord de la Loire. En 461, des Alains « ravageaient les Gaules » (Jordanès, Getica, XLV, 236). On ne peut faire que des hypothèses sur leur identité : s'agissait-il de ceux de la Loire (Iou. Koulakovski, 1899), de ceux de Valence (B. Bachrach, 1973) ? Etait-ce une formation militaire levée en Gaule par l'empereur Majorien pour la campagne prévue contre les Vandales d'Afrique et qui, démobilisée après l'abandon du projet, se serait révoltée (E. Demougeot, 1979) ? Les « ravages » de 461 sont en tout cas le dernier jalon sûr de l'histoire des Alains en Gaule. Trois ans plus tard, en février 464, le généralissime romain occidental Ricimer vainquit à Bergame une armée d'Alains commandée par un roi nommé Beorgor. Ces Alains étaient peut-être les révoltés de Gaule — à moins qu'ils ne soient arrivés, par l'est, de la Pannonie dont les auraient expulsés les Ostrogoths (E. Demougeot, 1979). S'il restait des Alains, dans leur établissement principal de Gaule Ultérieure, après 453 et 461, ils ont dû appartenir aux forces des derniers représentants du pouvoir romain dans la région : le « maître des soldats des Gaules » Aegidius en 461464, le comte Paul de 464 à 469, enfin le « roi des Romains » Syagrius jusqu'en 486, date à laquelle le roi franc Childéric s'empara des territoires entre Somme et Loire. B. Bachrach (1973) et d'autres ont essayé de lire, en filigrane de divers évènements de cette période, d'ultimes informations sur la présence d'Alains au nord de la Loire.

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En 469, par exemple, le comte Paul fut tué à Angers par les pirates saxons du chef Adovacrius, un jour avant l'arrivée de son allié le roi Childéric des Francs. Alors, écrit Grégoire de Tours (Histoire des Francs, II, 19), « Adovacrius conclut une alliance avec Childéric et ils soumirent les Alamans qui avaient envahi une partie de l'Italie ». Suivant certains commentateurs (par exemple B. Bachrach, 1973), Grégoire a ici confondu Alains et Alamans (ce qu'il fait ailleurs, en II, 9), et ce sont les Alains de la Loire qui ont été soumis par les Francs et Saxons. Mais que faire alors de l'invasion de l'Italie ? Faut-il comprendre que Childéric et Adovacrius ont vaincu en 469, sur la Loire, ces Alains dont une partie était allée, en 464, envahir l'Italie sous Beorgor ? Grégoire a-t-il mélangé plusieurs sources se référant à des évènements différents, peut-être parce qu'il a identifié Adovacrius à Odoacre, le roi barbare d'Italie en 476-493 ? Lors de la conquête du « royaume » de Syagrius, Clovis dut traiter, selon Procope (Guerres, «Guerre gothique », V, 12), avec des « Armoricains » ('Ap(3ôpuxot / Arborykhoi) romanisés, qui avaient conservé leurs uniformes et insignes impériaux. Il porrait s'agir des troupes demeurées en service, comme le montre l'archéologie, dans l'ancienne Armorica romaine et notamment sur le Litus saxonicum. Il se peut qu'il y ait eu des Alains parmi eux (cf. chap. II, 4, à propos de Saint-Martin-de-Fontenay), mais ils ne sont pas cités, et les informations de Procope sur les affaires d'Occident sont de toute façon approximatives. Ses Arborykhoi peuvent aussi être les habitants de la Bretagne armoricaine (cf. infra). Un indice intéressant des liens entre les Alains de Gaule Ultérieure et les derniers commandants romains est une pseudo-généalogie du VI e ou VII' siècle qui lie ces chefs militaires, d'Aetius à Syagrius, à un mythique Allanius :

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« On dit que le premier roi des Romains fut Allanius. Allanius engendra Pabolus. Pabolus Egetius. Egetius engendra Egegius. Egegius engendra Siagrius par qui les Romains perdirent la domination ». Cette liste, citée par G. Kurth (1893), est fantaisiste à plus d'un titre : l'ordre chronologique véritable (Aetius — Aegidius — Paul — Syagrius) n'est pas respecté et les noms sont estropiés. Syagrius était le fils d'Aegidius, mais les autres personnages n'étaient, autant qu'on le sache, pas apparentés. Malgré tout, on pourrait avoir là le vague souvenir, au début de la période mérovingienne, d'un lien entre les Alains et leurs rois (symbolisés ici par l'imaginaire « Allanius ») et l'ultime pouvoir « romain ». F. Lot (1934) puis B. Bachrach (1973) ont soutenu qu'une partie au moins des Alains de la Loire se serait mêlée aux « Bretons », c'est-à-dire au nouveau peuple breton armoricain, en cours de formation sur la double base des éléments gallo-romains indigènes et des Bretons insulaires immigrés. C'est possible, mais les preuves solides manquent. Nous étudierons au chap. III les éléments onomastiques (les nombreux toponymes armoricains en -al[l]an- et la fréquence du (pré)nom Alan I Alain), qui sont abondants mais de signification incertaine. Quant aux sources, certaines données ont été surinterprétées. Par exemple, même si l'on parlait vraiment quatre langues différentes, au milieu du Vie siècle, sur les terres du chef breton Conomor en Armorique occidentale (Vie de saint Paul de Léon, XXII, citée par B. Bachrach, 1973), rien n'indique que l'une d'entre elles ait été l' alain. P. H.. Morice (1835) avait remarqué la mention, dans d'anciennes sources bretonnes, d'un « Daniel Dremrus » qui aurait été « roi des Alamans ». Selon lui, ce Dremrus — qu'il identifie au chef breton Audren, mort vers 464 et connu par 57

des récits hagiographiques — aurait plutôt dirigé des Alains. Vérification faite, le Cartulaire de Landevennec cite effectivement, dans la liste des premiers souverains de Cornouailles, un Daniel Drem Rud « qui fut roi des Alamanni ». Comme P. H. Morice, nous pensons qu'il doit en réalité s'agir d'Alains (la confusion entre les deux ethnonymes se trouve par exemple chez Jordanès, Romana, XIII et Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, 9). Daniel n'était apparemment pas lui-même un Alain (la Vie de saint Méloir, rédigée vers 500, en fait un Breton insulaire immigré, fils d'un certain « Lex » ou « Regula » au nom évidemment symbolique), mais il est possible qu'il ait compté parmi ses sujets un groupe d'Alains issu de l'ancien royaume de Gaule Ultérieure. Le texte du Cartulaire est en tout cas, à notre avis, le meilleur indice d'une participation d'Alains à la formation des royaumes bretons armoricains du haut Moyen Age. Finalement, qu'il s'agisse de ces royaumes ou des territoires devenus francs sous Childéric et Clovis (dont Orléans, où Clovis organisa un concile en 511), on peut supposer que les Alains de Gaule Ultérieure, comme ceux du Valentinois et d'éventuels autres établissements inconnus des sources, s'assimilèrent au cours de la seconde moitié du V e siècle. B. Bachrach (1973) pense que ceux du royaume franc devinrent une partie des nouvelles élites dirigeantes de la période mérovingienne. C'est possible, mais il faut noter que la légende d'origine des Francs contient un épisode de tonalité « anti-alaine » (cf. chap. III, 4).

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H- LES TRACES ARCHÉOLOGIQUES Cet ouvrage est plus particulièrement consacré aux traces laissées en France par les Sarmato-Alains, et les plus concrètes de ces traces sont évidemment les vestiges archéologiques. Nous examinerons ici la question de leur identification. Nous présenterons les principaux vestiges actuellement connus qui peuvent être attribués à des Sarmates ou Alains, et aussi un certain nombre de cas où cette identification, proposée anciennement, s'est avérée inexacte. L'histoire des erreurs commises est en effet instructive.

1- Les marqueurs archéologiques L'identification archéologique d'un groupe humain suppose que l'on définisse des éléments caractéristiques, ce que les archéologues nomment des « marqueurs », susceptibles d'être attribués à lui et — dans l'idéal — à lui seul. Or, ce choix est problématique dans le cas des Sarmates et Alains de Gaule, comme d'ailleurs pour d'autres peuples « barbares » présents en Occident à la fin de l'empire romain.

Problèmes méthodologiques La période hunnique (dernier quart du Iv e et première moitié du Ve siècle) est caractérisée par une interpénétration des cultures barbares, particulièrement forte au niveau des élites guerrières, et qui a abouti à l'élaboration de modes transnationales. C'est ce que l'on a appelé « culture danubienne » ou « culture princière » et qui a connu son apogée à l'époque d'Attila. Elle comporte des éléments hunniques, germaniques (surtout germaniques orientaux) et sarmato-alains. Ces derniers comprennent notamment des emblèmes de statut : le bracelet en métal précieux à extrémités élargies, fixé définitivement au poignet du porteur et témoignant de ses hautes origines, ou le « pendentif » 59

d'épée, accroché à la monture de l'arme et qui, outre ses fonctions éventuelles de porte-bonheur et de bouton de dragonne, pouvait être aussi un emblème de dignité. Le modelage crânien — affichage d'une identité ethnique ou d'un rang social — a été pratiqué par les porteurs de la culture « sarmate tardive » des Ir-IV e siècles, puis par les Huns et certains Germains. L'épée longue à garde en plaque, le style décoratif à incrustations colorées, ont pu être empruntés par les Huns aux Sarmato-Alains — ou à des populations « saces » apparentées d'Asie Centrale. Donc, des objets ou des pratiques qui, avant l'époque hunnique, étaient des marqueurs sarmato-alains, sont devenus à la fin du Ir et dans la première moitié du Ve siècle le bien commun de diverses populations barbares ou du moins de leurs élites dirigeantes. L'« horizon archéologique d'Untersiebenbrunn », ainsi nommé d'après une sépulture autrichienne et représenté en France par divers ensembles archéologiques (Airan en Normandie, Balleure en Bourgogne, Hochfelden et Mundolsheim en Alsace), est particulièrement représentatif de ces synthèses. Il faut bien sûr tenir compte aussi des mélanges intervenus entre peuples barbares, de l'existence probable de groupes où se côtoyaient, par exemple, Alains, Goths et d'autres encore, et enfin de l'acculturation plus ou moins rapide et poussée au monde gallo-romain. Toutes ces questions ont été rappelées et théorisées dans un récent article de P. Périn et M. Kazanski (2011). Si beaucoup d'attributions anciennes (comme on les trouve dans E. Salin, 1950-1959) se sont révélées erronées, il ne faut pas non plus refuser complètement l'idée de marqueurs. Nous ne partageons pas le pessimisme un peu nihiliste de certains archéologues qui, en réaction aux excès précédents, ont conclu que même des populations nombreuses comme les Burgondes étaient archéologiquement insaisissables (H. 60

Gaillard de Sémainville, 1993 ; cf a contrario K. Escher, 2005). Le problème est bien celui de la sélection des critères.

Rites funéraires En principe, le marqueur le plus sûr serait l'architecture funéraire. On connaît chez les Sarmates et Alains des IV e et Ve siècles plusieurs types de tombe, notamment « à niche » (avec logement pour le corps creusé dans un côté long d'une fosse rectangulaire) et surtout « à catacombe » (avec fossecouloir d'accès et chambre funéraire), avec ou sans kourgane, c'est-à-dire tumulus. La « catacombe » est considérée comme le mode de sépulture le plus caractéristique des Alains à partir du haut Moyen Age. En dehors de l'architecture des tombes, et de la composition des mobiliers funéraires, les traces de certains rites peuvent être révélatrices. C'est le cas de l'usage d'une litière ou d'un brancard en matière végétale. Les Sarmato-Alains assignaient probablement un rôle purificateur au feu, ce qui se traduit par le dépôt dans la tombe d'une couche de charbon de bois. Les corps pouvaient être saupoudrés de craie, etc. Un rite bien attesté est le bris d'un miroir métallique (cf. infra) dont les morceaux sont déposés près du corps. Bien entendu, ces rites n'auront pas survécu à la christianisation. Nous ignorons tout de la situation religieuse des Sarmates gentiles de Gaule. Il est possible et même probable que certains d'entre eux se soient convertis à la religion de l'empire (sous sa forme orthodoxe, ou sous sa forme arienne un moment soutenue au IV e siècle par le pouvoir impérial). Sous d'autres cieux, il semble qu'une petite colonie militaire de Sarmates établie en Egypte ait même produit un saint, le justement nommé Sarmata, mort en 357 (cf. chap. III, 2). Du côté des Alains, nous savons au 61

contraire que le roi de ceux établis sur la Loire était encore païen à la fin des aimées 440.

Miroirs En ce qui concerne les objets eux-mêmes, les miroirs sont justement un indice sûr d'influence sarmato-alaine. Il s'agit de disques métalliques de faible diamètre, munis, soit d'une petite anse carrée, soit d'un bouton central perforé. L'endroit est poli, l'envers décoré de motifs géométriques évoquant une symbolique solaire ou d'un tamga héraldique (au sujet de ces emblèmes, cf. infra). A l'époque qui nous intéresse, et dans le contexte des grandes migrations et des brassages de peuples, ces deux types de miroirs sont qualifiés de « nomades » en général. De fait, en dehors des Sarmates et Alains, il est sûr que les Huns les ont utilisés. Ils ne sont toutefois pas fréquents dans les tombes considérées comme hunniques. I. Zasetskaïa (1994) n'en mentionne que trois sur une cinquantaine d'ensembles des Ive et Ve siècles, et B. Anke (1998) illustre ceux de Gherâseni (Roumanie) et Csorna (Hongrie), associés à des diadèmes de style hunnique. I. Bôna (2002) signale leur adoption par les Huns mais voit dans leur diffusion vers l'ouest un marqueur du « choc hunnique » et des « modes hunniques » autant que du déplacement des Huns euxmêmes. Enfin, leur emploi ponctuel par des Germains soumis à de fortes influences nomades n'est pas exclu. En tout cas, dans les tombes du type d'Untersiebenbrunn, le miroir peut voisiner avec des éléments de mobilier germaniques orientaux, comme certains types de fibules ansées. D'après V. A. Kouznetsov (1996), ces miroirs peuvent certes être attribués à des représentants de différents peuples, dont les Alains, mais « l'accent sera particulièrement mis sur ces derniers dans les cas où il s'agit de miroirs brisés ». 62

On verra que les deux types de miroirs sarmato-alains sont représentés en Gaule. Il faut remarquer que la présence en Occident, aux IV e-Ve siècles, du modèle à anse, constitue une survivance « en exil » d'une mode abandonnée dans son foyer d'origine, pour l'essentiel, dès la fin du Me siècle. Pour l'époque hunnique, I. Zasetskaïa (1994) ne cite que l'exemplaire trouvé à Mélitopol (Ukraine, région de Zaporijjia). Peut-être pourra-t-on un jour lier la conservation tardive de ce type à un groupe précis de Sarmato-Alains. Armes

Certains types d'armes ou d'équipements guerriers ont une coloration ethnoculturelle plus ou moins marquée. Ainsi, les «lames à encoches » caucaso-criméennes, lames courtes à double tranchant, munies au talon d'une paire d'encoches, sont particulièrement associées aux Sarmato-Alains. Ce sont des armes longues d'un peu moins de 30 à un peu moins de 50 cm. Leur destination reste controversée. Le plus souvent, elles sont interprétées comme des poignards ou épées courtes, et les encoches comme un système de fixation de la monture au moyen d'une ligature. Une autre théorie y voit des fers d'armes d'hast, bien qu'on y décèle souvent les traces d'un fourreau en bois. Le parallèle ethnographique avec des types presque identiques utilisés par les populations amérindiennes au XIX e siècle autorise les deux hypothèses, et il est possible que les mêmes lames aient été utilisées, suivant les cas, pour monter diverses armes. Les lames à encoches apparaissent peut-être dès le Ir, en tout cas au IIIe siècle, au Caucase du Nord et en Crimée. On les trouve ensuite en Ukraine et en Russie d'Europe, en Roumanie, en Hongrie. Elles peuvent être munies de gouttières dès le IV e ou Ve siècle, d'une seconde paire 63

d'encoches à partir du milieu du V e siècle. Le type reste en usage jusqu'au VII e siècle au nord du Caucase. Ces armes ont pu être produites et diffusées par diverses populations. En Roumanie, d'ailleurs, elles ont été découvertes dans des contextes relevant de la culture « gothe » de Tcherniakhiv (mais pas forcément goths stricto sensu). Le consensus veut cependant qu'elles soient avant tout caractéristiques de l'armement des Sarmato-Alains de la fin de l'Antiquité et du haut Moyen Age (cf. en dernier lieu J.-F. Garnier e. a., 2008 ; E. Istvànovits et V. Kulcsàr, 2008). On qualifie souvent de « nomades » les épées longues à garde en plaque, c'est-à-dire munies d'une garde métallique mince en forme d'ellipse ou de losange. De fait, ces armes apparaissent au tournant de notre ère chez les Sarmato-Alains des steppes européennes, peut-être plus tôt chez différents nomades des steppes asiatiques (sur ces armes : L Lebedynsky, De l ' épée . . ., 2008). Généralement, il n'y a pas de pommeau conservé. A l'époque des Invasions, l'épée à garde en plaque était employée par les Sarmato-Alains, les Huns, probablement par divers peuples germaniques de l'empire hunnique. Des exemplaires jalonnent les migrations de ces populations vers l'ouest : le plus occidental actuellement connu est l'épée de Beja au Portugal, trouvée dans une tombe qui peut être alaine ou vandale. Les arcs et flèches ont moins d'utilité comme marqueur, en dépit de l'importance de l' archerie chez les peuples de la steppe. Le problème est que des arcs composites précontraints à renforts d'os, et des pointes de flèches en fer à soie et trois ailettes, très semblables au matériel des nomades, ont été employés par l'armée romaine bien avant l'époque des Invasions. Cet armement était initialement celui d'unités d'archers auxiliaires « orientaux ». M. Feugère (1993) relève que des plaques d'os ont été trouvées « sur de très nombreux 64

sites militaires, notamment ceux du l er siècle, à partir de l'époque augustéenne ». Des flèches à trois ailettes

apparaissent déjà dans des contextes romains de la période républicaine, comme à Numance en Espagne au H e ou I' siècle av. J.-C. (Ibidem). Il n'est pas certain que, comme le croyait J. Werner, ces armes aient été abandonnées par l'armée romaine tardive pour ne reparaître en Occident qu'au moment des invasions hunniques. M. Kazanski définit les pointes en fer à trois ailettes et profil losangique, avec la plus grande largeur à mi-hauteur de la tête, comme un marqueur hunnique. De toute façon, les trouvailles signalées en Rhénanie pour la période des Invasions n'ont pas de contexte « ethnique » précis (Sponeck : découverte dans le fort romain ; Mannheim-Neckerau : pointe plantée dans une vertèbre du squelette !) [pl. IV]. Il faut signaler la découverte récente de plusieurs exemplaires à Ecrille (Jura), sur un site peut-être occupé par des Burgondes P. Gandel e. a., 2008). En matière d'armement, M. Kazanski (1995) expose que le dépôt de l'épée longue seule, avec des éléments de harnachement du cheval mais sans autres armes, dans des tombes de la période hunnique découvertes dans les régions rhénanes, reflète l'influence des Alains. En ce qui concerne les armes en général, les types les plus caractéristiques n'ont dû être employés que par des immigrants de première génération, à la rigueur à la génération suivante à titre d'héritage. Si les Sarmates gentiles, suivant l'interprétation traditionnelle, formaient bien des unités territoriales, celles-ci devaient être équipées par les fabricae romaines — et donc porter le matériel « romanobarbare » caractéristique du Bas-Empire. Il pouvait en aller de même, dans une certaine mesure, des Alains — quoique ceux-ci, qui formaient des groupes autonomes compacts, aient pu conserver davantage d'armes provenant de leur aire culturelle d'origine. 65

Costume et ornements On considère habituellement que c'est le costume féminin qui, en milieu étranger, s'est le mieux conservé chez différents peuples « barbares ». Il ne serait toutefois pas étonnant que des Sarmates et Alains servant dans des unités « nationales » aient gardé des tenues traditionnelles distinctives. Des exemples modernes (britannique, russe, même français) montrent que la « couleur locale » est souvent un moyen de souligner l'étendue d'un empire, la diversité de ses ressources et la soumission de divers peuples à sa puissance. Dans le domaine du costume, les éléments les plus caractéristiques sont les plaquettes de métal précieux qui étaient cousues sur les vêtements. Cette très vieille tradition nomade remonte à l'époque scythe (VII e-IIIe siècles av. J.C.). Elle est bien attestée chez les Sarmato-Alains. Un type de boucle d'oreilles en croissant, à centre épais et extrémités amincies, qui a été trouvé à de nombreux exemplaires en Europe centrale et jusqu'en Gaule, est certainement d'origine « orientale ». Ce type semble être apparu dès le Ille siècle en Europe orientale, et il y est associé aux Sarmato-Alains. Dans les tombes féminines, il est parfois identifié comme un « anneau de tresse ». A l'époque hunnique, il est selon K. Escher (2005) un « élément de parure caractéristique de la culture de l'empire hunnique ou de peuples steppiques ». Cet auteur, qui le signale dans le cadre de son étude des traces archéologiques identifiables aux Burgondes, ajoute à propos des spécimens provenant de Burgondie : « On peut penser aussi aux implantations de Sarmates attestées par la Notice des Dignités à la fin du Ir et au début du V e siècle, et par la toponymie ; ou aux très mobiles Alains présents en Gaule dans la première moitié du Ve siècle. » [pl. IV]. 66

Plus encore que les plaquettes à coudre, on a donc ici un ornement qui a pu être adopté par diverses cultures — et par la « supra-culture » aristocratique guerrière de la période hunnique. Cela limite évidemment la possibilité de l'utiliser comme marqueur spécifique des Sarmates ou Alains. En Gaule, ce modèle de boucle d'oreilles n'apparaît pas dans les ensembles que nous décrivons plus bas comme les plus imprégnés d' influences sarmato-alaines (Reims, Hochfelden...). Il est vrai qu'il s'agit de tombes féminines, et que la boucle en croissant, en Occident, a pu être davantage masculine et « militaire ». Un exemplaire en or provient de la tombe N° 719 de Saint-Martin-de-Fontenay dans le Calvados, cimetière qui témoigne d'un apport sensible de Barbares « orientaux » dans la plaine de Caen au V e siècle. Un autre, en argent, a été trouvé à Brochon en Côte-d'Or, dans un cimetière célèbre qui peut refléter la présence de Burgondes (ou, suivant certaines théories, d'autres Germains ?) — mais on a signalé, et on y reviendra, les liens étroits entre Burgondes et Alains. En Côte-d'Or également, deux boucles en bronze de ce type ont été découvertes à Noiron-sousGevrey (tombes N° 8 et 36) ; celle de la tombe 8 appartenait à une femme au crâne modelé (K. Escher, 2005). A Vienne (Isère), une boucle en or figurait dans le mobilier de la tombe N° 330 de la nécropole Saint-Pierre-Saint-Georges, celle d'un homme de grande taille inhumé à l'époque hunnique dans un coffre fait de dalles et de tuiles (Ibidem). Cette boucle de Vienne serait « l'indice de la diffusion de cette mode parmi les Gallo-Romains » (K. Escher, 2006). Une découverte relativement récente a été faite dans la nécropole détruite de La Mézière, à Souilhe (Aude), parmi d'autres objets considérés comme « wisigoths » (J.-P. Cazes, 2006). Dépourvues de la signification religieuse que pouvaient avoir les miroirs, moins caractéristiques d'un costume ethnique que les plaquettes à coudre, les boucles d'oreilles en croissant 67

renflé ne nous paraissent pas pouvoir constituer à elles seules, en dépit de leur association initiale aux Sarmato-Alains, un indice suffisant de la présence de ces derniers. M. Kazanski (1993) cite parmi les marqueurs possibles les fibules du type « Lebiaj'ié », cataloguées par A. K. Ambroz sous la référence 15, série 6, variante 4. Elles ont le pied attaché et un corps en forme de lamelle, élargi en haut, avec une extrémité recourbée maintenant le ressort. Les exemples qu'il mentionne en Gaule n'apportent cependant rien à notre sujet. La fibule de Nuits-Saint-Georges a été découverte dans le sanctuaire gallo-romain avec des monnaies dont les plus récentes datent du Iv e siècle. Celle de Remagen en Allemagne provient d'une tombe à incinération de la nécropole romaine et n'appartenait donc sûrement pas un Sarmate ou Alain [pl. IV]. Les fibules et appliques en forme d'insecte (mouches, abeilles, cigales ? Les Allemands parlent de Zikadenfibeln) ont connu un grand succès à l'époque des Invasions. Répandues en Europe orientale, en Europe centrale puis en Occident (où les plus célèbres sont les « abeilles » de la tombe du roi franc Childéric fer à Tournai), elles sont considérées comme un élément des modes « danubiennes ». Leur diffusion est trop grande pour permettre une attribution ethnique précise — sauf, comme on le verra, si leur facture apporte des éléments complémentaires. Plus généralement, les styles décoratifs à incrustations colorées très populaires à l'époque hunnique ne peuvent être rattachés à une seule culture. Ils sont d'ailleurs eux-mêmes variés : les pierres ou autres matériaux peuvent être insérés dans des bâtes, ou dans un réseau de cloisons métalliques (style « cloisonné »). Dans la première version, on peut associer principalement aux Huns des décors irréguliers, assez grossiers, de grenats et autres éléments rouges sur fond 68

d'or. Toute les autres variantes ont été plus ou moins « internationales ». Il est probable que les Sarmates et surtout les Alains ont contribué à la diffusion de ces styles lors de leurs migrations, mais on ne saurait leur attribuer tout objet ainsi orné (discussion : V. A. Kouznetsov et V. K. Poudovine, 1961 ; M. Kazanski, 1986). Tamgas héraldiques Les Sarmato-Alains des premiers siècles de notre ère faisaient usage d'un système héraldique particulier, formé de signes que les ethnographes et archéologues désignent par le nom turco-mongol de tamga (I. Lebedynsky, Les tamgas, 2011). Ce sont des motifs abstraits (peut-être dérivés, pour certains, de formes animales très stylisées), utilisés pour marquer le bétail et divers objets dont des armes, des miroirs, des bijoux, etc. Le tamga était probablement la propriété collective d'un groupe, mais des signes individuels pouvaient en être dérivés. Le système est bien attesté dans les steppes ukraino-russes, en Crimée et au nord du Caucase, et il l'est de façon plus sporadique dans le bassin des Carpathes. Dans l'état actuel des connaissances, rien ne prouve que les Huns l'aient employé. Les tamgas peuvent d'autant mieux servir de marqueur archéologique et culturel que nous disposons aujourd'hui d'un volumineux corpus de signes sarmato-alains auxquels on peut comparer d'éventuelles découvertes faites en dehors de l'aire des steppes — nous verrons que c'est le cas d'un unique spécimen de Gaule. Anthropologie physique A tous ces types d'objets, il faut ajouter les indications qui peuvent être données par les restes humains, c'est-à-dire les données de la paléo-anthropologie et de la paléo-pathologie.

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Il est illusoire de chercher à identifier des Sarmates ou Alains sur la seule base du type physique. Certes, nous connaissons leur(s) phénotype(s) majoritaire(s) grâce à l'analyse des restes osseux, et nous disposons même de deux descriptions datant de la fin du IV' siècle : le poète Claudien parle de «blonds Sarmates » (« De nuptis Honorii », Fescennina, IV, 15), et Ammien Marcellin de cheveux « tirant sur le blond» chez les Alains, qu'il juge «presque tous grands et beaux » (XXXI, 2, 21). Ce sont évidemment des généralisations. En outre, la couleur des cheveux ne laisse pas de trace archéologique (en tout cas dans les conditions climatiques et géologiques françaises), et la forte stature ne permettrait pas de distinguer des Sarmato-Alains de certains Germains On considère traditionnellement que les Sarmates étaient plutôt brachycéphales ou mésocéphales, et les Alains dolichocéphales. En fait, la dolichocéphalie caractérise surtout les Alains médiévaux du Caucase, et les choses sont moins évidentes pour les périodes antérieures. Les migrations de l'époque hunnique ont dû accroître les mélanges, bien attestés par exemple entre Sarmato-Alains et Germains, et donc la diversité physique de chaque groupe. En attendant que la paléo-génétique, peut-être, nous en dise plus, on peut malgré tout tirer certains enseignements des squelettes. Il est ainsi possible d'y relever les traces d'une pratique intensive de l'équitation — mais, bien sûr, tout cavalier n'était pas, dans la Gaule du Ive ou du Ve siècle, un nomade de la steppe ! Ce qui nous intéresse davantage est la « déformation » ou, pour employer un terme plus valorisant, le modelage crânien [pl. V]. Il s'agit de la conformation de la tête à un modèle idéal, effectuée durant la première enfance au moyen de bandages qui orientent la croissance du crâne. Cette pratique est connue dans diverses cultures, par exemple dans l'Egypte ancienne et en Amérique précolombienne. En Eurasie, elle a été 70

introduite dans les steppes européennes par les SarmatoAlains à la phase « sarmate tardive », c'est-à-dire aux n e-IVe siècle.Probamntgied'AsCral,ét portée par la dernière vague de tribus incorporée à l'ensemble alain. A l'époque hunnique, le modelage crânien a été pratiqué par les Huns — qu'ils l'aient emprunté aux Alains ou connu antérieurement à leur arrivée en Europe — et, semble-t-il, par différents peuples germaniques. On lui a cherché des raisons religieuses (elle aurait favorisé de prétendues transes chamaniques !), mais il n'est pas certain que la déformation ait des conséquences pathologiques (S. Billard et C. Simon, 1995). C'est plutôt une mode esthétique : est-il plus déraisonnable de s'allonger la tête que de se passer, comme certains de nos contemporains, des épingles à nourrice dans les sourcils ? Ensuite, cette mode qui devait être celle d'un groupe social ou ethnique dominant a été imitée par d'autres. Sa diffusion à l'époque des Invasions réduit évidemment, sans la supprimer complètement, son utilité comme marqueur. A titre d'exemple pour la Gaule, on peut rappeler ici le débat sur le « goupe rhodanien » de crânes modelés. La concentration spectaculaire de crânes « déformés » entre le Rhône et le lac Léman a inspiré les théories de J. Werner (1956) et M. R. Sauter (1941 ; M.-R. Sauter et P. Moeschler, 1954-55), qui attribuent ces vestiges aux Burgondes. Ceux-ci, établis en Sapaudia par le pouvoir romain (date traditionnelle : 443), y auraient introduit cette pratique empruntée aux Huns, leurs vainqueurs en 435 (sous Aetius) et en 436/7 (sous leurs rois Bleda et Attila). M. R. Sauter voit même dans les individus à crâne déformé des « métis hunnoburgondes » et veut déceler chez eux des traits mongoloïdes.

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Des études postérieures, comme celles d'I. Kiszely et L. Buchet (1988), sont beaucoup plus prudentes. Le « groupe rhodanien » de J. Werner, s'il existe bien, n'est pas unique en Gaule : des crânes modelés se rencontrent en Alsace, en Provence, en Normandie. Les traits mongoloïdes invoqués par M. S. Sauter se limitent pour l'essentiel à des particularités dentaires (extension interradiculaire de l'émail) qui se retrouvent chez d'autres populations — et sont attestées en Suisse dès le Néolithique. Enfin, l'imitation des Huns par leurs victimes burgondes, en dehors de tout contact étroit et prolongé, s'expliquerait mal ; ou alors il faut l'attribuer non aux Burgondes de 443, mais à ceux qui, demeurés à l'est du Rhin et soumis aux Huns, n'auraient rejoint que plus tard la Burgondie. A propos du « groupe rhodanien », L. Buchet (1988) souligne que des Alains avaient été installés dans le Valentinois très peu de temps avant l'établissement des Burgondes en Sapaudia voisine, et suggère que l'apparition et la persistance de la déformation crânienne pourraient être dues plutôt à ces Alains et à leur « mauvaise intégration ». On peut au moins imaginer que les Burgondes l'aient emprunté aux Alains, avec lesquels ils étaient en contact depuis 406/7 et le passage du Rhin, plutôt qu'aux Huns. S. Billard et C. Simon (1995) évoquent une «population non autochtone et provenant de l'Est ». K. Escher (2005) admet une influence alaine. B. Bachrach (1973) et des spécialistes russes sont allés plus loin en atribuant directement l'ensemble des crânes modelés de Burgondie et d'ailleurs aux Alains, mais c'est un raccourci excessif Ajoutons que des traits mongoloïdes sporadiques seraient plus explicables ches les Alains, en contact avec les Huns dès les années 370, que chez les Burgondes. Dans les autres régions de France, où les trouvailles sont moins nombreuses et moins concentrées, leur attribution à un 72

peuple particulier ne peut se faire qu'en fonction du contexte archéologique. P. Périn et M. Kazanski (2011) estiment que le modelage crânien est, pour l'époque hunnique, un marqueur des « Barbares orientaux » : « Il faut souligner que les défunts ayant manifesté les traces de cette coutume sont des adultes nés durant le 2ème tiers du V e s., en pleine époque d'Attila. Il s'agit probablement d'une première génération de Barbares orientaux venus de l'Est et installés en Gaule sous Aetius. Plus tard, durant la deuxième moitié — fin du V e s., cette coutume disparaît ; en tout cas, en Gaule du Nord, il n'y a pas de tombes du début ou de la première moitié du Vle s. qui aient livré des défunts à crâne déformé. » Cette notion de « Barbares orientaux » recouvre évidemment plusieurs groupes ethniques. Même pour les spécimens les plus anciens (fin du IVe — début du Ve siècle), on peut envisager, outre les Sarmates et Alains, au moins les Wisigoths. Plusieurs défunts du cimetière de Bénazet à Molandier (Aude), dans des tombes datées du premier tiers du Ve siècle, avaient le crâne modelé. Inhumés dans des cercueils monoxyles sans aucun mobilier, ils pourraient être des Wisigoths (J.-P. Cazes et S. Charbouillot, 2007).

2- Sépultures et mobiliers funéraires comportant des marqueurs sarmato-alains Nous présenterons ici les principaux ensembles archéologiques de Gaule comportant un ou plusieurs des grands marqueurs évoqués plus haut (les trouvailles isolées seront décrites plus loin). Dans chaque cas, nous discuterons la probabilité d'une attribution à des Sarmates ou Alains. 73

Dans cette énumération, nous procéderons du nord au sud et d'ouest en est [pl. VII à XI].

« Airan » (Valmeray / Moult , Basse-Normandie, Calvados) Le premier cas à étudier est typique, à la fois des difficultés d'attribution signalées plus haut et des différences de méthodes et de résultats entre l'archéologie ancienne et actuelle. Le prétendu « Trésor d'Airan » avait été découvert en 1874 dans une tombe, sur le domaine de ce nom, dans le village de Valmeray rattaché à la commune de Moult. Les terrassiers avaient alors saccagé la tombe et dispersé les ossements pour s'emparer des objets précieux. La découverte fut décrite l'année suivante par E. de Robillard de Beaurepaire. Une bague faisant partie du mobilier funéraire disparut durant la Seconde Guerre mondiale. En 1994, des fouilles furent entreprises pour retrouver la sépulture. Elle fut localisée, grâce aux indications d'époque, à 75 m à l'ouest de la route de Caen à Saint-Pierre-sur-Dives. C'était une fosse à peu près ovale de 3,30 x 2,45, avec la plus grande longueur orientée nord-sud. La tombe elle-même, au fond, mesurait 1,80 x 0,60 m. A 45 cm de profondeur, une couche de terre grisâtre pouvait rappeler l'existence d'un cercueil en bois décomposé, que de petits moellons de calcaire auraient pu servir à caler ; elle comportait des fragments de charbon de bois. 50 cm plus bas, les fouilleurs trouvèrent des ossements brisés. Tout au fond, un trou correspondait peut-être aux recherches brutales de 1874. Des investigations complémentaires, effectuées en 1995, n'ont pas permis de découvrir d'autre tombe à proximité. Outre la bague disparue, le mobilier comprenait les pièces suivantes : 74

- Une boucle d'oreille en or, à incrustations disparues. Ce bijou, dont la tige avait été redressée, a longtemps été décrit comme « épingle à cheveux ». - Un collier en or (tresse de fils d'or) à manchons cylindriques aux extrémités, long de 39 cm. - Une paire de fibules ansées en argent revêtu de tôle d'or, avec des grenats et des pâtes de verre vert en bâtes, mesurant 15,5 cm. Elles étaient reliées par une chaînette en argent fixée à un bouton de leur « tête », et dont subsistent 34 cm (longueur d'origine estimée : 41 cm). - Une plaque boucle en argent doré, à boucle ronde avec ardillon courbe débordant et plaque légèrement trapézoïdale, de 3,2 x 3,6 cm, à décor quadrifolié. - 160 plaquettes en or initialement cousues sur les vêtements ; 3 sont triangulaires, 2 circulaires, 1 rectangulaire, le reste en forme de M avec un exemplaire orné de deux incrustations rouges. En outre, les débris d'un vase en céramique ont été recueillis lors de la fouille de 1994. Parmi les restes humains découverts en 1874, une mandibule avait été attribuée à « un individu d'une constitution assez frêle, âgé de vingt à quarante ans ». L'analyse des fragments osseux retrouvés en 1994, menée par le Laboratoire d'anthropologie du Centre de recherches archéologiques médiévales de l'Université de Caen, évoque un individu gracile « compatible avec le squelette d'une femme ». Le mobilier est nettement féminin. La tombe d'Airan est fréquemment citée dans les publications russes à propos des traces en Occident des Sarmates et Alains. En France, on l'attribue plus souvent à des Germains orientaux (cf. récemment L'Or des princes barbares, 2000). Le mobilier est caractéristique de 75

l'« horizon d'Untersiebenbrunn » par son mélange d'éléments de diverses inspirations, que nous retrouverons dans d'autres cas étudiés ici. Les plaquettes d'or décorant le vêtement sont à l'origine, comme on l'a vu plus haut, une tradition des nomades de la steppe, bien attestée chez les Sarmato-Alains. La paire de grandes fibules ansées est plutôt germanique orientale. Le décor de la plaque-boucle peut être romain. Contrairement à ce qui est parfois affirmé en fonction des préférences des uns ou des autres, rien ne permet de trancher et d'assigner une identité ethnique précise à la défunte d'Airan. C'est du reste la conclusion à laquelle parvient C. Pilet (1997). L'auteur, qui est assurément le meilleur connaisseur du dossier, associe hypothétiquement cette tombe à un groupe barbare « venu là pour participer à la défense du Litus saxonicum » (le dispositif de défense romain de la côte et de l'arrière-pays), ce que pourrait confirmer « la présence de deux camps romains à l'intérieur du terroir du domaine d'Airan ». Il pose aussi, sans y répondre, cete question : « La tradition culturelle des sépultures isolées que l'on observe en Europe centrale et orientale parmi les populations nomades est-elle concevable dans l'extrême ouest de l'empire romain ? » Il faut d'ailleurs noter que tant les Sarmates danubiens que les Alains de Crimée ou du Caucase inhumaient généralement leurs morts dans des cimetières, et que les sépultures nomades isolées sont plutôt celles de Huns. Cela ne signifie cependant pas grand-chose dans le cas de la tombe d'Airan, la femme ayant pu être inhumée par un groupe en déplacement. En 1995, des fouilles ont été conduites par des archéologues ukrainiens et français à Loutchistoïé en Crimée, dans une nécropole attribuée principalement aux Alains. Dans des tombes de la première moitié du V e siècle ont été mis au jour des objets absolument identiques à ceux d'Airan : des boucles d'oreilles (tombes 82 et 88 ; elles pouvaient servir, selon les fouilleurs, de pendentifs de diadème) et des plaquettes d'or 76

de diverses formes (tombe 82). La ressemblance est telle, surtout dans le cas des boucles d'oreilles, qu'on a l'impression de voir des objets sortis d'un même atelier. Cela ne prouve pas que la défunte d'Airan était d'origine alaine plutôt que germanique orientale ou ressortissante d'un groupe ethniquement mélangé — mais il est au moins évident que des Alains de la période hunnique pouvaient porter de telles parures. Reims (Champagne-Ardenne, Marne), Fosse Jean-Fat La sépulture isolée a été découverte en 1895 lors de travaux de terrassement au lieu-dit « Fosse Jean-Fat ». La tombe ellemême, détruite lors de l'opération, n'a pas été décrite. Les objets recueillis ont été conservés au Musée archéologique de Reims jusqu'à la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle ils ont disparu. Ils ne sont connus que par le Catalogue du Musée archéologique de Reims (1901) rédigé par T. Habert. C'est M. Kazanski qui, dans un article de 1986, a signalé cet ensemble oublié et sa valeur comme témoignage d'une présence sarmato-alaine. Le catalogue (cité ici d'après M. Kazanski, 1986) énumère les pièces suivantes : « a, b. Deux fibules en argent, forme plate et demi-circulaire à la partie supérieure, branche arquée se terminant en losange sur deux plans inclinés à la partie inférieure. L'ardillon manque. — Long. 88 mill. c. Plaque de décoration ou de commandement, en bronze argenté, de forme circulaire, avec patte portant un trou de suspension. — Diam. 58 mill. d. Petit bracelet d'enfant, en deux fils de bronze tordus. e, f Deux petites fibules en argent. L'ardillon manque.

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g. Petit collier d'enfant, composé de 16 grosses perles en verre de couleurs variées et de 8 perles en verre opaque avec points teintés jaunâtres. h. Petit anneau en argent. i. Coupe en bronze mince, brisée. j. Poterie, terre rouge. Coupe de mauvaise confection, forme lourde. k Verre verdâtre. Vase à boire pomiforme ; base par dépression. 1. Verre verdâtre. Partie inférieure d'un vase brisé dans la fouille : pied large. » Ce passage est illustré par des dessins au trait de l'une des fibules a-b, et de la « plaque » c. Cette dernière image permet immédiatement d'identifier l'objet en question comme un miroir métallique de style nomade, du modèle à anse supérieure. Qui plus est, ce miroir porte (certainement en relief, bien que le dessin ne fasse que le suggérer et que la description ne le précise pas) un tamga sarmato-alain caractéristique, à l'intérieur d'un motif dentelé peut-être solaire. Du coup, cette pièce disparue, mais dont le catalogue de 1901 a heureusement préservé le souvenir, prend une importance toute particulière. Non seulement il s'agit, comme on l'a exposé plus haut, de l'un des marqueurs les plus sûrs de la présence de Sarmato-Alains, mais il est orné de la seule représentation de tamga actuellement connue sur le sol de l'ancienne Gaule. Ce tamga se rattache d'ailleurs à un groupe de signes répandu dès le début de notre ère. Des formes semblables figurent par exemple sur un récipient de la tombe de Porohy (Ukraine, région de Vinnytsia, I er siècle) ; sur une plaque décorative en fer doré d'Ocnita (Roumanie, I' siècle) ; sur des monnaies du roi sarmate Inismeos frappées à Olbia vers 79-81 ; sur des garnitures de l'épée de type « sino-nomade » trouvée dans la tombe N° 2 du kourgane de Rochava Dragana à Tchatalka 78

(Bulgarie, Ier ou IIe siècle) ; sur une plaque en bronze d'Oroshàza (Hongrie, II e ou Ille siècle). On remarque que dans tous ces cas, il s'agit d'objet provenant d'une partie plutôt occidentale de l'aire sarmato-alaine (I. Lebedynsky, « Le tamga... », 2009. Quant au reste du mobilier de la Fosse Jean-Fat, on ne peut rien dire de précis des pièces non illustrées, y compris les fibules e et f. En revanche, la paire de fibules a et b (du type « Ambroz I A A » pour les amateurs de ce genre de classifications) peut être attribuée à la culture à dominante gothe de Tcherniakhiv et à un créneau chronologique correspondant à la période hunnique, soit la fin du IV e et la première moitié du V e siècle. Ces objets sont caractéristiques, au départ, des populations germaniques orientales, mais leur usage (avec parfois diverses modalités de port) s'est étendu à d'autres groupes — y compris les Sarmato-Alains. Ici, il est fâcheux que nous ignorions à quel emplacement sur le corps les fibules a et b (et les fibules, apparemment plus petites, e et f) ont été découvertes. Le port de quatre fibules — une grande paire à la taille, une petite sur la poitrine ou au cou — pourrait par exemple dénoter une mode d'origine germanique occidentale (P. Périn et M. Kazanski, 2011). On se trouve donc en présence d'un mobilier mêlant des éléments caractéristiques des Sarmato-Alains et des Germains Son attribution demeure bien entendu hypothétique : une femme alaine ou sarmate pouvait porter des fibules d'inspiration germanique, tout comme une femme gothe pouvait posséder un miroir nomade. M. Kazanski relève que Reims était l'une des extrémités de la chaîne de colonies sarmates inter Remos et Ambianos.

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Troyes (Champagne-Ardenne, Aube), tombe N° 4 de la nécropole du quartier Saint-Jacques La nécropole antique du quartier Saint-Jacques a été fouillée très sommairement en 1928 lors de travaux d'agrandissement de l'Ecole normale d'instituteurs de Troyes. 26 sépultures « gallo-romaines » ont été découvertes, mais seules quatre d'entre elles sont décrites dans le rapport publié (en 1954 seulement !) par l'architecte des monuments historiques J. Bauer. Ces descriptions ont été rappelées et commentées par P. Riffaud-Longuespé en 2003, dans un article repris ensuite partiellement dans le catalogue de l'exposition Troyes galloromain (2004) qu'il a rédigé. La sépulture 4, dernière des quatre décrites, était une tombe féminine. Elle contenait d'après J. Bauer « une grande amphore brisée, un miroir en cuivre argenté dont le revers est orné d'un motif développé en forme de svastika, la petite coupe en terre rouge retirée intacte [...1 ainsi qu'un vase à parfum en verre et une petite cuillère à parfums. » La céramique, seule pièce conservée du mobilier, est du type « Chenet 319 », daté de la seconde moitié du IV e ou du début du Ve siècle. D'autres objets « barbares » ont été trouvés dans la tombe N° 1 (deux petites, et une grande, fibules du type « Ambroz I) et ailleurs dans la nécropole (fibules en « trompette »). Le miroir de la tombe N° 4 est du même type à anse que celui de Reims (et que celui de Krefeld-Gellep qui sera présenté plus loin). Le « cuivre argenté » de la description doit être du bronze étamé. Le décor du revers forme une espèce de svastika multiple dont le symbolisme solaire semble évident. On trouve un décor analogue, mais avec des branches droites, sur un miroir de Meidling en Basse-Autriche (B. Anke, 1998). La localisation actuelle de l'objet est malheureusement 80

inconnue, car il n'est jamais entré dans les collections des musées de Troyes. F. Riffaud-Longuespé voit sans hésiter dans le miroir, comme dans les fibules, les témoins d'une présence à Troyes de « Barbares » venus d'Europe orientale ou centrale. Pour lui, il peut s'agir, soit de soldats de l'armée romaine en garnison dans la ville, soit d'envahisseurs (de 407 ?). La première hypothèse nous paraît plus probable, puisque les porteurs de ces objets avaient été inhumés dans la nécropole galloromaine. P. Périn et M. Kazanski (2011) évoquent au sujet de telles configurations des immigrants « bien intégrés à la population romaine, partageant les mêmes cimetières ». La défunte de la tombe N° 4 pouvait être une Sarmate ou une Alaine ; on notera qu'elle ne portait apparemment pas de fibule. On ne connaît malheureusement pas la disposition de la tombe qui pouvait, comme celle de Krefeld-Gellep étudiée plus bas, présenter des particularités révélatrices. Hochfelden (Alsace, Bas-Rhin) Comme souvent, c'est lors de travaux de terrassement (en 1964) qu'a été découverte cette tombe, dans la vallée de la Zorne, que traverse une voie romaine passant par la ForêtNoire, Strasbourg et se dirigeant vers le nord de la Gaule. La tombe était orientée nord-sud. Profonde de 1,80 m, elle contenait un cercueil fait de planches de bois assemblées sans clous, long de 1,70 m, dont subsistait une partie du couvercle. Le corps était celui d'une femme âgée de 50 à 70 ans, couchée sur le dos, le bras gauche allongé et l'avant-bras droit posé sur le bassin. Les ossements ont fait l'objet d'une étude paléoanthropologique complète. La défunte souffrait de diverses 81

pathologies : inflammation chronique des muscles fessiers et adducteurs ; infection rhino-sinusienne ; déviation de la cloison nasale (M. Kazanski et C. Pilet, 1998). Le mobilier funéraire comprend : -Deux boucles d'oreilles en or avec polyèdre. -Un collier en or fait d'une tresse de fils à laquelle sont accrochées 30 pendeloques coniques. Les extrémités du collier sont de section carrée. -Deux fibules ansées en tôle d'argent avec des décors dorés ; l'une est complète et mesure 8,2 cm. Ces fibules étaient portées aux épaules, « tête » en bas, conformément à la mode germanique orientale. -Un miroir en bronze (diamètre : 5,2 cm), avec un « reflet argenté » sur sa face polie, qui était tournée contre le dos de la défunte. Le revers porte un décor fait de rayons et de cercles concentriques. -120 plaquettes d'or de trois modèles différents, qui ornaient probablement les bords de deux vêtements. Selon la reconstitution généralement admise, la défunte portait une robe à manches longues, sur laquelle étaient cousues, au col et aux poignets, les 82 plaquettes circulaires à saillie centrale et bord perlé (diamètre : 0,8 à 1,1 cm), munies chacune de trois trous ; et un manteau à manches courtes bordées par 18 plaquettes en S à bord perlé (longueur : 1,3 cm) et 20 plaquettes en losange à double saillie circulaire (longueur : 1,5 cm). -Un gobelet en verre verdâtre, à fond plat et bord éversé souligné d'une rainure à 3 cm sous la lèvre (diamètre : 8 cm ; hauteur : 7,65 cm). Ce récipient, soufflé à la volée, appartient au type « Isings 106 b ». Il était posé à gauche du crâne, l'ouverture tournée vers celui-ci. Comme dans d'autres ensembles contemporains de Gaule (par exemple « Airan ») et d'ailleurs, ce mobilier reflète un mélange d'influences culturelles et de modes. Les fibules et 82

leur port, les boucles d'oreilles, sont de type germanique oriental, le miroir et les plaquettes cousues sont sarmatoalains ou plus largement « nomades ». Fibules et miroirs sont associés — mais sans plaquettes — dans le mobilier de plusieurs tombes contemporaines (tombe N° 1 de Laa-an-derThaya et Gro13-Harras en Basse-Autriche, Oradea Mare / Nagyvârad et Dindeei en Roumanie, Székely et Kôvàgàsziillôs en Hongrie, Kosyné / Mezijkàszony en Transcarpathie ukrainienne). Ici, c'est l'analyse paléo-anthropologique qui fait pencher la balance en faveur des cavaliers de la steppe. Comme l'écrivent à propos de la femme de Hochfelden M. Kazanski et C. Pilet (1998) : «Sans doute appartenait-elle à un groupe de population nomade d'origine orientale. Ses déboires rhinologiques auraient été une conséquence de sa vie nomade, de l'exposition incessante aux intempéries et à l'atmosphère enfumée des tentes. De surcroît, la pratique quotidienne du cheval expliquerait des tendinites, caractéristiques d'une pratique prolongée et régulière du cheval.» Il n'est pas sûr qu'un sédentaire de l'époque ait été moins exposé aux intempéries qu'un nomade, ou que son habitation ait été moins enfumée qu'une tente, mais il semble bien que la défunte était une cavalière. Strasbourg / Straflburg (Alsace, Bas-Rhin), tombe N° 65 du cimetière de Weifflorturm La tombe N° 65, découverte vers 1879, appartient à un cimetière romain tardif de 228 sépultures. Orientée ouest-est, datée de l'« époque des Invasions », elle contenait les restes d'un jeune adulte de sexe masculin. Le crâne du défunt présentait une déformation circulaire (B. Anke, 1998). On n'a pas de détails sur le mobilier. 83

Un autre crâne masculin à déformation circulaire modérée a été découvert dans un Grabfund du même cimetière et daté également de l'époque des Invasions (Ibidem). P. Périn et M. Kazanski (2011) identifient l'occupant de la tombe N° 65 comme un Sarmate ou Alain : « L'individu dans une tombe du cimetière romain tardif à Strasbourg (une tombe orientée ouest-est comme la majorité) était probablement un Alano-Sarmate intégré à la population gallo-romaine. » « Même dans des cas où nous ne pouvons pas spécifier exactement à quel groupe ethnique un tel individu appartenait, nous pouvons dire que la coutume ethnographique oriente vers les milieux iranophones des steppes. » Krefeld-Gellep (Allemagne, Rhénanie du Nord — Westphalie), tombe N° 4607 L'actuelle Gellep était, à l'époque romaine, le fort romain de Gelduba sur la rive gauche du Rhin. Une importante nécropole est associée au site. Une partie des sépultures est attribuée aux « Barbares » des garnisons romaines tardives et à leurs familles. Nous empruntons l'essentiel de notre description à R. Pirling (1993). La tombe N° 4607 appartient à un groupe important daté de la seconde moitié du IVe siècle. Au sein de ce groupe, elle est relativement isolée et se distingue par son orientation (qui dévie légèrement de l'axe ouest-est des tombes environnantes), sa structure et son mobilier R. Pirling la rapproche des sépultures sarmates « à niche » : ces fosses dont un côté est creusé pour former une sorte de 84

chambre funéraire. Ici, c'est une moitié de la fosse qui est surcreusée (plus profonde). Le mobilier, qui caractérise une tombe féminine, comprend : -trois récipients en céramique, datables de la seconde moitié du Ive siècle ; -un fragment d'épingle à cheveux en argent ; -des restes de clous de chaussures en fer ; -un miroir métallique brisé, déposé du côté des pieds.

C'est ce miroir qui a attiré l'attention, puisqu'il est du type sarmato-alain à anse. Il porte au revers un motif cruciforme qui ne semble pas être un tamga, comme à Reims, mais plutôt un symbole religieux. Probablement, c'est un symbole solaire et non une croix chrétienne, puisqu'un rituel typiquement « païen » a été célébré lors des funérailles : le miroir a été intentionnellement brisé. Ce rite est bien connu chez les Sarmato-Alains d'Europe orientale, ce qui suggère que l'occupante de la tombe et ceux qui l'ont enterrée pratiquaient leur ancienne religion. R. Pirling écrit au sujet du bris du miroir :

«Sa mise en oeuvre à Gellep montre qu'ici, ce n'est pas seulement un ustensile sarmate qui a pu se trouver par hasard aux mains d'un habitant du lieu et être déposé dans la tombe avec lui, mais qu'à Gellep, un Sarmate (dans ce cas, plutôt une femme) doit vraiment avoir vécu avec des compatriotes. C'est ce que suggère aussi la disposition de la tombe, qui rappelle les tombes à niche sarmates.»

Elle en conclut qu'outre des Germains, la garnison de Gelduba se composait de « représentants d'autres peuples — bien plus exotiques ». 85

3- Découvertes isolées

En dehors de ces ensembles, plusieurs objets identifiés avec plus ou moins de certitude comme sarmato-alains ont été trouvés, soit hors de tout contexte archéologiques, soit dans des contextes « décalés » où ils apparaissent comme exotiques [pl. IV et XII à XIV]. Beaurepaire-d'Isère (Rhône-Alpes, Isère) : fibule en forme d'insecte à incrustations colorées On a signalé plus haut, à propos du choix des marqueurs archéologiques possibles des Sarmato-Alains, que les ornements en forme d'insecte volant avaient été très largement diffusés à l'époque hunnique. Ils ne sont pas particulièrement caractéristiques du milieu sarmato-alain. Dans un cas, toutefois, cette association a été jugée probable. Il s'agit de la petite fibule, en or à incrustations de grenats en bâtes, trouvée à Beaurepaire-d'Isère. E. Salin (1950-59) y avait déjà vu un témoin du passage des Alains lors de l'invasion de 407-409. Cette intuition pourrait être confirmée par l'extraordinaire ressemblance entre la fibule de Beaurepaire et une fibule trouvée en Ossétie du Nord — Alanie (M. Kazanski et P. Périn, 2000). La forme générale, la technique de fabrication, la disposition même des pierres, sont les mêmes. Selon K. Escher (2006) : « La cigale de Beaurepaire, un modèle de luxe résolument étranger à la mode observée sur le reste du territoire [burgonde] [...], est un excellent candidat au titre de témoin archéologique des Alains établis près de Valence. On lui attribue en tout cas une origine orientale, danubienne ou pontique. »

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Il est clair qu'il s'agit d'un objet importé, très probablement d'Europe orientale, donc par des Sarmato-Alains ou des Goths (ou à la rigueur des Huns, puisque des mercenaires huns ont été employés en Gaule par Aetius). D. Billoin e. a. (2010) mentionnent également les Alains de Valence à propos de la fibule aviforme du « type de Beaune » (en forme de rapace éployé) découverte dans des circonstances inconnues à Charpey (Drôme), près de Valence. En argent, avec un oeil en grenat, l'oiseau mesure 2,5 cm. Il ne s'agit pas d'un objet caractéristique des Alains, et une attribution aux Burgondes est nettement plus plausible. Sainte-Livrade-sur-Lot (Aquitaine, Lot-et-Garonne) : lames à encoches C'est au cours d'une opération de dragage que deux lames de fer ont été découvertes dans le Lot, sur l'emplacement d'un gué aujourd'hui disparu au lieu-dit Peyroulié. Il faut noter que de nombreuses armes de diverses périodes ont été trouvées dans la même rivière dans des circonstances similaires. La découverte a eu lieu vers 1970, mais ce n'est que vers 2000 que des membres de l'Atelier aquitain de restauration et d'étude du patrimoine archéologique (AAREPA) ont correctement identifié les objets comme des lames à encoches du type caucaso-criméen. Leur hypothèse a été confirmée par M. Kazanski en 2001. Il a fallu attendre encore plusieurs années pour que les lames soient publiées (J.-F. Garnier, I. Lebedynsky, M. Daynes, 2006). L'identification de ces objets, que J.-F. Garnier nous a aimablement permis d'examiner et de manipuler, ne fait aucun doute. L'une des lames (42,2 cm, 164 g) est en mauvais état, mais les encoches sont encore bien visibles ; l'autre (33,6 cm, 178 g) est très bien conservée. Il est d'ailleurs remarquable que cette paire illustre deux des 87

variantes du modèle : la plus grande lame a une section lenticulaire simple, la plus petite possède une gouttière centrale sur toute sa longueur. Rien ne permet de préciser dans quelles circonstances ces lames sont tombées dans le Lot : perte au cours d'une traversée ou d'un combat, ou « sacrifice » volontaire. L'hypothèse de lames sacrifiées a été avancée à propos de deux découvertes en Hongrie (« puits sacrificiel » à KesthelyFenékpuszta, et trouvaille dans le lit du Danube ; cf. E. Istvànovits et V. Kulcsâr, 2008). Ce genre d'idée est cependant, par nature, difficile à confirmer. Sainte-Livrade-sur-Lot est proche de l'ancienne Excisum (Eysses, à Villeneuve-sur-Lot), qui était un carrefour de voies romaines importantes : celle de Bordeaux à Lyon au sud du Massif central, et celle de Bourges vers Toulouse puis vers l'Espagne. La région a pu être traversée par des groupes de Barbares en diverses occasions au V e siècle, notamment lors de la grande invasion de 407-409 puis lors du passage en Espagne des Wisigoths (accompagnés jusqu'à Bazas, comme on l'a vu, par des Alains) en 414. J.-F. Garnier a attiré notre attention sur certains toponymes des environs, comme RocAlan, à Sauveterre-la-Lémance (cf. chap. III, 1). En tout cas, la trouvaille du Lot est remarquable. Elle a déplacé loin vers l'ouest la limite précédemment connue de l'utilisation de ces lames à encoches qui sont probablement, avec les miroirs métalliques, le marqueur le plus sûr des Sarmato-Alains en Occident. Flins-sur-Seine (Île-de-France, Yvelines) : lame à encoches A peine les deux lames de Sainte-Livrade-sur-Lot avaientelles été enfin publiées, qu'une nouvelle découverte du même genre était signalée en île-de-France, à la suite d'un 88

diagnostic archéologique effectué à Flins-sur-Seine / Les Mureaux par le Service archéologique départemental des Yvelines. Outre de la céramique gallo-romaine, ce sondage a mis au jour un lot de « céramique exogène », probablement de tradition germanique, et deux armes, trouvées ensemble à 40 cm de profondeur sous la couche de terre végétale. L'une est un fer de lance à douille repliée long de 22,8 cm, analogue à des exemplaires découverts dans des contextes plutôt germaniques du Bas-Empire (tombe N° 829 de Rhenen aux Pays-Bas, tombe N° 6 de Vert-la-Gravelle dans la Marne). L'autre est une lame à encoches bien conservée. Elle est du type à tranchants faiblement convergents, sans gouttière. Elle mesure 38 cm de long, avec une largeur maximale de 4 cm. Y. Barat, J. Soulat et S. Gauduchon, qui ont récemment publié cette découverte (2009), supposent que les armes peuvent provenir d'une sépulture isolée détruite, mais aussi qu'il a existé un « établissement germanique » à cet endroit au V° siècle. En ce qui concerne la lame à encoches, il l'attribuent à un « Barbare d'origine orientale, muni d'un poignard issu d'une tradition guerrière alano-sarmate et d'une lance », et ajoutent : «La découverte de ces armes renforce donc évidemment l'hypothèse de la présence de groupes alano-sarmates dans le Bassin Parisien. » De fait, l'une des « préfectures » des Sarmates gentiles s'étendait Parisios usque, jusqu'à Paris où dans la région parisienne, mais on peut aussi penser à des Alains, si l'on admet, sur la base de la toponymie, que leur territoire au nord de la Loire comprenait des parties de l'actuel département des Yvelines. Fragments de miroirs sarmato-alains à la périphérie de la Gaule Pour compléter la revue de ces trouvailles isolées, on peut signaler la découverte de fragments de miroirs « nomades » en Suisse et en Allemagne. 89

La tombe féminine N° 57 du cimetière de Saint-Sulpice (Confédération helvétique, canton de Vaud), probablement burgonde, contenait un fragment de miroir sarmato-alain du type à bouton central, trouvé le long de la jambe gauche du squelette, du côté extérieur du tibia. La partie conservée représente à peu près un quart de l'objet d'origine, dont le diamètre estimé est de 6,6 cm. Le décor du revers représente des cercles concentriques (R. Marti, 1991 ; K. Escher, 2005, 2006). Bien que le miroir brisé puisse évoquer un rite funéraire sarmate, il semble que ce morceau ait été utilisé comme élément décoratif Les femmes burgondes portaient des « châtelaines » composées d'une cordelette à laquelle étaient fixés diverses perles et autres menus objets (cette tradition est attestée aussi en milieu romain tardif et chez d'autres Germains, ainsi que chez les Sarmates de Hongrie). La présence de ce miroir en milieu supposé burgonde évoque évidemment les liens historiques bien attestés entre Burgondes et Alains. A ce propos, un autre objet trouvé en Suisse dans un contexte supposé burgonde ressemble à un miroir sarmato-alain mais n'en est probablement pas un. C'est un disque en plomb de 4,5 cm de diamètre, avec une face lisse et l'autre décorée d'une croix aux branches fourchues, inscrite dans deux cercles concentriques segmentés. Il provient du Pré de la Cure à Yverdon-les-Bains (canton de Vaud) ; le contexte archéologique est inconnu. Le décor ressemble assez à celui de certains miroirs nomades, mais la fabrication en plomb et les têtes de rivets déconseillent cette identification (c'est l'avis de L. Steiner, qui a publié avec F. Menna les trouvailles du Pré de la Cure en 2000). Nous connaissons un objet analogue trouvé en France, à Néris-les-Bains (Allier) ; il s'agit peut-être d'une médaille religieuse. 90

Un véritable fragment de miroir, probablement aussi du type circulaire à bouton central, figurait dans le mobilier d'une tombe mérovingienne de Mel3stetten (Allemagne, BadeWurtemberg, au sud de Tübingen). G. Schmitt (1989) le présente comme « hun ou goth », mais il est plus simple de l'attribuer directement à des Sarmates ou Alains (V. A. Kouznetsov, 1996). Il est impossible de dire quand il a été introduit dans la région. Contrairement au fragment de SaintSulpice, celui-ci n'a pu être porté en pendentif : il ne comporte ni reste du bouton, ni autre trou.

4- Autres sépultures et mobiliers funéraires « barbares » à considérer En définissant, au début de ce chapitre, les marqueurs archéologiques applicables à l'identification de Sarmates ou d'Alains en Gaule, nous avons distingué entre ceux qui offraient la meilleure vraisemblance (miroirs, plaquettes décoratives de vêtements, lames à encoches...) et ceux qui, du fait de leur caractère ethnique moins marqué dans le contexte des Invasions, étaient d'utilisation plus incertaine. Tout en rappelant que, de toute façon, il s'agit de probabilités et non de certitudes, on peut ajouter aux vestiges énumérés dans les deux rubriques précédentes divers ensembles « barbares » de Gaule qui se distinguent par des caractéristiques « orientales » [pl. V, XV, XVI]. Saint-Martin-de-Fontenay (Basse-Normandie, Calvados) La nécropole de Saint-Martin-de-Fontenay a été découverte en 1985 lors de travaux d'aménagement dans ce village proche de Caen. Elle se composait de plusieurs centaines de tombes couvrant une très longue période allant de l'âge du Fer au VIIe siècle. Plusieurs de celles datées de la fin de l'Antiquité et du haut Moyen Age contiennent des crânes 91

modelés. Sur l'ensemble du site, la proportion de défunts ayant subi ce traitement est estimée à 10-20 % pour le V e e siècle, le modelage crânien n'étant siècle,5-10%pourVI plus attesté au VII e siècle. S'ajoutant à d'autres particularités physiques, comme la haute taille ou les traces d'une longue pratique de l'équitation, cela fait supposer un apport important de population « barbare » à la fin de l'époque romaine, peut-être dans le cadre de la défense du Litus saxonicum (cf supra à propos d'Airan). Trois tombes contiennent des éléments clairement originaires d'Europe orientale ou danubienne. -La tombe N° 719 a livré une boucle d'oreille en or en forme de croissant renflé au centre. Malheureusement, elle a été trouvé parmi des ossements déplacés et disparates, cette portion de la nécropole ayant été réutilisée au Vil e siècle. -La tombe N° 359, celle d'une jeune femme de 18 à 25 ans au crâne modelé, est datée des années 460-480. Elle contenait un mobilier typiquement « danubien », plutôt germanique oriental, avec la classique paire de fibules ansées. Une broderie d'or avait sans doute orné un voile. -La tombe N° 300, un peu plus tardive (années 480-490 ?) abritait une autre jeune femme. Elle était probablement apparentée à la précédente puisque les deux partageaient, outre les tailles les plus élevées de toute la nécropole, une particularité anatomique rare (troisième trochanter du fémur — les trochanters, normalement au nombre de deux, sont des points d'attache musculaires). Le mobilier est du même type que dans la tombe N° 359: paire de fibules ansées, boucle de ceinture et autres ornements... avec en plus un couteau en fer long de 14,3 cm, porté dans un fourreau en cuir et trouvé à mi-cuisse du côté gauche. La défunte avait le crâne modelé ; elle a d'ailleurs fait l'objet d'une reconstitution faciale un peu 92

schématique dans laquelle chacun peut reconnaître le type « exotique » qu'il veut (Attila..., 1990). Si rien ne permet de présenter directement les occupantes des tombes N° 300 et 359, ou d'autres défunts de la nécropole, comme des Sarmato-Alains, une composante de cette origine n'est pas à exclure à Saint-Martin-de-Fontenay. On peut citer le commentaire de C. Pilet e. a. (1993) : « Pour la fin du ve siècle, plusieurs tombes de la même nécropole indiquent encore la persistance de la mode danubienne, dernière trace de la culture matérielle diffusée par le groupe venu s'installer dans la région d'Airan pendant la 'ère moitié du ve siècle : celles des femmes 300 et 359 par le port de fibules en tôle d'argent et argent doré et celle d'un homme par le port d'une boucle d'oreille en forme de croissant. Les deux femmes se distinguent morphologiquement du reste de la population par une forte stature et elles présentent d'autre part la particularité culturelle d'avoir eu le crâne volontairement déformé. Dans le cas présent, cette pratique n'est sans doute plus qu'un vestige, témoin des derniers représentants de peuples (Alains, Burgondes, Lombards) éparpillés et assimilés finalement par les communautés sociales et politiques qui se constituent à cette époque. Environs de Dijon (Bourgogne, Côte d'Or) Plusieurs tombes de guerriers « barbares » ont été découvertes au XIX e siècle à quelques kilomètres au sud-est de Dijon, dans les villages de Neuilly (1857), Crimolois (1867) et Bretenière (1834). Il s'y ajoute des trouvailles isolées faites à Fauverney (1854) et sans doute ailleurs dans les environs.

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Le dossier de ces sépultures dijonnaises est particulièrement compliqué. Les tombes elles-mêmes ont été détruites lors de travaux, notamment ceux de la création d'une ligne de chemin de fer. Les mobiliers sont connus principalement par une publication (1860) et des notes manuscrites de l'archéologue H. Baudot. Une partie des objets a été conservée, mais les identifications ne sont pas toujours sûres ; certaines pièces, en tout cas, se trouvent au Musée de Dijon, d'autres au Musée de l'armée à Paris. Une utile synthèse de ces données assez confuses a été faite par F. Vallet (1993), à laquelle nous empruntons les détails qui suivent. A Neuilly, H. Baudot signale une tombe isolée qui contenait un mors ; une épée longue munie d'une garde ; deux fragments en argent identifiés comme des restes de garnitures de fourreau ; un fer de lance ; une bosse (« umbo ») de bouclier en fer plaquée d'argent doré ; une boucle cannelée en argent ; une coupe en verre verdâtre conique à sept dépressions. D'autres tombes avaient livré deux épées à garde, deux fers de lance, divers coutelas, scramasaxes et couteaux, des fragments d'« agrafes » (fibules ?), une grosse perle de verre. A Crimolois, parmi «plusieurs sépultures de guerriers germains « (note manuscrite de H. Baudot) se distinguaient deux tombes plus riches, contenant un mors partiellement argenté, deux épées longues, un fer de lance, deux bosses de bouclier et deux petites bandes en fer peut-être associées à ces protections, quatre boucles, et deux ardillons isolés, en argent, un « fort anneau », une « petite virole » en argent, cinq « rivets » en forme de T en argent, un petit bassin en bronze, un vase en verre, deux fibules en argent longues de 10,8 et 9,8 cm. A Bretenière, il s'agissait également de plusieurs tombes, dont les mobiliers sont énumérés par H. Baudot (1860) : une 94

épée longue de 90 cm, large de 6 cm, avec une gouttière centrale ; une bosse de bouclier ; un fer de lance ; un couteau au manche décoré d'un petit tube d'argent (?) ; une fibule en fer ; quatre boucles en argent, dont une grande cannelée ; une monnaie de l'usurpateur Jovin (411-413). A proximité de Bretenière, près du château de Rouvres, une autre tombe a livré encore une bosse de bouclier. A l'évidence, il faut rattacher à ce groupe de tombes des trouvailles des environs : à Fauverney, une boucle en or ; une fibule en bronze en forme de « cigale » à La Maladière, dans Dijon même ; des boucles en argent et bronze à Alésia. Le Musée de Dijon conserve également un fragment de garde d'épée en plaque à décor cloisonné, de provenance inconnue mais probablement locale (K. Escher, 2005) ; il n'est cependant pas certain que cet objet, le seul à porter un décor à incrustations colorées, soit contemporain du reste. Tout l'ensemble dijonnais, datable de la fin du Ive et du début du Ve siècle, antérieur donc en principe à l'installation des Burgondes dans la région, reflète des influences « barbares » et plus spécifiquement « orientales ». Les bosses de bouclier appartiennent aux types « Liebenau » (pour Neuilly) et « Rhenen-Vermand » (Crimolois, Bretenière, et un exemplaire provenant de Neuilly au Musée de l'armée) ; elles sont associées plutôt aux cultures germaniques, bien que les Sarmates danubiens les aient adoptées (E. Istvànovits e. a., 1998). Les mors désignent bien sûr des cavaliers, et il est possible que le mors de Crimolois, partiellement argenté, se rattache au type bimétallique à facettes, peut-être apparu en milieu sarmato-alain et diffusé par les Huns à l'époque des Invasions (I. Lebedynsky, 2001). Les épées à garde en plaque sont à l'origine une arme de style nomade. Les boucles arrondies à ardillons débordants et courbés étaient répandues à l'époque hunnique en Europe orientale et dans les régions danubiennes. Les fibules de Crimolois sont d'un modèle bien 95

connu en Europe centrale et orientale jusqu'à la seconde moitié du Ve siècle. Enfin, la détérioration volontaire de divers objets déposés dans les tombes, notamment des armes, est attestée dans des cultures germaniques orientales (Tcherniakhiv, Przeworsk), mais aussi chez certains nomades de la steppe. Compte tenu de la datation probable de ces trouvailles, F. Vallet (1993) conclut à l'existence d'une « implantation militaire » — une série de petites garnisons — de « troupes romaines tardives, à forte composante barbare, basées autour de Dijon ». L'identité précise de ces Barbares ne peut être déterminée, d'autant qu'il ne s'agissait pas forcément de groupes ethniques homogènes. M. Kazanski et P. Périn (1997) écrivent à ce sujet : « Ces tombes ont livré un mobilier dont les parallèles les plus proches se trouvent dans les antiquités sarmato-germaniques de Hongrie et de Transylvanie. » On peut rappeler la proximité des Sarmates gentiles de Langres (au Ve siècle, d'ailleurs, les évêques de Langres résidaient fréquemment à Dijon) et les données toponymiques (Salmaise au nord-ouest de Dijon). La présence d'une monnaie de Jovin dans une tombe de Bretenière est également intéressante, car on se souvient que l'ossature de son armée était, en 411, composée des Alains de Goar et des Burgondes de Gundahar.

Tombes de guerriers du Limes rhénan Trois riches tombes de guerriers — dans un cas, plus spécifiquement, de cavalier — découvertes anciennement sur les deux rives du Rhin présentent des traits « orientaux ». Leurs occupants pouvaient être, suivant le consensus actuel, des officiers ou chefs militaires barbares au service de l'armée romaine.

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Celle de Mundolsheim (Alsace, Bas-Rhin), appartenait à une série de sépultures, formées de fosses trouvées à 5 ou 6 m de profondeur en 1881. La partie conservée du mobilier se compose d'éléments de sellerie et de harnachement : -quatre appliques de selle en argent doré avec un décor à écailles ; -une boucle en argent niellé ; -deux anneaux d'argent ; -une « virole » en argent à facettes ; -deux passe-courroies en argent doré ; -un ferret en forme de languette, en argent doré. La description d'époque mentionne d'autres pièces, perdues : -un récipient en verre à fond pointu de couleur verdâtre ; -un pot en céramique ; -des anneaux en or ; -une « lame de sabre » (Sâbelklinge ; si l'emploi du terme de « sabre » est correct, il s'agissait d'une lame à un seul tranchant, donc probablement d'un coutelas) ; -des éléments d'une hache (?). Les garnitures de selle sont caractéristiques d'un modèle considéré comme hunnique, mais utilisé aussi par les Sarmato-Alains (peut-être avant même l'arrivée des Huns) et certains Germains. Le décor à écailles est plutôt hunnique. M. Kazanski (in Attila..., 1990) relève cependant que la hache n'était pas répandue comme arme chez les Huns. A vrai dire, elle ne l'était pas davantage chez les Sarmato-Alains, et il faudrait encore être sûr qu'il s'agissait bien d'une hache et qu'elle n'était pas un simple outil... Selon le même auteur, « la plupart des parallèles pour le mobilier de la tombe de Mundolsheim se trouvent en Europe orientale et plus précisément en Russie méridionale. Il 97

pouvait donc s'agir de la tombe d'un chef militaire barbare originaire de cette région qui servait dans les troupes frontalières de Rhénanie de l'armée romaine.» Une trouvaille un peu antérieure, celle de Wolfsheim (Allemagne, Rhénanie-Palatinat), faite vers 1870, a livré un mobilier intéressant mais dont l'homogénéité est discutée. Il comprend : -un torque en or, avec au centre un curieux assemblage articulé fait d'une plaque et d'un bijou trilobé, avec des incrustations colorées de styles différents ; -un « pendentif » d'épée ; -deux plaques-boucles en or à décor cloisonné de grenats ; -un bracelet en or à extrémités élargies ; -un solidus de l'empereur d'Orient Valens (364-378). Une autre plaque-boucle a été trouvée près de l'emplacement de la tombe en 1979. La plaque du torque porte, gravé en caractères pehlevi, un nom qui se lit « Ardechir ». Qu'il s'agisse ou non, comme on l'a proposé, de l'un des souverains sassanides qui l'ont porté, ce nom est perse (ArcSaxgêr). L'objet a toutes chances de l'être aussi, la technique d'incrustation du décor coloré étant différente de celles pratiquées en Europe orientale ou centrale. Avec la monnaie de Valens, elle suggère que le défunt avait pu servir dans l'armée romaine orientale (L'Or..., 2000). Disons au moins que ces éléments attestent des contacts avec l'Orient. Rien de tout cela ne présente de caractéristiques sarmates ou alaines, et nous ne pouvons suivre J.-P. Poly (2006) qui attribue la tombe de Wolfsheim (comme la célèbre tombe de Pouan en Champagne) à des « princes iraniens de la Gaule romaine », en mélangeant d'ailleurs les cultures et les langues des iranophones nomades et sédentaires.

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La tombe d'Altluf3heim (Allemagne, Bade-Wurtemberg), sommairement fouillée en 1932, contenait les restes d'un « robuste guerrier » et d'une « femme gracile », tous deux âgés, gisant à 1,20 m de profondeur. Les éléments conservés du mobilier, datés du milieu du V e siècle, sont une épée longue, un coutelas long (61,8 cm), une boucle en argent doré. L'épée d'AltluBheim, malheureusement fragmentaire, possède une garde épaisse (haute) à décor cloisonné de grenats, les restes du placage d'or du fourreau, un pontet de suspension en bronze revêtu de feuille d'or, à extrémité zoomorphe. La bouterolle du fourreau est en fait une garde en lapis-lazuli réutilisée. Elle est d'un type apparu en Chine dès l'époque des Zhou Postérieurs (771-256 av. J.-C.), adopté ou imité par les nomades d'Asie Centrale, les Parthes, les Sarmato-Alains, au début de notre ère. Le fourreau garni de feuille d'or est une vieille tradition sarmato-alaine, reprise ensuite par les Huns. Quant à la garde, les spécimens les plus proches ont été trouvés en Ukraine et au Caucase du Nord (sur cette arme et des épées voisines, cf. 1. Lebedynsky, De l'épée..., 2008). Il s'agit donc incontestablement d'un objet venu d'Europe orientale et reflétant des modes pratiquées antérieurement par les Sarmato-Alains — mais cela n'autorise pas de conclusion formelle sur l'appartenance ethnique du guerrier d'Altlul3heim. 5- Fausses pistes et cas douteux

Nous concluerons cet inventaire par un certain nombre de cas où l'attribution d'objets ou de mobiliers aux Sarmato-Alains est au mieux douteuse, au pire évidemment erronée. Il nous paraît utile de les signaler, et d'examiner à chaque fois ce qui a justifié l'hypothèse. Bien entendu, la liste qui suit n'est pas exhaustive [pl. XVII à XX]. 99

Les boucles du Vexin L'archéologue J. Sirat a publié en 1972 deux boucles attribuées par lui à des Sarmates. La première provenait du cimetière mérovingien de Chaudry, à Parnes dans l'Oise. Ce cimetière, situé sur un terrain privé, a été fouillé entre 1877 et 1880 puis en 1885. Les défunts y reposaient dans des sarcophages en calcaire, tête à l'est. J. Sirat décrit une «petite plaque-boucle de forme arrondie, plaque en fort relief ornée de trois protubérances disposées en feuille de trêfle ; elle est fondue d'un seul jet ; manque l'ardillon. Long. 20 millimètres, larg. 15 millimètres. Ce type de plaque-boucle peut être attribué aux Sarmates. Il a une grande analogie avec une plaque-boucle de Martely en Hongrie [Màrtély, comitat de Csongràd]. Ce type de bronze date du ve siècle et a cheminé par les invasions, peut-être celles des Alains vers l'an 407. » L'auteur se réfère à J. Hampel, 1905. L'illustration ne comporte pas la plaque en trêfle. L'autre boucle a été découverte à Hérouval, sur la commune de Montjavoult, également dans l'Oise. Elle est « en forme de deux cornes juxtaposées par leur base », et J. Sirat la rapproche d'un exemplaire de Sououk-Sou (Ukraine, Crimée) et de bracelets de Szentendre (Hongrie). Il évoque à son sujet les Alains de 407 et le toponyme voisin d'Alaincourt, mais aussi les « Lètes sarmates ». En réalité, comme le signale M. Kazanski (1986), la nécropole de Sououk-Sou, attribuée plutôt à des Goths de Crimée, date des Vie et VII' siècles. La comparaison n'est donc pas pertinente pour notre sujet. Les bronzes du Vendômois Dans un essai de 1930 qui a eu beaucoup d'écho, L. Franchet attribuait à une « colonie scytho-alaine » de l'Orléanais une 100

série d'objets en bronze, principalement des plaques-boucles de ceinture, conservés aux musées de Vendôme et de Blois. Ils provenaient de diverses communes du Loir-et-Cher et de la Sarthe : Artins, Sargé, Naveil, Montoire, Fréteval, Pray, Danzé, Morville, La Colombe. L'auteur ne démontre à aucun moment cette attribution hypothétique. Il procède à une analyse des décors, auxquels il trouve des analogies avec des motifs « caucasiens », mais aussi « vikings » et même mésopotamiens antiques. Ces décors se composent de thèmes zoomorphes (quadrupèdes, serpents), anthropomorphes (visages, corps « en sarcophage » avec des dessins interprétés comme des « intestins »), géométriques et abstraits (croix, svastikas, triquètres, et entrelacs). Trois boucles portent ce qui pourrait être une inscription, et celle de la boucle de Sargé a fait l'objet d'une tentative de lecture par Camille Jullian, revue plus tard par B. Bachrach qui croyait y trouver un nom iranien — en l'occurrence alain (cf. chap. III, 2). L. Franchet prétendait ainsi avoir donné une identité archéologique aux Alains de la Loire. A vrai dire, même dans le cadre des connaissances de l'époque, son idée n'était guère convaincante. Les plaques-boucles dataient à l'évidence de la pleine période mérovingienne (probablement du VIIe siècle) et ne pouvaient être associées aux Alains du milieu du Ve siècle. E. Salin, le grand spécialiste de l'art mérovingien, préféra évoquer prudemment des « descendants d'Alains plus ou moins fondus avec des Gallo-Romains et plus ou moins pénétrés d'influences orientales » — ces influences ayant pu être véhiculées par les colonies orientales signalées à l'époque en Gaule, notamment à Orléans. J. Rivière (1966) a redaté la plupart des pièces de la première moitié du VIIIe siècle et contesté tout caractère « alain » de leur 101

iconographie : « Rien dans l'étude iconographique de nos plaques-boucles ne nous a transportés vers des régions si lointaines : bien au contraire, tous les éléments du décor se trouvaient déjà réunis en Gaule où ils ont été puisés [...] D'ailleurs ce ne sont pas les quelques hordes d'Alains parvenues en Gaule au r siècle qui auraient pu, trois siècles plus tard, se manifester en créant des oeuvres originales. Depuis longtemps, ils avaient fusionné avec les populations locales, auxquelles nous devons nos garnitures. » Pour lui, l'inspiration première, et l'un des centres de production, sont à chercher en Burgondie, avec des influences aquitaines. Aujourd'hui, les spécialistes n'établissent plus aucun lien entre les bronzes du Vendômois et les Alains. Les motifs animaliers ne sont pas assez caractéristiques (cf. ci-dessous à propos du « style aquitain ». Seule la localisation des trouvailles, qui correspond assez bien au territoire présumé des Alains de la Loire, pourrait être un argument en faveur de la thèse d'une sorte d'identité culturelle locale qui aurait survécu à l'assimilation ethnique et linguistique de ces Alains et aurait produit un faciès original de type mérovingien. On notera que l'article de L. Franchet a eu une postérité abondante. Il a servi de base à d'autres identifications erronées, par exemple l'attribution à une «bande de Wisigoths », influencée par les Alains, de la tombe « barbare » d'Irougne dans les Alpes-Maritimes (F.-C.-E. Octobon, 1940). Le « style aquitain » Les bronzes du Vendômois nous conduisent à une autre piste abandonnée, pour les mêmes raisons, celle du « style aquitain ». Il a été défini par N. Àberg en 1947 sur la base de plaques-boucles considérées comme un élément caractéristique du mobilier de cimetières mérovingiens du 102

sud-ouest de la Gaule. Ces plaques-boucles sont en bronze, souvent étamé, avec un décor incisé. La plaque est compartimentée et porte des motifs animaliers et des entrelacs sur un fond pointillé. Ces objets ont fait l'objet d'attributions diverses, et B. Bachrach (1973) y a vu un marqueur des Alains ou de leurs descendants en voie d'assimilation. Il y discerne des « motifs centre-asiatiques de provenance alaine ». Il appuie son analyse, d'une part sur la répartition des plaques-boucles de ce type, concentrées selon lui dans les régions de cantonnement des Alains : entre Toulouse et la Méditerranée, entre Orléans et Blois, un peu au nord du lac de Genève ; d'autre part sur des comparaisons avec des représentations animales et humaines originaires de Hongrie et du Caucase. Dans cette démonstration, l'argument géographique est discutable, puisque l'installation d'Alains en Aquitaine ou au nord du lac de Genève, que ne documente aucun texte, n'est elle-même qu'une hypothèse. On ne peut en tout cas soutenir que seuls des Alains ont habité toutes les zones concernées. L'argument artistique est affaibli par la grande diffusion de certains des motifs invoqués, comme l'a relevé M. Kazanski (1986), et aussi par leur date trop tardive (l'un des dessins animaliers reproduits par B. Bachrach provient de Zmeïskaïa en Ossétie et est bien alain... mais date des X e-XIIe siècles !). Selon E. James (1981) : « Ces boucles sont l'oeuvre d'artisans aquitains qui travaillaient aux yr et Vtl e siècles suivant une tradition datant de l'époque romaine et très peu influencée par l'exemple germanique.» On ne peut guère sauver, de la théorie de B. Bachrach, que la réelle ressemblance entre les quadrupèdes regardant derrière eux de certaines plaques-boucles « aquitaines » et du Vendômois, et des représentations semblables sur des objets 103

attribuables à des Sarmato-Alains de la période des Invasions. On trouve de tels animaux, par exemple, sur le diadème de Szentes-Nagyhegy en Hongrie et les plaques du kourgane I de Nahirné en Ukraine, sur le bas Danube (E. Istvànovits et V. Kulcsàr, 1998). Toute comparaison doit cependant être replacée dans le contexte plus large du problème des styles animaliers et de leurs rapports : les motifs animaliers « aquitains » apparaissent aussi, d'après M. Kazanski (1986), sur des peignes en os germaniques. Le « Trésor de Vermand » D. Schorsch (1986) attribue à des Sarmates le « Trésor de Vermand », riche mobilier découvert dans le village de ce nom près de Saint-Quentin dans l'Aisne. Il provient d'une tombe à armes. Les pièces survivantes se trouvent au Metropolitan Museum of Arts de New York. La tombe est datée de la seconde moitié du IV' siècle. L'attribution aux Sarmates s'appuie sur des indices ténus et bien peu convaincants : l'idée que le fer de lance à « crochets » (deux projections latérales zoomorphes) serait d'origine « ponticodanubienne » est infondée. La petite cigale en relief identifiée sur une garniture de cette même lance ne peut être assimilée aux fibules en forme d'insectes de la période des Invasions. Les dragons qui la surmontent ne sont pas forcément un rappel des enseignes de cavaliers sarmates ou alains (avec ce genre d'arguments, on pourrait tout aussi bien attribuer le « Trésor » à des Juifs, puisque la garniture en question porte une grande « étoile de David » !). Enfin, nous ne pensons pas que la croix doublement ancrée qui décore l'extrémité d'une fibule soit un tamga sarmate. A propos de ce dernier signe, D. Schorsch se réfère aux considérations beaucoup plus prudentes avancées vingt ans plus tôt par A. France-Lanord (1963 ; cf. aussi Gallia t. 21, fasc. 2, 1963) au sujet des tombes de Cortrat dans le Loiret, 104

attribuées à des Lètes, colons-auxiliaires de l'armée romaine. L'auteur jugeait leur mobilier « apparenté à celui des tombes de Pannonie » et se demandait si les motifs cruciformes de certaines fibules constituaient de simples ornements, ou « une sorte de signe distinctif de tribu ou de clan, analogue aux tamgas que 1 'on retrouve sur les ornements avars ou sarmates ? » Ces motifs rappellent les marques des chevaux représentés sur une mosaïque de Carthage, qui ont été elles aussi interprétées comme des tamgas (I. Lebedynsky, Les tamgas, 2011).

La « tête de Sarmate » de Saint-Dié A la fin du XIXe siècle, une tête d'homme sculptée fut découverte sur le plateau de La Bure, à Saint-Dié dans les Vosges. K. Zangemeister, professeur à l'université de Heidelberg, l'identifia comme une représentation de Sarmate :

« Ce fragment représente la tête d'un homme barbu, avec des cheveux qui lui descendent très bas sur le front, où ils sont coupés fort nettement. On reconnaît immédiatement le type — représenté sur beaucoup de sculptures romaines — des Sarmates de l'époque de Trajan et de Marc-Aurèle. » (K. Zangemeister, 1892). Pour le savant allemand, cette trouvaille venait étayer les éléments historiques et toponymiques attestant la présence de Sarmates au nord-est de la Gaule — présence qui, selon lui, pouvait remonter à une date bien antérieure à celles habituellement considérées (cf. chap. I, 3). Cette identification fut immédiatement contestée en France (le contexte s'y prêtait !). G. Save évoque une « sculpture assez fruste dont le type ethnographique est des plus vagues » (Journal de la Société d'archéologie lorraine, XIII' année, 105

1893). De fait, si la tête de Saint-Dié peut bien être une figuration romaine de « Barbare », il est difficile de lui assigner une identité plus précise.

Les bronzes de Nancy L'ouvrage fondamental d'E. Salin sur La civilisation mérovingienne (1950-59) fait une grande place aux influences venues de la steppe à l'époque des Invasions et attribue directement aux Sarmates ou Alains un certain nombre d'objets trouvés en France. C'est le cas d'une série de plaques et boucles découvertes en Lorraine, lors de dragages de la Moselle — donc hors de tout contexte archéologique. E. Salin les associe « aux Sarmates du V siècle, vraisemblablement [...] les Alains de l'an 407 ». Il signale la proximité de la localité d'Allain ou Alaincourt-auxBoeufs (cf. chap. III, 1). L'identification s'appuie sur des comparaisons avec des objets supposés sarmates de Russie, de Bulgarie et de Hongrie (notamment une plaque-boucle de Martély, déjà évoquée supra à propos des boucles du Vexin). Cette attribution n'est reprise aujourd'hui par aucun spécialiste.

Diverses identifications douteuses Outre ces cas classiques et intéressants pour l'histoire de la recherche, nous avons croisé au fil de nos recherches diverses pistes qui n'ont pu être remontées. Nous les citons ici pour suggérer qu'il reste des découvertes à faire et des affaires à élucider.

P. Fagot (1966) évoque, à l'appui d'une occupation par des Sarmates du « Camp des Romains » de Montlevon dans l'Aisne, un « nombre exceptionnel de pointes de flèches du modèle le plus tardif, entre autres, d'un spécimen simplement 106

conique typiquement sarmate ». L'auteur renvoie aux travaux de l'archéologue russe P. Rau. Probablement, il s'agissait de pointes romaines. La Société historique et archéologique du canton de Méréville nous a fait part en 2001 de la découverte, lors de fouilles archéologiques dans le sanctuaire de Saclas (Essonne), d'un «fragment de fibule en forme de cloche que nous avons identifié ensuite comme étant d'origine sarmate ». La lettre mentionne la relative proximité des localités d'Allainville et de Sermaises. Nous n'avons pu obtenir de détails ni de représentation de l'objet. En 2005, P.-M. David, membre de la Société philomatique vosgienne, nous a adressé un courrier relatif à la recherche de traces des Sarmates dans le massif vosgien, sur le tracé de l'hypothétique Strata Sarmatarum (sur cette dernière, cf. chap. III, 1). Il y mentionnait une gravure rupestre dans un abri sous roche du massif du Donon et précisait « Cette grotte a été dégagée en 1904. Elle recèle des polissoirs ainsi que des signes cruciformes. Le signe présenté, patiné, n'entre pas dans la série des signes répertoriés. » Il demandait s'il ne pourrait s'agir d'un tamga sarmate. Une photographie montre un tracé qui évoque un peu la silhouette très stylisée d'un oiseau au long cou. En l'occurrence, il n'y a évidemment aucun moyen de dater ce signe, et le seul contexte archéologique indiqué est préhistorique. On peut néanmoins se demander si d'authentiques tamgas, gravés par exemple sur des pierres, seraient identifiés comme tels par des observateurs ignorant tout de ce système héraldique.

6- L'interprétation historique des données archéologiques Le petit corpus de trouvailles comprenant de véritables marqueurs sarmato-alains, tels qu'ils ont été définis au début de ce chapitre, peut être confronté aux sources historiques, et 107

permet certaines conclusions générales sur la présence des Sarmates et Alains en Gaule. Hypothèses sur des vestiges Nous avons déjà évoqué quelques rapprochements possibles en décrivant différents ensembles ou objets isolés. Il est très tentant d'attribuer le miroir de la tombe de la Fosse Jean-Fat, à Reims, et peut-être l'ensemble du mobilier de cette sépulture, à une femme sarmate issue des Gentiles attestés par la Notice des dignités «entre Reims et Amiens ». Bien sûr, ce miroir a tout aussi bien pu appartenir à une Alaine ou à une autre « Barbare ». Néanmoins, la coïncidence est frappante (M. Kazanski, 1986) Les deux lames à encoches de Sainte-Livrade-sur-Lot évoquent irrésistiblement les passages bien documentés des Alains en Aquitaine : lors de l'invasion de 407-409, et au moment de la migration des Wisigoths en 414, comme le rappelle l'épisode de Bazas. Rien ne permet de choisir entre les deux dates, mais la valeur de cette découverte comme marqueur des déplacements des Alains entre Gaule et Espagne au début du V e siècle nous semble avérée (J.-F. Garnier e. a., 2008). Les trouvailles faites en Alsace (Hochfelden, Strasbourg) et Rhénanie (Krefeld-Gellep) sont généralement attribuées aujourd'hui à des Barbares servant dans l'armée romaine sur le Limes rhénan, ou à leurs femmes ou filles. Leur localisation ne correspond pas à celle des « Sauromates » d'Ausone. Les Alains de Goar ont probablement été stationnés sur la rive gauche du Rhin après 407, mais nous ne savons pas exactement où, ce qui ne permet pas de leur associer ces vestiges — qui peuvent d'ailleurs être ceux de familles, voire d'individus, isolés. 108

Une attribution semblable a été avancée pour les sépultures de Normandie présentant des caractéristiques « orientales » (Airan, certaines tombes de Saint-Martin-de-Fontenay). Il s'agirait de groupes barbares participant à la défense du Litus saxonicum (ou, mieux, du Tractus armoricanus et nervicanus) au Ve siècle. La question se pose de leur lien avec les Alains du nord de la Loire. Les tombes de cavaliers du Dijonnais sont attribuées, comme on l'a vu, à une communauté barbare militarisée assurant probablement une forme de défense locale. M. Kazanski et P. Périn (1997) trouvaient aux mobiliers des affinités « sarmatogermaniques », et nous nous rallions volontiers à ce diagnostic. On pourrait alors imaginer un lien avec les colonies de Sarmates gentiles attestées dans cette partie de la Gaule, peut-être celles relevant de la préfecture de Langres — si toutefois on admet l'image traditionnelle de « gendarmeries » locales fournies par ces établissements (cf. discussion au chap. I, 3). Le « groupe rhodanien » de crânes modelés, tout comme le fragment de miroir nomade de Saint-Sulpice, pourrait refléter les liens entre Alains et Burgondes. Ces liens ont dû être établis dès 406/7, au moment où Alains et Vandales ont probablement traversé le territoire burgonde sur la rive droite du Rhin pour atteindre le fleuve et entrer en Gaule. Ils sont en tout cas formellement attestés en 411 lors de la proclamation de l'usurpateur Jovin par le chef alain Goar et le roi burgonde Gundahar. Dans la seconde moitié du Ve siècle, la région de Valence où avaient été installés en 440 les Alains de Sambida fut annexée par le royaume burgonde. Il faut noter que le royaume burgonde dans sa plus grande étendue englobait aussi diverses anciennes implantations sarmates.

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Dans la même région, la fibule en forme d'insecte de Beaurepaire-d'Isère, qu'E. Salin considérait comme un témoin de l'invasion de 407-409, peut aussi être attribuée à ces Alains du Valentinois (Beaurepaire se trouve à 45 km à peine de Valence). Tous ces rapprochements doivent évidemment être considérés comme de simples hypothèses — d'autant que les vestiges signalés peuvent correspondre, rappelons-le, à des familles ou à des individus isolés plutôt qu'aux communautés mentionnées par les sources.

Ce que l'on n'a pas trouvé, et pourquoi On peut aussi réfléchir, dans cette perspective de recoupement entre archéologie et histoire, à ce que l'on n'a pas trouvé. En particulier, les Alains installés au début des années 440 dans le Valentinois et surtout au nord de la Loire n'ont pas pour l'instant d'identité archéologique. On peut en donner deux raisons. Premièrement, les découvertes sont par nature aléatoires. Personne en France n'a jamais cherché, de façon spécifique et systématique, des vestiges sarmato-alains (jusqu'à une date récente, d'ailleurs, les archéologues français n'étaient guère armés pour les identifier, sans même parler des « antiquaires » des siècles passés). Si des tombes alaines sont un jour découvertes dans la Beauce, par exemple, ce sera par hasard, probablement lors de travaux. Deuxièmement, les artefacts (lames à encoches) ou les pratiques les plus caractéristiques (comme la tombe surcreusée de Krefeld-Gellep avec son miroir brisé) rappellent probablement des migrants de première génération. Les groupes sarmates ou alains n'ont guère pu conserver une « culture matérielle » très typée que durant une ou deux 110

générations — même si la notion d'une identité distincte a pu survivre plus longtemps, notamment chez les Alains « païens ». Or, il faut rappeler que les établissements alains définitifs n'ont été créés qu'au début des années 440, c'est-àdire plus de trente ans après l'entrée en Gaule des communautés considérées (en supposant évidemment que ces Alains soient bien ceux de 407 — cf. chap. I, 4), et que le principal, celui du nord de la Loire, n'a peut-être existé qu'une dizaine ou une vingtaine d'années. Il y a finalement davantage de chances de trouver des traces archéologiques des Alains en Gaule du Nord-Est, où ils dû résider de 407 à 440 environ, que dans l'Orléanais. Il en va de même des colonies sarmates, et on peut signaler à cette occasion qu'en Italie du Nord, où de telles colonies étaient nombreuses, aucun objet indubitablement sarmate n'a encore été découvert. Cela n'empêche pas, bien sûr, de rêver à la découverte des tombes des rois alains Goar et Sangiban, ou de la stèle funéraire d'un préfet de Sarmates gentiles à Poitiers ou Langres (des inscriptions évoquant les troupes sarmates ont été trouvées en Angleterre). Evaluation d'ensemble Si l'on prend un peu de hauteur pour essayer d'apprécier la signification globale des trouvailles archéologiques, on remarque leur nombre, et leur dispersion [pl. VI]. Le nombre est, bien sûr, tout relatif. Mais si nous éliminons, outre les erreurs et les cas douteux (chap. II, 5), tous les ensembles invoqués à un titre ou un autre qui ne présentent pas de marqueurs sarmato-alains caractéristiques (chap. V, 4), et sans tenir compte des crânes modelés même précoces, il nous reste une série non négligeable de vestiges : les tombes d'Airan / Moult, Reims, Hochfelden, Krefeld-Gellep, les lames à encoches de Sainte-Livrade-sur-Lot et Flins, les miroirs ou fragments de miroirs de Troyes et Saint-Sulpice... 111

Ce résultat (qui est, soulignons-le, un minimum) prend son sens quand on le compare aux traces archéologiques peu abondantes laissées en Gaule par des peuples entiers, comme les Wisigoths et les Burgondes ou, à une époque postérieure, les Scandinaves en Normandie. Cela suggère — et ce n'est pas en désaccord avec les sources — la présence en Gaule d'assez nombreux Sarmates et Alains. Et, outre les cas incertains qu'on peut vouloir y ajouter (certaines boucles d'oreilles en croissant renflé, les tombes de cavaliers des environs de Dijon, etc.), il faut penser à tout ce qui, dans les fouilles anciennes et les collections publiques ou privées, n'a pas été reconnu. Rappelons que certains, objets parmi les plus caractéristiques n'ont été identifiés que longtemps après leur découverte (miroirs de Reims et de Troyes — d'ailleurs identifiés « à titre posthume » après leur perte — et lames à encoches de Sainte-Livrade). On peut parier que beaucoup d'autres ont disparu sans jamais avoir été remarqués, ou dorment encore dans des réserves et des dépôts. L'autre caractéristique de ces vestiges est leur dispersion géographique. On les rencontre sur le Limes rhénan, mais aussi un peu partout ailleurs, sans concentration signicative. Ce n'est pas vraiment surprenant. Les sources évoquent au moins six préfectures de Sarmates gentiles, c'est-à-dire au moins six constellations de petites colonies éparpillées dans diverses provinces gauloises (et nous soupçonnons qu'il en existait bien davantage), ainsi que les « Sauromates » du Hunsrück, et plusieurs groupes d'Alains, distincts ou non, dont émergent au début des années 440 les communautés établies près de Valence et au nord de la Loire. Il faut y ajouter les familles et individus isolés. Tout cela veut dire que, dans la première moitié du V e siècle, Sarmates et Alains devaient être un élément relativement courant et habituel du paysage humain de la Gaule. 112

III- LES TRACES LINGUISTIQUES ET CULTURELLES Ce dernier chapitre est consacré à toutes les traces non matérielles des Sarmato-Alains dans l'ancienne Gaule. Outre le vaste et classique problème de la toponymie, cela concerne des noms de personne et des éléments de vocabulaire, ainsi que divers faits culturels allant des souvenirs conservés par la mémoire historique aux survivances du modelage crânien. Bien entendu, plus encore qu'en matière archéologique, il est nécessaire d'approcher ces données avec prudence et une bonne dose d'esprit critique.

1-La toponymie La toponymie (au sens large, y compris l'hydronymie) occupe une place importante dans l'étude conduite ici. On considère traditionnellement que d'assez nombreux noms d'agglomérations dérivent des ethnonymes des Sarmates et des Alains, et on a cherché aussi des toponymes ou hydronymes contenant des termes de leur langue ou des noms propres. Ces étymologies ne font cependant pas l'unanimité. D'une part, certains chercheurs nient en bloc l'existence de cette couche toponymique sarmato-alaine et expliquent tous les noms proposés par des racines locales. D'autre part, même si l'on admet le principe de toponymes (ou hydronymes) remontant effectivement aux Alains ou aux Sarmates, il est parfois difficile de les isoler d'appellations voisines dérivant d'autres sources. Considérations méthodologiques Avant même de présenter les données toponymiques ellesmêmes et le débat qui les concerne, il faut donc rappeler quelques éléments de méthode. 113

La recherche de toponymes « sarmates » ou « alains » n'a rien de fantaisiste ou de romantique. L'existence en France de noms de lieux (ou de cours d'eau) basés sur les ethnonymes de divers groupes barbares établis en Gaule à la fin de la période romaine et durant les Grandes Invasions, sur des anthroponymes ou des mots provenant de diverses langues germaniques — cela en dehors des zones germanisées linguistiquement comme l'Alsace — est un fait avéré. Chaque cas particulier peut et doit être discuté, mais la réalité du phénomène dans son ensemble est incontestable, et la plupart des spécialistes admettent, par exemple, que le toponyme normand d'Almenèches rappelle des Alamans (qui plus est, sous la forme d'un adjectif germanique * alamannisk-), ou les Marmagne et Marmogne celui des Marcomans (Marmagne en Côte d'Or, Marcomania en 722 ; Marmogne dans le Loiret, Marcomaniam en 990, etc.). Compte tenu de l'effectif probablement non négligeable en Gaule, d'une part des Sarmates gentiles des diverses « préfectures », d'autre part des groupes d'Alains plus compacts installés près de Valence, sur la Loire et probablement ailleurs, il serait curieux qu'il n'en subsiste absolument aucune trace ; en cela, la position de refus absolu que l'on rencontre chez certains toponymistes est trop systématique. Il est sûr, en revanche, que cette recherche a beaucoup souffert d'amateurisme. Les grands toponymistes classiques (A. Longnon, E. Nègre, A. Dauzat...) citaient une ou deux dizaines de toponymes. Ces listes, qui contiennent surtout des noms de communes, peuvent être notablement allongées par l'ajout de toponymes semblables non repérés précédemment, en particulier des noms de lieux-dits : nous en avons d'ailleurs découvert plusieurs lors de la rédaction de cet ouvrage. Certains auteurs non spécialistes ont écumé les répertoires pour compiler toutes les appellations qui leur paraissaient suggestives. Mais tout ce qui commence par Al114

ou par Sarm/Serm- n'est pas nécessairement alain ou sarmate, comme nous le verrons dans l'étude des différentes séries. Le matériel doit être « préparé » de façon aussi rigoureuse que possible. La réalité du toponyme doit être vérifiée. Les formes anciennes doivent être citées chaque fois qu'elles peuvent être trouvées. Le contexte linguistique (langues régionales, dialectes...) doit être pris en compte, ainsi que d'éventuelles particularités graphiques et orthographiques des anciens textes. On prendra garde à la grande variabilité des micro-toponymes, c'est-à-dire des noms de lieux-dits. Les étymologies doivent être convaincantes. Une vague ressemblance ne prouve rien, surtout s'il existe des explications alternatives basées sur des termes celtiques, latins ou romans, germaniques (ou, dans les régions concernées, bretons, basques, etc.). Elles doivent aussi être vraisemblables. Ces précautions prises, nous présenterons successivement ici les toponymes qui pourraient remonter au nom des Sarmates [pl. Va], ceux pouvant être basés sur le nom des Alains [pl. 'OUI], en indiquant à chaque fois les autres hypothèses avancées (on trouvera également en annexe 3 une liste de toponymes pouvant être attribués aux Taifales) et les recoupements possibles avec les données historiques. Nous verrons ensuite quels noms pourraient provenir d'anthroponymes, ou de vocables, sarmato-alains. Tous les toponymes mentionnés dans l'exposé qui suit sont localisés par commune et département. Nous avons pris le parti peu élégant, mais pratique, d'utiliser pour ce faire le numéro de ce dernier. Les formes anciennes sont indiquées en italiques, avec leur date d'attestation. On aura donc par exemple, pour une commune : Sermaise 91 (Sarmesia 1272) ; pour un lieu-dit : La Charmasse, à Genouilly 71 (Villa Sarmatica 876). 115

Toponymes pouvant être basés sur le nom des Sarmates La série « sarmate » la plus répandue est celle des Sermaise / Sermoise avec leurs variantes : ❑ Sermoise 02 (Sarmasia 1123, Sarmaises et Sarmoise y. 1172). ❑ Sermois, village détruit à Martigny-le-Franc 02. ❑ Sermoise, à Champignol-lez-Mondeville 10 (Sermasia 1093, Sarmasia 1121, Salmasia 1224). ❑ Les Sermoises, à Marolles-sous-Lignères 10 (Sarmoise 1515). ❑ Salmaise 21 (Sarmacia 861, Sarmatii castrum 1010, Sarmatiense castrum / Sarmatia 1035). ❑ Sermoise, à Vandenesse-en-Auxoix 21 (Sarmaise XIX' siècle). ❑ Sermaise, à Maves 41. ❑ Sermaise, à Cordelle 42 (Sarmayses 1304, Sermayses 1310, Sermeyses 1340, Cermaise sur la carte de Cassini, Charmèse sur une carte d'Etat-Major du XX e siècle, Jarmeize dans l'Atlas cantonal du Département de la Loire, 1887). ❑ Sermaize, à Luré 42 (Sermayses 1376). ❑ Sermezes, Sermey (1341), hameau disparu à SaintMarcellin-en-Forez 42. ❑ Sermaise à Sainte-Foy-Saint-Sulpice 42. ❑ Sermaises 45 (Sarmatia 836, Sarmasia 839, Villa Sarmasia 988, Sarmesia 1074, Sarmasia 1196, Sarmesie 1350). ❑ La Se[r]moise, à Concourson-sur-Layon 49 (La Sermaise XIX' siècle). ❑ Sermaise 49 (Sarmasias 1060, De Sarmasiis 1075, Sarmeisses 1239). ❑ Sermaize-les-Bains 51 (Sermasia 1093, Sarmasia 1094, Salmasia 1211, 1265, Sermaisse 1298, Sarmaisia 1348, Sermoise 1508, Sermaizes 1547, Sermaise-sur-Saulx 1845). ❑ Sermaise, à Annay 58 (Sermaisia 1318). 116

❑ Sermoise-sur-Loire 58 (Sarmasia 903). ❑ Sermaize 60 (Sarmaizes 1174, Sarmesia 1180, Sarmaises 1203, Sarmaises 1226, Sermoize y. 1300). ❑ Sermesy, à Charentay 69. ❑ Sermaize, à Chatenay 71 (une colline dominant le village se nomme Mont Sermay). ❑ Sermaisey, à Laives 71 (Sermaizé XIXe siècle). ❑ Sermaize-du-Haut et Sermaize-du-Bas, à Poisson 71, sur la rivière Sermaize, affluent de l'Arconce. ❑ Sermaize, à Vendenesse-les-Charolles 71. ❑ Sermaise, à Pruillé-l'Eguillé 72 (Salmaise, Sarmaise 1881). ❑ Sermaise, à Bois-le-Roi 77 (Sarmesia 1237). ❑ Sarmazes, à Souel 81 (Sarmadas 921, Sarmases, Sarmasas 1516). ❑ Sarmasia, hameau disparu à Pontigny 89 (Sarmasia 877, 884, 1157). ❑ Sermoise, à Fleury 89 (Sermoise 1490). ❑ Sermaise 91 (Sarmesia 1272). Il existe aussi un « Prieuré de Sermaize », à Nieul-sur-Mer 17. Les formes les plus anciennes (Sarmasia, Sermasia, Sarmesia...) paraissent refléter le latin Sarmatia « Sarmatie », employé pour désigner un établissement de Sarmates : cf. les noms du type « Chinatown », « Little Italy », etc. Il convient probablement d'ajouter à cette série : ❑ Sormoise, à Lainsecq 89. Une forme diminutive *Sarmasiol- / *Sarmatiol- semble être à l'origine de trois et peut-être quatre toponymes par ailleurs différents : ❑ Saumaise, à Semur-en-Auxois 21 (Sarmasiolas 1140) ; -u< *-/- < *-r-, cf. Salmaise, également en Côte-d'Or. G. 117

Taverdet (1994) signale des toponymes semblables dans deux autres communes du même département : La Combe Saumaise à Chaux, et Le Pré Saumaise à Saint-Julien ; il les attribue toutefois au patronyme de la famille locale de Saumaise et les considère comme des formations récentes. ❑ Sermaseul, hameau disparu à Saint-Gervais-sur-Couches et Dracy-les-Couches 71. 1:1 Sermerolles, hameau détruit à Moutiers-en-Beauce 28 (Sarmesoles 1273). ❑ Sermizelles 89 (Sarmisole XIIe siècle). Une série propre à la Charente-Maritime est celle des Sarmaselle / Sarmadelle : La Sarmaselle, à Royan 17 ; Le bois de la Sarmazelle, à Coux 17 ; Les Sarmadelles, à Fontaine d' Ozillac 17 ; Les Sarmaselles, à Chadenac 17 ; Les Sarmazelles, à Tugeras-Saint-Maurice 17 ; Les Sarmazelles, à Saint-Eugène 17. Ces toponymes peuvent provenir d'un nom local du « chiendent » : sermezel / sarmazel [lei / sarmadel[e] (cf. toutefois supra Sermizelles 89). A ce premier corpus, on peut ajouter trois petites séries concentrées chacune sur un territoire réduit : Saône-et-Loire pour Sermesse, Cher pour Sermelle (sur la base des formes anciennes), Allier pour Sermasse. Ces variantes s'explique par des particularités dialectales locales, le prototype étant toujours *Sarmasia. Type Sermesse : CZI Sermesse 71 (in Sarmase 985, Sarmaticum cenobium sur un ancien sceau du prieuré). IL1 Sermesse, à Sainte-Hélène 71. ❑ En Sarmesse, à Saint-Clément-sur-Guyé 71 (si ce n'est pas un nom de famille — lui-même dérivé d'un toponyme ?). Type Sermelle : ❑ Sermelle, à Lazenay 18 (Sermaise 1353, 1597). 118

❑ Sermelle, à Saint-Baudel 18 (Sarmeses 1286, Sermeres 1395, Sermel 1667) ❑ Sermelle, à Mareuil-sur-Arnon 18 (Sarmeses 1286, Sermeses 1406). ❑ Cermelle, à Saint-Pierre-de-Jards 36 ? Malgré l'orthographe et l'absence de formes anciennes, G. Taverdet (1994) rattache ce toponyme à la série des Sermelle. Type Sermasse : ❑ Sermasse, à Viplaix 03 (Sarmasse XIX' siècle). ❑ Sermax, à Bransat 03 (pré dit de Sermax 1562 ; -x final = s). On trouve un Sarmasse à Châtillon / Tsateillon dans le Vald'Aoste italien. Un problème plus complexe se pose avec le passage de la sifflante initiale à la chuintante (-s- > -ch-). Le produit de cette évolution tend en effet à se confondre avec le nom du « charme ». Parmi les noms de ce type, certains peuvent cependant être rattachés à la série « Sermaise » grâce à leurs formes anciennes : ❑ Charmasse, à Mesvres 71 (Sarmace, Salmace 1300). Ull Charmoissy, à Montret 71 (Sermoisse 1270). IZI La Charmasse, à Genouilly 71 (Villa Sarmatica 876 !). On remarque que ces trois toponymes sont concentrés en Saône-et-Loire, à proximité de nombreuses autres localités à nom « sarmate ». Dans d'autres cas, les éléments de vérification font défaut. Il existe plusieurs types problématiques : Charmoisy, à Orcier 74 ; Charmussy, à Pradines 42 ; La Charmoise, à Vennecy 45 (château homonyme à Pontlevoy 41) ; La Charmatte, à Mervans 71; Le Charmas, à Saint-Paul-de Varces 38. Les très nombreux [La / Le] Charmois / Charmoy, Charmette, 119

Charmotte, etc., tiennent probablement plus de la « charmille » que de la colonie sarmate. Les toponymes en chai- ou chau-, sauf forme ancienne révélatrice, peuvent plutôt dériver du nom du « chaume », ou de la base toponymique pré-latine *kalm-, chère aux toponymistes. On peut citer : -Chaumaselle, à Saint-Julien-le-Genete 23 et Chalmazel 42 (Chalmazel 1214) — ce dernier village ayant été le théâtre d'une mystification relatée en annexe 2 ; G. Taverdet (1994) explique Chalmazel par *calmis « chaume, friche » + *mazel, diminutif de « mas ». -Le type répandu Le[s] / La Chalmet[te][s], par ex. Les Chalmettes, à Ceillac 05 (in Chalmasso 1387). -Un type Le[s] Chauma[t]s, courant dans l'Allier, où les toponymes comme La Chaume, Les Chaumes sont eux aussi fréquents. D'autres noms fréquemment cités dans les listes de toponymes « sarmates » paraissent aussi problématiques. C'est le cas des noms à finale en -ge : Salmage, à Rancogne 16 ; Sermange 39 (Sarmages, Sermages, Sermaiges XIIe-XVe Sermangis 1120) ; Sermage à Saint-Cyr-les-Vignes siècle, 42 (Sarmages 1302, Salmages 1302, 1355, Sermage dans l'Atlas cantonal du département de la Loire, 1887). Sermages 58 (Sarmaigues 1287, Sermagiis 1576) ; Les Saumages, à La Montagne 70 ; Les Saumages, à Auxelles-Bas 90 ; Sarmège, à Boissezon 81 ; Sermeja, à Saint-Michel-Labadié 81. Pour les partisans de l'hypothèse sarmate, ces noms dérivent d'un prototype *sarmatica. Il en va de même des types à finale en dentale (-t- ou —d-) : Sermet, à Prades-Salars 12 ; Sermadiras, à Saint-Ybard 19 (Sarmadeiras, 1125 < *sarmatarias ?) ; La Sarmade, à Grand-Castang 24 ; Sermet, château à Loubejac 24 120

(Sermetum 1310) ; Sermet, à Montcuq 46 ; Sermet, à Castelmoron-sur-Lot 47. On peut leur ajouter Sermiers 51 à cause de la première forme connue (Sarmedum 850, Sarmiers 1200, Saumiers XIIIe siècle). Selon des toponymistes comme A. Longnon et A. Vincent, Sarmedum / Sermiers proviendrait de *Sarmatae. On a vu précédemment que Sarmazes, à Souel 81, était Sarmadas en 921. Il y a enfin quelques noms isolés d'origine incertaine : Salmiech 12, Sermentizon 63, n'ont probablement rien à voir avec les Sarmates. Quelques toponymes renvoyant directement au nom des Sarmates figurent dans des sources anciennes — tous n'ont sûrement pas été repérés. G. Lagneau (1877) mentionne, dans un acte médiéval, un Sarmatii Castrum qu'il situe en Alsace. Mais c'est une erreur d'interprétation : le texte qu'il cite figure dans le Recueil de plusieurs pièces curieuses servant à l'histoire de Bourgognes, choisy parmy les titres les plus anciens de la chambre des comptes de Diion (Paris, 1664). Il dit : « Giraldus et Mainsnida vendunt clericis Sarmatii Castri quamdam terram in comitatu Alsensi, anno 1009. » Il s'agit donc d'une terre située non en Alsace, mais dans l'Auxoix, et vendue aux moines de Sarmatii Castrum, c'est-à-dire de Salmaise en Côte-d'Or (en 861 : « In pago Alsence [...] in villa Sarmacia »). Une vieille route traversant les Vosges dès l'époque romaine a porté le nom de Strata Sarmatarum. Son tracé exact est discuté. D'après divers auteurs (cf. « Les Sarmates... », 1894-95), sa véritable appellation aurait toutefois été Strata Salinatorum «Route du sel, Route des sauniers », « Voie saulnerelle », ce que confirmerait toute une série de toponymes liés au sel sur son parcours (Saâles / Saal dans le Bas-Rhin, etc.). La mention de Sarmates serait due à une 121

faute commise par le copiste lors de la transcription, en 1628, d'une charte (fausse !) prétendument octroyée en 661 par le roi d'Austrasie Childéric II à l'abbaye de Senones. Cette correction a récemment été réaffirmée par P. Juillot (2001 ; cf. aussi M.-T. Fischer, 2007). Mais l'auteur ruine quelque peu sa propre argumentation en ajoutant que la mention de la Strata Sarmatarum figure sur un diplôme de l'empereur Othon Ier (mort en 973) en faveur de cette même abbaye, ce qui veut dire que la « faute », si c'en est une, remonterait au moins au Xe siècle. On peut se demander si deux appellations proches ne se sont pas confondues. Il n'y a aucun doute sur l'existence d'un commerce du sel par cette route, ce 'qui n'empêche pas que des Sarmates aient pu laisser un souvenir dans la région. L'un des tracés proposés passe par des localités appelées Sermersheim (67) et Xermamenil — prononcé /Sermamenil/ (54). L'étymologie de Sermersheim est considérée comme obscure (« foyer de *Sermer- ? »). Localement, le nom de Xermamenil est interprété comme « moulin de Germain », mais l'élément Xerma-, Serma- est d'origine incertaine. Dans un texte inédit des années 1780, l'érudit Félix Poma appliquait curieusement le nom de la voie à la localité de Saâles : « Sales, village d'Alsace, est appelé Strata Sarmentorum, à raison du chemin qu'ont suivi les Sarmates, les Vandales ou Hongrois [sic U pour pénétrer en Austrasie.» (Essai sur les Vosges, par Félix Poma, de Phalsbourg, 1786, ms. N° 88 de la Bibliothèque municipale de Saint-Dié). En Rhénanie, un ecclésiastique de Kirchberg, du nom de Heep, avait proposé en 1852 d'attribuer aux Sarmates les noms de plusieurs villages du Hunsrück — à peu près là où Ausone avait signalé ses colons « sauromates » : Sohren, Niedersohren, Sorshied, Sohrbach (G. Schellack et W. Wagner, 1981). Cette assertion encore répétée aujourd'hui avait pourtant été contestée dès 1897 par L. Armbrust, pour qui les noms du type Sohren signifiaient « sécheresse ». De 122

toute façon, les formes anciennes montrent bien qu'ils n'ont rien à voir avec les Sarmates (pour Sohren : in Sororo marca, 846, Sorene 1183, etc.), qui ne semblent pas avoir laissé de traces toponymiques dans la région. Pour en revenir à la série principale (type Sermaise, etc.), son lien avec les Sarmates a fait l'objet de deux contestations radicales de la part d'auteurs compétents et bien documentés. M. Roblin (1969) constate la présence, sur plusieurs des sites qui nous intéressent, de sources minérales : par exemple, à Sermaize dans la Marne, une « source minérale froide, sulfatée, magnésienne et ferrugineuse », peut-être connue dès l'époque romaine. Il en conclut, peut-être un peu vite : « Le caractère commun de tous ces terroirs est donc bien discernable, une richesse minérale de nature diverse, le fer le plus souvent, parfois sous la forme de sources salutaires, et de ce fait qualité agricole médiocre, défrichement tardif, avec prédominance des hameaux sur les villages, raison majeure de la rareté des vestiges anciens. Cette acidité, ferruginosité ou salinité, suggère un rapprochement avec des termes définissant justement la qualité de certains corps dont le goût se rapproche de celui du sel... » En définitive, M. Roblin explique les toponymes « sarmates » par des dérivés des termes latins salgama « saumure » et salmacidus « saumâtre », complétés par différents suffixes tels que -oise, -asse, -esse... Il en rapproche le double nom de la « Route des Sarmates » vosgienne citée plus haut (Strata Sarmatarum 949, Via quae Salinaria dicitur 1222, Voie Salnerelle 1437...), et la série des type Sarmaselle :

123

« Le diminutif; sermeselle, a seul vécu jusqu'à nos jours, avec le sens restreint de terre à chiendent, dans les confins de la Saintonge et du Périgord. » L'auteur ajoute à ces toponymes « saumâtres » divers noms comme Samoreau et Samois en Seine-et-Marne, Semesanges en Côte-d'Or, etc., qui n'ont rien à voir avec le dossier sarmate. Il ajoute cette note révélatrice : « Ces conclusions rejoignent celles que nous avons déjà formulées à propos des établissements supposés des Maurétaniens et des Marcomans en Gaule. » Ce travail s'inscrit en effet, comme celui de G. Taverdet qui va être présenté maintenant, dans une attaque générale contre la toponymie « ethnique » barbare en Gaule. G. Taverdet (1994) s'est penché principalement sur les nombreux toponymes « sarmates » de Bourgogne, mais a élargi son propos aux noms similaires de l'ensemble de la France, et aux toponymes « alains » et « marcomans ». Il remarque d'abord que l'archéologie n'a décelé en France « aucune trace de Sarmates » — ce qui est, comme on l'a vu, faux. Il critique ensuite la théorie susmentionnée de M. Roblin :

« Ces mots [salmacidus, etc] sont en relation avec le vocabulaire de la cuisine ; ils sont rattachés à l'idée de "saumure" et on imagine mal comment ils auraient pu avoir par la suite une descendance toponymique. » « Le sel nous semble absent en particulier des lieux bourguignons que nous avons étudiés. » Pour lui, la clef de ces toponymes réside plutôt dans la situation élevée des sites. Certes, dit-il, « on pourrait en conclure que des cavaliers sarmates étaient établis précisément en des lieux où ils pouvaient surveiller facilement les mouvements suspects. » Il propose néanmoins d'expliquer les noms « sarmates » par le gaulois *talamon 124

« talus » (irlandais gén. talman « terre ») et une « base hypothétique *talamasia» (avec le suffixe, supposé celtique, *-asia).

Cela contraint à quelques acrobaties phonétiques dont l'auteur reconnaît la difficulté — tout en les argumentant brillamment — : le passage de t- initial à s-, et le passage de -là -r-, pour obtenir finalement *talamasia > *salamasia > *sarmasia. Le sens primitif du mot serait quelque chose comme « coteau ». Là encore, la liste habituelle de toponymes est allongée par des noms sûrement sans rapport avec le sujet, comme Sammissieu à Ceyzérieu dans l'Ain, Semezanges en Côted'Or, etc. Comme M. Roblin, G. Taverdet s'est appliqué à contester aussi les liens de certains toponymes avec d'autres noms de peuples barbares : ici, les Alains (cf. infra) et les Marcomans. Que penser de ces théories ? Elles nous paraissent plus compliquées et souvent moins conformes aux faits que l'hypothèse sarmate. Les critiques de G. Taverdet sur les prétendus « terrains saumâtres » de M. Roblin sont fondées : indépendamment de la vraisemblance d'une dérivation à partir des termes latins invoqués, certains des sites ne correspondent pas à cette description. Seulement, il en va de même des « coteaux » du second auteur. Si des sites comme Salmaise en Côte d'Or sont effectivement escarpés (ce qui cadre bien avec un établissement militarisé !), certains autres sont plutôt situés en rase campagne. Pour admettre la « saumure » de l'un ou les « talus » de l'autre, il faut surtout admettre que les formes anciennes apparemment claires comme Sarmasia / Sarmacia sont toutes, soit des coïncidences phonétiques pour le moins 125

extraordinaires, soit des réfections dues à des clercs qui auraient latinisé des toponymes en les rapprochant (pourquoi ?) du nom des Sarmates. S'il faut parier sur des probabilités, nous pensons qu'un nom du haut Moyen Age comme Villa Sarmatica a plus de chances de renvoyer effectivement au nom des Sarmates que de représenter * Villa Salmacida ou un dérivé du très hypothétique *talamasia / *salamasia.

G. Taverdet, auquel nous avions écrit, nous avait répondu : « Il serait sans doute intéressant d'organiser un colloque sur la question entre les "croyants" et les "non-croyants". »

(Lettre à l'auteur du 4 janvier 1995). L'idée reste bonne, et les termes de « croyants » et « non-croyants », même employés ici avec humour, rappellent fort opportunément que trop souvent, les diverses théories ne servent qu' à démontrer de façon plus ou moins convaincante des positions arrêtées a priori. Une autre idée à retenir des travaux de cet auteur est que, même si un toponyme remontait bien au nom des Sarmates, il ne désignerait pas forcément pour autant une colonie sarmate : il peut rappeler le nom ou le sobriquet d'un individu d'origine sarmate ou non. Il faut enfin verser au dossier les toponymes suposés « sarmates » connus dans d'autres pays. Paraéin, en Serbie, s'appelait dans l'Antiquité Sarmates ; on a là un exemple de la façon dont le nom des Sarmates a pu devenir celui d'une localité (qui plus est, ici, sous une forme incorrecte : on aurait attendu *Sarmatae !). On verra plus loin le cas de l'Italie du Nord. La toponymie « sarmate » et les préfectures de Sarmates gentiles : recoupements

On a, depuis longtemps, proposé des rapprochements entre la localisation des Sarmates en Gaule par les sources antiques et 126

les résultats des enquêtes toponymiques (cf. déjà H. de Plamare et M. Rouvet, 1883). Bien sûr, les limites de cette démarche sautent aux yeux : on rapproche des éléments qui sont, pour les uns incomplets, pour les autres incertains. Pour autant, on ne peut faire l'économie de cette mise en parallèle. Nous avons repris le dossier en ne prenant en compte que les toponymes les plus vraisemblables. Les résultats sont variables suivant les zones considérées, mais certains sont intéressants. - A Poitiers : Aucun toponyme « sarmate » ne se trouve à proximité immédiate de Poitiers. Au nord, dans un rayon de 80 à 100 km, on trouve deux localités du Maine-et-Loire (Sermaise, La Se[r]moise à Concourson-sur-Layon). Au nord-est, Sermaise, à Maves 41, et la série des Sermelle du Cher, sont encore plus éloignés (130-140 km). Comme nous ne savons pas quelle pouvait être l'étendue d'une préfecture de Gentiles, il est difficile de tirer ici une conclusion quelconque. A noter que les Taifales, associés aux Sarmates dans cette préfecture de Poitiers, semblent bien attestés par la toponymie (La Tiffaille, à La Chapelle-Montreuil, et les Tiffolières, à Liniers ; ces deux localités encadrent Poitiers au sud-ouest et au nord-est respectivement ; plus loin, on peut citer Tiffauges en Vendée). - De Cora à Paris : Dans l'Yonne, Sermizelles se trouve à proximité immédiate de l'ancienne Cora. Dans le même département, sur la ligne vers Paris, figurent Sormoise, à Lainsecq ; la Sarmasia disparue, à Pontigny ; Sermoise, à Fleury. Plus loin, on trouve Sermaise, à Bois-le-Roi 77. On peut éventuellement y ajouter les localités au sud-ouest de Paris : Sermaises 45, Sermaise 91, Sermerolles à Moutiersen-Beauce 28. 127

- Entre Reims et Amiens : Sermoise 02 et Sermaize 60 sont parfaitement alignés sur ce parcours (le cas de Sermiers, comme nous l'avons exposé, paraît plus douteux). - Sur le tractus de Roanne (?) : On a vu que la mention de la Notice des dignités, per tractum Rodunensem et Alaununorum, était d'interprétation difficile. S'il s'agit bien de Roanne, on peut citer dans la Loire Sermaise, à Cordelle, Sermaise, à Sainte-Foy-Saint-Sulpice, et Sermaize, à Luré. Plus loin au sud existait le hameau disparu de Sermezes à Saint-Marcellin-en-Forez. Au nord, certains toponymes « sarmates » du sud de la Saône-et-Loire pourraient relever de cette même préfecture (E. Fournial, 1973) [pl. XXIV]. - A Langres : On pourrait attribuer à cette préfecture, au nord-ouest (dans l'Aube) Sermoise, à Champignol-lesMondeville, et Les Sermoises à Marolles-sous-Lignères — si ces localités ne relevaient pas de la ligne de Cora à Paris ; au sud-ouest, en Côte-d'Or, Salmaise près de Dijon (Dijon était au Ve siècle une résidence des évêques de Langres, ce qui peut suggérer des liens administratifs à l'époque romaine tardive), et Saumaise, à Semur-en-Auxois. La remarquable concentration de toponymes « sarmates » de Saône-et-Loire peut être rapprochée de l'hypothétique préfecture d'Autun — si le Au- mutilé de la Notice des dignités correspond bien à Augustodunum. D'autres groupes, notamment les Sermelle / Cermelle du Cher et de l'Indre, n'ont pas de correspondance dans les sources. En définitive, les meilleures adéquations apparaissent, assez naturellement, là où les préfets exerçaient leur juridiction sur une ligne s'étendant entre deux sites bien identifiés et que l'on peut tracer sur une carte. Ajoutons que, de façon générale, les toponymes « sarmates » des séries les plus vraisemblables (Sermaise, etc.) sont répartis plutôt dans 128

l'intérieur de la Gaule qu'à ses frontières, tout comme les préfectures de Gentiles. Ce type de recoupement peut s'effectuer, à titre de comparaison, dans le cas de l'Italie du Nord, où l'implantation de nombreux groupes de Gentiles sarmates est attestée par la Notice des dignités : outre le Sarmasse du Val d'Aoste déjà cité, on a ainsi Sarmato (province de Plaisance en Emilie-Romagne), Sermide (province de Mantoue en Lombardie), Sermazzo (prov. de Bergame), Sarmazza (à Monteforte d'Alpone, prov. de Vérone) et Piccola Sarmazza (prov. de Padoue) en Vénétie, plus hypothétiquement Salmour (prov. de Cuneo ; cf. déjà A. L. Millin, 1816)... Là encore, d'autres hypothèses ont été avancées : D. Olivieri (1961) explique Sarmazzo par « bassura con paludetto », ce qui nous rappelle la proposition de M. Roblin. Néanmoins, dans certains cas, la coïncidence paraît vraiment trop forte, comme à Sarmato, près de Plaisance qui était au V e siècle le siège de l'une des « préfectures » de Sarmates gentiles d'Italie. Dès le VIII' siècle d'ailleurs, Paul Diacre explique que certains villages italiens doivent leur nom aux Sarmates (même s'il invoque plutôt ceux qui avaient suivi la migration des Lombards au VI e siècle). Tout cela nous paraît renforcer la crédibilité de l'hypothèse « sarmate » dans le cas français. Toponymes pouvant être basés sur le nom des Alains Il est très difficile d'isoler les toponymes français qui pourraient dériver du nom des Alains. On peut attendre des noms formés sur le latin Alania, Alani, etc. Le problème est que, dès le haut Moyen Age, Alanus « Alain» est devenu un nom de personne courant, et que des toponymes comme Allainville peuvent désigner aussi bien la « villa de l'Alain » que la « villa du dénommé Alain » — ce dernier pouvant ou non avoir des origines alaines. On prêtera attention à la fréquence de l'anthroponyme Alan / Alain en Bretagne, et à 129

l'existence d'un terme dialectal normand « allain » (cf infra, III, 3). Entrent également en ligne de compte des noms de personne germaniques en *IHJal-, et un thème celtique *alaun- (dont différents auteurs donnent d'ailleurs des interprétations variées, mais dont la diffusion paraît grande). La plus grande prudence s'impose donc et, plus encore que dans le cas des Sarmates, il faut éviter de compiler systématiquement tout ce qui « ressemble » au nom des Alains. Les cas particuliers de Langeais et de la London seront évoqués plus loin à propos des toponymes basés sur des vocables sarmato-alains. Quelques toponymes pourraient représenter le latin Alania, désignant alors une « Alanie », un établissement d'Alains comparable aux « Sarmaties » précédemment évoquées : ❑ Allaines-Mervilliers 28 (Alena 1130). ❑ Aulaines, à Bonnétable 72 (de Alenis 1209). ❑ Allaines 80 (Alania 1095). ❑ Moulin de Lange, lieu-dit non localisé de l'Aude (Molendinum de Alanha 1279). Dans les deux premiers cas, cependant, la forme ancienne rend cette dérivation incertaine. Les toponymes se composant simplement du nom propre Al[l]a[i]n, le plus souvent avec un article, au singulier ou au pluriel, posent le problème indiqué plus haut (ethnonyme ou anthroponyme ?): 1:à Alain / Aleins, à Saint-Trivier-sous-Moignans 01 (Aleins Vine siècle, Alens 1325). ❑ Les Allains / Les Alins, à Montlevon 02. ❑ Les Alains / Les Allins, à Trévol 03. ❑ L'Allan, à Ainay-le-Château 03. ❑ L'Alain, ferme à Pouy-sur-Vannes 10, près du ruisseau Alain dans l'Yonne ; le plus ancien nom connu est Lege, Lallain est attesté au XVIII e siècle. ❑ Allain, à Carville 14. 130

❑ Les Alains, à Aryen 17. ❑ Alain, à Soursac 19. ❑ Allan 26 (et village abandonné de Vieil-Allan). ❑ Alan, 31. ❑ Les Alains, à Braud-et-Saint-Louis 33. ❑ Allain, anciennement Alaincourt-aux-Boeufs 54 (Alanum 836 ; Alamnum 936 ; Alannum 965 ; Ailain / Allein 1305). Non loin se trouve Allamps 54. ❑ Lallaing 59 (Lalain 1120) ; il y a d'autres toponymes en aing dans la région. ❑ Alos 81 (Alanis 962, Alanus, Alas Xlie-XIIIe siècles) est intéressant par ses formes anciennes. Dans des listes comme celle de B. Bachrach (1973) apparaissent aussi, dans le département de l'Eure, un lieu-dit Allains (Fief aux Alains 1394) et un lieu-dit Les Alains, à Saint-Aubin (plusieurs communes de ce nom), que nous n'avons pu localiser. On peut y ajouter les noms qui ont une structure « alan- + suffixe » : -Type *alaniacum : Allagnat, à Ceyssat 63. -Type * alanian- : Alaigne 11 (Alaniano 1129 ; Castrum de Alagnano 1252 ; Alanhan 1257). Allaignes, à Saint-Just 01, peut provenir du nom local du « noisetier ». Alenya 66 a été expliqué par * Alanius, mais aussi par *Allenius ou *Hellenius. -Type * alanicus : Allanche 15 (Elenchae 804, Alancha 1332). Il y a une rivière de ce nom dans le Cantal, affluent de l'Alagnon ; cf. infra à propos de la racine hydronyique *al-. L'étymologie * Alanica villa est très improbable au vu des formes anciennes. -Type * alanet- : Lanet 11 (Alane / Villa de Alianto 951, Alanetum 1320 ; Alhanetum 1331, Ailhanet 1409). 131

-Types *alancio- I * alanso / *alantio- : Alancianus, village disparu près de Narbonne 11 (Alancianus 857, Alencianus 1157, Alaussanum 1360, Stagnum de Alaussano, Alausa, Alensan, 1317-1639) ; Alanson ou Alençonne, château et ancien quartier à Taulignan 26 (probablement l'Alançon ou Alençon cité par diverses listes : Alansonum 1298, Alansone 1355, Capella de Alensone 1499, Alansone 1509) ; NotreDame d'Allençon 49 (mais Alintumno 658 ! Lantionum villa 680-707, Lancian 837, Gauganico de Alenthun 1125-1148, Alençon 1186) ; Alençon 61 (Alencione à l'époque mérovingienne) ; Les Alançons à Camon 80 (mais Allembon 1700 ! Alençon 1730, Les Alançons 1844). Alanczon / Alençon, aujourd'hui Bodieu[c] à Mohon 56, devrait ce nom ancien à la tutelle du duc d'Alençon en 1350. - Noms isolés de formation incertaine : Alland'huy 08 ; Alando 20 ; Algans 81. De nombreux toponymes combinent ce qui paraît être le nom « Alain », sous différentes formes, avec des substantifs dont le plus courant est « ville », à prendre évidemment au sens latin de villa (Allainville, La Ville alain, etc.). Ces constructions sont particulièrement fréquentes en Bretagne, où l'on rencontre des variantes purement bretonnes (LanAlan, Men-Allan), d'autres traduites en français (La Ville alain) ou mixtes (Kerallain). Dans de nombreux cas, il peut s'agir de formations médiévales (Alaincourt / Courtalain) ou même modernes, dont le rapport éventuel avec les Alains n'est ni impossible ni démontrable. -Alain + ville : ❑ Marcillac-Lanville 16 (Alanvilla XII' siècle). ❑ La Ville-ès-Allain, à Plancoa 22. ❑ La Ville alain, à Fréhel 22. 132

❑ Allainville[-en-Drouais] 28 (Villa Alleni y. 820, Allainville 1100). ❑ La Ville-es-Allain, à Saint-Nazaire 44 (est-ce le toponyme Alain cité par diverses listes et non localisé ?). ❑ Allainville-en-Beauce 45 (Alainvilla 1236). ❑ Aillianville 52 (Allanville 1172, Allainville 1402, Ailainville 1446, Allanville 1628). ❑ La Ville allain, à Josselin 56. ❑ Allainville-aux-Bois 78 (Villa Alleni IX' siècle). ❑ Lainville 78 — (La Lainville pour *L'Alainville, mais cette agglomération serait celle appelée Ledisvilla au XIe siècle, d'après C. Rostaing. -Alain + court : ❑ Alaincourt 02 (Halincurt 1168) ; il peut s'agir d'un anthroponyme germanique. ❑ Alincourt 08 (Alaincort 1219). 1:3 Alaincourt, à Courteilles 27 (Alanicuria 1242, Alaincuria dans le IIe Pouillé d'Evreux). ❑ Courtalain 28 (Curia Alenii 1095, Courtollein 1120). ❑ Allancourt, à 51 Mancy (Halancourt 1735, Allancourt sur la carte de Cassini). ❑ Alaincourt 70. -Alain + substantifs divers : ❑Le Pré-Alain, à Berteaucourt-Epourdon 02. ❑ Hôtel-aux-Allains, à Les Loges 14. ❑ Le Pont allain, à Truttemer-le-Grand 14 (sur le sens d' allain en Normandie, cf. infra III, 3). ❑ Porte-Alain, à Trégueux 22. ❑ Roc-Alan, à Sauveterre-la-Lémance 47. r.:1 Allamont 54 (de Alani Monte 1194) a la même structure que les Allainville ou Alaincourt. ❑ Bois de Rochalain à Faucogney-et-la-Mer 70.

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Domalain 35 (de Domno Alano 1330) est à l'évidence un « Saint-Alain » médiéval. -Alain + substantifs bretons : ❑ Kerallain, à Le Faoüet 22 (ker «maison, village ») ; ce type est un équivalent breton des Allainville. ❑ Kerallain, à Plouguernével 22. ❑ Lan-Alan, à Pleudaniel 22 (lan « lande, terrain consacré »). ❑ Men-Allan, au sud de l'île de Bréhat 22 (men «pierre »). ❑ Kerallain, à Baud 56. ❑ Guernalain, à Baud 56 (gwern « aulne, aulnaie »). Ull Ker Alain, à Gourin 56. Il faut enfin évoquer les nombreuses séries dérivées de la base * A[l] on- : Allonnes 28 (Alona v. 954), Allonnes à Villenauve-sur-Conie 45, Allonne, à Donnery 45 (Allona y. 1145), Allonnes 49 (Allona 973), Allonne 60 (Alona y. 1150, 1186), Allonnes 72 (Alaona, Aulana sur une « monnaie mérovingienne ?), Alone 79 (Alona, 956-986), Aslonnes 86 (Alona 799) ; avec suffixe -acum : Allogny 18 (Aloniacum 983), Allogny, à Murs 36, Allogny, à Saint-Mamert 69, Les Allognys, à Pierreclos 71 (Aloniacus 947) ; avec villa : Allonville, à Neuvy-en-Dunois 28 (Alonis Villa 1080), Allonville 80. On peut laisser de côté le type Alligny. Il est vraisemblable que ces toponymes ont une origine celtique et dérivent d'une forme *Alauna ou Alaunos. Certains y ont vu le nom d'une divinité des sources ; P.-Y. Lambert (1995) le traduit par « nourricier » (*ala« nourrir »). Cependant, dans des régions où la présence des Alains est attestée et où existent des toponymes des types Allaines, Allainville, on peut imaginer que certains noms en dérivent et aient subi l'attraction du type indigène *Alauna > *AI -lion-. G. Taverdet (1994) remarque qu'Allonnes, en Eure-et-Loir, se trouve sur la même route romaine ChartresOrléans qu'Allaines. 134

Comme dans le cas des toponymes « sarmates », ceux pouvant dériver du nom des Alains sont contestés, souvent par les mêmes auteurs. Ainsi, G. Taverdet (1994) n'admet, à la rigueur, que la série de type Allaines, tout en préférant généraliser l'explication celtique par *Alauna- : «Les Ala(u)na étaient sans doute des sites dédiés à une déesse gauloise où le voyageur pouvait se désaltérer grâce à un puits. » (dans la foulée, il propose également une explication celtique aux noms « marcomans », et conteste l'origine « taifale » des noms comme Tiffauges). Deux étymologies classiques doivent être abandonnées sans regret : celles qui expliquent par le nom des Alains ceux de l'Aunis (pagus alnensis < *alanensis) et de la Catalogne (*Gothalania, le pays « goth-alain »). G. Lagneau (1877) contestait déjà à juste titre la première. Quant à la seconde, dans la mesure où aucun établissement alain n'est situé par les sources en Catalogne (contrairement aux provinces espagnoles de Carthaginoise et de Bétique), elle est pour le moins douteuse. Le nom de la Catalogne, attesté au Moyen Age seulement, n'a pas d'explication certaine : les Catalauni gaulois ne sont pas signalés dans la région, et divers termes germaniques (goths) et autres ont été proposés. Il faut bien entendu oublier les « découvertes » de l'abbé de la Rue (1835 ; cf. A. E. Poêssel, 1963) qui attribuait aux Alains des toponymes comme Allemagne et Almenèches et y voyait la trace d'un prétendu royaume alain en Normandie. Ces noms dérivent de celui... des Alamans. Certains auteurs ajoutent aux listes de toponymes « alains » des hydronymes et oronymes, c'est-à-dire des noms de cours d'eau ou de reliefs montagneux. Pour les premiers, on peut citer : l'Alagnon (Cantal, HauteLoire, Puy-de-Dôme) ; l'Allaine puis l'Allan dans le Jura suisse, le territoire de Belfort et le Doubs ; l'Alain dans l'Aube et l'Yonne, affluent de la Vanne ; l'Allain, dans 135

l'Oise, affluent de la Viosne, et un homonyme dans le Vald'Oise, affluent de l'Aubette ; L'Alène (anciennement l'Alaine), affluent de l'Aron dans la Nièvre ; le ru d'Allen dans l'Aisne, affluent de l'Ourcq, etc. Ces hydronymes sont généralement expliqués par une racine hydronymique *al-, qualifiée suivant les auteurs de « pré-latine », « préceltique », « pré-indo-européenne »... (cf. A. Dauzat e. a., 1978 : « base pré-celtique »). En ce qui concerne les reliefs, B. Bachrach (1973) signale la Brèche d'Allanz ou Allans dans les Hautes-Pyrénées ; le nom a été audacieusement rapproché de la traversée des Pyrénées par les Alains de Respendial en 409. Ici aussi, les toponymistes préfèrent invoquer une racine *al- qui serait, cette fois, un dérivé de la classique et polymorphe base préhistorique *kal- désignant le « rocher », la « pierre », etc. (A. Dauzat e. a., 1978). On peut trouver que ces racines antédiluviennes sont une façon un peu désinvolte de trouver des étymologies. Mais de toute façon, il y a très peu de chances pour que les hydronymes et oronymes précités aient le moindre rapport avec les Alains. Toponymie « alaine » et implantations d'Alains Comme dans le cas des sarmates, on peut tenter de mettre en parallèle la toponymie et les sources. Les zones à considérer en priorité sont celles où la Chronique des Gaules signale des implantations au début des années 440: les « campagnes désertes de la ville de Valence» et la « Gaule Ultérieure ». En ce qui concerne le Valentinois, on peut citer dans la Drôme le village d'Allan (en fait le site abandonné de VieilAllan au-dessus du village actuel), et moins probablement Alanson / Alençonne, à Taulignan. La moisson est maigre, alors même qu'on imagine bien que les Alains de Sambida 136

auraient pu laisser leur nom aux terres abandonnées qui leur avaient été allouées. En « Gaule Ultérieure », nom qui doit être compris comme désignant la Gaule du Nord, nous savons que les Alains étaient installés aux limites de l' Armorica romaine et que leur roi résidait, en 451, à Orléans (cf. chap. I, 4). Or, d'assez nombreux toponymes entre Loire moyenne, Seine et Sarthe ont été attribués aux Alains : Allaines-Mervilliers 28 et Aulaines 72 ; Allainville-en-Drouais 28, Allainville-enBeauce 45, Allainville-aux-Bois 78, la Lainville 78 ; Alaincourt, à Courteilles 27 ; Courtalain 28. Nous verrons plus loin les cas de toponymes évoquant des noms propres ou des vocables alains (Gohier et Gohory, Dourdan, Andonville...), dans la même région. Le problème est que, si le matériel paraît abondant, il est moins homogène que dans le cas des séries « sarmates ». Les types Allaines / Aulaines peuvent refléter une ancienne * Alania. Les autres, comme nous l'avons vu, peuvent être des formations médiévales et rappeler un personnage nommé Alanus / Alain plutôt qu'un Alain — mais leur fréquence même ne montre-t-elle pas alors une popularité significative de ce nom dans la région ? Une concentration de toponymes « alains » plus incertains encore se rencontre en Bretagne (surtout dans les Côtesd'Armor et un peu dans le Morbihan). Le nom d'Al[l]a[i]n y est combiné à divers substantifs bretons (men, lan, ker), parfois traduits en français (porte, ville). La plupart de ces appellations doivent être formées sur l'anthroponyme breton Alan, ce qui renvoie au débat sur son origine et sur les raisons de sa diffusion en Bretagne armoricaine (infra, III, 2). Ici plus encore qu'ailleurs, on risque un raisonnement circulaire où l'idée d'une installation des Alains en Bretagne au V e siècle justifierait que ces toponymes soient considérés comme 137

d'origine alaine, leur nombre venant à son tour conforter l'hypothèse historique. On remarque un petit groupe (trois toponymes) du même genre au sud-ouest du Calvados. Ces concentrations rappellent en tout cas là aussi, au moins, la fréquence peut-être révélatrice de l'anthroponyme Alanus / Alain / Alan. On pourrait s'attendre à identifier des « Alanies » en Gaule du Nord-Est, là où, probablement, les Alains du groupe de Goar ont été installés à partir de 407. Il y a bien des toponymes évocateurs dans diverses régions, mais ils sont dispersés et on ne décèle aucune concentration analogue à celle du nord de la Loire. A vrai dire, comme Goar est signalé à Moundiakon — probablement Mayence — en 411, il est possible que ces Alains aient été stationnés sur la rive orientale du Rhin, dans l'actuelle Allemagne, où il n'en subsiste pas de trace toponymique (les noms de Sankt-Goar et Sankt-Goarshausen en Rhénanie-Palatinat renvoient au saint Goar mort en 649, cf. infra, III, 2). De même, les toponymes du sud-ouest de la Gaule, comme le petit groupe qui apparaît dans l'Aude, ne peuvent seuls nous éclairer sur d'éventuels établissements alains dans ces régions (par exemple après l'affaire de Bazas en 414). Ils peuvent encore moins étayer des théories gratuites sur l'installation en Aquitaine, par les Wisigoths, d'Alains qu'ils auraient vaincus sur la Loire en 452/3 (par ex. H. Wolfram, 1990, citant E. Stein, 1949, 1959). On rappellera toutefois l'apparition dans l'Aude, dans des contextes supposés wisigoths, d'éléments pouvant refléter une influence sarmato-alaine (crânes modelés de Bénazet, boucle d'oreille de Souilhe ; cf. chap. II, 1).

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Noms pouvant dériver d'appellations tribales sarmatoalaines Divers auteurs ont recherché dans la toponymie française des noms susceptibles de refléter ceux de groupements tribaux comme les Argaragantes et Limigantes signalés par les sources romaines chez les Sarmates danubiens au IV e siècle. K. Zangemeister (1892) croyait que le plateau de Bure à Saint-Dié, où venait d'être trouvée une tête sculptée qu'il identifiait comme « sarmate » (cf. chap. II, 5), devait son nom aux Buri, peuple antique d'Europe centrale qu'il considérait comme sarmate mais dont l'identité ethnolinguistique n'est pas sûre (bur- évoque l'ossète bur / bor « jaune », mais c'est bien insuffisant !) . Il faut bien comprendre que les appellations des types Sarmatia ou Alania (dans l'hypothèse où il s'agit bien de l'étymologie correcte des toponymes modernes comme Sermaise ou Allaines) étaient données par l'autorité romaine ou par la population gallo-romaine. Elles correspondent à des appellations ethniques globalisantes qui ne devaient guère faire de place aux différences tribales. Sans être impossibles, des toponymes basés sur des noms tribaux sont statistiquement peu probables. Contrairement à V. Kovalevskaïa (1992 ; 1993), nous ne croyons absolument pas que des toponymes de l'ancienne Gaule puissent contenir les noms ethniques *Às-, Ir ou Saka-. Le premier a été porté par une partie au moins des Alains, mais au Moyen Age, et il n'en existe aucune attestation chez les Alains antiques. Le second est l'autoethnonyme moderne des Ossètes. Ce nom, et des anthroponymes scytho-sarmates comprenant cet élément ir-, ont été expliqués par une variante dialectale du nom Arya-, « super-ethnonyme » des peuples indo-iraniens (A[Urya- > *Ér- > Ir ; cf J. Harmatta, 1970). Quoi qu'il en 139

soit de ces étymologies très controversées, les chances de retrouver cette appellation dans la toponymie de la Gaule sont infimes — d'autant que le nom des Alains reflète justement une autre dérivation d' Arya (*Arya-n- > Alan-, avec -ry- > -1- comme en ossète) ! Quant au troisième, que portaient les Saces d'Asie Centrale, il n'apparaît pas du tout en milieu sarmato-alain. Massagettes, à Saint-Pierre-Roche 63, évoque de façon frappante le peuple centre-asiatique des Massagètes, dont Dion Cassius (LXIX, 15) et Ammien Marcellin (XXIII, 5, 16 ; XXXI, 2, 12) font les ancêtres des Alains. En réalité, c'est un diminutif du nom du village voisin de Massages ! Noms pouvant dériver de termes sarmato-alains On connaît en France (en dehors même des zones traditionnellement germanophones) des toponymes dérivés de vocables germaniques, notamment des noms supposés wisigoths en Occitanie et surtout de très nombreux noms scandinaves en Normandie. Il n'est pas interdit de supposer que les Sarmato-Alains auraient pu, là où ils se sont établis durablement, imposer quelques toponymes contenant des vocables de leur langue. Deux cas retiennent l'attention. ❑ Langeais 37 ( Alangaviense vici, Alingaviense VIe siècle). Si la bonne variante est la première, on peut y reconnaître *Alan-gaw- « clan, établissement d'Alains » (ossète qaw « village », apparenté ou non au germanique *gawi > allemand Gau, désignant le groupe tribal et son territoire). ❑ L'Allondon (ou La London ; Aqua de Alandons 1397). C'est un affluent du Rhône, qui prend sa source près d'Echevenex dans le département de l'Ain et coule en France et en Suisse (canton de Genève). La forme Alandons pourrait être un composé *Alan-dân « eau, rivière des Alains » (cf. 140

alain-iasse DAN dans le « Glossaire iasse » de 1422, ossète don « eau, cours d'eau, et le fleuve Don en Russie méridionale, avestique danug « fleuve, courant » ; iranien commun *dânu- «fleuve, fleuve mythique »). Encore faut-il admettre que l'évolution -an- > -on-, qui ne s'est produite en proto-ossète que tardivement, avait déjà eu lieu dans un dialecte alain particulier au V e siècle, ou bien que *Alandân est passé à /Alandon/, puis à /[A]london/ dans le parler des indigènes. Il y a cependant en France plusieurs cours d'eau portant des noms comme Dan (Calvados), Don (Maine-et-Loire et LoireAtlantique), Donne (Puy-de-Dôme), Donnette (Orne). Le rapprochement avec le terme sarmato-alain *dan est moins vraisemblable que l'explication par une base hydronymique gauloise *danu-, que l'on retrouverait par exemple dans Rhodanus « Rhône », Danuvius « Danube », etc. P.-Y. Lambert (1995) la traduit par « audacieux, hardi, violent » comme dans l'irlandais danae. X. Delamarre (1984) la ramène au même prototype indo-européen que l'iranien *danu-. Des hydronymes en Don- sont connus dans les îles britanniques. En définitive, même si des Sarmato-Alains avaient bien laissé de telles appellations en Gaule, il serait impossible de les distinguer des types celtiques (cf. aussi ce qui a été dit supra de la racine hydronymique *al-). Dourdan 91 (Dordincum 956) risque de relever du mirage phonétique : l'étymologie sarmato-alaine *dur-dan- «rivière rocheuse » ou « endroit rocheux » (ossète dur «pierre », don « cours d'eau ; endroit » correspond mal à la forme ancienne. Quant aux divers toponymes en Asp- cités notamment par V. Kovalevskaïa (1992, 1993), ils n'ont aucune chance de provenir de l'iranien aspa- « cheval ». Certains dérivent du latin asper (comme dans « aspérité ») ; Aspet 31 (gascon Aspèth), a été expliqué par le basque azpeta « pied de falaise ». Apach-le-Bas 68 était certes Aspa en 1105, mais 141

représente probablement *As-Bach «ruisseau des Ases », etc. Le même auteur cherche dans la toponymie et l'hydronymie françaises des termes apparentés à l'ossète qarm « chaud », sau « noir », sar « tête », mais ce genre de quête, sans connaissance précise du contexte linguistique local, s'égare vite (cf. infra à propos de sar- comme nom propre). Noms pouvant dériver d'anthroponymes sarmato-alains De nombreux toponymes de France dérivent d'anthroponymes celtiques (gaulois), romains ou romanisés, et « barbares » — principalement francs, avec quelques cas burgondes et wisigoths plus ou moins bien démontrés. Si des Sarmates et Alains se sont fondus dans les élites militaires de la période post-romaine, il n'est pas impossible que certains d'entre eux aient légué leur nom à leur lieu de résidence. On peut penser, surtout, aux chefs et rois alains signalés par les sources écrites : Sambida et Goar (= Eochar ?). Le rapprochement proposé entre Sambida et les toponymes du type Sempigny (dans l'Oise et en Sâone-et-Loire) ou Sampigny (dans la Meuse) nous paraît dépourvu de tout fondement. Ces noms ne sont pas attestés dans la région de Valence où étaient cantonnés Sambida et ses hommes, et de toute façon l'étymologie ne tient pas : si l'on veut expliquer Sa/empigny par un anthroponyme, ce sera mécaniquement un nom comme *Sampinius ou *Sempinius E. Nègre (1990,) cite le nom gallo-romain de Sempinius d'après W. Schulze (1904). V. Kovalevskaïa (1993) retrouve Sambida dans le nom de Samouillan en Haute-Garonne (Sambilianum 680) ; la forme ancienne suffit à le démentir. Ajoutons que le nom alain de Sambida n'est connu que par une seule source de valeur incertaine (cf. infra).

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En ce qui concerne Goar, Gouarec dans les Côtes-d'Armor dérive plus probablement du breton gwarek « arche, voûte », d'après A. Dauzat (mais il est immédiatement voisin de Kerallain, à Plouguenével !). On relève, à l'intérieur ou à proximité du territoire occupé par les Alains de la Loire, deux toponymes intéressants : ❑ Gohory 28 (Gohere 1133, Gohoriacum 1232). La base est sûrement un anthroponyme, mais A. Dauzat et Ch. Rostaing (1963) proposent un nom germanique *Godehar. On remarque cependant que les formes anciennes ne présentent aucune trace de -d- , si bien que *Gohariacum est au moins aussi plausible que *Godehariacum. ❑ Gohier 49 (de monte Goherii 1090-1125). La base peut être la même que dans le cas précédent. On peut mentionner aussi le village vosgien de Gorhey (Guoherei 1144, Gohorei 1157). Si l'on ne part pas d'anthroponymes sarmato-alains bien attestés, on risque évidemment de « reconnaître » des racines iraniennes, sur la base de simples assonances, dans les noms les plus divers. Andonville 45 (Undoni villa 980), à quelques kilomètres d'Allainville-en-Beauce et de Sermaises, peut être un « faux ami » phonétique : *andan- apparaît bien comme base d'anthroponyme au nord de la mer Noire (ANAANAKOE ; cf. ossète andon « acier »). Mais la forme ancienne oriente vers un * Undo. Reste à savoir, compte tenu de la grande variabilité que l'on observe dans les orthographes médiévales, si cette forme ancienne représente mieux l'origine du nom que la prononciation moderne. Saran 45 (Saram 1155), près d'Orléans, est idéalement placée pour porter un nom alain et s'expliquer par *sar- «tête, chef» (ossète sar), présent dans l'anthroponyme « goth » des iVe e siècles Sarus et dans le nom (ou titre) du roi alain Saros au-V VIe siècle ; mais A. Dauzat et Ch. Rostaing (1963) avancent un anthroponyme gaulois *Sarro-, comme pour Saron-surAube (Saxo 1146) dans la Marne. Saramon dans le Gers peut 143

représenter un nom d'homme germanique *Saramund, plus vraisemblable qu'un nom sarmato-alain comme *Sara-man « au caractère de chef ? » ou *Sar-amand « chance, destin de chef ? ». Sarbazan, dans les Landes, doit probablement son nom à un *Servatius gallo-romain, malgré sa curieuse allure iranienne. Les rapprochements proposés par V. Kovalevskaïa (1993) entre des toponymes comme Bazouges (Ille-etVilaine, Mayenne) et Ambazac (Haute-Vienne) et les noms alains Bazouk et Ambazouk cités dans l'Histoire de la Géorgie (Kartlis Tskhovreba) médiévale sont sans fondement.

Toponymie et topographie Certains auteurs ont mis en relation les toponymes attribués aux Sarmates ou Alains, et les caractéristiques des lieux qui portent ces noms. Divers sites, par exemple, occupent une position élevée, au-dessus d'une vallée, d'un cours d'eau, d'une route, etc. Pour certains, cela renforce l'hypothèse de garnisons « barbares » installées en des points stratégiques. Mais pour G. Taverdet, cela confirme l'étymologie des toponymes supposés « sarmates » par un terme celtique désignant une élévation de terrain. Il est certain en tout cas que des sites comme celui de Salmaise en Côte-d'Or ou de Vieil-Allan dans la Drôme, comme de nombreux autres lieux fortifiés (refortifiés ?) au Moyen Age, ont eu anciennement une fonction militaire [pl. 23]. D'autres localités appartenant aux séries toponymiques qui nous intéressent se trouvent sur le tracé ou aux carrefours de voies romaines parfois importantes : Sermesse 71, Sermasse, à Viplaix 03, Allaines 28, Allain 54... Evidemment, ces routes sont si nombreuses en France que des coïncidences sont inévitables (sur la question des voies romaines en Gaule et de leur identification, cf. G. Coulon, 2009). De toute façon, chaque Sarmatia ou Alania n'était pas nécessairement un site 144

militaire : il peut s'agir de terres allouées aux Sarmato-Alains ou occupées par leurs descendants.

Toponymie et archéologie Les sceptiques feront enfin valoir qu'on n'a jamais découvert de vestiges révélateurs dans des localités désignées par des noms de possible origine sarmate ou alaine. Nous renvoyons là-dessus à la conclusion de notre chapitre archéologique (II, 6) : Outre la nécessaire rareté et le caractère fortuit de telles découvertes, les « Sarmaties » ou « Alanies » que désignent peut-être la toponymie ont pu être occupées par des Barbares déjà en cours d'assimilation. Il y aurait cependant des études locales fines à mener, comme à Salmaise (Côte-d'Or), déjà cité à raison de sa topographie, et où il faudrait pouvoir réexaminer les nombreuses trouvailles des périodes galloromaine à mérovingienne faites sur l'esplanade du château et le cimetière « barbare » des Rochons. Dans divers cas, des vestiges de l'Antiquité tardive et du début de la période mérovingienne ont été signalés (cf. E. Fournial, 1973, à propos des environs de Sermaise, à Luré 42).

Bilan Nous réaffirmons ici la conviction forgée au long de nos travaux sur ces questions : certains des toponymes mentionnés ici rappellent bien la présence de Sarmates et d'Alains à la fin de la période romaine. La présence de toponymes évocateurs là où les sources signalent la présence de Sarmato-Alains tend, à notre avis, à confirmer l'origine de ces noms. C'est le cas, presque certainement pour une partie des préfectures de Sarmates gentiles (de Cora à Paris, entre Reims et Amiens), et très probablement pour le territoire alain au nord de la Loire.

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En revanche, les éléments toponymiques seuls ne peuvent, compte tenu des incertitudes étymologiques, démontrer quoi que ce soit. Ils tiennent plus de l'indice que de la preuve. Ainsi, la toponymie peut suggérer, mais pas prouver, la localisation à Autun de la sixième préfecture sarmate (celle de Au...). Enfin, le chercheur doit s'attacher à la qualité plus qu'à la quantité : la compilation de listes trop longues, alignant des noms de plus en plus éloignés des prototypes supposés, tend à desservir la démonstration. 2- Les anthroponymes sarmates et alains en Gaule

En dehors de la toponymie, on peut chercher des traces des Sarmato-Alains dans les noms de personne portés en Gaule à partir du Ve siècle. Certains peuvent, comme pour les noms de lieux, refléter les appellations ethniques « Sarmates » et « Alains » ; d'autres seraient de vrais anthroponymes. Comme pour les toponymes, la prudence est de mise et des considérations de probabilité doivent entrer en ligne de compte. Par exemple, B. Bachrach (1973) avance que des noms bretons en Cad-, habituellement interprétés par une racine celtique évoquant le « guerrier », pourraient aussi bien être rapportées à l'iranien *kad- « gloire ». C'est peu vraisemblable, d'autant que ce type de noms est également bien connu en Pays de Galles. Alanus / Alan /Alain Le cas le plus connu est celui du nom Alanus. Il apparaît dès le VIe siècle, porté, par exemple, par le prince breton Alan Judwal (Alain Judual), souverain de Domnonée mort en 594 et canonisé. B. Bachrach cite également un évêque du Mans nommé Alanus, mais il ne figure pas dans les listes de ces prélats.

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Ce nom est ensuite devenu courant, en particulier dans la Bretagne médiévale où l'ont illustré plusieurs rois et ducs : Alain le Grand (mort en 907/8), Alain Barbe-Torte ou « le Renard » (Alan al louarn, mort en 952), Alain III (r. 10081040), Alain IV Fergent (Fergant, r. 1084-1112). Deux saints d'une historicité douteuse, qui auraient vécu au VIe ou Vile siècle, ont également contribué à la popularité du nom : saint Alain de Lavaur dans le Tarn, et saint Alain de Quimper ou de Corlay. Sur l'origine du nom « Alain », il existe deux hypothèses défendables. Selon la première, il s'agit bien de l'ethnonyme des Alains. Alanus est « l'Alain », exactement comme Romanus / `Pcouctvèg est « le Romain ». D'après la seconde, c'est un dérivé d'une racine celtique dont le sens initial aurait pu être « animal roux » et qui aurait produit, par exemple, le vieux-gallois alan « jeune cerf» (L. Fleuriot, 1980). Evidemment, la grande diffusion du nom en Bretagne prêcherait en faveur de cette explication celtique. Les partisans de la thèse alaine répliquent qu'on a justement là une trace des Alains de la Loire, dont une partie se serait fondue dans la nouvelle population « bretonne » de la péninsule armoricaine au début de la période mérovingienne (cf. chap. I, 4). Sans vouloir à tout prix réconcilier les deux, on peut se demander si, dans l'Armorique du VIe siècle, l'ethnonyme des Alains et le terme celtique n'ont pas pu être confondus en un même nom. Il nous semble en tout cas difficile de nier tout rapport entre Alanus « Alain» et Alanus « l'Alain ». Sarmationus Un personnage du nom de Sarmationus était évêque en Gaule au milieu du Ve siècle. Il n'est connu que grâce à une lettre 147

relative à des affaires ecclésiastiques, rédigée en 453 par les évêques Eustachius de Tours, Victorius du Mans et Léon de Bourges. Elle est adressée à trois de leurs collègues qui n'avaient pu participer à un concile la même année, ainsi qu'à tous les prêtres de la province de Lyonnaise Troisième. L'un des prélats destinataires porte le nom de Sarmationus. Son siège n'est pas précisé, mais semble pouvoir être situé en Bretagne armoricaine. On ne sait rien d'autre à son sujet (B. Merdrignac, 2003). L'anthroponyme Sarmationus est à l'évidence un dérivé de l'ethnonyme « Sarmate ». La conclusion la plus évidente est que l'évêque était d'origine sarmate, probablement issu (si ce n'était pas un immigré récent venant du Danube !) de l'une des communautés de Gentiles de Gaule. Il y aurait cependant deux autres explications possibles : 1) le nom pourrait renvoyer à celui de saint Sarmata, disciple de saint Antoine, ermite de la région de Thèbes en Egypte. Tué en 357 par des « païens » locaux, il fut considéré comme martyr et canonisé. Il est vénéré notamment par les Bénédictins et fêté le 11 octobre. Sarmata est tout simplement le substantif latin signifiant « le Sarmate », et il n'y a guère de doute sur l'ascendance du saint ermite — d'autant qu'une unité sarmate de la cavalerie romaine était précisément cantonnée à Scenae Mandrorum sur le Nil, en face de Thèbes (Ala Septima Sarmatarum, Scenis Mandrorum, dans la Notice des Dignités). Sarmationus pourrait alors signifier en quelque sorte « disciple de Sarmata ». 2) Ce pourrait être un sobriquet faisant allusion à une origine géographique, à une histoire personnelle, un trait physique ou de caractère... 148

Si l'on s'en tient à l'hypothèse la plus simple, celle d'une origine ethnique sarmate, la situation probable du siège épiscopal de Sarmationus en Gaule du Nord-Ouest pourrait évidemment faire penser aux Alains de la Loire. Néanmoins, il n'est pas du tout sûr qu'un Alain ait pu porter un tel nom. Autant qu'on puisse le savoir, les Alains ne s'appelaient pas eux-mêmes Sarmates et les Romains, quant à eux, distinguaient assez régulièrement les deux ensembles ethnoculturels. Sarmationus était plus vraisemblablement issu de l'un de ces groupes sarmates assez nombreux en Gaule et encore attestés en 451 à propos de l'invasion d'Attila. Un autre fait doit être relevé : à cette époque, les évêques étaient des figures centrales de la vie non seulement religieuse, mais aussi politique et même militaire. On l'a vu à propos de saint Germain d'Auxerre et de saint Aignan d'Orléans. L'évêque s'était partiellement substitué à l'autorité romaine, surtout dans des zones où celle-ci s'était décomposée, comme dans le Nord-Ouest en proie aux soulèvements des bagaudes. Un corollaire naturel de cette situation était la tendance à confier la charge épiscopale à des personnages issus de l'élite gallo-romaine, éduqués, bons administrateurs et diplomates, formés à exercer des responsabilités. Sarmationus n'était sûrement pas le rejeton d'une grande famille indigène, qui ne lui aurait jamais infligé un nom pareil. Son accession à l'épiscopat suggère qu'une partie des Sarmates de Gaule était devenue, ou était en train de devenir, un élément constitutif des nouvelles élites « romanobarbares » de Gaule.

Goar Le nom de Goar et ses probables dérivés ont été portés en Gaule méridionale aux V e-VIIe siècles. Goiaric ou Goieric 149

(*Goar + goth. reiks «roi, chef» ?) était un vir illustris au service d'Alaric II, roi des Wisigoths. Il fut assassiné après la mort de ce dernier en 507. Saint Goar (v. 585-6 juillet 649) était né en Aquitaine. Il vécut en ermite sur le Rhin, et les deux localités de Sankt-Goar et Sankt-Goarshausen sur les deux rives rappellent son souvenir. Goeric fut comte d'Albi en 627 avant de devenir évêque de Metz en 629 ou 630. Le lien de ces personnages avec le sud-ouest de la Gaule sert d'argument à ceux qui, comme B. Bachrach, supposent l'existence d'établissements alains dans ces régions, peut-être après l'épisode de Bazas en 414 (cf. chap. I, 4). Il faut cependant noter que ce nom, même s'il paraît bien d'origine iranienne (alaine ; cf. annexe 1), est attesté aussi en milieu goth : On connaît un Goth d'Italie nommé Goar, au VI e siècle (nap [...] 1-6-cOoç 'aviip, Procope, Guerres, «Guerre gothique », VIII, 27, 5). Le nom de famille Goar est attesté en Bretagne jusqu'à nos jours. Il s'explique par le breton (gwar « courbe, courbé », mais aussi goar « il connaît, etc.).

Saffracus Saphrax ou Safrac, cité par Jordanès et Ammien Marcellin, était l'un des deux chefs militaires du groupe « barbare », composé d'Ostrogoths, d'Alains et de Huns, qui força le Danube en 377 pour entrer en territoire romain à la suite des Wisigoths. Ce nom, qui n'a pas d'étymologie germanique, pourrait être alain ou hun. On peut le comparer à l'anthroponyme EEYPAFOE / Seuragos, probablement sarmato-alain, relevé à Phanagorie. Deux étymologies hypothétiques s'appuient sur l'ossète saw-rag «au dos noir » et saw-rag matinal » (A. Alemany, 2000). Les formes latines attestées sont : Saphrax (Ammien Marcellin, XXXI, 3, 3), abl. Saphrace (ibidem, XXXI, 4, 12 ; 12, 12 ; 12, 17) et 150

Safrac (Jordanès, Getica, XXVI, 134 ; XXVII, 139). Reste à savoir si un /v/ ou /w/ alain aurait pu être noté par /f/ en latin ? Un personnage nommé Saffracus est signalé en Gaule au VI e siècle.Itpobqu'sagiedmêno.U homonyme figure sur une inscription « d'époque chrétienne » à Carthage et, compte tenu de la structure ethnique du royaume des Vandales et Alains en Afrique, il peut s'agir d'un Alain (N. Francovitch Onesti, 2002). La boucle de Sargé Parmi les « bronzes du Vendômois » faussement attribués par L. Franchet (1930) aux Alains de la Loire figure une boucle de bronze, provenant de Sargé dans la Sarthe [pl. XVII], portant une inscription peu lisible. Camille Jullian, consulté par L. Franchet, y avait déchiffré : LAVAZ.TVRCV S FLAVIGIERVSPV

Il commentait ainsi le résultat : « Il me paraît certain qu'il y a eu un Flavius, et ce nom ne peut guère avoir été porté en Gaule après 500. » L'objet est toutefois, comme nous l'avons vu, nettement postérieur. Le *Turcu[s] de la première ligne a inspiré beaucoup de commentaires. Pouvait-il s'agir du nom des Turcs, connu dans les sources seulement à partir du VI e siècle ? Comme les bronzes du Vendômois étaient (faussement) datés du Ve siècle, cela posait problème. Consulté, l'archéologue hongrois L. Németh écrivit : « Il n'est pas impossible que turcus soit le nom individuel d'une personne parlant un idiome turc, car le mot turc signifie à l'origine force, or ce nom pouvait être adopté par un Hun ou un Alain hunisé [sic !] quelconque. » Cependant, lui-même ne croyait pas que le tracé de la boucle de Sargé soit vraiment une inscription. 151

B. Bachrach, ayant examiné la boucle au Musée de Vendôme, a proposé une autre lecture : LAVAZ.TVRC FLAVIGERASPV

Il voit dans la deuxième ligne un nom iranien (alain) romanisé qu'il explique ainsi : « Je suggère de diviser FLA VIGERASPUS en deux parties : et GERASPUS, ou de façon plus grammaticale Flavius Geraspus. Aux époques antique et médiévale, Gersasp était un nom couramment utilisé parmi les peuples qui parlaient des langues iraniennes et ceux qu'ils influençaient. » (B. Bachrach, 1973). FLAVI

Quant au début du texte, B. Bachrach ajoute : «J'ai été incapable de déchiffrer la ligne supérieure de l'inscription LAVAZTURC - autrement que de façon conjecturale ». Il indique en note : « Il est possible que l'élément TURC soit une forme abrégée de TURCILINGUS ». Ce dernier terme est le nom des Turcilingues ou Torcilingues, peuple ou tribu barbare mal identifié. En somme, l'auteur imagine que le nom (?) figurant sur la boucle est celui d'un certain Flavius Geraspus. Flavius, le nom de la gens Flavia illustrée par Vespasien et Titus, est un ajout courant aux patronymes des Barbares de l'armée romaine — y compris chez les Alains (Flavius Ardabur Aspar, à Constantinople, au Ve siècle précisément). Geraspus serait à corriger en *Gersaspus ; l'omission du premier -s- est est expliquée par le contexte de la Gaule du V e siècle, bien éloignée du foyer alain. A son tour, *Gersasp[us] est vu comme une « corruption » du nom iranien classique de Keresaspa, « indiquant que même dans la patrie des steppes et ses environs les noms n'étaient pas toujours reproduits précisément tout le temps ». 152

Cette analyse a été reprise avec enthousiasme par divers commentateurs russes et autres, prompts à affirmer qu'un nom alain se trouvait inscrit sur un objet, trouvé qui plus est sur le territoire de l'ancien royaume de Goar et Sangiban. Malheureusement, c'est un château de cartes. Premièrement, comme le montre l'examen de l'inscription elle-même, la lecture est extrêmement incertaine, et il est à craindre que la correction apportée par B. Bachrach à la proposition initiale de C. Jullian n'ait été influencée — consciemment ou non — par le désir d'y reconnaître l'élément iranien aspa« cheval ». S'il faut lire GIERVSPV et non « GERASPUS », la suite du raisonnement s'effondre. Deuxièmement, la restitution du S (GERASPUS > * GERSASPUS) est arbitraire et destinée, là encore, à rapprocher l'inscription d'un nom iranien connu. Troisièmement, ce nom iranien n'avait guère de chances d'apparaître sous cette forme dans la langue des Alains. Keresaspa, ou plus correctement Karasaspa, est un héros mythique de l'épopée iranienne. Son nom signifie apparemment « [qui possède des] chevaux sveltes » (avestique karasa-, sanscrit krs'a- « maigre », iranien commun *aspa- « cheval »). Le nom est devenu en moyen-persan Kirsâsp, en persan Gargiisp (Garchâsp). Seulement, il s'agit là d'iranien occidental. Dans les langues « scythiques » qui relevaient (comme l'ossète actuel) de l'iranien oriental, le kinitial n'est pas passé à g-. En témoignent probablement des noms scythes ou sarmates notés dans les colonies grecques des côtes de la mer Noire, comme KAPZOE ou KAPZEIE, et sûrement le terme ossète karz « fort, vif, brusque ». Le nom alain correspondant aurait donc été quelque chose comme *Karsasp. Pour le reste, si B. Bachrach avait mieux connu l'ossète, il n'aurait pas manqué de « corriger » le début de la première ligne pour le rapprocher des termes lavar « don » ou « lâvardta » « a donné », ce qui aurait produit une signification d'ensemble tout à fait acceptable, du genre 153

« Turcus (le Turcilingue ?) a donné [cette boucle] à Flavius Gersaspus » ! Il serait bon qu'un spécialiste des graphies de cette époque se penche à nouveau sur la boucle, sans préjugé, mais les chances d'y déchiffrer un nom alain paraissent bien faibles. Comme le soupçonnait déjà L. Németh dans les années 1930, il peut s'agir d'une pseudo-inscription illisible. L'objet luimême, rappelons-le, n'a rien de spécifiquement alain.

3- Des termes d'origine sarmato-alaine en français ? Les situations de cohabitation linguistique prolongée et de bilinguisme se traduisent généralement par des emprunts. Les Francs ont légué au français un riche vocabulaire germanique. L'italien conserve une quarantaine de mots ostrogoths, et le castillan, le catalan, le portugais et l'occitan à peu près autant de mots wisigoths (I Goti..., 1994). Les dialectes franco-provençaux contiennent quelques termes d'origine burgonde, etc. Des étymologies sarmates ont été proposées pour quelques mots français, et on a même voulu y voir l'ébauche d'un champ sémantique lié à la vie nomade :

« Le mot "sur" désignait, dans la langue de ces peuples, le lait de jument aigri dont ils faisaient leur principale nourriture ; la "cotte" était la cabane d'osier tressé où ils s'abritaient le soir. C'étaient des usages bien capables d'étonner les Gallo-Romains au milieu desquels les Sarmates se sont installés. » (F. Brunot et C. Bruneau, 1961). Ce qui est plus étonnant encore que ces « usages », c'est ce petit roman ethnographico-linguistique bâti sur une image d'épinal du nomadisme sarmate. En réalité, les termes mentionnés (on pourrait leur ajouter « rosse », « houblon » et 154

d'autres) sont tout au plus des mots germaniques, peut-être d'origine « scythique » au sens large, passés en latin vulgaire ou en roman. C'est ce qu'avait voulu démontrer V. Brendal (1928). Ainsi, « cotte » doit provenir du germanique *kota « hutte, cabane » (islandais kot, etc.), emprunté à l'iranien (sarmate ?) *kata- (avestique kata-, sogdien kt-, kt'k « maison », tadjik katak «tanière », peut-être ossète xatan « chambre, étage). Le terme iranien est également passé en slave (ukrainien xata «khata, maison traditionnelle » et en ouralien (finnois kota). Si des termes sarmates avaient été empruntés par le latin de Gaule, il faudrait plutôt s'attendre à les rencontrer dans des domaines liés aux techniques guerrières ou au cheval. Mais de ce fait même, ils seraient probablement demeurés d'emploi limité à des groupes sociaux particuliers, et auraient été de toute façon oblitérés par le vocabulaire germanique (franc) abondant dans ce domaine. Le linguiste A. Christol a cependant proposé une étymologie iranienne (sarmato-alaine) pour le nom du « bât » (cf. ossète bast, participe substantivé de baddyn « lier » ; avestique basta-, vieux-perse bastâ-, sogdien /3st-, sace basta-, persan bast...). De la même racine proviendraient la basterna latine tardive (litière portée par deux mulets, puis char à boeufs), et la « baste », panier tressé (occitan basto «récipient de bois pour transporter la vendange). Les dictionnaires étymologiques invoquent généralement, pour expliquer « bât », le grec p116T6 ELV bastazein « porter un fardeau » ou un latin tardif *bastum < *bastare «porter», ou encore un verbe *basitare < basis «base,support ». Dans un autre genre, le nom des Alains peut avoir produit en français un substantif désignant une race de chien et un adjectif régional péjoratif.

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Un grand chien de chasse et de garde (probablement aussi de guerre), souvent assimilé au danois, a été désigné au Moyen Age par le nom d'« alain » ou « alan ». D'après D. G. Moutsos, les premières attestations connues du terme sont, dans différentes langues : latin médiéval alanus (1247 dans les Fori Aragonenses), italien alano (av. 1363) ; espagnol alano (XVe siècle), alan (1566) ; basque araya (1562). Le même auteur estime que les formes portugaise alâo et française alan sont des emprunts tardifs. Plusieurs étymologies ont été proposées pour le nom de cet animal : un diminutif de catalanus « [chien] catalan » (G. Battisti et G. Alessio) ; un dérivé d'un verbe germanique, tel que le goth alan « grandir » ou l'anglo-saxon alan « nourrir » ; le participe présent du verbe « aller » (W. Meyer-Lübke). D. G. Moutsos (1995) a développé une théorie complexe selon laquelle le nom de l'alain dériverait du grec 'cOuivt / alani « enfant des rues, vagabond », qu'il rapproche de l'italien dialectal du sud alano «adolescent placé par ses parents au service d'un propriétaire ». Une vieille hypothèse fait tout simplement de l'ala[i]n le canis alanus, «chien alain », comme le danois est le « chien danois » ou l'épagneul le « chien espagnol », etc. (G. Kôrting, B. Migliorini et A. Duro, G. Devoto, etc.). Sur un plan strictement linguistique, cela nous paraît beaucoup plus convaincant que certaines acrobaties étymologiques. Le problème est évidemment l'apparition tardive du terme dans les sources. Il faudrait aussi approfondir l'identification précise de la race ainsi désignée, ses rapports avec le danois appelé aujourd'hui alano en italien et espagnol, et son histoire. On peut ajouter, à titre de comparaison, que le nom du fameux komondor hongrois est parfois expliqué par celui des Coumans, nomades turcophones établis en Hongrie au XIII' siècle. 156

Un terme dialectal normand, allain, désigne un homme désagréable, de mauvais caractère (B. Bachrach, 1973, citant la Grande encyclopédie de 1886 : « Cet homme est violent et allain »). On peut imaginer qu'il s'agit là d'un souvenir des contacts, pas toujours faciles, de la population gallo-romaine du Nord-Ouest avec les Alains de Gaule Ultérieure. Les noms de peuples ennemis ou « sauvages » sont souvent utilisés comme appellations péjoratives : vandale, bougre (« Bulgare »), gothique, etc. D'après V. Kovalevskaïa (1993), un dérivé du nom des Sarmates désigne chez certains peuples caucasiens «un homme horrible, effrayant, laid, hirsute, étranger » ou encore «païen ». Il faudrait cependant savoir depuis quand le vocable normand est attesté, et si d'autres étymologies ont été proposées. 4- Les influences culturelles

En dehors du domaine linguistique au sens large, les Sarmato-Alains ont-ils laissé leur marque dans la culture des habitants de la Gaule romaine tardive et, au-delà, dans ce qui allait devenir la culture de la Francie mérovingienne puis de la France médiévale ? Dans un certain nombre de domaines, leur influence peut être envisagée — sinon toujours démontrée. Nous évoquerons aussi le problème des influences indirectes. Les Sarmato-Alains dans les mythes historiques francs et bretons Les Alains figurent, de façon assez inattendue, dans le mythe d'origine des Francs tel que le rapportent l'Histoire des Francs attribuée à Frédégaire (vers 660) et les Gesta rerum Francorum (727). Selon ces histoires, les Francs auraient obtenu de Rome leur indépendance, ou une exemption de tribut, en récompense de leur victoire sur les Alains du marais Méotide (C. Beaune, 1985). 157

Ces récits n'ont aucune base historique. Aucune population franque n'a jamais combattu sur les rives de la mer d'Azov. Les premiers contacts entre Francs et Alains doivent dater de fin 406-début 407. Cet épisode a-t-il été inséré dans la légende d'origine pour « venger » la défaite infligée à ce moment aux Francs par les Alains de Respendial, venus secourir les Vandales (cf chap. I, 4) ? Il est douteux qu'il reflète une hypothétique victoire franque sur les Alains de Gaule Ultérieure au moment des conquêtes de Childéric et Clovis : aucune source ne relate de combats franco-alains, et il n'y aurait eu aucune raison de projeter une victoire réelle de ce genre dans un lointain passé. L'écho de prétendues victoires du semi-légendaire roi franc Mérovée sur les Alains se retrouve jusque dans l'Astrée, le roman d'Honoré d'Urfé publié au début du XVIIe siècle (livre III).

L'Historia Brittorum de Nennius, compilée au début du IX' siècle, contient deux légendes généalogiques relatives à un certain Alanus. Dans la première, ce personnage est fils de Japhet et petit-fils de Noé. Premier habitant de l'Europe après le Déluge, il est l'ancêtre de plusieurs grands peuples occidentaux : Vandales, Francs, « Latins », Alamans, Bretons, Burgondes. Cette énumération renvoie à un contexte gaulois du Ve ou VIe siècle. Le second récit fait plus spécifiquement d'Alanus l'ancêtre des Bretons, tout en le rattachant à Enée de Troie aussi bien qu'à Japhet. F. Lot (1934), suivi par B. Bachrach (1973), imagine que la source de Nennius devait être un texte du VIe siècle rédigé par un prêtre armoricain d'origine alaine. « Alanus » serait un rappel symbolique de l'influence exercée par les Alains sur divers peuples d'Occident — ou plus simplement une concession à une sorte de patriotisme de l'auteur. Tout cela est évidemment du domaine de l'hypothèse, mais il est vrai 158

que l'imaginaire Alanus ne peut guère tirer son nom que des Alains (tout comme, dans la Bible, Ashkenaz emprunte le sien aux Scythes et Gomer, probablement, aux Cimmériens). Il est plus difficile de dire ce qui a motivé ce choix. Il faut ici dire un mot de la question d'hypothétiques apports sarmato-alains au corpus des légendes arthuriennes. A vrai dire, elle mériterait par sa complexité une étude particulière ; en outre, elle ne concerne pas uniquement, ni même principalement, l'ancienne Gaule. Néanmoins, les débordements auxquels se sont livrés récemment des auteurs anglo-saxons à propos des Alains rend opportune une mise au point. Le fond de l'affaire est le suivant : un certain nombre de thèmes et d'épisodes des récits arthuriens font penser à des apports des peuples de la steppe. J. Grisward et d'autres les ont expliqués par l'influence qu'auraient pu exercer, sur les légendes de Bretagne insulaire, les Sarmates cantonnés dans l'île à partir de 155 (cf chap. I, 2). Une présence sarmate est attestée, par les textes et l'archéologie, jusqu'à la fin de la période romaine. On peut penser que les cavaliers sarmates ont laissé quelques traces culturelles. Par ailleurs, si la geste arthurienne a un arrière-plan historique réel, le prototype des « chevaliers » peut avoir été la cavalerie romaine tardive, dont les Sarmates formaient une partie et avaient par ailleurs inspiré certains équipements et tactiques. Le meilleur symbole en est l'enseigne-manche à air à tête de monstre (qui a d'ailleurs donné son nom au père d'Arthur dans la légende : Uther Pendragon ou « chef-dragon »), empruntée par les Romains aux Sarmates et Parthes. Tout cela se discute, mais cette greffe d'éléments sarmates sur la trame de récits celtiques, cristallisés autour d'un chef de guerre imaginaire ou réel à l'époque cataclysmique du retrait romain et des invasions saxonnes, n'a rien d'absurde.

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Malheureusement, comme cela arrive souvent, cette théorie a servi de tremplin à des développements excessifs. Des livres anglo-saxons à succès, abordant le problème avec un manque total de préparation et de rigueur scientifique, ont inextricablement mélangé des faits, des hypothèses plus ou moins sérieuses, et de pures élucubrations. Ils nous concernent ici parce que, outre les Sarmates de GrandeBretagne, ils invoquent les Alains de Gaule. Pour C. Scott Littleton et L. A. Malcor (2000), ces Alains ont inspiré des éléments du mythe arthurien. Leur documentation sur eux se limite pour l'essentiel à l'ouvrage de B. Bachrach (1973), dont ils ont pris les théories pour des vérités révélées qu'ils ont largement exagérées. Quelques phrases méritent d'être citées :

« Les rois mérovingiens préféraient des conseillers alains, en particulier issus des familles d'Aquitaine. » « Les Carolingiens descendaient des Alains (par saint Arnulf parent de Goeric). » « Clovis lui-même [...] commandait quelques unités de Sarmates coloniaux. » Les deux premières affirmations renvoient à l'attestation d'anthroponymes du type Goar en Gaule durant le haut Moyen Age (cf. supra, III, 2). La dernière est une pure hypothèse qui ne peut, faute de base dans les sources, être formulée de façon aussi péremptoire. On peut passer sur les « étymologies sauvages » censées montrer l'origine alaine de divers personnages arthuriens. Ector et Erec ne sont autres que des « Goar ». Ce nom de Goar étant expliqué par un terme persan signifiant « perle », Perceval devient « vallées de Goar », voire « cavalier de Goar » à partir de la variante Perchevaux pour *Perleschevaux ! Lancelot est évidemment « l'Alain du Lot » 160

([A]lan[u]s à Lot, sic !), les auteurs projetant apparemment sur la Gaule romaine le découpage de la France en départements... Parmi les autres trouvailles, on peut signaler l'assimilation d'une victoire d'Arthur à « Bassas » à l'affaire du siège de Bazas en 414. L'ouvrage est encore affaibli par des développements saugrenus sur les Cathares et les Templiers ! Pour H. Reid (2001), le mythique Arthur est directement inspiré du personnage historique du roi alain Goar. Sa thèse s'appuie aussi sur nombre d'éléments faux, mal interprétés ou pour le moins audacieux, comme l'identification du Pelléas arthurien à Paulin de Pella (Pellaeus — toujours Bazas !). Le seul point solide est sa comparaison entre la confrontation historique de Goar avec l'évêque Germain d'Auxerre (cf. chap. I, 4) et des motifs d'affrontements semblables entre Arthur et des membres du clergé. C'est un peu trop général pour être convaincant, puisqu'il s'agit d'un thème cher aux hagiographes de la période (I. Lebedynsky, « Hagiographie... », 2008). Nous pensons en général que, si l'influence des Sarmates de Bretagne insulaire sur certains aspects du mythe arthurien peut être sérieusement argumentée, celle des Alains de Gaule n'est pas démontrée. On pourrait s'attendre à rencontrer les Alains dans des légendes germaniques inspirées par les Invasions, comme le Waltharius ou le Nibelungenlied. Divers auteurs ont cru reconnaître le roi alain Goar dans le Wurhardus du Waltharius (J.-P. Poly, 2006) et même dans le ténébreux Hagen du chant des Nibelungen (contre : J. Hoops e. a., 1999). L'idée que Goar, allié des Burgondes en 411, aurait pu inspirer quelques traits d'un personnage d'une épopée basée sur le massacre de ces mêmes Burgondes par les Huns en 161

436/7, n'est pas absurde (bien d'autres figures historiques gothes, franques ou hunniques s'y retrouvent, parfois dans des emplois inattendus), mais ces théories manquent d'éléments concrets. Le lecteur trouvera en annexe 2 d'autres exemples de mythes — modernes, ceux-là — inspirés par les Sarmates et Alains de Gaule. Le développement de la cavalerie

Un domaine dans lequel un apport sarmato-alain paraîtrait logique est évidemment celui des techniques de cavalerie. Tous les peuples « barbares » présents en Gaule aux IV e-Ve siècle,t'arméonpiquetlsomn combat à cheval, mais les Sarmates et Alains étaient évidemment, du fait de leurs traditions, les cavaliers les plus réputés et les plus exclusifs. Ont-ils fait école ? On l'a affirmé, tant dans le cas des Francs que dans celui des Bretons armoricains. Les Francs étaient, au début de leurs conquêtes en Gaule, surtout des fantassins. Au VIe siècle encore, l'historien byzantin Agathias les décrit ainsi dans son Histoire de l'empereur Justinien : « Ils ne font pas usage de chevaux, à l'exception d'un petit nombre d'entre eux, car ils sont parfaitement exercés au combat à pied [...] qui est leur manière nationale de combattre. »

Probablement, le développement de la cavalerie franque sous les premiers mérovingiens a été encouragée par le contact avec d'autres traditions militaires. Les Sarmato-Alains ont-ils joué un rôle dans ce processus ? Cela revient à se demander si des groupes de Sarmates gentiles ou des Alains de Gaule 162

Ultérieure sont devenus, au V e siècle, une partie de l'ensemble ethnico-militaire franc. Les textes sont muets à ce sujet, même si la loi franque évoque « le Barbare qui vit sous la loi salique » (Barbarus qui lege salica vivit), ce qui atteste l'intégration de diverses populations non gallo-romaines. B. Bachrach (1973) avance que les Alains formaient une partie de la cavalerie franque lors de la campagne de Clovis contre les Wisigoths (507) mais n'en donne aucune preuve. Le problème est à peu près le même dans le cas breton. Toujours selon B. Bachrach, la grande réputation acquise par la cavalerie bretonne armoricaine au Moyen Age ne peut s'expliquer que par l'influence des Alains. Malheureusement, l'auteur appuie sa démonstration sur des textes beaucoup trop tardifs, comme celui d'Hermold le Noir, décrivant de véritables cataphractaires bretons dans la première moitié du IXe siècle, ou de Regino de Priim qui compare au X e siècle les cavaliers bretons aux nomades magyars. B. Bachrach souligne que les deux textes mentionnent l'usage de javelines mais, contrairement à ce qu'il croit, cette arme n'était pas particulièrement caractéristique des Sarmato-Alains (différents auteurs modernes l'ont confondue avec le contus ou lance longue). Au XI e siècle encore, expose-t-il, l'influence des Alains aurait été sensible dans la tactique de fuite simulée utilisée à Hastings par la cavalerie bretonne de Guillaume le Conquérant. Cette thèse a été admise par des historiens militaires comme D. Nicolle (1984) : « La cavalerie lourde bretonne comptait parmi les troupes carolingiennes non franques les plus efficaces. Elle combattait encore d'une manière similaire à celle de ces Alains qui avaient été envoyés du Caucase vers ce qui était alors l'Armorique par les Romains tardifs, et elle continuerait à le faire jusqu'auXe ou même XIle siècle. »

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Comme souvent, une hypothèse défendable, mais insuffisamment démontrée, tend à devenir une assertion répétée sans précaution. En réalité, les cavaleries occidentales de l'époque mérovingienne puis carolingienne sont les produits d'une synthèse qui s'est opérée, avant et pendant les Grandes Invasions, entre des traditions locales (celtiques, romaines, germaniques) et des influences sarmato-alaines et hunniques. Bien que les emprunts et les influences aient pris des chemins multiples, l'armée romaine a certainement été l'un des facteurs de ces échanges. Il faut cependant signaler la mention, dans une loi bretonne du VIe siècle, d'un « cheval taifale » (acc. Caballum calfaicum, pour *taifalicum, cité par L. Fleuriot, 1980). On a là un rare indice de la compétence qui pouvait être reconnue à certains « Barbares » ou à leurs descendants dans le domaine de l'élevage ou des techniques de cavalerie. Il s'agit ici des Taifales, certainement ceux associés à des Sarmates sous le commandement du Praefectus Sarmatarum Gentilium et Taifalorum Gentilium Pictavis in Gallia (cf. chap. I, 3) et qui ont laissé des traces toponymiques en Vendée et dans la Vienne (cf chap. III, 1). De façon générale, une influence des Sarmato-Alains dans le domaine du cheval est parfaitement admissible. Simplement, on ne peut pas la considérer comme exclusive. Dans le même ordre d'idée, D. Jalmain (1984) recommande de prêter attention, près des établissements sarmato-alains attestés par les textes ou suggérés par la toponymie, à d'éventuelles concentrations insolites, au Moyen Age, de métiers où excellaient les nomades : outre l'élevage de chevaux, ce seraient selon lui le travail du cuir, du fer, l'orfèvrerie... Là encore, ce n'étaient pas des monopoles.

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Le modelage crânien Fait peu connu, des pratiques de modelage crânien des nouveaux-nés sont attestées en France jusqu'au XIX e siècle. L'un des premiers à les mettre en rapport avec les « Barbares » installés en Gaule a été G. Lagneau (1877). S'interrogeant sur les traces qu'auraient pu laisser dans le pays les Sarmato-Alains, Taifales et quelques autres, il écrivait :

« Peut-être devrait-on faire remonter à ces Theifales et à ces Alains immigrés du sud-ouest [sic !] de l'Europe l'importation du singulier usage signalé par M Lumier. Dans le département des Deux-Sèvres et en moindre proportion dans les départements voisins, ce médecin aliéniste a observé sur un certain nombre d'habitants une déformation crânienne artificielle paraissant déterminer parfois l'idiotie et l'épilepsie. Cette déformation se montrerait principalement chez les Pelleboises, femmes de la partie méridionale fort boisée des arrondissements de Melle et de Niort, et aussi chez quelques paysannes de la partie occidentale de celui de Bressuire, comprise entre la Sèvre Nantaise et l'Argentan. Elle consisterait en une dépression en arc, plus ou moins semi-circulaire, se montrant surtout au niveau de la dépression fronto-pariétale, mais s'étendant latéralement au-dessus des pavillons des oreilles. Elle serait déterminée par la pression exercée par un fil de fer nommé arcelet, entrant dans la confection d'un bandeau mis aux jeunes enfants, d'une calotte de carton portée par les filles et les femmes.» Cette coiffure, ajoute G. Lagneau, était parfois appelée « colbach » (par allusion à la coiffure militaire de ce nom).

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Ce type de modelage crânien par la coiffure est également connu dans le sud-ouest de la France, et les anthropologues l'appellent souvent « déformation toulousaine ». S. Billard et C. Simon (1995) cataloguent cette pratique comme « déformation involontaire », par opposition à la « déformation volontaire » par bandage ou planchette. Il nous semble cependant qu'à partir du moment où les effets de la coiffure sur le développement crânien des nourrissons étaient évidents pour tous, il est difficile de parler d'un résultat « involontaire ». D'autre part, les auteurs eux-mêmes mettent la déformation toulousaine en rapport avec les pratiques du haut Moyen Age :

« Parfois on coiffe les jeunes enfants de bonnets, serre-tête ou bandeaux très serrés sous le menton ou l'occipital, provoquant par conséquent une déformation [....1. Cette pratique allonge le crâne et abaisse la voûte crânienne. Il s'ensuit une compression annulaire péricrânienne, oblique ou horizontale [..1. Ce type de déformation est bien connu. Au XIX' siècle il est répandu sur tout l'ouest de la France, tout particulièrement dans les Deux-Sèvres et en HauteGaronne. Nous ne savons pas très bien à quel moment il est apparu en France : certains auteurs indiquent le XI ou le XII! siècle, mais ce n'est qu'à partir du XVI e siècle que des textes le certifient. Cependant des trouvailles récentes de tombes mérovingiennes montrent déjà des crânes déformés de cette façon. Il est assez extraordinaire de noter que cette tradition semble perdurer plus de mille ans.» La « déformation toulousaine » est-elle un lointain héritage « barbare », ou une réinvention plus récente ? Il semble que l'archéologie ne puisse encore répondre à cette question, faute de séries crâniologiques ininterrompues. Si la continuité de cette tradition était démontrée, il resterait à savoir quels peuples peuvent être crédités de son introduction, et si sa longue survie dans l'ouest de la France est liée au hasard des 166

conservatismes locaux, ou à la présence de communautés d'origine étrangère plus nombreuses qu'ailleurs. Comme nous l'avons expliqué à propos des marqueurs archéologiques et anthropologiques (cf. chap. II, 1), le modelage crânien n'était déjà plus, à l'époque hunnique, le monopole des seuls Sarmato-Alains, et les tombes de Molandier dans l'Aude peuvent suggérer que les Wisigoths l'avaient déjà adopté au début du Ve siècle. Tout ce que l'on peut dire est donc que la déformation toulousaine pourrait continuer une pratique dont les Sarmato-Alains avaient été les porteurs initiaux en Europe.

La démultiplication culturelle Les cas qui viennent d'être étudiés, tout comme ce qui a été dit des modes transnationales de l'époque hunnique (chap. II, 1), montrent qu'il est difficile d'isoler d'éventuels apports spécifiquement sarmato-alains de tout un contexte « barbare » et romano-barbare syncrétique. En dehors du rayonnement direct, et probablement limité, des communautés de Sarmates et d'Alains en Gaule, il faut en effet prendre en compte l'influence de ces peuples sur l'armée romaine, sur le monde germanique, sur la culture hunnique ou plus exactement la synthèse culturelle partagée par les élites « barbares » de la fin du IV e et de la première moitié du V e siècle. Cette influence ne se limite pas, à notre avis, au domaine strictement militaire où on l'admet volontiers. A travers la diffusion de tel type d'arme ou d'emblème, de tel style de combat, ce sont aussi des valeurs et des idées qui pouvaient se transmettre. Dans cette optique, la remarque de M. Kazanski (1995) sur l'éventuelle origine alaine du dépôt de la seule épée, comme représentation de tout l'armement, dans certaines tombes « barbares », est très significative. Nous 167

pouvons volontiers imaginer que de façon plus générale, la valorisation de l'épée en tant qu'arme presque sacrée, bien attestée dans la culture occidentale médiévale, a quelques racines sarmato-alaines et n'est pas sans rapport avec la fonction d'« icône » divine que lui attribuaient les nomades. Aux Ve et VIe siècle, tant les Romains que divers Germains combattaient sous le même « drapeau » : la manche à air à tête de monstre, d'origine steppique. A l'époque d'Attila, deux des principaux insignes de statut social était le bracelet en métal précieux à extrémités élargies, fixé définitivement au poignet des rois et des princes, et le « pendentif » d'épée en ambre ou en pierre dure ; tous deux sont attestés dès le début de notre ère chez les Sarmato-Alains. Cette transmission culturelle a été favorisée par l'intégration de divers groupes sarmates et alains à d'autres populations, « romaines » ou « barbares ». Divers grands peuples germaniques ont dû absorber de tels apports. Tout cela signifie que le brassage des peuples et des cultures à l'époque des Invasions a en quelque sorte démultiplié les influences sarmato-alaines dans toute l'Europe romaine tardive et post-romaine, et notamment en Gaule. Cette constatation n'a rien de nouveau, puisque Marc Bloch (cité par E. Salin, 1950) écrivait déjà en 1936 :

« Voici qu'au berceau de notre Moyen Age, une troisième influence (en dehors de celles de Rome et de la Germanie) se dégage peu à peu des brumes : celle qu'exercèrent, soit directement, soit par l'intermédiaire des Germains euxmêmes, les civilisations de la steppe eurasienne. »

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CONCLUSION

Nous avons présenté et discuté, dans les trois chapitres de cet ouvrage, des données de nature et de valeur très diverses. Nous en avons écarté certaines, mis d'autres en lumière. Nous avons tenté certains recoupements et expliqué pourquoi, compte tenu de la quantité et de la qualité des informations disponibles, ils demeurent hypothétiques. Ce sont en tout cas des éclairages complémentaires à la lueur desquels se complète, petit à petit, un tableau d'ensemble de l'empreinte sarmato-alaine en Gaule. Nous pensons avoir montré que la recherche des traces laissées en Gaule par les Sarmates et Alains n'était ni vaine ni fantaisiste, mais qu'elle devait être conduite avec rigueur. Elle doit avancer sur une voie étroite, entre la méconnaissance ou le scepticisme de beaucoup d'historiens occidentaux, et les débordements imaginatifs de certains de leurs collègues d'Europe orientale et de quelques enthousiastes locaux. Cette recherche n'est pas non plus anecdotique : les SarmatoAlains ont joué un certain rôle dans l'histoire de la Gaule de leur temps — un temps crucial de transition entre la Gaule romaine et les royaumes « romano-barbares », puis la Francie mérovingienne. Ils ont eu, directement ou non, une certaine influence culturelle sur ce qui allait devenir la France. Ils comptent (même en petite proportion) parmi les ancêtres des Français. Plus généralement, ils représentent un cas intéressant d'insertion de groupes « exotiques » dans un tissu ethnoculturel étranger, de conservation de certaines particularités à l'échelle de quelques générations, puis d'assimilation (facilitée par l'absence de différence trop prononcée sur le plan physique et finalement permise par la conversion au christianisme). 169

Ce qui est encourageant pour l'avenir de ces travaux, ce sont à la fois l'intérêt croissant qui se manifeste, en France comme ailleurs, pour ces peuples et leurs cultures, et les progrès récents. Ces progrès sont particulièrement frappants dans le domaine archéologique, c'est-à-dire là où les traces et les preuves sont les plus tangibles. Beaucoup d'ensembles et d'objets parmi les plus caractéristiques ont été découverts — ou redécouverts et correctement attribués — au cours des dernières décennies, voire des dernières années. Les archéologues français sont certainement mieux préparés aujourd'hui à de telles trouvailles, comme l'a montré tout récemment l'identification immédiate de la lame à encoches de Flins-sur-Seine. Beaucoup reste à faire dans d'autres domaines, par exemple en toponymie où le recensement des noms et surtout des formes anciennes n'est jamais vraiment terminé. Certains dossiers restent ouverts, en particulier les questions, liées entre elles, du sort des Alains de Gaule Ultérieure après le milieu du Ve siècle et de l'éventuelle installation de certains d'entre eux en Bretagne armoricaine. Si un bilan de ce type est refait d'ici un demi-siècle, il sera peut-être aussi différent du nôtre que ce dernier l'est des éléments présentés par E. Salin dans les années 1950. L'important est que ce thème continue d'être exploré, afin que Sarmates et Alains cessent d'être, dans la mémoire historique française, les grands oubliés des Grandes Invasions.

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ANNEXES 1- Les noms des rois et chefs alains de Gaule Outre le problème posé par l'éventuelle identité de Goar et Eochar (cf. chap. I, 4), il est intéressant de voir dans quelle mesure les noms des rois ou chefs alains de Gaule mentionnés par les sources se prêtent à des explications étymologiques. Beorgor

Roi alain vaincu et tué à Bergame par l'armée romaine occidentale de Ricimer en 464. Nous le citons ici parce qu'il était peut-être le chef de ces Alains qui « ravageaient les Gaules » en 461 avant de passer en Italie — bien que l'identité des deux groupes ne soit en rien assurée. Formes : -Beorgor, annales consulaires dites Fasti Vindobonenses, I, 593 ; Cassiodore, Chronique, 1278 ; Marcellin, Chronique, a. 464). -Biorgor, Paul Diacre, Histoire romaine, XV , 1. - *Beorgus (acc. Beorgum), Jordanès, Getica, XLV, 236. Le premier élément du nom doit être un terme iranien signifiant « beaucoup » : avestique baévar-, ossète bira / bewra . Pour le second, on a proposé l'ossète kuryn / korun « demander » (pour V. Miller : bewrei + korun = « l'exigeant ») ou l'appellation générique du « bovin » (selon M. Vasmer : baévaragâo « [qui possède] beaucoup de bovins »). Compte tenu de la présence du -r- final dans les formes qui paraissent les mieux conservées, nous préférons la première solution. Goar / Eochar

L'explication de deux noms par un même prototype alain serait le principal argument en faveur d'une identité de Goar (chef des Alains ralliés aux Romains en 407, « faiseur d'empereur » à Mayence en 411) et d'Eochar, roi des Alains chargé en 447 ou 448 de la pacification de l'Armorique. 171

Formes : a) *Goar (abl. Goare), Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II,

9. nimp / Gôar, Olympiodore, fr. 17 Cf. aussi Fôap / Goar, nom d'un Ostrogoth chez Procope, Guerres, « Guerre gothique », VIII, 27, 5. b) *Eochar (dat. Eochari), Constance, Vie de saint Germain (vers

480) ; Eiric (IXe siècle). Le problème dans le cas d'Eochar est la diversité des formes du nom dans les éditions postérieures au Haut Moyen Age (nous les citons ici d'après A. Alemany, 2000) : Gochari, Gothari, B. Mombritius (XVe siècle) Goari, Gobar, Eocharich, L. Sauer / Surius (XVIe siècle) ; la dernière variante a probablement subi l'attraction du germanique (goth. reiks « roi, chef »). Du point de vue étymologique, les solutions proposées s'appliquent généralement mieux à l'un des deux noms. Pour Goar, la comparaison avec le moyen persan gôhr « joyau » n'est pas convaincante. il semble plutôt que le premier élément soit l'appellation iranienne du « bovin », *gau-. Le second doit être une racine verbale. V. Abaïev a proposé *Gauar « celui qui obtient des bovins », et H. Humbach, *Gaubara-, « celui qui est [trans]porté par un boeuf (cf. en ossète barag « cavalier < *aspabâra- «porté par un cheval »). Toutefois, le -b- ayant été conservé en ossète, on s'expliquerait mal sa disparition dans les formes anciennes du nom. Si l'on admet que Goar = *Gohar, *Goxar, le second élément pourrait être le verbe *xar- «manger » (ossète xâryn). Goar serait *Gauxar, le « mangeur de boeuf ». On peut aussi penser à *Gauwar « qui partage les bovins » (ossète waryn «répartir, diviser »). Pour Eochar, où -ch- doit représenter /x/, la théorie de H. Humbach (yavai-xvarnah « dont la majesté est durable ») est moins convaincante à notre avis que celle de V. Abaïev, suivi par B. Bachrach et d'autres (ossète yâw-xar «mangeur de millet »). Un 172

tel nom est moins curieux en milieu nomade qu'il n'y paraît : le millet est la seule céréale dont le nom, dans les diverses langues iraniennes, remonte à l'iranien commun et même à l'indoeuropéen. Il avait un rôle non négligeable dans l'alimentation : Pline mentionne, dans celle des Sarmates, la farine et la bouillie de millet (Histoire naturelle, XVIII, 24, 1). Si l'on parie pour l'identité des deux personnages et donc des deux noms, il faut remarquer que dans les dialectes alains qui ont produit l'ossète moderne, -g- dans certaines positions a été spirantisé et est passé à -g-. C'est notamment le cas dans le nom de la vache qui, dans le dialecte digor de l'ossète, le plus archaïque, est gog