Structures sociales du Canada français: Etudes de membres de la section I de la société royale du Canada 9781487580094

Le Canada français a été observé par des auteurs comme Thoreau et Tocqueville, et a été étudié par les historiens et les

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Structures sociales du Canada français: Etudes de membres de la section I de la société royale du Canada
 9781487580094

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STRUCTURES SOCIALES DU CANADA FRANÇAIS

SOCIÉTÉ ROYALE DU CANADA COLLECTION STUDIO VARIA 1. Studia V aria: Literary and Scientific Papers-É'tudes littéraires et scientifiques (1956). Edited by E. G. D. MURRAY 2. Our Debt to the Future: Symposium presented on the Seventy-Fifth Anniversary, 1957-Présence de Demain: Colloque présenté au Soixante-quinzième Anniversaire, 1957. Edited by E. G. D. MURRAY 3. The Canadian Northwest: Its Potentialities; Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1958-L'Avenir du Nord-Ouest Canadien; Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1958. Edited by FRANK H. UNDERHILL 4. Évolution: Its Science and Doctrine; Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1959-L'Évolution: La Science et la Doctrine; Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1959. Edited by THOMAS W. M. CAMERON 5. Aux sources du présent: Études présentées à la Section I de la Société royale du Canada-The Roots of the Present: Studies presented to Section I of the Royal Society of Canada (1960). Sous la direction de LÉON LORTIE et ADRIEN PLOUFFE 6. Canadian Universities Today: Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1960-Les Universités canadiennes aujourd'hui; Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1960. Edited by GEORGE STANLEY and Guy SYLVESTRE 7. Canadian Population and Northern Colonization: Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1961-La Population canadienne et la colonization du Grand Nord: Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1961. Edited by V. W. BLADEN 8. Higher Education in a Changing Canada: Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1965-L'Enseignement supérieur dans un Canada en évolution: Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1965. Edited by J. E. HoDGETTS 9. Pioneers of Science: Symposium presented to the Royal Society of Canada in 1964-Les Pionniers de la science canadienne: Colloque présenté à la Société royale du Canada en 1964. Edited by G. F. G. STANLEY

10. Structures sociales du Canada français: Études de membres de la Section l de la Société royale du Canada. Edited by GUY SYLVESTRE

Structures sociales du Canada français

Études de membres de la Section I de la

SOCIÉTÉ ROYALE DU CANADA ÉDITEÉS PAR

GUY SYLVESTRE, M.S.R.C.

OUVRAGE PUBLIÉ POUR LE COMPTE DE LA SOCIÉTÉ PAR UNIVERSITY OF TORONTO PRESS ET LES PRESSES DE L'UNIVERSITÉ LAVAL

1966

Copyright, Canada, 1966 University of Toronto Press and Les Presses de l'université Laval Printed in Canada Reprinted in 2018 ISBN 978-1-4875-8112-1 (paper)

LA SOCIÉTÉ ROYALE DU CANADA REMERCIE LE CONSEIL DES ARTS DU CANADA DE L'AIDE FINANCIÈRE QU'IL LUI ACCORDÉE POUR PERMETTRE LA PUBLICATION DES STUDIA VARIA. LE FAIT D'ACCORDER UNE SUBVENTION NE REND TOUTEFOIS PAS LE CONSEIL DES ARTS RESPONSABLE DES VUES EXPRIMÉES DANS LES DIVERS VOLUMES DE CETTE COLLECTION.

AVANT-PROPOS

LES TEXTES ICI RÉUNIS devaient d'abord faire partie d'un inventaire complet des ressources et des faiblesses de la civilisation française au Canada dont les membres de la Section I de la Société royale du Canada avaient projeté il y a trois ans d'arrêter ensemble le bilan. Depuis, ils ont décidé de publier tout de suite dans un premier volume les textes qui traitent des structures sociales du Canada français, remettant à plus tard la publication des études qui porteront sur l'expression littéraire, musicale et picturale de la culture au Canada français. Ce premier panneau du diptyque projeté comporte certaines lacunes - notamment en ce qui concerne le monde ouvrier, et aussi les minorités françaises de la diaspora; nous croyons qu'il constitue toutefois un bon inventaire de la plupart des aspects de l'organisation sociale du Canada français, ainsi que de son évolution passée et récente. Nous croyons aussi que ces textes ont une certaine unité, qu'ils se complètent et se recoupent sans trop se répéter; mais leur diversité est sans doute plus intéressante encore que leur unité, et ce que le volume perd en homogénéité, il le gagne en intérêt. La diversité des textes - tous les auteurs n'appartiennent pas à la même école de pensée - est en ellemême significative : elle souligne que le caractère longtemps monolithique de la pensée canadienne-française est en voie de disparition, s'il n'est pas déjà disparu. Nous croyons enfin que cet inventaire paraît à un moment opportun et nous espérons qu'il contribuera à faire mieux comprendre la nature, l'étendue, la portée et l'orientation de ce qu'on a appelé « la révolution tranquille du Québec » • Nous tenons à remercier en terminant notre collègue Jean-Charles Falardeau qui, après avoir lu les cinq textes qui traitent successivement des cadres religieux, scolaires, politiques, juridiques et économiques du Canada français, a bien voulu rédiger en guise d'introduction la remarquable étude qui les précède sur « l'évolution des structures sociales et des élites au Canada français > • L'éditeur délégué, Guy Sylvestre

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos Guy

SYLVESTRE,

Parlement, Ottawa

M.S.R.c.,

bibliothécaire associé du

1. Évolution des structures sociales et des élites au Canada français JEAN-CHARLES FALARDEAU, M.S.R.C., professeur à la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, Québec

v

3

2. Les cadres religieux

professeur à la Faculté des lettres de l'Université Laval, Québec

MAURICE LEBEL, M.S.R.c.,

14

3. Les cadres scolaires

directeur des éditions au Centre de Psychologie et de Pédagogie, Montréal

LOUIS-PHILIPPE AuDET, M.S.R.c.,

4. Les cadres politiques JEAN-CHARLES BoNENFANT, M.S.R.c.,

Législature provinciale, Québec

bibliothécaire de la

29

67

5. Les cadres juridiques

professeur à la Faculty of Law de McGill University, Montréal

LOUIS BAUDOUIN, M.S.R.c.,

84

6. Les cadres économiques

courtier d'assurances et professeur à l'École des Hautes Études commerciales, Montréal

GÉRARD PARIZEAU, M.S.R.c ..,

98

STRUCTURES SOCIALES DU CANADA FRANÇAIS

,

EVOLUTION DES STRUCTURES SOCIALES ET ,

DES ELITES AU CANADA FRANÇAIS

Jean-Charles Falardeau,

M.S.R.C.

PEU DE SOCIÉTÉS ONT ÉTÉ AUSSI ÉTUDIÉES que la société canadiennefrançaise. Étudiée par des observateurs de l'extérieur, de Thoreau et Tocqueville à Michel Bernard. Étudiée aussi par nous-mêmes qui sommes souvent intrigués par les lenteurs, les avatars et les promesses de notre propre destin. A cela rien de surprenant. Le Canada français est une sorte d'Irlande d'Amérique du Nord. Encore hier, on disait de lui qu'il venait tout juste de dépasser l'adolescence 1 ; qu'il était un jeune dormeur s'éveillant d'un hiver deux fois séculaire2 ; que sa situation présente était marquée par ses difficultés à se réinventer un visage 3 • Le phénomène qui s'impose à l'étonnement lorsqu'on s'arrête à considérer le Canada français est celui de sa durée. Quelles ont donc été les structures fondamentales qui, tout au long de l'hiver de cette société et malgré les crises successives de son interminable adolescence, lui ont imprimé ces traits à partir desquels elle réinvente le visage de son avenir ? Quels ont été les facteurs de la continuité canadienne-française ? Ce n'est pas un hasard ou un caprice si le présent volume qui ambitionne, après tant d'autres, de décrire la société canadienne d'aujourd'hui cherche d'abord à inventorier et à définir ses « cadres >, Un tel inventaire nous incite à poser à notre histoire de nouvelles questions. Quelles ont été, aux époques décisives de notre évolution, les institutions dominantes de notre société, et pourquoi ? Quelles sont celles

lAlbert Béguin, • Le Canada en question • , Cité libre, nouvelle série, xze année, 30, octobre 1960, pp. 5-7. 2 Michel Bernard, Le Québec change de visage (Paris, 1964). 3Fernand Dumont et Guy Rocher, c Introduction à une sociologie du Canada français • , Le Canada français aujourd'hui et demain (Recherches et Débats, cahier no 34) (Paris, 1961), p. 13.

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qui nous ont fait défaut, et pourquoi ? Quels groupes sociaux ont été associés à nos institutions caractéristiques, quelles conceptions en ont-ils proposées, à quelles fins les ont-ils fait servir ? Ces interrogations permettent de mettre en relief certaines causes de nos retards et de nos élans, les décalages entre notre vie politique et notre vie culturelle, les relations et les conflits entre ceux qui ont constitué les élites de notre société. l.

ÉVOLUTION DES STRUCTURES

Commençons par nos commencements, plus précisément par nos recommencements d'après la conquête. A l'un des moments les plus inquiétants du début de notre x1xe siècle, en 1831, Étienne Parent donne comme devise au journal Le Canadien qu'il relance après en avoir déjà été le directeur en 1822 la devise : Nos institutions, notre langue et nos lois. Celle-ci est reprise deux ans plus tard par Duvernay qui en fait la devise de la société Saint-Jean-Baptiste qu'il fonde avec Jacques Viger. L'expression est à la mode. Jean-François Perrault l'utilise comme titre d'une brochure qu'il publie, en 1834 aussi, pour proposer une réforme de l'ensemble de l'appareil judiciaire canadien4 • Le sens de cette devise est obvie. « Notre politique, notre but, nos sentiments, nos vœux et nos désirs " , écrit Étienne Parent dans le premier numéro du nouveau Canadien, « c'est de maintenir tout ce qui parmi nous constitue notre existence comme peuple, et comme moyens d'obtenir cette fin de maintenir tous les droits civils et politiques qui sont l'apanage d'un pays Anglais 5 » • Les « patriotes » rêvent d'une nation canadienne. Ils veulent porter à leurs conséquences logiques les combats parlementaires qu'a livrés la génération précédente. Ce que Parent ambitionne pour ses compatriotes, c'est l'acquisition et l'apprentissage du « gouvernement de soi » , de la liberté, de l'ensemble des structures politiques qui ont été apportées aux Canadiens par la conquête et qu'ils doivent savoir faire tourner à leur profit. Les institutions et l'idéologie politiques du Canada français sont cependant et demeureront des produits d'importation. Ce ne sont que des moyens en vue d'une fin. Quelles sont donc, de façon précise, ces institutions qui « parmi nous constituent notre existence comme peuple » et qui, reconquises de haute lutte, ne doivent jamais plus être aliénées ? Nul doute, si l'on se reporte aux préoccupations et aux débats de 4 Jean-François Perrault, Moyens de conserver nos institutions, notre langue et nos lois (Québec, 1832). 5Étienne Parent, Le Canadien, vol. I, no 1, samedi 7 mai 1831.

ÉVOLUTION DES STRUCTURES SOCIALES

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l'époque, qu'il s'agit de tout ce qui a été garanti aux Canadiens par le « contrat social entre nous et l'Angleterre 6 » qu'avait été l'Acte de Québec de 1774. L' Acte de Québec nous assurait de la jouissance de nos propriétés et rétablissait le vieux droit civil français, c'est-à-dire nos institutions juridiques relatives au mariage, aux obligations, aux testaments, au droit de propriété. Par là, il redonnait sa permanence au régime seigneurial, le grand cadre social de notre régime français. L'Acte demeurait silencieux sur le fait de la juridiction épiscopale mais il accordait aux Canadiens « la liberté de la religion catholique » • Ce faisant, et en sanctionnant en outre le droit de l'Église catholique de percevoir la dîme, il l'assurait de sa subsistance temporelle et affirmait implicitement son caractère d'institution privilégiée. L'Acte enfin, en dispensant les catholiques canadiens des serments contraires à leur foi, leur ouvrait l'accès aux charges publiques. Voilà donc en quoi consistait, aux yeux de la génération de 1830, l'architecture essentielle de la culture canadienne : des institutions de droit privé définies dans un corpus de droit civil; par le biais de celui-ci, le régime seigneurial et une certaine forme d'organisation de la famille; l'Église catholique en tant que mandatrice de la religion et détentrice de privilèges temporels. A la base de l'édifice, la langue française, à laquelle la devise de Parent et de Duvernay réserve une place d'honneur. A ces éléments s'ajoutent, dès le début du XIX" siècle, les premiers collèges classiques qui deviendront les lieux de formation d'une nouvelle classe intellectuelle et politique et la pierre d'angle de notre système scolaire. Les pièces de ce système seront successivement mises en place par les lois de 1841, 1845 et 1846 et constitueront un ensemble que le Dr Meilleur décrira comme « un système d'enseignement où le clergé, le peuple et le gouvernement avaient chacun sa part légitime de pouvoir et de coopération7 ,. • Vers la même époque, le Canada français est doté d'une organisation municipale : loi de 1845 inspirée par Morin qui crée des corporations municipales de paroisse; loi de 1847 qui substitue à celles-ci des municipalités de comté; loi de 1854 qui maintient à la fois des municipalités de paroisse et de comté. C'est aussi à compter de la seconde moitié du XIXe siècle que l'Église canadienne redevient en mesure, grâce à des effectifs nouveaux attirés par Mgr Bourget, d'assurer dans toutes les régions du territoire québécois un ministère continu et de redonner importance et cohésion à la vie paroissiale locale. La société canadienne-française, en effet, vit une ère que l'historien 6Cité par le chanoine Lionel Groulx, Histoire d11 Canada français depuis la découverte (Montréal, 1952), tome 3, p. 75. 7fbid., p. 308.

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Henri Marrou a comparé à ce que furent les temps mérovingiens pour la France8 • Elle vit repliée sur elle-même. Elle se résorbe dans une culture rurale que l'Église et l'institution paroissiale en particulier contribueront à sacraliser. Nous voici au cœur de notre destin. D'une part, le peuple canadien-français veut devenir une nation. Pour cela, il lui faudrait se donner un cadre politique propre : un gouvernement de soi. Mais !'Anglais conquérant domine cette vie polique. Une nation anglophone entièrement équipée empêche une nation française latente de venir à la vie. Les Canadiens français qui cherchent à maîtriser les structures politiques doivent, pour autant, sortir en quelque sorte de leur société. Ceux d'entre eux qui, par épuisement ou par dépit, abandonnent le combat, sont ramenés vers la vie locale. Deux pôles institutionnels écartèlent donc la vie canadienne et ils sont inscrits dans la déclaration d'Étienne Parent que nous venons de citer : la participation à la vie politique, anglaise; le maintien de l'existence collective, française, dans le cadre de la vie locale homogène. Les jeunes intellectuels que fait discuter P.J.O. Chauveau dans le roman Charles Guérin ambitionnent de « faire une nation » • Mais ils abandonnent la partie. Ceux qui ne quittent pas irrévocablement leur patrie vont s'établir en des régions encore inhabitées, pour tout recommencer à neuf. Pour Charles Guérin lui-même, « faire une nation » , ce sera « faire une paroisse ,. au nord de Montréal. Dans plusieurs autres romans du xixe siècle, l'idéal du héros est de « fonder une petite république » dont il sera le chef. Est-il besoin de rappeler encore le Jean Rivard d'Antoine Gérin-Lajoie? Nous sommes en 1843. Le jeune rhétoricien, après avoir hésité entre la ville - entendons, la lutte au niveau des deux sociétés - , va créer sa petite république française, Rivardville, en pleine forêt reconquise aux Anglais. La description des étapes de son œuvre fait récapituler l'épitomé des institutions élémentaires de la vie rurale : une église paroissiale; des magasins; des ateliers; un conseil municipal; un lycée-bibliothèque publique; plus tard, quelques manufactures de rayonnement local. La première monographie sociologique du fils de l'auteur de Jean Rivard, Léon Gérin, se situera dans une perspective à peine différente et sera toute entière consacrée à l'habitant et au village de Saint-Justin de Maskinongé9 • 8 Henri-Irénée Marrou, • Le Canada français, Préface française • , Esprit, 20e année, no 193-194, août-septembre 1952, 172, en note. 9 Léon Gérin, • L'Habitant de Saint-Justin, contribution à la géographie sociale du Canada • , Mémoires de la Société royale du Canada, 2e série, IV, 1898, pp. 139-216.

ÉVOLUTION DES STRUCTURES SOCIALES

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La confédération de 1867 transforme radicalement les macro-structures politiques de la vie canadienne-française et donne une signification nouvelle à chacun des deux pôles antinomiques que nous venons d'évoquer. Les Canadiens obtiennent, avec la création de la province de Québec, leur cadre politique propre qu'ils pourront utiliser à la fois pour le « gouvernement de soi » et l'épanouissement de leur culture. La nation canadienne-française possède l'instrument potentiel de son autonomie. Les deux pôles sont enfin réunis et conjugués. Pas tout à fait cependant. Car les Canadiens français sont aussi associés, au niveau de la structure fédérale, au gouvernement des « deux nations " constituant le Canada. C'est à ce niveau qu'ils continueront durant encore assez longtemps, jusque vers les années 1920, à concentrer leurs efforts politiques, cherchant à y obtenir la reconnaissance effective de leur statut de partenaires égaux dans le gouvernement de l'ensemble du pays. Durant ce long demi-siècle, le gouvernement québécois ne sera guère plus, à leur point de vue, sauf durant le règne d'Honoré Mercier, qu'un vaste conseil municipal. Les efforts canadiens-français portent aussi dans un domaine vital qui constitue à la vérité un troisième pôle institutionnel : celui de la vie économique. Les activités économiques depuis la conquête se sont limitées à l'exploitation agricole de subsistance, au petit commerce, à quelques aventures industrielles. Nous n'avons pas à reprendre ici l'histoire de cette infériorité et de ces tentatives 10 qu'Edmond de Nevers résumait en affirmant que « de 1763 à 1867, le peuple canadien-français n'a pas d'histoire économique proprement dite 11 » • Malgré quelques réussites canadiennes-françaises individuelles, surtout au tournant du xxe siècle, les institutions économiques, comme les institutions politiques, sont anglaises. A la différence des premières cependant, elles demeurent implacablement hors de la portée des Canadiens français. Pour quelles raisons ? Celles-ci ne sont que trop connues. Nous venons de rappeler que les institutions de base du Canada français étaient fondées sur la terre et sur la vie locale. Les seigneurs canadiens auraient pu jouer le rôle d'entrepreneurs actifs mais c'est le contraire qui se produisit. « Le régime seigneurial > , écrira à ce sujet Étienne Parent, « fut un incube lOVoir, François-Albert Angers, • Naissance de la pensée économique au Canada français • , Revue d'histoire de l'Amérique française, XV, 1961-62, pp. 204--229; Jean-Charles Falardeau, • L'origine et l'ascension des hommes d'affaires dans la société canadienne-française • , Recherches sociographiques, VI, no 1, 1965. llEdmond de Nevers, L'Avenir du peuple canadien-français (Paris, 1896), p. 60.

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sur la poitrine du génie industriel de ce pays 12 > • En outre, une idéologie persistante dans notre société a condamné sans rémission l'argent et le succès matériel. On se souvient du fameux discours de Mgr Louis-A. Paquet en juin 1902 : les usines et les capitaux sont anglais; les idées, la religion, l'apostolat sont français 13 • Précisions que l'argent n'est pas seulement anglais. Il est américain et il le sera de plus en plus, au fur et à mesure que s'établiront, sur le territoire québécois, grâce à la joyeuse hospitalité de notre gouvernement provincial lui-même, les entreprises et les cartels de la grande industrie d'autre-frontière. Le troisième pôle institutionnel de la vie québécoise n'est pas principalement associé aux macro-structures politiques dominantes du Canada. Il est surtout extracanadien. Il assujettit la société québécoise au capitalisme américain. Est-il besoin de rappeler en quels termes Errol Bouchette, dans les années 1900, adjurait ses compatriotes de s'emparer de l'industrie et proposait au gouvernement québécois d'emprunter largement sur les marchés européens, d'investir d'immenses capitaux dans l'exploitation de nos ressources naturelles, de créer un système d'écoles industrielles14• Il faudra attendre un demi-siècle après Bouchette pour qu'apparaissent de façon significative les grands industriels et les grands financiers canadiens-français. Durant ce temps, à la fois par compensation et pour répondre à des besoins réels, la société québécoise élargissait l'éventail de ses œuvres culturelles inspirées par une idéologie religieuse : collèges classiques et université. Durant ce temps aussi, dès le milieu du x1xe siècle, les campagnes québécoises avaient perdu d'abondantes populations15 . Pour enrayer certaines causes locales de ces affligeantes migrations, Alphonse Desjardins s'aventura dans une expérience économique d'abord modeste et qui devait devenir l'une des institutions les plus caractéristiques et les plus réputées du Canada français : la coopérative d'épargne et de crédit, la Caisse populaire Desjardins. Il la conçut d'ailleurs et l'organisa en 12 • De l'importance et des devoirs du commerce • , Discours prononcé par Etienne Parent, Ecr., devant la Société pour la fermeture de bonne heure des magasins, le 15 janvier 1852 (Québec, 1852), pp. 18-19. 13Bréviaire du patriote canadien-français (Montréal, 1925). 14Errol Bouchette, Emparons-nous de l'industrie (Ottawa, 1901); L'indépendance économique du Canada français (Arthabaska, 1906); Robert Lozé, nouvelle (Montréal, 1903). 15Voir : Albert Faucher, • L'émigration des Canadiens français au xixe siècle : position du problème et perspectives • , Recherches sociographiques, V, 3, septembre-décembre 1964, 277-317; Gilles Paquet, • L'émigration des Canadiens français vers la Nouvelle-Angleterre, 1870-1910 : prises de vue quantitatives • , ibid., 319370.

ÉVOLUTION DES STRUCTURES SOCIALES

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tant qu'élément de l'institution intégrante de la vie locale traditionnelle : la paroisse, autrefois rurale, maintenant urbaine. Car le Québec est en train d'évoluer à un rythme déjà perçu par Errol Bouchette et qui effraie ceux qui persistent à le rêver comme une société éternellement agricole. Les « voix " de Maria Chapdelaine n'auront d'auditeurs que chez les missionnaires-colonisateurs. Deux ou trois cycles d'industrialisation, le plus décisif précipité par la première guerre mondiale, vont provoquer le champignonnement de villes dans toutes les régions dont plusieurs étaient demeurées hostiles et inoccupées. Des ouvriers sont apparus dans la société canadienne-française. Ils seront encadrés par des syndicats d'abord américains. Mais l'Église québécoise et un sentiment nationaliste, défini par des élites « bourgeoises " , antiouvrières et férues de l'ordre à tout, prix s'opposeront à cette mobilisation. C'est le clergé lui-même qui mettra sur pied un syndicalisme autochtone et confessionnel, articulé de plus d'une façon à la structure ecclésiastique diocésaine. Ce n'est que très lentement et très péniblement, seulement à la suite de la deuxième guerre mondiale, que le syndicalisme québécois se dégagera de la tutelle ecclésiastique et de la tutelle patronale-politique pour s'affirmer comme une institution incarnant les préoccupations et les aspirations de la classe ouvrière 16 • (Il est incroyable et tout à fait injustifiable qu'un volume comme celui-ci, consacré aux cadres de vie canadiens-français ne traite pas du syndicalisme dans notre société ... ) La période d'environ trente années qui fait suite à la crise économique de 1930 est une période de désarrois idéologiques. Des mouvements sociaux, en outre du syndicalisme, cherchent à répondre aux besoins collectifs en s'appropriant des formules qui veulent s'échapper du monolithisme « nationaliste 17 » • Le coopératisme et le corporatisme se partagent les faveurs de deux écoles de pensée prépondérantes. Le Québec se durcit contre le gouvernement centralisateur d'Ottawa dans lequel il ne se reconnait plus. Cet autonomisme, à compter de 1960, s'affirme de façon plus éclatante alors que l' « État du Québec » se déclare enfin prêt à devenir « maître chez lui ». Il se donne des institutions ministère des Affaires culturelles, ministère de !'Éducation, Société générale de financement - qui assumeront plus pleinement les responsabilités 16Gérard Pelletier, • Le syndicalisme canadien-français • , La Dualité canadienne, ouvrage réalisé par Mason Wade et Jean-C. Falardeau (Québec, 1960), pp. 279-89; Michel Têtu, • Les Premiers syndicats catholiques canadiens, 1900-1921 • , thèse de doctorat en lettres, manuscrite, Université Laval, décembre 1961. 17 Pierre-Elliott Trudeau, « La Province de Québec au moment de la grève • , La Grève de l'amiante (Montréal, 1956), 1-91.

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de son destin politique, économique et culturel. Le séparatisme s'affiche en disant son nom et son objectif. Le socialisme s'affirme dans les intentions, dans les idéologies, dans un parti. Le long sommeil de l'hiver québécois débouche sur un printemps. Le vœu d'Étienne Parent et des patriotes peut devenir une réalité. Il.

ÉVOLUTION DES CLASSES ET DES ÉLITES

Cette esquisse de l'évolution institutionnelle canadienne-française serait incomplète si nous ne nous interrogions, fût-ce très brièvement, sur les catégories sociales qui ont lutté pour ces institutions, qui ont été associés avec elles, et à qui elles ont pu, dans certains cas, bénéficier. Les institutions, en effet, s'incarnent dans des individus ou des groupes qui en sont les porte-parole et les animateurs et pour qui elles constituent des structures de pouvoir et d'autorité. Quels ont donc été ceux qui ont construit ou maintenu les structures de notre société ? Quels sont ceux qui, soit à titre d' « élites >, soit à titre d'artisans plus obscurs, ont fait notre société ? Dans la société de la Nouvelle-France, les élites avaient été bureaucratiques et ecclésiastiques. A la conquête, une grande partie de la gentilhommerie française disparut et les représentants de l'Eglise acquirent un rôle prépondérant. Les habitants canadiens qui, durant le régime français, avaient occupé une position marginale18 , devinrent nantis d'une importance nouvelle, animés par des chefs politiques qui sortaient de leurs rangs. Ceux-ci allaient bientot constituer dans le Bas-Canada du début du x1xe siècle, une élite nouvelle, substituée aux seigneurs et aux fonctionnaires de l'ancien régime. Leur accession à des rôles d'autorité sera rapide. Reconsidérons l'Acte de Québec. « Le clergé, l'Église, écrit l'abbé Groulx, ce sont eux les premiers gagnants 19 » • Aussi bien, les seigneurs sont les premiers à bénéficier de la réhabilitation du droit de propriété terrienne. L'Acte solidifie temporairement la hiérarchie sociale fondée sur celle-ci. TI garde au Canada, selon le vœu de Carleton, « son caractère de colonie hiérarchisée et militaire20 » • Mais les charges publiques sont ouvertes aux Canadiens. Plusieurs des seigneurs demeurés au pays s'y dirigent d'un cœur léger et s'associent du même coup à l'oligarchie britannique21 . Pour 1 BLéon Gérin, • Le gentilhomme français et la colonisation du Canada • , Mémoires de la Société royale du Canada, 2e série, II (1896), pp. 65-94. 19Chanoine Lionel Groulx, loc. cit., p. 75. 201bid., p. 74. 21Léon Gérin, • L'intérêt sociologique de notre histoire au lendemain de la conquête•, Revue trimestrielle canadienne, I, mai 1915, pp. 3-14; voir aussi : Philippe-Aubert de Gaspé, Mémoires (Québec, 1885).

ÉVOLUTION DES STRUCTURES SOCIALES

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eux, les institutions du conquérant, c'est un fonctionnarisme dont ils se font les parasites. A l'inverse, pour ceux qu'anime le zèle de la reconquête, ce sera, nous le savons, un parlementarisme, « le germe fécond d'où naîtra un jour notre liberté politique 22 » • Les jeunes intellectuels compagnons de Charles Guérin, déçus sinon dégoûtés par l'abdication des seigneurs, cette « noblaille » , veulent les remplacer comme classe dirigeante. Tous issus de la campagne, ils se donnent la mission de devenir la nouvelle noblesse, « la noblesse professionnelle, née du peuple, et qui a succédé à la noblesse titrée 23 » • Ce sont eux qui constitueront effectivement, jusqu'à l'époque contemporaine, l'élite canadienne-française. C'est cette élite que l'on est tenté d'appeler et que l'on appelle souvent notre bourgeoisie. Cette catégorie sociale a cependant évolué par rapport à l'un ou l'autre des deux pôles que nous avons décrits : le pôle politique, extérieur et anglais; le pôle culturel, local et français. D'un côté, les leaders politiques et leurs subalternes, les députés, de Lafontaine à Honoré Mercier, Wilfrid Laurier, Henri Bourassa et Ernest Lapointe. De l'autre, les chefs des « petites républiques » locales : le médecin, le notaire et l'avocat de village ou de ville. Entre ces deux constellations, les « intellectuels » de toutes variétés : écrivains, essayistes, journalistes et fonctionnaires, de Garneau et Antoine Gérin-Lajoie à Arthur Buies et Jules Fournier. Entre ces trois couches, hommes politiques, hommes de profession, intellectuels, l'osmose fut constante. Les derniers oscillent entre les deux premières couches tandis que les membres de celles-ci passent facilement de l'une à l'autre. La genèse sociale de tous est la même : origine rurale; études au collège classique ou au séminaire; entrée dans la vie combative ou professionnelle24 • Nous avons noté les raisons qui empêchèrent longtemps le Canadien de jouer un rôle économique autre que celui de marchand général de village. Ce n'est que vers la fin du x1xe siècle que des hommes d'affaires et des industriels commencèrent à acquérir de l'importance en tant que catégorie sociale. Au fur et à mesure de leur apparition, ils partagèrent un prestige sensiblement égal à celui des hommes de profession et des politiciens. Leur influence sur la société ne s'exprima cependant, en général, que par l'intermédiaire de ces derniers. L'homme d'affaires canadien-français n'a guère eu, jusqu'à une époque récente, d'idéologie autre que celle du politicien fédéral. 22 Thomas Chapais, Cours d'Histoire du Canada (Québec, 1919), I (17601791), p. 152. 23P. J. O. Chauveau, Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes (G. H. Cherrier, Éditeur, 1853 ), pp. 55-56. 24Voir Julienne Barnard, Mémoires Chapais, 3 vol. (Montréal, 1961), p. 1964.

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Et l'habitant ? Qu'est-il devenu au cours de cette histoire ? Au tournant du xvrne siècle, il fut le peuple canadien. C'est pour lui, c'est de lui, que l'on avait à créer une nation. Il participa activement, tout au moins dans la région de Montréal, à la réalisation des grands événements que furent les Quatre-vingt-douze Résolutions et la Rébellion de 1837-38. Mais il semble que la considération dont on l'entourait ait été noyée dans la grande désillusion qui suivit l'échec de la Rébellion. Aussitôt, la communication cesse entre le peuple canadien des campagnes et des villes et ceux qui avaient été ses leaders spontanés. Les hommes politiques ne porteront dorénavant à ce peuple guère plus qu'un intérêt épisodique, électoral. Leurs idéologies et leurs combats politiques se déroulent loin de lui, au niveau de l'autre société. L'habitant, de son côté, le leur rendra assez bien. Il se passionnera pour leur rhétorique mais son attitude envers eux combinera l'admiration distante avec le scepticisme, sinon le mépris. Quant aux intellectuels, écrivains et journalistes, leur intérêt est axé vers l'intérieur de la société, mais la communication qu'ils entretiennent n'est pas avec le peuple. C'est entre eux qu'ils discutent de la culture canadienne. L'univers de leur pensée et de leur discours est celui du lyrisme, de l'abstraction, de l'apologétique. Il faudra attendre que la population canadienne-française commence à se diversifier, au début du xxe siècle, et que se créent des institutions nouvelles destinées à encadrer des milieux sociaux différenciés, d'abord un milieu ouvrier, ensuite un milieu agricole, pour que ceux-ci trouvent des porte-parole qui puissent faire valoir leurs revendications propres. C'est dire que durant ce long siècle, la catégorie sociale et institutionnelle qui est demeurée le plus près du peuple canadien-français, celle qui a pu parler en son nom et qui a su lui parler, fut le clergé. On connaît assez bien les causes et les formes du rôle capital joué par l'Église dans notre société, surtout depuis le xrxe siècle25 . Les premières luttes politiques populaires que nous venons d'évoquer ont rencontré comme premier obstacle le loyalisme britannique de l'Église. La première bourgeoisie canadienne était, dans l'ensemble, libérale, réformiste, volontiers radicale. L'Église s'y opposa et, à la suite de luttes demeurées célèbres, en eut raison. Ne réussiront à être reconnus, acceptés et approuvés que ceux des politiciens et des intellectuels canadiensfrançais dont la pensée affiche une certaine orthodoxie. Quant à la vie locale et aux institutions d'enseignement, on sait aussi l'autorité et l'influence décisives, souvent exclusives, qu'y a exercées l'Église. De même en a-t-il été du premier syndicalisme, des premiers mouve25Voir, en particulier, Fernand Dumont, • Réflexions sur l'histoire religieuse du Canada français• , L'Église et le Québec (Montréal, 1961), pp. 47-65.

ÉVOLUTION DES STRUCTURES SOCIALES

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ments sociaux. C'est peu dire que l'Église et la société canadiennefrançaise ont été entremêlées. L'Église a été ici la principale structure d'autorité et de pouvoir, parallèle à la structure politique et souvent supérieure à celle-ci. Tous ceux qui en furent les représentants ou les associés à divers niveaux - évêques et prêtres, membres des ordres religieux, frères et religieuses des congrégations enseignantes ou hospitalières - ont constitué une élite polymorphe, à la fois séparée des autres catégories sociales dirigeantes et obscurément présente à tous les processus de décisions suprêmes. Il est inévitable qu'au moment où notre société veut devenir autonome, trouver son vrai visage, clarifier ses attitudes et inventer de nouvelles institutions, elle éprouve le besoin de redéfinir, quelquefois d'écarter plusieurs des structures purement temporelles par lesquelles l'Église avait consolidé son omniprésence. Nous voici au seuil du présent. D'un présent dont cette rétrospective aura pu éclairer le dessin général même si elle demeure fort incompète. Il aurait fallu, en effet, dégager avec beaucoup plus de netteté la diversité des idéologies importantes qui, tout au cours de notre XIXe siècle, ont exprimé le sens que les élites temporelles et ecclésiastiques donnaient à leur action parmi nous. De même aurait-il fallu nous préoccuper davantage de l'émergence de nouvelles classes moyennes qui depuis trente ou quarante ans ont constitué, pour la première fois dans notre histoire, des couches résistantes de notre société. Ce sont ces classes qui ont subi de la façon la plus directe les contrecoups de notre brusque passage du stade « traditionnel » à un stade « bureaucratique » • Notre société a court-circuité, ou on lui a fait court-circuiter ce qui, pour beaucoup d'autres sociétés occidentales contemporaines, a été une longue étape d'expérience démocratique. Nous commençons à peine nos classes dans l'apprentissage de la liberté politique, dans le gouvernement de nous-mêmes, et voici que s'abat sur nous l'État des technocrates. Même si cet État est de plus en plus le nôtre et même si ces technocrates sont des nôtres, nous savons encore mal quels rapports établir avec lui, c'està-dire avec eux. Une des dialectiques les plus cruciales se joue en ce moment dans notre société entre, d'une part, cette élite toute nouvelle d'experts-technocrates-gouvernants et, d'autre part, les classes moyennes qui découvrent l'État sans avoir appris la démocratie. En ce domaine comme en bien d'autres, nous aurons à inventer nos solutions.

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Maurice Lebel,

M.S.R.C.

L'HISTOIRE DU CANADA FRANÇAIS et l'histoire de l'Église catholique au Canada sont si intimement liées qu'il est impossible d'étudier l'une sans rencontrer l'autre. On ne peut en effet écrire l'histoire générale du Canada français sans traiter de l'Église catholique et de ses rapports avec le pouvoir civil de diverses époques, sans parler non plus des relations de l'Église avec les organismes sociaux et économiques. L'Église 1 a littéralement socialisé les Canadiens français. Historiquement indissolubles sont la religion catholique et la culture canadiennefrançaise. La religion catholique est le trait dominant, voire le dénominateur commun de la mentalité canadienne-française. S'il est un phénomène caractéristique de notre société traditionnelle, c'est bien le rapport entre l'Église catholique et cette société; on ne saurait isoler le caractère religieux de celle-ci de son contexte social. Depuis trois siècles, le Canada français est solidement encadré par des structures ecclésiastiques et fortement influencé par des institutions religieuses. Depuis 1840, nous voyons la coagulation d'un caractère national canadien-français à dominante religieuse. Aussi n'est-il pas étonnant que les plus récentes études historiques et sociologiques de caractère scientifique et d'intérêt permanent contiennent et soulignent cette incidence religieuse de haute importance au Canada français. L'Église catholique du Canada français remonte à 1534. En effet, cette année-là, Jacques Cartier prit possession du pays à Gaspé en y érigeant la croix du Christ, portant l'écusson fleurdelisé de Sa Majesté Très Chrétienne, le roi de France2 • Six ans plus tard, en 1540, François 1 Le mot Église est pris ici dans l'acception étroite de société distincte et importante, comprenant l'épiscopat, le clergé régulier et séculier, avec des institutions et des œuvres propres. A vrai dire, l'Église comprend aussi les laïcs ou les fidèles. Voir J. C. Falardeau, • Rôle et importance de l'Église au Canada francais • , dans Esprit, août-sept., 1952, pp. 214-229. 2 H. B. Biggar, The Voyages of Jacques Cartier, pp. 64-67; Gustave Lanctot, Cartier devant l'histoire, p. 36.

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Jer chargeait Jean-François de la Rocque, sieur de Roberval, de construire « ès pays du Canada » , temples et églises pour la communication de notre sainte foi catholique et doctrine chrétienne 3 » • C'est exactement dans le même dessein que le sieur de Monts établit Port-Royal (Annapolis) en 1604 et que Champlain fonda Québec en 1608. Champlain lui-même, agent de compagnies de commerce et de la compagnie des Cent Associés, était animé de la même ambition, comme le révèle ce qu'il a écrit au début de notre histoire : « Quant à moy, y ay faist eslection du plus fascheux et pénible chemin qui est la périlleuse navigation des mers, à dessein toutefois, non d'y acquérir tant de biens que d'honneur et gloire de Dieu pour le service de mon Roy et de ma Patrie4 • ,. Les compagnies privées auxquelles le roi de France avait confié la tâche contradictoire de s'occuper du commerce des fourrures et de coloniser le pays, sacrifièrent leur mission colonisatrice au profit de la traite des fourrures et de la découverte de nouveaux territoires. Champlain s'éleva plus d'une fois contre cette situation. Il finit cependant par convaincre Richelieu, qui révoqua les monopoles déjà accordés et forma en 1627 la compagnie des Cent Associés. Le but de cette dernière, comme l'exprime Richelieu lui-même dans la charte, est« d'établir une colonie, afin d'essayer, avec l'assistance divine, d'amener les peuples qui y habitent à la connaissance du vrai Dieu, les faire policer et instruire à la foi et religion, catholique, apostolique et romaine 5 » • Appartenant à une Église divisée, meurtrie et appauvrie, au lendemain de la Réforme, Richelieu est tellement désireux d'assurer la paix religieuse à la colonie naissante qu'il en interdit l'entrée aux huguenots. C'est aussi à une intention fort pieuse, et grâce à la publication des Relations annuelles des Jésuites installés au pays depuis 1625, qu'est due la fondation de Montréal, en 1642, par Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve. Fait singulier, c'est sous le régime des compagnies que brilla de son plus vif éclat l'épopée mystique ou missionnaire de la Nouvelle-France. Celle-ci dura environ quarante ans ( 1625-1665). Le haut idéal, exprimé même en maxime d'État par les Cent Associés, résume à merveille l'esprit qui a présidé à la fondation de la colonie : « Nous avons appris, et tenons pour règle certaine, que pour former le corps d'une bonne colonie, il faut commencer par la religion, elle est en l'estat comme le 3 H. B. Biggar, A Collection of Documents Relating to Cartier and the Sieur de Roberval, pp. 178-185. 4 Lionel Groulx, Le Canada français missionnaire (Montréal, 1962), p. 14. 5 « Acte pour l'établissement de la compagnie des Cent Associés ... • dans Edits et Ordonnances, 3 vol. (Québec, 1854-1856), I, pp. 5-11.

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cœur en la composition de l'homme, la première et vivifiante partie. En toutes rencontres, nous la ferons présider en la Nouvelle-France6 • ,. Le père Barthélemy Vimont, qui vécut au pays de 1639 à 1659, a ainsi défini, dans une Relation7, l'atmosphère de la colonie à ses débuts : « Il semble que la résolution de se donner entièrement à Dieu naisse avec la pensée de s'establir en la Nouvelle-France. ,. Sans doute serait-il puéril de vouloir attribuer des motifs d'apostolat ou d'évangélisation à tous les colons et aventuriers qui vinrent au pays au xvne siècle; même la compagnie de la Nouvelle-France s'intéressait beaucoup plus au commerce des fourrures qu'à la colonisation et à l'évangélisation; les Français du temps d'Henri IV, de Louis XIII et de Louis XIV étaient des chercheurs d'or, d'épices, de fourrures, de routes et de territoires, des aventuriers et des colons, des paysans et des morutiers; on voit même parmi les missionnaires 8 des fourriers de la pénétration française. Mais parallèlement aux motifs humains et naturels de gains et de conquêtes, circulait aussi intensément le mobile d'évangélisation, d'apostolat et de mission. A vrai dire, la religion a tenu une place primordiale dans la fondation et le développement de la colonie sur les rives du SaintLaurent9. Qu'on songe un seul instant à ce qu'aurait été notre histoire si la Nouvelle-France avait été fondée, non pas au XVIIe siècle, mais au xvme, sous Louis XV et Louis XVI. Elle est en fait une création de l'esprit du concile de Trente (1542-1563), dont nos deux premiers évêques, Mgr de Laval et Mgr de Saint-Vallier, étaient encore si profondément nourris; elle est un produit de la mystique de sainte Thérèse d'Avila, de saint Ignace de Loyola, de saint Philippe de Néri, de saint Charles Borromée 10 et de saint François de Sales; elle est née au xvne siècle, qui a vu naître des maîtres de spiritualité tels que Bérulle, Condrain, Vincent de Paul, Jean Eudes, Olier, Marie de l'Incarnation, 6/bid. 7Relations des Jésuites. Cette petite phrase est citée par le chanoine Lionel Groulx dans son Histoire du Canada français, I, p. 75. BLionel Groulx, Histoire du Canada français, I, p. 105. 9 Francis Parkman a pu même écrire : « Un grand fait se détache en plein relief dans l'histoire du Canada, c'est l'Église de Rome. Plus encore que la puissance royale, elle a modelé le caractère et le destin de cette colonie. • The Old Regime in Canada Vol. II (Boston, 1897), p. 203. William Bennett Munro a écrit dans Crusaders of New France : • Presque tout ce qu'il y a de distinctif dans l'ancien Canada se rattache d'une manière ou d'une autre au catholicisme. • Cité par le chanoine Lionel Groulx dans Histoire du Canada français, 1, p. 86. l0Mgr de Saint-Vallier, qui fut pendant quarante ans (1687-1727) évêque de Québec, a même été surnommé le saint Charles Borromée du Canada.

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Marguerite Bourgeoys, Brébeuf, Lalement et autres. C'est au cours de cette profonde renaissance religieuse, elle-même issue du concile de Trente, qu'on visa à créer en Nouvelle-France une société chrétienne modèle à l'image de la Sainte-Famille et de celle des premiers siècles du christianisme et du Moyen Âge. C'est avec le régime des compagnies que coïncida la période missionnaire de la jeune Église. Les missionnaires Récollets vinrent au pays en 1615. Au rebours des Jésuites qui les suivirent dix ans tard ( 1625), ils ne s'intéressaient pas à l'enseignement. A partir de 1625, le supérieur des Jésuites à Québec est le chef spirituel immédiat de la colonie. Dix ans après leur arrivée, les Jésuites fondaient un collège 11 , alors que la population de Québec ne dépassait pas 200 personnes. Ils sont donc les premiers maîtres de l'humanisme chrétien au Canada. Quatre ans plus tard, en 1639, les Ursulines de Tours, avec le concours de Mme de La Peltrie et de Marie de l'Incarnation, ouvraient à Québec un collège de jeunes filles, qui existe toujours; plusieurs centaines d'élèves le fréquentent chaque année. A Montréal, en 1657, Marguerite Bourgeoys avait fait ses débuts dans l'enseignement. Lorsque Mgr de Laval fut nommé par Louis XIV, en 1659, vicaire apostolique de la Nouvelle-France, le supérieur des Jésuites canadiens était depuis 1625 le chef spirituel immédiat de la colonie qui comptait à peine 2 000 habitants; les uns vivaient à Québec (1608), à TroisRivières (1634) et à Montréal (1642), les autres étaient disséminés çà et là le long des rives du Saint-Laurent, ou couraient les bois pour convertir les âmes au christianisme, ou pour faire la traite des fourrures. Le nouveau vicaire apostolique trouva, en arrivant à Québec en 1659, non pas, bien sûr, un système d'enseignement ou d'école, mais quelques maisons d'enseignement primaire et secondaire, dont le programme d'études était en grande partie inspiré d'institutions semblables en France. Son vicariat comprenait alors 5 paroisses tenant registres, 25 ecclésiastiques, 9 prêtres séculiers et 16 jésuites. L'arrivée de Mgr de Laval est presque consécutive à la grande période missionnaire de l'Église canadienne. L'année 1663 marque le début d'une ère nouvelle. Avec l'instauration 11 Le Collège des Jésuites, qui était situé sur l'emplacement de l'hôtel de ville actuel de Québec et que le botaniste suédois, Pierre Kalm, appellera « le nouveau palais de Stockholm • au xvme siècle, fermera ses portes en 17 59. Chassés du Canada après le traité de Paris, les Jésuites revinrent au pays en 1842. En 1930, ils ont ouvert un collège à Québec, qui est fréquenté aujourd'hui (1965) par plus de 600 élèves.

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du regtme royal commence une vigoureuse campagne d'immigration, qui se poursuivra jusque vers 168012 • La création du régime royal marque aussi, pour ainsi dire, le point de départ d'un trait dominant de la société canadienne-française, c'est-à-dire les relations personnelles entre l'Église et le gouvernement. Car, de même que le supérieur des Jésuites faisait partie des premiers conseils, de même Mgr de Laval fit, à compter de 1663, partie du Conseil souverain. La même année voit la fondation d'une œuvre, dont le prolongement se fait encore sentir chez nous en plein xxe siècle et à laquelle de jeunes chercheurs commencent à s'intéresser : c'est celle de l'Association de la Sainte-Famille, créée par le Père Chaumont et Mme Louis d'Ailleboust dans le dessein de réformer les mariages pour en assurer l'intégrité absolue, de développer le culte de l'enfant et de réaliser une formule idéale d'éducation chrétienne. Dès 1663, l'idéal de la famille de Nazareth est présenté à la colonie. On commence alors à y distribuer des images en forme d'estampe de la Famille par excellence; on veut par là rehausser l'institution familiale, l'autorité du père et le culte des enfants. Mgr de Saint-Vallier intensifiera cette campagne dans les nombreuses paroisses qu'il va créer pendant quarante ans (1687-1727). De là découlent bon nombre de nos traditions familiales. En 1663, Mgr de Laval fonda un séminaire d'ecclésiastiques, une communauté de prêtres diocésains. Il s'exprime ainsi dans l'Acte de fondation du Séminaire de Quebec : « Nous avons érigé (le 26 mars 1663) et érigeons à présent et à perpétuité, un Séminaire pour servir de clergé à cette nouvelle Église ... dans lequel l'on élèvera et formera les jeunes clercs qui paraîtront propres au service de Dieu. » Fidèle à l'esprit du concile de Trente et de la Contre-Réforme, il créa son Séminaire, d'une part, pour former des vocations sacerdotales au pays et canadianiser ainsi son clergé1 3, d'autre part, pour transmettre la foi catholique en l'immense pays de mission qu'il avait sous sa juridiction en Amérique du Nord; une Église qui n'est pas missionnaire, un chrétien même qui n'est pas missionnaire trahit sa vocation. L'œuvre de Mgr de Laval est donc un séminaire canadien et un séminaire des missions étrangères. De cette institution-mère, qui célébra avec éclat en 1963 le tricentenaire de sa fondation, sont sortis 4 cardinaux, 70 archevêques, plusieurs milliers de prêtres. Les trois lettres S.M.E., Seminarium Missionum Externarum, figurent toujours à la porte d'entrée du bâtiment; et l'on voit encore chaque année des prêtres, appartenant à cette 12Après quoi, elle ira au ralenti jusqu'au traité de Paris (1763). 13Dès 1715, le clergé canadien-français montrera un vif esprit d'indépendance à l'endroit du clergé français.

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communauté d'ecclésiastiques diocésains, partir en mission lointaine pour l'Amérique latine 14• En 1668, Mgr de Laval fonda le Petit Séminaire de Québec, qui fut pendant un siècle ( 1668-1765) le pensionnat gratuit des enfants du peuple; le nombre de ces derniers se destinant à la prêtrise n'y dépassera jamais la centaine pendant cent ans. Les pensionnaires suivaient les classes au Collège des Jésuites (1635), et c'est seulement en 1765 que le Petit Séminaire de Québec, prenant la relève à la suite de l'expulsion des Jésuites du pays, deviendra une maison d'enseignement secondaire. Sous l'Ancien Régime, les médecins, les avocats, les notaires et les apothicaires venaient de France, où ils étaient formés. Mgr de Laval fonda aussi une École des Arts et Métiers à Saint-Joachim, s'intéressa tout particulièrement à la formation des maîtres ambulants, aux Écoles latines, préparatoires aux études classiques, puis aux petites écoles, à l'école d'hydrographie et à l'école royale de mathématiques, à la création du Convent des Ursulines (1697) de Trois-Rivières et à l'expansion des écoles de Marguerite Bourgeoys 15 à Ville-Marie. En 1670, l'année même qui vit le retour des Récollets au pays, Mgr de Laval devint le premier évêque de Québec, tout à fait indépendant de l'archevêque de Rouen et du Roi de France, directement soumis à Rome. Du berceau de Québec sont sortis 80 diocèses. L'assemblée des évêques du Canada est attachée depuis lors à l'Église-mère, au siège archiépiscopal de Québec, où réside le fils spirituel de Mgr de Laval, le primat de l'Église catholique au Canada. Pour ce qui est du Canada français, il est divisé aujourd'hui en quatre provinces ecclésiastiques : Québec, Montréal, Rimouski et Sherbrooke. Il comprend 19 diocèses et 29 évêques. A ces 19 diocèses, on peut ajouter une partie de la province ecclésiastique d'Ottawa dont le territoire est situé en partie dans le Québec et dont la plupart des évêques sont Canadiens français. Il existe présentement 65 évêques canadiens-français au Canada, dont deux sont cardinaux; 19 sont vicaires ou préfets apostoliques hors du Canada, tandis que 22 évêques exercent leur apostolat hors du Québec. En plus de quatre évêques missionnaires et retirés, un évêque titulaire, S.E. Mgr N. A. Labrie, c.j.m., est directeur de l'Œuvre de la Propagation de la Foi. Le clergé canadien-français comprend aujourd'hui : 7 300 prêtres, dont 4 800 sont séculiers et 2 500 réguliers; 35 ordres religieux de 14Un second séminaire des Missions Étrangères fut fondé en 1920, à Pont-Viau, près de Montréal, par l'épiscopat de la province de Québec. 1 5A la mort de celle-ci, en 1700, la Congrégation de Notre-Dame, fondation de Marguerite Bourgeoys, comptait 54 religieuses enseignantes. Elle en compte plus de 3 000 aujourd'hui.

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prêtres, 140 congrégations de femmes, 10 000 frères et 60 000 religieuses; 100 sociétés de prêtres, ordres et congrégations d'hommes et de femmes, fournissent 6 000 missionnaires à 76 pays répartis sur les six continents. En fait, le Canada français occupe le quatrième rang parmi les plus grands pays missionnaires du monde; il vient immédiatement après l'Irlande, la Hollande et la Belgique. C'est surtout dans l'espace de quarante ans (1920-1960) que le Canada français s'est taillé une réputation fort honorable dans le champ de l'apostolat missionnaire 16 . Parmi les créations les plus originales du clergé canadien-français, au plan de la civilisation, je mettrais volontiers, en premier lieu, la paroisse et son complément naturel, les missions. C'est dans la paroisse que les solides structures ecclésiastiques qui encadrent le Canada français trouvent leur point d'appui, voire leur raison d'être. Le diocèse comprend un ensemble de paroisses sous la direction spirituelle de l'évêque. Autant nos paroisses présentent aujourd'hui un visage fort bigarré, autant celles des xvn• et xvm• siècles étaient, à de rares exceptions près, de type agricole ou rural1 7 • Dans l'esprit du concile de Trente, encore si vivace chez les fondateurs de l'Église canadienne, la paroisse est une image en petit de l'Église et une image agrandie de la Sainte-Famille. La paroisse chrétienne est un essai de réalisation chamelle ou concrète de ce haut idéal. Œuvrant en pays vierge, hostile et peu peuplé, les premiers missionnaires français, loin d'avoir cherché à transplanter ici tout de go le système de paroisses françaises de leur pays d'origine, ont créé ab ovo une institution originale, un type de société humaine; en 1659, il y en avait 5; en 1695, 36; en 1721, 82; en 1760, 118, tenant registres, mais à peine 20 d'entre elles possédaient-elles un presbytère et un curé résident en 1760. La paroisse de type rural est née aux xvn• et xvm• siècles du travail du missionnaire ambulant et de l'indifférence des seigneurs au sort des colons; peu de seigneurs habitaient leur manoir, tout juste se contentaient-ils de distribuer des terres à leurs censitaires; le domaine seigneurial, faute d'être un centre de ralliement ou d'attraction, exerçait peu d'influence sur les campagnes; le seigneur avait beau avoir sa chapelle particulière, où le missionnaire disait la messe, les colons formaient bande à part. Le missionnaire ambulant allait, avec son autel portatif de poste en poste, 16Qn pourra mesurer le progrès réalisé en ce domaine par la lecture de l'ouvrage d'Henri Bourassa, Le Canada apostolique (1919) et de celui du chanoine Lionel Groulx, Le Canada français missionnaire (1962). La vocation missionnaire du Canadien français est née avec la Nouvelle-France. Notre passé est si récent qu'il semble soudé au présent, sans solution de continuité. 170n pourra lire sur le sujet l'essai pénétrant de Jean-Charles Falardeau, Paroisses de France et de Nouvelle-France au XV/1 6 siècle.

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d'avant-poste en avant-poste; puis, avec le temps, on érigea une chapelle stable de bois, enfin une église de pierre. Le roi ayant interdit aux seigneurs le droit de substituer leur chapelle particulière à l'église paroissiale, avec curé résident, un nouveau principe d'autorité était reconnu ainsi dans les campagnes. Le régime seigneurial, il est vrai, imposait à la société un certain élément de contrôle. Mais, comme la plupart des seigneurs étaient de condition peu fortunée et d'origine très modeste, les rapports entre eux et les colons étaient empreints de simplicité. Les seigneurs refusant le patronage des églises, la paroisse, organisme religieux, se détacha peu à peu du manoir ou de la seigneurie, absorba le village ou s'y substitua18 • Le curé succéda au missionnaire itinérant, devenant le seul guide et le chef réel de la paroisse, aussi bien sur le plan spirituel que sur le plan temporel, car dans cette société paysanne, repliée sur elle-même, autonome, autarcique, qui se suffisait presque à elle-même, l'église était le centre des relations sociales; le spirituel et le temporel étaient intimement fondus. La paroisse servit de cadre suffisant d'administration civile pendant tout le régime français. Mais en dehors de Québec, de Trois-Rivières, et de Montréal, il n'y eut jamais de véritable organisation municipale. C'est sous l'administration de Mgr de Saint-Vallier (1687-1727) que le système paroissial fut solidement organisé et que le nombre de paroisses augmenta le plus. Il établit même définitivement le diocèse de Québec sur le modèle d'un diocèse de France. Une paroisse surpeuplée engendre une paroisse et des paroisses contiguës les unes aux autres forment un diocèse. Les paroisses encadraient alors des communautés homogènes de fidèles; elles étaient à l'échelle humaine. Pendant quarante ans, Mgr de Saint-Vallier va vivre son Rituel, dont l'influence est encore visible de nos jours : prédication constante, tous les dimanches, à toutes les messes, hors même les offices religieux; prédication populaire et simple, fondée sur le catéchisme; sermons ni trop longs ni trop courts; visite des paroissiens, de maison en maison, quatre fois par année; rôle du curé-maître d'école; rôle des parents, éducateurs des enfants et professeurs de catéchisme; banc familial, ancestral, dynastique; culte de la Sainte-Famille, de l'enfant et de l'éducation morale. Seul l'évêque, libéré du seigneur du manoir, de l'intendant de la colonie et du Roi, en nommant aux cures, se réserve le patronage des églises; l'État n'intervient que dans la fixation des limites territoriales de la paroisse. L'église, avec son clocher, incarne la stabilité, la permanence, la présence constante de Dieu au milieu des colons et des paysans; c'est le lieu de rencontre, corps 1 BVoilà pourquoi la plupart de nos monographies de paroisses sont, à vrai dire, des monographies de villages.

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et âmes, du peuple, près du cimetière, où reposent les ancêtres; c'est comme un raccourci d'histoire. Outre le curé et parfois l'école, la paroisse a son capitaine de milice; sa présence renforce l'organisation paroissiale en y introduisant un nouveau principe d'autorité; dès qu'on eut fixé le régime de la milice canadienne, le « capitaine de la côte » fut chargé, en cas de danger, de lever une compagnie de miliciens. De sorte que les colons, se sentant solidaires de la défense du pays, avaient une idée concrète de la patrie, qui débordait les cadres de la paroisse; ils étaient peut-être moins isolés, repliés sur eux-mêmes, qu'on l'a souvent répété. Mgr Dosquet, successeur de Mgr de Saint-Vallier, se méfiait des prêtres canadiens-français; ayant déjà remarqué leur esprit indépendant, voire frondeur, il eut la singulière idée d'installer un curé français entre deux paroisses gouvernées par des prêtres canadiens. De son temps, comme du temps de Mgr de Pontbriand, on continuera de fonder de nouvelles paroisses; mais l'esprit missionnaire semble avoir fléchi dans la colonie et s'être peu développé, de 1730 à 176019 • L'Église étant le gouvernement intellectuel de la Nouvelle-France, les écoles de garçons et de filles se multiplient; les Récollets, les curés de paroisse, les maîtres ambulants, les fils de famille se partagent la gent écolière; les Ursulines, les Sulpiciens, les Jésuites, Mathurin Rouiller, les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame, les Frères Charron dispensent l'enseignement primaire ou secondaire. Mais il n'exista jamais, sous le régime français, de système d'instruction publique; hélas ! il n'y eut même jamais une seule imprimerie, ce qui montre peut-être à quel point, au fond, la métropole tenait peu au progrès intellectuel des colons des deux rives du Saint-Laurent; en revanche, les colonies américaines possédaient des imprimeries dès le xvne siècle. Néanmoins, en 1760-1763, environ 70 000 Canadiens français, répartis dans 118 paroisses et encadrés par 135 prêtres, furent laissés à eux seuls, la plupart des nobles, des officiers et des membres du haut clergé étant rentrés en France au lendemain de la conquête. Quelques douzaines de médecins, de notaires, d'avocats 20 , de fils de famille, de bourgeois cultivés, de maîtres ambulants, de journalistes en puissance, d'esprits cultivés formaient alors, avec le clergé, l'élite intellectuelle du 1 9A Versailles, on lésine sur l'aide aux missions, et la colonie doit se débrouiller. On tend alors à se servir de plus en plus des missionnaires comme d'agents politiques. Il ne reste pas moins vrai que l'indien a été fortement imprégné de christianisme; la sorcellerie et l'anthropophagie ont disparu, et les scènes lugubres de féroces tortionnaires sont alors choses du passé. 20Depuis au moins 1739, des cours de droit étaient donnés par le procureurgénéral tel que Collet ou Verrier; de ce millieu vont sortir les défenseurs de nos droits, des hommes initiés aux institutions, aux ordonnances, à la jurisprudence.

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pays. La plupart d'entre eux avaient déjà couru le premier risque de naître français en dehors de la France; ils coururent hardiment le second risque de rester français sans la France. Le second était autrement courageux et lourd de conséquences que le premier. C'est l'histoire de notre survivance, qui a été plus d'une fois racontée. Celle-ci n'aurait jamais été possible sans la création de paroisses aux xvne et xvme siècles, sans la fondation de nouvelles paroisses par Mgr Briand, le second fondateur de l'Église canadienne, par Mgr Plessis (1801-1825) et ses successeurs au XIXe siècle, sans la confiance du peuple dans le clergé, chef spirituel et intellectuel. Mais l'histoire de l'Église catholique au XIXe siècle n'a pas encore été écrite. Créé et organisé au xvne et au xvme siècles, le système paroissial s'est étendu et consolidé au x1xe; au xxe, il s'est diversifié énormément. On trouve en effet aujourd'hui les types les plus variés de paroisse; les paroisses de type rural, agricole, forestier, minier, de pêcheurs, de colons, de bûcherons; les paroisses de type urbain, industriel, bourgeois, ouvrier, riche ou pauvre, cosmopolite ou hétérogène, pluraliste, bigarré. Le type rural de paroisse, homogène et à l'échelle humaine, existe encore dans nos campagnes, car la province est dans la proportion de 27 pour cent agricole; mais, à mesure que les villes industrielles étendent leurs tentacules sur les champs, les paroisses rurales perdent leur homogénéité. D'ailleurs, il est déjà difficile, à certains endroits, de dire où finit la ville et où commence la campagne, à tel point les deux se rejoignent. Quoi qu'il en soit, 73 pour cent de nos gens vivent dans des villes. Mais si vous errez à travers les villes de Montréal, de Québec et de Trois-Rivières, vous aurez tôt fait de constater que les maisons de certains quartiers ont un air de campement; elles semblent avoir poussé là par hasard, comme des champignons, sans ordre, sans plan, à la bohémienne; même si vous vous promenez dans les rues principales de ces trois villes, vous verrez des baraques de bois à côté de gros buildings. Les paroisses de 6 000 ou 7 000 âmes sont aussi démesurées que les usines où travaillent les ouvriers; elles ne sont plus homogènes par suite de la forte immigration, du malaxage des peuples et du mouvement des travailleurs. Les unes regorgent d'ouvriers ou de bourgeois, les autres, de professionnels, de bureaucrates, d'intellectuels, de professeurs, d'hommes d'affaires; celles-ci sont recherchées des étrangers ou des touristes, celles-là, des marins, des manœuvres, des serviteurs de la fonction publique. Les églises sont de même population. On y entre et on en sort à heure fixe; impossible de s'y attarder, surtout le dimanche, où la messe, la prédication, la communion, la quête, tout se fait et doit se faire à un rythme accéléré, trépidant; la foule de neuf heures doit céder

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la place à la foule de dix heures. Ce monde de la vitesse auquel nous sommes par ailleurs si habitués, a envahi la vie de l'église paroissiale. Il faut s'y conformer, car il ne saurait être autre dans notre milieu. Les prédicateurs doivent s'adresser à des foules. Majorité urbaine. Minorité rurale. Nous ne sommes qu'au début de l'industrialisation et de l'urbanisation. Notre sous-sol est à peine exploité. Des villes ouvrières, à proximité d'usines géantes, sortent et vont sortir du sol comme des champignons. Comment y organiser et y mener une vie paroissiale ? Tel est le problème de l'heure. L'esprit est changé. On vit dans un monde nouveau. La plupart des gens ne travaillent plus dans la paroisse; ils naissent, mangent, étudient et meurent même souvent en dehors de ce cadre traditionnel. Ce dernier craque de toutes parts. Il est devenu un autre cadre administratif. Il ne peut en être autrement dans une province qui s'industrialise à une vive allure depuis quarante ans, au point que l'élément agricole ne dépasse guère aujourd'hui les 25 pour cent de la population totale. Cependant, en dépit des transformations radicales qu'elle subit en ce moment, la paroisse conserve encore des traits distinctifs et de solides traditions. Notre système paroissial est si original et si typique qu'il a donné naissance au droit de la fabrique et au droit de la paroisse, ce qui est inconnu ailleurs. Le Droit paroissial ( 1893) de P. B. Mignault et le Traité de droit fabricien et paroissial (1936) de J. F. Pouliot n'auraient pu être écrits, et pour cause, en Irlande ou en Pologne, en Espagne ou en Italie, voire en Belgique ou en France, puisque l'histoire de ces divers pays est bien différente de la nôtre21 . Considérable est le rôle de la paroisse. Son curé collabore avec l'État pour l'administration civile. Il est chargé de tenir les registres de la paroisse aussi bien que ceux de l'État civil. Le gouvernement de la province reconnaît les ministres du culte pour présider aux mariages. C'est lors de la création d'une nouvelle paroisse que l'on peut voir comment fonctionnent les rapports entre le gouvernement et l'Église. Voici comment le père Adélard Dugré, s.j., résume l'administration de la paroisse dans son étude sur La Paroisse au Canada français (pp. 16-17) : La paroisse est administrée, au temporel, par le Conseil de la Fabrique composé du curé, président d'office, et de trois marguilliers élus par les paroissiens. L'État reconnaît le droit qu'a la paroisse de s'administrer elle21Qn pourrait ajouter à ces deux ouvrages de juristes bien connus les essais fondamentaux de Mgr L. A. Paquet, Le Droit public de l'Église, L'Organisation religieuse et le pouvoir civil (1920) et du R. P. Adélard Dugré, s.j., La Paroisse au Canada français (1929).

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même et accepte la signature du curé comme représentant de la Fabrique. Celle-ci jouit de la personnalité civile et ne rend de comptes qu'à l'évêque. L'église, le presbytère, le cimetière, la salle d'œuvres, comme les écoles, couvents et collèges, sont exempts d'impôts, du moins en pratique, dans la plupart des paroisses. Les revenus de l'église proviennent de la location des bancs, des quêtes et de la rétribution pour services religieux, messes chantées, funérailles, mariages. Le traitement du curé est assuré par la part qui lui revient du casuel et par la dîme, fixée au vingt-sixième des grains récoltés ou à une légère somme d'argent dans les villes et les villages. Le droit à la dîme est reconnu par la loi civile. Elle n'est due que par les catholiques; mais un catholique qui cesse de pratiquer ou qui devient protestant doit avertir le curé par écrit pour être libéré de son obligation. Elle n'est pas exigée des pauvres. Les tribunaux civils appuient également les réclamations de la Fabrique contre ceux qui négligent, sans motif suffisant, de payer les répartitions pour construction d'église et autres redevances ecclésiastiques reconnues par la loi de la province de Québec.

S'il est deux mots d'usage courant dans la province de Québec, ce sont ceux de paroisse et de diocèse; presque toute l'activité spirituelle est ramenée à l'échelle de la paroisse et du diocèse. Par suite de l'augmentation de la population et de la prolifération des paroisses, le nombre des évêques et des diocèses s'est accru sensiblement, surtout depuis un quart de siècle; on a même subdivisé ou morcelé de trop grands diocèses, et les quatre provinces ecclésiastiques de la province comptent aujourd'hui une trentaine d'évêques. L'activité spirituelle s'exprime de la façon suivante dans les limites territoriales du diocèse : mouvements d'action catholique, œuvres de piété, d'apostolat et de formation; œuvres de presse catholique; œuvres de charité et de sens social; œuvres économico-sociales : a) associations ouvrières catholiques, syndicats catholiques; association des instituteurs et des institutrices, des infirmières et des fermières, et autres; associations patronales catholiques; associations professionnelles catholiques; b) œuvre nationale; société saint-JeanBaptiste; c) direction des œuvres missionnaires et de vocation. Ajoutez à cela l'officialité : notaires, promoteurs de la justice, de la foi, défenseurs du lien, juges synodaux, avocats de l'officialité; direction des affaires matrimoniales; examen et censure des livres, des revues et des films. Il va sans dire que les formes d'action catholique et sociale varient d'un diocèse à l'autre, à plus forte raison dans un diocèse de paroisses urbaines et un diocèse de paroisses agricoles, le diocèse étant à l'image des paroisses qui le composent. Les évêques de la province forment une Assemblée épiscopale22 et se 22 Celle-ci comprend, entre autres secrétariats, un secrétariat d'éducation, dont le siège social est à Québec même.

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réunissent régulièrement pour étudier différentes questions. Ils font aussi partie de la Conférence catholique canadienne, créée en 1943, qui comprend un secrétariat français et un secrétariat anglais permanents de l'épiscopat canadien; cette fondation, qui survint quarante-quatre ans après l'ouverture de la Délégation apostolique (1899) à Ottawa, fait ressortir tout ensemble l'importance grandissante de la population catholique au pays et l'urgence d'une action commune des évêques devant les problèmes de l'heure23 • Il suffit de jeter un rapide coup d'œil sur cet organisme pour mesurer l'étendue et la variété des champs d'action de l'Église. La Conférence catholique canadienne comprend un secrétariat français permanent de l'épiscopat, qui sert de centre d'activité et de liaison, auquel sont affiliés une demi-douzaine d'organismes sociaux, culturels et religieux. Le conseil d'administration est composé des trois cardinaux de Montréal, de Québec et de Toronto, puis de six évêques élus. Le travail de la Conférence est accompli par onze commissions épiscopales, dont les titres révèlent l'ampleur des tâches, commissions : a) d'action catholique et d'apostolat laïc, b) d'action sociale, c) des missions, d) de l'éducation, de la presse, de la radio et du cinéma, e) des hôpitaux et des œuvres d'assistance, /) de coopération Canada - Amérique latine, g) de pastorale et de liturgie, h) des affaires indiennes, i) des questions interrituelles, i) des techniques de diffusion, k) des écoles militaires. Le diocèse est le cadre hiérarchique et autoritaire de l'activité spirituelle, la paroisse est l'armature de la religion, la religion est la pierre angulaire des foyers, le séminaire est la pépinière des vocations sacerdotales. Le clergé ne s'est pas seulement occupé de la paroisse et des œuvres multiples qui s'y rattachent; il a aussi fondé presque tous les collèges classiques, dont la Fédération, créée en 1953, comprend aujourd'hui 93 institutions, fréquentées par 50 000 élèves; il a œuvré dans l'enseignement supérieur, car c'est à lui que l'on doit la création de trois universités à Québec, à Montréal et à Sherbrooke. Mais toute la question de l'enseignement au Canada français sera traitée dans un chapitre particulier. Qu'il suffise de dire ici que la paroisse et le diocèse ne sont pas restés indifférents à l'expansion de l'enseignement à tous ses niveaux dans la province. Fidèle à l'esprit missionnaire du premier évêque de Québec et du fondateur de l'Église canadienne, le clergé canadien-français ne s'est pas contenté de se recruter, d'augmenter ses effectifs et de propager la Bonne Nouvelle; il s'est aussi taillé une place au soleil pour lui-même et 23 On a créé dix ans plus tard, en 1953, la Conférence religieuse canadienne, qui s'occupe principalement de tout ce qui regarde les communautés et les ordres religieux.

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pour ses fidèles, c'est-à-dire il a conquis peu à peu, de 1663 à 1852, sa charte et ses libertés : liberté du culte, liberté de la juridiction ecclésiastique, protection légale, disparition de tout vestige d'Église établie, séparation de l'Église et de l'État, abolition du serment de fidélité au roi, entière indépendance de l'État touchant la nomination aux cures et aux évêchés, égalité aux yeux de la loi de toutes les dénominations religieuses, incorporation civile des diocèses ou leur pleine capacité corporative du seul fait de leur érection canonique. Fort de sa charte et de ses libertés, le clergé canadien-français s'est donné une solide armature tant sur le plan paroissial et diocésain que sur le plan civil et provincial. Cette brève nomenclature permet de mesurer le rôle et l'influence de l'Église, qui est visible partout au Canada français. En bref, si le premier évêque de la Nouvelle-France et le fondateur de l'Église canadienne, Mgr François Montmorency de Laval, pouvait revenir au pays, il aurait à visiter, non plus cinq paroisses, comme en 1659 lors de son arrivée à Québec, mais près de 2 000 en pleine activité sociale et spirituelle. Loin d'être seul, avec une cinquantaine de prêtres, comme en 1659, il verrait une trentaine d'évêques, dont deux cardinaux, rangés en chœur autour de lui, puis 7 500 prêtres, 10 000 frères et 60 000 religieuses, sans compter les 6 000 missionnaires répartis en 76 pays du monde qui pourraient lui écrire. Quant à la population ellemême du Québec, elle est aujourd'hui à 87 pour cent de foi catholique. L'arbre a grandi et donné des fruits. BIBLIOGRAPHIE BERNIER, MGR PAUL. La Situation présente du Catholicisme au Canada. Montréal: École Sociale populaire, 1946. No 384. BIGGAR, H. B. The Voyages of Jacques Cartier. Ottawa: Archives of Canada, 1924. - - - A Collection of Documents Relating to Cartier and the Sieur de Roberval. Ottawa: Archives of Canada, 1930. BOURASSA, HENRI. Le Canada apostolique. Montréal: Bibliothèque de l'action française, 1919. Chronique Sociale de France. Cahier no 5, 1957; le Canada français entre le passé et l'avenir, par Jean Bruchési, Jacques Henripin, Roland Parenteau, Fernand Jolicœur, Claude Ryan, Gérard Lemieux, David Philip, Pierre de Grandpré et Joseph Folliet. DUGRÉ, ADÉLARD, s.J. La paroisse au Canada français. Montreal: École Sociale populaire, 1929. No 183-184. DUMONT, F., et Y. MARTIN. Situation de la recherche sur le Canada français. Québec: Les Presses de l'université Laval, 1962.

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LE LAROUSSE ou xxe SIÈCLE définit « la civilisation » comme des « modes divers de développement intellectuel, moral, industriel des sociétés > • Dans un sens plus large, le vocable « civilisation » signifie les « idées professées, les habitudes contractées par l'homme vivant en société > • Enfin, !'Encyclopédie Grolier précise que la « civilisation consiste dans l'ensemble des qualités qui contribuent à policer les hommes, à les rendre plus civilisés, c'est-à-dire à faire d'eux non seulement des individus tendant à parfaire le libre exercice de leurs facultés et de leur activité, mais des citoyens intégrés vitalement à la société, en vue d'un bien commun à tous les membres » • En réfléchissant sur ces définitions, on voit aisément que l'organisation scolaire de tous les peuples a joué un rôle primordial et essentiel sur leur civilisation propre. N'est-ce pas l'école, en effet, qui assure ce développement intellectuel, moral et industriel des enfants, des adolescents et des adultes et qui, de la sorte, commande indiscutablement la qualité même de la civilisation de ce peuple ? Le Canada n'a pas échappé à cette grande loi sociologique : le Canada français, pour sa part, a été marqué, dans son évolution historique, par le système scolaire qu'il s'est donné ou qu'on lui a imposé. ÉVOLUTION HISTORIQUE L'évolution scolaire du Canada français a progressé laborieusement, en suivant des étapes assez bien caractérisées et qui marquent l'acheminement vers une maturité plus accentuée. La première de ces étapes couvre tout le régime français, de 1608 à 17 60 : l'Église catholique a la responsabilité de l'éducation, comme c'était alors la coutume en France, l'État se réservant d'appuyer dans ce domaine les initiatives ecclésiastiques. La seconde étape comprend la période qui va de 1760 à 1840, c'est-à-dire de la cession du Canada à l'Angleterre à !'Acte d'Union : on

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assiste alors à des tentatives de structuration du système scolaire et à l'organisation d'une autorité centrale en 1789 et en 1801; devant l'échec partiel de ces initiatives, la Chambre : ce geste déclencha de violentes protestations de la part des traditionnalistes qui virent dans ces projets gouvernementaux des menaces à la foi et aux mœurs. Finalement, la loi fut adoptée à la session régulière de 1964 et l'hon. Paul GérinLajoie fut nommé ministre de !'Éducation. Ce fut le signal d'une réorganisation complète des cadres scolaires. La Commission royale présenta le deuxième volume de son rapport en octobre 1964 et le troisième en décembre de la même année. Le Rapport traite successivement des structures supérieures du système scolaire, des structures pédagogiques, des structures locales et des finances scolaires. Ce document demeure le guide du nouveau ministère dans sa réforme de l'éducation au Québec22 • Parallèlement au travail de la Commission royale sur l'enseignement, le gouvernement créa, en 1963, une autre Commission royale dite Commission Bélanger, du nom de son président M. Marcel Bélanger, c.a., pour enquêter sur les problèmes fiscaux des municipalités, des commissions scolaires et du gouvernement provincial lui-même. D'autre part, des comités d'études furent constitués parallèlement ou antérieurement à la Commission royale d'enquête sur l'enseignement : comité sur l'enseignement technique et professionnel, comité sur l'enseignement de l'agriculture, comité d'études sur l'éducation des adultes, comité d'études sur les sports et l'éducation physique, comité d'études sur l'enseignement de l'architecture, etc. Depuis quatre ans, le Québec connaît une véritable crise de croissance : le domaine de l'éducation n'a pas échappé à cette remise en question générale. Les cadres scolaires dont nous venons d'esquisser la lente évolution vont subir, d'ici quelques années, de profondes modifications. Toutefois, il importe de préciser brièvement, dans la seconde partie de cette étude, les principales caractéristiques de ces cadres scolaires et d'indiquer dans quelle mesure ils ont pu aider à l'épanouissement de la civilisation française en cette terre d'Amérique.

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C'est sans doute une gageure d'aborder ici la description des cadres scolaires actuels du Québec, en ces heures qui nous font assister à une 22 On peut se procurer le rapport complet de la Commission royale d'enquête sur l'enseignement (texte français et texte anglais) chez l'imprimeur de la Reine, Hôtel du Gouvernement, Québec.

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remise en question globale de toutes les valeurs acceptées jusqu'ici comme l'expression d'une tradition vénérable dans le domaine de l'éducation. Et tout d'abord, nous nous en tiendrons aux cadres actuels, c'est-à-dire aux structures dans lesquelles a pu s'exprimer la civilisation française au cours des deux derniers siècles (17 60-1960) : ce que sera l'avenir ? le Rapport de la Commission royale d'enquête sur l'enseignement nous indique l'orientation proposée ... Les structures supérieures Si la conception que l'on se fait de l'autorité définit les systèmes scolaires et les différencie les uns des autres, il faut admettre que celui de la province de Québec est assez compliqué. En effet, au lieu d'une autorité unique qui dirigerait l'ensemble de l'organisation et en assurerait l'unité, nous sommes en présence d'une structure fort complexe où les autorités dépassent la douzaine, où, pour dire les choses plus simplement, on peut distinguer un secteur public et un secteur privé. Le secteur public comprend toutes ces écoles qui sont administrées par les commissions scolaires, par conséquent des écoles de niveau primaire surtout et, depuis une trentaine d'années, des écoles de niveau secondaire qu'on a désigné d'abord « cours primaire complémentaire » ( ge et 9e année) et « primaire supérieur » (1 oe, 11 e et 12e années) ; il faut y ajouter, en plusieurs villes, les quatre premières années des humanités classiques qui peuvent relever des commissions scolaires. Au secteur public se rattachent aussi de petits fiefs qui, jusqu'a ces derniers temps ( 1964), ont relevé de différents ministères de l'administration provinciale : enseignement technique ( ministère de la Jeunesse), enseignement moyen de l'agriculture ( ministère de !'Agriculture), enseignement à l'enfance exceptionnelle (partiellement du ministère de la Famille et du Bien-être social), centres d'apprentissages (ministère du Travail), etc. Le secteur privé, de son côté, comprend tous les collèges classiques - ils sont une centaine - qui dispensent le cours des humanités, les six universités - trois de langue française et trois de langue anglaise - , et toute une prolifération d'institutions privées, indépendantes, qui offrent des cours variés : cours secondaire, cours classique, cours commercial, cours professionnel, etc. Jusqu'à la formation du ministère de !'Éducation, le secteur public relevait du département de !'Instruction publique et du ministère de la Jeunesse : le département, ayant à sa tête le surintendant, était chargé de l'administration de la loi scolaire et de l'exécution des décisions prises soit par le comité catholique, soit par le comité protestant, soit même par le Conseil formé, comme on le sait, des deux comités. Ce dernier,

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toutefois ne tint aucune réunion de 1908 à 1960, c'est-à-dire durant cinquante-deux ans !23 Les structures locales24 La loi de l'Instruction publique, dans la province de Québec, a pourvu avec beaucoup de soin à l'organisation des autorités locales chargées d'administrer les écoles publiques. L'établissement d'une commission scolaire sur un territoire donné s'effectue généralement lorsqu'un nombre suffisant de propriétaires fonciers expriment leur volonté à ce sujet; cependant, lorsque la chose est nécessaire ou même simplement utile, le surintendant de l'Instruction publique peut établir de telles corporations scolaires. Enfin, dans une municipalité scolaire, des contribuables professant une croyance religieuse différente de celle de la majorité peuvent signifier leur dissidence et la loi permet alors de mettre sur pied une nouvelle commission scolaire qui sera administrée par des syndics. Sauf pour les villes de Québec et de Montréal, toutes les commissions scolaires sont régies par des commissaires ou des syndics élus parmi les propriétaires fonciers de la circonscription ou leurs conjoints. Quelles sont les devoirs de la corporation scolaire ? La loi les précise ainsi : construire et entretenir des bâtiments d'école, recruter le personnel enseignant et le personnel de direction nécessaires, offrir gratuitement à tous les enfants de six à seize ans domiciliés dans la circonscription l'enseignement de niveau primaire et l'enseignement de niveau secondaire jusqu'à la onzième année inclusivement. Afin de s'acquitter convenablement de cette tâche, la commission scolaire est investie par la loi du pouvoir de prélever un impôt sur toutes les propriétés foncières du territoire soumis à sa juridiction, comme aussi de contracter des emprunts. De plus, sous l'autorité de lois distinctes, le gouvernement accorde à toutes les corporations scolaires des subventions au titre de leurs dépenses courantes de même qu'au titre des constructions scolaires. Le montant des premières subventions n'est pas uniforme, c'est-à-dire qu'il varie d'une commission scolaire à l'autre, en se basant sur le nombre total des élèves dans les écoles et dans certains cours; par ailleurs, le montant accordé pour les constructions scolaires est déterminé selon les besoins et selon les ressources de la corporation scolaire. Chaque corporation scolaire doit, aux termes de la loi, se conformer 23Audet, Histoire du Conseil de l'lnstruction publique, pp. 165-181. 24 Pour toutes les dispositions relatives aux commissions scolaires, voir la • Loi de l'instruction publique (3• et 4• parties) • , dans le Recueil des Lois de l'éducation, 1961. Voir également le résumé qu'en a présenté la Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans le volume I, de son rapport ch. 11 et m.

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aux règlements promulgués soit par le comité catholique, soit par le comité protestant, selon le cas, règlements concernant les manuels à utiliser, les examens à faire passer, les certificats d'études à accorder, la discipline à appliquer. Enfin, le recrutement du personnel enseignant doit se faire selon les exigences de la loi : les instituteurs doivent posséder, en effet, les brevets décernés sous l'autorité du pouvoir central pour les écoles de leur confession religieuse ou parmi les personnes qui, sans avoir le brevet, auraient obtenu une autorisation officielle temporaire. La loi de l'instruction publique, dans le Québec, formule quelques principes de base qu'il importe de rappeler ici. C'est ainsi que la lettre et l'esprit de la loi - complétés par l'interprétation des tribunaux respectent les droits fondamentaux des parents dans le domaine de l'éducation; il en est ainsi pour les droits des Églises. De plus, l'enseignement dispensé par l'école publique étant gratuit, personne ne pourra prétexter la pauvreté pour justifier son absence de l'école. En outre, toutes les corporations scolaires doivent admettre gratuitement dans leurs écoles tous les enfants domiciliés dans le territoire de leur juridiction, depuis le début de l'année scolaire suivant le jour où ils atteignent l'âge de six ans jusqu'à la fin de celle au cours de laquelle ils auront seize ans; enfin, les livres de classe doivent être fournis gratuitement aux élèves. Autre principe : la fréquentation scolaire est obligatoire pour tous les écoliers de six à quinze ans. Ces brèves considérations seraient incomplètes si nous ne signalions au moins le caractère confessionnel des corporations scolaires au Québec : toutes les corporations scolaires ont, depuis longtemps, un caractère confessionnel, bien que, juridiquement parlant, elles ne l'aient pas toutes au même titre. Nous avons donc des corporations scolaires catholiques et des corporations scolaires protestantes; de plus, la loi comporte des dispositions particulières pour les personnes de foi judaïque25. Sauf en matière de taxes scolaires, il n'y a aucune disposition spécifique de la loi de !'Instruction publique concernant les personnes qui ne sont ni catholiques, ni protestantes, ni juives. Un mouvement d'une certaine importance, le Mouvement laïc de langue française s'est donné comme mission d'obtenir l'établissement d'écoles qui ne seraient ni catholiques, ni protestantes et qui pourraient accueillir des enfants de toutes les confessions religieuses, dispensant toutefois, à la fin de chaque journée, un enseignement moral et religieux qui répondrait à toutes les exigences de la clientèle scolaire26 . 25Rapport de la Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, 1963, I, pp. 24-26. 26Mémoire du Mouvement laïque de langue française à la Commission royale d'enquête sur l'enseignement, No. 186, 88 pp., mai 1962.

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Depuis l'année 1961, le ministre de la Jeunesse s'est vu attribuer d'importantes responsabilités concernant le financement de l'éducation en général et particulièrement des écoles publiques. Confiée jusqu'ici (depuis 1875 au moins) au surintendant de l'instruction publique, l'administration des subventions de l'État à l'éducation fut transférée à un ministre responsable : le ministre de la Jeunesse recevait dès lors un droit de contrôle financier sur les commissions scolaires. Celles-ci, en effet, sont désormais obligées de préparer chaque année un budget qu'elles doivent soumettre au ministre de la Jeunesse et au surintendant (avant le Bill 60) : ce budget reste sans effet aussi longtemps qu'il n'a pas reçu cette double approbation. Des inspecteurs-vérificateurs s'assurent régulièrement de l'équilibre des budgets des corporations scolaires. Les emprunts de celles-ci doivent recevoir l'assentiment du ministre des Affaires municipales et de celui de la Jeunesse. Bref, c'est maintenant le ministre de !'Éducation qui détermine les subventions aux corporations scolaires pour la construction et la réparation des écoles : des services appropriés ont été créés au ministère pour conseiller le ministre dans cette tâche importante. Les commissions scolaires ont joué un rôle très important dans le domaine de l'éducation au Québec. Les transformations radicales subies par notre société depuis le début du siècle, exigent de plus en plus que le rôle et le fonctionnement de ces organismes locaux soient repensés; des modifications importantes sont déjà en voie de réalisation : un regroupement des commissions scolaires permet d'établir des « régionales » qui peuvent admettre un nombre plus considérable d'élèves et organiser un cours secondaire offrant toutes les options désirables. Les recommandations de la Commission royale d'enquête offriront sans doute, dans ce domaine, des suggestions qui tiendront compte de l'évolution démographique au cours du prochain quart de siècle. Quoi qu'il en soit, il reste évident que les autorités locales, quelque rôle qu'on leur assigne, continueront à jouer une fonction primordiale dans l'enseignement public, aussi longtemps que l'on croira au jeu de la démocratie chez nous. Les structures pédagogiques Il nous reste à exposer maintenant les structures des cadres pédagogiques grâce auxquels la jeunesse du Québec reçoit son instruction et son éducation. Nous verrons donc brièvement chacun des secteurs : secteur élémentaire, secteur secondaire, secteur technique et professionnel, secteur universitaire, secteur de la formation du personnel enseignant. C'est dans ces cadres que se dispense, selon des modalités diverses, aux Canadiens d'expression française, ce que l'on pourrait appeler « la civilisation française au Québec ,. .

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Des maternelles à l'université, le système scolaire du Québec comptait, au total, en 1961-62, plus de 8 600 institutions d'enseignement de tous genres et de tous niveaux, un personnel enseignant de plus de 72 500 personnes et environ 1 531 000 élèves ou étudiants dont 1 300 000 étaient inscrits à des cours réguliers du jour. Notons que les chiffres se sont rapidement élevés depuis quelques années : le personnel enseignant et les élèves ont doublé en moins de quinze ans de sorte que plus du quart de la population totale de la province est aux études d'une façon régulière. De plus, l'on compte pas moins de 181 000 inscriptions aux cours du soir, aux cours d'été et aux cours de toutes sortes destinés aux adultes. Telle est donc la population du système scolaire du Québec dont nous allons maintenant donner une description sommaire27 : L'enseignement élémentaire Un cours d'études de sept ans dispense l'enseignement élémentaire. Aux termes de la loi de !'Instruction publique, tout enfant qui atteint l'âge de six ans avant le début de l'année scolaire doit fréquenter l'école; cependant, plusieurs commissions scolaires acceptent souvent des enfants qui auront cet âge avant le 31 décembre qui suit leur inscription. Les statistiques officielles de l'éducation pour l'année 1961-62 établissent que l'on comptait 929 000 enfants dans les écoles élémentaires du Québec, 847 000 fréquentant les écoles catholiques et 82 000 les écoles protestantes. La majorité de ces enfants étaient inscrits aux écoles publiques, c'est-à-dire, aux écoles établies et dirigées par les commissions scolaires : 891 000 enfants se trouvaient dans les écoles publiques, c'est-à-dire 96 pour cent de tous les enfants du cours élémentaire. Remarquons ici que c'est au niveau de l'enseignement élémentaire que le secteur privé accueille le moins d'élèves : en effet, 5 pour cent à peine des enfants qui fréquentent le cours élémentaire sont inscrits dans des institutions privées. Tous les enfants inscrits dans les écoles élémentaires publiques doivent suivre le programme officiel établi soit par le comité catholique, soit par le comité protestant28 . Les écoles françaises qui ressortissaient au comité catholique devaient suivre un programme adopté en 1948 : des modifications minimes y ont été apportées au cours des seize dernières années. 27Rapport du surintendant de l'instruction publique, 1961-62. 28Nous décrivons ici les anciennes structures du département de l'instruction publique, comme nous référons également aux anciens comités catholique et protestant qui avaient la responsabilité de préparer les programmes et d'approuver les manuels scolaires. Des modifications fondamentales seront apportées à ces structures et à ces procédés dans le nouveau ministère de !'Éducation.

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L'apprentissage de la lecture et du français y occupent la place la plus importante : en effet, près de la moitié du temps leur est consacré pendant les trois premières années et plus du tiers dans les années qui suivent. On note ensuite l'arithmétique ( de 3½ h. à 5 heures par semaine) et la religion ( 4 heures). D'autres matières moins importantes retiennent ensuite l'attention des élèves, soit environ une heure par semaine, l'histoire du Canada et la géographie, la culture physique et l'hygiène, le dessin et l'initiation aux connaissances scientifiques. Dès la quatrième année, les filles reçoivent quelques leçons d'enseignement ménager pendant que les garçons peuvent s'initier aux travaux manuels. L'anglais peut être enseigné à raison de deux heures par semaine à compter de la sixième année. Bref, la semaine de travail de l'enfant varie de 21 heures en première année à 26 heures en septième année. La population française du Québec étant répartie sur toute l'étendue de la province, on y trouve une grande diversité d'écoles élémentaires : grandes écoles urbaines, écoles primaires et secondaires établies dans la même institution et dirigées par un seul principal, surtout dans les petites villes, petites écoles de village, écoles rurales d'une ou de deux classes, mais comportant plusieurs divisions ou degrés de cours. Les écoles élémentaires, particulièrement dans le milieu rural, sont souvent mixtes (garçons et filles) pour les classes de la première à la quatrième année; toutefois, en doit souligner une tendance assez marquée à séparer les garçons des filles dans les écoles primaires de villes ou de villages. Les statistiques de l'enseignement établissent que, pour l'année 196162, le Québec comptait 4 700 écoles élémentaires (publiques ou privées), comportant 33 750 classes et que l'enseignement y était assuré par 30 800 titulaires. De ce nombre 3 200 enseignaient dans les écoles protestantes et 1 900 dans les écoles ou classes catholiques de langue anglaise. Le personnel enseignant, au degré primaire, est formé surtout de femmes, dans une proportion de 91 pour cent; les professeurs religieux ( ou religieuses) comptaient pour moins de 15 pour cent et cette proportion décroît rapidement. Cette prédominance de l'élément féminin dans le personnel enseignant du cours élémentaire comporte un inconvénient assez grave, c'est celui de l'instabilité de ce personnel qui se renouvelle trop rapidement. C'est ainsi qu'en 1961-62, un peu plus de 50 pour cent comptaient cinq années et moins d'expérience dans l'enseignement. Une autre grave lacune, c'est le faible niveau de compétence de ce personnel, surtout dans le secteur catholique où le tiers des maîtres n'a pas même une douzième année de scolarité et 71 pour cent a l'équivalent d'une 12e année ou moins. Voilà un état de choses très grave dont devra tenir compte la réforme projetée de l'enseignement élémentaire.

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L'enseignement secondaire L'enseignement secondaire, au Québec, présente un aspect beaucoup plus complexe que l'enseignement primaire. En effet, comme dans la plupart des autres pays, on s'est efforcé, avec plus ou moins de succès, d'offrir aux élèves du secondaire un enseignement diversifié qui répondrait aux aptitudes de chacun et qui les aiderait à mieux s'orienter dans la vie. Pour atteindre cette fin, on a dû développer un système de sections parallèles, d'options graduées, de passerelles d'un type d'enseignement à un autre, bref, de cours de formation générale et de préparation à la vie. Que faut-il entendre par « enseignement secondaire > ? Dans l'optique de cette brève description, l'enseignement secondaire désignera tout enseignement de la se année à la 11 e année inclusivement, sauf les divers enseignements professionnels qui se situeraient à ce niveau de scolarité. En 1961-62, on comptait au Québec, 286 000 élèves dans ce secteur et environ 2 550 institutions d'enseignement (les protestants y figurent pour 35 000 élèves et les anglo-catholiques pour 17 000 élèves environ). L'expression « cours secondaire > a longtemps désigné uniquement le cours d'études dispensé dans les collèges classiques qui constituent un groupe fort important des institutions du secteur privé. Ce cours qu'on appelait « cours secondaire classique, cours classique, humanités classiques » présentait d'importantes particularités : les facultés des arts des trois universités françaises assuraient la direction pédagogique des programmes, des examens et des diplômes en lieu et place du comité catholique du Conseil de l'instruction publique qui n'avait pas juridiction directe sur ces collèges classiques car les évêques, membres du comité catholique étaient aussi les supérieurs « ultimes > des collèges. Ce cours secondaire classique comportait jadis huit années d'études qu'on a pris l'habitude, en ces dernières années, de partager en deux sections, la première portant le nom de « cours secondaire " et la seconde, celui de « cours collégial » • Cet enseignement des humanités fut toujours réservé aux collèges classiques qui exerçaient ainsi un véritable monopole. A partir de 1954 toutefois, le comité catholique autorisa quelques commissions scolaires à donner les quatre premières années du cours, de sorte que, depuis dix ans, les sections classiques se sont multipliées à travers la province permettant à un beaucoup plus grand nombre d'adolescents de profiter de l'école secondaire et de pouvoir accéder à l'université. Notons que le programme de la section classique varie selon l'université qui le définit; d'importantes réformes ont été apportées au programme de ce cours durant les dernières années. Toutefois, l'enseignement secondaire classique comporte comme matières essentielles :

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le latin, le français, la littérature, les mathématiques, les sciences, l'histoire, la géographie, la religion et l'anglais. Le grec est maintenant facultatif et l'on essaie un cours secondaire qui n'aurait ni latin ni grec. Selon les normes encore en vigueur au moment où nous écrivons ces lignes, le cours secondaire classique formé des quatre ou des cinq premières années est un cours incomplet en lui-même. On doit y ajouter le cours collégial qui conduit au B.A., décerné par l'université et qui permet d'obtenir son admission dans toutes les facultés universitaires. En marge de ce cours secondaire dispensé par des institutions privées et recevant, il n'y a pas si longtemps, assez peu d'aide des pouvoirs publics, s'est développé un cours primaire complémentaire (Se et 9e années) suivi d'un cours primaire supérieur (lOe, 11 e et même 12e années). C'est le système scolaire français qui a inspiré partiellement l'organisation de ce cours secondaire public. On le divisa en plusieurs sections : scientifique, général, commercial, industriel, agricole, ménager et des arts domestiques 29 • Cette compartimentation a été à la source de problèmes incessants de coordination, soit à l'intérieur même du cours primaire supérieur, soit encore avec l'enseignement classique. De plus, les étudiants anglo-protestants diplômés des high schools, étaient admis au college après la onzième année, tandis que les Canadiens d'expression française devaient compléter le plus souvent une douzième scientifique pour obtenir leur admission dans quelques écoles seulement ou facultés universitaires. Plusieurs tentatives d'établir une certaine équivalence entre le cours scientifique public, le cours secondaire des collèges classiques et même avec les high schools anglais n'apportèrent que des solutions imparfaites et souvent boîteuses à ce difficile problème. La section scientifique des écoles publiques offre un cours de quatre ans qui insiste particulièrement sur le français, les mathématiques, les sciences et l'anglais; il faut y ajouter des cours de religion, d'histoire, de géographie, d'éducation physique et des arts. Après les deux premières années (Se et 9e), le cours scientifique offre deux options : l'option sciences-mathématiques et l'option sciences-lettres. Le diplômé de cette section scientifique peut être admis dans quelques facultés ou écoles universitaires : sciences pures et sciences appliquées, sciences sociales, médecine, vétérinaire, pharmacie, commerce, pédagogie, agriculture, génie forestier, pêcheries et écoles professionnelles paramédicales. Il permet aussi l'admission aux instituts de technologie, aux écoles normales et aux écoles d'infirmières. Dans tous ces cas, la 12e année scientifique ou classe préparatoire aux études supérieures est vivement recherchée. Cette section est de beaucoup la plus populaire de toutes les sections du 29Voir le programme officiel du Cours secondaire public, 1961.

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cours secondaire public. Malheureusement, elle connaît un taux élevé d'échecs que l'on attribue soit à la mauvaise orientation des élèves, soit à l'impréparation des maîtres, soit même à la qualité des examens officiels. La section générale offre, elle aussi, en dixième et en onzième années deux options : les mathématiques et les arts. Cette section générale a été conçue comme un cours terminal et aussi afin de préparer plus immédiatement au travail de bureau, tout en donnant une formation générale à ceux qui se lancent dans la vie. La section commerciale est très populaire chez les jeunes filles : elle offre un cours de deux ans après la neuvième année. Les instituts familiaux, qui ont fait assez régulièrement depuis vingtcinq ans l'objet de polémiques violentes, constituent un secteur qui participe à la fois à l'enseignement secondaire, à la formation professionnelle et à la formation pédagogique et il est donc assez difficile de les classer. Ces instituts offrent un cours de quatre années après la neuvième. Le programme des deux premières années (la 1oe et la 11e) a été modifié récemment pour le rapprocher davantage des options générales et scientifiques. D'autre part, les deux dernières années du cours (les 12e et 13° années) présentent un enseignement plus général et tentent de donner une formation professionnelle ménagère par des cours de chimie alimentaire, de théorie et d'art culinaire, de couture, de tenue de maison, d'administration du budget et de pédagogie. Le but des instituts familiaux, c'est de préparer les jeunes filles à leurs responsabilités familiales, et aussi de former des spécialistes de l'enseignement familial ménager au niveau scolaire et post-scolaire. La plupart des instituts ont imposé le régime de l'internat et s'efforcent de développer la personnalité féminine tout en donnant aux jeunes filles une formation familiale. En 1961-62, on comptait 48 de ces institutions, dont 44 étaient indépendantes et 4 étaient administrées par des commissions scolaires; 3 887 jeunes filles fréquentaient ces instituts. Les cours de l'école secondaire se terminent par des examens officiels. (Le département de l'instruction publique a donc organisé ce contrôle qui sanctionne les cours de la 9e, de la toe et de la 11 e années.) Le certificat de la onzième année, dit « d'études secondaires ,. , permet de s'inscrire à l'institut de technologie, à l'école normale, à l'école d'infirmières et dans quelques écoles universitaires. Le certificat de la douzième année est encore plus recherché, il va sans dire, que celui de la onzième. Quelle est la validité de ces examens officiels ? La Commission royale d'enquête sur l'enseignement a fait préparer une étude exhaustive sur cette question : il en ressort que ces examens, tels que pratiqués jusqu'ici, devront être repensés et adopter, dans leur préparation, une

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allure beaucoup plus scientifique. D'ailleurs, ils donnent lieu chaque année à des levées de boucliers, aussi bien de la part des étudiants malheureux que des professeurs, à la suite d'échecs souvent inexplicables30 • Environ 10 800 professeurs enseignaient dans les écoles secondaires du Québec au cours de l'année 1961-62; peut-être ce chiffre est-il incomplet car les statistiques du département de !'Instruction publique ne font pas la différence entre les spécialistes enseignant au secondaire et ceux qui enseignent à l'élémentaire. Le personnel enseignant comporte une plus forte proportion d'hommes que de femmes au niveau secondaire : 55 pour cent dans les écoles catholiques sont des femmes, tandis qu'elles ne comptent plus que 44 pour cent dans les écoles protestantes. Du côté catholique et français un trop grand nombre de professeurs enseignent sans être suffisamment qualifiés : un minimum d'une quinzième année devrait sans doute être exigé pour enseigner au secondaire (soit le brevet A, soit le baccalauréat en pédagogie). À peine un professeur sur six remplit cette condition dans le secteur catholique et français. D'autre part, les deux tiers n'ont qu'un diplôme équivalent à une treizième année ou moins et le quart, qu'une douzième année ou moins. Ces chiffres toutefois ne doivent pas être interprétés avec trop de rigueur car ils ne tiennent aucun compte du secteur privé, de tout le réseau des collèges classiques pour lesquels les statistiques officielles affectent d'ignorer les renseignements nécessaires 31 . Quoi qu'il en soit, il reste évident que la plus grave lacune du système scolaire qui a prévalu jusqu'ici, c'est la pauvre qualification du personnel enseignant. L'enseignement technique et professionnel Le secteur de l'enseignement technique et professionnel a connu, au cours de la dernière décennie, une publicité privilégiée. Organisé en marge du système scolaire public et échappant à l'autorité des commissions scolaires, du comité catholique et du comité protestant, on avait plutôt confié le soin de veiller sur les programmes de ce secteur au Conseil de l'Instruction publique qui ne tint aucune réunion durant cinquante-deux ans ( 1908 à 1960) ! On a répété avec insistance que la province de Québec battait la marche de tout le Canada dans ce domaine. Cependant, le Rapport du Comité d'études sur l'enseignement technique et professionnel trouvait singulier qu'en 1960-61, seulement 23 000 30Étude sur la validité des examens officiels, dirigée par le Dr Jean-Marie Joly pour la Commission royale d'enquête sur l'enseignement, 1964. 31 Et pourtant, il devrait être facile d'obtenir des statistiques en s'adressant à la Fédération des Collèges classiques !

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garçons profitaient de cette formation, soit moins de 8 pour cent de la population masculine de quatorze à vingt ans, alors qu'on notait un accroissement spectaculaire des étudiants au niveau des études secondaires. Quoi qu'il en soit, on peut partager en trois groupes principaux les étudiants qui peuvent être classés dans ce secteur : ceux qui fréquentent des institutions publiques relevant d'un ministère de l'administration provinciale, ceux qui poursuivent leur formation dans un centre d'apprentissage et enfin ceux qui reçoivent un enseignement professionnel dans une institution privée. Le groupe le plus important des étudiants de l'enseignement professionnel public relève du ministère de !'Éducation, jadis le ministère de la Jeunesse : on y trouve 46 écoles de métiers, 16 instituts de technologie qui accueillaient, en 1961-62 près de 14 000 élèves réguliers. Notons ici que ces deux types d'institutions correspondaient à deux niveaux d'études, car 8 instituts de technologie dispensent aussi le cours de métiers, pendant qu'une trentaine d'écoles de métiers donnent aussi les premières années du cours technique. Le cours de métiers ( admission après la 7e année; de préférence une ge et même une 9e) comporte un programme réparti sur deux ans et qui permet l'apprentissage d'un métier tout en fournissant des notions sur des matières connexes. Son but est de former des exécutants pour des fonctions manuelles dans un domaine précis de la production : électricité, construction-menuiserie, mécanique d'ajustage, mécanique d'automobile, soudure, métal en feuilles. La plupart des instituts de technologie n'offrent que quatre ou cinq spécialités au plus. Le cours technique dispensé dans les instituts de technologie est d'une durée de trois ans après la 11 • année : son objectif est de former des techniciens capables d'appliquer les principes scientifiques dans la production et de suivre l'évolution de la technologie moderne. Il existe quatre écoles désignées sous le nom d' « écoles de métiers spéciales » : l'école des métiers commerciaux, l'école des métiers féminins et deux écoles des métiers de l'automobile. De même des sections spéciales au cours technique se sont développées jusqu'à constituer aujourd'hui des instituts spécialisés : ce sont l'institut de papeterie, l'institut des arts graphiques, l'institut des arts appliqués, l'institut de marine et l'institut des textiles. Plusieurs ministères de l'administration provinciale dispensent également un enseignement dans la ligne de leurs préoccupations habituelles et qu'on peut ranger dans les cadres de l'enseignement professionnel public : tel est l'enseignement offert par les écoles moyennes d'agriculture, par l'école de laiterie, par l'école de garde-chasse, par l'école de

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gardes-forestiers; tels sont également les cours d'hôtellerie, les cours de prospection minière, le cours d'hygiène, etc. Les centres d'apprentissage s'occupent de dispenser un enseignement qu'on pourrait appeler enseignement professionnel semi-public parce que le gouvernement provincial participe à leur administration. En effet, la loi de l'aide à l'apprentissage prévoit la formation de commissions d'apprentissage composées de représentants des employeurs, des syndicats ouvriers et du ministère du Travail, de la Jeunesse et de la Santé. Le ministère du Travail assume la direction pédagogique et l'inspection des centres, même s'il peut sembler au premier abord que cette tâche soit plutôt du ressort du ministère de !'Éducation. On compte 14 centres d'apprentissage dans le Québec dont 8 pour les métiers de la construction, 2 pour les métiers de l'automobile, 2 pour la coiffure, un pour la chaussure et un pour les métiers de l'imprimerie. Les candidats aux centres d'apprentissage doivent avoir complété leur septième année et être âgés d'au moins seize ans : la durée des cours varie de six à dix mois et l'enseignement y est à peu près exclusivement technique. Il reste enfin l'enseignement professionnel privé : quelle est l'importance de ce secteur ? L'absence de documents précis nous empêche malheureusement d'en présenter une vue exhaustive. Disons d'abord qu'il s'agit de l'enseignement technique et professionnel dispensé par les écoles ou collèges privés, enseignement qui couvre tout un éventail de sujets. Les collèges commerciaux viennent en tête ( on en compte environ 125) et préparent aux différents emplois de bureaux : leur clientèle se recrute surtout parmi les jeunes filles qui ont complété leur neuvième, leur dixième ou mieux leur onzième année. Notons en outre un certain nombre d'écoles professionnelles privées dans lesquelles on offre des cours aussi variés que l'électronique, les langues, la couture, la danse, des cours de personnalité et des cours de charme féminin : peutêtre existe-t-il 150 écoles de ce genre au Québec ? Leur nombre cependent varie d'une année à l'autre; les cours réguliers groupent environ 5 000 élèves tandis que plus de 11 000 sont inscrits à des cours du soir sans compter les cours par correspondance. Un dernier groupe d'institutions dites privées mérite ici une mention spéciale : il s'agit d'une formation professionnelle dispensée souvent sous l'égide des universités, formation offerte dans les écoles de sciences paramédicales, telles que la technologie médicale, la physiothérapie, thérapie rééducative. Il faut ranger dans la même catégorie les 35 écoles d'infirmières d'expression française (il y en a huit du côté anglais) affiliées aux universités Laval ou de Montréal. Les programmes de ces

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écoles sont préparés par l'Association des infirmières de la province de Québec en collaboration avec l'université et les examens d'admission à l'exercice de la profession se passent sous la surveillance de l'Association qui est la seule autorité habilitée à donner le permis d'exercer. Pour être admise dans une école d'infirmière, la candidate doit avoir au moins dix-sept ans et demi et avoir complété une 11 • année scientifique ou de préférence une 12•. Dans le même champ d'action, il existe une dizaine d'écoles de puériculture, toutes de langue française et rattachées à des crèches ou à des hôpitaux pour enfants; de même faut-il signaler une vingtaine d'écoles de gardes-malades auxiliaires en nursing (six sont de langue anglaise). Pour être admise dans ces écoles, la candidate doit avoir terminé sa 11 e année générale : les cours offerts varient d'une année à deux ans. Enfin un certain nombre d'industries ou d'entreprises ont organisé leur propre programme d'apprentissage au bénéfice de leurs employés : ces programmes peuvent être intégrés aux conventions collectives conclues avec les syndicats ouvriers ou rester la responsabilité exclusive de l'entreprise privée. L'enseignement universitaire La province de Québec compte actuellement six universités, trois d'expression française (Laval, Montréal et Sherbrooke) et trois de langue anglaise (McGill, Bishop's et Sir George Williams) ; à ces six institutions sont affiliées plusieurs écoles universitaires, une vingtaine de séminaires théologiques catholiques et protestants et une centaine de collèges classiques. Les trois universités françaises - Laval fondée en 1852, Montréal en 1920 et Sherbrooke en 1954 - possèdent des chartes civiles et des chartes pontificales; ces institutions, comme celles de langue anglaise, sont dues à l'initiative privée qui en a assuré le soutien. Depuis quelques années cependant l'aide financière de l'État est devenue indispensable à leur survie et à leur expansion; bien plus quelques écoles universitaires sont entièrement subventionnées par le gouvernement, telles l'École des Hautes Études commerciales, !'École Polytechnique, l'École de médecine vétérinaire, ou même par l'État fédéral, tel le Collège militaire royal de Saint-Jean. La population des trois universités de langue française (y compris les étudiants inscrits dans les quatre dernières années du cours classique, ceux des cours d'extension et des cours d'été) s'établissait, en 1961-62, à 56 500 étudiants dont 36 800 sont garçons et 19 700 sont filles. Les trois universités de langue anglaise accueillaient pour leur part, 29 000 étudiants, dont 20 400 sont garçons et 8 600 sont filles. L'université Laval et l'université de Montréal sont les deux plus

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anciennes universités de langue française, et de beaucoup les plus importantes. Elles offrent un programme d'études supérieures et professionnelles qui se compare à celui des meilleures universités canadiennes. En effet, on peut s'y inscrire dans les facultés ou écoles suivantes : droit, médecine, art dentaire, sciences pures et appliquées, lettres, histoire et géographie, philosophie, théologie, psychologie, sciences sociales, hygiène, nutrition et diététique, nursing, pédagogie, agriculture, commerce, musique, optométrie, pharmacie, etc. De plus en plus, la recherche occupe une place importante dans ces institutions qui en reconnaissent l'impérieuse nécessité. En 1962-63, par exemple, quelque 15 500 étudiants réguliers ou à temps partiel recevaient un enseignement sur le campus des trois universités d'expression française. L'admission à ces universités se fait à deux niveaux principaux : les finissants du cours secondaire public, option scientifique, sont acceptés dans un certain nombre de facultés ou écoles (sciences pures et appliquées, génie forestier, pêcheries, sciences sociales (Montréal), commerce, pharmacie, médecine vétérinaire, agriculture, pédagogie, etc.). Un cours d'environ quatre années permet alors à ces étudiants d'obtenir soit un certificat, soit un diplôme, soit une licence, soit même l'un des baccalauréats spécialisés en sciences, en sciences appliquées, soit en éducation, soit en éducation physique, soit en commerce. La majorité des étudiants inscrits aux universités de langue française proviennent cependant des collèges classiques. Comme nous l'avons signalé ailleurs, on a pris l'habitude, depuis un certain nombre d'années, de diviser le cours des humanités en deux sections, la première de quatre ou cinq ans, dite cours secondaire et la seconde de quatre ou trois ans dite cours collégial. Afin d'établir une certaine équivalence avec les universités anglaises, on considère les étudiants du cours collégial comme faisant partie de la faculté des arts de l'université à laquelle le cours est affilié. Les études secondaires classiques sont couronnées par le baccalauréat ès arts (B.A.) qui demeure un diplôme général sans aucune mention de spécialité. Ce B.A. donne accès - et c'est une condition sine qua non - à certaines facultés : droit, médecine, art dentaire, philosophie, théologie. Certaines facultés décernent même un autre baccalauréat spécialisé après quelques années d'études ou même au terme du cours : la faculté des sciences par exemple. D'autres enfin offrent des diplômes de type français : licence, diplôme d'études supérieurs, doctorat; d'autres facultés françaises décernent plutôt des diplômes de type anglais : baccalauréat spécialisé, M.A. etPh.D. Les cadres de la culture française nous préoccupent particulièrement dans cette étude, cadres que l'on retrouve, il va sans dire, dans les

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universités françaises. Il ne sera pas inutile cependant de rappeler brièvement les structures de l'enseignement supérieur anglais afin de mieux illustrer les problèmes qui confrontent les éducateurs du Québec, entourés qu'ils sont de plusieurs millions d'anglophones. Après les quatre années d'études secondaires, au high school, l'étudiant, à l'âge de dixsept ou dix-huit ans, est admis au cours sous-gradué, dans une université de langue anglaise (McGill, Bishop's ou Sir George Williams). La plus grande partie des étudiants s'inscrivent à la Faculty of Arts and Science, où, après quatre années, ils peuvent obtenir soit le B.A. général, soit le B.A. honors, soit le B.A. avec major, soit le B.Sc., soit le B.Ed., soit le B.Com. Après cette première étape, ils peuvent entrer soit dans les facultés de droit ou de médecine, soit se diriger vers l'un des départements de la faculté des études graduées. II leur est possible également, après le high school, de s'inscrire immédiatement, sans passer par la Faculty of Arts and Science, aux facultés de génie, d'agriculture, ou à l'école d'architecture et d'y obtenir leur diplôme après quatre ou cinq années d'études. L'université McGill comptait, en 1961-62, 1 048 étudiants inscrits dans ses facultés professionnelles et près de 1 200 candidats aux degrés de M.A. ou au Ph.D. dans la faculté des études graduées. Les deux universités de langue anglaise de Montréal, auxquelles il faut ajouter le Collège Loyola, connaissent une certaine vogue parmi les étudiants canadiens d'expression française qui y poursuivent leurs études dans le but évident de maîtriser plus complètement l'anglais, comme aussi pour se préparer au monde du commerce et de l'industrie. L'enseignement artistique L'enseignement artistique est dispensé à l'université et aussi hors de l'université : c'est ainsi que l'architecture fera désormais partie de l'enseignement universitaire aussi bien du côté français que du côté anglais ( en effet, les deux écoles d'architecture de Québec et de Montréal viennent d'être officiellement rattachées respectivement à l'université Laval et à celle de Montréal). Les détenteurs du B.A. y sont admis et le cours d'études y est de quatre années. L'enseignement de la musique est donné d'une part aux facultés de musique des universités Laval, de Montréal et McGill et, d'autre part, dans une quinzaine d'écoles affiliées à l'université de Montréal et aussi au Conservatoire de musique et d'art dramatique qui, depuis 1960, relève du ministère des Affaires culturelles de la province de Québec. Deux écoles des Beaux-Arts, l'une à Québec et l'autre à Montréal, dispensent un cours de quatre ans après la 11 e année; ces deux écoles relèvent du ministère de !'Éducation. A l'Institut des arts

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appliqués, il est possible de suivre des cours de céramique, de forge, d'émaillerie, d'ébénisterie, de décoration intérieure, d'esthétique industrielle et de tissage des tapisseries. A l'Institut des Arts graphiques, les étudiants peuvent recevoir une formation artistique appliquée à l'imprimerie et à la reliure. La formation du personnel enseignant La formation du personnel enseignant pour les écoles élémentaires et secondaires d'expression française se poursuit à la fois dans les écoles normales et dans les facultés ou instituts de pédagogie des trois universités françaises. En 1961-62, le Québec comptait 117 écoles normales catholiques, 83 de ces institutions consacrées à la formation du personnel laïc (soit 11 pour le personnel masculin et 72 pour le personnel féminin). Il faut y ajouter 32 scolasticats-écoles normales pour la formation du personnel enseignant religieux (soit 20 pour les religieuses et 12 pour les religieux). Un trop grand nombre de ces écoles normales, particulièrement celles destinées aux jeunes filles, comptent peu d'étudiantes ( une quarantaine d'entre elles ont moins de 100 élèves ! ) . L'organisation matérielle en souffre forcément et le personnel enseignant laisse aussi à désirer. Les statistiques de 1961-62 établissent que les écoles normales de filles comptaient 8 300 étudiantes et 1 000 professeurs et chargés de cours; les écoles normales de garçons, 2 200 étudiants et 260 professeurs et chargés de cours; les scolasticats écoles normales, 700 religieux et 370 religieuses et un personnel enseignant de 310 professeurs et chargés de cours. Seules les écoles normales de garçons sont entièrement subventionnées par l'État; les autres sont des établissements privés bénéficiant à l'occasion d'une aide gouvernementale. C'est le comité catholique qui approuve les programmes suivis dans les écoles normales et c'est le service des écoles normales du département de l'Instruction publique qui a surveillé jusqu'ici l'enseignement dispensé par ces établissements. Le candidat à la profession d'instituteur est admis à l'école normale après avoir complété sa onzième année. Il peut y suivre soit un cours de deux ans conduisant au brevet B (permettant d'enseigner de la 1ère à la 7° année inclusivement) ou encore un cours de quatre ans conduisant au brevet A et permettant d'enseigner jusqu'à la douzième année. Par suite d'une entente conclue en 1957 entre le département de l'Instruction publique et les universités de langue française, les détenteurs du brevet A peuvent obtenir en même temps le baccalauréat en pédagogie et vice versa les détenteurs du baccalauréat en pédagogie d'une école universitaire de pédagogie peuvent obtenir le brevet A. Soulignons ici que seuls

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les brevets dispensés par le département de l'instruction publique habilitent à l'enseignement dans les écoles publiques. Quelques écoles normales décernent des brevets permettant d'enseigner dans les classes maternelles ou d'enseigner à l'enfance exceptionnelle. Les universités de langue française ont organisé des écoles, instituts ou facultés pour la formation du personnel enseignant : les cours d'études sont couronnés par le baccalauréat, la licence ou même le doctorat. Le but principal de ces écoles universitaires est surtout de préparer un personnel qualifié pour le secondaire, des orienteurs, des administrateurs scolaires, des spécialistes pour les maternelles, pour l'éducation physique, pour l'enfance exceptionnelle, etc. De fondation relativement récente, les Écoles normales supérieures de Laval et de Montréal ont pour mission de préparer, elles aussi, des professeurs qualifiés pour l'enseignement secondaire et collégial. Notons enfin que les anglo-protestants ne possèdent qu'un seul établissement qui s'occupe de former le personnel enseignant pour toutes les écoles protestantes du Québec, c'est l'Institute of Education, rattaché à McGill University. CONCLUSIONS

Je viens de relire ce livre, Refiets d'Amérique, qu'Édouard Montpetit publiait en avril 1940 : l'auteur s'y appliquait à comparer le Canada français et les États-Unis. Après avoir noté les similitudes inévitables entre deux peuples qui habitent des pays voisins, l'auteur expliquait ce qu'il fallait entendre, il y a vingt-cinq ans, par l'expression « Français d'Amérique » , car le Français d'Amérique, le Canadien français est assez différent de son cousin de France. Il doit lutter sans doute contre l'américanisation et il le fait aujourd'hui encore comme en 1940 : « dans le vaste champ de la vie où la civilisation exerce son influence, les Canadiens français, souligne Édouard Montpetit, assurent la défense de leurs traditions, fût-ce d'instinct, en usant des inventions même qui menacent de les submerger » • Puis l'auteur étudie ce qu'il appelle les trois bastions de la civilisation française en Amérique, l'école, le collège et l'université. Nous avons tenté de montrer comment les cadres scolaires ont évolué durant trois siècles, puis nous avons esquissé les structures grâce auxquelles l'instruction et l'éducation sont dispensées à la jeunesse canadienne d'expression française. Les trois bastions décrits en 1940 ont subi depuis un quart de siècle d'importantes transformations : les premières ont été le fruit de la deuxième guerre mondiale qui, à cette époque, s'amorçait à peine;

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d'autres furent la conséquence des bouleversements sociologiques, de l'urbanisation progressive de notre société et de l'industrialisation des principales villes. L'école de rang, la petite école, l'école primaire sont en train de subir des changements profonds par suite du mouvement irréversible, il faut en convenir, de la régionalisation. Toutefois cette école élémentaire, celle que nous avons connue jusqu'à ces toutes dernières années, a été l'objet d'une surprotection de la part du comité catholique du Conseil de l'instruction publique et du département de l'instruction publique. Une réglementation précise, minutieuse a contraint l'école à une discipline absolue : manuels imposés, doctrine tracée, programme délimité dans les moindres détails. L'école élémentaire canadienne d'expression française a transmis aux jeunes générations un attachement tenace à la France et à tout ce qui est français, mais cet attachement a manqué trop souvent d'être vivifié par la raison et la logique. Ce fut un attachement sentimental, non réfléchi, basé sur un enseignement apologétique et nationaliste - mais d'un nationalisme étroit, à œillères - de l'histoire. Trop souvent aussi on a identifié langue et religion et l'on a voulu faire de la langue française la gardienne de la foi catholique romaine. Cet enseignement de l'école élémentaire d'abord, puis du collège ensuite, explique dans une certaine mesure non pas tant ce que l'on pourrait appeler les marques les plus authentiques de la civilisation française au Canada, mais les flambées de nationalisme étroit et de séparatisme outrancier qui, à chaque décennie, viennent compromettre les efforts des vrais Canadiens pour assurer l'unité de leur pays. En dépit de ces réserves, il faut convenir que l'école élémentaire canadienne d'expression française n'a que peu subi jusqu'ici l'infiltration américaine. On y dispense la culture française, non pas toujours dans ce qu'elle a de plus pur (pensons aux dénonciations véhémentes du « joual " ) ni de plus authentique, mais on y reste attaché au fait français, à la langue et aux traditions françaises. Le collège décrit par Édouard Montpetit en 1940 est en voie de disparaître complètement si tant est qu'il existe encore quelque part au Québec. En effet, le collège classique traditionnel, avec son cours de huit années, fortement imprégné de latin, de grec et de philosophie thomiste, ce cours monolithique a considérablement évolué sous des influences diverses, influences françaises sans doute, mais aussi influences anglo-saxonnes et influences américaines. La physionomie même du cours se rapproche maintenant du high school et du College of Arts et les programmes eux-mêmes ont adopté le régime des options et une

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polyvalence qui répond mieux aux exigences de la vie moderne en ce pays nord américain. D'ailleurs, M. Montpetit lui-même n'avait pas manqué de souligner les problèmes que représentait pour nous cet attachement au classicisme traditionnel lui qui écrivait alors : Cette résistance ne manque pas de beauté, surtout si on en considère la raison, qui est la survivance du groupe français en Amérique, sa survivance par le culte d'une pensée nourrie d'humanisme : mais peut-elle durer ? Est-il même sûr qu'on ne puisse la modifier sans risquer de l'amoindrir ? Ira-t-on jusqu'à sacrifier les exigences de la vie qui assaillent la jeunesse à la formation d'une élite dépaysée qui, quelle que soit sa valeur, contiendra peut-être difficilement les courants qui l'emportent vers les réalisations matérielles dans un monde élargi jusqu'aux limites d'un continent, au sein de populations disparates qu'une même préoccupation cimente : la réussite immédiate. Ces populations auront vite triomphé par leurs qualités de race qui ne sont pas entravées par une culture dangereusement acquise, à base d'idées générales plutôt que de résultats pratiques (pp. 127-8).

Quoi qu'il en soit, il faut convenir que le cours des humanités classiques et le cours secondaire des écoles publiques se sont appliqués, avec des moyens variés et par des méthodes diverses, à inculquer à la jeunesse canadienne-française l'attachement à la culture et aux traditions françaises. La qualité de cette culture peut sans doute être discutée : on ne peut nier toutefois que l'école n'ait transmis une certaine forme d'attachement aux plus importantes de ces valeurs qui font la richesse de la civilisation française en Amérique. Ce n'est pas notre propos de suivre maintenant M. Montpetit dans son enquête sur le plan universitaire : déjà en 1940, il notait que la plupart des facultés ou écoles professionnelles étaient touchées par l'américanisme envahissant. Les facultés de culture cependant résistaient encore. Les choses ont-elle tellement changé depuis cette époque ? Des efforts tenaces sont faits présentement pour revigorer la culture française au Canada : le salut viendra par la culture, il viendra par l'école dont il faut améliorer la qualité et le rayonnement, il viendra surtout par la valeur de notre personnel enseignant. Il serait vain d'espérer la survie de la civilisation française au Canada si des efforts particuliers ne sont faits pour préparer sans retard un personnel enseignant de première qualité. Du côté français, ce personnel enseignant, ces maîtres, ces institutrices devront transmettre les trésors de la culture française, de cette civilisation qui a couvert le monde : ils devront se préparer à cette tâche surhumaine par une transfusion massive de culture française, d'esprit français puisé à la source, en France même.

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Ce rayonnement de la civilisation française que les cadres scolaires doivent assurer constituera notre apport précieux et indispensable à l'édification d'un Canada original, à double culture, la culture française et la culture anglaise, expression des deux grandes races qui ont bâti ce pays, races issues de France et d'Angleterre et qui doivent rester les assises de la nation canadienne. BIBLIOGRAPHIE ALLAIN, E. L'instruction primaire en France avant la Révolution d'après les travaux récents et les documents inédits, Paris: 1881. AUDET, LOUIS-PHILIPPE, Le Système scolaire de la province de Québec. II. Québec: Les Presses universitaires Laval, 1951. III. Québec: Aux Editions de !'Erable, 1953. IV. Québec: Aux Editions de !'Erable, 1953. V. Québec: Aux Editions de !'Erable, 1955. VI. Québec: Aux Editions de !'Erable, 1956. - - - « Charles Mondelet et l'éducation > dans les Mémoires de la

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Jean-Charles Bonenfant,

M.S.R.C.

C'EST À L'ACTE DE QUÉBEC, en 1774, qu'il faut faire remonter l'origine des cadres politiques de la civilisation française au Canada. Par cette loi, le parlement britannique acceptait implicitement, en effet, la survivance de la civilisation française qui s'était développée sur les rives du SaintLaurent de la fondation de Québec, en 1608, à la capitulation de Montréal en 1760. L'Acte constitutionnel de 1791 limita au BasCanada la partie française de la colonie et sous l'Acte par celle d' « état du Québec » • Cette suggestion, qui n'a pas été acceptée officiellement par le gouvernement, en a scandalisé quelquesuns qui sont allés même jusqu'à prétendre qu'un tel changement violerait la constitution du Canada parce que l'Acte de l'Amérique du Nord britannique consacre la désignation de « province de Québec » • Ce serait évidemment une violation de la lettre, mais peut-être pas de l'esprit de la constitution. Il est sûr que !'Acte ne parle pas de l'État du Québec, mais l'absence du mot n'entraîne pas nécessairement l'absence de la chose. Dès 1938, un juriste canadien-français, Me Maximilien Caron, répondait affirmativement à la question : « La province de Québec est-elle un état1 ? " On doit admettre que le Québec est souverain dans la sphère assignée aux provinces par la constitution. Ce qui lui manque, 1L'Actualité économique, mai 1938, p. 121-132.

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c'est la souveraineté extérieure, c'est-à-dire une existence véritable en regard du droit international. Les états membres d'un état fédéral sont dépourvus de toute capacité internationale, mais ils n'en sont pas moins des états au sens du droit constitutionnel2. On peut donc, à la rigueur, référer à c l'état du Québec » même si l'Acte de l'Amérique du Nord britannique parle de « la province de Québec ,. . Il y a toutefois un moyen terme qui consiste à dire ni « la province de Québec ,. ni « l'état du Québec » , mais simplement « le Québec » tout comme à Ottawa pour faire disparaître « Dominion » dans « Dominion du Canada » , on a pris l'habitude de dire « le Canada ,. . LES STRUCTURES DU QUÉBEC

Le Québec est une entité politique qui est née en 1867 par l'effet de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. Comme le Québec et !'Ontario n'existaient pas juridiquement avant la Confédération mais se confondaient dans le Canada-Uni, il fallut leur rédiger une constitution, contrairement aux autres provinces qui, comme la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, entrèrent dans le Canada avec les constitutions qu'elles possédaient déjà. La constitution du Québec est donc prévue dans les articles de l' Acte qui s'appliquent à toutes les provinces, comme les articles 91 à 96 qui prévoient la répartition des compétences, et aussi dans un certain nombre d'articles qui s'appliquent plus particulièrement au Québec, comme les articles 71 à 81, et les articles qui s'appliquent à !'Ontario et au Québec comme les articles 81 à 88. On retrouve dans le Québec les institutions monarchiques britanniques traditionnelles. Le pouvoir exécutif s'incarne théoriquement dans la personne du lieutenant-gouverneur, dans la fiction de la Couronne, et le pouvoir législatif s'exprime par une Chambre haute et une Chambre basse. L'EXÉCUTIF

Dans le Québec, comme dans les autres provinces du Canada, le lieutenant-gouverneur incarne la Couronne tout comme le Gouverneur général le fait dans le Canada tout entier. Il représente la Reine aux fins provinciales même s'il est nommé et payé par le gouvernement fédéral. La convention est bien établie aujourd'hui que le lieutenant-gouverneur n'a aucun pouvoir personnel et qu'il doit, en toute chose, suivre l'avis de ses ministres. L'article 63 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique 21..ouis

Delbez, Manuel de droit international public (2e éd; Paris, 1951), p. 32.

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prévoyait que « dans l'Ontario et le Québec, le conseil exécutif se composera des personnes que le lieutenant-gouverneur jugera, de temps à autre, à propos de nommer, et tout d'abord des fonctionnaires suivants : un procureur général, un secrétaire et régistraire de la province, un trésorier de la province, un commissaire des Terres de la Couronne, un commissaire de l' Agriculture et des Travaux publics, avec en plus, dans le Québec, le président du Conseil législatif et un solliciteur général " . La législature provinciale a, depuis, transformé considérablement la structure du Conseil exécutif du Québec. Il se compose maintenant des membres suivants : un premier ministre qui est, de droit, président du Conseil; un ministre chargé de l'administration de la justice, désigné sous le nom de ministre de la Justice et procureur général; un ministre détenant des pouvoirs définis par la Loi du secrétariat et désigné sous le nom de secrétaire de la province; un ministre des Affaires fédéralesprovinciales; un ministre des Affaires culturelles; un ministre des Finances; un ministre du Revenu; un ministre des Richesses naturelles; un ministre des Terres et Forêts; un ministre de !'Agriculture et de la Colonisation; un ministre de la Voirie; un ministre des Travaux publics; un ministre du Travail; un ministre de la Santé; un ministre des Affaires municipales; un ministre de la Chasse et des Pêcheries; un ministre de l'industrie et du Commerce; un ministre de la Famille et du Bien-ttre social; un ministre des Trnnsports et Communications; un ministre de !'Éducation. Parmi les ministères du Québec, deux sont particulièrement liés au développement de la culture française au Canada : c'est le ministère des Affaires culturelles et le ministère de !'Éducation. Le premier, créé en 1961, a pour but de« favoriser l'épanouissement des arts et des lettres dans la province et leur rayonnement à l'extérieur » et il comprend en particulier deux organismes, l'Office de la langue française et le département du Canada français d'outre-frontières. Le ministère des Affaires culturelles est aussi chargé de l'administration des bibliothèques et musés provinciaux et des archives historiques, de la direction des conservatoires de musique et d'art dramatique et des concours artistiques, littéraires et scientifiques. A côté du ministère de !'Éducation, créé en 1964, on a établi un Conseil supérieur de !'Éducation composé de vingt-quatre membres dont au moins seize doivent être de foi catholique, au moins quatre de foi protestante et au moins un ni de foi catholique ni de foi protestante. Un comité catholique est aussi institué. C'est dire que l'activité du ministère de !'Éducation se divise plus en fonction de la religion que de la langue

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mais il reste que tout ce qui est catholique s'identifie en grande partie avec ce qui est français. Par analogie avec ce qui existe à Londres et à Ottawa, on parle souvent du cabinet québécois formé, sous la direction du premier ministre, des conseillers de la Couronne qui, pour la plupart, sont à la tête des divers ministères de l'administration. Le cabinet provincial est soumis à deux grandes exigences du droit public anglais : la responsabilité ministérielle et la solidarité ministérielle. C'est dire qu'il doit avoir la confiance de la Chambre basse et que lorsque la majorité des députés n'approuve pas ses actes, il ne lui reste qu'à démissionner. Par ailleurs, lorsqu'une décision importante est prise par le cabinet, tous ses membres en sont solidaires et celui qui ne veut pas en partager la responsabilité doit démissionner. Sous la fiction du lieutenant-gouverneur en conseil, le cabinet prend des décisions, fait des nominations et adopte des règlements pour autant qu'il en a reçu le pouvoir du législateur. Une grande partie de l'activité du pouvoir exécutif est aussi régie par les conventions constitutionnelles, c'est-à-dire les règles qui ne sont écrites nulle part, qui ne peuvent se plaider devant les tribunaux mais qui sont respectées en vertu d'un accord tacite entre le gouvernement et l'opposition comme règle du jeu politique. C'est des conventions constitutionnelles que relève en grande partie la fonction du premier ministre. LE POUVOIR LÉGISLATIF

L'article 71 de l' Acte de l'Amérique du Nord britannique dit qu' « il y aura, pour le Québec, une législature composée du lieutenant-gouverneur et de deux chambres, appelées Conseil législatif du Québec et Assemblée législative du Québec » • Le Québec est maintenant le seule province du Canada à pratiquer le bicamérisme, les autres provinces qui possédaient des chambres hautes les ayant abolies. Au début de la Confédération, le Québec fut divisé en soixante-cinq circonscriptions électorales ayant chacune le droit d'élire un député à l'Assemblée législative. Le nombre des députés a augmenté avec les années et il est aujourd'hui de quatre-vingt-quinze. La législature du Québec peut toujours modifier la représentation à la Chambre basse, mais l'article 80 de l'Acte apporte à ce pouvoir une restriction importante. Il n'est pas permis de « présenter au lieutenant-gouverneur pour qu'il le sanctionne un projet de loi ayant pour objet les bornes d'une des circonscriptions électorales suivantes (Pontiac, Ottawa, Argenteuil,

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Huntingdon, Missiquoi, Brome, Shefford, Stanstead, Compton, Wolfe-etRichmond, Mégantic et la ville de Sherbrooke), à moins que la deuxième et la troisième lecture de ce projet n'aient été adoptées à l'Assemblée législative avec le concours de la majorité absolue des députés qui représentent ces circonscriptions électorales ,. . Ces circonscriptions étaient autrefois anglaises et on a voulu les mettre à l'abri de tout remaniement injuste de la carte électorale. De 1867 à nos jours, la législature s'est soumise fréquemment aux exigences de l'article 80, mais celles-ci sont aujourd'hui désuètes et antidémocratiques. La population des circonscriptions s'est transformée et les circonscriptions elles-mêmes ne sont plus ce qu'elles étaient autrefois. Elles en ont engendré d'autres, si bien qu'on reconnait aujourd'hui comme circonscriptions jouissant du privilège de l'article 80 : Pontiac, Compton, Brome, Argenteuil, Mégantic, Stanstead, Sherbrooke, Missisquoi, Wolfe, Richmond, Shefford, Huntingdon, Frontenac, Hull, Papineau, Témiscamingue et Labelle. Le privilège de l'article 80 rend difficile un remaniement équitable de la carte électorale, mais la législature ne peut le faire disparaître sans se soumettre aux exigences mêmes de l'article. En 1961, un comité fut chargé par le gouvernement du Québec de préparer une étude préliminaire à la revision de la carte électorale et il présenta un rapport connu sous le titre de Rapport Grenier, d'après le nom de son président le professeur Fernand Grenier. Le Rapport Grenier a recommandé « l'égalité des circonscriptions électorales au point de vue de la population ,. en permettant cependant certains écarts qui ne doivent pas dépasser 25 pour cent. Le Rapport Grenier était une étude plutôt théorique et l'Assemblée législative a dû étudier comment le traduire concrètement afin de faire disparaître les écarts considérables qui existent entre la représentation des campagnes et des villes, la ville de Montréal surtout. Il y a maintenant cent huit circonscriptions. On avait prévu pour l'Assemblée législative du Québec une durée maximum de quatre ans qui a été portée à cinq. Elle doit siéger chaque année de manière à ce qu'il ne s'écoule pas douze mois entre la dernière séance d'une session et la première séance de la session suivante. L'article 87 de !'Acte de l'Amérique du Nord britannique applique à l'Assemblée législative du Québec plusieurs dispositions édictées pour la Chambre des communes, mais la Chambre basse du Québec possède son propre règlement qui s'inspire des grandes règles du droit parlementaire britannique et dont la dernière édition annotée fut publiée en 1941 par le greffier de l'époque, Me Louis-Philippe Geoffrion. L'Assemblée législative siège à Québec dans une chambre verte comme toutes les chambres

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basses britanniques. La salle est ornée d'un vaste tableau de Charles Huot, représentant la séance au cours de laquelle, dans le premier parlement du Bas-Canada qui siégeait où se trouve aujourd'hui le Parc Montmorency, les députés se choisirent un président en 1792. Le Québec possède avec le Conseil législatif une des chambres les plus originales au monde, puisque ses membres sont nommés à la discrétion du gouvernement et possèdent des pouvoirs absolus. On dit parfois que le Conseil législatif du Québec est la plus vieille institution politique du Canada parce qu'on en fait la continuation du premier Conseil législatif créé en vertu de l' Acte de Québec devenu Chambre haute du Bas-Canada 1791, partie de la Chambre haute de l'Union en 1841 et ayant été restreint au territoire du Québec. C'est une filiation un peu lâche qui ne doit pas faire oublier que le Conseil fut délibérément créé en 1867 pour donner au Québec un système bicaméral dont ne voulait pas !'Ontario. George-Étienne Cartier prétendit que le Conseil donnait plus de dignité aux institutions législatives et il semble bien qu'on ait aussi voulu grâce à ce Conseil donner une meilleure représentation à la minorité anglaise. Cartier craignait sérieusement une trop forte démocratie et il déclara, pour expliquer la création du Conseil législatif : « Dans le Bas-Canada, nous sommes monarchistes conservateurs et nous voulons prendre les moyens d'empêcher la tourmente populaire de jamais bouleverser l'État » • Sans respect humain, il ajouta : « Conservateurs d'éducation monarchique, notre devoir est d'entourer nos institutions politiques de tout ce qui peut contribuer à leur stabilité3 » • L'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867 créa donc un Conseil législatif et lui consacra huit articles, les articles 72 à 79 inclusivement. Le Conseil est composé de vingt-quatre membres qui, jusqu'en 1963, étaient nommés à vie et qui maintenant le sont jusqu'à l'âge de soixante-quinze ans. Ils sont nommés par la Couronne provinciale pour représenter chacun, une des vingt-quatre circonscriptions du Bas-Canada qu'on avait établies en 1856 pour rendre le Conseil législatif électif et qui devaient aussi exister pour les sénateurs du Québec. On exige, avec quelques légères variantes, que les conseillers législatifs possèdent les qualités requises d'un sénateur, et leurs sièges deviennent vacants pour les mêmes raisons que ceux du Sénat, ce qui veut dire à toutes fins pratiques la démission et l'absence complète aux séances durant deux sessions consécutives. Le Conseil législatif a aussi les mêmes pouvoirs que le Sénat, c'est-àdire qu'il a tous les pouvoirs d'une Chambre basse, sauf qu'on ne peut 3 Discours

de Sir George Cartier (Montréal, 1893), pp. 497, 498.

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y présenter selon le texte de l'article 53 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, « Les projets de loi ayant pour objet d'affecter une partie du revenu public à quelque service ou d'établir soit une taxe, soit un impôt » • L'Assemblée législative peut, à l'exemple de la Chambre des communes, proclamer dans son règlement, à l'article 789, qu' « il appartient à l'Assemblée seule d'accorder des aides et des subsides à la Couronne et de déterminer la nature, le mode, la portée et la durée de ces aides et de ces subsides » , mais le Conseil garde tous ses pouvoirs et contrairement à une opinion populaire assez répandue, inspirée sans doute par les restrictions qui furent apportées en 1911 aux pouvoirs de la Chambre des Lords, il peut encore s'opposer indéfiniment à une mesure adoptée par la Chambre basse, même si elle est d'intérêt financier. Le Conseil s'est quelquefois opposé à la Chambre basse et on a tenté, mais en vain, de l'abolir. L'opération n'est pas facile. En effet, pour faire disparaître le Conseil, il faudrait adopter une loi qui, comme toutes les lois provinciales, devrait avoir été approuvée par l'Assemblée législative et le Conseil législatif lui-même pour être ensuite sanctionnée par le lieutenant-gouverneur. En effet, l'article 92 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique dit que, dans chaque province, la législature ( donc au Québec l'Assemblée législative et le Conseil législatif) a le droit exclusif de légiférer en certaines matières dont la première mentionnée est la modification de la constitution de la province. Or, pour faire disparaître le Conseil, il faut abroger les articles qui le concerne, articles qui, évidemment, font partie de la constitution de la province. Le Conseil législatif est resté tel qu'il était au début de la Confédération, sauf qu'en 1963 (par la loi 11-12 Eliz. II, c. 12) une importante modification a été apportée à la durée de fonction des conseillers nommés après le 1er juillet 1963. Ces derniers cesseront d'occuper leur charge à l'âge de soixante-quinze ans au lieu de la conserver à vie comme leurs prédécesseurs. La loi ne s'applique donc pas aux conseillers législatifs qui étaient en fonction, mais ces derniers peuvent bénéficier d'une pension s'ils démissionnent après avoir atteint l'âge de soixante-quinze ans ou après avoir rempli leur fonction pendant dix ans ou dix sessions ou alors qu'ils souffrent d'incapacité permanente. Au cours de la quatrième session de la vingt-septième législature, en 1965, un projet de loi, le bill no 3, a été présenté pour restreindre les pouvoirs du Conseil législatif. En vertu de ce bill, le Conseil législatif ne pourrait plus faire échec à un projet de loi d'ordre :financier. Les autres projets de loi votés par l'Assemblée législative à deux sessions d'une même législature ou non, transmis au Conseil législatif au moins un mois

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avant la fin de la session et rejetés par lui, seraient néanmoins présentés au lieutenant-gouverneur pour être sanctionnés et devenir lois. Il faudrait, en outre, qu'un an se soit écoulé entre le jour où l'Assemblée législative a voté la seconde lecture du projet à la première des deux sessions et celui où elle a voté la dernière lecture à la seconde session. En résumé, on a voulu ne laisser au Conseil législatif que des pouvoirs identiques à ceux de la Chambre des Lords en Angleterre. Le projet a été voté par l'Assemblée législative, mais il n'a été accepté par le Conseil qu'avec des modifications importantes qui auraient pour effet de conserver au Conseil législatif ses pouvoirs absolus à l'égard des lois le concernant et à l'égard des droits affectant les lois constitutionnelles des minorités. Le Conseil ne veut pas qu'on l'abolisse sans son propre consentement. A la demande du gouvernement, l'Assemblée législative a refusé ces amendements et le bill 3 est resté en panne. En face d'une telle situation, le gouvernement a fait adopter par l'Assemblée législative une adresse à la Reine pour lui demander de faire présenter au Parlement du Royaume-Uni un texte législatif analogue à celui que la législature du Québec n'a pas pu adopter. De son côté, le Conseil législatif a voté, lui aussi, une adresse à la Reine pour s'opposer à l'adresse de l'Assemblée législative. Les choses en sont là au moment où ces lignes sont écrites. INSTITUTIONS JUDICIAIRES

Les cadres spécifiquement juridiques sont étudiés ailleurs dans ce recueil, mais il convient quand même d'ajouter à la description des institutions politiques une brève étude des institutions judiciaires pour autant qu'elles sont liées au gouvernement du Canada et surtout du Québec. Dans un pays où règne la suprématie parlementaire, on ne peut parler comme aux États-Unis du gouvernement par les juges, et les tribunaux ne sont pas appelés à interpréter à la lumière de la constitution le pouvoir même de légiférer. Cependant, dans un système de type fédératif, ils sont fréquemment obligés de préciser la répartition des compétences entre le pouvoir central et les provinces, ce qui a donné aux tribunaux supérieurs un rôle quasi-politique. Québec, comme les autres provinces, est soumis à la juridiction des deux grandes cours fédérales, la Cour de l'échiquier, qui entend les réclamations contre l'état fédéral, et la Cour Suprême qui, depuis 1949, à la suite de l'abolition de tous les appels au comité judiciaire du Conseil privé, est le dernier tribunal d'appel pour tout le Canada tant en matière civile qu'en matière criminelle. A ce titre, c'est aussi indirectement le grand tribunal

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constitutionnel du Canada. Comme ses neuf juges sont en majorité de langue anglaise, certains Canadiens français sont tentés de le regarder comme un tribunal étranger. Ajoutons à cela que le Québec possédant un droit civil en grande partie d'origine française, la Cour suprême se trouve donc appelée à décider en dernier ressort tant en Common Law qu'en droit civil français. On y voit un danger d'adultération pour le droit du Québec même si la loi a eu la prudence de prévoir que parmi les neuf juges il y en ait toujours trois qui viennent du Québec. A l'intérieur du Québec, on retrouve des structures judiciaires assez complexes, dans lesquelles se mélangent parfois la juridiction civile et la juridiction criminelle et qui se sont en général édifiées au dix-neuvième siècle sous l'influence du système britannique mais qui parfois diffèrent légèrement des structures existant dans les autres provinces. Au sommet, il y a la Cour du banc de la Reine qui se compose de douze juges nommés par le gouvernement fédéral et qui siègent en appel avec une juridiction à la fois civile et criminelle. La Cour supérieure avec un juge-en-chef, un juge-en-chef adjoint et ses soixante-et-dix autres juges est le grand tribunal de première instance en matière civile et ses juges président aussi la Cour d'assise pour les offenses criminelles. Avec une juridiction moindre il y a aussi une cour dite du magistrat dont les décisions sont généralement sans appel. Devant tous ces tribunaux, c'est-à-dire devant la Cour Suprême et la Cour de !'Échiquier, et devant tous les tribunaux du Québec, toujours en vertu de l'article 133 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, l'anglais et le français peuvent être également utilisés. Il n'est pas toujours facile, par suite du mélange des droits et des langues, de conserver dans le domaine judiciaire un français très pur qu'on puisse comprendre dans le monde entier. INSTITUTIONS MUNICIPALES

Les institutions municipales sont, elles aussi, d'origine britannique. Elles n'existèrent pas pendant la période française de notre histoire, et ce n'est qu'au milieu du dix-neuvième siècle qu'elles naquirent pour épouser en général les cadres de la paroisse religieuse traditionnelle. En 1867, lorsque naquit la Confédération, les institutions municipales furent placées expressément sous la juridiction des provinces, et c'est pourquoi elles relèvent de la législature du Québec. Elles sont actuellement en pleine évolution car elles ne correspondent pas toujours aux besoins des agglomérations modernes. Dans leur activité, on retrouve le bilinguisme habituel du Québec, quoique dans les régions où les gens de

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langue française dominent on oublie facilement l'anglais. Le français « municipal ,, n'est guère élégant et il est même parfois incompréhensible pour quiconque ne connait pas les origines profondes de notre système. Un mouvement de correction a été esquissé mais, comme l'écrivait récemment l'auteur de l'ouvrage Le Régime municipal, M. Roger Bussières, « on ne peut qu'applaudir aux efforts des personnes qui sont à l'origine du mouvement d'épuration linguistique. Mais, tant que les législateurs n'auront pas jugé à propos de supprimer les termes jugés impropres, qu'on rencontre dans le Code municipal ou dans la Loi des cités et villes, nous devons, par exemple continuer d'utiliser le mot « corporation ,, pour désigner les habitants et les contribuables de la municipalité et le mot « municipalité » pour désigner le territoire de la municipalité4 » • L'auteur avait eu la précaution de souligner quelques lignes auparavant « qu'il faut bien se souvenir, ... que notre régime municipal est d'inspiration britannique et qu'il n'a jamais existé, en France, de système alalogue » • QUÉBEC DANS LE FÉDÉRALISME CANADIEN

Quelles que soient les institutions, le phénomène politique le plus important pour la survivance de la civilisation française en Amérique est le fédéralisme tel qu'il se pratique dans la réalité. Les « politicologues " , surtout ceux de pensée française, ont l'habitude d'affirmer que le fédéralisme se réalise par l'application de deux principes : le principe de participation et le principe d'autonomie. Grâce au premier, les divers éléments qui dans un pays rendent nécessaire une solution fédérative participent à l'activité du gouvernement central et grâce au second, ils s'efforcent de se gouverner eux-mêmes. Les deux principes sont intimement liés et il est sûr que moins le principe de participation joue, plus le principe d'autonomie cherche à se manifester. On a pu le constater au Canada où les provinces se sont repliées sur elles-mêmes quand elles étaient incapables de se faire entendre à Ottawa. Le phénomène est particulièrement évident dans le cas du Québec. En effet, même si le Canada est divisé en dix provinces inégales en population et en territoire, mais de même importance juridique, le Québec par suite de son histoire et du caractère de sa population n'est pas tout à fait une province comme les autres. Même si on tient compte des Canadiens de langue française vivant dans les neuf autres provinces, Québec représente en face de celles-ci l'élément français de la dualité canadienne et, pour autant que 4Roger Bussières, Le Régime municipal de la province de Québec (Service de l'information du ministère des Affaires municipales, 1964), p. 7.

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la population française a des difficultés à participer à la vie parlementaire et administrative au niveau fédéral, Québec cherche naturellement à utiliser le principe d'autonomie dont l'indépendantisme n'est que l'exaspération. Or, il est évident que malgré certaines réformes et malgré une recherche sincère de solutions, l'acte politique à Ottawa est, sous tous ses aspects, d'origine et d'esprit anglo-saxons. Il n'est pas toujours facile pour un Canadien de langue française de se sentir naturellement chez lui dans la capitale fédérale et pour briller dans les hautes sphères du parlement ou du gouvernement, il lui faut acquérir une seconde culture. Ce bref rappel de la réalité canadienne explique que le Québec ait toujours eu dans la Confédération une attitude spéciale qui, ces dernières années, est devenue plus marquée. Le désir qu'a presque toujours manifesté la province de Québec, souvent de concert avec d'autres provinces, d'être maîtresse de ses destinées a posé au Canada comme dans tout état fédéral, le problème de la répartition des tâches et des pouvoirs. Ce problème a été particulièrement délicat dans trois domaines : celui des revenus, celui de l'instruction publique et celui du droit. IMPÔTS

Le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux ont évidemment tous les deux besoin de percevoir des impôts. Le premier peut le faire par tout mode de taxation, la seule restriction formelle à ses pouvoirs étant qu'il ne peut imposer les immeubles et les biens appartenant au Canada ou à l'une des provinces. Celles-ci n'ont droit qu'aux impôts directs et, comme le dit le texte constitutionnel, « impôts directs dans les provinces en vue de prélever des revenus pour des fins provinciales > • La distinction entre impôt direct et impôt indirect ne répond pas toujours aux exigences de la science économique moderne. Elle est d'après l'interprétation des tribunaux ce qu'elle était au moment de la Confédération, en 1867, soit celle qu'établie John Stuart Mill. La taxe directe est celle qu'on exige de la personne même par qui on veut qu'elle soit payée, comme l'impôt sur le revenu; la taxe indirecte est celle qu'on exige d'une personne avec l'idée que celle-ci s'indemnisera auprès d'une autre, comme les impôts douaniers. Evidemment, dans la réalité, la distinction n'a pas toujours été si simple. Le fait que le pouvoir fédéral et les provinces aient tous les deux le droit de percevoir des impôts directs a créé pendant la dernière décennie entre Ottawa et Québec un imbroglio qui n'a été qu'une des plus évidentes manifestations des difficultés inhérentes à tout système fédératif. Dans les premières années de la Confédération, l'activité des

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provinces fut assez restreinte et celles-ci vécurent surtout de subventions qu'elles recevaient du gouvernement fédéral. Avec les années, les provinces virent augmenter leur activité par suite de l'intervention plus fréquente et plus intense de l'État dans une foule de domaines qui relevaient de la juridiction provinciale. Après la guerre de 1914 surtout, elles connurent leur grand épanouissement. Elles cherchèrent alors à augmenter leurs revenus par des impôts directs sans que cela ne pose d'abord d'une façon aiguë des problèmes de rivalité avec l'État fédéral. Cependant, lorsque survint la crise financière de 1929, les provinces ne purent faire face à tous leurs besoins et durent avoir recours à l'aide du gouvernement fédéral pour secourir les chômeurs et entreprendre des travaux publics considérables. Puis ce fut la dernière guerre qui exigea de la part du gouvernement fédéral, avec le consentement des provinces, le contrôle de toute la vie économique de la nation. L'impôt sur le revenu imposé par le gouvernement fédéral se développa non seulement comme moyen d'acquérir les revenus nécessaires, mais aussi comme moyen d'empêcher l'inflation. Le système a survécu à la guerre. Pour agir sur la vie économique et pour aider les provinces pauvres, le gouvernement fédéral a voulu percevoir la plus grande somme possible d'impôts directs. Dans ce but, il a conclu avec les provinces, des ententes en vertu desquelles les provinces ont abandonné au gouvernement fédéral certaines sources d'impôts directs, comme l'impôt sur le revenu et l'impôt successoral, en retour de subventions qu'elles recevaient. Le gouvernement fédéral a ainsi perçu les impôts dans tout le pays pour verser ensuite aux provinces des subventions qui ont été profitables surtout aux petites provinces les plus pauvres. La province de Québec n'a pas accepté de signer ces ententes et même, en 1954, elle a créé son propre impôt sur le revenu. Les contribuables de la province de Québec se sont donc trouvés obligés de payer deux impôts sur le revenu, un au gouvernement fédéral et l'autre à leur gouvernement provincial. Le gouvernement de la province de Québec a réclamé pour sa population la faculté de déduire de l'impôt fédéral, l'impôt payé au gouvernement provincial. Cette question a soulevé de longues polémiques qui se sont terminées par un règlement favorable à la province de Québec. Sans entrer dans les détails techniques, disons que l'impôt provincial peut être maintenant en grande partie déduit de l'impôt fédéral et que par ailleurs, la province reçoit des subventions du gouvernement fédéral sans être obligée d'abandonner des domaines d'imposition. Les ententes fiscales sont maintenant disparues. Au-dessus des rivalités immédiates et des chiffres, nous sommes en

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présence d'un épisode de la crise du fédéralisme canadien et d'une évolution générale de ce fédéralisme qui doit s'adapter à l'industrialisation accentuée du pays, à la multiplication des mesures de sécurité sociale et au nouveau rôle que joue le Canada dans le domaine international. Avec le temps, et grâce aux discussions de ces dernières années, s'élaborent des solutions qui permettront aux provinces et surtout à la province de Québec, habitée par une minorité linguistique, de conserver tous les pouvoirs qui sont nécessaires à la vie d'un état souverain dans son domaine: certains pouvoirs financiers le sont, sans empêcher pour cela le développement général du pays, sans nuire au contrôle de la vie économique selon les exigences des théories modernes et sans laisser les petites provinces pauvres dans un état d'infériorité. On ne trouvera peut-être jamais de solution absolue et définitive à tous ces problèmes car elles sont rarement possibles dans un état fédéral, mais on peut affirmer que, ces derniers temps, des efforts sérieux de conciliation ont été tentés entre Québec et Ottawa. L'ENSEIGNEMENT

L'enseignement a aussi posé, ces dernières années, entre le gouvernement fédéral et la province de Québec, des problèmes aigus. En vertu de la constitution, l'enseignement relève des provinces, mais le gouvernement fédéral s'est permis de lui consacrer certaines sommes, alléguant qu'il pouvait disposer de ses revenus comme il lui plaisait. En 1951, une commission d'enquête sur l'avancement des arts, lettres et science au Canada, mieux connue sous le nom de son président, M. Vincent Massey, présenta son rapport. Les commissaires firent une distinction qu'ils jugeaient essentielle entre l'éducation académique et l'éducation générale ou extra-scolaire, entre l'éducation proprement dite et la culture, et ils se déclarèrent, conformément à cette distinction, convaincus que leur travail n'empiétait aucunement sur les droits des provinces. D'après cette distinction, l'enseignement proprement dit, relèverait exclusivement des provinces, mais le gouvernement fédéral pourrait contribuer à la culture. Le gouvernement de la province de Québec a refusé d'accepter cette théorie. Le rapport Massey a aussi recommandé que le gouvernement fédéral aide les universités par des contributions financières annuelles au prorata de la population de chacune des provinces du Canada. Le gouvernement de la province a demandé d'abord aux universités situées dans son territoire de refuser des subventions fédérales, mais au début de 1960

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une solution analogue à celle de l'impôt sur le revenu a été trouvée. Les universités du Québec reçoivent leur subvention du gouvernement provincial, le gouvernement fédéral consentant par mode de compensation à une réduction proportionnelle de son impôt dans le Québec. DROIT CIVIL

Le droit civil, qui épouse les moindres actes de la vie quotidienne, du travail, de l'industrie et du commerce, est devenu l'instrument le plus puissant de la juridiction provinciale. Les tribunaux ont, en effet, donné aux mots « droit civil » un sens très large et ainsi les pouvoirs non attribués, confiés au pouvoir fédéral dans la Constitution, se sont trouvés presque tous compris dans cette expression, si bien que ce sont les provinces qui souvent ont profité du silence des textes. Par exemple, on a regardé comme relevant du droit civil, le contrat du travail et les mesures de sécurité sociale. C'est pourquoi, en 1940, pour confier au gouvernement fédéral la juridiction en matière d'assurance chômage et, en 1951, la juridiction en matière de pension de vieillesse, on a dû opérer un transfert des tâches. Cette juridiction sur le droit civil entendue dans un sens très large, a été particulièrement précieuse à la province de Québec, mais il est facile d'imaginer qu'elle a posé très souvent, entre la juridiction fédérale et la juridiction provinciale, de délicats problèmes de frontière. Depuis 1960, la province de Québec a de plus en plus cherché à acquerir un statut spécial à l'intérieur du fédéralisme canadien. Après beaucoup de tractations, le 20 avril 1964, le premier ministre du Québec, M. Jean Lesage, annonçait que le gouvernement fédéral s'était rendu à la majorité des demandes du Québec et des autres provinces en matière d'impôt sur le revenu des particuliers. M. Lesage concluait ses remarques par ces mots qui semblant souligner l'orientation future des relations entre le Québec et Ottawa : En premier lieu, le premier ministre du Canada et ses collègues viennent de reconnaître, de façon tangible, les droits et les besoins prioritaires des provinces du pays. De ce côté, un immense pas vient d'être franchi. Au cours des années qui viennent, la marche se poursuivra avec plus d'optimisme réaliste que peut-être jamais auparavant. Il y a aussi autre chose. Le Québec s'est affirmé, et je crois qu'il a été compris. Son caractère particulier a été reconnu par le premier ministre du Canada lui-même. Désormais, le dialogue entre les Canadiens d'expression française et les Canadiens d'expression anglaise pourra être plus facile et plus fructueux. Grâce à ce dialogue et

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grâce à la compréhension que l'on aura les uns des autres, nous pourrons travailler ensemble à l'élaboration d'une confédération d'un type nouveau 5 • CONCLUSION

Nos institutions politiques et judiciaires n'ont donc presque rien de français et elles sont même en général d'origine britannique. Aussi le décorum dont elles s'entourent habituellement a-t-il pour des citoyens d'origine latine quelque chose d'artificiel. Sir Wilfrid Laurier qui, avant de jouer à Ottawa le plus important des rôles politiques, avait été député à Québec, prétendait que le cérémonial parlementaire était plus sérieux dans cette dernière capitale que dans la première. Les Canadiens français ont su assez bien utiliser les institutions d'origine britannique, mais ils ont aussi créé un système parfois hybride dans lequel ils ne peuvent pas toujours poursuivre leur activité politique et administrative aussi naturellement et aussi spontanément que leurs compatriotes anglo-saxons. Il leur a falu en particulier utiliser un langage parlementaire et administratif qui, dans sa traduction improvisée, n'a pas toujours respecté les exigences du français tel qu'on le parle à Paris. Les institutions politiques n'ont donc en elles-mêmes aucunement favorisé l'épanouissement de la vie française, mais il serait exagéré de prétendre qu'elles y ont nui véritablement. A l'intérieur des cadres actuels dans le Québec il est toujours possible de développer une civilisation canadienne qui sera d'origine française mais qui nécessairement est marquée par l'Amérique. Il n'en est malheureusement pas de même dans les autres provinces ni même au niveau fédéral. Pour que la civilisation française ne survive pas uniquement dans le Québec et pour qu'on puisse parler vraiment de dualité canadienne, il faudrait apporter des changements aux institutions elles-mêmes et, en particulier, assurer au français des droits dans les autres provinces. BIBLIOGRAPIITE

Les institutions politiques du Canada ont été décrites et analysées dans quelques ouvrages, presque tous en anglais, dont le meilleur, complété par une bibliographie, est sans aucun doute The Government of Canada de Robert MacGregor Dawson ( 4th ed., revised by Norman Ward, University of Toronto Press, 1963). J'ai publié moi-même, en 1954, aux Presses universitaires Laval, un petit livre intitulé Les Institutions politiques canadiennes. Signalons le Manuel de droit civique publié 5Canadian Annual Review for 1964 (Toronto, 1965), p. 71.

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en 1895 par C.-J. Magnan et, dans la collection des cours à domicile de l'U.C.C. (2 8 éd., 1948) un cours sur Le Civisme par Fernand Chaussé, cours qui contient la description de nos institutions politiques. Il n'existe malheureusement pas pour le Québec une analyse et une histoire des institutions analogues à celles qu'on trouve pour l'Île du Prince-Edouard, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, et le Manitoba dans la collection « Canadian Government Series » de la University of Toronto Press. L'étude la plus complète semble être le deuxième chapitre de !'Annuaire du Québec de 1963 intitulé« Gouvernement et administration » et préparé par M. Claude Lemelin. On lira aussi avec profit le Rapport de la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels (Québec, 1956). Les institutions municipales ont été étudiées dans Le Régime municipal de la province de Québec, publié en 1964, par Roger Bussières du Service de l'information du ministère des Affaires municipales. Comme en ce domaine, les précédents historiques ont beaucoup d'importance, on consultera avec profit !'Histoire de la province de Québec par Robert Rumilly dont les trente-quatre tomes publiés depuis 1942 couvrent la période s'étendant de 1867 à 1935. Dans Les Canadiens français de 1760 à nos jours (2 tomes, Le Cercle du Livre de France, 1963), Mason Wade a forcément abordé l'étude de plusieurs phénomènes politiques du Québec. Il est impossible de donner ici une bibliographie complète des ouvrages qui tant au point de vue de l'histoire que des institutions peuvent aider à mieux connaître le Québec politique, mais je me permets de signaler la« Bibliographie générale 1867-1961 » , qui a été publiée par Claude Corriveault, dans Recherches sociographiques, 1961, p. 521 à p. 566.

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M.S.R.C.

IL EST IMPOSSIBLE à celui qui veut porter un jugement sur la valeur de la vie politique, économique et juridique d'un pays de le faire s'il ne connait pas l'atmosphère générale qui a présidé à l'élaboration des cadres mêmes de ce pays. Dans un régime politiquement unitaire, le tracé de l'histoire des institutions permet de dégager assez vite une ligne générale et de trouver la clé même qui aide à l'intelligence des institutions, surtout lorsque la population de ce pays est unilingue. Par contre, dans une nation composée de deux communautés de langue, de culture, de religion et de traditions différentes sinon opposées, et qui se sont par nécéssité ou adversité de l'histoire, vu obligées de vivre sur le même sol dans un voisinage forcé, source de conflits constants, les éléments de l'histoire prennent plus encore qu'en aucun autre pays un relief saisissant et une valeur positive. Ils sont difficiles à fixer, car ils sont en constante mobilité. La structure politique du Canada habité par deux communautés différentes, structure fixée dans un texte écrit, élaboré d'un commun accord entre les intéressés, accepté par eux comme leur charte politique, n'a de valeur réelle que l'usage qu'elles en font. Si les textes reconnaissent aux deux communautés une égalité de droit, alors même que l'une d'elles est majoritaire, encore faut-il que cette égalité théorique soit respectée, sinon le statut constitutionnel qui avait pour but d'assurer sur ce même territoire une co-existence harmonieuse restera lettre morte. Le Canada est un de ces pays où précisément se pose actuellement la question de la valeur de l'acte constitutionnel qui l'a crée politiquement en 1867. Or les auteurs modernes ne craignent pas d'écrire « qu'un siècle d'histoire n'a pas suffi à imposer le respect d'un acte aussi solennel que la constitution canadienne; qu'un siècle d'histoire n'a pas fait écarter les conflits entre les deux nationalités, alors que ce statut avait pour but de leur assurer une co-existence harmonieuse; cent ans d'histoire n'ont pas

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rallié les esprits sur un même plan d'interprétation des dispositions fondamentales de cette loi1 » • D'où vient après un siècle cette étrange situation ? Puise-t-elle ses racines dans un vice même de la constitution ? Les pères de cette fédération canadienne qui a soudé Canadiens français et Canadiens anglais, se seraient-ils mépris sur l'orientation et les tendances qui devaient être un siècle plus tard celles de ce pays ? Ou bien les deux communautés destinées jusqu'ici à vivre côte à côte, ont-elles peu à peu détourné l'esprit de cet acte fédératif ? Pour en juger il faut avant tout retracer le sens de l'évolution qui a précédé l'élaboration de l'acte constitutionnel de 1867, en examiner les structures fondamentales et rechercher dans quelle mesure, et pour quelles raisons politiques, économiques ou autres, elles ont pu subir des déformations ou orientations différentes de celles espérées. Mais il ne faut pas oublier non plus que, en dehors même des institutions politiques qui relèvent du droit public, il existe pour les provinces, et notamment pour la province de Québec, de langue française, de culture latine ( originairement du moins), de religion catholique (les autres provinces étant canadiennes-anglaises et en majorité protestantes) tout un secteur de sa vie juridique, le secteur du droit privé, qui puise son existence et ses sources profondes dans des institutions d'origine française. Ces institutions ont été l'objet d'une codification en 1866 dans cette province, un an avant l'adoption de la constitution fédérale. Cet héritage d'esprit latin se trouve en opposition avec l'héritage des provinces canadiennes-anglaises, qui, au regard des mêmes catégories d'institutions, se sont alignées sur les conceptions fondamentales du droit anglais, le droit de la Common Law, qui est un droit non écrit, mais simplement formé judiciairement. Or, soit que l'on envisage le secteur du droit public avec le droit constitutionnel qui s'est étendu à tout l'ensemble du Canada, soit que l'on envisage le secteur du droit privé, l'un et l'autre ont été, chacun en ce qui le concerne, des sources de conflits constants. A cela s'ajoute qu'entre le droit constitutionnel et le droit privé propre à la province de Québec se sont élevés également des conflits sur le terrain de la compétence législative. Une loi fédérale qui normalement relève de la compétence exclusive du parlement fédéral suivant ses attributions constitutionnelles, peut parfaitement entrer en conflit avec une loi relevant de la compétence exclusive du parlement provincial. C'est ainsi par exemple qu'une loi fédérale statuant sur une matière de « commerce » 1B. Bissonnette, Essai sur la constitution du Canada (Montréal, 1963), p. xi.

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peut entrer en conflit avec une loi provinciale sur le c droit de propriété > , droit qui relève de la compétence exclusive de la province concernée. Ainsi donc, que l'on se tourne vers le droit constitutionnel ou vers le droit privé, ce seront toujours des conflits qui s'éléveront. Les premiers puisent leurs sources dans les textes mêmes de la constitution; les seconds dans le fait qu'il existe dans la province de Québec un secteur entier, le droit privé, qui jouit d'une situation autonome par rapport à l'ensemble du Canada, opérant ainsi un fractionnement de discipline intellectuelle qu'impose la nature même des institutions qui le composent et les règles d'interprétation qui s'y attachent. 1. L'ARMATURE POLITIQUE DU CANADA

Le Canada a été à l'origine terre française, du milieu du XVIe siècle au milieu du XVIII" siècle. Il était constitué d'un peuple non hétérogène, vivant sous des institutions qui lui étaient ou qui lui devinrent propres. Cette population canadienne avait les « attributs d'une véritable nationalité > , la nationalité française. On a pu écrire de la communauté canadienne-française qu'à la veille de la guerre de sept ans elle constituait une c société commune formant un tout moral, et attachée à un territoire déterminé > • Le terroir et l'église étaient l'âme de sa vie. Lorsqu'à la suite de revers militaires le Canada passa sous l'allégeance britannique, et, après une période dite d'occupation militaire quelque peu brutale et surtout incertaine dans ses décisions, le Canada devint colonie anglaise. Par la force même des choses, et suivant la doctrine de droit international public, la Grande-Bretagne laissa le Canada français conserver ses anciennes coutumes, mais lui imposa, ce qui était dans l'ordre normal, ses institutions de droit public : organisation générale de la colonie, nomination d'un gouverneur, parlement, organisation administrative, pouvoir judiciaire. Sur le plan politique, les divers événements qui se succédèrent entre 1763 et 1867 prouvent surabondamment que les droits des Canadiens français avaient été constamment reconnus. L'Acte de Québec (1774) reconnaissait au groupe ethnique canadien-français ses droits inhérents : religion, coutumes françaises, système judiciaire. La suppression du serment du test était également un acte de reconnaissance du groupe ethnique français. L' Acte constitutionnel de 1791 qui créa le HautCanada ( aujourd'hui !'Ontario), respectait les droits acquis du BasCanada (Québec), sur le terrain des libertés politiques et parlementaires.

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L'Acte . Ainsi donc, à la veille des travaux préparatoires de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, la nationalité française était une des deux communautés du Canada. Toutefois, la structure juridique et constitutionnelle du Canada, incluant la structure constitutionnelle de la province de Québec; le partage de compétence législative entre le parlement fédéral et les différents parlements provinciaux tel qu'il apparaît aux art. 91 et 92 de l' Acte de l'Amérique du Nord britannique; l'interprétation judiciaire du Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, et celle de la Cour suprême du Canada relativement aux conflits auxquels devait donner lieu ce partage au fur et à mesure de la croissance politique et économique du Canada; tout cela laisse, dans ce vaste domaine dominé par un pur pragmatisme politico-économique, une impression d'incertitude sinon de déséquilibre qui permet de comprendre la crise profonde dans laquelle se débat le fédéralisme canadien surtout depuis un quart de siècle. La mobilité propre à l'ordre politique se double d'une dualité dans l'ordre législatif qui paraît parfois déroutante pour un esprit latin habitué à des perspectives et à des ensembles harmonieux. En ce qui concerne les cadres judiciaires, il faut noter que jusqu'en 1949 le Comité judiciaire du Conseil privé, siégeant à Londres, avait le contrôle des affaires judiciaires du Canada. Un appel pouvait être porté devant le Conseil privé même pour trancher un différend de droit civil né dans la province de Québec. 2R. M. Dawson, The Government of Canada (Toronto, 1963), p. 9.

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En dehors de la Cour suprême du Canada et de la Cour de l'Echiquier, toutes deux siégeant à Ottawa, la première ayant compétence générale en dernier ressort sur tout jugement provincial rendu en dernier ressort dans la province, l'autre ayant une compétence d'attribution en certaines matières qui lui sont spécialement déférées, la Constitution prévoit aussi que la nomination des juges des Cours supérieures de district et de comté dans chaque province relève du gouverneur général, c'est-à-dire en fait du gouvernement fédéral. Ainsi donc et malgré une constitution autonome que la province a le droit de modifier, à l'exception des impositions relatives à la charge du lieutenant-gouverneur, ses propres juges de la Cour supérieure, de la Cour de district ou des Cours de comté ne sont même pas nommés par le gouvernement provincial. Les juges sont cependant choisis parmi les membres du barreau de la province à laquelle ils appartiennent. Leur révocation se fait par le parlement fédéral. Ainsi, là encore, et à l'égard du troisième pouvoir le contrôle de l'exécutif s'exerce indirectement sur le judiciaire. En conclusion générale, on peut, peut-être, partager l'avis émis par Goldwin Smith à propos des fonctions du lieutenant-gouverneur, en les étendant à l'ensemble du système, lorsqu'il déclarait que « le système parlementaire de GrandeBretagne a été étendu aux Colonies, sans qu'on l'ait doté des instruments nécessaires à son fonctionnement rationnel et pur3 » • Ce tableau de l'esprit général de la constitution serait incomplet si l'on ne devait signaler le fait que, par suite des nécessités gouvernementales, tant à l'échelon fédéral qu'à l'échelon provincial, le pouvoir de légiférer, apanage du parlement, s'est étendu à l'exécutif lui-même. Il y a là un phénomène qui est devenu d'ordre mondial. Le pouvoir législatif a dû, par la force même des choses, abdiquer une partie de ses attributions pour permettre la mise en œuvre de la machinerie gouvernementale. Il s'est ainsi créé et developpé un droit dit « droit administratif » qui, en vertu d'une sorte de délégation du parlement, donne à l'éxécutif le droit de créer des organismes administratifs officiels, qui se voient attribuer des fonctions quasi-législatives pour la mise en œuvre de leurs propres règlements. A l'échelon fédéral, cette législation est le plus souvent qualifiée de « subordinate legislation » , terme qui, aux yeux des juristes canadien-anglais, indique que ce corps de dispositions législatives ne justifie son existence qu'en vertu d'une délégation confiée par le parlement aux organismes administratifs. Ce ne sont pas des lois votées par un parlement souverain; elles sont prises en exécution de la volonté 3Voir sur ce point J. T. Saywell, The Office of Lieutenant-Governor (Toronto, 1957).

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du parlement, mais sous son autorité expresse. D'ailleurs, ce point a été souligné particulièrement par une décision de la Cour suprême : « Tout arrêté-en-conseil, tout règlement, toute règle, tout ordre émanant directement du gouverneur-en-conseil ou de quelque agent, tire sa force uniquement d'une loi du Parlement4 • » Le gouverneur-en-conseil, les ministères, les municipalités, les nouvelles institutions créés par le Couronne, les régies et commissions émettent des règlements et étendent leurs pouvoirs dans tous les secteurs de la vie économique et sociale. Le même phénomène s'est étendu aux provinces. Les organismes administratifs crées pour les besoins de la machinerie administrative émettent également des règlements et s'attribuent par là même des pouvoirs quasi-judiciaires destinés à en faire assurer le respect. Cette tendance, sur ce dernier point, donne lieu actuellement à de vives controverses qui tiennent à ce fait que, au Canada, et dans la province de Québec, on considère que seuls les tribunaux de l'ordre judiciaire sont qualifiés et ont autorité pour rendre des décisions, des jugements, etc. L'esprit anglais qui s'étend également à la province de Québec voit dans les tribunaux de l'ordre judiciaire les véritables et seuls gardiens de l'ordre et des libertés et les arbitres suprêmes des litiges. Les tribunaux de l'ordre judiciaire ont seuls le contrôle général des décisions administratives. La querelle moderne porte donc actuellement sur le point de savoir si les organes administratifs doivent ou non rester soumis quant aux décisions qu'ils prennent, au contrôle des tribunaux de l'ordre judiciaire puisqu'il n'y a pas au Canada, comme dans certains autres pays, de tribunaux purement administratifs, distincts des tribunaux de l'ordre judiciaire. Or, à cet égard, on peut constater que dans les provinces canadiennesanglaises, la prise de position est différente de celle qui prévaut en Grande Bretagne. La Commission Frank, en Angleterre, cherche à promouvoir l'indépendance des commissions administratives comme tribunal, tandis que la Commission Gordon (Ontario) incline à maintenir le contrôle des tribunaux judiciaires sur les décisions administratives 5 • En outre on peut constater que, dans la province de Québec, les 4 Chemicals Reference, [ 1943] S.C.R. 1 (p. 13). 5La commission Frank a été établie en 1955. La commission Gordon a publié, en 1949, le Report of the Commission on the Organization of the Government of Ontario. La commission Frank n'a pas voulu aller aussi loin que les États-Unis dans ce domaine. Les États-Unis ont adopté un • Administrative Procedure Act • qui uniformise la procédure du corps administratif.

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procédés de contrôle des organismes administratifs gouvernementaux sont hérités du droit anglais, avec cette différence toutefois que ces procédés ont été incorporés au Code de procédure civile. Si bien que l'on peut se demander si cette incorporation dans un code n'aura pas pour effet d'attacher à l'interprétation des décisions administratives, une interprétation d'esprit civiliste plutôt qu'une interprétation alignée sur l'esprit du droit public. L'ensemble des lois d'ordre administratif qui semblent vouloir mettre à l'abri des recours normaux en justice les actes et décisions administratives - certains textes administratifs excluent expressément tout recours au pouvoir judiciaire - en créant ainsi un véritable secteur réservé, n'inclinera-t-il pas les juges à admettre en quelque sorte le fait accompli ? Cette attitude consacrerait alors indirectement l'omnipotence administrative dans cette province, alors que les cours des provinces canadiennes-anglaises resteraient, semble-t-il, plus fidèles au maintien de la tradition séculaire britannique de la souverainité absolue du pouvoir judiciaire. A l'heure actuelle, au Canada et dans la province de Québec, la question fait l'objet d'études approfondies. Assistera-t-on à la naissance d'un véritable droit administratif canadien ou québécois consacrant le crépuscule du pouvoir de contrôle des tribunaux judiciaires auxquels serait substitué une juridiction purement administrative ? Il est trop tôt pour se prononcer. D'ailleurs, dans ce pays c'est encore la maxime anglaise « wait and see » qui prévaut. La conclusion générale qui semble devoir être dégagée tant à l'égard du droit constitutionnel proprement dit qu'à l'égard de certaines branches du droit public - droit administratif notamment - est que tout cet ensemble est avant tout un héritage anglais, qui se moule et se coule dans l'esprit britannique dont il reçoit et subit toutes les influences profondes et les orientations générales. Le droit public applicable dans la province de Québec n'échappe pas à cette règle.

Il.

LE DOUBLE HÉRITAGE FRANCO-ANGLAIS DANS LA STRUCTURE DU DROIT PRIVÉ

S'il est vrai d'affirmer, à la lumière des institutions et de l'interprétation judiciaire qui s'y est attachée, que tout l'ensemble du droit public est d'origine et d'esprit anglais, et ceci, même dans la province de Québec, par contre, et à l'égard de cette dernière, il est vrai d'affirmer qu'elle jouit dans le domaine du droit privé d'un système juridique qui lui est propre.

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Ce système s'oppose en principe, tant par sa lettre que par son esprit, au système de la Common Law qui prédomine dans toutes les autres provinces canadiennes-anglaises. Celles-ci en effet, de langue, d'origine et de mœurs anglaises, ont tout naturellement hérité du droit de la Common Law, qui, dans sa nature même, ne fait pas de distinction tranchée entre droit public et droit privé. Cette distinction appartient surtout au système romaniste, et aux pays où le droit privé a été codifié; la fusion des deux est propre au système de la Common Law. Ce qui ne veut pas dire que, même dans les pays où la distinction apparait tranchée entre droit public et droit privé, il n'y ait pas des interférences de l'un sur l'autre. Le droit public déborde par certains côtés sur le droit privé, ceci à raison de l'évolution de la vie moderne. C'est un fait de notoriété juridique par exemple que certains contrats dits de droit privé ont été insensiblement enrobés dans des principes de droit public. Ils ont même été l'objet, en dehors du Code civil auxquels ils appartiennent encore théoriquement, d'une législation spéciale entièrement inspirée des nécessités d'ordre public, nécessités qui dépassent les seuls intérêts privés qui jusqu'alors en justifiaient l'existence et l'interprétation. Leur règlementation s'inspire d'abord de principes de droit public. Mais, dans l'ensemble, le droit privé de la province de Québec se dresse comme une sorte de forteresse dans la plaine canadienne. Lorsque les Anglais furent enfin convaincus qu'il leur était devenu impossible d'absorber la communauté canadienne-française, ils furent en fait contraints de reconnaître l'existence du droit privé dans la province de Québec. Sans qu'il y ait lieu de développer ici la genèse de la codification du droit privé dans cette province, codification qui date de 18666 , il est bon de souligner cependant que cette codification est, par essence même, l'expression d'une discipline juridique différente de celle qui prédomine dans le monde anglo-américain. Un code civil, qu'il s'agisse du Code civil du Québec, ou de n'importe quel autre code, exprime par des règles générales des principes fondamentaux dont l'interprétation, en cas de litige, est laissée aux tribunaux. Le texte d'un code, fruit d'expériences multiséculaires qui se sont produites dans un pays, résume en quelque sorte celles-ci en dégageant les données, le cadre général. Tandis que le droit de la Common Law se construit judiciairement, le droit civil codifié est déjà construit, et c'est lui qui sert de base à tout le régime d'interprétation auquel il peut donner naissance à l'occasion de litiges pendant devant les cours et tribunaux. Tandis que 6Voir notre article • Conflits nés de la coexistence juridique au Canada • • dans La Dualité canadienne (Quebec, 1960), pp. 106-26.

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dans le droit de la Common Law, le « case » est le principe premier de sa formation même; le « litige " dans les pays de codification n'est qu'une occasion permettant de vérifier le fondement de la loi, le fondement des principes énoncés. Au départ par conséquent, la fonction même du pouvoir judiciaire est différente. Théoriquement le pouvoir judiciaire dans les pays anglo-saxons est un pouvoir créateur par excellence tandis que dans les pays de codification il est avant tout un pouvoir secondaire, il a un rôle d'interprête. Quoi qu'il en soit de ces divergences de principe, le Code civil de la province de Québec a doté celle-ci d'un régime de droit privé concentré dans l'énoncé d'un certain nombre de règles, héritage d'une longue tradition. Ce code, même s'il ne contient pas toutes les règles voulues, ou alors même qu'il aurait parfois des lacunes, constitue néanmoins un tout homogène. Ihering, juriste allemand, pouvait écrire à propos du code considéré en soi, que c'est un tout qui puise sa force de régénération en lui-même. C'est là précisement ce qui explique qu'un code n'est pas et ne peut pas être un simple « statute » au sens anglais et technique de ce mot. La conception anglaise du « statute » est de pourvoir à certaines solutions pratiques sur une institution donnée. Un « statute » prend l'allure d'un livre de « recette » , tandis qu'un code prend l'allure d'un texte de principes. Le « statute » répond bien à la mentalité anglaise qui répugne à l'adoption de principes, adoption qui peut parfois être gênante. Il répond au fond à ce comportement général de l' Anglais que l'on a pu se plaire à décrire en disant que l'Angleterre n'a ni amis ni ennemis, elle n'a que des intérêts. Ce Code civil de la province de Québec a donc posé les bases du droit privé : rapports personnels dans le droit de la famille (mariage, filiation, tutelle); droit de propriété ( usufruit, usage, habitation); droit des obligations; des contrats; de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle; droit du crédit hypothécaire et des sûretés personnelles; droit des régimes matrimoniaux, des successions, testaments, donations. En bref, toute la vie des individus se trouve saisie et synthétisée par le code, depuis le jour où l'individu est conçu jusqu'au jour où il meurt. Toutes les formes d'activité auxquelles il peut se livrer sont prévues. Le code est donc le reflet du thème général de la vie privée. A première vue, il semblerait donc logique de penser qu'un tel code qui contient dans une sorte de somme toute la genèse de la vie privée des habitants de cette province dût être interprété suivant la méthode même qui s'attache à l'interprétation d'un code. Tout semblerait devoir renforcer cette impression première. Les tribunaux et cours notamment sont constitués de magistrats de la province de Québec, qui, par leur

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éducation juridique (fussent-ils Canadiens anglais et non pas uniquement Canadiens français) ont été élevés dans l'esprit spécial de ce code dont ils ont connu, d'abord comme avocats, puis dont ils connaissent comme juges, toutes les subtilités et les finesses. La plupart des institutions de ce droit privé de la province sont des institutions d'origine française qui se sont sans doute canadanisées avec le temps, mais qui demeurent foncièrement françaises d'origine. Dès lors, il semblerait naturel, en cas de difficulté d'interprétation, de tenter dans la mesure du possible de puiser des sources d'interprétation là où l'institution codifiée a vu le jour. Or, cette logique stricte conduirait à une méconnaissance complète de la situation. D'une part, en effet, bien que les cours et tribunaux soient constitués au Québec de juges du terroir, la hiérarchie judiciaire ellemême veut que la juridiction suprême du Canada se trouve à Ottawa en terre ontarienne, et soit composée en majorité de juges élevés dans la discipline de la Common Law. Seulement deux juges de la Cour suprême sont d'origine canadienne-française, si bien que, malgré leurs efforts pour faire adopter sinon une solution, à tout le moins une justification de celle-ci qui soit en harmonie avec les principes et l'esprit du code et s'aligne sur eux, ils sont souvent mis en minorité. Jusqu'en 1949, alors que l'on pouvait même à l'égard d'un procès pendant dans la province de Québec et impliquant l'interprétation de son code, interjetter appel au Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, le danger d'une interprétation marquée au coin de l'esprit du droit anglais était encore plus redoutable pour le sort même du code. D'autre part, on ne saurait méconnaitre que le Code civil du Québec a fait siennes certaines institutions d'origine anglaise qui se sont développées dans cette province depuis que le pays est passé sous allégeance britannique. Ces institutions (liberté testamentaire, droit de le preuve, exécution spécifique des contrats notamment) ont reçu avant la codification l'épreuve du temps. Sans parfois se métamorphoser complétement, elles ont été adaptées aux mœurs des habitants de cette province si bien que leur adoption et incorporation même au code en a fait des institutions québécoises, au même titre que les institutions originaires. Dès lors leur interprétation devait en cas de doute ou d'obscurité sur certains points, s'aligner en grande partie sur celle donnée dans le pays de la source originaire. Ainsi donc on assiste à une sorte d'aspiration de ce code; aspiration par la Cour Suprême, autrefois par le Conseil privé; aspiration indirecte à l'égard d'institutions nées hors des frontières québécoises par référence à leur pays d'origine. Le code se trouve donc subir de ce fait même une

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sorte d'écartèlement. D'un côté des institutions foncièrement françaises d'origine portent à se réferer à la source française si besoin est; d'autre part, des institutions d'origine anglaise bien que codifiées ou, insérées ultérieurement au Code7, invitent tout naturellement à se reporter à leur source anglaise. Enfin à cela s'ajoute, sinon l'absorption tout au moins les tentatives d'absorption du code, dans un esprit de Common Law à l'occasion d'interprétation judiciaire par le Conseil privé ou la Cour Suprême 8 • Il est un autre aspect du droit privé qui vaut d'être noté, car on y retrouve un peu ce même phénomène général. Il s'agit du code de procédure civile. Ce code qui contient les règles de la mise en œuvre des droits devant les cours et tribunaux, peut être considéré dans son ensemble et en raison même de sa codification comme appartenant à une discipline semblable à celle du code civil. Bien que jouissant, par rapport au droit civil d'une certaine autonomie juridique, le code de procédure civile appartient à la même famille intellectuelle que le code civil lui-même. Or ce code de procédure civile lui aussi a subi des métamorphoses, des adaptations que les mœurs judiciaires, mélange de mœurs judiciaires d'origine française d'abord, puis d'origine anglaise par la suite, avaient imprimées au pays. Il se trouve donc subir le même écartèllement dans sa propre sphère que celui subi par le Code civil. Son contenu même a pu faire écrire à un juge de cette province que le code était « le fruit d'un mélange indigeste du droit français et du droit anglais » • L'empreinte anglaise a éloigné complétement la forme de jugement rendu au Québec de celle qui a été adopté notamment en France. Les juges s'expliquent à la première personne, et leurs décisions qui sont des opinions prennent l'allure d'une sorte de consultation juridique. Lorsqu'un juge ne partage pas l'opinion de ses collègues, il est « dissident » ( expression vraiment anglaise) et il exprime sa dissidence de la même façon. Bien que le code de procédure civile mentionne que le jugement doit, s'il y a « contestation contenir les motifs de la décision et le nom du juge qui l'a rendu » , [ art. 541] le plus souvent ces motifs se trouvent, en l'absence d'un jugement formel, comme noyés dans la démonstration pourtant le plus souvent remarquable qui en est faite. En outre la dissidence, exprimée par un ou plusieurs juges, peut ne porter que sur un ou plusieurs points seulement, et même en ce cas n'être que 7C'est ce qui s'est produit pour la fiducie ou • trust • incorporée au code en 1879 sous les articles 981 et s. BVoir sur tous ces points notre article précité • Conflits nés de la coexistence juridique ... • , pp. 114-20.

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partielle sur chacun d'eux. La lecture du jugement est rendu extrêmement difficile de ce fait, et il est parfois délicat de savoir où se trouve la majorité réelle qui décide de l'affaire. Cette technique parfaitement compréhensible pour un droit comme la Common Law formé judiciairement et pour un système juridique dont ont a pu dire qu'il n'était pas souhaitable qu'il puisse être compris des non-initiés, nous parait fâcheuse dans un système de droit civil. Les opinions des juges sont extrêmement précieuses et doivent être conservées; mais il faudrait en outre qu'elles soient précédées ou accompagnées d'un véritable jugement qui résume en quelques lignes forts précises les faits de la cause et contiennent un dispositif non moins précis. Il semble à notre avis, en toute déférence, que le fond des points de droit de ces décisions judiciaires se dilue trop souvent aux dépens de la précision. Il faut noter également, car il s'agit d'un élément vital de la structure judiciaire, que, ici, les cours ont comme en d'autres pays à forme fédérale, le pouvoir de juger de la constitutionnalité ou de la non-constitutionnalité d'une loi soit fédérale, soit provinciale. Le problème se pose en raison du caractère fédéraliste de la constitution canadienne. Le fait que les tribunaux soient les arbitres de l'inconstitutionnalité d'une loi ne semble présenter aucune difficulté, car le principe est trop profondément ancré dans la pratique. La loi de 1952 concernant la Cour Suprême du Canada donne à celle-ci le pouvoir de décider de questions de droit ou de fait importantes relatives à l'interprétation de la constitution canadienne et de toute législation fédérale ou provinciale9 • Le principe est donc proclamé dans un texte. Mais ce principe se rattache de façon plus profonde encore à 1a tradition anglaise, étant donné que l'Acte de l'Amérique du Nord britannique précise que la Constitution du Canada est une constitution semblable en principe à celle du Royaume-Uni. Or, le rôle de contrôle des tribunaux est une des garanties chères à la Constitution britannique. Le rôle des tribunaux au Canada, à cet égard, est plus ample et plus délicat que celui des tribunaux anglais, à raison de ce que le Canada est un état fédéral, et non unitaire politiquement comme la Grande-Bretagne. Comme l'écrivait Dicey 10 au Canada comme aux États-Unis, les cours deviennent « inévitablement ,. les interprêtes de la Constitution. Il faut ajouter à tout ceci le fait que les cours ( que ce soit la Cour Suprême du Canada, la Cour du banc de la Reine ou la Cour supérieure dans la province de Québec) ont toujours eu également le pouvoir de fixer « des règles de pratique ,. règlementant la procédure à suivre devant 9Statuts révisés du Canada, c. 159, art. 55. lOA. V. Dicey, The Law of the Constitution (Se ed.; London, 1920), p. 164.

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elles. Ces règles constituent, en fait comme en droit, de véritables codes de procédure civile de valeur égale au code officiel. Ainsi donc l'influence anglaise, celle des mœurs judiciaires anglaises a réussi à se faire sentir jusque dans les structures du droit de la procédure civile, c'est-à-dire dans un des secteurs du droit privé, un peu à la manière dont les usages conventionnels se sont implantés dans le domaine du droit constitutionnel en dépit de l'existence, là aussi d'un droit écrit. N'y a-t-il pas dans tous ces phénomènes la manifestation éclatante que le droit, qu'il s'agisse de droit public ou de droit privé, est au premier chef, une science sociale par excellence. Les interpénétrations entre les secteurs qui, en principe, paraissent à l'abri de tout mélange, sont la preuve vivante que la science juridique a une vocation à embrasser le général. Y-a-t-il lieu de s'étonner que mêmes des institutions de droit privé dans la province de Québec, subissent parfois des influences anglaises, par exemple, dans le domaine des contrats dont beaucoup, considérés à l'origine de la codification comme appartenant au pur droit civil, se sont actuellement métamorphosés en contrats d'ordre commercial ! Le commerce, que ses lois soient écrites ou non, est par excellence d'ordre international, caractère que le droit anglais lui reconnaît particulièrement. Dès lors, au frottement et au contact des autres provinces canadiennes-anglaises ou dans l'orbite du commerce international, ces contrats du droit civil québécois se sont peu à peu comme par nécessité inéluctable commercialisés, comme d'ailleurs dans la plupart des pays du monde. Il est remarquable cependant de constater que, depuis quelques années et devant l'invasion de plus en plus ample du droit étranger à cette province, invasion jugée parfois dangeureuse, s'est opéré une sorte de rassemblement des esprits et qu'Une jeune école de juristes québécois inspirée par certains de leurs ainés s'est assigné pour tâche de redonner ici et là, au droit privé, les qualités qu'il a pu perdre par la force même des choses, la pureté de certaines de ses institutions et la discipline intellectuelle qui doit être foncièrement la sienne à l'heure où le Québec reprend son vrai visage et sa personnalité. BIBLIOGRAPHIE

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Gérard Parizeau,

M.S.R.C.

LE GROUPE FRANCOPHONE AU CANADA a une langue et une civilisation propres, ainsi que des droits reconnus par la constitution. A-t-il, cependant, des cadres1 qui lui permettent de jouer dans le milieu économique un rôle correspondant au nombre qu'il représente ? Il ne peut être question de se demander s'il y a une économie canadienne-française. Le milieu n'est pas assez cohérent; il est trop imbriqué dans l'ensemble du pays dont il n'est qu'une partie. Il ne sera donc pas question d'isoler complètement le milieu canadien-français pour l'étudier, mais simplement de se demander si les Canadiens français ont à leur disposition les cadres voulus pour jouer un rôle dans l'économie canadienne. Les cadres, ce sont les éléments qui permettent le fonctionnement de l'appareil économique, et par conséquent, l'homme et les institutions. L'HOMME

Au point de vue qui nous occupe, le milieu humain peut se diviser en deux éléments : le milieu rural et le milieu urbain (Table 1). Le premier est très différent du second, tout au moins dans l'est du Canada. L'économie agricole y est encore essentiellement individuelle. Dans l'ensemble, les terres sont relativement grandes, mais, en général, on ne tire pas du sol les mêmes rendements que l'on obtient dans des pays d'extraordinaire morcellement comme la Belgique et la Hollande. L'économie rurale a un aspect familial dans l'ensemble. Si, dans l'ouest du Canada, on trouve des établissements agricoles ayant les caractères et l'organisation de grandes sociétés, dans l'est, où est le milieu canadien-français, l'entreprise est très sectionnée; l'individu isolé y joue le rôle essentiel, tout au moins pour la production. Aidé ou non 1 On emploie le mot • cadres • dans trois sens différents, au cours de la présente étude. D'abord, pour indiquer les moyens de production, puis pour le haut personnel, puis, enfin, pour qualifier les institutions.

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TABLE J: POPULATION DE LA PROVINCE DE QUÉBEC 2

Rurale agricole non-agricole Urbaine

1956 740 387 647 153 3 240 838

1961 564 826 787 981 3 906 404

de ses enfants, il laboure, il sème, il récolte, avec l'aide de quelques ouvriers agricoles, si l'étendue de ses terres le force à étendre le champ de son activité ou à accélérer le travail. Ce n'est guère qu'au moment de la vente qu'on le trouve groupé avec d'autres, à moins qu'il n'ait près de lui un marché qui lui permette d'écouler ses produits à bon compte et rapidement par ses propres moyens. Autrement, il a recours à une collaboration à laquelle il n'aurait jamais songé autrefois, à une époque où il était l'individualiste le plus forcené, l'isolé qui se contentait de vivre sur son fond, aidé de sa femme qui s'occupait des petits travaux, du poulailler, du jardin potager, du verger et qui, une fois son travail terminé, ravaudait, filait, réparait les vêtements. Les choses et les gens ont changé. Les isolés de jadis se sont groupés en coopérative. Les plus intelligents, les plus évolués ont appris les bienfaits de l'assolement, des engrais, de la rotation des cultures. La plupart sont allés à l'école. Pendant longtemps, ils ont fréquenté ce que l'on appelait l'école du rang, assez médiocre malgré le dévouement de la maîtresse d'école, mal logée, mal payée et dont l'horizon et la formation étaient bien limités. Mais, même si l'enseignement était piètre, il a apporté aux plus ouverts, le moyen de comprendre, de voir ce qui se passait ailleurs. Le gouvernement a mis à leur disposition les services d'un agronome. Si le rural a bien voulu ne pas se défendre contre ses exemples et ses conseils, il s'est rendu compte qu'il fallait changer ses méthodes et il les a modifiées petit à petit3 • Aidé par l'enrichissement général, par les prix plus élevés qu'on lui payait, par les prêts qu'on lui consentait, par l'enseignement que lui dispensaient les ministères de l'agriculture, les associations professionnelles4 et les grandes entreprises, il a amélioré ses techniques, son outillage, ses bâtiments. Il lui reste encore à faire pour donner à ses méthodes le maximum de rendement. Il 2Rencensement du Canada, Bulletin 1.1-7, p. 12. 3Le gouvernement a, par la suite, créé l'Office des Marchés agricoles, qui a permis de grouper les agriculteurs pour la vente de leurs produits; ce qui a accentué encore le rôle des coopératives. 4Comme l'Union catholique des Cultivateurs.

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garde beaucoup de ses problèmes : la rotation et le choix des cultures, la pauvreté du sol dans bien des régions et le coût d'enrichissement, l'éloignement des marchés, le coût élevé de l'outillage auquel ne correspond pas une augmentation suffisante du prix de ses produits; c'est, comme partout ailleurs, l'intermédiaire qui retient la grosse part des prix élevés que paie le consommateur. La condition du rural est bien meilleure qu'elle ne l'était il y a une ou deux générations. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à se promener dans les campagnes où le sol est bon ou relativement bon. L'on y voit une prospérité extérieure qui ne peut mentir; on y constate aussi combien il y a de terrains en jachère, de fermes entièrement inoccupées dans les environs des grands centres en particulier. L'explication est double : d'abord, l'attrait de la ville qui draine graduellement les populations rurales attirées par un travail qui semble plus facile, moins âpre, d'un rendement immédiat plus élevé. Les jeunes gens surtout sont attirés par l'éclat des lumières, les amis, le confort des logements, les heures de travail, le salaire fixe ou à peu près fixe, le cinéma. Et ils viennent à la ville où ils constituent, soit le groupe le moins bien rémunéré, le moins actif, soit, plus rarement et isolément, un élément intéressant, assez dynamique, à l'esprit créateur, dès la première génération, mais, plus souvent, à la deuxième. Il ne faut pas gratter beaucoup le vernis du Canadien français pour trouver derrière la surface, le vieux fonds rural ou ouvrier de la génération précédente, ce qui explique d'ailleurs la réaction paysanne devant bien des questions. La spéculation immobilière est une autre explication des terres en jachère près des grandes villes. Quelle que soit l'amélioration de ses affaires, de ses méthodes de travail, de son pouvoir de gain, quelle que soit l'évolution de son milieu, le rural canadien-français reste un individualiste qui, dans son propre établissement, continue d'agir à peu près seul, même s'il accepte d'être dirigé, aidé, élevé. Comme nous l'avons noté déjà, il ne se groupe guère que pour écouler sa production afin de tirer le maximum des fruits de son travail. C'est cette constatation qui s'impose quand on l'étudie dans son habitat. Il constitue dans l'ensemble un des derniers refuges de l'entreprise familiale avec ses qualités et ses défauts. A moins d'être prêt à accepter l'entreprise collective, il semble que ce soit le meilleur type d'initiative dans le domaine rural 5 • Les expériences collectivistes nous indiquent l'erreur que l'on commettrait en voulant modifier profondément une économie qui peut être améliorée en augmentant les connais5 A moins que l'on parvienne à démontrer, comme cherche à le faire une grande société agricole, les avantages de l'exploitation commerciale des terres sur de grandes espaces dans l'est du pays.

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sances de ceux qui la constituent, mais qui n'a pas les défauts qu'on a tenté de corriger, tant en Russie qu'en Chine, avec les résultats que l'on sait. Dans le milieu urbain, l'homme est différent. Il ne change pas foncièrement parce qu'il se transporte de la campagne à la ville. Il reste individualiste, mais il est pris bien en main dans des cadres rigides où on lui fait faire un travail souvent monotone. A son arrivée, il est dépaysé; il s'entasse avec sa famille dans des logements petits, parfois insalubres, presque toujours situés loin de son travail. Une partie de son temps passe dans l'autobus. Il ne vient pas déjeuner dans sa famille, comme il le faisait autrefois. C'est seulement le soir qu'il reprend le contact avec les siens, bien qu'assez souvent, il ait un double métier : celui du jour et celui du soir qui lui apportent un complément de revenu libre d'impôt, car il ne le déclare pas généralement. Sa vie est assez monotone. Dans l'ensemble, les conditions de travail sont bien meilleures depuis que les syndicats ouvriers, les services de l'État et les patrons ont conjugué leurs efforts pour donner de l'espace, de l'air et de la lumière dans des locaux où, autrefois, le travail était pénible. Le salaire est à peu près fixe, même si l'on n'est pas encore arrivé au salaire annuel garanti. Il y a cependant le chômage, que corrigent partiellement les prestations de l'assurance fédérale et qui dure souvent quelques mois dans certains domaines. Dans les provinces de l'est, en particulier, cette période est dure à traverser dans l'industrie saisonnière où l'on renvoie le plus de monde, de la fin de l'automne jusqu'au renouveau 6 • Tout cela crée une atmosphère d'indécision, un déséquilibre qu'on essaie de corriger et que seules les périodes de guerre permettent de faire disparaître en très grande partie, ce qui fait demander le dirigisme à grands cris par les syndicats ouvriers pour tenter d'assurer le plein emploi. La main-d'œuvre canadienne-française est excellente, un peu frondeuse, ingénieuse; elle a aussi l'esprit inventif quand on se donne la peine de la former. Telle industrie moyenne a, par exemple, complètement transformé l'ouvrier d'une petite ville. Par des cours, des directives, des instructions précises, elle a formé une main-d'œuvre technique adroite, imaginative, qui lui a permis de jouer un rôle dans l'industrie mécanique au Canada, malgré des concurrences très âpres. La main-d'œuvre existe; elle est abondante mais elle reste peu spécialisée dans l'ensemble, malgré les efforts faits par le gouvernement avec ses écoles techniques. Et c'est pourquoi elle reste très exposée au 6 Même si les travaux d'hiver prennent maintenant une certaine importance. On sait que dans certains ministères, on les qualifie de « travaux utiles et travaux inutiles • avec un certain cynisme.

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chômage, comme les entreprises qui l'emploient. Parce qu'il s'agit de manœuvres pour le plus grand nombre, on ne voit pas suffisamment l'ouvrier canadien-français s'élever au-dessus de sa condition pour atteindre ou dépasser le niveau très bas où il reste, peu instruit, mais assez bien payé pour bien manger et avoir une voiture. Dans certains métiers, presque tous vont au travail en automobile; c'est le cas des métiers de la construction ou de l'aviation, par exemple. L'ouvrier parvient ainsi à élever sa famille assez bien, mais il est trop facilement satisfait de son sort. Aussi, ne semble-t-il pas prêt à faire l'effort nécessaire pour l'améliorer. C'est à l'autre génération qu'est réservé un avenir plus intéressant; elle est instruite dans des écoles mieux pourvues de locaux et de professeurs; elle a plus d'ambition, moins de complexes, pourvu qu'elle consente à rester à l'école assez longtemps et qu'elle ne soit pas atteinte trop tôt par la fièvre du gain immédiat qui étouffe tout autre sentiment, sauf pour certains en qui elle agit comme un levain. L'instruction existe maintenant à tous les niveaux, même si on se plaint de sa qualité. De plus en plus, chacun y aura accès. Au niveau primaire, elle est gratuite; au niveau secondaire, on s'organise pour l'ouvrir à tous. Le Canadien français ne semble pas, cependant, en avoir tiré tout ce qu'il aurait pu. Est-ce le fait d'une paresse héritée d'un moment où l'ignorance - facteur de résistance - était presque une vertu nationale ? Est-ce que les méthodes d'enseignement insuffisantes, un personnel enseignant trop souvent médiocre ( ce qui est pire) et des manuels peu engageants découragent l'enfant au delà d'un certain âge, au moment où, pour lui, tout doit être remis en question ? Est-ce le résultat d'une atmosphère peu propice à la formation intellectuelle ? Est-ce l'esprit qui règne dans la famille ? Probablement un peu de tout cela explique l'apathie du plus grand nombre qui attend que l'âge minimum soit atteint pour quitter l'école avec l'assentiment plus ou moins avoué de la famille. « La grande majorité des jeunes, note M. Pierre Dagenais7, achèvent la phase de la préparation à la vie et entrent dans la catégorie des gagne-pain dès la fin des études primaires. C'est pourquoi il est convenu d'inclure dans ce qu'on appelle la population active les groupes de quinze à soixante-quatre ans. Là se recrutent les travailleurs mais hélas ! aussi les chômeurs de la nation " . Il sera intéressant de voir dans quelle mesure les méthodes préconisées par le Rapport Parent créeront une atmosphère nouvelle. La petite et la moyenne bourgeoisie réagit mieux à l'instruction, parce 7 • Le problème de la population au Canada • , dans La Population canadienne et la colonisation du Grand Nord. V. W. Bladen, éd. (Toronto, 1962), p. 15.

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qu'elle en comprend les avantages, mais ses fils se contentent souvent de l'école primaire. Parfois, ils vont jusqu'aux dernières années du secondaire, mais en nombre relativement faible. Toutefois, c'est dans la petite et la moyenne bourgeoisie que se recrutent les cadres de l'industrie et du commerce chez les Canadiens français. Elle alimente également les grandes écoles de commerce, tant à Montréal qu'à Québec et à Sherbrooke8. Au Canada français, on est dans cette situation paradoxale que la bourgeoisie commerçante ou industrielle envoie très peu de ses fils dans les grandes écoles où ils pourraient se préparer à l'avenir en se formant théoriquement aux affaires, avant d'aller dans l'entreprise familiale. Ainsi, trop souvent, ce ne sont pas ceux qui ont le plus d'atouts en main qui ont recours à l'enseignement supérieur, mais ceux qui, n'ayant ni relations, ni argent, ni tradition, doivent, à leur entrée dans les affaires, commencer au bas de l'échelle et monter à force de poignets. Or, il y a pour les recevoir, tous les handicaps d'un milieu sinon hostile, du moins peu accueillant qui doit être conquis à force d'intelligence et de volonté, alors qu'on n'a même pas su leur donner au moins une connaissance suffisante de la langue de la majorité influente. Il est vrai que ce n'est pas par la facilité avec laquelle on parle une langue que l'on conquiert sa place au soleil, mais par l'usage que l'on fait de son intelligence et de ses qualités de courage, d'imagination et de ténacité. Quant à la haute bourgeoisie, son existence est, dans l'ensemble, plus brillante qu'efficace dans le milieu canadien-français. Elle a de l'argent, de bonnes manières, une certaine influence, mais souvent peu de culture. Elle se contente généralement de jouir de ses revenus qu'elle place dans les grandes entreprises canadiennes, américaines ou étrangères. Elle crée rarement des entreprises nouvelles, sauf dans certains cas où les qualités de l'ancêtre batailleur, intelligent, audacieux, reprennent le dessus chez les jeunes couches. Certains ont admirablement réussi, mais ils sont rares. Le plus grand nombre s'oriente vers les carrières libérales qui continuent de satisfaire davantage l'orgueil familial. Ils y sont poussés d'ailleurs par leurs maîtres dont la responsabilité à cet égard est beaucoup plus grave qu'ils ne l'imaginent9 • Dans un grand collège de Montréal, une des SA l'École des Hautes Études commerciales, en 1961-62, 287 élèves sur 540 avaient une bourses d'études. un est intéressant de noter ici une résolution adoptée au congrès tenu par la Fédération des sociétés Saint-Jean-Baptiste, en juin 1962, à Trois-Rivières. On y demande • aux parents, aux éducateurs et au gouvernment de renseigner les élèves sur les questions économiques et d'en diriger un plus grand nombre vers les carrières économiques • •

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dernières promotions a donné trois de ses diplômés sur cent à !'École des Hautes Études commerciales de Montréal. Tant que, dans les milieux scolaires, on ne parviendra pas à orienter davantage les élèves vers les carrières productrices, on ne luttera pas contre l'insuffisance des cadres, en qualité et en nombre, insuffisance qui caractérise actuellement le milieu économique. Au Canada français, si, dans la classe moyenne, les hommes sont généralement intelligents, travailleurs, ingénieux, aptes à s'élever, ils ne sont pas assez nombreux à atteindre le niveau des cadres. Or, c'est là que se recrutent ceux qui dirigent, orientent, créent, transforment la machine économique : source d'influence dans une société qui n'estime que ce qui est fort, puissant et « agressif » - pour employer un mot qu'aiment les anglophones à qui il n'est pas nécessaire d'expliquer où sont les sources de la richesse et comment il faut procéder pour les capter. Si l'on accepte les prévisions de certains démographes, il faut conclure que la part proportionnelle des Canadiens français à la population du Canada ira en diminuant, pour peu que le mouvement d'immigration se maintienne ou s'accentue. Le groupe francophone ne peut guère compter, en effet, que sur ses propres forces en dehors de l'immigration assez faible des Français, des Suisses et des Belges. Et encore, ces populations nouvelles ne gardent-elles leur langue à la deuxième génération que si elles restent dans des milieux à majorité francophone. Les autres immigrants se rangent généralement du côté des anglophones pour essayer de tirer le maximum de leur séjour en Amérique. Il faut donc essayer de donner la meilleure préparation possible à l'élément francophone pour lui permettre de sortir de la masse amorphe et de s'élever au niveau des cadres, le plus rapidement et le plus efficacement possible. Ce n'est qu'en préparant davantage les meilleurs éléments aux tâches de direction à tous les échelons qu'on leur permettra de jouer un rôle prépondérant. C'est vraiment par l'instruction qu'on leur ouvrira toutes grandes des portes qui, jusqu'ici, sont restées entr'ouvertes à un petit nombre. C'est tout le problème de l'instruction technique et professionnelle 10 , de la formation de la volonté, de l'initiative. Le reste vient par surcroît. On ne ferme pas les portes indéfiniment à ceux qui sont intelligents, travailleurs, qui ont du caractère, et qui sont prêts à tout pour arriver. C'est cela qu'il faut comprendre dans la lutte pour la vie. 10Auquel le gouvernement de la province de Québec donne. en ce moment, un assez remarquable essor.

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LES INSTITUTIONS

Si les Canadiens français ont le nombre, ont-ils les institutions leur permettant de jouer dans leur milieu, le rôle qui leur revient ? C'est la deuxième question que nous aborderons avant d'étudier un troisième aspect du sujet : la planification publique et privée, son orientation, ses problèmes, ses conditions d'application et les services qu'elle peut rendre dans un milieu qui se cherche. Le secteur privé L'initiative individuelle au Canada français prend un des aspects ordinaires de l'entreprise dans le monde libre. Comme ailleurs, on y trouve l'affaire individuelle traitée directement ou en commandite; la société en nom collectif et la société à responsabilité limitée. A cela s'ajoutent depuis quelques années l'entreprise d'État constituant ou non un monopole, et, plus récemment, l'entreprise mixte dont la Société générale de financement est un exemple. Pendant longtemps, la forme individuelle de l'initiative a été la plus répandue. Le Canadien français apportait aux affaires cet esprit individualiste qui le caractérisait ailleurs, ce goût d'agir seul qu'expliquait son tempérament d'isolé. Venu d'Europe à une époque où l'organisation économique des corporations était déjà très poussée, il fut soumis dans la colonie à un régime économique presque totalitaire que la conquête va faire disparaître. C'est alors qu'en devenant rural par la force des choses, le Canadien français développe ce sens de l'individualisme qui influence toute son activité par la suite. Il acquiert cette tendance à l'isolement, ce besoin impérieux de faire tout lui-même, de prendre toutes les responsabilités sur ses épaules, de se croire seul capable d'agir ainsi, ce qui est à la fois une force et une faiblesse quand l'entreprise dépasse les bornes de l'initiative individuelle. Cet esprit, le Canadien français le garde tant que son entreprise n'atteint pas une importance telle qu'elle doit être réorganisée. Alors, il prend un ou des associés qui transforment l'affaire en lui apportant des collaborations nouvelles et un essor accru si le choix est bon. Tout le secret du succès est dans la manière dont l'équipe travaille. Si chacun apporte à l'affaire des qualités complémentaires, de l'argent et des relations nouvelles, elle réussira jusqu'au moment où se posera le grand problème de l'essor à un autre palier. Alors, la guetteront les difficultés ordinaires de l'entreprise, c'est-à-dire surtout l'organisation de la vente hors des cadres du Canada

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français, l'organisation interne qui doit se faire méthodiquement, le heurt avec les autres entreprises similaires, canadiennes et étrangères; ce qui est le problème ordinaire de l'entreprise du Québec. Il y aura aussi les offres d'achat par d'autres groupes qui, en y mettant le prix, vaincront presque toujours les résistances de ceux qui n'ont pas de successeurs ou sont tentés par la grosse somme qui apporte une solution à leur avenir immédiat et à leurs problèmes de succession. C'est ainsi que disparaissent trop d'affaires qui, après avoir été dans le secteur français, sont englobées ou liquidées. C'est l'éternel recommencement si souvent déploré par ceux qui étudient le problème économique des francophones en Amérique. La société à responsabilité limitée est une troisième forme de l'entreprise. C'est la plus répandue depuis une dizaine d'années. Elle contribue à donner aux sociétés des noms bizarres dont certains écrivains se sont moqués, mais sans obtenir autre chose que de faire rire. Cet écrivain très pur qu'était Olivar Asselin n'a jamais pu modifier le nom des propriétaires de son journal : « L'Ordre Limitée » • Empruntée à l'anglais, cette manière de faire a résisté au temps. On se trouve ainsi devant des imprimeries qui s'appellent « L'Efficience Limitée » ou des sociétés qui s'intitulent « Jean Dupont Limitée » • Tout le monde sait que cela veut dire .: à responsabilité limitée » , mais comme cette manière de faire est rict~cule dans sa forme si, par ailleurs, elle donne à l'entrepreneur une :-:,arantie qui le protège au-delà du montant de sa souscription. De plus en plus, la société à responsabilité limitée se répand. Il n'y a plus guère que l'agent de change et les professions libérales qui n'y ont pas recours. D'autre part, elle donne lieu à une surveillance de plus en plus étendue dans tous les cas où le public lui confie ses économies : de la banque à la compagnie d'assurance, de la société de fiducie aux coopératives de placement. Quand on étudie les cadres de la vie économique au Canada français, on se rend compte que, tout au moins dans la province de Québec, le groupe francophone a à sa disposition les éléments ordinaires de la vie économique moderne à l'échelon moyen : de la production à la consommation, du crédit à la publicité, du transport à l'exportation. Certains secteurs sont normalement développés, dans d'autres l'organisation est faible, dans d'autres, enfin, elle est presque inexistante. Dans presque tous les cas, l'entreprise canadienne-française ne s'est pas rendue au niveau de la grande et, à plus forte raison, de la très grande entreprise. Comme nous l'avons signalé précédemment, à de rares exceptions près, quand elle est sur le point d'atteindre ce niveau, elle est englobée dans

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un groupe extérieur ou liquidée. C'est le processus de toute économie relativement faible; c'est l'écueil que connaissent également certains secteurs du groupe canadien-anglais, avec des inconvénients moindres, cependant. Et, pourtant, l'organisme existe. Dans le secteur privé, on produit des denrées alimentaires, des vêtements, des chaussures, des meubles, des médicaments, des objets mécaniques, des produits de la fonte, du papier, du bois, de la pâte de cellulose; on a aussi des journaux, des postes de radio et de télévision, des entreprises de transport, des entreprises minières, des coopératives de production, de consommation et d'habitation, de grandes entreprises de construction, de grandes firmes d'ingénieurs, un commerce de détail qui se réorganise quand il est menacé par les entreprises à succursales multiples dont les magasins rutilants sont devenus des mastodontes. Au moment où il menace de s'écrouler, le commerce de gros se reconstitue, sous l'influence d'hommes énergiques et dynamiques. Il y a des coopératives de vente dont une a la taille des très grandes entreprises 11 • Il y a aussi des banques qui seraient considérées comme de très grands établissements dans un pays où la concentration bancaire ne serait pas aussi forte 12 • Il y a des sociétés d'assurances qui ont été de petites affaires jusqu'au moment où des gens dynamiques, aidés de techniciens, ont donné à leurs affaires un essor nouveau, facilité par un préjugé favorable qui s'affirme de plus en plus; ce qui inquiète les entreprises appartenant à des anglophones. Jusqu'ici, ceux-ci avaient la voie à peu près libre; ils s'étonnent tout-à-coup de voir qu'on s'insurge contre leur quasi-monopole : ce qui est à la fois humain et à courte vue. Il y a également les agents de change assez puissants, les investment bankers, ces « banquiers en placements » comme on les appelle en traduisant littéralement, qui rendent de grands services à certaines entreprises privées et surtout aux communautés religieuses, aux municipalités et aux commissions scolaires. Pour des raisons diverses, ils n'ont tenu qu'exceptionnellement le rôle d'intermédiaire pour le lancement des grandes émissions du gouvernement provincial ou des grandes affaires. Ils sont pris généralement à la remorque des grandes banques, des grands courtiers qui leur accordent la part du faible. Il est possible que cela change, cependant, à la faveur d'un esprit différent dans les milieux intéressés. Et, cependant, encore une fois les maisons canadiennes11 La

Coopérative fédérée de Québec. la Banque Canadienne Nationale a un actif d'au-delà d'un milliard, la Banque Provinciale du Canada a plus de cinq cent millions et les Caisses populaires ont au-delà d'un milliard deux cent million de dollars. 12Ainsi

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françaises rendent de précieux services et sont bien organisées. C'est peut-être dans ce domaine qu'on a fait l'effort le plus soutenu. Depuis quelques années, des coopératives de placement, des sociétés de gestion et des banques d'affaires se sont fondées, comme les Placements Collectifs, la Société d'Entreprises du Canada, la Corporation d'Expansion financière, les groupes Trans-Canada, Zodiac, Carrière et la Société Générale de Financement13 • Ils participent à des affaires nouvelles ou existantes, tout en mettant à la disposition des entreprises, des techniciens bien formés qui renflouent, organisent, fondent des entreprises ou leur donnent un essor 14 • C'est l'œuvre d'une génération nouvelle qui connaît les méthodes essentielles au succès et qui est prête à les appliquer. Il y a aussi ceux qui vont chercher dans d'autres groupes les moyens de financer l'entreprise par des collaborations extérieures. Des banques ont constitué des entreprises nouvelles, chargées d'accorder des prêts à long terme que leur défend la loi. Des compagnies d'assurances ont formé des sociétés dont le but est d'aider des sociétés nouvelles exigeant des fonds qu'elles ne peuvent se procurer sans un certain risque. Certaines de ces initiatives sont l'œuvre des deux groupes anglophone et francophone. Elles sont des formes nouvelles d'entraide qui indiquent à la fois un esprit différent et des coopérations jusque-là inconnues. On sent de façon très nette le désir d'aider un secteur qui en a un très grand besoin des deux côtés de la barrière. Pour les francophones, il y a là une source de crédit et de collaboration technique extrêmement utile pour empêcher la main mise de l'étranger sur leurs entreprises ou pour donner à celles-ci un essor nouveau. Dans les cadres, il ne faudrait pas manquer de mentionner les entreprises sans but lucratif que sont les hôpitaux. Certains ont un personnel de deux mille cinq cents à trois mille employés et un budget de sept à dix millions de dollars par an. Ce sont de très grands établissements, auxquels le gouvernement provincial a dû apporter son aide, mais qui n'entrent pas moins dans le secteur privé. La plupart, en effet, sont la propriété de sociétés sans but lucratif ou de communautés religieuses et 1 3D'autres initiatives, comme celle des Caisses populaires Desjardins, sont à signaler. Par le truchement d'une société de gestion, elles ont ainsi mis la main sur des compagnies d'assurances. 1411 y a également des syndicats d'entraide économique, dont les fonds sont fournis par des individus qui s'engagent à souscrire une certaine somme annuellement. Lorsque le nombre de souscripteurs est assez élevé, on peut ainsi réunir des fonds considérables, qui servent à financer ou à dépanner des entreprises régionales.

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sont administrées avec les mêmes méthodes que les grandes entreprises commerciales. Il ne faudrait pas oublier non plus les communautés religieuses qui comptent des centaines de maisons d'enseignement, de couvents, d'hôpitaux, de cliniques répartis au Canada, aux États-Unis ou dans les pays de missions. L'économie de ces établissements est différente de celle des maisons à but lucratif; elle se rattache davantage à la ruche en ce sens que chacun travaille dans l'intérêt commun sans aucune rémunération pécuniaire15 • De plus en plus, cependant, les grandes communautés doivent avoir recours aux laïcs dans certains secteurs comme l'instruction ou l'hospitalisation, tant l'essor a été hors de proportion avec le recrutement de l'ordre. Mais même si l'objet ultime de ces établissements les différencie de l'entreprise laïque, ils entrent dans les cadres du secteur privé. C'est à ce titre que nous les mentionnons ici comme une des réalisations les plus spectaculaires du Canada français. Le secteur public Pendant longtemps, le Canada français a eu une économie uniquement à forme capitaliste. Si le gouvernement de la province de Québec avait les services reconnus par la Constitution de 1867, son rôle se limitait au vote et à l'administration des lois, à la surveillance de certains secteurs de la vie économique comme les assurances et les sociétés de fiducie, à conseiller aussi certaines branches de l'activité économique comme l'agriculture et la colonisation. Il aidait plus qu'il n'intervenait dans l'administration ou l'utilisation des ressources. Une des premières formes d'intervention directe semble être la Commission des Liqueurs, fondée en 1921, devenue depuis la Régie des Alcools et qui centralise la vente des spiritueux16 • Il y eut aussi la constitution d'un Fonds des accidents du travail en 1932, au moment où l'on créa un monopole de fait. En 1950 est constituée la Commission des Transports de Montréal, qui reprend au niveau municipal les affaires de la Montreal Tramways Company. Plus tard, en 1944, apparaît la Commission hydro-électrique de Québec. Elle réunit le réseau de la Montreal Light, Heat, & Power, de la Montreal Island Power Co. et de la Beauhamois Light, Heat & Power. C'était un premier pas vers la nationalisation de l'électricité qu'a réalisée 15 Dans le cas des hôpitaux et des établissements scolaires, l'absence de rémunération est une chose du passé. Si le religieux touche lui-même le traitement, il le remet à sa communauté, qui évite l'impôt. Il y a là un abus qui disparaîtra sans doute avec les ans. 16Le même régime existe dans toutes les provinces.

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le gouvernement Lesage en 1963, en englobant les entreprises de production et de distribution. L'intention était très nette : mettre de l'ordre dans un domaine où règnait un désordre créé par une politique fragmentaire, incomplète; placer à la disposition de l'industrie et du commerce un élément important de la production; donner à certaines régions l'occasion d'attirer à elles des industries nouvelles dont l'établissement n'est possible que si on leur accorde l'énergie électrique à un prix attrayant. L'électricité en abondance et à prix faible sera la clef de l'expansion, si l'on sait tirer de cet élément important tout l'avantage qu'il présente théoriquement. Sera-ce une libération, cependant ? C'est un grand mot, un slogan politique qui fait feu de toutes ses facettes. Il ne sera exact que si les Canadiens français en saisissent l'importance. Autrement, il ne sera qu'une autre occasion pour le capital étranger de venir s'installer au Canada. Ce serait déjà un résultat appréciable, mais qui ne correspondrait pas à l'idée de libération, très discutable d'ailleurs puisqu'elle devient economic expansion en anglais. Il faudrait, croyonsnous, s'en tenir à un programme d'essor, d'expansion, de développement en collaboration avec les autres éléments du pays; ils ont raison, en effet, ceux qui prétendent que le groupe canadien-français n'a pas les moyens de s'isoler. Quel pays, d'ailleurs, peut se targuer de vivre en autarcie complète! Dans le secteur public, il y a également la Raffinerie de sucre de Québec, initiative provinciale dans un domaine inconnu jusque là 17 • Il y a aussi l'Office des Autoroutes du Québec, entreprise d'État qui exploite les routes de péage et l'Office du Crédit agricole, qui accorde des crédits hypothécaires à long terme aux agriculteurs 18 • En bref, si le secteur public prend de l'importance, il couvre un domaine encore assez restreint, même si les sociétés auxquelles il a donné lieu sont de grandes entreprises dont la plupart ne sont pas déficitaires, car le gouvernement les a organisées en dehors de l'influence immédiate de la politique et leur a permis de demander des prix dépassant leurs besoins immédiats. Il a tenu également à ce qu'on y donne un large accueil aux Canadiens français. Si l'on compare les cadres des entreprises d'État, telles l'Hydro-Québec, la Régie des Alcools et la Commission des Transports de Montréal, avec ceux des grandes entre1711 s'agit de la production du sucre en partant de la betterave sucrière. L'entreprise remonte à 1943. 1s11 y a aussi depuis peu une grande société d'exploration minière, destinée d'abord à reconnaître les gisements, et à les mettre à la disposition du public ou à les exploiter en collaboration on non avec l'initiative privée.

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prises appartenant à des groupes anglo-saxons, on constate que, dans un cas, on peut constituer le haut personnel avec les éléments canadiensfrançais existants ou extérieurs, alors que, dans l'autre, on ne semble pas le pouvoir. De là, à conclure dans certains milieux que l'avenir des Canadiens français dans la grande entreprise est limité au secteur public, il n'y a qu'un pas. Dans leur intérêt, les grandes entreprises à forme capitaliste devraient comprendre le problème, qui a un aspect psychologique aussi bien que technique. Il faudrait qu'elles fassent l'effort de recrutement et de bon accueil qui leur permettrait de lutter contre un sentiment collectif assez dangereux pour la survie du régime capitaliste dans le milieu où les Canadiens français ont la majorité. Déjà, certaines grandes sociétés ont montré la bonne volonté voulue, mais combien d'autres ne veulent pas comprendre l'urgence actuelle dans un milieu extrêmement travaillé par un socialisme ou par un nationalisme également intransigeants. On atteindra le point dangereux quand les uns et les autres se rencontreront en un même désir d'intervention au moment où la situation politique leur paraîtra favorable. Il reste un autre aspect assez intéressant à traiter : les cadres accessibles aux Canadiens français dans les grandes compagnies fédérales de la Couronne. Dans certaines d'entre elles, ils ont un rôle d'importance variable; dans d'autres, leur fonction est nulle ou à peu près nulle. Ainsi, les Chemins de fer nationaux, Air-Canada et la Banque du Canada sont des fiefs où, encore récemment, il était bien difficile pour les Canadiens français de pénétrer dans les sphères de direction. Certains d'entre eux y occupent des postes modestes, d'autres, peu nombreux, des postes assez élevés. Le président d'une de ces grandes entreprises a dit un jour devant un comité parlementaire : « Jamais, un homme n'atteindra l'un de ces postes (l'une des vingt-huit vice-présidences) pour la simple raison qu'il est de langue française. » En règle générale, il avait raison de s'exprimer ainsi; mais comment se fait-il qu'ailleurs, on trouve des Canadiens français pour accéder aux postes supérieurs et que, dans l'entreprise que lui ou d'autres président, il ne semble pas possible d'en avoir ? Serait-ce que l'entreprise publique, en dehors du Québec, comme la plupart des grandes entreprises privées dans le Québec même, ne veulent pas faire l'effort voulu pour accueillir et former des Canadiens de langue française ? Une entreprise bien menée choisit ses sujets, les envoie en stage, les oriente, les suit jusqu'au moment où elle les met dans la filière qui les amène un jour aux postes supérieurs. C'est ainsi que les grandes affaires privées on publiques doivent procéder si elles veulent faire leur part pour régler le problème des relations entre francophones et anglophones au

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Canada. Et c'est ainsi qu'on donnera aux Canadiens français les cadres qu'ils n'ont pas dans la grande entreprise, mais qu'ils veulent avoir. Qu'on ne dise pas : « Nous n'avons aucun sujet sous la main ,. . Qu'on prenne les moyens normaux pour les trouver et les former. C'est à cette condition qu'on donnera une solution pacifique à un problème dont la gravité ira s'accentuant avec les années et les ambitions légitimes d'un groupe assez fort numériquement pour qu'on compte avec lui19 . Le secteur mixte Pour jouer un rôle dans la grande industrie, il faut avoir des connaissances techniques étendues, une audace de conception et de vues sortant de l'ordinaire, l'habitude de l'organisation à tous les échelons et des relations étendues. Ces qualités ne s'improvisent pas. On ne les acquiert qu'à la longue et au contact des problèmes de la vie courante. Les grandes affaires demandent aussi des liens avec d'autres entreprises, que procurent l'intégration ou la concentration à des degrés divers, mais assez avancés. Ainsi la plupart des grandes sociétés minières au Canada sont la chose de groupes américains ou européens puissants : Iron Ore fournit le minerai au groupe Hanna, et Cartier Mining à U.S. Steel Corporation. Il faut des cadres déjà préparés, mais aussi des capitaux considérables qui sont, non pas de l'ordre d'un à deux millions, mais de vingt-cinq, cinquante, cent millions de dollars ou davantage. Où le groupe canadien-français peut-il espérer obtenir les capitaux ? Et s'il les trouve, comment aura-t-il les cadres nécessaires pour faire fonctionner les entreprises ? Voilà, pensons-nous, en quoi consiste le problème des Canadiens français devant la grande entreprise. Pour y faire face, on a imaginé l'entreprise mixte où le gouvernement de la province de Québec joue le rôle de catalyseur. Il crée la société, souscrit une partie du capital, fait faire les premiers travaux d'étude, s'assure des concours à l'extérieur et met l'affaire en marche ou tout au moins l'organisation en voie, en se gardant d'y jouer indéfiniment un rôle prépondérant. Pour qu'elle réussisse, il faut, en effet, qu'il sache s'écarter et laisser les spécialistes agir, que ceux-ci proviennent de ses services ou de l'extérieur. Il est essentiel que la politique n'intervienne pas directement dans l'entreprise, sinon, elle est vouée à l'échec, tôt ou tard. 19Dans son premier rapport de septembre 1962, le Conseil d'orientation économique du Québec note avec autant de modération que de précision : • Alors que depuis presque toujours, les Canadiens-français contrôlent la vie politique de la Province ... , leur action dans le domaine économique a été plus restreinte. Il se manifeste donc un sentiment d'inégalité qui pousse à réclamer un olus grand rôle dans la direction de l'entreprise. •

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Dans la province de Québec, le premier exemple d'une collaboration de ce genre est la Société Générale de Financement20 . Créée par une loi de l'Assemblée législative, à la session de 19622 1, la société correspond exactement à la formule indiquée précédemment. C'est le gouvernement qui en prend l'initiative, en souscrivant une part substantielle du capital; mais il limite ses représentants au conseil d'administration à trois sur douze. Les autres membres sont élus par les actionnaires - un groupe à part ayant également été prévu : ceux qui représente les Caisses populaires. Celles-ci sont autorisées à souscrire des actions ordinaires de la Société « jusqu'à concurrence du quart de leur avoir propre > , ce qui leur donne le droit d'élire trois administrateurs. Ainsi, le gouvernement a voulu indiquer combien il voulait rapprocher la petite épargne de la grande entreprise, en autorisant les Caisses populaires à prendre une part substantielle à l'entreprise. Il est allé aussi loin dans un autre sens en autorisant les compagnies d'assurances d'allégeance provinciale à souscrire des actions jusqu'à concurrence de deux pour cent de leur actif, en outre de tout autre placement permis par la loi des assurances ou par leur charte22 • C'est autoriser les sociétés relevant du contrôle provincial à prendre licitement une part du capital de la nouvelle société23 . Il reste à l'épargne individuelle et aux banques canadiennes et étrangères de souscrire le reste. Il sera très intéressant de voir dans quelle mesure l'épargne traditionnelle s'orientera à l'avenir vers cette forme d'initiative nouvelle. Pour le moment, il est très curieux de voir avec quelle vigueur le marché a réagi. De diverses sources sont venues des souscriptions qui se sont totalisées à cinquante et un millions, alors que la Société Générale de Financement n'en demandait que vingt (Table Il). 20Le second est l'aciérie, dont le gouvernement de Québec a confié l'organisation, au début, à la Société Générale de Financement, après avoir fait faire lui-même l'étude préliminaire. 21Voici comment la Loi 50 décrit l'objet de la Société, à !'Article 4 : c a) de susciter et favoriser la formation et le développement d'entreprises industrielles et, accessoirement, d'entreprises commerciales, dans la province, de façon à élargir la base de sa structure économique, en accélérer le progrès et contribuer au plein emploi; c b) d'amener la population du Québec à participer au développement de ces entreprises, en y plaçant une partie de son épargne • . 22Article 14. 23Ce ne sont pas les plus puissantes, mais pour éviter un conflit constitutionnel, le gouvernement provincial, semble-t-il, n'a pas voulu intervenir dans les affaires des compagnies relevant du contrôle fédéral.

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Comme on peut le constater, il a fallu restreindre les acceptations pour les faire entrer dans le cadre que l'on désirait. La plus forte participation est venue des sociétés financières. D'un autre côté, si la souscription individuelle n'a pas été aussi forte qu'on l'anticipait, il semble que cela soit dû à un flottement du côté des intermédiaires ordinaires du marché. TABLE II Obligations Institutions financières Maisons de courtage Caisses Populaires Gouvernement de Québec Diverses sources

Actions

Répartition

$16 120 000. $ 3 587 000. $ 5 005 400. $ 5 000 000.

$4 360 000. $1 790 120. $5 005 400. $5 000 000. $5 000 000.

$29 712 400.

$21 155 520.

$21 965 300. $21 965 300.

A la première assemblée des actionnaires, le président a défini ainsi la politique générale de la Société : L'on peut actuellement compter à la douzaine les industries qui, chez-nous, ont atteint un point de leur évolution où elles doivent se muer en grandes affaires ou être absorbées par de plus grandes unités. La reconversion de secteurs complets de l'industrie québécoise devra se faire durant la présente génération. Le meuble, la chaussure, l'alimentation, le bois ouvré, pour ne mentionner que quelques secteurs, subiront d'ici dix ans des transformations structurales profondes par la fusion de plusieurs unités de production. Si des ensembles plus forts, disposant de moyens techniques et financiers plus puissants, ne sont pas formés à brève échéance, des secteurs entiers de l'industrie secondaire continueront à stagner, à perdre de la vitesse par rapport au reste du pays, ou à basculer du côté des grands ensembles américains. Les administrateurs de la Société générale de financement ont saisi ce problème profond de l'industrie québécoise et se sont employés à amorcer des solutions. Contrairement à ce que certains ont pu affirmer, ils n'ont pas cherché à accaparer des entreprises pour le plaisir de les posséder, mais uniquement dans l'idée de les incorporer dans de plus grands ensembles et de leur donner un élan nouveau.

La Société réussira d'autant mieux qu'elle réunira les plus larges concours financiers et techniques, tant au Canada qu'à l'étranger. Elle devra leur demander à la fois une aide technique et des cadres, les secrets de fabrication et la manière de les appliquer, les relations avec l'extérieur

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et les moyens de former le personnel de direction à tous les niveaux24 • Déjà, le noyau essentiel existe. Par des collaborations bien étudiées et bien comprises, il sera possible, ainsi, de créer des entreprises qui joueront dans l'économie canadienne un rôle de premier plan, auquel auront contribué aussi bien l'État que l'initiative privée avec tout ce qu'elle peut apporter d'élan, d'enthousiasme, de précision et de dynamisme. Encore une fois, il faut constater que le secret du succès sera dans le choix des hommes, des entreprises et des moyens d'action mis à leur disposition, tant au point de vue technique que financier. Une première réussite entraînera probablement d'autres initiatives dans un domaine où elles ne sont limitées que par l'ambition, l'intelligence et l'esprit d'initiative. Le gouvernement de la province de Québec a créé en 1965 une caisse provinciale de retraite. Cet organisme va lui donner rapidement des moyens d'action très étendus dans le domaine que nous étudions ici. Même s'il se limite à environ 15 pour cent des sommes accumulées graduellement25 , le gouvernement aura bientôt une masse de manœuvre considérable. Avec ces capitaux26 , il pourra réaliser une pénétration graduelle de l'entreprise privée en se portant acquéreur d'une part des actions variable suivant l'importance du rôle qu'il aura en vue. Quand on sait l'influence exercée par certains groupes dans l'économie individuelle, à l'aide de 20 à 30 pour cent de la capitalisation des entreprises, on peut imaginer le gouvernement québécois remplissant une fonction de plus en plus importante dans le secteur privé sans même avoir recours à la nationalisation des entreprises. Le problème le plus grave, ce sera le choix des hommes qu'on fera entrer au conseil pour représenter le gouvernement et les directives qui leur sont données. Si, d'un point de vue strictement capitaliste, on peut ne pas aimer la perspective qu'on ouvre ainsi dans le domaine privé, il est évident qu'au point de vue du Canada français les interventions du gouvernement 2 4Déjà, de nombreuses collaborations s'esquissent dans ce sens un peu dans tous les domaines. 25Ce qui est le plafond fixé par la loi fédérale aux sociétés d'assurances pour leur placement en actions ordinaires ou privilégiées. Il est possible que le chiffre soit augmenté à 25 pour cent, cependant, par le gouvernement fédéral. 26 Qui seront gérés, semble-t-il, par la Caisse de dépôts et placements. En leur ajoutant les fonds de la Commission des Accidents du Travail, la Caisse disposera de capitaux atteignant plusieurs milliards de dollars, d'ici une dizaine d'années.

peuvent avoir une influence extrêmement importante pour le groupe, si

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elles sont faites à bon escient. C'est cela que nous tenons à souligner dans le cadre de cette étude. La planification On parle beaucoup de planification au Canada français. Depuis vingt ans ou plus, des intellectuels et des économistes, comme François-Albert Angers, Esdras Minville et Victor Barbeau et, plus récemment, Roland Parenteau demandent qu'on étudie les conditions où doit se faire l'expansion économique27 . Ils veulent qu'on arrête un plan d'action afin de savoir dans quel sens on doit travailler pour donner à l'effort commun un maximum de résultats individuels et collectifs28 . Déjà, à des époques diverses, certaines politiques ont été déterminées qui ont eu des conséquences remarquables. Ainsi, la décision prise au sujet de la coupe et de l'exportation du bois provenant des forêts de la province de Québec a été le point de départ de la grande industrie du papier, qui constitue une des sources les plus importantes de l'économie québécoise. La location de certaines chutes dans la région du Saguenay a été à l'origine d'une des plus grandes alumineries au monde. Par contre, dans d'autres domaines comme l'amiante, on a laissé les concessionnaires vider le sous-sol et exporter aux États-Unis les fibres dont l'on aurait pu assurer l'utilisation sur place. On aurait ainsi donné à des régions entières du travail et un revenu dont elles avaient un besoin très pressant. En généralisant cette politique, ou tout au moins en tirant des minerais extraits des redevances assez élevées, on aurait pu alimenter un trésor à court d'argent devant une économie traînant de l'arrière. C'est un fait reconnu que la simple extraction de minerais est pour un pays la source de revenu la moins productrice. Ce n'est que par la transformation et l'utilisation du minerai qu'on donne le maximum d'emploi au plus grand nombre. C'est l'étude précise de la politique économique de la province que l'initiative privée et l'État veulent faire. Déjà, des travaux avaient été entrepris sous l'égide des Semaines Sociales du Canada29 et de la 27De son côté, Errol Bouchette avait suggéré, dès le début du xxe siècle, la création d'un Conseil d'orientation économique, dans • L'indépendance économique du Canada français • . 28La planification économique n'est pas une idée nouvelle. On l'a réalisée en France depuis 1946 : on y est même rendu à la mise à exécution d'un quatrième plan. D'autres pays, comme les Pays-Bas, la Belgique (1959) et la GrandeBretagne ( 1961) ont leurs plans. Bernard Cazes dans La Planification en France et le IV 8 Plan, p. 5. 29PJanification économique et organisation professionnelle, Premier colloque, Montréal, 1961.

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Société St-Jean-Baptiste qui ne cache pas son intention de travailler à l'avancement du milieu canadien-français30 • L'initiative principale vient cependant du Conseil d'orientation économique du Québec31 , à qui on a donné des moyens d'action intéressants32 . Fondé en février 1961, il a publié un premier document où il expose le problème économique dans la province de Québec et sa méthode de travail. Voici, en résumé, quelques-unes de ses conclusions dans une première étude33 : 1. Il est c essentiel d'adopter à l'égard de l'économie québécoise, des politiques précises » • 2. L'initiative « en manière de planification doit relever du gouvernement qui doit s'assurer la collaboration des agents de la vie économique » • Auprès du gouvernement, le Conseil d'orientation économique est l'organisme le mieux placé pour assurer l'élaboration de ce plan. 3. Cependant, le c gouvernement du Québec n'a pas actuellement d'emprise sur certains instruments importants de contrôle de l'économie » - comme la monnaie, les douanes, la fiscalité, le crédit. Le gouvernement du Québec est toutefois, « dans un contexte où son action sur les leviers financiers de l'économie est souhaitée, légitime et possible » • 4. Avec 29 pour cent de la population du Canada, le Québec avait, en 1959, une production domestique brute de 23 pour cent de celle du Canada. Comme caractéristiques principales de la production dans la province de Québec, le Conseil présente les faits suivants : a) Le c secteur manufacturier est, du point de vue de la valeur de la production, le plus important de l'économie québecoise » • L'industrie du Québec est « surtout une industrie de biens non durables » • b) Le c secteur manufacturier n'est pas celui qui emploie le plus de maind'œuvre ,. . c) c Les richesses naturelles prennent leur véritable importance lorsqu'elles contribuent à un développement d'industries secondaires ,. . d) Malgré « l'importance de ses effectifs, le secteur tertiaire n'est pas celui sur lequel l'on doive miser pour assurer la croissance de aoon lira avec intérêt à ce sujet • Prise de conscience économique•, (Montréal, 1960). 81A signaler que sa première initiative a été de recommander la création de la Société Générale de Financement qui est l'œuvre d'un certain nombre de membres de son équipe. 32La loi qui le crée en définit ainsi la fonction : • ce Conseil a pour mission : a) d'élaborer le plan de l'aménagement économique de la province en prévoyant l'utilisation la plus complète de ses ressources matérielles et humaines; b) de conseiller le gouvernement de sa propre initiative ou sur demande, sur toute question économique• . Province de Québec, Statuts, 1960--61 ch. 15, art. 3. as0ocuments de base en vue de la planification.

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l'économie québecoise » • e) L'agriculture est aux « prises avec de sérieux problèmes de production, de mécanisation et de marchés > • f) L'intégration « de l'économie canadienne à l'économie américaine est responsable dans une large mesure de la paresse de l'économie québecoise » • g) La répartition « du produit provincial brut ne donne pas une égalité de satisfaction aux différents groupes sociaux » • C'est en partant de données générales, s'appuyant elles-mêmes sur des réalités que le gouvernement, en collaboration très intime avec l'initiative privée, pourra déterminer une politique d'expansion économique qui assurera à la province un essor normal, logique, étudié non en fonction des intérêts individuels, des intérêts de groupe ou de classe, mais du bien-être général 34 • Pour cela, il faut savoir où l'on va, ce que telles ou telles attitudes de l'État, des individus, des syndicats ouvriers ou patronaux entraînent comme conséquence ultime. Il faut un plan d'ensemble qui prend certains aspects de l'urbanisme. Celui-ci tend à assurer un développement harmonieux et utile de la ville. De son côté, la planification a pour objet principal de faire tirer le maximum des ressources individuelles et collectives de la province. Elle présente un danger si elle apporte un trop grand pouvoir à l'État, surtout si l'instrument de contrôle ou d'initiative qu'elle a forgé est laissé entre des mains inexpertes. Elle peut pousser à un dirigisme qui, en dehors des périodes de crise, est dangereux pour la liberté individuelle 35 • Elle peut orienter vers des initiatives coûteuses. Si on parvient à assurer une collaboration bien équilibrée entre l'État et l'initiative privée, la planification peut aussi donner d'extraordinaires résultats pour l'expansion normale et 3 4 De son côté, le gouvernement fédéral a fondé un Conseil économique du Canada. Sa fonction sera de conseiller le gouvernement en matières économiques. En décembre 1964, il a fait paraître un • Premier exposé annuel • , dans lequel il décrit les objectifs économiques du Canada pour 1970. Les voici en résumé : niveau élevé d'emploi, accroissement de la productivité, stabilité raisonnable des coûts en face d'une économie internationale concurrentielle (p. 193). Il serait excellent que les Conseils fédéral et provinciaux collaborent étroitement en envisageant les problèmes, l'un sous l'angle du pays entier et les autres sous celui de la province, en s'éloignant autant que possible des considérations politiques. La collaboration est d'autant plus nécessaire que le gouvernement provincial n'a aucune autorité directe sur la politique monétaire, douanière, des transports et des crédits. Depuis lors, Je Conseil économique du Canada a fait paraître le Deuxième exposé annuel (1965). 35 Cependant il faut éviter d'assimiler planification et totalitarisme, car l'État peut parfaitement s'en tenir à un rôle indicatif, en mettant toute coercition de côté. • Les solutions ne doivent pas être uniques de sorte que l'État se voie forcé de les imposer • , note le Conseil d'Orientation économique du Québec dans Documents de base en vue de la planification, p. 64.

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rapide de l'économie, en évitant les erreurs et en facilitant les progrès. La condition du succès est dans la collaboration intime de l'État et de l'initiative privée, cette dernière devant avoir dans la préparation du plan plus qu'un vague rôle consultatif. En définitive, tout dépendra du choix des collaborateurs de l'État, de la sagesse de leurs avis et de l'usage que l'initiative privée et le gouvernement en feront en dehors des partis et de leurs aspirations; ce qui est parfois difficile à réaliser, même dans un pays démocratique. Il ne faut pas, en effet, que l'on donne des solutions politiques à des problèmes économiques. Ce sera l'écueil possible d'un programme d'étude et d'action qui, par ailleurs, peut avoir des conséquences très importantes pour l'expansion économique du Québec et des Canadiens français en particulier. Dans les pages qui précèdent, nous nous sommes efforcé de situer le Canadien français dans le milieu économique au Canada. Devant les faits, nous avons admis des infériorités et des manques, mais nous avons aussi signalé l'effort que fait actuellement la jeune génération pour donner au groupe une importance grandissante dans le domaine économique. On entend parfois affirmer que les Canadiens français n'ont pas d'influence, qu'ils sont pauvres, qu'ils ne parviendront jamais à jouer un rôle important dans leur pays. Nous croyons que cette affirmation est fausse. A l'heure actuelle, les Canadiens français jouent un rôle beaucoup plus important qu'on ne le croit dans le milieu économique au Canada. Ils ont également de l'argent, mais il faut admettre que leur fonction dans l'économie n'est pas ce qu'elle pourrait être. Dans l'ensemble, ils font un usage bien limité des ressources et des moyens qu'ils ont à leur disposition. Pour qu'ils aient un rôle correspondant à leur importance numérique, il faut que les Canadiens français accordent aux affaires l'importance qu'elles méritent. Il faut qu'ils consentent à apprendre leur métier d'hommes d'affaires, qu'ils aient de la curiosité, de l'audace, de l'initiative. Il faut qu'ils inspirent confiance à leurs compatriotes et aux autres par leurs réalisations, qu'ils apprennent à tirer le maximum de leurs ressources. Il faut aussi qu'ils se débarrassent des complexes dont ils sont bourrés; il faut qu'ils retrouvent le goût de grands espaces, des voyages, de l'action que les Canadiens avaient au xvue et au xvme siècles quand ils allaient reconnaître la route de l'ouest pour le roi de France. Ils n'ont plus à se battre contre la faim, le froid, l'Iroquois. Il leur suffit d'entrer en lutte contre les difficultés du métier et les concurrents. Pour cela, il faut également du courage et le désir d'aller de l'avant.

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Dans l'ensemble, le problème de l'essor économique chez les Canadiens français n'est pas tant une carence d'argent; c'est trop souvent l'ignorance du métier, la crainte des responsabilités, l'incapacité de tirer le maximum des moyens d'action qui sont à leur disposition et la mauvaise volonté que l'on met à les préparer aux postes de commande dans certains milieux. Dans toutes les couches de la population, on sent actuellement un effort, un désir de réalisations. Sous la forme de grandes entreprises mixtes et d'études de planification, l'aide de l'État apportera de nouveaux éléments de succès. Pour les utiliser pleinement, il faudra que les intéressés prennent aux idées nouvelles un intérêt direct, immédiat, orienté vers l'action. Il faudra enfin que les anglophones acceptent de collaborer davantage avec eux. Mais le voudront-ils ? Il le faudra bien, s'ils veulent éviter la réaction qui s'amorce un peu partout.