Solipsisme et intersubjectivité : quinze leçons sur Husserl et Wittgenstein 2204053740

Cet ouvrage a pour but de détruire le préjugé tenace d'après lequel le philosophe allemand Husserl, fondateur de la

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French Pages 235 [118] Year 1996

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Solipsisme et intersubjectivité : quinze leçons sur Husserl et Wittgenstein
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JEAN-LUC

PETIT

SOLIPSISME ET INTERSUBJECTIVITÉ Quinze leçons sur Husserl et Wittgenstein

La nuit surveillée

LES ÉDITIONS DU CERF PARIS 1 996

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L'intersubjectivité est interne à la philosophie transcendantale parce qu 'elle est la solution du problème du solipsisme, qui sel' pose au cœur de la philosophie transcendantale, à l 'articulation! de son volet critique et de son volet constructif: la réduction du monde préconstitué au pôle subjectif de l 'expérience phénoméno­ logique mène au solipsisme; la constitution transcendantale d 'un monde objectif requiert le passage de la subjectivité à l 'intersub­ jectivité. Mais il ne suffit pas que l 'intersubjectivité soit indispen­ sable à la constitution transcendantale du sens d 'être du monde pour qu 'elle soit « admise» en phénoménologie, il faut encore que soit dégagé dans les profondeurs de l 'expérience subjective un mode de donnée inédit, qui, tout en restant une expérience de l 'ego, ouvre celui-ci sur son « autre». - Or, la réduction n 'exclut­ elle pas d 'avance une pareille éventualité ?

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©

Les Éditions du

Cerf, 1996,

(29, boulevard Latour-Maubourg 75340 Paris Cedex 07)

ISBN 2-204-05374-0 ISSN 0298-315X

1. « Je suis avec les autres dans un monde commun » : une évidence qui n' est pas « normalement » remise en question, excepté dans une perspective philosophique - bien qu' elle puisse l' être aussi, d' une manière implicite, non thématique, pratique, etc., dans le cas de la folie, du racisme et de la xénophobie, dans une moindre mesure à travers certaines expressions des différences ethniques et culturelles, certaines formes sociales dégradées (marginalité, exclusion, indiffé­ rence, etc.). Hormis ces exemples, il ne va - heureusement - pas « de soi » que les autres nous apparaissent comme de la vermine à écraser, ou comme des éléments du mobilier qu' il faut seulement faire attention de ne pas heurter au passage. La chose n' est peut-être pas inconcevable, mais elle ne se

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conçoit - j ustement - que dans des contextes très spéciaux (imprégnati on par une certaine propagande, état affecti f intense, crise sociale aiguë, etc . ) .

ti ssement de la philosophie classique (où lui-même ne s ' in­ clut pas), et a créé les concepts de «jeu de langage » et de «forme de vie » ( Lebensform). Sa démarche a consi sté à analyser lemploi que quelques-uns (les philosophes et les savants) font du langage et à montrer qu' il dépend de l ' em­ ploi que tous en font. Tels sont donc les termes dans lesquels il va nous falloir penser l ' existence d' autrui et l ' apparte­ nance à un monde commun . Mais comme chaque démarche philosophique est une démarche singulière, et qu' il n ' y a guère de sens à construire après coup des synthèses totali­ satrices, nous devrons nous mettre séparément et alternati ­ vement à l ' école de ces deux philosophes.

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2 . O n peut mettre e n question philosophiquement cette «évidence » , en la traitant comme une «croyance » et en cherchant les fondements de sa j ustification. Dans le style de la philosophie classique, cette croyance doit avoir un certain contenu de représentation, et ce contenu doit entretenir cer­ taines relations logiques avec d' autres représentations. La fonder revient à chercher des représentations plus primitives, c ' est-à-dire, en général , plus simples, ou plus largement acceptées, dont elle se laisse dériver par déduction logique. Seulement, une des marques de la philosophie contempo­ raine, c ' est que nous ne croyons pas que tout se ramène à des représentations, et que l ' exi stence d' autrui et l' apparte­ nance commune au monde nous paraissent si fondamentales, que nous ne concevons pas de notions indépendantes de celles-ci et plus primitives qu' elles, dont elles pourraient être déduites. Cela n ' implique pas que nous ayons renoncé à la j ustification philosophique de ce genre de «croyance » , et que nous nous contentions de la recevoir du sens commun. Mais la voie de cette justification doit obligatoirement être indirecte. 3. Dans une simplification nécessairement abusive, on pourrait soutenir que la pensée philosophique (vivante) aujourd' hui prend sa source, ou ses orientations, dans deux œuvres fondamentales : celle de Husserl et celle de Witt­ genstein. Vouloir penser l ' autre et le monde dans les termes philosophiques d' auj01Ird' hui nous impose, au minimum, de ressaisir ce qu' ils en ont pensé. Husserl a critiqué la possi­ bilité du«solipsisme transcendantal » , comme aboutissement de sa propre philosophie (qui recueille d' une certaine façon I' �é� tage d� la p�il?sophie classique), et il a créé les concepts d «mtersubJecttv1te » et de «monde de vie » (Lebenswelt). � a démarche a consisté à questionner le sens de notre expé­ nence du monde, j usqu ' à se convaincre de l ' impossibilité que ce sens ait une constitution purement subjective, et à établir la contribution des autres et de la communauté au sens que le monde commun a pour nous. Wittgenstein a critiqué la possibilité d'un «langage privé », comme abou-

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4. À certains égards, on pourrait dire que le xxe siècle aura été le siècle de la reconnaissance des limites de la raison . Plus notre savoir et notre pouvoir semblent s ' étendre aux limites du monde, plus nous sommes devenus sensibles à la contingence et à la finitude de ses bases. À quoi toute cette formidable production tient-elle, en effet, si ce n' est à son effectuation actuelle dans les actes de quelqu ' un ? Husserl nous a rendus attentifs au fait que tout objet de science, et d' abord d' expérience possible, doit au préalable se présen­ ter et s ' authentifier dans ma perception. Wittgenstein nous a rendus attentifs au fait que toute référence à un objet est d' abord un usage que je fais, mon usage des expressions du langage . Même si nous ignorons en grande partie ce que nous sommes, ce que sont les autres et ce qu' i l y a partout ailleurs dans le vaste monde, il est certain que quelque chose m' apparaît maintenant, se donne à moi dans mon acti ­ vité perceptive. Ou encore : il est certain que j ' emploie actuellement cette expression dans tel sens, et non dans tel autre sens . La question est : comment se fait-il que ma croyance s ' étende infiniment au-delà ? Je crois que les choses que je vois ne sont pas seulement mes apparences subjectives, mais sont les mêmes que les choses que les autres voient, et qu' elles sont objectivement telles que nous les voyons tous . Je crois que mes expressions ne sont pas seulement réservées à mon usage personnel, mais que d' autres (éventuellement inconnus de moi et à qui me rattache seulement le lien virtuel de la communauté linguistique) les emploient - ou peuvent les employer - précisément dans le même sens que moi, bien qu' ils n ' aient pas plus accès à ce

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qui se passe en moi que je n ' ai accès à ce qui se passe en eux . Mais on ne voit pas d' emblée comment ma croyance à l ' objectivité d ' un monde contenant les autres peut se ratta­ cher à mon expérience subjective de la chose perçue ou à mon choix d' employer tel mot en tel sens dans le contexte actuel . Cela tient peut-être au fait que l ' on cherche naïve­ ment un lien qui soit absolument tangible, physique, qu' il suffirait d' agripper et de tenir ferme pour qu' il conduise du secteur limité directement accessible à chacun en particulier, au monde illimité commun à tous . En réalité, entre des termes tels que le subjectif et 1 ' objectif, il est absurde de chercher quelque lien physique : Je «physique » est tout entier du côté objectif. Ce lien ne peut être que celui du sens, seul lien qu' il pui sse y avoir entre le contexte local de mon expérience subjective ou de ma pratique arbitraire et Je tout du monde. De sorte que l ' exigence qui s'impose à nous est celle de faire apparaître la trame de sens qui tient ensemble ce tout. Elle fait que ce que j' éprouve, mes façons de faire et de dire, se combinent, et se recombinent toujours à nouveau, avec ce que d' autres éprouvent et leurs façons de faire et de dire, de manière à nous composer à tous un monde commun. Faire apparaître cette trame est une opération «purement philosophique » en deux mouvements : d' abord un mouvement de relativisation de tout ce qui fait sens pour nous à une source contingente et finie immédiatement don­ née ou accessible ; ensuite un mouvement infini, incessant, d' absolutisation à partir des limites finies et contingentes de cette source. Le cadre de référence, la toile de fond demeure le monde commun. Que l ' on pense «avec Husserl », ou «avec Witt­ genstein », on peut dire qu' il s' agit touj ours de retrouver le monde de vie (Lebenswelt), ou les faits de la vie (Tatsachen des Lebens), de ramener chaque acte particulier au contexte général de l' activité humaine, «tout le tourbillon » (das ganze Gewimmel). La source de relativité, dans les deux cas, est le flux héra­ clitéen : flux de l' expérience subjective de mes états de conscience constamment changeants, flux de l' usage du lan­ gage dans la multitude des occasions particulières chaque fois différentes. Avec Husserl, on se demande comment il est possible que le sens -d'être-d' autrui vienne à s ' esquisser,

se confirmer ou se rectifier dans le cours d' une expérience singulière comme la mienne. Avec Wittgenstein, on cherche à savoir comment il est possible que l ' usage d' expressions concernant autrui se fixe et se corrige, non par application de quelque règle ou concept absolu tiré de notre imagina­ tion, mais par le seul jeu des ressemblances et des diffé­ rences que j ' aperçois entre toutes les expressions que je sui s amené à employer dans les circonstances diverses d e l a vie. La question fondamentale unique étant : comment parvenons­ nous à «faire » un monde commun à partir de l' actualité du maintenant vécu de notre expérience, ou de l ' actualité de J'«être en vigueur » de notre emploi des mots ? Derrière cette question, du moins je me plais à Je penser, se profile une hypothèse générale sur le mode d' appréhension du «problème d' autrui » dans la philosophie contemporai ne. Qu ' elle est générale veut dire que toute pri se de position sur le problème d' autrui risque de ne pas dépasser le niveau des proclamations vaines tant que réponse n' aura pas été donnée à cette question-là : elle ferme l' horizon du pensable.

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5. Une difficulté préalable : l ' œuvre de Husserl et celle de Wittgenstein appartiennent à deux traditions rivales, la tra­ dition phénoménologique et/ou herméneutique et la tradition analytique et/ou positiviste. Lisant l' un ou l ' autre de ces auteurs, nous pouvons nous laisser i mpressionner par les objections ou les préjugés du côté opposé, et ne pas prendre complètement au sérieux la lecture que nous faisons, nous retenir d' y engager pleinement notre croyance, parce qu' on n' y voit plus que le développement des a priori propres à une chapelle philosophique. En l ' occurrence, il nous saute aux yeux tout de suite que cela n' est rien d' autre que, res­ pectivement, «de la philosophie du sujet », ou «de la philo­ sophie du langage » . Ce qui peut peut-être se justifier pour certains épigones, à la rigueur, mais est carrément absurde eu égard aux fondateurs d' école, que sont Husserl et Witt­ genstein. Eux inventaient ce que leurs successeurs ont assumé comme a priori. Afin de nous prémunir contre cette tenta­ tion, je me propose d'utiliser chaque auteur exactement à l' opposé : c' est-à-dire non comme un écran ou un handicap pour l' accès à l' autre, mais comme un filtre ou un test pour dégager le noyau de sens solide et permanent dans 1' œuvre de l' autre.

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6. Application . Interroger l ' expérience d' autrui, au sens philosophique du terme, ne consi ste pas à s ' adresser à quel­ qu' un pour obtenir un complément d ' information en consul­ tant une expérience différente de la nôtre, complémentaire, dans le meilleur des cas, par rapport à la nôtre. Interroger l ' expérience d' autrui, c ' est la mettre en question, la rendre problématique. Est-ce seulement possible ? Qui peut, d' une manière globale et indi scriminée, suspendre la croyance spontanée que nous avons tous, et voyons toujours à nou­ veau confirmée, en l ' exi stence d' autres que nous ? Réponse : traditionnellement, le «solipsiste » . Reste à savoir le sérieux que nous pouvons accorder au solipsisme en tant que posi­ tion philosophique, fût-ce comme méthode provi soire.

sophe. Ce qui intéresse Wittgenstein, c' est la source de la perplexité éprouvée par le solipsite : elle ne se situe pas au niveau où se place le sens commun, le niveau des informa­ tions positives concernant les faits et les lois de la nature. Elle se situe au niveau du sens, c ' est-à-dire de nos attitudes à l' égard du monde et du mode de langage qui leur convient, ou qui ne leur convient pas. Les faits de la nature, quant à eux, - et c' est ce qu' ignorent ceux qui parlent en leur nom participent d' une certaine attitude particulière, dans l aquelle il ne faut pas chercher à replacer de force les énoncés du solipsiste : «Je suis le seul qui vois ce que je voi s », «La douleur que je sens est la seule réelle », etc.

7. Les dernières pages du Cahier b{eu de WittgeJJI>tein sont consaerées a une discussion du solipsi sme qu' on inter­

prète souvent d' une façon superficielle. On y voit une simple «critique linguistique » du solipsisme consi stant à contester le sens des expressions verbales prêtées au solip­ siste, comme s ' il suffisait de retirer à quelqu' un le droit, ou les moyens (ce qui, en un sens, revient au même) de s ' ex­ primer pour)' avoir persuadé que son point de vue est faux, illégitime ! A une lecture plus attentive, les dispositions de Wittgenstein à l ' égard du solipsisme apparaissent un peu plus ambiguës,. et sûrement moins défavorables. Le solip­ siste devient presque le paradigme du philosophe, un double de Wittgenstein lui-même, avec qui il est, dans sa philoso­ phie, en un constant dialogue. Le solipsiste est celui qui ose défier le sens commun, parce que sa sensibilité philoso­ phique exceptionnelle lui fait éprouver ce sens commun, jusque dans ses formes d' expression familières, comme une attitude particulière à l ' égard du monde qui n ' est pas la seule possible, qui a son côté arbitraire et dont on peut aussi souffrir de la contrainte qu' il implique. Il dévoile ainsi la contingence du sens commun et propose une autre attitude possible, dont on n ' aperçoit d' habitude malheureusement qu' une seule chose, c ' est qu' elle n ' a pas le sens commun. Car le solipsiste change les conventions du langage et pro­ pose un autre langage qu' on ne comprend évidemment pas, faute de comprendre que ce langage répond à d' autres règles. Mais, ce n' est pas le préjugé du sens commun à l' égard de la philosophie que nous devons suivre pour juger le philo-

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C' est pourquoi nous devons rechercher la_'.�(�[l�Ce de sa per­ plexité. Et nous trouvons qu'il ��J'(!IJ>le�l!� t!U!1C:.O_nJ�f! _f11_� 11!al non seulement quand no!!f!_ c;uüos_ité �_J>ropos de c�rtains fajts n"'estj:>-assafisfaîfe�-ou-quand nous ne pouvons pas trouver une loi delanafure s' aj ustant à l ' ensemble de notre expérience, mais aussi quand une notation ne n�us _�(;ltisfait pas - peut-être à cause des associationsoiverses- q-ti'elle évoque. Notre langage ordinaire, qui, de toutes les notations possibles est le seul qui envahit toute notre vie, maintient notre esprit rigidement en une position unique, pour ainsi dire, et dans cette position il sent parfois des crampes, éprouvant le désir de nouvelles positions. Ainsi nous souhaitons parfois une notation qui souligne une différence plus fortement, qui la rende plus évidente que ne le fait le langage ordinaire, ou une qui, dans un cas particulier, emploie des formes d' expression plus étroitement similaires que notre langage ordinaire. Notre crampe mentale est soulagée quand on nous montre les notations qui remplissent ces besoins 1 . __

Ce que les partisans, comme les adversaires de la «phi­ losophie du langage » n' ont, semble-t-il, pas noté, c ' est que Wittgenstein assimile ici le langage ordinaire à . . . un rhuma­ tisme, le genre d' affection dont on peut dire, avec lui, qu' elle pervade, c ' est-à-dire «envahit », ou encore, «pénètre », «imprègne » toute notre vie. Même si c' est, en définitive, pour nous faire comprendre la force prédominante du lan­ gage ordinaire, son approche n' exclut donc pas la possibilité 1 . Voir L. WITTGENSTEIN, The Blue and Brown Books, Basil Blackwell, 1 958, p. 59 ; traduit par nous (comme toutes les citations dans cet ouvrage, sauf indication du contraire).

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qu' on s' en écarte, ou qu' on en éprouve le besoin, ou au moins qu' on adopte à l' égard du langage et de l' attitude ordinaires un langage et donc une attitude qu' en une autre terminologie, qui fut aussi un temps celle de Wittgentein, on appellerait«transcendantaux » . Il faut donc cesser de voir le solipsisme comme une doctrine métaphysique absurde parmi les autres. Ma suggestion est que la discussion du solipsisme chez Wittgentein est essentielle, pour lui, à la mise en évi­ dence de notre dépendance à l'égard du langage commun, et en définitive notre dépendance à l' égard des autres dans un monde commun, dépendance qu' on retrouve à la source même de toute expression sensée. Dans cette perspective, 1 ' important n' est donc pas que «le solipsiste » croie fausse­ ment pouvoir s'installer dans une position unique, dont il est à chaque fois délogé par 1' argumentation de Wittgenstein, ni qu' il se bricole une grammaire arbitraire à son usage exclu­ sif, entreprise vouée à 1' échec.

n' est que le flux constamment changeant des concordances et des discordances des phénomènes de mon expérience. Flux où chaque chose, y compris «le sujet », est contrainte de se présenter «à moi » (si je pui s dire) pour recevoir valeur d' être. Sur ce terrain (mouvant) nous retrouvons le flux des choix arbitraires de mes usages (tous «privés », en un sens) du langage, choix d' accentuer, ou d' estomper, en fonction des besoins du contexte, les ressemblances ou les différences entre les modes d' expression dont je me sers actuellement pour dire les choses. Par delà la différence, qu' il ne faut d' ailleurs pas surestimer, entre une approche par 1' expérience, telle qu' elle est vécue, et une approche par le langage tel qu' on le parle, dans un cas comme dans 1 ' autre, autrui apparaît comme condition nécessaire de la mi se en place et de la stabili sation d' un monde commun où il y ait du sens, et un sens partagé. Techniquement, cette suggestion d' interprétation soulève plusieurs questions touchant à la structure de l' œuvre philo­ sophique de Husserl.

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8. Ce genre de considération peut nous faciliter l' entrée dans la problématique phénoménologique de l' expérience d' autrui . Comme préalable, il importe, en effet, de distin­ guer entre «l' attitude naturelle » et «l' attitude transcendan­ tale ». Dans 1' attitude naturelle nous entretenons avec autrui toutes sortes de rapports, affectifs, pratiques ou intellectuels . Dans ces rapports, nous attribuons spontanément à autrui un sens, et d' abord un sens d 'être, plus une infinité de valeurs, affectives, culturelles, etc. Dans 1 ' attitude transcendantale, nous procédons non à des actes de réflexion ponctuels, mais à une opération réflexive systématique et généralisée dont le but peut être rapproché de celui que semble viser Wittgen­ stein, à savoir la confirmation du fait qu' autrui est essentiel pour notre possibilité d' entretenir des rapports de sens avec le monde. Le solipsisme réapparaît ici dans la phase de la réduction du sens de toute notre expérience à ses sources subjectives. De là, on procède à la constitution subjective et intersubjective du monde commun, en mettant en évidence toute la gamme des niveaux de sens sur lesquels s' appuie l' expérience d' autrui. Je serai donc amené à tempérer, sinon à combattre la vulgate des manuels scolaires qui présentent sans précaution la phénoménologie de Husserl comme une «philosophie du sujet » . La subjectivité, au sens le plus strict, en tant que terme de la réduction phénoménologique,

9. Nous pouvons nous demander si }' intersubjectivité n' est pas une découverte tardive - en février 1 929, date de ses conférences à la Sorbonne, Husserl est à un mois de ses soixante-dix ans - et si la déclaration de 1 ' épilogue de Méditations cartésiennes: «l' être premier en soi, qui précède et supporte chaque objectivité du monde est l' intersub­ jectivité transcendantale 1 » est valable, non seulement dans le cadre particulier de la démarche, dite «cartésienne », expérimentée par lui dans les Méditations, mais aussi pour 1 ' ensemble de sa phénoménologie. De cela, il nous faut chercher des preuves à la fois historiques, dans la genèse de son œuvre, et systématiques, par rapport à 1' organisation générale de son entreprise. Deux questions : à partir de quand s' est-il confronté au thème de }' intersubjectivité, ou à son négatif, le problème du solipsisme ? Comment l' inter­ subjectivité s' articule-t-elle à la structure de la philosophie transcendantale, pour désigner ainsi 1' entreprise complète de Husserl ?

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1 . Voir E. HUSSERL, Cartesianische Meditationen, Husserliana /, St. Strasser éd., Martinus Nijhoff, La Haye, 1 963, p. 1 82; trad. p. ns.

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1 ) Sur la genèse du thème intersubjectif, j e reprends l ' analyse de Jso Kem, dans l ' introduction à son édition, en trois parties :T9U5:.T9 20, 1 92 1 - 1 928 , 1 929- 1 93 5 , des écrits posthumes Pour la phénoménologie de /'intersubjectivité 1 . Faisant, pour sa part, remonter à 1 905 la première élabora­ tion du problème de l ' intersubj ectivfré, il examine aussi l ' éventualité d ' un el!l"�c:i_n�rneJ1t plus ancien de ce problème, · dans 1' analyse de la fonction com-rimn lc atfv e de f'expres­ 2 sion . Plus particulièrement, dans l ' analyse de J' insertion dans l ' expression de l ' i �i