Souffrance Et Psychopathologie Des Liens Institutionnels 2100583182, 9782100583188

Cet ouvrage illustre le paradoxe des institutions soignantes: le lien soigne, mais le lien soignant peut devenir pathoge

752 134 9MB

French Pages 232 Year 2012

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Souffrance Et Psychopathologie Des Liens Institutionnels
 2100583182, 9782100583188

Citation preview

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels René Kaës J.-P. Pinel 0. Kernberg A. Correale E. Diet B. Duez

DUNOD

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

INCONSCIENT ET CULTURE collection dirigée par René Kaës

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels Éléments de la pratique psychanalytique en institution

René Kaës J.-P. Pinel 0. Kernberg A. Correale E. Diet B. Duez

DUNOD

Liste des auteurs

René KAËS Psychanalyste, professeur de psychologie et psychopathologie cliniques, université Lumière-Lyon 2.

Jean-Pierre PINEL Psychothérapeute, chargé de cours de psychologie et psychopathologie cliniques, université Lumière-Lyon 2.

Otto KERNBERG

/

Psychanalyste, professeurde psychiatrie, New-York Hospital, Cornell medical University. Antonello CORREALE Psychanalyste.

Emmanuel DIET Psychanalyste.

Bernard DUEZ Psychanalyste, ■ maître de conférences de psychologie et psychopathologie cliniques, université Lumière-Lyon 2.

d'enseignement supérieur, provoquant une te pcto^amme qui figure d-contte baisse brutale des achats de livres et de mérite une explication. Son objet - est revues, au pornt que |a possbftte même pour d'afarter Je |ecteur sur |a menace que |es auteurs de créer des oeuvres représente pour ^avenir de décrit particu|ièrement dans |e domame DANGER nouve||es et de |es farte éditer cor­ rectement est aujourdbw menacée. de l'édition technique et universi­ Nous rappe|ons donc que toute taire, |e déveioppement massif du reproduction partietie ou totafe, photocopi||age. Le Code de Ta poprtété mtetiecde |a présente pubhcation est tue||e du 1er jui||et 19?2 mferdrt interdite sans autorisation de ŒHOTTCOMLAGE en effet expressément |a ptatocoTUE LE LIVRE. l'auteur, de son éditeur ou du Centre Françah d'expfartation du pie à usage cotiectif sans autori­ (CFQ 20, rue des droit de cope .... sation des ayants droit. Or, cette pratique

s'est généra|isée dans |es étabtissements

Grands-Augustins, 75006 Paris).

© Nouvelle présentation 2005 © Dunod, Paris, 1996

ISBN 2 10 049006 0 Le Code de |a projeté inte||ectuel|e n'autorisant, aux termes de |'ariic|e

L 122-5, 2° et 3° ab d'une part que |es «copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et d'autee part, que |es analyses et |es courtes cftations dans un but ^exem^e et d'diustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partiel farte sans |e consentement de |'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par que|que procédé que ce soit constiturart donc une conrtefaijon sanctionnée par |es articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

TABLE DES MATURES

Chapitre 1

Souffrance et psychopathologie des liens institués. Une introduction, par René Kaës 1. Psychopathologie des liens institués : un espace de recherche 2. Penser le lien intersubjectif avec la psychanalyse Problématique du lien et de l’intersubjectivité Fondement de la psyché dans le lien 3. Éléments d’une théorie psychanalytique du lien intersubjectif Exigences de travail psychique imposées par le lien intersubjectif

2 3 3 5

8

9

VI

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

L'appareillage psychique du lien États du lien originaire et pictogramme L'hétérogénéité des structures du lien Les organisateurs de l'appareillage du lien Les fantasmes originaires Les deux modalités de l'appareillage Processus et fonctions du lien Processus d'institutionnalisation des liens et spécificité des liens institutionnels Les principes fondateurs Les dimensions de l'institution 4. Souffrance et psychopathologie du lien Souffrance psychique et formes psychopathologiques de la souffrance Spécificité de la souffrance dans le lien La psychopathologie des liens intersubjectifs Sur quelles bases décrire la psychopathologie du lien ? Quelques indicateurs de la souffrance institutionnelle Quelques sources de la souffrance institutionnelle 5. Illustration clinique Souffrance et psychopathologie de la représentation de l'origine Observation Éléments d'analyse Alliances inconscientes et transmission du refoulement originaire Observation Éléments d'analyse Souffrance et psychopathologie du . narcissisme dans les institutions Observation Éléments d'analyse 6. Le travail d’analyse des liens institués en souffrance

11 12 13 14 14 15 16 17 17 18 20

21 21 22 22 24 25 27

27 27 31 32 32 37

39 39 42 44

Table des matières

VII

Chapitre 2 La DÉLIAISON PATHOLOGIQUE DES LIENS INSTITUTIONNELS. Perspective économique et principes d’intervention, par Jean-Pierre Pinel

1. Les obstacles pour penser l'institution 51 2. L'institution, une instance de liaison fragile 52 3. Les modes de liaison pathologique dans les liens institutionnels 54 Propositions pour une . sémiologie de la déliaison pathologique des liens institutionnels 54 L’oscillation entre le sacrifice etl’envie 55 L’attaque contre les pensées 56 La dédifférenciation et la défense par l’organisationnel 57 L’immobilisation 57 L’écrasement de la temporalité 57 Quelques formes de déliaison 58 La crise mutative 59 La crise chaotique ou explosive 60 La destruction 61 La déliaison chronique ou l’usure des liens institutionnels 61 4. Proposition d'un modèle de déliaison des liens institutionnels 63 Présentation du modèle 63 Les attracteurs de la déliaison pathologique des liens institutionnels 64 La négativité relevant des caractéristiques économiques de la population accueillie 64 La négativité relevant des modalités du groupement 67 La négativité relevant de la fondation institutionnelle 68 5. Illustration clinique 71 6. Propositions de certains principes méthodologiques d'intervention 76 Les conditions de l’écoute institutionnelle 77 Les dispositifs de traitement du matériel 77

VIII

Souffrance et psychopathologie des liens. institutionnels

Chapitre 3 L’évolution paranoïaque dans les par Otto Kemberg

institutions,

1. Les organisations paranogènes Exemples de symptômes de genèse paranoïaque Symptômes de l’évolution paranoïaque 2. Étiologie La défaillance de la direction La carence dans les ressources Les processus politiques Les structures défaillantes Les dirigeants incompétents L’identification projective La trahison Le narcissisme malin Les processus projectifs 3. Les systèmes de correction et leurs limites La bureaucratie Les avantages Les limites L’humanisme La démocratie L’altruisme

82 82 84 85 86 87 87 89 91 92 92 93 93 94 94 94 95 98 100 101

Chapitre 4

L’hypertrophie

de la mémoire comme forme

DE PATHOLOGIE INSTITUTIONNELLE,

par Antonello Correale 1. Lesdifférentes formes Les souvenirs collectifs

106» 106

Table des matières

Les rituels de groupe Les modalités répétitives de la pensée de groupe 2. L’hypertrophie de la mémoire selon Bion La fonction alpha La métaphore digestive de l'esprit Les « restes » non élaborés 3. Identification des modes d’organisation et des processus évolutifs Conséquences sur le plan opérationnel La circulation d'une émotion secrète Premier exemple clinique Deuxième exemple clinique Une nouvelle de Melville

IX

107 108 109 109 110 112 113 113 114 116 118 119

Chapitre 5 Le thanatophore. Travail de la mort et destructivité dans les institutions, par Emmanuel Diet

1. Introduction à la notion de thanatophore Le thanatophore : un sujet destructeur Les conditions du surgissement 2. Le thanatophore : essai de définition Un pervers institutionnel Les processus mis en œuvre Généalogie d'un « monstre » 3. Les tactiques de destruction Les attaques sur le cadre Les attaques sur l'idéal et l'idéologie L'attaque sur les liens L'attaque sur le pacte dénégatif L'attaque du contrat narcissique

123 123 124 129 130 133 137 141 143 146 149 151 152

X

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

4. Les œuvres de la mort Le groupe institutionnel à la dérive Les sujets en souffrance Le « chef » à l'épreuve 5. L’articulation des espaces psychiques

153 154 155 156 158

Chapitre 6 Psychopathologie de l'originaire et traitement DE LA FIGURABILITÉ.

Éléments pour une pratique psychanalytique en institution, par Bernard Duez

1. L’origine de la problématique Une double impossibilité Consistance de la psychanalyse Contextualité de l'hypothèse Principes du dispositif d'analyse 2. Histoires institutionnelles Un pour tous, tous pour un De l'origine de la crise De la crise au chaos : le point de non-retour Transformations institutionnelles L'ante-crise Mort et transfiguration Un nœud figurai : le service éducatif De la transfiguration à la transformation Le lien figurai manquant : au fond de la crypte, le patient 3. Éléments pour une éthique de la pratique psychanalytique en institution Invention d'un protocole psychanalytique Historique Esquisses méthodologiques Mise en place du dispositif

161 162 163 164 165 166 166 168 171 172 172 174 175 177 178

179 179 180 182 188

Table des matières

XI

La position du psychanalyste Un retournement méthodologique Le travail psychanalytique dans les institutions 4. Apportmétapsvchologique La configuration du tragique Nœud figurai et point d’associabilité Le déficit de figurabilité L’obscène

192 192 195 196 197 198 199 201

Bibliographie

205

Index des mots clés

213

Index des noms cités

215

Chapitre 1

SOUFFRANCE ET PSYCHOPATHOLOGIE DES LIENS INSTITUÉS

Une introduction par René Kaés

J'appelle lien institué un lien qui se détermine par l’effet d’une double conjonction : la première détermination est celle du désir de ses sujets d'inscrire leur lien dans une durée et dans une certaine sta­ bilité. La réalisation de ce projet suppose un certain nombre de for­ mation mtersubjectives, telles que des alliances entre des formations psychiques qui, chez chaque sujet, trouve une correspondance ou une résonance chez l'autre, de telle sorte que ces alliances soient suf­ fisamment investies et protégées par l'un et par l'autre, en raison des intérêts communs et spécifiques que chacun y trouve. La seconde détermination est celle des formes sociales qui reconnaissent et sou­ tiennent, de diverses manières (juridique, religieuse, culturelle, éco­ nomique), l’institution de ce lien. Dans cette double conjonction s’imposent trois composantes du lien institué : l’alliance, la commu­ nauté de réalisation de but et la contrainte. Les couples, les familles, les institutions et leurs sous-ensembles sont des configurations de liens institués.

2

1.

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Psychopathologie des liens

institués

:

UN ESPACE DE RECHERCHE

La découverte de la souffrance et des formes psychopathologiques de la souffrance dans les liens institués, à deux ou à plusieurs, n'est pas récente. La littérature, le roman en particulier, le théâtre, le cinéma ont depuis longtemps exprimé avec finesse et profondeur l'expérience et le savoir sur la souffrance inhérente au lien intersub­ jectif : souffrance de l'amour, de la passion, de l'ambition, de la riva­ lité, de la jalousie, de l'envie, de la haine. La psychopathologie de la paire et du couple (folie à deux de Lasègue et Falret (1877), pathologie du couple), les névroses et psy­ choses familiales (la notion de névrose familiale est proposée par R. Laforgue en 1934), les folies dites collectives, la névrose institu­ tionnelle (titre d'un ouvrage de Hermann Simon, 1944) et les mala­ dies des institutions sont des catégories déjà bien établies pour constituer les bases d'une psychopathologie des liens institués. Ces découvertes et ces idées ont une histoire, il existe en ce domaine des pratiques innovantes et des thèses fondatrices; des articles ou des essais sont régulièrement publiés sur la psychopathologie du couple, des familles, des groupes et des institutions. Toutefois, si la question est omniprésente et insistante, chacun peut constater que la psychologie, et la psychopathologie, des liens inter­ subjectifs ne s'est pas constituée de manière cohérente, que la connaissance de son objet n’est pas encore structurée par des expo­ sés qui en indiqueraient les hypothèses fondatrices, les implications théoriques, méthodologiques et cliniques. Cet ouvrage voudrait y contribuer, mais en se limitant à montrer en quoi ce thème est néces­ saire, sur quelles bases il peut prendre appui et comment il doit demeurer ouvert à la recherche. Une histoire de la psychopathologie du lien intersubjectif est à écrire : elle nous rappellerait avec quels héritages nous continuons à penser, avec quels courants nous avons rompu, et comment des pers­ pectives assez éloignées des nôtres, dans le temps ou les espaces cul­ turels, ont pu frayer des voies à des représentations de certains processus qui nous intéressent aujourd’hui. Par exemple, jusqu'à la période classique, il existe un modèle communautaire thaumaturgique de la psychopathologie des troubles mentaux : que des dispo-

Souffrance et psychopathologie des liens institués

3

sitifs de lien soient efficients dans le traitement d'une souffrance individuelle repose sur l'idée que c'est le lien qui est en souffrance, et non seulement les sujets qui le constituent. Alors que le modèle prévalent de la période classique occidentale est un modèle indivi­ dualiste, la période moderne, qui produit et accompagne la première révolution psychiatrique, propose deux modèles concurrents : le pre­ mier libère le malade de sa contention sociale et institue de nouveau la communauté comme principe thérapeutique ; le second développe des perspectives biologisantes et comportementalistes sur la psycho­ pathologie, expliquée par des effets d'hérédité et de milieu. La période contemporaine est marquée par le développement anta­ goniste et complémentaire des sciences humaines, et par la psycha­ nalyse qui en critique radicalement les fondements. La place que les modèles issus des sciences humaines, de la psychiatrie et de la psy­ chanalyse accordent au sujet singulier dans l'explication et le traite­ ment de la psychopathologie de liens et des ensembles institués est assez différente : la plupart en exclut en tant que tels les sujets constituants du lien; ils sont traités comme des éléments d'un sys­ tème ou, dans une conception sociologiste dont les pointes ont été marquées par le courant culturaliste, sociopsychiatrique et freudomarxiste, comme les épiphénomènes d'une organisation sociocultu­ relle. À l'opposé de ce réductionnisme, la psychanalyse est souvent demeurée fixée à une conception « individualiste » du champ et du déterminisme de la psychopathologie et à des dispositifs de traite­ ment centrés sur la seule organisation intrapsychique des sujets. Un acquis demeure, les différents modèles qui impliquent les forma­ tions du lien institué dans la psychopathogenèse nous ont apporté deux idées fondamentales : l’idée que le lien soigne et l’idée que le lien soignant est susceptible de devenir pathogène. Nous avons à développer ces deux idées qui font le paradoxe des institutions soi­ gnantes. Commençons par interroger ce que la psychanalyse peut nous permettre d'en penser.

2.

Penser le lien intersubjectif avec la psychanalyse

Problématique du lien et de l’intersubjectivité

Les notions nécessaires pour penser les liens intersubjectifs, qu’ils soient ou non institués, n'ont pas formé les concepts premiers de la

4

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

psychanalyse. Toujours évoquées à l'arrière-plan des grands débats et des grandes formulations théoriques de la métapsychologie, bien avant les remaniements de la seconde topique, la question de T inter­ subjectivité, et du sujet qui s'y constitue, n'a pas été élaborée en une problématique qui s'inscrirait dans le domaine des objets théoriques centraux de la psychanalyse. Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour rendre compte de ce fait ; la principale est celle-ci : la tâche fondatrice et fondamentale de la psychanalyse a été de constituer la réalité psychique inconsciente dans les limites d’un appareil psychique individuel fondé sur le conflit psychosexuel. Dans ces conditions, la psychanalyse s'est donné comme objet théorique la connaissance des systèmes, des pro­ cessus et des formations de cet appareil, de ses lois de composition et de leurs effets pour en traiter, selon une méthodologie congruente avec l'hypothèse de l'inconscient, les troubles profonds chez un sujet considéré dans la singularité de son histoire et de sa structure. Cependant, dès ses premières représentations théoriques de l'appa­ reil psychique, dès ses interrogations sur la psychopathogenèse, Freud interrogera les conditions familiales directes et transmises, de génération en génération, pour tenter de rendre compte de l'inscrip­ tion du sujet dans un ensemble, dans une chaîne dont il dira qu'il en est tout à la fois le maillon, le serviteur, l'héritier et le bénéficiaire. Cette ébauche de mise en perspective d'un sujet constitué conflictuellement dans sa division interne et dans la teneur psychique des liens qui le précèdent et qui l'accompagnent ne sera vraiment tra­ vaillée que lorsque les conditions méthodologiques du traitement psychanalytique permettront de passer de la spéculation à la mise à l'épreuve de la clinique. Si pour Freud les liens familiaux forment la matrice de référence du lien intersubjectif (il en aura l’expérience de près avec l'analyse de Dora et avec celle du petit Hans), les liens du couple restent peu explorés, si l'on excepte son texte sur le choix d'objet amoureux. En revanche, les références sont nombreuses à un autre type de lien ins­ titué, celui qui est produit et maintenu par les « foules convention­ nelles », ce que nous pourrions aujourd'hui nommer les institutions. Sans doute la nécessité de perlaborer de cette manière, oblique, sous le prétexte d'une psychanalyse appliquée, les enchevêtrements des liens institués par l'association des premiers psychanalystes, a-t-elle fourni la matière d’une ébauche, là encore de « psychologie

Souffrance et psychopathologie des liens institués

5

sociale », selon le terme de Freud : psychologie et non pas microso­ ciologie du lien social. Ce qui retient l’attention de Freud est avant tout la consistance psychique inconsciente du lien dans les diverses formes, instituées ou non, qu’il peut prendre. Ce que nous avons à construire est une théorie psychanalytique du lien : une théorie qui ne sera pas celle des fondements sociaux du lien, ni de la psycholo­ gie de l’interaction, mais celle des mouvements du désir inconscient, désir de l’autre et de l’objet du désir de l’autre. Le modèle de référence de cette théorie du lien reste celui qui s’ins­ taure et se repère dans le champ des transferts instaurés par le dis­ positif et la situation psychanalytiques. Toutefois nous devons ici souligner deux propositions distinctes : -les transferts n’apparaissent pas seulement comme une modalité technique de la cure mais ils témoignent d’une conception du sujet nativement tenu dans les liens de l’intersubjectivité ; - si le transfert s’adresse à un autre, à plus d’un autre, dont l’altérité ne se dévoilera que si le transfert peut être reconnu et analysé, les modalités des transferts/contretransferts ne sont pas intelligibles dans les termes d’une psychologie de la communication intersub­ jective. Ce modèle spécifique d’un lien qui, pour n’être pas interactif, révèle les conditions de l’intersubjectivité, est efficace dans d’autres situa­ tions psychanalytiques, dérivées du modèle paradigmatique de la cure et répondant aux réquisits fondamentaux de la méthode psychanalytique1.

Fondement de la psyché dans le lien

Si la problématique du lien et de l’intersubjectivité n’est pas histori­ quement et cliniquement première dans la théorisation psychanaly­ tique, elle est épistémologiquement fondatrice de toute intelligibilité du sujet : sujet de l’inconscient fondé dans l’intersubjectivité, pour la part qui revient à son statut de « sujet du groupe ».

1. J’en expose lee condiitons, 1 ee prinniixe» ee I ee effeet dann La Parole et le lien. Les processus associatifs dans les groupes, Paris, Dunod, 1994.

6

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Trois sortes de nécessités ont conduit à recentrer l’intérêt psychana­ lytique sur le fondement de la psyché dans le lien. 1. L’investigation clinique et la mise en évidence des troubles spéci­ fiques des liens intersubjectifs et de leurs corrélations intrapsy­ chiques. J’ai déjà rappelé que, dans la relation du traitement psychanalytique de Dora aussi bien que dans celle du petit Hans par l’intermédiaire de sa famille, Freud interroge l’influence décisive du contexte familial sur la genèse des troubles mentaux, et la part qui revient en propre au sujet. Les études contemporaines sur les moda­ lités et les effets de la transmission de la vie psychique entre les générations ont mis en évidence les corrélations des liens intersub­ jectifs dans la clinique de la névrose, de la psychose et des états limites1. Une psychopathologie spécifique des liens intersubjectifs apparaît impliquée dans un très grand nombre de troubles du fonc­ tionnement intrapsychique. Dans cette perspective, les recherches sur les formations du lien intersubjectif sont aussi des recherches sur les formations de l’appareil psychique. La mise en perspectives réci­ proques de ces deux espaces partiellement hétérogènes, dotés de logiques et de formations spécifiques, définit une nouvelle clinique psychanalytique repérable aussi bien dans la pratique de la cure indi­ viduelle que dans la pratique du travail psychanalytique en situation de groupe.

2. L’invention méthodologique est la seconde nécessité qui soutient ce développement de la recherche. La mise en œuvre de dispositifs appropriés à l’analyse et au traitement des troubles spécifiques du lien, mais aussi à la formation personnelle nécessaire pour s’engager dans cette approche, marque une rupture méthodologique et théo­ rique par rapport aux spéculations de Freud sur les groupes et les ins­ titutions. Le petit groupe (groupe thérapeutique, groupe de

I. Cf. les travaux de N. Abraham et M. Torok sur le fantôme et la crypte et leur rééva­ luation dans l’ouvrage collectif sous la direction de S. Tisseron et M. Torok (1995) ; voir aussi les travaux de M. Enriquez (1986) sur la psychose en héritage, de H. Faimberg (1987) sur le télescopage des générations, de A. Eiguer (1994), J.J. Baranes (1993) et E. Granjon (1990) sur les enjeux de la transmission intergéné­ rationnelle.

Souffrance et psychopathologie des liens institués

7

formation, psychodrame, groupe de psychothérapie ou d’entretien avec les familles) est devenu un dispositif paradigmatique de la psy­ chanalyse pour le traitement et la recherche fondamental : il per­ met d’aller au-delà de la mise à l’épreuve des hypothèses freudiennes. Le renouveau de la réflexion sur le transfert-contretransfert est pour une part tributaire de ces développements métho­ dologiques, qui rendent possible un accès plus direct aux formations psychiques impliquées dans les diverses formes des alliances incons­ cientes qui lient (et aliènent) patients et analystes. D’autres dispositifs ont acquis une fiabilité et une validité qui per­ met l’extension de l’analyse à des organisations de lien plus com­ plexes, proches des formes institutionnelles12. Toutes ces pratiques, soutenues par des modèles d’intelligibilité encore en chantier, ont été appliquées avec les correctifs nécessaires au travail de supervision d’équipes soignantes en psychiatrie, notamment dans des institutions psychothérapeutiques novatrices souvent référées à la psychanalyse, et dans divers types d’institutions (de formation, de travail social...). Toutefois, l’approche méthodologique de la réalité psychique de l’institution est rendue difficile en raison de l’intrication des niveaux de réalité interférents. Comme Malraux rappelant que le cinéma est aussi une industrie, nous devons ne pas perdre de vue que les liens institués sont aussi organisés par la logique du social, de l’écono­ mique, du juridique et du politique. L’imbroglio de ces logiques forme un nœud de résistance à l’analyse d’un ordre de réalité dis­ tinct. Il y a là un problème méthodologique inclus dans une difficulté théorique ; j’en préciserai les constituants plus loin.

3. L’élaboration théorique est la troisième nécessité imposée par la prise en considération des liens intersubjectifs. La nécessité de rendre intelligible la réalité psychique qui forme la matière première de ces liens et la souffrance qui leur est associée est à l’origine du

1. Faut-il rappeler que l’approche psychanalytique de groupes est, par ses objectifs et ses règles structurantes, fondamentalement différente de la dynamique de groupe ? 2. Il s’agit de séminaires incluant des dispositifs de groupes larges et de petits groupes, conduits par des équipes de psychanalystes travaillant les effets de groupe et d’intersubjectivité qui se produisent en chacun de ses sujets et dans la structure tout entière. Sur le dispositif de ces séminaires, cf. Kaës (1972, nouvelle édition 1982).

8

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

travail conceptuel qui a caractérisé l’effort de théorisation et les pro­ positions de débats au cours de ces dernières années. La formulation de modèles et d’hypothèses sur l’articulation entre l’espace intra­ psychique et les espaces intersubjectifs, à partir de la situation de groupe comme nouveau paradigme méthodologique dans la psycha­ nalyse, a entraîné quelques transformations dans la représentation du fonctionnement psychique. Le champ théorique qui est en train de se constituer est organisé par la recherche des structures, des forma­ tions et des processus psychiques qui se constituent aux points de nouage des formations de l'inconscient entre le sujet singulier et les ensembles intersubjectifs. Cette construction ne peut faire l’écono­ mie d’une double métapsychologie : celle du sujet de l'inconscient en tant qu’il est un « sujet du groupe », et celle des ensembles inter­ subjectifs en tant qu'ils forment et régissent une part spécifique de la réalité psychique. La métapsychologie de ce champ requiert l'hypo­ thèse d’une topique double (l’inconscient s'inscrit et produit ses effets dans chaque sujet et dans leur lien), d’une économie mixte des investissements et des échanges entre ces lieux psychiques, d’une dynamique interférante et d’une co-genèse (ou d'une co-épigenèse) de ces formations et de ces processus. Essentiellement décentrée de son foyer égocentriste, confrontée aux dérives de l’illusion indivi­ dualiste, la vie psychique se conçoit comme processus multidimen­ sionnel dans lequel se pose comme condition ce que j’appelle, en écho à la formule freudienne, l’exigence de travail psychique impo­ sée à chaque psyché par ses objets, en tant que ceux-ci sont dotés d’une Vi" propre, et par les conjonctions de subjectivités qui en résultent.

3.

Éléments d’une théorie psychanalytique DU LIEN INTERSUBJECTIF

L’approche psychanalytique du lien trouve donc sa cohérence dans une problématique à double focale. Le cœur du problème est de concevoir les rapports d’appareillage entre les espaces internes des sujets dans le lien et les espaces du lien intersubjectif : nous pouvons alors penser leurs corrélations. Une voie d'accès à cette articulation est de penser les exigences de travail psychique imposée par le lien intersubjectif.

Souffrance et psychopathologie des liens institués

9

Exigences de travail psychique imposées par le lien intersubjectif

C’est sur le modèle de la pulsion comme mesure de l’exigence de travail {die Arbeitsanforderung) imposée à la psyché du fait de sa corrélation avec le corporel que j’en suis venu à penser l’exigence de travail psychique imposée par la subjectivité de l’objet et par ce que je propose de nommer des corrélations de subjectivités1. Par corrélations de subjectivités, j’entends qu'il s'agit de prendre en considération les rapports mutuels du sujet à l’objet, en tant que celui-ci est animé de la présence de l’autre. Je voudrais m'arrêter sur cette formulation : la présence de l’autre dans l'objet. Non seulement pour préciser que l'autre dans l'objet peut ne pas s’y être constitué, mais qu’il peut aussi bien y être présent sous diverses modalités, de l'absence, de l’excès ou du manque. Ce sur quoi je veux insister porte sur la prise en considération, dans l'objet, du désir d’un autre, de plus-d’un-autre, d’une animation psychique de l'objet par le désir d'un autre et des différentes qualités de sa présence. La question de l'autre dans l’objet ne se comprend pas seulement du côté du sujet, qui a pu connaître différentes vicissitudes dans l'ins­ tallation de la présence ou de l'absence de cet autre dans l'objet : elle se comprend aussi à partir de la stratégie conjointe de l'autre dans son double statut de sujet et d'objet pour un autre. Ce sont ces cor­ rélations d'altérité et de subjectivité qui occupent notre attention. La notion d'une exigence de travail psychique imposée par la vie propre de l'objet, par la violence qu'il impose du fait de son altérité, et en définitive par ces corrélations de subjectivités, peut préciser cette constante de la vie psychique. J'ai soutenu la proposition que la vie propre de l'objet et les corréla­ tions de subjectivités interviennent d'une manière décisive dans le processus de l’étayage et dans les destins de la pulsion. La notion d’une exigence de travail psychique imposée par l’intersubjectivité peut et à mon avis doit être étendu à d'autres types de formation psy-

1. La notion d'exigence de travail psychique est proposée par Freud dans les Trois essais, puis dans le texte de 1915, Pulsions et destin des pulsions. Il écrit : « La “pul­ sion” nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique, comme un représentant psychique des excitations émanées de l'intérieur du corps et parvenu dans l'âme, comme la mesure de l'exigence de travail imposée au psychique par suite de sa corrélation avec le corporel. » (GW, X, p. 214.)

10

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

chique1. Ces exigences de liaison et de transformation sont imposées à la psyché sous l’effet d’une série de corrélations. • La première exigence est la corrélation de la psyché avec l’inves­ tissement narcissique de l’infans par les parents et par l’ensemble intersubjectif dans lequel le nouveau-né vient au monde. Je propose de considérer les représentants du narcissisme primaire comme la mesure de ce travail, dont une expression est dans les contrats et pactes narcissiques. • La deuxième est sa corrélation avec les processus producteurs de l’inconscient chez les sujets de l’environnement immédiat et lointain de l’infans. Nous avons ici affaire aux pactes et alliances incons­ cientes produits par les opérations de co-refoulement et de déni en commun. • Zzt troisième exigence est la corrélation avec les dispositifs repré­ sentant les interdits fondamentaux et les renoncements nécessaires pour établir la communauté de droit. • La quatrième est la corrélation avec la formation du sens et de l’activité représentationnelle. Je propose de considérer l’interpréta­ tion comme la mesure de ce travail. • La cinquième est la corrélation avec la formation du lien, et l’on dira ici que la mesure de ce travail est l’identification.

1. Je complète et spécifie ici les perspectives que j’avais établies dans Le Groupe et le sujet du groupe (1993). J’avais mis en évidence les principales exigences de tra­ vail psychique requises, à des degrés et selon des combinaisons diverses, par les sujets du lien : exigences de soutien des investissements narcissiques et de recon­ naissance narcissique, de contention des anxiétés primitives, de présentation des interdits fondamentaux, de maintien des repères identificatoires, de croyances pri­ maires en tant que condition pour constituer l’appareil à signifier/interpréter, de pro­ tection contre la solitude et l’inconnu, de défense et de sécurité en échange de la part de renoncement à la réalisation directe des buts pulsionnels. J’avais aussi dégagé les exigences de travail imposées à la psyché des sujets par le lien intersubjectif pour faire groupe. J’avais distingué les exigences liées aux inter­ dits fondamentaux; les exigences liées aux idéaux communs; les exigences liées au narcissisme dans la forme du contrat narcissique ; les exigences liées au refoulement et/ou au clivage dans la forme des alliances inconscientes et des pactes dénégatifs ; les exigences de connaissance et de symbolisation, c’est-à-dire de représentations et de savoirs partagés; enfin les exigences de non-travail psychique, dont une des expressions réside dans la méconnaissance et l’abandon de pensée. Nous retrouvons ici ces différentes propositions, réélaborées.

Souffrance et psychopathologie des liens institués

11

• Enfin, une sixième exigence imposée par l’intersubjectivité à la psyché est une exigence de non-travail psychique : ce sont des exi­ gences de méconnaissance, de non-pensée ou d’abandon de pensée, d’auto-aliénation selon le concept de Piera Aulagnier.

La formation de la pulsion orale et l’introjection du sein constituent le paradigme de toutes ces exigences : avec le « sein » sont introjectés du représentant du narcissisme primaire, du sens et du lien, du refoulement et du renoncement. Le « sein » est animé de la subjecti­ vité de l’objet. Chacune de ces exigences de travail psychique n’im­ plique pas seulement l’objet, mais l’autre dans l’objet et l’autre de l’objet. C’est pourquoi il importe de distinguer l’autre et l’objet. C’est que l’autre, présent dans l’objet, est irréductible à son intério­ risation comme objet.

Toutes ces exigences sont dans des rapports de correspondance les unes avec les autres. Les membres d’un couple, d’un groupe, d’une famille ont à traiter de telles exigences de travail : celles qu’impo­ sent à chacun les objets perdus de l’autre, ses objets narcissiques, ses objets d’emprise, ses objets phobiques, etc. Mais ces exigences sont aussi dans des rapports conflictuels, entre les exigences du sujet et celles du lien en tant que tel. Les défauts ou les défaillances, ou les excès dans la réalisation de ces exigences de travail psychique sont parmi les sources de la souf­ france et de la psychopathologie du lien.

L’appareillage psychique du lien

La recherche d’une articulation entre les problématiques, les concepts et les méthodes spécifiques à chacun de ces niveaux logiques introduit le concept d’appareillage psychique intersubjectif. D’autres concepts précisent les conditions et les modalités de cet appareillage, par exemple les concepts d’alliances inconscientes et de travail psychique de l’intersubjectivité. J’appelle appareillage psychique un mode de liaison entre deux structures psychiques spécifiées par leur organisation subjective propre. Deux propositions précisent les hypothèses sur lesquelles j’ai élaboré le modèle de l'appareillage psychique intersubjectif :

12

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

- du point de vue de la réalité psychique, le lien établi entre deux ou plusieurs sujets se définit par une consistance propre à chaque type de lien et distincte dans ses formations, ses processus et ses pro­ ductions de celle qui caractérise la réalité psychique du sujet consi­ déré isolément ; - corrélativement, le lien est une condition et une variable de la for­ mation de la psyché individuelle. Une distinction doit être faite entre les niveaux d'analyse du lien, envisagés d'un triple point de vue : du point de vue du sujet, dans la singularité de sa structure et de son histoire psychiques ; du point de vue de la relation entre les sujets du lien ; du point de vue de l'insti­ tution du lien, dont l'organisation et les fonctions obéissent à un autre niveau logique que celui des sujets constituants et de leurs rela­ tions. Cette distinction pose l'hétérogénéité des espaces psychiques.

Etats du lien originaire et pictogramme J'oppose les structures du lien aux états du lien. Etat du lien et struc­ tures du lien sont des schèmes, préalables ou acquis, de tout lien. L'état du lien ou lien originaire, ou proto-lien, décrit la condition permanente et préalable à toute possibilité de lien : l'arrière-fond psychique symbiotique ou clivé qui soutient l'identité basique de tout lien. C'est sur ce socle relativement immuable que prennent force et forme les formations différenciées du lien, et notamment les alliances, pactes et contrats. Ce degré zéro de la structure du lien a certaines des propriétés du pictogramme (d'union ou de rejet) décrit par P. Aulagnier : il recouvre la notion de « zone-objet complémen­ taire » en tant que « représentation primordiale par laquelle la psy­ ché met en scène toute expérience de rencontre entre elle et le monde » (1975, p. 62). Toutefois la perspective qui définit le lien comme conjonction de subjectivité oblige à prendre en considération chez les sujets d'un lien l'effet conjoint de cette expérience primor­ diale de rencontre entre la psyché et une autre psyché. Cette propo­ sitions s'accorde avec ce que P. Aulagnier précise : « Ce que l'activité originaire perçoit du milieu ambiant (psychique) où elle baigne, ce qu'elle intuitionne quant aux affects dont sont respon­ sables les ombres qui l'entourent se présentera pour elle et sera par elle représentée par la seule forme dont elle dispose : l'image d'un

Souffrance et psychopathologie des liens institués

13

espace extérieur qui, ne pouvant être que le reflet d’elle-même, devient l’équivalent d’un espace où entre les objets existe une même relation de complémentarité et d’interpénétration réciproque. » (Ibid.)

L’hétérogénéité des structures du lien J’appelle structure du lien l’agencement spécifique de ses éléments (sujets) constituants. La configuration définie par la position discrète et corrélative des sujets formant lien est organisée par une loi de composition et par des principes de transformation ; par exemple, la configuration des liens familiaux est organisée par l’interdit de l’in­ ceste et par les formations et les transformations psychiques corres­ pondant au complexe d’Œdipe. Formation psychique désigne une unité constitutive de la réalité psychique : fantasme, identification, imago, complexe... La structure intrapsychique du symptôme en exprime l’organisation conflictuelle. L’analyse de la structure du lien oblige à prendre en considération les éléments (sujets) constituants et les formations psychiques dans leurs différents modes de rapports. L’organisation du lien spécifie la structure. Elle suit une logique du « pas l’un sans l’autre » apte à en saisir l’organisation propre et à la décrire des points de vue géné­ tique et structural, économique, dynamique et topique.

On peut distinguer entre des structures simples (à deux termes) et des structures complexes (à 2 + n termes). Les critères pertinents du point de vue de la réalité psychique recouvrent ceux de la différence des sexes et la différence des générations : j’y adjoins une troisième différence, celle des origines culturelles. Les structures simples se réalisent en lien de couple : couple parents-enfants, couple amou­ reux ou hostile, paires... ; les relations peuvent être unilatérales ou mutuelles, symétriques ou asymétriques, hiérarchisées ou égali­ taires. Les structures complexes sont celles des groupes et des groupes de groupes, à l’intérieur desquelles fonctionnent des rela­ tions de structure simple (du point de vue logique !). Les propriétés générales des structures complexes sont fonction de la progression des combinaisons tendant vers la différenciation des structures internes et la formation de réseaux de liens.

14

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Les organisateurs de l’appareillage du lien Le travail de liaison et de transformation psychique exigé par tout lien intersubjectif est ordonné par le processus de l'appareillage des psychés. J'en ai proposé le modèle à propos des liens dans le groupe1 en dégageant les organisateurs inconscients qui me paraissent être au principe de cet appareillage, notamment les organisateurs structu­ raux dont les fantasmes originaires constituent le paradigme. En rai­ son de leur contenu et de leur structure, les fantasmes originaires sont des schèmes du lien ; ils accomplissent une double fonction, organisatrice et représentationnelle, centrale dans le processus psy­ chique de l’appareillage de tout lien.

Les fantasmes originaires, paradigme des organisateurs structuraux Les fantasmes originaires peuvent être considérés comme des scènes inconscientes, anonymes et transindividuelles à travers lesquels se déploie une organisation que l'on peut qualifier de groupale : ils pré­ disposent une scène pour des personnages en quête d'auteur. Plus précisément, nous pourrions dire qu'ils distribuent des emplace­ ments et des relations agencées par des actions dans lesquelles s'en­ gagent et se représentent les objets et les investissements pulsionnels des sujets convoqués par le fantasme. Dans la scène du fantasme, les objets ou les personnages sont corrélatifs, ils sont fixés dans leur position ou permutables : chaque sujet y est successivement ou exclusivement acteur, agi ou spectateur. Dans l'espace intrapsy­ chique du fantasme, nous n'avons pas affaire à des interactions entre des sujets, mais à des corrélations sur la scène intrapsychique entre des personnages dont les rapports sont réglés par les processus pri­ maires de déplacement, de condensation et de diffraction que le sujet est conduit à utiliser.

1. Je me réfère ici à mon ouvrage aujourd’hui épuisé, L'Appareil psychique groupal. Constructions du groupe (1976b) dont certaines thèses sont reprises et élaborées dans Le Groupe et le sujet du groupe. Eléments pour une théorie psychanalytique du groupe (1993).

Souffrance et psychopathologie des liens institués

15

Dans ce passage du fantasme comme structure groupale de la réalité intrapsychique à la fonction organisatrice du fantasme dans le champ psychique du lien intersubjectif, et spécialement du groupement, nous retenons seulement certains aspects de la fantasmatique origi­ naire. Le fantasme ne produit ses effets organisateurs qu'en raison des propriétés, distributives, scénariques et permutatives qu'il tient de sa structure groupale, c'est-à-dire de °on aptitude à mettre en scène des relations de désir entre un sujet et ses objets, d'y figurer les défenses contre leur réalisation. Dans le lien, pour faire lien, chaque sujet se précipite dans cette distribution, ou bien il la refuse pour une autre, plus conforme à le représenter dans son fantasme personnel, au risque de ne pas trouver une place dans la scène fan­ tasmatique partagée (commune) par les sujets du lien. C'est pour­ quoi certains emplacements peuvent rester vides, provisoirement inoccupés, en attente ou en rejet. Selon la perspective que je propose, la groupalité du fantasme est essentiellement une structure d'appel vers des conjonctions de subjectivités. C'est pourquoi un tel organi­ sateur structural inconscient est un des fondements de la réalité psy­ chique dans le lien intersubjectif.

Les deux modalités de l’appareillage J’ai distingué deux modalités de l’appareillage. La première se défi­ nit par un rapport d isomorphie entre l’espace groupal et l’espace psychique : chacun s’auto-assigne et est assigné d’une manière fixe et intangible à un emplacement intrapsychique et groupal strictement complémentaire et corrélatif de celui que les autres occupent dans ces espaces superposables. D. Laing a décrit les familles psycho­ tiques comme régies par un principe de co-inhérence, et nous pour­ rions recourir à la notion d'inclusion mutuelle proposée par Sami-Ali pour préciser cette première modalité. La seconde se qua­ lifie par un rapport d'homomorphie et donc de différenciation entre les espaces et les relations intrapsychiques et les relations intersub­ jectives ; parce que ces espaces et des relations ne coïncident pas, parce que l’expérience du manque et de l’absence se métabolisent en des représentations subjectives différenciées, des processus de trans­ formations sont à l’œuvre qui sollicitent les fantasmes secondaires de chaque sujet sur l’arrière-fond des fantasmes originaires. La scène mute en scénario et s’anime dans la même mesure que le

16

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

groupe s'organise en corrélations de subjectivités, créant ainsi les « différences de potentiel » entre les subjectivités et les conditions d'un travail psychique. L'efficience du dispositif d’appel au lien que constitue la structure groupale du fantasme repose sur deux facteurs décisifs : l’identifica­ tion et la dramatisation. L'importance de la dramatisation doit être soulignée, car le dispositif psychanalytique de groupe en réalise les conditions optimales dans le traitement de la souffrance et de la psy­ chopathologie du lien : il s'agit de faire venir à l'expérience et au devenir conscient, au-delà des représentations réprimées ou refou­ lées, un mode spécifique de relation et de non-relation que le sujet établit avec ses objets. Il existe d’autres éléments de l'appareillage : outre les conditions des identifications et des abandons d'idéaux personnels corrélatifs, celles des renoncements et des dérives de la satisfaction pulsion­ nelle, des exigences fondamentales concernent le refoulement ou la mise en œuvre de mesures défensives d’une autre nature, comme le déni ou le clivage nécessaires pour faire lieni et former les méca­ nismes constitutifs de la réalité inconsciente dans le lien.

Processus et fonctions du lien Les processus sont des successions organisées, régulières et constantes de phénomènes psychiques mis en mouvement pour assu­ rer la constance d'une organisation (par exemple de lien), son déve­ loppement ou sa régression. Les processus supposent une source (au moins) à partir de laquelle avance (procède) la succession des phé­ nomènes psychiques : ceux-ci se développent selon une dynamique propre et spécifique aux espaces et aux temporalités des organisa­ tions dans lesquelles ils se produisent. Ainsi les processus intersub­ jectifs ne sont pas identiques, isotopes et isochrones aux processus

1. Le modèle de rapparrîi psychique groupal a donné lleu à des appllcations dans d'autres configurations de lien : A. Ruffiot en a transposé les principes à la famille (appareil psychique familial), P. Fustier (1988) et J.-P. Pinel ( 1994b) à l'institution (appareillage institutionnel, appareil psychique institutionnel), D. Mellier (1994) à l'analyse des équipes soignantes (appareil psychique d'équipe).

Souffrance et psychopathologie des liens institués

17

intrapsychiques. Les processus du lien s’inscrivent dans une struc­ ture qui en détermine le fonctionnement. La transformation décrit de nouveaux processus capables de modifier la structure ou des régions de la structure dans lesquelles ils sont introduits. L’identification et l’interprétation sont parmi les processus majeurs du lien intersubjec­ tif. J’ai essayé de montrer que dans le processus associatif ils sont conjoints par trois structures partiellement hétérogènes : l’appareil intrapsychique, l’appareil intersubjectif, l’appareil du langage. Les fonctions du lien peuvent être décrites du point de vue où elles accomplissent un processus ou la mise en place d’une structure : par exemple, la fonction contenante accomplit un processus de délimita­ tion, de protection et de transformation de l’expérience psychique originaire, elle contribue à la mise en place de la structure du lien par la production des oppositions articulées bon-mauvais, dedans­ dehors, moi-autrui... Les fonctions phoriques (porte-parole, portesymptôme, thanatophorei) accomplissent les processus de représentation (métaphorisation et métonymisation), de délégation ou de projection, mais aussi les différenciations organisatrices entre parlant et parlé, acteur et agi, ainsi que les intermédiations, sur la base de formations de compromis entre les courants opposés de la réalité psychique.

Processus d’institutionnalisation des liens et spécificité des liens institutionnels

Les principes fondateurs Trois grands principes sont instituants du lien institué : ce sont aussi les principes de toute institutionnalisation. 1. Le passage de - ' o die nature à l'étatt de culture. C . Lévi-Srrauss a montré que le rôle primordial de la culture est d’assurer l’existence du groupe comme groupe en substituant l’organisation au hasard, de telle sorte que soit assuré le contrôle de la répartition de tous les biens (en particulier des femmes) au sein du groupe.

1. Sur le concept de fonction phorique, cf. Kaës (1989, 1994), et sur le thanatophore, se reporter, dans cet ouvrage, au chapitre d’Emmanuel Diet.

18

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

2. La réglementation des désirs, des interdits et des échanges. Elle s'exprime de manière centrale dans les rapports de l'institution et de la sexualité. Pour l'institution, la sexualité est génératrice de désordre, comme en témoigne invariablement la formation de couples, institués ou non, dans une institution. Les liens institués et toute institution exigent que la sexualité soit canalisée, réprimée ou détournée. L’amour n'est possible que si une part de la libido sexuelle est sublimée, purifiée, idéalisée. L'institution doit produire et faire régner de l’ordre et du contrôle social pour effectuer le pas­ sage de la nature à la culture : domestiquer les pulsions et humani­ ser les passions, qu'incarnent si bien la foule, le sexe, l'inconscient, la mort. L'institution produit l'ordre contre les dérives passionnelles de l'état de foule, pour ne pas souffrir du désordre et du chaos et pour assurer le contrôle social de la sexualité. L'horizon asympto­ tique de toute institution est la société automatique des utopies aus­ tères, préfiguration des sociétés cybernétiques d'où toute passion aura disparu, mondes de la violence et sociétés du même : le but de l’institution est d'agencer (voir l'œuvre de Fourier), de maîtriser par une métrique du sexe et de la violence (voir l'œuvre de Sade) toutes les passions : l'amour, la haine, la peur, l'envie. 3. La prescription des liens est le troisième principe organisateur. Des places, des fonctions sont assignées selon les termes d'une orga­ nisation et d'un code qui n'est pas régi par chacun des sujets consi­ dérés un par un dans leur singularité, y compris celle de sujet de l'institution, mais par l'institution elle-même.

Les dimensions de l’institution L'institution n'est pas seulement traversée par la dimension de la réalité psychique, elle est un nœud d'ordres de réalité hétérogènes et en interférence : cette intrication produit une surdétermination des faits que, par méthode, nous cherchons à isoler et que nous tentons d’articuler. Elle engendre une difficulté spécifique à distinguer le niveau de la réalité psychique avec lequel entrent en composition d'autres ordres de réalité. L'institution est une création du « socius », elle est une formation sociale. Elle participe aux processus de la production-reproduction de la société en exerçant l'organisation des tâches socialement

Souffrance et psychopathologie des liens institués

19

nécessaires (celles qui retiennent plus particulièrement notre atten­ tion sont le soin, l’éducation, la formation) et de ses corrélats : repré­ sentations de la tâche de l’institution, structure des communications requises, assignation de statuts et de rôles réglés dans les réseaux sociaux, hiérarchies fonctionnelles, contrôle social. L’institution est un dispositif économique : elle participe à l’en­ semble de la vie économique, elle est soumise à ses normes. En elle, sont investis des capitaux ; elle produit des valeurs, des biens et des services; elle distribue du pouvoir d’achat, réalise des bénéfices ou des pertes. Sa valeur économique est appréciable selon les valeurs que la société attribue à la réalisation de sa tâche : par là s’insinue une part de la valeur allouée à ses sujets. L’institution est organisée dans le cadre juridique qui règle les rap­ ports intra- et inter-institutionnels : les rapports entre les sujets dans l’institution et les rapports de chacun à l’institution sont médiatisés et prescrits par le recours de la Loi contre l’arbitraire! Aucune institution ne peut se maintenir dans son projet sans que soit exercé le pouvoir politique qui en soutient la réalisation12. Le pouvoir politique s’exerce dans l’institution et vers la société à travers les processus d’influence qui rendent possible la prise de décision et les modalités des actions, il règle les rapports de dominance, de rivalité et de soumission dans lesquelles se poursuivent les intérêts de cha­ cun et les buts propres de l’institution. La dimension culturelle de l’institution correspond, pour une part, à ce que l’on a décrit, sur le modèle de la culture d’entreprise, comme la « culture institutionnelle ». Plus proche des perspectives qui nous intéressent, je mettrai l’accent sur les systèmes de représentation et d’interprétation qui organisent la formation du sens dans l’institu­ tion, sur les signifiants partagés en tant qu’ils participent de croyances communes et expriment des valeurs et des normes, et par là contribuent à définir conjointement l’identité de l’institution et les repères identificatoires de ses membres. La réalité psychique de l’institution est en interéférence avec toutes ces dimensions que je viens d’évoquer, et une tâche prioritaire de l’analyse

1. Les travaux de P. Legendre sont ici une référence centrale. 2. Sur les relations de pouvoir et les mécanismes du pouvoir dans les institutions, cf. J. Perrés (1995).

20

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

institutionnelle est de repérer les déplacements qui peuvent s’opérer d’un ordre de réalité vers un autre. J’essaie de décrire la dimension psy­ chique de l’institution de trois points de vue complémentaires. 1. L’institution mobilise des fonctions et des processus psychiques chez ses sujets, elle les canalise, les maîtrise et les dompte : nous pouvons analyser sous cet aspect, par exemple, les mobilisations pulsionnelles et représentationnelles (investissements et contreinvestissement, représentation-but, scénario fantasmatique, identifi­ cations et relations d’objet) en rapport avec la tâche primaire! Ces « mobilisations » ont un effet organisateur de la réalité psychique de/dans l’institution.

2. L’institution accomplit des fonctions psychiques fondamentales, parmi lesquelles celles de proposer des objets partiellement désexualisés à la réalisation dérivée des buts pulsionnels et l’accomplisse­ ment partiellement réalisé des scénarios fantasmatiques. Elle permet aussi la réalisation symbolique des affiliations constitutives des repères identificatoires et de l’appartenance à un ensemble, de la continuité narcissique, et de la participation à des idéaux communs.

3. Enfin, l’institution en tant qu’ensemble impose à ses sujets une exi­ gence de travail psychique sur les formations et les processus psy­ chiques concernés par leur maintien dans le lien institutionnel : dans leurs liens à l’institution comme objet, à ses membres, à ses objets.

4.

Souffrance et psychopathologie

du lien

Je voudrais maintenant présenter quelques aspects de la souffrance et de la psychopathologie du lien en suivant les perspectives ouvertes par la prise en considération des exigences de travail psychique imposées par l’inscription native de la psyché dans l’intersubjectivité et par les modalités de l’appareillage psychique dans le lien institué. Mais tout d’abord une distinction s’impose entre souffrance psy­ chique et formes psychopathologiques de la souffrance. 1. J’ai décrit ces mobilisations dans Fantasme et formation (1973, nouvelle édition 1996) lorsque j’analyse le fantasme « On (dé) forme un enfant », et dans l’Institution et les institutions (1988) à propos des investissements pulsionnels et des emplace­ ments fantasmatiques engagés dans le travail de soin psychique.

Souffrance et psychopathologie des liens institués

21

Souffrance psychique et formes psychopathologiques de la souffrance

La souffrance est l’expérience de déplaisir intense inhérente à la vie même. Elle est coextensive à l'épreuve aussi bien du manque que de l’excès, de l’absence que de la surprésence, de la perte que de la plé­ thore. Elle est une donnée structurale de notre vie psychique, divi­ sée, conflictuelle, d'abord insatisfaite. Elle est sa condition même, dans toute la mesure où elle est l’aiguillon qui nous oblige à trouver, à inventer des voies de satisfaction substitutives à l'accomplissement de nos désirs. Elle est l'effet de notre désir : nous pouvons souhaiter ne plus désirer, dans l'espoir de ne plus souffrir, en désespoir de cause. Elle est aussi recours à l'autre, recherche d’un soin par le lien, avant toute psychothérapie. La souffrance survient dès que sont mises en défaut nos capacités de maintenir la continuité et l’intégrité de notre moi, sitôt que nous reprenons contact avec la détresse primitive, dès que nos identifica­ tions fondamentales sont menacées, lorsque la confiance disparaît. Nous souffrons toujours pour nous-même, et quelquefois pour les objets que nous aimons, selon les rapports variables que nous entre­ tenons avec l’altérité que nous leur reconnaissons. La souffrance pathologique ne se qualifie pas seulement par ses effets de désorganisation et de destruction profondes des fonctions psychiques : pensée, imagination, motricité, perception. La souf­ france pathologique est un empêchement permanent d’aimer, de tra­ vailler, de jouer : elle est toujours associée à une impossibilité d’établir un lien d’amour satisfaisant, c’est-à-dire créateur de vie, avec soi-même et avec les autres. L’intolérance à la souffrance vitale est une souffrance invalidante.

Spécificité de la souffrance dans le lien Toute souffrance du lien ou à cause du lien n'est pas pathologique : il est utile de distinguer entre la souffrance psychique inhérente à la formation, au maintien et à la dissolution de tout lien, et les formes psychopathologiques de cette souffrance. Toute rencontre, tout enga­ gement de lien comporte ces constantes de souffrance : nous souf­ frons la désillusion, l'ambivalence, les intermittences du cœur à

22

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

cause des investissements et des représentations de chacun dans le lien. L’analyse du transfert nous apprend que la formation d'un lien peut avoir pour but et pour fonction l’évitement d'une souffrance, la méconnaissance de son enjeu : tomber amoureux pour éviter une souffrance amoureuse, un deuil.

La psychopathologie des liens intersubjectifs La psychopathologie des liens intersubjectifs a pour objet l'étude et le traitement des dysfonctionnements des liens psychiques entre deux ou plusieurs sujets ; ces dysfonctionnements sont générateurs de troubles psychiques et de souffrance invalidante pour les sujets constituants de ce lien ; elle inclut dans son champ d’investigation la corrélation entre le lien intersubjectif et la formation du sujet. La psychopathologie du lien décrit et interprète des dysfonctionnements spécifiques et une souffrance qui peuvent et doivent être rapportés aux conditions du lien chez ses sujets constituants, et non pas à leurs seules caractéristiques individuelles. La construction de l'objet de la psychopathologie du lien se nourrit donc d’une tension motrice, dont certaines expressions peuvent prendre une allure de paradoxe : - d’une part, il s’agit de constituer une psychopathologie des liens et des ensembles intersubjectifs (couples, groupes, familles, institu­ tions) qui ne ferait pas l’impasse sur la question du sujet considéré dans la singularité de sa structure, de son histoire et de sa dyna­ mique conflictuelle ; - d’autre part, elle ne postule pas nécessairement que les sujets engagés dans de tels liens sont eux-mêmes des sujets malades. Cette psychopathologie dont le lien est le lieu n'est pas, par consé­ quent, une propriété ou un attribut individuel.

Sur quelles bases décrire la psychopathologie du lien ? Dans quelles conditions une configuration de liens devient-elle pathologique, selon quels symptômes, mais surtout quels modèles d’intelligibilité peuvent en rendre compte, tant au niveau des symp­ tômes que des structures et des processus pathogènes ? Sur quelles

Souffrance et psychopathologie des liens institués

23

propositions constituer une psychopathologie des liens : les critères et les catégories nosographiques de la psychopathologie « indivi­ duelle » sont-ils valides tels quels, sans transformation ? Peut-on par­ ler de liens névrotiques, psychotiques, pervers sans abus de langage ? Sur quelles bases décrire une psychopathologie des structures, des fonctions, des processus du lien et des ensembles institués ? Sur ces questions, peu d'éléments de réponse existent parce que les problé­ matiques de ce que l'on appelle la psychopathologie du lien ne sont pas encore suffisamment élaborées.

Des voies sont déjà ouvertes : elles explorent plutôt la pathologie des relations d’objet des sujets dans les trois grandes névroses et dans les organisations symbiotiques, narcissiques, perverses et psychotiques, plutôt que de prendre en considération les configurations psychopa­ thologiques du lien qui, elles, ne sont pas la somme ou la combina­ toire des pathologies individuelles. Nous ne pouvons pas nous contenter d’un simple repérage de la psy­ chopathologie du lien à partir des structures individuelles de la psy­ chopathologie. Notre perspective exige assurément de rapporter la psychopathologie du lien aux conditions dans lesquelles les liens se constituent, se maintiennent et se dissolvent : sur quels investisse­ ments pulsionnels, selon quels fantasmes et quels mécanismes de défense, en mobilisant quels abandons, quels renoncements et quelles identifications, pour quelles parts de bénéfice, en maintenant et en protégeant quels idéaux ? Mais elle insiste surtout sur la prise en considération des formations spécifiques du lien, c'est-à-dire des alliances, des pactes et des contrats; sur l’analyse des systèmes de représentation et d’interprétation communément constitués, des mécanismes de défense conjointement mis en œuvre pour soutenir les défenses individuelles ; elle rend compte des idéaux communs et des dispositifs sacrificiels qui y sont associés.

La proposition selon laquelle la psychopathologie du lien n'implique pas nécessairement une psychopathologie de ses sujets constituants est relativement nouvelle : elle définit un champ de recherche et de pratique qui tiendrait sa spécificité de l'étude des rapports des orga­ nisations intrapsychiques et des formations du lien intersubjectif, précisément au point de nouage de leurs structures et de leurs pro­ cessus, là où se constitue le sujet de l'inconscient. Cette conjonction de plusieurs espaces psychiques a une consistance et une logique qui lui sont propres.

24

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Une théorie psychanalytique du lien vise donc la construction d’une psychologie et d’une psychopathologie pour laquelle la consistance psychique du lien est posée comme principe co-déterminant. Une telle théorie introduit de la complexité dans la représentation du déterminisme psychique en incluant des niveaux de causalité opérant à partir d’espaces psychiques hétérogènes, soumis à des logiques spécifiques (intrapsychique, intersubjective), mais produisant une réalité psychique originale. Elle propose des modèles explicatifs dans lesquels interviennent des concepts qui prennent en considéra­ tion de tels effets de co-détermination, de complexité et d’hétérogé­ néité : par exemple, les alliances inconscientes (pactes dénégatifs, communauté de déni), les contrats narcissiques et les communautés identificatoires, mais aussi les fonctions phoriques (porte-parole, porte-symptôme, porte-idéaux et thanatophores). Un dispositif d’investigation et de traitement de la réalité psychique produite par les liens intersubjectifs s’avère nécessaire. La souf­ france pathologique du lien peut être traitée par diverses méthodes et techniques, dont les applications relèvent de diagnostics spécifiant la nature de la souffrance invalidante, ses niveaux d’organisation, ses fonctions dans le lien et les bénéfices de diverses natures qu’en reti­ rent ses sujets. Une thérapie de couple, une thérapie conjointe mère/enfant, une thérapie de la famille ou une psychothérapie de groupe sont des indications différentes pour des diagnostics et des pronostics différentiels.

Quelques indicateurs de la souffrance institutionnelle Il existe des indicateurs de la souffrance psychique institutionnelle : nous pouvons les déduire de l’écoute des membres de l’institution, mais aussi à partir de conduites institutionnelles symptomatiques. La paralysie et la sidération ne sont pas des critères univoques : l’agitation et l’activisme sont tout aussi bien des effets de défenses massives. Meltzer a souligné que l’investissement de la sensorialité chez l’autiste était une mesure pour ne pas penser : dans l’institution, l’activisme, l’investissement dans les tâches secondaires ou dans la bureaucratie sont des mesures équivalentes. Ces symptômes ne témoignent pas seulement de l’absence d’espace pour penser, ils contribuent à maintenir la pensée hors d’usage. On peut inférer de

Souffrance et psychopathologie des liens institués

25

telles conduites la défaillance ou la destruction de dispositifs de contention et de transformation des anxiétés primitives. Les mécanismes de projection massive visent à se débarrasser dans l’espace interne de l'institution, sur certains sujets ou à l’extérieur, d'un objet dangereux, incontenable, considéré comme la cause d'une souffrance intolérable. Les identifications projectives massives visent un contrôle draconien et omnipotent des objets persécuteurs, de telle sorte que l’autre se comporte exactement comme l’exige le sujet qui utilise ce mécanisme de défense : avec la régression para­ noïde. l'attaque envieuse contre les liens et les identifications aux objets attaqués ou aux attaquants, elles constituent les manifestations les plus courantes de la souffrance pathologique aiguë dans les ins­ titutions. À défaut de ces mécanismes de défense archaïques, le rejet (la forclusion) et le déni en commun impliquent des opérations de clivage du moi et de l'objet. De telles mesures entraînent des confusions entre les limites du moi et ses prolongements dans les différents espaces du lien intersubjec­ tif et institutionnel. Elles peuvent être à l'origine d’actions violentes et conjointes sur des objets victimisés, parmi lesquels certains jouent leur position masochiste fondamentale, appelant ainsi les complé­ ments sadiques omnipotents dans le cercle de la scène fantasmatique de base. L’ensemble de ces troubles entretient nécessairement une méconnaissance défensive de la souffrance de l'autre (patients, édu­ cateurs, soignants...), cette méconnaissance formant à la fois le motif d’une alliance inconsciente et le renforcement de la souffrance pathologique.

Quelques sources de la souffrance institutionnelle

J'ai déjà abordé la question de la réalité psychique et de la souf­ france dans les institutions12. Je relevais trois principales sources de souffrance, toujours intriquées dans la plainte ou dans la désignation

1. Sur la paranogenèse et la régression paranoïde dans les institutions, lire le chapitre de O. Kemberg dans cet ouvrage. 2. Dans le chapitre qui porte ce titre dans l'ouvrage, L’Institution et les institutions, Paris, Dunod, 1987 (R. Kaës, J. Bleger, E. Enriquez, F. Fornari, P. Fustier, R. Roussillon, J.-P. Vidal), p. 35-46.

26

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

de la cause : l’une est inhérente au fait institutionnel lui-même; l’autre à telle institution particulière, à sa structure sociale et à sa structure inconsciente propre; la troisième à la configuration psy­ chique du sujet singulier.. Cette intrication de plusieurs sources de souffrance dans l’institution fait précisément l’objet de l’analyse de ce qui est globalement dési­ gné comme souffrance « institutionnelle ». Cette désignation conduit à se demander qui est le sujet de la souffrance institutionnelle. Postuler l’institution comme sujet de la souffrance ne peut s’en­ tendre que comme effet d’un discours dans lequel opèrent des dépla­ cements, des condensations et des renversements entre l’élément et l’ensemble, entre la partie et le tout. L’institution, objet psychique commun, à proprement parler, ne souffre pas. Ce que nous devons nous approprier, c’est Je et Nous en tant que nous souffrons de notre rapport à l’institution, dans ce rapport. Je soulignais que nous souffrons du fait institutionnel lui-même, en raison des contrats, pactes et accords, inconscients ou non, qui nous lient réciproquement, dans une relation asymétrique, inégale, où s’exerce nécessairement la violence, où s’éprouve nécessairement l’écart entre, d’un côté, les exigences restrictives et les sacrifices ou les abandons des intérêts du Moi, et d’un autre les bénéfices escomp­ tés. Je précisais que nous souffrons aussi de ne pas comprendre la cause, l’objet, le sens et le sujet même de la souffrance que nous éprouvons dans l’institution. Ce trait spécifique de la souffrance institutionnelle correspond à l’in­ différenciation foncière des espaces psychiques : j’analysais alors cette souffrance de l’inextricable comme la caractéristique fonda­ mentale de la pathologie institutionnelle. Une seconde manifestation de souffrance m’apparaissait, associée à un trouble de la fondation et de la Jonction instituante. Je rapportais la plupart de ces troubles aux défaillances des formations contrac­ tuelles impliquées dans la fonction instituante : il y a trop ou pas assez d’institutions, ou encore l’institution est inappropriée à sa fonction, par inadéquation entre sa structure et celle de la tâche pri­ maire. Je soulignais qu’une autre source constante de souffrance est associée aux troubles de la constitution de l’illusion fondatrice et aux défauts du désillusionnement. J’analysais ensuite les formes de souffrance associée aux entraves à la réalisation de la tâche primaire. Dans sa tâche primaire (soigner,

Souffrance et psychopathologie des liens institués

27

former, produire, vendre...), l’institution fonde sa raison d’être, sa finalité, la raison du lien qu’elle établit avec ses sujets : sans son accomplissement elle ne peut survivre. Toutefois, la tâche primaire n’est pas constamment, ni de manière principale, celle à laquelle s’adonnent les membres de l’institution, et il en résulte quelque motif de souffrance. Pour finir j’examinais la souffrance associée à P instauration et au maintien de l’espace psychique dans l’institution. L’espace psy­ chique s’amenuise avec la prévalence de l’institué sur l’instituant, avec le développement bureaucratique de l’organisation contre le processus, avec la suprématie des formations narcissiques, répres­ sives, dénégatrices et défensives qui prédominent dans l’institution.

5. Illustration clinique

Je voudrais développer quelques-unes de ces propositions en prenant pour fil directeur certaines de mes propositions antérieures sur les exigences de travail psychique imposées à la psyché en raison de sa corrélation nécessaire avec l’intersubjectivité. Il sera ainsi question de la souffrance et psychopathologie de la représentation de l’origine, de la souffrance et psychopathologie du narcissisme, des mécanismes de défenses constitués en commun par les sujets d’un lien, de la souffrance et des formes psychopatholo­ giques associées aux troubles de l’identification et de la formation du sens.

Souffrance et psychopathologie de la représentation de l’origine

Observation Il s’agit d’une équipe de soignants dans un hôpital du jour fonction­ nant comme unité de soins psychiatriques destinés à des adultes. J’ai assuré pendant plusieurs années une écoute de ces soignants, les assistant dans le travail d’élaboration de leur pratique. La séquence que je rapporte se situe après quelques années de fonc­ tionnement, au moment où l’équipe s’éprouve angoissée devant

28

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

l’échéance d’une redéfinition de son projet thérapeutique. Les résul­ tats semblent être positifs, mais depuis plusieurs mois rien ne va plus, les crises ont succédé aux crises, sans que leur ressort puisse être pensé : tout se passe comme si personne n’avait prise sur rien.

Pendant plusieurs mois, une violente revendication contre le méde­ cin-chef s’était nourrie de tous les motifs utilisables, son autorité était contestée et renforcée par l'idéalisation constante dont elle était l'objet, en même temps que des pans entiers de la vie quotidienne semblaient être retournés à une sorte d'anarchie dans les rapports entre les soignants : ils se disputaient la « propriété » des soignés, chacun revendiquait la suprématie de sa capacité thérapeutique, dis­ créditant tous les autres. Puis, durant la période qui précède la séance qui retiendra notre attention, les soignants manifestent un profond abattement, une apathie ou une stupeur auxquelles succèdent des moments d'activisme intense. Les reproches adressés au médecinchef changent d'objet et de tonalité : il s'accaparerait tous les malades et tous les résultats positifs devraient lui. être attribués. Tous disent se sentir très mal dans leur peau et dans leurs rapports, sou­ vent hargneux, avec les malades et entre eux : plusieurs soignants ont envie de partir, leur travail les dégoûte.

La séance commence, comme souvent depuis des mois, par un long et pesant silence ; chacun regarde les autres furtivement et plonge la tête vers le dedans, vers « le vide de leur pensée » diront certains. Un infirmier demande, très agressif, si l'on va continuer à dormir ainsi, alors que les malades souffrent. « Pourquoi continuer » commente le psychomotricien, dans un mouvement dépressif qui le tient depuis quelques séances, « nous ne sommes plus dans un hôpital de jour, mais de nuit, dormir c'est le régime journalier depuis plus de quinze jours, tout le monde dort, comme chez les chroniques ». « Il y a trop de malades, vraiment trop, se plaint un infirmier, et il y en a quelques-uns qui feraient bien de disparaître ! » La violence de ce vœu de mort, qui vise aussi bien le médecin-chef que les malades, renforce le silence, on se recroqueville dans sa bulle. Je fais remarquer que depuis quelque temps il y a eu des absences fréquentes aux séances : « Oui, dit l'infirmier qui s'était manifesté soucieux de l'intérêt des malades, il y a eu des lâchages chez les soignants : des collègues, sur lesquels on ne peut pas comp­ ter, qui disparaissent vraiment sous différents prétextes, et il y en a d'autres qui s'esquivent au point que les malades en sont nerveux. »

Souffrance et psychopathologie des liens institués

29

Plusieurs rapportent que la veille encore, l’un d’entre eux a giflé une soignante. Je demande ce qui s'est alors passé dans l’équipe : « Contrairement à la règle habituellement appliquée, l’acting n'a pas été sanctionné, il n’y a pas eu d’exclusion temporaire de l'agres­ seur. » Pourquoi cette dérogation ? « Personne n'est intervenu, on se sentait vraiment mal, paralysés, en tout cas pas protégés et vague­ ment coupables de ce qui venait d’arriver. » Plus tard, ils diront qu'ils n’ont pas pu faire autrement que de laisser faire.

Le silence se rétablit et le marasme se prolonge; certains quittent temporairement la salle, sans rien dire : je fais remarquer les départs, je rappelle les « disparitions » évoquées, l’acting, le silence, les silences, les vœux de mort. Quelques-uns disent être soulagés que je dise quelque chose à propos des disparitions, mais ils constatent qu’ils n’ont pas davantage de pensée à leur sujet, que c'est le vide ; en outre, de quoi leur parlé-je quand j'évoque les « vœux de mort » ? Je renonce à expliciter et je demande si une autre scène qui aurait pu retenir leur attention, ou qui leur reviendrait à l'esprit en ce moment, éclairerait ce qui se passe en ce moment même, avec les sorties hors de la salle, et peut-être ce qui s’est passé avec la gifle ? Aussitôt revient, avec un certain effet de surprise, un épisode qui avait été oublié de plusieurs d’entre eux : trois semaines auparavant, une sorte de cérémonie de fiançailles, entre une malade qui fait un peu la loi et un patient très soumis, a été organisée par les malades, avec l’accord de certains soignants : ils en avaient accepté le prin­ cipe mais à la condition qu'il s’agisse d’un jeu. Chacun souligne le côté très spectaculaire de la « cérémonie », mais aussi le fait que le jeu n’en était pas tout à fait un, puisque les deux intéressés ont d’em­ blée confirmé leur intention de « se mettre ensemble ». Il s'en est suivi du trouble et de l'excitation, et la cérémonie s’est transformée en un mélange inquiétant de caresses et de coups entre les deux « fiancés ». Puis soudain la fiancée a disparu, et on l’a cherché pen­ dant une bonne partie de la journée. Après quoi, il ne fut plus ques­ tion de ce qui s’est passé ce jour-là. Je note qu'il est bien question d'une disparition, et qu'il s’agit de la fiancée. Est-ce que cela leur dirait quelque chose ? Les participants reviennent sur le début de la séance : les disparitions souhaitées concernant certains malades, la pensée que le chef de service serait peut-être absent à cette séance, les disparitions agies au cours de la séance.

30

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Un infirmier dit alors que la disparition de la fiancée lui rappelle la disparition violente du couple qui avait été à l'origine de l'institu­ tion : l’homme était mort dans un accident peu de temps avant la création de l'hôpital, et la femme, qui avait été choisie par le fonda­ teur, était partie dès l’ouverture de l'unité de soin, sans donner de raisons, et personne n’avait plus eu de nouvelles pendant longtemps. Ces deux « disparitions » avaient été passées sous silence depuis ; les plus jeunes n'en savaient rien.

Le retour de ces fantômes, conjoint à leurs fantasmes de morts sur le médecin-chef et sur les malades (ses objets enviés), va encore dépri­ mer les soignants pendant quelque temps. Le travail d'élaboration suivra à peu près le parcours suivant : je leur dis que s'il est probable que les malades souffrent du désengagement des soignants, de leurs diverses façons de disparaître, les soignants ne souffrent pas moins que les malades. Voilà ce qui d’abord devait être reconnu. Les injonctions surmoïques à se « réveiller » n'avaient pas d’autre effet que de renforcer leur apathie, c'est-à-dire leur protection contre la souffrance. Mais il fallait aussi reconnaître leur besoin de repli dans le sommeil, évocateur pour certains, après coup, du dernier sommeil du fondateur et du silence « froid » de la co-fondatrice. Ceci dit et entendu, il sera possible de parler des deux scènes que les soignants ont laissé se développer : celle de la gifle, celle des fian­ çailles. La plupart d'entre eux diront leur fascination devant ces scènes, leur stupéfaction devant la disparition, la paralysie de leur pensée. Je leur proposerai que l’intérêt de chacun, du moins de plu­ sieurs, était peut-être de laisser se déployer, à leur insu, une certaine masse de signification quant à une scène pour eux angoissante mais fascinante, c’est-à-dire attirante et répulsive, et de mettre simultané­ ment en place, par les défenses inertes, des dispositifs d'occultation du sens. Tous diront s'être sentis inexplicablement retenus de sanc­ tionner la gifle, et de la même manière empêchés de décoller le jeu de la valeur rituelle que la cérémonie était en train de prendre réel­ lement : tout s’était passé comme s'ils avaient attendu une attaque, peut-être la sanction d’une vraie/fausse promesse de mariage, dont ils étaient les témoins et les destinataires.

Cette transformation de la scène de la fondation, figée dans le silence longtemps retenu sur une origine frappée de mort et de disparition, en un scénario porteur du sens de leur désarroi profond, de leur incertitude d'avoir été désirés, rendait maintenant intelligible leur

Souffrance et psychopathologie des liens institués

31

conduite au moment de redéfinir le projet fondateur : ils avaient laissé se mettre en scène l’énigme de l’origine effacée pour en pré­ disposer les repérages du sens. C’est la proximité, avec le sens inac­ ceptable qui les plongeait dans le marasme et la confusion. L’analyse put être conduite sur ce que les malades agissaient ainsi dans l’équipe des soignants, en certains d’entre eux plus précisé­ ment. Assurément, chacun prenait part à ces acting pour le bénéfice qu’il en retirait pour son propre compte, tout comme les soignants les laissaient se développer, chacun y trouvant son intérêt, associé à celui des autres. Toutefois une idée permit de préciser la portée de cette alliance, une fois qu’elle fût devenue suffisamment précons­ ciente : ce que les malades agissaient pour leur propre compte était aussi destiné à faire appel de sens chez les soignants. Cette idée per­ mit de comprendre pourquoi ceux-ci résistaient à entendre les malades : les seconds attendaient des premiers qu’ils s’engagent de nouveau dans le contrat de soin qui les « fiançait » ensemble. Il fal­ lait de tous côtés comprendre ce qui avait mis en péril la « confiance ». Ce moment de travail avec l’équipe se prolongea sur ce nœud de pro­ blèmes pendant encore quelques mois. Au cours de ce travail, l’ana­ lyse de leurs transferts sur moi permit de dégager ce qui soutenait leur violence contre le médecin-chef, substitut usurpateur du couple des origines. Il s’agissait bien de revenir à ce moment où l’acte de fondation s’était en quelque sorte dé-symbolisé et s’était retrouvé pris dans la répétition de la scène meurtrière des origines : ce qui rendait incompréhensibles les jeux de toute cette phase de violence anarchisante, dans la mesure où se condensaient le désir de mort de l’usurpateur, mais aussi de toute figure de père, et la recherche désespérée d’un totem capable de rétablir l’ordre symbolique et le pacte des frères. Ce n’est qu’au terme de cette analyse que put se dévoiler ce qui demeurait insu de leur demande initiale à mon égard : je devais refonder l’institution et demeurer avec eux pour l’éternité. Après quoi, nous pûmes nous séparer.

Éléments d’analyse Quelles exigences de travail psychique font ici défaut et entraînent souffrances et, pour quelques-uns, troubles psychiques invalidants chez les sujets constituants de cette institution, soignants et soignés ?

32

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Elles peuvent être rassemblées en première approximation dans le défaut du travail de la représentation-interprétation de l'origine : la remise en œuvre du projet thérapeutique bute sur la puissance de mort qui avait marqué la naissance de l'institution, sur le passé sous silence maintenu par les premiers soignants, et qui revient dans la scène de l'institution, en quête de sens. Laisser se former une représentation tolérable de l'origine c'est lais­ ser se représenter chacun dans cet appareillage premier dont il est partie prenante, dont il tient ses repères identificatoires. La souf­ france narcissique des soignants trouve dans cette défaillance son point de fuite infini : leur narcissisme ne peut s'étayer sur les « rêves de désirs irréalisés » (Freud, 1914) des fondateurs, qui ont brutale­ ment déserté l'espace où ils avaient à se constituer pour être recon­ nus et se reconnaître membres de l'institution, partie prenante d'un contrat qui soutiendrait leur projet. J'ai souligné les mouvements de retour anarchisant vers la horde, sous l’empire de la répétition du meurtre du Père des origines par l'usurpateur que figurait le médecin-chef et en qui se projetait le même désir chez les soignants. Ici encore fait défaut l'activité symboligène minimale qui rendrait possible la mutation de la horde en groupe-institution, le passage nature/culture. Cette activité minimale est l'exigence interprétative de l’originaire : à partir de là, ce qui est inclus dans le cadre fondateur peut advenir à la symbolisation1. C'est le préalable de toutes les autres fonctions psychiques de contenance et de transiiionalisation. Je reviendrai à la clinique de cette institution après un détour par l’analyse d'une autre situation clinique.

Alliances inconscientes et transmission du refoulement originaire

Observation J’extrais cette analyse de la pratique des « séminaires de formation », plus exactement des dispositifs psychanalytiques agencés en vue de ]. Sur l'infrastructure imaginaire des insiiiuiions, se reporter à l'étude de P. Fustier (1988) qui montre sur quelles représentations imagoïques et fantasmatiques se sont formées les institutions de « l'enfance inadaptée ».

Souffrance et psychopathologie des liens institués

33

l’expérience de l'inconscient dans une situation de groupe. Il me faut d’abord décrire brièvement ce dispositif. Il comporte une série de configurations de liens : à l'origine, des psychanalystes membres d’une association à but non lucratif (une configuration de liens ins­ titués dans une institution) proposent une telle expérience à des par­ ticipants inscrits à ce séminaire. Les participants vont engager et établir des liens, pour certains dans le projet de faire groupe, - des liens transitoires dont le motif et la teneur sont à comprendre dans le transfert. Les dispositifs mis en place sont des groupes restreints et des groupes larges : les premiers sont conduits par un ou deux psy­ chanalystes, les seconds par l’ensemble des analystes formant équipe, et donc soumis aux processus de groupe et de liens institués. De tels dispositifs offrent plusieurs sortes d’intérêt : ils rendent pos­ sible une observation des processus psychiques à l’œuvre dans les tentatives d’institutionnalisation des liens transitoires et, pour ce qui concerne notre propos, une mise à l’épreuve quasi expérimentale des hypothèses sur les défaillances du travail psychique dans les liens intersubjectifs. La notion principale que je souhaite introduire est que ce qui est refoulé ou dénié chez les psychanalystes se transmet et se représente dans le groupe des participants et l'organise symétriquement : ce qui n’est pas analysé et demeure refoulé, ou dénié, fait l’objet d’une alliance inconsciente pour que les sujets d’un lien soient assurés de ne rien savoir de leurs propres désirs. Cet exemple fournira, en outre, quelques données pour mettre à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle le refoulement originaire serait transmis par la voie des identifications archaïques. D. Anzieu (1972), A. Missenard (1972) et moi-même (1972, 1976b) avons exposé et commenté ce cas, dont je rappellerai brièvement la trame et l’interprétation. Au cours d’un séminaire de formation d’une durée d’une semaine, l’équipe des psychanalystes dont je fais partie a décidé de se réunir chaque soir pour faire le point sur les processus psychiques à l’œuvre dans le séminaire, dans les divers groupes et en son sein même. Nos séances se trouvent assez fréquemment introduites par des récits de rêves faits la nuit précédente par l’un ou l’autre d’entre nous. Un désaccord assez vif s’établit dès le premier soir dans notre groupe au sujet de la conduite des séances dites « plénières », qui rassemblent une fois par jour l’ensemble des participants : celui qui

34

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

faisait figure centrale dans le séminaire nous proposait que les séances plénières soient conduites par un couple de psychanalystes. Vite enterré, ce désaccord qui avait fait redouter un risque d’éclate­ ment à l’intérieur de l’équipe s’était transformé en accord tacite pour maintenir jusqu’à la fin du séminaire l’efficacité et l’unité de l’équipe. Notre accord était conscient, son enjeu ne l’était pas. Le quatrième soir, celui qui avait été à l’origine du désaccord rap­ porte, mais avec réticence, un rêve où un homme hésite entre deux femmes. Le récit du rêve fait l’effet d’une bombe : sidération, panique et colère se suivent. Vite et unanimement interprété, le rêve est entendu comme exprimant un désir d’infidélité du rêveur par rap­ port à l’équipe, et donc une menace à l’égard de l’unité et de la cohé­ sion de celle-ci. La séance est rapidement levée. Sous divers prétextes, les réunions de travail de l’équipe sont suspendues durant les jours qui suivent. Lors de la dernière séance plénière du sémi­ naire, la plupart des psychanalystes s’assoient les uns à côté des autres. Les participants témoignent eux aussi de leur besoin de proximité les uns par rapport aux autres. A. Missenard notera, après coup, que tout se passe « comme s’ils devaient rester collés, pour rendre impossible une prise de distance, afin de constituer ensemble une masse unique dont aucun ne se détacherait. Les échanges y sont rares, l’angoisse est latente, le climat pesant. Les interventions des analystes en séance ne modifient pas ce fonctionnement figé. » Un participant a alors la fantaisie de les imaginer « embrochés sur une même tige ». A cette représentation s’associent les images de sou­ dure et d’agglutinement. Les interprétations proposées, elles aussi après coup, par D. Anzieu (op. cit.) ont mis l’accent sur la menace de scission et de clivage qui planait sur l’équipe, sur les mécanismes de défense contre cette menace : s’agglutiner, c’était se montrer aux uns et aux autres et devant les participants, unis, soudés, c’était démentir le désaccord sur le lieu même, la réunion plénière, qui en était l’objet. D. Anzieu relève que la fantaisie de l’embrochement fut entendue en son double sens par les psychanalystes : « La plupart reconnurent en silence que leur disposition spatiale n’était pas due au seul hasard et que la crainte d’une rupture de leur groupe les figeait depuis plu­ sieurs jours. » Au fantasme d’éclatement s’était donc substitué un renforcement de la cohésion, sinon une « soudure » des psychana­ lystes collés, voire embrochés les uns aux autres. En séance, ils ten-

Souffrance et psychopathologie des liens institués

35

taient de resserrer inconsciemment en bloc compact les liens qui les unissaient, parce que se dressait une menace imaginaire de scission au sein de leur équipe. A cela, les participants avaient réagi par les symptômes indiqués plus haut. La reconnaissance de cette mise en scène de nos désirs d'union et de nos craintes de séparation rendit alors possible l'interprétation de la menace qui planait sur l’équipe des psychanalystes depuis le premier jour. L’écoute psychanalytique se rétablit du même coup, l’angoisse des participants put être entendue et plusieurs interprétations don­ nées avant la séparation finale1. A. Missenard a souligné de son côté ce que le groupe large reproduit en miroir : la problématique inconsciente de l'équipe des psychana­ lystes, au moment considéré. Il en a proposé une formulation de por­ tée générale : « Un groupe s’unifie par le reflet qu’il donne au psychanalyste de l'inconscient de ce dernier, ou de sa problématique du moment. » Cette problématique transmise aux participants « est peut-être celle de messages non verbaux que les analystes émettent, à leur insu, que les participants reçoivent, et sur lesquels ils se modè­ lent »2. J’ai insisté sur une perspective qui prend davantage en compte l’ob­ jet du désaccord entre les analystes vis-à-vis de la conduite des séances plénières, le fantasme qui le sous-tend et l'alliance qu'ils12

1. D. Anzieu note que la fantasmatique prédominante à ce moment-là chez la plupart des participants s’articulait avec notre attitude défensive. « L'angoisse de la fin du séminaire, du retour à la vie habituelle et de l’affrontement à une réalité extérieure inchangée était, à ce moment-là, massive : deux métaphores faisaient fortune dans les associations en séance plénière, celle des hérissons qui se font écraser en traversant les routes, celle des zoopsychologues qui enferment les animaux dans des boîtes pour les soumettre à toutes sortes d'expérimentations. » (Anzieu, 1972, p. 178.) 2. A. Missenard précise : « Si les interprétations apportées permettent de briser ce miroir, le groupe peut dépasser ce moment, qui devient alors une étape parmi d'autres de son histoire. La condition en est que le contre-transfert, le désir incons­ cient du ou des moniteurs soit suffisamment élucidé. Ici, comme ailleurs, le transfert est aussi réponse au désir de l'analyste et ne peut être perçu hors d'un dévoilement de ce dernier. Si, par contre, le dévoilement n'est pas accompli, alors s'installe dans la durée un jeu de miroirs fascinant où chacun se retrouve et se perd en même temps. Le moniteur se perd dans l'image de son désir inconscient que le groupe lui apporte et dans lequel il se mire. Les participants sont trop heureux de lui donner un objet qui soit pour lui et pour eux un objet spéculaire de satisfaction mutuelle, une sorte de miroir à double face en somme. » (Missenard, 1972.)

36

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

concluent pour s'en protéger mutuellement. Proposer de mettre en place un couple au lieu de celui qui affronte habituellement le groupe large, c’était mobiliser chez chacun un ensemble de repré­ sentations angoissantes sans que le groupe puisse les traiter, parce qu’il se sentait alors abandonné par son leader et confronté à des angoisses de diverse nature. Pour une part nous étions confrontés à des angoisses de nature psy­ chotique, dans la mesure où elles étaient liées à des représentations de morcellement et de démembrement : la situation de groupe, et notamment celle de groupe large, les actualise toujours. Pour une autre part, puisque celui qui s’était mis avec notre accord en place de père se retirait, nous étions paralysés par des fantasmes associés à l’imago maternelle archaïque, dans la mesure où nous devions nous partager le groupe large dans une intense rivalité fraternelle. Le rêve du protagoniste en manifeste l’enjeu et, du même coup, l’or­ ganisateur ou l’embrayeur de la division dans le groupe des ana­ lystes devient plus clair : le désir d’être aimé de lui, unifié par lui révèle la nature du lien homosexuel qui soude l'équipe. Je suppose que le déni du désaccord et le pacte dénégatif qui en résulte portent sur le rejet de ces représentations. Le rêve dont le récit est fait à l’équipe placée en position de destina­ taire est celui d’un choix entre deux femmes : dans le rêve le rêveur coïte derrière un rideau avec l’une des deux femmes (elle sera asso­ ciée au groupe large, à la mère commune), l’autre étant la mariée s’apprêtant pour la cérémonie et délaissée, comme s’éprouve l’équipe, assignée et s’assignant à la place du témoin. Le rêve ne reçoit pas d’associations après son récit, il sidère et suscite des reproches d’infidélité et des sentiments de colère et d’abandon1. Ce n’est que lors de la dernière séance que les analystes font revenir dans l'espace du grand groupe la scène fantasmatique sur laquelle se figurent à la fois leur désir et leur défense inconscients. L’embrochement fusionnel est la mise en scène d’une représentation imagi-

1. Je pense que le rêve a aussi actualisé un débat profond qui nous traversait avec intensité à cette époque : le choix entre la psychanalyse de divan et le travail psy­ chanalytique en situation de groupe suscitait à cette époque chez plusieurs parmi nous des angoisses qui ont pu les conduire à abandonner cette pratique de psychana­ lyse « transgressive » (selon l’expression de G. Rosolato, 1980).

Souffrance et psychopathologie des liens institués

37

naire à fonction unifiante, narcissique et identificatoire. Leur sou­ dure, en les liant, cache la disjonction et la faille. Entre les membres soudés du corps groupal se trouvent reconstituées l’intégrité phal­ lique et l’unité homosexuelle primaire. L’homosexualité vient ici comme défense contre l’imago maternelle prégénitale et comme les affects de haine liées à la jalousie fraternelle. Dans une telle alliance collusive, tous les membres sont interchan­ geables, identiques, permutables : seul compte le maintien de l’inté­ grité du corps-phallus. L’alliance soudée dans le corps groupal est scellée par un pacte dénégatif, elle assure l’unification vitale d’un moi très primitif, la défense contre les angoisses psychotiques d’anéantissement (d’où le silence de mort), de morcellement (l’écla­ tement, la dissection) et de dévoration (le sadisme oral de la broche). Dans cette alliance, l’appui sur le petit groupe de semblables consti­ tue, comme à la période de latence, un recours homosexuel contre la problématique génitale et œdipienne. Le rêve a été la figuration demeurée en défaut de reprise par le préconscient, à la fois de l’émergence œdipienne d’un fantasme de scène primitive et d’une formation défensive contre les angoisses de morcellement. L’embrochement réalise l’unification de ces deux scènes en une seule. Les participants du groupe large ont été assignés à leur tour à la place du témoin dans ce fantasme de scène primitive ; ils y ont été constitués pour subir ce que les analystes n’ont pas été en mesure d’élaborer. Ce sont ces deux mouvements qui leur ont été transmis.

Éléments danalyse Cet exemple apporte de nouvelles perspectives sur la genèse des pathologies du lien. Il confirme une proposition générale : le lien intersubjectif s’organise sur une série d’opérations de refoulement, de déni ou de rejet. L’analyse de ces opérations défensives, qui sont ici induites par les analystes, nous permet de suivre les effets de ce refoulé-dénié dans les vicissitudes du processus associatif et dans les avatars des transferts, dans la levée du refoulement et dans les voies de l’interprétation. Les modalités du maintien dans l’inconscient des contenus rejetés ou refoulés caractérisent les alliances inconscientes : les alliances incons­ cientes sont par fonction et par structure inconscientes, elles sont

38

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

destinées à demeurer inconscientes et à produire de l'inconscient. L'inconscient est maintenu comme tel par l'économie conjointe du refoulement exercé, dans le même sens, et pour le bénéfice de cha­ cun, par les sujets d'un couple, d'une famille, d'un groupe ou d'une institution^ Dans l'exemple de l'hôpital de jour, tous les membres permanents de l'institution, ceux de « l'origine » comme ceux qui viennent ensuite, sont liés entre eux par une alliance de ce type. Ce sont les enjeux inconscients de cette alliance qui reviennent sur la scène de l'insti­ tution, dans les actes des malades et des soignants, et ce sont les malades qui proposent des essais de figuration de ces enjeux. Mais l'ensemble de ces signes n'est déchiffrable que dans le groupe d'écoute, à travers les effets de transfert qui s'y produisent et par l'activité interprétative qui peut les déiirr. Ces effets et son produit, le pacte dénégatif, sont éclairés par l'analyse du séminaire : ce qui est maintenu dénié et refoulé par les analystes, ici en position de fon­ dateurs de l'institution dans laquelle s'organise le séminaire, acquiert les caractéristiques de contenus du refoulé originaire des participants et fonctionne comme tel. Par là s'ouvrent des perspec­ tives sur la formation et la transmission de l'origine et des signifiants énigmatiques (ou archaïques) dans les groupes, les familles et les institutions. Je rejoins sur ce point à la formulation d'A. Missenard lorsqu'il écrit que le groupe large reproduit en miroir la problématique incons­ ciente de l'équipe des psychanalystes. On pourrait recourir à cet exemple pour illustrer comment un lien peut se pérenniser pour maintenir la méconnaissance des enjeux inconscients originaires dans lesquels sont tenus ses sujets. La pathologie qui en dérive est celle du non-travail psychique exigé pour faire lien institué12. Dans

1. J'ai développé ces propositions dans Le Groupe et le sujet du groupe (1993). Sur les fonctions co-refoulantes et plus généralement co-défensives constitutives de l'in­ conscient, mon hypothèse de base est la suivante : dans tout lien, l'inconscient s'ins­ crit et se dit plusieurs fois, dans plusieurs registres et dans plusieurs langages, dans celui de chaque sujet et dans celui du lien lui-même. Le corollaire de cette hypothèse est que l'inconscient de chaque sujet porte trace, dans sa structure et dans ses conte­ nus, de l'inconscient d'un autre, et plus précisément, de plus d'un autre. 2. Dans La Parole et le lien (1994) je propose plusieurs exemples qui montrent d'autres fonctions du pacte dénégatif, notamment sa fonction défensive contre le retour du traumatisme.

Souffrance et psychopathologie des liens institués

39

l'exemple du séminaire, l'exigence de travail sur ces enjeux est celle que rend nécessaire la fin du séminaire pour que soit possible la séparation; dans l'exemple de l'hôpital de jour, cette exigence est commandée par l'échéance du renouvellement du projet thérapeu­ tique, c'est-à-dire par l'engagement dans une nouvelle alliance sociale.

Souffrance et psychopathologie du narcissisme dans les institutions

Observation Je suis sollicité d'intervenir dans une institution psychiatrique tradi­ tionnelle, dans un service qui gère par ailleurs une unité de soin pilote hors de l'hôpital. Le médecin-chef souhaite que plusieurs infirmiers rejoignent cette unité de soin, objet de tous ses soins. La plupart ont toujours refusé cette proposition sans que l'objet du refus soit précisé : l'administration menace d'intervenir pour effectuer des mutations, les relations se détériorent avec l'interne, accusé de per­ turber le service par ses initiatives incohérentes, et avec les malades qui sont devenus particulièrement agités. Des malades sont agressés par des infirmiers, et d'autres ne leur dispensent plus leurs soins régulièrement. Lorsque s'accroît l'absentéisme des infirmiers à diverses réunions, qu'un malade est mis en danger et que des menaces de sanction sont proférées à leur encontre, d'un commun accord une consultation m'est demandée. Je propose quelques séances pour entendre ce qui a motivé leur demande à mon égard. Chacun se met à parler de ce dont il souffre. Le médecin-chef dit qu'il ne comprend pas que les infirmiers ne « sautent pas sur l'expérience exceptionnelle » qui s'offre à eux, qu'il leur offre. Son discours est soutenu par un idéal d'innovation thérapeutique et de rupture avec l'ancien asile. Il insiste sur le travail de proximité avec les malades de l'unité de soin pilote. « Il faut rompre avec les traditions de l'ancien asile, leur a-t-il expliqué fré­ quemment : dans les structures traditionnelles la recherche de l'ordre, de la propreté et de la discipline, la spécialisation et l'étan­ chéité des activités avaient essentiellement pour fonction de protéger les soignants de la relation avec le malade. Il leur sera demandé de

40

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

sortir de la protection qui fournit l’équipe, pour participer “à mains nues” à une vie proche de celle des malades. » Je suis d’abord étonné de ce que la plupart des infirmiers semblent approuver le médecinchef. Mais lorsqu’il est question de leur refus de participer à ce pro­ jet, rien ne peut être dit qu’une inquiétude énorme vis-à-vis de leur propre santé mentale. Ils se sentent mis en avant, flattés, mais non entendus. Puis ils disent que jamais il n’a été question de débattre de leurs compétences pour « réaliser le grand projet du chef ». Or presque tous se sentent menacés s’ils doivent être enrôlés dans ce projet grandiose : d’ailleurs, certains de leurs collègues, dans l’unité de soin, ont déjà craqué. Il est clair que nous n’avons pas affaire à un banal problème de com­ munication : plus le médecin-chef explicite son projet, plus il sou­ lève simultanément l’intérêt le plus grand et la réticence la plus vive - en raison même de ce que cet intérêt recouvre. Plus il insiste, plus les infirmiers se rebellent et plus l’administration les menace. Plus ils se rebellent en refusant d’être les agents de l’idéal du médecinchef, plus celui-ci les dévalorise et finalement les attaque : ils sont trop décevants/ils ne tiennent pas « ses » promesses, les promesses de son idéaP. Sur quoi insiste le médecin-chef? Son désir est que son idéal théra­ peutique fonctionne comme l’idéal du moi du groupe, qu’il remplace celui des infirmiers. Or cet idéal, au lieu de leur apporter un surplus de satisfaction narcissique, les menace : l’idéal thérapeutique qui leur est proposé leur impose en fait d’aller à la rencontre du fou, sans protection. Cette exigence réveille leurs angoisses primaires et le traitement paradoxal de celles-ci se révèle dans leur discours : ils ont choisi ce métier précisément « pour se défendre de la folie »; s’ils avaient choisi de garder les fous, c’était afin de ne pas être un jour gardés comme fous. Ils encourent le danger d’être fous avec les fous s’ils sortent du lieu qui les protège de la folie. Dans l’asile, au moins on sait qui est fou et qui ne l’est pas, alors que dans l’unité pilote l’accompagnement rapproché des malades est vécu par les infirmiers 1. On perçoit ici une souffrance narcissique pathologique (et pathogénique), assez fréquente dans les institutions de formation : les nouvelles promotions ne tiennent pas les promesses des idéaux narcissiques (des « rêves de désirs irréalisés » des for­ mateurs) dont elles sont, à leur insu, les porteuses. De décevoir, elles sont maltraitées et réalisent l’effet Pygmalion négatif, confirmant ainsi que l’idéal des formateurs est hors d’atteinte.

Souffrance et psychopathologie des liens institués

41

comme une menace vis-à-vis de leurs repères identificatoires, comme une dangereuse perte des limites qui doivent assurer la dif­ férenciation entre eux et les malades. Mon écoute s’oriente progressivement vers l’hypothèse que les infir­ miers ne peuvent investir le nouveau projet thérapeutique et se consti­ tuer en groupe soignant tant que prévaut le fantasme partagé de la contamination, et que ce fantasme est accrédité par l’idéologie selon laquelle tous les membres de l’institution sont indistinctement soi­ gnants et malades. Nous travaillons sur le conflit entre l’idéal théra­ peutique proposé par le médecin-chef et le moi des infirmiers. Cet idéal s’impose à eux comme figure du moi-idéal cruel et grandiose, qui les aliène en détruisant leurs identifications de soignants. Ils réagissent par des effets de groupe massifs, parce qu’ils ont confié à leur propre groupe d’être le représentant psychique de leur moi fragilisé. Mais tant que le groupe est cette instance qui les représente et à tra­ vers laquelle ils se représentent eux-mêmes forts et puissants devant les exigences de l’idéal, chacun conserve la possibilité de n’avoir pas à reconnaître ce qu’il y a transféré de son conflit personnel et du partage dans lequel il se trouve : se soumettre aux exigences de l’idéal et maintenir ses identifications personnelles et profession­ nelles. D’un côté les infirmiers ne se sentent pas pris en considéra­ tion en tant que personnes, et au contraire ils ont le sentiment de n’être que des instruments de la réalisation du projet; d’un autre ils sont partagés entre leur intérêt pour l’idéal du médecin chef et la crainte que sa réalisation ne les expose à de graves dangers. L’analyse du conflit avec l’interne va mettre en évidence d’autres éléments de la crise : les infirmiers l’attaquent comme s’il était le représentant du moi-idéal persécuteur du médecin-chef : de cette façon, et tant que l’interne fonctionne lui-même comme porteur de la persécution en se maintenant à la place de son chef, il est un boucémissaire parfait; ainsi se trouve préservée l’autre face de l’idéal celle, attractive de l’idéal du moi que le médecin chef incarne. L’inteme trouve d’ailleurs dans cette fonction la matière de satisfaire sa propre cruauté en servant les intérêts de son patron. Lorsque l’analyse de ces fonctions phoriques et des alliances qui les main­ tiennent auront suffisamment progressé, les clivages défensifs seront réduits. Les infirmiers pourront alors faire connaissance avec tous les mouve­ ments de haine qu’ils ont éprouvés vis-à-vis du médecin-chef : la rage

42

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

et la jalousie qu'il a déclenchées chez eux lorsque, tout occupé à son unité d'élite, il a déserté l'équipe : il est vrai que le service était resté plus d'un an sans le voir et six mois sans interne. Certains infirmiers évoqueront aussi le découragement et la désillusion qu'ils ont éprou­ vés lorsque, au moment même où l'unité pilote recevait tous les soins de son fondateur, des essais thérapeutiques contradictoires et inconsé­ quents ont été lancés par lui, sans suivi, dans le « vieux » service. Pour toutes ces raisons, et puisque l'idéal du moi du médecin-chef ne pouvait être mis à la place de l'idéal du moi des infirmiers, mais seulement mobiliser les aspects persécuteurs du moi idéal (selon leur logique il leur commandait d'aller avec les fous et donc de devenir fous), tout le narcissisme « qui n'a pu être échangé contre la vénéra­ tion d'un idéal du moi élevé » (S. Freud, 1914), est investi sur le groupe : les infirmiers se dotent d'une formation commune archaïque nantie du caractère de toute-puissance absolue qui carac­ térise le moi idéal. Ce surinvestissement narcissique de leur propre groupe protège ses membres contre le projet machiné par le méde­ cin-chef et, leur donnant le sentiment d'être forts, les encourage à attaquer ses représentants : l'interne et l'administration.

Éléments danalyse Dans les institutions novatrices, je l'ai déjà souligné à propos de l'analyse des malades-ancêtres, les soignants sont confrontés à une activation des angoisses archaïques ; ils s'éprouvent mis en danger, parce que le socle qui soutient les alliances inconscientes, le contrat narcissique et les identifications à l'objet de la tâche primaire est ébranlé : sur ces alliances sont étayés les mécanismes de défense propres à chacun, à ce contrat sont associés les croyances et les idéaux communs qui fondent l'unité identitaire et représentation­ nelle de l'équipe et de l'institution. Sur chacune de ces formations déjà établies, un travail psychique est exigé qui suscite des mouvements régressifs vers des formes primi­ tives et moins différenciées de mécanismes de défense, de forma­ tions de l'idéal, de mises en acte. Or ce travail n'est pas mis en mouvement, le médecin-chef demeurant fixé à la réalisation de son idéal, les soignants rivés à leurs défenses, les uns et les autres déve­ loppant des attaques de plus en plus invalidantes.

Souffrance et psychopathologie des liens institués

43

L'attaque contre l'innovation engendre des attaques contre ceux qui résistent à l'innovation : attaqués par ceux qui devraient les protéger, les soignants n'ont d'autre ressource, dans ce cas, que le recours à des formes paradoxales d'autoreprésentation (des soignants-fous soignant des fous-soignants), signe que les limites de leur moi ont été perforées par l'intrusion des idéaux narcissiques inacceptables et par les mouvements pulsionnels désublimés. Ils attaquent les malades en les agressant et en ne leur dispensant plus leurs soins. Dans notre unité pilote, les infirmiers sont en souffrance en plusieurs lieux psychiques : ils sont en souffrance narcissique parce que l'in­ vestissement sur eux du médecin-chef les confronte à un écart dou­ loureux entre leur désir de le satisfaire et le besoin de se protéger et de ne pas échouer ; il en résulte des troubles graves dans les compo­ santes narcissiques de leur sentiment d'appartenance. Les infirmiers se sentent abandonnés par le médecin-chef, ils ne sont pas reconnus par lui dans leur souffrance et dans les abandons qu'ils devraient nécessairement consentir pour constituer et ériger l'idéal commun. Ce qui est plus précisément en cause ici est la défaillance de la fonc­ tion conteneur : déterminante dans le moment de constitution du nar­ cissisme initial d'une équipe1, elle n'a pas pu être assumée par le médecin-chef tout occupé par la réalisation de son propre projet. Toutes ses initiatives étaient vécues par les infirmiers comme arbi­ traires et surtout comme des attaques à leur égard plus encore que vis-à-vis des malades. Mais au lieu de s'en prendre au médecin-chef, et parce que leurs tentatives de rebellion étaient aussitôt sanction­ nées par l'administration, l'attaque a été déplacée sur l'interne. Ce cas illustre ce qui est souvent en jeu dans les innovations : dans la fondation d'une autre institution, le fantasme de réaliser une ins­ titution autre, enfin conforme à l'accomplissement des projections narcissiques, mobilisatrice des identifications héroïques. La contrainte exercée sur les sujets mobilisés pour réaliser le projet fait apparaître les doutes, les failles, les souffrances enfouies et partiel­ lement anesthésiées. Les infirmiers sont en souffrance à cause de leur objet d'amour qui les contraint d'abandonner ces parties de

1. F. Caron (1982) a insisté sur cet aspect de la fonction conteneur des fondateurs d'institution : elle montre que meilleure aura été cette fonction dans les débuts d'une institution soignante, plus celle-ci pourra se diversifier et se différencier par la suite et faire face à des changements importants. Voir aussi D. Mellier (1994).

44

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

leurs identifications qui les rassurent et de s'aliéner au service de l'idéal qui leur est proposé/imposé. Leur souffrance les conduit à mettre en œuvre des mesures défensives pathologiques : clivage, exposition masochiste aux sanctions administratives... L'appel à une intervention naît de la nécessité d'instaurer une instance ayant fonc­ tion de tiers pour rendre possible un dégagement par rapport à ce pacte narcissique aliénant.

6.

Le travail d’analyse

des liens institués

EN SOUFFRANCE

Ces trois cas cliniques auront permis de mettre en évidence quelques formes de pathologies associées aux défaillances du travail psy­ chique imposé par le lien institué. J'ai analysé la souffrance et certaines formes de psychopathologie de la pensée associées au défaut du travail de la représentation/interprétation de l'origine dans un hôpital de jour : un passé sous silence traumatique, maintenu par les premiers soignants, revient sous une forme énigmatique dans la scène de l'institution, en quête de sens. L’exigence de travail psychique imposée par la formation du sens m'a conduit à prendre en considération l'activité du préconscient et la fonction méta-interprétante de l'autre dans la construction et le maintien des fonctions représentatives et des systèmes de pensée. L'activité de l'interprétation est essentiellement assurée par la for­ mation du préconscient, qui a pour condition d'être inscrite dans F intersubjectivité : elle est tributaire du préconscient de l'autre, de sa capacité de rêverie, de contention et de transformation. J'ai pro­ posé que pour cette raison le groupe ouvre un accès remarquable à l'analyse et au traitement des défaillances de la fonction psychique du préconscient1. L’analyse de tous les cas cliniques présentés

1. René Kaës (1994). La recherche de S. Urwand (1994) sur la capacité de rêverie et le travail de métaphorisation dans les institutions de soins à des patients psychotiques montre comment le travail de l'interprétation dans les groupes thérapeutiques vise à donner contenance, figurabilité, représentabilité et réversibilité aux affects archaïques terrorisants qui attaquent les formes et les processus de transformation des formes.

Souffrance et psychopathologie des liens institués

45

confirme que cette activité de transformation/interprétation intrapsy­ chique suppose qu'une fonction « méta-interprétante » soit déjà dis­ ponible au moins chez un sujet pour autre sujet. C'est ce qui se passe lorsqu'un sujet accomplit une fonction de porte-parole, de porte-rêve ou de porte-symptôme : encore faut-il un auditeur qui l'entende. C'était mon travail d'entendre dans ce registre la scène des fian­ çailles, comme c'était le travail des analystes d'entendre le récit du rêve et la métaphore de l'embrochement. Dans les situations traumatiques, la mise en faillite des formations intermédiaires, et spécialement des formations du préconscient, est l'effet d'un double collage du moi : à l'objet traumatique et à l'en­ veloppe pare-excitatrice. C'est précisément ce qui se produit dans les trois cas. Les mouvements inconscients retournent vers les voies de décharge directe. Ces collages produisent un effet de confusion : la confusion topique ne sépare pas le dire du faire, l'action de la représentation. Les mêmes effets opèrent dans les liens intersubjec­ tifs : ils entretiennent la confusion des sujets entre eux, au total la démétaphorisation de l'espace discursif. Ces confusions entretien­ nent la charge traumatique et sa répétition, à la mesure de l'écrase­ ment du préconscient et de l'immobilisation pathologique des processus transitionnels. La stase du traumatisme auto-entretenu maintient les sujets et les institutions en crise d'excitation permanente, parce que les forma­ tions intermédiaires sont défaillantes. La crise atteint d'abord les zones de contact et de passage : ce sont des zones de dissociation et d'effondrement homologues dans l'espace intrapsychique et dans l'espace intersubjectif. Dans ces conditions, le défaut de signifiants verbaux est la crise majeure de l'activité de pensée. Les exigences de travail psychique imposées par les processus inter­ subjectifs de production de l'inconscient ont été interrogées dans ces trois cas. L'analyse du séminaire de formation comme situation limite de l'institution1 a montré que ce qui est maintenu dénié et refoulé par les fondateurs de l'institution acquiert les caractéris-

1. C'est sous cet aspect d'une situation limite de l'institution, mettant en œuvre les processus d'institutionnalisation du lien comme résistance de transfert, que j'avais analysé en 1972 notre dispositif de travail psychanalytique en situation de groupe.

46

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

tiques de contenus du refoulé originaire des participants et fonc­ tionne comme tel. Une des conséquences de l'exigence de travail psychique imposée par le refoulement est la pression exercée sur les membres du groupe pour rechercher la résolution du conflit de telle sorte que l'ensemble soit sauvegardé. Nous avons pu nous rendre compte que plusieurs processus y concourent : le déplacement/délégation, et nous en avons observé les effets dans l'attaque contre les malades et dans la formation du bouc émissaire; les formations de compromis sur le mode de la production de symptômes, les formations paradoxales en étant le semi-échec ; la symbolisation dans le travail de la pensée. Nous sommes ici de nouveau confrontés à la mise en place des métadéfenses institutionnelles pour assurer la sauvegarde de l'ensemble et contenir les défenses de chaque sujet. L'analyse du service psychiatrique traditionnel dans lequel les infir­ miers étaient confrontés à l'idéal du médecin-chef a mis en évidence certaines exigences de travail psychique imposées par l'investisse­ ment en excès sur les représentants du narcissisme primaire, figures de l'enfant imaginaire. J'ai essayé de suivre les effets pathogènes de ces obligations d'investissement narcissique excessives sur les mécanismes de défense, les identifications et les relations d'objet correspondants. Peut-être ai-je réussi à montrer sur cet exemple, encore que sur ce point d'autres eussent été plus pertinents, que l'exigence de travail psychique imposée à la psyché pour faire lien ne se limite pas aux transformations consécutives aux identifications, notamment celles qui dérivent de l'abandon des idéaux personnel et de leur remplace­ ment par un idéal commun. Toutefois l'idéal commun nouveau implique un remaniement des repères identificatoires et des repré­ sentations de l'appartenance identitaire, de telle sorte que l'écart entre les idéaux et les identifications ne se résolve pas dans un lien d'aliénation. Les analyses que je viens d'esquisser s'attachent à connaître et à trai­ ter la consistance psychique des liens institués, spécialement dans la vie institutionnelle, les souffrances qui s'y produisent et les formes pathologiques qu'elle peut prendre. J'ai proposé quelques concepts pour les saisir. Une hypothèse se dégage de ces recherches : celle des diverses modalités de l'exigence de travail psychique qu'imposent la

Souffrance et psychopathologie des liens institués

47

formation et les transformations des liens institués. Cette hypothèse peut se préciser ainsi : ce qui ne parvient pas à être signifié/interprété/symbolisé du désordre psychique, dans la relation entre les sujets d’une institution, dans les relations de chacun d’entre eux avec l'ensemble et ses représentants, revient dans l’institution sur une scène où se lient d’une manière intriquée et confusionnante la réalité psychique et d’autres ordres de la réalité. À partir de ce point de vue, ma position rencontre, ou croise la pers­ pective vigoureusement dessinée et soutenue par Gérard Mendel1 lorsqu’il tente d’analyser dans les institutions la régression du poli­ tique vers le psycho-familial et de faire évoluer les strates archaïques et œdipiennes de l’institution pour faire advenir la démocratie poli­ tique. Sa démarche s’appuie sur la notion de la consistance du poli­ tique comme force d’organisation spécifique, différente et opposée à la consistance du psychique. J’insiste comme lui sur l’utilisation de l’institution à des fins qui ne sont pas les siennes. Cependant, ma position diffère de celle de G. Mendel et du courant de la sociopsychanalyse sur le point suivant : l’institution est aussi ordonnée à des fonctions psychiques, elle mobilise nécessairement des formations archaïques et œdipiennes de la vie psychique. La question est de les analyser lorsqu’elles produisent de la souffrance pathologique, lorsqu’elles invalident la capacité de penser et de réa­ liser les buts définis par la tâche primaire et par la fonction sociale de l’institution.

1. Sur ces positions, nombreux sont les ouvrages de G. Mendel et du groupe Desgenettes avec lequel il a posé les fondements de l’intervention sociopsychanalytique. Lire plus particulièrement son ouvrage de 1992, La société n'est pas une famille. De la psychanalyse à la sociopsychanalyse, Paris, Ed. de la Découverte.

Chapitre 2 LA DELIAISON

PATHOLOGIQUE DES LIENS INSTITUTIONNELS DANS LES

INSTITUTIONS DE SOINS ET DE ^^É^^l^CCATION

Perspective économique et principes d'intervention par Jean-Pierre Pinel L’économie institutionnelle se caractérise par un système de tension entre ce qui la structure, en lui donnant un aspect de continuité ras­ surante, voire d’intemporalité ou d’éternité, et une circulation d’af­ fects et d’investissements qui lui confère une énergétique participant à ses transformations, parfois créatrices. Ce système de tension, tou­ jours précaire, a été assimilé par Freud (1921) à l’oscillation entre la manie et la dépression. Comme toute institution, les institutions de soins sont traversées par des mouvements d’oscillation énergétique qui se traduisent par des moments de conjonction et de disjonction, d’association et de dissociation (Kaës, 1994). En effet, l’institution est un montage réalisant l’appareillage de registres et de logiques de niveaux différents. Se situant au carrefour du dedans et du dehors, balisant les rapports du singulier et du pluriel, de l’intra-, de l’inter­ personnel et du transpersonnel, l’institution est une instance d’arti­ culation de formations psychiques extrêmement sensibles aux effets de la déliaison. Qu’elle affecte les niveaux intra- ou intersubjectifs,

50

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

qu’elle se manifeste par une dérégulation partielle, un désinvestisse­ ment global ou une mise en crise catastrophique, la deregulation des liens institutionnels s'accompagne d’une souffrance psychique affectant les personnes et les groupes composant l'ensemble. Mon propos visera à explorer les moments institutionnels particu­ liers où les mouvements de dissociation prennent une telle ampleur que les liens viennent à se détisser sur un mode pathologique. Je ten­ terai de différencier certains modes de déliaison des liens institu­ tionnels et de repérer les processus conduisant au détissage de ces liens afin d'en dégager les « attracteurs » (Thom, 1989). Ces épisodes de déliaison pathologique ne vont pas sans poser diffé­ rentes questions relatives aux formes et aux modalités du lien, mais aussi à la nature des formations psychiques mobilisées ou immobili­ sées par l’institution. Qu'en est-il de l’énergétique institutionnelle et du destin des investissements, quels en sont les avatars, quels pro­ cessus psychiques sont impliqués dans ces moments critiques, quelles hypothèses peuvent vectoriser l'écoute et restituer un sens là où n’apparaît que violence ou marasme, quelles modalités et quels dispositifs d'intervention peuvent favoriser le rétablissement de liens institutionnels plus vivants et plus tempérés ? L'hypothèse que je tenterai de soutenir peut se formuler de la manière suivante : les phénomènes de déliaison pathologique des liens institutionnels sont révélés par une dérégulation économique groupale. Qu’ils se manifestent par l'excès ou par le manque d'in­ vestissements, ils procèdent de la négativité. Ils résultent d’une carence de l'appareil psychique groupal (Kaës, 1976» à articuler la force et le sens, à maintenir un espace de symbolisation qui accueille, gère et transforme les éléments pulsionnels insensés qui immobilisent les formations psychiques communes.

Je viserai ici à montrer que la déliaison pathologique procède d'une forme de résonance négative entre la pathologie centrale des patients accueillis et les failles latentes de la structure institutionnelle, les manifestations de cette résonance négative se révélant dans une désorganisation du cadre institutionnel homologue à celle des patients accueillis. Dès lors, il apparaît que l'objectif central d'une intervention clinique en institution réside dans l'analyse des effets de la négativité, dans la compréhension des processus qui entretiennent ces mécanismes

La déliaison pathologique des liens institutionnels

51

d’homologie fonctionnelle afin d’offrir une issue vivante aux inter­ actions circulaires négatives et contraignantes. Cette approche s’étaie sur l’analyse d’interventions cliniques conduites en institutions de soins ou de rééducation spécialisée ; un exemple d’intervention conduite dans une institution de type hôpital de jour mettra en évidence que l’intervention offre un néo-cadre conteneur (Kaës, 1987>) qui favorise la construction ou la reconsti­ tution d’un système de liens plus vivants.

1. Les obstacles pour penser l’institution Tenter de comprendre, voire d’intervenir dans de telles situations, et cela dans une perspective clinique, suppose la construction d’un cadre conceptuel qui rende compte des interférences spécifiques qui se nouent entre les différents niveaux logiques et espaces psychiques mis en jeu. Cet objectif ne va pas sans poser de sérieuses questions théoriques, méthodologiques et praxéologiques. En effet, l’institu­ tion est un objet partiellement hétérogène au champ de la clinique, c’est une formation sociale et culturelle obéissant à des règles qui lui sont propres, réalisant des fonctions psychiques (et non psychiques) multiples. Interroger les obstacles à penser le rapport à l’objet insti­ tution constitue un pré-requis à l’analyse des mouvements de détis­ sage des liens institutionnels. L’institution de soins ou de rééducation est un objet complexe et multiréférencé. En nous confrontant à 1’« inextricable », selon la for­ mulation de R. Kaës (1989a), l’institution est un objet difficilement accessible, car toujours partiellement impensable. La complexité et l’hétérogénéité constituent une source d’obscurité. L’institution ren­ voie à un emboîtement de cadres et à différents niveaux d’analyse qui impliquent des découpes multiples. L’approche de l’institution mobilise le désir de tout dire, de ne rien perdre, et en même temps, à l’impossible de sa saisie. Aussi, l’objet renvoie-t-il à une forme d’irreprésentable de par sa complexité. Face à cette complexité, se profile la tentation contraire, à savoir celle du rabattement : une forme de réductionnisme consistant à assimiler le fonctionnement institutionnel au fonctionnement psychique du sujet singulier et à superposer les modèles offerts par la psychopathologie au dysfonc­ tionnement institutionnel.

52

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

À cette difficulté d'approche s’intrique une ^ffic^te spécifique, afférente au rapport à l'objet, et partant, aux types de liens mobili­ sés. En effet, l'institution constitue un méta-cadre (Bleger, 1966), c’est-à-dire un fondement de la psyché, une donnée primaire de l'identité et de l'économie psychique. Elle se révèle, davantage encore que le groupe, un espace de dépossession radicale (Kaës, 19876) battant en brèche le leurre d'une unité psychique. Notre rap­ port à l'institution se tisse sur le fond d'une blessure narcissique tou­ jours renouvelée. Ainsi la psyché s’étaie-t-elle sur l'institution, mais elle se trouve aussi tenue, immobilisée par l'institution qui constitue un espace partiellement hors sujet. Tenter de penser cet espace paradoxal, à la fois partie constituante et externalisée de la psyché, implique au préalable de renoncer à une illusoire maîtrise et de se limiter à une compréhension toujours partielle des processus mis en jeu. Parallèlement le rapport à l'institution se révèle fondamentalement ambivalent. Freud a montré que l'institution confronte à deux logiques contradictoires : le sujet se trouve pris entre le désir de satisfaire ses fins propres et le renoncement nécessaire au fonctionnement de l’en­ semble. Le rapport à l'institution sous-tend l'assujettissement de chacun et mobilise par là même des affects négatifs tels que la haine et surtout l’envie. Les contre-investissements sollicités se manifes­ tent notamment par une paralysie psychique à penser l'objet et son rapport à l'objet.

2. L’institution, une instance de liaison fragile L'institution superpose, combine ou intègre de manière conflictuelle des logiques et des ordres de réalités différentes enformant un objet composite. Réalisant l'appareillage de registres, de réalités et de logiques différents, se situant au carrefour du dedans et du dehors, balisant les rapports du singulier et du pluriel, du symbolique et de l'imaginaire, exerçant une pluralité de fonctions, l’institution est potentiellement une instance d'articulation de niveaux et de forma­ tions psychiques fondamentalement hétérogènes. Le dépassement de cette hétérogénéité procède précisément de la structuration et de la qualité des liens institutionnels. Ces liens dépendent en premier lieu

La déliaison pathologique des liens institutionnels

53

de l’investissement de chacun. Én effet, si le cadre institutionnel soutient la définition de rôles, de statuts et de tâches spécifiques, il assigne à chacun une place, qui sera investie selon des modalités sin­ gulières. La quantité et la qualité des investissements constituent un élément moteur fondant la trame des liens se tissant dans l’ensemble. Ces investissements et ces liens vont s’étayer sur une structure grou­ pale de contension, de liaison, de transformation et de transmission des formations et des processus psychiques : une forme d'appa­ reillage psychique institutionnel. Mais le fait institutionnel requiert le montage de formations spécifiques. Ces formations, de nature bifaces, tels que la communauté de renoncement, les alliances inconscientes, les pactes dénégatifs (Kaës, 1989a) ou la commu­ nauté de dénis (M. Fain), articulent la psyché singulière et les for­ mations groupales aux réquisits du fonctionnement institutionnel. Elles assurent le transit entre le dedans et le dehors, entre les sujets et l’institution et s’actualisent dans la production de discours, de signes, d’actes mais aussi de symptômes, de non-dit, de dénis et de désaveux. Ces formations et ces énoncés sont destinés à vectoriser les formes du lien et les processus identificatoires. À cet égard, Freud a montré que le meneur assure des fonctions identificatoires, de liaison et de porte-idéal, tout à fait décisives dans la cohésion et la cohérence de l’ensemble. On peut remarquer que ces formations se situent essentiellement dans une position intermédiaire qui les fragilise et les rend extrême­ ment sensibles aux tensions et aux effets du négatif. Or, les institutions du secteur social, et notamment les institutions médico-sociales, sont d’emblée confrontées à des tensions massives, engendrées par leur position particulière et par la nature de leur tâche primaire. Les ins­ titutions de soins présentent certaines caractéristiques spécifiques, d’allure paradoxale, qui majorent leur fragilité. De par leur mission sociale, elles sont assignées à une position transitionnelle et articu­ laire entre la pathologie et l’ordre social. Elles ont à accueillir, gérer ou traiter ce que le social exclut. À la fois désavouées et magnifiées, elles figurent l’espace d’accueil du négatif. Modèle emblématique assigné à une position d’idéal, elles sont en même temps le lieu de recyclage de l’exclu, du désavoué ou de l’impensable. Dans et par­ tiellement hors du sociétal, elles ont à articuler deux positions anta­ gonistes pour exercer une fonction de « tissu conjonctif » (Guillaumin, 1981), et constituer des espaces de liaisons créatifs et vivants. Cette position potentiellement paradoxale mobilise des

54

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

enjeux narcissiques tout à fait décisifs pour les praticiens en réacti­ vant les formations idéales archaïques et en mobilisant des représen­ tations qui s'énoncent en termes de tout ou rien, référant à une oscillation entre l’omnipotence et l'impuissance. Ainsi, les institu­ tions vont potentiellement constituer pour les praticiens, tout à la fois, un idéal garant de l’identité individuelle (Enriquez, 1987), et un objet négatif, contre-investi, car toujours insuffisamment bon. Dès lors, on peut supposer que ces caractéristiques vont favoriser ou engendrer l'apparition de phénomènes de dérégulation, de mise en crise, voire de déliaison pathologique des liens institutionnels. Cependant, il convient de différencier la déliaison pathologique des liens, des mouvements de dissociation « normale », liés à un reflux des investissements professionnels, à quelque désillusion, décroyance ou crise ponctuelle précédant une mutation ou une réorganisation de l’ensemble.

3. Les modes de déliaison pathologique des liens institutionnels

Les institutions de soins révèlent leur fragilité par la récurrence des épisodes dysfonctionnels qui jalonnent leur histoire. D'un point de vue économique, ces dysfonctionnements prennent deux formes essentielles : la crise, de Tordre de l'excès d'investissement, du trop de passion, et, d'autre part, le marasme qui peut se groupaliser sous la forme d'une usure institutionnelle (Pinel, 1994). Ces dérégula­ tions qui relèvent de l'excès ou de la carence, du surinvestissement ou du désinvestissement, se manifestent toujours sous la forme d'une souffrance traversant les personnes. En effet, il convient de rappeler que l'institution ne souffre pas, seules les personnes souf­ frent de leurs liens à l'institution.

Propositions pour une sémiologie de la déliaison pathologique des liens institutionnels

Alors qu’il serait peu probant de rechercher une causalité directe, linéaire, à ces épisodes pathologiques, il me paraît fécond sur le plan

La déliaison pathologique des liens institutionnels

55

heuristique et méthodologique de repérer les signes de la déliaison, d'en pointer les modes d'expression afin de proposer une première mise en forme de la complexité. Pour ce faire, il convient de prélever et de regrouper des indices qui prennent la valeur de signes perti­ nents. Ces signes peuvent affecter tant les personnes singulières que les groupes institutionnalisés. Ils se manifestent en premier lieu par une souffrance narcissique qui affecte les praticiens et les patients, de manière mentalisée ou plus fréquemment non mentalisée.

L’oscillation entre le sacrifice et l’envie

La déliaison des liens institutionnels s'exprime électivement par la mise en acte de procédures sacrificielles, par la désignation de vic­ times expiatoires ou émissaires, c'est-à-dire que le sujet est attaqué ou détruit au profit de l'objet-institution. Le sacrifice peut prendre la forme d'une exclusion manifeste, de manœuvres perverses condui­ sant un praticien à démissionner (ou un patient à interrompre son traitement), mais plus fréquemment par l'apparition de symptômes psychiques ou somatiques chez certaines personnes qui deviennent les porte-symptômes de l'ensemble. Il convient de noter que les épi­ sodes psychosomatiques sont particulièrement révélateurs de la souffrance engendrée par la déliaison des liens institutionnels. Tout se passe comme si le sujet était en quelque sorte arraché de la peau psychique commune pour sauvegarder l'illusoire unité de l'en­ semble. En contrepoint, les modes de déliaison vont emprunter les voies de l'envie : l'objet-institution idéalisé est attaqué, fécalisé, détruit; l'at­ taque envieuse se développant dans la destructivité et/ou par le recours à des défenses perverses. Bien que la perversion ressorte de la pathologie d'un ou de quelques sujets singuliers, ses expressions les plus manifestes, qu'elles proviennent de praticiens ou de patients, peuvent se voir tolérées ou sollicitées par l'ensemble. A cet égard, certaines alliances inconscientes et coalitions déniées vont s'actuali­ ser par des agirs pervers, destructeurs des liens plus élaborés et de la créativité (Klein, 1968). Les fantasmes et agirs omnipotents mis en œuvre, procèdent d'un fantasme d'arrachement actif de l'enve­ loppe institutionnelle.

56

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

L’activation de l'envie mobilise la rivalité et un fonctionnement archaïque qui peut s’exercer au nom d'une idéologie ou d'une pseudo-théorie du soin. Les énoncés réalisent une forme de fana­ tisme ou d'intégrisme institutionnel. Dans ce registre, il s’agit de mettre en pièce le doute et l’ambivalence, de désavouer les limites institutionnelles et de réfuter l'altérité : de dénier les différences fon­ damentales (générationnelles ou sexuelles), mais aussi les petites différences culturelles et théorico-pratiques notamment. Ces modes de déliaison appartiennent au registre de la paradoxalité. Ils s'exacerbent dans l’indifférenciation et relèvent de ce que J.-P. Caillot (1994) désigne, dans le cadre de la famille, comme une « position narcissique adhésive ». « Cette position archaïque, située en-deçà de la position schizo-paranoïde, correspond à un transvase­ ment des substances corporelles vitales, de la constitution de la peau psychique. » Le fantasme/non-fantasme de transvasement des sub­ stances corporelles trouve à s'agir dans l'émergence de symptômes psychosomatiques, symptômes qui accréditent la prégnance de l’in­ différenciation pour le groupe.

L attaque contre les pensées

La prévalence de l’archaïque témoigne de la faillite des fonctions défensives institutionnelles. L’institution n'exerce plus ses fonctions essentielles de système de défense contre les angoisses primitives (Jaques, 1955). L’angoisse, sourde ou massive, se diffuse à l’en­ semble des instances institutionnelles. Elle se manifeste par les attaques multiples contre la pensée, les modes de relation et le rap­ port à la tâche primaire. L'atteinte des espaces psychiques produit un arasement des limites et des processus de pensée : les pensées per­ sonnelles se démarquant du discours commun sont attaquées et détruites. Dès lors, le rapport à la tâche et à l'institution deviennent impensables. Parallèlement, les « espaces intersticiels » (Roussillon, 1987) ont perdu leurs fonctions intermédiaires d'articulation et de pontage. L’angoisse peut parfois s'organiser sur un mode moins dédifférencié et prendre une forme persécutive. Grâce au clivage, la destructivité et la haine sont projetées sur l'autre : le patient mauvais objet, ou parfois, les instances externes, comme les tutelles. Dans cette dernière configuration, l’angoisse paranoïde est fréquemment associée à un fantasme de destruction, de mort de l'institution.

La déliaison pathologique des liens institutionnels

57

La dédifférenciation et la défense par lorganisationnel L’atteinte, voire l’effacement, des différenciateurs personnels et grou­

paux constitue un signe essentiel de la déliaison pathologique des liens institutionnels. Il se produit une confusion entre cadre et pro­ cessus, entre institution et organisation, entre fins et moyens, entre acte, parole et pensée, entre registre professionnel et privé, entre pôle technique et registre du soin. La rigidification, la bureaucratisation, la parcellarisation, le cloisonnement et l’isolation constituent une forme de défense secondaire contre la dédifférenciation. On pointe dans ce cas un ensemble de mécanismes de défense de type obsessionnel. L’intellectualisation morbide, la dissociation entre l’affect et le sens, la fécalisation de la pensée occupent le devant de la scène. La para­ lysie de l’action oscille avec une frénésie d’actes ou de projets insi­ gnifiants ou irréalisables. Le désaveu de la conflictualité alterne avec des explosions d’antagoniemee aussitôt désavoués. Les faux consen­ sus sont destinés à préserver le mythe d’un fonctionnement unitaire, d’un accord total sous-tendu par une idéologie de l’unanimité.

L’immobilisation La déliaison des liens institutionnels se manifeste par une incapacité à créer et à s’illusionner, à produire une anticipation en direction des patients accueillis par l’institution. Les praticiens, envahis par l’inanité de leurs efforts à trouver une issue créative et à retisser des liens plus vivants, tentent de réappareiller l’ensemble, mais ces tentatives avor­ tent. Les réunions multiples organisées à cet effet ne font que renforcer les vécus paranoïdes ou de vidange psychique. Ces réunions, répéti­ tives et stériles, se limitent à l’organisation de nouvelles réunions d’analyse ou de régulation, qui ne font que renforcer le processus d’en­ tropie. Cependant, ces réunions apportent des bénéfices secondaires notables en ce qu’elles permettent d’éviter la relation avec les patients.

L’écrasement de la temporalité Avec la coalescence des espaces psychiques et la dégradation des organisateurs groupaux, on observe une détérioration de la temporalité subjective. Le temps se fige en une a-chronie. Sans référence à un

58

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

déroulement temporel, à une histoire institutionnelle et à l’intervention d’un mouvement de reprise ouvrant sur la logique de l’après-coup, la temporalité est gelée dans une sorte d’instantanéité qui ne peut trouver d’issue à la répétition mortifère. Parallèlement, on observe un rabatte­ ment sur la dimension spatiale : le territoire devient l’enjeu nodal de l’identité. L’espace concret devient le centre du drame, ce dont témoi­ gnent les empiétements ou les expulsions. Le délogement des prati­ ciens affecte particulièrement les psychistes, et ceux qui, de par leur place ou leur type de pratique, exercent une fonction intermédiaire. Dans l’ensemble de ces configurations, les fonctions d’enveloppe et les limites différenciatrices du cadre institutionnel se révèlent par défaut. Ces signes constituent les symptômes de la déliaison patho­ logique des liens institutionnels mais par-delà leur recension, somme toute descriptive, il convient de proposer une première approche compréhensive. À cet égard, la dimension économique paraît à privilégier. En effet, la quantité d’investissements mobilisée, mais aussi la valeur de ces investissements, fournissent des outils d’analyse particulièrement éclairants. Envisager la pathologie des liens institués sous l’angle économique, c’est analyser les quantités et les qualités de l’énergie psychique mobilisée. Comme l’ont bien précisé J. Laplanche et J.B. Pontalis (1967), ce que Freud entend par la dimension écono­ mique de la métapsychologie, c’est non seulement la quantité d’énergie qui circule dans l’appareil psychique, mais aussi la valeur attribuée aux investissements. Il s’agit donc d’apprécier la quantité d’énergie disponible dans l’espace psychique personnel, la circula­ tion de cette énergie entre les personnes, mais aussi la qualité de cette énergie, c’est-à-dire la valeur des investissements misés par les praticiens dans l’institution.

Quelques formes de déliaison

Je limiterai mon approche à quatre formes de la déliaison des liens institutionnels : la crise mutative1, la crise explosive, l’usure et la 1. Il convient de préciser que la notion même de crise mutative ne peut justifier de l’emploi du qualificatif de (déliaison) pathologique. Cependant, bien que ce type de désorganisation temporaire des liens institutionnels puisse ouvrir sur une réorganisa­ tion de l’ensemble des systèmes d’alliance et des contrats communs, elle constitue une voie d’entrée privilégiée dans la dérégulation durable desdits liens institutionnels.

La déliaison pathologique des liens institutionnels

59

destruction de l’institution. Elles sont balisées par une dérégulation économique qui affecte les quantités mobilisées mais aussi la qualité des investissements. On peut cependant repérer deux modes de déliaison des liens insti­ tutionnels apparemment antagonistes : d’une part, la déliaison par excès de tension et d'excitation, le trop de passion, et d'autre part, la déliaison par carence, insuffisance d’excitation et manque d'inves­ tissements. Ces deux modes de déliaison semblent en première ana­ lyse antagonistes, mais ils s’accompagnent toujours d'une dégradation portant sur la qualité, sur la valeur accordée par les pra­ ticiens aux investissements. La crise mutative Celle-ci apparaît comme un moment de déliaison nécessaire à la reprise transformatrice des systèmes de liens et des formations psy­ chiques communes. Forme de refonte partielle des alliances et des pactes inconscients, elle ouvre potentiellement sur une modification des pratiques. Essentiellement créative dans l’après-coup, cette phase institutionnelle s'accompagne de mouvements de décharges pulsionnelles, parfois émaillées d'agirs de comportement, qui constituent les premiers temps d'une mentalisation des éléments sous-jacents à l’épisode critique. Le dépassement de ces épisodes suppose que les espaces de retraitement du négatif soient suffisam­ ment fermes et souples pour s'adapter aux convulsions qui traversent l’ensemble. La fonction conteneur (Kaës, 1976a) de ces espaces de régulation permet une retransitionnalisation de ce qui est vécu dans le temps de la crise comme une menace d'éclatement, comme une attaque contre la cohésion et la cohérence des liens institutionnels. Toute institution peut traverser ce type de déliaison qui correspond à un moment mutatif, précédé de mouvements de lignée contre-évolu­ tive. Ce type de déliaison est à considérer comme un dégagement nécessaire pour opérer une déprise. L'irruption énergétique qui résulte de ce déliement1 temporaire est dans ce cas nécessaire à 1. À cet égard, on pourrait proposer de différencier déliaison et déliement. Le délie­ ment correspondant à un lâcher-prise, à un dégagement de liens trop serrés, mais régis par Éros, organisés sous le primat de l’Œdipe. La déliaison relevant de mouve­ ments primitifs, de l’ordre de l’envie, de la destructivité, voire de la « désobjectalisation » (Green, 1992).

60

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

l’émergence d’un processus créateur. Ces crises mutatives corres­ pondent fréquemment à un mouvement de refondation et permettent une relance de la quantité et de la qualité des investissements.

La crise chaotique ou explosive

Ce type de crise correspond fréquemment à une incapacité de l’en­ semble à dépasser une crise potentiellement mutative. Elle résulte d’une défaillance dans le retraitement du négatif, d’une incapacité à offrir un espace conteneur permettant la reprise et la transformation d’éléments jusque-là déniés ou forclos. Elle s’actualise par une sorte de chronicisation paradoxal de la crise et par une disruption conta­ gieuse des systèmes de liens. La passion et la violence agie envahis­ sent les différents espaces institutionnels. La dédifférenciation constitue un indice électif de ce type de déliaison pathologique. L’ensemble devient une foule, voire une « horde » telle que Freud en a décrit les modalités de fonctionnement (1912) : les phénomènes de contagion psychique, de déchaînement passionnel et de destructivité sont patents. Les co-étayages, les systèmes d’alliances et la commu­ nauté de renoncements ont cédé : la communauté fraternelle ne se reconnaît plus dans l’institution et régresse au stade de la horde. Les fantasmes mégalomaniaques et omnipotents sont agis, effaçant l’am­ bivalence, la suspension de la réalisation immédiate des désirs et la culpabilité. Les accès d’accélération psychique, pseudo-associatifs, déstabilisent le groupe qui fuit le travail de la représentation et la quête d’une signification stable. La faillite des espaces intermé­ diaires ne permet plus aux matériaux psychiques d’acquérir le statut d’objet de travail commun afin d’être traités comme des représenta­ tions analysables. Ces crises explosives peuvent connaître différents destins : la destruction de l’institution, l’usure ou la reprise mutative dont les conditions d’engagement seront étudiées plus loin.

1. Sur le plan terminologique, le concept de crise s’oppose à celui de chronicité. La crise est définie par R. Thom (1976) « comme une perturbation temporaire des méca­ nismes de régulation d’un individu ou d’un ensemble d’individus ». Elle est donc à différencier de la crise catastrophique qui correspond à une « bascule dans une désor­ ganisation durable » (Pinel, 1994b).

La déliaison pathologique des liens institutionnels

61

La destruction On peut assister à un processus d'autodestruction de l'institution lorsque les praticiens décident eux-mêmes d'interrompre une expé­ rience par trop douloureuse. Cette décision suppose un consensus minimal, rarement atteint lorsque la déliaison des liens institution­ nels se révèle si massive. Plus fréquemment, la disruption déborde sur l'extérieur et suscite une diffusion de la persécution. Face à ce qui paraît comme une menace, tant imaginaire que réelle pour le social, les instances de tutelle ou les politiques procèdent à la mise en acte du processus mortifère en décidant de la fermeture de l'ins­ titution. Enfin, la déliaison peut se cristalliser en une forme atténuée, refroidie, qui conduit à ce que l'on peut désigner comme une déliai­ son chronique, une usure des liens institutionnels.

La déliaison chronique ou l’usure des liens institutionnels Ce mode de déliaison pathologique est révélé non plus par l'excès, mais par la déperdition énergétique. Les investissements délégués à la groupalité et à la réalisation de la tâche primaire, qu'il s'agisse d'éducation spécialisée, de soins ou de thérapies, ont subi un appau­ vrissement drastique, tant au plan de la quantité que de la qualité. On observe une fuite énergétique : les investissements libidinaux subli­ més qui avaient été misés dans l'institution vont en quelque sorte refluer et s'épuiser. Tout se passe comme si l'énergie pulsionnelle ne trouvait plus ni les appuis ni les apports internes et externes pour se reconstituer. Il s'opère une forme de régression, de type narcissique, qui se manifeste non plus par la passion mais par la clôture, le repli sur soi, l'autoréférence et l'indifférence. Parfois resurgissent des mouvements violents, passionnels qui témoignent de la permanence d'une défense contre la crise explo­ sive, mais ces mouvements s'éteignent rapidement, recouverts par une forme de communauté de dénis, telle que : « Rien ne nous divise, de toute façon il est inutile d'aborder cette question, cela ne mène à rien. » La clôture se transmet à l'ensemble en atteignant les diffé­ rents niveaux psychiques et l'ensemble des instances institution­ nelles. Les structures fonctionnelles et les dispositifs de régulation deviennent des espaces vides. Le sens de la tâche primaire s'est

62

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

effacé, favorisant la prédominance de l'organisationnel sur l'institu­ tionnel. La répétition des actes quotidiens s’effectue dans une morne routine : il ne s’agit plus de penser sa pratique, de conduire un acte soignant, mais de subsister au jour le jour. Il s'agit de s'épargner, comme si les investissements préalables n’étaient plus susceptibles d'être payés de retour. Le manque de plaisir et de gratifications sym­ boliques maintient sans issue une part importante de l’énergie pul­ sionnelle. L'agressivité et les affects de haine qui en découlent se retournent contre la personne ou s’évacuent sur les patients et l'ins­ titution. La culpabilité générée se manifeste par l’oscillation de surinvestissements erratiques, de surtravail rapidement recouvert par un sentiment d'impuissance résignée. Les actes, les paroles et les pensées ont perdu leur poids d'affects et de vie. Les discours s’en­ ferment dans une répétition close et stérile. Le groupe se replie dans l'inaction, jusqu'à faire le mort. Les liens de croyance commune, l'illusion anticipatrice et créatrice ont été absorbés, anéantis dans une catastrophe psychique groupale. Aucune tension n'est tolérable : les obstacles, les ambiguïtés sont désavoués, les conflits et les vio­ lences subis et/ou infligés sont déniés. L’économie groupale se situe dans un registre qui évoque au mieux le « banal » (Sami-Ali, 1980), ou plus fréquemment un fonctionnement opératoire (Marty, 1979). Ces modes de fonctionnement s’accompagnent d'épisodes psycho­ pathologiques répétitifs, notamment d’effondrements dépressifs qui se traduisent par des absences ou des démissions réitérées. L'asthénie, l'épuisement et le désinvestissement se trouvent ainsi renforcés et légitimés pour l'ensemble. Enfin, la temporalité se voit décentrée vers un passé définitivement enfui ou un avenir sans perspective, car fixé à une expérience indé­ passable. Cette position groupale se révèle différente de la nostalgie ou de l’espoir dans un futur où adviendrait la réalisation d’un projet messianique. Le marasme groupal relève d’une perte méconnue, d'une catastrophe irreprésentable et d'une faillite du sens. La reprise d’un lien ne peut s'accomplir : le groupe s'avère incrédule dans la capacité de la pensée et du langage à rétablir un processus vivant et une dynamique liante. Les praticiens sont en quelque sorte captifs d'un affect de désespoir; affirmant une position de déchet, ils ont perdu la capacité de transmettre les énergies et les inscriptions psy­ chiques. Il se produit une destruction de la circulation énergétique et des liens. On assiste à une forme de stase institutionnelle : une crise en creux, au négatif.

La déliaison pathologique des liens institutionnels

63

La déliaison pathologique des liens institutionnels résulte d’un désétayage affectant, tant les psychés singulières que les modes de grou­ pement. Elle s’associe à une désymbolisation massive, partagée par les praticiens, traversant l’ensemble des systèmes de liens dans les registres intrapsychiques et intersubjectifs. Les effets de cette déliai­ son peuvent se manifester de manière explosive ou cristallisée, mais ils s’accompagnent toujours d’une désorganisation économique, apparemment imputable à une défaillance du cadre institutionnel. L’effondrement des régulations économiques, la faillite commune des fonctions de contention, de pare-excitation, d’étayage et de transformation des éléments archaïques en constituent les signes : elles résultent d’un processus de transmission négatif. C’est donc à la clinique du négatif à laquelle il convient de se référer pour analyser ces mécanismes de débordement ou de vidange énergétique. Quels types de négativité et quels mécanismes intra- et intnreubjnctifs entravent l’élaboration de la déliaison et l’accès à un travail groupal de reprise symbolisante? Qu’en est-il des mécanismes favo­ risant l’immobilisation des processus de pensée et de la créativité ? 4. Proposition d’un modèle de déliaison des liens INSTITUTIONNELS Comme il a été précisé plus haut, l’institution procède du montage de systèmes de liens appareillant des espaces psychiques partielle­ ment hétérogènes. Pour appréhender les mécanismes de déliaison de ces systèmes de liens, il m’a fallu recourir à une théorie intermé­ diaire. En effet, ces mécanismes échappent à une causalité linéaire et supposent un détour théorique. Ainsi convient-il de s’appuyer sur un modèle permettant de concevoir les interfaces et les discontinuités opérant entre les espaces intra-, inter- et transpsychiques.

Présentation du modèle La théorie des catastrophes (TC) proposée par R. Thom (1989), per­ met d’appréhender ces mouvements de déliaison et de reliaison car elle offre une approche topographique et morphologique des conflits qui se nouent entre des espaces complexes. Elle autorise une inter­ prétation des dissociations, en termes d’accidents morphologiques,

64

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

et la reconstruction des dynamiques catastrophiques sous-jacentes. À cet égard, R. Thom définit une catastrophe comme « une transi­ tion discontinue qui a lieu lorsqu'un système peut avoir plus d'un état stable, et peut suivre plus d'une trajectoire de changement. » En important le modèle de R. Thom à l'institution, on peut considérer chaque modalité de déliaison (qui correspond à un état ou à une forme du lien) comme une morphologie. Or, selon R. Thom (1992) une morphologie « résulte d'un conflit entre deux (ou plus) attracteurs ». Lorsqu'un des attracteurs est « vague » ou « chaotique », le conflit engendre une bifurcation catastrophique en déterminant des discontinuités dans l'espace substrat. Si l’apport essentiel de la théorie des catastrophes, dans le champ de la clinique institutionnelle, est de rendre intelligible le passage du local au global, c'est-à-dire de concevoir l'engendrement et le déploiement de la déliaison dans l’ensemble de l'espace institution­ nel, il demeure cependant à repérer ce qui pour la psyché constitue un « attracteur vague ».

Les attracteurs de la déliaison pathologique des liens institutionnels Trois attracteurs me paraissent plus particulièrement impliqués dans les épisodes de déliaison pathologique des liens institutionnels. Ces attracteurs ont la propriété commune de relever de la négativité et d'engendrer ou de favoriser une catastrophe de la pensée, c’est-àdire de produire une désymbolisation. L’analyse des rapports entre ces trois attracteurs permettra de penser les voies de passage, les transitions et les solutions de continuité entre le local et le global. Ces trois générateurs de désymbolisation relèvent de l'économie des patients accueillis, de la négativité propre aux modalités du groupe­ ment et enfin du négatif radical (Kaës, 1989) scellé dans les origines de l'institution. La négativité relevant des caractéristiques économiques de la population accueillie Les institutions médico-sociales sont confrontées à des patients pré­ sentant des pathologies qui relèvent davantage d’aménagements de

La déliaison pathologique des liens institutionnels

65

registre limite ou psychotique que névrotique. Ces économies s’ex­ priment en premier lieu sous forme d’agirs. Or, les agirs procèdent d’un déni de la séparation (Pinel, 1994Z?) et mobilisent un déracine­ ment identitaire (Guillaumin, 1991) chez les praticiens directement impliqués. En injectant dans un contenant externe leurs conflits incontenables et l’inachèvement de leur topique interne, ces patients procèdent à une forme de transfusion d’éléments chaotiques. Ces mécanismes d’exportation psychique (Racamier, 1990) sont à relier, en premier lieu, aux troubles profonds de la mentalisation, à la dérégulation économique massive de ces patients. L’alternance de surexcitation et d’apathie, de surinvestissements et de désinvestisse­ ments chaotiques, déborde fréquemment la fonction de pare-excitation des soignants. Parallèlement, le recours à des modes d’externalisation primitive de leur désorganisation, tels que l’identi­ fication projective pathologique, les agirs directs, constituent des « objets bruts » (Granjon, 1990), souvent incontenables pour les pra­ ticiens. Comme l’a montré W.R. Bion (1971), ces mouvements d’ex­ ternalisation produisent une attaque de la pensée et des capacités de liaison. Ils constituent une forme de traumatisme potentiel, dont la répétition, dans la quotidienneté des actes soignants, peut ouvrir la voie à un équivalent de traumatisme cumulatif (Khan, 1974) par débordement des régulations personnelles. Lorsque les soignants se trouvent soumis à l’alternance insensée de surexcitations et de sousexcitations, et, en l’absence d’un traitement approprié de ces défer­ lements économiques excessifs et chaotiques, on observe la prévalence d’un mécanisme de résonance, lisible dans la désorgani­ sation de la capacité de rêverie des praticiens. La quantité d’excitations est à relier aux failles précoces de la sym­ bolisation, aux atteintes du processus de représentation, dont souf­ frent ces patients. En effet, les patients présentant une économie de registre psychotique ou psychopatique arrachent les praticiens de leur régime de fonctionnement habituel. Ils les délogent de leur mode de régulation en injectant des débordements d’excitation qui dépassent leur capacité de contention. Les cris, l’agitation, l’état de détresse ont pour conséquence l’investissement des perceptions par l’angoisse. La proximité immédiate avec les angoisses archaïques constitue un équivalent de traumatisme. À ce titre, Freud, écrit dans le Manuscrit G (1895), que l’effet du traumatisme « est une inhibi­ tion psychique accompagnée d’un appauvrissement instinctuel, d’où la souffrance qu’il en soit ainsi ». Les mécanismes pathologiques,

66

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

que l'on peut associer aux agirs directs, ont en effet la caractéristique centrale de produire un effet sur autrui, de produire une déformation de l’espace psychique (et parfois somatique) de celui qui s’en consti­ tue ou qui en est constitué comme le réceptacle. Les différentes stra­ tégies interactives contraignantes, propres à ces économies, qu'il s’agisse de l'identification projective, de la séduction narcissique (Eiguer, 1991), de l'induction paradoxale ou de 1’« engrènement » (Racamier, 1990) prennent la forme d'une exportation psychique modifiant l’économie du destinataire1. Parallèlement, ces stratégies interactives se révèlent extrêmement contagieuses, déformant l'es­ pace institutionnel groupal, en l'absence d'une limite, d’un point d'arrêt, qui exercent une fonction de contention et de transformation. La contagion psychique constitue une bifurcation catastrophique rendant compte de la bascule dans l’espace groupal de la déliaison. Ainsi rend-elle intelligible le passage du local au global. Les quantités, qui ne peuvent être transformées en qualités psy­ chiques, en significations partagées, font retour sur le processus ins­ titutionnel de telle sorte que les instances d'analyse groupale et de régulation institutionnelle sont intoxiquées, anéanties dans leur fonc­ tion première de retraitement du négatif. C'est essentiellement par la violence, manifeste ou masquée, psychique ou comportementale, que se manifestera la déliaison. Lorsque la problématique centrale des patients accueillis se situe dans le registre de la carence d’excitation, mais aussi de la défectologie, telle que la déficience intellectuelle et les différentes formes de psychopathologie cognitive, décrits par B. Gibello (1984), et sur­ tout lorsqu'elles mobilisent des figures de la mort psychique, les mécanismes de résonance négative émergent sous une forme sensi­ blement différente. L'atteinte des formations intermédiaires présente une allure oscillant entre le chaos et le marasme. Les systèmes de liens et les formations groupales étayant les fonctions de liaisons se trouvent noués, immobilisés, et progressivement anéantis. Parallèle­ ment à la neutralisation de la fonction soignante, cette immobilisa­ tion réciproque des protagonistes peut conduire, dans une logique

1. L’analyse des différentes stratégies interactives mises en œuvre dans ces constel­ lations pathologiques dépasserait largement mon propos.

La déliaison pathologique des liens institutionnels

61

similaire à celle du « trou noir » (Tustin, 1986), à une aspiration au rien, à une figure du néant. Dans ce cas, on assiste à une mise en déroute du sens : l'immobilisation se transmet à l'ensemble et génère l'usure des liens institutionnels. Le cadre institutionnel qui se trouve désétayé est menacé d'effon­ drement quand ces processus de résonance négative viennent à per­ durer. Les parties désintégrées ou non intégrées de la psyché des patients, les éléments B au sens de Bion, sont injectées de manière fragmentée dans les systèmes de liens. Il en résulte des dissensions, des rivalités envieuses, des paradoxes intransformables, en miroir de la problématique des patients. Ainsi, les mouvements de projection scissionnelle, analysés par P.-C. Racamier (1973), vont-ils favoriser ou renforcer des clivages institutionnels latents. Les contre-méca­ nismes de défense mobilisés chez les praticiens, de l'ordre du réagir groupal, intoxiquent l'ensemble. On peut alors assister à une forme de contagion affectant les différents types de liens. L'homologie fonctionnelle (Pinel, 1989) résulte d'une intoxication de l'appareil institutionnel : la déliaison se transmettant par défaut de détoxication et de butée différenciatrice. Ainsi, la pulsion d'agir peut-elle être assimilée à un attracteur vague résultant d'une catastrophe intrapsy­ chique générant une bifurcation dans l'espace interpsychique. Cependant, la dédifférenciation n'est pas uniquement imputable à ces effets de résonance. Elle semble à relier à une faille, à une forme de la négativité affectant les modalités même du groupement, qu'il convient d'appréhender plus précisément.

La négativité relevant des modalités du groupement

Bien que les niveaux d'analyse soient ici différenciés, il est évident que dans la clinique, ils apparaissent en intrication (ce qui ne facilite pas leur décryptage). Les mouvements d'homologie fonctionnelle décrits précédemment vont révéler la défaillance de certains organi­ sateurs inconscients du groupement. Ce sont notamment les sys­ tèmes d'alliance et la communauté de renoncement qui vont s'effondrer sous une forme cataclysmique ou torpide. Avec l'effon­ drement des systèmes d'alliance, il se produit un mécanisme tout à fait décisif dans la généralisation de la déliaison, que l'on peut dési­ gner comme une rupture du contrat d’étayage mutuel. Ce contrat

68

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

d’étayage mutuel, indispensable à la fonctionnalité de toute institu­ tion, se révèle inconscient pour une large part. Il suppose des élé­ ments généraux de reconnaissance, d’appui, de confiance mutuelle, mais aussi des aspects spécifiques aux institutions de soins, tels que l’accueil, la contention et la détoxication transformatrice des vécus douloureux ou insensés mobilisés lors de la rencontre avec les patients. Ce contrat d’étayage suppose donc l’existence de liens d’appui mutuels mais aussi de contrats de travail psychique, d’ap­ puis symboliques assurant la déprise et la reprise transformatrice des phénomènes d’intoxication. La défaillance de la détoxication procède des différentes modalités du négatif analysées par R. Kaës. Il s’agit tant du négatif relatif, c’est-à-dire qu’une part des phénomènes d’intoxication groupale échappe au retraitement car le travail de la pensée laisse toujours un « reste » (Roussillon, 1983), que du négatif radical référé à l’irre­ présentable de certaines manifestations pathologiques. Je pense ici tant aux agirs psychopathiques, qu’à l’inertie des patients présentant une déficience mentale sévère ou une encéphalopathie invalidante, mais aussi aux symptômes apparemment privés de signification des sujets psychotiques ou autistes. Si ces formes de négativité peuvent, le plus souvent, bénéficier d’un travail d’élaboration interne, grâce notamment à l’appui actif des psychistes de l’institution, qui assu­ rent ainsi une fonction encadrante, de conteneur, il apparaît que la troisième forme de négatif, à savoir le négatif d’obligation, est direc­ tement impliquée dans la désorganisation pathologique des liens ins­ titutionnels. Le négatif d’obligation relève de ce qui doit être tenu à l’écart des pensées de l’ensemble, il s’agit d’un désaveu ou d’un for­ clos commun qui est à différencier du négatif relatif et de l’igno­ rance primaire, de l’insu et du méconnu. De registre idéologique, cette négativité d’obligation prend sa source dans les origines même de l’institution. Autrement dit, l’attracteur fondamental de la déliaison des liens ins­ titutionnels semble impliquer le socle, la fondation de l’institution.

La négativité relevant de la fondation institutionnelle

Toute institution naît d’un désir de différenciation. Pour que le mou­ vement créateur s’institue, pour que le désir des fondateurs prenne

La déliaison pathologique des liens institutionnels

69

forme et réalité, il est souvent nécessaire que cette différenciation s'affirme de manière radicale, c’est-à-dire que la séparation s’énonce comme une coupure. Cette rupture s’affirme comme un rejet des ins­ titutions anciennes, qui d'institutions d'affiliation acquièrent le sta­ tut de mauvais objet violemment répudié. Le mouvement de déprise violente qui sous-tend la création d'une nouvelle institution n’est qu’une figure à peine déplacée du meurtre fondateur décrit par Freud dans Totem et Tabou. La fondation s’accompagne donc fréquemment d’un rejet ou d’un clivage associé à un déni originaire. Dans cette lignée, l’idéologie fondatrice s’édifie sur l’expulsion d’une partie de la réalité, en référence à un négatif dont le destin va s'avérer décisif dans le devenir des liens institutionnels. La partie rejetée, qui fait office de contre-modèle, peut faire l’objet d'un co-refoulement et réapparaître ultérieurement sous une forme critique, mais traitable par l’ensemble, au prix de quelques réaménagements. A contrario, il peut faire l'objet d’une forclusion et devenir l'analogue d’une crypte (Abraham, 1978), enkystée dans les fondements des liens. Dans ce cas, la violence destructrice et/ou la perversion constitueront les indices électifs du retour des éléments forclos. Ces contre-investissements massifs sont destinés à tenir à l’écart le contre-modèle. Ils assurent la cohésion d'un pacte commun fonda­ teur de l'idéologie institutionnelle tel que : « Rien dans notre fonc­ tionnement ne sera assimilable au passé. » Le fantasme de créer une institution totalement nouvelle, merveilleuse, débarrassée des sco­ ries et des imperfections héritées des générations précédentes va assurer la structure et la dynamique des liens de l'ensemble. S'ins­ crire dans l’institution, c’est adhérer à cette idéologie, souvent non formulée, mais qui a le statut de vérité partagée. L'idéal du moi, qui est le principal moteur de l'activité professionnelle, est ainsi d’em­ blée pris dans un moi idéal collectif, une figure écrasante, clivant la réalité à traiter entre un négatif d’obligation et une idole qu’il s'agira de légitimer à tout prix. Dès lors, le doute, l'ambivalence, les contradictions et les ambiguï­ tés sont désavoués car susceptibles d’ébranler les assises de la fon­ dation. Les contre-investissements entretiennent la clôture et F autoréférence, ils entravent la confrontation à quelque extériorité et dénient la fonction du tiers. Le travail de la critique et donc la dyna­ mique évolutive de l'ensemble se voient barrés. L’entropie majore l'immobilisation des liens et favorise l’alternance d'explosions et de stases des liens institutionnels. L’idéologie fondatrice se réfère à un

70

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

négatif qui ne peut tolérer la réfutation, et partant, ne peut admettre une pensée dialectique du type modèle/contre-modèle. Or, pour R. Thom (1992), l'antagonisme paradigme/contre-paradigme consti­ tue un schéma catastrophique type : c'est-à-dire, que la déliaison pathologique des liens institutionnels est scellée dans le socle de l'institution. Dans cette perspective, on peut considérer que la bifurcation catas­ trophique est à relier à la prégnance d'un « attracteur étrange », à savoir la résurgence des éléments incorporés et forclos. La réappari­ tion du fantôme, c'est-à-dire le contre-modèle et les figures réelles et imaginaires s'y associant lors de la fondation, fait retour en premier lieu au niveau de la rencontre avec les patients. L'utopie se voit atta­ quée par les réactions thérapeutiques négatives, par ce qui est vécu comme un échec ou une limitation des projets originaires gran­ dioses. Le retour du négatif est maintenu au prix de contre-investis­ sements, amputant l'ensemble de ses sources énergétiques. Dès lors, la déliaison des liens institutionnels se trouve scellée, prisonnière des dénis ou de la forclusion originaire, confrontant l’ensemble à une problématique de refondation impensable. L'enjeu se situe entre le meurtre de la figure des ancêtres fondateurs et une impossible reprise des origines. Un paradoxe se cristallise entre la refonte impensable, la re-création d’une nouvelle utopie merveilleuse et l’impossibilité de renoncer au présent pour que rien ne change.

5. Illustration clinique

Quelques extraits d'une intervention conduite dans un hôpital de jour vont permettre d'illustrer l'intrication de ces mécanismes et de mettre en évidence l’impact de là négativité dans la déliaison patho­ logique des liens institutionnels. Le choix de cette situation présente l’intérêt de montrer la superposition de mouvements de déliaison chaotique et d’immobilisation des liens institutionnels, c'est-à-dire l'entrecroisement de l'usure et de la crise explosive. Ce service de pédopsychiatrie, créé en rupture de l’asile traditionnel dans les années 70, accueille une population d’enfants psychotiques, autistes et déficients intellectuels. L'équipe soignante, composée d'un personnel d’infirmiers psychiatriques, d'éducateurs spécialisés,

La déliaison pathologique des liens institutionnels

71

de rééducateurs et de psychistee semble suffisamment nombreuse et posséder les formations requises. La demande d’intervention, trans­ mise par courrier, précise l’attente centrale de l’équipe, à savoir comprendre et dépasser une situation de souffrance partagée qui per­ dure depuis quelques années. Les essais de travail collectif entrepris jusque-là s’étant avérés sans effet.

Lors de la première réunion organisée afin de préciser le sens de la demande, il apparaît que les manifestations de la déliaison patholo­ gique des liens institutionnels relèvent tant de la crise explosive que de l’immobilisation. La souffrance évoquée résulte d’une violence des modes de relations, transitant par les paroles et par les actes, mais aussi d’une stase des investissements. L’épuisement de chacun est massif, les arrêts maladie, les décompensations psychosoma­ tiques se répètent. Les absences réitérées et quelques démissions récentes, dont celle du psychologue, renforcent un sentiment d’im­ puissance résignée, parfois démenti par les explosions de violence. Un élément central sera évoqué et confirmé par l’ensemble des par­ ticipants : la violence des modes de relation engendre l’absence de garantie concernant la parole, de sorte que la défiance est générale. Dans cette lignée, la première réunion sera ponctuée par un passage à l’acte violent survenant entre un éducateur et une rééducatrice. Avec l’effondrement de la confiance, aucun acte de soins ne peut être partagé ni soutenu. Toute action est suspecte, attaquée et détruite. Dès lors, il ne demeure que la violence ou le repli sur soi. L’intervention, qui se déroulera sur une période d’environ trois années, se révélera extrêmement difficile, sollicitant des moments de persécution, de haine et d’impuissance, suscitant la tentation de renoncer et d’abandonner une équipe aussi destructrice et peu grati­ fiante sur le plan narcissique. Je n’en présenterai qu’une analyse succincte, centrant mon approche sur les éléments strictement nécessaires à la démonstration. Auparavant, il convient de préciser quelques éléments du cadre et du dispositif mis en place. Il sera proposé et accepté par l’ensemble de conduire une réunion mensuelle, d’une durée de trois heures, orga­ nisée à jour fixe et regroupant tous les membres de l’institution (qui ne sont pas régulièrement en congés), afin de comprendre les phé­ nomènes rencontrés par l’ensemble. La règle formulée est celle de la libre parole, limitée par un aménagement de la règle d’abstinence. Je précise d’emblée au groupe qu’il s’agit d’une intervention institu­

72

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

tionnelle, écartant ainsi les éléments d’ordre privé non directement liés à la situation, ajoutant que ce qui est énoncé durant ce travail collectif ne peut être repris dans la vie institutionnelle quotidienne à des fins destructrices. Cet aménagement de la règle a une fonction de limite pare-excitante, de censure sélective de la parole et des actes, analogue au cadre de la thérapie familiale. Si toutes les pensées sont légitimes, certains actes ou paroles constituent des débordements économiques, une effraction du système pare-excitation. Parallèle­ ment, cet aménagement de la règle permet indirectement de soutenir une première différenciation entre pensées, paroles et actes. En outre, l’énoncé de la règle d’abstinence est central, en ce qu’il per­ mettra, durant l’intervention, de pointer les inévitables transgres­ sions et de soutenir la fonction de la contention. Enfin, il est à préciser que le coût de l’intervention sera négocié avec l’institution et imputé au budget de la formation permanente. Ce mode de paie­ ment est destiné à signifier pour l’ensemble la dimension institu­ tionnelle de l’intervention. L’intervention sera ponctuée par trois phases relativement mar­ quées : une phase d’évacuation de la violence, une phase de recons­ truction des origines de l’institution et enfin une phase de retissage des liens groupaux et une transformation des représentations de la tâche primaire.

Durant plus d’une année, les séances constituent une forme de déver­ soir de la violence, un réceptacle de l’envie et de la haine mutuelle. Ce sont notamment les modes de prises en charge et l’organisation des soins qui creusent les antagonismes. Toutefois, il est impossible d’évoquer des représentations précises concernant les enfants accueillis, leurs problématiques et les pratiques mises en œuvre. Parallèlement, aucun travail de liaison ne semble s’effectuer malgré nos interventions qui semblent toujours inappropriées. Lors de chaque séance, il semble qu’un retour à l’état initial, une répétition à l’identique (de M’Uzan, 1977) marque le fonctionnement de l’en­ semble.

Vers la fin de cette première année, il nous apparaîtra que le groupe souffre d’un trouble de mémoire partagé : aucun souvenir, aucune trace des séances précédentes ne peut s’inscrire. Aussitôt cette remarque communiquée à l’ensemble, les praticiens nous demandent de remplir une fonction de mémoire auxiliaire, de retisser un lien de continuité lors de la reprise de chaque séance.

La déliaison pathologique des liens institutionnels

13

La demande qui nous est adressée va provoquer une forme de cli­ vage entre ma collègue et moi-même ; nous nous surprenons à entrer dans une forme de conflit, à exprimer une hostilité jusque-là incon­ nue entre nous. L'affrontement évoque un clivage et porte sur le type de réponse à apporter : nous sommes saisis entre le désir de soutenir ce groupe en grande souffrance et le désir de nous abstenir pour ne pas favoriser une dépendance qui bloquerait les capacités du groupe à élaborer ses propres conflits. Un travail d'analyse de type inter­ transférentiel, effectué dans l'après-coup, permet de déceler les mécanismes mis en jeu. Il nous apparaît ainsi que les éléments pro­ jectifs archaïques injectés par le groupe se sont déposés de manière directe à l’intérieur du système de liens établi dans le couple d’in­ tervenants. La poursuite de l'analyse nous amène à penser que ce qui vient de nous être transmis correspond très exactement à ce qui se joue entre les enfants accueillis et les praticiens. Lors de la reprise de la séquence, nous délivrons cette interprétation, quelque peu persuadés de détenir une clef permettant de déjouer la déliaison traversant l'ensemble. L'effet de cette interprétation est tout aussi décevant que celui produit par nos précédentes interven­ tions. Il est seulement ponctué par un « Oui, mais alors ? » suivi d'un silence pesant. Les défaillances de la mentalisation s'avèrent si mas­ sives qu’un découragement de registre dépressif nous envahit pro­ gressivement : nous sommes désespérés, sans pensée, comme anéantis psychiquement. Ce vécu d’impuissance persistera durant plusieurs séances. Il apparaît que cette institution nous confronte à une posi­ tion thérapeutique négative (Vidal, 1989). Son dépassement nécessi­ tera un travail d’élaboration conduit avec les collègues de notre association. Les rêveries de chacun et l'analyse de la chaîne associa­ tive groupale nous amènent notamment à évoquer le fantasme d’une perte fondamentale affectant le fonctionnement de cette institution. Lors de la réunion suivante, sans que nous abordions la question, la surveillante fait part au groupe de sa surprise : dans l'entre-deux des séances, elle a cherché le dossier intitulé « projet institutionnel » et n'a trouvé qu’une enveloppe vide ! Avec cette découverte, on peut assister à l’esquisse d’un premier tra­ vail de liaison et à la reprise d’une dynamique évolutive. Interrogés par leurs collègues au sujet de cette disparition, les praticiens les plus anciens sont requis pour restituer les axes du projet fondateur. Ainsi peut-il apparaître une première différenciation groupale : la différence des générations entre les anciens et les nouveaux trouve à

74

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

se représenter. Cette représentation n'est plus traitée sur le mode de la destruction réciproque, mais sur celui de l'appui et de la complé­ mentarité. Au cours des séances suivantes, il sera régulièrement fait appel aux anciens pour reconstituer les origines et les principales étapes de l'institution. L'histoire peut ainsi progressivement être retracée, en appui sur une première différenciation « générationnelle » interne. Pour des rai­ sons de discrétion, je n'en évoquerai que certains aspects, mais il apparaît très clairement à l'ensemble que l'institution a été créée dans une forme d'agir. Le désir des fondateurs de rompre avec « l'asile » et de fonder une institution radicalement novatrice s'est infiltré et fixé à tous les niveaux du fonctionnement actuel, tels que : - l'espace matériel (sans cloison, ni séparation formelle), ce qui signifie que les praticiens ne disposent d'aucun espace différencié ; - les modes de relation (déniant toute valeur aux règles, aux diffé­ renciateurs de rôles et de fonctions) ; - le rapport à la temporalité (qui se situe dans un imprévu perma­ nent, les praticiens décidant au jour le jour de s'occuper des enfants selon leur choix du moment)... Durant la deuxième année d'intervention, la constellation fantasma­ tique centrale sera reconstruite par les praticiens. Il apparaît que le désir fondateur condense le fantasme de détruire toutes les représen­ tations et les pratiques évoquant les institutions pédopsychiatriques traditionnelles, perçues comme asilaires, mais aussi de soutenir un fantasme de désir mégalomaniaque selon lequel tous les enfants doi­ vent être guéris. Or, un événement traumatique est intervenu dans les premières années de fonctionnement, à savoir la mort accidentelle d'un enfant autiste. Cette morte sera enkystée par l'ensemble, les mécanismes d'anti-deuil se verront renforcés par l'effondrement dépressif d'une des fondatrices de l'institution. Ainsi l'institution va-t-elle incarner une figure mortifère, accréditant le fantasme d'un « trou noir » absorbant toute énergie. Plusieurs mois seront néces­ saires pour que les défenses contre la perte soient mises à jour et référées au modèle fondateur. Les praticiens prenant très clairement conscience que les mécanismes d'anti-deuil et d'anti-pensée consti­ tuent un mode de fonctionnement assimilable à celui des enfants, il apparaît ainsi que l'ensemble s'est trouvé totalement intoxiqué : la psychose et les défenses autistiques devenant ainsi un désorganisateur des liens institutionnels. Parallèlement il devient évident que le

La déliaison pathologique des liens institutionnels

75

fantasme de désir thérapeutique mégalomaniaque a empêché l’accès au travail de deuil. Dans cette perspective, la stagnation ou la régres­ sion, et a fortiori la mort d’un enfant, devaient être tues. Én interdi­ sant les échanges entre les praticiens et le travail d’élaboration, l’étayage mutuel se trouvait radicalement barré d’emblée. Avec la reconstruction de cette constellation fantasmatique partagée, un processus groupal d’allure associative peut se développer : les phénomènes de résonance deviennent ainsi analysables. La souf­ france mobilisée lors de la rencontre avec les enfants peut être évo­ quée et acceptée. Progressivement, il s’opère une modification profonde des types de liens et une transformation des modes d’échange, s’ac­ compagnant d’une mutation dans les relations groupales et dans le rapport à l’institution. L’élaboration groupale de la négativité d’obli­ gation permet l’établissement de liens plus étayants entre les prati­ ciens : un certain plaisir à travailler ensemble peut être trouvé/créé. Des différenciations s’instituent : des sous-groupes prennent forme, des rôles et des fonctions se redessinent. La psychologue du service institue des réunions d’analyse de la pratique jusque-là refusées. Parallèlement, deux personnes démissionneront, ne pouvant tolérer pour des raisons d’économie personnelle les modifications des types de liens. La fin de l’intervention coïncidera avec la mise en place d’un travail d’écriture collectif et la refonte du projet thérapeutique. L’histoire de l’institution peut être écrite, la créativité groupale peut s’investir dans ce processus de reprise du mythe fondateur pour accéder à une historicité. La mutation apparaît non plus comme la trahison du pacte fondateur, mais comme un relais vers un autre projet, porteur de vie et de mort, porteur de sens et de non-sens, acceptant les limi­ tations du réel et de la pathologie, accédant à une forme de pensée critique. Cette vignette clinique montre que dans la déliaison pathologique des liens institutionnels, la crise, l’immobilisation défensive et le déni deviennent un écran contre la perte. L’effondrement du sens et de la valeur partagée s’effectuent faute de perdre l’idéal mégaloma­ niaque fondateur. La langue morte qui est parlée cache une chose enterrée vivante, emmurée dans la crypte. L’intervention a permis de rétablir une capacité de penser et ouvert au travail de la mémoire en levant les défenses et les mécanismes d’anti-deuil qui immobilisent le travail d’élaboration. Le travail de

76

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

symbolisation a dépendu de la mise en œuvre d’un néo-cadre conte­ neur qui rende possible le déplacement de la dissociation dans un espace de retraitement du négatif. Se pose donc la question des conditions méthodologiques susceptibles de favoriser ce travail de retraitement du négatif.

6. Propositions de certains principes méthodologiques d’intervention

En guise de conclusion provisoire, je proposerai quelques principes méthodologiques correspondant à l’état actuel de mes élaborations. En premier lieu, il convient de préciser que l’intervention, s'inscri­ vant dans le référentiel de la clinique psychanalytique des ensembles intersubjectifs, procède d'invariants prédéfinis. Les réquisits de la méthode sont circonscrits par la situation, le cadre, l'objet et les objectifs, ainsi que par certains opérateurs essentiels. • La situation d’asymétrie, vectorisée par la loi de l'offre et de la demande, prédétermine un travail de mise en forme des attentes, des pré-investissements, des pré-repésentations et des projections qui vont prédéterminer les conditions d'une relation de type transfert/contretransfert. • Le cadre établit un système d'invariants de temps, de lieu et d'ac­ tion. Le processus se développe à l'intérieur de ce cadre, il est déter­ miné par l'appareillage psychique des intervenants et par l’énoncé d'une règle appropriée à la situation. Rappelons ici la valeur fonda­ mentale accordée à la règle d'abstinence. • L’objet et les objectifs. S'abstenant de tout acte, de tout appa­ reillage technique opératoire, de tout désir de modifier la tâche pri­ maire, les modèles théoriques et les pratiques institutionnelles, il s'agit de tenter de comprendre « ce qui de la réalité psychique est mobilisé, étayé et immobilisé par l'institution » (Kaës, 1987b).

• Les opérateurs. Je m'attarderai davantage sur cet aspect en appor­ tant quelques précisions sur deux points : les conditions de l’écoute

et les dispositifs spécifiques de traitement du matériel.

La déliaison pathologique des liens institutionnels

77

Les conditions de l’écoute institutionnelle Il est à remarquer que la notion d'intervention renvoie au plan éty­ mologique au concept de tiers. Si la fonction tierce constitue un garant méthodologique, éthique et praxéologique, elle ne peut être soutenue par les seuls intervenants. Sans la création de dispositifs permettant la contention et la reprise des éléments transmis durant les séances institutionnelles, il apparaît une forme d'intoxication de l'appareil psychique des intervenants qui immobilise leurs capacités d'élaboration. L'introduction de dispositifs spécifiques à la dimen­ sion institutionnelle de l’intervention autorise la réélaboration d'élé­ ments méconnus, de registre intersubjectif, mais aussi transsubjectif, échappant au travail psychique des intervenants. Ces dispositifs viennent étayer les différents temps psychiques de la prise, de la déprise et de la reprise nécessaires au travail de l'après-coup.

Les dispositifs de traitement du matériel

Le temps de l'écoute in situ correspond à un moment de prise durant lequel les intervenants sont, pour une large part, immergés dans les systèmes de liens institutionnels. Les éprouvés et les représentations mobilisés lors de cette immersion font l'objet d’une première élabo­ ration personnelle, confrontée au travail psychique effectué par le co-intervenant. Or, l'analyse qui en découle, apparentée à une forme d'analyse intertransférentielle, se révèle fréquemment insuffisante pour déceler certains enjeux institutionnels profonds. En effet, ce dispositif approprié à l'analyse des groupes « d'étrangers », laisse un reste, parfois décisif, relativement à la dimension spécifique de l'in­ tervention. Un troisième niveau d’analyse se révèle donc incontour­ nable lors de certains moments clefs de l'intervention. Il s'agit d'un dispositif d'analyse portant sur les effets institutionnels générés par l'intervention. La clinique nous a montré que les éléments fondamentaux impliqués dans la problématique institutionnelle ne pouvaient être analysés sans une élaboration des effets produits sur notre propre association de référence. L'exemple décrit plus haut a mis en évidence la nécessité d'une analyse des aspects contre-transférentiels, conduits à diffé­ rents niveaux, pour trouver une issue à l'engluement, à l'immo­

78

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

bilisation des intervenants. C’est en effet 1’ analyse du contre-trans­ fert institutionnel qui a constitué l’outil central du dégagement et ouvert à une ébauche de compréhension des phénomènes mobilisés. Cette analyse s’est développée sur plusieurs registres, bénéficiant d’étayages multiples : d’une part, avec ma collègue S. Morel, coani­ matrice de l’intervention, mais aussi au niveau groupal institution­ nel, en appui sur les élaborations conduites lors des séances de reprise effectuée avec les collègues de notre institution de référence.

À cet égard, il est à noter que la problématique traversée par l’insti­ tution s’est déplacée sur notre propre association, de manière atté­ nuée, mais tout à fait similaire. Seuls les éléments traités à ce dernier niveau ont pu être travaillés durant les séances. Autrement dit, il apparaît une relation transféro-contrntransférnntinlln, de registre ins­ titutionnel, dont les intervenants constituent les messagers et les révélateurs. La réélaboration des éléments fondateurs de notre propre association, eux-mêmes co-refoulés, permettra de poursuivre une intervention qui prenait à ce moment la forme d’une réaction institutionnelle négative. En conclusion, on peut avancer que le rétablissement de liens insti­ tutionnels plus vivants dépend de l’accès des praticiens à la dépres­ sion, à l’ambivalence, au doute et à la pensée critique. Cela transite par un travail groupal d’élaboration de la négativité permettant un certain dépassement des clivages, des mécanismes d’anti-pensée et l’acceptation des limites au fantasme de désir mégalomaniaque thé­ rapeutique. Avec la reconstitution d’une trame commune qui sup­ porte les antagonismes, les oppositions et les conflits, on peut voir que les éléments pervers, désavoués ou forclos n’interrompent plus le processus institutionnel. Le travail psychique groupal suppose des deuils, des renoncements, mais aussi le départ de certains profes­ sionnels dont l’économie personnelle ne trouve plus d’appuis dans le fonctionnement institutionnel. De même que l’analyse des contredéfenses groupales permet de transformer l’économie de certains patients, les modifications du cadre institutionnel s’accompagnent d’une modification économique pour certains soignants. L’interven­ tion peut être l’occasion de desceller certaines formations psy­ chiques bifaces et permettre de libérer des énergies individuelles immobilisées dans le fonctionnement institutionnel, cette libération énergétique ouvrant parfois sur une démarche de thérapie person­ nelle ou sur une reconversion salutaire pour les deux parties.

La déliaison pathologique des liens institutionnels

79

Il apparaît que l’analyse de la déliaison des liens institutionnels sup­ pose une analyse approfondie de ce qui apparaît comme une forme spécifique de transfert et de contre-transfert institutionnel. Cela sup­ pose que l’intervention s’étaie sur une groupalité inscrite dans une institution, et sur l’analyse constante des éléments dénis, ou forclos à chacun des niveaux. Ce travail par l’intersubjectivité permet par­ fois le façonnage d’une topique institutionnelle plus flexible, effec­ tuée en appui sur le remodelage de certaines relations d’objet. Enfin, le détour et l’appui sur la théorie des catastrophes permet de rêver et de penser ce qui s’avère chaotique, incontenable et irrepré­ sentable dans le champ institutionnel. En offrant un opérateur méta­ phorique, elle ouvre au travail de la reprise et de la symbolisation de certaines apories théorico-cliniques. La théorie des catastrophes fournit une théorie intermédiaire entre le modèle de la clinique psy­ chanalytique et le champ institutionnel en permettant une réarticula­ tion partielle de certaines apories épistémologiques fondamentales. Elle offre ainsi un modèle pour tenter de conceptualiser les disconti­ nuités entre l’intra- et l’intersubjectivité, mais aussi pour ré-envisager l’antagonisme dedans/dehors, sujet/institution.

Chapitre 3 L'IE/OLUnON

PAFRXNOIAQUE DANS LES ORGANISATIONS par Otto Kernberg1

Elliot Jaques (1976) faisait la distinction entre deux types d’organi­ sations sociales, les organisations adéquates {requisite) et les organi­ sations paranogènes (paranoiagenic). Les organisations adéquates sont structurellement saines, l'autorité et la responsabilité sont par­ tagées et il est possible d'obtenir le bon nombre de personnes au bon moment pour accomplir la bonne tâche. Ce sont des organisations dotées d'une structure administrative fonctionnelle. « De telles orga­ nisations sont capables d’établir des relations de confiance entre les uns et les autres, et d'écarter la suspicion et la méfiance. » (Jaques, 1976.)

1. Traduction de B. Duez, revue par R. Kaës.

82

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

1. Les organisations paranogènes « Les organisations paranogènes rendent [...] impossibles les rela­

tions d’assurance {confidence) et de confiance entre individus. Elles contraignent les interactions sociales en un moule appelant des formes de comportement qui éveillent la suspicion, l’envie, la riva­ lité hostile, l’anxiété, et freinent les relations sociales, indifférentes à ce qui serait le bien commun... » (Jaques, 1976.) La théorie du système ouvert des organisations qu’adopte Jaques fut, à l’origine, proposée par Kenneth Rice (Rice, 1963 ; Miller et Rice, 1967). La théorie considère la régression dans les processus grou­ paux des organisations (avec des comportements paranoïdes chez les individus et leur parallèle d’idéalisation pathologique) comme une conséquence du manque d’une structure administrative saine. La théorie des systèmes ouverts regarde les réactions paranoïdes du groupe comme des symptômes du dysfonctionnement institutionnel. Ce dysfonctionnement induit une régression à la fois chez les indi­ vidus membres (du groupe) et dans les groupes ; elle n’est pas le simple résultat de la somme des pathologies de ses membres.

Exemples de symptômes de genèse paranoïaque

Lors d’un rassemblement international d’une organisation profes­ sionnelle, un membre distingué d’une des factions en compétition pour la prééminence scientifique rabaissa les représentants d’un autre pays dans une réunion privée informelle. Une heure plus tard, lors d’une rencontre dînatoire avec ces représentants, il parla cha­ leureusement de leurs importantes contributions et, d’une manière clairement flatteuse, du besoin qu’il avait de les voir plus souvent. De toute évidence, l’homme était par ailleurs honnête et de bonne moralité, sa flagrante malhonnêteté dans le contexte de l’organisa­ tion était en désaccord total avec sa conduite habituelle. Lors d’une réunion interne, le directeur d’une institution éducative fit une critique tranchante d’un des enseignants de l’institution. Le directeur, dont le style agressif était connu et craint, continua à par­ ler ainsi vingt minutes pendant que les autres principaux enseignants restaient silencieux. À la fin de la réunion, quelques-uns de ceux qui

L’évolution paranoïaque dans les organisations

83

étaient présents s'approchèrent de la personne attaquée, lui exprimè­ rent en privé leur compassion et leur point de vue sur cette attaque injustifiée. Parmi ceux-ci, certains étaient tristement célèbres pour leur attitude soumise et même flagorneuse à l'égard du directeur. Dans une administration, une femme directrice de service expéri­ mentée et déjà assez âgée, faisait des efforts particuliers pour soute­ nir ses jeunes collègues hommes, les guidant dans les intrications organisationnelles et politiques de l'institution. Ayant entendu dire que le fonctionnement d'un de ses protégés avait été mis en question lors d'un conseil d'administration par le président, elle alerta son protégé qui alla immédiatement trouver le président pour lui deman­ der des explications. Le président fut surpris car il avait soulevé la question en réponse à ce qu'il considérait comme des désaccords mineurs. La directrice avait désiré aider son jeune protégé, et celuici, de bonne foi, avait voulu corriger ce qu'il percevait comme un parti-pris injustifié à son égard ; le président, de bonne foi, perçut la femme plus âgée comme génératrice de défiance et distordant la structure fonctionnelle administrative de l'organisation. Un responsable de recherche de réputation internationale décida de quitter son institut de recherche après une série d'incidents qui le firent se sentir indésirable : en l'espace de quelques mois, on lui avait refusé des fonds internes pour un projet majeur ; la démission de deux secrétaires principales avait laissé un vide qui fut comblé par deux autres secrétaires principales : il se rendit compte plus tard qu'elles avaient été congédiées d'autres services de la même institu­ tion ; le directeur de l'institution avait été particulièrement critique à l'égard du chercheur dans une réunion scientifique. Le chercheur se sentit déprimé, manifesta d'intenses comportements autocritiques et autodépréciatifs, et se mit à espérer recommencer dans une autre organisation ; il fut surpris quand, sur le point de démissionner, il rendit sa décision publique : chacun lui exprima sa profonde inquié­ tude par rapport à son départ et l'organisation s'efforça de le retenir. Ces exemples ne sont pas extraordinaires. Ils ne semblent pas res­ ponsables de carences majeures dans le fonctionnement institution­ nel. Ils illustrent certains des aspects centraux de l'évolution (genesis) paranoïaque institutionnelle : - une variété de comportements individuels allant de la malhonnê­ teté criante à la suspicion ordinaire, la défiance et la peur, jusqu'à la réaction dépressive autodépréciatrice et démoralisante ;

84

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

- des membres des organisations, malhonnêtes, trompeurs, et antiso­ ciaux, traits personnels dont ils ne témoignent pas dans leur vie privée ; - des membres d’une organisation agissant de bonne foi et qui pro­ voquent pourtant des désastres.

Symptômes de l’évolution paranoïaque En général les symptômes de l’évolution paranoïaque dans les orga­ nisations s’ordonnent le long d’un spectre large qui va du psycho­ pathique au dépressif. • Lorsque sont réunies les conditions de régression paranoïaque dans les organisations à fonctionnement inadéquat, le côté psychopathique du spectre est caractérisé par des membres qui manifestent de façon patente des comportements trompeurs, malhonnêtes, antisociaux dont ils ne témoigneraient pas dans leur vie quotidienne hors de l’institu­ tion. On rencontre aussi des membres qui manifestent des tendances antisociales dans l’ensemble de leurs interactions sociales et qui les manifestent également dans la vie organisationnelle ; ils sont non seu­ lement acceptés mais admirés, car ils les font partager quand les conditions qui favorisent l’évolution paranoïaque prévalent. Un dirigeant admiré et aimé dans une organisation était connu pour ses opérations financières impitoyables, à la limite de l’amoralité, qu’il effectuait en vue d’améliorer sa position dans l’organisation. Le directeur d’un centre universitaire aimé pour ses manières cha­ leureuses, douces et même caressantes était largement connu pour répandre sur ses opposants politiques, dans le privé, les rumeurs les plus venimeuses, alors que publiquement il agissait à leur égard avec la plus grande bienveillance. La directrice d’une institution de service social était admirée pour ses manières voyantes qui contrastaient avec sa brillance intellec­ tuelle. Sa tendance chronique au mensonge, à la limite des fantaisies mythomaniaques, était célébrée en privé comme s’il s’agissait d’un courageux dédain de la réalité. • La moyenne des membres des organisations conduites par de telles personnes témoignent, par opposition, de traits paranoïdes marqués dans leurs négociations institutionnelles : ces traits contrastent avec leur personnalité normale à l’extérieur de la vie institutionnelle. Les

L’évolution paranoïaque dans les organisations

85

comportements paranoïdes constituent le milieu du spectre de la régression paranogène et sont les manifestations les plus fréquentes de la nature non adéquate de l'organisation. De façon typique, les relations entre le comité directeur ou les employés, les surveillants et les dirigeants sont caractérisées par la peur, la suspicion et le ressen­ timent, une sensation d'hypervigilance et des précautions, une recherche de sens et de messages subtils et cachés, ainsi que par un effort pour établir des alliances avec les pairs afin de se protéger contre les dangers communs. Les membres du comité directeur, dans leur opposition cachée à la direction autoritarrsae, font souvent l'ex­ périence effrayante des alliés de la veille retournant leur veste et adoptant des attitudes flagorneuses à l'égard des dirigeants. L'atmosphère envahissante de méfiance nous rappelle cette histoire proverbiale d'un petit village où, un jour, chacun reçoit d’un farceur un télégramme disant « Tout est découvert, fuyez !» : 50 % des vil­ lageois partent précipitamment. En contrepartie des réactions du comité directeur, le directeur a la sensation que les membres para­ noïdes de l’organisation ont déjà commencé à contester son autorité d'une façon hostile, provocante et dépréciatrice, pendant qu'une majorité silencieuse trouve des excuses à ces attaques. • Du côté dépressif du spectre de la régression paranogène, de façon typique, les individus se sentent seuls, isolés, non appréciés, hypercritiqués au sujet de leurs défauts et de leurs imperfections. Ils réagis­ sent avec excès à la critique, ils la vivent comme une menace pour leur avenir professionnel dans l'organisation. Leur autocritique exa­ gérée inhibe leur fonctionnement au travail, créant ainsi un cercle qui s'auto-engendre et interfère avec l’exécution et l’accomplissement du travail; ils s'efforcent de fuir l’organisation. Il n’est pas surprenant que les plus matures et les plus intégrés des membres (ceux dont le surmoi est le mieux intégré) prédominent sur ceux qui ont une réac­ tion dépressive. Dans les institutions paranogènes, les gens normaux sont les plus rejetés. Un retrait schizoïde protège aussi de la détério­ ration douloureuse de la condition de l'être humain dans l'institution.

2. Étiologie En termes simples, la cause de l'évolution paranoïaque dans les ins­ titutions dérive :

86

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

- de la rupture du système des tâches des organisations, quand les tâches primaires deviennent non adéquates ou accablantes, ou sont paralysées par des contraintes imprévisibles, non diagnostiquées, mal gérées ; - de l’activation de processus groupaux régressifs dans des condi­ tions de dysfonctionnement institutionnel ; - de la prédisposition latente à la régression paranoïde qui est une caractéristique universelle de la psychologie individuelle. La direction défaillante de l’organisation peut être une cause majeure de rupture dans l’exécution des tâches même si, objective­ ment, la réalité externe favorise l’accomplissement des tâches pri­ maires. La défaillance de la direction s’exprime dans un diagnostic inadéquat des tâches primaires et de leurs contraintes, dans l’échec à imaginer les compromis optimaux entre les tâches et les contraintes ; la structuration de l’organisation va à l’encontre des exigences fonc­ tionnelles en vue de l’exécution des tâches.

La défaillance de la direction Une direction défaillante peut provenir des caractéristiques person­ nelles des dirigeants dans les positions administratives clefs. De toute façon, les ruptures dans le fonctionnement organisationnel, avec ses régressions conséquentes dans les processus groupaux de l’ensemble de l’organisation, apparaissent au départ comme si la personnalité gênante des dirigeants clefs en était responsable. Seule une prudente analyse de l’organisation permettra de faire la part des cas où la pathologie personnelle du dirigeant est effectivement res­ ponsable de la rupture organisationnelle de ceux où elle n’est qu’une présentation symptomatique, reflétant la régression dans la direc­ tion, plutôt effet secondaire à la rupture institutionnelle que cause de celle-ci. Jaques (1976) résume les relations entre les caractéristiques structu­ relles des institutions sociales, la psychologie individuelle et la psy­ chopathologie de la façon suivante : « La menace constante est toutefois que les institutions sociales deviennent si inadéquates et si gravement aliénantes qu’elles créent une spirale descendante : les institutions inadéquates éveillent des suspicions objectives en réso­ nance à des angoisses persécutrices ; l’angoisse, à son tour, perturbe

L’évolution paranoïaque dans les organisations

81

le fonctionnement individuel [...], faisant fonctionner l’institution plus mal encore. »

La carence dans les ressources La cause la plus fréquente de l’évolution paranoïaque est la limita­ tion et plus particulièrement la réduction des ressources permettant la réussite des tâches organisationnelles. En un temps de contraintes budgétaires, par exemple, quand les dépenses doivent être significa­ tivement réduites, des vagues de crainte et d'angoisse sont suscitées et entretenues par la régression des membres du comité-directeur vers des angoisses primaires : ils redoutent d'être abandonnés, reje­ tés, mis à l'index et injustement exploités. Pour autant que les promotions impliquent aussi une compétition pour des places toujours en diminution, lorsque l'individu monte dans l’échelle administrative, un combat intervient en fonction de ressources limitées. Quand une compétition entre des individus inclut des comités de recherche, des jugements comparatifs au sujet de la valeur individuelle des membres de l'organisation, et qu'un processus politique influence leurs rémunérations, ce n'est plus sim­ plement un problème de répartition de ressources, mais s'y ajoute une dimension fondamentalement nouvelle, le politique favorisant l’évolution paranoïaque.

Les processus politiques Les- processus politiques qui influencent la prise de décision sont

probablement le facteur le plus important de développement de l’évolution paranoïaque dans les organisations. Masters (1989) décrit le politique comme générant un comportement qui s’attribue en partage, simultanément, le lien, la dominance et la soumission... Le comportement politique, à proprement parler, comprend des actions dans lesquelles la forme de la rivalité, la perpétuation de la dominance sociale et la loyauté se heurtent aux règles coutumières régissant un groupe. Du point de vue du fonctionnement organisationnel, la définition du comportement politique pourrait être la suivante : des individus ou

88

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

des groupes cherchent à influencer des personnes ou des groupes dans le cadre institutionnel, en vue de poursuivre leurs buts propres et de protéger leurs intérêts. A cet égard, les institutions politiques doivent être considérées comme « une forme de rivalité qui détermine quels humains ont la permission de transmettre les messages d’autorité et les commandements au reste de la société » (Masters, 1989). Pour autant qu’une action politique dérive de buts liés aux tâches primaires de l'organisation, de telles actions peuvent être considé­ rées comme fonctionnelles et reliées rationnellement au fonctionne­ ment organisationnel. Par exemple, la réflexion politique peut déterminer si une école de travailleurs sociaux s'oriente vers une action tournée de façon prédominante vers la communauté ou vers des interventions thérapeutiques ; un processus politique peut être lié à des priorités raisonnables à l'intérieur de l'ensemble des objectifs de l'apprentissage des travailleurs sociaux. De toute façon, quand l'action politique est tangentielle ou sans lien avec le but du fonctionnement institutionnel, elle a des effets néga­ tifs sur le système des tâches institutionnelles et des délimitations des tâches institutionnelles ; cela peut conduire non seulement à des distorsions dans le fonctionnement institutionnel mais à un dévelop­ pement de l’évolution paranoïaque. Quand le choix de mettre en compétition des valeurs n'est pas décidé rationnellement en termes de buts institutionnels optimaux, une régression désorganisatrice dans les processus groupaux suit rapidement le désaccord entre les aspirations politiques et les objectifs organisationnels. Par exemple, la compétition entre des groupes ethniques dans une école s’occu­ pant d'art peut s'avérer être désorganisatrice. Si l'autorité est définie comme l’exercice fonctionnel d'un pouvoir à l'intérieur d’un cadre institutionnel, l’exercice du pouvoir comme partie d’un processus politique qui n’a aucun lien avec les tâches institutionnelles ne peut être considéré comme fonctionnel. Et si l’exercice du pouvoir n’est pas fonctionnel, il en résulte le spectre du dysfonctionnement institutionnel. Ce spectre s'étend du chaos à une extrémité à la pétrification à l'autre extrémité : le chaos quand la déficience du pouvoir intervient dans des lieux fonctionnels de l'au­ torité; la pétrification quand trop de pouvoir est dévolu aux diri­ geants institutionnels, l'autorité se transformant en autoritarisme. En termes de processus groupaux à l'intérieur d'une institution, l'ac­ tion politique conduit à une dépendance accrue de tous les membres

L’évolution paranoïaque dans les organisations

89

à l’égard de tous les autres ; les membres anonymes de l’organisation portent en eux un potentiel politique, un pouvoir de décider : cette situation est à son maximum dans des conditions de prise de décision démocratique. Dépendre de tous les autres, dans des conditions qui ne sont pas objectivement régulées par les structures organisation­ nelles, active immédiatement un fonctionnement de groupe large. Le fonctionnement en groupe large implique une interaction a-structurée des membres d’un groupe qui peuvent encore s’écouter les uns les autres et interagir avec chacun sans relation de rôle statutaire stable dans le processus; toutes les relations interpersonnelles demeurent incertaines et les opérations défensives qui stabiliseraient les conflits dans des petits groupes ou dans des relations dyadiques ou triadiques deviennent inopérantes (Kemberg, 1992). Le processus politique active immédiatement la psychologie régres­ sive des groupes larges avec, pour conséquence, une sensation de perte d’identité personnelle de la part de tous ceux qui sont concer­ nés, une vague sensation qu’agression et violence menacent, un sen­ timent d’impuissance, un besoin de former des sous-groupes afin de pouvoir projeter l’agression sur d’autres groupes, un effort pour affirmer son pouvoir propre et celui de son petit groupe sur les autres, la crainte d’être victime du même processus, le souhait d’échapper à cette situation, et une sensation de paralysie et d’im­ puissance quand quelqu’un se désengage du groupe. Ceux dont les positions dans l’organisation dépendent d’un proces­ sus électoral font l’expérience d’une sensation de désorientation et de peur, de rupture temporelle de leur travail habituel et de leurs relations personnelles, du besoin de s’identifier avec un rôle public qu’ils ressentent comme artificiel et d’une dépendance dévastatrice vis-à-vis de l’opinion des autres à leur sujet. La situation ressemble à la psychopathologie de la personnalité narcissique, hyperdépendante du jugement des autres. Même matures et bien intégrées, les personnes ont tendance à vivre une défaite électorale comme une sévère blessure narcissique.

Les structures défaillantes Alors qu’une carence de ressources et l’action politique, particuliè­ rement une action non adéquate et non fonctionnelle, peuvent être

90

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

perçues aisément comme un champ fertile à l'évolution paranoïaque, un manque de cohérence entre les objectifs d'une organisation et sa structure administrative effective est une source importante, mais beaucoup moins évidente, de l'évolution paranoïaque. Par exemple, les objectifs de la formation psychanalytique cumule les buts d'une université et d'une école artistique (la psychanalyse est une science et un art), mais la structure actuelle de la formation psychanalytique ressemble plus souvent aux modèles d'une école professionnelle et d'un séminaire religieux (la psychanalyse comme technique et comme profession de foi). Quoique les causes de ces écarts puissent se trouver dans les origines historiques de la formation psychanaly­ tique et dans la nature de la tâche primaire - c'est-à-dire mener à bien un traitement dans le contexte de limites institutionnelles - c'est par la contradiction entre les objectifs professés et la structure orga­ nisationnelle implicite dans les mécanismes actuels que ces causes agissent. L'effet de ce désaccord entre les buts professés et la struc­ ture institutionnelle est un degré important de l'évolution para­ noïaque dans ces institutions, avec des clivages entre idéalisations et craintes persécutives. Les exemples les plus typiques de ces désaccords méconnus sont fournis par ces institutions qui, officiellement, existent pour mettre en œuvre une fonction sociale utile à tous alors que leur fonction pri­ maire est de fournir un travail et des satisfactions aux bureaucraties qui les composent; on peut citer l'institution hospitalière dont la mission annoncée est de pourvoir à la santé publique alors que les pratiques mises en œuvre tendent en fait à gagner de l'argent. Une organisation dont l'objectif est un gain financier et dont les struc­ tures optimisent ce but doit être considérée comme une institution dont le fonctionnement est optimal.

Dans la catégorie générale des distorsions institutionnelles et des inadéquations, il y a de nombreux problèmes restreints qui n'af­ fectent souvent qu'une partie de l'institution : manque de limites claires de la partie dévolue au gestionnaire ; manque de stabilité du contrôle des limites ; délégation de pouvoir inadéquate, ambi­ guë, ou en superposition; désaccord entre l'étendue de l'autorité accordée à certains dirigeants et le pouvoir réel délégué à cette autorité. Ce dernier problème constitue une limite entre problèmes organisationnels et échec des dirigeants dans l'organisation d'en­ semble.

L’évolution paranoïaque dans les organisations

91

Les dirigeants incompétents

La simple incompétence des dirigeants n’a pas seulement un effet dévastateur sur le fonctionnement organisationnel mais est excessi­ vement paranogène. Les dirigeants incompétents, en se protégeant contre des subordonnés compétents, deviennent hautement méfiants, défensifs et trompeurs; ils deviennent autoritaristes à l'égard de leurs subordonnés et soumis à leurs supérieurs. Ces qualités activent la régression paranogène, particulièrement au moyen de ses caracté­ ristiques paranoïdes et franchement psychopathiques. L'effet corrup­ teur de la malhonnêteté chez les dirigeants fournit le terrain nourricier pour des réponses psychopathiques généralisées dans l'ensemble de l'organisation, le potentiel paranoïde sous-jacent pou­ vant être masqué par un équilibre général de surface d'une corrup­ tion généralisée. Les cinq caractéristiques souhaitables pour un dirigeant rationnel sont : - une haute intelligence ; - une personnalité honnête et imperméable au processus politique ; - une capacité à créer et maintenir des relations d'objet en profon­ deur ; - un narcissisme sain ; - une attitude paranoïde saine, légitimement anticipatrice en opposi­ tion avec la naïveté. Les deux dernières caractéristiques - une certaine dose de narcis­ sisme et de paranoïa - sont certainement les plus surprenantes et pourtant les plus importantes qualités requises pour un travail de dirigeant. Un narcissisme sain protège le directeur de l'hyperdépendance à l'égard des autres et fortifie sa capacité de fonctionnement autonome. Une attitude légèrement paranoïaque garde le directeur en alerte contre les dangers de la corruption et la régression paranogène, contre la mise en acte d'une agression diffuse inconsciemment activée par les processus organisationnels ; elle protège le dirigeant d’une naïveté qui empêche l’analyse en profondeur des aspects moti­ vationnels des conflits qui affleurent dans l'institution. Le danger est que, sous les effets de la régression organisationnelle, les traits narcissiques et paranoïdes des dirigeants ne s'accentuent et qu'ils n'en viennent à constituer de puissantes forces régressives qui mobilisent une régression ultérieure selon l’axe narcissisme-dépen­

92

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

dance ou l’axe paranoïa-sadisme. Ici émerge un paradoxe majeur dans la direction institutionnelle : le même trait de personnalité qui peut, s’il existe à un degré modéré, renforcer la colonne vertébrale d’un dirigeant peut aussi favoriser une régression et avoir des effets paranogènes dévastateurs sur toute l’organisation. Dans une dimen­ sion morale, la fonction de direction est également menaçante du fait de la régression paranoïde et narcissique chez le dirigeant et dans l’institution. Ceci nous amène au mécanisme qui lie l’évolution paranoïaque à ses conséquences psychopathiques.

L’identification projective Au moyen de l’identification projective, l’agression déclenchée dans les conflits institutionnels est projetée sur les adversaires dans l’admi­ nistration. Mais la régression à des processus de groupe large rend l’identification projective notoirement inopérante (Turquet, 1975). La raison en est l’aspect comportemental de l’identification projective, c’est-à-dire l’effort pour contrôler l’objet sur lequel est projetée l’agression au moment où inconsciemment on commet cette agres­ sion. Si l’agression ne peut fermement être projetée et ancrée sur une personne quelconque et si ceux sur qui l’agression est projetée ne peu­ vent être contrôlés, la crainte des ennemis présumés augmente, d’où il résulte une augmentation de l’agression projetée de façon diffuse.

La trahison Quand la peur des représailles atteint un certain niveau d’intensité, le mécanisme de l’impulsion paranoïaque à trahir (Jacobson, 1971) entre en jeu. Ce qui arrive est que l’on laisse tomber toutes les rete­ nues morales dans un combat en tout ou rien pour la survie. Il n’y a aucune limite à ce que l’on fera pour se protéger des dangers d’une attaque - dont l’orientation, la forme et l’intensité ne peut être qu’intuitivement appréhendée et de manière vague. Les sociologues ont étudié le phénomène sous le titre du dilemme du prisonnier. Deux prisonniers enfermés indépendamment mais ayant des liens person­ nels, qui ont régressé suffisamment pour soupçonner tout le monde, même le camarade inaccessible, sont enclins à se trahir l’un l’autre.

L’évolution paranoïaque dans les organisations

93

À un niveau dramatiquement étendu, à un niveau national, la cor­ ruption totale d'un système politique, une corruption qui peut atteindre jusqu'à la direction même, était devenue évidente en Allemagne de l'Est peu avant l’écroulement du régime (voir par exemple Schabowski, 1990).

Le narcissisme malin La forme la plus extrême de direction paranogène est représentée par ces dirigeants dont la personnalité est caractérisée par un narcissisme malin - c’est-à-dire une personnalité narcissique cumulant un sadisme syntone au moi, des tendances paranoïaques, et des caracté­ ristiques antisociales. Ce syndrome est caractéristique des leaders totalitaires, dont Hitler et Staline sont des exemples classiques.

Les processus projectifs

L'activation de l'agression primaire dans le fonctionnement des membres d'un groupe social montre la disposition latente à la régres­ sion à des niveaux préœdipiens de l’organisation intrapsychique. À ces niveaux, la projection de l'agression sur les images parentales, la réintrojection de celles-ci à travers les distorsions consécutives à l’agression projetée, et la réaction circulaire qui s'établit à la suite de la projection et de l’introjection d'agression, se distribuent sur des mécanismes massifs de clivage, conduisant à F idéalisation, d'un côté, et aux tendances persécutrices paranoïaques de l'autre. Ces opérations psychiques ont leur origine dans la relation dyadique à la mère; elles entrent en résonance avec les problèmes triangulaires subséquents qui reflètent la situation œdipienne. Ces processus pro­ jectifs transforment ce dispositif à travers des transferts préœdipiens multiples en des triangles œdipiens typiques qui deviennent domi­ nants dans la relation des membres à l’autorité. La distorsion de l’autorité rationnelle résultant de ces processus pro­ jectifs conduit à une activation défensive de l'affirmation narcis­ sique et à la relation régressive avec des dirigeants-parents craints ou idéalisés. Le processus se complète d'une tendance générale à repro­ jeter les aspects évolués du fonctionnement du surmoi sur la totalité

94

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

de l’institution. La projection des fonctions du surmoi sur l’institu­ tion accroît la dépendance subjective de chacun dans l’évaluation de l’institution, elle décroît sa capacité à relier et intérioriser les sys­ tèmes de valeurs et fournit le déclencheur direct de la contamination par des courants idéologiques contraires, des rumeurs, et des régres­ sions à des angoisses primaires dépressives et persécutrices, a for­ tiori quand échouent dans l’organisation feed-back objectif et réassurance. Dans ces conditions il y a non seulement une menace de régression émotionnelle et caractérielle mais aussi une régression de la dimension morale et du fonctionnement individuel. L’impulsion paranoïaque à trahir est une conséquence logique de cette régression. Quand une organisation est contrôlée par un dirigeant présentant un syndrome de narcissisme malin, une régression paranoïaque et psy­ chopathique massive s’étend rapidement à toute l’organisation. 3. Les systèmes de correction et leurs limites

La bureaucratie

Les avantages Le moyen le plus important par lequel les organisations se protègent contre l’évolution paranoïaque est d’établir un système bureaucra­ tique. Une bureaucratie, comme l’argumente Jaques (1976), peut produire des hiérarchies rationnellement déterminées, une délimita­ tion publique de la responsabilité et de ce dont on est comptable, une délégation stable de l’autorité, un compte rendu général de l’orga­ nisation envers son environnement social par des moyens à la fois légaux et politiques, une organisation parallèle des employés et des syndicats. Une condition essentielle pour un fonctionnement bureau­ cratique optimal est que les institutions soient comptables envers l’État et la loi, ou contrôlées par eux. Une bureaucratie fonctionnant bien dans un système démocratique a la potentialité d’être un modèle idéal d’organisation structurelle. Masters (1989) résume les principales caractéristiques de la bureau­ cratie : premièrement, un élément de contrainte qui est nécessaire dans les groupes larges où les personnes ont des intérêts conflictuels, s’ils ont pour fonction de procurer un bénéfice pour tous ; deuxiè­

L’évolution paranoïaque dans les organisations

95

mement, le système bureaucratique, en créant de nouveaux circuits de coopération entre les groupes constituants, a la potentialité d’en accroître l'efficacité ; troisièmement, les bureaucraties procurent des bénéfices à leurs membres qui permettent leur autoconservation. À l'intérieur d'une organisation bureaucratique, les conflits internes peuvent être diagnostiqués, contrôlés et résolus rationnellement par des mécanismes normaux du fonctionnement bureaucratique. Par exemple, le système à trois niveaux permet à des subordonnés de se plaindre au supérieur de leur supérieur immédiat quant à leurs insa­ tisfactions à l’égard de celui-ci, à la condition que ce dernier soit informé de leur plaintie ; simultanément, les organisations d’em­ ployés qui défendent collectivement les intérêts de ceux-ci à l’inté­ rieur de l'organisation bureaucratique peuvent préserver les droits individuels légaux des subordonnés. La structure bureaucratique et ses fonctions réduisent la régression dans les processus de groupes larges à des organisations qui, dans des circonstances ordinaires, maintiennent la régression paranogène à un bas niveau. Un fonctionnement bureaucratique efficace peut optimiser l'accomplissement des tâches, imposer une ferme confor­ mation à ce qui est généralement considéré comme le bien commun.

Les limites Il y a des limites importantes aux effets améliorants du fonctionne­ ment bureaucratique. Ces limites surgissent des inévitables infiltra­

tions du sadisme dissocié dans les processus groupaux. Cette infiltration affecte tout fonctionnement institutionnel, y compris l'accomplissement des tâches institutionnelles. Tous les membres des organisations ont l’expérience des défis nar­ cissiques, des rivalités œdipiennes, et des frustrations pré-œdi­ piennes concernant la dépendance et le contrôle autonome, tout ceci générant l'agression. Pour autant que cette agression ne peut s’ex­ primer dans les interactions sociales immédiates ou se sublimer dans l’accomplissement des tâches, il est projeté sur les autres formations de groupe de l'institution - conduisant de façon typique au clivage, à l’idéalisation et à la persécution -, ou sur les dirigeants ; elle s’ex­ prime comme un mélange de conflits œdipiens et pré-œdipiens qui se combinent aussi avec l’idéalisation des dirigeants et la peur de

96

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

leur persécution. Les dirigeants incompétents d’une structure bureaucratique, particulièrement s’ils possèdent de graves tendances narcissiques et paranoïdes, peuvent transformer un système bureau­ cratique régressé en un cauchemar social. De tels dirigeants encou­ ragent de la part de leurs subordonnés des comportements qui leur sont utiles, ils récompensent l’idéalisation de la direction et sont enclins à persécuter ceux qu’ils sentent critiques à leur égard. Les conséquences terribles d’un tel fonctionnement sur la vie quoti­ dienne de larges parties des populations concernées n’ont pas besoin d’être démontrées ; il suffit de songer à l’Allemagne hitlérienne ou à l’Union soviétique stalinienne. A un degré plus limité, de telles directions régressives de bureaucraties, qui fonctionnent bien, se rencontrent dans les états démocratiques.

Un secrétaire d’État à la santé, convaincu que la profession médicale ne remplissait pas ses devoirs et avait besoin, pour les lui rendre conscients, d’être punie, développa un système où toute imperfec­ tion ou échec dans un système de délivrance de soins avait des effets désastreux dans tout l’Etat. Chaque incident qui ne tombait pas clai­ rement sous le coup de la loi était suivi de règles additionnelles et de régulations qui ajoutaient d’énormes fardeaux, à la fois au système bureaucratique lui-même et à tout le système de délivrance de soins dans tout l’État. L’effet en spirale de cette bureaucratisation accrue fut une augmentation générale des coûts, des délais dans l’accom­ plissement des tâches, une bureaucratie d’État débordée, et un accroissement du recrutement bureaucratique ; dans le même temps une atmosphère paranoïde infiltra toutes les relations entre les ins­ pecteurs de l’État et les différents services de délivrance de soins et entre les systèmes de contrôle des systèmes de soin et les collègescadres de ces derniers. À leur point culminant, l’auto-renforcement narcissique et les développements paranoïdes augmentèrent l’évolu­ tion paranoïaque et diminuèrent les ressources dans toutes les orga­ nisations concernées. Les mécanismes à la périphérie des systèmes bureaucratiques ten­ dent à accroître leur taille et leur portée au-delà de leurs compé­ tences, et ils se détériorent graduellement. Comme Masters (1989) le souligne, une justice égale pour tous implique que chaque personne particulière se sente traitée d’une façon impersonnelle, déshumani­ sée, et comme quantité négligeable par l’administration. Én fait, cet aspect négatif des systèmes bureaucratiques est le premier effet

L’évolution paranoïaque dans les organisations

97

qu'ils peuvent avoir sur la vie des personnes en contact avec eux. Certes l'effet impersonnel conduit à des efforts pour combattre le système, échapper à ses rigidités et, en retour, à une réaction para­ noïaque des bureaucraties pour attraper les fraudeurs. De toute façon, les efforts pour humaniser le système et personnaliser les rela­ tions conduisent au favoritisme - particulièrement au népotisme - et peuvent entraîner la corruption du système.

L'extension graduelle d'un système bureaucratique pour se protéger ultérieurement des fraudeurs actuels ou potentiels peut conduire à une surcroissance bureaucratique qui affecte non seulement les indi­ vidus, mais des institutions entières lorsqu'elles sont régulées bureaucratiquement. Les dirigeants administratifs fonctionnels doi­ vent trouver des façons de trancher dans les intolérables rigidités bureaucratiques pour un accomplissement optimal des tâches. En bref, les dangers de rigidification d'un côté et l'effondrement chao­ tique (quand la corruption prend le dessus) constituent les limites majeures des effets correctifs que peut avoir le système bureaucra­ tique dans la prévention de l'évolution paranoïaque. Quand le système bureaucratique atteint une extension telle qu'il domine la société, sa fonction de servir ses intérêts propres devient manifeste : les bureaucrates deviennent une classe privilégiée qui utilise les purges pour calmer les sous-privilégiés qui les entourent. La bureaucratie n'est plus fonctionnelle, elle se pétrifie et ses formes chaotiques ne servent que ses propres intérêts. Ici l'évolution para­ noïaque semble une réponse justifiée de la part de toute personne concernée par la bureaucratie du dedans ou du dehors. Les systèmes nationaux bureaucratiques dans certains pays semblent avoir atteint ce niveau d'équilibre, avec pour conséquence un haut niveau d'évo­ lution paranoïaque dans leurs sociétés. L'effondrement économique de l'Union soviétique, finalement déterminé par un système de ges­ tion économique totalement centralisé, trouva son expression la plus dramatique dans le développement d'une bureaucratie parasite qui, combinant une rigidité extrême avec une corruption étendue, contri­ bua au niveau extrêmement élevé d'évolution paranoïaque dans cette société, même quand la terreur politique elle-même décrût (Roberts et La Folette, 1990; Todd, 1990; Boukovski, 1990). Une détérioration dans l'organisation bureaucratique provient de la désignation de certains membres comme gardiens pour protéger le bien commun des demandes potentiellement injustifiées, d'aspira­

98

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

tions personnelles, de rémunérations, ou de privilèges. Les per­ sonnes siégeant dans les comités qui décident de la sélection du per­ sonnel, de la conformité des documents des différentes requêtes, de la distribution des ressources de toutes sortes et de l’évaluation des personnes intérieures et extérieures à la structure bureaucratique, sont inconsciemment investis par le sadisme dissocié qui est préva­ lent à travers toute l’organisation. En d’autres termes, la somme totale des tendances paranoïdes et narcissiques qui sont contrôlées dans les interactions sociales ordinaires au moyen des structures bureaucratiques est placée de manière perverse sur ceux qui en sont les gardiens. Ces gardiens, sous l’apparence de la justice objective, sont fréquemment victimes de cette captation de rôle et deviennent des arbitres grandioses (narcissiques), sadiques et soupçonneux (paranoïdes) de la destinée humaine. L’impuissance des personnes, habituellement limitées dans leurs projets et leurs décisions auto­ nomes par un immense système bureaucratique, favorise en elles une explosion de besoins narcissiques quand l’occasion du pouvoir se présente à elles; l’arbitraire et le sadisme avec lesquels les bureau­ crates, particulièrement ceux qui sont dans des positions subalternes, traitent le public est proverbiale.

L’humanisme

Un autre mécanisme tendant à protéger contre l’évolution para­ noïaque dans les institutions est la promotion d’une idéologie huma­ niste, qui s’articule autour d’une aspiration de justice, d’une égalité des chances et d’une égalité de tous devant la loi. Une telle idéolo­ gie, enchâssée dans un système démocratique de gouvernement, peut supporter le contrôle social qui protège la pertinence de la structure organisationnelle. De tels systèmes de contrôle protègent les organi­ sations de la corruption des dirigeants et de la détérioration para­ noïaque dérivant d’un abus de pouvoir. Souvent, les concepts d’égalité devant la loi et de l’égalité des chances sont subvertis par l’atmosphère régressive créée dans le contexte des processus de groupes larges. L’activation du syndrome de dispersion de l’identité et de l’agression primaire, dans le contexte des processus de groupes larges, prend la forme d’une envie collective inconsciente à l’égard des personnes qui échappent à la

L’évolution paranoïaque dans les organisations

99

régression, et à l'égard de leur créativité. L'envie inconsciente et généralisée dans la rationalité d'une idéologie égalitaire, peut être destructrice pour une direction fonctionnelle ; elle peut favoriser la sélection de dirigeants grandioses avec des personnalités narcis­ siques dont les proclamations qu'ils font de clichés conventionnels assure chacun du fait qu'ils n'ont pas besoin d'être enviés. Le choix d'un « marchand d'illusions » (Anzieu, 1975) comme dirigeant est largement déterminé par la mise en œuvre de l'envie collective inconsciente à l'égard d'une autorité réaliste, ou vis-à-vis des valeurs et de la créativité. Les idéologies sociales tangentielles au fonctionnement institution­ nel peuvent aussi avoir un effet destructeur sur le fonctionnement institutionnel, particulièrement à travers une adroite manipulation des idéologies par les membres de l'institution - un effet douloureux lorsqu'il s’agit des efforts bien intentionnés engagés pour une répa­ ration socialement mandatée et protégée des préjudices.

Dans un hôpital des États-Unis à la pointe du progrès pour corriger les injustices sociales et les préjugés à l'égard des minorités, un psy­ chologue noir invite une infirmière blanche à une réunion publique ; elle refuse. Il sent qu'elle refuse d'être impliquée avec lui parce qu'il est noir, et il la dénonce au comité des droits de l'homme de l'éta­ blissement. Ce qui aurait pu se résoudre en une interaction teintée d'éléments personnels, dominée par les traits de personnalité du psy­ chologue, provoqua une grève générale de tout le personnel noir de rétablissement. Saisi par la communauté noire environnante, le conflit fut à la limite de provoquer la destruction des bâtiments de l’hôpital et sa fermeture. Dans un contexte de souci social de correction des préjugés à l'égard des femmes, une femme membre du comité directeur d'une institu­ tion accusa, après un certain temps, quelques supérieurs masculins d'un comportement particulièrement rude à son égard car elle ne voulait pas répondre à leurs avances sexuelles. Les supérieurs mas­ culins s'écartèrent précautionneusement d’elle, de telle sorte qu'après un certain temps, l’affaire évolua en une répugnance de leur part à être impliqués avec elle, personne n’osant soulever plei­ nement le problème dans les grandes instances administratives. Tout le monde semblait craindre que la diffusion du problème ne conduise à des conflits organisationnels diviseurs. Une allégation particulière­ ment sérieuse de sa part déclencha un large processus d'investiga­

100

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

tion qui confirma qu’il n’y avait pas eu harcèlement sexuel. L'enquête montra également un manque d'assistance psychologique, alors que cette femme avait besoin d'aide dans son travail d'organi­ sation et dans ses relations avec les supérieurs et le personnel, aussi bien les femmes que les hommes.

La démocratie Un autre mécanisme majeur pour contrôler l'évolution paranoïaque est un processus démocratique de contrôle des prises de décisions. Un tel contrôle démocratique inclut des discussions ouvertes sur des décisions qui touchent chacun; l’assurance de droits égaux à une communication ouverte à tous les niveaux de la hiérarchie ; une dis­ tribution publique, stable et socialement sanctionnée de l'autorité sur des bases fonctionnelles ; et la pleine participation des assujettis aux choix de leurs dirigeants. Ici, malheureusement, les effets paranogènes peuvent provenir de deux causes majeures : - la nature du processus politique ; - la confusion entre les mécanismes démocratiques de prise de déci­ sion et les mécanismes fonctionnels. La démocratie est un système politique de gouvernement qui, par essence, fonctionne au mieux dans les sociétés ouvertes ou, en termes de système, dans les systèmes ouverts avec un nombre infini de limites. Par opposition, les organisations limitées, c’est-à-dire les sys­ tèmes ouverts avec un nombre restreint de limites et de tâches spéci­ fiques qui doivent être assurées pour assurer la survie de l’institution, requièrent une direction fonctionnelle : celle-ci correspond au système des tâches permettant à l'organisation de remplir sa mission. Un professeur d'un département d'une université d'État dans un pays latino-américain fut choisi démocratiquement pendant des temps de troubles politiques dans les années 60. Tout le monde vota, du concierge aux professeurs. La justification du processus était que tous ceux qui travaillaient dans le département étaient capables de choisir la meilleure personne pour un poste. En réalité le processus démocratique était un enjeu entre des factions politiques. Le candi­ dat qui gagna le fit sur la base de son allégeance politique et fut généralement considéré comme médiocre.

L’évolution paranoïaque dans les organisations

101

Une conception démocratique veut que les décisions au sujet des droits des patients soient prises, à l’intérieur de la communauté thé­ rapeutique, lors de réunions communes. Par exemple, dans une insti­ tution, la communauté vota démocratiquement pour savoir si on devait donner ou non une permission de sortie à un patient potentiel­ lement suicidaire. Une décision fonctionnelle aurait été, au contraire, de donner à la personne ayant la plus grande expérience et la capacité d’assumer le risque suicidaire le droit de prendre cette décision. Dans certaines sociétés psychanalytiques en Europe et en Amérique latine, être membre titulaire coïncide avec la reconnaissance comme psychanalyste didacticien, fonction essentiellement éducative. La coutume des élections à bulletin secret pour élire les membres titu­ laires, qui semble une méthode démocratiquement justifiée dans une société pour accueillir les nouveaux membres d’une institution, est en réalité une procédure des plus discutables du point de vue de la sélection des plus qualifiés pour accomplir des tâches éducatives. En fait une des conséquences de ce procédé est de développer un haut niveau d’évolution paranoïaque dans certaines sociétés psycha­ nalytiques, qui par ailleurs sont clivées en groupes s’affrontant pour le pouvoir dans l’institution. Une crainte générale justifiée est que l’élection ait plus à voir avec l’appartenance à une certaine structure de pouvoir qu’aux mérites éducatifs. Des prises de décision fonctionnelles impliquent de toute façon une gestion participative, c’est-à-dire la possibilité de groupes de discus­ sion et de décision commune à prendre, entre les dirigeants d’un cer­ tain niveau hiérarchique. Si la gestion participative coïncide avec une délégation claire et stable de l’autorité à chaque groupe impliqué dans de telles prises de décision, et si l’autorité individuelle des diri­ geants est proportionnelle à leur responsabilité - l’autorité peut être déléguée mais pas la responsabilité - une telle organisation fonc­ tionnelle apparaîtra comme démocratique, mais correspondra, en fait, au principe fonctionnel d’une organisation sociale.

L’altruisme Un mécanisme simple, quelquefois hautement efficace, mais aisé­ ment subvertible, pour réduire l’évolution paranoïaque s’illustre à travers des personnes bien intentionnées, intègres, soucieuses de

102

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

l'organisation et soucieuses des valeurs humaines à l'œuvre dans celle-ci, qui parviennent dans le cadre organisationnel et le système de travail à aider les personnes en difficulté et à réduire l’évolution paranoïaque. Amener deux ennemis à sortir de leurs conflits, parler pleinement avec une personne prise dans un tissu paranoïde d'idées fausses, rassembler un nombre significatif de pairs pour présenter à leurs supérieurs les problèmes qu'ils ignorent ou qu'ils gèrent mal peut être très utile dans certaines circonstances. Le courage indivi­ duel, un sens normal de l’engagement pour des valeurs peuvent conduire les individus à dépasser la régression paranogène.

Une telle approche de la gestion de l'institution peut élargir la connaissance de l’évolution paranoïaque, sa nature universelle, et l'importance des mesures correctrices qui conviennent. Néanmoins les procédés correcteurs, avec les meilleures intentions du monde, peuvent aussi être subvertis de façon destructrice. Des qualités de bienséance, de haute valeur morale chez les individus peuvent être corrompues par leur liaison avec la naïveté, c’est-à-dire un déni inconscient des tentations agressives et sadiques chez les autres membres et dans le fonctionnement du groupe. L'exemple donné plus haut de la femme plus âgée qui tentait d'aider ses jeunes col­ lègues hommes, pendant qu’inconsciemment elle développait l’évo­ lution paranoïaque dans l'institution, illustre ce fait.

Dans les institutions ouvertes où le feed-back est encouragé et où prévaut une organisation fonctionnelle, les personnes ayant de sévères tendances antisociales peuvent aisément faire circuler des informations fausses qui prennent de l'importance précisément du fait de l’existence d’un respect mutuel. Un homme qui manifestait une tendance antisociale et paranoïde pathologique avait été désigné comme représentant de son groupe dans une situation de conflit institutionnel ; il souleva la question de l'honnêteté des rapporteurs désignés par la direction de l’institution : le choix de cette dernière participerait d’un procédé politique pour régler l’élection des représentants du personnel s'occupant de l'ad­ ministration. Dans une réunion publique, l'homme accusa un diri­ geant gestionnaire d’amitié personnelle avec un des rapporteurs qui, continua l’homme, soulevait la question quant à l'issue supposée des élections. Le rapporteur et le dirigeant se sentirent l'un et l'autre agressés et paralysés par ce qu'ils vivaient comme une attaque tout à fait injustifiée contre leur honnêteté. Dans cette situation de

L’évolution paranoïaque dans les organisations

103

groupe, de nombreuses personnes qui avaient auparavant entendu les mêmes accusations de malhonnêteté portées par celui qui, mainte­ nant, les exprimaient en public vécurent cela comme un comporte­ ment mettant courageusement en lumière une rumeur généralement bien connue. La tendance chronique au mensonge de l’homme qui avait porté cette accusation fut découverte quelques mois plus tard, à la lumière de développements ultérieurs. L’avènement à des positions directrices de personnes ayant de fortes caractéristiques paranoïdes, narcissiques ou antisociales peut en soi indiquer un degré de régression des processus groupaux dans l’orga­ nisation : le degré de prééminence de ces personnes paranoïdes dans les processus groupaux peut, chaque fois, être considéré comme un indicateur indirect de l’étendue et de la prévalence du fonctionne­ ment paranoïaque.

Chapitre 4 L'HYPERTROPHIE DE LA MÉMORE EN TANT QUE

FORME DE PATHOLOGIE INSTITUTIIDNN^E^I_LE par Antonello Correale

Ce texte est consacré à la description d'un phénomène que d'autres auteurs (Kaës et coll., 1988; Bion, 1970; Douglas, 1986) ont aussi analysé dans des termes différents, phénomène qui se produit très souvent au sein des institutions, notamment lorsque celles-ci traver­ sent des phases où les processus d'institutionnalisation sont très mar­ qués et importants. Je propose de définir ce phénomène, qui tend à se diffuser dans toute l'aire constituée par le groupe institutionnel, l’hypertrophie de la mémoire. Le phénomène en question consiste dans ce que certains événements ont tendance à se figer et presque à se pétrifier dans le patrimoine collectif des souvenirs, suivant des modalités rigides et difficilement modifiables. Dans une première partie, je décrirai les formes que ce phénomène revêt en général et les différents niveaux où il se situe. La deuxième partie est destinée à mieux comprendre les phénomènes dont il est question, en ayant recours à l'excellente métaphore descriptive éla­ borée par Bion (celle de l'esprit assimilé à un appareil digestif).

106

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Dans la troisième partie, je traite de l’identification des modes d’or­ ganisation et des processus évolutifs susceptibles d’être mis en œuvre pour contrecarrer et réduire au minimum les effets négatifs de ce phénomène.

1. Les différentes formes

En premier lieu je vais préciser le phénomène en question et les rai­ sons qui m’ont conduit à le définir comme « hypertrophie de la mémoire ».

Les souvenirs collectifs Une première vaste sphère de phénomènes est liée à la présence, au sein des institutions, de souvenirs collectifs qui semblent consolidés et figés à tel point qu’ils ne sont plus en mesure de dégager des signi­ fications, ou de subir des modifications ou des interprétations alter­ natives. Il s’agit presque toujours d’événements relationnels qui se sont souvent produits dans un passé lointain et sont racontés d’une manière toujours égale et répétitive, comme pour démontrer une hypothèse ou une affirmation dont ils doivent être la preuve. On arrive peut-être à mieux comprendre la nature de ces événements évoqués - une sorte de mémoire de groupe épisodique - si on les considère comme des hallucinations rétrospectives. J’affirme ceci car ces souvenirs présentent, d’une part, une très grande vivacité et netteté, une sorte d’hyperclarté; mais, d’autre part, ils semblent ne pas être susceptibles d’une évolution et d’une interprétation autres que celles qui ont été incorporées au souvenir même. Le but fonda­ mental de ce rapprochement avec le modèle de l’hallucination n’est pas de souligner l’aspect de l’irréalité, qui n’est pas prédominant, mais celui de l’évacuation (Bion, 1965 et 1967). Ces souvenirs sem­ blent en effet répondre au besoin de libérer le groupe de quelque chose, libération qui, toutefois, a toujours lieu de façon partielle ou incomplète. Chaque institution, lorsqu’elle est interrogée, semble produire un certain nombre de ces souvenirs, souvent évoqués avec le désir de prouver une thèse.

L’hypertrophie de la mémoire

107

En outre, ces souvenirs se distinguent des « souvenirs de couver­ ture » (Freud, 1899). En effet, ces derniers ne concernent que l'indi­ vidu, alors que les souvenirs dont nous parlons ici tendent à se constituer comme production du groupe dans son ensemble, en ce sens que celui-ci semble garder ces souvenirs de manière semblable et inchangée. Les souvenirs de couverture sont en outre des élabora­ tions complexes, semblables au rêve ; ils représentent une tentative, souvent réussie, de condenser une somme de détails significatifs sur le plan émotionnel, dont le souvenir de couverture devient une syn­ thèse adéquate pouvant être interrogée soit par la personne qui évoque ses souvenirs, soit par l'analyste. Par contre, les souvenirs/hallucinations dont il est question ici ne sont pas tant le fruit de condensations, mais plutôt de projections, qui découlent elles-mêmes de clivages et pallient le besoin de contrôler quelque chose de traumatisant et de perturbant : il s'agit en effet de scènes qui ne peuvent plus être interrogées, mais uniquement affi­ chées en tant que preuves d’une démonstration, et qui ne semblent pas se prêter à d’autres élaborations.

Les rituels de groupe Un deuxième type de raidissement de la fonction de la mémoire est lié à F importance des moments rituels et des habitudes de groupe en général, consacrées par l’usage jusqu'à devenir de véritables céré­ monials. Il s'agit dans ce cas d'une sorte d'hypertrophie de la mémoire procédurale, si on peut définir ainsi les souvenirs des actes de groupe, présentés non comme des souvenirs, mais comme la répé­ tition de ces actes mêmes. Je me réfère aux habitudes et aux modes de comportement qui se sont stratifiés au fil du temps et ont souvent perdu dans un passé lointain les racines mêmes de leur origine. Il est tout aussi difficile d'interpréter ces actes répétés, qui semblent évo­ quer une sorte de pathologie obsessionnelle de l'institution, liée à de stricts besoins de conservation et d'autoconservation. En effet, ils semblent ne pas découler en particulier de synthèses qui condensent les événements et les procédures, mais constituer plutôt une sorte d'enveloppe protectrice et rigide, une protection totale contre ce qui est inattendu et n'a pas encore été pensé.

108

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Un aspect particulièrement évident de ce phénomène est la rigidité des rôles : plus que les rôles professionnels, j'entends par ce terme les personnages, les masques que chaque individu a tendance à représenter. Tous ceux qui travaillent dans une institution savent à quel point il est difficile de se libérer soi-même, ainsi que de nom­ breux collègues, de projections rigides, souvent maintenues par complicité, pour différentes raisons, et qui tendent à emprisonner chaque individu dans des rôles figés (Yalom, 1970), comme dans la commedia dell’arte. J’ai déjà insisté, dans d'autres occasions, sur le fait qu'un des effets positifs de la supervision, confiée à une per­ sonne extérieure qui ignore le jeu des rôles, consiste dans ce bras­ sage des rôles et des fonctions qui influe positivement sur les possibilités de changement (Asiolo et coll., 1993). Les modalités répétitives de la pensée de groupe Il existe enfin un autre aspect de l’hypertrophie de la mémoire dans

les institutions qui ne concerne pas tant le souvenir des événements, ni le maintien rigide des rôles ou des comportements, mais surtout le mode de production des pensées et des fantasmes. Je veux dire par là qu'on assiste souvent, notamment dans les réunions d’équipe, au phénomène très perturbant de flux de pensées et d’émotions qui sem­ blent suivre des voies déjà connues, des chemins déjà parcourus, et éviter toute possibilité d'explorer de nouvelles alternatives (Hinshelwood, 1987). Dans ces cas, le groupe tout entier semble sous l'effet d'une sorte de fardeau émotionnel, un poids lourd et inamovible, qui l'empêche d'avoir accès à de nouvelles pensées ou à des émotions inédites. Le groupe semble accablé par l'énorme dif­ ficulté de garder le sens de la réalité, et cependant préoccupé d'ama­ douer une sorte de persécuteur au sein même du groupe, qui semble le tyranniser en l'obligeant à s'occuper de manière infructueuse de lui-même plutôt que de ses tâches liées à la réalité extérieure. Une ressource thérapeutique face à ces états est représentée à mon sens, plus que par des interprétations décrivant l’état en question, par des inoculations massives de sens de la réalité sous la forme de pro­ positions concrètes, de projets, d'idées auxquelles se mesurer. Ces inoculations de réalité semblent avoir pour effet de réveiller le groupe d'une sorte de transe hypnotique qui devient compréhensible si l’on imagine le groupe comme étant piégé par son passé. Dans ces

L’hypertrophie de la mémoire

109

cas, le groupe institutionnel semble avancer comme l’ange de Walter Benjamin (Benjamin, 1933), qui marche à reculons en regardant le chemin qu’il a parcouru et non pas celui qui lui reste à parcourir.

2. L’HYPERTROPHIE DE LA MÉMOIRE SELON BlON

L’ensemble des phénomènes que j’ai essayé de décrire, quoique d’une manière assez générale et pas encore définie, deviennent plus lisibles si on les rapproche de la métaphore de l’appareil digestif que Bion suggère d’utiliser pour décrire certains aspects importants du fonctionnement mental.

La fonction alpha Comme on sait, à travers la conceptualisation de la fonction alpha de la pensée, Bion proposa un développement extrêmement significatif et riche en évolutions de la pensée kleinienne (Bion, 1963). Il sup­ posa en effet que la caesura la plus profonde et importante au niveau de l’esprit ne concernait pas la différence entre le conscient et l’in­ conscient. Cette différence est en effet liée à l’action du mécanisme de refoulement : ce qui est désagréable, ou pénible, ou incompré­ hensible pour la conscience est oublié afin de protéger cette dernière de la douleur et de la souffrance. Bion estima au contraire que le mécanisme de défense le plus important n’était pas l’oubli (ou refou­ lement), mais un clivage profond entre les éléments de l’esprit affects, images, idées - qui restent séparés les uns des autres, non reliés et non intégrés, tout en étant conscients. Autrement dit, la véri­ table obscurité pour l’esprit ne vient pas de ce que Ton oublie quelque chose, qui glisse dans les ténèbres, mais du fait de ne pas relier des éléments qui restent conscients, mais qui, séparés les uns des autres, n’acquièrent pas des significations évolutives. Un autre élément important de la conceptualisation bionienne concerne le concret. En effet, les éléments mentaux - affects, images, idées - qui restent scindés, c’est-à-dire présents à l’esprit du point de vue de la conscience, mais non intégrés aux autres et, par conséquent, entièrement ou en partie dépourvus de signification, ont un caractère très concret. Bion veut ainsi souligner un phénomène

110

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

important, à savoir que certaines expériences mentales sont plus senties que pensées, connotées davantage par les sens que par les capacités d'élaboration cognitive ou intellectuelle. Comme on sait, Bion appela « éléments bêta » ces expériences sen­ sorielles hyperconcrètes, dotées d'une grande affectivité, mais peu susceptibles d'être associées à d'autres expériences en vue de pro­ cessus de synthèse, d’élaboration et d'interprétation. Il avança en outre l'idée que ces expériences mentales pouvaient être transfor­ mées à travers deux phases fondamentales. • Dans une première phase, que l’on peut définir de contention, ces expériences doivent évoquer dans un autre esprit, capable d’un contact émotif et d’empathie, une expérience émotionnelle corres­ pondante. Le sujet vit donc cette expérience comme une possibilité de contenir - c’est-à-dire de contrôler, mais aussi d'accueillir et de placer dans un lieu mental où l'expérience peut être élaborée et se développer - le vécu clivé et concret. • La deuxième phase qu'il appela, en évoquant Melanie Klein et sa définition de la position dépressive, PS->D, c’est-à-dire passage de la position schizo-paranoïde à la position dépressive, consiste à rap­ procher l’expérience - désormais placée dans un espace mental et affectif partagé et, par conséquent, adapté - d'autres expériences, suivant des processus de sélection des données et de synthèse des nouvelles constructions. Le résultat de cette opération fut défini par Bion « produit de la fonction alpha » et considéré comme étant la cheville ouvrière des activités mentales supérieures. Il postula en effet que le rêve, de même que le mythe, l'art et la science, étaient des formes plus ou moins complexes et plus ou moins individuali­ sées ou groupalisées de cette fonction (Bion, 1962).

La métaphore digestive de l’esprit

Comme je l'ai rappelé plus haut, Bion exprima aussi ces concepts par une métaphore alimentaire digestive. Il pensait en effet que l'es­ prit pouvait être représenté comme un gigantesque tube digestif qui engloutit continuellement des éléments mentaux fragmentés et hyperconcrets - c'est-à-dire bruts - et les digère en les transformant en de véritables scénarios mentaux pensables et communicables, donc en pensées, en images partagées, en structures culturelles et affectives identifiables.

L’hypertrophie de la mémoire

111

Le groupe, de par sa nature, semble être un appareil particulièrement propice à la mise en œuvre de ces processus. Il semble en effet doté de deux fonctions prédominantes, opposées mais s’intégrant l’une l’autre. D’une part, le groupe semble induire chez les participants des phénomènes de dépersonnalisation (Bion, 1961 ; Correale et Parisi, 1979) plus ou moins partielle, qui donnent lieu à des phéno­ mènes de fragmentation, de clivage et ayant un caractère concret. Dans ce sens, le groupe semble être en mesure de produire, et en même temps d’amplifier et de rendre plus lisible ou percevable, la production d’éléments bêta. De nombreux auteurs ont décrit ce genre d’expériences, qui peuvent être perçues comme des troubles senso­ riels - microhallucinations (Neri, 1983), altérations cénesthésiques, troubles psychosomatiques - ou comme des fantasmes ou des pen­ sées non liés aux autres parties de l’esprit, les « pensées sauvages » de Bion (Bion, 1985). D’autre part, le petit groupe semble particulièrement équipé pour agir d’une manière synthétique et intégrative sur ce type de produc­ tions mentales. De par sa nature même, le groupe évoque presque physiologiquement l’idée que toute intervention n’est pas seulement l’expression du point de vue d’un individu, mais constitue la part d’un tout qui prend forme lentement. L’idée d’un tout qui prend forme en suivant les chaînes associatives de la pensée de groupe (Kaës, 1993) est une forte poussée vers les fonctions d’intégration et de synthèse, si nécessaires pour la fonction alpha. Par ailleurs, une atmosphère de tolérance, d’acceptation et d’attention modulée et sans intrusions, liée à un bon climat de groupe, qui dépend à son tour d’une action mesurée et harmonieuse des phénomènes de l’aire d’ap­ partenance (Neri, 1979), confèrent au groupe un caractère de bon conteneur, lequel doit se constituer avant les opérations de sélection et d’intégration que le groupe effectue sous la conduite de l’analyste.

Revenons à présent à ce qui concerne plus particulièrement le champ institutionnel. Dans ce domaine, le groupe institutionnel semble fonctionner comme un groupe très particulier parce qu’il est, d’une part, soumis aux dynamiques habituelles des groupes, alors que, de l’autre, ü est projeté vers lexœution d’une râclie socmtement impor­ tante et, à cette fin, il s’est muni d’un système organisé de rôles et de fonctions hiérarchiques (Correale, 1991).

Cette situation très spécifique fait que le groupe institutionnel, contrairement au groupe à orientation analytique, ne dispose pas

112

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

d'un appareil d'autoanalyse qui tend systématiquement à contenir, à sélectionner et à intégrer les expériences psychiques - dont les niveaux d'affectivité et de concret varient - sont vécues par ses membres. Il s'ensuit que, dans le champ institutionnel, un grand nombre d'expériences affectives et fantasmatiques ne font pas l'ob­ jet d'une contention et d'une élaboration, mais restent dans un état clivé et non intégré. Dans certains cas, les individus contiennent ces expériences en eux-mêmes, avec différents degrés de souffrance individuelle ; le plus souvent, il les font circuler au sein du groupe, en se comportant par exemple de façon à induire chez d'autres membres des expériences analogues ou complémentaires, ou bien en les projetant sur les autres, ou encore en étouffant plus ou moins for­ tement leurs vécus et leurs potentialités à cause d'une sensation de poids obscure et difficilement communicable.

Les « restes » non élaborés

On peut essayer d'exprimer le même concept en partant de l'idée de « restes » non élaborés (Gaburri, 1993). Les restes sont des expé­ riences relationnelles, individuelles et groupales (en ce sens qu'elles peuvent être vécues dans des situations de rapports individuels ou de groupe élargi), qui ne sont pas élaborées d'une manière adéquate et restent donc dans la mémoire comme quelque chose de figé et non fluidifié. L'hypothèse globale que je voudrais proposer est donc la suivante. Dans les groupes institutionnels, il se forme constamment de nom­ breux restes qui ne sont pas commentés, discutés et élaborés collec­ tivement de manière adéquate et se déposent dans le groupe, incorporés dans des scénarios constitués par des souvenirs figés et bloqués. Ces souvenirs sont très riches affectivement, mais pauvres sur le plan intellectuel et sur celui de l'imagination parce qu'ils n'ont pas été soumis à une élaboration adéquate. On peut aussi parler de dépôt de ces restes dans le groupe car les individus qui utilisent en général ce type de mémoire se comportent de façon à induire chez les autres, et chez le groupe dans son ensemble, des expériences semblables ou complémentaires. L'hypertrophie de la mémoire, et notamment le caractère figé des souvenirs et la rigidité des rôles et des atmosphères, semble donc

L'hypertrophie de la mémoire

113

être due, au niveau de la pensée de groupe, à la présence d’expé­ riences bloquées, et en quelque sorte pétrifiées, qui donnent lieu à des fonctionnements mentaux figés et répétitifs. On peut dire que les éléments bêta de certains individus, qui décou­ lent de blessures, de frustrations ou de limitations préexistantes du self, deviennent un patrimoine négatif du groupe tout entier. La présence d’éléments bêta hyperconcrets semble en effet exercer sur le groupe des effets spécifiques, dont le premier est apparemment un sentiment de crainte. Cette crainte découle sans doute de l’idée que l’explicitation de l’expérience traumatisante, et son développe­ ment au sein du groupe, ne libère un sentiment irrépressible d’an­ goisse, de douleur et de rage, presque une sorte d’hémorragie. On pourrait définir cette situation par une métaphore chirurgicale : l’hy­ pertrophie de la mémoire exerce un effet hémostatique sur de pos­ sibles hémorragies irrépressibles, ce qui, toutefois, inhibe et limite une extension de la circulation. Le risque possible d’hémorragies est le fruit de l’imagination, comme si le fait de rendre sa propre blessure publique la faisait devenir honteuse et imprésentable, en donnant lieu à des sentiments dévastateurs d’humiliation et de mépris envers soi-même. Tout cela permet d’aboutir à un certain nombre de considérations concrètes.

3. Identification des modes d’organisation et des PROCESSUS ÉVOLUTIFS Conséquences sur le plan opérationnel

En premier lieu, tout laisse supposer que le fait de disposer de nom­ breux moments valables de mise en commun de la communication fait partie des fonctions préventives et saines d’un groupe institu­ tionnel. La supervision est le modèle le plus connu parmi ces moments, qui devraient cependant comprendre aussi des réunions d’équipe, des groupes de consultation, des groupes cliniques et ainsi de suite. Ces groupes permettent d’accroître la communication et donc de réduire le risque de sclérose. Toutefois, ils doivent s’oc­ troyer un certain degré de transgression permettant un niveau moyen

114

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

et acceptable de franchise non destructrice dans les relations (Corréale, 1991). Il faut donc un climat de tolérance, d'appartenance confiante, d'adhésion aux valeurs et aux mythes du groupe, de lutte contre la formation d'idéologies intolérantes. Un autre élément tout aussi important est cependant indispensable. Comme je l'ai dit au départ, le groupe institutionnel doit être régu­ lièrement en contact avec des éléments forts de la réalité extérieure, presque des inoculations de cette réalité même. Le contact avec la réalité signifie responsabiliser les individus, déléguer les tâches d’une manière contrôlée, vérifier les pratiques mises en œuvre, pla­ nifier des projets soumis à des révisions périodiques, se confronter à d’autres groupes, accepter de se mesurer à de nouveaux problèmes qui n’ont pas encore été pris en compte. La réalité présente le grand avantage de contraindre les participants du groupe à confronter leurs mondes, essentiellement isolés, à des mondes extérieurs qui se renouvellent continuellement ; de plus, elle oblige le groupe à mêler constamment ses souvenirs figés à la réalité actuelle. Autrement dit, ce qui peut s’opposer à la tendance à l’hypertrophie de la mémoire est la réélaboration constante des souvenirs figés, mais aussi l'expé­ rimentation renouvelée d'expériences de groupe dans des atmo­ sphères constamment soumises à l’évolution et au développement. J’illustrerai, à l'aide de deux exemples cliniques, l'hypothèse qui sous-tend cette thèse, à savoir que les groupes institutionnels sont particulièrement conditionnés par la présence d’images bloquées, apparemment non susceptibles d’évoluer et de se fluidifier, qui se configurent comme des images groupales figées. Il s’agit, dans les deux cas, d'événements qui concernent essentiel­ lement un membre du groupe, lequel a fait part à tout le groupe de l'expérience qu’il a vécu. De plus, dans les deux cas, le groupe a perçu le souvenir de l'événement que ce membre a porté avec une grande participation affective, mais avec aussi une attitude émotive qui a contribué à figer encore plus le produit du souvenir, au lieu de le rendre mobile et modifiable.

La circulation d’une émotion secrète La thèse que je souhaite démontrer et qui, je l’espère, se dégagera du matériel clinique, est que, dans les cas qui vont suivre, nous sommes

L’hypertrophie de la mémoire

115

en présence d'une grande participation émotive de l’individu à l'évé­ nement, qui consiste dans une émotion individuelle intense et bien précise. Cependant, la personne qui a éprouvé cette émotion indivi­ duelle la soumet à une sorte de séquestre - en ayant recours à de nombreux mécanismes de dénégation - parce que l’idée de trans­ mettre cette émotion au groupe lui est insupportable. Le groupe se heurte ainsi à cette attitude défensive du membre singulier et pétri­ fie l'image qui correspond à l'émotion en question, par crainte que la « groupalisation » ne soit insupportable pour l'individu.

Dans les deux cas, la fluidification de l'image bloquée - à savoir du souvenir pétrifié - se produit dans un groupe de supervision, carac­ térisé par la présence d’un conseil extérieur et par une plus grande possibilité de faire circuler les émotions que dans la quotidienneté de la vie institutionnelle. D’un point de vue plus théorique, le matériel clinique que je pré­ sente vise à illustrer la thèse que les éléments bêta décrits par Bion peuvent être considérés comme des pensées-images bloquées, c'està-dire figées dans une sorte de souvenir immuable. Ces éléments découlent d'expériences psychiques qui ne parviennent pas à être insérées dans une trame associative susceptible de leur attribuer une signification et de les introduire dans un flux du temps harmonieux et acceptable. Autrement dit, Bion estime que la possibilité d’ou­ blier quelque chose ou, du moins, de ne pas être poursuivi par un souvenir, est un besoin essentiel de l'esprit humain. Cette possibi­ lité - qui consiste à insérer une expérience dans un flux de mémoire pour qu’elle devienne supportable dans le monde entier, à savoir suffisamment « légère » pour ne pas être oubliée et pour que sa pré­ sence ne soit pas oppressante - dépend d'une capacité associative qui ne devient possible que si l'esprit accepte la présence et l'im­ pact, en lui-même, de l’émotion intense qui accompagne cette expé­ rience.

L'émotion dont il est question semble devenir supportable pour l'in­ dividu lorsqu’on la fait circuler dans un groupe qui la rend accep­ table, communicable et partageable. Le groupe de consultation et de supervision, axé sur la fonction de réélaboration a posteriori, et fondé sur la présence d’une personne extérieure garantissant une suspension du climat quotidien institutionnel, semble offrir cette possibilité d’une manière très spécifique.

116

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Premier exemple clinique

Le premier exemple porte sur un groupe de supervision qui s’est tenu dans un service de psychiatrie d’une petite ville de Toscane. Le cas à l’étude est un jeune atteint d’une forme grave de psychose à l’état chronique, qui vit dans un petit village où tout le monde le connaît et qui, depuis plusieurs mois, est suivi, avec de fréquentes visites à domicile, par une infirmière très motivée et sérieuse au plan professionnel. L’événement dramatique dont il est question s’est produit un matin, presque à l’improviste, et, apparemment, d’une manière inattendue. Au cours d’une de ses visites, alors que l’infirmière demandait, comme d’habitude, des nouvelles sur les jours précédents et sur l’état d’esprit du patient, ce dernier fut saisi d’un mouvement de colère incontrôlable et frappa violemment l’infirmière d’un coup de poing au visage ; il rentra ensuite dans sa chambre en la laissant par terre endolorie et stupéfaite. A la suite de cet événement, le patient avait été hospitalisé; quelque temps après, les visites à domicile avaient repris à la demande même du patient, qui les avait acceptées avec plaisir et satisfaction après s’être excusé pour ce qui s’était passé et avoir attribué son geste à une nouvelle aggravation impré­ vue de la symptomatologie. Les nombreuses tentatives de reparler de l’événement avaient toujours échoué, le patient voulant uniquement être « pardonné ». C’était en revanche dans l’esprit de l’infirmière que la situation avait irrémédiablement empiré : depuis ce jour, la jeune femme se sentait changée, déçue, peinée et démotivée. Elle avait l’impression que sont travail était inutile et, surtout, elle se sen­ tait incapable d’oublier ce triste moment : le visage du patient, le coup de poing, sa chute par terre, un sentiment d’échec terrible... Ces souvenirs ne la quittaient plus. Son humeur avait changé et elle avait beaucoup moins de passion pour son travail. L’infirmière avait souvent parlé de cet événement au groupe de ses collègues, qui avaient été très frappés par ce qui était arrivé. La par­ ticipation du groupe, caractérisé par une grande solidarité et empa­ thie, n’avait cependant pas modifié la rigidité du souvenir. Au contraire, le fait d’en parler au groupe semblait faire émerger d’autres thèmes perturbateurs, centrés sur la difficulté de lutter contre la violence, sur l’impossibilité d’une abréaction, sur l’impré­ visibilité de la maladie mentale.

L’hypertrophie de la mémoire

117

Il s’agissait donc d’une scène pétrifiée, partagée par le groupe, qui bloquait toute possibilité d’une élaboration ultérieure et laissait l’in­ firmière et le groupe prisonniers de l’événement dramatique persé­ cuteur.

La discussion au sein du groupe de supervision fit graduellement ressortir une donnée significative : ce jour-là, lorsqu’elle était tom­ bée par terre après que le patient l’eût frappée, l’infirmière avait éprouvé, outre la rage et la peur, un sentiment très vif de honte. Elle confirma en effet que, pendant qu’elle était par terre, son amourpropre avait comme fondu et qu’elle avait éprouvé un sentiment pro­ fond d’amertume à l’idée que le patient l’avait vue en désordre et endolorie. Cette sensation avait été suivie par une autre, qu’elle qualifia de déception. En effet, une partie d’elle-même s’était non seulement attachée au patient, mais avait presque eu confiance en lui. Dans leurs échanges quotidiens, un aspect infantile de l’infirmière avait presque imaginé le patient comme un compagnon de jeu et de confi­ dences, bien qu’en réalité il n’en avait jamais été ainsi. Après le coup de poing, cette partie infantile se sentait trahie et rejetée, et ne supportait pas le chagrin causé par ce traitement. Ce genre de sentiments - la honte et la déception - ne peuvent pas circuler dans le groupe dans des conditions normales parce qu’ils dévoilent un aspect trop intime des personnels soignants. Le groupe semble terrorisé de provoquer l’émergence de ces fibres secrètes et préfère une attitude protectrice conventionnelle, qui offre au col­ lègue un soulagement momentané sans le libérer du souvenir bloqué.

Dans le groupe de supervision, après un long débat centré sur le res­ pect de soi et la honte, l’infirmière avoua qu’elle se sentait soulagée et plusieurs membres déclarèrent qu’ils avaient tiré profit de la dis­ cussion sur un thème, la violence, très ressenti et angoissant. L’hypothèse que je propose ici est que la circulation dans le groupe d’une émotion séquestrée, en l’occurrence la honte, a remis en ques­ tion la mémoire bloquée. Autrement dit, la pétrification du souvenir visait à bloquer la circulation d’une émotion secrète. Par ailleurs, on peut supposer que la vie institutionnelle se pose constamment le pro­ blème de comment faire circuler des émotions secrètes d’une manière non destructive : le groupe de supervision semble en mesure, ne serait-ce qu’en partie, de répondre à ce besoin.

118

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Deuxième exemple clinique Le deuxième cas clinique est tiré d’un groupe de supervision qui s’est tenu dans une grande ville. Le médecin traitant parle longuement d’une patiente - définie comme étant atteinte de trouble délirant chro­ nique de type persécutoire, survenu après la mort de son mari - qui refuse apparemment tout traitement, mais envoie continuellement des messages au médecin lui disant qu’elle ne veut plus le voir. La situa­ tion est à la fois comique et angoissante : la patiente téléphone, vient ou écrit au médecin pour lui dire qu’elle est guérie et qu’elle ne veut plus le voir. Le médecin est partagé entre le désir de continuer à la soigner et la tentation de prendre ses propos au sérieux et d’accepter une interruption du rapport, qui d’ailleurs ne se produirait pas. La chose la plus importante pour notre approche est que le médecin, de même que tout le groupe, semble obsédé par la patiente. Chaque fois qu’elle téléphone, le médecin et le groupe éprouvent de l’an­ goisse, souvent masquée par des plaisanteries et des boutades, à tel point qu’ils refusent maintes fois de répondre. La patiente est devenue un objet de moqueries et on n’arrête pas de parler d’elle, sans jamais en parler réellement : la question de savoir ce qu’il faut faire est obsé­ dante et la patiente est devenue le fantasme persécutoire du groupe. Dans le groupe de supervision, un nouvel état d’esprit s’instaure len­ tement, centré sur l’aspect traumatisant du mot « toujours ». Le médecin craint que la patiente ne s’attache à lui pour toujours et cette idée le fait se sentir persécuté et effrayé. Derrière la rigidité du sou­ venir apparaît un sentiment d’émotion et d’effroi, empreint d’irré­ versibilité. On dirait que la patiente a réussi à faire ressentir au médecin le drame de sa perte irréparable, mais qu’aucun des deux ne veut le prendre en charge. Le groupe lui-même, face au drame solitaire du médecin, recourt aux raisons conventionnelles habituelles, comme s’il craignait de contri­ buer à ce que leur collègue prenne conscience de la nécessité de s’engager dans un rapport qui s’annonce indéfiniment long. À la fin du groupe de supervision, le médecin, d’un air ironique mais ému, dit qu’il approfondira cet aspect, mais qu’il a enfin compris com­ bien la patiente s’est attachée à lui et à quel point cela l’angoisse. Une fois encore, tout cela pourrait être exprimé en termes bioniens, en affirmant qu’un élément bêta - un personnage comique et bouf­

L’hypertrophie de la mémoire

119

fon - se fluidifie lorsque l'émotion secrète d'un membre parvient à circuler.

Une nouvelle de Melville Au terme de ces notes cliniques, je désire évoquer une nouvelle de Herman Melville, Bartleby the scrivener, qui, à mon sens, illustre bien ma thèse. Dans cette nouvelle, un copiste, Bartleby, trouve un emploi dans un cabinet d'avocat; il accomplit quelques-unes des tâches qui lui incombent, mais refuse d'exécuter une grande partie de son travail en prononçant toujours la phrase suivante : « I should prefer not to»x. Petit à petit, Bartleby arrête complètement de travailler, tout en continuant à répéter la même phrase lorsqu'on le lui demande, jus­ qu'au moment où il est interné dans un asile de fous où il terminera sa vie. L'aspect qui s'avère important par rapport au thème de ce chapitre est que, dans un monde détruit et dévasté, certaines scènes ou com­ portements peuvent rester immobiles et survivre, quoique dépourvus de sens, parce qu'ils sont isolés dans un monde en ruine, comme une colonne subsistant dans un temple grec dont il ne reste plus que l'embasement. Les institutions sont particulièrement exposées à ce genre de diffi­ culté, car la seule manière de reconstituer le monde détruit de Bartleby et de nos psychotiques est d'être très conscients des émo­ tions, même les plus secrètes, qu'ils suscitent en nous. Toutefois, il est si difficile de faire circuler ces émotions secrètes que le groupe institutionnel préfère souvent bloquer l'image correspondante pour ne pas mettre en vibration le monde émotionnel de chacun des per­ sonnels soignants et du groupe. Par son rappel à la réalité, mais encore plus par sa capacité de faire circuler quelque chose qui est bloqué dans la vie quotidienne de l'institution, le groupe de supervision semble particulièrement apte à remettre en marche l'activité psychique collective et à libérer le groupe des souvenirs encombrants et figés qui se sont accumulés. 1. Traduction de Michèle Causse au Nouveau Commerce : « Je préférerais n'en rien faire. »

Chapitre 5 LE THANATOPHORE

Travail de la mort et destructivité dans les institutions par Emmanuel Diet1

« Je ne suis pas du tout certain qu'il faille être fou pour comprendre les psychotiques. Mais ce dont je suis sûr, c'est que pour comprendre un pervers, lorsqu’on ne l’est pas, on souffre. » P.-C. Racamier

La souffrance dans les groupes réels et les organisations pose de manière aiguë la question de l'articulation entre l’intrapsychique, l'intersubjectif et le transsubjectif. Selon le vertex et le dispositif qui 1. À J. Puget, en amical et reconnaissant hommage. Cette étude reprend un exposé du 7 décembre 1989, présenté et discuté dans un groupe de travail du Collège de psychanalystes. Je remercie M. Audisio, M. Cadoret, M.-P. Chevance-Bertin, A.-L. Diet, A.-M. Pietton, H. Popper pour leurs remarques, critiques et objections qui m’ont permis de nuancer, dialectiser, préciser et raffermir mon propos à la mesure des validations qui me semblent avoir confirmé la théorisa­ tion ici soutenue.

122

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

instituent le transfert, l’écoute et l’interprétation, la constitution de l’interprétable comme l’articulation du lien transférentiel et son registre diffèrent. Dans l’espace de la cure, l’écho affaibli des rela­ tions réelles et des interactions destructrices ne se laisse entendre que comme occasion de mise en scène et en actes des fantasmes du sujet singulier. Dans les groupes, les tentatives de réactualisation et de mise en œuvre des positions, places et fonctions imaginaires introjectées dans le groupe d’appartenance primaire se donnent à entendre dans la chaîne associative groupale, les alliances, les pactes et les contrats qui se font et se défont dans la dynamique des hypo­ thèses de base en leur conflictualité. Dans les organisations, les agirs et les secrets issus du pacte dénégatif déterminent et dévoilent le conflit des interprétations des normes et des valeurs instituantes, la prégnance de la structure institutionnelle et son ancrage dans le poli­ tique et le social-historique. Le même symptôme se donnera donc, selon le registre et le dispositif qui instaurent l’écoute, comme ava­ tar de l’infantile et de l’Œdipe singulier, comme résurgence de la groupalité psychique et affectuation des appartenances identitaires, ou comme révélation conflictuelle des incorporais culturels, des normes des valeurs et des idéaux constitutifs de la personnalité modale. Une fois admise en chaque sujet la présence de ces trois registres, leur dépendance originaire de l’infantile inconscient et de l’organi­ sateur œdipien, comment penser leur articulation problématique? Plus précisément, comment situer la destructivité à l’œuvre dans les situations de casse institutionnelle, lorsque chaque participant au groupe de travail se vit menacé de folie ou de mort ?

À cette question, la réflexion théorico-clinique apporte des réponses complémentaires et pourtant, nous semble-t-il, insuffisantes, pour situer dans un registre ou une cause unique l’origine de la souffrance et de la source de la destruction constatée et ressentie.

Plus le groupe réel ou organisationnel sera mature, plus il hésitera à nommer et identifier l’origine de sa souffrance, à oser désigner l’un de ses membres comme initiateur de l’angoisse, de la dépression, de l’impuissance et de la disqualification vécues par tous et chacun. L’effort pour comprendre ce qui se passe - notamment chez le pro­ fessionnel averti - aboutira à une impasse. Une fois critiquée l’assi­ gnation trop facile d’un bouc émissaire comme cause de tout le mal, on se rabattra sur l’invocation générale de la présence de la pulsion

Le thanatophore

123

de mort dans les groupes et les organisations (Enriquez, 1983), ce qui, paradoxalement, rendra impossible toute élaboration de ce qui traverse les sujets. De manière plus élaborative, on pourra, à tel moment, désigner un membre du groupe comme porteur d'une fonc­ tion phorique de destruction (Kaës, 1993), le repérer comme émergent du groupe (Pichon-Rivière, 1972) ou l'assigner comme persécuteur représentant d'une destructivité insituable (Aulagnier, 1975). Et il est vrai que ces trois perspectives permettent souvent de remettre en travail et en sens la sidération psychique, la souffrance narcissique et l'inhibition pratique ressenties dans et par le groupe. Mais ces trois perspectives, dans leur effectivité, peuvent, dans cer­ tains cas, s'avérer impuissantes à rendre compte de ce qui se passe, pire, enfermer les sujets en souffrance dans un processus mortifère où l'interrogation sur le fonctionnement du groupe, le partage de la culpabilité, les investissements et projections personnels ne fait qu'accentuer le vidage narcissique et libidinal de chacun et de tous.

1. Introduction à la notion de thanatophore C'est dans ces circonstances qu'il apparaît nécessaire de penser, face à l'impossibilité de métabolisation groupale, que l'on se trouve en présence d'une destructivité agie par un membre du groupe ou de l’organisation, qui, attaquant l'appareil psychique groupal, séduit pour annuler, arrête la circulation fantasmatique et refuse de partici­ per à la dialectique vivante des places, des positions et des fonctions au sein du groupe, paralyse et interdit la pensée, bref, s’impose, comme un maître de mort, destructeur de toute possibilité d'un sens commun ou d'une élaboration intersubjective.

Le thanatophore : un sujet destructeur

Nous proposons d'appeler thanatophore le sujet qu'il faut bien finir par identifier non seulement comme le porteur mais comme la source - sinon unique, du moins centrale - de la destructivité res­ sentie ou constatée. On se trouve là en puissance d’une toxicité qui, tel un acide, attaque en silence, et mine de rien, les conteneurs, les

124

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

contenants et les contenus symboliques, sape leurs liens et détruit l’espace potentiel et transitionnel, disqualifie les sujets dans leur parole, leur désir, leur identité et leur pratique. Seule l’indicible souffrance éprouvée dans le contre-transfert permet d’identifier la massivité de la haine agie et ce, dans un contexte qui lui permet de se déployer et de se rendre a minima repérable dans ses effets. Si le refus du partage intersubjectif, la casse du partageable et la haine du sens - fondamentalement de ce qui lie le pulsionnel à l’al­ térité, à la transmission et à la dette - caractérisent le thanatophore, il n’actualise ses potentialités destructrices que dans certaines cir­ constances. Aussi bien, même si, comme nous le soutenons, il n’est pas réductible au simple porteur, pour un moment et dans la dyna­ mique du groupe, d’une fonction phorique de destruction, il ne réa­ lise son effectivité mortifère - et celle-ci ne devient saisissable - que dans des circonstances précises, qui délimitent essentiellement la valeur du concept que nous proposons à l’analyse des groupes réels et, singulièrement organisationnels, même si on peut percevoir dans des groupes thérapeutiques ou de formation l’effet de la présence d’individus « toxiques » ou en entendre quelque chose dans l’espace divan-fauteuiP.

Les conditions du surgissement

Le thanatophore ne se révèle, en effet, que dans un contexte qui évoque et convoque sa pathologie personnelle, lui offre les moyens de son déploiement et de son efficacité destructrice. C’est dans la relation entre la structuration singulière du sujet, les conditions his­ toriques et dynamiques d’un groupe institué et une conjoncture évé­ nementielle extérieure, « l’occasion qui fait le larron », que se cristallise la position thanatophorique. En ce sens, on peut identifier le thanatophore comme le négatif du mystique : surgi au sein du groupe, il a pour vocation de détruire l’establishment symbolique et 1. Le plus souvent indirectement à travers la plainte de l’analysant qui, masochiste ou pas, rencontre dans la réalité le thanatophore comme persécuteur. Comme nous le verrons, ce dernier, paranoïaque, pervers et surtout pervers narcissique est rarement - et pour cause - demandeur d’analyse. Amoureux du pouvoir et de l’opératoire, c’est dans les institutions que le thanatophore investit et déploie ses talents destruc­ teurs.

Le thanatophore

125

d’annuler l’œuvre du génie, au sens que W.R. Bion donne à ces termes. 1. Le thanatophore apparaît au moment où le groupe a dépassé, dans son devenir, l’illusion groupale (Anzieu, 1975), commencé le travail de deuil quant à sa toute-puissance imaginaire, différencié et articulé les places, les positions, les fonctions, les statuts et les rôles, recen­

tré son fonctionnement sur le groupe de travail et la tâche primaire. C'est précisément le travail psychique nécessaire à la réélaboration des investissements dans le progrès de l’épreuve de réalité qui fait surgir le thanatophore jusque-là pour ainsi dire « en veilleuse » dans la fusion/confusion groupale. 2. Le travail psychique des membres du groupe a permis d’élaborer

les fantasmes de casse, mais le dépassement de la position schizoparanoïde et de la dépressivité rencontre, dans la réalité, des chan­ gements structurels, des événements institutionnels, des mutations idéologiques ou technologiques qui remettent en cause l’existence, le sens et la validité de sa pratique. Les difficultés ou les conflictualités qui apparaissent alors entre l'institution et l'organisation, l'or­ ganisation et l’équipe, etc. sont vécues, par chacun et par tous, comme un désaveu et une persécution à valeur traumatique qui annulent et condamnent le travail d’élaboration, disqualifient les efforts de responsabilisation et d'autonomisation, invalident la pra­ tique. Le nécessaire travail d'adaptation à la nouvelle réalité se trouve grevé d'un « à quoi bon ? » issu des sentiments de honte et de culpabilité qui activent les hypothèses de base de la manière la plus régressive. Le démenti apporté de l'extérieur au travail accompli par une facticité brutale, qui échappe à toute mise en sens, oblige les sujets du groupe à renoncer, sous la contrainte, à un fonctionnement dont non seulement eux-mêmes, mais les partenaires et les témoins de leur pratique, avaient pu constater et éprouver la pertinence. « On nous traite comme de la merde » : la non-reconnaissance du désir sape le désir et l'espoir d’être reconnu, déstabilise le narcissisme individuel et groupal, fait massivement surgir les vécus d'abandon, d'injustice et de nullité. Bien évidemment, la régression défensive tend à valider la disqualification effectivement à l'œuvre ou seule­ ment supposée et ouvre la voie aux interventions et aux interpréta­ tions destructrices du thanatophore qui tire ostensiblement sa jouissance de la destruction qu’il contemple, prophétise et active de manière subtile.

126

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

3. La situation de crise met en danger l'ensemble des étayages des membres du groupe, fragilise le sentiment d'appartenance, clive l'appareil psychique groupal. Le thanatophore trouve dans le désétayage à l'œuvre la source d'une angoisse mortelle de morcellement qu'il agit dans le groupe pour ne pas avoir à l'éprouver, et recrée paradoxalement le lien dans et par la haine et la destructivité qui sont, dans ce cas, réfléchies à l'intérieur du groupe et sur lui-même, dans une mise en œuvre systématique de la déliaison, du clivage et de la désintrication, et non projetées à l'extérieur, ce qui du moins rendrait représentable la destructivité en jeu.

4. Dans de telles conditions, le groupe et chaque sujet du groupe se trouvent en situation de crise et le changement catastrophique (Bion, 1965) à l'œuvre risque à tout moment de tourner à la catastrophe psychique (Kaës, 1989) pour chacun et pour tous. Les difficultés réelles et fantasmatiques à l'œuvre dans la crise exigent, face à la prégnance des vécus paranoïdes et au resurgissement des angoisses les plus archaïques, un travail psychique considérable d'élaboration. Or ce travail, pour chacun et pour tous, nécessite la reprise élaborative des fantasmes originaires, le retour critique sur son histoire et sa position œdipiennes, le ré-étayage du narcissisme primaire et secon­ daire, le réinvestissement du lien intersubjectif sous la prédominance du génital et du symbolique... Comme en toute situation trauma­ tique, l'après-coup convoque ici l'inélaboré, mobilise le pulsionnel, met à l'épreuve les incorporais, les introjects et les identifications, exige que soient accomplis les deuils et les renoncements néces­ saires pour que le Je puisse affronter la réalité. Dans le groupe et l'organisation en crise, s'opère l'épreuve de vérité qui dévoile et révèle les forces et les faiblesses du sujet, sa relation à l'interdit, à la loi et à l'autre, la fiabilité de sa parole et son rapport à la vérité, sa capacité à travailler et à aimer. Lorsque pour survivre et créer, le groupe exige de ses membres un véritable travail de sublimation, seul susceptible de permettre le dépassement des difficultés rencon­ trées par un étayage sur le symbolique, il met, du même coup, en danger ceux qui, n'ayant pu assumer la castration, ne peuvent ou ne veulent pas renoncer, sous peine d'effondrement, aux positions archaïques dont ils tirent leur jouissance et qui les préservent - au prix fort pour eux-mêmes et surtout pour les autres.

Ainsi, ce qui sera, pour les uns, occasion de changement maturatif à travers le travail de la crise, sera pour quelques-uns, pierre d'achop­

Le thanatophore

127

pement : « Les institutions peuvent donc, par cette œuvre de guéri­ son commune, mettre certains de leurs membres en péril et les faire tomber dans une folie individuelle, irréductible, la folie collective ne leur servant plus de paravent et de pare-excitations. La mort appo­ sera son sceau, là-même où elle apparaissait défaite. » (Enriquez, 1987, p. 79.) C’est précisément à cause de ce risque de dévoilement - et aussi pour préserver les défenses nécessaires à sa survie - que le thanatophore déchaîne la haine et l’envie contre tout mouvement élaboratif, toute mise en sens, toute compréhension, qui permettrait au groupe de dépasser la difficulté par l’acceptation des limites et des différences, la soumission à la loi, la construction d’un sens commun. Il est pour lui vital de détruire et de ridiculiser un groupe qui, par son travail, sa capacité de douter et de créer, s’avérerait por­ teur d’une puissance génitale qui renverrait à leur inanité les fan­ tasmes de la toute-puissance infantile et exigerait de lui que, renonçant à l’Antœdipe illimité (Racamier, 1989), il abandonne sa position incestueuse pour exister comme sujet, un parmi les autres, soumis à l’interdit qui permet le désir, l’échange et la collaboration. Refusant de devenir un homme parce qu’il refuse la dette qui le fait fils, le thanatophore refuse que puissent exister des frères capables d’engendrer; pour ne pas tuer le père et éviter sa loi, il le tourne en dérision et proclame un monde chaotique de nourrissons avides, envieux et impuissants, jouets fécalisés d’une mère innommée. En situant ainsi le surgissement du thanatophore, en nous efforçant d’illustrer comment, quand et pourquoi on devient thanatophore, nous avons posé un premier repérage des enjeux psychiques et du support des mouvements de mort dans les groupes réels et les insti­ tutions. Théoriquement comme d’un point de vue éthique, on saisira la difficulté intrinsèque à l’identification et à l’interprétation des pro­ cessus psychiques en cause. En effet, on ne saurait réifier, dans une stigmatisation normalisante-moralisante, le thanatophore dans une typologie psychologique ou psychiatrique, même s’il est clair que, le plus souvent, son fonctionnement psychique comme ses agirs évo­ quent les structures perverses ou paranoïaques. Mais d’autre part, il apparaît tout aussi problématique, dans la louable intention de se centrer sur l’histoire réelle et fantasmatique du groupe, la dynamique et la conflictualité des investissements, des projections et des clivages, la constitution, la structure et le contenu de la chaîne associative grou­ pale et de l’appareil psychique groupal, d’en venir à négliger la loca­

128

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

lisation effective de la destructivité dans un sujet qui en est non seu­ lement l'agent, mais l'acteur et sans doute la source. Avant d'aller plus loin, nous préciserons donc quatre points. 1. Le thanatophore implique que soient pensés ensemble : - une structure singulière d'un sujet, -qui apparaît et se manifeste dans l'histoire du groupe auquel il appartient, - dans un moment de crise, - produit par des circonstances extérieures.

2. Irréductible à un émergent du groupe comme à une structure

pathologique en-soi, le thanatophore doit être pensé dans une topique interactive (Racamier, 1992) qui articule l'intrapsychique du singulier, la dynamique à l'œuvre dans le groupe et l'historique - voire l’événementiel - présent dans le transsubjectif et la réalité sociale. 3. Il n'est identifiable que dans la violence d'une souffrance contre-

transférentielle, engendrée par une destructivité silencieuse qui brise la circulation intersubjective, disqualifie toute recherche de sens, produit désespérance et interdit de penser, et singulièrement récuse toute causalité psychique et tout partage de la culpabilité comme toute possibilité d’évolution, condamne toute rêverie et tout projet, toute mémoire et toute histoire. 4. Enfin, manœuvrant en silence et par infiltration, le thanatophore, poursuit son jeu le plus souvent impunément, puisque à l'instar de l'érotomane qui se moule dans le paradigme transférentiel jusqu'à être le point aveugle dans la cure type, il use et abuse, à des fins des­ tructrices, des changements de positions et de fonctions dans le

groupe, propres à séduire l'analyste de groupe ou le psychosocio­ logue, peu enclins par méthode et par déontologie à épingler un sujet individuel comme origine des phénomènes groupaux et organisa­ tionnels. Il est d'ailleurs prêt à dénoncer, au nom de l’éthique, comme insupportable violence, la parole qui le nommerait comme acteur de la violence insituable qu'il agit et produit. C'est dire que si, fondamentalement, c’est la pensée vivante qui est l’objet de la haine et de l'envie chez le thanatophore, seul un diffi­ cile et douloureux travail d'élaboration, et d'abord l'interrogation de ses projections, peut permettre, au-delà de la perception et de l'iden­

Le thanatophore

129

tification du travail de la mort dans le groupe ou l’organisation, la nomination et la localisation de la destructivité et la réinstauration de limites symbolisantes.

2. Le thanatophore : essai de définition Zélé missionnaire de la pulsion de mort, le thanatophore détruit pour éviter de penser et de souffrir, de penser sa souffrance et de suppor­ ter la souffrance de cette pensée. « Aux carrefours de la haine » (Enriquez, 1984), il réagit, interagit et agit une destructivité qu’il externalise dans le groupe parce qu’elle le menace radicalement, au moment où l’histoire et le devenir institutionnels exigeraient de cha­ cun et de tous un travail psychique pour reconstruire et transformer le collectif dans sa relation à la tâche. C’est parce qu’wn sujet ne peut accomplir les réaménagements pulsionnels et fantasmatiques exigés par la situation qu’il devient - ou se révèle - thanatophore. Il est en effet toujours nécessaire de le penser comme surgissant dans un contexte institutionnel problématique dont on ne sait pas toujours s’il n’est que la toile de fond permettant d’identifier une destructivité pathologique jusque-là présente mais masquée, ou l’origine d’une décompensation aussi létale que dramatique dans une situation de potentialisation des phénomènes intercritiques (Pinel, 1995). Ce que nous avons pu vivre, entendre et observer du surgissement de thanatophores dans différents contextes (professionnels, associatifs, familiaux...), différents champs (thérapeutique, travail social, entre­ prise, formation, éducation et enseignement, politique...) laisse ici place à un indécidable qui implique en revanche et en conséquence deux choses. 1. Il ne faut jamais penser le thanatophore hors de la relation à l’autre, aux autres, à l’ensemble et au cadre institutionnel auxquels il « s’engrène » (Racamier, 1992).

2. Il s’agit de prêter, dans le même temps, une attention vigilante à l’assignation de la destructivité originaire, notamment en s’efforçant de distinguer le thanatophore - source des émergents qu’il suscite dans le groupe - des complices et des délégués qu’il missionne, des victimes qui, soumises à ses attaques, deviennent éventuellement à

130

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

leur tour d’authentiques thanatophores. Contagion, infiltration, délé­ gation, résonance, collage, tous les processus de masquage et de déplacement permettant l’occultation et le brouillage sont mis en œuvre de manière systématique dans une trajectoire interactive per­ verse : « Attaché comme il est à ne rien devoir à personne, le pervers narcissique en vient, plus que quiconque au monde, à dépendre de l’entourage, de la circonstance et de l’occasion. Car, on l'a bien compris, le mouvement pervers ne s'achève que dans le concours involontaire, mais actif et nécessaire de l'entourage. C'est en cela que les circonstances occasionnelles, un milieu propice complaisant, un bouillon de culture sont absolument nécessaires à l’accomplisse­ ment de la perversion. » (Racamier, 1992, p. 283.)

Un pervers institutionnel C'est en effet du côté de la perversion - et singulièrement de la per­ version narcissique (Eiguer, 1989 et 1994 ; Racamier, 1992) - que le contretransfert identifie le thanatophore en situation. Dans l'agir silencieux de la destructivité sur fond de déni, le thanatophore met en œuvre et en scène une folie terriblement efficace. Qu'elle surgisse directement des profondeurs de l’inélaboré ou l’inélaborable de son histoire et sa subjectivité singulière ou qu'elle ait été structurée et instrumentalisée par d’autres - par exemple, dans le cadre d'une for­ mation au management ou d’une initiation sectaire - c'est moins l’agir d'une forme érotique de la haine (Stoller, 1978) que l'effectuer du narcissisme de mort (Green, 1982) qui caractérise la pathologie à l’œuvre chez le thanatophore comme sujet. Autrement dit, quelle que soit la structuration psychique originelle, on trouvera toujours chez le thanatophore, homme ou femme, une prédominance des pro­ cessus de déni et de clivage, l'expulsion de fantasmes/non-fantasmes, un Antœdipe illimité sur un fond de deuils non faits et c’est, au bout du compte, la perversion narcissique qui articulera les défenses et processus phobiques, paranoïaques, pervers ou psycho­ pathiques mobilisés et asservis au service de la pulsion de mort. Bien entendu, c'est en fonction de la tâche à effectuer et de la situation contextuelle que prendra sens et effectivité l’après-coup traumatique en résonance avec la singularité du sujet. Aussi bien faut-il ici remarquer que si, dans tous les cas, la situation de crise et les exi­ gences de l’ensemble activent - révèlent - les potentialités psycho-

Le thanatophore

131

tiques et perverses du sujet promu/produit thanatophore, c’est le couplage et la résonance entre les exigences extérieures et la conflic­ tualité interne qui sont ici déterminantes, puisqu’ils définissent l’in­ supportable qui détermine décompensation et agir létal. Il est important de souligner que ce n’est donc pas forcément le plus faible ou le plus fou des membres du groupe institutionnel qui deviendra thanatophore, mais celle ou celui dont l’identité, le narcissisme et le fonctionnement psychique seront, dans les circonstances, mis à mal de manière radicale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le thanatophore est difficilement repérable et qu’une fois installé dans la position perverse narcissique nécessaire à sa survie psychique, il peut, par ses dires et ses agirs, se trouver des alliés et des agents, désigner d’autres traîtres et d’autres agresseurs, se poser en victime et même amener, par ses manœuvres, d’autres sujets à se muer à leur tour en d’authentiques thanatophores. Ainsi peut-on également pen­ ser que tout sujet « convenablement » manipulé dans des circons­ tances favorables et soumis à un après-coup traumatique peut devenir thanatophore - sous l’emprise d’un thanatophore - c’est notamment ainsi que procède l’aliénation sectaire (Diet E., 1993), mais qu’il et aussi essentiel de reconnaître dans le paranoïaque et le pervers narcissique des thanatophores « par vocation ». Ce qui ne dispense pas d’interroger en quoi, pour quoi et comment l’anomie culturelle et sociale généralisée, les attaques contre l’État de droit et les valeurs républicaines (liberté, égalité, fraternité, laï­ cité), les déréglementations et la domination absolue de l’économie et de la gestion comme critères de référence, la remise en question du politique et de la rationalité critique par la mise en condition médiatique et la diffusion banalisée des représentations idéologiques les plus problématiques, dans un contexte de crise économique pro­ clamée, correspondent à une perversion des conteneurs (Puget et coll., 1989), et créent les conditions sociales-historiques d’un déploiement banalisé de toutes les transgressions et de toutes les manipulations. Du manager libéral à l’intégrietn religieux, du mafieux au politicien, l’agir psychopathique ou pervers est érigé en norme et en paradigme de la personnalité modale (Devereux, 1961) et du fonctionnement social dans un moment où l’attaque systéma­ tique des cadres symboliques, juridiques et sociaux brouille les repères, supprime ou délégitime les étayages qui soutiennent les fonctionnements organisationnels et groupaux, régulent l’intnreubjectivité et instituent le sujet (Legendre, 1985). Dès lors, le thanato-

132

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

phore apparaît non seulement comme émergent idéal-typique de l'anomie culturelle, sociale et éthique, mais il tend à devenir, sous les espèces du winner-leader, du « tueur-froid » (Enriquez, 1983) et de l'individu libéral un exemple et un modèle. Trouvant dans le contexte social-historique à la fois les circonstances qui le produi­ sent, les représentations et les discours qui légitiment ses agirs des­ tructeurs et les conditions de leur réalisation, le thanatophore se trouve ainsi paradoxalement justifié et étayé dans les attaques qu'il met en œuvre contre le groupe, sa vie et sa pensée, l’organisation, son cadre et son fonctionnement. Banalisation, confusion des valeurs, consensus mou et individualisme permettent ainsi d'inter­ dire toute pensée en diabolisant toute conflictualité, en faisant appel aux bons sentiments et à l'émotion immédiate, en dénonçant toute limite et toute critique. En refusant le travail psychique nécessaire à la culture, le thanatophore capte et mobilise les énergies létales et les représentations destructrices présentes dans le social-historique. « A l'aise dans la barbarie » (Nacht, 1994), il y trouve sa place et la cau­ tion de son agir. Porteur et acteur de la pulsion de mort présente dans les idéologies et les structures, il se déplace et s'impose dans l'évi­ dence des représentations obligées, marqué de « réalisme », de « bon sens » et d’efficacité pragmatique. Ardent zélateur des dénis et des interdits de penser, il est le nihiliste souriant de la « désublimation répressive » (H. Marcuse), « l'homme sans qualité » (R. Musil) qui, à bas bruit, murmure que « où le je était, le ça doit advenir » et que « le travail de la culture n'est que torture ». Dans le malaise de la civilisation, le thanatophore promeut la civilisation du malaise et l’éloge de la désubjectivisation. La déshérence des structures sym­ boliques et l'ambivalence présente en chaque sujet dans son rapport à la dette et au lien donnent quelque vraisemblance au plus cynique de ses discours, au plus problématique de ses agirs, au plus flagrant de ses évitements. Lorsque, faute de loi, la transgression n'est même plus posée et pensée comme telle, il apparaît facile de dénoncer l’in­ terdit comme interdiction arbitraire. De l'inversion des valeurs, de la confusion des registres, du déplacement des questions, le thanato­ phore a fait un art. Dans un monde qui annule ses valeurs insti­ tuantes et confond registres et logiques, il trouve dans l'anomie politique et sociale, la dérive des institutions et le désarroi des per­ sonnes le terrain propice au déploiement de ses stratégies envieuses. Collé aux dénis, aux clivages, aux désaveux présents dans la réalité, il y trouve la justification et la force de la destructivité qu'il agit dans

Le thanatophore

133

l'anonymat mimétique. C'est là ce qui rend difficile son identifica­ tion comme la résistance à son emprise (Diet A.-L., 1993).

Les processus mis en œuvre Révélée dans et par la crise organisationnelle et se confondant avec les paradoxes, les clivages et les incohérences qui affectent le fonc­ tionnement groupal, la destructivité du thanatophore se laisse pour­ tant identifier lorsque l'on reconnaît à l'œuvre dans la situation de souffrance institutionnelle le déploiement sauvage d'un Antœdipe illimité, la présence active de fantasmes/non-fantasmes expulsés dans le groupe, l'insistance obscure de deuils non faits, la massivité du déni (Racamier, 1989) la prégnance de la défense cynique (Eiguer, 1994). Il est ici essentiel de remarquer que la possibilité de perception dépend de la capacité d'éprouver et de penser les effets en soi, sur soi et dans le groupe des processus à l'œuvre. Seuls le malaise et le déplaisir éprouvés peuvent faire signal et mettre en éveil la vigilance psychique. Reconnaître et accepter l'existence de l'angoisse au-delà des défenses, des banalisations et des rationalisa­ tions normalement mises en œuvre pour éviter le déplaisir, est la condition première pour identifier ce qui menace le narcissisme pri­ maire et la capacité de penser. C'est cette épreuve - et elle seule qui ouvre la voie de la compréhension, puisque précisément c'est la destructivité silencieuse qui opère ici, et non la bruyante agressivité, facilement assignable. Le premier symptôme ressenti sera le sentiment d'une rupture bru­ tale de la communication dans le groupe. Alors que jusque-là les sujets confrontés à la crise avaient pu, malgré l'angoisse et les conflits, maintenir entre eux des liens dynamiques et vivants dans lesquels les mots, les affects et les représentations pouvaient s'échanger dans un espace partagé, ils éprouvent soudain la vanité et la vacuité de leur parole et l'instauration d'un discours vide, fairesemblant désaffecté, formel et opératoire. Que le symptôme prenne la forme de la convivialité forcée ou du rigorisme pragmatique, quelque chose s'est perdu d'un sens commun. Il est arrivé quelque chose qui interdit la circulation de l'infantile et du pulsionnel, qui condamne et annule la parole subjective, qui voue d'emblée à l'échec les tentatives de symbolisation et d'élaboration. Ce quelque

134

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

chose qui mène à la désespérance et au désinvestissement est le fait de quelqu’un. Par son refus du partageable, le thanatophore a rompu la chaîne intersubjective. Par son retrait et son isolation, par sa prise de distance haineuse et la dérision de son regard, il attaque la possi­ bilité même des échanges et disqualifie les sujets et le groupe. Il a coupé les ponts. Une remarque, un regard, un silence lui suffisent à anéantir toute tentative d'échange. L'attaque est subtile puisque, sapant les conditions mêmes du fonctionnement de l'appareil psy­ chique groupal, tournant en dérision tous les essais de collaboration et de co-élaboration, elle ne vise directement personne mais renvoie chacun à sa singularité subjective. Le retrait méprisant du thanato­ phore rompt la chaîne associative groupale : il est le barrage qui arrête le flux associatif, il est le gouffre qui aspire le flot des émo­ tions, il est l'interrupteur qui, en disjonctant, arrête le courant de la pensée. Ces métaphores approximatives voudraient imaginer ce qui est donné à vivre aux membres du groupe dans lequel sévit le thanato­ phore : sentiment de buter sur une limite arbitraire qui voue à l'in­ achèvement et à l’échec, impression de se vider dans une tâche dénuée de fin et de sens, sentiment d'impuissance à retisser des liens idéatifs, affectifs et pratiques. En s'excluant psychiquement du groupe, le thanatophore le mutile d'autant plus qu’il y demeure effectivement présent dans la passion de le détruire. Il sait d'ailleurs parfaitement jouer de la légitimité officielle de sa place dans l'équipe ou l'organisation à cette fin. Le thanatophore ne démis­ sionne pas. Sa présence/absence désaffectée, son refus de tout lien et de toute identification visent à ridiculiser tout engagement et toute responsabilité dans l'effectuation de la tâche commune. Singulière­ ment, son emprise vampirique exclut, pour ce qui le concerne, toute reconnaissance de dette et tout partage de la culpabilité. Ce sont les autres qui auront à porter le poids de la situation de crise. Soumis au bombardement incessant des projections du thanato­ phore, au surgissement continu des objets bizarres et des éléments agglutinés qu'il expulse, isolés et menacés narcissiquement, les sujets, que la crise institutionnelle rend d'autant plus sensibles au soupçon d’intention, en viendront à douter d'eux-mêmes et des autres. Sidérés et désespérés, ils auront grand peine à se représenter ce qui leur arrive. Face à ces menaces archaïques, chacun se repliera sur ses défenses singulières, cette recherche de ré-assurance et de ré­

Le thanatophore

135

étayage narcissiques contribuant à son tour à la dislocation de l’iden­ tité groupale : le sentiment qui s’emparera de chacun et de tous sera celui d’une trahison du contrat narcissique par le groupe et l’institu­ tion en crise. Ayant produit l’isolation qui transforme la crise insti­ tutionnelle en casse groupale, le thanatophore aura ainsi permis à la pulsion de mort de s’effectuer, s’il est vrai que « les représentations psychiques les plus élémentaires de la pulsion de mort pourraient être ramenées à la dissociation et l’immobilisation, à l’inhibition » (Rechardt et Ikaonen, 1986, p. 63). L’état de menace dans lequel se trouvent les sujets du regroupement où opère le thanatophore - à ce point, en effet, peut-on encore parler de groupe ? - est fondamentalement produit par la mise en œuvre du jeu pervers (Clavreul, 1987) et de la double pensée (Aulagnier, 1984). Dans la confusion créée par l’anomie institutionnelle, les sujets, embarqués sur la même galère, ont grand peine à faire confiance aux insights et aux percepts qui, fugitivement, leur dévoi­ lent l’origine et la source de la violence qu’ils subissent. Ils sentent bien, ils savent bien - ne serait-ce que du fait de la souffrance éprou­ vée, des réactions émotionnelles qui les submergent - que quelque chose a changé dans ce qui fut un groupe vivant, que rien n’est plus comme avant, qu’on ne s’y reconnaît plus et qu’on ne se reconnaît plus. Mais même lorsque, dans la fulgurance de l’émotion, l’évi­ dence s’impose, par éthique, par méthode, par solidarité, par décou­ ragement ou... par lâcheté, il apparaît si difficile d’identifier et de nommer un responsable lorsque tout s’écroule autour de soi... « Ce qui est fascinant dans le jeu pervers, c’est qu’il a lieu au grand jour, donc tout à fait à l’inverse du jeu névrotique qui se déroule sous le sceau du refoulement. Le pervers, quant à lui, sait que l’autre sait, mais qu’il ne peut - ou ne veut - rien dire et trouvera finalement mille raisons pour méconnaître qu’il a été pris dans un jeu pervers. D’ailleurs, si l’autre parle, c’est alors à partir d’une position hysté­ rique et, à ce titre, toujours suspecte, car venant s’inscrire en faux contre le discours dominant. » (Clavreul, 1987, p. 228.) Or, la vio­ lence à l’œuvre dans les situations de crise institutionnelle, avec les dénis, les clivages, les paradoxes qu’elles engendrent, récuse et dis­ qualifie toute expression émotionnelle : « le point de vue subjectif » et la dramatisation sont à la fois suscités et condamnés. Dans un groupe en souffrance, la mise en mots et en représentation est sou­ vent vécue, non comme une tentative d’élaboration, mais comme un

136

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

surcroît de déplaisir, inutile et coûteux. « N’y pensons plus », « Faisons comme si de rien n’était » : les défenses des uns se conju­ guent à l’emprise de l’autre dans la même haine de la pensée, et ce d’autant plus que la situation apparaît massivement traumatique pour tous. De plus, et c’est là un point fondamental, le thanatophore sélection­ nant dans les événements, situations et pratiques réelles de l’institu­ tion en crise ce qui peut soutenir son œuvre de déconstruction, trouve dans les lacunes, les fautes ou les incohérences du système les éléments qu’il mobilise pour attaquer les organisateurs psychiques et socioculturels. Arguant des erreurs des uns, des défaillances des autres, des transgressions et des irrégularités, des dysfonctionne­ ments et des contradictions constatables dans le fonctionnement de l’organisation, il met radicalement en cause la légitimité et la fiabi­ lité des organisateurs psychiques et socioculturels. Le constat et la manifestation des erreurs individuelles et groupales sont alors utili­ sés simultanément et paradoxalement à la fois comme moyen de manipulation par la culpabilité et comme effacement - déni de cellelà dans l’annulation de la loi symbolique. L’utilisation et la dénon­ ciation de la violence symbolique secondaire servent à annuler la légitimité de la violence symbolique primaire. Face à un idéal grou­ pal et institutionnel à la fois fétichisé et tourné en dérision, la faute de l’un justifie la faute de l’autre en fonction d’un « réalisme » dont le seul but et d’effacer tout repère symbolique. Le sentiment d’indi­ gnité, la honte et la culpabilité accablent les sujets et le collectif qui sombre dans la dépression. Si pour certains, repli narcissique et désinvestissement permettront la survie psychique, pour beaucoup d’autres, la seule solution sera l’entrée dans le contrat pervers, sur la conclusion implicite et secrète d’un pacte incestueux, transgressif. On assistera alors, au sein du collectif et dans l’organisation à la création d’un ou plusieurs noyaux pervers, dont le thanatophore sera le meneur occulte. « Mais que ce soit dans une famille ou dans un groupe, le noyau pervers ne se forme qu’au sein d’un ensemble déjà constitué. Il n’est pas, il n’est jamais formé de membres fondateurs, il ne fonde rien, il exploite, et il le fait en catimini. Est-il besoin de le préciser : les animateurs « positifs » d’un groupe ou d’un orga­ nisme ne se trouvent pas parmi les éléments d’un noyau pervers : si un noyau pervers entreprend quelque mouvement, cela ne saurait se faire qu’à l’intérieur d’un groupe préexistant ou à l’encontre du lea­ dership. » (Racamier, 1987, p. 319.)

Le thanatophore

137

À la fin du processus, le thanatophore, usant des dysfonctionnements institutionnels, manipulant les conflits intersubjectifs et la culpabi­ lité des autres membres du collectif, règne en maître absolu sur un univers sans foi ni loi, dominé par l'envie et la haine. Mais tout cela s’opère mine de rien, jusqu'à ce que tous les repères éthiques, orga­ nisationnels et symboliques aient été effacés, que tout ce qui donne sens et limite, tout ce qui permet de distinguer le bien du mal, le vrai du faux, ait été annulé, tourné en dérision, alors que, le plus souvent, les apparences auront été préservées. À la fin comme à l'origine, porteur, missionnaire, acteur et multiplicateur de la destructivité à l'œuvre dans la situation de crise, le thanatophore, caméléon de la mort, se confondra en un parfait mimétisme avec les conflictualités intrapsychiques, intersubjectives et transsubjectives qu'il aura acti­ vées. Seuls témoigneront de son passage la souffrance des sujets dis­ qualifiés, la dissolution d’un groupe, la faillite de l'organisation, parfois la mort de l’institution. Sans compter, mais cela lui importe peu, quelques morts psychiques et parfois physiques, notamment s'il est un professionnel du champ médical ou social.

Généalogie d’un « monstre »

Lors même qu’elle vise à éclairer la clinique, la théorisation doit, avec la violence du concept, forcer le trait afin d'obtenir la discrimi­ nation nécessaire à la pensée. Précisément parce que éminence grise de la pulsion de mort, maître de mimétisme et virtuose de la confu­ sion, le thanatophore ne peut s'identifier que si, et seulement si, bra­ vant l’interdiction d’identification qu'il prétend imposer, on ose le définir mais aussi reconnaître dans ce monstre ce qu’il nous montre de nos potentialités psychotiques et perverses, et la fascination qu'exerce sur nous sa mégalomanie délirante. Le thanatophore, repérable dans les groupes réels en crise par les effets destructeurs de sa présence, peut apparaître dans des contextes fort divers : singulièrement, c'est dans les groupes d'appartenances secondaires institutionnalisés (associations, milieux professionnels) qu'il trouve l’occasion de se révéler. Bien entendu, à chaque fois, il s’agit d'un individu singulier, sujet porteur d'une histoire et d'une fantasmatique personnelles, membre d'un groupe aux caractéris­ tiques spécifiques, dans un cadre organisationnel et institutionnel

138

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

donné, traversant une crise particulière à un moment donné de son histoire réelle et imaginaire. Si les processus et la position psychique qui le caractérisent évoquent une structuration typique de la perver­ sion narcissique, il ne semble pas qu’il soit possible ni souhaitable de lui assigner une psychopathologie spécifique antérieure à sa révé­ lation. La dépendance essentielle au contexte de crise, la notion de complémentarité traumatique, l’importance de l’après-coup, la dyna­ mique ininrsubjnctive à l’œuvre dans le groupe, interdisent ici toute réification qui, d’ailleurs, rendrait impossible la prise en compte et la compréhension des décompensations et des phénomènes de conta­ gion observés. Que le thanatophore puisse se trouver des alliés ou produire d’autres thanatophores, qu’il surgisse comme un sujet en crise dans la crise, qu’il apparaisse donc le plus souvent comme menacé de mort psychique ou de décompensation au point que sa seule défense possible est l’attaque, nous incite à nous interroger sur les causalités psychiques à l’œuvre. Or, dans ce système, quelles que soient les pathologies personnelles, la dynamique groupale et le contexte institutionnel, il semble que l’on puisse retrouver chez les sujets devenant thanatophores des points communs. En outre, ces éléments communs semblent per­

mettre de mieux comprendre pourquoi, dans des circonstances extrêmes, tout sujet humain peut devenir thanatophore, pourquoi chacun et tous sont vulnérables à ses attaques, pourquoi, enfin, outre la tentation présente en chacun d’éviter la loi et de dénier la dette, il peut trouver en chacun d’entre nous, des complices, des alliés, voire des adeptes. Que l’on considère les grands thanatophores historiques, que l’on en entende parler du divan, qu’on le voie surgir dans un groupe ou qu’on y soit directement confronté dans une crise institutionnelle, on retrouve toujours dans l’histoire du thanatophore la présence enva­ hissante et délétère d’un traumatisme transgénérationnel. Plus préci­ sément, l’histoire familiale et la biographie de ses sujets donnent à entendre une problématique du trauma transgénérationnel fortement et directement liée à des enjeux historiques, culturels et identitaires (Rouchy, 1978).

La généalogie, la constellation œdipienne, le groupe d’appartenance primaire sont traversés, structurés, clivés par des événements trau­ matiques qui ont bouleversé les repères symboliques, atteint l’éco­ nomie psychique du groupe familial, donné lieu à des secrets, des

Le thanatophore

139

non-dit et des trous dans les représentations, engendré des pactes de déni, des cryptes et des fantômes, avec leurs interdits de penser et de désirer, leurs légendes et leurs mythes écran. Guerre, migration, exil, génocide, esclavage, persécution politique ou religieuse, catastrophe économique ou culturelle... La violence de l'Histoire a mis à mal les repères symboliques, produit de l'irreprésentable, confondu ou inversé le bien et le mal, le vrai et le faux, le permis et l'interdit. L'histoire, la structure et le fonctionnement du groupe d'apparte­ nance primaire ont été profondément modifiés par des pertes non sues ou inavouées, des deuils impossibles qui conflictualisent ou paralysent la transmission identitaire et identifiante des conteneurs et contenus de pensée, parasitent le groupe interne et les structures des liens intersubjectifs. Face à ces manques, à ces failles, à ces trous de mémoire, porteurs et avatars de cryptes et de fantômes issus de l'histoire traumatique de leur famille, les sujets ont tenté de construire à force de forclu­ sion, de clivages et de déni un fonctionnement psychique essentiel­ lement étayé sur les groupes d'appartenance secondaire, investis à la place du groupe d'appartenance primaire gravement défaillant. Ils ont tenté de mettre l'affiliation à la place de la filiation. Bien entendu, faute d'une élaboration suffisante de la position œdipienne, l'étayage sur les groupes secondaires demeure dans un registre mimétique-adhésif ; l'adhésion par appropriation identificatoire et introjective demeurant pour l'essentiel inaccessible à ces sujets, ils demeurent en adhérence dépendants du cadre extérieur qui les struc­ ture et les modèle. Règles institutionnelles, définition des postes et des fonctions, mais aussi idéologie groupale, ritualisation des rela­ tions intersubjectives leur servent à la fois de prothèse et d'armure. Tant qu'il peut s'identifier à sa place, à son rôle, à son statut dans l'organisation, tant qu'il peut se fondre dans l'illusion groupale et que le groupe n'exige pas trop de différenciation et de subjectivisa­ tion, tant que le cadre organisationnel et institutionnel apparaît suf­ fisamment fiable, cohérent et intangible, ce type de sujet peut trouver dans le contexte - et jusque dans le monde non humain - une réassurance suffisante parfois pour y trouver quelque plaisir.

Cependant si cet ordre formel vacille, tout est remis en question. Le resurgissement de la conflictualité intra- et intersubjective, la réap­ propriation des différences de sexe, d'âge et de culture jusque-là masquées dans l'opératoire institutionnel, la nécessité de parler en

140

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

son nom et de prendre position au lieu de simplement tenir un dis­ cours et tenir sa place, la remise en question des dispositifs organi­ sationnels et des fonctionnements soumettent brutalement le sujet au retour des manques, des deuils non faits, des élaborations et des évo­ lutions inaccomplies. L’impossibilité de réaliser le travail psychique exigé par le changement de contexte, la dynamique intersubjective et l'innovation qu’ils demandent de mettre en œuvre confronte le sujet au resurgissement de ce qu’il avait dénié ou clivé pour survivre psy­ chiquement. La situation de crise - positive ou négative - que traversent le groupe et l’organisation, voire l'institution, est pour lui immédiate­ ment et massivement traumatique, puisqu'elle remet en jeu et en question l'archaïque dans un après-coup qui réactive les manques, les pertes, les incohérences vécues et incorporées dans le groupe d'appartenance primaire. Blessure narcissique - mais surtout fai­ blesse de ce même narcissisme - font que la situation fait s'écrouler le fragile équilibre psychologique trouvé dans l'adhérence au contexte. La menace d'anéantissement est telle que le sujet vit la situation comme un enjeu de vie ou de mort, il n'a plus le choix qu'entre la décompensation délirante ou dépressive et l’attaque. Projetant à l'extérieur son propre morcellement, il colle, pour sur­ vivre, aux mouvements contradictoires, aux failles et aux éclats du contenant qui ne le contient plus et qu'il n'a pas pu ni introjecter, ni investir suffisamment pour supporter sa modification ou sa transfor­ mation. Confondu aux multiples éclats du miroir brisé que sont devenus pour lui le groupe et l'institution, il réifie la fragmentation, fétichise les bris et les débris. En faisant concorder son propre mor­ cellement avec ce qui dans le groupe et l'institution apparaît comme risque ou réalité d'un éclatement dans la situation de crise, il mobi­ lise, avec l’énergie du désespoir, la rage, l’envie, la haine et l'an­ goisse qui sont les siennes pour avérer la destruction. Il devient ici thanatophore. Parce que nous sommes tous étayés sur nos groupes d'appartenance, que l’institution et l'organisation sont non seulement choses exté­ rieures mais objets et systèmes de relations introjectés et investis, que le traumatisme transgénérationnel est la chose du monde la mieux partagée et que la dépendance intersubjective est toujours conflictuelle en résonance avec notre groupe interne, chacun d’entre nous a en lui une part de lui-même qui en fait, si les circonstances en fournissaient l’occasion dans l'après-coup d'un traumatisme institu­

Le thanatophore

141

tionnel, un thanatophore potentiel. Ce qui, bien entendu, n’efface pas les différences d’histoire, de structure et de capacités d’élaboration, ni la distinction à maintenir entre un fonctionnement régressif dans la défense et ce qui peut se caractériser comme une (re)-structuration pathologique.

3. Les tactiques de destruction

Nous avons défini le thanatophore, décrit les processus qui le pro­ duisent et qu’il met en œuvre, situé ce qui le spécifie. C’est dans la relation entre un sujet, un groupe en mouvement et en mutation dans un contexte de crise que surgit la destructivité dont il se fait le por­ teur, l’acteur et l’accélérateur - au sens où un accélérateur de parti­ cules transforme la matière radioactive en un produit destructeur. En concentrant le négatif qui circule dans le groupe et l’institution, en l’enrichissant de sa rage, de sa haine et de son envie, le thanatophore travaille activement à la déconstruction du sens, à la casse des struc­ tures, à la mortification de la vie psychique. Adhérant aux incohé­ rences et aux fractures du cadre, fixant les conflits surgissant dans le groupe, il morcelle, clive et réifie les symptômes de dysfonctionne­ ment et de souffrance dans le but inavoué de rendre impossibles les innovations, les transformations et les élaborations rendues néces­ saires par le contexte mais qu’il se sent incapable d’affronter. La question demeure de savoir ce qui permet l’efficacité de son œuvre de mort, qu’elle prenne la forme de la vitrification ou de la dissolu­ tion. Il s’agit ici d’insister à nouveau sur le caractère insituable des attaques à l’œuvre : l’agressivité est bruyante, la haine est silen­ cieuse. Tout Tart du thanatophore sera de détourner l’attention sur celui ou celle qui manifestera sa souffrance dans l’émotion de la colère, l’éclat du passage à l’acte ou la protestation revendicative. En fait, ce n’est que très rarement que le thanatophore attaque les personnes, assume le conflit intersubjectif et laisse apparaître sa vio­ lence. Il procède plus volontiers et plus efficacement en mettant - systéma­ tiquement - en œuvre un travail de sape, d’intoxication et de disqua­ lification qui attaque les conditions de la pensée et de la parole. Le

142

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

moyen le plus fréquemment utilisé est l’utilisation d'éléments de réa­ lité, extraits de tout contexte historique ou dynamique et manipulés par eux-mêmes pour disqualifier tout désir et tout projet. L'intentionnalité destructrice est alors d’autant plus ravageante qu’elle se masque dans l'appel à la perception, la reconnaissance de l’évidence, l'invocation du réalisme. « Autre contraste : alors que notre pensée (à son meilleur...) se tisse comme une enveloppe pour entourer - nimber - son objet, sans pourtant l'immobiliser, la pensée perverse, elle, ne vise qu'à emballer, confondre et poindre sa proie, dans un filet serré de contrevérités et de non-dit, d’allusions et de mensonges, d’insinuations et de calomnies. C'est une pensée pour faire intrusion dans la préoccupation d'autrui, une pensée-poison, une pensée pour démentaliser, dévaloriser et disqualifier l'autre, une pen­ sée toute en agirs et en manœuvres, qui fragmente, divise et déso­ riente. Non pas vraiment paradoxale (car le paradoxe, on le sait, prête encore à penser, et même parvient-il à prêter à l'humour), la pensée perverse ne fait au contraire qu’attaquer le moi tout autour d'elle; démolissant les ressorts de la pensée, elle décourage et tend à démo­ lir la compréhension dans son principe même ; l'habile dissémination d'informations falsifiées, l'imposition du non-à-dire (“Ne répétez surtout pas que...”), la propagation des “on-dit”, l'affirmation péremptoire : telles sont ses méthodes. » (Racamier, 1992, p. 296.) Dans un contexte de crise institutionnelle où vacillent repères et cer­ titudes, dans un climat d'angoisse diffuse et de crainte de l'avenir, une telle stratégie trouve sa force dans les attentes d'information et de représentation présentes chez chacun et chez tous dans un groupe qui se vit menacé. La distillation fragmentée d'informations, de nou­ velles et de rumeurs - à ne pas répéter ni partager - contribuera, par le clivage et la mise en rivalité des « confidents », à rendre impos­ sible toute communication véritable dans le groupe. C'est donc sur le cadre et les conditions de la pensée et de la parole dans le groupe, sur l'étayage de et dans l’échange intersubjectif que porte l'attaque. Sidération, inhibition et découragement en sont les conséquences. Malgré les passages à l’acte, les contradictions et l’ensemble des indices révélateurs de ce qui est véritablement à l’œuvre, le groupe est paralysé dans ses capacités de perception et de réaction. Face à la mise en œuvre consciente/non-refoulée des fantasmes ou processus les plus archaïques sur le mode du défi (« Vous n’oserez pas dire ce que je fais »), les sujets du groupe demeurent interdits, fascinés par l’arrogance du thanatophore, envahis par la honte (Tisseron, 1992) et

Le thanatophore

143

la culpabilité, pétrifiés par la crainte que le groupe implose et que la violence éclate au grand jour - à un moment où le contexte de crise le rend particulièrement vulnérable. Dans l’état de menace, la pré­ servation de l’image idéalisée de soi et du groupe apparaissant vitale par peur du jugement extérieur (hiérarchie institutionnelle, col­ lègues, socius en général), un pacte de déni se trouve scellé qui laisse le champ libre aux agissements du thanatophore. Dans ces condi­ tions de souffrance psychique extrême et d’obnubilation de la pen­ sée, seul le recours à un tiers (tranche, contrôle, groupe de supervision, consultation) pourra permettre un repérage et une mise en sens de l’origine et des modalités de la destruction constatée et ressentie. Il apparaîtra alors que le thanatophore met en œuvre des attaques sur le cadre, sur l’idéal et l’idéologie, sur les liens, sur le pacte dénégatif et le contrat narcissique, dont le caractère anonyme et le plus souvent souterrain font l’efficacité.

Les attaques sur le cadre

Tout processus de pensée et de travail dans le lien intersubjectif s’étaye sur un cadre qui le définit, le soutient et le contient. C’est pourquoi le fonctionnement institutionnel spécifie l’appareil psy­ chique groupal et son fonctionnement et que le sujet est à son tour déterminé par le lien intersubjectif qui le porte et lui donne une place. Dans l’approche institutionnelle, le repérage des différents cadres qui constituent autant de conteneurs, de leurs interactions, de ce qui les spécifient comme autant d’enveloppes psychiques (Anzieu et coll., 1987 ; Diet E., 1990) est toujours essentiel, et l’on sait que c’est toujours le dernier maillon de la chaîne (le « client » de l’insti­ tution : élève, malade, « assisté »...) qui supporte les conséquences les plus dramatiques du dysfonctionnement d’une équipe institution­ nelle ou du dispositif organisationnel. « Lorsque le cadre est attaqué, à quelque niveau que ce soit, les effets se répercutent dans les diffé­ rents éléments que le cadre relie : nous avons l’habitude d’être atten­ tifs à ses effets catastrophiques pour le sujet singulier, nous devons en envisager les conséquences dans les modifications structurales qui affectent la base psychique du fait institutionnel, et qui confron­ tent l’ensemble de ses composants au retour désagrégateur des par­ ties indifférenciées et non intégrées déposées en différents lieux du cadre. C’est pourquoi je soutiens ce point de vue que certaines fonc­

144

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

tions psychiques qui sont dévolues de manière statique à un élément ou à l'ensemble doivent être traitées dans leur rapport. » (Kaës, 1987>, p. 18.) Attaquer le cadre, c’est attaquer immédiatement et radicalement les conditions nécessaires pour penser dans le groupe (Kaës, 1994), c'est aussi remettre en cause la cohésion et la cohé­ rence (Barus-Michel, 1987) minimales nécessaires au fonctionne­ ment du groupe de travail, dès lors littéralement envahi par la domination absolue des hypothèses de base (dépendance, attaque/fuite, couplage ; voir W.R. Bion) dans une conflictualité illimitée. Dans la situation de crise, le thanatophore « présentifie » et agit les symptômes, les transgressions et les passages à l’acte des plus régressés, des plus détruits et des plus destructeurs des clients de l’institution. Il s’identifie à eux en les présentant à la fois comme des victimes innocentes et les dénonciateurs/révélateurs de la malignité absolue de l’institution, de l'incohérence organisationnelle, de l'in­ compétence et de l’impuissance de l'équipe. Mais la critique ainsi agie - et toujours partiellement justifiée - ne donnera prise à aucune dialectisation, à aucune élaboration. Bien au contraire, le thanato­ phore, dans le même temps, mettra en œuvre, de la manière la plus caricaturale, ce qu’il prétend dénoncer : par son double jeu et son double discours, en conjuguant menace, chantage et séduction, tour à tour, et à l'égard de tous, collègues comme clients, victime et bour­ reau, législateur et délinquant, non seulement il disqualifiera le cadre mais il le rendra inidentifiable. Ce brouillage est mise en œuvre d’une paradoxalité destructive parce que mouvante et morcelée, impossible à historiciser parce que échappant à toute logique repérable. L'institution, la réunion du groupe, le travail en équipe semblent n'avoir plus ni forme, ni struc­ ture, ni sens : tout est possible, tout se vaut, rien n’a de sens. L’anomie fétichisée est agie dans la confusion et/ou le clivage des espaces et des logiques. Les limites temporelles, spatiales, symbo­ liques sont annulées. Les temps, les lieux, les fonctions et les places sont déplacés, confondus ou, au contraire, formellement clivés, la prise à la lettre de la loi, du règlement et de la règle étant la plus sub­ tile manière de les vider de leur sens et de leur fonction symboliques. Banalisant les transgressions, pointant sauvagement les contradic­ tions qu'il aura, pour l'essentiel, induites et surtout réifiées, le tha­ natophore diffuse dans le groupe et l’organisation une culpabilité innommable qui active les angoisses paranoïdes et schizoides liées à la situation de crise.

Le thanatophore

145

Dans l’univers schizoparanoïde qu’il crée en isomorphie avec son fonctionnement psychique, le thanatophore impose l’arbitraire d’une alternance d’isolation et de confusion qui mettent d’autant plus à mal le fonctionnement groupal que l’attaque sur le cadre refait circuler objets bizarres et éléments archaïques qui y étaient déposés et conte­ nus. Par ses agirs et ses dires, entre lesquels aucun lien n’est repé­ rable, il produit l’indifférenciation et la confusion entre le dedans et le dehors. Expert dans l’art de trouer les enveloppes, il est notam­ ment acteur de l’effraction de l’intérieur par l’extérieur, toujours sous la forme de l’invalidation ou de la menace (rumeurs, informa­ tions, évocations catastrophiques à forte teneur émotionnelle, cri­ tiques et constats « objectivement » rapportés). Il est par ailleurs • passé maître dans la manipulation de ce qui se dit et s’échange dans les interstices par l’inversion persévérante du privé et du public, de la partie « officielle » et de la partie « occulte » de la vie du groupe et de la vie de l’institution. Or, le « sens de ce qui se passe dans une réunion ou en un autre lieu de l’institution structurée peut apparaître clairement, sans garantie qu’il ne sera pas « utilisé » ailleurs. Son encryptement devient une garantie contre la folie. » (Roussillon, 1987, p. 170.) En faisant circuler de manière désubjectivée tout et n’importe quoi, le thanatophore infuse dans le fonctionnement grou­ pal des représentations, des fantasmes, des émotions qui rompent la chaîne associative groupale, disqualifient les échanges iniersubjnctifs et leur dynamique, brisent tout processus d’élaboration. Le dis­ cours qui tue la pensée, l’agir qui sidère la réflexion, la réaction émotionnelle qui interdit la critique seront tour à tour les armes employées avec une terrible efficacité. Dans le même temps, voyeur­ vampire, le thanatophore saura utiliser à son profit, contre chacun et contre tous, et surtout contre ce qui pourrait se constituer en un ensemble, chaque fait et geste, chaque parole et chaque expression. Tout ce qui apparaîtra dans le groupe sera susceptible d’être retenu et utilisé contre ses tentatives de sortir de la répétition, de la dépres­ sion et de la persécution. Cela sera d’autant plus facile au thanatophore qu’il évitera soigneusement de tenir une place et sa place, refusera d’être interpellé comme sujet responsable et de participer à la réflexion sur ce qui se passe concrètement, ici et maintenant, dans le groupe de travail et l’institution. Son usage systématique de la logique du chaudron (Freud, 1905) et des rationalisations para­ noïdes, l’ensemble des mécanismes de défense pervers (singulière­ ment l’inversion et le retournement) habilement agis dans la réalité

146

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

ou étayés sur elle, finissent par rendre toute référence au cadre impossible ou dérisoire. C’est alors que sera mis en œuvre le déni de la loi. Aux sujets du groupe souffrant du cadre défaillant et bafoué, celui-ci sera dénoncé, de ses aspects les plus symboliques à son registre le plus concrète­ ment quotidien comme un carcan formel, émanation insensée d’un pouvoir impuissant, tout-puissant, imposant ses limites aussi arbi­ traires que contradictoires. La loi et le respect de la loi deviennent alors la cause et le symptôme de la situation de crise mais aussi ce qui empêcherait sa résolution. Tout rappel à l'ordre institutionnel, toute référence à la règle organisationnelle, tout engagement dans l'exécution d'une décision prise, tout respect de sa parole sont dis­ qualifiés au nom du réalisme, de l'adaptation nécessaire au contexte, du respect de la liberté de chacun. Comme toujours, le thanatophore met plus en acte qu’il ne formule, procède plus par allusion assassine et séduction incitant à la régression que par une prise de position subjective qui obligerait à assumer le conflit. C'est un terroriste, non un combattant ; un bourreau, non un guerrier ; un empoisonneur, non un bandit. Le brouillage, l'annulation, la fécalisation du cadre pri­ vent les sujets du groupe de tout contenant et de tout repère. Du même coup, le groupe de travail comme groupe d'appartenance secondaire, déjà déstabilisé dans sa réalité par la situation de crise, se trouve devenir l'objet et le lieu d’un vécu confusionnel et persé­ cutif fortement anxiogène. Faute d'une symbolisation possible d’un imaginaire groupal entièrement envahi par les projections et les fantasmatisations obligées, les sujets se replient sur la singularité de leurs incorporats et de leur groupe d'appartenance primaire. L'ensemble n'est plus qu'une collection d'individus; pour chacun d’entre eux, l'autre et les autres, l'idée même d’un échange et d'une mise en commun, constituent immédiatement et uniquement une menace pour son identité, son narcissisme et son désir.

Les attaques sur l’idéal et l’idéologie

C'est qu’en effet le thanatophore n'a pas seulement cassé le cadre, il s'est, dans le même temps qu'au conteneur, attaqué à l'idéal et à l'idéologie qui unifiaient et rassemblaient le groupe dans l'ensemble institutionnel, soutenaient sa tâche, finalisaient son action. Si, abso­

Le thanatophore

147

lutisés et réifiés, l'idéal et l'idéologie sont pour les sujets, les groupes et les institutions potentiellement destructeurs (ChasseguetSmirgel, 1975 ; Kaës, 1980), ils sont aussi porteurs des valeurs et des représentations qui mobilisent et dynamisent la vie psychique, pour qu'un cadre cohérent permette aux nécessaires sublimations, aux renoncements et aux deuils inéluctables de s'accomplir. Précisément parce qu'il est des pertes qu'il ne peut assumer et qu'il se trouve dans l'incapacité de faire le travail psychique imposé par la dyna­ mique du groupe dans la situation de crise, le thanatophore va mettre en œuvre avec une discrète mais tenace application le dénigrement et l'annulation du sens, des valeurs, des critères et des normes parta­ gées. « Il ne faut pas rêver. » Au lieu d'affronter le difficile et dou­ loureux travail de la désillusion dans la dialectique où se relance le désir qui tente de réaliser son rêve sans prendre son rêve pour la réa­ lité, le thanatophore, jouant au réaliste désabusé, disqualifiera toute illusion comme illusoire, tout rêve comme infantile, tout projet comme utopique. Ridiculisant tout espoir d'un espace transitionnel ou potentiel partageable, il anéantira toute possibilité d'aménage­ ment, de transformation ou d'innovation. La difficulté de l'exigence éthique, de la reconnaissance de la dette et du devoir de transmission sera stigmatisée comme insupportable : tour à tour inaccessible, trop « dure » ou dérisoire, l'instance axiologique qui régule l'intersub­ jectivité dans le groupe, finalise la tâche et légitime l'institution sera dénoncée à la mesure du travail psychique qu'en effet elle impose à chacun et à tous. Tonitruante ou sournoise, l'attaque des valeurs ins­ tituantes aura toujours pour finalité la dissolution du sens commun qui engage la responsabilité et la place de chacun comme sujet dans l'ensemble. C'est ce qui fait tenir cet ensemble qu'il faut détruire pour éviter d'avoir à reconnaître et à assumer l'interdépendance groupale et la mission institutionnelle. Cette récusation de toute valeur et de toute obligation s'exprime dans l'assimilation de l'idéal à un impossible auquel, comme chacun sait, nul n'est tenu. Aussi bien le thanatophore trouvera-t-il sa jouis­ sance dans la condamnation, au nom de l'idéal, des failles et des défaillances, des erreurs et des errances, des échecs et des bévues qui attestent la vanité et la vacuité de ce même idéal. Le décalage entre la finalité visée et la réalisation concrète, entre le projet et son effec­ tuation, entre la théorie et la pratique, ne sera jamais posé comme occasion de recul critique, d'interrogation, d'élaboration, fournissant le prétexte et l'opportunité d'une amélioration du fonctionnement

148

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

groupal et organisationnel. Bien au contraire, le thanatophore s’en saisira, hors toute histoire, tout contexte, toute dynamique, pour tourner en dérision toute référence à des valeurs fondatrices, toute exigence éthique ou théorique. Les difficultés et les erreurs rencon­ trées et agies par le groupe dans sa pratique - qu’il s’agisse d’éva­ luer une situation, de prendre une décision ou de la mettre en œuvre - seront ainsi transformées de symptômes à comprendre comme émergents de conflits, de contradictions, de clivages ou de confusion présents et méconnus dans la dynamique de la crise, en de simples faits, inéluctablement réifiés et dépourvus des sens. Réduits à l’état d’un réel indépassable (« Les faits sont les faits »), les avatars des dysfonctionnements groupaux et institutionnels pourront alors, à loi­ sir, être aussi bien utilisés dans une dramatisation catastrophique qui stigmatisera définitivement et absolument l’indignité et l’incompé­ tence du groupe dans l’organisation que dans une banalisation per­ versement lénifiante. Dans tous les cas de figure, dans le déni de la castration, le thanatophore manœuvrera pour faire perdre au groupe ses références fondatrices, annuler la réalité de sa pratique, interdire toute relance élaborative. C’est dans le registre narcissique de la réputation de l’institution, de l’image idéale du groupe et du moi idéal des sujets qu’il trouvera les moyens de manipuler la culpabilité en la ramenant à son niveau le plus archaïque, celui où elle se confond avec la honte. Encore faudra-t-il, pour parfaire son œuvre de déliaison, qu’après l’idéal et les valeurs instituantes, il dévalorise toute personne sus­ ceptible dans le groupe et l’institution d’être perçu et ressenti comme porteur et gardien des idéaux et de la loi. Qu’il s’agisse du fondateur, d’un responsable hiérarchique, d’un professionnel compétent, d’un leader charismatique, toute personne suffisamment fiable et idéali­ sée par le groupe, et dans l’institution, pour apparaître comme un recours et un modèle identificatoire structurant doit être attaquée. Notamment dans la situation de crise qui révèle les différences, le thanatophore ne peut prendre le risque de laisser subsister en face de lui un garant du symbolique, un gardien des limites, une figure pater­ nelle bienveillante et protectrice, susceptible de relancer la dyna­ mique du groupe, de remettre l’institution en marche, d’être un recours pour les sujets en souffrance. Il s’agira donc de disqualifier le porteur de la loi, de ridiculiser le « génie » (au sens de W.R. Bion) susceptible de contenir le chaos, de limiter et de différencier, de per­ mettre, de soutenir et de légitimer le retissage des liens, de restituer

Le thanatophore

149

le sens et la valeur de l’idéal partagé, de reconstruire le groupe de travail et d’encourager l’innovation. Ici, tous les coups sont bons, puisque le rival renvoie au thanatophore sa propre impuissance à grandir et à changer, à reconnaître la loi, à s’y soumettre et à la présentifier. Allusions perfides, remarques ironiques, calomnies et rumeurs soigneusement distillées viseront à disqualifier celui ou celle qui apparaîtrait comme un recours susceptible de soutenir le désir et de rendre l’espoir. Épinglée dans la moindre de ses défaillances, la figure tutélaire et bienveillante - qui par ses qualités personnelles, ses compétences ou sa fonction - pourrait être un recours est peu à peu réduite à l’image d’un tyran arbitraire, d’un homme (ou d’une femme) ordinaire doté(e) tour à tour d’un pouvoir terrifiant ou dérisoire au seul service de son bon plaisir. Dans l’uni­ vers archaïque du groupe en souffrance et de l’institution à la dérive, dans ce contexte psychique dominé par la projection, le thanato­ phore transforme, sans coup férir, le porteur de la loi en père de la horde ou en mère archaïque, empêche qu’il puisse être investi comme un recours identificatoire et renvoie chacun, dans l’angoisse d’une déréliction coupable, à sa détresse infantile. La perte des étayages ainsi orchestrée réactive pour chacun et pour tous les peurs et les fantasmes les plus archaïques, les conflits et les clivages jusque-là contenus. Au point que le plus familier se pare d’une inquiétante étrangeté, que tout autre est vécu comme menaçant, qu’il est bien difficile d’investir encore un univers devenu insensé...

L’attaque sur les liens

Privés de conteneurs et de repères symboliques, de leur idéal et de la possibilité d’investir un tiers comme un recours identificatoire, les membres du groupe sont ramenés à un état d’isolation qui renforce leurs vécus paranoïdes. Soumis à une répression imposée par la déstabilisation de leurs étayages, ils subissent la situation de crise dans un vécu d’impuissance et de désespérance qui réactive la détresse infantile. Le désinvestissement et la méfiance s’imposent dans ce qui subsiste de relations. Les modalités opératoires s’impo­ sent comme défenses nécessaires dans un contexte où toute motion pulsionnelle est vécue comme immédiatement dangereuse pour tous et pour chacun, et où l’échange et le partage fantasmatiques appa­ raissent impossibles. Le soupçon d’intention systématiquement for-

150

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

mulé et agi par le thanatophore remet en question la possibilité même d’un lien intersubjectif : la présomption d'innocence n'exis­ tant plus, tout rapprochement, toute tentative d'alliance dans le groupe sont stigmatisés et condamnés comme agir sexuel, séduction manipulatrice, volonté d'emprise.

Imposant ses projections comme normes du fonctionnement grou­ pal, disqualifiant toute ébauche d'un (re)-tissage intersubjectif, le thanatophore manœuvre, de son côté, par une mise en œuvre systé­ matique de couplages séducteurs. Attirant un à un chacun des membres du groupe, il séduit chaque sujet par la confidence, le déni­ grement des autres et obtient ainsi la complicité narcissique des indi­ vidus en quête de couplage et la dislocation du groupe. L’infiltration en relation duelle sur le mirage d’une relation privilégiée (« À toi je peux le dire... ») oppose chacun à tous, réalisant ainsi l’impossibi­ lité de communication et de partage proclamée par le thanatophore.

La dissolution des liens groupaux par la multiplication de couplages pervers opère une fragmentation et une conflictualisation radicale de l'espace psychique groupal. Les rivalités, les soupçons et les annu­ lations réciproques s'agissent en silence, soigneusement entretenus et parfois sauvagement pointés par le thanatophore qui, impassible et serein, n'hésitera pas à dénoncer ce dont il est l'instigateur occulte. Opposer les uns et les autres, puis faire reproche des rivalités consta­ tées, permet au thanatophore en assignant chaque sujet comme cou­ pable du malaise et de la paralysie du groupe, d'empêcher les frères devenus ennemis de faire alliance pour affronter ensemble les diffi­ cultés rencontrées dans les échanges intra-groupe, les relations à la tâche primaire et à l'institution. D'ailleurs, le « tous contre un, un contre tous » sera présenté comme une évidence indépassable et qua­ siment normative. C’est dans cette perspective que seront formulées les interprétations obligées de tous les événements, incidents, pro­ cessus survenant dans l'institution en crise. Les formes, les lieux et les temps institutionnels seront d'ailleurs instrumentalisés par le tha­ natophore : les dysfonctionnements, les clivages ou les confusions présents dans l'organisation en crise seront utilisées pour séparer et opposer les acteurs en induisant chez chaque sujet le narcissisme le plus archaïque. Les attaques envieuses sur la hiérarchie, le ou les leaders réels ou potentiels, le soupçon sur la compétence et l’honnê­ teté de chacun orchestreront l'imposition d’une illusion groupale négative : « Ce groupe est entièrement mauvais, nul et persécutif ; et,

Le thanatophore

151

d’ailleurs, il n'y a pas de groupe possible. » Cette dissolution pro­ grammée qui identifie le groupe, non pas seulement à l'institution en crise, mais à la déstabilisation et à la fragmentation même à l’œuvre dans la situation en crise s’opérera par la conflictualisation intempo­ relle et absolue de toutes les différences. La réification des diffé­ rences subjectives et des appartenances, des divergences théoriques, des places, des fonctions et des statuts, des modalités singulières de la pratique déconstruit le groupe pour en faire un « ramassis » d'al­ térités inconciliables et contradictoires que seul le hasard et la néces­ sité rassemblent sous la férule d’un pouvoir arbitraire. Aucun désir, aucun projet ne sont partageables, le renoncement qu'impose le groupe à chacun de ses membres pour l’accomplissement de la tâche est aussi insensé qu'exorbitant.

L’attaque sur le pacte dénégatif Les attaques portées par le thanatophore en viennent donc à saper le fondement même de la groupalité, en disqualifiant ce qui donne sens au regroupement, en le définissant comme impensable et impossible. En effet, pacte narcissique et pacte dénégatif sont radicalement inva­ lidés. Le consensus destiné à assurer la continuité des investisse­ ments et des bénéfices liés à la structure du lien et à maintenir les espaces psychiques communs nécessaires au fonctionnement de l’in­ tersubjectivité est assuré par le pacte dénégatif. Or le pacte dénéga­ tif a deux faces : « L'une est organisatrice du lien et de l’ensemble transsubjectif, l'autre est défensive. En effet, chaque ensemble parti­ culier s'organise positivement sur des investissements mutuels, sur des identifications communes, sur une communauté d'idéaux et de croyances, sur un contrat narcissique, sur des modalités tolérables de réalisations de désirs... ; chaque ensemble s'organise aussi négative­ ment sur une communauté de renoncements et de sacrifices, sur des effacements, sur des rejets et des refoulements sur un “laissé de côté” et sur des restes. » (Kaës, 1993, p. 274.) D'autre part, « cette recherche de la concorde apparaît donc comme la négativisation de la violence, de la dérision et de la différence que comporte tout lien : le pacte fait taire les différents; c'est pourquoi il s’agit d'un pacte dont l’énoncé, comme tel, n’est jamais formulé. Accord tacite sur un dire divisant, il est et doit demeurer inconscient. Le pacte lui-même est refoulé. Redoublement du silence : le prix du lien est ce dont il

152

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

ne saurait être question entre ceux qu’il lie, dans leur intérêt mutuel, pour satisfaire à la double logique croisée du sujet singulier et de la chaîne. » (Kaës, 1987b, p. 33.) Or le thanatophore, par un clivage radical entre les deux aspects complémentaires du pacte dénégatif, et alors que la situation de crise le rend singulièrement fragile, voire exigerait son réaménagement, fait resurgir sauvagement la violence qu’il régule et dont il est por­ teur. Son aspect structurant et dynamique est dénié, son aspect défensif stigmatisé, toute la symbolisation dont il est porteur annu­ lée. Toute mémoire et toute histoire du lien intersubjectif sont effa­ cées et le négatif du dénégatif est absolutisé pour invalider toutes les modalités de mise en œuvre de la tâche primaire, tout ce qui a pu se vivre et se construire dans le groupe. Le sacrifice nécessaire à cha­ cun pour s’inscrire dans la chaîne intnrsubjnciive et trouver place et reconnaissance dans l’ensemble est vilipendé et dénoncé comme insupportable et arbitraire. Le fondement silencieux assurant la sécu­ rité de base dans le groupe étant ainsi détruit, le désarrimage et la désintrication des pulsions, l’exacerbation des enjeux narcissiques libèrent une violence létale sans limites et sans fin.

L’attaque du contrat narcissique

Dans ces conditions, chaque sujet se vivant menacé par la déliaison à l’œuvre pourra prêter une oreille complaisante aux insinuations et aux allégations par lesquelles le thanatophore donnera à entendre que le « jeu ne vaut pas la chandelle ». L’accumulation des agres­ sions et des blessures narcissiques, l’impossibilité de repérer et d’élaborer les projections circulant dans le groupe produisent un vécu traumatique qui, débordant les capacités du moi de chacun et d’un appareil psychique groupal réduit à l’impuissance par les attaques dont il a été l’objet, engendre retrait, dépression et désin­ vestissement. L’écrasement de l’espace psychique individuel et l’ef­ fondrement des structures, des conteneurs et des espaces intersubjectifs font apparaître le contrat narcissique qui lie chaque sujet au groupe et à l’institution comme un marché de dupes et une exploitation inique. Le thanatophore travaillera alors à enflammer la revendication nar­ cissique en dramatisant et en essentia^sant chacun des conflits, cha­

Le thanatophore

153

cune des difficultés, chacune des injustices fantasmés, ressentis ou réellement subis comme autant de traumatismes inninterrogeables et mis en œuvre à des fins volontairement persécutives par les ins­ tances institutionnelles, le chef et le groupe. La dramatisation ainsi opérée, induisant une régression forcée à la position schizo-paranoïde, occultera et annulera les effets réels de la pratique et de l’éla­ boration communes, effacera les résultats obtenus, les plaisirs partagés, la créativité mise en œuvre par le groupe au cours de son histoire. L'efficacité, la pertinence, la qualité de ce qui aura pu se penser, se vivre, se faire dans et par le groupe, la reconnaissance qu'il aura pu offrir à ses membres et obtenir de l'institution et du socius, les effets positifs de l'action de chacun et de tous pour les « clients » de l'institution, les avantages fournis par celle-ci en com­ pensation des services qu'elle exige, tout sera annulé, ridiculisé, fécalisé. Les leaders seront assignés en mauvais objets tout-puis­ sants, les dispositifs et les procédures dénoncés comme tyranniques, tout pouvoir et tout ordre définis comme arbitraires dans la confu­ sion des fins et des moyens. Tout dysfonctionnement, tout avatar ins­ titutionnel seront immédiatement et irréductiblement épinglés comme analyseurs, symptômes révélateurs de la vérité cachée : la malignité absolue de l'institution perverse, l'aberration massacrante du groupe, l'inanité, la vanité et l'insanité de la tâche primaire. Le thanatophore ne manquera pas de convoquer à l'appui de sa perfide « démonstration » les éléments clivés de la réalité qui viendront cau­ tionner de leur évidence les sentiments d'impuissance, de rejet et d’injustice présents chez chacun et tous les membres du groupe : la conviction de s'être « fait avoir » s'imposera alors dans la détresse d’une déréliction sans recours.

4. Les œuvres de la mort Il convient de le rappeler ici, la destructivité dont le thanatophore se fait l'acteur, le propagateur et l'activateur, est d'abord surgie d'un événement ou d’une situation qui mettait radicalement en danger la structure, la dynamique et l’économie du groupe à un moment de profonde et douloureuse mutation. C’est donc l’ensemble du travail psychique accompli et à accomplir dans l’ensemble inter- et trans­ subjectif qui se trouve annulé. Sous l’effet des difficultés rencon­

154

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

trées par le groupe de travail, en relation directe avec les attaques extérieures réelles ou fantasmées, le thanatophore, que la situation de crise met en danger, potentialise les effets destructeurs de la déstabilisation à l'œuvre. Il réalise et agit les fantasmes de casse, jusqu'à produire pour plusieurs, si ce n'est pour tous les membres du groupe, la catastrophe psychique qui « survient dans la coproduction collusive d'événements traumatiques qui ne parviennent à s'inscrire et à s'élaborer ni dans l'espace intrapsychique, ni dans l'espace transsubjectif » (Kaës, 1989, p. 178).

Le groupe institutionnel à la dérive Les attaques du thanatophore, on l'a vu, ont produit ou redoublé le désarrimage du groupe de l'organisation où il s'inscrit et de l'insti­ tution qui le missionne. Renvoyé à lui-même mais privé de ses étayages et de ses contenus, l'ensemble des sujets du groupe se trouve confronté au resurgissement brutal des pulsions et des fan­ tasmes qu'aucun cadre, qu'aucune enveloppe ne contiennent plus. Les échanges intersubjectifs sont dès lors infiltrés et bombardés par des psychèmes archaïques irreprésentables et immaîtrisables. La destruction des capacités de penser et de donner sens à ce qui se passe produit sidération, inhibition et dépressivité dans le vécu com­ mun mais non partageable d'une perte des repères, des valeurs et du désir. C'est sur ce vécu catastrophique que s'engrènera l'interpréta­ tion paranoïde obligée instillée dans le groupe par le thanatophore. D'autre part, le morcellement opératoire de l'équipe et des pratiques, dans la régression induite par la situation de crise, ne manquera pas de produire erreurs, transgressions, passages à l'acte. Autant de fautes qui vaudront comme preuves de la non-fiabilité du cadre ins­ titutionnel, de l'incompétence du groupe, de la culpabilité de cha­ cun. Les dysfonctionnements et les échecs évidents cautionneront la disqualification dont le thanatophore se fait sournoisement l'acteur et l'agent. Les faits seront là pour lui donner raison, sans qu'appa­ raisse jamais le rôle obscur qu'il a joué pour pousser les autres à commettre les fautes qu'il stigmatisera de manière triomphale. Enfin, l'on ne saurait oublier que, dans une institution à la dérive, la déstabilisation du groupe de travail a toujours des conséquences gra­ vissimes pour les usagers de l'institution : suicides, décompensa­

Le thanatophore

155

tions, accidents, maladies et parfois mort physique des clients de l’organisation seront en dernière instance les conséquences les plus dramatiques de l’anomie institutionnelle et groupale. Passées sous silence ou, au contraire, dramatisées sans être mises en sens, elles contribueront, par effet de retour, à culpabiliser un peu plus les membres de l’équipe, à dévaloriser leur pratique, à déstabiliser ce qui subsiste des structures. Les sujets en souffrance Les sujets, quant à eux, se retrouvent isolés dans un groupe qui, pour subsister dans le réel, n’en a pas moins perdu toutes les caractéris­ tiques d’une groupalité vivante où les échanges intersubjectifs, la dialectique groupe inteme/groupe externe, la mise en travail du groupe d’appartenance primaire intériorisé dans le groupe d’appar­ tenance secondaire permettent à la fois l’individuation et la recon­ naissance de, dans et par l’ensemble. La perte des repères, des structures de lien repérables et investissables, d’un sens commun et d’un projet partageable renvoie chacun des sujets à la singularité iso­ lée de ses appartenances identitaires et narcissiques qui rend toute altérité immédiatement persécutive. Chacun se trouve de plus confronté au retour imprévisible des éléments archaïques jusque-là déposés dans le cadre, à l’irruption incontrôlée et incontrôlable d’éléments ambigus, d’objets bizarres et préambivalents qui réacti­ vent le narcissisme de mort (Green, 1983). Bien entendu, selon son histoire et sa structure, chaque sujet réagira à sa manière. Certains s’effondreront, d’autres rentreront dans une alliance perverse avec le thanatophore, voire le deviendront à leur tour, d’autres trouveront leur salut dans le désinvestissement et le retrait, d’autres enfin pourront trouver dans leurs objets et leur groupe internes, dans leurs incorporais et leur étayage dans et sur le symbolique la ressource d’une critique et d’une résistance. Tous seront blessés par une situation traumatique qui remet en cause les certitudes fondatrices de la subjectivité. Les défenses mises en œuvre seront aussi diverses que les personnalités, les statuts, les places et les fonctions dans l’histoire réelle et imaginaire de l’insti­ tution, les investissements à l’œuvre dans le groupe et la pratique et, surtout, le sens d’après-coup que prendra pour chacun la situation de crise telle qu’elle se produit et telle qu’elle est vécue. Ceci étant mar­

156

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

qué, nul ne pourra totalement échapper à la stéréotypie défensive propre aux situations traumatiques. Dans un contexte de crise, la faillite, la carence ou la perversion des conteneurs, l'effraction, l'écrasement ou la confusion des enve­ loppes et des logiques, l'état de menace ressenti dans la relation à l'autre, aux autres et à l'ensemble détermineront une régression défensive dont les modalités, à chaque fois singulières, peuvent néanmoins être identifiées et énumérées. La rupture de la chaîne intersubjective et les attaques sur les liens pourront ainsi produire une identification à la logique de l'agresseur innommé et à la sou­ mission à son diktat, le repli dans l'opératoire et le formalisme conventionnel ou encore l'évitement phobique, la fuite ou la démis­ sion. Le malaise ressenti dans le proto-mental au sein du groupe sera souvent réalisé dans des somatisations - souvent graves et toujours dramatiques - s'il ne parvient pas à se psychiser dans des réactions paranoïdes par ailleurs angoissantes. Enfin la nécessaire décharge de tensions insupportables et irreprésentables se traduit par des pas­ sages à l'acte, des transgressions et des accidents dont la gravité fait évidemment apparaître l'activité de la pulsion de mort dans le groupe et l'institution. Enfin, la désorganisation des systèmes d'échanges, de contenance et de métabolisation psychiques, ramène le sujet à un individualisme désubjectivé. Le narcissisme souffrant du désétayage se trouve ravagé par la culpabilité et la honte. « Mais lorsque l'appel à témoin est impossible et que l'individu qui parti­ cipe malgré lui à une situation honteuse ne trouve pas d'interlocuteur représentatif du groupe social pour écouter et valider sa honte, une culpabilité sans issue s'installe. » (Tisseron, 1992, p. 122.) Or, le tha­ natophore qui est, lui aussi, victime de la déliaison qu'il met en œuvre, s'acharne à rendre tout recours impossible, en l'occurrence, avec l’énergie du désespoir.

Le « chef » à l’épreuve Nous avons insisté sur le caractère souterrain, occulte, silencieux des attaques du thanatophore, sur la modalité indirecte de son tra­ vail de sape, sur l'anonymat et l'irreprésentabilité de la haine qu'il met en circulation. Pourtant, quelle que soit sa position - car le tha­ natophore peut être le patron hiérarchique, le fondateur ou le leader

Le thanatophore

157

institué -, il constitue toujours un sujet du groupe comme le « chef », leader charismatique doté du pouvoir réel ou fantasmé de réparer le groupe et de rendre vie à l’institution. Convoqué à la place imaginaire d’un héros phallique, messianique et tout-puis­ sant, assigné, dans l’ambivalence, à accomplir immédiatement l’impossible, le chef - notamment s’il occupe de fait une place de responsabilité dans l’organisation et/ou dans le groupe -, est l’ob­ jet des attaques envieuses du thanatophore, lors même qu’il n’est jamais, ou très rarement, directement mis en cause. Car, s’il veut être vizir à la place du vizir, c’est paradoxalement en disqualifiant la fonction et la place du vizir que le thanatophore prétend arriver à ses fins.

Le chef sera ainsi responsable en personne et totalement de tout ce qui arrive, en même temps que toute autorité et toute dépendance de ses décisions seront farouchement déniées, invalidées, annulées. Il sera ainsi toujours placé en double entrave entre la nécessité d’arrê­ ter le processus destructeur qu’il perçoit, de mettre un terme à la folie groupale et institutionnelle, d’épingler le thanatophore que lui, et lui seul, a quelque chance, de sa place et parce qu’il est visé par ses attaques, d’identifier d’une part et, d’autre part, de maintenir la poursuite de la vie quotidienne dans le groupe et l’institution, de pro­ téger l’équipe et ses clients dans la situation de crise, de faire face à l’urgence. Bien évidemment, il est inéluctablement poussé aux limites de ses possibilités de contenance et d’élaboration puisqu’il ne peut s’appuyer ni sur les structures institutionnelles en crise ni sur l’économie et la dynamique psychiques du groupe en souffrance. Il finira donc toujours par être l’auteur d’erreurs, d’agirs et de mécon­ naissances, voire de transgressions, confirmant ainsi la « justesse » des assertions du thanatophore. Invalidé dans sa parole et dans ses actes, il ne pourra, au mieux, que tenter de « sauver les meubles » et les sujets ! - en formulant à mi-dire ce qui permettra de progressi­ vement reconstruire une perception dialectique de la réalité, de réou­ vrir la possibilité d’une rêverie commune, de retrouver un étayage sur des structures symboliques. Pour ce long, difficile et incertain travail, il sera nécessaire qu’il puisse, dans le groupe et l’institution trouver des alliés et, le plus souvent, qu’un tiers extérieur fournisse l’étayage nécessaire au retissage du lien intersubjectif, au réinvestis­ sement de la tâche primaire, à la restructuration du fonctionnement institutionnel.

158

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

5. L’articulation des espaces psychiques

Nous avons, dans ce parcours, proposé de penser, sous le nom de thanatophore, la position d'un sujet qui, en souffrance dans un groupe en mutation soumis à une crise institutionnelle, mobilise et active la destructivité libérée par la casse des conteneurs, la déchi­ rure des enveloppes, l’effondrement des structures et des liens inter­ subjectifs. Les interactions entre l’intrapsychique, l’intersubjectif et le transsubjectif, les processus de désétayage à l'œuvre, la résonance dans l’appareil psychique groupal des clivages, des fragmentations et des confusions produits par la rencontre traumatique du fantasme, de l'événement et de la fantasmatisation obligée, permettent, semble-t-il, d'identifier des pathologies, des souffrances et des pro­ cessus qui, spécifiques de la vie institutionnelle, ne se laissent guère que deviner dans l'espace singulier de la cure ou même dans un dis­ positif d’analyse de groupe. En posant la question de la dynamique du traumatisme et de l'aprèscoup dans la vie institutionnelle, professionnelle ou associative, de la destructivité dans les groupes réels, le thanatophore permet non seulement de poser la question de la pulsion de mort dans les insti­ tutions, mais il rend également possible l’interrogation des réso­ nances, des intrications, des réverbérations et des articulations des différents espaces psychiques et de leurs logiques : du sujet au groupe, du groupe à l’organisation, de l’organisation à l'institution, de l’institution au politique et au social-historique. Il n’empêche, lorsque dans la souffrance et l’angoisse, quelqu’un aura pu tenir bon et survivre, maintenir l’indignation nécessaire, le désir de créer et de rêver, on peut espérer retisser ce que la déliaison avait défait, réunir ce que le clivage avait séparé, distinguer ce que l’indifférenciation avait confondu. Lorsque le vent se lève, il faut tenter de vivre dans l’histoire retrouvée d’un groupe à recréer, d'une tâche à accomplir, d'une institution à rénover. « Un certain degré d’intoxication étant inévitable, on aura attendu que les esprits s'éveillent. Car on sait bien que ce n'est pas le poison qui éveille, au contraire, il engourdit. C’est la lumière qui éveille, et elle le fait peu à peu. Le moment venu de lever le rideau sur les prédations et les méfaits subis, c'est alors que va se produire un mouvement collectif extraordinaire : dans l’ensemble du groupe sain, les participants, éclairés sont éblouis. Le poids des secrets imposés se lève. L’effet est

Le thanatophore

159

collectif et ne manque pas de faire songer à la levée du refoulement : les souvenirs se pressent en masse, les confidences se rejoignent, les faits s'ordonnent, les significations longtemps étouffées surgissent comme après une levée d'écrou. » (Racamier, 1992, p. 327.) Isolé, le thanatophore n’est plus rien. Peut-être même dans un univers reconstruit, pourrait-il renoncer à la mort et, un parmi les autres, choisir la vie...

Chapitre 6

PSYCHOPATHOLOGIE DE L'ORIGINAIRE

ET TRAITEMENT DE LA FIGURABILHt

Eléments pour une pratique psychanalytique en institution par Bernard Duez1

Ce texte se propose de dégager quelques principes qui conditionnent la pratique psychanalytique dans le cadre d’une institution. Il mon­ trera comment cette pratique réputée atypique permet de requestion­ ner la cure psychanalytique quant à ses postulats.

1.

L’origine de la problématique

Cette recherche est née du défi que constituait l’affirmation énoncée par D.W. Winnicott (1956) : « La psychanalyse n’est pas le traite­ ment qui convient pour la tendance antisociale... » Psychologue cli­ nicien dans un foyer de semi-liberté, en ce début des années 70, je

1. Ce chapitre s’appuie originairement sur une expérience conduite pendant vingt ans avec l’équipe éducative dans un foyer de semi-liberté parisien. Qu’elle voit dans cet article l’expression de ma gratitude, il lui est dédié.

162

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

me trouvais devant l’édiction de deux impossibilités1 par rapport à ce qui fondait ma pratique : - impossibilité du traitement psychanalytique des antisociaux ; - impossibilité de la pratique psychanalytique dans les institutions.

Une double impossibilité À la convocation fantasmatique propre à la démarche psychanaly­ tique les antisociaux répondaient par une actualisation dans le réel

sous forme de confrontation (morsure, vol de voiture, inondation dans le cas de l’article de Winnicott, cité ci-dessus). À la confrontation avec le réel de la réalité institutionnelle, les psy­ chanalystes répondaient par l’impossibilité à garantir les conditions de possibilité de la cure : abstinence, neutralité, garantie du secret. L’essentiel de la contestation de part et d’autre portait sur le principe d’abstinence : l’antisocial intruse par l’agir le cadre de la cure du fait de la poussée pulsionnelle interne, le psychanalyste en institution ne pouvant maintenir l’abstinence de l’agir du fait de l’intrusion de la vie psychique institutionnelle dans le cadre de la cure. Dans un cas comme dans l’autre il y aurait intrusion. Ces deux impossibilités sont deux inverses. Dans un cas comme dans l’autre c’est le postulat de l’intangibilité de l'individuel? qui conditionne l’énoncé de l’im­ possibilité de la part du psychanalyste. Ce pacte dénégatif (Kaës, 1993) de l’individualité soutient un pacte narcissique : Vintangibilité de l’un (s’appuyant sur le démenti, Verleugnung^, de la division du123 1. l’entends par impossibilité pour un champ donné lorsqu’une représentation psy­ chique est incompatible avec les conditions qui permettent de la figurer dans le dis­ positif qui ordonne ce champ. Par exemple, la loi de la perspective dans la peinture classique est une condition de figurabilité de la profondeur, cette figuration est impossible dans la peinture du Moyen Age car cette loi de l’ordonnancement interne est incompatible avec la conception iconique du tableau qui inscrit celui-ci dans la ressemblance en Dieu à partir d’autres indices (couleurs, la plus grande taille attri­ buée au personnage le plus important du tableau, etc.). 2. Individuel est à comprendre aussi au sens strict de ce qui ne peut être divisé. 3. Die Verleugnung : traditionnellement traduit par déni je lui préfère le démenti, qui me semble au mieux rendre compte de la présence structurelle, nécessaire, du men­ songe, ou éventuellement le désaveu. On considérera chacun de ces termes comme strictement équivalent : l’indéniable dans ce texte doit être compris dans le sens du déni et du démenti.

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

163

sujet) l’unité (totalité) individuelle dans le premier cas, l’unité (tota­ lité) institutionnelle dans le second. L'acuité de cette contradiction et sa répétition m'ont conduit à en étudier les manifestations dans le champ privilégié que constitue un foyer de semi-liberté.

Consistance de la psychanalyse Devant cette situation j'ai procédé à l'analyse des éléments constitu­ tifs des énoncés du conflit. Quels sont les principes incontournables, les conditions de possibilité qui déterminent que nous soyons ou non dans le champ d'une pratique psychanalytique, en quoi sont-ils incompatibles avec les manifestations antisociales, en quoi sont-ils incompatibles avec les organisateurs du champ institutionnel? Autrement dit, en présence d'un énoncé de contradiction, d’impossi­ bilité, d'incompatibilité, j'ai observé les manifestations de la conflictualité afin de cerner la forme d’incompatibilité. Je me sentais d'autant plus autorisé à appliquer cette méthode que le conflit me semblait porter sur un principe formel : un énoncé en termes de conditions de possibilité. Cette impossibilité me confrontait à un principe de consistance de la praxis psychanalytique. La relation d'inverse entre les deux impossibilités prend alors son sens : cette double impossibilité figurerait les limites d’un protocole psychana­ lytique ordonné à son insu par un champ donné, celui de l'individuel et non du subjectif et moins encore du subjectal qui ne se conçoit en termes analytiques que dans la division. La mise au travail de cette consistance porte ses traces dans ce texte où certains concepts habituels demandent à être précisés quant à leur utilisation en intension et en extension. • J'entends par « actualisation » : une situation où un sujet, ou un groupe de sujets, entretient entre une motion pulsionnelle ou une motion de désir un lien de présentification et de réalisation psy­ chique avec le représentant qui soutient cette actualisation. Il n’y a pas alors pour le sujet, comme dans le déplacement, représentation mais présentation, sous forme de figuration ; c’est la raison pour laquelle les actualisations entretiennent pour le sujet un lien à l'ori­ gine. C’est cette qualité qui détermine l'opérabilité du transfert psy­ chique dans la cure et plus généralement dans le .champ psychique. L'actualisation de ce fait est la voie royale qui conduit à l'agir, lien psychique entre la figuration et la motion pulsionnelle.

164

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

• J'entends par « figuration » : une « représentation » (Darstellung)

où la consistance structurelle de l'objet ou du représentant est une condition de figurabilité (Darstellbarkeit) de l'actualisation pulsion­ nelle : en ce sens l'objet transitionnel appartient à la catégorie des figurations. En ce sens la plupart de nos agirs, imaginaires, symbo­ liques, ou réels se lient à des figurations ; tous les objets qui relèvent du jugement d'attribution ou d'existence furent à l'origine des figu­ rations : « Ce qui est étranger au moi lui et de tout près (zunachst) identique. » (Freud, 1925, p. 137.)

Contextualité de l’hypothèse Lorsque débute cette expérience, les tentatives d'application de la psychanalyse dans l'institution sont on ne peut plus restreintes : la célèbre École orthogénique de B. Bettelheim (Un lieu où renaître, 1974), les tout débuts de l'expérience de M. Mannoni à Bonneuil (Un lieu où vivre, 1975). Ni l'une ni l'autre ne me satisfaisaient plei­ nement car il me semblait que l'on esquivait pour une part la spéci­ ficité de l'impossibilité et de la conflictualité, en déconstruisant soit la spécificité de la position subjectale dans le groupe (Bettelheim) soit la spécificité groupale du paradigme institutionnel (Mannoni). Ce champ de conflictualité apparaissait par contre dans un certain nombre d'articles publiés à partir des pratiques psychanalytiques groupales : W.R. Bion (1961), à travers les hypothèses de base, l'ar­ ticle princeps de J.-B. Pontalis (1965) qui ouvre le champ du coétayage, les travaux de D. Anzieu qu'il réarticulera dans Le Groupe et l’inconscient (1975). Les recherches de R. Kaës reprises ultérieurement dans son livre L’Appareil psychique groupal (1976) fondent enfin les principes d'une métapsychologie groupale avec le dégagement des principes organisateurs, et celui des principes struc­ turants. En opposition à ces quatre publications, il serait injuste de méconnaître l'article de J. Lacan « L'étourdit » (1973), soulignant les effets d'obscénité des processus psychiques groupaux. On verra pourtant ci-dessous combien, très curieusement, le complexe d'in­ trusion, par exemple, si justement repéré par J. Lacan dans Les Complexes familiaux (1984) s'y manifeste largement. Il indique pour sa part l'effet psychique en reste : celui de l'obscénité, même si c'était pour en dénoncer les effets. Pour ma part, j'entends par « obs­

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

165

cénité » : un complexe de faits psychiques nécessairement liés entre eux chez un sujet et qui se trouvent transférés comme éléments sur la scène de la groupalité, ou comme éléments d’une scène groupale. C’est à travers cette indication du reste de l’obscénité que je vou­ drais rendre compte de l’effet présenté, du vécu partagé par les par­ ticipants, sur nombre de scènes institutionnelles. La liaison de l’obscénité à un préjugé de type moral implicite me semble signer l’effet de la censure psychique dans les groupes. Elle objectivise la notion d’obscénité : elle traite un lien de représenta­ tion psychique comme un lien de causalité objective en effaçant le lien de nécessité dans la figuration. Au contraire ne disposons-nous pas avec l’obscénité d’un principe d’associativité ou de figurabilité psychique, borné par son système de censure? » (Voir Freud, 1900, p. 402 : «...nous avons vu quelles analogies profondes il y avait entre la vie sociale et la censure du rêve, avant tout la dissimula­ tion. ») Les acteurs de ces scènes s’exposent dans leur intimité psy­ chique, c’est-à-dire là où s’articule la nécessité de leur position subjectale, transformant les scènes institutionnelles en espace de psychodrame sauvage, auxquelles, hélas, répondent souvent des interprétations sauvages de psychistes participant à ces scènes tumultueuses. Je les qualifie de sauvages car fréquemment hors de protocoles qui les qualifieraient comme interprétantes au sens psy­ chanalytique du terme. Les données ci-dessus m’ont conduit à l’hypothèse suivante, concer­ nant les liens psychopathologiques dans les institutions : les effets d’obscénité sont liés à « l’effacement » d’une figuration du ou des conflits psychiques qui fondent les institutions. Les « obscénisations » individuelles viennent se substituer à ce lien figurai manquant. J’ai sélectionné trois exemples qui montrent bien les différences qui s’établissent en fonction de la qualité de l’effacement originaire. On verra comment en fonction de ce dernier, en fonction du positionne­ ment des psychistes, en fonction des dispositifs mis en place, dans l’institution, ces crises peuvent être élaborables voire enrichissantes.

Principes du dispositif d’analyse Je considère l’espace psychique institutionnel comme un espace de figuration des représentations psychiques, eu égard aux conditions

166

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

de figurabilité des processus psychiques subjectifs groupaux et des liens transsubjectifs de l’ensemble des sujets qui le composent. L'espace psychique institutionnel serait un équivalent de l'espace psychodramatique dont les conditions de figurabilité connaîtraient un certain nombre de mutations spécifiques, quant aux règles de figurabilité et d’opérabilité. Serait-il possible, sur ces bases, de réar­ ticuler voire de rendre efficients les psychodrames sauvages ci-des­ sus mentionnés ? Je commencerai par l’analyse de deux institutions particulièrement éclairantes dans leurs déficiences, quant à la compréhension des arti­ culations fondatrices du lien institué. La mise en place des proto­ coles psychanalytiques en institution, s'appuiera sur l'expérience « originaire » conduite dans un foyer de semi-liberté qui, par son acuité même, permet une lisibilité des processus et dégage les condi­ tions éthiques de la pratique psychanalytique en institution.

2. Histoires institutionnelles Les séquences décrites ci-dessous rapportent des crises institution­ nelles. Mon propos est de montrer le lien que ces crises entretiennent avec ce que j’appelle la (ou les) cause(s) originaire(s) de l'institu­ tion. J'entends par « cause originaire », l'événement réel ou imagi­ naire qui, produisant un conflit psychique, conduit une personne ou un groupe de personnes à poser un fait fondateur ou refondateur : l’acte instituant et le mythe qui le justifie. C’est à travers les proces­ sus de mise en crise de la cause originaire que j'essaierai de faire apparaître les enjeux du psychisme institutionnel. On verra notam­ ment que le statut de la contradiction, que le mythe institutionnel ori­ ginaire prétend résoudre, conditionne pour une large part la capacité des institutions à faire face à un réaménagement de l'économie psy­ chique institutionnelle.

Un pour tous, tous pour un Ce scénario se déroule dans une institution pour enfants handicapés, infirmes moteurs cérébraux. Il s'agit de la première crise que tra-

Psychopathologie de l’originaire et traitement de lafîgurabilité

167

verse l’institution depuis sa création quelques années auparavant. Rapportée par une psychologue dans le cadre d’une supervision lorsque l'association congédia l'équipe d'origine, elle se trouva confirmée lorsqu’une personne consulta une association - à laquelle j'appartiens - pour demander un conseil quant à la restructuration de ce centre. Par rapport à cette histoire institutionnelle, je fus donc par deux fois amené à la connaître en position de « superviseur ». Revenons un peu en arrière, à la fondation de l'institution. Des parents découvrent que leur enfant présente un handicap moteur de type IMC1. Dans un temps de refus qui dure plusieurs années, aucun centre spécialisé ne trouve grâce à leurs yeux. Peu à peu, pourtant l'évidence s'impose (étant donné la taille et le poids du jeune il n’est plus possible de le porter), car il devient impossible aux parents de s’en occuper seuls. Ils rencontrent alors d’autres parents dans le même cas. Ils se regroupent pour ouvrir un centre. Après de nom­ breuses péripéties, au prix d’un court-circuitage des instances tradi­ tionnelles, ce centre ouvre. « À la pointe du progrès », ce centre essaie d'intégrer les dernières recherches qui existent en matière d’intervention autour de ce han­ dicap. Les parents font appel à des professionnels connus. Tout se présente sous les meilleurs auspices. Très vite pourtant les relations avec les professionnels deviennent tendues au fur et à mesure que pour certains enfants, et notamment « l’enfant originaire », approche la date qui les verra touchés par la limite d'âge (c’est le moment où la psychologue du service m’en parle). Les parents veulent adjoindre une structure qui permette d'accueillir des adultes ; contre l'avis des professionnels ils vont étendre l’institution par un « fait du prince ». Le conflit qui s’ensuit se traduit par le renvoi du directeur puis d’une importante fraction de l'équipe d'origine, dans la plus totale illéga­ lité, par les parents gestionnaires de l’association. Les parents savaient parfaitement qu'ils s'exposaient à des sanctions graves qui pouvaient entraîner la fermeture du centre et pourtant ils le firent. Après quelques années, l'intrusion des parents dans la scène institu­ tionnelle créa un dysfonctionnement endémique qui entraîna la mise

1. Infirme moteur cérébral : sujet présentant un handicap moteur, contractions mus­ culaires spastiques plus ou moins généralisées souvent associées à une déficience intellectuelle à la suite de souffrances néo-natales.

168

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

sous contrôle par les instances de tutelle (c’est le moment où l’asso­ ciation pressentie pour reprendre la gestion me consulte) et la prise en charge du centre par une association spécialisée reconnue. Les parents n’y furent plus de fait qu’à titre de consultants ou de membres honoraires.

De l’origine à la crise • La cause originaire. Le centre fut créé pour dépasser une contra­ diction, un conflit psychique lié à un événement traumatique, où l’enfant réel était incompatible avec l’enfant imaginaire. L’enfant imaginaire devenait impossible parce que insupportable, infigurable, par l’enfant réel. L’indice1 d’incompatibilité entre l’enfant imagi­ naire et l’enfant réel, le corps de l’enfant, attestait de l’impossibilité du projet des parents, il était indéniable. • Le mythe originaire. Le mode originaire de résolution de la contra­ diction fut un transfert de l’idéal lié à l’enfant imaginaire dans un champ autre. Dans le cas présent on peut énoncer la contradiction originaire qui représente le conflit psychique de la façon suivante : pour que vive l’enfant idéal malgré sa figuration incarnée, on crée un lieu où l’idéal pourra intégrer ce corps insuffisant. L’idéal sera sauf et le meurtre de l’enfant incarné ne sera pas plus nécessaire12. Cet énoncé est construit comme un démenti de la conflictualité et c’est la raison pour laquelle l’incompatibilité, indicateur psychique du conflit, est démentie. Elle est transférée en un lieu plus large où elle se diffracte, perdant son acuité et sa pertinence : le corps social est articulé par des liens sans figuration corporelle, comme l’indique la métaphore en y désignant le manque de réel. Les parents inscri­

1. Indice : signe lié à son signifié par une contiguïté réelle (la fumée est l’indice du feu). Image : (icône) j’entends par image un signe lié à son signifié par une relation de similitude. Symbole : signe lié à son signifié par une contiguïté instituée : une contextualité par exemple. Seule cette dernière forme permet au signe de s’affranchir du désigné. Désigné : c’est ce qui est présent dans le signe comme extérieur à la relation de signi­ fication. 2. Cf. S. Leclaire, On tue un enfant, Le Seuil, 1975.

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

169

vent le centre dans un espace où le lieu de la contradiction est effacé et où la contradiction peut sembler devenir caduque. Il s’agit en fait de rendre impossible, d’exclure toute figurabilité à celle-ci. Nous sommes devant une figuration de l’ante-fantasme originaire comme le désigne S. Leclaire (1975) : « On tue un enfant » en le décorporéisant. • L’institutionnalisation du mythe. En conséquence, le centre acquit les propriétés perdues par l’enfant imaginaire dans sa figuration par l’enfant réel : il devint idéal comme le montre le souci des parents de recourir à des spécialistes prestigieux. Ce centre est idéal et l’est par deux fois : - par défaut, car il u’entretient pas de lien de nécessité à un corps unique, point nodal du conflit psychique originaire ; - par excès, car il propose un idéal de permutation : un anti-idéal.

1

• La crise originaire

- Figurations internes du lien démenti. Le lien d’incompatibilité refusé va ressortir dans l’imaginaire institutionnel. Les indices du lien démenti font retour sur la scène institutionnelle. Le conflit res­ sort entre les soignants qui articulent symboliquement cet idéal à leur déontologie et les parents qui veulent, à tout prix, maintenir la constance du lien imaginaire originaire. Cette « menace » fit appa­ raître dans l’institution la structure du lien originaire : l’étayage sur le groupe institutionnel pour les parents entretenait l’illusion de la constance du lien entre enfant idéal et enfant incarné par-delà l’im­ possible. Le centre était ce qui permettait l’incorporation de l’enfant dans un idéal (permutatif) dont le but était de contre-investir constamment le corps réel de l’enfant. Sous l’effet de la blessure narcissique, pour ne pas avoir à renoncer à l’idéal les parents avaient institué un centre qui actualisait une relation d’incorporation mar­ quant l’ambivalence de la relation des parents à ces enfants insuffi­ sants.

- Figuration institutionnelle du symptôme. Ce conflit va entraîner une modification de l’économie et de la dynamique : l’institution entière, comme les IMC, va devenir spastique, « contaminée » par les patients dont elle a la charge : toutes les décisions vont entraîner des actions qui demandent un investissement psychique considérable pour ne pas atteindre leur but. Les parents, en particulier, se défiant des cadres médicaux investissent le chef de service de kinésithéra­

170

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

pie, figurant celui qui rend possible le contre-investissement du corps de l'enfant, qui devient de fait tout-puissant. Je citerai un exemple particulièrement représentatif. On demande au cours d'une synthèse l’intensification d'une rééducation orthopho­ nique qui semble faire progresser l'investissement langagier de l'en­ fant. La décision est prise en commun, malgré les kinésithérapeutes présents qui craignent que ceci ne se fasse aux dépens de leur propre prise en charge (en fait l'orthophoniste est considérée par eux comme insuffisamment rééducatrice). Dans les faits ils vont rendre cette prise en charge impossible par une modification du planning des séances de kinésithérapie. Très investis par les parents en ces temps de crise, ils se sont autorisés à dépasser la décision collective­ ment élaborée. Un tel fait est une figuration symptomatique. En effet, cet acte trans­ fère sur la scène institutionnelle (obscénise) un conflit que vivent au quotidien nombre d'IMC entre deux éléments indissociables dans l'étayage figurai : la parole comme support imaginaro-symbolique du lien subjectif et l'acte phonatoire lié à la motricité. L'orthophoniste dans sa pratique figure sur la scène institutionnelle ce point de contact entre la parole et l’acte phonatoire. Le kinési­ thérapeute par sa contiguïté au corps figure l'acte de parole sous le principe de l'acte phonatoire. Lorsqu'ils prennent cette décision, l'acte phonatoire contre-investit la valence symbolique de la parole : mettant en scène une des souffrances majeures des IMC, la difficulté phonatoire l'empêchant de verbaliser ses pensées. L'impossibilité, pour lui aussi, ressort sous cette forme au cœur du lien symbolique. Le travail du démenti dans le lien symbolique est ainsi actualisé sur la scène institutionnelle sous la figuration de l’impossibilité. Nous assistons à la constitution d'un souvenir-écran institutionnel (« depuis ce jour rien ne va plus ! »). Sur la scène institutionnelle, les kinésithérapeutes « acteurs » de la rééducation échappent au contrôle de l'instance institutionnelle qu'est la synthèse comme le corps de l’IMC échappe à son contrôle. C’est à partir d'un des indices les plus manifestes de la souffrance de l’IMC, là par où il nous confronte à l'angoisse de sa différence, que se scénarise le conflit. C'est en ce sens que l'angoisse que nous vivons alors ne trompe pas ; c’est en ce sens que les réponses exclu­ sivement techniques apparaissent comme une relation partielle défensive qui sauvegarde le soignant de l'angoisse de la perte de la liaison avec le patient.

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

171

Cet exemple fait apparaître de façon particulièrement explicite com­ ment les indices dont le sens est démenti viennent à s'actualiser sur la scène de l'institution, à travers des figurations méconnaissables, selon le processus métaphorique du symptôme.

De la crise au chaos : le point de non-retour Nous avons, dans la situation décrite ci-dessus, un exemple de mise en scène, via un nœud-figural, d'un complexe figurai qui permet aux soignants de comprendre la réalité psychique du patient dont ils ont la charge. L'indicateur de cette situation est l'investissement pul­ sionnel intense que mobilisa ce conflit : chacun en faisait une ques­ tion de « vie ou de mort ». L'appel aux parents fondateurs montre la qualité ordalique1 de cet agir. Si les fondateurs, cohérents avec leur fonction de cadre, n'avaient intrusé la scène institutionnelle, les acteurs de cette scène auraient pu percevoir les enjeux de figuration psychique à l'œuvre. Un travail d'élaboration aurait fait apparaître le patient comme le « metteur en scène inconscient ». Les soignants auraient pu se positionner dans leur fonction de figuration pour ce patient et lui ouvrir les possibilités symboliques à travers leur propre coétayage institutionnel. L'espace psychique groupal devenait un espace de réélaboration symbolique pour le patient. Cette possibilité qui se serait traduite par la mise en place de sys­ tèmes de régulation interne des conflits était impossible du fait de la structure même de la cause originaire construite sur le démenti de l'écart entre l'enfant imaginaire et l'enfant réel. L'ordalie, comme dans les systèmes primitifs de jugement, rendit son verdict et la sen­ tence « mortelle » (le licenciement) tomba. Cette crise de réappro­ priation par les soignants des données originaires, qui est nécessaire

1. Une ordalie est une épreuve qu'un sujet doit franchir, à laquelle il doit se soumettre pour témoigner devant le groupe social de la légitimité de sa position, de son droit, etc. Ces ordalies sont des épreuves qui menacent l'individu dans son intégrité phy­ sique et/ou psychique voire dans sa vie. Ce qui se joue ici est une ordalie du type « jugement de Dieu » où deux adversaires s'affrontent dans un duel à mort et où « Dieu » fera triompher le juste. Les administrations de tutelle, les instances origi­ naires, parfois les patients, sont en substitution du Dieu créateur. Nous verrons ulté­ rieurement la valeur psychique de telles mises en scène.

172

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

dans toutes les institutions afin que ceux-ci prennent la mesure de la représentation-but qui les organise, tourna court. Le redoublement du démenti originaire par les fondateurs condamna la vie psychique de cette institution puis sa « vie » sociale.

Transformations institutionnelles

À la différence de l’exemple précédent, j’ai connu ce centre de rééducation fonctionnelle en y travaillant une journée par semaine comme psychologue clinicien. Il s’agit du traitement d’un reste psy­ chique dans une institution, reste qui perdure bien après que le centre ait transformé sa destination originaire. Ce centre était au départ un sanatorium fondé par une communauté religieuse à la fin du siècle dernier. Sa création s’inscrivait dans la mouvance qu’engendraient les progrès de la médecine de cette époque. L’enjeu était de créer une institution qui en appliquant les nouvelles règles prophylactiques allait permettre de vaincre la phti­ sie. Le centre s’était donc constitué sur un « acte de foi » à l’égard de la médecine. Il fallut pourtant créer une chambre mortuaire. Cette chambre fut frappée de tabou et n’était jamais accessible hors des temps où elle remplissait sa fonction. Isolée afin d’éviter les risques de contagion, on la contournait avec une certaine prudence. Dans les années soixante le centre faillit périr d’avoir rempli son contrat : la phtisie était vaincue. Le centre, sous la conduite du médecin directeur, se transforma en centre de rééducation et réadap­ tation fonctionnelle. Mais les soignants se sentirent menacés par cette « victoire » dans leur place de professionnels et dans leurs liens psychiques avec les patients 1.

L'ante-crise • La cause originaire. L’institution naît d’une liaison « coupable » entre une découverte scientifique, celle du bacille de Koch, coupable

1. Mon intervention débute cinq ans après la création du centre de rééducation fonc­ tionnelle.

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

173

d'épistémophilie au regard du mythe de la genèse (interdit de la connaissance), et une croyance, coupable de magie au regard de la science : il naît d’une liaison conflictuelle entre deux formes « d'ef­ ficacité symbolique » (Lévi-Strauss, 1958). Le désir (narcissique) d'éternité trouve dans le réel un indice de sa réalisation. Le fan­ tasme, à travers les règles prophylactiques, pourrait se réaliser ici et maintenant. Cette découverte réintroduit une conflictualité psy­ chique car en arrachant un indice au réel, elle sort le mythe d'une relation d'impossible par rapport au réel. • Le mythe originaire manifeste qui fonde l'institution pourrait s’énoncer comme « aucun enfant ne subira (le châtiment de) la mala­ die mortelle ». Il participe à la résolution d’une contradiction entre

le désir humain de se dépasser par-delà sa propre mort individuelle et l'existence de cette menace sur le narcissisme que constitue des enfants qui meurent. La tension psychique est créée par l'espoir que le désir d'éternité est en train de se réaliser. Cet espoir provoque le défi rituel du mythe : la scène institutionnelle est le lieu où le mythe va se réaliser. La découverte de l'agent pathogène fonde une conduite, une « ritualisation efficace » qui permet d'espérer que le temps advienne où nul enfant ne mourra. • L’institutionnalisation du mythe. Si l'on reprend l'analyse ci-des­

sus, on va voir son travail entre les deux temps thérapeutiques de l'institution : du temps du sanatorium le processus d'institutionnali­ sation était dominé par le phénomène de croyance. Chacun au nom de l'idéal commun se dévouait corps et âme aux enfants malades. Nous avions affaire à un groupe lié par un fort pacte narcissique lié au défi à la mort individuelle. Les fonctions y étaient très peu diffé­ renciées : la dimension de croyance faisait lien entre les soignants et même pour une part les soignés (certains malades devinrent ulté­ rieurement des soignants). L'institution se vivait comme un corps unique, avait un « esprit de corps »... éternel.

Lors de la transformation du centre, le processus de mentalisation du mythe se transforma alors. C'est le champ scientifique qui modélisa la vie institutionnelle, la départition du travail thérapeutique en ser­ vices : infirmerie, kinésithérapie, orthopédie, consultation médicale, service éducatif, service de la scolarité, service entretien, service administratif.

174

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Mort et transfiguration

La transformation ne se fit pas sans difficulté. Ne disposant plus d'une communauté de croyance institutionnelle, chacun des services craignait que les autres services ne le relaient pas et mettent l’enfant en danger en ne l’abordant que « par le petit bout de sa lorgnette ». Les médecins se défiaient des kinésithérapeutes, les kinésithéra­ peutes des éducateurs, etc. Le contrat narcissique se diffracta en pacte narcissique interne à chaque service articulé « religieusement » autour de « l'idéalisation de la technique professionnelle ». Il n’y eut pas de crise chaotique mais une défiance endémique. Dans cette institution existent deux figurations qui contiennent des éléments importants quant à la relation au symptôme des patients et son lien au processus d'immobilisation psychique de l'institution. • Une figuration en mode réel : la crypte. La chambre mortuaire dans l'institution est une figuration localisée d'une crypte psychique ins­ titutionnelle : elle demeure tabou d'accès par les anciens. Un jour où la demande de place se fit plus pressante elle servit de remise aux chaussures orthopédiques inutilisables. Elles furent stockées dans un tel état d'instabilité qu'elles ne manquent pas de châtier l'intrus qui pénètre dans cette salle en l'assaillant par leur chute. On remarquera le lien de contiguïté mécanique qui détermine cette séquence. Il n’est pas sans rappeler le lien de contiguïté que l'institution entretenait à l’idéal dans l'exemple précédent. L'instabilité des objets actuels est une inversion, voire une annulation, du retour à l'immobilité de la mort : par-delà leur mort les objets conservent une force, comme les disparus conservent une force psychique chez les survivants, jusque sous la forme intrusive du fantôme dans la crypte psychique. Cette force est un élément de réel, traité comme indice sur lequel on s'ap­ puie pour démentir leur mort. Cette scène contient une autre scène : lors de la transformation du centre, les soignants crurent que plus jamais ils n'auraient à affron­ ter la mort. Ceci fut vrai pendant quelque temps mais, les progrès de la médecine sauvant des enfants dont la vie est un authentique défi à la mort, les soignants durent se confronter à une mort qui, selon leur expression, « leur tombe dessus sans qu’on s'y attende ». Cette crypte indique et localise dans l’institution la forme par où la mort s'y manifeste : l’immobilisation progressive du phtisique qui s'as­ phyxie ou la mort brutale, quasi accidentelle, de l'enfant gravement

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

175

handicapé, enfant en survie que le soignant peut parfois à son insu exposer à la mort. Elle indique de façon exquise (Abraham et Torok, 1978, « le fantasme du cadavre exquis ») le mode par lequel l’an­ goisse intruse l’espace psychique des soignants. Le local/crypte, localisation dans le premier temps de la menace de mort, lieu de contagion psychique, devient ici figuration de la menace à laquelle on est actuellement affronté, au risque du deuil inavouable (Abraham et Torok, 1978, « Deuil ou mélancolie », p. 265 à 268). On passe de l’innocence de l’enfant à la culpabilité des soignants, cette dernière maintient l’innocence des enfants que la maladie vient à nouveau frapper. • Figuration en mode imaginaire : le service tabou. La relation de défiance existante entre les services se situe dans une relation de perte du lien de croyance qu’impose la nouvelle organisation fonc­ tionnelle « scientifique » du service. Le lien de croyance originaire est réinvesti dans les services là où l’on peut réarticuler un pacte nar­ cissique autour d’un idéal technique. De ce fait chaque service pense « son » système de relation partielle à l’objet « enfant malade » comme le point nodal du soin à l’exclusion de tout autre. Chaque service se retranche derrière sa technicité afin de limiter ses respon­ sabilités. L’immobilité se traduit maintenant par l’immobilisation imaginaire des autres services vécus comme menaçants. Toute forme de réunion a disparu, supprimant ainsi toute possibilité de scène d’affrontement. Par la défiance, les services se « défossent » de la culpabilité qui surgit lorsqu’un enfant involue ou décède. C’est sur la scène institution­ nelle que l’on va chercher le coupable et lui infliger le châtiment : bannissement, blâme ou opprobre. Un service ne pourra pas échap­ per à ces attaques c’est le service éducatif. Il condensera sur lui toutes les attaques, comme nous allons le voir, car il occupe dans l’économie institutionnelle une place très particulière.

Un nœud figurai : le service éducatt/

La structure figurale du service éducatif dans l’institution est liée à des qualités très spécifiques de sa position institutionnelle.

176

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

• Il est exclu des clans entretenant une relation thérapeutique par­ tielle (même dans le soin corporel, la toilette par exemple, il n’en­ tretient pas avec l'enfant une relation partielle). • Il est déqualifié car non identifiable en fonction d'une technique

spécifique institutionnellement repérable (un idéal technique). • Il est le témoin quotidien des fragilités que crée chez l’enfant l'in­

suffisance du lien entre les relations thérapeutiques partielles. (Il est souvent le premier à percevoir des souffrances ou malaises des enfants, inobservables par d'autres, observations démenties par les services sur la base de « l’incompétence » du service éducatif.) • Il est celui qui ressent, par les exclusions qu’il subit, combien les féodalités sont des tentatives de confiscation de la vie psychique de l'enfant et de l'institution tout à la fois. • Il incarne le défaut du mythe fondateur puisqu'il est parfois amené à sanctionner des comportements « coupables » de certains enfants. (C'est précisément une des attributions qui lui sera très longtemps

refusée, seul le médecin directeur pouvait sanctionner sans que la décision ne soit mise en cause par un autre service.)

De témoin dans l'institution du point de fragilité du lien entre les systèmes thérapeutiques partiels, il devient une cause et donc, dans le mythe, un coupable : les éducateurs étaient régulièrement accusés de comportements thérapeutiquement aberrants. Toutes ces proprié­ tés font de ce service la victime désignée de l'immobilisation cryp­ tique. Il fut très longtemps le porte-symptôme privilégié de l'institution étant le seul qui nécessairement dans l'économie insti­ tutionnelle devait entretenir tous les jours avec tous les autres des liens de travail. Il était au sein de l'organisation fonctionnelle la résurgence du phénomène cryptique localisé non plus réellement dans un lieu-indice, représentatif de l'intrusion de la mort dans le psychisme, mais imaginairement sur un service-image, représentant de l'intrusion meurtrière. Il condensait sur lui l’ensemble des attaques des autres services refondant à ses dépens une unanimité imaginaire car il était topiquement, économiquement, en contiguïté avec chacun des autres. C'est

cette propriété structurelle figurale qui permet de faire de ce service un (le) nœud figurai d'un complexe institutionnel.

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

177

De la transfiguration à la transformation

Peu de temps avant son départ en retraite une éducatrice, formatrice dans une école d’éducateurs, présentée par un éducateur estimé dans l’institution, se proposa de revenir à une expérience de terrain. Elle fut, du fait de cette relation personnelle et de sa grande expérience, embauchée dans l’établissement. Très rapidement, elle pointa un certain nombre de dysfonctionnements au niveau éducatif. Sous l’ef­ fet des attaques dont il était l’objet, le service éducatif se conformait à sa réputation d’incompétence. L’éducatrice sollicita alors ma col­ laboration. J’acceptai cette proposition de travail car il me semblait qu’elle se trouvait dans une position particulièrement propice à faire évoluer l’institution, du fait de sa place dans le service éducatif et du fait de la place du service éducatif dans l’économie institutionnelle telle que je l’ai décrite ci-dessus. Pour la première fois, il y avait possibilité d’instituer dans cette ins­ titution un lien interne entre deux positions praticiennes différentes : celle du psychologue et celle de l’éducateur. C’est ainsi que j’ai créé les réunions de « discussion » avec les éducateurs. Il s’agissait de proposer dans le cadre institutionnel des espaces/temps qui leur per­ mettraient d’échanger sur leurs pratiques, leurs peurs et leurs angoisses. Aujourd’hui, même si la menace d’être celui par qui le malheur arrive demeure, ceci permet aux éducateurs de sentir com­ ment ils sont également les acteurs d’une autre scène, celle où les enfants handicapés les convoquent pour figurer leurs angoisses et leurs blessures. Ils ont pu ressaisir ainsi comment les rôles différents qui leur étaient confiés par les enfants étaient fonction de l’investis­ sement personnel de leur pratique. Les enfants viennent questionner les soignants là où, subjectivement, ils animent leur position profes­ sionnelle. Nous retrouvons bien là un point d’obscénité où ce qui est de l’ordre de l’intime est convoqué sur la scène institutionnelle comme un élément de figurabilité par un autre sujet : c’est un point de transformation de l’interindividuel au transsubjectif. L’idéal tech­ nique apparaît alors comme un pacte dénégatif des « techniciens » de la part d’obscénisation que comporte tout investissement profes­ sionnel. Tous s’accordaient à démentir l’intimité psychique dans le geste technique et à rejeter comme inefficaces ceux qui étaient dépourvus de technique. Les réunions de synthèse furent à nouveau sollicitées regroupant des représentants des différents services concernés par la prise en charge de l’enfant.

178

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

Ce travail fut rendu possible par l'assomption d'un effet d'obscé­ nité : l'arrivée d'une personne à l'approche de la retraite, qui consti­ tue une figuration d'une mort professionnelle qui est parfois dans cette institution si difficile à accepter (la plupart des responsables historiques ont quitté l'établissement très largement après l'âge habi­ tuel de la retraite). Elle cherchait avant cette retraite non pas une reconnaissance ultime à travers des postes auxquels elle pouvait pré­ tendre mais un retour à la pratique qu'ainsi elle valorisa considéra­ blement dans le psychisme institutionnel. Même quand cette personne prit sa retraite, les liens de travail étaient suffisamment pré­ sents pour que les réunions qui avaient suscité de vives résistances puissent se poursuivre.

Le lien figurai manquant : au fond de la crypte, le patient

Ces scènes contiennent une figuration capitale : celle de l'enfant sur­ handicapé. Ici les décisions ne s'annulent pas comme dans le pre­ mier exemple, elles sont désarticulées par le surinvestissement des techniques partielles. Elles sont à l'image des enfants dont s'occupe l'institution. Ce surinvestissement du partiel indique ce que pensent nombre de soignants des polyhandicapés : « Ce sont des plantes. » Ils démentent ainsi toute vie psychique chez ces enfants en souf­ france. Ils les inscrivent dans une mort d'avant la mort, dans une crypte végétale, interdisant au végétatif (au somatique) une poten­ tialité de figuration du psychique. Il s'agit d'une tentative d'immo­ biliser la liaison nécessaire à toute symbolisation qui ne peut guère s'articuler ici que dans une figurabilité somatique. Il s’agit de dénier au sujet, son obscénité originaire celle par où Z'infans figure ses pre­ miers appels, demandes et désirs vers l’autre : son corps. Il s’agit de désarticuler l’indice corporel de son articulation imaginaire à l’autre, articulation exquisement angoissante pour les soignants. Les accusations portées sur le service éducatif sont une actualisation d'un désir de mort (imaginaire) préconscient ou inconscient de la part des soignants, actualisation qui passe par ceux qui sont là pour articuler les liens minimaux qui fondent la réalité psychique de ces enfants : les éducateurs. Ces derniers sont, en principe, les seuls autorisés à infliger un châtiment, sublimation du désir meurtrier à l'égard de l'autre (désir-de-mort-de-1'autre). Il y a toujours de l'autre

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

179

et de l’Autre de l’autre dans l’enfant puisqu’un naît de deux. C’est la raison pour laquelle tout désir pour l’enfant comporte cette dimen­ sion, dimension que l’attachement amoureux entre les parents per­ met à l’enfant d’intérioriser sans trop de menace. La naissance d’un enfant handicapé, et à un degré moindre une maladie grave d’un enfant, est un véritable traumatisme du lien amoureux. Cette relation tend alors à s’organiser selon des formes régressives qui actualisent un désir de mort sur l’enfant de l’autre. C’est bien sûr ce qu’à leur insu les éducateurs recevaient en partage. C’est ainsi qu’ils produi­ saient de par leur fonction même un effet d’obscénité unanimement partagé. Ceci nous montre comment l’effet d’obscénité dans un groupe est lié à l’inavouable, le démenti, qu’il se localise dans un lien diachro­ nique ou dans un lien synchronique. L’obscénisation sur la scène ins­ titutionnelle permet de délier la double fonction du nœud figurai en une hiérarchisation symbolisante dont l’élément d’un axe advient comme signifiant d'une complexité de l’autre axe.

3. Éléments pour une éthique de la pratique PSYCHANALYTIQUE EN INSTITUTION

À partir de ce qui précède nous voyons comment le lien figurai man­ quant se réinscrit nécessairement sur la scène institutionnelle et comment il se réanime du cadre où il fut immobilisé à la scène via les obscénisations subjectales. Ces obscénisations subjectales se mobilisent là où le sujet est confronté à un déficit de figurabilité soit professionnel, limite de sa technique, soit limite individuelle, per­ sonnelle ou subjectale. Il s’agit maintenant d’aborder la question de la gestion psychique de ce déficit ou de cette carence.

Invention d’un protocole psychanalytique L’expérience fondatrice qui m’a permis la lecture des probléma­ tiques institutionnelles en termes de figurabilité s’est déroulée sur fond de crises à répétitions dans un foyer de semi-liberté. C’est dans

180

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

ces circonstances que s'est jouée mon arrivée dans le foyer comme psychologue à trois quarts de temps.

Historique Il s’agit d’une crise de refondation dans la mesure où l'équipe qui avait entretenu des liens avec la fondatrice venait, en l'espace de quelques mois, de partir à la retraite. Une première directrice pres­ sentie par les instances de tutelle ne parvint pas à prendre la succes­ sion et en un an et demi la situation devint menaçante. Un deuxième directeur, connu pour être un homme décidé, fut proposé par les tutelles. Il effectua un travail de refondation, édictant, de façon par­ fois brutale, des principes intangibles. La moitié des adolescentes furent renvoyées. Malgré cela, le calme demeurait précaire et les passages à l’acte se multipliaient. La demande à mon égard était alors de la part du directeur d’aider les éducateurs à faire face à une situation qu'ils ne parvenaient pas à maîtriser. Après quelque temps, il m’apparut que dans l'équipe s'af­ frontaient deux positions : les tenants de la primauté de l’individu sur le groupe et ceux de la primauté du groupe sur l’individu. Le directeur soutenait une position favorable à cette dernière tendance. Je représentais donc une formation de compromis comme psycho­ logue, d’obédience psychanalytique mais ayant une formation à l’analyse groupale, c’est en cela que je fus doté par l’institution d’une figurabilité suffisante pour tous. Dans les faits il apparut très vite que chacun attendait de moi une fonction de « juge de paix » [sic]. Pendant ce temps le comportement des jeunes adolescentes n'en demeurait pas moins d'une grande dangerosité. Seul l'essentiel était sauvegardé quant à la sécurité des personnes au prix de bannis­ sements réguliers des adolescentes les plus violentes. À un niveau idéologique, personne ne contestait la fonction essen­ tielle qu'avait le groupe. En fait tout le monde parlait de groupe mais c'est sa position principielle qui n’était pas déterminée. Peu à peu, malgré les progrès manifestes, un langage du soupçon s'installa d’autant que l’association commençait à entretenir quelques doutes sur le directeur. Aucune confiance ne régnait : chacun sentait parfai­ tement que la situation ne tenait que par l'unification artificielle que représentait le personnage du directeur comme garant d’une unité

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

181

minimale de l'institution. Le prix que ce directeur faisait payer à l'équipe et aux jeunes était une emprise considérable sur l'institu­ tion. La situation m'apparut comme critique. Ici en fait l'incompatibilité est un enjeu entre deux systèmes idéolo­ giques qui tentent l'un et l'autre de donner un sens à une situation encore chaotique. Très rapidement, l'un et l'autre vont se vivre réci­ proquement comme une menace de retour au chaos. Dans cette opposition l'unité qu'apportait le directeur était des plus artificielles car s'il était sincèrement un tenant de l'option « groupaliste », en revanche l'unité de ce groupe ne tenait que par sa personnalité indi­ viduelle. C'est la figure héraldique du directeur qui unifiait l'institu­ tion. Cette situation très narcissisante pour lui était en fait de plus en plus difficilement supportée, même si personne ne contestait ses réelles qualités d'éducateur. Du côté des jeunes que je voyais vivre dans les bâtiments du foyer, je fis la constatation que l'on observait le même clivage. Il existait deux groupes : un groupe, « les anciennes », plus institutionnaliste et un groupe, « les nouvelles », plus individualiste. Elles se répartissaient en une cooptation où l'ancienneté n'avait rien à voir. L'exacte répétition des deux conformations m'alerta. Ces deux groupes s'af­ frontaient dans une opposition idéologique semblable. L'affronte­ ment entre les clans était verbal entre les éducateurs et agi chez les jeunes lorsqu'un clan estimait que l'autre le menaçait. Les adolescentes, « œil pour œil, dent pour dent », ou l'équipe, idéo­ logie contre idéologie, s'affrontaient en un véritable échange de dommage : mots pour maux devrais-je écrire. Il était manifeste que la forme de ces affrontements était en tout point conforme à l'orda­ lie antisociale qui est la subjectivation de l'économie de l'échange du dommage (« œil pour œil, dent pour dent »). Nous nous retrou­ vions donc dans une situation où l'institution se construit selon la forme à travers laquelle le patient actualise pour l'autre son angoisse. Ceci lié à ce qui précède me confirma que l'institution était un champ symptomatique à aborder comme tel. Il s'agissait pour moi dans le contrat passé avec l'ensemble de l'équipe de proposer une intervention qui soit d’un coût psychique assumable par une équipe et un groupe de jeunes dans une situation critique. Il était nécessaire pour cela de repérer ce que je nomme maintenant les points d’associabilité à travers les nœuds figuraux, c'est-à-dire là où

182

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

les nœuds associatifs subjectifs trouvent un lien, une scène où se localiser psychiquement, où se figurer dans l’espace psychique ins­ titutionnel.

Esquisses méthodologiques

Reprenant une donnée qui me semble fondamentale dans l’expé­ rience freudienne j’ai conservé dans le dispositif des éléments de figurabilité du symptôme. L’inhibition de l’acte étant au centre de la problématique névrotique, Freud en fait un principe instituant de la figurabilité dans la cure-type. La cure s’articulera de façon exclusive autour d’échanges verbaux, la suspension de l’acte devient un pro­ cessus symbolisant, par son articulation au dispositif de la cure. La cure, en effet, appelle dans l’inhibition névrotique de l’agir, la part qui contribue au processus de symbolisation et qu’elle réarticule dans le système partiel de la cure : la suspension dans l’actualisation pulsionnelle de l’agir. Le patient peut ainsi élaborer son conflit selon un mode de figurabilité où il se sent familier1. « Le groupe », enjeu de toutes les conflictualités, devait participer à la figurabilité du dis­ positif car se manifestait là probablement un point d’associabilité qui délivrerait son sens s’il trouvait un espace-temps institutionnel où se figurer. J’ai donc proposé un dispositif groupal, le psycho­ drame, qui permettrait aux jeunes, qui se plaignaient que le groupe n’allait pas bien, d’essayer de partager entre elles un vécu de groupe. Avant de proposer cette intervention aux jeunes je l’ai dis­ cuté avec l’ensemble de l’équipe. • Eléments de figurabilité du psychodrame. Le psychodrame, eu égard à la situation donnée, présente un ensemble de propriétés qui me semblaient particulièrement adéquates à la situation : - La configuration groupale inhérente au psychodrame intègre le champ où le symptôme anti-social se manifeste : la groupalité ou la socialité. - La consigne du jeu théâtralisé soutenue par le paradigme « comme si » appelle dans l’acte ce qui participe du faire c’est-à-dire sa

1. Ces conditions de figurabilité de la cure ont été esquissées dans un chapitre de ma thèse, « Le radical psychanalytique » (1988).

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

183

dimension symbolique ; elle rend manifeste les limites où un acte devient effractif : on ne doit pas blesser autrui. Le psychodrame, par le recours au vecteur symbolique du faire, nécessite l'explicitation de la non-effraction de l'autre, effraction dont on peut illusoirement faire l'économie dans la cure-type du fait de l'évidence de l'intangi­ bilité de l'enveloppe individuelle des contractants; j'en ai indiqué ses limites ci-dessus (voir la notion de 1'« intangibilité de l'un », p. 162). La potentialité effractrice de l'agir comme l'inhibition chez le névrosé est liée symboliquement par le dispositif. Cette potentia­ lité ressort sous forme d'interférence dans la cure, comme silence (excès de silence), et dans le psychodrame comme agir (excès d'agir). Le silence dans la cure, l'agir dans le psychodrame ont pour destinataire électif l'analyste. • Les préliminaires comme élaboration des conditions spécifiques de figurabilité. En mettant en jeu le groupe j'inscrivais dans l'espace institutionnel un signifiant très fort pour une institution judiciaire : j'assumais la fonction de « juge de paix », indiquant que j'acceptais le risque transférentiel de cette position. Ce travail, mutatis mutan­ dis, est bien ce que l'on indique au patient qui vient nous consulter en vue d'une psychanalyse à la fin des entretiens préliminaires. Ici les préliminaires n’ont forme d entretiens que pour une part, car les processus figuraux qui supporteront l'actualisation ne sont que pour une part dans l'ordre du verbal. Les mises en figurabilité passent par des renonciations édictées dans et sur le cadre espace/temps de la vie institutionnelle. Si une institution ne peut accepter cette mutation elle n'est pas encore prête à accueillir à un tel travail, tout comme un patient qui, par exemple, ne peut trouver de temps pour ses séances. • Structure figurale de l’héritage. Depuis quelque temps, le conflit entre les deux orientations idéologiques de la vie institutionnelle devenait plus tendu, contre-investir les référents de l'autre pesait d'un poids plus lourd que la réalisation de ses propres projets. Cette situation signifiait pour moi que l'on retournait sur les prémisses ori­ ginaires de l'institution. Chacun des clans cherchait à articuler son principe comme principe fondateur de l'institution, comme signi­ fiant princeps du principe originaire, que ce soit au niveau des édu­ cateurs ou au niveau des adolescentes. L'institution en un moment de refondation a besoin de se reposition­ ner par rapport à son originaire. Elle est en situation de perte du cadre imaginaire que constituait « l'équipe historique ». Elle est en

184

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

quête d’un originaire qui ne se soutienne pas d’une incorporation individuelle du principe fondateur mais d’un principe référent qui dépasse la figuration individuelle : un référent symbolique qui ordonne ce qui, du cadre imaginaire, est hérité. C’est la raison pour laquelle le directeur qui restait sur l’ancien principe de l’incarnation individuelle du cadre était vécu comme exerçant un excès d’emprise. Le déficit de figurabilité actuel des patients vient servir de cadre imaginaire au déficit de figurabilité de l’institution. Pour les antiso­ ciaux tout établissement de la primauté hiérarchique d’un « prin­ cipe », d’une vérité se fait aux dépens du contre-investissement massif de celui de l’autre, en un enjeu ordalique où au moins l’un des deux peut disparaître. Ceci est une tentative primitive d’établisse­ ment d’une hiérarchie d’un sujet signifiant sur un autre qui en devient ainsi l’objet-signifié1. La structure de l’opposition entre les clans, véritable primitive de la socialité, sert de cadre à cette quête. Le foyer, en mettant en scène cette opposition autour du groupe, fournit une mise en scène de la dialectique entre la société et le sujet, il s’oriente à son insu en fonc­ tion de sa représentation-but : prendre en charge des jeunes présen­ tant des comportements antisociaux. La collusion psychique entre le ou les individus fondateurs et le principe originaire va ainsi pouvoir se différencier. Ces principes deviennent alors « acquérables » pour rappeler la phrase de Goethe que Freud aimait à citer : « Ce que tu as hérité de tes aïeux acquiers-le pour le faire tien. » • L’associabilité du dispositif à des éléments psychiques de l'institution - Associabilité diachronique. Après de nombreux échanges avec les différents membres de l’équipe, je fus convaincu de la nécessité psy­ chique de faire travailler dans l’institution la notion de groupe. Celle-ci rencontra un accueil à la fois enthousiaste et circonspect. Un indice que, vingt ans après, je considère comme excellent se mani­ festa aussitôt : ma proposition fut associée à des restes psychiques institutionnels, notamment, la tentative d’une éducatrice l’année pré­ cédente de fonder un groupe d’expression théâtrale. Ce groupe avait périclité, vécu par les jeunes comme trop « intellectuel ». Ce groupe,

1. Sur la question de la structuration hiérarchique originaire du symbolique on lira l’excellent article de N. Abraham : « Le symbole au-delà du phénomène », in L’Écorce et le noyau (1978). Les affrontements décrits ci-dessus me semblent rele­ ver d’une actualisation du processus décrit par l’auteur.

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

185

première tentative oubliée, reprenait une actualité, une fonction pro­ totypique. En effet, les critiques faites à l’égard des restes associés sont des indicateurs de la façon dont la nouvelle proposition peut se travailler. Le « trop intellectuel » m’indiquait que c’était bien à par­ tir de la dimension de l’agir, de sa liaison dans 1 e faire, que les ado­ lescentes et l’institution, du fait de sa réplication du fonctionnement de celles-ci, pourraient élaborer un positionnement psychique. Chacun associait sur les anciennes expériences de groupe. Il y avait là une association avec des « traces mnésiques groupales ». - Associabilité synchronique. Le groupe institutionnel s’ouvrait aux associations groupales. Aux associations diachroniques répondaient des associations synchroniques. Les réunions des éducateurs entre eux (synthèse, transmission de consignes, etc.) ou avec les jeunes (repas, soirées, réunions générales) apparurent dans leurs fonctions structurantes. C’est ainsi que se manifestèrent de véritables nœuds associatifs constitutionnels. C’est ainsi que par-delà la notion inerte de groupe, par-delà le groupe immobilisé par les oppositions conflictuelles, apparut la façon dont les groupes se faisaient et se défaisaient, se groupaient et se séparaient ou se morcelaient. Alors que le groupe apparaissait comme une idéalité utopique et uchronique, les uns et les autres pri­ rent conscience du fait qu’un groupe était lui aussi fini. Ceci provo­ qua une grande angoisse car la fragilité et l’inconstance de la situation groupale apparut dans toute son acuité. La situation bascula de la façon suivante : aucun des deux clans édu­ catifs ne voulait « reculer » malgré une profonde inquiétude, chacun dans un défi à l’autre, ils voulaient aller au terme de leur démarche. L’ordalie apparut alors selon une forme particulièrement intéres­ sante : tentative de liaison symbolique de l’économie du dommage. Il y avait de la part de chacun des clans une démarche ordalique. Renonçant à une lutte à mort ils se soumettaient l’un et l’autre à l’épreuve de vérité - au risque de perdre chacun leur vérité. Cette épreuve de vérité est le prototype d’un jugement codifié, tant pour un groupe que pour un sujet. Elle prépare l’instanciation de référents symboliques partagés. Comme lors d’un processus préliminaire, apparaît la possibilité pour l’institution de s’ouvrir à ses propres processus associatifs et ainsi de s’ouvrir à sa propre vie psychique. Dans le même temps commencè­ rent à s’inscrire des phénomènes transférentiels.

186

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

• La manifestation d’une forme symptomatique de l’antisocialité : l’ignominie1. L'un et l’autre clan s’accordèrent pourtant sur le fait que le terme de psychodrame ferait peur aux jeunes et qu’il fallait

trouver un autre nom. On notera comment ce processus correspond parfaitement mutatis mutandis à un processus de refoulement : on va chercher un nom destiné à contre-investir le signifiant « psycho­ drame ». La recherche du nom se fait dans une frénésie qui montre à l’évidence la proximité pulsionnelle. Chaque semaine, lors de la synthèse, de nouveaux noms sont proposés puis rejetés. Après plu­ sieurs semaines d’associations groupales entre les éducateurs, ceuxci avancent un nom : groupe d’expression dramatique. Ils ont l'impression que ce nom est susceptible d’apaiser les craintes des jeunes. Ce nom est un symptôme qu'il convient de décrypter comme tel à deux niveaux. 1. Dans la régression formelle, c'est un groupe de mots composés qui peut se lire sans ordre sans être un parfait non-sens : groupe d’expression dramatique d ' expression de groupe dramatique de groupe d'expression dramatique dramatique de groupe expression de groupe dramatique expression dramatique d'expression groupe On peut constater que s’est opérée, sur le nom du psychodrame, une régression formelle en ce sens que les liaisons internes au nom ont été dissociées et ressortent en conglomérats de mots. Ceci me semble signer que, eu égard aux conditions de figurabilité, sous l’écran du secondaire, travaille le processus primaire là où le temps ne s'ordonne pas en avant et après, là où règne le chronique et non le chronologique, là où l'espace ne s'ordonne pas en ici et ailleurs : le topique et non le topologique. Il s'agit d’une figuration de la résis­ tance à la chronologisation et à la topologisation que les exigences du cadre psychodramatique vont imposer à l'institution. Les permu­ tations entre les mots signent la présence du processus primaire fonctionnant par permutation qui suppose la coprésence, s opposant à la substitution qui ordonne le processus secondaire et suppose une absence suffisante : l'écart. 1. Ignominie dérive du latin ignominia qui veut dire littéralement « qui ne peut se nommer ».

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

187

2. Dans sa dimension dynamique, nous voyons fonctionner devant nous la contradiction qui travaille à cet instant le groupe des éduca­ teurs et qui indique leur point de résistance ; en effet le « psycho » a disparu. Le dramatique désarticulé s'accole à l'expression et la qua­ lifie. L’expression, justement, est un mot composé, « ex-pression », dont la composition est oubliée (refoulée). Il y a donc là un effet de lisibilité du symptôme, dès la création du psychodrame, qui montre qu’une certaine élaboration psychique, pourvu que l’on en repère l'occurrence et que l'on en soutienne le travail, semble à l’œuvre à travers cette création. L’expression figure ce qui du « psycho- » est redouté : la survenue du débordement pulsionnel interne (ex-pres­ sion). C’est un groupe de mots qui figure le contre-investissement. Dès cette époque j’analysais l’effet de surinvestissement du « groupe » comme un signifiant capable de contre-investir le chaos qui avait marqué le départ des refondatrices de l'après-guerre. Dans cette institution qui a une histoire1 déjà longue et complexe nous sommes dans une époque de refondation après-coup d’originaire : c'est la raison pour laquelle le mécanisme du contre-investissement par le groupe de mots est aussi massif, rappelant que le contre-inves­ tissement est le seul mécanisme du refoulement originaire.

Dès ce moment, apparaissent les potentialités de mobilisation de l'équipe qui peu à peu va s’approprier le foyer comme un espace psychique auquel elle participe. L'opposition entre les clans est une remise enjeu de l’originaire et opère alors, eu égard aux objets psy­ chiques du groupe, c'est-à-dire aux obscénisations groupales. Elle constitue une tentative de refoulement originaire instituant. Ce pro­ cessus se déplace donc sur le signifiant du psychodrame (institution symbolique d'un référent). Dès ce moment cette obscénisation du conflit permet de dire que l'institution s'inscrit dans un travail 1. Ce que j'ignore alors c'est qu'en proposant cette intervention novatrice, je m'ins­ cris dans une longue tradition de cette institution : premier foyer laïc en France à la fin du siècle dernier; équipe dans une mouvance de promotion des droits de la femme dès avant la première guerre mondiale ; premier ou deuxième foyer de semiliberté après la deuxième guerre mondiale; apparition de notions d'ordre psychana­ lytique dans les synthèses dès les années 50 au moment de la réouverture du foyer. Un éducateur découvrira ces informations peu de temps après la mise en place du tra­ vail psychanalytique dans l'institution !

188

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

« d’auto-analyse assistée ». On notera que le symptôme se produit sur un élément cadre du dispositif même, à savoir le nom comme signifiant du dispositif proposé. L’ignominie, configuration typique­ ment antisociale, est un effet du refoulement originaire, mécanisme principiel des co-refoulements. Lorsque le refoulement opère selon le mode originaire du contre-investissement, se produit l’ignominie : un conglomérat de mots vient effacer le nom. Ceci est lié au déficit de figurabilité d’un cadre insuffisamment constant qui ne permet pas aux représentations de s’affranchir d’un lien immédiat au repré­ senté. C’est dans cette dynamique que j’ai accepté ce « néo­ logisme » comme figuration de compromis. Cela signifie mon acceptation des effets du processus associatif et permet à l’équipe d’accepter les perturbations que l’espace psychodramatique va induire dans l’espace psychique institutionnel.

Mise en place du dispositif • Le dispositif originaire. Le psychodrame sera mis en place dans les conditions suivantes : une fois par semaine après le repas du soir, seul moment possible si l’on veut qu’il soit accessible à toutes, pen­ dant une heure et demie, la salle d’activité où il y avait à cette époque la télévision sera consacrée à l’activité du « groupe d’ex­ pression dramatique ». Cela va modifier considérablement la vie de l’institution. Le psychodrame crée dans l’institution un espace où des sujets qui la composent vont se donner pour projet d’échanger sur les processus qui les lient et/ou les séparent. - Les règles internes. Nous nous réunirons dans ce lieu toutes les semaines pendant une heure et demie. Vous imaginerez une histoire, la première qui vous vient à l’esprit, avec un début et une fin, lorsque vous vous serez accordées sur cette histoire, vous répartirez les rôles, cette histoire sera jouée en faisant semblant (comme au théâtre) ; après l’avoir jouée nous en reparlerons ensemble. Vous devrez vous abstenir de tout acte ou parole qui puisse blesser un autre, et si dans la semaine vous êtes amenées à reparler entre vous de la séance nous vous demandons de nous le restituer. - Les règles externes. La salle est interdite chaque semaine pendant une heure et demie le jour du psychodrame à toutes celles qui n’y participent pas.

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

189

• De la figuration à l’instanciation psychique dans le groupe

- Côté groupe soignant. L'effet institutionnel majeur me semble être que dans l'espace psychique institutionnel un cadre est défini en fonction du travail psychique qu'il doit permettre. À partir des asso­ ciations des soignants, la lecture de ces figurations spatiales, fonc­ tions figuratives des bureaux, de la cuisine, du bâtiment lui-même dans son ensemble (Duez, 1988, « L'espace institutionnel », p. 359­ 371) va permettre de mieux comprendre le fonctionnement psy­ chique de cette institution.

Il apparaît notamment que l'institution n'est pas un groupe unique comme le mot groupe en entretenait l'ambiguïté mais deux groupes : un groupe adulte et un groupe adolescent(es). L'analyse de l'institu­ tion en termes de rencontre de deux groupes institués permet de faire apparaître, dans une dynamique tout à fait différente, ce que j'ap­ pelle le transfert intergroupal. Lorsque deux groupes sont suffisam­ ment institués, selon des régulations psychiques suffisamment permanentes, il se produit entre ces deux groupes des phénomènes de transfert qui opèrent directement de groupe à groupe via des figures phoriques inconsciemment mandatées par des groupements transsubjectifs (anciennes et nouvelles, par exemple). Chaque édu­ cateur s'est découvert investi par les jeunes d'une spécialité : cer­ tains d'une relation au savoir (ils étaient délégués à l'insu du groupe pour ce qui concerne les problèmes de suivi scolaire) ; certains d'un rapport au corps (ils étaient alors les émissaires vers les médecins) ; d'autres, investis comme distrayants, assumaient davantage la ges­ tion des loisirs des soirées, etc. La consigne psychodramatique va opérer dans l'institution son tra­ vail de liaison. Les éducateurs vont assumer leur rôle dans un « sem­ blant » qui devient porteur de vrai, un « vrai-semblant » comme dans le psychodrame. Les éducateurs découvrent ainsi peu à peu que tous n'ont pas la même fonction de délégation auprès des jeunes des déci­ sions de l'équipe. Ils découvrent alors le jeu de l’obscénité et com­ ment ils participent de façon très intime à l'efficacité symbolique des décisions institutionnelles. Les processus associatifs ne s'actualisent plus selon les processus des patients pris en charge mais selon un dispositif qui transcrit, eu égard aux conditions de figurabilité, la présence de la loi symbolique dans la représentation institutionnelle. C'est la vectorisation du dispositif psychique institutionnel qui se transforme radicalement. Il se dégage de la dépendance au système

Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels

190

de représentation du patient pour s'interroger avec lui sur ce que les interférences entre l'un et l'autre système représentent et signifient pour chacun des groupes et sujets en présence. L'analyse transféren­ tielle (transfert/inter-transfert/contre-transfert) devient alors pos­ sible.

- Du côté des adolescentes : une mise en scène spatiale de compro­ mis. Lors de la première séance de psychodrame les éducateurs ont installé la salle de télévision, habituellement disposée comme une salle de spectacle (fig. 1), avec des fauteuils arrangés comme pour une réunion générale (fig. 2), montrant leur assimilation associative à un dispositif groupal connu.

Placard

□ tv

/ \ Porte

Figure 1 Salle de télévision Sens dans lequel sont tournés les participants

Figure 2 Salle de réunion et salle de psychodrame aménagée par les éducateurs pour la première séance

Psychopathologie de l’originaire et traitement de la figurabilité

191

Placard TV fermé

l < ____________________

I ll 1 1 —

;Y



—► —



Figure 3 Occupation de la salle à la fin de la première séance

--

-