Solitudes Et Solidarites En Ville. Montpellier, Mi Xiiie-Fin Xve Siecles (Histoires de Famille. La Parente Au Moyen Age) (French Edition) 9782503554990, 2503554997

Cet ouvrage etudie les rapports entre la solitude et l'expression des solidarites familiales a la fin du Moyen Age,

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Solitudes Et Solidarites En Ville. Montpellier, Mi Xiiie-Fin Xve Siecles (Histoires de Famille. La Parente Au Moyen Age) (French Edition)
 9782503554990, 2503554997

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SOLITUDES ET SOLIDARITÉS EN VILLE

Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge Collection dirigée par Martin Aurell

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SOLITUDES ET SOLIDARITÉS EN VILLE MONTPELLIER, MI XIIIe‒FIN XVe SIÈCLES

Lucie Laumonier

F

© 2015, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2015/0095/102 ISBN 978-2-503-55499-0 Printed in the EU on acid-free paper.

REMERCIEMENTS

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ette recherche a été achevée grâce au précieux soutien financier du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) constituant en une bourse postdoctorale de deux années octroyée au projet « La famille en crise ? Dynamiques familiales en Bas‒Languedoc à la fin du Moyen Âge » (University of Minnesota, Minneapolis). L’ouvrage prolonge et complète une thèse de doctorat soutenue en 2013, Vivre seul à Montpellier à la fin du Moyen Âge (Université de Sherbrooke – Université Montpellier 3), bien qu’il en omette certains développements. Je suis particulièrement reconnaissante à Geneviève Dumas et Daniel Le Blévec, mes directeurs de doctorat, qui m’ont accompagnée durant le processus de transformation de la thèse en livre, qui continuent à me dispenser leurs conseils et à m’offrir leur écoute. De très chaleureux remerciements à Kathryn Reyerson, superviseure de ce projet postdoctoral pour son accueil à Minneapolis, ses encouragements et son encadrement. Elle a généreusement accepté de préfacer cet ouvrage et je lui en suis très reconnaissante. J’ai bénéficié à l’Université du Minnesota d’un accueil exceptionnel de la part du département d’histoire et du Center for Medieval Studies, ce qui m’a permis d’achever cet ouvrage dans des conditions très avantageuses. Que soient aussi vivement remerciés les membres du jury de soutenance pour leurs conseils et leurs suggestions quant aux remaniements à effectuer  pour une publication  : Didier Lett (Paris  7), Sharon Farmer (University of California, Santa Barbara), Leah Otis‒Cour (CNRS – Montpellier 1), Christine Métayer (Université de Sherbrooke). À leurs recommandations se sont ajoutées celles des membres du comité de la Société canadienne des médiévistes / Canadian Society of Medievalists, qui ont attribué à la thèse le Leonard Boyle Dissertation Prize for Medieval Studies et ont inspiré le titre du présent ouvrage. Je souhaite aussi souligner la gentillesse du personnel des archives municipales de Montpellier, dont l’implication a rendu plus aisées les recherches dans les fonds anciens, en particulier Christine Feuillas, qui a supervisé un stage réalisé là-bas au cours de l’été 2011. Des pensées affectueuses à mes parents, ma sœur et à mes proches. Ce livre, comme la thèse, est dédié aux grands‒parents que j’ai eu la chance de connaître et dont les histoires de jeunesse m’ont donné le goût de l’histoire.

TABLE DES MATIÈRES Remerciements Table des matières Préface Introduction Chapitre 1 : Les personnes seules : portrait d’une population I. La solitude en ville. Essai de démographie historique 1. Remarques de méthode 2. La part de personnes seules à Montpellier 3. Les personnes seules et la répartition des richesses II. Étude sociogéographique des personnes seules 1. L’espace urbain et les personnes seules 2. Des personnes seules et fortunées 3. Des Montpelliérains aisés aux ménages modestes 4. Seuls et pauvres III. Les Montpelliérains seuls et leur famille 1. Ménage et parenté : législation et perception 2. Les personnes seules et les premiers cercles de parenté 3. Hors de la parenté consanguine : des liens parfois étroits Chapitre 2 : Enfance et adolescence : une solitude rare I. Les enfants seuls de Montpellier : l’absence de père et de mère 1. Les enfants dans les sources 2. Le cas des enfants abandonnés 3. Le geste d’abandon et la solitude parentale II. La solitude évitée des enfants 1. La mise sous tutelle des orphelins 2. Des enfants placés au service d’un maître 3. L’œuvre de charité pour les enfants exposés III. Solitudes adolescentes 1. Les adolescents et la solitude 2. La mise en apprentissage des adolescents

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Chapitre 3 : Les jeunes et la solitude : un temps de transition I. Les périodes de solitude au cours de la jeunesse 1. Les jeunes seuls en contexte urbain 2. Des situations économiques contrastées 3. Les premières années de travail : un temps de possible solitude II. Une solitude en rupture 1. Des désirs d’autonomie : les querelles et conflits 2. Itinérance et vagabondage 3. Une solitude à risque : le cas des jeunes femmes seules III. De la solitude vers l’intégration 1. Les immigrants et la société civile 2. La communauté matrimoniale 3. De la solitude « par dehors » à la solitude spirituelle Chapitre 4 : Sans conjoint ni descendant. Les solitudes d’adultes I. Des solitudes de conjoint 1. Veuvage féminin et veuvage masculin 2. Les personnes non mariées 3. Les séparations temporaires II. Autour des conséquences du veuvage 1. Un processus de paupérisation 2. Spécificités du veuvage féminin 3. Les remariages à Montpellier III. Seul et sans enfant 1. Disparition et absence d’enfant 2. L’investissement affectif des enfants de la parenté 3. Les enfants exposés, des enfants de substitution Chapitre 5 : Vieillesse et crainte de la solitude I. Seuls ou en famille ? 1. Vieillir en solitude : sources et ressources 2. Parenté et vieillesse : les solidarités fondamentales II. Éviter la solitude : la vieillesse en familia 1. Garder la haute main sur le ménage 2. Se retirer 3. Être pris en charge III. Préparer sa mort 1. Le milieu hospitalier, un rempart contre l’isolement 2. Préparer son âme

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TABLE DES MATIÈRES

Conclusion Annexes Annexe I. Qualification des hommes et des femmes dans les compoix Annexe II. Héritiers universels, liens de parenté et de sociabilité dans les testaments Annexe III. Actes notariés et personnes seules : contrat d’apprentissage et testament Archives et instruments de recherche Bibliographie Index des noms de personnes et de lieux Index thématique Table des illustrations

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n the last two decades the study of medieval Montpellier has enjoyed a revival. Anchored by distinguished scholars Daniel Le Blévec and Patrick Gilli of the Université de Montpellier 3 – Paul Valéry, historians such as Pierre Chastang, Vincent Challet, and Geneviève Dumas have reinvigorated the investigation of the rich medieval sources of the Archives départementales de l’Hérault and the Archives municipales de Montpellier. Now a younger generation of scholars has joined this vibrant group. Lucie Laumonier’s Solitudes et solidarités en ville. Montpellier, mi xiiie‒fin xve siècles, represents the first major study of family and gender in Montpellier, using the concept of living alone in the later Middle Ages to provide many insights into late medieval society. Modern study of medieval Montpellier begins in the nineteenth century with Alexandre Germain, building on earlier eighteenth‒century studies by Charles d’Aigrefeuille, continuing with Louise Guiraud, Louis J.  Thomas, Jean Combes, Guy Romestan, and André Gouron. More recently but stretching back over more than forty years, I have examined various aspects of the history of Montpellier. Studies of medieval Montpellier have focused on political history, legal history, ecclesiastical history, and economic history. My interests in social, economic, and legal history have shaped what I have written about Montpellier. There remains a great deal to learn about the history of women, family, society, and gender, and the local archives are brimming with information. Lucie Laumonier has made a significant first step in delving into these areas of study. The product of a joint doctorate under the direction of Daniel Le Blévec of the Université de Montpellier 3 – Paul Valéry – and Geneviève Dumas of the Université de Sherbrooke (Canada), Dr. Laumonier’s study demonstrates command of a broad historiography relating to women and gender, including an in‒depth knowledge of Anglo‒American historiography. French studies in gender, pioneered and animated by Didier Lett, have begun to bear fruit across France. One can hope for many more case studies such as Lucie Laumonier’s to emerge from regional and municipal French archives. In an empirical study Dr. Laumonier examines the experience of people – women and men – living alone in Montpellier and the challenges they faced, the compromises they had to make, and the strategies they used

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to navigate a society where family ties and networks of connections in the Middle Ages were the key to thriving, if not to actual survival. Her chronology is broad, from the mid thirteenth century to the late fifteenth century. During this period of more than two centuries, Montpellier experienced a medieval heyday before the Black Death of 1348 and thereafter a century and a half of crisis as the town painfully and slowly recovered from the demographic debacle of the plague, the Hundred Years War, and social unrest. Solitude serves as a vehicle for Dr. Laumonier to investigate many facets of late medieval Montpellier society. She has an impressive familiarity with the rich archival sources that remain for the study of medieval Montpellier. She has explored the public notarial archives and the notaries of the consulate in the Archives départementales and Archives municipales respectively, the fonds of the Commune Clôture, the Petit Thalamus which includes the 1204 charter of customs, along with later additions, consular ordinances, and the municipal chronicle, the magnificent collection of charters in the Grand Chartrier of the Archives municipales, municipal registers, and the compoix, fiscal inventories that remain for the period 1380‒1480, and wills from the Série G of the Archives départementales. She adds to this impressive archival research an inquiry into narrative sources and a serious command of the secondary literature that permits her to make comparisons and contrasts to highlight the commonalities in the experience of Montpellier and its uniqueness. Solitude in Montpellier is influenced by the private law freedoms enjoyed by its inhabitants and by its special features as a university town and a commercial powerhouse on the Mediterranean. Capture, piracy, death at sea added to the pretexts for solitude in Montpellier in contrast to a town like Toulouse. Dr. Laumonier takes both a qualitative and a quantitative approach, discussing particular cases, and providing an overall view of trends. She organizes her study along the life cycle, inquiring of the experience of solitude and the strategies of solidarity and support for infants and young children, adolescents, youth (over the age of twenty), adults, and the elderly. She is careful to set up distinctions between the fact of living alone and the fact of being isolated. She discerns several dimensions of solitude, the physical fact of being alone, the emotional feeling of being alone, and medieval spiritual solitude that might involve eremitic or monastic lifestyle where the emphasis was on communion with God. Her focus is on solitude within the urban context of Montpellier, one that can occur along a cycle of familial development. She has sought out explanations and

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motivations for solitude. Poverty emerges as a great motor of solitude and isolation. The rich, though perhaps alone through widowhood and/or the death of children, were still surrounded by domestics and perhaps extended family. They had networks within which to cope with their solitude, and they enjoyed private domestic space where they could be alone. The poor, on the other hand, were vulnerable and often without support. Gender distinctions also applied at some of these stages in the life cycle, not for children and less in old age, but definitely in adolescence and youth and in adulthood. Montpellier emerges as a city with a significant social safety net. Abandoned or orphaned children, male and female, were provided for by the municipality, by distant relatives, by wet nurses and others seeking to care for the young. Poor girls, perhaps the most at risk from the danger of rape when isolated and alone, could see their lives degenerate into prostitution and marginality. The Montpellier charity supporting poor girls with funds to marry stepped in to mitigate this situation. Boys might face solitude in adolescence as apprentices and in young adulthood as young workers establishing themselves in a trade, but they were less vulnerable than girls at the same ages. Widowed women over the age of forty had less chance of remarrying whereas widowed men could often have serial marriages. In old age, both men and women could be cared for by relatives or by acquaintances or would be accepted into hospitals as charity cases. Dr. Laumonier leaves for later study a focus on the emotional dimensions of solitude, social isolation stemming from deliquency and crime, and solidarities of friendship and family overall that she addressed only in their relation to solitude. She also intends to examine her late medieval chronology for subtle changes in eras of acute crisis. She raises in her conclusion the paradox that the city presents a crush of people and a tourbillon of activities within which there could persist the feeling of anomie. Lucie Laumonier has written a sensitive well documented study of Montpellier society in the later Middle Ages from the perspective of living alone. I first met Lucie Laumonier in March 2013, a month before her thesis defense in April 2013. We had several stimulating discussions about Montpellier and her work at that time. She and another doctoral candidate, Lucie Galano, organized a conference on the state of research on Montpellier in November 2013, « Montpellier au Moyen Âge : Bilan et approches nouvelles  ». A  volume of conference papers issuing from this conference is scheduled for publication. Dr. Laumonier decided to apply for a Canadian post‒doctoral fellowship sponsored by the Fonds de

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recherché du Québec – Société et culture (FRQSC). She has received two years of post‒doctoral support to conduct research under the auspices of the University of Minnesota on the topic of family crises in the later Middle Ages in Montpellier. I look forward to working with her on this second major project. She has made an impressive beginning in this first book, Solitudes et solidarités, which demonstrates much promise for her future scholarly career. Kathryn L. Reyerson, Professor of History, University of Minnesota

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’histoire de la famille est devenue un champ d’étude fondamental pour les médiévistes, car la parenté constitue la cellule de base à partir de laquelle se structure la société1. Elle est un référent identitaire essentiel pour les individus : elle représente le premier espace de sociabilité et permet d’insérer ses membres dans le tissu social2. Dans une civilisation où la parenté est un refuge, détient une si forte valeur d’intégration et où l’individu existe à travers sa communauté d’appartenance, la place des personnes seules peut être ambivalente3. Les recherches menées dans les archives médiévales pour la thèse de doctorat m’ont permis d’étudier le sort de ces personnes, dans le contexte de la ville de Montpellier à la fin du Moyen Âge4. L’approche sociodémographique de la question, l’analyse des origines de la solitude et l’étude de ses répercussions pour les individus m’ont amenée à réaliser une vaste enquête sur la solitude, envisagée comme fait de vivre seul, en contexte urbain. En filigrane s’est esquissée une histoire des solidarités familiales et sociales, permettant bien souvent aux individus d’échapper à un état solitaire ou de l’éviter. Parenté, solidarités et solitude ne peuvent être analysées séparément. Le terme « solitude » a plusieurs acceptions, tant aujourd’hui qu’au Moyen Âge ou à l’Époque moderne5. Il désigne la solitude physique,

A.  Guerreau‒Jalabert, «  Sur les structures de parenté dans l’Europe médiévale  », Annales E.S.C., 36‒6  (1981), p.  1028‒1049. «  La parenté comme structure sociale  » est l’intitulé d’un sous‒titre, p. 1032. 2 J. Gaudemet, Les communautés familiales, Paris, Rivière, 1963, p. 30. 3 «  Dans un monde où la liberté se définit par l’incorporation à un ordre collectif et où l’affirmation des droits de l’individu passe par celle du groupe auquel il se rattache, tout le problème est de faire corps et d’accéder par là à une existence reconnue.  » A.  Vauchez, Les laïcs au Moyen Âge. Pratiques et expériences religieuses, Paris, Cerf, 1987, p.  117. Sur la communauté-refuge, J. Gaudemet, Les communautés familiales, p. 102 et suivantes. 4 L.  Laumonier, Vivre seul à Montpellier à la fin du Moyen Âge, thèse de doctorat, Université de Sherbrooke et Université Montpellier 3, 2013. La thèse porte principalement sur les xive et xve siècles. La présente recherche s’étend en revanche de la deuxième moitié du xiiie siècle à la fin du xve siècle. 5 «  [À]  l’époque moderne, la solitude, selon qu’elle est choisie ou subie, est aussi bien un concept existentiel qu’une donnée démographique et sociale. » S. Beauvalet‒Boutouyrie, La solitude, xviie‒xviiie siècle, Paris, Belin, 2008, p. 3. 1

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autrement dit le fait d’être seul  ; il désigne aussi le fait de se sentir seul, dans un contexte émotionnel ; et, dans un sens particulièrement médiéval, il renvoie à la solitude spirituelle, la fuite du monde caractéristique de l’érémitisme et du monachisme, suscitant la communion de l’âme avec Dieu6. Le cadre urbain rassemble ces solitudes, celle des personnes qui vivent seules et qui parfois se sentent seules, celle que recherchent ceux qui se retirent à l’écart des membres de leur famille et de la société, ayant consacré leur vie à la solitude « par dedans7 ». Si la solitude des ermites, des reclus et des religieux, ainsi que le vocabulaire entourant cette solitude spirituelle ont reçu une certaine attention dans l’historiographie, ce n’était pas le cas de la solitude des personnes qui vivent en société8. Quant au sentiment de solitude et à son expression, perceptible par l’analyse de sources littéraires, éventuellement iconographiques, de traités ou de documents de nature privée, ils ont surtout été étudiés pour l’Époque moderne9. Enfin, le désir de solitude, auquel on accède principalement pour les élites sociales, les G.  Hasenohr, «  Typologie spirituelle et morphologie lexicale. Remarques sur le vocabulaire français de la solitude (xiie‒xve siècles) », Cultura neolatina : rivista di filologia romanza, 62‒3/4  (2002), p.  229‒245. Sur les solitudes contemporaines, J.-C.  Kaufmann, «  Les cadres sociaux du sentiment de solitude  », Sciences sociales et santé, 13‒1  (1995), p. 123‒136. 7 Sur cette expression, G. Hasenohr, « Typologie spirituelle… », p. 231‒232. 8 Par exemple, A.  Boureau, «  Vitae fratrum, Vitae patrum. L’Ordre dominicain et le modèle des Pères du désert au xiiie siècle », Mélanges de l’École française de Rome. MoyenÂge, Temps modernes, 99‒1 (1987), p. 79‒100 ; P. L’Hermite‒Leclercq, « Le reclus dans la ville au Bas Moyen Âge », Journal des savants, 3‒4 (1988), p. 219‒262 ; C. Santschi, «  La solitude des ermites. Enquête en milieu alpin  », Médiévales, 28  (1995), p.  25‒40  ; J.-H.  Foulon, «  Solitude et pauvreté volontaire chez les ermites du Val de Loire  », in D.  Barthélémy et J.-M.  Martin (éd.), Liber largitorius. Études d’histoire médiévale offertes à Pierre Toubert par ses élèves, Genève, Droz, 2003, p. 393‒416 ; N. Schroeder, «  In locis vaste solitudinis  », Le Moyen Âge, tome CXVI, 1  (2010), p.  9‒35  ; G. de Carvalho Godoy, « Le lieu de la « solitudo » au xiie siècle : réflexions autour du cas chartreux », Bulletin du Centre d’études médiévales‒Auxerre, 14 (2010), p. 253‒260 ; G. de Carvalho Godoy, « Résumé de thèse : Isolement, communauté et société. Sémantique de la solitude en contexte monastique latin (v.1080‒v.1150)  », Bulletin du CERCOR, 38 (2014), p. 63‒72. 9 S. Beauvalet‒Boutouyrie, La solitude…, op. cit. Voir les articles de la partie « Solitudes et solidarités », in J.-P. Bardet, É. Arnoul et J.-F. Ruggiu, Les écrits du for privé en Europe (du Moyen Âge à l’époque contemporaine). Enquêtes, Analyses, Publications, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010, p. 207‒281 ; T. Ginestous, La solitude au village : approche micro‒historique de la condition féminine au xixe siècle, Paris, Mare & Martin, 2007. 6

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intellectuels clercs et laïcs, a fait l’objet de quelques travaux, par exemple dans le cadre des études sur la notion du « privé »10. Mes recherches doctorales ont mis en lumière la diversité des façons dont la vie en solitaire et le sentiment de solitude modifient les situations personnelles et familiales, les fragilisent, poussent les individus à repenser leur place dans leur ménage et plus globalement dans la société. La solitude inhérente à la vie urbaine de Montpellier intervient dans le cours de la vie des individus à tous ses stades et brouille alors le « cycle de développement familial ». Ce concept, propre à l’histoire de la famille, désigne le processus de dilatation et de rétractation qui rythme la vie d’un groupe domestique11. L’approche qui en découle pousse à envisager le groupe domestique comme «  a developping community » et permet d’étudier l’articulation entre les fonctions de production et de socialisation des ménages12. Vivre seul, parce qu’il ne s’agit pas d’un fait rare et isolé, doit être considéré comme un facteur de perturbation récurrent dans le cycle de développement des foyers urbains de la fin du Moyen Âge13.

P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, tome 2 « De l’Europe féodale à la Renaissance  », Paris, Seuil, 1985. Et, plus récemment  : D.  Webb, Privacy and Solitude in the Middle Ages, Londres/New‒York, Hambledon Continuum, 2007. L’historienne associe étroitement dans son ouvrage la solitude à la recherche d’intimité, d’isolement. Sa démarche l’amène donc à considérer la solitude comme un luxe, un espace personnel recherché par exemple par les élites intellectuelles, par certains religieux, permettant principalement de s’adonner aux travaux de l’esprit et à la méditation spirituelle. De nombreux développements sont ainsi consacrés, pour le monde laïc, aux espaces privés (chambre, étude, jardin). C’est aussi sur cette solitude de l’esprit, une solitude volontairement recherchée, que portent les propos de T. Ginestous, L’amour de la solitude : de Homère à Robinson Crusoé, Paris, L’Harmattan, 2011. 11 Il s’agit de «  l’évolution dans le temps de la composition d’un ménage, au cours de laquelle des individus de la même famille naissent, se marient, meurent et vivent sous le « toit paternel  », y entrent ou le quittent. En fonction des circonstances démographiques, au fil des ans, la composition du ménage varie, passe par des phases d’expansion […] et des phases de contraction. » A. Collomp, La maison du père : famille et village en Haute-Provence aux xvii e e et xviii e siècles, Paris, PUF, 1983, p. 63. 12 M. Mitterauer et R. Sieder, The European Family: Patriarchy to Partnership from the Middle Ages to the Present, Chicago, University of Chicago Press, 1982, p. 48 à 70. 13 L. Laumonier, Vivre seul à Montpellier…, voir la conclusion. 10

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Cycle de développement familial, solitude et cours de la vie L’éclatement des groupes domestiques et la vie en solitaire qu’il provoque ne sont pourtant pas pris en compte dans cette théorie, ne serait‒ce que parce que la personne seule est l’antithèse de la « famille ». En confrontant la théorie du cycle de développement familial aux pratiques et au contexte de Montpellier à la fin du Moyen Âge, on se heurte à des différences importantes qui forcent à en dégager des étapes de solitude. Le cycle de développement familial connaît des pauses, des moments où les personnes se retrouvent seules. À l’issue des recherches menées, on peut considérer que la moitié des groupes de parenté de Montpellier des années 1250 à la fin du xve siècle – avec des variations chronologiques notables – sont interrompus à un moment ou un autre dans leur cycle de développement par les décès et les accidents de la vie. Ils se recréent plus tard et s’agrègent à d’autres pour donner naissance à des ménages recomposés. La solitude induit donc des processus de changements et de reconfigurations dans les groupes domestiques montpelliérains, en perturbant leur cycle de développement. Or, Tamara Hareven a souligné que « le cycle familial identifie davantage des étapes dans la situation de parent que les aspects plus dynamiques des évolutions individuelles14  ». L’historienne valorise l’approche par le « cours de la vie » (en anglais life course) théorisée par Glen Elder à la fin des années 197015. C’est surtout en sociologie que cette approche, centrée sur les « itinéraires » et les « parcours » individuels, s’est épanouie, avant de gagner peu à peu l’histoire contemporaine16. Comme le «  cycle de développement familial », le « cours de la vie » entraîne une perception

T. Hareven, « L’histoire de la famille et la complexité du changement social », Cahiers d’Histoire, 45‒1, (2000), p. 9‒34, ici p. 30. 15 G.  Elder, «  Age Differentiation and the Life Course  », Annual Review of Sociology, 1 (1975), p. 165‒190 ; Glen Elder, « Family History and the Life Course », in T. Hareven (éd.), Transitions. The Family and the Life Course in Historical Perspective, New York, Academic Press, 1978, p. 17‒64. 16 Voir par exemple A.  Bideau et G.  Brunet, «  D’un ménage à l’autre, itinéraires individuels et structures familiales. Note méthodologique », in Ménages, familles, parentèles et solidarités dans les populations méditerranéennes, Paris, PUF, 1996, p. 65‒76. En histoire : Itinéraires féminins, numéro des Annales de démographie historique, 112‒2  (2006) et Les Enfants abandonnés. Institutions et parcours individuels, numéro des Annales de démographie historique, 114‒2 (2007). 14

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dynamique des phénomènes venant ponctuer l’existence des individus17. C’est dans cette perspective que l’on a souhaité étudier la solitude et les solidarités qu’elle suscite, dans les spécificités qu’elles revêtent en fonction de l’âge des personnes, du moment où l’état solitaire apparaît et de ses caractéristiques. Les personnes seules ne forment pas une catégorie sociale médiévale, à la différence des jeunes ou des veuves ; il pourrait ainsi paraître non pertinent de les étudier en tant que groupe18. La place d’un individu dans une société donnée, c’est-à-dire son statut social, son identité sociale, dépend de plusieurs variables, subjectives et propres à chaque culture, dont les principales constituent elles‒mêmes des catégories sociales (le sexe, la religion, le milieu social etc.)19. Le croisement de ces variables, appelées par Stephen Rigby des « axes d’inégalité », indique la manière dont l’individu est perçu et s’insère dans la société20. Le groupe artificiel des « personnes seules » est donc, dans cette perspective qui envisage le statut social comme étant multifactoriel, uni par la variable ou l’axe d’inégalité «  solitude  », et prend par là même sa

Sur les représentations des différents stades de l’existence à la fin du Moyen Âge, M. Newels, « Les âges de la vie dans quelques moralités françaises de la fin du Moyen Âge », in H. Dubois et M. Zink (dir.), Les âges de la vie au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 1992, p. 253‒268. 18 Cette réflexion sur les personnes seules en tant que groupe a été initiée par Thomas Granier (Université Montpellier 3 Paul Valéry), à l’occasion d’une présentation à la journée des doctorants du Centre d’études médiévales de Montpellier (CEMM), en 2010. Qu’il soit vivement remercié pour ses commentaires stimulants. Dans l’Angleterre médiévale le statut de « femme seule » est attesté. C. Beattie, Medieval Single Women. The Politics of Social Classification in Late Medieval England, Oxford, Oxford University Press, 2007. Sur les catégories sociales, S. Cerutti, « La construction des catégories sociales », Autrement, 150/151  (1995), p.  224‒234. Dans un cadre médiéval, on peut songer à la question de la jeunesse. C. Gauvard, « Les jeunes à la fin du Moyen Âge : une classe d’âge ? », in Les entrées dans la vie. Initiations et apprentissages, actes du 12e congrès de la SHMESP, Nancy, Presses universitaires, 1982, p. 225‒244. 19 Pour une réflexion sur le Moyen Âge, M. Aurell, « Complexité sociale et simplification rationnelle  : dire la stratification au Moyen Âge  », Cahiers de civilisation médiévale, 48‒189 (2005), p. 5‒15. 20 « The social position of an individual is the product of the meeting point of many different axes or dimensions of inequality. » S. Rigby, English Society in the Later Middle Ages: Class, Status, and Gender, Londres, MacMillan, 1995, p. 283. 17

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cohérence21. Afin de rendre plus opératoire l’étude de la solitude, l’approche du cours de la vie offre un fil directeur à la recherche22. Il s’agit donc d’analyser les manifestations et les conséquences de la solitude dans le cours de l’existence des Montpelliérains des années 1250 à la fin du xve siècle. La solitude est considérée comme un moment déclencheur, entraînant des processus multiples  : de reconfiguration familiale, d’appauvrissement, de modification du statut social, de vulnérabilisation, d’émergence de solidarités, ... Ces processus sont parfois mis en œuvre par les individus, qui en sont, dans d’autres cas, des victimes ou des bénéficiaires passifs. Mais si la solitude se manifeste différemment pour un enfant et un adulte, elle amène avec elle une série de représentations et de conséquences qui dépendent d’autres «  axes d’inégalité  », tels que le sexe ou le milieu social. La mise en pratique de l’appréhension multidimensionnelle du statut social des personnes est fertile pour la recherche, puisqu’elle permet d’analyser, au fil des âges de la vie, l’évolution de l’incidence de ces différentes variables pour les Montpelliérains confrontés à la solitude23.

Ces variables peuvent se modéliser sous la forme d’axes, qui s’inscrivent de manière multidimensionnelle dans l’espace. Pour une présentation détaillée de l’approche des « axes d’inégalité », voir C. Beattie, Medieval Single Women…, p. 9‒10. Pour une application pratique, voir les multiples contributions dans S.  Farmer et C.  Braun Pasternack (éd.), Gender and Difference in the Middle Ages, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 2003. 22 Sur les representations du cycle et des âges de la vie, M.  Goodish, From Birth to Old Age, the Human Life Cycle in Medieval Thought. 1250‒1350, Lanham, University Press of America, 1989 ; pour une analyse à partir des sources de la pratique : D. Herlihy, « Vieillir au Quattrocento », Annales E.S.C., 24‒6 (1969), p. 1338‒1352. 23 Cela fut très fécond dans le cas des études de genre  : «  […] genders are constructed in historically specific and changing ways within a range of interlocking inequalities‒a “matrix of domination”, as Patricia Hills Collins has called it. » S. Farmer, « Introduction », in S.  Farmer et C.  Braun Pasternack (éd.), Gender and Difference…, p.  IX‒XXVII, ici p.  IX.  La question de la place du statut social dans ces axes d’inégalité a été et demeure abondamment discutée par les historiens du genre, voir S.  Rigby, English Society in the Later Middle Ages…, p. 244‒245. Pour une illustration : S. Farmer, « The Beggar’s Body: Intersection of Gender and Social Status in High Medieval Paris  », in S.  Farmer et B.  Rosenwein (éd.), Monks & Nuns, Saints & Outcasts: Religion in Medieval Society, Ithaca, Cornell University Press, 2000, p.  155‒171. Les travaux récents sur l’incapacité ou le handicap (disability studies) illustrent la fécondité de cette méthode qui permet de situer les individus dans la complexité culturelle et sociale des axes d’inégalité. Dans ce contexte, c’est le handicap qui constitue l’axe principal. Voir l’article très stimulant de R. Garland‒ Thompson, « Integrating Disability, Transforming Feminist Theory », National Women’s Studies Association Journal, 14‒3 (2002), p. 1‒32. 21

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Seront analysées les solitudes des enfants, des adolescents, des jeunes, des adultes et des personnes âgées. Certaines solitudes ne sont pas l’apanage d’une seule catégorie d’âge : l’immigration, l’exil, la marginalité sont autant de causes et de vecteurs de solitude pour les jeunes, les adultes ou les personnes âgées. De même, les origines de la solitude ne sont propres à aucun groupe d’âge et concernent l’ensemble des Montpelliérains  : la mort, les conflits, le désir d’être seul se manifestent à tous les moments de  l’existence. Ces thèmes qui transcendent une recherche sur la solitude se trouveront, pour des raisons méthodologiques, rattachés à des âges avec lesquels ils partagent des problématiques communes24. Par ailleurs, le cadre monographique de cette étude invite à considérer Montpellier comme un acteur à part entière de la recherche. La ville constitue le cadre de vie de ses habitants et leur impose certaines contraintes. Montpellier, mi‒xiiie‒xve siècles Montpellier est une fondation seigneuriale de la fin du xe siècle25. Dès la deuxième moitié du xiie siècle, ses habitants manifestent leur désir d’indépendance26. C’est cependant au début du xiiie siècle sous la tutelle des rois d’Aragon puis de Majorque, après une tentative infructueuse en 1141, que la ville se dote de statuts, d’un consulat et d’une administration autonome27. Très vigoureuse économiquement, grâce au rôle des marchands internationaux, et 24 La notion d’intégration par exemple, permet d’analyser avec acuité les processus de solitude pendant la jeunesse. Elle rejoint sur plusieurs points les situations des migrants qui tâchent d’être acceptés au sein de la communauté urbaine. 25 Sur les origines de la ville, H.  Vidal, «  Au temps des Guilhems  », in G.  Cholvy (dir.) Histoire de Montpellier, Toulouse, Privat, 1984, p. 9‒38 ; voir aussi la contribution de C. Duhamel‒Amado dans l’ouvrage de G. Fabre et T. Lochard, Montpellier : la ville médiévale, Montpellier, Éditions de l’Inventaire, 1992, chapitre 1 « Les origines, 985‒1103 ». De la même auteure, « Aux origines des Guilhem de Montpellier (xe‒xie siècle) : questions généalogiques et retour à l’historiographie  », Études sur l’Hérault, 7/8  (1991‒1992), p. 89‒108. 26 Sur la période des Guilhem, H. Katsura, « Serments, hommages et fiefs de la seigneurie des Guilhem, fin xie siècle- début xiiie siècle », Annales du Midi, 104‒198 (1992), p. 141‒161. 27 A.  Ross Lewis, «  The Development of Town Government in Twelfth Century Montpellier  », Speculum, 22  (1947), p.  51‒67  ; A.  Gouron, «  Libertas hominum montispessulanum, Rédaction et diffusion des coutumes de Montpellier », Annales du Midi, 90  (1978), p.  289‒318. Voir aussi, J.  Caille, «  Urban Expansion in Languedoc from the Eleventh to the Fourteenth Century: The Example of Narbonne and Montpellier  », in K. Reyerson et J. Drendel (éd.), Urban and Rural Communities in Medieval France, Leyde, Brill, 1998, p.  51‒72. Sur les modalities des elections consulaires, J.  Guillaumot, «  Les

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culturellement, avec ses universités rayonnantes, Montpellier se hisse alors au rang des principaux centres urbains du Midi, une place qu’elle conserve jusque dans les années 1340‒1350. La ville est divisée en deux juridictions, inféodées l’une à l’autre. L’une, la Part Antique, est la seigneurie directe des comtes de Melgueil puis de l’évêque de Maguelone à partir de la fin du xie siècle. L’autre, la Part Neuve, est confiée en fief par ces derniers aux seigneurs Guilhem, puis à leurs successeurs (1204), rois d’Aragon et de Majorque28. La ville intègre partiellement le domaine royal français en 1293, par l’achat de la seigneurie de Montpelliéret et des droits sur le fief de la Part Neuve, puis en 1349, par le rachat de ce dernier, cependant cédé en apanage jusque dans les années 138029. L’économie dynamique de la ville s’appuie sur son port, situé à Lattes, et sur le commerce méditerranéen30 : importation d’épices et exportation de draps rouges, teints dans la ville et très réputés31. Ceci, ajouté à la bienveillance élections municipales dans le Midi de la France : le cas de Montpellier (xiiie‒xive siècles) », Circé, n°4 (2014) . 28 Sur l’histoire politique de Montpellier, voir C. d’Aigrefeuille, Histoire de la commune de Montpellier, 2 volumes, Montpellier, Rigaud père et fils, 1737‒1739 ; A. Germain, Histoire de la Commune de Montpellier, 3 volumes, Montpellier, Jean Martel, 1851‒1854 ; J. Baumel, Histoire d’une seigneurie du Midi de la France, Naissance de Montpellier (985‒1213), Montpellier, Causse, 1969  ; Montpellier sous la seigneurie de Jacques le Conquérant et des rois de Majorque. Rattachement de Montpelliéret et de Montpellier à la France (1213‒1349), Montpellier, Causse, 1971. Voir aussi G.  Cholvy (dir.), Histoire de Montpellier, op.  cit.  ; G. Cholvy, (dir.), Histoire du diocèse de Montpellier, Paris, Beauchesne, 1976 ; J. Combes (dir.), Montpellier et le Languedoc au Moyen Âge, Mémoires de la Société Archéologique de Montpellier, t. XX, Montpellier 1990. Sur d’Aigrefeuille et la manière dont est construite sa réflexion historique, L.  Laumonier, «  L’histoire religieuse de Montpellier. Charles d’Aigrefeuille et son Histoire de la ville, 1737‒1739 » in Historiographie moderne et histoire religieuse du Moyen Âge méridional, Cahiers de Fanjeaux 49, Toulouse, Privat, 2014, p. 173‒189. 29 Pour la fin du Moyen Âge  : J.  Baumel, La fin d’une seigneurie du Midi de la France, Montpellier, ville royale (1349‒1505), Montpellier, Causse, 1973. 30 Des liens d’interdépendance lient bien sûr Montpellier à son arrière‒pays. Voir K.  Reyerson, G.  Larguier et M.  Bourin, «  Les dynamiques commerciales dans les petites villes languedociennes aux environs de 1300 » in M. Bourin, F. Menant et L. To Figueras, (éd.), Dynamiques du monde rural dans la conjoncture de 1300, Rome, École française de Rome, 2014, p. 171‒204. 31 Sur l’histoire économique de la ville, J.  Combes, «  Les investissements immobiliers à Montpellier au commencement du xve siècle », Recueil de mémoires et travaux publié par la Société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, fasc. 2, Montpellier, Université de Montpellier, 1951, p.  21‒28  ; id., «  Industrie et commerce de la toile à Montpellier de la fin du xiiie siècle à la fin du xve siècle », Recueil de mémoires et travaux publié par la société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit. Mélanges

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pontificale dont a bénéficié la ville, à la réputation de ses universités et à la présence de communautés étrangères, explique l’attractivité de Montpellier, dont le rayonnement dépasse le strict espace languedocien32. Au plus fort de son expansion, la ville aurait compté autour de 35  000  habitants33. Elle se développe avec vigueur jusqu’aux crises de la fin du Moyen Âge qui l’atteignent durement et se relève lentement à la fin du premier tiers du xve  siècle, grâce, entre autres, à des politiques consulaires et royales favorables à l’immigration. Montpellier ne retrouve son dynamisme d’antan qu’à l’Époque moderne34. La présente recherche s’inscrit dans un contexte en constante évolution. Jusqu’à la grande peste, Montpellier est une ville opulente à la population nombreuse. D’un point de vue économique et urbanistique, la ville est à son point culminant au début du xive siècle35. Cette société qui a trouvé à Roger Aubenas, fasc. 9 (1974), p. 181‒212 ; id. et A.-E. Sayous « Les commerçants et les capitalistes de Montpellier aux xiiie et xive siècles  », Revue historique, 188/189  (1940), p.  341‒377. De K.  Reyerson  : «  Commercial Fraud in the Middle Ages: The Case of the Dissembled Pepperer », Journal of Medieval History, 8 (1982), p. 63‒73 ; « Le rôle de Montpellier dans le commerce des draps de laine avant 1350 », Annales du Midi, 94 (1982), p.  17‒40  ; «  Land, Houses and Real Estate Investment in Montpellier  : A  Study of the Notarial Property Transactions, 1298‒1348 », Studies in Medieval and Renaissance History, 6  (1983), p.  39‒112  ; Business, Banking and Finance in Medieval Montpellier, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1985 ; The Art of the Deal : Intermediaries of Trade in Medieval Montpellier, Leyde, Brill, 2002. Voir aussi A. Germain, Histoire du commerce de Montpellier antérieurement à l’ouverture du Port de Cette, Montpellier, Imprimerie Jean Martel Aîné, 1861, 2 volumes. 32 Sur l’histoire universitaire de Montpellier  : A.  Gouron, «  Deux universités pour une ville », in G. Cholvy (dir.), Histoire de Montpellier…, p. 103‒125 ; A. Gouron, « Médecins et juristes montpelliérains au xiie siècle : une convergence d’origines ? » in Hommage à Jean Combes (1903‒1989). Études languedociennes offertes par ses anciens élèves, collègues et amis, Montpellier, Mémoires de la Société Archéologique de Montpellier, 1991, p. 23‒37 ; D. Le Blévec (dir.), L’Université de médecine de Montpellier et son rayonnement (xiiie‒xve siècles), Turnhout, Brepols, 2004. 33 J. Russell, « L’évolution démographique de Montpellier au Moyen Âge », Annales du Midi, 74 (1962), p. 345‒360. 34 B. Doumerc, « La lente agonie des ports du Midi : Narbonne, Montpellier et Marseille confrontés à l’évolution des circuits d’échanges (fin xve‒début xvie siècle)  », Annales du Midi, 106 (1994), p. 317‒331. 35 J. Caille, « Urban Expansion in Languedoc… », p. 60. Pour des études archéologiques sur Montpellier, L.  Guiraud, Recherches topographiques sur Montpellier au Moyen Âge, Montpellier, Mémoire de la société archéologique de Montpellier, 1895 et plus récemment, G.  Fabre et T.  Lochard, Montpellier  : La ville médiévale, Montpellier, Éditions de l’Inventaire, 1992.

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son équilibre au tournant des xiiie et xive siècles est mise à mal par les crises qui apparaissent et modifient considérablement la démographie urbaine. Après la peste, la part de personnes seules connaît une forte croissance, mais il demeure impossible de l’évaluer avec précision, les archives accusant des lacunes pour les années qui suivent directement la première épidémie. Le consulat et les habitants de la ville s’efforcent de reconstruire en dépit des graves bouleversements consécutifs aux pestes, aux crises économiques et à la guerre de Cent Ans, car les compagnies ravagent les faubourgs de la ville dans les années  136036. Au début du xve  siècle, Montpellier est dépeuplée mais le consulat parvient peu à peu à attirer les immigrants. Les grands marchands, comme Jacques Cœur, ralentissent leurs activités mais continuent à s’enrichir, ce qui n’est pas le cas de la majorité de la population et du consulat, qui peinent à sortir du marasme économique37. Pourtant, l’administration de la ville se systématise de plus en plus, la pratique notariale privée est foisonnante. Dans ce contexte de redressement, les solidarités familiales se déploient avec force et apparaissent plus que jamais renforcées38. L’histoire des personnes seules et l’historiographie de Montpellier L’historiographie concernant Montpellier est plutôt inégale, car certains champs ont été abondamment étudiés, tandis que d’autres sont pratiquement délaissés. À  l’exception de l’histoire des femmes, les sujets de recherche porteurs dans le dernier tiers du xxe siècle, comme l’histoire de la pauvreté ou de la marginalité n’y ont que peu été transposés39. Les courants plus récents,

L. Laumonier, Vivre seul à Montpellier…, chapitre 4. J. Combes, « Quelques remarques sur les bourgeois de Montpellier », Recueil de mémoires et travaux publié par la société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit. Mélanges à Pierre Tisset, 7 (1970), p. 93‒132 ; K. Reyerson, Jacques Cœur : Entrepreneur and King’s Bursar, New York, Longman, 2005. 38 Voir R.  Aubenas, «  Le contrat d’affrairamentum dans le droit provençal au Moyen Âge », Revue historique de droit français et étranger, 4‒12 (1933), p. 478‒524 et J. Hilaire, « Vie en commun, famille et esprit communautaire », Revue historique de droit français et étranger, (1973), p. 8‒52 39 Sur les prostituées de Montpellier  : L.  Otis‒Cour, Prostitution in Medieval Society: the History of an Urban Institution in Languedoc, Chicago, University of Chicago Press, 1985  ; K.  Reyerson, «  Prostitution in Medieval Montpellier: The Ladies of Campus Polverel », Medieval Prosopography, 18 (1997), p. 209‒228. D’autres recherches en histoire sociale  : C.  Arbaret, «  Montpellier, système urbain médiéval  », in Y.  Barel, La ville médiévale, système social, système urbain, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 36 37

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comme l’histoire des représentations, des identités, du genre ou l’histoire culturelle, ont donné lieu là aussi à un nombre réduit d’études40. Néanmoins, certains aspects de l’histoire de Montpellier ont bénéficié d’un renouvellement historiographique et épistémologique, et sont actuellement en pleine expansion. On songe par exemple à l’histoire économique de Montpellier, pour laquelle l’intérêt a toujours été soutenu41 ; aux questions relatives à la communauté juive42 ; à l’étude du système universitaire original de la ville et en particulier de son Université de médecine43  ; à l’histoire

1975, p. 619‒700. K. Reyerson, « Changes in Testamentary Practices at Montpellier on the eve of the Black Death  », Church History, 47  (1978), p.  253‒269. Sur l’histoire des femmes, voir de K. Reyerson, entre autres, « L’expérience des plaideuses devant les cours de Montpellier (fin xiiie‒mi‒xive siècle) », in Un Moyen Âge pour aujourd’hui, mélanges offert à Claude Gauvard, Paris, PUF, 2010, p. 522‒528. De C. Béghin‒Le Gourriérec, entre autres, « Entre ombre et lumière, quelques aspects du travail des femmes à Montpellier (1293‒1408)  », Médiévales, 30  (1996), p.  45‒54  ; Le rôle économique des femmes dans la sénéchaussée de Beaucaire à la fin du Moyen Âge (xive‒xve siècles), thèse de doctorat, EHESS, 2000 ; de la même auteure, « Languedociennes au travail à la fin du Moyen Âge », in R.-M. Lagrave et al. (dir.), Dissemblances, Jeux et enjeux du genre, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 87‒100. 40 K.  Reyerson, «  Identity in the Medieval Mediterranean World of Merchants and Pirates », Mediterranean Studies, 20‒2 (2012), p. 129‒146 ; K. Reyerson, « Les stratégies commerciales des villes secondaires : identités changeantes en Méditerranée médiévale » in A. Nef (dir.), Les territoires de la Méditerranée, xie‒xvie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 193‒203. 41 Par exemple, K.  Reyerson, The Art of the Deal  : Intermediaries of Trade…, op.  cit.  ; et Jacques Cœur : Entrepreneur…, op. cit. 42 À titre indicatif : M.-H. Vicaire (dir.), Juifs et judaïsme en Languedoc, Toulouse, Privat, 1977 ; C. Iancu (dir.), Les juifs de Montpellier et dans le. Du Moyen Âge à nos jours, Montpellier, Centre de recherches et d’études juives et hébraïques, 1988 ; M. Iancu, « La pureté rituelle et le mikve de Montpellier », Les Juifs en France au Moyen Âge, Religions et société, 12 (2007), p. 24‒27 ; D. Iancu‒Agou et É. Nicolas (dir.), Des Tibbonides à Maïmonide, rayonnement des Juifs andalous en pays d’Oc médiéval, Paris, Cerf, 2009. 43 Voir plus haut et G. Dumas, Les pratiques de la santé à Montpellier à la fin du Moyen Âge (1293‒1506), thèse de doctorat, Université McGill, 2000, ainsi que G.  Dumas, Santé et société à Montpellier à la fin du Moyen Âge (1293‒1516), Leyde, Brill, 2014.

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religieuse de Montpellier et de l’évêché de Maguelone44 ; à l’histoire de la scripturalité et des rapports entre le consulat et l’écrit45. Dans le cadre d’une histoire des personnes seules, l’historiographie montpelliéraine reflète la segmentation de l’objet d’étude. Certaines solitudes enfantines, liées par exemple à l’abandon, ont été analysées à Montpellier par le biais d’une œuvre de charité qui recueille et prend en charge les enfants « exposés » à partir du début du xive siècle46. Ces articles s’inscrivent dans le champ plus large de l’enfance en danger, bien représenté dans les études médiévales47. Au cours de l’adolescence et de la jeunesse, les modes de l’organisation du travail sont parmi les principaux vecteurs de solitude, on le verra. À  Montpellier, les recherches successives d’André H.  Vidal, «  La paroisse Saint‒Firmin de Montpellier  », in La Paroisse en Languedoc (xiii e‒xiv e siècle), Cahiers de Fanjeaux, 25, Toulouse, Privat, 1990, p. 69‒84 ; J.-A. Dérens, «  Les ordres mendiants à Montpellier  : religieux de la ville nouvelle ou religieux du consulat ? », Annales du Midi, 211 (1995), p. 277‒298 ; J.-A. Dérens, « La cathédrale et la ville  : Maguelone‒Montpellier (xiiie‒xive siècle  », in La Cathédrale (xiie‒xive siècle), Cahiers de Fanjeaux 30, Toulouse, Privat, 1995, p. 97‒117 ; J.-A. Dérens, « La prédication et la ville : pratiques de la parole et « religion civique » à Montpellier aux xive et xve siècles », in La prédication en Pays d’Oc (xii e‒début xv e siècle), Cahiers de Fanjeaux 32, Toulouse, Privat, 1997, p. 335‒362 ; J.-C. Hélas, « Le culte des saints Côme et Damien à Montpellier », in Hagiographie et culte des saints en France méridionale (xiiie‒xve siècle), Cahiers de Fanjeaux n°37, Toulouse, Privat, 2002, p. 455‒480 ; D. Le Blévec et T. Granier (éd.), L’Évêché de Maguelone au Moyen Âge, Montpellier, Université Paul Valéry, 2005 ; J. Primi, « Le Prouillan montpelliérain  : naissance et essor d’un monastère de Dominicaines dans une période troublée  », Mémoire Dominicaine, 23  (2008), p.  79‒108  ; D.  Le Blévec, «  Les ordres religieux et la ville : Montpellier (xiie‒xive siècle) », in Moines et religieux dans la ville (xiie‒ xv e siècle), Cahiers de Fanjeaux 44, Toulouse, Privat, 2009, p. 203‒220 ; A. Oddo, Les ordres mendiants à Montpellier et la médiation d’une identité urbaine, xiiie‒xv e siècle, mémoire de maîtrise, Université de Sherbrooke, 2012. 45 Pour une réflexion théorique : P. Chastang, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas‒Languedoc (xi e‒xiii e siècle), Paris, CTHS, 2001. Sur Montpellier  : P. Chastang, La ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier : essai d’histoire sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013 ; G. Dumas, « Un registre de comptes à Montpellier au xve siècle : nouveau regard sur l’organisation communale médiévale », Bulletin historique de la ville de Montpellier, 35 (2013), p. 48‒61. 46 L.  Otis‒Cour, «  Municipal Wet Nurses in Fifteenth‒Century Montpellier  », in B.  Hanawalt (dir.), Women and Work in Preindustrial Europe, Bloomington, Indiana University Press, 1986, p.  83‒93  ; L.  Otis-Cour, «  Les “pauvres enfants exposés” à Montpellier aux xive et xve siècles  », Annales du Midi, 105  (1993), p.  309‒327  ; D.  Le Blévec, « Sans famille. Orphelins et enfants abandonnés », in Famille et parenté dans la vie religieuse du midi (xiie‒xve s.), Cahiers de Fanjeaux 43, Toulouse, Privat, 2008, p. 329‒347. 47 Pour un bilan historiographique sur ce sujet, se référer au chapitre 2. 44

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Gouron, de Kathryn Reyerson et de Cécile Béghin‒Le Gourriérec sur le milieu artisanal offrent des pistes de réflexion pour l’analyse des sources48. Le célibat, souvent relié à la jeunesse, a donné lieu à de nombreuses recherches dans l’historiographie médiévale, mais le sujet est encore à traiter pour Montpellier49. L’immigration, qui sera étudiée de pair avec l’âge de jeunesse, a été l’objet de deux articles qui permettent de faire le point sur ces nouveaux venus, parfois seuls, à Montpellier50. À l’âge adulte, la solitude est fréquemment une conséquence du veuvage. Ce sujet a été abondamment traité par l’historiographie, mais avant tout du point de vue des femmes51. Dans les études sur Montpellier aussi, le veuvage se décline au féminin, et dans sa dimension économique52. Le veuvage masculin, jusque‒là délaissé, est maintenant un thème de plus en plus traité 48 A.  Gouron, La règlementation des métiers en Languedoc, Paris, Minard, 1958  ; K. Reyerson, « The Adolescent Apprentice/Worker in Medieval Montpellier », Journal of Family History, 17‒4  (1992), p.  353‒370. C.  Béghin‒Le Gourriérec, «  Donneuses d’ouvrages, apprenties et salariées aux xive et xve siècles dans les sociétés urbaines languedociennes », Clio, 3 (1996), p. 31‒54 ; « Dot, patrimoine et solidarité à Montpellier dans les derniers siècles du Moyen Âge », Études roussillonnaises, XXV (2013), p. 31‒41. 49 Sur le célibat  : J.  Bennett et A.  Froide (éd.), Singlewomen in the European Past, 1250‒1800, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1999 et en particulier la contribution de S.  Farmer, «  “It Is Not Good That [Wo]man Should Be Alone”: Elite Responses to Singlewomen in High Medieval Paris  », p.  82‒106  ; C.  Beattie, Medieval Single Women…, op. cit. 50 K. Reyerson, « Patterns of Population Attraction and Mobility: the Case of Montpellier 1293‒1348 », Viator, 10 (1979), p. 257‒281 ; A.-C. Marin‒Rambier, « L’immigration à Montpellier au xve siècle d’après les registres d’habitanage (1422‒1442) », in Actes du 110e Congrès national des Sociétés savantes, tome 2, Recherches sur l’histoire de Montpellier et du Languedoc. Section d’histoire médiévale et de philologie, Paris, CTHS, 1985, p. 99‒123. 51 E. Santinelli, Des Femmes éplorées ? Les veuves dans la société aristocratique du haut Moyen Âge, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 200  ; de la même auteure, «  La femme et la mort au miroir des chartes languedociennes (ixe‒xiie siècle)  », Études Roussillonnaises, XXV (2013), p. 17‒29 ; C. Jeanne « Je suis vesve, seulete et noir vestue » Constructions et stratégies identitaires des veuves parisiennes à la fin du Moyen Âge  », Hypothèses, 1 (2006), p. 191‒201. Sur l’époque moderne S. Beauvalet‒Boutouyrie, Être veuve sous l’Ancien Régime, Paris, Belin, 2004. 52 Elizabeth Haluska-Rausch, « Famille, propriété et pouvoir : les femmes à Montpellier au Moyen Âge (985-1213), Annales du Midi, 118-255 (2006), p. 431‒435 ; C. Béghin‒Le Gourriérec, « La tentation du veuvage. Patrimoine, gestion et travail des veuves dans les villes du Bas‒Languedoc aux xive et xve siècles  », in La famille, les femmes et le quotidien (xive‒xviiie siècle). Textes offerts à Christiane Klapisch‒Zuber, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p.  163‒180  ; K.  Reyerson, «  Women and Business in Medieval Montpellier  », in B.  Hanawalt, Women and Work…, p.  117‒144  ; K.  Reyerson, «  La

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pour l’Époque moderne53. Les recherches sur la masculinité s’affirment en histoire médiévale, sous l’impulsion des études anglo‒américaines sur le genre, et offrent de nombreuses clefs pour analyser l’influence de la solitude sur l’identité des hommes54. Tout reste à faire dans le contexte montpelliérain. La même observation peut être effectuée pour l’histoire de la vieillesse, un champ par ailleurs développé, mais absent de l’historiographie locale. Les recherches sur les hôpitaux de la ville, qui accueillent les plus âgés et isolés, pallient en partie ce problème55. L’histoire de la solitude et des solidarités qu’elle suscite permet donc d’explorer de nombreux champs historiographiques, certains connus pour Montpellier, d’autres encore à découvrir, de s’interroger sur des sujets inégalement étudiés et de poser un regard novateur sur les archives, abondantes dans la ville. Les archives de la solitude Les archives municipales de Montpellier et les archives départementales de l’Hérault conservent nombre de sources riches d’enseignements sur la solitude, ses conséquences pour les personnes, la perception qu’en ont les Montpelliéraines et les Montpelliérains et les processus de défense qu’ils mettent en branle pour l’éviter. La présentation des sources sera sommaire, puisque une analyse critique des principaux fonds (archives fiscales et testaments) figure dans le premier chapitre. L’on se limitera ici à en indiquer les apports principaux pour la recherche.

participation des femmes de l’élite marchande à l’économie : trois exemples montpelliérains de la première moitié du xive siècle », Études Roussillonnaises, XXV (2013), p. 129‒135. 53 N. Pellegrin et C. H. Winn (dir.), Veufs, veuves et veuvage dans la France d’Ancien Régime, Paris, Champion, 2003 ; É. Arnoul, « La vie sans elle. Veuvage et solitude des hommes dans la France moderne », in J.-P. Bardet, et al. (dir.), Les écrits du for privé…, p. 207‒226. 54 C.  Lees (éd.), Medieval Masculinities. Regarding Men in the Middle Ages, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994 ; J. Murray (éd.), Conflicting Identities and Multiple Identities: Men in the Middle Ages, New York, Garland Press, 1999 ; R. Mazo Karras, From Boys to Men. Formations of Masculinity in Late Medieval Europe, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2003 ; D. Neal, The Masculine Self in Late Medieval England, Chicago, The University of Chicago Press, 2008. P.H. Cullum et K. Lewis (éd.), Religious Men and Masculine Identity in the Middle Ages, Woodbridge, The Boydell Press, 2013. 55 A. Germain, « De la charité publique et hospitalière à Montpellier au Moyen Âge », Mémoires de la société archéologique de Montpellier, 4  (1855), p.  481‒552. L.  Dulieu, Histoire de la médecine à Montpellier : le Moyen Âge, Avignon, Les presses universelles, 1975 ; G. Dumas, Les pratiques de la santé à Montpellier, op. cit.

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Un premier corpus est composé de sources législatives  : la coutume de Montpellier, datée de 1204, les coutumes supplémentaires, ainsi que les ordonnances consulaires (appelées «  établissements  ») datées des siècles suivants. Ces sources sont incluses dans le manuscrit du Petit Thalamus, dont plusieurs copies ont subsisté56. La coutume et les établissements permettent pour cette recherche d’établir le statut juridique des personnes, d’étudier les questions relatives aux héritages et mariages. Ce corpus est enrichi par quelques ordonnances royales dont l’étude nourrit les analyses relatives au vagabondage57. Le deuxième corpus est constitué d’archives consulaires : comptabilité urbaine – surtout conservée pour le xve siècle –58, registres fiscaux (les «  compoix  », allant de 1380 à 1480 et contenant plus de 9 000 déclarations)59, minutiers et registres d’étendues des notaires du consulat conservés du début du xive siècle à la fin du xve siècle, où sont inscrits les décisions des consuls et où figurent des actes intéressant l’administration urbaine60. Ces sources très diverses nous informent sur la composition des ménages et sur les problèmes familiaux auxquels sont confrontés les habitants. V.  Challet, «  Le «  Petit Thalamus  »  : un monument‒document de l’histoire montpelliéraine », Bulletin historique de la ville de Montpellier, 34 (2009), p. 24‒37. Il existe plusieurs copies du Petit Thalamus : Petit Thalamus (v. 1334‒1604), Montpellier, Arch. mun, AA9 ; Petit Thalamus (v. 1250), Paris, BnF, ms fr. 11795 ; Petit Thalamus (1261), Paris, BnF, ms nouvelle acquisition fr. 4337 (Foucault) ; Petit Thalamus (1270‒1280), Paris, BnF, ms fr. 14507 ( Joubert) ; Petit Thalamus (xiiie s.), Bruxelles, Bibl. royale, ms 7082 ; Petit Thalamus (fin xiiie s.), Nîmes, Bibl. mun., ms 254 (Aubais) ; Petit Thalamus (mi‒xive s.), Montpellier, Bibl. inter universitaire, section médecine, H 119 (Bouhier). Le Petit Thalamus a été édité en 1840, mais cette édition est discutable à certains égards (Thalamus Parvus. Le Petit Thalamus de Montpellier publié pour la première fois d’après les manuscrits originaux, édité par la Société archéologique de Montpellier, Montpellier, Jean Martel Aîné, 1840). Le manuscrit des archives municipales de Montpellier (désormais AMM), coté AA9 a été analysé pour la présente recherche. Ce manuscrit des archives municipale est en cours d’édition numérique grâce à un programme de l’Agence nationale de la recherche (ANR)  ; pour le moment, la chronique éditée et traduite a été mise en ligne sur le site : . La chronique et les établissements devraient être prochainement disponibles sur ce même site. 57 Ordonnances des rois de France de la troisième race, Paris, Imprimerie nationale, vol. 1, 1723 et vol. 2, 1729. 58 Comptabilité municipale : AMM, série CC. 59 Registres fiscaux : AMM, série Joffre. 60 Notaires du consulat  : AMM, série BB.  Les premiers registres ne sont pas strictement réservés au consulat et semblent plutôt provenir de la pratique privée des notaires, auprès des habitants de la ville. Ces premiers registres ont été inventoriés, se référer à la présentation des sources en bibliographie pour plus de détails. 56

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Le troisième corpus s’appuie sur les abondants actes et registres des notaires publics de Montpellier, contenant des testaments, des contrats de mariage, d’apprentissage, de vente, des actes d’affrèrement, etc. Les documents se répartissent assez inégalement entre la deuxième moitié du xiiie siècle et la fin du xve siècle et accusent une lacune entre juin 1348 et septembre 1351. Les actes les plus anciens proviennent de différents fonds des archives municipales, sont souvent écrits sur parchemin et ne sont pas constitués en registres61. La majeure partie des actes (de la fin des années 1320 aux années 1490) vient des registres des notaires publics conservés aux archives départementales de l’Hérault62. Ces sources révèlent tout leur intérêt pour l’étude de la solitude au cours de la vie quand on les interroge à la fois quantitativement et qualitativement. Elles dessinent des tendances dans les manières de vivre la solitude et mettent en lumière les mécanismes de défense et de prévention mis en œuvre par les habitants et les habitantes de Montpellier exposés au risque de la solitude. Le dernier corpus est composé de sources narratives, peu nombreuses pour Montpellier mais dont l’intérêt historique est élevé, car elles apportent un complément nécessaire aux archives de la pratique. La chronique ou les annales consulaires du Petit Thalamus relatent les faits qui ont marqué la vie de la communauté urbaine du début du xive siècle à 142663. Le récit témoigne d’événements dramatiques qui ont entraîné la solitude de certains habitants. Le roman Pierre de Provence et la belle Maguelonne, rédigé dans la première moitié du xve siècle, n’a pas été écrit à Montpellier, mais toute

61 AMM, série EE et série Louvet, pour des actes datés des années 1250 au dernier tiers du xive siècle. Quelques actes dans la série BB, surtout au sein des premiers registres inventoriés qui ne correspondent pas uniquement à la consignation d’actes consulaires (fin xiiie‒début xive siècle). 62 Archives départementales de l’Hérault (désormais ADH), 2 E 95. Pour une analyse du premier registre conservé, K. Reyerson et D. Salata, Medieval Notaries and their Acts. The 1327-1328 Register of Jean Holanie, Kalamazoo, The Medieval Institute, 2004. Quelques actes de la série G ont enrichi le corpus, des testaments édités par I. Algrin, Pour une étude des testaments conservés aux Archives départementales de l’Hérault, de la fin du xii e siècle à la fin du xiv e siècle, mémoire de Master 1, sous la direction de Julien Théry, Université Montpellier 3, 2011 et L’élection de sépulture dans la région Montpelliéraine, du début du xiie siècle à la fin du xiv e siècle, mémoire de master 2 sous la direction de Julien Théry, Université Montpellier 3, 2013. 63 AMM, AA9, Petit Thalamus. Pour le xiiie siècle, le manuscrit enregistre seulement le nom des consuls et de certains officiers consulaires.

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une partie de l’intrigue prend place sur l’île de Maguelone64. Ce roman en prose met en scène à plusieurs reprises la solitude physique et émotionnelle des protagonistes et nous invite à en analyser les manifestations. Le Libre de doctrina pueril, rédigé par le philosophe Raymond Lulle entre Montpellier et Majorque à la fin du xiiie siècle, apporte un éclairage didactique sur les relations familiales et la nature des liens tissés entre parents et enfants65. Pour finir, quelques miracles de Notre‒Dame de Rocamadour, enregistrés vers 1172 et qui ont touché des Montpelliérains, viendront enrichir le propos, en particulier pour l’étude du rapport à la mort66. La diversité des archives disponibles invite à développer des approches variées du phénomène de la solitude, alternant entre regard statistique et étude microhistorique, permettant une meilleure compréhension des conséquences de la solitude et des multiples processus, entre autres solidaires, qui s’enclenchent lorsqu’elle apparaît au cours de la vie des personnes. Le premier chapitre ouvre la recherche par un bilan démographique et socioéconomique du groupe, artificiel, des personnes seules, et s’achève par une étude de leurs réseaux de sociabilité afin d’établir une première distinction entre le fait de vivre seul et le fait d’être isolé. Le recours à des méthodes éprouvées de l’histoire démographique, économique et des réseaux met en lumière les caractéristiques fondamentales du groupe des solitaires de Montpellier. Dans le deuxième chapitre, l’analyse des solitudes enfantines met en évidence leur caractère à la fois fugace et socialement inacceptable, vecteur d’une protection quasi immédiate. Ce chapitre souligne l’importance de l’étude des solidarités en même temps que l’on procède à l’analyse des phénomènes liés à la solitude : solidarités et solitude sont intrinsèquement liées lorsque l’on s’intéresse à l’enfance. À l’adolescence, la solitude revêt une

Pierre de Provence et la belle Maguelonne, édition par A. Bierdermann, Paris, Honoré Champion, 1913. 65 Raymond Lulle, Libre de doctrina pueril, vers 1278. Deux éditions existent  : l’une par M.  Obrador y Bennassar, Barcelone, Gustau Gili, 1907 et l’autre par G.  Schib, Barcelone, Editorial Barcino, 1972. L’édition de 1972 corrige certaines erreurs de la précédente, cette édition a donc été favorisée pour cette recherche. La structure interne de l’ouvrage demeure la même, on indiquera donc la numérotation des chapitres. Ce traité de Raymond Lulle a rencontré un vif succès et été traduit en moyen français avant la fin du xiiie siècle. Raymond Lulle, Doctrine d’enfant. Version médiévale du ms fr 22933 de la B.N. de Paris, édition par A. Llinarès, Paris, Klincksieck, 1969. Le texte a aussi été traduit en latin à la même époque. Voir l’introduction d’A. Llinarès. 66 E. Albe, Les miracles de Notre‒Dame de Roc‒Amadour au xiie siècle, texte et traduction d’après les manuscrits de la Bibliothèque nationale, Paris, Champion, 1907. 64

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dimension «  genrée  »  : des garçons uniquement, apprentis, apparaissent seuls dans les sources. Le trait masculin de la solitude s’affirme au cours de la jeunesse, à l’étude dans le troisième chapitre. Désormais, les jeunes filles aussi apparaissent seules dans la documentation et semblent en être profondément vulnérabilisées. Le concept d’intégration, d’acceptation dans une communauté, est au cœur de la solitude des jeunes ; il concerne aussi les solitudes des migrants et des personnes marginalisées, dont le sort est analysé dans cette même section. Les solitudes des adultes sont l’objet du quatrième chapitre. Les adultes sont souvent endeuillées par la perte du conjoint et par la disparition des enfants : l’occasion est offerte d’étudier les manifestations du sentiment de solitude dans son rapport avec la mort et avec l’absence. Le dernier chapitre porte sur les personnes âgées et envisage la solitude comme un risque, auquel les solitaires, les familles et la société tâchent de pallier. L’étude de la vieillesse et de la solitude invite à s’interroger sur le rôle des hôpitaux et des institutions d’assistance comme moyen d’éviter une mort indigne dans l’isolement. Le sujet de la préparation à la mort, qui clôt ce cinquième chapitre, rappelle l’importance de ne pas être seul ici‒bas si l’on souhaite rassembler des suffrages pour l’au‒delà. Ces fondements historiographiques et méthodologiques, articulés sur le concept sociohistorique très prégnant au Moyen Âge des « âges de la vie », guideront ainsi notre enquête sur les rapports entre solitude et cours de l’existence, dans le cadre de Montpellier de la seconde moitié du xiiie siècle à la fin du xve siècle.

CHAPITRE 1

LES PERSONNES SEULES : PORTRAIT D’UNE POPULATION

L

a première phase de cette recherche vise à situer les personnes seules en tant que groupe au sein de plusieurs contextes : juridique, démographique, économique, géographique et celui de la sociabilité. Après une brève présentation des sources et des conditions juridiques préalables à l’apparition de personnes seules dans les archives, ces dernières seront analysées sous l’angle démographique afin d’évaluer leur poids dans la ville. L’analyse statistique des compoix et des testaments montre des résultats numériquement très contrastés, tributaires de la nature des archives. Ces sources livrent cependant une image plus précise de l’évolution chronologique de la part de personnes seules à Montpellier. La place qu’elles occupent dans la société urbaine est précisée par l’étude du milieu socioéconomique des individus, un « axe d’inégalité » fondamental dans l’établissement de leur statut social. Les personnes seules sont présentes dans tous les milieux, des plus pauvres aux plus riches. Toutefois, elles sont plus durement atteintes par la pauvreté au tournant des xive et xve siècles. Le milieu social joue un rôle fondamental dans la détermination des lieux occupés en ville par les personnes seules. La répartition de leurs hostals dans l’espace urbain est fortement corrélée à leur niveau de fortune et lève le voile sur la manière dont se vit la solitude au jour le jour dans les différents quartiers de la ville. Cette approche préliminaire des personnes seules ne peut se départir d’une réflexion introductive sur la relation entre famille, ménage et solitude, entre le fait de vivre seul et celui d’être isolé. I. La solitude en ville. Essai de démographie historique L’étude statistique de la population au Moyen Âge se heurte à une série d’écueils, qui ont été mis en avant par les historiens au cours des

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SOLITUDES ET SOLIDARITÉS EN VILLE

années  1970‒19801. Après avoir abordé ces questions de méthode dans le cadre de Montpellier, on évaluera la proportion de ménages d’une seule personne au sein des feux imposés dans les compoix et parmi les testaments produits par les habitants de la ville. Les résultats obtenus doivent être nuancés par une critique des sources, qui produisent un effet de déformation nettement sexué. 1. Remarques de méthode À  partir de 1204 et de l’obtention de la charte de coutumes, les Montpelliérains peuvent élire un gouvernement urbain et mener leur vie en fonction de ce système législatif 2. Les consuls continuent d’enrichir la charte et promulguent des ordonnances, appelées établissements, tout au long du Moyen Âge. Le cadre juridique ainsi constitué permet de définir le statut des individus et leur capacité à contracter des ventes, à rédiger leur testament, à être fiscalement imposables  ; autrement dit, à apparaître de manière autonome dans les sources et à vivre éventuellement seuls. Autour du statut juridique des personnes : apparaître seul dans les sources

La coutume et les établissements encadrent de manière assez complète la question du statut des personnes, en précisant les âges de majorité, les exigences préalables aux donations, aux mariages, aux testaments. Le droit romain vient pallier les silences des documents consulaires quand cela s’avère nécessaire. En premier lieu, les mineurs, alieni juris, orphelins ou enfants abandonnés, sont nécessairement représentés par leurs tuteurs dans les sources. Toute personne non nubile, c’est-à-dire âgée de moins de 12 ou 14 ans selon son sexe, doit être placée sous tutelle. C’est dans le testament que le père ou la veuve nomment les tuteurs de leurs enfants. Les pères ont tendance à confier cette charge à leur épouse, mais cette attitude n’est 1 Par exemple dans J. Favier, Les contribuables parisiens à la fin de la guerre de Cent ans, les rôles d’impôt de 1421, 1423 et 1438, Genève, Droz, 1970 ; R. Baratier, « Démographie médiévale dans le midi méditerranéen. Sources et méthodes », in La démographie médiévale : sources et méthodes, Actes du Ier colloque de la SHMESP, Paris, Les Belles‒Lettres, 1972, p. 9‒16 ; A. Higounet‒Nadal, Périgueux aux xiv e et xv e siècles. Étude de démographie historique, Bordeaux, Fédération historique du Sud‒Ouest, 1979. D.  Herlihy et C.  Klapisch‒Zuber ont en revanche bénéficié d’archives d’une grande précision pour leur recherche Les Toscans et leurs familles : une étude du « catasto » florentin de 1427, Paris, EHESS, 1978. 2 Sur cette période charnière, A. Gouron, « Libertas hominum montispessulanum, Rédaction et diffusion des coutumes de Montpellier », Annales du Midi, 90 (1978), p. 289‒318.

LES PERSONNES SEULES

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pas systématique3. La coutume précise que si un parent meurt, ayant fait un testament mais sans avoir choisi un tuteur pour ses enfants, ce sont les exécuteurs testamentaires qui ont la responsabilité des mineurs impubères4. Par conséquent, les mineurs de moins de 12 ou 14 ans ne peuvent apparaître seuls dans les archives ; ils seront forcément représentés. L’on peut devenir sui juris à partir de 12 ans pour les filles et 14 ans pour les garçons, après la disparition des détenteurs de la patria potestas et en l’absence de tutelle ou de curatelle. Il s’agit de la manière la plus courante d’entrer en pleine capacité juridique avant 25 ans. L’émancipation est une autre manière de s’affranchir de la puissance paternelle du vivant des géniteurs5. Bien que capables juridiquement, les adolescents sont souvent accompagnés dans les sources par des tuteurs ou des curateurs, afin de les aider à mener des affaires ou émettre des actes notariés, à l’exception du testament qui se fait sans leur aval6. Lorsque Girard Malet, majeur de 14 ans et mineur de 25 ans, se place lui‒même en apprentissage auprès de Johan Bernard pour apprendre le métier de mégissier, il précise bien agir sans tuteur ni curateur ni gardien7. L’adolescence marque le début de l’apparition autonome des individus dans la documentation ; elle est parfois corrélée à la solitude, comme on le montrera dans le deuxième chapitre.

J. Hilaire, Les régimes des biens entre époux dans la région de Montpellier, du xiiie à la fin du xvie siècle, Contribution aux études d’histoire de droit écrit, Thèse de droit, Université de Montpellier, 1956, p.  503‒529  ; M.-T. Lorcin, «  Pratique successorale et conjoncture démographique  », Bulletin du centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 4 (1975), p. 39‒63 ; M.-C. Marandet, « La veuve et le testament en toulousain à la fin du Moyen Àge », in S. Cassagnes‒Brouquet et A. Dubreil‒Cassin (éd.), Le ciel sur cette terre. Dévotion, Église et religion au Moyen Àge, mélanges en l’honneur de Michelle Fournié, Toulouse, CNRS‒Le Mirail, 2008, p. 313‒322, ici p. 315 et suivantes. 4 AMM, AA9, Petit Thalamus, statuts complémentaires de 1205, article 7, fol.°47. Article intitulé « Li gaziadors son entendut tutors ». « Si dayssi enans alcuns avens enfants mascles menors de .xiiii. ans e femes menors de .xii. ans en son testamen alcuns faza gaziadors 3

aquil gaziadors sen entendustz tutors daquels enfans, si en aycel testamen alcuns autres tutors non eran establitz. »

J.  Hilaire, «  Patria Potestas et pratique montpelliéraine au Moyen Âge. Symbolisme du droit écrit », Mémoires de la Société pour l’histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands. Études en souvenir de Georges Chevrier, 29-1 (1968), p. 421‒436, ici p. 430‒432. 6 L. de Charrin, Les testaments dans la région de Montpellier au Moyen Âge, Ambilly, Les presses de Savoie, 1961, p. 74‒78. 7 « […] non habere tutorem neque curatorem. » ADH, 2 E 95‒441, Arnaud Vitalis, 23 août 1409, fol.°53. L’acte est transcrit dans l’annexe III du présent ouvrage. 5

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À Montpellier, l’âge de majorité complète est fixé à 25 ans8. Une majorité partielle, fixée à 20 ans, permet de conduire des affaires, mais empêche de faire des donations, comme le rappelle une ordonnance consulaire9. Entre 20 et 25 ans, l’on peut donc trouver dans les sources notariées, en fonction de la nature des actes, un certain nombre de jeunes hommes et de jeunes femmes, potentiellement seuls. La notion juridique de majorité doit être mise en perspective avec la notion plus culturelle d’émancipation. En effet, les historiens du droit ont démontré que « tant que les enfants résident avec leurs parents […] ils sont soumis à la puissance paternelle ou plutôt à l’autorité domestique, car la mort de l’un des parents ne modifie pas la situation10 ». Cette autorité peut être détenue aussi bien par des hommes que par des femmes ; en pratique, seul le départ du foyer parental permet à un sui juris de disposer pleinement de lui‒même et de ses droits11. Le mariage a quant à lui un effet émancipateur, mais il est synonyme de vie de couple et non de vie en solitaire12. Les personnes qui apparaissent par elles‒mêmes dans les archives sont considérées comme partiellement ou pleinement majeures, pouvant devenir chefs de feu et apparaître dans les compoix ou pouvant faire leur testament. Ces personnes ont aussi la possibilité de vivre seules. Les sources fiscales et AMM, AA9, Petit Thalamus, article 91, fol.°38v. Il est aussi de 25 ans dans le Dauphiné et dans les pays de Suisse romande  ; L.  Favre‒Roussy, La condition des enfants légitimes dans les pays romands au Moyen Âge, Lausanne, Presses centrales de Lausanne, 1986, p. 95. Dans l’Angleterre médiévale plusieurs âges de majorité existent, le plus tardif étant de 21 ans ; G. Bailey et al., « Coming of Age and the Family in Medieval England », Journal of Family History, 33‒1, (2008), p. 41‒60, ici p. 42‒43. 9 «  Establimen que menor de .XXV. ans non puesca far donation  », AMM, AA9, Petit Thalamus, fol.°284. 10 L. Favre‒Roussy, La condition des enfants…, p. 40. Voir aussi A.-M. Landès‒Mallet, La famille en Rouergue au Moyen Âge, étude de la pratique notariale, Rouen, Publications de l’université de Rouen, 1985, p. 126. 11 J.  Poumarède, «  Puissance paternelle et esprit communautaire dans les coutumes du Sud‒Ouest de la France au Moyen Âge », Recueil de mémoires et travaux publié par la Société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, Mélanges à Roger Aubenas, 10 (1974), p. 651‒664. 12 AMM, AA9, Petit Thalamus, article 54, fol.°34. Cela est évoqué dans une audience du Parlement de Toulouse, jugeant un litige entre Raymond Billot, émancipé par le mariage, et son frère Pierre Billot, tous deux Montpelliérains. Archives départementales de la Haute‒ Garonne, BB 2297, Registre d’audiences du Parlement de Toulouse, 14 juin 1445, fol.°351. Cité dans F. Roméo, Les affaires successorales devant le Parlement de Toulouse au xv e siècle (1444‒1494), Thèse de doctorat en histoire du droit, Université Montpellier 1, 2008, vol. 2, p.  32. Sur l’effet émancipateur du mariage, J.  Hilaire, Les régimes des biens entre époux…, tome 1, « Section 3. La capacité juridique de la femme mariée », p. 149 et suivantes. 8

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testamentaires se prêtent fort bien à l’analyse quantitative de la solitude et à son traitement statistique en raison de l’abondance documentaire. Ces archives présentent cependant quelques écueils. Les personnes seules et les registres fiscaux

Les registres fiscaux sont le plus souvent établis, comme c’est le cas à Montpellier, sur l’unité du feu fiscal13. Or le nombre de feux fiscaux diffère du nombre de feux réels : tout le monde n’apparaît pas dans les registres parce que tout le monde n’est pas imposable. Dans les compoix de Montpellier, l’ensemble des habitants n’est pas estimé14. Une grande part de la noblesse et du clergé est exemptée ; par conséquent, on ne trouve dans les sources que peu d’étudiants, peu de damoiseaux et presque aucun clerc. Par ailleurs, un « feu » compte un nombre variable d’individus  et il est délicat d’en déterminer le nombre moyen, car il n’est pas précisé par les sources, qui se limitent à en indiquer l’existence par l’entremise de son représentant, le chef de feu15. Les estimations démographiques pour le Moyen Âge sont donc réalisées à partir de sources lacunaires, dont les fourchettes sont de dimensions considérables16. Dans cette étude, les estimations chiffrées fondées sur les compoix n’ont pas pour ambition de représenter des statistiques de population. Elles ne correspondent pas à une part d’habitants vivant seuls, mais bien à un nombre et à une proportion supposés de feux composés d’une personne, comparativement à l’ensemble de feux imposés, avec toutes les réserves liées à la méthode employée et aux limites des sources, exposées ci‒après. L’unité fiscale du feu est saisissable à travers les «  manifestes  » des ménages, inscrits dans les registres des compoix, un manifeste constituant une déclaration fiscale, elle‒même portée et représentée par le chef de feu.

Pour Toulouse, P. Wolff, Les « estimes » toulousaines des xiv e et xv e siècles, Toulouse, Bibliothèque de l’association Marc Bloch, 1956. 14 Sur les compoix de Montpellier : A.-C. Marin‒Rambier, Montpellier à la fin du Moyen d’après les compoix (1380‒1450), Thèse de l’École nationale des chartes, 1980 et «  Les premiers compoix montpelliérains (1350‒1450), le rôle de la fiscalité municipale », Bulletin historique de la ville de Montpellier, 13 (1990), p. 5‒16. 15 J.  Heers, «  Les limites des méthodes statistiques pour les recherches en démographie médiévale  », Annales de démographie historique, (1968), p.  43‒73. Pour un aperçu pour global, voir les actes du premier congrès de la SHMESP : La démographie médiévale : sources et méthodes, Paris, Les Belles‒Lettres, 1972, par exemple la contribution de R.  Baratier, « Démographie médiévale… », p. 9‒16. 16 Celle proposée par Jean Favier pour la ville de Paris va de 58  000 à 146  000 habitants. J. Favier, Les Contribuables parisiens…, p. 10. 13

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Plus de 9  000  manifestes sont répartis entre une quarantaine de registres, couvrant la période 1375‒148017. Un registre est préparé par quartier et par année de dressement18. Les manifestes se présentent sous la forme suivante : déclinaison de l’identité du chef de feu et d’éventuels autres propriétaires de biens corésidents ; liste des biens « immeubles », maisons (hostals), champs, vignes, vergers etc., accompagnés de leur emplacement et de leur estimation exprimée en livres fiscales ; mention des biens « meubles » sans détail, avec leur estimation19. Pour finir vient l’estimation globale des biens, « l’allivrement », en livres fiscales. C’est sur la base de cet allivrement qu’est ensuite calculé l’impôt dont doit s’acquitter le foyer, un impôt à la fois personnel et proportionnel20. Les manifestes des compoix sont souvent raturés et corrigés au fil des ans et comportent de nombreuses notes inscrites par les notaires du consulat, permettant de justifier d’une réduction fiscale, d’un changement de propriétaire. Ces modifications, dont certaines évoquent un changement de situation familiale, confèrent aux compoix une valeur qualitative fondamentale pour cette recherche21. Elles nous informent du veuvage d’un homme ou d’une femme, de la perte des parents d’un jeune, de changements de situation qui tantôt mènent à la solitude, tantôt permettent d’en sortir ; elles invitent à considérer cette solitude à la fois comme un processus et comme un élément de rupture dans le cycle de développement familial. Comme les manifestes n’indiquent bien souvent que le nom du chef de feu, l’identification des personnes seules n’est pas aisée. Les femmes des compoix sont à 70% identifiées par leur parenté, consanguine et d’alliance, alors que les hommes sont désignés principalement (65%) par leur métier22. En miroir, moins de 6% des Montpelliéraines reçoivent un titre professionnel et moins de 6% des Montpelliérains sont désignés par des liens de parenté23.

Les premiers registres ont été dressés probablement autour de 1375. Leur référencement aux archives municipales indique la date de 1380, correspondant aux premières modifications apportées aux manifestes. Ces registres, par commodité, seront désignés par l’année 1380. 18 Les séries sont incomplètes, voir la présentation des sources en annexe. 19 Correspondant à des sommes d’argent, des bêtes (chevaux, ânes  etc.), des bijoux, des stocks, dans le cas des marchands. Les registres de 1380 offrent parfois quelques détails sur la composition des biens meubles. 20 Pour tous les détails, voir A.-C. Marin‒Rambier, Montpellier à la fin du Moyen Âge…, op. cit. 21 L. Laumonier, « Les compoix montpelliérains : approche qualitative des archives fiscales médiévales », Memini. Travaux et documents, 14 (2010), p. 99‒125. 22 Annexe I, tableau A. 23 Annexe I, tableau A. Ces taux sont différents de ceux observés par Caroline Bourlet pour la ville de Paris, où les femmes reçoivent une double titulature, faisant état de leur parenté et 17

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Dans les compoix, la majorité des contribuables qui apparaissent seuls sont des femmes, car leur solitude est énoncée par la mention « veuve de » ou «  fille de feu  » et l’absence de propriétaires corésidents24. Le fait qu’elles apparaissent en tant que chefs de feu montre qu’elles vivent seules  ; elles seraient sinon « couvertes » par le nom d’un homme, ou à leur nom serait joint celui de leur colocataire – c’est le cas dans certaines situations, qui excluent ces femmes de la catégorie des personnes seules. La présence d’enfants est rarement mentionnée dans les compoix, à moins que lesdits enfants ne soient héritiers de biens importants malgré leur minorité (ils sont alors désignés comme « enfants de » ou « héritiers de »), et à moins que lesdits enfants ne soient adultes et, là encore, possèdent des biens. Un veuf ou une veuve qui habite avec un enfant adulte n’est pas une personne seule. Mais il est important de considérer les veufs et veuves avec de jeunes enfants comme des personnes seules. C’est le cas aujourd’hui dans la notion de famille monoparentale et dans la prise en compte de l’isolement dont ces adultes souffrent25. Malgré le réconfort affectif de la présence d’enfants, de nombreuses contraintes pèsent sur ces ménages. En dépit de ces limites, les compoix de Montpellier sont des sources riches d’enseignements sur la solitude dans le cours de la vie. Les testaments pallient à de nombreux égards les lacunes des registres fiscaux. Ils comportent cependant eux aussi des limites. Archives notariales et solitude

Les sources notariales, et en particulier les testaments, sont des témoins exceptionnels de la solitude de certains habitants de Montpellier. Trois fonds principaux ont été dépouillés afin de disposer d’un large échantillon d’actes à analyser statistiquement et qualitativement. De la deuxième moitié du xiiie siècle aux années 1360, les fonds de l’œuvre de la Commune Clôture et des  notaires du consulat contiennent le plus d’actes, en particulier

de leur profession. C. Bourlet, « L’anthroponymie à Paris à la fin du xiiie siècle d’après les rôles de la taille du règne de Philippe Le Bel », in M. Bourin et P. Chareille (éd.), Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, Tours, P. U. de Tours, tome II‒2, 1992, p. 9‒44. Montpellier ne fait pas figure d’exception, puisque la même disparité sexuée est observée par exemple en Angleterre. C.  Beattie, «  The Problem of Woman’s Work Identities in Post Black Death England », in J. Bothwell, J. Godberg et M. Omrod (éd.), The Problem of Labour in Fourteenth‒Century England, York, York Medieval Press, 2000, p. 1‒19. 24 Sur la fréquence de ces qualificatifs, Annexe I, tableau C. 25 J.-C. Kaufmann, « Les cadres sociaux… », p. 123‒136.

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pour le xive siècle26. Par la suite, les registres des notaires publics, conservés aux archives départementales, constituent la source principale27. Si la majorité des testateurs ayant fait appel à des notaires de Montpellier habitent la ville, une petite portion vit dans les alentours du centre urbain28. Quelques actes, tirés par exemple du cartulaire de Maguelone ou du Grand Chartrier, viennent compléter les recherches, pour un total de 564 testaments29. Leur distribution dans le temps n’est pas harmonieuse, car la documentation se fait de plus en plus abondante au fil des décennies, malgré une lacune documentaire entre 1348 et 135130.

Le fonds de la Commune Clôture, coté EE aux archives municipales de Montpellier rassemble les documents reliés à l’activité des ouvriers de la dite clôture, c’est-à-dire de la muraille de la ville. Les ouvriers, officiers du consulat, sont chargés de veiller à son édification et son entretien : une partie du fonds est constitué de contrats de vente, de location, relatifs à des biens situés contre les murs d’enceinte. Mais les ouvriers jouent aussi le rôle d’exécuteurs testamentaires pour les Montpelliérains souhaitant établir des chapellenies. Par conséquent, les archives de la Commune Clôture contiennent des testaments, une centaine, datés principalement de la deuxième moitié du xiiie siècle aux années 1370. Sur ce fonds : A. Montel, « L’inventaire des archives de la Commune Clôture », Revue des langues romanes, 3 (1872), p. 146‒174 ; sur les chapellenies et les ouvriers : A. Montel, « Le catalogue des Chapellenies », Ibid., p. 292‒310 et « Catalogue des Chapellenies, suite et fin », Revue des langues romanes, 4 (1873), p. 5‒43. Le fonds des notaires du consulat consiste en une série de registres instrumentés par des notaires – ayant par ailleurs une pratique privée, auprès des habitants de la ville – employés par les consuls de Montpellier. Ce fonds est coté BB aux archives municipales de Montpellier. Les actes enregistrés ne sont supposés concerner que les diverses activités consulaires. Or, quelques registres de pratique privée, datés des années 1290 aux premières décennies du xive siècle ont été incorporés par erreur dans ce fonds. Ce sont eux qui contiennent les testaments étudiés. Les registres suivants concernant bel et bien le consulat de Montpellier ; la série court jusqu’à la période moderne. Sur ces notaires, voir l’ouvrage de P. Chastang, La ville, le gouvernement…, op. cit. 27 Fonds 2 E 95 des archives départementales de l’Hérault. 28 En moyenne 8,5% des testaments ont été dictés par des habitants des villages proches de Montpellier, comme Mauguio, Pérols, Frontignan, Saint-Georges-d’Orques. 29 Le fonds du Grand chartrier rassemble plusieurs milliers d’actes très divers, cotés Louvet aux archives municipales de Montpellier. Deux inventaires existent  : F.  Castet et J. Berthelé, Archives de la ville de Montpellier, inventaires et documents. Tome I, Inventaire du grand Chartrier rédigé par Pierre Louvet en 1662‒1663, Montpellier, Imprimerie Serre et Roumégous, 1895‒1899. M.  Oudot de Dainville, Inventaire sommaire des archives de la ville de Montpellier. Tome  II, Documents omis dans l’inventaire du Grand Chartrier, Montpellier, Imprimerie l’Abeille, 1955. 30 Aucun testament n’a survécu du printemps 1348 à l’automne 1351, aux AMM ou aux ADH. Distribution des actes  : de 1250 à 1299, 22 testaments. De 1300 à 1349, 113 testaments. De 1350 à 1399, 99 testaments. De 1400 à 1449, 179 testaments. De 1450 à 1499, 151 testaments. 26

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Afin de déterminer si un testateur vit seul, il faut considérer la composition de sa parenté et scruter les indices de corésidence. Le mariage est par exemple un contre‒indicateur de solitude, à moins que le testateur ou la testatrice ne soit temporairement séparé de son conjoint pour un voyage ou un pèlerinage. De manière large, le statut conjugal des individus constitue un premier élément permettant de supposer la solitude des personnes. Ensuite, la liste des legs et de leurs destinataires invite à l’évaluation de la composition du ménage : le testateur a‒t‒il des enfants ? Sont‒ils majeurs ou mineurs ? S’ils sont adultes, semblent‒ils résider avec lui ? De même pour les autres membres de la parenté et de l’entourage. Pour finir, le lieu de rédaction de l’acte offre des indices parfois révélateurs sur la situation de certains testateurs qui, malades et au seuil de la mort, sont hébergés par des personnes de leur parenté ou par des connaissances31. Néanmoins, les indices de corésidence demeurent maigres dans les testaments et de trop nombreux Montpelliérains donnent l’impression de vivre seuls. À l’inverse des compoix, qui montrent peu de contribuables seuls et principalement des femmes, les testaments tendent à en montrer un nombre excessif, malgré un ratio sexué équilibré. 2. La part de personnes seules à Montpellier Compoix et testaments, tributaires de leur nature et de leurs contraintes, offrent des images contrastées de la solitude en ville, dispensant cependant plusieurs informations sur l’identité des personnes seules de Montpellier à la fin du Moyen Âge. L’étude de leur répartition dans le temps offre de plus l’opportunité de mener une étude diachronique de la solitude en ville. Compoix et testaments, des résultats contrastés

Les tentatives d’évaluation chiffrée des gens seuls sont relativement peu nombreuses, très contrastées et limitent les comparaisons possibles. À Ypres en 1412, 20,8% des feux seraient occupés par des solitaires, 11% en 148732.

Johan Faceoti, qui teste en 1414 dans la maison de Raymond de Chanlo paraît très isolé. Il donne à Rostang Torri, barbier de Montpellier 5 livres tournois en récompense de ses services – peut-être un restant de gages. Il laisse 6 livres à la femme de Raymond de Chanlo, pour la remercier de ses soins in infirmitate mea et institue héritier universel un certain Léonard Pissis. Johan Faceoti est allongé dans un lit au moment de dicter le testament ; le barbier Rostang Torri est auprès de lui. ADH, 2 E 95‒450, Arnaud Vitalis, 27 février 1414 (a.s.), fol.°72v. 32 R.-H. Bautier, « Feux, population et structure sociale au milieu du xve siècle : l’exemple de Carpentras », Annales E.S.C., 14‒2, (1959), p. 255‒268, ici table présentée p. 258. 31

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En 1429 dans les campagnes de la Toscane, le taux de personnes vivant seules serait d’environ 12% au sein des familles artisanes et négociantes33 ; à Prato, il serait de 18% en 1372 et diminuerait de moitié après les années 145034. À Florence, les ménages d’une personne constitueraient 20% des groupes domestiques en 1427, 14,5% en 1458 et 12,5% en 148035. Dans la ville de Fribourg vers 1450, 8,6% des habitants seraient seuls chez eux ; mais, en 1458 à Dresde, ils seraient 22%36. À Carpentras en 1478, les solitaires représenteraient 4,1% des feux37. Afin de proposer une estimation pour Montpellier, les 39 compoix médiévaux des archives municipales ont été dépouillés. Pour la période  1446‒1449, contenant plusieurs « doublons » et registres fragmentaires, l’on a retenu les registres les plus complets, c’est-à-dire ceux de la réfection entamée en 144838. Les manifestes rayés et inachevés sont inclus dans les calculs, car ils dispensent souvent des détails intéressant la solitude de tel ou tel contribuable39. Tableau 1. Les personnes seules dans les compoix (1380‒1480) Période de dressement 1380 1404 1416‒1417 1429‒1435 1446‒1449 1469‒1470 1477‒1480 Total/moyenne

Nombre de manifestes 886 1314 487 1743 1730 1166 2021 9347

Manifestes de personnes seules 116 201 59 148 118 84 187 913

Part de personnes seules 13,1% 15,3% 12,1% 8,5% 6,8% 7,2% 9,3% 9,8%

À l’échelle d’un siècle, environ 10% des contribuables seraient des personnes seules. Leur part dans les registres est élevée de la fin du xive siècle aux premières décennies du xve, avant de décliner. Une légère reprise est à souligner à la fin du xve siècle. Les compoix font donc état de proportions inférieures à celles En 1429. Dans les familles d’agriculteurs ce taux n’est que de 3%. M.  Demonet et C. Klapisch‒Zuber, « ‘A uno pane e uno vino’ : la famille rurale toscane au début du xve siècle », Annales E.S.C., 27‒4, (1972), p. 873‒901. 34 D. Herlihy et C. Klapisch‒Zuber, Les Toscans et leurs familles…, p. 213. 35 Ibid., voir aussi les figures 37 et 38 aux pages 514‒516. 36 R.-H. Bautier, « Feux, population… », table présentée p. 258. 37 Ibid. 38 L. Laumonier, Vivre seul à Montpellier…, annexe I. 39 Manifestes annulés en raison de la mort ou du remariage d’un contribuable, par exemple. 33

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observées à Dresde et en Italie, à l’exception de Prato dans la deuxième moitié du xve siècle (environ 9% de personnes seules) ; mais supérieures au cas de Carpentras. Toutes les études statistiques montrent que la proportion de personnes seules décline au fil du xve siècle, un phénomène que l’on note aussi à Montpellier entre les années 1415 et 1470. Ainsi, l’augmentation de personnes seules dans les registres de 1469, 1470, 1477 et 1480 ne semble pas se vérifier ailleurs. L’analyse statistique des 564 testaments indique une proportion très élevée de personnes seules, environ un quart, bien au‒delà des taux apparents dans les archives fiscales, au‒delà sans aucun doute de la réalité démographique. Tableau 2. Les personnes seules dans les testaments (mi‒xiiie‒xve siècles) Période 1250‒1299 1300‒1348 1351‒1399 1400‒1449 1450‒1499 Total

Nombre de testateurs seuls

Nombre de testaments

Proportion

5 28 32 43 42 150

22 113 99 179 151 564

22,7% 24,8% 32,3% 24,0% 27,8% 26,6%

En raison de ces taux excessifs, il convient de s’intéresser davantage aux tendances dégagées qu’aux proportions elles‒mêmes. On constate alors une augmentation de la part de personnes seules au fil du xive siècle, en particulier dans les décennies qui suivent la peste. Au xve siècle, cette proportion tend à baisser, malgré une reprise à la fin de la période. Cette évolution correspond à celle observée dans les compoix, qui offrent une chronologie plus affinée mais moins étendue que celle des testaments. On peut donc considérer que la proportion de personnes seules dans la population montpelliéraine est relativement élevée dans la deuxième moitié du xive siècle, qu’elle connaît une décroissance après la première décennie du xve siècle, mais reprend de la vigueur à compter du dernier tiers de ce siècle. Cette évolution semble particulièrement liée aux périodes d’épidémies, un fait qui peut sembler évident mais qui n’est pas forcément décelable au premier abord. La chronique du Petit Thalamus et quelques sources complémentaires permettent de dresser une liste des « mortalités », des disettes et des crises qui ont marqué la ville à partir de 133040. L. Laumonier, Vivre seul à Montpellier…, chapitre 4. Un tableau récapitulatif des crises suit l’introduction du chapitre.

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Le demi‒siècle suivant la première peste est une période très sombre pour Montpellier. Les épidémies s’enchaînent, les disettes sont nombreuses, aggravées par les raids des Compagnies de la guerre de Cent Ans dans les années  1360‒1370. Entre 1415 et 1426, date de l’arrêt des annales du Petit Thalamus, aucune mortalité n’est signalée. Pendant cette dizaine d’années, une certaine stabilisation démographique aurait pu se produire. Les données sont inexistantes pour la période 1426‒1450. Les comptes de la ville et des suppliques indiquent ensuite la reprise d’épidémies, bien moins fréquentes cependant qu’un siècle auparavant, mais qui s’intensifient à partir des années  147041. Les compoix montrent qu’à cette date, le taux de personnes seules avait recommencé à augmenter. D’autres événements inconnus expliquent sans doute cette évolution. Entre les presque 10% de contribuables seuls dans les compoix et le quart de testateurs seuls, quelle estimation de solitude proposer ? Les compoix ne permettent que d’identifier quelques personnes seules, des femmes pour la plupart, et offrent donc une image tronquée de la solitude, tandis que les testaments montrent des taux de solitude qui paraissent excessifs. La part de personnes seules se situe certainement dans une fourchette intermédiaire, oscillant comme en Italie entre 10% et 20% de la population urbaine, en fonction du contexte. Peut‒on pour autant appliquer ces chiffres à une estimation de population plutôt qu’à une estimation de testateurs et de contribuables ? Les personnes seules et la population de Montpellier

Il est tentant de mettre en perspective ces résultats avec le contexte démographique de Montpellier à la fin du Moyen Âge et avec les projections réalisées par Josiah Russell sur la population de la ville42. Le chercheur a appuyé sa recherche, pour la fin du xive et le xve siècle, sur les inventaires des compoix dont de nombreux manifestes sont absents, mais aussi sur une enquête archéologique, une étude du bâti, l’estimation de la population absente des registres,  etc. Pour la période directement concomitante des compoix, Josiah Russell suggère une augmentation de la population entre 1380 et 1396, suivie d’une décroissance régulière jusque dans les années 1450. La ville se repeuplerait ensuite lentement jusqu’aux années 1480.

41 Les dates en sont 1450, 1456, 1459, 1460, 1472, 1475, 1477, 1479, 1481, 1482, 1483, 1486, 1491, 1493, 1494, 1498, 1499. Ibid. 42 J. Russell, « L’évolution démographique de Montpellier… », p. 345‒360.

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Figure 1. Évolution démographique de Montpellier (mi‒xive‒xve siècles)43

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Mais si le registre du septain Sainte‒Croix passe de 592  manifestes à 300 manifestes entre 1380 et le milieu du xve siècle, c’est certes parce que la ville a perdu des habitants mais aussi parce que le consulat s’applique sans relâche à faire baisser le poids des impôts royaux sur la ville44. L’on ne peut attribuer uniquement à la dépopulation la chute du nombre de contribuables dans les compoix, et inversement : il est risqué de conclure qu’à une baisse du nombre de contribuables répond un effondrement démographique. La correspondance abondante entre les consuls de la ville, le roi et ses représentants a pour conséquence une baisse régulière du nombre de feux imposables, et ce, dès les premières décennies du xive siècle45. Devant la décroissance des feux fiscaux des villes du Languedoc, les commissaires royaux se tournent, à partir des premières décennies du xve siècle, vers les registres municipaux pour déterminer la répartition de la taille46. Ces registres deviennent alors autant des instruments de contrôle pour la royauté que les justificatifs consulaires de la nécessaire baisse de la taille. « De municipale,

43 D’après les données de J. Russell, ibid. Pour A.-C. Marin‒Rambier, les estimations de Russell sont à nuancer. La chute démographique entre 1404 et 1435 devrait être plus forte. Le minimum se situant également en 1446, pour une reprise plus vigoureuse jusque dans les années 1480. A.-C. Marin‒rambier, Montpellier à la fin du Moyen Âge…, p. 88‒95. 44 Sur ces logiques fiscales, L.  Laumonier, «  Exemptions et dégrèvements  : les Montpelliérains face à la fiscalité (fin xive‒xve siècle)  », Bulletin historique de la ville de Montpellier, 35 (2013), p. 34‒47. 45 Les archives restituant la correspondance autour du nombre de feux taillables sont conservées dans le fonds du grand Chartier. AMM, Grand Chartrier, Armoire D, cassette 14, Louvet 1725 à 1746. 46 P. Wolff, Les « estimes » toulousaines…, p. 32.

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l’estime devenait royale47 », les registres gagnant en normalisation et en sélectivité parce qu’ils étaient désormais des espaces de dialogue officiel. Le nombre de feux fiscaux s’éloigne de plus en plus du nombre de feux réels. Il faut alors comparer des données de même nature : le nombre de manifestes de personnes seules par rapport au nombre moyen de manifestes par registre (voir la figure 2). Entre 1380 et 1404 se produit un phénomène d’importance : le nombre moyen de personnes seules se comporte à l’opposé du nombre moyen de contribuables. Le nombre de personnes seules croît tandis que le nombre de contribuables baisse. Il s’agit d’un phénomène qui s’explique par la persistance des mortalités et qui s’est amorcé dès l’année 1348, quand la première épidémie de peste touche la ville. Dès le mois de juin, de plus en plus de testateurs sont atteints de la maladie et dictent leurs dernières volontés à l’orée de la mort48. Les dernières années du xive siècle et la première décennie du xve montrent des taux encore importants de personnes seules, signe que la crise démographique continue. La situation paraît se rétablir ensuite : à partir du deuxième tiers du xve siècle, le nombre de contribuables et celui de contribuables seuls se comportent de manière semblable.

Figure 2. Évolution du nombre de manifestes par registre (1380‒1480)49

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Ibid. K. Reyerson, « Changes in Testamentary Practice at Montpellier on the Eve of the Black Death », Church History, 47 (1978), p. 253‒269. 49 Les registres de 1446, 1447, 1448 et 1449 sont amputés d’une bonne part de leurs folios, parfois jusqu’à 60%. Les chiffres sont de a.-c. marin‒rambier, Montpellier à la fin du Moyen Âge…, tableau V, p. 89 ter. 47 48

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En dépit des temps troublés du tournant des xive et xve siècles, les compoix contiennent un nombre important de manifestes. C’est une fois passée la première décennie du xve siècle que le nombre de feux imposables s’effondre. Mortalités et rationalisation progressive des registres entraînent la chute du nombre de manifestes. Le nombre important de personnes seules dans les compoix entre 1380 et 1417 témoigne à la fois du nombre croissant d’individus perdant des membres de leur parenté et de la part élevée de contribuables pauvres qui ne seront plus estimés ensuite. C’est à partir des années 1430 que les compoix affichent un certain rééquilibrage, à la fois démographique et économique, correspondant à un ralentissement des épidémies et à une reprise des activités dans la ville50. La part de personnes seules devient alors stable, la crise démographique et sociale qui s’étend de la première épidémie de peste à la première décennie du xve siècle est achevée. Montpelliérains seuls et Montpelliéraines seules dans les sources

À  Montpellier dans la première moitié du xive siècle, André Gouron évalue à 16% des imposables les femmes vivant seules (célibataires ou veuves)51. Dans les compoix (1380‒1480), la proportion de femmes oscille entre 10% et 20,5% selon les années et les quartiers52. Le contraste est saisissant entre le ratio sexué des chefs de feu et celui des personnes seules : les proportions hommes/femmes s’inversent dans un effet de miroir. Si 85% des personnes seules sont des femmes, elles ne représentent qu’en moyenne 15% des contribuables. Et inversement, les hommes constituent 15% des personnes seules, mais 85% des contribuables. Cela s’explique par le système d’identification employé par les notaires du consulat faisant en sorte que les

La chute du nombre de contribuables dans les compoix correspond également à la disparition d’une proportion très importante de pauvres. 51 A.  Gouron, «  De l’impôt communal à l’impôt royal. Le cas de Montpellier  », in D. Menjot, et al. (dir.), L’impôt dans les villes de l’Occident méditerranéen, xiiie‒xv e siècle, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005, p. 291‒304. Selon la synthèse d’Albert Rigaudière sur les livres d’estime du Midi de la France, les femmes chefs de feu – toutes catégories confondues : veuves, célibataires, dont le mari est absent ou mariées mais déclarant leurs biens propres – constituent 10 à 15% des estimés. A.  Rigaudière, « Les origines médiévales de l’impôt sur la fortune », in P. Contamine, J. Kerhervé et A. Rigaudière (dir.), L’impôt au Moyen Âge. L’impôt public et le prélèvement seigneurial, fin xiie‒début xvie siècles, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière, 2002, tome 1, p. 227‒287. 52 L. Laumonier, Vivre seul à Montpellier…, chapitre 2. 50

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hommes sont plus souvent désignés par leur profession et les femmes par leur statut conjugal et familial53. Au sein des testaments dépouillés, la distribution sexuée est plus nuancée que dans les compoix54. La solitude est encore mieux répartie entre les sexes : 52% des testateurs seuls sont des femmes (78), 48% sont des hommes (72). Néanmoins, la solitude ne touche pas les hommes et les femmes de la même manière. En effet, elle concerne moins d’un quart des hommes testateurs (22%) mais un tiers des femmes testatrices (33,5%). Ainsi, bien qu’il y ait en apparence égalité entre les sexes devant la solitude – presque autant de femmes que d’hommes sont seuls –, la solitude féminine est plus fréquente que la solitude masculine. Les femmes sont plus souvent seules que les hommes. De plus, la solitude des testateurs et des testatrices est d’une nature différente, liée à des catégories d’âge bien particulières. Parmi les testatrices seules, plus de 90% sont des femmes adultes ou âgées : elles ont déjà été mariées et ont des enfants, voire des petits‒enfants. Ainsi, les testatrices seules sont en large majorité des veuves : seulement 6,5% d’entre elles sont de jeunes femmes pas encore mariées. À l’inverse, 57% des testateurs seuls sont des jeunes : ils ne se sont pas encore mariés, n’ont pas d’enfants, ont leurs parents en vie ainsi que des oncles et des tantes. Moins de la moitié des hommes seuls sont des adultes (41,5%) et un homme seul uniquement peut être considéré comme âgé. La solitude masculine est presque aussi souvent une solitude de jeunesse qu’une solitude d’adulte, tandis que la solitude féminine est avant tout adulte et âgée. Ces tendances dans le profil démographique des testateurs et testatrices ont été observées dans d’autres villes à la même époque et indiquent que les hommes et les femmes choisissent de dicter leurs dernières volontés à des périodes différentes de leur vie : les hommes, avant et pendant leur mariage, les femmes, après leur veuvage55.

Annexe I, tableau A. Avec 41,5% de testatrices et 58,5% de testateurs hommes. 55 C. Béghin‒Le Gourriérec, Le rôle économique des femmes…, p. 179‒180 ; P. Maurice, La famille en Gévaudan au xv e siècle (1380‒1483), Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, p. 89 ; J.-P. Barraqué, Saragosse à la fin du Moyen Âge. Une ville sous influence, Paris, l’Harmattan, 1998, p. 170. Sur les femmes et les pratiques testamentaires, J. Rollo‒Koster et K. Reyerson (éd.), « For the Salvation of my Soul »: Women and Wills in Medieval and Early Modern France, Saint‒Andrews, Saint‒Andrews Studies in French History and Culture, 2012. 53 54

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Solitude et cours de la vie, l’apport des testaments

Allons plus loin : sans nul doute les hommes et les femmes choisissent de faire leur testament à des moments différents de leur existence. Mais ces périodes, qui sont parfois des phases de vie en solitaire, sont aussi révélatrices de solitudes propres à chaque sexe. Près de 50% des jeunes testateurs (hommes) semblent être seuls, contre 16,5% des jeunes testatrices56. Seulement 13% des testateurs hommes adultes paraissent vivre seuls, contre 37% des testatrices adultes57. La solitude dans la vieillesse concernerait un tiers des testatrices âgées, contre 9% des testateurs vieillissants58. La jeunesse masculine semble alors être souvent vécue dans la solitude, une solitude qui paraît secondairement liée à l’âge adulte des hommes, encore moins à leur vieillesse. Dans ces mêmes testaments, la solitude féminine prémaritale est peu visible, à l’inverse de la solitude adulte et vieillissante, une solitude de veuvage, qui concerne de très nombreuses femmes. On verra qu’effectivement, la solitude des jeunes est surtout une solitude masculine, qui dépasse l’effet de source pour constituer une tendance59. Cet élément est même exacerbé en ce qui a trait aux adolescents apprentis : aucune apprentie ne se présente seule devant un maître. À l’âge adulte, la solitude touche les deux sexes : de nombreux hommes perdent leur épouse en couches et cumulent les remariages. Néanmoins, leur solitude semble assez brève, rapidement suivie de nouvelles noces, et elle passe souvent inaperçue dans la documentation. Le veuvage féminin n’est pas définitif dans les premières décennies de vie mais, passée la cinquantaine, peu de femmes peuvent espérer reprendre un mari60. Leur solitude, qui s’inscrit dans la durée, a plus de chances d’apparaître dans les sources. Ce phénomène influe directement sur les rapports entre la solitude et la vieillesse, plus visiblement féminine. Outre leur intérêt pour l’étude du profil démographique des populations, les registres fiscaux et les actes notariés se révèlent fertiles pour mener une étude socioéconomique des personnes seules de

41 jeunes hommes seuls, pour 85 testaments de jeunes hommes (48%). 5 jeunes femmes seules, pour 30 testaments de jeunes femmes (16,5%). 57 Pour les hommes  : 30 testaments de personnes seules, pour un total de 234 testaments d’adultes. Pour les femmes, 63 testaments de personnes seules, pour 171 testaments d’adultes. 58 Pour les hommes : 1 testament de personne seule sur 11 testaments d’hommes âgés. Pour les femmes : 10 testaments de personnes seules sur 33 testaments de femmes âgées. 59 Voir le chapitre 3. 60 Voir le chapitre 4. 56

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Montpellier, soulignant la diversité de leurs expériences et la fréquente pauvreté qui caractérise nombre de solitaires. 3. Les personnes seules et la répartition des richesses Cette étude du « groupe » des personnes seules ne serait complète sans que l’on s’intéresse à leur place dans l’économie de Montpellier. L’analyse de la répartition des richesses parmi les contribuables est rendue possible grâce aux compoix  qui indiquent, en livres fiscales, la valeur des biens des ménages et la composition du patrimoine. Au travers de quelques périodes d’imposition se dessine une évolution importante de la part des richesses détenues par les personnes seules. Le temps des crises (1380‒1404)

Les deux premières séries de registres, dressés un peu avant 1380 et en 1404, montrent une certaine unité. Parce qu’ils s’inscrivent dans une période de difficultés, les compoix de ce quart de siècle témoignent de l’appauvrissement de la ville et de ses habitants. La proportion de nichils, c’est-à-dire d’individus estimés trop pauvres pour payer l’impôt sur la fortune, est supérieure à 30% en 1380 et 1404. Jusque dans les années 1448, afin d’être considéré comme nichil, il faut déclarer moins de 25 livres fiscales de biens, meubles et immeubles61. Ces nichils ne participent pas à l’impôt proportionnel mais ils contribuent à l’impôt personnel si leur estimation dépasse 10 livres fiscales62. Martin Gervais, laboureur du quartier Saint‒ Paul, «  parce qu’il n’a pas de meuble, paiera pour son capage [impôt personnel] pour la valeur de 10  livres63  ». Ce contribuable ne participe toutefois pas à l’impôt proportionnel. L’impôt personnel pèse donc plus lourdement sur les habitants les plus pauvres64. La proportion d’un tiers de pauvres fiscaux, si elle semble élevée, n’est cependant pas exceptionnelle. 61 AMM, BB 21, Notaire du consulat Pierre Gilles (1384), 4 juin 1384, fol.°10v et suivants. 62 Ibid., fol.°11. Voir aussi A. Gouron, « De l’impôt communal à l’impôt royal… », p. 298. Ce « capatge » ou « focatge » devient par la suite proportionnel à la fortune des habitants. A.-C. Marin‒Rambier, Montpellier à la fin du Moyen Âge…, p. 53‒55. Le registre présente par ailleurs le prix de la taille en fonction des estimations dans les compoix : entre 25 et 50 livres fiscales, l’on paie 1 demi franc d’or, trois‒quarts entre 50 et 75 livres, 1 franc entre 100 et 500 livres, et jusqu’à un demi‒franc par centaine au dessus de 500 livres fiscales. Ibid., fol.°11v. 63 AMM, Joffre 255, compoix de Saint‒Paul, 1446, fol.°145v. 64 A. Gouron, « De l’impôt communal à l’impôt royal… », p. 330.

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À Toulouse, plus de 50% des estimés à la fin du xive siècle sont pauvres et dans les villes de Provence, leur part se situe entre 30% et 50% de la population imposée65.

Figure 3. Répartition des allivrements dans les compoix, 1380‒1404

La pauvreté touche plus durement les personnes seules que le reste des contribuables  : plus de la moitié des solitaires, entre 1380 et 1404, appartiennent aux catégories sociales les plus défavorisées de la société montpelliéraine. Les registres indiquent par ailleurs un taux similaire d’individus estimés à plus de 500 livres fiscales, parmi la population et parmi les personnes seules. Il s’agit de la seule catégorie d’allivrement montrant un équilibre entre les deux séries. Des très pauvres aux très riches, les estimations des personnes seules et des habitants se distribuent d’une manière semblable : plus l’allivrement est élevé, moins il y a d’individus. Cependant, en cette fin de xive siècle et ce début de xve siècle, quand la part de personnes seules est la plus forte dans la ville, elles sont aussi particulièrement pauvres. Cette grande pauvreté s’explique également par le faible nombre de registres disponibles pour 1380 et 1404, qui ne reflètent pas la diversité sociale des huit septains de Montpellier66.

M. Mollat, Les pauvres au Moyen Âge, étude sociale, Paris, Hachette, 1978, p. 282‒286. Pour 1380, seuls les registres des faubourgs, très pauvres, et de Sainte‒Croix, un quartier populaire, sont disponibles. Pour 1404, les registres de Saint‒Mathieu et Saint‒Firmin 65 66

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La reprise (1431‒1435)

Les registres de 1431 et 1435, offrant une série quasi complète, montrent plusieurs évolutions (figure 4)67. D’abord, la proportion de nichils parmi les personnes seules diminue franchement pour atteindre 32%, sauf dans le septain Sainte‒Croix où plus de 50% des personnes seules sont pauvres. À Toulouse aussi, Philippe Wolff remarque une baisse de la proportion de pauvres fiscaux dans les estimes de 143168. Deuxième changement marquant, l’enrichissement des individus qui vivent seuls : leur proportion est supérieure au reste de la population pour les allivrements entre 100 et 250 livres fiscales ainsi que pour les grandes richesses, au‒dessus de 500 livres.

Figure 4. Répartition des allivrements dans les compoix, 1431‒1435

Le nombre accru de registres, dont certains correspondent à des quartiers aisés, participe au rééquilibrage de la répartition des richesses. Un certain enrichissement de la population transparaît alors, qui est aussi attribuable aux

permettent d’accéder à des quartiers plus huppés de la ville ; le troisième registre pour cette année‒là est celui de Sainte‒Croix. 67 Six registres sur les huit sont conservés. 68 P.  Wolff, Les «  estimes  » toulousaines…, op.  cit. Dans les Pays‒Bas au xve siècle, cette part se situe autour de 25%. À Gênes et Palerme au milieu du xve, les taux sont globalement similaires, respectivement 30% et 23%. M. Mollat, Les pauvres…, p. 283 et 285.

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sources elles‒mêmes. En effet, les compoix des faubourgs, espaces de grande pauvreté, ne contiennent aucune estimation des fortunes : l’on ne peut pas inclure leurs habitants dans les calculs. Malgré cette lacune, les compoix montrent que la solitude n’est plus autant un facteur de pauvreté, la part de nichils étant presque similaire pour les personnes seules et les contribuables qui vivent en compagnie. Les registres suivants, dressés entre 1446 et 1449, sont problématiques, très incomplets et amputés des îles du centre‒ville. Ceux rédigés en 1446 et 1447 ont donné lieu à une grande réfection, reparatio generalis, décidée en 1448 et qui commence en 1449 en s’appuyant, semble‒t‒il, sur de nouveaux critères d’allivrement69. Par conséquent, les registres des années 1446‒1447 sont très difficiles à exploiter  : aucune grande fortune n’y figure (pages manquantes) et les tables d’allivrement diffèrent, ce qui ne permet pas de traiter ensemble les compoix de 1446 et ceux de 1449. La série suivante est composée de registres datés des années 1477 à 1480, dont la cohérence permet d’exploiter les données. La fin du Moyen Âge : un enrichissement des personnes seules ?

Les registres de la fin du xve siècle s’appuient sur les nouvelles tables d’allivrement, qui semblent indiquer une baisse de la valeur de la livre fiscale  : les montants des estimations sont très inférieurs aux montants des décennies précédentes. De plus, presque aucun contribuable ne reçoit d’exemption fiscale ou de dégrèvement. Les registres semblent connaître une rationalisation et une normalisation croissantes et n’inclure désormais que les contribuables qui paient effectivement l’impôt – en témoigne la baisse du nombre de manifestes non estimés, catégorisés « non déterminé » dans les graphiques70. Par conséquent, pour l’analyse de ces compoix, les fourchettes d’allivrement ont été modifiées. Ces registres montrent ainsi un visage très différent du contribuable seul  : celui‒ci est moins souvent pauvre que les autres et plus souvent

AMM, BB 57, Notaire du consulat Antoine Jassilles, 4 mai 1448, fol.°43v. Le registre n’est pas d’une grande aide. L’on apprend que les consuls éliront les hommes chargés de la réfection des registres qui estimeront la fortune de chacun « ad solidum et libram », car les compoix antérieurs sont incorrects et truffés d’erreurs. Il est proposé que les «  pauperes de duabus libris turonensis » ne paient pas la taille comme les autres. Or on ignore la table d’allivrement permettant de convertir ces deux livres tournois en livres fiscales. 70 Sur l’évolution de la politique fiscale du consulat, L.  Laumonier, «  Exemptions et dégrèvements : les Montpelliérains… », art. cit. 69

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représenté dans les catégories intermédiaires d’allivrement, les «  classes moyennes  » de la société urbaine. Les estimations des personnes seules demeurent basses, mais elles ne témoignent plus de cette grande pauvreté qui transpirait des registres un siècle auparavant. Les compoix de la fin du xve siècle s’inscrivent, semble‒t-il, dans la suite des registres des années 1430, allant dans le sens d’une répartition plus harmonieuse des richesses entre les contribuables seuls et les autres contribuables. Cette période correspond à une augmentation de la part de personnes seules en ville, mais pas à une paupérisation de cette population. Surtout pauvres, les personnes seules sont plus régulièrement réparties dans les différents niveaux d’allivrement des compoix.

Figure 5. Répartition des allivrements dans les compoix, 1477‒1480

Les registres de la fin du xive siècle reflètaient les difficultés économiques et démographiques rencontrées par la ville; ils mettaient en lumière à la fois la proportion très élevée de personnes seules, la misère qui règnait dans la ville et le fait qu’elle touchait plus durement les individus solitaires. À partir du deuxième tiers du xve siècle, l’économie reprend, la démographie se stabilise. Les Montpelliérains restent appauvris mais un certain équilibre apparaît, qui s’affirme jusqu’à la fin du xve siècle, quand la situation s’inverse et que les personnes seules sont un peu moins fréquemment pauvres que les autres. Ces propos très statistiques doivent être mis en perspective avec une approche plus qualitative du milieu de vie et des manières d’investir l’espace urbain dans un contexte de solitude.

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II. Étude sociogéographique des personnes seules La levée d’un impôt proportionnel à la valeur des biens des contribuables, constitués surtout de terres et d’hostals, nécessite l’enregistrement desdits biens ainsi que leur emplacement, si besoin apparaît d’en vérifier la valeur. Les compoix sont donc dressés de manière géographique  : un registre par quartier administratif (septain), au sein duquel on procède à l’évaluation des biens des foyers imposables « île » par « île », pâté de maisons par pâté de maisons. Les registres contiennent souvent une sorte de sommaire, la table des îles de chaque septain. Différentes cartes dressées à l’Époque moderne ainsi que d’importantes recherches historiques et archéologiques ont permis à Louise Guiraud, à la fin du xixe siècle, de proposer une table de concordance entre les îles médiévales et les îles modernes71. L’historienne a alors réalisé une carte du Montpellier médiéval – le Montpellier de la fin de la période – qui indique les différentes îles à partir d’une cote, composée d’une lettre et d’un chiffre. Jacques Fabre de Morlhon a ensuite dressé une carte réévaluée de l’espace intra muros, qui reprend ce système de désignation des îles72. Ces différents travaux permettent de rattacher les contribuables de Montpellier à leur île de résidence et de s’interroger sur l’existence d’espaces urbains de la solitude individuelle. 1. L’espace urbain et les personnes seules Avant d’entrer pleinement dans ce sujet, il convient de dire quelques mots du cadre de cette recherche, la ville de Montpellier, ses quartiers, ses rues. La topographie de Montpellier à la fin du Moyen Âge est tributaire des nombreux changements dans l’urbanisme du xiiie siècle. L’édification des murailles de la «  Commune clôture  », à la toute fin du xiie siècle, qui s’étend d’ouest en est du quartier seigneurial du Peyrou à la porte de Lattes, a permis d’inclure dans les murs la route du pèlerinage, le bourg épiscopal de Montpelliéret et la Flocaria, un important quartier artisanal73.

Carte de Louise Guiraud : AMM, 2 Fi 441. Même si les recherches de Louise Guiraud sont contestées et si son plan de la ville médiévale est critiquable à quelques égards, la table des îles avec des concordances médiévales, proposée à la fin de son ouvrage, est d’un intérêt certain pour cette recherche. L. Guiraud, Recherches topographiques sur Montpellier…, op. cit. 72 Carte de Jacques Fabre de Morlhon, AMM, 2 Fi 442 et ADH, 1 Fi 283. Des reproductions en format 64x43 cm sont disponibles à la librairie Pierre Clerc de Montpellier. 73 G.  Fabre et T.  Lochard, Montpellier  : la ville…, p.  116. Sur la Commune clôture, K.  Reyerson, «  Medieval Walled Space: Urban Development vs. Defense  », in Tracy 71

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Au sud, l’ancien faubourg de Villa Nova entre dans l’enceinte et au nord, la Commune clôture s’arrête avant le quartier de la Blancaria (tannerie), polluant et odoriférant.

Carte 1. Les quartiers de Montpellier (fin xiiie‒xve siècles)74

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( James) (éd.), City Walls: The Urban Enceinte in Global Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 88‒116. 74 Le fond de carte a été réalisé d’après le plan des rues de l’enceinte proposé par Jacques Fabre de Morlhon (Archives municipales de Montpellier, 2 Fi 442), et les tracés de Louise Guiraud pour les faubourgs (AMM, 2 Fi 441), remaniés à partir des cartes de G. Fabre et

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Le xiiie siècle marque dans l’urbanisme la transformation de la ville seigneuriale en ville consulaire et renforce la vocation commerciale et artisanale de Montpellier. La charte fixe l’installation des métiers dans le tissu urbain75 ; le premier hôtel de ville est acheté dès 1205, à deux rues de l’église désormais appelée Notre‒Dame‒des‒Tables, en face du marché aux herbes76. En dépit de la concurrence du quartier entourant le château du Peyrou, l’ancien quartier de la Condamine a conservé sa dimension marchande. À l’herberie, l’orgerie et la boucherie s’ajoute en 1212 la poissonnerie77. C’est aussi au xiiie siècle que s’implantent les ordres mendiants dans les faubourgs. Les premiers hôpitaux sont attestés à cette période, ainsi que quelques écoles de grammaire, situées elles aussi hors des murs. L’enseignement universitaire de la médecine existe depuis 1181, mais il ne bénéficie pas de locaux en propre avant le xive siècle78. Les faubourgs se développent donc autour de ces communautés religieuses et estudiantines79. Les activités artisanales et industrielles y sont bien installées et voisinent avec les maisons des très nombreux laboureurs80.

T. Lochard, Montpellier : La ville…, op. cit. Cette remarque s’applique à toutes les cartes réalisées sur ce modèle. 75 À l’exception de la poissonnerie dont le déménagement est déjà prévu. AMM, AA9, Petit Thalamus, article 28, fol.°29 et 29v. Leur installation dans certaines rues ne date pas de la coutume mais la précèdent, comme l’atteste la dénomination géographique de quelques métiers dès les premières années du xiiie siècle : les fustiers de Saint‒Firmin, du quartier du Peyrou et de la porte de Lattes, la rue des Fourreurs. A.  Gouron, La règlementation des métiers en Languedoc, Paris, Minard, 1958, « La localisation topographique des métiers », p. 115‒140. 76 La localisation proposée par Louise Guiraud a été révisée depuis. G. Fabre et T. Lochard, Montpellier : la ville…, p. 125‒126. 77 Pour différencier cette orgerie de celle du Peyrou, elle est appelée « orgerie vieille ». 78 Guilhem VIII interdit le monopole de l’enseignement de la médecine à Montpellier. L’acte est dans le Cartulaire de l’Université de médecine, Montpellier, Ricard et Frères, 1890, p.  179‒180. Il est suivi des statuts de 1220, des statuts complémentaires de 1240 etc. 79 Sur le quartier du Puy Arquinel, G.  Fabre et T.  Lochard, Montpellier  : la ville…, p. 172‒173. 80 Ils sont rassemblés en 14 charités différentes. Sur les effectifs des métiers à Montpellier, A. Gouron, La règlementation des métiers…, p. 95‒115.

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L’organisation de l’espace urbain à la fin du Moyen Âge

Aux xive et xve siècles, trois changements principaux interviennent. D’abord, de grands travaux de rénovation sont entrepris sur la muraille et des chantiers sont ouverts pour protéger les faubourgs des ravages de la guerre de Cent Ans81. Ensuite, la ville intra muros est peu affectée par la guerre et continue à se développer  : nouvel hôtel de ville en 1364, situé au chevet de Notre‒ Dame‒des‒Tables, acquisition d’une loge pour les poivriers à la même époque. L’essor du centre est manifeste au xve siècle avec la présence de Jacques Cœur82 et, ultérieurement, avec l’installation d’une orgerie neuve et d’une deuxième herberie83. Pour finir, les xive et xve siècles sont caractérisés par l’émergence de deux pôles étudiants dans l’enceinte de la ville, l’un à l’est, l’autre à l’ouest84. Ce sont surtout Urbain  V et son frère Anglic de Grimoard qui ont joué un rôle dans les fondations servant à l’enseignement et à l’accueil des étudiants85. La répartition des institutions dans la ville et des quartiers artisanaux met en évidence l’existence, dans le tissu urbain, de sous‒espaces à la fonction spécialisée. L’espace allant de Notre‒Dame‒des‒Tables (4) au quartier du

Ces chantiers très coûteux durent jusque dans les années 1370. Malgré les chantiers de protection, la situation dans les faubourgs ne cesse de se détériorer. Voir G.  Fabre et T.  Lochard, Montpellier  : la ville…, p.  199‒200  ; D.  Le Blévec, «  Les ordres religieux et la ville… », p. 203‒220 ; V. Challet, « Une ville face à la guerre : l’entrée de Montpellier dans la guerre de Cent Ans (1352-1364) », Annales du Midi, 286 (2014), p. 161-180. 82 G.  Fabre et T.  Lochard, Montpellier  : la ville…, p.  214  ; L.  Guiraud, Recherches topographiques…, p. 85‒88. Sur Jacques Cœur, L. Guiraud, Recherches et conclusions nouvelles sur le rôle prétendu de Jacques Cœur, Montpellier, Picard et fils, 1900 et K. Reyerson, Jacques Cœur…, op. cit. 83 G. Fabre et T. Lochard, Montpellier : la ville…, p. 214. 84 Dans les faubourgs, le collège de Pézenas est fondé près de celui de Valmagne. G. Fabre et T. Lochard, Montpellier, la ville…, p. 220. Sur le collège de Bresse, E. Thomas, « Le collège de Pézenas établi sous le nom du collège de Bresse à Montpellier », Mémoires de la société archéologique de Montpellier, tome III, (1850‒1854), p. 705‒732. 85 L. Guiraud, Les fondations d’Urbain V à Montpellier, Montpellier, Jean Martel l’aîné, 1889‒1891, en 3  volumes  ; D.  Le  Blévec, «  Les collèges réguliers à Montpellier au Moyen Âge  », in A.  Sohn et J.  Verger (dir.), Les collèges réguliers en Europe au Moyen Âge et à la Renaissance, Verlag, Bochum, 2012, p. 161‒170 ; D. Le Blévec, « Le livre des privilèges du collège des Douze Médecins » in L’Université de médecine de Montpellier et son rayonnement…, p. 29‒39. 81

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Carte 2. Spécialisation de l’espace urbain (xive‒xve siècles)86

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Peyrou (3) est particulièrement dynamique  : on y trouve les institutions consulaires et seigneuriales, les loges des marchands, les halles et les marchés, l’église paroissiale et l’église consulaire. La Condamine demeure à la fin du Moyen Âge le centre et le cœur battant de la ville. L’importante communauté juive de Montpellier y a d’ailleurs élu domicile, comme en témoigne le bain rituel, le Mikvé, toujours conservé87. Ce centre s’étire jusqu’à l’ancien bourg Saint‒Firmin, qui se distingue avec son parcellaire radioconcentrique.

Données tirées de G. Fabre et T. Lochard, Montpellier, la ville…, en particulier p. 190‒191, p. 202 et p. 254‒255. 87 Situé 1, rue de la Barralerie, au sous‒sol de l’immeuble de l’Institut universitaire méditerranéen Maïmonide. 86

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L’activité y est grouillante : marchands aisés se rendant aux loges, officiers du consulat affairés, artisans et revendeurs, pèlerins venant rendre hommage à la Vierge noire se croisent dans les rues sinueuses qui caractérisent la Condamine. Vers le nord, en direction de la porte du Légassieu, l’imposant monastère‒ collège Saint‒Benoît se situe à proximité de celui de Saint‒Ruf (1). Le parcellaire devient plus organisé à mesure que l’on s’approche de la commune clôture, témoignant d’un urbanisme contrôlé. C’est aussi le cas dans le quartier universitaire (2) où les îles sont spacieuses et permettent un allotissement raisonné. Les rues situées entre le centre et les murs sont majoritairement occupées par des familles modestes, aux revenus intermédiaires. Les étudiants des universités voisinent ainsi avec des travailleurs, tandis que, contre le mur nord, à partir de 1388, les Repenties de Sainte‒Catherine sont installées dans un nouveau couvent. Entre la porte du Pila Saint‒Gély et la porte de Lattes se situe la « Part Antique » (5), qui correspond grossièrement à Montpelliéret. Cette zone est principalement occupée par les institutions épiscopales et royales : palais de l’Évêque, cour du Petit‒Scel, Hôtel de la Monnaie etc. La proximité du quartier universitaire (2) crée un noyau de juristes et médecins, mais aussi de riches officiers royaux qui habitent de vastes demeures88. Cela n’exclut pas la présence d’artisans, comme dans la rue de l’Aiguillerie. Par ailleurs, au nord et au sud de la Part Antique se trouvent de nombreuses auberges : la porte du Pila Saint‒Gély est empruntée par les pèlerins de Saint‒ Jacques qui se rendent à Notre‒Dame‒des‒Tables, avant de continuer leur route par la porte de la Saunerie. Le tiers sud de Montpellier est peu investi par les institutions. La partie ouest est appelée la Valfarère, c’est un quartier populaire où artisans et travailleurs non qualifiés se côtoient. On entre ensuite dans le septain Saint‒Paul, une circonscription riche par ailleurs, car elle inclut des rues du centre où vivent des Montpelliérains fortunés89. La triperie, dans le quartier Saint-Paul, se situe à proximité des murs. Toute lucrative qu’elle soit, cette activité n’est guère attrayante pour le voisinage, ce qui explique la dimension populaire et artisanale de la partie sud du septain. Enfin, le sud‒est de Montpellier, qui appartient au septain Saint‒Thomas, est lui aussi très populaire. Ce quartier compte quelques auberges desservant la route du pèlerinage90. Peu de grandes fortunes habitent ici, à l’exception de la famille A.-C. Marin‒Rambier, Montpellier à la fin du Moyen Âge…, p. 230 et 230 bis. Ibid., p. 223‒224. 90 Sur les auberges, J. Combes, « Hôteliers et hôtelleries à Montpellier à la fin du xive siècle et au xve siècle », in H. Vidal (dir.), Études médiévales languedociennes offertes en hommage 88 89

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Tournemire  ; les habitants appartiennent surtout aux milieux défavorisés. Pour résumer, le centre urbain s’étire de Notre‒Dame‒des‒Tables au quartier du Peyrou, résidentiel, formant une bande est‒ouest dans la ville. Cette zone d’activité accueille une population bigarrée, bien que majoritairement riche. Au nord se situent deux pôles canoniaux et universitaires. Autour de ces espaces et entre eux, artisans et boutiquiers, aisés et plus modestes, se sont installés. Contre le mur ouest de la ville, la fonction est plus administrative – épiscopale et royale. Indéniablement, le centre géographique et le nord de la ville sont des espaces investis et favorisés par les activités économiques, intellectuelles et politiques. Le tiers sud de la ville est bien plus ouvrier et populaire, délaissé par les institutions et les marchés. C’est dans ce cadre de vie, fortement diversifié, qu’évoluent les personnes seules de Montpellier. Les personnes seules dans la ville

La restitution de chaque contribuable à son île de résidence est rendue possible grâce aux recherches de Louise Guiraud et Jacques Fabre de Morlhon. Cependant, l’absence de cartographie précise des faubourgs, pourtant divisés en îles à la fin du xive siècle, limite la restitution à la ville intra muros. Cette absence est due à la destruction des faubourgs au cours de la guerre de Cent Ans. De plus, certains compoix de la ville protégée par la Commune clôture sont incomplets et l’on ne dispose jamais de tous les registres pour une même année de dressement91. La carte présentée ci-dessous comprend des espaces vides qui témoignent de ces manques. Enfin, la mention de personnes seules dans les compoix dépend de l’évolution qualitative et quantitative des sources et de la capacité des individus à être imposés, limitant la démarche. La restitution de la répartition des personnes seules dans la ville ne peut alors être qu’incomplète, mais apporte plusieurs renseignements sur la façon dont elles investissent l’espace urbain. Cette répartition évolue peu avec le temps et montre plutôt des lieux d’implantation durables92. Il n’existe pas de caractéristique propre aux lieux de vie des personnes seules, puisque la solitude est généralement transitoire, un moment dans la vie. On ne présentera ici que la carte la plus complète, réalisée à partir des compoix des années 1429 à 1435. L’absence du compoix de Saint‒Mathieu explique des

à André Dupont, Montpellier, Fédération historique du Languedoc méditerranéen et du Roussillon, 1974, p. 55‒82. 91 C’est particulièrement le cas des années 1446‒1448, où toutes les îles du centre ont disparu. 92 L. Laumonier, Vivre seul à Montpellier…, chapitre 1.

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espaces vides dans le nord‒ouest de l’enceinte. Le registre de Saint‒Firmin est incomplet, amputé de douze îles, toutes situées dans sa partie nord.

Carte 3. Les personnes seules dans l’enceinte de la ville (1429‒1435)

De 1380 à 1480, les quartiers centraux sont densément habités par des personnes seules. La «  vieille ville  » a une attractivité indéniable tout au long du Moyen Âge. Cet espace va de Notre‒Dame‒des‒Tables au quartier du Peyrou et touche les rues nord et sud qui le bordent. Ceux qui y résident, on l’a dit, appartiennent aux couches les plus favorisées de la société. Dans la partie sud, ce sont les îles proches des murs, plus pauvres, qui comptent la part la plus importante de personnes seules. Elles sont surtout habitées

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par des Montpelliérains modestes, voire pauvres. Les espaces intermédiaires, bâtis dans un allotissement raisonné, sont des lieux d’habitation de Montpelliérains seuls de milieux artisanaux et plus modestes93. Le quartier de la Valfarère (septain Sainte‒Anne) en est un exemple caractéristique : sa population est majoritairement composée d’artisans, de travailleurs non qualifiés et de personnes trop pauvres pour être estimées. S’il existe dans ces quartiers intermédiaires des habitants aisés, ils vivent au plus près du centre urbain. Il n’en reste pas moins que les parcelles de ces îles sont de largeur et de profondeur réduites et que les maisons ne dépassent pas souvent deux étages. L’habitat induit par l’allotissement est celui d’une population artisanale, qui peut être aisée et posséder une maison complète, mais aussi celui de gens plus modestes, qui louent un étage pour loger toute la famille. La question de l’habitat est essentielle dans une étude sur la solitude : si l’on vit seul, est‒on pour autant isolé des autres  ? Si l’on vit entouré de domestiques, est‒on pour autant en compagnie  ? Les manières de vivre la solitude divergent d’un type d’habitation à l’autre et donc d’un milieu économique à l’autre. 2. Des personnes seules et fortunées Un peu plus de quarante personnes seules sont allivrées dans les compoix à plus de 500 livres fiscales entre 1380 et 148094. La fortune la plus notable est celle de dona Viana, estimée en 1380 dans le quartier Sainte‒Croix à 5  285  livres fiscales95. Elle possède neuf hostals, deux hostalets et trois rez‒ de‒chaussée, quelques terres, mais profite surtout de nombreux usages et pensions, pour 2 500 livres fiscales de biens « meubles ». Puisque l’on connaît plus facilement la solitude des femmes dans les compoix, ce sont majoritairement des veuves qui sont à la tête de ces grandes fortunes. Les actes notariés montrent en revanche de nombreux hommes seuls, veufs, à la tête d’importants patrimoines. Des hostal cossus

Les personnes seules et fortunées résident principalement dans la Condamine et à Montpelliéret. Ces Montpelliéraines et Montpelliérains aisés, riches propriétaires, vivent donc majoritairement dans le centre de la

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G. Fabre et T. Lochard, Montpellier, la ville…, p. 241. Seulement cinq après 1449, puisque, comme on l’a dit, les tables d’allivrement ont changé. AMM, Joffre 241, compoix de Sainte‒Croix, 1380, fol.°12v.

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ville. Le quartier de la Condamine et les rues adjacentes en accueillent la plus forte concentration. Quelques personnes seules et fortunées occupent l’axe reliant le centre‒ville à la porte du Pila Saint‒Gély, tandis que d’autres se sont installées plus au cœur du quartier Sainte‒Croix. L’on ne trouve qu’une personne seule dans une île située contre la muraille ; il s’agit de dona Teira, dont la valeur des biens s’élève en 1435 à 1 199 livres fiscales96. À l’exception de deux contribuables, tous possèdent au moins un hostal, au maximum dixneuf pour Johan Noguier, bourgeois et veuf97. Les hôtels particuliers se caractérisent par leur taille imposante, leur cour privative, parfois leur tour et, à la fin du xve siècle, leur escalier à vis98. Ils comptent de nombreuses pièces et n’incluent pas toujours de boutique ou d’atelier au rez-de-chaussée, car la fortune de leurs occupants ne s’appuie pas sur une activité manuelle. Plusieurs de ces demeures sont dotées de « loges » permettant l’entreposage de grandes quantités de marchandises, témoignant que la fortune de leurs habitants est fondée sur le grand commerce99. Les compoix témoignent de ces hostals luxueux : le fils de senhor Bernat Castel, riche épicier de la ville, possède un « hostal gran » situé dans le quartier Sainte‒ Anne100. Certains hôtels particuliers de Montpellier ont pu être situés précisément : celui des Bonami, marchands, qui le vendent aux consuls en 1361 pour y installer la nouvelle maison consulaire, celui de la famille de drapiers, les Carcassonne. Ces derniers ont fait peindre les murs et les plafonds de leur demeure avec de riches couleurs, qui montrent un luxe certain101. Les hôtels sont rénovés au xve siècle, à la faveur d’un regain économique marqué par la présence de Jacques Cœur à Montpellier. Son hôtel particulier est construit AMM, Joffre 252, compoix de Saint‒Paul, 1435, fol.°220. AMM, Joffre 260, compoix de Saint‒Thomas, 1448, fol.°51v. 98 Sur les maisons médiévales de Montpellier, B. Sournia et J.-L. Vayssettes, Montpellier, la demeure médiévale, Paris, Imprimerie nationale, 1991. Pour une comparaison, V. Lamazou‒ Duplan, « Les élites toulousaines et leurs demeures à la fin du Moyen Âge d’après les registres notariés : entre maison possédée et maison habitée », in M. Scellès et A.-L. Napoléone (dir.), La maison au Moyen Âge dans le Midi de la France, Toulouse, Société archéologique du Midi de la France, 2003, p. 40‒61. 99 J. L. Vayssettes, « Quoi de neuf à Montpellier à propos de ses maisons des xiiie et xive siècles depuis 1991 ?  » et B. Sournia, «  Le patriciat montpelliérain et son habitat vers 1300 », in L. Galano et L. Laumonier (dir.), Montpellier au Moyen Âge. Bilan et approches nouvelles, actes du colloque de novembre 2013, à paraître. 100 AMM, Joffre 244, compoix de Sainte‒Anne, 1416, fol.°130. L’hostal est estimé à 275 livres. 101 B. Sournia et J.-L. Vayssettes, « Trois plafonds montpelliérains du Moyen Âge », in Plafonds peints médiévaux en Languedoc, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2009, p. 149‒171. 96 97

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dans les années 1440 à proximité de la place au change, où est édifiée sa loge des marchands.

Carte 4. Îles de résidence des personnes seules et riches (1380‒1480)

Les belles demeures du centre de la ville sont adjacentes à des hostals de moindres dimensions, habités par de petits artisans. L’on ne vit pas seul dans les hôtels particuliers des Montpelliérains fortunés. Les ménages aisés tendent à être plus étendus que les populaires  : la mortalité infantile est moins forte, la présence de domestiques et de collatéraux est fréquente102. R.  Carron, Enfant et parenté dans la France médiévale, x e‒xiii e siècles, Genève, Droz, 1989, p.  27  ; H.  Bresc, «  L’Europe des villes et des campagnes (xiiie‒xve siècle), 102

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Quand bien même le maître ou la maîtresse de maison serait veuf ou veuve et n’accueillerait personne sous son toit, les domestiques sont nécessaires pour assurer l’entretien des lieux. La vie commune est de mise dans ces demeures, mais la séparation de l’espace en plusieurs pièces évite la promiscuité entre les maîtres et les employés tout en permettant aux premiers de s’isoler s’ils en ressentent le désir103. Le riche intérieur de la famille Férigolet

Les grandes demeures n’invitent pas à la sociabilité de voisinage : elles sont séparées de la rue par des murs et un portail fermé. La cour autour de laquelle les bâtiments se répartissent est privative, à l’inverse de celles des quartiers populaires. La vie se déroule à l’abri des regards, entre soi. L’on peut profiter d’un espace privé, de solitude même, grâce à la frontière physique constituée par la maison. La taille des demeures implique la présence de serviteurs : l’on n’est donc pas seul dans son vaste hostal, mais l’on peut trouver la solitude, en étant séparé à la fois de la rue et des autres occupants, ce que ne permettent pas les hostals populaires104. L’inventaire de biens que nous allons examiner est fort intéressant, car même si la maison n’est pas de grande taille, son aménagement intérieur témoigne du confort dont jouissent ses habitants et des possibilités de solitude qu’elle leur offre. Cet inventaire, très détaillé est réalisé en 1345 pour les comptes de tutelle de Johan d’Audemarès, cuiratier, responsable d’Agnès et Gaudiosa, filles de feu Johan Férigolet et de feue Agnès son épouse105. Les deux orphelines vivaient avec leurs parents dans un hostal appartenant à Johan de Cressio, dont ils occupaient les deux étages supérieurs. Le notaire commence en effet son inventaire par le premier étage, ce qui suggère que le rez‒de‒chaussée était destiné à accueillir un espace professionnel, boutique ou atelier. La première pièce inventoriée n’est pas nommée mais on peut deviner qu’elle est la salle. Elle contient une table et ses bancs, une chaise de femme, un

in A.  Burgière et  al. (dir.), Histoire de la famille, Paris, Armand Colin, 1986, Tome  1, p. 385‒419, ici p. 396. 103 D. Webb, Privacy and Solitude…, sur ces espaces privés jusqu’au xiie siècle, p. 50‒59 ; sur la fin du Moyen Âge et la noblesse, p. 97‒100 ; sur la fin du Moyen Âge et les élites urbaines, p. 107‒111. 104 Ibid., voir par exemple l’introduction, p. XI. 105 AMM, EE 766, Commune clôture, 18 mai 1345.

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buffet – meuble qui peut être coûteux106 –, des coffres dont certains en noyer, ainsi qu’un lavatorium. Pas moins de neuf candélabres, dont huit en fer, permettent d’illuminer la pièce, assurant le confort de la maison107. La salle (aula) est l’espace le moins privé des demeures médiévales, en particulier dans les milieux aisés et nobiliaires : elle est le lieu de réception des visiteurs, la pièce que tous partagent et dans laquelle on se retrouve pour manger en commun108. Au premier étage se trouve aussi la chambre du couple, expressément désignée comme telle109. Le lit garni, les vêtements des époux et les bijoux d’Agnès, certains en or et en argent, donnent lieu à un inventaire détaillé. S’y trouve aussi une armoire ainsi qu’un petit coffre en bois orné110. La diversité de ces meubles, ajoutée au buffet de la salle, montre que la famille Férigolet a un niveau de vie élevé111. La présence de la chambre parentale marque l’existence d’un espace intime réservé à des échanges privés au sein du couple, un espace dans lequel on peut se retirer, loin des autres membres de la maisonnée. Le deuxième étage de la maison est occupé par une seconde chambre et la cuisine. La chambre semble avoir un double emploi : la présence de bois de lit atteste que la pièce servait au sommeil des filles du couple, mais celle d’une chaise et d’une table destinée à écrire suggère qu’elle était aussi utilisée pour le travail, probablement du père de

V. Lamazou‒Duplan, « Décors, parures et couleurs des intérieurs toulousains d’après les registres notariés de la fin du Moyen Âge », in M. Scellès et A.-L. Napoléone (dir.), La maison au Moyen Âge…, tome 2, 2008, p. 285‒315, ici p. 294. 107 Les maisons populaires sont bien plus sombres que les demeures plus aisées. Voir D.  Alexandre‒Bidon, «  Le confort dans la maison médiévale. Une synthèse des données », in D. Alexandre‒Bidon, F. Piponnier et J.-M. Poisson (éd.), Cadre de vie et manières d’habiter (xiie‒xvie siècle), Caen, Publications du CRAHM, 2006, p. 129‒144, ici p. 136 et suiv. 108 D. Webb, Privacy and Solitude…, p. 97‒99. 109 « In camera predicti hospicii dicti primi solerii in qua dictus condam Johannes Ferigoleti et Agnes coniuges jacere consueverant… ». AMM, EE 766, Commune clôture, 18 mai 1345. 110 « Unam capsam parvam fuste pictam ». Sur les coffres et leurs liens avec le domaine de l’intime, V.  Lamazou‒Duplan, «  Vie familiale et univers féminins à Toulouse à la fin du Moyen Âge d’après les registres des notaires  », Études Roussillonnaises, XXV (2013), p. 115‒125. 111 P. Maurice, « La maison et son ameublement en Gévaudan à la fin du Moyen Âge », Journal des savants, 2‒2 (1998), p. 115‒158, ici p. 122 et V. Lamazou‒Duplan, « Décors, parures et couleurs… », p. 295. 106

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famille112. Ici encore, la relative spécialisation de l’espace – chambre des filles / étude – offre la possibilité de s’y trouver si on le souhaite dans le calme et la solitude113. La cuisine, étape suivante de l’inventaire, contient une vaisselle abondante, preuve là encore des moyens dont disposait le ménage  : onze marmites (ollas), treize tranchoirs (cissoria), dix écuelles (parapsides). La visite s’achève par le cellier, où toutes les quantités de vin sont précisément détaillées114. La chambre et le lit, espaces du privé

Les riches demeures et des hôtels particuliers disposent de suffisamment de place pour faire de la chambre l’espace privé115. Cette pièce est investie par ceux qui souhaitent être seuls, ce dont témoigne abondamment la littérature médiévale dans laquelle la chambre « est plus volontiers le lieu de la solitude116 ». La vie de saint Auzias ou Elzéar de Sabran, noble provençal du tournant des xiiie et xive siècles, montre qu’il se retire fréquemment dans sa chambre, le plus souvent pour prier117. Après le décès d’Auzias, son épouse, désormais veuve, la bienheureuse Dauphine ou Delphine de Puimichel s’y est recluse pendant un temps, à l’écart des mondanités et de la vie dans le siècle118. C’est dans la chambre que s’accomplit la prière, comme le recommandent les traités de dévotion destinés aux milieux les plus aisées de la population

112 « Item unum tabularium sive scriptorium ». AMM, EE 766, Commune clôture, 18 mai 1345. Cette table à écrire était peut-être employée aussi pour l’éducation des filles. 113 Sur les liens entre l’étude (comme lieu et comme activité) et la solitude, D. Webb, Privacy and Solitude…, p. 157‒172. 114 Par exemple : « Item in sellario dicti hospicii unum vas vinarium sive vino continentem viginti sestaria et quatuor medios cartayranas vinii ». AMM, EE 766, Commune clôture, 18 mai 1345. 115 D. Webb, Privacy and Solitude…, chap. 7 « In Chamber and in Hall », p. 97‒117. 116 D. Régnier‒Bohler, « Fictions », in P. Ariès (dir.), Histoire de la vie privée, tome 2, Paris, Seuil, 1985, rééd. 1999, p. 317. 117 « E cum per aysso lo aguesso amenat en una cambra e en lo lieg sol demoran lo aguesso layssat, ayssi cum el affectava e desirava  », dans Vies occitanes de Saint Auzias et Sainte Dauphine, édition de J. Cambell, Rome, Pontificium Athenaeum Antonianum, 1963, p. 52 (Désormais Vies occitanes) ; « E cant no era occupat els fagz mundanals aprofechables e necessaris, intrava en sa cambra ; e sos familiars e sos secretaris, sabens sa manieyra e sa condicio e sa costuma de mantenen, lo layssavo sol en la cambra. » Ibid., p. 82. 118 Vies occitanes, 198‒200. Sur les femmes laïques recluses dans leur chambre, D.  Webb, Privacy and Solitude…, p. 122‒123.

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médiévale119. La chambre est le lieu où l’on peut dialoguer en paix avec Dieu, où l’on peut trouver une forme de solitude de l’âme, de solitude spirituelle, par le retrait du monde120. La chambre est aussi un espace intime. C’est dans cette pièce qu’ont lieu les échanges secrets entre Auzias et Dauphine121. Dans le roman du xve siècle Pierre de Provence et la belle Maguelonne, la jeune femme « alla tirer a part en sa chambre » sa nourrice pour lui confier l’amour qu’elle porte à Pierre122. Le rendez‒vous entre les deux amants est pris dans la chambre de Maguelonne, explique la nourrice de la jeune fille à Pierre, chambre que « sans nulle faute vous trouverez vide de toutes gens123 ». Plus tard, quand Maguelonne « fut en son lit couchée, commença a penser a la beauté et vaillantise de ce jeune chevalier124 » ; ses songes amoureux renforçant la solitude du moment. Les membres aisés de la population de Montpellier disposaient eux‒aussi, à la fin du Moyen Âge, de lieux privés dans lesquels se retirer, dans lesquels mener des activités relevant de la sphère personnelle et bénéficier d’une solitude alors recherchée. Comme l’a souligné Véronique Lamazou‒Duplan, « les chambres sont les lieux privilégiés de la vie familiale la plus privée, évoquant la naissance de l’intime au sein de ces demeures, au moins chez les plus riches »125. Le couple Férigolet dont l’inventaire de biens a été examiné, disposait de son vivant d’un espace privé, un privilège peut-être d’abord réservé aux adultes : les filles partagent une autre pièce et probablement la couche, puisque seul un cadre de lit figure à l’inventaire de leur chambre126. Tout le monde ne dispose pas de l’espace personnel que s’était réservé le couple Férigolet. Les chambres sont souvent partagées au Moyen Âge, les domestiques y dorment ainsi que les amis en visite, le lit devient alors, quand on a la chance d’y dormir seul, le lieu investi de ces notions de privé et d’intime, un lieu relié

É. Palazzo, « Foi et croyance au Moyen Âge. Les médiations liturgiques », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 53‒6, (1998), p. 1131‒1154, ici p. 1146. 120 D. Webb, Privacy and Solitude…, chap. 8 « Religion in the Home », p. 119‒133. 121 Vies occitanes, p. 48, p. 98, p. 134, p. 150‒152. 122 Pierre de Provence et la belle Maguelonne, édition par A. Bierdermann, Paris, Honoré Champion, 1913, p. 14 (Désormais Pierre de Provence et la belle Maguelonne). 123 Ibid., p. 29. 124 Ibid., p. 14. 125 V. Lamazou‒Duplan, « Décors, parures et couleurs… », p. 306. 126 De plus en plus de maisons anglaises comptent des chambres réparties entre leurs habitants aux xive et xve siècles. D. Webb, Privacy and Solitude…, p. 110‒111. 119

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à la recherche d’une certaine solitude127. Pour s’isoler et trouver un peu de solitude dans une maison grouillante d’activités, restent la chambre, quand on a les moyens d’en avoir une à soi, ou le lit, quand il n’est pas occupé par les autres. Ces espaces sont associés à ce qui est perçu comme secret, aux échanges personnels, à ce que l’on ne peut rendre public ni partager, autrement dit, à l’intime128. Les Montpelliérains ne sont pas nombreux à bénéficier d’hostals luxueux et d’espaces privés et forment un noyau de notables et d’élites. Les «  classes moyennes  », allant des commerçants aisés à des artisans plus modestes, constituent le gros de la population urbaine. Leurs hostals, plus étroits, sont perméables à l’extérieur, offrant un isolement somme toute très relatif, bien que l’on puisse y vivre seul, sans domestiques ni serviteurs. 3. Des Montpelliérains aisés aux ménages modestes Les sources montrent de nombreuses personnes seules qui achètent, vendent ou louent toutes sortes de biens pour des sommes variables et qui appartiennent au monde artisanal et à celui du petit commerce. Ni pauvres ni d’une extravagante richesse, ces Montpelliérains seuls appartiennent aux « classes moyennes » de la ville tardomédiévale. Leurs demeures sont très poreuses à l’extérieur : les bruits de la rue montent par les fenêtres rarement vitrées – qui ne sont parfois que des jours dans les étages supérieurs129 ; l’on croise ses voisins dans la cour, dans les escaliers intérieurs ; l’on entend leurs conversations et l’on connaît leurs activités. Dans les hostals élémentaires, l’intimité est réduite, l’isolement difficile.

P. Newman, Daily Life in the Middle Ages, Jefferson, McFarland, 2001, p. 66. « Secrecy and both emotional and physical intimacy are in fact associated with bedchambers in general », S. Coxon, Laughter and Narrative in the Later Middle Ages. German Comic Tales, 1350‒1525, Londres, Mancy Publishing, 2008, p. 94. 129 G. Séraphin, « Les fenêtres médiévales : état des lieux en Aquitaine et en Languedoc », in M.  Scellès et A.-L.  Napoléone (dir.), La maison au Moyen Âge…, tome 1, 2003, p. 145‒201, ici p. 195. 127 128

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Lieux de résidence

Au début du xive siècle, Agnès Guitard, fille de feu Guilhem Guitard, achète une maison hors des murs de la ville au prix de 18  livres130. En 1409, Alaysseta, jeune célibataire orpheline âgée de 18  ans, cède pour 22  sous et 6  deniers les fruits d’un jardin qu’elle possède à Bernard Giberti131. En 1484, Franceza Roye, veuve de Peyre de Mars, fournier de Montpellier, achète à Julian Gilet une maison située à proximité de l’hôpital Saint‒Jacques, dont l’usage est de 15  deniers par an132. En considérant une fourchette incluant des estimations de biens allant de 40  à 250  livres fiscales, dans les registres des compoix, de 1380 à 1480, apparaissent environ 240  individus seuls qui appartiennet à cette large « classe moyenne ». Ceci inclut donc des personnes proches du seuil de pauvreté, mais considérées comme pouvant contribuer aux impôts, et des individus davantage aisés. Seulement 12% de ces Montpelliérains seuls ne possèdent pas de maison. Dona Allis, veuve de Duran del Mas, a deux  carterées de vigne et une boutique, le tout estimé 41 livres fiscales, mais aucun hostal133. Le 10 février 1408, le notaire du consulat indique qu’un certain Guilhem Laurens vient de décéder et que sa veuve (non nommée) bénéficiera d’une réduction des biens meubles, conséquente à l’héritage134. Les biens immeubles restent identiques après la mort du mari : douze carterées de vigne et douze carterées de champs, cinq cartons d’oliveraies, pour 93 livres fiscales. La veuve ne dispose pas de maison et continue peut-être de louer le logement qu’elle occupait avec son époux. Ces deux femmes sont donc locataires de leur appartement ou de leur maison dans le quartier Saint‒Firmin.

130 131 132 133 134

AMM, EE 183, Commune clôture, 16 décembre 1309. ADH, 2 E 95‒441, Arnaud Vitalis, 24 avril 1409, fol.°8. AMM, Louvet 157, Grand Chartrier, armoire A, cassette 7, 13 octobre 1484. AMM, Joffre 249, compoix de Saint‒Firmin, 1435, fol.°57v. AMM, Joffre 239, compoix de Saint‒Firmin, 1404, fol.°169v.

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Carte 5. Îles de résidence des personnes seules estimées entre 40 et 250 livres fiscales (1429‒1447)135

Si les personnes seules et riches occupent des hostals surtout situés dans le cœur de la ville, les Montpelliérains seuls des milieux populaires et aisés se répartissent un peu partout dans l’espace urbain, avec une présence marquée autour de l’ancien bourg Saint‒Firmin. Les îles près des murs,135les îles intermédiaires et le centre‒ville sont toutes occupées par ces personnes seules, sans présenter de discrimination géographique. Leurs hostals et leurs

135 À partir des données des compoix de Sainte‒Foy (1429) ; Sainte‒Anne, Sainte‒Croix, Saint‒Firmin, Saint‒Paul et Saint‒Thomas (1435) ; Saint‒Mathieu (1447).

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appartements jouxtent ceux de membres plus riches de la société comme ceux de pauvres gens. Les hostals de cette vaste « classe moyenne » et leur aménagement ont bien été étudiés par les archéologues dans le cadre de Montpellier136. Elles sont à un ou deux niveaux, comptant parfois une ou deux chambres, la salle, la cuisine, éventuellement un espace de rangement. Leurs propriétaires possèdent des meubles qui sans être abondants procurent un confort modeste137. Les hostals « élémentaires138 »

Les hostals les plus répandus dans l’enceinte de la Commune clôture sont de type « élémentaire », dans le sens qu’ils sont habités par la majorité de la population, de l’artisan aisé au travailleur non qualifié. Les différences principales entre les deux sont la superficie occupée dans l’édifice par le logement (un ou plusieurs étages, par exemple) et le luxe de l’aménagement intérieur. À Montpellier, sont distinguées par Bernard Sournia et Jean‒Louis Vayssettes deux types de maisons élémentaires : la maison sur rue et la maison à cour distributive. Les maisons sur rue occupent en moyenne cinq  mètres sur la chaussée et six mètres en profondeur. Elles sont composées de deux étages, parfois trois. Le rez‒de‒chaussée est caractérisé par sa double entrée  : une large ouverture vers la boutique ou l’atelier et une petite porte menant vers un escalier à degrés qui dessert le premier étage, d’habitation celui‒ci. S’il y a un troisième niveau (donc un deuxième étage), l’escalier qui y mène se situe dans la salle du premier étage. Parfois, les façades sont trop étroites pour percer deux portes ; l’on accède alors aux espaces d’habitation par un escalier partant de la boutique du rez‒de‒chaussée139. L’espace intérieur est divisé en deux pièces, parfois trois, et ce même dans les maisons les plus modestes, sous réserve, comme à Toulouse par exemple, que l’habitant soit assez riche pour occuper un étage complet, puisqu’il est possible de ne louer qu’une chambre d’une maison ou d’un appartement140. Ces immeubles peuvent être des « maisons unifamiliales » ou, divisées en appartements, accueillir plusieurs familles, en dépit de l’absence d’intimité,

B. Sournia et J.-L. Vayssettes, Montpellier, la demeure…, op. cit. À titre d’exemple : Alaysseta, veuve de Johan de Cabanis, inventorie les biens qu’elle laisse dans une maison appartenant à Pierre de Lodève. La dame possède quatre coffres, des vases et jarres, une table et un banc, un lit garni et des pièces de drap. ADH, 2 E 95‒441, Arnaud Vitalis, 21 août 1409, fol.°52v. 138 B. Sournia et J.-L. Vayssettes, Montpellier, la demeure…, p. 50 et suivantes. 139 Ibid., p. 26. Les escaliers à vis permettant une desserte individuelle de chaque étage ne se développent qu’à la fin du xve siècle et principalement dans les hôtels particuliers. 140 V. Lamazou‒Duplan, « Décors, parures et couleurs… », p. 287‒288. 136 137

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puisque la circulation entre les étages se fait par la traversée de la salle du premier141. On constate que même si ce sont souvent des familles qui les occupent, œuvrant au rez‒de‒chaussée et demeurant à l’étage, un certain nombre d’immeubles sont occupés par plusieurs ménages. L’aménagement intérieur induit alors la création de liens de sociabilité spécifiques à l’habitat urbain, dont les conséquences pour les personnes seules ne sont pas négligeables142. Jehan Lescot, tailleur, et sa femme Angelina sont propriétaires d’un hostal, mais ils demeurent à « la botigue de Aubert Barriere143 ». Celui‒ci possède quatre hostals et quatre boutiques, mais il habite dans un autre quartier144. Les propriétaires de plusieurs hostals sont nombreux à Montpellier, tout comme les non‒possédants. Il existe un véritable marché de l’immobilier et de la location qui implique la coexistence de plusieurs ménages dans un même hostal145. Les hostals sont fractionnables, puisque certains en possèdent une moitié ou un tiers146, tendance qui se vérifie aussi à Paris et à Mende147. Les registres fiscaux montrent plusieurs artisans qui possèdent un hostal d’habitation à un endroit, et leur obrador (ouvroir) ou leur botiga (boutique) à un autre. Esteve Avena, coutelier, possède un ouvroir mais pas d’hostal : il est forcé de louer au moins un étage où habiter148. Parfois, l’hostal et l’espace

B. Sournia et J.-L. Vayssettes, Montpellier, la demeure…, p. 54 et 187. Y.-H.  Le Maresquier‒Kesteloot, «  Le voisinage dans l’espace parisien à la fin du Moyen Âge  : bilan d’une enquête  », Revue historique, 122, (1998), p.  47‒70  ; Y.-H.  Le Maresquier‒Kesteloot, «  La maison médiévale parisienne, espace de relations, d’après les inventaires après décès », in F. Gherchanoc (dir.), La maison, lieu de sociabilité, dans des communautés urbaines européennes, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Le Manuscrit, 2006, p. 73‒86 ; J.-P. Leguay, Vivre en ville au Moyen-Âge, Paris, Gisserot, 2006, p. 175 et suivantes. 143 AMM, Joffre 273, compoix de Saint‒Firmin, 1480, fol.°143. 144 Ibid., fol.°24. Il est ici nommé « Aubert Barriera ». Une indication marginale précise que son manifeste a été déplacé dans le registre de Saint‒Paul où il demeure, mais il y est introuvable. 145 Sur ce sujet, voir A.-C.  Marin, Montpellier à la fin du Moyen Âge…, partie  3 «  Les patrimoines  », p.  105‒133  ; J.  Combes, «  Les investissements immobiliers…  », art.  cit. Pour le xiiie siècle et le début du xive, K. Reyerson, « Land, Houses… », art. cit. Sur les femmes et les investissements immobiliers, entre autres activités, K, Reyerson, « Women and Business in Medieval Montpellier », in B. Hanawalt, Women and Work…, p. 117‒144. 146 Par exemple Johan Caunié, laboureur, possède un demi‒hostal. AMM, Joffre 248, compoix de Saint‒Thomas, 1435, fol.°107v. Dona Margaryda Ricardeta a un tiers d’hostal, AMM, Joffre 265, Saint‒Firmin, 1469, fol.°6. Jehan Golin, boucher de mouton, est propriétaire d’un demi‒hostal hérité de son père, dans lequel il vit. AMM, Joffre 273, compoix de Saint‒Firmin, 1480, fol.°171. 147 Y.-H. Le Maresquier‒Kesteloot, « Le voisinage… », p. 49‒51 ; P. Maurice, « La maison et son ameublement… », p. 119. 148 AMM, Joffre 241, compoix de Sainte‒Croix, 1380, fol.°86v. 141 142

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de travail ne se situent pas dans le même quartier. De multiples configurations apparaissent dans les sources et montrent bien que l’on ne travaille pas nécessairement là où l’on vit149. Cela induit des déplacements fréquents dans la ville, dans les quartiers où l’on croise et l’on salue les voisins, et d’autant plus dans le cadre d’une occupation multiple, en raison de l’emplacement des escaliers dans les pièces de vie. Même seules à leur étage, les personnes seules de Montpellier des milieux modestes ne sont pas isolées de leurs voisins. Cette sociabilité inhérente à la forme du bâti se vérifie aussi dans les maisons à cour distributive. Les différents appartements sont desservis par des coursives et un escalier à degrés, qui donne sur une cour commune aux habitants. Un puits est parfois situé dans la cour150. Ici encore, les pièces du rez‒de‒chaussée servent souvent d’espaces de travail, avec leur entrée sur la rue. En revanche, l’accès aux appartements est dans la cour, située en retrait des voies de passage : on y accède par d’étroites ruelles parfois couvertes151. L’urbanisme de Montpellier suscite une importante promiscuité et rend les relations de voisinage inévitables. Les quartiers près des murs et les faubourgs, malgré un bâti plus aéré, n’en demeurent pas moins des lieux où l’on rencontre ses voisins, dans les parties communes ou dans la rue152. La maison médiévale, espace « semi‒public153 », est soumise à l’œil et à l’intrusion plus ou moins désirable du voisinage154. Les relations de voisinage

Les liens de voisinage sont des vecteurs de régulation sociale, mais les voisins et les voisines tissent aussi par ailleurs entre eux des relations cordiales, voire amicales155. Les querelles existent, elles sont même fréquentes, mais le S. Cassagnes‒Brouquet, « Un lieu de travail et de sociabilité, la maison, atelier de l’artiste à Londres à la fin du Moyen Âge », in F. Gherchanoc (dir.), La maison, lieu de sociabilité…, p. 87‒103. 150 B. Sournia et J.-L. Vayssettes, Montpellier, la demeure…, p. 64. 151 Ibid., p. 65. 152 Pour un exemple parisien, Y.-H.  Le Maresquier‒Kesteloot, «  Le voisinage…  », art. cit. 153 P.  Ariès et G.  Duby, (dir.), Histoire de la vie privée, tome  2, Paris, Seuil, 1985  ; et F.  Gherchanoc, «  La maison à l’intersection du privé et du public  : la sociabilité en question », in La maison, lieu de sociabilité…, p. 11‒35. 154 « The proximity of neighbors to one another […] also provided circumstances that were favorable to prying into the activities of one’s neighbors  », J.  Nugent, «  “None Must Meddle Betueene Man and Wife”: Assessing Family and the Fluidity of Public and Private in Early Modern Scotland », Journal of Family History, 35‒3, (2010), p. 219‒231, ici p. 224. 155 Pour un bilan historiographique et une discussion sur cette question, voir R. Smith, « Kin and Neighbors in a Thirteenth‒Century Suffolk Community », Journal of Family History, 4‒3, 149

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voisinage induit aussi une sociabilité et des liens de solidarité dont témoignent les sources et qui limitent l’isolement des personnes seules. Dans les années 1440, une bande d’étudiants en droit sévit dans la ville, s’introduisant dans les maisons, attaquant leurs occupants156. Les étudiants entrent un jour par effraction dans la maison d’un artisan du faubourg de Saint‒Thomas dans le but de violer sa femme. Le voisin, alerté par les cris de cette dernière, sort de chez lui pour lui porter secours. L’homme est battu violemment et décède huit jours plus tard des suites de ses blessures157. La solidarité de voisinage, ici à l’œuvre, montre les relations qui se nouent dans la proximité géographique. Les testaments manifestent eux aussi ces liens serrés d’entraide entre les habitants d’une même rue158. Johanna Raynaudin dicte son testament en 1347 et affecte 200  livres à ses funérailles159. Cette riche veuve donne à quelques œuvres, laisse une maison aux frères Mineurs et distribue un grand nombre de petites sommes à des hommes et des femmes de son entourage. Elle a deux nièces en vie, mentionne une commère et deux filleuls, mais n’institue pas d’héritier universel. Johanna donne par ailleurs 12  deniers à Boneta, qui habite « aux Barques » tout comme la testatrice, et laisse aussi 12 deniers à quatre veuves de sa rue qui seront choisies par ses exécuteurs. Un autre testament est passé en 1409 par Braydeta, veuve de Peyre Bertet, tailleur de Montpellier160. Cette femme pauvre n’a que trois livres tournois à investir dans ses funérailles et n’effectue aucun legs charitable. Braydeta cède à Maria, sa voisine, une raupa noire et un capuchon brun qui lui appartiennent. Elle donne à Peyrona, « etiam vicine mee », elle aussi veuve, une raupa blanche et son capuchon de la même couleur. Le testament de Braydeta ne contient pas d’autre legs et elle institue héritier universel un clerc. La testatrice est une veuve sans parenté aucune : ses voisines et le clerc sont les seuls membres de son (1979) p. 219‒256. Pour un exemple italien du contrôle social par le voisinage, A. Zorzi, « Contrôle social, ordre public et répression judiciaire à Florence à l’époque communale : éléments et problèmes », Annales E.S.C., 45‒5, (1990), p. 1169‒1188. 156 AMM, BB 51, Notaire du consulat Antoine Jassilles (1441), 15 mars 1441 (a.s.), fol.°56 et suivantes. 157 « Item apres es estat assalhir coma se dis ung hostal de ung conreseyre estant et demorant a Sanct Thomas de foras, volens penre una femma de son vesin, lo qual conresayre per secorir son vesi salhit foras l’ostal, fonc batut de plumbadas talament que apres VIII jorns es mort et sosterat en ayssi coma se dis ». Ibid., fol.°56v. 158 Tout comme les archives judiciaires. C.  Gauvard, «  Violence citadine et réseaux de solidarité. L’exemple français aux xive et xve siècles », Annales E.S.C., 48‒5 (1993), p. 1113‒1126. 159 AMM, EE 1057, Commune clôture, 23 juin 1347. 160 ADH, 2 E 95‒441, Arnaud Vitalis, 2 septembre 1409, fol.°56. Le testament est transcrit dans l’annexe III.

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entourage mentionnés. Les relations de voisinage sont essentielles pour elle, en l’absence d’un réseau d’une autre nature. L’investissement affectif placé dans ces liens se traduit par les legs d’objets personnels, même de valeur modique. Parce que les deux testatrices appartiennent à des milieux sociaux différents et en raison de réseaux de sociabilité à l’opposé l’un de l’autre, ces legs faits au voisinage ne revêtent pas le même sens et témoignent pour l’un de la valeur amicale de ces liens, pour l’autre de leur valeur solidaire. En effet, si Johanna Raynaudin ne donne que des sommes minimes aux femmes de son voisinage, ces dons appartiennent à la catégorie des legs charitables, habituellement destinés aux pauperibus viduis, sans plus de précisions161. En choisissant des veuves de sa rue, Johanna fait preuve de charité à l’égard de femmes qu’elle fréquente quotidiennement162. Braydeta quant à elle n’a que ses voisines dans son existence et elles occupent la place habituellement dévolue aux parents, destinataires des legs les plus personnels. Ces deux testaments soulignent la valeur solidaire et de sociabilité du voisinage, un véritable rempart contre la solitude pour les personnes isolées des milieux populaires. 4. Seuls et pauvres La pauvreté touche particulièrement les personnes seules au tournant des xive et xve siècles ; elle demeure un problème de société par la suite, bien qu’elle se fasse alors moins prégnante pour les personnes seules. Les personnes seules et pauvres qui vivent dans le dénuement occupent des hostals qui se rapprochent plus de masures que de véritables maisons. Les propriétaires pauvres

Les nombreux nichils de Montpellier forment un groupe hétérogène de pauvres fiscaux où se côtoient mendiants sans domicile et travailleurs dénués de toute richesse qui habitent dans des maisons très précaires. L’on a vu que les nichils sont surreprésentés dans la population des personnes seules. Ils sont 306 à être seuls et pauvres dans les compoix de 1380 à 1480, dont seulement

Par exemple, Francisca, veuve de Guilhem de Conches, laisse des sommes destinées à la confection de 32 chemises et 4 tuniques pour les pauvres veuves. ADH, 2 E‒390, Pierre Bourdon, 11 avril 1387, fol.°30. L’on aura l’occasion de revenir sur les œuvres de charité dont les bénéficiaires sont des personnes seules. 162 M.-C. Marandet observe elle aussi dans le Toulousain des gestes destinés à des femmes identifiées, voisines des testatrices, appartenant à des «  groupes  » destinataires de charité, telles que les pauvres veuves et les pauvres filles à marier. M.-C. Marandet, « La veuve et le testament… », p. 317 et p. 322. 161

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quinze hommes pour des raisons déjà expliquées163. La manière dont cette population est identifiée montre un taux de veuvage de 38% (117 mentions). Huit des nichils sont « fils de » ou « fille de ». Parmi ces pauvres, Yssabels, veuve de Johan lo Moyne, qui ne possède qu’une carterée de vigne estimée à 3 livres en 1469164, ou Peyre Borrel, veuf qui jure ne rien avoir de plus que, lui aussi, une carterée de vigne165. La femme de Peyre Archinbaut, boucher de porc, est exemptée d’impôts parce qu’elle est pauvre, chargée de quatre enfants et que son époux est parti166. Le nom de certains n’est pas précisé, comme una paubra femana, qui « es morta et non a res167 ». Les femmes seules et pauvres exercent une profession à hauteur de 8% (23  personnes). Ce taux est légèrement supérieur à la moyenne de la ville entre 1380 et 1480, où ce sont 5,8% des femmes qui reçoivent un qualificatif professionnel168. Leurs métiers se répartissent globalement selon les tendances observées par Cécile Béghin‒Le Gourriérec  : importance des petits métiers du drap et du service, présence de professions liées à l’alimentation et au commerce de détail169. Mais à la différence de la répartition générale des métiers féminins où l’artisanat est peu représenté – car principalement exercé par les hommes –, les femmes seules et pauvres y travaillent autant que dans le service. L’on trouve ainsi une chandelière, une fabricante de paniers, une verrière, une charbonnière et même une menuisière170. La pratique d’un métier relié à une charité professionnelle ne protège pas pour autant ces femmes du dénuement. De leur côté, neuf hommes sur quinze sont désignés par leur métier. Tous, sauf un étudiant, pratiquent des métiers liés à l’artisanat. Comme les femmes susmentionnées, ils ne peuvent se tourner que vers leur charité de métier ou s’appuyer sur les solidarités familiales et de voisinage pour trouver du soutien et de l’aide, puisqu’ils ne sont pas supposés recevoir d’aumône institutionnelle171. Seulement un tiers de ces personnes seules et

Jusqu’en 1448 ont été retenus les individus estimés à moins de 25  livres, ensuite ceux estimés à moins de 10 livres. 164 AMM, Joffre 263, compoix de Sainte‒Croix, 1469, fol.°65. 165 AMM, Joffre 251, compoix de Sainte‒Croix, 1435, fol.°37v. 166 « S’en anat en gualea ». AMM, Joffre 257 bis, compoix de Saint‒Firmin, 1448, fol.°169v. 167 AMM, Joffre 243, compoix de Sainte‒Croix, 1404, fol.°90. 168 Annexe I, tableau A. 169 Voir en particulier C. Béghin‒Le Gourriérec, « Entre ombre et lumière, … », p. 45‒54. 170 Par exemple, AMM, Joffre 259, compoix de Saint‒Paul, 1448, fol.°190, manifeste de Dona Clapareda, fustieyra, c’est-à-dire menuisière. 171 B. Geremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard, 1987, p. 95. 163

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non fortunées (93 individus) possède un hostal, un hostalet ou un sous‒sol. Leur faible allivrement suggère un espace exigu et la qualité médiocre du logement. Les deux tiers louent donc leur domicile, comme « una femana que esta en .I. ostal de la molhe de Jacme Masclan, que a nom Alayseta, molhe que fouc de maystre Rollan lo sartre172 ». Certains vivent peut-être dans la rue.

Carte 6. Îles de résidence des personnes seules pauvres (1429‒1447)

En répartissant ces logements sur une carte, l’on s’aperçoit que les îles occupées par ces pauvres se situent principalement à l’extérieur de la

172

AMM, Joffre 243, compoix de Sainte‒Croix, 1404, fol.°94.

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Condamine, où les personnes seules et fortunées ainsi que quelques‒unes des personnes seules et moyennement riches occupent des hostals. Nul doute que la proximité du centre économique et politique de la ville fait grimper le coût des demeures et des loyers et que seule une frange aisée de la population peut accéder aux hostals dans la Condamine. Par conséquent, les personnes seules peu nanties ne possèdent et ne louent d’hostal que dans les îles périphériques. Cette « ségrégation […] topographiquement très marquée » se rencontre par exemple à Lyon à la même période173. Il est malheureusement impossible de localiser les personnes seules vivant dans les faubourgs, car leur organisation topographique est inconnue. Les personnes seules des faubourgs ne constituent que 10% du groupe, mais elles sont en moyenne bien plus pauvres que les autres. Si les inventaires de biens, le plus souvent réalisés lors de la liquidation de comptes de tutelle, nous permettent de comprendre la structure interne de l’habitat des résidents un peu fortunés, les successions des plus pauvres se déroulent à l’écart des offices des notaires et de la cour. Des découvertes archéologiques récentes ont cependant mis en évidence quelques caractéristiques des formes plus précaires de l’habitat à Montpellier. Des hostals très sommaires, sans étage, proches de la cabane, sont attestés au xive siècle dans le faubourg du Pila Saint-Gély, occupé par une population modeste174. Dans les quartiers très populaires du Légassieu, de la Valfarère et dans celui de Saint-Paul, des maisons étaient bâties en terre crue, une technique courante dans le Bas-Languedoc, qui correspond à des constructions rudimentaires, bien moins confortables et moins durables que les « maisons élémentaires »175. La mendicité : les personnes seules dans le dénuement

Dans les compoix, seules treize personnes déclarent vivre des aumônes, comme Johan Martin, « paures que quer las almornas176 ». Ce chiffre très bas s’explique par le fait que tous les pauvres ne sont pas estimés, loin de là : les mendiants ne participent pas aux impôts par exemple177. Nicole Gonthier considère que la part de pauvres qui vit des aumônes constitue entre 6% et 13% de la population lyonnaise, cette proportion augmentant au fil du

173 N. Gonthier, Lyon et ses pauvres au Moyen Âge (1350‒1500), Lyon, L’Hermès, 1978, p. 110‒111. 174 J. L. Vayssettes, « Quoi de neuf à Montpellier… », art. cit. 175 Ibid. 176 AMM, Joffre 256, compoix de Sainte‒Anne, 1447, fol.°146v. 177 M. Mollat, Les pauvres…, p. 212‒213 et N. Gonthier, Lyon et ses pauvres…, p. 37‒40.

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xve siècle178. Si dans les compoix de 1380 et 1404 les pauvres sont plus nombreux que dans les registres suivants, ceux qui vivent dans le dénuement le plus complet ou en marge de la société n’apparaissent pas dans les archives fiscales. Deux individus seulement sont qualifiés de vagabonds. Johan Lambert, estimé à Sainte‒Croix, «  es vagabond e non se troba179  ». Peyre Corda, du même septain, « es paure e vagabond180 ». Cinq des personnes qui mendient sont assurément seules et ce sont les cinq femmes du groupe. Il est impossible de connaître la situation des huit hommes vivant de la mendicité, bien que l’on puisse supposer, pour ceux souffrant en plus d’un handicap, leur grand isolement. Peyre Morgolh, aveugle, vit des aumônes et possède une masure estimée à 2 livres181. Esteve Calvet, qui a perdu une jambe à cause du mal des ardents, quête à la porte des églises182. Dans les années 1440, une pauvre femme qui mendiait devant l’église Saint‒Mathieu est enlevée et violée par un groupe d’étudiants183. En février 1479, les consuls dépensent 20 sous pour acheter au cardeur André Campalballi onze pans de drap. Le tissu servira à vêtir amore Dei Johan lo Bel, alias Vinhat, « pauperem hominem quasi dementem », trouvé à demi‒mort de froid dans la rue184. Si les hôpitaux accueillent les pauvres et les handicapés en situation de détresse, certains demeurent en ville et survivent en mendiant. Ils vivent seuls dans la rue dans la plus grande détresse. Non estimés, il est difficile de les atteindre dans les sources fiscales et ils n’apparaissent pas dans les archives notariales. Cette foule de pauvres anonymes, dont certains sont seuls et isolés, ne se laisse deviner que furtivement dans les sources. Les manières d’être seul dépendent du niveau de richesse des individus. Les plus riches n’habitent pas en solitaire mais peuvent s’isoler dans leurs vastes hostals. Les plus pauvres occupent des habitats où le privé n’a que peu de place. Leur isolement tient alors à leur condition sociale, parfois très dégradée. Ce rapport entre solitude et isolement doit aussi être interrogé en regard de la parenté et des réseaux de solidarité des personnes seules. On peut vivre seul dans son hostal et pourtant ne pas être isolé, bénéficier

N. Gonthier, Lyon et ses pauvres…, p. 161‒169. AMM, Joffre 256, compoix de Sainte‒Anne, 1447, fol.°54. 180 Ibid., fol.°83v. Sur le vagabondage, voir M. Mollat, Les pauvres…, p. 299‒302. 181 AMM, Joffre 257 bis, compoix de Saint‒Firmin, 1448, fol.°194. 182 AMM, Joffre 251, compoix de Sainte‒Croix, 1435, fol.°62v. 183 AMM, BB 51, Notaire du consulat Antoine Jassilles, 15 mars 1441 (a.s.), fol.°56. Les faits rapportés datent des deux années précédentes. 184 AMM, CC 559, Liber preceptorum et quictanciarum clavarie, 27 février 1478 (a.s.), fol.°85v. 178 179

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de la présence en ville de nombreux membres de sa famille. À  l’inverse, d’autres  personnes seules n’ont presque pas de réseau et connaissent un isolement qui peut se révéler pesant. III. Les Montpelliérains seuls et leur famille L’étude des réseaux familiaux et amicaux des personnes seules peut être effectuée à partir de l’analyse des testaments. Elle montre une large diversité de situations individuelles qui se modulent en fonction de la parenté présente, des amis, des relations professionnelles et de voisinage. Ainsi, 20% des personnes seules ne citent aucun parent consanguin dans leur testament, ni aucun membre de leur parenté d’alliance. Ces personnes sont alors véritablement isolées mais ne représentent que 5% de l’ensemble des 564 testateurs185. À l’opposé, la moitié des solitaires de Montpellier ont un père, une sœur, un enfant en vie : leur isolement est très relatif. Certains liens sont particulièrement investis par les personnes seules et ils recevront une attention détaillée dans les sections suivantes de la recherche. On présentera ici un éventail de ces relations interpersonnelles, qui déterminent le degré de solitude de chacun et distinguent déjà la solitude de l’isolement. Mais, avant d’analyser ces liens charnels et amicaux tissés autour des personnes seules, une réflexion doit être amorcée sur les rapports entre la personne seule et la « famille », un terme flou qu’il convient de mieux définir pour saisir avec finesse les espaces sociaux de la solitude. 1. Ménage et parenté : législation et perception La manière dont est définie la « famille » laisse entrevoir la personne seule. Leurs bornes ne sont‒elles pas communes186 ? L’on ne peut alors étudier la solitude sans se pencher sur la parenté. L’une et l’autre sont intrinsèquement liées, ne serait‒ce que parce que c’est bien souvent la disparition des parents qui entraîne la solitude et que c’est d’abord vers sa parenté charnelle que l’on se tourne pour mettre fin à l’état solitaire. Le terme « famille » est sujet à

185 28 testaments sur 150 testaments de personnes seules et 564 actes au total, datés des années 1250 à la fin du xve siècle. 186 Pour une démarche similaire, où la définition du mariage permet de définir la personne célibataire, voir C. Beattie, « “Living as a Single Person”: Marital Status, Performance and the Law in Late Medieval England », Women’s History Review, 17‒3 (2008), p. 327‒340, en particulier p. 328‒329 pour la méthode.

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controverses historiographiques tant il est délicat de le définir clairement et de l’employer de manière opératoire. Précisons d’abord que le latin familia et le français famille n’ont pas le même sens187, et que le terme de familia demeure flou et polysémique au Moyen Âge. Il peut renvoyer tant aux consanguins qu’à des tiers appartenant à la « familiarité » d’un individu, ainsi qu’à l’unité de résidence domestique188. Bien que l’Église tente tout au long de son histoire et avec plus ou moins de succès de délimiter les bornes de la «  parenté  », celles‒ci sont fluctuantes et la « famille » constitue une notion véritablement culturelle et anthropologique189. Le terme « parenté » est préféré à celui de « famille » pour désigner les individus apparentés par le sang ou l’alliance, car la parenté constitue une structure sociale et a une valeur systémique forte190. Les « unités de résidence », au sein desquelles les individus ne sont pas nécessairement liés par le sang, doivent être désignées par l’expression «  ménage  » ou «  groupe domestique  »191. Dans les sources de Montpellier, le terme de familia renvoie à cette unité de résidence. En étudiant la manière dont les autorités consulaires perçoivent et encadrent les ménages et les groupes de parenté, la place des personnes seules dans la société apparaît plus nettement. Famille, parenté, ménage à Montpellier

Dans la charte de coutumes de Montpellier, les termes familia en latin et maynada en langue vernaculaire se trouvent dans l’article  66. Ils sont D. Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval, xve‒xve siècle, Paris, Vrin, 2000, p. 4. A. Guerreau‒Jalabert, « Sur les structures de parenté… », p. 1030‒1032. 189 Voir F. Zonabend, « De la famille. Regard ethnologique sur la parenté et la famille », in A. Burguière et al. (dir.), Histoire de la famille…, p. 15‒77. Ainsi que J. Goody, L’évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, Armand Colin, 1985. 190 «  Ainsi le terme de famille peut désigner [à travers les travaux des médiévistes], d’une part les unités de résidence […] (que l’on songe par exemple au feu des documents médiévaux ou au sens le plus commun du mot actuellement) ; d’autre part, ce terme désigne l’ensemble des individus que lient des relations d’alliance et de consanguinité et qui constituent les réseaux de parenté actualisés de façon épisodique et souvent différente suivant les occasions. L’articulation de ces réseaux obéit à des règles – implicites pour la plupart des sociétés occidentales – d’alliance et de consanguinité, qui organisent le système de parenté de la société entière (ou éventuellement d’une fraction de celle‒ci) et que l’observation des cas concrets permet d’abstraire. […] Mais la nécessaire distinction entre ces deux niveaux d’observation et d’analyse nous paraît une raison supplémentaire d’adopter le terme de parenté qui se réfère essentiellement – et beaucoup plus clairement que famille – à un ensemble de relations sociales formant système. » A. Guerreau‒Jalabert, « Sur les structures de parenté… », p. 1030. 191 F. Zonabend, « De la famille. Regard ethnologique… », p. 62. 187 188

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mis en relation avec la sphère domestica ou dometges dans un texte portant sur les vols et petits délits au sein des hostals192. C’est au père de les régler, nullement à la cour, et son pouvoir s’étend sur l’épouse, les enfants et neveux, serfs, affranchis, apprentis et tous ceux qui font partie du groupe domestique (familia, maynada)193. En Europe de l’Ouest, à la fin du Moyen Âge, les gouvernements urbains ont dévolu de plus en plus de responsabilités aux ménages194. Le foyer devient alors, pour reprendre les termes d’Ellen Kittell et Ruth Queller, « a fundamental unit of social control195 ». Dans l’article 66 de la coutume, familia et maynada englobent les membres d’un groupe domestique, c’est-à-dire les membres d’un ménage, consanguins et non‒consanguins. Le ménage est ainsi une unité de résidence dont les membres sont sous la responsabilité du chef de feu. Ceci se confirme dans les établissements, qui suivent la coutume dans le manuscrit du Petit Thalamus. L’un d’eux rattache la maynada à l’alberc, la demeure, le lieu de résidence196. Les établissements emploient le vernaculaire familha, qui renvoie lui aussi au ménage. Une ordonnance de 1365 enjoint en effet aux hommes de contrôler la vêture de leur épouse et de leur familha, rappel du rôle de bon gouvernement dont sont investis les chefs de feu197. L’on se trouve en présence de la « maison‒famille » d’Emmanuel Leroy‒Ladurie, de

AMM, AA9, Petit Thalamus, article 66, fol.°36. Pour la version latine de cet article, voir l’édition du Petit Thalamus par la Société archéologique de Montpellier. 193 Sur ce sujet, voir J.-M. Carbasse, « La correction domestique, vis licita. Du droit romain au droit de la France méridionale, xiie‒xive siècles  » in L.  Otis‒Cour, (dir.), Histoires de famille. À  la convergence du droit pénal et des liens de parenté, Limoges, PULIM, 2012, p. 17‒32. 194 C. Beattie, « Governing Bodies: Law Courts, Male Householders and Single Women in Late Medieval England », in C. Beattie, A. Maslakovic et S. Lee Jones (éd.), The Medieval Household in Christian Europe, c.  850‒c.  1550. Managing Power, Wealth and the Body, Turnhout, Brepols, 2003, p. 199‒220, ici p. 199. 195 E. Kittell et R. Queller, « “Whether Man or Woman”: Gender Inclusivity in the Town Ordinances of Medieval Douai  », Journal of Medieval and Early Modern Studies, 30‒1, (2000), p.  63‒100, ici p.  84. Voir aussi S.  McSheffrey, «  Men and Masculinity in Late Medieval London Civic Culture: Governance, Patriarchy, and Reputation  », in J. Murray (éd.), Conflicting Identities: Men in the Middle Ages, New York, Garland Press, 1999, p. 243‒278. 196 « Establimen de las nozes de nadal », AMM, AA9, Petit Thalamus, fol.°288v. 197 «  Ordenansas subre los estastz de las donas et aussi dels hommes  », AMM, AA9, Petit Thalamus, année  1365, fol.°314‒316. Pour une étude de ce rôle et de ses liens avec la masculinité, L. Laumonier, «  Meanings of Fatherhood in Late Medieval Montpellier: Love, Care, and the Exercise of Patria Potestas  », Gender & History, à paraître. 192

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la « familia‒domus » étudiée par Claude Carozzi et de ce que les nombreuses recherches anglo‒américaines ont montré198. Le vocabulaire du Petit Thalamus, par les termes familia et maynada ou par la mention expresse de la résidence commune, l’alberc, fait donc référence au ménage. La terminologie évolue dans la documentation, l’on trouve par exemple maynage à la fin du xve siècle dans les registres fiscaux199. Le terme parens est quant à lui employé pour désigner les consanguins, pères, frères et sœurs, neveux, cousins germains « et autres200 » ne faisant pas vie commune, seuls autorisés à entrer, après trois jours, en l’alberc del mort pour lui rendre un dernier hommage. Si l’anthropologie historique a mis en évidence le fonctionnement du système de parenté médiéval, fondé sur la consanguinité, l’alliance et la pseudo‒parenté (artificielle et spirituelle), il est aussi clair que les médiévaux eux‒mêmes font bien la différence entre les trois201. L’on ne trouve pas dans les archives de mentions de « parents » qui ne sont pas consanguins ou affins. En revanche, les membres de la familia ne sont pas nécessairement apparentés. Les personnes seules étudiées ici occupent leur hostal en solitaire. Elles n’ont donc pas de familia mais peuvent avoir des parentes, avec lesquels elles ne résident pas, mais qui constituent le cœur de leur réseau de solidarité. Autrement dit, la personne seule n’est pas nécessairement privée de parenté mais elle est, par définition, seule dans son ménage.

E. Le Roy‒Ladurie, Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 1975 ; C.  Carozzi, «  Familia‒domus  : étude sémantique et historique  », in Famille et parenté dans la vie religieuse du Midi (xiie‒xve siècle), Cahiers de Fanjeaux 43, Toulouse, Privat, 2008, p.  15‒30  ; et M.  Carlier, «  The Household, an Introduction  », in M.  Carlier et T.  Soens (éd.), The Household in Late Medieval Cities: Italy and Northwestern Europe Compared, Louvain, Garant, 2001, p.  1‒11. Sur l’évolution des rapports entre parenté et ménage, P. Laslett, The World We Have Lost, Londres, Methuen, 1965 et ses nombreuses rééditions, ainsi que, du même auteur, « La famille et le ménage : approches historiques », Annales E.S.C., 27‒4 (1972), p. 847‒872. 199 AMM, Joffre 264, compoix des Faubourgs, 1469, fol.°49. 200 « Establimen que neguns non venga a l’albrec del mort », AMM, AA9, Petit Thalamus, fol.°296. 201 A. Guerreau‒Jalabert, « Sur les structures de parenté… », art. cit. ; B. Jussen, « Le parrainage à la fin du Moyen Âge : savoir public, attentes théologiques et usages sociaux », Annales E.S.C., 47‒2 (1992), p. 468‒469. Voir aussi les conclusions de C. Maillet, « Bernard de Clairvaux et la fratrie recomposée », Médiévales, 54 (2008), p. 13‒34. 198

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Les personnes seules et le droit des familles

Les prud’hommes de Montpellier ne cherchent guère, lors de la rédaction de la charte de 1204, à s’immiscer dans le fonctionnement et l’organisation des ménages de la ville. Quelques articles et établissements s’intéressent aux successions et aux mariages mais, dans l’ensemble, les choses se règlent entre soi202. Les personnes qui vivent seules et celles qui n’ont pas de famille apparaissent discrètement, en arrière‒plan de ces propos sur la parenté. C’est grâce à l’exercice de la potestas statuendi consulaire que l’on saisit davantage l’existence et l’orientation d’une «  politique familiale  » montpelliéraine. Le groupe domestique intéresse principalement les législateurs lorsqu’il est question de circulation des biens et d’alliance matrimoniale203. Par exemple, les veuves sont autorisées à engager tous leurs biens pour se doter en vue d’un remariage204. L’article 13 de la coutume exclut les enfants dotés de l’héritage et l’article 59 veille aux intérêts des descendants en cas de décès intestat205. De manière générale, la coutume se borne à rappeler quelques principes encadrant les pratiques individuelles et la pratique notariale. Les articles concernant le droit matrimonial sont un peu plus détaillés. Deux d’entre eux portent sur le choix du conjoint en affirmant le rôle essentiel de la parenté dans cette décision. Le premier de ces deux articles, le quatrevingt-cinquième, interdit au seigneur de Montpellier de forcer une femme célibataire ou veuve à se marier ou d’intervenir dans son mariage, sauf sur demande de l’intéressée et de ses amis206. Les législateurs semblent envisager ici que certaines femmes ne désirent pas se marier et souhaitent rester seules. Dans l’article 86, le propos est réellement centré sur l’accord des parents. Il est interdit à une dozela, une femme jamais mariée, d’épouser quiconque 202 AMM, AA9, Petit Thalamus, article  11, fol.°26v. «  De descordia ses clam. De negunas descordias si clam non sen fa al senhor o a la cort, le senher non a a [sic] entrametre ni la cort ». 203 Pour des analyses approfondies du droit méridional, voir l’abondante et solide bibliographie de spécialistes tels que Roger Aubenas ou Jean Hilaire. La renaissance du droit romain au xiie siècle procède d’un exercice d’adaptation. Les juristes méridionaux ont effectué des choix et des aménagements dans les textes qu’ils assimilaient et les ont modelés en fonction des besoins, habitudes et coutumes de leur culture. L’activité notariale témoigne de ces choix malgré l’accumulation à la fin de la période de formulaires, principalement de renonciations, empruntés au droit romain. R. Aubenas, Cours d’histoire du droit privé, Anciens pays de droit écrit, Aix‒en‒Provence, La pensée universitaire, 7 volumes entre 1952 et 1961 ; J. Hilaire, Les régimes des biens entre époux…, op. cit. 204 AMM, AA9, Petit Thalamus, coutumes supplémentaires, article 5, fol.°47v. 205 Ibid., article 13, fol.°26v et article 59, fol.°35. 206 Ibid., article 85, fol.°37v.

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sans le conseil de ses parents, cognats ou représentants légaux207. Dans les coutumes supplémentaires de 1205, les consuls rappellent ce principe en le durcissant  : nul ne peut épouser de mineure ou de mineur de 25  ans sans l’accord de ses parents et gardiens sous peine d’être présenté devant la cour et de voir le mariage annulé208. Plusieurs établissements renforcent cela en affirmant l’importance de l’accord de la parenté et des alliés pour les cas de mariages entre mineurs de 25 ans209. Les législateurs envisagent de multiples configurations familiales qui peuvent impliquer la disparition des parents. Le consentement peut être pris auprès de « la mayre del menor, del payre del menor, dels plus propdans parens », ou même « de sos cosins ». Si le mineur n’a plus de parenté consanguine, c’est alors l’accord «  dels tutors, del curador o dels gaziadors » qui est nécessaire. Aucun mineur ne peut se marier seul ou, pour le moins, la coutume de Montpellier préfère éviter ce cas de figure. La coutume et les établissements sont porteurs des principes du libre consentement – puisqu’on ne peut forcer une veuve à se remarier – et du consentement des proches, tous deux nécessaires à Montpellier pour se colloquer en mariage. Avec le concile Latran IV, tenu en 1215, une dizaine d’années après la rédaction de la charte de coutumes, le libre consentement participe à la définition du «  mariage chrétien  »210. L’accord des familles n’est nullement requis, mais l’on sait que l’opinion des familles demeure essentielle tout au long du Moyen Âge dans la conclusion d’alliances matrimoniales211. La législation de Montpellier cherche ici à protéger le patrimoine de groupes de parenté bien établis. La mention du seigneur de la ville montre une certaine culture féodale du mariage, en soulignant que l’alliance concerne avant tout le rapprochement de deux lignages212.

Ibid., article 86, fol.°37v et fol.°38. Ibid., coutumes supplémentaires, fol.°50. 209 «  Establimen que dozela menor de .XXV. ans non pot penre marit  », Ibid., fol.°283v  ; « Establiment que negus non marida la filha ni autra femena menor de .XXV. ans ses volontat dels plus propdans », Ibid., fol.°284. 210 Sur l’histoire du mariage, J. Gaudemet, Le mariage en Occident, les mœurs et le droit, Paris, Cerf, 1987. 211 C. Donahue, « The Canon Law on the Formation of Marriage and Social Practice in the Later Middle Ages », Journal of Family History, 8‒2 (1983), p. 144‒158. 212 Sur les stratégies matrimoniales de la noblesse au Moyen Âge central, M.  Aurell, «  Stratégies matrimoniales de l’aristocratie (ixe‒xiiie siècles)  », in M.  Rouche (éd.), Mariage et sexualité au Moyen Âge. Accord ou crise  ?, Paris, Presses de l’université Paris‒ Sorbonne, 2000, p. 185‒202 ; M. Aurell (éd.), Les stratégies matrimoniales (ixe‒xiiie siècles), 207 208

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La solitude et l’isolement les plus complets ne sont pas envisagés par ces textes, car les futurs époux, même orphelins, doivent être autorisés ou conseillés pour se marier. Dans les faits, les contrats de mariage impliquent parfois des personnes seules, qui mentionnent le conseil de leurs amis sur un ton plus rhétorique qu’effectif. La charte de la ville et les établissements font peu de cas des personnes seules, mettant l’accent sur l’importance du groupe domestique dans la recherche d’alliances. En revanche, l’exercice du pouvoir exécutif offre davantage de pistes et montre l’établissement d’une politique consulaire en faveur des ménages, qui vise à accompagner les Montpelliérains au fil du cycle de développement familial. Des politiques d’incitation aux noces

Les comptes de la ville et les registres des compoix signalent à plusieurs reprises des dons et des réductions fiscales offerts à ceux qui marient un membre de leur famille. Il s’agit systématiquement d’hommes, pères ou frères, qui ont doté leur fille ou leur fils, voire leur sœur. Dans les compoix, Peyre Martinenc voit son estimation baisser après les noces de sa sœur dont il a financé la dot213, comme Guilhem Racanel qui a marié et doté sa fille et son fils214. Dans les comptes, Johan Ayon, écuyer du consulat, reçoit sept livres et dix  sous pour constituer la dot de sa fille215 et Anthoni Alegre obtient trois  livres, lui aussi pour le mariage de sa fille216. Contracter un mariage entame le budget des ménages en raison des coûts entraînés par le paiement de la dot, des augments dotaux et des célébrations. Le consulat offre ici de les absorber, au moins en partie, et de participer aux dépenses engagées pour les festivités. Cette politique matrimoniale se rencontre aussi à l’égard des étrangers. L’article  94 de la charte les exempte du service de chevauchée, d’ost et de guet s’ils épousent une femme de la ville217. Un établissement de 1226 Turnhout, Brepols, 2013. Pour des remarques introductives, R.  Fossier, «  L’ère féodale (xie‒xiiie siècle) », in A. Burguière et al. (dir.), Histoire de la famille, p. 361‒383. Sur le Midi, C. Duhamel‒Amado, « Les pouvoirs et les parents autour de Béziers (980‒1100) », Annales du Midi, 189‒190 (1990), p. 309‒317 ; sur les Guilhem de Montpellier : C. Duhamel‒ Amado, « Les Guilhems de Montpellier à la fin du xiie, un lignage en péril », Revue des langues romanes, 89‒1 (1985), p. 13‒28. 213 AMM, Joffre 240, compoix de Saint‒Jacques, 1380, fol.°20. 214 AMM, Joffre 239, compoix de Saint‒Firmin, 1404, fol.°162. 215 AMM, Joffre 560, Liber preceptorum et quictanciarum clavarie, 1480, fol.°87v. 216 AMM, Joffre 562, Liber preceptorum et quictanciarum clavarie, 1482, fol.°57. 217 AMM, AA9, Petit Thalamus, article 94, fol.°39.

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permet à ceux qui se marient avec une Montpelliéraine de teindre des draps de laine après deux années, contre cinq pour ceux demeurés célibataires ou venus avec leur épouse, elle aussi étrangère218. Le consulat, comme il soutient financièrement les noces, accompagne aussi ses citoyens dans le veuvage et les processus successoraux, en accordant aux veuves et veufs de la ville des allègements fiscaux, souvent bienvenus en cette période difficile du cycle de développement familial219. L’entrée dans la solitude de l’époux survivant est soulignée par les autorités municipales qui reconnaissent là une période clef dans la vie des groupes domestiques. Les personnes seules ne reçoivent que peu d’attention de la part du législateur, qui s’intéresse avant tout aux successions, aux noces et donc à l’encadrement d’événements personnels de nature économique – dont certains ont pour conséquence la solitude. Ce sont effectivement les consanguins et les alliés qui apparaissent au premier plan dans les testaments des personnes seules. Malgré la vie en solitaire, ces dernières conservent autant que possible des liens étroits avec leurs proches. 2. Les personnes seules et les premiers cercles de parenté L’isolement des personnes seules est parfois relatif. Si un cinquième d’entre elles n’ont aucun parent dans la ville, la moitié ont au moins un membre de leur parenté immédiate en vie et investissent en eux la plupart de leurs ressources disponibles au moment de rédiger leur testament. Par parenté immédiate, l’on désigne le père et la mère d’un testateur ou de la testatrice, ses frères et sœurs et ses propres enfants, autrement dit les liens nés de la cellule familiale primaire. Le réseau de ces personnes seules, parce qu’elles ne sont pas isolées, ne paraît pas se démarquer spécifiquement des réseaux de sociabilité des autres Montpelliérains, outre l’absence du conjoint220. En revanche, les personnes seules qui n’ont plus ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, ni enfant autour d’elles doivent chercher plus loin sur l’arbre de parenté un premier réseau de sociabilité familial. La parenté collatérale est alors fortement investie en se substituant aux membres disparus du ménage. Cet élément est particulièrement visible dans les institutions d’héritier universel221. Plus la parenté est réduite, jusqu’à l’absence, plus les personnes « Costuma del teng », Ibid., fol.°375. Par exemple, AMM, Joffre  239, compoix de Saint‒Firmin, 1404, fol.°100v  ; AMM, Joffre 241, compoix de Sainte‒Croix, 1380, fol.°33v. 220 Annexe II, tableau E. 221 Annexe II, tableau D. 218 219

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seules doivent diversifier les recours de sociabilité pour éviter l’isolement, auquel certaines ne parviennent pas à échapper. Ascendants et descendants, des liens fondamentaux

Un tiers des jeunes gens seuls signale la présence de parents vivants (14) et plusieurs souhaitent rejoindre leur père, leur mère ou leurs deux parents dans la sépulture, témoignage de la persistance des liens qui les unissent au‒delà de la mort. Les jeunes seuls ne sont pas tous orphelins mais ils ont en commun de ne pas résider avec leurs ascendants, par exemple parce qu’ils ont immigré à Montpellier, comme Johan de Selhis, venu étudier le droit au début du xve siècle, qui a laissé sa mère dans le royaume d’Aragon222. L’attachement aux parents n’est pas seulement le fait des jeunes : parmi les 93 testaments d’adultes seuls, cinq mentionnent leurs ascendants en vie et neuf choisissent d’être ensevelis auprès de leur père ou de leur mère décédé. Aucune personne âgée n’a d’ascendants en vie, en conformité avec le cycle naturel de l’existence, mais deux femmes souhaitent les rejoindre dans la tombe223. Élément notable, les personnes seules, en particulier les jeunes, ont plus tendance que les Montpelliérains qui vivent en compagnie à nommer leurs ascendants héritiers universels224. Les mères sont largement désignées par leurs enfants célibataires pour recevoir des legs, quelques sous ou l’ensemble des biens : huit mères, mais seulement un père et deux couples sont choisis comme héritiers universels. Contrairement à Manosque où Andrée Courtemanche observe une plus forte solidarité entre femmes, les jeunes seuls qui font des legs à leur mère sont en large majorité de sexe masculin, certainement car la plupart des jeunes gens seuls sont des jeunes hommes225. Les grands‒parents sont quant à eux complètement absents des testaments de leurs petits‒enfants. Ils ne reçoivent aucun legs et ne sont jamais cités comme exécuteurs ou témoins des actes. C’est en dehors du corpus des personnes seules, par exemple dans le testament d’Arnaud Moneyri, que l’on trouve la mention d’une avia, Jacmeta, veuve d’Huguet de Cugno226.

ADH, 2 E 95‒463, Arnaud Vitalis, 9 juillet 1421, fol.°78v. ADH, 2 E 95‒472, Arnaud Vitalis, 16 octobre 1433, fol.°120v et ADH, 2 E 95‒748, Pierre Guibaud, 25 février 1485 (a.s.), fol.°6. 224 7,3% contre 2,9%. Voir l’annexe II, tableau D. 225 A. Courtemanche, La richesse des femmes. Patrimoine et gestion à Manosque au xiv e siècle, Montréal, Vrin, Paris, 1993, p. 160 et suivantes. 226 ADH, 2 E 95‒673, Guillaume Amorosi, 13 juillet 1482, fol.°35. Elle est décrite comme « avie sue materne ». Sur la famille de Cugno et le rôle tenu par Jacmeta, L. Laumonier, 222 223

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Les adultes et les personnes âgées qui vivent seuls donnent une place centrale à leurs descendants directs et indirects au moment de la rédaction de leur testament. Comme ils sont sans conjoint survivant, les legs qui sont habituellement destinés à ces derniers se déplacent sur les enfants, les petits‒ enfants, les neveux et nièces. En pays toulousain, entre 36% et 43% des testateurs laissent leurs biens à leurs descendants et environ 25% les donnent à leur conjoint, des taux très proches de la situation de Montpellier227. Les liens de descendance sont aussi préférés par les testatrices et les testateurs seuls, mais dans des proportions bien moindres, puisqu’en moyenne 55% des personnes seules n’ont pas d’enfant, soit parce qu’ils ne pouvaient pas en avoir, soit parce que ceux qu’ils avaient sont décédés228. Parmi les testateurs adultes seuls qui ont des enfants, une écrasante majorité les choisit pour hériter de l’ensemble de leurs biens229. De même, les personnes âgées seules effectuent de nombreux legs à leurs petits‒enfants, mais elles préfèrent instituer héritiers universels leurs enfants. Bien qu’ils ne résident pas ensemble, parents et enfants demeurent étroitement liés. Pour ceux qui habitent à Montpellier, la solitude n’est alors que physique, elle ne constitue pas un isolement social. Ceux que les lieues séparent vivent peut-être plus difficilement leur situation. La filiation est bien au centre des testaments, tant des personnes seules que de celles qui habitent en compagnie. L’autre lien privilégié dans ces actes est de nature fraternelle ou sororale, fondé sur la solidarité et l’affection.

Vivre seul à Montpellier…, chapitre 3, section I.2.B. 227 M.-C.  Marandet, Le souci de l’au‒delà  : la pratique testamentaire dans la région toulousaine (1300‒1450), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 1998, p.  66. À Montpellier, des années 1250 aux années 1500, sur 564 testateurs, 222 laissent leurs biens à leurs enfants (39,3%). Ce sont 27,5% des testateurs en moyenne qui choisissent leur conjoint comme héritier ou cohéritier universel (155 sur 564). Voir l’annexe II, tableau D. 228 Parmi les 564 testaments du corpus, 478 unions ont été recensées. Parmi elles, 193, soit 40%, sont sans enfant en vie ni à naître. Les proportions d’unions sans enfant les plus élevées se situent entre 1350 et 1450. Pour ce qui est des personnes seules, sur 94 unions recensées, 52 sont sans enfant (55%) À Saragosse, entre 43 et 42,8% des testateurs mariés n’ont pas d’enfant entre 1327 et 1369. J.-P. Barraqué, Saragosse à la fin du Moyen Âge…, p. 168. À Mende, ces taux se situent entre 17,5% et 19,7% pour la période 1380‒1480. P. Maurice, La famille en Gévaudan…, p. 96. À Lyon, les chiffres sont plus élevés, de 50% au début du xive siècle à près de 63% à la fin du xive et au xve siècles. M.-T. Lorcin, Vivre et mourir en Lyonnais à la fin du Moyen Âge, Paris, Éditions du CNRS, 1981, p. 13‒21. 229 Annexe II, tableau D.

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La fratrie au cœur

L’étude des relations entre frères et sœurs est relativement récente230. L’histoire de ces liens est d’autant plus importante qu’à la fin du Moyen Âge, les bouleversements démographiques renforcent les relations fraternelles231. Bien que le système successoral tende à valoriser la primogéniture – avec des nuances en fonction des espaces géographiques et juridiques –, les relations entre frères et sœurs sont vectrices de solidarités fondamentales232. Ces liens étroits sont tissés à la faveur de l’appartenance à un même groupe domestique, où l’on grandit ensemble. Frères et sœurs prennent d’autant plus de place dans les actes quand les testateurs sont seuls : 12% d’entre eux choisissent des membres de leur fratrie comme héritiers universels, contre 7,2% des personnes non seules233. Si certains ne signalent qu’un frère ou qu’une sœur, d’autres en ont bien plus. Le jeune Guilhem Ruphi, surnommé « le Roux », donne 10 livres à un de ses frères, puis laisse l’ensemble de ses biens à sa mère et à ses huit autres frères et sœurs : Anthony, Durand, Guilhem, Peyre, Anric alias Moyssette, Johanna, Margarita et Margarita [sic]234. Le choix de l’héritier universel au sein de la fratrie semble dépendre des situations familiales de chacun  :

230 F. Godeau et W. Troubetzkoy (dir.), Fratries. Frères et sœurs dans la littérature et les arts, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Kimé, 2003 ; S. Cassagnes‒Brouquet (dir.), Frères et sœurs : les liens adelphiques dans l’Occident antique et médiéval, Turnhout, Brepols, 2007 ; le numéro 54 (2008) de la revue Médiévales, intitulé « Frères et sœurs. Ethnographie d’un lien de parenté  ». Pour un bilan historiographique et une approche pluridisciplinaire, A. Fine, « Frères et sœurs en Europe dans la recherche en sciences sociales », Clio, 34 (2011), p. 167‒181. De D. Lett, Histoire des frères et sœurs, Paris, La Martinière, 2004 et Frères et sœurs, histoire d’un lien, Paris, Payot & Rivages, 2009. En  2011 et 2012 s’est déroulé un colloque organisé conjointement par les Universités de Rennes 2 (CERHIO) et Toulouse le Mirail (FRAMESPA) interrogeant les liens entre frères et sœurs du Moyen Âge à nos jours, dont les actes sont à paraître. 231 D. Lett, « Les frères et les sœurs, “parents pauvres” de la parenté », Médiévales, 54 (2008), p. 5‒12, ici p. 6. 232 Voir par exemple B.  Derouet, «  Dowry: Sharing Inheritance or Exclusion? Timing, Destination and Contents of Transmission in Late Medieval and Early Modern France  », in C.  Johnson et D.  Varren Sabean (éd.), Sibling Relations and the Transformation of European Kinship, 1300‒1900, New York, Berghahn Books, 2011 et C. Jeanne, « Seules ou accompagnées ? Les veuves parisiennes et leurs fratries à la fin du Moyen Âge », Médiévales, 54 (2008), p. 69‒81, et en particulier la sous‒partie « Des sœurs aux multiples visages : les veuves protégées par leurs frères ». 233 Annexe II, tableau D. 234 ADH, 2 E 95‒628, Jean Chavaleri, 17 juin 1472, fol.°88.

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certains nomment l’ensemble de ses membres, comme Bernat Portala qui institue ses trois frères à parts égales235 ; tandis que d’autres procèdent à une sélection parmi leurs frères et sœurs. Peyre Perrocha, par exemple, nomme sa sœur Agnès comme légataire universelle et lui substitue leurs trois frères236. Ces différences s’expliquent sans doute par des logiques économiques (un tel est héritier du père, une telle a été dotée) et par des raisons personnelles qu’il demeure difficile de documenter. Les archives de la pratique sont laconiques en ce qui a trait aux sentiments et à l’affect, aux émotions et à l’attachement entre deux personnes. Au vu de la rareté des mentions de cet amour fraternel, c’est en dehors du corpus qu’il faut en chercher des témoignages. Deux actes de donation passés par Lois de Monaldo au profit de ses sœurs font mention de leur attachement réciproque. Le 24 septembre 1452, Lois donne à sa sœur mariée Dauniseta deux maisons situées dans l’enceinte de la commune clôture, dont une est juste derrière l’église Notre‒Dame‒des‒Tables  ; il justifie sa donation «  ex amore fraternali » entre lui et elle237. Le 11 octobre, Lois fait à nouveau appel au notaire Antoine Malarippe pour faire montre de ses largesses, mais envers son autre sœur cette fois‒ci, Ysabella. En raison de leur amour fraternel, pour qu’elle puisse se doter et se marier convenablement, il lui offre trentedeux draps de laine qu’il possède à Carcassonne238. Les testaments d’adultes et de personnes âgées sont plus discrets sur la fratrie que ceux des jeunes. Ainsi, un quart des adultes seuls font un legs à leurs frères et sœurs, contre 54% des jeunes. Les comportements testamentaires des adultes à l’égard de leur fratrie sont nettement définis : frères et sœurs sont moins souvent bénéficiaires de legs que les enfants et que les neveux et nièces, comme à Manosque239. Il sagit d’une particularité des personnes seules,

AMM, EE 753, Commune clôture, 9 septembre 1320. AMM, EE 412, Commune clôture, 9 mai 1348. 237 ADH, 2 E 95‒549, Antoine Malarippe, 24 septembre 1452, fol.°63. « […] hanc autem donationem fecit dictus Ludovicus de Monaldo dicte Daunisete sorori sue ut super stipulati ex causis et rationibus predictis et propter singularem amorem quem ipse Ludovicus dicte Daunisete sorori sue habet et gerit », ici fol.°63v. 238 « […] hanc autem donationem facio dicte Ysabelli sorori mee stipulatione qua supra ibi habita pro repetita motus amore fraternali quem erga ipsam Ysabellem sororem meam habeo atque gero et ut ipsa Ysabellis soror mea melius habeat de quo se dotare et in matrimonium collocare […] ». ADH, 2 E 95‒549, Antoine Malarippe, 11 octobre 1452, fol.°67, ici fol.°67v. 239 A.  Courtemanche, La richesse des femmes…, p.  170. Dans le Rouergue, les frères et sœurs sont préférés aux neveux et nièces. A.-M. Landès‒Mallet, La famille en Rouergue…, p. 263‒272. 235 236

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puisque les testaments vivant encompagnie favorisent leurs frères et leurs sœurs aux dépends de leurs neveux et de leurs nièces. Ces derniers reçoivent presque aussi fréquemment de legs que les propres enfants des testateurs adultes seuls, bien qu’ils soient moins souvent institués héritiers universels240. Les jeunes seuls ainsi que les adultes seuls et sans enfants valorisent fortement les liens fraternels en transmettant l’ensemble de leurs biens à leurs frères et sœurs. Gaudiosa, par exemple, veuve sans enfant du chirurgien du roi Johan de Saunays institue héritier son frère  ; Bernat de la Roque, changeur sans épouse, choisit ses deux sœurs à parts égales241. La fratrie est ainsi au cœur des testaments des jeunes qui investissent affectivement et financièrement ce lien horizontal. La valeur du lien adelphique ne se dément pas au fil des ans, mais cette parenté ne tient plus la position dominante qui était la sienne dans les testaments des jeunes. La filiation est préférée à la fratrie, mais la fratrie donne lieu à des liens de consanguinité priviligiés par les personnes seules. C’est en son absence que les autres liens collatéraux sont investis. Les collatéraux, des soutiens essentiels

Ce deuxième cercle de parenté est constitué par les parents situés à l’extérieur du foyer d’un ménage nucléaire et correspond aux oncles, tantes, neveux, nièces, cousins et cousines du testateur seul. Ces membres appartiennent théoriquement à trois générations différentes et entretiennent avec le testateur des relations spécifiques, conséquentes de leurs places respectives dans l’arbre de parenté242. La nature de la collatéralité évolue en fonction de l’âge des testateurs seuls, mais son importance est tributaire de leur situation familiale. La moitié des testateurs seuls font référence dans leur testament aux membres de la parenté collatérale, surtout quand ces testateurs

Annexe II, tableau D. ADH, 2 E 95‒748, Pierre Guibaud, 20 mars 1492, fol.°365 ; AMM, EE 534, Commune clôture, 17 juillet 1334. 242 Le taux de natalité élevé, la mortalité infantile omniprésente et les âges au mariage peuvent induire de grands écarts d’âges entre les membres d’une même fratrie, malgré des naissances plutôt rapprochées. Pour quelques exemples, voir P.  Maurice, La famille en Gévaudan…, p. 98‒99. Ce constat général induit qu’il existe des situations où l’on a de « vieux frères et [des] oncles jeunes ». D. Lett, « Adult Brothers and Juvenile Uncles: Generations and Age Differences in Families at the End of the Middle Ages », The History of the Family, 6 (2001), p.  391‒400 et «  Vieux frères et oncles jeunes  : écart de génération et écart d’âge dans les familles de la fin du Moyen Âge », in J.-P. Bardet et al. (dir.), Lorsque l’enfant grandit : entre dépendance et autonomie, Paris, P. U. de Paris‒Sorbonne, 2003, p. 93‒104. 240 241

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sont isolés, sans ascendants, sans enfants, sans fratrie. À l’inverse, seulement 42,5% des testateurs qui vivent en compagnie songent à inclure leurs oncles et tantes, neveux et nièces, petits‒neveux et petites‒nièces, leurs cousins et cousines et les enfants de ces derniers dans leur testament243. Les institutions d’héritier universel témoignent de ce phénomène de manière accentuée. Seulement 3,6% des testateurs qui vivent en compagnie choisissent un oncle, une nièce ou un cousin pour hériter de tous leurs biens, contre 17,3% des testateurs qui vivent dans la solitude244. Dans le cas des jeunes, le lien avunculaire se substitue aux relations paternelles et maternelles absentes. On trouve ainsi dans les compoix des neveux et nièces pris en charge par leurs oncles et tantes, à des âges plus ou moins avancés. Fermin Talayre est estimé en 1435 dans le septain Sainte‒ Croix pour ses biens et ceux de son neveu Frances. Fermin jure cependant que l’enfan n’a pas de biens meubles « ni autra causa »245. Citons également le cas de la petite Margarida Cavalhon âgée d’un an et demi à la mort de son père, prise en charge par son oncle Johan qui s’occupe d’elle jusqu’à sa majorité246. Oncles et tantes sont présents dans les contrats de mariage et d’apprentissage de leurs neveux et nièces orphelins, les conseillant et veillant sur eux247. Les liens de cousinage sont plus présents dans les testaments des jeunes que dans ceux de leurs aînés, en particulier en l’absence de parenté immédiate : 22% d’entre eux citent leur cousin ou leur cousine, contre 14% dans le cas des jeunes seuls ayant une famille proche. Quatre jeunes seuls nomment leurs cousins pour hériter de l’ensemble de leurs biens, dont trois qui n’ont aucune autre famille immédiate autour d’eux. Martin Bedos, âgé de 18 ans et sans parenté immédiate en vie, choisit son cousin Estienne Bérenguier, changeur de Montpellier, pour hériter de ses biens, comme Bernat Galeciani, dont les quatre cousins sont sa seule parenté et qui désigne l’un d’entre eux comme son héritier universel248. Sans famille proche, ces jeunes gens ont fortement investi les liens de cousinage. Le cas de Jausiona est intéressant à cet égard : elle institue ses cousins Peyre Camini et Peyre Guilhem à parts égales avec

Annexe II, tableau E. Annexe II, tableau D. 245 AMM, Joffre 251, compoix de Sainte‒Croix, 1435, fol.°127. 246 AMM, Joffre 248, compoix de Saint‒Thomas, 1435, fol.°151. 247 Ces liens seront développés dans le chapitre 2. 248 AMM, EE  800, Commune clôture, 4  mai 1357  ; ADH, 2 E  95‒748, Pierre Guibaud, 9 septembre 1493, fol.°406. 243 244

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ses sœurs249. Cela laisse penser qu’elle les considère avec autant d’affection que s’ils appartenaient à sa fratrie. Les cousins et les cousines sont moins présents dans les testaments des adultes qui vivent seuls : ils ne sont cités que par 8% d’entre eux en moyenne. Une seule adulte choisit sa cousine comme héritière. Il s’agit d’Ermessinde, veuve, qui institue sa cousine Bertrande250. Ermessinde ne semble guère avoir de membres de sa parenté autour d’elle, puisque seuls son oncle, exécuteur testamentaire, et Bertrande sa cousine sont mentionnés. Les liens collatéraux préférés par les adultes sont ceux qu’ils tissent avec leurs neveux et leurs nièces, bien représentés dans leurs testaments251. Ils jouent sans nul doute un rôle d’enfants de substitution pour les adultes privés de descendance, un sujet sur lequel on reviendra en détail252. Les oncles et tantes, cousins et cousines, neveux et nièces ont une place importante dans la vie sociale et familiale des Montpelliérains, surtout quand ils sont privés des solidarités primaires. 3. Hors de la parenté consanguine : des liens parfois étroits Les liens du sang ne sont pas les seuls à être représentés dans les testaments des personnes seules. Les relations nées de l’alliance reçoivent une attention particulière, construites en parallèle des liens de consanguinité (beaux‒ parents, belle‒sœur et beau‒frère, gendre et bru renvoient aux figures du père et de la mère, de la fratrie et des enfants). Les parents spirituels, peu représentés dans les testaments en général, prennent une place plus large dans les actes passés par des personnes seules253. L’amitié enfin constitue un rempart contre l’isolement. Les vestiges de la parenté d’alliance

L’alliance permet le développement du réseau familial en liant deux groupes de parenté l’un à l’autre254. L’alliance réfère en premier lieu aux

AMM, EE 214, Commune clôture, 23 mai 1348. AMM, EE 745, Commune clôture, 13 mai 1289. 251 Mentionnés dans 32% des testaments d’adultes seuls (30) et 64% des testaments de personnes âgées seules (7). En moyenne, sur 564 testaments, 27,7% des adultes et 40,9% des personnes âgées leur laissent des legs. 252 Voir le chapitre 4. 253 Annexe II, tableau E. 254 Sur l’alliance et les stratégies matrimoniales, voir P.  Bourdieu, «  Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction », Annales ESC, 27 (1972), p. 1105‒1127 ; J. Padgett, « Social Mobility, Marriage and Family in Florence, 1282‒1494 », Renaissance 249 250

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époux et épouses, le plus souvent disparus dans le cas des personnes seules ; elle réfère en second lieu au groupe de parenté consanguine de ce même conjoint. Malgré la mort de l’époux ou de l’épouse, les liens entre le testateur et sa parenté d’alliance sont encore présents, preuves de l’attachement qui subsiste et de l’investissement de ces solidarités nées d’un mariage. Cette belle‒famille est moins présente dans les testaments de personnes seules que dans les testaments des Montpelliérains qui vivent en familia255. Néanmoins, et cet élément est d’importance, la parenté d’alliance est instituée héritière universelle uniquement dans les testaments de personnes seules, à une exception près (un fillâtre est choisi pour hériter des biens d’une personne vivant en compagnie)256. Les relations entre beaux‒parents, gendres et brus ne concernent que les adultes et personnes âgées seuls ; celles établies entre beaux‒frères et belles‒ sœurs incluent aussi les jeunes257. Beaux-frères et belles‒sœurs sont désignés de manière assez variable dans les sources. L’on trouve parfois les termes de cognatus et cognata, suivis d’une précision telle que « frère de mon mari », « mari de ma sœur », ainsi que sororius et sorora. Ces deux derniers termes font normalement référence aux époux des frères et sœurs, mais les notaires de Montpellier les emploient sans distinction claire258. Les liens entre beaux‒ frères et belles-sœurs se situent plutôt sur un plan horizontal. Ces liens prolongent la relation fraternelle préexistante en la projetant sur le conjoint, quel qu’il soit (conjoint de la fratrie, fratrie du conjoint). La parenté d’alliance est plus souvent citée dans les exécutions testamentaires que parmi les légataires259. Le rôle des alliés s’affirme dans cette tâche de confiance : les exécuteurs testamentaires des personnes seules sont

Quarterly, 63‒2 (2010), p. 357‒411. Voir aussi C. Donahue Jr., « The Canon Law on the Formation of Marriage… », art. cit. 255 Annexe II, tableau E. 256 Annexe II, tableau D. 257 Les jeunes gens seuls ne sont pas encore mariés, donc ils n’ont pas de beaux‒parents. Ils ne sont pas eux‒mêmes parents, et donc n’ont ni de gendre ni de bru. 258 Selon le dictionnaire Gaffiot. Dans les testaments, Anthonia appelle les maris de ses sœurs «  ses cognats  » («  cognates meos  »), mais Guilhema désigne l’époux de sa sœur comme « sororium meum » ; ADH, 2 E 95‒565, Jean Valocière l’aîné, 28 juin 1478, fol.°46v et ADH, 2 E 95‒390, Pierre Bourdon, 28 juillet 1377, fol.°39v. L’on trouve également l’inverse, Hugonin fait un legs à Johan, « sui sorori fratris dicte Charlote », qui est l’épouse d’Hugonin. ADH, 2 E 95‒673, Guillaume Amorosi, 3 juillet 1482, fol.°28. On peut multiplier les exemples. 259 Sur ce rôle souvent attribué à la belle‒famille, K. French, « Loving Friends: Surviving Widowhood in Late Medieval Westminster », Gender & History, 22‒1 (2010), p. 21‒37.

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le plus souvent issus de cette parenté. Ainsi, dix personnes seules désignent leur gendre parmi les exécuteurs testamentaires260. Cinq personnes seules demandent à leur beau-frère d’exécuter leurs dernières volontés, et un beaufrère est choisi comme tuteur par substitution des enfants du testateur261. On compte aussi un fillâtre, désigné par son beau-père pour jouer le rôle d’exécuteur262. La nature des liens d’alliance dépend de l’âge des personnes seules et évolue au cours de la vie. Les plus jeunes sont proches de leurs beaux-frères et belles-sœurs, tandis que les adultes et les personnes âgées valorisent une relation descendante avec leurs gendres et leurs brus. Les alliés appartiennent aux réseaux de sociabilité des personnes seules mais ils gravitent à leur périphérie. Des mécanismes semblables sont à observer vis-à-vis des parents spirituels : les relations horizontales sont valorisées par les jeunes, tandis que les adultes préfèrent les liens verticaux descendants. Le processus d’investissement affectif de cette parenté spirituelle est similaire à celui observé pour la parenté collatérale : son importance croît lorsque l’isolement du testateur ou de la testatrice devient de plus en plus palpable. Les relations de parenté spirituelle

Mises en évidence par les anthropologues, les relations de parenté spirituelle retiennent l’attention des médiévistes depuis de nombreuses années263. La parenté spirituelle lie l’ensemble des chrétiens grâce au sacrement du baptême : tous sont des frères et sœurs, car des fils et filles de Dieu. Ces relations sont exacerbées par le parrainage ou le marrainage264. À Montpellier,

260 Par exemple  : AMM, Louvet  746, Grand Chartrier, armoire B, cassette 10, 27 octobre 1403 ; ADH, 2 E 95‒472, Arnaud Vitalis, 4 août 1433, fol.°215 et 26 juin 1433, fol.°333. 261 ADH, 2 E 95‒596, Marcel Robaud, 11 novembre 1450, fol.°27. 262 ADH, 2 E 95‒390, Pierre Bourdon, 4 mars 1394, fol.°64v. 263 En particulier grâce aux travaux de J. Goody, L’évolution de la famille et du mariage…, op. cit. Voir aussi C. Klapisch‒Zuber, « Parrains et filleuls, une approche comparative de la France, l’Angleterre et l’Italie », Medieval Prosopography, 6‒2 (1985), p. 51‒77 ; A. Guerreau‒ Jalabert, « Sur les structures de parenté… », ici p. 1036. Pour un bilan historiographique, C. Maillet, « À quelle anthropologie de la parenté se réfèrent les historiens ? L’histoire de la parenté spirituelle médiévale à l’épreuve des new kinship studies », Revue de l’Atelier du Centre de recherches historiques, 6 (2010), [en ligne]. 264 Sur la parenté baptismale, voir B.  Jussen, Spiritual Kinship as Social Practice: Godparenthood and Adoption in the Early Middle Ages, Newark, University of Delaware Press, 2000 (1re version allemande de 1991) ; G. Alfani, Fathers and Godfathers. Spiritual Kinship in Early‒Modern Italy, Aldershot, Ashgate, 2009.

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un établissement limite à deux le nombre de parrains mais nulle mention n’est faite des marraines265. Le sacrement du baptême tisse entre les différents groupes de parenté – celui de l’enfant et ceux des parrains et marraines – des liens de cognatio spiritualis, particulièrement valorisés par l’Église qui les juge supérieurs aux liens de la chair266. Environ 9% des personnes seules font un geste envers leurs filleuls et filleules, 3% envers leurs compères et commères267. Aucun testateur seul ou vivant en compagnie ne destine ses legs à son parrain ou à sa marraine. Les parents spirituels tiennent une place nuancée dans les testaments des personnes seules  : ils sont peu mentionnés, mais ceux qui n’ont pas de parents immédiats en vie leur accordent une place plus large, un mécanisme observé envers les collatéraux268. Les jeunes testateurs seuls citent un peu plus souvent leurs compères et leurs commères que leurs filleuls et leurs filleules. Jausiona, fille d’un drapier sans parents immédiats en vie, donne 40 sous à Peyre d’Arabie, son compère, mais ne dit mot de son filleul ou de sa filleule269. Quant à Johan Carbonneri, tisserand de Montpellier, il laisse l’ensemble de ses biens à sa commère Johanna, épouse de Philibert de Senarci, fustier270. Comme Jausiona, Johan ne mentionne pas son filleul ou sa filleule, pourtant à l’origine du lien de compaternité. Bernhard Jussen a souligné que la compaternité était davantage recherchée que le parrainage, car l’intérêt qui prévalait était celui des parents de l’enfant271. Dans les deux exemples, même si les testateurs ont des filleuls et filleules, c’est effectivement le lien horizontal de compérage qui prime. Les compères et les commères sont choisis de préférence hors de la consanguinité dans les villes du Midi, comme Avignon ou Marseille, et c’est aussi le cas à

265 « Establimen que hom non a d’efan a bateiar mays ab .I. o ab .II. compahos ». AMM, AA9, Petit Thalamus, fol.°268‒268v ; copié au fol.°295v‒296, sous le titre « Cans devon esser aquels que van querre compayres a bateiar e que neguns non dona rauba a jotglars per doctor ni per maistre ni cant deu hom portat rauba de dol ». 266 A. Guerreau‒Jalabert, « Sur les structures de parenté… », p. 1035. 267 13 legs aux filleuls et filleules ; 5 legs aux compères et commères, sur 150 testaments de personnes seules. Annexe II, tableau E. 268 L. Laumonier, Vivre seul à Montpellier…, chapitre 3, section III.1. 269 AMM, EE 214, Commune clôture, 13 mai 1348. 270 ADH, 2 E 95‒628, Jean Chavaleri, 1er août 1462, fol.°22v. 271 B. Jussen, « Le parrainage à la fin du Moyen Âge… », p. 477. Le baptême d’un enfant est ainsi l’occasion pour les groupes de parenté de renforcer leurs liens, de s’étendre, de contracter des « alliances » autour de la parenté spirituelle. G. Alfani et V. Gourdon, « Fêtes du baptême et publicité des réseaux sociaux en Europe occidentale », Annales de démographie historique, 117 (2009) p. 153‒189.

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Montpellier, un mécanisme permettant d’étendre les réseaux de solidarité à d’autres groupes de parenté272. Une évolution notable se dessine lorsque les Montpelliérains entrent dans l’âge adulte. À partir de ce moment-là, leurs testaments montrent davantage d’intérêt porté au lien vertical, en direction de leurs filleuls et filleules273. Cette évolution est accentuée dans les actes passés par des testateurs seuls274. Ici encore, l’investissement des liens se fait en fonction de l’âge du testateur, les jeunes privilégiant les liens horizontaux de compaternité, les adultes reproduisant les liens verticaux de descendance. Le parrainage et la compaternité constituent la forme rituelle d’un pacte d’amitié, puisqu’ils créent un lien d’amour, d’amitié ou de fraternité275. Ils permettent aux personnes seules, parfois isolées, de se constituer un réseau, vecteur de solidarité. L’amitié et les legs indéterminés

Les Montpelliérains et Montpelliéraines citent dans leurs testaments un grand nombre d’individus hors de leur parenté. Or la nature des relations qui les unissent n’est pas précisée. En tout et pour tout, seulement deux « amis » sont cités par les testateurs seuls de Montpellier, pour une moyenne de 1%276. L’amitié n’est que rarement exprimée dans les testaments. Quand elle l’est, le legs reçu revêt d’autant plus d’importance. Guilhem d’Artigues, marchand de Montpellier, ne mentionne personnes dans son testament, à l’exception de son hoir universel, Jacme de Montels, sabatier de la ville, « son cher ami » (« dilectum amicum meum »)277. En dehors du corpus des personnes seules, les amis sont un peu plus nombreux, mais les mentions demeurent rares

272 C. Maurel, « Prénomination et parenté baptismale du Moyen Âge à la Contre‒Réforme. Modèle religieux et logiques familiales  », Revue de l’histoire des religions, 209‒4  (1992), p. 393‒412, ici p. 409. P. Beck parle ainsi d’un « modèle plutôt exogamique », qu’il oppose à une France du nord où ces rôles sont attribués à des membres de la parenté consanguine. P. Beck, « Le nom protecteur », Cahiers de recherches médiévales, 8 (2001), p. 165‒174, ici p. 172. Il y a bien sûr des contre‒exemples, comme Marita (qui n’est pas une femme seule), tante de sa filleule. ADH, 2 E 95‒472, Arnaud Vitalis, 22 janvier 1433 (a.s.), fol.°231. 273 En moyenne, 6% des testaments de jeunes mentionnent des filleuls et filleules (7), contre 8,5% à l’âge adulte (34). En Gévaudan, la moyenne est de 7%. P. Maurice, La famille en Gévaudan…, p. 274. 274 4% des jeunes (2) ; 12% des adultes (11). 275 B. Jussen, « Le parrainage à la fin du Moyen Âge… », p. 485. 276 Annexe II, tableau E. 277 AMM, EE 762, Commune clôture, 6 octobre 1336.

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(1,7%). Dans ces actes, les amis sont chargés de responsabilités que l’on ne confierait pas à des étrangers278. Ce lien particulier est mis en évidence par un acte de louage de services et un contrat d’apprentissage. En 1421, Benezech Barboni, fils de feu Durant Barboni, sabatier de Montpellier, âgé de 13  ans sans tuteur ni curateur, se loue pour deux ans à Esteve Bérenguier, épicier de la ville279. Il passe ce contrat avec l’accord de Peyre Toulheti, notaire, «  amici sui  » et majeur de 25  ans. La présence de cet ami, versé aux arts du notariat, permet sans doute au jeune homme de conclure ce contrat en toute confiance. En janvier 1437, Luc de Salvatisse, changeur de Montpellier, place en apprentissage Bernat Montaneri, qui est qualifié de « filius amici mei », auprès de Martin Pellegrin, teinturier et pareur de draps d’Aniane280. Le père de Bernat n’est pas décédé, mais il ne demeure pas à Montpellier. Le jeune homme est venu seul en ville apprendre un métier, mais y retrouve un ami de son père, comme celui-ci l’exprime, qui le place chez un artisan peut-être de sa connaissance, résidant à Aniane. Les relations amicales, si discrètes dans les testaments, sont elles aussi précieuses pour les personnes seules et sans famille proche, venant à leur secours et leur apportant une sociabilité nécessaire. Mais bien plus nombreux dans les testaments sont les legs destinés à des personnes dont la relation avec le testateur seul est indéterminée (un legs sur cinq). Andrée Courtemanche a observé qu’à Manosque, plus de la moitié des libéralités testamentaires sont destinées à des « personnes dont les liens avec le testateur ou la testatrice restent obscurs281  ». La fréquence de ces Dans l’Angleterre tardomédiévale, les amis sont souvent nommés exécuteurs testamentaires, quand les testateurs ne leur demandent pas d’administrer les biens de leurs enfants, parfois de les éduquer et de prendre soin d’eux. J. Kermode, « Sentiment and Survival: Family and Friends in Late Medieval English Towns », Journal of Family History, 24‒5 (1999), p. 5‒18, ici p. 12 et J. Murray, « Kinship and Friendship: the Perception of Family by Clergy and Laity in Late Medieval London », Albion: A Quarterly Journal Concerned with British Studies, 20‒3 (1988), p. 369‒385, ici p. 384‒385. 279 ADH, 2 E 95‒459, Arnaud Vitalis, 25 novembre 1421, fol.°140v. Il pourrait s’agir d’un contrat d’apprentissage, les bornes sont floues entre ces deux types d’actes lorsque l’on est en présence de jeunes. K.  Reyerson, «  The Adolescent Apprentice/Worker in Medieval Montpellier », Journal of Family History, 17‒4 (1992), p. 353‒370, ici p. 355. 280 ADH, 2 E 95‒541, Giraud Girard, 8 janvier 1436 (a.s.), fol.°144v. Le 5 juin 1437, une note annule une reconnaissance de dette passée entre Martin et Luc, pour un montant de 9 livres et 15 sous. Ce dernier est décédé et Claire, sa veuve, a récupéré la somme due pour l’apprentissage de Bernat. Ibid., fol.°145. 281 A. Courtemanche, La richesse des femmes…, p. 63. Lynne Bowdon observe elle aussi la grande place accordée à ces legs extrafamiliaux dans les testaments de New Romney. L. Bowdon, 278

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mentions est telle qu’elle déséquilibre les résultats et masque la hiérarchie des relations dont la nature est connue, qu’elle soit familiale ou extrafamiliale282. Néanmoins, comme le rappelle Juuso Marttila, on peut tâcher d’évaluer le rôle de ces relations indéterminées dans la création de «  l’environnement social283  ». Ces «  connaissances  » sont instituées héritières universelles dans 14,7% des testaments de personnes seules, contre seulement 3,4% de testaments de Montpelliérains qui vivent en familia284. Il s’agit là d’une spécificité claire des testaments de personnes seules qui met en évidence leur isolement et leur manque de parenté. Plus frappante encore est la distinction que l’on peut effectuer au sein même des actes passés par des personnes seules. Celles qui ont un enfant, un frère ou une sœur, un père ou une mère en vie ne choisissent des « connaissances » comme héritiers universels que dans 10% des cas. En revanche, les testateurs et testatrices privés de l’existence de cette parenté immédiate instituent des personnes extérieures à leur famille dans 31% des actes. Dans les situations où le testateur ne cite absolument aucune famille autour de lui, il est naturel qu’il aille chercher hors de sa parenté un héritier universel. Mona Causide, veuve de Peyre Causiti, bourgeois de Montpellier, n’a aucun parent et ne désigne aucun de ses légataires par un quelconque qualificatif indiquant la nature de leurs relations285. Mais elle cite treize personnes, dont dix femmes, auxquelles elle distribue ses biens. Elle donne sa maison à Guilhem de Murles, poivrier, et 20 francs à Guilhema, la fille de Guilhem. Elle laisse 20 francs à Cardeta, épouse de Lois Texeri, et la même somme à Arnauda, femme de Johan de Cereris. Elle donne 16 francs à Johanna, fille du feu pâtissier Guilhem Carbonnel, et 16 autres francs à Sofieta, fille de feu Peyre Catalan, pêcheur dans les deux cas pour leur mariage. Mona destine ensuite 5  sous à Guilhemetta, Bartholomea et Cardeta, filles d’Ysabella, femme de Bérenguier Raynaudi. Elle donne enfin 3  florins à Gauseta et « Redefining Kinship: Exploring Boundaries of Relatedness in Late Medieval New Romney », Journal of Family History, 29‒4, (2004), p. 407‒420, ici p. 415. À Londres aussi, J. Murray, « Kinship and Friendship… », p. 383. 282 Un constat similiaire, effectué par Juuso Marttila, a renforcé cette démarche : « the role of kinship often becomes blurred when connected to other factors influencing the formation of the social environment, like friendship, neighborhood, and work relations ». J. Marttila, «  Beyond the Family and the Household: Occupational Families Networks  », Journal of Family History, 35‒2 (2010), p. 128‒146, ici p. 128. 283 Ibid. 284 Annexe II, tableau D. 285 ADH, 2 E 95‒390, Pierre Bourdon, 27 janvier 1396 (a.s.), fol.°80.

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4 francs à Catherina. Son confesseur, le frère mineur Raymond Regis, reçoit 3  florins et un certain Anthony Pascal est institué héritier universel. Bien que sans famille, Mona est entourée de femmes et d’hommes qui sont des connaissances, des amis, peut-être des domestiques ; elle ne paraît pas isolée. Les testaments rencontrent leurs limites dans la mention de ces legs où les relations interpersonnelles sont obscures. Leur nombre en revanche donne une indication de l’étendue du réseau de chacun. Avant de conclure, indiquons que les testaments de personnes seules se distinguent par l’importance accordée aux œuvres de charité et au salut de l’âme, soulignant là encore une particularité liée à la solitude et à l’isolement. Monastères, églises, messes pour l’âme du testateur, membres du clergé et œuvres de charité sont désignés héritiers universels dans 16% des testaments de personnes seules286. Il s’agit d’une proportion supérieure à, par exemple, la part de neveux et nièces choisis pour hériter de tous les biens. Les œuvres, messes et religieux sont ainsi en deuxième position dans la hiérarchie de l’élection d’héritier universel. En vis-à-vis, seulement 4,3% des testateurs qui vivent en compagnie laissent l’ensemble de leur patrimoine à des œuvres de charité, à des moines, des prêtres, des églises ou des messes pour le salut de leur âme287. La solitude motive et multiplie la recherche d’intercession. Les rapports entre la solitude dans le siècle et la recherche personnelle du salut seront étudiés plus en détail dans le cinquième chapitre. Conclusion La charte de coutumes et les établissements consulaires ne laissent pas une grande place aux personnes seules. La famille-ménage constitue la cellule de base de la société médiévale : unité fiscale, lieu de production et de reproduction, espace de contrôle social placé sous l’autorité du pater familias, c’est en son sein que se construisent les relations interpersonnelles les plus fondamentales288. Les personnes seules constituent pourtant une part importante de la population montpelliéraine, représentant environ 10% des contribuables et un quart des testateurs – une proportion bien sûr excessive.

Annexe II, tableau D. Annexe II, tableau D. 288 Pour une discussion de ces différentes approches du groupe domestique, M. Anderson, Approaches to the History of the Western Family, 1500‒1914, Londres, MacMillan, 1980. 286 287

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L’étude de la répartition des fortunes a mis en relief la surreprésentation des personnes seules et pauvres dans les années 1380 et 1404. Même avec le rééquilibrage qui s’opère en 1435, les personnes seules demeurent un peu plus pauvres que le reste des contribuables. C’est à la fin du xve siècle que la situation semble s’améliorer pour les Montpelliérains qui vivent seuls. Les personnes seules sont présentes partout dans l’espace urbain, mais s’exerce entre elles une discrimination géographique et sociale : les plus aisées vivent dans le centre de Montpellier, tandis que les moins nanties demeurent près des murs d’enceinte et dans les faubourgs. La solitude même de ces individus dépend de leur milieu social, car si les grands hostals de la ville accueillent, en plus du propriétaire, de nombreux domestiques, les plus pauvres ne sont occupés que par une personne, résidant dans un appartement, une pièce, un sous-sol. La solitude des plus riches prend alors place dans les espaces intimes de leurs demeures, tandis que celle des plus pauvres est modérée par l’intrication entre privé et public. C’est d’ailleurs dans les milieux populaires que se trouve la majorité des personnes seules. L’étude des réseaux de sociabilité à partir de la pratique testamentaire a mis en lumière la manière dont s’articulent les solidarités autour des Montpelliérains qui vivent seuls. La réputation fortement solidaire de la parenté consanguine s’est confirmée. On a pu mettre en évidence son fonctionnement en cercles concentriques : les personnes seules investissent en premier lieu les membres de leur parenté immédiate, à leur défaut les collatéraux, à leur défaut la parenté d’alliance, puis la parenté spirituelle, et pour finir des personnes étrangères à leur « famille », dans son sens le plus large. Ces substitutions s’articulent différemment en fonction de l’âge des personnes seules. Les jeunes favorisent les relations horizontales, mais ont encore besoin de figures parentales. Les adultes et les personnes âgées valorisent les liens verticaux descendants, afin de pallier l’absence d’enfants et de transmettre leur patrimoine matériel et immatériel. À  l’issue de ce chapitre introductif, on pourrait conclure à une forme d’universalité du fait de vivre seul  : jeunes et vieux, femmes et hommes, riches et pauvres, l’ensemble de la population peut connaître la solitude à un moment donné. Pourtant, de profondes divergences apparaissent déjà entre ces solitudes, de l’ordre du genre et du milieu économique, du réseau familial. Ces divergences se révèlent avec finesse lorsque l’on analyse la solitude au cours de la vie des personnes.

CHAPITRE 2

ENFANCE ET ADOLESCENCE : UNE SOLITUDE RARE

L

’enfance et l’adolescence sont-elles des âges de solitude  ? L’analyse des archives de Montpellier invite à offrir une réponse positive à cette question, tout en lui apportant de nombreuses nuances. La solitude des enfants est particulière en ce qu’elle se déploie dans une temporalité très réduite et qu’elle est considérée comme inacceptable par les habitants et les institutions de la ville, qui trouvent sans cesse une manière de l’éviter. À l’adolescence, vivre seul devient une possibilité : les filles de 12 ans et plus ainsi que les garçons âgés de plus de 14 ans peuvent être majeurs dans le droit, autonomes juridiquement et, s’ils le souhaitent, agir en situation de solitude. Les sources montrent en revanche que la solitude à cet âge de la vie est encore un facteur de vulnérabilité et que l’on s’efforce de l’éviter, par le recours à l’apprentissage en particulier. La solitude physique des enfants et des adolescents est donc rare si l’on en croit les archives. Quant à leur solitude intérieure, au sentiment de solitude, elle est impossible à documenter ; sans doute les enfants et adolescents orphelins ou abandonnés se sentaient-ils parfois isolés, seuls. Les sources consultées pour cette recherche sont muettes à ce sujet. I. Les enfants seuls de Montpellier : l’absence de père et de mère Avant de discuter de la possibilité d’une enfance ponctuée de périodes de solitude, il convient de préciser comment les plus jeunes membres de la société montpelliéraine sont décelables dans les sources, ceci influant sur la perception que l’on peut avoir de leur solitude. Les enfants seuls sont des enfants sans parents, orphelins ou qui ont été abandonnés.

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1. Les enfants dans les sources L’apparition des sentiments familiaux et d’une forme de conception de l’enfance a été parfois désignée par les historiens comme un marqueur de modernité, permettant d’opposer le Moyen Âge et l’Époque moderne1. Cette dichotomie est particulièrement véhiculée par les travaux des historiens anglophones de l’approche des sentiments comme Edward Shorter ou Lawrence Stone2. Les historiens médiévistes ont rapidement réagi à ces thèses et à partir des années  1980, les modernistes décrivent de moins en moins la famille «  prémoderne  » par son absence de liens affectifs ou de conception de l’enfance3. Les décennies suivantes sont caractérisées par des approches renouvelées. Les historiens du Moyen Âge s’intéressent alors à l’éducation, à la remise en question des sphères privée et publique4, aux jeux avec les enfants, aux sentiments de maternité et paternité5. L’enfance est bien un « âge » pour les hommes et les femmes du Moyen Âge, et les enfants reçoivent des soins particuliers, adaptés à leurs besoins6. Le catalan P. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960. E. Shorter, The Making of The Modern Family, New York, Basic Books, 1975 ; L. Stone, The Family, Sex and Marriage in England, 1500-1800, New York, Harper & Row, 1977. 3 S. Ozment, Ancestors: The Loving Family in Old Europe, Cambridge, Harvard University Press, 2001, voir l’introduction pour un excellent bilan historiographique. 4 Outre P. Ariès et G. Duby, Histoire de la vie privée…, op. cit., voir D. Dagenais, La fin de la famille moderne. Signification des transformations contemporaines de la famille, Québec, Presses de l’Université Laval, 2000, chapitre 3 « La question du privé et du public », p. 65‒83. 5 Par exemple : Y. Knibiehler, « L’amour paternal », chapitre 7 de son ouvrage Les Pères aussi ont une histoire, Paris, Hachette, 1987, p. 192‒230 ; S. Epstein, « The Medieval Family: A Place of Refuge and Sorrow », in S. Cohn, S. Epstein et D. Herlihy (dir.), Portraits of Medieval and Renaissance Living: Essays in Memory of David Herlihy, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, p. 149‒171 ; D. Kertzer et M. Barbagli, (dir.), The History of the European Family, tome 1 Family Life in Early Modern Times, 1500‒1789, New Haven, Yale University Press, 2001, p. 218 et suivantes. 6 Sur l’enfance au Moyen Âge, la bibliographie est très abondante. L’Enfant au Moyen Âge (Littérature et civilisation), actes du colloque du CUERMA, Aix‒en‒Provence, Presses universitaires de Provence, 1980  ; B.  Hanawalt, Growing Up in Medieval London. The Experience of Childhood in History, Oxford, Oxford University Press, 1993  ; S.  Shahar, Childhood in the Middle Ages, Londres/New York, Routledge, 1990 ; J. Faaborg, Les enfants dans la littérature française du Moyen Âge, Études romanes no  39, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 1997  ; D.  Alexandre‒Bidon et D.  Lett, Les Enfants au Moyen Âge (ve‒xve siècle), Paris, Hachette, 1997 ; D. Lett, L’enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Âge (xiie‒xiiie), Paris, Aubier, 1997 ; R. Fossier (éd.), La petite enfance dans l’Europe médiévale et moderne, 16e  journée de Flaran, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997 ; N. Orme, Medieval Children, New Haven et Londres, Yale University Press, 2001 ; 1

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Raymond Lulle a rédigé, parmi plusieurs centaines d’œuvres dont certaines composées à Montpellier, un Libre de doctrina pueril plusieurs fois traduit ce qui témoigne de l’importance de sa diffusion7. Une section de son ouvrage porte particulièrement sur la manière de s’occuper des enfants. Cette conscience de l’enfance s’accompagne d’un souci de sa protection, manifesté en particulier face au risque de solitude. Le vocabulaire des archives

Les sources consultées sont principalement d’origine fiscale (compoix), comptable (registres des clavaires) et notariale (du consulat et notariat privé). Dans les compoix, le terme enfan désigne surtout les mineurs non nubiles. Les notaires apportent toutefois quelques détails dans le cas des nourrissons dont les parents sont en situation de détresse : la veuve de Johan de Colonha a un « enfan de IX mezes » dans les bras quand elle vient au consulat plaider en faveur d’une baisse de son allivrement8. Valentin des Puogz, laboureur veuf, a « sieys enfans menutz » à charge et ne paiera pas pour son meuble9. Johan Cavalon recueille quant à lui, peu après 1435, sa nièce orpheline âgée de « ung an e miech » et doit vendre ses biens pour l’entretenir10. Ladite nièce, Margarida, apparaît à nouveau en 1446. Âgée d’une douzaine d’années, elle est qualifiée d’«  enfan orfe nichil  », c’est-à-dire d’enfant orpheline pauvre11. Elle est encore avec son oncle à cette époque, puis deux ans plus tard on la retrouve, désignée désormais comme « pupilla nichil »12. C’est sa dernière apparition dans les registres. Le terme « enfans » des compoix doit être compris comme désignant principalement des mineurs, certains ajouts permettant de préciser leur âge.

A. Classen (éd.), Childhood in the Middle Ages and Renaissance. The Results of a Paradigm Shift in the History of Mentality, Berlin, De Guyter, 2005. 7 L’édition la plus courante est une traduction en moyen français de la version catalane  : Doctrine d’enfant, version médiévale du ms. fr 22933 de la B.N. de Paris, éd. A.  Llinarès, Paris, Klincksieck, 1969. Une belle étude du texte catalan texte a été réalisée par P.-A. Sigal, «  Raymond Lulle et l’éducation des enfants d’après la Doctrina Pueril  », in Raymond Lulle et le pays d’Oc, Cahiers de Fanjeaux 22, Toulouse, Privat, 1987, p. 117‒139. Voir aussi B. Jolibert, « L’éducation selon Raymond Lulle », Expressions, 28 (2006), p. 123‒149. 8 AMM, Joffre 257 bis, compoix de Saint‒Firmin, 1448, fol.°212v. 9 AMM, Joffre 260, compoix de Saint‒Thomas, 1448, fol.°134v. 10 AMM, Joffre 248, compoix de Saint‒Thomas, 1435, fol.°151. 11 AMM, Joffre 253, Ibid., 1446, fol.°225. 12 AMM, Joffre 260, Ibid., 1448, fol.°175.

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La plupart des mineurs sont repérables par la mention d’un tuteur et par le fait qu’ils n’apparaissent qu’en deuxième lieu dans les déclarations fiscales. Alieni juris, un mineur orphelin, ne peut être considéré comme imposable. La fortune dont il a hérité est, en revanche, objet de prélèvement. C’est donc la personne responsable, le tuteur, qui représente le pupille auprès des « XIV de la chapelle  », chargés de répartir les impôts. Guilhem de Macasargues, imposé en 1380 dans le quartier de Sainte-Croix, « tient un enfant pupille […] lequel a pour nom Johan Holmier »13. De même, Rollan Paumier est le tuteur de Bietrys, fille de feu Johan Bertran, dont il déclare les maigres biens14. Ces enfants ne sont pas seuls, puisqu’ils dépendent d’un tuteur dont la responsabilité dépasse la simple administration des biens. Peu de traces de mineurs sont à trouver dans les archives notariales de la pratique privée et les actes sont rares – à l’exception des contrats d’apprentissage ou de louage de services – qui indiquent avec une certaine précision leur âge. Les testaments et les dations de tutelle ne communiquent au sujet des enfants que leur statut juridique15. Les fonds notariés consulaires sont plus révélateurs concernant la qualification des plus jeunes. Les enfants exposés, abandonnés ou orphelins sont pris en charge à partir du xive siècle par le consulat qui veille à leur placement en nourrice s’ils sont nourrissons, en famille d’accueil s’ils sont plus âgés ou en apprentissage quand ils approchent de l’adolescence. Ces déplacements d’enfants sont enregistrés dans les comptes du clavaire, écrits en latin et en occitan, ainsi que dans les registres des notaires de la ville16. Le vocabulaire utilisé par le personnel du consulat montre une différenciation en fonction de l’âge des pupilles. Dans les registres, le terme infans est employé pour désigner la traditio, le placement, des pupilles mis en nourrice pour être allaités. Ce terme réfère, sous la plume des pédagogues et des médecins, aux enfants de moins de 7 ans qui n’ont pas encore acquis la parole17. Il est utilisé par les notaires dans le cas d’une «  traditio ad lactandum  », car l’on trouve plus souvent «  traditio filie  » ou «  traditio

AMM, Joffre 241, compoix de Sainte‒Croix, 1380, fol.°29v. Ibid., fol.°7v. 15 Dans son testament, Margarita, femme de Johan de Ylice, donne 6 livres à Johan, son fils « in pupillari etate ». ADH, 2 E 95‒673, Guillaume Amorosi, 16 mars 1482 (a.s.), fol.°20. 16 Par exemple, en 1441, les consuls dépensent 5 sous pour deux chemises destinées al petit enfant, trouvé et confié à Ysabel, qui le nourrira AMM, CC 531, Libre des recongnoissansas de la clavaria, 1441, 12 avril 1441, fol.°1. 17 D. Lett, L’Enfant des miracles…, p. 26‒30. 13 14

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filii  » pour les enfants de quelques années, nourris à la main et non plus allaités. Cependant, on ne peut affirmer qu’il s’agisse là d’un systématisme, il semblerait que ce soit plutôt une tendance. Ces deux terminologies permettent le plus souvent de distinguer les nourrissons des jeunes enfants et des enfants plus âgés placés en famille nourricière. Lorsque les enfants sans parents figurent dans les sources, ils ne sont plus seuls : mis en nourrice ou pris en charge par des membres de leur parenté ou des tiers, leur solitude physique est une parenthèse dans le cours de leur existence. Des solidarités très puissantes s’exercent autour des enfants en bas âge. Elles témoignent de leur dépendance et de l’inacceptable solitude des membres les plus fragiles de la société. Une solitude invisible

Les enfants sans parents ne sont pas seuls dans leur hostal. En raison de leur jeune âge et de leur statut juridique, ils ne peuvent apparaître seuls dans les archives : leur solitude est donc toute relative quand ils figurent dans la documentation. Pour certains, elle est réelle à un moment donné. La petite Johanna est trouvée le 8 janvier 1473 devant l’église Notre-Dame-des-Tables, bref moment où elle se trouve seule, avant d’être confiée par le consulat à une nourrice18. La solitude des enfants n’occupe qu’un laps de temps très court, qui correspond aux quelques heures qu’ils ont passées exposés sur le parvis d’une église, devant la porte du consulat ou ailleurs, avant qu’on ne les trouve ou qu’ils ne meurent. La situation est similaire pour les enfants mis en tutelle, dont la solitude précède l’apparition dans les archives. Reprenons les deux exemples exposés précédemment. Dans les compoix de 1380, Bietrys, orpheline, vit avec Rollan Paumier qui se charge de déclarer ses biens à la ville19. Dans ce même registre, Johan Holmier, « enfant pupille » et donc orphelin, est pris en charge par Guilhem de Macasargues avec lequel il demeure20. L’on a vu à quel point ces registres témoignent d’une période de crise aiguë pour la ville : la mort des parents de Bietrys et Johan est certainement liée tant aux épidémies qu’aux problèmes de subsistance causés par les mauvaises récoltes et la guerre de Cent Ans. Les enfants n’ont hérité que de très maigres biens qui suggèrent AMM, CC 552, Libre dels comandemens et quictanssas de la clavaria, 8 janvier 1472 (a.s.), fol.°3. « Johana filha que fouc trobada en la gleisa de Nostre Dona de Taulas, lo viiie jour de jenoyer ». 19 AMM, Joffre 241, compoix de Sainte‒Croix, 1380, fol.°7v. 20 Ibid., fol.°29v. 18

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leur appartenance aux catégories les plus pauvres de la population : Bietrys est estimée pour 8 livres fiscales et Johan pour 24 livres fiscales, tous deux sont nichils. Au xve siècle, le problème de la mortalité parentale demeure prégnant, et la solitude des enfants sans parents est toujours évitée. L’écuyer des ouvriers de la Commune Clôture, Johan Champene, a recueilli un jeune garçon dans les années 1450, l’a nourri et habillé, lui a fait « aprendre a l’escolle jusques il sache legir et escriure », puis l’a placé en apprentissage21. Cet enfant, peutêtre abandonné ou orphelin, a connu la solitude avant de rejoindre le foyer de son tuteur. En 1472, Frances Pojada, épicier, reçoit 7 sous et 6 deniers pour l’entretien d’une fillette dont les parents sont décédés lors d’une épidémie, qu’il a trouvée, seule et désemparée, qu’il a nourrie et gardée pendant quelques temps22. Ces exemples illustrent la diversité des processus mis en œuvre pour protéger les enfants de la solitude, qu’ils soient entrepris par le consulat ou par des particuliers. La mort des parents et le geste d’abandon peuvent provoquer une brève période de solitude physique, considérée comme dangereuse par la société. La charité du consulat et la solidarité des Montpelliérains permet de pallier, même partiellement, l’absence et la disparition des ascendants. Outre la perte des parents, fréquente en temps d’épidémie, comme le montre le cas de la fillette recueillie par Frances Pojada, l’abandon est une autre cause de solitude pour les enfants, une solitude qui leur est imposée.

AMM, BB 187, Pièces extraites des registres des notaires, liasse/année 1455, pièce 10. Aucune entrée notariée correspondante n’a été trouvée dans les registres du notaire de cette année‒là et de l’année suivante (BB  59, Notaire du consulat Antoine Jassilles, 1450  ; BB  60, Antoine Jassilles, 1451). Autre exemple  : En  1477, les consuls confient un «  honestum pauperum infantem  », dont le père est décédé à l’hôpital Saint-Éloi à Margarita, veuve de Simonet Domingoti. AMM, BB  89, Antoine Jassilles, 2  mai 1477, fol.°11v. 22 AMM, CC  552, Libre dels comandemens et quictanssas de la clavaria, 7  décembre 1472, fol.°21v. «  Item, l’an et jur dessus dit, los consols an reconogut al dit clavaria que de lur commandament los claviari a bailat dels… de sa receptas a Frances Pojada, especiayre de Montpellier la somma de sept sols et sieys deniers tornois. Lo cal Poiada a confessat aver agut ladicha soma. Et aysso per lo noyriment duna petita filha la cal era de Johan Rinoche, say entras fustier de Montpellier, lo cal moric de l’empedimia et sa molher. Et lodit Poiada vezent que ladicha filha moria de fam et no se trobava qui la volgues alimentar, el la tenc per certain temps et la noric. » 21

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2. Le cas des enfants abandonnés L’abandon d’un enfant a pour conséquence son «  exposition  », du terme expositio qui signifie montré, offert. Les parents qui exposent leur enfant l’abandonnent en le donnant : à d’autres parents, aux institutions publiques, à la société23. Pour certains historiens, les abandons, les mauvais traitements et les infanticides auraient été plus nombreux au Moyen Âge qu’à l’Époque moderne, en raison du peu de considération que recevaient alors les enfants24. Ces conceptions sont désormais dépassées25. Les approches actuelles du phénomène de l’abandon permettent de réinterpréter ces gestes, tant pour le Moyen Âge que pour la période moderne et contemporaine26. Le regain d’intérêt historiographique est concentré sur les xviiie et xixe siècles, pour lesquels les sources et les études sont nombreuses27. Pour le Moyen Âge, les recherches de John Boswell sur les enfants abandonnés, datées de 1984 et 1988, font toujours référence, bien qu’elles mettent moins l’accent sur l’abandon que sur l’oblation des enfants dans les monastères28.

J. Boswell, « Expositio and Oblatio. The Abandonment of Children and the Ancient and Medieval Family  », The American Historical Review, 89‒1  (1984), p.  10‒33, ici p. 12‒13. 24 Pour un bilan sur ces questions, voir A. Classen, « Philippe Ariès and the Consequences: History of Childhood, Family Relations, and Personal Emotions: Where Do We Stand Today? », in A. Classen (éd.), Childhood in the Middle Ages…, p. 1‒65. 25 D. Kertzer et M. Bargabli (dir.), The History of the European Family…, p. XXVII. 26 T. Hareven, « L’histoire de la famille… », no 2, p. 219‒220. 27 D.  Kertzer, Sacrified for Honor: Infant Abandonment and the Politics of Reproductive Control, Boston, Beacon Press, 1993  ; plus récemment  : J.-P.  Bardet et G.  Brunet (dir.), Noms et destins des Sans Famille, Paris, Presses de l’université Paris‒Sorbonne, 2007 ; G. Brunet, Aux marges de la famille et de la société. Filles‒mères et enfants assistés à Lyon au xixe siècle, Paris, L’Harmattan, 2008. De manière similaire, le numéro 114 de la revue des Annales de démographie historique, intitulé Les enfants abandonnés. Institutions et parcours individuels, se concentre les xviiie et xixe  siècles. C’est aussi un constat auquel aboutit A.  Lester, «  Lost but not yet Found: Medieval Foundlings and their Care in Northern France, 1200‒1500 », Proceedings of the Western Society for French History, 35 (2007), p. 1‒17, ici p. 7‒8, voir aussi la note 13. 28 J. Boswell, « Expositio and Oblatio. The Abandonment of Children… », art. cit. ; et, du même auteur, The Kindness of Strangers: The Abandonment of Children in Western Europe from Late Antiquity to the Renaissance, New York, Pantheon Books, 1988. Quelques articles sur le Moyen Âge sont inclus dans Enfance abandonnée et société en Europe. xiv e‒xx e siècle, Rome, École française de Rome, 1991. 23

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Les abandons dans la ville

À Montpellier, les enfants abandonnés sont pris en charge par une œuvre de charité entrée, au xive siècle, sous le patronage des consuls29. À ces enfants « exposés » s’ajoutent des enfants orphelins, comme la fillette trouvée par Frances Pojada en 147230. La principale difficulté pour distinguer, parmi tous les enfants exposés, les orphelins des enfants abandonnés vient du silence des sources à cet égard. Grâce aux comptes de la ville et aux registres des notaires, on connaît les voies de la circulation des enfants entre les foyers des nourrices, mais bien souvent on ignore comment ils sont entrés sous la garde du consulat. Quelques indications, comme la mention du lieu d’exposition, invitent à l’identification de cas d’abandon, mais leur faiblesse numérique ne permet pas de mesurer la part d’enfants abandonnés parmi les enfants exposés. Les lieux d’exposition de Montpellier sont aussi divers que ceux observés dans les autres villes européennes : le parvis des églises, la porte des hôpitaux ou des institutions publiques, plus rarement les berges d’une rivière ou un lieu de passage31. Dans la première moitié du xive siècle, une petite fille est abandonnée par ses parents et déposée devant l’hôpital Saint-Guilhem. L’hospitalier et son épouse la prennent en charge  ; en grandissant, elle devient servante à l’hôpital, puis elle se marie en 1347 grâce à la dot procurée par l’hospitalier et sa femme32. En 1403, une autre nourrissonne est abandonnée, cette fois devant la porte de l’hôpital Saint-Jacques  ; elle est placée auprès de la femme de l’hospitalier dont elle portera le nom et qui l’allaite33. Johanna est abandonnée au mois de janvier 1473, devant l’église Notre-Dame-des-Tables qui fait face à l’hôtel de ville. Elle est recueillie par les consuls, qui la confient à une

L. Otis‒Cour, « Municipal Wet Nurses… », art. cit. ; L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », art. cit. ; D. Le Blévec, « Sans famille. Orphelins et enfants… », art. cit. 30 AMM, CC 552, Libre dels comandemens et quictanssas de la clavaria, 7 décembre 1472, fol.°21v. 31 R. Trexler, « The Foundlings of Florence, 1395‒1455 », History of Childhood Quarterly, 1‒2 (1973), p. 259‒284, ici p. 264 ; D. Le Blévec, « L’assistance à Pont‒Saint‒Esprit (xiiie‒ xve siècle) », Provence historique, XXXIV‒138 (1984), p. 407‒424, ici p. 420. C. Billot, «  Les enfants abandonnés à Chartres à la fin du Moyen Âge  », Annales de démographie historique, (1975), p.  167‒186, ici p.  170‒171. En 1496 et 1498, les lieux d’exposition se diversifient : place du marché, rues, hôpitaux, etc. 32 AMM, Louvet 742, Grand Chartrier, armoire B, cassette 10, 18 janvier 1347. 33 AMM, CC 529, Liber receptarum et expensarum claverie, 22 novembre 1403 fol.°18v. 29

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nourrice34. Les parents qui imposent à leurs enfants cette solitude veillent à ce qu’ils soient pris en charge par les autorités compétentes, le consulat ou un hôpital. Quand les enfants sont déposés devant la maison des consuls, ils sont directement transmis aux soins d’une nourrice, sans plus de cérémonie, si ce n’est leur nécessaire baptême35. À Florence, il est considéré que les enfants de plus de 15 jours ont reçu leur premier sacrement et les hospitaliers se limitent à leur donner un prénom36. En 1461, une note insérée dans un des registres du consulat précise qu’une fillette trouvée a été baptisée et nommée Marguarida37. En octobre 1495, un bébé est trouvé dans un panier devant le consulat et mis en nourrice38. Il s’agit d’une fillette qui a été abandonnée, comme en témoigne la note manuscrite épinglée sur les linges qui la protègent. Ses parents y indiquent qu’ils ont pris le soin de la faire baptiser et qu’ils l’ont nommée Cepriana39. Peut-être ont-ils hésité avant de l’exposer, ou ont-ils craint qu’elle ne décède avant d’être trouvée et ont-ils voulu s’assurer qu’elle ne rejoigne pas le limbe des enfants40.

AMM, CC 552, Libre dels comandemens et quictanssas de la clavaria, 8 janvier 1472 (a.s.), fol.°3. 35 Il n’intervient en Italie que dans le cas où les nouveau‒nés sont âgés de moins de 15 jours. R. Trexler, « The Foundlings of Florence… », p. 269. 36 Ibid. 37 « Ista filia baptizaipta est se ..... est nomen Marguereta Marguarita Marguarida. » AMM, BB  187, Pièces extraites des registres des notaires, liasse/année  1461, pièce  13. Les ratures reproduisent l’original. 38 AMM, BB 115, Notaire du consulat Antoine Salomon, 8 octobre 1495, fol.°77. 39 L’entrée dans le registre du notaire est en français, contrairement à tout le reste du registre, instrumenté en latin : « A esté trouvée une petite filhe estans dans un vielh cabas et envoloupée de vieulx ballet de pages [ballot de paille ?] devant la porte du consulat laquelle avoit petit tille en laquelle estoit escript « es batisada, a nom Cepriana » laquelle par manière de provision a esté baillée a une femme du cardayre ». 40 P. Paravy, « Angoisse collective et miracles au seuil de la mort : résurrections et baptême d’enfants mort‒nés en Dauphiné au xve siècle », in La mort au Moyen Âge, actes du 6e congrès de la SHMESP, Strasbourg, Librairie Istra, 1975, p. 87‒102 ; D. Lett, « De l’errance au deuil. Les enfants morts sans baptême et la naissance du Limbus puerorum aux xiie‒xiiie siècles », in R. Fossier (éd.), La petite enfance…, p. 77‒92 ; J. Gélis, Les Enfants des Limbes. Mort‒nés et parents dans l’Europe chrétienne, Paris, Audibert, 2006. Ce dernier ouvrage, bien que centré sur l’Époque moderne, aborde la fin du Moyen Âge. 34

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SOLITUDES ET SOLIDARITÉS EN VILLE

Des enfants de plus en plus nombreux

À  Paris, les expositions augmentent à partir du xiiie siècle, comme à Troyes et à l’hôpital du Pont-Saint-Esprit au diocèse d’Uzès, où il a fallu déléguer l’accueil des enfants, car les institutions se trouvaient submergées par leur nombre41. À  Montpellier, les données ne sont disponibles qu’à partir du début du xve siècle, à une époque où l’accueil des enfants exposés est déjà bien maîtrisé par l’administration consulaire. Le nombre d’enfants pris en charge par le consulat est multiplié par 10 entre 1403 et 1496, une augmentation palpable particulièrement entre le milieu et la fin du xve siècle42. Il n’est pas aisé d’interpréter ces données  : le nombre d’enfants recueillis est très bas à une période où la peste fait encore rage et déchire les groupes de parenté, mais il est très haut à la fin du xve siècle, quand, certes des épidémies sont à nouveau signalées, mais qu’elles sont moins meutrières qu’auparavant. Les sources ne semblent pas montrer de lien direct entre le contexte démographique et le nombre d’enfants exposés. Doit-on considérer que l’amélioration du système de prise en charge permet l’accueil de plus d’enfants  ? Ou qu’il s’agit plutôt d’un «  changement important dans les mentalités43 », rendant l’abandon plus acceptable ? John Boswell explique l’exposition par un biais de régulation démographique certes mal perçu mais non condamné, à la différence de l’infanticide donnant lieu à des peines capitales44. Les consuls de Montpellier engagent de plus en plus de nourrices à la fin du xve siècle  ; leur salaire se standardise, tout comme la durée de l’allaitement des nouveau-nés, ce qui n’est pas un cas isolé45. Les comptes montrent un approvisionnement régulier en vêtements destinés aux enfants exposés et les registres des notaires du consulat dévoilent que la municipalité gère jusqu’à 85  déplacements d’enfants par année à l’extrême fin du xve

J. Boswell, The Kindness of Strangers…, p. 322‒363 ; S. Shahar, Childhood in the Middle Ages…, p. 123 ; D. Le Blévec, « L’assistance à Pont‒Saint‒Esprit… », p. 417. 42 L.  Otis‒Cour, «  Les pauvres enfants exposés…  », voir le graphique p.  316 et le commentaire p.  317. À  Chartres, le phénomène est similaire  : en moyenne deux nourrices sont payées chaque année au cours de la deuxième moitié du xive siècle, elles sont 16 à la fin du xve. C. Billot, « Les enfants abandonnés à Chartres… », p. 175. 43 C. Billot, « Les enfants abandonnés à Chartres… », p. 178. 44 J. Boswell, « Expositio and Oblatio… », p. 30‒31. 45 L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », p. 321‒322. À Chartres, les salaires des nourrices sont harmonisés à partir de 1478. C.  Billot, «  Les enfants abandonnés à Chartres… », p. 177. 41

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siècle46. Il est certain que l’amélioration du système de prise en charge a permis de l’appliquer à un plus grand nombre d’enfants, mais il est difficile d’affirmer que cela a eu pour conséquence la multiplication des abandons. Il convient aussi de considérer que la production d’archives consulaires est en constante augmentation tout au long de la fin du Moyen Âge. Les comptes du clavaire ne sont conservés avec régularité qu’à partir du début du xve siècle et ils connaissent une évolution importante. De même, les registres des notaires du consulat ne contiennent aucune « traditio » avant 1439  ; la deuxième datant de 144447. Ces actes ne se banalisent que dans les années  148048. L’évolution administrative du consulat, allant dans le sens d’un enregistrement plus systématique des déplacements de nourrice en nourrice, contribue à l’impression d’un nombre exponentiel d’enfants pris en charge par la ville à la fin du Moyen Âge. Autrement dit, les enfants recueillis sont peut-être plus nombreux à la fin du xve siècle que cent  ans auparavant, ce qui aurait participé au perfectionnement du système de prise en charge. Mais le taux d’accroissement est peut-être moins important que ce que les documents laissent croire parce que les enfants du début du xve siècle ont été sous-enregistrés. Dans la mesure où les consuls sont les patrons de l’hôpital Saint-Éloi, institution responsable spécifiquement de l’accueil des enfants exposés, il paraît très peu probable que seulement trois enfants aient été pris en charge en 1403, comme l’indiquent les comptes. L’abandon est une réalité sociale à la fin du Moyen Âge, qui participe, avec la mort des parents, à créer la solitude temporaire de certains enfants. L’abandon témoigne aussi de difficultés parentales et parfois de la solitude même de ces adultes.

46 On compte 88  tradites en 1499. AMM, BB  119, Antoine Salamon, 1499. L’année précédente, on procède à la « tradition » de 72 enfants. AMM, BB 118, Antoine Salamon, 1498. Pour les achats de tissu et le salaire des tailleurs, voir les comptes du clavaire, par exemple AMM, CC 535, Liber recognicionum claverie, 1450, fol.°35, 112 livres et 7 sous à Peyre Sandro, drapier pour les livrées des notaires, écuyers, ménétriers et les vêtements des « bâtards ». 47 AMM, BB 58, Notaire du consulat Antoine Jassilles, 7 juillet 1439, fol.°18v : « Traditio orphani consulatus ad nutriendum Ysabelli uxori Cathelin Finault » ; BB 52, Antoine Jassilles (1444), 2 avril 1444, fol.° 14 : « Ordinatio per dominos consules facta pro nutriendo adoptimum [sic] consulatus ». 48 Ces traditions augmentent de manière significative à partir du registre BB  92, Nicolas Cordelier (1480).

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3. Le geste d’abandon et la solitude parentale Puisqu’il est désormais établi que les parents au Moyen Âge ne se désintéressaient pas de leurs enfants, les historiens s’interrogent sur les raisons qui motivaient l’abandon. Les textes canoniques et la littérature religieuse médiévale, qui condamnent les abandons et les infanticides, mettent en avant la pauvreté et l’illégitimité de l’enfant pour expliquer le geste de la mère – car les coupables citées ne sont que des femmes49. Ces questions sont fortement corrélées à la solitude : jeunes femmes célibataires qui se trouvent enceintes, veuves et veufs appauvris et chargés d’enfants sont forcés d’abandonner leur progéniture. À la solitude imposée à l’enfant abandonné répond parfois celle d’un parent isolé. Les « bâtards » de Montpellier et les mères célibataires

L’abandon des enfants illégitimes est un topos tant historique qu’historiographique : les auteurs du Moyen Âge affirmaient que les enfants illégitimes étaient souvent abandonnés et les historiens ont perpétué cette idée50. À  Montpellier, les enfants exposés pris en charge par les consuls reçoivent des appellations très variables dans les sources : dans les registres de comptes, ils sont qualifiés de « fils et filles du consulat » mais aussi parfois de « bâtards » (bastards) ou « fils / fille illégitime51 ». Les notaires du consulat supposaient parfois que certains enfants abandonnés étaient issus de relations adultères ou prémaritales. En considérant que ce soit le cas, on peut estimer que c’est la nature de leur illégitimité – et non leur simple « bâtardise » – et ses conséquences pour les mères qui expliquent le geste de se séparer de l’enfant52. Les archives de Montpellier ne mentionnent nullement le statut des parents et des enfants exposés. Mais il est certain que les «  filles-mères  » ayant entretenu des relations préconjugales avec des hommes, de leur propre

49 A. Lester, « Lost but not yet Found… », p. 3. Sur l’infanticide, R. Trexler, « Infanticide in Florence: New Sources and First Results », History of Childhood Quarterly, 1‒1 (1973), p. 98‒116. 50 M.  Sandidge, «  Changing Context of Infanticide in Medieval English Texts  », in A. Classen (éd.), Childhood in the Middle Ages…, p. 291‒306. 51 L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », p. 318. 52 Les archives de l’hôpital San Gallo et de l’hôpital des Innocents ont enregistré les déclarations des personnes venues y abandonner un enfant. Richard Trexler en conclut que l’illégitimité ne constituait pas une justification suffisante du geste, qui doit être expliqué au regard du statut social des parents. R. Trexler, « The Foundlings of Florence… », p. 271.

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volonté ou non, se trouvent dans une situation particulièrement dégradante, qui entache profondément leur honneur et leur réputation, en particulier si elles sont seules53. C’est pour cela que les actes de donation d’enfants trouvés en Gévaudan contiennent des clauses visant à dédommager la mère, «  paiement du déshonneur qui lui permettra malgré tout de trouver un mari54 ». Il est envisageable que de jeunes femmes ayant eu des relations avec un homme avant leur mariage préfèrent cacher leur grossesse et abandonner leur enfant plutôt que d’engager leur honneur dans une procédure de reconnaissance de la paternité qui revient à un aveu de leur faute55. Pour Anne Lester, ce sont les jeunes femmes seules, pauvres, immigrantes qui constituent la population la plus à risque d’abandonner leur enfant né de relations hors mariage56. À  Montpellier, ces jeunes isolées peuvent se réfugier à l’hôpital de la Madeleine (fondé en 1328), ou à l’hôpital SainteMarthe (fondé en 1370), tous deux réservés aux femmes, pour y accoucher et y recevoir les soins nécessaires57. Tous les hôpitaux devaient être en mesure d’accueillir les femmes enceintes, en particulier les établissements spécialisés dans les soins aux femmes58. Les comptes de Saint-Éloi et de l’hôpital SaintJacques, datés des années 1490, attestent la présence de femmes en couches59. 53 Puisque l’honneur des femmes tient à leur réputation «  sexuelle  ». C.  Gauvard, «  Honneur de femme et femme d’honneur en France à la fin du Moyen Âge  », Francia, 28‒1 (2001), p. 159‒191. 54 P. Maurice, « Adoption et donation d’enfants en Gévaudan à la fin du Moyen Âge », Médiévales, 35 (1998), p. 83‒92, ici p. 85. 55 Anne Lester présente un exemple tiré des Coutumes de Beauvaisis dans lequel le bailli convoque une femme dont la renommée publique a dénoncé la grossesse prémaritale et la disparition du nourrisson. Elle affirme l’avoir donné au père et ne pas l’avoir abandonné. A. Lester, « Lost but not yet Found… », p. 4. Sur la reconnaissance de la paternité dans le Midi, voir R. Aubenas, « Note sur quelques aspects de la paternité naturelle en pays de droit écrit à la fin du Moyen Âge », Recueil de mémoires et travaux publiés par la société d’histoire du droit des anciens pays de droit écrit, fasc. 3 (1955), p 1‒3. 56 A. Lester, « Lost but not yet Found… », p. 9. 57 L’hôpital Sainte‒Marthe est réservé aux femmes, mais on ne sait à quelles conditions (malades ? âgées ?) A. Germain, « De la charité publique et hospitalière à Montpellier au Moyen Âge », Mémoires de la société archéologique de Montpellier, 4 (1855), p. 481‒552, ici p. 523‒524. Voir aussi A. Germain, Histoire de la commune…, tome 3, p. 338‒339. 58 D. Le Blévec, La part du pauvre : l’assistance dans les pays du Bas‒Rhône du xiie siècle au milieu du xve siècle, Rome, École française de Rome, 2000, p. 779. 59 Le 18 mai 1492, une « paure feme grosse » reçoit des soins dans un des deux hôpitaux, AMM, BB 190, Pièces extraites des registres des notaires du consulat, liasse 1494, pièce 3 ; à une date indéterminée, peut-être en 1494, une « fema grossa » est alitée à Saint‒Jaume. Ibid., pièce 1.

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Bien que l’abandon soit désapprouvé, les jeunes mères célibataires ont la possibilité de quitter l’institution discrètement en laissant derrière elles leur nouveau-né, s’assurant ainsi qu’il sera pris en charge par le personnel hospitalier60. La manœuvre est délicate : les consuls rappellent en 1479 qu’ils ne prennent en charge que les enfants «  quorum parentes ignorantur61  ». Le registre de compte de l’année 1371 indique qu’un sergent a arrêté, sur demande du bayle, une femme qui refusait de révéler de qui est un enfant abandonné, trouvé au Pila Saint-Gély62. D’autres mères sont peut-être des victimes de viol. Que faire du fruit de leur agression  ? L’abandon apparaît, dans ce contexte, une solution envisageable. Cette possibilité ne date pas du Moyen Âge  : Plaute, dans son Cistellaria, met en scène une femme violée demandant à sa servante d’exposer son enfant63. Des pénitentiels du haut Moyen Âge, tels que le Valicellanum, stipulent que les femmes violées pouvaient abandonner leur enfant sans craindre des poursuites64. Il faut aussi considérer la théorie médicale médiévale sur la transmission des caractères parentaux à l’enfant. Seule la semence du père a une vertu « informative », dans le sens où elle est la seule à marquer l’enfant à naître de ses caractéristiques, la matrice maternelle jouant le rôle d’un «  four  » dans lequel cuit l’embryon65. Par conséquent, « le puissant pouvoir de marquage du père géniteur sur son fils explique l’inquiétude ressentie par une mère qui donne naissance à un enfant illégitime66 », et les femmes victimes de viol peuvent voir, en leur enfant, le visage de leur agresseur. Au sujet de l’hôpital du Pont‒Saint‒Esprit, Daniel Le Blévec envisage cette possibilité  : dans les années 1340, cet hôpital est équipé d’un service pour les femmes enceintes et d’un pour les nouveau‒nés, « ceux qui étaient trouvés de part la ville, ceux qu’on déposait à la porte et ceux que les filles‒mères abandonnaient aussitôt après leur avoir donné le jour ». D. Le Blévec, La part du pauvre…, p. 779. 61 Cité par L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », p. 318. 62 AMM, CC 847, Libre de la clavaria (1371) : « Item a XXI de julh, dem a Huguet Bernart, sirvent que mes en prison une femna car no vellia dire de qual era l’efan que fonc trobatz al pilar Sant Gilli, II gros, val II s. VI d. » fol.°12. 63 Cité par J. Boswell, « Expositio and Oblatio. The Abandonment of Children… », p. 15. 64 Ibid., p. 24, en particulier la note 33. 65 Voir D.  Jacquart et C.  Thomasset, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, PUF, 1985. 66 D. Lett, « L’“expression du visage paternel”. La ressemblance entre le père et le fils à la fin du Moyen Âge : un mode d’appropriation symbolique », Cahiers de recherches médiévales, 4 (1997), paragraphe 9 [en ligne]. Les sources de Manosque relatent l’histoire d’une femme adultère qui accouche, entourée par plusieurs femmes. Lorsque l’enfant naît, elles affirment 60

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Parmi les enfants abandonnés, certains, dans une proportion indéterminée, sont nés de relations extraconjugales, préconjugales, de la prostitution ou de viols. Pour certaines femmes seules et socialement isolées, l’abandon constitue un recours évident. Il est impossible d’en mesurer le poids à Montpellier, mais les consuls considéraient que certains de ces enfants intégraient leur œuvre de charité. Les textes médiévaux, s’ils expliquent les abandons par l’illégitimité des enfants, mettent aussi en avant une raison économique : la pauvreté des parents ou celle d’un parent isolé, qui ne peut assurer la subsistance de son enfant. Pauvreté, abandon et isolement parental

Dans les comptes de la ville, à partir des années 1470, Leah Otis-Cour observe la recrudescence des terminologies « pauvres enfants » et « pauvres enfants exposés  », car, suggère l’historienne, «  l’abandon pour raison de pauvreté se faisa[it] plus fréquent à cette époque67 ». L’augmentation de ces expressions est manifeste dans les registres des notaires dès 146068. Pendant les périodes de guerre et de famine, le nombre de parents qui abandonnent leur enfant en le déposant à l’hôpital des Innocents de Florence augmente vertigineusement et l’âge de ces enfants s’élève pour dépasser un et deux ans, signe, propose Richard Trexler, que l’enfant était auparavant nourri dans le foyer de ses parents69. La plupart des enfants recueillis à Montpellier ne sont pas encore sevrés, bien que quelques-uns plus âgés intègrent l’œuvre du consulat, comme Marguarita, âgée de 3  ans environ, confiée à Marcial Fabre et sa femme

toutes qu’il ressemble à s’y méprendre au père naturel. S. Bednarski, « Whence Springs the Lie? Motive and Fraud in the Manosquin Criminal Court (1340‒1403) », in M. Crane, R.  Raiswell et M.  Reeves (éd.), Shell Games. Studies in Scams, Frauds and Deceits (1300‒1650), Toronto, Centre for Reformation and Renaissance Studies, 2004, p. 123‒144. 67 L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », p. 318. Cela semble être le cas ailleurs : un tiers des enfants sont abandonnés à l’hôpital San Gallo de Florence entre 1430 et 1439 parce que les parents ne peuvent les entretenir, trop pauvres pour assurer leur subsistance. R. Trexler, « The Foundlings of Florence… », p. 265 et table IV, p. 274. 68 Le 28 novembre 1458, les consuls confient « Franciscam filiam adoptivam dicti consulatus » à une nourrice. BB 68, Notaire du consulat Antoine Jassilles, fol.°49v. En octobre 1473, ce sont Bernat, « infantem expositem », puis Guilhem, lui aussi « infantem expositem », qui sont placés auprès de familles nourricières. BB 86, Notaire du consulat Antoine Malarippe, 4 et 7 octobre 1473, fol.°36 et 36v. 69 R. Trexler, « The Foundlings of Florence… », p. 266.

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Catherina70. La durée de l’allaitement est réduite de moitié à la toute fin du xve siècle, ce qui suggère que l’âge des enfants reçus est plus élevé ou que le consulat procède à des économies en réduisant le montant alloué aux nourrices allaitantes71. La réception d’enfants déjà sevrés, incluant sans doute des enfants abandonnés, indique la pauvreté de parents forcés de se séparer d’enfants qu’ils avaient commencé à élever. Un fait qui témoigne avec plus de certitude de la pauvreté des parents est l’abandon temporaire de l’enfant, attesté à Montpellier, à Florence et à Chartres72. En 1495, un petit garçon nommé Thomas est laissé par ses parents entre les mains de l’hospitalier de Saint-Jacques et de sa femme. Ils ont projeté de le reprendre plus tard, ce que suggère le texte porté au registre par le notaire73. En 1403, les comptes de la ville montrent que le veuf Aymeric Pozate, écuyer pauvre, chargé de quatre enfants, a confié au consulat son plus jeune fils, «  ad nutriendum et lactandum  » par une nourrice de la ville74. Sans ressources financières suffisantes pour le faire allaiter, il le confie à l’œuvre des enfants exposés pour qu’il soit placé en nourrice, loin de lui. Aymeric Pozate reprendra certainement son fils quand celui-ci aura un âge suffisant pour être nourri par son père. Plutôt que de voir leurs enfants mourir de faim, certains Montpelliérains préfèrent se tourner vers les structures d’assistance pour prendre en charge leur progéniture. Le terrible contexte de la fin du xive siècle a ainsi pu entraîner une augmentation du nombre d’abandons pour pauvreté. Une piste proposée par Daniel Le Blévec est que, parallèlement à l’illégitimité ou à la pauvreté, le handicap et les malformations ont pu parfois pousser des parents à abandonner leurs enfants75. Bien que «  la solidarité

L.  Otis‒Cour, «  Les pauvres enfants exposés…  », p.  318. Pour Marguarita  : AMM, CC 583, Liber preceptorum et quitanciarum claverie (1500), fol.°9 : « duas libras et quinque solidos[…] pro vestimentibus et clavanietibus necessaribus Margarite paupere filie exposite […] etatis tres annorum seu circa ». 71 L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », p. 321‒322. 72 C. Billot, « Les enfants abandonnés à Chartres… », p. 171. 73 « […] usque ad recuperationem per ipsius patrem vel ipsos dominos consules fiendi ». Cité dans L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », p. 319. 74 AMM, CC 529, Liber receptarum et expensarum claverie (1403), 21 août 1403, fol.°9. 75 «  Nul doute que la malformation, à côté de la pauvreté extrême des parents ou de l’illégitimité de la naissance, n’ait été une cause importante de rejet, et donc d’abandon de nouveau‒nés […]. » D. Le Blévec, « Infirmes et infirmités dans la société médiévale d’après les sources méridionales », in F. Collard et E. Samara (dir.), Handicaps et sociétés dans 70

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s’exerce volontiers pour aider les handicapés à survivre76  », solidarité exercée par la famille, les voisins et amis, certains parents, peut-être en raison de leur pauvreté, ne voient pas d’autre solution que l’abandon, préférable à l’infanticide. Ne pouvant assurer l’entretien d’un enfant dépendant, ils préfèrent le confier à l’assistance publique, plus armée qu’eux pour faire face à cette situation77. La présence d’un individu souffrant d’une maladie congénitale, d’une malformation, d’un handicap ou d’une invalidité peut devenir un fardeau pour les familles. L’historiographie est parfois réticente à cette idée78, mais un certain nombre d’oblations d’enfants dans les monastères paraît résulter de leur handicap79. Que ce soit en raison de l’illégitimité de la naissance ou de la pauvreté de la famille, des enfants étaient abandonnés à Montpellier. Ce geste est préféré à l’infanticide, c’est pour cela que l’Église a promu l’existence d’œuvres de charité destinées aux enfants exposés. Ces derniers sont déposés à la porte du consulat ou des hôpitaux de la ville, livrés aux bons soins de la charité publique. Leur brève solitude, imposée par leurs parents, les destine à une enfance chaotique et vulnérable, par le passage de nourrice en nourrice, de famille d’accueil en famille d’accueil.

l’histoire. L’estropié, l’aveugle et le paralytique de l’Antiquité aux Temps modernes, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 145‒156, ici p. 145‒146. 76 D.  Quéruel, «  Images littéraires des invalides et des estropiés au Moyen Âge  », in F. Collard et E. Samara (dir.), Handicaps et sociétés…, p. 157‒167, ici p. 164. 77 Le champ d’études du handicap et des disabilities est en pleine expansion et riche d’avenues de recherche et de réflexions stimulantes. Voir par exemple I. Metzler, Disability in Medieval Europe. Thinking about Physical Impairment during the High Middle Ages, c. 1110‒1400, Londres/New York, Routledge, 2006 et, de la même auteure, A Social History of Disability in the Middle Ages: Cultural Considerations of Physical Impairment, Londres/New York, Routledge, 2013 ; J. Eyler (éd.), Disability in the Middle Ages. Reconsiderations and Reverberations, Farnham, Ashgate, 2010. 78 Voir M.  O’Tool, Caring for the Blind in Medieval Paris: Life at the Quinze‒Vingts, 1250‒1430, thèse de doctorat, Université de Californie à Santa Barbara, 2007, p. 12. Ce fait est pourtant avéré par les archives de l’hôpital des Innocents de Florence et un cas signalé par Claudine Billot pour Chartres va aussi dans ce sens. R.  Trexler, «  The Foundlings of Florence… », p. 268 ; C. Billot, « Les enfants abandonnés à Chartres… », p. 177, un « enfant à bec » est abandonné. 79 J. Boswell, « Expositio and Oblatio. The Abandonment of Children… », p. 21.

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II. La solitude évitée des enfants La perte des parents au cours de l’enfance a pour réponse systématique une prise en charge, le plus souvent par l’entremise de la tutelle qui place le mineur sous l’autorité et la responsabilité d’un adulte. Les sources conservent la trace de quelques dations de tutelle, mais la plupart nous sont inconnues : d’une part, les archives des cours chargées de ces affaires n’ont pas été conservées ; d’autre part, il est nécessaire de considérer qu’une partie de ces transferts d’enfants et d’adolescents se déroulait sans l’intervention d’un notaire ou d’une autorité judiciaire quelconque. Plus marginalement semble-t-il, certains enfants étaient placés très jeunes au service d’un maître, une mise en apprentissage ou en service domestique leur garantissant un toit jusqu’à leur adolescence. Enfin, l’œuvre de charité dont il a été question plus haut, destinée aux enfants exposés, offre une prise en charge aux plus jeunes et malheureux membres de la société montpelliéraine. 1. La mise sous tutelle des orphelins La tutelle est obligatoire selon le droit romain pour les impubères âgés de moins de 12 ans pour les filles et de moins de 14 ans pour les garçons80. Elle peut se poursuivre par une curatelle, qui protège les majeurs81. La notion de tutelle semble disparaître des sources juridiques médiévales jusqu’à l’extrême fin du xiie siècle dans le sud et jusqu’au xiiie siècle dans le nord82. Cependant, il existe un écart important entre le droit romain de la tutelle et le droit médiéval, dans lequel le terme de tutor est délaissé au profit de dominus, gubernator pour les hommes, senhoressa, rectrix ou gubernatrix pour les femmes83. Si la tutelle romaine portait seulement sur les personnes, la tutelle médiévale porte sur les personnes et les biens, les deux fonctions n’étant pas séparées84. Les relations qui s’établissent entre tuteurs et pupilles sont administratives, mais l’adulte peut aussi recevoir la responsabilité et la

AMM, AA9, Petit Thalamus, statuts complémentaires de 1205, article 7, fol.°47. L.  de Charrin, Les testaments dans la région de Montpellier…, p.  118 et suivantes  ; R. Carron, Enfant et parenté…, p. 80‒112. 82 R. Carron, Enfant et parenté…, p. 81‒83. 83 H. Richardot, « De tutela… sine aliqua tutela. (Note sur la tutelle en Forez aux xive‒xve siècles) », in Études historiques à la mémoire de Noël Didier, Paris, éditions Montchrestien, 1960, p. 265‒274, ici p. 266‒267. 84 L. de Charrin, Les testaments dans la région de Montpellier…, p. 120. 80 81

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charge de l’enfant ; il est investi à son égard d’une forme de patria potestas85. La tutelle entre dans «  la catégorie du fosterage  » et donc de la mise en nourriture, qui constitue le «  cadre général des transferts d’enfants  » au Moyen Âge86. La nourriture désigne l’alimentation mais aussi l’éducation87. Cette définition correspond à celle des termes foster et fosterage et permet de décrire «  une situation, linguistique et sociale à la fois, qui n’a plus d’équivalent dans l’Europe d’aujourd’hui88  ». Les tuteurs doivent alors « nourrir » leurs pupilles, c’est-à-dire les entretenir, les éduquer, les élever. Autrement dit, leur permettre de devenir indépendants et de pouvoir, plus tard, vivre seuls et autonomes89. La tutelle et la circulation des orphelins

Les textes normatifs médiévaux ne définissent pas nettement jusqu’à quel âge court la tutelle ; elle paraît se prolonger selon la volonté des testateurs et les habitudes locales : « la plupart s’en remettaient par leur silence à l’usage, sans que nous sachions ce qu’il en était90 ». La curatelle, qui protège les majeurs, n’est pas obligatoire et peu attestée dans les sources des xive et xve siècles. En Rouergue par exemple, la tutelle semble surtout prendre fin au deuxième âge de majorité91. À Montpellier, l’existence d’âges de majorité tardifs dans

Puisque le tuteur « gouverne la personne et les biens ». Ibid., p. 120. A. Guerreau‒Jalabert, « Nutritus/Oblatus : parenté et circulation d’enfants au Moyen Âge », in M. Corbier (dir.), Adoption et Fosterage, Paris, De Boccard, 1999, p. 263‒290, ici p. 279. 87 Ibid., p. 266‒269. 88 Ibid., p. 268‒269. 89 R.  Carron, Enfant et parenté…, section «  Pouvoirs et responsabilités des tuteurs  », p. 102 et suivantes. 90 « Il n’était plus de droit que ce gubernator cessât ses fonctions à la puberté du pupille, pour être remplacé jusqu’à la majorité de celui‒ci par un curateur […]. Les testateurs décidaient, à leur gré, qu’elle prendrait fin à la puberté des enfants, à leur mariage, à leur majorité […], mais la plupart s’en remettaient par leur silence à l’usage, sans que nous sachions ce qu’il en était. » H. Richardot, « De tutela…sine aliqua tutela… », p. 267. À Bordeaux par exemple, la tutelle des filles orphelines est obligatoire jusqu’à leur mariage. R.  Carron, Enfant et parenté…, p. 96. 91 L.  Favre‒Roussy, La condition des enfants légitimes…, p.  260‒262  ; A.-M.  Landès‒ Mallet, La famille en Rouergue…, p. 363. Roland Carron ne semble pas partager cet avis et affirme, sans citer de référence, qu’« on ajouta la curatelle jusqu’à vingt‒cinq ans, qu’on prit dans l’arsenal juridique amené par les hommes du nord. » R. Carron, Enfant et parenté…, p.  86. Il affirme plus loin que «  les deux fonctions [tutelle et curatelle] étaient souvent confondues », Ibid., p. 95. Voir aussi p. 109 et suivantes, la section consacrée à la curatelle. 85 86

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la coutume de Montpellier (20 et 25 ans) incite à penser que cette protection des mineurs peut s’étendre au moins jusqu’à l’âge de majorité partielle, fixé à 20 ans. La tutelle est le plus souvent confiée à la mère en cas de décès du père – si c’est la mère qui meurt, le père l’obtient automatiquement92. C’est aux parents que revient le choix du tuteur dans leur testament mais si le testateur n’en désigne pas, alors ce sont les exécuteurs testamentaires qui en ont la charge. Lorsqu’une personne meurt ab intestat, c’est le juge de la cour chargée de l’exécution – cour spirituelle de Saint-Firmin ou cour du bayle en fonction du lieu de résidence du défunt – qui nomme le ou les tuteurs93. Lorsque les deux parents sont décédés, ce sont généralement d’autres membres de la parenté qui prennent en charge les mineurs, traces des solidarités familiales tissées autour des enfants et adolescents, dépendants et orphelins, que l’on ne peut laisser seuls94. Parmi les milliers de manifestes des compoix dépouillés, allant de 1380 à 1480, environ 600 correspondent aux déclarations fiscales de ménages élargis  : parents et enfants adultes, fratries, cohabitations diverses entre tiers  etc. La majorité de ces groupes domestiques étendus concerne des adultes qui déclarent eux-mêmes leurs biens, mais quelques-uns montrent des contribuables déclarant pour des enfants ou des jeunes dont ils ont la charge. Dans le cas des mineurs dépendants, l’adulte dénombre ses propres biens et ceux de l’enfant dont il s’occupe. Guilhem de la Conqua est estimé en 1447 dans le septain de Sainte-Anne à 450 livres fiscales. Il dit aussi avoir la charge de sa nièce Catarina dont les possessions « son en son govern et enssa man95 ». En procédant avec une extrême prudence, on trouve 37  estimations portant sur les biens de mineurs déclarés par un adulte qui n’est ni leur père ni leur mère et avec lequel ils demeurent. Sur ces 37 ménages, seuls dix incluent des consanguins (fratrie, grand-mère et huit relations avunculaires),

A.-M. Landès‒Mallet, La famille en Rouergue…, p. 351. On notera qu’à Marmande, les mères sont considérées comme « tutrices naturelles » de leurs enfants jusqu’à ce qu’ils aient cinq ans, marquant l’importance de la relation mère‒enfant dans les premières années de la vie. R. Carron, Enfant et parenté…, p. 97. 93 L. de Charrin, Les testaments dans la région de Montpellier…, p. 118‒122. 94 Parmi 62 désignations de tuteur et tutrices étudiées par R. Carron, les mères reçoivent 21 dations, les oncles sont en deuxième place en recevant à treize reprises le soin de gouverner leurs neveux et nièces. R. Carron, Enfant et parenté…, p. 101. 95 AMM, Joffre 256, compoix de Sainte‒Anne, 1447, fol.°155v. 92

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un des affins (beaux-parents/fillâtre) et 26 des tiers (tuteur/pupille). On observe donc un avantage pour les relations de parenté artificielle aux dépens de la parenté consanguine et d’alliance. Or ces chiffres sont particulièrement bas au vu des plus de 9 000 manifestes dont on dispose. Un certain nombre d’enfants sous tutelle n’apparaît pas dans les registres pour des motifs divers, peut-être car leurs biens ne sont pas assez coûteux ou parce que cette lacune relève d’une stratégie d’évasion fiscale, puisque si les biens du pupille sont déclarés, ils sont assujettis à l’impôt. Très peu de contribuables semblent déclarer leur situation réelle : seules deux femmes dans l’ensemble des registres expliquent être tutrices de leurs enfants et détenir l’usufruit de leurs biens, alors que les archives notariées montrent au contraire qu’elles étaient très nombreuses dans ce cas96. Par ailleurs, on ne connaît la nature d’un groupe domestique que si les personnes qui le composent ont des possessions nettement distinctes, ou si au contraire les biens sont possédés en commun par plusieurs personnes. Une étude plus qualitative des manifestes retenus, ainsi que l’analyse des sources notariales, permet de lever une partie du voile sur la circulation des orphelins au sein de la parenté consanguine et souligne le rôle de parents de substitution endossé par les oncles et tantes pour leurs neveux et nièces orphelins. Oncles et tantes, des parents de substitution

Sur les dix ménages entre tuteur et pupille consanguins des compoix, huit sont de type oncle ou tante vivant avec neveu ou leur nièce. Les autres concernent d’une part des frères et d’autre part une grand-mère ayant la charge de ses petits-enfants. Les compoix montrent donc que la relation avunculaire est privilégiée dans l’attribution des tutelles. On compte sept oncles et une tante, responsables de plus de neuf enfants, quatre nièces et au moins cinq neveux, car Johan Busseli s’occupe de « ses neboch », fils de son frère décédé, dont on ignore le nombre97. Les quelques exemples dont on dispose n’indiquent pas de favoritisme accordé à la lignée paternelle plutôt que maternelle98.

L. de Charrin, Les testaments dans la région de Montpellier…, p. 118 et suivantes. AMM, Joffre 266, compoix de Saint‒Mathieu, 1469, fol.°11. 98 Johan Busseli que l’on vient de citer est l’oncle paternel de son pupille, comme Yzarnet Solegou, tuteur de son neveu, le fils de son frère. AMM, Joffre 263, compoix de Sainte‒Croix, 1469, fol.°187v. En revanche, Fermin Talayre qui a la charge de Frances Maynié, est son oncle maternel, comme Esteve Brenguier, oncle maternel et tuteur de sa nièce. AMM, Joffre 96 97

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Les actes notariés montrent aussi des oncles et des tantes – mais surtout des oncles  – ayant la responsabilité de leurs neveux et nièces  : en  1332, Bérenguier Bœuf est le tuteur de son neveu Bertrand, fils de feu autre  Bérenguier Bœuf, damoiseau, qu’il représente lors d’un litige99. Noble Rainaut de Lesteiria devient en 1379 le tuteur d’Amans, Johan et Margarita, ses neveux et nièce, dont le père, Guy de Lesteiria, chevalier, a été tué au cours de l’émeute de Montpellier100. Sept ans plus tard, en 1386, Margarita est mariée par son oncle et tuteur Rainaut qui lui constitue une dot de 2 000 florins d’or101. Les actes d’apprentissage témoignent de ce rôle de parents de substitution et de tuteurs endossé par les oncles et tantes  : Floretta, fille d’Anthony de Septeris, est placée par ses oncle et tante Johan et Astruga Bualis, auprès de Johanneta, femme de Jacme Bertrandi, sarcleur de Montpellier, pour six ans, contre 10 moutons d’or102. Dans ces actes, oncles et tantes occupent le rôle habituellement dévolu au père ou à la mère, en autorisant le contrat, voire en s’en portant caution103. Les contrats de mariage témoignent eux aussi de la substitution des oncles aux pères lorsque ces derniers ont disparu. Le 10 juin 1343, Guilhem Papin donne à Garcenda, « sa chère nièce » (« dilecte nepti mee »), fille de feu Esteve Papin, son frère, un lit garni et une vigne en prévision de son mariage104. En 1438, Petronilla, orpheline de père et de mère, épouse Benezech Guilhem, pelletier, avec l’accord de ses trois oncles, Salvatore de Manso alias Baptisati, cultivateur, un autre Salvatore de Manso, notaire, et Guilhem de Conques, mercier105. Ces orphelines et orphelins sont donc entourés par les membres de leur parenté, et en premier lieu par leurs oncles et leurs tantes. Malgré la douleur de voir mourir leurs parents, ils trouvent dans les liens avunculaires un soutien précieux. Dans la mesure où les relations fraternelles sont très fortes et parce que l’octroi de la tutelle des enfants est une marque de confiance, il paraît naturel que les pères et les mères se tournent vers leurs frères et sœurs pour prendre 251, compoix de Sainte‒Croix, 1435, fol.°127 et Joffre 241, compoix de Sainte‒Croix, 1380, fol.°109v. 99 AMM, Louvet 3011, Grand Chartrier, armoire F, cassette 7, 16 avril 1332, vidimus de juillet 1435. 100 Ibid., Louvet 2762, armoire F, cassette 4, 29 janvier 1380 (a.s.). 101 Ibid., Louvet 2769, armoire F, cassette 4, 14 avril 1386. 102 ADH, 2 E 95‒538, Giraud Girard, 8 mars 1434 (a.s.), fol.°242. 103 K. Reyerson, « The Adolescent Apprentice/Worker… », p. 357‒359. 104 ADH, 2 E 95‒372, Jean Holanie, 10 juin 1343, fol.°37. 105 ADH, 2 E 95‒551, Jean Valocière l’Aîné, 6 mai 1438, fol.°20.

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soin de leurs enfants s’ils viennent à mourir106. La relation avunculaire, renforcée par la dynamique tuteur/pupille, est celle d’un lien paternel et maternel de substitution dans lequel oncles et tantes reçoivent la patria potestas sur leurs neveux et nièces. Les archives de la ville montrent cependant que les oncles et les tantes ne sont pas les seuls à obtenir la tutelle d’enfants orphelins  : en 1458, Bernat Perreri obtient du consulat une réduction d’impôts parce qu’il est pauvre et a la charge de ses trois sœurs qu’il doit marier, autrement dit à qui il doit verser une dot107. Il est responsable d’elles, ce qui suggère que leur père est décédé et qu’il en a reçu la curatelle ou la tutelle, si elles sont mineures. L’attribution des tutelles au sein de la parenté se fait en fonction de trois variables principales. D’une part, l’existence de parents proches, car si la mère est en vie elle a de fortes chances de l’obtenir ; d’autre part, la tutelle est attribuée à ces personnes en fonction de la confiance qui est placée en elles par le testateur ou la cour  ; et pour finir, la tutelle est octroyée en raison d’intérêts économiques sous-jacents. L’ordre présenté n’est pas hiérarchique : il dépend de chaque situation. Du corpus étudié se dégage cependant la figure d’un oncle tuteur, responsable de ses neveux et nièces orphelins et encore dépendants. Les autres membres de la parenté, frères et sœurs, grands-parents, reçoivent cette charge de manière secondaire, mais signifiante d’après les sources. La tutelle permet de prendre soin des enfants orphelins de la parenté dont le père et la mère ont disparu et de pallier leur solitude au sein du giron familial. Moins fréquemment, ce sont des tiers qui reçoivent la responsabilité d’élever des enfants dont ils sont les tuteurs. La tutelle par des tiers

Dans les compoix, les principales mentions d’enfants vivant hors du foyer de leurs parents les montrent demeurant avec des tuteurs et tutrices étrangers à leur parenté : il s’agit de 26 cas sur 37. Les dations de tutelle étudiées par Roland Carron montrent aussi un nombre élevé d’actes impliquant des étrangers à la parenté108. Ce phénomène s’expliquerait par la dimension

106 J.  Kermode, «  Sentiment and Survival…  », p.  12  ; J.  Murray, «  Kinship and Friendship… », p. 384‒385 ; K. French, « Loving Friends… », p. 26‒27. 107 AMM, BB 195, Pièces extraites des registres des notaires, liasse/année 1458, pièce 6. « […] ipse est pauper et habet tres sorores ad maritandum. » Il reçoit une remise de la moitié de ce qu’il doit pour les tailles. 108 R. Carron, Enfant et parenté…, voir le tableau p. 101.

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taisible de nombreuses tutelles, attribuées au sein des familles sans contracter d’acte spécifique, et par le fait qu’un tuteur ne réside pas nécessairement avec son pupille, qui peut alors demeurer chez des parents109. Les tuteurs signalés dans les compoix sont tous des hommes, mais le sexe de leurs pupilles est diversifié : six pupilles sont des filles, onze des garçons. On ignore le sexe des autres onze enfants, seulement désignés par l’expression « héritier(s) de » ou « enfant(s) de ». Dans l’ensemble, les biens déclarés par ces tuteurs étrangers à la parenté de leur pupille sont coûteux. Raymond Cairol, tuteur de la fille de senhor Paulet, déclare pour elle 274 livres fiscales, sur les 11 194 livres composant la somme totale de l’héritage de son défunt père110. Les filles de feu Pons de Conques, gouvernées par Guilhem Picayre, ont hérité de 730 livres fiscales de biens111, et Frances Fesquet, pipil de Peire Matas, est estimé à 134 livres fiscales tenues de son père112. Ces estimations élevées suggèrent que les tutelles ne sont déclarées au consulat que lorsqu’elles concernent des héritages importants. Or la présence au sein de ces manifestes de quelques héritiers pauvres empêche de l’affirmer. Philibert Bonail, fils de feu Johan Bonail, pupille de Guilhem de Neve, n’a reçu de son père qu’une maison, estimée à 22 livres fiscales113. Plus pauvre encore est Bietrys, «  tenue  » par Rollan Paumier, son tuteur  : elle ne possède que pour 8  livres de biens114. La disparité des estimations masque un point commun à presque toutes les déclarations fiscales : les biens meubles ne sont que marginalement comptabilisés. Sur les 26 manifestes, seuls trois incluent des biens meubles et parmi eux, ceux des héritiers de R. Gautart sont finalement abattus115. Les sommes indiquées sont donc minorées, puisqu’elles ne tiennent pas compte du numéraire hérité par les pupilles. Les enfants orphelins, qui n’ont hérité que de sommes d’argent, ne voient pas leurs biens estimés. Une part importante des orphelins ne figure alors pas dans les compoix.

109 C’est le cas par exemple quand un père attribue la tutelle des enfants mineurs à un tiers alors que son épouse est en vie. Les enfants vivront avec leur mère. C. Béghin‒Le Gourriérec, «  Dot, patrimoine et solidarité à Montpellier dans les derniers siècles du Moyen Âge  », Études roussillonnaises, XXV (2013), p. 31‒41, ici p. 39. 110 AMM, Joffre 249, compoix de Saint‒Firmin, 1435, fol.°26. 111 Ibid., fol.°174. Le manifeste de leur tuteur est au fol.°96. 112 AMM, Joffre 240, compoix de Saint‒Jacques, 1380, fol.°13. 113 AMM, Joffre 274, compoix de Sainte‒Foy, 1480, fol.°66. 114 AMM, Joffre 241, compoix de Sainte‒Croix, 1380, fol.°7v. 115 AMM, Joffre 243, compoix de Sainte‒Croix, 1404, fol.°24.

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Quelle que soit leur fortune, ces enfants et ces adolescents mis sous tutelle ne vivent pas seuls. Grâce à la mise en nourrice et à la tutelle, les enfants ne sont pas confrontés à la solitude, perçue comme une menace pour eux. Plus marginalement, certains enfants, dont des orphelins menacés de solitude, sont placés en apprentissage ou en service domestique à un âge encore jeune. Les archives ne sont guère nombreuses, mais elles permettent d’éclairer le sort de ces filles et de ces garçons. 2. Des enfants placés au service d’un maître La prise en charge des enfants orphelins et sans parents se fait parfois par le placement en apprentissage ou le placement en service domestique, malgré la minorité juridique de l’enfant. La distinction n’est pas nette entre ces deux modes de placement, comme l’ont abondamment souligné les historiens ayant analysé l’organisation médiévale du travail116. L’étude de 204  actes, datés de la fin du xiiie siècle aux années 1490, révèle l’existence de quatorze mineurs placés auprès d’un maître (6,5% de l’ensemble des apprentis). En considérant l’âge de majorité canonique comme limite balisant l’enfance, les trois filles sont âgées respectivement de quatre, sept et onze  ans  ; les onze garçons, de cinq à treize ans. Examinons de plus près quelques exemples. En 1397, Ysabella, âgée de 4 ans, est placée par le cousin de son père auprès d’un préparateur et teinturier de soie pour 12  années117  ; en 1411, un garçon de 5  ans prénommé Peyre est confié par sa mère veuve à un poissonnier pour 8 ans ; il est « loué » au

116 Par exemple, F.  Michaud‒Fréjaville, «  Bons et loyaux services, les contrats d’apprentissage en Orléanais (1380‒1480)  », in Les Entrées dans la vie. Initiations et apprentissages, actes du 12e congrès de la SHMESP, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1982, p.  183‒208. Sur le travail non déclaré des enfants, voir K.  Simon‒Muscheid, «  Indispensable et caché. Le travail quotidien des enfants au bas Moyen Âge et à la Renaissance », Médiévales, 30 (1996), p. 97‒107. 117 ADH, 2  E 95‒382, Pons Esmeric, 28  décembre 1397, fol.°5v. « […] quod ego Johannes Milhasse loci de Agantico dyocesis Magalonensis, bona fide etc. colloco etc. Ysabellam filiam Johannis Andreee condam parrochie sancti Andree de Codonhaco, dyocesis Nemausis et Ermessendis condam conjugum qui quidem Johannes Andree fuit nepos secundus Stephani Milhasse condam dicti loci de Agantico [renvoi en bas de page : dictum [sic] patris mei] et omnes operas suas licitas et honestas, vobiscum Petro Raspalh, cederio Montispessulani presenti. » L’âge de la fillette est indiqué au folio 6  : «  […] durante tempore supra dicto dictorum duodecim annorum, cum dictis Ysabellis sit modo etatis quatuor annorum vel circa. »

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maître118. En 1433, un père habitant le diocèse de Saint-Flour place sa fille de 7 ans, Catherina, comme servante d’un drapier, pour une durée de huit années119. Rigaud, un garçon de 9  ans, est confié en 1481 par sa mère, elle aussi veuve, à Arnoleto Raymond, tisserand de Villeneuve, pour 7 ans120. En 1460, Stéphane Cahors, d’Anduze, place sa fille Margarita, âgée de 10 ou 11 ans, chez Johan Genebi, changeur de Montpellier, pour cinq ans. Elle sera « ancilla et servitrix121 ». Johan de Petra et Johan Donces, ayant tous les deux 12 ans, sont confiés par leurs pères respectifs à un cardaire et un arbalétrier de Montpellier, tous les deux pour 4 ans122. L’échantillon continue avec d’autres garçons âgés de 12 et 13 ans quand ils sont mis en apprentissage123. Le placement d’un enfant de 4 ou 5  ans est très différent de celui d’un préadolescent d’une douzaine d’années, capable d’effectuer des tâches plus complexes : c’est pour cela que certains sont destinés au service domestique et non à l’apprentissage124. Les plus jeunes effectueront de petites tâches qu’ils sont capables de remplir125.

118 ADH, 2 E 95‒443, Arnaud Vitalis, 12 novembre 1411, fol.°112v. « Item anno et regnante quibus supra et die XII mensis novembris. Ego Guillema relicta condam Guillemi Boniole, laboratoris parrochie de Manso Alquie, parrochie Sante Geneva, […] loco et pacistor Petrum Bonionle, filium dicti Guillemi Bonioli, etatis quinque annorum […] vobis Deodatio Villari, peyssoneri montispessulano, ibidem presenti, […] per totum dictum tempus octo annorum ». 119 ADH, 2 E 95-432, Georges Arnaud, 17 février 1432 (a.s.), fol. 225. 120 ADH, 2 E 95‒749, Pierre Guibaud, 7 avril 1481, fol.°5. 121 ADH, 2 E 95‒635, Mathieu Viviani, 9 août 1460, fol.°175. «  Item anno quo supra et die nona mensis Augusti domino Karolo et noverint universi, quod ego Stephanus Cahors loci Andusie Nemausis dyocesis pro meis colloco ad tempus infrascriptum Margaritam filiam meam etatis decem vel undecim annorum seu circa, et operas suas ac excercitium et servicium persone sue, in ancillam, juvenem et servitricem [sic] vobis, Johanni Gerebi, campsori habitatori Montispessulani, ibidem presenti. […] ». 122 ADH, 2 E 95‒441, Arnaud Vitalis, 10 décembre 1409, fol.°112 pour Johan de Petra ; 2 E 95‒638, Claude de Gurgite, 26 décembre 1359, fol.°58 pour Johan Donces. 123 ADH, 2 E 95‒463, Arnaud Vitalis, 25 novembre 1421, fol.°140v ; 2 E 95‒673, Guillaume Amorosi, 21 août 1486, fol.°113. 124 Voir sur le travail des enfants, adolescents et jeunes, P. Laslett, « Family and Household as Work Group and Kin Group: Areas of Traditional Europe Compared  », in R.  Wall, J.  Robin et P.  Laslett (dir.), Family Forms in Historic Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 565‒587 et P. Laslett et R. Wall (éd.), Household and Family in Past Time, Cambridge, Cambridge University Press, 1972. 125 À ce sujet, A. Stella, « Travail, famille, maison : formes et raisons du placement dans les sociétés traditionnelles », Médiévales, 15‒30 (1996), p. 35‒44, ici p. 38. Sur l’apprentissage, on peut consulter de manière plus large ce numéro 30 de la revue Médiévales, intitulé Les dépendances au travail.

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Le sort d’Ysabella, Peyre, Catherina, Rigaud et Margarita permet d’interroger des problématiques propres à l’enfance en raison de leur jeune âge. Dans trois contrats sur cinq les enfants, âgés de 4, 5 et 9 ans, sont orphelins de père, mais  leur mère est en vie. Ysabella, la fillette de 4 ans, est aussi orpheline de mère126. La mort a touché ces foyers, mais tous les enfants ne sont pas orphelins pour autant. Ces ménages sont cependant fragilisés par la disparition de l’un des deux parents pourvoyeurs. Par ailleurs, les contrats n’évoquent aucune transaction financière : le placement de l’enfant ne coûte rien aux familles, à la différence de l’apprentissage de certains adolescents127. Peut-on voir dans ces actes une volonté de soulager les misères d’un foyer, en plaçant à l’écart un enfant, une bouche de moins à nourrir ? C’est que suggère Francine Michaud pour les fillettes et adolescentes placées comme domestiques à Marseille, souvent sans salaire128. En les confiant à un maître, leurs mères et leurs tuteurs s’assurent que les enfants recevront un toit, des vêtements et des repas jusqu’à ce qu’ils aient atteint la nubilité. Ils seront alors aptes à devenir de vrais apprentis. Le travail des enfants paraît marginal dans les archives de Montpellier ; il témoigne cependant des difficultés de certains foyers et des problèmes posés par la disparition des parents. Ces contraintes ne sont pas ignorées par les institutions médiévales : au cours du xiiie siècle, dans toute l’Europe, sont apparues et se sont développées des structures de charité spécifiquement destinées à accueillir les enfants orphelins et abandonnés129. 3. L’œuvre de charité pour les enfants exposés Dans la France du sud, ce sont surtout les hôpitaux qui ont reçu cette charge130. Les enfants exposés sont accueillis à Montpellier à partir du début

ADH, 2 E 95‒382, Pons Esmeric, 28 décembre 1397, fol.°5v. L’apprentissage de Maria, âgée de 14 ans coûte 20 sous melgoriens en 1294. AMM, BB1, Bernard Gilles, 26 février 1293 (a.s.), fol.°80v. Johan Barrerie, âgé de 16 ans, donnera à son maître 10 francs d’or pour son loyer. ADH, 2 E 95‒397, Bernard Radulphi, 20 juillet 1387, fol.°51v. 128 « Le travail ancillaire de toutes jeunes filles s’avère ainsi pour les familles frappées par la misère un recours de dernière nécessité. » Seulement une sur trois reçoit une compensation financière. F.  Michaud, «  Serviteurs et domestiques à Marseille  au xive siècle  » in P. Boglioni, R. Delort et C. Gauvard (dir.), Le petit peuple dans l’Occident médiéval. Terminologies, perceptions, réalités, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 395‒405, ici p. 399‒400. 129 A. Lester, « Lost but not yet Found… », p. 5. 130 Dans la France du nord, les paroisses leur sont préférées. Ibid., p. 12‒13. Sur les fondations de ces établissements dans le Midi, D. Le Blévec, « Sans famille. Orphelins et enfants… », 126 127

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du xive siècle dans une maison fondée par l’ermite Jacques de Rome131. En 1309, le pape Clément V en autorise la fondation et accorde 100 jours d’indulgences à ceux qui l’aideront dans sa tâche par leurs legs. L’évêque de Maguelone, qui n’est pas en reste, en accorde quarante de plus132. L’orphelinat de Jacques de Rome réapparaît dans les archives en 1328 et dans de nombreux testaments des années  1340 à 1348. Il est alors sous la direction des consuls133. Avant la fondation de cette maison et après sa disparition, les enfants orphelins et abandonnés sont pris en charge par les hôpitaux de la ville134. Œuvre de charité et charité des Montpelliérains

Un acte de 1364 précise que l’orphelinat est désormais situé dans l’hôpital Notre-Dame/Saint-Éloi. Cette fusion qui entraîne un changement de localisation dont la date est indéterminée, s’explique pour Leah Otis-Cour par la dépopulation et l’inutilité, dans ce contexte démographique, d’une maison spécifiquement réservée aux enfants orphelins et abandonnés135. L’acte de 1364 précise clairement la vocation de l’hôpital, destiné aux pauvres malades et aux enfants exposés136. Ces deux institutions, que ce soit celle de Jacques de Rome ou celle de Saint-Éloi, sont sous la tutelle du consulat, qui en choisit les administrateurs, des donats et des donates137. L’œuvre pour les enfants est donc financée en partie par la municipalité, comme en témoignent les comptes de la ville  : le consulat habille, met en p. 329‒347. Pour l’Angleterre, E. Clark, « City Orphans and Custody Laws in Medieval England », The American Journal of Legal History, 34‒2 (1990), p. 168‒187. 131 AMM, Grand Chartrier, Louvets 29 et 30, armoire A, cassette 2. Vidimus des 9 janvier 1310 et 7 décembre 1314. La bulle autorisant la fondation de la maison pour les « enfants pauvres et orphelins » date du 22 juin 1309. 132 Ibid. 133 Références des actes : A. Germain, « De la charité publique et hospitalière… », note 2, p. 526 ; quelques testaments : voir L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », p. 313. Peyre de Prades laisse une maison aux « pauperibus infantibus orphanis de Montispessulano qui reguntur per dominos consules » ; acte signalé par Germain, transcription de L. Otis‒Cour. 134 AMM, Louvet 43, Grand Chartrier, armoire A, cassette 2, décembre 1369. Cette lettre mentionne les orphelins résidant à l’hôpital Notre‒Dame/Saint-Éloi. Voir aussi A. Germain, « De la charité publique et hospitalière… », p. 509‒510. 135 L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », p. 312‒314 pour la chronologie et l’analyse. 136 « Pueri expositi. » AMM, BB 6, Notaire du consulat Pierre Gilles, 11 janvier 1363 (a.s.), fol.°17. 137 Voir le chapitre 5 sur les donats et les hôpitaux.

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nourrice et soigne « ses » enfants dans une tradition de charité chrétienne138. Ce sont les habitants de la ville qui, par leurs dons, permettent d’équilibrer le budget de l’hôpital car, faut-il le rappeler, la charité est une obligation religieuse pour tout chrétien et constitue l’une des trois manières de faire pénitence139. Selon Jacques Chiffoleau, dans les testaments du xive siècle, « c’est très souvent la coutume qui impose et règle les dons charitables140 », dont les montants sont dérisoires face aux sommes allouées aux funérailles. Les legs permettant de régler le déroulement des funérailles et d’assurer le salut de l’âme sont en effet bien plus élevés que les dons de charité et seraient motivés, à l’inverse, par les souhaits de chacun141. Les œuvres bénéficiaires des legs de charité existent parce qu’elles participent elles aussi au salut de l’âme et parce qu’elles répondent à des problèmes de société. Les dons de charité s’intègrent dans une démarche sociale, d’autant plus à la fin du xve siècle quand davantage de testateurs font des « choix personnels » parmi les œuvres charitables142. Il est vrai que moins d’un tiers des testaments dépouillés détaillent ces legs de charité et que plus on avance dans le xve siècle, plus ces legs se font discrets, ce qui est aussi le cas dans le Comtat Venaissin143. Comme l’exprime Daniel Le Blévec, « le chrétien, confronté à une situation d’urgence pour son salut éternel, est loin d’accorder ses préférences à l’aumône144 », en particulier au xve siècle. Mais l’analyse statistique et qualitative des legs charitables montre de très nettes tendances  : les hôpitaux sont largement favorisés par les testateurs, tandis que les orphelins et les enfants exposés n’occupent que les derniers rangs des donataires145. Les legs destinés aux enfants exposés n’apparaissent qu’au début du xive siècle et disparaissent complètement au xve siècle.

L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », art. cit. D. Le Blévec, La part du pauvre…, p. 176 et p. 183. 140 J. Chiffoleau, La comptabilité de l’au‒delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon à la fin du Moyen Âge, Paris, Albin Michel, rééd. 2011 (1980), p. 234. 141 Ibid. 142 Ibid., p. 314. 143 Cela s’observe aussi dans le Comtat Venaissin où les œuvres de charité ne reçoivent que la « portion congrue ». J. Chiffoleau, La comptabilité de l’au‒delà…, p. 233. Ce sont entre 20% et 60% des testateurs qui leur font des legs en fonction de la période. Ibid., p. 311. Là aussi les legs charitables accusent une chute importante entre 1360 et 1430 au plus fort de la crise. À la fin du xve siècle, la situation dépend de chaque ville. Ibid., p. 311‒312. 144 D. Le Blévec, La part du pauvre…, p. 195. 145 L. Laumonier, Vivre seul à Montpellier…, annexe VIII. 138 139

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Tableau 3. Legs aux enfants exposés dans les testaments (mi‒xiiie‒fin xive siècles)146 Période 1250‒1299 1300‒1348 1351‒1399 1400‒1449 1450‒1499 Moyenne et total (testaments avec legs de charité) Moyenne et total (ensemble des testaments – sur 564 actes)

Fréquence et nombre (total : 198 testaments) 25% (16) 4% (2) 9% (18) 3,2% (18)

Ces legs sont donc peu nombreux et ne sont mentionnés que par 9% environ des testateurs faisant des legs charitables. Les proportions les plus élevées de legs aux enfants exposés (25%) se trouvent entre 1300 et 1348, période de fondation de l’hôpital pour les enfants orphelins par Jacques de Rome et période de la première et dévastatrice épidémie de peste. Les crises qui frappent Montpellier sont palpables dans les testaments dressés au tout début de l’épidémie147. Les œuvres charitables sont alors citées en grand nombre, et les orphelins aussi. Mais le xve siècle est marqué par une baisse générale de la fréquence des legs, période au cours de laquelle les dons aux enfants exposés disparaissent. Toutes les œuvres de charité sont de plus en plus dépréciées par les testateurs, au profit des pauvres du Christ, dans le cadre particulier de la distribution d’aumônes le jour des funérailles du testateur148. Dans le Toulousain, cette évolution est aussi notable149. Malgré la faible proportion de legs charitables accordés à ces enfants exposés, ces derniers étaient aussi accueillis par les hôpitaux : ils bénéficient alors indirectement des dons que plus de 60% des testateurs destinent à

Parmi les testaments détaillant la liste des legs charitables. Comme l’a bien montré K. Reyerson, « Changes in Testamentary Practices… », art, cit. 148 L.  Laumonier, Vivre seul à Montpellier…, annexe  VIII.  En Forez en revanche ces distributions accusent une décroissance au fil du xve siècle. M.-T. Lorcin, D’abord il dit et ordonna…, tableau 56, p. 151. 149 À  Toulouse entre 1300 et 1359, près de 21% des testateurs font une «  donne  » de nourriture aux pauvres et près de 56% laissent aux hôpitaux. Un siècle plus tard, ils sont 42% à nourrir les pauvres mais moins de 30% à donner aux hôpitaux. M.-C. Marandet, Le souci de l’au‒delà…, p. 493. 146 147

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ces institutions150. Le financement direct de cette œuvre par les habitants de la ville est donc plutôt marginal ; c’est le consulat qui prend en charge les principales dépenses et qui organise son fonctionnement. Ce système charitable peut être analysé du point du vue des enfants et dans sa dimension d’instrument de lutte contre leur solitude. La solitude évitée des enfants exposés

Si l’enfant abandonné ou orphelin, dans tous les cas « exposé », est un nouveau-né, il doit être confié aux bons soins d’une nourrice pour être allaité, après son éventuel baptême. Si l’enfant est âgé de deux ou trois ans, il est placé chez un parent nourricier, femme ou homme, qui prendra soin de lui. Entre 1403 et 1498, 305 personnes sont ainsi payées par les consuls de la ville pour les soins qu’elles prodiguent aux enfants exposés151. Quelques sources éparses, datant de la deuxième moitié du xive siècle, montrent que le système était déjà en fonction à cette période152. Les salaires sont assez variables jusque dans les années 1460, mais à partir de cette époque, ils se fixent à 17 sous 6 deniers par mois pour les nourrices allaitantes et 12 sous 6 deniers pour les nourrices non allaitantes, bien que des exceptions persistent153. L’enfant placé en nourrice rejoint un ménage déjà constitué  : 88% des femmes employées par la ville sont mariées au moment de la prise en charge de l’enfant et celles qui allaitent ont déjà leur propre nouveau-né avec elles, à moins que celui-ci ne soit décédé, la mortalité infantile étant particulièrement élevée154. L’enfant sans parent rejoint la familia de sa nourrice, il intègre son foyer, trouvant par là un palliatif à sa solitude. Leah Otis-Cour a montré

63% des testateurs détaillant leurs legs charitables, 22% de de l’ensemble des testateurs (124 mentions de legs). En pays toulousain aussi, les legs aux enfants orphelins sont peu nombreux, peut-être car « ces orphelins peuvent être placés dans les hôpitaux, avec les pauvres et les malades, recueillis par un membre de leur famille ou placés comme serviteurs dès l’âge de sept ou huit ans ». M.-C. Marandet, Le souci de l’au‒delà…, p. 489. 151 L. Otis‒Cour, « Municipal Wet Nurses… », p. 84 et note 6, pour une distribution année par année. La chercheure s’appuie sur les registres de comptes de la ville qui commencent en 1403 et accusent de grandes lacunes. Les dates en sont les suivantes : 1403, 1432, 1441, 1442, 1443, 1450, 1460‒1498. À partir de 1460, il existe un registre pour presque chaque année jusqu’en 1498. 152 Une mise en nourrice date par exemple de 1357. L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », p. 313 et note 20. Plusieurs mentions d’enfants trouvés datent des années 1370. Ibid., p. 314. 153 L. Otis‒Cour, « Municipal Wet Nurses… », p. 88‒89. 154 Ibid., p. 84. 150

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que 65% des nourrices n’ayant qu’un enfant à charge le gardent moins d’une année, 21% entre un et trois ans, 10% entre trois et cinq ans et 4% plus de cinq ans155. Plus de la moitié des enfants exposés ne font que de très courts séjours en nourrice, période qui ne permet qu’un attachement modéré entre les nourriciers et l’enfant. Anita Guerreau-Jalabert suggère que les hommes et les femmes du Moyen Âge n’attribuaient pas à la parenté de lait une force semblable à celle suscitée par des relations de fosterage, de nourriture gratuite, fondées sur l’égalité et l’amour/amitié qui vient de la mise en œuvre de la caritas156. Cependant, les séjours longs des enfants, durant au moins un an, concernent 103 nourrices157. Autrement dit, un tiers des familles nourricières gardent l’enfant qui leur a été confié entre un et huit  ans, une portion importante de l’effectif. C’est dans ce contexte que les enfants orphelins et abandonnés peuvent trouver auprès de leurs parents d’accueil une forme de sentiment d’appartenance familiale, puisque nourris et élevés au sein et à la table de leur hôte. Rappelons le cas de Guillemetta, la fillette déposée devant l’hôpital SaintGuilhem, recueillie par l’hospitalier et son épouse. Elle grandit à l’hôpital où elle œuvre comme servante et se marie en 1347, sa dot lui étant payée par ceux qui l’avaient recueillie158. La dot est généreuse : 20 livres tournois, une pièce de terre et de vigne, un lit entièrement garni, ce qui témoignerait peutêtre de l’attachement entre la désormais jeune fille et ses parents nourriciers, au-delà d’une simple rémunération de ses services domestiques. Les séjours de longue durée en famille d’accueil constituent davantage une « mise en nourriture  », dans son sens médiéval, plutôt qu’une simple alimentation. Mais le placement devient pleinement une mise en nourriture lorsque les nourriciers émettent le désir de prendre l’enfant à leur charge gratuitement159. Le peintre Nicholas Léonard met fin aux paiements des consuls en 1481 et choisit de conserver la garde d’une fillette qu’ils lui avaient confiée en 1478, pour l’entretenir sur ses biens160. Il promet de «  nutrire et alimentare  » Ibid., p. 87. A. Guerreau‒Jalabert, « Nutritus/Oblatus… », p. 280 et p. 284. 157 L. Otis‒Cour, « Municipal Wet Nurses… », p. 87. 158 AMM, Louvet 742, Grand Chartrier, armoire B, cassette 10, 18 janvier 1347. 159 Il s’agit d’un sujet sur lequel on reviendra dans le quatrième chapitre. 160 AMM, CC 560, Liber preceptorum et quictanciarum clavarie, 5 février 1480 (a.s.), fol.°62. « Ibidem dictus magister Nicholaus Leonardi in presencia notarii viri Johannis Nogerii consulatus dicte ville, obtulit nutrire et alimentare dictam Johannam eiusdem Leonardi propriis sumptibus et non sumptibus ville aut allius dictus consulus per se et aliis consulibus fuit contentus de quibus ». 155 156

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Johanna, ce qui montre la polysémie du premier terme, ici compris dans le sens d’éduquer, élever. Qu’advient-il des enfants plus âgés  ? Certains restent en famille nourricière de manière prolongée et d’autres semblent être accueillis dans les hôpitaux de la ville161. Les consuls veillent parfois à l’éducation de leurs pupilles lorsqu’ils sont prêts à quitter l’hôpital, comme l’indique un acte d’apprentissage passé en 1366 par Johan Gaynier âgé de 14  ans, résidant à «  l’hôpital des pauvres orphelins  ». Il est placé, avec l’assentiment des consuls, patrons de l’hôpital, et de Florensa Bonami, gouvernante de l’institution, auprès de Raymond Gaujoux, pelletier, pendant six  ans162. Le consulat paraît s’assurer du mariage de certaines de ses pupilles de sexe féminin afin qu’elles ne connaissent pas la solitude : Folquet Luric, habitant du diocèse de Nîmes, reçoit du clavaire en 1450 le versement de 22 livres et 10 sous du restant de la dot de Johanna, « fille adoptive du consulat163 ». En 1486, les consuls font confectionner des vêtements pour les noces d’une autre fille, qui résidait à l’hôpital Saint-Éloi164. L’adolescence est en effet une période de changements, préparant filles et garçons à leur vie d’adulte, quand ils travailleront et se marieront. Cette période charnière est de plus en plus teintée de solitude, rendue possible par l’obtention de la majorité canonique et par l’autonomie croissante qui caractérise les adolescents. III. Solitudes adolescentes En dépit de sa résonnance très contemporaine, l’adolescence est une période clairement identifiée dans les traités médiévaux165. Elle est notamment caractérisée par « le degré d’autonomie […], la modification des relations avec les parents, la séparation plus nette des garçons et des filles,

L. Otis‒Cour, « Les pauvres enfants exposés… », p. 314 et p. 324. AMM, BB 8, Notaire du consulat Pierre Gilles, 15 janvier 1365 (a.s.), fol.°23v. 163 AMM, CC 535, Liber recognicionum claverie (1450), fol.°3. 164 AMM, CC 567, Liber recognicionum claverie (1486), fol.°57. 165 B. Hanawalt, « Historical Descriptions and Prescriptions for Adolescence », Journal of Family History, 17‒4 (1992), p. 341‒351. Voir aussi P. Ménard, « “Je suis encore bachelier de jovent”. Les représentations de la jeunesse dans la littérature française aux xiie et xiiie siècles, étude des sensibilités et mentalités médiévales », in H. Dubois et M. Zink (dir.), Les âges de la vie au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 1992, p. 171‒186. 161 162

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l’installation dans leurs espaces respectifs166 ». L’adolescence constitue une réalité très vive à Montpellier, car elle est fortement associée à l’apprentissage d’un métier, comme l’a démontré Kathryn Reyerson167. On considérera pour cette recherche que l’adolescence commence à la majorité canonique ; il s’agit là du moment où l’on peut devenir sui juris et apparaître seul dans les actes. 1. Les adolescents et la solitude Cet âge de la vie doit être défini au regard des archives montpelliéraines, afin d’interroger l’autonomie des adolescents et de mesurer leur potentielle solitude. Si celle-ci est possible, elle ne semble pour autant désirée ni par les adultes ni par les adolescents eux-mêmes. L’âge de l’adolescence

À  partir de 12  ans pour une fille et de 14  ans pour un garçon, les Montpelliérains ne sont plus considérés comme juridiquement dépendants : ils peuvent théoriquement se marier – même si l’âge au mariage est plus tardif168 – et devenir sui juris en l’absence d’autorité parentale ou de tutelle. Un adolescent sans parents ou émancipé, sans tuteur ni curateur peut vivre seul et apparaître seul dans les actes. La plupart des actes notariés concernant des adolescents sont des contrats d’apprentissage. Comme dans le cas des enfants, les actes tendent à montrer les adolescents au moment où leur solitude s’achève, puisque la plupart d’entre eux intègrent le foyer de leur maître. La solitude des enfants est très brève, le temps de l’exposition par exemple, mais celle des adolescents peut s’inscrire dans une plus longue durée (un apprentissage conclu quelques années après l’acquisition de la capacité juridique). Et, à la différence des enfants, les adolescents seuls sont autorisés à passer les contrats eux-mêmes, pouvant alors mettre fin à leur solitude de manière délibérée. Ils commencent à échapper à la protection systématiquement accordée aux mineurs. Cependant, les Montpelliérains semblent considérer que 12 ans pour une jeune fille et 14 ans pour un jeune homme sont des âges encore trop précoces. Certains préfèrent attribuer à leurs descendants, même adolescents, des D. Lett, L’enfant des miracles…, p. 115. L’article de K. Reyerson « provides support for the existence of medieval adolescence on the basis of insights derived from apprenticeship and work contracts », K. Reyerson, « The Adolescent Apprentice /Worker… », p. 354. 168 Dans plus de trois‒quarts des situations, les mariés du xive et de la première moitié du xve siècle sont âgés de plus de 20 ans, voire de plus de 25 ans. Voir le chapitre suivant. 166 167

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tuteurs et des curateurs, qui veilleront à leurs meilleurs intérêts, jusqu’à ce qu’ils atteignent une majorité plus complète. Dans les contrats étudiés pour cette recherche, les adolescentes de Montpellier terminent en moyenne leur apprentissage à 17  ans  ; les garçons à 19  ans169. Ce léger décalage est la répercussion d’âge de première majorité plus précoce pour les filles et d’entrée plus rapide en apprentissage. Le droit prévoit une semi-majorité à 20 ans pour les alieni juris, ce qui indique qu’on leur reconnaît désormais une certaine capacité à conclure de manière raisonnée différents contrats. Ces âges, allant de 17 à 20 ans environ, seront ici considérés comme ceux de la fin de l’adolescence : les désormais jeunes sont prêts à entrer dans le monde du travail et plus tard dans la vie conjugale. Ils sont aussi mieux armés face à une période de solitude. Une solitude ambivalente

L’adolescence est caractérisée par la «  semi-dépendance170  », qui permet de vivre seul, mais qui rend la solitude encore à risque. Elle se situe entre la première majorité et la jeunesse, quand les jeunes apprennent les gestes et les codes du monde des adultes. Pendant ces quelques années, la majorité des adolescents sont guidés par des personnes dont ils dépendent : le chef du feu auquel ils appartiennent, leur tuteur ou curateur, leur maître d’apprentissage par exemple. Cette hésitation entre le statut de dépendant ou d’autonome est perceptible dans le testament de Peyre Fabre, boucher de bœufs de Montpellier171. Celui-ci est un veuf remarié, qui a épousé en secondes noces une femme elle aussi veuve, Maritona. Le couple a deux filles encore mineures, Margarita et Cardeta, mais Maritona a déjà un fils, issu de son premier mariage. Une semaine après l’établissement de son testament, Peyre l’enrichit d’un codicille dans lequel il lègue au fils du premier mariage de sa femme, son fillâtre donc, nommé Peyre de Cornoguieyras, une maison située dans l’enceinte de la Commune Clôture ainsi que les aliments, à condition qu’il

Selon les estimations de C. Béghin-Le Gourriérec, les filles terminent entre 16 ans et demi et 17 ans ; les garçons entre 18 et 19 ans. C. Béghin‒Le Gourriérec, Le rôle économique des femmes…, p. 510‒513. 170 Sur ce concept, voir J. Kett, Rites of Passage. Adolescence in America, 1790 to Present, New York, Basic Books, 1977. 171 ADH, 2 E 95‒460, Arnaud Vitalis, 17 juin 1419, fol.°61v. 169

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reste sous le regimen de sa mère, épouse du testateur172. Si le jeune homme refuse de se soumettre à la puissance de sa mère, il ne recevra pas la maison et ne pourra obtenir que les aliments. Si l’on ignore l’âge du fillâtre, il n’est ni mineur ni encore marié : c’est un adolescent ou un jeune, qui peut encore être placé sous l’autorité d’un adulte, ici sa mère. Il a probablement moins de 20 ans. Assez âgé pour être indépendant et vivre seul, il ne bénéficie pas encore de ressources suffisantes pour s’entretenir lui-même : par son legs, Peyre le testateur garantit à son fillâtre que la porte de sa maison lui sera toujours ouverte en cas de besoin. Bien conscient des velléités d’autonomie propres à cet âge, Peyre envisage la possibilité que son fillâtre refuse de se conformer aux désirs et volontés de sa mère. Les dispositions testamentaires de Peyre Fabre traduisent cette ambivalente dépendance qui caractérise l’adolescence. De nombreux Montpelliérains prévoient ainsi dans leur testament l’éducation et l’instruction de leurs fils et des garçons de leur parenté, ce qu’ils ne font guère pour leurs filles, assurant plutôt l’entretien de ces dernières jusqu’à leur mariage. Dans tous les cas, si leurs parents viennent à décéder, ces enfants ne connaîtront pas une adolescence solitaire. Johan Champene, écuyer du consulat, prend en charge dans les années 1455 un enfant « de la ville », autrement dit un enfant exposé, et promet aux consuls qu’il l’enverra à l’école pour lui apprendre à lire et à écrire, puis le placera en apprentissage auprès d’un fabricant de chausses173. Il s’occupera du garçonnet jusqu’à ce qu’il soit sorti de l’adolescence et qu’il ait acquis les connaissances suffisantes pour le rendre indépendant. S’il se comporte bien et qu’il désire rester vivre chez ses parents adoptifs, il pourra hériter de 20  francs174. Ici encore est perceptible le désir d’autonomie qui peut habiter les jeunes tout juste sortis de l’adolescence. Ces pères, de sang et adoptif, veillent à ce que leurs fils soient menés jusqu’aux portes de la jeunesse de préférence en compagnie, protégés et éduqués. Malgré ces précautions, certains orphelins et immigrants connaissent effectivement une période de solitude à un âge encore jeune.

172 « […] victum suum in et super bonis meis tantum quantum voluit [sic] stare ad regimen seu sub regimine dicte matris sue, uxoris mee ». Ibid., codicille daté du 25 juin 1419. Ibid., fol.°63, ici fol.°63v. 173 AMM, BB 187, Pièces extraites des registres des notaires, liasse/année 1455, pièce 10. 174 « […] et puis apres ce le dit enfent veult demorer avecques moy et d’estre obediant et qu’il ne s’en voyse dans mon bon grat ou de ma moiler, je vuil que el puisse demander fur mes biens la somme de XX ll ou aultrement se il fait le contrayre qu’il ne puisse rien demander. » Ibid.

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Les adolescents seuls : des orphelins et des immigrants

Parmi 204 contrats d’apprentissage datés de la toute fin du xiiie siècle à la fin du xve siècle, 30% en moyenne concerne des adolescents seuls, exclusivement des garçons, un point sur lequel on reviendra. Deux sources principales de solitude interviennent pour les adolescents  : la perte des parents – qui peut dater de l’enfance, ou être plus récente – et les phénomènes d’immigration et d’émigration, donc de mobilité géographique. Ces deux facettes de la solitude paraissent corrélées au contexte chronologique et deviennent de plus en plus prégnantes au cours de la première moitié du xve siècle. L’on constate ainsi que si environ 25% des apprentis se présentent seuls pour conclure leur apprentissage au xive siècle, ils sont plus de 40% dans ce cas au début du xve siècle. Parmi les 204  contrats, 20% sont le fait d’orphelins qui semblent avoir perdu leurs deux parents. La part d’orphelins croît légèrement au xve siècle  et non directement après la peste175. Tous ne sont pas seuls, puisqu’une partie  d’entre eux contracte l’acte avec une personne jouant un rôle d’autorité (oncle, tuteur, frère…). Précisons ici que la proportion d’apprentis sans parents ne reflète sans doute pas la part effective d’adolescents orphelins dans la ville176. Dans la mesure où les charités de métier offrent des cotisations réduites aux maîtres qui enseignent à des enfants ou à des neveux et nièces de maîtres, et que rien n’empêche un père de transmettre à son fils ou sa fille son métier, sans que des actes ne soient rédigés pour enregistrer ces pratiques, un nombre élevé d’apprentissages échappe à toute documentation. Se trouvent, parmi ces actes, dix-sept passés par des orphelins âgés de 14 à 20 ans, qui agissent seuls pour conclure leur apprentissage (8% du total). 175 Entre la fin du xiiie siècle et 1349, 20% des apprentis sont des orphelins ; 17% entre 1350 et 1399 ; 21% entre 1400 et 1449, 24% après 1450. 176 Le taux d’orphelins ayant perdu un seul parent est bien plus élevé, mais il ne reflète pas la part effective d’adolescents sans parents. Selon les estimations de C. Béghin‒Le Gourriérec, dans la sénéchaussée de Beaucaire, en moyenne 60% des apprentis sont orphelins de père, un taux similaire à celui observé dans la région d’Orléans. C. Béghin‒Le Gourriérec, Le rôle économique des femmes…, p. 508 ; F. Michaud‒Fréjaville, « Bons et loyaux services… », p. 188. 65,5% des orphelins ont perdu leur père, 17,6% leur mère et 16,8% ont perdu les deux. Ibid., p. 189‒190. Voir aussi F. Michaud‒Fréjaville, « Enfants orphelins, enfants séparés, enfants élevés », Cahiers de recherches médiévales, 12 (2005), p. 41‒48, ici p. 43. Initialement publié dans P.-A. Sigal (dir.), Initiation, apprentissages, éducation au Moyen Âge, Montpellier, Cahiers du CRISMA, 1993, p. 297‒308. Voir aussi F. Michaud‒Fréjaville, « Contrats d’apprentissage en Orléanais, les enfants au travail (1370‒1450)  », in L’Enfant au Moyen Âge…, p. 63‒71.

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Un peu plus de la moitié des 204 contrats d’apprentissage (53%) est passée par des adolescents et adolescentes en situation de mobilité géographique, ceci incluant des orphelins. La part d’immigrants croît au cours de la période à l’étude, passant de 39% du total entre la fin du xiiie siècle et les années 1350, à 65% dans la seconde moitié du xve siècle177. Si la plupart des apprentis viennent à Montpellier en qualité d’immigrants, d’autres en partent, comme Arnaud Bungari, qui devient en 1342 l’apprenti de Johan Laurens, marchand de Narbonne ; Arnaud suivra son maître pendant un voyage en mer qu’il entreprend178. Là encore, tous les migrants ne sont pas seuls ; certains rejoignent à Montpellier des personnes de confiance, amis ou membres de la famille, qui les aident à conclure leur contrat d’apprentissage. Par exemple Vincent, fils de maître Gérald Barbier, originaire d’un village d’Ardèche, âgé de 15 ans « ou environ », entre en apprentissage à Montpellier auprès de maître Lucas de Burgo, chirurgien de la ville179. Le jeune migrant est assisté par son cousin, Johan Durant, lui aussi immigrant et lui aussi installé à Montpellier, qui s’oblige et se porte caution pour Vincent. La solitude au moment de conclure l’acte concerne cependant 43 adolescents migrants, soit 21% de l’ensemble des apprentis. Douze adolescents sont à la fois seuls, immigrants et orphelins (6% du total). Girard Malet, orphelin et originaire de Bourgogne, âgé de 14  ans, sans tuteur ni curateur, entre en 1409 en apprentissage auprès de Johan Bernard, qui lui enseignera le travail des peaux180. La perte de ses parents et son déplacement jusqu’à Montpellier constituent les facettes principales de sa solitude et montrent qu’elle se nourrit de plusieurs sources. Un élément d’importance ressort de l’analyse de ces contrats : la solitude des adolescents à Montpellier, même au cours de la seconde moitié du xive siècle, est davantage liée à la mobilité géographique (21%) qu’à la perte des parents (8%). Ces deux phénomènes ne s’excluent pas, puisque des adolescents sont à la fois des immigrants, des orphelins et des personnes seules. La solitude des apprentis prend donc racine dans la perte des parents et l’immigration, deux phénomènes de plus en plus importants au fil des décennies, justifiant que la part d’adolescents concluant seuls leur apprentissage augmente fortement entre le xive et le xve siècle. Plusieurs autres particularités sont rattachées aux

Part d’immigrants : jusqu’en 1349, 39%, 1350-1399 : 54% ; 1400-1449 : 71% ; 14501499 : 65%. 178 ADH, 2 E 95‒371, Jean Holanie, 20 avril 1342, fol.°15v. 179 ADH, 2 E 95‒443, Arnaud Vitalis, 7 septembre 1411, fol.°75. 180 ADH, 2 E 95‒441, Arnaud Vitalis, 23 août 1409, fol.°53. 177

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adolescents seuls dans le contexte des actes d’apprentissage, particularités qu’il convient d’analyser. 2. La mise en apprentissage des adolescents Dans son Libre de doctrina pueril, Raymond Lulle consacre le soixante-dixneuvième chapitre aux « arts mécaniques ». S’adressant au lecteur, son fils, il lui enjoint d’apprendre un métier, comme celui de laboureur, charpentier, cordonnier, drapier, marchand181, car, dit-il, il n’y a plus sûre richesse que celle d’un métier duquel on peut vivre182. Les liens entre apprentissage et adolescence invitent à étudier le sort de ceux qui sont seuls avant d’entrer dans le foyer de leur maître. L’apprentissage paraît en effet consister en l’accumulation de plusieurs contrats successifs, parfois entrecoupés de périodes de solitude. Les adolescents seuls des sources de Montpellier sont exclusivement des garçons, soulevant la question d’un éventuel refus social de la solitude des filles à cet âge de la vie. Une dernière particularité réside dans le fait que l’ensemble des adolescents seuls emménagent chez leur maître, à la différence d’autres adolescents apprentis, dont les parents sont en vie, qui continuent pour certains à résider chez eux. Des périodes de solitude

L’âge de l’entrée en apprentissage dépend fortement du sexe des adolescents. En moyenne, de la fin du xiiie à la fin du xve siècle, l’âge d’entrée des adolescentes majeures en apprentissage est de 13  ans, celui des adolescents majeurs est de 16  ans, 15  ans et demi  si l’on inclut dans la catégorie « adolescents » les garçons de 12 ans et de 13 ans183. Ces âges connaissent quelques évolutions notables  : ils reculent pendant la période post-peste (1350‒1400), puis baissent au xve siècle. L’écart est au maximum de un  an184. Comme on l’a vu, certains sont mis en apprentissage très jeunes ; le cas des enfants est intéressant dans le contexte de l’adolescence,

Raymond Lulle, Libre de doctrina pueril, chapitre  79 «  De les arts mecaniques  », section 1 : « so es a saber, lauradors, ferrés, fusters, sabatés, drapés, mercaders, els altres officis semblants a aquests ». 182 Ibid., section 6 : « Pus segura riquea es enrequir son fill per alcun mester […]. On per assò, fill, yot consell que tu aprengues alcun mester, per lo qual poguesses viure, si mester era. » 183 Sur 204 contrats, 71 mentionnent l’âge de l’apprenti. Nos estimations sont très proches de celles de C. Béghin‒Le Gourriérec pour la période 1300‒1450. C. Béghin‒Le Gourriérec, Le rôle économique des femmes…, p. 511. 184 Ibid. 181

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car les enfants apprentis achèvent leur contrat au moment où la plupart des adolescents commencent leur apprentissage. Ysabella, la fillette de 4 ans, aura 13 ans quand elle finira son « apprentissage », tandis que l’âge moyen des adolescentes qui y entrent est de 13 ans. Peyre et Rigaud, les garçons de 5 ans et 9 ans, termineront leur contrat à 16 ans, les adolescents commençant en moyenne leur formation à cet âge-là. Cette remarque invite à considérer l’apprentissage comme une éventuelle succession de contrats, indiquant des degrés de spécialisation dans le métier185  ; des contrats ponctués de périodes de possible solitude dans le cas des adolescents sans parents ni tuteurs. La distribution des durées d’apprentissage en fonction de l’âge de commencement indique, pour les garçons, que les contrats passés entre 14 et 16 ans s’achèvent en moyenne quand l’adolescent a 18  ans ou 19 ans, âge auquel d’autres concluent des contrats «  d’apprentissage  », ou plutôt de spécialisation professionnelle, certains ressemblant à des stages rémunérés186, qui les amènent vers la pleine jeunesse. Les contrats passés à la fin de l’adolescence sont différents de ceux conclus vers 12 ou 14 ans : si le jeune n’est pas rémunéré pour son travail, son apprentissage est systématiquement payant et s’accompagne de clauses de plus en plus restrictives, indiquant la spécialisation des connaissances transmises. Une personne peut donc être amenée à négocier plusieurs fois par elle-même, pendant des phases de solitude, un contrat de plus en plus spécialisé auprès d’un maître. D’autres, au même âge, préfèrent louer directement leurs services, recevoir un salaire et intégrer le monde du travail. Ils connaissent, eux aussi, une période de solitude. Le sort des adolescents sans parents et la solitude qui peut intervenir avant et après l’apprentissage doivent être analysés plus en détail car ils montrent certaines spécificités propres à l’adolescence solitaire. Une solitude masculine, un toit chez un maître

Ces solitudes adolescentes ont une teinte exclusivement masculine  : 32% des apprentis garçons se présentent seuls devant le maître, mais aucune apprentie ne fait de même, toutes les filles concluant leurs contrats

K. Reyerson, « Patterns of Population… », note 60, p. 266. Environ 15% des contrats concernent des apprentis âgés de 18  ans et plus, dont l’apprentissage s’achève après 20  ans. D’autres contrats ne mentionnent pas l’âge des apprentis, qui, bien qu’affirmant apprendre un métier («  ad addiscendum…  »), seront rémunérés pour leur travail. Ces contrats similaires à des stages ont été considérés comme des actes d’apprentissage. 185 186

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en la présence d’une personne responsable, même si elles sont orphelines, immigrantes, et sui juris. De manière plus large, la majorité des contrats sont passés par des garçons (163 sur 204 soit 80%)  ; mais l’absence d’adolescentes seules dans les sources demeure frappante. Peut-on en déduire qu’à Montpellier, la solitude des adolescents est plus acceptable que celle des adolescentes  ? Ou est-elle plus acceptable parce qu’elle intervient plus tardivement, en raison du décalage de deux ans entre la première majorité féminine et la première majorité masculine, qui se répercute sur les âges d’entrée en apprentissage  ? La nature même des sources, muettes sur ces sujets, constitue un obstacle pour répondre à ces questions. Une différence entre les apprentis qui concluent seuls leur contrat et les autres réside dans les conditions de leur apprentissage. Le maître offre à son élève un certain nombre d’avantages en nature visant à assurer la totalité ou une partie de son entretien : le toit, la nourriture, la boisson, les vêtements et les souliers187. De multiples combinaisons existent : le changeur Johan de Sallèles fournira à son apprenti Peyre la nourriture et la boisson, mais le père du jeune s’occupera de vêtir et chausser son fils188. Comme à Marseille, les conditions offertes aux adolescents qui passent seuls un contrat d’apprentissage ou de service domestique, sont moins avantageuses que celles proposées aux jeunes accompagnés de leur géniteur ou d’un représentant légal189. Néanmoins, ces conditions sont davantage intéressantes au xve siècle, les contrats devenant plus fréquemment gratuits et favorisant l’accès à la formation d’adolescents privés de soutien financier, éventuellement orphelins ou immigrants190. Élément d’importance, l’ensemble des adolescents seuls habiteront avec leur maître, tandis que certains adolescents dont les parents sont en vie continueront à vivre dans la maison familiale191. S’ils vivent seuls avant

K. Reyerson, « The Adolescent/Apprentice… », p. 362‒363 ; A. Stella, « Travail, famille, maison… », p. 37 ; F. Michaud, « Exploités ou profiteurs ? Les apprentis marseillais avant la peste noire », Médiévales, no 15 (1996), p. 83‒96, ici p. 89‒90. 188 ADH, 2 E 95‒372, Jean Holanie, 2 août 1343, fol.°68. 189 F. Michaud, « Serviteurs et domestiques… », p. 401. À Marseille au xive siècle, les salaires des jeunes accompagnés de leur père sont 20% supérieurs à ceux octroyés aux orphelins de père. 190 Contrats d’apprentissage payants : 50% entre 1300 et 1399 ; 37% entre 1400 et 1499. Sur la base de 204 contrats, datés de 1293 à la fin du xve siècle. Cette évolution est notable aussi à Orléans. F. Michaud‒Fréjaville, « Bons et loyaux services… », art. cit. 191 Le contrat d’apprentissage de Bernat Girard, placé par son père Pons en apprentissage auprès d’un argentier de Montpellier, ne comporte aucune mention d’un logement. Le maître fournira seulement à son élève les repas, les vêtements et les chaussures. ADH, 2 E 95‒366, 187

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d’entrer en apprentissage et se présentent seuls devant le notaire, les futurs apprentis quittent la solitude une fois le contrat commencé. Les adolescents intègreront en effet la maison d’un maître et appartiendront alors à sa familia192. Guilhem Rosseli, par exemple, orphelin de père, âgé de 15 ans et originaire du diocèse de Carcassonne, entre en 1436 en apprentissage auprès de Johan Barbasale, argentier de Montpellier, et s’engage à lui obéir ainsi qu’à sa femme193. Il demeurera pendant quatre ans dans leur maison où il sera entretenu et apprendra le métier. Le rapport entre le maître et son apprenti est fondé sur l’autorité du premier sur le second. Le maître joue le rôle de pater familias et son pouvoir, qui s’exerce sur l’ensemble des membres de son groupe domestique, porte aussi sur ses apprentis et sur ses employés194. La solitude à l’adolescence, dans le cadre particulier des contrats d’apprentissage, semble donc être majoritairement masculine et fortement temporaire. Parce que les sources étudiées ici sont des contrats d’apprentissage et qu’ils prévoient la vie commune entre maître et élève, la solitude des adolescents que l’on y perçoit est sur le point de s’achever. Conclusion Certaines solitudes enfantines et adolescentes sont révélatrices de contraintes pesant sur leurs familles ainsi que sur eux-mêmes, contraintes tant sociales qu’économiques. L’abandon d’enfants renvoie ainsi à plusieurs égards à une solitude parentale. « Filles-mères », parents veufs, ces adultes ne peuvent assumer socialement ou financièrement l’entretien d’un enfant. La solitude qu’ils imposent à leur progéniture témoigne de leur propre isolement. La solitude des adolescents, surtout liée à la mobilité géographique, montre une particularité des centres urbains, lieu de convergence des populations rurales et d’étrangers. Les nombreux adolescents en situation de mobilité Jean Holanie, 16 avril 1336, fol.°1v. En 1386, Johan Calvelh et sa femme Berengota, habitants de Montpellier, placent leur fille Mondeta auprès d’Agnès, tailleuse. Agnès ne pourvoira son apprentie en rien, si ce n’est en connaissances. ADH, 2 E 95‒387, Bernard Radulphi, 29 août 1386, fol.°38v. 192 «  [I]n essence, the apprentice was joining an artisan household as a participant and member ». K. Reyerson, « The Adolescent/Apprentice… », p. 363. 193 ADH, 2 E 95‒541, Giraud Girard, 13 août 1436, fol.°51v. 194 Voir J.-M. Carbasse, « La correction domestique, vis licita. Du droit romain au droit de la France méridionale, xiie‒xive siècles », in L. Otis‒Cour (dir.), Histoires de famille. À la convergence du droit pénal et des liens de parenté, Limoges, PULIM, 2012, p. 17‒32.

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ont-ils délibérément choisi leur solitude ? Certains d’entre eux répondraient peut-être par l’affirmative. D’autres y sont poussés par la pauvreté, d’autres encore, dont les parents sont décédés, n’ont plus beaucoup de liens qui les retiennent dans leur terre natale. La solitude pendant l’enfance n’est que brève et passagère. Elle est perçue comme une menace, un risque que les adultes de Montpellier tâchent autant que possible d’éviter. La mise en nourrice, le placement en tutelle, l’apprentissage des enfants sont les moyens les plus fréquents de prise en charge  des enfants sans parents, orphelins ou abandonnés. Quelle  que soit l’origine de leur solitude, les enfants sont jusqu’à leur première majorité protégés de  la vie en solitaire par l’intégration à une familia. C’est à l’adolescence que la solitude devient potentielle – pour les jeunes garçons seulement, dans le cadre des contrats d’apprentissage. Une fois leur apprentissage fini et les connaissances acquises, les adolescents et les adolescentes entrent dans l’âge de jeunesse, peuvent travailler pour quelqu’un tout en ayant les moyens de vivre seuls. En entrant dans le temps de jeunesse, ils acquièrent une autonomie croissante et, peu à peu, les caractéristiques « adultes » propres à leur sexe195.

195

R. Mazo Karras, From Boys to Men…, p. 14.

CHAPITRE 3

LES JEUNES ET LA SOLITUDE : UN TEMPS DE TRANSITION

A

vec l’entrée dans le temps de jeunesse, la solitude se fait de plus en plus présente dans la vie des habitants de Montpellier. De multiples raisons, certaines liées au cadre urbain, expliquent la solitude des jeunes : la disparition des parents, l’immigration, les mésententes familiales, l’organisation du travail artisanal, la nécessité de se constituer une dot, tant pour les hommes que pour les femmes. Cette solitude est temporaire et revêt un aspect transitionnel, car les jeunes ne restent seuls que quelques années. La façon dont est vécue cette période de solitude et la nature des événements qui la ponctuent déterminent à bien des égards la manière dont elle s’achève. Les jeunes rejoignent, à un moment donné, une communauté, légitime ou plus marginale, marquant la fin symbolique de la jeunesse et le début de l’âge adulte1. Le terme de « communauté légitime » désigne ici en premier lieu la communauté familiale, qui naît du mariage et de la création d’un foyer ; le monde professionnel et la reconnaissance par les pairs ; les communautés monastiques, légitimes par excellence. Dans un sens plus large, cette communauté légitime réfère à la pleine intégration à la communitas et à l’universitas civiles et urbaines2, par l’obtention d’un statut social valorisé et valorisant de personne adulte. Pour d’autres jeunes, la solitude connaît une issue moins favorable. Elle devient un isolement social qui les pousse vers les marges de la société, vers des communautés parfois illégitimes, comme la prostitution, la

Pour cette réflexion sur l’accès à une communauté légitime ou illégitime après la solitude de jeunesse, je suis redevable aux commentaires de la professeure Christine Métayer (Université de Sherbrooke), à qui sont adressés de chaleureux remerciements. 2 Sur ces concepts, A. Rigaudière, «  Universitas, corpus, communitas et consulatus dans les chartes des villes et bourgs d’Auvergne aux xiie et xiiie siècles  » in Les origines des libertés urbaines, (Actes du 16e congrès de la SHMESP), Mont-Saint-Aignan, Publications de l’Université de Rouen, 1990, p. 281‒309. 1

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SOLITUDES ET SOLIDARITÉS EN VILLE

délinquance, la criminalité3. Ces jeunes gens voient ainsi leur solitude s’effacer, mais ils se situent désormais en rupture. I. Les périodes de solitude au cours de la jeunesse Les jeunes gens de Montpellier sont discernables dans les sources par la façon dont ils sont identifiés  : ils sont rattachés à une figure parentale ascendante et ne sont pas encore considérés comme pleinement adultes. La manière dont leur solitude est vécue est tributaire de sa nature – immigration, décès des parents –, des contraintes économiques qui pèsent sur eux et des structures du travail dans la ville. 1. Les jeunes seuls en contexte urbain L’âge d’une personne s’évalue certes en années de vie et se fonde sur des critères biologiques, mais aussi sur des critères plus culturels4. L’appartenance d’un individu à une catégorie d’âge doit donc être déterminée en fonction de plusieurs variables. La question des catégories d’âge a posé de nombreux problèmes aux historiens, en particulier pour ce qui a trait à la jeunesse. Elle semble pourtant constituer, au même titre que l’enfance ou l’adolescence, une catégorie d’âge médiévale5. L’âge de jeunesse : critères culturels et juridiques

D’un point de vue législatif, la jeunesse peut être mise en relation avec la fin de l’incapacité juridique. L’âge de pleine majorité est de 25 ans, mais il existe une « semi-majorité » fixée à 20 ans qui autorise les jeunes à passer un certain nombre de contrats, à l’exception des donations6. Cet âge est

Sur la marginalité, un ouvrage récent : B. Hanawalt et A. Grotans, Living Dangerously: On the Margins in Medieval and Early Modern Europe, Notre Dame, University of Notre‒ Dame Press, 2007. 4 Pour une illustration, voir F. Autrand, « La force de l’âge : jeunesse et vieillesse au service de l’État en France aux xive et xve siècles  », Comptes‒rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles‒lettres, 129‒1 (1985), p. 206‒223. 5 Cette affirmation est discutée dans C.  Gauvard, «  Les jeunes à la fin du Moyen Âge…  », art.  cit. Pour un tour d’horizon sur la place des jeunes au Moyen Âge, G.  Levi, et J.-C.  Schmitt (dir.), Histoire des jeunes en Occident, tome 1, De l’Antiquité à l’époque moderne, Paris, Seuil, 1996. 6 «  Establimen que menor de .XXV. ans non puesca far donation  », AMM, AA9, Petit Thalamus, fol.°284. 3

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donc généralement considéré dans la pratique notariale comme celui de l’autonomie juridique  : quand les notaires indiquent l’âge d’un individu dans un contrat d’apprentissage ou de louage de services, il a moins de 20 ans dans neuf cas sur dix. Un seul cas sur dix indique un âge entre 20 et 25 ans, correspondant aux premières années de la jeunesse. Les âges des jeunes gens de plus de 20 ans ne sont que peu indiqués dans les sources, car ces jeunes sont déjà considérés comme majeurs pour les actes qu’ils souhaitent passer. Ce sont alors d’autres indices, renvoyant à la jeunesse comme notion culturelle, qui permettent de les identifier. La jeunesse est un concept marqué au Moyen Âge d’une forte empreinte masculine, qui permet avant tout de qualifier les jeunes hommes7. Jacques Rossiaud et Claude Gauvard ont montré l’emploi de l’adjectif « jeune » pour désigner les adolescents célibataires âgés de 12 ans à une vingtaine d’années – premier âge de jeunesse – et les jeunes adultes, âgés d’environ 20 à 30 ans – deuxième âge de jeunesse8. Le premier âge de jeunesse correspond à la période de l’adolescence, étudiée dans le chapitre précédent. En ce qui concerne le deuxième temps de jeunesse, Jacques Rossiaud explique que ces « jeunes » ne sont pas encore établis dans la vie, n’ont pas fondé de ménage stable9. Claude Gauvard a cependant noté dans les archives judiciaires que 40% des « jeunes hommes » ont des enfants en bas âge et sont de jeunes mariés10. La définition de la jeunesse n’est donc pas stricte ; elle correspond au processus, nécessairement long et progressif, d’installation dans la vie adulte11.

C. Gauvard, De grace especial. Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 307. 8 Les chiffres représentent une fourchette approximative. C. Gauvard, « Les jeunes à la fin du Moyen Âge… », p. 231 et J. Rossiaud, « Fraternités de jeunesse et niveaux de culture dans les villes du Sud‒Est à la fin du Moyen Âge », Cahiers d’histoire, XXI (1976), p. 67‒102. Georges Duby remarque que pendant le Moyen Âge classique, le qualificatif de « jeune » peut s’appliquer aux individus jusqu’à 40 ans et concerne principalement les célibataires. G. Duby, « Les « jeunes » dans la société aristocratique dans la France du Nord‒Ouest au xiie siècle », Annales E.S.C., 19‒5, (1964), p. 835‒846 ; et du même auteur, Hommes et structures du Moyen Âge, Paris, Mouton, 1973, p. 214. 9 J. Rossiaud, « Fraternités de jeunesse et niveaux… », p. 69. 10 C. Gauvard, « Les jeunes à la fin du Moyen Âge… », p. 230. 11 L’assimilation à la catégorie des jeunes s’accompagne d’un certain nombre de représentations, plutôt ambivalentes dans la littérature médiévale où les jeunes sont souvent décrits comme turbulents et fauteurs de troubles. P.  Ménard, «  “Je suis encore bachelier de jovent”… », art. cit ; É. Crouzet‒Pavan, « Une fleur du mal ? Les jeunes dans l’Italie médiévale (xiiie‒xve siècle)  », in G.  Lévi et J.-C.  Schmitt (dir.), Histoire des jeunes…, 7

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L’étude des sources anglaises révèle en effet l’emploi d’infans pour désigner des jeunes d’environ 20 ans, car « they had not proved themselves yet12 ». En fondant leur propre feu, en devenant à leur tour des pères de famille, c’est-àdire en obtenant la patria postestas, en exerçant ce pouvoir avec discernement, en occupant un emploi stable, les jeunes de sexe masculin deviennent, peu à peu, pleinement des hommes13. L’identité féminine, qui se décline sur le mode vierge-épouse-veuve, se construit en miroir  : c’est en devenant des épouses et des mères accomplies que les jeunes filles acquièrent progressivement le statut de femmes adultes14. Dans ce contexte, l’on peut considérer que la « jeunesse » court de la fin de l’adolescence aux premières années de mariage. Or peu de sources indiquent l’âge d’une personne qui a plus de 20 ans. C’est donc à partir de la définition plus culturelle de la jeunesse, celle de l’installation progressive dans la vie, les jeunes gens seuls sont identifiables dans les archives. La jeunesse dans les sources montpelliéraines

Dans les sources testamentaires et fiscales, les jeunes gens seuls sont reconnaissables par le fait qu’ils ne sont pas encore établis et que des membres de leur parenté plus âgés sont encore en vie. La déclinaison de l’identité permet dans certains cas de rattacher une personne seule à des membres de sa parenté ascendante, ce qui suggère sa jeunesse15. Dans la mesure où le père de famille est responsable des membres de son ménage, c’est lui qui représente la caution morale de ces derniers16. Un homme cesse d’être « fils de » lorsqu’il devient à son tour un référent pour d’autres individus  ; une femme devient « femme de » lorsqu’elle se marie et échappe à l’autorité de son père ou de son représentant légal17. Ces jeunes sont alors établis et reconnus comme tels. Il

p. 199‒253 et M. Pastoureau, « Les emblèmes de la jeunesse : attributs et mises en scène des jeunes dans l’image médiévale », in Ibid., p. 255‒275. 12 G. Bailey, et al., « Coming of Age… », p. 47. Voir également le tableau 1 p. 45. 13 R. Mazo Karras, From Boys to Men…, op. cit. ; et D. Neal, The Masculine Self…, op. cit. 14 M.  Lauwers, «  L’institution et le genre. À  propos de l’accès des femmes au sacré dans  l’Occident médiéval », Clio, 2 (1995), 25 p. ; B. Jussen, « “Virgins–Widows–Spouses”. On the Language of Moral Distinction as Applied to Women and Men in the Middle Ages », History of The Family, 7 (2002), p. 13‒32. 15 Pour une démarche similaire, A. Musin et É. Mertens de Wilmars, « “Consideré son joesne eaige” Jeunesse, violence et précarité sociale dans les Pays‒Bas bourguignons et habsbourgeois (xive‒xvie siècles », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 9 (2007), p. 25‒46, ici p. 32. 16 C. Beattie, « Governing Bodies… », p. 199‒220. 17 Elles ne perdent pas forcément leur appellation «  fille de  ». Pour la répartition de ces qualificatifs dans les compoix, voir l’annexe I, tableau C.

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arrive que l’ascendance soit signalée en dépit d’un âge mûr, mais cela concerne d’abord les femmes, et ensuite les hommes dotés d’une certaine fortune ou qui appartiennent à un groupe de parenté notable18. La mention du père affirme alors le prestige de la parenté et inscrit son énonciateur dans une lignée reconnue, là où elle permet de témoigner de l’honnêteté des jeunes des milieux populaires19. Dans d’autres cas plus rares, la jeunesse d’une personne est énoncée. Certaines jeunes filles sont désignées comme des puellae, ce qui indique leur jeunesse et leur célibat. Ludovic de Monaldo, marchand, cède par donation entre vifs 32 draps de laine à « honeste puelle Ysabelli sorori mee », à condition qu’elle se marie20. De même, l’œuvre de bienfaisance destinée aux « pauperibus puellis maritandis » suggère la jeunesse subjective de ses bénéficiaires. La jeunesse n’est indiquée qu’à une reprise dans les compoix21. Miquel Garcia, tailleur de pierres, « non a ostal ni posesio may el es jones e viu de son mestia22 ». Ici, ce n’est pas l’âge biologique que les notaires veulent souligner, mais le fait que la vie professionnelle de Miquel débute, qu’il travaille mais n’a pas encore réuni de quoi s’acheter sa propre maison23. Ces mentions demeurent sporadiques, à l’inverse de l’énonciation des liens de parenté (fils de…, nièce de…), bien plus nombreux. Les jeunes hommes et les jeunes femmes représentent 11% des contribuables seuls entre 1380 et 1480, mais un tiers des testateurs qui vivent en solitaire du milieu du xiiie siècle à la fin du xve siècle. Comme dans le cas des adolescents apprentis, pour lesquels la solitude est masculine, les jeunes contribuables et les jeunes testateurs sont en majorité des jeunes hommes, bien que quelques femmes soient comptées24. Ce déséquilibre entre jeunes

C.  Klapisch‒Zuber, «  L’attribution d’un prénom à l’enfant en Toscane à la fin du Moyen-Âge », in L’enfant au Moyen Âge, Aix‒en‒Provence, Presses universitaires de Provence, 1980, p. 73‒84 et « Les faux‒semblants de l’identité. Noms de lignée, noms cachés, noms‒ refuges à Florence au xive siècle », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen-Âge, 110 (1998), p. 159‒172 ; E. Crouzet‒Pavant, « Mots et gestes : Notes sur la conscience de la parenté (Venise, xve siècle) », Médiévales, 19 (1990), p. 9‒15. 19 A. Molho, « Noms, mémoire, identité publique à Florence à la fin du Moyen Âge », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen-Âge, 110 (1998), p. 137‒157. 20 ADH, 2 E‒549, Antoine Malarippe (1452‒1453), 11 octobre 1452, fol.°67. 21 De nombreux hommes sont appelés « le jeune » mais en référence à un homme du même nom plus âgé, leur père ou leur frère, et cela n’indique nullement leur âge. 22 AMM, Joffre 243, compoix de Sainte‒Croix, 1404, fol.°81. 23 C. Gauvard, « Les jeunes à la fin du Moyen Âge… », art. cit. 24 Dans les compoix : 88 jeunes hommes seuls et 27 jeunes femmes seules. Dans les testaments : 41 jeunes hommes seuls et 5 jeunes femmes seules. 18

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hommes et jeunes femmes trouve de nombreuses explications, nullement exclusives les unes des autres : les héritages vont de préférence aux garçons, qui gagnent alors plus rapidement leur indépendance financière  ; dans les compoix, les femmes sont de manière générale mal représentées  ; dans les mêmes compoix, les jeunes hommes qui paraissent seuls ne le sont peut-être pas tous (ils seraient appelés « fils de » tout en étant pères de famille) ; le travail est surtout un domaine masculin, permettant l’émancipation de la tutelle parentale et donc la solitude plus répandue et plus précoce des jeunes hommes ; puisque socialement, il n’est pas de bon ton que les jeunes femmes vivent seules, leur famille veillerait à prévenir leur solitude éventuelle25. Plusieurs de ces pistes seront approfondies ci-après. Rappelons que le mariage met généralement fin à la solitude des jeunes, hommes comme femmes. L’âge au mariage n’est pas particulièrement précoce et semble intervenir, dans les trois-quarts des situations, après l’âge de 20  ans, voire de 25 ans. Le temps de jeunesse s’inscrit dans la fin de l’apprentissage et le célibat préconjugal et permet, dans bien des cas, de réunir une dot suffisante pour se marier. Cette période de potentielle solitude semblerait donc courrir sur quelques années, autour de la vingtaine. 2. Des situations économiques contrastées Dans la mesure où la jeunesse s’inscrit dans un processus d’établissement conjugal et professionnel, l’étude des ressources économiques est essentielle à la compréhension de la nature de la solitude touchant les jeunes gens de Montpellier. Ces ressources dépendent de l’origine sociale des jeunes, mais aussi des contraintes familiales, des enjeux liés à la terre ou à la reprise d’une affaire, de l’obtention d’un héritage. Par exemple, la coutume successorale de Montpellier vise à l’exclusion des enfants dotés26. Un testateur peut choisir parmi ses enfants celui ou ceux qui héritent de l’ensemble de ses biens, tandis que les autres reçoivent une somme qui permet entre autres leur établissement dans la vie27. Cette somme peut s’avérer insuffisante et nécessiter, de la part du jeune, une période conséquente de travail, parfois dans un contexte migratoire, pour contracter mariage, acheter ou louer des terres, monter 25 Sur ce dernier point, S. Farmer, « “It Is Not Good That [Wo]man Should Be Alone”… », art. cit. 26 Pour une présentation détaillée du cadre juridique entourant le système dotal, outre les travaux de J. Hilaire, voir C. Béghin‒Le Gourriérec, « Dot, patrimoine et solidarité à Montpellier dans les derniers siècles du Moyen Âge », Études roussillonnaises, XXV (2013), p. 31‒41. 27 Les habitants de Montpellier bénéficient néanmoins d’une complète liberté testamentaire.

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un commerce. Dans d’autres cas, les jeunes gens sont de riches héritiers et jouissent d’une grande fortune ; s’ils ont l’air seuls dans les sources, l’on sait que leur hostal est pourvu en domestiques, leur évitant l’isolement mais leur permettant de le trouver dans l’intimité de leur chambre28. La dot et l’exclusion des enfants dotés

À  Montpellier, la règle de l’exclusion des enfants dotés est en vigueur, comme l’énonce l’article  13 de la charte de 1204, bien que cette règle puisse être aisément contournée29. En témoignent en effet les communautés familiales qui naissent de contrats de mariage incluant la dotation des enfants et des affrèrements entre époux et parents30. Néanmoins, selon les estimations de Cécile Béghin-Le Gourriérec, environ deux testaments sur trois, à Montpellier et Alès, pratiquent l’exclusion des filles : « un phénomène majoritaire mais non universel31 ». L’exclusion concerne aussi les garçons32. En moyenne, 38% des testateurs montpelliérains excluent un ou plusieurs fils de la succession et 20% des testatrices font de même33. Cette exclusion n’a rien d’absolu : les testateurs peuvent donner des biens supplémentaires à leurs enfants dotés, ce qu’ils font souvent34. La situation montpelliéraine se caractérise par la grande liberté laissée aux testateurs dans le choix de leurs héritiers, à partir du moment où ils laissent quelque chose à leurs enfants. Ces mêmes testateurs tendent donc à doter leurs filles (environ 65%), moins

Voir le chapitre 1. AMM, AA9, Petit Thalamus, article 13, fol.°26v intitulé « Qui marida sa filha ab aver. » Sur le régime dotal et son histoire, J. Hilaire, « Les régimes matrimoniaux aux xie et xiie siècles dans la région de Montpellier », Recueil de mémoires et travaux publiés par la société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, III (1955), p.  15‒37  ; D. Owen Hughes, « From Brideprice to Dowry in Mediterranean Europe », Journal of Family History, 3 (1978), p. 262‒296 ; F. Bourgard, R. Le Jan et L. Feller (éd.), Dots et douaires dans le haut Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 2002. 30 Voir A. Degage, « L’affrèrement dans le Languedoc médiéval » in Estudios de historia del derecho europeo, Homenaje al profesor G. Martinez Diez, Madrid, Editorial Complutense, 1994, vol.  1, p.  217‒250, qui traite notamment de la conciliation entre régime dotal et communauté de biens dans la pratique notariale. 31 C. Béghin‒Le Gourriérec, Le rôle économique des femmes…, p. 228 et « Dot, patrimoine et solidarité à Montpellier… », art. cit. 32 A. Fine, « Le prix de l’exclusion. Dot et héritage dans le Sud‒ouest occitan », in La dot, la valeur des femmes, Cahiers du GRIEF, Toulouse, Presses de l’Université du Mirail, 1982, p. 31‒51, ici p. 34. 33 C. Béghin‒Le Gourriérec, Le rôle économique des femmes…, p. 229. 34 AMM, AA9, Petit Thalamus, article 13, fol.°26v et article 59, fol.°35. 28 29

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souvent leurs fils (autour de 30%), les premières recevant des dots supérieures à celles de leurs frères35. Les jeunes hommes exclus de la succession ont donc peu de chances de faire un mariage hypergamique, celui-ci étant davantage réservé au fils héritier, et doivent plutôt compter sur leurs capacités de travail pour se constituer une bonne situation. Entre l’introduction du système dotal et la fin du Moyen Âge, la nature et le montant des dots changent considérablement36. Si aux xie et xiie siècles elles s’appuient sur des biens fonciers, au xve siècle ces derniers ont quasiment disparu des dotations montpelliéraines, provençales et italiennes au profit du numéraire, dont la valeur baisse37. Ces dots sont d’ailleurs de moins en moins souvent payées comptant et prennent plus la forme d’une déclaration d’intention que du versement d’une somme effective38. La dotation est alors parfois insuffisante pour permettre aux enfants non héritiers de s’installer dans la vie, tout comme l’héritage peut s’avérer trop maigre pour ce faire. À moins de bénéficier tôt d’un héritage important – un fait qui concerne plus souvent les garçons que les filles39 –, de nombreux jeunes de Montpellier doivent travailler afin d’obtenir les fonds et le statut qui les amèneront jusqu’au mariage. Les héritiers des compoix, riches orphelins

Sur les 115 jeunes gens des compoix dont on postule la solitude, 48 sont orphelins de père, de mère ou des deux, soit 42%. Un quart de ces orphelins sont de sexe féminin (12), un taux proportionnellement plus important C.  Béghin‒Le Gourriérec, Le rôle économique des femmes…, p.  228‒229. Dans le Lyonnais le même phénomène est observable, les dots des filles sont supérieures à celles des garçons. M.-T.  Lorcin, «  Pratique successorale et conjoncture…  », p.  48. Voir aussi « Retraite des veuves et filles au couvent. Quelques aspects de la condition féminine à la fin du Moyen Âge », Annales de démographie historique, (1975), p. 187‒204. 36 En particulier face à la montée des régimes matrimoniaux communautaires. C. Béghin‒Le Gourriérec, « Dot, patrimoine et solidarité… », p. 32. 37 J.  Hilaire, Le régime des biens entre époux…, p.  80‒81  ; D.  Owen Hughes, «  From Brideprice to Dowry… », p. 280‒281. Pour des exemples dans la noblesse, Claudie Amado, « Donation maritale et dot parentale. Pratiques aristocratiques languedociennes aux xe‒xie siècles », in F. Bourgard, R. Le Jan et L. Feller (éd.), Dots et douaires…, p. 153‒170. 38 J.  Hilaire, Le régime des biens entre époux…, p.  87‒95. Jusque dans les années 1350, la dot est généralement payée en une fois. À partir de 1350 et surtout après 1440, les paiements peuvent s’étaler en 6, 12 ou 25 annuités. Elle n’est donc pas souvent acquittée complètement et prend la forme d’une rente. 39 L. de Charrin, Les testaments dans la région de Montpellier…, p. 78‒83. 35

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que celui des femmes au sein des compoix40. Une variété de termes visant à identifier ces jeunes orphelins et orphelines sont employés par les notaires du consulat. La formule la plus répandue demeure «  fils de feu  » ou « fille de feu »41. Par exemple, se trouvent dans les compoix les manifestes de «  Franssesa filha que fonc de Guiraut de la Quonqua42  » et «  Guilhem Cabanas, fustier [menuisier], fil que fonc de Peyre de Cabanas, fustier43  ». Les notaires emploient, plus épisodiquement, l’expression «  say entras  », signifiant « autrefois » et qui correspond au « quondam » des testaments. Johan Barieyra, licencié en droit, est le « filh deldit autre Johan Barieyra aussi licenciat say entras44 ». Certains de ces orphelins sont identifiés par rapport à un autre ascendant de leur parenté, ce qui indique plus clairement le décès des deux géniteurs. Les parents charnels qui se substituent le plus souvent aux parents directs sont les oncles et tantes, confirmant l’importance de ce lien pour les jeunes45. Peyre de la Fos est décrit comme étant le neveu (nebot) de feu Peyre de la Fos46 ; et Johan Gili est le neveu de Johan Nicolau47. Peyre Vabot, neveu de Nicolau Carmi, a quant à lui quitté Montpellier pour partir « en France48 ». À six reprises, les jeunes sont désignés vis-à-vis d’un membre de leur parenté d’alliance, leur parâtre, nouvel époux de leur mère. Ces six jeunes sont donc orphelins de père et ont certainement vécu pendant un temps avec leur mère et son époux suivant, avant d’être désormais seuls. À titre d’exemple, Bertran Breto est « lo filhastre de Johan Vabre49 », avec lequel il ne réside pas. Les jeunes orphelins qui vivent seuls se répartissent assez largement sur l’échelle sociale, leurs manifestes montrent des sommes allant des plus minimes aux plus élevées. La ventilation des résultats diffère sensiblement de la répartition des richesses au sein des personnes seules en général. Les

25% des orphelins sont des femmes, mais elles ne représentent que 14% des contribuables. Sur les liens de parenté permettant de désigner les contribuables, annexe I, tableau C. 42 AMM, Joffre 265, compoix de Saint‒Firmin, 1469, fol.°67. 43 AMM, Joffre 239, compoix de Saint‒Jacques, 1380, fol.°25. 44 AMM, Joffre 265, compoix de Saint‒Firmin, 1469, fol.°30v. 45 Désignation des jeunes orphelins dans les compoix (1380‒1480)  : fils/fille de feu  : 36 occurrences ; neveu : 6 ; fillâtre : 6. 46 AMM, Joffre 270, compoix de Saint‒Thomas, 1478, fol.°128v. 47 AMM, Joffre 258, compoix de Sainte‒Foy, 1448, fol.°112. 48 AMM, Joffre 254, compoix des Faubourgs, 1446, fol.°34v. «  P.  Vabot, bot de Nicolau Carmi, es s’en anat en Fransa coma apar al libre vielh a XX carta. » La « Fransa » désigne ici la France du nord. 49 AMM, Joffre 250, compoix de Sainte‒Anne, 1435, fol.°75. 40 41

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jeunes se situent bien davantage dans le haut de l’échelle sociale, ils sont sous-représentés dans les allivrements les plus bas, surreprésentés dans les allivrements moyens et élevés. Tableau 4. Répartition des richesses entre les jeunes orphelins seuls et les personnes seules dans les compoix (1380‒1480) Estimation du manifeste

Répartition des Répartition des richesses parmi les richesses parmi les jeunes orphelins seuls personnes seules (total : 48) (total : 878)

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